Valles-Jacques Vingtras - L Enfant

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The Project Gutenberg EBook of L'enfant, by Jules Vallès

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Title: L'enfant
Author: Jules Vallès
Release Date: January 16, 2005 [EBook #14704]
Language: French

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L'ENFANT ***

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Jules Vallès
(1832-1885)

L'ENFANT

(1879)

Table des matières


DÉDICACE 1 Ma mère 2 La famille 3 Le collège 4 La
petite ville 5 La toilette 6 Vacances 7 Les joies du foyer 8
Le Fer-à-Cheval 9 Saint-Étienne 10 Braves gens 11 Le
lycée 12 Frottage—Gourmandise—Propreté 13 L'argent
14 Voyage au pays 15 Projets d'évasion 16 Un drame 17
Souvenirs 18 Le départ 19 Louisette 20 Mes humanités 21
Madame Devinol 22 La pension Legnagna 23 Madame
Vingtras à Paris 24 Le retour 25 La délivrance
DÉDICACE
À TOUS CEUX qui crevèrent d'ennui au collège ou qu'on fit
pleurer dans la famille qui, pendant leur enfance, furent
tyrannisés par leurs maîtres ou rossés par leurs parents
Je dédie ce livre.
Jules VALLÈS.

1 Ma mère
Ai-je été nourri par ma mère? Est-ce une paysanne qui m'a
donné son lait? Je n'en sais rien. Quel que soit le sein que
j'ai mordu, je ne me rappelle pas une caresse du temps où
j'étais tout petit; je n'ai pas été dorloté, tapoté, baisoté; j'ai
été beaucoup fouetté.
Ma mère dit qu'il ne faut pas gâter les enfants, et elle me
fouette tous les matins; quand elle n'a pas le temps le
matin, c'est pour midi, rarement plus tard que quatre
heures.
Mademoiselle Balandreau m'y met du suif.
C'est une bonne vieille fille de cinquante ans. Elle demeure
au-dessous de nous. D'abord elle était contente: comme
elle n'a pas d'horloge, ça lui donnait l'heure. «Vlin! Vlan!
Zon! Zon!—voilà le petit Chose qu'on fouette; il est temps
de faire mon café au lait.»
Mais un jour que j'avais levé mon pan, parce que ça me
cuisait trop, et que je prenais l'air entre deux portes, elle
m'a vu; mon derrière lui a fait pitié.
Elle voulait d'abord le montrer à tout le monde, ameuter les
voisins autour; mais elle a pensé que ce n'était pas le
moyen de le sauver, et elle a inventé autre chose.
Lorsqu'elle entend ma mère me dire: «Jacques, je vais te
fouetter!
—Madame Vingtras, ne vous donnez pas la peine, je vais
faire ça pour vous.
—Oh! chère demoiselle, vous êtes trop bonne!»
Mademoiselle Balandreau m'emmène; mais au lieu de me
fouetter, elle frappe dans ses mains; moi, je crie. Ma mère
remercie, le soir, sa remplaçante.
«À votre service» répond la brave fille, en me glissant un
bonbon en cachette.
Mon premier souvenir date donc d'une fessée. Mon second
est plein d'étonnement et de larmes.
C'est au coin d'un feu de fagots, sous le manteau d'une
vieille cheminée; ma mère tricote dans un coin; une
cousine à moi, qui sert de bonne dans la maison pauvre,
range sur des planches rongées quelques assiettes de
grosse faïence avec des coqs à crête rouge et à queue
bleue.
Mon père a un couteau à la main et taille un morceau de
sapin; les copeaux tombent jaunes et soyeux comme des
brins de rubans. Il me fait un chariot avec des languettes de
bois frais. Les roues sont déjà taillées; ce sont des ronds
de pommes de terre avec leur cercle de peau brune qui
imite le fer… Le chariot va être fini; j'attends tout ému et les
yeux grands ouverts, quand mon père pousse un cri et lève
sa main pleine de sang. Il s'est enfoncé le couteau dans le
doigt. Je deviens tout pâle et je m'avance vers lui; un coup
violent m'arrête; c'est ma mère qui me l'a donné, l'écume
aux lèvres, les poings crispés.
«C'est ta faute si ton père s'est fait mal!»
Et elle me chasse sur l'escalier noir, en me cognant encore
le front contre la porte.
Je crie, je demande grâce, et j'appelle mon père: je vois,
avec ma terreur d'enfant, sa main qui pend toute hachée;
c'est moi qui en suis cause! Pourquoi ne me laisse-t-on
pas entrer pour savoir? On me battra après si l'on veut. Je
crie, on ne me répond pas. J'entends qu'on remue des
carafes, qu'on ouvre un tiroir; on met des compresses.
«Ce n'est rien,» vient me dire ma cousine, en pliant une
bande de linge tachée de rouge.
Je sanglote, j'étouffe: ma mère reparaît et me pousse dans
le cabinet où je couche, où j'ai peur tous les soirs.
Je puis avoir cinq ans et me crois un parricide.
Ce n'est pas ma faute, pourtant!
Est-ce que j'ai forcé mon père à faire ce chariot? Est-ce
que je n'aurais pas mieux aimé saigner, moi, et qu'il n'eût
point mal?
Oui—et je m'égratigne les mains pour avoir mal aussi.
C'est que maman aime tant mon père! Voilà pourquoi elle
s'est emportée.
On me fait apprendre à lire dans un livre où il y a écrit en
grosses lettres, qu'il faut obéir à ses père et mère: ma
mère a bien fait de me battre.

La maison que nous habitons est dans une rue sale,


pénible à gravir, du haut de laquelle on embrasse tout le
pays, mais où les voitures ne passent pas. Il n'y a que les
charrettes de bois qui y arrivent, traînées par des boeufs
qu'on pique avec un aiguillon. Ils vont, le cou tendu, le pied
glissant; leur langue pend et leur peau fume. Je m'arrête
toujours à les voir, quand ils portent des fagots et de la
farine chez le boulanger qui est à mi-côte; je regarde en
même temps les mitrons tout blancs et le grand four tout
rouge,—on enfourne avec de grandes pelles, et ça sent la
croûte et la braise!

La prison est au bout de la rue, et les gendarmes


conduisent souvent des prisonniers qui ont les menottes, et
qui marchent sans regarder ni à droite ni à gauche, l'oeil
fixe, l'air malade.
Des femmes leur donnent des sous qu'ils serrent dans
leurs mains en inclinant la tête pour remercier.
Ils n'ont pas du tout l'air méchant.
Un jour on en a emmené un sur une civière, avec un drap
blanc qui le couvrait tout entier; il s'était mis le poignet sous
une scie, après avoir volé; il avait coulé tant de sang qu'on
croyait qu'il allait mourir.
Le geôlier, en sa qualité de voisin, est un ami de la maison;
il vient de temps en temps manger la soupe chez les gens
d'en bas, et nous sommes camarades, son fils et moi. Il
m'emmène quelquefois à la prison, parce que c'est plus
gai. C'est plein d'arbres; on joue, on rit, et il y en a un, tout
vieux, qui vient du bagne et qui fait des cathédrales avec
des bouchons et des coquilles de noix.
À la maison, l'on ne rit jamais; ma mère bougonne toujours.
—Oh! comme je m'amuse davantage avec ce vieux là et le
grand qu'on appelle le braconnier, qui a tué le gendarme à
la foire du Vivarais!
Puis, ils reçoivent des bouquets qu'ils embrassent et
cachent sur leur poitrine. J'ai vu, en passant au parloir, que
c'étaient des femmes qui les leur donnaient.
D'autres ont des oranges et des gâteaux que leurs mères
leur portent, comme s'ils étaient encore tout petits. Moi, je
suis tout petit, et je n'ai jamais ni gâteaux, ni oranges.
Je ne me rappelle pas avoir vu une fleur à la maison.
Maman dit que ça gêne, et qu'au bout de deux jours ça
sent mauvais. Je m'étais piqué à une rose l'autre soir, elle
m'a crié: «Ça t'apprendra!»

J'ai toujours envie de rire quand on dit la prière. J'ai beau


me retenir! Je prie Dieu avant de me mettre à genoux, je lui
jure bien que ce n'est pas de lui que je ris, mais, dès que je
suis à genoux, c'est plus fort que moi. Mon oncle a des
verrues qui le démangent, et il les gratte, puis il les mord;
j'éclate.—Ma mère ne s'en aperçoit pas toujours,
heureusement; mais Dieu, qui voit tout, qu'est-ce qu'il peut
penser?
Je n'ai pas ri pourtant, l'autre jour! On avait dîné à la
maison avec ma tante de Vourzac et mes oncles de
Farreyrolles; on était en train de manger la tourte, quand
tout à coup il a fait noir. On avait eu chaud tout le temps, on
étouffait, et l'on avait ôté ses habits. Voilà que le tonnerre a
grondé. La pluie est tombée à torrents, de grosses gouttes
faisaient floc dans la poussière. Il y avait une fraîcheur de
cave, et aussi une odeur de poudre; dans la rue, le
ruisseau bouillait comme une lessive, puis les vitres se
sont mises à grincer; il tombait de la grêle.
Mes tantes et mes oncles se sont regardés, et l'un d'eux
s'est levé; il a ôté son chapeau et s'est mis à dire une
prière. Tous se tenaient debout et découverts, avec leurs
fronts jeunes ou vieux pleins de tristesse. Ils priaient Dieu
de n'être pas trop cruel pour leurs champs, et de ne pas
tuer, avec son plomb blanc, leurs moissons en fleur.
Un grêlon a passé par une fenêtre, au moment où l'on
disait Amen, et a sauté dans un verre.

Nous venons de la campagne.


Mon père est fils d'un paysan qui a eu de l'orgueil et a voulu
que son fils étudiât pour être prêtre. On a mis ce fils chez
un oncle curé pour apprendre le latin, puis on l'a envoyé au
séminaire.
Mon père—celui qui devait être mon père—n'y est pas
resté, a voulu être bachelier, arriver aux honneurs, et s'est
installé dans une petite chambre au fond d'une rue noire,
d'où il sort, le jour, pour donner quelques leçons à dix sous
l'heure, et où il rentre le soir, pour faire la cour à une
paysanne qui sera ma mère, et qui accomplit pour le
moment ses devoirs de nièce dévouée près d'une tante
malade.
On se brouille pour cela avec l'oncle curé, on dit adieu à
l'Église; on s'aime, on s'accorde, on s'épouse! On est
aussi au plus mal avec les père et mère, à qui l'on a fait
des sommations pour arriver à ce mariage de la débine et
de la misère.
Je suis le premier enfant de cette union bénie. Je viens au
monde dans un lit de vieux bois qui a des punaises de
village et des puces de séminaire.

La maison appartient à une dame de cinquante ans qui n'a


que deux dents, l'une marron et l'autre bleue, et qui rit
toujours; elle est bonne et tout le monde l'aime. Son mari
s'est noyé en faisant le vin dans une cuve; ce qui me fait
beaucoup rêver et me donne grand'peur des cuves, mais
grand amour du vin. Il faut que ce soit bien bon pour que M.
Garnier—c'est son nom—en ait pris jusqu'à mourir.
Madame Garnier boit, tous les dimanches, de ce vin qui
sent l'homme qu'elle a aimé: les souliers du mort sont aussi
sur une planche, comme deux chopines vides.
On se grise pas mal dans la maison où je demeure.
Un abbé qui reste sur notre carré ne sort jamais de table
sans avoir les yeux hors de la tête, les joues luisantes,
l'oreille en feu. Sa bouche laisse passer un souffle qui sent
le fût, et son nez a l'air d'une tomate écorchée. Son
bréviaire embaume la matelote.
Il a une bonne, mademoiselle Henriette, qu'il regarde de
côté, quand il a bu. On parle quelquefois d'elle et de lui
dans les coins.
Au second, M. Grélin. Il est lieutenant des pompiers, et, le
jour de la Fête-Dieu, il commande sur la place. M. Grélin
est architecte, mais on dit qu'il n'y entend rien, que «c'est
lui qui est cause que le Breuil est toujours plein d'eau, qu'il
a coûté cinquante mille francs à la ville, et que, sans sa
femme…» On dit je ne sais quoi de sa femme. Elle est
gentille, avec de grands yeux noirs, de petites dents
blanches, un peu de moustache sur la lèvre; elle fait
toujours bouffer son jupon et sonner ses talons quand elle
marche.
Elle a l'accent du Midi, et nous nous amusons à l'imiter
quelquefois.
On dit qu'elle a des «amants». Je ne sais pas ce que c'est,
mais je sais bien qu'elle est bonne pour moi, qu'elle me
donne, en passant, des tapes sur les joues, et que j'aime à
ce qu'elle m'embrasse, parce qu'elle sent bon. Les gens de
la maison ont l'air de l'éviter un peu, mais sans le lui
montrer.
» Vous dites donc qu'elle est bien avec l'adjoint?
—Oui, oui, au mieux!
—Ah! ah! et ce pauvre Grélin?»
J'entends cela de temps en temps, et ma mère ajoute des
mots que je ne comprends pas.
«Nous autres, les honnêtes femmes, nous mourons de
faim. Celles-là, on leur fourre des places pour leurs maris,
des robes pour leurs fêtes!»
Est-ce que madame Grélin n'est pas honnête? Que fait-
elle? Qu'y a-t-il? pauvre Grélin! Mais Grélin a l'air content
comme tout. Ils sont toujours à donner des caresses et des
joujoux à leurs enfants; on ne me donne que des gifles, on
ne me parle que de l'enfer, on me dit toujours que je crie
trop. Je serais bien plus heureux si j'étais le fils à Grélin:
mais voilà! L'adjoint viendrait chez nous quand ma mère
serait seule… Ça me serait bien égal, à moi. Madame
Toullier reste au troisième: voilà une femme honnête!
Madame Toullier vient à la maison avec son ouvrage, et
ma mère et elle causent des gens d'en bas, des gens de
dessus, et aussi des gens de Raphaël et d'Espailly.
Madame Toullier prise, a des poils plein les oreilles, des
pieds avec des oignons; elle est plus honnête que
madame Grélin. Elle est plus bête et plus laide aussi.

Quels souvenirs ai-je encore de ma vie de petit enfant? Je


me rappelle que, devant la fenêtre, les oiseaux viennent
l'hiver picorer dans la neige; que, l'été, je salis mes culottes
dans une cour qui sent mauvais; qu'au fond de la cave, un
des locataires engraisse des dindes. On me laisse pétrir
des boulettes de son mouillé, avec lesquelles on les
bourre, et elles étouffent. Ma grande joie est de les voir
suffoquer, devenir bleues. Il paraît que j'aime le bleu!
Ma mère apparaît souvent pour me prendre par les oreilles
et me calotter. C'est pour mon bien; aussi, plus elle
m'arrache de cheveux, plus elle me donne de taloches, et
plus je suis persuadé qu'elle est une bonne mère et que je
suis un enfant ingrat.
Oui ingrat! car il m'est arrivé quelquefois, le soir, en grattant
mes bosses, de ne pas me mettre à la bénir, et c'est à la
fin de mes prières, tout à fait, que je demande à Dieu de lui
garder la santé pour veiller sur moi et me continuer ses
bons soins.

Je suis grand, je vais à l'école.


Oh! la belle petite école! Oh! la belle rue! et si vivante, les
jours de foire!
Les chevaux qui hennissent; les cochons qui se traînent en
grognant, une corde à la patte; les poulets qui s'égosillent
dans les cages; les paysannes en tablier vert, avec des
jupons écarlates; les fromages bleus, les tomes fraîches,
les paniers de fruits; les radis roses, les choux verts!…
Il y avait une auberge tout près de l'école, et l'on y
déchargeait souvent du foin.
Le foin, où l'on s'enfouissait jusqu'aux yeux, d'où l'on sortait
hérissé et suant, avec des brins qui vous étaient restés
dans le cou, le dos, les jambes, et vous piquaient comme
des épingles!…
On perdait ses livres dans la meule, son petit panier, son
ceinturon, une galoche… Toutes les joies d'une fête, toutes
les émotions d'un danger… Quelles minutes!
Quand il passe une voiture de foin, j'ôte mon chapeau et je
la suis.

2 La famille
Deux tantes du côté de ma mère, la tante Rosalie et la
tatan Mariou. On appelle cette dernière tatan; je ne sais
pourquoi, parce qu'elle est plus caressante peut-être. Je
vois toujours son grand rire blanc et doux dans son visage
brun: elle est maigre et assez gracieuse, elle est femme.
Ma tante Rosalie, son aînée, est énorme, un peu voûtée;
elle a l'air d'un chantre; elle ressemble au père Jauchard, le
boulanger, qui entonne les vêpres le dimanche et qui
commence les cantiques quand on fait le Chemin de la
croix. Elle est _l'homme _dans son ménage; son mari, mon
oncle Jean, ne compte pas: il se contente de gratter une
petite verrue qui joue le grain de beauté dans son visage
fripé, tiré, ridé.—J'ai remarqué, depuis, que beaucoup de
paysans ont de ces figures-là, rusées, vieillottes, pointues;
ils ont du sang de théâtre ou de cour qui s'est égaré un soir
de fête ou de comédie dans la grange ou l'auberge, ils
sentent le cabotin, le ci-devant, le vieux noble, à travers les
odeurs de l'étable à cochons et du fumier: ratatinés par leur
origine, ils restent gringalets sous les grands soleils.
Le mari de la tatan Mariou, lui, est bien un bouvier! Un
beau laboureur blond, cinq pieds sept pouces, pas de
barbe, mais des poils qui luisent sur son cou, un cou rond,
gras, doré; il a la peau couleur de paille, avec des yeux
comme des bleuets et des lèvres comme des coquelicots;
il a toujours la chemise entrouverte, un gilet rayé jaune, et
son grand chapeau à chenille tricolore ne le quitte jamais.
J'ai vu comme cela des dieux des champs dans des
paysages de peintres.
Deux tantes du côté de mon père.
Ma tante Mélie est muette,—avec cela bavarde, bavarde!
Ses yeux, son front, ses lèvres, ses mains, ses pieds, ses
nerfs, ses muscles, sa chair, sa peau, tout chez elle remue,
jase, interroge, répond; elle vous harcèle de questions, elle
demande des répliques; ses prunelles se dilatent,
s'éteignent; ses joues se gonflent, se rentrent; son nez
saute! elle vous touche ici, là, lentement, brusquement,
pensivement, follement; il n'y a pas moyen de finir la
conversation. Il faut y être, avoir un signe pour chaque
signe, un geste pour chaque geste, des réparties, du trait,
regarder tantôt dans le ciel, tantôt à la cave, attraper sa
pensée comme on peut, par la tête ou par la queue, en un
mot, se donner tout entier, tandis qu'avec les commères
qui ont une langue, on ne fait que prêter l'oreille: rien n'est
bavard comme un sourd-muet.
Pauvre fille! elle n'a pas trouvé à se marier. C'était certain,
et elle vit avec peine du produit de son travail manuel; non
qu'elle manque de rien, à vrai dire, mais elle est coquette,
la tante Amélie!
Il faut entendre son petit grognement, voir son geste, suivre
ses yeux, quand elle essaye une coiffe ou un fichu. Elle a
du goût: elle sait planter une rose au coin de son oreille
morte, et trouver la couleur du ruban qui ira le mieux à son
corsage, près de son coeur qui veut parler…
Grand-tante Agnès.
On l'appelle la «béate[1]«.
Il y a tout un monde de vieilles filles qu'on appelle de ce
nom-là.
«M'man, qu'est-ce que ça veut dire, une béate?»
Ma mère cherche une définition et n'en trouve pas; elle
parle de consécration à la Vierge, de voeux d'innocence.
«L'innocence. Ma grand-tante Agnès représente
l'innocence? C'est fait comme cela, l'innocence!»
Elle a bien soixante-dix ans, et elle doit avoir les cheveux
blancs; je n'en sais rien, personne n'en sait rien, car elle a
toujours un serre-tête noir qui lui colle comme du taffetas
sur le crâne; elle a, par exemple, la barbe grise, un bouquet
de poils ici, une petite mèche qui frisotte par là, et de tous
côtés des poireaux comme des groseilles, qui ont l'air de
bouillir sur sa figure.
Pour mieux dire, sa tête rappelle, par le haut, à cause du
serre-tête noir, une pomme de terre brûlée et, par le bas,
une pomme de terre germée: j'en ai trouvé une gonflée,
violette, l'autre matin, sous le fourneau, qui ressemblait à
grand-tante Agnès comme deux gouttes d'eau.
«Voeux d'innocence.»
Ma mère fait si bien, s'explique si mal, que je commence à
croire que c'est malpropre d'être béate, et qu'il leur
manque quelque chose, ou qu'elles ont quelque chose de
trop.
Béate?
Elles sont quatre «béates» qui demeurent ensemble—pas
toutes avec des poireaux couleur de feu sur une peau
couleur de cendre, comme grand-tante Agnès, qui est
coquette, mais toutes avec un brin de moustache ou un
bout de favoris, une noix de côtelette, et l'inévitable serre-
tête, l'emplâtre noir!
On m'y envoie de temps en temps.
C'est au fond d'une rue déserte, où l'herbe pousse.
Grand-tante Agnès est ma marraine, et elle adore son
filleul.
Elle veut me faire son héritier, me laisser ce qu'elle a,—pas
son serre-tête, j'espère.
Il paraît qu'elle garde quelques vieux sous dans un vieux
bas, et quand on parle d'une voisine chez qui l'on a trouvé
un sac d'écus dans le fond d'un pot à beurre, elle rit dans
sa barbe.
Je ne m'amuse pas fort chez elle, en attendant qu'on trouve
son pot à beurre!
Il fait noir dans cette grande pièce, espèce de grenier
soutenu par des poutres qui ont l'air en vieux bouchon, tant
elles sont piquées et moisies!
La fenêtre donne sur une cour, d'où monte une odeur de
boue cuite.
Il n'y a que les rideaux de lit qui me plaisent,—ils suffisent à
me distraire; on y voit des bonshommes, des chiens, des
arbres, un cochon; ils sont peints en violet sur l'étoffe, c'est
le même sujet répété cent fois. Mais je m'amuse à les
regarder de tous les côtés, et je vois surtout toutes sortes
de choses dans les rideaux de ma grand-tante, quand je
mets ma tête entre mes jambes pour les regarder.
La chasse—c'est le sujet—me paraît de toutes les
couleurs. Je crois bien! Le sang me descend à la figure;
j'ai le cerveau comme un fond de barrique: c'est
l'apoplexie! Je suis forcé de retirer ma tête par les cheveux
pour me relever, et de la replacer droit comme une
bouteille en vidange.
On fait des prières à tout bout de champ: _Amen! Amen!
_avant la rave et après l'oeuf.
Les raves sont le fond du dîner qu'on m'offre quand je vais
chez la béate; on m'en donne une crue et une cuite.
Je racle la crue, qui semble mousser sous le couteau, et a
sur la langue un goût de noisette et un froid de neige.
Je mords avec moins de plaisir dans celle qui est cuite au
feu de la chaufferette que la tante tient toujours entre les
jambes, et qui est le meuble indispensable des béates.—
Huit jambes de béates: quatre chaufferettes—qui servent
de boîte à fil en été, et dont elles tournent la braise avec
leur clef en hiver.
Il y a de temps en temps un oeuf.
On tire cet oeuf d'un sac, comme un numéro de loterie et
on le met à la coque, le malheureux! C'est un véritable
crime, un coquicide, car il y a toujours un petit poulet
dedans.
Je mange ce foetus avec reconnaissance, car on m'a dit
que tout le monde n'en mange pas, que j'ai le bénéfice
d'une rareté, mais sans entrain, car je n'aime pas l'avorton
en mouillettes et le poulet à la petite cuiller.
En hiver, les béates travaillent à la boule: elles plantent une
chandelle entre quatre globes pleins d'eau, ce qui donne
une lueur blanche, courte et dure, avec des reflets d'or.
En été, elles portent leurs chaises dans la rue sur le pas de
la porte, et les _carreaux _vont leur train.
Avec ses bandeaux verts, ses rubans roses, ses épingles
à tête de perle, avec les fils qui semblent des traînées de
bave d'argent sur un bouquet, avec ses airs de corsage
riche, ses fuseaux bavards, le _carreau _est un petit
monde de vie et de gaieté.
Il faut l'entendre babiller sur les genoux des dentellières,
dans les rues de béates, les jours chauds, au seuil des
maisons muettes. Un tapage de ruche ou de ruisseau, dès
qu'elles sont seulement cinq ou six à travailler,—puis quand
midi sonne, le silence!…
Les doigts s'arrêtent, les lèvres bougent, on dit la courte
prière de l'Angelus. Quand celle qui la dit a fini, tous
répondent mélancoliquement: _Amen! _et les carreaux se
remettent à bavarder…

Mon oncle Joseph, mon _tonton _comme je dis, est un


paysan qui s'est fait ouvrier. Il a vingt-cinq ans, et il est fort
comme un boeuf; il ressemble à un joueur d'orgue; la peau
brune, de grands yeux, une bouche large, de belles dents;
la barbe très noire, un buisson de cheveux, un cou de
matelot, des mains énormes toutes couvertes de verrues,
—ces fameuses verrues qu'il gratte pendant la prière!
Il est compagnon du devoir, il a une grande canne avec de
longs rubans, et il m'emmène quelquefois chez la Mère des
menuisiers. On boit, on chante, on fait des tours de force; il
me prend par la ceinture, me jette en l'air, me rattrape et
me jette encore. J'ai plaisir et peur! puis je grimpe sur les
genoux des compagnons; je touche à leurs mètres et à
leurs compas, je goûte au vin qui me fait mal, je me cogne
au chef-d'oeuvre, je renverse des planches, et m'éborgne
à leurs grands faux-cols, je m'égratigne à leurs pendants
d'oreilles. Ils ont des pendants d'oreilles.
«Jacques, est-ce que tu t'amuses mieux avec ces
"messieurs de la bachellerie" qu'avec nous?
—Oh! mais non!»
Il appelle «messieurs de la bachellerie» les instituteurs,
professeurs, maîtres de latinage ou de dessin, qui viennent
quelquefois à la maison et qui parlent du collège, tout le
temps; ce jour-là, on m'ordonne majestueusement de rester
tranquille, on me défend de mettre mes coudes sur la table,
je ne dois pas remuer les jambes, et je mange le gras de
ceux qui ne l'aiment pas! Je m'ennuie beaucoup avec ces
messieurs de la bachellerie, et je suis si heureux avec les
menuisiers!
Je couche à côté de tonton Joseph, et il ne s'endort jamais
sans m'avoir conté des histoires—il en sait tout plein,—
puis il bat la retraite avec ses mains sur son ventre. Le
matin, il m'apprend à donner des coups de poing, et il se
fait tout petit pour me présenter sa grosse poitrine à
frapper; j'essaie aussi le coup de pied, et je tombe
presque toujours.
Quand je me fais mal, je ne pleure pas, ma mère viendrait.
Il part le matin et revient le soir.
Comme j'attends après lui! Je compte les heures quand il
est sur le point de rentrer.
Il m'emporte dans ses bras après la soupe, et il m'emmène
jusqu'à ce qu'on se couche, dans son petit atelier, qu'il a en
bas, où il travaille à son compte, le soir, en chantant des
chansons qui m'amusent, et en me jetant tous les copeaux
par la figure; c'est moi qui mouche la chandelle, et il me
laisse mettre les doigts dans son vernis.
Il vient quelquefois des camarades le voir et causer avec
lui, les mains dans les poches, l'épaule contre la porte. Ils
me font des amitiés, et mon oncle est tout fier: «Il en sait
déjà long, le gaillard—Jacques, dis-nous ta fable!»
Un jour, l'oncle Joseph partit.
Ce fut une triste histoire!
Madame Garnier, la veuve de l'ivrogne qui s'est noyé dans
sa cuve, avait une nièce qu'elle fit venir de Bordeaux, lors
de la catastrophe.
Une grande brune, avec des yeux énormes, des yeux noirs,
tout noirs, et qui brûlent; elle les fait aller comme je fais aller
dans l'étude un miroir cassé, pour jeter des éclairs; ils
roulent dans les coins, remontent au ciel et vous prennent
avec eux.
Il paraît que j'en tombai amoureux fou. Je dis «il paraît», car
je ne me souviens que d'une scène de passion,
d'épouvantable jalousie.
Et contre qui?
Contre l'oncle Joseph lui-même, qui avait fait la cour à
mademoiselle Célina Garnier, s'y était pris, je ne sais
comment, mais avait fini par la demander en mariage et
l'épouser.
L'aimait-elle?
Je ne puis aujourd'hui répondre à cette question;
aujourd'hui que la raison est revenue, que le temps a versé
sa neige sur ces émotions profondes. Mais alors,—au
moment où mademoiselle Célina se maria, j'étais aveuglé
par la passion.
Elle allait être la femme d'un autre! Elle me refusait, moi si
pur. Je ne savais pas encore la différence qu'il y avait entre
une dame et un monsieur, et je croyais que les enfants
naissaient sous les choux.
Quand j'étais dans un potager, il m'arrivait de regarder; je
me promenais dans les légumes, avec l'idée que moi aussi
je pouvais être père…
Mais tout de même, je tressaillais quand ma tante me
tapotait les joues et me parlait en bordelais. Quand elle me
regardait d'une certaine façon, le coeur me tournait,
comme le jour où, sur le Breuil, j'étais monté dans une
balançoire de foire.

J'étais déjà grand: dix ans. C'est ce que je lui disais:


«N'épouse pas mon oncle Joseph! Dans quelque temps, je
serai un homme: attends-moi, jure-moi que tu m'attendras!
C'est pour de rire, n'est-ce pas, la noce d'aujourd'hui?»
Ce n'était pas pour de rire, du tout; ils étaient mariés bel et
bien, et ils s'en allèrent tous les deux.
Je les vis disparaître.
Ma jalousie veillait. J'entendis tourner la clef.
Elle me tordit le coeur, cette clef! J'écoutai, je fis le guet.
Rien! rien! Je sentis que j'étais perdu. Je rentrai dans la
salle du festin, et je bus pour oublier.
Je n'osai plus regarder l'oncle Joseph en face depuis ce
temps-là.
Cependant quand il vint nous voir, la veille de son départ
pour
Bordeaux, il ne fit aucune allusion à notre rivalité et me dit
adieu avec la tendresse de l'oncle, et non la rancune du
mari!
Il y a aussi ma cousine Apollonie; on l'appelle la Polonie.
C'est comme ça qu'ils ont baptisé leur fille, ces paysans!
Chère cousine! grande et lente, avec des yeux bleu de
pervenche, de longs cheveux châtains, des épaules de
neige; un cou frais, que coupe de sa noirceur luisante un
velours tenant une croix d'or; le sourire tendre et la voix
traînante, devenant rose dès qu'elle rit, rouge dès qu'on la
fixe. Je la dévore des yeux quand elle s'habille,—je ne sais
pas pourquoi,—je me sens tout chose en la regardant
retenir avec ses dents et relever sur son épaule ronde sa
chemise qui dégringole, les jours où elle couche dans notre
petite chambre, pour être au marché la première, avec ses
blocs de beurre fermes et blancs comme les moules de
chair qu'elle a sur sa poitrine. On s'arrache le beurre de la
Polonie.
Elle vient quelquefois m'agacer le cou, me menacer les
côtes, de ses doigts longs. Elle rit, me caresse et
m'embrasse; je la serre en me défendant, et je l'ai mordue
une fois; je ne voulais pas la mordre, mais je ne pouvais
pas m'empêcher de serrer les dents, comme sa chair avait
une odeur de framboise… Elle m'a crié: Petit méchant! en
me donnant une tape sur la joue, un peu fort; j'ai cru que
j'allais m'évanouir et j'ai soupiré en lui répondant; je me
sentais la poitrine serrée et l'oeil plus doux.
Elle m'a quitté pour se rejeter dans son lit, en me disant
qu'elle avait attrapé froid. Elle ressemble par derrière au
poulain blanc que monte le petit du préfet.
J'ai pensé à elle tout le temps, en faisant mes thèmes.

Je reste quelquefois longtemps sans la voir, elle garde la


maison au village, puis elle arrive tout d'un coup, un matin,
comme une bouffée.
«C'est moi, dit-elle, je viens te chercher pour t'emmener
chez nous! Si tu veux venir!»
Elle m'embrasse! Je frotte mon museau contre ses joues
roses, et je le plonge dans son cou blanc, je le laisse traîner
sur sa gorge veinée de bleu!
Toujours cette odeur de framboise.
Elle me renvoie, et je cours ramasser mes hardes et
changer de chemise.
Je mets une cravate verte et je vole à ma mère de la
pommade pour sentir bon, moi aussi, et pour qu'elle mette
sa tête sur mes cheveux!
Mon paquet est fait, je suis graissé et cravaté, mais je me
trouve tout laid en me regardant dans le miroir, et je
m'ébouriffe de nouveau! Je tasse ma cravate au fond de
ma poche, et, le col ouvert, la casquette tombante, je cours
avoir un baiser encore. Ça me chatouillait; je ne lui disais
pas.
Le garçon d'écurie a donné une tape sur la croupe du
cheval, un cheval jaune, avec des touffes de poils près du
sabot; c'est celui de ma _tatan _Mariou, qu'on enfourche,
quand il y a trop de beurre à porter, ou de fromages bleus
à vendre. La bête va l'amble ta ta ta, ta ta ta! toute raide; on
dirait que son cou va se casser, et sa crinière couleur de
mousse roule sur ses gros yeux qui ressemblent à des
coeurs de moutons.
La tante ou la cousine montent dessus comme des
hommes; les mollets de ma tante sont maigres comme des
fuseaux noirs, ceux de ma cousine paraissent gras et doux
dans les bas de laine blanche.
Hue donc! Ho, ho!
C'est Jean qui tire et fait virer le cheval; il a eu son picotin
d'avoine et il hennit en retroussant ses lèvres et montrant
ses dents jaunes.
Le voilà sellé.
«Passez-moi Jacquinou», dit la Polonie, qui est parvenue
à abaisser sur ses genoux sa jupe de futaine et s'est
installée à pleine chair sur le cuir luisant de la selle. Elle
m'aide à m'asseoir sur la croupe.

J'y suis!
Mais on s'aperçoit que j'ai oublié mes habits roulés dans
un torchon, sur la table d'auberge pleine de ronds de vin
cernés par les mouches.
On les apporte.
«Jean, attachez-les. Mon petit Jacquinou, passe tes bras
autour de ma taille, serre-moi bien.»
Le pauvre cheval a le tricotement sec et les os durs; mais
je m'aperçois à ce moment que ce que dit la fable qu'on
nous fait réciter est vrai.
Dieu fait bien ce qu'il fait!
Ma mère en me fouettant m'a durci et tanné la peau.
«Serre, je te dis! Serre-moi plus fort!»
Et je la serre sous son fichu peint semé de petites fleurs
comme des hannetons d'or, je sens la tiédeur de sa peau,
je presse le doux de sa chair. Il me semble que cette chair
se raffermit sous mes doigts qui s'appuient, et tout à
l'heure, quand elle m'a regardé en tournant la tête, les
lèvres ouvertes et le cou rengorgé, le sang m'est monté au
crâne, a grillé mes cheveux.
J'ai un peu desserré les bras dans la rue Saint-Jean. C'est
par là que passent les bestiaux, et nous allions au pas.
J'étais tout fier. Je me figurais qu'on me regardait, et je
faisais celui qui sait monter: je me retournais sur la croupe
en m'appuyant du plat de la main, je donnais des coups de
talons dans les cuisses et je disais hue! comme un
maquignon.
Nous avons traversé le faubourg, passé le dernier
bourrelier.
Nous sommes à Expailly!
Plus de maisons! excepté dans les champs quelques-
unes; des fleurs qui grimpent contre les murs, comme des
boutons de rose le long d'une robe blanche; un coteau de
vignes et la rivière au bas,— qui s'étire comme un serpent
sous les arbres, bornée d'une bande de sable jaune plus
fin que de la crème, et piqué de cailloux qui flambent
comme des diamants.
Au fond, des montagnes. Elles coupent de leur échine
noire, verdie par le poil des sapins, le bleu du ciel où les
nuages traînent en flocons de soie; un oiseau, quelque
aigle sans doute, avait donné un grand coup d'aile et il
pendait dans l'air comme un boulet au bout du fil.
Je me rappellerai toujours ces bois sombres, la rivière
frissonnante, l'air tiède et le grand aigle…
J'avais oublié que j'étais le coeur battant contre le dos de
la Polonie. Elle-même, ma cousine, semblait ne penser à
rien, et je ne me souviens avoir entendu que le pas du
cheval et le beuglement d'une vache…

3 Le collège
Le collège.—Il donnait, comme tous les collèges, comme
toutes les prisons, sur une rue obscure, mais qui n'était pas
loin du Martouret, le Martouret, notre grande place, où
étaient la mairie, le marché aux fruits; le marché aux fleurs,
le rendez-vous de tous les polissons, la gaieté de la ville.
Puis le bout de cette rue était bruyant, il y avait des
cabarets, «des bouchons», comme on disait, avec un
trognon d'arbre, un paquet de branches, pour servir
d'enseigne. Il sortait de ces bouchons un bruit de querelles,
un goût de vin qui me montait au cerveau, m'irritait les sens
et me faisait plus joyeux et plus fort.
Ce goût de vin!—la bonne odeur des caves!—j'en ai
encore le nez qui bat et la poitrine qui se gonfle.
Les buveurs faisaient tapage; ils avaient l'air sans souci,
bons vivants, avec des rubans à leur fouet et des
agréments pleins leur blouse—ils criaient, topaient en
jurant, pour des ventes de cochons ou de vaches.
Encore un bouchon qui saute, un rire qui éclate, et les
bouteilles trinquent du ventre dans les doigts du cabaretier!
Le soleil jette de l'or dans les verres, il allume un bouton sur
cette veste, il cuit un tas de mouches dans ce coin. Le
cabaret crie, embaume, empeste, fume et bourdonne.

À deux minutes de là, le collège moisit, sue l'ennui et pue


l'encre; les gens qui entrent, ceux qui sortent éteignent leur
regard, leur voix, leur pas, pour ne pas blesser la discipline,
troubler le silence, déranger l'étude.
Quelle odeur de vieux!…

C'est mademoiselle Balandreau qui m'y conduit—ma mère


est souffrante.—On me fait mon panier avant de partir, et je
vais m'enfermer là-dedans jusqu'à huit heures du soir. À ce
moment-là, mademoiselle Balandreau revient et me
ramène. J'ai le coeur bien gros quelquefois et je lui conte
mes peines en sanglotant.

Mon père fait la première étude, celle des élèves de


mathématiques, de rhétorique et de philosophie. Il n'est
pas aimé, on dit qu'il est chien.
Il a obtenu du proviseur la permission de me garder dans
son étude, près de sa chaire, et je suis là, piochant mes
devoirs à ses côtés, tandis qu'il prépare son agrégation.
Il a eu tort de me prendre avec lui. Les grands ne sont pas
trop méchants pour moi; ils me voient timide, craintif,
appliqué; ils ne me disent rien qui me fasse de la peine,
mais j'entends ce qu'ils disent de mon père, comment ils
l'appellent; ils se moquent de son grand nez, de son vieux
paletot, ils le rendent ridicule à mes yeux d'enfant, et je
souffre sans qu'il le sache.
Il me brutalise quelquefois dans ces moments-là. «Qu'est-
ce que tu as donc?—Comme il a l'air nigaud!»
Je viens de l'entendre insulter et j'étais en train de dévorer
un gros soupir, une vilaine larme.
Il m'envoie souvent, pendant l'étude du soir, demander un
livre, porter un mot à un des autres pions qui est au bout de
la cour, tout là-bas… il fait noir, le vent souffle; de temps en
temps, il y a des étages à monter, un long corridor, un
escalier obscur, c'est tout un voyage; on se cache dans les
coins pour me faire peur. Je joue au brave, mais je ne me
sens bien à l'aise que quand je suis rentré dans l'étude où
l'on étouffe.
J'y reste quelquefois tout seul, quand mademoiselle
Balandreau est en retard. Les élèves sont allés souper,
conduits par mon père.

Comme le temps me semble long! C'est vide, muet; et s'il


vient quelqu'un, c'est le lampiste qui n'aime pas mon père
non plus, je ne sais pourquoi: un vieux qui a une loupe, une
casquette de peau de bête et une veste grise comme celle
des prisonniers; il sent l'huile, marmotte toujours entre ses
dents, me regarde d'un oeil dur, m'ôte brutalement ma
chaise de dessous moi, sans m'avertir, met le quinquet sur
mes cahiers, jette à terre mon petit paletot, me pousse de
côté comme un chien, et sort sans dire un mot. Je ne dis
rien non plus et ne parle pas davantage quand mon père
revient. On m'a appris qu'il ne fallait pas «rapporter». Je ne
le fais point, je ne le ferai jamais dans le cours de mon
existence de collégien, ce qui me vaudra bien des tortures
de la part de mes maîtres.
Puis, je ne veux pas que, parce qu'on m'a fait mal, il puisse
arriver du mal, à mon père, et je lui cache qu'on me
maltraite, pour qu'il ne se dispute pas à propos de moi.
Tout petit, je sens que j'ai un devoir à remplir, ma
sensibilité comprend que je suis un fils de galérien, pis que
cela! de garde-chiourme! et je supporte la brutalité du
lampiste.
J'écoute, sans paraître les avoir entendues, les moqueries
qui atteignent mon père; c'est dur pour un enfant de dix
ans.
Il est arrivé que j'ai eu très faim, quelques-uns de ces soirs-
là, quand on tardait trop à venir. Le réfectoire lançait des
odeurs de grillé, j'entendais le cliquetis des fourchettes à
travers la cour.
Comme je maudissais mademoiselle Balandreau qui
n'arrivait pas!
J'ai su depuis qu'on la retenait exprès; ma mère avait
soutenu à mon père que s'il n'était pas une poule mouillée,
il pourrait me fournir mon souper avec les restes du sien,
ou avec le supplément qu'il demanderait au réfectoire.
«Si c'était elle, il y a longtemps que ce serait fait. Il n'avait
qu'à mettre cela dans du papier. Elle lui donnerait une
petite boîte, s'il voulait.»
Mon père avait toujours résisté—le pauvre homme. La peur
d'être vu! le ridicule s'il était surpris—la honte! Ma mère
tâchait de lui forcer la main de temps en temps, en me
laissant affamé, dans son étude, à l'heure du souper. Il ne
cédait pas, il préférait que je souffrisse un peu et il avait
raison.
Je me souviens pourtant d'une fois où il s'échappa du
réfectoire, pour venir me porter une petite côtelette panée
qu'il tira d'un cahier de thèmes où il l'avait cachée: il avait
l'air si troublé et repartit si ému! Je vois encore la place, je
me rappelle la couleur du cahier, et j'ai pardonné bien des
torts plus tard à mon père, en souvenir de cette côtelette
chipée pour son fils, un soir, au lycée du Puy…

Le proviseur s'appelle Hennequin,—envoyé en disgrâce


dans ce trou du Puy.
Il a écrit un livre: Les Vacances d'Oscar.
On les donne en prix, et après ce que j'ai entendu dire, ce
que j'ai lu à propos des gens qui étaient auteurs, je suis
pris d'une vénération profonde, d'une admiration muette
pour l'auteur des Vacances d'Oscar, qui daigne être
proviseur dans notre petite ville, proviseur de mon père, et
qui salue ma mère quand il la rencontre.
J'ai dévoré Les Vacances d'Oscar.
Je vois encore le volume cartonné de vert, d'un vert marbré
qui blanchissait sous le pouce et poissait les mains, avec
un dos de peau blanche, s'ouvrant mal, imprimé sur papier
à chandelle. Eh bien! il tombe de ces pages, de ce
malheureux livre, dans mon souvenir, il tombe une
impression de fraîcheur chaque fois que j'y songe!
Il y a une histoire de pêche que je n'ai point oubliée.
Un grand filet luit au soleil, les gouttes d'eau roulent comme
des perles, les poissons frétillent dans les mailles, deux
pêcheurs sont dans l'eau jusqu'à la ceinture, c'est le frisson
de la rivière.
Il avait su, cet Hennequin, ce proviseur dégommé, ce
chantre du petit Oscar, traîner ce grand filet le long d'une
page et faire passer cette rivière dans un coin de
chapitre…

Le professeur de philosophie—M. Beliben—petit, fluet, une


tête comme le poing, trois cheveux, et un filet de vinaigre
dans la voix.
Il aimait à prouver l'existence de Dieu, mais si quelqu'un
glissait un argument, même dans son sens, il indiquait
qu'on le dérangeait, il lui fallait toute la table, comme pour
une réussite.
Il prouvait l'existence de Dieu avec des petits morceaux de
bois, des haricots.
«Nous plaçons ici un haricot, bon!—là, une allumette.—
Madame
Vingtras, une allumette?—Et maintenant que j'ai rangé, ici
les
vices de l'homme, là les vertus, j'arrive avec les
FACULTÉS DE
L'ÂME.»
Ceux qui n'étaient pas au courant regardaient du côté de la
porte s'il entrait quelqu'un, ou du côté de sa poche, pour
voir s'il allait sortir quelque chose. Les facultés de l'âme,
c'était de la haute, du chenu! Ma mère était flattée.
«Les voici!»
On se tournait encore, malgré soi, pour saluer ces dames;
mais Beliben vous reprenait par le bouton du paletot et
tapait avec impatience sur la table. Il lui fallait de l'attention.
Que diable! voulait-on qu'il prouvât l'existence de Dieu, oui
ou non!
«Moi, ça m'est égal, et vous?» disait mon oncle Joseph à
son voisin, qui faisait chut, et allongeait le cou pour mieux
voir.
Mon oncle remettait nonchalamment ses mains dans ses
poches et regardait voler les mouches.
Mais le professeur de bon Dieu tenait à avoir mon oncle
pour lui et le ramenait à son sujet, l'agrippant par son
amour-propre et s'accrochant à son métier.
«Chadenas, vous qui êtes menuisier, vous savez qu'avec
le compas…»
Il fallait aller jusqu'au bout: à la fin le petit homme écartait
sa chaise, tendait une main, montrait un coin de la table et
disait: «DIEU EST LÀ.»
On regardait encore, tout le monde se pressait pour voir:
tous les haricots étaient dans un coin avec les allumettes,
les bouts de bouchons et quelques autres saletés, qui
avaient servi à la démonstration de l'Être suprême.
Il paraît que les vertus, les vices, les facultés de l'âme
venaient toutes fa-ta-le-ment aboutir à ce tas-là. Tous les
haricots y sont. Donc Dieu existe. C. Q. F. D.

4 La petite ville
La porte de Pannesac.
Elle est en pierre, cette porte, et mon père me dit même
que je puis me faire une idée des monuments romains en
la regardant.
J'ai d'abord une espèce de vénération, puis ça m'ennuie; je
commence à prendre le dégoût des monuments romains.
Mais la rue!… Elle sent la graine et le grain.
Les culasses de blé s'affaissent et se tassent comme des
endormis, le long des murs. Il y a dans l'air la poussière fine
de la farine et le tapage des marchés joyeux. C'est ici que
les boulangers ou les meuniers, ceux qui font le pain,
viennent s'approvisionner.
J'ai le respect du pain.
Un jour je jetais une croûte, mon père est allé la ramasser. Il
ne m'a pas parlé durement comme il le fait toujours.
«Mon enfant, m'a-t-il dit, il ne faut pas jeter le pain; c'est dur
à gagner. Nous n'en avons pas trop pour nous; mais si
nous en avions trop, il faudrait le donner aux pauvres. Tu en
manqueras peut-être un jour, et tu verras ce qu'il vaut.
Rappelle-toi ce que je te dis là, mon enfant!»
Je ne l'ai jamais oublié.
Cette observation, qui, pour la première fois peut-être dans
ma vie de jeunesse, me fut faite sans colère, mais avec
dignité, me pénétra jusqu'au fond de l'âme; et j'ai eu le
respect du pain depuis lors.
Les moissons m'ont été sacrées, je n'ai jamais écrasé une
gerbe, pour aller cueillir un coquelicot ou un bluet; jamais je
n'ai tué sur sa tige la fleur du pain!
Ce qu'il me dit des pauvres me saisit aussi et je dois peut-
être à ces paroles, prononcées simplement ce jour-là,
d'avoir toujours eu le respect, et toujours pris la défense de
ceux qui ont faim.
«Tu verras ce qu'il vaut.»
Je l'ai vu.
Aux portes des allées sont des mitrons en jupes comme
des femmes, jambes nues, petite camisole bleue sur les
épaules.
Ils ont les joues blanches comme de la farine et la barbe
blonde comme de la croûte.
Ils traversent la rue pour aller boire une goutte, et
blanchissent, en passant, une main d'ami qu'ils rencontrent,
ou une épaule de monsieur qu'ils frôlent.
Les patrons sont au comptoir, où ils pèsent les miches, et
eux aussi ont des habits avec des tons blanchâtres, ou
couleur de seigle. Il y a des gâteaux, outre les miches,
derrière les vitres: des brioches comme des nez pleins, et
des tartelettes comme du papier mou.
À côté des haricots ou des graines charnues comme des
fruits verts ou luisants comme des cailloux de rivière, les
marchands avaient du plomb dans les écuelles de bois.
C'était donc là ce qu'on mettait dans un fusil? ce qui tuait
les lièvres et traversait les coeurs d'oiseaux? On disait
même que les charges parfois faisaient balle et pouvaient
casser un bras ou une mâchoire d'homme.
Je plongeais mes doigts là-dedans, comme tout à l'heure
j'avais plongé mon poing dans les sacs de grain, et je
sentais le plomb qui roulait et filait entre les jointures
comme des gouttes d'eau. Je ramassais comme des
reliques ce qui était tombé des écuelles et des sacs.

Les articles de pêche aussi se vendaient à Pannesac.


Tout ce qui avait des tons vifs ou des couleurs fauves, gros
comme un pois ou comme une orange, tout ce qui était une
tache de couleur vigoureuse ou gaie, tout cela faisait
marque dans mon oeil d'enfant triste, et je vois encore les
bouchons vernis de rouge et les belles lignes luisantes
comme du satin jaune.
Avoir une ligne, la jeter dans le frais des rivières, ramener
un poisson qui luirait au soleil comme une feuille de zinc et
deviendrait d'or dans le beurre!
Un goujon pris par moi!
Il portait toute mon imagination sur ses nageoires!
J'allais donc vivre du produit de ma pêche; comme les
insulaires dont j'avais lu l'histoire dans les voyages du
capitaine Cook.
J'avais lu aussi qu'ils faisaient des vitres à leurs huttes
avec de la colle de poisson, et je voyais le jour où je
placerais les carreaux à toutes les fenêtres de ma famille;
je me proposais de gratter tout ce qui «mordrait» et de
mettre ce résidu d'écaille et de fiente dans ma grande
poche.
Je le fis plus tard; mais la fermentation, au fond de la
poche, produisit des résultats inattendus, à la suite
desquels je fus un objet de dégoût pour mes voisins.
Cela ébranla ma confiance dans les récits des voyageurs,
et le doute s'éleva dans mon esprit.
Il y avait une épicerie dans le fond de Pannesac, qui
ajoutait aux odeurs tranquilles du marché une odeur
étouffée, chaude, violente, qu'exhalaient les morues salées,
les fromages bleus, le suif, la graisse et le poivre.
C'était la morue qui dominait, en me rappelant plus que
jamais les insulaires, les huttes, la colle et les phoques
fumés.
Je lançais un dernier regard sur Pannesac, et je manquais
régulièrement d'être écrasé, près de la porte de pierre.
Je me jetais de côté pour laisser passer les grands
chariots qui portaient tous ces fonds de campagne, ces
jardins en panier, ces moissons en sac. Ces chariots
avaient l'air des voitures de fête dans les mascarades
italiennes, avec leur monde d'enfarinés et de pierrots à dos
d'Hercule!
Là-haut, tout là-haut, est l'École normale.

Le fils du directeur vient me prendre quelquefois pour jouer.


Il y a un jardin derrière l'école, avec une balançoire et un
trapèze.
Je regarde avec admiration ce trapèze et cette balançoire;
seulement il m'est défendu d'y monter.
C'est ma mère qui a recommandé aux parents du petit
garçon de ne pas me laisser me balancer ou me pendre.
Madame Haussard, la directrice, ne se soucie pas d'être
toujours à me surveiller; mais elle m'a fait promettre d'obéir
à ma mère. J'obéis.
Madame Haussard aime bien son fils, autant que ma mère
m'aime; et elle lui permet pourtant ce qu'on me défend!
J'en vois d'autres, pas plus grands que moi, qui se
balancent aussi.
Ils se casseront donc les reins?
Oui, sans doute; et je me demande tout bas si ces parents
qui laissent ainsi leurs enfants jouer à ces jeux-là ne sont
pas tout simplement des gens qui veulent que leurs enfants
se tuent. Des assassins sans courage! des monstres! qui,
n'osant pas noyer leurs petits, les envoient au trapèze—et
à la balançoire!
Car enfin, pourquoi ma mère m'aurait-elle condamné à ne
point faire ce que font les autres?
Pourquoi me priver d'une joie?
Suis-je donc plus cassant que mes camarades?
Ai-je été recollé comme un saladier?
Y a-t-il un mystère dans mon organisation?
J'ai peut-être le derrière plus lourd que la tête!
Je ne peux pas le peser à part pour être sûr.
En attendant je rôde, le museau en l'air, sous le petit
gymnase, que je touche du doigt en sautant comme un
chien après un morceau de sucre placé trop haut.
Mais que je voudrais donc avoir la tête en bas!
Oh! ma mère! ma mère! Pourquoi ne me laissez-vous pas
monter sur le trapèze et me mettre la tête en bas!
Rien qu'une fois!
Vous me fouetterez après, si vous voulez!
Mais cette mélancolie même vient à mon secours et me
fait trouver les soirées plus belles et plus douces sur la
grande place qui est devant l'école, et où je vais, quand je
suis triste d'avoir vu le trapèze et la balançoire me tendre
inutilement les bras dans le jardin!
La brise secoue mes cheveux sur mon front et emporte
avec elle ma bouderie et mon chagrin.
Je reste silencieux, assis quelquefois comme un ancien sur
un banc, en remuant la terre devant moi avec un bout de
branche, ou relevant tout d'un coup ma tête pour regarder
l'incendie qui s'éteint dans le ciel…
«Tu ne dis rien, me fait le petit de l'École normale, à quoi
penses-tu?
—À quoi je pense? Je ne sais pas.»
Je ne pense pas à ma mère, ni au bon Dieu, ni à ma
classe; et voilà que je me mets à bondir! Je me fais l'effet
d'un animal dans un champ, qui aurait cassé sa corde; et je
grogne, et je caracole comme un cabri, au grand
étonnement de mon petit camarade, qui me regarde
gambader, et s'attend à me voir brouter. J'en ai presque
envie.
5 La toilette
Un jour, un homme qui voyageait m'a pris pour une
curiosité du pays, et m'ayant vu de loin, est accouru au
galop de son cheval. Son étonnement a été extrême,
quand il a reconnu que j'étais vivant. Il a mis pied à terre, et
s'adressant à ma mère, lui a demandé respectueusement
si elle voulait bien lui indiquer l'adresse du tailleur qui avait
fait mon vêtement.
«C'est moi», a-t-elle répondu, rougissant d'orgueil.
Le cavalier est reparti et on ne l'a plus revu.
Ma mère m'a parlé souvent de cette apparition, de cet
homme qui se détournait de son chemin pour savoir qui
m'habillait.

Je suis en noir souvent, «rien n'habille comme le noir», et


en habit, en frac, avec un chapeau haut de forme; j'ai l'air
d'un poêle.
Cependant, comme j'use beaucoup, on m'a acheté, dans la
campagne, une étoffe jaune et velue, dont je suis
enveloppé. Je joue l'ambassadeur lapon. Les étrangers me
saluent; les savants me regardent.
Mais l'étoffe dans laquelle on a taillé mon pantalon se
sèche et se racornit, m'écorche et m'ensanglante.
Hélas! Je vais non plus vivre, mais me traîner.
Tous les jeux de l'enfance me sont interdits. Je ne puis
jouer aux barres, sauter, courir, me battre. Je rampe seul,
calomnié des uns, plaint par les autres, inutile! Et il m'est
donné, au sein même de ma ville natale, à douze ans, de
connaître, isolé dans ce pantalon, les douleurs sourdes de
l'exil.

Madame Vingtras y met quelquefois de l'espièglerie.


On m'avait invité pendant le carnaval à un bal d'enfants. Ma
mère m'a vêtu en charbonnier. Au moment de me conduire,
elle a été forcée d'aller ailleurs; mais elle m'a mené jusqu'à
la porte de M. Puissegat, chez qui se donnait le bal.
Je ne savais pas bien le chemin et je me suis perdu dans
le jardin; j'ai appelé.
Une servante est venue et m'a dit:
«C'est vous, le petit Choufloux, qui venez pour aider à la
cuisine?»
Je n'ai pas osé dire que non, et on m'a fait laver la vaisselle
toute la nuit.
Quand le matin ma mère est venue me chercher, j'achevais
de rincer les verres; on lui avait dit qu'on ne m'avait pas
aperçu; on avait fouillé partout.
Je suis entré dans la salle pour me jeter dans ses bras:
mais, à ma vue, les petites filles ont poussé des cris, des
femmes se sont évanouies, l'apparition de ce nain, qui
roulait à travers ces robes fraîches, parut singulière à tout
le monde.
Ma mère ne voulait plus me reconnaître; je commençais à
croire que j'étais orphelin!
Je n'avais cependant qu'à l'entraîner et à lui montrer, dans
un coin, certaine place couturée et violacée, pour qu'elle
criât à l'instant: «C'est mon fils!» Un reste de pudeur me
retenait. Je me contentai de faire des signes, et je parvins
à me faire comprendre.
On m'emporta comme on tire le rideau sur une curiosité.

La distribution des prix est dans trois jours.


Mon père, qui est dans le secret des dieux, sait que j'aurai
des prix, qu'on appellera son fils sur l'estrade, qu'on lui
mettra sur la tête une couronne trop grande, qu'il ne pourra
ôter qu'en s'écorchant, et qu'il sera embrassé sur les deux
joues par quelque autorité.
Madame Vingtras est avertie, et elle songe…
Comment habillera-t-elle son fruit, son enfant, son
Jacques? Il faut qu'il brille, qu'on le remarque,—on est
pauvre, mais on a du goût.
«Moi d'abord, je veux que mon enfant soit bien mis.»
On cherche dans la grande armoire où est la robe de noce,
où sont les fourreaux de parapluie, les restes de jupe, les
coupons de soie.
Elle s'égratigne enfin à une étoffe criante, qui a des reflets
de tigre au soleil;—une étoffe comme une lime, qui
exaspère les doigts quand on la touche, et qui flambe au
grand air comme une casserole! Une belle étoffe, vraiment,
et qui vient de la grand-mère, et qu'on a payée à prix d'or.
«Oui, mon enfant, à prix d'or, dans l'ancien temps.»
«Jacques, je vais te faire une redingote avec ça, m'en
priver pour toi!…», et ma mère ravie me regarde du coin
de l'oeil, hoche la tête, sourit du sourire des sacrifiées
heureuses.
«J'espère qu'on vous gâte, monsieur», et elle sourit
encore, et elle dodeline de la tête, et ses yeux sont noyés
de tendresse.
«C'est une folie! tant pis! on fera une redingote à Jacques
avec ça.»
On m'a essayé la redingote, hier soir, et mes oreilles
saignent, mes ongles sont usés. Cette étoffe crève la vue
et chatouille si douloureusement la peau!
«Seigneur! délivrez-moi de ce vêtement!»
Le ciel ne m'entend pas! La redingote est prête.

Non, Jacques, elle n'est pas prête. Ta mère est fière de toi;
ta mère t'aime et veut te le prouver.
Te figures-tu qu'elle te laissera entrer dans ta redingote,
sans ajouter un grain de beauté une mouche, un pompon,
un rien sur le revers, dans le dos, au bout des manches! Tu
ne connais pas ta mère, Jacques!
Et ne la vois-tu pas qui joue, à la fois orgueilleuse et
modeste, avec des noyaux verts!
La mère de Jacques lui fait même kiki dans le cou.
Il ne rit pas.—Ces noyaux lui font peur!…
Ces noyaux sont des boutons, vert vif, vert gai, en forme
d'olives, qu'on va,—voyez si madame Vingtras épargne
rien!— qu'on va coudre tout le long, à la polonaise! À la
polonaise, Jacques!
Ah! quand, plus tard, il fut dur pour les Polonais, quoi
d'étonnant! Le nom de cette nation, voyez-vous, resta chez
lui cousu à un souvenir terrible… la redingote de la
distribution des prix, la redingote à noyaux, aux boutons
ovales comme des olives et verts comme des cornichons.
Joignez à cela qu'on m'avait affublé d'un chapeau haut de
forme que j'avais brossé à rebrousse-poil et qui se
dressait comme une menace sur ma tête.
Des gens croyaient que c'étaient mes cheveux et se
demandaient quelle fureur les avait fait se hérisser ainsi. «Il
a vu le diable», murmuraient les béates en se signant…
J'avais un pantalon blanc. Ma mère s'était saignée aux
quatre veines.
Un pantalon blanc à sous-pieds!
Des sous-pieds qui avaient l'air d'instruments pour un pied-
bot et qui tendaient la culotte à la faire craquer.
Il avait plu, et, comme on était venu vite, j'avais des plaques
de boue dans les mollets, et mon pantalon blanc, trempé
par endroits, collé sur mes cuisses.
«MON FILS», dit ma mère d'une voix triomphante en
arrivant à la porte d'entrée et en me poussant devant elle.
Celui qui recevait les cartes faillit tomber de son haut et me
chercha sous mon chapeau, interrogea ma redingote, leva
les mains au ciel.
J'entrai dans la salle.
J'avais ôté mon chapeau en le prenant par les poils; j'étais
reconnaissable, c'était bien moi, il n'y avait pas à s'y
tromper, et je ne pus jamais dans la suite invoquer un alibi.
Mais, en voulant monter par-dessus un banc pour arriver du
côté de ma classe, voilà un des sous-pieds qui craque, et
la jambe du pantalon qui remonte comme un élastique!
Mon tibia se voit,— j'ai l'air d'être en caleçon cette fois;—
les dames, que mon cynisme outrage, se cachent derrière
leur éventail…
Du haut de l'estrade, on a remarqué un tumulte dans le fond
de la salle.
Les autorités se parlent à l'oreille, le général se lève et
regarde: on se demande le secret de ce tapage.
«Jacques, baisse ta culotte», dit ma mère à ce moment,
d'une voix qui me fusille et part comme une décharge dans
le silence.
Tous les regards s'abaissent sur moi.
Il faut cependant que ce scandale cesse. Un officier plus
énergique que les autres donne un ordre:
«Enlevez l'enfant aux cornichons!»
L'ordre s'exécute discrètement; on me tire de dessous la
banquette où je m'étais tapi désespéré, et la femme du
censeur, qui se trouve là, m'emmène, avec ma mère, hors
de la salle, jusqu'à la lingerie, où on me déshabille.
Ma mère me contemple avec plus de pitié que de colère.
«Tu n'es pas fait pour porter la toilette, mon pauvre
garçon!»
Elle en parle comme d'une infirmité et elle a l'air d'un
médecin qui abandonne un malade.
Je me laisse faire. On me loge dans la défroque d'un petit,
et ce petit est encore trop grand, car je danse dans ses
habits. Quand je rentre dans la salle, on commence à
croire à une mystification.
Tout à l'heure j'avais l'air d'un léopard, j'ai l'air d'un vieillard
maintenant. Il y a quelque chose là-dessous.
Le bruit se répand, dans certaines parties de la salle, que
je suis le fils de l'escamoteur qui vient d'arriver dans la ville
et qui veut se faire remarquer par un tour nouveau. Cette
version gagne du terrain; heureusement on me connaît, on
connaît ma mère; il faut bien se rendre à l'évidence, ces
bruits tombent d'eux-mêmes, et l'on finit par m'oublier.
J'écoute les discours en silence et en me fourrant les
doigts dans le nez, avec peine, car mes manches sont trop
longues.
À cause de l'orage la distribution a lieu dans un dortoir,—
un dortoir dont on a enlevé les lits en les entassant avec
leurs accessoires dans une salle voisine. On voyait dans
cette salle par une porte vitrée, qui aurait dû avoir un
rideau, mais n'en avait pas; on distinguait des vases en
piles, des vases qui pendant l'année servaient, mais qu'on
retirait de dessous les lits pendant les vacances. On en
avait fait une pyramide blanche.
C'était le coin le plus gai; un malin petit rayon de soleil avait
choisi le ventre d'un de ces vases pour y faire des siennes,
s'y mirer, coqueter, danser, le mutin, et il s'en donnait à
coeur joie!
Adossée à cette salle était l'estrade, avec le personnel de
la baraque, je veux dire du collège:—Monseigneur au
centre, le préfet à gauche, le général à droite, galonnés,
teintés de violet, panachés de blanc, cuirassés d'or comme
les écuyers du cirque Bouthors. Il n'y avait pas de
chameau, malheureusement.
Je crus voir un éléphant; c'était un haut fonctionnaire qui
avait la tête, la poitrine, le ventre et les pieds couleur
d'éléphant, mais qui était douanier de son état ou capitaine
de gendarmerie, j'ai oublié. Il était gros comme une
barrique et essoufflé comme un phoque: il avait beaucoup
du phoque.
C'est lui qui me couronna pour le prix d'Histoire sainte. Il
me dit: «C'est bien, mon enfant!» Je croyais qu'il allait dire
«Papa» et replonger dans son baquet.

6 Vacances
Je m'amuse un peu pendant les vacances chez Soubeyrou,
puis à
Farreyrolles.

M. Soubeyrou est un maraîcher des environs.


Trois fois par semaine, mon père donne quelques leçons
au fils de ce jardinier, et comme l'enfant est maladif, sort
peu, on a demandé que je vinsse lui tenir compagnie de
temps en temps.
Je prends le plus long pour arriver.

Je suis donc libre!

Ce n'est pas pour faire une commission, avec l'ordre de


revenir tout de suite et de ne rien casser; ce n'est pas
accompagné, surveillé, pressé, que je descends la rue en
me laissant glisser sur la rampe de fer.
Non. J'ai mon temps, une après-midi, toute une après midi!
«Cela t'amuse d'aller chez M. Soubeyrou? demande ma
mère.
—Oui, m'man.»
Mais un oui lent, un oui avec une moue.
Tiens! si je disais trop vite que ça m'amuse, elle serait
capable de m'empêcher d'y aller.
Si une chose me chagrine bien, me répugne, peut me faire
pleurer, ma mère me l'impose sur-le-champ.
«Il ne faut pas que les enfants aient de volonté; ils doivent
s'habituer à tout.—Ah! les enfants gâtés! Les parents sont
bien coupables qui les laissent faire tous leurs caprices…»
Je dis: «Oui, m'man», de façon qu'elle croie que c'est non,
et je me laisse habiller et sermonner en rechignant.

Je descends dans la ville.


Je ne m'arrête pas au Martouret, parce que ma mère peut
me voir des fenêtres de notre appartement, perché là-haut
au dernier étage d'une maison, qui est la plus haute de la
ville.
Je fais le sage et le pressé en passant sur le marché;
mais, dans la rue Porte-Aiguière, je m'abrite derrière le
premier gros homme qui passe, et j'entre dans la cour de
l'auberge du Cheval-Blanc.
De cette cour, je vois la rue en biais, et je puis dévorer des
yeux la devanture du bourrelier, où il y a des tas de
houppes et de grelots, des pompons bleus, de grands
fouets couleur de cigare et des harnais qui brillent comme
de l'or.
Je reste caché le temps qu'il faut pour voir si ma mère est
à la fenêtre et me surveille encore; puis, quand je me sens
libre, je sors de la cour du Cheval-Blanc et je me mets à
regarder les boutiques à loisir.

Il y a un chaudronnier en train de taper sur du beau cuivre


rouge, que le marteau marque comme une croupe de
jument pommelée et qui fait «dzine, dzine», sur le carreau;
chaque coup me fait froncer la peau et cligner des yeux.
Puis c'est la boutique d'Arnaud, le cordonnier, avec sa
botte verte pour enseigne, une grande botte cambrée, qui
a un éperon et un gland d'or; à la vitrine s'étalent des
bottines de satin bleu, de soie rose, couleur de prune, avec
des noeuds comme des bouquets, et qui ont l'air vivantes.
À côté, les pantoufles qui ressemblent à des souliers de
Noël.
Mais le fils du jardinier attend.
Je m'arrache à ces parfums de cirage et à ces
flamboiements de vernis.

Je prends le Breuil…
Il y a un décrotteur qui est populaire et qu'on appelle
Moustache.
Mon rêve est de me faire décrotter un jour par Moustache,
de venir là comme un homme, de lui donner mon pied,—
sans trembler, si je puis,—et de paraître habitué à ce luxe,
de tirer négligemment mon argent de ma poche en disant,
comme font les messieurs qui lui jettent leurs deux sous:
Pour la goutte, Moustache!
Je n'y arriverai jamais; je m'exerce pourtant!
Pour la goutte, Moustache!
J'ai essayé toutes les inflexions de voix; je me suis écouté,
j'ai prêté l'oreille, travaillé devant la glace, fait le geste:
Pour la goutte…
Non, je ne puis!
Mais, chaque fois que je passe devant Moustache, je
m'arrête à le regarder; je m'habitue au feu, je tourne et
retourne autour de sa boîte à décrotter; il m'a même crié
une fois:
Cirer vos bottes, m'ssieu?
J'ai failli m'évanouir.
Je n'avais pas deux sous,—je n'ai pu les réunir que plus
tard dans une autre ville,—et je dus secouer la tête,
répondre par un signe, avec un sourire pâle comme celui
d'une femme qui voudrait dire: «Il m'est défendu d'aimer!»

Au fond du Breuil est la tannerie avec ses pains de tourbe,


ses peaux qui sèchent, son odeur aigre.
Je l'adore, cette odeur montante, moutardeuse, verte—si
l'on peut dire verte,—comme les cuirs qui faisandent dans
l'humidité ou qui font sécher leur sueur au soleil.
Du plus loin que j'arrivais dans la ville du Puy, quand j'y
revins plus tard, je devinais et je sentais la tannerie du
Breuil.
—Chaque fois qu'une de ces fabriques s'est trouvée sur
mon chemin, à deux lieues à la ronde, je l'ai flairée, et j'ai
tourné de ce côté mon nez reconnaissant…

Je ne me souviens plus du chemin, je ne sais par où je


passais, comment finissait la ville.
Je me rappelle seulement que je me trouvais le long d'un
fossé qui sentait mauvais, et que je marchais à travers un
tas d'herbes et de plantes qui ne sentaient pas bon.
J'arrivais dans le pays des jardiniers. Que c'est vilain, le
pays des maraîchers!
Autant j'aimais les prairies vertes, l'eau vive, la verdure des
haies; autant j'avais le dégoût de cette campagne à arbres
courts, à plantes pâles, qui poussent, comme de la barbe
de vieux, dans un terrain de sable ou de boue, sur le bord
des villes.
Quelques feuilles jaunâtres, desséchées, galeuses,
pendaient avec des teintes d'oreilles de poitrinaires.
On avait déshonoré toutes les places, et l'on dérangeait à
chaque instant un tourbillon d'insectes qui se régalaient
d'un chien crevé.

Pas d'ombre!
Des melons qui ont l'air de boulets chauffés à blanc; des
choux rouges, violets,—on dirait des apoplexies, une odeur
de poireau et d'oignons!

J'arrive chez M. Soubeyrou.


Je reste, avec le petit malade, dans la serre.
Il est tout pâle, avec un grand sourire et de longues dents,
le blanc des yeux taché de jaune; il me montre un tas de
livres qu'on lui a achetés pour qu'il ne s'ennuie pas trop.
Un Ésope avec des gravures coloriées.
Je me rappelle encore une de ces gravures qui
représentait Borée, le Soleil et un voyageur.
Le voyageur avait de la sueur chocolat qui lui coulait sur le
front et un énorme manteau lie-de-vin.

«Veux-tu t'amuser, m'aider à arroser les choux?» me dit le


père Soubeyrou, qui tient un arrosoir de chaque main et qui
marche le pantalon retroussé, les jambes et les pieds nus,
depuis le matin.
Son mollet ressemble, velu et cuit par la chaleur, à une
patte de cochon grillé; il a sa chemise trempée et des
gouttes d'eau roulent sur le poil de son poitrail.
Non, je ne veux pas m'amuser, aider à arroser les choux!
Si ça l'amuse lui, tant mieux!
Je ne veux pas priver M. Soubeyrou d'un plaisir, et je lui
réponds par un mensonge.
«Je suis tombé hier, et je me suis fait mal aux reins.»
J'aime les choux, mais cuits.
Je ne fuis pas le baquet maternel, la vaisselle de mes
pères, pour venir tirer de l'eau chez des étrangers.
Je tire assez d'eau comme cela dans la semaine, et je
sens assez l'oignon.
Non, M. Soubeyrou, je ne vous suivrai pas à ce puits là-
bas: je ne tournerai pas la manivelle, je ne ferai pas venir le
seau, je ne me livrerai pas au travail honnête des jardins.
Je suis corrompu, malsain, que voulez-vous!
Mais je ne veux pas tirer d'eau!

DEVANT LES MESSAGERIES

En revenant, je fais le grand tour et je passe devant le Café


des
Messageries.
L'enseigne est en lettres qui forment chacune une figure,
une bonne femme, un paysan, un soldat, un prêtre, un
singe.
C'est peint avec une couleur jus de tabac, sur un fond gris,
et c'est une histoire qui se suit depuis le C de Café jusqu'à
l'S de Messageries.
Je n'ai jamais eu le temps de comprendre.
Il fallait rentrer.
Puis, tandis que je regardais l'enseigne, que ma curiosité
saisissait le cotillon de la bonne femme, le grand faux-col
du paysan, la giberne du soldat, le rabat du curé, la queue
du singe, autour de moi on attelait les chevaux, on lavait les
voitures; les palefreniers, le postillon et le conducteur
faisaient leur métier, donnaient de la brosse, du fouet ou de
la trompe.
Les voyageurs venaient prendre leurs places, retenir un
coin.
J'étais là quelquefois à l'arrivée: la diligence traversait le
Breuil avec un bruit d'enfer, en soulevant des flots de
poussière ou en envoyant des étoiles de boue.
Elle était assaillie par un troupeau de portefaix qui se
disputaient les bagages, et vomissait de ses flancs jaunes
des gens engourdis qui s'étiraient les jambes sur le pavé.
Ils tombaient dans les bras d'un parent, d'un ami, on se
serrait la main, on s'embrassait; c'étaient des adieux, des
au revoir, à n'en plus finir.
On avait fait connaissance en route; les messieurs
saluaient avec regret des dames, qui répondaient avec
réserve:
«Où aurai-je le plaisir de vous retrouver?
—Nous nous rencontrerons peut-être. Ah! voici maman.
—Voici mon mari.
—Je vois mon frère qui arrive avec sa femme.»
Il y avait des Anglais qui ne disaient rien et des commis-
voyageurs qui parlaient beaucoup. Tout le monde remuait,
courait, s'échappait comme les insectes quand je
soulevais une pierre au bord d'un champ.

J'en ai vu pourtant qui restaient là, à la même place,


fouillant le boulevard et le Breuil du regard, attendant
quelqu'un qui ne venait pas.
Il y en avait qui juraient, d'autres qui pleuraient.

Je me rappelle une jeune femme qui avait une tête fine,


longue et pâle.
Elle attendit longtemps…
Quand je partis, elle attendait encore. Ce n'était pas son
mari, car sur la petite malle qu'elle avait à ses pieds, il y
avait écrit: «Mademoiselle.»
Je la rencontrai quelques jours plus tard devant la poste;
les fleurs de son chapeau étaient fanées, sa robe de
mérinos noir avait des reflets roux, ses gants étaient
blanchis au bout des doigts. Elle demandait s'il n'était pas
venu de lettre à telle adresse: poste restante.
«Je vous ai dit que non.
—Il n'y a plus de courrier aujourd'hui?
—Non.»
Elle salua, quoiqu'on fût grossier, poussa un soupir et
s'éloigna pour aller s'asseoir sur un banc du Fer-à-cheval,
où elle resta jusqu'à ce que des officiers qui passaient
l'obligèrent, par leurs regards et leurs sourires, à se lever et
à partir.
Quelques jours après, on dit chez nous qu'il y avait sur le
bord de l'eau le cadavre d'une femme qui s'était noyée.
J'allai voir. Je reconnus la jeune fille à la tête pâle…

Je vais chez mes tantes à Farreyrolles.


J'arrive souvent au moment où l'on se met à table.
Une grosse table, avec deux tiroirs de chaque bout et deux
grands bancs de chaque côté.
Dans ces tiroirs il traîne des couteaux, de vieux oignons, du
pain. Il y a des taches bleues au bord des croûtes, comme
du vert-de-gris sur de vieux sous.
Sur les deux bancs s'abattent la famille et les domestiques.
On mange entre deux prières.
C'est l'oncle Jean qui dit le bénédicité.
Tout le monde se tient debout, tête nue, et se rassoit en
disant: «Amen!»
_Amen! _est le mot que j'ai entendu le plus souvent quand
j'étais petit.
_Amen! _et le bruit des cuillers de bois commence; un bruit
mou, tout bête.
Viennent les grandes taillades de pain, comme des coups
de faucille. Les couteaux ont des manches de corne, avec
de petits clous à cercle jaune, on dirait les yeux d'or des
grenouilles.
Ils mangent en bavant, ouvrent la bouche en long; ils se
mouchent avec leurs doigts, et s'essuient le nez sur leurs
manches.
Ils se donnent des coups de coude dans les côtes, en
manière de chatouillade.
Ils rient comme de gros bébés; quand ils éclatent, ils
renâclent comme des ânes ou beuglent comme des
boeufs.

C'est fini,—ils remettent le couteau à oeil de grenouille


dans la grande poche qui va jusqu'aux genoux, se passent
le dos de la main sur la bouche, se balayent les lèvres, et
retirent leurs grosses jambes de dessous la table.
Ils vont flâner dans la cour, s'il fait soleil, bavarder sous le
porche de l'écurie, s'il pleut; soulevant à peine leurs sabots
qui ont l'air de souches, où se sont enfoncés leurs pieds.
Je les aime tant avec leur grand chapeau à larges ailes et
leur long tablier de cuir! Ils ont de la terre aux mains, dans
la barbe, et jusque dans le poil de leur poitrail; ils ont la
peau comme de l'écorce, et des veines comme des
racines d'arbres.
Quelquefois, quand leur tablier de cuir est à bas, le vent
entrouvre leur chemise toute grande, et en dessous du
triangle de hâle qui fait pointe au creux de l'estomac, on
voit de la chair blanche, tendre comme un dos de brebis
tondue ou de cochon jeune.
Je les approche et je les touche comme on tâte une bête;
ils me regardent comme un animal de luxe,—moi de la
ville!— quelques-uns me comparent à un écureuil, mais
presque tous à un singe.
Je n'en suis pas plus fier, et je les accompagne dans les
champs, en leur empruntant l'aiguillon pour piquer les
boeufs.
J'entre jusqu'au genou dans les sillons, à la saison du
labourage; je me roule dans l'herbe au moment où l'on fait
les foins, je piaule comme les cailles qui s'envolent, je fais
des culbutes comme les petits qui tombent des nids quand
la charrue passe.
Oh! quels bons moments j'ai eus dans une prairie, sur le
bord d'un ruisseau bordé de fleurs jaunes dont la queue
tremblait dans l'eau, avec des cailloux blancs dans le fond,
et qui emportait les bouquets de feuilles et les branches de
sureau doré que je jetais dans le courant!…
Ma mère n'aime pas que je reste ainsi, muet, la bouche
béante, à regarder couler l'eau.
Elle a raison, je perds mon temps.
«Au lieu d'apporter ta grammaire latine pour apprendre tes
leçons!»
Puis, faisant l'émue, affichant la sollicitude:
«Si c'est permis, tout taché de vert, des talons pleins de
boue…
On t'en achètera des souliers neufs pour les arranger
comme cela!
Allons, repars à la maison, et tu ne sortiras pas ce soir!»
Je sais bien que les souliers s'abîment dans les champs et
qu'il faut mettre des sabots, mais ma mère ne veut pas! ma
mère me fait donner de l'éducation, elle ne veut pas que je
sois un campagnard comme elle!
Ma mère veut que son Jacques soit un Monsieur.
Lui a-t-elle fait des redingotes avec olives, acheté un tuyau
de poêle, mis des sous-pieds, pour qu'il retombe dans le
fumier, retourne à l'écurie mettre des sabots!
Ah oui! je préférerais des sabots! j'aime encore mieux
l'odeur de Florimond le laboureur que celle de M. Sother, le
professeur de huitième; j'aime mieux faire des paquets de
foin que lire ma grammaire, et rôder dans l'étable que
traîner dans l'étude.
Je ne me plais qu'à nouer des gerbes, à soulever des
pierres, à lier des fagots, à porter du bois!
Je suis peut-être né pour être domestique!
C'est affreux! oui, je suis né pour être domestique! je le
vois! je le sens!!!
Mon Dieu! Faites que ma mère n'en sache rien!
J'accepterais d'être Pierrouni le petit vacher, et d'aller, une
branche à la main, une pomme verte aux dents, conduire
les bêtes dans le pâturage, près des mûres, pas loin du
verger.
Il y a des églantiers rouges dans les buissons, et là-haut un
point barbu, qui est un nid; il y a des bêtes du bon Dieu,
comme de petits haricots qui volent, et dans les fleurs, des
mouches vertes qui ont l'air saoules.
On laisse Pierrouni se dépoitrailler, quand il a chaud, et se
dépeigner quand il en a envie.
On n'est pas toujours à lui dire:
«Laisse tes mains tranquilles, qu'est-ce que tu as donc fait
à ta cravate?—Tiens-toi droit.—Est-ce que tu es bossu?—
Il est bossu!—Boutonne ton gilet.—Retrousse ton pantalon,
— Qu'est-ce que tu as fait de l'olive? L'olive là, à gauche, la
plus verte!—Ah! cet enfant me fera mourir de chagrin!»

Mais les grands domestiques aussi sont plus heureux que


mon père!
Ils n'ont pas besoin de porter des gilets boutonnés jusqu'en
haut pour couvrir une chemise de trois jours! Ils n'ont pas
peur de mon oncle Jean comme mon père a peur du
proviseur; ils ne se cachent pas pour rire et boire un verre
de vin, quand ils ont des sous; ils chantent de bon coeur, à
pleine voix, dans les champs, quand ils travaillent; le
dimanche, ils font tapage à l'auberge.
Ils ont, au derrière de leur culotte, une pièce qui a l'air d'un
emplâtre: verte, jaune; mais c'est la couleur de la terre, la
couleur des feuilles, des branches et des choux.
Mon père, qui n'est pas domestique, ménage, avec des
frissonnements qui font mal, un pantalon de casimir noir,
qui a avalé déjà dix écheveaux de fil, tué vingt aiguilles,
mais qui reste grêlé, fragile et mou!
À peine il peut se baisser, à peine pourra-t-il saluer
demain…
S'il ne salue pas, celui-ci…, celui-là… (il y a à donner des
coups de chapeau à tout le monde, au proviseur, au
censeur, etc.), s'il ne salue pas en faisant des grâces, dont
le derrière du pantalon ne veut pas, mais alors on l'appelle
chez le proviseur!
Et il faudra s'expliquer!—pas comme un domestique—non!
— comme un professeur. Il faudra qu'il demande pardon.
On en parle, on en rit, les élèves se moquent, les collègues
aussi. On lui paye ses gages (ma mère nomme ça «les
appointements») et on l'envoie en disgrâce quelque part
faire mieux raccommoder ses culottes, avec sa femme qui
a toujours l'horreur des paysans; avec son fils… qui les
aime encore…

Je me suis battu une fois avec le petit Viltare, le fils du


professeur de septième.
Ç'a été toute une affaire!…
On a fait comparaître mon père, ma mère; la femme du
proviseur s'en est mêlée; il a fallu apaiser madame Viltare
qui criait:
«Si maintenant les fils de pion assassinent les fils de
professeur!»
Le petit Viltare m'avait jeté de l'encre sur mon pantalon et
mis du bitume dans le cou: je ne l'ai pas assassiné, mais je
lui ai donné un coup de poing et un croc-en-jambe…, il est
tombé et s'est fait une bosse.
On a amené cette bosse chez le proviseur (qui s'en moque
comme de Colin Tampon, qui se fiche de monsieur Viltare
comme de monsieur Vingtras), mais qui doit «surveiller la
discipline et faire respecter la hiérarchie»; je les entends
toujours dire ça. Il m'a fait venir, et j'ai dû demander pardon
à M. Viltare, à Mme Viltare, puis embrasser le petit Viltare,
et enfin rentrer à la maison pour me faire fouetter.
Ma mère m'avait dit d'être là au quart avant cinq heures.

Ce n'est pas comme ça à Farreyrolles.


Je me suis battu avec le petit porcher, l'autre jour, nous
nous sommes roulés dans les champs, arraché les
cheveux, cognés, et recognés, il m'a poché un oeil, je lui ai
engourdi une oreille, nous nous sommes relevés, pour nous
retomber encore dessus!
Et après?
Après?—nous avons rentré nos tignasses, lui, sous son
chapeau, moi sous ma casquette, et on nous a fait nous
taper dans la main. —On en a ri tout le soir devant le
chaudron entre le Bénédicité et les Grâces, et au lieu de
me cacher de mon oncle, je lui ai montré que j'avais du
sang à mon mouchoir.
C'est le jour du Reinage.
On appelle ainsi la fête du village; on choisit un roi, une
reine.
Ils arrivent couverts de rubans. Des rubans au chapeau du
roi, des rubans au chapeau de la reine.
Ils sont à cheval tous deux, et suivis des beaux gars du
pays, des fils de fermiers, qui ont rempli leurs bourses ce
jour-là, pour faire des cadeaux aux filles.
On tire des coups de fusil, on crie hourrah! on caracole
devant la mairie, qui a l'air d'avoir un drapeau vert: c'est
une branche d'un grand arbre.
Les gendarmes sont en grand uniforme, le fusil en
bandoulière, et mon oncle dit qu'ils ont leurs gibernes
pleines; ils sont pâles, et pas un ne sait si, le soir, il n'aura
pas la tête fendue ou les côtes brisées.
Il y en a un qui est la bête noire du pays et qui sûrement ne
reviendrait pas vivant s'il passait seul dans un chemin où
serait le fils du braconnier Souliot ou celui de la mère
Maichet, qu'on a condamnée à la prison parce qu'elle a
mordu et déchiré ceux qui venaient l'arrêter pour avoir
ramassé du bois mort.
En revenant de l'église, on se met à table.
Le plus pauvre a son litre de vin et sa terrine de riz sucré,
même
Jean le Maigre qui demeure dans cette vilaine hutte là bas.
On a du lard et du pain blanc,—du pain blanc!…
On remplit jusqu'au bord les verres; quand les verres
manquent, on prend des écuelles et on boit du vivarais
comme du lait,—un vivarais qu'on va traire tout mousseux à
une barrique qui est près des vaches…
Les veines se gonflent, les boutons sautent!
On est tous mêlés; maîtres et valets, la fermière et les
domestiques, le premier garçon de ferme et le petit
gardeur de porcs, l'oncle Jean, Florimond le laboureur,
Pierrouni le vacher, Jeanneton la trayeuse, et toutes les
cousines qui ont mis leur plus large coiffe et d'énormes
ceintures vertes.
Après le repas, la danse sur la pelouse ou dans la grange.
Gare aux filles!
Les garçons les poursuivent et les bousculent sur le foin, ou
viennent s'asseoir de force près d'elles sur le chêne mort
qui est devant la ferme et qui sert de banc.
Elles relèvent toujours leur coude assez à temps pour qu'on
les embrasse à pleines joues.
Je danse la bourrée aussi, et j'embrasse tant que je peux.

Un bruit de chevaux!—Les gendarmes passent au galop…


C'est à la maison Destougnal dans le fond du village; ceux
de
Sansac sont venus, et il y a eu bataille.
On se tue dans le cabaret.
—Anyn! les gars! —ceux de Farreyrolles en avant!
On franchit les fossés, en se baissant dans la course pour
ramasser des pierres; en cassant, dans les buissons qu'on
saute, une branche à noeuds; j'en vois même un qui a un
vieux fusil! ils ne crient pas, ils vont essoufflés et pâles…
Voilà le cabaret!
On entend des bouteilles qui se brisent, des cris de
douleur: «À moi, à moi!» comme un sanglot.
C'est Bugnon_ le Velu_ qui crie!
Ils se sont jetés sur ce cabaret comme des mouches sur un
tas d'ordures; comme j'ai vu un taureau se jeter sur un
tablier rouge, un soir, dans le pré.
Du rouge! il y en a plein les vitres du cabaret et plein les
bouches des paysans…
Est-ce du vin du Vivarais ou du sang de Farreyrolles qui
coule?
J'ai la tête en feu, car j'ai du sang de Farreyrolles aussi
dans mes veines d'enfant!
Je veux y être comme les autres, et taper dans le tas!
Je me sens pris par un pan de ma veste, arrêté
brusquement, et je tombe, en me retournant, dans les bras
de ma tante, qui n'a pas empêché ses fils d'aller au
cabaret de Destougnal, mais qui ne veut pas que son petit
neveu soit dans cette tuerie.
Ça ne fait rien. Si je peux de derrière un arbre lancer une
pierre aux gendarmes, je n'y manquerai pas. Comme
j'aimerais cette vie de labour, de reinage et de bataille!

7 Les joies du foyer


1er janvier.
Les collègues de mon père, quelques parents d'élèves,
viennent faire visite, on m'apporte des bouts d'étrennes.
«Remercie donc, Jacques! Tu es là comme un imbécile.»
Quand la visite est finie, j'ai plaisir à prendre le jouet ou la
friandise, la boîte à diable ou le sac à pralines;—je bats du
tambour et je sonne de la trompette, je joue d'une musique
qu'on se met entre les dents et qui les fait grincer, c'est à
en devenir fou!
Mais ma mère ne veut pas que je devienne fou! elle me
prend la trompette et le tambour. Je me rejette sur les
bonbons et je les lèche. Mais ma mère ne veut pas que
j'aie des manières de courtisan: «On commence par lécher
le ventre des bonbons, on finit par lécher…» Elle s'arrête,
et se tourne vers mon père pour voir s'il pense comme elle,
et s'il sait de quoi elle veut parler;— en effet, il se penche et
montre qu'il comprend.
Je n'ai plus rien à faire siffler, tambouriner, grincer, et l'on
m'a permis seulement de traîner un petit bout de langue sur
les bonbons fins: et l'on m'a dit de la faire pointue encore! Il
y avait Eugénie et Louise Rayau qui étaient là, et qui riaient
en rougissant un peu. Pourquoi donc?
Plus de gros vernis bleu qui colle aux doigts et les
embaume, plus le goût du bois blanc des trompettes!…
On m'arrache tout et l'on enferme les étrennes sous clef.
«Rien qu'aujourd'hui, maman, laisse-moi jouer avec, j'irai
dans la cour, tu ne m'entendras pas! rien qu'aujourd'hui,
jusqu'à ce soir, et demain je serai bien sage!
—J'espère que tu seras bien sage demain; si tu n'es pas
sage, je te fouetterai. Donnez donc de jolies choses à ce
saligaud, pour qu'il les abîme.»
Ces points vifs, ces taches de couleur joyeuse, ces bruits
de jouet, ces trompettes d'un sou, ces bonbons à corset de
dentelle, ces pralines comme des nez d'ivrognes, ces tons
crus et ces goûts fins, ce soldat qui coule, ce sucre qui
fond, ces gloutonneries de l'oeil, ces gourmandises de la
langue, ces odeurs de colle, ces parfums de vanille, ce
libertinage du nez et cette audace du tympan, ce brin de
folie, ce petit coup de fièvre, ah! comme c'est bon, une fois
l'an!—Quel malheur que ma mère ne soit pas sourde!
Ce qui me fait mal, c'est que tous les autres sont si
contents! Par le coin de la fenêtre, je vois dans la maison
voisine, chez les gens d'en face, des tambours crevés, des
chevaux qui n'ont qu'une jambe, des polichinelles cassés!
Puis ils sucent, tous, leurs doigts; on les a laissés casser
leurs jouets et ils ont dévoré leurs bonbons.
Et quel boucan ils font!

Je me suis mis à pleurer.


C'est qu'il m'est égal de regarder des jouets, si je n'ai pas
le droit de les prendre et d'en faire ce que je veux; de les
découdre et de les casser, de souffler dedans et de
marcher dessus, si ça m'amuse…
Je ne les aime que s'ils sont à moi, et je ne les aime pas
s'ils sont à ma mère. C'est parce qu'ils font du bruit et qu'ils
agacent les oreilles qu'ils me plaisent; si on les pose sur la
table comme des têtes de mort, je n'en veux pas. Les
bonbons, je m'en moque, si on m'en donne un par an
comme une exemption, quand j'aurai été sage. Je les aime
quand j'en ai trop.
«Tu as un coup de marteau, mon garçon!» m'a dit ma mère
un jour que je lui contais cela, et elle m'a cependant donné
une praline.
«Tiens, mange-la avec du pain.»
On nous parle en classe des philosophes qui font tenir une
leçon dans un mot. Ma mère a de ces bonheurs-là, et elle
sait me rappeler par une fantaisie, un rien, ce qui doit être
la loi d'une vie bien conduite et d'un esprit bien réglé.
«Mange-la avec du pain!»
Cela veut dire: Jeune fou, tu allais la croquer bêtement,
cette praline. Oublies-tu donc que tu es pauvre! À quoi cela
t'aurait-il profité! Dis-moi! Au lieu de cela, tu en fais un plat
utile, une portion, tu la manges avec du pain.
J'aime mieux le pain tout seul.
LA SAINT-ANTOINE

C'est samedi prochain la fête de mon père.


Ma mère me l'a dit soixante fois depuis quinze jours.
«C'est la fête—de—ton—père.»
Elle me le répète d'un ton un peu irrité; je n'ai pas l'air
assez remué, paraît-il.
«Ton père s'appelle Antoine.»
Je le sais, et je n'éprouve pas de frisson; il n'y a pas là le
mystérieux et l'empoignant d'une révélation. Il s'appelle
Antoine, voilà tout.
Je suis sans doute un mauvais fils.
Si j'avais du coeur, si j'aimais bien mon père, ce qu'elle dit
me ferait plus d'effet. Je me tords la cervelle, je me frappe
la poitrine, je me tâte et me gratte; mais je ne me sens pas
changé du tout, je me reconnais dans la glace, je suis aussi
laid et aussi malpropre. C'est pourtant sa fête, samedi.

«As-tu appris ton compliment?»


Je me trouve un peu grand pour apprendre un compliment,
—je ne sais pas comment j'oserai entrer dans la chambre,
ce qu'il faudra dire, s'il faudra rire, s'il faudra pleurer, si je
devrai me jeter sur la barbe de mon père et la frotter en y
enfonçant mon nez— bien rapproprié, par exemple!—s'il
sera filial que j'appuie, que j'y reste un moment, ou s'il
vaudra mieux le débarrasser tout de suite, et m'en aller à
reculons, avec des signes d'émotion, en murmurant: «Quel
beau jour!» À ce moment-là, je commencerai:

«Oui, cher papa…»


J'en tremble d'avance. J'ai peur d'avoir l'air si bête…—
Non, j'ai peur qu'on devine que j'aimerais que ce ne fût
point sa fête…
La fête de mon père!

Mes inquiétudes redoublent, quand ma mère m'annonce


que je devrai offrir un pot de fleurs.
Comme ce sera difficile!
Mais ma mère sait comment on exprime l'émotion et la joie
d'avoir à féliciter son père de ce qu'il s'appelle Antoine.
Nous faisons des répétitions.
D'abord, je gâche trois feuilles de papier à compliments:
j'ai beau tirer la langue, et la remuer, et la crisper en faisant
mes majuscules, j'éborgne les o, j'emplis d'encre la queue
d e s g, et je fais chaque fois un pâté sur le mot
«allégresse». J'en suis pour une série de taloches. Ah! elle
me coûte gros, la fête de mon père!
Enfin, je parviens à faire tenir, entre les filets d'or teintés de
violet et portés par des colombes, quelques phrases qui
ont l'air d'ivrognes, tant les mots diffèrent d'attitudes, grâce
aux haltes que j'ai faites à chaque syllabe pour les fioner!
Ma mère se résigne et décide qu'on ne peut pas se ruiner
en mains de papier; je signe—encore un pâté—encore une
claque.— C'est fini!
Reste à régler la cérémonie.
«Le papier comme ceci, le pot de fleurs comme cela, tu
t'avances…»
Je m'avance et je casse deux vases qui figurent le pot de
fleurs; —c'est quatre gifles, deux par vase.

Il est temps que le beau jour arrive: la nuit, je rêve que je


marche pieds nus sur des tessons et qu'on m'empale avec
des rouleaux de papier à compliment, ce qui me fait mal!
L'achat du pot provoque un grand désordre sur la place du
marché. Ma mère prend les pots et les flaire comme du
gibier; elle en remue bien une centaine avant de se
décider, et voilà que les jardiniers commencent à se
fâcher!—elle a dérangé les étalages, troublé les
classifications, brouillé les familles; un botaniste s'y
perdrait!
On l'insulte, on a des mots grossiers pour elle—et même
pour son fils—qu'on ne craint pas d'appeler «aztèque» et
avorton. Il est temps de fuir.
Au bout de la place, ma mère s'arrête et me dit:
«Jacques, va-t'en demander au gros—celui qui est au
bout, tu sais,—s'il veut te donner le géranium pour onze
sous.»
Il faut que je retourne dans cette bagarre, vers ce gros-là;
c'est justement celui qui m'a appelé «avorton».
J'en ai la chair de poule. J'y vais tout de même; j'ai l'air de
chercher une épingle par terre; je marche les yeux baissés,
les cuisses serrées, comme un ressort rouillé qui se
déroule mal, et j'offre mes onze sous.
Il a pitié, ce gros, et il me donne le géranium sans trop se
moquer de moi. Les autres ne sont pas trop cruels non
plus, et je puis rejoindre ma mère avec cette fleur,
emblème de notre allégresse:

Accepte cette fleur… Qui poussa dans mon coeur.


Vendredi soir.
Vendredi soir, répétition générale, dans le mystère et
l'ombre.
Mon père—Antoine—est censé ne plus savoir ce qui se
passe. Il sait tout; il a même hier soir renversé le géranium
mal caché, et je l'ai vu qui le relevait à la sourdine et le
refrisait d'un geste furtif.
Il a failli marcher sur le compliment raide, gommé, et qui en
gardera la cassure. Je l'avais pourtant caché dans la table
de nuit. Il sait tout, mais il feint, naïf comme un enfant et bon
comme un patriarche, de tout ignorer. Il faut que ce soit une
surprise.
Le matin du jour solennel, j'arrive: il est dans son lit.
«Comment! c'est ma fête?»
Avec un sourire, tournant un oeil d'époux vers ma mère:
«Déjà si vieux! Allons, que je vous embrasse!»
Il embrasse ma mère qui me tient par la main comme
Cornélie amenant les Gracques, comme Marie-Antoinette
traînant son fils. Elle me lâche pour tomber dans les bras
de son époux.
C'est mon tour; je croyais que je devais dire le compliment
d'abord et qu'on n'embrassait qu'après le pot de fleurs. Il
paraît qu'on embrasse avant.
Je m'avance.
Je tiens le géranium de onze sous et le rouleau, ce qui me
gêne pour grimper.
Mon père m'aide, il me trouve lourd; je monte une jambe,—
je glisse. Mon père me rattrape, il est forcé de me saisir
par le fond de la culotte, et je tourne un peu dans l'espace.
Ce n'est pas ma figure qu'il a devant les yeux; moi-même je
ne trouve pas son visage. Quelle position! Puis je sens le
géranium qui file; il a filé, et tout le terreau tombe dans le lit.
La couverture était un peu soulevée.
On me chasse dans la chambre à coups de pied, et je n'ai
pas la joie pure d'embrasser mon père, d'être embrassé
par lui le jour de sa fête; mais je n'ai pas non plus à lire le
compliment. C'est entendu, bâclé, fini. Il y a un peu de
fumier dans le lit.

La fête de ma mère ne me produit pas les mêmes


émotions: c'est plus carré.
Elle a déclaré nettement, il y a de longues années déjà,
qu'elle ne voulait pas qu'on fît des dépenses pour elle.
Vingt sous sont vingt sous. Avec l'argent d'un pot de fleurs,
elle peut acheter un saucisson. Ajoutez ce que coûterait le
papier d'un compliment! Pourquoi ces frais inutiles? Vous
direz: ce n'est rien. C'est bon pour ceux qui ne tiennent pas
la queue de la poêle de dire ça; mais elle, qui la tient, qui
fricote, qui dirige le ménage, elle sait que c'est quelque
chose. Ajoutez quatre sous à un franc, ça fait vingt-quatre
sous partout.
Quoique je ne songe pas à la contredire, mais pas du tout
(je pense à autre chose, et j'ai justement mal au ventre),
elle me regarde en parlant, et elle est énergique, très
énergique.
Puis les plantes, ça crève quand on ne les soigne pas.
Elle a l'air de dire: on ne peut pas les fouetter!

La grande distraction qu'elle m'offre est la messe de


minuit, parce que c'est gratis.
La messe de minuit!
De la neige sur les toits et la crête des murs.
Elle a fondu sous les pieds des passants dans la rue et l'on
patauge dans la boue.
C'est triste en haut, sale en bas.
Il y a un monde fou chez les charcutiers.
On commande du boudin pour la nuit; et notre épicier a tué
un cochon exprès l'autre soir.
L'odeur vive et crue des salaisons domine mes souvenirs
de Noël.
Une satanée petite queue de cochon m'apparaît partout,
même dans l'église.
Le cordon de cire au bout de la perche de l'allumeur, le
ruban rose, qui sert à faire des signets dans les livres et
jusqu'à la mèche d'un vicaire, qui tire-bouchonne, isolée et
fadasse au coin d'une oreille violette; la flamme même des
cierges, la fumée qui monte en se tortillant des trous des
encensoirs, sont autant de petites queues de cochon que
j'ai envie de tirer, de pincer ou de dénouer; que je visse par
la pensée à un derrière de petit porc gras, rose et grognon,
et qui me fait oublier la résurrection du Christ, le bon Dieu,
Père, Fils, Vierge et Cie.
J'aspire une odeur de sel comme au bord de la mer, et par
la pensée je gratte la cire jaune pour en faire de la
chapelure ou de la moutarde!
Je lâche ma mère pour aller avec les voisins à l'épicerie
qui est à côté de chez nous.
Les acheteurs chez notre épicière sont des impies.
Ils ont attaqué un saucisson sur le comptoir en buvant une
bouteille de vin blanc.
J'en ai une goutte, et le piquant du vin, la saveur de la
charcuterie m'ont agaillardi.
Leur conversation est poivrée comme le reste.
Je n'y comprends rien, mais je vois qu'ils disent du mal du
ciel et de l'Église, et qu'ils sont tout de même pleins
d'appétit et de gaieté.
«Encore une rondelle, une hostie à l'ail!—Versez toujours,
madame Potin!—Nous nous retrouverons en enfer, n'est-ce
pas? Toutes les jolies femmes y sont. Croyez-vous pas que
saint Joseph était cocu»

8 Le Fer-à-Cheval
Le Fer-à-cheval…
J'y vais avec ma cousine Henriette.
C'est pour voir Pierre André, le sellier du faubourg, qu'elle y
vient.
Il est de Farreyrolles comme elle et elle doit lui donner des
nouvelles de sa famille, des nouvelles intimes et que je ne
puis pas connaître; car ils s'écartent pour se les confier, et
elle les lui dit à l'oreille.
Je le vois là-bas qui se penche; et leurs joues se touchent.
Quand
Henriette revient, elle est songeuse et ne parle pas.

Il y a aussi la promenade d'Aiguille, toute bordée de grands


peupliers. De loin ils font du bruit comme une fontaine.
C'est l'automne; ils laissent tomber des feuilles d'or qui ont
encore la queue vivante et la peau tendre comme des
poires.
Je m'amuse à bouleverser ces tas de feuilles sous mes
pieds. Plus loin, de hauts marronniers, avec les marrons
tombés. J'en ramasse plein mes poches pour en faire des
chapelets; mais je ne pensais pas au bon Dieu en les
enfilant!
Je me figure que je troue des rognons, de ces beaux
rognons frais, violets, luisants que j'entrevois chez les
bouchers.

Ce que j'aime, c'est le soleil qui passe à travers les


branches et fait des plaques claires, qui s'étalent comme
des taches jaunes sur un tapis; puis les oiseaux qui ont des
pattes élastiques comme des fils de fer, avec une tête qui
remue toujours;—et surtout cet air frais, ce silence!
On ne distingue que la cloche du couvent de Sainte-Marie,
et le bruit que fait un attelage à grelots dans la route
blanche, là-bas…
«Écoute, mademoiselle Balandreau, on n'entend que
moi…»
Et je jette un cri, ou je lance une pierre bien haut, qui emplit
tout l'horizon et retombe.
C'est comme un coup sur la poitrine.
Quelquefois sur les bancs du fond un monsieur et une
dame s'asseyent et causent tout bas.
Mademoiselle Balandreau m'éloigne, mais je me retourne.
Comme ils s'embrassent!

LE PLOT

Mes tantes y arrivent le samedi pour vendre du fromage,


des poulets et du beurre.
Je vais les y voir, et c'est une fête chaque fois.
C'est qu'on y entend des cris, du bruit, des rires!
Il y a des embrassades et des querelles.
Il y a des engueulades qui rougissent les yeux, bleuissent
les joues, crispent les poings, arrachent les cheveux,
cassent les oeufs, renversent les éventaires, dépoitraillent
les matrones et me remplissent d'une joie pure.
Je nage dans la vie familière, grasse, plantureuse et saine.
J'aspire à plein nez des odeurs de nature: la marée,
l'étable, les vergers, les bois…
Il y a des parfums âcres et des parfums doux, qui viennent
des paniers de poissons ou des paniers de fruits, qui
s'échappent des tas de pommes ou des tas de fleurs, de la
motte de beurre ou du pot de miel.
Et comme les habits sont bien des habits de campagne!
Les vestes des hommes se redressent comme des
queues d'oiseaux, les cotillons des femmes se tiennent en
l'air comme s'il y avait un champignon dessous.
Des cols de chemise comme des oeillères de cheval, des
pantalons à ponts, couleur de vache, avec des boutons
larges comme des lunes, des chemises pelucheuses et
jaunes comme des peaux de cochons, des souliers
comme des troncs d'arbre…
Les parapluies énormes, en coton sang-de-boeuf, les
longs bâtons qui ont le bout comme un oignon, les petites
poules noires qui se cognent contre les cages, les coqs
fiers, piaffant sur leurs pattes à la hussarde…
C'est l'arche de Noé en plein vent, déballée sur un lit de
fumier, de paille et de feuillage.
La fontaine claire vomit par la gueule de ses lions des
nappes de fraîcheur.

Un homme qui a une tête de belette, la mine triste, qui n'a


pas l'air d'un paysan, ni d'un ouvrier, mais d'un mendiant
endimanché ou d'un prisonnier libéré de la veille, montre
dans un panier des petits loups vivants.
Prisonnier? Mendiant?
Il appartient, bien sûr, à cette race.
On ne veut pas de lui dans les fermes, parce qu'il y a
quelque histoire dans sa vie.
Il est le fils d'un guillotiné ou d'un galérien; ou bien il a lui-
même eu affaire aux gendarmes.
Il rôde sur la marge des bois, sur le bord de la rivière, dans
la montagne.
Quand il peut attraper un renard, un loup,—quelquefois il
blesse un aigle,—il montre sa bête ou sa nichée pour deux
sous à la ville; pour un morceau de lard dans les villages.
J'ai eu peur de lui jusqu'au jour où mon oncle Joseph lui a
donné dix sous et lui a parlé:
«Comment ça va, Désossé?»
Et en s'en allant il a dit: «Pauvre bougre! il ne mange pas
tous les jours.»

SUR LE BREUIL

J'ai eu bien des émotions au Breuil.


On a planté une tente de toile comme une grosse toupie
renversée, et, en allant faire une commission, j'ai vu par-là
un grand nègre.
C'est le cirque Bouthors, qui vient s'installer dans la ville.
Ils ont un éléphant et un chameau, une bande de musiciens
à shakos et à tuniques rouges, avec des parements d'or et
des épaulettes comme des pâtés.
Ils ont fait le tour de la ville en battant de la grosse caisse;
les écuyères sont en amazones et les écuyers en
généraux.
Les paysans regardaient, la bouche ouverte; les gamins
suivaient en trottant.
Une écuyère a laissé tomber sa cravache.
Nous nous sommes jetés dix pour la ramasser, et on s'est
battu à qui la rendrait. L'écuyère riait; son oeil a rencontré
le mien; et j'ai senti comme quand ma tante de Bordeaux
m'embrassait…
J'veux la revoir, cette femme!
Puis je reverrai aussi le chameau et l'éléphant.
Sur l'affiche on les montre qui se mettent à genoux, dansent
sur deux jambes, débouchent des bouteilles—avec un
clown bariolé qui fait le saut périlleux par-dessus.
Je les ai revus, tous; et même le clown m'a donné, en se
jetant, par farce, sur le parterre, un coup de tête dans
l'estomac.

«C'est sur moi qu'il est tombé!


—Pas vrai, sur moi!
—À preuve qu'il m'a laissé du blanc sur ma veste!
—Il ne t'a pas écorché, toi,—j'ai du rouge à la joue, c'est lui
qui m'a fait ça!»
Et de là, dispute à qui a été bousculé, blanchi, ensanglanté
par le clown!

Au tour de l'écuyère!
Elle arrive!—Je ne vois plus rien! Il me semble qu'elle me
regarde…
Elle crève les cerceaux, elle dit: Hop! hop!
Elle encadre sa tête dans une écharpe rose, elle tord ses
reins, elle cambre sa hanche, fait des poses; sa poitrine
saute dans son corsage, et mon coeur bat la mesure sous
mon gilet.
«Qu'est-ce que tu as donc, Jacques, tu es blanc comme le
clown!»

Je suis amoureux de Paola!—c'est le nom de l'écuyère.


J'ai envie de la voir encore. Il le faut! Mais je n'ai pas les dix
sous, prix des troisièmes.
J'irai tout de même.
Je me fais beau, je prends en cachette dans l'armoire mon
gilet des dimanches, je mets des manchettes de ma mère
et je pars pour le Breuil, en disant que je vais jouer chez le
petit Grélin.
Il fait nuit. Je traverse la place toute noire, jusqu'à ce que
j'aperçoive les lampions qui brûlent rouge dans la brume.
La musique est rentrée dans l'intérieur; on a commencé.
J'entends claquer la chambrière à travers la toile qui sert
de mur.
Elle est là!
Je n'ai pas dix sous, rien, rien!… que mon amour.
Je fais le tour du manège, je colle mon oeil à des fentes, je
me dresse sur mes orteils, à m'en casser les ongles; pas
un trou pour mon regard de flamme!

Par ici…
Par ici la toile est plus courte. Elle est déchirée près du
poteau, et en déchirant encore un peu…
J'ai élargi la déchirure, mis le pied—je veux dire passé la
tête—dans le chemin qui conduit à l'écurie.
Je suis à plein ventre par terre, dans la boue, et je me
glisse comme un voleur, comme un assassin, la nuit, dans
un cirque habité!
M'y voici! Je rampe sous les planches, je me racle au
poteau, je me fais des écorchures aux mains; mon nez, qui
s'est aplati contre un madrier, ne donne plus signe de vie;
je ne le sens plus, j'ai peur de l'avoir perdu en route; ce que
je tiens n'y ressemble guère; mais encore un effort, encore
une blessure, et je pourrai la voir en passant derrière cette
grosse bonne.
Je vais grimper!… Je grimpe,—un point d'appui me
manque… je me raccroche à ce que je trouve…
Un cri!… tumulte!
Une femme serre ses jupes, appelle au secours!
On croit que le cirque s'écroule!
J'ai pris la bonne à pleine chair, je ne sais où; elle a cru
que c'était le singe ou la trompe égarée de l'éléphant.
On me prend moi-même par la peau de ce qu'on peut, on
me pousse comme du crottin dans l'écurie, on m'interroge,
je ne réponds pas!
On m'entoure. ELLE est là près de moi. ELLE! Je
l'entends, mais je ne peux pas la voir à cause de mon nez
qui gonfle.

Je me retrouve à temps à la maison pour m'entendre avec


madame Grélin, qui m'empêchera d'être fouetté,—(oh!
Paola!) et à qui je dis tout,—tout, moins le secret de mon
amour! Compromettre une femme! J'ai tout mis sur le
compte du chameau, qui a bon dos, et de l'éléphant dont
on a soupçonné la trompe.
Et quand quelquefois je tâche de me rappeler le Breuil,
c'est toujours Paola et le gras de la bonne que la mémoire
empoigne. Le Breuil tient dans ce cirque, sous ce maillot et
cette jupe…

9 Saint-Étienne
Mon père a été appelé comme professeur de septième à
Saint-Étienne, par la protection d'un ami. Il a dû filer dare-
dare.
Ma mère et moi, nous sommes restés en arrière, pour
arranger les affaires, emballer, etc., etc.

Enfin nous partons. Adieu le Puy!

Nous sommes dans la diligence; il fait froid, c'est en


décembre. Nous avons pour compagnons de route un
commis voyageur, une grosse femme et un petit vieux.
La grosse femme a une poitrine comme un ballon, avec
une échancrure dans la robe qui laisse voir un V de chair
blanche, douce à l'oeil et qui semble croquante comme une
cuisse de noix. Elle a des yeux dans le genre de ceux de
ma tante, avec des cils très longs.
Une plaisanterie—à laquelle je ne comprends rien—dite
par le commis voyageur, lui écarte les lèvres et lui arrache
un bon gros rire. À partir de ce moment-là, ils ne font plus
que rigoler et ils se donnent même des tapes, au grand
scandale de ma mère, qui s'écarte et manque de
m'écraser dans mon coin, à la grande joie du petit vieux qui
se frotte les mains et cligne de l'oeil en branlant la tête.
Quand on arrive aux relais, ils descendent ensemble et je
les vois à travers les fenêtres de l'auberge qui se passent
les radis— toujours en riant—et s'allongent des coups de
coude.
Le commis voyageur offre à la grosse un bouquet qu'un
mendiant lui a vendu et demande qu'elle le fourre dans son
corsage; elle finit par mettre le bouquet où il veut.
Comme elle est plus gaie que ma mère, celle-là!
Que viens-je de dire?… Ma mère est une sainte femme qui
ne rit pas, qui n'aime pas les fleurs, qui a son rang à
garder,—son honneur, Jacques!
Celle-ci est une femme du peuple, une marchande (elle
vient de le dire en remontant dans sa voiture); elle va à
Beaucaire pour vendre de la toile et avoir une boutique à la
foire. Et tu la compares à ta mère, jeune Vingtras!

Nous arrivons à Saint-Étienne.

Il fait nuit; mon père n'est pas là pour nous recevoir.


Nous attendons debout entre les malles. Il y a de la neige
plein les rues et je regarde l'ombre des réverbères se
détacher sur ce blanc cru. Ma mère fouille la place d'un oeil
qui lance des éclairs; elle va et vient, se mord les lèvres, se
tord les mains, fatigue les employés de questions
éternelles.
On lui demande si elle veut entrer ou sortir, se tenir dans le
bureau ou sur le pavé, si elle persistera longtemps avec
ses malles à encombrer la porte.
«J'attends mon mari qui est professeur au lycée.»
Ils ont l'air de s'en moquer un peu!
Je voudrais bien rester dans le bureau; j'ai les pieds gelés,
les doigts engourdis, le nez qui me cuit. J'en fais part à ma
mère.
«Jacques!»
Un «Jacques» qui inaugure mal notre entrée dans cette
ville—et elle marmotte entre ses dents qui claquent:
«Il laisserait sa mère crever de froid, tenez, tandis qu'il se
rôtirait les cuisses!»
Mais elle peut se rôtir les jambes aussi! Rien ne
l'empêche, puisqu'on lui a demandé si elle voulait se mettre
près du feu.

Mon père arrive tout essoufflé.


«Je suis en retard… (Il s'essuie le front.) Vous avez fait un
bon voyage?» (Il tend les bras vers ma mère et la manque.)
Il se retourne vers moi.
«Ah! voilà Jacques!
—Crois-tu pas que je t'en aurais amené un autre?» dit ma
mère.
Mon père dit: «Non, non!»—c'est-à-dire—il ne sait plus
trop.
Il va pour m'embrasser à mon tour, il me rate; comme il a
raté ma mère. Pas de chance pour les embrassades, pas
de veine pour les baisers.
«J'étais avec l'économe, M. Laurier, tu sais… Je croyais
que la diligence…»
On ne lui répond rien, rien, rien!

Nous prenons un fiacre pour nous rendre à la maison.


Du silence tout le long de la route, du silence et de la neige.
Mon père regarde à la portière, ma mère s'est accroupie
dans un coin, je suis au milieu, n'osant bouger de crainte
qu'on n'entende tourner mes os, virer ma tête. Je tourmente
du bout du doigt un gland de parapluie; à ce moment le
parapluie m'échappe—je me penche pour le rattraper; mon
père se tournait—pan! —Nous nous cognons—nous nous
relevons comme deux Guignols!—Encore un faux
mouvement—pan, pan! —c'est en mesure.
Le sourire jaune reparaît sur la face de mon père; des
changements visibles s'opèrent sur la mienne. C'était la
lutte de l'oeuf dur contre l'oeuf mollet. Mon père a pu
supporter le choc et il sourit.—Bonne nature! Mais moi j'ai
une bosse qui enfle, c'est pesant comme une maison. Mon
père étend sa main dans l'obscurité, pour tâter, et aussi
parce que mon front a l'air d'avancer et va le gêner tout à
l'heure; il étend la main, c'est mon nez qu'il attrape; il croit
de son devoir, plus paternel et plus gracieux, plus conforme
à sa dignité ou meilleur à ma santé de rester un instant sur
ce nez qu'il a l'air de bénir ou de consulter.
De ma mère on ne voit rien, on n'entend rien, qu'un
grincement de soie: ce sont ses ongles qui en veulent à sa
ceinture.
Ce grincement dans le silence a quelque chose de terrible.
Pour des augures, c'eût été un présage; pour mon pauvre
père, c'en était un aussi; il annonçait des malheurs. Il devait
nous en arriver au moins un, en effet, dans cette ville que
traversait, neigeuse et triste, notre fiacre muet.

La maison où la voiture nous descend fait le coin de la rue.


L'entrée est misérable, avec des pierres qui branlent sur le
seuil, un escalier vermoulu et une galerie en bois moisi à
laquelle il manque des membres.
Nous faisons trembler ce bois sous nos mains, ces pierres
sous nos pieds—ce qui gêne tout le monde. Il semblait
qu'on devait rester muet jusqu'à la fin des siècles. Mon
père fait l'affairé.
«Passe devant, dit-il. Il y a une marche ici. Prends garde,
un trou là. Tiens-toi à la rampe.»
Il joue avec la clef pendue à son petit doigt; le geste est
isolé et saugrenu comme un geste de bébé.
Je traînais le parapluie.
Ordinairement, quand je laisse ce parapluie piquer la robe
ou cogner le flanc de ma mère, c'est du «maladroit» par-ci,
du «nigaud» par-là; elle crie, je reçois une gifle.
Je donnerais beaucoup pour recevoir une gifle; ma mère
est contente quand elle me donne une gifle,—cela
l'émoustille, c'est le frétillement du hoche-queue, le
plongeon du canard,— elle s'étire et rencontre la joue de
son fils. Quelle joie pour une mère de le sentir à sa portée
et de se dire: c'est lui, c'est mon enfant, mon fruit, cette joue
est à moi,—clac!
Mais non.
Elle a les bras croisés et les garde cachés sous son
châle…
Allons! Elle n'est pas disposée à la bonne humeur.
Mon père use un tas d'allumettes; elles se cassent et font
un petit bruit sec qui est tout ce qu'on entend devant cette
porte fermée, dans le corridor que glace le vent, avec ma
mère et moi contre le mur comme des habits de la Morgue.
Jamais moment ne m'a paru plus long.
Enfin une des chimiques prend, et mon père peut introduire
la clef dans la serrure…
Nous entrons dans une pièce immense où arrive, par des
croisées énormes, la lumière d'un réverbère qui clignote
dans la rue.
Elle tombe en plein sur ma mère, qui se tient immobile et
muette, avec la rigidité d'une morte, l'insensibilité d'un
mannequin et la solennité d'un revenant.
………………………………
Mais je sauve toujours les situations avec ma tête ou mon
derrière, mes oreilles qu'on tire ou mes cheveux qu'on
arrache, en glissant, m'accroupissant ou roulant, comme
l'ahuri des pantomimes, comme l'_innocent _des
escamoteurs.
Je me sens tout d'un coup dégringoler, je tombe!
Il y avait une pelure d'orange sous mon talon; ce dont on
s'aperçoit en se penchant vers moi, comme sur un
problème. Je déconcerte les mathématiciens par l'imprévu
de mes opérations.— C'est ma mère tout d'un coup
rappelée à l'amour de son fils, par cette chute à tournure de
mystification, qui remarque la première cette peau
d'orange.
Elle croise ses bras et avance sur mon père:
«On mange donc des oranges ici, on mange des oranges!
…»
Et elle trépigne, trépigne… Je ne sais ce que cela veut
dire.
Je suis à terre, forcé de lever la tête pour voir tout ce qui se
passe; ma situation d'historiographe ressemble à celle
d'un cul-de-jatte qu'on a porté là et laissé tomber comme
un sac trop lourd.
Je ne veux pourtant pas mourir à cette place! Puis je ne
dois pas écouter ma mère qui est debout, dans cette
position indifférente, m'isolant d'elle avec l'apparence du
mépris; Jacques, tu as trop tardé déjà!
Relève-toi, et mets-toi entre le discours de ta mère et
l'effroi de ton père. Relève-toi, fils ingrat.
Mais non, non!
J'ai voulu bouger… je ne puis…
Je suis tombé sur une gravure et j'ai cassé le verre.
On est forcé de reconnaître des lésions affligeantes, et
quelques gouttes de sang qui traînent sur le plancher
servent de prétexte à mon père—et à ma mère aussi—
pour entrer dans des mouvements nouveaux. J'en tressaille
d'aise (autant que je puis tressaillir sans trop de souffrance,
entendons-nous). Mais je suis bien content tout de même
d'avoir dérangé ce silence, cassé la glace, et ma famille
en arrache les morceaux.
On me lave comme une pépite; on me sarcle comme un
champ.
L'opération est minutieuse et faite avec conscience.
Dans le hasard de l'échenillage, les mains se rencontrent,
les paroles s'appellent; on se réconcilie sournoisement sur
ma blessure, et je crois même que mon père fait traîner le
sarclage pour laisser à la colère de sa femme le temps de
tomber tout à fait. Je saigne bien un peu; je suis tantôt à
quatre pattes, tantôt sur le ventre, suivant qu'ils l'ordonnent
et que les piquants se présentent; mais je sens que j'ai
rendu service à ma famille, et cela est une consolation,
n'est-ce pas?
Au lieu de pousser tant de haricots dans les coins,
pourquoi M. Beliben ne dirait-il pas: «Voyez si Dieu est fin
et s'il est bon! que lui a-t-il fallu pour raccommoder l'époux
et l'épouse qui se fâchaient? Il a pris le derrière d'un enfant,
du petit Vingtras, et en a fait le siège du
raccommodement.»
On pouvait me montrer dans les cours de philosophie ou
de catéchisme.
J'en fus malade, j'eus la fièvre. Mais l'orage avait été
apaisé: on s'explique sur la peau d'orange, avec calme; on
donna une raison pour l'arrivée tardive à la diligence; on
mit les compresses sur la colère; on m'en mit aussi ailleurs.
On s'expliqua sur la peau d'orange, mais il paraît qu'il y
avait un mystère, tout de même…
Mon père avait menti en disant que M. Laurier l'avait
retenu; je le sus en l'entendant causer avec un collègue, qui
vint le voir, à un moment où ma mère, fatiguée par le
voyage, l'attente, l'orage et surtout l'échenillage, faisait un
somme.
«Vous direz ceci, je dirai cela. Nous préviendrons Chose.
— Pourvu qu'elles ne s'avisent pas de nous reconnaître
dans la rue.—Il n'y a pas de danger, au moins?»
J'entendais tout de mon lit, où je reposais à plat ventre, un
peu de côté, par instants, et je me demandais ce que ce
elles signifiait.

10 Braves gens
Je pourrais à peine dire comment était fait l'appartement
dans lequel nous entrâmes, ainsi que je l'ai conté, avec bris
de cadre, clignotement de réverbère et raccommodement
posthume—si posthume est le mot.
À peine étions-nous installés, qu'un grand événement
arriva.
Ma mère dut repartir pour recueillir ou soigner une
succession,— celle de la tante Agnès peut-être, et je restai
seul avec mon père.

C'est une vie nouvelle,—il n'est jamais là, je suis libre, et je


vis au rez-de-chaussée avec les petits du cordonnier et
ceux de l'épicière.
J'adore la poix, la colle, le tire-fil: j'aime à entendre le
tranchet passer dans le gras du cuir et le marteau tinter sur
le veau neuf et la pierre bleue.
On s'amuse dans ce tas de savates, et le grand frère
ressemble à mon oncle Joseph. Il est compagnon du
Devoir aussi, il a un grade, et quelquefois c'est moi qui
attache les rubans à sa canne et brosse sa redingote de
cérémonie. Les jours ordinaires, il me laisse planter des
clous et prendre des coins de maroquin rouge.
Je suis presque de la famille. Mon père m'a mis en
pension chez eux; il dîne je ne sais où, au collège sans
doute, avec les professeurs d'élémentaires. Moi, j'avale
des soupes énormes, dans des écuelles ébréchées, et j'ai
ma goutte de vin dans un gros verre, quand on mange le
chevreton.
Ils sont heureux dans cette famille!—c'est cordial, bavard,
bon enfant: tout ça travaille, mais en jacassant; tout ça se
dispute, mais en s'aimant.
On les appelle les Fabre.
L'autre famille du rez-de-chaussée, les Vincent, sont
épiciers.

Madame Vincent est une rieuse. Je les trouve tous gais,


les gens que je vois et que ma mère méprise parce qu'ils
sont paysans, savetiers ou peseurs de sucre.
Madame Vincent n'est pas avec son mari. On ne l'a vu
qu'une fois, vêtu en Arabe, avec un burnous blanc, mais il
n'est resté que deux heures, et est reparti.
Il paraît qu'ils sont séparés—judiciairement, je ne sais pas
ce que c'est—et il vit en Afrique, en Algère, dit Fabre.
Il était venu pour chercher un de ses fils. Madame Vincent,
qui rit toujours, ne riait pas ce jour-là! Il s'en fallait de tout;
on l'entendait qui disait: «Non; non», d'une voix dure, à
travers la porte—et le petit Vincent qui pleurait:
«Je veux rester avec maman!
—Je te donnerai un cheval, avec un pistolet comme celui
là.»
Un pistolet! un cheval!
Si mon père m'avait promis cela, et, en plus de
m'emmener loin de ma mère! s'il m'avait pris avec lui, sans
la redingote à olives et le chapeau tuyau de poêle, quel
soupir de joie j'aurais poussé!— à la porte seulement—de
peur que ma mère ne m'entendît et ne voulût me reprendre!
… Oh! oui, je serais parti!
Le petit Vincent, au contraire, pleurait et s'accrochait aux
jupes.
Il y eut encore du bruit… le père qui se fâchait, la mère qui
parlait plus haut et l'enfant qui sanglotait… puis la porte
s'ouvrit, le burnous blanc passa. Il ne reparut plus.
Il me fit de la peine tout de même. Je le vis qui se cachait
au coin de la rue; il regardait la maison d'où il sortait, où
étaient sa femme, son enfant; il resta un long moment, l'air
triste, et je crus m'apercevoir qu'il pleurait.
Je trouve des pères qui pleurent, des mères qui rient; chez
moi, je n'ai jamais vu pleurer, jamais rire; on geint, on crie.
C'est qu'aussi mon père est un professeur, un homme du
monde, c'est que ma mère est une mère courageuse et
ferme qui veut m'élever comme il faut.

Les Vincent, les Fabre et le petit Vingtras forment une


colonie criarde, joueuse, insupportable.
«Vous êtes insupportables, Jacques, Ernest…»
C'est la mère Vincent qui veut faire la méchante et qui ne
peut pas; c'est le père Fabre qui le dit faiblement, avec un
doux sourire de vieux.
«Insupportables! Ah! si je vous y reprends!»
On nous y reprend sans cesse, et on nous supporte
toujours.
Braves gens! Ils juraient, sacraient, en lâchaient de salées;
mais on disait d'eux: «Bons comme le bon pain, honnêtes
comme l'or.» Je respirais dans cette atmosphère de poivre
et de poix, une odeur de joie et de santé; ils avaient la main
noire, mais le coeur dessus; ils balançaient les hanches et
tenaient les doigts écarquillés, parlaient avec des velours
et des cuirs;—c'est le métier qui veut ça, disait le grand
Fabre. Ils me donnaient l'envie d'être ouvrier aussi et de
vivre cette bonne vie où l'on n'avait peur ni de sa mère ni
des riches, où l'on n'avait qu'à se lever de grand matin,
pour chanter et taper tout le jour.
Puis, on avait de belles alènes pointues. On voyait luire
sous la main le museau allongé d'une bottine, le talon
cambré d'une botte, et l'on tripotait un cirage qui sentait un
peu le vinaigre et piquait le nez.
Braves gens!
Ils ne battaient pas leurs enfants—et ils faisaient l'aumône.
Ce n'était pas comme chez nous.
Pendant toute mon enfance, j'ai entendu ma mère dire qu'il
ne fallait pas donner aux pauvres: que l'argent qu'ils
recevaient, ils l'allaient boire, que mieux valait jeter un sou
dans la rivière, qu'au moins il ne roulait pas au cabaret. Je
n'ai jamais pu cependant voir un homme demander un sou
pour acheter du pain, sans qu'il me tombât du chagrin sur
le coeur, comme un poids.
Mais comment cela se fait-il cependant?
Madame Vincent était contente quand son fils tirait un des
sous de sa petite bourse pour le mettre dans la main d'un
malheureux. Elle embrassait Ernest et disait: «Il a bon
coeur!»
Madame Vincent voulait donc le malheur de son fils? Elle
l'aimait pourtant, sans cela elle l'aurait donné à l'homme au
burnous blanc.
Ah! elles me troublaient un peu, les braves femmes, la
mère Vincent et la mère Fabre! Heureusement cela ne
durait pas et ne tenait pas une minute quand j'y
réfléchissais.
Elles n'osaient pas battre leur enfant, parce qu'elles
auraient souffert de le voir pleurer! Elles lui laissaient faire
l'aumône, parce que cela faisait plaisir à leur petit coeur.
Ma mère avait plus de courage. Elle se sacrifiait, elle
étouffait ses faiblesses, elle tordait le cou au premier
mouvement pour se livrer au second. Au lieu de
m'embrasser, elle me pinçait;—vous croyez que cela ne lui
coûtait pas!—Il lui arriva même de se casser les ongles.
Elle me battait pour mon bien, voyez-vous. Sa main hésita
plus d'une fois; elle dut prendre son pied.
Plus d'une fois aussi elle recula à l'idée de meurtrir sa chair
avec la mienne; elle prit un bâton, un balai, quelque chose
qui l'empêchait d'être en contact avec la peau de son
enfant, son enfant adoré.
Je sentais si bien l'excellence des raisons et l'héroïsme
des sentiments qui guidaient ma mère, que je m'accusais
devant Dieu de ma désobéissance, et je disais bien vite
deux ou trois prières pour m'en disculper.
Malheureusement, j'avais très peu de temps à moi, et mes
mea culpa restaient en l'air parce qu'Ernest, Charles ou
Barnabé, un Vincent ou un Fabre, m'appelait pour une
glissade, une promenade ou une bourrade, à propos de
bottes ou de marmelade; il y avait toujours quelque
tonneau, quelque baquet, quelque querelle ou quelque pot
à vider pour aider la boutique ou l'échoppe, le travail ou la
rigolade.

Nous allions au second faire enrager la femme du plâtrier.


La plâtrière était une grande blonde, à l'air très doux, fort
propre,—un peu languissante;—elle nous laissait nous
engouffrer quelquefois dans sa chambre au milieu de nos
jeux, quand son mari n'était pas là; mais, dès qu'elle
l'entendait, il fallait descendre; elle fermait sa porte et ne
reparaissait que pour montrer une figure plus lasse et des
hanches plus languissantes encore. Elle parlait toujours à
madame Vincent d'avoir un enfant, «qu'elle avait peur que
ce ne fût pas encore pour cette fois, que cela désespérait
son mari».
Si un des Fabre, celui de dix-huit ans, ou celui de vingt-
trois, passait à ce moment, elle se taisait; mais lui, en
manière de farce, jetait un mot qui la faisait rougir jusqu'à la
racine de ses cheveux pâles: elle essayait de sourire tout
de même, mais elle semblait doucement gênée.
«Vous avez du plâtre ici (il montrait une place blanche) et
de l'édredon là—(il enlevait une petite plume sur l'épaule, et
hochait la tête en rigolant).
—Ce M. Fabre!…
—Mais dame! dit-il un jour, on ne les trouve pas sous les
choux.»
J'étais là, quand il lâcha ce: «On ne les trouve pas sous les
choux.»

Le mot m'entra dans l'oreille comme une alène et s'y


attacha comme de la poix.
M'a-t-on égaré?

Ma mère est revenue. L'affaire d'héritage s'est arrangée, je


ne sais trop comment. Je suis retombé sous le fouet et je
ne suis plus libre que les jours où elle est absente par
hasard.
Mais le mardi gras, la femme d'un collègue est venue la
prendre à l'improviste pour la consulter sur une toilette,—
elle a tant de goût!—et en même temps pour passer la
journée. Ma mère n'a pas eu le temps de m'enfermer. Je
suis mon maître, un mardi gras!
Ce jour-là, c'est la coutume que dans chaque rue on élève
une pyramide de charbon, un bûcher en forme de meule,
comme un gros bonnet de coton noir avec une mèche à
laquelle on met le feu le matin.
On avait dit que ceux de la rue à côté devaient venir
démolir notre édifice; il y avait haine depuis longtemps
entre les deux rues. Un polisson, le fils de l'aubergiste du
Lion-d'Or, propose de faire sentinelle avec des pierres et
une fronde dans la poche; on a l'ordre de lancer la fronde si
l'ennemi s'avance en masse et de loin, de cogner avec la
pierre dans sa main si l'on est surpris et saisi.
Je suis de garde un des premiers.
Voilà que je crois reconnaître le petit Somonat, un de la rue
Marescaut, qui passe son nez derrière la porte de
l'église…
Il me semble qu'il fait des signes; ils vont arriver en masse;
je serai débordé, tourné.—Que dira le fils de l'aubergiste,
et toute ma rue? Oserai-je y repasser, si je ne me défends
pas en héros?
Mon parti est pris: j'ai mon tas de pierres, je charge ma
fronde et je la fais claquer, en lançant au hasard du côté
des Marescauts une mitraille de cailloux, qui sifflent dans
l'air et dont j'entends le bruit contre les portes de bois, dans
les volets fermés! Je fouille à l'aventure comme on fouille
avec le canon.— Je me figure que je suis au siège
d'Arbelles ou à Mazagran.—Si j'avais un drapeau tricolore,
je le planterais.—Cette histoire d'Arbelles, nous l'avons
traduite hier dans Quinte-Curce. Celle de Mazagran est
toute fraîche. On ne parle que de cela et du capitaine
Lelièvre.
Ah! l'on parlera de moi aussi,—nom de nom!
Je bombarde de pierres tout un quartier, au risque de tuer
les gens et d'interrompre l'existence normale d'une ville.
On sort des maisons et l'on regarde—pas trop—car je
manie toujours ma fronde, mais je commence à me
demander comment finira le siège.
J'ai entendu des carreaux tomber, j'ai vu un caillou entrer
dans une chambre; j'ai peut-être tué quelqu'un. On ne
riposte pas! Je me suis donc trompé; on n'attaquait point.
—Je vais être pris, jugé, mon père perdra sa place.
Que faire?
J'ai entendu dire que pour les cessations de feu on arborait
le drapeau blanc; j'ai mon mouchoir,—il est bleu.—Se
retirer? Je le puis peut-être, la place est déserte, en filant à
gauche…
Je prends ma course.

Qu'ai-je donc? Je suis tombé. On m'entoure. J'ai le bras


cassé.
M. Dropal, le médecin passe, on l'arrête. Que va-t-il dire?
Si par hasard ce n'était rien, que deviendrais-je?
Comment oser rentrer devant ma mère. Et les lapidés, que
me feront-ils?
Le médecin hoche la tête avec un «ah!» qui est triste. Je
fais l'évanoui pour mieux l'entendre.
«C'est grave, c'est grave!»
Dieu soit loué! Qu'on aille vite dire à ma mère que c'est
grave, pour qu'elle ne pense pas à me gronder et à me
rosser!
C'était grave; je ne pouvais pas dire un mot. Plus de
chance que je ne méritais: on dit que j'ai la langue coupée!
Comme c'est commode! pas d'explication à donner; je
serai malade pendant longtemps probablement, et tout
sera apaisé quand je serai guéri.

Je restai longtemps sans pouvoir parler, mais je ne parlai


point dès que je le pus.
Je voyais bien qu'à mesure que je guérissais, ma mère
faisait des additions.
«Déjà pour deux francs de diachylum[2]!»
Brave femme qui voulait l'économie dans son ménage, et
n'oubliait jamais les lois d'ordre, qui sont seules le salut
des familles, et sans lesquelles on finit par l'hôpital et
l'échafaud.
Moi, je me désolais à l'idée que j'allais guérir!
J'appréhendais le moment où je serais à point pour être
corrigé, quoique je n'eusse pas besoin d'une roulée pour
n'avoir pas envie de recommencer; je ne me sentais pas la
moindre inclination pour un nouveau siège, une nouvelle
chute, un flot si terrible d'émotions. J'aurais voulu que ma
mère le sût, que mon père le comprît, et l'on ne m'aurait
peut-être pas frappé.
On ne me frappa pas—on fit pire.
On savait que je m'amusais chez les Fabre, on me punit
par là.

Au surplus, il y avait longtemps que ma mère était jalouse


et honteuse; elle souffrait de me voir traîner dans un monde
de cordonniers, et depuis quelques semaines elle
nourrissait le projet de m'en détacher.
Seulement elle était bavarde, la mère Vingtras, et on
l'écoutait chez les Fabre. Avec leur bonhomie, ils croyaient
peut-être qu'elle leur était supérieure, cette dame à
chapeau; en tout cas, ils lui prêtaient une oreille
complaisante, et l'on écartait la poix et la colle avec
politesse quand elle venait me chercher.
Elle voulait que son Jacques ne frayât plus avec les
savetiers, mais elle ne voulait pas perdre un auditoire.
Mon aventure de mardi gras lui permit de basculer la
situation, de ménager la chèvre et le chou.
Elle m'infligea comme punition de ne plus y retourner; elle
ne se brouilla point pourtant.
«Il faut punir Jacques, n'est-ce pas? Il faut le punir, mais il a
déjà assez souffert, le pauvre enfant.
—Oh oui, dit la mère Fabre qui pensait qu'une approbation
— même de savetière—, ferait pencher la balance du côté
du pardon.
—Aussi je ne veux pas le battre.»
J'entendais la conversation, non pas que je l'écoutasse,
mais j'étais derrière la porte; ma mère le savait et voulait
peut-être que je l'entendisse. C'était la première sortie:
j'étais encore assez faible, mal recousu, nourri depuis
quinze jours de bouillon un peu pâle; ma mère savait que
trop de suc fait plus de mal que de bien, et qu'on grise les
veines avec du jus de vache comme avec du jus de raisin
—car c'était de la vache.—«C'est plus tendre, disait-elle, la
vache pour les enfants, le boeuf pour les grandes
personnes.»
J'étais donc soutenu seulement par un peu de vache
détrempée; j'avais encore le détraquement de la chute, et
ma tête me semblait vide comme un globe: il me restait
peu de sang; ce qui en restait fit un tour, monta vers les
joues creuses, et je les sentais qui brûlaient.
«On ne voulait pas me battre!»
On voulait faire plus.
«Je ne veux pas le battre, reprit ma mère, mais comme je
sais qu'il se plaît bien avec vos fils je l'empêcherai de les
voir; ce sera une bonne correction.»
Les Fabre ne répondaient rien,—les pauvres gens ne se
croyaient pas le droit de discuter les résolutions de la
femme d'un professeur de collège, et ils étaient au
contraire tout confus de l'honneur qu'on faisait à leurs
gamins, en ayant l'air de dire qu'ils étaient la compagnie
que Jacques, qui apprenait le latin, préférait.
Je compris leur silence, et je compris aussi que ma mère
avait deviné où il fallait me frapper, ce qui faisait mal à mon
âme. J'ai quelquefois pleuré étant petit; on a rencontré, on
rencontrera des larmes sur plus d'une page, mais je ne
sais pourquoi je me souviens avec une particulière
amertume du chagrin que j'eus ce jour-là. Il me sembla que
ma mère commettait une cruauté, était méchante.
Tout malade encore, presque estropié, enfermé depuis
des semaines dans une chambre avec la souffrance et la
fièvre, j'avais besoin de causer à des enfants comme moi,
de leur demander des nouvelles, et de leur raconter mon
histoire.
Ils avaient eu l'air bon comme tout, en venant à moi dans
l'escalier, et m'avaient dit avec affection: «Comme tu es
pâle!…» Il y avait dans leur voix de l'émotion, presque de
l'amitié. Braves petits garçons, saine nichée de savetiers,
marmaille au bon coeur! Je les aimais bien. Ma mère
aurait mieux faire de me battre et de me laisser les revoir
quand mon bras fut guéri.

11 Le lycée
Mon père était donc professeur de septième, professeur
élémentaire, comme on disait alors.
J'étais dans sa classe.
Jamais je n'ai senti une infection pareille. Cette classe était
près des latrines, et ces latrines étaient les latrines des
petits!
Pendant une année j'ai avalé cet air empesté. On m'avait
mis près de la porte parce que c'était la plus mauvaise
place, et en ma qualité de fils de professeur, je devais être
à l'avant-garde, au poste du sacrifice, au lieu du danger…
À côté de moi, un petit bonhomme qui est devenu un haut
personnage, un grand préfet, et qui à cette époque-là était
un affreux garnement, fort drôle du reste, et pas mauvais
compagnon.
Il faut bien qu'il ait été vraiment un bon garçon, pour que je
ne lui aie pas gardé rancune de deux ou trois brûlées que
mon père m'administra, parce qu'on avait entendu de notre
côté un bruit comique, ou qu'il était parti d'entre nos
souliers une fusée d'encre. C'était mon voisin qui s'en
payait.
Chaque fois que je le voyais préparer une farce, je
tremblais; car s'il ne se dénonçait pas lui-même par
quelque imprudence, et si sa culpabilité ne sautait pas aux
yeux, c'était moi qui la gobais; c'est-à-dire que mon père
descendait tranquillement de sa chaire et venait me tirer
les oreilles, et me donner un ou deux coups de pied,
quelquefois trois.
Il fallait qu'il prouvât qu'il ne favorisait pas son fils, qu'il
n'avait pas de préférence. Il me favorisait de roulées
magistrales et il m'accordait la préférence pour les coups
de pied au derrière.
Souffrait-il d'être obligé de taper ainsi sur son rejeton?
Peut-être bien, mais mon voisin, le farceur, était fils d'une
autorité.—L'accabler de pensums, lui tirer les oreilles,
c'était se mettre mal avec la maman, une grande coquette
qui arrivait au parloir avec une longue robe de soie qui
criait, et des gants à trois boutons, frais comme du beurre.
Pour se mettre à l'aise, mon père feignait de croire que
j'étais le coupable, quand il savait bien que c'était l'autre.
Je n'en voulais pas à mon père, ma foi non! je croyais, je
sentais que ma peau lui était utile pour son commerce, son
genre d'exercice, sa situation,—et j'offrais ma peau.—Vas-
y, papa!
Je tenais tant bien que mal ma place (empoisonnée) dans
ce milieu de moutards malins, tout disposés à faire souffrir
le fils du professeur de la haine qu'ils portaient
naturellement à son père.
Ces roulées publiques me rendaient service; on ne me
regardait pas comme un ennemi, on m'aurait plaint plutôt,
si les enfants savaient plaindre!
Mon apparence d'insensibilité d'ailleurs ne portait pas à la
pitié; je me garais des horions tant bien que mal et pour la
forme; mais quand c'était fini, on ne voyait pas trace de
peur ou de douleur sur ma figure. Je n'étais de la sorte ni
un _patiras _ni un pestiféré; on ne me fuyait pas, on me
traitait comme un camarade moins chançard qu'un autre et
meilleur que beaucoup, puisque jamais je ne répondais:
«Ça n'est pas moi.» Puis j'étais fort, les luttes avec
Pierrouni m'avaient aguerri, j'avais du moignon, comme on
disait en raidissant son bras et faisant gonfler son bout de
biceps. Je m'étais battu,—j'y avais fait avec Rosée qui
était le plus fort de la cour des petits. On appelait cela y
faire. «Veux-tu y faire, en sortant de classe?»
Cela voulait dire qu'à dix heures cinq ou à quatre heures
cinq, on se proposait de se flanquer une trépignée dans la
cour du Coq-Rouge, une auberge où il y avait un coin dans
lequel on pouvait se battre sans être vu.
J'avais infligé à Rosée quelques atouts qui avaient fait du
bruit —sur son nez et au collège.—Songez donc! j'avais
l'autorisation de mon père.
Il avait eu vent de la querelle—pour une plume volée—et
vent de la provocation.
Rosée ne tenait par aucun fil à l'autorité. Il y avait plus; son
oncle, conseiller municipal, avait eu maille à partir avec
l'administration. Je pouvais y faire.
Et à chaque coup de poing que je lui portais, à ce
malheureux, je me figurais que je semais une graine, que je
plantais une espérance dans le champ de l'avancement
paternel.
Grâce à cette bonne aventure, j'échappai au plus
épouvantable des dangers, celui d'être—comme fils de
professeur—persécuté, isolé, cogné. J'en ai vu d'autres si
malheureux!
Si cependant mon père m'avait défendu de me battre; si
Rosée eût été le fils du maire; s'il avait fallu, au contraire,
être battu?…
On doit faire ce que les parents ordonnent; puis c'est leur
pain qui est sur le tapis. Laisse-toi moquer et frapper,
souffre et pleure, pauvre enfant, fils du professeur…

Puis les principes!


«Que deviendrait une société, disait M. Beliben, une
société qui… que… Il faut des principes… J'ai encore
besoin d'un haricot…»
J'eus la chance de tomber sur Rosée.
Où qu'il soit dans le monde, s'il est encore vivant, que son
nez reçoive mes sincères remerciements:

Calice à narines, sang de mon sauveur, Salutaris nasus,


encore un baiser!

… J'ai été puni un jour: c'est, je crois, pour avoir roulé sous
la poussée d'un grand, entre les jambes d'un petit pion qui
passait par là, et qui est tombé derrière par-dessus tête! Il
s'est fait une bosse affreuse, et il a cassé une fiole qui était
dans sa poche de côté; c'est une topette de cognac dont il
boit— en cachette, à petits coups, en tournant les yeux. On
l'a vu: il semblait faire une prière, et il se frottait
délicieusement l'estomac.—Je suis cause de la topette
cassée, de la bosse qui gonfle… Le pion s'est fâché.
Il m'a mis aux arrêts;—il m'a enfermé lui-même dans une
étude vide, a tourné la clef, et me voilà seul entre les
murailles sales, devant une carte de géographie qui a la
jaunisse, et un grand tableau noir où il y a des ronds blancs
et la binette du censeur.
Je vais d'un pupitre à l'autre: ils sont vides—on doit
nettoyer la place, et les élèves ont déménagé.
Rien, une règle, des plumes rouillées, un bout de ficelle, un
petit jeu de dames, le cadavre d'un lézard, une agate
perdue.
Dans une fente, un livre: j'en vois le dos, je m'écorche les
ongles à essayer de le retirer. Enfin, avec l'aide de la règle,
en cassant un pupitre, j'y arrive; je tiens le volume et je
regarde le titre: ROBINSON CRUSOÉ.

Il est nuit.
Je m'en aperçois tout d'un coup. Combien y a-t-il de temps
que je suis dans ce livre?—quelle heure est-il?
Je ne sais pas, mais voyons si je puis lire encore! Je frotte
mes yeux, je _tends _mon regard, les lettres s'effacent, les
lignes se mêlent, je saisis encore le coin d'un mot, puis
plus rien.
J'ai le cou brisé, la nuque qui me fait mal, la poitrine
creuse; je suis resté penché sur les chapitres sans lever la
tête, sans entendre rien, dévoré par la curiosité, collé aux
flancs de Robinson, pris d'une émotion immense, remué
jusqu'au fond de la cervelle et jusqu'au fond du coeur; et en
ce moment où la lune montre là-bas un bout de corne, je
fais passer dans le ciel tous les oiseaux de l'île, et je vois
se profiler la tête longue d'un peuplier comme le mât du
navire de Crusoé! Je peuple l'espace vide de mes
pensées, tout comme il peuplait l'horizon de ses craintes;
debout contre cette fenêtre, je rêve à l'éternelle solitude et
je me demande où je ferai pousser du pain…
La faim me vient: j'ai très faim.
Vais-je être réduit à manger ces rats que j'entends dans la
cale de l'étude? Comment faire du feu? J'ai soif aussi. Pas
de bananes! Ah! lui, il avait des limons frais! Justement
j'adore la limonade!

Clic, clac! on farfouille dans la serrure.

Est-ce Vendredi? Sont-ce des sauvages?


C'est le petit pion qui s'est souvenu, en se levant, qu'il
m'avait oublié, et qui vient voir si j'ai été dévoré par les
rats, ou si c'est moi qui les ai mangés.
Il a l'air un peu embarrassé, le pauvre homme!—Il me
retrouve gelé, moulu, les cheveux secs, la main fiévreuse; il
s'excuse de son mieux et m'entraîne dans sa chambre, où il
me dit d'allumer un bon feu et de me réchauffer.
Il a du thon mariné dans une timbale «et peut-être bien une
goutte de je ne sais quoi, par là dans un coin, qu'un ami a
laissée il y a deux mois».
C'est une topette d'eau-de-vie, son péché mignon, sa
marotte humide, son dada jaune.
Il est forcé de repartir, de rejoindre sa division. Il me laisse
seul, seul avec du thon,—poisson d'Océan,—la goutte—
salut du matelot—et du feu,—phare des naufragés.
Je me rejette dans le livre que j'avais caché entre ma
chemise et ma peau, et je le dévore—avec un peu de thon,
des larmes de cognac—devant la flamme de la cheminée.
Il me semble que je suis dans une cabine ou une cabane,
et qu'il y a dix ans que j'ai quitté le collège; j'ai peut-être les
cheveux gris, en tout cas le teint hâlé.—Que sont devenus
mes vieux parents? Ils sont morts sans avoir eu la joie
d'embrasser leur enfant perdu? (C'était l'occasion pourtant,
puisqu'ils ne l'embrassaient jamais auparavant.) Ô ma
mère! ma mère!
Je dis: «ô ma mère!» sans y penser beaucoup, c'est pour
faire comme dans les livres.
Et j'ajoute: «Quand vous reverrai-je? Vous revoir et
mourir!»
Je la reverrai, si Dieu le veut.
Mais quand je reparaîtrai devant elle, comment serai-je
reçu? Me reconnaîtra-t-elle?
Si elle allait ne pas me reconnaître!
N'être pas reconnu par celle qui vous a entouré de sa
sollicitude depuis le berceau, enveloppé de sa tendresse,
une mère enfin!
Qui remplace une mère?
Mon Dieu! une trique remplacerait assez bien la mienne!
Ne pas me reconnaître! mais elle sait bien qu'il me manque
derrière l'oreille une mèche de cheveux, puisque c'est elle
qui me l'a arrachée un jour. Ne pas me reconnaître; mais
j'ai toujours la cicatrice de la blessure que je me suis faite
en tombant, et pour laquelle on m'a empêché de voir les
Fabre. Toutes les traces de sa tutelle, de sa sollicitude, se
lisent en raies blanches, en petites places bleues. Elle me
reconnaîtra; il me sera donné d'être encore aimé, battu,
fouetté, pas gâté!
Il ne faut pas gâter les enfants.
Elle m'a reconnu! merci, mon Dieu! Elle m'a reconnu et
s'est écriée:
«Te voilà donc! s'il t'arrive de me faire encore t'attendre
jusqu'à deux heures du matin, à brûler la bougie, à tenir la
porte ouverte, c'est moi qui te corrigerai! Et il bâille encore!
devant sa mère!
—J'ai sommeil.
—On aurait sommeil à moins!
—J'ai froid.
—On va faire du feu exprès pour lui,—brûler un fagot de
bois!
—Mais c'est M. Doizy qui…
—C'est M. Doizy qui t'a oublié, n'est-ce pas! Si tu ne l'avais
pas fait tomber, il n'aurait pas eu à te punir, et il ne t'aurait
pas oublié. Il voudrait encore s'excuser, voyez-vous! Tiens!
voilà ce qui me reste d'une bougie que j'ai commencée
hier. Tout ça pour veiller en se demandant ce qu'était
devenu monsieur! Allons, ne faisons pas le gelé,—n'ayons
pas l'air d'avoir la fièvre… Veux-tu bien ne pas claquer des
dents comme cela! Je voudrais que tu fusses bien malade
une bonne fois, ça te guérirait peut-être…»
Je ne croyais pas être tant dans mon tort: en effet, c'est ma
faute; mais je ne puis pas m'empêcher de claquer des
dents, j'ai les mains qui me brûlent, et des frissons qui me
passent dans le dos. J'ai attrapé froid cette nuit sur ces
bancs, le crâne contre le pupitre; cette lecture aussi m'a
remué…
Oh! je voudrais dormir! je vais faire un somme sur la
chaise.
«Ôte-toi de là, me dit ma mère en retirant la chaise. On ne
dort pas à midi. Qu'est-ce que c'est que ces habitudes
maintenant?
—Ce ne sont pas des habitudes. Je me sens fatigué,
parce que je n'ai pas reposé dans mon lit.
—Tu trouveras ton lit ce soir, si toutefois tu ne t'amuses pas
à vagabonder.
—Je n'ai pas vagabondé…
—Comment ça s'appelle-t-il, coucher dehors? Il va donner
tort à sa mère à présent! Allons, prends tes livres. Sais-tu
tes leçons pour ce soir?»

Oh! l'île déserte, les bêtes féroces, les pluies éternelles, les
tremblements de terre, la peau de bête, le parasol, le pas
du sauvage, tous les naufrages, toutes les tempêtes, des
cannibales, —mais pas les leçons pour ce soir!
Je grelottai tout le jour. Mais je n'étais plus seul; j'avais pour
amis Crusoé et Vendredi. À partir de ce moment, il y eut
dans mon imagination un coin bleu, dans la prose de ma
vie d'enfant battu la poésie des rêves, et mon coeur mit à la
voile pour les pays où l'on souffre, où l'on travaille, mais où
l'on est libre.
Que de fois j'ai lu et relu ce Robinson!
Je m'occupai de savoir à qui il appartenait; il était à un
élève de quatrième qui en cachait bien d'autres dans son
pupitre; il avait le Robinson suisse, les Contes du
Chanoine Schmidt, la Vie de Cartouche, avec des
gravures.
Ici se place un acte de ma vie que je pourrais cacher. Mais
non! Je livre aujourd'hui, aujourd'hui seulement, mon secret,
comme un mourant fait appeler le procureur général et lui
confie l'histoire d'un crime. Il m'est pénible de faire cette
confession, mais je le dois à l'honneur de ma famille, au
respect de la vérité, à la Banque de France, à moi-même.
J'ai été _faussaire! _La peur du bagne, la crainte de
désespérer des parents qui m'adoraient, on le sait, mirent
sur mon front de faussaire un masque impénétrable et que
nulle main n'a réussi à arracher.
Je me dénonce moi-même, et je vais dire dans quelle
circonstance je commis ce faux, comment je fus amené à
cette honte, et avec quel cynisme j'entrai dans la voie du
déshonneur.
Des gravures! la Vie de Cartouche, les Contes du
Chanoine Schmidt, les aventures du Robinson suisse!…
un de mes camarades—treize ans et les cheveux rouges—
était là qui les possédait…
Il mit à s'en dessaisir des conditions infâmes; je les
acceptai…
Je me rappelle même que je n'hésitai pas.
Voici quelles furent les bases de cet odieux marché.
On donnait au collège de Saint-Étienne, comme partout,
des exemptions. Mon père avait le droit d'en distribuer
ailleurs que dans sa classe, parce qu'il faisait tous les
quinze jours une surveillance dans quelque étude; il allait
dans chacune à tour de rôle, et il pouvait infliger des
punitions ou délivrer des récompenses. Le garçon qui avait
les livres à gravures consentit à me les prêter, si je voulais
lui procurer des exemptions.
Mes cheveux ne se dressèrent pas sur ma tête.
«Tu sais faire le paraphe de ton père?»
Mes mains ne me tombèrent pas des bras, ma langue ne
se sécha pas dans ma bouche.
«Fais-moi une exemption de deux cents vers et je te prête
la Vie de Cartouche.»
Mon coeur battait à se rompre.
«Je te la donne! Je ne te la prête pas, je te la donne…»
Le coup était porté, l'abîme creusé; je jetai mon honneur
par-dessus les moulins, je dis adieu à la vie de société, je
me réfugiai dans le faussariat.

J'ai ainsi fourni d'exemptions pendant un temps que je


n'ose mesurer, j'ai bourré de signatures contrefaites ce
garçon, qui avait, il est vrai, conçu le premier l'idée de cette
criminelle combinaison, mais dont je me fis, tête baissée,
l'infernal complice.
À ce prix-là, j'eus des livres,—tous ceux qu'il avait lui-
même; —il recevait beaucoup d'argent de sa famille et
pouvait même entretenir des grenouilles derrière des
dictionnaires. J'aurais pu avoir des grenouilles aussi—il
m'en a offert—mais si j'étais capable de déshonorer le
nom de mon père pour pouvoir lire, parce que j'avais la
passion des voyages et des aventures, et si je n'avais pu
résister à cette tentation-là, je m'étais juré de résister aux
autres, et je ne touchai jamais la queue d'une grenouille,
qu'on me croie sur parole! Je ne ferai pas des moitiés
d'aveux.
Et n'est-ce point assez d'avoir trompé la confiance
publique, imité une signature honorable et honorée,
pendant deux ans! Cela dura deux ans. Nous nous
arrêtâmes, las du crime ou parce que cela ne servait plus à
rien; j'ai oublié, et nul ne sut jamais que nous avions été
des faussaires. Je le fus et je ne m'en portai pas plus mal.
On pourrait croire que le sentiment du crime enfièvre, que
le remords pâlit; il est des criminels, malheureusement, sur
qui rien ne mord et que leur infamie n'empêche pas de
jouer à la toupie et de mettre insouciamment des queues
de papier au derrière des hannetons.

Ce fut mon cas: beaucoup de queues de papier, force


toupies. C'est peut-être un remède, et je n'ai jamais eu le
teint si frais, l'air si ouvert, que pendant cette période du
faussariat.
Ce n'est qu'aujourd'hui que la honte me prend et que je me
confesse en rougissant. On commence par contrefaire des
exemptions, on finit par contrefaire des billets. Je n'ai
jamais pensé aux billets: c'est peut-être que j'avais autre
chose à faire, que je suis paresseux, ou que je n'avais pas
d'encre chez moi; mais si la contrefaçon des exemptions
mène au bagne, je devrais y être.

Et qui dit que je n'irai pas?


12 Frottage—Gourmandise—Propreté
On me charge des soins du ménage. «Un homme doit
savoir tout faire.»
Ce n'est pas grand embarras: quelques assiettes à laver,
un coup de balai à donner, du plumeau et du torchon; mais
j'ai la main malheureuse, je casse de temps en temps une
écuelle, un verre.
Ma mère crie que je l'ai fait exprès, et que nous serons
bientôt sur la paille, si ce brise-tout ne se corrige pas.
Une fois, je me suis coupé le doigt—jusqu'à l'os.
«Et encore il se coupe!» fait-elle avec fureur.
Le malheur est qu'elle a une méthode… comme
Descartes, dont M. Beliben parlait quelquefois: il faudrait
que je fisse des bouquets avec des épluchures.

«Pas pour deux liards d'idée.»


Et, prenant l'arrosoir et le balai, elle fait des dessins sur le
plancher avec l'eau ou la poussière, en se balançant un
peu, minaudière et souriante.
Ah! je n'ai pas cette grâce, certainement!
Quelquefois, c'est le coup de la vigueur: elle prend une
peau avec du tripoli ou une brosse à gros poils, et elle
attaque un luisant de cuivre ou un coin de meuble.
Elle fait: «Han!» comme un mitron; elle geint à faire
pousser des pains sur le parquet! J'en ai la sueur dans le
dos!
Mais je suis vigoureux, j'ai du moignon, et je lui prends le
torchon des mains pour continuer la lutte. Je me jette sur le
meuble ou je me précipite contre la rampe, et je mange le
bois, je dévore le vernis.
«Jacques, Jacques! tu es donc fou!»
En effet, l'enthousiasme me monte au cerveau, j'ai la
monomanie flottante…
«Jacques, veux-tu bien finir! Il nous démolirait la maison, ce
brutal, si on le laissait faire!»
Je suis fort embarrassé:—ou l'on m'accuse de paresse,
parce que je n'appuie pas assez, ou l'on m'appelle brutal,
parce que j'appuie trop.
Je n'ai pas deux liards d'idée. C'est vrai, je le sens. Pas
même capable de faire la vaisselle avec grâce! Que
deviendrai-je plus tard? Je ne mangerai que de la
charcuterie,—du lard sur du pain et du jambon dans le
papier. J'irai dîner à la campagne pour laisser les restes
dans l'herbe.
(Serais-je poète? J'aime à dîner dans la prairie!)
C'est que je n'aurai pas à laver d'assiettes, et Dieu ne
m'obligera pas à enlever les crottes des petits oiseaux.
Le plus terrible, dans cette histoire de vaisselle, c'est qu'on
me met un tablier comme à une bonne. Mon père reçoit
quelquefois des visites de parents, de mères d'élèves, et
l'on m'aperçoit à travers une porte, frottant, essuyant et
lavant, dans mon costume de Cendrillon. On me reconnaît
et on ne sait à quoi s'en tenir, on ne sait pas si je suis un
garçon ou une fille.

Je maudis l'oignon…
Tous les mardis et vendredis, on mange du hachis aux
oignons, et pendant sept ans je n'ai pas pu manger de
hachis aux oignons sans être malade.
J'ai le dégoût de ce légume.
Comme un riche! mon Dieu, oui!—Espèce de petit
orgueilleux, je
me permettais de ne pas aimer ceci, cela, de rechigner
quand on me
donnait quelque chose qui ne me plaisait pas. Je
m'écoutais, je
me sentais surtout, et l'odeur de l'oignon me soulevait le
coeur,
—ce que j'appelais mon coeur, comprenons-nous bien; car
je ne
sais pas si les pauvres ont le droit d'avoir un coeur.
«Il faut se forcer, criait ma mère. Tu le fais exprès, ajoutait-
elle comme toujours.»

C'était le grand mot. «Tu le fais exprès!»


Elle fut courageuse heureusement: elle tint bon, et au bout
de cinq ans, quand j'entrai en troisième, je pouvais manger
du hachis aux oignons. Elle m'avait montré par là qu'on
vient à bout de tout, que la volonté est la grande maîtresse.
Dès que je pus manger du hachis aux oignons sans être
malade, elle n'en fit plus—à quoi bon? c'était aussi cher
qu'autre chose et ça empoisonnait. Il suffisait que sa
méthode eût triomphé,—et plus tard, dans la vie, quand
une difficulté se levait devant moi, elle disait:
«Jacques, souviens-toi du hachis aux oignons. Pendant
cinq ans tu l'as vomi et au bout de cinq ans tu pouvais le
garder. Souviens-toi, Jacques!»
Et je me souvenais trop.
J'aimais les poireaux.
Que voulez-vous?—Je haïssais l'oignon, j'aimais les
poireaux. On me les arrachait de la bouche, comme on
arrache un pistolet des mains d'un criminel, comme on
enlève la coupe de poison à un malheureux qui veut se
suicider.
«Pourquoi ne pourrais-je pas en manger? demandai-je en
pleurant.
—Parce que tu les aimes», répondait cette femme pleine
de bon sens, et qui ne voulait pas que son fils eût de
passions.
Tu mangeras de l'oignon, parce qu'il te fait mal, tu ne
mangeras pas de poireaux, parce que tu les adores.
«Aimes-tu les lentilles?
—Je ne sais pas…»
Il était dangereux de s'engager, et je ne me prononçais
plus qu'après réflexion, en ayant tout balancé.
Jacques, tu mens!
Tu dis que ta mère t'oblige à ne pas manger ce que tu
aimes.
Tu aimes le gigot, Jacques.
Est-ce que ta mère t'en prive?
Ta mère en fait cuire un le dimanche.—On t'en donne.
Elle en reprend du froid le lundi.—T'en refuse-t-on?
On le fait revenir aux oignons le mardi—le jour des
oignons, c'est sacré—tu en as deux portions au lieu d'une.
Et le mercredi, Jacques! qui est-ce qui se sacrifie, le
mercredi, pour son fils? Le jeudi, qui est-ce qui laisse tout
le gigot à son enfant? Qui? parle!
C'est ta mère—comme le pélican blanc! Tu le finis, le gigot
— à toi l'honneur!
«Décrotte l'os! ce n'est pas moi qui t'en empêcherai, va!»
Entends-tu, c'est ta mère qui te crie de ne pas avoir de
scrupules, d'en prendre à ta faim, elle ne veut pas borner
ton appétit… «Tu es libre, il en reste encore, ne te gêne
pas!»
Mais Dieu se reposa le septième jour! voilà huit fois que j'y
reviens, j'ai un mouton qui bêle dans l'estomac: grâce,
pitié!
Non, pas de grâce, pas de pitié! Tu aimes le gigot, tu en
auras.
«As-tu dit que tu l'aimais!
—Je l'ai dit, lundi…
—Et tu te contredis samedi! mets du vinaigre,—allons, la
dernière bouchée! J'espère que tu t'es régalé?…»

C'est que c'est vrai! On achetait un gigot au


commencement du mois, quand mon père touchait ses
appointements. Ils y goûtaient deux fois; je devais finir le
reste—en salade, à la sauce, en hachis, en boulettes; on
faisait tout pour masquer cette lugubre monotonie; mais à
la fin, je me sentais devenir brebis, j'avais des bêlements
et je pétaradais quand on faisait «prou, prou».

Le bain!—Ma mère en avait fait un supplice.


Heureusement elle ne m'emmenait avec elle, pour me
récurer à fond, que tous les trois mois.
Elle me frottait à outrance, me faisait avaler, par tous les
pores, de la soude et du suif, que pleurait un savon de
Marseille à deux sous le morceau, qui empestait comme
une fabrique de chandelles. Elle m'en fourrait partout, les
yeux m'en piquaient pendant une semaine, et ma bouche
en bavait…
J'ai bien détesté la propreté, grâce à ce savon de
Marseille!

On me nettoyait hebdomadairement à la maison.


Tous les dimanches matin, j'avais l'air d'un veau. On
m'avait fourbi le samedi; le dimanche on me passait à la
détrempe; ma mère me jetait des seaux d'eau, en me
poursuivant comme Galatée, et je devais comme Galatée
—fuir pour être attrapé, mon beau Jacques! Je me vois
encore dans le miroir de l'armoire, pudique dans mon
impudeur, courant sur le carreau qu'on lavait du même
coup, nu comme un amour, cul-de-lampe léger, ange du
décrotté.
Il me manquait un citron entre les dents et du persil dans
les narines, comme aux têtes de veau. J'avais leur reflet
bleuâtre, fade et mollasse; mais j'étais propre, par
exemple!

Et les oreilles! ah! les oreilles! On tortillait un bout de


serviette et on l'y entrait jusqu'au fond, comme on enfonce
un foret, comme on plante un tire-bouchon…
Le petit tortillon était enfoncé si vigoureusement que j'en
avais les amygdales qui se gonflaient; le tympan en
saignait, j'étais sourd pour dix minutes, on aurait pu me
mettre une pancarte.
La propreté avant tout, mon garçon!
Être propre et se tenir droit, tout est là.

Je suis propre comme une casserole rétamée. Oui, mais je


ne me tiens pas droit.
C'est-à-dire que pendant que j'apprends mes leçons, je
m'endors souvent, et je me cache la tête dans les bras, le
dos en rond.
Ma mère veut que je me tienne droit.
«Personne n'a encore été bossu dans notre famille, ce
n'est pas toi qui vas commencer, j'espère!»
Elle dit cela d'un ton de menace, et si j'avais l'intention
d'être bossu, elle m'en ôterait du coup l'envie.

13 L'argent
«M'man! J'ai mal.
—Ce sont les vers, mon enfant!
—Je sens bien que j'ai mal.
—Douillet, va! Ah! si tu avais dix mille livres de rentes!…
Quand tu as mal au ventre, fais comme faisait mon père,
fais la culbute!»

L'argent!—les rentes!
On me promet, comme à tous les gamins, des
récompenses, un gros sou, si je suis sage, et chaque fois
que je suis premier, une petite piécette blanche. On me la
donne?… Non, ma mère m'aime trop pour cela.
Elle ne me privait pourtant pas pour s'enrichir.
Les dix sous ne rentraient pas dans la famille,—ils allaient
se coucher dans une tirelire dont la gueule me riait au nez.
«C'est pour toi», disait ma mère en me faisant voir la pièce
et avant de la glisser dans le trou!
Je ne la revoyais plus!
«Ce sera, ajoutait-elle, pour t'acheter un homme!»
C'est le remplaçant caché dans cette tirelire qui absorbe
toutes les petites pièces et les gros sous que d'autres, mes
copains, dépensent le dimanche et les jours de foire, en
entrées aux baraques, cigares à paille, canons en cuivre.
Toujours sage, donnant la leçon sans pédantisme, ma
mère, qui marchait avec son siècle, m'inspirait ainsi la
haine des _armées permanentes _et me faisait réfléchir
sur l'impôt du sang. Je me regimbais quelquefois et je
citais mes camarades qui dépensaient leur argent au lieu
de le garder pour acheter un homme.

«C'est que sans doute ils sont infirmes, vois-tu!»


Elle avait même une parole de tristesse et un accent de
compassion à l'égard de ces pauvres enfants qui faisaient
bien de se consoler en dépensant leurs sous, eux que le
ciel avait tordus ou embossés sans que cela parût.
«Et pourquoi!» disait-elle en se parlant à elle-même et
arrivant jusqu'à l'impiété.
«C'est un crime de la nature, presque une injustice de
Dieu.—Il t'a épargné, toi», reprenait-elle en me tapant sur
le dos, pour me montrer qu'il n'y avait pas de gibbosité et
qu'elle pouvait, qu'elle devait,—c'était son rôle de mère—
continuer à nourrir le remplaçant dans le fond de la
tirelire…
Et moi, défiant, ingrat, désirant monter sur les chevaux de
bois, je regrettais souvent de n'être pas bossu, et je priais
Dieu de commettre quelque injustice que je cacherais sous
ma chemise, et qui, me sauvant du tirage au sort, me
donnerait le droit de prendre ce qu'on avait mis et de ne
plus mettre rien dans cette satanée tirelire.

Les inspecteurs généraux vont arriver dans quelque temps.


Mon père éreinte les élèves et convoque les forts pour
préparer l'inspection. Il leur distribue les rôles. Il demandera
à celui-ci ce passage, à celui-là cet autre.
«Tribouillard, vous avez le que retranché[3].—Caillotin,
l'Histoire sainte. Piochez les prophètes.
—M'sieu, dit Caillotin, comment faut-il prononcer
Ezéchiel?»

Ma mère se frappe le front, comme André Chénier.


«Jacques, si tu es dans les trois premiers d'ici à ce que
l'inspecteur vienne, je te donnerai… Regarde! Pour toi,
pour toi tout seul; tu en feras ce qu'il te plaira.»

Elle m'a montré de l'or; c'est une pièce de vingt sous. Oh!
pourquoi me donner la soif des richesses? Est-ce bien de
la part d'une mère?
Il se livré un combat en moi-même—pas très long.
«Pour moi tout seul? J'achèterai ce qu'il me plaira avec?
Je les donnerai à un pauvre, si je veux?»
Les donner à un pauvre!—ma mère chancelle; ma folie
l'épouvante et pourtant elle répond à la face du ciel:
«Oui, elle sera à toi. J'espère bien que tu ne la donneras
pas à un pauvre!»
Mais c'est une révolution, alors! Jusqu'ici je n'ai rien eu qui
fût à moi, pas même ma peau.
Je lui fais répéter.

Minuit.
Il s'agit de bien apprendre mon histoire pour être premier,
—et je pioche, je pioche!
Le samedi arrive.
Le proviseur entre. Les élèves se lèvent; le professeur lit:
«Thème grec.
—Premier: Jacques Vingtras.»
«Eh bien? dit ma mère en arrivant.
—Je suis premier.
—Ah! c'est bien. Tu vois, quand tu travailles, comme tu
peux avoir de bonnes places! Demain je te ferai une bonne
pachade.»
La pachade est une espèce de pâte pétrie avec des
pommes de terre, un mortier jaune, sans beurre, que ma
mère m'a présenté comme un plat de luxe. Mais il n'est pas
question de pachade! C'est une pièce de vingt sous que je
veux. On n'en parle pas. La question est si grave que je
n'ose pas l'attaquer. Ma mère fait l'affairée pour la pachade
et me montre un oeuf tout crotté en me disant: «J'espère
qu'il est gros!»
Des farces, tout cela. Et mes vingt sous, les ai-je gagnés,
oui ou non? Est-ce qu'on me les a promis? Il faut peut-être
que je les lui demande. Pourquoi donc? Est-ce qu'elle a
oublié?
Je vois bien à un peu de gêne, à cette coquetterie de
l'oeuf, à la contrainte du sourire, je vois bien qu'elle se
souvient. Elle tient peut-être à garder son rang. C'est le fils
qui doit rappeler à la mère ce qu'elle a promis.
«Maman, et mes vingt sous?»
Elle ne me répond pas de suite; mais, venant à moi tout
d'un coup, d'une voix qui n'est plus celle qu'elle avait,
espiègle et charmante, en montrant le gros oeuf crotté:
«Jacques, veux-tu faire crédit à ta mère?…»
Il y a dans l'accent toute la dignité d'une vaincue qui
accepte son sort d'avance, mais demande une grâce au
vainqueur. Elle ne défend pas sa bourse, la voilà!—Les
vingt sous sont sur la table—mais elle prie qu'on lui laisse
du temps.
Oui, ma mère, je vous fais crédit. Oh! gardez, gardez ces
vingt sous, soit qu'ils doivent servir à réparer une brèche,
soit que vous vouliez les engager pour moi dans une
entreprise,—et sans me rien dire, en ayant l'air plutôt de
mendier un pardon, vous joignez mon capital au vôtre, vous
m'intéressez dans les affaires, vous me faites l'associé de
la maison! Merci!
Et elle s'entend en affaires, ma mère; elle sait comment on
fait rapporter à l'argent; car elle m'a raconté, bien souvent,
qu'à quatre ans, elle pouvait déjà gagner sa vie.
Elle a commencé par acheter un pigeon avec sept sous
qu'on lui avait donnés, parce qu'elle avait gardé les oies.
Elle a engraissé le pigeon et l'a revendu pour acheter un
agneau qui sortait du ventre de la mère.
Elle a revendu cet agneau et s'est procuré un veau, toujours
du même âge.
Dès qu'il y avait dans une écurie, une étable, un chenil,
quelque bête en travail, on voyait accourir ma mère qui
attendait, curieuse des phénomènes de la nature, avec son
argent tout prêt à déposer écus sur bonde, monnaie sous
ventre.
Je n'ai pas sa force, moi! J'aurais trois sous, je les
entamerais et je ne penserais pas à acheter un lapereau à
la mamelle pour gagner avec l'argent un veau au débarqué.

Je crus bien une fois que j'allais avoir quarante sous à


refuser au remplaçant et à donner aux chevaux de bois. Il
s'agissait encore d'être _premier _deux ou trois fois avant
le bal du proviseur.
Je décrochai de nouveau la timbale.
J'avais bien fait mes conditions, cette fois. J'avais bien
demandé: «Elle sera pour moi? Je la garderai.» J'avais
indiqué que je ne voulais pas joindre cette somme à celle
que j'avais déjà dans les affaires. On met cinq francs dans
une entreprise, on n'en met pas sept.

«Je la garderai?
—Tu la garderas.»
Ma mère ne manqua pas à sa promesse. On me remit les
quarante sous; je les serrai dans mon gousset; mais quand
je parlai d'aller sur les chevaux de bois, ma mère me
rappela le contrat:
«Tu m'as dit que tu les garderais!»
Et elle ajouta que, si je m'avisais de changer la pièce,
j'aurais affaire à elle. Comme je protestais:
«Tu es devenu menteur maintenant; il ne te manquait plus
que ça, mon garçon!»
Je ne pouvais pas le nier; j'étais écrasé par moi-même. Je
m'étais suicidé avec ma propre langue.
J'en fus réduit à traîner ces quarante sous comme une
plaque d'aveugle.
Tous les soirs, ma mère demandait à les voir.
Un jour je ne pus les lui montrer!…
J'étais allé sur la place Marengo, dans un bazar à treize,
tout à treize!
J'achetai une paire de bretelles à pattes. Elles étaient rose
tendre!
À peine eus-je commis cette faute que j'en compris
l'étendue. La pièce était entamée: j'avais treize sous de
bretelles. Il ne restait que vingt-sept sous! Qu'allait dire ma
mère?—Perdu pour perdu, je me dis qu'il fallait aller
jusqu'au bout.
Jouir…—après moi, le déluge!
Je commençai par m'enfoncer dans une allée où je me
déshabillai pour mettre mes bretelles. Après quelques
tentatives inutiles, toujours dérangé et regardé de travers
par des gens étonnés de me voir demi-nu sur le pas de
leurs portes, je crus plus prudent, quoiqu'un peu moins
noble, d'entrer dans un lieu retiré, le premier que je
trouverais.
Il me restait vingt-sept sous, en sous,—jamais je n'avais eu
une si grosse somme à ma disposition. Elle gonflait et
crevait mes poches.—Patatras! les sous roulent à terre,—
même ailleurs!
C'est horrible.
Je n'ai retrouvé qu'un franc deux sous. Je perds la tête…
Je m'approche d'un des jeux qui sont installés place
Marengo:
«Trois balles pour un sou! On gagne un lapin.»
Je prends la carabine, j'épaule et je tire… Je tire les yeux
fermés, comme un banquier se brûle la cervelle.
«Il a gagné le lapin!»

C'est un bruit qui monte, la foule me regarde, on me prend


pour un Suisse; quelqu'un dit que, dans ce pays-là, les
enfants apprennent à tirer à trois ans et qu'à dix ans il y en
a qui cassent des noisettes à vingt pas.
«Il faut lui donner le lapin!»
Le marchand n'avait pas l'air de se presser en effet, mais
la foule approche, avance et va faire une gibelotte avec
l'homme s'il ne donne pas le lapin qui est là et qui broute.
Je l'ai, je l'ai! Je le tiens par les oreilles et je l'emporte.
Il faut voir le monde qu'il y a! Le lapin fait des sauts
terribles. Il va m'échapper tout à l'heure.
Comme dans toutes les luttes, chaque côté a ses
partisans. Les uns tiennent pour le lapin, les autres pour le
Suisse—c'est moi, le Suisse—et je sens toute la
responsabilité qui pèse sur ma tête. Quelquefois l'animal
fait un bond qui épouvante les miens. Je voudrais changer
de main, le prendre par la queue de temps en temps. Je
n'ose pas devant cette foule.
Je n'ai pas le courage de tourner la tête, mais je devine
que les rangs se sont grossis.
On marque le pas.
Je suis en avant, à quelques pas de la colonne, seul
comme un prophète ou un chef de bande…
On se demande sur la route ce que nous voulons, si c'est
une idée religieuse ou une pensée sociale qui me pousse.
Si elle est pratique, on verra;—mais que je laisse là le
lapin!
—Est-ce un drapeau?—Il faut le dire alors.
Mes doigts sont crispés, les oreilles vont me rester dans la
main.
Le lapin fait un suprême effort…
Il m'échappe! Mais il tombe en aveugle dans ma culotte—
une culotte de mon père, mal retapée, large du fond, étroite
des jambes.—Il y reste.
On s'inquiète, on demande…
Les foules n'aiment pas qu'on se joue d'elles. On
n'escamote pas ainsi son drapeau!
«Le La-pin! Le La-pin!» sur l'air des Lampions.
Des gens se mettent aux fenêtres; les curieux arrivent.
Le lapin est toujours entre chair et étoffe, je le sens.
Oh! si je pouvais fuir! Je vais essayer. Un passage est là—
je l'enfile…
On me cherche, mais je connais les coins.
Où aller?—Je tombe sur M. Laurier, l'économe. Je lui ai fait
des commissions, j'ai porté des lettres à une dame. J'ai
son secret, je suis prêt au chantage.—Il faut qu'il me sauve!
Je lui dis tout.
«Tiens, voilà tes quarante sous. Je vais te reconduire et
dire que c'est moi qui t'ai gardé, et lâche-moi cette bête!»

Ma mère croit à notre mensonge.


«Bien, bien, M. Laurier,—du moment qu'il était avec vous…
Savez-vous ce qu'il y a dans les rues, ce soir? On dit que
les mineurs ont voulu se révolter et ont mis le feu à un
couvent.»

Le lendemain.
«Mange donc, Jacques, mange! Tu n'aimes donc plus le
lapin maintenant?»
Elle a acheté un lapin, ce matin, à bas prix, parce qu'il est
un peu écrasé, et qu'on lui a trouvé des bouts de chemise
dans les dents.
Où est la peau?…
Je vais à la cuisine.
C'est lui!…

14 Voyage au pays
Jacques ira passer ses vacances au pays.
C'est ma mère qui m'annonce cette nouvelle.
«Tu vois, on te pardonne tes farces de cette année, nous
t'envoyons chez ton oncle; tu monteras à cheval, tu
pêcheras des truites, tu mangeras du saucisson de
campagne. Voilà trois francs pour tes frais de voyage.»
La vérité est que mon oncle le curé, qui va sur soixante-
dix, a parlé de me faire son héritier, et il demande à
m'avoir près de lui pendant les vacances.
Le vieux prêtre, qui économise, a pour notaire un
bonhomme qui en a touché deux mots à mon père dans
une lettre qu'on a oubliée sur la table et que j'ai lue. Je suis
au courant. On me laisserait une somme de… payable à
ma majorité: c'est l'idée du testament.

J'ai mon paletot sur le bras, une casquette sans visière et


une gourde.
«Il a l'air d'un Anglais.»
Ce mot me remplit d'orgueil.
Mon père (il me gâte!) m'emmène au café pour lamper le
coup de l'étrier.
«Allons, bois cela, ça te fera du bien.»
J'avale l'eau-de-vie tout d'un trait, ce qui me fait éternuer
pendant cinq minutes et me mouille les yeux, comme si
j'avais pleuré toute la nuit. La langue me cuit à vouloir la
tremper dans le ruisseau.
«Sois aimable avec ton oncle.»
C'est la dernière recommandation de mon père.
«Aie bien soin de ta veste neuve.»
C'est le cri suprême de ma mère.

En route, fouette, cocher!


Les adieux ont été simples. Il faut que j'arrive au plus vite
chez le grand-oncle.
On n'a pas fait de sentiment.
Et je n'attendais, moi, que le moment où les chevaux
fileraient…

J'ai passé ma nuit à savourer ma joie. J'ai bu, dormi, rêvé,


j'ai pris des sirops au buffet, j'ai soulevé les vasistas, je
suis descendu_ aux côtes_.
À six heures du matin, je me suis trouvé en plein Puy,
devant le café des Messageries.
Je laisse mon bagage au bureau, et je grimpe vers notre
ancienne maison, où mademoiselle Balandreau doit
m'attendre. On lui a écrit que j'arriverais, sans fixer le jour.
Je frappe.
Ah! ce n'est pas long! La bonne vieille fille m'arrive
ébouriffée et émue! et m'embrasse, m'embrasse—comme
jamais ne m'a embrassé ma mère.
Elle s'occupe de me débarrasser, et elle a peur que je sois
las, et que j'aie eu froid…
«Tu dois être fatigué. Ôte-moi ce paletot-là. Ce n'est pas
possible, ce n'est pas toi!—Comme tu es grand!—Toute la
nuit en voiture, pauvre petit,—tu dois avoir sommeil. As-tu
dormi?
—Pas fermé l'oeil.»
Je mens comme un arracheur de dents, mais cela la
flattera que son favori n'ait pas fermé l'oeil et paraisse si
frais, si fort.— C'est un grand garçon qui peut passer les
nuits.
«Veux-tu te coucher?—Tiens, couche-toi.—Tu ne veux
pas?— Tu vas prendre une tasse de café au moins?—Tu
sais, comme je t'en donnais en cachette de ta mère, avec
du lait.—Tu l'écrémais toujours,—tu disais: "donne-moi la
peau".»
Comme elle m'aime!
Nous faisons le café ensemble. Elle a l'air d'une sorcière,
et moi d'un diablotin; elle, avec ses coques en l'air, tournant
le moulin; moi, dans les cendres, soufflant le feu…
Comme toutes les vieilles filles—qui ont une gourmandise
— elle aime son café au lait à l'adoration,—et il est bon,
ma foi! J'en ai les lèvres toutes grasses et les joues toutes
chaudes. C'est le même bol que celui où je trempais
autrefois mon museau, en buvant des gorgées doubles
parce que ma mère pouvait arriver et que ma mère ne
voulait pas qu'on me gâtât en dehors d'elle;—puis le café
au lait, c'est mauvais pour les enfants, «ça donne des
glaires».

«Mais venez donc le voir!»


Elle est allée chercher les voisins, elle a ramené les
commères.
Il y a une petite demoiselle dans un coin.
«Tu ne reconnais pas mademoiselle Perrinet?»
Quoi, cette petite fille qui avait toujours un pantalon de
velours, ses cheveux défaits, avec qui je me battais, qui
m'égratignait—j'en ai encore la marque,—elle était
méchante comme la gale; c'est elle qui est là avec une
belle natte retenue par un peigne d'écaille, un noeud bleu
au corsage, une petite fraise de tulle qui entoure son cou
doré, une fumée brune sur les joues et la lèvre?
«Embrassez-vous donc!»
Je n'ose pas, elle attend. On me pousse, elle avance. Pas
trop!
Je suis rouge, elle l'est bien un peu aussi! Nous avions joué
au petit mari et à la petite femme, dans le temps; nous
avions fait la dînette ensemble, et la grande égratignure,
celle qui me reste comme un bout de fil blanc, avait été
donnée, je crois, à la suite d'une scène de jalousie.
Je m'en souviens, elle ne l'a peut-être pas oublié.
«Ma malle est aux messageries.»
Je dis cela avec un revenez-y de vanité, il est entendu que
j'irai avec un petit voisin la chercher.
«C'est bien lourd pour toi», dit mademoiselle Balandreau.
Il y a mon trousseau, quelques chemises, ma veste neuve,
un paquet pour la tante Rosalie, un paquet pour le vieil
oncle et une pierre pour un monsieur.
Ce monsieur est un personnage qui fait une collection de
cailloux et a cherché partout un rognon.
J'ai entendu parler de ce rognon pendant six mois, toujours
avec le même étonnement; à la fin on a trouvé une chose
couleur de fer, que mon père a empaquetée avec soin et
que je dois porter au collectionneur; il est parent de je ne
sais plus qui dans la haute Université, et la fortune
professionnelle de M. Vingtras peut s'accrocher à ce
rognon.
Ce mot de rognon me gêne tout de même, et quand une
dame, qui se trouve là au moment où je déboucle ma
malle, demande ce que c'est que ce caillou bleu, je ne lui
dis pas comment on l'appelle.
J'emporte vite cette pierre chez le destinataire qui la
tourne, retourne et la regarde comme on mire un oeuf. Il me
reconduit et me met cinq francs dans la main en arrivant à
la porte.
«C'est pour toi, fait-il.
—Pas pour mes parents? ai-je dit tout bouleversé.
—Pour toi, pour t'amuser en vacances.»

Je viens de faire le tour de la ville, j'ai longé la rivière, j'ai


cherché des endroits déserts, j'avais besoin d'être seul.
À la tête d'une fortune!—Si jeune, à mon âge, sans que
j'aie besoin d'en rendre compte à mes parents, avec le
droit d'en disposer comme je l'entendrai, de faire des folies
ou d'économiser, de mettre cet argent dans un pot ou de le
jeter par les fenêtres!
Il y a peut-être un crime là-dessous.
Non, M. Buzon, le destinataire, est un honnête homme, il a
une bonne figure,—même l'air un peu bête;—j'ai entendu
dire que les criminels n'ont jamais l'air bête. M. Buzon a
une situation à l'abri du soupçon.
Cependant!—Je ne sais pas, moi, si je dois garder l'argent
de ce monsieur!… Oh! j'ai eu tort. Je suis un petit
mendiant.

«Dis, mademoiselle Balandreau, tu le lui rapporteras, je


t'en prie! tu diras que je l'ai pris sans savoir…»
Et je n'ai pas de cesse que je ne l'aie entraînée par sa robe
jusque devant la porte du monsieur «au rognon».
Je suis caché dans un coin et je regarde si elle entre.
Quand elle sort, elle me dit: «C'est fait», et elle
m'embrasse en se frottant le nez plusieurs fois.
«Mais tu pleures!
—Cher petit! fait-elle en ne cachant plus ses larmes et en
s'essuyant les yeux. Le brave homme, il ne voulait pas
reprendre la pièce. Je lui ai dit qu'il le fallait. Je pleure. Est-
ce que je pleure?… C'est de voir que tu as fait cela, toi,
tout petit! Déjà si fier…»
Elle s'éponge le nez et les cils.
Moi, j'ai envie de jeter des pierres dans les carreaux en
m'en allant; un peu plus, je lui en casserais pour ses cinq
francs.
À cheval!
Mon oncle m'attend demain. Quelques-uns de ses
paroissiens venus pour la foire doivent repartir en bande;
ils m'emmèneront. L'un d'eux a justement acheté un cheval.
Je le monterai et nous irons en caravane à Chaudeyrolles.
Le rendez-vous est chez Marcelin.
Marcelin tient une auberge dans une rue du faubourg. Il a la
réputation à dix lieues à la ronde pour le vin blanc et les
grillades de cochon.
Il y a, quand on entre, une odeur chaude de fumier et de
bêtes en sueur qui avance, comme une buée, de l'écurie.
Dans la salle où l'on boit, on sent le piquant du vinaigre cuit,
versé sur la grillade, et qui mord les feuilles de persil.
Il y a aussi les émanations fortes du fromage bleu.
C'est vigoureux à respirer, et c'est plein de montant, plein
de bruit, plein de vie.
On dit des bêtises en patois, et l'on se verse le vin à
rasades.
Je joue avec une paire de vieux éperons qui rôdent sur la
table, et je soupèse de gros bâtons cravatés de cuir:
quelques-uns ont une histoire qu'on raconte.—Il y a après le
bout de la peau d'huissier.
_Anyn!… _Il faut partir.
Le bruit que font les étriers en se cognant au moment où
l'on apporte les selles, le clic-clac des cuirs, le rongement
du mors, j'ai encore cela dans l'oreille, avec le nom de
Baptiste, le garçon d'écurie.
Je suis trop petit: on me plante et on raccourcit les
courroies.
Encore, encore! J'ai les jambes si courtes. M'y voilà! On
me met rênes en mains.
«Tu feras comme ceci, comme cela. As-tu monté
quelquefois?
—Non.
—Ça ne fait rien. As pas peur!»
Tout le monde est à cheval. Nous sommes cinq en me
comptant. On s'occupe à peine de moi. On me trouve
assez grand, on me trouve assez au courant pour me
laisser seul. J'en suis si fier!

CHAUDEYROLLES
Je suis arrivé bien moulu et bien écorché, mais j'ai fait celui
qui n'est pas fatigué.

Les premiers moments ont été tristes.

Le cimetière est près de l'église, et il n'y a pas d'enfants


pour jouer avec moi; il souffle un vent dur qui rase la terre
avec colère, parce qu'il ne trouve pas à se loger dans le
feuillage des grands arbres. Je ne vois que des sapins
maigres, longs comme des mâts, et la montagne apparaît
là-bas, nue et pelée comme le dos décharné d'un éléphant.
C'est vide, vide, avec seulement des boeufs couchés, ou
des chevaux plantés debout dans les prairies!
Il y a des chemins aux pierres grises comme des coquilles
de pèlerins, et des rivières qui ont les bords rougeâtres,
comme s'il y avait eu du sang; l'herbe est sombre.
Mais, peu à peu, cet air cru des montagnes fouette mon
sang et me fait passer des frissons sur la peau.
J'ouvre la bouche toute grande pour le boire, j'écarte ma
chemise pour qu'il me batte la poitrine.
Est-ce drôle? Je me sens, quand il m'a baigné, le regard si
pur et la tête si claire!…
C'est que je sors du pays du charbon avec ses usines aux
pieds sales, ses fourneaux au dos triste, les rouleaux de
fumée, la crasse des mines, un horizon à couper au
couteau, à nettoyer à coups de balai…
Ici le ciel est clair, et s'il monte un peu de fumée, c'est une
gaieté dans l'espace,—elle monte, comme un encens, du
feu de bois mort allumé là-bas par un berger, ou du feu de
sarment frais sur lequel un petit vacher souffle dans cette
hutte, près de ce bouquet de sapins…
Il y a le vivier, où toute l'eau de la montagne court en
moussant, et si froide qu'elle brûle les doigts. Quelques
poissons s'y jouent. On a fait un petit grillage pour
empêcher qu'ils ne passent. Et je dépense des quarts
d'heure à voir bouillonner cette eau, à l'écouter venir, à la
regarder s'en aller, en s'écartant comme une jupe blanche
sur les pierres!
La rivière est pleine de truites. J'y suis entré une fois
jusqu'aux cuisses; j'ai cru que j'avais les jambes coupées
avec une scie de glace. C'est ma joie maintenant
d'éprouver ce premier frisson. Puis j'enfonce mes mains
dans tous les trous, et je les fouille. Les truites glissent
entre mes doigts; mais le père Regis est là, qui sait les
prendre et les jette sur l'herbe, où elles ont l'air de lames
d'argent avec des piqûres d'or et de petites taches de
sang.
Mon oncle a une vache dans son écurie; c'est moi qui
coupe son herbe à coups de faux. Comme elle siffle dans
le gras du pré, cette faux, quand j'en ai aiguisé le fil contre
la pierre bleue trempée dans l'eau fraîche!
Quelquefois je sabre un nid ou un noeud de couleuvres.
Je porte moi-même le fourrage à la bête, et elle me salue
de la tête quand elle entend mon pas. C'est moi qui vais la
conduire dans le pâturage et qui la ramène le soir. Les
bonnes gens du pays me parlent comme à un personnage,
et les petits bergers m'aiment comme un camarade.
Je suis heureux!
Si je restais, si je me faisais paysan?
J'en parle à mon oncle, un soir qu'il avait fait servir le dîner
sous le manteau de la cheminée, et qu'il avait bu de son vin
pelure d'oignon.
«Plus tard, quand je serai mort. Tu pourras acheter un
domaine, mais tu ne voudrais pas être valet de ferme?»
Je n'en sais trop rien.

Quand il pleut et qu'il n'y a pas moyen de pêcher ni d'aller


chercher des groseilles sauvages là-bas, au pied de la
montagne, entre les pierres galeuses,—ou bien quand le
soleil brûle comme une plaque de tôle bleuie au feu et grille
le pays sans ombre,— ces jours-là, je m'enferme dans la
bibliothèque de mon oncle et je lis, je lis. Il y a la biographie
des hommes illustres de l'abbé de Feller. Je cours aux
passages qui parlent de Napoléon, et je fais tout éveillé
des rêves pleins de Sainte-Hélène. Je regarde par la
fenêtre la campagne déserte, l'horizon vide, et je cherche
Hudson Lowe. Si je le tenais!

Mon oncle attend les curés du voisinage pour la


conférence.
Ils viennent. Je les entends à table qui disent du mal du
vicaire de Saint-Parlier, du curé de Solignac; ils ne
paraissent pas plus penser au bon Dieu qu'à l'an quarante!
Mon oncle se mêle peu aux conversations. Son âge l'en
dispense; il se fait même plus vieux qu'il n'est, contrefait le
sourd et presque l'aveugle; mais le vin a délié la langue
des autres. Un gros, qui a l'air ivrogne, fait sauter les
boutons de sa robe crasseuse tachée de vin et dérange
son rabat jaune de café. Un maigre, à tête de serpent, ne
boit que de l'eau; mais il jette de côté et d'autre des
regards qui me font peur. J'ai vu au théâtre de Saint-
Étienne, une fois, le traître qui servait du poison dans les
verres; il a cet air-là.
Les autres mangent, boivent comme des goinfres, et
quand ils ont une prière à dire, ils ont encore la bouche
pleine.
On voit leur culotte sous leur robe sale.
Le crasseux, le gros, se tourne de mon côté.
«C'est votre neveu, monsieur le curé? Il a bon appétit au
moins, ce gaillard-là; est-il râblé!»
Et il me passe la main sur le dos, ce qui me dégoûte et me
gêne.

«Et Maclou, le protestant, qu'est-ce que vous en faites? dit


une voix.
—Il est maintenant au lac de Saint-Front.
—Avec le tas! C'est là qu'ils ont fait leur nid.
—Nid de vipères», siffle la tête de serpent.
Il y a donc des protestants! J'ai lu ce qu'on en dit dans la
bibliothèque de Chaudeyrolles, et les protestants qu'on a
brûlés, qu'on envoie en enfer, me semblent une race de
damnés.
Je vais un jour jusqu'au lac Saint-Front, tout seul. C'est un
grand voyage. Je pense tout le long du chemin à la Saint-
Barthélemy, et je vois des croix rouges sur le ciel bleu.
Voici le lac avec une ou deux barques dans les roseaux,
des cabanes perdues dans des champs tout autour.
On m'a dit d'aller vers la hutte à gauche, chez Jean
Robanès; je n'ai qu'à dire que je suis le neveu du curé, on
m'offrira du lait et on me montrera les protestants.
On m'accueille bien; «et quant aux protestants, me dit
l'homme, il y en a un qui est justement là-bas, debout dans
le sillon.»
Il a l'air dur et triste,—maigre, jaune, le menton pointu,— et
raide comme une épée.
Est-ce que les gendarmes ne le surveillent pas? Lui parle-t-
on? A-t-il un boulet? Je me rappelle bien que l'on punit tous
les impies dans la Bible, et les livres de la bibliothèque les
appellent des scélérats! J'en touche un mot à mon oncle, le
soir; il me répond mal, et je commence à croire qu'il en est
des protestants infâmes comme des bêtes qui parlent
dans La Fontaine. Des farces tout ça!

Il faut partir.
Mon oncle a une tournée à faire, et je dois d'ailleurs bientôt
rentrer à Saint-Étienne pour le collège.
Nous partons par le chemin que j'ai pris pour venir, mais
j'ai cette fois un cheval doux, on m'a caleçonné, ouaté, et je
me suis suifé d'avance. D'ailleurs, j'ai monté à cheval
depuis un mois, je suis aguerri, et je trouve une joie bien
vive à me retourner sur la selle pour dire adieu au paysage.
Je donne un coup de talon pour avoir un temps de galop, je
flatte la bête comme un vieil ami…
Mon oncle me quitte à la Croix de la Mission. Il me parle
avec bonté.
«Travaille bien, dit-il.
—Vous écrirez à papa de me faire revenir l'année
prochaine.
—Ton père! ce n'est pas ton père qui t'empêchera, mais
peut-être ta mère; je ne suis pas bien avec ta mère, vois-
tu!»
Je le sais. Dans les premiers jours de mon arrivée, j'ai
entendu la servante parler dans la chambre.
«C'est le fils de madame Vingtras?
—Oui.
—Celle qui disait tant de mal de vous?
—C'est fini maintenant, je lui ai pardonné,—et j'aime cet
enfant.»

Il n'était pas beau, mon oncle, il avait les yeux petits, le nez
gros, des poils un peu partout, mais il était bon.
Je savais qu'il sentait que j'étais malheureux chez nous et
qu'en le quittant je perdais de la liberté et du bonheur. Il
était aussi triste que moi.

«Adieu, me dit-il en m'embrassant et en me donnant une


poignée de main qui me fit encore plus de plaisir que son
embrassade. Tu trouveras quelque chose au fond de ta
valise, n'en dis rien à ta mère.»
Il me tendit encore ses vieux doigts gris, fit un mouvement
de tête et partit.
Oh! s'il eût été mon père, cet oncle au bon coeur!
Mais les prêtres ne peuvent être les pères de personne, il
paraît: pourquoi donc?
J'avais envoyé une lettre à mademoiselle Balandreau lui
annonçant mon arrivée, une lettre qu'elle a montrée à tout le
monde.
«Comme il écrit bien! voyez ces majuscules!»
Elle m'a préparé un lit dans un petit cabinet qui est à côté
de sa chambre. C'est grand comme une carafe, mais j'ai le
droit de fermer ma porte, de jeter ma casquette sur mon lit
et de planter mon paletot en disant ouf! Je fais des gestes
de célibataire, je range des papiers, je fredonne…

Qu'y a-t-il dans ma valise, dont m'a parlé mon oncle?


Dix francs!
Je puis les accepter de lui…
Me voilà riche tout d'un coup.

Le temps est superbe, et je descends dès neuf heures en


ville, libre, et craquant du bonheur d'être libre; je me sens
gai, je me sens fort, je marche en battant la terre de mes
talons et en avalant des yeux tout ce qui passe la nue dans
le ciel, le soldat dans la rue; je rôde à travers le marché, je
longe la mairie, je vais au Breuil flâner, les mains derrière
le dos, en chassant quelque caillou du bout de mon soulier,
comme le receveur particulier qui marche devant moi et
que j'imite un peu.
Il n'y a pas de devoirs, pas de pensums, ni père ni mère,
personne, rien!
Il y a le tambour de ville qui s'arrête au coin du carrefour et
amasse les gens; il y a les officiers à épaulettes d'or que je
frôle; j'ai le droit d'aller à tous les rassemblements.
Je me fais cirer mes souliers tous les matins par
Moustache. Ah! mais!
Il m'a fallu seulement un mois de vacances avec la vache à
conduire, les courses dans les champs, les promenades
seul, pour m'ouvrir les idées et le coeur!

Nous allons le soir au café; on est trois ou quatre anciens


camarades; on joue sa demi-tasse, son petit verre et l'on
fait brûler son eau-de-vie! Cette fumée, cette odeur
d'alcool, le bruit des billes, le saut des bouchons, les gros
rires, tout cela double mes sens et il me semble qu'il m'est
poussé des moustaches et que je soulèverais le billard!
On va en sortant au Fer-à-Cheval faire un tour—comme
des rentiers!—On s'arrête en rond aux moments
intéressants, je marche quelquefois à reculons devant la
bande.
Puis l'âge reprend le dessus.
«C'est toi qui l'es! Sauterais-tu ce banc à pieds joints?
Lèverais-tu cette pierre à bras tendu?
—Je parie que je renverse Michelon.»
Je ne sais si je suis le plus fort, mais on le croit, tant j'y
mets de volonté! J'aurais préféré vomir le sang par la
bouche que lâcher la pierre ou demander grâce à
Michelon.
Je suis mon maître; je fais ce que je veux et même je suis
un peu le chef, celui qu'on écoute et qui a dit l'autre jour,
quand un voyou nous a jeté une pierre: «Ne bougez pas,
vous autres!»— J'ai attrapé le voyou et je l'ai ramené en le
tenant par la ceinture, et en le calottant jusque devant la
bande.—«Demande pardon!» Il était plus grand que moi.

Nous avons fait une partie de bateau: personne ne sait


ramer, et nous avons failli nous noyer dix fois. Ah! nous
nous sommes bien amusés!

On m'avait voulu nommer capitaine.


«Des blagues! nommez Michelon; moi, je me couche.»
Et je me suis étendu dans le bateau, regardant le soleil qui
me faisait cligner les yeux, et trempant mes mains dans
l'eau bleue…

Un oncle de je ne sais quelle branche court après moi dans


le
Martouret et ne prend que le temps d'aller avertir
mademoiselle
Balandreau qu'il m'emmène dans sa carriole voir sa
famille; il me
renverra après-demain.
«Filons, mon neveu. Hue! la Grise.»
C'est moi qui tiens les rênes en passant dans le faubourg.
J'envoie de temps en temps un coup de fouet inutile et j'ai
l'air de jurer en frappant avec le manche: «Ah! carcan!»
Nous nous arrêtons au Cheval-Blanc pour le picotin à la
Grise. Je saute de la carriole comme un clown et je donne
un clic-clac en l'air comme un maquignon.
L'oncle de je ne sais quelle branche est fier comme tout.
«C'est mon neveu!» dit-il à tout le monde dans l'hôtel.
Nous dînons les coudes sur la table, il me raconte (tout en
mangeant des oeufs au vin, puis des oeufs au lard, pour
finir par une salade aux oeufs durs), il me raconte l'histoire
de sa branche. Il a épousé ci, ça, il est issu de germain,
etc.
«Tu verras tes cousines, elles sont jolies.»

Oui, elles le sont, et comme elles ont l'air déluré, mâtin!


C'est moi qui suis la fille, je redeviens gauche, je me sens
bête. Elles parlent très bien français pour des paysannes.
Elles ont été à l'école au bourg voisin.
«Un verre de vin! me disent-elles.
—Oui, un verre de vin.»
Je n'en accepte que pour trinquer dans les cabarets ou
dans les auberges, parce que c'est gai les verres qui se
choquent, comme je ne prends de cognac que pour faire
des brûlots: c'est joli les flammes bleues. Mais, ma foi, je
me trouve dépassé tout d'un coup par ces cousines à l'air
hardi, à la voix tintante, et je vais boire—boire du bleu et du
courage.
«À votre santé!» font-elles après avoir versé une goutte,
une toute petite goutte au fond de leurs verres.
Elles ont rempli le mien jusqu'au bord.
Je crois que je suis un peu gris.—Gare à vous! cousines.
C'est qu'en effet j'ai un toupet du diable, une audace
d'enfer!

Elles ont voulu me faire voir le verger. Va pour le verger! et


j'y entre en sautant par-dessus la barrière à pieds joints.
Voilà comme je suis, moi!
Mes cousines me regardent ébahies, je ris en revenant à
elles pour leur tendre la main et les aider à enjamber. Une,
deux, voyons!
Elles poussent de petits cris et me retombent dans les bras
en mettant pied à terre; elles s'appuient et s'accrochent, et
nous allons dégringoler! Nous dégringolons, ma foi, on
perd tous l'équilibre, et nous tombons sur le gazon. Elles
ont des jarretières bleues.
Comme il fait beau! un soleil d'or! de larges gouttes de
sueur me tombent des tempes, et elles ont aussi des
perles qui roulent sur leurs joues roses. Le bourdonnement
des abeilles qui ronflent autour des ruches, derrière ces
groseilliers, met une musique monotone dans l'air…

«Qu'est-ce que vous faites donc là-bas?» crie une voix du


seuil de la maison.
Ce que nous faisons?… Nous sommes heureux, heureux
comme je ne l'ai jamais été, comme je ne le serai jamais.
J'enfonce jusqu'aux chevilles dans les fleurs et je viens
d'embrasser deux joues qui sentaient la fraise.

Il faut rentrer, on nous appelle! Nous revenons comme des


gens sages, et ces demoiselles m'ont pris chacune par un
bras; elles s'appuient un peu en croisant les mains et me
secouant le coude, chaque fois qu'elles veulent
m'apprendre quelque chose, ou me demander ce que je
sais.
On me gronde déjà, remarquez! On prétend que je ne
réponds pas ou que je réponds mal. «On ne me dira plus
rien si je me moque comme ça… Voulez-vous bien!»
On me donne des tapes, on me fait des reproches.
C'est que j'ai adopté un système pour être à l'aise: je les
embrasse quand elles me posent une question que je
trouve trop difficile.
Ah! que j'ai bien fait de boire du vin!
Elles veulent me rouler.
«Vous savez la géographie?
—Pas trop.
—Vous savez bien quel est le chef-lieu de…»
Je l'ignore absolument, et, pour m'en tirer, j'embrasse,
j'embrasse; j'en perds mon assurance, malgré le verre de
gros bleu, et si elles ne faisaient pas des petites mines
pour se cacher, elles me verraient rougir comme une
pivoine.
Nous arrivons à table. Il est midi. Les sabots des garçons
de ferme battent l'heure du dîner dans la cour, et tout le
monde rentre, même les poules, qui viennent attendre leur
grain et se pressent contre la porte. Un poussin estropié se
dépêche en tirant la patte; les abords de la maison sont
vides, je vois dans les champs les charrues s'arrêter et les
laboureurs s'asseoir pour manger la soupe que vient
d'apporter la servante dans son tablier vert.
C'est le grand calme de midi et son grand silence.

À notre table (on a servi le dîner à part pour le neveu), il y a


une nappe blanche, des fruits dressés dans des
soucoupes et une branche d'églantier, qui est là toute
frissonnante dans l'eau, fraîche comme un panache vert
avec des grelots rouges.
Il vient je ne sais quelle odeur de sureau.—Ah! j'ai le coeur
qui s'en va, tant cette odeur est douce!

Après le dîner.
«Si nous partions faire un tour en carriole avec notre
cousin?
—La Grise est trop fatiguée, dit le père.
—C'est vrai. Où irons-nous alors?»
J'offre d'aller du côté des sureaux, et nous voilà, au bout
d'un moment, occupés à vider la moelle de ces sureaux et
à faire des sifflets luisants comme des cuivres; la cousine
Marguerite se coupe le doigt et laisse tomber de grosses
gouttes de sang sur le blanc des feuilles.
On arrache une herbe pour la panser, et l'on va loin des
vilains arbres qui sont cause qu'on s'est coupé.
On va vers la mare où les canards barbotent, on va dans la
grange où les _fléaux _s'arrêtent quand les demoiselles et
le cousin entrent! Puis ils repartent décrivant un grand
cercle, et battent en mesure les gerbes sur le plancher
sonore. J'en attrape un pour essayer; je sens tourner le
battant qui part comme une fronde, et qui revient comme un
marteau, qui prend de l'air et fait du vent… S'il touchait une
tête, il la casserait comme du verre.
Au fond du clos, il y a un trou plein d'eau et de branches
mortes, avec de petites grenouilles vertes qui luisent au
soleil; je fais une ligne avec un bâton que je ramasse à
terre, un bout de ficelle que je trouve dans mes poches, et
une épingle que fournit Marguerite. Sa soeur donne un
morceau de ruban écarlate, et la pêche commence.
Quels cris quand la première rainette mord! Mais il faut
l'arracher de l'hameçon, personne n'ose, la grenouille
s'échappe et les jeunes filles s'enfuient.

Je les suis! Nous passons une journée délicieuse à battre


les champs, à entrer jusqu'aux genoux dans la rivière! Je
cours après elles en sautant sur les pierres, que polit le
courant.
À un moment, le pied me glisse et je tombe dans l'eau.
Je sors ruisselant, et je m'en vais, le pantalon tout collé et
pesant, m'étendre au soleil. Je fume comme une soupe.
«Si nous le tordions?» dit une cousine, en faisant un geste
de lessive.
Elles vont de leur côté, derrière une pierre qui les cache
mal, ôter leurs bas; elles ont les jambes trempées, quoi
qu'elles en disent… et si blanches!
Enfin nous voilà séchés, et nous repartons joyeux.
Nous avons les yeux clairs, la peau brillante. Nous prenons
des chemins bordés de mûres, et pleins de petites prunes
violettes qui sont aigres comme du vinaigre, et que nous
mangeons à poignées,— j'avale les noyaux pour faire
l'homme.
On se fâche, on se perd! mais on se retrouve toujours bras
dessus, bras dessous, raccommodés et curieux: moi,
racontant ce que je fais à Saint-Étienne, les farces de
collège; elles, disant des gaietés de pension, ceci, cela, et
finissant par crier:
«Laquelle aimez-vous le mieux de nous deux?
—Laquelle aimes-tu mieux?» dit carrément Marguerite, qui
jette le_ vous_ par-dessus les moulins et se plante devant
moi.
Ne sachant que répondre, je les embrasse toutes deux. On
me fouette la figure avec une fleur et l'on s'écarte pour me
bombarder de prunes violettes.

Le soir nous trouve un peu las, et nous causons sur la


pierre usée devant la maison, comme de petits vieux à la
porte d'une auberge.
Ah! c'est Marguerite que je préfère décidément! Elle me
prend la main toujours à la fin de ses phrases, elle me dit,
ébouriffant ma crinière de ses doigts: «Rejette donc tes
cheveux en arrière, tu n'es pas beau comme ça!»
On me conduit à ma chambre qui est près du grenier,—le
grenier où l'on a, l'hiver dernier, pendu les raisins, entassé
les pommes, avec des bouquets de fenouil et des touffes
sèches de lavandes. Il en est resté une odeur et je laisse la
porte ouverte pour qu'elle entre chez moi,—encore un chez
moi d'un soir!
Je me mets à la fenêtre et regarde au loin s'éteindre les
hameaux.
Un rossignol froufroute dans un tas de fagots et se met à
chanter.
Il y a le coucou qui fait hou-hou! dans les arbres du grand
bois,
et les grenouilles qui font croa-croa dans les herbages du
marais.
J'écoute et finis par ne rien entendre.
Le coq me réveille en sursaut, je m'étais endormi le front
dans mes mains et je me déshabille avec un frisson, pour
dormir d'un sommeil sans rêve, étourdi de parfums, écrasé
de bonheur.
Deux jours comme cela,—avec des disputes et des
raccommodailles près des buissons, dans les fleurs, dans
le foin; le grand jeu du fléau, le chant doux des rivières et
l'odeur du sureau!

Il faut partir!

«Tu m'écriras, soupire Marguerite, me disant adieu. Tiens


tu garderas ce petit bouquet comme souvenir. Bonsoir!…»
Elle me donne son front à embrasser, rien que son front.
Ces deux jours-ci, elle se laissait embrasser sur les lèvres;
elle a l'air toute sérieuse, et je la vois de loin, debout, qui
agite son mouchoir, comme font les châtelaines dans les
livres, quand leur fiancé s'en va; je tâte le bouquet qu'elle a
fourré dans ma poitrine et je me pique le doigt à ses
épines. J'ai sucé ce doigt-là.
Nous le retrouverons, ce bouquet, avec des larmes dans
les fleurs sèches…

15 Projets d'évasion
J'entre en quatrième. Professeur Turfin.
Il a été reçu le second à l'agrégation; il est le neveu d'un
chef de division, il porte de grands faux-cols, des
redingotes longues, il a la lèvre d'en bas grosse et humide,
des yeux bleus de faïence, des cheveux longs et plats.
Il a du mépris pour les pions, du mépris pour les pauvres,
maltraite les boursiers et se moque des mal vêtus.
Il fait rire les autres à mes dépens; je crois qu'il veut faire
rire de ma mère aussi.
Je le hais…
On m'accorde des faveurs en ma qualité de fils de
professeur.
Externe, je suis puni comme un interne. Toujours en
retenue. Je ne rentre presque jamais à la maison. On
m'apporte du réfectoire un morceau de pain sec.
«De cette façon, on lui donne à déjeuner pour rien; je sauve
encore une ratatouille à la mère Vingtras.»
C'est Turfin qui parle ainsi à quelque collègue qui sourit; il
le dit assez loin de moi à demi-voix, mais il veut, je crois,
que je l'entende.
Je me contente d'enfoncer mes mains dans mes poches,
et j'ai l'air de rire! Je pleure. Que de sanglots j'ai étouffés
pendant qu'on ne me voyait pas!

Je ne suis plus qu'une bête à pensums!


Des lignes, des lignes!—des arrêts et des retenues, du
cachot!
Je préfère le cachot à la retenue.
Je suis libre entre mes quatre murs, je siffle, je fais des
boulettes, je dessine des bonshommes, je joue aux billes
tout seul.
Avec des morceaux de bois et des bouts de ficelle je
monte des potences auxquelles je pends Turfin, je me
remets à la besogne vers le soir et je fais mon pensum.
On me renvoie à neuf heures à la maison.
Le cachot ne m'épouvante pas; même j'éprouve un petit
orgueil à revenir le soir par les cours désertes, en
rencontrant au passage quelques élèves qui me regardent
comme un révolté!
Nous nous croisons souvent avec Malatesta, qui sort d'un
autre cachot. C'est le chef des _chahuteurs _dans l'étude
des grands.
Il va entrer en élémentaires.
C'est lui qui doit être reçu à Saint-Cyr l'an prochain. C'est le
champion de Saint-Étienne; on ne le renverrait pas pour un
empire.
Il porte un képi à galons d'or et il prend des leçons
d'armes.
Malatesta me fait des signes de tête en passant et me dit:
«Salut,
Vingtras!» Salut, comme en latin, «Vingtras», comme à un
homme.
C'est la retenue qui m'ennuie le plus.
J'y gobe encore des pensums.—Je suis si maladroit!—
C'est mon encrier que je renverse, c'est mon porte-plume
qui tombe, mes papiers qui s'envolent, mon pupitre que je
démanche.
«Vingtras, cent lignes!»
Patatras! mon paquet de livres qui dégringole et fait un
tapage d'enfer!
«Cent lignes de plus.
—M'sieu!
—Vous répliquez? Cinq pages de grammaire grecque.»
Encore! Toujours!
Ils veulent me faire mourir sous le pensum, ces gens-là!
C'est à peine si je vois le soleil!
Le dimanche, comme les autres jours, j'arrive pour la
grande retenue, de deux à six, dans cette salle vraiment
lugubre ce jour-là, à cause du silence écrasant, du bruit
mélancolique que fait un soulier qui passe, une porte qui
tombe, un fredon solitaire, un cri de marchand bien loin,
bien loin!
Nous sommes là une vingtaine.
Une plume grince, quelqu'un tousse, le pion fait deux ou
trois tours en regardant le ciel à travers les croisées.
«M'sieu… sortir!»
Il fait oui de la tête, et sous prétexte d'aller là-bas, je traîne
un peu dans les longs corridors, je fourre le nez dans des
salles vides, je jette par une fenêtre une bille, j'envoie une
boulette de pain à un moineau, je lorgne l'infirmière et je
tâche d'aller chiper des fruits au réfectoire, puis je reviens à
cloche-pied, dans l'étude.
Je me replonge la tête dans ce qui me reste de papier, que
je barbouille avec ce qui me reste d'encre, je pense à tout
autre chose qu'à ce que j'écris—et il se trouve qu'il y a
quelquefois dans mes pensums des «Turfin pignouf. Turfin
crétin.»

Mardi matin.
C'était composition en version latine.
Je cherchais un mot, dans un dictionnaire tout petit que
mon père m'a donné à la place de Quicherat.
Turfin croit que c'est une traduction.
Il s'avance et me demande le livre que je cachais tout à
l'heure.
Je lui montre le petit dictionnaire.
«Ce n'est pas celui-là.
—Si, m'sieu!
—Vous copiez votre version.
—Ce n'est pas vrai!»
Je n'ai pas fini le mot qu'il me soufflette.
Mon père et mère me battent, mais eux seuls dans le
monde ont le droit de me frapper. Celui-là me bat parce
qu'il déteste les pauvres.
Il me bat pour indiquer qu'il est l'ami du sous-préfet, qu'il a
été reçu second à l'agrégation.
Oh! si mes parents étaient comme d'autres, comme ceux
de Destrême qui sont venus se plaindre parce qu'un des
maîtres avait donné une petite claque à leur fils!
Mais mon père, au lieu de se fâcher contre Turfin, s'est
tourné contre moi, parce que Turfin est son collègue, parce
que Turfin est influent dans le lycée, parce qu'il pense avec
raison que quelques coups de plus ou de moins ne feront
pas grand-chose sur ma caboche. Non, mais ils font
marque dans mon coeur.
J'ai eu un mouvement de colère sourd contre mon père.
Je n'y puis plus tenir; il faut que je m'échappe de la maison
et du collège.

Où irai-je?—À Toulon.
Je m'embarquerai comme mousse sur un navire et je ferai
le tour du monde.
Si l'on me donne des coups de pied ou des coups de
corde, ce sera un étranger qui me les donnera. Si l'on me
bat trop fort, je m'enfuirai à la nage dans quelque île
déserte, où l'on n'aura pas de leçon à apprendre ni du grec
à traduire.
Il y a encore une consolation, même si l'on est attaché au
grand mât ou enchaîné à fond de cale; il y a l'espérance
d'arriver à être officier à son tour, et l'on a le droit de
souffleter le capitaine.
Turfin, lui, peut me tourmenter tant qu'il voudra, sans que je
puisse me venger.
Mon père peut me faire pleurer et saigner pendant toute
ma jeunesse; je lui dois l'obéissance et le respect.
Les règles de la vie de famille lui donnent droit de vie et de
mort sur moi.
Je suis un mauvais sujet, après tout!
On mérite d'avoir la tête cognée et les côtes cassées,
quand, au lieu d'apprendre les verbes grecs, on regarde
passer les nuages ou voler les mouches.
On est un fainéant et un drôle, quand on veut être
cordonnier, vivre dans la poix et la colle, tirer le fil, manier le
tranchet, au lieu de rêver une toge de professeur, avec une
toque et de l'hermine.
On est un insolent vis-à-vis de son père, quand on pense
qu'avec la_ toge_ on est pauvre, qu'avec le tablier de cuir
on est libre!
C'est moi qui ai tort, il a raison de me battre.
Je le déshonore avec mes goûts vulgaires, mes instincts
d'apprenti, mes manies d'ouvrier.
Mes parents m'ont donné de l'éducation et je n'en veux
plus!
Je me plais mieux avec les laboureurs et les savetiers
qu'avec les agrégés; et j'ai toujours trouvé mon oncle
Joseph moins bête que M. Beliben!…
«Fort comme il est, et si fainéant!» disent-ils toujours. C'est
justement parce que je suis fort que je m'ennuie dans ces
classes et ces études où l'on me garde tout le jour. Les
jambes me démangent, la nuque me fait mal.
Je suis gai de nature; j'aime à rire et j'ai la rate qui va en
éclater quelquefois! Quand je peux échapper aux pensums,
éviter le séquestre, être loin du pion ou du professeur, je
saute comme un gros chien, j'ai des gaietés de nègre.
Être nègre!
Oh! comme j'ai désiré longtemps être nègre!
D'abord, les négresses aiment leurs petits.—J'aurais eu
une mère aimante.
Puis quand la journée est finie, ils font des paniers pour
s'amuser, ils tressent des lianes, cisèlent du coco, et ils
dansent en rond!
Zizi, bamboula! Dansez, Canada!
Ah! oui! j'aurais bien voulu être nègre. Je ne le suis pas, je
n'ai pas de veine!
Faute de cela, je me ferai matelot.
Tout le monde s'en trouvera bien.
«Je les fais périr de chagrin?» ils me l'ont assez dit, n'est-
ce pas?
Ils vont revivre, ressusciter.
Je leur laisse ma part de haricots, ma tranche de pain;
mais ils devront finir le gigot!
Finir le gigot?
Je suis une triste nature décidément! Je ne songe pas
seulement au plaisir d'échapper à ce gigot; mais, dévoré
d'une idée de vengeance, je me dis, comme un petit
jésuite, que c'est eux qui auront à le manger, rôti, revenu,
en vinaigrette, à la sauce noire, en émincés et en boulettes,
—comme je faisais.

Je vais plus loin, hypocrite que je suis!


Je me dis qu'il faut m'exercer, me tâter, m'endurcir, et je
cherche tous les prétextes possibles pour qu'on me rosse.
J'en verrai de dures sur le navire. Il faut que je me _rompe
_d'avance, ou plutôt qu'on me _rompe _au métier; et me
voilà pendant des semaines disant que j'ai cassé des
écuelles, perdu des bouteilles d'encre, mangé tout le
papier!—Il faut dire que je mange toujours du papier et que
je bois toujours de l'encre, je ne peux pas m'en empêcher.
Mon père ne se doute de rien et se laisse prendre au
piège, le malheureux!…
Je lui use trois règles et une paire de bottes en quinze
jours, il me casse les règles sur les doigts et m'enfonce ses
bottes dans les reins.
Je lui coûte les yeux de la tête, je le ruine, cet homme!
Je pense qu'il me pardonnera plus tard en faveur de
l'intention; et d'ailleurs il me semble que cela ne l'ennuie
pas trop.
Un peu fatigué seulement quand il m'a rossé trop
longtemps,—il a chaud!
Je me traîne alors jusqu'à la fenêtre, et je la ferme pour qu'il
n'attrape pas de courants d'air.
La nuit, je me couche dans une malle,—en chemise.
Je me couche en chemise! Dieu puissant! favorise Cette
sainte entreprise!
Partirai-je seul?
C'est bien ennuyeux! Et puis à plusieurs on peut s'emparer
d'un navire, faire le corsaire, au besoin mener les révoltes,
et quand on est fatigué, fonder une colonie.
Qui entraînerai-je dans cette expédition?
Malatesta est justement parti d'hier.
Sa mère est tout d'un coup tombée malade, et il est allé la
voir.
Il adore sa mère, une mauvaise mère, cependant!
Elle lui envoie toujours des pastèques, des dattes et des
oranges; elle lui fait passer de l'argent en cachette du
proviseur.
«Elle est donc bien riche, ta mère? lui demandai-je un jour.
—Non, mais elle est si bonne!
—Tu l'aimes bien!
—Si je l'aime!»
Il me dit cela avec une petite larme dans les yeux.
Lui qui doit être soldat!
Avoir une si mauvaise mère et l'aimer tant! Une mère qui le
console quand il est puni, qui mange peut-être moins de
pain pour que son enfant ait plus d'oranges!
«Que fait-elle, ta mère?
—Elle est charcutière à Modène.»
Et il n'a pas l'air de rougir!
Charcutière! Tout s'explique. C'est une femme du
commun.
Ma mère n'aurait jamais été charcutière. Jamais!

Ah! elle est fière, ma mère, il faut lui accorder ça.


Si ce n'avait pas été pour elle, c'eût été pour son fils qu'elle
n'eût pas voulu vendre du jambon.
Elle préférait crever la misère, conseiller à mon père d'être
lâche!…
Elle préférait vivre d'une vie sourde, bête et vile; mais elle
était la femme d'un fonctionnaire, une dame, et son enfant
dirait un jour:
«Mon père était dans l'Université.»
Ah! cela me fera une belle jambe, et on a l'air de les
estimer drôlement, ces messieurs de l'université!
Si elle entendait ce que j'entends, moi, non pas seulement
ce que les élèves marmottent—ce n'est rien—mais ce que
les parents disent, elle verrait ce qu'on pense des
professeurs! si elle savait comme ils sont méprisés par les
chefs même: le proviseur, l'inspecteur, le censeur, qui,
quand une mère riche se plaint, répondent:
«N'ayez peur: je lui laverai la tête!»
Du petit cabinet où l'on m'enferme d'habitude avant de me
mener au cachot, je puis saisir ce qu'on dit dans le salon
du proviseur, et je n'ai pas manqué d'appliquer mes
oreilles contre le mur, chaque fois que j'ai pu.
Un jour, un des maîtres est venu se plaindre qu'un
domestique l'avait insulté. Le proviseur n'a fait ni une ni
deux: il appelle le pion Souillard, qui lui sert de secrétaire:
«M. Souillard, il y a M. Pichon qui se plaint de ce que Jean
lui ait parlé insolemment devant les élèves;—il faut que l'un
des deux file. Je tiens à Jean; il nettoie bien les lieux. M.
Pichon est un imbécile qui n'a pas de protections, qui
achète cent francs de bouquins pour faire son livre
d'étymologie et qui porte des habits qui nous déshonorent.
«Écrivez en marge à son dossier:
«"PICHON. Se commet avec les domestiques—a des
habitudes de saleté—sait ses classiques. Rendrait de
grands services dans une autre localité."«

Ah! vivent les charcutiers, nom d'une pipe!


Et les cordonniers aussi! vivent les épiciers et les bouviers!
Vivent les nègres!…
Moi, plutôt que d'être professeur, je ferai tout, tout, tout!…

Il n'y a donc pas à compter sur Malatesta, qui est à la


charcuterie de Modène, et il a même laissé intacte dans
son pupitre une boîte de fruits confits qu'on se partage en
retenue.
Je cherche de tous côtés d'autres complices; je jette sur la
foule des camarades le regard creux du capitaine. Je fais
des ouvertures à plusieurs: ils hésitent. Les uns disent
qu'ils ne s'ennuient pas à la maison, qu'ils s'y amusent
beaucoup, au contraire, que leur père rigole avec eux, que
leur mère a les mêmes défauts que celle de Malatesta.
«On ne te bat donc pas?
—Si, quelquefois, mais je suis content ces jours-là; je suis
sûr que le soir on me mènera au spectacle ou bien qu'on
me donnera une pièce de dix sous. Mon père en est tout
embêté, et ils se cherchent des raisons avec ma mère.—
C'est toi qui en es cause. —Je te dis que c'est toi.—Tu ne
lui as pas fait de mal au moins!—J'ai bien tapé un peu fort,
quel brutal je suis!»
«Tu lui as fait du mal au moins», demande ma mère à mon
père, à l'envers de ces parents imbéciles. «J'espère qu'il
l'a senti cette fois!»
Et il faut bien avouer que ma mère est logique. Si on bat
les enfants, c'est pour leur bien, pour qu'ils se souviennent,
au moment de faire une faute, qu'ils auront les cheveux
tirés, les oreilles en sang, qu'ils souffriront, quoi!… Elle a un
système, elle l'applique.
Elle est plus raisonnable que les parents de ce petit à qui
on donne dix sous quand on lui a envoyé une taloche; qui
tapent sans savoir pourquoi, et qui regrettent d'avoir fait
mal.
Je ne comprends pas comment mon camarade aime tant
ses parents, qui sont si bêtes et ont si peu d'énergie.
Je suis tombé sur une mère qui a du bon sens, de la
méthode.

Je ne trouverai donc personne qui veuille s'enfuir avec moi!


Ricard?
Ils sont neuf enfants.
On les fouette à outrance.—Quel bonheur!
Je tâte Ricard;—quand je dis je tâte, je parle au figuré: il
me défend de le tâter (il a trop mal aux côtes)—il est sale
comme un peigne; il m'explique que c'est parce qu'ils sont
sales que leur mère les bat; mais elle est diablement sale
aussi, elle!
Elle les rosse encore parce qu'ils disent des gros mots; ils
jurent comme des charretiers; il y a le petit de cinq ans qui
crie toujours: «Crotte pour toi!»
Il n'y en a qu'un dans la famille qui soit bien sage et qui ne
jure pas. C'est celui qui est en classe avec moi.
On le bat tout de même. Pourquoi donc?
Parce qu'il ne faut pas faire de préférences dans les
familles, c'est toujours d'un mauvais effet. Les autres
pourraient s'en plaindre.
Puis, «il est là comme une oie.»
Il est là comme une oie.—Voilà pourquoi on le bat.
On fouette les autres parce qu'ils font du bruit et qu'ils jurent
et sont grossiers: on le fouette, lui, parce qu'il ne dit rien et
se tient tranquille.
«Il est là comme une oie…»
Il a encore une faiblesse—(qui n'a pas les siennes!)—il
pisse au lit.
Voilà le secret de sa misère, pourquoi il est triste, pourquoi
sa mère crie toujours qu'elle va lui enlever la peau de ceci,
la peau de cela!
Et ses parents ont l'air de croire que c'est pour s'amuser,
parce qu'il y trouve du plaisir, que c'est par coquetterie ou
défi, un jeu ou une menace, une fantaisie de talon rouge, un
mouvement de désoeuvré. Le malheureux fait pourtant ce
qu'il peut,—ce qu'il fait ne sert à rien.—Il se réveille dans le
crime, et on est obligé de mettre ses draps à la fenêtre
tous les matins.
On lui procure cette honte.—Tout le monde sait sa faute;
comme on sait que le roi est aux Tuileries, quand le
drapeau flotte au-dessus du château!…
Il en pleure de douleur, le pauvre mâtin, il se prive de tout,
exprès, quand il soupe le soir, et boit avec une paille.
C'est en vain qu'il prie Dieu, la sainte Vierge et cherche s'il
y a un saint spécialement affecté à ce genre de péché; il
retombe désespéré sous le coup de torchon de sa mère,
qui a une drôle d'expression pour annoncer que la danse
commence. Elle dit de sa grosse voix, et en levant le fouet:
«Ah! nous allons faire pleurer le lapin!»
Allusion, sans doute (ironique et cruelle), à la faiblesse de
son enfant et à l'opération que le chasseur fait subir au
lapin atteint par son plomb meurtrier.
Je le décide. Il fera son hamac lui-même à bord du navire,
et personne ne saura que le lapin a pleuré!

Si je parlais aussi à Vidaljan?


C'est le fils d'un rat-de-cave; il reçoit, comme moi, des
roulées à tout casser.
Encore un qui voudrait être ce que son père ne voudrait
pas qu'il fût: il voudrait être escamoteur.
Il est venu un escamoteur au collège. Les élèves payaient
vingt sous. Vidaljan a eu le malheur d'être choisi pour
monter sur l'estrade et tenir le paquet de cartes; il a vu
couper le cou à la tourterelle, brûler le mouchoir; il a frôlé
Domingo, le compère.
«Pardon, mon ami, qu'avez-vous là dans votre poche?»
Et l'on a retiré de sa poche une perruque.
«Vous portez donc vos économies dans vos cheveux?»
Et l'on rafle sur sa tête une pièce de cinq francs.
«Maintenant, mon ami, je vous remercie.»
Il est descendu à sa place devant tout le collège, entouré,
questionné, envié; sa classe crève de jalousie.
Pourquoi est-ce lui qu'on a pris? Qui l'a fait choisir?
«Il a de la chance», a dit Ricard aîné, qui pense que, la nuit
prochaine…

Depuis cette soirée où il a eu son rôle, éclairé par toutes


les bougies du sorcier, objet de l'attention de la foule,
dévoré par les regards des grands et des moyens, depuis
ce jour-là, la résolution de Vidaljan est prise, sa vocation
est décidée: il va se mettre au travail tout de suite. Il a
toujours eu un penchant pour l'escamotage!
C'est le plus grand chipeur du collège; il aimait déjà à
fouiller dans les pupitres, et il savait retirer un crayon de
dessus l'oreille d'un camarade, sans que le camarade s'en
doutât. Il savait couper une orange en huit et cacher une
pièce dans le coin d'un mouchoir.
Il escamotait déjà la toupie, l'agate et la plume à tête de
mort. Il avait une collection de petits dessins cueillis à l'aide
de fausses clefs dans les boîtes des copains.
Non qu'il aimât les arts, mais il se plaisait à faire de la
serrurerie sournoise et à passer sa main entre les fentes. Il
volait les cahiers de punition et les listes de places dans la
poche des maîtres. Il avait une fois subtilisé le porte-feuille
d'un professeur, et les secrets de M. Boquin avaient été à
la merci des moutards pendant huit jours.
Le pauvre Boquin en avait manqué un mariage et failli
perdre sa place.
Vidaljan avait apporté aussi des améliorations dans la
plume à pensums: il était parvenu à ficeler quatre becs
ensemble, ce qui ne s'était jamais vu encore, de l'aveu
même de Gravier, qui avait été trois mois en pension à
Paris, et il écrivait quatre vers de Virgile à la fois.
Déjà porté à l'escamotage, il eut la tête tournée par la
magie blanche.
Il acheta les _Secrets du petit Albert. _Nous le vîmes avec
des gobelets et des muscades, avec des crapauds séchés
et des coquilles d'oeufs vides.
Il fabriquait de la poudre.
C'est ce qui me décida à m'adresser à lui,—malgré
l'espèce de défiance que m'inspiraient ses habitudes.
Il avait, deux jours auparavant, failli être assommé par
l'auteur de ses jours, qui avait appris qu'au lieu de faire ses
devoirs son fils se livrait à la mécanique; et, en retournant
le lit de son enfant, la mère avait trouvé des peaux de
serpents et des punaises de cuivre mêlées aux punaises
de famille.
Je lui offris d'être mon lieutenant.
Il accepta.—Ricard aussi.

Mais, au jour fixé, le drapeau flotte à la fenêtre de Ricard,


et il me jette par cette fenêtre un papier, un peu humide, qui
me donne de douloureux détails. Il a été criminel plus que
de coutume et on l'a battu plus que jamais; il ne peut pas
se traîner.
Et Vidaljan?—Il n'est pas au rendez-vous. Les élèves
arrivent l'un après l'autre, la cloche sonne, on entre, il n'est
pas là. Que s'est-il passé?
Je vais du côté de sa maison en me cachant; je rencontre
des commères qui racontent que le quartier a failli sauter,
et le fils Vidaljan avec.
«Il a laissé tomber une allumette sur une écuelle où il faisait
de la poudre. C'est un petit vaurien qui lui avait mis ça dans
la tête, le petit de cette dame qui marchande toujours, vous
savez, et qui a son châle collé sur le dos comme une
limande: Vingtrou, Vingtras… On doit être en train de le
chercher. J'espère qu'on le fichera en prison.
—Mais le voilà, je le reconnais», crie une commère, qui
m'aperçoit tout d'un coup dans le coin où j'étais courbé, et
d'où j'essayais de filer.
On s'empare de moi.—On me ramène à la maison.
Ma mère m'en donna une volée!
Elle ne s'arrêta que quand j'eus promis sur tous les saints
du paradis de ne plus m'échapper.

Et Vidaljan?—Il guérit et ne fit plus de poudre.


Et Ricard aîné?—La peur qu'il eut en apprenant l'accident
de
Vidaljan lui fit une révolution, et il ne pissa plus au lit.
C'est toujours ça.

16 Un drame
Madame Brignolin, une voisine, est devenue l'amie de la
maison.
C'est une petite créature potelée, vive, aux yeux pleins de
flamme; elle est gaie comme tout, c'est plaisir de la voir
trottiner, rigoler, coqueter, se pencher en arrière pour rire,
tout en lissant ses cheveux d'un geste un peu long et qui a
l'air d'une caresse! Et elle vous a des façons de se
trémousser qui paraissent singulières à mon père lui-
même, car il rougit, pâlit, perd la voix et renverse les
chaises.
Drôle de petite femme! Elle a trois enfants.
Elle conduit et élève tout cela avec une activité fiévreuse,
elle ne fait qu'aller, venir; habillant l'un, savonnant l'autre,
plantant une casquette sur cette binette, un bonnet sur ce
bout de crâne, recousant les culottes, repassant les robes,
mouchant celui-ci, nettoyant celle-là. Toujours en l'air!
Le soir, elle sort un peignoir frais et fait un bout de musique
devant un vieux piano à queue; à la fin de chaque morceau,
elle en arrache un _boum _grave du côté des notes graves
et un hi flûté du côté des notes minces. Boum, boum, hi
hi…

«M. Vingtras, vous êtes triste comme un bonnet de nuit,


c'est que vous ne vous êtes pas fait raser, voyez-vous!
Revenez demain en sortant de chez le coiffeur. Je vous
embrasserai; vous me donnerez l'étrenne de votre barbe.»
Et en même temps elle passe près de lui, met sa main sur
sa main, le frôle avec sa jupe. Elle lui prend le bras même
et lui donne sa ceinture à presser.
«Valsons», dit-elle.
Et avançant, d'un air joyeux, ses petits pieds hardis, le
buste rejeté en arrière, les cheveux flottants, elle entraîne
son cavalier; un ou deux tours dans la chambre trop étroite,
—et elle va retomber, en riant, sur une chaise qui crie,
devant mon père qui ne dit rien.
Puis elle file du côté de la cuisine où l'on a entendu du bruit.
C'est la fillette qui est à terre; c'est le gamin qui a cassé
une cruche; elle roule comme un tourbillon de mousseline,
s'engouffre, disparaît, revient, tapageuse et folle, serrant
ses deux mains à plat entre ses genoux, penchée pour
mieux rire, et secouant sa jolie tête, en racontant quelque
aventure salée arrivée à un de ses rejetons.
Elle trouve encore moyen d'effleurer et de bousculer M.
Vingtras en passant.

M. Brignolin est rarement là: c'est un savant. Il est associé


dans une fabrique de produits chimiques, et il a déjà
inventé un tas de choses qui font bouillir ses fourneaux et
sa marmite: il est toujours dans les cornues, et j'ai même
remarqué que l'on riait quand on disait ce mot-là.

Il y a une cousine dans la maison: mademoiselle Miolan.


Elle a vingt ans: douce, complaisante et pâle, pâle comme
la cire, et j'entends dire tout bas qu'elle va bientôt mourir.
Madame Brignolin est pleine de bonté pour elle, nous
l'aimons tous; nous jouons aux cartes et aux dés sur ses
genoux; elle nous fait des cocardes avec des bouts de
rubans,—elle est si habile de ses doigts maigres! Elle a
dans une poche un portefeuille à coins de nacre, la seule
chose qu'elle nous empêche de toucher: «C'est là qu'est
mon coeur», a-t-elle dit un jour, et l'on raconte qu'elle meurt
d'un amour perdu.
Le jour où madame Brignolin contait cela, mon père était
près d'elle. Ma mère était absente. Je tournai la tête:
j'entendis un soupir, et, quand je regardai, je vis madame
Brignolin qui avait les mains sur celles de mon père et les
yeux dans ses yeux! Il avait l'air gêné, lui. Elle souriait
doucement, et elle lui dit:
«Grand bête!»
Je devinai que je les embarrassais et ils jetèrent sur moi,
tous les deux en même temps, un regard qui voulait dire:
«Pas devant lui», ou «Pourquoi est-il là?» Je n'ai jamais
oublié ce «grand bête!» si tendre et ce geste si doux.

Pour mademoiselle Miolan, on a loué un bout de


campagne, où l'on va passer deux ou trois heures le soir,
après le collège, où l'on dépense, quand il fait beau, toute
la journée du dimanche.
Les belles heures pour les petits Brignolin et moi!
Les environs de la maison de plaisance ne sont pas beaux,
—c'est au bout d'un chemin désert, noir de charbon, jaune
de sable, gris de poussière, qui sent le brûlé, a des odeurs
de cendre, sur lequel les souliers s'écorchent et les voitures
crient. Il y a une mine là-bas et deux briqueteries qui
montrent leurs toits plats dans le vide des champs;—
l'herbe est maigre et roussie, elle traîne par places comme
des restes de poil sur un dos de chameau; il y a des débris
de coke et de briques, rougeâtres et ternes comme des
grumeaux de sang caillé; mais nous entassons tout cela en
forme de portiques et de cabanes, et nous faisons des
trous dans la terre; on y allume du feu, l'on souffle, et la
flamme brille, la fumée tourne dans le vent. Cela sent le
travail, rappelle Robinson; on est seul dans cette vaste
plaine—comme si l'on devait vivre sans le secours des
villes: on parle comme des hommes, et comme des
hommes on a l'émotion que donne toujours le silence.
Quand on est las de cette nature muette et vide, quand le
froid de la nuit descend, quand les bruits tombent un à un
comme des pierres dans un gouffre, on revient vers la
petite maison qui est coiffée de rouge et chaussée de vert.
Il y a un jardinet, deux arbres, des carrés de pensées, un
soleil.
Ces pensées, je les vois encore, avec leurs prunelles d'or
et leurs paupières bleues, je sens le velours de leurs
feuilles, et je me rappelle qu'il y avait une touffe dont je
prenais soin; il en reste encore des pétales dans un vieux
livre où je les avais mises.
À l'heure où la maison s'allume, nous voyons de loin la
lampe qui luit comme une étoile.
Ces dames et mon père improvisent un souper de fruits,
avec du lait et du pain noir. On est allé chercher tout cela
dans le fond du village.—Quel calme! J'en ai des larmes de
félicité dans les yeux.

Le dimanche, c'est un brouhaha! Nous portons les


provisions. Madame Brignolin met un tablier blanc, ma
mère retrousse sa robe, et mon père aide à éplucher les
légumes.—On nous jette, à nous, quelques carottes crues
à grignoter, et nous aidons pour la cuisine, nous faisons
tourner le poulet devant le feu de braise (en arrêtant en
route les larmes de jus): nous embrouillons tout, nous
troublons tout, nous cassons tout, personne ne s'en plaint.
C'est un bruit de casseroles et d'assiettes, puis un bruit de
mâchoires, puis un bruit de bouchons!—Au dessert, on
goûte au vin blanc mousseux.
On trinque, on retrinque.
C'est toujours à la santé de madame Vingtras qu'on boit
d'abord!
Elle répond toute rouge de joie: son sang de paysanne
coule plus libre dans cette atmosphère de campagne, avec
ces petites odeurs de cabaret et ces vues de fermes dans
le lointain!
À peine elle pense à mon pantalon que je dois retrousser,
à mes chaussures neuves qui ont des boulets de boue.
Madame Brignolin, d'ailleurs, l'en empêche.
«Il faut que tout le monde s'amuse!» dit-elle en lui fermant
la bouche et en la tirant par le bras pour l'entraîner à la
promenade ou au jardin.
C'est mon père qui paraît heureux!
Il joue comme un enfant; c'est lui qui fait le pot aux quatre
coins, qui pousse la balançoire quand on est las de jouer, il
chante (il a un filet de voix). Madame Brignolin lance après
lui des chansons du Midi.
Ma mère—paysanne—dit: «Ça, c'est des airs de
freluquets», et elle entonne en auvergnat:
Digue d'Janette, Te vole marigua Laya! Vole prendre un
homme! Que sabe trabailla, Laya!
«Laya!» reprend madame Brignolin en esquissant à son
tour une pose de danse—rien qu'un geste, la tête
renversée, le buste pliant et puis tout d'un coup un
ramassis de jupes, un rejeté de hanche!
Elle tape du pied, fait claquer ses doigts, et elle a l'air enfin
de s'évanouir avec les lèvres entrouvertes, par où passe un
souffle qui soulève sa poitrine; elle est restée un moment
sans rire, mais elle repart bien vite dans un accès de
gaieté qui mêle la cachucha et la bourrée, l'espagnol et
l'auvergnat,
La Madona et la fouchtra, Laya!
«Qu'est-ce que cela veut dire?» demande M. Brignolin, un
positif, qui vient de temps en temps pour le malheur des
sauces.
Il essaye des jus concentrés basés sur la chimie, qui
sentent le savant et gâtent le dîner.
On joue,—il embrouille le jeu,—ne devine jamais!
Il_ l'_est toujours.
«C'est lui qui_ l'est!»_
Mme Brignolin dit cela d'une drôle de façon et presque
toujours en regardant mon père; puis elle ajoute en
secouant son mari:
«Allons, tu n'es bon qu'à donner le bras; prends le bras de
Mme Vingtras.—M. Vingtras, voulez-vous me donner le
vôtre?—
Jacques, toi tu seras avec Mlle Miolan.»

Pauvre fille! tandis que nous jouons et faisons tapage, elle


est souvent prise d'un serrement de coeur ou d'une quinte
de toux qui empourpre ses joues pâles, puis la laisse
retomber sur l'oreiller qui rembourre sa chaise longue;—
elle sourit tout de même et elle se fâche quand nous
voulons nous taire à cause d'elle.
«Non, non, amusez-vous, je vous en prie. Cela me fait
plaisir, cela me fait du bien, amusez-vous.»
Sa voix s'arrête, mais son geste continue et nous dit:
«Amusez-vous!»

CHÔMAGE

La vie change tout d'un coup.


J'ai été jusqu'ici le tambour sur lequel ma mère a battu des
rrra et des fla, elle a essayé sur moi des roulées et des
étoffes, elle m'a travaillé dans tous les sens, pincé, balafré,
tamponné, bourré, souffleté, frotté, cardé et tanné, sans
que je sois devenu idiot, contrefait, bossu ou bancal, sans
qu'il m'ait poussé des oignons dans l'estomac ni de la laine
de mouton sur le dos—après tant de gigots pourtant!
À un moment, son affection se détourne. Elle se relâche de
sa surveillance.
On n'entendait jadis que pif-paf, v'li-v'lan, et allez donc!—
On m'appelait bandit, sapré gredin!—Sapré pour sacré;—
elle disait_ bouffre_ pour bougre.
Depuis treize ans, je n'avais pas pu me trouver devant elle
cinq minutes—non, pas cinq minutes, sans la pousser à
bout, sans exaspérer son amour.
Qu'est devenu ce mouvement, ce bruit, le train-train des
calottes?
Je ne détestais pas qu'on m'appelât bandit, gredin; j'y étais
fait,—même cela me flattait un peu.
Bandit!—comme dans le roman à gravures.—Puis je
sentais bien que cela faisait plaisir à ma mère de me faire
du mal; qu'elle avait besoin de mouvement et pouvait se
payer de la gymnastique sans aller au gymnase, où il aurait
fallu qu'elle mît un petit pantalon et une petite blouse.—Je
ne la voyais pas bien en petite blouse et en petit pantalon.
Avec moi, elle tirait au mur; elle faisait envoler le pigeon,
elle gagnait le lapin, elle amenait le grenadier.

Je vis donc depuis quelque temps, sans rien qui me


rafraîchisse ou me réchauffe, comme la gerbe qui moisit
dans un coin, au lieu de palpiter sous le fléau, comme l'oie
qui, clouée par les pattes, gonfle devant le feu.
Je n'ai plus à me lever pour aller—cible résignée—vers ma
mère; je puis rester assis tout le temps!
Ce chômage m'inquiète.
Rester assis, c'est bien,—mais quand on retournera aux
habitudes passées, quand l'heure du fouet sonnera de
nouveau, où en serai-je? Les délices de Capoue m'auront
perdu: je n'aurai plus la cuirasse de l'habitude, le caleçon
de l'exercice, le grain du cuir battu!

Que se passe-t-il donc?


Je ne comprends guère, mais il me semble que madame
Brignolin est pour quelque chose dans cette tristesse noire
de la maison, dans cette colère blanche de ma mère.
Ma mère reste de longues soirées sans rien dire, les yeux
fixes et les lèvres pincées. Elle se cache derrière la fenêtre
et soulève le rideau, elle a l'air de guetter une proie.

«Vous ne voyez plus madame Brignolin? lui demande un


jour une voisine.
—Si, si!
—Il y a un peu de froid?
—Non, non!… nous allons même à la campagne
ensemble, dimanche prochain.»
En effet, j'ai entendu parler d'une partie qui est comme une
réconciliation après quelques semaines de froideur; j'ai
aussi distingué quelques mots que ma mère a prononcés
tout bas: «N'avoir l'air de rien, les laisser seuls, venir à pas
de loup…»
On se fait de nouveau des amitiés, on se voit le jeudi et l'on
combine tout pour le dimanche.

J'avais justement gobé une retenue!


J'avais laissé tomber un morceau de charbon en pleine
classe—du charbon ramassé près de la maison de
campagne. J'avais entendu M. Brignolin dire qu'il y avait du
diamant dans les éclats de mine; et depuis ce jour-là, je
ramassais tous les morceaux qui avaient une veine
luisante, un point jaune.
Le professeur crut à une farce,—me voilà pincé! forcé de
rester en ville ce dimanche-là, pour aller à une heure faire
ma retenue— dans l'étude des internes, au lycée même.
Adieu la maison de campagne!
Je les vis partir avec les paniers de provisions.
Les dames avaient mis ce jour-là des robes neuves.
Madame Brignolin était charmante; un peu décolletée,
avec une écharpe à raies bleues, des bottines prunelles, et
elle sentait bon—mais bon!
Ma mère étrennait un châle vert qui criait comme un damné
à côté de la robe de mousseline fraîche à pois roses, qui
faisait brouillard autour de madame Brignolin.

On m'avait tracé mon programme. Je devais déjeuner avec


des haricots à l'huile, aller en retenue—puis me rendre
chez l'économe, M. Laurier, qui me ferait dîner à sa table.
«C'est plus que tu ne mérites», m'avait dit ma mère.
Cette perspective était assez flatteuse pour que le regret
de ne point aller à la maison de campagne ne fût pas trop
grand; et j'acceptai mon sort de bon coeur.
Je mangeai les haricots à l'huile,—j'allai jouer aux billes
avec des petits ramoneurs que je connaissais.—J'arrivai à
la retenue en retard et couvert de suie,—je trouvai moyen,
sous prétexte de besoins urgents, d'aller flâner dans le
gymnase, où je décrochai un trapèze et faillis me casser
les reins; je bâclai mon pensum, bus un peu d'encre, et six
heures arrivèrent.
La retenue était finie, on nous lâcha, je montai chez M.
Laurier.
«Te voilà, gamin?
—Oui, m'sieu.
—Toujours en retenue, donc!
—Non, m'sieu!
—Tu as faim?
—Oui, m'sieu!
—Tu veux manger?
—Non, m'sieu!»
Je croyais plus poli de dire non: ma mère m'avait bien
recommandé de ne pas accepter tout de suite, ça ne se
faisait pas dans le monde. On ne va pas se jeter sur
l'invitation comme un goulu, «tu entends»; et elle prêchait
d'exemple. Nous avions dîné quelquefois chez des parents
d'élèves.
«Voulez-vous de la soupe, madame?
—Non, si, comme cela, très peu…
—Vous n'aimez pas le potage?
—Oh! si, je l'aime bien, mais je n'ai pas faim…
—Diable! pas faim, déjà!»

«Tu dois toujours en laisser un peu dans le fond.» Encore


une recommandation qu'elle m'avait faite.
En laisser un peu dans le fond.
C'est ce que je fis pour le potage, au grand étonnement de
l'économe, qui avait déjà trouvé que j'étais très bête en
disant que j'avais faim, mais que je ne voulais pas manger.
Mais moi, je sais qu'on doit obéir à sa mère—elle connaît
les belles manières, ma mère,—j'en laisse dans le fond, et
je me fais prier.
L'économe m'offre du poisson.—Ah! mais non!
Je ne mange pas du poisson comme cela du premier
coup, comme un paysan.
«Tu veux de la carpe?
—Non, M'sieu!
—Tu ne l'aimes pas?
—Si, M'sieu!»
Ma mère m'avait bien recommandé de tout aimer chez les
autres; on avait l'air de faire fi des gens qui vous invitent, si
on n'aimait pas ce qu'ils vous servaient.
«Tu l'aimes? eh bien!»
L'économe me jette de la carpe comme à un niais, qui y
goûtera s'il veut, qui la laissera s'il ne veut pas.
Je mange ma carpe—difficilement.
Ma mère m'avait dit encore: «Il faut se tenir écarté de la
table; il ne faut pas avoir l'air d'être chez soi, de prendre
ses aises.» Je m'arrangeais le plus mal possible,—ma
chaise à une lieue de mon assiette; je faillis tomber deux
ou trois fois.

J'ai fini mon pain!


Ma mère m'a dit qu'il ne fallait jamais «demander», les
enfants doivent attendre qu'on les serve.
J'attends! mais M. Laurier ne s'occupe plus de moi—il m'a
lâché, et il mange, la tête dans un journal.
Je fais des petits bruits de fourchette, et je heurte mes
dents comme une tête mécanique. Ce cliquetis à la
Galopeau, à la Fattet, le décide enfin à jeter un regard, à
couler un oeil par-dessous Le Censeur de Lyon, mais il
voit encore de la carpe dans mon assiette, avec beaucoup
de sauce. J'ai le coeur qui se soulève, de manger cela
sans pain, mais je n'ose pas en demander!
Du pain, du pain!
J'ai les mains comme un allumeur de réverbères, je n'ose
pas m'essuyer trop souvent à la serviette. «On a l'air d'avoir
les doigts trop sales, m'a dit ma mère, et cela ferait
mauvais effet de voir une serviette toute tachée quand on
desservira la table.»
Je m'essuie sur mon pantalon par derrière,—geste qui
déconcerte l'économe quand il le surprend du coin de l'oeil.
—Il ne sait que penser!
«Ça te démange?
—Non, m'sieu!
—Pourquoi te grattes-tu?
—Je ne sais pas.»
Cette insouciance, ces réponses de rêveur et ce fatalisme
mystique finissent, je le vois bien, par lui inspirer une
insurmontable répulsion.
«Tu as fini ton poisson?
—Oui, m'sieu!»
M. Laurier m'ôte mon assiette et m'en glisse une autre
avec du ris de veau et de la sauce aux champignons.
«Mange, voyons, ne te gêne pas, mange à ta faim.»
Ah! puisque le maître de la maison me le recommande! et
je me jette sur le ris de veau.
Pas de pain! pas de pain!
Le veau et le poisson se rencontrent dans mon estomac
sur une mer de sauce et se livrent un combat acharné.
Il me semble que j'ai un navire dans l'intérieur, un navire de
beurre qui fond, et j'ai la bouche comme si j'avais mangé
un pot de pommade à six sous la livre!
Le dîner est fini: il était temps! M. Laurier me renvoie, non
sans mettre son binocle pour regarder les dessins dont j'ai
tigré mon pantalon bleu; le repas finit en queue de léopard.
7 heures et demie.
Je suis étendu tout habillé sur mon lit; un bout de lune perce
les vitres; pas un bruit!
J'ai la tête qui me brûle, et il me semble qu'on m'a cassé le
crâne d'un côté.
Je me souviens de tout: du pain qui manquait, du poisson
qui nageait, du veau qui tétait…
Ça ne fait rien; je puis me rendre cette justice, que j'ai au
moins conservé les belles manières. J'ai souffert, mais je
suis resté loin de la table, je n'ai pas eu l'air de mendier
mon pain; j'ai été fidèle aux leçons de ma mère.

9 heures.
Deux heures de sommeil; le mal de tête est parti. Si je
voyais un veau dans la chambre, je sauterais par la fenêtre;
mais ce n'est pas probable, et je rêvasse en me
déshabillant.

10 heures.
J'avais allumé la chandelle, et je lisais; mais la chandelle va
finir, il n'en reste plus qu'un bout pour mes parents quand ils
rentreront.
Je monte dans ma soupente. Je couche dans une
soupente à laquelle on arrive par une petite échelle; on y
étouffe en été, on y gèle en hiver; mais j'y suis libre, tout
seul, et je l'aime, ce cabinet suspendu, où je peux m'isoler,
dont les murs de bois ont entendu tous les murmures de
mes colères et de mes douleurs.

Minuit.
Je m'étais assoupi!—Je me suis réveillé brusquement!
Un bruit confus, des cris déchirants,—un surtout qui m'entre
au coeur et me le fend comme un coup de couteau. C'est la
voix de ma mère…
Je saute au bas de l'échelle, en chemise; l'échelle n'était
pas accrochée et je tombe avec fracas. Je me suis
presque fendu le genou sur le carreau.
C'est dans l'escalier que le drame se passe; entre ma
mère qui est renversée sur la rampe, les yeux hagards, et
mon père qui la tire à lui, pâle, échevelée.
Je me jette en pleurant au milieu d'eux. Qu'y a-t-il?
Je veux crier.
«Non, non! fait mon père en me fermant la bouche, non!»—
Il me brise presque les dents sous son poing.—«Non,
non!»—Il y a autant de colère que de terreur dans sa voix.
Je me penche sur ma mère évanouie; j'inonde sa face de
mes larmes. C'est bon, il parait, des larmes d'enfant qui
tombent sur les fronts des mères! La mienne ouvre tout
d'un coup les yeux, et me reconnaît, elle dit: «Jacques!
Jacques!»—Elle prend ma main dans sa main, et elle la
presse. C'est la première fois de sa vie.
Je ne connaissais que le calus de ses doigts, l'acier de
ses yeux et le vinaigre de sa voix; en ce moment, elle eut
une minute d'abandon, un accès de tendresse, une
faiblesse d'âme, elle laissa aller doucement sa main et son
coeur.
Je sentis à ce mouvement de bonté que lui arrachait l'effroi
dans cet instant suprême, je sentis que tous les gestes
bons auraient eu raison de moi dans la vie.
«Retourne te coucher», m'a dit mon père.
J'y retourne glacé, j'ai attrapé froid sur les dalles de
l'escalier, puis dans la grande chambre, avec les fenêtres
ouvertes pour que la malade eût de l'air!

Qu'est-il donc arrivé?


Mon coeur aussi a son orage, et je ne puis assembler deux
pensées, réfléchir dans ma fièvre! Les heures tombent une
à une.
Je regarde mourir la nuit, arriver le matin; une espèce de
fumée blanche monte à l'horizon.
J'ai vu, comme un assassin, passer seules en face de moi
les heures sombres; j'ai tenu les yeux ouverts tandis que
les autres enfants dorment; j'ai suivi dans le ciel la lune
ronde et sans regard comme une tête de fou; j'ai entendu
mon coeur d'innocent qui battait au-dessus de cette
chambre silencieuse. Il a passé un courant de vieillesse sur
ma vie, il a neigé sur moi. Je sens qu'il est tombé du
malheur sur nos têtes!

Qu'est-il arrivé? Je voudrais le savoir.


J'ai connu souvent des situations douloureuses; mais je
n'ai jamais tremblé comme je tremblais ce jour-là, quand je
me demandais comment on allait m'accueillir, de quel oeil
me regarderait mon père qui avait dit si pâle: «Non, non,
n'appelle pas!»
J'avais peur qu'ils eussent honte devant moi.
Je cherchais quel visage il fallait qu'eût leur fils, quels mots
je devais dire, s'il ne serait pas bon d'aller les embrasser.
— Mais par qui commencer?
Et je frissonnais de tous mes membres… chose bizarre,—
plus effrayé d'être gauche, d'avancer, ou de pleurer à faux,
qu'effrayé du drame inconnu dont je ne savais pas le
secret.
C'est ainsi quand on n'est point sûr du coeur des siens et
qu'on craint de les irriter par les explosions de sa
tendresse; instinctivement, on sent qu'il ne faut pas à ces
douleurs un accueil cruel, le coeur ne saurait l'oublier et il
garderait, noire ou rouge, une tache ou une plaie, une
tristesse ou une colère.
Aussi on hésite, on recule!
Ne rien dire?—mais ils peuvent vous accuser d'être
méchant, puisque vous ne semblez pas ému de leur
douleur!—Parler? Mais ils vous en voudront de ce que
vous avez souligné leur faute ou leur crime, de ce que vous
avez, le matin, réveillé par vos larmes,—vos simagrées—
des fantômes qui devaient mourir avec le dernier cri, le
premier soleil!
Et je ne savais que faire!

Il y avait longtemps que c'était le matin.—Mon père se


levait d'ordinaire à sept heures afin d'être prêt pour la
classe de huit heures. Je me levais aussi.
Je fis comme toujours; je m'habillai, mais lentement, et ne
mis pas mes souliers; j'attendis assis sur mon lit.
Il ne venait aucun bruit de leur chambre; un silence de mort.
Enfin, au quart avant huit heures mon père m'appela.
Il ne parut point étonné de me trouver tout prêt; à travers la
porte il me demanda du papier et de l'encre; écrivit une
lettre au censeur et une autre à un médecin, et me chargea
de les porter.
«Tu reviendras dès que tu les auras remises.
—Je n'irai pas en classe?
—Non, il faut soigner ta mère malade. Si le censeur te
demande ce qu'elle a, tu lui diras qu'elle a été prise de
frayeur dans la campagne, et qu'elle est au lit avec la
fièvre…»
Il disait cela sans paraître trop ému, avec un peu de
vulgarité dans la tournure,—il traînait ses pantoufles sur le
parquet et rajustait son pantalon.
Que s'était-il passé?
Je ne l'ai jamais bien su. À des cris qui échappèrent dans
les orages, à des éclats de querelles que mes oreilles
recueillirent, je crus comprendre que ma mère s'était mise
en embuscade et avait surpris madame Brignolin causant
bas avec mon père au détour du jardin, dans ce dimanche
de malheur!
Il s'en était suivi une scène de jalousie et de bataille, il
paraît, et qui s'était continuée jusqu'au milieu de la nuit,
jusqu'à l'heure où je les avais vus revenir.
Je ne pouvais questionner personne; d'ailleurs, le souvenir
seul de ce moment m'obsédait comme un mal, et je le
chassais au lieu d'essayer de le savoir!
Savoir quoi? Ce qui était fait était fait!

Je suis peut-être le plus atteint, moi, l'innocent, le jeune,


l'enfant!
Mon père, depuis ce jour-là (est-ce la fièvre ou le remords,
la honte ou le regret?), mon père a changé pour moi. Il avait
jusqu'ici vécu en dehors du foyer, par la raison ou sous le
prétexte qu'il avait à donner des répétitions au collège et à
assister à quelques conférences que faisait le professeur
de rhétorique, pour les maîtres qui n'étaient pas agrégés.
Il reste à la maison, maintenant, quatre fois sur six; il y
reste, le sourcil froncé, le regard dur, les lèvres serrées,
morne et pâle, et un rien le fait éclater et devenir cruel.
Il parle à ma mère d'une voix blanche, qui soupire ou siffle;
on sent qu'il cherche à paraître bon et qu'il souffre; il lui
montre une politesse qui fait mal et une tendresse fausse
qui fait pitié.
Il a le coeur ulcéré, je le vois.
Oh! la maison est horrible! et l'on marche à pas lents, et
l'on parle à voix basse.
Je vis dans ce silence et je respire cet air chargé de
tristesse.
Quelquefois, je trouble cette paix de mes cris.
Mon père a besoin de rejeter sur quelqu'un sa peine et il
fait passer sur moi son chagrin, sa colère. Ma mère m'a
lâché, mon père m'empoigne.
Il me sangle à coups de cravache, il me rosse à coups de
canne sous le moindre prétexte, sans que je m'y attende:
bien souvent, je le jure, sans que je le mérite.
J'ai gardé longtemps un bout de jonc qu'on me cassa sur
les côtes et auquel j'avais machinalement emmanché une
lame, je m'étais dit que si jamais je me tuais, je me tuerais
avec cela.—Et j'ai eu l'idée de me tuer une fois!
Voici à quelle occasion.

Mon père rentre brusque et pâle, et me prenant par le bras


qu'il faillit casser:
«Gredin! dit-il entre ses dents, je vais te laisser pour mort
sur le carreau!»
J'entrevis un supplice—et justement, j'étais à peine guéri
d'une dernière correction qui m'avait rompu les membres.
Il prétendit que chez le proviseur, au moment où l'on traitait
la question des boursiers et des non payants, quand on
était arrivé à mon nom, le proviseur, s'avançant, lui avait dit:
«M. Vingtras, votre fils pourrait tenir dans la classe un autre
rang que celui qu'il tient, s'il travaillait. Nous vous
conseillons de vous occuper de lui… entendez-vous?
—C'est toi, misérable, qui me fais avoir des reproches du
proviseur?» et il se jeta sur moi avec fureur.
Ce furent de véritables souffrances,—mais mon chagrin
était bien plus grand que mon mal!
Quoi! j'étais pour quelque chose dans son avenir, je serais
cause qu'on le déplacerait par disgrâce, ou peut-être qu'on
le destituerait! Je me donnai sur la poitrine, en mea culpa,
des coups plus forts que ceux de ses poings fermés, et le
me serais peut-être tué, tant j'étais désespéré, si je n'avais
pensé à réparer le mal que mon père m'accusait d'avoir
fait.
Je me mis à travailler bien fort, bien fort; on ne me
punissait plus au collège, mais à la maison on me battait
tout de même.
J'aurais été un ange qu'on m'aurait rossé aussi bien en
m'arrachant les plumes des ailes car j'avais résolu de me
raidir contre le supplice, et comme je dévorais mes larmes
et cachais mes douleurs, la fureur de mon père allait
jusqu'à l'écume.
Deux ou trois fois, je dus pousser des cris comme en
poussent ceux qu'on tue en leur arrachant l'âme: il en fut
épouvanté lui-même! mais il recommençait toujours, tant il
avait la pensée malade, l'esprit noir.—Il croyait vraiment
que j'étais un gredin, je le pense.—Il voyait tout à travers le
dégoût ou la fureur!
Quelquefois, c'est plus affreux encore,—ma mère
intervient;— et elle qui m'a calotté à outrance, accuse mon
père de barbarie!
«Tu ne toucheras pas cet enfant!»

De temps en temps ils se raccommodent et me battent


tous deux à la fois! Les raccommodements durent peu.
Je suis bien malheureux, mais j'ai toujours à coeur le
reproche sanglant de mon père, et je me dis que je dois
expier ma faute, en courbant la tête sous les coups et en
_bûchant _pour que sa situation universitaire, déjà
compromise, ne souffre pas encore de ma paresse!
Je fais tout ce que je peux; je me couche quelquefois à
minuit, et même ma mère, qui jadis m'accusait de dormir
trop tôt, m'accuse maintenant de brûler trop de chandelle:
«Et pour quoi faire? Des singeries, tout ça.»
Mon père prétend que je lis des romans en cachette, on ne
me sait pas gré du mal que je me donne, et c'est à peine si
l'on paraît content de ce que j'ai de bonnes places, car j'ai
repris la tête et je suis le premier de la classe.
Pour arriver à cela, quelles heures ennuyeuses j'ai
passées!
C e Gradus ad Parnassum[4] où je cherche les épithètes
de qualité, et les brèves et les longues, ce sale bouquin me
fait horreur!
Mon Alexandre[5]_ _a les coins mangés; c'est moi qui les
ai mordus de rage et j'ai de son cuir dans l'estomac.
Tout ce latin, ce grec, me paraît baroque et barbare; je
m'en bourre, je l'avale comme de la boue.
Je ne cause pas, je ne bavarde plus; on m'aimait
davantage avant, et j'entends qu'on dit par derrière:
«C'est parce que son père lui donne des danses.»
On dit aussi:
«Ne trouvez-vous pas qu'il est devenu sournois et qu'il a
l'air sainte-nitouche?»
J'ai été premier en je ne sais plus quoi, et le premier porte
les compositions au proviseur; mais il est en conversation
particulière avec quelqu'un et l'on me dit d'attendre dans le
cabinet voisin.—celui d'où l'on entend tout.
On parlait de nous.
«Nous ne disons rien de l'affaire Vingtras, c'est entendu?
—Non rien; ce serait lui faire du tort pour toute sa vie dans
l'Université, et puis, vous savez, j'aurais été à sa place,
avec une femme comme celle qu'il a…
—Il est de fait! et toujours à vous parler des cochons qu'elle
a gardés, des bourrées qu'elle a dansées.—Youp, la, la!—
tandis que madame Brignolin, eh! eh!
—Plus bas, dit le proviseur, si ma femme entendait!»
J'eus peur dans mon cabinet. Je me les figurais allant à la
porte, l'entrouvrant pour voir s'il y avait des oreilles.
C'était le proviseur et l'inspecteur d'académie: j'avais
reconnu leur voix. Ils reprirent:
«Je me suis contenté de lui donner un avertissement une
fois. J'ai pris le prétexte de son fils.
—Qu'est-ce que c'est que ce garçon-là?
—Un pauvre petit malheureux qu'on habille comme un
singe, qu'on bat comme un tapis, pas bête, bon coeur. Il a
plu beaucoup à l'inspecteur, la dernière fois… Je l'ai donc
pris pour prétexte. "Occupez-vous plus de votre fils"; cela
voulait dire: "Restez un peu plus avec votre femme",—et il
a tenu compte de l'observation.»

Je restai rêveur toute la journée du lendemain…


Mon père s'en fâcha, et me bousculant avec un geste de
colère:
«Vas-tu retomber dans tes rêvasseries, fainéant?
L'inspecteur doit arriver dans quelque temps, il ne s'agit
pas de me faire honte, comme l'an passé, et de nous faire
souffrir tous de ta paresse!»
Quelle honte? quelle paresse?
Mon père m'avait menti.

17 Souvenirs
M. Laurier, l'économe, qui a passé dans un collège de
première classe du côté de l'Ouest, a entendu dire qu'une
place est vacante à Nantes. La chaire d'un professeur de
grammaire est vide. Il s'est démené pour que mon père
l'obtînt.

La nomination arrive.

Nous allons quitter Saint-Étienne. Je viens de ranger les


cahiers d'agrégation de mon père: les thèmes grecs ici, les
versions latines par-là; il y en a des tas.
Mes parents vont faire leurs adieux.
Ils sortent, je les vois qui descendent la rue sans se parler.
Instinctivement, près du passage Kléber, ils se détournent
et prennent la gauche du chemin, pour éviter la maison où
madame Brignolin demeure…

J'enfile du regard cette rue qui d'un côté mène au collège,


de l'autre à la place Marengo; qui me rappelle le plaisir, la
peine, les longues heures d'ennui et les minutes de
bonheur.
Ah! j'ai grandi maintenant; je ne suis plus l'enfant qui arrivait
du Puy tout craintif et tout simple. Je n'avais lu que le
catéchisme et je croyais aux revenants. Je n'avais peur que
de ce que je ne voyais pas, du bon Dieu, du diable; j'ai
peur aujourd'hui de ce que je vois; peur des maîtres
méchants, des mères jalouses et des pères désespérés.
J'ai touché la vie de mes doigts pleins d'encre. J'ai eu à
pleurer sous des coups injustes et à rire des sottises et
des mensonges que les grandes personnes disaient.
Je n'ai plus l'innocence d'autrefois. Je doute de la bonté du
ciel et des commandements de l'Église. Je sais que les
mères promettent et ne tiennent pas toujours.
À l'instant, en rôdant dans cet appartement où traînent les
meubles comme les décors d'un drame qu'on démonte, j'ai
vu les débris de la tirelire où ma mère mettait l'argent pour
m'acheter un homme et qu'elle vient de casser.
Est-ce le silence, l'effet de la tristesse qui m'envahira
toujours plus tard, quand j'aurai quitté un lieu où j'ai vécu,
même un coin de prison?
Est-ce l'odeur qui monte de toutes ces choses entassées?
Je l'ignore; mais tous mes souvenirs se ramassent au
moment de partir.

Voici, dans ce coin, un bout de ruban bleu.


C'était à ma cousine Marianne. On l'avait fait venir de
Farreyrolles sous prétexte qu'elle était née avec des
manières de dame, et qu'un séjour de quelque temps dans
notre famille ne pouvait manquer de lui donner le vernis et
la tournure qu'on gagne dans la compagnie des gens
d'éducation et de goût.
Pauvre cousine Marianne!
On en fit une domestique, qu'on maltraitait tout comme moi,
— moins les coups.
Nous étions ensemble dans la cuisine,—je faisais le
gros— un homme doit savoir tout faire. Je grattais le fond
des chaudrons, elle en faisait reluire le ventre. Pour les
assiettes, c'est moi qui raclais le ventre, c'est elle qui
essuyait le fond: c'était la consigne. Ma mère avait fait
remarquer avec conviction que ce qui est sale dans les
chaudrons, c'est le dessous; que ce qui est sale dans les
assiettes, c'est le dessus. Et voilà pourquoi je faisais le_
gros_.
On l'a obligée aussi à garder son petit bonnet de
campagne. Elle en était toute fière à Farreyrolles et savait
que les gars disaient qu'elle le portait bien. Mais elle
sentait qu'à Saint-Étienne cela faisait rire. On détournait la
tête, on la regardait avec curiosité.
Ma mère de dire:
«C'est que je l'aime comme mon fils, voyez-vous! Je ne
fais pas de différence entre eux deux.» Et elle ajoutait:
«Jacques pourrait presque s'en fâcher.»
Oui, je me fâche, et je voudrais qu'on fît une différence;
c'est bien assez qu'on m'ait ennuyé comme on l'a fait, sans
qu'on l'ennuie aussi.
M. Laurier lui-même a fait observer que ce n'était point de
mise à la ville; ma mère a répondu:
«Croyez-vous donc que je rougisse de mon origine?
Voulez-vous que j'aie l'air d'être honteuse de mes soeurs et
de ne pas oser sortir avec ma nièce parce qu'elle a un
bonnet de campagne?… Ah! vous me connaissez mal, M.
Laurier.»

Un jour cependant elle crut avoir assez brisé la volonté de


sa nièce et assez prouvé qu'elle ne rougissait pas de son
origine; elle supprima la coiffe; mais elle dicta un bonnet,
coupa elle-même une robe.
«Je ne sortirai jamais habillée comme ça, dit Marianne le
jour où on les essaya.
—Tu entends par là que ta tante n'a pas de goût, que ta
tante est une bête, qui ne sait pas comment on s'habille,
qui souillonne ce qu'elle touche. Ah! je souillonne?…
—Je n'ai pas dit ça, ma tante.
—Et hypocrite avec ça!—Oui va-t'en dire partout que je
souillonne les robes de mes nièces.—Tu ajouteras peut-
être aussi que je les laisse mourir de faim!»
Une pause.
Tout d'un coup se tournant vers moi, d'une voix qui était
vraiment celle du sang, dans laquelle on sentait mourir la
tante et ressusciter la mère:
«Jacques, fit-elle, mon fils, viens embrasser ta mère…»
Tant d'amour, de tendresse, cette explosion, ce coeur qui
tout d'un coup battait au-dessus du sein qui m'avait porté,
tout cela me troubla beaucoup et je m'avançai comme si
j'avais marché dans de la colle.
«Tu ne viens pas embrasser ta mère!» s'écria-t-elle
attristée de ce retard en levant les mains au ciel.
Je pressai le pas,—elle m'attira par les cheveux et elle me
donna un baiser à ressort qui me rejeta contre le mur où
mon crâne enfonça un clou!
Oh! ces mères! quand la tendresse les prend! Ça ne fait
rien, le clou m'a fait une mâchure.
Ces mères qu'on croit cruelles et qui ont besoin tout d'un
coup d'embrasser leur petit!
Quel coup! j'ai mal pourtant! et je me frotte l'occiput.
«Jacques! veux-tu ne pas te gratter comme ça! Ah! tu sais,
j'ai regardé le fond du grand chaudron, tout à l'heure:—tu
appelles ça nettoyer, mon garçon, tu te trompes. Il y a deux
jours qu'on n'y a pas touché, je parie!
—Ce matin, maman!
—Ce matin! tu oses!…
—Je t'assure.
—Allons, c'est moi qui ai tort, c'est ta mère qui ment.
—Non! m'man.
—Viens que je te gifle!»

Chère Marianne, depuis ce jour-là, elle fut bien


malheureuse. Elle écrivit à sa mère qui l'aimait bien, et lui
demanda de retourner tout de suite au village.
Mais à la lettre qui vint de Farreyrolles, ma mère répliqua:
«Veux-tu donner raison à ta fille contre moi? Crois-tu ta
soeur une menteuse? Crois-tu, comme elle l'a dit, que je
souillonne! Crois-tu?…—Si tu le crois,—c'est bien!»
C'est moi qui mis les virgules et les pluriels.
On n'osa pas reprendre Marianne tout de suite, et elle resta
un mois encore.
Elle souffrit beaucoup pendant ce mois-là, mais moi,
comme je fus heureux!
Elle était blonde, avec de grands yeux bleus toujours
humides, un peu froids, qui avaient l'air de baigner dans
l'eau.—Ses cheveux étaient presque couleur de chanvre, et
ses joues étaient saupoudrées de rousseurs; mais la peau
du cou était blanche, tendre et fine comme du lait caillé.
Je l'ai revue, longtemps après, dans le fond d'un couvent, à
travers une grille: elle s'était faite religieuse.
«Si j'étais restée plus longtemps à Saint-Étienne,
murmura-t-elle en baissant les paupières, je ne serais peut-
être jamais venue ici.
—Le regrettez-vous?»
Elle éloigna du guichet sa tête pâle encadrée dans la
grande coiffe blanche des soeurs de Charité et ne répondit
rien, mais je crus voir deux larmes tomber de ses yeux
clairs, et il me sembla reconnaître un geste de regret et de
tendresse…
Elle disparut dans le silence du couloir muet qu'ornait un
Christ d'ivoire taché de sang.

Voilà le pupitre noir devant lequel je m'asseyais, qui était si


haut; il fallait mettre des livres sur ma chaise.
Quelles soirées tristes et maussades j'ai passées là, et
quelles mauvaises matinées de dimanche, quand on
exigeai que j'eusse fait dix vers ou appris trois pages avant
de mettre ma chemise blanche et mes beaux habits!
Mon père m'a souvent cogné la tête contre l'angle, quand je
regardais le ciel par la fenêtre au lieu de regarder dans les
livres. Je ne l'entendais pas venir, tant j'étais perdu dans
mon rêve, et il m'appelait «fainéant», en me frottant le nez
contre le bois.
C'est sensible, le nez! On ne sait pas comme c'est
sensible.
J'avais fait un jour une entaille dans ce pupitre. Il m'en est
resté une cicatrice à la figure, d'un coup de règle qu'il me
donna pour me punir.

Voilà, plein de vieille vaisselle, un panier rongé!


C'était là que dormait Myrza, la petite chienne que l'ancien
censeur, envoyé en disgrâce, nous avait donnée pour en
avoir soin. Il n'avait pas d'argent pour l'emmener avec lui;
puis il ne savait pas si, dans le trou où on l'enterrait, il aurait
seulement du pain pour sa femme et son enfant.
Myrza mourut en faisant ses petits, et l'on m'a appelé
imbécile, grand niais, quand, devant la petite bête morte,
j'éclatai en sanglots, sans oser toucher son corps froid et
descendre le panier en bas comme un cercueil!
J'avais demandé qu'on attendît le soir pour aller l'enterrer.
Un camarade m'avait promis un coin de son jardin.
Il me fallut la prendre et l'emporter devant ma mère, qui
ricanait. Bousculé par mon père, je faillis rouler avec elle
dans l'escalier. Arrivé en bas, je détournai la tête pour vider
le panier sur le tas d'ordures, devant la porte de cette
maison maudite. Je l'entendis tomber avec un bruit mou, et
je me sauvai en criant:
«Mais puisqu'on pouvait l'enterrer!» C'était une idée
d'enfant, qu'elle n'eût point la tête entaillée par la pelle du
boueux ou qu'elle ne vidât pas ses entrailles sous les roues
d'un camion! Je la vis longtemps ainsi, guillotinée et
éventrée, au lieu d'avoir une petite place sous la terre où
j'aurais su qu'il y avait un être qui m'avait aimé, qui me
léchait les mains quand elles étaient bleues et gonflées, et
regardait d'un oeil où je croyais voir des larmes son jeune
maître qui essuyait les siennes…

18 Le départ
Quelle joie de partir, d'aller loin!
Puis, Nantes, c'est la mer!—Je verrai les grands
vaisseaux, les officiers de marine, la vigie, les hommes de
quart, je pourrai contempler des tempêtes!
J'entrevois déjà le phare, le clignotement de son oeil
sanglant et j'entends le canon d'alarme lancer son soupir
de bronze dans les désespoirs des naufrages.
J'ai lu la France maritime, ses récits d'abordages, ses
histoires de radeau, ses prises de baleine, et, n'ayant pu
être marin, par la catastrophe Vidaljan, je me suis rejeté
dans les livres, où tourbillonnent les oiseaux de l'Océan.
J'ai déjà fait des narrations de sinistres comme si j'en
avais été un des héros, et je crois même que les phrases
que je viens d'écrire sont des réminiscences de bouquins
que j'ai lus, ou des compositions que j'ai esquissées dans
le silence du cachot.
Désespoirs des naufrages, soupirs de bronze,
tourbillonnage des oiseaux; il me semble bien que c'est de
Fulgence Girard, mon tempêtard favori. Je me répète ces
grands mots comme un perroquet enchaîné au grand mât;
mais au fond de moi-même il y a l'espérance du galérien
qui pense s'évader cette fois.
À Nantes, je pourrai m'échapper quand je voudrai.
En face de _la grande tasse! _on se laisse glisser et l'on
est dans l'Océan.
Je n'appartiens plus à mon père; je me cache dans la
sainte-barbe, je me fourre dans la gueule d'un canon, et
quand on s'aperçoit de ma disparition, je suis en pleine
mer.
Le capitaine a juré, sacré—mille sabords du diable!—en
me voyant sortir de ma cachette et m'offrir comme novice,
mais il ne peut pas me jeter par-dessus bord; je suis de
l'équipage!

Le voyage actuel, en attendant l'évasion par eau salée, est


déjà plein de poésie.
Nous avons d'abord la diligence,—l'impériale,—puis nous
entrons dans une gare!
Les machines renâclent comme des ânes, ou beuglent
comme des boeufs, et jettent du feu par les naseaux. Il y a
des coups de sifflet qui fendent l'âme!

ORLÉANS

Nous arrivons à Orléans la nuit.


Les malles sont laissées à la gare.
«Mais il y a des choses qu'il faut garder avec soi», dit ma
mère. Et elle a gardé beaucoup de choses; on les entasse
sur moi, j'ai l'air d'une boutique de marchand de paniers, et
je marche avec difficulté.
Il s'écroule toujours quelque boîte qu'on ramasse aux
clartés de la lune.
On ne se décide à rien: on est porté, par l'heure et le calme
immense, à une espèce de recueillement très fatigant pour
moi qui ai tout sur le dos.
Il y a bien eu des facteurs et des garçons d'hôtel qui, à la
gare, ont voulu nous emmener au Lion-d'Or, au Cheval-
Blanc, au Coq-Hardi.—«À deux pas, monsieur!—Voici
l'omnibus de l'hôtel!»
Aller à l'hôtel, au Cheval-Blanc, au Lion-d'Or, mon coeur en
battait d'émoi; mais mes parents ne sont pas des fous qui
vont se livrer comme cela au premier venu et suivre un
étranger dans une ville qu'ils ne connaissent pas.
Ma mère sait juger son monde, elle a voulu trouver une
figure qui lui convînt, et elle rôde, tirant mon père comme un
aveugle, hasardant des regards et lançant des questions
qui se perdent dans l'obscurité et le brouhaha.
Elle a si bien fait, qu'à un moment on s'est trouvé seuls
comme un paquet d'orphelins.

On éteint les lumières.—Il n'est plus resté qu'un réverbère à


l'huile devant la grande porte, comme une veilleuse; et voilà
comment nous errons, muets et sans espoir, sur une place
à laquelle nous sommes arrivés en nous traînant, ma mère
disant à mon père: «C'est ta faute!» mon père répondant:
«C'est trop fort; est-ce que ce n'est pas toi!
—Ah! par exemple!»
Nous avons hélé des isolés qui passaient par là; nous
avons même cru voir une chaise à porteurs, mais nos cris
se sont perdus dans l'espace.
La lune est dans son plein—toutes mes nuits qui _datent
_l'ont eue jusqu'ici pour témoin.
Elle inonde la place de ses rayons, et nous tachons
l'espace de notre ombre. C'est même curieux.
Je parais énorme avec mon échafaudage biblique, et
quand mon père ou ma mère courent après un colis qui est
tombé, les ombres s'allongent et se cognent sur le pavé.—
Mon père a un nez!
Je ne puis pas rire;—si je riais, je laisserais encore
échapper quelque chose;—puis je n'ai pas grande envie
de rire.

«Quelqu'un là-bas!»
Je me tourne comme une paysanne qui porte un seau,
comme un jongleur qui attend une boule; j'ai la tête qui
m'entre dans la poitrine, les bras qui me tombent des
épaules, j'ai l'air d'un télescope qu'on ferme.
«Quelqu'un!
—C'est une femme! Je te dis que c'est une femme!
—Sur quoi est-elle montée?
—Sur quoi?
—Oui, sur quoi?—(Ma mère est aigre, très aigre.)
—Hé! la bonne femme!»
Rien ne bouge que mes colis qui ont failli s'écrouler.
………………………………
«Mes amis, nous nous sommes tous trompés…»
La voix de mon père a un accent religieux, des notes
graves; on dirait qu'une larme vient d'en mouiller les
cordes.
«Tous trompés, reprend-il avec le ton du plus sincère
repentir.
«Ce que nous avons devant nous n'est pas un homme,
n'est pas une femme, c'est la PUCELLE D'ORLÉANS.»
Il s'arrête un moment:
«Jacques, c'est la Pucelle!»
J'ai entendu parler d'elle en classe: la vierge de Domrémy,
la bergère de Vaucouleurs!
«C'est la Pucelle, Jacques!»

Je sens qu'il faut être ému, je ne le suis pas. J'ai trop de


paniers, aussi!
Ma mère a pris dans le ménage le rôle ingrat; elle a voulu
être mère de famille, selon la Bible, et elle n'a guère eu que
le temps de fouetter son enfant et de lui faire des
polonaises; elle connaît de réputation Jeanne d'Arc, mais
elle ignore le nom chaste que lui a donné l'Histoire.
«Quand tu auras fini de dire des saletés à cet enfant!»
Les bras lui tombent en voyant que mon père me dit des
mots qui ne doivent pas se dire, pendant que je porte des
bagages à deux heures de la nuit, dans une ville de
province, que nous ne connaissons pas…
«C'est Jeanne d'Arc, reprend ce père accusé d'être léger
devant son enfant, celle qui a sauvé la France!
—Oui, répond ma mère d'un air distrait, et elle ajoute d'un
air content: on peut s'asseoir contre.»

Nous avons passé la nuit là;—c'était un peu dur, mais on


avait le dos appuyé.
Un sergent de ville qui nous a vus s'est approché.
Le sergent de ville nous a pris pour une famille de pèlerins
fanatiques, qui étaient venus tomber d'épuisement—avec
beaucoup de bagages, par exemple,—aux pieds de leur
sainte;—il ne nous a pas brusqués, mais il nous a dit qu'il
fallait partir. Il s'est offert à nous mener dans une auberge
tenue par son beau-frère même, au bout de la rue, près du
marché.
«Tu n'as pas faim? demande mon père à ma mère
pendant le chemin.
—Pourquoi aurais-je faim?»
Il faut dire que mon père, dans la soirée, avait parlé de
dîner au buffet de Vierzon, de peur de manger trop tard si
on ne prenait pas cette précaution. Ma mère s'y était
opposée et elle n'entendait pas qu'on eût l'air de jeter un
reproche sur sa décision en lui demandant si elle avait
faim.
Mon père ne souffle mot.—Le sergent de ville coule vers
ma mère un regard de terreur.

Nous sommes dans l'auberge.


Elle s'éveillait; un garçon d'écurie rôdait avec une lanterne,
on attelait la carriole d'un paysan. Le sergent de ville
appelle son beau-frère, en tapant contre une cloison.
Un grognement.
«On y va, on y va!»
À travers les fentes, on voit passer une lumière et l'on
entend l'homme qui s'habille en bâillant, ses bretelles qui
claquent et ses souliers qui traînent.
«Ces personnes demandent à coucher et un morceau sur
le pouce.»
Morceau sur le pouce est dit le visage tourné vers mon
père. Il se souvient de ce: «Pourquoi aurais-je faim?» de
ma mère.
Mais elle intervient.
«Coucher seulement, fit-elle; nous souperons en nous
réveillant.
—Comme vous voudrez», fait l'aubergiste, à qui il importe
peu de vendre ses fricots le matin ou la nuit, et qui préfère
même, une fois les voyageurs couchés, se recoucher
aussi.
J'entends les boyaux de mon père qui grognent comme un
tonnerre sous une voûte: les miens hurlent;—c'est un
échange de borborygmes; ma mère ne peut empêcher,
elle aussi, des glouglous et des bâillements; mais elle a dit,
à la station, qu'il ne fallait pas dîner et l'on ne mangera pas
avant demain. On ne man-ge-ra pas.
Elle a pourtant crié à mon père:
«Mange, si tu veux, toi!»
Mon père a simplement branlé la tête; il a ouvert la bouche
comme une carpe, et il a murmuré:
«Non, non, demain.»
Il sait ce que cela signifie!
Cela signifie: Je ne veux pas que tu prennes une miette,
que tu grattes un radis, que tu effleures une andouille, que
tu respires un fromage! Mon père va se coucher; ma mère
le suit. On met une paillasse pour moi dans un coin. Je
tombe de fatigue et je m'endors; mes parents en font
autant. Mais nous nous réveillons tous les trois, par
moments, au bruit que font nos intestins.
Ma mère est du concert comme les autres,—mais elle ne
cédera pas.—C'est une femme de tête, ma mère. Ah! je
l'admire vraiment! Quelle volonté! Quelle différence avec
moi! Si j'avais faim, moi, je le dirais, et même je
becquèterais… s'il y avait de quoi!
Nature vulgaire, poule mouillée, avorton!
Regarde donc ta mère, qui, pour être fidèle à sa parole,
s'en tenir à ce qu'elle a dit, passe la nuit à se serrer le
ventre, et attend le matin pour casser une croûte. Elle fera
encore celle qui mange par habitude, sans appétit, tu
verras.—Tu as pour mère une Romaine, Jacques! tu ne
tiens pas d'elle,—surtout par le nez, car tu l'as en pied de
marmite.

Nous avons déjeuné,—ma mère, du bout des dents: mais


je l'ai vue qui dévorait, dans un coin, un foie de veau qu'elle
avait demandé à la cuisine, et qu'on lui avait enfoui dans du
pain;— elle mordait là-dedans!
Mon père a mangé à en éclater,—il en a les oreilles
bleues.
Il ne s'est pas rebiffé cette nuit, parce qu'il a les mains liées
et qu'il a commis au moment du départ une grande
imprudence. Il a confié à ma mère tout l'argent.
Ma mère avait dit, sans avoir l'air de rien:
«Mes poches sont plus grandes que les tiennes, l'argent y
tiendra mieux; c'est moi qui payerai en route.»
Mon père n'a pas compris tout de suite l'étendue de son
malheur, la gravité de la faute; mais au premier relais il a
senti la blessure. Il ne lui restait plus rien, pas une pièce
d'un franc, pas une pièce de deux sous. Il avait vidé sa
monnaie dans les mains des gens à pourboires, porteurs
du roulage ou facteurs des messageries, et il n'avait pas
même de quoi rendre un verre de groseille.
Il mourait de soif.
«Donne-moi de l'argent.
—Tu veux de l'argent?…
—Oui, Jacques a soif…»
Ma mère se tourne vers moi.
«Tu as soif?»
Ma foi! Je veux bien soutenir mon père, quand c'est
possible; mais pourquoi, quand il a soif, dit-il que c'est
moi? Je ne réponds rien à la question de ma mère, dont
les yeux vont avec une ironie froide de son fils à son époux.
«Il peut attendre, bien sûr, dit-elle en se replongeant dans
son coin, et ne paraissant pas plus se soucier de mon père
que s'il n'existait pas.»

Cela a duré trois jours, les demandes d'argent et les refus


de versement!
Mon père s'est fâché;—il y a même eu scandale, d'abord
sur le pas d'une auberge, puis dans un wagon; et ma mère
a eu le dessus: mon père a demandé grâce.
C'est qu'elle est courageuse et franche.—Elle dit souvent:
«Je suis franche comme l'or.»
Et, comme elle est franche, elle reproche tout haut à mon
père, devant les hôteliers, devant les voyageurs, d'être un
homme sans coeur, un époux sans conduite.
Elle conte son histoire, elle dit les noms tout haut.
«C'est le regret de quitter ta Brignoline qui te talonne.—Ah!
ah!—On veut_ s'empiffrer_ pour oublier… Monsieur veut
peut-être l'argent pour lâcher sa femme et son fils et
retourner chez sa maîtresse.»

Mon père qui a demandé cinq malheureux francs! Ce n'est


pas avec cela!
Il est sur des épines, tâche de couper les phrases, de
morceler les mots, de détruire l'effet; mais ma mère est si
franche!
«Tu ne me feras pas taire, je pense! Tu n'as pas besoin de
me pousser le coude: ce que je dis est vrai, tu le sais
bien… Heureusement qu'il y a du monde; tu ne me
frapperas pas devant le monde, peut-être?…»

SUR LE BATEAU

Le bateau nous affranchit,—ma mère se trouve malade


heureusement.
Elle est restée trop longtemps sans manger, elle a avalé le
foie de veau trop vite,—elle n'a pas fermé l'oeil de la nuit.—
Enfin la migraine la prend et l'endort.
Mon père reste près d'elle, le temps moral nécessaire pour
être sûr qu'elle repose, qu'elle est en plein sommeil, et
qu'elle n'a plus la force de fondre sur lui.
Il monte sur le pont…

UNE RECONNAISSANCE

«Chanlaire!
—Vingtras!»
Chanlaire est un ancien pion du Puy, qui possède à Nantes
un oncle avec lequel il était brouillé pendant le pionnage,
mais avec lequel il s'est raccommodé, et chez qui il
retourne après un voyage à Paris dans l'intérêt de la
maison.
Il est heureux, gagne de l'argent.
«Quelle rencontre!
—Nous allons faire la noce,—votre femme n'est pas avec
vous?»
Il pose cette question, comme on manifeste un espoir, et il
semble un peu désappointé quand mon père répond, d'un
air triste:
«En bas,—et d'un air plus gai: malade.
—Ce ne sera rien.
—Non,—non,—non.
—Ça n'empêche pas de décoiffer une bouteille de
bourgogne, au contraire…»
Se tournant vers moi:
«Savez-vous qu'il a grandi, votre gamin? Quelle tignasse et
quels yeux!—Garçon!»

Il y avait des sous-officiers qui allaient en congé, et avaient


aussi rencontré des camarades.
La table de la cabine est couverte de bouteilles de vin et
de cruches de bière.
De la gaieté, des rires comme je n'en ai jamais entendu de
si francs! On joue aux cartes, on allume des punchs, on boit
des bishofs; il y a une odeur de citron.
Voilà qu'on chante, maintenant!
Un fourrier entonne un air de garnison,—tous au refrain!
Je m'en mêle, et ma voix criarde se mêle à leurs voix
mâles: j'ai bu un petit coup, il faut le dire, dans le verre de
mon père, qui a les pommettes roses, les yeux brillants.
Il a conté bravement à Chanlaire,—après la troisième
tournée,— qu'il a le gousset vide.
C'est la bourgeoise qui a le sac!
«Voulez-vous vingt francs? vous me les rendrez à Nantes,
nous nous y reverrons, j'espère, et, nous y ferons de
bonnes parties… Mais, je dis cela devant le moutard…
—Il n'y a pas de danger.»
Non, père, il n'y a pas de danger. Ah! comme il a l'air
jeune! et je ne l'ai jamais vu rire de si bon coeur.
Il me parle comme à un grand garçon.
«Allons, Jacques, une goutte!»
Puis une idée lui vient:
«Si nous cassions une croûte? Ces pieds de cochon me
disent quelque chose; j'ai envie de leur répondre deux
mots.»
C'est un langage hardi pour un professeur de septième;
mais le proviseur de Saint-Étienne est loin; le proviseur de
Nantes n'est pas encore là, et les pieds de cochon tendent
leurs orteils odorants.
Oh! j'ai encore le goût de la sauce Sainte-Menehould, avec
son parfum de ravigote, et le fumet du vin blanc qui l'arrosa!

On me donne un couvert, comme aux autres, et on me


laisse me servir et me verser moi-même. C'est la première
fois que je suis camarade avec mon père, et que nous
trinquons comme deux amis.
Je m'essuie à la serviette,—tant pis!—je mets ma chaise
commodément,—encore tant pis!—J'ai de mauvaises
manières, je suis à mon aise! on ne me parle ni de mes
coudes ni de mes jambes, j'en fais ce que je veux. C'est un
quart d'heure de bonheur indicible! Je ne l'ai pas encore
connu; ma jeunesse s'éveille, ma mère dort.

… Ma jeunesse s'éteint, ma mère est éveillée!


Elle apparaît comme un spectre dans la cabine,—elle était
dans celle du fond, nous sommes dans celle du devant,—
elle vient droit à nous, et va commencer une scène.
Mais bah! le tapage couvre sa voix.—Les garçons vont et
viennent, le cuisinier passe avec ses plats, les sous-
officiers rôdent avec des bouteilles sur le coeur; il y a une
farce qui part, une chanson qui éclate, un vacarme, un tohu-
bohu! Sa fureur fait long feu.
«Seule de femme», elle est d'avance sûre d'être vaincue;
puis, elle a vu de l'argent dans la main de mon père, qui
paye les pieds de cochon.
«Oui, nous avons de l'argent, dit mon père guilleret et
narquois, et il crie:
—Une autre bouteille de ce jaune-là!
—Je n'ai pas soif.
—Mais, moi, j'ai soif.—Jacques a soif aussi. As-tu soif?»
C'est la riposte joyeuse au trait de la veille; il y met de la
malice, pas de méchanceté, le vin l'a rendu bon.
«Et vous, madame?» fait-il en tendant un verre et la
bouteille.
Il n'y a pas moyen de se fâcher. Ma mère ne s'y frotte pas
et sent que le terrain lui manque. Elle dit sans trop de
mauvaise humeur:
«Je monte sur le pont. Tu me rejoindras quand tu auras fini.
Jacques, viens avec moi.
—Non, il reste avec nous! Nous allons jouer une partie de
dominos, il fera le troisième.»
Faire le troisième, à côté des sous-officiers, sur la même
table; écarter les bouteilles pour placer mon jeu, avec les
garçons qui me demandent pardon quand ils me heurtent
en passant! Je ne me tiens pas d'orgueil, et c'est moi, moi
le fouetté, le battu, le_ sanglé_, qui suis là, écartant les
jambes, ôtant ma cravate, pouvant rire tout haut et salir
mes manches!

La partie de dominos est finie.


«Jacques, va dire à ta mère que nous montons.»
Nous l'avions oubliée, et j'en ai, dès que le coup de feu de
la première émotion est passée, j'en ai un peu de remords.
Ma mère m'accueille d'un regard dur et d'un mot menaçant;
mon remords s'en va. Il me semble qu'elle aurait dû deviner
que je pensais en ce moment à elle; qu'il y avait un
sentiment tendre qui surnageait au-dessus de mon
explosion de gaieté, et je lui en veux de son accueil.
«Quand nous serons arrivés, tu me payeras tout ça.»
Payer quoi? un moment de bonheur? Ai-je donc fait du
mal? J'ai trempé le bout de mes lèvres dans des verres où
il y avait de la mousse, et où je voyais danser le soleil. Il
faudrait payer cela. —Oh! je ne le payerai jamais trop cher,
et quand je serai arrivé vous pourrez me battre…

C'est mon jour de chance!


Une dame est venue s'asseoir près de nous et la
conversation s'est engagée. Mme Vingtras est toujours aux
anges quand une femme bien mise lui fait l'honneur de
causer avec elle.
On parle, et les enfants, qui viennent de temps en temps
rire à leur mère, m'entraînent dans leurs jeux.
«Jacques, reste là.
—Laissez-les s'amuser ensemble, dit avec un air de bonté
l'interlocutrice élégante.
—Vous n'avez pas peur qu'ils se noient?»
C'est tout ce que ma mère trouve à dire, mais elle est
flattée que son fils soit admis dans un jeu d'enfants de
riches, et si je me noie, tant pis!
Je crois vraiment qu'elle a peur que je me noie! Quand
nous approchons d'un feu, elle a peur que je me brûle. Un
jour, un ballon partait dans la cour du collège, elle a crié: «Il
va t'emporter!»
Mais elle ne sait donc pas que chaque fois qu'elle a soufflé
ou tapé sur ma curiosité, mes envies ont enflé comme ma
peau sous le fouet.
C'est plus fort que moi. Je me dis que je ne dois pas être
plus poltron que les autres, et je cherche toutes les
occasions de m'amuser comme mes camarades
s'amusent; ils ne se noient pas, ils ne se brûlent pas, les
ballons ne les emportent pas. Et je n'ai jamais raté un
filage; je me suis empressé de manquer la classe aussi
souvent que j'ai pu, pour filer en bateau sur le Furens, ou
près de la forge, dans la grande usine, dont le père de
Terrasson est le contremaître.
Je suis monté sur le grand arbre du Clos Pélissier, et je
suis allé jusqu'au bout de la grande branche.
Je me rappelle tout cela en ce moment; j'ai le cerveau un
peu émoustillé. Je me figure que je tiens une balance. Si
on m'empêche d'aller sur le bord de l'eau, de m'approcher
des briqueteries ou des ballons, je ne dirai rien,—je ne
veux pas que ma mère ait peur;—mais, à la première
occasion, je me rattraperai, j'entrerai dans la rivière jusqu'à
la ceinture, et je mettrai mon pied au-dessus des coulées
de fer fondu.
C'est bien décidé. En attendant, ce soir, comme ma mère
m'a laissé libre, je ferai tout pour ne pas me noyer.
Si elle m'avait défendu de jouer, je n'aurais pas pu
m'empêcher de me pencher sur la roue, de chercher à
prendre de l'écume dans le creux de la main…
Nous courons d'un bout du bateau à l'autre; nous hélons le
mécanicien, nous tourmentons l'homme du gouvernail,
nous touchons aux cordages, nous tâtons le cabestan,
nous essayons de soulever l'ancre…
La journée fuit, le soir arrive.

Nous nous laissons prendre comme des hommes par la


mélancolie du crépuscule; les joues froides, avec un frisson
dans le cou, nos grands cheveux secoués par le vent, nous
regardons le sillon que creuse le bateau dans sa marche,
nous fixons les premières étoiles qui tremblent au ciel, et
nous suivons dans l'eau moirée les traînées de lune.
La machine fait poum, poum!

C'est la cloche qui parle à présent; nous approchons du


pont.
Nous voici à Tours: on relâche ici.
M. Chanlaire connaît un hôtel, pas cher. Nous irons tous, si
l'on veut. C'est entendu. Et, dix minutes après le
débarquement, nous arrivons au Grand-Cerf.

Nous dînons à la table d'hôte.


Il y a des commis voyageurs, une Anglaise, un prêtre: tout
le monde fait honneur à la cuisine, qui sent bon, et une
certaine moutarde de Dijon a un succès qui profite à la
cave. Son piquant donne soif.
J'ouvre des yeux énormes, j'écarte les narines et je dresse
les oreilles. Quel luxe! Combien de réchauds d'argent! Dix
plats! On bavarde, on dévore.
«Passez-moi le civet.—Voulez-vous du saumon?»
Il me semble que je suis à un repas des Mille et une Nuits.
Je suis profondément étonné de voir que tout le monde
foule aux pieds les préceptes que m'a inculqués ma mère
sur la façon de se tenir en société. Le curé lui-même a les
coudes sur la nappe et sa chaise tout près de la table,
comme j'étais, moi aussi, ce matin, dans la cabine, en face
du pied de cochon grillé et du petit vin jaune.
Ma mère est à côté de la dame de Paris, qui nous a placés
à sa droite, ses fils et moi.
Je suis presque libre, je tombe sur les plats. Ma mère ne
s'en plaint pas, et même elle se fâche à un moment parce
que je refuse de quelque chose.
«Comme si on voulait le faire mourir de faim! C'est bien à
prix fixe, n'est-ce pas? demande-t-elle à M. Chanlaire.
—Oui, deux francs par tête.
—Jacques, crie-t-elle aussitôt, mange de tout!»
C'est jeté comme un cri des croisades, comme une devise
de combat:
«Mange de tout!»
Cela s'entend par-dessus le bruit des cuillers et des
fourchettes, et fait rire tout un coin de table.
Elle ne peut s'empêcher de s'occuper de moi, de la place
où elle est, et veille toujours sur son enfant.
«Jacques, on ne fait pas des tartines de moutarde.—
Jacques, tu sais bien que je ne veux pas qu'on suce ses
doigts.—Veux-tu bien ne pas faire ce bruit en te mouchant!
—Jacques, tu ne sais pas manger les croupions!»
Je la vois en ce moment qui ramasse en cachette et glisse
dans sa poche des provisions qui traînent. On la remarque.
J'en deviens rouge.
«Jacques, veux-tu bien ne pas rougir comme cela!»
Ah! elle m'a gâté mon plaisir… Je m'aperçois parfaitement
que les voisins se moquent d'elle, et les maîtres de l'hôtel la
regardent de travers. Puis j'aurais voulu avoir l'air d'un
homme, en redemander aux garçons: «Passez-moi ce
plat-là!» m'essuyer la bouche avec une serviette, en me
renversant en arrière, et dire en finissant: «En voilà encore
un que les Prussiens n'auront pas.»

M. Chanlaire se lève:
«Mesdames, messieurs et gamins, j'offre du champagne.
—Jacques, tu boiras dans mon verre, dit ma mère, du ton
dont elle dirait: «On ne m'enlèvera pas mon fils.»
—Non, il boira dans le sien, et c'est lui qui aura l'étrenne de
cette bouteille, dit M. Chanlaire en pressant le bouchon, qui
part comme une balle; les enfants les premiers!»
Il remplit mon verre, qui déborde, et dit:
«Vide-moi ça!»
Ma mère me lance des yeux terribles, et tape de petits
coups sur la table, qui veulent dire: regarde-moi donc!
Je n'ose la regarder ni boire.
«Tu es là comme un empoté, voyons!»
Empoté! M. Chanlaire dit cela tout haut; j'en ai le coeur qui
se fend, la main qui tremble et je renverse la moitié du
champagne sur une robe d'à côté.
«Nigaud!» dit l'inondée…
Empoté! Nigaud! C'est ma mère qui est cause que j'ai été
si bête.
Elle me sermonne encore après, en renchérissant sur les
autres.
Je vais me coucher gonflé et piteux.
«Par ici, votre chambre», dit le garçon.
Au moment où je suis au bout du corridor, disant adieu à la
dame de Paris et à ses fils, qui m'ont fait tout le soir des
amitiés, ma mère m'appelle:
«Jacques, LES CABINETS SONT EN BAS!»

Il y a l'accent du commandement dans la voix—de la


sollicitude aussi—elle prend des précautions auxquelles
son enfant, avec l'imprudence de son âge, ne songe pas.
Mes camarades sourient, leur mère rougit, la mienne salue.
Aujourd'hui encore dans mes rêves, dans un salon
quelquefois, au milieu de femmes décolletées, à table,
dans un bal, j'entends, comme Jeanne d'Arc, une voix:
«Jacques! les cabinets sont en bas!»

Le lendemain matin nous reprenons le bateau.


La dame de Paris est encore avec ma mère et je suis avec
ses fils.
Ils sont plus remuants que moi et ne s'arrêtent pas au
milieu du pont, les lèvres entrouvertes et le nez frémissant,
pour respirer et boire le petit vent qui passe: brise du matin
qui secoue les feuilles sur les cimes des arbres et les
dentelles au cou des voyageuses. Le ciel est clair, les
maisons sont blanches, la rivière bleue; sur la rive, il y a
des jardins pleins de roses et j'aperçois le fond de la ville
qui dégringole tout joyeux!

Là-bas, un pont sur lequel trottinent des paysannes qui rient


et un vieillard qui va lentement, avec un chapeau à grandes
ailes et des cheveux gris, sans barbe, une redingote
comme en ont les prêtres, l'air jésuite aussi.
«C'est lui! c'est lui!»
Quelqu'un a donné un nom à cet homme qui passe et on l'a
reconnu.
«C'est le chantre des_ Gueux_, Jacques, c'est
Béranger[6].»
Mon père me dit cela, comme il m'a dit: c'est la Pucelle!
Il a ôté son chapeau, je crois, et il a pris un air grave,
comme s'il faisait sa prière. Il est plein de respect pour les
gloires, mon père, et il s'enrhumerait pour les saluer. Il n'a
pas encore réussi à m'inspirer cette vénération, et tandis
qu'on regarde Béranger sur le pont, je regarde au loin,
dans un champ, des oiseaux qui font des cercles autour
d'un grand arbre, puis s'abattent et plongent dans l'argent
des trembles et dans l'or des osiers.
Dans ma géographie, j'ai vu qu'on appelait ce pays le
jardin de la
France.
Jardin de la France! oui, et je l'aurais appelé comme ça,
moi gamin! C'est bien l'impression que j'en ai gardée;—
ces parfums, ce calme, ces rives semées de maisons
fraîches, et qui ourlent de vert et rose le ruban bleu de la
Loire!…
Il se tache de noir, ce ruban; il prend une couleur glauque,
tout d'un coup, et il semble qu'il roule du sable sale, ou de
la boue. C'est la mer qui approche, et vomit la marée; la
Loire va finir, et l'Océan commence.
Nous arrivons, voici la prairie de Mauves!—Je suis resté
tout le jour sous l'impression calme du matin.—J'ai peu
joué avec mes petits camarades, qui s'étonnaient de mon
silence.
L'espace m'a toujours rendu silencieux.
Nous sommes près du pont en fil de fer, je lis au loin Hôtel
de la Fleur.—C'est Nantes.

NANTES

Ma mère a tanné M. Chanlaire pour lui demander où nous


ferions bien d'aller en débarquant, et elle s'y est prise si
bien, qu'il l'a envoyée au diable,—tout bas,—et qu'il
s'esquive aussitôt qu'on arrive. Il jette son adresse à mon
père, sa valise à un portefaix, et le voilà loin.
La dame de Paris s'en va de son côté. Nous nous serrons
la main avec ses enfants, et voilà M. Vingtras, professeur
de sixième au collège de Nantes, debout, sur le pavé de la
ville, avec ses malles, sa femme et son garçon.

Notre spécialité est d'encombrer de notre présence et de


gêner de nos bagages la vie des cités où nous pénétrons.
Pour le moment, nous avons l'air de vouloir demeurer sur le
versant du quai et l'on croit que nous allons allumer du feu
et faire la soupe. Nous sommes un obstacle au commerce,
les déchargements se font mal.— À nous trois, nous tenons
plus de place qu'il n'est permis dans un port marchand, et
déjà il se forme des rassemblements autour de notre
colonie.
Ma mère a entrepris mon père.
«Tu ne pouvais pas demander à M. Chanlaire?…
—Puisque c'est toi qui t'en étais chargée…
—Moi!»
Elle a la note aiguë et qui fait retourner les passants. On
s'attroupe. Un portefaix s'approche. «Combien! dit ma
mère, pour emporter ça?
—Trois francs.
—Trois francs!
—Pas un sou de moins.
—Je vais en trouver un, moi, laisse faire, qui ne
demandera pas trois francs», dit ma mère, confiant ses
paquets, ses châles et une boîte à mon père et allant à un
malheureux en guenilles qui traînait par là.
Il a à peine le temps de répondre que le portefaix arrive,
montre sa médaille, fond dans le tas, accable le déguenillé
de coups et la famille Vingtras d'injures.
Dans la bagarre, les boîtes s'écroulent et roulent vers la
rivière.
«Jacques, Jacques!»
Je cours après un colis, ma mère en poursuit un autre; elle
pousse des cris, le déguenillé aussi; les gendarmes
arrivent vers mon père. Je remonte pour le secourir; on
nous cerne. Voilà notre entrée à Nantes.

Ouf!!!
Nous sommes installés, ce n'est pas sans peine.
Nous avons passé huit jours dans une auberge dont le
propriétaire s'appelait Houdebine, je m'en souviens, je ne
l'oublierai jamais.
Nous avons eu naturellement des discussions avec lui, et
ma mère a trouvé moyen de mettre la maison sens dessus
dessous: histoires de corridors, disputes d'escalier,
_piques _avec des femmes de voyageurs. On a discuté
sur la note; la bonne a réclamé un pourboire. On nous a
chassés; nous nous sommes trouvés de nouveau à midi
sur le pavé, M. Vingtras, son épouse et son rejeton.
Heureusement, M. Chanlaire est arrivé au moment où nous
montions la garde autour des malles. Moi, j'avais les
paquets pour pouvoir me mettre en route, comme une
division sac au dos, dès qu'on saurait où se diriger.
Nous étions déjà connus dans le quartier, qui avait
remarqué nos querelles avec les portefaix. Ce nouveau
déballage en pleine rue, cet entassement de caisses qui,
une fois de plus, interrompait le mouvement des affaires
dans la ville, ma tournure, les cris de ma mère, l'embarras
de mon père, tout avait fait sensation et, après avoir inspiré
la curiosité, commençait à inspirer la défiance.
Que j'aurais donc voulu être sur un navire, pendant une
bataille navale, la hache d'abordage à la main, sous les
boulets, loin des bagages!
Nous étions dans la rue,—ma mère d'un côté, moi de
l'autre, mon père en éclaireur morne,—quand M. Chanlaire
vint par hasard; il est notre providence décidément.
Il nous mena comme une bande de prisonniers dans un
logement qu'il connaissait: je crois que des agents nous
suivirent. Ils se demandaient ce que voulait cette famille.
Mon père n'avait pas voulu dire qui il était, l'auberge étant
indigne de sa situation, et il planait du mystère sur nos
têtes.

Mon père est entré en fonctions le lendemain même de


notre emménagement, et il a fait peur aux élèves, tout de
suite: cela lui garantit la tranquillité dans sa classe pour
toujours et des leçons particulières en quantité.—Il a l'air si
chien,—on prendra des répétitions!
Tout va bien.—Voyons maintenant la ville.
Toutes mes illusions sur l'Océan, envolées; tous mes rêves
de tempêtes tombés dans l'eau douce, car c'était de l'eau
douce!
Point de vaisseaux avec les canons qui tendent la gueule ni
d'officiers en chapeau de commandement; point de salves
d'artillerie ni de manoeuvres de guerre; pas de faces de
corsaires ni de soute aux poudres; point de répétition de
branle-bas; pas d'exercice d'abordage; des odeurs de
goudron, point de parfums de mer. J'eus une espérance:
on me parla de _têtes de mort _entassées sur un trois-
mâts; c'étaient des fromages de Hollande.
Comme la vie de marin me paraît bête!
Il y a une petite buvette en bas de notre maison; j'y vais
chercher du vin en chopine pour notre dîner et j'y coudoie
des matelots. Ils ne parlent jamais de combats, ils ne
savent pas nager, ils ne plongent donc pas du haut du
grand mât «dans la vague écumante», ils ne luttent pas
«contre la fureur des flots…». Non, s'ils tombaient à l'eau,
ils se noieraient. Il n'y a pas cinq matelots sur dix capables
de traverser la Loire. Ah bien! merci!
Il faut dire que nous demeurons au haut de la ville et que les
grands vaisseaux sont au bas, sur la Fosse; mais je ne fais
pas grande différence entre les navires marchands et les
bateaux. Vu cette absence de canons et d'uniformes, je
confonds le matelot et le marinier dans un même mépris;
j'enveloppe dans mon dédain, je confonds dans ma
désillusion le loup de mer et l'ameneur de fromages.

MON PROFESSEUR

J'ai pour professeur un petit homme à lunettes cerclées


d'argent, au nez et à la voix pointus, avec un brin de
moustache, des bouts de jambes un peu cagneuses,—
elles ne l'empêcheront pas de faire son chemin,—
insinuant, fouilleur, chafoin, furet, belette, taupe: il arrive de
Paris, où il a été reçu, comme Turfin, un des premiers à
l'agrégation; il y a laissé des protecteurs que son esprit de
gringalet amuse; il en a rapporté une femme amusante,
jolie, et qui doit trouver tous ces provinciaux bien sots.
M. Larbeau, c'est son nom, se fiche un peu de ses élèves,
—il est caressant avec les fils des influents, qu'il ménage et
auprès de qui il a conquis une popularité parce qu'il les
traite comme de grands garçons, mais il n'est pas rosse
pour les autres. Pourvu qu'on rie de ce qu'il dit!—il fait des
calembours et propose quelquefois des charades; on
l'appelle le Parisien.
Je crois qu'il me trouve un peu couenne,—parce que ses
blagues ne m'amusent pas; puis, il a entendu dire par un
camarade qui prend des répétitions avec lui, que j'ai voulu
être cordonnier et que maintenant j'aimerais être forgeron.
Je lui semble commun; ma mère d'ailleurs lui paraît
vulgaire et mon père lui fait l'effet d'un pauvre diable. Mais il
ne me tourmente pas, il a l'air de me croire, même quand
je dis que j'ai _oublié _mes devoirs, ou que je me suis
_trompé _de leçon.
À la fin de l'année, aux compositions de prix, il nous lit des
romans de Walter Scott.

Arrive la distribution solennelle;—je n'ai rien—ou j'ai


quelque chose,—il me semble bien que je remportai une
ou deux couronnes et que je fus embrassé sur l'estrade par
un homme qui empoisonnait.—Toujours donc!
Mais je n'avais pas la foi et je me moquais d'avoir des prix
ou de n'en pas avoir, du moment que mon père ne me
tourmentait point.

LA MAISON

Nous demeurons dans une vieille maison replâtrée,


repeinte, mais qui sent le vieux, et quand il fait chaud il s'en
dégage une odeur de térébenthine et de fonte qui me cuit
comme une pomme de terre à l'étouffée: pas d'air, point
d'horizon!
Je passe là, les dimanches surtout, des heures pénibles.
Pas de bruit, que celui des cloches, et ma tristesse
d'ailleurs, même en semaine, est plus lourde dans ce pays,
sous ce ciel clair, que sous le ciel fumeux de Saint-Étienne.
J'aimais le bruit des chariots, le voisinage des forgerons, le
feu des brasiers, et il y avait une chronique des malheurs
de la mine et des colères des mineurs.
Ici, dans le quartier que nous habitons du moins, il n'y a pas
d'usines à étincelles et d'hommes à oeil de feu, comme
presque tous ceux qui travaillent le fer et vivent devant les
fournaises.
Il y a des paysans aux cheveux longs et rares, tristes et
laids: ils vont muets derrière leurs chariots à travers la ville
et ont l'air terne et morne des sourds. Pas de gestes
robustes, point l'allure large, la voix forte! La lèvre est
mince ou le nez est pointu, l'oeil est creux et la tempe en
front de serpent,—ils ne ressemblent pas, comme les
paysans de la Haute-Loire, à des boeufs,—ils ne sentent
pas l'herbe, mais la vase; ils n'ont pas la grosse veste
couleur de vache, ils portent une camisole d'un blanc sale,
comme un surplis crotté. Je leur trouve l'air dévot, dur et
faux, à ces fils de la Vendée, à ces hommes de Bretagne.
Le cours Saint-Pierre me paraît si vide—avec ses
quelques vieux qui viennent s'asseoir sur les bancs! Il y a
aussi les ombres qui glissent comme des insectes noirs du
côté de l'église…
Je me sens des envies de pleurer!

On ne me bat plus. C'est peut-être pour ça. J'étais habitué


à la souffrance ou à la colère,—je vivais toujours avec un
peu de fièvre.
On ne me bat plus. Le proviseur n'est pas de cette école. Il
a entendu parler d'un de ses professeurs qui appliquait la
même méthode que mon père sur les reins de son fils;—il
l'a fait venir.
«Vous irez rosser vos enfants ailleurs, si cela vous tient
trop, a-t-il dit; mais si j'apprends que vous continuez ici, je
demande votre changement et j'appuie pour votre
disgrâce.»
La nouvelle est arrivée aux oreilles de mon père et a
protégé les miennes.
Ma mère a fait connaissance de la femme d'un professeur
qui est bossue.
On va se promener tous les soirs quand il fait beau.
J'ai l'air d'un prisonnier qu'on sort un peu. Je marche
devant avec ordre de ne pas m'écarter, de ne pas courir, et
je ne puis même pas me baisser pour ramasser une
branche ou un caillou,— cela ferait éclater mon pantalon.
Il est arrivé qu'une de mes culottes a craqué un jour, et
madame
Boireau, qui n'y voit pas clair, a cependant été très
offusquée.
On m'a défendu de me baisser jusqu'à ce qu'on m'ait fait
une
culotte large.
On me l'a faite, il n'y a plus de danger,—j'y flâne à l'aise,—
j'ai l'air d'un canard dont le derrière pousse.
Je vois bien qu'on me regarde et les mariniers m'entourent,
mais ils me respectent comme l'inconnu! Les camarades
qui me connaissent me font des niches, tirent cela en
passant comme la queue d'un chien,—on y met du sel
aussi,—on m'appelle Circé.

COSTUMES ET TRAHISONS POLITIQUES

Le supplice à propos de ma toilette recommence.


Beaucoup de personnes me croient légitimiste.—J'ai une
cravate qui fait trois fois le tour de mon cou, comme en
portaient les incroyables, comme en avaient les royalistes
sous la Restauration.—Cependant les espérances que ce
parti a pu concevoir à mon propos ne tardent pas à
s'évanouir. Ma mère a trouvé à côté d'un collier de chien,
dans le fond d'une malle, un col en crin, et je le mets. On
crie au «bonapartisme» cette fois! C'est le signe de
ralliement des brigands de la Loire, la cravate des
duellistes du café Lemblin.
Suis-je venu pour chercher querelle aux membres du club
blanc, qui est justement là sur la place? On se perd en
conjectures, mais l'étonnement devient bien autre, quand
un dimanche on me voit apparaître sur le cours, vêtu
comme la meilleure des républiques.
J'ai une redingote marron, un parapluie vert et un chapeau
gris.
C'est mon costume de demi-saison. Ma mère voit que je
grandis et elle a voulu m'habiller comme un homme des
classes moyennes, qui a de l'étoffe, ne vise pas au
freluquet et a pourtant son cachet à lui. J'ai du cachet,—
mais je suis modeste et je préférerais vivre dans
l'obscurité, ne pas donner aux partis des espérances
étouffées le lendemain,—avec cela que j'étouffe aussi!
cette redingote est si lourde et les manches sont si longues
que je ne puis pas me moucher.
Légitimiste aujourd'hui, bonapartiste demain,
constitutionnel après-demain, c'est ainsi qu'on pervertit les
consciences et qu'on démoralise les masses!
Puis les camarades sont toujours là,—on m'appelle Louis-
Philippe.
C'est même dangereux par ce temps de régicide.
Les jours de classe moyenne, quand je suis en bourgeois
citoyen, je rentre brisé.

NOS BONNES

Nous avons une bonne,—il paraît que mon père gagne de


l'argent.
Il donne la répétition en_ tas_; il prend six ou sept élèves
qui lui valent chacun vingt-cinq francs et il leur dit pendant
une heure des choses qu'ils n'écoutent pas; à la fin du
mois, il envoie sa note,—et il se fait avec cette distribution
de participes, entre les deux classes, une assez jolie
somme par trimestre.
Les répétés ont moins de pensums et flânent pendant ces
va-et-vient dans les corridors. C'est pendant ce temps-là
que s'écrivent ou se dessinent sur les murs et sur les
tableaux des farces contre les professeurs ou les pions,—
le nez de celui-ci, les cornes de celui-là, avec des vers de
haulte graisse au fusain. On en met de raides, et la femme
du censeur est gênée quand elle passe.
Nous la regardons à travers des trous, des fentes: elle est
bien jolie, bien fraîche; elle a épousé le censeur parce qu'il
avait quelques sous, puis qu'il sera proviseur un jour.—
C'est ce que j'ai entendu marmotter à ma mère qui ajoute
aussi qu'elle s'habille mal.
«Si c'est ça, la mode de Paris, j'aime encore mieux celle
de cheux nous.»
Cela est lancé à la paysanne, d'un ton bon enfant, avec un
petit rire qui a sa portée. Moi, je n'aime pas mieux celle de
chez nous!
Bien désintéressé dans la question,—puisque j'étonne
même les tailleurs du pays et que je ne suis vêtu à aucune
mode connue depuis l'antiquité jusqu'à nos jours!
mannequin inconscient d'une politique que je ne
comprends pas, caméléon sans le vouloir,—je puis
apporter mon témoignage, il a son poids.
Eh bien, je préfère l'écharpe rose que la femme du censeur
entortille autour de sa taille souple, au châle jaunâtre dont
ma mère est maintenant si fière. Je préfère le chapeau de
la Parisienne, à petites fleurs tremblotantes, avec deux ou
trois marguerites aux yeux d'or, à la coiffure que porte celle
qui m'a donné ou fait donner le sein,—je ne me rappelle
plus,—où il y a un petit melon et un oiseau qui a un trop
gros ventre.

On est donc heureux à la maison.


Ça m'ennuie que l'on ait pris une bonne! car j'étais occupé
au moins, quand j'allais chercher de l'eau, quand je montais
du bois, lorsque je déplaçais les gros meubles. J'aimais à
donner des coups de marteau, des coups d'épaule et des
coups de scie. Je me sentais fort et je m'exerçais à porter
des armoires sur le dos et des seaux pleins à bras tendus.
Je ne dois plus toucher à rien et si je suis pressé, je ne
puis même pas décrotter mes souliers.
«Il y a de la boue autour!
—C'est l'affaire de la bonne, cela!
—Avec la grosse brosse seulement?
—Nous avons une bonne, ce n'est pas pour qu'elle reste à
bâiller toute la journée.»
Elle n'a pas le temps de bâiller, la pauvre fille! Oh! ma
mère a l'oeil!
Ce n'est pourtant pas son enfant, ni sa nièce! Pourquoi
donc lui montrer les mêmes égards qu'à moi? Elle fait pour
les étrangers ce qu'elle faisait pour Jacques. Elle n'établit
pas de différence entre sa domestique et son fils. Ah! je
commence à croire qu'elle ne m'a jamais aimé!
La pauvre fille ne peut plus y tenir. On la nourrit bien,
cependant. Ma mère lui donne tout ce dont nous n'avons
pas voulu.
«Ce n'est pas moi qui épargnerais le manger à une
bonne!»
Et elle met sur un rebord d'assiette les nerfs, les peaux, le
suif cuit.
«C'est bon pour son tempérament, ces choses-là. Et les
boulettes froides, voilà qui fortifie!»
Pauvre Jeanneton! Si elle n'était pas soignée si bien,
comme elle dépérirait! Car même avec ce régime, elle se
porte mal, elle n'est pas grasse, tant s'en faut!
Je crois m'apercevoir que Jeanneton n'est pas folle de ma
mère et queue s'applique à la contrarier.
«Voulez-vous un verre de cidre, Jeanneton?
—Merci, madame.
—Merci oui, ou merci non.
—Non, madame.
—Vous n'aimez pas le cidre?»
Jeanneton balbutie.
«Comme vous voudrez, ma fille!» Et ma mère ajoute d'un
air dépité: «Je mets le verre là, vous le prendrez tout à
l'heure si vous voulez; vous le laisserez s'éventer, si cela
vous amuse.»
Le cidre ne s'éventera pas, il y a bon temps qu'il l'est. Il y a
deux jours qu'il traîne dans une bouteille que mon père a
repoussée parce qu'elle sentait l'aigre et qu'on a oublié de
boucher.—Il est tombé un cafard dedans. Mais ma mère l'a
retiré tout à l'heure, avec grand soin, comme elle aurait fait
pour elle, et c'est parce qu'elle a senti le cidre qu'elle s'est
décidée à l'offrir à Jeanneton.
«Le cidre neuf, le cidre frais a un acide qui est mauvais
pour les femmes faibles… Rappelle-toi cela, mon enfant.»
Je me le rappellerai. Si jamais j'ai les poumons faibles, je
prendrai du cidre comme celui-là, qui n'a pas d'acide, qui
sent l'aigre et le moisi. Faudra-t-il mettre un cafard
dedans?
Ma mère m'avait vu regarder ce cafard en réfléchissant.
«C'est signe que le cidre est bon. S'il était mauvais, il n'y
serait pas allé. Les insectes ont leur_ jugeote _aussi.»
Ah! les malins!
Encore une observation dont je tiendrai compte. Quand il y
a des insectes dans quelque chose, c'est bon. Et moi qui
ne voulais pas manger de fromage parce qu'il y avait des
vers et qui aimais mieux qu'il n'y eût pas de mouches dans
l'huile!
Jeanneton est partie en refusant encore un verre de vin que
ma mère lui offrait en signe d'adieu.
«Jacques, m'avait-elle dit, va chercher la bouteille qui était
pour faire du vinaigre, tu sais, qui avait des_ fleurs._»
Jeanneton a refusé.
On remplace Jeanneton par Margoton.
Mais la maison est connue maintenant pour les
distributions de nerfs, de peaux et de suif cuit. Margoton
fait ses conditions en entrant.
«Moi, je n'ai pas les poumons faibles, dit-elle, et elle se
donne un coup de poing dans l'estomac, un gros estomac
qui danse dans sa robe d'indienne; je n'ai pas les poumons
faibles et j'aime la viande; je veux manger chaud.»

Margoton joue gros jeu.


Mais Margoton vient de la part de la femme du proviseur,
et l'estomac de Margoton est protégé comme les reins du
petit Vingtras. L'autorité veille dans le corsage de la bonne
comme dans la culotte de l'enfant. On ne destituerait pas
publiquement M. Vingtras parce qu'il flanquerait en passant
une roulée à son rejeton, ou parce qu'il étoufferait sa bonne
avec des chicots de boulettes ou de gras de mouton; mais
il fera bien tout de même de ne pas déplaire au grand chef
à propos de son môme et de sa domestique.
Ah! quelle faute on a commise en s'adressant à la femme
du proviseur, par genre, pour avoir l'air de demander avis!
On n'ose pas renvoyer la grosse recommandée, malgré les
prétentions qu'elle affiche, et elle entre en place.

Ma mère a toujours la main sur le gigot et un pied dans la


tombe, à propos de cette bonne.
Elle n'est pas forte et ça la fatigue de couper. Couper une
tranche pour son mari, pour son enfant, c'est son devoir
d'épouse, c'est son rôle de mère; elle n'y faillira pas!
Mais quand il faut servir Margoton!…
«Vous avez encore faim?
—Oui, madame.
—Comme cela?
—Encore un petit morceau, si vous voulez.»
Ma mère en mourra; je le vois bien, je le vois aux sons
douloureux qu'elle étrangle quand elle reprend le couteau, à
l'expression de ses yeux quand elle ajoute du jus, et elle est
si lasse au dessert, qu'elle est forcée de mettre les cerises
dans l'assiette de la bonne, une par une, comme avec un
déchirement.
Marguerite en demande toujours.

Mais ma mère renaît à vue d'oeil. Mon Dieu! mon Dieu!


soyez béni!
Elle renaît, redevient espiègle, reprend des couleurs. Elle
est entrée un jour dans le cabinet de mon père, toute
joyeuse.
«Antoine!—et elle lui a parlé à l'oreille.
—Tu es sûre?» a répondu mon père avec stupeur et en
dérangeant son bonnet grec.
Elle se contente de hocher la tête en souriant.
«Il ne s'agit plus que de les surprendre…»
Elle enlève le bonnet grec et dépose d'un geste à la fois
langoureux et hardi, sur le front d'Antoine, son époux, mon
père, un baiser furtif.
On a surpris quelque chose ce matin, je ne sais pas quoi,
mais ma mère a mis son châle jaune et son beau chapeau
—celui au petit melon et à l'oiseau au gros ventre. Elle va
chez la femme du proviseur.
Elle en revient en se frottant les mains et en balançant
joyeusement la tête: à en faire tomber l'oiseau et le melon.
Dix minutes après, je vois Margoton qui fait ses paquets et
à qui on règle son compte. Elle a laissé de la viande dans
son assiette: qu'y a-t-il?
Les larmes lui sortent des yeux comme des gouttes de
bouillon.
«Madame, c'était pour le bon motif!
—Pour le bon motif!… dans une cave!…»
Qu'est-ce que c'est que le bon motif? On ne m'en dit rien,
mais quelques jours après, ma mère parlant à mon père
cause de Margoton.
«Heureusement nous avons eu cette occasion de la
renvoyer sans que le proviseur se fâche. Si elle n'avait pas
eu ce routier pour amant!»
Je ne comprends pas.
Il est décidé qu'on ne prendra plus de bonnes qu'on
nourrira: ça fatigue trop ma mère!
Je vois arriver un matin une grosse fille, rouge, mais
rouges avec des taches de rousseur, courte et ronde,—une
boule. Des yeux qui sortent de la tête, et de l'estomac qui
crève sa robe! Il nous vient beaucoup d'estomac à la
maison.
Elle doit venir faire la vaisselle, l'ouvrage sale, et
accompagner ma mère au marché pour porter les
provisions. Ma mère veut même qu'elle sorte avec moi,
pour montrer que nous avons toujours une bonne, qu'il y a
une domestique attachée à ma personne. J'obéis, en allant
en peu en avant ou en arrière de Pétronille; c'est son nom.
Elle a malheureusement la manie de parler et elle
s'accroche à moi; on nous voit ensemble.
On nous voit, et il arrive qu'un matin, en entrant au collège,
on m'appelle suçon. Sur les murs des classes, je vois le
portrait de mon père avec suçon au bas et l'on ne nous
nomme plus que les Suçons.
Voici pourquoi:
Pétronille occupe ses heures de loisir à vendre des sucres
d'orge dans les rues, et les élèves la connaissent bien. On
s'est demandé, en me rencontrant avec elle, quel lien
mystérieux nous reliait, et le bruit se répand que nous
fabriquons les sucres d'orge la nuit, que mon père a ajouté
cette branche d'industrie au professorat.
On dit même qu'ils sont moins bons depuis qu'il est
associé à
Pétronille.

Comme je m'ennuie!—Je trouve mal qu'on ne me permette


pas de rester à la maison et qu'on me force à sortir pour
marcher, sans avoir le droit de ramasser des fleurs. On
m'en fait ramasser quelquefois, mais c'est comme si je
m'appelais Munito,—comme si les fleurs étaient des
dominos, que j'ai à aller chercher sur un coup d'oeil; qu'il
faut prendre comme ceci, puis placer comme cela. Hé!
Munito!
Je me pique dans les orties, je m'enfonce les épines sous
la peau, c'est une corvée, un embêtement! J'en arrive à haïr
les jardins, à détester les bouquets, à confondre les fleurs
nobles et les fleurs comiques, les roses et les gratte-culs.

Je dois faire de très grands pas, c'est plus homme, puis


ça use moins les souliers. Je fais de grands pas et j'ai
toujours l'air d'aller relever une sentinelle, de rejoindre un
guidon, d'être à la revue. Je passe dans la vie avec la
raideur d'un soldat et la rapidité d'une ombre chinoise.
Et toujours une petite queue d'étoffe par derrière!

Je voudrais être en cellule, être attaché au pied d'une table,


à l'anneau d'un mur; mais ne pas aller me promener avec
ma famille, le soir.

J'ai marché ce matin, pieds nus, sur un chose de bouteille.


(Ma mère dit que je grandis et que je dois me préparer à
aller dans le monde; elle me demande pour cela de châtier
mon langage, et elle veut que je dise désormais: chose de
bouteille, et quand j'écris je dois remplacer chose par un
trait.)

J'ai marché sur un chose de bouteille et je me suis entré du


verre dans la plante des pieds. Ah! quel mal cela m'a fait!
le médecin a eu peur en voyant la plaie.
«Vous devez souffrir beaucoup, mon enfant?»
Oui, je souffre, mais à ce moment le vent a entrouvert ma
fenêtre; j'ai aperçu dans le fond le coin du faubourg, le bout
de banlieue, le bord de campagne triste où l'on m'emmène
tous les soirs. Je n'irai plus de quelque temps. J'ai le pied
coupé. Quelle chance!
Et je regarde avec bonheur ma blessure qui est laide et
profonde.

MON ENTRÉE DANS LE MONDE

Ma mère ne se contente pas de me recommander la


chasteté pour les mots, elle veut que je joigne l'élégance à
la pudeur.

Elle a eu l'idée de me faire donner des leçons de «comme


il faut».
Il y a M. Soubasson qui est maître de danse, de chausson
et professeur de «maintien».
C'est un ancien soldat, qui boit beaucoup, qui bat sa
femme, mais qui nage comme un poisson et a une
médaille de sauvetage. Il a retiré de l'eau l'inspecteur
d'académie qui allait se noyer. On lui a donné cette_
chaire_ de chausson et de danse au lycée en manière de
récompense et de gagne-pain. Il y a adjoint son cours de
maintien, qui est très suivi, parce que M. Soubasson a la
vue basse, l'oreille dure, aime à téter, et qu'en lui portant
aux lèvres un biberon plein de tord-boyaux, on est libre de
faire ce qu'on veut dans son cours.
Dieu sait ce qu'on n'y fait pas!
Mais moi, j'ai des leçons particulières en dehors du lycée.
M. Soubasson vient à la maison. Il amène son fils, que mon
père saupoudre d'un peu de latin, et en échange M.
Soubasson me donne des répétitions de maintien.
Ma mère y assiste.
«Glissez le pied, une, deux, trois,—la révérence!—souriez!
—Tu entends, Jacques, souris donc! mais tu ne souris
pas!»
Je ne souris pas? Mais je n'en ai pas envie.
Il faut essayer tout de même, et je fais la bouche en chose
de poule.
Ma mère, elle, minaude devant la glace, essaye, cherche,
travaille et trouve enfin un sourire qu'elle me présente
comme une grimace.
«Tiens, comme cela!»
Je dois aussi tenir le petit doigt en l'air, ça me fatigue!
«Attention à l'auriculaire», dit toujours M. Soubasson, qui
s'est fait indiquer les noms scientifiques des doigts de la
main, et qui trouve que le latin est une bien belle chose, vu
que c'est toujours avec ce petit doigt qu'il se fouille l'oreille.
Il se la fouille même un peu trop à mon idée.

Ce que ma mère me dit de choses blessantes pendant la


leçon de maintien, ce que je la fais souffrir dans ses goûts
d'élégance, cette femme, à quel point je suis commun et
j'ai l'air d'un paysan, non, ce n'est pas possible de le dire!
Je ne puis pas arriver à glisser mon pied ni même à tenir
mon petit doigt en l'air!
«Je te croyais fort», dit ma mère, qui sait que je pose un
peu pour le moignon et qui veut me blesser dans mon
orgueil.
Je ne suis pas fort, il paraît, puisque au bout de dix
minutes, l'auriculaire retombe énervé, demandant grâce,
crispé comme une queue de rat empoisonné! Rien que d'y
penser, il se tord encore aujourd'hui et j'en ai la chair de
poule.
Au bout de deux mois, c'est à peine si je suis en état de
faire une révérence à trois glissades; en tout cas, je suis
incapable de parler en même temps. Si je parlais, il me
semble que je dirais: j'avons, jarnigué, moussu le maire,
parce que je salue comme les villageois dans les pièces. Il
me prend des envies, quand je répète avec ma mère, de
l'appeler «Nanette» et de lui crier que je m'appelle
«Jobin», ce qui est faux, on le sait, et ce qui est mal, je le
sens bien!

Il faut pourtant que tout ce temps-là n'ait pas été perdu, que
je mette en pratique, tôt ou tard, mes leçons d'élégance et
que je fasse plus ou moins honneur à M. Soubasson, à ma
mère.
«Jacques, nous irons samedi voir la femme du proviseur.
Prépare ton maintien.»
J'en serre l'auriculaire avec frénésie, je fais et refais des
révérences, j'en sue le jour, j'en rêve la nuit!
Le samedi arrive, nous allons chez le proviseur en
cérémonie.
«Pan, pan!
—Entrez!»
Ma mère passe la première, je ne vois pas comment elle
s'en tire, j'ai un brouillard devant les yeux.

C'est mon tour!


Mais il me faut de la place, je fais machinalement signe
qu'on s'écarte. La compagnie stupéfaite se retire comme
devant un faiseur de tours. On se demande ce que c'est;
vais-je tirer une baguette, suis-je un sorcier? Vais-je faire le
saut de carpe? On attend. J'entre dans le cercle et je
commence:
Une—je glisse.
Deux—je recule.
Trois—je reviens, et je fends le tapis comme avec un
couteau.
C'est un clou de mon soulier.
Ma mère était derrière modestement et n'a rien vu. Elle me
souffle:
«Le sourire, maintenant!»
Je souris.
«Et il rit, encore!» murmure indignée la femme du
proviseur.
Oui, et je continue à éventrer le tapis.
«C'est trop fort!»
On se rapproche, on m'enveloppe, je suis fait prisonnier.
Ma mère demande grâce.
Moi, j'ai perdu la tête et je crie: «Nanette! Nanette!»
«Mon avancement est fichu pour cinq ans», dit mon père le
soir en se couchant.
On renvoie M. Soubasson le lendemain, comme un
malotru, et nous en faisons tous trois une maladie. Je
retourne aux mauvaises manières; je n'en suis pas fâché
pour mon petit doigt qui se détend, reprend sa forme
accoutumée. Je préfère avoir de mauvaises manières et
n'avoir pas l'auriculaire comme une queue de rat
empoisonné.

J'ai une _veine _dans mon malheur.


Ma blessure au pied était mal guérie. Elle se rouvre de
temps en temps et je mens un peu d'ailleurs pour avoir le
droit de ne pas sortir, sous prétexte que je ne puis
marcher. Je la gratte même et je la gratterais encore
davantage, mais ça me chatouille.
Ce_ chose_ de bouteille (je vous obéirai, ma mère) m'a
rendu un fier service. Je reste à la maison et je ne rôde
plus dans les chemins vides, bordés d'arbres, auxquels je
ne puis pas grimper, ourlés d'herbe sur laquelle je ne puis
pas me rouler, et dans la poussière desquels je traîne,
comme un insecte estropié dans la boue.
Je reste devant une table où il y a des livres que j'ai l'air de
lire, tandis que je fais des rêves qu'on ne devine point.
Mon père travaille de l'autre côté et ne me gêne pas,
excepté quand il se mouche avec trop de fracas. Il a bien,
bien soin de son nez.
Je n'ai pas besoin de bûcher beaucoup pour le collège, je
suis souvent le premier et je n'ai qu'à faire claquer les
feuilles du dictionnaire pour que mon père croie que je
cherche des mots, tandis que je cours après des souvenirs
de Farreyrolles, du Puy, de Saint-Étienne…
Je trouve une drôle de joie à regarder dans ce passé.
On nous donne quelquefois un paysage à traiter en
narration. J'y mets mes souvenirs.
«Vous avez fait de mauvais devoirs cette semaine», me dit
le professeur, qui n'y retrouve ni du Virgile ni de l'Horace, si
ce sont des vers; ni des guenilles de Cicéron, si c'est du
latin; ni du Thomas ni du Marmontel, si c'est du français.
Mais je vais arriver à être le dernier un de ces matins!
Je me sens grandir, j'oublie les anciens. Je songe plus à
ce que je deviendrai qu'à ce qu'est devenu tel empereur
romain. Ma_ facilité_, mon imagination s'évanouissent, se
meurent, sont mortes!!! (Bossuet, Oraisons funèbres.)

Un M. David, qui est président de l'Académie poétique de


Nantes, donne de grandes soirées. Il invite les professeurs
et leurs femmes à venir danser chez lui.
C'est dans un grand salon nu, où il y a le buste de Socrate
sur la cheminée. Une jeune dame le regarde et dit:
«C'est donc si vilain que ça, un philosophe?»
Ma mère vient avec mon père, naturellement, et même on
m'a amené au commencement.
Notre arrivée est annoncée avec plaisir et est accueillie
avec faveur.
Mon père est, comme toujours, sec, maigre, le nez en
corne, le front comme un toit sur des yeux gris: on dirait
deux prunelles de chat sous une gouttière. Il a l'air peu
commode.
Ma mère!… hum!… ma mère!… Elle a une robe raisin
avec une ceinture jaune; aux poignets, des noeuds jaunes
aussi, un peu bouffants, comme des noeuds de paille à la
queue troussée d'un cheval. Rien que ça comme toilette.
Être simple, c'est sa devise.
Une fois seulement, elle a ajouté l'oiseau de son chapeau
—en broche, le bec en bas, le chose en l'air. Une fantaisie,
un essai, comme la Metternich mit une couleuvre en
bracelet.
«Qu'est-ce que cet oiseau fait là?» demande-t-on.
Il y en avait qui auraient préféré le bec en l'air, le _chose
_en bas.
Ma mère faisait la mignonne, agaçant le bec de la bête
comme s'il était vivant.
«Ti… ti… le joli petit oiseau, c'est mon toiseau!»
Mon père a obtenu qu'elle laissât l'oiseau sur le chapeau,
—le joli toiseau!
Mais pour les noeuds, comme il avait voulu y toucher une
fois:
«Antoine, avait répondu ma mère, suis-je une honnête
femme? Oui ou non! Tu hésites, tu ne dis rien! Ton silence
devient une injure!…
—Ma chère amie!
—Tu me crois honnête, n'est-ce pas?… Jamais tu n'as pu
soupçonner que Jacques, notre enfant, provenait d'une
source impure, était un fruit gâté, avec un ver dedans?…
«Avec un ver dedans? reprend-elle. Eh bien, aie confiance.
Ta femme a un soupçon de coquetterie, peut-être,—nous
sommes filles d'Ève, que veux-tu? Mais aie confiance,
Antoine. Si j'allais trop loin,—je suis ignorante, moi!—tu
aurais le droit de me faire des reproches. Mais, non!… Et
ne prends pas pour les hommages d'une flamme coupable
les politesses qu'on fait à un brin de toilette et de bon
goût.»
Elle tape sur sa jupe et taquine un des noeuds jaunes, puis
donne un petit coup sec sur la main de mon père:
«Vilain jaloux!»

On danse.
«Vous ne dansez pas, Mme Vingtras?
—Nous sommes trop vieux, dit mon père avec un sourire
et en saluant.
—Trop vieux! C'est pour moi que tu as dit cela?» fait ma
mère.
La scène se passe dans un coin où elle a acculé Antoine,
derrière un rideau.
«Ce ne peut être que pour moi, puisque ce monsieur est
plus jeune que sa femme. Antoine, écoute-moi…
—Parle moins haut.
—Je parlerai sur le ton qu'il me plaît.»
Elle élève encore plus la voix.
«Oh! tu ne me feras pas taire! Non. Si tu veux m'insulter, je
n'ai pas envie de l'être, entends-tu. Trop vieux! (Elle le
toise des pieds à la tête.) Trop _vieux! _parce que je n'ai
pas l'âge de la Brignoline, n'est-ce pas?»
Je suis sur des épines et je fais un peu de bruit avec mes
pieds, un peu de bruit avec ma bouche. Pour couvrir leurs
voix, j'imite dans mon coin des instruments à vent,—au
risque d'être calomnié!
Enfin, on s'apaise derrière le rideau.
Je ne m'amuse pas aux soirées du proviseur; on me trouve
trop triste.—Je suis habillé à neuf. Seulement on a choisi
une drôle d'étoffe; j'ai l'air d'être dans un bas de laine; c'est
terne, _à côtes, _mais si terne!
Comme ça déteint, je fais des taches aux habits des
autres.
On s'écarte de moi. Ma mère elle-même ne me parle que
de loin, comme à un étranger presque!—Oh! mon Dieu!

«Je dan-se-rai», a-t-elle dit; et elle danse.


Elle embrouille le quadrille, marche sur quelques pieds,
mais, bah! elle sauve tout par de petites plaisanteries et
des petits airs;—une véritable écolière, je vous dis!
Au galop final une idée lui vient, celle de faire partager à
son enfant les joies de Terpsichore, et s'éloignant du galop
une seconde, elle me saisit et m'attire dans le tourbillon. Le
galop est fini que je saute encore et elle a l'air d'un
Savoyard qui fait danser une marionnette.—Ça me fait si
mal sous les bras!
Depuis quelque temps elle est rêveuse.
«Ta mère a quelque idée en tête», fait mon père du ton
d'un homme qui prévoit un malheur.
Elle s'enferme toute seule et on entend des bruits, des
petits cris, des tressaillements de plancher; on l'a surprise
à travers la porte qui faisait des grâces devant un miroir, en
s'appuyant le front.
Soirée chez M. David. La femme du professeur d'histoire,
qui est d'origine espagnole, esquisse un fandango assez
leste, eh! eh! quoique revu et corrigé comme les morceaux
choisis par l'archevêque de Tours.
La femme du professeur d'allemand, une Alsacienne,
chante un _titi la itou, la itou la la, _en valsant une valse du
pays.
C'est fini. Elle se repose sur la banquette et le cercle où
l'on vient de danser est vide.
On entend un petit cri.
Eh! youp! eh! youp!
Mon père, qui est en face de moi, a l'air frappé d'un coup
de sang et je vais voler dans ses bras.
Eh! youp! eh! youp! la Catarina! eh! youp!
En même temps une apparition traverse le salon et tourne
sur le parquet.
L'apparition chante:
Ché la bourra, la la! Oui, la bourra, fouchtra!

Et la voix devenant énergique, presque biblique, dit tout


d'un coup:
«Anyn, mon homme!»
Cet homme, c'est Antoine qui au premier _youp! youp!
_avait pressenti le danger,—c'est mon père qui est
entraîné comme je le fus le jour des marionnettes.

«Anyn, mon homme, Anyn!»


Et ma mère le plante devant elle, en le gourmandant de sa
mollèche—à la chtupéfacchion de l'assistance, qui n'a
pas été prévenue.
«Eh! chante! chante donque!»
J'ai peur qu'on chonge à moi aussi, et je disparais dans
les cabinets. Toute la soirée, je répondis:

«Il y a quelqu'un!…»
La nuit me trouva harassé, vide!
Je sortis enfin quand la dernière lampe fut éteinte, et je
revins au logis, où l'on ne pensait pas à moi.
Ma mère seule avec mon père murmurait à son oreille:
«Eh bien! Est-ce que la bourrée ne vaut pas le fandango?»
Et elle ajouta d'une voix un peu tremblante:

«Dis-moi cha!»
C'était la mutinerie dans la fierté, l'espièglerie dans le
bonheur!

Tout se gâte.
Mon père—Antoine—n'a plus voulu aller dans le monde
avec ma mère.
La soirée de la bourrée lui a complètement tourné la tête,
elle s'est grisée avec son succès; restant dans la veine
trouvée, s'entêtant à suivre ce filon, elle parle_ charabia_
tout le temps, elle appelle les gens_ mouchu_ et_
monchieu._
Mon père à la fin lui interdit formellement l'auvergnat.
Elle répond avec amertume:
«Ah! c'est bien la peine d'avoir reçu de l'éducation pour
être jaloux d'une femme qui n'a pour elle que son _esprit
naturel! Mon pauvre ami, avec ta latinasserie et ta
grécaillerie, tu en es réduit à défendre à ta femme, qui est
de la campagne, de t'éclipser!»_
Les querelles s'enveniment.
«Tu sais, Antoine, je t'ai fait assez de sacrifices, n'en
demande pas trop! Tu as voulu que je ne dise plus estatue,
je l'ai fait. Tu as voulu que je ne dise plus ormoire, je ne l'ai
plus dit, mais ne me pousse pas à bout, vois-tu, ou je
recommence.»
Elle continue:
«Et d'abord ma mère disait estatue… elle était aussi
respectable que la tienne, sache-le bien!»
Mon père se trouve menacé de tous côtés, entre estatue et
mouchu.
Il met les pieds dans le plat et défend l'un et l'autre.
Ma mère se venge en l'injuriant; elle cherche des mots qui
le blessent: _es_cargot—_es_pectacle! _es_tomac—
_es_quelette! Ces diphtongues entrent profondément dans
le coeur de mon père. Le samedi suivant, il s'habille sans
mot dire et va en soirée sans elle.

Le samedi d'après, même jeu, mais à minuit ma mère vient


me réveiller.
«Lève-toi, tu vas aller attendre ton père à la porte de chez
M. David, et quand il sortira tu crieras: _La la, fouchtra!
_J'arriverai, tu nous laisseras.»

J'ai crié:_ La la, fouchtra! _J'ai eu tort.


Elle lui fait une scène devant tout le monde, tout haut, disant
qu'il laisse mourir sa famille de faim pour courir les bals.
«Il a un bien gros derrière pour un enfant qui meurt de faim,
dit quelqu'un.
—Oui, répète ma mère, il nous laisse mourir de faim.»
Nous avons mangé une grosse soupe à dîner, puis des
andouilles: pour finir, il y a eu du lapin. Moi, je ne meurs pas
de faim; elle a beaucoup mangé aussi.
Ma mère crie toujours.
«Mon enfant n'a pas une chemise à se mettre sur le dos,
voyez comme il est mis!»
Je ne suis pas en noir aujourd'hui, je suis en habit gris,
pantalon gris; je ressemble à un infirmier.
Le monde s'amasse, mon père veut glisser sous une
voiture, s'égare entre les jambes des chevaux. Il faut le tirer
de là-dessous.
Il reparaît enfin; son chapeau de soirée est écrasé et a l'air
d'un accordéon. Ma mère lui prend le bras comme ferait un
sergent de ville.
«Viens, mon enfant, ajoute-t-elle, en me parlant avec des
larmes.
Viens, dis-lui que tu es son fils!»
Il le sait bien; est-ce qu'il ne m'a pas reconnu? Est-ce que
je suis changé depuis sept heures?
Tout le long du chemin, je tâche de trouver à la porte des
modistes ou des tailleurs une glace, pour voir quelle figure
j'ai depuis que je meurs de faim.

TU, VOUS

La maison est redevenue morne presque autant que jadis,


du temps de Mme Brignolin, quand c'était si triste. Mon
père ne va plus en soirée, il va je ne sais où.
Ma mère, un soir, m'a ordonné de le suivre en me cachant.
Mais mon père est arrivé au même moment.
Je me tenais devant elle, tout craintif, tout honteux, me
disant tout bas: Est-ce que c'est bien d'espionner son
père?
«Voulez-vous donc faire un policier de votre fils? a-t-il dit.
J'ai entendu ce que vous lui recommandiez.»
Ce vous la fit pâlir. Jamais elle ne m'en reparla depuis.
Elle essaye de rattraper par quelque bout le terrain qu'elle
perd, on le sent à l'accent, on le voit au geste.
«C'est que, dit-elle, ce n'est pas gai d'être éveillé tous les
soirs quand_ tu_ rentres…
—Je ne vous réveillerai plus», répond mon père.
Le soir de ce jour-là, mon père alla chercher un matelas et
un pliant dans le grenier.

On n'entendit plus de bruit dans la maison. Nous vivions


chacun dans notre coin, et l'on se parlait à peine.
Les femmes de ménage au bout de huit jours partaient,
disant qu'on jaunissait dans cette baraque.
«Comme c'est triste là-dedans!» C'était le proverbe du
quartier.

Il y a longtemps que cela dure. Ma mère m'oblige à lui tenir


compagnie le soir, et je lui lis des choses saintes, dans sa
chambre, à la lueur d'une mauvaise chandelle, près d'un
feu sans flamme.
Il n'est question que d'enfer et de douleur.—C'est toujours
des désolations dans ces livres d'église.

Une scène!
Mon père, en retournant une vieille malle, a découvert
quelque chose de lourd, de sonnant. C'est un bas plein
jusqu'à la cheville de pièces de cent sous.
Il est en train de s'étonner, quand ma mère entre comme
une furie et se jette sur le bas pour le lui arracher.
«C'est à moi, cet argent-là. Je l'ai économisé sur ma
toilette.»
Mon père ne lâche pas, ma mère crie:
«Jacques, aide-moi!»
Moi, je ne sais que crier et dire en allant de l'un à l'autre:
«Papa! Maman!»
Mon père reste maître du sac et l'enferme dans son
armoire.
Ils se sont raccommodés!
Ma mère est tout simplement allée trouver mon père et lui a
dit:
«Je ne puis plus vivre comme cela, j'aime mieux partir,—
retourner chez ma soeur, emmener mon enfant.»

Mais elle ne veut pas s'en aller, et elle finit par le dire tout
haut, par l'avouer à Antoine, à qui elle confesse qu'elle a eu
tort—et lui demande d'oublier.
Il en a assez lui aussi, sans doute, et il ne se défend que
pour la forme, il se fait un peu tirer l'oreille; il est flatté qu'on
lui demande grâce; c'est le fond de sa nature, qu'on
s'agenouille devant lui; et maintenant qu'il est sûr d'être le
maître, qu'elle a lâché pied, il préfère s'évader de la gêne
où le mettait tant de tristesse et de silence.
«Faut-il reporter le pliant et le matelas au grenier, dis,
papa?»
J'ai regret de ce que j'ai dit, je les vois embarrassés.
«Jacques, répond mon père, tu peux aller jouer avec le
petit du premier.»
19 Louisette
M. Bergougnard a été le camarade de classe de mon
père.
C'est un homme osseux, blême, toujours vêtu sévèrement.
Il était le premier en dissertation, mon père n'était que le
second, mais mon père redevenait le preu en vers latins. Ils
ont gardé l'un pour l'autre une admiration profonde, comme
deux hommes d'État, qui se sont combattus, mais ont pu
s'apprécier.
Ils ont tous les deux la conviction qu'ils sont nés pour les
grandes choses, mais que les nécessités de la vie les ont
tenus éloignés du champ de bataille.
Ils se sont partagé le domaine.
«Toi, tu es l'Imagination, dit Bergougnard, une imagination
brûlante…»
Mon père se rengorge et se donne un mal du diable pour
se mettre un éclair dans les yeux; il jette un regard un peu
trouble dans l'espace—et se dépeigne en cachette.
«Tu es l'Imagination folle…»
Mon père joue l'égarement et fait des grimaces terribles.
«Moi, reprend Bergougnard, je suis la Raison froide,
glacée, implacable.» Et il met sa canne toute droite entre
ses jambes.
Il ajuste en même temps, sur un nez jaunâtre, piqué de noir
comme un dé, il ajuste une paire de lunettes blanches qui
ressemblent à des lentilles solaires, et m'effraient pour mon
habit un peu sec.
On croit qu'elles vont faire des trous. Je me demande
même quelquefois si elles ne lui ont pas cuit les yeux, qui
ont l'air d'une grosse tache noire, là-dessous.
«Je suis la Raison froide, glacée, implacable…»
Il y tient. Il dit cela presque en grinçant des dents, comme
s'il écrasait un dilemme et en mâchait les cornes.
Il a été dans l'Université aussi, ça se voit bien; mais il en
est sorti pour épouser une veuve,—qui crut se marier à un
grand homme et lui apporta des petites rentes, avec
lesquelles il put travailler à son grand livre De la Raison
chez les Grecs.
Il y travaille depuis trois ans; toujours en ayant l'air de
grincer des dents; il tord les arguments comme du linge, il
veut raisonner serré, lui, il ne veut pas d'une logique lâche,
—ce qui le constipe, il paraît, et lui donne de grands maux
de tête.
«Le cerveau, vois-tu, dit-il à mon père, en se tapant le front
avec l'index…
—Pas le cerveau», dit le médecin, qui croit à une affection
du gros intestin; si bien qu'il ne sait pas au juste si M.
Bergougnard est philosophe parce qu'il est constipé, ou s'il
est constipé parce qu'il est philosophe.
On en parle; il s'élève quelques petites discussions très
aigres à ce propos dans les cafés. Le cerveau a ses
partisans.
Ma mère s'était d'abord prononcée avec violence.
Mon père, un certain jour, avait eu l'idée de prendre M.
Bergougnard comme orateur et de le dépêcher à elle,
solennel, les dents menaçantes, venant, avec l'arme de la
raison, essayer de la convaincre qu'elle s'écartait
quelquefois, vis-à-vis de son mari, des lois du respect tel
que les anciens et les modernes l'ont compris, en lui faisant
des scènes dont on n'avait pas l'équivalent dans les grands
classiques.
«Je viens vous poser un dilemme.
—Vous feriez mieux de vous mettre des sinapismes
quelque part.»
Il était parti, et il ne serait jamais revenu si ma mère n'avait
surmonté ses répugnances à cause de moi.
Elle mit sa réponse un peu verte sur le compte d'une gaieté
de paysanne qui aime à rire un brin, et elle qui ne faisait
jamais d'excuses, en avait fait pour que M. Bergougnard
revînt—dans mon intérêt—par amour pour son fils.
C'est pour son Jacques qu'elle s'abaissait jusqu'à l'excuse,
et faisait encore asseoir près d'elle,—autant que s'asseoir
se pouvait,—cette statue vivante de la constipation.
Pour moi, oui!—parce que M. Bergougnard m'apprenait,
me montrait dans les textes, me prouvait, livre en main, que
les philosophes de la vieille Grèce et de Rome battaient
leurs fils à tour de bras; il rossait les siens au nom de
Sparte et de Rome,— Sparte les jours de gifles, et Rome
les jours de fessées.
Ma mère, malgré son antipathie, par amour pour son
Jacques, s'était rejetée dans les bras horriblement secs de
M. Bergougnard, qui avait les entrailles embarrassées,
comme homme, mais qui n'en avait pas comme
philosophe, et qui mouillait des chemises à graver les
principes de la philosophie sur le _chose _de ses enfants,
— comme on cloue une enseigne, comme on plante un
drapeau.
Ma mère avait deviné que je n'avais pas la foi cutanée.
«Demande à M. Bergougnard! vois M. Bergougnard,
regarde les côtes du petit Bergougnard!»
En effet, après avoir mis quatre ou cinq fois le nez dans le
ménage de M. Bergougnard, je trouvais ma situation
délicieuse à côté de celles dans lesquelles les petits
Bergougnard étaient placés journellement: tantôt la tête
entre les jambes de leur père, qui, du même coup, les
étranglait un peu et les fouettait commodément; tantôt de
face, enlevés par les cheveux et époussetés à coups de
canne, mais à fond,—jusqu'à ce qu'il n'y eût plus de
cheveux ou de poussière.
On entendait quelquefois des cris terribles sortir de là-
dedans.
Des hommes du pays montraient la villa Bergougnard à
des illustrations:
«C'est là que demeure le philosophe, disaient-ils en
étendant les bras vers la villa,—c'est là que M.
Bergougnard écrit: De la Raison chez les Grecs… C'est la
maison du sage.»
Tout d'un coup ses fils apparaissaient à la fenêtre en se
tordant comme des singes et en rugissant comme des
chacals.

Oui, les coups qu'on me donne sont des caresses à côté


de ceux que
M. Bergougnard distribue à sa famille.
M. Bergougnard ne se contente pas de battre son fils pour
son bien,—le bien de Bonaventure ou de Barnabé,—et
pour son plaisir à lui Bergougnard.
Il n'est pas égoïste et personnel,—il est dévoué à une
cause, c'est à l'humanité qu'il s'adresse, en relevant d'une
main la chemise de Bonaventure, en faisant signe de
l'autre aux savants qu'il va exercer son système.
Il donne une fessée comme il tire un coup de canon, et il
est content quand Bonaventure pousse des cris à faire
peur à une locomotive.
Il aurait apporté aux rostres le derrière saignant de son fils;
en Turquie, il l'eût planté comme une tête au bout d'une
pique, et enfoncé à la grille devant le palais.

Je ne suis qu'un isolé, un déclassé, un inutile,—je ne sers à


rien,—on me bat, je ne sais pas pourquoi, tandis que
Bonaventure est un exemple et entre à reculons, mais
profondément dans la philosophie.
Je ne plains pas Bonaventure.
Bonaventure est très laid, très bête, très méchant. Il bat les
petits comme son père le bat, il les fait pleurer et il rit. Il a
coupé une fois la queue d'un chat avec un rasoir et on la
voyait dégoutter comme un bâton de cire à la bougie; il
faisait mine de cacheter les lettres avec les gouttes de
sang.
Une autre fois, il a plumé un oiseau vivant.
Son père était bien content.
«Bonaventure aime à se rendre compte, Bonaventure aime
la science…»
Depuis qu'il a coupé la queue du chat, depuis qu'il a plumé
l'oiseau, je le déteste. Je le laisserais écraser à coups de
pierre comme un crapaud. Est-ce que je suis cruel aussi?
L'autre jour il tordait le poignet d'un mioche; je l'ai bourré de
coups de pied et tapé le nez contre le mur.

Mais sa petite soeur!—ô mon Dieu!

Elle était restée chez une tante, au pays. La tante est


morte, on a renvoyé l'enfant. Pauvre innocente, chère
malheureuse!
Mon coeur a reçu bien des blessures, j'ai versé bien des
larmes! J'ai cru que j'allais mourir de tristesse plus d'une
fois, mais jamais je n'ai eu devant l'amour, la défaite, la
mort, des affres de douleur, comme au temps où l'on tua
Louisette devant moi.
Cette enfant, qu'avait-elle donc fait? On avait raison de me
battre, moi, parce que, quand on me battait, je ne pleurais
pas,— je riais quelquefois même parce que je trouvais ma
mère si drôle quand elle était bien en colère,—j'avais des
os durs, du _moignon, _j'étais un homme.
Je ne criais pas, pourvu qu'on ne me cassât pas les
membres,— parce que j'aurais besoin de gagner ma vie.
«Papa, je suis un pauvre, ne m'estropie pas!»
Mais la mignonne qu'on battait, et qui demandait pardon,
en joignant ses menottes, en tombant à genoux, se roulant
de terreur devant son père qui la frappait encore…
toujours!…
«Mal, mal! Papa, papa!»
Elle criait comme j'avais entendu une folle de quatre-vingts
ans crier en s'arrachant les cheveux, un jour qu'elle croyait
voir quelqu'un dans le ciel qui voulait la tuer!
Le cri de cette folle m'était resté dans l'oreille, la voix de
Louisette, folle de peur aussi, ressemblait à cela!
«Pardon, pardon!»
J'entendais encore un coup; à la fin je n'entendais plus rien,
qu'un bruit étouffé, un râle.
Une fois je crus que sa gorge s'était cassée, que sa pauvre
petite poitrine s'était crevée, et j'entrai dans la maison.
Elle était à terre, son visage tout blanc, le sanglot ne
pouvant plus sortir, dans une convulsion de terreur, devant
son père froid, blême, et qui ne s'était arrêté que parce
qu'il avait peur, cette fois, de l'achever.

On la tua tout de même. Elle mourut de douleur à dix


ans………………..
De douleur!… comme une personne que le chagrin tue.
Et aussi du mal que font les coups!
On lui faisait si mal! et elle demandait grâce en vain.
Dès que son père approchait d'elle, son brin de raison
tremblait dans sa tête d'ange………………..
Et on ne l'a pas guillotiné, ce père-là! on ne lui a pas
appliqué la peine du talion à cet assassin de son enfant, on
n'a pas supplicié ce lâche, on ne l'a pas enterré vivant à
côté de la morte!
«Veux-tu bien ne pas pleurer», lui disait-il, parce qu'il avait
peur que les voisins entendissent, et il la cognait pour
qu'elle se tût: ce qui doublait sa terreur et la faisait pleurer
davantage.
Elle était gentille, toute gaie, toute contente, si rose, quand
elle arriva.
Au bout de quelque temps, elle n'avait plus de couleurs
déjà, et elle avait des frissons comme un chien qu'on bat,
quand elle entendait rentrer son père.
Je l'avais embrassée en caressant ses joues rondes et
tièdes! aux Messageries, où nous avions accompagné M.
Bergougnard, pour la recevoir comme un bouquet.
Dans les derniers temps (ah! ce ne fut pas long,
heureusement pour elle!) elle était blanche comme la cire;
je vis bien qu'elle savait que toute petite encore elle allait
mourir,—son sourire avait l'air d'une grimace.—Elle
paraissait si vieille, Louisette, quand elle mourut à dix ans,
—de douleur, vous dis-je!
Ma mère vit mon chagrin le jour de l'enterrement.
«Tu ne pleurerais pas tant, si c'était moi qui étais morte?»
Ils m'ont déjà dit ça quand le chien est crevé.
«Tu ne pleurerais pas tant.»
Je ne dis rien.
«Jacques! quand ta mère te parle, elle entend que tu lui
répondes…—Veux-tu répondre?»
Je n'écoute seulement pas ce qu'ils disent, je songe à
l'enfant morte, qu'ils ont vu martyriser comme moi, et qu'ils
ont laissé battre, au lieu d'empêcher M. Bergougnard de lui
faire mal; ils lui disaient à elle qu'elle ne devait pas être
méchante, faire de la peine à son papa!
Louisette, méchante! cette miette d'enfant, avec cette voix
tendre et ce regard mouillé!
Voilà que mes yeux s'emplissent d'eau, et j'embrasse je ne
sais quoi, un bout de fichu, je crois, que j'ai pris au cou de
la pauvre assassinée.
«Veux-tu lâcher cette saleté!»
………………………………
Ma mère se précipite sur moi. Je serre le fichu contre ma
poitrine; elle se cramponne à mes poignets avec rage.
«Veux-tu le donner!
—C'était à Louisette…
—Tu ne veux pas?—Antoine, vas-tu me laisser traiter ainsi
par ton fils?»
Mon père m'ordonne de lâcher le fichu.
«Non, je ne le donnerai pas!
—Jacques!» crie mon père furieux.
Je ne bouge pas.
«Jacques!»
Et il me tord les bras. Ils me volent ce bout de soie que
j'avais de Louisette.
«Il y a encore une saleté dans un coin que je vais faire
disparaître aussi», dit ma mère.
C'est le bouquet que me donna ma cousine.
Elle l'a trouvé au fond d'un tiroir, en fouillant un jour.
Elle va le chercher, l'arrache et le tue. Oui, il me sembla
qu'on tuait quelque chose en déchirant ce bouquet fané…
J'allai m'enfermer dans un cabinet noir pour les maudire
tout bas; je pensais à Bergougnard et à ma mère, à
Louisette et à la cousine…
Assassins! assassins!
Cela sortait de ma poitrine comme un sanglot, et je le
répétai longtemps dans un frisson nerveux…
Je me réveillai, la nuit, croyant que Louisette était là, assise
avec son drap de morte, sur mon lit. Il y avait son bras grêle
qui sortait, avec des marques de coups!…

20 Mes humanités
Comme mon professeur de cette année est serin!
Il sort de l'École normale, il est jeune, un peu chauve, porte
des pantalons à sous-pieds et fait une traduction de
Pindare. Il dit _arakné _pour araignée, et quand je me
baisse pour rentrer mes lacets dans mes souliers, il me
crie: «Ne portez pas vos extrémités digitales à vos
cothurnes.» De beaux cothurnes, vrai, avec des caillots de
crottes et des dorures de fumier.
Je vais toujours rôder dans une écurie, qui est près de
chez nous, et où je connais des palefreniers, avant d'entrer
en classe, et je n'ai pas seulement du crottin aux pieds, j'en
dois avoir aussi dans mes livres.
Il dit cothurnes et _arakné _avec un bout de sourire, pour
qu'on ne se moque pas trop de lui, mais il y croit au fond,
cela se voit, il aime ces allusions antiques, je le sais (imité
de Bossuet).

Il m'aime, parce que je trousse bien le vers latin.


«Quelle imagination il a, et quelle facilité! Minerve est sa
marraine!
—Tante Agnès, dit ma mère.
—Tantagnès, Tantagnétos, Tantagnététon.
—Vous dites, fait Mme Vingtras, qui semble effrayée par
une de ces consonances, et a rougi du génitif pluriel!
—Quelle imagination!» répète le professeur pour se
sauver.
Et je laisse dire que je suis intelligent, que j'ai des moyens.

JE N'EN AI PAS!

On nous a donné l'autre jour comme sujet—«Thémistocle


haranguant les Grecs». Je n'ai rien trouvé, rien, rien!
«J'espère que voilà un beau sujet, hé!» a dit le professeur
en se passant la langue sur les lèvres,—une langue jaune,
des lèvres crottées.
C'est un beau sujet certainement, et, bien sûr, dans les
petits collèges, on n'en donne pas de comme ça; il n'y a
que dans les collèges royaux, et quand on a des élèves
comme moi.
Qu'est-ce que je vais donc bien dire?
«Mettez-vous à la place de Thémistocle.»
Ils me disent toujours qu'il faut se mettre à la place de celui-
ci, de celui-là,—avec le nez coupé comme Zopyre? avec le
poignet rôti comme Scévola?
C'est toujours des généraux, des rois, des reines!
Mais j'ai quatorze ans, je ne sais pas ce qu'il faut faire dire
à
Annibal, à Caracalla, ni à Torquatus, non plus!
Non, je ne le sais pas!

Je cherche aux adverbes, et aux adjectifs du Gradus, et je


ne fais que copier ce que je trouve dans l'Alexandre.
Mon père l'ignore, je n'ai pas osé l'avouer.
Mais lui, lui-même! (Oh! je vends un secret de famille!) j'ai
vu que ses exercices à lui, pour l'agrégation, étaient faits
aussi de pièces et de morceaux.—Sommes-nous une
famille de crétins?…
Quelquefois il compose un discours où il faut faire parler
une femme.—Les plaintes d'Agrippine, Aspasie à Socrate,
Julie à Ovide.
Je le vois qui se gratte le front, et il touche sa barbe avec
horreur;—il est Agrippinus, Aspasios, il n'est pas Aspasie,
il n'est pas Agrippine,—il se tord les poils et les mord,
désespéré!
Je sens toute l'infériorité de ma nature, et j'en souffre
beaucoup.
Je souffre de me voir accablé d'éloges que je ne mérite
pas, on me prend pour un fort, je ne suis qu'un simple filou.
Je vole à droite, à gauche, je ramasse des rejets au coin
des livres. Je suis même malhonnête quelquefois. J'ai
besoin d'une épithète; peu m'importe de sacrifier la vérité!
Je prends dans le dictionnaire le mot qui fait l'affaire,
quand même il dirait le contraire de ce que je voulais dire.
Je perds la notion juste! Il me faut mon spondée ou mon
dactyle, tant pis!—la qualité n'est rien, c'est la quantité qui
est tout.

Il faut toujours être près du Janicule avec eux.


Je ne puis cependant pas me figurer que je suis un Latin.
Je ne puis pas!
Ce n'est pas dans les latrines de Vitellius que je vais,
quand je sors de la classe. Je n'ai pas été en Grèce non
plus! Ce ne sont pas les lauriers de Miltiade qui me gênent,
c'est l'oignon qui me fait du mal. Je me vante, dans mes
narrations, de blessures que j'ai reçues par devant,
_adverso pectore; _j'en ai bien reçu quelques-unes par
derrière.
«Vous peindrez la vie romaine comme ci, comme ça…»
Je ne sais pas comment on vivait, moi! Je fais la vaisselle,
je reçois des coups, j'ai des bretelles, je m'ennuie pas mal;
mais je ne connais pas d'autre consul que mon père, qui a
une grosse cravate, des bottes ressemelées, et en fait de
vieille femme (anus), la mère Gratteloux qui fait le ménage
des gens du second.
Et l'on continue à dire que j'ai de la facilité.

C'est trop d'hypocrisie. Oh! le remords m'étouffe!…


Il y a M. Jaluzot, le professeur d'histoire, que tout le monde
aime au collège. On dit qu'il est riche de chez lui, et qu'il a
son franc parler. C'est un bon garçon.
Je me jette à ses pieds et je lui dis tout.
«M'sieu Jaluzot!
—Quoi donc, mon enfant?
—M'sieu Jaluzot!»
Je baigne ses mains de mes larmes.
«J'ai, m'sieu, que je suis un filou!»
Il croit que j'ai volé une bourse et commence à rentrer sa
chaîne.
Enfin, j'avoue mes vols dans Alexandre, et tout ce que j'ai
réavalé de rejets, je dis où je prends le derrière de mes
vers latins.
«Relevez-vous, mon enfant! Avoir ramassé ces épluchures
et fait vos compositions avec? Vous n'êtes au collège que
pour cela, pour mâcher et remâcher ce qui a été mâché
par les autres.
—Je ne me mets jamais à la place de Thémistocle!»
C'est l'aveu qui me coûte le plus.
M. Jaluzot me répond par un éclat de rire, comme s'il se
moquait de Thémistocle. On voit bien qu'il a de la fortune.

Pour la narration française, je réussis aussi par le


retapage et le ressemelage, par le mensonge et le vol.
Je dis dans ces narrations qu'il n'y a rien comme la patrie
et la liberté pour élever l'âme.
Je ne sais pas ce que c'est que la liberté, moi, ni ce que
c'est que la patrie. J'ai été toujours fouetté, giflé,—voilà
pour la liberté;—pour la patrie, je ne connais que notre
appartement où je m'embête, et les champs où je me plais,
mais où je ne vais pas.
Je me moque de la Grèce et de l'Italie, du Tibre et de
l'Eurotas. J'aime mieux le ruisseau de Farreyrolles, la
bouse des vaches, le crottin des chevaux, et ramasser des
pissenlits pour faire de la salade.

RÉCITATION CLASSIQUE ET DÉBIT

«Plus fort, mon enfant!»


C'est ma mère qui parle, elle a bien de la douceur
aujourd'hui! «Plus fort» est dit comme par une soeur
d'hôpital à un malade dont on tient le front brûlant; «plus
fort! là! du courage! c'est bien!»
Je retombe exténué sur un fauteuil, les bras pendants et
mous comme un lapin mort; j'ai même, comme le lapin
assassiné, une goutte de sang au bout du museau: puis,
tout autour, la peau est rougeâtre et lisse comme une
pelure d'oignon, lisse, lisse!… Si j'avais quelques petits
poils qui faisaient les fous, ils sont partis, noyés, tant il m'a
passé d'eau dans les narines depuis ce matin!
C'est qu'aujourd'hui on compose en récitation classique et
débit, et ma mère veut que j'aie le prix.
Pour cela, il faut non seulement savoir, mais bien dire; et
un nez vigoureusement clarifié permet d'avoir la voix claire.
On m'a clarifié le nez.
Ma mère l'a pris et mis dans l'eau; il est resté là longtemps,
longtemps! oh! les minutes étaient des siècles!
Enfin elle l'a retiré bien proprement et m'a dit:
«Renifle, mon enfant! renifle!»
Je ne pouvais plus.
«Fais un effort, Jacques!»
Je l'ai fait.

Seringue molle, mon nez a tiré et craché l'eau pendant une


demi-heure, peut-être plus, et il me semble qu'on m'a vidé
et que ma tête tient à mon cou comme un ballon rose à un
fil; le vent la balance. J'y porte la main. «Où est-elle?—Ah!
la voilà!»
Il n'y a que le nez qui compte; il me cuit comme tout et il
flambe comme un bouchon de carafe.
Je m'y attache, je le prends par le bout, moi-même, et je
me conduis comme cela, sans me brusquer, jusqu'à mon
pupitre, où je repasse ma leçon.
Quelquefois le but est manqué, mon nez dégoutte dans
tous les sens, il en tombe des perles d'eau comme d'un
torchon pendu, et je dis: «Baban.»
BABAN, pour appeler celle qui m'a donné le jour!
_Oh! baban, ba bère! _pour dire: «Maman, ma mère.»
En classe, quand je récite le premier chant de l'Iliade, je
dis: Benin, aeïde!—atchiou! theia Beleiadeo,—atchiou!
Je traîne dans le ridicule le vieil _Hobère! _Atchoum!
Atchoum!
Zim, mala ya, boum, boum!

Quelquefois le rhume ne vient pas, et je parle simplement


comme un trombone qui a un trou,—où j'ai le nez. Je
représente bien l'homme tel qu'un philosophe l'a dépeint,
un tube percé par les deux bouts.

Rien de meilleur pour une tête d'enfant, dit le proviseur


parlant de l'exercice de purification nasale dont ma mère
lui a parlé. Rien de meilleur pour en faire une pâte, oui.
Je suis malgré ou balgré tout,—avec ou sans atchiou,
atchoum, —d'une force énorbe en récitation. Ma mémoire
prend ça comme mon nez prend l'eau, et je renifle des
chants entiers de l'_Iliade _et des choeurs d'Eschyle, du
Virgile et du Bossuet,— mais ça part comme c'est venu.
J'oublie le Bossuet comme on oublie l'aloès bienfaisant.

LES MATHÉMATIQUES

«Il a une imagination de feu, cet enfant.»


C'est acquis. Je suis un petit volcan (dont la bouche sent
souvent le chou: on en mange tant à la maison!).

«Une imagination de feu, je vous dis! ah! ce n'est pas lui


qui sera fort en mathématiques!»

On a l'air d'établir qu'être fort en mathématiques c'est bon


pour ceux qui n'ont rien là.
Est-ce qu'à Rome, à Athènes, à Sparte, il est question de
chiffres, une minute! Justement je n'aime pas faire des
soustractions avec des zéros, et je ne comprends rien à la
preuve de la division, rien, rien!
Mon père en rit, le professeur de lettres aussi.
Je suis toujours dans les six derniers.
Mais un beau jour, une nouvelle se répand.
Grand étonnement. Rumeur dans la cour, sous les arcades.
J'ai été premier en géométrie.
Le professeur de lettres me fait un peu la mine. Suis-je un
volcan —ou n'en suis-je pas un?…
Le coup est tellement inattendu qu'on se demande si je n'ai
pas pillé, copié, truqué, et l'on m'appelle au tableau pour
voir si je m'en tirerai la craie à la main.
Je m'en tire, et j'ajoute même à la leçon. Je me tourne vers
mes camarades et je leur explique le problème en faisant
des gestes, en prenant des livres, en ramassant des bouts
de bois; je roule des cornets, je bâtis des figures et je ne
m'arrête que quand le professeur me dit d'un air blessé:
«Est-ce que vous avez bientôt fini votre manège? Est-ce
vous qui faites le cours, ou moi?»
Je remonte à ma place au milieu d'un murmure
d'admiration.
À la fin de la classe, on m'interroge:
«Comment as-tu donc fait! Quand as-tu appris?»
Comment j'ai appris?

Il y a dans une petite rue une maison bien triste avec


quelques carreaux cassés qu'on a emplâtrés de papier;
une cage noire pend à la fenêtre du second, au-dessus
d'un pot de fleurs qui grelotte au vent.
Là demeure un pauvre, un Italien proscrit.
La première fois que je le vis, je frissonnai; j'étais ému.
Tout le passé de mes versions allait m'apparaître en chair
et en os, représenté par un homme qui s'était baigné dans
le Tibre: Tacite, Tite-Live, le cheval de César, la chèvre de
Septimus, la torche de Néron!…
Mais comme ce logement est triste!
Une petite lampe qui brûle sur une table chargée de vieux
livres, un chien qui me regarde en faisant les yeux blancs,
et un homme à cheveux gris, avec de grosses lunettes, qui
raccommode une culotte en guenilles.
C'était le Romain.
«Je viens de la part de mon père, M. Vingtras…»
Je lui remis une lettre qu'on m'avait chargé de porter. Il lut,
je le suivais des yeux.
Quoi! il venait de Rome? Il était du pays des gladiateurs,
ce vieux tout gris, qui avait l'air d'un hibou dans une
échoppe de savetier et qui mettait un fond à son pantalon.
C'était son vexillum[7] à lui, et cette aiguille était son
épée?
Où donc son casque et son bouclier? Il a un tricot de
laine…
En regardant, je vis qu'il lui manquait trois doigts à la main;
c'était laid, ces bouts d'os ronds, et les autres doigts qui
restaient avaient l'air de deux cornes.
Il trembla un peu en refermant la lettre.
«Vous remercierez bien votre père», dit-il.
Il me sembla qu'il avait une tache brillante, une goutte d'eau
dans les yeux.
Il pleurait,—mais est-ce que les Romains pleuraient?
Je commençais à croire qu'on s'était trompé ou qu'il avait
menti; il me tendait un petit livre.
«C'est moi qui l'ai fait, dit-il. Aimez-vous les
mathématiques?…»
Il vit que non à mon air.
«Non!—Eh bien! mon livre vous plaira peut-être tout de
même.
Tenez, il y a une boîte avec.»
Il me conduisit jusqu'à la porte, tenant toujours sa culotte, et
relevant ses lunettes avec ses bouts de doigts je l'entendis
qui disait à son chien:
«C'est une leçon de quarante sous; tu auras de la pâtée;
moi, j'aurai du pain.»
Il avait été adressé à mon père, par hasard, et mon père lui
avait trouvé une répétition; c'était l'objet de la lettre.
«Aimez-vous les mathématiques?»
Il ne voyait donc pas tout de suite que j'étais un _volcan?
_Est-ce qu'il les aimait, lui? Est-ce que c'était une âme de
teneur de livres, ce descendant de Romulus? Il n'avait
vraiment rien du civis et du commilito[8], avec son pantalon
et ses lunettes!
Qu'y avait-il dans sa boîte?
Des plâtres en tranches.
Et dans ce livre? Des mots de géométrie.

Le lendemain, un dimanche, au lieu d'aller chez un


camarade, comme mon père me l'avait permis, je passai
ma journée avec ce livre et ces plâtres.
C'est le samedi suivant que j'étais premier.
J'allai tout joyeux en faire part à cet homme, qui me raconta
son histoire.
Il avait failli mourir sous les coups des agents du roi de
Naples, qui étaient venus pour l'arrêter comme
conspirateur, et contre lesquels il s'était défendu pour
sauver des papiers qui compromettaient d'autres gens.
C'est là qu'il avait eu les doigts hachés. Il avait pu se traîner
dans un coin; on l'avait ramassé, sauvé, et il était passé en
France.
«Conspirateur! Vous étiez conspirateur?
—J'étais maçon, heureusement. J'ai profité de ce que je
savais de mon métier pour faire ces modèles de
géométrie. À propos: vous avez compris mon système, il
paraît.
—Il n'y a qu'à regarder et à toucher. Tenez, voulez-vous que
je vous explique?»
Prenant les plâtres que je trouvais sous la main, je refis ma
démonstration.
«C'est ça! c'est ça! disait-il en hochant la tête. On veut
enseigner aux enfants ce que c'est qu'un cône, comment
on le coupe, le volume de la sphère, et on leur montre des
lignes, des lignes! Donnez-leur le cône en bois, la figure en
plâtre, apprenez-leur cela, comme on découpe une orange!
—De la théologie, tout leur vieux système! Toujours le bon
Dieu! le bon Dieu!
—Qu'est-ce que vous dites du bon Dieu?
—Rien, rien.»
Il eut l'air de sortir d'une colère, et il me reparla de la
géométrie avec des fils et du plâtre.

21 Madame Devinol
«M. Vingtras, quand Jacques sera premier, je l'emmènerai
au théâtre avec moi.
«Voulez-vous?»
C'est Mme Devinol qui demande cela. Elle a un fils dans la
classe de mon père, qui est un cancre et un bouzinier. Si
M. Devinol n'était pas un personnage influent, riche, on
aurait mis le moutard à la porte depuis longtemps.
Mais sa mère est distinguée, un peu trop brune peut-être:
les yeux si noirs, les dents si blanches! Elle vous éclaire en
vous regardant. Elle vous serre les mains quand elle les
prend. C'est doux, c'est bon.
«Pourquoi deviens-tu rouge?» me demanda-t-elle
brusquement.
Je balbutie et elle me tape sur la joue en disant:
«Voyez-vous ce grand garçon!… Oui, je l'emmènerai au
théâtre chaque fois qu'il sera premier.»
Cela flatte mon père qu'on me voie dans la société d'une si
importante personne, mais cela étonne beaucoup ma
mère.
«Vous n'avez pas peur qu'il vous fasse honte?
—Honte!—Mais savez-vous qu'il a de la tournure, votre fils,
un petit mulâtre, et qui marche comme un soldat!
—Il a un bien gros ventre! dit ma mère. On ne le dirait
pas… mais Jacques a beaucoup de ventre.»
Moi, du ventre! Je fais des signes de protestation.
«Oui, oui, c'est comme ça; peut-être moins maintenant,
mais tu as eu le carreau, mon enfant. (Se tournant vers
madame Devinol.) Je dissimule ça par la toilette.»

Madame Devinol sourit en me regardant.


«Moi, il me plaît comme il est. Veux-tu prendre ton
chapeau, mon ami, et m'accompagner?
Quel chapeau? Le gris? Celui des classes moyennes, qui
me fait ressembler à Louis-Philippe?
Ma mère consent à me laisser sortir avec ma casquette.
J'ai par hasard un habit assez propre, gagné à la loterie. Il
y avait une tombola. Une maison de confection avait offert
un costume; ma mère avait pris un numéro au nom de son
enfant.
Le numéro est sorti.
«Tu le vois, mon fils, la vertu est toujours récompensée.
—Et ceux qui n'ont pas gagné?
—Les desseins de Dieu sont impénétrables. Ce n'est pas
tout laine, par exemple.»

Madame Devinol m'emmène.


«Donne-moi ton bras, pas un petit bout de rien du tout…
Comme ça, là; très bien! Je puis m'appuyer sur toi; tu es
fort.»
Je ne sais pas comment je n'éclate pas brusquement, d'un
côté ou d'un autre, tant je gonfle et raidis mes muscles pour
qu'elle sente la vigueur du biceps.
«Et maintenant, dis-moi, il y a donc une histoire sur ce
chapeau gris? Et puis, tu as eu le _carreau; _tu as bien
des choses à me conter!»
Je perds contenance, je rougis, je pâlis. Ah! bah! tant pis!
Je lui conte tout.
Elle rit, elle rit à pleine bouche, et elle se trémousse en
disant:
«Vrai, la_ polonaise_, le gigot!»
Et ce sont des _ah! ah! _sonores et gais comme des
grelots d'argent.
Je lui narre mes malheurs.
J'ai jeté mon chapeau gris par-dessus les moulins, et je lui
ai dévidé mon chapelet avec un peu de verve; je crois
même que je l'ai tutoyée à un moment; je croyais parler à
un camarade.
«Ça ne fait rien, va, reprend-elle en s'apercevant de ma
peur. Je te tutoie bien, moi. Vous voulez bien qu'on vous
tutoie, monsieur? C'est que je pourrais être ta maman,
sais-tu?»
Fichtre! comme j'aurais préféré ça!
«Je suis une vieille… Me trouves-tu bien vieille, dis?»
Elle me regarde avec des yeux comme des étoiles.
«Non, non!
—Tu me trouves jolie ou laide? Tu n'oses pas me
répondre? C'est que tu me trouves laide alors, trop laide
pour m'embrasser…
—Non… oh! non!..
—Eh bien! embrasse-moi donc, alors…»

Elle me mène au spectacle chaque fois que je suis


premier, comme c'est convenu.
Il y a un mois que nous nous connaissons.
«Tu aimes à venir avec moi? me demanda-t-elle un jour.
—Oui, madame; moi, j'aime bien le théâtre, je me plais
beaucoup à la comédie.»

Une fois, à Saint-Étienne, on m'avait mené voir les Pilules


du Diable; j'étais sorti fou, et je n'avais fait que parler,
pendant deux mois, de Seringuinos et de Babylas. C'était
des drames, maintenant; quelquefois de l'opéra. Il n'y avait
plus tant de décors! Mais comme je prenais tout de même
à coeur la misère des orphelins, les malheurs du grand
rôle! Et les Huguenots, avec la bénédiction des poignards!
La Favorite, quand mademoiselle Masson chantait:
«Ô mon Fernand!»
Elle dénouait ses cheveux, tordait ses bras:

Ô mon Fernand, tous les biens de la terre!

Elle disait cela avec son âme, et comme si elle était une de
ces chrétiennes dont on nous racontait le martyre au
collège, mais ce n'était pas le ciel qu'elle priait, c'était un
grand brun, qui avait une moustache noire, des bottes
molles.
Ce n'était donc pas pour le bon Dieu seulement qu'on
soupirait fort et qu'on tournait les yeux!

Oh! viens dans une autre patrie! Viens cacher ton


bonheur…

Mes jambes tremblaient, et mon col se mouillait sur ma


nuque;— la mère Vingtras disait que ces soirées, c'était la
mort du linge.
Même avant que le rideau fût levé, je me sentais grandi et
pris d'émotion.
J'ouvrais les narines toutes larges pour humer l'odeur de
gaz et d'oranges, de pommades et de bouquets, qui
rendait l'air lourd et vous étouffait un peu. Comme j'aimais
cette impression chaude, ces parfums, ce demi-silence!…
ce froufrou de soie aux premières, ce bruit de sabots au
_paradis! _Les dames décolletées se penchaient
nonchalamment sur le devant des loges; les voyous jetaient
des lazzis et lançaient des programmes. Les riches
mangeaient des glaces; les pauvres croquaient des
pommes; il y avait de la lumière à foison!
J'étais dans une île enchantée; et devant ces femmes qui
tournaient la traîne de leurs robes, comme des sirènes
dans nos livres de mythologie tournaient leur queue, je
pensais à Circé et à Hélène.
Il y avait le gémissement du trombone, le pleur du violon, le
pchhh des cymbales, en notes sourdes comme des
chuchotements de voleur, quand les musiciens entraient un
à un à l'orchestre et essayaient leurs instruments.

Lorsque Mlle Masson était en scène, j'oubliais que Mme


Devinol était là.
Elle s'en apercevait bien.
«Tu l'aimes plus que moi, n'est-ce pas?
—Non!… oui!… je l'aime bien.»

Mme Devinol était venue me prendre un peu plus tôt,


certain jour, pour faire un tour, et nous flânions près du
théâtre.
Nous croisons une dame en chemin.
«La reconnais-tu?
—Qui?
—Cette femme, là-bas, qui passe près du café, avec un
mantelet de soie.»
Je regarde.
«Mlle Masson?»
Je ne suis pas encore bien sûr.
«Oui, mon Fernand», fit Mme Devinol en riant…
Quelle désillusion! Elle avait presque la figure d'un homme,
puis trop de choses au cou: un fichu, une dentelle, un boa,
—je ne sais quoi aussi en poil ou en laine, qui pendait à sa
ceinture, trop gros, et elle relevait mal sa jupe.
«Eh bien!» me dit Mme Devinol.
À ce moment même, le directeur du théâtre passa et salua
l'actrice qu'il vit la première, Mme Devinol ensuite.
Elles répondirent à son salut: l'actrice comme tout le
monde, Mme Devinol avec une inclination de tête, et un jeu
de paupières qui lui donnèrent une petite mine de
religieuse, mais si jolie, et un air fier, mais si fier!
Le directeur disparu, elle s'appuya de nouveau sur mon
bras.
«Eh bien! l'aimes-tu toujours mieux que moi?
—Oh! non! par exemple!
—Il dit cela de si bon coeur! grand gamin, va! On me
préfère alors?»

Quand je suis dans sa baignoire, elle me fait asseoir près


d'elle, tout près.
«Encore plus près. Je te fais donc peur?»
Un peu.
Comme je bûche mes compositions maintenant!
De temps en temps je rate mon affaire tout de même. Je
ne suis pas premier.
Oh! une fois! en vers latins!
On nous avait donné à raconter la mort d'un perroquet. J'ai
dit tout ce qu'on pouvait dire quand on a à parler d'un
malheur comme celui-là: que jamais je ne m'en
consolerais, que Caron en voyant passer la cage—cercueil
aujourd'hui,—en laisserait tomber sa rame, que d'ailleurs
j'allais l'ensevelir moi-même!—triste ministerium,—et que
nous verserions des fleurs. Manibus date lilia plenis.[9]
Dans un vers ingénieux, je m'étais écrié: «Maintenant,
hélas! vous pouvez planter du persil sur la tombe!»
Le professeur a rendu hommage à ce dernier trait, mais je
ne dois passer qu'après Bresslair, dont l'émotion s'est
encore montrée plus vive, la douleur plus vraie. Il a eu
l'idée, comme dans les cantiques, de mettre un refrain qui
revient:
Psittacus interiit! Jam fugit psittacus, eheu!
Eheu, quatre fois répété! Je ne puis pas crier à l'injustice.
Oh! c'est bien!
Je ne suis que second, et je n'irai pas au théâtre. C'est à
s'arracher les cheveux: et je m'en arrache. Je les mets
même de côté. Qui sait?
Ils sont gras comme tout, par exemple! Car je me
pommade, maintenant. J'ai soin de moi. Je me rase aussi.
Je voudrais avoir de la barbe.

Mon père cache ses rasoirs. J'ai pris un couteau que je


fourre sous mon matelas, parce qu'il a le fil tout mince et
tout bleu. Je l'ai usé à force de frotter sur la machine.
Le matin, au lever du soleil, je le tire de sa retraite, et je me
glisse, comme un assassin… dans un lieu retiré.
Je ne suis pas dérangé. Il est trop tôt!
Je puis m'asseoir.
J'accroche un miroir contre le mur, je fouette mon savon, je
fais tous mes petits préparatifs, et je commence.
Je racle, je racle, et je fais sortir de ma peau une espèce
de jus verdâtre, comme si on battait un vieux bas.

J'attrape des entailles terribles.


Elles sont souvent horizontales—ce qui fait beaucoup
réfléchir le professeur d'histoire naturelle, qui demeure au
second, et qui me prend la tête quand il a le temps.
«Ou cet enfant se penche de côté exprès, pour que le chat
puisse l'égratigner, ce qui n'est pas dans la nature
humaine…»
Il s'arrête pensif et m'interroge.
«Te penches-tu pour qu'il t'égratigne?
—Quelquefois. (Je dis ça pour me ficher de lui.)
—Pas toujours?
—Non, m'sieu.
—Pas toujours!—C'est donc les moeurs du chat qui
changent… Après avoir été donné, pendant des siècles,
de haut en bas, le coup de patte est donné maintenant de
droite à gauche… Bizarrerie du grand Cosmos!
métamorphose curieuse de l'animalisme!»
Il s'éloigne en branlant la tête.

Nous étions au théâtre. Mme Devinol me dit:


«Tu as l'air tout drôle aujourd'hui. Qu'as-tu donc? Tu es
fâché?…»
Fâché! elle croit que je puis être fâché contre elle, moi qui
ai quinze ans, des lacets de cuir, qui ai un pensum à faire
pour demain, moi l'indécrottable!
Je ne suis pas fâché. Mais je me suis, hier, presque coupé
le bout de nez en me rasant, et j'ai une petite place rose
comme une bague.
Je dirai tout de même: «Je suis fâché!»
C'est commode comme tout. J'ai un prétexte pour lui
tourner le dos et cacher mon nez.

Je m'arrangeai pour n'être pas premier, tant que la


cicatrice fit anneau, et pour n'être pas là quand elle venait à
la maison. Enfin, il ne resta qu'une petite place blanche
d'un côté. Je pus lui parler de profil.
Quelles soirées!
Nous revenons du théâtre ensemble et tout seuls
quelquefois. Son mari ne s'occupe point d'elle. Il est
toujours au Café des acteurs, où l'on fait la partie après le
spectacle. C'est un joueur. Elle prend mon bras la
première, et elle le presse. Elle languit contre moi. Je sens
depuis son épaule jusqu'à ses hanches. Il y a toujours une
de ses mains qui me touche la main; le bout de ses doigts
traîne sur mon poignet entre ma manche et mon gant.
Arrivés à sa porte, nous revenons sur nos pas, et nous
recommençons ce manège jusqu'à ce qu'elle se dégage
elle-même d'un geste lent et sans me lâcher.
«Tu me retiens toujours si longtemps…»
Moi! Mais je ne l'ai jamais retenue, j'ai même été si étonné
le premier jour où, au lieu de rentrer, elle a voulu se
promener encore et rôder en chatte sur le trottoir, où
sonnaient ses bottines! Elle relevait sa robe et je voyais le
chevreau qui moulait sa cheville, en se fronçant quand elle
posait son petit pied; elle avait un bas blanc, d'un blanc
doré comme de la laine, un peu gras comme de la chair.
Elle s'arrêta deux ou trois fois.
«Est-ce que je n'ai pas perdu mon médaillon?»
Elle cherchait dans son cou mat, et elle dut défaire un
bouton.
«Tu ne le vois pas? dit-elle.—Oh! il aura glissé!»
Ses doigts tournaient dans sa collerette, comme les miens
dans ma cravate quand elle serre trop.
«Aide-moi…»
Au même moment le médaillon jaillit et brilla sous la lune.
On aurait dit qu'elle en était furieuse.
«Tu as perdu quelque chose aussi, fit-elle, d'une voix un
peu sèche, en voyant que je me baissais.
—Non, je lace mes souliers.»
Je lace toujours mes souliers parce que les lacets sont trop
gros et les oeillets trop petits, puis il y a une boutonnière
qui a crevé.

«Jacques, si tu es premier pour le second samedi du mois,


je t'emmènerai à Aigues-la-Jolie. Je dirai à mon mari que
je vais chez la nourrice de Joséphine, et nous partirons
pour la campagne tous les deux en garçons. Nous
mangerons des pommes vertes dans le verger, et puis des
truffes dans un restaurant.»
Des truffes? Ah! j'ai besoin de lacer mes souliers!
J'ai entendu parler des truffes une fois par un ami de mon
père, devant ma mère qui a rougi.

Je suis premier, parbleu!


J'ai accouché d'une poésie latine qui a soulevé
l'admiration.
«Ne croirait-on pas entendre le gallinacé?» a dit le
professeur.
Il s'agissait encore d'un oiseau,—d'un coq.
Et j'avais fait un vers qui commençait:
Caro, cara, canens… (harmonie imitative.)
Nous irons donc à la campagne, comme c'est convenu.

Nous nous trouverons dans la cour de l'auberge où est la


diligence pour Aigues. Le conducteur achève d'habiller les
chevaux.
Je m'étais caché au coin de la rue pour la voir venir, et je
ne suis arrivé qu'après elle; j'avais peur de rester là tout
seul. Si l'on m'avait demandé: «Qui attendez-vous?»
Elle m'a dit qu'il faudrait l'appeler «ma tante» devant le
monde. Elle m'a dit cela hier, et elle me le répète
aujourd'hui, en montant dans la voiture.
Il arrive une goutte d'eau, comme un crachat, sur la vitre du
coucou.
Le ciel devient sombre—un coup de tonnerre au loin,—la
pluie à torrents.
Un voyageur de l'impériale demande si on peut lui donner
asile. On n'ose lui refuser, mais chacun se fait gros pour ne
pas l'avoir à son côté.
Ma tante seule se fait mince et montre qu'il y a de la place
à sa gauche, de son côté.
Elle est bonne et se sacrifie; elle appuie à droite, elle est
presque assise sur moi, qui en ai la chair de poule…
À chaque coup de tonnerre, elle fait un saut et paraît avoir
bien peur. Je crains qu'elle ne voie la petite cicatrice qui
fait anneau, et je ne sais où mettre mon nez. Mais comme
c'est doux, cette femme à moitié dans mes bras, et dont le
souffle me fait chaud dans le dos!…

Nous sommes arrivés; il pleut toujours. Elle se retrousse,


sous le porche, pendant qu'on dételle la diligence dont la
bâche ruisselle, et que j'étire mes jambes moulues. «Il n'y a
pas moyen d'avoir une voiture?
—Une voiture, pour aller aux Aigues, avec des chemins
larges d'un pied, et des ornières comme des cavernes!
Vous plaisantez, ma petite dame!
—Dis donc, Jacques! Qu'allons-nous devenir?»
Elle me regarde, et elle rit.
«S'il y avait une chambre où s'abriter en regardant l'orage.
—Nous en avons une, dit l'aubergiste.
—Ah!»

DANS LA CHAMBRE

«Je me sens toute mouillée, sais-tu…»


Comment! le temps d'aller de la voiture sous le porche!
«Toute mouillée.—J'ai de l'eau plein le cou. Ça me roule
dans la poitrine. Oh! c'est froid… Il faut que j'ôte ma
guimpe… Tu permets! Je vous fais peur, monsieur?»
………………………………
Des cris, une explosion de cris! On m'appelle…
«Vingtras! Vingtras!»
Ils sont dix à demander Vingtras.
C'est la seconde étude qui est venue en promenade de ce
côté et qui s'est précipitée dans l'auberge. Je vois cela à
travers le rideau. Mme Devinol saute sur la porte et la
ferme à clef; puis elle se ravise. «Non, sors plutôt; va, va
vite!» Je cherche mon chapeau, qui n'y est pas.
«Avez-vous vu mon chapeau?
—Sors donc, que je referme!
—Oui, oui; mais qu'est-ce que je dirai?
—Tu diras ce que tu voudras, IMBÉCILE.»

Voici ce qui s'était passé. En entrant dans l'auberge on


avait remarqué sur une table un pardessus bizarre, c'était
le mien, et mon chapeau à gros poils. On m'avait reconnu!

ÉPILOGUE

Je suis forcé de quitter la ville. On a jasé de mon aventure.


Le proviseur conseille à mon père de m'éloigner.
«Si vous voulez, mon beau-frère le prendra à Paris, à prix
réduit, comme il est fort, dit le professeur de seconde.
Voulez-vous que je lui écrive?
—Oui, mon Dieu, oui», dit mon père, qui a envie d'aller
faire un tour à Paris; et c'est une occasion.
On fixe le chiffre. Je me jette dans les bras de ma mère; je
m'en arrache, et en route!
Nous courons sur Paris.
22 La pension Legnagna
Je suis à Paris.
J'y suis arrivé avec une fluxion. Legnagna, le maître de
pension, m'a accueilli avec étonnement. Il a dit à sa femme:
«Ce n'est pas un élève, c'est une vessie.»
Enfin, cela n'empêche pas d'avoir des prix aux concours.
«Vous travaillez bien, n'est-ce pas?»
Et moi dont la lèvre tient toute la joue, je réponds:
«Boui, boui.»
Il m'a trouvé moins fort qu'il ne pensait. Je mets du mien
dans mes devoirs.

«Il ne faut pas mettre du vôtre, je vous dis: il faut imiter les
Anciens.»
Il me parle haut, me fait sentir que je paye moins que les
camarades.
Il y a fait allusion dès le second jour. Il y avait des épinards.
Je n'aime pas les épinards, et voilà que je laisse le plat.
Il passait.
«Vous n'aimez pas ça?
—Non, monsieur!
—Vous mangiez peut-être des ortolans chez vous? Il vous
faut sans doute des perdrix rouges?
—Non; j'aime mieux le lard!»
Il a ricané en haussant les épaules et s'en est allé en
murmurant:
«Paysan!»

Il donne des soirées, le dimanche; on m'invite.


Je dis toujours: «Sacré mâtin!» C'est une habitude; elle me
suit jusque dans son salon.
«Mossieu Vingtras, me crie-t-il d'un bout de la table à
l'autre, où avez-vous été élevé? Est-ce que vous avez
gardé les vaches?
—Oui, monsieur, avec ma cousine.»
Il en perd la tête et devient tout rouge.
«Croyez-vous, madame!» dit-il à une voisine.
Et se tournant vers moi:
«Allez au dortoir!»

Je suis dans la classe des grands, qui se fichent de moi


tant soit peu, mais sans que ça me gêne; qui ont l'air de
faire les malins, et que je trouve bêtes, mais bêtes!… Il y a
une gloire, un prix de concours; il est maigre, vert, a
comme la danse de Saint-Guy, se gratte toujours les
oreilles, et cherche constamment à s'attraper le bout du nez
avec le petit bout de sa langue.
Il y a une demi-gloire,—Anatoly.
Il est pour les bons rapports entre les élèves et les maîtres;
il voudrait qu'on s'entendît bien,—pourquoi donc?
J'ai l'air _mastoc; _on me trouve lourd quand je joue aux
barres, on me blague comme provincial. Anatoly me
protège.
«Il se fera, ne l'embêtez pas! Dans un mois il sera comme
nous; dans deux, vous verrez!»
Oh! on ne m'embête pas beaucoup! Je suis solide, et je
n'ai pas mes parents pour me rendre timide, honteux,
gauche. Ça m'est à peu près égal qu'on me blague, je ne
suis pas ébloui par les copains.
Ah! je me faisais une autre idée de ces forts en latin! Je
trouvais la province plus gaie, moi!
Ils parlent toujours, mais toujours de la même chose,—de
celui-ci qui a eu un prix, de celui-là qui a failli l'avoir; il y a
eu un barbarisme commis par Gerbidon, un solécisme
par…
«Chez Labadens, tu sais, le petit qui devait avoir le prix de
version grecque, il n'est pas venu parce que son père était
mort le matin. Labadens a été le chercher en lui promettant
qu'il le ramènerait en voiture à l'enterrement. Il n'a pas voulu
et a continué à pleurer.»
Ils ont l'air de trouver ce petit stupide.
La pension mène à Bonaparte.
Le mardi, on a le droit de rester pour fignoler sa
composition, et je reste jusqu'à ce que le professeur ait eu
le temps de tourner le coin; alors je m'échappe aussi. J'ai
devant moi une grande heure, au bout de laquelle j'irai
porter chez son concierge la copie qu'on me croit en train
de finir.
Je flâne dans les rues pleines de femmes en cheveux; elles
sont si gaies et si jolies avec leurs grands sarraux d'atelier!
Je les suis des yeux, je les écoute fredonner, et je les
regarde à travers les vitres déjeuner à côté de ciseleurs en
blouses blanches et d'imprimeurs en bonnets de papier.
C'est tout ce que je regarde.
Je n'ai pas envie de voir les monuments, quoiqu'il n'y ait
plus de bagages pour m'en empêcher; je trouve que toutes
les pierres se ressemblent, et je n'aime que ce qui marche
et qui reluit.
Je ne connais donc rien de Paris, rien que les alentours du
faubourg Saint-Honoré, le chemin du lycée Bonaparte, la
rue Miromesnil, la rue Verte, place Beauvau; j'y rencontre
beaucoup de domestiques en gilet rouge et de femmes de
chambre, en coiffe, dont les rubans volent à la brise.

Le dimanche, nous allons en promenade.


Le plus souvent, c'est aux Tuileries, dans l'allée du
Sanglier.
Ce _Sanglier! _je le déteste, il m'agace avec son groin de
pierre.

Je m'ennuie moins cependant, à partir du jour où M. Chaillu


devient notre pion.
Il n'a pas la foi, lui; il nous laisse nous éparpiller le
dimanche, à condition qu'à six heures nous soyons là.
Nous, nous filons sur les Hollandais, au Palais-Royal. C'est
le café des saint-cyriens et des volailles. On appelle
volailles ceux qui se destinent aux écoles à uniforme et en
ont un déjà, à bande orange, à collet saumon, avec des
képis à visières dures, à galons d'or ou d'argent.
Quoique des lettres, je suis bien avec les volailles, surtout
avec les Lauriol. Malheureusement, je n'ai que des
semaines de vingt sous, et je suis forcé d'y regarder à deux
fois avant de trinquer.
Un jour j'ai eu une fière peur. Nous avions joué et j'avais
perdu un franc cinquante. À partir de la première partie, je
voulais me lever; je n'ai pas osé.
«Allons, allons, reste là!»
Sueur dans le dos, frissons sur le crâne.
Je joue mal, et je laisse voir mes dominos. Tout est fini, j'ai
la culotte!…
Par bonheur on se battit. Il s'éleva une querelle entre une
volaille jaune et une volaille rouge, entre des nouveaux et
des anciens de Saint-Cyr, et les carafons se mirent à voler.
Ce fut une mêlée, je m'y jetai à corps perdu.
Je comptais sur quelque coup qui me mettrait en pièces.
Pas de chance! Je donne beaucoup et ne reçois rien.
Je n'en fus pas moins sauvé tout de même.
On nous jeta à la porte, tout un lot, pour débarrasser la
place, et je partis vers le Sanglier, devant trente sous aux
Hollandais; mais j'avais jusqu'à l'autre dimanche.
Je vendis un discours latin à la composition du mardi,—
vingt sous comptant.
Je faisais ce commerce quelquefois, je procurais ainsi une
bonne place à quelqu'un qui attendait un oncle, ou qui
voulait épater pour sa fête, ou qui avait un intérêt
quelconque à être dans les dix, quoi!
Je retournai aux_ _Hollandais, mes trente sous dans le
creux de la main. On ne voulut pas mon argent. C'est la
caisse de Saint-Cyr ou une souscription des volailles qui
avait réglé la casse et les consommations.
J'eus de l'argent devant moi, et en plus une réputation de
friand du coup de poing.
N'importe, je reviens toujours pensif de cet estaminet de
riches! Et la nuit, dans mon lit d'écolier, je me demande ce
que je deviendrai, moi que l'on destine à une école dans
laquelle j'ai peur d'entrer, moi qui n'ai pas, comme ces
volailles, ma volonté, mon but, et qui n'aurai pas de fortune.

Ma vie des dimanches change tout d'un coup.


Il y avait au collège de Nantes un élève modèle nommé
Matoussaint.
Matoussaint vient rester à Paris. Mon père lui a donné une
lettre qui l'autorise à me faire sortir le dimanche.
Matoussaint n'est libre qu'à deux heures. C'est bien assez
de la demi-journée,—nous ne savons que faire jusqu'à cinq
heures; nous ne voulons pas aller au café pour ne pas
dépenser notre argent. Il m'a apporté vingt francs de la part
de ma mère; mais je les ménage.
Nous tuons mal l'après-midi.—C'est ennuyeux, je trouve, de
se promener quand tous les autres se promènent aussi, et
qu'on a tous l'air bête. Ah! si c'était comme en semaine!
On verrait grouiller le monde. Aujourd'hui, on ne fait pas de
bruit; on glisse comme des prêtres.
Il faudrait aller à Meudon. Là on rit, on s'amuse.
Mais c'est_ dix sous_, de Paris à Meudon! Attendons
qu'on ait fait fortune!
«Ça fait du bien de marcher par ce froid-là», dit
Matoussaint,— qui veut me faire croire qu'il s'amuse, mais
qui grelotte comme un lustre qu'on époussette.
J'aimerais mieux me porter plus mal et avoir plus chaud.
Les dimanches de pluie, nous allons dans les musées.
«On apprend toujours quelque chose,» dit Matoussaint, en
entrant dans les galeries.
«On apprend quoi?
—Tu contemples les tableaux, les marbres!
—Et après?»
Matoussaint m'appelle positif, et me dit avec amertume:
«Toi qui as fait de si beaux vers latins!»
C'est vrai, tout de même!
Matoussaint me voit ébranlé et continue
«Tu renies tes dieux, tu craches sur ta lyre!
—Messieurs, crie le gardien en habit vert, en étendant sa
baguette et nous montrant du son, si vous voulez cracher,
c'est dans le coin.»
Cinq heures arrivent enfin. Je ne suis pas fou des chefs-
d'oeuvre et des monuments, décidément.

C'est à cinq heures que Lemaître nous rejoint. Lemaître est


_calicot _et Matoussaint le tient en petite estime; il ne
comprend que les professions nobles. Cependant, comme
Lemaître connaît des douillards et des_ rigolos_, il
l'accueille à bras ouverts.
Il arrive et l'on va prendre l'absinthe à la Rotonde, ou à la
Pissote, où l'on espère rencontrer Grassot. «Oh! voici
Sainville!—Non! Si!»
L'absinthe une fois sirotée dans le demi-jour de six heures,
nous filons du côté du Palais-Royal, où l'on doit trouver les
amis chez Tavernier. Ils se mettent toujours dans la grande
salle, à la table du coin.
Nous dînons à trente-deux sous.
Les calicots, camarades de Lemaître, sont avec leurs
petites amies, bien chaussées, toutes gentilles, et qui rient,
qui rient, à propos de tout et de rien…

Et comme c'est bon ce qu'on mange!


Purée Crécy, côtelettes Soubise, sauce Montmorency. À
la bonne heure! Voilà comment on apprend l'histoire!
Ça vous a un goût relevé, piquant, ces plats et ces sauces!
M. Radigon, le loustic de la bande, n'est pas pour toutes
ces blagues-là.
«Garçon, un pied de cochon grillé… Pour faire des pieds
de cochon, prenez vos pieds, grattez-les.»
On rit. Moi, je ne dis rien, j'écoute.
«Votre ami est muet, M. Matoussaint?»
Je fais une grimace et pousse un son, pour établir que je
n'appartiens pas aux disciples de l'abbé de l'Épée. On me
discute au coin de la table.
«Une tête—des yeux.—Mais il a l'air trop couenne!»
Je me rattrape par les tours de force. J'abaisse les
poignets, j'écrase les doigts, je soulève la soupière avec
les dents, je reste quatre-vingts secondes sans respirer, à
la grande peur des gens d'à-côté, qui voient mes veines se
gonfler; les yeux me sortent de la tête.
«Je n'aime pas qu'on fasse ça près de moi quand je
mange», dit un voisin.
Radigon lui-même en a assez.
«Ah! c'est qu'il nous embête à la fin, avec sa respiration!»

Après le dîner, il faut que je parte.


Les autres élèves de la pension ont jusqu'à minuit.
Legnagna— par méchanceté,—exige que je sois là à huit
heures.
Je quitte la _société _et je redescends du côté du faubourg
Saint-Honoré.
Il me reste un quart d'heure à assassiner avant de regagner
le bahut, mais j'aurais l'air de n'avoir pas su où dépenser
mon temps si je reparaissais avant l'heure.
J'aimerais mieux être rentré. Je ne crains pas la solitude
de ce dortoir où j'entends revenir un à un les camarades.
Je puis penser, causer avec moi, ce sont mes seuls
moments de grand silence. Je ne suis pas distrait par le
bruit de la foule où ma timidité m'isole, je ne suis pas
troublé par les bruits de dictionnaires ni les récits de grand
concours.
Je me souviens de ceci, de cela,—d'une promenade à
Vourzac, d'une moisson au grand soleil!—et dans le calme
de cette pension qui s'endort, la tête tournée vers la fenêtre
d'où j'aperçois le champ du ciel, je rêve non à l'avenir, mais
au passé.

On m'appelle un jour chez Legnagna.


Il me délivre un paquet que ma mère m'envoie; il a l'air
furieux.
«Vous emporterez cela aussi», me dit-il.
Il me glisse en même temps un pot et me reconduit vers la
porte.
Je n'y comprends rien, je déplie le paquet. J'y trouve une
lettre:

«Mon cher fils,


«Je t'envoie un pantalon neuf pour ta fête, c'est ton père
qui l'a taillé sur un de ses vieux, c'est moi qui l'ai cousu.
Nous avons voulu te donner cette preuve de notre amour.
Nous y ajoutons un habit bleu à boutons d'or. Par le
même courrier, j'envoie à M. Legnagna un bocal de
cornichons pour le disposer en ta faveur.
«Travaille bien, mon enfant, et relève tes basques quand
tu t'assieds.»

Il y avait un mot de mon père aussi.


Je lui avais écrit que Legnagna essayait de m'humilier, que
je voudrais quitter la pension, vu que je souffrais d'être
ainsi blessé tous les jours.
Mon père m'a répondu une lettre qui m'a tout troublé. Fait-il
le comédien? Est-il bon au fond?
«Prends courage, mon ami! Je ne veux pas te dire que
c'est de ta faute si tu es à Paris… Aie de la patience,
travaille bien, paye avec tes prix ta pension, puis tu
pourras lui dire ses vérités.»

Pas une allusion au passé, rien? Pas un reproche; presque


de la bonté, un peu de tristesse!… Je lui aurais sauté au
cou s'il avait été là.
Je ferai comme il l'a dit: j'attendrai et j'essayerai d'avoir
des prix.
Et cependant comme ce latin et ce grec sont ennuyeux! Et
qu'est-ce que cela me fait à moi les barbarismes et les
solécismes!
Et toujours, toujours le grand concours!
Le professeur s'appelle D***.
Il a une petite bouche pincée, il marche comme un canard,
il a l'air de glousser quand il rit, et sa perruque est luisante
comme de la plume. Il a eu pour la troisième fois le prix
d'honneur au concours général; l'an passé, on l'a décoré, il
a une crête rouge. Il parle un peu comme un incroyable, il
prononce: «Cicé-on, discou-e, Alma pa-ens.»
Il est le professeur de latin, il a un français à lui.
Quand des élèves ont manqué la classe pour aller au café
ou au bain et qu'il aperçoit des bancs vides, il dit:
«Je vois ici beaucoup d'élèves qui n'y sont pas.»
Le professeur de français s'appelle N***. c'est le frère d'un
académicien qui a deux morales au lieu d'une: abondance
de bien ne nuit pas.
Il est long, maigre et rouge, a une redingote à la prêtre, des
lunettes de carnaval, une voix cassée, flûtée, sifflante.
De cette voix-là, il lit des tirades d'Iphigénie ou d'Esther, et
quand c'est fini, il joint les mains, regarde le plafond plein
d'araignées et crie: «À genoux! à genoux! devant le divin
Racine!»
Il y a un nouveau qui, une fois, s'est mis à genoux pour tout
de bon.
Et d'un geste de dédain, chassant le bouquin qu'il a devant
lui, le professeur continue:
«Il ne reste plus qu'à fermer les autres livres.»
Je ne demande pas mieux.
«Et à s'avouer impuissant.»
C'est son affaire.
J'ai commencé par avoir de bonnes places en discours
français, mais je dégringole vite.
De second, je tombe à dixième, à quinzième!
Ayant à parler de paysans qui, pour fêter leur roi, trinquent
ensemble, j'avais dit une fois:
Et tous réunis, ils burent un BON verre de vin.
«UN BON!—Ce garçon-là n'a rien de fleuri, rien, rien; je ne
serais pas étonné qu'il fût méchant. UN BON! Quand notre
langue est si fertile en tours heureux, pour exprimer
l'opération accomplie par ceux qui portent à leurs lèvres le
jus de Bacchus, le nectar des Dieux! Et que ne se
souvenait-il de l'image à la fois modeste et hardie de
Boileau:
Boire un verre de vin qui rit dans la fougère!»
C'est que je n'ai jamais compris ce vers-là, moi! Boire un
verre qui se tient les côtes dans l'herbe, sous la coudrette!
Je suis sec, plus sec encore qu'il ne croit, car il y a un tas
de choses que je ne comprends pas davantage.
«Bien peu là-dedans», fait le professeur en mettant un
doigt sur son coeur.
Il s'arrête un moment:
«Mais rien là-dedans, bien sûr», ajoute-t-il en se frappant le
front, et secouant la tête d'un air de compassion profonde.
«Il a une fois réussi parce qu'il avait lu Pierrot,—mais allez,
c'est un garçon qui aimera toujours mieux écrire «fusil»,
qu'arme qui vomit la mort.»
C'est que ça me vient comme cela à moi! nous parlons
comme cela à la maison;—on parle comme cela dans
celles où j'allais.—Nous fréquentions du monde si pauvre!
Je me rejette sur le vers latin, et le vers latin me réussit.

Il était temps.
Je sentais le moment où ce misérable Legnagna, dans son
dépit de me voir sans succès, me porterait trop de coups
sourds. Je lui aurais, un beau matin, cassé les reins.
J'avais même songé une fois à filer pour tout de bon; non
pas pour aller flâner aux Champs-Élysées ou devant les
saltimbanques, comme je faisais quand je manquais la
classe; mais pour lâcher la pension du coup, et me
plonger, comme un évadé du bagne, dans les profondeurs
de Paris.
Qu'aurais-je fait? Je l'ignore.
Mais je me suis demandé souvent s'il n'aurait pas autant
valu que je m'échappasse ce jour-là, et qu'il fût décidé tout
de suite que ma vie serait une série de combats? Peut-
être bien.
Ma résolution était presque prise. C'est Anatoly le
Pacifique qui la changea, parce qu'il crut bon d'avertir
Legnagna.
Celui-ci me fit venir et me dit qu'il savait ce que je voulais
faire. Il ajouta qu'il avait prévenu le commissaire, et que si
je m'échappais, j'appartenais aux gendarmes. Ce mot me
fit peur.
C'est sur ces entrefaites que je composai une pièce en
distiques, qui fut, paraît-il, une révélation. J'aurais le prix si
je m'en tirais comme cela au concours.
Le prix au concours, je voudrais bien. Ce serait pour payer
ma dette, et en sortant de la Sorbonne, en pleine cour, je
prendrais les oreilles de Legnagna et je ferais un noeud
avec.
Le jour du concours arrive.
Nous nous levons de grand matin. On nous a donné un filet
qui est un des trophées de la maison, et l'on y met du vin,
du poulet froid. Legnagna me tend la main. Je ne puis pas
lui refuser la mienne, mais je la tends mal, et ce geste de
fausse amitié est pire que l'hostilité et le silence.
«Distinguez-vous…»
Il rit d'un rire lâche.
Nous partons, Anatoly et moi; il fait un petit froid piquant.

Nous arrivons presque en retard.


Je n'avais jamais vu Paris par le soleil frais du matin, vide
et calme, et je me suis arrêté cinq minutes sur le pont, à
regarder le ciel blanc et à écouter couler l'eau. Elle battait
l'arche du pont.
Il y avait sur le bord de la Seine un homme en chapeau qui
lavait son mouchoir. Il était à genoux comme une
blanchisseuse; il se releva, tordit le bout du linge et l'étala
une seconde au vent. Je le suivais des yeux. Puis il le plia
avec soin et le mit à sécher sous sa redingote, qu'il
entrouvrit et reboutonna d'un geste de voleur.
Il ramassa quelque chose que j'avais remarqué par terre.
C'était un livre comme un dictionnaire.
Anatoly me tira par les basques, il fallait partir; mais j'eus le
temps de voir une face pâle, tout d'un coup au-dessus des
marches.
Je l'ai encore devant les yeux, et toute la journée elle fut
entre moi et le papier blanc. Je ferais mieux de dire qu'elle
a été devant moi toute ma vie.

C'est que dans la face de ce laveur de guenille, plus blanc


que son mouchoir mal lavé, j'avais lu sa vie.
Ce livre me disait qu'il avait été écolier aussi, lauréat peut-
être. Je m'étais rappelé tout d'un coup toute l'existence de
mon père, les proviseurs bêtes, les élèves cruels,
l'inspecteur lâche, et le professeur toujours humilié,
malheureux! menacé de disgrâce!
«Je parierais que ce pauvre que je viens de voir sous le
pont est bachelier», dis-je à Anatoly.
Je ne me trompais pas.
Au moment même où l'on nous appelait pour entrer à la
Sorbonne, un Charlemagne avait crié, montrant une
ombre noire qui montait la rue:
«Tiens, l'ancien répétiteur de Jauffret!»
C'était la face pâle, l'homme au mouchoir, le pauvre au
livre.

On dicte la composition.
Vais-je la faire? À quoi bon!
Pour être répétiteur comme cet homme, puis devenir laveur
de mouchoir sous les ponts? Quelle est son histoire à cet
être qui obsède ma pensée?
Je ne sais. Il a peut-être giflé un censeur, pas même giflé,
blagué seulement.
Il a peut-être écrit un article dans l'Argus de Dijon ou le
Petit homme gris d'Issingeaux, et pour cette raison on l'a
destitué.
Pas ce métier-là, non, non!
Il faut cependant que je me conduise honnêtement, il faut
que je fasse ce que je puis.

Je ne trouve rien, rien,—j'ai du dégoût, comme une fois où


j'avais, tout petit, mangé trop de mélasse.
Voilà enfin quarante alexandrins de_ tournés._ C'est ma
copie.
«Tu as fini? me dit mon voisin.
—Oui.
—Moi aussi. Veux-tu que nous fassions cuire des petites
saucisses?»
Il tire un petit fourneau à esprit-de-vin et le cache entre les
dictionnaires, puis il sort un bout de poêle.
«Ça va crier, prends garde!»
Le professeur qui surveillait était Deschanel; c'était un
garçon d'esprit,—il entendait cuire les saucisses.—On
avait le droit de manger cru dans la longue séance,—il
pensa qu'on pouvait manger cuit. Tans pis pour celui qui
tenait la casserole au lieu du dictionnaire dans la bataille!
«Le café, maintenant. J'aime bien mon café, et toi?» Celui
de
Charlemagne fit le café.
Il manquait la goutte. On vendit des morceaux de
composition, des tranches de copie à des bouche-trou de
Stanislas et de Rollin qui avaient des faux cols droits, des
rondins de drap fin, et de l'argent dans leurs goussets.
Nous eûmes une bonne rincette et une petite consolation.
Pour finir, je me chargeai spécialement du brûlot.

«Ton brouillon?» fit Anatoly le Pacifique, dès que je rentrai


à la pension.
Legnagna arriva, et ils l'épluchèrent ensemble.
Je sais que ma composition est ratée, et maintenant que le
souvenir de la face pâle est moins vif et que les fumées de
notre banquet sont évanouies, je me sens chagrin,
j'éprouve comme des remords.
Legnagna ne me dit pas un mot. Il me jette un regard de
haine.

Le résultat est connu.—Je n'ai rien!


Mais Anatoly n'a rien non plus, la classe n'a rien, le collège
n'a pas grand-chose. C'est un désastre pour le lycée.
Les bûcheurs et les malins n'ont pas fait mieux que moi;
ma conscience est plus calme.
La distribution des prix arrive. J'y assiste obscur et
inglorieux! Fractis occumbam inglorius armis! [10]
Et chacun s'en va…

Moi, je reste.
J'attends une lettre de mon père, et des instructions. Rien
ne vient. On me laisse ici à la merci de Legnagna, qui me
hait.
Nous sommes quatre dans la pension.
Un qui n'a pas de parents et dont le tuteur envoie la
pension, un créole des Antilles qui ne sort que par hasard,
et un petit Japonais qui ne sort jamais.
Ils payent cher, ceux-là; moi, je suis engagé au rabais, et je
devais avoir des prix. Je n'ai rien eu, et je mange
beaucoup.

J'ai écrit. Si mes parents ne viennent pas demain, si je n'ai


pas de réponse, je quitte la maison et je pars.
Legnagna me laissera filer, par économie, sans aller chez
le commissaire, cette fois.
Oh! ces lettres attendues! ce facteur guetté! mes
supplications dont mon père et ma mère se rient!
J'ai presque pleuré dans mes phrases, en demandant
qu'on vînt me chercher, parce que Legnagna me larde de
reproches éternels.
«C'était bien assez de me nourrir pendant l'année, il faut
qu'il me nourrisse encore pendant les vacances!»

Un jour une scène éclate; mon père est en jeu. Legnagna


arrive échevelé.
«Quoi! me dit-il en écumant, je viens d'apprendre que
monsieur votre père gagne de l'argent, _s'est fait huit mille,
_cette année; je viens d'apprendre que j'ai été sa dupe,
que je vous ai fait payer comme à un gueux, quand vous
pouviez payer comme un riche. C'est de la malhonnêteté
cela, monsieur, entendez-vous?»
Il frappe du pied, marche vers moi…
Oh! non, halte-là! Gare dessous, Legnagna!
Il devine et s'échappe en déchargeant sa colère contre la
porte avec laquelle il soufflette le mur.
Une fois parti, le bruit de ses injures tombé, je réfléchis à
ce qu'il vient de dire, et je lui donne raison.
Oh! mon père! vous pouviez m'éviter ces humiliations!
Est-ce bien vrai que vous n'êtes pas un pauvre?
C'est vrai.—Celui qui a averti Legnagna est son beau-frère
lui-même, arrivé de Nantes la veille.
Après la scène, Legnagna est venu à moi dans la cour.
«Je n'aurais rien dit, fait-il, si votre père vous avait retiré à
la fin des classes, mais voilà huit jours qu'on vous laisse ici
sans nouvelles; cela a l'air d'une moquerie, vous
comprenez!»
Je balbutie et ne trouve rien à répondre; je pense comme
lui.
«Mon père payera ces huit jours.
—Il le peut. Votre père a plus gagné que moi cette année,
et il n'avait pas besoin de venir demander une remise de
trois cent francs sur votre pension.»
C'est pour trois cent francs que j'ai tant souffert!

23 Madame Vingtras à Paris


«Jacques!»
C'est ma mère! Elle s'avance et, mécaniquement, me
prend la tête.
Le petit Japonais rit, le créole bâille,—il bâille toujours.
Ma tête a été prise de côté, et ma mère a toutes les peines
du monde à trouver une place convenable pour
m'embrasser.

On nous a fait entrer dans une chambre où l'on voit à peine


clair, c'est le soir, et la bougie que le concierge apporte ne
jette qu'une faible lumière.
«Comme tu as grandi! comme tu es devenu fort!»
C'est son premier mot. Elle ne me laisse pas le temps de
parler; elle me tourne, retourne, et vire sur ses petites
jambes.
«Embrasse-moi donc comme il faut; va, ne sois pas
méchant pour ta mère.»
C'est dit d'assez bon coeur. Elle crie toujours:
«Tu as si bonne tournure! Je t'ai apporté un habit à la
française; je te ferai faire des bottes. Mais fais-toi donc
voir: de la moustache! tu as des moustaches!»
Elle n'y peut plus tenir de joie, d'orgueil. Elle lève les mains
au ciel et va tomber à genoux.
«C'est que tu es beau garçon, sais-tu!»
Elle me dévisage encore.
«Tout le portrait de sa mère!»
Je ne crois pas. J'ai la tête taillée comme à coups de
serpe, les pommettes qui avancent et les mâchoires aussi,
des dents aiguës comme celles d'un chien. J'ai du chien.
J'ai aussi de la toupie, le teint jaune comme du buis.
Quant à mes yeux, prétendait Mme Allard, la lingère, qui
me demanda une fois si je la trouvais potelée, je ne
pouvais pas cacher que j'étais Auvergnat; ils ressemblaient
à deux morceaux de charbon neuf.
«Tu as l'air sérieux, sais-tu?»
Peut-être bien. Cette année-là a été la plus dure. J'ai été
humilié pour de bon, sans gaieté pour faire balance.
J'ai aussi un dégoût au coeur. Ma désillusion de Paris a
été profonde.
Je vois l'horizon bête, la vie plate, l'avenir laid. Je suis dans
la grande Babylone! Ce n'est que cela, Babylone!
Les gens y sont si petits! Je n'ai entendu que parler latin!
Dimanche et semaine, j'ai été à la merci de ce Legnagna,
qui est né faible, envieux, capon, et que l'insuccès a encore
aigri.
Ces dix derniers jours m'ont pesé comme un supplice.

«Pourquoi ne m'écrivais-tu pas?


—Je m'attendais à partir d'un jour à l'autre», dit ma mère.
C'était pour épargner un timbre. Je lui parle des reproches
de pauvreté qu'on me faisait, des humiliations que j'ai
bues.
«C'est lui qui parle de notre pauvreté! Quand il aura gagné
ce qu'a gagné ton père cette année, il pourra dire quelque
chose…
—Mais alors, si mon père a gagné de l'argent, pourquoi ne
pas lui avoir payé ma pension au prix des autres, quand je
vous ai écrit qu'il m'insultait et que j'étais si malheureux?
—Des insultes, des insultes?—Eh bien, après? Est-ce que
tu t'en portes plus mal, dis, mon garçon? Nous aurons
toujours épargné trois cents francs, et tu seras bien content
de les trouver après notre mort. Il y a trois cents francs et
plus, tiens là-dedans… Ce n'est pas lui qui les aura!»
Elle rit et tape sur sa poche.
«Il faut faire comme ça dans le monde, vois-tu; maintenant
que tu es grand, tu dois le savoir. Crois-tu par hasard qu'il
t'a pris pour tes beaux yeux et pour nous faire la charité?
Non, on t'a pris comme une bonne vache, tu ne vêles pas
comme ils veulent, tu n'as pas des prix à leur grand
concours. Il fallait choisir mieux: qu'ils te tâtent avant que tu
commences. Je vais lui dire son affaire, moi, attends un
peu, va!»

Je souffre de la voir se fâcher ainsi. Cet homme que je


croyais haïr, voilà qu'il me fait de la peine!
Tout en m'annonçant ses intentions de le _sabouler
_d'importance, ma mère dit:
«Fais tes paquets!»
Nous étions déjà dans le corridor,—le concierge y était
aussi.
«Madame, rien ne peut sortir de la maison.
—Les affaires de mon fils!—Je n'aurais pas le droit de
prendre son linge? Les chaussettes de mon enfant!…
C'est votre Gnagnagna qui a dit ça?
—Non. C'est le propriétaire, à qui M. Legnagna doit, et qui
a donné la consigne. Il y a le boulanger aussi qui a une
note, puis le boucher…
Triste homme, oui, triste homme! Il bousculait les pauvres,
car il n'y avait pas que moi qu'il traitât mal. Tous ceux qui
étaient abandonnés ou à prix réduit recevaient ses
crachats, et les petits même recevaient des coups.
Il est bête,—on parle de lui comme d'un type, entre
pensions.
On emploie son nom pour dire cuistre, bêta et un peu
cafard.

Le raisonnement que vient de me tenir ma mère,


l'argument de la vache, m'a ôté des scrupules, m'a frappé.
Cette vache… c'est vrai! Ils ne m'ont pas pris pour mes
beaux yeux, bien sûr!
«Non, va, tu peux être tranquille», a repris ma mère, qui
lisait mes réflexions dans mon silence et mon regard.

Je le plains tout de même, ce malheureux. J'obtiens de ma


mère qu'elle ne fasse pas de scène, et nous obtenons du
propriétaire qu'il laisse sortir mon trousseau.
On quitte la pension, je ne sais comment. On prend un
fiacre pour aller rejoindre les malles que ma mère a
laissées au bureau de la diligence.
Elle murmure toujours des injures contre Legnagna; ce sont
des ricanements, des cris: elle le blague et le bouscule de
la voix, du geste, comme s'il était là:
«Voulez-vous bien vous taire! Ah! si vous m'aviez dit ce
que vous lui avez dit! (Se tournant vers moi.) Tu n'as pas eu
de coeur de t'être laissé traiter ainsi! Ah! tu n'es pas le fils
de ta mère!»
Suis-je un enfant du hasard? Ai-je été fouetté par erreur
pendant treize ans? Parlez, vous que j'ai appelée jusqu'ici
genitrix, ma mère, dont j'ai été le cara soboles, parlez!

«Et où allons-nous, maintenant?»


Ma mère me pose cette question quand nous sommes
déjà empilés dans la voiture. Le cocher attend.
«Nous n'allons pas coucher dans le fiacre, n'est-ce pas?
Voilà un an que tu es à Paris, et tu ne sais pas encore où
mener ta mère, tu ne connais pas un endroit où
descendre?»
Je connais la Sorbonne?—Le Sanglier?—Est-ce qu'on lui
ferait un lit aux Hollandais?
«Allons, c'est moi qui vais te conduire! Ah! les enfants.»
Elle me pousse vers la portière.
«Appelle le cocher?
—Cocher!»
Il arrête et se penche.
«Connaissez-vous l'Écu-de-France?
—C'est à Dijon, ça, ma bourgeoise!
—Dans toutes les villes, il y a un hôtel qui s'appelle l'Écu-
de-France.
—Connais pas ici!»
Relevant son châle sur ses épaules, prenant son sac de
voyage d'une main, elle empoigne la portière de l'autre et
saute à terre.
«Je ne resterai pas une minute de plus dans cette voiture.
—Comme vous voudrez, mes enfants; j'aime pas trimbaler
du monde qui est si chose que ça! Payez l'heure, et voilà
vos malles.»
Nous payons,—et l'histoire d'Orléans, de la place de la
Pucelle, de Nantes et du quai recommence. Nous sommes
debout devant des colis et des cartons à chapeau qui
s'écroulent. Ma mère ne peut pas entrer dans une ville sans
embarrasser la voie!…
Elle me donne des coups de parapluie.
«Mais remue-toi donc!»
Je remue ce que je peux, il faut que je veille aux cartons, je
n'ai pas grand-chose de libre sur moi, tout est pris, il me
reste un doigt.
«Arrête une autre voiture.»
Je fais signe à un nouvel automédon[11], mais l'équilibre a
des lois fatales qu'il ne faut pas violer, et ce signe me perd!
La montagne de bagages s'écroule.—Ma mère pousse un
cri! Les voitures s'arrêtent, des sergents de ville accourent,
—toujours! toujours! Quelle spécialité!

Que serions-nous devenus sans des philanthropes qui


passaient par là?
Ils ne nous demandèrent rien qui pût attenter à nos
convictions politiques ou religieuses! Non, rien. Ils nous
aidèrent de leurs conseils, sans exiger ni transaction de
conscience ni lâcheté. Ce n'est pas les jésuites qui
auraient fait ça!
Ils nous conseillèrent d'aller en face, «Juste en face, où il y
a un écriteau», et ils nous apprirent que les chambres
meublées étaient pour les gens qui n'en avaient pas.
«Tu ne le savais donc pas, Jacques! dit ma mère. C'est les
vers latins qui l'auront rendu comme ça! ou peut-être un
coup. Tu n'es pas tombé sur la tête, dis?
—Non, sur le derrière seulement.»
Ma mère paraît un peu plus tranquille.

Nous sommes installés: une chambre et un cabinet.


Des cris dans la chambre de ma mère…
«Jacques, Jacques!
—Me voilà.»
À peine j'ai le temps de passer mon pantalon, mais j'ai tout
le mal du monde pour le garder.
Elle l'a attrapé par le fond et elle m'attire à elle, à rebours.
«Es-tu mon fils?»
Je commence à être sérieusement inquiet. Elle me l'a déjà
demandé une fois.
Je vois, éparpillées sur la table, deux culottes et deux
vestes que j'ai portées toute cette année.
Elle me fait tourner brusquement et me fixe comme si elle
soupçonnait toujours que je lui ai présenté un étranger à
ma place.
Enfin, presque sûre que je ne me suis pas trompé, avertie
d'ailleurs par la voix du sang, elle laisse échapper sa
douleur.
«Jacques, dit-elle, Jacques, sont-ce là les culottes, sont-ce
là les vestes, est-ce l'habit bleu barbeau que je t'ai
envoyés? Je sais comme un habit est tout de suite sale
avec toi, je le sais, mais je ne puis pas croire que tu aies
mangé la couleur pour t'amuser, et puis ce que je t'ai
envoyé était plus large! Il y avait une ressource dans le
fond, du flottant, de l'air, de la place! Ici, rien! rien!»
«Jacques, nous l'avons cousu ensemble, ton père et moi!
Je te l'ai écrit, tu le savais!—Qu'ont-ils fait de mon fils?»
C'est la troisième fois qu'elle a l'air d'être inquiète! Je me
tâte.
«Mais explique-toi, imbécile!»
Oh non, elle m'a bien reconnu.
J'explique l'histoire des vêtements.
J'avais usé les habits que je portais en arrivant. Ceux qu'on
m'avait envoyés, taillés par mon père, cousus par ma
mère, étaient trop larges; il aurait pu tenir quelqu'un avec
moi dedans. Je ne connaissais personne.
Je suis tombé sur Rajoux qui était deux fois gros comme
moi, et qui avait, lui, des habits trop petits.
Il m'a demandé si je voulais changer, que j'avais une si
drôle de tournure avec ces fonds trop abondants. Ça
inquiétait beaucoup de gens de me voir marcher avec
difficulté! Que ne disait-on pas?
Nous avons signé le marché un jour au dortoir; il m'a donné
ses frusques, j'ai pris les siennes, et j'ai pu jouer aux barres
de nouveau.
Ma mère se taisait. J'attendais, accablé; enfin elle sortit de
son silence.
«Ah! ce n'est pas du mauvais drap!… Mais il ne devait rien
y connaître, ton Rajoux, tu aurais pu demander quelque
chose en retour, un gilet de flanelle, un bout de caleçon. Ah!
si ç'avait été moi! va! Oui, le drap est bon. Seulement nous
n'avons pas de pièce (examinant un fond rayé); pour ce
fond là, je ne vois que le tapis de ma chambre. Je pourrai
arranger cette doublure avec mes vieux rideaux.»
Diable!
«Tu ne peux pas faire des conquêtes avec ça, par
exemple. Et moi j'aime bien un homme qui a un peu de
coquetterie dans sa toilette, —une redingote verte, un
pantalon à carreaux… Oh! je ne voudrais pas qu'on en
abuse! Plaire, mais non pas se lancer dans le vice; parce
qu'on est bien mis, ne pas rouler dans la vie dorée, non!
mais, tu diras ce que tu voudras, un brin d'originalité ne fait
pas mal, et je ne t'en aurais pas voulu, si on s'était retourné
pour te regarder à mon bras dans la rue. Qui est-ce qui se
retournera pour te regarder? personne! Tu passeras
inaperçu. Enfin, si tu es modeste!… (il y a un peu d'ironie et
de désappointement dans l'accent), mais c'est du bon, je
ne dis pas que ce n'est pas du bon.»

«Où me mènes-tu dîner?»


Elle dit ça presque comme Mlle Herminie le disait à
Radigon, en me câlinant.
Il me va et me touche, cet air bon enfant, et je lui parle tout
de suite de Tavernier, à trente-deux sous.
«Je voudrais aller une fois aux Frères-Provençaux ou chez
Véfour? —pour une fois, on n'en meurt pas, va; puis ton
père a fait une si bonne année!»
J'ai eu toutes les peines du monde à éviter Véfour. Elle
était disposée à ne pas lésiner; s'il fallait dix francs, on les
mettrait! «Ah! tant pis! on fait la noce!»
Dix francs, fichtre!—j'entrevis la note montant à un louis, ma
mère les appelant voleurs. «Je sais le prix de la viande,
moi! Vous ne m'apprendrez pas ce que c'est qu'un rognon.
Vingt sous pour un fromage!»
Je mentis un peu, je dis qu'il y avait des amis qui y avaient
dîné, et qu'ils m'avaient juré que les côtelettes coûtaient
trente sous.
«On s'est moqué de toi, mon garçon! Ah! tu ne t'es pas
plus déluré que ça dans ton Paris! Tu ne me feras pas
croire qu'on demande trente sous pour une côtelette. Mais
avec trente sous on peut avoir un petit cochon dans nos
pays!
—Ce n'est pas si bon qu'on le croit! (je hasarde cela
timidement.)
—Si c'est mauvais, je leur savonnerai la tête pour leurs dix
francs, sois tranquille!»
Je ne l'étais pas, et je reprends:
«Essayons de Tavernier d'abord, crois-moi.»
Nous allons chez Tavernier.

Elle a commencé par dire en entrant: «C'est trop beau ici


pour qu'ils donnent bon; tout ça, c'est du flafla, vois-tu?»
Elle parlait tout haut, comme chez elle, et j'étais tout
honteux en voyant la dame du comptoir des desserts qui
l'entendait.
Pour trouver une place, nous avons fait trois fois le tour de
la salle. On commence à dire que nous passons bien
souvent! Enfin ma mère paraît fixée.
«Nous serons bien ici…—non, de ce côté-là…—Va-t'en
voir si nous ne pourrions pas nous mettre près de la
fenêtre, au fond.»
Je traverse le restaurant, rouge jusqu'aux oreilles.
Nous interrompons la circulation des garçons de salle et la
délivrance des menus. Il m'arrive deux ou trois fois de
m'opposer absolument au passage d'une sole et d'un oeuf
sur le plat. Le garçon prenait à gauche, moi aussi!—À
droite: il me trouvait encore! Il allait droit—halte-là!
Des paris s'engagent dans le fond.
—Passera, passera pas!
Ma mère disait: C'est mon fils!
«Je vous en félicite, madame!»
Je parviens à la rejoindre; le garçon m'a filé sous le bras,
aux applaudissements des spectateurs. Ceux qui ont perdu
à cause de moi règlent leurs paris en louchant de mon
côté, en me regardant d'un air courroucé.
Nous sommes plus forts à deux; ma mère ne veut plus me
quitter.
«Restons ensemble!» dit-elle.
Nous nous portons sur un point stratégique qui nous paraît
le plus sûr, et nous tenons conseil.
On nous regarde beaucoup.
«Tu as faim? mon pauvre enfant!»
Pourquoi m'appelle-t-elle son pauvre enfant devant tout ce
monde-là?
Une scie s'organise.
«Va rincer l'pau…
—Consoler l'pau…
—Remplir l'pau… vre enfant.»
Mais on est allé avertir le patron, qui mettait du vin en
bouteilles. Il arrive avec sa serviette qui frémit sous son
bras.
«Êtes-vous venus pour dîner? Voyons!»
Je réponds «non», audacieusement.
Étonnement de cet homme,—murmure de la foule.
J'ai dit non, parce qu'il avait l'air si furieux!
«Vous n'êtes pas venus pour dîner? Pour quoi faire donc?
—Monsieur, je m'appelle Mme Vingtras, j'arrive de Nantes.
—Il s'appelle Jacques, lui!»
On crie bravo dans la salle.—Écoutez! écoutez! laissez
parler l'orateur.
Mes oreilles tintent. Je n'entends plus. Je distingue
seulement que le patron dit: Il faut en finir!
On vint à bout de nous; on nous accula dans un coin.
J'avouai à la fin que nous étions venus pour dîner.
On nous servit en se tenant sur la défensive.
«Je connais ça, disait un des garçons, un vieux; ce sont
des frimes, ils font les ânes pour avoir du foin, tout à
l'heure, ils pisseront à l'anglaise.»
«J'aime autant un autre restaurant, et toi? demande ma
mère.
—Moi aussi, oh! oui, moi aussi. Je déteste la chanson:
_Rincer l'pau…, vider l'pau… _Nous irons chez Bessay, il
est à deux pas justement, et ce n'est que vingt-deux sous.»
Ma mère s'installe chez Bessay.
«Qu'allez-vous me donner, monsieur le garçon?
—Maman, on ne dit pas _monsieur _le garçon?
—Ah! tu es devenu impoli, maintenant! Il ne faut pas être si
fier avec les gens, on ne sait pas ce qu'on peut devenir,
mon enfant!»
Le garçon n'a pas répondu à la question polie de ma mère,
il est occupé avec un client, à qui il dit:
«Nous avons une tête de veau, n'est-ce pas?»
Le monsieur fait signe que oui, il ne nie pas, il a bien une
tête de veau.

Le garçon revient à nous.


«Voyons, que nous conseillez-vous? dit ma mère.
—Je vous recommande le fricandeau.
—Je ne suis pas venue à Paris pour manger ce que je puis
manger chez moi,—non.—Que mangeriez-vous, vous-
même? Dites-nous ça?»
Elle compte qu'il lui parlera comme un ami. «Là, voyons,
qu'y a-t-il de bon?… De quel pays êtes-vous?» Il propose
un plat, elle a l'air d'accepter, mais non, non, elle a
réfléchi…
«Jacques, rappelle-le!
—Garçon?»
Je dis ça timidement, comme on sonne à la porte d'un
dentiste.
J'espère qu'il ne m'entendra pas.
«Tu ne vois donc pas qu'il s'en va: cours après lui, cours
donc!»
Je rattrape le garçon qui, un pied en l'air, la tête en bas,
crie d'une voix de stentor dans l'escalier:

«ET MES TRIPES?»

Il se retourne brusquement:
«Qu'y a-t-il?
—Ce n'est pas un rôti qu'il faut.
—Qu'est-ce qu'il faut, alors!»
Ma mère, du fond de la salle:
«Une bonne côtelette, pas très grasse; si elle est grasse, il
n'en faut pas; avec une assiette bien chaude, s'il vous
plaît!»

«La côtelette… enlevons!


—Je vous ai dit: pas grasse!
—Ce n'est pas gras, ça, madame!
—Voyons, mon ami, si vous êtes franc…»
Le garçon a disparu.
Ma mère tourne et retourne la côtelette du bout de sa
fourchette; elle finit par accoucher de cette proposition:
«Jacques, va t'informer à la cuisine si on veut te la changer.
—Maman!
—Si on ne peut pas avoir ce qu'on aime, avec son argent!
Ne dirait-on pas que nous demandons la charité,
maintenant! (d'une voix tendre): Tu voudrais donc que je
mange quelque chose qui me ferait du mal? Va prier qu'on
la change, va, mon ami.»
Je ne sais où me fourrer; on ne voit que moi, on n'entend
que nous; je trouve un biais, et d'un air espiègle et boudeur
(je crois même que je mords mon petit doigt):
«Moi qui aime tant le gras!
—Tu l'aimes donc, maintenant? Qu'est-ce que je te disais,
quand j'étais forcée de te fouetter pour que tu en manges,
—que tu en serais fou un jour?—Tiens, mon enfant, régale-
toi.»

Je déteste toujours le gras, mais je ne vois que ce moyen


pour ne pas reporter la côtelette, puis je pourrai peut-être
escamoter ce gras-là. En effet, j'arrive à en fourrer un
morceau dans mon gousset, et un autre dans ma poche de
derrière.

Mais un soir ma mère me prend à part; elle a à me parler


sérieusement:
«Ce n'est pas tout ça, mon garçon, il faut savoir ce que
nous allons faire maintenant. Voilà une semaine que nous
courons les théâtres, que nous nous gobergeons dans les
restaurants, et nous n'avons rien décidé pour ton avenir.»
Chaque fois que ma mère va être solennelle, il me passe
des sueurs dans le dos. Elle a été bonne femme pendant
sept jours; le huitième, elle me fait remarquer qu'elle se
saigne aux quatre veines, que j'en prends bien à mon aise.
«On voit bien que ce n'est pas toi qui gagnes l'argent. Le
restaurant, ce n'est que vingt-deux sous pour un, mais pour
deux, c'est quarante-quatre sous, sans compter le garçon.
Tu as voulu qu'on lui donnât trois sous! Je les ai donnés,
c'est bien, quand deux auraient suffi parfaitement; si c'était
moi, je ne donnerais rien, pas ça!»
Elle a une façon de souligner les plaisirs qu'elle m'offre qui
les gâte un peu.
Quand nous sommes allés au Palais-Royal, par exemple, il
faut que je rie pendant deux jours—pour bien montrer que
ça n'a pas été de l'argent perdu.—Si je ne me tords pas les
côtes, elle dit: «C'était bien la peine de dépenser quatre
francs!»
Je ris autant que je puis! Dès qu'elle tourne la tête, je me
repose un peu, mais ça fatigue tout de même.

Elle m'a mené voir l'Hippodrome—nous sommes revenus à


pied.
Elle aime marcher, moi pas. J'ai l'air mélancolique.
«Monsieur fait le triste, maintenant! Tu ne faisais pas le
triste quand tu jouais au mirliflore dans une bonne seconde
et que tu regardais les écuyères.»
Au mirliflore???
«Allons! Que va-t-on faire de toi?
—Je n'en sais rien!
—As-tu une idée?
—Non.
—Il faut finir tes classes.»
Je n'en vois pas la nécessité.
Ma mère devine le fond de ma pensée.
«Je parie,—oui, je parie!—qu'il consentirait à ce que les
sacrifices qu'on a faits pour lui soient perdus. Il accepterait
de quitter le collège, tenez! Il laisserait ses études en plan!
…»
Pour ce que ça m'amuse et pour ce que ça me servira!…
(c'est en dedans toujours que je fais ces réflexions).
«Mais répondras-tu, crie ma mère, me répondras-tu?
—À quoi voulez-vous que je réponde?
—Que comptes-tu faire? As-tu une idée, quelque chose en
tête?»
Je ne réponds pas, mais tout bas je me dis:
Oui, j'ai une idée et quelque chose en tête! J'ai l'idée que le
temps passé sur ce latin, ce grec—ces blagues! est du
temps perdu; j'ai en tête que j'avais raison étant tout petit,
quand je voulais apprendre un état! J'ai hâte de gagner
mon pain et de me suffire!
Je suis las des douleurs que j'ai eues et las aussi des
plaisirs qu'on me donne. J'aime mieux ne pas recevoir
d'éducation et ne pas recevoir d'insultes. Je ne veux pas
aller au théâtre le lundi, pour que le mardi on me reproche
de m'y avoir conduit; je sens que je serai malheureux
toujours avec vous, tant que vous pourrez me dire que je
vous coûte un sou!…
Voilà ce que je pense, ma mère.
J'ai à vous dire autre chose encore;—malgré moi, je me
souviens des jours, où, tout enfant, j'ai souffert de votre
colère. Il me passe parfois des bouffées de rancune, et je
ne serai content, voulez-vous le savoir, que le jour où je
serai loin de vous!…
Ces pensées-là, à un moment, m'échappent tout haut!
Ma mère en est devenue pâle.
«Oui, je veux entrer dans une usine, je veux être d'un
atelier, je porterai les caisses, je mettrai les volets, je
balayerai la place, mais j'apprendrai un métier. J'aurai cinq
francs par jour quand je le saurai. Je vous rendrai alors
l'argent du Palais-Royal, et les trois sous du garçon…
—Tu veux désespérer ton père, malheureux!
—Laissez-moi donc avec vos désespoirs! Ce que je veux,
c'est ne pas prendre sa profession, un métier de chien
savant! Je ne veux pas devenir bête comme N***, bête
comme D***. J'aime mieux une veste comme mon oncle
Joseph, ma paye le samedi, et le droit d'aller où je veux le
dimanche.»
………………………………
«Et tu voudrais ne plus nous voir, tu dis?»
Elle a oublié toutes les autres colères qui blessent son
orgueil, dérangent ses plans, déconcertent sa vie, pour ne
se rappeler qu'une phrase, celle où j'ai crié que je ne les
aimais pas, et ne voulais plus les voir!
Son air de tristesse m'a tout ému; je lui prends les mains.
«Tu pleures?»
Elle n'a pu retenir un sanglot, et avec un geste si chagrin,
comme j'en ai vu dans les tableaux d'église, elle a laissé
tomber sa tête dans ses mains…
Quand elle releva son visage, je ne la reconnaissais plus: il
y avait sur ce masque de paysanne toute la poésie de la
douleur; elle était blanche comme une grande dame, avec
des larmes comme des perles dans les yeux.
«Pardon!»
Elle me prit la main. Je demandai pardon encore une fois.
«Je n'ai pas à te pardonner… J'ai à te demander
seulement, vois-tu, de ne plus me dire de ces mots durs.»
Elle baissa la voix et murmura:
«Surtout si je les ai mérités, mon enfant…
—Non, non, dis-je à travers mes pleurs.
—Peut-être, fit-elle. Je veux être seule ce soir; tu peux
sortir… Laisse-moi. Laisse-moi.»
Elle me fit donner la clef—«pour qu'il puisse rester jusqu'à
minuit», avait-elle dit à M. Molay, le propriétaire.
Je pris le premier chemin qui s'ouvrit devant moi, je me
perdis dans une rue déserte, et je pensai, tout le soir, aux
paroles touchantes qui venaient d'effacer tant de paroles
dures et de gestes cruels…

«Jacques? est-ce que tu veux nous accorder cette grâce


d'aller encore au collège?
—Oui, mère.»
Je ne l'appelai plus que «mère» à partir de ce jour jusqu'à
sa mort.
«Ah! tu me fais plaisir! Merci, mon enfant! Vois-tu! J'aurais
tant souffert de voir qu'après avoir fait toutes tes classes tu
t'arrêtais avant la fin. C'est pour ton père que ça me faisait
de la peine. Tu le contenteras, tu seras bachelier, et puis
après… Après, tu feras ce que tu voudras… puisque tu
serais malheureux de faire ce que nous voulons…»
Il a été décidé, le lendemain du jour où elle avait pleuré,
que l'on ne parlerait plus de l'École normale, et que je
préparerais simplement mon baccalauréat.
J'ai accepté, heureux d'essuyer avec cette promesse et de
laver avec ce sacrifice les yeux de la pauvre femme!
Elle ne me parle plus comme jadis.
Elle est si grave et a si peur de me blesser!
«Je t'ai fait bien souffrir avec mes ridicules, n'est-ce pas?»
Elle ajoute avec émotion:
«C'est toi qui me gronderas maintenant. Tu auras la
bourse, d'abord. Ne dis pas non, j'y tiens, je le veux. Puis je
suis une vieille femme, tu dois t'ennuyer d'être avec moi
tout le temps. Je puis très bien rester à causer avec Mme
Molay. Elle me mènera voir les belles choses aussi bien
que toi. Je veux que tu aies tes soirées, au moins. Revois
tes amis, tes camarades; va chez Matoussaint.»

J'ai rejoint Matoussaint dans une chambre du quartier latin,


où il demeure avec un homme qui a dix ans de plus que lui,
qui est jacobin et qui écrit dans un journal républicain. Il fait
une histoire de la Convention.
Matoussaint écrit sous sa dictée.
Ils étaient en train de causer gravement. On m'a fait bon
accueil, mais on a continué la conversation.
Leurs phrases font un bruit d'éperons:
«Un journaliste doit être doublé d'un soldat.»—«Il faut une
épée près de la plume.»—«Être prêt à verser dans son
écritoire des gouttes de sang.»—«Il y a des heures dans la
vie des peuples.»
Matoussaint et son ami le journaliste, comme nous
l'appelons, m'ont prêté des volumes que j'ai emportés
jeudi. Le dimanche suivant, je n'étais plus le même.

J'étais entré dans l'histoire de la Révolution.


On venait d'ouvrir devant moi un livre où il était question de
la misère et de la faim, où je voyais passer des figures qui
me rappelaient mon oncle Joseph ou l'oncle Chadenas,
des menuisiers avec leurs compas écartés comme une
arme, et des paysans dont les fourches avaient du sang au
bout des dents.
Il y avait des femmes qui marchaient sur Versailles, en
criant que Mme Veto affamait le peuple; et la pique à
laquelle était embrochée la miche de pain noir—un
drapeau—trouait les pages et me crevait les yeux.
C'était de voir qu'ils étaient des simples comme mes
grands-parents, et qu'ils avaient les mains couturées
comme mes oncles; c'était de voir les femmes qui
ressemblaient aux pauvresses à qui nous donnions un sou
dans la rue, et d'apercevoir avec elles des enfants qu'elles
traînaient par le poignet; c'était de les entendre parler
comme tout le monde, comme le père Fabre, comme la
mère Vincent, comme moi; c'était cela qui me faisait
quelque chose et me remuait de la plante des pieds à la
racine des cheveux.
Ce n'était plus du latin, cette fois. Ils disaient: «Nous avons
faim! Nous voulons êtres libres!»
J'avais mangé du pain trop amer chez nous, j'avais été trop
martyr à la maison pour que le bruit de ces cris ne me
surprît pas le coeur.
Puis je déchirais, en idée, les habits si mal bâtis que
j'avais toujours portés et qui avaient toujours fait rire; je les
remplaçais par l'uniforme des _bleus, _je me glissais dans
les haillons de Sambre-et-Meuse.
On n'était plus fouetté par sa mère, ni par son père, on était
fusillé par l'ennemi, et l'on mourait comme Barra. Vive le
peuple!
C'étaient des gens en tablier de cuir, en veste d'ouvrier et
en culottes rapiécées, qui étaient le peuple dans ces livres
qu'on venait de me donner à lire, et je n'aimais que ces
gens-là, parce que, seuls, les pauvres avaient été bons
pour moi, quand j'étais petit.

Je me rappelais maintenant des mots que j'avais entendus


dans les veillées, les chansons que j'avais entendues dans
les champs, les noms de Robespierre ou de Buonaparte
au bout de refrains en patois; et un vieux, tout vieux, avec
des cheveux blancs, qui vivait seul au bout du village, et
qu'on appelait le fou. Il mettait quelquefois sur ses cheveux
blancs un bonnet rouge et regardait les cendres d'un oeil
fixe.
Je me rappelais celui qu'on appelait le_ sans-culotte_ et
qui ne tolérait pas les prêtres. Il était sorti de la maison le
jour où sa femme, avant de mourir, avait demandé le bon
Dieu.
Je me souvenais aussi des gestes qu'on avait faits devant
moi, en tapant sur la crosse d'un fusil, ou en allongeant le
canon, avec un regard de colère, du côté du château.
Et tout mon sang de fils de paysanne, de neveu d'ouvriers,
bondissait dans mes veines de savant malgré moi!
Il me prenait des envies d'écrire à l'oncle Joseph et à
l'oncle Chadenas… «Soyez sûrs que je ne vous ai pas
oubliés, que j'aurais mieux aimé être avec vous, à la
charrue ou à l'étable, qu'être dans la maison au latin. Mais
si vous marchez contre les aristocrates, appelez-moi!»

«Tu as l'air tout exalté depuis quelque temps», dit ma


mère.
C'est vrai;—j'ai sauté d'un monde mort dans un monde
vivant.— Cette histoire que je dévore, ce n'est pas l'histoire
des dieux, des rois, des saints,—c'est l'histoire de Pierre
et de Jean, de Mathurine et de Florimond, l'histoire de mon
pays, l'histoire de mon village; il y a des pleurs de pauvre,
du sang de révolté, de la douleur des miens dans ces
annales-là, qui ont été écrites avec une encre qui est à
peine séchée.

Comme je profite avec passion de la liberté que me laisse


ma mère! J'arrive tous les jours rue Jacob pour mettre le
coeur dans les livres qui sont là, ou pour entendre le
journaliste parler du drapeau républicain engagé sur les
ponts, et défendu par les brigades au cri de: «Vive la
nation! —À bas les rois! —La liberté ou la mort!»
Être libre? Je ne sais pas ce que c'est, mais je sais ce que
c'est d'être victime; je le sais, tout jeune que je suis.

Nous nous imaginons quelquefois avec Matoussaint que


nous sommes en campagne, et chacun fait ses rêves.
Il voudrait, lui, le chapeau de Saint-Just aux armées, les
épaulettes d'or et la grande ceinture tricolore.
Moi, je me vois sergent, je dis: Allons-y! Eh! mes enfants!
On est tous du même pays, autour du même feu du
bivouac, et l'on parle de la Haute-Loire.
Je rêve l'épaulette de laine, le baudrier en ficelle.
Je voudrais être du bataillon de la Moselle. Avec des
paysans et des ouvriers. L'oncle Joseph serait capitaine et
l'oncle Chadenas, lieutenant.
Nous retournerions faire de la menuiserie, ou moissonner
les champs «après la victoire».

Rue Coq-Héron.
Le journaliste nous mène un soir à l'imprimerie, dans le rez-
de-chaussée où le journal se tire; il est l'ami d'un des
ouvriers.
La machine roule, avale les feuilles et les vomit, les
courroies ronflent. Il y a une odeur de résine et d'encre
fraîche.
C'est aussi bon que l'odeur du fumier. Ça sent aussi chaud
que dans une étable. Les travailleurs sont en manches de
chemise, en bonnet de papier. Il y a des commandements
comme sur un navire en détresse. Le margeur, comme un
mousse, regarde le conducteur, qui surveille comme un
capitaine.
Un rouleau de la machine s'est cassé.—Ohé!—oh!
On arrête,—et, cinq minutes après, la bête de bois et de
fer se remet à souffler.

J'ai trouvé l'état qui me convient…


J'aurai, moi aussi, le bourgeron bleu et le bonnet de papier
gris, j'appuierai sur cette roue, je brusquerai ces rouleaux,
je respirerai ce parfum,—c'est grisant, vrai! comme du
gros vin.
Compositeur? Non.—Imprimeur, à la bonne heure!
Le beau métier, où l'on entend vivre et gémir une machine,
où tout le monde à un moment est ému comme dans une
bataille.
Il faut être fort,—de grands gestes. Il y a du fer, du bruit,
j'aime ça. On gagne sa vie, et l'on lit le premier le journal.

Je n'en parle pas; je garde pour moi mon projet. Je sens


que c'est une force d'être muet, quand ce que l'on veut est
ce que les autres ne veulent pas. Je ne dirai rien, mais
quelle joie!
Il y a un peu de vanité cruelle dans cette joie-là.
Je pense que je vais être si supérieur aux camarades qui
mènent la vie de bohème!—il n'y a pas à dire—parce qu'ils
n'ont pas d'ouvrage sûr; tandis que moi, je me ferai mes
cinq francs par jour vaille que vaille, en ne fatiguant que
mes bras.
Je ne dépendrai de personne, et la nuit je lirai, le dimanche
j'écrirai.—Je serai d'une société secrète, si je veux.—
J'aurai mangé quand j'irai, et je pourrai encore donner
quelque chose pour les prisonniers politiques ou pour
acheter des armes…
Vivre en travaillant, mourir en combattant!
«Jacques, j'ai reçu une lettre de ton père, qui décide que
nous retournerons à Nantes pour que tu prépares ton
baccalauréat avec lui.»
Je n'y pensais plus. J'étais dans la révolution jusqu'au cou,
et j'aimais Paris maintenant. Cette imprimerie!… Puis
nous avions été manger des_ ordinaires_ dans des
crèmeries, où il venait des ouvriers qui avaient appartenu
aux Saisons et qui avaient été mêlés à des émeutes.
La blouse et la redingote s'asseyaient à la même table et
l'on trinquait.
Le dimanche, nous allions dans une goguette, _la Lyre
chansonnière _ou les Enfants du Luth: je ne me rappelle
plus bien.
Je m'ennuyais un peu quand on chantait des gaudrioles;
mais on disait tout à coup: «C'est Festeau, c'est Gille.» Et
il me semblait entendre dans le lointain la batterie sourde
d'un tambour républicain; puis la batterie était plus claire,
Gille entonnait, et cette musique tirait à pleines volées sur
mon coeur.
Je ne sais pas cependant si je ne préfère pas aux
chansons qui parlent de ceux qui vont se battre et mourir,
les chansons de batteur de blé ou de forgeron, qu'un grand
mécanicien, qui a l'air doux comme un agneau, mais fort
comme un boeuf, chante à pleine voix. Il parle de la poésie
de l'atelier,—le grondement et le brasier,—il parle de la
ménagère qui dit: «Courage, mon homme, —travaille,—
c'est pour le moutard.»
À ce moment, le chanteur baisse la voix. «Fermez la
fenêtre», dit quelqu'un. Et l'on salue au refrain:
Le drapeau que le peuple avait à Saint-Merry!
Il y a de la révolte au coin des vers.—Moi, j'en mets du
moins, moi qui, hier, ai ouvert l' Histoire de dix ans, qui n'en
suis plus à 93. J'en suis à Lyon et au drapeau noir. Les
tisseurs se fâchent, et ils crient: Du pain ou du plomb!
«Jacques, c'est lundi que nous partirons pour Nantes.»
Un coup de couteau ne me ferait pas plus de mal.
Il y a un mois, je serais parti content, et j'aurais peut-être
craché sur Paris en passant la barrière, tant j'avais été
étouffé là-dedans, tant j'avais eu de désillusions en voyant
mes camarades et mes maîtres.
Mais depuis un mois, il y a eu les larmes de ma mère et, au
lendemain de cette scène, la liberté pleine; de temps en
temps quarante sous, pour souper d'un peu de cochon
avec des amis, et, le dimanche, dîner d'un boeuf braisé à
Ramponneau.
J'ai été mêlé à la foule, j'ai entendu rire en mauvais
français, mais de bon coeur. J'ai entendu parler du peuple
et des citoyens: on disait Liberté et non pas Libertas.

Il a toujours été question de pauvreté autour de moi; mon


père a été humilié parce qu'il était pauvre, je l'ai été aussi,
et voilà qu'au lieu des discours de Caton, de Cicéron, des
gens en _o, onis, us, i, orum, _je vois qu'on se réunit sur la
place publique pour discuter la misère, et demander du
travail ou la mort.
«Hé! Jean-Marie, puisqu'il n'y a pas de miche à la maison,
vaut-il pas mieux passer le goût du pain?»

Retourner là-bas?
À qui parlerai-je de République et de révolte?
Est-ce qu'on s'est jamais soulevé à Nantes? Ce serait
autre chose
à Lyon!
Oh! si je n'avais promis à ma mère!—si elle n'avait pas
pleuré!
Si elle n'avait pas pleuré, j'aurais dit: «Je ne veux pas
partir.» Le puritain m'aurait placé comme garçon de
bureau comme homme de peine, dans un des journaux. Il y
a justement (c'était une chance!), il y a une place au
National; on donne trente francs par mois pour _tenir la
copie, _pour lire à l'homme qui corrige. J'aurais vécu avec
ces trente francs-là. Ma besogne faite, je descendais dans
l'imprimerie sentir l'encre et le papier, et je demandais aux
ouvriers de m'apprendre l'état.
Si j'en parlais à ma mère?

Je lui en parle.
«Tu m'avais dit, cependant…
—C'est vrai, oui.»
Je vais dire adieu au journaliste et à Matoussaint. Le
journaliste me donne du courage.
«Vous reviendrez, mon cher.
—Écrivez-moi, au moins!
—Oui. Même, dit-il en souriant, si c'est pour vous appeler à
l'assaut de l'Élysée.
—Surtout dans ce cas, citoyen!»

24 Le retour
Ah! que la route est triste!
Ma mère voit bien ma douleur et essaye de me consoler,
ce qui m'irrite, et je suis forcé de me retenir pour ne pas là
brusquer. Je m'en veux de paraître accablé: je n'ai donc
pas de courage!
Non, je n'en ai pas; les noms de stations criés à la gare
m'entrent dans la poitrine comme des coups de corne.
Beaugency! Amboise! Ancenis!
On signale un château, une ruine; mais c'est tout près de
Nantes, cela!
«Jeune homme, nous n'en sommes pas à plus de cinq
lieues.
—Oh! mon Dieu!
—Nous y sommes.»

Comme les rues paraissent désertes! Sur le quai où nous


demeurons, il y a deux ou trois personnes qui passent,—
pas plus. Je reconnais un ancien capitaine sur le banc où
je le voyais jadis en allant en classe, puis un nègre en
guenilles qui avait des enfants à qui l'on faisait la charité.
Quel silence! on dirait qu'on est dans une campagne.
Je lève les yeux vers la fenêtre de notre appartement.
Mon père est là, maigre, l'air chagrin, immobile.
Il me repoussait quand j'étais petit et qu'on me jetait dans
ses bras pour un baiser.
Aussi, chaque fois qu'il y a la solennité d'un départ ou d'une
retrouvée, est-ce un embarras pour nous deux!
Il m'offre à embrasser, cette fois, une face pâle, un front de
pierre.
Je n'ose pas.
Ma mère nous pousse un peu, j'avance le cou, il tend le
sien. Mes cheveux l'aveuglent et sa barbe me pique; nous
nous grattons d'un air de rancune tous les deux.
On monte les escaliers sans dire un mot.
Mon père arrive par derrière; on dirait une exécution à la
Tour de Londres.
Si l'on exécutait tout de suite,—mais non—mon père
_prend des temps _de solennité.
C'est le latin.—C'est le souvenir des pères qui assassinent
leurs fils dans l'histoire: Caton, Brutus. Il ne pense pas à
m'assassiner, mais au fond, je suis sûr qu'il se trouve
lâche, et il voudrait que son fils, que_ Bruticule_ lui en sût
gré; et chaque fois que je fais un geste, ou que je dis un
mot un peu vif, il fronce les sourcils, serre les lèvres (ça doit
le fatiguer beaucoup, ce digne homme!) et il semble me
dire: «Tu oublies donc que tu ne vis que par charité, et que
je pourrais te donner un coup de hache, te livrer au
licteur?»
Il reste antique jusqu'à ce que le nez lui chatouille; ou qu'il
ne puisse plus y tenir.
Il s'épuise à la fin, à force de vouloir paraître amer, et il est
forcé de se desserrer la mâchoire de temps en temps.

Jamais il n'a été si Brutus qu'aujourd'hui.


Il a rejeté le gland de son bonnet grec, comme s'il y avait
de la faiblesse dedans, et il se tient dans le fauteuil comme
si c'était une chaise curule.
«Vous êtes mon fils, je suis votre père.»
—Oh! oui, tu peux en être sûr, Antoine! a l'air de dire ma
mère.
—Il y avait à Rome une loi (m'écoutez-vous, mon fils?) qui
donnait au père déshonoré, dans la personne d'un des
siens, le droit de faire mourir ce… ce… ce sien… suum.»
Il s'embrouille.

PHILOSOPHIE

«Tu feras ta philosophie jusqu'à Pâques, et à Pâques tu te


présenteras au baccalauréat.»
Telle est la décision adoptée.
On me regarde un peu quand je reparais dans la cour des
classes.
On m'entoure, et l'on me dévisage. Un garçon qui revient
de
Paris… jugez!…

Le professeur est un jeune homme qui, sorti le premier de


l'École normale, a été reçu à l'agrégation le premier; qui
arrive toujours le premier au cours, et qui se présente
toujours le premier à l'économat pour toucher ses
appointements. Il loge au premier, dans une maison au
fond d'une rue lugubre. Au théâtre, il va aux premières, et
au premier rang.
C'est sa mère qui a fait cette combinaison.
«Je veux que tu sois partout, partout, le premier.»

Ce professeur me traite assez bien. Il compte sur moi pour


faire le péripatéticien chez lui, dans son jardin.
Il avait du monde autrefois, à qui il faisait tirer de l'eau pour
arroser son potager; il n'a plus personne.
Il pense que moi, fils de collègue—qui suis d'Éleusis aussi,
— j'ai l'étoffe d'un disciple et d'un tireur d'eau.
Je ne sais comment il a été nommé à ce poste-là.
Je trouvais mes professeurs de rhétorique ennuyeux à
Paris, mais l'on m'assurait qu'il y avait parmi les
professeurs de philosophie des gens qui raisonnaient, qui
pensaient, qui avaient la tête pleine.
Une fois même, il y en avait un qui était venu serrer la main
du journaliste, quoique ce journaliste fût républicain.
J'avais grande idée de ces chercheurs de vertu.
Mais celui-ci est vraiment comique!

EN CLASSE

«M. Vingtras, quelles sont les preuves de l'existence de


Dieu?»
Je me gratte l'oreille.
«Vous ne savez pas?»
Il paraît étonné, il a l'air de dire: «Vous qui arrivez de Paris,
voyons!
—Gineston, les preuves de l'existence de Dieu?
—M'sieu, je ne sais pas, il manque des pages dans mon
livre.
—Badigeot?
—M'sieu, il y a le consensus omnium!
—Ce qui veut dire?… (Le professeur prend les poses de
Socrate accouchant son génie.)
—Ce qui veut dire…—Pitou, souffle-moi donc!
—Ce qui veut dire (reprend le professeur aidant le malade)
que tout le monde est d'accord pour reconnaître un Dieu?
—Oui, m'sieu.
—Ne sentez-vous pas qu'il y a un être au-dessus de
nous?»
Badigeot regarde attentivement le plafond! Rafoin y a
lancé le matin un petit bonhomme en papier qui pend à un
fil au bout d'une boulette de pain mâché.
«Oui, m'sieu, il y a un bonhomme là-haut.
—Bonhomme, bonhomme (dit le professeur qui est myope
et n'a pas vu ce qui pend au plafond), mais c'est aussi le
Dieu de la Bible. Sa droite est terrible!»
Le mot ne lui a pas déplu, cependant.
«J'aime cette familiarité, tout de même», disait-il en sortant
de la classe. «Il y a un_ bonhomme_ là-haut!… Ce cri d'un
enfant pour désigner Dieu!»
Il en a parlé en haut lieu.
«Qu'en dites-vous, monsieur le proviseur? N'est-ce pas
l'enfant qui ne sait rien, parlant comme le vieillard qui sait
tout?— Oui, il y a un bonhomme là-haut!»

À la classe suivante il s'adresse de nouveau à Badigeot et


commence en lui rappelant le mot:
«Il y a un bonhomme là-haut?»
—Non, m'sieu, il n'y est plus. Il tenait mal et il est tombé.»

MON ÂME

Le professeur m'a mis aux_ facultés de l'âme._


Les autres n'y sont pas encore, il fait cela pour moi.
Ce n'est qu'après Pâques qu'on sait comment l'âme est
faite dans ce collège-ci.
Il y a sept facultés de l'âme.
«Comptez sur vos doigts, c'est plus facile», me dit le
maître.

On annonce à Nantes l'arrivée d'un professeur de Faculté


célèbre,
M. Chalmat. Chalmat lui-même est dans nos murs!
Il a connu mon père à Paris, au moment de l'agrégation.
Ils dînaient à côté l'un de l'autre, dans un restaurant à prix
fixe. M. Chalmat sortit le premier, oubliant un manuscrit,
que mon père prit. Il y avait l'adresse, et il put rapporter le
paquet à son propriétaire désespéré.
«Quand vous aurez besoin de moi, dit le philosophe, je
suis là.»
Il était là, en chair et en os, par hasard, et par hasard aussi
il y avait un appartement meublé dans notre maison, ce qui
fit de lui notre voisin.
M. Chalmat dormait sur le même carré que nous.
Il dormait peu, et la nuit il parlait tout haut. Je l'entendais qui
disait: «Il y en a HUIT, HUIT! Oui, il y en a HUIT.»

Il voulut me faire un cadeau.


Il nous prit à part, mon père et moi; il nous parla à coeur
ouvert.
«Mes amis, dit-il (il m'honorait moi-même de ce nom), je
désire vous payer du service que vous m'avez rendu jadis,
en sauvant mon manuscrit. Je n'ai pas de fortune, mais je
vous donnerai ce que j'ai, le résultat de vingt ans de
réflexions et de travail!»
Mon père semble dire: «c'est trop».
«Non, non! Écoutez-moi bien.»
Nous retenons notre souffle, on aurait entendu voler une
mouche.
«On vous dit qu'il y a sept facultés de l'âme? Il y en a huit!»
On me trompait donc? on me volait d'une? Pourquoi? Que
signifie?
«Oui, oui, c'est comme ça», et M. Chalmat me montrait ses
cinq doigts de la main droite et trois autres couchés dans
la main gauche.
Il a ajouté avec bonté:
«Servez-vous de la découverte, je vous y autorise; on
l'ignore encore, dans deux mois seulement ce sera dans
mes livres.»
Rennes, lundi.
Je suis arrivé ce matin. Demain, la version. Mon père
voulait me suivre à Rennes, mais il est forcé de rester avec
ses pensionnaires.

Mardi.
Je suis le second en version.
J'ai fait encore trop près du texte, sans cela j'aurais été le
premier.

Cette après-midi, l'examen.


Je repasse, je repasse, comme si je pouvais avaler le
Manuel en trois bouchées.
«Monsieur Vingtras!»
C'est mon tour.
On tire les boules.
«Traduisez-moi ceci, traduisez-moi cela.»
Je traduis comme un ange.
«On voit, dit publiquement le doyen, non seulement que
vous avez été bercé sur les genoux d'une tête universitaire,
mais encore que vous vous êtes abreuvé aux grandes
sources, que vous avez passé par cette belle école de
Paris, à laquelle nous avons tous appartenu. (Se ravisant.)
Ah! non, pas tous; il y a notre collègue M. Gendrel.»
M. Gendrel est le professeur de philosophie. Il est licencié
d e province, docteur ès lettres de province; il n'a pas bu
aux fortes sources comme eux, comme moi, et, comme
c'est un cafard, à ce qu'on dit, le doyen le pique chaque
fois qu'il le peut. Il m'a pris pour prétexte à l'instant.
M. Gendrel est jaune, jaune comme un coing, avec des
lunettes comme celles de Bergougnard.

Je passe par le professeur de mathématiques avant


d'arriver à lui.
Je ne sais pas grand-chose de ce qu'on me demande,
mais l'éloge qu'on vient de m'adresser publiquement
engage le professeur à être indulgent.
«Qu'est-ce que le pendule compensateur?
—C'est un pendule qui compense.
—Bien, très bien!»
Se penchant à l'oreille du doyen:
«Il est intelligent.»
Se retournant vers moi:
«Et la machine pneumatique, quel est son usage?
—La machine pneumatique?…
—Oh! je ne vous demande pas grands détails. C'est pour
faire le vide, n'est-ce pas? Et si on met des oiseaux
dedans, ils meurent. Bien, très bien!»
Il reprend:
«Vous avez en géométrie la section d'un cône?»
Oui, mais il me faut un chapeau pour faire une bonne
démonstration, comme avec les plâtres du vieil Italien, et je
la fais à la bonne franquette.
Prenant un chapeau qui me tombe sous la main, et d'où je
retire un vieux mouchoir, je coupe mon cône.
On rit dans la salle parce que la coiffe est très grasse et le
mouchoir très sale; les examinateurs me regardent avec un
sourire de bonne humeur.
Le professeur de mathématiques, qui décidément veut
faire sa cour au doyen (il doit épouser sa fille), me parle à
son tour:
«Monsieur, on voit que vous préférez Virgile à Pythagore;
mais comme le disait si bien monsieur le doyen tout à
l'heure, vous avez bu aux grandes sources séquanaises, et
Pythagore même en a profité.»
Murmure flatteur.
Encore un coup à Gendrel!
C'est à lui que j'ai affaire maintenant.
Il me fixe: ses lunettes flamboient comme des pièces de
cent sous toutes neuves.
Il lui prend l'envie de se moucher.
Il cherche son mouchoir, c'est lui que j'ai retiré tout à l'heure
et remis dans la coiffe si grasse.
C'était le chapeau de Gendrel.
Je suis perdu!
Il m'en veut pour les allusions que le doyen a lancées contre
lui sous mon couvert; il m'en veut pour la coiffe et le
mouchoir.
Il ne me laisse pas le temps de me reconnaître.
«Monsieur, vous avez à nous parler des facultés de l'âme.»
(D'une voix ferme): «Combien y en a-t-il?»
Il a l'air d'un juge d'instruction qui veut faire avouer à un
assassin, ou d'un cavalier qui enfonce un carré avec le
poitrail de son cheval.
«Je vous ai demandé, monsieur, combien il y a de facultés
de l'âme?»
Moi, abasourdi: «Il y en a HUIT.»

………………………………

Stupeur dans l'auditoire, agitation au banc des


examinateurs!
Il y a un revirement général, comme il s'en produit
quelquefois dans les foules, et l'on entend: huit, huit, huit.
Pi—houit!…

J'attends l'opinion de Gendrel. Il me regarde bien en face.


«Vous dites qu'il y a huit facultés de l'âme? Vous ne faites
pas honneur à la source des hautes études à laquelle
monsieur le doyen vous félicitait si généreusement de vous
être abreuvé, tout à l'heure. Dans le collège de Paris où
vous étiez, il y en avait peut-être huit, monsieur. Nous n'en
avons que sept en province.»
Les examinateurs, qui lui en veulent, ne peuvent cependant
accepter ma théorie des huit publiquement, et je vais
porter la peine d'avoir lancé à un examen une franchise qui
avait besoin de volumes et d'hommes célèbres pour la
faire accepter.
Le doyen rentre et dit sèchement: «Monsieur Vingtras est
appelé à se présenter à une autre session.»
La foule se retire en se demandant qui je suis, ce que je
veux, et où l'on en arriverait si l'on jouait ainsi avec l'âme; je
renverse les bases sur lesquelles repose la conscience
humaine.
Je n'y tiens pas du tout, moi! C'est la faute à M. Chalmat,
qui m'a dit qu'il y en a huit. Je ne suis pas un instrument aux
mains d'une secte ou d'une faction.
J'ai dit ce qu'il m'a dit!
Il n'y a donc que sept facultés de l'âme: j'en perds une,—je
m'en fiche,—mais je serai forcé de me représenter devant
la Faculté de Rennes,—et je ne m'en fiche pas. Je suis
bien triste…

Mon père me reçoit, les lèvres serrées, le front plissé, l'oeil


cave.
C'est qu'il n'est pas seulement blessé dans ma personne! Il
l'est dans son propre orgueil!
Un élève qui lui en veut a retourné le poignard dans la
plaie.
Le soir du même jour où l'on apprit que j'étais refusé, on
lisait sur notre porte:

À LA BOULE NOIRE
AUBERGE DES RETOQUÉS
AGRÉGATION ET BACCALAURÉAT
(On porte tout de même des participes en ville)
_On porte tout de même des participes en ville! _c'est-à-
dire qu'on donne des répétitions tout de même et qu'on
demande vingt-cinq francs par mois, tout comme si on
avait été reçu d'emblée, comme si on avait passé des
agrégations du premier coup, et comme si le fils de la
maison avait jonglé avec des blanches!…

«Jacques, il vaut mieux que tu ne te mettes pas à table


avec nous.»
Ma pauvre mère ne vit plus. Elle assiste chaque jour à des
scènes pénibles.
Mon père me reproche le pain que je mange.
On m'apporte des provisions dans ma chambre, comme à
un homme qui se cache.
«Oh! je ne veux plus de cette vie! Je veux repartir pour
Paris.
—Dans ces habits?» dit ma mère en regardant mes
hardes.
Je serai donc toujours écrasé par mon costume!
Ah! je partirai tout de même!
Mon père a eu vent de ce propos.
«S'il part, dis-lui que je le ferai arrêter par les gendarmes.»
Legnagna m'avait déjà menacé d'eux…
Vous voulez faire de moi un gibier de prison, mon père?
Il a donc le droit de me faire prendre, il a le droit de me
traiter comme un voleur, il est maître de moi comme d'un
chien…
«Jusqu'à ta majorité, mon garçon!»
Il a dit cela avec emportement, en tapant sur un livre qui
s'appelle le Code; je le retrouve le soir dans un coin, ce
vieux livre. Je le lis en cachette, à la lueur du réverbère qui
éclaire ma chambre.
«Peut être enfermé, sur l'ordre de ses parents, etc.»

Me faire arrêter?—Pourquoi?
Parce que je ne veux pas qu'il dise que je ne gagne pas la
pâtée que je mange,—parce que je ne veux pas qu'il
s'amuse à me frapper, moi qui pourrais le casser en deux,
—parce que je veux avoir un état, et que ça l'humilie de
penser que lui, qui a tant lutté pour avoir une toge roussie, il
aura un fils qui aura une cotte, un bourgeron!
Il me fera mettre les menottes peut-être et ordonnera aux
gendarmes de serrer dur si je résiste. Et cela, parce que je
ne veux pas être professeur comme lui.
Je comprends. C'est que j'insulte toute sa vie en déclarant
que je veux retourner au métier comme nos grands-
parents! Dire que je désire entrer en atelier, c'est dire qu'il
a eu tort de lâcher la charrue et l'écurie.
Il me ferait donc conduire de brigade en brigade; si ce
n'est pas ce soir, ce sera demain, ou dans un mois.
Jusqu'à vingt et un ans, il le peut.
On a pensé à moi pour une leçon.
Mes succès de collège m'ont fait une réputation; et puis
quelques personnes, devinant peut-être le drame muet qui
se joue chez nous, veulent me montrer de l'amitié.
L'une de ces personnes s'adresse à ma mère; c'est une
dame qui veut que j'apprenne un peu de latin à son fils. Ma
mère a répondu:
«Madame, je serais bien contente s'il pouvait gagner un
peu d'argent, parce qu'il se disputerait moins avec son
père. Ils sont bons tous deux, dit-elle, mais ils se
chamaillent toujours.—Il faudrait, par exemple, que vous
parliez à M. Vingtras pour qu'il achète une culotte à
Jacques, si vous ne voulez pas (esquissant un sourire) qu'il
aille chez vous tout nu—sauf votre respect. Je vous dis ça
comme une paysanne; c'est que je suis partie de bas.—
J'ai gardé les vaches, voyez-vous!»
J'entends cela de la chambre où je suis. Pauvre mère!

La personne qui venait chercher la leçon s'en va, ayant


peur de recevoir une carafe à la tête, quelque bouteille
égarée de son chemin,—si mon père rentrait et que nous
nous prissions aux cheveux. Puis elle ne se sent pas le
courage de parlementer pour ma culotte. En un mot, on a
gardé des animaux dans notre famille, et elle vient chercher
un professeur et non pas un berger.
Ma mère attend une réponse. (On doit lui écrire.)
«Je lui ai pourtant dit ce qu'il fallait dire, fait-elle en croisant
les bras; oh! ces riches, ces riches!…»
Ah! cette paysanne!
Ma réputation de fort en thème me fait retrouver pourtant
une leçon; mais mon père, afin de m'humilier, ne me laisse
pas même prendre dans sa garde-robe une culotte neuve.
Mes habits ne tiennent pas.
Je suis forcé de m'asseoir de côté.
Je tremblai si fort un jour où l'on me dit:
«Donnez donc votre leçon dans le jardin, M. Vingtras, et
ôtez votre paletot. Il fait si chaud! Vous suez à grosses
gouttes.
—Oh! non, au contraire, merci.»
Je ruisselle.
«Il a l'air timide, un peu inquiet, votre fils, dit-on à ma mère,
qu'on n'attendait pas, mais qui est venue un jour pour
demander si l'on était content de moi et pour parler en ma
faveur.
—Ne vous y fiez pas! et si vous avez des demoiselles qui
ont de beaux yeux, ne les laissez pas trop courir quand il
est là. Il y a déjà eu des histoires! Il est parisien pour ça,
allez! et avant même d'aller à Paris, il avait (elle fait des
cornes sur son front avec les doigts), oui, oui, comme je
vous dis!…»
On me chasse le lendemain.
Mais j'étais engagé pour un mois, et l'on me paye le mois
entier.
«Cinquante francs.»

Avec cet argent-là, je vais me commander des habits. Ma


mère intervient. «Je te les ferai moi-même, nous
achèterons du drap.
—Oh! non, par exemple, non!
—Mon fils ne m'aime plus, conte-t-elle, le soir, à une
voisine qui a sa confiance.—S'il me laissait choisir le drap
encore!»
J'achète un costume tout fait.
Ma mère me suit en cachette et pendant que je traite elle
demande à parler en particulier au patron de
l'établissement et lui explique mon histoire. «Donnez-lui du
solide, murmure-t-elle, les larmes aux yeux!»

Je vois un peu plus de monde, maintenant que je suis


propre. Ma mère me prie de l'accompagner chez des gens
qu'elle connaît.
Elle en est si contente et si fière!
Mais au milieu d'une conversation elle dit tout à coup:
«Comme ça fronce! Et comme on voit qu'il n'y a qu'une
demi-doublure! Si tu te tenais comme ça au moins, ça
cacherait!» (et elle me tire mon gilet pour le faire aller, elle
tripote ma cravate).
Claquant la langue tristement, elle ajoute:
«Tu peux te vanter d'avoir choisi du salissant! Et il n'a
seulement pas demandé des morceaux!»

Mon père sent que je suis ulcéré, et un jour où il me voyait


pâlir, il eut peur de mon désespoir.
«Ton fils a voulu s'empoisonner», dit-il à ma mère.
Il en est à croire cela.
La pauvre femme reste muette, glacée.
Il est d'ailleurs las, lui-même, de la vie que nous menons
sous le même toit. La maison a l'air d'une maison maudite.

«Dis-lui de m'écrire ce qu'il compte faire.»


C'est le dernier mot qu'il adresse à ma mère, après cette
soûleur du suicide.
C'est affreux de prendre cette grande feuille de papier vide
pour écrire à, son père. Il faut mettre vous.

Je dis vous pour la première fois.


Je ne vois pas bien avec la chandelle.
«Mère, donne-moi donc une bougie.
—Ça n'éclaire pas mieux, va, c'est un peu plus propre,
mais ça éclaire moins bien, et c'est beaucoup plus cher,
vois-tu!»
J'écris à mon père! Je rature, et je rature!
Tout en écrivant, il m'est venu de la sensibilité, j'ai peur de
paraître faible.
Je recommence; c'est difficile et douloureux.
Ah! ma foi, non! et je déchire encore…
Je vais mettre deux lignes seulement,—pas deux lignes,—
quatre mots. Ça m'évitera ce «vous», et ce que je veux
dire y sera tout de même. J'écris simplement ceci:

Je veux être ouvrier.


«Ton père est furieux», me glisse à l'oreille ma mère, qui
vient de remettre le bout de papier.
Il me rencontre dans un corridor:
«Tu te f… de moi, dis…?»
Il lève la main, et j'ai cru qu'il allait m'écraser.
L'abîme est creusé,—il va arriver un malheur.

25 La délivrance
Le malheur est arrivé!
Je sors quelquefois, le soir—bien rarement. Que dirais-je
aux gens que je rencontrerais? Je n'ai pas le sou pour aller
au café où les collégiens vont. Je ne veux pas me laisser
offrir et ne pas payer: je suis trop pauvre pour cela. C'est
quand j'ai de l'argent dans ma poche que j'accepte, parce
que je sens que l'on ne me fait pas l'aumône et qu'à mon
tour je puis régaler.
Mais il y a longtemps que je n'ai plus rien—même un sou.
J'avais fait un peu d'argent avec mes livres de prix. La
Poésie au seizième siècle, par Sainte-Beuve, un Bossuet,
et les oeuvres de M. Victor Cousin.
Ma mère trouvant cinq francs dans ma poche m'avait
demandé où je les avais pris. Elle avait l'air de croire que
c'était le produit d'un vol ou d'un assassinat. «Il se sera
laisser entraîner par les mauvais conseils. Ce sont les
mauvais conseils qui perdent les jeunes gens.»
Qui me donnerait des conseils?—Des copains? Je suis
plus vieux qu'eux, même s'ils ont mon âge. On ne les a pas
battus tant que moi. Ils n'ont pas connu Legnagna et la
maison muette.—Des vieux? les collègues de mon père?
Ils ont bien assez à faire de nouer les deux bouts, et puis ils
ne savent que ce qui se passait chez les anciens, et n'ont
pas le temps,—à cause des répétitions,—de juger ce qui
se passe autour d'eux.
J'avais dit à ma mère d'où venaient ces cinq francs.
Elle avait levé les mains au ciel.
«Tu as vendu tes livres de prix, Jacques!…»
Pourquoi pas? Si quelque chose est à moi, c'est bien ces
bouquins, il me semble! Je les aurais gardés, si j'avais
trouvé dedans ce que coûte le pain et comment on le
gagne. Je n'y ai trouvé que des choses de l'autre monde!—
tandis qu'avec l'argent, j'ai pu acheter une cravate qui
n'était pas ridicule et aller aussi prendre un gloria aux Mille-
Colonnes. J'y lis la _feuille _de Paris, qui sent encore
l'imprimerie, quand le facteur l'apporte.
Mais je me suis trouvé un soir face à face avec mon père
qui passait. Il m'a insulté, d'un mot, d'un geste.
«Te voilà, fainéant?»
Et il a continué son chemin.
Fainéant?—Ah! j'avais envie de courir après lui et de lui
demander pourquoi il m'avait jeté entre les dents, et sans
me regarder en face, ce mot qui me faisait mal!
Fainéant!—Parce que, dans le silence glacial de la
maison, ce travail de bachot et cet acharnement sur les
morts m'ennuient, parce que je trouve les batailles des
Romains moins dures que les miennes, et que je me sens
plus triste que Coriolan! Oh! il ne faut pas qu'il m'appelle
fainéant!
Fainéant!
Si mon père était un autre homme, j'irais à lui, et je lui
dirais:
«Je te jure que je vais travailler, bien travailler, mais n'aie
plus vis-à-vis de moi cette attitude cruelle!»
Il me renverrait comme un menteur. J'ai bien vu cela, quand
j'étais plus jeune.
Deux ou trois fois, quand il allait m'humilier ou me battre, je
lui promis, s'il ne le faisait point, de tenir n'importe quelle
parole il voudrait. Il avait fait fi de mes engagements, et je
lui en avais voulu, tout enfant que je fusse, de si peu croire
au courage de son fils.
Aujourd'hui encore il me rirait au nez et il croirait que je
caponne!
Allons! je vivrai à côté de lui comme à côté d'un garde-
chiourme, et je travaillerai tout de même! C'est dit.
Mais, le lendemain soir, ma mère venait m'annoncer, tout
effrayée, que mon père ne voulait plus que je restasse
dehors et que je courusse les cafés comme un vagabond. Il
fallait être rentré à huit heures, ou sinon je coucherais dans
la rue.

J'y ai couché.
C'est long, une nuit à assassiner, et vers deux heures du
matin il a plu. J'étais trempé jusqu'aux os, j'avais les pieds
glacés, et je me cachais sous les auvents des portes.
J'avais peur aussi des sergents de ville! J'ai tourné, tourné,
autour de la maison. À dix heures, elle avait été fermée,
suivant la menace. J'avais trouvé le verrou mis.
Demain encore, je le trouverai tiré si mon père a autant de
courage que moi.
Je ne tiens pas à rôder dans les rues. J'aimerais mieux
être dans ma chambre, mais on a l'air de me menacer. Je
ne veux pas paraître avoir peur, et je grelotte, et mes dents
claquent.
Comme c'est froid, quand le soleil se lève!

Je ne suis rentré que quand mon père devait être au


collège, à huit heures et demie du matin.
Il n'était pas sorti. C'est la première fois, depuis la scène
sanglante avec ma mère, qu'il a manqué la classe.
M'avait-il vu et m'attendait-il? Était-il malade de fureur?
La porte était à peine poussée qu'il s'est jeté sur moi. Il
était blanc comme un mort.
«Gredin, dit-il, je vais te casser les bras et les jambes!»

Dans la maison, une heure après.


«Qu'y a-t-il?
—Il y a le fils Vingtras, qui a voulu assassiner son père!»
Je n'ai pas essayé d'assassiner mon père. C'est lui qui
m'aurait volontiers estropié; il répétait:
«Je te casserai les bras et les jambes.»
«Eh bien, non! Vous ne casserez les bras et les jambes à
personne.
Oh! je ne vous frapperai pas! Mais vous ne me toucherez
point.
C'est trop tard; je suis trop grand.»

BAS LES MAINS! OU GARE À VOUS!

Minuit.
Mon père me fera arrêter, bien sûr.
La prison demain, comme un criminel.
Ma vie sera une vie de bataille. C'est le sort de celles qui
commencent comme cela. Je le sens bien.
Je ne resterais en prison qu'une semaine, pas plus, que je
serais tout de même montré au doigt pour longtemps dans
cette province.
L'idée m'est presque venue d'en finir.
Si je me tuais cette nuit, pourtant, ce serait mon père qui
m'aurait assassiné!
Et qu'ai-je fait de mal? des fautes de quantité et de
grammaire, voilà tout. Puis j'ai, sur un faux renseignement,
dit qu'il y avait huit facultés de l'âme quand il n'y en a que
sept.—Voilà pourquoi je me pendrais à cette fenêtre?
Je n'ai pas un reproche à m'adresser.
Je n'ai pas même une bille _chipée _sur la conscience.
Une fois mon père me donna trente sous pour acheter un
cahier qui en coûtait vingt-neuf; je gardai le sou. C'est mon
seul vol. Je n'ai jamais rapporté, oh! non! ni _cané__[12]__
_quand il fallait se battre.
Si c'était à Paris, encore! En sortant de prison, on me
serrerait la main tout de même. Ici, point!
Eh bien! je ferai mon temps ici, et j'irai à Paris après; et
quand je serai là, je ne cacherai pas que j'ai été en prison,
je le crierai! Je défendrai les DROITS DE L'ENFANT,
comme d'autres les DROITS DE L'HOMME.
Je demanderai si les pères ont liberté de vie et de mort sur
le corps et l'âme de leur fils; si M. Vingtras a le droit de me
martyriser parce que j'ai eu peur d'un métier de misère, et
si M. Bergougnard peut encore crever la poitrine d'une
Louisette.
Paris! oh! Je l'aime!
J'entrevois l'imprimerie et le journal, la liberté de se
défendre, la sympathie aux révoltés.
L'idée de Paris me sauva de la corde ce jour-là. Je
tourmentais déjà ma cravate.

Encore des cris, des cris! C'est deux jours après.


Ma mère, éperdue, entre dans ma chambre.
«Jacques, viens, viens!»
On était en train d'insulter mon père. Il avait, quelques jours
auparavant, frappé un de ses élèves, et voilà que dans la
maison où la veille il avait failli me tuer, les parents de
l'enfant calotté venaient exiger une réparation. On voulait
que M. Vingtras fît des excuses, demandât pardon; et
comme M. Vingtras balbutiait, on lui mettait le poing sous
le nez.
Ils étaient deux, le père et le frère aîné, un vieux et un jeune.
«Qu'y a-t-il?
—Il y a, disait le jeune, que votre père s'est permis de gifler
mon frère. S'il n'était pas si décati, c'est moi qui le giflerais.
—Malheureux!»
Je l'ai pris à bras-le-corps. Ah! il ne pèse pas lourd! et le
vieux non plus. Par la porte, allons! Un peu plus, ils étaient
en morceaux.
Ils amassaient du monde dans la rue.
«Viens donc, me crie le frère aîné écumant.
—Eh! je viens!»

On nous a séparés à grand-peine. Il a dix-huit ans, c'est un


saint-cyrien, il est courageux, mais je le règle. Je le tiens
comme j'ai vu l'oncle Chadenas tenir des cochons. Je ne
veux pas lui faire de mal, maintenant qu'il est à terre.
Seulement il bouge encore. On me tire par les cheveux.
On me l'a à peine ôté des mains qu'il me jette une carte
par-dessus la foule. «Si c'était devant une épée, tu ferais
moins le fier. C'est l'épée qui est mon arme, à moi», et il
gesticule, et il en conte!…
L'imbécile!
«Hé, Massion, veux-tu aller lui dire que s'il ne se tait pas, je
vais le casser de nouveau, mais que s'il se tait, je me
battrai à l'épée avec lui.»

Prairie de Mauves, 7 heures du matin.


Ça s'est arrangé sans que chez nous on en sût rien. Tout le
collège en parle, par exemple, mais mon père est au lit
avec la fièvre,—le médecin a même ordonné qu'on le
laissât reposer,— ce qui me donne ma liberté.
J'ai trouvé des témoins: tous ceux de mes anciens
condisciples qui ont un brin de moustache et veulent entrer
à Saint-Cyr ou à la Navale s'offrent pour la chose.
«Vous êtes bien jeune, dit quelqu'un mêlé aux pourparlers.
—J'ai dix-huit ans.»
Je mens de deux ans, voilà tout.
On se demande tout bas si au dernier moment je ne
_fouinerai _pas devant Saint-Cyr.
Ils ne savent pas que la vie m'embête, qu'un duel est
comme un paletot neuf non choisi par ma mère, que c'est
la première fois que je fais acte d'homme. C'est que j'en ai
envie; nom d'un tonnerre! Si le saint-cyrien ne voulait plus,
je l'y forcerais.
Je suis ému tout de même! Je vais peut-être avoir l'air si
gauche?
Mais je me ferai tuer tout de suite si l'on rit.

Nous sommes sur le terrain.


«Avancez, messieurs!»
Les témoins sont plus inquiets que nous, et puis ils ont peur
de rater le cérémonial.
L'autre ne vient donc pas?… Il a engagé le fer, puis a fait
un bond en arrière et il me laisse là.
J'ai l'air d'un chien qui a perdu son maître.
Il ne vient pas, j'avance.
Cri du médecin!
«Quoi donc?
—Vous êtes blessé.
—Moi?
—Vous avez la cuisse pleine de sang.»
Je ne sens rien.
«Recommençons, recommençons ça!»
Et croyant que c'est le grand genre de bondir en arrière
comme a fait l'autre, je bondis.
«Mais c'est un saltimbanque!» dit le chirurgien.
Enfin on m'amène à lui. Je ne sais pas encore pourquoi.
«Le gras de la cuisse traversé!
—Vous croyez?
—Et quinze jours sans marcher!»
Oh! je n'ai pas grand endroit où aller!
Je suis donc blessé, il paraît. En effet, ça saigne.
Le saint-cyrien me serre la main et me dit: «Je regrette…»
Moi, je ne regrette rien. C'est un quart d'heure de passé, et
j'ai vu que ça ne me faisait pas plus qu'un cautère sur une
jambe de bois.
J'avais laissé un mot à ma mère le matin: «Je suis chez un
camarade.»
Elle a même fait cette remarque:
«C'est mal pendant que son père est malade.»

Je suis revenu en voiture. Il a fallu de l'argent pour cette


voiture; je n'en avais pas. En arrivant, j'ai dû demander
trente sous à ma mère qui m'a cru fou.
«Il prend des voitures, maintenant!»
L'escalier est noir.
J'ai monté en me tenant la jambe, sans rien dire, et, sous
prétexte de migraine (on croit que j'ai bu), je suis allé me
fourrer dans mon lit.
Mais une voisine,—à peine étais-je dans les draps, lui a
conté toute l'histoire. Ma mère lâche le chevet de son
époux pour le mien.
«Jacques, tu as été en duel!
—Et mon père, comment va-t-il?»

Il est dans la chambre à côté de la mienne depuis ce matin.


Le médecin a fait observer qu'il y avait plus d'air. Ma mère
retourne à lui.
Je ne comprends pas bien ce qu'ils disent, mais on parle
de moi, elle raconte l'histoire. Je saisis des bribes.
Un bruit qui se faisait dans l'escalier s'éteint et j'entends
tout.
C'est mon père qui parle avec émotion:
«Oui, quand il sera guéri, il partira.
—Pour Paris?
—Pour Paris.
—Il n'est pas blessé grièvement, n'est-ce pas? Ce n'est
rien, au moins?
—Je t'ai dit que non.»
Un silence.
«C'est pour moi qu'il s'est battu… Après la scène de la
veille!…»
Il semble que sa voix tremble.
«Oui, oui… il vaut mieux que nous nous séparions. De loin,
nous ne nous querellerons pas. De près, il me haïrait!… Il
me hait peut-être déjà! Mais c'est plus fort que moi! Ce
professorat a fait de moi une vieille bête qui a besoin
d'avoir l'air méchant, et qui le devient, à force de faire le
croquemitaine et les yeux creux… Ça vous tanne le
coeur… On est cruel… J'ai été cruel.
—Comme moi, dit ma mère… Mais je le lui ai dit un jour à
Paris, je lui ai presque demandé pardon, et si tu avais vu
comme il a pleuré!
—Toi, tu as su lui dire, moi je ne saurais pas. J'aurais peur
d e blesser la discipline. Je craindrais que les élèves, je
veux dire que mon fils ne rie de moi. J'ai été pion, et il m'en
reste dans le sang. Je lui parlerai toujours comme à un
écolier, et je le confondrai avec les gamins qu'il faut que je
punisse pour qu'ils me craignent et qu'ils n'attachent pas
des rats au collet de mon habit… Il vaut mieux qu'il parte.
—Tu l'embrasseras avant de partir.
—Non. Tu l'embrasseras pour moi. Je suis sûr que j'aurais
encore l'air chien sans le vouloir. C'est le professorat, je te
dis!… Tu l'embrasseras… et tu lui diras, en cachette, que
je l'aime bien… Moi, je n'ose pas.»

«Madame, madame!
—Quoi donc!
—Il y a les agents en bas!
—Les agents!»
Il y a, en effet, des étrangers dans l'escalier, et j'entends
parler.
«Nous venons pour emmener votre fils.
—Parce qu'il s'est battu?»
Elle remonte vers mon père.
«Plus bas, plus bas, mon amie, c'est moi qui avais écrit
pour qu'on se tînt prêt à l'arrêter, depuis huit jours déjà!…
J'avais signé, après cette scène… Oh! j'ai honte… Il
n'entend pas, dis, au moins, à travers la cloison?»
………………………………
J'entends.
Quel bonheur que j'aie été blessé et que je sois couché
dans ce lit! Je n'aurais jamais su qu'il m'aimait.
Ah! je crois qu'on eût mieux fait de m'aimer tout haut! Il me
semble qu'il me restera toujours, de ma vie d'enfant, des
trous de mélancolie et des plaies sensibles dans le coeur!

Mais aussi j'entre dans la vie d'homme, prêt à la lutte, plein


de force, bien honnête. J'ai le sang pur et les yeux clairs,
pour voir le fond des âmes; ils sont comme cela, ai-je lu
quelque part, ceux qui ont un peu pleuré.
Il ne s'agit plus de pleurer! il faut vivre.
Sans métier, sans argent, c'est dur; mais on verra. Je suis
mon maître à partir d'aujourd'hui. Mon père avait le droit de
frapper… Mais malheur maintenant, malheur à qui me
touche!— Ah! oui! malheur à celui-là!
Je me parle ainsi, la cuisse tendue dans mon lit de blessé.
Huit jours après, le chirurgien vient, défait le bandage et dit:
«Grâce à mon pansement,—un nouveau système,—vous
êtes guéri; vous pouvez vous lever aujourd'hui et vous
pourrez sortir demain.»
Ma mère remercie Dieu.
«Oh! j'ai eu si peur!… S'il avait fallu te couper la jambe!—
je vais t'apprendre une nouvelle maintenant…»
Elle me conte tout ce que je sais, ce que j'ai entendu à
travers la cloison.

«Tu vas me quitter!» dit-elle en sanglotant.


Je veux me lever tout de suite pour ramasser un peu mes
livres, faire ma petite malle, et je lui demande mes habits.
Ce sont ceux du duel.
Ma mère les apporte. Elle aperçoit mon pantalon avec un
trou et taché de sang.
«Je ne sais pas si le sang s'en ira… la couleur partira
avec, bien sûr…»
Elle donne encore un coup de brosse, passe un petit linge
mouillé, fait ce qu'il faut,—elle a toujours eu si soin de ma
toilette! —mais finit par dire en hochant la tête:
«Tu vois, ça ne s'en va pas… Une autre fois, Jacques,
mets au moins ton vieux pantalon!»

[1] Religieuse qui ne vit pas dans un couvent.


[2] Sorte de cataplasme.
[3] Il s'agit d'une question de grammaire.
[4] Dictionnaire utilisé pour écrire des vers latins.
[5] Dictionnaire de grec.
[6] Auteur de chansons très populaire.
[7] Drapeau.
[8] Civis: citoyen, commilito: compagnon
d'armes.
[9] « Donnez des lys à pleines mains. » (Virgile,
Énéide, VI, 863.)
[10] « Je tombe sans gloire, les armes brisées. »
[11] Conducteur, cocher.
[12] Fuit.

End of the Project Gutenberg EBook of L'enfant, by Jules


Vallès
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L'ENFANT ***
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