Cardinal Carmin
Cardinal Carmin
Cardinal Carmin
RECHERCHÉES : MORTES
Mike Brooks
RACAILLES
Denny Flowers
À paraître
NOCES À BOUT PORTANT (Septembre 2020)
Will McDermott
SOMMAIRE
Couverture
Lisez aussi
Page titre
Necromunda
Prologue
1 : De Gros Problèmes
2 : Deux Vieux Amis
3 : De Nouveaux Ennemis
4 : Dans les Tranchées
5 : En Ligne de Mire
6 : La Règle Cardinale
7 : Problèmes Surnaturels
8 : Encore en Cavale
9 : Rédemption
10 : Par-Dessus Bord
Épilogue
À Propos de l’Auteur
Un extrait de ‘Rites de Passage’
Une Publication Black Library
Contrat de licence pour les livres numériques
Pour commencer à seulement comprendre le monde maudit de
Necromunda, vous devrez commencer par comprendre les cités-
ruches. Ces montagnes artificielles faites de plastacier, de
céramite et de lithobéton se sont développées au cours des siècles
pour protéger leurs habitants d’un environnement hostile,
semblables en cela aux termitières à quoi elles ressemblent. Les
cités-ruches de Necromunda, dont la population se compte en
milliards, sont lourdement industrialisées, chacune d’entre elles
possédant la capacité de production d’une planète ou d’une
colonie tout entière, concentrée sur quelques milleirs de
kilomètres carrés.
La stratification interne des cités-ruches est également
passionnante à étudier. La structure de la ruche dans son ensemble
est une représentation à la verticale du statut social de ses
occupants. Les nobles occupent le sommet, les travailleurs sont en
dessous, et plus bas encore se trouvent les rebuts de la société, les
proscrits. Cette situation est particulièrement éclatante au sein de
la ruche Primus, siège du gouverneur planétaire de Necromunda,
le Seigneur Helmawr. La noblesse, constituée des Maisons
Helmawr, Catallus, Ty, Ulanti, Greim, Ran Lo et Ko’Iron, habite
dans la « Spire » et descend rarement en dessous du « Mur » qui
se dresse entre elle et les grandes forges et zones d’habitation de
la cité-ruche à proprement parler.
En dessous des niveaux de la cité-ruche, nous trouvons le Sous-
monde. Ce sont les niveaux des dômes d’habitation, des zones
industrielles et des tunnels qui ont été abandonnés par les
générations précédentes, pour être réinvestis par tous ceux qui
n’ont nulle part d’autre où aller.
Toutefois, les humains ne sont pas des insectes. Ils supportent
mal la promiscuité de la ruche. Ils y sont contraints par la
nécessité, mais les cités-ruches de Necromunda connaissent
d’importantes divisions internes, à tel point que les abus, la
maltraitance, voire la violence pure, y sont monnaie courante. Le
Sous-monde, lui, est un espace sans foi ni loi, régi par des gangs
et des renégats, où seuls survivent les plus forts et les plus rusés.
Il y a les Goliath, fermement convaincus que la force est
synonyme de justice ; les misandres Escher, à l’organisation
matriarcale ; les Orlock, tournés vers l’industrie ; les Van Saar,
plutôt enclins à la technologie ; les Delaque, dont l’existence
même dépend de leur réseau d’espionnage ; et enfin les
flamboyants zélotes du clan Cawdor. Tous poursuivent l’avantage
qui leur permettra de s’élever, quand bien même temporairement,
au-dessus des autres maisons et gangs du Sous-monde.
Le plus fascinant de tout cela est d’observer ce qu’il se passe
lorsque des individus tentent de franchir les inimaginables
barrières matérielles et sociales de la ruche pour commencer de
nouvelles vies. En fonction de leurs conditions sociales,
l’ascension au sein de la ruche sera presque impossible, tandis
que la déchéance est une voie nettement plus facile à emprunter,
quoique nettement moins enviable.
– extrait de Nobilite Pax Imperator intitulé Le Triomphe de
l’Aristocratie
sur la Démocratie, par Xonariarius le Jeune
PROLOGUE :
LA FIN DE LA GUERRE
Jobe Francks cala ses quatre-vingt-dix kilos pour deux mètres de haut dans
l’embrasure de la porte, bloquant ainsi l’unique sortie de la planque. La
bâtisse miteuse tombait sévèrement en ruines ; c’était un tas de pierres
concassées et de mortier effrité plus qu’autre chose, mais elle possédait un
atout de taille : un seul point d’accès.
Dans le Sous-monde, il fallait vraiment avoir de la chance pour dégotter
une piaule dans laquelle ni le plafond, ni la façade, ni les murs extérieurs ne
s’étaient fait exploser, laissant des trous béants. Avec Syris, ils étaient
tombés sur cette turne de luxe trois ans plus tôt, alors qu’ils étaient en train
d’essayer d’échapper aux membres des Nouveaux Sauveurs. Pelotonnés
dans un recoin sombre, esgourdes tendues pour suivre les lourds
piétinements de leurs rivaux Cawdor en train de ratisser les ruelles au-
dehors, c’est là qu’ils avaient compris tous les deux qu’ils avaient découvert
leur nouveau chez-eux, la meilleure planque pour leur propre gang, les
Sauveurs de l’Humanité.
— T’iras nulle part tant qu’on en aura pas discuté, déclara Francks. C’est
de la folie, ce que tu veux faire. C’est un piège, et tu le sais très bien.
— Si on sait que c’est un piège, alors c’en est pas vraiment un… pas un
très efficace, en tout cas.
Syris afficha son habituel sourire de guingois.
— Lieutenant, dit-il en passant le bras autour des épaules de Francks.
T’inquiète donc pas, ça va bien se passer.
Il balaya l’air de l’autre bras, d’un geste qui englobait les cinq pièces
minables avec autant de superbe que s’ils avaient été dans un palais.
— Toi, tu vas rester ici pour surveiller la planque, conclut-il.
Quelques novices étaient attablés un peu plus loin, essayant désespérément
de se concentrer sur les armes que Francks leur avait données à nettoyer
plutôt que sur la confrontation entre leurs deux chefs, de l’autre côté de la
pièce. Le reste des membres du gang était soit en train de ronfler dans les
pièces adjacentes, surpeuplées, soit en train de patrouiller les rues autour de
la planque.
— Tu prends les rênes jusqu’à ce que je revienne. Tu les laisses pas se
ramollir, compris ? Reste là, garde la tête froide, et tout ira bien.
Francks plongea son regard dans les yeux gris et voilés de son meneur et
ami. Ses lèvres se retroussèrent en un rictus tandis que ses yeux
s’étrécissaient, son regard prenant une nuance plus vindicative :
— T’essaies juste de me rassurer, ou bien t’as vu quelque chose ?
Syris lui lança un clin d’œil, qui n’eut probablement pas l’effet escompté.
La paupière battit lentement, s’abaissa en frémissant comme si elle refusait
de se fermer sur son œil étrange, presque d’un blanc laiteux. Comme si ça
ne suffisait pas, les cheveux couleur sable de Syris étaient hirsutes et
flottaient pratiquement en une couronne désordonnée autour de sa tête, et
son teint avait viré presque bleu au cours des dernières semaines. À vrai
dire, il incarnait parfaitement l’image du psyker dégénéré sur lequel les
Nouveaux Sauveurs passaient leur temps à cracher. L’effet général était
plutôt déstabilisant, même pour Francks qui savait que c’était
principalement un genre qu’il se donnait.
— Il y a un plan pour l’Univers, mon ami, énonça Syris.
Ses yeux étaient maintenant clairement fixés sur quelque chose ou quelque
part bien au-delà de Francks alors qu’il poursuivait :
— J’en ai à peine entrevu les contours, mais il y a bel et bien un plan. Et
nous sommes loin d’avoir fini de jouer le rôle que nous y tenons. Reste ici.
Veille sur le gang. Nous nous reverrons.
Francks était tapi derrière une cheminée, sur un toit à proximité du lieu de
rencontre, et il bouillait intérieurement. Il se rendait compte qu’il était en
train de faire quelque chose qu’il n’avait encore jamais fait, à savoir
désobéir à un ordre direct. Mais pas question de laisser Syris se rendre seul
au rendez-vous. Il y avait un vrai danger. Comment quelqu’un doté de
vision pouvait-il ne pas s’en rendre compte ?
Ça paraissait trop beau pour être vrai. Donc ça l’était. Forcément. Jules
Ignus, chef des Nouveaux Sauveurs, voulait rencontrer Syris Korr, chef des
Sauveurs de l’Humanité (ou, ainsi que les avait appelés Ignus, les
« sauveurs à l’ancienne ») pour convenir d’un accord de paix. Il avait dit
vouloir une rencontre seul à seul, sans lieutenants, sans gangs, juste eux
deux, sur un terrain neutre, pour éliminer tout risque que la rencontre ne
dégénère en une tuerie et une nouvelle guerre de gangs, qu’ils ne pouvaient
se permettre ni l’un ni l’autre.
Francks aurait voulu pouvoir s’approcher davantage, mais il n’y avait rien
après ce dernier bâtiment ; rien d’autre que les bassins d’acide qui
donnaient son nom à cette colonie. Personne ne savait vraiment d’où était
arrivé l’acide. Peut-être avait-il suinté du fond d’un réservoir situé au-
dessus du plafond du dôme ? À moins que le liquide ne se soit infiltré d’une
conduite d’évacuation de déchets toxiques qui descendait depuis les usines
de Hive City ?
Peu importe. Quelle que soit la provenance de l’acide, il se collectait à
Acid Hole depuis des générations, grignotant la colonie en même temps
qu’il fournissait à ses habitants leur seule source de revenus. L’extraction de
l’acide était dangereuse, et elle tuait plus de gens qu’elle n’en enrichissait,
mais bon, quand on est pauvre et désespéré, la possibilité d’une condition
meilleure vaut tous les risques, même celui de perdre sa vie. Ce principe
résumait la situation d’à peu près toutes les âmes perdues du Sous-monde.
Sur les cent dernières années, les bassins s’étaient étalés sur près de la
moitié de la colonie. En cet instant même, l’acide léchait les fondations du
bâtiment sur lequel s’était dissimulé Francks. Il ne tarderait pas à
s’effondrer à son tour. Ensuite, les gravats seraient utilisés pour rallonger la
jetée de pierre qui s’étendait jusqu’au milieu des bassins et permettait aux
exploitants de parvenir jusqu’à leurs concessions.
Au moins, Francks savait qu’Ignus serait forcé de tenir sa part du marché.
Autour de ces bassins, aucun endroit où son gang aurait pu se planquer.
Rien d’autre à perte de vue qu’une étendue d’acide quadrillée de sentiers de
pierre. Mais ça signifiait aussi que lui-même ne pouvait pas s’approcher
davantage. Syris était donc exposé au beau milieu de l’acide, seul, attendant
que son rival arrive pour les négociations.
Le temps passait, et Francks était de plus en plus inquiet. C’était Ignus qui
avait proposé le rendez-vous. Où est-ce qu’il traînait, à la fin ? Il essayait
sûrement d’embrouiller Syris en le faisant attendre. Si c’était bien ça, alors
Ignus ne savait rien du chef des « vrais sauveurs ». Il faudrait plus qu’une
heure passée au bord des bassins d’acide pour faire paniquer Syris Korr.
Alerté par le bruit d’un gravillon dégringolant jusqu’au bord du toit,
Francks vira sur place, son crache-laser à la main.
Jerod Mordu, le lieutenant d’Ignus. Il leva les mains au-dessus de sa tête,
paumes en avant pour montrer qu’il n’allait pas dégainer.
— Tu es pas censé être là… fit Mordu, en secouant lentement la tête.
— On est deux dans ce cas, le remballa Francks avec une grimace. Pas de
lieutenants, tu te rappelles ? Le truc c’est que je fais pas confiance à ton
chef pour tenir sa parole. Et visiblement, j’avais raison.
— Tu comprends pas, se défendit Mordu.
Il fit un pas en avant, mais stoppa net dès que Francks brandit son calibre
pour lui braquer au visage. Il reprit d’un ton presque suppliant :
— T’es pas censé être là ! T’étais censé veiller sur le gang. Et maintenant,
tout va partir en vrille.
— Qu’est-ce tu baves ? gronda Francks.
L’inquiétude nauséeuse qui lui chatouillait l’estomac depuis le matin se
déploya soudain pour éclore en paranoïa pure et simple. Il savait
exactement ce que bavait Mordu.
— C’était pas seulement Syris la cible, pas vrai ? Bordel ! J’aurais dû le
voir venir… Syris aurait dû le voir venir. Il l’a vu, d’ailleurs… Et c’est pour
ça qu’il voulait que je reste à la planque, bordel !
Mordu se tenait maintenant juste à côté de lui. Francks était si absorbé par
sa propre culpabilité qu’il n’avait même pas vu le lieutenant rival traverser
la largeur du toit pour s’approcher.
— Il est pas trop tard pour empêcher le reste mais faut que tu me
fasses confiance.
Mordu s’était mis à parler à toute vitesse, soit parce qu’il disait vrai et
qu’il ne leur restait pas beaucoup de temps, soit pour réussir à sortir toute
son histoire avant que Francks ne lui allume la cervelle à coups de laser.
— Tu dois prévenir Korr. L’éloigner des bassins d’acide, et fissa ! Avant
qu’il soit trop tard !
Francks plissa les yeux en un regard torve braqué sur Mordu, encore perdu
dans sa tentative d’analyse des ramifications de tout ce qu’il venait
d’entendre.
— Le reste ? Prévenir Korr ?
Mordu agrippa Francks par les épaules pour le secouer.
— Ton gang est déjà massacré, t’y peux plus rien. Mais Ignus est en
chemin, il vient ici pour se farcir ton patron. Je peux pas l’arrêter. C’est
juste… je peux pas. Mais toi, si. Si t’agis tout de suite !
Francks secoua la tête pour essayer de la débarrasser des ténèbres qui s’y
amoncelaient, puis il se dégagea de l’emprise de son ennemi en roulant
des épaules.
— C’est ridicule. Ignus oserait pas buter un autre chef de gang. Personne
est taré à ce point. Il serait mort dans l’heure qui suit. Si c’est ça ton baratin,
j’y crois pas. Dis-moi pourquoi je devrais te faire confiance ?
Mordu secoua la tête.
— Parce que t’as pas le choix ! Parce que Jules Ignus est taré à ce point. Je
suis venu ici pour essayer d’empêcher un meurtre, une guerre, mais je peux
pas. Il… il me terrifie. Toi, tu peux l’arrêter. Mais seulement si tu me fais
confiance. Vas-y, maintenant !
Francks fixa Mordu pendant un instant encore, puis tourna son regard vers
les bassins. Syris était trop loin pour l’entendre. Il n’avait aucun moyen
d’attirer son attention. Il baissa les yeux, considéra l’arme dans sa main. Il y
avait peut-être un moyen. Francks visa le centre du bassin le plus proche de
Syris. Même s’il n’entendait pas la détonation, il remarquerait au moins une
éruption dans l’acide à dix mètres de lui. Comme ça, au moins, il serait sur
ses gardes, quoi qu’Ignus ait prévu.
Alors qu’il assurait sa prise des deux mains sur son arme pour être sûr de
son coup, Francks crut voir quelque chose bouger au loin. Plus de temps à
perdre. Il pressa la détente. Rien. Il appuya à nouveau. Toujours rien.
— Nom d’un fouisseur, c’est quoi ce bordel !
Francks ouvrit le compartiment au bas de la crosse pour vérifier la cellule
énergétique. Elle était vide. Il l’avait contrôlée avant de partir ! C’était quoi,
le problème ?
— Ces abrutis de novices ont foiré la charge, grogna-t-il en se tournant
vers Mordu. File-moi ton arme !
— Mais…
— Vite ! intima-t-il avec d’impatients claquements de doigts. Faut que tu
me fasses confiance, hein ?
Mordu dégaina son arme pour la lui tendre, crosse d’abord. Sa confiance
n’allait clairement pas plus loin, car il se retira vivement derrière la
cheminée dès que l’arme fut entre les mains de Francks.
Ce dernier se tourna à nouveau vers les bassins, prêt à tirer son
avertissement, mais il était trop tard. Jules Ignus venait d’émerger du
brouillard acide, à une centaine de mètres derrière Syris. Il avait dû attendre
tout ce temps près du bord du dôme. Il tenait quelque chose, un objet long
et métallique qui luisait dans la faible lumière. Il leva cet objet à la hauteur
de son épaule. Un fusil ?
Francks visa de son mieux, mais il avait peu de chances d’atteindre Ignus
d’un coup de pistolet à cette distance. Les deux coups partirent presque en
même temps. La balle de Francks s’enfonça dans un bassin juste à côté
d’Ignus, faisant jaillir un geyser d’acide. Le coup tiré par Ignus frappa Syris
dans le dos. Des petits bouts d’armure volèrent dans tous les sens tandis que
le projectile s’enfonçait dans la chair. La tête de Syris partit en arrière, sa
bouche s’ouvrit. Francks savait que son ami était en train de hurler, mais il
n’entendait rien d’autre que le martèlement de son propre cœur.
Il tira encore et encore, frappant la jetée de pierre devant Ignus, puis
touchant le chef ennemi au bras. Ce tir l’arrêta, mais le mal avait été fait.
Syris s’était effondré.
Francks hurla et continua à faire feu, mais sa rage l’aveuglait à présent et il
ne fit plus mouche une seule fois. Il vit Ignus lever les yeux vers lui et
brandir son fusil, le braquer vers le toit. Il continuait à tirer, dressé de toute
sa hauteur à côté de la cheminée, sans se soucier de se cacher, indifférent à
sa propre sécurité.
Un bolt jaillit de la gueule du fusil, et Francks sentit l’air grésiller sur sa
joue quand le projectile le frôla. Il éclata d’un rire dément, visa à nouveau.
Cette fois, il ne manquerait pas son coup. Cette fois, ce n’est pas dans le
bras qu’il allait toucher ce démon. Cette fois…
Un objet dur, anguleux, le cogna à l’arrière de la tête. Francks se sentit
tomber, il sentit ses yeux se fermer et les ténèbres s’infiltrer aux limites de
sa conscience. Il perçut brièvement les gravillons épars sur le toit qui lui
rentraient dans le cou et les bras. Il aperçut Mordu au-dessus de lui, une
grosse pierre entre les mains. Il lui disait quelque chose, quelque chose
d’important.
— Je suis désolé. C’est tout ce que j’ai trouvé…
Francks se retourna en gémissant. Ça avait recommencé. Son rêve. Non,
c’était plutôt un cauchemar. Ou alors une vision ? C’était devenu tellement
difficile de faire la différence. Mais il se souvenait de celui-là, depuis la
dernière fois. Enfin en tout cas, il pensait s’en souvenir. Son cerveau était si
encombré qu’il lui était presque impossible de distinguer la réalité de la
fiction, les souvenirs des visions, le présent du passé… du futur.
L’Univers avait un plan pour lui, ça c’était clair. Et apparemment, ce plan
consistait à le laisser errer dans les Désolations de Cendre tel un dément. En
tout cas, ça avait été le plan aussi longtemps qu’il s’en souvienne. Avant ça,
il n’y avait rien d’autre que des formes floues et des images fugaces.
Mais aujourd’hui, c’était différent. Il se sentait différent. Les images de
son rêve ne s’étaient pas dissipées dès le matin, quand sa conscience s’était
manifestée. Ce rêve comportait bel et bien un souvenir d’autrefois. Il avait
été quelqu’un, et quelqu’un d’important, avant de devenir un fou errant.
Il avait œuvré aux côtés d’un grand homme. Il avait mené des hommes au
combat, dans une lutte juste, droite. Il avait même commencé à croire en ce
plan que l’Univers avait supposément établi à leur intention. Le motif de
cette croyance lui échappait à l’instant présent, mais il savait, avec une
clarté d’esprit qu’il n’avait plus eue depuis des années, qu’il avait cru, à
une époque.
Et maintenant, le moment était venu. Le moment d’être à nouveau
quelqu’un. Le moment de réaliser quelque chose d’importance avec le
temps qu’il lui restait à vivre. Jobe Francks se leva et ouvrit les yeux, ses
yeux gris et brumeux, pour contempler les espaces infinis parsemés de
pierres blanches et de gros rochers autour de lui. Il choisit une direction et
se mit en marche. Il était temps de retourner à la Ruche.
1 : DE GROS PROBLÈMES
Jobe Francks sentit la pression aiguë d’une dague contre ses côtes. Son
assaillant surgi des ombres maintenait un bras autour de sa gorge en le
serrant étroitement contre son corps. La pointe du surin traversa la cape
bleue toute neuve et s’enfonça dans la peau de Francks. Sous sa chemise
propre, un filet de sang commença à couler vers sa taille.
— Résiste pas, vieux croûton, et j’te promets qu’tu sentiras rien…
ou presque.
Le bras autour de la gorge de Francks se resserra tandis que l’agresseur
l’entraînait à reculons dans une ruelle bien crade. La dague fut enfoncée
plus avant dans l’étoffe bleue pour souligner la menace.
Mais Francks n’avait aucune intention de résister. Au contraire, son plan
exigeait qu’il se détende complètement. Il baissa la tête et tourna le regard
vers l’arrière pour voir vers où ils se dirigeaient. Lorsque son attaquant
atteignit la plateforme surélevée qui bordait la rue, il s’arrêta un instant,
puis se décala légèrement pour franchir la marche. C’est à ce moment que
Francks se relâcha complètement dans l’étreinte de son agresseur, et se
laissa glisser vers le sol.
La dague était prise dans les plis de la cape, et elle tira le bras de l’autre
vers le bas, le faisant tomber vers l’avant, au bas de la passerelle. Francks
gémit quand la lame dentée passa sur ses côtes, mais résista à l’instinct de
se rattraper. L’attaquant resserra sa prise autour de son cou et essaya en vain
de remettre sa victime, qui était plus grande que lui, sur ses pieds.
Francks hoqueta et lutta contre les ténèbres qui se refermaient sur lui
tandis que le bras lui écrasait le larynx, mais au lieu de se pencher en arrière
pour échapper à la pression, il s’inclina vers l’avant et fit basculer son
attaquant déjà déstabilisé par-dessus sa tête. Ils s’étalèrent tous les deux en
vrac. Francks se dégagea d’une roulade et lança ses deux pieds en avant.
Ses bottes neuves s’écrasèrent sur le genou de son adversaire dans un
craquement satisfaisant.
L’homme hurla de douleur tandis que Francks se relevait précipitamment.
Debout, il fit face à son agresseur qui s’était également remis sur ses pieds,
mais portait tout son poids sur une seule jambe. Tous deux étaient hors
d’haleine, mais l’assaillant sourit.
— Bien joué, l’vieux, mais j’ai encore mon surin… et de l’artillerie.
Il brandissait la lame dentelée d’une main, et leva l’autre, qui tenait un
pistolet d’un noir de jais. Il tendit la lame sur le côté, prêt à frapper, et garda
le pétard près de son corps, comme pour le protéger.
L’adrénaline pompait dans les veines de Francks, donnant un regain de
vivacité à son vieux corps perclus, et une clarté d’esprit qu’il n’avait plus
connue depuis de longues années. Le gonze était un pro. Aucun doute là-
dessus. L’angle de la lame, la prise sereine sur le calibre, le regard perçant
qu’il posait sur Francks, tout cela indiquait un bonhomme entraîné à tuer.
Francks savait deux choses qui pourraient, peut-être, l’aider à survivre.
Premièrement, si son agresseur avait eu l’intention de se servir de son
flingue, ce serait déjà fait. Pour une raison ou une autre, le pistolet serait
son dernier recours. Francks ne savait pas pourquoi, et s’en foutait, mais il
était sûr qu’il n’avait rien à craindre du pistolet laser. Deuxièmement,
Francks n’était peut-être pas, ou plus, entraîné à tuer, mais avait peaufiné la
survie jusqu’à l’élever au rang d’art. Le secret pour gagner, dans une
bagarre de gangs sérieuse, était simplement de ne pas se faire toucher. En
son temps, Francks avait été doué pour ça… Probablement l’un
des meilleurs.
L’agresseur avançait peu à peu en gardant le pistolet braqué sur sa tête. Il
faisait aller et venir la dague lentement, dessinant un huit serré devant lui.
Francks jeta un regard par-dessus son épaule, comme s’il pensait à prendre
la fuite. Il recula avec une hésitation marquée vers le trottoir surélevé,
faisant de son mieux pour jouer l’air terrorisé.
— Tu peux pas gicler, vieux débris, ricana son adversaire. J’suis plus
jeune, plus rapide, et j’ai ma quincaillerie.
Il inclina la crosse de son arme à quatre-vingt-dix degrés comme pour
prouver ses dires.
Francks regarda encore une fois par-dessus son épaule tandis que son
attaquant continuait à se rapprocher. Il pivota alors au niveau de la taille et
fit un premier pas, comme s’il allait se mettre à courir. Il entendit la lourde
foulée de démarrage du tueur derrière lui. Il avait mordu à l’hameçon !
Francks pirouetta et se laissa tomber accroupi, puis lança sa jambe avant en
arc de cercle pour venir l’écraser sur le genou déjà blessé de son adversaire.
L’homme s’effondra et se tordit sur le sol, terrassé par la douleur. Il
agrippa sa jambe, qui avait pris un angle bizarre au niveau du genou.
Francks arracha le pistolet laser de sa main flasque et se laissa tomber sur
lui. Il lui enfonça le canon de l’arme dans le ventre, entre leurs deux corps,
et fit feu. La puissante déflagration fut étouffée entre eux. Il tira encore une
fois par sécurité, puis roula à l’écart.
Quelques minutes plus tard, Francks était accroupi au-dessus du cadavre
dans la ruelle, étudiant un étrange fragment de papier. L’homme n’avait rien
qui permettait de l’identifier, ce qui n’était pas étonnant, mais le message
qu’il portait donnait à Francks matière à réfléchir. Un simple message
griffonné avec ce qui semblait être du sang, et qui disait : Ce vieil homme
est un hérétique. L’hérétique doit mourir !
Francks replia le message et le dissimula dans un pli de sa cape, avec le
surin et le calibre. Il se hâta de retourner à la planque des Sauveurs d’Âmes
et déposa le flingue dans l’arsenal du gang. La dague, par contre, il la
conserva. Apparemment, il allait encore devoir user de ses anciennes
méthodes de temps en temps d’ici la fin de toute cette histoire.
Jock Beamler, chef de salle au Lucky Strike, tira sur le col serré qui
enserrait son cou épais en observant l’espace de jeu. Des années auparavant,
quand le lieu était encore une usine, la passerelle rouillée avait dû servir
d’accès à des machines ou au système de ventilation. Dans un cas comme
dans l’autre, tout avait été pillé, mais il restait la passerelle, du moins en
grande partie.
Ça lui faisait un excellent poste d’observation pour garder un œil sur le
Lucky Strike. Et là tout de suite, il n’était pas très satisfait de ce qu’il avait
sous les yeux. Jock passait la plus grande partie de ses nuits à surveiller les
croupiers pour s’assurer qu’ils n’arnaquent pas les clients pour empocher
des jetons mal acquis. La tricherie était encouragée, bien sûr, mais une
partie (une grande partie, à vrai dire) des crédits grugés aux joueurs revenait
à la maison.
Mais là, c’était différent. Au début, Jock avait à peine accordé son
attention au chasseur de primes assis avec Stella. Elle était douée, et elle
faisait toujours biberonner les pigeons suffisamment pour qu’ils brûlent
tous les crédits qu’ils claquaient pas avec elle. Quand il avait vu qui s’en
chargeait, Jock n’avait plus accordé un seul regard à cette marque-là.
Mais voilà qu’il y avait maintenant une immense pile de jetons devant
l’homme au long manteau de cuir, et que Stella lançait des regards en
direction de Jock tout en gesticulant derrière le dos de son client. Vu la
tronche qu’elle tirait, ça devait faire un moment qu’elle s’agitait.
— Ça va pas, grogna Jock. Ça va pas du tout.
Il se passa une main compacte sur les joues puis essuya la paume glissante
sur son pantalon bien repassé. Jock était un gars bien râblé, avec des bras
énormes et un torse digne d’un Goliath. À vrai dire, sa taille et son allure
générale évoquaient un Goliath pour la plupart des gens – au moins jusqu’à
ce qu’ils lèvent les yeux vers son visage. Jock avait la peau lisse et les traits
joufflus d’un enfant, calé sur une tête qui semblait ridiculement petite ainsi
posée sur ses épaules carrées et son cou de taureau. Malgré son corps
volumineux et sa petite tête, Jock était suffisamment malin pour gérer le
Lucky Strike, et surtout, suffisamment malin pour savoir quand il lui fallait
intervenir. Ou trouver de l’aide.
Il fit le geste de trancher le cou et articula muettement « Arrête-le. »
Stella haussa ses épaules nues et demanda de la même façon
« Comment ? »
Jock haussa les épaules en retour. « Trouve quelque chose. » Il se détourna
de la rambarde et s’élança au pas de course vers l’échelle. Il savait que le
lourd martèlement de ses dures semelles sur le métal allait attirer tous les
regards, mais il lui fallait de l’aide, et vite.
Kal leva les yeux en entendant le raffut métallique dans la charpente, et
sourit en regardant le gros lourdaud galoper sur la passerelle puis se laisser
glisser au bas de l’échelle. Il jeta un œil à la ronde en se demandant où était
le problème, mais tous les clients avaient le même air perplexe. Ils
regardèrent tous le chef de salle cavaler pesamment au fond de la pièce. Les
boutons de sa veste sautaient dans tous les sens au rythme de sa course, et il
déchira sa manche en s’engouffrant dans une porte, laissant un lambeau de
tissu noir pendouiller sur le chambranle explosé. Son veston était bien trop
petit pour sa carrure, surtout avec ses muscles gonflés par la soudaine
panique qui s’était emparée de lui.
Les petits cheveux se dressèrent sur la nuque de Kal. Il crut tout d’abord
que c’était les doigts subtils de Stella qui jouaient dans son cou, mais quand
il reporta son regard sur la table de jeu, le léger frisson se mua en une
franche alerte. Sa pile de jetons tout entière avait été poussée au milieu de la
table… et ce n’était pas lui qui avait fait cette mise !
Il jeta un regard à Stella, qui battit innocemment des cils en souriant, avant
de lui caresser la nuque pour de bon. Mais il était évident que ses mains
avaient été ailleurs juste un instant auparavant. Kal le pigeon s’était bien
fait grugé.
Il comprenait à présent la raison du grabuge. C’était une distraction, et il
avait marché en plein dedans. Il savait évidemment que Stella bossait pour
la maison. Elle lui avait piqué des jetons par-ci par-là tout au long de la
soirée, mais un joli minois sur un corps souple et chaud restaient un joli
minois sur un corps souple et chaud. Kal s’était dit que ça valait bien
quelques crédits pour garder les mimines de la belle sur sa nuque et ses
épaules, entre autres. Sauf que là elle venait de prendre l’initiative et de lui
forcer la main, et il ne lui restait pas d’autre choix que de jouer le jeu.
Kal jeta un œil sur ses tuiles retournées pour voir si les jolis petits doigts
de Stella s’étaient faufilés par là aussi. Tout semblait réglo. Pour finir, c’est
lui qui allait rire aux dépens de la boîte. Pendant le dernier quart d’heure, il
avait patiemment élaboré un Full de Spire, qui était pour la plus grande
partie parmi ses tuiles retournées.
Tout ce qu’il montrait, c’était un atout Brute fouisseuse, deux Gangers
Orlock, et un unique Noble de la Spire – la princesse des Catallus, et au
passage Kal jouait avec l’idée que c’était le portrait craché de Yolanda, à
l’exception des tatouages de gang, bien entendu. Ainsi, pour le croupier, il
donnait l’impression d’avoir de quoi poser une main plutôt costaud : deux
paires, des nobles et des gangers, ou trois Orlock, selon là où il choisissait
de poser son atout de fouisseur. Il misait un peu gros, mais pas trop, pour
que le jeu reste animé.
Seulement, son jeu comportait trois autres Nobles : deux de la Maison Ty,
et le prince des Catallus. Avec son atout en plus, ça lui faisait un Full
presque imbattable de Nobles de la Spire. Il aurait peut-être joué le tout
pour le tout à ce coup-ci, même si Stella ne l’avait pas forcé. Le joueur sur
sa gauche, qui n’avait rien de mieux à montrer qu’une pauvre paire de
Ratskins, pâlit en voyant son jeu et se coucha dès que l’agitation
fut retombée.
Les deux joueurs suivants firent rapidement de même après une courte
réflexion, et le tour de jouer revint au croupier, un petit chauve avec une
épaisse barbe noire. C’était lui qui montrait le meilleur jeu à la table : deux
Nobles Ko’Iron, et un Chef de gang Delaque, avec un Chasseur de la Spire
pour départager. Mais les Catallus battent les Ko’Iron, et Kal ne se faisait
donc aucun souci.
Aucun, jusqu’à ce que le croupier relève sa mise, et qu’il tende la main
pour faire tourner le cube de doublon.
— Doublon sur les Maisons, annonça-t-il.
Le croupier trapu tenta un sourire, mais avec la vilaine cicatrice qui courait
de sa joue à son menton, ça ressemblait plutôt à une grimace.
Les courageux restants se défaussèrent leurs tuiles aussi sec et se rejetèrent
dans leurs sièges pour observer le spectacle. Le tour en revint à Kal, qui
observa attentivement le croupier en tiraillant ses longs favoris. Il essaya de
lire l’expression sur son visage, mais la barbe ne laissait pas voir grand-
chose. Par contre, l’éclat de ses yeux ne plaisait pas à Kal.
Le cube de doublon était un vrai sale coup. Ça voulait dire que si Kal
perdait, il devrait deux fois sa mise à la maison. Toutefois, s’il gagnait, c’est
eux qui lui devraient le double. C’était un coup qui servait à décourager les
faibles ou ceux aux poches vides. Et Kal, lui, ne remplissait qu’un seul de
ces deux critères.
Mais la vraie question était la suivante : est-ce que le croupier l’avait
grugé, lui aussi ? Kal était sûr et certain que la donne avait été réglo. Il avait
guetté le vilain petit homme d’un œil de lynx pendant toute la soirée, et
n’avait pas vu ses pognes manœuvrer le moindre geste suspect.
Kal tendit la main et fit tourner le cube de doublon, acceptant ainsi le défi.
Son Full de Spire était la main la plus forte à la table, il en était sûr, et le
gain permettrait de couvrir la dette de ses nouveaux pétards de luxe, tout en
payant leur part à Scabbs et Yolanda. Comme ça tout le monde y
serait gagnant.
Sauf si…
Le frisson revint dans la nuque de Kal, mais trop tard. Le croupier sourit à
nouveau, puis retourna ses tuiles cachées. Elles comprenaient trois membres
de la Maison Helmawr, y compris le vieux Gerontius lui-même ! Son Full
de Spire était plus fort. Les Helmawr battaient les Catallus sans le moindre
problème. Kal avait perdu. Stella glissa de ses genoux et s’évanouit dans la
foule murmurante.
Il comprenait maintenant, trop tard. Il avait été grugé depuis le début… Le
croupier avait dû capter que Kal était sur ses gardes, et avait attendu le
moment du grabuge pour jouer son coup. Il devait être drôlement bon pour
avoir réussi l’échange durant cette poignée de seconde.
Kal se demanda qui gérait le lieu. Les tripots malhonnêtes ne duraient pas
longtemps en général, mais là il avait clairement affaire à des
professionnels. Et Kal avait maintenant une dette envers eux.
Du moins dans la mesure où il paierait cette dette bidon. Il s’était fait
arnaqué, et ne voyait pas du tout pourquoi lui devrait jouer franc-jeu. Il
claqua des doigts sous la table et entendit un grondement rauque en
réponse. Kal se mit sur ses pieds, écarta les pans de son long manteau de
cuir, et posa les mains sur les crosses de ses deux pistolets laser. Wotan se
mit à décrire un cercle menaçant autour de lui, sans cesser de grogner sur la
foule qui les entourait.
— Dégagez un passage entre moi et la porte, dit Kal avec un calme
presque glacial, et je promets que personne sera blessé.
Mais dès qu’il eut fini sa phrase, il réalisa qu’il serait incapable de tenir sa
promesse. Quelqu’un allait bien être blessé : lui. La foule s’était dispersée,
les habitués s’étaient glissés sous les tables ou avaient reculé jusqu’au mur
du fond, mais les employés avaient toujours l’avantage numérique. Chacun
d’entre eux, croupiers, hôtesses, vigiles, même les serveuses et les commis,
tous jusqu’au dernier lui tenaient tête. Presque à l’unisson, ils dégainèrent
des armes en veux-tu en voilà et les braquèrent sur Kal aussi efficacement
qu’un bataillon d’Exécuteurs Palanites.
— Je vais reformuler, dit Kal en levant les mains. Me faites pas de mal, et
je promets de pas faire de conneries. ‘fin je veux dire, pas
d’autres conneries.
Le chef de salle râblé, engoncé dans sa veste trop petite, ouvrit le cercle,
encadré par deux gardes encore plus mastocs que lui. Il retroussa ses
manches, déchirant encore plus le tissu déjà ravagé.
— Veuillez nous accompagner sans faire de vagues, Monsieur Jerico, dit-
il. Le patron voudrait vous voir.
Wotan grogna, et le chef de salle tressaillit, ouvrant de grands yeux pour
fixer le molosse mécanique.
— Gentil, Wotan, dit Kal. On va aller discuter.
Sa main tendue, paume vers le bas, suffit à calmer la bête.
Kal et Wotan suivirent le chef de salle jusqu’à la porte du fond, escortés
par les deux gorilles. Kal ne savait pas à quoi s’attendre derrière cette porte,
mais il se disait que la chance lui serait plus favorable une fois qu’il ne
serait plus encerclé par l’arsenal braqué sur lui.
Jock ouvrit la porte, et Kal pénétra dans une pièce ténébreuse.
— Voyons, je suis sûr que nous pouvons tous être raisonnables dans cette
histoire, commença-t-il.
— Je suis la raison personnifiée, mon cher Jerico, prononça dans le noir
une voix bien connue.
Les espoirs de Kal s’évanouirent d’un coup. Il aurait été plus en sécurité
dehors, au centre du cercle de pétoires.
— Nemo ! Comment va ? dit-il alors que la porte se fermait derrière lui.
Jobe plongea ses mains ensanglantées dans une cuvette d’eau que lui avait
apportée l’un des novices, et tenta d’ôter le plus gros des souillures en les
frottant sous la surface saumâtre. Elles tremblaient, mais ce n’était pas dû à
l’eau froide. L’adrénaline qui courait dans son organisme commençait à
refluer après la lutte, et tout son vieux corps était secoué. Il avait
l’impression que ses bras et ses jambes étaient aussi lourds que des scories
de plomb, et le simple fait de le bouger lançait des douleurs dans ses
muscles tressaillants.
Il s’assit ensuite sur le bord de sa paillasse pour sécher ses mains et ses
bras avec une serviette peu ragoûtante tandis qu’il réfléchissait à ce qu’il
allait faire ensuite. Il fallait qu’il dorme, ça au moins c’était clair. Après
cette attaque, il était à peu près aussi vaillant qu’un lettré qui avait passé
toute sa vie dans la Spire. Et quand bien même il avait une couverture râpée
en plus de sa mince serviette, ce qui en disait long sur la prospérité des
Sauveurs d’Âmes, il n’était plus en sécurité ici.
Les Sauveurs devaient bien se porter pour pouvoir se permettre de faire
profiter d’un tel luxe un parfait étranger. Il n’avait aucune intention de leur
porter malheur en usant exagérément de leur générosité. En plus, il devait y
avoir d’autres gangs Cawdor dans le coin.
— Le biz de la rédemption à l’air de bien tourner, se dit-il tout haut.
— Ça, on peut le dire, répondit une voix rauque émergeant des ténèbres
dans l’embrasure de la porte. Mais je pensais que t’étais plus dans les
affaires. À vrai dire, je pensais que t’étais mort. J’ai à moitié espéré que ce
soit le cas, de temps à autre.
Francks laissa tomber la serviette sur le lit et fixa son regard dans la
pénombre. Il ne voyait pas la silhouette assez clairement de ses yeux voilés,
mais n’avait pas besoin de la vue pour reconnaître la voix.
— Ça aurait facilité les choses, pas vrai ? fit-il. Ma mort.
— Probablement, répondit l’homme dans les ténèbres. Mais c’est pas pour
ça que je l’ai parfois souhaitée. Je pensais juste que tu méritais le repos,
après toutes ces années.
Il reprit après une pause :
— Ça fait combien de temps ?
— Depuis que tu m’as jeté dehors dans les Désolations ?
Un léger sourire s’afficha sur le visage de Jobe pendant quelques instants.
— Honnêtement, je sais pas, reprit-il. Vingt ans ? C’est difficile de
mesurer le temps qui passe dans ces déserts toxiques. En fait, c’est difficile
de simplement pas devenir fou.
Le silence qui suivit fut rompu par un simple « Humpf » en provenance de
la porte. Et puis la silhouette s’avança vers la faible clarté projetée par la
lanterne posée à côté de la paillasse de Jobe.
— C’était le seul moyen de te sauver la vie.
— Je sais, Jerod, répondit Jobe qui chuchotait tout juste. Je sais. T’as fait
ce que t’as pu pour sauver ma vie.
— Pour ce que c’était, répondit Jerod Mordu, l’ancien ennemi.
Les longs cheveux noirs de Jerod étaient devenus parfaitement blancs, et
ils étaient maintenant coupés court et droit. Ses yeux bleus qui avaient trop
contemplé la mort semblaient gris et fatigués, tout comme son maigre
visage flétri. Mordu portait des vêtements propres et neufs, ce qui
contrastait considérablement avec l’équipement sale et déchiré qu’il portait
la dernière fois que Jobe l’avait vu, il y avait de ça près de vingt ans.
Il s’assit sur la paillasse à côté de Francks.
— À quel genre de vie est-ce que je t’ai condamné, dans les Désolations ?
Je pensais vraiment que t’allais y passer, là-dehors. Je pensais jamais
te revoir.
— J’ai toujours su que je te reverrais, moi, répondit Francks.
Mordu hocha la tête :
— Je sais. Le Plan, le grand programme de l’Univers.
— Il te reste un dernier rôle à jouer, dit Francks. Un rôle essentiel.
— Peut-être, fit Mordu. Mais pas toi. Tu devrais pas être ici. C’est
trop dangereux.
Francks pivota pour observer son vieil ennemi, fixant de son œil voilé un
point situé juste derrière sa tempe. Au bout d’un moment, Mordu se releva
et se rapprocha de la porte, des ténèbres, comme si cela pouvait arrêter
la vision.
Francks se demanda ce que savait Mordu au sujet de son agression. Il avait
progressivement accordé sa confiance à cet homme au cours des semaines
qui avaient suivi la mort de Korr, mais c’était un ancien rival, et il avait
ouvertement admis avoir envoyé Francks à sa mort dans les Désolations. À
quel point est-ce que je peux te faire confiance, maintenant ?
Il décida de pousser quelques boutons pour voir comment Mordu
réagirait :
— C’est Ignus, pas vrai ? Il m’a envoyé un assassin cette nuit.
Mordu cessa son va-et-vient dans la pénombre.
— T’as été attaqué ? Déjà ? Si tôt après ton retour ?
Sa surprise semblait sincère.
— Qu’est-ce que tu sais là-dessus ? demanda Francks.
L’adrénaline recommença à circuler dans ses veines, apaisant ses nerfs et
atténuant les douleurs dans ses membres, tandis qu’il poursuivait :
— C’est Ignus qui est derrière de ce coup-là ?
Mordu prit un moment pour répondre :
— Non. Jules Ignus… est plus là.
Un autre long silence s’installa, mais Francks patienta. Il savait que ce
n’était pas tout.
— Je sais pas qui a envoyé l’assassin. Peu de gens savent même que t’es
de retour, parmi ceux qui te connaissaient.
— Toi, comment tu l’as su ?
Francks se rejeta en arrière et glissa sa main sous la couverture pour
agripper son surin, juste au cas où.
Dans la pénombre, impossible de savoir si la question avait touché un nerf
sensible chez Mordu.
— Les Sauveurs d’Âmes ont fait passer le mot. J’ai un, euh… un compact
avec eux. Mais il y a quelqu’un de très puissant, avec un très bon réseau,
qui doit vouloir ta mort.
Francks raffermit sa prise sur la dague crantée.
— Pourquoi ? Qui aurait quelque chose à carrer d’un vieux machin
détraqué par deux décennies dans les Désolations ?
Mordu revint dans la lumière, mais garda la tête baissée, il semblait
incapable de soutenir le regard de Francks.
— C’est comme tu l’as dit, le business de la rédemption tourne bien. La
dernière chose qu’il faudrait, c’est qu’un prophète débarque des Désolations
avec un message d’espoir véritable. Un vrai sauveur qui se pointerait là-
dedans, ça ferait pas de bien aux affaires. Y’a un paquet de gens qui
voudraient pas voir ça arriver.
Le silence envahit la pièce. Francks observa Mordu dans ses vêtments
neufs, avec son visage propre et bien rasé. Sans aucun doute, il avait été un
rival, mais aussi un guerrier saint, un meneur des armées de la vérité. Qui
était-il maintenant ? Un homme d’affaires qui s’engraissait de la foi et de la
détresse d’autrui ?
— Qu’est-ce qu’il t’est arrivé, Jerod ?
Mordu le regarda enfin dans les yeux, et Francks réalisa le fardeau que les
années avaient empilé sur les épaules de son plus vieil ami, d’ailleurs
probablement son seul ami. Il relâcha sa prise sur la dague. Il n’avait rien à
craindre de cet homme.
— J’ai vieilli, répondit-il. J’ai survécu et j’ai gagné en sagesse.
— Tu veux dire que tu as perdu ta foi, décrypta Francks.
Mordu hocha lentement la tête :
— Et toi, tu vas perdre bien plus que ça si tu continues à prêcher.
Francks se contenta de sourire :
— Si telle est la volonté de l’Univers, qui suis-je pour protester ?
Mordu secoua la tête en soupirant :
— Tu refuses de partir, hein ?
— Oui.
— Et tu vas continuer à prêcher le retour de Korr ?
Francks acquiesça :
— Je peux plus me détourner du plan.
— Non, je suppose que tu peux pas…
Mordu glissa une main dans sa veste et en retira un petit paquet enveloppé
dans un linge, poursuivant :
— Alors prends ça. C’est pas grand-chose… Les crédits que j’avais sous la
main, et une liste de noms et d’endroits. C’est des gangs qui t’accueilleront
sans poser de questions. Ils savent tous comment me contacter si besoin.
— D’autres relations d’affaires ?
— C’est tout ce que je peux faire, par contre, répondit Mordu en
confirmant d’un signe de tête. Je pourrai pas te sauver cette fois, si tu
restes ici.
— C’est plus moi qui ai besoin d’être sauvé.
Le guilder Tavis était assis à son bureau, et il essayait de se concentrer sur
la paperasse qu’il avait sous les yeux. Meru, son assistante, avait tout
organisé en piles bien ordonnées. Il avait des contrats à lire, des compromis
de vente à valider, des requêtes de versement à signer, et des mandats à
approuver, à tamponner, à contresigner.
Il recula son fauteuil dans un grognement.
— Mais qu’est-ce qu’elle a foutu la Meru, pour laisser la paperasse
s’accumuler comme ça ?
Il repoussa la pile la plus proche, éparpillant les contrats sur la surface de
son bureau, et réduisit ainsi à néant le système bien organisé auquel son
assistante avait certainement consacré un max de temps. Il se leva ensuite
pour se rendre à une autre table, de l’autre côté de la pièce.
Tavis était un vrai bonhomme, du genre massif, avec une opulente
chevelure noire qui paraissait toujours en broussaille, même lorsqu’il venait
de se peigner. Son visage lunaire se confondait presque avec son cou épais,
et seul un mince collier de barbe grisonnante séparait son menton de ses
bajoues. Ses larges robes ondoyantes lui tenaient bien chaud dans le bureau
froid et humide, mais ne dissimulaient en rien la bedaine qui débordait au-
dessus de sa ceinture. Il évoquait un vieux guerrier qui se serait laissé aller à
une vie de confort, derrière un bureau.
À vrai dire, Tavis avait été ganger dans le Sous-monde, et dans sa jeunesse
il n’avait eu que mépris pour les guilders. « Rien que des mauviettes »,
disait-il. « Font plus les malins quand ils ont pas leurs gardes du corps. Les
banquiers ? Les hommes d’affaires ? Les marchands ? Pouah ! Rien que des
parasites qui s’engraissent sur l’dos des pauvres gens, et c’est la vérité
vraie. »
Il avait changé de ton quand une belle petite somme de crédits lui était
tombée dans le bec par un pur coup de bol. Après avoir supprimé de
l’équation ses rivaux et ses anciens camarades, il s’était rendu tout droit
chez un guilder. Ils s’étaient accordés sur un partenariat, et Tavis avait
prospéré, surtout après que la santé précocement défaillante de son compère
l’ait fait accidentellement renoncer à sa part du compact.
Et finalement, Tavis était devenu l’image par excellence du guilder
mollasse qu’il détestait tant auparavant. Il contrôlait toute son affaire, avec
l’aide non négligeable de son assistante Meru qui maîtrisait mieux que lui
les aspects contractuels de la chose. Mais Tavis avait encore du flair pour
les bonnes opportunités, et au fil des ans, ledit flair lui avait valu pas mal
de revenus.
— Et maintenant, c’est le moment d’en récolter les bénéfices, dit-il pour
lui-même en contemplant la maquette exposée sur la table du fond.
La table de travail à l’arrière de son bureau était occupée par la maquette
d’un dôme ; le meuble en lui-même, en bois véritable, n’avait pas de prix,
mais pour le moment Tavis n’avait que faire du luxe de ses quartiers. Il
considérait comme acquis l’épaisse moquette à longs poils sous ses pieds
ainsi que les tapisseries qui masquaient les parois métalliques gris terne de
son hab au bas de la Ruche. Ce qui l’intéressait, c’était son projet fétiche, là
sur la table.
Il fit glisser la partie supérieure de la maquette du dôme pour en révéler
l’intérieur. Il y avait dedans une maquette de sa nouvelle demeure. Il n’avait
plus assez de place dans son habitation étriquée de Hive City, et n’étant pas
de la noblesse, il avait dû quitter les limites de la City pour trouver un
espace suffisant pour la demeure capable de combler ses goûts exigeants.
Le dôme tout entier allait être son terrain de jeu. Il y aurait d’immenses
bassins entourés de sculptures importées. Un théâtre rien qu’à lui où il ferait
jouer des pièces spéciales, juste pour son divertissement personnel. Une
immense demeure flambant neuve qui ferait l’envie des guilders comme des
nobles. Un dôme d’or étincelant couronnant une habitation de trois étages
dont le perron serait encadré par des colonnes. Une cour centrale, parsemée
de statues, menant aux jardins à l’arrière, avec des fontaines et tout
le tremblement.
Tavis savait bien que ce dernier souhait était de l’extravagance à l’état pur.
À lui seul, le prix à payer pour acquérir et entretenir de vraies plantes
dépassait ce qu’un simple guilder pouvait se permettre, mais il aimait rêver,
et jouir du confort d’une immense demeure dans un dôme rien qu’à lui était
de longue date le rêve de Tavis.
— Qui aurait cru qu’un homme aux origines si modestes serait un jour
propriétaire d’un dôme entier ? murmura-t-il en contemplant la maquette.
Il fut arraché à sa rêverie par un toussotement poli provenant de la porte. Il
leva les yeux, et découvrit Meru, vêtue de son éternel tailleur-pantalon
beige, très basique. Elle tenait comme d’habitude une tablette de données
dans une main et un stylet dans l’autre. Tavis n’était d’ailleurs pas certain
de l’avoir déjà vue sans ces deux outils. Meru était extrêmement efficace, et
elle se donnait beaucoup de mal pour que cela se voie au premier coup
d’œil.
Elle toussa à nouveau :
— Excusez-moi, monsieur. Un Monsieur Grondle voudrait vous voir, sans
rendez-vous.
— Monsieur Grondle… ah, le contremaître. Appelez-le simplement
Grondle. C’est son nom.
— Entendu, monsieur, répondit-elle. Dois-je introduire Monsieur Grondle
dans votre bureau ?
— À c’t’heure-ci ?
Tavis soupira et retourna de mauvaise grâce à sa table de travail.
— Sûrement pas des bonnes nouvelles, grogna-t-il en se laissant tomber
dans son fauteuil, derrière les piles de paperasse renversées. Oui, oui, faites-
le entrer.
Meru s’éclipsa, et le contremaître trapu franchit la porte un instant plus
tard. Tavis donna immédiatement de la voix :
— Stop !
Grondle plongea en avant sur la pointe des pieds et agita ses bras replets
dans tous les sens, mais il réussit finalement à couper son élan sans piquer
du nez.
— Comment osez-vous vous pénétrer dans mon bureau dans cet état ?
poursuivit Tavis. Je vous interdis de souiller la moquette avec cette infamie.
Effectivement, Grondle n’était pas vraiment beau à voir. Sa chemise avait
peut-être autrefois été blanche, mais elle était désormais tachée de gris et de
brun par un mélange de sueur, de poussière et de mortier. Son pantalon
n’était guère mieux. Sa barbe et sa chevelure épaisses étaient collées à son
visage rouge et dégoulinant. De temps à autre, une goutte gluante se
détachait de sa barbe pour tomber sur sa poitrine, et des filets d’une
substance brune ruisselaient comme des cours d’eau fangeuse le long de ses
bras luisants, jusqu’à ses pognes qui semblaient prises dans des gangues
de boue.
— Pas un pas de plus. Vous me ferez votre rapport de là où vous êtes.
Grondle se tordit les mains, décollant ainsi des particules de crasse qui se
précipitèrent vers le sol moquetté. Tavis ouvrit la bouche pour se remettre à
hurler sur le bonhomme, mais se ravisa en réalisant que cela ne ferait que
prolonger le séjour du répugnant contremaître dans son bureau qui n’était
déjà plus très propre. Grondle finit enfin par rassembler suffisamment de
cran pour prendre la parole :
— Désolé d’vous dire ça, m’sieur, commença-t-il. Y’a eu un autre accident
sur l’chantier.
Vu comment ça avait démarré, Tavis ne fut pas vraiment surpris par
cette révélation.
— Combien de temps est-ce que ça va nous faire perdre ?
— C’est pire qu’la dernière fois, m’sieur, répondit Grondle. On a perdu
une douzaine d’gars, au moins.
— Perdu ?
— Enterrés, m’sieur. La grosse rampe de caillasse au bord du dôme, elle a
lâché, aplati toute une équipe.
— Je répète, fit Tavis en tambourinant du bout des doigts sur son bureau :
Combien de temps ça va me coûter ?
— J’sais pas, m’sieur. Ça dépend…
— De quoi ?
Tavis se leva et contourna son bureau, foudroyant Grondle du regard
jusqu’à ce que le gros contremaître renâcle et détourne les yeux.
— De si j’peux trouver des gars pour finir l’boulot.
Tavis ouvrit la bouche pour protester, mais Grondle continua à parler à
toute allure, essayant certainement de tout déballer d’un coup avant de
perdre courage.
— Y’a eu une demi-douzaine d’accidents rien qu’dans les six derniers
mois. C’était d’jà assez dur à trouver des ouvriers, et là j’viens d’en perdre
douze… et y’en a douze autres qui s’sont cavalés après qu’on a déterré
les corps.
— Embauchez d’autres ouvriers, répliqua Tavis en avançant sur Grondle.
C’est vous le contremaître. Les histoires de personnel, c’est votre problème.
— Mais c’est c’que dis, m’sieur, sauf vot’respect.
Grondle recommença à se tordre les mains, puis il remarqua la pile de
cendre et de poussière qui s’accumulait sur la moquette devant lui, et arrêta.
— J’trouve personne pour bosser. Les pélos pensent que l’projet est
maudit. Y’a plus personne qui veut bosser sur not’chantier… en tout cas pas
au prix qu’on les paie.
Tavis hurla à la face d’un Grondle probablement soulagé d’avoir été
stoppé si loin.
— On raque déjà le double du taux normal !
Il retourna à grands pas jusqu’à la maquette :
— Et on est pas plus près du but qu’il y a deux ans !
— Qu’est-c’que j’peux y faire, moi, m’sieur ? demanda Grondle. On peut
pas avancer sans ouvriers.
— Eh ben tu vas te bouger le fion et m’en trouver vite fait ! rugit Tavis,
perdant tout vernis de manières cultivées. Je veux pas savoir d’où tu les
débauches. Je veux pas savoir comment. Mais tu vas me ramener des
ouvriers fissa, ou tu vas te retrouver à gratter dans les déchets de Dust Falls
jusqu’à ce que les cheveux t’en tombent et que les yeux t’en sortent de la
tête !
— Mais comment… ?
— Démerdez-vous, Grondle, se reprit Tavis. Faites ce que vous avez à
faire pour terminer ce chantier, compris ?
— Oui, monsieur.
— Et maintenant, virez-moi votre immonde carcasse de mon bureau. Et
envoyez-moi Meru avec un balai et une serpillière.
Les yeux de Kal mirent quelque temps à s’accoutumer à la faible
luminosité. La seule source de lumière était une rangée d’écrans vidéo
installés en demi-cercle face au mur du fond. Nemo, espion en chef du
Sous-monde, receleur d’informations confidentielles, gardien de secrets
obscurs, refourgueur de tech archaïque, et emmerdeur de première
spécialement pour Kal Jerico, trônait dans un fauteuil à dossier droit au
centre des moniteurs.
Toutefois, même baigné dans l’éclairage chaleureux des écrans, l’espion
n’était qu’une silhouette. Il était enveloppé de la tête aux pieds d’une étoffe
moulante d’un noir mat qui semblait absorber la lumière. Sans le casque
réfléchissant qui lui protégeait la tête, il aurait été invisible dans son fauteuil
noir. Kal arrivait presque à discerner les images des écrans qui se reflétaient
sur son masque de verre fumé.
Le chasseur de primes percevait également d’autres présences dans la
pièce. Il y avait bien le chef de salle et ses deux gorilles derrière lui, mais le
grondement sourd et le claquement des mâchoires de Wotan à côté de lui
confirma qu’il y avait d’autres gardes sur leur périphérie, invisibles et aux
aguets dans les ténèbres.
— Tu me trouves en position d’infériorité, Nemo, dit Kal, ajoutant pour
lui-même : encore une fois.
— Et tu me dois beaucoup de crédits, Jerico, répliqua le chef des espions.
Kal ne savait même pas si Nemo le regardait ou pas. Pendant qu’il lui
parlait, son fauteuil pivotait de droite à gauche pour examiner l’un, puis
l’autre des écrans vidéo. C’était un peu déconcertant.
— Comment est-ce que tu comptes régler ? Cash ? Tu me signes un petit
papier ?
Kal prit une seule seconde pour soupeser ces deux options. Il n’avait pas
de cash, et il était hors de question qu’il signe une reconnaissance de dette à
Nemo – en tout cas, pas une fois de plus. Il décida d’essayer une troisième
solution :
— Je suis pas d’accord avec la première partie de ta déclaration, Nemo. La
main était truquée, le croupier m’a grugé. Je te dois rien du tout. Et si tu
veux contester, je propose qu’on aille régler ça devant le magistrat de la
guilde locale.
— Oh, aucun besoin de contester, dit Nemo. T’as parié et t’as perdu… au
doublon. J’ai une salle pleine de témoins qui pourront le confirmer.
Kal continua bille en tête :
— Mais c’est ton hôtesse qui a misé la main pour que ton croupier puisse
me battre avec son jeu truqué. Il me suffit d’une personne à cette table qui
flanche sous l’examen du magistrat de la guilde. T’as confiance à ce point-
là en tes gens ?
Un étrange bruit se fit entendre derrière le masque de Nemo. On aurait dit
des petites bulles de goudron qui claquaient à toute vitesse, ou bien le bruit
d’une fusillade lointaine. Kal réalisa au bout d’un moment que l’espion en
chef était en train de rire. Il couvrit la pièce sombre d’un regard circulaire,
mais aucune des silhouettes noires n’avait bougé ni même prononcé un mot
depuis que Kal était entré. C’était peut-être quelque chose sur l’un des
moniteurs de Nemo qui le faisait marrer.
— Qu’est-ce qu’il y a de si bidonnant ? demanda Kal au bout
d’un moment.
— Tu sais pas à quel point t’as raison, Jerico, lui dit Nemo.
— Je peux y aller, alors ?
— Non, non. Quand tu les as appelés « mes gens ».
La phrase fut ponctuée de cet étrange rire pétaradant.
— Aucun d’entre eux prononcera un seul mot contre moi. Je pense que tu
le sais. Pour ce qui est du magistrat, il me semble que c’était l’homme assis
à ta gauche à ta table.
Sur ces mots, c’est l’assemblée tout entière qui éclata de rire.
— T’as perdu, Jerico, dit Nemo. Oui, c’est Stella qui a joué tous tes jetons.
Mais c’est toi qui a persisté, au lieu d’accepter tes pertes et de partir en
gentleman. Même après le doublon, quand tu t’es douté que c’était joué,
t’aurais pu t’aplatir comme l’ont fait les autres. Et t’as perdu. Et maintenant
tu me dois une belle grosse somme, et, je te le demande une fois encore,
comment tu comptes me payer ?
— Mais, mais… hoqueta Kal.
— Vas-y avec ton magistrat, Jerico, poursuivit Nemo. En fait, Jock, va me
le chercher tout de suite. Il est sûrement encore en train d’essayer de
regagner le fric qu’il me doit. On peut régler ça cette nuit, et demain, toi,
Kal Jerico, t’iras trimer avec les autres esclaves vendus pour dette impayée.
Le chef de salle s’apprêta à sortir. Kal commençait à se troubler. Mais
pourquoi est-ce que ses rencontres avec Nemo tournaient toujours au fiasco
si rapidement ?
— Attends, lança-t-il. Je vais te signer ton papier.
Comme ça au moins, il gagnerait un peu de temps pour se sortir du pétrin.
— J’ai une meilleure idée, dit Nemo, qui se tourna vers un mur latéral et
bascula quelques interrupteurs sur un tableau. T’es un chasseur de prime, tu
sais comment trouver les gens. J’ai un avis de recherche sur quelqu’un. Tu
m’apportes ce type, et j’efface ta dette.
— Cette somme-là, pour un gars recherché ? demanda Kal. Ça me paraît
super cher payé pour un seul boulot… c’est trop beau pour être vrai. Et
comme dit le proverbe, quand c’est trop beau pour être vrai, c’est sûrement
que ça l’est.
— Oh, mais je te parle pas seulement de cette dette, Jerico, mais de toutes
tes anciennes dettes envers moi. Tu me dois encore du fric pour cette petite
affaire avec le vampire du Sous-monde, l’année dernière, sans oublier que
t’as flingué plusieurs de mes meilleurs hommes au cours de la
décade passée.
Kal s’inquiétait de plus en plus. Si Nemo était prêt à passer l’éponge sur
toutes ces dettes, c’était que la proie ne serait pas facile à choper.
— C’est quoi le piège ?
— Tu dois me le rapporter vivant, dit Nemo. Mort, il me servira à rien,
donc garde bien courte la laisse de ta plantureuse partenaire. Y’aura pas de
demi-prime pour une tête dans un sac, ce sera vos têtes pour la sienne.
— C’est tout ? fit Kal. Ça me paraît pas trop compliqué. T’as qu’à me
donner les détails, puis Wotan et moi on s’en ira se mettre en quête de ce
dangereux fugitif.
— Pas si vite, Jerico.
Nemo actionna un autre interrupteur. La pièce devint blanche. Kal leva un
bras pour se protéger les yeux, mais fut quand même momentanément
aveuglé par l’explosion de lumière vive. Wotan gronda et aboya, mais ce
son agressif que Kal avait toujours assimilé à celui d’une lame
tronçonneuse au démarrage fut coupé net. Et puis il entendit quelqu’un rire
à nouveau, mais cette fois il s’agissait presque d’un gloussement puéril, et il
était quasi certain de distinguer deux tonalités dans ce rire.
Kal tenta de se tourner vers Wotan, mais sa vue était trouble, et il ne
distinguait rien que des petits points lumineux. Tandis qu’il essayait de se
frotter les yeux pour y voir plus clair, il fut saisi par plusieurs paires de
pognes qui le plaquèrent contre le mur.
Une fois que sa vision se fut éclaircie, il s’aperçut que Jock, le chef de
salle, et ses deux gorilles le bloquaient contre la paroi. Nemo était toujours
dans son fauteuil, mais les deux autres gardes étaient en train de se claquer
dans les mains, de sauter en l’air pour se percuter le torse, de ricaner et de
glousser comme des fillettes.
Maintenant qu’il les voyait clairement, il reconnaissait ces deux-là. C’était
les jumeaux qui aimaient à se faire appeler Seek’n’Destroy. Wotan s’était
assis sur l’un ou l’autre pendant toute la débâcle avec le vampire du Sous-
monde, donnant à Kal suffisamment de temps pour gérer la situation dans le
style inimitable qui était le sien.
Wotan gisait à présent aux pieds des deux andouilles de jumeaux, les
pattes emprisonnées par des menottes, avec une muselière d’acier pour
bloquer sa puissante mâchoire métallique.
— Qu’est-ce que c’est ce bordel ? demanda Kal.
— Une caution.
— Hein ?
— C’est pas compliqué, fit Nemo. Tu m’apportes Jobe Francks, vivant, et
tu récupères ton cyber-mastiff, vivant. Sinon…
3 : DE NOUVEAUX ENNEMIS
Francks prit pied sur le toit de la planque des Sauveurs Universels. Sa main
tremblait encore tandis qu’il refermait la porte. Sa vision de l’assassin avait
été vivace. Jamais encore il n’avait connu une pareille expérience. Certes, il
avait parfois revu des fragments de son passé au travers de ses yeux
brumeux, mais cette fois, c’était comme s’il voyait par les yeux de
quelqu’un d’autre. Il avait été dans l’assassin, il avait vu ce qu’il voyait, su
qui il était et ce qu’il faisait. Jobe Francks avait été l’assassin pendant
un moment.
Après la vision, il s’était vêtu, s’était brièvement arrêté pour avertir
Breland, puis avait voulu s’en aller.
En posant la main sur la poignée de la porte de devant, il avait été saisi par
un sentiment de crainte. La mort était tapie, aux aguets, juste derrière cette
porte. Il s’était reculé, les yeux écarquillés par la peur et la confusion. Tout
arrivait trop vite.
Il n’était pas prêt pour la phase suivante du plan de l’Univers. Pas encore.
Pas ici. Des innocents allaient souffrir. Mourir. Peut-être pas lui… l’Univers
n’en avait pas encore tout à fait fini avec lui. Mais Breland et son gang, tous
ces novices avides de lecture et les autres Universels, trop tolérants pour
leur propre bien… Ils allaient tous payer le prix de sa peur. Ils allaient
mourir pour lui, à cause de lui, de sa cause – s’il laissait faire. Il fallait qu’il
trouve une autre solution.
Et c’est ainsi qu’il se retrouva sur le toit, à s’approcher d’un intervalle
entre les bâtiments. Il était essentiel qu’il soit vu, mais pas attrapé. Le
timing allait être délicat. Il se mit à courir vers le bord du toit, essayant de
calculer ses foulées pour le bond final, mais son grand âge et les lourdes
bottes qu’il ne portait que depuis la veille lui firent défaut. Il fut obligé de
piétiner un peu au dernier moment et perdit la majeure partie de son élan.
Il bondit tout de même. Plus le choix, à ce stade. Il s’élança par-dessus la
ruelle en un genre de parabole aplatie. Il vit le mur de briques se rapprocher
à toute vitesse. Ça n’allait pas le faire. Jobe agita les jambes, essaya de
courir dans les airs, mais sans résultat. Il tendit les bras dans sa chute. Ses
mains s’agrippèrent de justesse au rebord rugueux, son corps rebondit
durement contre le mur. Ses doigts glissèrent en raclant contre l’arête des
briques. Il sentit du sang couler sur sa paume et le long de son poignet.
Mais Francks tint bon. Il jeta un coup d’œil en contrebas, à la chaussée
perdue dans les ombres. S’il lâchait prise, il allait au moins se casser une
jambe. Il essaya de trouver une accroche sur le mur, agitant les pieds dans
tous les sens. Ses bras commençaient à lui faire mal, mais il finit par
coincer le bout d’une botte dans un joint entre deux briques puis, aidé par
l’adrénaline qui coulait à flots dans ses veines, il réussit à se hisser le long
du mur et à retomber pantelant sur le toit.
Francks ne resta là qu’un instant pour reprendre son souffle, puis se remit
sur ses pieds et s’élança à nouveau. Il restait courbé, essayant de ne pas se
faire repérer depuis le sol. Il trouva la trappe d’accès sur le toit et descendit
dans le bâtiment. Il faisait sombre, mais ses yeux s’accoutumèrent
rapidement à l’obscurité, et il réussit à trouver l’entrée.
Il pouvait maintenant émerger d’un autre bâtiment, offrant ainsi une
certaine protection aux Universels, mais il fallait encore qu’il trouve le
moyen de quitter la colonie en vie. Francks essaya de toucher l’assassin
mentalement. Il sentait sa présence à proximité, sur le toit d’un bâtiment de
l’autre côté de la rue. Il lui envoya un ordre muet, comme il l’avait fait avec
le gang des Justes, mais l’esprit de l’assassin était trop concentré, trop bien
exercé. Il lui faudra trouver une autre solution.
Francks ouvrit la porte et sortit. Il ne pouvait qu’espérer que l’assassin
n’allait pas abattre le premier vieillard qu’il verrait. Les pros n’aimaient pas
faire d’erreurs, et après tout, il ne sortait pas du bon bâtiment. Il longea la
rue jusqu’à une intersection. Au moment de passer le coin, juste avant de
disparaître du champ de vision de l’assassin, Jobe ouvrit la bouche, comme
perdu en prière.
— Car je suis la lumière, et la voie, et le sentier de la gloire, proclama-t-il.
Écoutez la parole de l’Immortel Empereur et soyez sauvés.
En tâtonnant à nouveau avec son esprit, Jobe sentit l’assassin changer de
position. Il l’avait entendu. Il allait le suivre, s’éloigner des Universels.
Maintenant, il n’avait plus qu’à se soucier de sa propre sécurité. Il se mit
donc à courir. Il courut tout le long de la rue, passa un angle et continua
à courir.
Il faudrait un petit moment à l’assassin pour ressortir de la bâtisse où il
s’était posté. Pas besoin de se précipiter. Un bâtiment. Un deuxième. Le
troisième avait été explosé. Il se rua à l’intérieur par une ouverture dans le
mur et continua à courir. Il sentait l’assassin qui se rapprochait, qui avançait
rapidement dans la rue, une arme à la main. Peut-être qu’il portait des
lunettes de vision nocturne ? Francks sentait qu’il serait bientôt à court
de temps.
Il trébucha sur un bout de tuyau qui traînait par terre et s’écrasa au sol dans
un grand fracas. L’assassin passa le coin. L’avait-il entendu ? Impossible à
dire. Il se dégagea d’une roulade et se remit sur ses pieds. Il sortit en
courant de la bâtisse en ruines et s’élança dans la rue. Il savait où il devait
se rendre. Avait une vague idée de l’itinéraire pour y parvenir. Il fallait
seulement garder une rue d’avance sur l’assassin.
Il sentit ce dernier quitter le bâtiment ruiné juste au moment où il passait
un autre angle. Sa respiration commençait à devenir laborieuse. Son vieux
caisson et ses vieilles guibolles ne faisaient pas le poids devant l’agilité et
l’endurance du jeune tueur. Il lui fallait juste un peu plus de temps. Il y était
presque. Il déploya son esprit encore une fois.
Chute, commanda-t-il.
Il entendit derrière lui du vacarme et un cri de douleur étouffé. Je t’ai eu !
Il n’avait pas cessé de courir.
Quelques minutes plus tard, Francks trouva l’endroit qu’il cherchait. Il
passa un dernier coin de rue et se précipita sur la porte. Il l’ouvrit sans
s’arrêter et se jeta dans l’embrasure, manquant de s’écraser sur l’homme en
armure qui sortait.
— Gaffe, vieux débris ! lança le chasseur de primes en repoussant Francks
avant de poursuivre son chemin.
Ivre d’adrénaline, Francks dut réprimer son envie de le cogner. Il était
nettement plus imposant que sa frêle carrure. Francks se contenta de baisser
la tête avant de se rendre au comptoir.
— Tu dois être Hagen, fit-il au taulier, un genre d’ours dont le ventre
imposant était tout juste contenu par une chemise blanche et crasseuse.
— Ouais. Et ? fit Hagen.
— Balance un Snake, répondit Francks en lâchant un crédit sur le bar.
Il regarda tout autour de lui en souriant. Le Trou de Hagen était plein à
craquer de guides ratskins, de mercenaires et de chasseurs de primes – des
tas de chasseurs de primes. Le mur du fond était recouvert d’avis de
recherche à l’effigie de divers mutants, fouisseurs, meurtriers et gangers
renégats. Pour le moment, il était en sécurité.
Pendant qu’il sirotait le Wildsnake que lui avait servi Hagen, Jobe Francks
explora encore une fois les alentours par l’esprit, et il décela la présence de
l’assassin, assis sur le toit du bâtiment d’en face. Il se demanda combien de
temps il pouvait passer à attendre là.
Il lampa l’alcool, goba le serpent tout rond, puis se rendit dans l’arrière-
salle. Tandis que les habitués jouaient aux cartes en biberonnant leurs
immondes breuvages brunâtres, Jobe Francks se faufila par la porte du
sous-sol. Pendant qu’il déplaçait les fûts placés devant la porte dérobée,
Francks remercia l’Immortel Empereur pour la vision qu’il lui avait accordé
du passage secret.
Kal porta la bouteille à sa bavarde et s’envoya une bonne grosse gorgée de
son petit-déjeuner liquide. Il regardait Scabbs, attablé en face de lui. Son
partenaire était en train de trifouiller ses œufs du bout de sa fourchette. Il
souleva le bord de la masse vaguement jaunâtre de la lame de son couteau
rouillé et jeta un coup d’œil en dessous. Kal n’en était pas certain, mais il
avait bien cru voir quelque chose remuer sous les œufs brouillés.
— Je me tue à te le dire, fit-il dans une grimace. La seule chose qu’on peut
décemment avaler au Sump Hole, c’est sa picole. Et encore c’est
uniquement parce que c’est du tellement corrosif que ça dézingue tout ce
qui pourrait y nicher.
Scabbs repoussa son assiette et prit une goulée à sa propre bouteille avant
de demander :
— Bah alors pourquoi qu’on passe tout not’ temps ici ?
Kal termina son Wildsnake et fit tournoyer la bouteille vide sur la table.
— Parce que c’est le meilleur rade de tout le Sous-monde.
— Hmpf ! Faut qu’on s’trouve un endroit mieux où squatter.
— Quoi, tu renoncerais à tout ce folklore ? lui répondit Kal avec un
grand sourire.
— Tu veux dire genre se faire choper par des Goliath qui sont encore après
nos miches ? demanda Yolanda en se laissant tomber sur une chaise. Ou tu
veux plutôt dire devoir se coltiner Carmin et Nemo juste pour récupérer du
fric qu’on avait déjà gagné ? C’est de ce genre de folklore-là que tu causes,
Jerico ?
Le sourire de Kal ne vacilla pas une seconde.
— Ouais. De ce genre. T’as passé une sale journée, chérie ?
Yolanda le fusilla du regard, lèvres retroussées.
— Appelle-moi chérie encore une seule fois, cracha-t-elle, et tu pourras
plus jamais sourire.
Kal se pencha en avant et reprit l’air sérieux.
— Désolé, Yolanda, dit-il avec autant de sincérité que possible. Tiens,
prends mes œufs.
Il poussa l’assiette de Scabbs vers sa partenaire. Scabbs ouvrit la bouche
pour protester, mais il se tut en voyant le regard que lui lança Kal.
Yolanda attaqua la tambouille dont Scabbs n’avait pas voulu et raconta
comment Gonth et d’autres membres du gang de Grak l’avaient attaquée
dans le tunnel.
— Je pense qu’ils vont pas lâcher le morceau, Jerico, finit-elle
par déclarer.
Pile à ce moment-là, un machin noir plein de pattes poilues émergea en
rampant de sous les œufs, et Yolanda l’embrocha aussi sec. Elle repoussa
l’assiette, arracha à Scabbs sa bouteille et se gargarisa longuement.
— Va falloir qu’on flingue tous ces Goliath jusqu’au dernier pour avoir
la paix.
Kal écarta le problème d’un geste impatient.
— J’ai pas le temps de me prendre la tête avec ça, fit-il. On est face à du
pro sur notre prochaine prime. Apparemment, y’a quelqu’un qui embauche
des assassins pour choper ce vieux prophète errant. Y’en a un qui a fini
crevé pas très loin du Souffle d’Air Frais.
— Errant, c’est bien le mot, renchérit Yolanda. D’après les ‘Cats, le type
en question a été repéré sur les docks avec un gang Cawdor il y a deux
jours, et puis hier à Glory Hole avec un autre, qui s’appelle les
Sauveurs Universels.
— Pourquoi il est si populaire, c’gars-là ? demanda Scabbs, qui se grattait
le bras en faisant neiger de petits tourbillons de peau morte sur la table. Tu
crois qu’il est pour de vrai, Kal ? J’veux dire, pourquoi qu’Nemo et d’autres
en auraient autant après lui, sinon ?
Yolanda parla la bouche pleine :
— Les Wildcats ont dit qu’il avait utilisé des pouvoirs bizarres dans une
baston, et pour passer un garde sur les docks.
Kal secoua la tête :
— Nan. C’est probablement juste un psyker quelconque. Et Nemo
s’intéresse jamais qu’à une chose : le renseignement. Ce type doit connaître
des secrets.
Ni Scabbs ni Yolanda n’avaient l’air convaincu. Scabbs allait dire quelque
chose, mais Kal secoua à nouveau la tête, essayant d’étouffer le débat dans
l’œuf :
— Écoutez, on s’en tape en vrai de ce qu’il est ou pas, ce Jobe. Pour nous,
c’est une prime, comme d’hab. Et c’est tout ce qui compte. On le chope,
c’est tout, et on laisse nos contracteurs s’en soucier.
— Très bien, ça me va aussi, fit Yolanda à contrecœur. Je veux juste récup’
la maille. Qu’est-ce qu’on fait, maintenant ?
— On pourrait interroger les gardes des docks ou ce premier gang, mais je
pense que ces pistes ont déjà dû refroidir, dit Kal. Si ce surineur qui s’est
fait liquider était après notre type, ça pourrait expliquer pourquoi il est parti
vers Glory Hole. On devrait le chercher là-bas d’abord. Peut-être passer à la
turne de Hagen pour voir si quelqu’un a entendu causer de…
— Kal ? fit Scabbs.
Mais Kal ne l’écoutait pas. Son attention avait été attirée vers la porte du
Sump Hole. Le percepteur à l’élégant costume bien repassé venait de
rentrer. Il repoussa du bout du doigt le pont de ses lunettes pour les
remonter sur son nez puis examina méthodiquement la pièce.
Kal glissa au bas de sa chaise et se colla au mur. Il appuya un doigt sur ses
lèvres serrées en susurrant un chuuuuut.
— Ce petit rat de percepteur est revenu, chuchota-t-il.
Il ouvrit la porte des gogues et se faufila à l’intérieur. Par l’ouverture, il
leur souffla encore :
— Occupez-le pendant que j’décarre d’ici. On se retrouve au Trou
de Hagen.
Et sur ce, il ferma la porte.
Scabbs se retourna et vit le petit homme à l’air affairé qui se tenait au
comptoir. Le barman pointa du doigt en direction de leur table. Il ne savait
pas quoi faire. C’était pas son job d’avoir des idées. C’était le boulot de
Kal. Ou de Yolanda, en cas de besoin.
Il regarda celle-ci, mais elle était encore en train d’essayer de se
débarrasser du goût d’insecte dans sa bouche en se rinçant le gosier avec sa
bouteille de Wildsnake. Scabbs, une fois n’était pas coutume, en eut
soudain une, d’idée. Il attrapa l’assiette d’œufs entamée et arracha le
couteau de la table en prenant bien soin de garder la bestiole empalée
dessus. Il fit demi-tour et se dirigea vers le comptoir.
— Qu’est-ce qu’ça veut dire ? brailla-t-il en brandissant le couteau rouillé
de la main droite, faisant gigoter faiblement l’insecte empalé sur la pointe.
Un serpent dans la boutanche, okay. Mais une putain de bestiole dans mes
œufs ? C’est carrément dégueu, là !
Un autre lève-tôt l’interpella depuis une autre table :
— Qu’est-ce qu’t’as, Scabbs, tu partages pas ton p’tit-dej’ avec tes
semblables ?
Scabbs pivota pour lui faire face. C’était Grizzli, un géant avec un énorme
bide comme celui de Hagen et des bras gros comme des canons de lance-
roquettes. Scabbs savait qu’il pourrait compter sur sa grande gueule. Il fit
encore deux pas avant de répondre :
— Nan, mais j’partage avec toi si ça t’dit.
Sur ce, il balança l’assiette d’œufs sur Grizzli en s’assurant que la plus
grosse partie de la bouillie visqueuse gris-jaunâtre atterrisse sur le torse du
percepteur habillé de soie.
Grizzli recula sa chaise en arrachant carrément les pieds du sol, et s’avança
sur Scabbs. Ce dernier se faufila derrière le percepteur et continua à agiter
son couteau orné du cadavre de l’insecte. Le bonhomme en costard eut l’air
horrifié de voir la bestiole lui passer si près des yeux et de la tête, et Scabbs
ne put s’empêcher de sourire intérieurement en voyant son expression de
totale stupéfaction lorsque Grizzli les agrippa tous les deux pour les
soulever du sol.
Si c’est un percepteur des Van Saar, se dit-il, ils ont dû le recruter dans la
Spire. Ce type n’avait rien à foutre dans le Sous-monde.
La bonne humeur de Scabbs tourna court, malgré tout. Grizzli les serra
tous les deux dans ses bras, forçant les deux petits bonshommes à exhaler
tout l’air de leurs poumons.
Le taulier, qui jusque-là s’était tenu coi, dit simplement :
— Va régler ça dehors, Grizz.
Et sur ce, le gigantesque chasseur de primes gagna la porte, l’ouvrit d’un
coup de latte, et balança les deux hommes dans la rue.
— T’f’rais mieux de pas reviendre ici pas sans ton maître, nabot, dit-il en
pointant son index sur Scabbs. T’as b’soin que quelqu’un t’garde en laisse.
Scabbs roula par-dessus le percepteur en essayant de balancer le plus de
poussière possible sur son beau costume, et de l’empêcher de voir Kal se
glisser par la porte puis disparaître au coin d’une ruelle. Le chasseur de
primes adressa un sourire et un clin d’œil à son partenaire avant de
se volatiliser.
— Ma faute, fit Scabbs en aidant l’autre à se remettre sur ses pieds.
Il épousseta la veste de l’inconnu, mais entre ses mains crasseuses et les
œufs brouillés qui étaient restés collés à l’étoffe, il ne réussit qu’à produire
une traînée bien pâteuse qui s’imprégna dans les fibres du tissu.
— Mais laissez-moi donc tranquille ! jeta le percepteur.
Il claqua les mains de Scabbs pour s’en débarrasser et retourna vers la
porte. Juste au moment où il allait en saisir la poignée, elle se rouvrit en le
percutant de plein fouet, et il atterrit à nouveau les quatre fers en l’air.
Yolanda émergea au moment où Scabbs offrait, une fois encore, sa main
au percepteur.
— Ne me touchez pas, sale individu répugnant ! s’indigna ce dernier.
Il s’éloigna de Scabbs à quatre pattes et franchit ainsi la porte que Yolanda
lui tenait entrouverte.
Elle sourit à Scabbs en la refermant :
— Bien joué ! Je m’attendais pas à ce que tu réagisses comme ça.
— Moi non plus, fit Scabbs. J’ai bien cru qu’Grizz allait m’équarrir.
— Il l’aurait certainement fait, et à mains nues encore, répondit-elle en
l’entraînant à l’écart. Mais j’ai attiré son regard et je lui ai fait signe de
rester calme.
— J’t’en dois une.
Ils avaient parcouru quelques mètres quand Scabbs reprit :
— Bon ben… on d’vrait aller r’trouver Kal, hein ?
Yolanda laissa passer quelques pas avant de répondre :
— Chaque chose en son temps. On est pas pressé. J’ai pas encore petit-
déjeuné, au final.
Jobe Francks avait passé toute la nuit à galoper dans le Sous-monde. Au
début, il ne savait ni se souciait de sa destination. Il se contentait de bouger.
Il fallait qu’il garde son avance sur l’assassin. Au bout d’un moment, ne
percevant plus la présence de son poursuivant, il s’autorisa à ralentir, mais il
ne s’arrêta jamais. L’immobilité serait synonyme de mort.
Il lui fallait juste trouver un endroit sûr pour se reposer et communier avec
l’Univers. Il fallait qu’il détermine où il devrait se rendre ensuite. Il fallait
qu’il comprenne pourquoi il était revenu à la Ruche. Il fallait qu’il découvre
ce qu’était son destin. Mais surtout, il fallait qu’il dorme.
La Ruche se mit à bourdonner de ses activités matinales alors qu’il errait
toujours. Les usinards quittaient leurs domiciles pour se rendre aux usines,
les mineurs aux mines, les dockers aux docks. Ils étaient comme des
abeilles ouvrières sans visages, sans noms, sans souvenirs, sans avenirs, qui
zonzonnaient inlassablement au fil de leurs vies. C’était contre cette
existence monotone que se rebellaient les membres des gangs : encore et
encore la même chose, l’éternelle galère vide de sens que représentait leurs
vies à trimer pour rien ou presque rien, l’impression d’avancer sans jamais
aller nulle part.
Certains embrassaient une vie d’aventure, et accrochaient tous leurs
espoirs à un hypothétique jackpot. D’autres sombraient dans la violence, et
se vengeaient de leurs misérables existences sur tous ceux dont ils
croisaient le chemin. D’autres encore, une triste minorité, à vrai dire, se
tournaient vers une puissance supérieure pour trouver un sens à leurs vies. Il
était regrettable que tant de Cawdor tombent dans les deux premières
catégories, sans jamais réellement entrevoir la troisième possibilité.
Tandis que Francks ruminait sur ces malheurs de l’humanité, ses pieds
continuaient d’avancer, tournant de temps en temps à droite ou à gauche,
gravissant ou descendant même des escaliers sans effort conscient. Et puis
ils s’immobilisèrent. Francks leva les yeux, surpris par l’absence de
mouvement de son corps. Il était devant une porte. Il regarda autour de lui
pour voir où il était. Hive City. Comment est-ce qu’il avait fait pour arriver
jusqu’au cœur de Hive City ?
Il reporta son regard sur la porte. Pas de plaque nominative au-dessus du
chambranle. Pas de numéro, pas de marquage. Rien qu’un heurtoir de
bronze au milieu d’une porte en fer.
L’Univers m’a mené ici pour une bonne raison, se dit-il.
Il souleva donc légèrement le lourd heurtoir et le laissa retomber. Un bruit
se fit entendre de l’autre côté du battant, comme des frottements ; pas des
pieds sur le sol, mais des livres et du papier. Puis un choc, comme une porte
ou un tiroir que l’on referme brusquement. Et ensuite, pour finir, un bruit de
pas. La porte s’ouvrit.
— Bonjour, Jerod, fit Jobe sans même une nuance d’étonnement dans
la voix.
Jerod Mordu se tenait dans l’encadrement de la porte, vêtu d’une épaisse
veste d’intérieur rouge. Derrière lui, le mur était couvert d’étagères, et un
grand bureau occupait la majeure partie de l’espace. Il y avait des peintures
à l’huile aux murs, et même quelques sculptures sur des piédestaux dans les
coins. Jerod Mordu s’en était bien sorti, au cours des vingt années écoulées.
— Qu’est-ce que tu fous là ? demanda-t-il.
Il avait l’air complètement abasourdi par cette visite. Mais pour Francks,
c’était parfaitement logique. Son corps l’avait mené jusqu’au seul endroit
où il pourrait se reposer et méditer sur le passé. Le seul endroit dans toute la
Ruche où il serait en sécurité, pour un moment.
— J’ai cavalé toute la nuit, il me faut juste un coin pour dormir un peu,
dit-il. Tu peux m’héberger pour la journée ?
Kal s’avança dans la rue juste à l’entrée du dôme de Glory Hole. Il n’était
pas venu dans ce coin du Sous-monde depuis toute cette histoire avec le
vampire. Il avait été drogué et enlevé juste devant le Trou de Hagen, et les
choses étaient parties en vrille rapidement à compter de ce moment-là. Et
maintenant, il n’était plus trop sûr du chemin pour retourner chez Hagen.
Voilà pourquoi il traînait avec Scabbs. Le petit gars se rappelait de chaque
endroit où il avait mis les pieds. Bon, évidemment, il laissait derrière lui
une traînée de peaux mortes, alors aussi comme ça c’était facile de
retrouver son chemin. Mais pour l’heure, Kal était perdu alors qu’il venait
juste de poser un pied dans le dôme. Chaque bâtisse en ruines ressemblait
à… eh bien, une bâtisse en ruines, et il ne pouvait pas franchement se
permettre d’arrêter un passant pour demander où il était, au juste. Il était
Kal Jerico, quand même. Le célèbre chasseur de primes aurait l’air malin
s’il devait demander son chemin, surtout pour trouver une taule devenue
célèbre pour être un repaire à chasseurs de primes !
Il avança jusqu’au milieu d’une intersection et examina tour à tour les
quatre embranchements, cherchant un indice, un repère pour lui rafraîchir la
mémoire. L’une des rues était complètement bloquée par une pile de débris.
C’était bizarre en fait, comme si les déchets avaient été entassés là au lieu
de se déposer naturellement – si l’on entend bien sûr par « naturelles » les
conséquences de l’explosion d’une grenade ou d’un missile, ou peut-être un
tremblement de ruche. Et puis la mémoire lui revint. C’était lui qui avait
monté cette barricade ! Enfin, lui et Scabbs pendant que Yolanda regardait
faire en les critiquant.
Ils comptaient se servir de ce barrage pour capturer quelqu’un qu’ils
pourchassaient pour une prime, mais Yolanda avait tout fait foirer, et
Scabbs avait fini par faire exploser le côté d’un bâtiment qui s’était effondré
sur leur cible. Kal sourit. En y repensant, c’était vraiment marrant –
beaucoup plus que sur le coup, évidemment.
Il pivota pour regarder dans l’autre direction et voir si l’éboulis qui avait
tué la cible était encore là. À la place, il vit un groupe de Rédemptionnistes
qui avançait sur lui, armes en mains. Il se retourna vers là d’où il était
arrivé. Un deuxième groupe de Rédemptionnistes avait fait son apparition et
se dirigeait également vers lui. Kal eut à peine besoin de vérifier pour
savoir ce qui l’attendait dans la dernière rue. Un troisième groupe émergea
d’une porte, dégaina ses armes, et se déploya en travers du passage.
Il n’avait qu’une issue, et elle était bloquée. Il l’avait bloquée lui-même
quelques mois auparavant… à quoi tient le destin.
— Et fouisse-merde, jura-t-il. Dommage que Yolanda soit pas là. Elle
aurait appris comment on tend un piège, au moins.
Kal dégaina ses pistolets laser et ouvrit le feu sur le premier groupe.
Ensuite, il fit volte-face et se précipita vers le barrage en zigzaguant dans la
rue pendant que des tirs criblaient le sol autour de lui.
Scabbs mit de côté la gamelle qui lui avait été fournie par les mavantes.
— C’était plutôt bon, ça, fit-il. Un peu comme la tambouille de m’man.
Yolanda essaya de ne pas se représenter Scabbs en hideux garçonnet tout
croûteux assis à table avec son hideuse famille toute croûteuse, mais
l’image s’imposa d’elle-même. Elle frissonna et la chassa de force de
son esprit.
Elle braqua son regard droit dans le tunnel, évitant de poser les yeux sur
son compagnon pour le moment, de peur que l’image resurgisse.
— Ouais, répondit-elle. Y’a quelques endroits dans le Sous-monde où on
peut becqueter correctement, mais Jerico insiste pour qu’on se traîne d’un
taudis à un autre.
— L’aime bien les serveuses, fit Scabbs. Y dit qu’elles l’aident à cogiter.
— Pfeuh ! C’est juste parce qu’il a le cerveau dans le calbute.
— Qu’est-ce qu’tu veux dire ?
Yolanda finit quand même par se tourner vers Scabbs. Il avait l’air d’être
sincèrement confus, même si son expression était difficile à lire sous toutes
les lésions et les peaux mortes.
— Laisse tomber, dit-elle. Que Jerico se garde ses serveuses, pour ma part
je choisirai à tous les coups sans hésiter une turne des Escher. Les mavantes
s’y connaissent en boustifaille.
En même temps, se dit- t-elle, un repas foiré leur vaut dix
bonnes torgnoles.
— La bouffe était bonne, dit Scabbs, mais ces serveurs étaient quand
même bien crasseux.
Yolanda le fixa avec incrédulité sans s’arrêter de marcher. Il avait pris un
bain deux jours auparavant, mais cela n’avait éliminé que la couche
supérieure de saleté. Et pourtant, hormi l’odeur, elle devait admettre qu’il
était plus propre que la plupart des mavantes dont elle avait botté le cul.
— Ça fait juste partie du folklore, expliqua-t-elle au bout d’un moment.
C’est comme les serveuses du Sump Hole. C’est pour te faire oublier à quel
point t’es pauvre et crasseux toi-même.
Scabbs hocha la tête, mais Yolanda doutait qu’il ait vraiment compris. Il
avait l’air de se complaire dans sa crasse et sa pauvreté. Ce qui expliquerait
pourquoi il restait avec Jerico depuis si longtemps.
Tandis qu’elle se demandait pourquoi elle-même restait aux côtés du
chasseur de primes dégoulinant d’arrogance, Yolanda entendit quelque
chose gronder derrière eux.
— T’as entendu ça ? fit-elle.
— Entendu quoi ? demanda Scabbs.
Il était en train de gratter des plaies sur ses coudes tout en cheminant,
produisant un son râpeux. Il jeta un coup d’œil sur ses bras et ajouta :
— Désolé. J’pensais pas qu’t’entendais ça.
Le grondement se poursuivait et s’amplifiait. Yolanda secoua la tête :
— Non, c’est pas ça. Mais arrête quand même.
Elle tendit le bras vers le fond du tunnel.
— Je pense qu’il y a quelqu’un qui arrive. Sûrement ces fouisseurs de
Goliath qui reviennent.
Elle scruta le tunnel à la recherche d’une cachette. Ils étaient à plus d’une
borne de l’accès à Glory Hole, et le souterrain était plutôt désert. Ils étaient
pris au piège. Le grondement enflait encore et encore et commença à se
réverbérer tout autour d’eux. Yolanda n’en était pas encore sûre, mais on
aurait dit des moteurs.
— Ah ouais, j’entends aussi, dit Scabbs. C’est quoi ? Des tronçonneuses ?
Yolanda secoua à nouveau la tête :
— Non. C’est plus gros. Vachement plus gros. Cours !
Trois motards apparurent au tournant du tunnel. Leurs engins vomissaient
une fumée noire qui flottait dans leur sillage en un nuage sombre et huileux.
Yolanda s’élança. Elle jeta un coup d’œil à Scabbs. Il cavalait lui aussi,
actionnant ses courtes jambes comme des pistons, deux fois plus vite que
les siennes, mais il perdait quand même du terrain.
Les motos gagnaient sur eux, et Yolanda distinguait les conducteurs. Ils
semblaient être vêtus comme des Orlock, et faisaient tournoyer des chaînes
au-dessus de leurs têtes.
— C’est quoi leur problème ? fit-elle. On a pas de bisbille avec les
Orlock… pas récemment, en tout cas.
Ils arrivèrent à la hauteur de Scabbs la seconde d’après. Le meneur lança
sa chaîne vers le petit métis. Elle se déploya et le toucha au mollet,
s’enroula autour de ses jambes dans un grand bruit de ferraille et les lui
ligota. Scabbs perdit l’équilibre et s’écrasa lourdement au sol au moment où
les motos le dépassaient.
Et elles n’allaient pas tarder à rattraper Yolanda. Elle s’arrêta et défourailla
son épée. Le deuxième motard lui lança sa chaîne, entraînée par le lourd
crochet à son extrémité. Yolanda fit un pas de côté et abattit son épée devant
ses jambes. La chaîne frappa la lame et s’enroula plusieurs fois autour avant
que le crochet se bloque.
Yolanda se campa sur ses jambes alors que le motard lui passait devant. Il
tira un grand coup au moment où la chaîne se tendit. Son élan lui donnait
une force considérable et la lame de Yolanda s’inclina dangereusement. Ses
biceps dénudés gonflaient sous l’effort tandis qu’elle résistait de toutes ses
forces à la traction du motard.
La tension se relâcha d’un coup et il fut arraché à sa selle. Il atterrit
brutalement sur le dos, et Yolanda entendit un craquement sec. La moto
laissée à elle-même vacilla puis bascula, glissant sur le sol du tunnel jusqu’à
ce qu’elle s’arrête contre la paroi.
— Et d’un ! hulula Yolanda.
Elle savait cependant que les deux autres allaient revenir pour terminer ce
qu’ils avaient commencé. Elle pivota pour voir ce qu’il advenait de Scabbs,
mais il n’était plus là. Elle réalisa avec un coup au cœur ce qui s’était passé,
et se tourna en direction des motards qui s’éloignaient. Ils tiraient Scabbs
derrière eux. Le pauvre traînait et rebondissait sur le sol tout en essayant
désespérément de défaire la chaîne qui était coincée autour de ses chevilles.
— Par la croupe de Helmawr ! brailla Yolanda en rengaina et se précipita
vers la moto renversée.
— Tu peux pas rester ici, fit Mordu. C’est dangereux.
— Un autre tueur m’a trouvé, répliqua Jobe Francks.
Il le bouscula pour entrer et referma la porte derrière lui.
Mordu fixait la porte close, incapable de protester, mais pas désireux de
céder pour autant. Il se demanda comment sa vie avait pu devenir aussi
compliquée aussi rapidement. Les assassins. Jobe Francks. Son propre
passé avec Ignus. C’était le karma, trancha-t-il. Il payait pour les péchés de
sa jeunesse, et il devrait régler les intérêts.
— Très bien, soupira-t-il en se résignant à la réalité incontournable,
comme il l’avait toujours fait. Mais juste une journée. On te transférera
discrètement dans la planque d’un autre gang ce soir.
Francks se laissa tomber dans un fauteuil et tendit les jambes devant lui. Il
avait l’air épuisé. Mordu retraversa la pièce pour aller s’asseoir à son
bureau. Il pensa au paquet qui était dans son tiroir mais décida qu’il s’en
occuperait plus tard.
— Qui m’en veut ? demanda Francks.
Il se laissait complètement aller dans le fauteuil et se frottait les yeux de
ses poings.
— Je ne vois rien au travers de toute cette haine, toute cette passion, reprit-
il. Je ne distingue pas le visage.
Mordu laissa un instant sans réponse la question et l’étrange charabia de
psyker de Francks, le temps de réfléchir à ce qu’il allait dire. Le moment
était peut-être venu. Il n’aurait peut-être pas d’autre occasion.
— C’est Ignus, dit-il. Du moins, je pense que c’est Ignus.
— Quoi ? fit Francks en se redressant dans son fauteuil, le visage
enflammé. Tu as dit qu’il était mort !
— J’ai dit qu’il était parti, rectifia Mordu, en secouant la tête. Et même ça,
c’est pas tout à fait vrai.
— Qu’est-ce que tu veux dire ?
Mordu épongea une goutte de sueur qui perlait à son front.
— Il est plus l’homme que tu as connu. Il a changé. Jules Ignus est mort, il
est parti, pour de bon. Mais l’homme qu’il est devenu, l’homme qui a fait
son apparition après, celui-là n’est pas plus Jules Ignus que moi. Il est plus
qu’avant. Plus puissant. Plus influent. Plus fanatique.
— Tu divagues, un peu ?
Mordu ne put empêcher un éclat de rire :
— Toi ! Le prophète en personne. Toi, tu trouves que je divague, dit-il en
riant encore. Elle est bien bonne, celle-là.
Mais Francks ne riait pas.
— C’est pour ça que je ne le voyais pas, avant. Un fil d’Ignus est toujours
tissé dans le plan. Je le cherchais, mais il n’était nulle part. Et tu me dis
qu’il n’est plus vraiment Ignus. Je peux me servir de ça. Je peux le chercher,
maintenant.
Mordu s’arrêta soudainement de rire :
— Tu peux pas faire ça. Tu devrais pas. Je t’ai dit que je pourrai pas te
sauver, cette fois. Il va revenir encore et encore. Tu peux pas le vaincre.
— Je n’ai pas besoin de le vaincre, dit Francks. Il faut juste que le lui
montre. Que je lui fasse comprendre.
— Comprendre quoi ?
Mordu commençait à trembler. Il n’aimait pas la tournure que prenait
la conversation.
— Sa propre mortalité.
La discussion prit fin sur ces mots. Mordu n’avait rien de plus à dire. Il ne
pouvait pas aider. Il fallait qu’il se tienne à l’écart s’il voulait avoir une
chance de survivre à tout cela. Francks finit par s’endormir dans son
fauteuil. Mordu ouvrit son tiroir et en sortit l’enveloppe pleine de crédits,
puis traversa la pièce. Il glissa l’enveloppe toute entière dans la poche de
Jobe et quitta son logis pour faire une course.
Kal tira à l’aveuglette derrière lui, juste dans l’espoir de disperser ses
poursuivants pour gagner un peu de temps. Il escaladait la barrière de
déchets, essayant désespérément d’en atteindre le sommet avant qu’ils se
regroupent et ajustent leur ligne de mire.
Jusque là, il avait eu du bol. Soit ils étaient très mauvais tireurs, soit il était
vraiment trop bon. Il avait très envie de se dire ça, bien sûr, mais il savait
que les probabilités pour qu’il réussisse à esquiver autant de tirs étaient
vraiment basses.
Il agrippa le dossier d’une chaise logée entre un fragment de mur et une
caisse retournée et essaya de se hisser un peu plus haut. Un tir de laser lui
frôla l’épaule et anéantit la chaise.
— Ils sont peut-être meilleurs tireurs que je pensais, au final, fit Kal en
glissant un mètre plus bas.
— Descends et nous ne te ferons aucun mal, Kal Jerico, lança l’un des
Rédemptionnistes. Nous voulons juste parlementer.
Kal se raccrocha au pied d’une table et trouva deux bons appuis avant de
se retourner. Il y avait une douzaine environ de gangers en capes bleues
rassemblés dans la rue. Kal regretta que Scabbs ne soit pas là avec sa
ceinture de grenades. C’était sacrément frustrant d’avoir un bon groupe bien
tassé comme ça, et rien pour le faire péter.
Un homme avec une mèche de cheveux fins plaquée sur le côté de la tête
et portant une soutane se tenait derrière les gangers. C’était l’un des diacres
de Carmin. La situation était pire que Kal l’avait cru. Il ne s’agissait pas
d’un simple gang Cawdor qui essayait de protéger le prophète. Carmin était
finalement entré dans la danse.
— Nous ne voulons pas te tuer, déclara le diacre.
Il avait les bras grands ouverts en un signe universel d’amitié.
— Voilà qui change tout, fit Kal qui n’avait nullement l’intention de faire
copain avec un diacre rédemptionniste de Carmin. Parce que moi, ça me
pose aucun problème de vous dégommer.
Il visa proprement et tira des deux calibres à la fois. Le tir d’un de ses
pistolets laser toucha le diacre à l’épaule, il virevolta avant de s’abattre
au sol.
Les gangers ouvrirent à nouveau le feu. Les tirs laser crépitaient tout
autour de Kal, mais aucun ne le touchait. Ils avaient vraiment pour ordre de
ne pas le dessouder. Kal se demandait vaguement pourquoi, mais il n’avait
pas le temps d’y réfléchir. Il retourna les tirs et abattit deux de ces hommes
qui devaient donc faire partie de la garde personnelle de Carmin.
Le diacre, qui était bien plus dur au mal que l’aurait pensé Kal, se remit
sur ses pieds.
— Nous n’allons pas te tuer, Kal Jerico, répéta-t-il. Mais je n’ai aucun
scrupule à te faire souffrir. Blessez-le, lança-t-il à ses hommes.
— Et fouisse-merde ! grogna Kal.
Il lâcha une dernière salve puis se remit à son escalade. Des fragments de
métal et de béton éclataient autour de lui sous les impacts, dégageant des
nuages de poussière et de fumée âcre.
Kal inhala une bouffée de ciment pulvérisé et se mit à tousser
incontrôlablement, une quinte de toux qui le plia en deux et le fit
redescendre d’un mètre encore vers le bas de la barricade. Un autre tir fusa
et atteignit la table à laquelle il se cramponnait un instant
auparavant seulement.
— C’était un peu trop près, ça, marmonna-t-il. Il est temps que je fasse
appel à ma veine légendaire.
Il se tourna à nouveau, se cala les pieds contre une porte en métal, et visa
les gangers en approche. Il tira quatre fois en une succession rapide,
abattant trois gardes et désarmant le quatrième.
— C’que je suis bon, sérieux !
La rafale de tirs suivante frappa uniquement sous le niveau de Kal, et
détruisit la porte sur laquelle il se tenait. Il se remit à glisser. Il essayait de
s’accrocher aux débris autour de lui mais ne put se retenir. Il y avait un
grand trou là où s’était trouvée la porte, et il tomba pile dedans. Une autre
volée de tirs au-dessus de sa tête déclencha une petite avalanche. Des blocs
de ciment, des chaises, des caisses vides et d’autres déchets s’écrasèrent
tout autour de Kal, et il se retrouva enterré jusqu’au cou.
— Mouais, concéda-t-il. Rien que du bol.
Yolanda attrapa la moto par le guidon et la redressa. Le moteur tournait
toujours. Elle lança une longue jambe par-dessus la selle de l’engin
trépidant et tourna la poignée des gaz. Le moteur rugit. Elle enclencha une
vitesse et fusa comme une bombe dans le tunnel, laissant derrière elle le
motard à terre qui geignait de douleur.
Entre ses dreadlocks qui lui volaient dans la figure, Yolanda distinguait les
deux autres motards devant elle. Scabbs était encore traîné au sol derrière
eux. Heureusement, ils avaient ralenti, mais le petit gars n’avait plus l’air de
beaucoup se débattre.
Elle ignorait s’il était encore en vie, mais se dit que cela ne faisait pas
beaucoup de différence, de toute façon. Dans les deux cas, il fallait qu’elle
saigne les deux gangers. Yolanda sortit l’une de ses armes et lança la moto à
fond pour se rapprocher de ses cibles avant d’ouvrir le feu. Elle pouvait
difficilement viser correctement tout en filant à tombeau ouvert dans le
tunnel étroit, aussi se contenta-t-elle de tirer une salve de coups vers les
deux motards.
Les premiers tirs manquèrent complètement leur but, puis elle réussit à
toucher l’arrière de la deuxième moto et à en perforer le châssis. La roue
arrière vacilla, dérapa, mais le motard reprit le contrôle de sa machine juste
au moment où il virait dangereusement vers le bord. Il se tourna sur sa selle
pour le temps d’un geste bien grossier, puis mit les gaz et fonça en laissant
sur le sol une longue traînée noire.
Yolanda tira à nouveau, mais elle mésestima la distance et la vitesse à
laquelle il s’éloignait. Elle remit pleins gaz et se rapprocha petit à petit. Elle
tira quelques coups vers la chaîne qui retenait Scabbs, mais se ravisa
finalement en constatant qu’elle tombait vraiment trop près de ses jambes.
Une puissante détonation rappela son attention sur le deuxième motard,
qui brandissait maintenant un fusil à pompe. Son tir avait touché le mur
juste à côté d’elle, projetant des éclats dans tous les sens. Elle vira sec pour
éviter les esquilles de pierre qui lui pleuvaient dessus. Le motard réarma
son fusil d’un seul geste du bras et la visa à nouveau.
Yolanda serra les freins et braqua le guidon pour jeter sa moto dans un
dérapage à la perpendiculaire du tunnel. Elle se laissa glisser sur le côté
opposé à son adversaire, en se retenant juste d’une main au guidon et d’un
pied accroché sous la selle, à l’abri des balles. Le motard envoya une salve
dans le flanc de la moto, faisant voler des étincelles et des copeaux
de métal.
L’instant suivant, Yolanda jouait du guidon et du pied pour redresser son
bolide en sortie de dérapage pour se remettre dans l’axe. Elle resta quand
même accrochée sur le côté, juste au-dessus du sol, et pilota d’une main
tout en braquant son calibre de l’autre. Sa position surréaliste, à la merci du
moindre débris mal placé, lui offrait toutefois un meilleur angle de tir. Elle
en profita pour faire feu plusieurs fois. Les deux derniers coups frappèrent
en plein dans la roue arrière du deuxième ganger.
Le pneu se déchira et s’arracha de la jante en quelques fractions de
seconde à peine. Le métal exposé se mit à cracher un flot continu
d’étincelles. Sans plus de traction, la moto perdit sa dynamique, et l’arrière
partit osciller de droite à gauche. Le pilote dut lâcher son fusil pour
reprendre le guidon à deux mains et tenter de garder le contrôle sur
sa trajectoire.
Yolanda se tendit et se remit en selle et tira à nouveau. Les tirs de laser
éclatèrent tout autour du motard en difficulté. Des fragments métalliques et
plusieurs tubes brillants se détachèrent du châssis sous les tirs de Yolanda.
Le dernier fit mouche en plein dans le dos du motard et fora un trou fumant
dans son manteau de cuir. Il leva les bras au ciel en se cambrant sous la
douleur. Une seconde plus tard, il dégringola de sa moto et se mit à rouler
cul par-dessus tête sur le sol, pile sur la trajectoire de la chasseuse
de primes.
Elle essaya de virer pour l’éviter, mais c’était trop tard. Sa roue avant le
frappa à l’épaule et le fit pivoter. Ses jambes passèrent sous la moto et
rencontrèrent la roue arrière. Elle ne comprit pas trop ce qui s’était passé,
mais supposa que son pantalon de cuir avait été entraîné par la roue, car
l’arrière de la moto se dressa soudainement au moment où elle lui passait
par-dessus.
Et d’un seul coup, voilà qu’elle basculait par-dessus le guidon. Elle essaya
de serrer ses jambes musculeuses pour se retenir à la selle, mais en vain.
Elle s’envola en salto avant et atterrit sur le dos, devant la moto déchaînée.
Une seule seconde pour réagir : elle tira deux coups de son pistolet laser, et
eut le guidon les deux fois.
La moto vira, bascula, et se mit à glisser. La roue arrière fonçait tout droit
sur Yolanda. Elle roula sur le côté sans que ça passe par le cerveau. La moto
ne s’arrêta pas de rouler avant d’avoir percuté le mur du tunnel. Elle
continua à glisser sur le sol jusqu’à ce qu’elle s’éclate contre le mur un peu
plus loin.
Yolanda se releva. Son dos était tellement meurtri qu’elle pouvait à peine
se tenir debout, ses coudes et ses jambes étaient en sang. Elle inspecta le
tunnel. Elle apercevait tout juste la dernière moto, et Scabbs, mort ou
inconscient, ballotté derrière. Titubante, elle commença à marcher aussi vite
que possible.
Sa moto explosa.
Jobe Francks rêvait.
Comme à chaque fois, il se regarda pour essayer de déterminer son âge.
Quand on a la capacité de revivre son propre passé, il peut être utile de
situer les rêves dans le temps. Cette fois-ci, par contre, il ne reconnut ni son
corps ni les vêtements qu’il portait.
Il était en train de marcher dans un tunnel obscur. Des flaques de lumière
se succédaient au-dessus de sa tête au fur et à mesure de sa progression. Il
portait quelque chose sur l’épaule. Il regarda son paquetage en traversant
l’une des zones éclairées. C’était un corps.
Ce corps était drapé d’une cape bleue, qui flottait au gré des courants d’air
et dévoilait un gilet pare-balles orange. Une sourde angoisse commença à
lui nouer l’estomac. Il voulut s’arrêter un instant dans la lumière pour
examiner plus attentivement le corps, mais il ne contrôlait pas ses actions. Il
s’approchait d’une nouvelle zone lumineuse. Il fixa son regard sur le dos de
celui qu’il portait. Il était là. Le trou carbonisé dans la cape, entre les deux
omoplates. Son cœur manqua un battement.
Il portait la dépouille de Syris Korr.
Il continua à marcher, emprisonné dans le corps de quelqu’un d’autre,
incapable de changer le cours des choses. Il parvint à une porte ronde en
métal. Elle était légèrement incurvée sur les bords, et ne comportait pas de
poignée. Il n’y avait qu’un volant en plein milieu. Il le fit tourner, puis tira
dessus. La porte s’ouvrit en aspirant un souffle d’air.
Francks remarqua un petit hublot dans la porte qui s’ouvrait. Il le fixa au
moment où le battant passait dans la lumière, et y distingua un reflet. Cela
confirma ce qu’il avait commencé à redouter. Il était dans le corps de
Jules Ignus.
Ignus franchit la porte, qui donnait sur des ténèbres profondes. Il se tourna
et referma derrière lui. Il alluma une torche, dont le faisceau éclaira un mur
incurvé. Ils étaient dans un dôme abandonné.
Ils cheminèrent dans le dôme un certain temps. Francks n’avait pas la
moindre idée de ce que cherchait Ignus. Il était du voyage, mais ne sentait
strictement rien en provenance d’Ignus. Peut-être qu’il n’y avait vraiment
rien à ressentir.
Au bout d’un moment, Ignus s’arrêta. Il braqua son faisceau de-ci, de-là.
Ils étaient toujours près du mur du dôme, mais s’étaient considérablement
éloignés de la porte. Ils se tenaient au bord d’un trou. La lumière éclairait
des murs effrités sur tout le pourtour. Il s’agissait d’un ancien bâtiment,
bombardé de longue date. Les murs du sous-sol s’étaient effondrés, ne
laissant plus qu’une cavité emplie de gravats.
Ignus bascula le corps qu’il portait et le laissa tomber dans le trou. Francks
hurla, mais aucun son ne sortit de sa bouche. Ignus fit demi-tour et dirigea
sa torche sur le mur du dôme, juste derrière lui. Il plongea l’autre main dans
sa poche et en ressortit un boîtier de métal. On voyait un minuteur grossier
sur le dessus. Il le régla sur dix minutes, puis fixa le boîtier le plus haut
possible sur le mur.
Il s’en retourna ensuite vers l’entrée tout en sifflotant. Arrivé à la porte, il
la rouvrit et la franchit, puis s’immobilisa et attendit. La bombe explosa,
illuminant brièvement le petit dôme. La structure trembla dans un
grondement sourd tandis que le mur s’effondrait pour dissimuler le méfait
de Jules Ignus. Il ferma la porte et se remit à siffloter alors qu’il s’engageait
dans le tunnel.
Francks pleurait tandis que la vision s’effaçait.
L’assassin avait passé toute la journée à arpenter le Sous-monde sans
trouver la moindre trace de sa proie. Le vieillard avait réussi à disparaître de
la taule de Hagen. Aussi incroyable que cela puisse paraître, il devait en
connaître l’accès secret… Il avait quitté Glory Hole tout aussi discrètement,
et sa piste s’était refroidie depuis longtemps.
Mais finalement, la chance avait souri au tueur à gages. Un petit oiseau lui
avait chanté que le vieil homme était allé rendre visite à un ancien ami à
Hive City. Les exécutions étaient extrêmement délicates à réaliser dans la
City, avec tous ces Exécuteurs, mais pas impossibles. Et puis, il était très
bien payé.
Il n’y était pas allé pour rien. L’information valait son prix. L’assassin se
tenait devant une fenêtre, protégé par l’obscurité et drapé dans une cape
spéciale récupérée sur un agent Delaque qu’il avait abattu quelques années
auparavant. L’étoffe absorbait les ténèbres et ne laissait rien rayonner, pas
même la chaleur. Il était complètement invisible, même pour un chasseur
des spires suréquipé avec lunettes à infra-rouges ou de vision nocturne.
La fenêtre donnait sur une pièce occupée par deux vieillards, l’un endormi
dans un fauteuil et l’autre assis à un bureau. L’un était la cible, l’autre le
vieil ami. Peu importe lequel était lequel. Il laisserait aux autorités le soin
d’identifier les corps. Il était presque temps de se mettre au travail.
6 : LA RÈGLE CARDINALE