Valles-Jacques Vingtras - L Enfant
Valles-Jacques Vingtras - L Enfant
Valles-Jacques Vingtras - L Enfant
Title: L'enfant
Author: Jules Vallès
Release Date: January 16, 2005 [EBook #14704]
Language: French
L'ENFANT
(1879)
1 Ma mère
Ai-je été nourri par ma mère? Est-ce une paysanne qui m'a
donné son lait? Je n'en sais rien. Quel que soit le sein que
j'ai mordu, je ne me rappelle pas une caresse du temps où
j'étais tout petit; je n'ai pas été dorloté, tapoté, baisoté; j'ai
été beaucoup fouetté.
Ma mère dit qu'il ne faut pas gâter les enfants, et elle me
fouette tous les matins; quand elle n'a pas le temps le
matin, c'est pour midi, rarement plus tard que quatre
heures.
Mademoiselle Balandreau m'y met du suif.
C'est une bonne vieille fille de cinquante ans. Elle demeure
au-dessous de nous. D'abord elle était contente: comme
elle n'a pas d'horloge, ça lui donnait l'heure. «Vlin! Vlan!
Zon! Zon!—voilà le petit Chose qu'on fouette; il est temps
de faire mon café au lait.»
Mais un jour que j'avais levé mon pan, parce que ça me
cuisait trop, et que je prenais l'air entre deux portes, elle
m'a vu; mon derrière lui a fait pitié.
Elle voulait d'abord le montrer à tout le monde, ameuter les
voisins autour; mais elle a pensé que ce n'était pas le
moyen de le sauver, et elle a inventé autre chose.
Lorsqu'elle entend ma mère me dire: «Jacques, je vais te
fouetter!
—Madame Vingtras, ne vous donnez pas la peine, je vais
faire ça pour vous.
—Oh! chère demoiselle, vous êtes trop bonne!»
Mademoiselle Balandreau m'emmène; mais au lieu de me
fouetter, elle frappe dans ses mains; moi, je crie. Ma mère
remercie, le soir, sa remplaçante.
«À votre service» répond la brave fille, en me glissant un
bonbon en cachette.
Mon premier souvenir date donc d'une fessée. Mon second
est plein d'étonnement et de larmes.
C'est au coin d'un feu de fagots, sous le manteau d'une
vieille cheminée; ma mère tricote dans un coin; une
cousine à moi, qui sert de bonne dans la maison pauvre,
range sur des planches rongées quelques assiettes de
grosse faïence avec des coqs à crête rouge et à queue
bleue.
Mon père a un couteau à la main et taille un morceau de
sapin; les copeaux tombent jaunes et soyeux comme des
brins de rubans. Il me fait un chariot avec des languettes de
bois frais. Les roues sont déjà taillées; ce sont des ronds
de pommes de terre avec leur cercle de peau brune qui
imite le fer… Le chariot va être fini; j'attends tout ému et les
yeux grands ouverts, quand mon père pousse un cri et lève
sa main pleine de sang. Il s'est enfoncé le couteau dans le
doigt. Je deviens tout pâle et je m'avance vers lui; un coup
violent m'arrête; c'est ma mère qui me l'a donné, l'écume
aux lèvres, les poings crispés.
«C'est ta faute si ton père s'est fait mal!»
Et elle me chasse sur l'escalier noir, en me cognant encore
le front contre la porte.
Je crie, je demande grâce, et j'appelle mon père: je vois,
avec ma terreur d'enfant, sa main qui pend toute hachée;
c'est moi qui en suis cause! Pourquoi ne me laisse-t-on
pas entrer pour savoir? On me battra après si l'on veut. Je
crie, on ne me répond pas. J'entends qu'on remue des
carafes, qu'on ouvre un tiroir; on met des compresses.
«Ce n'est rien,» vient me dire ma cousine, en pliant une
bande de linge tachée de rouge.
Je sanglote, j'étouffe: ma mère reparaît et me pousse dans
le cabinet où je couche, où j'ai peur tous les soirs.
Je puis avoir cinq ans et me crois un parricide.
Ce n'est pas ma faute, pourtant!
Est-ce que j'ai forcé mon père à faire ce chariot? Est-ce
que je n'aurais pas mieux aimé saigner, moi, et qu'il n'eût
point mal?
Oui—et je m'égratigne les mains pour avoir mal aussi.
C'est que maman aime tant mon père! Voilà pourquoi elle
s'est emportée.
On me fait apprendre à lire dans un livre où il y a écrit en
grosses lettres, qu'il faut obéir à ses père et mère: ma
mère a bien fait de me battre.
2 La famille
Deux tantes du côté de ma mère, la tante Rosalie et la
tatan Mariou. On appelle cette dernière tatan; je ne sais
pourquoi, parce qu'elle est plus caressante peut-être. Je
vois toujours son grand rire blanc et doux dans son visage
brun: elle est maigre et assez gracieuse, elle est femme.
Ma tante Rosalie, son aînée, est énorme, un peu voûtée;
elle a l'air d'un chantre; elle ressemble au père Jauchard, le
boulanger, qui entonne les vêpres le dimanche et qui
commence les cantiques quand on fait le Chemin de la
croix. Elle est _l'homme _dans son ménage; son mari, mon
oncle Jean, ne compte pas: il se contente de gratter une
petite verrue qui joue le grain de beauté dans son visage
fripé, tiré, ridé.—J'ai remarqué, depuis, que beaucoup de
paysans ont de ces figures-là, rusées, vieillottes, pointues;
ils ont du sang de théâtre ou de cour qui s'est égaré un soir
de fête ou de comédie dans la grange ou l'auberge, ils
sentent le cabotin, le ci-devant, le vieux noble, à travers les
odeurs de l'étable à cochons et du fumier: ratatinés par leur
origine, ils restent gringalets sous les grands soleils.
Le mari de la tatan Mariou, lui, est bien un bouvier! Un
beau laboureur blond, cinq pieds sept pouces, pas de
barbe, mais des poils qui luisent sur son cou, un cou rond,
gras, doré; il a la peau couleur de paille, avec des yeux
comme des bleuets et des lèvres comme des coquelicots;
il a toujours la chemise entrouverte, un gilet rayé jaune, et
son grand chapeau à chenille tricolore ne le quitte jamais.
J'ai vu comme cela des dieux des champs dans des
paysages de peintres.
Deux tantes du côté de mon père.
Ma tante Mélie est muette,—avec cela bavarde, bavarde!
Ses yeux, son front, ses lèvres, ses mains, ses pieds, ses
nerfs, ses muscles, sa chair, sa peau, tout chez elle remue,
jase, interroge, répond; elle vous harcèle de questions, elle
demande des répliques; ses prunelles se dilatent,
s'éteignent; ses joues se gonflent, se rentrent; son nez
saute! elle vous touche ici, là, lentement, brusquement,
pensivement, follement; il n'y a pas moyen de finir la
conversation. Il faut y être, avoir un signe pour chaque
signe, un geste pour chaque geste, des réparties, du trait,
regarder tantôt dans le ciel, tantôt à la cave, attraper sa
pensée comme on peut, par la tête ou par la queue, en un
mot, se donner tout entier, tandis qu'avec les commères
qui ont une langue, on ne fait que prêter l'oreille: rien n'est
bavard comme un sourd-muet.
Pauvre fille! elle n'a pas trouvé à se marier. C'était certain,
et elle vit avec peine du produit de son travail manuel; non
qu'elle manque de rien, à vrai dire, mais elle est coquette,
la tante Amélie!
Il faut entendre son petit grognement, voir son geste, suivre
ses yeux, quand elle essaye une coiffe ou un fichu. Elle a
du goût: elle sait planter une rose au coin de son oreille
morte, et trouver la couleur du ruban qui ira le mieux à son
corsage, près de son coeur qui veut parler…
Grand-tante Agnès.
On l'appelle la «béate[1]«.
Il y a tout un monde de vieilles filles qu'on appelle de ce
nom-là.
«M'man, qu'est-ce que ça veut dire, une béate?»
Ma mère cherche une définition et n'en trouve pas; elle
parle de consécration à la Vierge, de voeux d'innocence.
«L'innocence. Ma grand-tante Agnès représente
l'innocence? C'est fait comme cela, l'innocence!»
Elle a bien soixante-dix ans, et elle doit avoir les cheveux
blancs; je n'en sais rien, personne n'en sait rien, car elle a
toujours un serre-tête noir qui lui colle comme du taffetas
sur le crâne; elle a, par exemple, la barbe grise, un bouquet
de poils ici, une petite mèche qui frisotte par là, et de tous
côtés des poireaux comme des groseilles, qui ont l'air de
bouillir sur sa figure.
Pour mieux dire, sa tête rappelle, par le haut, à cause du
serre-tête noir, une pomme de terre brûlée et, par le bas,
une pomme de terre germée: j'en ai trouvé une gonflée,
violette, l'autre matin, sous le fourneau, qui ressemblait à
grand-tante Agnès comme deux gouttes d'eau.
«Voeux d'innocence.»
Ma mère fait si bien, s'explique si mal, que je commence à
croire que c'est malpropre d'être béate, et qu'il leur
manque quelque chose, ou qu'elles ont quelque chose de
trop.
Béate?
Elles sont quatre «béates» qui demeurent ensemble—pas
toutes avec des poireaux couleur de feu sur une peau
couleur de cendre, comme grand-tante Agnès, qui est
coquette, mais toutes avec un brin de moustache ou un
bout de favoris, une noix de côtelette, et l'inévitable serre-
tête, l'emplâtre noir!
On m'y envoie de temps en temps.
C'est au fond d'une rue déserte, où l'herbe pousse.
Grand-tante Agnès est ma marraine, et elle adore son
filleul.
Elle veut me faire son héritier, me laisser ce qu'elle a,—pas
son serre-tête, j'espère.
Il paraît qu'elle garde quelques vieux sous dans un vieux
bas, et quand on parle d'une voisine chez qui l'on a trouvé
un sac d'écus dans le fond d'un pot à beurre, elle rit dans
sa barbe.
Je ne m'amuse pas fort chez elle, en attendant qu'on trouve
son pot à beurre!
Il fait noir dans cette grande pièce, espèce de grenier
soutenu par des poutres qui ont l'air en vieux bouchon, tant
elles sont piquées et moisies!
La fenêtre donne sur une cour, d'où monte une odeur de
boue cuite.
Il n'y a que les rideaux de lit qui me plaisent,—ils suffisent à
me distraire; on y voit des bonshommes, des chiens, des
arbres, un cochon; ils sont peints en violet sur l'étoffe, c'est
le même sujet répété cent fois. Mais je m'amuse à les
regarder de tous les côtés, et je vois surtout toutes sortes
de choses dans les rideaux de ma grand-tante, quand je
mets ma tête entre mes jambes pour les regarder.
La chasse—c'est le sujet—me paraît de toutes les
couleurs. Je crois bien! Le sang me descend à la figure;
j'ai le cerveau comme un fond de barrique: c'est
l'apoplexie! Je suis forcé de retirer ma tête par les cheveux
pour me relever, et de la replacer droit comme une
bouteille en vidange.
On fait des prières à tout bout de champ: _Amen! Amen!
_avant la rave et après l'oeuf.
Les raves sont le fond du dîner qu'on m'offre quand je vais
chez la béate; on m'en donne une crue et une cuite.
Je racle la crue, qui semble mousser sous le couteau, et a
sur la langue un goût de noisette et un froid de neige.
Je mords avec moins de plaisir dans celle qui est cuite au
feu de la chaufferette que la tante tient toujours entre les
jambes, et qui est le meuble indispensable des béates.—
Huit jambes de béates: quatre chaufferettes—qui servent
de boîte à fil en été, et dont elles tournent la braise avec
leur clef en hiver.
Il y a de temps en temps un oeuf.
On tire cet oeuf d'un sac, comme un numéro de loterie et
on le met à la coque, le malheureux! C'est un véritable
crime, un coquicide, car il y a toujours un petit poulet
dedans.
Je mange ce foetus avec reconnaissance, car on m'a dit
que tout le monde n'en mange pas, que j'ai le bénéfice
d'une rareté, mais sans entrain, car je n'aime pas l'avorton
en mouillettes et le poulet à la petite cuiller.
En hiver, les béates travaillent à la boule: elles plantent une
chandelle entre quatre globes pleins d'eau, ce qui donne
une lueur blanche, courte et dure, avec des reflets d'or.
En été, elles portent leurs chaises dans la rue sur le pas de
la porte, et les _carreaux _vont leur train.
Avec ses bandeaux verts, ses rubans roses, ses épingles
à tête de perle, avec les fils qui semblent des traînées de
bave d'argent sur un bouquet, avec ses airs de corsage
riche, ses fuseaux bavards, le _carreau _est un petit
monde de vie et de gaieté.
Il faut l'entendre babiller sur les genoux des dentellières,
dans les rues de béates, les jours chauds, au seuil des
maisons muettes. Un tapage de ruche ou de ruisseau, dès
qu'elles sont seulement cinq ou six à travailler,—puis quand
midi sonne, le silence!…
Les doigts s'arrêtent, les lèvres bougent, on dit la courte
prière de l'Angelus. Quand celle qui la dit a fini, tous
répondent mélancoliquement: _Amen! _et les carreaux se
remettent à bavarder…
J'y suis!
Mais on s'aperçoit que j'ai oublié mes habits roulés dans
un torchon, sur la table d'auberge pleine de ronds de vin
cernés par les mouches.
On les apporte.
«Jean, attachez-les. Mon petit Jacquinou, passe tes bras
autour de ma taille, serre-moi bien.»
Le pauvre cheval a le tricotement sec et les os durs; mais
je m'aperçois à ce moment que ce que dit la fable qu'on
nous fait réciter est vrai.
Dieu fait bien ce qu'il fait!
Ma mère en me fouettant m'a durci et tanné la peau.
«Serre, je te dis! Serre-moi plus fort!»
Et je la serre sous son fichu peint semé de petites fleurs
comme des hannetons d'or, je sens la tiédeur de sa peau,
je presse le doux de sa chair. Il me semble que cette chair
se raffermit sous mes doigts qui s'appuient, et tout à
l'heure, quand elle m'a regardé en tournant la tête, les
lèvres ouvertes et le cou rengorgé, le sang m'est monté au
crâne, a grillé mes cheveux.
J'ai un peu desserré les bras dans la rue Saint-Jean. C'est
par là que passent les bestiaux, et nous allions au pas.
J'étais tout fier. Je me figurais qu'on me regardait, et je
faisais celui qui sait monter: je me retournais sur la croupe
en m'appuyant du plat de la main, je donnais des coups de
talons dans les cuisses et je disais hue! comme un
maquignon.
Nous avons traversé le faubourg, passé le dernier
bourrelier.
Nous sommes à Expailly!
Plus de maisons! excepté dans les champs quelques-
unes; des fleurs qui grimpent contre les murs, comme des
boutons de rose le long d'une robe blanche; un coteau de
vignes et la rivière au bas,— qui s'étire comme un serpent
sous les arbres, bornée d'une bande de sable jaune plus
fin que de la crème, et piqué de cailloux qui flambent
comme des diamants.
Au fond, des montagnes. Elles coupent de leur échine
noire, verdie par le poil des sapins, le bleu du ciel où les
nuages traînent en flocons de soie; un oiseau, quelque
aigle sans doute, avait donné un grand coup d'aile et il
pendait dans l'air comme un boulet au bout du fil.
Je me rappellerai toujours ces bois sombres, la rivière
frissonnante, l'air tiède et le grand aigle…
J'avais oublié que j'étais le coeur battant contre le dos de
la Polonie. Elle-même, ma cousine, semblait ne penser à
rien, et je ne me souviens avoir entendu que le pas du
cheval et le beuglement d'une vache…
3 Le collège
Le collège.—Il donnait, comme tous les collèges, comme
toutes les prisons, sur une rue obscure, mais qui n'était pas
loin du Martouret, le Martouret, notre grande place, où
étaient la mairie, le marché aux fruits; le marché aux fleurs,
le rendez-vous de tous les polissons, la gaieté de la ville.
Puis le bout de cette rue était bruyant, il y avait des
cabarets, «des bouchons», comme on disait, avec un
trognon d'arbre, un paquet de branches, pour servir
d'enseigne. Il sortait de ces bouchons un bruit de querelles,
un goût de vin qui me montait au cerveau, m'irritait les sens
et me faisait plus joyeux et plus fort.
Ce goût de vin!—la bonne odeur des caves!—j'en ai
encore le nez qui bat et la poitrine qui se gonfle.
Les buveurs faisaient tapage; ils avaient l'air sans souci,
bons vivants, avec des rubans à leur fouet et des
agréments pleins leur blouse—ils criaient, topaient en
jurant, pour des ventes de cochons ou de vaches.
Encore un bouchon qui saute, un rire qui éclate, et les
bouteilles trinquent du ventre dans les doigts du cabaretier!
Le soleil jette de l'or dans les verres, il allume un bouton sur
cette veste, il cuit un tas de mouches dans ce coin. Le
cabaret crie, embaume, empeste, fume et bourdonne.
4 La petite ville
La porte de Pannesac.
Elle est en pierre, cette porte, et mon père me dit même
que je puis me faire une idée des monuments romains en
la regardant.
J'ai d'abord une espèce de vénération, puis ça m'ennuie; je
commence à prendre le dégoût des monuments romains.
Mais la rue!… Elle sent la graine et le grain.
Les culasses de blé s'affaissent et se tassent comme des
endormis, le long des murs. Il y a dans l'air la poussière fine
de la farine et le tapage des marchés joyeux. C'est ici que
les boulangers ou les meuniers, ceux qui font le pain,
viennent s'approvisionner.
J'ai le respect du pain.
Un jour je jetais une croûte, mon père est allé la ramasser. Il
ne m'a pas parlé durement comme il le fait toujours.
«Mon enfant, m'a-t-il dit, il ne faut pas jeter le pain; c'est dur
à gagner. Nous n'en avons pas trop pour nous; mais si
nous en avions trop, il faudrait le donner aux pauvres. Tu en
manqueras peut-être un jour, et tu verras ce qu'il vaut.
Rappelle-toi ce que je te dis là, mon enfant!»
Je ne l'ai jamais oublié.
Cette observation, qui, pour la première fois peut-être dans
ma vie de jeunesse, me fut faite sans colère, mais avec
dignité, me pénétra jusqu'au fond de l'âme; et j'ai eu le
respect du pain depuis lors.
Les moissons m'ont été sacrées, je n'ai jamais écrasé une
gerbe, pour aller cueillir un coquelicot ou un bluet; jamais je
n'ai tué sur sa tige la fleur du pain!
Ce qu'il me dit des pauvres me saisit aussi et je dois peut-
être à ces paroles, prononcées simplement ce jour-là,
d'avoir toujours eu le respect, et toujours pris la défense de
ceux qui ont faim.
«Tu verras ce qu'il vaut.»
Je l'ai vu.
Aux portes des allées sont des mitrons en jupes comme
des femmes, jambes nues, petite camisole bleue sur les
épaules.
Ils ont les joues blanches comme de la farine et la barbe
blonde comme de la croûte.
Ils traversent la rue pour aller boire une goutte, et
blanchissent, en passant, une main d'ami qu'ils rencontrent,
ou une épaule de monsieur qu'ils frôlent.
Les patrons sont au comptoir, où ils pèsent les miches, et
eux aussi ont des habits avec des tons blanchâtres, ou
couleur de seigle. Il y a des gâteaux, outre les miches,
derrière les vitres: des brioches comme des nez pleins, et
des tartelettes comme du papier mou.
À côté des haricots ou des graines charnues comme des
fruits verts ou luisants comme des cailloux de rivière, les
marchands avaient du plomb dans les écuelles de bois.
C'était donc là ce qu'on mettait dans un fusil? ce qui tuait
les lièvres et traversait les coeurs d'oiseaux? On disait
même que les charges parfois faisaient balle et pouvaient
casser un bras ou une mâchoire d'homme.
Je plongeais mes doigts là-dedans, comme tout à l'heure
j'avais plongé mon poing dans les sacs de grain, et je
sentais le plomb qui roulait et filait entre les jointures
comme des gouttes d'eau. Je ramassais comme des
reliques ce qui était tombé des écuelles et des sacs.
Non, Jacques, elle n'est pas prête. Ta mère est fière de toi;
ta mère t'aime et veut te le prouver.
Te figures-tu qu'elle te laissera entrer dans ta redingote,
sans ajouter un grain de beauté une mouche, un pompon,
un rien sur le revers, dans le dos, au bout des manches! Tu
ne connais pas ta mère, Jacques!
Et ne la vois-tu pas qui joue, à la fois orgueilleuse et
modeste, avec des noyaux verts!
La mère de Jacques lui fait même kiki dans le cou.
Il ne rit pas.—Ces noyaux lui font peur!…
Ces noyaux sont des boutons, vert vif, vert gai, en forme
d'olives, qu'on va,—voyez si madame Vingtras épargne
rien!— qu'on va coudre tout le long, à la polonaise! À la
polonaise, Jacques!
Ah! quand, plus tard, il fut dur pour les Polonais, quoi
d'étonnant! Le nom de cette nation, voyez-vous, resta chez
lui cousu à un souvenir terrible… la redingote de la
distribution des prix, la redingote à noyaux, aux boutons
ovales comme des olives et verts comme des cornichons.
Joignez à cela qu'on m'avait affublé d'un chapeau haut de
forme que j'avais brossé à rebrousse-poil et qui se
dressait comme une menace sur ma tête.
Des gens croyaient que c'étaient mes cheveux et se
demandaient quelle fureur les avait fait se hérisser ainsi. «Il
a vu le diable», murmuraient les béates en se signant…
J'avais un pantalon blanc. Ma mère s'était saignée aux
quatre veines.
Un pantalon blanc à sous-pieds!
Des sous-pieds qui avaient l'air d'instruments pour un pied-
bot et qui tendaient la culotte à la faire craquer.
Il avait plu, et, comme on était venu vite, j'avais des plaques
de boue dans les mollets, et mon pantalon blanc, trempé
par endroits, collé sur mes cuisses.
«MON FILS», dit ma mère d'une voix triomphante en
arrivant à la porte d'entrée et en me poussant devant elle.
Celui qui recevait les cartes faillit tomber de son haut et me
chercha sous mon chapeau, interrogea ma redingote, leva
les mains au ciel.
J'entrai dans la salle.
J'avais ôté mon chapeau en le prenant par les poils; j'étais
reconnaissable, c'était bien moi, il n'y avait pas à s'y
tromper, et je ne pus jamais dans la suite invoquer un alibi.
Mais, en voulant monter par-dessus un banc pour arriver du
côté de ma classe, voilà un des sous-pieds qui craque, et
la jambe du pantalon qui remonte comme un élastique!
Mon tibia se voit,— j'ai l'air d'être en caleçon cette fois;—
les dames, que mon cynisme outrage, se cachent derrière
leur éventail…
Du haut de l'estrade, on a remarqué un tumulte dans le fond
de la salle.
Les autorités se parlent à l'oreille, le général se lève et
regarde: on se demande le secret de ce tapage.
«Jacques, baisse ta culotte», dit ma mère à ce moment,
d'une voix qui me fusille et part comme une décharge dans
le silence.
Tous les regards s'abaissent sur moi.
Il faut cependant que ce scandale cesse. Un officier plus
énergique que les autres donne un ordre:
«Enlevez l'enfant aux cornichons!»
L'ordre s'exécute discrètement; on me tire de dessous la
banquette où je m'étais tapi désespéré, et la femme du
censeur, qui se trouve là, m'emmène, avec ma mère, hors
de la salle, jusqu'à la lingerie, où on me déshabille.
Ma mère me contemple avec plus de pitié que de colère.
«Tu n'es pas fait pour porter la toilette, mon pauvre
garçon!»
Elle en parle comme d'une infirmité et elle a l'air d'un
médecin qui abandonne un malade.
Je me laisse faire. On me loge dans la défroque d'un petit,
et ce petit est encore trop grand, car je danse dans ses
habits. Quand je rentre dans la salle, on commence à
croire à une mystification.
Tout à l'heure j'avais l'air d'un léopard, j'ai l'air d'un vieillard
maintenant. Il y a quelque chose là-dessous.
Le bruit se répand, dans certaines parties de la salle, que
je suis le fils de l'escamoteur qui vient d'arriver dans la ville
et qui veut se faire remarquer par un tour nouveau. Cette
version gagne du terrain; heureusement on me connaît, on
connaît ma mère; il faut bien se rendre à l'évidence, ces
bruits tombent d'eux-mêmes, et l'on finit par m'oublier.
J'écoute les discours en silence et en me fourrant les
doigts dans le nez, avec peine, car mes manches sont trop
longues.
À cause de l'orage la distribution a lieu dans un dortoir,—
un dortoir dont on a enlevé les lits en les entassant avec
leurs accessoires dans une salle voisine. On voyait dans
cette salle par une porte vitrée, qui aurait dû avoir un
rideau, mais n'en avait pas; on distinguait des vases en
piles, des vases qui pendant l'année servaient, mais qu'on
retirait de dessous les lits pendant les vacances. On en
avait fait une pyramide blanche.
C'était le coin le plus gai; un malin petit rayon de soleil avait
choisi le ventre d'un de ces vases pour y faire des siennes,
s'y mirer, coqueter, danser, le mutin, et il s'en donnait à
coeur joie!
Adossée à cette salle était l'estrade, avec le personnel de
la baraque, je veux dire du collège:—Monseigneur au
centre, le préfet à gauche, le général à droite, galonnés,
teintés de violet, panachés de blanc, cuirassés d'or comme
les écuyers du cirque Bouthors. Il n'y avait pas de
chameau, malheureusement.
Je crus voir un éléphant; c'était un haut fonctionnaire qui
avait la tête, la poitrine, le ventre et les pieds couleur
d'éléphant, mais qui était douanier de son état ou capitaine
de gendarmerie, j'ai oublié. Il était gros comme une
barrique et essoufflé comme un phoque: il avait beaucoup
du phoque.
C'est lui qui me couronna pour le prix d'Histoire sainte. Il
me dit: «C'est bien, mon enfant!» Je croyais qu'il allait dire
«Papa» et replonger dans son baquet.
6 Vacances
Je m'amuse un peu pendant les vacances chez Soubeyrou,
puis à
Farreyrolles.
Je prends le Breuil…
Il y a un décrotteur qui est populaire et qu'on appelle
Moustache.
Mon rêve est de me faire décrotter un jour par Moustache,
de venir là comme un homme, de lui donner mon pied,—
sans trembler, si je puis,—et de paraître habitué à ce luxe,
de tirer négligemment mon argent de ma poche en disant,
comme font les messieurs qui lui jettent leurs deux sous:
Pour la goutte, Moustache!
Je n'y arriverai jamais; je m'exerce pourtant!
Pour la goutte, Moustache!
J'ai essayé toutes les inflexions de voix; je me suis écouté,
j'ai prêté l'oreille, travaillé devant la glace, fait le geste:
Pour la goutte…
Non, je ne puis!
Mais, chaque fois que je passe devant Moustache, je
m'arrête à le regarder; je m'habitue au feu, je tourne et
retourne autour de sa boîte à décrotter; il m'a même crié
une fois:
Cirer vos bottes, m'ssieu?
J'ai failli m'évanouir.
Je n'avais pas deux sous,—je n'ai pu les réunir que plus
tard dans une autre ville,—et je dus secouer la tête,
répondre par un signe, avec un sourire pâle comme celui
d'une femme qui voudrait dire: «Il m'est défendu d'aimer!»
Pas d'ombre!
Des melons qui ont l'air de boulets chauffés à blanc; des
choux rouges, violets,—on dirait des apoplexies, une odeur
de poireau et d'oignons!
8 Le Fer-à-Cheval
Le Fer-à-cheval…
J'y vais avec ma cousine Henriette.
C'est pour voir Pierre André, le sellier du faubourg, qu'elle y
vient.
Il est de Farreyrolles comme elle et elle doit lui donner des
nouvelles de sa famille, des nouvelles intimes et que je ne
puis pas connaître; car ils s'écartent pour se les confier, et
elle les lui dit à l'oreille.
Je le vois là-bas qui se penche; et leurs joues se touchent.
Quand
Henriette revient, elle est songeuse et ne parle pas.
LE PLOT
SUR LE BREUIL
Au tour de l'écuyère!
Elle arrive!—Je ne vois plus rien! Il me semble qu'elle me
regarde…
Elle crève les cerceaux, elle dit: Hop! hop!
Elle encadre sa tête dans une écharpe rose, elle tord ses
reins, elle cambre sa hanche, fait des poses; sa poitrine
saute dans son corsage, et mon coeur bat la mesure sous
mon gilet.
«Qu'est-ce que tu as donc, Jacques, tu es blanc comme le
clown!»
Par ici…
Par ici la toile est plus courte. Elle est déchirée près du
poteau, et en déchirant encore un peu…
J'ai élargi la déchirure, mis le pied—je veux dire passé la
tête—dans le chemin qui conduit à l'écurie.
Je suis à plein ventre par terre, dans la boue, et je me
glisse comme un voleur, comme un assassin, la nuit, dans
un cirque habité!
M'y voici! Je rampe sous les planches, je me racle au
poteau, je me fais des écorchures aux mains; mon nez, qui
s'est aplati contre un madrier, ne donne plus signe de vie;
je ne le sens plus, j'ai peur de l'avoir perdu en route; ce que
je tiens n'y ressemble guère; mais encore un effort, encore
une blessure, et je pourrai la voir en passant derrière cette
grosse bonne.
Je vais grimper!… Je grimpe,—un point d'appui me
manque… je me raccroche à ce que je trouve…
Un cri!… tumulte!
Une femme serre ses jupes, appelle au secours!
On croit que le cirque s'écroule!
J'ai pris la bonne à pleine chair, je ne sais où; elle a cru
que c'était le singe ou la trompe égarée de l'éléphant.
On me prend moi-même par la peau de ce qu'on peut, on
me pousse comme du crottin dans l'écurie, on m'interroge,
je ne réponds pas!
On m'entoure. ELLE est là près de moi. ELLE! Je
l'entends, mais je ne peux pas la voir à cause de mon nez
qui gonfle.
9 Saint-Étienne
Mon père a été appelé comme professeur de septième à
Saint-Étienne, par la protection d'un ami. Il a dû filer dare-
dare.
Ma mère et moi, nous sommes restés en arrière, pour
arranger les affaires, emballer, etc., etc.
10 Braves gens
Je pourrais à peine dire comment était fait l'appartement
dans lequel nous entrâmes, ainsi que je l'ai conté, avec bris
de cadre, clignotement de réverbère et raccommodement
posthume—si posthume est le mot.
À peine étions-nous installés, qu'un grand événement
arriva.
Ma mère dut repartir pour recueillir ou soigner une
succession,— celle de la tante Agnès peut-être, et je restai
seul avec mon père.
11 Le lycée
Mon père était donc professeur de septième, professeur
élémentaire, comme on disait alors.
J'étais dans sa classe.
Jamais je n'ai senti une infection pareille. Cette classe était
près des latrines, et ces latrines étaient les latrines des
petits!
Pendant une année j'ai avalé cet air empesté. On m'avait
mis près de la porte parce que c'était la plus mauvaise
place, et en ma qualité de fils de professeur, je devais être
à l'avant-garde, au poste du sacrifice, au lieu du danger…
À côté de moi, un petit bonhomme qui est devenu un haut
personnage, un grand préfet, et qui à cette époque-là était
un affreux garnement, fort drôle du reste, et pas mauvais
compagnon.
Il faut bien qu'il ait été vraiment un bon garçon, pour que je
ne lui aie pas gardé rancune de deux ou trois brûlées que
mon père m'administra, parce qu'on avait entendu de notre
côté un bruit comique, ou qu'il était parti d'entre nos
souliers une fusée d'encre. C'était mon voisin qui s'en
payait.
Chaque fois que je le voyais préparer une farce, je
tremblais; car s'il ne se dénonçait pas lui-même par
quelque imprudence, et si sa culpabilité ne sautait pas aux
yeux, c'était moi qui la gobais; c'est-à-dire que mon père
descendait tranquillement de sa chaire et venait me tirer
les oreilles, et me donner un ou deux coups de pied,
quelquefois trois.
Il fallait qu'il prouvât qu'il ne favorisait pas son fils, qu'il
n'avait pas de préférence. Il me favorisait de roulées
magistrales et il m'accordait la préférence pour les coups
de pied au derrière.
Souffrait-il d'être obligé de taper ainsi sur son rejeton?
Peut-être bien, mais mon voisin, le farceur, était fils d'une
autorité.—L'accabler de pensums, lui tirer les oreilles,
c'était se mettre mal avec la maman, une grande coquette
qui arrivait au parloir avec une longue robe de soie qui
criait, et des gants à trois boutons, frais comme du beurre.
Pour se mettre à l'aise, mon père feignait de croire que
j'étais le coupable, quand il savait bien que c'était l'autre.
Je n'en voulais pas à mon père, ma foi non! je croyais, je
sentais que ma peau lui était utile pour son commerce, son
genre d'exercice, sa situation,—et j'offrais ma peau.—Vas-
y, papa!
Je tenais tant bien que mal ma place (empoisonnée) dans
ce milieu de moutards malins, tout disposés à faire souffrir
le fils du professeur de la haine qu'ils portaient
naturellement à son père.
Ces roulées publiques me rendaient service; on ne me
regardait pas comme un ennemi, on m'aurait plaint plutôt,
si les enfants savaient plaindre!
Mon apparence d'insensibilité d'ailleurs ne portait pas à la
pitié; je me garais des horions tant bien que mal et pour la
forme; mais quand c'était fini, on ne voyait pas trace de
peur ou de douleur sur ma figure. Je n'étais de la sorte ni
un _patiras _ni un pestiféré; on ne me fuyait pas, on me
traitait comme un camarade moins chançard qu'un autre et
meilleur que beaucoup, puisque jamais je ne répondais:
«Ça n'est pas moi.» Puis j'étais fort, les luttes avec
Pierrouni m'avaient aguerri, j'avais du moignon, comme on
disait en raidissant son bras et faisant gonfler son bout de
biceps. Je m'étais battu,—j'y avais fait avec Rosée qui
était le plus fort de la cour des petits. On appelait cela y
faire. «Veux-tu y faire, en sortant de classe?»
Cela voulait dire qu'à dix heures cinq ou à quatre heures
cinq, on se proposait de se flanquer une trépignée dans la
cour du Coq-Rouge, une auberge où il y avait un coin dans
lequel on pouvait se battre sans être vu.
J'avais infligé à Rosée quelques atouts qui avaient fait du
bruit —sur son nez et au collège.—Songez donc! j'avais
l'autorisation de mon père.
Il avait eu vent de la querelle—pour une plume volée—et
vent de la provocation.
Rosée ne tenait par aucun fil à l'autorité. Il y avait plus; son
oncle, conseiller municipal, avait eu maille à partir avec
l'administration. Je pouvais y faire.
Et à chaque coup de poing que je lui portais, à ce
malheureux, je me figurais que je semais une graine, que je
plantais une espérance dans le champ de l'avancement
paternel.
Grâce à cette bonne aventure, j'échappai au plus
épouvantable des dangers, celui d'être—comme fils de
professeur—persécuté, isolé, cogné. J'en ai vu d'autres si
malheureux!
Si cependant mon père m'avait défendu de me battre; si
Rosée eût été le fils du maire; s'il avait fallu, au contraire,
être battu?…
On doit faire ce que les parents ordonnent; puis c'est leur
pain qui est sur le tapis. Laisse-toi moquer et frapper,
souffre et pleure, pauvre enfant, fils du professeur…
… J'ai été puni un jour: c'est, je crois, pour avoir roulé sous
la poussée d'un grand, entre les jambes d'un petit pion qui
passait par là, et qui est tombé derrière par-dessus tête! Il
s'est fait une bosse affreuse, et il a cassé une fiole qui était
dans sa poche de côté; c'est une topette de cognac dont il
boit— en cachette, à petits coups, en tournant les yeux. On
l'a vu: il semblait faire une prière, et il se frottait
délicieusement l'estomac.—Je suis cause de la topette
cassée, de la bosse qui gonfle… Le pion s'est fâché.
Il m'a mis aux arrêts;—il m'a enfermé lui-même dans une
étude vide, a tourné la clef, et me voilà seul entre les
murailles sales, devant une carte de géographie qui a la
jaunisse, et un grand tableau noir où il y a des ronds blancs
et la binette du censeur.
Je vais d'un pupitre à l'autre: ils sont vides—on doit
nettoyer la place, et les élèves ont déménagé.
Rien, une règle, des plumes rouillées, un bout de ficelle, un
petit jeu de dames, le cadavre d'un lézard, une agate
perdue.
Dans une fente, un livre: j'en vois le dos, je m'écorche les
ongles à essayer de le retirer. Enfin, avec l'aide de la règle,
en cassant un pupitre, j'y arrive; je tiens le volume et je
regarde le titre: ROBINSON CRUSOÉ.
Il est nuit.
Je m'en aperçois tout d'un coup. Combien y a-t-il de temps
que je suis dans ce livre?—quelle heure est-il?
Je ne sais pas, mais voyons si je puis lire encore! Je frotte
mes yeux, je _tends _mon regard, les lettres s'effacent, les
lignes se mêlent, je saisis encore le coin d'un mot, puis
plus rien.
J'ai le cou brisé, la nuque qui me fait mal, la poitrine
creuse; je suis resté penché sur les chapitres sans lever la
tête, sans entendre rien, dévoré par la curiosité, collé aux
flancs de Robinson, pris d'une émotion immense, remué
jusqu'au fond de la cervelle et jusqu'au fond du coeur; et en
ce moment où la lune montre là-bas un bout de corne, je
fais passer dans le ciel tous les oiseaux de l'île, et je vois
se profiler la tête longue d'un peuplier comme le mât du
navire de Crusoé! Je peuple l'espace vide de mes
pensées, tout comme il peuplait l'horizon de ses craintes;
debout contre cette fenêtre, je rêve à l'éternelle solitude et
je me demande où je ferai pousser du pain…
La faim me vient: j'ai très faim.
Vais-je être réduit à manger ces rats que j'entends dans la
cale de l'étude? Comment faire du feu? J'ai soif aussi. Pas
de bananes! Ah! lui, il avait des limons frais! Justement
j'adore la limonade!
Oh! l'île déserte, les bêtes féroces, les pluies éternelles, les
tremblements de terre, la peau de bête, le parasol, le pas
du sauvage, tous les naufrages, toutes les tempêtes, des
cannibales, —mais pas les leçons pour ce soir!
Je grelottai tout le jour. Mais je n'étais plus seul; j'avais pour
amis Crusoé et Vendredi. À partir de ce moment, il y eut
dans mon imagination un coin bleu, dans la prose de ma
vie d'enfant battu la poésie des rêves, et mon coeur mit à la
voile pour les pays où l'on souffre, où l'on travaille, mais où
l'on est libre.
Que de fois j'ai lu et relu ce Robinson!
Je m'occupai de savoir à qui il appartenait; il était à un
élève de quatrième qui en cachait bien d'autres dans son
pupitre; il avait le Robinson suisse, les Contes du
Chanoine Schmidt, la Vie de Cartouche, avec des
gravures.
Ici se place un acte de ma vie que je pourrais cacher. Mais
non! Je livre aujourd'hui, aujourd'hui seulement, mon secret,
comme un mourant fait appeler le procureur général et lui
confie l'histoire d'un crime. Il m'est pénible de faire cette
confession, mais je le dois à l'honneur de ma famille, au
respect de la vérité, à la Banque de France, à moi-même.
J'ai été _faussaire! _La peur du bagne, la crainte de
désespérer des parents qui m'adoraient, on le sait, mirent
sur mon front de faussaire un masque impénétrable et que
nulle main n'a réussi à arracher.
Je me dénonce moi-même, et je vais dire dans quelle
circonstance je commis ce faux, comment je fus amené à
cette honte, et avec quel cynisme j'entrai dans la voie du
déshonneur.
Des gravures! la Vie de Cartouche, les Contes du
Chanoine Schmidt, les aventures du Robinson suisse!…
un de mes camarades—treize ans et les cheveux rouges—
était là qui les possédait…
Il mit à s'en dessaisir des conditions infâmes; je les
acceptai…
Je me rappelle même que je n'hésitai pas.
Voici quelles furent les bases de cet odieux marché.
On donnait au collège de Saint-Étienne, comme partout,
des exemptions. Mon père avait le droit d'en distribuer
ailleurs que dans sa classe, parce qu'il faisait tous les
quinze jours une surveillance dans quelque étude; il allait
dans chacune à tour de rôle, et il pouvait infliger des
punitions ou délivrer des récompenses. Le garçon qui avait
les livres à gravures consentit à me les prêter, si je voulais
lui procurer des exemptions.
Mes cheveux ne se dressèrent pas sur ma tête.
«Tu sais faire le paraphe de ton père?»
Mes mains ne me tombèrent pas des bras, ma langue ne
se sécha pas dans ma bouche.
«Fais-moi une exemption de deux cents vers et je te prête
la Vie de Cartouche.»
Mon coeur battait à se rompre.
«Je te la donne! Je ne te la prête pas, je te la donne…»
Le coup était porté, l'abîme creusé; je jetai mon honneur
par-dessus les moulins, je dis adieu à la vie de société, je
me réfugiai dans le faussariat.
Je maudis l'oignon…
Tous les mardis et vendredis, on mange du hachis aux
oignons, et pendant sept ans je n'ai pas pu manger de
hachis aux oignons sans être malade.
J'ai le dégoût de ce légume.
Comme un riche! mon Dieu, oui!—Espèce de petit
orgueilleux, je
me permettais de ne pas aimer ceci, cela, de rechigner
quand on me
donnait quelque chose qui ne me plaisait pas. Je
m'écoutais, je
me sentais surtout, et l'odeur de l'oignon me soulevait le
coeur,
—ce que j'appelais mon coeur, comprenons-nous bien; car
je ne
sais pas si les pauvres ont le droit d'avoir un coeur.
«Il faut se forcer, criait ma mère. Tu le fais exprès, ajoutait-
elle comme toujours.»
13 L'argent
«M'man! J'ai mal.
—Ce sont les vers, mon enfant!
—Je sens bien que j'ai mal.
—Douillet, va! Ah! si tu avais dix mille livres de rentes!…
Quand tu as mal au ventre, fais comme faisait mon père,
fais la culbute!»
L'argent!—les rentes!
On me promet, comme à tous les gamins, des
récompenses, un gros sou, si je suis sage, et chaque fois
que je suis premier, une petite piécette blanche. On me la
donne?… Non, ma mère m'aime trop pour cela.
Elle ne me privait pourtant pas pour s'enrichir.
Les dix sous ne rentraient pas dans la famille,—ils allaient
se coucher dans une tirelire dont la gueule me riait au nez.
«C'est pour toi», disait ma mère en me faisant voir la pièce
et avant de la glisser dans le trou!
Je ne la revoyais plus!
«Ce sera, ajoutait-elle, pour t'acheter un homme!»
C'est le remplaçant caché dans cette tirelire qui absorbe
toutes les petites pièces et les gros sous que d'autres, mes
copains, dépensent le dimanche et les jours de foire, en
entrées aux baraques, cigares à paille, canons en cuivre.
Toujours sage, donnant la leçon sans pédantisme, ma
mère, qui marchait avec son siècle, m'inspirait ainsi la
haine des _armées permanentes _et me faisait réfléchir
sur l'impôt du sang. Je me regimbais quelquefois et je
citais mes camarades qui dépensaient leur argent au lieu
de le garder pour acheter un homme.
Elle m'a montré de l'or; c'est une pièce de vingt sous. Oh!
pourquoi me donner la soif des richesses? Est-ce bien de
la part d'une mère?
Il se livré un combat en moi-même—pas très long.
«Pour moi tout seul? J'achèterai ce qu'il me plaira avec?
Je les donnerai à un pauvre, si je veux?»
Les donner à un pauvre!—ma mère chancelle; ma folie
l'épouvante et pourtant elle répond à la face du ciel:
«Oui, elle sera à toi. J'espère bien que tu ne la donneras
pas à un pauvre!»
Mais c'est une révolution, alors! Jusqu'ici je n'ai rien eu qui
fût à moi, pas même ma peau.
Je lui fais répéter.
Minuit.
Il s'agit de bien apprendre mon histoire pour être premier,
—et je pioche, je pioche!
Le samedi arrive.
Le proviseur entre. Les élèves se lèvent; le professeur lit:
«Thème grec.
—Premier: Jacques Vingtras.»
«Eh bien? dit ma mère en arrivant.
—Je suis premier.
—Ah! c'est bien. Tu vois, quand tu travailles, comme tu
peux avoir de bonnes places! Demain je te ferai une bonne
pachade.»
La pachade est une espèce de pâte pétrie avec des
pommes de terre, un mortier jaune, sans beurre, que ma
mère m'a présenté comme un plat de luxe. Mais il n'est pas
question de pachade! C'est une pièce de vingt sous que je
veux. On n'en parle pas. La question est si grave que je
n'ose pas l'attaquer. Ma mère fait l'affairée pour la pachade
et me montre un oeuf tout crotté en me disant: «J'espère
qu'il est gros!»
Des farces, tout cela. Et mes vingt sous, les ai-je gagnés,
oui ou non? Est-ce qu'on me les a promis? Il faut peut-être
que je les lui demande. Pourquoi donc? Est-ce qu'elle a
oublié?
Je vois bien à un peu de gêne, à cette coquetterie de
l'oeuf, à la contrainte du sourire, je vois bien qu'elle se
souvient. Elle tient peut-être à garder son rang. C'est le fils
qui doit rappeler à la mère ce qu'elle a promis.
«Maman, et mes vingt sous?»
Elle ne me répond pas de suite; mais, venant à moi tout
d'un coup, d'une voix qui n'est plus celle qu'elle avait,
espiègle et charmante, en montrant le gros oeuf crotté:
«Jacques, veux-tu faire crédit à ta mère?…»
Il y a dans l'accent toute la dignité d'une vaincue qui
accepte son sort d'avance, mais demande une grâce au
vainqueur. Elle ne défend pas sa bourse, la voilà!—Les
vingt sous sont sur la table—mais elle prie qu'on lui laisse
du temps.
Oui, ma mère, je vous fais crédit. Oh! gardez, gardez ces
vingt sous, soit qu'ils doivent servir à réparer une brèche,
soit que vous vouliez les engager pour moi dans une
entreprise,—et sans me rien dire, en ayant l'air plutôt de
mendier un pardon, vous joignez mon capital au vôtre, vous
m'intéressez dans les affaires, vous me faites l'associé de
la maison! Merci!
Et elle s'entend en affaires, ma mère; elle sait comment on
fait rapporter à l'argent; car elle m'a raconté, bien souvent,
qu'à quatre ans, elle pouvait déjà gagner sa vie.
Elle a commencé par acheter un pigeon avec sept sous
qu'on lui avait donnés, parce qu'elle avait gardé les oies.
Elle a engraissé le pigeon et l'a revendu pour acheter un
agneau qui sortait du ventre de la mère.
Elle a revendu cet agneau et s'est procuré un veau, toujours
du même âge.
Dès qu'il y avait dans une écurie, une étable, un chenil,
quelque bête en travail, on voyait accourir ma mère qui
attendait, curieuse des phénomènes de la nature, avec son
argent tout prêt à déposer écus sur bonde, monnaie sous
ventre.
Je n'ai pas sa force, moi! J'aurais trois sous, je les
entamerais et je ne penserais pas à acheter un lapereau à
la mamelle pour gagner avec l'argent un veau au débarqué.
«Je la garderai?
—Tu la garderas.»
Ma mère ne manqua pas à sa promesse. On me remit les
quarante sous; je les serrai dans mon gousset; mais quand
je parlai d'aller sur les chevaux de bois, ma mère me
rappela le contrat:
«Tu m'as dit que tu les garderais!»
Et elle ajouta que, si je m'avisais de changer la pièce,
j'aurais affaire à elle. Comme je protestais:
«Tu es devenu menteur maintenant; il ne te manquait plus
que ça, mon garçon!»
Je ne pouvais pas le nier; j'étais écrasé par moi-même. Je
m'étais suicidé avec ma propre langue.
J'en fus réduit à traîner ces quarante sous comme une
plaque d'aveugle.
Tous les soirs, ma mère demandait à les voir.
Un jour je ne pus les lui montrer!…
J'étais allé sur la place Marengo, dans un bazar à treize,
tout à treize!
J'achetai une paire de bretelles à pattes. Elles étaient rose
tendre!
À peine eus-je commis cette faute que j'en compris
l'étendue. La pièce était entamée: j'avais treize sous de
bretelles. Il ne restait que vingt-sept sous! Qu'allait dire ma
mère?—Perdu pour perdu, je me dis qu'il fallait aller
jusqu'au bout.
Jouir…—après moi, le déluge!
Je commençai par m'enfoncer dans une allée où je me
déshabillai pour mettre mes bretelles. Après quelques
tentatives inutiles, toujours dérangé et regardé de travers
par des gens étonnés de me voir demi-nu sur le pas de
leurs portes, je crus plus prudent, quoiqu'un peu moins
noble, d'entrer dans un lieu retiré, le premier que je
trouverais.
Il me restait vingt-sept sous, en sous,—jamais je n'avais eu
une si grosse somme à ma disposition. Elle gonflait et
crevait mes poches.—Patatras! les sous roulent à terre,—
même ailleurs!
C'est horrible.
Je n'ai retrouvé qu'un franc deux sous. Je perds la tête…
Je m'approche d'un des jeux qui sont installés place
Marengo:
«Trois balles pour un sou! On gagne un lapin.»
Je prends la carabine, j'épaule et je tire… Je tire les yeux
fermés, comme un banquier se brûle la cervelle.
«Il a gagné le lapin!»
Le lendemain.
«Mange donc, Jacques, mange! Tu n'aimes donc plus le
lapin maintenant?»
Elle a acheté un lapin, ce matin, à bas prix, parce qu'il est
un peu écrasé, et qu'on lui a trouvé des bouts de chemise
dans les dents.
Où est la peau?…
Je vais à la cuisine.
C'est lui!…
14 Voyage au pays
Jacques ira passer ses vacances au pays.
C'est ma mère qui m'annonce cette nouvelle.
«Tu vois, on te pardonne tes farces de cette année, nous
t'envoyons chez ton oncle; tu monteras à cheval, tu
pêcheras des truites, tu mangeras du saucisson de
campagne. Voilà trois francs pour tes frais de voyage.»
La vérité est que mon oncle le curé, qui va sur soixante-
dix, a parlé de me faire son héritier, et il demande à
m'avoir près de lui pendant les vacances.
Le vieux prêtre, qui économise, a pour notaire un
bonhomme qui en a touché deux mots à mon père dans
une lettre qu'on a oubliée sur la table et que j'ai lue. Je suis
au courant. On me laisserait une somme de… payable à
ma majorité: c'est l'idée du testament.
CHAUDEYROLLES
Je suis arrivé bien moulu et bien écorché, mais j'ai fait celui
qui n'est pas fatigué.
Il faut partir.
Mon oncle a une tournée à faire, et je dois d'ailleurs bientôt
rentrer à Saint-Étienne pour le collège.
Nous partons par le chemin que j'ai pris pour venir, mais
j'ai cette fois un cheval doux, on m'a caleçonné, ouaté, et je
me suis suifé d'avance. D'ailleurs, j'ai monté à cheval
depuis un mois, je suis aguerri, et je trouve une joie bien
vive à me retourner sur la selle pour dire adieu au paysage.
Je donne un coup de talon pour avoir un temps de galop, je
flatte la bête comme un vieil ami…
Mon oncle me quitte à la Croix de la Mission. Il me parle
avec bonté.
«Travaille bien, dit-il.
—Vous écrirez à papa de me faire revenir l'année
prochaine.
—Ton père! ce n'est pas ton père qui t'empêchera, mais
peut-être ta mère; je ne suis pas bien avec ta mère, vois-
tu!»
Je le sais. Dans les premiers jours de mon arrivée, j'ai
entendu la servante parler dans la chambre.
«C'est le fils de madame Vingtras?
—Oui.
—Celle qui disait tant de mal de vous?
—C'est fini maintenant, je lui ai pardonné,—et j'aime cet
enfant.»
Il n'était pas beau, mon oncle, il avait les yeux petits, le nez
gros, des poils un peu partout, mais il était bon.
Je savais qu'il sentait que j'étais malheureux chez nous et
qu'en le quittant je perdais de la liberté et du bonheur. Il
était aussi triste que moi.
Après le dîner.
«Si nous partions faire un tour en carriole avec notre
cousin?
—La Grise est trop fatiguée, dit le père.
—C'est vrai. Où irons-nous alors?»
J'offre d'aller du côté des sureaux, et nous voilà, au bout
d'un moment, occupés à vider la moelle de ces sureaux et
à faire des sifflets luisants comme des cuivres; la cousine
Marguerite se coupe le doigt et laisse tomber de grosses
gouttes de sang sur le blanc des feuilles.
On arrache une herbe pour la panser, et l'on va loin des
vilains arbres qui sont cause qu'on s'est coupé.
On va vers la mare où les canards barbotent, on va dans la
grange où les _fléaux _s'arrêtent quand les demoiselles et
le cousin entrent! Puis ils repartent décrivant un grand
cercle, et battent en mesure les gerbes sur le plancher
sonore. J'en attrape un pour essayer; je sens tourner le
battant qui part comme une fronde, et qui revient comme un
marteau, qui prend de l'air et fait du vent… S'il touchait une
tête, il la casserait comme du verre.
Au fond du clos, il y a un trou plein d'eau et de branches
mortes, avec de petites grenouilles vertes qui luisent au
soleil; je fais une ligne avec un bâton que je ramasse à
terre, un bout de ficelle que je trouve dans mes poches, et
une épingle que fournit Marguerite. Sa soeur donne un
morceau de ruban écarlate, et la pêche commence.
Quels cris quand la première rainette mord! Mais il faut
l'arracher de l'hameçon, personne n'ose, la grenouille
s'échappe et les jeunes filles s'enfuient.
Il faut partir!
15 Projets d'évasion
J'entre en quatrième. Professeur Turfin.
Il a été reçu le second à l'agrégation; il est le neveu d'un
chef de division, il porte de grands faux-cols, des
redingotes longues, il a la lèvre d'en bas grosse et humide,
des yeux bleus de faïence, des cheveux longs et plats.
Il a du mépris pour les pions, du mépris pour les pauvres,
maltraite les boursiers et se moque des mal vêtus.
Il fait rire les autres à mes dépens; je crois qu'il veut faire
rire de ma mère aussi.
Je le hais…
On m'accorde des faveurs en ma qualité de fils de
professeur.
Externe, je suis puni comme un interne. Toujours en
retenue. Je ne rentre presque jamais à la maison. On
m'apporte du réfectoire un morceau de pain sec.
«De cette façon, on lui donne à déjeuner pour rien; je sauve
encore une ratatouille à la mère Vingtras.»
C'est Turfin qui parle ainsi à quelque collègue qui sourit; il
le dit assez loin de moi à demi-voix, mais il veut, je crois,
que je l'entende.
Je me contente d'enfoncer mes mains dans mes poches,
et j'ai l'air de rire! Je pleure. Que de sanglots j'ai étouffés
pendant qu'on ne me voyait pas!
Mardi matin.
C'était composition en version latine.
Je cherchais un mot, dans un dictionnaire tout petit que
mon père m'a donné à la place de Quicherat.
Turfin croit que c'est une traduction.
Il s'avance et me demande le livre que je cachais tout à
l'heure.
Je lui montre le petit dictionnaire.
«Ce n'est pas celui-là.
—Si, m'sieu!
—Vous copiez votre version.
—Ce n'est pas vrai!»
Je n'ai pas fini le mot qu'il me soufflette.
Mon père et mère me battent, mais eux seuls dans le
monde ont le droit de me frapper. Celui-là me bat parce
qu'il déteste les pauvres.
Il me bat pour indiquer qu'il est l'ami du sous-préfet, qu'il a
été reçu second à l'agrégation.
Oh! si mes parents étaient comme d'autres, comme ceux
de Destrême qui sont venus se plaindre parce qu'un des
maîtres avait donné une petite claque à leur fils!
Mais mon père, au lieu de se fâcher contre Turfin, s'est
tourné contre moi, parce que Turfin est son collègue, parce
que Turfin est influent dans le lycée, parce qu'il pense avec
raison que quelques coups de plus ou de moins ne feront
pas grand-chose sur ma caboche. Non, mais ils font
marque dans mon coeur.
J'ai eu un mouvement de colère sourd contre mon père.
Je n'y puis plus tenir; il faut que je m'échappe de la maison
et du collège.
Où irai-je?—À Toulon.
Je m'embarquerai comme mousse sur un navire et je ferai
le tour du monde.
Si l'on me donne des coups de pied ou des coups de
corde, ce sera un étranger qui me les donnera. Si l'on me
bat trop fort, je m'enfuirai à la nage dans quelque île
déserte, où l'on n'aura pas de leçon à apprendre ni du grec
à traduire.
Il y a encore une consolation, même si l'on est attaché au
grand mât ou enchaîné à fond de cale; il y a l'espérance
d'arriver à être officier à son tour, et l'on a le droit de
souffleter le capitaine.
Turfin, lui, peut me tourmenter tant qu'il voudra, sans que je
puisse me venger.
Mon père peut me faire pleurer et saigner pendant toute
ma jeunesse; je lui dois l'obéissance et le respect.
Les règles de la vie de famille lui donnent droit de vie et de
mort sur moi.
Je suis un mauvais sujet, après tout!
On mérite d'avoir la tête cognée et les côtes cassées,
quand, au lieu d'apprendre les verbes grecs, on regarde
passer les nuages ou voler les mouches.
On est un fainéant et un drôle, quand on veut être
cordonnier, vivre dans la poix et la colle, tirer le fil, manier le
tranchet, au lieu de rêver une toge de professeur, avec une
toque et de l'hermine.
On est un insolent vis-à-vis de son père, quand on pense
qu'avec la_ toge_ on est pauvre, qu'avec le tablier de cuir
on est libre!
C'est moi qui ai tort, il a raison de me battre.
Je le déshonore avec mes goûts vulgaires, mes instincts
d'apprenti, mes manies d'ouvrier.
Mes parents m'ont donné de l'éducation et je n'en veux
plus!
Je me plais mieux avec les laboureurs et les savetiers
qu'avec les agrégés; et j'ai toujours trouvé mon oncle
Joseph moins bête que M. Beliben!…
«Fort comme il est, et si fainéant!» disent-ils toujours. C'est
justement parce que je suis fort que je m'ennuie dans ces
classes et ces études où l'on me garde tout le jour. Les
jambes me démangent, la nuque me fait mal.
Je suis gai de nature; j'aime à rire et j'ai la rate qui va en
éclater quelquefois! Quand je peux échapper aux pensums,
éviter le séquestre, être loin du pion ou du professeur, je
saute comme un gros chien, j'ai des gaietés de nègre.
Être nègre!
Oh! comme j'ai désiré longtemps être nègre!
D'abord, les négresses aiment leurs petits.—J'aurais eu
une mère aimante.
Puis quand la journée est finie, ils font des paniers pour
s'amuser, ils tressent des lianes, cisèlent du coco, et ils
dansent en rond!
Zizi, bamboula! Dansez, Canada!
Ah! oui! j'aurais bien voulu être nègre. Je ne le suis pas, je
n'ai pas de veine!
Faute de cela, je me ferai matelot.
Tout le monde s'en trouvera bien.
«Je les fais périr de chagrin?» ils me l'ont assez dit, n'est-
ce pas?
Ils vont revivre, ressusciter.
Je leur laisse ma part de haricots, ma tranche de pain;
mais ils devront finir le gigot!
Finir le gigot?
Je suis une triste nature décidément! Je ne songe pas
seulement au plaisir d'échapper à ce gigot; mais, dévoré
d'une idée de vengeance, je me dis, comme un petit
jésuite, que c'est eux qui auront à le manger, rôti, revenu,
en vinaigrette, à la sauce noire, en émincés et en boulettes,
—comme je faisais.
16 Un drame
Madame Brignolin, une voisine, est devenue l'amie de la
maison.
C'est une petite créature potelée, vive, aux yeux pleins de
flamme; elle est gaie comme tout, c'est plaisir de la voir
trottiner, rigoler, coqueter, se pencher en arrière pour rire,
tout en lissant ses cheveux d'un geste un peu long et qui a
l'air d'une caresse! Et elle vous a des façons de se
trémousser qui paraissent singulières à mon père lui-
même, car il rougit, pâlit, perd la voix et renverse les
chaises.
Drôle de petite femme! Elle a trois enfants.
Elle conduit et élève tout cela avec une activité fiévreuse,
elle ne fait qu'aller, venir; habillant l'un, savonnant l'autre,
plantant une casquette sur cette binette, un bonnet sur ce
bout de crâne, recousant les culottes, repassant les robes,
mouchant celui-ci, nettoyant celle-là. Toujours en l'air!
Le soir, elle sort un peignoir frais et fait un bout de musique
devant un vieux piano à queue; à la fin de chaque morceau,
elle en arrache un _boum _grave du côté des notes graves
et un hi flûté du côté des notes minces. Boum, boum, hi
hi…
CHÔMAGE
9 heures.
Deux heures de sommeil; le mal de tête est parti. Si je
voyais un veau dans la chambre, je sauterais par la fenêtre;
mais ce n'est pas probable, et je rêvasse en me
déshabillant.
10 heures.
J'avais allumé la chandelle, et je lisais; mais la chandelle va
finir, il n'en reste plus qu'un bout pour mes parents quand ils
rentreront.
Je monte dans ma soupente. Je couche dans une
soupente à laquelle on arrive par une petite échelle; on y
étouffe en été, on y gèle en hiver; mais j'y suis libre, tout
seul, et je l'aime, ce cabinet suspendu, où je peux m'isoler,
dont les murs de bois ont entendu tous les murmures de
mes colères et de mes douleurs.
Minuit.
Je m'étais assoupi!—Je me suis réveillé brusquement!
Un bruit confus, des cris déchirants,—un surtout qui m'entre
au coeur et me le fend comme un coup de couteau. C'est la
voix de ma mère…
Je saute au bas de l'échelle, en chemise; l'échelle n'était
pas accrochée et je tombe avec fracas. Je me suis
presque fendu le genou sur le carreau.
C'est dans l'escalier que le drame se passe; entre ma
mère qui est renversée sur la rampe, les yeux hagards, et
mon père qui la tire à lui, pâle, échevelée.
Je me jette en pleurant au milieu d'eux. Qu'y a-t-il?
Je veux crier.
«Non, non! fait mon père en me fermant la bouche, non!»—
Il me brise presque les dents sous son poing.—«Non,
non!»—Il y a autant de colère que de terreur dans sa voix.
Je me penche sur ma mère évanouie; j'inonde sa face de
mes larmes. C'est bon, il parait, des larmes d'enfant qui
tombent sur les fronts des mères! La mienne ouvre tout
d'un coup les yeux, et me reconnaît, elle dit: «Jacques!
Jacques!»—Elle prend ma main dans sa main, et elle la
presse. C'est la première fois de sa vie.
Je ne connaissais que le calus de ses doigts, l'acier de
ses yeux et le vinaigre de sa voix; en ce moment, elle eut
une minute d'abandon, un accès de tendresse, une
faiblesse d'âme, elle laissa aller doucement sa main et son
coeur.
Je sentis à ce mouvement de bonté que lui arrachait l'effroi
dans cet instant suprême, je sentis que tous les gestes
bons auraient eu raison de moi dans la vie.
«Retourne te coucher», m'a dit mon père.
J'y retourne glacé, j'ai attrapé froid sur les dalles de
l'escalier, puis dans la grande chambre, avec les fenêtres
ouvertes pour que la malade eût de l'air!
17 Souvenirs
M. Laurier, l'économe, qui a passé dans un collège de
première classe du côté de l'Ouest, a entendu dire qu'une
place est vacante à Nantes. La chaire d'un professeur de
grammaire est vide. Il s'est démené pour que mon père
l'obtînt.
La nomination arrive.
18 Le départ
Quelle joie de partir, d'aller loin!
Puis, Nantes, c'est la mer!—Je verrai les grands
vaisseaux, les officiers de marine, la vigie, les hommes de
quart, je pourrai contempler des tempêtes!
J'entrevois déjà le phare, le clignotement de son oeil
sanglant et j'entends le canon d'alarme lancer son soupir
de bronze dans les désespoirs des naufrages.
J'ai lu la France maritime, ses récits d'abordages, ses
histoires de radeau, ses prises de baleine, et, n'ayant pu
être marin, par la catastrophe Vidaljan, je me suis rejeté
dans les livres, où tourbillonnent les oiseaux de l'Océan.
J'ai déjà fait des narrations de sinistres comme si j'en
avais été un des héros, et je crois même que les phrases
que je viens d'écrire sont des réminiscences de bouquins
que j'ai lus, ou des compositions que j'ai esquissées dans
le silence du cachot.
Désespoirs des naufrages, soupirs de bronze,
tourbillonnage des oiseaux; il me semble bien que c'est de
Fulgence Girard, mon tempêtard favori. Je me répète ces
grands mots comme un perroquet enchaîné au grand mât;
mais au fond de moi-même il y a l'espérance du galérien
qui pense s'évader cette fois.
À Nantes, je pourrai m'échapper quand je voudrai.
En face de _la grande tasse! _on se laisse glisser et l'on
est dans l'Océan.
Je n'appartiens plus à mon père; je me cache dans la
sainte-barbe, je me fourre dans la gueule d'un canon, et
quand on s'aperçoit de ma disparition, je suis en pleine
mer.
Le capitaine a juré, sacré—mille sabords du diable!—en
me voyant sortir de ma cachette et m'offrir comme novice,
mais il ne peut pas me jeter par-dessus bord; je suis de
l'équipage!
ORLÉANS
«Quelqu'un là-bas!»
Je me tourne comme une paysanne qui porte un seau,
comme un jongleur qui attend une boule; j'ai la tête qui
m'entre dans la poitrine, les bras qui me tombent des
épaules, j'ai l'air d'un télescope qu'on ferme.
«Quelqu'un!
—C'est une femme! Je te dis que c'est une femme!
—Sur quoi est-elle montée?
—Sur quoi?
—Oui, sur quoi?—(Ma mère est aigre, très aigre.)
—Hé! la bonne femme!»
Rien ne bouge que mes colis qui ont failli s'écrouler.
………………………………
«Mes amis, nous nous sommes tous trompés…»
La voix de mon père a un accent religieux, des notes
graves; on dirait qu'une larme vient d'en mouiller les
cordes.
«Tous trompés, reprend-il avec le ton du plus sincère
repentir.
«Ce que nous avons devant nous n'est pas un homme,
n'est pas une femme, c'est la PUCELLE D'ORLÉANS.»
Il s'arrête un moment:
«Jacques, c'est la Pucelle!»
J'ai entendu parler d'elle en classe: la vierge de Domrémy,
la bergère de Vaucouleurs!
«C'est la Pucelle, Jacques!»
SUR LE BATEAU
UNE RECONNAISSANCE
«Chanlaire!
—Vingtras!»
Chanlaire est un ancien pion du Puy, qui possède à Nantes
un oncle avec lequel il était brouillé pendant le pionnage,
mais avec lequel il s'est raccommodé, et chez qui il
retourne après un voyage à Paris dans l'intérêt de la
maison.
Il est heureux, gagne de l'argent.
«Quelle rencontre!
—Nous allons faire la noce,—votre femme n'est pas avec
vous?»
Il pose cette question, comme on manifeste un espoir, et il
semble un peu désappointé quand mon père répond, d'un
air triste:
«En bas,—et d'un air plus gai: malade.
—Ce ne sera rien.
—Non,—non,—non.
—Ça n'empêche pas de décoiffer une bouteille de
bourgogne, au contraire…»
Se tournant vers moi:
«Savez-vous qu'il a grandi, votre gamin? Quelle tignasse et
quels yeux!—Garçon!»
M. Chanlaire se lève:
«Mesdames, messieurs et gamins, j'offre du champagne.
—Jacques, tu boiras dans mon verre, dit ma mère, du ton
dont elle dirait: «On ne m'enlèvera pas mon fils.»
—Non, il boira dans le sien, et c'est lui qui aura l'étrenne de
cette bouteille, dit M. Chanlaire en pressant le bouchon, qui
part comme une balle; les enfants les premiers!»
Il remplit mon verre, qui déborde, et dit:
«Vide-moi ça!»
Ma mère me lance des yeux terribles, et tape de petits
coups sur la table, qui veulent dire: regarde-moi donc!
Je n'ose la regarder ni boire.
«Tu es là comme un empoté, voyons!»
Empoté! M. Chanlaire dit cela tout haut; j'en ai le coeur qui
se fend, la main qui tremble et je renverse la moitié du
champagne sur une robe d'à côté.
«Nigaud!» dit l'inondée…
Empoté! Nigaud! C'est ma mère qui est cause que j'ai été
si bête.
Elle me sermonne encore après, en renchérissant sur les
autres.
Je vais me coucher gonflé et piteux.
«Par ici, votre chambre», dit le garçon.
Au moment où je suis au bout du corridor, disant adieu à la
dame de Paris et à ses fils, qui m'ont fait tout le soir des
amitiés, ma mère m'appelle:
«Jacques, LES CABINETS SONT EN BAS!»
NANTES
Ouf!!!
Nous sommes installés, ce n'est pas sans peine.
Nous avons passé huit jours dans une auberge dont le
propriétaire s'appelait Houdebine, je m'en souviens, je ne
l'oublierai jamais.
Nous avons eu naturellement des discussions avec lui, et
ma mère a trouvé moyen de mettre la maison sens dessus
dessous: histoires de corridors, disputes d'escalier,
_piques _avec des femmes de voyageurs. On a discuté
sur la note; la bonne a réclamé un pourboire. On nous a
chassés; nous nous sommes trouvés de nouveau à midi
sur le pavé, M. Vingtras, son épouse et son rejeton.
Heureusement, M. Chanlaire est arrivé au moment où nous
montions la garde autour des malles. Moi, j'avais les
paquets pour pouvoir me mettre en route, comme une
division sac au dos, dès qu'on saurait où se diriger.
Nous étions déjà connus dans le quartier, qui avait
remarqué nos querelles avec les portefaix. Ce nouveau
déballage en pleine rue, cet entassement de caisses qui,
une fois de plus, interrompait le mouvement des affaires
dans la ville, ma tournure, les cris de ma mère, l'embarras
de mon père, tout avait fait sensation et, après avoir inspiré
la curiosité, commençait à inspirer la défiance.
Que j'aurais donc voulu être sur un navire, pendant une
bataille navale, la hache d'abordage à la main, sous les
boulets, loin des bagages!
Nous étions dans la rue,—ma mère d'un côté, moi de
l'autre, mon père en éclaireur morne,—quand M. Chanlaire
vint par hasard; il est notre providence décidément.
Il nous mena comme une bande de prisonniers dans un
logement qu'il connaissait: je crois que des agents nous
suivirent. Ils se demandaient ce que voulait cette famille.
Mon père n'avait pas voulu dire qui il était, l'auberge étant
indigne de sa situation, et il planait du mystère sur nos
têtes.
MON PROFESSEUR
LA MAISON
NOS BONNES
Il faut pourtant que tout ce temps-là n'ait pas été perdu, que
je mette en pratique, tôt ou tard, mes leçons d'élégance et
que je fasse plus ou moins honneur à M. Soubasson, à ma
mère.
«Jacques, nous irons samedi voir la femme du proviseur.
Prépare ton maintien.»
J'en serre l'auriculaire avec frénésie, je fais et refais des
révérences, j'en sue le jour, j'en rêve la nuit!
Le samedi arrive, nous allons chez le proviseur en
cérémonie.
«Pan, pan!
—Entrez!»
Ma mère passe la première, je ne vois pas comment elle
s'en tire, j'ai un brouillard devant les yeux.
On danse.
«Vous ne dansez pas, Mme Vingtras?
—Nous sommes trop vieux, dit mon père avec un sourire
et en saluant.
—Trop vieux! C'est pour moi que tu as dit cela?» fait ma
mère.
La scène se passe dans un coin où elle a acculé Antoine,
derrière un rideau.
«Ce ne peut être que pour moi, puisque ce monsieur est
plus jeune que sa femme. Antoine, écoute-moi…
—Parle moins haut.
—Je parlerai sur le ton qu'il me plaît.»
Elle élève encore plus la voix.
«Oh! tu ne me feras pas taire! Non. Si tu veux m'insulter, je
n'ai pas envie de l'être, entends-tu. Trop vieux! (Elle le
toise des pieds à la tête.) Trop _vieux! _parce que je n'ai
pas l'âge de la Brignoline, n'est-ce pas?»
Je suis sur des épines et je fais un peu de bruit avec mes
pieds, un peu de bruit avec ma bouche. Pour couvrir leurs
voix, j'imite dans mon coin des instruments à vent,—au
risque d'être calomnié!
Enfin, on s'apaise derrière le rideau.
Je ne m'amuse pas aux soirées du proviseur; on me trouve
trop triste.—Je suis habillé à neuf. Seulement on a choisi
une drôle d'étoffe; j'ai l'air d'être dans un bas de laine; c'est
terne, _à côtes, _mais si terne!
Comme ça déteint, je fais des taches aux habits des
autres.
On s'écarte de moi. Ma mère elle-même ne me parle que
de loin, comme à un étranger presque!—Oh! mon Dieu!
«Il y a quelqu'un!…»
La nuit me trouva harassé, vide!
Je sortis enfin quand la dernière lampe fut éteinte, et je
revins au logis, où l'on ne pensait pas à moi.
Ma mère seule avec mon père murmurait à son oreille:
«Eh bien! Est-ce que la bourrée ne vaut pas le fandango?»
Et elle ajouta d'une voix un peu tremblante:
«Dis-moi cha!»
C'était la mutinerie dans la fierté, l'espièglerie dans le
bonheur!
Tout se gâte.
Mon père—Antoine—n'a plus voulu aller dans le monde
avec ma mère.
La soirée de la bourrée lui a complètement tourné la tête,
elle s'est grisée avec son succès; restant dans la veine
trouvée, s'entêtant à suivre ce filon, elle parle_ charabia_
tout le temps, elle appelle les gens_ mouchu_ et_
monchieu._
Mon père à la fin lui interdit formellement l'auvergnat.
Elle répond avec amertume:
«Ah! c'est bien la peine d'avoir reçu de l'éducation pour
être jaloux d'une femme qui n'a pour elle que son _esprit
naturel! Mon pauvre ami, avec ta latinasserie et ta
grécaillerie, tu en es réduit à défendre à ta femme, qui est
de la campagne, de t'éclipser!»_
Les querelles s'enveniment.
«Tu sais, Antoine, je t'ai fait assez de sacrifices, n'en
demande pas trop! Tu as voulu que je ne dise plus estatue,
je l'ai fait. Tu as voulu que je ne dise plus ormoire, je ne l'ai
plus dit, mais ne me pousse pas à bout, vois-tu, ou je
recommence.»
Elle continue:
«Et d'abord ma mère disait estatue… elle était aussi
respectable que la tienne, sache-le bien!»
Mon père se trouve menacé de tous côtés, entre estatue et
mouchu.
Il met les pieds dans le plat et défend l'un et l'autre.
Ma mère se venge en l'injuriant; elle cherche des mots qui
le blessent: _es_cargot—_es_pectacle! _es_tomac—
_es_quelette! Ces diphtongues entrent profondément dans
le coeur de mon père. Le samedi suivant, il s'habille sans
mot dire et va en soirée sans elle.
TU, VOUS
Une scène!
Mon père, en retournant une vieille malle, a découvert
quelque chose de lourd, de sonnant. C'est un bas plein
jusqu'à la cheville de pièces de cent sous.
Il est en train de s'étonner, quand ma mère entre comme
une furie et se jette sur le bas pour le lui arracher.
«C'est à moi, cet argent-là. Je l'ai économisé sur ma
toilette.»
Mon père ne lâche pas, ma mère crie:
«Jacques, aide-moi!»
Moi, je ne sais que crier et dire en allant de l'un à l'autre:
«Papa! Maman!»
Mon père reste maître du sac et l'enferme dans son
armoire.
Ils se sont raccommodés!
Ma mère est tout simplement allée trouver mon père et lui a
dit:
«Je ne puis plus vivre comme cela, j'aime mieux partir,—
retourner chez ma soeur, emmener mon enfant.»
Mais elle ne veut pas s'en aller, et elle finit par le dire tout
haut, par l'avouer à Antoine, à qui elle confesse qu'elle a eu
tort—et lui demande d'oublier.
Il en a assez lui aussi, sans doute, et il ne se défend que
pour la forme, il se fait un peu tirer l'oreille; il est flatté qu'on
lui demande grâce; c'est le fond de sa nature, qu'on
s'agenouille devant lui; et maintenant qu'il est sûr d'être le
maître, qu'elle a lâché pied, il préfère s'évader de la gêne
où le mettait tant de tristesse et de silence.
«Faut-il reporter le pliant et le matelas au grenier, dis,
papa?»
J'ai regret de ce que j'ai dit, je les vois embarrassés.
«Jacques, répond mon père, tu peux aller jouer avec le
petit du premier.»
19 Louisette
M. Bergougnard a été le camarade de classe de mon
père.
C'est un homme osseux, blême, toujours vêtu sévèrement.
Il était le premier en dissertation, mon père n'était que le
second, mais mon père redevenait le preu en vers latins. Ils
ont gardé l'un pour l'autre une admiration profonde, comme
deux hommes d'État, qui se sont combattus, mais ont pu
s'apprécier.
Ils ont tous les deux la conviction qu'ils sont nés pour les
grandes choses, mais que les nécessités de la vie les ont
tenus éloignés du champ de bataille.
Ils se sont partagé le domaine.
«Toi, tu es l'Imagination, dit Bergougnard, une imagination
brûlante…»
Mon père se rengorge et se donne un mal du diable pour
se mettre un éclair dans les yeux; il jette un regard un peu
trouble dans l'espace—et se dépeigne en cachette.
«Tu es l'Imagination folle…»
Mon père joue l'égarement et fait des grimaces terribles.
«Moi, reprend Bergougnard, je suis la Raison froide,
glacée, implacable.» Et il met sa canne toute droite entre
ses jambes.
Il ajuste en même temps, sur un nez jaunâtre, piqué de noir
comme un dé, il ajuste une paire de lunettes blanches qui
ressemblent à des lentilles solaires, et m'effraient pour mon
habit un peu sec.
On croit qu'elles vont faire des trous. Je me demande
même quelquefois si elles ne lui ont pas cuit les yeux, qui
ont l'air d'une grosse tache noire, là-dessous.
«Je suis la Raison froide, glacée, implacable…»
Il y tient. Il dit cela presque en grinçant des dents, comme
s'il écrasait un dilemme et en mâchait les cornes.
Il a été dans l'Université aussi, ça se voit bien; mais il en
est sorti pour épouser une veuve,—qui crut se marier à un
grand homme et lui apporta des petites rentes, avec
lesquelles il put travailler à son grand livre De la Raison
chez les Grecs.
Il y travaille depuis trois ans; toujours en ayant l'air de
grincer des dents; il tord les arguments comme du linge, il
veut raisonner serré, lui, il ne veut pas d'une logique lâche,
—ce qui le constipe, il paraît, et lui donne de grands maux
de tête.
«Le cerveau, vois-tu, dit-il à mon père, en se tapant le front
avec l'index…
—Pas le cerveau», dit le médecin, qui croit à une affection
du gros intestin; si bien qu'il ne sait pas au juste si M.
Bergougnard est philosophe parce qu'il est constipé, ou s'il
est constipé parce qu'il est philosophe.
On en parle; il s'élève quelques petites discussions très
aigres à ce propos dans les cafés. Le cerveau a ses
partisans.
Ma mère s'était d'abord prononcée avec violence.
Mon père, un certain jour, avait eu l'idée de prendre M.
Bergougnard comme orateur et de le dépêcher à elle,
solennel, les dents menaçantes, venant, avec l'arme de la
raison, essayer de la convaincre qu'elle s'écartait
quelquefois, vis-à-vis de son mari, des lois du respect tel
que les anciens et les modernes l'ont compris, en lui faisant
des scènes dont on n'avait pas l'équivalent dans les grands
classiques.
«Je viens vous poser un dilemme.
—Vous feriez mieux de vous mettre des sinapismes
quelque part.»
Il était parti, et il ne serait jamais revenu si ma mère n'avait
surmonté ses répugnances à cause de moi.
Elle mit sa réponse un peu verte sur le compte d'une gaieté
de paysanne qui aime à rire un brin, et elle qui ne faisait
jamais d'excuses, en avait fait pour que M. Bergougnard
revînt—dans mon intérêt—par amour pour son fils.
C'est pour son Jacques qu'elle s'abaissait jusqu'à l'excuse,
et faisait encore asseoir près d'elle,—autant que s'asseoir
se pouvait,—cette statue vivante de la constipation.
Pour moi, oui!—parce que M. Bergougnard m'apprenait,
me montrait dans les textes, me prouvait, livre en main, que
les philosophes de la vieille Grèce et de Rome battaient
leurs fils à tour de bras; il rossait les siens au nom de
Sparte et de Rome,— Sparte les jours de gifles, et Rome
les jours de fessées.
Ma mère, malgré son antipathie, par amour pour son
Jacques, s'était rejetée dans les bras horriblement secs de
M. Bergougnard, qui avait les entrailles embarrassées,
comme homme, mais qui n'en avait pas comme
philosophe, et qui mouillait des chemises à graver les
principes de la philosophie sur le _chose _de ses enfants,
— comme on cloue une enseigne, comme on plante un
drapeau.
Ma mère avait deviné que je n'avais pas la foi cutanée.
«Demande à M. Bergougnard! vois M. Bergougnard,
regarde les côtes du petit Bergougnard!»
En effet, après avoir mis quatre ou cinq fois le nez dans le
ménage de M. Bergougnard, je trouvais ma situation
délicieuse à côté de celles dans lesquelles les petits
Bergougnard étaient placés journellement: tantôt la tête
entre les jambes de leur père, qui, du même coup, les
étranglait un peu et les fouettait commodément; tantôt de
face, enlevés par les cheveux et époussetés à coups de
canne, mais à fond,—jusqu'à ce qu'il n'y eût plus de
cheveux ou de poussière.
On entendait quelquefois des cris terribles sortir de là-
dedans.
Des hommes du pays montraient la villa Bergougnard à
des illustrations:
«C'est là que demeure le philosophe, disaient-ils en
étendant les bras vers la villa,—c'est là que M.
Bergougnard écrit: De la Raison chez les Grecs… C'est la
maison du sage.»
Tout d'un coup ses fils apparaissaient à la fenêtre en se
tordant comme des singes et en rugissant comme des
chacals.
20 Mes humanités
Comme mon professeur de cette année est serin!
Il sort de l'École normale, il est jeune, un peu chauve, porte
des pantalons à sous-pieds et fait une traduction de
Pindare. Il dit _arakné _pour araignée, et quand je me
baisse pour rentrer mes lacets dans mes souliers, il me
crie: «Ne portez pas vos extrémités digitales à vos
cothurnes.» De beaux cothurnes, vrai, avec des caillots de
crottes et des dorures de fumier.
Je vais toujours rôder dans une écurie, qui est près de
chez nous, et où je connais des palefreniers, avant d'entrer
en classe, et je n'ai pas seulement du crottin aux pieds, j'en
dois avoir aussi dans mes livres.
Il dit cothurnes et _arakné _avec un bout de sourire, pour
qu'on ne se moque pas trop de lui, mais il y croit au fond,
cela se voit, il aime ces allusions antiques, je le sais (imité
de Bossuet).
JE N'EN AI PAS!
LES MATHÉMATIQUES
21 Madame Devinol
«M. Vingtras, quand Jacques sera premier, je l'emmènerai
au théâtre avec moi.
«Voulez-vous?»
C'est Mme Devinol qui demande cela. Elle a un fils dans la
classe de mon père, qui est un cancre et un bouzinier. Si
M. Devinol n'était pas un personnage influent, riche, on
aurait mis le moutard à la porte depuis longtemps.
Mais sa mère est distinguée, un peu trop brune peut-être:
les yeux si noirs, les dents si blanches! Elle vous éclaire en
vous regardant. Elle vous serre les mains quand elle les
prend. C'est doux, c'est bon.
«Pourquoi deviens-tu rouge?» me demanda-t-elle
brusquement.
Je balbutie et elle me tape sur la joue en disant:
«Voyez-vous ce grand garçon!… Oui, je l'emmènerai au
théâtre chaque fois qu'il sera premier.»
Cela flatte mon père qu'on me voie dans la société d'une si
importante personne, mais cela étonne beaucoup ma
mère.
«Vous n'avez pas peur qu'il vous fasse honte?
—Honte!—Mais savez-vous qu'il a de la tournure, votre fils,
un petit mulâtre, et qui marche comme un soldat!
—Il a un bien gros ventre! dit ma mère. On ne le dirait
pas… mais Jacques a beaucoup de ventre.»
Moi, du ventre! Je fais des signes de protestation.
«Oui, oui, c'est comme ça; peut-être moins maintenant,
mais tu as eu le carreau, mon enfant. (Se tournant vers
madame Devinol.) Je dissimule ça par la toilette.»
Elle disait cela avec son âme, et comme si elle était une de
ces chrétiennes dont on nous racontait le martyre au
collège, mais ce n'était pas le ciel qu'elle priait, c'était un
grand brun, qui avait une moustache noire, des bottes
molles.
Ce n'était donc pas pour le bon Dieu seulement qu'on
soupirait fort et qu'on tournait les yeux!
DANS LA CHAMBRE
ÉPILOGUE
«Il ne faut pas mettre du vôtre, je vous dis: il faut imiter les
Anciens.»
Il me parle haut, me fait sentir que je paye moins que les
camarades.
Il y a fait allusion dès le second jour. Il y avait des épinards.
Je n'aime pas les épinards, et voilà que je laisse le plat.
Il passait.
«Vous n'aimez pas ça?
—Non, monsieur!
—Vous mangiez peut-être des ortolans chez vous? Il vous
faut sans doute des perdrix rouges?
—Non; j'aime mieux le lard!»
Il a ricané en haussant les épaules et s'en est allé en
murmurant:
«Paysan!»
Il était temps.
Je sentais le moment où ce misérable Legnagna, dans son
dépit de me voir sans succès, me porterait trop de coups
sourds. Je lui aurais, un beau matin, cassé les reins.
J'avais même songé une fois à filer pour tout de bon; non
pas pour aller flâner aux Champs-Élysées ou devant les
saltimbanques, comme je faisais quand je manquais la
classe; mais pour lâcher la pension du coup, et me
plonger, comme un évadé du bagne, dans les profondeurs
de Paris.
Qu'aurais-je fait? Je l'ignore.
Mais je me suis demandé souvent s'il n'aurait pas autant
valu que je m'échappasse ce jour-là, et qu'il fût décidé tout
de suite que ma vie serait une série de combats? Peut-
être bien.
Ma résolution était presque prise. C'est Anatoly le
Pacifique qui la changea, parce qu'il crut bon d'avertir
Legnagna.
Celui-ci me fit venir et me dit qu'il savait ce que je voulais
faire. Il ajouta qu'il avait prévenu le commissaire, et que si
je m'échappais, j'appartenais aux gendarmes. Ce mot me
fit peur.
C'est sur ces entrefaites que je composai une pièce en
distiques, qui fut, paraît-il, une révélation. J'aurais le prix si
je m'en tirais comme cela au concours.
Le prix au concours, je voudrais bien. Ce serait pour payer
ma dette, et en sortant de la Sorbonne, en pleine cour, je
prendrais les oreilles de Legnagna et je ferais un noeud
avec.
Le jour du concours arrive.
Nous nous levons de grand matin. On nous a donné un filet
qui est un des trophées de la maison, et l'on y met du vin,
du poulet froid. Legnagna me tend la main. Je ne puis pas
lui refuser la mienne, mais je la tends mal, et ce geste de
fausse amitié est pire que l'hostilité et le silence.
«Distinguez-vous…»
Il rit d'un rire lâche.
Nous partons, Anatoly et moi; il fait un petit froid piquant.
On dicte la composition.
Vais-je la faire? À quoi bon!
Pour être répétiteur comme cet homme, puis devenir laveur
de mouchoir sous les ponts? Quelle est son histoire à cet
être qui obsède ma pensée?
Je ne sais. Il a peut-être giflé un censeur, pas même giflé,
blagué seulement.
Il a peut-être écrit un article dans l'Argus de Dijon ou le
Petit homme gris d'Issingeaux, et pour cette raison on l'a
destitué.
Pas ce métier-là, non, non!
Il faut cependant que je me conduise honnêtement, il faut
que je fasse ce que je puis.
Moi, je reste.
J'attends une lettre de mon père, et des instructions. Rien
ne vient. On me laisse ici à la merci de Legnagna, qui me
hait.
Nous sommes quatre dans la pension.
Un qui n'a pas de parents et dont le tuteur envoie la
pension, un créole des Antilles qui ne sort que par hasard,
et un petit Japonais qui ne sort jamais.
Ils payent cher, ceux-là; moi, je suis engagé au rabais, et je
devais avoir des prix. Je n'ai rien eu, et je mange
beaucoup.
Il se retourne brusquement:
«Qu'y a-t-il?
—Ce n'est pas un rôti qu'il faut.
—Qu'est-ce qu'il faut, alors!»
Ma mère, du fond de la salle:
«Une bonne côtelette, pas très grasse; si elle est grasse, il
n'en faut pas; avec une assiette bien chaude, s'il vous
plaît!»
Rue Coq-Héron.
Le journaliste nous mène un soir à l'imprimerie, dans le rez-
de-chaussée où le journal se tire; il est l'ami d'un des
ouvriers.
La machine roule, avale les feuilles et les vomit, les
courroies ronflent. Il y a une odeur de résine et d'encre
fraîche.
C'est aussi bon que l'odeur du fumier. Ça sent aussi chaud
que dans une étable. Les travailleurs sont en manches de
chemise, en bonnet de papier. Il y a des commandements
comme sur un navire en détresse. Le margeur, comme un
mousse, regarde le conducteur, qui surveille comme un
capitaine.
Un rouleau de la machine s'est cassé.—Ohé!—oh!
On arrête,—et, cinq minutes après, la bête de bois et de
fer se remet à souffler.
Retourner là-bas?
À qui parlerai-je de République et de révolte?
Est-ce qu'on s'est jamais soulevé à Nantes? Ce serait
autre chose
à Lyon!
Oh! si je n'avais promis à ma mère!—si elle n'avait pas
pleuré!
Si elle n'avait pas pleuré, j'aurais dit: «Je ne veux pas
partir.» Le puritain m'aurait placé comme garçon de
bureau comme homme de peine, dans un des journaux. Il y
a justement (c'était une chance!), il y a une place au
National; on donne trente francs par mois pour _tenir la
copie, _pour lire à l'homme qui corrige. J'aurais vécu avec
ces trente francs-là. Ma besogne faite, je descendais dans
l'imprimerie sentir l'encre et le papier, et je demandais aux
ouvriers de m'apprendre l'état.
Si j'en parlais à ma mère?
Je lui en parle.
«Tu m'avais dit, cependant…
—C'est vrai, oui.»
Je vais dire adieu au journaliste et à Matoussaint. Le
journaliste me donne du courage.
«Vous reviendrez, mon cher.
—Écrivez-moi, au moins!
—Oui. Même, dit-il en souriant, si c'est pour vous appeler à
l'assaut de l'Élysée.
—Surtout dans ce cas, citoyen!»
24 Le retour
Ah! que la route est triste!
Ma mère voit bien ma douleur et essaye de me consoler,
ce qui m'irrite, et je suis forcé de me retenir pour ne pas là
brusquer. Je m'en veux de paraître accablé: je n'ai donc
pas de courage!
Non, je n'en ai pas; les noms de stations criés à la gare
m'entrent dans la poitrine comme des coups de corne.
Beaugency! Amboise! Ancenis!
On signale un château, une ruine; mais c'est tout près de
Nantes, cela!
«Jeune homme, nous n'en sommes pas à plus de cinq
lieues.
—Oh! mon Dieu!
—Nous y sommes.»
PHILOSOPHIE
EN CLASSE
MON ÂME
Mardi.
Je suis le second en version.
J'ai fait encore trop près du texte, sans cela j'aurais été le
premier.
………………………………
À LA BOULE NOIRE
AUBERGE DES RETOQUÉS
AGRÉGATION ET BACCALAURÉAT
(On porte tout de même des participes en ville)
_On porte tout de même des participes en ville! _c'est-à-
dire qu'on donne des répétitions tout de même et qu'on
demande vingt-cinq francs par mois, tout comme si on
avait été reçu d'emblée, comme si on avait passé des
agrégations du premier coup, et comme si le fils de la
maison avait jonglé avec des blanches!…
Me faire arrêter?—Pourquoi?
Parce que je ne veux pas qu'il dise que je ne gagne pas la
pâtée que je mange,—parce que je ne veux pas qu'il
s'amuse à me frapper, moi qui pourrais le casser en deux,
—parce que je veux avoir un état, et que ça l'humilie de
penser que lui, qui a tant lutté pour avoir une toge roussie, il
aura un fils qui aura une cotte, un bourgeron!
Il me fera mettre les menottes peut-être et ordonnera aux
gendarmes de serrer dur si je résiste. Et cela, parce que je
ne veux pas être professeur comme lui.
Je comprends. C'est que j'insulte toute sa vie en déclarant
que je veux retourner au métier comme nos grands-
parents! Dire que je désire entrer en atelier, c'est dire qu'il
a eu tort de lâcher la charrue et l'écurie.
Il me ferait donc conduire de brigade en brigade; si ce
n'est pas ce soir, ce sera demain, ou dans un mois.
Jusqu'à vingt et un ans, il le peut.
On a pensé à moi pour une leçon.
Mes succès de collège m'ont fait une réputation; et puis
quelques personnes, devinant peut-être le drame muet qui
se joue chez nous, veulent me montrer de l'amitié.
L'une de ces personnes s'adresse à ma mère; c'est une
dame qui veut que j'apprenne un peu de latin à son fils. Ma
mère a répondu:
«Madame, je serais bien contente s'il pouvait gagner un
peu d'argent, parce qu'il se disputerait moins avec son
père. Ils sont bons tous deux, dit-elle, mais ils se
chamaillent toujours.—Il faudrait, par exemple, que vous
parliez à M. Vingtras pour qu'il achète une culotte à
Jacques, si vous ne voulez pas (esquissant un sourire) qu'il
aille chez vous tout nu—sauf votre respect. Je vous dis ça
comme une paysanne; c'est que je suis partie de bas.—
J'ai gardé les vaches, voyez-vous!»
J'entends cela de la chambre où je suis. Pauvre mère!
25 La délivrance
Le malheur est arrivé!
Je sors quelquefois, le soir—bien rarement. Que dirais-je
aux gens que je rencontrerais? Je n'ai pas le sou pour aller
au café où les collégiens vont. Je ne veux pas me laisser
offrir et ne pas payer: je suis trop pauvre pour cela. C'est
quand j'ai de l'argent dans ma poche que j'accepte, parce
que je sens que l'on ne me fait pas l'aumône et qu'à mon
tour je puis régaler.
Mais il y a longtemps que je n'ai plus rien—même un sou.
J'avais fait un peu d'argent avec mes livres de prix. La
Poésie au seizième siècle, par Sainte-Beuve, un Bossuet,
et les oeuvres de M. Victor Cousin.
Ma mère trouvant cinq francs dans ma poche m'avait
demandé où je les avais pris. Elle avait l'air de croire que
c'était le produit d'un vol ou d'un assassinat. «Il se sera
laisser entraîner par les mauvais conseils. Ce sont les
mauvais conseils qui perdent les jeunes gens.»
Qui me donnerait des conseils?—Des copains? Je suis
plus vieux qu'eux, même s'ils ont mon âge. On ne les a pas
battus tant que moi. Ils n'ont pas connu Legnagna et la
maison muette.—Des vieux? les collègues de mon père?
Ils ont bien assez à faire de nouer les deux bouts, et puis ils
ne savent que ce qui se passait chez les anciens, et n'ont
pas le temps,—à cause des répétitions,—de juger ce qui
se passe autour d'eux.
J'avais dit à ma mère d'où venaient ces cinq francs.
Elle avait levé les mains au ciel.
«Tu as vendu tes livres de prix, Jacques!…»
Pourquoi pas? Si quelque chose est à moi, c'est bien ces
bouquins, il me semble! Je les aurais gardés, si j'avais
trouvé dedans ce que coûte le pain et comment on le
gagne. Je n'y ai trouvé que des choses de l'autre monde!—
tandis qu'avec l'argent, j'ai pu acheter une cravate qui
n'était pas ridicule et aller aussi prendre un gloria aux Mille-
Colonnes. J'y lis la _feuille _de Paris, qui sent encore
l'imprimerie, quand le facteur l'apporte.
Mais je me suis trouvé un soir face à face avec mon père
qui passait. Il m'a insulté, d'un mot, d'un geste.
«Te voilà, fainéant?»
Et il a continué son chemin.
Fainéant?—Ah! j'avais envie de courir après lui et de lui
demander pourquoi il m'avait jeté entre les dents, et sans
me regarder en face, ce mot qui me faisait mal!
Fainéant!—Parce que, dans le silence glacial de la
maison, ce travail de bachot et cet acharnement sur les
morts m'ennuient, parce que je trouve les batailles des
Romains moins dures que les miennes, et que je me sens
plus triste que Coriolan! Oh! il ne faut pas qu'il m'appelle
fainéant!
Fainéant!
Si mon père était un autre homme, j'irais à lui, et je lui
dirais:
«Je te jure que je vais travailler, bien travailler, mais n'aie
plus vis-à-vis de moi cette attitude cruelle!»
Il me renverrait comme un menteur. J'ai bien vu cela, quand
j'étais plus jeune.
Deux ou trois fois, quand il allait m'humilier ou me battre, je
lui promis, s'il ne le faisait point, de tenir n'importe quelle
parole il voudrait. Il avait fait fi de mes engagements, et je
lui en avais voulu, tout enfant que je fusse, de si peu croire
au courage de son fils.
Aujourd'hui encore il me rirait au nez et il croirait que je
caponne!
Allons! je vivrai à côté de lui comme à côté d'un garde-
chiourme, et je travaillerai tout de même! C'est dit.
Mais, le lendemain soir, ma mère venait m'annoncer, tout
effrayée, que mon père ne voulait plus que je restasse
dehors et que je courusse les cafés comme un vagabond. Il
fallait être rentré à huit heures, ou sinon je coucherais dans
la rue.
J'y ai couché.
C'est long, une nuit à assassiner, et vers deux heures du
matin il a plu. J'étais trempé jusqu'aux os, j'avais les pieds
glacés, et je me cachais sous les auvents des portes.
J'avais peur aussi des sergents de ville! J'ai tourné, tourné,
autour de la maison. À dix heures, elle avait été fermée,
suivant la menace. J'avais trouvé le verrou mis.
Demain encore, je le trouverai tiré si mon père a autant de
courage que moi.
Je ne tiens pas à rôder dans les rues. J'aimerais mieux
être dans ma chambre, mais on a l'air de me menacer. Je
ne veux pas paraître avoir peur, et je grelotte, et mes dents
claquent.
Comme c'est froid, quand le soleil se lève!
Minuit.
Mon père me fera arrêter, bien sûr.
La prison demain, comme un criminel.
Ma vie sera une vie de bataille. C'est le sort de celles qui
commencent comme cela. Je le sens bien.
Je ne resterais en prison qu'une semaine, pas plus, que je
serais tout de même montré au doigt pour longtemps dans
cette province.
L'idée m'est presque venue d'en finir.
Si je me tuais cette nuit, pourtant, ce serait mon père qui
m'aurait assassiné!
Et qu'ai-je fait de mal? des fautes de quantité et de
grammaire, voilà tout. Puis j'ai, sur un faux renseignement,
dit qu'il y avait huit facultés de l'âme quand il n'y en a que
sept.—Voilà pourquoi je me pendrais à cette fenêtre?
Je n'ai pas un reproche à m'adresser.
Je n'ai pas même une bille _chipée _sur la conscience.
Une fois mon père me donna trente sous pour acheter un
cahier qui en coûtait vingt-neuf; je gardai le sou. C'est mon
seul vol. Je n'ai jamais rapporté, oh! non! ni _cané__[12]__
_quand il fallait se battre.
Si c'était à Paris, encore! En sortant de prison, on me
serrerait la main tout de même. Ici, point!
Eh bien! je ferai mon temps ici, et j'irai à Paris après; et
quand je serai là, je ne cacherai pas que j'ai été en prison,
je le crierai! Je défendrai les DROITS DE L'ENFANT,
comme d'autres les DROITS DE L'HOMME.
Je demanderai si les pères ont liberté de vie et de mort sur
le corps et l'âme de leur fils; si M. Vingtras a le droit de me
martyriser parce que j'ai eu peur d'un métier de misère, et
si M. Bergougnard peut encore crever la poitrine d'une
Louisette.
Paris! oh! Je l'aime!
J'entrevois l'imprimerie et le journal, la liberté de se
défendre, la sympathie aux révoltés.
L'idée de Paris me sauva de la corde ce jour-là. Je
tourmentais déjà ma cravate.
«Madame, madame!
—Quoi donc!
—Il y a les agents en bas!
—Les agents!»
Il y a, en effet, des étrangers dans l'escalier, et j'entends
parler.
«Nous venons pour emmener votre fils.
—Parce qu'il s'est battu?»
Elle remonte vers mon père.
«Plus bas, plus bas, mon amie, c'est moi qui avais écrit
pour qu'on se tînt prêt à l'arrêter, depuis huit jours déjà!…
J'avais signé, après cette scène… Oh! j'ai honte… Il
n'entend pas, dis, au moins, à travers la cloison?»
………………………………
J'entends.
Quel bonheur que j'aie été blessé et que je sois couché
dans ce lit! Je n'aurais jamais su qu'il m'aimait.
Ah! je crois qu'on eût mieux fait de m'aimer tout haut! Il me
semble qu'il me restera toujours, de ma vie d'enfant, des
trous de mélancolie et des plaies sensibles dans le coeur!
1.F.
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