Cardinal Carmin

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Romans courts

RECHERCHÉES : MORTES
Mike Brooks
RACAILLES
Denny Flowers

Série Kal Jerico


DE SANG ROYAL
Will McDermott et Gordon Rennie
CARDINAL CARMIN
Will McDermott

À paraître
NOCES À BOUT PORTANT (Septembre 2020)
Will McDermott
SOMMAIRE

Couverture
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Page titre
Necromunda
Prologue
1 : De Gros Problèmes
2 : Deux Vieux Amis
3 : De Nouveaux Ennemis
4 : Dans les Tranchées
5 : En Ligne de Mire
6 : La Règle Cardinale
7 : Problèmes Surnaturels
8 : Encore en Cavale
9 : Rédemption
10 : Par-Dessus Bord
Épilogue
À Propos de l’Auteur
Un extrait de ‘Rites de Passage’
Une Publication Black Library
Contrat de licence pour les livres numériques
Pour commencer à seulement comprendre le monde maudit de
Necromunda, vous devrez commencer par comprendre les cités-
ruches. Ces montagnes artificielles faites de plastacier, de
céramite et de lithobéton se sont développées au cours des siècles
pour protéger leurs habitants d’un environnement hostile,
semblables en cela aux termitières à quoi elles ressemblent. Les
cités-ruches de Necromunda, dont la population se compte en
milliards, sont lourdement industrialisées, chacune d’entre elles
possédant la capacité de production d’une planète ou d’une
colonie tout entière, concentrée sur quelques milleirs de
kilomètres carrés.
La stratification interne des cités-ruches est également
passionnante à étudier. La structure de la ruche dans son ensemble
est une représentation à la verticale du statut social de ses
occupants. Les nobles occupent le sommet, les travailleurs sont en
dessous, et plus bas encore se trouvent les rebuts de la société, les
proscrits. Cette situation est particulièrement éclatante au sein de
la ruche Primus, siège du gouverneur planétaire de Necromunda,
le Seigneur Helmawr. La noblesse, constituée des Maisons
Helmawr, Catallus, Ty, Ulanti, Greim, Ran Lo et Ko’Iron, habite
dans la « Spire » et descend rarement en dessous du « Mur » qui
se dresse entre elle et les grandes forges et zones d’habitation de
la cité-ruche à proprement parler.
En dessous des niveaux de la cité-ruche, nous trouvons le Sous-
monde. Ce sont les niveaux des dômes d’habitation, des zones
industrielles et des tunnels qui ont été abandonnés par les
générations précédentes, pour être réinvestis par tous ceux qui
n’ont nulle part d’autre où aller.
Toutefois, les humains ne sont pas des insectes. Ils supportent
mal la promiscuité de la ruche. Ils y sont contraints par la
nécessité, mais les cités-ruches de Necromunda connaissent
d’importantes divisions internes, à tel point que les abus, la
maltraitance, voire la violence pure, y sont monnaie courante. Le
Sous-monde, lui, est un espace sans foi ni loi, régi par des gangs
et des renégats, où seuls survivent les plus forts et les plus rusés.
Il y a les Goliath, fermement convaincus que la force est
synonyme de justice ; les misandres Escher, à l’organisation
matriarcale ; les Orlock, tournés vers l’industrie ; les Van Saar,
plutôt enclins à la technologie ; les Delaque, dont l’existence
même dépend de leur réseau d’espionnage ; et enfin les
flamboyants zélotes du clan Cawdor. Tous poursuivent l’avantage
qui leur permettra de s’élever, quand bien même temporairement,
au-dessus des autres maisons et gangs du Sous-monde.
Le plus fascinant de tout cela est d’observer ce qu’il se passe
lorsque des individus tentent de franchir les inimaginables
barrières matérielles et sociales de la ruche pour commencer de
nouvelles vies. En fonction de leurs conditions sociales,
l’ascension au sein de la ruche sera presque impossible, tandis
que la déchéance est une voie nettement plus facile à emprunter,
quoique nettement moins enviable.
– extrait de Nobilite Pax Imperator intitulé Le Triomphe de
l’Aristocratie
sur la Démocratie, par Xonariarius le Jeune
PROLOGUE :
LA FIN DE LA GUERRE
Jobe Francks cala ses quatre-vingt-dix kilos pour deux mètres de haut dans
l’embrasure de la porte, bloquant ainsi l’unique sortie de la planque. La
bâtisse miteuse tombait sévèrement en ruines ; c’était un tas de pierres
concassées et de mortier effrité plus qu’autre chose, mais elle possédait un
atout de taille : un seul point d’accès.
Dans le Sous-monde, il fallait vraiment avoir de la chance pour dégotter
une piaule dans laquelle ni le plafond, ni la façade, ni les murs extérieurs ne
s’étaient fait exploser, laissant des trous béants. Avec Syris, ils étaient
tombés sur cette turne de luxe trois ans plus tôt, alors qu’ils étaient en train
d’essayer d’échapper aux membres des Nouveaux Sauveurs. Pelotonnés
dans un recoin sombre, esgourdes tendues pour suivre les lourds
piétinements de leurs rivaux Cawdor en train de ratisser les ruelles au-
dehors, c’est là qu’ils avaient compris tous les deux qu’ils avaient découvert
leur nouveau chez-eux, la meilleure planque pour leur propre gang, les
Sauveurs de l’Humanité.
— T’iras nulle part tant qu’on en aura pas discuté, déclara Francks. C’est
de la folie, ce que tu veux faire. C’est un piège, et tu le sais très bien.
— Si on sait que c’est un piège, alors c’en est pas vraiment un… pas un
très efficace, en tout cas.
Syris afficha son habituel sourire de guingois.
— Lieutenant, dit-il en passant le bras autour des épaules de Francks.
T’inquiète donc pas, ça va bien se passer.
Il balaya l’air de l’autre bras, d’un geste qui englobait les cinq pièces
minables avec autant de superbe que s’ils avaient été dans un palais.
— Toi, tu vas rester ici pour surveiller la planque, conclut-il.
Quelques novices étaient attablés un peu plus loin, essayant désespérément
de se concentrer sur les armes que Francks leur avait données à nettoyer
plutôt que sur la confrontation entre leurs deux chefs, de l’autre côté de la
pièce. Le reste des membres du gang était soit en train de ronfler dans les
pièces adjacentes, surpeuplées, soit en train de patrouiller les rues autour de
la planque.
— Tu prends les rênes jusqu’à ce que je revienne. Tu les laisses pas se
ramollir, compris ? Reste là, garde la tête froide, et tout ira bien.
Francks plongea son regard dans les yeux gris et voilés de son meneur et
ami. Ses lèvres se retroussèrent en un rictus tandis que ses yeux
s’étrécissaient, son regard prenant une nuance plus vindicative :
— T’essaies juste de me rassurer, ou bien t’as vu quelque chose ?
Syris lui lança un clin d’œil, qui n’eut probablement pas l’effet escompté.
La paupière battit lentement, s’abaissa en frémissant comme si elle refusait
de se fermer sur son œil étrange, presque d’un blanc laiteux. Comme si ça
ne suffisait pas, les cheveux couleur sable de Syris étaient hirsutes et
flottaient pratiquement en une couronne désordonnée autour de sa tête, et
son teint avait viré presque bleu au cours des dernières semaines. À vrai
dire, il incarnait parfaitement l’image du psyker dégénéré sur lequel les
Nouveaux Sauveurs passaient leur temps à cracher. L’effet général était
plutôt déstabilisant, même pour Francks qui savait que c’était
principalement un genre qu’il se donnait.
— Il y a un plan pour l’Univers, mon ami, énonça Syris.
Ses yeux étaient maintenant clairement fixés sur quelque chose ou quelque
part bien au-delà de Francks alors qu’il poursuivait :
— J’en ai à peine entrevu les contours, mais il y a bel et bien un plan. Et
nous sommes loin d’avoir fini de jouer le rôle que nous y tenons. Reste ici.
Veille sur le gang. Nous nous reverrons.
Francks était tapi derrière une cheminée, sur un toit à proximité du lieu de
rencontre, et il bouillait intérieurement. Il se rendait compte qu’il était en
train de faire quelque chose qu’il n’avait encore jamais fait, à savoir
désobéir à un ordre direct. Mais pas question de laisser Syris se rendre seul
au rendez-vous. Il y avait un vrai danger. Comment quelqu’un doté de
vision pouvait-il ne pas s’en rendre compte ?
Ça paraissait trop beau pour être vrai. Donc ça l’était. Forcément. Jules
Ignus, chef des Nouveaux Sauveurs, voulait rencontrer Syris Korr, chef des
Sauveurs de l’Humanité (ou, ainsi que les avait appelés Ignus, les
« sauveurs à l’ancienne ») pour convenir d’un accord de paix. Il avait dit
vouloir une rencontre seul à seul, sans lieutenants, sans gangs, juste eux
deux, sur un terrain neutre, pour éliminer tout risque que la rencontre ne
dégénère en une tuerie et une nouvelle guerre de gangs, qu’ils ne pouvaient
se permettre ni l’un ni l’autre.
Francks aurait voulu pouvoir s’approcher davantage, mais il n’y avait rien
après ce dernier bâtiment ; rien d’autre que les bassins d’acide qui
donnaient son nom à cette colonie. Personne ne savait vraiment d’où était
arrivé l’acide. Peut-être avait-il suinté du fond d’un réservoir situé au-
dessus du plafond du dôme ? À moins que le liquide ne se soit infiltré d’une
conduite d’évacuation de déchets toxiques qui descendait depuis les usines
de Hive City ?
Peu importe. Quelle que soit la provenance de l’acide, il se collectait à
Acid Hole depuis des générations, grignotant la colonie en même temps
qu’il fournissait à ses habitants leur seule source de revenus. L’extraction de
l’acide était dangereuse, et elle tuait plus de gens qu’elle n’en enrichissait,
mais bon, quand on est pauvre et désespéré, la possibilité d’une condition
meilleure vaut tous les risques, même celui de perdre sa vie. Ce principe
résumait la situation d’à peu près toutes les âmes perdues du Sous-monde.
Sur les cent dernières années, les bassins s’étaient étalés sur près de la
moitié de la colonie. En cet instant même, l’acide léchait les fondations du
bâtiment sur lequel s’était dissimulé Francks. Il ne tarderait pas à
s’effondrer à son tour. Ensuite, les gravats seraient utilisés pour rallonger la
jetée de pierre qui s’étendait jusqu’au milieu des bassins et permettait aux
exploitants de parvenir jusqu’à leurs concessions.
Au moins, Francks savait qu’Ignus serait forcé de tenir sa part du marché.
Autour de ces bassins, aucun endroit où son gang aurait pu se planquer.
Rien d’autre à perte de vue qu’une étendue d’acide quadrillée de sentiers de
pierre. Mais ça signifiait aussi que lui-même ne pouvait pas s’approcher
davantage. Syris était donc exposé au beau milieu de l’acide, seul, attendant
que son rival arrive pour les négociations.
Le temps passait, et Francks était de plus en plus inquiet. C’était Ignus qui
avait proposé le rendez-vous. Où est-ce qu’il traînait, à la fin ? Il essayait
sûrement d’embrouiller Syris en le faisant attendre. Si c’était bien ça, alors
Ignus ne savait rien du chef des « vrais sauveurs ». Il faudrait plus qu’une
heure passée au bord des bassins d’acide pour faire paniquer Syris Korr.
Alerté par le bruit d’un gravillon dégringolant jusqu’au bord du toit,
Francks vira sur place, son crache-laser à la main.
Jerod Mordu, le lieutenant d’Ignus. Il leva les mains au-dessus de sa tête,
paumes en avant pour montrer qu’il n’allait pas dégainer.
— Tu es pas censé être là… fit Mordu, en secouant lentement la tête.
— On est deux dans ce cas, le remballa Francks avec une grimace. Pas de
lieutenants, tu te rappelles ? Le truc c’est que je fais pas confiance à ton
chef pour tenir sa parole. Et visiblement, j’avais raison.
— Tu comprends pas, se défendit Mordu.
Il fit un pas en avant, mais stoppa net dès que Francks brandit son calibre
pour lui braquer au visage. Il reprit d’un ton presque suppliant :
— T’es pas censé être là ! T’étais censé veiller sur le gang. Et maintenant,
tout va partir en vrille.
— Qu’est-ce tu baves ? gronda Francks.
L’inquiétude nauséeuse qui lui chatouillait l’estomac depuis le matin se
déploya soudain pour éclore en paranoïa pure et simple. Il savait
exactement ce que bavait Mordu.
— C’était pas seulement Syris la cible, pas vrai ? Bordel ! J’aurais dû le
voir venir… Syris aurait dû le voir venir. Il l’a vu, d’ailleurs… Et c’est pour
ça qu’il voulait que je reste à la planque, bordel !
Mordu se tenait maintenant juste à côté de lui. Francks était si absorbé par
sa propre culpabilité qu’il n’avait même pas vu le lieutenant rival traverser
la largeur du toit pour s’approcher.
— Il est pas trop tard pour empêcher le reste mais faut que tu me
fasses confiance.
Mordu s’était mis à parler à toute vitesse, soit parce qu’il disait vrai et
qu’il ne leur restait pas beaucoup de temps, soit pour réussir à sortir toute
son histoire avant que Francks ne lui allume la cervelle à coups de laser.
— Tu dois prévenir Korr. L’éloigner des bassins d’acide, et fissa ! Avant
qu’il soit trop tard !
Francks plissa les yeux en un regard torve braqué sur Mordu, encore perdu
dans sa tentative d’analyse des ramifications de tout ce qu’il venait
d’entendre.
— Le reste ? Prévenir Korr ?
Mordu agrippa Francks par les épaules pour le secouer.
— Ton gang est déjà massacré, t’y peux plus rien. Mais Ignus est en
chemin, il vient ici pour se farcir ton patron. Je peux pas l’arrêter. C’est
juste… je peux pas. Mais toi, si. Si t’agis tout de suite !
Francks secoua la tête pour essayer de la débarrasser des ténèbres qui s’y
amoncelaient, puis il se dégagea de l’emprise de son ennemi en roulant
des épaules.
— C’est ridicule. Ignus oserait pas buter un autre chef de gang. Personne
est taré à ce point. Il serait mort dans l’heure qui suit. Si c’est ça ton baratin,
j’y crois pas. Dis-moi pourquoi je devrais te faire confiance ?
Mordu secoua la tête.
— Parce que t’as pas le choix ! Parce que Jules Ignus est taré à ce point. Je
suis venu ici pour essayer d’empêcher un meurtre, une guerre, mais je peux
pas. Il… il me terrifie. Toi, tu peux l’arrêter. Mais seulement si tu me fais
confiance. Vas-y, maintenant !
Francks fixa Mordu pendant un instant encore, puis tourna son regard vers
les bassins. Syris était trop loin pour l’entendre. Il n’avait aucun moyen
d’attirer son attention. Il baissa les yeux, considéra l’arme dans sa main. Il y
avait peut-être un moyen. Francks visa le centre du bassin le plus proche de
Syris. Même s’il n’entendait pas la détonation, il remarquerait au moins une
éruption dans l’acide à dix mètres de lui. Comme ça, au moins, il serait sur
ses gardes, quoi qu’Ignus ait prévu.
Alors qu’il assurait sa prise des deux mains sur son arme pour être sûr de
son coup, Francks crut voir quelque chose bouger au loin. Plus de temps à
perdre. Il pressa la détente. Rien. Il appuya à nouveau. Toujours rien.
— Nom d’un fouisseur, c’est quoi ce bordel !
Francks ouvrit le compartiment au bas de la crosse pour vérifier la cellule
énergétique. Elle était vide. Il l’avait contrôlée avant de partir ! C’était quoi,
le problème ?
— Ces abrutis de novices ont foiré la charge, grogna-t-il en se tournant
vers Mordu. File-moi ton arme !
— Mais…
— Vite ! intima-t-il avec d’impatients claquements de doigts. Faut que tu
me fasses confiance, hein ?
Mordu dégaina son arme pour la lui tendre, crosse d’abord. Sa confiance
n’allait clairement pas plus loin, car il se retira vivement derrière la
cheminée dès que l’arme fut entre les mains de Francks.
Ce dernier se tourna à nouveau vers les bassins, prêt à tirer son
avertissement, mais il était trop tard. Jules Ignus venait d’émerger du
brouillard acide, à une centaine de mètres derrière Syris. Il avait dû attendre
tout ce temps près du bord du dôme. Il tenait quelque chose, un objet long
et métallique qui luisait dans la faible lumière. Il leva cet objet à la hauteur
de son épaule. Un fusil ?
Francks visa de son mieux, mais il avait peu de chances d’atteindre Ignus
d’un coup de pistolet à cette distance. Les deux coups partirent presque en
même temps. La balle de Francks s’enfonça dans un bassin juste à côté
d’Ignus, faisant jaillir un geyser d’acide. Le coup tiré par Ignus frappa Syris
dans le dos. Des petits bouts d’armure volèrent dans tous les sens tandis que
le projectile s’enfonçait dans la chair. La tête de Syris partit en arrière, sa
bouche s’ouvrit. Francks savait que son ami était en train de hurler, mais il
n’entendait rien d’autre que le martèlement de son propre cœur.
Il tira encore et encore, frappant la jetée de pierre devant Ignus, puis
touchant le chef ennemi au bras. Ce tir l’arrêta, mais le mal avait été fait.
Syris s’était effondré.
Francks hurla et continua à faire feu, mais sa rage l’aveuglait à présent et il
ne fit plus mouche une seule fois. Il vit Ignus lever les yeux vers lui et
brandir son fusil, le braquer vers le toit. Il continuait à tirer, dressé de toute
sa hauteur à côté de la cheminée, sans se soucier de se cacher, indifférent à
sa propre sécurité.
Un bolt jaillit de la gueule du fusil, et Francks sentit l’air grésiller sur sa
joue quand le projectile le frôla. Il éclata d’un rire dément, visa à nouveau.
Cette fois, il ne manquerait pas son coup. Cette fois, ce n’est pas dans le
bras qu’il allait toucher ce démon. Cette fois…
Un objet dur, anguleux, le cogna à l’arrière de la tête. Francks se sentit
tomber, il sentit ses yeux se fermer et les ténèbres s’infiltrer aux limites de
sa conscience. Il perçut brièvement les gravillons épars sur le toit qui lui
rentraient dans le cou et les bras. Il aperçut Mordu au-dessus de lui, une
grosse pierre entre les mains. Il lui disait quelque chose, quelque chose
d’important.
— Je suis désolé. C’est tout ce que j’ai trouvé…
Francks se retourna en gémissant. Ça avait recommencé. Son rêve. Non,
c’était plutôt un cauchemar. Ou alors une vision ? C’était devenu tellement
difficile de faire la différence. Mais il se souvenait de celui-là, depuis la
dernière fois. Enfin en tout cas, il pensait s’en souvenir. Son cerveau était si
encombré qu’il lui était presque impossible de distinguer la réalité de la
fiction, les souvenirs des visions, le présent du passé… du futur.
L’Univers avait un plan pour lui, ça c’était clair. Et apparemment, ce plan
consistait à le laisser errer dans les Désolations de Cendre tel un dément. En
tout cas, ça avait été le plan aussi longtemps qu’il s’en souvienne. Avant ça,
il n’y avait rien d’autre que des formes floues et des images fugaces.
Mais aujourd’hui, c’était différent. Il se sentait différent. Les images de
son rêve ne s’étaient pas dissipées dès le matin, quand sa conscience s’était
manifestée. Ce rêve comportait bel et bien un souvenir d’autrefois. Il avait
été quelqu’un, et quelqu’un d’important, avant de devenir un fou errant.
Il avait œuvré aux côtés d’un grand homme. Il avait mené des hommes au
combat, dans une lutte juste, droite. Il avait même commencé à croire en ce
plan que l’Univers avait supposément établi à leur intention. Le motif de
cette croyance lui échappait à l’instant présent, mais il savait, avec une
clarté d’esprit qu’il n’avait plus eue depuis des années, qu’il avait cru, à
une époque.
Et maintenant, le moment était venu. Le moment d’être à nouveau
quelqu’un. Le moment de réaliser quelque chose d’importance avec le
temps qu’il lui restait à vivre. Jobe Francks se leva et ouvrit les yeux, ses
yeux gris et brumeux, pour contempler les espaces infinis parsemés de
pierres blanches et de gros rochers autour de lui. Il choisit une direction et
se mit en marche. Il était temps de retourner à la Ruche.
1 : DE GROS PROBLÈMES

Jobe Francks avait l’impression qu’il marchait dans les Désolations de


Cendre depuis des jours. En réalité, cela faisait probablement beaucoup plus
longtemps. Le mont conique de Hive Primus, de plus de quinze kilomètres
de haut, se dressait devant lui depuis tout ce temps, comme s’il était tout
juste à l’horizon, et il ne paraissait jamais se rapprocher. Comme un
électroaimant aux polarités soudain inversées, la Ruche l’attirait à présent
comme elle l’avait repoussé toutes ces années auparavant. Et maintenant, le
foyer de sa vie précédente se dressait en surplomb au-dessus de lui.
Les restes en haillons de son pantalon et de sa veste en cuir couvraient tout
juste le corps courbé du vieil homme. Des lésions, creusées là depuis des
décennies, avaient formé des croûtes qui parsemaient ses pieds, son torse et
ses bras desséchés. Son visage, par contre, avait été protégé de
l’environnement toxique des Désolations par le buisson emmêlé de cheveux
blancs qui lui entourait la tête. Sa peau était intacte, son teint laiteux.
Francks leva les yeux sur l’imposante structure de Hive Primus. De son
point de vue, elle était presque entièrement voilée par les strates de nuages
toxiques qui l’encerclaient sur près de huit kilomètres de hauteur. Ces
nuages étaient la preuve de l’existence des hommes et des femmes qui se
tuaient à la tâche dans les usines de Hive City, afin que les nobles puissent
mener une existence luxueuse dans les hauteurs de la Spire, bien au-dessus
du poison et de la crasse. C’était aussi ces gaz viciés qui faisaient des
Désolations de Cendre ce qu’elles étaient : un enfer hostile, où même les
rebuts de la société n’osaient pas séjourner.
Francks était emporté vers la Ruche par une attraction toute magnétique.
Mais au fond de lui-même, il savait que ce n’était pas la Ruche en soi qui
l’attirait. Non, c’était le corps.
— Le temps est venu, mon vieil ami. Le temps est venu.
Il marmonnait sans cesse, ressassant cette phrase tandis qu’il se traînait
pour franchir les dernières étendues des Désolations. Il se faufila dans une
crevasse, la même qu’il avait empruntée dans l’autre sens toutes ces années
auparavant, et poursuivit péniblement. Plongé dans les ténèbres, il suivait
inconsciemment le trajet tortueux qui menait à un accès de fortune à des
zones plus civilisées, sans cesser de ruminer.
— Ça recommence. Exactement comme tu l’avais prévu. Le temps est
venu. Il est temps que l’Univers paie sa dette. Le temps est venu, mon vieil
ami. J’arrive.
— C’est à moi qu’tu causes, papy ? lui demanda un garde.
Sur cette question, Francks leva les yeux. Sans savoir comment, il avait
réussi à revenir jusqu’aux docks de Hive City. Un vaisseau lui passa au-
dessus de la tête, dirigé vers les postes d’amarrage où son chargement allait
être déchargé, inspecté, catalogué, puis stocké dans l’un des nombreux
entrepôts qui longeaient le mur du dôme.
Un lointain souvenir se rappela à sa conscience. Des contrebandiers. Il
arrivait que des cargaisons doivent éviter l’inspection. Les vaisseaux se
posaient dans les Désolations, et les chargements spéciaux étaient introduits
en douce dans la Ruche, par des tunnels qui passaient sous l’un des
entrepôts. Les Sauveurs avaient parfois bossé avec les contrebandiers, à
l’époque. Francks s’était servi de ces contacts pour s’échapper de la Ruche.
Et voilà qu’il était de retour.
Pourquoi est-ce qu’il était revenu ? Le Corps. Le Korr. Il reprit sa
progression trébuchante, continuant à marmotter.
— Le temps est venu, mon vieil ami. Le temps est venu.
Il entendit sonner des bottes, des pas rapides sur le sol métallique, puis
sentit une main se poser sur son torse. Francks leva les yeux, tenta de fixer
son regard brumeux sur la forme qui se dressait devant lui.
— Okay papy, lui dit le garde, son autre main posée sur la crosse d’une
arme dans son holster. J’pense qu’il va être temps qu’tu t’arrêtes et qu’tu
m’dises c’que tu fous ici, au nom d’la Spire.
— Je reviens des Désolations pour recouvrer ce qui a été perdu, répondit
Francks. Le corps. Korr va revenir. Vous verrez.
— Euh, m’ouais, c’est ça, fit le garde. Bon… j’pense qu’il va falloir
attendre ton corps en cellule, jusqu’à c’que quelqu’un qui s’fait plus de
crédits qu’moi décide de ton cas.
Le garde saisit Francks par le bras et le lui tordit pour essayer de lui faire
faire demi-tour.
Francks virevolta, et arracha sans peine son bras squelettique à l’emprise
du garde. Vu comme il eut l’air surpris, il ne devait pas s’attendre à ce que
le vieil homme bouge aussi vite. Francks l’attira vers lui et lui embrassa le
front, avec douceur.
Quand il le relâcha, le garde s’effondra mollement à ses pieds. Francks
enjamba l’homme inconscient.
— Sois en paix, lui dit-il. L’Univers a un plan et le temps est proche.
Kal Jerico regrettait le jour, pas si lointain, où il s’était retrouvé suspendu à
une passerelle, son loyal mais répugnant acolyte Scabbs accroché de toutes
ses forces à son pantalon qui lui avait glissé jusqu’aux chevilles après qu’ils
aient tous les deux basculé par-dessus bord. Oh que oui, ça avait été une
sacrée bonne journée par rapport à celle-ci. Ou même la fois où Scabbs
avait failli les faire tous péter en dégageant une grenade d’un coup de latte.
Ils avaient vraiment passé un bon moment cette fois-là… par rapport à
aujourd’hui.
— On les a semés, ça y est ?
Kal ne voulait pas regarder derrière lui au risque de confirmer sa plus
grande crainte.
Il entendit un clapotis, qui aurait pu être Yolanda qui se retournait dans la
bouillasse à hauteur de taille pour jeter un œil à leurs poursuivants, ou bien
Wotan, son cyber-mastiff, qui remontait à la surface pour s’assurer que tout
le monde le suivait bien. Ou alors, ça aurait aussi pu être Scabbs en train de
s’étaler dans la fange. Une fois de plus.
En l’absence de réponse de la part de ses collègues chasseurs de primes,
Kal tourna la tête pour regarder en arrière. L’une des tresses blondes qui
encadraient son large visage lui tomba dans l’œil, mais il y voyait quand
même assez clair.
Yolanda, flamboyante amazone et sa partenaire par intermittence,
progressait dans la boue à côté de lui. Ses jambes incroyablement longues
lui permettaient de maintenir sa taille revêtue d’un pagne juste au-dessus de
la surface du liquide saumâtre et stagnant. Son air noir et les plis qui se
creusaient dans les tatouages tribaux tracés sur son front indiquaient à Kal
qu’elle était tout aussi… mécontente que lui.
De l’autre côté de Kal, un remous régulier indiquait l’avancée de Wotan.
Son museau émergea à la surface juste à ce moment, et le mastiff lâcha un
aboiement vif, métallique. Visiblement, lui non plus n’était pas ravi.
— Heureusement que Wotan a pas besoin de respirer, fit Kal.
Scabbs, par contre, en avait besoin, même s’il était probablement tellement
habitué à sa propre puanteur que l’odeur qui régnait là ne le dérangeait pas.
À vrai dire, ses plongeons constants dans la bouillasse ne pourraient
qu’améliorer le parfum naturel du petit métis Ratskin.
Scabbs était justement en train de se relever, émergeant des flots infects.
Kal commençait à se demander s’ils ne pataugeaient pas tout simplement
dans un déversoir des égouts, à en juger par les paquets bruns collés au
visage bouffi et croûteux de son acolyte. S’il n’avait pas eu le teint grisâtre,
il aurait été difficile de dire où s’arrêtait la fange et où commençait Scabbs.
Malheureusement, il s’était fait distancer par les deux autres et se trouvait
maintenant à proximité dangereuse de leurs poursuivants.
Et pour Kal, le problème était bien là. Les Goliath, plus précisément six
membres enragés du gang de Grak, n’avaient pas été ralentis par la boue
autant qu’il l’avait espéré. Ces monstrueuses armoires à glace aux
proportions complètement démesurées avançaient dans la vase profonde
aussi facilement que dans une flaque de Wildsnake renversé. La bouillasse
leur arrivait à peine aux genoux. Heureusement, les Goliath n’avaient que
des grenades frag et des fusils à pompe, et ils étaient encore trop loin pour
s’en servir efficacement. Mais ça ne durerait pas.
— Super plan, Jerico, gueula Yolanda juste à côté.
Elle attrapa les revers de son gilet sans manches moulant, et gonfla encore
sa poitrine déjà généreuse. Kal s’aperçut bientôt qu’elle le singeait.
— On a qu’à couper par ces bassins. Les Goliath nous suivront jamais
dans cette merde.
Kal jeta un coup d’œil sur son manteau de cuir, et découvrit dans un soupir
que la moitié inférieure en était submergée par la fange. Il était sûr et
certain qu’il n’avait jamais pris cette pose imitée par Yolanda, accroché à
ses revers comme une chochotte de politicien issu de la Spire en train de
bomber le torse avant un discours. Ses poses à lui étaient bien plus épiques
et impressionnantes.
Il saisit le pommeau de son sabre, manquant pour cela de plonger les
mains dans la bouillasse, et inclina la tête juste ce qu’il fallait pour l’effet
avant de rétorquer :
— En même temps ils nous auraient pas poursuivis si t’avais pas tiré dans
le torse de la moitié d’entre eux. Tu sais bien que ça les énerve ça,
les Goliath.
Yolanda se tourna vers Kal, vive comme l’éclair, lançant sa cascade de
dreadlocks en une auréole cinglante autour de sa tête :
— Et moi, j’aurais pas eu à les flinguer si t’avais pas mis aussi longtemps
à couper la tête de Grak.
— Non mais tu te rends compte de comme il est épais, leur cuir ? demanda
Kal. Sans parler des os aussi durs que l’acier. Et cette tête, elle vaut des
milliers de crédits…
Scabbs les interrompit :
— Hum, Kal ?
Kal et Yolanda pivotèrent vers le petit bonhomme qui les avait rejoints
pendant qu’ils s’engueulaient, braillant à l’unisson :
— Quoi ?
— Grenade ! hurla Scabbs.
Il montra du doigt un objet arrondi qui descendait vers la boue derrière
eux. Il se jeta en avant, plongeant dans la fange.
Kal et Yolanda s’entre-regardèrent pendant une fraction de seconde avant
de suivre Scabbs sous la surface. Les tympans de Kal résonnèrent d’une
explosion assourdie, et l’onde de choc poussa son corps jusqu’au sol
visqueux au fond du bourbier.
Il refit surface un instant plus tard, toussant, crachant, et fulminant. Son
manteau était recouvert de paquets dont il espérait ardemment que ce n’était
réellement que de la boue, et des morceaux filandreux d’une matière jaune
verdâtre pendouillaient de ses tresses, sa barbe et son nez.
— Okay c’est bon, là j’ai les glandes, fit-il. Il est temps d’en finir.
C’est parti.
Il s’élança en trébuchant, essayant de se mettre hors de portée des
grenades. Scabbs passa une main croûteuse sur son visage gluant, sans autre
résultat que d’étaler les paquets bruns pâteux sur sa peau squameuse.
— Alors t’as un plan, Kal ?
C’était un constat plus qu’une question.
— Je veux, répondit Kal. Je vais les buter, puis aller me bourrer la gueule
pour oublier cette putain de journée.
— Un autre super plan à la Kal Jerico, observa Yolanda qui le suivait sans
effort. Il nous a fallu un lance-grenades pour abattre Grak, et le truc est
niqué, maintenant. Tu vas faire comment au juste pour buter six Goliath
avant qu’ils t’arrachent les bras pour te tabasser avec ?
Kal lança un regard torve à Yolanda. Bizarrement, le liquide visqueux et
les déchets des égouts avaient complètement glissé sur son corps quand elle
avait émergé de la fange, et il ne restait plus qu’un film luisant sur la peau
nue de ses bras, sa taille et son décolleté palpitant. Il baissa rapidement les
yeux vers sa ceinture, à laquelle était fixée une demi-douzaine de grenades.
Il sourit alors que le plan se précisait dans sa tête.
— On va se servir de ça, dit-il en agitant la main vers ses formes girondes.
— Pas moyen, Jerico, cracha Yolanda. Je mourrais debout, si ça te dérange
pas trop.
— Pas ça, ça ! répondit Kal avec un geste de la main passant d’englober
les formes de Yolanda à pointer ses grenades. T’as vraiment des idées
vaseuses !
Il sourit à sa propre plaisanterie, mais ne fit rire ni l’un ni l’autre de ses
acolytes, et reprit donc :
— Ta ceinture de grenades ! Toi aussi, Scabbs.
Ses compagnons semblèrent vouloir protester, mais ils savaient tous les
deux que ce n’était pas la peine de s’opposer à un plan à-l’arrache-de-
dernière-minute tout à fait à la Kal Jerico. Kal prit les deux bandoulières et
tâtonna dans la gadoue à la recherche de son mastiff. Il localisa Wotan,
toqua sur son crâne d’acier. Le cyber-mastiff remonta à la surface et leva la
tête vers Kal, ouvrant sa gueule métallique pour dévoiler deux rangées de
dents acérées, pointues comme des aiguilles. Kal était sûr et certain que si
Wotan avait eu une langue, elle aurait été en train de pendouiller
allègrement hors de sa gueule.
Il passa les bandoulières autour de la tête de Wotan, lui montra les Goliath
en approche.
— Wotan, apporte ! commanda-t-il, avant de désigner la boue. Caché !
La tête du cyber-mastiff replongea dans la bouillasse. Kal regarda le
remous qui dévia sur le côté puis se mit à remonter en direction de leurs
poursuivants, qui étaient maintenant dangereusement près d’être à portée de
grenades. Kal jeta un coup d’œil à Yolanda et à Scabbs, et sourit en
dégainant ses deux pistolets laser avant de les faire tournoyer. Il se tourna
pour faire face aux Goliath.
— Je pense qu’au final, on va bien se marrer.
Clairement, Yolanda ne croyait pas à son plan, car elle continua à
s’éloigner en pataugeant dans la boue.
— Profite bien de ton écartèlement, dit-elle. Je reviendrai choper la tête de
Grak quand ils auront fini de te démembrer.
Scabbs s’était arrêté en même temps que Kal, et son regard allait et venait
maintenant entre ses deux protecteurs. Il haussa les épaules, décollant par la
même occasion de son cou plusieurs grosses écailles de peau morte tartinée
de vase immonde.
— Jusqu’au bout, Kal. Jusqu’au bout.
— Merci, Scabbs, lui fit Kal. T’as pas idée de ce que ça signifie pour moi.
Évidemment, à voir les regards que Scabbs jetait encore et encore vers
Yolanda qui continuait à s’éloigner, Kal comprenait bien que son cœur n’y
était pas. Mais il savait que son plan allait fonctionner. Il le fallait.
Un instant plus tard, Wotan s’élança dans les airs devant les Goliath,
jaillissant dans un geyser de bouillasse qui éclaboussa les énormes gangers
de déchets visqueux. Le bond impressionnant du mastiff l’emporta au-
dessus d’eux. Les Goliath ahuris ne firent rien faire d’autre que regarder le
monstre de métal les survoler. Parvenu au sommet de sa trajectoire, Wotan
secoua l’échine et se débarrassa des bandoulières, qui atterrirent en plein
sur les deux meneurs.
Dès que Wotan fut retombé dans la boue derrière les Goliath, Kal ouvrit le
feu de ses deux armes, envoyant des particules surchauffées quasi à la
vitesse de la lumière percuter ses poursuivants. Ses tirs éclatèrent en plein
sur les torses des deux gangers de tête, ce qui n’aurait pas servi à grand-
chose s’ils n’avaient pas justement été pourvus de deux nouveaux colliers
chargés d’explosifs.
La cascade d’explosions qui en résulta déchira le gang tout entier, les
premières déflagrations déclenchant une réaction en chaîne dans le reste des
munitions transportées par les géants. Une fois que la fumée se fut dissipée,
Kal constata avec satisfaction qu’il n’y avait pas un seul Goliath debout.
C’est là qu’il remarqua le raz-de-marée de fange qui déferlait depuis le site
de l’explosion.
— Oh merde, souffla-t-il.
C’était le cas de le dire.
— Qu’est-ce qu’ils foutent là, ces types ? demanda le contremaître.
C’était un homme grand et massif du nom de Grondle. Le contremaître
Grondle possédait une épaisse tignasse noire qui couvrait la totalité de sa
tête, à l’exception de ses yeux, son nez et ses deux joues toutes rouges. Sa
bedaine dépassait à peine au-dessous de son large torse. On aurait pu le
décrire comme bien en chair, voire rondelet. Si l’on était sûr et certain qu’il
n’entendrait pas.
En l’absence de réponse du petit homme à côté de lui, Grondle pointa un
doigt boudiné vers un groupe de travailleurs qui traînaient autour d’un amas
haut de trois étages fait de roches, blocs de béton et autres gravats, qui se
déversait depuis le bord du dôme. Il venait juste d’arriver sur le chantier et
avait reçu de son patron des instructions bien spécifiques pour remettre le
travail en route. Sa priorité était cet éboulis rocheux qui traînait là depuis
vingt ans, et avait probablement été formé par un tremblement de ruche.
— Ces types, là, Dinks.
— Ils disent qu’la pile est instable, répondit Dinks, le chef d’équipe.
C’était un homme chétif à l’air zélé, avec des petits bras maigrichons, pas
de torse à proprement parler, et un crâne presque chauve encerclé d’une
auréole de cheveux taillés court.
— On attend qu’l’ingénieur se pointe pour l’inspecter.
— Faut qu’on ait dégagé ça pour la fin d’semaine, grogna Grondle.
Les maçons avaient été engagés pour commencer les travaux de
consolidation du dôme juste après, et s’il prenait ne serait-ce qu’un jour de
retard sur le programme, il faudrait des mois pour les récupérer – des mois
pendant lesquels lui-même serait à la chôme.
— L’ingénieur est venu hier, et il a dit qu’c’était okay. Tu m’les r’mets
au boulot.
— Mais…
Le contremaître réduisit le chef d’équipe au silence d’un regard assassin.
Toisant le gringalet, qui paraissait taillé pour œuvrer dans une bibliothèque
de la Spire plus que dans le bâtiment ruchard, le contremaître comprit que
Dinks avait sûrement été nommé chef d’équipe parce qu’il n’était pas
physiquement capable de faire le moindre travail de force.
— Mais, mais, mais… que dalle ! Vous r’montez sur c’tas de gravats et
vous m’dégagez ces roches ! exigea le contremaître.
Dinks avait l’air de vouloir protester, mais il finit par décider qu’il serait
plus facile de déblayer des rochers que de faire changer Grondle d’avis. Il
se détourna et détala en direction de l’amas de roches. L’équipe se mit à
escalader le tas de gravats un moment plus tard. Ils formèrent une chaîne,
avec Dinks tout en bas. Il dut regretter cette décision au moment où le
premier gros bloc de maçonnerie lui tomba dans les bras et qu’il dut le
traîner jusqu’à la benne.
Tavis aurait été ravi. Attendre une inspection de l’ingénieur. Gonflé, ce
Dinks. Le guilder Tavis n’était pas le plus commode des clients. Il savait ce
qu’il voulait, et il possédait suffisamment d’argent et de pouvoir pour faire
une vie d’enfer à tout le monde autour de lui jusqu’à ce qu’il obtienne
exactement ça. Et là tout de suite, ce qu’il voulait, c’était faire débarrasser
ce vieux dôme pour y construire une immense nouvelle demeure. Comme si
le palais dans lequel il créchait actuellement était trop petit pour lui. Humpf,
pensa Grondle. Trop petit pour son ego, c’est sûr.
Grondle fut tiré de sa réflexion par une série de grondements sourds, qui
s’arrêta aussi soudainement qu’elle avait commencé. Il balaya du regard les
différents postes de travail sur le chantier. Le son ne ressemblait pas à celui
d’un tremblement de ruche, il avait été trop régulier, trop bref. Et puis il
entendit des cris, et pivota pour regarder la pile de débris. Des hommes, des
pierres et des blocs de ciment dégringolaient la pente en direction du
malheureux Dinks, figé sur place par la peur, hurlant, blanc comme
un linge.
Grondle se rua vers Dinks, gueulant :
— Dégage de là, crétin ! Casse-toi !
Mais c’était trop tard. Les gravats qui roulaient depuis le sommet de la
pente entraînaient avec eux encore plus de roches, des blocs énormes, au fur
et à mesure que l’avalanche balayait la chaîne de travailleurs et gagnait en
vitesse et en volume, descendant à toute berzingue le long du flanc
du monticule.
Arrivé à mi-chemin, Grondle pila et commença à reculer. Un tas de
décombres s’était formé là où se tenait Dinks un instant avant, et ça
continuait à dégringoler. Un bloc de roche aussi gros que la tête de Grondle
rebondit à côté de lui au moment où il faisait demi-tour pour fuir
l’avalanche qui ne voulait pas s’arrêter.
Et puis, plus rien. Le grondement des rochers tonnant sans discontinuer en
s’écrasant les uns sur les autres, qui résonnait dans les oreilles de Grondle,
finit par se taire. Il regarda en arrière, là où s’étaient tenus Dinks et son
équipe quelques instants auparavant seulement, et ne vit rien d’autre qu’un
tas de gravats qui lui sembla plus volumineux encore qu’il ne l’était au
départ. Grondle tira un chiffon de sa poche arrière et commença à éponger
la sueur sur son front.
— Va encore me falloir plus d’hommes, grogna-t-il dans sa barbe. C’est
Tavis qui va pas être content.
— Au nom de l’Immortel Empereur ! s’exclama Nickle. Qu’est-ce que c’est
que ça, nom d’une Spire ?
— N’invoque jamais le nom de l’Immortel Empereur en vain, le sermonna
Staven en lui retournant une taloche sur l’oreille. Fouisseur sacré ! Qu’est-
ce que c’est que ça ?
— Aïe ! C’est bien ce que je demande, geignit Nickle.
C’était le plus grand des deux, de près d’une tête, mais il était visiblement
le subordonné. Il ôta le capuchon de sa cape bleue pour mieux voir le vieil
homme qui errait sur les docks de Hive City, puis frotta la peau nue autour
de son oreille meurtrie.
— Tu m’as fait mal.
— Peut-être que tu t’en souviendras pour la prochaine fois, lui dit Staven,
le plus petit.
Lui aussi abaissa son capuchon pour se dégager la vue.
Les deux hommes portaient les mêmes capes bleues avec des capuchons,
et des gilets pare-balles orange. Leurs coupes de cheveux donnaient
l’impression qu’on avait renversé un bol de nouilles jaunes sur leurs têtes
nues. Ils étaient Cawdor et appartenaient à un gang local nommé les
Sauveurs d’Âmes, dont le territoire couvrait les docks. Cette zone était très
prestigieuse pour les Sauveurs d’Âmes. Ils étaient chargés de sauver les
âmes des dockers, qui étaient bien connus pour leurs habitudes de pécheurs.
Ils se voyaient toutefois contraints de refréner quelque peu leurs styles
d’instruction les plus physiques, car la violence était vue d’un mauvais œil
même dans cette zone plutôt brutale de Hive City, et le gang était obligé de
se dissimuler sous l’apparence d’une organisation de sécurité légitime.
Nickle et Staven s’étaient postés devant la Maison des Plaisirs de Madame
Noritaké, informant les clients de la satisfaction bien plus grande qu’ils
connaîtraient dans l’étreinte de l’Immortel Empereur que dans les griffes
des femmes impures qui œuvraient à l’intérieur. La plupart des gens les
ignoraient et se hâtaient de franchir la porte en détournant le visage, à
moins qu’ils ne leur lancent des regards assassins, réprimant peut-être eux
aussi quelques instincts violents.
Mais cet homme étrange, qui s’approchait d’eux avec sa chevelure flottant
autour de son crâne, ses haillons déchirés couvrant à peine son corps
squelettique et mangé aux plaies, et son regard lointain, presque perdu…
Celui-là, se dit Staven, pourrait bénéficier de la salvation.
Le ganger s’avança tandis que le vieillard s’approchait en trébuchant.
Staven avait l’impression qu’il avait l’intention de pénétrer chez Madame
Noritaké, ce qui paraissait absurde au vu de son âge et de son état, mais le
vieux s’arrêta juste devant lui. Il était en train de marmonner quelque chose,
mais Staven ne se donna pas la peine de l’écouter. Il se contenta de se
lancer dans son petit speech, qu’il venait d’adapter à la volée exprès pour
cette âme perdue un peu spéciale.
— Vous êtes-vous déjà dit que vous pourriez être perdu et que vous auriez
besoin de quelqu’un pour vous guider vers un endroit meilleur ?
Staven était plutôt fier de son introduction modifiée, mais avant qu’il
puisse poursuivre, l’homme lui agrippa le visage et le força à le regarder
dans les yeux – des yeux bleus perçants, voilés mais pas dissimulés par des
tourbillons blanc laiteux, hypnotiques.
Il eut l’impression de tomber dans un ciel bleu vers des nuages blancs et
moelleux. C’était à la fois la sensation la plus enchanteresse qu’il avait
jamais connue, comme s’il était en sécurité dans l’étreinte de l’Immortel
Empereur, mais aussi l’expérience la plus terrifiante de sa vie, comme de
chuter dans l’éternité sans le moindre contrôle.
Et puis cela passa. Le vieil homme déclara :
— Vous êtes des sauveurs. C’est vrai.
Il sourit à Staven, qui jeta un regard à Nickle. L’autre Cawdor avait dû être
absorbé dans la même transe, car son regard était encore perdu dans
le lointain.
— L’Univers a un plan, les enfants. Il m’a mené à vous. Le Korr reviendra.
Vous verrez. Le temps est venu. Le Korr reviendra. Et maintenant,
emmenez-moi à la maison.
Staven se détourna et commença à guider le vieillard dans les rues de Hive
City, jetant juste un regard en arrière pour s’assurer que Nickle le suivait
aussi. Ils n’auraient pas dû abandonner leur poste, mais ils l’avaient fait. Il
leur était interdit de ramener des convertis au quartier général des Sauveurs
sans autorisation expresse, mais c’est ce qu’ils étaient en train de faire.
Staven avait la sensation que sa vie s’était muée en un songe éveillé où les
règles du monde réel étaient suspendues.
Tandis qu’ils cheminaient, le vieil homme répétait encore et encore sa
phrase, comme un mantra, et un vieux souvenir frémit dans l’esprit de
Staven, quelque chose à propos du retour d’un corps mythique. Mais ça
n’était pas dans les écritures. C’était plutôt une histoire que l’on contait aux
novices à propos d’une époque révolue. Il se rappelait d’un vieux ganger
qui s’était adressé à lui et quelques autres nouvelles recrues, des années
auparavant. Comment il s’appelait ? Merlu ? Merdu ? Mordu ! C’était ça.
Mordu. Staven ne savait pas trop si Mordu était encore dans le coin, mais
quelqu’un devait bien le savoir. Il enverrait Nickle se renseigner dès qu’ils
auraient ramené le vieux à la maison.
Kal appréciait déjà nettement mieux la vie dans le Sous-monde. Lui-même
et ses vêtements avaient été lavés – au même moment, mais pas par les
mains des mêmes femmes du tout – et il était maintenant installé dans son
rade favori, avec un coup à boire sur la table devant lui, une gonzesse sur
les genoux, son cyber-mastiff à ses pieds, et un paquet de fric, la prime pour
Grak, qui lui déformait les poches.
Le Sump Hole était la taverne la plus chic du Sous-monde. Autrement dit,
c’était un cul de basse-fosse infesté par les rats où on buvait une mixture
qui avait le goût d’essence à briquet coupée à l’eau, dans des fioles qui
étaient propres uniquement parce que leur contenu était trop toxique pour
que quoique ce soit y survive. Les serveuses étaient à peine plus nettes que
les bouteilles (et à peine plus attirantes que les rats), mais elles
compensaient leurs éventuels manquements par des jupes courtes et des
chemisettes encore plus courtes.
Ce deuxième foyer de Kal était toujours plein à craquer de gangers et de
chasseurs de primes, et tout ce petit monde n’attendait qu’une insulte ou
une bousculade involontaire pour se jeter à cœur joie dans une bagarre
générale. Il y avait eu tellement de bastons de ce genre au Sump Hole au fil
des ans que les tables et les chaises étaient maintenant boulonnées au sol ;
du coup, c’était devenu un peu plus dur de les fracasser sur la tronche de
quelqu’un, mais pour qui y arrivait, l’effet était d’autant plus percutant.
Évidemment, ça rendait plus efficace de fracasser la tronche de quelqu’un
dessus, au final.
— Tout s’arrange. J’adore qu’un bon plan se déroule sans accroc, déclara
Kal en caressant les épaules de la rouquine perchée sur ses genoux.
Une voix l’interpella de l’autre côté de la salle.
— Avec tes plans, Kal Jerico, les choses s’arrangent jamais. Elles tombent
plutôt comme ça vient – généralement en vrac, avec un résultat foireux.
Kal sourit. Tant que la rouquine restait là où elle était, rien ne pourrait
assombrir son humeur, pas même les piques lourdingues de Yolanda.
— Salutations, partenaire, fit-il. Je t’avais pas vue rentrer.
Wotan, sous la table, leva la tête en entendant la voix de Kal, puis la laissa
retomber dans un bruit de ferraille quand il réalisa que son maître ne
s’adressait pas à lui.
Yolanda fendit la foule avec aisance. Même avec ses dreadlocks qui
encadraient un visage surmonté du tatouage Escher complexe qui lui barrait
le front, elle était bien plus attrayante que toutes les serveuses, tout
particulièrement dans son gilet sans manches moulant et son pagne de cuir
ultra-provocant. Mais l’effet général produit par son incroyable stature, ses
muscles solides et la panoplie d’armes dont elle était bardée suffisait à
intimider même le plus bravache des buveurs bourrés tandis qu’elle
traversait la pièce. Surtout que la plupart d’entre eux avaient vécu sa
réaction à une remarque mal placée de première main, et n’étaient pas près
de l’oublier. Pas plus que ceux qui en avaient été témoins.
Après avoir fusillé du regard un novice qui s’était approché d’un peu près
ou qui avait souri un peu trop niaisement, Yolanda lança l’une de ses
longues jambes par-dessus le dossier de la chaise libre en face de Kal et se
laissa tomber dedans. C’était la table de Kal, et peu importe l’affluence au
Sump Hole, il y avait toujours au moins trois places de libres. Celle de Kal
était placée dos au mur.
— Ma part, Jerico ? demanda Yolanda.
Kal envisagea de lui dire, pour rigoler un peu, que seuls ses partenaires qui
restaient à ses côtés en cas de coup dur touchaient leur part, mais son regard
furibard et les plis qui se creusaient dans son front tatoué le convainquirent
qu’elle n’était pas d’humeur à plaisanter.
— Je l’ai dans ma poche, dit-il. Roberta ici présente veille dessus pour
moi, pas vrai chérie ?
La rouquine ronronna dans l’oreille de Kal et se trémoussa gentiment sur
ses genoux.
— Dès que Scabbs se pointe, on cause affaires. En attendant, bois un coup
et profite un peu de la vie. Tout doit pas être sérieux tout le temps.
— Avec toi, Jerico, rien n’est jamais sérieux, répliqua Yolanda. Tu prends
tout comme un jeu.
— Et où est le problème ? dit Kal qui refusait de la laisser lui plomber le
moral. La vie est un jeu, et c’est celui qui se marre le plus qui gagne !
— Et toi t’es déterminé à gagner coûte que coûte, hein ?
Un très léger pli au coin des lèvres de Yolanda signalait que malgré tout,
elle prenait plaisir à leur échange. Ça faisait bien longtemps que Kal ne
l’avait pas vue aussi près de sourire.
Mais cette ébauche de sourire disparut instantanément quand le novice
s’installa sur la dernière chaise libre. Il ne regarda pas Yolanda, cela dit. En
fait, Kal avait même l’impression que le jeune ganger évitait délibérément
de croiser son regard. La cape bleue du gamin et son gilet pare-balles
orange trop vif auraient dû déclencher l’alerte dans la tête de Kal, mais il
s’était laissé distraire par la pointe de la langue de Roberta plongée dans son
oreille. Il ne réalisa le danger que quand le novice ouvrit la bouche.
— Salut à vous, je suis Georig, dit-il précipitamment avant de poursuivre
sans même reprendre son souffle. Je n’ai pas pu m’empêcher d’entendre
votre conversation. Vous êtes-vous déjà dit que vous pourriez être sur la
mauvaise voie ? Avez-vous déjà envisagé de vous complaire dans la gloire
de l’Immortel Empereur plutôt que de mener une vie de débauche et de
beuveries ? Comme l’expliquent les enseignements de notre guide spirituel,
le très saint Cardinal Carmin…
Le silence s’abattit d’un coup sur le bar quand Kal et Yolanda dégainèrent
leurs armes en entendant le nom du Cardinal. Les fesses de Roberta allèrent
se trémousser sur le sol dans un bruit sourd quand Kal se dressa pour
fusiller le jeune Cawdor du regard. Sous la table, entre les jambes du
novice, Wotan se mit à grogner dans le fameux bruit d’une arme-
tronçonneuse au démarrage.
— Puisque tu es très très jeune, et visiblement très très stupide, annonça
Kal, je vais te laisser une chance de dégager de ce rade : je compte jusqu’à
trois avant de te dégommer. Mais bien sûr, quand j’aurai compté jusqu’à un,
Wotan ici présent fera en sorte que tu connaisses plus jamais la débauche
que tu sembles exécrer. T’es prêt ?
Alors que Kal prenait une inspiration pour lancer le décompte, Georig
dégringola de sa chaise et cavala à quatre pattes par terre, prouvant qu’il
n’était pas aussi stupide qu’il en avait l’air, au fond. La foule se fendit
aimablement, probablement plus pour s’écarter de la ligne de mire de Kal
que pour laisser le gamin s’enfuir. Kal rengaina ses pétards et se laissa
tomber avec résignation dans sa chaise.
— Je hais les Cawdor, soupira-t-il en éloignant d’un geste Roberta qui
tentait de remonter sur ses genoux.
Il n’était plus d’humeur.
— Une bande de bons à rien, tous autant qu’ils sont. L’Immortel
Empereur, je me marre ! Quelles conneries. Et Carmin ? Un saint ? Scabbs
est plus spirituel que ce charlatan à deux balles !
Une étrange odeur se répandit dans le rade, que Kal
reconnut instantanément.
— Cela dit, sa pureté reste à prouver, conclut-il tandis que Scabbs
s’approchait. Mon gars, par la croupe de Helmawr ! T’encenses encore
après cinq heures de récurage. C’est nouveau, on a trouvé une nouvelle
couche de puanteur sous les dix premières ?
Scabbs s’installa dans la chaise tout juste libérée par Georig. Pour Jerico,
le mystère était insoluble : même après un bain, et avec des vêtements
propres, Scabbs avait encore l’air d’avoir passé une semaine à dormir dans
une décharge. Il y avait visiblement des taches sur sa chemise et son
pantalon gris miteux qui ne s’en iraient jamais. Si Kal avait été plus
compatissant, il aurait consacré un peu de sa part de la prime à acheter de
nouvelles fringues pour le petit rat, mais il avait déjà budgété ce fric pour
une session de débauche au Wildsnake de Premier Choix.
— Ravi d’te voir tout propre toi aussi, Kal, fit Scabbs avant de jeter un
pouce par-dessus son épaule. C’est ton œuvre, l’gamin qu’j’ai vu sortir d’ici
comme un fouisseur terrorisé ?
— Foutu Cawdor !
Kal était sur le point de repartir dans une tirade sur leur attitude plus-
moralisatrice-tu-meurs, mais Scabbs l’interrompit.
— Alors… où qu’elle est ma part ?
Il tendit la main au-dessus de la table. Quelques écailles de peau morte se
détachèrent de son bras et atterrirent sur la table noyée d’alcool renversé.
Elles flottèrent comme de petites barques.
— Droit au but vous deux, aujourd’hui, dit Kal en secouant la tête. Qu’est-
ce qu’il y a ? Vous me faites plus confiance ?
Les deux têtes firent un signe négatif en face de lui.
— T’as dépensé nos parts de la dernière grosse prime avant même qu’on
en voie la couleur, fit Yolanda.
— C’était des frais professionnels, protesta Kal. J’avais plus de flingues, il
m’en fallait bien des nouveaux !
— Et les crosses devaient être nacrées ? demanda Scabbs.
Sa main était toujours tendue au-dessus de la table et il agitait les doigts,
continuant de faire tomber de petits radeaux de croûtes sur la mer de
Wildsnake dessous.
Le regard de Kal allait de l’un à l’autre et il se rendit compte que ce n’était
pas la peine d’en attendre la moindre compassion. Mais au moment où il
plongeait la main dans sa poche pour en tirer l’argent de la prime, il crut
entendre demander son nom pas loin du comptoir. Il leva les yeux et tomba
sur un nouveau visage inconnu.
Ce type n’avait clairement rien à faire dans le Sous-monde. Pour
commencer, ses sapes étaient vraiment propres. Et pas propres au sens où
les fringues de Kal et son manteau de cuir râpé étaient nettoyés. Propres,
genre neuves. Et ce style de frusques n’était pas donné. On aurait dit du
coton et de la soie, pas de la grosse toile et du cuir.
— Oh fouisse-merde, murmura Kal en se laissant discrètement glisser sous
la table.
Les seules personnes à pouvoir se permettre des costards de la sorte
créchaient dans la Haute Spire ou servaient d’agents à l’une des grandes
Maisons de Hive City. Dans les deux cas, ça craignait un max…
— Jerico, qu’est-ce que tu branles, au nom de la foutue Spire ?
brailla Yolanda.
— Chhhhhhut ! siffla Kal. Le gars bien sapé au bar, il me cherche.
Il y eut un bref silence avant que Scabbs demande :
— Et alors ? Il est presque aussi p’tit qu’moi. Tu peux t’le r’froidir les
yeux fermés.
— T’entraves rien, répondit Kal. Je dois toujours du fric… un gros paquet
de fric… pour mes nouveaux calibres, tu piges ? C’est forcément le
percepteur envoyé par les Reconstructeurs, le gang Van Saar qui me les
a montés.
— T’as une dette chez les Van Saar ? demanda Yolanda, incrédule mais
toujours trop bruyante. T’es taré ? T’as de la chance d’être encore entier !
Kal ne répondit pas. Il était déjà parti ramper jusqu’à la table voisine.
Quand le percepteur s’approcha de sa table habituelle, Kal commença à
contourner la pièce en direction du comptoir. Dès qu’il eut mis
suffisamment de monde entre lui et l’homme d’affaires, il se remit debout et
se faufila hors du Sump Hole, pas plus vaillant que le novice qu’il avait lui-
même fait détaler cinq minutes avant.
Scabbs essaya d’adopter une attitude nonchalante quand l’homme au
complet de beau tissu s’approcha, c’est-à-dire qu’il s’affaira intensément à
gratter un lambeau de peau à moitié décollé sur son coude avant de se faire
les ongles avec les dents. Son seul faux-pas fut de cracher le paquet de
croûtes et de peau morte qu’il avait récupéré sous ses ongles. La mixture
baveuse atterrit sur le pantalon rayé gris du percepteur, qui se trouvait
maintenant juste à côté de lui.
— Ma faute, s’excusa-t-il en levant les yeux vers l’intrus.
Le type était probablement à deux têtes en dessous des deux mètres, ce qui
lui faisait une tête de plus que Scabbs. Mais son allure générale lui donnait
l’air beaucoup plus petit. Il portait des lunettes à monture d’acier perchées
sur un nez étroit, encadrant deux yeux perçants si noirs et si petits qu’ils
n’auraient pas semblé déplacés sur le faciès d’un rongeur. Ses fins cheveux
sombres semblaient avoir été plaqués sur son crâne avec du cirage, et on ne
lui voyait pas la moindre trace de pilosité faciale.
Il portait une petite sacoche noire, et après avoir essuyé le crachat sur son
pantalon à l’aide d’un mouchoir blanc, il la posa sur la table, croisant les
mains dessus comme si cela avait suffi à la protéger dans l’éventualité où
Scabbs ou Yolanda ait voulu s’en emparer.
— Je recherche un dénommé Kal Jerico, dit l’intrus. Je suppose que ce
n’est pas l’un de vous.
Scabbs et Yolanda échangèrent un regard perplexe. Scabbs supposa que
l’homme s’adressait à lui.
— Tout à fait, j’suis pas Kal, et elle non plus, ajouta-t-il en
désignant Yolanda.
— Ha ha, s’esclaffa l’étranger dans un rire qui fit tressauter tout son corps
malingre. Excellente plaisanterie, Monsieur Scabbs. Savez-vous où je peux
trouver Monsieur Jerico ?
Scabbs fut déconcerté de s’entendre appeler par son nom. Était-ce là enfin
le début de la gloire ?
— Vous v’nez d’le manquer, commença-t-il avant que Yolanda le rappelle
à l’ordre d’un coup de latte dans le tibia. Je, hmpf… j’crois qu’il est parti
aux p’tits coins, ajouta-t-il en montrant du doigt le fond du Sump Hole.
L’étranger se retourna pour voir ce que désignait Scabbs, et ce dernier
réalisa qu’il avait indiqué un simple mur. Est-ce qu’il y avait même un
gogue au Sump Hole ? Scabbs s’était toujours soulagé dehors, dans la
ruelle. L’autre se mit à tambouriner sur sa sacoche du bout des doigts.
— Qu’est-ce que vous lui voulez, à Jerico ? demanda Yolanda.
Les yeux du type parcoururent la silhouette longiligne de la chasseuse de
primes de haut en bas, avec une pause ou deux en cours de route.
— Nous avons des affaires à régler, en personne, répondit-il enfin.
— Eh bah quand vous aurez trouvé ce fils de fouisseur, reprit Yolanda,
faites-nous signe. On le cherche depuis ce matin. Nous aussi on a des
affaires à régler.
Scabbs était obligé de reconnaître que Yolanda mentait bien mieux que lui,
et l’intrus semblait sur le point de gober son bobard, mais juste à ce
moment, un sifflement résonna dans le Sump Hole, et Wotan, de sous la
table, sauta sur ses pattes en manquant de faire tomber la sacoche par terre.
L’homme la rattrapa de justesse par la poignée pendant que Wotan se ruait
vers la sortie à grand fracas, éjectant au sol gangers et serveuses qui ne
s’écartaient pas de son chemin assez vite.
— Il me semble que voilà le cyber-mastiff de Monsieur Jerico, Wotan, si je
ne m’abuse, fit l’intrus en replaçant ses lunettes sur son nez.
— C’est quoi un cyber-mastiff ? demanda Scabbs.
Il récolta un nouveau coup dans le tibia et compris qu’il ferait mieux de
laisser causer Yolanda, mais c’était trop tard. L’autre s’était déjà lancé à la
poursuite de Wotan dans la nuit du Sous-monde.
Jobe Francks ne s’était plus senti aussi humain depuis bien longtemps. Pour
lui bien sûr, le concept d’un temps long se comptait en années, pas en mois
ni en semaines. Les Sauveurs d’Âmes lui avaient donné à manger et de quoi
se vêtir, et lui avaient même fourni une paire de bottes. La sensation
d’avancer dans le monde sans ressentir chaque pierre ou éclat de verre
tranchant sous ses pieds était étrange. Francks n’était pas sûr d’aimer ça. Il
se sentait un peu trop détaché du miracle de la création de l’Immortel
Empereur. Mais il sentait qu’il pourrait s’y faire.
Il avait refusé le gilet pare-balles mais savourait la sensation de sa
nouvelle cape bleue au contact de son cou. Elle accrochait sa peau dévorée
de lésions, lui fournissant un constant rappel de ses années de souffrance.
Après manger, Randal, le chef des Sauveurs d’Âmes, était venu trouver
Francks pour lui faire une proposition. C’était un grand dégingandé avec
des cheveux blonds et ondulés qui descendaient jusqu’à ses épaules au lieu
d’être coupés au bol comme ceux de ses hommes.
— Est-ce que ça te dirait de prêcher le retour du corps devant un vaste
public de mécréants ? lui avait demandé Randal.
Son visage presque juvénile affichait un sourire, mais Francks avait
remarqué un léger tressaillement au coin des lèvres qui lui suggéra que
l’offre comportait une part de tromperie.
— La place juste devant l’établissement le Souffle d’Air Frais est l’endroit
idéal pour commencer à répandre la bonne parole.
Francks avait laissé ses yeux se voiler légèrement pendant que Randal lui
parlait, et il plongea son regard dans les pupilles noires de son interlocuteur.
Oui, il y avait bien de la tromperie sous cette façade joviale. De la
tromperie mêlée de cupidité, et d’un soupçon de peur. Randal ne savait
probablement pas quoi faire de lui, et avait donc décidé de l’envoyer sur le
territoire d’un autre gang. Excellente idée. Randal pourrait nier en bloc si
Francks rencontrait des ennuis, et il aurait beaucoup à gagner si « papy »
parvenait malgré tout à prendre pied sur le terrain de l’autre gang. Tous les
coups étaient permis dans ce jeu mortel. Même à travers la brume du temps,
Francks se souvenait bien de ce que c’était.
Et c’est ainsi qu’il s’était rendu sur cette place pour prêcher, tout seul, bien
sûr. Randal ne pouvait pas se permettre d’envoyer des hommes à lui, qui
risqueraient d’être reconnus par des membres du gang ennemi. Il avait déjà
attiré une petite audience. Pour la plupart, c’étaient des usinards bien à
point qui se traînaient hors du rade pour une bonne bouffée de l’air recyclé
brassé par l’énorme ventilateur en surplomb de la place, dont le bar tirait
son nom.
Francks leur conta le grand plan de l’Univers pour les sauver tous et les
mener à la gloire de l’Immortel Empereur. Il les abreuva de récits sur les
croisades menées en Son nom au cours des siècles. Il parla du messager, le
Korr, qui reviendrait pour dévoiler les mystères du Plan et faire la lumière
sur le chemin du retour jusqu’à l’étreinte de l’Immortel Empereur.
En fin de soirée, la voix de Francks s’était réduite à un murmure, il avait la
gorge à vif. Après deux décennies passées à ne parler à personne à quelques
murmures pour lui-même, ses cordes vocales ne tenaient pas le coup sur la
durée. Il lui faudrait se taire pendant un moment. Sa cape bleue toute neuve
était tachée par les fruits ou légumes plus ou moins pourris lancés par ses
détracteurs les plus animés dans la foule. Il emportait dans sa cape les
primeurs les plus fermes pour les remettre aux Sauveurs d’Âmes.
Alors qu’il cheminait par les ruelles sombres, Francks grattait un filet de
sang séché sur sa joue, résidu d’un éclat de pavé qui lui avait été jeté peu de
temps après qu’il refuse d’interrompre son sermon sous la volée d’aliments.
Il avait senti l’afflux sanguin, comme un vestige de sa jeunesse, senti le
sang circuler dans ses veines pendant que la douleur de l’impact irradiait
dans son visage.
Il avait senti la colère de son ancienne vie se rebeller contre les chaînes
qu’il s’imposait lui-même, qui le freinaient. Il aurait été tellement facile de
se jeter dans la foule et de briser le cou du fautif. Mais il était là pour
préparer le monde au retour du Korr, pas pour punir ou déclencher une
guerre sainte. Tel était son rôle dans le Plan Universel – pour l’instant tout
du moins.
Perdu dans ses pensées, Francks ne remarqua pas la silhouette noire qui se
détacha des ombres d’une ruelle pour se faufiler derrière lui ; pas
consciemment, en tout cas. Mais quelque part vers la base de son crâne,
Jobe Francks perçut l’aura ténébreuse de l’individu. Son œil spirituel, qui
percevait du monde bien plus que ce qu’une personne normale aurait été
capable de supporter, décela l’intrusion et prépara les muscles de Francks à
l’action un instant avant que le bras de l’assassin ne jaillisse pour venir
s’enrouler autour de son cou.
L’étranger en complet de soie, dénommé Sorrento, s’élança hors du Sump
Hole juste à temps pour apercevoir Wotan cavaler dans la rue puis prendre
un virage. Malheureusement pour lui, qui se précipitait tête baissée hors de
la turne, il ne vit pas tout de suite pas l’immense chasseur de primes qui
allait y entrer.
Sorrento écrasa son nez et ses lunettes dans un « Hompfh ! » sonore sur le
torse massif de l’homme juste devant lui. Il rebondit d’un pas en arrière et
essaya de rajuster ses lunettes, mais la monture métallique s’était tordue
sous l’impact.
Tandis qu’il s’efforçait de la redresser, des mains semblables à des battoirs
s’abattirent sur ses épaules comme les mains d’un dieu vengeur.
— T’as sali mon armure, tonna une voix descendue du ciel.
Sorrento réussit enfin à rechausser ses lunettes et leva les yeux vers un
large faciès hirsute. L’homme avait une barbe de deux-trois jours presque
parfaite, malheureusement gâtée par une cicatrice qui courait du coin de sa
bouche jusqu’au milieu de son menton. Son front était traversé par un
unique sourcil, et la broussaille de cheveux noirs qui lui couvrait le crâne
était si épaisse qu’elle paraissait être à l’épreuve des balles.
— Heu… ma faute ? tenta Sorrento.
La prise sur ses épaules se resserra et lui arracha un cri de douleur. Il avait
l’impression que les doigts avaient pénétré sa chair pour venir presser
directement sur les os. La rue se mit à tourner, à moins que ce ne soit sa tête
à lui ? Difficile à dire. Il fallait qu’il calme cette brute épaisse avant de
s’évanouir et de finir crevé dans le caniveau.
— Suis… gnnh… vraiment désolé, monsieur, reprit-il. Permettez-moi…
ah… vous offrir un verre pour me racheter ?
La pression se relâcha, mais fut rapidement remplacée par une autre
douleur, quand le chasseur de primes lui tapa dans le dos avant d’attirer
Sorrento dans une étreinte « amicale » qui le fit suffoquer, les côtes
écrasées. Ils s’en retournèrent au bar, où Sorrento réussit à racheter sa vie au
prix de quelques tournées de Wildsnake.
La chance de Kal avait clairement tourné au cours des quelques dernières
heures. Après avoir filé devant le percepteur, il s’était aventuré dans les rues
sombres à la recherche d’un rade où il pourrait finalement écluser en paix.
Il avait atterri un peu par hasard devant le Lucky Strike Hole. Depuis la rue,
on devinait à peine qu’il était là. La bâtisse était ténébreuse, plutôt minable
et à moitié effondrée, semblable en cela à tous les autres taudis semi-habités
du Sous-monde.
Les fenêtres et autres ouvertures inévitablement percées à coups
d’explosifs étaient couvertes de toile de jute fixée par des rubans adhésifs,
ce qui avait attiré l’attention de Kal. Pourquoi s’emmerder si c’était juste un
squat ? Un gang, par contre, aurait condamné ces points d’accès potentiels
par quelque chose de plus résistant que de la toile. Intrigué, Kal était allé
frapper à la porte. Il ne fut pas trop surpris quand une petite trappe s’ouvrit
juste devant ses yeux.
— L’mot d’passe ? gronda une voix derrière la porte.
Très pittoresque. Un taudis protégé par un mot de passe. Heureusement,
Kal connaissait le mot de passe universel. Il sortit les crédits de la prime et
les agita devant la trappe. Un instant plus tard, la porte s’ouvrit et Kal
pénétra dans le tripot le plus classieux qu’il ait jamais vu dans le Sous-
monde.
Les tables de jeu étaient réparties sur une moquette rouge et jaune, dans un
immense espace qui devait à l’origine être une usine ou un entrepôt. De la
moquette ! Kal sentit ses pieds s’enfoncer dans le sol moelleux alors qu’il
regardait autour de lui, bouche bée. Tout avait l’air neuf. Les tables
n’avaient pas la moindre éraflure, rayure ou brûlure datant de bastons
antérieures, et le sol, contrairement aux autres troquets, était dépourvu de
ces taches brunes peu ragoûtantes qu’on évitait toujours de fouler en se
gardant bien de se demander ce qu’elles étaient.
Tandis que Kal se délectait du luxe des lieux, une petite voix insistante
dans un coin de sa tête commença à poser les questions évidentes. Qui
claquait ce genre de pognon pour maintenir un rade dans le Sous-monde ?
Quitte à avoir autant de fric, pourquoi pas le dépenser dans la Spire, ou au
moins à Hive City ? Mais juste à ce moment, Kal fut arraché à ses
réflexions par une bouffée de lilas suivie d’une douce caresse sur son bras.
Une splendide hôtesse, à côté de qui Roberta ressemblait à une fouisseuse
de déchets, sourit à Kal, le prit par le bras, et l’escorta jusqu’à une table.
Elle ne prononça pas le moindre mot, mais il semblait entendu que tant que
Kal jouait (et gagnait) elle resterait à ses côtés.
Kal balança sur la table l’argent de sa prime et commença à jouer. Il se
sentait enfin chez lui.
2 : DEUX VIEUX AMIS

Jobe Francks sentit la pression aiguë d’une dague contre ses côtes. Son
assaillant surgi des ombres maintenait un bras autour de sa gorge en le
serrant étroitement contre son corps. La pointe du surin traversa la cape
bleue toute neuve et s’enfonça dans la peau de Francks. Sous sa chemise
propre, un filet de sang commença à couler vers sa taille.
— Résiste pas, vieux croûton, et j’te promets qu’tu sentiras rien…
ou presque.
Le bras autour de la gorge de Francks se resserra tandis que l’agresseur
l’entraînait à reculons dans une ruelle bien crade. La dague fut enfoncée
plus avant dans l’étoffe bleue pour souligner la menace.
Mais Francks n’avait aucune intention de résister. Au contraire, son plan
exigeait qu’il se détende complètement. Il baissa la tête et tourna le regard
vers l’arrière pour voir vers où ils se dirigeaient. Lorsque son attaquant
atteignit la plateforme surélevée qui bordait la rue, il s’arrêta un instant,
puis se décala légèrement pour franchir la marche. C’est à ce moment que
Francks se relâcha complètement dans l’étreinte de son agresseur, et se
laissa glisser vers le sol.
La dague était prise dans les plis de la cape, et elle tira le bras de l’autre
vers le bas, le faisant tomber vers l’avant, au bas de la passerelle. Francks
gémit quand la lame dentée passa sur ses côtes, mais résista à l’instinct de
se rattraper. L’attaquant resserra sa prise autour de son cou et essaya en vain
de remettre sa victime, qui était plus grande que lui, sur ses pieds.
Francks hoqueta et lutta contre les ténèbres qui se refermaient sur lui
tandis que le bras lui écrasait le larynx, mais au lieu de se pencher en arrière
pour échapper à la pression, il s’inclina vers l’avant et fit basculer son
attaquant déjà déstabilisé par-dessus sa tête. Ils s’étalèrent tous les deux en
vrac. Francks se dégagea d’une roulade et lança ses deux pieds en avant.
Ses bottes neuves s’écrasèrent sur le genou de son adversaire dans un
craquement satisfaisant.
L’homme hurla de douleur tandis que Francks se relevait précipitamment.
Debout, il fit face à son agresseur qui s’était également remis sur ses pieds,
mais portait tout son poids sur une seule jambe. Tous deux étaient hors
d’haleine, mais l’assaillant sourit.
— Bien joué, l’vieux, mais j’ai encore mon surin… et de l’artillerie.
Il brandissait la lame dentelée d’une main, et leva l’autre, qui tenait un
pistolet d’un noir de jais. Il tendit la lame sur le côté, prêt à frapper, et garda
le pétard près de son corps, comme pour le protéger.
L’adrénaline pompait dans les veines de Francks, donnant un regain de
vivacité à son vieux corps perclus, et une clarté d’esprit qu’il n’avait plus
connue depuis de longues années. Le gonze était un pro. Aucun doute là-
dessus. L’angle de la lame, la prise sereine sur le calibre, le regard perçant
qu’il posait sur Francks, tout cela indiquait un bonhomme entraîné à tuer.
Francks savait deux choses qui pourraient, peut-être, l’aider à survivre.
Premièrement, si son agresseur avait eu l’intention de se servir de son
flingue, ce serait déjà fait. Pour une raison ou une autre, le pistolet serait
son dernier recours. Francks ne savait pas pourquoi, et s’en foutait, mais il
était sûr qu’il n’avait rien à craindre du pistolet laser. Deuxièmement,
Francks n’était peut-être pas, ou plus, entraîné à tuer, mais avait peaufiné la
survie jusqu’à l’élever au rang d’art. Le secret pour gagner, dans une
bagarre de gangs sérieuse, était simplement de ne pas se faire toucher. En
son temps, Francks avait été doué pour ça… Probablement l’un
des meilleurs.
L’agresseur avançait peu à peu en gardant le pistolet braqué sur sa tête. Il
faisait aller et venir la dague lentement, dessinant un huit serré devant lui.
Francks jeta un regard par-dessus son épaule, comme s’il pensait à prendre
la fuite. Il recula avec une hésitation marquée vers le trottoir surélevé,
faisant de son mieux pour jouer l’air terrorisé.
— Tu peux pas gicler, vieux débris, ricana son adversaire. J’suis plus
jeune, plus rapide, et j’ai ma quincaillerie.
Il inclina la crosse de son arme à quatre-vingt-dix degrés comme pour
prouver ses dires.
Francks regarda encore une fois par-dessus son épaule tandis que son
attaquant continuait à se rapprocher. Il pivota alors au niveau de la taille et
fit un premier pas, comme s’il allait se mettre à courir. Il entendit la lourde
foulée de démarrage du tueur derrière lui. Il avait mordu à l’hameçon !
Francks pirouetta et se laissa tomber accroupi, puis lança sa jambe avant en
arc de cercle pour venir l’écraser sur le genou déjà blessé de son adversaire.
L’homme s’effondra et se tordit sur le sol, terrassé par la douleur. Il
agrippa sa jambe, qui avait pris un angle bizarre au niveau du genou.
Francks arracha le pistolet laser de sa main flasque et se laissa tomber sur
lui. Il lui enfonça le canon de l’arme dans le ventre, entre leurs deux corps,
et fit feu. La puissante déflagration fut étouffée entre eux. Il tira encore une
fois par sécurité, puis roula à l’écart.
Quelques minutes plus tard, Francks était accroupi au-dessus du cadavre
dans la ruelle, étudiant un étrange fragment de papier. L’homme n’avait rien
qui permettait de l’identifier, ce qui n’était pas étonnant, mais le message
qu’il portait donnait à Francks matière à réfléchir. Un simple message
griffonné avec ce qui semblait être du sang, et qui disait : Ce vieil homme
est un hérétique. L’hérétique doit mourir !
Francks replia le message et le dissimula dans un pli de sa cape, avec le
surin et le calibre. Il se hâta de retourner à la planque des Sauveurs d’Âmes
et déposa le flingue dans l’arsenal du gang. La dague, par contre, il la
conserva. Apparemment, il allait encore devoir user de ses anciennes
méthodes de temps en temps d’ici la fin de toute cette histoire.
Jock Beamler, chef de salle au Lucky Strike, tira sur le col serré qui
enserrait son cou épais en observant l’espace de jeu. Des années auparavant,
quand le lieu était encore une usine, la passerelle rouillée avait dû servir
d’accès à des machines ou au système de ventilation. Dans un cas comme
dans l’autre, tout avait été pillé, mais il restait la passerelle, du moins en
grande partie.
Ça lui faisait un excellent poste d’observation pour garder un œil sur le
Lucky Strike. Et là tout de suite, il n’était pas très satisfait de ce qu’il avait
sous les yeux. Jock passait la plus grande partie de ses nuits à surveiller les
croupiers pour s’assurer qu’ils n’arnaquent pas les clients pour empocher
des jetons mal acquis. La tricherie était encouragée, bien sûr, mais une
partie (une grande partie, à vrai dire) des crédits grugés aux joueurs revenait
à la maison.
Mais là, c’était différent. Au début, Jock avait à peine accordé son
attention au chasseur de primes assis avec Stella. Elle était douée, et elle
faisait toujours biberonner les pigeons suffisamment pour qu’ils brûlent
tous les crédits qu’ils claquaient pas avec elle. Quand il avait vu qui s’en
chargeait, Jock n’avait plus accordé un seul regard à cette marque-là.
Mais voilà qu’il y avait maintenant une immense pile de jetons devant
l’homme au long manteau de cuir, et que Stella lançait des regards en
direction de Jock tout en gesticulant derrière le dos de son client. Vu la
tronche qu’elle tirait, ça devait faire un moment qu’elle s’agitait.
— Ça va pas, grogna Jock. Ça va pas du tout.
Il se passa une main compacte sur les joues puis essuya la paume glissante
sur son pantalon bien repassé. Jock était un gars bien râblé, avec des bras
énormes et un torse digne d’un Goliath. À vrai dire, sa taille et son allure
générale évoquaient un Goliath pour la plupart des gens – au moins jusqu’à
ce qu’ils lèvent les yeux vers son visage. Jock avait la peau lisse et les traits
joufflus d’un enfant, calé sur une tête qui semblait ridiculement petite ainsi
posée sur ses épaules carrées et son cou de taureau. Malgré son corps
volumineux et sa petite tête, Jock était suffisamment malin pour gérer le
Lucky Strike, et surtout, suffisamment malin pour savoir quand il lui fallait
intervenir. Ou trouver de l’aide.
Il fit le geste de trancher le cou et articula muettement « Arrête-le. »
Stella haussa ses épaules nues et demanda de la même façon
« Comment ? »
Jock haussa les épaules en retour. « Trouve quelque chose. » Il se détourna
de la rambarde et s’élança au pas de course vers l’échelle. Il savait que le
lourd martèlement de ses dures semelles sur le métal allait attirer tous les
regards, mais il lui fallait de l’aide, et vite.
Kal leva les yeux en entendant le raffut métallique dans la charpente, et
sourit en regardant le gros lourdaud galoper sur la passerelle puis se laisser
glisser au bas de l’échelle. Il jeta un œil à la ronde en se demandant où était
le problème, mais tous les clients avaient le même air perplexe. Ils
regardèrent tous le chef de salle cavaler pesamment au fond de la pièce. Les
boutons de sa veste sautaient dans tous les sens au rythme de sa course, et il
déchira sa manche en s’engouffrant dans une porte, laissant un lambeau de
tissu noir pendouiller sur le chambranle explosé. Son veston était bien trop
petit pour sa carrure, surtout avec ses muscles gonflés par la soudaine
panique qui s’était emparée de lui.
Les petits cheveux se dressèrent sur la nuque de Kal. Il crut tout d’abord
que c’était les doigts subtils de Stella qui jouaient dans son cou, mais quand
il reporta son regard sur la table de jeu, le léger frisson se mua en une
franche alerte. Sa pile de jetons tout entière avait été poussée au milieu de la
table… et ce n’était pas lui qui avait fait cette mise !
Il jeta un regard à Stella, qui battit innocemment des cils en souriant, avant
de lui caresser la nuque pour de bon. Mais il était évident que ses mains
avaient été ailleurs juste un instant auparavant. Kal le pigeon s’était bien
fait grugé.
Il comprenait à présent la raison du grabuge. C’était une distraction, et il
avait marché en plein dedans. Il savait évidemment que Stella bossait pour
la maison. Elle lui avait piqué des jetons par-ci par-là tout au long de la
soirée, mais un joli minois sur un corps souple et chaud restaient un joli
minois sur un corps souple et chaud. Kal s’était dit que ça valait bien
quelques crédits pour garder les mimines de la belle sur sa nuque et ses
épaules, entre autres. Sauf que là elle venait de prendre l’initiative et de lui
forcer la main, et il ne lui restait pas d’autre choix que de jouer le jeu.
Kal jeta un œil sur ses tuiles retournées pour voir si les jolis petits doigts
de Stella s’étaient faufilés par là aussi. Tout semblait réglo. Pour finir, c’est
lui qui allait rire aux dépens de la boîte. Pendant le dernier quart d’heure, il
avait patiemment élaboré un Full de Spire, qui était pour la plus grande
partie parmi ses tuiles retournées.
Tout ce qu’il montrait, c’était un atout Brute fouisseuse, deux Gangers
Orlock, et un unique Noble de la Spire – la princesse des Catallus, et au
passage Kal jouait avec l’idée que c’était le portrait craché de Yolanda, à
l’exception des tatouages de gang, bien entendu. Ainsi, pour le croupier, il
donnait l’impression d’avoir de quoi poser une main plutôt costaud : deux
paires, des nobles et des gangers, ou trois Orlock, selon là où il choisissait
de poser son atout de fouisseur. Il misait un peu gros, mais pas trop, pour
que le jeu reste animé.
Seulement, son jeu comportait trois autres Nobles : deux de la Maison Ty,
et le prince des Catallus. Avec son atout en plus, ça lui faisait un Full
presque imbattable de Nobles de la Spire. Il aurait peut-être joué le tout
pour le tout à ce coup-ci, même si Stella ne l’avait pas forcé. Le joueur sur
sa gauche, qui n’avait rien de mieux à montrer qu’une pauvre paire de
Ratskins, pâlit en voyant son jeu et se coucha dès que l’agitation
fut retombée.
Les deux joueurs suivants firent rapidement de même après une courte
réflexion, et le tour de jouer revint au croupier, un petit chauve avec une
épaisse barbe noire. C’était lui qui montrait le meilleur jeu à la table : deux
Nobles Ko’Iron, et un Chef de gang Delaque, avec un Chasseur de la Spire
pour départager. Mais les Catallus battent les Ko’Iron, et Kal ne se faisait
donc aucun souci.
Aucun, jusqu’à ce que le croupier relève sa mise, et qu’il tende la main
pour faire tourner le cube de doublon.
— Doublon sur les Maisons, annonça-t-il.
Le croupier trapu tenta un sourire, mais avec la vilaine cicatrice qui courait
de sa joue à son menton, ça ressemblait plutôt à une grimace.
Les courageux restants se défaussèrent leurs tuiles aussi sec et se rejetèrent
dans leurs sièges pour observer le spectacle. Le tour en revint à Kal, qui
observa attentivement le croupier en tiraillant ses longs favoris. Il essaya de
lire l’expression sur son visage, mais la barbe ne laissait pas voir grand-
chose. Par contre, l’éclat de ses yeux ne plaisait pas à Kal.
Le cube de doublon était un vrai sale coup. Ça voulait dire que si Kal
perdait, il devrait deux fois sa mise à la maison. Toutefois, s’il gagnait, c’est
eux qui lui devraient le double. C’était un coup qui servait à décourager les
faibles ou ceux aux poches vides. Et Kal, lui, ne remplissait qu’un seul de
ces deux critères.
Mais la vraie question était la suivante : est-ce que le croupier l’avait
grugé, lui aussi ? Kal était sûr et certain que la donne avait été réglo. Il avait
guetté le vilain petit homme d’un œil de lynx pendant toute la soirée, et
n’avait pas vu ses pognes manœuvrer le moindre geste suspect.
Kal tendit la main et fit tourner le cube de doublon, acceptant ainsi le défi.
Son Full de Spire était la main la plus forte à la table, il en était sûr, et le
gain permettrait de couvrir la dette de ses nouveaux pétards de luxe, tout en
payant leur part à Scabbs et Yolanda. Comme ça tout le monde y
serait gagnant.
Sauf si…
Le frisson revint dans la nuque de Kal, mais trop tard. Le croupier sourit à
nouveau, puis retourna ses tuiles cachées. Elles comprenaient trois membres
de la Maison Helmawr, y compris le vieux Gerontius lui-même ! Son Full
de Spire était plus fort. Les Helmawr battaient les Catallus sans le moindre
problème. Kal avait perdu. Stella glissa de ses genoux et s’évanouit dans la
foule murmurante.
Il comprenait maintenant, trop tard. Il avait été grugé depuis le début… Le
croupier avait dû capter que Kal était sur ses gardes, et avait attendu le
moment du grabuge pour jouer son coup. Il devait être drôlement bon pour
avoir réussi l’échange durant cette poignée de seconde.
Kal se demanda qui gérait le lieu. Les tripots malhonnêtes ne duraient pas
longtemps en général, mais là il avait clairement affaire à des
professionnels. Et Kal avait maintenant une dette envers eux.
Du moins dans la mesure où il paierait cette dette bidon. Il s’était fait
arnaqué, et ne voyait pas du tout pourquoi lui devrait jouer franc-jeu. Il
claqua des doigts sous la table et entendit un grondement rauque en
réponse. Kal se mit sur ses pieds, écarta les pans de son long manteau de
cuir, et posa les mains sur les crosses de ses deux pistolets laser. Wotan se
mit à décrire un cercle menaçant autour de lui, sans cesser de grogner sur la
foule qui les entourait.
— Dégagez un passage entre moi et la porte, dit Kal avec un calme
presque glacial, et je promets que personne sera blessé.
Mais dès qu’il eut fini sa phrase, il réalisa qu’il serait incapable de tenir sa
promesse. Quelqu’un allait bien être blessé : lui. La foule s’était dispersée,
les habitués s’étaient glissés sous les tables ou avaient reculé jusqu’au mur
du fond, mais les employés avaient toujours l’avantage numérique. Chacun
d’entre eux, croupiers, hôtesses, vigiles, même les serveuses et les commis,
tous jusqu’au dernier lui tenaient tête. Presque à l’unisson, ils dégainèrent
des armes en veux-tu en voilà et les braquèrent sur Kal aussi efficacement
qu’un bataillon d’Exécuteurs Palanites.
— Je vais reformuler, dit Kal en levant les mains. Me faites pas de mal, et
je promets de pas faire de conneries. ‘fin je veux dire, pas
d’autres conneries.
Le chef de salle râblé, engoncé dans sa veste trop petite, ouvrit le cercle,
encadré par deux gardes encore plus mastocs que lui. Il retroussa ses
manches, déchirant encore plus le tissu déjà ravagé.
— Veuillez nous accompagner sans faire de vagues, Monsieur Jerico, dit-
il. Le patron voudrait vous voir.
Wotan grogna, et le chef de salle tressaillit, ouvrant de grands yeux pour
fixer le molosse mécanique.
— Gentil, Wotan, dit Kal. On va aller discuter.
Sa main tendue, paume vers le bas, suffit à calmer la bête.
Kal et Wotan suivirent le chef de salle jusqu’à la porte du fond, escortés
par les deux gorilles. Kal ne savait pas à quoi s’attendre derrière cette porte,
mais il se disait que la chance lui serait plus favorable une fois qu’il ne
serait plus encerclé par l’arsenal braqué sur lui.
Jock ouvrit la porte, et Kal pénétra dans une pièce ténébreuse.
— Voyons, je suis sûr que nous pouvons tous être raisonnables dans cette
histoire, commença-t-il.
— Je suis la raison personnifiée, mon cher Jerico, prononça dans le noir
une voix bien connue.
Les espoirs de Kal s’évanouirent d’un coup. Il aurait été plus en sécurité
dehors, au centre du cercle de pétoires.
— Nemo ! Comment va ? dit-il alors que la porte se fermait derrière lui.
Jobe plongea ses mains ensanglantées dans une cuvette d’eau que lui avait
apportée l’un des novices, et tenta d’ôter le plus gros des souillures en les
frottant sous la surface saumâtre. Elles tremblaient, mais ce n’était pas dû à
l’eau froide. L’adrénaline qui courait dans son organisme commençait à
refluer après la lutte, et tout son vieux corps était secoué. Il avait
l’impression que ses bras et ses jambes étaient aussi lourds que des scories
de plomb, et le simple fait de le bouger lançait des douleurs dans ses
muscles tressaillants.
Il s’assit ensuite sur le bord de sa paillasse pour sécher ses mains et ses
bras avec une serviette peu ragoûtante tandis qu’il réfléchissait à ce qu’il
allait faire ensuite. Il fallait qu’il dorme, ça au moins c’était clair. Après
cette attaque, il était à peu près aussi vaillant qu’un lettré qui avait passé
toute sa vie dans la Spire. Et quand bien même il avait une couverture râpée
en plus de sa mince serviette, ce qui en disait long sur la prospérité des
Sauveurs d’Âmes, il n’était plus en sécurité ici.
Les Sauveurs devaient bien se porter pour pouvoir se permettre de faire
profiter d’un tel luxe un parfait étranger. Il n’avait aucune intention de leur
porter malheur en usant exagérément de leur générosité. En plus, il devait y
avoir d’autres gangs Cawdor dans le coin.
— Le biz de la rédemption à l’air de bien tourner, se dit-il tout haut.
— Ça, on peut le dire, répondit une voix rauque émergeant des ténèbres
dans l’embrasure de la porte. Mais je pensais que t’étais plus dans les
affaires. À vrai dire, je pensais que t’étais mort. J’ai à moitié espéré que ce
soit le cas, de temps à autre.
Francks laissa tomber la serviette sur le lit et fixa son regard dans la
pénombre. Il ne voyait pas la silhouette assez clairement de ses yeux voilés,
mais n’avait pas besoin de la vue pour reconnaître la voix.
— Ça aurait facilité les choses, pas vrai ? fit-il. Ma mort.
— Probablement, répondit l’homme dans les ténèbres. Mais c’est pas pour
ça que je l’ai parfois souhaitée. Je pensais juste que tu méritais le repos,
après toutes ces années.
Il reprit après une pause :
— Ça fait combien de temps ?
— Depuis que tu m’as jeté dehors dans les Désolations ?
Un léger sourire s’afficha sur le visage de Jobe pendant quelques instants.
— Honnêtement, je sais pas, reprit-il. Vingt ans ? C’est difficile de
mesurer le temps qui passe dans ces déserts toxiques. En fait, c’est difficile
de simplement pas devenir fou.
Le silence qui suivit fut rompu par un simple « Humpf » en provenance de
la porte. Et puis la silhouette s’avança vers la faible clarté projetée par la
lanterne posée à côté de la paillasse de Jobe.
— C’était le seul moyen de te sauver la vie.
— Je sais, Jerod, répondit Jobe qui chuchotait tout juste. Je sais. T’as fait
ce que t’as pu pour sauver ma vie.
— Pour ce que c’était, répondit Jerod Mordu, l’ancien ennemi.
Les longs cheveux noirs de Jerod étaient devenus parfaitement blancs, et
ils étaient maintenant coupés court et droit. Ses yeux bleus qui avaient trop
contemplé la mort semblaient gris et fatigués, tout comme son maigre
visage flétri. Mordu portait des vêtements propres et neufs, ce qui
contrastait considérablement avec l’équipement sale et déchiré qu’il portait
la dernière fois que Jobe l’avait vu, il y avait de ça près de vingt ans.
Il s’assit sur la paillasse à côté de Francks.
— À quel genre de vie est-ce que je t’ai condamné, dans les Désolations ?
Je pensais vraiment que t’allais y passer, là-dehors. Je pensais jamais
te revoir.
— J’ai toujours su que je te reverrais, moi, répondit Francks.
Mordu hocha la tête :
— Je sais. Le Plan, le grand programme de l’Univers.
— Il te reste un dernier rôle à jouer, dit Francks. Un rôle essentiel.
— Peut-être, fit Mordu. Mais pas toi. Tu devrais pas être ici. C’est
trop dangereux.
Francks pivota pour observer son vieil ennemi, fixant de son œil voilé un
point situé juste derrière sa tempe. Au bout d’un moment, Mordu se releva
et se rapprocha de la porte, des ténèbres, comme si cela pouvait arrêter
la vision.
Francks se demanda ce que savait Mordu au sujet de son agression. Il avait
progressivement accordé sa confiance à cet homme au cours des semaines
qui avaient suivi la mort de Korr, mais c’était un ancien rival, et il avait
ouvertement admis avoir envoyé Francks à sa mort dans les Désolations. À
quel point est-ce que je peux te faire confiance, maintenant ?
Il décida de pousser quelques boutons pour voir comment Mordu
réagirait :
— C’est Ignus, pas vrai ? Il m’a envoyé un assassin cette nuit.
Mordu cessa son va-et-vient dans la pénombre.
— T’as été attaqué ? Déjà ? Si tôt après ton retour ?
Sa surprise semblait sincère.
— Qu’est-ce que tu sais là-dessus ? demanda Francks.
L’adrénaline recommença à circuler dans ses veines, apaisant ses nerfs et
atténuant les douleurs dans ses membres, tandis qu’il poursuivait :
— C’est Ignus qui est derrière de ce coup-là ?
Mordu prit un moment pour répondre :
— Non. Jules Ignus… est plus là.
Un autre long silence s’installa, mais Francks patienta. Il savait que ce
n’était pas tout.
— Je sais pas qui a envoyé l’assassin. Peu de gens savent même que t’es
de retour, parmi ceux qui te connaissaient.
— Toi, comment tu l’as su ?
Francks se rejeta en arrière et glissa sa main sous la couverture pour
agripper son surin, juste au cas où.
Dans la pénombre, impossible de savoir si la question avait touché un nerf
sensible chez Mordu.
— Les Sauveurs d’Âmes ont fait passer le mot. J’ai un, euh… un compact
avec eux. Mais il y a quelqu’un de très puissant, avec un très bon réseau,
qui doit vouloir ta mort.
Francks raffermit sa prise sur la dague crantée.
— Pourquoi ? Qui aurait quelque chose à carrer d’un vieux machin
détraqué par deux décennies dans les Désolations ?
Mordu revint dans la lumière, mais garda la tête baissée, il semblait
incapable de soutenir le regard de Francks.
— C’est comme tu l’as dit, le business de la rédemption tourne bien. La
dernière chose qu’il faudrait, c’est qu’un prophète débarque des Désolations
avec un message d’espoir véritable. Un vrai sauveur qui se pointerait là-
dedans, ça ferait pas de bien aux affaires. Y’a un paquet de gens qui
voudraient pas voir ça arriver.
Le silence envahit la pièce. Francks observa Mordu dans ses vêtments
neufs, avec son visage propre et bien rasé. Sans aucun doute, il avait été un
rival, mais aussi un guerrier saint, un meneur des armées de la vérité. Qui
était-il maintenant ? Un homme d’affaires qui s’engraissait de la foi et de la
détresse d’autrui ?
— Qu’est-ce qu’il t’est arrivé, Jerod ?
Mordu le regarda enfin dans les yeux, et Francks réalisa le fardeau que les
années avaient empilé sur les épaules de son plus vieil ami, d’ailleurs
probablement son seul ami. Il relâcha sa prise sur la dague. Il n’avait rien à
craindre de cet homme.
— J’ai vieilli, répondit-il. J’ai survécu et j’ai gagné en sagesse.
— Tu veux dire que tu as perdu ta foi, décrypta Francks.
Mordu hocha lentement la tête :
— Et toi, tu vas perdre bien plus que ça si tu continues à prêcher.
Francks se contenta de sourire :
— Si telle est la volonté de l’Univers, qui suis-je pour protester ?
Mordu secoua la tête en soupirant :
— Tu refuses de partir, hein ?
— Oui.
— Et tu vas continuer à prêcher le retour de Korr ?
Francks acquiesça :
— Je peux plus me détourner du plan.
— Non, je suppose que tu peux pas…
Mordu glissa une main dans sa veste et en retira un petit paquet enveloppé
dans un linge, poursuivant :
— Alors prends ça. C’est pas grand-chose… Les crédits que j’avais sous la
main, et une liste de noms et d’endroits. C’est des gangs qui t’accueilleront
sans poser de questions. Ils savent tous comment me contacter si besoin.
— D’autres relations d’affaires ?
— C’est tout ce que je peux faire, par contre, répondit Mordu en
confirmant d’un signe de tête. Je pourrai pas te sauver cette fois, si tu
restes ici.
— C’est plus moi qui ai besoin d’être sauvé.
Le guilder Tavis était assis à son bureau, et il essayait de se concentrer sur
la paperasse qu’il avait sous les yeux. Meru, son assistante, avait tout
organisé en piles bien ordonnées. Il avait des contrats à lire, des compromis
de vente à valider, des requêtes de versement à signer, et des mandats à
approuver, à tamponner, à contresigner.
Il recula son fauteuil dans un grognement.
— Mais qu’est-ce qu’elle a foutu la Meru, pour laisser la paperasse
s’accumuler comme ça ?
Il repoussa la pile la plus proche, éparpillant les contrats sur la surface de
son bureau, et réduisit ainsi à néant le système bien organisé auquel son
assistante avait certainement consacré un max de temps. Il se leva ensuite
pour se rendre à une autre table, de l’autre côté de la pièce.
Tavis était un vrai bonhomme, du genre massif, avec une opulente
chevelure noire qui paraissait toujours en broussaille, même lorsqu’il venait
de se peigner. Son visage lunaire se confondait presque avec son cou épais,
et seul un mince collier de barbe grisonnante séparait son menton de ses
bajoues. Ses larges robes ondoyantes lui tenaient bien chaud dans le bureau
froid et humide, mais ne dissimulaient en rien la bedaine qui débordait au-
dessus de sa ceinture. Il évoquait un vieux guerrier qui se serait laissé aller à
une vie de confort, derrière un bureau.
À vrai dire, Tavis avait été ganger dans le Sous-monde, et dans sa jeunesse
il n’avait eu que mépris pour les guilders. « Rien que des mauviettes »,
disait-il. « Font plus les malins quand ils ont pas leurs gardes du corps. Les
banquiers ? Les hommes d’affaires ? Les marchands ? Pouah ! Rien que des
parasites qui s’engraissent sur l’dos des pauvres gens, et c’est la vérité
vraie. »
Il avait changé de ton quand une belle petite somme de crédits lui était
tombée dans le bec par un pur coup de bol. Après avoir supprimé de
l’équation ses rivaux et ses anciens camarades, il s’était rendu tout droit
chez un guilder. Ils s’étaient accordés sur un partenariat, et Tavis avait
prospéré, surtout après que la santé précocement défaillante de son compère
l’ait fait accidentellement renoncer à sa part du compact.
Et finalement, Tavis était devenu l’image par excellence du guilder
mollasse qu’il détestait tant auparavant. Il contrôlait toute son affaire, avec
l’aide non négligeable de son assistante Meru qui maîtrisait mieux que lui
les aspects contractuels de la chose. Mais Tavis avait encore du flair pour
les bonnes opportunités, et au fil des ans, ledit flair lui avait valu pas mal
de revenus.
— Et maintenant, c’est le moment d’en récolter les bénéfices, dit-il pour
lui-même en contemplant la maquette exposée sur la table du fond.
La table de travail à l’arrière de son bureau était occupée par la maquette
d’un dôme ; le meuble en lui-même, en bois véritable, n’avait pas de prix,
mais pour le moment Tavis n’avait que faire du luxe de ses quartiers. Il
considérait comme acquis l’épaisse moquette à longs poils sous ses pieds
ainsi que les tapisseries qui masquaient les parois métalliques gris terne de
son hab au bas de la Ruche. Ce qui l’intéressait, c’était son projet fétiche, là
sur la table.
Il fit glisser la partie supérieure de la maquette du dôme pour en révéler
l’intérieur. Il y avait dedans une maquette de sa nouvelle demeure. Il n’avait
plus assez de place dans son habitation étriquée de Hive City, et n’étant pas
de la noblesse, il avait dû quitter les limites de la City pour trouver un
espace suffisant pour la demeure capable de combler ses goûts exigeants.
Le dôme tout entier allait être son terrain de jeu. Il y aurait d’immenses
bassins entourés de sculptures importées. Un théâtre rien qu’à lui où il ferait
jouer des pièces spéciales, juste pour son divertissement personnel. Une
immense demeure flambant neuve qui ferait l’envie des guilders comme des
nobles. Un dôme d’or étincelant couronnant une habitation de trois étages
dont le perron serait encadré par des colonnes. Une cour centrale, parsemée
de statues, menant aux jardins à l’arrière, avec des fontaines et tout
le tremblement.
Tavis savait bien que ce dernier souhait était de l’extravagance à l’état pur.
À lui seul, le prix à payer pour acquérir et entretenir de vraies plantes
dépassait ce qu’un simple guilder pouvait se permettre, mais il aimait rêver,
et jouir du confort d’une immense demeure dans un dôme rien qu’à lui était
de longue date le rêve de Tavis.
— Qui aurait cru qu’un homme aux origines si modestes serait un jour
propriétaire d’un dôme entier ? murmura-t-il en contemplant la maquette.
Il fut arraché à sa rêverie par un toussotement poli provenant de la porte. Il
leva les yeux, et découvrit Meru, vêtue de son éternel tailleur-pantalon
beige, très basique. Elle tenait comme d’habitude une tablette de données
dans une main et un stylet dans l’autre. Tavis n’était d’ailleurs pas certain
de l’avoir déjà vue sans ces deux outils. Meru était extrêmement efficace, et
elle se donnait beaucoup de mal pour que cela se voie au premier coup
d’œil.
Elle toussa à nouveau :
— Excusez-moi, monsieur. Un Monsieur Grondle voudrait vous voir, sans
rendez-vous.
— Monsieur Grondle… ah, le contremaître. Appelez-le simplement
Grondle. C’est son nom.
— Entendu, monsieur, répondit-elle. Dois-je introduire Monsieur Grondle
dans votre bureau ?
— À c’t’heure-ci ?
Tavis soupira et retourna de mauvaise grâce à sa table de travail.
— Sûrement pas des bonnes nouvelles, grogna-t-il en se laissant tomber
dans son fauteuil, derrière les piles de paperasse renversées. Oui, oui, faites-
le entrer.
Meru s’éclipsa, et le contremaître trapu franchit la porte un instant plus
tard. Tavis donna immédiatement de la voix :
— Stop !
Grondle plongea en avant sur la pointe des pieds et agita ses bras replets
dans tous les sens, mais il réussit finalement à couper son élan sans piquer
du nez.
— Comment osez-vous vous pénétrer dans mon bureau dans cet état ?
poursuivit Tavis. Je vous interdis de souiller la moquette avec cette infamie.
Effectivement, Grondle n’était pas vraiment beau à voir. Sa chemise avait
peut-être autrefois été blanche, mais elle était désormais tachée de gris et de
brun par un mélange de sueur, de poussière et de mortier. Son pantalon
n’était guère mieux. Sa barbe et sa chevelure épaisses étaient collées à son
visage rouge et dégoulinant. De temps à autre, une goutte gluante se
détachait de sa barbe pour tomber sur sa poitrine, et des filets d’une
substance brune ruisselaient comme des cours d’eau fangeuse le long de ses
bras luisants, jusqu’à ses pognes qui semblaient prises dans des gangues
de boue.
— Pas un pas de plus. Vous me ferez votre rapport de là où vous êtes.
Grondle se tordit les mains, décollant ainsi des particules de crasse qui se
précipitèrent vers le sol moquetté. Tavis ouvrit la bouche pour se remettre à
hurler sur le bonhomme, mais se ravisa en réalisant que cela ne ferait que
prolonger le séjour du répugnant contremaître dans son bureau qui n’était
déjà plus très propre. Grondle finit enfin par rassembler suffisamment de
cran pour prendre la parole :
— Désolé d’vous dire ça, m’sieur, commença-t-il. Y’a eu un autre accident
sur l’chantier.
Vu comment ça avait démarré, Tavis ne fut pas vraiment surpris par
cette révélation.
— Combien de temps est-ce que ça va nous faire perdre ?
— C’est pire qu’la dernière fois, m’sieur, répondit Grondle. On a perdu
une douzaine d’gars, au moins.
— Perdu ?
— Enterrés, m’sieur. La grosse rampe de caillasse au bord du dôme, elle a
lâché, aplati toute une équipe.
— Je répète, fit Tavis en tambourinant du bout des doigts sur son bureau :
Combien de temps ça va me coûter ?
— J’sais pas, m’sieur. Ça dépend…
— De quoi ?
Tavis se leva et contourna son bureau, foudroyant Grondle du regard
jusqu’à ce que le gros contremaître renâcle et détourne les yeux.
— De si j’peux trouver des gars pour finir l’boulot.
Tavis ouvrit la bouche pour protester, mais Grondle continua à parler à
toute allure, essayant certainement de tout déballer d’un coup avant de
perdre courage.
— Y’a eu une demi-douzaine d’accidents rien qu’dans les six derniers
mois. C’était d’jà assez dur à trouver des ouvriers, et là j’viens d’en perdre
douze… et y’en a douze autres qui s’sont cavalés après qu’on a déterré
les corps.
— Embauchez d’autres ouvriers, répliqua Tavis en avançant sur Grondle.
C’est vous le contremaître. Les histoires de personnel, c’est votre problème.
— Mais c’est c’que dis, m’sieur, sauf vot’respect.
Grondle recommença à se tordre les mains, puis il remarqua la pile de
cendre et de poussière qui s’accumulait sur la moquette devant lui, et arrêta.
— J’trouve personne pour bosser. Les pélos pensent que l’projet est
maudit. Y’a plus personne qui veut bosser sur not’chantier… en tout cas pas
au prix qu’on les paie.
Tavis hurla à la face d’un Grondle probablement soulagé d’avoir été
stoppé si loin.
— On raque déjà le double du taux normal !
Il retourna à grands pas jusqu’à la maquette :
— Et on est pas plus près du but qu’il y a deux ans !
— Qu’est-c’que j’peux y faire, moi, m’sieur ? demanda Grondle. On peut
pas avancer sans ouvriers.
— Eh ben tu vas te bouger le fion et m’en trouver vite fait ! rugit Tavis,
perdant tout vernis de manières cultivées. Je veux pas savoir d’où tu les
débauches. Je veux pas savoir comment. Mais tu vas me ramener des
ouvriers fissa, ou tu vas te retrouver à gratter dans les déchets de Dust Falls
jusqu’à ce que les cheveux t’en tombent et que les yeux t’en sortent de la
tête !
— Mais comment… ?
— Démerdez-vous, Grondle, se reprit Tavis. Faites ce que vous avez à
faire pour terminer ce chantier, compris ?
— Oui, monsieur.
— Et maintenant, virez-moi votre immonde carcasse de mon bureau. Et
envoyez-moi Meru avec un balai et une serpillière.
Les yeux de Kal mirent quelque temps à s’accoutumer à la faible
luminosité. La seule source de lumière était une rangée d’écrans vidéo
installés en demi-cercle face au mur du fond. Nemo, espion en chef du
Sous-monde, receleur d’informations confidentielles, gardien de secrets
obscurs, refourgueur de tech archaïque, et emmerdeur de première
spécialement pour Kal Jerico, trônait dans un fauteuil à dossier droit au
centre des moniteurs.
Toutefois, même baigné dans l’éclairage chaleureux des écrans, l’espion
n’était qu’une silhouette. Il était enveloppé de la tête aux pieds d’une étoffe
moulante d’un noir mat qui semblait absorber la lumière. Sans le casque
réfléchissant qui lui protégeait la tête, il aurait été invisible dans son fauteuil
noir. Kal arrivait presque à discerner les images des écrans qui se reflétaient
sur son masque de verre fumé.
Le chasseur de primes percevait également d’autres présences dans la
pièce. Il y avait bien le chef de salle et ses deux gorilles derrière lui, mais le
grondement sourd et le claquement des mâchoires de Wotan à côté de lui
confirma qu’il y avait d’autres gardes sur leur périphérie, invisibles et aux
aguets dans les ténèbres.
— Tu me trouves en position d’infériorité, Nemo, dit Kal, ajoutant pour
lui-même : encore une fois.
— Et tu me dois beaucoup de crédits, Jerico, répliqua le chef des espions.
Kal ne savait même pas si Nemo le regardait ou pas. Pendant qu’il lui
parlait, son fauteuil pivotait de droite à gauche pour examiner l’un, puis
l’autre des écrans vidéo. C’était un peu déconcertant.
— Comment est-ce que tu comptes régler ? Cash ? Tu me signes un petit
papier ?
Kal prit une seule seconde pour soupeser ces deux options. Il n’avait pas
de cash, et il était hors de question qu’il signe une reconnaissance de dette à
Nemo – en tout cas, pas une fois de plus. Il décida d’essayer une troisième
solution :
— Je suis pas d’accord avec la première partie de ta déclaration, Nemo. La
main était truquée, le croupier m’a grugé. Je te dois rien du tout. Et si tu
veux contester, je propose qu’on aille régler ça devant le magistrat de la
guilde locale.
— Oh, aucun besoin de contester, dit Nemo. T’as parié et t’as perdu… au
doublon. J’ai une salle pleine de témoins qui pourront le confirmer.
Kal continua bille en tête :
— Mais c’est ton hôtesse qui a misé la main pour que ton croupier puisse
me battre avec son jeu truqué. Il me suffit d’une personne à cette table qui
flanche sous l’examen du magistrat de la guilde. T’as confiance à ce point-
là en tes gens ?
Un étrange bruit se fit entendre derrière le masque de Nemo. On aurait dit
des petites bulles de goudron qui claquaient à toute vitesse, ou bien le bruit
d’une fusillade lointaine. Kal réalisa au bout d’un moment que l’espion en
chef était en train de rire. Il couvrit la pièce sombre d’un regard circulaire,
mais aucune des silhouettes noires n’avait bougé ni même prononcé un mot
depuis que Kal était entré. C’était peut-être quelque chose sur l’un des
moniteurs de Nemo qui le faisait marrer.
— Qu’est-ce qu’il y a de si bidonnant ? demanda Kal au bout
d’un moment.
— Tu sais pas à quel point t’as raison, Jerico, lui dit Nemo.
— Je peux y aller, alors ?
— Non, non. Quand tu les as appelés « mes gens ».
La phrase fut ponctuée de cet étrange rire pétaradant.
— Aucun d’entre eux prononcera un seul mot contre moi. Je pense que tu
le sais. Pour ce qui est du magistrat, il me semble que c’était l’homme assis
à ta gauche à ta table.
Sur ces mots, c’est l’assemblée tout entière qui éclata de rire.
— T’as perdu, Jerico, dit Nemo. Oui, c’est Stella qui a joué tous tes jetons.
Mais c’est toi qui a persisté, au lieu d’accepter tes pertes et de partir en
gentleman. Même après le doublon, quand tu t’es douté que c’était joué,
t’aurais pu t’aplatir comme l’ont fait les autres. Et t’as perdu. Et maintenant
tu me dois une belle grosse somme, et, je te le demande une fois encore,
comment tu comptes me payer ?
— Mais, mais… hoqueta Kal.
— Vas-y avec ton magistrat, Jerico, poursuivit Nemo. En fait, Jock, va me
le chercher tout de suite. Il est sûrement encore en train d’essayer de
regagner le fric qu’il me doit. On peut régler ça cette nuit, et demain, toi,
Kal Jerico, t’iras trimer avec les autres esclaves vendus pour dette impayée.
Le chef de salle s’apprêta à sortir. Kal commençait à se troubler. Mais
pourquoi est-ce que ses rencontres avec Nemo tournaient toujours au fiasco
si rapidement ?
— Attends, lança-t-il. Je vais te signer ton papier.
Comme ça au moins, il gagnerait un peu de temps pour se sortir du pétrin.
— J’ai une meilleure idée, dit Nemo, qui se tourna vers un mur latéral et
bascula quelques interrupteurs sur un tableau. T’es un chasseur de prime, tu
sais comment trouver les gens. J’ai un avis de recherche sur quelqu’un. Tu
m’apportes ce type, et j’efface ta dette.
— Cette somme-là, pour un gars recherché ? demanda Kal. Ça me paraît
super cher payé pour un seul boulot… c’est trop beau pour être vrai. Et
comme dit le proverbe, quand c’est trop beau pour être vrai, c’est sûrement
que ça l’est.
— Oh, mais je te parle pas seulement de cette dette, Jerico, mais de toutes
tes anciennes dettes envers moi. Tu me dois encore du fric pour cette petite
affaire avec le vampire du Sous-monde, l’année dernière, sans oublier que
t’as flingué plusieurs de mes meilleurs hommes au cours de la
décade passée.
Kal s’inquiétait de plus en plus. Si Nemo était prêt à passer l’éponge sur
toutes ces dettes, c’était que la proie ne serait pas facile à choper.
— C’est quoi le piège ?
— Tu dois me le rapporter vivant, dit Nemo. Mort, il me servira à rien,
donc garde bien courte la laisse de ta plantureuse partenaire. Y’aura pas de
demi-prime pour une tête dans un sac, ce sera vos têtes pour la sienne.
— C’est tout ? fit Kal. Ça me paraît pas trop compliqué. T’as qu’à me
donner les détails, puis Wotan et moi on s’en ira se mettre en quête de ce
dangereux fugitif.
— Pas si vite, Jerico.
Nemo actionna un autre interrupteur. La pièce devint blanche. Kal leva un
bras pour se protéger les yeux, mais fut quand même momentanément
aveuglé par l’explosion de lumière vive. Wotan gronda et aboya, mais ce
son agressif que Kal avait toujours assimilé à celui d’une lame
tronçonneuse au démarrage fut coupé net. Et puis il entendit quelqu’un rire
à nouveau, mais cette fois il s’agissait presque d’un gloussement puéril, et il
était quasi certain de distinguer deux tonalités dans ce rire.
Kal tenta de se tourner vers Wotan, mais sa vue était trouble, et il ne
distinguait rien que des petits points lumineux. Tandis qu’il essayait de se
frotter les yeux pour y voir plus clair, il fut saisi par plusieurs paires de
pognes qui le plaquèrent contre le mur.
Une fois que sa vision se fut éclaircie, il s’aperçut que Jock, le chef de
salle, et ses deux gorilles le bloquaient contre la paroi. Nemo était toujours
dans son fauteuil, mais les deux autres gardes étaient en train de se claquer
dans les mains, de sauter en l’air pour se percuter le torse, de ricaner et de
glousser comme des fillettes.
Maintenant qu’il les voyait clairement, il reconnaissait ces deux-là. C’était
les jumeaux qui aimaient à se faire appeler Seek’n’Destroy. Wotan s’était
assis sur l’un ou l’autre pendant toute la débâcle avec le vampire du Sous-
monde, donnant à Kal suffisamment de temps pour gérer la situation dans le
style inimitable qui était le sien.
Wotan gisait à présent aux pieds des deux andouilles de jumeaux, les
pattes emprisonnées par des menottes, avec une muselière d’acier pour
bloquer sa puissante mâchoire métallique.
— Qu’est-ce que c’est ce bordel ? demanda Kal.
— Une caution.
— Hein ?
— C’est pas compliqué, fit Nemo. Tu m’apportes Jobe Francks, vivant, et
tu récupères ton cyber-mastiff, vivant. Sinon…
3 : DE NOUVEAUX ENNEMIS

Le Cardinal Carmin se délectait de l’adoration de ses ouailles, de l’ardeur


de ses convictions, et du rayonnement des bassins d’acide et de déchets
fondus qui l’entouraient.
— Nous n’apportons pas le jugement aux impies, claironna-t-il à la
congrégation rassemblée des Rédemptionnistes. Nous apportons la
salvation divine. Que tous ceux qui ont péché, qu’ils soient des mécréants
ou des sorcières, des blasphémateurs ou des débauchés, des hérétiques ou
des mutants, que tous purifient leurs âmes dans le bain brûlant de la vérité.
Il fit quelques pas, allant et venant sur le sommet de la butte rocheuse qui
formait son estrade, et gesticula à l’intention des centaines de croyants qui
bordaient les bassins verts et bouillonnants en contrebas. Ses fidèles
entonnèrent une litanie de « Brûlons-les, brûlons-les, brûlons leurs péchés
avec ! ». Carmin tendit les bras au-dessus de sa tête et leva les yeux comme
s’il transperçait du regard les kilomètres de pierre et de métal de la Ruche
pour contempler directement le visage de l’Immortel Empereur
en personne.
Les amples manches de sa soutane rouge se retroussèrent, révélant ses bras
qui étaient réduits à quelques lambeaux de peau noircie sur des muscles
exposés et des os rongés. Des fragments de tendons et de pauvres bribes de
peau flétrie parvenaient tout juste à maintenir les mains squelettiques.
— Qu’ils trouvent l’éternelle salvation dans le feu ardent de notre foi,
poursuivit-il. Qu’ils réfléchissent sur la mauvaise voie qu’ils ont empruntée
tandis que nous brûlons leurs péchés. Que la juste rédemption leur vienne à
la fin de leurs jours de vice. Telle est la voie. Telle est la volonté. Tel est le
commandement de notre Seigneur et Sauveur, l’Immortel Empereur.
La litanie s’amplifia et s’accéléra à la mention de Son nom, pour se réduire
à un simple mot : « Brûlons ! Brûlons ! Brûlons ! »
Carmin rejeta son capuchon en arrière et laissa glisser sa soutane au sol
pour se présenter à moitié nu devant la foule emplie de ferveur, les bras
dressés en direction des cieux. Son corps tout entier était brûlé. Il ne restait
plus le moindre poil sur son torse ni cheveu sur sa tête. De grands fragments
de peau semblaient avoir été dévorés, exposant ses côtes, ses muscles, par
endroits même ses organes. Le peu de chair qui restait était noirci, ou alors
éclatant d’un rouge inflammatoire. Ses yeux paraissaient énormes dans des
orbites évidées, sous l’os nu de son front. Son grand nez crochu était resté
intact, mais ses lèvres avaient apparemment été complètement dissoutes,
affichant en permanence sur le visage du Cardinal un sourire fixe
et horrifiant.
— Moi, qui ai marché dans le feu de la foi et me suis baigné dans l’acide
brûlant de la vérité, je vais révéler la voie aux impies, entonna Carmin.
Telle est la volonté. Telle est la voie.
La litanie s’interrompit alors que la foule reprenait ses paroles. « Telle est
la volonté. Telle est la voie. »
Carmin abaissa ses mains osseuses et désigna les ailes de sa
cathédrale souterraine.
— Amenez les hérétiques ! lança-t-il. Qu’ils soient en ce jour baignés dans
la vérité.
La foule reprit au moment voulu : « Telle est la volonté. Telle est la voie. »
Deux groupes de gangers Cawdor, resplendissants dans leurs capes bleues
parfaitement propres et leurs gilets pare-balles orange lustrés, gravirent la
butte en traînant des captifs derrière eux, sur la pente rocheuse. Alors que
les gangers étaient lavés de frais et vêtus d’habits propres ou neufs, les
prisonniers étaient répugnants, et ce qu’il restait de leurs effets était déchiré,
souillé de sang et d’excréments. Leurs haillons laissaient entrevoir sur leurs
corps de nombreuses plaies et ecchymoses, et ils étaient pour la plupart à
peine conscients.
L’un des deux groupes peinait à contrôler une Escher qui tirait sur ses
chaînes et crachait sur ses gardiens.
— Bande de fils de fouisse-merde décérébrés, allez donc plonger au fond
du cloaque et pourrissez-y ! hurla-t-elle.
La crête couleur de bronze qui surmontait son crâne et se finissait en
queue-de-cheval était engluée de sang, et il était clair que de nombreuses
poignées de cheveux avaient été arrachées. Les tatouages de son gang, qui
barraient son front et se prolongeaient au-dessus de ses oreilles, étaient
abîmés en plusieurs endroits par de longues coupures. Du sang avait coulé
puis séché autour de ses oreilles et de son nez, et des traînées de sueur et de
saleté recouvraient ses bras, son torse et ses jambes, tout son corps plein de
bleus et de bosses.
Malgré cela, cette femme musculeuse dominait ses gardiens de toute sa
hauteur. Elle les fusilla du regard tandis qu’ils l’entraînaient vers le sommet
de la butte, et tira d’un coup sec sur les chaînes fixées à ses menottes,
faisant basculer deux des gangers.
— J’brûlerai pas pour vot’ plaisir ! cria-t-elle en s’élançant, trébuchante,
vers le bord de l’estrade de pierre plate.
Les autres gangers tenaient toujours leurs victimes, et ils la regardèrent,
impuissants, tenter de regagner l’une des ailes de la caverne. Mais avant
qu’elle parvienne au bord, le Cardinal Carmin bondit du centre de l’estrade,
et atterrit entre elle et sa liberté.
— Non, lui dit-il suffisamment fort pour que la congrégation l’entende. Tu
brûleras pour ton salut, pour ta propre salvation.
Ceci étant dit, Carmin saisit la grande et puissante Escher par le cou et par
une jambe, et la souleva au-dessus de sa tête. Il fit deux pas en avant et la
projeta par-dessus le rebord du rocher comme un vulgaire sac de déchets.
Elle s’envola en hurlant des injures, et atterrit dans le bassin d’acide
bouillonnant. Ses cris s’amplifièrent et se muèrent en une plainte
incohérente tandis qu’elle sombrait dans le liquide fumant et frémissant.
L’odeur âcre de la chair brûlée par l’acide se répandit sur la foule qui reprit
sa litanie de « Brûlons ! Brûlons ! Brûlons ! »
Un par un, les autres captifs furent délivrés au bassin purificateur, et avec
chaque âme sauvée, les chants gagnaient en ferveur, jusqu’à ce que les mots
résonnent dans la caverne tout entière. Après que le dernier corps ait été
dévoré par le bassin, le Cardinal Carmin, qui avait repris sa soutane, se
plaça seul au centre de la plateforme de pierre, et leva les mains vers les
cieux. La psalmodie cessa immédiatement.
— Les âmes impies ont été purifiées en ce jour, et nous les avons envoyées
vers leur ultime gratification, à la gauche de l’Immortel Empereur, entonna-
t-il. Allez, et répandez la bonne parole. Allez, et amenez-moi les hérétiques,
et je les baignerai dans le feu sacré de la Rédemption.
La foule fascinée répondit d’une seule voix : « Telle est la volonté. Telle
est la voie. »
Une fois l’office terminé, le Cardinal Carmin inclina la tête et quitta
l’estrade. Il fut immédiatement rejoint par une escorte de gangers et de
diacres en habits qui l’entourèrent pour traverser la foule grouillante. Les
fidèles se pressaient tout autour dans l’espoir d’approcher leur meneur, ou
même de le toucher, mais le cercle des gardes du corps les repoussait,
forçant un chemin dans la masse, et expédiant plus d’un membre de la
congrégation dans les bassins d’acide alors qu’ils ramenaient le Cardinal en
sécurité. La Rédemption ne se préoccupait pas de justice.
L’un des diacres était un homme entre deux âges nommé Ralan, coiffé de
fins cheveux noirs plaqués sur le côté, avec un regard perçant ; il avait une
brûlure à l’acide de la forme approximative d’une main qui lui encerclait le
cou. Il cheminait à côté de Carmin, mais toujours légèrement en retrait. Il
s’éclaircit la gorge, comme s’il essayait d’attirer l’attention du Cardinal tout
en craignant que son intervention soit mal reçue.
Après quelques minutes de toussotements et de raclements de gorge, le
diacre finit par ouvrir la bouche.
— Cardinal ? demanda-t-il. Un message pour vous est arrivé pendant
l’office, et je savais que vous voudriez en prendre connaissance le plus
rapidement possible.
Carmin lui jeta un regard en biais :
— Vous avez lu le message ?
— Bien sûr que non, Monseigneur, fit Ralan, tête baissée en signe de
déférence. Mais il a été porté par ce messager en particulier. Celui que vous
avez engagé récemment, Monseigneur. Je savais alors que l’affaire
était pressante.
Ralan brandissait une enveloppe. Carmin la lui arracha des mains,
consterné par l’impertinence et la stupidité de cet homme capable
d’évoquer une telle affaire en public. Il se mit à le fusiller du regard, jusqu’à
ce que Ralan abandonne sa position habituelle et se relègue de lui-même à
l’arrière de la procession, derrière les autres diacres et les gardes du corps.
Carmin ouvrit l’enveloppe et lut rapidement le message. Il n’y avait que
quatre lignes, mais il les lut deux fois afin de s’assurer qu’il ne faisait
pas erreur.
— Que l’Immortel Empereur le condamne aux profondeurs du Sous-
monde, marmonna-t-il.
Il regarda derrière lui, trouva Ralan :
— Est-ce que le messager attend une réponse ?
Le diacre hocha la tête sans desserrer les lèvres.
— Très bien. Nous allons avoir besoin de lui.
Carmin laissa passer quelques minutes de silence, puis demanda encore :
— Et qu’en est-il de l’autre affaire ?
Ralan eut l’air effaré de devoir répondre verbalement, mais il finit par
réussir à ouvrir la bouche :
— C’est en cours de règlement, Monseigneur.
— Prends soin que ce soit bien le cas, Ralan. Prends-en bien soin.
Kal était assis à sa table habituelle du Sump Hole, à dorloter un Wildsnake.
En temps normal, il aurait descendu toute la boutanche d’un coup, serpent
avec, surtout pour éviter d’en ressentir le goût infect. Mais c’était le matin,
quand même, et en plus il avait d’autres choses en tête. Ses poches étaient
vides, son meilleur ami était retenu en otage par son pire ennemi, et même
s’il arrivait à dégotter ce Jobe Francks, ça lui rendrait pas le fric qu’il avait
perdu à la table de jeu. Celui qui aurait du payer sa dette aux Van Saar et…
les parts de ses partenaires.
Donc somme toute un matin plutôt normal. Mais là il savait que les choses
étaient vraiment sur le point de partir en vrille.
— Fais-moi donc frire des œufs de centipattes, mec, lança une voix
familière. Je te conseille de pas essayer de me gruger avec des œufs
d’arachnide géante comme la dernière fois. Et apporte-moi un Snake
Premier Choix pour faire passer le tout.
Yolanda se laissa tomber sur la chaise en face de Kal sans même un regard
pour le chasseur de primes.
— Y’a rien de pire que le goût de sa tambouille, à ce type, fit-elle. À part
l’arrière-goût que ça vous laisse dans la bouche.
Kal prit une longue gorgée au goulot en essayant d’éviter le regard de sa
partenaire. Mais au travers du liquide trouble de la bouteille à moitié vide, il
voyait bien qu’elle était en train de l’observer. Elle pencha la tête sur le côté
en le fixant, un sourcil relevé.
— Au nom de la Ruche, c’est quoi ton problème là Jerico ? On dirait que
tu viens de perdre ton meilleur pote…
Kal fixa sa boisson.
— Oh merde ! s’exclama-t-elle. C’est Scabbs, pas vrai ? Qu’est-ce qu’il
s’est passé ?
Kal sortit de son mutisme :
— C’est pas Scabbs, même si je l’ai pas encore vu ce matin. C’est pire.
— Oh merde ! répéta-t-elle. T’as perdu tout notre flouze, hein ?
Elle abattit son poing sur la table si brutalement que le Wildsnake de Kal
en bascula. Sa main jaillit, il rattrapa la bouteille par le goulot et la redressa
sans en laisser échapper une goutte.
— C’est pire que ça, fit-il. J’ai perdu Wotan.
Yolanda était en train de braquer un index furieux sur Kal, mais elle
s’interrompit aussi sec.
— Le chien ? C’est pour ça que t’es tout déprimé ? T’as paumé ton foutu
clébard ?
Kal hocha la tête sans se fatiguer à essayer de la corriger. Wotan était plus
qu’un simple chien, c’était un cyber-mastiff.
— Mais le fric, c’est toujours okay, hein ? demanda-t-elle.
Kal secoua la tête, cette fois.
— Kal bordel de putain de merde Jerico ! T’es vraiment con comme un
fouisseur !
Yolanda bondit sur ses pieds et cogna des deux poings sur la table. Pas
moyen de sauver la boisson, cette fois. La bouteille rebondit une fois, passa
par-dessus bord et éclata au sol.
— Et y’a même encore pire que ça, ajouta Kal en se disant qu’au point où
elle en était, elle pourrait pas être plus furibarde.
— Quoi bordel ?
Kal claqua des doigts à l’intention du barman pour un remplacement.
— Eh ben c’est une longue histoire… qui implique Nemo et le
Cardinal Carmin.
— Par la putain de bordel de croupe de Helmawr !
Elle hurlait, et son visage était si cramoisi que les tatouages couvrant son
front et ses tempes paraissaient palpitants et presque luminescents.
— Yolanda, tu ferais mieux de te rasseoir et de souffler un coup avant de
péter une durite, lui dit Kal. Et de me laisser t’expliquer pourquoi rien de
tout ça est de ma faute.
— Ça me paraît pas très probable, dit-elle.
Elle se rassit quand même, surtout parce que ses œufs et son Snake
arrivèrent juste à ce moment-là.
Assis face à Yolanda qui lui lançait des regards assassins par-dessus son
assiettée d’œufs de centipattes grisâtres et gluants et sa boutanche de tord-
boyaux maison puant, Kal expliqua comment il avait été roulé pour perdre
tout le fric, puis obligé par Nemo d’accepter de chasser une prime
gratuitement pour pouvoir délivrer son cyber-mastiff. Et ne pas finir en
esclave, accessoirement.
Yolanda repoussa son assiette vide et lampa le reste de son Snake.
— Et qu’est-ce que Carmin vient foutre dans tout ça ? demanda-t-elle.
— Eh ben ce type, Francks, est un genre de prophète Cawdor qui errait
dans les Désolations, et qui vient de rentrer à la Ruche, fit Kal.
Apparemment Carmin est censé savoir quelque chose sur son passé qui
pourrait nous aider à le trouver.
— Et qu’est-ce qu’on est censés faire ? demanda Yolanda. Aller voir
Carmin comme ça et lui demander de nous refiler son précieux petit
prophète ?
— C’était plus ou moins mon plan, avoua Kal.
— Fouisse-merde, mais t’es complètement taré ou quoi ?
Elle était encore en train de hurler, et elle abattit sa bouteille sur la table,
dans un grand tressautement de son assiette qui se rapprocha
dangereusement du bord. Kal s’aperçut que ses tatouages recommençaient
à palpiter.
— À chaque fois qu’on a affaire à ces deux tarés, on finit dans une mouise
plus puante que…
Scabbs s’approcha, précédé par son odeur. Yolanda eut un haut-le-cœur, et
sembla prête à rendre son petit-déjeuner sur la table, probablement dans le
même état qu’elle l’avait avalé.
— Plus puante que lui après s’être baigné dans les égouts, conclut-elle.
— Hé, j’te f’rai dire qu’j’ai pris un bain après ça, protesta Scabbs.
Il se laissa tomber sur la dernière chaise avec un bruit mou.
— Tu devrais peut-être utiliser du savon, la prochaine fois, répliqua
sèchement Yolanda.
— Et de la flotte, même, ajouta Kal.
— Toi Jerico, ferme bien ta grande gueule, feula-t-elle. T’as pas le droit de
lui causer comme ça ce matin.
Scabbs gratta un lambeau de peau qui pendait à son menton.
— J’ai loupé que’qu’chose ?
Yolanda montra Kal du doigt :
— Môssieu Porte-bonheur a non seulement perdu tout notre fric et son
chien la nuit dernière, mais comme si ça suffisait pas, il nous a mis en biz
avec Nemo et Carmin.
Scabbs fit aller et venir son regard entre Kal et Yolanda, son visage
croûteux figé dans une étrange expression que Kal n’arrivait pas
à déchiffrer.
— C’est tout ? demanda-t-il enfin. Plutôt classique pour Kal Jerico. En
plus, j’suis sûr qu’il a déjà un super-plan pour récup’ Wotan et not’ fric, pas
vrai, Kal ?
Il se tourna vers Kal avec un sourire radieux.
— Mais oui, môssieu Jerico, fit Yolanda d’une voix mielleuse. Explique
donc ton super-plan à Scabbs.
Kal considéra le sourire béat de Scabbs et la grimace sarcastique de
Yolanda, et il eut un éclair de génie.
— Bien sûr que j’avais un bon plan, dit-il. Mais quand on est dans le
besoin, je pense qu’il vaut toujours mieux se tourner vers les amis et la
famille, pas vous ?
Le sourire et la grimace disparurent instantanément pour être remplacés
par les sourcils froncés de l’incompréhension.
— Yolanda, je veux que tu contactes les Wildcats et que tu me rapportes
tout ce que tu peux apprendre sur les activités de gangs Cawdor qui
pourraient nous orienter sur Francks.
— Sérieux, c’est pas une si mauvaise idée, Jerico, dit-elle. Et toi, qu’est-ce
que tu vas faire ?
— Avec Scabbs, on va aller rendre visite à un vieux pote qui pourra garder
un œil sur Carmin pour nous, et nous prévenir quand Francks entrera en
contact avec notre ami le Cardinal acide.
Scabbs sourit à nouveau et tapa sur l’épaule de Yolanda.
— Tu vois Yolanda ? Qu’est-ce que j’t’avais dit ? Kal est sur la brèche.
Jobe Francks vérifia les informations que lui avait fournies Mordu puis
observa la bâtisse devant laquelle il se tenait. C’était toujours difficile de se
repérer dans le Sous-monde. Pas comme si les bâtiments avaient des
numéros indiqués sur les murs. Déjà, la plupart n’avaient même pas de
murs. Mais là, pourtant, il devait être au bon endroit. Les instructions
comportaient la mention « Coin nord de la colonie de Glory Hole, bâtiment
orange à deux étages ».
Peut-être qu’il était simplement fatigué. Cela faisait maintenant vingt-
quatre heures qu’il était levé, et il avait passé toute la nuit en transit dans le
Sous-monde, ce qui était déjà rude pour un jeune novice alors sans parler de
quelqu’un de son âge, mais quoi qu’il en soit, cette construction de deux
étages ne ressemblait pas à la planque d’un gang Cawdor.
Pour commencer, tous les murs étaient intacts, ainsi que les portes et les
fenêtres. En plus, il n’avait vu ni gardes ni patrouilles, alors qu’il était
supposé se trouver pile devant la porte d’entrée des… il vérifia une dernière
fois le parchemin fourni par Mordu : des Sauveurs Universels.
Et pour finir, il n’y avait pas le moindre slogan barbouillé sur le côté du
bâtiment, ni nulle part dans la rue, d’ailleurs. Pas le moindre « Mort aux
hérétiques » ou « Loué soit l’Immortel Empereur » en vue. Pas même une
petite bannière « Soyez sauvés ou mourez ». C’était rafraîchissant, pour ne
pas dire plus. Même à son époque, la plupart des gangs étaient des
extrémistes. Apparemment, c’était plus facile de convertir les gens à une foi
absolue qu’à une autre qui laissait trop de place aux croyances personnelles.
Malgré tout cela, Francks était persuadé que même un gang de modérés
réagirait violemment en voyant un étranger débarquer dans leur planque,
aussi commença-t-il par frapper à la porte. Quelques instants plus tard, une
voix bien trop jeune se fit entendre derrière le battant :
— Mot de passe ?
Jerod n’avait pas parlé d’un mot de passe. Jobe opta pour la simplicité :
— Mordu m’a envoyé !
Il entendit des bruits de pas et des voix étouffées à travers la porte.
Laquelle s’entrouvrit au bout d’un moment. Une paire de jeunes yeux tout
juste visibles derrière de longs cheveux raides le scrutèrent par la fente.
— Vous êtes monsieur Francks ?
Jobe faillit laisser échapper un rire. Il ne se rappelait pas avoir jamais été
appelé « monsieur » auparavant.
— Ouais, c’est moi, fit-il. Jobe Francks. Monsieur Francks. Je peux
rentrer ?
La porte se referma, et il entendit à nouveau un conciliabule à mi-voix. Et
puis la porte s’ouvrit en grand, et il entra. À peine fut-elle refermée qu’il
frappa le jeune novice à la tempe d’un revers de la main.
— N’ouvre plus jamais à moins d’entendre le mot de passe, gronda-t-il. Tu
m’as compris ?
— Mais monsieur Mordu nous a prévenus que vous viendriez, monsieur
Francks, protesta le jeune d’une voix plaintive.
— Et vous n’avez que ma parole pour savoir que je suis bien Jobe Francks,
rétorqua-t-il. Et j’ai même pas du donner mon nom, c’est toi qui me l’a
donné le premier. Si j’avais été un membre d’un gang ennemi, hein ? Vous
seriez tous morts à l’heure qu’il est parce que tu as ouvert sans autorisation.
Francks embrassa la pièce du regard. Il y avait peut-être une demi-
douzaine de novices assis à des tables. Pas la moindre indication de ce à
quoi ils avaient été occupés ; à jouer aux cartes, peut-être. Il n’y avait pas
une seule arme en vue, pas plus qu’un ganger de rang supérieur.
— Où est votre chef ? demanda-t-il au novice à cheveux longs. Où est le
reste du gang ? Et pourquoi vous les novices n’êtes pas en train de nettoyer
des armes, ou au moins de veiller sur la planque ?
Le gamin passa ses longs doigts dans ses cheveux gras, écartant
momentanément les mèches de son visage. Francks lut la peur dans ses
yeux, une peur disproportionnée par rapport au sermon qu’il venait
de recevoir.
— Tout… tout le monde est de sortie, bredouilla-t-il. Ils ont été… les
Justes Sauveurs leur ont filé un rendez-vous. Ils sont partis il y a des heures.
Le novice avait les larmes qui lui montaient aux yeux, et Francks
s’attendrit un peu. Il lui passa un bras autour des épaules et l’attira jusqu’à
une table.
— Ça se passe mal, c’est ça ?
Le jeune se laissa tomber sur une chaise. Même sans recourir à la vision
qui emplissait ses yeux de brume, Francks voyait clairement tout le poids
que portait ce garçon. Il serait sans aucun doute le nouveau chef des
Sauveurs Universels avant la nuit.
— Ils disent qu’on abrite des hérétiques, expliqua-t-il, mais c’est faux.
C’est juste que Breland, notre chef, refuse de condamner tous les psykers et
les incroyants à première vue. Il dit : « Nous suivons tous des chemins
séparés vers la salvation, mais ces chemins convergent vers un même point,
comme les rayons d’une roue ».
— Breland m’a l’air d’être un chef plein de bon sens, remarqua Francks.
Peut-être trop pour son propre bien, ajouta-t-il en son for intérieur. Il
balaya à nouveau la pièce du regard. Comme à l’extérieur, il n’y avait aucun
slogan peint sur les murs, pas plus que d’autels de feu ou de bassins d’acide
sacrés. Ce qu’il vit, par contre, c’était des livres. Des tas, mais alors des tas
de livres. Voilà une pratique plutôt coûteuse, se dit Francks. Les volumes
reliés étaient pratiquement des reliques, qui s’échangeaient contre des
armes au cours de un pour trois, minimum.
Francks réalisait que les novices avaient été occupés à lire au moment où il
était arrivé. Il regarda les volumes sur la table devant lui et reconnut
quelques titres : La Voie Universelle et Questionner la Vérité. Korr l’avait
forcé à les lire lorsque lui-même n’était qu’un novice. C’était déjà des
ouvrages sacrilèges à l’époque. Le premier expliquait que l’Immortel
Empereur était un idéal, une force universelle, plus qu’un dieu, et que tous
seraient sauvés s’ils suivaient simplement la voie de la vertu. Le second
enseignait que la raison et le pardon étaient les qualités suprêmes de
l’homme, et que la haine et l’intolérance étaient les signes distinctifs d’un
esprit limité.
Francks comprenait mieux pourquoi les Sauveurs Universels étaient mal
vus par les autres gangs Cawdor. Ils adoptaient des idées hérétiques. C’était
un miracle qu’ils aient survécu jusque-là.
— Où se tient la rencontre ? demanda-t-il.
Le novice aux cheveux longs regarda Francks, puis ses compagnons
Sauveurs. Ils haussèrent tous les épaules, lui laissant la responsabilité de
la décision.
— Dans une usine désaffectée pas très loin d’ici, dit-il. Je peux vous
montrer le chemin.
Francks secoua la tête :
— Non. Tu restes ici, et tu veilles sur tes frères jusqu’à ce que je revienne.
N’ouvrez pas la porte à moins d’entendre le mot de passe, et mettez ces
foutus livres à l’abri, en sécurité. Ils valent plus que vos vies. Que nos vies
à tous.
Markel Bobo prenait les choses avec décontraction. Il ne travaillait pas
depuis plusieurs jours, et ça lui convenait parfaitement bien. La vie d’un pro
du renseignement avait quelques côtés stressants, et il avait bien besoin
d’un peu de détente. Voilà pourquoi ces derniers jours, il n’avait presque
pas quitté le salon de la Maison des Plaisirs de Madame Noritaké, du moins
pas avant que Jenn Strings en ait fini avec son dernier client de la journée.
Ensuite, ils se retiraient tous les deux dans la chambre occupée par Bobo à
l’étage, payée d’avance pour encore un mois au minimum.
Bobo était officiellement salarié par la Maison Helmawr, mais il venait de
finir une mission, et il attendait ses nouveaux ordres. Dans l’intervalle, il
avait décidé de laisser tomber les jobs en freelance pour passer plus de
temps avec Jenn.
Il passait donc ses journées enfoncé dans un fauteuil bien rembourré, avec
un cigare à la main et un verre pas loin, et il contemplait la ronde
interminable des filles légèrement vêtues qui allaient et venaient dans le
salon. Sachant qu’il était à Jenn, aucune d’entre elles ne faisait le moindre
cas de Bobo, et aucun des clients ne le remarquait. Il n’avait pas le moindre
signe distinctif, mesurait moins d’un mètre soixante, et pesait à peine plus
que la plus menue des filles de Madame Noritaké. Son visage était banal,
surmonté de fins cheveux coupés courts, d’une couleur
incroyablement commune.
Comme toujours, Markel portait des vêtements beiges et gris, amples et
quelque peu froissés. Il était capable de se fondre dans n’importe quel
paysage, prouesse à laquelle il travaillait dur. Bien qu’aucune arme ne soit
visible sur sa personne ni à proximité, il était capable d’éventrer un homme
en moins d’une seule seconde, avec n’importe lequel des nombreux outils
tranchants qu’il tenait cachés à portée de main.
Bobo ne prévoyait pas spécialement d’avoir des ennuis, mais il avait
appris qu’en règle générale, c’était exactement dans ces moments-là que les
ennuis venaient à vous. Là tout de suite, il attendait quelque chose, de
préférence quelque chose de payant, mais il ne comptait pas trop dessus.
— Salut, Markel, fit une voix bien connue en provenance de l’entrée.
— Salut, Kal, répondit Bobo entre deux bouffées sur son cigare. Assieds-
toi. Je t’ai déjà commandé un verre.
Kal se jeta dans le fauteuil en face de Bobo, se saisit du verre et en
engloutit le contenu.
— Comment tu as su que j’allais venir ?
— Les nouvelles vont vite dans le Sous-monde, Kal, dit Bobo. Et en plus,
ton ami ici présent a tendance à s’annoncer bien à l’avance.
Il désignait Scabbs, qui s’était vautré dans un canapé en envoyant voler un
nuage de crasse, de peaux mortes, et un bouquet d’odeurs répugnantes.
— J’ai besoin de ton aide, dit Kal.
Il fit signe qu’on lui apporte un deuxième verre.
— Je m’en doutais un peu, fit Bobo. Tu prends jamais le temps de passer
juste pour boire un coup.
Kal répondit dans un sourire :
— J’ai bu volontiers, et je remets ça.
Il prit le verre des mains du taulier, l’avala cul sec, puis l’abattit sur la
table à côté de lui avant de reprendre :
— Mais je suis aussi venu te prévenir que Nemo est apparemment en train
de collecter de vieilles dettes.
Bobo prit une longue bouffée sur son cigare et produisit une série
complexe de ronds de fumée qui semblaient presque s’entrelacer
en dansant.
— Il t’a toujours pas pardonné de l’avoir roulé sur le coup des données
d’Armand, hein ? Ou est-ce qu’il nous en veut encore pour ce qu’on a fait à
ses deux bandits ?
— Les jumeaux ? ricana Kal. J’appellerais pas vraiment ça des bandits…
plutôt des clowns gonflés aux stimms avec de bons flingues. Comment ils
se font appeler, déjà ?
Bobo réfléchit un instant avant de répondre, souriant lui aussi :
— Seek’n’Destroy. Je me rappelle quand Wotan s’est assis sur l’un
des deux.
— Ouais, on s’est bien marrés, fit Kal avec un petit rire qui s’estompa
rapidement. Et maintenant, Wotan est puni. Nemo a pris mon cyber-mastiff
en otage, et en échange il me force à lui ramener un gars qu’il recherche.
Connaissant Nemo, l’affaire sera pas réglo. On est peut-être les prochains
sur sa liste…
Bobo fit tomber la cendre de son cigare dans son verre vide puis se pencha
en avant, baissant la voix :
— Ça pourrait expliquer les drôles de nouvelles que j’ai eues hier.
— C’était quoi ? demanda Kal en s’inclinant aussi vers lui.
— Les affaires avant tout, déclara Bobo. Je doute pas que tu vas me payer
pour mes services, pas vrai ?
En fait, Bobo en doutait vraiment, mais il trouvait toujours aussi amusant
de voir Kal faire tout ce qu’il pouvait pour éviter d’avoir à régler ses dettes.
— Ben en fait, je suis un peu à sec en ce moment, fit ce dernier avec un
sourire piteux. Tu sais ce que c’est.
— Je comprends, fit Bobo. Probablement mieux que la plupart des gens.
Alors, qu’est-ce que tu proposes ?
Kal eut l’air presque offensé des manières directes et vénales de Bobo :
— Tu causes comme ça à tous les membres de la lignée royale directe de
la Maison Helmawr ?
Bobo tira à nouveau une lente bouffée sur son cigare :
— T’es quoi, déjà ? Genre le quarante-deuxième dans la succession ?
Kal prit un air complétement déconfit. Bobo voyait bien qu’il n’était pas
dans son assiette. Nemo avait dû sérieusement le secouer.
— Écoute, fit le petit espion, place un bon mot pour moi auprès de ton
cousin Valtin la prochaine fois que tu le vois, et je suis ton homme.
Kal sourit :
— Tu es trop bon, messire.
— Je te le fais pas dire, fit Bobo. Mais tu as raison, faut que je reste dans
les bonnes grâces de la lignée royale.
Il offrit un cigare à Kal. Ce dernier demanda en l’allumant :
— Et alors, c’est quoi ces drôles de nouvelles dont tu parlais ?
— Apparemment, quelqu’un embauche discrètement des assassins, en ce
moment, répondit Bobo. Je sais pas ni qui ni pourquoi, ni même qui en est
la cible.
Kal tira son cigare en ruminant l’information.
— Quel rapport avec moi ?
— Peut-être que cette chasse à l’homme que t’es censé faire n’est rien
d’autre qu’un plan compliqué pour te faire dézinguer, dit Bobo. C’est pile
poil le genre de conneries tarabiscotées que Nemo adore.
— Super, fit Kal. Manquait plus que ça. Alors en plus de me taper Carmin
et Nemo, faut que je me coltine des assassins ? C’est de mieux en mieux,
cette histoire.
— Carmin ? demanda Bobo en haussant les sourcils. Le Cardinal Carmin ?
— C’est ça, le truc. Le gars que veut Nemo est une espèce de prophète
Cawdor. Un gars de chez Carmin, j’imagine. Seulement, difficile
d’approcher sa sainteté…
— Grave, intervint Scabbs. Il veut la peau d’Kal encore plus qu’Nemo.
Sûr’ment à cause que Kal l’a balancé dans c’bassin d’acide…
Kal lui recracha un nuage de fumée au visage en continuant :
— … c’est pour ça qu’on espérait que tu pourrais surveiller le saint jobard
pour nous.
— Tu veux que je me rapproche de Carmin ? Ça va te coûter plus cher que
juste un bon mot au cousin Valtin…
Le visage de Bobo s’éclairait d’un sourire. L’affaire sentait plutôt fort
l’aventure, et il commençait justement à s’ennuyer.
— Mais je te marque ça comme une grosse dette au cas où tu arrivais un
jour à franchir les quarante-et-un échelons qui te séparent du trône. Je vais
même ouvrir mirettes et esgourdes pour essayer de voir si je peux pas
trouver celui qui fait appel à ces assassins, qu’on soit fixé sur la cible.
— Super, fit Kal. Merci. Yolanda est en train de voir avec ses anciennes
collègues de gang pour essayer de localiser ce prophète. On va faire le point
avec elle et on te recontacte plus tard.
Bobo fixa Kal :
— Elle est seule ? C’est pas un peu risqué si Nemo est sur le sentier de la
guerre ?
— Oh, je m’inquiéterai pas trop pour Yolanda, fit Kal. Elle sait prendre
soin d’elle.
— Mais quel enfoiré de merde, ce Jerico, grommelait Yolanda en
parcourant à longues foulées le tunnel qui reliait deux dômes.
Elle regardait à peine où elle allait, laissant ses jambes la guider sur le
chemin plus que familier qui la ramenait à ses racines, qui la ramenait au
repaire des Wildcats, pendant que son esprit vagabondait vers une vie qui à
la fois était et n’était pas la sienne.
Yolanda, issue de la Maison Catallus, avait abandonné depuis bien
longtemps la vie ennuyeuse, politicarde et hypocrite qui attendait les
rejetons de la Spire, pour aller s’ébattre plus bas dans la Ruche, là où elle
pouvait goûter à la liberté, au risque et au danger. Son tempérament de feu
l’avait mise plus souvent que de raison du mauvais côté des conflits qui
abondaient dans la société machiste du Sous-monde, et l’avait conduite à se
tourner vers la Maison Escher, gouvernée par des femmes fortes qui
dominaient des hommes soumis.
Mais même les grandes Maisons de Hive City étaient trop civilisées pour
les appétits de Yolanda Catallus, et elle avait donc continué à s’enfoncer
dans les ténèbres où seuls subsistent les plus forts, où les hommes et les
femmes sont forcés de se battre pour leur survie. Les Wildcats l’avaient
accueillie, avaient nourri sa nature violente, et avaient fini par faire d’elle
leur meneuse. Yolanda avait enfin trouvé ce qu’il lui fallait. Jusqu’à ce que
Kal Jerico vienne la chercher.
— C’est ce jour-là que t’as foutu ma vie en l’air, Jerico, brailla-t-elle à
l’intention de personne.
Apprenant qui elle était réellement, les Wildcats avaient refusé de la
reprendre. Jamais un rejeton de la Spire ne pourrait mener un gang Escher.
Pas même quelqu’un d’aussi doué pour verser le sang que Yolanda Catallus.
Mais la vie est un changement constant. C’était la seule chose qui ne
changeait pas dans le Sous-monde.
Quand l’acide se met à couler, soit tu te bouges vite fait, soit tu te laisses
fondre avec les détritus, s’était dit Yolanda, répétant un vieux proverbe du
Sous-monde.
Et elle était donc devenue chasseuse de primes. C’était vraiment la seule
option qui lui restait. Toutes ses compétences tournaient autour de la
violence et de la mort, et cette occupation lui permettait de rester tout juste
dans les limites de la légalité. Quant à s’associer à Kal Jerico, par contre,
même elle ne savait pas trop comment ça s’était fait, et c’était une situation
qu’elle regrettait pratiquement chaque jour.
— Kal Jerico sera ma mort, grogna-t-elle.
— J’pense t’as tout faux là-d’ssus, répliqua une voix tonitruante dans
son dos.
— Par la croupe de Helmawr ! s’exclama Yolanda, tirée de ses
ruminations. Mais comment j’ai pu être aussi conne ?
Elle cheminait dans un tunnel qui n’était plus entretenu régulièrement
depuis des lustres. Des poutrelles, des plaques métalliques et des tuyaux
avaient été récupérés dans les dômes aux deux extrémités pour en soutenir
les parois et rafistoler les zones effondrées. C’était comme traverser une
jungle de métal. Yolanda avait même dû dégager plusieurs fois des bouts de
tuyaux en ferraille qui bloquaient son chemin pour pouvoir passer, mais elle
l’avait fait machinalement, sans réfléchir. Et sans rester à l’affût des
dangers potentiels.
Voilà qu’elle allait devoir payer le prix pour s’être perdue dans ses
pensées. Deux Goliath émergèrent de là où ils s’étaient postés, derrière une
plaque d’acier un peu plus loin. Des chaînes étaient fixées à leurs
protections d’épaules en métal, et s’entrecroisaient sur leurs torses massifs
pour rejoindre les épaisses cartouchières de cuir qu’ils avaient à la taille.
Hormis les fragments d’armure métalliques et les chaînes qu’ils portaient,
ils étaient tous les deux pratiquement nus. Leurs muscles palpitants luisaient
de sueur dans le demi-jour du tunnel.
L’un d’eux tira sur le démarreur de son épée tronçonneuse qui s’éveilla en
rugissant. L’autre leva un autocanon à la hauteur de sa taille, presque sans
avoir besoin de sa deuxième main pour soutenir l’arme gigantesque.
— P’t’êt que c’est nous les Goliath qu’on est les plus malins, hein ?
La voix de stentor derrière Yolanda était toujours audible par-dessus le
hurlement de métal contre métal que faisait entendre l’épée tronçonneuse.
Elle tourna la tête juste assez pour pouvoir regarder dans le tunnel derrière
elle sans quitter des yeux les deux gangers qui étaient en face. Le Goliath
qui avait parlé, un dénommé Gonth, était campé dans le tunnel, ses énormes
pognes posées sur ses larges hanches. Yolanda crut apercevoir un fuseur
accroché à sa ceinture, juste sous une des grosses paluches.
Elle reconnut Gonth à sa crête rouge vif et à son oreille manquante. Une
vilaine coupure descendait le long de sa mâchoire, depuis la plaie croûteuse
jusqu’à son menton. La blessure de l’oreille laissait encore suinter du sang,
qui déposait des traînées rouges sur sa protection d’épaule en fer. Gonth
avait été le second de Grak jusqu’à hier encore, quand Yolanda et Kal
avaient échangé sa tête contre une prime.
Gonth était encadré par deux autres Goliath. Tous deux étaient prêts à faire
feu, leurs fusils d’assaut braqués sur elle. Le trio s’était apparemment
dissimulé derrière un entrelacs de poutrelles et de tuyaux en attendant
qu’elle leur passe devant. Et voilà qu’elle était prise entre deux feux. Cinq
contre une, se dit-elle. Pas franchement équitable. Elle décida de gérer la
situation à sa manière habituelle, c’est-à-dire en montant la pression
d’un cran.
— Désolée pour ton oreille, déclara-t-elle.
Elle se mit de profil de manière à offrir aux deux groupes une plus petite
cible et à pouvoir les voir tous les cinq sans avoir besoin de trop tourner la
tête. Tout en pivotant, elle glissa les mains vers les pistolets qu’elle avait à
la taille et termina sa phrase :
— C’est ton cou que je visais.
La fusillade avait déjà commencé au moment où Jobe parvint à l’usine. Il
entendit les détonations des pistolets laser et des fusils d’assaut en se
faufilant à l’intérieur. La plupart des tôles formant les murs de l’usine
avaient été emportées depuis longtemps, et il ne restait plus qu’un
labyrinthe d’étais au niveau du sol.
Jobe se glissa d’un étai à l’autre pour se rapprocher progressivement du
cœur de l’action. Il trouva une échelle de fortune (des morceaux de tuyau
vissés dans un montant) qui menait au niveau supérieur, et il décida de
grimper pour se mettre en hauteur. Bien sûr, une fois en haut il serait aussi
plus visible pour l’ennemi, mais il ressentait soudainement une urgence à
trouver les Sauveurs Universels le plus vite possible.
Le second niveau était à peu près comme le premier, avec moins de
plancher. Il y avait aussi beaucoup moins d’étais et de montants derrière
quoi se cacher. Visiblement, cette zone de l’usine avait été vaste et plutôt
ouverte. Une salle de montage ou une espèce d’entrepôt, peut-être. Le
problème principal concernait le sol, ou plutôt l’absence de sol. C’était un
patchwork de tôles métalliques et de zones vides traversées par
des poutrelles.
Jobe se laissa tomber à quatre pattes et avança en rampant. Son souci
majeur n’était pas d’éviter les chutes, mais d’éviter de se faire voir, surtout
dans la mesure où il débarquait dans une fusillade armé de rien d’autre que
sa lame. Une balle perdue lui passa au-dessus de la tête au moment où il
passait en position accroupie, et il sentit l’odeur âcre et électrique de
l’ozone brûlé. Il s’approchait clairement du cœur de la bataille. Il
commença à entendre des voix quelques mètres plus loin.
— Sortez de vos planques, bandes d’hérétiques ! cria une voix nasillarde.
Sortez et acceptez votre rédemption comme des hommes.
Cette provocation fut accueillie par une grêle de balles, immédiatement
arrêtée par la puissante déflagration d’un pistolet laser.
— J’en ai eu un, Tyler, brailla une autre voix, plus aiguë. J’crois que j’ai
sauvé un de ces sales Unis.
Jobe venait de trouver les Justes Sauveurs, et ils avaient manifestement
l’avantage. Il en voyait au moins cinq, en planque derrière les quelques
montants qui traversaient le second niveau pour monter vers le toit au-
dessus. Chacun était assuré par une petite zone de plancher derrière lui et
disposait d’une ouverture pour tirer. Ils avaient bien choisi leurs postes. Les
Sauveurs Universels étaient visiblement tombés dans un piège.
Pendant que son gang tirait dans l’obscurité, le nommé Tyler continuait à
envoyer des insultes à ses rivaux.
— Vous les Unis, z’êtes pires que les psykers et les mut’s, lança-t-il. Eux,
c’est des abominations, clair. Mais vous, z’avez choisi d’être des Unis.
L’Immortel Empereur veillera à ce que vous brûliez tous, pour
votre salvation.
Le ganger à la voix haut perchée entonna un chant :
— Mut’s, Unis et psykers… Brûlez, brûlez, brûlez.
Le gang au complet, Tyler y compris, ne tarda pas à rejoindre le chœur
entre deux rafales. Mut’s, Unis et psykers… Brûlez, brûlez, brûlez.
Cette scène évoquait à Jobe un autre lieu, une autre époque. Ses yeux se
voilèrent contre sa volonté, et son champ de vision devint entièrement
blanc. Et puis la vue lui revint, mais il se trouva accroupi à côté de Syris
Korr, tous deux adossés contre le mur effrité d’un bâtiment brûlé !
— Syris ! s’exclama-t-il. Mais comment ?
— Une embuscade, voilà comment, répliqua Syris. Ignus savait bien qu’on
pourrait pas ignorer une âme qui recherchait la salvation.
La mémoire revenait à Francks. Ils avaient appris qu’une femme psyker
était dans le désarroi, physiquement et spirituellement. Elle recherchait la
salvation, mais elle ne s’était pas tournée vers les Cawdor qu’il fallait pour
lui venir en aide. Jules l’avait ligotée à un poteau au centre d’Acid Hole, et
il s’apprêtait à la brûler. Quand Syris et son gang étaient arrivés, ils avaient
immédiatement été pris dans les tirs croisés des hommes de Jules, qui
s’étaient postés sur les toits environnants.
— Sortez, sortez donc où que vous soyez, avait entonné Jules de son
insupportable ton chantonnant. Sors de là et viens retrouver ta copine
psyker, Korr ! On fera pourra en cramer deux pour le prix d’un !
Jobe essaya de se remémorer comment ils s’étaient sortis de ce pétrin,
mais son œil mental, aveuglé, le força à revivre la scène sans pouvoir en
deviner le dénouement.
— Tu finiras par cramer quand même dans tous les cas, abominable
blasphémateur, lança Ignus. Sauve-toi aujourd’hui, ça nous évitera d’avoir à
faire un deuxième bûcher.
Il eut un long rire caquetant, et Jobe se tourna pour couler un regard par-
dessus le mur en ruines dans l’espoir de pouvoir abattre le ganger arrogant.
Juste à ce moment-là, Ignus laissa tomber une torche enflammée sur le tas
de chiffons imbibés d’essence qui entourait la psyker. Une flamme vorace
jaillit et l’engloutit, forçant Ignus à courir pour se mettre à l’abri.
Le crépitement du feu se mêlait aux cris de la victime pour former un
hurlement surnaturel. Jobe sentit une larme rouler sur sa joue alors qu’il
voyait cette scène pour la deuxième fois. Il sentit l’air grésiller près de sa
tête et s’accroupit derrière le mur au moment où un tir de laser frappait le
sol juste à côté de lui.
Jobe regarda Syris, et il allait lui demander quoi faire quand il vit que les
yeux de son mentor s’étaient voilés, comme si une fumée blanche était
venue recouvrir les globes bleus. Il entendit de nouveaux cris s’élever un
instant plus tard, et vit en levant les yeux que plusieurs des Nouveaux
Sauveurs étaient tombés des toits, atterrissant sur les pavés couverts
de poussière.
Il se retourna vers Syris, sourcils froncés, une question visiblement prête à
sortir de sa bouche. Les yeux de Korr s’étaient éclaircis, et il avait un
grand sourire.
— Ils ont dû perdre l’équilibre, dit-il simplement avant de prendre la fuite.
— Et la sorcière ? lui demanda Jobe.
— Elle est auprès de l’Empereur, maintenant.
Au moment où Jobe se relevait pour suivre Syris, il réalisa qu’il était
revenu dans l’usine, debout, en plein dans le champ de vision des Justes
Sauveurs. La larme qu’il avait versée pour la psyker sacrifiée goutta de sa
joue et tomba sur ses vêtements.
— Hé, vieux schnock ! lui lança le ganger à la voix aiguë en le braquant de
son pistolet laser. Dégage ton vieux cul ridé avant que j’te le troue une
deuxième fois.
Francks fixa le jeune homme. Il portait comme tous les autres le gilet pare-
balles orange et la cape bleue de son gang, mais ses cheveux rouge vif
révélaient qu’il était un ancien ganger Orlock converti.
— Nous suivons tous un chemin, mon fils, dit Francks avant de pointer
Tyler du doigt : Mais celui-ci vous conduit dans la mauvaise direction.
— Au nom de l’Immortel tout-puissant, s’exclama le ganger. Un autre
Uni !
— Ça doit être leur papy qu’est venu les chercher pour les ramener dans
les jupons d’leur mère, fit Tyler. Frag-le, Miguel, qu’on passe à autre chose.
Alors que Miguel levait son arme, les yeux de Francks se voilèrent, et il
murmura un seul mot : Vertige.
Avant de pouvoir faire feu, Miguel se replia sur lui-même et tomba sur le
côté comme si quelque chose l’avait percuté à la hanche. Il faillit tomber
dans un trou, mais Tyler tendit le bras, attrapa sa ceinture et le hissa à côté
de lui, sur le petit bout de plancher métallique qu’ils se partageaient.
— Vertige, les Justes. Vertige, ordonna Francks.
L’un après l’autre, les Justes Sauveurs s’effondrèrent. La plupart tombèrent
au niveau d’en dessous. Ceux qui restaient étaient trop sonnés et affolés par
le tournis qui s’abattait brusquement sur eux pour pouvoir bouger, mais
Francks savait que le répit serait de courte durée.
Il appela discrètement les Universels par la voix et l’esprit :
— Fuyez maintenant, les Universels. Rentrez à la plaque. Allez-y tout de
suite !
Il attendit d’entendre une cavalcade en contrebas, puis fit un pas en avant
pour quitter la poutrelle sur laquelle il se tenait. Jobe Francks flotta jusqu’au
sol et suivit les Unis qui battaient en retraite, disparaissant dans la forêt de
montants métalliques.
Jerod Mordu était en train de s’échiner sur un livre de comptes ouvert
devant lui. Quatre autres registres étaient empilés à sa gauche, et deux de
plus à sa droite. Les colonnes de chiffres dans le livre ouvert étaient déjà
floues devant ses yeux usés, mais il savait qu’il devait absolument
équilibrer les comptes dans tous les livres restants avant de pouvoir aller se
coucher. Il frotta ses paupières de ses paumes pendant un instant, et essaya
de se concentrer.
Quelque temps plus tard, satisfait de constater que les nombres dans le
registre en cours étaient justes, il ferma le grand volume et le posa sur le
dessus de la petite pile à sa droite. Il allait juste saisir le livre suivant à sa
gauche, celui qui était étiqueté US, quand il entendit frapper rapidement à
sa porte.
Mordu pencha la tête et compta les coups. Après avoir écouté le rythme se
répéter deux fois, il se leva et se dirigea vers la porte. Arrivé à mi-chemin, il
hésita, retourna à pas traînants jusqu’à son bureau, jeta les registres dans le
tiroir du bas, puis revint à la porte. Son visiteur ne s’était pas arrêté un
instant de frapper, et il cognait nettement plus vite et nettement plus fort
quand il posa enfin la main sur la poignée.
Quand Mordu ouvrit sa porte, la lumière de son salon se répandit sur le
porche en soulignant les contours d’une silhouette encapuchonnée qui se
tenait là, prête à frapper à nouveau.
— Qu’est-ce qui t’as pris si longtemps, putain ? demanda une voix
émanant de la capuche.
— J’étais…
— Fouisse-merde, ferme ta lourde ! coupa le visiteur.
La nuit était d’un noir d’encre au-delà du petit halo de lumière qui venait
de chez Mordu. Il sortit et referma derrière lui, les plongeant, lui et son
interlocuteur, dans les ténèbres.
— Tends la main, fit la voix impérieuse.
Mordu commençait à s’inquiéter, mais il s’exécuta. L’étranger lui saisit
immédiatement le poignet, visiblement pas gêné le moins du monde par
l’absence totale de lumière, puis lui plaqua quelque chose sur la paume.
— Voilà le paquet que tu as demandé, déclara la voix dans le noir. Tu
comprends ton rôle là-dedans ?
Mordu ne répondit pas tout de suite, et la pression sur son poignet
commença à s’accentuer.
— Je comprends, finit-il par répondre.
Son poignet fut immédiatement relâché.
— Très bien. Pas d’erreur, ou ton passé reviendra enfin te hanter.
Mordu ouvrit la bouche pour protester.
— Ne dis rien, fit la silhouette. Il sait ce que tu as fait, et tu aurais dû
mourir il y a longtemps pour ça.
— Je… je ne le trahirai pas, cette fois, dit Mordu.
Il n’y eut pas de réponse.
— Euh… il y a quelqu’un ?
Mordu tendit la main et tâtonna devant lui. Il n’y avait plus personne. Il
tendit le bras derrière lui et ouvrit sa porte. La lumière brûla ses yeux qui
venaient juste de s’accoutumer à l’obscurité. La silhouette s’était
volatilisée. Il se hâta de rentrer et de claquer la porte. Au bout d’un
moment, il glissa le verrou en place et retourna à son bureau.
Il observa le paquet qu’il tenait à la main. C’était une grande enveloppe,
plus lourde et plus épaisse qu’il ne s’y attendait. Il l’ouvrit pour regarder à
l’intérieur, et un petit sifflement fusa entre ses lèvres. Il renversa l’énorme
paquet de crédits sur le dessus de son bureau. Même sans compter, il savait
que la somme qu’il y avait là dépassait ce qui était inscrit dans ses registres,
n’importe lesquels.
4 : DANS LES TRANCHÉES

Le contremaître Grondle se gratta le cou, ses doigts complètement enfoncés


dans la broussaille noire et emmêlée de sa barbe. Les travaux sur le chantier
avaient progressé lentement ce matin. Non, il racontait n’importe quoi : en
fait, pas le moindre débris n’avait été déblayé depuis que le reste de son
personnel avait déterré les corps de leurs camarades le jour précédent.
Et il se retrouvait seul sur le chantier. Les quelques gars qui bossaient
encore pour lui étaient de corvée de recrutement. Heureusement, il n’avait
pas besoin de main-d’œuvre qualifiée pour le moment, il lui fallait juste des
bêtes de somme pour déplacer des gravats d’un tas à un autre. Une fois
qu’ils auraient dégagé ce foutu tas de caillasse, il pourrait faire venir
quelques artisans compétents pour remblayer le mur du dôme. Cela dit,
certains jours, il avait l’impression que ça n’arriverait jamais.
Il entendit un bruit évoquant un grondement sourd, derrière lui, en
direction de l’entrée. Quoi encore ? Grondle pivota, laissant échapper un
grognement ; ses genoux le faisaient souffrir depuis le début de la journée.
Les efforts qu’il avait dû faire la veille, après l’éboulement, représentaient
plus de boulot qu’il n’en avait fait depuis des années, et en tant que
contremaître, il n’était absolument plus en forme pour du travail physique.
— J’me fais trop vieux et trop gras pour ces conneries, soupira-t-il.
Mais un instant après, un sourire se dessina sur le visage du grand
bonhomme massif – non qu’il soit visible sous la forêt noire qui lui
recouvrait le visage. Son nouveau chef d’équipe, un ex-ganger Orlock dur à
la tâche nommé Ander, avec des bras épais et un crâne plus épais encore,
était en train de guider une équipe d’ouvriers sous le dôme.
Enfin, guider n’était peut-être pas le mot juste. Il était plutôt en train de les
traîner enchaînés derrière lui. Ander et quelques autres employés salariés
tenaient en main de longues chaînes rattachées à des fers passés aux
chevilles de gens qui avançaient en files, titubant ou se traînant
derrière eux.
Grondle se dandina hâtivement jusqu’à Ander et son équipe. Il geignait et
râlait à chaque pas, chaque fois que sa masse imposante s’écrasait sur ses
genoux douloureux, mais pour autant qu’il se sente mal, il voyait bien que
les nouveaux ouvriers étaient encore plus mal lotis. C’était une triste foule
bigarrée de fouisseurs, de Ratskins, de mutants, et il y avait même quelques
humains – ou au moins des individus qui, à une époque, avaient été
humains. Le peu de vêtements qu’ils portaient était réduit à des haillons
souillés maintenus en place, au mieux, avec des bouts de ficelle. C’était
difficile de dire où s’arrêtaient les vêtements crottés et où commençaient les
membres, dans leur gangue de crasse. La couche de saleté était si épaisse
que même les fers à leurs chevilles ne l’avaient pas entamée.
Il n’aurait pas été surpris d’apprendre qu’Ander les avait tous enlevés dans
les Désolations de Cendre, mais il savait que son chef d’équipe n’avait pas
le cran nécessaire pour s’aventurer hors du dôme. Alors qu’il s’approchait
de ce groupe de miséreux, Grondle remarqua deux autres choses plutôt
perturbantes à leur sujet. Tout d’abord, ils schlinguaient. Une immonde
odeur, mixture d’urine, d’excréments et de déchets toxiques, émanait d’eux
comme un nuage radioactif palpitant. Ensuite, chaque membre de la chaîne
présentait un hématome sanglant, presque toujours le même, à la tempe.
Grondle posa la question qu’il savait devoir ne pas poser :
— Où t’as trouvé ton équipe, Ander ?
Ander passa une main sur sa barbichette filasse en affichant un sourire
ricanant :
— Au centre des volontaires, fit-il. Et j’suis sûr que j’peux trouver d’aut’
volontaires si y’a b’soin.
Grondle observa les ouvriers enchaînés et soupesa ses options. Il comprit
rapidement qu’il n’en avait pas d’autre.
— Amène-les au tas de caillasse, fit-il. Je vais les superviser le temps que
t’ailles avec ton équipe en recruter d’autres.
— Pas d’problème, Grondle. Les rues sont blindées de volontaires.
Il se tourna vers ses compagnons pour ajouter :
— Suffit de leur d’mander comme y faut, pas vrai les gars ?
Ils éclatèrent de rire et placèrent les chaînes entre les mains de Grondle
avant de s’en retourner vers l’entrée du dôme.
Yolanda dégaina ses pistolets laser et fit feu des deux côtés à la fois. L’un
des coups glissa sur la protection d’épaule de Gonth, et fit à peine tressaillir
le Goliath défiguré. L’autre toucha la main de celui qui maniait l’épée
tronçonneuse, et lui brûla un doigt. Elle n’attendit pas de voir leurs
réactions, mais se jeta en avant, dans un enchevêtrement de tuyaux, de
poutrelles et de tôles soudées à la va-comme-je-te-pousse sur le côté
du tunnel.
L’autocanon vomit un torrent de projectiles qui fusa derrière elle dans le
tunnel. Elle se faufila en hâte derrière un fragment de plaque d’acier juste
au moment où un obus explosait dessus en envoyant des éclats de métal
partout autour et jusqu’au plafond. Elle décela par-dessus le vacarme le son
un peu plus humain d’un cri de douleur qui se réverbérait dans le tunnel.
Visiblement, le Goliath trop zélé avait touché au moins un de ses camarades
avec la rafale de son autocanon. Yolanda espéra que c’était Gonth.
— C’con d’fouisse-merde a buté mon frangin ! lâcha l’un des Goliath.
Cette exclamation fut suivie par deux tirs bruyants d’un fusil d’assaut et
par un Hompfh sourd.
Yolanda savait d’expérience qu’un tir de fusil, même à courte portée, ne
faisait pas grand-chose à un Goliath, à part le mettre en rogne. Surtout s’il
était assez balèze pour manier un autocanon. Elle avait raison. Le prochain
son qu’elle entendit fut le grondement du piston de l’autocanon qui montait
en puissance. Elle glissa un œil derrière le rebord de la plaque de métal qui
l’abritait, juste à temps pour voir Gonth et l’autre (armé de son fusil
d’assaut) plonger se mettre à l’abri. Le troisième Goliath était allongé au
sol, avec un énorme trou sanglant là où avait été son torse.
Une grêle de projectiles de gros calibre traversa le tunnel en s’écrasant sur
les poutres, les morceaux de tuyaux, le sol et le plafond. L’un des projectiles
toucha le Goliath dézingué, en envoyant gicler du sang et des bouts de chair
partout sur les murs. Yolanda était sur le point de se pencher encore un peu
plus pour voir ce qu’il advenait de Gonth, quand le raclement de l’épée-
tronçonneuse frappant le métal juste au-dessus de sa tête la fit reculer.
— M’as fait mal ! fit le Goliath en agitant sa paluche à quatre doigts
pendant qu’il contournait la plaque de métal.
Il accéléra le moteur de sa tronçonneuse rugissante et grimaça un grand
sourire en direction de Yolanda, qui s’était rétractée, accroupie, dans
l’espace étroit entre la tôle et le mur du tunnel. Le rugissement monta en
puissance, et se fit strident quand le ganger brandit l’épée au-dessus de sa
tête et commença à attaquer l’abri de Yolanda. La chaîne grignotait et
déchirait l’acier en envoyant voler des étincelles.
— Et je vais te faire encore plus mal, répliqua-t-elle.
Calant ses avant-bras sur ses genoux, Yolanda plissa les yeux et braqua ses
pistolets vers le haut. Deux rayons rouges de pure énergie jaillirent de ses
canons, fendirent l’air, et touchèrent le Goliath au poignet. Les deux rais
laser se rejoignirent en un seul impact qui perça un trou bien propre dans
son poignet, ses os, et le faisceau de tendons qui contrôlaient l’articulation.
Le Goliath leva les yeux juste à temps pour voir sa main se paralyser et
relâcher l’épée tronçonneuse déchaînée. Elle rebondit contre le mur et
tournoya sur elle-même, comme au ralenti, en retombant vers sa tête. Il
essaya de se jeter sur le côté, la bouche grande ouverte sur un cri muet, mais
la tronçonneuse le chopa au menton. Elle dérapa sur l’os de la mâchoire
puis glissa jusqu’à son épaule.
Le sang gicla au moment où la chaîne encore lancée à toute vitesse trancha
dans sa chair, lacérant les muscles et les tendons. Le Goliath tomba à la
renverse en essayant toujours de se dégager de la trajectoire de son arme
incontrôlable. Elle se planta dans sa cuisse, mais finit par se bloquer en
tombant sur un os. Déséquilibré par le poids de l’arme et la perte des
muscles dans sa jambe, le Goliath s’écrasa au sol.
Yolanda rengaina ses pistolets et se remit sur ses pieds. Elle contourna
précautionneusement le Goliath affalé qui se tordait de douleur tandis que
l’épée tronçonneuse continuait à gronder et à tressauter contre son fémur.
— T’iras pas raconter que j’ai jamais rien fait pour toi, dit-elle en
arrachant l’épée de sa jambe.
La plaie laissa échapper un petit geyser de sang rouge vif et d’esquilles
d’os blanchâtres. Elle stoppa la tronçonneuse d’un coup de pouce sur le
bouton d’arrêt, puis retourna vers le tunnel en emportant l’arme et en
gratifiant le Goliath d’un coup de latte dans la tête au passage.
— C’est à moi, ça, fit Gonth en désignant l’épée tronçonneuse avec
son fuseur.
Il bloquait l’issue de la cachette de Yolanda, son fuseur braqué à la hauteur
de sa tête. Son armure était lacérée et noircie par les impacts des projectiles
de l’autocanon. Elle distinguait également des coulées rouges sur son torse
et son cou, mais il semblait beaucoup trop calme pour que ce sang soit
le sien.
Yolanda soupesa ses options. Elle avait bien l’épée tronçonneuse, mais un
seul coup tiré avec le fuseur la transformerait en une flaque fumante au sol.
Les deux autres Goliath étaient hors de sa vue, mais d’après les hurlements
et les échanges de tirs plus loin dans le tunnel, il y en aurait au moins un des
deux qui ne tarderait pas à revenir. En plus, elle entendait le Goliath blessé
qui continuait à gigoter derrière elle. Le combat n’était toujours pas
franchement équilibré.
— Très bien, fit-elle en lançant le moteur de la tronçonneuse. Je te
la rends.
Le moteur se mit à rugir, et elle le fit accélérer un bon coup avant de
balancer l’arme en direction de Gonth. Elle profita de ce que le nouveau
chef des Goliath s’écartait de la trajectoire de la tronçonneuse tournoyant
dans les airs pour faire demi-tour et se lancer dans un sprint.
L’épée tronçonneuse s’éclata au sol derrière elle, et la chaîne s’envola pour
se planter dans le mur juste à côté d’elle. Ledit mur vira au rouge dans la
seconde suivante, sifflant et bouillonnant alors que ses molécules montaient
instantanément en température. Yolanda continua à cavaler en zigzaguant,
pendant que diverses zones du tunnel fondaient et flambaient autour d’elle.
Elle sentit que son dos commençait à chauffer et plongea en avant. La
chaleur grimpa encore, et une fumée âcre se diffusa dans l’air. Elle
commençait à perdre conscience, pendant que l’odeur de la chair brûlée
emplissait ses narines. Et puis une salve de balles et de tirs de laser traversa
le tunnel au-dessus d’elle, et la chaleur retomba.
Yolanda leva la tête et essaya de réprimer la douleur, d’écarquiller ses
yeux pleins de larmes. Le tunnel était envahi par des gangers Escher.
Plusieurs d’entre elles continuèrent à tirer, le recul de chaque coup de feu
faisant ondoyer les imposantes crêtes violettes, rouges ou jaunes dont elles
étaient coiffées.
— On s’est dit qu’t’aurais b’soin d’un coup d’main, déclara l’une
des femmes.
Ses cheveux d’un blond lumineux étaient tirés en une queue-de-cheval sur
le dessus de son crâne. Les côtés de sa tête étaient rasés à blanc, affichant
clairement l’intégralité du tatouage des Wildcats qui traversait son front et
s’enroulait autour de ses oreilles.
— Merci, Themis, répondit Yolanda à la meneuse actuelle des ‘Cats. Mais
je crois que je gère bien, là.
— Top, bah on va t’laisser, alors, répondit l’autre en souriant.
Ce sourire fut la dernière chose que vit Yolanda avant de sombrer dans
l’inconscience.
— Qu’est-ce qu’on fout ici ? demanda Scabbs.
— J’ai besoin de cogiter et le Souffle d’Air Frais était le rade le plus
proche, dit Kal en appuyant le bout de ses doigts sur son front. Mais c’est
trop fichu calme ici.
Scabbs jeta un coup d’œil à la ronde. Kal et lui étaient seuls tous les deux,
à l’exception de Squatz, le taulier quasi-nain qui clopinait derrière son
comptoir. Il disparut pendant un instant puis réapparut avec un soupir
laborieux ; il avait visiblement du mal à se hisser sur son estrade.
— C’était blindé d’monde ici, avant, fit Scabbs. Qu’est-ce qui s’est passé ?
— Vous. Vous, vous êtes passés, répliqua Squatz.
Il cracha sur son comptoir puis utilisa un chiffon infâme pour en polir
la surface.
— Z’avez transformé mon rade en champ d’bataille contre c’foutu
vampire. Depuis, les affaires sont plus c’qu’elles étaient.
— J’croyais qu’tes clients s’étaient fait bouffer par l’vampire bien avant
qu’on débarque, remarqua Scabbs.
Il jeta un coup d’œil suspicieux sur la bouteille de Cuvée spéciale de la
Maison que Squatz avait posée devant lui. Il n’y avait pas de serpent au
fond, c’était déjà pas mal, mais il n’aimait pas trop la façon dont le
breuvage moussait et bouillonnait sans arrêt.
— Ou c’est p’t’êt c’truc-là qui les a butés, ajouta-t-il.
Il prit une gorgée pour tester et se mit à hoqueter. Il avait l’impression que
toute sa gorge était en feu. Il racla sa langue de la paume de la main et
hoqueta de plus belle quand un grand lambeau de peau se détacha dans
sa bouche.
— Gaffe, lui lança Squatz derrière son bar, ajoutant dans un rire : c’genre
de truc risque d’freiner ta croissance. On dirait qu’t’en a d’jà trop pris.
Scabbs recracha le morceau de peau morte dans la bouteille, et le regarda
produire de la mousse et des bulles, avant de se dissoudre comme s’il était
rongé par le liquide.
— Tu peux causer, fit-il. C’est pas moi que j’ai b’soin d’grimper sur une
planche pour voir par-d’ssus mon bar.
— Hé oh les filles ! lança Kal. Vous voulez pas commencer à vous crêper
le chignon tout de suite, tant qu’à faire ? Avec une bonne baston en toile de
fond, au moins, je pourrais me mettre à réfléchir correctement.
— Si c’est une baston d’bar qu’tu cherches, t’as qu’à r’tourner à ton Sump
Hole, chéri, fit Squatz. On est à Hive City, ici. Les Exécuteurs Palanites
font respecter la civilisation.
Kal ricana :
— C’est ça. Des craignos sadiques en armure avec des masses
énergétiques qui rôdent dans le quartier pour casser des têtes à tout va, tu
parles de civilisation…
— En plus, ajouta Scabbs, Kal a des percepteurs et des assassins qui lui
collent au cul.
Kal essaya de le faire taire d’un regard noir et d’un geste subtil de la main,
mais Scabbs continua de jacasser.
— L’a été obligé d’se carapater du Sump Hole juste l’aut’…
Kal lui enfonça dans le bec la bouteille de Cuvée spéciale qui moussait
toujours, et la renversa. Scabbs fut forcé d’avaler le liquide corrosif qui lui
brûlait le gosier.
— Aha, fit Squatz. Alors c’est toi qu’t’as buté l’assassin la nuit dernière ?
Kal relâcha la bouteille :
— Assassin ? Hein, quel assassin ?
Squatz se laissa tomber de son estrade et contourna le bar en se dandinant :
— Bah p’t’êt pas toi alors, finalement. Çui qu’a fini c’vieux Krellum était
sacrément bon, tu peux m’croire. Lui a explosé un g’nou et creusé deux
jolis trous dans l’buffet. À bout portant, en plus. Comme s’il avait réussi à
prendre le dessus…
Scabbs arracha la bouteille de sa bouche, déversant le reste du liquide sur
sa chemise. Il regarda Squatz se hisser sur la chaise en face de Kal puis
rester fixer le chasseur de primes droit dans les yeux, comme s’il le
jaugeait mentalement.
— Pouvait pas êt’ toi, reprit Squatz. J’pense pas qu’tu sois si doué. T’es
ben chanceux, aucun doute, mais t’es pas assez doué pour avoir l’dessus sur
Krellum comme ça.
Scabbs recula sa chaise pour ne pas rester sur la trajectoire des tirs. Kal
n’était pas du genre à laisser passer une insulte sans réagir, mais il se mit à
rire. Scabbs faillit en laisser échapper la bouteille vide.
— Hé, t’as peut-être bien raison, fit Kal. En plus, je l’aurais échangé
contre le fric. Si je me souviens bien, y’avait une bonne grosse prime sur la
tête de Krellum. Où t’as dit qu’il avait été retrouvé ?
— J’ai rien dit, fit Squatz.
Il fixa intensément Kal, se demandant peut-être ce qu’il serait encore
judicieux de dévoiler.
— Et j’te dirai rien d’plus gratuitement.
Kal regarda Scabbs et lui ordonna :
— Paie-le.
— Quoi-quoi ?
— On a une dette envers Squatz pour nous avoir laissé utiliser son local
comme Q.G. la dernière fois, répondit Kal. Paie-le.
Scabbs farfouilla dans son pantalon et en extirpa les quelques crédits qu’il
lui restait, ainsi qu’une poignée de détritus gris cendre. Il fusilla du regard
Squatz, qui était ravi, et balança tout le bazar en vrac dans les mains
potelées du petit homme. Ce dernier baissa les yeux sur le paquet de crasse
et de crédits posé dans ses paumes et jura à mi-voix.
Et puis ils regardèrent tous deux Kal, qui avait sorti ses nouvelles pétoires
à crosse de nacre, et les braquait à présent sur Squatz :
— Et maintenant, tu vas nous dire ce qu’on veut savoir, et peut-être que tu
vivras assez longtemps pour claquer ce fric.
La grimace furibarde de Scabbs se mua en un sourire. Re-voilà ce bon
vieux Kal Jerico tel qu’il le connaissait.
— Je… j’sais pas grand-chose, bredouilla Squatz.
Son visage avait pris la même teinte cendreuse que les crédits crasseux
qu’il avait à la main.
— Les Exécuteurs ont trouvé Krellum c’matin dans une ruelle, juste
comme j’t’ai dit… avec deux trous dans l’caisson et une guibolle explosée.
— Elle est où, cette ruelle ?
— À que’ques pâtés d’maison d’ici, c’est tout.
— Qui était la cible ? Qui a commandité l’affaire ?
Squatz s’étrangla :
— Je… j’sais pas. Sérieux, j’sais pas.
— Squatz ? demanda Kal en lui enfonçant le canon d’un pistolet dans la
joue. Tu sais tout ce qui se passe autour de ton rade.
— J’te jure, Kal ! J’sais pas. Çui qu’a embauché Krellum, l’a été discret.
J’savais même pas qu’il était dans l’quartier. I’ v’nait toujours écluser une
boutanche d’Cuvée spéciale avant un taf, mais pas c’coup-ci. P’t’êt que
c’prêcheur à moitié taré l’a fait flipper. L’avait déjà bien fait chier l’reste
d’mes clients aussi.
Kal rengaina ses pétards et le regarda durement :
— Je vais te demander ça une seule fois. Et je veux pas avoir à ressortir
mes calibres. Il ressemblait à quoi, ce prêcheur ?
Un groupe des Sauveurs Universels s’était rassemblé autour de Jobe
Francks dans leur planque. La nouvelle s’était répandue que le « prophète
du Corps » était parmi eux, et qu’il avait même sauvé le gang d’une mort
certaines aux mains des Justes Sauveurs. Sur la table à côté de Francks, la
boisson et les mets s’étaient empilés, et il devait admettre que c’était
agréable pour une fois d’être face à une audience qui buvait ses paroles et
lui fournissait de la nourriture, plutôt que de le bombarder avec.
Après avoir relaté aux gangers la bataille dans l’usine, atténuant le rôle
qu’il y avait joué pour évoquer un simple pouvoir de suggestion sur les
esprits faibles, Francks leur conta le récit du retour de Korr. Il décrivit la
mort indigne de Korr dans l’embuscade déshonorable d’Ignus, l’intolérant,
et de la manière dont ce dernier s’était débarrassé du corps dans les bassins
d’acide.
Pendant que Francks racontait son histoire, ses yeux s’étaient embrumés,
et il fut à nouveau transporté dans le passé. Sa voix n’était plus à ses
oreilles qu’un écho, comme si elle devait parcourir de longues distances
pour lui parvenir:
— J’ai été en cavale à partir de ce jour-là. Les Nouveaux Sauveurs avaient
des yeux partout, et Ignus voulait toujours ma mort.
Il entendit quelqu’un qui soufflait sous le coup de l’émotion, probablement
un des novices, mais y prêta à peine attention ; son subconscient avait repris
le dessus sur son esprit.
— Je me suis retrouvé près des bassins d’acide une semaine après la mort
de Korr, dit-il.
Et voilà qu’il y était à nouveau.
Francks regarda autour de lui. La planque des Sauveurs Universels avait
disparu, et il se retrouvait tout seul au milieu des bassins. Il avait peur. Il
venait de courir. Quelques Nouveaux Sauveurs l’avaient pourchassé dans la
colonie, mais il avait réussi à les semer et à prendre la fuite entre
les bassins.
Les seuls qui venaient par ici étaient les travailleurs qui récoltaient l’acide,
mais même pour eux, la journée était trop avancée. Les ténèbres croissantes
le protégeaient plus ou moins des regards indiscrets, mais rendaient plus
difficile sa progression sur les voies instables.
Il s’arrêta. Un son étrange le remit sur le qui-vive. Il dégaina son pistolet
laser et regarda tout autour de lui en essayant de localiser la source du bruit.
Il l’entendit à nouveau.
Toc-ploc. Toc-ploc.
Il pirouetta, mais il n’y avait rien derrière lui.
Toc-ploc.
Il s’immobilisa, se concentra sur le son, mais il était pratiquement
impossible de déceler son origine dans la vaste étendue des bassins.
Toc-ploc.
Francks balaya du regard les bassins les plus proches, essayant de
distinguer un mouvement dans l’obscurité qui s’épaississait.
Toc-ploc.
Il avança lentement jusqu’à l’intersection entre deux sentiers.
Toc-ploc. Là.
Des vaguelettes venaient lécher le rebord de l’un des bassins. Il le
contourna, faillit trébucher sur un morceau de pierre qui traînait au bord.
Et d’un seul coup, une espèce d’angoisse se saisit de lui. C’était près de ce
bassin que Korr avait été abattu. Toc-ploc. Il avança jusqu’à l’endroit où
Ignus avait été, redoutant ce qu’il allait y trouver. Et il le trouva. Il hoqueta
de surprise.
Une grande forme sombre, de la taille d’une personne, flottait à la surface
de l’acide et venait à intervalles réguliers se cogner contre le bord du
bassin. Francks fouilla frénétiquement dans sa poche, cherchant sa torche. Il
l’alluma, indifférent aux conséquences. Il braqua le rayon lumineux sur le
bassin et faillit laisser échapper un cri lorsqu’il vit le visage de Syris Korr.
Le corps ne portait pas la moindre marque, ni de l’attaque, ni de l’acide.
La peau et les vêtements mouillés luisaient, mais ils n’avaient aucunement
été attaqués par le contenu du bassin toxique. Les cheveux flottaient autour
de la tête en un halo, et la cape était enroulée autour du corps comme
un linceul.
Francks tendit la main pour attraper le bras de son chef et le hisser hors de
l’acide, mais sa peau se mit à brûler dès qu’il toucha les vêtements
mouillés, et il laissa échapper sa torche qui tomba dans le bassin. La coque,
tout de suite rongée par l’acide, se mit à fondre en laissant échapper des
bulles et des crépitements. Francks saisit un pan de sa propre cape, s’en
enveloppa les mains, et se baissa à nouveau.
— C’est à ce moment-là que j’ai entendu des cris et des coups de feu
derrière moi, dit Francks aux Sauveurs rassemblés autour de lui.
Sa vision avait commencé à se dissiper dès que ses mains avaient touché
l’acide. Il était de retour dans la planque, avec ses nouveaux disciples.
— Les hommes d’Ignus m’avaient trouvé, poursuivit-il. J’avais plus le
choix, j’ai filé. Quand ils sont arrivés près du corps, j’ai su que je n’avais
rien imaginé, parce qu’ils se sont tous arrêtés et qu’ils ont à leur tour braqué
leurs torches sur le bassin. J’ai pu m’échapper parce qu’ils l’ont trouvé. Il
m’a sauvé la vie par sa simple présence.
— Un miracle, souffla l’un des novices.
Francks hocha la tête :
— Oui, c’était un miracle. Mais personne n’en a jamais entendu parler. Je
suis resté à une distance sûre et j’ai observé ce qu’il s’est passé quand Ignus
a été appelé. Il a engueulé ses hommes, et ils ont lesté le corps avec de
grosses cordes et d’énormes blocs de pierre, et ils l’ont rejeté dans l’acide.
— Mais il est revenu, n’est-ce pas ?
La question avait été posée par le chef des Sauveurs Universels. Francks
lui jeta un regard perplexe.
— J’ai lu des récits sur le retour du Corps, expliqua l’homme.
Francks sourit.
— Oui. Korr est encore revenu, deux semaines plus tard. Cette fois, il a été
vu par plusieurs travailleurs qui récoltaient de l’acide. Ils l’ont sorti du
bassin et l’ont amené en ville. Malheureusement, le corps a disparu cette
même nuit et n’a jamais été revu.
— Un autre miracle ?
Francks secoua la tête :
— Non. Je suspecte que cette dernière disparition a été l’œuvre de
quelqu’un bien loin d’être divin.
Le Cardinal Carmin se prélassait dans un bain relaxant aux huiles chaudes
additionné d’un élixir spécial d’essences vitales. Il n’avait pas la moindre
idée de ce que les guérisseurs mettaient dans l’élixir, mais l’odeur immonde
du bain lui évoquait souvent celle de l’autel sacrificiel. Il se persuadait que
le fait de ne pas savoir était meilleur pour son âme. Il effectuait son œuvre
sainte pour le bien du monde tout entier, et c’était véritablement un miracle
qu’il soit en vie, aussi la douleur et la souffrance de quelques individus
n’étaient-elles que le juste prix à payer pour la poursuite de ses bonnes
actions. Il était persuadé que l’Immortel Empereur comprenait que c’était
pour le bien de l’humanité.
Les bains étaient un rituel qu’il observait deux fois par jour pour empêcher
ce qui lui restait de peau de se dessécher et de tomber en lambeaux, pour
conserver de la souplesse et de l’élasticité à ses muscles exposés afin qu’ils
ne se déchirent pas au moindre de ses mouvements, et pour prévenir les
infections qui avaient maintenant toutes les opportunités d’envahir son
corps d’écorché vif.
C’était des intervalles de paisible réflexion, et surtout, ce qui le
préoccupait davantage, des moments d’absolue vulnérabilité. Son cercle le
plus intime savait qu’il était hors de question de déranger le Cardinal
pendant son bain. Il était préparé par les guérisseurs, qui quittaient la pièce
par une porte dérobée et ne revenaient que lorsque Carmin s’était rhabillé et
était retourné se consacrer à ses occupations.
Il était donc là, plongé dans le liquide, somnolent, en train de rêver qu’il se
tenait à la droite de l’Immortel Empereur, où il prononçait son juste
jugement des blasphémateurs :
— Que tu sois projetée au fond de l’Abysse, sorcière !
Il toisa la foule assemblée des psykers, des mutants et des hérétiques :
— Disparaissez ! Il n’y a point ici de place pour les damnés et
les dégénérés.
L’une des silhouettes difformes, un mutant dont la tête chauve et les
épaules étaient couvertes d’excroissances de chair rose, ouvrit la bouche
pour protester :
— Pardonnez-moi, votre éminence, dit-il. Je suis désolé d’interrompre
votre bain, mais il y a un problème qui réclame votre attention de
toute urgence…
Carmin, incrédule, fixait la créature en essayant de faire sens de son
propos, quand il finit par reconnaître la voix et ouvrit les yeux.
— Ralan, constata-t-il en posant un regard glacial sur l’officiel qui se
tenait dans l’embrasure de la porte.
Ralan tripotait nerveusement un morceau de parchemin et en déchirait
inconsciemment de petits fragments qu’il laissait tomber au sol. Le Cardinal
reprit :
— Si ce n’est pas aussi important que tu te l’imagines, je te remettrai aux
guérisseurs, et tu auras une expérience bien plus personnelle de mon
prochain bain.
Ralan déglutit tant bien que mal et passa une main sur ses cheveux filasse
plaqués sur son crâne par la chaleur humide qui régnait dans la pièce.
— Je suis sûr que vous voudrez consulter ce rapport aussi vite que
possible, votre grâce, répondit-il. Cela concerne l’hérétique Kal Jerico.
Carmin se redressa et sortit de son bain, les huiles couvrant sa peau et ses
os à nu d’un voile luisant.
— Mes robes ! ordonna-t-il.
Ralan se rua dans la pièce pour saisir les vêtements qu’il drapa sur le corps
squelettique et dégoulinant du Cardinal avant de le suivre hors de la pièce.
— Qu’a donc encore fait l’hérétique Jerico ? demanda Carmin en avançant
à grands pas dans le corridor, faisant bouffer derrière lui l’étoffe de
son habit.
Ralan était obligé de courir pour suivre le rythme, et l’effort rendait sa
respiration sifflante :
— Il semblerait que le chasseur de primes soit sur la piste du prophète,
lâcha-t-il entre deux halètements. Il est à la recherche de Jobe Francks en ce
moment même !
Carmin ouvrit brusquement la porte de son bureau.
— Mais pourquoi ce mécréant doit-il souiller tout ce que nous essayons
d’accomplir en ce bas-monde ? enragea-t-il. Il est comme la main du chaos
qui surgit du vide pour contrecarrer chacun de mes plans !
— Mais, Monseigneur, intervint Ralan, il est juste à la recherche de
Francks. Cela ne veut pas dire qu’il va le trouver.
Carmin se laissa tomber dans son fauteuil et agrippa son crâne entre deux
mains osseuses.
— Mais il va le trouver, Ralan. Cet homme a la chance des enfers avec lui
et n’abandonne jamais. Il trouvera le prophète, et il ruinera tout ce que nous
avons eu tant de mal à réaliser.
— Peut-être… tenta Ralan avant de s’interrompre.
Le Cardinal abattit ses deux poings fermés sur son bureau et se mit à
hurler :
— Qu’il soit damné, ce Jerico ! Je le veux mort, Ralan. Mort. Tu
m’entends ?
— Oui, Cardinal.
Ralan se détourna pour sortir, et Carmin desserra les poings, prenant une
profonde inspiration. Son esprit s’affûtait au fur et à mesure que sa rage se
dissipait, et il lui vint une idée. Il commença à rire.
— Attends, Ralan, fit-il avant que son assistant ne quitte la pièce. J’ai une
meilleure idée.
Ralan, à la porte, se retourna, et le Cardinal crut déceler une nuance de
mépris sur son visage. Carmin attendit son habituel Oui, Cardinal ? mais la
question ne vint pas.
— Je pense que nous devrions pouvoir user de cette information à notre
avantage, dit-il. Je pense que nous pourrons utiliser le chaos que l’hérétique
Kal Jerico va forcément semer pour aider la cause de la Rédemption, cette
fois. Peut-être, peut-être que s’il joue bien son rôle, je pourrai sauver l’âme
de Kal Jerico dans les bassins de feu avant que toute cette histoire ne touche
à sa fin.
— Que souhaitez-vous que je fasse, votre éminence ?
— Apporte-moi Kal Jerico… vivant !
Yolanda s’éveilla dans la planque des Wildcats. C’était une sensation
étrange mais familière, comme se réveiller dans son lit, enfant, après un
long cauchemar. Elle avait chaud, ce qui la fit immédiatement penser au
fuseur qui avait visé son dos, mais la main qu’elle passa rapidement sous
son gilet sans manches en ressortit propre. La peau avait l’air d’être intacte.
Non, à vrai dire, elle avait chaud partout, ce qui était bizarre. Les planques
qu’on pouvait trouver dans le Sous-monde se distinguaient rarement par
leur côté chaleureux.
Et puis elle se souvint. C’était sa chambre, autrefois, quand elle était à la
tête des Wildcats. Elle se situait juste au-dessus de la cuisine à l’arrière d’un
ancien boui-boui qui avait brûlé. Les Wildcats avaient trouvé la cuisine en
parfait état de marche, avec la batterie complète de poêles et de casseroles.
La salle à manger avait plus de trous que de murs, mais ce n’était pas le cas
pour la cuisine et l’appartement au-dessus. C’était donc devenu la piaule
officielle de la meneuse des ‘Cats.
— Themis doit vouloir m’amadouer, se murmura Yolanda. Pour me laisser
pioncer dans sa turne, comme ça ? Je me demande bien ce que le sauvetage
va me coûter, en fin de compte.
— Rien du tout, si j’me trompe pas à propos d’Themis, fit une voix dans le
noir. Elle pense encore qu’elle a une dette envers toi pour l’exosquelette
spyrien qu’tu nous as refilé.
Yolanda reconnut instantanément la voix chantante et haut perchée.
— Salut, Lysanne, fit-elle. C’était pas un cadeau, par contre. C’était un
prêt. J’espère que vous l’avez pas bousillé.
Lysanne ouvrit la porte pour faire entrer un peu de lumière dans la pièce.
Cette membre encore adolescente des Wildcats n’avait pas beaucoup
changé depuis la dernière fois que Yolanda l’avait vue. Elle portait toujours
un pantalon noir et ample, avec une tunique dont les pans se croisaient sur
le devant et s’attachaient sur les côtés. Elle s’était teint les cheveux en noir,
avec une bande violette le long de la raie qui les séparait. Elle avait aussi
reçu son premier tatouage Escher des Wildcats, un motif de tourbillons et de
lignes entrelacées noires, bleues et violettes qui lui barrait le front. Au fur et
à mesure de son ascension dans la hiérarchie du gang, le tatouage grandirait
pour gagner ses tempes, et enfin s’étirer au-dessus de ses oreilles.
— T’inquiète, fit Lysanne, on en prend soin. On l’emmène jamais dans les
bagarres. Ça f’rait d’nous une cible trop facile. Mais il a bien
d’autres usages…
Nul besoin de le rappeler. C’était un exosquelette Malcadon de l’unité de
Spyriens qui avait été envoyée dans le Sous-monde pour chasser le
vampire. L’engin pouvait non seulement servir à escalader des falaises à
pic, mais en plus il avait des lance-toiles, extra-résistantes.
— Je parie que vous accédez à des endroits plutôt sympas avec ce truc, dit-
elle.
Lysanne hocha la tête.
— Bon, t’es prête à bouffer ? Les mavantes vont pas tarder à servir en bas.
— J’ai été dans les vapes si longtemps que ça ?
Yolanda se leva et récupéra ses armes sur la table de chevet.
— Toute la journée, lui répondit Lysanne. Y’en parmi les nouvelles qu’ont
cru qu’tu t’réveill’rais plus.
— J’espère que je vais décevoir personne, ricana Yolanda en rajustant sa
cartouchière tout en suivant Lysanne dans les escaliers.
— Bah moi, je me suis fait un bon cinquante creds en pariant sur toi,
répondit celle-ci par-dessus son épaule. Alors j’suis plutôt d’humeur
jouasse !
Yolanda répliqua dans un rire de gorge sincère :
— Tu pourrais m’en refiler la moitié. Je pense que je l’ai méritée !
— Quoi, c’était pas suffisant d’te sauver la peau ?
— Okay, okay, disons qu’on est quittes.
Yolanda suivit Lysanne au rez-de-chaussée. Trois mavantes trimaient dans
la cuisine. Ces esclaves, au service du gang, étaient toujours des hommes.
Le premier était aux fourneaux et remuait le contenu d’une cocotte fumante.
Le deuxième était occupé à couper des tranches de pain qu’il empilait sur
de grandes assiettes. Quant au troisième, il portait un plateau chargé de
bouteilles et attendit, la nuque courbée, que les deux femmes passent devant
lui et franchissent les portes battantes. Tous trois étaient simplement vêtus
de maillots de corps et de caleçons blancs, et sales. Leurs crânes semblaient
avoir été rasés avec des couteaux ébréchés. Il restait des touffes de cheveux
ici et là, tandis que les zones à nu dévoilaient des croûtes et des plaies.
— Themis a filé des culottes aux mavantes ? s’étonna Yolanda en jetant un
regard en arrière au moment où elle passait la porte.
— J’suis la compassion incarnée, répondit Themis.
— Fais gaffe, c’est vite-fait d’avoir trop de compassion en ce qui concerne
ces mecs.
Yolanda s’assit sur un parpaing devant la table principale, un gros bloc de
bois pétrifié que les Wildcats avaient trouvé des années auparavant. C’était
leur plus précieuse possession.
— Même avec un petit rien, ils commencent à se mettre des idées en tête, à
se dire qu’ils nous égalent… et c’est vite fait qu’ils-z-y vienent à vouloir
nous dominer, au lieu du contraire.
Themis répondit avec un sourire à l’adresse de l’ex-cheffe des Wildcats :
— Et comment va Kal Jerico ?
— Il me crée toujours plus d’emmerdes que ce qu’il vaut, répondit
Yolanda. C’est d’ailleurs pour ça que je venais vous voir.
La mavante en charge des boissons fit le tour de la salle en distribuant les
bouteilles de Wildsnake aux ‘Cats attablées. Il déposa la dernière devant
Yolanda et se détourna pour retourner à la cuisine. Elle lui botta le cul et lui
fit passer la porte la tête la première en lui gueulant :
— On sert les invitées d’abord, quand on est bien élevé !
— Ça a que’que chose à voir avec ces Goliath qui t’ont attaquée ?
demanda Themis.
Yolanda leva sa bouteille et en déversa le contenu dans son gosier,
serpent compris.
— Nan, eux c’est de l’histoire ancienne.
Elle inclina le goulot de sa bouteille vers Themis, qui hocha la tête en
retour. Voilà tout ce qu’elles se diraient à ce sujet. Chez les Escher, la
gratitude était perçue comme de la faiblesse, mais les deux femmes savaient
bien qu’elles étaient désormais liées par une dette de sang.
Après cet échange, Yolanda reprit :
— Maintenant, on cherche un prophète Cawdor à moitié taré. On se
demandait… vous auriez pas entendu parler de quelque chose ? Pas
d’activité inhabituelle chez les gangs Cawdor ces derniers temps ?
La mavante portant le pain entra dans la pièce. Son camarade avait dû lui
expliquer l’étiquette à observer en présence d’invitées, car il se dirigea
immédiatement vers Yolanda avec son plateau. Elle se servit une tranche et
le poussa sur sa ronde autour de la table.
Il servit Themis en deuxième. Celle-ci déchira son pain et s’en colla un
gros morceau dans le goulot, continuant à parler tout en mâchant :
— Y’a eu des histoires à propos d’un vieux jobard qu’a débarqué des
Désolations d’Cendre l’aut’ jour. Avec les ch’veux en vrac et des yeux
chelou. Sapé avec des guenilles qu’même nos mavantes en voudraient pas.
L’avait l’air plus animal qu’humain, mais j’suppose qu’c’est normal pour un
papy, hein ?
Elle s’esclaffa.
— Ça aurait pu être n’importe quoi, remarqua Yolanda. Y’a tout le temps
des fouisseurs qu’essayent de gruger la sécurité.
— Ah ouais, mais çui-là a réussi. À c’qui paraît on a r’trouvé l’garde en
train d’vagabonder sur les docks un peu plus tard, avec aucune idée de c’qui
s’passait. Et on dit aussi que l’tocard-mystère s’est tiré avec deux Cawdor.
Elle regarda en direction de Lysanne, qui s’était servie en pain la dernière
et venait de claquer la fesse de la mavante, et lui demanda :
— C’est quoi l’nom d’ce gang ? L’gang Cawdor qui traîne tout l’temps
autour du bordel d’chez M’dame Noritaké ?
— Les Sauveurs d’Âmes ? fit Lysanne sur le ton de la question plus que de
la réponse. J’crois. Ou bien les Sauveurs Universels ? Ou p’t’ête Les
Nouveaux Sauveurs ou les Justes Sauveurs ou sinon ? Leurs noms pour moi
c’est tout du pareil au même !
— Ça s’peut pas, fit l’une des autres ‘Cats, une novice aux longs cheveux
châtain clair que Yolanda ne reconnaissait pas. Pa’ce qu’on a entendu dire
aujourd’hui qu’y avait un vieux papy Cawdor tout loufoque qu’avait aidé
les Unis, les Sauveurs Universels, à échapper à un piège des Justes
Sauveurs à Glory Hole.
— Et c’était le même vieux ?
Yolanda mastiquait son pain en essayant de digérer à la fois la croûte
épaisse et les informations qu’elle recevait au sujet de l’ancêtre errant.
— Sûr’ment pas, fit Lysanne. J’en ai entendu parler aussi. C’type-là portait
la cape bleue et l’équip’ment orange des Cawdor.
— Mais y’a un des Justes qui m’a dit qu’il avait des yeux chelous, fit la
novice. Tout brumeux et tourbillonnants. Il a dit qu’c’était un… un sorcier.
L’a utilisé une sorte d’pouvoir d’sorcellerie contre eux. Quand ils s’sont
réveillés, les Unis s’étaient barrés.
Themis braqua un regard sévère sur la novice :
— Qu’est-ce qu’tu foutais à tchatcher un Cawdor ?
La jeune fille rougit en fixant les yeux sur la croûte de son pain, sur la
table devant elle :
— Rien d’très sacré, ça pour sûr.
La tablée s’esclaffa collectivement. Plusieurs des Wildcats claquèrent la
novice dans le dos et la félicitèrent d’avoir réussi une conquête aussi
culottée. Yolanda se contenta de mâchonner son pain en réfléchissant. Deux
rapports en deux jours à propos d’un vieux aux yeux de fou qui était
accoquiné aux Cawdor. Ça pouvait pas être une coïncidence. Kal serait
intéressé d’apprendre ça.
Le ragoût arriva de la cuisine, et la mavante dont Yolanda avait botté le
train réapparut avec une nouvelle tournée de Wildsnake. L’ancienne ‘Cat
balaya la pièce du regard, considéra ses consœurs mortes de rire et les
drôles de petites mavantes. Jerico pouvait attendre un peu, décida-t-elle.
Elle avait bien besoin d’une p’tite soirée entre gonzesses.
La journée de Grondle s’était avérée bien moins affreuse que ce qu’il
prévoyait après son entretien avec le guilder Tavis la veille au soir. Les
ouvriers enchaînés trimaient bien plus dur que ne l’avaient fait ceux
d’avant, qui étaient payés, et tout ce qu’ils attendaient en retour, c’était un
coup de flotte de temps en temps, et de se faire moins cogner dessus que
quand ils étaient à la rue.
La montagne d’éboulis avait diminué de moitié, et Ander, cette brutasse
Orlock qui faisait office de chef d’équipe, avait ramassé deux équipes de
plus pour assurer la rotation. Avec un peu de chance, le tas de gravats qui
pourrissait le chantier serait évacué avant le matin.
— B’soin d’aut’ z’ouvriers, chef ? demanda Ander. Moi et mes gars on
pourrait en r’cruter plein cette nuit. L’truc qu’est pratique avec ces clodos,
c’est qu’ils s’entassent tous dans les mêmes taudis pour pioncer.
Grondle secoua la tête :
— Nan c’est bon. Juste besoin qu’vous fassiez taffer ces équipes-là
pendant la nuit.
Il tira sur quelques poils plus longs qui dépassaient de sa barbe
broussailleuse depuis le début de l’après-midi en réfléchissant un instant.
— P’t’êt la nuit prochaine, reprit-il. Va nous falloir beaucoup plus
d’monde pour la prochaine étape de c’chantier.
Ils établirent ensemble l’organisation du transport et du logement des
forçats qui allaient se reposer pendant que les hommes d’Ander
supervisaient le changement d’équipe. Une sourde explosion fit sursauter
Grondle et dressa les petits cheveux sur sa nuque.
— Oh non ! laissa-t-il échapper tandis qu’il se tournait vers la zone
en travaux.
Au-dessus de l’endroit déjà effondré, la paroi du dôme avait éclaté, et le
trou béant vomissait un nuage de lourde poussière blanche. Mais Grondle
savait très bien que ce n’était que le début.
— Barrez-vous, tous ! hurla-t-il. Cassez-vous d’là !
Les hommes d’Ander réagirent immédiatement. Ils lâchèrent les chaînes et
se cavalèrent au triple galop vers le bas de la pente dans un grondement bas
et continu qui s’amplifiait au fur et à mesure de leur course. L’un d’entre
eux bascula et s’étala la tête la première dans les gravats. Tous ses
camarades le dépassèrent sans s’arrêter. Il glissa et roula le long de la pente
jusqu’à ce qu’il réussisse à se caler sur ses pieds et à reprendre sa fuite, loin
derrière les autres.
Les ouvriers essayaient de suivre, mais ils étaient lestés par les fers qu’ils
avaient aux chevilles et les chaînes qui les liaient les uns aux autres. Il
fallait qu’ils se synchronisent, ce qui les ralentissait énormément.
Alors que le nuage enflait au-dessus du tas de roches et de gravats,
d’énormes débris commencèrent à émerger de la poussière pour pleuvoir
sur le dessus de la pile. Plusieurs énormes fragments de maçonnerie, dont
certains de la taille des hommes qui essayaient de s’enfuir, jaillirent sur le
côté du nuage et s’abattirent en contrebas, là où avaient été les ouvriers
enchaînés. Là où ils étaient encore.
Les nouvelles équipes qui étaient en train d’arriver durent faire demi-tour
avant de pouvoir redescendre. Elles étaient encore à essayer de se retourner
quand les équipes sortantes les percutèrent de plein fouet, jetant au sol
plusieurs des hommes enchaînés. Les chaînes fixées entre eux se tendirent
brusquement et firent s’effondrer tout le monde en cascade.
Des blocs de maçonnerie et des morceaux de métal tordu pleuvaient sur la
masse humaine. Des hurlements transperçaient le grondement sourd et
déchiraient atrocement les tympans de Grondle. Il était figé sur place,
impuissant, pendant que le poids des débris déclenchait une avalanche qui
commença à glisser sur le flanc de l’éboulis rocheux, enterrant pour de bon
les forçats et menaçant de recouvrir les hommes d’Ander.
Celui qui était tombé se mit à brailler quand il vit des pierres et des débris
métalliques s’abattre juste à côté de lui. Le déferlement de l’avalanche le
rattrapa bien vite et le porta, le roula et le traîna jusqu’au bas de la pente.
Ander et Grondle s’élancèrent vers la base de la colline de gravats quand
le grondement commença à s’atténuer. Quelques mètres au-dessus, un bras
et une jambe orientés bizarrement dépassaient de l’éboulis. Ils se mirent
immédiatement à déblayer et, aidés par le reste des hommes d’Ander, ils
réussirent rapidement à dégager le ganger à moitié enterré. Son visage et
son torse étaient couverts de sang, et des traînées rouges s’étalaient sur ses
bras et ses jambes, mais il était en vie.
— T’as l’pied plus sûr qu’ça normal’ment, Rafe, lui fit Ander avec un
petit rire.
Grondle trouva l’humour un peu forcé, mais le blessé sourit et tenta de se
marrer lui aussi, émettant à la place une quinte de toux. Quand il se fut
calmé, Rafe regarda Grondle :
— Y’a que’que chose de chaud qui m’a cogné à l’arrière d’la tête… je l’ai
vu en m’vautrant et j’l’ai chopé.
Il ouvrit la main. Les restes carbonisés d’un petit boîtier métallique avec
des câbles dépassant des deux côtés étaient posés sur sa paume.
— Un détonateur, fit Grondle.
— Par la croupe de Helmawr, marmonna Ander. Sabotage ?
— On dirait bien.
Grondle prit le détonateur dans la main de Rafe en jurant à son tour à mi-
voix avant de poursuivre :
— Et dire qu’tout c’temps on a cru qu’on était maudits…
— Qu’est-ce qu’on va faire ?
Grondle jeta un regard furieux sur le tas de gravats qui avait doublé de
volume, après avoir englouti au complet les quatre nouvelles équipes
enchaînées et gâché encore une journée de boulot. Il leva les yeux vers la
nouvelle ouverture qui béait dans le mur du dôme, et devrait être bouchée.
— Trouvez d’aut’ gars, dit-il. Faut qu’j’aille causer protection avec not’
boss.
L’assassin se faufila dans Glory Hole par un tunnel très peu connu. Il atterrit
dans un sous-sol plein de fûts et d’étagères chargées de bouteilles
poussiéreuses. Un entrelacs compliqué de tuyaux se croisait dans tous les
sens au-dessus de sa tête, juste sous le plafond bas, et on apercevait derrière
les escaliers un réseau de conduits plus larges, dans un vide sanitaire.
Il referma le panneau d’accès derrière lui et déplaça deux fûts vides pour
les replacer devant le passage dérobé. L’assassin pencha la tête sur le côté,
comme s’il guettait un bruit faible ou distant, puis s’avança à pas feutrés
jusque dans le coin, au pied de l’escalier. Un large conduit vertical encastré
dans le mur traversait le sol et le plafond. Il tendit la main et débloqua un
verrou invisible sur le conduit, ouvrant ainsi une autre trappe secrète.
Il s’introduisit dans le conduit et referma la trappe derrière lui. En
s’appuyant sur ses bras et ses jambes contre les parois du tuyau, il s’éleva à
l’intérieur, grimpant aussi facilement qu’une araignée. En haut, le tuyau
faisait un angle à quatre-vingt-dix degrés, et il put ainsi continuer à
progresser à quatre pattes jusqu’au bout. Une fois ressorti, l’assassin
regarda de l’autre côté de la rue le local qu’il venait de quitter : un rade
nommé le Trou de Hagen, généralement fréquenté par des chasseurs
de primes.
Il sourit et se carapata sans bruit sur le toit, laissant le Trou de Hagen
derrière lui. Sans cesser de courir, il tira de sa poche un morceau de
parchemin pour le lire. Il y était simplement inscrit « Coin nord de la
colonie de Glory Hole, bâtiment orange à deux étages ».
Après avoir pris connaissance du message, l’assassin se le colla dans la
bouche, mastiqua, et…
Jobe Francks se réveilla en sursaut et s’assit tout droit dans son lit. Il avait
un goût affreux dans la bouche, et il recracha dans sa main une boulette de
parchemin mouillé. Il avait tout vu : l’assassin, son arrivée à Glory Hole, le
mot qui portait l’adresse des Sauveurs Universels… Il aurait presque pu se
convaincre que ça n’avait été qu’un rêve s’il n’y avait eu cette boule de
parchemin pâteux sur sa paume.
Un autre assassin avait été lancé à sa poursuite, il était probablement déjà
dans la colonie, et en chemin pour venir le trouver. Jobe n’avait pas un
instant à perdre. Il était temps de se remettre en route.
5 : EN LIGNE DE MIRE

Francks prit pied sur le toit de la planque des Sauveurs Universels. Sa main
tremblait encore tandis qu’il refermait la porte. Sa vision de l’assassin avait
été vivace. Jamais encore il n’avait connu une pareille expérience. Certes, il
avait parfois revu des fragments de son passé au travers de ses yeux
brumeux, mais cette fois, c’était comme s’il voyait par les yeux de
quelqu’un d’autre. Il avait été dans l’assassin, il avait vu ce qu’il voyait, su
qui il était et ce qu’il faisait. Jobe Francks avait été l’assassin pendant
un moment.
Après la vision, il s’était vêtu, s’était brièvement arrêté pour avertir
Breland, puis avait voulu s’en aller.
En posant la main sur la poignée de la porte de devant, il avait été saisi par
un sentiment de crainte. La mort était tapie, aux aguets, juste derrière cette
porte. Il s’était reculé, les yeux écarquillés par la peur et la confusion. Tout
arrivait trop vite.
Il n’était pas prêt pour la phase suivante du plan de l’Univers. Pas encore.
Pas ici. Des innocents allaient souffrir. Mourir. Peut-être pas lui… l’Univers
n’en avait pas encore tout à fait fini avec lui. Mais Breland et son gang, tous
ces novices avides de lecture et les autres Universels, trop tolérants pour
leur propre bien… Ils allaient tous payer le prix de sa peur. Ils allaient
mourir pour lui, à cause de lui, de sa cause – s’il laissait faire. Il fallait qu’il
trouve une autre solution.
Et c’est ainsi qu’il se retrouva sur le toit, à s’approcher d’un intervalle
entre les bâtiments. Il était essentiel qu’il soit vu, mais pas attrapé. Le
timing allait être délicat. Il se mit à courir vers le bord du toit, essayant de
calculer ses foulées pour le bond final, mais son grand âge et les lourdes
bottes qu’il ne portait que depuis la veille lui firent défaut. Il fut obligé de
piétiner un peu au dernier moment et perdit la majeure partie de son élan.
Il bondit tout de même. Plus le choix, à ce stade. Il s’élança par-dessus la
ruelle en un genre de parabole aplatie. Il vit le mur de briques se rapprocher
à toute vitesse. Ça n’allait pas le faire. Jobe agita les jambes, essaya de
courir dans les airs, mais sans résultat. Il tendit les bras dans sa chute. Ses
mains s’agrippèrent de justesse au rebord rugueux, son corps rebondit
durement contre le mur. Ses doigts glissèrent en raclant contre l’arête des
briques. Il sentit du sang couler sur sa paume et le long de son poignet.
Mais Francks tint bon. Il jeta un coup d’œil en contrebas, à la chaussée
perdue dans les ombres. S’il lâchait prise, il allait au moins se casser une
jambe. Il essaya de trouver une accroche sur le mur, agitant les pieds dans
tous les sens. Ses bras commençaient à lui faire mal, mais il finit par
coincer le bout d’une botte dans un joint entre deux briques puis, aidé par
l’adrénaline qui coulait à flots dans ses veines, il réussit à se hisser le long
du mur et à retomber pantelant sur le toit.
Francks ne resta là qu’un instant pour reprendre son souffle, puis se remit
sur ses pieds et s’élança à nouveau. Il restait courbé, essayant de ne pas se
faire repérer depuis le sol. Il trouva la trappe d’accès sur le toit et descendit
dans le bâtiment. Il faisait sombre, mais ses yeux s’accoutumèrent
rapidement à l’obscurité, et il réussit à trouver l’entrée.
Il pouvait maintenant émerger d’un autre bâtiment, offrant ainsi une
certaine protection aux Universels, mais il fallait encore qu’il trouve le
moyen de quitter la colonie en vie. Francks essaya de toucher l’assassin
mentalement. Il sentait sa présence à proximité, sur le toit d’un bâtiment de
l’autre côté de la rue. Il lui envoya un ordre muet, comme il l’avait fait avec
le gang des Justes, mais l’esprit de l’assassin était trop concentré, trop bien
exercé. Il lui faudra trouver une autre solution.
Francks ouvrit la porte et sortit. Il ne pouvait qu’espérer que l’assassin
n’allait pas abattre le premier vieillard qu’il verrait. Les pros n’aimaient pas
faire d’erreurs, et après tout, il ne sortait pas du bon bâtiment. Il longea la
rue jusqu’à une intersection. Au moment de passer le coin, juste avant de
disparaître du champ de vision de l’assassin, Jobe ouvrit la bouche, comme
perdu en prière.
— Car je suis la lumière, et la voie, et le sentier de la gloire, proclama-t-il.
Écoutez la parole de l’Immortel Empereur et soyez sauvés.
En tâtonnant à nouveau avec son esprit, Jobe sentit l’assassin changer de
position. Il l’avait entendu. Il allait le suivre, s’éloigner des Universels.
Maintenant, il n’avait plus qu’à se soucier de sa propre sécurité. Il se mit
donc à courir. Il courut tout le long de la rue, passa un angle et continua
à courir.
Il faudrait un petit moment à l’assassin pour ressortir de la bâtisse où il
s’était posté. Pas besoin de se précipiter. Un bâtiment. Un deuxième. Le
troisième avait été explosé. Il se rua à l’intérieur par une ouverture dans le
mur et continua à courir. Il sentait l’assassin qui se rapprochait, qui avançait
rapidement dans la rue, une arme à la main. Peut-être qu’il portait des
lunettes de vision nocturne ? Francks sentait qu’il serait bientôt à court
de temps.
Il trébucha sur un bout de tuyau qui traînait par terre et s’écrasa au sol dans
un grand fracas. L’assassin passa le coin. L’avait-il entendu ? Impossible à
dire. Il se dégagea d’une roulade et se remit sur ses pieds. Il sortit en
courant de la bâtisse en ruines et s’élança dans la rue. Il savait où il devait
se rendre. Avait une vague idée de l’itinéraire pour y parvenir. Il fallait
seulement garder une rue d’avance sur l’assassin.
Il sentit ce dernier quitter le bâtiment ruiné juste au moment où il passait
un autre angle. Sa respiration commençait à devenir laborieuse. Son vieux
caisson et ses vieilles guibolles ne faisaient pas le poids devant l’agilité et
l’endurance du jeune tueur. Il lui fallait juste un peu plus de temps. Il y était
presque. Il déploya son esprit encore une fois.
Chute, commanda-t-il.
Il entendit derrière lui du vacarme et un cri de douleur étouffé. Je t’ai eu !
Il n’avait pas cessé de courir.
Quelques minutes plus tard, Francks trouva l’endroit qu’il cherchait. Il
passa un dernier coin de rue et se précipita sur la porte. Il l’ouvrit sans
s’arrêter et se jeta dans l’embrasure, manquant de s’écraser sur l’homme en
armure qui sortait.
— Gaffe, vieux débris ! lança le chasseur de primes en repoussant Francks
avant de poursuivre son chemin.
Ivre d’adrénaline, Francks dut réprimer son envie de le cogner. Il était
nettement plus imposant que sa frêle carrure. Francks se contenta de baisser
la tête avant de se rendre au comptoir.
— Tu dois être Hagen, fit-il au taulier, un genre d’ours dont le ventre
imposant était tout juste contenu par une chemise blanche et crasseuse.
— Ouais. Et ? fit Hagen.
— Balance un Snake, répondit Francks en lâchant un crédit sur le bar.
Il regarda tout autour de lui en souriant. Le Trou de Hagen était plein à
craquer de guides ratskins, de mercenaires et de chasseurs de primes – des
tas de chasseurs de primes. Le mur du fond était recouvert d’avis de
recherche à l’effigie de divers mutants, fouisseurs, meurtriers et gangers
renégats. Pour le moment, il était en sécurité.
Pendant qu’il sirotait le Wildsnake que lui avait servi Hagen, Jobe Francks
explora encore une fois les alentours par l’esprit, et il décela la présence de
l’assassin, assis sur le toit du bâtiment d’en face. Il se demanda combien de
temps il pouvait passer à attendre là.
Il lampa l’alcool, goba le serpent tout rond, puis se rendit dans l’arrière-
salle. Tandis que les habitués jouaient aux cartes en biberonnant leurs
immondes breuvages brunâtres, Jobe Francks se faufila par la porte du
sous-sol. Pendant qu’il déplaçait les fûts placés devant la porte dérobée,
Francks remercia l’Immortel Empereur pour la vision qu’il lui avait accordé
du passage secret.
Kal porta la bouteille à sa bavarde et s’envoya une bonne grosse gorgée de
son petit-déjeuner liquide. Il regardait Scabbs, attablé en face de lui. Son
partenaire était en train de trifouiller ses œufs du bout de sa fourchette. Il
souleva le bord de la masse vaguement jaunâtre de la lame de son couteau
rouillé et jeta un coup d’œil en dessous. Kal n’en était pas certain, mais il
avait bien cru voir quelque chose remuer sous les œufs brouillés.
— Je me tue à te le dire, fit-il dans une grimace. La seule chose qu’on peut
décemment avaler au Sump Hole, c’est sa picole. Et encore c’est
uniquement parce que c’est du tellement corrosif que ça dézingue tout ce
qui pourrait y nicher.
Scabbs repoussa son assiette et prit une goulée à sa propre bouteille avant
de demander :
— Bah alors pourquoi qu’on passe tout not’ temps ici ?
Kal termina son Wildsnake et fit tournoyer la bouteille vide sur la table.
— Parce que c’est le meilleur rade de tout le Sous-monde.
— Hmpf ! Faut qu’on s’trouve un endroit mieux où squatter.
— Quoi, tu renoncerais à tout ce folklore ? lui répondit Kal avec un
grand sourire.
— Tu veux dire genre se faire choper par des Goliath qui sont encore après
nos miches ? demanda Yolanda en se laissant tomber sur une chaise. Ou tu
veux plutôt dire devoir se coltiner Carmin et Nemo juste pour récupérer du
fric qu’on avait déjà gagné ? C’est de ce genre de folklore-là que tu causes,
Jerico ?
Le sourire de Kal ne vacilla pas une seconde.
— Ouais. De ce genre. T’as passé une sale journée, chérie ?
Yolanda le fusilla du regard, lèvres retroussées.
— Appelle-moi chérie encore une seule fois, cracha-t-elle, et tu pourras
plus jamais sourire.
Kal se pencha en avant et reprit l’air sérieux.
— Désolé, Yolanda, dit-il avec autant de sincérité que possible. Tiens,
prends mes œufs.
Il poussa l’assiette de Scabbs vers sa partenaire. Scabbs ouvrit la bouche
pour protester, mais il se tut en voyant le regard que lui lança Kal.
Yolanda attaqua la tambouille dont Scabbs n’avait pas voulu et raconta
comment Gonth et d’autres membres du gang de Grak l’avaient attaquée
dans le tunnel.
— Je pense qu’ils vont pas lâcher le morceau, Jerico, finit-elle
par déclarer.
Pile à ce moment-là, un machin noir plein de pattes poilues émergea en
rampant de sous les œufs, et Yolanda l’embrocha aussi sec. Elle repoussa
l’assiette, arracha à Scabbs sa bouteille et se gargarisa longuement.
— Va falloir qu’on flingue tous ces Goliath jusqu’au dernier pour avoir
la paix.
Kal écarta le problème d’un geste impatient.
— J’ai pas le temps de me prendre la tête avec ça, fit-il. On est face à du
pro sur notre prochaine prime. Apparemment, y’a quelqu’un qui embauche
des assassins pour choper ce vieux prophète errant. Y’en a un qui a fini
crevé pas très loin du Souffle d’Air Frais.
— Errant, c’est bien le mot, renchérit Yolanda. D’après les ‘Cats, le type
en question a été repéré sur les docks avec un gang Cawdor il y a deux
jours, et puis hier à Glory Hole avec un autre, qui s’appelle les
Sauveurs Universels.
— Pourquoi il est si populaire, c’gars-là ? demanda Scabbs, qui se grattait
le bras en faisant neiger de petits tourbillons de peau morte sur la table. Tu
crois qu’il est pour de vrai, Kal ? J’veux dire, pourquoi qu’Nemo et d’autres
en auraient autant après lui, sinon ?
Yolanda parla la bouche pleine :
— Les Wildcats ont dit qu’il avait utilisé des pouvoirs bizarres dans une
baston, et pour passer un garde sur les docks.
Kal secoua la tête :
— Nan. C’est probablement juste un psyker quelconque. Et Nemo
s’intéresse jamais qu’à une chose : le renseignement. Ce type doit connaître
des secrets.
Ni Scabbs ni Yolanda n’avaient l’air convaincu. Scabbs allait dire quelque
chose, mais Kal secoua à nouveau la tête, essayant d’étouffer le débat dans
l’œuf :
— Écoutez, on s’en tape en vrai de ce qu’il est ou pas, ce Jobe. Pour nous,
c’est une prime, comme d’hab. Et c’est tout ce qui compte. On le chope,
c’est tout, et on laisse nos contracteurs s’en soucier.
— Très bien, ça me va aussi, fit Yolanda à contrecœur. Je veux juste récup’
la maille. Qu’est-ce qu’on fait, maintenant ?
— On pourrait interroger les gardes des docks ou ce premier gang, mais je
pense que ces pistes ont déjà dû refroidir, dit Kal. Si ce surineur qui s’est
fait liquider était après notre type, ça pourrait expliquer pourquoi il est parti
vers Glory Hole. On devrait le chercher là-bas d’abord. Peut-être passer à la
turne de Hagen pour voir si quelqu’un a entendu causer de…
— Kal ? fit Scabbs.
Mais Kal ne l’écoutait pas. Son attention avait été attirée vers la porte du
Sump Hole. Le percepteur à l’élégant costume bien repassé venait de
rentrer. Il repoussa du bout du doigt le pont de ses lunettes pour les
remonter sur son nez puis examina méthodiquement la pièce.
Kal glissa au bas de sa chaise et se colla au mur. Il appuya un doigt sur ses
lèvres serrées en susurrant un chuuuuut.
— Ce petit rat de percepteur est revenu, chuchota-t-il.
Il ouvrit la porte des gogues et se faufila à l’intérieur. Par l’ouverture, il
leur souffla encore :
— Occupez-le pendant que j’décarre d’ici. On se retrouve au Trou
de Hagen.
Et sur ce, il ferma la porte.
Scabbs se retourna et vit le petit homme à l’air affairé qui se tenait au
comptoir. Le barman pointa du doigt en direction de leur table. Il ne savait
pas quoi faire. C’était pas son job d’avoir des idées. C’était le boulot de
Kal. Ou de Yolanda, en cas de besoin.
Il regarda celle-ci, mais elle était encore en train d’essayer de se
débarrasser du goût d’insecte dans sa bouche en se rinçant le gosier avec sa
bouteille de Wildsnake. Scabbs, une fois n’était pas coutume, en eut
soudain une, d’idée. Il attrapa l’assiette d’œufs entamée et arracha le
couteau de la table en prenant bien soin de garder la bestiole empalée
dessus. Il fit demi-tour et se dirigea vers le comptoir.
— Qu’est-ce qu’ça veut dire ? brailla-t-il en brandissant le couteau rouillé
de la main droite, faisant gigoter faiblement l’insecte empalé sur la pointe.
Un serpent dans la boutanche, okay. Mais une putain de bestiole dans mes
œufs ? C’est carrément dégueu, là !
Un autre lève-tôt l’interpella depuis une autre table :
— Qu’est-ce qu’t’as, Scabbs, tu partages pas ton p’tit-dej’ avec tes
semblables ?
Scabbs pivota pour lui faire face. C’était Grizzli, un géant avec un énorme
bide comme celui de Hagen et des bras gros comme des canons de lance-
roquettes. Scabbs savait qu’il pourrait compter sur sa grande gueule. Il fit
encore deux pas avant de répondre :
— Nan, mais j’partage avec toi si ça t’dit.
Sur ce, il balança l’assiette d’œufs sur Grizzli en s’assurant que la plus
grosse partie de la bouillie visqueuse gris-jaunâtre atterrisse sur le torse du
percepteur habillé de soie.
Grizzli recula sa chaise en arrachant carrément les pieds du sol, et s’avança
sur Scabbs. Ce dernier se faufila derrière le percepteur et continua à agiter
son couteau orné du cadavre de l’insecte. Le bonhomme en costard eut l’air
horrifié de voir la bestiole lui passer si près des yeux et de la tête, et Scabbs
ne put s’empêcher de sourire intérieurement en voyant son expression de
totale stupéfaction lorsque Grizzli les agrippa tous les deux pour les
soulever du sol.
Si c’est un percepteur des Van Saar, se dit-il, ils ont dû le recruter dans la
Spire. Ce type n’avait rien à foutre dans le Sous-monde.
La bonne humeur de Scabbs tourna court, malgré tout. Grizzli les serra
tous les deux dans ses bras, forçant les deux petits bonshommes à exhaler
tout l’air de leurs poumons.
Le taulier, qui jusque-là s’était tenu coi, dit simplement :
— Va régler ça dehors, Grizz.
Et sur ce, le gigantesque chasseur de primes gagna la porte, l’ouvrit d’un
coup de latte, et balança les deux hommes dans la rue.
— T’f’rais mieux de pas reviendre ici pas sans ton maître, nabot, dit-il en
pointant son index sur Scabbs. T’as b’soin que quelqu’un t’garde en laisse.
Scabbs roula par-dessus le percepteur en essayant de balancer le plus de
poussière possible sur son beau costume, et de l’empêcher de voir Kal se
glisser par la porte puis disparaître au coin d’une ruelle. Le chasseur de
primes adressa un sourire et un clin d’œil à son partenaire avant de
se volatiliser.
— Ma faute, fit Scabbs en aidant l’autre à se remettre sur ses pieds.
Il épousseta la veste de l’inconnu, mais entre ses mains crasseuses et les
œufs brouillés qui étaient restés collés à l’étoffe, il ne réussit qu’à produire
une traînée bien pâteuse qui s’imprégna dans les fibres du tissu.
— Mais laissez-moi donc tranquille ! jeta le percepteur.
Il claqua les mains de Scabbs pour s’en débarrasser et retourna vers la
porte. Juste au moment où il allait en saisir la poignée, elle se rouvrit en le
percutant de plein fouet, et il atterrit à nouveau les quatre fers en l’air.
Yolanda émergea au moment où Scabbs offrait, une fois encore, sa main
au percepteur.
— Ne me touchez pas, sale individu répugnant ! s’indigna ce dernier.
Il s’éloigna de Scabbs à quatre pattes et franchit ainsi la porte que Yolanda
lui tenait entrouverte.
Elle sourit à Scabbs en la refermant :
— Bien joué ! Je m’attendais pas à ce que tu réagisses comme ça.
— Moi non plus, fit Scabbs. J’ai bien cru qu’Grizz allait m’équarrir.
— Il l’aurait certainement fait, et à mains nues encore, répondit-elle en
l’entraînant à l’écart. Mais j’ai attiré son regard et je lui ai fait signe de
rester calme.
— J’t’en dois une.
Ils avaient parcouru quelques mètres quand Scabbs reprit :
— Bon ben… on d’vrait aller r’trouver Kal, hein ?
Yolanda laissa passer quelques pas avant de répondre :
— Chaque chose en son temps. On est pas pressé. J’ai pas encore petit-
déjeuné, au final.
Jobe Francks avait passé toute la nuit à galoper dans le Sous-monde. Au
début, il ne savait ni se souciait de sa destination. Il se contentait de bouger.
Il fallait qu’il garde son avance sur l’assassin. Au bout d’un moment, ne
percevant plus la présence de son poursuivant, il s’autorisa à ralentir, mais il
ne s’arrêta jamais. L’immobilité serait synonyme de mort.
Il lui fallait juste trouver un endroit sûr pour se reposer et communier avec
l’Univers. Il fallait qu’il détermine où il devrait se rendre ensuite. Il fallait
qu’il comprenne pourquoi il était revenu à la Ruche. Il fallait qu’il découvre
ce qu’était son destin. Mais surtout, il fallait qu’il dorme.
La Ruche se mit à bourdonner de ses activités matinales alors qu’il errait
toujours. Les usinards quittaient leurs domiciles pour se rendre aux usines,
les mineurs aux mines, les dockers aux docks. Ils étaient comme des
abeilles ouvrières sans visages, sans noms, sans souvenirs, sans avenirs, qui
zonzonnaient inlassablement au fil de leurs vies. C’était contre cette
existence monotone que se rebellaient les membres des gangs : encore et
encore la même chose, l’éternelle galère vide de sens que représentait leurs
vies à trimer pour rien ou presque rien, l’impression d’avancer sans jamais
aller nulle part.
Certains embrassaient une vie d’aventure, et accrochaient tous leurs
espoirs à un hypothétique jackpot. D’autres sombraient dans la violence, et
se vengeaient de leurs misérables existences sur tous ceux dont ils
croisaient le chemin. D’autres encore, une triste minorité, à vrai dire, se
tournaient vers une puissance supérieure pour trouver un sens à leurs vies. Il
était regrettable que tant de Cawdor tombent dans les deux premières
catégories, sans jamais réellement entrevoir la troisième possibilité.
Tandis que Francks ruminait sur ces malheurs de l’humanité, ses pieds
continuaient d’avancer, tournant de temps en temps à droite ou à gauche,
gravissant ou descendant même des escaliers sans effort conscient. Et puis
ils s’immobilisèrent. Francks leva les yeux, surpris par l’absence de
mouvement de son corps. Il était devant une porte. Il regarda autour de lui
pour voir où il était. Hive City. Comment est-ce qu’il avait fait pour arriver
jusqu’au cœur de Hive City ?
Il reporta son regard sur la porte. Pas de plaque nominative au-dessus du
chambranle. Pas de numéro, pas de marquage. Rien qu’un heurtoir de
bronze au milieu d’une porte en fer.
L’Univers m’a mené ici pour une bonne raison, se dit-il.
Il souleva donc légèrement le lourd heurtoir et le laissa retomber. Un bruit
se fit entendre de l’autre côté du battant, comme des frottements ; pas des
pieds sur le sol, mais des livres et du papier. Puis un choc, comme une porte
ou un tiroir que l’on referme brusquement. Et ensuite, pour finir, un bruit de
pas. La porte s’ouvrit.
— Bonjour, Jerod, fit Jobe sans même une nuance d’étonnement dans
la voix.
Jerod Mordu se tenait dans l’encadrement de la porte, vêtu d’une épaisse
veste d’intérieur rouge. Derrière lui, le mur était couvert d’étagères, et un
grand bureau occupait la majeure partie de l’espace. Il y avait des peintures
à l’huile aux murs, et même quelques sculptures sur des piédestaux dans les
coins. Jerod Mordu s’en était bien sorti, au cours des vingt années écoulées.
— Qu’est-ce que tu fous là ? demanda-t-il.
Il avait l’air complètement abasourdi par cette visite. Mais pour Francks,
c’était parfaitement logique. Son corps l’avait mené jusqu’au seul endroit
où il pourrait se reposer et méditer sur le passé. Le seul endroit dans toute la
Ruche où il serait en sécurité, pour un moment.
— J’ai cavalé toute la nuit, il me faut juste un coin pour dormir un peu,
dit-il. Tu peux m’héberger pour la journée ?
Kal s’avança dans la rue juste à l’entrée du dôme de Glory Hole. Il n’était
pas venu dans ce coin du Sous-monde depuis toute cette histoire avec le
vampire. Il avait été drogué et enlevé juste devant le Trou de Hagen, et les
choses étaient parties en vrille rapidement à compter de ce moment-là. Et
maintenant, il n’était plus trop sûr du chemin pour retourner chez Hagen.
Voilà pourquoi il traînait avec Scabbs. Le petit gars se rappelait de chaque
endroit où il avait mis les pieds. Bon, évidemment, il laissait derrière lui
une traînée de peaux mortes, alors aussi comme ça c’était facile de
retrouver son chemin. Mais pour l’heure, Kal était perdu alors qu’il venait
juste de poser un pied dans le dôme. Chaque bâtisse en ruines ressemblait
à… eh bien, une bâtisse en ruines, et il ne pouvait pas franchement se
permettre d’arrêter un passant pour demander où il était, au juste. Il était
Kal Jerico, quand même. Le célèbre chasseur de primes aurait l’air malin
s’il devait demander son chemin, surtout pour trouver une taule devenue
célèbre pour être un repaire à chasseurs de primes !
Il avança jusqu’au milieu d’une intersection et examina tour à tour les
quatre embranchements, cherchant un indice, un repère pour lui rafraîchir la
mémoire. L’une des rues était complètement bloquée par une pile de débris.
C’était bizarre en fait, comme si les déchets avaient été entassés là au lieu
de se déposer naturellement – si l’on entend bien sûr par « naturelles » les
conséquences de l’explosion d’une grenade ou d’un missile, ou peut-être un
tremblement de ruche. Et puis la mémoire lui revint. C’était lui qui avait
monté cette barricade ! Enfin, lui et Scabbs pendant que Yolanda regardait
faire en les critiquant.
Ils comptaient se servir de ce barrage pour capturer quelqu’un qu’ils
pourchassaient pour une prime, mais Yolanda avait tout fait foirer, et
Scabbs avait fini par faire exploser le côté d’un bâtiment qui s’était effondré
sur leur cible. Kal sourit. En y repensant, c’était vraiment marrant –
beaucoup plus que sur le coup, évidemment.
Il pivota pour regarder dans l’autre direction et voir si l’éboulis qui avait
tué la cible était encore là. À la place, il vit un groupe de Rédemptionnistes
qui avançait sur lui, armes en mains. Il se retourna vers là d’où il était
arrivé. Un deuxième groupe de Rédemptionnistes avait fait son apparition et
se dirigeait également vers lui. Kal eut à peine besoin de vérifier pour
savoir ce qui l’attendait dans la dernière rue. Un troisième groupe émergea
d’une porte, dégaina ses armes, et se déploya en travers du passage.
Il n’avait qu’une issue, et elle était bloquée. Il l’avait bloquée lui-même
quelques mois auparavant… à quoi tient le destin.
— Et fouisse-merde, jura-t-il. Dommage que Yolanda soit pas là. Elle
aurait appris comment on tend un piège, au moins.
Kal dégaina ses pistolets laser et ouvrit le feu sur le premier groupe.
Ensuite, il fit volte-face et se précipita vers le barrage en zigzaguant dans la
rue pendant que des tirs criblaient le sol autour de lui.
Scabbs mit de côté la gamelle qui lui avait été fournie par les mavantes.
— C’était plutôt bon, ça, fit-il. Un peu comme la tambouille de m’man.
Yolanda essaya de ne pas se représenter Scabbs en hideux garçonnet tout
croûteux assis à table avec son hideuse famille toute croûteuse, mais
l’image s’imposa d’elle-même. Elle frissonna et la chassa de force de
son esprit.
Elle braqua son regard droit dans le tunnel, évitant de poser les yeux sur
son compagnon pour le moment, de peur que l’image resurgisse.
— Ouais, répondit-elle. Y’a quelques endroits dans le Sous-monde où on
peut becqueter correctement, mais Jerico insiste pour qu’on se traîne d’un
taudis à un autre.
— L’aime bien les serveuses, fit Scabbs. Y dit qu’elles l’aident à cogiter.
— Pfeuh ! C’est juste parce qu’il a le cerveau dans le calbute.
— Qu’est-ce qu’tu veux dire ?
Yolanda finit quand même par se tourner vers Scabbs. Il avait l’air d’être
sincèrement confus, même si son expression était difficile à lire sous toutes
les lésions et les peaux mortes.
— Laisse tomber, dit-elle. Que Jerico se garde ses serveuses, pour ma part
je choisirai à tous les coups sans hésiter une turne des Escher. Les mavantes
s’y connaissent en boustifaille.
En même temps, se dit- t-elle, un repas foiré leur vaut dix
bonnes torgnoles.
— La bouffe était bonne, dit Scabbs, mais ces serveurs étaient quand
même bien crasseux.
Yolanda le fixa avec incrédulité sans s’arrêter de marcher. Il avait pris un
bain deux jours auparavant, mais cela n’avait éliminé que la couche
supérieure de saleté. Et pourtant, hormi l’odeur, elle devait admettre qu’il
était plus propre que la plupart des mavantes dont elle avait botté le cul.
— Ça fait juste partie du folklore, expliqua-t-elle au bout d’un moment.
C’est comme les serveuses du Sump Hole. C’est pour te faire oublier à quel
point t’es pauvre et crasseux toi-même.
Scabbs hocha la tête, mais Yolanda doutait qu’il ait vraiment compris. Il
avait l’air de se complaire dans sa crasse et sa pauvreté. Ce qui expliquerait
pourquoi il restait avec Jerico depuis si longtemps.
Tandis qu’elle se demandait pourquoi elle-même restait aux côtés du
chasseur de primes dégoulinant d’arrogance, Yolanda entendit quelque
chose gronder derrière eux.
— T’as entendu ça ? fit-elle.
— Entendu quoi ? demanda Scabbs.
Il était en train de gratter des plaies sur ses coudes tout en cheminant,
produisant un son râpeux. Il jeta un coup d’œil sur ses bras et ajouta :
— Désolé. J’pensais pas qu’t’entendais ça.
Le grondement se poursuivait et s’amplifiait. Yolanda secoua la tête :
— Non, c’est pas ça. Mais arrête quand même.
Elle tendit le bras vers le fond du tunnel.
— Je pense qu’il y a quelqu’un qui arrive. Sûrement ces fouisseurs de
Goliath qui reviennent.
Elle scruta le tunnel à la recherche d’une cachette. Ils étaient à plus d’une
borne de l’accès à Glory Hole, et le souterrain était plutôt désert. Ils étaient
pris au piège. Le grondement enflait encore et encore et commença à se
réverbérer tout autour d’eux. Yolanda n’en était pas encore sûre, mais on
aurait dit des moteurs.
— Ah ouais, j’entends aussi, dit Scabbs. C’est quoi ? Des tronçonneuses ?
Yolanda secoua à nouveau la tête :
— Non. C’est plus gros. Vachement plus gros. Cours !
Trois motards apparurent au tournant du tunnel. Leurs engins vomissaient
une fumée noire qui flottait dans leur sillage en un nuage sombre et huileux.
Yolanda s’élança. Elle jeta un coup d’œil à Scabbs. Il cavalait lui aussi,
actionnant ses courtes jambes comme des pistons, deux fois plus vite que
les siennes, mais il perdait quand même du terrain.
Les motos gagnaient sur eux, et Yolanda distinguait les conducteurs. Ils
semblaient être vêtus comme des Orlock, et faisaient tournoyer des chaînes
au-dessus de leurs têtes.
— C’est quoi leur problème ? fit-elle. On a pas de bisbille avec les
Orlock… pas récemment, en tout cas.
Ils arrivèrent à la hauteur de Scabbs la seconde d’après. Le meneur lança
sa chaîne vers le petit métis. Elle se déploya et le toucha au mollet,
s’enroula autour de ses jambes dans un grand bruit de ferraille et les lui
ligota. Scabbs perdit l’équilibre et s’écrasa lourdement au sol au moment où
les motos le dépassaient.
Et elles n’allaient pas tarder à rattraper Yolanda. Elle s’arrêta et défourailla
son épée. Le deuxième motard lui lança sa chaîne, entraînée par le lourd
crochet à son extrémité. Yolanda fit un pas de côté et abattit son épée devant
ses jambes. La chaîne frappa la lame et s’enroula plusieurs fois autour avant
que le crochet se bloque.
Yolanda se campa sur ses jambes alors que le motard lui passait devant. Il
tira un grand coup au moment où la chaîne se tendit. Son élan lui donnait
une force considérable et la lame de Yolanda s’inclina dangereusement. Ses
biceps dénudés gonflaient sous l’effort tandis qu’elle résistait de toutes ses
forces à la traction du motard.
La tension se relâcha d’un coup et il fut arraché à sa selle. Il atterrit
brutalement sur le dos, et Yolanda entendit un craquement sec. La moto
laissée à elle-même vacilla puis bascula, glissant sur le sol du tunnel jusqu’à
ce qu’elle s’arrête contre la paroi.
— Et d’un ! hulula Yolanda.
Elle savait cependant que les deux autres allaient revenir pour terminer ce
qu’ils avaient commencé. Elle pivota pour voir ce qu’il advenait de Scabbs,
mais il n’était plus là. Elle réalisa avec un coup au cœur ce qui s’était passé,
et se tourna en direction des motards qui s’éloignaient. Ils tiraient Scabbs
derrière eux. Le pauvre traînait et rebondissait sur le sol tout en essayant
désespérément de défaire la chaîne qui était coincée autour de ses chevilles.
— Par la croupe de Helmawr ! brailla Yolanda en rengaina et se précipita
vers la moto renversée.
— Tu peux pas rester ici, fit Mordu. C’est dangereux.
— Un autre tueur m’a trouvé, répliqua Jobe Francks.
Il le bouscula pour entrer et referma la porte derrière lui.
Mordu fixait la porte close, incapable de protester, mais pas désireux de
céder pour autant. Il se demanda comment sa vie avait pu devenir aussi
compliquée aussi rapidement. Les assassins. Jobe Francks. Son propre
passé avec Ignus. C’était le karma, trancha-t-il. Il payait pour les péchés de
sa jeunesse, et il devrait régler les intérêts.
— Très bien, soupira-t-il en se résignant à la réalité incontournable,
comme il l’avait toujours fait. Mais juste une journée. On te transférera
discrètement dans la planque d’un autre gang ce soir.
Francks se laissa tomber dans un fauteuil et tendit les jambes devant lui. Il
avait l’air épuisé. Mordu retraversa la pièce pour aller s’asseoir à son
bureau. Il pensa au paquet qui était dans son tiroir mais décida qu’il s’en
occuperait plus tard.
— Qui m’en veut ? demanda Francks.
Il se laissait complètement aller dans le fauteuil et se frottait les yeux de
ses poings.
— Je ne vois rien au travers de toute cette haine, toute cette passion, reprit-
il. Je ne distingue pas le visage.
Mordu laissa un instant sans réponse la question et l’étrange charabia de
psyker de Francks, le temps de réfléchir à ce qu’il allait dire. Le moment
était peut-être venu. Il n’aurait peut-être pas d’autre occasion.
— C’est Ignus, dit-il. Du moins, je pense que c’est Ignus.
— Quoi ? fit Francks en se redressant dans son fauteuil, le visage
enflammé. Tu as dit qu’il était mort !
— J’ai dit qu’il était parti, rectifia Mordu, en secouant la tête. Et même ça,
c’est pas tout à fait vrai.
— Qu’est-ce que tu veux dire ?
Mordu épongea une goutte de sueur qui perlait à son front.
— Il est plus l’homme que tu as connu. Il a changé. Jules Ignus est mort, il
est parti, pour de bon. Mais l’homme qu’il est devenu, l’homme qui a fait
son apparition après, celui-là n’est pas plus Jules Ignus que moi. Il est plus
qu’avant. Plus puissant. Plus influent. Plus fanatique.
— Tu divagues, un peu ?
Mordu ne put empêcher un éclat de rire :
— Toi ! Le prophète en personne. Toi, tu trouves que je divague, dit-il en
riant encore. Elle est bien bonne, celle-là.
Mais Francks ne riait pas.
— C’est pour ça que je ne le voyais pas, avant. Un fil d’Ignus est toujours
tissé dans le plan. Je le cherchais, mais il n’était nulle part. Et tu me dis
qu’il n’est plus vraiment Ignus. Je peux me servir de ça. Je peux le chercher,
maintenant.
Mordu s’arrêta soudainement de rire :
— Tu peux pas faire ça. Tu devrais pas. Je t’ai dit que je pourrai pas te
sauver, cette fois. Il va revenir encore et encore. Tu peux pas le vaincre.
— Je n’ai pas besoin de le vaincre, dit Francks. Il faut juste que le lui
montre. Que je lui fasse comprendre.
— Comprendre quoi ?
Mordu commençait à trembler. Il n’aimait pas la tournure que prenait
la conversation.
— Sa propre mortalité.
La discussion prit fin sur ces mots. Mordu n’avait rien de plus à dire. Il ne
pouvait pas aider. Il fallait qu’il se tienne à l’écart s’il voulait avoir une
chance de survivre à tout cela. Francks finit par s’endormir dans son
fauteuil. Mordu ouvrit son tiroir et en sortit l’enveloppe pleine de crédits,
puis traversa la pièce. Il glissa l’enveloppe toute entière dans la poche de
Jobe et quitta son logis pour faire une course.
Kal tira à l’aveuglette derrière lui, juste dans l’espoir de disperser ses
poursuivants pour gagner un peu de temps. Il escaladait la barrière de
déchets, essayant désespérément d’en atteindre le sommet avant qu’ils se
regroupent et ajustent leur ligne de mire.
Jusque là, il avait eu du bol. Soit ils étaient très mauvais tireurs, soit il était
vraiment trop bon. Il avait très envie de se dire ça, bien sûr, mais il savait
que les probabilités pour qu’il réussisse à esquiver autant de tirs étaient
vraiment basses.
Il agrippa le dossier d’une chaise logée entre un fragment de mur et une
caisse retournée et essaya de se hisser un peu plus haut. Un tir de laser lui
frôla l’épaule et anéantit la chaise.
— Ils sont peut-être meilleurs tireurs que je pensais, au final, fit Kal en
glissant un mètre plus bas.
— Descends et nous ne te ferons aucun mal, Kal Jerico, lança l’un des
Rédemptionnistes. Nous voulons juste parlementer.
Kal se raccrocha au pied d’une table et trouva deux bons appuis avant de
se retourner. Il y avait une douzaine environ de gangers en capes bleues
rassemblés dans la rue. Kal regretta que Scabbs ne soit pas là avec sa
ceinture de grenades. C’était sacrément frustrant d’avoir un bon groupe bien
tassé comme ça, et rien pour le faire péter.
Un homme avec une mèche de cheveux fins plaquée sur le côté de la tête
et portant une soutane se tenait derrière les gangers. C’était l’un des diacres
de Carmin. La situation était pire que Kal l’avait cru. Il ne s’agissait pas
d’un simple gang Cawdor qui essayait de protéger le prophète. Carmin était
finalement entré dans la danse.
— Nous ne voulons pas te tuer, déclara le diacre.
Il avait les bras grands ouverts en un signe universel d’amitié.
— Voilà qui change tout, fit Kal qui n’avait nullement l’intention de faire
copain avec un diacre rédemptionniste de Carmin. Parce que moi, ça me
pose aucun problème de vous dégommer.
Il visa proprement et tira des deux calibres à la fois. Le tir d’un de ses
pistolets laser toucha le diacre à l’épaule, il virevolta avant de s’abattre
au sol.
Les gangers ouvrirent à nouveau le feu. Les tirs laser crépitaient tout
autour de Kal, mais aucun ne le touchait. Ils avaient vraiment pour ordre de
ne pas le dessouder. Kal se demandait vaguement pourquoi, mais il n’avait
pas le temps d’y réfléchir. Il retourna les tirs et abattit deux de ces hommes
qui devaient donc faire partie de la garde personnelle de Carmin.
Le diacre, qui était bien plus dur au mal que l’aurait pensé Kal, se remit
sur ses pieds.
— Nous n’allons pas te tuer, Kal Jerico, répéta-t-il. Mais je n’ai aucun
scrupule à te faire souffrir. Blessez-le, lança-t-il à ses hommes.
— Et fouisse-merde ! grogna Kal.
Il lâcha une dernière salve puis se remit à son escalade. Des fragments de
métal et de béton éclataient autour de lui sous les impacts, dégageant des
nuages de poussière et de fumée âcre.
Kal inhala une bouffée de ciment pulvérisé et se mit à tousser
incontrôlablement, une quinte de toux qui le plia en deux et le fit
redescendre d’un mètre encore vers le bas de la barricade. Un autre tir fusa
et atteignit la table à laquelle il se cramponnait un instant
auparavant seulement.
— C’était un peu trop près, ça, marmonna-t-il. Il est temps que je fasse
appel à ma veine légendaire.
Il se tourna à nouveau, se cala les pieds contre une porte en métal, et visa
les gangers en approche. Il tira quatre fois en une succession rapide,
abattant trois gardes et désarmant le quatrième.
— C’que je suis bon, sérieux !
La rafale de tirs suivante frappa uniquement sous le niveau de Kal, et
détruisit la porte sur laquelle il se tenait. Il se remit à glisser. Il essayait de
s’accrocher aux débris autour de lui mais ne put se retenir. Il y avait un
grand trou là où s’était trouvée la porte, et il tomba pile dedans. Une autre
volée de tirs au-dessus de sa tête déclencha une petite avalanche. Des blocs
de ciment, des chaises, des caisses vides et d’autres déchets s’écrasèrent
tout autour de Kal, et il se retrouva enterré jusqu’au cou.
— Mouais, concéda-t-il. Rien que du bol.
Yolanda attrapa la moto par le guidon et la redressa. Le moteur tournait
toujours. Elle lança une longue jambe par-dessus la selle de l’engin
trépidant et tourna la poignée des gaz. Le moteur rugit. Elle enclencha une
vitesse et fusa comme une bombe dans le tunnel, laissant derrière elle le
motard à terre qui geignait de douleur.
Entre ses dreadlocks qui lui volaient dans la figure, Yolanda distinguait les
deux autres motards devant elle. Scabbs était encore traîné au sol derrière
eux. Heureusement, ils avaient ralenti, mais le petit gars n’avait plus l’air de
beaucoup se débattre.
Elle ignorait s’il était encore en vie, mais se dit que cela ne faisait pas
beaucoup de différence, de toute façon. Dans les deux cas, il fallait qu’elle
saigne les deux gangers. Yolanda sortit l’une de ses armes et lança la moto à
fond pour se rapprocher de ses cibles avant d’ouvrir le feu. Elle pouvait
difficilement viser correctement tout en filant à tombeau ouvert dans le
tunnel étroit, aussi se contenta-t-elle de tirer une salve de coups vers les
deux motards.
Les premiers tirs manquèrent complètement leur but, puis elle réussit à
toucher l’arrière de la deuxième moto et à en perforer le châssis. La roue
arrière vacilla, dérapa, mais le motard reprit le contrôle de sa machine juste
au moment où il virait dangereusement vers le bord. Il se tourna sur sa selle
pour le temps d’un geste bien grossier, puis mit les gaz et fonça en laissant
sur le sol une longue traînée noire.
Yolanda tira à nouveau, mais elle mésestima la distance et la vitesse à
laquelle il s’éloignait. Elle remit pleins gaz et se rapprocha petit à petit. Elle
tira quelques coups vers la chaîne qui retenait Scabbs, mais se ravisa
finalement en constatant qu’elle tombait vraiment trop près de ses jambes.
Une puissante détonation rappela son attention sur le deuxième motard,
qui brandissait maintenant un fusil à pompe. Son tir avait touché le mur
juste à côté d’elle, projetant des éclats dans tous les sens. Elle vira sec pour
éviter les esquilles de pierre qui lui pleuvaient dessus. Le motard réarma
son fusil d’un seul geste du bras et la visa à nouveau.
Yolanda serra les freins et braqua le guidon pour jeter sa moto dans un
dérapage à la perpendiculaire du tunnel. Elle se laissa glisser sur le côté
opposé à son adversaire, en se retenant juste d’une main au guidon et d’un
pied accroché sous la selle, à l’abri des balles. Le motard envoya une salve
dans le flanc de la moto, faisant voler des étincelles et des copeaux
de métal.
L’instant suivant, Yolanda jouait du guidon et du pied pour redresser son
bolide en sortie de dérapage pour se remettre dans l’axe. Elle resta quand
même accrochée sur le côté, juste au-dessus du sol, et pilota d’une main
tout en braquant son calibre de l’autre. Sa position surréaliste, à la merci du
moindre débris mal placé, lui offrait toutefois un meilleur angle de tir. Elle
en profita pour faire feu plusieurs fois. Les deux derniers coups frappèrent
en plein dans la roue arrière du deuxième ganger.
Le pneu se déchira et s’arracha de la jante en quelques fractions de
seconde à peine. Le métal exposé se mit à cracher un flot continu
d’étincelles. Sans plus de traction, la moto perdit sa dynamique, et l’arrière
partit osciller de droite à gauche. Le pilote dut lâcher son fusil pour
reprendre le guidon à deux mains et tenter de garder le contrôle sur
sa trajectoire.
Yolanda se tendit et se remit en selle et tira à nouveau. Les tirs de laser
éclatèrent tout autour du motard en difficulté. Des fragments métalliques et
plusieurs tubes brillants se détachèrent du châssis sous les tirs de Yolanda.
Le dernier fit mouche en plein dans le dos du motard et fora un trou fumant
dans son manteau de cuir. Il leva les bras au ciel en se cambrant sous la
douleur. Une seconde plus tard, il dégringola de sa moto et se mit à rouler
cul par-dessus tête sur le sol, pile sur la trajectoire de la chasseuse
de primes.
Elle essaya de virer pour l’éviter, mais c’était trop tard. Sa roue avant le
frappa à l’épaule et le fit pivoter. Ses jambes passèrent sous la moto et
rencontrèrent la roue arrière. Elle ne comprit pas trop ce qui s’était passé,
mais supposa que son pantalon de cuir avait été entraîné par la roue, car
l’arrière de la moto se dressa soudainement au moment où elle lui passait
par-dessus.
Et d’un seul coup, voilà qu’elle basculait par-dessus le guidon. Elle essaya
de serrer ses jambes musculeuses pour se retenir à la selle, mais en vain.
Elle s’envola en salto avant et atterrit sur le dos, devant la moto déchaînée.
Une seule seconde pour réagir : elle tira deux coups de son pistolet laser, et
eut le guidon les deux fois.
La moto vira, bascula, et se mit à glisser. La roue arrière fonçait tout droit
sur Yolanda. Elle roula sur le côté sans que ça passe par le cerveau. La moto
ne s’arrêta pas de rouler avant d’avoir percuté le mur du tunnel. Elle
continua à glisser sur le sol jusqu’à ce qu’elle s’éclate contre le mur un peu
plus loin.
Yolanda se releva. Son dos était tellement meurtri qu’elle pouvait à peine
se tenir debout, ses coudes et ses jambes étaient en sang. Elle inspecta le
tunnel. Elle apercevait tout juste la dernière moto, et Scabbs, mort ou
inconscient, ballotté derrière. Titubante, elle commença à marcher aussi vite
que possible.
Sa moto explosa.
Jobe Francks rêvait.
Comme à chaque fois, il se regarda pour essayer de déterminer son âge.
Quand on a la capacité de revivre son propre passé, il peut être utile de
situer les rêves dans le temps. Cette fois-ci, par contre, il ne reconnut ni son
corps ni les vêtements qu’il portait.
Il était en train de marcher dans un tunnel obscur. Des flaques de lumière
se succédaient au-dessus de sa tête au fur et à mesure de sa progression. Il
portait quelque chose sur l’épaule. Il regarda son paquetage en traversant
l’une des zones éclairées. C’était un corps.
Ce corps était drapé d’une cape bleue, qui flottait au gré des courants d’air
et dévoilait un gilet pare-balles orange. Une sourde angoisse commença à
lui nouer l’estomac. Il voulut s’arrêter un instant dans la lumière pour
examiner plus attentivement le corps, mais il ne contrôlait pas ses actions. Il
s’approchait d’une nouvelle zone lumineuse. Il fixa son regard sur le dos de
celui qu’il portait. Il était là. Le trou carbonisé dans la cape, entre les deux
omoplates. Son cœur manqua un battement.
Il portait la dépouille de Syris Korr.
Il continua à marcher, emprisonné dans le corps de quelqu’un d’autre,
incapable de changer le cours des choses. Il parvint à une porte ronde en
métal. Elle était légèrement incurvée sur les bords, et ne comportait pas de
poignée. Il n’y avait qu’un volant en plein milieu. Il le fit tourner, puis tira
dessus. La porte s’ouvrit en aspirant un souffle d’air.
Francks remarqua un petit hublot dans la porte qui s’ouvrait. Il le fixa au
moment où le battant passait dans la lumière, et y distingua un reflet. Cela
confirma ce qu’il avait commencé à redouter. Il était dans le corps de
Jules Ignus.
Ignus franchit la porte, qui donnait sur des ténèbres profondes. Il se tourna
et referma derrière lui. Il alluma une torche, dont le faisceau éclaira un mur
incurvé. Ils étaient dans un dôme abandonné.
Ils cheminèrent dans le dôme un certain temps. Francks n’avait pas la
moindre idée de ce que cherchait Ignus. Il était du voyage, mais ne sentait
strictement rien en provenance d’Ignus. Peut-être qu’il n’y avait vraiment
rien à ressentir.
Au bout d’un moment, Ignus s’arrêta. Il braqua son faisceau de-ci, de-là.
Ils étaient toujours près du mur du dôme, mais s’étaient considérablement
éloignés de la porte. Ils se tenaient au bord d’un trou. La lumière éclairait
des murs effrités sur tout le pourtour. Il s’agissait d’un ancien bâtiment,
bombardé de longue date. Les murs du sous-sol s’étaient effondrés, ne
laissant plus qu’une cavité emplie de gravats.
Ignus bascula le corps qu’il portait et le laissa tomber dans le trou. Francks
hurla, mais aucun son ne sortit de sa bouche. Ignus fit demi-tour et dirigea
sa torche sur le mur du dôme, juste derrière lui. Il plongea l’autre main dans
sa poche et en ressortit un boîtier de métal. On voyait un minuteur grossier
sur le dessus. Il le régla sur dix minutes, puis fixa le boîtier le plus haut
possible sur le mur.
Il s’en retourna ensuite vers l’entrée tout en sifflotant. Arrivé à la porte, il
la rouvrit et la franchit, puis s’immobilisa et attendit. La bombe explosa,
illuminant brièvement le petit dôme. La structure trembla dans un
grondement sourd tandis que le mur s’effondrait pour dissimuler le méfait
de Jules Ignus. Il ferma la porte et se remit à siffloter alors qu’il s’engageait
dans le tunnel.
Francks pleurait tandis que la vision s’effaçait.
L’assassin avait passé toute la journée à arpenter le Sous-monde sans
trouver la moindre trace de sa proie. Le vieillard avait réussi à disparaître de
la taule de Hagen. Aussi incroyable que cela puisse paraître, il devait en
connaître l’accès secret… Il avait quitté Glory Hole tout aussi discrètement,
et sa piste s’était refroidie depuis longtemps.
Mais finalement, la chance avait souri au tueur à gages. Un petit oiseau lui
avait chanté que le vieil homme était allé rendre visite à un ancien ami à
Hive City. Les exécutions étaient extrêmement délicates à réaliser dans la
City, avec tous ces Exécuteurs, mais pas impossibles. Et puis, il était très
bien payé.
Il n’y était pas allé pour rien. L’information valait son prix. L’assassin se
tenait devant une fenêtre, protégé par l’obscurité et drapé dans une cape
spéciale récupérée sur un agent Delaque qu’il avait abattu quelques années
auparavant. L’étoffe absorbait les ténèbres et ne laissait rien rayonner, pas
même la chaleur. Il était complètement invisible, même pour un chasseur
des spires suréquipé avec lunettes à infra-rouges ou de vision nocturne.
La fenêtre donnait sur une pièce occupée par deux vieillards, l’un endormi
dans un fauteuil et l’autre assis à un bureau. L’un était la cible, l’autre le
vieil ami. Peu importe lequel était lequel. Il laisserait aux autorités le soin
d’identifier les corps. Il était presque temps de se mettre au travail.
6 : LA RÈGLE CARDINALE

Une vague de flammes et de chaleur frappa Yolanda en pleine face. Le


souffle de l’explosion la projeta dans la galerie, et elle atterrit sur le dos,
encore une fois, cinq mètres plus loin.
Elle lâcha un cri de douleur. Elle était à peu près certaine de n’avoir rien
de cassé, mais estimait pouvoir s’accorder un peu de répit après avoir été
attaquée pour la deuxième fois en deux jours dans le même tunnel. Elle
resta allongée dans une flaque de lumière, les yeux fixés au plafond, en se
demandant combien de fois encore elle y aurait droit avant la fin de la
semaine. Et puis elle se tourna sur le côté. Elle croisa soudain les bras
autour de son corps et se lança en roulant sans s’arrêter.
Un pneu solitaire enflammé s’écrasa derrière elle dans un couinement
caoutchouteux. Yolanda s’arrêta de rouler en arrivant au pied de la paroi du
tunnel. Elle regarda en arrière et vit le pneu rebondir puis rouler au loin en
laissant derrière lui une traînée de goudron bouillant et de fumée noire.
— Vraiment pas besoin de ça, grogna-t-elle en se remettant sur ses pieds.
Elle boitillait en s’approchant de la carcasse de la moto en flammes. Une
lourde fumée s’élevait vers le plafond, tandis qu’une coulée d’essence
enflammée s’étalait par terre. Elle retint sa respiration et dépassa
rapidement la flaque avant qu’elle ne lui bloque complètement la route.
Arrivée de l’autre côté, elle chercha des traces de la dernière moto, ce qui
ne fut pas difficile. Elle perdait visiblement de l’huile, qui se mêlait aux
traînées de sang et aux morceaux de vêtements et de la peau de Scabbs.
Pendant qu’elle se lançait sur cette piste, suivant les traces de sang et
d’huile, la fumée noire derrière elle dut atteindre le plafond. Un antique
système d’extinction se déclencha, et déversa son eau croupie puante sur
Yolanda, qui fut trempée jusqu’aux os en quelques secondes à peine. Ses
dreadlocks s’imbibaient d’eau et lui collaient au visage en mèches lourdes
et pâteuses. L’eau sale lui ruisselait dans les yeux et les oreilles, dégoulinait
du bout de son nez. Elle alourdissait le cuir de son gilet sans manches et de
son pagne qui se mirent à battre pesamment contre sa peau nue.
Et le pire de tout, c’est que l’eau effaça jusqu’à la dernière des traces
qu’elle suivait quelques minutes après que l’arrosage se soit mis en marche.
— Par la croupe de Helmawr, pour une fois qu’un truc marche dans ce
foutu bled !
Le professionnel rampait sur le toit du domicile du vieil homme, à la
recherche d’un accès. L’hab était adossée contre le mur du dôme, aussi n’y
avait-il aucune porte à l’arrière, et les bâtiments de ce pâté de maisons
étaient collés les uns aux autres, sans être séparés par des ruelles. La seule
porte était celle qui donnait directement sur la pièce dans laquelle les deux
vieillards s’étaient installés, et toutes les fenêtres étaient garnies de
barreaux, même celles de l’étage.
Celui qui vivait là était visiblement un obsédé de la sécurité. L’habitation
était protégée contre absolument tout, à part une attaque frontale à
l’artillerie lourde, mais une telle approche attirerait les Exécuteurs Palanites
à tous les coups, ce qui empêcherait probablement une fuite rapide et
discrète. Mais s’il y avait bien une chose dont l’assassin ne doutait pas,
c’était qu’aucune habitation dans la Ruche n’était véritablement
parfaitement sécurisée.
Le toit offrait un unique accès potentiel. L’unité de ventilation était une
espèce de coffrage métallique qui traversait le toit et se prolongeait sur tout
le bloc de bâtiments. Il en sortait pour chaque habitation un tuyau qui
plongeait à l’intérieur pour y insuffler de l’air, tandis qu’un autre conduit
plus large permettait de récupérer l’air vicié pour le recycler en le
réinjectant dans l’unité de ventilation.
Il lui suffisait de s’insérer dans l’unité et de descendre ce conduit. Il trouva
un panneau d’accès trois bâtiments plus loin, mais il avait été soudé en
place. Il remarqua pour lui-même que sa cible était douée, mais qu’il était
encore meilleur. Il sortit un chalumeau portatif, régla la flamme pour
obtenir un minuscule faisceau bleu-blanc, et attaqua les soudures.
Peu de temps après, toujours armé de son chalumeau, il forçait la grille de
ventilation dans les combles. Cela fait, il sortit du conduit, changea de
lunettes pour celles de vision nocturne, et s’avança dans le grenier à pas de
loup. Il trouva le panneau d’accès au niveau inférieur, et soupira en réalisant
qu’il était vissé de l’autre côté. Il soupesa le petit réservoir de combustible
sur son chalumeau. Il lui paraissait un peu léger. Enfin, ça devrait suffire, se
dit-il.
Il découpa autour des vis, laissant juste un infime fragment de métal autour
de chacune pour les maintenir en place. Il posa ensuite une ventouse sur le
panneau et brisa ces fines attaches à la force des bras. Après l’avoir hissé
dans le grenier, il se laissa tomber dans ce qu’il supposa être une chambre à
coucher. Il se glissa par la porte et descendit silencieusement l’escalier.
Il en arriva enfin à couler un regard dans l’embrasure de la porte qui
donnait sur la pièce principale. Les deux hommes étaient encore exactement
là où il les avait vus. Il en aurait fini dans une minute, et il pourrait alors
ressortir ni vu ni connu par où il était entré. Avec un peu de chance, ces
deux-là pourraient pourrir des jours et des jours avant que quiconque ne
les découvre.
Il dégaina de sous sa cape absorbant la lumière un surin adapté, un type de
poignard particulièrement long et fin, puis se glissa derrière l’homme assis
au bureau. Tout se passa très rapidement. Dans le même temps, il tendit un
bras pour plaquer sa main libre sur la bouche de sa victime tout en
enfonçant la lame par le côté du cou, jusqu’à ce qu’elle ressorte de
l’autre côté.
Le vieillard se raidit dans son étreinte et eut un spasme nerveux, son pied
cogna deux fois dans le bureau avant que tout son corps se détende.
L’assassin leva les yeux sur l’autre, toujours endormi dans le fauteuil. Il
n’avait pas bougé d’un poil. Il tira le poignard de la plaie et reposa la tête de
l’agonisant contre le dossier de son siège. Le sang giclait de son cou et
commença à former une flaque sur le sol.
L’assassin s’approcha précautionneusement de sa prochaine victime en
prenant soin d’éviter la mare de sang qui s’élargissait rapidement. Plus
qu’un, se dit-il en se préparant à frapper.
— Debout ! hurla une voix dans la tête de Scabbs.
Dans son état semi-comateux, il n’arrivait pas à déterminer si cette voix
était la sienne, celle de Kal, ou peut-être celle d’un inconnu. Mais après
avoir bossé pendant des années avec Kal et Yolanda, le petit métis Ratskin
avait été tellement conditionné à obtempérer aux ordres braillés qu’il réagit
purement à l’instinct.
Il se releva aussi sec, les yeux toujours fermés, et se redressa avant que la
voix non identifiée n’ait à répéter son ordre, et surtout avant qu’une
inévitable taloche ne lui tombe sur l’arrière du crâne. Scabbs s’aperçut qu’il
aurait en réalité mieux fait d’ouvrir les yeux d’abord, car il bascula vers
l’avant à peine sur ses pieds, et atterrit si rudement qu’il en eut le
souffle coupé.
— Debout !
Le même ordre répété, accompagné cette fois d’une bourrade dans les
côtes. La voix était bel et bien réelle, c’était sûr, et ce n’était clairement pas
celle de Yolanda. Ni celle de Kal à bien y penser. Scabbs ouvrit les yeux, et
le regretta immédiatement. Une lumière aveuglante lui transperça le crâne,
en faisant pleinement éclore la migraine dont il n’avait été que vaguement
conscient jusque-là.
En fait, c’était tout son corps qui lui faisait mal, de la tête aux pieds, et
même plus si possible.
Une main tenant un morceau de tuyau métallique se dessina dans la
lumière et le frappa à nouveau, entre les deux omoplates. Scabbs se dépêcha
de se remettre debout, essayant de son mieux d’ignorer les douleurs et les
élancements qui lui parcouraient le corps. Il baissa le regard vers ses pieds
et comprit pourquoi il était tombé : ses chevilles à vif, rouges et enflées,
étaient enserrées dans des fers.
Il commençait à se rappeler. Les motos. Les chaînes. Lui-même, traîné
dans le tunnel.
— Aïe, fit-il.
— Ta gueule, avance, lui cracha le ganger Orlock qui se trouvait à l’autre
bout du tuyau.
Sa grosse tête toute ronde était enveloppée dans un bandana rouge, et il
portait un gilet de cuir sans manches par-dessus une mince chemise, ainsi
que d’épaisses bottes ferrées qui expliquaient probablement pourquoi les
côtes de Scabbs étaient si meurtries. Mais à part son bout de tuyau, il
n’exhibait aucune autre arme. Le ganger brandit son tuyau pendant que
Scabbs le fixait, mais ce dernier se mit en marche en traînant des pieds,
obéissant avant que le coup puisse lui tomber dessus.
Scabbs passa ses blessures en revue tout en avançant. Il avait sûrement
quelques côtes de fêlées et un traumatisé du crânien, ou quelque chose de ce
goût-là. C’est Kal qui était doué avec les noms de blessures, pas lui. Il frotta
l’arrière de sa tête puis regarda ses pognes : pas de sang, par contre il avait
un œuf énorme à la base du crâne. Le reste de ses vêtements gris sale
étaient maculés de rouge et de brun, et sa chemise, à présent ouverte dans le
dos, comportait plus de trous que de tissu. Toutefois les plaies qu’il avait
reçues pendant que ses ravisseurs le traînaient au bout d’une chaîne avaient
cessé de saigner. Ses chevilles enflées frottaient douloureusement contre les
bracelets de fer, mais il ne ressentait pas de douleurs particulièrement
aiguës à chaque pas, aussi se dit-il que ses os étaient sûrement intacts, dans
ses guiboles au moins. Il s’estimait plutôt chanceux d’être encore en vie.
— Tu commences là-bas, lui ordonna l’Orlock en désignant un énorme tas
de gravats du bout de son tuyau.
Scabbs leva les yeux. Deux douzaines environ de gens crasseux,
ensanglantés et enchaînés comme lui descendaient du monticule en
charriant des blocs de roche, des pièces de métal et d’autres objets non
identifiés qu’ils allaient jeter dans des wagonnets. D’autres esclaves, car il
n’y avait vraiment pas d’autre nom pour ces forçats, s’éloignaient de la
butte en poussant les wagonnets pleins, tandis que certains ramenaient les
vides. Ceux qui avaient déposé leur chargement gravissaient
maladroitement à nouveau la pente.
Le garde Orlock poussa dans le dos de Scabbs avec son tuyau. Il trébucha
sur quelques pas avant de retrouver son équilibre. Prenant une faible
inspiration pour ne pas trop solliciter ses côtes douloureuses, Scabbs suivit
les esclaves sur la colline et ramassa un morceau de tuyau à moitié écrasé.
Ouais. Chanceux. On pouvait dire ça comme ça.
Schlak !
Après avoir passé une après-midi à se traîner dans les égouts, Kal Jerico
s’était dit que sa vie ne pourrait pas être pire.
Schlak !
Plus tard le même jour, pendant sa confrontation avec Nemo, il avait
même pris le temps de méditer un peu. Là, c’était sûr, il était au plus bas du
plus bas, et les choses allaient forcément aller mieux, s’était-il dit.
Schlak !
Il réalisait maintenant que ces instants n’avaient été que le prélude à celui-
ci. Le plus bas du plus bas, en fait, c’était l’instant présent.
Schlak !
La mèche du fouet touchait Kal juste sous les genoux, en plein sur la peau
tendre tout en haut du mollet. Il s’émerveillait presque d’une telle précision.
Il était aussi sur le point de s’arracher la lèvre inférieure de ses propres
dents à force de mordre dessus pour se retenir de crier.
— Stop, fit une voix bien connue.
Kal exhala lentement, les lèvres crispées, essayant d’évacuer la douleur de
son corps en même temps que l’air. Le résultat était mitigé. Quant à
reprendre une inspiration, c’était un peu plus compliqué. Il avait toujours
trouvé difficile de respirer quand il était suspendu dans les airs par
les poignets.
Le Cardinal Carmin contourna Kal pour se placer face à lui. Sa bouche
sans lèvres affichait un grand sourire cruel et plein de dents. Ses yeux
semblaient flotter dans leurs orbites évidées. Le Cardinal avait l’air empli
d’une joie mystique. Presque extatique, même.
— On dirait que tu viens d’avoir une épiphanie dans ton calbute,
ricana Kal.
Carmin leva un doigt osseux. Schlak ! Le fouet retomba exactement au
même endroit.
— Tu parleras uniquement quand on t’adressera la parole, hérétique,
énonça Carmin.
— Genre, comme maintenant, du coup ? demanda Kal, qui constata avec
satisfaction que sa voix tremblait à peine.
Schlak !
— Tu répondras uniquement aux questions, Kal Jerico, et tu garderas pour
toi tes commentaires hérétiques.
Kal garda pour lui une flopée de commentaires hérétiques qui attendraient
la première question.
— Quel est la nature de ton intérêt pour l’hérétique connu sous le nom de
« prophète du Corps » ?
Kal fut si stupéfait par la question qu’il faillit déballer la vérité. Alors
comme ça, le prophète était aussi un hérétique aux yeux de Carmin… en
voilà une pièce très intéressante à ajouter au puzzle. Kal se demanda quelles
autres informations il pourrait soutirer à Carmin pendant que le Cardinal
l’interrogeait.
— Pourquoi tu veux savoir ? demanda-t-il, regrettant immédiatement de
n’avoir pas réfléchi à quelque chose de plus savoureux.
Schlak !
— C’est moi qui pose les questions, hérétique, répliqua Carmin.
Il contourna à nouveau Kal pour se poster derrière lui avant de reprendre.
— Quel est la nature de ton intérêt pour Jobe Francks ?
— Il y a une prime pour sa capture, c’est tout.
— Qui paie pour le capturer ?
Kal soupesa ses options. Nemo ne serait pas enchanté que Kal le trahisse,
mais il avait les jambes en feu, et ses bras et ses épaules étaient traversés de
douleurs fulgurantes qui irradiaient jusqu’à ses hanches. En plus, il pourrait
s’avérer utile de dire la vérité, pour le coup. Il entendit le sifflement
caractéristique précédant un coup de fouet et vendit instantanément
la mèche.
— Nemo !
Carmin marmonna quelque chose. Kal retint son souffle et tendit l’oreille,
mais ne réussit à percevoir que des bribes … sale espion… pouvons pas le
laisser… que sait-il de… pas prendre de risques…
Carmin s’arrêta finalement de grommeler et revint face à Kal. Il sourit à
nouveau, et Kal essaya de ne pas frémir, rapport à la posture douloureuse,
devant ce spectacle enchanteur.
— Kal, entama Carmin. Kal, nous n’avons pas toujours été d’accord, toi et
moi. Mais je pense que nous pouvons nous accorder pour dire que nous
détestons Nemo légèrement plus que nous nous détestons mutuellement,
n’est-ce pas ?
Kal réfléchit vite, et il réfléchit bien.
— Okay. Enfin, jusqu’à maintenant.
— Absolument, poursuivit Carmin. Cet homme n’est qu’un mécréant
d’espion sadique. Un véritable hérétique de premier choix. Je vais me faire
très clair, d’accord ?
Il tendit une main osseuse, qu’il plaça sur l’épaule malmenée de Kal. Ce
dernier hocha la tête, pressé que Carmin ôte ses osselets de son corps.
— Je te payerai le double de ce que te paie Nemo pour m’apporter
Francks, plutôt qu’à lui.
— Le quadruple, rétorqua Kal automatiquement.
Il se tendit, dans l’attente du fouet. Mais il n’avait pas le choix, il faudrait
qu’il rembourse au moins le double à Nemo pour se libérer de sa dette
quand même.
Le coup de fouet ne vint pas.
— Très bien, prononça lentement Carmin. Marché conclu, alors ?
— C’est mort ou vif, on est bien d’accord ? demanda Kal. Le même prix
dans les deux cas.
— De fait, non, dit Carmin, c’est juste mort.
Ses yeux désincarnés se plantèrent dans ceux de Kal, qui répliqua avec
mépris :
— Hors de question. Je suis chasseur de primes moi, pas assassin !
Il avait craché sa réponse avant même de pouvoir y réfléchir.
Le feu se ranima dans les yeux de Carmin, et son sourire sans lèvres se
mua en une horrible grimace. Il se mit soudain à hurler comme un dément.
— Jobe Francks doit mourir ! Il mourra, et toi avec. Deux hérétiques
expédiés vers une rédemption flamboyante. Telle est la volonté de
l’Immortel Empereur !
— Plutôt la volonté débile d’un incurable tocard cinglé, fit Kal, incapable
de se retenir plus longtemps.
Schlak ! Schlak ! Schlak !
Kal réalisa qu’il n’avait même pas encore atteint le plus bas du plus bas. Si
jamais il arrivait à quitter cette chambre des tortures et à retrouver Scabbs et
Yolanda, il serait obligé de leur avouer qu’ils avaient eu raison. Aller
trouver Carmin aurait été une très mauvaise idée. Probablement une aussi
mauvaise que de se laisser capturer ses ouailles, au final.
Schlak !
La main de Jobe Francks jaillit et enserra le poignet de l’assassin. Il ouvrit
les yeux et vit un surin ensanglanté, tremblotant sous la tension, à quelques
centimètres de son torse.
— Comment… ? s’étonna le tueur.
Francks ne perdit pas de temps à essayer de comprendre la situation. Il
réagit. Une jambe se tendit, et le bout de sa botte s’écrasa en plein dans
l’aine de son adversaire. Il replia l’autre jambe et frappa l’assassin derechef
dans le ventre, le propulsant loin du fauteuil dans lequel il était encore
endormi quelques instants auparavant.
Le poignard prit son envol au moment où l’assassin s’affala sur le bureau.
Jobe se leva et rattrapa le surin tourbillonnant, par le manche, d’un seul
geste fluide.
— Tu dormais, haleta l’assassin qui se cramponnait l’abdomen et
l’entrejambe en essayant de recouvrer son souffle. Comment… ?
Jobe fixa un regard brumeux sur le tueur.
— Mauvais rêves, déclara-t-il en avançant.
L’assassin se réfugia derrière le bureau en farfouillant dans son ample cape
sombre. Il en tira quelque chose qui ressemblait à une pétoire auquel était
fixée une petite bouteille de gaz. Il actionna le déclencheur, et Jobe plongea
sur le côté. L’embout ne produisit rien d’autre qu’une mince flamme bleu-
blanc. C’était un chalumeau. L’assassin tourna une molette, et la flamme
s’allongea, puis il se mit à agiter l’outil de droite à gauche devant lui.
Jobe avança à nouveau vers lui. Il retourna le poignard dans sa main afin
de pouvoir parer. Il ne voulait pas s’en servir pour tuer, seulement pour
dépasser la flamme. Il feinta, piqua vers la main de l’assassin qui tenait le
chalumeau. Au lieu de reculer, le tueur baissa la main sous la lame en
tordant le poignet pour réorienter son arme de fortune.
La flamme mordit le bras de Jobe, envoyant une décharge de douleur dans
son corps. Une odeur de peau et de poils calcinés se répandit dans l’air.
Jobe réprima la douleur et s’interdit d’attraper son bras pour examiner la
brûlure. Il aurait tout le temps pour ça plus tard. S’il s’en tirait vainqueur. Il
fit un pas en arrière pour se ressaisir.
C’est à ce moment-là que son regard tomba sur le bureau, et qu’il vit
Mordu affalé dans son fauteuil. Un filet de sang s’échappant encore d’un
trou dans son cou.
— Oh Immortel Empereur, s’exclama-t-il. Qu’ai-je donc provoqué ?
— Ta propre perte, lui répondit l’assassin.
Jobe se retourna dans sa direction, mais trop tard. Le tueur était sur lui. Il
écarta la main qui tenait le poignard et renversa Francks. En un mouvement
habile, l’assassin se jeta sur lui et lui écrasa le torse et le bras tout en lui
maintenant les jambes entre les deux siennes. Il agrippa sa main libre et lui
pointa son chalumeau sur le cou.
Il ne se passa rien. Francks sentait une brûlure sur sa peau, mais la douleur
fulgurante qu’il attendait ne se manifesta pas. L’assassin releva son
chalumeau, se demandant clairement lui aussi pourquoi Francks n’était
toujours pas mort, ou mourant, ou au moins blessé. Le chalumeau
était éteint.
Francks eut presqu’envie de rire de sa chance, mais l’image de son ami
agonisant s’imposa à son esprit. Il regarda bien en face le tueur confus, et
sentit bouillir en lui la douleur, la colère et la frustration des décennies
passées dans les Désolations.
Le tueur se redressa en brandissant son chalumeau bien haut, mais il n’eut
pas le temps de le lui fracasser sur la tête. Par la force de son esprit, Jobe
Francks projeta l’assassin en l’air. Il vola jusqu’au plafond et y resta
immobilisé comme si ses pieds et ses mains y étaient boulonnés.
L’assassin se débattait, mais Francks le maintenait en place par un simple
effort de volonté. Il se remit sur ses pieds, tout raide et tout droit, sans
devoir s’appuyer sur ses mains ni plier les jambes. Il leva une main et la
referma sur le vide au-dessus de lui. Il sentait le cou du tueur dans sa poigne
alors qu’il ne tenait rien du tout. L’homme émit un halètement étranglé,
comme s’il n’arrivait plus à respirer.
— Qu’est-ce que… qu’est-ce que t’es ? souffla-t-il.
— Je suis le prophète, répondit Francks. Et voici mon message.
Il pivota brusquement son poignet en l’air. La tête de l’assassin se tourna
d’un seul coup, et un craquement sonore se fit entendre dans la pièce.
Francks laissa retomber son bras, et le corps du tueur s’écrasa sur le sol.
Les yeux posés sur le cadavre, Francks réalisa que son esprit
s’éclaircissait, et il se sentit à nouveau respirer. Il regarda Mordu. Ses yeux
embrumés voyaient le souffle qui s’échappait par les lèvres de son ami. Il se
rua vers son fauteuil. Avec une infime hésitation, il tendit la main et la posa
sur l’épaule de Mordu.
Ce dernier réagit au contact. Il essaya de lever la tête, mais n’avait
visiblement plus la moindre force pour ce simple geste.
— T’es vivant, murmura-t-il d’une voix rauque et à peine audible. Tant
mieux… cet abruti a pas tru… trucidé le bon vieux.
Mordu toussa. Une giclée de sang jaillit par la plaie de son cou et
bouillonna dans sa bouche, mouillant ses lèvres de rouge.
Les paupières de Jerod Mordu s’abaissèrent et sa tête tomba mollement sur
le côté. Jobe garda sa tête entre les mains, puis se pencha et déposa un
baiser sur le front de son ancien ennemi. Du sang coulait le long de la joue
de Mordu et s’infiltrait entre les doigts de Jobe, souillant sa main.
D’un seul coup, les yeux de Mordu s’ouvrirent en grand, comme sous
l’effet de la terreur ou de la souffrance.
— La vérité est ici, murmura-t-il d’une voix d’outre-tombe. Trouve-la.
Et il partit. Jobe Francks se mit à pleurer, tenant entre ses mains la tête de
son unique ami.
Après avoir passé plusieurs heures à arpenter les bas-fonds du Sous-monde,
Yolanda était sèche, mais absolument pas contente pour autant.
— Sale fouisseur de Jerico, grognait-elle de temps à autre. C’est tout de sa
faute ça, comme d’hab’.
Elle lança un coup de pied dans un morceau de roche qui s’en alla rebondir
plus loin dans le tunnel poussiéreux.
Elle avait retrouvé la piste de la moto à l’entrée de Glory Hole. Après
avoir attendu Jerico au point de rendez-vous pendant une heure, Yolanda
avait repris la piste, s’enfonçant de plus en plus profondément dans le Sous-
monde, jusqu’à se retrouver face à un mur au beau milieu d’un tunnel
obscur. Elle avait remarqué à la lueur de sa torche que les dernières gouttes
d’huile répandues au sol près du mur avaient été étalées. Quelque chose
avait raclé à la perpendiculaire dessus. Il lui fallut moins de dix minutes
pour trouver la fissure dans le mur et réussir à l’ouvrir.
Elle se trouvait maintenant dans un corridor qui n’avait probablement pas
été beaucoup fréquenté depuis des dizaines, voire des centaines d’années.
Et pourtant, on y décelait des traces d’une activité récente. Les murs
couverts de poussière étaient soutenus par des étais nettement plus récents,
et l’épaisse couche de sédiments qui couvrait le sol avait été presque
entièrement repoussée du centre du passage.
Quelqu’un vivait ou travaillait ici, et ce quelqu’un avait enlevé Scabbs.
— Et tout ça, c’est la faute de Jerico, répéta-t-elle. Lui et ses saletés de
dettes. T’aurais dû être là avec nous, Jerico.
Sur le point de poursuivre sa tirade, Yolanda aperçut de la lumière loin
devant elle. Elle éteignit sa torche et continua à avancer avec précautions.
Le tunnel aboutissait sur une porte d’accès circulaire telle que l’on en
trouvait sur tous les anciens dômes. Un petit hublot à hauteur d’yeux laissait
filtrer la lumière de l’intérieur. Yolanda se plaça sur le côté de la vitre, et se
tordit le cou pour pouvoir glisser un œil à l’intérieur.
Des douzaines de femmes et d’hommes enchaînés, vêtus de haillons,
trimaient sous l’étroite surveillance de gangers Orlock. Un gros mastoc
braillait sur les gangers, qui à leur tour fouettaient les ouvriers à la traîne.
On aurait dit que les Orlock étaient en train de piller ce dôme abandonné
pour y récupérer des matériaux ou de la tech, mais jamais Yolanda n’avait
entendu parler d’un gang qui exploitait des esclaves – des pauvres bougres
enlevés de force à l’évidence, qui plus est. C’était le meilleur moyen pour
se mettre tous les guilders à dos.
Il y eut un mouvement derrière le hublot, et Yolanda recula. Lorsqu’elle
put à nouveau regarder, elle en resta bouche bée. L’ombre qu’elle avait
aperçue était celle d’un binôme de gardes de la Guilde. Ils patrouillaient sur
la périphérie du site, comme s’ils protégeaient le chantier.
Qu’est-ce qui se trame ici, au nom de la Spire ? se demanda Yolanda. Un
dôme abandonné au fin fond du Sous-monde, grouillant d’esclaves et de
gangers Orlock, le tout sous la protection de gardes de la Guilde… dans
quoi est-ce que Scabbs était encore fourré ?
Peu importe la réponse, elle ne pouvait pas débarquer seule là-dedans. Et
puis une idée lui vint. Les Orlock étaient tous coiffés de bandanas, ce qui lui
permettrait de dissimuler facilement ses tatouages d’Escher. Et ils étaient
vêtus de chemises crasseuses, sous quoi elle pourrait cacher ses autres…
attributs d’Escher. En se faisant discrète, elle pourrait peut-être réussir à
infiltrer le site. Avec Jerico disparu on ne savait où, une fois de plus, elle
était sûrement le dernier espoir pour Scabbs. Il fallait qu’elle tente le coup.
Yolanda s’élança en courant dans le tunnel mal éclairé. Elle savait où
trouver son déguisement. Elle espérait simplement que la chute, le feu et
l’arrosage n’avaient pas complètement ruiné les deux corps qu’elle avait
laissés derrière elle.
Les éclairages de jour de Hive City s’allumèrent en papillonnant autour de
l’hab de Jerod Mordu. Un rai de lumière passant par la fenêtre vint se poser
sur la scène macabre à l’intérieur. Jobe Francks était assis sur le sol derrière
l’imposant bureau, et tenait sur ses genoux la tête ensanglantée de Mordu. Il
avait cessé de pleurer depuis des heures, plutôt parce que ses vieux yeux
s’étaient asséchés que par suite d’un sentiment d’acceptation de son deuil.
L’Univers avait été extrêmement exigeant avec lui, et cette dernière mort
avait été la goutte d’eau qui fait déborder le vase. Sa volonté de poursuivre
sa mission en l’honneur du plan tout-puissant s’était évaporée avec ses
larmes. Il se sentait vide et perdu, plus qu’à tout autre moment pendant les
années qu’il avait passées à errer dans les Désolations de Cendre. Il n’avait
maintenant plus aucun ami, nulle part où demander de l’aide, pas la
moindre idée de ce qu’il devait faire.
Là où il était assis, la lueur de la rue venait éclairer son visage et créait
autour de sa tête un doux halo blanc. Il releva les yeux et contempla la
lumière qui se reflétait sur lui par une étrange suite de réverbérations sur les
tableaux encadrés qui ornaient les murs. Il voyait nettement le tracé du
rayon lumineux dans la pièce. Il rebondissait sur une image de Dust Falls
pour aller frapper une représentation de la Spire, puis une peinture
étrangement familière des bassins d’acide, avant de venir l’éblouir.
Les bassins. Mordu savait alors ce qui allait se passer, mais il ne voulait ou
ne pouvait rien faire pour l’empêcher. Il avait trop peur d’Ignus, à l’époque.
Mais il savait. Qu’avait-il dit avant de mourir ?
« Cet abruti a pas trucidé le bon vieux. »
Mordu savait ce qui se préparait. C’était obligé. Mais il avait encore eu
trop peur pour agir. Et cette fois-ci, sa peur lui avait coûté la vie. Les
derniers mots de Mordu résonnaient dans l’esprit de Jobe.
« La vérité est ici. »
Quelque chose remua au plus profond de Jobe Francks. Le renouveau
d’une raison d’être. Le renouveau d’une volonté. Ignus était encore en vie,
il tuait encore ses amis. Il était temps de mettre fin à cet élan meurtrier. Il
était temps que le plan reprenne son déroulement.
Francks allongea délicatement sur le sol le corps de Jerod Mordu et
s’installa dans son fauteuil. Il ouvrit les tiroirs et en passa le contenu en
revue, cherchant quelque chose, n’importe quoi, qui pourrait le renseigner
sur la situation actuelle d’Ignus.
Le tiroir du bas était empli de livres de comptes. Il les feuilleta. Ils
contenaient les comptes de toutes les affaires de Mordu. Au bout d’un
moment, il apparut clairement que Jerod avait financé plusieurs gangs
Cawdor dans le Sous-monde. Francks ressortit le mot que Jerod lui avait
donné. Une épaisse enveloppe tomba également de sa poche. Il l’ouvrit
pour y trouver une liasse de crédits.
— Pas le moment de se poser des questions, dit-il en mettant l’enveloppe
de côté.
Dépliant le message, il compara les noms de gangs aux entrées dans les
livres de comptes. Les noms et les lieux correspondaient. Jerod avait aidé
financièrement chacun de ces gangs, et perçu en retour une fraction de
leurs gains.
Francks se demanda s’ils étaient tous comme les Sauveurs Universels, ou
si certains d’entre eux étaient des extrémistes purs et durs comme les Justes
Sauveurs. Il avait envie de croire que Mordu avait joué un petit rôle dans la
défense de la vérité face à la terreur. Cela aurait été la seule trace durable
que pouvait laisser cet ancien fanatique.
Il restait un dernier livre de comptes. Il comportait les noms de plusieurs
guilders, peut-être des investisseurs. Visiblement, Mordu s’était
considérablement intéressé aux transactions financières en tous genres.
L’argent circulait en un flux dense entre tous ces comptes. Il faudrait passer
des semaines le nez plongé dans ces registres pour déterminer d’où est-ce
que tout cela venait et quelles étaient les voies de circulation. Mais peu
importait. Il n’y avait là rien qui liait clairement Mordu à son passé avec
Ignus ni à la résidence actuelle de ce meurtrier.
Il regarda à nouveau dans le tiroir. Il était vide, mais des images dansaient
dans son œil brumeux. Il vit une main s’introduire dans le tiroir vide et
appuyer sur le fond, là-bas dans un coin. Une partie du fond du tiroir
s’abaissait, ce qui permettait d’y passer le bout des doigts pour attraper la
planche et la retirer.
Et puis l’image s’évanouit. Francks secoua la tête pour s’éclaircir l’esprit,
et tendit la main vers le tiroir. Il appuya sur la zone qu’il avait vue, puis
retira le double fond. Il n’y avait à l’intérieur rien d’autre qu’une petite clé
brune, presque invisible dans le tiroir mal éclairé. Il saisit la clé et la porta
dans la lumière pour la scruter.
— Qu’est-ce que tu ouvres ? demanda-t-il à mi-voix.
L’œil de Jobe se détacha de la clé pour venir se fixer sur la peinture des
bassins d’acide sur le mur en face de lui. Sans savoir comment, il était sûr
de ne pas se tromper. Il marcha droit sur le tableau et le décrocha du mur.
Derrière, il y avait un autre faux panneau, comme dans le tiroir du bureau.
Jamais il ne l’aurait remarqué s’il n’avait pas trouvé le double fond
au préalable.
Un instant plus tard, Francks trouva le bouton qui permettait de détacher le
panneau. Un coffre-fort mural était dissimulé derrière. Il inséra la clé dans
la serrure et le déverrouilla. À l’intérieur, il trouva ce qui semblait être un
autre livre de comptes, avec des feuilles volantes qui dépassaient entre
les pages.
Il ouvrit le livre et en tira le parchemin. Au moment où il l’ouvrit, une
autre feuille pliée, plus petite, tomba par terre. Le grand feuillet représentait
un étrange schéma plein de lignes et de flèches, d’annotations à la main en
tout petits caractères nets et précis. Francks baissa les yeux sur l’autre
feuille, qui s’était dépliée en tombant. C’était un avis de recherche portant
le nom et le portrait de Jules Ignus. La ligne du bas, en gros caractères,
indiquait « 10 000 crédits – Mort ou vif ».
Il ramassa l’avis de recherche et se dirigea vers le bureau pour étudier le
livre de comptes. Au lieu d’y trouver des colonnes de chiffres indiquant
débits et crédits, il vit une liste de dates, de lieux et de descriptions, de la
même petite écriture. Des transactions ? Non. Il se pencha sur le registre et
y lut quelques passages au hasard. C’était une liste d’activités de gang –
celles du gang des Nouveaux Sauveurs.
Francks balaya les entrées du regard. Il trouva une description de
l’immolation par le feu de la femme psyker. Quelques pages plus loin, il y
avait un compte-rendu détaillé de la mort de Syris Korr ainsi que de
l’attaque et de l’extermination des Sauveurs de l’Humanité. Il feuilleta
rapidement le livre. Chaque méfait jamais exécuté par Jules Ignus y était
inscrit, avec tous les détails de dates, de lieux et de noms.
Une idée vint à Francks. Il passa les pages et trouva ce dont il avait besoin.
La date à laquelle Ignus avait enterré le corps de Syris Korr. Tandis qu’il
lisait le rapport succinct d’un événement qu’il avait observé avec bien
davantage de détails par le biais de ses visions brumeuses plus tôt dans la
même soirée, Francks sentit son esprit s’évader une fois encore.
Il était dans le dôme où Ignus avait enfoui Korr, mais les ténèbres s’étaient
dissipées. Des projecteurs brillaient de mille feux tout en haut de poteaux
répartis dans le petit dôme. Tout autour de lui, il vit des gardes de la Guilde
et quelques gangers Orlock, qui semblaient tous être en train d’observer une
masse d’esclaves enchaînés en train de charrier des rocs et des
pièces métalliques.
Francks reconnut l’endroit et dirigea sa conscience vers le mur. Il sentait la
présence de Korr sous les décombres. Il n’était pas loin. Il étendit sa
conscience dans l’esprit d’un homme massif et velu qui paraissait diriger les
ouvriers. L’homme se gratta la tempe un instant, puis héla l’un des gangers
et indiqua l’endroit où était Jobe. Le ganger fouetta ses esclaves et les
dirigea à cet endroit, où ils commencèrent à déblayer les gravats.
Pendant que sa vision s’éclaircissait, Jobe se demanda ce qui venait de se
passer. Était-ce le passé, le présent ou l’avenir ? Avait-il vraiment interagi
avec les travailleurs ? Il l’ignorait, mais il fallait qu’il trouve ce dôme. Jobe
consulta le compte-rendu dans le journal de Mordu. Il y était consigné
qu’Ignus avait trouvé le dôme des années auparavant, et qu’il en avait
siphonné toute l’archéotech très progressivement, de manière à ne pas
attirer l’attention des gangs rivaux ou des guilders locaux. Il était question
d’une carte.
Francks rouvrit le parchemin qui comportait le schéma et lut les
annotations. C’était la carte, ou du moins une copie. Des indications étaient
griffonnées dans la marge, d’une autre couleur. Il referma le journal,
réempocha l’enveloppe pleine de crédits, et se dirigea vers la porte. Jetant
un dernier regard sur les corps de l’assassin et de son ami décédé, Jobe
Francks les remercia mentalement d’avoir ravivé sa foi en le plan et
prononça une courte prière pour accélérer leur accès à l’ultime récompense,
quelle qu’elle puisse être pour chacun d’entre eux.
Scabbs tressaillit et se mordit les lèvres pour s’empêcher de crier quand la
mèche du fouet lui mordit le dos. Sa chemise en haillons n’était d’aucune
utilité pour le protéger contre la mèche cinglante, et chaque coup
s’inscrivait dans sa chair meurtrie et sanglante. Toutefois, il ne se laissait
pas aller à crier, car cela n’entraînait que plus de coups.
— Bouge-toi, lui jeta le ganger derrière lui.
C’était celui-là même qui l’avait capturé – un grand dadais avec un petit
bouc clairsemé et des cheveux noirs et gras qui dépassaient de sous son
bandana. Scabbs avait entendu le contremaître l’appeler Ander.
— Vous là, tout l’groupe, vous dégagez dans l’coin du fond, fit Ander.
Le fouet s’abattit à nouveau, mais il tomba cette fois sur une fille
maigrichonne devant Scabbs.
Elle tomba à genoux et se mit à pleurer. Scabbs s’avança et se pencha au-
dessus d’elle, prenant le coup suivant sur son dos déjà à vif. Il tressaillit à
nouveau et faillit se mordre la lèvre jusqu’au sang quand la douleur
cinglante lui remonta dans la colonne vertébrale.
Il hissa la fille sur ses pieds.
— Merci, chuchota-t-elle. Je m’appelle Arliana. Je…
Scabbs entendit claquer le fouet, mais c’était trop tard. Il s’abattit à
nouveau sur le dos de la fille. Scabbs la poussa à se remettre en marche
avant qu’elle crie, dans l’espoir de s’éloigner d’Ander, qui semblait prendre
son travail un peu trop à cœur.
— Parle pas, murmura-t-il après qu’Ander se soit trouvé une autre victime.
Bosse juste. Mes potes vont nous tirer d’là.
— Mes potes à moi, y sont tous ici, répondit Arliana.
Scabbs posa un doigt sur ses lèvres et lui tendit un morceau de tuyau
ramassé sur le monticule. Il ramassa ensuite un bloc de béton qu’il porta
lui-même, suivant Arliana jusqu’aux wagonnets. L’équipe bossa sur ce
nouvel emplacement pendant une heure environ, s’échinant sur les
décombres pour les transporter petit à petit vers les wagonnets.
Ander jouait de son fouet plus souvent que Scabbs l’estimait nécessaire. Il
aidait Arliana de son mieux, soulevant les débris les plus volumineux dont
elle ne se débrouillait pas, la soutenant quand elle trébuchait. Elle le
gratifiait d’un sourire à chaque fois, mais Scabbs devait bien s’avouer que
ses actions étaient loin d’être désintéressées. Il espérait simplement ne pas
attirer l’attention d’Ander sur son groupe.
Après avoir déposé dans le wagonnet un bloc de maçonnerie
particulièrement imposant, Scabbs se détourna pour remonter à la suite
d’Arliana. Elle avait pris de l’avance pendant qu’il peinait avec son bloc de
béton, et il était à peine à mi-hauteur du tertre quand il l’entendit crier. Il
leva les yeux, mais ne vit Ander nulle part.
Elle était figée sur place, le visage entre ses mains, en train de hurler des
propos incohérents. Scabbs se hâta tant qu’il le put, mais Ander la rattrapa
d’abord. Il brandit son fouet, mais ne l’abattit pas. Arliana était à présent en
train de montrer quelque chose du doigt. Ander pivota et héla le
contremaître :
— Grondle ! Un aut’ corps.
Scabbs s’approcha d’Arliana. Elle avait cessé ses hurlements, mais il
l’entendait gémir. Une main dépassait de l’éboulis juste devant elle, paume
vers le haut. Elle semblait avoir quelque chose d’étrange. Le reste de
l’équipe enchaînée se pressa autour d’eux pour voir ce qui se passait,
refoulant Scabbs et Arliana.
— Restez pas plantés là, fit Ander. R’mettez-vous au boulot. Déterrez-le.
Il fit claquer son fouet et cingla un vieil homme à côté de Scabbs.
Par la suite, à chaque aller-retour, on voyait se dévoiler un peu plus du
corps. L’étrangeté qu’avait remarquée Scabbs devint clairement apparente,
même aux yeux désabusés des ouvriers enchaînés.
— L’a pas une seule éraflure, remarqua Arliana à mi-voix pendant qu’ils
œuvraient tous les deux à soulever une poutre d’acier qui reposait en travers
des jambes du cadavre.
Non seulement le corps était parfaitement conservé, mais il ne portait pas
une seule plaie. Les tonnes de gravats qui s’étaient déversées n’avaient pas
laissé la moindre éraflure ni le moindre hématome sur la chair exposée, et
les vêtements n’étaient pas déchirés, ni même salis.
Quand Scabbs et Arliana furent de retour après avoir déposé la poutre dans
un wagonnet, le reste de l’équipe avait fini de dégager le corps des
décombres, et l’avait allongé à plat sur le sol. Une broussaille de cheveux
frisottés surmontait un visage émacié et desséché. La tenue était clairement
celle d’un ganger, composée d’un manteau et d’un pantalon de cuir, et
complétée par de lourdes bottes.
— Hmpf, grogna Ander, oubliant momentanément que les esclaves
s’étaient arrêtés de travailler. C’est pas un d’mes gars.
Il fit signe à Grondle de s’approcher, lui demandant :
— Çui-là c’est pas un d’tes ouvriers perdus dans les accidents d’avant ?
Grondle considéra le corps en se grattant la barbe. Il observa le trou d’où
les ouvriers l’avaient tiré, puis secoua la tête :
— Nan. Jamais vu çui-là avant. Et on a jamais bossé dans c’coin avant
c’matin. Doit êt’ vieux. Genre vraiment vieux.
Ander secoua la tête à son tour :
— Peut pas êt’ vieux. L’est même pas décomposé ! J’en ai vu, des vieux
corps. Z’ont une sale gueule. Et l’odeur est pire encore.
Scabbs claqua des doigts.
— Mais bien sûr, fit-il, parlant avant de réfléchir.
Toutefois, il ne prit pas de coup.
— C’est quoi qu’est bien sûr ? demanda Grondle, arrêtant le bras d’Ander
qui avait brandi son fouet.
Scabbs les regarda tous les deux, essayant de déterminer qui était vraiment
le boss. Il haussa les épaules et répondit :
— L’odeur. Ça colle pas du tout. L’est cané, c’est clair. J’dirais d’puis dix
ans, p’t’êt’ vingt vu la gueule des fringues.
Il prit de l’assurance en voyant que Grondle et Ander se penchaient en
avant, attentifs, et continua :
— Mais l’corps lui-même, y sent rien. Pas d’décomposition. Pas
d’pourriture. L’est parfaitement préservé, comme s’il avait été conservé
dans le vide tout c’temps. Mais s’il avait été dans l’espace, il lui s’rait arrivé
d’aut’ trucs à c’corps, des sales trucs. Y s’rait en sale état. J’comprends pas.
C’est bizarre. C’est…
— Un miracle, termina Arliana dans un souffle.
Elle se laissa tomber à genoux et se prosterna devant le corps.
La nouvelle se propagea comme une onde concentrique dans toute
l’équipe assemblée là. Tous les ouvriers furent bientôt prosternés, tout
autour du corps. Certains d’entre eux marmottaient des prières. D’autres
tendaient la main pour toucher le corps miraculeux. Scabbs jeta un coup
d’œil à Ander, curieux de voir comment allait réagir l’Orlock sadique.
Ander regarda Grondle, se demandant peut-être quelle attitude adopter.
Grondle se claqua le front :
— Par la croupe de Helmawr, grogna-t-il. Le guilder Tavis va pas
aimer ça.
La séance de torture de Kal s’était poursuivie pendant des heures, avec de
trop rares pauses. Il avait la bouche sèche, et sa langue avait tellement enflé
qu’il n’arrêtait pas de s’étouffer avec. Il avait vomi, deux fois déjà pour
autant qu’il puisse se souvenir, et ses lèvres s’étaient fendillées sous l’action
de l’acide gastrique qu’il avait rejeté. Il ne sentait plus du tout ses épaules,
ce qui était plutôt un soulagement. Son dos et ses jambes, par contre, lui
donnaient l’impression que quelqu’un avait allumé un feu sur son corps, en
se servant de sa peau comme combustible.
Carmin était revenu de temps à autre pour faire les cent pas autour de lui
tout en le sermonnant. Il émergeait des ténèbres, apparaissait dans le cercle
de lumière où était suspendu Kal, et lui présentait son cruel sourire. Et puis
il se mettait ensuite à lui tourner autour tout en prêchant. Carmin avait cessé
de poser des questions quand il avait compris que Kal ne savait presque rien
de la situation de Jobe Francks.
Kal avait fini par promettre de tuer Francks pour le compte de Carmin,
mais le prêcheur halluciné avait réussi à deviner que c’était un mensonge.
— C’est ça, ton problème, Kal Jerico, avait alors dit Carmin. Tu peux tuer
pour de l’argent, mais jamais pour des principes. Hérétique.
— Je tue… que quand c’est nécessaire, lui répondit Kal. Que quand ma
vie… est en jeu.
Il trouva la force de lever la tête et de regarder Carmin dans les yeux :
— Je te tuerai gratos là tout d’suite… si j’pensais qu’ça t’f’rait… fermer
ton claque-merde.
Schlak !
Et la torture s’était prolongée. Le bourreau était plutôt habile. Il s’acharnait
sur une même zone pendant la durée exacte que pouvait supporter
l’organisme, puis il passait à une autre. La douleur irradiait dans tout le
corps de Kal, de la tête aux pieds, mais il ne s’était évanoui que deux fois –
du moins, pour autant qu’il puisse se rappeler.
La nuit se poursuivit ainsi, Carmin ne cessant pas de faire le tour du cercle
de lumière, de vanter les mérites de la rédemption par le feu. Kal en arrivait
presque à souhaiter cette libération, ou rêvait, à défaut, d’avoir une chance
de tuer Carmin pour mettre fin à son interminable sermon. Tout, plutôt
qu’écouter le discours de ce taré pendant une seule minute de plus.
— Ton corps et ton âme vont brûler, entonna le Cardinal Carmin.
L’hérétique Kal Jerico sera consumé, mais c’est uniquement dans la
consumation qu’une âme trouve la rédemption…
Des lumières éclatantes s’allumèrent tout autour de Kal et de Carmin,
mettant un terme au sermon – pour le moment.
— Qu’est-ce que cela signifie ? hurla Carmin.
Il tourna la tête dans tous les sens, embrassant la pièce du regard.
— Qui ose interrompre cette sainte inquisition ?
— Je suis terriblement navré, votre éminence.
La voix venait de derrière Kal, qui crut reconnaître l’intonation
légèrement nasillarde.
— Quoi, Ralan ? demanda Carmin.
Une expression étrange se manifesta fugitivement sur le visage du
Cardinal. Kal supposa que c’était une grimace de mécontentement, mais
c’était difficile à déchiffrer, en l’absence de lèvres. Toutefois, les fragments
de peau restants sur son front et ses joues se plissèrent, et ses dents se
mirent à grincer.
— Nous avons reçu des nouvelles à propos de ce, ahem, cet autre
problème. De mauvaises nouvelles, j’en ai bien peur.
Carmin claqua des doigts, émettant un bruit de pierres se brisant, puis fit
un signe de son index osseux pour inviter son interlocuteur à s’avancer. Le
diacre qui avait mené les gardes de Carmin pour la capture de Kal
s’approcha. Ils s’éloignèrent tous les deux et se mirent à conférer à
voix basses.
Kal essaya de les écouter, mais ne put saisir que quelques mots : corps…
dôme… Tavis… La face de Carmin devint de plus en plus rouge au fur et à
mesure que Ralan faisait son rapport. L’effet était visuellement très étrange,
car les restes de peau se détachaient comme un velours écarlate contre les
dents blanches et le crâne à nu.
— Pour quoi est-ce que je paye ces gens ? éclata-t-il enfin avant de
s’éloigner à grands pas.
Les derniers mots qu’entendit Kal furent « reprendre contact avec
Mordu. »
Une fois Carmin parti, le bourreau dut décider de s’accorder une pause, et
Kal l’entendit s’éloigner, le laissant seul… avec tous les éclairages allumés.
Il regarda tout autour de lui, cherchant un moyen de s’échapper. Il était
suspendu au-dessus d’une estrade rocheuse dans une immense caverne. Des
bassins bouillonnants pleins d’acide, ou pire encore, étaient répartis dans la
grande salle en contrebas. Sur un côté, un sentier partant de cette salle
longeait la paroi et menait à une issue bien plus en hauteur. Il discernait
également d’autres issues dans la paroi opposée, de l’autre côté des bassins.
Kal se fit la réflexion qu’il devait y avoir encore au moins une autre issue
derrière lui, puisque Carmin et Ralan venaient de s’en aller par là. Il jeta un
coup d’œil circulaire sur le lieu, et un objet métallique scintilla dans la
lumière, attirant son regard. Il chercha l’origine du reflet et le vit à nouveau,
près de l’issue en hauteur.
Il se tourna pour mieux regarder, et vit Bobo qui sortait la tête des ombres
et lui faisait un signe. Et puis il s’éclipsa. Kal sourit tout seul. Il allait peut-
être bien s’en tirer, après tout !
7 : PROBLÈMES SURNATURELS

— Bouge-toi l’derche, esclave.


Une main agrippa le bras de Scabbs et l’attira à l’écart du corps
miraculeux, ajoutant :
— Viens avec moi. Tout d’suite !
La voix semblait familière et étrange à la fois. Tout en s’éloignant du
groupe d’adorateurs prosternés, Scabbs qui trébuchait regarda le visage du
garde. Puis il y regarda de plus près.
— Yolanda ? fit-il.
— Ta gueule, crétin, siffla Yolanda, ajoutant à haute voix cinglante :
Au boulot.
Elle l’attira vers les wagonnets, qui avaient été abandonnés dès la
découverte du corps.
— Bouge le wagon, ordonna-t-elle haut et fort.
Scabbs considéra le wagonnet en question. Il était plein de gravats, et
c’était celui dans lequel se trouvait la poutre métallique qu’il avait ôtée du
corps avec l’aide d’Arliana.
— J’peux pas plutôt prendre çui-là ? chipota-t-il en désignant un autre
wagonnet à moitié vide.
Yolanda le gifla en plein visage :
— Dégage-moi ça !
Scabbs se frotta la joue puis saisit les poignées du wagonnet plein. Il s’arc-
bouta dessus, poussa de toutes ses forces, et le bougea de
quelques centimètres.
— Tu joues bien ton rôle, grogna-t-il.
Yolanda sourit et répondit doucement :
— Contente de te voir aussi. Suis-moi ! commanda-t-elle ensuite à
voix haute.
Scabbs baissa la tête et força sur le wagonnet. Il commença à rouler et prit
un peu d’élan. L’effort était considérable, mais ça allait tant qu’il ne
s’arrêtait pas. Il suivit Yolanda, qui se dirigea vers l’entrée du dôme, là où
se trouvaient des gardes de la Guilde.
— Wagon pour la décharge, dit-elle aux gardes en s’approchant.
— Les esclaves sortent pas, répliqua l’un des gardes. Ordre de Grondle.
Le cœur de Scabbs lui tomba dans les chaussettes, mais Yolanda réagit
rapidement :
— C’est Grondle qui m’a dit d’dégager c’wagon du dôme.
Les gardes échangèrent un regard. L’un des deux haussa les épaules, mais
celui qui avait parlé ne s’en laissait pas conter aussi facilement :
— Eh ben va chercher Grondle, qu’il me le dise lui-même. Sinon, il
reste là.
Scabbs regarda Yolanda pour voir ce qu’elle allait faire ensuite. Ses mains
glissèrent vers ses holsters. Il décida de se jeter sous le wagonnet si elle se
mettait à tirer, mais s’aperçut que ce ne serait pas nécessaire. Yolanda se
détourna et attrapa Scabbs par le bras.
— Viens avec moi, fit-elle. On va chercher Grondle.
Scabbs lui envoya un regard suppliant. Il voulait dégager d’ici. Pourquoi
elle se battait pas ? Il trouva la réponse à sa question muette quand Yolanda
l’écarta de la porte : ils croisèrent quatre autres gardes de la Guilde qui
s’en approchaient.
Tandis qu’ils retournaient vers les wagonnets, Yolanda lui dit :
— Il va nous falloir une diversion. Il y a beaucoup trop de gardes, et j’ai
moyen envie de m’attaquer à la Guilde. Ces gens-là ont la déplaisante
habitude de vous coller dans des camps esclavagistes.
— M’en parle pas, fit Scabbs.
Elle ignora sa remarque.
— Et il va me falloir de l’aide pour te sortir d’ici, ajouta-t-elle.
— Où est Kal ?
— Volatilisé. Encore une fois, on est que nous deux.
Ils s’arrêtèrent à mi-chemin entre les gardes de l’entrée et les wagonnets.
— Écoute, faut que tu restes ici le temps que j’aille chercher de l’aide.
Crée une diversion si tu peux.
Scabbs n’appréciait pas ce plan, et il le fit savoir.
— J’me suis fait traîner, assommer, enchaîner, fouetter, j’ai mal partout et
j’suis mort. Sors-moi d’là !
Yolanda le gifla à nouveau :
— Fais c’que j’te dis, esclave.
Il plongea son regard dans les yeux furieux de Yolanda. Elle n’avait plus
l’air de jouer un rôle.
— Quel genre de diversion ? demanda-t-il.
— Je sais pas. Une révolte d’esclaves ?
Scabbs jeta un regard en arrière, sur la cohue qui entourait le corps
miraculeux. Il y avait nettement plus de monde que lorsqu’ils étaient partis
avec le wagon.
— Ça doit pouvoir s’faire, dit-il.
Yolanda lui botta le train et s’en retourna vers l’entrée. Scabbs la regarda
partir. Elle parla un instant aux gardes, et l’un d’entre eux tourna le volant
pour lui ouvrir la porte. Yolanda attrapa le wagonnet et se mit à pousser
dessus. Scabbs ressentit une petite pointe de satisfaction à la voir galérer
pour lui faire franchir la porte.
— Hé, fit Kal.
Il arrivait à peine à émettre un murmure. Il toussa et cracha des glaires
mêlées de sang sur le sol de la caverne.
— Hé, répéta-t-il un poil plus fort. Viens voir. Je suis prêt à causer.
Derrière lui, il entendit le bourreau qui se remettait sur ses pieds, puis qui
s’approchait. L’homme contourna Kal pour lui faire face. Il était grand et
dégingandé, et ne ressemblait pas du tout à la brute épaisse que s’était
représentée Kal. Avec ses cheveux coupés courts, sa tête ressemblait à une
espèce de pastèque duveteuse. Il avait l’air presque comique, mais les
ecchymoses et les plaies sur le dos et les jambes de Kal lui coupaient
l’envie de rire.
— Qu’est-ce qu’tu veux ? demanda le bourreau.
Entre ses lèvres, son toximégot tressautait au rythme de ses mots.
Kal se força à le regarder dans les yeux pour lui parler :
— Un petit coup de flotte ? demanda-t-il.
— Que sur ordre de Carmin, répondit l’autre.
Il se détourna comme pour s’en aller.
— Et un…
Kal fut secoué par une quinte de toux, puis cracha à nouveau des glaires
sur le sol, manquant de justesse les bottes du bourreau.
— … toximégot ? acheva-t-il. Carmin sera forcément okay… pour me
mettre le feu au bec.
Il offrit au bourreau son meilleur regard de chien battu, mais bon, il n’avait
que Wotan comme exemple, aussi n’était-il pas trop sûr de l’effet.
Le bourreau haussa les épaules, retira le mégot de sa bouche, et le plaça
dans celle de Kal. La cendre était plus longue que le toximégot, mais Kal
n’en voulait pas vraiment, de toute façon. Il voulait juste gagner un peu plus
de temps.
— Dernier truc, dit-il.
— Quoi encore ?
— Adieu.
Kal saisit la chaîne qui lui retenait les poignets entre ses deux mains
engourdies et se hissa. Il remonta les genoux au même moment et déplia les
jambes. Ses deux pieds percutèrent l’homme en plein dans le ventre. Il se
plia en deux et partit en arrière, titubant vers le bord de la plateforme.
Avant qu’il puisse reprendre son équilibre, un coup de pied circulaire bien
ajusté lui balaya les jambes. Il tomba en arrière en hurlant et atterrit en plein
dans le bassin bouillonnant en contrebas.
— Joli coup, dit Kal.
— Toi aussi, répondit Bobo. Je pensais pas que t’avais encore ça
en réserve.
— Je suis plus solide qu’il y paraît, fit Kal.
Ils se regardèrent l’un l’autre un instant.
— Ça te dit de me détacher ? demanda Kal.
— Oh, fit Bobo, je pensais que tu pouvais faire ça tout seul.
Il passa dans le dos de Kal, et ce dernier se sentit chuter un instant plus
tard. Il tomba à genoux et croisa les bras pour enserrer ses épaules. Il
commença à les pétrir du bout des doigts, à les masser pour les réveiller.
— J’ai trouvé ça, dit Bobo. Je me suis dit que tu voudrais les récupérer.
Il laissa tomber par terre un paquet de vêtements et d’armes avant de
demander :
— Tu vas pouvoir marcher ?
— Si je peux pas marcher, alors je ramperai, répondit-il en prenant
son pantalon.
— Et si tu peux pas ramper, je te porterai, fit Bobo en ricanant. On connaît
la chanson.
Tout en s’habillant, Kal leva les yeux sur le petit espion sec et nerveux.
Bobo faisait un mètre cinquante à tout casser, et il avait des bras comme
des allumettes.
— Tu me porteras ? demanda-t-il. J’aimerais bien voir ça.
— Okay, j’aurais plutôt dû dire que je te traînerais, ricana Bobo. C’est toi
qui vois. Tu marches ou je te traîne. Mais décide-toi vite.
Il jeta un coup d’œil tout autour d’eux.
Kal grimaça en enfilant ses bras dans les manches de son manteau de cuir.
Il saisit ensuite ses pistolets laser à crosse de nacre et les soupesa. Ses
muscles protestaient sous l’effort, mais ça irait. Il les fit tournoyer et les
glissa dans leurs holsters.
Toutefois, la vraie difficulté était encore à venir. Il plaça un pied à plat
sous lui et essaya de se redresser. Le pantalon en cuir frottait contre ses
jambes à vif, mais les muscles répondaient à la perfection. Kal serra les
dents de douleur et se remit debout. Un pied légèrement décalé par rapport
à l’autre, il releva son col d’un geste étudié.
— Je suis prêt, déclara-t-il.
— Il est de retour, annonçait Jobe Francks en circulant dans Hive City. Le
Korr est de retour. Venez vous réjouir de la grande renaissance de
son esprit.
L’esprit d’une personne au moins avait connu une renaissance. Francks se
sentait à nouveau vivant. Il avait retrouvé sa raison d’être, et, après tant
d’années gâchées dans les Désolations, sa mission touchait à sa fin.
Tandis qu’il cheminait, Jobe sentait qu’il ne faisait plus qu’un avec
l’Univers. Ses sens se déployaient depuis son corps et se projetaient dans
toutes les directions. Il sentait l’air recyclé caresser chaque mèche de sa
folle tignasse embroussaillée au gré de ses mouvements. L’éclairage du
plafond du dôme réchauffait sa peau. Il se sentait connecté à tous les gens
qui l’entouraient tandis qu’ils allaient et venaient hâtivement entre leurs
emplois et leurs domiciles.
Il sentait leurs yeux posés sur lui, il entendait leurs murmures et
connaissait les secrets de leurs cœurs. Hemma était en retard et s’inquiétait
de perdre son travail, mais elle était amusée par cet énergumène qui parlait
tout seul. Zubriski culpabilisait d’avoir grappillé une promotion en volant
l’idée de son ami, et il était intrigué par l’idée d’une renaissance de son
esprit. Darnell essayait simplement de survivre à une autre journée de dur
labeur et cherchait à éviter le contact visuel avec quiconque. Ritto
s’interrogeait sur cet homme étrange qui semblait ne pas laisser
d’empreintes de pas.
Francks baissa les yeux vers le sol. Tout lui parut normal jusqu’à ce qu’il
se rende compte qu’il voyait son ombre bouger sous ses pieds au fur et à
mesure qu’il marchait. Il ne touchait plus le sol.
— Venez contempler le corps miraculeux, clama-t-il à tous ceux qui
l’entouraient. Venez découvrir le sens qui a trop longtemps manqué à vos
vies. Suivez-moi dans la promesse d’un avenir meilleur.
Les regards ébahis lui conféraient de la puissance. Leurs craintes, leurs
querelles, leurs souffrances s’évaporaient sur son passage. Il sentait toute
cette énergie se rassembler dans son corps. Il rayonnait de l’intérieur et se
réjouissait de leurs âmes allégées. La plupart d’entre eux s’en allèrent
ensuite vaquer à leurs occupations de la journée, se sentant un peu plus
insouciants, un peu plus satisfaits du sort qui leur était attribué par la vie,
peut-être simplement amusés par cet étrange spectacle. Il sentait la nouvelle
qui se répandait autour de lui et infiltrait la conscience de la Ruche.
Certains lui emboîtèrent même le pas, souhaitant et espérant trouver le
monde meilleur qu’il leur promettait. Jobe Francks souhaitait et espérait
qu’il avait la force de le leur offrir.
— Ça faisait combien de temps que tu regardais ? demanda Kal.
Il avait l’impression que ça le soulageait de parler tout en marchant, ou en
tout cas que ça le distrayait de la sensation de brûlure intense dans ses
jambes et ses épaules. Ils ne s’étaient pas arrêtés depuis qu’ils avaient quitté
la caverne, et chaque pas envoyait une nouvelle décharge de douleur dans
tout son corps. Ils avaient fait presque tout le chemin jusqu’à Dust Falls,
une lointaine colonie perchée au bord d’un immense précipice. Une fois
qu’ils seraient parvenus à ce semblant de civilisation, tout perdu qu’il soit,
ils seraient à l’abri des hommes de Carmin.
Bobo ne répondit pas tout de suite, aussi Kal abaissa-t-il le regard vers lui.
Le petit espion lui fit un sourire penaud.
— Toute la nuit, hein ? demanda Kal.
— J’ai essayé d’attirer ton attention à chaque fois que Carmin s’en allait,
dit Bobo. Mais l’autre gars a pas arrêté de te fouetter, à part à la fin.
— M’en parle pas, répondit Kal.
— Ça fait très mal ? demanda Bobo.
Le regard furieux de Kal fit office de réponse.
— Désolé, fit Bobo. Bien sûr que ça fait très mal. Dès qu’on sera en
sécurité, je te mettrai un truc sur la peau pour l’aider à cicatriser, et
anesthésier la douleur.
— Je dirai pas non, répondit Kal, les dents serrées.
Ils continuèrent à avancer sans un mot pendant que Kal essayait d’oublier
sa souffrance.
— Qu’est-ce que t’as découvert ? finit-il par demander. Est-ce que Carmin
a laissé échapper quelque chose à propos de Jobe Francks ?
Bobo fit la grimace :
— Il est pas bavard, celui-là. À part pour sortir ses prêches, que ce soit à
toi ou à ses adeptes.
— Fouisse-merde, fit Kal. Rien du tout ?
— Quelques trucs par-ci, par-là, répondit Bobo. Je pense qu’il a au moins
deux affaires illégales en cours. Visiblement, y’a une histoire avec un corps
dans un dôme. J’ai pas bien compris s’il essayait de récupérer un corps ou
de planquer un corps.
Ils arrivèrent à Dust Falls pendant que Bobo faisait son rapport, et Kal
laissa échapper un soupir de soulagement. Il fallait qu’il se pose, qu’il
s’envoie un Wildsnake, et qu’il décide quoi faire ensuite. Toutes ces
activités pouvaient parfaitement être accomplies au Dusty Hole, un rade de
bric et de broc sur le bord du précipice.
Bobo continuait son rapport :
— Je suis à peu près certain que l’autre affaire de Carmin implique de se
débarrasser de Francks. C’est peut-être bien lui qui a embauché les deux
assassins envoyés pour buter le prophète.
— Deux assassins ? fit Kal en le regardant d’un air ébahi.
— Ouais, répondit Bobo avec un hochement de tête. Après le premier qui
a été retrouvé crevé dans une ruelle, j’ai entendu parler d’un deuxième
assassin qui a été embauché.
— Pour aller où ?
Kal regarda autour de lui et trouva l’entrée du Dusty Hole. Il se dirigea
droit dessus.
— C’est ça le truc, fit Bobo qui trottinait pour réussir à suivre. Il a été
envoyé à Glory Hole, mais ensuite le dernier signalement que j’ai eu disait
qu’il se dirigeait vers Hive City. Apparemment son gars allait être mordu,
ou il avait été mordu… ? Un délire sans queue ni tête.
Kal s’arrêta juste devant la porte :
— Mordu ? Ça aurait pas pu être un nom ? J’ai entendu Carmin dire
quelque chose à propos d’un mec nommé Mordu.
— Ça se pourrait, fit Bobo tandis qu’ils pénétraient dans le Dusty Hole.
Mes indics m’ont dit que l’assassin a été vu pour la dernière fois à Old
Town, près du mur du dôme, au cas où ça peut aider.
Kal choisit une table et s’assit, serrant les dents au moment où sa chair
meurtrie s’écrasait sur la chaise.
— On dirait bien que Hive City va être ma prochaine destination.
Bobo alla chercher deux Snakes et s’assit en face de Kal.
— Tu veux que je vienne pour t’éviter les ennuis ?
Kal saisit sa bouteille et la lampa avant de répondre, laissant glisser dans
sa gorge le serpent qui donnait son nom au breuvage.
— Non, fit-il en faisant tourner la bouteille sur la table d’un air absent.
Retourne surveiller Carmin. Fais-moi savoir si t’apprends quoi que ce soit
d’autre.
Bobo sirota sa boisson et farfouilla dans ses poches. Il laissa tomber sur la
table un petit objet arrondi en caoutchouc, annonçant :
— Dans ce cas, tu ferais mieux de prendre ça.
— C’est quoi ? demanda Kal en prenant l’objet, qu’il fit tourner entre
ses doigts.
— Le dernier gadget de la Spire, répondit Bobo avec un sourire. C’est un
système de communication. Tu te le colles dans l’oreille. Avec ça, on pourra
se causer même si on est super éloignés. C’est un peu comme les unités vox
de Nemo, mais en moins invasif.
— Où t’as eu ça ? demanda Kal. On dirait du matos militaire.
— Vaux mieux que tu le saches pas, fit Bobo.
Kal inséra le communicateur dans son oreille. Il tenait bien, mais la
sensation était un peu bizarre.
— Super. Maintenant vas-y, retourne chez Carmin. Faut que je sache ce
qu’il prépare.
Bobo exhiba un petit tube :
— Et le baume ? demanda-t-il. Tu veux pas que je t’en mette sur le dos et
les jambes ?
Kal se saisit du tube et balaya le Dusty Hole du regard, passant la scène
locale en revue : ça ne manquait pas de serveuses en jupes courtes avec des
chemisiers bien décolletés.
— Je pense que je vais trouver quelqu’un pour s’en charger, conclut-il.
Alors qu’il revenait en direction de la foule amassée autour du corps
miraculeux, Scabbs se demandait ce qu’il allait bien pouvoir faire. C’était
Kal qui établissait les plans. Lui se contentait de les faire foirer. C’était sa
contribution habituelle, en tout cas.
Mais Kal n’était pas là, et Scabbs allait devoir se débrouiller tout seul. Il
fallait qu’il bidouille quelque chose s’il voulait se tirer de là en vie. Ça ne
devrait pas être trop dur. Il avait déjà une foule. Il lui restait plus qu’à agiter
tout ça.
Il s’approcha par-derrière de Grondle et Ander, qui étaient tous les deux en
train de brailler sur les ouvriers rassemblés autour du corps. Scabbs fut
frappé de l’aspect comique qu’ils présentaient tous deux, vus de dos. La tête
massive de Grondle était rouge vif, on aurait dit une betterave barbue. Des
gouttes de sueur s’envolaient des mèches de cheveux désordonnées qui
dépassaient du bandana d’Ander, et pleuvaient sur son chef trapu.
— Remettez-vous au taf, bande de fouisseurs bons à rien, ordonna
Grondle. C’est rien d’plus qu’un cadavre.
Il se tourna vers Ander, une expression suppliante sur le visage.
Ander fit claquer son fouet deux ou trois fois, cinglant les esclaves
prosternés les plus proches.
— Bougez-vous ! hurla-t-il. J’vous fouette à mort si vous bougez pas
vos culs.
Les hommes avaient certes toujours leurs fouets, mais ils avaient perdu
tout pouvoir. Les esclaves concentrés sur leur prière ignoraient aussi bien
les fouets que ceux qui les maniaient. Ils semblaient presque être en transe.
Ander leva à nouveau le bras. Scabbs s’avança à ce moment et s’agrippa à
son avant-bras qui s’élevait. Le ganger dégingandé tourna la tête, et se
trouva nez à nez avec Scabbs. Ses yeux s’écarquillèrent de surprise. Scabbs
essayait de prendre l’air déterminé, mais au plus profond de lui-même, il
était tout aussi surpris.
Avant que le chef d’équipe Orlock puisse réagir, Scabbs tendit l’autre main
et lui arracha son fouet.
— Tu fouett’ras plus ces gens, déclara-t-il avant de s’enfoncer dans la
foule des esclaves agenouillés.
— Qu’est-ce que… ? tenta Ander.
Scabbs s’arrêta, se retourna et leva les mains en l’air. L’aiguillon au bout
de la mèche du fouet traînait par terre à ses pieds.
— Ouvrez vos esgourdes ! clama-t-il. Aujourd’hui, c’est un grand jour. On
est tous les témoins d’un miracle. V’nez vous prosterner d’vant l’corps
miraculé qu’a été exhumé ici aujourd’hui. V’nez baigner dans
l’rayonnement d’la salvation.
Alors qu’il cherchait ses mots, Scabbs jeta un coup d’œil à Ander et
Grondle. Le gros contremaître le regardait bêtement, la bouche ouverte et
les yeux dans le vague. Ander fulminait en bataillant avec la lanière qui
maintenait son arme dans son holster. Scabbs enchaîna rapidement avec une
idée qui lui vint sur le moment, à la Kal Jerico.
— L’vez-vous, brailla-t-il. L’vez-vous et dressez-vous ! Tous unis cont’ la
main d’la tyrannie et l’poing d’l’oppression ! L’vez-vous ! L’corps
miraculeux qui nous délivrera du mal. L’vez-vous maint’nant !
Les esclaves prosternés levèrent les yeux sur Scabbs. Plusieurs d’entre eux
se remirent avec difficulté sur leurs pieds. Scabbs se mit à circuler parmi
eux, gardant toujours plusieurs individus entre lui et Ander, sans cesser
de prêcher.
— Y veulent nous écarter du corps ! déclara-t-il en montrant Ander et
Grondle du doigt.
Plusieurs des autres gardes Orlock les avaient rejoints. Ander conférait
avec eux en désignant Scabbs, mais ce dernier poursuivit son œuvre alors
que les esclaves se dressaient autour de lui. Il remarqua que l’effectif du
groupe avait encore augmenté. Des esclaves affectés ailleurs avaient eux
aussi descendu le monticule pour venir voir le corps.
— Not’ temps est v’nu ! déclara Scabbs. On a libéré l’corps miraculeux
d’sa prison terrestre et on l’a m’né à la lumière pour qu’tous puissent l’voir.
Les Orlock approchaient, tenant en main fouets, chaînes et armes en veux-
tu en voilà.
— Chopez l’rat croûteux ! ordonna Ander.
— Mais on doit se l’ver maint’nant, tous unis, reprit Scabbs.
Il recula au moment où plusieurs fouets cinglaient la foule. Plusieurs
gangers se précipitèrent vers lui.
— L’vez-vous et prenez vot’liberté ! Tracez un ch’min pour l’miracle du
corps, et qu’on l’partage dans tout’la Ruche.
Les esclaves tenaient bon, mais Scabbs voyait bien qu’ils avaient encore
trop peur des fouets, aussi décida-t-il d’utiliser celui qui avait gagné de
haute lutte. Il balança son bras en arrière puis le jeta en avant. L’aiguillon au
bout de son fouet claqua derrière lui, passa près de son oreille en sifflant et
lui érafla la joue, mais arrivé à destination, il toucha également Ander au
visage. Lorsque Scabbs ramena son bras en arrière, le fouet claqua à
nouveau, et emporta avec lui une bribe du minuscule petit bouc de l’Orlock.
Cela déclencha comme une poussée d’adrénaline collective dans la foule.
Les esclaves passèrent à l’action. Les plus proches de Scabbs agrippèrent
les gangers qui essayaient de l’attraper, les tirant à l’écart et les précipitant
au sol. D’autres se lancèrent en avant, vers Ander et Grondle. Le
contremaître se détourna pour prendre la fuite, mais sa masse l’empêcha de
prendre de la vitesse, et les esclaves en tête purent le rattraper.
Ander recula et tira dans la foule pour essayer de s’en sortir. Un esclave
après l’autre tomba au sol, portant des traces de brûlure au torse, aux
épaules ou au visage. Les yeux de Scabbs s’ouvrirent grand quand il réalisa
avec horreur le prix à payer pour le plan qu’il avait trouvé si malin. Les
plaies évoquaient de la viande de grox carbonisée.
Ander braqua son pistolet sur Arliana, qui s’élançait en avant comme une
possédée. Scabbs hurla un Non ! désespéré et courut vers elle. Il se prit les
pieds dans un câble d’alimentation relié à l’un des poteaux soutenant les
projecteurs. Il trébucha et s’étala dans la poussière.
Il entendit un craquement tonitruant, puis un long grincement torturé, et
leva les yeux juste à temps pour voir le poteau basculer. La foule s’égailla
alors qu’il tombait. La lumière des projecteurs vacilla puis flamboya une
dernière fois avant de s’éteindre complètement.
Le calme s’abattit sur la scène, sans que Scabbs ne comprenne pourquoi.
Les ténèbres n’étaient pas complètes. Il y avait d’autres projecteurs, certes,
mais aucun à proximité du corps. Scabbs regarda autour de lui, et vit tout le
monde, esclaves comme gangers, les yeux fixés sur un point derrière lui.
Il se remit sur ses pieds et se retourna. Le corps miraculeux scintillait dans
la pénombre ambiante, projetant une douce luminescence blanc-bleuté sur
les visages de tous ceux qui l’entouraient.
Yolanda était épuisée. Elle avait l’impression d’avoir passé toute la nuit et
une bonne partie de la matinée à cavaler dans le Sous-monde, ce qui, il faut
bien le dire, était exactement ce qu’elle avait fait. Cette fois-ci, au moins,
elle n’avait pas été attaquée par des Goliath ou enlevée par des Orlock. Ça
faisait un changement plutôt sympa par rapport à ces derniers temps.
— Je te maudis, Jerico, marmonna-t-elle pour la dixième fois au moins. À
l’heure actuelle, je pourrais être en train de compter ma part des trois
dernières primes, sans toi et ton foutu clébard.
Elle passa l’endroit où Gonth et son gang l’avaient prise en embuscade la
veille, et prit bien soin de contrôler chaque recoin et cachette dans les
renforts du tunnel pour s’assurer qu’il n’y avait pas de Goliath dans les
parages, une fois de plus.
— Au moins, le trajet retour sera plus rapide et moins fatigant, se dit-elle
après s’être assurée qu’elle ne courait aucun danger.
Son plan était simple. Elle allait emprunter le Malcadon aux Wildcats, et
utiliser les lance-toiles pour immobiliser les gardes de la Guilde. Elle
pourrait ensuite choper Scabbs et se barrer sans embrouille, et sans devoir
se mettre dans la mouise en butant des gardes. Yolanda n’avait aucune envie
de se mettre en bisbille avec la Guilde. Elle savait ce que ça faisait d’avoir
une prime sur sa tête, et n’avait aucune envie de se retrouver une fois
encore la proie d’individus de l’acabit de Jerico.
Toutefois, son plan établi à la perfection s’effondra au moment où elle
prenait le dernier virage avant d’arriver à la planque des Wildcats. Elle se
retira précipitamment derrière le coin de rue qu’elle venait de passer et
dégaina ses pistolets laser. Le quartier ressemblait à une zone de guerre.
Jetant un coup d’œil précautionneux, Yolanda dénombra au moins dix ‘Cats
mortes, effondrées par-ci, par-là, et deux Goliath.
Elle franchit l’angle discrètement et avança dans la rue avec
circonspection, le dos collé à un mur. Il y avait des ‘Cats allongées dans le
caniveau, d’autres affalées sur des rebords de fenêtres. L’odeur du sang
flottait encore dans l’air, mais les flaques rouges avaient cessé de s’élargir
sous les corps. Les dernières gouttes avaient été versées quelque temps
avant qu’elle arrive.
Les deux Goliath s’étaient effondrés l’un sur l’autre juste devant la porte
du repaire des Wildcats. En s’approchant, Yolanda vit un fusil à pompe et
une mitrailleuse lourde dépasser de sous les corps. Les deux Goliath morts
portaient également des ceintures de grenades frag en bandoulière.
Vu l’étendue du carnage et la quantité d’armes non récupérées qui
traînaient en pleine rue, Yolanda perdit tout espoir de trouver des ‘Cats
encore en vie à l’intérieur. Elle s’avança tout doucement de la porte, ses
armes braquées sur l’ouverture. Le corps d’un des Goliath eut un
soubresaut, et elle lui tira deux fois dans le flanc.
Une voix s’éleva à l’intérieur :
— Pouvez continuer à vous ram’ner ! On continuera à vous buter !
— Themis ? héla Yolanda. Vous êtes encore en vie, là-dedans ?
— Yolanda, entendit-elle. L’Emp’reur soit r’mercié. T’as vu d’autres
Goliath en arrivant ?
Yolanda risqua un regard par-dessus le muret qui longeait la planque.
Themis et quelques autres ‘Cats étaient en embuscade derrière des tables
renversées, leurs armes braquées sur la porte. Il y en avait deux autres
agenouillées près des Goliath morts. En voyant Yolanda, elles se remirent à
leur travail, qui consistait à essayer de dégager les deux mastodontes de
l’entrée.
— R.A.S. ici, annonça Yolanda. Vous pouvez sortir et collecter vos mortes.
Elle rengaina ses pétoires et s’approcha pour aider les filles à ôter les
Goliath du passage.
Yolanda et Themis se retrouvèrent après avoir nettoyé le champ
de bataille.
— Quel bordel ? demanda Yolanda.
Elle était en train de retirer les bandoulières sur l’une des carcasses de
Goliath. Il faudrait bien qu’elles finissent par évacuer les deux énormes
gangers du dôme, car le camp ennemi risquait de venir récupérer ses morts,
mais tout le matos restant appartenait d’office au camp victorieux. Par
« victoire », on entendait bien sûr une bagarre où on restait vivant jusqu’à
la fin.
— Gonth et son gang s’sont pointés juste avant l’matin, expliqua Themis.
Elle était en train de trancher une bandoulière pour l’enlever, et trancha
dans la peau épaisse du Goliath en même temps, poursuivant son récit :
— On a essayé d’les affronter dans la rue, mais pas moyen d’les arrêter
tant qu’on s’était pas r’tranchées dans la planque pour concentrer
nos forces.
Yolanda contempla le carnage autour d’elle. Les survivantes étaient en
train d’emporter les corps au cimetière des Wildcats. Elle scrutait le visage
de chaque morte qui passait devant elle.
— Où est Lysanne, demanda-t-elle. Elle est pas…
Themis secoua la tête dans le scintillement de sa cascade de
cheveux dorés.
— Elle est s’couée, mais ça va, fit-elle. Elle s’repose. J’l’ai envoyée en
avant avec l’exosquelette pour les ralentir. C’est l’seul truc qu’a pu nous
sauver. Sinon, ils auraient envahi la taule.
Yolanda saisit immédiatement l’implication :
— Qu’est-ce qu’il lui est arrivé ?
— Ils d’vaient avoir un lance-grenades, répondit Themis en essuyant la
lame de son poignard sur le dos du Goliath. On a entendu une énorme
explosion. L’dôme tout entier a tremblé. L’exosquelette s’est écrasé dans
mon appart’ au-d’ssus d’la cuisine.
— Et elle a survécu ?
Themis hocha la tête :
— L’est vraiment solide, c’t exosquelette. Lui a sauvé la vie. Mais
maint’nant bien sûr, i’ va plus servir à grand-chose à moins qu’on
s’démerde pour récupérer des pièces.
Yolanda sentit son estomac se nouer et demanda :
— C’est ma faute tout ça… pas vrai ?
Elle aurait voulu encore rejeter toute la faute sur Jerico. Alors oui, c’était
peut-être bien ses dettes qui avaient entraîné toute l’affaire, mais c’était elle
qui avait mené le gang de Grak droit aux Wildcats.
— Ça sert à rien d’dire qu’c’est d’la faute de telle ou telle, répondit
Themis en commençant à piller l’armement de l’autre Goliath. P’t’êt qu’ils
t’cherchaient. Ou p’t’êt qu’ils voulaient juste s’venger pour la fusillade dans
l’tunnel. Que’que soit l’origine d’tout ça, on va y mett’ fin. Aide-nous à
dézinguer Gonth et son gang, si ça peut t’aider à soulager ta conscience.
Yolanda hocha la tête, puis s’arrêta.
— Je… je peux pas, dit-elle. Pas tout de suite, en tout cas. Tu vois, c’est
pour ça que je venais. J’ai des trucs à régler de mon côté. Scabbs est dans la
merde, et je voulais emprunter l’exosquelette. Mais tant pis, je vais me
débrouiller sans, maintenant.
Themis attrapa Yolanda par les épaules et la regarda droit dans les yeux :
— T’es une Wildcat, Yolanda, jusqu’au bout des ongles. On s’serre les
coudes. Et j’sais qu’Lysanne voudrait qu’j’t’aide, d’t’façon, si elle savait
qu’Scabbs a des emmerdes. C’te meuf, j’pige pas pourquoi mais elle a
comme un faible pour lui.
— En fait, il est attachant, malgré toutes ses croûtes qui se détachent, lui
répondit Yolanda qui faillit sourire à l’image mentale qu’elle se faisait de
Scabbs. Mais non, je peux pas vous demander d’aide. La Guilde est
impliquée, vous voulez pas vous en mêler.
Themis se releva et hissa Yolanda à ses côtés :
— Viens à l’intérieur avec moi et raconte-moi tout ça. On va t’aider
d’abord à recup’ ton p’tit pote, et ensuite tu nous aid’ras avec Gonth et ses
gros potes.
Yolanda la repoussa.
— Mais t’es bouchée ou quoi ? demanda-t-elle, un soupçon d’hystérie
dans la voix. Va falloir se battre contre des gardes de la Guilde. On sera
condamnées, après ça. Je peux pas te demander de faire ça ! Pas à toi et pas
aux filles non plus.
Themis passa son bras autour de celui de Yolanda et pénétra à l’intérieur
du restaurant.
— T’inquiète, fit-elle. D’t’façon, on survivra surement pas à not’ attaque
contre l’gang de Gonth.
Kal considéra la porte ouverte avec méfiance. Dans le Sous-monde, les
portes ouvertes étaient pourtant monnaie courante. Plus précisement, les
bâtiments ouverts étaient monnaie courante. Il était même bien plus courant
de n’avoir pas de porte du tout plutôt qu’une porte ouverte. Mais par contre
à Hive City, il était beaucoup plus habituel de voir des portes blindées, avec
verrous et barres, et des fenêtres protégées par des barreaux.
Après tout, se disait Kal, il fallait bien qu’ils empêchent de rentrer les
racailles du Sous-monde, pas vrai ?
C’est ainsi que, lorsqu’il avait fini par trouver l’hab de Jerod Mordu, il
avait été stoppé net par la porte ouverte. Il y avait quelque chose
qui clochait.
En fait, Kal avait trouvé l’endroit presque trop facilement. S’il avait été
avec Bobo, il était sûr qu’ils auraient passé la journée à rôder dans des
ruelles pour écouter au coin des fenêtres, ou à distraire des employés
postaux pour consulter les registres de courrier, voire même à rester assis
enfermés dans le noir à épier la rue par une fente entre les rideaux. Kal, lui,
s’était contenté d’interroger des passants.
Et maintenant, face à la porte entrouverte, et après s’être fait remarquer par
plusieurs habitants du quartier comme l’étranger qui cherchait l’adresse
d’un Monsieur Mordu, Kal se disait qu’il aurait peut-être mieux fait
d’adopter une approche plus détournée, plus complexe. Bon, eh ben, trop
tard pour ça… autant continuer dans son style à lui, tout à fait unique.
Kal dégaina ses pistolets laser, ouvrit la porte en grand d’un coup de pied,
et plongea à l’intérieur. Il roula au sol et se remit d’un bond sur ses jambes.
Les bras en croix, braquant ses deux pistolets en couvrant le plus d’espace
possible, il pirouetta pour balayer la pièce du regard. Elle semblait vide.
Il était sûr et certain que son entrée avait été impressionnante, mais ce
n’était probablement pas une bonne idée pour autant. Tout d’abord, il n’y
avait là personne à impressionner. En plus, bien que le baume fourni par
Bobo ait fait des miracles pour atténuer les brûlures, la peau de son dos et
de ses jambes était toujours à vif, et les nerfs de surface
douloureusement sensibles.
Résigné à se contenir pour le moment, Kal fit un pas en direction de la
porte du fond et trébucha sur le corps étalé au beau milieu de la pièce.
— Fouisse-merde ! laissa-t-il fuser dans sa chute.
Ses pistolets laser lui échappèrent des mains tandis qu’il gesticulait pour
essayer de se rattraper. Kal rebondit en touchant le sol et roula à l’écart du
corps, tout ça pour se retrouver nez à nez avec un autre cadavre livide qui
était derrière le bureau.
Kal s’assit et étudia les deux corps. L’un d’entre eux était drapé dans une
cape d’ombre Delaque, et donc à peine visible dans le faible éclairage. Il
était jeune et avait l’air athlétique, mais sa tête était orientée un peu trop en
arrière par rapport à la normale.
— Tu dois être notre deuxième assassin, lui dit Kal.
L’autre était un homme plus âgé avec des cheveux gris coupés court, vêtu
d’une épaisse veste d’une étoffe opulente qui avait été ruinée par la flaque
de sang dans laquelle baignait le corps.
— Quant à toi, j’espère grave que t’es pas Jobe Francks, ajouta Kal, dans
notre intérêt à tous les deux.
Il se leva et s’approcha de la porte, grimaçant à chaque nouvelle douleur
qui lui parcourait les jambes. Il remarqua quelque chose qu’il avait manqué
lors de son entrée spectaculaire : des empreintes de pied sanglantes partant
du corps en direction de la porte. Il ferma et verrouilla celle-ci, puis tira les
stores devant les fenêtres barrées.
— Bon, y’avait trois mecs ici, et y’en a un qui est parti après que le sang
ait coulé, résuma-t-il en pivotant pour contempler le tableau macabre.
Voyons voir qui vous êtes, tous les deux.
Kal prit tout son temps pour fouiller les deux corps et le reste de
l’habitation. L’homme à la cape était clairement l’assassin. Il ne portait rien
qui permette de l’identifier, mais sa panoplie d’armes variées et d’outils en
tout genre indiquait clairement son occupation. Sans compter qu’il était trop
jeune pour être Francks. Kal se dit que le vieux type devait être Mordu lui-
même. Il portait des vêtements d’intérieur, qui correspondaient plus ou
moins à ceux que Kal trouva dans les armoires, à l’étage. En plus, à en
juger par la façon dont le sang avait giclé, il devait être assis derrière le
bureau au moment où il avait été suriné dans la jugulaire.
— Donc t’as survécu, monsieur Francks, conclut Kal avec un soupir de
soulagement. Il me reste plus qu’à trouver où c’est que t’as filé. Encore
une fois.
Les registres et les livres de comptes posés sur le bureau n’étaient pas
d’une grande aide. Kal n’était pas doué pour les chiffres, et au bout d’un
moment, les colonnes rédigées d’une petite écriture serrée se brouillèrent
devant ses yeux en lui collant un début de migraine. Il ferma les registres et
les empila d’un côté du bureau.
Il trouva un morceau de parchemin plié sous l’un des volumes. Il portait
une liste de noms et de lieux, inscrits dans la même petite écriture. Kal
balaya la liste du regard. Il reconnut deux noms, ceux des gangs Cawdor
chez lesquels était passé Francks. Il y avait également quelque chose de
familier dans les autres noms. Kal venait de les voir figurer dans les livres
de comptes.
Il rouvrit les registres l’un après l’autre. Chacun servait à tenir les comptes
de l’un des gangs de la liste. Il y avait toutefois un volume en plus.
— Qu’est-ce que c’est que ça ? se demanda Kal à voix haute.
Il ouvrit le livre et le parcourut. Il reconnaissait ici et là les noms de
guilders pour lesquels il avait bossé de par le passé. Un nom connu revenait
encore et encore, mais il n’arrivait plus à le situer : Tavis.
— D’où est-ce que je connais ce blase ? se demanda-t-il.
Il remarqua un autre fragment de papier qui dépassait sous le livre ouvert,
tira dessus. C’était un vieil avis de recherche jauni.
— Jules Ignus ? fit Kal. Qu’est-ce que ça veut dire ?
Il retourna l’affiche et remarqua quelque chose dans un coin, qu’il prit
d’abord pour une simple tache. En y regardant de plus près, il réalisa que
c’était encore la même écriture, en tout petit. Juste deux mots, mais qui
remirent en perspective pour Kal un bon nombre des événements des
derniers jours écoulés.
En lettres minuscules, presque trop petites pour être lisibles, figurait un
nom : Cardinal Carmin.
Ralan détestait le rôle qu’il occupait au sein de l’organisation. En tant
qu’attaché personnel de Carmin, il avait eu à faire des quantités de choses
horribles ou répugnantes au fil des ans, comme l’application quotidienne
d’huiles sur le corps du Cardinal, ou encore l’exécution de menues tâches,
comme par exemple d’aller quérir les saints bandages pour ses pieds. Sa vie
était dans le meilleur des cas dégradante, et elle s’avérait bien souvent
excessivement douloureuse.
Le pire de tout, cependant, c’était lorsqu’il fallait rapporter de mauvaises
nouvelles. C’était comme cela qu’il avait récolté la brûlure à l’acide en
forme de main sur son cou et sa joue. Il triturait le tissu cicatriciel en
s’approchant du bureau de Carmin. Cette fois-là, il s’en souvenait, la
mauvaise nouvelle concernait déjà l’hérétique Kal Jerico.
Il parvint à la porte, mais hésita avant de frapper. Ralan traversait toujours
la même lutte intérieure. En attendant, il s’offrait un peu de répit avant la
diatribe à venir. Mais s’il attendait trop, il risquait de communiquer
l’information trop tard, ce qui pouvait être pire et entraîner un châtiment
bien plus grave. Il porta une dernière fois la main au tissu cicatriciel, puis
frappa à la porte.
— Qu’y a-t-il encore ? hurla Carmin à travers le battant.
Ralan l’ouvrit en annonçant :
— J’ai des nouvelles concernant l’hérétique, votre éminence.
Le Cardinal, allongé dans un fauteuil confortable, leva les yeux.
— Il y a intérêt à ce qu’elles soient bonnes, dit-il.
Ses robes étaient ouvertes, laissant voir sa peau tannée et ses
côtes apparentes.
Ralan se força à déglutir et enchaîna précipitamment. Le mieux était de
faire vite, comme pour arracher un pansement sur une plaie purulente.
— Ce n’est pas le cas, votre éminence, annonça-t-il avant de poursuivre
rapidement. Le second assassin a échoué, et Jobe Francks est toujours
en fuite.
— Que l’Empereur le condamne à l’abysse ! hurla Carmin.
— Je crains que cela ne soit pas tout, reprit Ralan une fois passée cette
explosion. L’hérétique Kal Jerico a été repéré alors qu’il pénétrait dans
l’hab de Mordu.
Carmin émit un cri à glacer la moelle qui fit trembler la porte dans
son chambranle.
— Je hais cet homme ! Pourquoi est-ce que tu l’as laissé échapper ?
Ralan voulut protester, et rappeler que ce n’était pas lui qui avait pris la
décision de laisser l’hérétique sans surveillance, mais ce genre de
déclaration lui aurait instantanément valu un aller sans retour pour les
bassins de la rédemption.
— Navré, Monsieur, dit-il alors. J’ai des hommes prêts à reprendre Jerico.
Carmin suspendit ses imprécations pour y réfléchir.
— Est-ce que les deux hérétiques sont ensemble ? demanda-t-il.
Ralan secoua la tête :
— De nombreux témoins ont vu Francks quitter Hive City, Monsieur.
L’hérétique Kal Jerico ne l’a pas encore rejoint.
— Dans ce cas, surveille-le attentivement, mais n’interfère pas,
déclara Carmin.
Il s’était considérablement apaisé, et un sourire plein de dents apparut sur
son visage sans lèvres tandis qu’il joignait pensivement ses doigts osseux.
— Il va nous mener à Francks, et nous pourrons faire d’une pierre
deux coups…
Ralan s’apprêta à annoncer sa dernière nouvelle, mais il se ravisa et se
détourna pour s’en aller. Il était presque arrivé à la porte lorsque Carmin
reprit la parole.
— Tu as dit que de nombreux témoins ont vu Francks quitter la ville ?
Mais pourquoi cela ?
Le cœur de Ralan se serra. Il pivota sur lui-même.
— Ah, oui, dit-il en essayant d’afficher un sourire innocent sur son visage
également marqué de cicatrices. J’avais presque oublié. Apparemment,
Francks prêchait encore au sujet du retour du corps, et cette fois, les gens
l’écoutaient.
— Ils l’écoutaient ? demanda Carmin. C’est tout ?
— Et certains le suivaient, allais-je ajouter.
La voix de Carmin avait adopté une intonation plus grave, plus délibérée,
que Ralan trouvait bien plus effrayante que ses hurlements.
— Et pourquoi cet intérêt soudain pour les élucubrations d’un prophète
fou ?
Ralan posa la main sur la poignée de la porte, espérant pouvoir s’éclipser
dès qu’il aurait fini sa phrase :
— Apparemment, non seulement il lévitait, mais en plus il rayonnait,
Monsieur.
Il déglutit une dernière fois avec difficulté et conclut son rapport :
— Il proclamait que le corps était de retour, et il a promis de les mener
à lui.
— Attends ! tempêta Carmin.
Il traversa la pièce comme une furie, ses robes ouvertes flottant derrière lui
comme soulevées par une bourrasque. Il saisit Ralan par la gorge, ses doigts
s’enfonçant dans la peau épaissie par les cicatrices.
— Oublie Jerico, ordonna-t-il, sa bouche sans lèvres à quelques
centimètres à peine du visage de Ralan. Va chercher tes hommes et suivez-
moi.
— Où ça ? demanda Ralan, qui respirait tout juste suffisamment pour
articuler la question.
— Tuer Jobe Francks. Je sais où il va.
8 : ENCORE EN CAVALE

Scabbs observait ses compagnons, plutôt content de lui-même. Il prit même


la pose, à la Kal Jerico, pendant que les équipes continuaient à déplacer de
la caillasse ; à présent, par contre, les esclaves utilisaient les gravats pour
ériger un autel et un catafalque sur lequel déposer le corps miraculeux.
Évidemment, sa pose n’était sûrement pas aussi majestueuse que les
diverses attitudes que pouvait adopter Kal. Déjà, sa chemise en lambeaux et
son pantalon déchiré, qui couvraient à peine son corps ensanglanté,
n’étaient pas aussi admirables que le long manteau en cuir de Kal. En plus,
il ne pouvait pas s’empêcher d’ôter régulièrement les mains de ses hanches
pour se gratter furieusement divers endroits.
Malgré tout, il était plutôt satisfait de ce qu’il avait accompli au cours des
dernières heures. Le corps rayonnant avait mis fin à l’émeute. Les gardes
s’étaient retirés, soit par peur du corps, potentiellement radioactif, soit parce
qu’ils n’avaient tout simplement pas envie de se frotter à ses
adorateurs fanatiques.
Les esclaves cherchant un meneur s’étaient tournés vers Scabbs. Arliana
lui avait lancé un regard implorant, et il s’était refusé à la décevoir, quand
bien même il n’avait pas la moindre idée de ce qu’il devait faire. Il avait
jeté un regard circulaire sur les gens baignés par le rayonnement du corps
miraculeux et avait suggéré :
— On d’vrait p’t’êt s’occuper des blessés, là ?
Ils avaient réagi comme si ç’avait été un ordre et s’étaient mis au travail.
Goûtant au pouvoir, Scabbs avait ordonné à certains des esclaves de
fortifier leurs positions. Arliana avait suggéré la construction du catafalque,
et Scabbs s’était rangé à son avis. Le corps avait été le point de départ de la
révolte, il fallait qu’il soit vu. En plus, c’était maintenant la seule source de
lumière dans leur zone. Ce détail, par contre, il l’avait gardé pour lui.
Il y avait maintenant un muret entre eux et les gardes, et ils s’étaient
constitué un stock de pierres lourdes mais suffisamment petites pour être
prises et jetées à la main. Les esclaves qui ne trimaient pas étaient
prosternés devant le corps et priaient pour leur salvation. Scabbs observait
son œuvre, ou plutôt, la leur. Jamais il ne s’était senti aussi puissant, et il
résolut de ne plus fuir devant le danger. Et d’arrêter de compter
systématiquement sur Kal et Yolanda pour le sauver.
Mais ils étaient encore prisonniers, et ce n’était qu’une question de temps
avant que Grondle arrive avec des renforts Orlock. Pendant que le seigneur
des esclaves ruminait ces problèmes, il entendit des heurts au loin. On y
était. Soit d’autres gardes étaient arrivés, soit Yolanda revenait avec de
l’aide. Il fallait qu’il soit prêt, dans les deux cas.
— Mes amis, lança-t-il. y s’passe que’qu’chose. Faut qu’on… comment
qu’on dit, d’jà ? Ah ouais : qu’on s’mette aux postes d’combat !
Il se dit qu’il fallait marquer le coup sur cette déclaration, aussi se campa-
t-il sur ses jambes écartées en dressant le bras en l’air.
Les esclaves le regardèrent, confus, puis levèrent les yeux vers le plafond
pour voir ce qu’il désignait.
— Nan, corrigea-t-il. Ça veut dire derrière l’mur et chopez les caillasses.
Pendant que les ouvriers s’approchaient du muret, Scabbs recula et se
posta derrière le corps. De ce point de vue, il put voir les gardes, restés hors
de portée des jets de pierre, sortir leurs armes et se préparer au combat.
Mais bizarrement, ils s’alignèrent en tournant le dos aux esclaves.
Le conflit qui se tramait derrière les gardes se fit plus bruyant. Scabbs
entendait des cris et des tirs. Les gardes commencèrent à reculer en
direction du camp établi par les esclaves, comme si leur front était repoussé.
Ça, c’est Yolanda, se dit Scabbs. Il était temps de faire diversion.
— Feu ! cria-t-il.
Il ne se passa rien. Quelques-uns des esclaves se tournèrent pour le fixer,
et il crut deviner un peu ce que c’était d’être Kal Jerico.
— Ça veut dire balancez vos caillasses, pendant qu’y r’gardent pas !
Un instant plus tard, des pierres et des déchets de métal s’envolèrent
depuis le muret. Ils atterrirent la plupart au sol sans causer des dégâts, mais
certains d’entre eux touchèrent leurs cibles, et quand bien même les
dommages étaient restreints, l’effet fut dévastateur.
Alors que de plus en plus de projectiles s’abattaient sur les gardes, de
nombreux gangers Orlock dans les rangs lâchaient leurs armes pour se
protéger la tête. D’autres cherchaient à esquiver, voir prenaient carrément la
fuite. Rapidement, il n’y eut plus que les gardes de la Guilde pour faire face
au chaos, et ils furent vite submergés.
Mais au lieu de Yolanda et des Wildcats, ou de Kal avec ses pistolets laser
fulgurants, ou Bobo, ou n’importe qui d’autre qu’il s’attendait à voir
débarquer, Scabbs s’aperçut que le groupe qui franchissait les rangs des
gardes était composé de citoyens de la Ruche menés par un homme
échevelé vêtu de la cape bleue reconnaissable des Cawdor.
Ils se ruèrent en avant sous une pluie de pierres, Scabbs se trouvant trop
hébété pour ordonner un cessez-le-feu, et sautèrent par-dessus le muret.
— Arrêtez ! hurla enfin Scabbs, sans trop savoir lui-même s’il s’adressait à
ses gens ou aux nouveaux-venus.
La plupart de ceux qui jetaient les pierres reportèrent leur attention sur les
gardes de la Guilde, qui étaient trop peu nombreux pour forcer ce barrage
constant. Les citoyens se ruèrent vers le catafalque et tombèrent à genoux.
— Contemplez donc le Korr, notre sauveur ! clama l’homme aux cheveux
hirsutes. Il nous a été ramené une fois encore. Puisse son message d’espoir
n’être jamais plus enterré par l’imposteur.
Scabbs regarda le vieux Cawdor aux cheveux gris. Lorsque celui-ci se
tourna, il vit une brume blanche et tourbillonnante couvrir ses yeux, et se
sentit comme sombrer dedans. Il secoua la tête et détourna le regard.
— Toi, tu dois êt’ Jobe Francks, fit Scabbs en concentrant son attention
quelque part juste sous le menton de l’homme. Moi et mes potes on
t’cherchait.
À force d’étudier les registres, Kal avait réussi à démêler quelques
éléments. Carmin, Francks et Mordu avaient tous partie liée. Il était très
probable que Carmin avait embauché les assassins pour éliminer Francks.
Ce dernier devait savoir quelque chose sur le passé du Cardinal, quelque
chose en rapport avec un corps. Carmin avait marmonné quelque chose à
propos d’un corps pendant la torture de Kal.
Et Mordu était le lien entre les deux. Il était clair qu’il avait aidé Francks
depuis son arrivée, qu’il lui avait trouvé des endroits où crécher. Kal
regarda l’avis de recherche avec le nom de Carmin inscrit à l’arrière.
Visiblement, Mordu lui aussi savait quelque chose sur le passé de Carmin.
Mais pourquoi est-ce que le Cardinal lui avait foutu la paix jusque-là, s’il en
savait tant ?
— Tavis ! s’exclama Kal.
Carmin avait aussi mentionné le nom du guilder. Voilà pourquoi il lui était
familier. Les transactions de Mordu avec les guilders, pendant toutes ces
années, avaient dû lui fournir une certaine mesure de protection. Ils
représentaient une puissance importante à Hive City et dans le Sous-monde.
Suffisamment importante pour freiner même Carmin. Suffisamment
importante pour que Mordu puisse se permettre de monter ses propres
gangs Cawdor, des gangs si loyaux qu’ils avaient été prêts à abriter un
fugitif recherché par Carmin.
— Mais y’a rien là-dedans qui me dit où est Francks en ce moment,
marmonna Kal en fixant la liste. Il a laissé ça derrière lui. Pourquoi ? La
mort de Mordu ? Peut-être, mais je pense qu’il y a autre chose. Quelque
chose à voir avec Tavis et le corps, j’en suis sûr. Mais quoi ? Où ? Bordel,
faut que je fasse une pause.
Quelqu’un frappa à la porte. Kal empocha la liste et l’avis de recherche, et
traversa la pièce sur la pointe des pieds, prenant soin d’éviter les empreintes
de pas sanglantes.
— Oui ? fit-il.
— C’est Jann, entendit-il. C’est toi, Jerod ?
Kal devait agir vite. Il ouvrit la porte et se faufila dehors en refermant
derrière lui. Il y avait sur le seuil une femme d’un certain âge
plutôt attirante.
— Bonjour, fit-il. Je suis… un collègue de travail de Jerod.
— Oh, vous êtes en réunion ? demanda Jann. J’en aurais pour un instant.
— Il n’est pas là, répondit Kal. C’est-à-dire que, hum, qu’il est sorti.
Jann plissa le front. Elle était soit confuse, soit suspicieuse. Aucune des
deux éventualités n’était de bon augure pour Kal.
— Je suis son nouveau, hum… comptable. Jerod est juste sorti faire une
course pendant que je passais les livres de compte en revue.
Mieux valait inventer des mensonges qui collaient le plus possible à la
vérité ; voilà ce que Kal s’était toujours dit.
Cela sembla apaiser Jann, qui retrouva le sourire.
— Dites-lui donc de passer me voir quand il sera de retour, dit-elle. Il faut
absolument que je lui parle de ce drôle de prophète qui est passé dans la rue
tout à l’heure.
L’esprit de Kal était en ébullition, mais il garda une mine impassible.
— Un prophète ? fit-il.
— Oh, vous l’avez pas entendu ? demanda Jann en tendant la main pour
lui toucher le bras, comme pour l’intégrer au culte. Un homme étonnant,
avec des cheveux sales en broussaille et des yeux étranges, est passé juste
ici ce matin. Il prêchait à propos du retour du corps, ou quelque chose
d’insensé dans le genre.
— Ah oui ? fit Kal qui lui tapota la main en souriant. Comme c’est
intéressant. Où dites-vous donc qu’il est allé ?
— Je ne sais pas, répondit Jann en souriant. J’ai suivi la foule un moment,
mais j’ai arrêté quand il a quitté Hive City. Il n’était pas fascinant à ce
point-là. J’ignore pourquoi tant de gens le suivaient. Mais je sais que Jerod
s’intéresse aux croyants comme ça, c’est pour ça que j’ai voulu lui en
parler. Vous lui direz, hein ?
Le sourire de Kal s’élargit.
— Sans faute, répondit-il, dès qu’il reviendra. Merci beaucoup
d’être passée.
Il lui prit la main et la porta à ses lèvres avant de la relâcher.
— Vraiment, ajouta-t-il, merci beaucoup.
Pendant que Jann s’éloignait, Kal fit demi-tour et franchit à nouveau la
porte. Il attendit une minute avant de partir, puis il sortit et enfila la rue au
pas de course jusqu’à la plus proche sortie du dôme. Il n’aurait pas trop de
mal à retrouver un prophète illuminé avec à sa suite une foule de citoyens.
C’était bizarre même pour le Sous-monde.
— Il vous faut plus de gardes ? s’écria Tavis. Mais qu’est-ce qu’il se passe
là-bas, Grondle, au nom de Helmawr ?
Le contremaître se gratta la barbe, les yeux fixés au sol.
— Difficile à dire, M’sieur Tavis, fit-il. Les esclaves ont trouvé un
macchab’ et ils se sont révoltés. Plusieurs d’mes hommes ont été blessés
dans les émeutes.
— Pourquoi je me donne la peine de les payer, s’ils ne peuvent même pas
se défendre contre des esclaves désarmés ?
Tavis se demanda une fois encore s’il avait été judicieux de choisir
Grondle comme contremaître. Le bonhomme lui avait été chaudement
recommandé, mais c’était clairement un incompétent. Peut-être que les
renseignements qu’on lui avait donnés avaient été influencés par la jalousie.
Ce n’était pas le premier guilder venu qui pouvait s’offrir son propre dôme,
et ses rivaux seraient ravis de le voir échouer.
— Ils s’sont défendus, m’sieur, répondit Grondle, qui commençait à
balbutier. Ils… ils ont tué un paquet d’esclaves. C’était horrible.
— Pourquoi ont-ils arrêté ?
— M’sieur ?
Tavis tambourina du bout des doigts sur son bureau en précisant :
— Pourquoi vos hommes ont-ils arrêté de tuer les esclaves ?
La réponse s’afficha sur le visage de Grondle : ses yeux s’écarquillèrent, et
sa bouche s’ouvrit toute grande de stupéfaction. Ce gros lard n’avait
évidemment pas le cran nécessaire.
Tavis leva les yeux au ciel en soupirant.
— Vous leur avez ordonné de cesser le feu, n’est-ce pas ?
Étonnamment, Grondle secoua la tête :
— Non, m’sieur, fit-il. Non. M’sieur Tavis.
Il se tordait les mains, et sa gêne était plus prononcée que d’habitude.
— C’est le corps, reprit-il. Tout l’monde s’est arrêté quand l’corps s’est
mis à briller.
Tavis fixa Grondle, sans être sûr d’avoir bien entendu ses derniers mots.
— Quel corps a fait quoi ?
Grondle se mit à parler à toute vitesse, comme si Tavis lui avait ôté un
bouchon de la bouche, et tout le récit du corps miraculeux et de l’émeute en
jaillit d’un seul coup.
— Et après ça, conclut-il en recommençant à se tordre les mains, j’ai dit à
Ander de surveiller les esclaves pendant que j’venais vous causer. J’pense
qu’avec une démonstration d’force, on pourra r’mettre les esclaves au
boulot. Mais pour l’instant ils sont plus nombreux qu’nous et ils ont l’air
prêts à s’battre jusqu’à la mort pour c’corps miraculeux.
Tavis hocha la tête en souriant.
— Je suis content que vous soyez venu ici en personne pour me signaler ce
problème, dit-il.
Grondle se passa une grosse paluche sur le front, et Tavis regarda avec
consternation la sueur qui dégoulina de la paume du gros homme pour
tomber sur la moquette nettoyée de frais.
— Cela me permet de vous annoncer deux choses, reprit Tavis.
Premièrement, vous êtes un abruti. Et deuxièmement, vous êtes viré.
Tavis se leva et se tourna vers la porte.
— Meru ? appela-t-il. Venez voir !
Son assistante apparut.
— Escortez-moi cette pitoyable caricature d’humain hors d’ici, puis
contactez le capitaine de mes gardes. Il me faudra plusieurs escouades à
disposition dans un délai d’un quart d’heure.
Grondle le fixa, sourcils froncés, comme pour dire « C’était mon idée ».
Tavis secoua la tête :
— Votre problème, Grondle, c’est que vous pensez pouvoir régler le
problème simplement en amenant plus de gardes sur le site. Ce prétendu
corps miraculeux a perverti les esclaves, il leur donne de l’espoir. Vous ne
pourrez jamais les contraindre à renoncer. Non. Il faut tous les tuer, s’en
débarrasser jusqu’au dernier. Puis reprendre à zéro.
Tandis que Grondle quittait la pièce, Tavis lui lança :
— Et ne venez pas me réclamer des indemnités de licenciement. Si je vous
revois, c’est vous qui finirez enchaîné.
Bobo fit halte dans le noir et attendit. Cela faisait un moment qu’il suivait
Carmin et ses hommes, et il devenait de plus en plus difficile de rester
suffisamment proche pour les voir sans se trahir. Les longs tunnels sombres,
c’était parfait pour se dissimuler, mais beaucoup moins pratique quand il
s’agissait d’y suivre quelqu’un.
Il avait l’impression que chacun de ses pas se réverbérait sur des
kilomètres comme des coups de tonnerre. Dans ce tunnel inconnu, il n’osait
pas allumer sa torche, et il était donc obligé d’avancer à tâtons, une main
posée sur la paroi, en se repérant uniquement sur les lueurs tressautantes des
torches loin devant lui.
C’était plus facile au début. Lorsque Carmin avait précipitamment quitté
son bureau en ordonnant à sa garde personnelle de le suivre, Bobo s’était
replié dans un tunnel latéral où il s’était trouvé une cachette. Carmin et sa
suite étaient passés devant lui peu de temps après avec autant de discrétion
qu’un mastodonte.
Il les avait suivis dans les tunnels à une distance raisonnable, sans trop
s’inquiéter puisqu’il savait qu’il n’y avait qu’une seule issue qu’ils seraient
susceptibles de prendre, étant donné que toutes les autres sorties dans le
coin donnaient sur des zones sauvages, et sur les mutants qui y vivaient, ou
ramenaient aux quartiers des Rédemptionnistes. Carmin était sur le sentier
de guerre, et il allait donc forcément aller à Dust Falls, ou au moins
y passer.
La filature était encore plus facile dans la colonie. Lorsqu’il y avait du
monde autour, Bobo se fondait toujours dans le paysage. Il était si peu
remarquable qu’il en devenait pratiquement invisible dans tout groupe de
plus de deux personnes.
Ensuite, Carmin avait pris un tunnel dont Bobo avait entendu dire qu’il
était abandonné. Il réalisa rapidement pourquoi. Même au début, près de la
colonie, les parois en étaient craquelées. De la poussière, remuée par son
passage, tombait des fissures et se déposait sur sa tête et ses épaules. Passés
les dix premiers mètres, le tunnel était tellement sombre qu’il n’avança plus
que pas à pas.
Il s’était hâté autant que possible pendant un moment, enfilant des virages
tortueux, trébuchant sur des gravats, fonçant même une fois dans un mur. Il
finit par réaliser que le tunnel avait dû glisser sur le côté, sur un mètre peut-
être, à la suite d’un tremblement de ruche.
Et maintenant, il attendait. Il était temps de sortir sa torche. La poussière
continuait à tomber. Il était forcé de secouer la tête à intervalles réguliers
pour l’empêcher de se mêler à sa sueur et de lui couler dans les yeux. Il se
dit qu’il pourrait attendre que le gang de Carmin soit hors de la portée de sa
torche, puis suivre les empreintes dans la poussière.
Devant, au loin, la lueur finit par disparaître. Bobo appuya sur un bouton,
et sa torche s’alluma. Les fissures du tunnel étaient bien plus étendues,
maintenant. En fait, ce n’était même plus des fissures, mais carrément des
ouvertures béantes où le béton s’était complètement effrité, ne laissant plus
voir qu’un grillage de barres de fer renforcées traversant des poutres
métalliques. Derrière tout cela régnaient des ténèbres si profondes que
même le faisceau de sa torche ne les perçait pas.
— C’est sympa, par ici, remarqua Bobo, qui se sentait moins en sécurité
maintenant qu’il n’était plus dans le noir. Bien sûr Kal, je vais te filer un
coup de main. Pas de souci.
Il chassa ses craintes et se remit en route, suivant la piste tracée dans la
poussière. Il gardait un œil sur le sol et l’autre au loin, guettant la torche
de Carmin.
Bobo progressa rapidement pendant un moment, jusqu’à ce que la piste
disparaisse. Il braqua sa torche devant lui, mais le tunnel se terminait
simplement sur un vide béant. Il n’y avait plus de sol, juste une bordure de
béton dentelée et un treillis métallique tordu qui plongeait dans des ténèbres
noires comme la nuit.
Il avança précautionneusement jusqu’au rebord, et braqua sa torche tout
autour de lui. Il ne voyait strictement rien dans le faisceau de sa lampe au-
delà des parois du tunnel et des extrémités brisées des barres métalliques. Si
Carmin et son gang étaient descendus dans le noir, Bobo n’avait pas la
moindre idée de comment ils s’y étaient pris.
Il décida qu’il était temps d’appeler Kal. À vrai dire, il aurait
probablement dû le prévenir que Carmin était en route il y a longtemps. Il
tapota son oreille pour activer le système de communication.
— Hum, Kal ? fit-il. Kal ? Tu m’entends ? Appuie sur le machin dans ton
oreille pour me répondre.
— Bobo, entendit-il au creux de la sienne. Qu’est-ce qu’il se passe ?
— Je sais pas trop comment te dire ça, répondit Bobo. Mais je viens de
perdre Carmin.
C’était déconcertant pour Kal de continuer à cheminer dans le Sous-monde
en même temps qu’il entendait une voix dans sa tête, aussi fit-il halte
derrière un tas de pierres écroulées le temps de la discussion. Bobo lui
expliqua comment Carmin et son équipe de mastocs avaient quitté les
cavernes des Rédemptionnistes et traversé la moitié du Sous-monde, et
comment il était tombé sur une impasse quelque part un peu après
Dust Falls.
— Bon, eh bien moi je suis à Glory Hole, lui dit Kal. Apparemment, notre
cher Monsieur Francks lui aussi devait se rendre quelque part ce matin, ce
qui pourrait expliquer pourquoi Carmin s’est bougé. Je crois que c’est
Carmin qui a embauché tes deux copains les tueurs pour éliminer Francks.
Au fait, j’ai retrouvé le deuxième, crevé aussi.
— Pourquoi Carmin veut faire buter Francks ? demanda Bobo. Et
pourquoi Nemo a tant d’intérêt à le garder en vie ?
— Je pense que la réponse à ces deux questions, c’est une histoire de
renseignements, répondit Kal. Tout ça est lié à un corps, et ça concerne le
passé de Carmin. Le Cardinal veut que le passé reste mort et enterré, et
Nemo veut l’exhumer.
— Qu’est-ce que Francks vient fabriquer là-dedans ?
— J’ai pas encore tous les éléments, lui dit Kal.
Il crut entendre du bruit un peu plus loin dans la rue, mais ça provenait
peut-être du côté de Bobo. C’était difficile de distinguer les sons de
l’extérieur de ceux de l’oreillette.
— Faut que je trouve Francks avant Carmin, en tout cas.
— Il te faut de l’aide ? demanda Bobo. Je dois pouvoir être à Glory Hole
d’ici une demi-heure.
— Non. Francks est vraiment pas discret, je pense vraiment pas que j’aurai
du mal à le retrouver.
— Il est là !
— T’as trouvé Carmin ? demanda Kal. Ou Francks ?
— Quoi ? fit Bobo.
— Tu viens de dire « il est là ».
— Pas du tout, répliqua Bobo.
— Chopez-le !
— Par la croupe de Helmawr, pesta Kal. Faut que je gicle !
Il jeta un coup d’œil dans la rue et vit une douzaine de Goliath qui se
dirigeaient tout droit vers lui. Ils avaient un peu de tout dans leur arsenal :
pistolets laser, fusils à pompe, et même, il l’aurait juré, son lance-grenades.
— Mais comment ils ont récupéré ça, au nom de la Spire ? cria-t-il en
s’éjectant de sa cachette pour se lancer dans un sprint.
— Qu’est-ce qu’il se passe ? demanda Bobo. Comment qui a récupéré
quoi ?
Kal haletait déjà.
— Peux pas moufter. Goliath.
Il se tapota l’oreille en espérant que ça éteindrait ce foutu appareillage.
Il plongea sur le côté en entendant le son de tirs derrière lui. Des balles
s’enfoncèrent dans le sol juste à ses pieds, tandis que les tirs de laser
faisaient voler de la poussière et des éclats de béton. Il se releva après une
roulade et passa un coin de rue à toute vitesse.
Il freina des quatre fers à peu près à mi-hauteur de la rue suivante. Le
percepteur élégamment vêtu venait droit sur lui.
— Monsieur Jerico, appela-t-il. Vous êtes bien Monsieur Kal Jerico, n’est-
ce pas ?
Kal se fit la réflexion fugitive que l’homme avait un accent extrêmement
policé pour un Van Saar, mais il n’avait pas le temps d’étudier la question
en détail pour le moment.
— Déso mon pote, lança-t-il alors qu’il le croisait au pas de course. Pas le
temps de causer là tout de suite. Dis aux Reconstructeurs que j’aurai bientôt
leur pognon.
L’homme dressa l’index.
— Mais, je ne comprends pas, commença-t-il.
La fin de sa phrase fut noyée dans l’explosion.
Kal jeta un regard en arrière sans cesser de galoper. Derrière le percepteur,
une partie de la rue n’était plus qu’un cratère. D’énormes blocs de gravats
s’abattaient tout autour du malheureux petit homme. Il se laissa tomber à
genoux en se protégeant la tête de ses bras. Kal était à peu près certain de
l’avoir entendu gémir.
— Un peu chochotte pour un percepteur, fit Kal. À se demander pourquoi
il prend pas des gros bras pour l’accompagner.
Au moment où il prononçait ces mots, Kal se rendit compte que c’était
justement la solution à son problème. Il n’était pas trop loin. Il pourrait tout
juste y arriver avec un poil de chance. Les tirs avaient cessé après
l’explosion, et Kal se risqua à jeter un autre coup d’œil par-dessus
son épaule.
Les Goliath passèrent en trombe à côté du percepteur. Le petit homme
avait l’air d’une poupée de chiffon abandonnée dans la rue, à côté des
énormes gangers.
— Ils sont pas si cons, fit Kal en se retournant pour se concentrer sur sa
course. Ils prendront pas le risque d’être condamnés pour le meurtre
d’un civil.
Il tourna encore un autre coin de rue et dégaina ses pistolets laser. Il fallait
qu’il ralentisse encore un tout petit peu ses poursuivants s’il voulait que son
plan fonctionne, et l’occasion rêvée était juste là. La seule occasion, à vrai
dire. À mi-hauteur environ du pâté de maisons, Kal se projeta en l’air en
pivotant sur lui-même. Au sommet de son bond, il tira quatre coups en une
rapide succession. Les impacts tombèrent à quelques centimètres les uns
des autres.
Le bâtiment à l’angle de la rue qu’il venait d’enquiller présentait une
façade inhabituelle, qu’on ne trouvait pas souvent dans la Ruche,
principalement parce que toutes les autres, plus anciennes, s’étaient
effondrées pendant des tremblements de ruche. Le coin de la bâtisse était
soutenu par une unique colonne avec une espèce de portique au-dessus de
l’entrée.
Les quatre tirs endommagèrent une dalle de pierre fendue qu’avait
remarquée Kal, à la base de la colonne. Il finit de tournoyer et retomba dans
le bon sens pour reprendre sa course. Il détala sans perdre de temps, mais
n’entendit pas le fracas du bâtiment qui s’effondrait.
— Fouisse-merde, jura-t-il. Je fais quoi, maintenant ?
Il entendait à nouveau les tirs de laser et de fusil derrière lui, et savait bien
que ce n’était qu’une question de temps avant que les Goliath se remettent à
lui balancer des grenades. Et puis il entendit un grondement. Kal jeta un
regard en arrière. L’un des Goliath avait dû vouloir prendre le virage trop
près de la corde, parce qu’il s’était emplafonné dans la colonne, qui n’était
maintenant plus qu’un tas de poussière aux pieds du mastodonte.
Une fissure s’ouvrit dans le mur au-dessus du Goliath et se propagea vers
le haut à une vitesse alarmante. Le reste du gang s’éparpilla pendant que de
gros blocs de pierre s’écrasaient au sol. Kal continua à courir. Seuls
quelques Goliath avaient franchi la zone sinistrée.
Maintenant, ça allait, il aurait suffisamment de temps. Plus que deux
virages, et il y serait. Il n’allait pas tarder à arriver au Trou de Hagen,
meilleur (et unique) rade de la colonie, quartier général de plus de chasseurs
de primes que nulle part ailleurs dans tout le Sous-monde.
Kal avait encore ses pistolets laser à la main. Il tira deux fois dans la porte
d’entrée en passant à toute vitesse devant le Trou de Hagen. Il compta à mi-
voix sans s’arrêter de cavaler : « Cinq. Quatre. Trois. Deux. Un. »
La porte s’ouvrit à la volée juste au moment où les Goliath restants
passaient dans la rue. Quatre bonhommes bien mastocs en jaillirent, les
armes à la main.
— PERSONNE attaque Hagen ! brailla l’un d’entre eux.
Ils ouvrirent tous les quatre le feu sur les Goliath.
Kal ne s’arrêta pas et ne jeta pas un regard derrière lui. Il ne pouvait plus
s’arrêter pour demander des renseignements à des passants susceptibles
d’avoir vu le prophète fou et sa congrégation d’adorateurs du corps, mais il
estimait savoir avec pas mal de certitude vers où se diriger.
Bobo avait perdu Carmin dans un tunnel abandonné après Dust Falls. Et
avant que les Goliath le prennent en chasse, Kal était en train de suivre la
piste de Francks en direction d’un tunnel inutilisé qui permettait de sortir de
Glory Hole. D’après les souvenirs de Kal, cet ancien tunnel menait
justement à Dust Falls. C’était trop gros pour être une coïncidence.
— J’y suis presque, fit Kal. Je le sens. J’espère juste que je vais arriver
à temps.
Il entendit une énorme explosion derrière lui.
— Fouisse-merde, s’exclama-t-il. Ces abrutis de Goliath ont fait
péter Hagen.
— On se connaît ? demanda Jobe Francks.
Le petit homme n’avait rien d’imposant, avec sa chemise en lambeaux et
sa peau ravagée. Peut-être qu’il avait eu un accident ou quelque chose. Mais
Francks avait passé la majeure partie de sa vie à essayer de ne pas préjuger
des gens en raison de leur apparence. Honnêtement, après des décennies
passées dans les Désolations, est-ce que ce n’était pas la moindre des
choses ?
— Mon nom est Scabbs, répondit l’individu croûteux. J’suis chasseur
d’primes. ‘fin j’suis pisteur, en vrai. C’est Kal qu’est l’vrai chasseur
d’primes. Kal Jerico. J’suis sûr qu’t’en as entendu causer. On est
part’naires.
Pendant que Scabbs continuait à déblatérer, Francks porta son regard vers
le corps rayonnant de son ami décédé. Korr avait été placé sur un
empilement de pierres et de morceaux de métal, les bras croisés sur le torse.
Son visage avait l’air paisible, serein. Il était exactement tel que Francks se
le remémorait. Vingt années au moins s’étaient écoulées, et Francks était
devenu un vieil homme échevelé, mais Syris Korr, dans la mort, était
demeuré jeune, vif, et presque vivant, à vrai dire.
— Attends un peu qu’j’raconte à Kal qu’j’t’ai trouvé, poursuivait Scabbs.
‘fin j’suppose que techniqu’ment c’est toi qui m’as trouvé moi. Mais ça
pourrait êt’ not’ p’tit secret, pas vrai ?
Le petit bonhomme interrompit momentanément son flux incessant de
paroles. Francks reporta son regard sur Scabbs qui les contemplait tous
deux, lui et le corps, et reprenait :
— Pourquoi t’es là ? J’veux dire, j’suis ben content d’t’avoir trouvé. Kal
va êt’ content aussi pa’ce qu’on a b’soin d’toi pour récupérer Wotan. Wotan,
c’est l’chien d’Kal, t’vois. ‘fin c’est un cyber-mastiff. Mais…
Francks posa une main sur l’épaule de Scabbs, et sa bavarde se ferma
immédiatement. Francks plongea son regard profondément dans les yeux de
Scabbs et absorba sa peur et sa souffrance. Toute la tension et l’épuisement
de cette nuit stressante s’effacèrent de ses traits, ses yeux fatigués
retrouvèrent clarté et éclat.
Lorsqu’il relâcha Scabbs, qu’il tenait par ses mains et par son regard,
Francks vit clairement qu’il était apaisé.
— Pour répondre à ta question dit-il, je suis là pour mon ami. Je suis là
pour porter son message au monde. Je ne suis que le messager de l’espoir.
Syris Korr est cet espoir. Son espoir est celui de l’Univers.
— Mais il est mort, dit une jeune fille pas loin de Scabbs.
— La mort n’est qu’une phase de la vie, lui dit Francks. Il y en a d’autres.
La vie signifie bien plus que vivre jusqu’à la mort.
— Qu’est-ce qu’on fait, maint’nant ? demanda Scabbs.
Jobe Francks s’agenouilla dans la poussière à côté de son ami, se
réjouissant de la chaleur de cette amitié qu’il avait perdue si
longtemps auparavant.
— Pour l’instant, répondit-il, nous attendons.
Il regarda Scabbs et le vit envahi à nouveau par la peur et le doute.
— Mais faut qu’on dégage d’ici, disait-il, la voix vibrante d’une nervosité
croissante. Y’a d’aut’ gardes qui vont v’nir et on va tous aller r’trouver ton
pote à la phase suivante.
Francks sourit. Il voyait bien la force intérieure du petit homme, mais
savait que Scabbs avait encore besoin des autres pour étayer cette force.
— Tout se passera comme cela se passera, dit-il. N’aie crainte. L’Univers a
un plan pour nous tous. Tu ne mourras pas aujourd’hui, je suis sûr de cela.
Scabbs sourit en poussant un soupir de soulagement. Il se remit à bavasser
au fur et à mesure que sa nervosité revenait. Francks n’en saisit pas un mot.
Ses yeux étaient à nouveau posés sur Syris. Les nuages de brume se mirent
à tournoyer sur ses pupilles tandis que le corps rayonnant emplissait
son regard.
En un instant, la scène sous les yeux de Francks se transforma. Le corps de
Syris gisait au sol, ramassé sur lui-même. Le catafalque et l’autel avaient
disparu, tout comme la foule des esclaves et des citoyens. Le monticule de
gravats avait été remplacé par un trou aux parois abruptes.
Francks leva les yeux. Il était dans le sous-sol d’une bâtisse détruite par un
bombardement. Un rayon lumineux descendait dans le trou depuis le
sommet du mur du sous-sol. Il cligna des yeux pour essayer de voir par-delà
la lumière. Il finit par réussir à distinguer le visage de Jules Ignus, à moitié
dissimulé dans l’ombre. Il souriait en fixant sa charge explosive.
Mais au moment où Ignus se détournait pour jeter un dernier regard dans
le trou, il se transforma à son tour. Sa peau commença à se consumer. Des
grandes zones d’épiderme se dissolvaient sous les yeux de Francks, révélant
des muscles meurtris et rougis, des os rongés. Son visage souriant se
changea en un faciès macabre, dépourvu de lèvres, et la peau fondit autour
de ses yeux, laissant les globes oculaires dansant dans les orbites
trop grandes.
Francks avait l’impression de contempler le spectre hideux de la mort elle-
même, mais il était en même temps conscient qu’il ne s’agissait pas d’un
rêve, pas d’une métaphore représentant des actions du passé ou des visions
du futur. C’était le présent. C’était ici et maintenant. L’Univers l’avait
convoqué pour qu’il agisse. Son moment était venu.
Jobe Francks se leva et regarda Scabbs, qui se tut à nouveau lorsqu’il fut
enveloppé par le regard brumeux.
— Je dois partir, maintenant.
D’un signe de tête, Scabbs montra qu’il comprenait.
— Nous ne nous reverrons pas, mais je vais te donner ça. Garde-le
précieusement jusqu’à ce qu’il soit temps.
Il tira de sous sa cape un livre relié de cuir et le tendit à Scabbs.
— Tu vas où ? demanda ce dernier.
— À la rencontre de mon destin, répondit Francks. Je vais regarder le mal
en face et lui transmettre mon message.
Ceci étant dit, Francks remonta vers le haut du monticule sans laisser
d’empreintes ni la moindre trace de son passage.
Carmin regarda par le hublot sur la porte du dôme, puis il fit tourner le
volant. Tout en ouvrant la porte circulaire, il fit signe à Ralan d’entrer. Le
diacre jetait des regards apeurés de droite à gauche dans les ténèbres tout en
avançant au ralenti.
— Allez ! décréta Carmin avec impatience en le poussant dans le dos.
Le diacre franchit la porte en trébuchant, glissa sur des gravillons et
s’affala, tête la première.
— Silence ! siffla le Cardinal entre ses dents.
Il fit signe aux gardes de suivre le mouvement pendant que Ralan se
remettait sur ses pieds.
Les huit saluèrent comme un seul homme et s’engagèrent dans le passage
en double file, au pas de l’oie, en faisant deux fois plus de bruit que Ralan
quand il était tombé.
— Mais pourquoi est-ce que je suis entouré d’incompétents ? se
lamenta Carmin.
Il leva les yeux vers le plafond, pas tant pour implorer une puissance
supérieure que pour la défier d’apporter une réponse acceptable à cette
question. Il emboîta ensuite le pas à ses hommes.
Il discernait les éclairages du chantier au loin, mais la lumière ne parvenait
que faiblement jusqu’à cette porte dérobée, et ce n’était pas sans raison,
comme il le savait. Pour toute autre personne dans l’univers tout entier,
cette porte ne donnait que sur un large vide dans la Ruche. Quoi qu’il y ait
eu là auparavant, ça s’était écroulé il y avait bien longtemps lors d’un
tremblement de ruche. À moins que ça ne soit qu’une de ces étranges zones
non exploitées oubliées ou négligées par les constructeurs d’antan.
Quoi qu’il en soit, il était le seul à connaître le secret pour parvenir jusqu’à
cette porte : il fallait suivre une étroite passerelle qui suivait le contour du
gouffre, juste en-dessous de la portée des torches. Carmin avait utilisé cet
accès à ses débuts pour amasser une petite fortune en artefacts qu’il exploita
ensuite pour disparaître et commencer une nouvelle vie lorsque les choses
commencèrent à se gâter pour Jules Ignus.
Plus récemment, cette porte dissimulée avait servi d’accès pour ses
saboteurs, qui se voyaient maintenant promis aux bassins de la rédemption
pour avoir échoué à empêcher les équipes de construction de découvrir cet
abominable corps.
— Maudit soit ce Tavis, grogna-t-il. Tout est de sa faute. À lui et à son ego
aussi grand qu’un dôme.
Ralan et les gardes de Carmin s’avancèrent prudemment dans les ténèbres,
en direction des lumières. Au fur et à mesure qu’ils s’approchaient, il leur
devenait évident qu’il y avait dans ce dôme bien plus de monde que le
justifiait le chantier à lui seul.
Carmin rattrapa ses hommes quand ils s’arrêtèrent brusquement. Ils étaient
en hauteur dans le dôme, au-dessus du chantier. Il vit en contrebas une foule
étrangement hétéroclite. Il y avait des gardes de la Guilde sur le qui-vive
près de l’entrée principale du dôme, et d’autres qui patrouillaient le
périmètre éclairé deux par deux. Il vit aussi un petit groupe de gangers en
cuir et chaînes qui erraient entre les gardes et le chantier de construction.
Mais c’est ce chantier lui-même qui attira l’attention de Carmin. Il était
occupé par un grand groupe de gens, dont certains étaient bien vêtus tandis
que d’autres ressemblaient à des rebuts d’un bar du Sous-monde, mêlés à
des esclaves à demi-nus, et tous étaient agenouillés en cercle, la tête
inclinée pour une prière. Un corps était exposé sur un autel grossier au
milieu des adorateurs, un corps dont le Cardinal Carmin avait fait le
serment que jamais plus il ne verrait la lumière du jour. Et il avait
l’intention de tenir son serment, quoi qu’il en coûte.
— Le corps rayonne ? demanda l’un des gardes de Carmin.
Il récolta un regard furieux de son maître, qui gronda :
— C’est juste un effet de l’éclairage. Allez chercher cette abomination, et
tuez tous les hérétiques qui essaieront de vous en empêcher.
Ralan ouvrit la bouche comme s’il voulait intervenir.
— Ils adorent un faux prophète, trancha le Cardinal. Ils ont été jugés, et
connaîtront les bassins de la rédemption. Allez-y !
Alors qu’il suivait du regard Ralan en train de guider les gardes sur le
chemin qui menait au chantier, Carmin entendit une pierre crisser sous un
pas derrière lui. Il se tourna, et se trouva face aux yeux tourbillonnants et
envahis de brume de Jobe Francks.
— Toujours aussi prompt à juger, et encore plus à envoyer les autres faire
ta sale besogne à ta place, hein Ignus ? demanda-t-il.
— Tu m’appelleras Cardinal, ou votre éminence, répliqua Carmin. Quoi
que tu penses savoir à mon sujet, je suis le guide de ta foi. J’aurais imaginé
que toi plus que quiconque, toi qui prétends avoir été touché par l’Immortel
Empereur, tu manifesterais du respect pour mon autorité.
— Du respect pour toi ? fit Francks. Comment pourrais-je respecter
quelqu’un qui ne montre pas le moindre respect pour une créature vivante
autre que lui-même ? Tu n’es rien de plus qu’un rat qui ronge les lisières de
la civilisation. Je devrais te montrer le respect dû à ce genre de vermine,
une mort rapide et sans douleur. C’est bien plus que ce que tu mérites.
Carmin fit un pas en direction de Francks, en pivotant légèrement pour lui
cacher sa main.
— Comment prétends-tu au respect, sorcier ? demanda-t-il. Tu as
manifesté des pouvoirs abominables, exactement comme ton ami le
macchabé, là-bas. C’est un affront à la nature. C’est vous qui devriez être
exterminés pour l’amélioration de la société.
— Mais alors, contre qui est-ce que tu pourrais pérorer ?
Si Francks avait remarqué le mouvement furtif de la main de Carmin sous
ses robes, il n’en laissa rien paraître sur son visage, et resta aussi immobile
qu’une statue.
— Sans les psykers, les mutants et les hérétiques, tu n’aurais plus rien à
faire. Ton seul pouvoir vient de tes activités d’extermination parmi les
franges de la société pour renforcer la croyance de tes fidèles.
— Ils trahissent l’ordre naturel des choses, répliqua Carmin.
Le peu de peau qu’il lui restait sur le visage était rougi par la colère que lui
causait le refus de comprendre de cet hérétique.
— Ils trahissent les principes de la Rédemption, ajouta-t-il.
— C’est toi le véritable traître à la cause de la Rédemption, Ignus, lui
répondit Francks. Tu l’as toujours été, et ton interprétation rigoureuse à
l’excès de la parole de l’Immortel Empereur ne vous mènera, toi et ta
congrégation, qu’à la ruine, et jamais à l’ultime récompense que l’Univers
réserve au reste d’entre nous.
Le visage calme, presque placide de Francks, combiné à ses paroles
hérétiques, portèrent la fureur du Cardinal à son comble.
— L’univers doit être purgé des abominations pour que les fidèles puissent
vivre dans la grâce de l’Immortel Empereur, hurla Carmin. Telle est la
parole. La Rédemption est le feu. Je suis son creuset.
Il tira un fuseur de ses robes et le braqua sur Francks.
— Ce monde maudit va être purifié, en commençant par toi.
Francks se contenta de froncer les sourcils en secouant la tête.
— Je ne sais pas ce qui m’attriste le plus, déclara-t-il. Que tu croies en
chacun des mots que tu prononces, ou que tu penses pouvoir créer un
monde meilleur par le meurtre.
Carmin le fixa d’un regard furieux en pressant la détente.
9 : RÉDEMPTION

— Voilà qui devrait être intéressant, dit Kal.


Il avait suivi son instinct, ainsi qu’une piste plutôt évidente, dans un tunnel
soi-disant abandonné. Par chance, le passage secret dans le faux mur du
fond était ouvert, et il avait pu se glisser facilement dans le tunnel latéral.
Il venait d’arriver devant la porte ronde d’un dôme. En regardant au
travers, il put voir une foule à l’intérieur, comportant entre autres un groupe
de gens agenouillés, la tête basse, autour de ce qui semblait être un cadavre.
Jobe Francks devait être là-dedans. Voilà pour la bonne nouvelle. La
mauvaise, c’était qu’il y avait au moins une douzaine de gardes de la Guilde
entre Kal et le corps.
Il fit tourner le volant sur la porte et poussa dessus pour l’ouvrir. Quand il
entra, il s’amusa de constater qu’il fallait qu’il tape sur l’épaule du garde le
plus proche pour attirer son attention. Il aurait peut-être pu se contenter de
les contourner discrètement, mais ça n’était vraiment pas son style.
— Kal Jerico, chasseur de primes, se présenta-t-il quand le garde surpris se
retourna pour lui faire face.
Il lui offrit son sourire le plus éclatant et le plus désarmant en poursuivant :
— Je suis là pour aider. C’est quoi le topo ?
Le front du garde se plissait au fur et à mesure que sa confusion
grandissait. Il dut finir par prendre une décision, car il soupira et posa une
main sur l’épaule de Kal.
— Franchement, c’est trop bizarre, dit-il. Tout est parti en fouisse-merde
depuis que les ouvriers ont déterré le corps miraculeux. Ensuite y’a un autre
groupe qu’est arrivé et qui s’est joint à la vénération. On attend juste les
consignes de Tavis…
— Seldon ! brailla un autre garde, qui s’interposa entre Kal et son nouvel
ami. C’est qui ce type, et pourquoi tu lui causes ?
— C’est…
— Kal Jerico, fit Kal en tendant la main alors que le deuxième garde se
tournait vers lui. Je suis chasseur de primes. Je pense que je peux aider.
Laissez-moi juste emmener le gars que je recherche, et je suis sûr que tout
reviendra à la normale.
Le deuxième garde fixa Kal d’un regard perplexe. Il abaissa brièvement
les yeux sur sa main tendue avant de le fixer à nouveau.
— Va-t’en maintenant, chasseur de primes, et t’auras pas de problèmes. Il
s’agit d’une affaire privée de la Guilde, et ça te regarde pas.
Kal ressortit son sourire :
— Écoutez. Je suis en manque de sommeil. Mon corps tout entier me fait
douiller, et tout ce que je veux, c’est repartir avec le gars que je cherche. Il
est arrivé ici avec une suite d’adorateurs. Laissez-moi l’emmener, et je suis
sûr que les autres vont suivre.
Ni le sourire ni le baratin n’avaient l’air de faire effet.
— Seldon, dégage-le d’ici.
Seldon attrapa l’avant-bras de Kal. D’une seule poussée, il le fit pivoter et
lui tordit le bras dans une position très inconfortable. Il ajouta un poil de
pression et propulsa Kal en direction de la porte ouverte.
— Fouisse-merde, fit Kal. Ils ont fait vite, ajouta-t-il en se penchant
en avant.
— Qui ont fait… ? demanda Seldon.
Le tir de laser passa juste au-dessus de la tête de Kal. Le corps de Seldon
s’écroula dans un bruit sourd. Kal plongea au sol sur le côté de la porte et
continua à rouler par terre en se disant que le deuxième tir pourrait viser un
peu plus au large.
Il entendit derrière lui les cris des gardes et les tirs des armes. Les Goliath
dans le tunnel répliquèrent par plusieurs salves de leurs fusils à pompe. Le
temps que la première grenade frag explose, Kal s’était remis sur ses pieds
et il courait le long du mur du dôme, laissant la porte derrière lui.
Il y avait plusieurs gangers Orlock entre Kal et le corps, mais ils se
rapprochèrent des gardes après l’explosion, les extrémités des bandanas
noués autour de leurs crânes flottant derrière eux dans le vent de leur
course. Kal coupa en direction des adorateurs prosternés pendant que la
bataille faisait rage près de la porte.
Il balaya la foule du regard, à la recherche de l’homme aux cheveux
ébouriffés, mais il ne vit personne qui ressemblait à cette description.
Malgré tout, il tomba sur un visage connu.
— Scabbs, espèce de fils de rat, fit-il. Qu’est-ce que tu fous là, par la
croupe de Helmawr ?
— Kal, répondit Scabbs. Super diversion. C’est Yolanda qui t’a envoyé ?
La réponse inattendue força Kal à réfléchir un instant :
— Hum… Yolanda ?
— Bah, j’ai été enl’vé et Yolanda a essayé d’suivre, mais…
Kal se retourna au bruit d’une autre explosion du côté de la porte. Les
Goliath avaient forcé l’entrée dans le dôme, et ils avaient maintenant
l’avantage du nombre sur les gardes restants.
— Laisse tomber, dit Kal. On verra ça plus tard. La diversion, comme tu
dis, va pas tarder à nous tomber dessus. T’as vu Francks ? Je suis sûr qu’il
est ici.
— L’était là y’a que’ques minutes à peine. Il a am’né tous ces gens à v’nir
vénérer l’corps miraculeux qui brille dans l’noir, fit Scabbs en désignant le
catafalque au centre du cercle des adorateurs.
Kal y jeta un coup d’œil rapide, avant de revenir y poser un regard plus
attentif. Le corps ne se contentait pas de briller, la lueur qu’il émettait
semblait carrément pulser.
— Okay, fit-il. Là, d’accord, c’est bizarre.
Il secoua la tête, essayant de chasser l’image de son esprit. Les bruits de
l’affrontement près de la porte se rapprochaient. Il se retourna vers Scabbs :
— Et où est Francks, maintenant ?
Scabbs montra du doigt le sommet du monticule de gravats :
— L’est parti à la rencontre de son destin.
— Parfait. Je sens que ça va bien se passer, ça…
Un tir de laser frappa le sol entre eux deux. Kal crut que c’était un tir
perdu de la bataille des Goliath, mais en suivant la direction indiquée par
Scabbs, il vit Ralan et ses Rédemptionnistes qui descendaient la pente de
l’éboulement. Ralan tenait un pistolet laser en main.
— Je commence vraiment à le détester, ce type, remarqua Kal en
dégainant ses propres pistolets laser.
Il tira deux fois, pulvérisant deux blocs de roche en contrebas de Ralan. Il
jeta un coup d’œil à Scabbs :
— Les gars de Carmin sont là. Donc Carmin lui-même est pas loin
derrière. Faut que je trouve Francks tout de suite. Il me faut une diversion…
Je veux dire, une autre diversion.
Scabbs sourit, ce qui eut un effet plutôt déconcertant, car Kal ne se
rappelait pas avoir jamais vu sourire le métis Ratskin. En plus, deux grands
bouts de peau sèche se détachèrent de la commissure de ses lèvres en
même temps.
— J’ai une idée, fit-il.
Il fit demi-tour et traversa la foule des adorateurs au pas de course. Kal se
mit à l’abri derrière l’un des citoyens, dans l’espoir que Ralan ne prendrait
pas le risque de tirer sur un civil alors qu’il y avait des gardes de la Guilde
juste à côté.
Arrivé devant le catafalque, Scabbs leva les mains.
— Mes amis, commença-t-il.
Kal fut abasourdi de voir les esclaves lever la tête et fixer Scabbs. Ce
dernier désigna le sommet du monticule et les Rédemptionnistes.
— R’gardez les mécréants, fit-il. I’ sont v’nus pour souiller l’autel. I’ sont
v’nus pour emporter l’corps miraculeux.
Un murmure traversa la foule. Kal fixait Scabbs. La lumière pulsatile
soulignait les contours de sa tête et de ses bras, lui conférant une aura
presque angélique. Kal chassa cette image de son esprit. C’était jamais que
Scabbs, quand même, à peu près aussi semblable à un ange qu’un rat l’est à
un humain.
— L’vez-vous, les amis, clama Scabbs. L’vez-vous et battez-vous cont’ les
mécréants. Les laissez pas s’approcher du corps miraculeux !
— Ça va jamais marcher, marmonna Kal.
Il vit avec ébahissement les citoyens et les esclaves s’avancer, les mains
vides, vers les gardes Rédemptionnistes armés jusqu’aux dents. L’un des
Rédemptionnistes brandit son fusil et le mit en joue, mais Ralan le lui fit
tomber des mains. Il aboya un ordre, et tous rengainèrent leur attirail juste
avant que la foule leur tombe dessus.
Kal bifurqua vers le côté de l’attroupement et commença à essayer
d’escalader le monticule, mais la pente était trop raide et les gravats se
détachaient sous ses pieds. Il fallait qu’il trouve une autre solution.
— Scabbs, héla-t-il. Faut qu’on grimpe en haut.
Il n’en revenait pas lui-même d’envisager de poser la question suivante :
— T’aurais pas une suggestion ?
Autour de Jobe Francks, l’air crépitait et se troublait, comme avec les
mirages qu’il avait vus dans les Désolations. Il sentit son visage et son torse
qui chauffaient. Ses narines s’emplirent de l’odeur âcre des cheveux
calcinés. Un bourdonnement lui résonnait dans les oreilles.
Quelle drôle de sensation que d’être brûlé tout vif, se disait-il. Il avait
l’impression que des cloques allaient rapidement se former sur sa peau, et
que ses organes internes allaient commencer à cuire. Francks se sentait
sombrer dans cette expérience inédite. C’était presque agréable. Presque
apaisant. La vie dans les Désolations avait été si dure. Il avait tout perdu des
années auparavant. Peut-être que la fin qui lui convenait était bien d’être
brûlé vivant.
Les hurlements de Carmin s’infiltraient jusqu’à sa conscience. Il braillait
qu’il lui fallait davantage de puissance, ou se plaignait d’un
dysfonctionnement. Est-ce que c’était normal que cela dure aussi
longtemps ? Et pourquoi la douleur n’était-elle pas plus intense ? Dans
l’esprit de Francks, une voix lui disait de se battre, lui rappelait que
l’Univers n’était pas tout à fait prêt à ce qu’il meure. Mais l’idée lui
paraissait étrange, presque cocasse. « Nous mourons tous, n’est-ce pas,
Syris ? » demanda-t-il à la voix. « Quelle importance de savoir quand ? »
La réponse lui vint dans un instant d’absolue clarté. La mort n’est rien de
plus qu’un unique point dans le temps, un minuscule événement sur la toile
de l’Univers. Mais cette toile est tissée de tous ces événements. Chaque vie
vient enrichir cette tapisserie, interagir avec d’autres événements, et créer
de nouveaux motifs qui naissent et se diffusent sur la toile comme des
ondes concentriques à la surface de l’eau. Abréger une vie reviendrait à
créer une déchirure dans la toile. La rédemption n’était possible que lorsque
le dernier point était cousu, que le dernier motif était tissé.
« Tu dois tenir », lui dit la voix. « Encore un peu. Tu dois achever le
motif. »
La chaleur s’intensifia soudainement. La douleur se répandit dans le corps
de Francks, comme hurlant pour attirer l’attention de son cerveau. Il étendit
son esprit en direction de Carmin tout en tendant le bras dans l’air palpitant.
D’un revers du poignet, il fit tomber l’arme des mains du Cardinal. L’air
autour de lui revint à la normale, et la chaleur sur sa peau commença à
se dissiper.
— Tu t’apercevras que je suis plus difficile à assassiner que tes sacrifices,
Ignus, dit Francks.
— Si tu es si spécial, cria Carmin, pourquoi ton maître a-t-il été si facile à
tuer ?
— Facile, Ignus ? demanda Francks en abaissant le regard vers le corps de
son ami. Alors pourquoi est-ce que tu as eu tant de mal à te débarrasser de
son corps ? Il est spécial, Ignus. Même toi, tu devrais l’admettre,
maintenant. N’est-ce pas, Ignus ?
— Arrête de m’appeler comme ça ! hurla Carmin.
Il se jeta en avant et sauta sur Francks.
Les deux hommes s’effondrèrent l’un sur l’autre. Carmin prit le dessus sur
Francks et s’assit à califourchon sur son torse, ses robes remontées sur ses
genoux osseux. Francks essaya de rouler sur le côté, mais il resta ébahi de
la force que recelait le corps décharné de Carmin. Il se trouva coincé, et
forcé de regarder le masque macabre qu’était le visage du Cardinal.
Scabbs guida Kal à la périphérie de la bataille entre les Rédemptionnistes et
les adorateurs du corps. Ils avançaient courbés, pour éviter qu’une balle
perdue de l’affrontement entre les Goliath et la Guilde les touche à revers.
— J’suis sûr que j’l’aie vue dans l’coin, disait Scabbs.
Il jetait des regards de droite à gauche, à la recherche de l’échelle qu’il
avait vue plus tôt entre les mains d’Ander, mais il sursautait et se retournait
vers les combats à chaque cri venant de sa gauche. Il s’agissait de ses
suiveurs, et c’était lui qui les avait lancés contre les gardes de Carmin. Il
savait de quoi ces monstres étaient capables. Lui-même avait déjà failli être
expédié au fond des bassins d’acide par le passé. Si les adorateurs perdaient
la bataille et étaient capturés pour être envoyés vers la rédemption, il ne se
le pardonnerait jamais.
— T’es sûr que tu l’as pas vue en rêve ? demanda Kal. T’as dit avoir été
assommé la nuit dernière.
Kal avançait avec ses armes à la main et tirait de temps en temps vers
l’une ou l’autre mêlée.
— Merde ! s’écria le chasseur de primes.
Scabbs pivota immédiatement pour regarder le combat des adorateurs,
s’attendant à voir l’un des esclaves tomber sous un tir bien intentionné
de Kal.
— Qu’est-ce qui y a ? demanda-t-il en balayant l’affrontement du regard.
— J’ai perdu Ralan de vue, répondit Kal.
Il brandissait ses pistolets devant lui, pivotant de droite à gauche tandis
qu’il cherchait le Rédemptionniste manquant.
— Ce fouisseur de diacre me casse les… pieds depuis le début de la soirée.
Scabbs continua à observer les combats. Nombreux étaient les gardes de
Carmin qui avaient succombé sous l’assaut. Scabbs ne voyait plus que des
adorateurs qui s’acharnaient sur quelque chose à leurs pieds. Les gardes qui
étaient encore debout avaient ressorti leurs armes. Ils se rassemblèrent et se
mirent à tirer sur les adorateurs qui s’approchaient de trop près.
— Je l’ai trouvée, fit Kal.
Il extirpa l’échelle qui était sous les restes du poteau supportant le
projecteur, et l’appuya sur un mur fait de blocs de béton ; les derniers restes
d’un vieux bâtiment, ou peut-être juste d’un sous-sol.
Un autre tir résonna derrière Scabbs, sur le tas d’éboulis. Il se retourna
pour ordonner à ses suiveurs de rester sur leurs positions, mais il se trouva
face à Ralan, qui lui pointait le canon de son arme en plein dans l’œil. Le
diacre attrapa Scabbs par la gorge et le força à pivoter pour ensuite lui
prendre le cou dans le creux de son bras. Il appuya son arme sur sa tempe et
lui susurra à l’oreille : chhhut.
Scabbs tenta d’appeler Kal, qui se trouvait maintenant à mi-hauteur de
l’échelle, mais il n’arrivait qu’à gargouiller. Ce fut peut-être ce son. Peut-
être que Kal était devin en ce qui concernait Scabbs. Ou peut-être juste qu’il
s’attendait à ce que son acolyte se retrouve dans le pétrin. Quoi qu’il en
soit, il se tourna sur l’échelle et regarda en contrebas.
— Ralan, fit-il. Je vois que tu nous rejoins enfin. Comment ça se passe
depuis que je suis parti ?
— Pas de plaisanteries, cette fois, l’hérétique, répondit Ralan en resserrant
sa prise sur la gorge de Scabbs. Descends immédiatement ou je tue ton ami.
— Je pense pas que ça sera dans ton intérêt, lui dit Kal. Il te protégera plus
beaucoup quand il sera mort. Si tu le flingues, je te flingue.
— Dans ce cas, nous allons juste attendre ici que le Cardinal règle ses
affaires, et ensuite chacun s’en ira de son côté.
Kal eut l’air de soupeser cette proposition. Il se retourna sur l’échelle et
s’accrocha en passant un bras autour d’un barreau. De l’autre main, il écarta
quelques mèches de cheveux qui lui tombaient sur la figure.
— Pas le temps de jouer, dit-il. Le pied ou l’entrejambe ?
Scabbs sentit le bras autour de son cou se desserrer un peu, et Ralan ôta
son arme de sa tête pour la braquer sur Kal.
— Je ne comprends pas, dit le diacre.
— Fort bien, dit Kal. Je vais laisser Scabbs choisir.
Il regarda Scabbs droit dans les yeux et lui fit un signe de tête :
— Maintenant !
Scabbs écrasa du talon le cou-de-pied de Ralan et lui assena un coup de
coude entre les jambes. Le pistolet du diacre cracha le feu au moment où
Scabbs se jetait sur le côté. Au même instant, il entendit un tir de pistolet
laser lui siffler à l’oreille.
Affalé au sol, Scabbs leva les yeux pour voir Ralan effondré à côté de lui,
avec au beau milieu du front un petit trou très propre, parfaitement
circulaire, au contour carbonisé. Il regarda Kal, qui se contenta de hausser
les épaules en rengainant son arme.
— C’était lui ou nous, fit-il. Le choix était pas vraiment difficile.
Il reprit sa grimpette en ajoutant par-dessus son épaule :
— Chope son flingue. Va aider tes suiveurs.
Scabbs ramassa l’arme, et fut jeté au sol par une énorme explosion. Inquiet
pour Kal, il regarda vers l’échelle. Celle-ci se fendit en deux et tomba par
terre. Kal avait disparu.
Scabbs se retourna en direction du corps miraculeux et vit qu’il était
protégé par Arliana qui le recouvrait, immobile. Il n’avait pas la moindre
idée de ce qui s’était passé. C’était peut-être Ralan qui l’avait abattue.
C’était peut-être l’explosion. Quoi qu’il en soit, elle était morte en voulant
protéger le miracle. C’était à Scabbs d’entrer en jeu. Il lâcha un cri guttural
et primitif et se rua vers la mêlée.
— Il y a des tirs en provenance du dôme, m’sieur Tavis, chef, dit le sergent.
— Eh bien ne restez pas plantés là, répliqua Tavis. Déployez vos hommes.
Je veux que ce dôme soit dégagé d’ici à ce soir. Tirez sur tout ce qui bouge.
— Mais il y a des hommes à nous là-bas, chef.
— Vous avez entendu mes ordres, sergent, fit Tavis en attrapant le sergent
par les épaules pour le faire pivoter. Je veux que ce dôme soit nettoyé de
fond en comble !
Il poussa le garde dans le tunnel et le suivit un moment plus tard, quand
son escouade eut franchi la porte.
Le chaos le plus total régnait à l’intérieur. Tavis s’attendait à un
soulèvement mineur des esclaves contre les gardes. Là, il était face à une
guerre, une guerre avec plusieurs armées et au moins deux fronts. Et ça, est-
ce que c’était des Goliath ? Dans son dôme à lui ?
— Que se passe-t-il ici, au nom de Helmawr ? clama Tavis.
Personne ne lui répondit.
— Sécurisez cette zone, cria le sergent. Formez une phalange et enfoncez
le front de ces Goliath. Coupez leurs forces en deux et encerclez-les.
Tavis était impressionné par son sergent. Trop dommage, il serait
probablement obligé de l’envoyer rejoindre d’autres esclaves aux mines,
après cet épisode. Il ne pourrait pas se permettre de garder un seul de ceux
qui auraient vu ce soi-disant corps miraculeux.
L’escouade lança plusieurs grenades parmi les Goliath, provoquant une
énorme explosion qui fit trembler le sol. Les Goliath qui n’étaient pas
réduits en charpie furent secoués par la répercussion. Le sergent mena la
charge au milieu du gang, tirant à droite et à gauche pour repousser sur les
côtés ceux qui restaient debout.
En quelques minutes à peine, les Goliath avaient été divisés en deux
groupes, et une fois que l’escouade eut fait la jonction avec les gardes de la
Guilde de l’autre côté, ces deux groupes se retrouvèrent coincés des deux
côtés, acculés contre le mur du dôme.
Tavis s’engagea au pas de course dans ce couloir qui s’élargissait.
— Excellent travail, sergent, lança-t-il au passage. Maintenant, voyons ce
que nous pouvons faire de ces satanés esclaves. Ander, amenez vos
hommes. Je vais avoir besoin de votre aide.
— Oui m’sieur, répondit le ganger Orlock. Va êt’ temps d’couper la queue
d’ce sale p’tit rat une bonne fois pour toutes.
Carmin plaqua une main squelettique sur le torse de Francks pour le
maintenir à terre. Il ferma l’autre main en un poing et cogna Francks en
plein visage. Ce dernier eut l’impression d’être frappé par un paquet de
lames de rasoir. Les bords tranchants des phalanges de Carmin lui
entaillèrent la joue. Le Cardinal releva son poing et l’abattit à nouveau.
Francks sentait le sang couler sur sa joue, jusque dans son oreille.
Carmin frappa encore. La tête de Francks roula d’un côté à l’autre dans la
poussière. Un autre coup suivit, puis encore un autre. C’était comme une
pluie incessante de pierres pendant un tremblement de ruche, la douleur en
moins. Francks ne sentait rien d’autre que des chocs sourds qui
bourdonnaient à ses oreilles, alors qu’un coup après l’autre lui tombait
dessus. Il sourit.
— Pourquoi tu souris ? demanda Carmin sans s’arrêter de frapper. Tu
aimes ça, espèce de sale pervers ? Tu aimes souffrir ?
L’accent tranchant dans sa voix tournait au strident alors qu’il
invectivait Francks.
— Tu ne peux plus me faire de mal, répondit Francks entre les coups. Tu
as causé beaucoup de souffrance dans ta vie, Ignus. Mais ton temps est
venu. L’Univers sait ce que tu es, et bientôt, tout le monde le saura.
Carmin plaça ses deux mains autour du cou de Francks, et il serra. Les
doigts osseux s’enfoncèrent dans la chair comme une corde noueuse. Le
visage de Carmin était une mosaïque de peau rouge vif tendue sur des os
décolorés et des dents blanches. Francks avait l’impression de contempler le
visage de la mort. L’image le fit rire, ce qui exaspéra davantage encore
le Cardinal.
— Personne ne rit de moi, hurla-t-il. Et surtout pas un sorcier hérétique.
Prépare-toi à la rédemption, psyker. Ton rire va résonner jusqu’au fond des
bassins d’acide.
— Je suis prêt pour la rédemption, déclara Francks.
Il ne pouvait plus respirer, mais arrivait pourtant à parler :
— Je suis en paix avec l’Univers. C’est toi qui dois te préparer. Ta mise à
l’épreuve ne fait que commencer.
— Tais-toi. Tais-toi. Tais-toi ! cria Carmin.
— Regarde ces gens, là-bas, Ignus. Ils ont vu le miracle du corps. Ils te
connaîtront bientôt comme le minable gangster meurtrier que tu es en
réalité. Es-tu prêt pour ta propre rédemption ? Parce qu’elle approche, et tu
ne peux plus rien faire pour l’arrêter. Tu ne pourras pas tuer tout le monde.
— Ah non ? fit Carmin.
Le Cardinal se releva sans le lâcher, et remit Francks debout en le tenant
par le cou. Il le souleva ensuite de terre, avec une force étonnante. Francks
laissa ses pieds pendre dans le vide. Le moment pour lui était tout proche. Il
ne pouvait plus l’arrêter. Plus la peine de lutter. Son motif était
presque terminé.
Carmin tenait en l’air son ennemi, plus grand que lui, et il leva le regard
pour le fixer sur les yeux blanc laiteux de Francks.
— Pour finir, je serai toujours le Cardinal Carmin, et toi, tu auras rejoint
Korr dans la mort. On verra bien qui rira à ce moment-là.
Francks sourit à nouveau. Il sentait le rayonnement de Korr qui lui
réchauffait le dos et auréolait sa tête.
— Je ne parlerai pas avec toi, Ignus, dit-il. Syris disait toujours : « ne
discute jamais avec un fou ». Mais tu n’as pas pu enterrer Korr, et tu ne
pourras pas enterrer la vérité. Nous nous dresserons pour te vaincre. La
vérité sera ma rédemption, et elle sera ta perte.
Carmin plaça une main au niveau de l’aine de Francks, et le souleva au-
dessus de sa tête. Il se tourna vers le rebord de l’abîme.
— Pauvre vieillard pathétique, dit-il. L’importance de la vérité est
surestimée. Les gens ne veulent pas de vérité. Ils veulent du carnage. Ils ont
soif d’excitation, de quelque chose qui donnera un sens à leur misérable vie.
Ils veulent la mort… du moment que c’est celle de quelqu’un d’autre et
qu’ils peuvent observer. Je vaincrai pour finir, car je suis le Cardinal
Carmin, et je peux leur donner exactement ce qu’ils veulent. Tu ne peux pas
m’arrêter. Personne ne le peut.
— Je crois que moi, je peux, dit Kal Jerico.
— Mais qu’est-ce qui s’est passé ici, au nom de la Spire ?
demanda Yolanda.
Elle s’arrêta en catastrophe à peine entrée dans le dôme, puis recula
jusqu’à la porte pour mieux jauger la situation.
Themis était à côté d’elle dans l’ouverture.
— J’croyais qu’t’avais dit qu’c’était juste deux-trois gardes d’la Guilde et
que’ques Orlock.
— C’était le cas, répondit Yolanda. Jusqu’à il y a quelques heures. Et
maintenant c’est la guerre.
Elle balaya le chantier du regard en essayant de trouver Scabbs, mais
c’était tout simplement trop chaotique.
— Écoute, fit-elle. Tout ce qu’il me fallait, c’était pouvoir occuper les
hommes de la Guilde le temps de retrouver mon pote. Eh bah, mission
accomplie. Rentrez, avec les ‘Cats, barrez-vous avant qu’on se retrouve
toutes embringuées dans ce merdier. Je pense que je vais pouvoir me
faufiler là-dedans.
Themis indiqua le groupe qui bataillait sur leur droite :
— Ce s’rait-y pas not’ poto Gonth ?
Yolanda dégagea les dreadlocks de ses yeux pour mieux voir :
— Je pense que si, répondit-elle.
Un sourire vicieux apparut sur le visage de Themis tandis que ses
yeux flamboyaient.
— Va chercher ton copain, dit-elle. On a des comptes à régler avec
c’Goliath.
Yolanda sourit en retour à son amie :
— Fais-toi plaisir, meuf. Mais garde la porte dans ton dos et te laisse
pas coincer.
Pendant que Themis et les Wildcats partaient sur le côté pour attaquer le
flanc des Goliath, Yolanda prit une profonde inspiration et s’élança dans
l’allée entre les deux batailles. Elle était presque arrivée au bout de la ligne
de front de la Guilde quand le chef lui bloqua la route.
— Qu’est-ce que vous faites ici ? demanda-t-il.
La situation faisait appel à des talents que Yolanda détestait exercer, même
si elle savait que ça ne marcherait que trop bien. Elle recula légèrement les
épaules, puis tourna et inclina la tête sur le côté. Ceci eut pour effet
d’accentuer la ligne de son long cou et de faire remonter légèrement sa
poitrine dans son petit gilet sans manches bien moulant. Elle retroussa une
lèvre pour offrir au garde un sourire enjôleur.
— Avec les filles, on est venues aider, dit-elle.
Yolanda tourna la tête pour jeter un regard en arrière, sur la bataille entre
les trois groupes, tout en s’assurant de bien faire voler ses cheveux au gré
de ses mouvements. Elle s’humecta les lèvres en se retournant vers le garde.
— Tu penses qu’on pourrait avoir une récompense ?
— Euh, oui, euh, ça se pourrait, hésita le garde, totalement subjugué.
Ses yeux s’étaient fixé bien en-dessous du niveau du visage de Yolanda, et
sa bouche était entrouverte. Yolanda ressentit une montée de haine envers
les hommes en général, pour se laisser manipuler aussi facilement, et envers
elle-même, pour se rabaisser au niveau d’une des serveuses tant appréciées
de Kal.
— Eh bien, pourquoi est-ce que t’irais pas les aider, suggéra Yolanda, et
puis on pourra discuter de ma récompense plus tard.
Ce disant, elle tendit la main et caressa la joue du garde du bout du doigt.
— Heu, okay, fit le garde en s’éloignant plutôt à contrecœur.
Il se retourna plusieurs fois vers Yolanda sur son chemin. Elle lui fit signe
de la main.
— Va donc aider Themis, lui lança-t-elle. Elle adore les hommes
en uniforme.
Elle continua à le suivre du regard un moment, bien consciente que même
si Themis ne l’abattait pas, elle avait probablement gâché sa chance
d’obtenir une récompense.
— Bof, tant pis, conclut-elle. Ça valait le coup.
Elle partit à la recherche de Scabbs. Lui, c’était un homme qu’elle
comprenait. C’était un immonde petit rongeur, ce qui ne le différenciait pas
beaucoup de la plupart des mecs, mais ses besoins étaient simples :
nourriture, abri, épouillage. Yolanda eut un frisson de dégoût, et décida
qu’une fois récupérée cette dernière prime, il faudrait qu’elle se cherche de
nouveaux amis.
— C’est parti, les filles, lança Themis. On a un rencart avec not’ destinée.
Elle tira sur le démarreur de son épée tronçonneuse et se tourna vers Gonth
et les autres Goliath.
— C’est l’destin qui nous a am’nées à c’dôme. C’est la vengeance qui va
nous sout’nir pour qu’on rentre à la maison.
— C’est quoi les ordres, m’dame ? demanda Lysanne, qui était en train de
tirer sur les bandages qui lui enveloppaient la main pour y caler un pistolet
à plasma.
— Tirez sur tout c’qui grogne, répondit Themis. Évitez les grenades autant
qu’possible. On peut pas s’permett’ d’esquinter les types d’la Guilde. Si y’a
des ‘Cats qui s’en sortent, j’veux pas qu’nos têtes soient mises à prix.
— Mais ayez pas peur d’vous servir des gars d’la Guilde comme boucliers,
ajouta Lysanne avec un sourire.
— Et voilà pourquoi qu’t’es ma s’conde, lui dit Themis. Tu t’arrêtes
jamais d’cogiter.
Elle se tourna vers son gang.
— Pour les vaincues ! cria-t-elle.
— Pour les vaincues ! répondirent les Wildcats.
Themis fit rugir son épée tronçonneuse en s’enfonçant dans le dôme. Alors
qu’elle et les Wildcats étaient en train de contourner l’arrière de la zone de
bataille, un garde de la Guilde s’approcha en courant.
— Mesdames, lança-t-il. Hé, les filles !
Themis s’arrêta et le foudroya du regard.
— T’as pas dit « les filles » ? demanda-t-elle.
Le garde afficha un grand sourire benêt, bien masculin.
— Il paraît qu’il vous faudrait de l’aide, dit-il. Écoutez, les filles, restez
avec moi et je ferai en sorte qu’il vous arrive pas de mal.
Themis se passa la langue sur les lèvres en lui rendant son sourire :
— Tu f’ras en sorte qu’il nous arrive pas d’mal.
Il hocha la tête.
— Et qui va faire en sorte qu’il t’arrive pas d’mal, à toi ?
Themis baissa les yeux sur son épée tronçonneuse vrombissante. Le garde
la regarda aussi, et son sourire disparut. Pendant que son attention était
encore concentrée sur l’épée, Themis lança un coup de botte, frappant le
garde quelques centimètres sous sa ceinture. Il tomba à genoux
en gémissant.
— On y va, les gonzesses, dit Themis. Et oubliez pas c’qu’a dit Lysanne
sur les boucliers.
Yolanda vit une autre bataille tripartite à quelque distance devant elle.
Scabbs et ses amis esclaves étaient pris en tenaille entre les
Rédemptionnistes et un groupe d’Orlock qui avançaient sur eux. Les
esclaves étaient beaucoup plus nombreux que dans son souvenir, et il y en
avait beaucoup qui étaient mieux vêtus que les esclaves, en général, mais ils
n’avaient aucune arme. Et Scabbs avait l’air complètement paumé. Il était
assis près de deux cadavres qui reposaient sur des pierres.
— Va falloir égaliser un peu les chances, fit Yolanda en dégainant ses
pistolets laser.
Elle lâcha une salve de tirs qui impactèrent le sol devant les Orlock. Ils
stoppèrent leur avance et se dispersèrent pour plonger derrière tout ce qu’ils
pouvaient trouver pour s’abriter.
Elle renversa un wagonnet à minerai d’un coup de latte et se
dissimula derrière.
— Scabbs ? appela-t-elle. T’es armé ?
Trois tirs percutèrent l’extérieur du wagonnet d’acier en rebondissant
dessus juste après qu’elle ait parlé. Un instant plus tard, Scabbs lui
répondit :
— Yolanda ? C’est toi ?
— C’est quoi cette question débile, espèce de fils de Ratskin ?
Scabbs ne répondit rien. Pas de sarcasme. Pas même une protestation
geignarde. Le pauvre petit gars devait vraiment pas se sentir bien. Deux
autres tirs ricochèrent sur l’abri de fortune de Yolanda. Elle savait qu’il
fallait qu’elle réplique rapidement, sinon les Orlock allaient se déplacer
pour venir sur son flanc. Les deux derniers tirs étaient venus de la gauche,
aussi roula-t-elle en tirant sur la droite. Comme elle s’y attendait, les
gangers à sa gauche s’étaient remis à l’abri, mais elle en repéra un qui
s’était redressé sur la droite, et le toucha à l’épaule.
— Si t’as un flingue, Scabbs, je serais pas contre un peu d’aide, lui
annonça-t-elle en se remettant à couvert. On appelle ça un tir croisé. Mais
ça marchera que si tu tires aussi. Je sais pas ce que t’as, mais mets ça de
côté pour l’instant. Concentre-toi sur le problème présent. C’est comme ça
qu’on survit.
Une autre volée de balles rebondit sur son wagonnet, suivie d’un tir isolé
qui venait d’une toute autre direction.
— J’en ai eu un, gueula Scabbs. J’en ai eu un.
— Super, répondit Yolanda.
Elle se dit qu’il avait l’air un peu trop content de lui, mais aussi que
chacun gérait sa détresse à sa façon.
— Moins de frime, reprit-elle, et plus de tirs.
Elle roula sur la droite et vit l’un des gangers en train de se replacer pour
s’abriter des tirs de Scabbs. Elle tira deux fois et le toucha à la jambe et au
pied. Il s’effondra en hurlant. Leurs chances étaient nettement en train de
s’améliorer.
Alors que Yolanda roulait dans l’autre sens pour se remettre à l’abri, elle
décela un mouvement du coin de l’œil avant de percuter une botte. Elle leva
les yeux, et plongea son regard tout droit dans le canon d’un pistolet. Au
bout de cette arme, elle reconnut le ganger Orlock qui avait enlevé Scabbs.
Il était tout sourire.
— Essaie même pas, fit-il. Lâche tes flingues et tu vivras p’t’êt’ assez
longtemps pour connaître l’paradis d’Ander.
Themis et Lysanne avaient contourné les rangs des gardes de la Guilde en
laissant le reste des Wildcats derrière leurs boucliers humains pour les
couvrir. Elles œuvraient en tandem et avaient déjà abattu deux Goliath.
Lysanne les allumait en leur envoyant une boule de plasma en plein dans le
torse. Ça ne faisait pas grand-chose de plus qu’étourdir momentanément ces
énormes marmules, mais ça donnait à Themis le temps nécessaire pour
venir au contact avec son épée tronçonneuse. Même avec la chaîne qui
tournait à plusieurs milliers de tour par minute, la tronçonneuse avait du
mal à trancher dans les muscles épais des Goliath, sans compter que les os
en-dessous étaient aussi durs que des barres de fer.
Themis ne s’embêtait pas à viser les organes vitaux dans le torse ou
l’abdomen. Elle visait un poil plus bas. Un coup rapide dans l’entrejambe
d’un Goliath suffisait à le réduire à une masse grognante et gémissante
affalée au sol. Pas compliqué ensuite de repousser son arsenal au loin d’un
coup de pied, puis de le laisser roulé en boule dans la poussière.
Elles avancèrent vers le Goliath suivant. Heureusement, les types de la
Guilde et les ‘Cats créaient une diversion suffisante, et elles n’avaient pas
encore été repérées. Themis fit un signe de tête à Lysanne :
— Maint’nant.
Lysanne serra son poignet blessé dans l’autre main pour stabiliser son
pistolet à plasma jusqu’au sifflement suraigu caracatéristique et fit feu.
Mais alors que Themis avançait derrière la boule de plasma, une énorme
explosion derrière elles fit trembler le dôme et jeta les deux ‘Cats au sol.
Lysanne regarda en arrière et vit une boule de feu s’élever dans les
airs, derrière les rangs de la Guilde.
— Qu’est-ce qui s’est passé ? demanda Themis.
— On dirait qu’y a quelqu’un de l’aut’ bagarre avec les Goliath qu’a pas
eu ton message sur l’utilisation des grenades.
Lysanne s’appuya sur sa main valide pour se mettre à genoux.
Le sol trembla à nouveau. La poussière tombait sans discontinuer du
plafond du dôme. Les deux femmes restèrent à terre.
— Encore un pétard comme ça, et c’est tout l’dôme qui va nous tomber sur
la tronche, fit Themis.
Mais Lysanne avait d’autres problèmes plus pressants. Alors qu’elle luttait
pour se remettre à genoux, le Goliath sur lequel elle venait de tirer se dressa
de toute sa hauteur au-dessus d’elle. Elle brandit son pistolet à plasma, mais
il le fit voler d’un revers de sa grosse paluche. Il lui envoya ensuite un coup
de pied en pleine poitrine qui la fit voler sur plusieurs mètres. Elle atterrit
durement sur le dos, dans un craquement sinistre de sa colonne vertébrale.
Sa vision devenait floue. Elle secoua la tête pour essayer de disperser la
brume. Le Goliath s’approcha d’elle à grands pas en dégainant un fusil à
pompe. Il arma sa pétoire en se rapprochant. Des balles et des tirs de laser
lui pleuvaient sur les bras et le torse, mais rien ne le ralentissait.
Au même moment, Lysanne vit quelque chose de bien pire derrière le
colosse. Gonth s’était matérialisé dans les volutes de poussière et de fumée.
D’une seule pogne massive, il saisit Themis par la gorge et la souleva du
sol. De son autre main, il lui tira le bras sur le côté. Il lui brisa le poignet
d’un geste sec, et elle lâcha son épée tronçonneuse. L’arme tressauta en
rebondissant au sol.
Gonth regarda Lysanne et le Goliath qui la surplombait.
— Bute-la, gronda le nouveau chef du gang de Grak. Bute-les toutes en
fait. Celle-là par contre, elle est bien farouche. J’la ramène à la planque
pour se marrer un peu.
Le Goliath abaissa le canon de son fusil à pompe et braqua le visage
de Lysanne.
— N’aie pas la prétention d’interférer avec mon œuvre, hérétique ! brailla
Carmin par-dessus son épaule. Quand je me serai débarrassé de ce sorcier,
je reporterai mon attention sur toi. Va-t’en maintenant, et ta rédemption
pourrait bien être retardée… pour un moment.
Les manches de Carmin s’étaient retroussées jusqu’à ses épaules,
dévoilant ses minces bras osseux. Kal ne comprenait absolument pas d’où
est-ce que le Cardinal tirait la force nécessaire pour soulever Francks au-
dessus de sa tête et le maintenir à bout de bras. Il ne pourrait très
certainement pas tenir longtemps. Il fallait juste que Kal continue à le
faire parler.
— Ça va pas se finir ici, Carmin, dit Kal. Ou est-ce que je t’appelle Ignus ?
Carmin sursauta à la mention de ce nom, mais il ne se retourna pas.
— Francks avait raison, reprit Kal. Il y a déjà trop de gens qui savent
la vérité.
— Il n’y a que toi, et tu ne sais même pas ce que tu sais, déclara Carmin.
Ça a toujours été ta faiblesse, hérétique. Tu en sais toujours trop peu, et tu
arrives toujours trop tard.
Sans un bruit, Kal glissa ses pistolets laser hors de leurs étuis. Il se
demanda pourquoi Francks ne se débattait pas. Cet homme-là avait refroidi
deux pros suréquipés. S’il ne pouvait pas se débarrasser de Carmin… il
devait y avoir un gros problème.
Kal continua à parler.
— Voyons si je peux m’approcher de la vérité. T’as assassiné le mec au
corps lumineux là-bas, y’a longtemps, et Francks ici présent en est le seul
témoin. C’est à peu près ça ?
Francks leva la tête et regarda Kal. Ses yeux luisaient d’un étrange éclat, et
il avait un grand sourire. Kal articula silencieusement Vous pouvez pas vous
battre ?
Francks se contenta de secouer la tête en fermant les yeux.
— L’univers contient bien plus que la vie et la mort, déclama Carmin.
Mais je n’attends pas d’un chasseur de primes hérétique tel que toi qu’il
saisisse les subtilités de la philosophie, même enseignée à coups de fouet.
— Je suppose que tout le reste de l’histoire, c’est des conneries de
rédemptionniste, de toute façon, répondit Kal. J’ai vraiment autre chose à
foutre. Mais ce gars-là, il vient avec moi. Tu peux t’en tirer ou pas. Pour
moi, c’est du pareil au même.
Kal vit se contracter les muscles écorchés des bras de Carmin. Il se
préparait à jeter Francks par-dessus bord. Kal joua son va-tout.
— Je peux t’abattre sur place, Carmin. Si y’a un truc où je suis doué, c’est
tirer droit. Je peux te fumer quand je veux. Vous tomberez tous les deux.
Ma prime survivra. Pas toi.
Après réflexion, ce n’était probablement pas la meilleure tactique à
adopter avec un illuminé fanatique du genre Carmin. Forcé de choisir entre
la mort ou accepter la défaite, un fanatique choisira la mort à tous les coups.
Carmin balança Francks dans le trou et se laissa tomber à genoux. Kal fit
feu mais ses tirs, inutiles, passèrent au-dessus de la tête du Cardinal. Ce
dernier roula sur le côté alors que Kal continuait à tirer. Carmin plongea
derrière un muret pendant que Kal se précipitait jusqu’au rebord pour voir
si la chute avait tué Francks.
Le prophète était sur le dos, affalé au pied du mur. Sa jambe droite se
repliait presque sur elle-même à la hauteur du genou, tandis que son bras
gauche était tordu au niveau de l’épaule et coincé sous son corps. Une
flaque de sang s’étalait autour de lui, et Kal vit un rocher pointu qui
dépassait de son flanc. Mais il décela aussi un mouvement, et même à cette
hauteur, il distinguait encore les étranges yeux tourbillonnants.
Kal pivota pour avancer sur Carmin. Il braqua ses pistolets laser sur
le muret.
— C’était ta troisième et dernière chance, Cardinal, déclara-t-il. Toi et tes
crevards, vous avez tous échoué. Vous êtes tout bonnement pas doués
pour tuer.
— Tu serais étonné, répliqua Carmin. Je commence à peine.
Il surgit de derrière le muret avec un pistolet à plasma entre les mains.
— Je l’avais planqué là il y a bien longtemps, au cas où un truc
arriverait… comme aujourd’hui.
Il enclencha une cellule énergétique dans l’arme et tira.
Kal se jeta sur le côté alors qu’un gros roc tout proche explosait sous
l’impact de la décharge de plasma incandescent. Des esquilles s’abattirent
tout autour de lui tandis qu’il roulait au sol. Même pas la peine de tenter le
duel contre un pistolet à plasma. Les décharges d’énergie étaient comme
des grenades, il suffisait d’être à proximité pour y passer. Le tir suivant
vaporisa le sommet du mur, dont le reste s’effrita autour de Kal. Il bascula
dans le vide.
10 : PAR-DESSUS BORD

Le Cardinal Carmin se précipita en avant et braqua son pistolet à plasma


vers le fond du gouffre. Il tourna frénétiquement la tête dans tous les sens,
cherchant l’hérétique Kal Jerico. L’hérétique devait mourir ! Les deux
hérétiques, d’ailleurs. Jerico et Francks, ce faux prophète complètement
fou. Ils allaient tout gâcher. Tout ce qu’il avait construit. Tout ce pour quoi
il avait œuvré, lutté et tué au fil des ans, tout allait s’effondrer si ces deux
hérétiques parvenaient à leurs fins.
Il sentait que tout lui échappait. Son cœur battait si fort qu’il le sentait
cogner dans sa poitrine et battre à ses tympans. Son visage le brûlait et il
peinait à respirer, forçant un râle sifflant par sa bouche sans lèvres. Il avait
l’impression que sa langue était chargée de sable, et ses mains tremblaient à
tel point qu’il manqua de faire tomber son arme sur le chantier plus bas.
Les yeux de Carmin faillirent lui sortir de la tête quand il les posa sur la
scène en contrebas. Il y avait une foule incroyable. Tant de témoins de son
échec : ses gardes, les esclaves, et ces stupides citoyens. Plus loin, une toute
autre bataille faisait rage, avec davantage encore de gens venus pour
dévoiler ses secrets, pour s’interposer entre le Cardinal Carmin et sa
mission en ce monde.
Et puis il y avait Jobe Francks. Le faux prophète gisait là, en bas, brisé
mais bougeant, tremblant, toujours en vie.
— Pourquoi est-ce que tu es si difficile à tuer ?
Carmin pointa son pistolet à plasma sur Francks, mais il lui était
impossible de viser correctement tant sa main tremblait. Il saisit la crosse de
l’arme de sa main libre pour la stabiliser, et essaya de fermer un œil,
oubliant qu’il n’avait plus de paupières à proprement parler.
— Que l’Empereur le condamne aux profondeurs du Cloaque,
s’écria Carmin.
— Tu as l’air d’avoir du mal à mener ton projet à bien, n’est-ce pas
Ignus ?
— Qui est-ce ? cria le Cardinal.
Il agita son pistolet en tous sens et inspecta le mur et la fosse en-dessous. Il
regarda également par-dessus son épaule. Il avait l’impression que la voix
était venue d’en bas, mais n’en était pas certain. Elle avait paru
toute proche.
— C’est toi, Korr ? lança-t-il. Que me veux-tu ? Pourquoi est-ce que tu ne
peux pas rester mort et enterré comme tous les autres ?
— Tu ne pourras jamais me tuer, répondit la voix. Je suis éternel. Je te
hanterai jusqu’au jour de ta mort.
Ça venait clairement d’en bas. Peut-être que c’était Korr. Peut-être que
c’était juste dans sa tête. Peu importait. Ils devaient tous mourir,
maintenant. Carmin tira dans la fosse. L’explosion faillit le faire basculer
par-dessus bord.
— Laissez-moi ! hurla-t-il. Je vais tous vous tuer. Je vais nettoyer cet
endroit et tout anéantir. On verra comment vous vous relèverez de tout ça !
Il tira encore et encore, agitant son arme au hasard tout en pressant sur la
gâchette pour envoyer de puissantes décharges de plasma dans tous les sens.
Des éclats de roche, des pièces de métal et des morceaux de chair volaient
dans les airs là où les boules d’énergie faisaient mouche. Carmin
s’abandonnait à un grand rire déchaîné à chaque tir et dansait au bord de la
fosse tout en continuant à tirer.
— Je suis la volonté, hurlait-il. Je suis la voie. Je suis le rite sacré de la
rédemption. Sentez ma flamme, sentez ma colère, et disparaissez sous mon
regard. Je suis la volonté. Je suis la voie…
Yolanda se creusait les méninges pour essayer de trouver une réponse
sarcastique à la proposition vulgaire de l’Orlock, mais ne trouva rien de
mieux que : « Quoi, le paradis après l’échange de ta sale carcasse contre
une prime ? »
C’était completement naze. Avec Jerico, elle avait toujours une réplique
cinglante prête à sortir. Elle attribua cela à son manque de sommeil. Elle
n’était pas dans son assiette. Ce qui expliquait aussi comment cet abruti
d’Orlock avait pu la coincer, déjà.
— Dernière chance, fit Ander. Tu lâches ton arme et tu rappelles ton gang,
ou bien on vous dessoude et on balance les corps le trou. Alors ?
Ander l’avait coincée, et bien coincée. Elle était allongée sur le dos, et il se
tenait derrière elle. Son entrejambe était trop loin, et elle n’arriverait jamais
à se remettre sur ses pieds avant qu’il presse la détente. Yolanda enrageait
de devoir l’admettre, mais Ander avait l’avantage. Par contre, elle préférait
crever plutôt que de lui céder l’avantage qu’il désirait vraiment.
Elle desserra sa prise et laissa ses pistolets lui pendouiller dans les mains.
Elle banda tous ses muscles en même temps, prête à l’action. Elle pourrait
peut-être faire un mouvement de ciseaux avec ses jambes, ou bien rouler
vite-fait sur le côté pour qu’il se foire et enchaîner tout de suite sur deux
coups de laser bien placé.
— Voilà qu’est mieux, fit-il avec un grand sourire. Et maint’nant, tu
vas lent…
L’air grésilla au-dessus de Yolanda. Un rai de lumière vive l’aveugla en
passant au-dessus d’elle. Elle cligna des yeux pour chasser les larmes qui
lui étaient venues et raffermit sa prise sur ses armes. La voilà, sa chance. Si
Ander avait été aveuglé aussi, elle pourrait peut-être avoir le dessus.
Le pistolet du ganger lui tomba des mains alors que Yolanda tentait de
liberer ses bras, et il s’affala au sol juste à côté d’elle. Sa bouche était
entrouverte, et ses yeux étaient écarquillés de surprise, probablement en
raison de l’énorme trou fumant qu’il avait dans le torse.
— J’l’ai eu ? demanda Scabbs.
— Ouaip, répondit Yolanda en se détournant du cadavre aux yeux vitreux.
Bien visé. Tu peux frimer un coup, si tu veux. T’as pris ton temps hein, par
contre ?
— J’suis un peu occupé, là, lui dit Scabbs. J’ai des Rédemptionnistes au
cul, j’te f’rai dire.
— Okay, fit Yolanda. Tu frimeras plus tard. Continue à tirer pour
le moment.
Elle attrapa le flingue d’Ander et le glissa dans son gilet sans manches.
— J’arrive ! Couvre-moi.
Yolanda s’accroupit derrière le wagonnet renversé. En entendant les tirs de
laser de Scabbs, elle sauta par-dessus et plongea en s’enroulant sur elle-
même. Elle se releva de sa roulade en tirant et zigzaga vers Scabbs.
Un énorme bloc de roc éclata sous elle au moment où elle franchissait d’un
bond le muret qui encerclait le camp des esclaves. Elle tomba lourdement
au sol et resta immobile un instant.
— C’était quoi ça, au nom d’la Spire ? s’exclama Scabbs.
Des débris s’abattaient tout autour d’eux. Les adorateurs commencèrent à
paniquer et se mirent à crier. Certains d’entre eux sautèrent par-dessus le
muret pour prendre la fuite, indifférents aux escarmouches en cours tout
autour d’eux. D’autres se roulèrent en boule en gémissant. Des décharges
d’énergie explosaient partout sur le chantier.
— Un pistolet à plasma, fit Yolanda en rampant jusqu’à une portion intacte
du mur. Je sais pas d’où ça vient. Bordel de merde !
— Qu’est-ce qu’y a ? demanda Scabbs. Ça va ?
— Je viens juste de trouver la réplique parfaite pour Ander.
Themis entendit le bruit de son poignet qui craquait par-dessus le
vrombissement de la tronçonneuse. La douleur lui remonta dans tout le bras
comme une impulsion laser. Elle voulut crier, mais avec la main de Gonth
qui lui broyait la gorge, seul un gargouillement réussit à franchir ses lèvres.
Elle cogna de sa main libre contre son torse, mais il se contenta de lui rire
au nez en se détournant pour s’en aller. Elle voyait la bataille qui se
poursuivait derrière lui. Ça paraissait encore plus chaotique qu’avant. Les
rangs constitués de ses filles et des gardes de la Guilde s’étaient désagrégés,
tout le monde courait se mettre à l’abri. Les Goliath s’étaient regroupés et
commençaient à les poursuivre.
Themis cherchait Lysanne du regard, espérant qu’elle avait trouvé un
moyen de se mettre hors de portée du ganger de Gonth. Et elle repéra sa
jeune lieutenante. Elle gisait au sol, immobile, du sang plein sa tunique
croisée. Le Goliath qui l’avait menacée de son arme n’était plus là. Il avait
dû aller rejoindre les autres.
Elle voulait hurler. Elle voulait pleurer la perte de ses filles, mais les
ténèbres envahissaient son esprit. Privée d’oxygène, elle voyait le monde
autour d’elle virer au noir. Tout semblait perdu. Les paupières de Themis se
faisaient lourdes. Elle voulait se laisser aller, voulait se laisser engloutir par
l’obscurité. Mais elle savait ce qui l’attendait de l’autre côté, et ce n’était
pas la mort. Pas tout de suite, en tout cas. Il fallait qu’elle se batte.
Themis attrapa la main de Gonth autour de son cou, tira sur ses gros
doigts, puis sur son pouce. Une toute petite goulée d’air pourrait lui donner
quelques instants de plus. Elle pourrait peut-être ordonner la retraite. Elle
pourrait peut-être trouver un moyen d’échapper à cette brute. Avec un tout
petit peu d’air en plus, tout serait possible.
Lysanne se retourna sur le ventre, se souleva sur les coudes, et vomit. Elle
essora le sang et le vomi de ses cheveux avant de regarder le Goliath mort à
côté d’elle. À un moment, il était debout face à elle, prêt à presser la
détente, et l’instant d’après, son torse explosait carrément. La lourde tête
était tombée et avait roulé entre les jambes de Lysanne, pendant que la
partie inférieure du torse laissait échapper un geyser de sang qui l’avait
littéralement inondée.
Lysanne avait été si horrifiée qu’elle s’était figée, oubliant complètement
Themis et Gonth. C’était le spectacle le plus répugnant qu’elle avait jamais
vu, et pourtant elle avait traversé un bon nombre d’affrontements. Elle
chassa cette vision sanglante de son esprit et se consacra à sauver Themis.
Elle ramassa son arme et traversa la mêlée en direction de Gonth. Themis
avait l’air vraiment mal en point. L’une de ses mains pendait mollement le
long de son flanc, pendant que l’autre s’acharnait sur la pogne de géant
refermée autour de sa gorge. Elle avait arrêté de se débattre, comme si elle
n’avait plus la moindre étincelle d’énergie.
Gonth la baffa en pleine face et lui fit cracher du sang. Themis parut
reprendre une petite goulée d’air juste à ce moment et braqua son regard sur
Lysanne. Celle-ci vit qu’une étincelle meurtrière luisait encore dans les
yeux farouches.
Themis ouvrit la bouche et réussit à grand-peine, d’une voix rauque, à
émettre un seul mot :
« Grenade ! » ordonna-t-elle en tendant la main derrière la tête du Goliath.
C’était à peine plus qu’un murmure, mais Lysanne le comprit
parfaitement. Elle savait qu’il était inutile de remettre en question un ordre
de sa cheffe, même s’il lui semblait suicidaire. Elle arracha donc une
grenade frag de sa ceinture, la dégoupilla, et la lança.
Le geste était parfaitement dosé. Themis cueillit la grenade dans les airs,
ramena sa main, et lui enfonça l’explosif en plein visage. Il la lâcha
immédiatement et commença à se griffer le visage. Themis utilisa son bras
valide pour se relever et s’éloigna tant bien que mal de Gonth, qui sautillait
sur place.
Il se tourna vers Lysanne, et elle finit par comprendre ce qui s’était passé.
Themis avait enfoncé la grenade dans la gueularde du Goliath. Il galérait
comme un forcené, mais sans parvenir à l’attraper correctement pour forcer
le barrage de ses dents. Lysanne se laissa tomber au sol et se couvrit la tête
des deux mains. Un instant plus tard, une explosion tonitruante retentit, et
une fois de plus, elle fut arrosée de sang et de fragments d’os.
— On gicle, lui lança Themis. On a eu c’qu’on voulait. Rappelle les ‘Cats.
Ça devient n’imp’ ici.
— Bon, ben ça aurait pu mieux se passer, marmonna Kal.
Il était agrippé au mur juste sous le niveau de Carmin, qui continuait à
vociférer en déchargeant son pistolet à plasma. Heureusement, Kal était
dissimulé sous une rangée de tuyaux et de poutres au moment où le
Cardinal avait regardé par-dessus le rebord. Et maintenant, il était tellement
parti en vrille que Kal pensait qu’il y avait peu de chances pour que le
Cardinal se rappelle où il était, ou même simplement qui il était.
Il avait juste voulu lui faire peur pour qu’il se barre, pas déclencher un
épisode psychotique.
Kal descendait progressivement le long du mur, s’éloignait peu à peu du
fou furieux, accrochant ses doigts et le bout de ses bottes dans les minces
interstices emplis de mortier entre les briques. Il n’avait plus qu’à se
déplacer de quelques mètres sur le côté, et il serait caché à la vue de l’autre
jusqu’au bas du mur. Il progressait lentement, et ses épaules étaient à
nouveau engourdies. Il avait déjà passé trop de temps suspendu.
— Va falloir que j’apprenne à la fermer de temps en temps, dit-il.
Il regarda par-dessus son épaule pour constater le chaos déclenché par la
crise de Carmin. Les rangs des gardes s’étaient disloqués, et les quelques
Goliath restants se déplaçaient librement au sein de la mêlée, piétinant et
abattant tout ce qui bougeait. Les Wildcats étaient plus disciplinées que les
gardes, et apparemment elles étaient en train de se rapprocher discrètement
de la porte. Voilà qui était intelligent.
Kal continua à descendre le long du mur en gardant un œil sur les
différentes zones de combat. Si les ‘Cats étaient là, Yolanda ne devait pas
être loin. Il la repéra un instant plus tard. Elle était visiblement en train de
s’engueuler avec Scabbs tout en flinguant le dernier Orlock.
Les esclaves et les ruchards étaient soit en état de choc, soit en train de se
ruer vers la sortie. Ceux qui auraient la chance d’éviter à la fois les tirs de
plasma et les Goliath pourraient peut-être retourner sains et saufs à la
civilisation. La dépouille d’une esclave était affalée sur le corps miraculeux.
Elle avait dû mourir pour le protéger.
Presque arrivé en bas, Kal remarqua que les gardes de Carmin s’étaient
regroupés sur le monticule après que les esclaves aient fui le pistolet à
plasma. Ils n’avaient pas l’air d’être trop sûrs de la marche à suivre. Leurs
regards allaient et venaient entre le corps miraculeux au milieu de la zone
de tirs, et leur chef, le tireur forcené lui-même. Kal ne se souciait guère de
la direction qu’ils emprunteraient tant qu’ils le laissaient tranquille. Il fallait
qu’il rejoigne Francks.
Il se laissa tomber sur les quelques derniers mètres et pivota pour courir le
long du mur jusqu’à sa cible. Quelqu’un se fit entendre au-dessus du fracas
juste à ce moment :
— Cessez immédiatement cette folie ! clamait la voix amplifiée.
Kal se retourna pour voir qui était l’énergumène assez stupide pour utiliser
un amplificateur de voix au milieu de ce tumulte. C’était Tavis, le guider.
Qu’est-ce qu’il foutait là, au nom de la Spire ? Le guilder était planté entre
le chaos près de la porte et l’autre chaos autour du corps miraculeux. Il
s’imaginait peut-être qu’il pourrait ramener l’ordre par l’autorité de sa voix
et de sa présence. Aux yeux de Kal, il évoquait plutôt un électroaimant
à problèmes.
— Ici, c’est mon dôme, rugit-il dans son amplificateur. Vous êtes tous des
intrus et je suis dans mon bon droit si je décide de vous faire abattre ou je
vous capture comme esclaves !
Pour Kal, ce n’était pas avec ce genre d’approche qu’il allait se faire des
amis ou convaincre les gens, mais pourtant le silence se rétablit dans le
dôme. Apparemment, tout le monde voulait savoir ce qu’allait raconter le
crétin amplifié.
— Barrez-vous immédiatement, ou je mets toutes vos têtes à prix, déclara-
t-il. J’en suis capable. Je suis un guilder, et vous… vous n’êtes rien.
Personne ne pleurera même votre mort. Décarrez. Je veux récupérer
mon dôme.
Kal n’avait pas de temps à perdre avec tout ça. Il fit demi-tour et courut
jusqu’à Francks.
— Giclez, répéta Tavis. Vous m’entendez ?
— Je t’entends, cria Carmin. Mais c’était mon dôme avant d’être le tien, et
ce sera à nouveau le cas !
Kal s’arrêta et regarda fixement le Cardinal. Ce dernier tira un coup de son
pistolet à plasma. Kal se retourna vers Tavis. La tête du guilder, ainsi que
l’amplificateur et la main qui le tenait, et même tout le haut du corps
explosa en une immonde gerbe de sang, de fragments d’os et de bouts de
plastique fondus. Le corps resta debout un moment, puis tomba en arrière.
Kal était stupéfait. Carmin venait non seulement d’abattre un guilder, mais
en plus sur la propriété de celui-ci ! Il aurait aimé avoir un appareil pix pour
enregistrer tout ça. Il se précipita vers Francks. Il remarqua au passage que
les hommes du Cardinal avaient pris leur décision. Ils étaient en train de
remonter la colline au pas de course pour rejoindre leur guide spirituel, et
probablement l’emmener au dehors avant que les hommes de la Guilde ne
se reprennent.
— Kal Jerico, dit Jobe Francks, je savais que tu allais venir.
Le chasseur de primes était auprès de Francks, affichant un air de profonde
préoccupation. Jobe avait plutôt l’impression que c’était lui-même qui
aurait dû être préoccupé, vu qu’il ne sentait plus ses jambes et qu’il lui était
apparemment impossible de se redresser.
— Comment ? dit Kal. On se connaît pas.
— La tapisserie est fortement influencée par ton passage dans cette vie,
répondit Francks.
Sa respiration était laborieuse, et il lui fallut un moment pour reprendre
son souffle avant de poursuivre :
— Tu as dérangé un grand nombre de fils lors de tes pérégrinations.
— Vous causez toujours comme ça ? demanda Kal en souriant. Ou c’est
juste pour les grandes occasions ?
Le chasseur de primes s’agenouilla à côté de Francks et commença
doucement à le tâter, le sonder. Jobe aurait pu lui dire que ce n’était pas la
peine. Toutes ses blessures étaient internes, et bien trop compliquées à
traiter pour leurs moyens. Mais il voulait donner à ce dernier l’impression
d’être utile, aussi il ne dit rien.
— Je veux dire, c’est pas tous les jours l’occasion de me rencontrer pour la
première fois ! dit Kal.
Il se força à sourire à nouveau, mais Jobe voyait bien à son regard qu’il
était inquiet.
— Encore moins pour quelqu’un qui a passé sa vie dans les Désolations de
Cendre, reprit Kal.
Jobe aurait bien voulu plaisanter, mais il sentait que son essence quittait
son corps.
— Il me reste peu de temps, dit-il. Je crains de ne pouvoir venir chez
Monsieur Nemo avec toi.
Kal leva les mains, l’air faussement innocent par réflexe.
— J’ai pas la moindre idée de…
Jobe toussa en projetant du sang sur ses vêtements neufs. L’hémorragie
emplissait ses poumons et obstruait sa respiration. Il n’allait plus pouvoir
parler longtemps.
— Écoute-moi, s’il te plaît, dit-il. Tout aura été en vain si tu ne me laisses
pas finir.
— Je crois que je comprends, fit Kal en hochant la tête. Allez-y.
Francks se lança dans un débit rapide, en s’interrompant de temps en
temps pour cracher du sang :
— Ton ami, celui à l’affection croûteuse. Il a le journal de Mordu. Chaque
méfait commis par Ignus, Carmin, y est consigné. Je te le confie. Je sais que
tu feras le bon choix. Mais sois prudent. Ignus est bien protégé. Si tu
retournes dans son repaire, tu mourras.
Kal ouvrit la bouche pour protester, ou poser une question peut-être, puis
la referma.
Francks continua :
— Tu sauras quoi faire le moment venu. Nous devons tous jouer notre
rôle. Je pensais que le mien consistait à trouver Korr. Je réalise maintenant
que j’ai été amené ici pour te trouver, toi. Je te laisse poursuivre le combat.
Mordu l’a mené aussi longtemps qu’il l’a pu. Mais la vérité a maintenant
son véritable champion.
— Moi ? Je suis le champion de rien du tout ! explosa Kal. J’ai même pas
pu me sauver moi-même, aujourd’hui. J’ai poussé Carmin à une rage
meurtrière, et je l’ai pratiquement poussé à vous balancer. Croyez-moi, vous
feriez mieux de vous choisir un autre champion !
Jobe sourit. Son heure était venue, mais il se sentait bien. Satisfait,
accompli.
— Je ne t’ai pas choisi, dit-il. L’univers t’a choisi. Et il a ses raisons. Le
combat doit être continué par quelqu’un comme toi, Kal Jerico. Et nous
savons tous les deux qu’il n’y avait personne d’autre comme toi à choisir.
— Je sais pas quoi répondre à ça, dit Kal. J’ai jamais aiméni les Cawdor ni
les Rédemptionnistes. Trop moralisateurs, trop de prêchi-prêcha à mon
goût. Moi, je prends les gens comme ils sont et j’essaie pas de les changer.
Mais je vois bien que vous êtes pas comme Carmin et sa clique… Vous êtes
bon et honnête. J’aurais aimé avoir une chance de vous connaître. Je… Je
suis désolé de pas avoir pu vous sauver.
— Ne t’inquiète pas pour moi, répondit Jobe.
Son bras gauche était engourdi, et il avait l’impression que quelqu’un lui
avait posé un bloc de ferrobéton sur la cage thoracique.
— Ma mission est accomplie. Syris Korr et moi en avons terminé ici-bas.
Nous pouvons passer à autre chose. Nous pouvons partir en paix.
Il regarda droit dans les yeux de Kal, et son regard se voila. Quand il
reprit, sa voix paraissait lointaine, comme si elle se réverbérait dans un
long tunnel.
— Mais toi… Tu ne seras pas en paix tant que tu n’auras pas retrouvé
Wotan. Je comprends. Un homme a besoin d’un fidèle compagnon. Je ne
peux pas aller chez Nemo avec toi, mais je peux t’offrir deux présents qui
pourront t’aider.
Jobe sortit de sa poche l’enveloppe de Mordu et la tendit à Kal.
— Prends ça. Je n’en ai pas besoin là où je vais.
Kal tendit la main pour saisir l’enveloppe. Quand il referma les doigts
dessus, Jobe l’attrapa par le poignet. Les nuages qui voilaient ses yeux se
mirent à tourbillonner, passant du blanc au gris, puis au noir, évoquant une
tempête soudaine.
— Voici le deuxième présent.
Kal retira sa main un moment plus tard, cligna des yeux.
— Fouisse-m… Qu’est-ce que c’était que ça ?
— Des renseignements, dit Jobe. Des souvenirs. Une vision de ton cyber-
mastiff, Wotan. Trouve-le. Va le chercher. Achève ta mission.
Bonne chance.
Et puis il fut temps pour Jobe Francks. La noirceur remonta de son torse à
sa tête. Des visions tournoyèrent et dansèrent dans son esprit. Sa vie. Celle
de Korr. Celles de Carmin et de Jerico. La tapisserie dans son entier. Une
scène se déroulant dans un bar flottait à la lisière de sa conscience. Il
repoussa les autres. Il voulait voir ça. Et à la fin, il se mit à rire, à rire, à rire.
Tout au bout du tunnel, il entendait la voix de Kal qui lui parlait :
— Qu’est-ce qui est si marrant ? Pourquoi vous riez ?
— Pour rien, répondit Francks, quand bien même il n’était pas sûr que Kal
l’entendait encore. Tu le sauras bien assez tôt.
Le tunnel s’éclaircit devant Jobe Francks. Il jeta un dernier regard en
arrière, vers Kal, et sourit. Puis il se tourna sur le côté et vit une infinité de
tunnels tous parallèles les uns aux autres, mais tous dirigés vers la même
clarté, à l’autre bout. Il voyait Syris marcher dans le tunnel d’à côté et sut
qu’ils se retrouveraient au bout, à l’embranchement. Et que c’était
bien ainsi.
— Kal ?
—…
— Réveille-toi, Jerico.
Kal reçut une gifle. Vu la longueur des doigts et la force du geste, il était
sûr que ça venait de Yolanda.
— Hein ? fit-il. Pourquoi tu me claques ?
Il était assis à côté de Jobe Francks. Yolanda et Scabbs étaient debout
devant lui. Scabbs, au moins, avait l’air inquiet.
— T’es assis là d’puis que’ques minutes, Kal, dit Scabbs. On s’faisait
du souci.
— Le nabot se faisait du souci, corrigea Yolanda. Moi je veux juste me
barrer. Nos potes les Goliath vont rappliquer.
Kal secoua la tête pour s’éclaircir les idées. Il baissa les yeux vers Francks.
Mort. Depuis combien de temps ? Est-ce qu’il avait rêvé tout ça ?
— C’est maintenant, Jerico, ou je te refile aux Goliath comme offrande
de paix.
Yolanda releva Kal et le poussa en direction du monticule de gravats.
— On grimpe par là. On va peut-être pouvoir faire le tour pour revenir à
la porte.
Kal laissa Yolanda prendre la tête pour le moment. Il essaya de se résumer
ce qui s’était passé pendant qu’ils gravissaient la pente.
— Mes flingues, s’exclama-t-il. Je les ai lâchés quand je suis tombé.
— Ils sont dans tes holsters, Kal.
— Bizarre, fit Kal. Et où est parti tout le monde ?
— Les Wildcats se sont barrées quand Carmin a pété les plombs, répondit
Yolanda. Les gardes de sa sainteté le taré l’ont emporté après qu’il ait
flingué Tavis. Les gardes de la Guilde ont tenu le coup un moment, mais là
on est revenus au point de départ, et on essaie d’échapper à ces fouisseurs
de Goliath.
— Et j’ai bien mes pistolets laser, ceux à crosse de nacre ?
Cette fois, c’est Scabbs qui le gifla.
— Allez, Kal ! geignit-il. On a b’soin d’toi, là. Les Goliath sont en bas d’la
pente. Va nous falloir un plan à la Kal Jerico pour sortir d’ici vivants. C’est
bien toi l’meilleur pour bricoler des combines improbables.
Kal sourit :
— C’est exactement de ça qu’il parlait, en fait… Je suis Kal Jerico. Je suis
le héros.
— C’est ça, Jerico le grand héros, fit Yolanda, sarcastique. Et je suppose
que nous on est tes faire-valoir, hein ?
Kal hocha la tête, mais il n’écoutait pas vraiment.
— J’ai une idée, dit-il. Vous deux, continuez à tracer. Tournez à droite
arrivés en haut. Vous arrêtez pas avant d’arriver au mur du dôme. À partir
de là, Bobo saura où aller.
— Bobo ? fit Scabbs. J’l’ai pas vu arriver avec toi.
— Non, dit Kal, mais il est là-haut. Il est rentré par la porte secrète
au fond.
— Porte secrète ? Quelle porte secrète ? Comment tu sais ça, Jerico ?
demanda Yolanda.
— Je sais pas comment, répondit Kal. Je le sais, c’est tout. Allez,
maintenant.
Kal s’arrêta en haut de la pente. Les Goliath étaient à peu près à mi-
chemin, et ils allaient vite. Avec leurs grandes jambes super musclées, ils
avançaient dans la pente presque aussi rapidement qu’en courant sur
terrain plat.
Kal saisit les pans de son manteau de cuir et les écarta pour dégager ses
holsters. Les Goliath étaient à quarante mètres. Kal souffla doucement sur
le bout de ses doigts et baissa les mains jusqu’à ses holsters. Trente mètres.
— Kal ! lança Scabbs derrière lui. Tu peux pas buter des Goliath avec tes
pistolets laser. Viens avec nous. Magne-toi !
— Ah, je peux pas ?
Vingt mètres. Des balles et des tirs de laser volaient vers le stoïque
chasseur de primes et le manquaient de peu. Kal dégaina et tira quatre
coups en une rapide succession. Pas un seul d’entre eux n’impacta les
Goliath. Il ne les avait même pas visés. Certain que cela suffisait, Kal se
détourna et s’élança.
Il entendit derrière lui un grand craquement, suivi d’un grondement sourd,
puis d’une explosion retentissante. Il prit un instant pour jeter un regard par-
dessus son épaule et admirer son œuvre. D’énormes blocs de béton et des
poutres métalliques s’abattaient au sol, tandis que le plafond et le côté du
dôme s’effondraient sur les derniers membres du gang de Grak.
Kal sourit.
— J’ai quand même un certain style, dit-il. Une certaine manière assez peu
conventionnelle de faire les choses, pas vrai ?
Quelques secondes plus tard, il rattrapa Scabbs et Yolanda, qui avaient
trouvé Bobo.
— La porte du fond, c’est par là, Bobo ? demanda-t-il dans un sourire.
— T’es sûr de ton coup, Jerico ? demanda Yolanda pour la dixième fois, à
peu près.
Kal lui fit signe de se taire.
— Oui, je suis sûr, chuchota-t-il. Je vois tout dans ma tête. Et me demande
pas d’expliquer comment ou pourquoi. C’est comme ça. Okay ? Francks a
dit qu’il m’offrait un présent pour m’aider à récupérer Wotan.
— Une vision de ton clébard dans le coin.
Yolanda avait agrémenté ses propos d’une couche de sarcasme si épaisse
que Kal aurait eu du mal à trancher dedans même avec son sabre.
Il se contenta de hocher la tête. Une fois n’était pas coutume, la discussion
commençait à le lasser. Il émergea de derrière la stalagmite qui les
dissimulait et avança prudemment vers l’entrée de la caverne. Ils étaient
dans un immense souterrain à deux heures de marche de Down Town, la
colonie la plus lugubre et la plus profondément enfoncée dans le Sous-
monde. Kal restait collé à la paroi, pas tant pour se protéger que pour éviter
de tomber dans la mare de fange qui recouvrait la quasi-totalité du sol.
Yolanda et Scabbs lui emboîtèrent le pas au bout d’un moment. Kal
entendit une bousculade derrière lui, et se retourna juste à temps pour voir
Yolanda écraser Scabbs contre la paroi pour le contourner.
— Et pourquoi est-ce que Nemo amènerait ton chien dans les profondeurs
de la Ruche ?
— Pour éviter qu’les voisins s’plaignent des aboiements ? suggéra Scabbs.
— Et en causant du voisinage, reprit Yolanda, est-ce que t’as la moindre
idée du genre de saloperies qui vivent dans les grottes du coin ? Des
mutants. Des aberrations. Des trucs à côté de quoi les Goliath paraîtraient
aussi mignons que des bébés Wotan.
Kal braqua sa torche sur une petite niche creusée dans la paroi de la grotte,
devant eux.
— Hurleur, annonça-t-il. Vous approchez pas ou vous allez le déclencher.
Il fit un détour en pataugeant dans la gadoue pour éviter l’alarme de
proximité. Les deux séries d’éclaboussures qu’il entendit derrière lui
confirmèrent que les autres avaient suivi son exemple.
— Mais bordel, comment t’as su qu’il était là ? souffla Yolanda.
Kal désigna sa tête de l’index sans cesser d’avancer. Ils continuèrent à
zigzaguer jusqu’à l’entrée de la grotte en évitant tous les hurleurs. Kal
éteignit sa torche.
— Restez là, attendez mon signal, dit-il. Je veux pas qu’ils nous
voient venir.
— Comment tu vas y voir, toi ? voulut savoir Yolanda, toujours incrédule.
Kal ne répondit pas. Il avança dans la grotte les yeux fermés. En se
concentrant, il voyait dans son esprit chaque recoin, chaque tournant. Au
bout de quelques minutes, il s’arrêta et ouvrit les yeux. Il voyait une flaque
de lumière éclairer le sol après l’angle du dernier virage. Il attendit,
comptant silencieusement à rebours à partir de dix.
Arrivé à zéro, Kal contourna l’angle et se retrouva juste derrière le garde
qui venait de faire demi-tour pour retourner dans la grotte éclairée. Il
l’attrapa, lui plaqua sa main sur la bouche, et lui enfonça le canon de son
pistolet laser dans le dos.
— Pas un bruit si tu tiens à la vie. Compris ?
Le garde hocha la tête. Kal le traîna vers l’extérieur, repassa le coin, et lui
abattit la crosse nacrée de son calibre à l’arrière du crâne. Il le déposa au sol
et se remit à compter.
Quelques minutes plus tard, Kal revint à l’entrée de la grotte, alluma sa
torche et l’agita, signalant Scabbs et Yolanda qui suivirent. Il les guida
jusqu’à la limite de la grotte éclairée et s’accroupit à côté des corps des
deux gardes.
— Okay, fit-il. Wotan est là-dedans. Il y a que deux autres gardes, et ils
nous verront pas venir.
— Comment tu le sais ça encore, demanda Yolanda.
— Fais-moi confiance, juste pour ce coup-ci, dit Kal.
Il dégaina ses pistolets laser et passa le coin. En le rejoignant, Yolanda dut
étouffer un rire. Et Kal était d’accord, la situation était plutôt comique.
Wotan se trouvait à l’autre bout de la grotte, enchaîné au sol. Sous lui, il y
avait l’un des jumeaux Delaque bênets employés par Nemo pour ses basses
besognes. Les pattes avant de Wotan maintenaient le manteau de cuir du
ganger des deux côtés de son corps, et il était assis sur son bassin.
Ce jumeau, selon Kal celui qui se nommait Destroy, car il portait un
foulard bleu autour du cou, avait l’air plutôt mal en point.
Seek, l’autre jumeau, était plaqué au mur juste devant Wotan. Il battait des
bras pour tenter de protéger en alternance son visage et son entrejambe,
tandis que le cyber-mastiff grognait en claquant des dents vers lui.
— Dégage-le, dégage-le, répétait inlassablement Destroy.
— Si j’bouge, y va m’zigouiller, fit Seek. Dégage-le toi-même ! Et file-
moi un coup d’main.
— C’est d’ta faute tout ça, protesta Destroy.
— Ma faute ? geignit l’autre. C’est toi, tu t’es trop approché. J’ai juste
voulu t’aider !
— Tu m’aides vach’ment, hein. Pourquoi t’es pas allé chercher les
gardes ?
— T’avais qu’à gueuler si tu voulais qu’ils viennent. C’est pas mon taf
d’aller chercher les gardes ! D’t’façon, ils sont plus là.
— Quoi ? Mais ils sont où ? Pourquoi tu m’as pas dit qu’ils étaient plus
là ? J’vais t’buter dès qu’j’serai dégagé d’là !
— Pas si j’te bute d’abord !
Kal s’avança dans la grotte.
— Un petit coup de main, les jumeaux ?
Deux paires d’yeux furieux se fixèrent sur Kal. Ils haïssaient qu’on leur
rappelle leur parenté.
— Eh bah r’garde c’que t’as fait maint’nant dit Destroy, toujours écrasé
sous Wotan. T’as laissé Jerico s’pointer, comme une fleur.
— Moi ? Moi, j’ai fait ça ? Pourquoi y a fallu qu’tu t’approches autant
d’ce foutu clebs ?
— C’est bon, y en a marre. Cette fois j’vais trop t’buter.
Yolanda lâcha un tir de pistolet laser dans la paroi derrière eux.
— Vous voulez pas la fermer deux minutes ? hurla-t-elle. Ou je vous fume
tous les deux.
— Voilà ce qui va se passer, expliqua calmement Kal en s’approchant
davantage. On va vous ligoter. On peut même vous assommer, si vous
voulez. Ensuite, on va emmener Wotan et vous laisser les crédits que je dois
à Nemo.
— Des crédits ? fit Yolanda. T’avais pas parlé de leur filer des crédits. Où
t’as trouvé des crédits, toi ?
Kal l’ignora, et reprit :
— Et je sais que vous deux, vous allez donner ces crédits à Nemo, parce
que c’est vraisemblablement la seule chose qui permettra de sauver vos
grosses fesses quand il saura que vous avez perdu Wotan.
— Okay d’accord, fit Destroy. Mais dégage c’taré d’mastiff de là. J’sens
plus mes guibolles.
— Dégage-le d’ma tronche d’abord, protesta Seek. J’ai peur pour mon
av’nir, là !
— Wotan, commanda Kal. Couché !
Wotan cessa de grogna et de claquer des mâchoires en direction de
l’entrejambe de Seek, et il s’allongea confortablement sur Destroy.
Après avoir ligoté les deux gangers avec l’aide de Yolanda, Kal plongea la
main dans sa poche et en tira l’épaisse enveloppe que lui avait remise
Francks. Il en sortit un énorme paquet de crédits et se mit à compter. Arrivé
à moins d’un tiers de la liasse, il s’arrêta et remit le reste dans l’enveloppe.
Il laissa tomber les crédits entre les jumeaux. Il lui vint ensuite une autre
idée, qui l’amusa à tel point que ses éclats de rire résonnèrent pendant plus
d’une minute dans le réseau de grottes et de couloirs. Il se tourna vers
Scabbs :
— Passe-moi le journal.
Scabbs le regarda fixement.
— Le journal de Mordu, dit Kal.
Scabbs voulut résister, un peu.
— Y’a plein d’monde qu’a payé très cher pour c’journal, Kal. Y’a des
gens biens qui sont morts pour ça. On peut pas juste l’filer à Nemo. C’est
pas correct.
Kal passa un bras autour des épaules de Scabbs.
— Je sais que t’en as bavé, ces derniers jours, lui dit-il. J’imagine même
pas ce que ça a dû être. Mais il faut qu’on le fasse. C’est la seule chose qu’il
nous reste à faire, vu qu’on peut plus amener Francks à Nemo. C’est même
mieux, d’ailleurs. Tout ce que veut Nemo, c’est les infos, alors on va les lui
filer. Sinon, il va continuer à nous courser, même avec le fric. Fais-moi
confiance. Je pense que c’est exactement ce que voulait Francks.
— J’pige pas, fit Scabbs.
Kal désigna à nouveau son crâne en se tapotant la tempe.
— Fais-moi juste confiance, mon gars. Okay ?
Scabbs haussa les épaules et lui tendit le journal. Kal le prit et ramassa les
billets. Il mit les crédits dans une sacoche qu’il posa sur le journal, puis
laissa tomber le tout entre les brutes ligotés.
— On en a fini, maintenant, dit-il. C’est compris ? La prochaine fois que je
vous vois, tous les deux, je laisse Wotan s’occuper de l’avenir de votre
famille. Assurez-vous bien que votre chef reçoive son petit colis-cadeau, ou
on vous traquera comme les rats que vous êtes.
Sur ce, Kal se détourna et repartit dans les ténèbres. Sur le chemin du
retour, il fit en sorte de passer devant tous les hurleurs pour les déclencher.
Une atroce plainte hululante se réverbéra dans la caverne. Elle ne durerait
pas très longtemps, mais il était sûr qu’elle pousserait les jumeaux à se
lancer dans un nouvel échange de cris et d’injures. Kal ricanait doucement
en avançant vers la sortie, suivi de son fidèle cyber-mastiff.
Les docks de Hive City étaient comme une illustration du chaos. Des
centaines de personnes circulaient dans tous les sens selon des trajectoires
étranges et imprévisibles, charriant des marchandises entre les
transporteurs, les docks et les entrepôts voisins. Les dockers pilotaient des
grues, chargeaient des caisses sur des chariots, ou se prélassaient
tranquillement installés sur des conteneurs pendant que des contremaîtres
galopaient de droite à gauche, braillant, gesticulant et braillant encore un
coup. D’énormes boîtes métalliques entraient ou sortaient des entrepôts,
pendant que des employés munis de paperasses circulaient entre tout cela,
vérifiaient des listes, et obtenaient des signatures d’autres employés qui se
promenaient eux aussi avec des paperasses.
Ajoutez à cela les filles de joie et les fournisseurs de divers biens et
services plus ou moins légaux qui avaient établi leur territoire sur les docks,
sans oublier les gardes patrouillant la zone pour surveiller les systèmes de
transport, et vous verrez qu’un jour normal sur les docks ressemble à une
ruche bourdonnante, une ruche de la taille d’une petite ville.
C’est en tout cas ce que s’était toujours dit le garde Creed. Et ça convenait
bien, se disait-il. C’était une ruche, et les gens de Hive City n’étaient rien de
plus que des abeilles ouvrières dont la vie n’avait d’autre sens que de trimer
pour la reine, ou dans le cas présent, pour Helmawr et l’Empereur. Et tout
comme des abeilles ouvrières, ils recevaient peu en échange, et n’avaient
pas la moindre chance d’un avenir qui servirait à autre chose qu’à travailler
jusqu’à leur mort.
Ils n’auraient même jamais la chance de profiter, ni même d’avoir un
simple aperçu des marchandises fabuleuses qui transitaient sur ces docks où
ils se tuaient à la tâche. Soit elles étaient expédiées dans la Spire, pour le
plaisir des nobles, soit elles étaient envoyées en orbite pour ensuite être
chargées sur des transporteurs interstellaires qui emmèneraient les produits
locaux vers des mondes fascinants où les gens n’étaient pas forcés de vivre
dans des ruches et de trimer comme des insectes.
Creed avait tout son temps pour ce genre de réflexions, car il avait été
posté tout au bout des docks, entre un entrepôt ruiné et un poste d’amarrage
qui n’était jamais plus utilisé que pour des vaisseaux personnels, et il était
bien rare qu’un tel véhicule vienne se poser aux docks. La dernière fois,
ç’avait été quand un noble était descendu de la Spire avec un chasseur de
primes célèbre. Creed n’avait pas eu la chance d’être de garde ce jour-là.
Il y avait bien eu ce vieux aux cheveux ébouriffés qui s’était aventuré sur
les docks quelques jours auparavant, mais ça s’était passé pendant la garde
de Juke, et tout le monde savait que Juke était un peu zinzin. C’étaient les
risques d’être à ce poste, si on ne faisait pas gaffe.
Il était donc parfaitement compréhensible que Creed s’étonne en voyant
deux vieillards portant des capes bleues et des gilets pare-balles orange
s’approcher de lui et poursuivre leur chemin en direction de l’entrepôt
condamné qui faisait face à son bureau.
— Attendez une minute, les viocs, fit Creed, portant la main à son arme
pour donner plus de poids à ses propos. Où est-ce que vous croyez aller ?
— À la maison, répondirent-ils à l’unisson.
Les deux vieux se regardèrent et échangèrent un sourire.
— Ouais, bah vous créchez pas dans c’te bâtisse. Elle est condamnée,
répliqua Creed.
Il se leva pour aller intercepter les deux autres, qui ne s’étaient pas arrêtés.
— C’est la règle, poursuivit-il. Ça fait un bail que j’ai pas lu l’écriteau sur
le mur là-bas, mais j’me rappelle bien qu’il y a marqué « Interdiction
d’entrer ».
— Il sait lire, dit l’un des deux vieillards.
L’autre plongea son regard loin dans celui de Creed et sourit à nouveau.
— Et il remet l’ordre des choses en question.
La façon dont les deux vieux parlaient de Creed mais ne s’adressaient pas
à lui commençait à le mettre mal à l’aise. En plus, ils ne s’étaient toujours
pas arrêtés de marcher, ce qui le forçait à reculer pour leur parler. Il
s’immobilisa et dégaina son pistolet laser, le braquant sur l’homme aux
yeux brumeux. Le vieillard se contenta de sourire et de le fixer, ou plus
exactement de regarder à travers lui.
— Vous avez qu’à faire demi-tour et retourner à la City, dit Creed. Vous
pourrez p’t’êt’ squatter chez Madame Noritaké, si vous avez des crédits.
Sinon, trouvez-vous un bâtiment abandonné dans le Sous-monde. Ici, c’est
mon poste, et je veux pas d’embrouilles.
Les yeux embrumés se mirent à tourbillonner, et Creed se sentit étourdi,
instable. Il avait l’impression de tomber dans ces pupilles.
— Range ton arme, Creed, dit le vieil homme.
Creed rengaina son arme dans son holster.
— Pousse-toi et laisse-nous passer. Nous n’allons pas squatter dans
l’entrepôt, aujourd’hui.
Le garde recula et retourna à son bureau. Autour de lui, le monde semblait
brouillé, comme s’il avait bu un Snake de trop. Il voyait des formes bouger
dans les volutes de brume. Il entendait des voix, mais il avait l’impression
qu’elles venaient de très loin.
— Dis-lui de lire les livres, dit l’une des voix.
— Il les lira, répondit l’autre. C’est à lui de choisir s’il les lira ou non.
Mais il les lira. Je le sais. Je le sais toujours.
Quelques minutes plus tard, Creed ouvrit les yeux et regarda l’entrepôt
abandonné. Il était un peu inquiet à l’idée d’avoir laissé passer quelque
chose en s’endormant (après tout, c’est comme ça que Juke s’était fait virer)
mais comme d’habitude, il n’y avait personne et il ne se passait rien. Il n’y
avait que lui, sur le poste d’amarrage le plus isolé des docks.
— On s’fait chier comme un fouisseur mort, à c’poste, grommela-t-il.
Il remarqua alors deux livres sur son bureau. Il regarda à la ronde pour voir
qui les avait déposés, mais ne vit personne. Il se saisit des livres et en
déchiffra les titres. L’un s’intitulait La Voie Universelle. L’autre était
Questionner la Vérité. Creed ouvrit Questionner la Vérité et se mit à lire.
ÉPILOGUE :
LE MESSAGER
— C’est bizarre de savoir à l’avance ce qui va se passer, commenta Kal.
Il tendit la main au moment où la serveuse passait à côté de lui et rattrapa
la bouteille de Wildsnake qui tomba de son plateau. Il eut l’idée de lui tâter
le fessier avant qu’elle s’éloigne, mais il eut la joue en feu rien qu’à se
représenter mentalement sa réaction.
— Je sais pas comment faisait Francks pour vivre comme ça. C’est un
peu déstabilisant.
— Je croyais que ce présent était juste censé t’aider à récupérer Wotan, fit
Yolanda. Combien de temps ça va durer ?
— J’en sais rien, répondit Kal en s’envoyant une longue gorgée de Snake.
Mais tant que je l’ai encore, je devrais retourner au tripot de Nemo et faire
sauter la banque.
Kal bloqua la main de Yolanda sans même lui accorder un regard et reprit
une goulée.
— Je rigole, fit-il. Avec le pot que j’ai, le don disparaîtrait juste au
moment où je joue une grosse mise. Non, je vais rester ici au Sump Hole et
boire des coups avec mes amis… avec tous mes amis, ajouta-t-il en tapotant
la tête de Wotan.
Kal sortit l’enveloppe que lui avait remise Francks.
— Ce soir, c’est ma tournée, déclara-t-il. On a du fric à claquer, et y’a rien
qui me gâchera cette victoire.
— Hé, Jerico, fit Yolanda.
— Oui, répondit Kal en coupant court à sa requête. Je vais vous filer vos
parts tout de suite.
Il compta les parts de la prime pour Grak qui revenaient à ses acolytes et
fit claquer deux liasses de crédits sur la table.
— Et il m’en reste encore assez pour fêter ça comme il se doit.
— Ce que je comprends pas, dit Yolanda en prenant sa part, c’est d’où est-
ce que Francks sort ce fric, et pourquoi il te l’a filé ?
Elle rassembla les billets et se les fourra dans le décolleté.
Kal ne pouvait pas s’imaginer que quelqu’un puisse être assez abruti pour
essayer d’aller lui piquer son argent à cet endroit. Ça reviendrait à fourrer sa
main dans un piège à ours.
— C’est ça, l’aspect le plus génial de notre petite fête, répondit-il en
chassant l’image de sa tête. C’est qu’elle est financée par notre bon ami le
Cardinal Carmin.
Les deux autres restèrent à fixer Kal.
— Pour ce que j’en ai capté, Carmin payait Mordu pour qu’il la ferme, et
peut-être aussi pour le rôle qu’il a joué en mettant l’assassin sur la piste de
Francks. Mais Mordu a eu des remords et a refilé son fric à Francks, même
si au final, son passé l’a rattrapé.
— Mais c’que j’pige pas, fit Scabbs qui prenait enfin la parole, c’est
pourquoi qu’Francks t’a confié à toi tous ces sales secrets sur Carmin. T’as
tout foutu en l’air, Kal. Il m’a filé son journal, et tu l’as juste r’filé à Nemo.
Tous ces pélos sont morts. Arliana est morte. Et pourquoi ? Pour qu’l’chef
des espions ait des infos sur Carmin ?
Kal siffla doucement :
— T’as ruminé tout ça un bon moment, pas vrai ? Je pense que je te dois
une explication. Tu vois, Francks m’a dit que je pourrais avoir Carmin
qu’en biaisant, mais pas en attaquant de face. Il a même dit que je mourrais
si j’affrontais encore le Cardinal.
Kal se pencha en avant une fraction de seconde avant qu’une bouteille de
Snake lui passe au-dessus de la tête pour aller s’écraser sur le mur d’en
face. Il continua, à peine perturbé :
— J’y croyais pas trop à ce moment-là, mais Francks voyait les choses.
Ça, je l’ai capté dans les tréfonds de la Ruche. Et en plus, il était plus
accessible que tous les Cawdor que j’ai jamais rencontrés. C’était un bon
gars, et j’allais pas ignorer des conseils comme les siens.
— C’est pour ça qu’t’as filé ses secrets à Nemo ? redemanda Scabbs. À
Nemo ? C’est quoi c’plan à la con ?
Kal sourit.
— C’est un plan à la Kal Jerico, fit-il. Nemo va utiliser ces
renseignements pour saper progressivement toute la base sur quoi repose le
pouvoir de Carmin. C’est le seul qui soit assez puissant dans tout le Sous-
monde pour canaliser ce malade, et maintenant il a les outils nécessaires
pour le faire.
— Okay, concéda Scabbs. P’t’êt’ ben.
— En plus, si ces deux-là se font la guerre, y’en a aucun des deux qu’aura
le temps de venir nous mettre des bâtons dans les roues.
Kal s’interrompit momentanément, et fixa le mur. Après un instant, il
termina son Snake d’une traite et se leva.
— Va falloir que je tarde pas à y aller. Le percepteur des Reconstructeurs
est encore en train de ramener sa fraise.
— Les percepteurs sont d’jà là, lança une voix rauque à l’autre bout de
la pièce.
Kal leva les yeux et vit deux énormes malfrats Van Saar qui se frayaient un
chemin vers sa table à travers la foule. Ils ne portaient aucune arme visible,
mais tous deux avaient l’air en mesure de donner du fil à retordre à Gonth et
Grak s’ils les avaient affrontés au bras de fer.
— Les Reconstructeurs voudraient leur fric, maint’nant, dit celui qui avait
la voix rauque. Et va pas nous dire qu’tu l’as pas, pa’ce qu’on a vu la liasse
dans ta poche. Tu peux nous l’filer maint’nant, ou on peut t’le prendre après
t’avoir pété les bras et les guibolles.
Kal haussa les épaules et sortit ses crédits. Tout en commençant à compter
les billets, il réalisa deux choses. Tout d’abord, il n’avait même pas
visualisé ces deux-là en train de le tabasser, il les avait même pas vus venir
avant qu’ils ouvrent la bouche. Ensuite, si c’était eux, les percepteurs
envoyés par le gang Van Saar pour récupérer le prix de ses flingues, alors il
n’avait pas la moindre idée de la raison pour laquelle le type malingre lui
courait après.
Après avoir réglé sa dette, Kal laissa l’enveloppe vide tomber sur la table
et sourit.
— T’as plus d’tune, Kal, fit Scabbs. Pourquoi qu’tu t’marres ? T’as eu une
autre vision ?
— Non, fit Kal. ‘fin si, un peu. J’étais juste en train d’penser à ce petit
trésor que j’ai gardé en réserve au cas où Nemo irait pas emmerder Carmin
comme je l’espère.
Il sortit un morceau de papier plié, et l’ouvrit. C’était l’avis de recherche
qu’il avait trouvé chez Mordu. À l’intérieur, il y avait un cliché de Carmin
en train de tirer sur le guilder Tavis.
— Bobo a pris cette pict dans le dôme. C’est extrait d’une vidéo de la
bataille toute entière. Je me demande qui aimerait acheter cette vid, et
combien il serait prêt à payer ?
Ils éclatèrent de rire tous les trois, et Kal se rassit. Il n’avait plus le
moindre souci au monde et sa seule intention était de se saouler et de fêter
sa victoire avec ses amis, son mastiff, et éventuellement une serveuse pas
bégueule. Sa vie était revenue à la normale, et il était ravi.
— Monsieur Jerico ?
Kal leva les yeux. C’était le petit mec chétif au costume de soie. Il avait
oublié cette vision, qui, apparemment, devait être la dernière.
— Quoi ? fit Kal. Qu’est-ce qu’il y a ? Pourquoi vous me courez après ?
— J’ai un courrier à vous remettre, déclara le petit homme.
Il repoussa ses lunettes sur l’arête de son nez du bout d’un doigt et sourit
en remettant à Kal une enveloppe blanche.
Kal prit l’enveloppe et la tourna entre ses mains. Son nom était inscrit à
l’encre dorée, pailletée, en lettres alambiquées. Le rabat était scellé de cire
rouge frappée d’un sceau au motif étrange.
Il regarda le messager, puis l’enveloppe à nouveau.
— Qu’est-ce que c’est ?
— C’est une invitation à un mariage, Monsieur Jerico.
— Vraiment ? Mais je connais personne qui va se marier. C’est le mariage
de qui ? demanda Kal.
— Le vôtre, Monsieur Jerico, répondit le messager sans l’ombre
d’un sourire.
Dans un recoin de son esprit, Kal entendit le dernier rire de Jobe Francks.
À PROPOS DE L’AUTEUR

Will McDermott est un auteur de fantasy et science-fiction qui a écrit


la trilogie de Necromunda Kal Jerico, pour la Black Library, co-signée
par Gordon Rennie. Il vit et travaille à Bothell, Washington, avec sa
famille.
Un extrait de Rites de Passage.
Ils avaient quitté Necromunda depuis quarante-sept heures quand le choc
warp se produisit.
Chettamandey Vula Brobantis fut arrachée à des rêves écœurants emplis
de géants rugissants et de haches aspergées de sang par les spasmes violents
du Solarox. Le vaisseau entier était agité de convulsions, tel un gigantesque
monstre aquatique des mythes anciens empalé par un harpon antique. Elle
roula sur la droite, ignorant la douleur dans son épaule, et tendit sa main
gauche pour appuyer sur l’interrupteur. Une lumière tamisée jaillit aussitôt
des torches tenues par des reproductions de saints de Terra en bronze et
illumina ses quartiers privés. Les rayons scintillèrent faiblement sur les
surfaces dorées de sa coiffeuse – construite dans le bois précieux d’une
planète libérée des sauvages Aeldari – en se réfléchissant dans le miroir
serti d’un cadre en or que lui avait offert l’amiral Venuza de la 19e Flotte du
secteur Pacificum, avant de se perdre dans les plis des voiles de dentelle
noire azantienne qui entouraient son immense lit à baldaquin. Ce lit qu’elle
partageait encore il y avait quelques jours de cela avec l’homme auquel elle
avait été mariée pendant quarante-trois années standards.
Et puis il y avait eu ce désagrément avec le gladiateur renégat de la
Maison Goliath sur Necromunda, et la vie d’Azariel, Novator de la Maison
de navigators Brobantis, avait été fauchée abruptement, et de manière plutôt
spectaculaire, par une lame aux dimensions impressionnantes. Il manquait
un peu à Chetta, à dire vrai, en dépit du fait qu’elle avait elle-même
orchestré sa disparition. Elle avait dû tuer le combattant en question pour
s’assurer que son implication demeure secrète. Personne ne semblait douter
qu’elle s’était servie de son œil warp pour réduire le cerveau du Goliath en
soupe infâme autrement qu’en état de légitime défense.
Et il s’agissait bien de légitime défense, préventive en quelque sorte. Il ne
faisait aucun doute que Chetta serait morte si le Goliath n’avait pas su tenir
sa langue.
Le Solarox trembla de nouveau, et Chetta fronça les sourcils. Le navigator
assigné à ce segment du voyage était Vora, rejeton d’une branche mineure
de la Maison Brobantis. S’il ne brillait pas en société par son sens de la
conversation, il était en revanche hautement compétent en pilotage à travers
la masse hurlante et bouillonnante d’énergie malfaisante du warp, sinon il
n’aurait pas été sélectionné pour piloter le navire personnel de son Novator.
Que le Solarox se comporte ainsi signifiait de deux choses l’une : soit Vora
les avait conduits de manière extrêmement imprudente dans une tempête
warp d’une magnitude supérieure à toutes celles que Chetta avait
expérimentées jusque-là, ou alors…
Elle appuya sur l’interrupteur du comm-vox à son chevet.
— Capitaine Arqueba.
Elle ne perçut que les faibles crépitements d’une ligne ouverte pendant
quelques secondes, puis la voix d’Anja Arqueba retentit.
— Dame Chettamandey ?
— Que se passe-t-il ? demanda Chetta abruptement. Je n’ai pas été
secouée comme cela depuis le jour où j’ai essuyé les tirs d’un croiseur ork
dans l’Étendue de Tennyson.
— Nous… ne savons pas encore exactement, ma dame.
La voix d’Anja était aussi tranchante et professionnelle qu’à l’accoutumée,
mais Chetta connaissait Anja depuis plus d’une décennie et percevait la
tension sous-jacente.
— Nous sommes toujours dans le warp, poursuivit la capitaine. Le champ
de Geller tient bon, mais nous avons perdu toute communication avec le
seigneur Vora. Nous naviguons à l’aveugle.
Chetta jura et s’extirpa de son lit.
— Avez-vous un relevé de ses signes vitaux ?
— Non, ma dame. Comme je vous l’ai dit, nous avons perdu
toute communication.
— Soit ça, soit la liaison fonctionne parfaitement et il est mort.
Chetta soupira en passant en revue les différents scénarios. Les courants de
l’Empyrée étaient capables de ravager la santé mentale d’un navigator, mais
le fait que l’un d’eux succombe en plein milieu d’un voyage était
inhabituel, sans être inédit pour autant. Un arrêt cardiaque, peut-être ? Ou
bien une crise de convulsions ou quelque autre folie qui l’aurait arraché à
son trône et aux machines de contrôle auxquelles il était relié ?
— Je vais me rendre là-haut. Préparez une équipe.
Il y avait bien sûr une autre possibilité : celle que quelque chose d’impie
ait émergé des courants changeants du warp et soit en ce moment même en
train de dévorer l’âme de Vora. Peu probable, mais possible. Quoi qu’il en
soit, laisser le vaisseau dériver à l’aveuglette dans l’immaterium équivalait
à une sentence de mort pour tous ses occupants. Chetta avait calculé les
risques et avait abouti à la même conclusion que tant de fois par le passé : si
vous vouliez que les choses soient faites correctement, il était préférable de
les faire vous-même.
— Bien, ma dame, répondit Anja, mettant ainsi un terme à la conversation.
Chetta passa une lourde robe et noua sa ceinture, puis glissa ses pieds dans
les pantoufles incrustées de diamants qu’Azariel lui avait offertes pour leur
dixième anniversaire de mariage.
Le Solarox tangua de nouveau et Chetta fut projetée sur le côté contre sa
coiffeuse, en fait une relique eldar à l’usage original inconnu. Elle s’appuya
dessus pour se redresser et grimaça en sentant la douleur fuser des
articulations de ses chevilles et de ses genoux. Elle nota mentalement de se
débarrasser de ce meuble dès que possible. La collection de reliques liées
aux Aeldari avait été l’un des seuls véritables vices de feu son époux et ces
fichus objets la rendaient décidément mal à l’aise.
La secousse suivante faillit la faire retomber en arrière sur son lit. Elle
serra les dents et attrapa la canne en ivoire de tachydon noirci qui reposait à
sa place habituelle. Elle en avait besoin certains jours plus que d’autres,
mais qu’elle soit damnée si elle tentait de traverser un vaisseau ballotté par
les courants du warp sans elle.
— Je n’ai pas le temps pour ces idioties, murmura-t-elle en se dirigeant
d’un pas pesant vers la porte de sa cabine.
Le Solarox n’était pas un grand vaisseau selon les standards des bâtiments
de la Marine Impériale sur lesquels Chetta avait servi, mais ce n’était pas
non plus un simple remorqueur. Même en utilisant les ascenseurs express, il
lui fallut plusieurs minutes pour atteindre le gaillard d’avant. Pour alors, des
craquements de protestation montaient de ses articulations et son humeur
s’était dégradée de manière significative. Elle avait été rejointe en chemin
par l’équipe que la capitaine Arqueba avait réunie à sa demande : une
douzaine de soldats et soldates de Brobantis en armure carapace noire
armés de boucliers répressifs et de fusils anti-émeute. Encadrée par son
escorte, Chetta s’approcha de la salle du navigator : une excroissance
lourdement blindée s’épanouissant dans la structure du vaisseau, aux murs
extérieurs incrustés de conduits et de câbles d’alimentation et dotés ici ou là
d’écrans de contrôle dont s’occupaient les techno-adeptes en robe rouge du
Solarox. L’un d’eux leva les yeux en entendant le martèlement de la canne
ferrée de Chetta sur le pont.
— Haute dame, la salua l’adepte d’une voix vrombissante à travers
l’émetteur vox qui remplaçait ses cordes vocales.
Cette altération était vraisemblablement le produit d’un choix et non une
nécessité, mais Chetta, contrairement à bon nombre d’humains, ne portait
pas un regard de défiance ou de dégoût sur la coutume des membres de
l’Adeptus Mechanicus consistant à remplacer des parties de leur corps par
des machines. Il y avait eu de nombreux jours où elle aurait donné sa main
droite en échange de hanches, de genoux et de chevilles artificiels, mais
pour le moment elle était obstinément déterminée à s’en tenir à son corps
biologique, en dépit des désagréments réguliers que celui-ci
lui occasionnait.
Qui plus est, Chetta ne savait que trop bien ce que l’ont ressentait à être
regardée comme une aberration révoltante. Les navigators avaient beau être
essentiels au fonctionnement de l’Imperium, cela n’empêchait pas certains
de ses citoyens mal informés et exagérément superstitieux de la considérer
elle et les siens comme des mutants hérétiques plutôt que comme le produit
d’un savoir génétique jalousement gardé durant un nombre incalculable
de siècles.
— Quel est l’état du navigator ? demanda-t-elle en observant la chambre
close avec méfiance.
Les murs n’étaient pas recouverts d’une pellicule de givre, ce qui était déjà
bon signe : les pires manifestations du warp avaient tendance à faire tomber
la température à un niveau approchant les normes d’un été sur Valhalla.
— Les données sont insuffisantes pour établir une conclusion certaine,
répondit simplement l’adepte.
— Votre meilleure estimation, dans ce cas ? fit Chetta.
Elle avait appris depuis longtemps à ne jamais utiliser le mot supposition
en présence des initiés du Clergé de Mars, cela avait tendance à les énerver.
— Il n’y a aucune indication rendant compte de conditions atmosphériques
anormales au sein de cette pièce, lui répondit l’adepte. Les relevés
suggèrent une température ambiante de dix-neuf virgule vingt-cinq degrés
Celsius, avec un taux d’humidité de trente-deux pour cent. Cependant, nous
ne captons aucun relevé de pouls, de respiration ou d’activité cérébrale. La
probabilité que tous les équipements de surveillance des signes vitaux aient
une défaillance simultanée alors que les autres continuent de fonctionner est
approximativement de moins de sept pour cent. Par conséquent, il est
logique d’en déduire que le seigneur Vora a expiré.
— Merveilleux, murmura Chetta. Qu’en est-il des hublots ?
— Ils sont toujours ouverts, haute dame.
— Quoi qu’il ait pu se passer, cela a dû arriver rapidement dans ce cas, dit
Chetta, plus à l’intention de ceux qui l’entouraient qu’autre chose.
Elle tourna la tête vers le sergent à son côté et désigna la porte anti-
explosion devant eux. Celle-ci paraissait d’une aberrante solidité, mais ce
n’était pas la frêle silhouette d’un navigator qu’elle était censée contenir.
— Restez ici et tirez sur tout ce qui franchit cette porte, à moins que vous
soyez absolument certains qu’il s’agit de moi.
— Et si nous pensons qu’il s’agit du seigneur Vora, haute dame ? demanda
le sergent.
— Tirez-lui dessus quand même, grogna Chetta en s’avançant. C’est le
seul moyen d’être sûr.
Cela lui était arrivé une fois, lors de l’un de ses premiers voyages. Le
vieux Scara leur avait fait traverser une tempête warp, mais lorsqu’il était
sorti de la salle pour lui laisser la relève, quelque chose – une chose – s’était
extirpé de lui. Trois matelots moururent avant que quelqu’un ne parvienne à
braquer un bolter lourd sur la créature, et même alors, elle eut pratiquement
le temps d’atteindre Chetta et de lui déchirer la gorge avec ses crocs avant
d’être finalement abattue.
La première porte anti-explosion coulissa et Chetta la franchit, puis
rassembla ses robes alors qu’elle se refermait derrière elle. Jamais à ce jour
un pan de ses vêtements n’était resté coincé, mais une minuscule peur
irrationnelle demeurait en elle, que toutes ses années de voyages spatiaux
n’étaient pas parvenues à dissiper.
La deuxième porte anti-explosion s’ouvrit devant elle et Chetta fit un pas
précautionneux dans la salle du navigator.
Ce n’était pas une grande pièce, car ce qu’un navigator accomplissait ici
ne requérait quasiment aucune forme d’activité physique. Elle était dominée
par le trône : un imposant fauteuil fait de métal et de cuir animal, de
conception utilitaire mais néanmoins menaçant. Chetta écarta
machinalement ses robes alors que la seconde porte se refermait et inspecta
les murs et le plafond. Ils étaient principalement en métal lisse, et elle ne vit
rien qui ne semblait déplacé ; aucune créature bredouillante faite d’ombre et
de malice attendant que son attention soit détournée pour lui bondir dessus.
Cette précaution prise, elle s’avança prudemment pour inspecter l’occupant
du trône.
Vora Brobantis était avachi dans le fauteuil et bel et bien mort, à en juger
par les traînées de sang qui s’étaient écoulées de son nez et de ses oreilles.
Chetta lui donna quelques coups de canne suspicieux, mais il ne bondit pas
de son siège et ne tenta pas de l’assassiner en hurlant des blasphèmes.
— L’Empereur soit remercié pour Sa mansuétude, murmura Chetta.
Vora était mort, cela ne faisait aucun doute ; mais au moins lui semblait
vouloir rester mort. De telles certitudes n’allaient jamais de soi avec
le warp.
Après s’être occupée de ces menues vérifications, Chetta se tourna vers le
côté de la salle qu’elle avait consciencieusement ignoré jusqu’ici et ouvrit
son troisième œil pour plonger son regard dans le warp.
Le warp ; l’immaterium ; l’Empyrée : des noms que l’humanité avait
conjurés pour tenter de circonscrire les courants bouillonnants d’énergie
brute qui évoluaient au-dessus, en dessous et autour de l’univers matériel
dans lequel existait leur espèce faite de chair, d’os et de sang. Il s’agissait
d’un effort sémantique destiné à comprendre et à ordonner ce qui ne pouvait
l’être, reposant sur l’idée qu’en nommant une chose, celle-ci pourrait peut-
être être apprivoisée et maîtrisée.
Le problème de cette théorie était que la plupart des humains étaient obtus
et aveugles, guère plus que des enfants vagissants égarés dans un univers
hostile qui les avalerait sans la moindre pitié ou le moindre scrupule s’ils
osaient plonger ne serait-ce qu’un orteil dans les eaux tumultueuses qui les
entouraient. Seuls Chetta et ses semblables à trois yeux pouvaient regarder
le warp en face et y déceler quelque chose de signifiant ; seul un navigator
pouvait espérer accomplir une telle chose et conserver sa santé mentale, et
même là rien n’était garanti. L’origine du code génétique de Chetta
remontait à un passé lointain et brumeux, vieux de plusieurs millénaires,
plus ancien même que l’ascension de l’Empereur et que la formation de
l’Imperium lui-même. Peut-être que l’histoire de la véritable nature des
navigators se trouvait quelque part sur la Sainte Terra, dans les caveaux les
plus sécurisés du Paternova. Mais il était tout aussi possible que cette
connaissance ait été perdue, comme bon nombre d’autres secrets.
Chetta observa le warp en fronçant les sourcils, essayant comme toujours
de donner du sens à ce qu’elle expérimentait. Des couleurs pour lesquelles
il n’existait pas de nom éclataient et tourbillonnaient, avant de mourir dans
des conflagrations dans lesquelles toutes les nuances se mélangeaient. Des
sons se poursuivaient les uns les autres de l’autre côté du hublot, puis
viraient brusquement pour y planter leurs griffes. La lumière changeante et
kaléidoscopique transforma momentanément chaque ombre dans la salle en
visage ; un visage familier mais méconnaissable, hurlant d’agonie. Elle
grimaça lorsqu’une douleur fulgurante lui assaillit le front, semblant vouloir
se frayer un chemin dans son cerveau à travers son troisième œil en lacérant
sa substance avec des griffes immatérielles.
— Un peu de calme, enfin, renifla Chetta.
Elle tendit le bras derrière elle et ses doigts agrippèrent Vora, lequel, à sa
grande satisfaction, était toujours mort. Elle le souleva du trône et le posa
sur le sol en poussant un grognement d’effort, puis contraignit ses genoux à
la relever afin qu’elle puisse prendre sa place. Le trône, prenant conscience
qu’il avait un nouvel occupant – bien vivant celui-là –, déploya
délicatement ses appareils biométriques et commença à surveiller ses
signes vitaux.
— Capitaine Arqueba ? appela Chetta en activant le vox.
— Haute dame ?
— Vora est mort, dit Chetta. Mais que je sois une jokaero si j’arrive à
comprendre pourquoi. Le warp n’est pas totalement calme, mais même un
acolyte débutant aurait pu résister à ce type d’assauts.
Elle fronça les sourcils et pianota avec ses doigts sur le bras du fauteuil.
— Vous allez devoir voler à l’aveuglette un peu plus longtemps. Si
quelque chose nous a attaqués, et j’aimerais découvrir de quoi il s’agit.
— Comme vous voudrez, haute dame.
Chetta agrippa les accoudoirs du trône, serra les dents et se concentra.
Le fait que la salle du navigator ne disposait que d’un champ de vision
réduit était sans importance. Le warp n’était pas l’univers matériel, dans
lequel la lumière circulait en lignes droites. Très peu de règles s’y
appliquaient. Un navigator expérimenté pouvait regarder à l’extérieur et
percevoir une menace susceptible d’affecter l’arrière ou le dessous du
vaisseau, voire quelque chose capable de l’avaler entièrement. Les distances
et les directions étaient pour le mieux subjectives dans le warp, tout comme
le temps, et c’était une chose que Chetta pouvait utiliser à son avantage.
Elle lutta avec la représentation de l’immaterium dans son esprit,
renforçant sa volonté pour en faire l’équivalent psychique d’une foreuse à
pointe d’adamantium. De la même manière qu’un humain aveugle au warp
pouvait concentrer son regard pour distinguer d’infimes détails d’un objet
se trouvant sous ses yeux, ou son ouïe pour reconnaître un son parmi
d’autres, Chetta repéra le fil du temps au sein du bruit blanc composé
d’images et de sensations qui lui faisait barrage et le suivit en arrière.
Là. Une série d’ondes de choc déchirant le warp et venant frapper le
Solarox, un phénomène qu’elle ne pouvait verbaliser intérieurement que
comme des lignes brillantes d’un brun foncé se détachant sur l’arrière-plan
jaune mouvant. Elle lutta contre la sensation de sa peau qui la démangeait à
l’intérieur et s’accrocha aux images dans sa tête. Ce n’était pas une tempête
warp ; cela ne ressemblait à aucun des phénomènes naturels de l’Empyrée
auxquels elle avait déjà assisté, si tant est que « naturel » soit un terme
approprié pour un tel endroit. Les ondes de choc émanaient d’autre part ;
quelque chose d’autre leur avait donné naissance. Mais quoi ?
Elle força son troisième œil à suivre les ondulations jusqu’à leur point
d’origine, rembobinant sa perception subjective du temps par la simple
force de son esprit, couplée à une longue pratique. C’était comme tenter
d’attraper une bulle au cœur d’un ouragan, mais…
— Haute dame, est-ce que tout va bien ? Votre pouls accélère rapidement.
— Pas maintenant ! s’exclama Chetta en essayant de ne pas perdre le fil.
Parler à quelqu’un dans le présent en scrutant le passé équivalait à tenter
de jongler avec une main en se battant à l’épée de l’autre. Elle y était
presque ; elle sentait les ondes de choc converger vers un point unique.
Elles se rejoignirent et formèrent une image distincte dans l’esprit de
Chetta, une image d’une précision et d’une clarté inhabituelle pour
quelqu’un habitué à se débattre avec les abstractions du warp. C’était
presque comme si l’événement déclencheur n’était pas directement lié
au warp…
— Oh bon sang, souffla Chetta.
Elle vérifia rapidement la position de l’Astronomican, le grand fanal de
lumière et de son qui émanait de Terra afin de guider les vaisseaux spatiaux
à travers le bourbier en perpétuelle mutation de l’immaterium. Le Solarox
avait été dévié de son itinéraire planifié vers Vorlese, où la Maison
Brobantis avait ses principales propriétés, mais de peu. Il ne leur faudrait
pas longtemps pour regagner les courants les plus favorables, afin
d’atteindre leur destination le plus rapidement possible. Après tout, elle
avait un mari à enterrer et d’importantes décisions à prendre. Ça ne valait
pas la peine de se donner tout ce mal pour arranger la mort d’Azariel, dans
le but de détourner sa maison adoptive de la route qu’il avait prévue pour
elle, sans capitaliser dessus ensuite.
Et cependant, en dépit de tout cela, Chetta était toujours une citoyenne
dévouée de l’Imperium. Certaines choses étaient plus importantes que son
avancement personnel.
— Ici Dame Chetta Brobantis, dit-elle en relâchant son étreinte sur
le passé.
À présent qu’elle savait où elle regardait, elle voyait l’horrible blessure qui
pulsait toujours dans l’étoffe du warp. Elle n’était pas toute proche – pour
autant qu’elle puisse appréhender de telles choses –, mais elle n’était pas
loin non plus. En fait, elle était quasiment certaine de savoir à quel point
elle correspondait dans l’univers matériel, et cela la déconcertait.
— Nous avons une nouvelle destination, poursuivit-elle. Préparez-vous à
modifier l’itinéraire à mon signal.
— Avons-nous été largement déroutés, ma dame ? demanda Anja en guise
de réponse.
— J’ai dit que nous avions une nouvelle destination, capitaine, répliqua
fermement Chetta en roulant sa tête pour tenter de relâcher un peu de la
tension accumulée dans sa nuque. Vorlese attendra. À moins que mon
interprétation ne soit totalement erronée, quelque chose vient d’aspirer une
planète entière dans le warp. Nous nous rendons sur place pour voir ce qui
se passe.
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UNE PUBLICATION BLACK LIBRARY
Version anglaise originellement publiée en Grande-Bretagne en 2006
par Black Library.
Cette édition est publiée en France en 2020 par Black Library
Games Workshop Ltd, Willow Road, Nottingham NG7 2WS UK.
Produit par Games Workshop à Nottingham.
Titre Original : Cardinal Crimson.
Traduit de l’Anglais par : Mirabelle Quemener.
Illustration de couverture : Clint Langley.
Cette traduction copyright © Games Workshop Limited 2020.
Cardinal Carmin © Copyright Games Workshop Limited 2020.
Cardinal Carmin, Necromunda, GW, Games Workshop, Black Library,
The Horus Heresy, le logo The Horus Heresy, le symbole de l’œil pour
The Horus Heresy, Space Marine, 40K, Warhammer, Warhammer
40,000, le logo “Aquila” de l’aigle à deux têtes, et tous les logos,
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et/ou © Games Workshop Limited, selon les lois appropriées à travers
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Dépot légal : Avril 2020
ISBN 13 : 978-1-78999-844-3
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* 7. Black Library est en droit de modifier ces conditions de temps à
autre en vous le notifiant par écrit.
* 8. Ces conditions générales sont régies par la loi anglaise et se
soumettent à la juridiction exclusive des tribunaux d’Angleterre et du
Pays de Galles.
* 9. Si toute partie de cette licence est illégale ou devient illégale en
conséquence d’un changement dans la loi, alors la partie en question sera
supprimée et remplacée par des termes aussi proches que possible du sens
initial sans être illégaux.
* 10. Tout manquement de Black Library à exercer ses droits
conformément à cette licence quelle qu’en soit la raison ne doit en aucun
cas être considéré comme une renonciation à ses droits, et en particulier,
Black Library se réserve le droit à tout moment de résilier cette licence
dans le cas où vous enfreindriez la clause 2 ou la clause 3.
Traduction
La version française de ce document a été fournie à titre indicatif. En cas
de litige, la version originale fait foi.

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