Toxic Hell (Anita Rigins)
Toxic Hell (Anita Rigins)
Toxic Hell (Anita Rigins)
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Elite Squad
Lena déteste les hommes de façon épidermique ! Alors quand elle doit
cohabiter avec cinq militaires hyper musclés et bourrés de testostérone, elle
envisage sérieusement de déménager. Le pire de tous ?
Ethan, qui l’insulte dès leur première rencontre. Mais derrière les muscles
d’Ethan et l’apparente sensibilité de Lena se cachent de sombres démons
qui pourraient bien les rassembler. Et quand le plus dangereux d’entre eux
refait surface, Ethan est le seul à pouvoir le combattre et sauver Lena. Mais
le voudra-t-il seulement ?
Elite Squad
Disponible :
Le Lord et moi
Matilda n’était qu’une ado quand elle a eu le coup de foudre pour Percival
Spencer Cavendish, un jeune comte anglais à la beauté flamboyante.
Mais Percival avait alors 20 ans et ne regardait pas les gamines comme
Matilda. Aujourd’hui, tout a changé. Quand Matilda croise de nouveau la
route de Percival au mariage de sa cousine, elle n’est plus une ado.
Pourtant Percival l’intimide toujours autant ; mais il la regarde… très
différemment ! Et cela n’est pas du goût de tout le monde, car les grandes
familles britanniques cachent bien des secrets que l’attirance de Percival
pour Matilda risque de mettre à mal…
Le Lord et moi
Disponible :
My Escape Game
Quand Willow se retrouve embarquée pour l’enterrement de vie de jeune
fille surprise de sa meilleure amie, elle déchante vite.
Au programme ? Un escape game de dix jours dans un somptueux château.
Le but du jeu ? Réussir à s’échapper. Le problème ? Avant d’y arriver,
Willow va devoir cohabiter avec Kingston, le sexy-mais-détestable frère du
futur marié !
Et lorsqu’elle apprend qu’il a l’intention de saboter le mariage de son amie,
cette coloc éphémère se transforme en champ de bataille. Car Willow n’a
qu’une idée en tête : tout faire pour l’empêcher de parvenir à ses fins ! Mais
plus elle s’efforce de surveiller le séduisant connard de la chambre voisine,
plus le désir se mêle à la colère et plus le jeu prend une autre dimension…
My Escape Game
Disponible :
Rock You
Marvin est une star, des milliers de fans se rendent à ses concerts, chacune
de ses apparitions provoque des scènes d’hystérie et il déchaîne les
passions. Pourtant, une personne sur cette terre n’a pas entendu parler de
lui : Angela, sa nouvelle assistante. Fraîchement débarquée à Los Angeles,
elle ignore tout de celui pour qui elle va travailler. Un handicap ?
Certainement ! Pourtant, cela amuse Marvin plus que ça ne l’agace : au
moins, elle n’est pas là par pur intérêt, contrairement à une bonne partie de
son entourage. Et cet entourage risque de se montrer très agressif, voire
menaçant, quand ils sauront qu’entre Marvin et Angela existe une attirance
irrépressible, qui n’a rien de professionnelle…
Rock You
Anita Rigins
TOXIC HELL
logo
À tous ceux qui ont des fêlures en eux. Ne les cachez pas. Ne cherchez
pas à tout prix à les réparer. Les fêlures sont importantes :
elles laissent passer la lumière1.
À chaque lecteur qui lira ces quelques mots, vous êtes fort. Plier un jour ne
veut pas dire que vous êtes faible, mais justement que vous êtes incassable.
Vous êtes fort. Et ne laissez personne vous dire le contraire.
Et n’oubliez pas une chose au cours de votre lecture : toute souillure
possède une part de beauté. Il suffit de savoir où regarder. Alors…
gardez vos yeux grands ouverts.
Hena
Tic-tac. Tic-tac.
Les seuls bruits qui résonnent entre ces quatre murs glacials sont ceux du
mécanisme de l’horloge murale. Elle est dépourvue de tout ornement,
comme le reste de la pièce, et comme le reste du commissariat de Lafayette.
Il fait chaud, ce qui correspond bien à la température typique d’une fin de
mois de juin en Louisiane.
Mes yeux éteints fixent mes mains, posées sur la petite table en métal.
Mes ongles sont à moitié arrachés, mais je ne m’attarde pas dessus. Je me
focalise sur le sang séché qui recouvre ma peau. Je peux presque sentir le
goût métallique à l’arrière de ma langue.
Ça doit être l’effet des bleus sur mon visage, ou peut-être de ma lèvre
fendue. En pensant à cette dernière, je sens la douleur se réveiller. Mais je la
laisse m’envahir. Elle m’aide à tenir et à me rendre compte que je suis bien
vivante, que j’ai survécu. Dans quel état je me trouve ? Ah, ça, c’est une
autre histoire ! Mon ventre me brûle, et je ne vous parle pas des autres
parties de mon corps.
Le type pose son carnet et son stylo sur la table entre nous, puis tire sa
chaise en face de moi. Je continue d’observer ses gestes. Il se gratte la gorge
et triture ses cheveux gris avant de pousser le plus long soupir que j’ai
jamais entendu.
Je penche la tête sur le côté, observant les rides qui creusent son visage.
Celle entre ses sourcils se démarque un peu plus des autres. J’ignore
pourquoi je m’attarde sur ce détail insignifiant.
Je prends une grande inspiration tant l’envie de voir le seul pilier que j’ai
dans cette foutue vie est puissante. J’ai besoin de lui autant que j’ai besoin
de respirer. Qu’on m’arrache le cœur, s’il le faut, mais qu’on me rende mon
frère !
Une enquête… Bien sûr. Parce que l’un d’eux est mort.
Je secoue la tête et serre les mains l’une contre l’autre, ne lui laissant pas
l’occasion de terminer sa phrase.
Une réponse en demi-teinte. Je sais que si Tate n’a pas assez de détails
pour son enquête, il ira voir mon frère. Mais ce dernier est complètement
brisé. C’est donc à moi d’être assez forte pour deux. À moi de me plonger
dans mes ténèbres, au cœur des souvenirs horrifiques qui me détruisent
l’âme.
Je serre les lèvres de toutes mes forces pour les empêcher de trembler. Je
suis forte.
Hena
Monroe, Louisiane
Alors, il faut apprendre à vivre avec, coûte que coûte. En fait, t’as pas
vraiment le choix si tu veux t’en sortir dans ce monde. Tu marches ou tu es
laissé à l’abandon en arrière, et personne – personne ! – ne viendra te tenir
la main pour t’éviter de sombrer dans le gouffre sans fond qu’est l’enfer. Ce
sera toi – et uniquement toi – qui devras t’arracher les ongles en escaladant
les parois pour fuir.
Mon frère, Karl, apporte notre dernier carton et le pose sur le canapé.
Assise en tailleur sur le sol, un peu plus loin, je relève les genoux et pose
mes coudes dessus, l’observant silencieusement. Deux mois se sont écoulés
depuis la fin de Délivrance. Nous sommes désormais fin août. Karl semble
épuisé. Il passe une main sur son visage fatigué. Ces derniers jours ont été
compliqués pour nous, avec notre emménagement dans cet appartement au
nord de Monroe. Mais on a vécu pire. Bien pire, en réalité.
Je laisse mes yeux vagabonder sur les murs autour de nous. Ils sont
blancs, sans décoration. Purs. Sans visages. Rassurants. Personne n’est là
pour nous observer ni nous faire du mal. J’étudie ensuite le petit coin que
forme le salon. L’espace sera parfaitement suffisant pour nous deux. En fait,
on n’a jamais eu autant de place à disposition, surtout dans un
environnement sain.
Il s’installe, lui aussi, en tailleur devant moi. Ses cheveux blonds, les
mêmes que les miens, captent la lumière. Mais, tandis que ses yeux sont
bleus, j’ai hérité du regard vert de notre mère.
Il hoche la tête sans grande conviction. Je suis persuadée qu’il est encore
plongé au cœur des marécages de la Louisiane, l’ancien QG de la secte
Délivrance, avant qu’elle ne soit démantelée. Du moins… en partie
démantelée. Je sais que, mentalement, Karl est toujours aux mains de Daryl,
notre propre géniteur.
Un père est censé protéger ses enfants et ne pas abuser d’eux, pas vrai ?
Mais cela n’était qu’une théorie au sein de Délivrance. La réalité est parfois
bien plus triste et horrible qu’il n’y paraît.
Ma main agrippe les doigts de Karl. Je sens qu’il se tend à mon contact,
comme si je l’avais frappé. Puis il fixe mes doigts et les agrippe à son tour,
finissant par se détendre en réalisant que ce n’est que moi.
Karl pince les lèvres et passe sa main libre dans sa courte barbe blonde.
J’insuffle toute ma conviction dans mes derniers mots. Je vois que ça lui
fait du bien de l’entendre. Il hoche la tête et un petit sourire étire ses lèvres.
Il est tellement rare de le voir sourire ! Mais, quand ça lui arrive, Karl
s’illumine de l’intérieur.
Je lui lâche la main et m’allonge sur le parquet, croisant les doigts sur
mon abdomen. Je peux presque sentir les cicatrices gravées à l’intérieur de
mon être, mais, cette fois-ci, je leur interdis de me brûler.
Ou, du moins, on va survivre. Je suis sûre que certains ont vécu des
choses encore pires dans leur vie. Je refuse de continuer à être bouffée par
mes cauchemars. Eux, je les garde pour plus tard, quand les lumières seront
éteintes et que je me retrouverai seule avec moi-même, une nouvelle fois. À
ce moment-là, les cauchemars reprendront leur activité favorite : tenter de
me détruire. Et je partirai en croisade, une arme à la main, prête à les tuer
un par un.
– Oui. Notre géniteur n’a toujours pas été retrouvé, lancé-je avec haine.
– Et Marcus ?
Il nous l’a promis. Mais, même moi, je commence à perdre espoir. Son
enquête n’avance pas alors que nos cauchemars gagnent du terrain. C’est
difficile de ne pas les laisser prendre le dessus. Parfois, vous n’avez juste…
plus envie de vous battre. Mais je sais que la vie met de nombreux obstacles
sur notre chemin pour que l’on sache si nous sommes des guerriers. Qu’elle
aille se faire foutre ! Je gagnerai.
– Et si…
– Arrête de te torturer l’esprit, le coupé-je. Le seul truc important à
savoir, c’est qu’on s’en est sortis, d’accord ?
– On nous a sauvés, mais à quel prix, Hena ? Crois-tu vraiment que ce
soit aussi simple que ça ?
C’est vrai, nous allons vite avoir besoin d’argent. On a encore de quoi
tenir un peu, mais, d’ici quelques semaines, ce qu’il nous reste d’économies
ne sera plus qu’un souvenir. À ce moment-là, on n’aura plus de filet de
sécurité…
Hena
J’ai besoin d’argent. Voilà la phrase que je me répète depuis des jours.
Trouver un petit boulot à Monroe ? C’est apparemment mission impossible
à cette période. Après des heures de recherches, je dois me rendre à
l’évidence : je suis face à un échec cuisant. Nous sommes début septembre,
et le désespoir a fini par avoir raison de moi.
Assise à ce vieux bar en bois, j’observe mes doigts fins, qui tiennent mon
verre d’alcool. Je ne sais absolument pas ce que je suis en train de foutre ni
si je vais me faire prendre.
Je lève la tête et mon regard plonge dans celui du serveur. Il est plutôt
mignon. Son visage est doux et ses yeux joliment bleus. Ses traits suggèrent
qu’il a sûrement des origines asiatiques. Son prénom est inscrit sur un petit
badge, fixé à son tee-shirt clair : Archi. Il attend patiemment, le regard
inquisiteur. Je lui tends alors mon verre.
– Ouais. Merci.
Un type, au bout du bar, enchaîne les alcools forts. Il fait claquer son
verre sur le comptoir et le serveur s’empresse de le remplir. L’homme d’une
trentaine d’années semble en mauvais état, affecté par l’horreur et la
tristesse d’une situation que je ne connais pas. Plongé dans ses pensées, il
ne remarque rien de ce qu’il se passe autour de lui. Ce type est une masse
au crâne chauve, entièrement tatouée. Il me fout les jetons, mais je pourrai
sans doute réussir à lui voler son portefeuille sans même qu’il le sente. Je
m’occupe de lui et ensuite je rentre.
Il avale une nouvelle rasade d’alcool, plisse les lèvres face au goût et
ferme longuement les yeux. Je ne sais pas ce qu’il a appris ou fait, mais je
repousse toute forme de compassion. Je n’ai pas le temps pour ça.
Je garde mon regard posé droit devant moi, priant pour que l’inconnu se
casse rapidement.
Du coin de l’œil, je vois un bras hâlé et aux veines saillantes se tendre
vers le serveur, qui se tient de l’autre côté du comptoir.
Mon analyse commence par ses longues jambes, recouvertes d’un jean
foncé. Puis mes yeux remontent sur son corps massif et suivent les muscles
de son torse, sous son tee-shirt noir. Sa veste noire est posée sur le dossier
du tabouret. Je m’arrête une seconde sur ses mains, aux ongles peints en
noir, puis sur ses bras. Ils sont recouverts d’encre, de mots écrits dans une
langue étrangère – peut-être de l’arabe. Ce ne sont pas les tatouages ni le
dessin de ses muscles qui attirent mon attention. Non, c’est l’état de ses
phalanges. Dire qu’elles sont abîmées serait un euphémisme. Les plaies qui
les recouvrent sont à vif, comme s’il s’était fraîchement battu.
Pourtant, je reste là et continue mon observation. Je lève les yeux sur son
cou noueux, ses oreilles, où trônent plusieurs boucles, et finis par croiser
son regard, prise en flagrant délit. Ses sourcils sombres sont froncés. Il
m’observe à son tour rapidement. Ne faisant désormais preuve d’aucune
discrétion, je m’attarde une seconde sur le bleu en haut de sa pommette
gauche. Il s’est pris un méchant coup, apparemment.
En redescendant mon regard, je tombe sur une courte barbe noire, qui
recouvre sa mâchoire. Je suis sûre qu’elle cache d’autres blessures.
Pourtant, il ne semble pas souffrir. Loin de là. Il penche son visage un peu
en avant et une mèche de cheveux sombres effleure son front.
– Un problème ?
Ses yeux gris sont plantés droit dans les miens. Aucun de nous deux ne
détourne le regard. Je me rappelle sa question et vois soudainement un petit
sourire étirer sa bouche. Je continue de l’observer comme s’il n’était qu’un
cobaye de laboratoire et que j’étais une scientifique en plein examen.
Il baisse son regard une seconde et observe sa jambe qui frôle la mienne,
puis il avale une gorgée de bière.
Après avoir repris ses esprits et calmé ses quintes de rire, le dénommé
Archi indique mon verre des yeux, sourire aux lèvres.
– Un nouveau verre ?
Il ne répond rien, mais je sais qu’il m’a entendue. Je sens son regard
s’attarder sur mon visage. Peut-être qu’il reconnaît ma tête. Après tout, elle
a été placardée dans plusieurs journaux locaux deux mois et demi plus tôt.
M’enfin, beaucoup ne s’intéressent pas aux infos.
Bingo !
Ainsi, il s’appelle Nasser. Ce dernier se tourne ensuite vers moi. J’ai déjà
récupéré mon sac, où se trouve le petit portefeuille en cuir.
– Garce, marmonne-t-il.
Nasser
Nous sommes tous mauvais à notre manière. Ceux qui disent être purs et
innocents sont les pires. Le vice les ronge encore plus que les autres. Ce ne
sont que des mensonges destinés à redorer leur image fallacieuse, qui finira
tôt ou tard par se briser. En réalité, nous sommes tous guidés par nos
propres péchés. Nous trouvons tous une part de beauté dans nos travers.
Chaque souillure a sa part de pureté. Chaque pureté a sa dose de souillure.
Quelques minutes plus tôt, assis tel un roi sur son trône à moitié détruit,
j’observais la misère humaine, dont je fais moi-même partie. Une misère
que j’ai appris à manipuler jusqu’à l’apprécier. Un monde mauvais dans
lequel j’aime jouer et éliminer chacun de mes adversaires.
La vie est un jeu merdique. La vie triche elle-même sans respecter ses
propres règles. On apprend rapidement à se battre jusqu’à dominer les
autres dans la partie. On se plonge dans la noirceur de son âme jusqu’à ce
que toute lumière disparaisse. Les ténèbres surgissent, mais il est si bon de
se laisser aller ! Rien ne peut nous arrêter. Rien ne peut nous atteindre. Rien
ne peut nous obliger à abandonner la partie.
Ainsi, j’ai observé l’ensemble du bar, pendant de longues minutes, assis
au fond, à ma place habituelle, entre les rires, les chuchotements et les corps
qui se frottaient les uns contre les autres au centre de la piste.
Puis je l’ai vue. Elle est entrée dans ce bar, analysant tout de ses yeux
comme un oisillon qui serait tombé du nid. J’ai su tout de suite qu’elle ne
pourrait pas rejoindre le jeu – mon jeu – sans se briser. Certains se brisent si
facilement.
Elle ne m’a pas particulièrement attiré. Certes, elle avait un joli corps,
bien en chair, des hanches larges et envoûtantes, le tout accompagné d’un
petit visage aux traits singuliers. Mais ses épaules étaient basses. Son regard
était fuyant.
Milhena Williams.
Certains l’ont reconnue. C’est vrai qu’on est au fin fond d’une ville
moyenne de Louisiane, et ce n’est pas courant de croiser une rescapée d’une
secte plus que douteuse. Ce n’est pas courant qu’une nana ayant fait la une
des journaux, deux mois et demi plus tôt, vienne se bourrer la gueule ici.
Personne ne connaît vraiment son histoire, mais tout porte à croire qu’elle
est assez moche.
Mais je l’ai vue agir. Elle n’était pas si faible que ça, contrairement aux
apparences. Elle a volé des clients, sous mes yeux, à deux reprises. La
chaîne d’une femme, quand elle est revenue des toilettes, puis le billet de
cinquante, en passant près des tables, ni vu ni connu. Enfin… moi, je l’ai
vue. Et ça m’a plu. Parce que je n’ai lu aucun regret sur son visage. Il n’y
avait qu’une acceptation franche et douloureuse.
Je l’ai observée regarder ce type, à l’autre bout du bar, pendant dix
bonnes minutes, sans qu’elle agisse. Alors, je me suis levé et je me suis
approché d’elle pour l’observer de plus près.
Maintenant, je l’observe partir. Son petit cul s’éloigne du bar tandis que
mes yeux brûlent son dos.
Même si elle m’a entendu, elle ne s’arrête pas et disparaît des lieux,
laissant la misère s’installer une nouvelle fois.
Mais je l’ignore, perdu dans mes pensées. Mon meilleur pote se penche
par-dessus le comptoir, un torchon dans une main et un verre trempé dans
l’autre.
Assurément.
– Va te faire mettre.
– J’aimerais bien, figure-toi. M’enfouir dans une petite chatte bien
chaude. Mais j’ai besoin de travailler. On n’est pas tous aussi doués que toi
pour gagner de l’argent facile.
Je stoppe mon geste, puis finis par hocher la tête et quitte les lieux.
Je feins l’innocence et penche la tête sur le côté. Lui comme moi savons
que je suis ce merdeux.
– Oh ! fais-je d’une voix doucereuse. Vous avez besoin de mon aide pour
coffrer quelqu’un ? Après tout, ça ne serait pas la première fois, hein, Hiro ?
– Je ne vois absolument pas de quoi vous parlez. Mais allez voir votre
gentil collègue pour qu’il s’assure que je suis bien la personne qu’il
recherche. En attendant, je me tire. Bougez de ma caisse.
Si je n’étais pas aussi énervé, je lui rigolerais au nez. Il n’y a que ce trou
du cul pour m’appeler « mon garçon » alors qu’il doit lever les yeux pour
me regarder.
Ça ne serait pas la première fois. Après tout, tel père, tel fils, non ? Mon
air nullement impressionné percute son air de pseudo-flic parfait. Il sait que
je m’en moque parce qu’il me connaît. Il connaît mes antécédents. Et,
surtout, il sait de quoi je suis capable. Toute la ville le sait. Sauf une petite
garce à la bouche boudeuse, apparemment. Je fronce les sourcils en me
demandant pourquoi Milhena Williams se rappelle à moi.
– Tant que vous êtes là, vous devriez entrer dans ce bar et aller voir
Archi. Après tout, la famille, c’est sacré, non ?
– Qu’est-ce que…
Je sais que je ne l’ai pas perdu. Je ne perds jamais mes affaires. Jamais.
Personne ne s’est approché de moi ce soir et…
– Merde !
– Cette garce !
Prépare-toi, trésor. J’espère que tu sais aussi bien truquer le jeu que
moi.
4. Briser une âme : ainsi le veut Délivrance
Hena
J’ouvre difficilement les yeux. Je me sens mal. Je crois que je vais vomir. Et j’ai raison. Une
seconde plus tard, je me tords en deux et vomis à même le sol en béton. Mon corps me brûle et,
paradoxalement, je suis complètement glacée.
Je lève la tête et découvre que je suis dans une chambre dénuée de tout ornement. Il y a un lit,
une minuscule table de chevet, et c’est tout.
Je tressaille lorsque mon père s’agenouille devant moi. Je me recroqueville. J’entends une
musique, au loin, comme une espèce de chant, que je ne reconnais pas.
– Papa ? Qu’est-ce qu’il se passe ? Où est Karl ? murmuré-je tandis que mes yeux se remplissent
de larmes. Où est maman ? Où est-ce que je suis ?
J’ai la tête qui tourne et mon corps est faible. Mais je reconnais la voix de mon frère au loin. Il
hurle. Je tente de me relever, mais je m’écroule au sol. J’ai été droguée.
J’aimerais crier, mais la majorité de mes hurlements sont silencieux. Oh, ils n’en sont pas moins
douloureux ! Les cris internes sont les plus durs à supporter.
Mon géniteur, Daryl, pose ses mains sur mes épaules pour m’aider à m’asseoir sur le sol. Ses
yeux bleus se braquent dans mes yeux verts. Je vois la détermination inscrite sur son visage.
– Karl est avec Marcus. Parce que Délivrance le demande, mon trésor.
Il ne dit rien concernant ma mère. Je ne comprends pas. Tout allait bien hier. J’étais chez moi,
avec mon petit frère et maman. Puis mon père, que nous n’avions pas vu depuis des années, a
débarqué. Je ne me rappelle rien d’autre de cette soirée. Et me voilà ici. La panique m’envahit.
Je sens les larmes qui coulent sur mon visage et la terreur qui me bouffe de l’intérieur. Je veux
voir mon frère !
Une porte s’ouvre dans le dos de mon père et une lumière m’aveugle. C’est alors que j’aperçois
un symbole sur le mur, de l’autre côté de la porte. Un simple cercle avec un point au centre.
– C’est le cœur de Délivrance, murmure mon père comme s’il devinait le cheminement de mes
pensées.
Je secoue les épaules et tente de m’éloigner de lui, de toutes ces informations que je ne saisis pas,
mais je suis trop faible pour ça.
– Délivrance ?
– La Délivrance, oui. Vous libérer de cette vie perfide qui vous empêche de voler. Cette vie qui
sera bientôt remplacée par une autre, plus pure. Nous devons nous y préparer.
Je ne comprends rien. Je perçois une autre présence masculine, qui s’approche après avoir
longuement rôdé autour de nous.
J’ai encore envie de vomir. Je veux dormir. C’est si dur de rester concentrée, et mes jambes sont
si faibles. Je n’arrive pas à me relever. Une nouvelle personne me touche, une main d’homme
effleure les longues mèches blondes de mes cheveux emmêlés. Je sens un parfum entêtant, qui
m’envahit. Une autre odeur, aussi, mais je ne comprends pas trop ce que c’est. Des herbes ? Sans
doute.
Je croise un regard lubrique. Des dents blanches se découvrent sous un sourire faussement
bienveillant.
– Laisse-moi te faire découvrir notre nouveau monde, mon enfant, me dit l’homme. Je suis
Abraham. Ton professeur.
J’entends Karl hurler une nouvelle fois. Je veux le rejoindre, mais je ne sens plus mon corps. Je
veux m’éloigner des mains qui se posent sur moi. Mais, soudain, il n’y a plus rien. Il n’y a plus qu’un
noir sans fin. Comme si mon cerveau avait choisi de ne plus lutter contre cette sensation de torpeur.
***
Je me réveille en sursaut et tente de reprendre ma respiration, mais je
m’étouffe jusqu’à cracher mes poumons. Les draps me collent à la peau tant
je suis recouverte de sueur. Je m’emmêle les pieds en essayant de me lever,
tombe sur le sol et me libère avec peine. Je me relève brutalement avant de
courir jusqu’à la salle de bains. Un goût âcre envahit ma bouche. Je me
laisse tomber devant la cuvette des toilettes et vomis toutes mes tripes.
J’ai dit que j’allais me battre pour vivre, et c’est vrai. Je veux être forte.
Je dois l’être pour moi et mon frère. Sauf que, cette nuit, mes cauchemars –
mes souvenirs – ont gagné la bataille. Mais je refuse qu’ils gagnent la
guerre. Ou j’en mourrai.
Je passe une main sur mon visage, les flashs papillonnant à l’intérieur de
mon crâne. Je me laisse plusieurs minutes pour combattre le mal qui
m’habite. Le cercle avec un point en son centre, le cœur de Délivrance, ne
veut pas quitter mon esprit. Alors, je ferme encore plus durement les yeux
jusqu’à ce qu’il disparaisse. C’est ce que m’a enseigné ma psy. Et j’y arrive.
Difficilement, mais j’y parviens.
– Ce n’est rien, murmuré-je à travers l’eau qui coule. C’était difficile. Ça
m’a fait mal. Mais c’est terminé maintenant. Je suis forte.
J’ajoute ensuite : « Et ne pas les tuer ! » Ça, c’est une autre histoire. La
quatrième chose me paraît essentielle : soutenir Karl. Toujours. Envers et
contre tout. Je me creuse les méninges pour la suivante. Je réalise
qu’effectivement, je me sens plus calme. Peut-être que ça marche, ce truc
d’établir une liste.
Il tourne à demi son visage vers moi. Il me sourit faiblement, mais ses
yeux semblent hantés. Je parie que lui aussi était au beau milieu d’un
cauchemar avant de s’installer ici. Je m’empresse de le rejoindre et
m’effondre à ses côtés, les membres encore engourdis par mon ancienne
position. Je me blottis contre son corps brûlant.
Je reste blottie contre lui, ne trouvant rien à dire pour l’aider, cette fois.
Parce que j’ai besoin, à cet instant, que l’on me sauve, moi aussi, je crois.
Argh !
Absolument rien.
– Nous n’avons pas encore d’amis ici, Hena, contre-t-il avec insistance.
– Hena…
D’atrocement dangereux.
Mon frère veut me poser une autre question, mais je lui tourne
volontairement le dos et me sers un verre. Comprenant que le sujet est clos,
il pousse un profond soupir de résignation et rejoint lui-même la salle de
bains pour prendre une douche libératrice.
J’ai fait ce que je devais faire. Ce n’est pas si grave, si ? Que Nasser aille
au diable !
Sauf s’il est lui-même le diable, rétorque ma conscience. Sauf s’il appelle
les démons qui habitent ton esprit. Dans ce cas-là, tout s’embrasera et rien
ne pourra empêcher le feu de se propager.
5. Observer l’interdit
Hena
Quel rabat-joie !
Mon frère marmonne quelque chose. Il se redresse sur son siège avant de
passer une main dans ses cheveux blonds parfaitement coiffés.
C’est la première fois que Karl parle d’un souvenir d’avant Délivrance et
de notre enlèvement. Choquée et secrètement enthousiaste, je tourne une
seconde la tête vers lui tout en ralentissant. Ce que je vois me serre le cœur.
Karl sourit. Un vrai sourire. Et ça me fait fondre de l’intérieur.
Ça me tuera toujours.
Nous sommes sortis de Délivrance. Les flics sont venus nous chercher
pour nous sortir de là. Mais j’ai parfois l’impression que nous serons
toujours entre les griffes de nos bourreaux.
– Je ne…
– Quand tu seras prêt, le coupé-je.
– Et si je ne le suis jamais ? me rétorque-t-il en fixant le paysage qui
défile.
– Tu es beau comme un cœur, lui dis-je pour lui insuffler la confiance qui
lui manque afin d’affronter cette première journée.
– J’ai pas envie d’aller en cours. Peut-être que c’est une mauvaise idée,
finalement.
– Ou peut-être que c’est la seule chose à faire, rétorqué-je.
Merde !
Plusieurs d’entre eux doivent penser connaître notre histoire, mais ils se
trompent. Personne ne la connaît réellement. Même moi, j’ai oublié des
choses. Enfin, oublier, c’est vite dit. Mon cerveau a surtout choisi de
repousser certains souvenirs dans un but d’autoprotection.
J’arrive devant une rangée assez vide et m’assieds à côté d’une sublime
Asiatique aux yeux noisette. Son regard est si percutant et franc que ça me
déstabilise presque.
– Salut, lancé-je.
– Enfin, prête à t’envoyer en l’air dans les étoiles. Enfin, je voulais dire :
prête à rejoindre le ciel pour… pour l’étudier ! Merde, j’aggrave mon cas,
pas vrai ? continue-t-elle d’une voix gênée tout en pinçant son nez.
Si elle reconnaît ma tête, Aly n’en montre rien et c’est tant mieux.
J’observe son petit pull blanc au col haut recouvert de fleurs brodées. Très
sage, mais classe. Elle sort un ordinateur dernier cri. La double porte de
l’amphithéâtre s’ouvre avec fracas. Une femme à la silhouette élancée
s’avance vers l’estrade, sa main droite tenant fermement une canette de Red
Bull. D’ici, je peux voir la paille vert fluo qui en ressort.
– Je te parie dix dollars qu’elle vient de fumer clope sur clope, murmure-
t-elle.
Je hoche la tête. Je ne peux pas lui donner tort. Je pense même qu’elle a
carrément raison. Notre professeure ne tient pas en place. Elle finit par
appuyer les fesses contre son bureau.
– Bon ! s’exclame-t-elle.
Une fille assise au premier rang sursaute. Notre prof braque son regard
sur elle pour ne plus la lâcher. Finalement, elle passe sa main libre dans ses
mèches folles et lance :
Nous sommes tous suspendus à ses lèvres tandis qu’elle croise les mains
sur son ventre.
– On peut aussi observer la Lune, le Soleil, etc. Vous pouvez voir jusqu’à
six mille étoiles, visibles à l’œil nu, jeunes gens. Quand je vous disais que
votre œil allait nous être utile ! Une étoile est un astre producteur et
émetteur d’énergie. Notez cette information, j’adore mettre cette question
en partiel.
Maintenant que je la fixe droit dans les yeux, je suis presque certaine
qu’elle a déjà dû lire un journal me concernant. Encore un journaliste qui
pensait connaître mon histoire et celle des autres victimes. Encore un qui ne
savait pas toute la vérité. Il n’y a que les flics qui sont au courant de ce qui
se déroulait à Délivrance. Mais je ne veux pas y penser. Pas maintenant.
– C’est gentil, mais mon frère finit à trente. Je vais juste… trouver sa
salle et le rejoindre !
La brune lève les deux mains vers moi avant de faire une reproduction
parfaite du salut militaire.
Je n’ai pas le temps de lui répondre que, déjà, la petite boule d’énergie
quitte le bâtiment.
Dos à moi, une étudiante est assise sur un bureau. Je ne vois que sa
longue chevelure brune, qui cascade dans son dos. Ma bouche s’ouvre de
surprise. Une jeune femme est agenouillée près d’elle. La troisième
personne est un homme massif. Il est entre les jambes de la fille sur le
bureau et sa tête est cachée dans son cou. Il la prend sauvagement tandis
que la femme agenouillée embrasse les cuisses de celle qui est assise.
Putain de merde !
Hena
Le lendemain
Qui a décidé que mettre des cours à dix-neuf heures était humainement
acceptable ? Grrrrr !
Si vous voulez mon avis, on devrait avoir cours le matin, histoire de nous
laisser l’aprèm tranquille. Heureusement que les prochains auront lieu plus
tôt.
J’arrive finalement dans un petit amphithéâtre d’une centaine de places.
Ces dernières sont presque toutes occupées. Les premiers arrivés sont les
premiers servis.
Archi !
Le type que Nasser semblait connaître, l’autre soir, au bar. Est-ce que j’ai
tant la poisse que ça ? Enfin, bon, ce n’est pas comme si j’avais un
problème avec Archi. Je ne lui ai rien volé, à lui…
Même si les places près d’Archi sont libres, je grimpe plusieurs rangées
supplémentaires et m’effondre sur l’un des sièges. Tandis que je me
demande à quoi ressemble le Pr Mozart, qui n’est toujours pas là, je sors un
vieux chewing-gum de mon sac et l’enfourne rapidement dans ma bouche.
Grossière erreur : il est dégueulasse. Je sens que les prochaines heures vont
être une horreur, vu comment ça débute.
Les yeux gris de ce dernier se fixent sur l’objet qui le désigne, mais il ne
fait rien pour s’écarter.
– Vous, qui que vous soyez, pouvez-vous nous dire haut et fort quel a été
le comportement le plus déviant que vous ayez eu ces dernières années ?
Je suis presque sûre que cette dernière suggestion est entièrement vraie,
si j’en crois quelques regards portés sur Nasser. Archi redresse sa tête
recouverte de cheveux châtains, prêt à fanfaronner.
– Je ne sais pas qui est intervenu, mais j’aimerais que vous gardiez les
détails intimes qui vous lient au nouvel arrivant pour vous, jeune homme.
Nasser finit par monter les marches pour s’installer à côté d’Archi.
Tandis que mon regard ne peut s’empêcher de le suivre, le sien se lève vers
moi, comme s’il savait secrètement que j’étais en train de l’observer. Nasser
s’immobilise en me remarquant, assise trois rangées plus haut.
Je finis par détourner le regard, et lui, par rejoindre sa place. Vous croyez
que je peux fuir discrètement sans qu’il mette la main sur moi ? Parce que
je pressens que je ne vais pas pouvoir lui échapper.
Je ne connaissais pas ce nom, mais je sens une sueur froide couler dans
mon dos. Ma gorge se noue et ma vision devient presque floue. Je cligne
des yeux plusieurs fois. Je remarque qu’une tête est tournée dans ma
direction.
***
Je quitte la salle, une heure plus tard, sans un regard en arrière. Je crois
même que je suis la première personne à sortir tellement je suis rapide.
Mais je ne peux pas faire autrement. J’ai encore l’impression d’étouffer
bien que ma pression artérielle soit redescendue. Et je ne veux pas croiser
Nasser.
Mais j’entends une nouvelle fois des pas. Et ils se rapprochent. Trop vite.
Mon cœur bat rapidement et je lâche un cri quand quelque chose ou
quelqu’un effleure mon épaule.
Nasser !
Je secoue la main parce que je me suis fait mal. Ce n’est pas ma faute si
son torse est dur !
Menteuse.
Oh, oh ! Merde !
Je redresse le menton et pince les lèvres alors qu’à l’intérieur de moi, j’ai
envie de me faire toute petite. Ça ne sert à rien de jouer les innocentes,
d’autant que je ne regrette pas mon geste. J’avais besoin de cet argent. Et lui
avait besoin de descendre de son trône.
– Je te rembourserai, affirmé-je.
Il lève un sourcil et s’approche de plusieurs pas. Je serre les poings, mais
ne recule pas pour autant. Son souffle mentholé frappe mon visage quand il
arrive à ma hauteur. Ses cils paraissent si longs à cette faible distance,
malgré la quasi-obscurité environnante.
OK, je crois qu’il va vraiment finir par me tuer. Sachant que la largeur de
son bras fait deux fois celle du mien, laissez-moi vous dire que je n’ai
aucune chance de m’en sortir. Je cherche un stratagème, mais il me
devance.
Merde !
– Le bar dans lequel tu m’as volé a des caméras qui filment en continu.
Tu crois que je ne t’ai pas vue barboter la chaîne et le billet de cinquante
dollars ? Je t’ai observée pendant au moins dix minutes sans que tu le
remarques. Et t’as fini par essayer de me baiser à mon tour.
– Rectification, je t’ai baisé, le corrigé-je sans pouvoir m’en empêcher.
Son silence me répond. Monsieur est blessé dans sa fierté de mâle tout-
puissant. Ridicule ! Il fixe chaque détail de mon visage avant de reculer
soudainement.
– Je suis celui qui baise le mieux dans l’histoire, trésor. Demain soir,
rachète ton comportement et nous serons quittes.
Hena
Il est vingt heures trente et j’ai quinze minutes de retard. Déjà que ma
psy a gentiment accepté de décaler notre rendez-vous pour qu’il ait lieu
après mon cours, ce n’est vraiment pas correct de ma part. Mais, si je
n’avais pas croisé Nasser et qu’il ne m’avait pas fait perdre mon temps, je
serais déjà dans la salle d’attente de la Dre Bomley.
Ouf !
– Mon monde devait redevenir normal. C’est vous qui me l’aviez dit,
doc ! Pourtant, il continue de partir en vrille ! Totalement !
La Dre Iris Bomley, ma psy, m’observe derrière son bureau. Elle hausse
les sourcils derrière ses lunettes à monture rouge, presque de la même
couleur que ses mèches courtes.
– Bonsoir, docteure.
Elle ouvre son carnet, note quelques mots et tapote sa lèvre inférieure du
bout de son stylo.
– Ça fait trois séances que nous n’avons pas abordé Délivrance.
Aimeriez-vous qu’on en discute ce soir ?
– Je ne vous force pas. On peut rester assises là, sans rien dire, pendant la
prochaine demi-heure. Je suis là si vous avez besoin de vous exprimer, pour
vous aider à le faire chaque fois que vous vous sentirez prête.
– Quand ils faisaient toutes ces… choses. Putain de merde, ils nous
filmaient ! Pourquoi ? Pourquoi ?!
– Détendez-vous. Vous êtes ici, avec moi. À Monroe. Vous n’êtes plus au
QG de Délivrance. Vous êtes en sécurité. Vous voyez les griffes agrippées à
vos cauchemars ? Celles-là mêmes qui tentent de vous arracher la peau ?
– Ces griffes ne sont pas réelles, Hena. Il suffit que vous ouvriez les yeux
pour vous en rendre compte. À n’importe quel moment, si c’est trop dur
pour vous, ouvrez les yeux et regardez autour de vous.
Les cris.
Je ressens les coups sur mon corps et sur celui des autres.
La purification.
L’obéissance.
Nouveaux flashs.
Stop !
Alors, mes larmes se tarissent. Je relève les genoux pour les coller contre
ma poitrine et j’enroule mes bras autour de mes jambes. Et, comme toujours
après mes pleurs, vient la colère.
Bien sûr, j’ai été jugée pour mon acte. Mais aucune poursuite n’a été
retenue contre moi. Et je ne vois aucun jugement sur le visage de la femme
qui me regarde. Elle sait de qui je parle.
Je hausse les épaules sans savoir quoi répondre. Mais, en réalité, mon
cœur se réchauffe face à ses mots.
– Votre frère, Karl, a-t-il commencé ses séances avec son nouveau psy au
nord de la ville ?
Je hoche la tête.
– On dit que les psys sont tarés. Mais vous êtes plutôt chouette,
finalement.
***
Je m’approche de lui, le cœur un peu plus léger d’être chez moi. Karl est
en train de nettoyer l’évier, pourtant entièrement propre. Je me colle à lui et
pose ma tête contre ses omoplates. Son contact m’apaise. C’est l’un des
seuls qui ne me dégoûte pas – comme celui d’un certain Nasser, mais je
refuse de penser à lui.
– Je t’aime.
Hena
Le type s’éloigne, son casque sous le bras. Mais ce n’est pas ça qui
m’interpelle. C’est plutôt la barre de fer qu’il tient fermement tout en
marchant d’un pas tranquille.
J’entends des cris. De nombreux cris. Des gens qui scandent des noms
comme s’ils scandaient ceux de dieux descendus parmi nous. J’entends des
basses, également. Du rap. Je m’arrête à une vingtaine de mètres d’une
foule bruyante devant un bâtiment désaffecté. Les murs sont entièrement
bétonnés. Il a peu de fenêtres sur les deux étages qui se présentent à moi,
mais je vois des rais de lumière et de la fumée en sortir par vagues.
– OK. C’est quoi, ce joli petit bordel ? demandé-je entre mes dents.
Putain de merde !
Les traits de tous ces gens ne laissent deviner aucun tourment. Ils
dansent, sautent sur place, se frottent les uns contre les autres sans penser au
reste de leur putain de vie. Je suis peut-être en enfer, mais les démons n’ont
pas leur place ici. Ils sont restés dehors, nous laissant quelques minutes de
répit, déconnectés de la réalité. La majorité des personnes réunies semblent
être des étudiants, mais certains paraissent un peu plus âgés.
Aly !
L’autre fille penche la tête vers sa poitrine et ses dents capturent l’un de
ses mamelons à travers le tissu de son tee-shirt. Je reste immobile,
observant leur danse sensuelle et sexy. Un type se rapproche d’elles et se
colle dans le dos d’Aly. Il pose sa bouche dans son cou et mordille sa peau.
La nana en face de moi n’est plus la brune au col brodé de fleurs que j’ai
rencontrée en cours d’astronomie. C’est une femme en pleine extase qui
assume ses désirs sans les cacher aux autres. Et ce n’est pas la seule, si j’en
crois les personnes autour d’elle. J’inspire brusquement et me détourne de
ce spectacle, le feu aux joues.
Peut-être qu’elle ne sait même pas qui c’est. Mais, à la mention de son
nom, une lueur de surprise traverse les yeux d’Aly.
– Ah oui ? Alors, bienvenue au pays des vices, bébé. Bienvenue au Toxic
Hell.
– Enfer toxique ?
– Un lieu qui agit comme un poison sur nous, continue Aly. Sauf qu’une
fois ici, tu n’as envie d’aucun remède pour te sevrer.
Archi.
Le brun m’adresse un sourire éclatant tout en serrant Aly contre lui.
Cette dernière lui donne un coup de coude et reprend à mon intention :
– Toi, je t’ai déjà vue. Et si tu croises Nasser, sache que t’es dans la
merde.
C’est bien lui qui travaille dans le bar, celui qui a les caméras de
surveillance pouvant prouver mon vol.
Aly s’éloigne sans même me dire au revoir, mais je crois qu’elle est trop
dans l’instant présent pour se soucier d’autre chose que de son plaisir et de
sa nana, apparemment.
– Notre jolie petite voleuse… continue Archi pendant que je scrute son
visage. Tu sais que Nasser était plutôt… en colère ?
Archi colle presque sa bouche contre mon oreille, mais veille à ne pas
me toucher.
Hell.
Un homme s’approche, torse nu. Il tient une barre de fer dans les mains.
C’est le type qui s’est garé devant moi avec sa moto. Ses cheveux longs
sont rassemblés dans un chignon masculin. Mais mon regard s’attarde à
peine sur lui.
Sans m’avoir remarquée, il s’avance sur le ring, frappant ses deux poings
l’un contre l’autre. Enfin, un sourire d’emmerdeur éclaire son visage. Il est
heureux. Dans son élément, l’enfer qui règne dans cet univers toxique.
Hena
Un type agite un vieux chiffon orange dans les airs. Aussitôt, le premier
coup est porté. Ilias se jette littéralement sur Nasser et tente de le frapper
dans les jambes avec son arme. Nasser se décale et son coude heurte la
tempe d’Ilias.
– Ouuuh, sale ! rigole Archi en se tournant vers moi. Putain, je sens qu’il
va se donner en spectacle comme jamais, ce soir, quand il verra qui est là…
Nasser pivote et fonce sur Ilias. J’ai l’impression qu’un nouveau combat
vient de débuter. Hell fait ressortir la folie qui le possède, et elle écrase tout
sur son passage. Ses poings pleuvent sur Ilias. Ce dernier lâche la barre et
tente de se protéger le visage. Nasser fauche ses jambes d’un long balayage.
Ilias s’effondre sur le sol dans un bruit assourdissant.
– Est-ce que c’est fini ?
– Mais tu as dit toi-même que le combat n’était pas terminé, fais-je par-
dessus les cris. Nasser n’a pas encore gagné !
Un cri de rage retentit et je reporte mon attention vers le ring. Ilias tente
de récupérer sa barre de fer, mais Nasser l’envoie valser au loin. Je
n’entends pas vraiment les paroles qu’échangent les deux hommes, mais je
mettrais ma main à couper que ce sont des insultes.
Nasser.
Nasser lâche brusquement mon poignet une fois que nous sommes
arrivés en haut. Je me baisse et pose les mains sur mes cuisses, reprenant
ma respiration. J’inspire longuement, plusieurs fois, les yeux fermés.
Lorsque je me redresse et ouvre les paupières, Nasser me fait face.
La crise de panique me quittant peu à peu, je passe mes paumes sur mes
joues en feu. Il connaît mon nom complet… Donc, il sait bien qui je suis
grâce aux journaux.
Mais je vois surtout une lourde porte sur le mur opposé. Je parie qu’elle
ouvre sur de nombreuses autres pièces.
– Hell, hein ? Quel surnom ! On ne peut pas dire que tu te prends pour de
la merde.
– J’ai déjà connu des hommes qui se prenaient pour des dieux, énoncé-je
avec une moue moqueuse. C’est assez pathétique.
Oh, oui, ils se prenaient pour les nouveaux dieux et avaient pour
ambition de nous purifier afin de créer un nouveau monde ! Les flashs
horrifiques m’envahissent et je bloque mon cerveau automatiquement.
– Je suis censée servir des verres ? Faire en sorte que les clients soient
rois ? Les accueillir ?
Sa bouche se plisse.
– Je te l’ai dit, trésor. Je suis le seul roi ici. Mais tu peux servir des verres
si t’as envie de perdre ton temps. Ou même vendre ton joli petit cul.
Je n’aime pas la façon dont il fixe mes hanches, comme s’il m’imaginait
nue. Je réponds à son attaque par une offensive à la Hena.
– C’est pas ce que tu fais ? rétorqué-je en le fixant droit dans les yeux.
Tu vends ton propre petit cul : tu l’agites devant leur nez pour qu’ils te
paient.
Hena
Je reste immobile, une bordée d’injures au bord des lèvres. Je suis à deux
doigts de lui sauter dessus pour l’étrangler. Il s’éloigne pour récupérer une
bouteille d’eau et se laisse tomber sur le canapé avec un petit rire exaspéré.
Il passe une main dans ses cheveux. Je rêve de les arracher à cet instant.
Je prends sur moi – temporairement.
– Pourquoi ? T’es douée, non ? Je t’ai vue à l’œuvre. Tu vas voler pour
moi pendant que je serai en train de combattre.
Je mords ma lèvre si fort que je peux presque sentir le goût de mon sang.
Je suis tellement furieuse, putain !
Utile ? Utile à quoi ? Je ne sais pas, mais son visage annonce qu’il ne
ment pas. Je suis prise au piège. Il se lève et s’avance vers moi lentement –
trop lentement à mon goût.
– Tu peux refuser, partir et me rembourser maintenant. Mais je finirai
sûrement par te balancer, de toute manière. Ou tu peux accepter de bosser
pour moi. Te faire de l’argent facile. Développe ce petit talent que tu caches
précieusement.
– Je ne veux pas de cette vie, murmuré-je. Les derniers mois n’ont pas
été faciles. J’ai juste envie d’un peu de paix.
– Je lis les journaux, trésor. Mais ça ne change rien. Je m’en moque.
Oui, il est au courant que j’ai été retenue dans une secte aux habitudes
douteuses. Mais il ne connaît pas mon histoire. La véritable histoire.
– C’est mort !
– Alors, pars, marmonne-t-il avec colère. Tu as le choix, Hena. On a
toujours le choix. Mais ne me fais pas perdre mon temps, trésor.
– Karl ?! m’exclamé-je.
J’entends les pas de Nasser dans mon dos. Il se demande sans doute
pourquoi je me barre. Je l’entends m’appeler plusieurs fois, mais je
l’ignore, cherchant mon frère une fois en bas. Mais Karl n’est plus là.
Putain !
– C’est toi qui es venue à moi, trésor. Même si je t’ai dit de venir, tu
aurais pu refuser, mais tu es ici. Il y a même de quoi satisfaire tes désirs
cachés.
– Mes désirs cachés ?
– Une fois. Je volerai une seule fois pour toi. Après, on sera quittes et je
ne veux plus jamais voir ta sale gueule, Hell !
1. Le Dark Web, aussi appelé Web clandestin ou encore Web caché, est le
contenu de réseaux superposés qui utilisent l’Internet public, mais qui sont
seulement accessibles via des logiciels, des configurations ou des
protocoles spécifiques. Le Dark Web est surtout connu pour des usages
illégaux, comme le trafic de drogues ou de marchandises illicites.
11. Le roi fou
Nasser
Les mots quittent à peine la foutue bouche d’Hena que cette tarée appuie
sur l’accélérateur, manquant de m’écraser les pieds. Je frappe sa carrosserie,
puis fais un bond en arrière.
C’est justement ce qui te rend fou, ce combat que tu n’es pas sûr de
gagner, murmure une voix au fond de moi.
Je l’ignore superbement. J’ai besoin d’Hena. Alors, je vais l’utiliser. Puis
on en restera là.
Esmée.
Je m’arrête un instant. Elle ondule près de moi, son petit corps bouillant
contre le mien, ses longs cheveux noirs cascadant dans son dos. Elle colle
sa poitrine contre mon torse.
Je ne réponds pas.
Ma main se pose sur ses fesses. Elle et moi savons comment nous allons
terminer la soirée. Nous ne sommes pas potes ni en couple, mais nos corps
matchent bien ensemble. Esmée aime butiner les nombreuses fleurs de la
ville de Monroe. Elle va d’homme en homme, sans aucune attache. Je fais
pareil avec les femmes. Je respecte son choix et elle respecte le mien. Juste
du sexe sans prise de tête quand l’occasion se présente.
– Non.
Ma réponse est la même que d’habitude. Pourtant, Esmée pose la
question, encore et encore. Je me laisse tomber sur le canapé et écarte les
cuisses.
Je ferme les yeux sans répondre. Sauf qu’un visage s’impose à moi. Je
revois une petite poupée blonde et, soudain, c’est sa main que je sens sur
ma queue tandis que ma respiration s’accélère. J’ouvre grand les paupières
et me reconnecte à la réalité.
Mais elle me suce un peu plus fort. Ses bruits de succion recouvrent ceux
de la foule en bas. Alors, je me laisse aller, jouissant puissamment au fond
de sa gorge.
Quelques minutes plus tard, Esmée redescend. Je suis à nouveau seul sur
mon canapé. Je presse les mains sur mon visage fatigué et contusionné. Ce
chien d’Ilias m’a pris par surprise, ce soir. Mais notre guerre n’est pas
terminée. Hena va m’aider à y mettre fin. Bientôt. Très bientôt.
J’avance dans mon salon aux tons gris pour aller m’installer à l’immense
bureau en verre qui trône sur la droite. Deux ordinateurs dernier cri sont
posés dessus, tous deux verrouillés. Je me connecte rapidement à ma
session. Enfin, les choses sérieuses vont pouvoir commencer. J’accède
rapidement au dark Web, mon second terrain de jeu. Mon royaume secret.
C’est le repaire parfait si t’es assez doué pour cacher totalement ton
adresse IP et ta localisation. Parce que sachez une chose : le dark Web est le
réseau préféré des hackers comme moi. Et je connais assez les lieux depuis
que j’y publie mes activités.
Hena
Quand je suis rentrée, hier soir, et que je ne l’ai pas trouvé chez nous, j’ai
fini par m’écrouler de fatigue. Mais, ce matin, je suis bien réveillée et prête
à jouer les mères poules. Qu’est-ce qu’il foutait là-bas, dans ce fief de
damnés ?
Mais je l’ignore. C’est moi, l’aînée. C’est donc mon rôle de veiller sur
Karl.
– Salut, me dit mon frère en passant une main dans ses mèches claires.
Bien dormi ?
Autant entrer directement dans le vif du sujet. Il avale une gorgée de café
avant de reposer sa tasse sur le comptoir, ses yeux bleus dans le vague face
à ma question. Mais je continue sans attendre sa réponse.
Touchée ! Merde !
Un long silence envahit la pièce. Karl serre les poings et je vois une
sincère confusion se dessiner sur ses traits.
– Nasser ?
Je pèse le pour et le contre, mais je n’ai pas envie de mentir à mon frère.
Ça me fait mal.
Karl ignore que je vais devoir voler pour Nasser, mais je préfère garder
ça pour moi.
– Mais si tu as besoin…
– Je te le dirai. Promis.
***
Ça fait un mois que je suis arrivée à Délivrance. Un mois que je lutte de toutes mes forces pour
que l’on ne m’approche pas. Un mois que je me suis repliée sur moi-même. On ne m’a pas encore
touchée sexuellement. Je suis prisonnière ici, enfermée dans une pièce du vieux ranch aménagé au
milieu du bayou.
Mais les choses changent. Je sais qu’Abraham, mon « professeur », devient impatient. Il veut
commencer mon apprentissage pour que je suive la voie de ma mère, de Karl, et des autres victimes.
Il veut nous délivrer d’un mal qui n’a jamais existé. Lui seul incarne l’horreur.
Je suis assise sur le lit miteux, dans cette pièce misérable d’environ huit mètres carrés. Comme
chaque fois que j’entends des bruits de pas, je serre les jambes contre ma poitrine et les tiens
fermement. J’essaie de ne plus y faire attention, mais je sais qu’ils se rapprochent.
Les pas s’arrêtent. Je peux discerner l’ombre immobile sous la porte. Je resserre les bras autour
de mes jambes et commence à me bercer. Quelqu’un ouvre alors le verrou, puis le battant et s’arrête
sur le seuil. Je garde la tête baissée et ferme les paupières. Je ne veux voir personne, si ce n’est mon
frère.
Abraham.
– Tu vas t’abîmer et tu n’auras plus de forces pour entamer notre voyage vers le nouveau monde
qui s’ouvrira à nous.
J’ignore de quel voyage il parle, mais je ne veux pas le savoir. Il s’assied au bout du matelas et
reste là sans rien dire. Je sens mon cœur battre au fond de ma gorge.
Après plusieurs minutes, je finis par relever le visage. Je veille à ne regarder que ses mains. Et je
vois ce qu’il tient. Du raisin. J’en ai instantanément l’eau à la bouche.
– Tu en veux ?
Sans réfléchir, je le fixe dans les yeux et une envie de vomir me prend à la gorge. Son regard est
bienveillant, comme s’il regardait sa fille. Comme si nous étions dans une situation normale. Mais ce
n’est pas normal, je le sais, même si mon esprit me joue des tours tant j’ai faim.
Ses doigts décrochent un grain de raisin et il l’approche de moi. Je recule d’un bond et sa main
reste suspendue en l’air.
J’inspire bruyamment. J’aimerais l’insulter de tous les noms, comme je le fais tous les jours, afin
qu’il s’éloigne, ainsi que les autres. Mais je n’y arrive pas aujourd’hui. Je ne vois que ce grain de
raisin. Je ne peux que penser à son goût sucré dans ma bouche. J’en salive tellement j’ai faim.
Ma main se soulève lentement pour s’approcher du grain, toujours suspendu entre nous deux. Au
dernier instant, Abraham retire sa main.
Alors, j’oublie le raisin. Et je me rappelle ce qu’il se passe. Mon enlèvement. Daryl, mon
géniteur. Je hurle et tente de sauter sur Abraham. Il se redresse précipitamment et je tombe du
matelas, mes os heurtant durement le sol en béton.
– Je reviendrai demain. Et tous les jours jusqu’à ce que tu finisses par accepter.
Ils tentent de me briser. Ils veulent manipuler mon esprit, mais je ne les laisserai pas faire. Et
même si je tombe un jour, même s’ils finissent par détenir provisoirement mon âme, je la récupérerai.
Je sortirai d’ici, coûte que coûte.
13. Ne pas avoir peur
Hena
Le lendemain
Je ferme les paupières tout en inspirant. Rester calme et faire comme s’il
n’existait pas. Je peux y arriver. Je n’ai pas envie de me battre aujourd’hui.
Je braque mon regard vert dans son regard gris. Le visage de Nasser est
moqueur. Il hausse les sourcils comme s’il était en train de se foutre
clairement de ma gueule. C’est sans aucun doute vrai. Mais je discerne
quelque chose d’autre. Une émotion plus sombre et plus brute enfouie en
lui. J’en déduis qu’il est toujours furieux de ma fuite fracassante d’hier soir.
Et ça tombe bien parce que je le suis toujours de mon côté. Ses paroles
blessantes, ses actes et ses pseudo-menaces me donnent envie de lui écraser
les pieds pour de bon.
Mais je prends sur moi et reporte mon regard sur l’amphithéâtre lorsque
le Pr Mozart pénètre dans les lieux, accompagné de sa fidèle canne blanche.
Il dépose un chapeau en tissu vert sur le bureau, puis tousse plusieurs fois
pour demander le silence.
– Sache, murmure Nasser sur un ton belliqueux, que j’ajoute à tes vols le
fait que tu as porté atteinte à ma personne en me jetant une pierre. Et t’as
failli me rouler dessus.
Je sais, j’ai dit que je devais me taire, mais c’est plus fort que moi. Je
rétorque aussi discrètement que possible :
Sa main gauche est posée sur la table et son index tripote mon carnet.
J’écarte ce dernier aussi discrètement que possible.
Son chuchotement paraît innocent, mais son visage est loin de l’être. Je
me replace correctement et susurre :
Archi ouvre la bouche sans rien dire. Je vois les questions traverser son
visage tandis qu’il m’observe avec surprise.
Nasser s’apprête à me dire autre chose, mais son portable vibre dans sa
poche. Il le sort et ce qu’il voit sur son écran le braque complètement. Le
grand brun se lève et récupère ses affaires. Il est passé du feu à la glace de
manière radicale. Je ne peux que le regarder s’éloigner sans un mot de plus,
ni même un regard.
Nasser
Je traverse les couloirs de la fac, Archi sur les talons. Il n’attend pas que
l’on quitte le bâtiment pour récupérer son joint et l’allumer. Plusieurs
regards se tournent dans notre direction, mais je n’y prête pas attention,
Arch encore moins que moi. Perdu dans ses pensées, il trace sa route.
– Esmée m’a envoyé un message, reprend Arch une fois que nous
sommes dehors. Il paraît que t’as refusé à demi-mot de coucher avec elle
hier soir.
Le brun à mes côtés se tourne vers l’inspecteur Hiro et lève son majeur
dans sa direction. Je laisse échapper un rire. Il aurait tellement voulu que
son petit frère devienne un parfait petit citoyen, comme lui ! Ce qui n’a
jamais été le cas et ne le sera jamais.
Bien sûr que Hiro veut me faire tomber, moi, et son frère en prime. Mais
il oublie que je lui ai été utile par le passé. À lui et aux autres flics de
Louisiane. Je lui adresse un signe de la main avec un petit sourire moqueur.
Je n’apprécie pas ce type, mais il reste le grand frère d’Arch.
Disons que lui comme moi n’avons pas des rapports reluisants avec notre
famille.
J’arrive, une demi-heure plus tard, devant l’une des principales prisons
de l’État. Je passe rapidement le contrôle de sécurité. Je suis en apparence
serein, mais, comme chaque fois que je viens ici, j’ai la gorge nouée.
Mon père pénètre dans la pièce. Il est immense. Son corps est recouvert
d’une combinaison orange, caractéristique des détenus. Il avance
doucement, le regard braqué droit devant lui. Je remarque qu’il s’est encore
épaissi depuis l’année dernière.
Mon fils.
Bref, mon père est tombé avec ses complices. Il a pris plus que les autres
parce qu’il a tué un type qui travaillait dans cette banque. En réalité, on
pourrait dénombrer bien plus de cadavres, mais personne ne sait exactement
ce qui se cache dans le sillage d’Elijah.
Mon père n’a pas toujours été un criminel. Il fut un temps où c’était un
homme bon et aimant. Il a quitté le Montana très jeune pour arriver en
Louisiane. Ses parents étaient morts et il a enchaîné les petits boulots pour
garder la tête hors de l’eau. Il s’est battu, seul, pour se faire une place.
Son apparence me fout de plus en plus les jetons. Il n’a rien à voir avec
l’homme qu’il était il y a de ça bien des années.
Son ton est plein de reproches. Je serre fortement les mâchoires, tentant
de me maîtriser.
J’ignore qui lui a raconté ça, qui s’est renseigné pour le compte de mon
père. Mais, si quelqu’un marche derrière moi pour me surveiller, il va falloir
que j’intervienne et que je sache qui c’est. Et vite.
Il attend que je lui affirme qu’il a raison, que je partage son avis. Mais je
ferme ma gueule. Je ne suis pas studieux. Je pourrais tout simplement me
concentrer sur mes activités illégales et dangereuses pour me faire de
l’argent. Mais je sais que ma mère aurait voulu que je fasse autre chose de
ma tête.
– Qu’est-ce qui est arrivé à ton visage ? reprend-il ensuite avec un air
sceptique.
– Un simple désaccord.
Il rigole pour se moquer de moi. Il doit exactement savoir ce que je fais
de mes nombreuses soirées. Il l’avait déjà compris quand je suis venu ici, il
y a plus d’un an, avec un œil au beurre noir et mes phalanges esquintées.
Mon ton sarcastique ne lui plaît pas. Ses traits se tendent et son vrai
visage se révèle.
– Se ranger, c’est pour les faibles.
– Je ne vais pas pouvoir l’aider, le coupé-je en parlant de mon aîné. Dis-
lui de ne pas venir me voir.
Je l’entends crier mon nom dans mon dos, mais je l’ignore. Qu’ils
fassent ce qu’ils veulent. Je ne ferai pas partie de leurs plans.
Hena
Quelques minutes plus tard, le cours prend fin. Et tant mieux parce que
j’ai clairement la dalle vu qu’on approche de treize heures.
– Je suis proche de mes deux frères, ouais, même si mon aîné est assez…
différent de mon jumeau et moi.
Deux frères ?
– Enfin… je… je sais grossièrement ce qui vous est arrivé, mais y avait
pas vraiment d’infos dans les journaux ni sur Internet. C’était juste… une
supposition.
Les excuses que je lis sur son visage me sortent de mon trouble.
– C’est rien, lui dis-je pour la rassurer. Oui, les journaux n’ont pas
vraiment eu accès au dossier.
Et c’est une bonne chose. Et, pour répondre à ta question, oui, Karl et
moi avons vécu beaucoup de trucs.
– Non, attends, me coupe-t-elle, tu ne peux pas dire que Stefan n’est pas
le meilleur personnage !
– Perso, je n’en avais rien à faire de Stefan. J’étais obnubilée par Klaus.
Elle pince les lèvres et passe la main dans ses boucles brunes. Je me dis
que mes longues mèches blondes doivent partir dans tous les sens parce que
je ne sais plus si j’ai pris le temps de me coiffer correctement ce matin.
Il pose le bras sur les épaules de sa sœur. Cette dernière se dégage avec
une grimace. Archi est seul. Nasser n’est pas là. Je me gifle mentalement en
me disant que je remarque ce dont je suis censée me foutre.
Un couple passe près de nous, main dans la main. Je suis surprise de voir
Aly faire semblant de vomir.
Son frère s’apprête à lui répondre, mais un énorme fracas se fait entendre
dans mon dos. J’entends des chaises racler le sol, ainsi que des
exclamations de surprise et de ravissement. J’ai à peine le temps de tourner
la tête qu’un type est plaqué lourdement sur notre table.
Je brandis mon majeur dans sa direction alors qu’il quitte les lieux, Archi
désormais derrière lui.
Hena
Ce n’est rien. Il suffira d’une seule soirée, une seule, et tu seras ensuite
tranquille, libérée de ton pseudo-pacte avec Nasser.
Qu’est-ce que je vais devoir voler ? Qui vais-je devoir tromper ? Aucune
idée.
Je pénètre dans les lieux, veillant à effleurer le moins possible les corps
surexcités. Si l’ambiance de l’autre soir était folle, celle de ce soir semble
encore plus extatique. Je sens déjà les esprits s’échauffer. Les billets
s’échangent de main en main, signe qu’un combat est déjà en train d’avoir
lieu.
Je me dresse sur la pointe des pieds dans l’espoir d’apercevoir une tête
connue, mais non, je ne vois personne de familier. Alors, j’avance à travers
la foule et arrive aux abords du ring improvisé.
– Cent dollars sur le putain de cul de STA ! hurle un type sur ma droite.
Il brandit son bras, me collant presque son aisselle sous le nez. Je bondis
pour m’éloigner en sentant sa transpiration.
Beurk !
J’aperçois les deux types qui se tournent autour sur le ring. Aucune trace
de Nasser. Ni là, ni au bar improvisé, ni sur les divers canapés dispatchés
dans la salle.
S’il m’a fait venir pour rien, juste pour se foutre un peu plus de moi, je
vous jure que je l’étripe. Je me tourne vers l’escalier en métal qui donne sur
la mezzanine où Nasser semble avoir élu domicile. D’ailleurs, d’ici, je vois
une faible lumière danser sur les murs. Mais je ne suis pas censée avoir
l’autorisation d’y monter. Alors, que faire ?
Dans tous les cas, je ne me vois pas rester au bord du ring et risquer de
me faire piétiner par la foule. Alors, je songe à lui désobéir. Tant pis ! Il
aura tout le loisir de me pourrir la gueule une fois de plus. Foutue pour
foutue, je me glisse entre les parieurs et avance jusqu’aux marches.
Une femme, sortie de nulle part, se dresse alors devant moi, le visage
sévère.
– Tu n’étais pas là, alors je suis montée. Si tu voulais que je reste bien
sagement en bas, comme un chien, il fallait être à l’heure, rétorqué-je avec
agacement.
D’ici, je peux voir les différentes nuances de gris de ses yeux, qui
foncent quand il s’énerve, comme maintenant. Ses cils sont si longs et si
sombres qu’ils rendraient n’importe quelle fille jalouse.
Il ne s’éloigne toujours pas de moi. Son bras droit se décale un peu plus
près de ma tête et sa peau frôle mes cheveux. Je serre les dents face à ce
contact qui me rend dingue intérieurement sans que je puisse mettre de
mots dessus. Mais ça n’empêche pas mon cœur de battre à vive allure.
J’ignore ce qu’il se passe, mais je n’aime pas ça. Enfin… je…
– De toi, je crois…
– De moi ? En es-tu sûre, Milhena ? N’as-tu pas peur de toi-même ?
Nasser m’observe tout en continuant de sourire. Il sait qu’il a vu juste,
cet enfoiré.
– Je crains que ce petit jeu lancé entre nous finisse par me tuer, avoué-je
de but en blanc.
Il penche la tête sur le côté, ses yeux sombres fouillant les moindres
recoins de mon âme.
– Ce soir, ce sera un test pour voir si tu es vraiment aussi douée que j’en
ai eu l’impression. Si c’est OK, tu voleras vraiment pour moi dans quelques
soirs.
Il sourit, l’air serein, comme s’il savait déjà qu’il avait gagné.
Jouer, face à lui. Voler, contre lui. Il tend la main dans ma direction, sa
large paume ouverte.
– Partante ?
Il rigole et lâche ma main. Il est si sûr d’être meilleur que moi ! Même
s’il a besoin de moi pour un vol dont j’ignore tout, il veut récupérer les
morceaux de son ego brisé depuis notre première rencontre. Et je vais
m’assurer de le briser un peu plus. Hors de question qu’il gagne !
17. Le plus beau gain
Hena
La première étape est de repérer qui pourrait être facile à plumer. Mais,
dans une foule pareille et dans un lieu avec autant de débordements
possibles, c’est plutôt une tâche compliquée. Je n’ai qu’une envie : rentrer à
l’abri de mon appartement et me morfondre sur moi-même et mes
cauchemars. Mais j’ai aussi envie de relever ce foutu défi et de faire ravaler
à Nasser son sourire de vainqueur.
Elle se tourne vers moi. Je lui souris, un air aimable sur le visage. Je sais
faire semblant. Ses yeux brillent. Son petit sac en cuir verni est posé juste
devant elle.
Difficile de se faire entendre alors que du rap résonne aux quatre coins
de la salle. Un nouveau combat débute sur le ring. J’écarquille les yeux, une
moue faussement choquée sur le visage.
– C’est impressionnant !
Elle pivote sur son tabouret et fixe le combat à son tour, hochant la tête.
Ça me donne le temps nécessaire pour accéder à son sac. Putain, je suis
vraiment une salope ! Mais je n’ai jamais prétendu être une personne pure
et innocente.
Nasser a dit qu’on pouvait voler un seul objet, mais il n’a pas dit non
pour les porte-monnaie, qui peuvent contenir plein de billets. Vu tous ceux
qui parient ici, je suis sûre que la fille a de l’argent dedans.
Elle pivote une nouvelle fois sur son siège et récupère son sac avant de
roter bruyamment.
– Oh, désolé !
Je suis petite, c’est vrai, mais il ment. Il m’a très bien vue ! Et
maintenant, il m’appelle de nouveau par mon surnom.
– Tu as oublié ça !
Les minutes qui suivent, j’observe Nasser agir. Les femmes s’approchant
de lui, le frôlent, le touchent. Il se nourrit de leur désir.
– Vas-y, m’ordonne-t-il.
– Toi d’abord.
– Qu’est-ce que…
– Mes clés ?
– Absolument, acquiescé-je.
– Où est-ce que tu as eu ça ? demande-t-il avec colère.
Le pauvre Nasser : lui qui était tellement sûr de lui ! C’est un nouvel
échec pour la légende de Monroe !
Puis il quitte les lieux. Je pourrais dire que j’ai détesté cette soirée, ce
petit jeu du meilleur voleur. Mais, la vérité, c’est que je me suis amusée ce
soir. Je me suis sentie vivante, et surtout… libre.
18. Retrouver son corps
Hena
Nous étions dans la cuisine, comme chaque jour. Mais il est arrivé. Il est
rentré à la maison après des années d’absence. Daryl, notre géniteur. On ne
l’avait pas vu depuis plus de cinq ans. Mais il était là, les yeux brillants. Il
n’était pas seul. Et on a été enlevés.
Ça fait presque quatre mois et demi que je suis sortie de Délivrance, cette
secte dirigée par Marcus, Daryl et Abraham. Je suis restée presque deux
mois là-bas. Le premier mois, j’étais généralement enfermée, seule. Le but
était de me faire craquer en me condamnant à errer dans la terreur. Je
refusais de leur parler. Alors, pendant des heures, je tournais en rond dans la
pièce dans laquelle on m’avait mise. Il n’y avait aucune issue. Juste les
murs pour me tenir compagnie et me rendre dingue. Et ce satané silence. À
force de n’entendre aucun bruit pendant des jours, vous finissez par les
imaginer et devenir complètement paranoïaque.
Je n’étais pas la seule victime enfermée dans ces lieux. Nous étions une
dizaine. Peut-être même un peu plus.
Même si je n’ai été violée qu’une seule fois, afin de me purifier pour
faire partie de Délivrance, mes professeurs trouvaient d’autres moyens de
me préparer au nouveau monde qui devait s’ouvrir à nous. Ils désiraient
nous apprendre l’obéissance et le don de soi. Ils marquaient et utilisaient
nos corps. Les brimades physiques étaient leur moyen préféré. Nous priver
de nourriture également. Mais, aussi, nous plonger dans des pièces sans
lumière et dans un silence pesant pendant des heures, jusqu’à ce que nous
tournions en rond comme des bêtes en cage. Le pire, c’est qu’ils croyaient
vraiment bien faire. Ils s’imaginaient que cela briserait peu à peu notre
volonté jusqu’à ce qu’on devienne leurs disciples, prêts à vendre notre âme,
comme ils avaient vendu la leur.
Et puis le temps est passé et j’ai essayé de surmonter tout ça. C’était
difficile. Je ne me suis touchée que quelques fois depuis que je suis sortie
de là. La première fois, c’était un mois après cet enfer. Juste pour voir. J’ai
vomi. Sur mon propre lit.
Ce soir, je suis installée dans mon lit. Et mon corps a faim. Il est affamé
de sensations. Il est bouffé par le désir. Un désir qui vient du tréfonds de
mon être. Je me remémore la soirée qui s’est déroulée deux soirs plus tôt,
vendredi. La foule. Mon vol. Le jeu avec Nasser. Le corps de ce dernier
contre le mien.
Mais je finis par ne plus vraiment les voir. Je me perds dans mes pensées,
dans les images qui hantent mon esprit. Une image m’obsède en particulier.
Je vois deux yeux gris posés sur moi. J’imagine une silhouette massive au
bord de mon lit. Un homme m’observe prendre du plaisir, il m’encourage à
accélérer les mouvements de mon index.
Nasser.
Maintenant.
– Putain. Putain. Putain, murmuré-je, affolée d’être prise sur le fait par
Karl.
Nasser
Le lendemain
Je fais un détour par l’un des distributeurs, puis me dirige vers l’amphi
tout en dévorant à pleines dents une barre de céréales. Je vois Arch sur le
chemin et il me rattrape rapidement.
– Oh, salut ! dis-je d’un ton qui se veut tout sauf innocent. Je ne t’avais
pas vue.
Hena Williams est beaucoup de choses, mais sûrement pas une imbécile.
Je ne dois plus la sous-estimer. Je tends mes jambes du mieux que je peux
devant moi. Je fais un mètre quatre-vingt-huit pour quatre-vingt-cinq kilos :
autant vous dire que je hais ce genre d’endroit, vu ma carrure.
Je l’entends marmonner plusieurs jurons, puis elle ouvre son sac pour en
sortir ses affaires. J’ignore pourquoi j’ai eu envie de m’asseoir à côté d’elle
ce matin. Et j’ignore encore pourquoi j’ai pensé à sa petite bouche de
voleuse pendant que je baisais ce week-end.
Ouais, elle me plaît. Son petit corps me plaît. Ce serait ridicule de ne pas
le reconnaître. Mais elle m’exaspère. Elle ment. Elle me défie. Elle refuse
de s’avouer vaincue. Elle m’a encore baisé, vendredi soir, en volant mes
clés, brisant un peu plus mon ego.
Bien sûr que non ! La fac de Monroe est remplie de jolis petits culs qui
ne demandent qu’à prendre du plaisir. Sauf qu’Hena Williams est
intéressante par bien des aspects qui retiennent mon attention au-delà de
cette attirance physique. Je n’arrive pas à rester éloigné d’elle. Quelque
chose me pousse à la chercher davantage, à la rendre dingue. J’ai envie
qu’elle se batte contre moi, avec ses répliques acerbes.
– Tu sais que…
Des gémissements l’interrompent dans son élan. Je baisse les yeux vers
sa tablette et les écarquille en voyant la vidéo de cul diffusée à l’écran.
Les cris résonnent si fort que les étudiants commencent à se tourner vers
nous. L’envie de rire me prend, mais je vois Hena devenir aussi blanche
qu’un cadavre tandis qu’elle tente de quitter la vidéo. Les secondes
s’enchaînent sans qu’elle y arrive. Sans réfléchir, je lui arrache la tablette
des mains et décale mon ordi devant elle.
Faut croire que je suis bon acteur, puisque tous les élèves pensent que le
porno vient de mon écran. J’arrive finalement à fermer la page du site après
plusieurs essais. Hena est toujours aussi blanche, ses doigts tremblant
légèrement. En comprenant que les regards sont tournés vers moi, et non
vers elle, elle pousse un soupir de soulagement.
Je serre les lèvres pour ne pas rire de la situation. Je n’en reviens pas !
Elle voit que mes épaules sont secouées de rires silencieux et envoie son
coude dans mes côtes, toujours gênée. Ses joues sont si rouges ! Je parie
qu’elles sont brûlantes. Et ça me donne encore plus envie de rire.
Je me penche vers elle, ma bouche à quelques centimètres de son oreille.
Hena
J’observe mon frère depuis dix minutes. C’est comme si je n’étais pas là.
Pourtant, je suis assise juste en face de lui. Perdu dans un monde dont lui
seul connaît l’accès, il continue de triturer ses pâtes du bout de sa
fourchette.
Nos emplois du temps ne sont pas encore fixés et les matières se greffent
un peu à n’importe quelle heure, mais je sais qu’il avait un cours de
mathématiques appliquées ce matin.
Il lève ses yeux bleus, me fixant comme s’il ne me voyait pas. Une
nouvelle minute s’écoule, puis un soupir presque douloureux s’échappe de
ses lèvres.
Je hoche la tête sans rien répondre. Je ne sais pas quoi lui dire. Je devine
où il était.
Il secoue la tête, hilare, et ses mèches blondes s’agitent dans tous les
sens. Je n’ai pas envie de ruiner sa bonne humeur retrouvée, mais je
reprends néanmoins :
C’est aussi mon rôle de grande sœur de lui rappeler ça. Mais, ce soir, je
serai… Je ne sais pas dans quoi Nasser va m’embarquer, mais je ne peux
plus reculer désormais. Je vais une nouvelle fois voler. Pour cet enfoiré.
J’ai apprécié son comportement, même si je sais très bien qu’il ne va pas
me lâcher avec cet épisode. J’inspire en imaginant la prochaine fois où une
réplique acide va sortir de sa bouche, que j’ai envie de museler.
– Euh, Hena ? Pourquoi t’as l’air d’avoir envie de tuer quelqu’un ? me
demande Karl en me regardant d’un air intrigué.
Qu’est-ce que… ?
– Maya, hein ?
– Oui, elle est… elle aime les maths. Elle est gentille. Et cool.
– Cool, répété-je, toujours intérieurement surprise. C’est le plus
important, si elle est cool.
Pitié, tuez-moi !
Je ferme d’un coup les yeux, priant secrètement pour que ces dix
dernières secondes n’aient pas vraiment eu lieu. J’ouvre les paupières et
découvre que ma prière n’a pas été exaucée. Eh oui, tous les gens nous
fixent ! OK, nous sommes dans une zone de la bibliothèque où l’on peut
s’exprimer pour un travail de groupe, mais pas pour parler de cul !
Nasser se laisse tomber sur la chaise en face de moi avant d’allonger ses
longues jambes, près des miennes, sous la table.
Mes menaces ne lui font absolument aucun effet. J’observe son visage,
ses yeux, qui brillent d’une lueur particulière, puis je remarque ses lèvres
gonflées et les marques rouges dans son cou.
Je déballe les informations que j’ai retenues. Nasser reste silencieux, ses
yeux gris analysant le moindre de mes faits et gestes. Ça me met mal à
l’aise.
– Quoi ? lui demandé-je sans parler trop fort. C’est quoi, ton problème ?
– C’était comment ?
– C’était comment quoi ? Fais-moi le plaisir d’activer les deux neurones
de ton cerveau et d’éclairer ma lanterne.
– C’était comment, de vivre dans une secte ?
Mon souffle se coupe alors que, paradoxalement, mon cœur bat de plus
en plus rapidement. Je serre les poings sur la table.
Je ne veux pas parler de ça. Je ne peux pas parler de ça. Je prends déjà
assez sur moi pour rester concentrée. Je ne veux pas qu’il me pousse dans
mes derniers retranchements en me replongeant dans mes vieux
cauchemars.
Et tant mieux ! Ça veut dire que la police a bien fait son job face aux rats
de journalistes.
– Comme si ma vie m’avait été arrachée pour être mise en mode pilotage
automatique pendant ces deux mois. Maintenant, le sujet est clos.
Il n’insiste pas plus. Après une minute, je reprends sans attendre son
avis.
Elle, elle est assez forte pour le faire. Moi pas. Je me fustige
mentalement avant de me secouer.
– J’ai essayé de trouver une personne qui aimerait nous parler. T’as fini ?
lui demandé-je ensuite, pas convaincue de son investissement.
Il lève sa tête vers moi. Son regard est si direct que j’ai l’impression qu’il
est en train de fouiller le moindre recoin de mon être.
– J’ai fini depuis dix minutes, trésor. J’attendais que tu termines.
C’est difficile de croire que cette affreuse histoire est réelle et qu’il y a
vraiment eu de nombreuses victimes. On pense souvent que le pire, dans ce
monde, ce sont les prédateurs qui vivent dans la nature. Mais le pire
monstre, le plus dangereux des prédateurs, c’est l’homme. Celui qui semble
bien sous tous rapports, bien dans ses baskets. On serait surpris de
découvrir toutes les horreurs auxquelles l’homme peut activement
participer.
– Pour être plus précis, ce mouvement a été inspiré par un rêve, dans
lequel Korda aurait rencontré une intelligence extraterrestre. Mais je te
laisserai lire le document que j’ai rédigé.
Nasser tourne son écran d’ordinateur vers moi. Je reste bouche bée
devant le texte ultra-clair et précis qu’il me présente.
– Je transférais l’argent des paris liés aux combats retransmis sur le dark
Web sur mon compte bancaire.
J’avais oublié qu’il diffusait ses combats illégaux directement sur le dark
Web pour se faire plus d’argent. Donc, c’est vraiment lui qui gère tout.
– T’es pas obligée de chuchoter comme ça, petite voleuse. Le FBI n’est
pas à côté.
– On dirait qu’on est sur une page normale ou je ne sais pas quoi.
J’ai vraiment envie d’en savoir plus. Il se gratte la gorge et finit par me
répondre.
Seul le sourire de Nasser me répond. Je vois qu’il ne m’en dira pas plus.
– Waouh !
– C’est le mot. Dingue, mais réel.
Puis j’aperçois une somme, un peu plus bas, sur l’écran sombre.
Je me mords les lèvres pour retenir tous les jurons qui me passent par la
tête.
Il termine de pianoter quelque chose, puis rabat son écran. Il fait rouler
ses épaules massives pour les étirer, sa carrure recouvrant totalement la
petite chaise de la bibliothèque.
Parce que Nasser était dans le besoin ? Jusqu’à quel point ? Quelle était
sa situation pour qu’il décide de risquer sa vie contre de l’argent ? Tant de
questions tournent en boucle dans ma tête, mais je les garde pour moi.
J’ouvre la bouche, mais rien ne sort. En fait, à bien y réfléchir, qui suis-je
pour critiquer son mode de vie ? OK, je ne suis pas fan, mais il a fait ce
qu’il fallait pour s’en sortir.
– Pas si t’es assez malin pour ne jamais te faire attraper. Dans ce cas-là,
un nouveau monde s’offre à toi. Et il est rempli de possibilités et d’interdits
à transgresser. Il est sans limites.
– Mais toujours dangereux.
– Bien sûr. C’est ce qui rend la chose excitante.
Je ne réponds rien, pas forcément en désaccord avec ses mots. Je n’ai pas
le temps de me lever qu’il s’éloigne déjà, toujours aussi pressé et glacial.
J’entends des pas dans mon dos. Ils sont légers mais rapides. Je pivote
brusquement. Pourtant, il n’y a personne derrière moi.
Mais il n’est pas là. Il n’y a personne. Mais je suis presque sûre d’avoir
entendu des pas résonner dans mon dos. OK, je deviens folle. La fatigue
due aux cours et à cette longue journée trouble assurément mes perceptions.
Hena
J’adorais aller à la fête foraine avec ma mère et Karl. Mes souvenirs sont
remplis de super journées. Elles se terminaient toujours par l’achat de
glaces et autres sucreries.
Son visage est plus détendu que quelques heures plus tôt, lorsqu’il a reçu
son mystérieux message. Mais ses yeux sont toujours sérieux, concentrés. Il
a un but précis en tête.
– C’est le type que tu as combattu l’autre soir ? Celui avec les longs
cheveux bruns ?
– Ouais. On est chez lui, ici. Et tu vas devoir le voler.
Sa main se pose sur mon coude et il nous décale de quelques pas tandis
que deux personnes passent près de nous et pénètrent sous le chapiteau. Sa
main relâche aussitôt mon bras, mais il reste presque collé à moi. Le froid
commence à tomber autour de nous. De la fumée sort de sa bouche tandis
qu’il termine sa clope.
Je peux le faire. Je l’ai déjà fait. Oui, mais lui voler quoi ? J’ai d’autres
questions à poser, mais déjà Nasser s’éloigne. Il s’approche du chapiteau et
tire l’une des larges tentures pour me laisser passer.
– Galanterie ?
– Je vérifie juste que tu ne fuies pas.
Un petit sourire pointe sur mes lèvres tandis qu’on s’avance à l’intérieur.
Comme je m’y attendais, l’endroit est rempli de monde. Et les lieux sont
encore plus grands que ce que je pensais. La piste principale, au centre du
chapiteau, a été reconvertie en ring. Je regarde au plafond.
– Pas de caméras ?
– Je suis le seul à diffuser mes combats en ligne, m’annonce Nasser.
Pour l’instant, aucun combat n’a lieu. Tous les gens font la fête et
boivent de l’alcool. Le grand brun me jette un coup d’œil et je me
rapproche de lui jusqu’à ce que mon corps effleure le sien. J’ignore
pourquoi je ne crains plus son contact. Au contraire, mon corps semble le
chercher. Il lève les sourcils en voyant ma proximité, mais ne fait aucun
commentaire. On continue alors à slalomer entre les spectateurs pour
atteindre l’autre bout du chapiteau.
Je me gratte la gorge.
Nasser pivote vers moi. Ses yeux gris se posent sur ma silhouette. Il
observe le moindre centimètre carré de mon corps, de mes Vans jusqu’à
mon pull gris et moulant au col en V. Ses yeux s’arrêtent une seconde de
trop sur ma poitrine.
– Son téléphone. Ilias a des infos sur mon business. Il a trouvé une liste
de données confidentielles sur certains clients habituels du Toxic Hell. Je
veux les récupérer et les détruire.
OK. Très bien. Son téléphone sera sûrement dans l’une de ses poches. Ça
va être un jeu d’enfant.
– Il faudra que tu t’approches suffisamment de lui pour lui tirer son
portable, reprend Nasser. Nous sommes chez lui, ce soir, et il ne combattra
pas. Il sera sans aucun doute aux abords du ring.
– Ouais, ça devrait le faire. Je vais le reconnaître, avec ses cheveux.
– Bien entendu !
En fait, c’est lui qui semble mal à l’aise avec cette idée. « Perturbé »
serait le mot juste.
Puis elle repart aussi vite qu’elle est arrivée. Un dernier échange de
regards avec Nasser. J’ai peur, mais j’ai aussi très envie de réussir.
21. Panique et intensité
Hena
– Putain, Keegan, tu ne vas pas parier mille dollars sur ce trou du cul !
– T’inquiète, bébé, je gère, lui répond l’immense biker avec un sourire
penaud.
OK, je note.
Désormais les bras croisés, il observe le combat, une moue colérique sur
le visage. Je n’aime pas ce qu’il dégage. Ça me met mal à l’aise. Je repense
à lui, roué de coups par Nasser, alors qu’il avait tenté d’abattre sur ce
dernier sa barre de fer.
Je dois l’atteindre sans qu’il se doute une seule fois que mon but est de le
dépouiller. Le meilleur moyen de le faire est d’avoir l’air d’une biche
perdue dans ce monde. Je me dirige vers lui et m’arrête à quelques pas. Je
sors un billet de dix dollars de ma poche et pivote dans sa direction, l’air
incertain.
– Sur qui est-ce que je devrais parier, d’après toi ?
– Oh…
J’ai envie de me reculer pour échapper à son souffle qui frappe mon
oreille. Son odeur de bière bon marché et de cigarette froide envahit mes
narines, me faisant froncer le nez. Je le regarde et rétorque sans pouvoir
m’en empêcher :
Les rides autour des yeux d’Ilias se creusent tandis qu’il plisse les
paupières. Il crache sur le sol, se moquant d’avoir l’air d’un porc.
Une partie de moi est prête à lui arracher les yeux, ou du moins à lui en
coller une. Mais l’autre partie, la plus brisée, est tétanisée. Je me mets à
paniquer, alors même que je devrais bouger et m’éloigner de ce type. Mais
je suis incapable du moindre mouvement. Je sens désormais d’autres doigts
sur moi. Une autre poigne se rappelle à mon souvenir. Je sens Abraham
contre mon corps, sa respiration contre mes lèvres.
Mais nous sommes déjà loin et la foule se dresse entre nous. Des mains
saisissent mes hanches. Encore une fois, Nasser me tire d’une situation
dangereuse. Je me colle contre lui tandis qu’on traverse la foule. Mes
ongles s’enfoncent dans sa peau, mais il semble s’en moquer.
***
Nasser
– Hena. Regarde-moi.
Ma voix claque dans le silence de la loge. Je ne sais pas où son esprit est
parti, mais elle est loin. Le seul moyen de la faire revenir est la chaleur de
mon corps. Mon autre main agrippe délicatement sa nuque. Ses yeux se
posent sur moi et elle inspire brusquement, se reconnectant à la réalité.
J’examine les traits de son visage, son petit nez retroussé et ses lèvres
pleines, qui tentent d’inspirer toujours plus d’air. Les petites taches de
rousseur sur ses pommettes sont dissimulées par la rougeur qui a envahi ses
joues.
Mes mains la lâchent. Je les pose de chaque côté de ses cuisses ouvertes.
Ses cuisses tremblent contre moi, mais elle ne fait rien pour se dégager.
Mon visage est toujours penché vers le sien. Son menton est dressé dans ma
direction. La voilà de retour, cette petite garce entêtée.
– J’ai le portable, répète-t-elle pour la énième fois.
Ce foutu téléphone est sorti de ma tête. J’ai agi par pur instinct ces cinq
dernières minutes. Je venais de mettre à terre mon adversaire, puis je l’ai
vue. J’ai vu la panique dans ses yeux tandis qu’Ilias la retenait contre lui.
Me prenant au dépourvu, elle colle ses lèvres contre les miennes. Juste
une seconde, comme si mon contact l’avait brûlée. Elle m’effleure dans un
souffle, et déjà son visage recule. Le choc envahit ses traits. Elle aussi ne
comprend pas ce qu’il vient de se passer.
Elle n’a pas le temps de prononcer autre chose que je fonds sur elle. Ma
bouche se presse contre la sienne et je la dévore littéralement. Je veux
prendre mon temps pour la savourer. Je veux me plonger dans son odeur et
y imprimer la mienne. Mes dents entrent en jeu et mordent sa lèvre
inférieure afin qu’elle m’ouvre le passage.
Sa bouche s’ouvre quand mes deux mains se posent sur ses cuisses pour
les écarter davantage. Une exclamation s’étouffe dans sa gorge et ma langue
rencontre la sienne.
Putain de merde !
Mais elle ne me laisse pas faire. Elle tire encore mes cheveux. Mon
bassin percute de nouveau le sien. Je sens que l’intérieur de ses cuisses est
aussi brûlant, voire plus, que le reste de son corps. Ma queue, prisonnière
derrière mon jogging, est si dure que je ne souhaite qu’une seule chose :
prendre Hena rudement, la baiser longuement.
Je me presse davantage contre elle, mon torse écrasant ses seins. Ses
mamelons frottent contre ma peau nue à travers la barrière de son pull. Ma
main lâche sa mâchoire et j’attire ses hanches contre moi.
Puis tout bascule. Une exclamation se fait entendre dans mon dos. Je
comprends que quelqu’un a relevé la tenture.
Je n’ai pas le temps de tourner la tête vers elle que, déjà, Hena se
redresse. Je m’éloigne et elle saute sur ses jambes vacillantes. Sa bouche est
gonflée par la force de nos baisers. Elle essaie, tant bien que mal, de
remettre correctement son pull.
La question semble flotter entre nous. J’ouvre la bouche pour lui parler,
mais elle me devance.
Hena
La grange est plongée dans une semi-obscurité. Le garçon qui se trouve en face de moi ne
ressemble plus à mon frère. On dirait un fantôme. Quelqu’un à qui on aurait arraché l’âme.
Je me précipite sur le sol, à ses côtés. Assis au centre de sa cellule, il me fixe sans me voir.
Je souffle son nom, encore et encore. Mais il n’est plus là. Il est ailleurs. Dans un endroit
inaccessible.
Ça fait un mois que je ne l’ai pas vu. Depuis qu’on me retient prisonnière, seule, dans une pièce
miteuse. Je devine aisément que, contrairement à moi, mon frère a choisi d’arrêter de lutter. Il a rendu
les armes.
Où est maman ?
Je veux hurler, mais je ne suis même pas sûre qu’il puisse m’entendre. Daryl nous observe depuis
la porte de la cellule. Je sais que Marcus et Abraham ne sont pas loin.
Au moment où je tente de toucher le corps de Karl, mon frère écarquille les yeux. Ses lèvres
tremblent. Puis il hurle. Il pousse un cri si effroyable que j’en perds le souffle.
– Qu’est-ce qu’il s’est passé ? m’écrié-je, affolée. Qu’est-ce que vous lui avez fait ?!
– Son initiation a commencé, m’annonce mon géniteur en se rapprochant. Ce n’est rien.
Des envies de meurtre m’envahissent. Je veux tout raser. Je veux tout brûler. Leurs mots ne
fonctionnent pas sur moi. Ils ne m’endoctrineront jamais. Je préfère me perdre en tentant de tout
détruire plutôt que de mourir à l’intérieur de ma propre tête.
Mon père serre les mâchoires. Sa façade se craquelle et le monstre qu’il est réellement se dévoile
à moi.
***
Je pénètre dans le salon, des plantes dans les mains. Assis au comptoir de
la cuisine, Karl m’observe débarquer avec tout mon attirail floral. Mes
vieux souvenirs tournent toujours en boucle dans ma tête. Cinq mois se sont
écoulés depuis qu’on a été emmenés là-bas, trois mois depuis qu’on est
sortis, plusieurs semaines depuis que nous avons commencé les cours, mais
le chemin de la guérison va être encore long.
Tout sourire, je pose la première plante sur le comptoir, près de lui, tout
en hochant la tête.
– J’ai acheté deux plantes histoire d’ajouter un peu de vie chez nous. La
boutique les a bradées, car elles étaient un peu abîmées.
Mais ce n’est pas parce qu’on est abîmé qu’on ne mérite pas de recevoir
de l’amour. Ce n’est pas parce qu’on est un peu abîmé que l’on ne peut pas
être réparé.
Les deux premiers mois après Délivrance, juste avant de venir à Monroe,
nous vivions dans une maison pour témoins prêtée et surveillée par l’État.
Maintenant que l’on a notre propre chez-nous, je veux qu’on s’y sente
vraiment bien. J’ai donc coché une chose supplémentaire sur ma liste :
« acheter des plantes ». Surtout avec ce prix dérisoire.
C’était soit ça, soit je continuais de ressasser la soirée d’hier soir. Ce
qu’il s’est passé avec Nasser. Le baiser enflammé que nous avons échangé
ne cesse de me tourmenter. Alors, autant me concentrer sur autre chose.
Pour être tout à fait honnête, les événements de la veille ont mis le bordel
dans ma tête. La manière dont mon corps l’a accepté au lieu de le repousser
me fait flipper. Nasser est un enfoiré de première. Il m’a forcée à voler pour
lui. Il n’hésite pas à me pousser dans mes derniers retranchements. Et
pourtant… pourtant, l’embrasser m’a paru la meilleure des choses au
monde. C’est plus que ça, en réalité. C’est comme si une autre personne
avait pris possession de moi et cherchait à tout prix à entrer en contact avec
lui. Alors, j’ai fui comme une lâche.
Je perds la boule.
– Est-ce que t’es au courant que t’es en train d’arroser des plantes en
plastique ?
– Mais n’importe quoi, grommelé-je, arrête de…
– Oh… Oh ! OK.
– Bon ! C’est pas grave ! Ce n’est pas parce qu’elle est en plastique que
je ne l’aime pas. Je t’aime, dis-je à la plante pour ne pas la vexer.
***
– Salut, lancé-je d’une voix rauque en prenant place devant lui. Désolée
pour le retard, ma voiture a joué les capricieuses.
Il tourne son visage vers moi, toujours aussi silencieux. Je n’aime pas sa
façon de me dévisager, comme si nous étions toujours seuls dans cette
vieille loge du chapiteau.
– Merci.
Putain de merde !
Je lui souris franchement. Cette fille est un vrai bol d’air frais. Voir sa
tête familière me fait plaisir, même si elle était avec moi, en cours
d’astronomie, ce matin. Et ça aide surtout à détendre l’atmosphère,
beaucoup trop remplie de tension et de non-dits.
Aly se tourne vers Nasser et lève les sourcils face à son manque de
réaction.
– Hena. Enchantée.
– Tag est avec nous en cours d’astro. C’est aussi celui qui fait les
meilleurs cocktails de cette fac : quatre-vingt-quinze pour cent d’alcool et
une lichette de sucre. Mamma mia, tu es un homme à marier, bébé !
Nasser se gratte la gorge et je reporte mon attention sur lui. Ses doigts
semblent ralentir leur cadence sur l’écran. Toutefois, il ne fait pas mine
d’être intéressé par notre conversation et nous ignore toujours.
– Pas de souci. Je dois aussi réaliser la carte à main levée, donc n’hésite
pas.
Aly et Tag s’éloignent une minute plus tard. Je termine mon café tandis
que Nasser relève la tête.
– J’aimerais que l’on parle de mardi dernier, annonce Nasser d’une voix
qui n’admet aucun refus.
– Ton vol était parfait. J’ai pu… éliminer les informations sur mes clients
qu’Ilias possédait. Et nous sommes quittes, toi et moi.
Nasser m’atteint beaucoup plus qu’il ne le faudrait. Ce n’est pas bon. Pas
bon du tout.
– Parfait.
Son portable vibre près de nous, mais nous l’ignorons tous les deux.
– Tu as besoin de tunes.
– Ce n’est pas…
– Sinon, tu n’aurais pas pris la peine de me voler une première fois.
Je penche la tête sur le côté, une grosse partie de moi appâtée par le gain.
On dit que l’argent rend heureux. Ce n’est pas vrai. L’argent rend serein. Il
permet de ne pas s’inquiéter du lendemain. Je n’ai toujours pas trouvé de
job malgré mes nouvelles recherches, alors l’argent devient un besoin quasi
vital.
Plus jamais !
– Oui. Nos esprits étaient quelque peu… échauffés après tout ce qui
venait de se passer. La situation a dérapé. Je ne veux pas qu’on fasse
comme si cela n’était pas arrivé. Mais, à l’avenir, j’aimerais que l’on
n’aborde plus jamais le sujet. C’est arrivé. C’est tout. Point à la ligne.
Son regard calculateur me dit qu’il cache quelque chose, mais je n’arrive
pas à mettre le doigt dessus. C’est comme si… comme s’il avait des
intentions cachées.
– Pour quoi faire ? Qui a dit que je voulais être amie avec le grand Hell ?
– Ce n’est pas Hell qui te le propose, mais Nasser, souligne-t-il.
– Ça ne marchera pas. On est à deux doigts de s’entre-tuer dès qu’on est
proches l’un de l’autre.
– Je suis sûr que les plus grandes amitiés débutent ainsi.
Le regard sceptique que je lui lance ne le fait que sourire. Ses doigts
pianotent sur la table. Me lier d’amitié avec ce type serait une belle
connerie, nous sommes tous d’accord.
– Pour tout t’avouer, reprend-il, ceux qui me volent aussi bien méritent
que je leur offre mon amitié.
– D’accord, amis. Mais ne compte pas sur moi pour faire partie de tes
plans foireux ni pour tenir la chandelle.
Sa main se tend vers moi. Encore une fois. Et, encore une fois, ma
minuscule main se loge dans la sienne tandis que je pactise avec le diable.
Ses doigts brûlants serrent les miens et les retiennent prisonniers.
Hena
– Bonjour, Hena. Vous êtes en avance. Est-ce qu’il faut que j’ouvre une
bouteille de champagne pour fêter ça ?
– Bonjour, doc. Sortez plutôt du whiskey, si vous avez.
– Je n’ai fait aucun cauchemar cette nuit, lui annoncé-je avec joie. J’ai
rêvé que j’ouvrais un putain de centre UV en plein Las Vegas et qu’il
s’appelait Course vers le cancer de la peau. Je vous jure que ça cartonnait.
Ma doc retient un sourire avant d’inscrire quelque chose dans son carnet.
– Je ne suis pas sûre que votre réponse soit déontologique, doc. Enfin,
passons. Nasser est toujours aussi insupportable. Peut-être un peu moins, en
fait. On va collaborer. Pour être honnête, j’ai accepté de devenir son amie.
– Vraiment ?
– C’est une mauvaise idée, pas vrai ? Je sais.
Elle a raison. Mais elle ne sait pas que j’ai passé un stade dans mon
acceptation des contacts humains, notamment au moment de l’épisode avec
Nasser. Je ne lui explique pas cet instant où il s’est frotté contre moi, entre
mes cuisses, le moment où j’ai gémi tandis qu’il pressait sa virilité contre
mon intimité.
Une autre question me vient. Je ne la retiens pas parce que je sais qu’elle
sera cent pour cent honnête avec moi.
– Oh ! Pardon !
Hena
– Merde !
Archi met les billets dans la poche arrière de son jean et plaque un air
intransigeant sur ses traits. Je parie que l’autre va passer un sale quart
d’heure.
L’adversaire de Nasser est plus que massif. C’est un vrai colosse d’une
vingtaine d’années. Mais Nasser est rapide. Nous sommes sur le terrain de
jeu de Hell, et il a trouvé la souris parfaite à dépouiller. Ses coups pleuvent,
agiles et précis. L’adversaire n’est pas en reste. Il crache sur le sol et envoie
son coude dans les côtes de Nasser.
L’adversaire, donc.
– OK. Je parie deux cents dollars sur Nasser, annoncé-je avec un sourire
joueur.
Une lueur passe dans son regard. Je n’ai même pas les deux cents balles
à parier. Mais je n’hésite pas.
– D’accord.
Non loin l’un de l’autre, nous continuons d’observer le combat. Je me
surprends à serrer les poings tandis que Nasser encaisse un mauvais coup
dans la cuisse droite. Je vois d’ici ses mâchoires se contracter. Je me penche
en avant, les yeux focalisés sur lui. Ses muscles se contractent encore. Ses
lèvres s’ouvrent pour laisser passer un souffle que je sais bouillant.
Nasser ne les écoute pas. Il quitte rapidement le ring pour qu’un autre
prenne sa place. Je vois d’ici la sueur et la poussière qui maculent son torse
musclé.
– T’as parié sur moi ! s’exclame-t-il avec un air crâneur. Tu sais que je
suis le meilleur.
– Tu es… bon.
– Je suis plus que bon, reconnais-le. Le meilleur, répète-t-il en articulant
lentement le dernier mot.
Je ne dis rien. Il a raison, mais hors de question de faire grossir son ego
déjà surdimensionné. Mes yeux se posent une seconde sur sa silhouette à
demi nue et je détourne le regard.
Bon, après tout, c’est la première conversation que l’on a sans que j’aie
envie de lui arracher les yeux. Je pense qu’il y a une sacrée évolution.
***
Nasser
Une demi-heure plus tard, je suis accoudé au bar improvisé du Toxic
Hell. Le vieux comptoir est en mauvais état, mais va parfaitement avec
l’entrepôt. J’avale plusieurs gorgées de ma bière, mes yeux fixant une
chevelure blonde. Hena traverse la foule, en sautillant presque, avec des
yeux avides.
Ma petite voleuse déambule aux côtés d’Archi, qui récupère l’argent des
paris de ce soir. Même si elle ne l’avouera jamais, je sais que, secrètement,
elle est en train de s’éclater. Elle se concentre sur quelque chose de concret,
bien qu’interdit, et elle s’en donne à cœur joie.
Amis. Milhena Williams a vraiment cru que je lui offrais mon amitié,
alors que, la seule chose que je veux, c’est la baiser. Mais j’ai vu ce qu’elle
allait faire hier : encore fuir. Alors, ma bouche s’est ouverte, avant que mon
cerveau ne puisse le réaliser, et j’ai déblatéré des mots sans réfléchir.
Oh, non, trésor, je n’ai pas envie d’être ami avec toi ! J’ai envie de te
coincer sous moi et de dévorer une nouvelle fois ta bouche.
J’ai haï Hena dès qu’elle s’est moquée de moi. Mais une autre envie me
domine désormais, domine mon reste de rancœur. J’ai envie de la posséder,
surtout quand elle ouvre sa grande gueule pour me défier.
Hena finit par quitter la foule, ayant terminé sa mission pour ce soir.
Tandis qu’elle s’éloigne, elle me jette un dernier coup d’œil incertain.
J’observe sa taille étroite et ses hanches moulées dans son jean tandis
qu’elle disparaît sans me rejoindre.
Le type est sur le point de perdre connaissance. Je colle une nouvelle fois
ma bouche contre son oreille pour qu’il soit le seul à m’entendre.
– Tu aurais mieux fait de m’écouter, mon grand. J’ai dit de ne pas lui
manquer de respect.
Hena
La nuit est tombée. Ma peau est rougie tant elle est restée sous le jet
brûlant de la douche. En sortant, mes pieds s’enfoncent dans le petit tapis
moelleux. Je m’installe devant le miroir. Mes longues mèches blondes
tombent sur ma poitrine. Elles sont encore trempées et des gouttes s’en
échappent, traçant leur chemin sur ma peau.
J’observe mon corps nu, puis mon visage. L’image que me renvoie le
miroir sur pied me montre une jeune fille qui semble avoir vécu trop de
choses pour son âge. Je vois une âme meurtrie. Une âme que l’on a cherché
à condamner. Mais une âme qui refuse d’abandonner.
Bien vite, je touche une peau qui n’est plus lisse et sans défauts. Une
peau qui a été marquée.
Je tourne doucement mon buste tout en gardant mon regard posé sur le
miroir. Mon dos se présente alors. J’observe la cicatrice de quelques
centimètres. L’œuvre d’Abraham et de sa baguette en fer préférée, qui m’a
fouettée plus d’une fois. On m’a frappée comme du bétail, pensant que cela
atténuerait ma soif de rébellion, et surtout ma soif de vengeance.
Abraham, Marcus et Daryl se trompaient. J’ai hurlé. Je me suis débattue.
Même une fois marquée, je n’ai pas abandonné. La colère faisait rage en
moi. Une haine si puissante et si dévastatrice qu’elle m’empêchait de perdre
espoir et me poussait à croire que nous allions sortir de Délivrance, mon
frère, ma mère et moi.
Hors de question que les cauchemars viennent me faire chier. Je n’ai plus
envie de les laisser m’envahir. J’inspire brusquement et ouvre de nouveau
les yeux. Je fixe une dernière fois ma cicatrice.
Je quitte mon logement vingt minutes plus tard. Karl est resté à
l’appartement, travaillant sur ses propres cours. Je descends les deux étages,
encombrée d’un sac-poubelle à jeter.
Je vérifie mentalement si j’ai bien tout pris. Mes crayons et mes feuilles
pour réaliser la carte à main levée : check !
Je gagne l’arrière de l’immeuble, le sac-poubelle toujours à la main, et le
jette dans le bac à ordures. Alors que je m’apprête à rejoindre ma voiture,
de petits bruits derrière les poubelles m’interpellent. Je ne bouge plus d’un
centimètre, les sens en alerte.
Qu’est-ce que…
Je plaque les mains sur ma bouche pour ne pas vider le contenu de mon
estomac sur le sol. Mon cri a alerté les nombreux rongeurs, qui s’enfuient
dans toutes les directions. Je continue d’observer le corps inerte du petit
chat. Il est dans un sale état. Je serais incapable de dire depuis combien de
temps il se décompose ici, d’autant qu’il ne reste pas grand-chose de sa
carcasse, qui était en train de se faire dévorer par les rats.
Surtout que son corps appelle la luxure qui sommeille en toi, se moque
ma conscience, que je décide d’ignorer.
Je ne lui dis pas que je vais voir les étoiles avec Tag. Nasser était présent
quand je l’ai moi-même appris. Je n’attends pas la réponse du grand brun et
démarre, le corps du chat me hantant toujours.
***
Bon, le ciel reste dégagé et les étoiles sont bien visibles, c’est déjà ça. Je
tourne sur moi-même dans l’espoir d’apercevoir Tag sur le minuscule
parking. Une tête brune se tient à une vingtaine de mètres de là et me fait un
signe de la main. Je plisse les paupières pour l’identifier.
– Hena ! Salut !
Mon sac sur l’épaule, je m’avance vers Tag. Les barrières du parc sont
fermées. Je les lui indique de la main. Son menton pointe un muret sur ma
droite.
Je secoue la tête et pose mon sac sur le muret. OK, je m’apprête à entrer
par effraction dans un parc public. Disons que c’est pas la pire chose que
j’aurai faite au cours de mon existence.
– Ça va, je gère.
Savoir que nous ne sommes pas que tous les deux me rassure, j’avoue.
Oui, je suis sans doute parano, mais je ne connais pas ce type. Il pourrait
très bien être un tueur en série. Nous débouchons sur une vaste étendue
d’herbe. Le vent souffle légèrement, mais il ne fait pas si froid.
– Yep !
– OK. Super.
– On commence l’observation ?
– Quoi donc ?
Je sais exactement les mots qui vont sortir de sa bouche. Il est comme la
plupart des gens et la curiosité le dévore. C’est un sentiment humain, mais
leurs questions peuvent blesser. Elles blessent parce qu’elles remuent toute
la merde en moi.
– Donc… avec ton frère… vous avez été… enrôlés dans une secte.
– « Enrôlés » n’est pas le mot. Mais on y est restés deux mois, ouais.
– Et… enfin, je veux dire, ça ne t’a pas laissé de séquelles ?
Bien sûr que si ! Mais toutes ne sont pas visibles. Celles qui sont cachées
sont les pires, les plus douloureuses.
Tag doit voir ma réponse sur mon visage, mais il continue sur sa lancée :
– Ça devait être moche. Mais faut avouer que c’est quand même super
cool.
Le sang quitte mon visage. Je ne suis pas sûre d’avoir bien entendu.
– T’inquiète, ce n’est rien, me dit Tag. Enfin, j’avoue que, de nuit, cet
endroit ressemble à un décor de film d’horreur.
– Waouh ! Tu sais comment rassurer les gens, toi.
– Désolé ! Je suis juste un peu trop passionné de films d’horreur et de
tout ce qu’il y a autour.
Hena
Il hausse les épaules. Il est vêtu d’un simple sweat gris et d’un jean. Il
laisse tomber sa cigarette sur le sol et met les mains dans ses poches.
Nasser continue de le fixer droit dans les yeux, les mains toujours dans
les poches, sans bouger. Finalement, Tag commence à comprendre les
choses. Il se tourne vers moi, mais je me contente de l’observer à mon tour,
ne cherchant pas à le retenir.
Ce dernier mot sonne comme une insulte dans sa bouche. Tag s’éloigne
sans demander son reste. Je scrute Nasser, toujours aussi silencieuse. Il
indique la veste sous mes fesses.
– On est amis désormais, non ? J’ai décidé de passer voir une amie, rien
de plus.
La moue que je lui renvoie lui fait comprendre que je ne le crois pas un
seul instant. Je détaille ses doigts écorchés par endroits. Donc, il a
effectivement combattu au Toxic Hell ce soir. Et il s’est empressé de me
rejoindre ensuite. Savoir qu’il a directement pensé à venir ici me réchauffe
intérieurement.
– Je ne regrette rien.
– Bien sûr que non. Tu es trop entière pour ça.
Il relève les jambes, pose les coudes dessus et se met ensuite à observer
le ciel. J’en fais de même, douloureusement consciente de la proximité de
son corps. Le silence n’est pas gênant, cette fois. Au contraire, nous
sommes plongés dans nos pensées tout en n’étant pas complètement
déconnectés de la présence de l’autre. C’est assez particulier, cette
sensation. C’est comme si j’étais dans mon cocon et que Nasser empêchait
quiconque d’y pénétrer.
Merde !
Mon ciel.
J’observe les étoiles et, durant les minutes qui suivent, j’établis une carte
approximative sur le papier. C’est là. Cette paix que je recherchais depuis
longtemps. Un endroit où les cauchemars deviennent silencieux. C’est le
cas à cet instant. Ils n’existent plus. N’ont plus la moindre prise sur moi. Il
n’y a que le moment présent.
– Vraiment ?
– Hum, hum. Et tu savais que les étoiles filantes n’étaient pas des étoiles,
en réalité ? Ce sont des morceaux de poussière qui s’échauffent en pénétrant
dans l’atmosphère terrestre.
– Intéressant, avoue Nasser.
– Tu vois, t’aurais dû suivre des cours d’astro.
– Je préfère quand c’est toi qui me fais le cours.
Je me rends compte que je rougis bêtement et cache mon sourire derrière
mes doigts. Mais je ne peux m’empêcher d’être touchée par ce compliment.
Et, à cet instant, il n’y a plus moyen de me protéger, d’ignorer ce qui est
en train d’éclore entre nous depuis le début. Cette méfiance mélangée à ce
désir insoutenable de toucher l’autre. Ma respiration se coupe presque
tandis que je tourne, moi aussi, mon visage vers lui. Impossible de
m’éloigner.
Le souffle de Nasser frappe mon visage tandis qu’il se penche vers moi.
J’avale difficilement ma salive. Je suis consciente du moindre centimètre de
son corps en contact avec le mien. De sa main qui frôle ma cuisse, puis se
pose sur elle. De ses yeux gris, qui me retiennent prisonnière et me crient
mille et une promesses silencieuses.
– À moi de t’apprendre quelque chose, murmure-t-il à quelques
centimètres de mes lèvres.
– Quoi ?
– Est-ce que tu sais ce qu’est la basorexie ? me demande-t-il dans un
souffle.
– Est-ce que c’est un mot désignant l’envie de te frapper, toi, avec ton
caractère d’enfoiré ?
Hena
Chaque parcelle de mon corps entre dans la danse et tente de suivre ses
pas. Mais la valse est trop rapide. Trop séductrice. Ma langue combat la
sienne. Elles se caressent, se cherchent, se dévorent. Et, moi aussi, je ne
laisse rien de lui.
Mon insulte le fait rire. Mais c’est un rire moqueur, acéré. Je récupère
mes affaires et m’enfuis avant que le gardien ne mette la main sur moi, les
autres étudiants en faisant de même autour de nous.
28. Le retour de l’aîné
Hena
– Toi !
– Moi ?
– Ne me laisse plus jamais seule avec Tag, compris ? Sinon, je vais
devoir l’étouffer pour qu’il arrête ses remarques stupides et gênantes.
Aly termine sa tâche tout en ravalant un rire. Elle affiche une moue
absolument pas chagrinée, semblant repenser à un moment très agréable de
sa vie.
Mais aucune tristesse ne traverse son visage. Elle me fait un clin d’œil
avant de claquer un baiser près de ma bouche.
***
Nasser
Je n’ai pas le temps de penser à son petit corps contre le mien que, déjà,
Archi débarque.
Son ton inquiet ne me dit rien qui vaille. Je me redresse et range mon
portable. La dernière fois qu’il a prononcé cette phrase, son frère –
l’inspecteur Hiro – tentait de pénétrer dans l’entrepôt aménagé où je vis.
Archi fait mine de cracher sur le sol. Le désaccord profond qui l’oppose
à son grand frère ne date pas d’hier. Jeune hors-la-loi, Hiro a quitté la ville
du jour au lendemain, sans donner de nouvelles à Archi ni à Aly pendant
des années. Et puis il a de nouveau débarqué, quelques années plus tard,
l’uniforme en plus, comme si de rien n’était, et souhaitant que son frère soit
un citoyen modèle. Aly ne lui en veut pas pour cette absence, mais ce n’est
pas le cas d’Archi, qui lui reproche ces années de silence.
Donc, mon père avait raison. Mon grand frère est bien sorti de prison. Et
ce chien ne restera pas dans son coin. Le digne héritier d’Elijah va
reprendre leurs magouilles.
– Il est passé au bar dans lequel je bosse hier soir, confirme Archi. Il te
cherchait.
Nasser
Le lendemain soir
Les yeux posés sur l’écran de mon téléphone, je fais abstraction de mon
environnement. Mes doigts pianotent sur le clavier virtuel et les minutes
s’écoulent tandis que je transfère, sur mon compte, l’argent des différents
paris. À l’écart du salon, collé contre le mur du couloir donnant sur la
cuisine, remplie à craquer d’étudiants alcoolisés, je laisse passer ces
derniers devant moi sans jamais m’attarder sur eux.
Trop chaud.
Elle passe une main dans ses longs cheveux, puis indique la foule du
menton. Le salon est dans un état lamentable. Archi le remarquerait
habituellement – sachant qu’il s’agit du sien –, mais il est trop défoncé pour
ça.
Je laisse un sourire s’épanouir sur mes lèvres, puis avale une nouvelle
gorgée de bière. Les bulles explosent dans ma gorge. Ses questions ne sont
pas stupides et son sous-entendu est vrai. Le Toxic Hell est toujours blindé
de spectateurs et de parieurs. Mais l’homme enfoui en moi reste asocial au
possible. Je déteste agir en société, et encore plus me montrer aux stupides
soirées organisées par de stupides fraternités.
Alors, j’ai échangé quelques mots avec certains en arrivant, puis j’ai
naturellement fini par me mettre à l’écart pour observer tout ce petit monde,
comme à mon habitude. J’étudie les péchés dans lesquels ils se complaisent.
L’alcool. Les substances illicites. Le paraître. Les infidélités diverses. La
luxure. Tant de souillure que certains finissent par aimer.
– Je quitte la ville.
Je me recentre sur elle, focalisé sur ses mots malgré le brouhaha autour
de nous.
– J’ai flairé un gros pigeon, continue-t-elle. Je compte profiter de lui et
faire le tour des environs.
Je hausse les épaules, ne sachant pas vraiment quoi dire. Qui suis-je pour
critiquer le chemin qu’elle souhaite prendre ? Personne. Absolument
personne. Alors, je finis par tendre ma bière vers elle.
Elle lève sa propre bière et trinque avec moi dans un claquement sonore.
Le moi d’il y a quelques semaines aurait sauté sur l’occasion. Mais pas
maintenant, pas alors que mon corps et ma foutue tête ne peuvent se
concentrer que sur une seule personne. Je secoue la tête. Hena devient une
obsession. Mais je n’ai aucun moyen pour lutter contre, à part répondre à
cette faim qui me dévore.
– J’apprécie, Hell.
– Cet endroit est blindé de monde, mais la déco est sympa. En revanche,
j’ai remarqué un truc bizarre.
Archi pose la main sur mon épaule avant de me dire, droit dans les yeux,
sur le ton de la confidence :
Je lève les yeux au ciel tout en me décollant vraiment du mur cette fois-
ci. J’amorce un pas vers la sortie.
– Ah oui ?
– Oui. Pourquoi est-ce que tu souris comme un p’tit connard ?
Je souris parce que je sais parfaitement qui Aly est partie chercher. J’ai
bien vu combien Hena et elle avaient l’air proches. J’opère un demi-tour et
me dirige finalement vers la cuisine.
La soirée vient juste de prendre un tournant inédit. Mon pote finit par
s’éloigner, un air beaucoup trop heureux sur le visage.
Lui et ses trois potes se tiennent contre le mur. Je les ignore. Je n’ai pas
envie de casser certaines bouches ce soir. Pas quand leurs avocats
pourraient sacrément me foutre dans la merde.
C’est compter sans Hunter, qui se dresse alors devant moi, fier comme
un paon. Ses yeux brillants me prouvent qu’il n’est pas loin d’être bourré,
mais qu’il a encore conscience de ses actes – et de ses conneries. Il fait le
gros dur. Il carre les épaules tout en m’observant attentivement.
– Mais regardez qui voilà, les mecs ! Notre Hell national. Le prince de la
vie souterraine de notre fac.
Sachant que j’ai dormi dans la rue quelque temps – tandis que mon père
et mon frère étaient derrière les barreaux –, la rage que je ressens pour lui
n’en est que décuplée. Ça doit être ça, ou la dernière fois que je l’ai vu à
une soirée avec ses moutons, où ils s’étaient peint le visage en noir. Ces
enfoirés avaient réalisé un blackface et soutenaient que c’était juste « pour
rigoler ». Ils caricaturaient une origine ethnique. Sauf que ce n’était pas
« juste pour rigoler », et encore moins « juste un déguisement ». C’est une
pratique raciste. Mais on ne rigole pas avec le racisme, surtout quand ça fait
du mal à tout un peuple. J’en ai subi pendant mon adolescence, tout ça à
cause de mes origines. Et je ne laisserai jamais quiconque commettre de
nouveau ce genre d’acte devant moi.
Bref, pour en revenir à Hunter, nous ne pouvons pas être plus différents
l’un de l’autre. Habituellement, il sait qu’il ne faut pas se frotter à moi.
Mais, ce soir, l’alcool coule à flots. Il semble avoir oublié que le feu, ça
brûle.
– Allez, mec, je sais qu’on est pas au cœur de ton royaume, mais montre-
nous deux, trois mouvements avec tes poings.
– Joue pas les timides ! s’écrie alors un type dans son dos tout en passant
une main dans ses cheveux noirs.
– Pas le temps, ce soir, les mecs.
Pour eux, je ne suis qu’un vulgaire mec se battant avec ses poings sans
être capable de penser intelligemment. Ils se trompent.
L’autre type, celui aux cheveux noirs, prend place aux côtés de Hunter.
– Pas cool, mec. Après tout, tu sais faire que ça, non ?
– Mais quelle bande de trous du cul ! se moque une voix derrière moi.
Faudra pas venir vous plaindre quand vous serez sur le sol en train de
chialer.
Ils s’éloignent tous, mais je n’y fais déjà plus attention, mon regard
entièrement concentré sur Hena.
Elle s’éloigne déjà, me laissant bouche bée. J’observe son joli petit cul,
qui se dandine alors qu’elle traverse le couloir. Et je n’ai qu’une seule
envie : la suivre. La défier, encore. Et qu’elle rétorque. Qu’elle rende coup
pour coup.
30. Voyeurisme
Hena
Je tente de rejoindre Aly, ignorant le regard de Nasser, qui est posé sur
moi depuis que je suis arrivée. J’ai bien cru qu’il allait exploser le joli
visage du type qui tentait de se moquer de lui. Mais ils étaient quatre.
Honnêtement, je me demande ce qu’il se serait passé si je n’étais pas
intervenue.
– Ma vessie va exploser.
– Tu ne pouvais pas pisser avant ?
– Disons que tu m’as littéralement kidnappée pour que je te suive. J’ai
même pas eu le temps de mettre du déo.
Elle fait semblant de renifler avec un air dégoûté et je lui donne un coup
de coude.
– Salut.
– Je dois y aller.
Brrrr !
– Bingo ! m’exclamé-je.
Une lampe sur pied éclaire faiblement la pièce. La chambre d’Aly, si j’en
crois l’immense photo d’elle accrochée au mur. Je prends une seconde pour
l’admirer et étouffe un rire. Je suis sûre que, si elle devait se marier un jour,
ce serait avec sa propre personne. Sur le cliché, elle porte un déguisement
de pénis plus vrai que nature et sourit fièrement à l’objectif.
– Merde !
Ça doit être la porte donnant sur la chambre d’Archi. Heureusement que
tout est éteint de ce côté : il n’y a personne. Je me lave les mains au lavabo
et observe ensuite mon visage. Ma peau brille par endroits. Elle est toujours
aussi brûlante après ma récente confrontation avec Nasser. Je pose les
mains sur mes joues et appuie dessus.
Sauf que je suis interpellée par les bruits qui proviennent de la chambre
d’Archi. Alors, faisant taire chaque partie logique de mon cerveau, je
traverse la salle de bains et m’arrête près de la porte entrouverte.
Je vais mourir.
Je me mords les lèvres, mais ne bouge toujours pas. J’ai besoin qu’il
continue de me toucher. J’ai besoin de ça maintenant. Je n’arrive pas à me
mentir cette fois. Je lui donne raison. Ses doigts caressent ma peau à travers
mon vêtement. Ils tracent leur chemin sous mon nombril. Je pousse
instinctivement mes fesses en arrière, contre Nasser.
– Oui, murmuré-je.
Après mon accord, Nasser ouvre le bouton de mon jean. Je serre les
lèvres dans l’espoir de retenir le gémissement qui tente de m’échapper. Ses
dents mordillent mon oreille avant qu’il ne pose un doux baiser juste sous
mon lobe.
Ses doigts s’agitent tout contre moi. Son index appuie sur le tissu de mon
sous-vêtement, le faisant pénétrer doucement – trop doucement – entre mes
lèvres. Je serre les poings lorsque l’étoffe se presse contre mon clitoris, qui
pulse d’excitation.
Une chaleur inonde mon bas-ventre. En réalité, elle explose dans tout
mon corps. Le désir. Le lâcher-prise. L’envie. Tout me percute de plein
fouet. La vague me heurte et je m’efforce de ne pas me noyer, nageant à
contre-courant.
Mes doigts se posent sur son avant-bras, que je tiens fort contre moi. Ma
main continue sa descente et rejoint la sienne à l’intérieur de mon jean
entrouvert. Mes doigts accompagnent les siens. Ensemble, ils dansent sur
ma lingerie et me rendent dingue. Nasser ne va pas plus loin, comme s’il
savait, au fond de lui, que je n’ai pas besoin de plus pour m’embraser.
Ce moment me fait décoller du sol. Une drogue si puissante et si
humaine parcourt mes veines. Les endorphines galopent. L’euphorie me
guette sans, toutefois, me laisser la rejoindre pleinement.
– Encore, chuchoté-je.
– Je vais exploser, souffle-t-il avec difficulté.
Un sourire passe sur son visage alors qu’elle se laisse tomber sur Archi,
autorisant ce dernier à la pénétrer jusqu’à la garde.
Encore. Encore !
Nasser se tient toujours contre moi, ne quittant pas mon corps d’un
centimètre. Lui n’a pas joui. Il s’est contenté de se nourrir de moi et de mes
émotions. Maintenant, j’ai envie qu’il prenne du plaisir. Je le veux
véritablement. Mais je redescends bien vite de mon petit nuage en
entendant une voix, au loin, qui m’appelle. Aly est dans le couloir.
Je fais ensuite face à Nasser. Il se tient devant moi, son regard droit dans
le mien. Il jauge mes réactions, vérifiant silencieusement que tout va bien
pour moi. Je m’éloigne à reculons vers la porte donnant sur la chambre
d’Aly. Il fait un pas dans ma direction, les sourcils froncés.
– Je dois y aller, murmuré-je. Cette fois, ce n’est pas une fuite parce que
je te préviens de mon départ.
Si je reste une seconde de plus dans cette pièce, je vais lui sauter dessus.
Mais je ne sais pas encore si je suis prête pour ça.
Nasser s’immobilise.
– Non.
Mais j’ai peur. Peur de ce que tu me fais ressentir. J’ai envie de hurler.
Inconnu
Le vent se lève. Les arbres bougent dans tous les sens. Des plantes
grimpent le long de la façade de la maison. Du lierre. Il recouvre les murs et
les retient prisonniers. Il les étouffe peu à peu.
Je suis si bien caché dans l’ombre. Je m’y complais. Mais je ne suis pas
seul. Il y a les autres. Et puis… il y a les flammes. Celles qui ne me quittent
que rarement. Elles me rendent souvent visite. Elles ne me laissent qu’après
avoir tout dévasté. Alors, il ne reste que le noir. Il n’y a plus que du vide.
Nasser
Je presse mes paumes, meurtries par les combats, sur mes paupières
fermées. Je n’ai pas encore possédé Hena. Pourtant, j’ai bien l’impression
qu’elle commence, elle, à me posséder sans que je puisse y faire quelque
chose.
Ce qui s’est passé entre nous, deux nuits plus tôt, me hante et me fait
douloureusement fantasmer. Dieu que j’ai envie d’elle ! Ses gémissements
étouffés résonnent encore à mes oreilles. La chaleur qui se dégageait de son
corps et de sa culotte. Ses ongles qu’elle a plantés dans mon bras pour ne
pas que je m’éloigne.
J’ai besoin de sentir à nouveau son corps contre le mien. Je veux son
goût sur mes lèvres, ses cris à mes oreilles, ses ongles dans ma peau. Je
veux la défier, que l’on joue l’un contre l’autre jusqu’à finir à terre. Je ne
veux pas qu’elle se brise à mes côtés. Je veux la faire éclore. Que ses épines
s’enfoncent dans ma peau et me fassent hurler de plaisir.
Je passe une main dans ma barbe mal rasée, puis masse ma nuque
douloureuse à force d’être resté derrière l’écran.
***
Je suis seul dans les rues de Monroe. Mon père s’est fait coffrer avec mon frère il y a des jours
déjà. J’ai fait ce qui m’a semblé être la seule solution : j’ai pris la fuite. J’ai atterri dans les ruelles
sombres de la ville, marchant sans jamais m’arrêter, essuyant les larmes qui coulaient sur mon
visage.
Ça fait mal de pleurer pour une situation que vous subissez et qui ne dépend pas de vous. La
phrase « on ne choisit pas sa famille » n’a jamais pris autant de sens qu’aujourd’hui. Les quelques
dollars que j’avais en poche en partant m’ont déjà quitté.
Dormir dehors et prendre conscience des dangers de la nuit a été la première chose que j’ai dû
affronter une fois livré à moi-même. Dans la rue, il n’y a qu’une seule loi : celle du plus fort. Si tu ne
veux pas qu’on te bouffe et qu’on t’agresse, tu dois mordre le premier.
J’observe mes mains crasseuses tout en m’asseyant, le dos contre un muret décrépit. Mes ongles
sont dans un sale état. La nuit tombe et je vais devoir la passer dehors une fois encore. Mais, au
moins, je suis libre. Libéré des problèmes liés à mon père. Je ne veux pas de cette vie. Je veux que
tout ce qui les entoure, lui et MG, reste loin de moi, putain !
Donc, je vais devoir apprendre à me débrouiller seul. Je ferai tout pour m’en sortir et reconstruire
le monde qui se détruit autour de moi. J’érigerai de nouveaux murs, infranchissables cette fois.
Personne ne pourra m’atteindre. Je vais m’endurcir encore plus. Je deviendrai mon propre enfer.
***
J’ai l’air de me moquer, alors que, ce que je veux, c’est exactement ça.
Son corps. Comme je m’y attendais, Hena rentre dans l’arène munie de ses
plus belles armes. Sa langue contre-attaque.
– J’ai besoin que tu te fasses écraser par ton ego surdimensionné. Tu
peux faire ça pour moi ?
– Je vais voir ce que je peux faire, trésor.
***
Hena
– Waouh ! Joli !
Je lève les yeux au ciel face à son ton sarcastique. Tout l’équipement
s’affiche en noir et chrome, ce qui se marie étrangement bien avec les lieux
et les conduits apparents au plafond. Un parfait mélange de styles industriel
et moderne, rendant l’appartement chaleureux.
Je fixe ses épaules musclées tandis qu’il ouvre la porte de son frigo. Le
sweat-shirt gris qu’il porte ne cache pas grand-chose.
Je l’entends rire.
Vu ce qu’il fait sur le Dark Web, je ne suis pas vraiment étonnée. Mais je
suis quasiment sûre que tout cet équipement doit coûter un paquet de fric.
– Merci.
Mes mains sont moites. Je ne devrais pas être stressée par cette visio ni
par le témoignage de cette rescapée, mais c’est le cas parce que ça me
rappelle mon propre passé.
– OK, bon…
J’inspire profondément.
– Je ne stresse pas.
Ses yeux se font plus vifs. Il passe la langue sur sa lèvre inférieure,
imaginant sûrement une scène bien délicieuse dans sa tête. Il croise mon
regard et ne le quitte plus alors qu’il me répond.
– Tu pourrais t’allonger sur cette table et écarter les cuisses pour moi. Et
je te lécherai jusqu’à ce que tu sois parfaitement détendue.
Mon Dieu !
Il se laisse tomber sur la chaise près de moi, comme s’il ne venait pas de
me faire une proposition indécente. Il semble parfaitement impassible, alors
que je suis complètement chamboulée. Il clique sur le lien tandis que je
continue de l’observer.
Il n’a pas tort. Mais alors que je m’apprête à le frapper pour la forme,
une fenêtre s’ouvre sur l’ordinateur et mon poing reste suspendu en l’air.
La femme ne dit toujours rien, mais des ombres passent sur son visage à
la mention de la secte. Un silence pesant s’installe. Je ne sais pas vraiment
quoi dire.
Nasser et moi hochons la tête de conserve, attentifs. Elle boit une gorgée
de ce qui semble être un café brûlant et elle commence son histoire. Sa
mère a découvert le groupement alors que Salomé était adolescente. Des
adeptes de l’organisation étaient descendus dans la rue, hurlant aux femmes
de ligaturer leurs trompes. Quelques mois plus tard, sa mère l’enrôlait avec
elle au sein de l’organisation. L’horreur a alors commencé : sévices
corporels, famille inconnue que l’on t’impose comme une famille de sang,
relations non consenties…
Elle plonge son regard dans le mien. J’ai l’impression qu’elle pénètre
directement dans mon âme, qu’elle peut savoir exactement ce que j’ai vu et
vécu, alors même que je n’ai prononcé aucun mot dessus. Je ne suis restée
que deux mois en milieu sectaire et j’ai eu de la chance, dans mon malheur,
de subir moins que les autres. Mais cette femme a été une victime pendant
des années. Malgré tout, elle peut sentir que nous partageons un lien
spécial. Nous sommes des rescapées.
Mon genou s’agite un peu plus sous la table. C’est ce que j’éprouvais
face à Abraham. Je sens alors la main de Nasser se poser sur ma cuisse. Ses
doigts la pressent, témoignant de son soutien silencieux. Par ce geste, il me
fait comprendre que je ne suis plus seule. Il me force à me reconnecter avec
la réalité.
J’aimerais avoir cette femme en face de moi pour la serrer dans mes bras.
J’aimerais lui dire que je comprends mieux que quiconque ce qu’elle a
traversé. Et, plus que tout, j’aimerais lui affirmer qu’elle est forte.
Nous restons suspendus à ses lèvres. Nasser est aussi concentré que moi.
Il frotte ses mains l’une contre l’autre. J’observe ses doigts, les
imaginant entre mes cuisses. Parce que ce souvenir me hante, littéralement.
– Merci, lui dis-je. Pour ton soutien pendant la visio.
Voilà, je l’ai dit. Il hausse un sourcil et croise les bras. Sa posture est
légèrement intimidante, mais je vois bien qu’il est suspendu à mes lèvres.
– Tu crois ?
– Je ne sais pas trop ce qu’il se passe non plus, avoue Nasser. Mais ça ne
me fait pas peur. Et tu sais que je ne te forcerai jamais la main, pas vrai ?
– Bien sûr, je le sais. Mais j’ai besoin de temps.
S’il y a bien une chose que j’ai comprise en côtoyant Nasser, c’est que
jamais il n’ira contre ma volonté. Ce n’est pas ça, le problème. Je crois que
le réel problème, dans cette histoire, ce n’est que moi. Je crains qu’il
s’approche de trop. C’est dur de laisser une personne avoir un certain
contrôle direct sur mon corps alors que je me suis promis de ne jamais le
céder.
Seul son sourire énigmatique me répond. Il n’a pas besoin de dire quoi
que ce soit. Je sais, au fond de moi, que le seul moyen de résister à ce lien
entre nous, c’est de céder.
32. Aider son prochain
Hena
Le temps file et guérit peu à peu mes blessures. Halloween a lieu dans
une semaine. J’ai continué à bosser quelques soirs au Toxic Hell, me faisant
de l’argent pour survivre. J’ai continué à déposer mon frère chez sa psy
avant de rejoindre la mienne. Nous avons continué à vivre, à prendre nos
marques dans cette ville sans penser au risque que notre géniteur et Marcus
soient proches de nous.
Le couloir est pas mal rempli, mais les élèves commencent déjà à
rejoindre les différents amphis de l’étage. Je cherche mon portable tout en
évitant de rentrer dans les gens que je croise.
– Karl !
– Dégage ! crie-t-il.
Je sens les regards sur nous et je déteste ça. Je déteste le jugement et les
questions que je lis sur les visages. Je veux avant tout protéger mon frère,
l’éloigner le plus loin possible de leur curiosité malsaine.
Nasser pose les mains sur les épaules de mon petit frère, se moquant de
ses gestes désordonnés. Il l’empêche de s’agiter encore plus en
l’immobilisant.
Mon frère fait gonfler ses muscles et tente de se dégager, mais Nasser ne
le lâche pas. Il lui répète que tout va bien.
– Circulez, ordonne Archi aux quelques étudiants qui sont restés là pour
jouer les curieux.
Ils finissent par s’éloigner, et lui aussi. Il n’y a plus que nous trois dans le
couloir. Je n’entends pas ce que dit Nasser à mon frère. Son visage est
penché vers lui. Il lui parle doucement pour qu’il soit le seul à l’entendre.
Après une minute, je ne tiens plus et m’avance une nouvelle fois, priant
pour que Karl ne me repousse pas encore. Il respire rapidement. Ses yeux
fixent ses pieds.
J’hésite à le suivre. J’ai déjà fait face à plusieurs de ses crises : une fois
qu’il se reconnecte à la réalité, Karl a besoin d’être seul. Alors, je me
contente de le regarder s’éloigner.
Nasser
Mes bras immobilisent le sac de frappe tandis que mes lèvres s’étirent.
Pourquoi je sens que ses prochains mots vont me plaire ?
– J’ai matché avec une femme. Elle était de dos sur sa photo de profil.
Disons que ses fesses m’ont convaincu. Et ma propre photo affichant mes
splendides abdos l’a appâtée. Y avait pas vraiment de photos de son visage,
du moins pas de près. Disons qu’elle mettait en avant d’autres parties de
son corps sur sa présentation. Bref, on s’est retrouvés à l’entrée de la ville,
dans un motel.
– Et donc ?
– Et donc…
Archi hoche la tête avec un air dépité. N’y tenant plus, j’explose de rire.
Il plisse les yeux.
– C’est pas drôle ! Quand je suis entré dans la chambre, elle était déjà à
poil, les jambes écartées. Elle a hurlé en me voyant.
– Aly ne te donnerait même pas l’heure, mon pote. Elle est trop bien
pour des gars comme nous. Donc, où est-ce que j’en étais ? Toi et Hena !
– Tu te fais des films. On s’amuse, c’est tout.
La colère qui contracte mon visage fait sourire un peu plus Archi.
– Peut-être que je pourrai même la tou…
– Crève.
– Tu disais quoi ? Que je me trompais ? demande-t-il en rigolant. Espèce
de trou du cul ! On ne t’a jamais appris à ne pas mentir ?
Il s’avance vers moi, passant une main sur son crâne rasé.
Nasser
Ça fait quatre ans que je n’ai pas vu mon frère. Je m’avance vers lui, le
dos droit, les épaules carrées. Désormais, je le dépasse de quelques
centimètres. Sa carrure est celle d’un rugbyman. Il est resté massif. Mais
j’ai appris à me battre dans la rue tandis que lui a parfait sa formation au
sein de la prison de l’État.
Je me retiens de lui rire au nez. Parce qu’il pensait que j’allais l’accueillir
à bras ouverts ? Foutaises !
– Je croyais que notre père t’avait prévenu que je sortais de prison. Ma
peine a été raccourcie pour bonne conduite.
– Il m’a prévenu.
Nous n’avons jamais été proches, lui et moi. J’étais plus son défouloir
qu’autre chose. MG obéissait à mon père au doigt et à l’œil. Moi ? J’étais le
dernier de la portée, celui qui restait à l’écart de leurs escroqueries et de
leurs braquages en tous genres.
– J’ai des contacts qui peuvent te débusquer n’importe qui dans la ville.
Mais venons-en au fait. On m’a dit que tu pouvais absolument tout trouver
avec ton réseau.
Je croise les bras. Avec mes contacts physiques et ceux du dark Web,
c’est vrai. Mais je ne ferai rien pour lui.
– Une fois que notre père sera sorti, on va reprendre nos affaires, me
prévient-il.
Je sens l’insulte à travers ses derniers mots, mais elle me passe au-
dessus. Enfant, je l’aimais. Comme tout cadet, je vouais un culte à mon
grand frère. Je voulais lui ressembler. Mais j’ai bien vite compris que c’était
juste un putain d’enfoiré.
Il se trompe tellement !
– Toi. Ton soi-disant air dominateur. Toi, qui penses que je vais t’obéir
au doigt et à l’œil alors que je n’en ai strictement rien à foutre de ta petite
personne et de tes futurs braquages.
– Fais attention à tes paroles, Nasser. Les regrets nous rattrapent vite
quand il est trop tard.
– Ne me menace pas, MG.
– Maintenant, barre-toi.
Je vérifie qu’il quitte bien les lieux, étouffant un cri de rage. Les
problèmes commencent. Tout ce que MG touche finit par tomber en
cendres. Je ne le laisserai pas faire. Pas cette fois.
Je vois rouge tandis que je fais les cent pas dans l’entrepôt. La colère
grandit en moi. Je ne distingue plus rien de ce qui m’entoure. Il n’y a que
les flammes. Il n’y a que la colère, la rancœur. Une âme rageuse et
destructrice.
Je finis par arriver dans une rue résidentielle. Des immeubles s’élèvent
des deux côtés de la route. Je me gare devant une bâtisse de plusieurs
étages, me demandant comment j’ai pu me retrouver ici sans m’en rendre
compte. Mon corps m’a conduit jusque-là tandis que ma tête était occupée à
ressasser le passé.
Mes doigts serrent mon volant tandis que j’avale difficilement ma salive.
Tant de choses font rage en moi. Mais je suis certain d’un point : je deviens
fou. Hena me rend fou. J’ai besoin d’elle, maintenant. J’ai besoin qu’elle
me fasse penser à autre chose. Je veux qu’elle m’insulte, puis qu’elle me
raconte ses stupides anecdotes sur le Système solaire. Je veux qu’elle
griffonne ses cartes débiles avec cet air concentré qui n’appartient qu’à elle.
J’ai envie qu’elle jouisse à nouveau contre moi, sur moi, avec moi. Que son
souffle percute le mien. Je veux la serrer contre mon corps et la posséder.
Par-dessus tout, je souhaite la protéger de tout, sauf de moi-même.
Hena
Il quitte l’appartement une seconde plus tard, l’air plus excité que jamais.
Je pousse un soupir et me retrouve dans notre petit chez-nous désert, où il
n’y a plus aucun bruit, si ce n’est celui de ma respiration.
J’ai tellement la flemme que je n’ai même pas envie de cuisiner ce soir.
Je remonte mon short de pyjama en coton gris et vais dans la cuisine. J’ai le
réflexe d’allumer quasiment toutes les lampes autour de moi pour la simple
et bonne raison que ce soudain silence me stresse un peu. Je sais pourtant
très bien qu’il n’y a pas de quoi s’inquiéter.
– Fait chier !
– Salut, soufflé-je.
– Salut.
Sa voix est rocailleuse. Je ne sais pas quoi dire ensuite. Je ne sais même
pas pourquoi je l’ai appelé. Pourtant, ça me semblait être la seule chose à
faire. J’ai besoin d’une présence, de sa présence. Qu’il m’aide à dompter
ma peur.
D’abord, seul son silence me répond. Mais je sais qu’il a compris mes
mots.
– Ouais, souffle-t-il. Est-ce que tu as besoin de moi ?
J’inspire brusquement.
Alors, il raccroche.
– Quoi ?
Une minute plus tard, un coup est frappé à la porte. Je reste là, au milieu
de la pièce, les yeux fixés sur le battant.
Mais j’ai toujours cette peur en moi. J’ai toujours des trucs moches
cachés dans mes entrailles. Et, si je veux aller plus loin ce soir – et obéir à
mon cops –, il faut que Nasser sache certaines choses.
– J’ai besoin de toi, soufflé-je. Mais, si nous devons avoir une relation
sexuelle, tu dois savoir ce que mon corps a subi.
Ce n’est pas le moment que je lui confie toute mon histoire, mais il doit
connaître une partie de ce qu’il m’est arrivé.
– J’ai été violée. Une seule fois. Une abominable et interminable fois.
Afin de faire renaître mon corps et mon esprit, selon les dires
d’Abraham. C’était sa justification pour cet acte horrible. Et il brûlera en
enfer pour ça.
Mais je dois être honnête. Alors, peut-être qu’il fera demi-tour et prendra
la fuite.
Je secoue la tête.
– J’ai ressenti du plaisir avec toi. Je veux que tu… je veux que tu
m’apprennes à en ressentir de nouveau avec quelqu’un. Je te fais confiance
pour que tu m’en donnes tandis que je ne serai plus seule maîtresse de mon
corps. Est-ce que tu veux bien faire ça avec moi ?
Une autre émotion passe sur son visage, beaucoup plus tendre que toutes
les autres.
Je passe ma langue sur mes lèvres, haletante. Nasser s’arrête devant moi.
Hena
Notre baiser est intense. Il est lent et profond. Rempli d’une faim
inassouvie et de souffrance.
Nasser prend son temps. Il immobilise ma tête avec ses mains. Il suce ma
langue, mordille mes lèvres. Il quitte ma bouche pour embrasser mon
menton. Je ferme les yeux et laisse tomber ma tête en arrière, lui offrant un
accès total à ma chair.
Je n’en doute pas un seul instant. Nasser se dirige dans le petit couloir
dans mon dos tandis que je continue de butiner ses lèvres avec
empressement.
– Est-ce que tu peux te déshabiller pour moi ou est-ce que tu veux que je
m’en charge ?
J’hésite. Mais, face à son regard si vif, j’ai encore plus envie de le rendre
dingue. Alors, je préfère m’en charger.
On m’a abîmée, mais on ne m’a pas fait plier. J’ai récupéré tout ce qu’on
m’a un jour volé et je le partage librement avec Nasser. Ce soir, je m’offre
sans peur et sans honte.
Je fais ce qu’il me demande avec hâte. Je prends place entre ses jambes
écartées. Mes seins arrivent à la hauteur de son visage. Sa tête se penche
vers mon sein droit. Il souffle délicatement dessus, regardant le frisson me
parcourir. Mon mamelon durcit un peu plus et je gémis doucement alors
qu’il ne m’a même pas encore touchée.
– Tu aimes ça ?
– J’adore ça !
Il offre le même traitement à mon autre sein. Finalement, ses mains les
soupèsent et ses index en effleurent le bout. Mon cœur bat un peu plus
rapidement à chaque contact de sa peau contre la sienne.
Nasser lève son visage vers le mien, taquin. Il ne quitte pas mes yeux
quand sa bouche se pose sur mon mamelon droit et l’aspire férocement.
– Mon Dieu…
Il secoue la tête.
– Pas maintenant. N’oublie pas ce que j’ai dit. Je découvre d’abord ton
corps.
– Ce n’est pas du jeu.
– C’est le meilleur jeu auquel j’ai joué de toute ma vie, rétorque-t-il.
Il m’observe tandis que je suis allongée au centre du lit, les seins nus, les
mamelons gonflés après le traitement qu’il leur a infligé. Sa main effleure
mes cuisses. Il me caresse doucement, jaugeant la moindre de mes
réactions.
Sa main s’immobilise.
Aimer quoi ?
Son nez se pose entre mes cuisses et il respire mon odeur. Son geste
paraît si naturel ! En fait, tout me paraît naturel avec lui. Il n’y a aucune
honte. Aucune peur. Aucune barrière. Il se contente d’écouter et de
découvrir mon corps pour savoir ce qu’il souhaite ou non.
– Ça ! Ça, c’est bon, lui indiqué-je, de plus en plus bouleversée par ses
caresses.
– Fais-moi goûter.
Je n’hésite pas. Mon index se pose sur ses lèvres et il lèche mon doigt
comme un affamé.
Je veux le découvrir à mon tour. Je soulève alors son tee-shirt pour le lui
retirer et y parviens difficilement. Mes mains descendent le long de son
corps pour effleurer son érection. Il inspire brusquement en posant son front
contre le mien.
La prochaine fois.
Je ne m’attarde pas sur ces mots tandis qu’il ouvre son jean et le retire
avec des gestes à peine mesurés. Il récupère son portefeuille, avant
d’envoyer son pantalon au loin, et en sort un préservatif.
Nasser baisse son caleçon et son pénis apparaît devant moi. J’observe ses
gestes. Ses doigts le caressent d’un mouvement lent, mais sans hésitation.
Son index effleure son gland. C’est à cet instant que je remarque le morceau
de métal qui le transperce.
– Tu aimes ? me questionne-t-il.
C’est la première fois que je vois un piercing à cet endroit. Je hoche la
tête et me redresse un peu plus, approchant mon visage de lui.
Il approche son gland de mon clitoris. Son piercing m’offre une caresse
inédite. Ça me rend complètement démente.
– C’est bon ?
– C’est incroyable !
Il se presse contre moi et ses va-et-vient se font plus profonds, plus
rapides. Je sens mon vagin se contracter pour le retenir en moi. J’en
redemande, encore et encore.
Ses mains viennent attraper les miennes et il relève mes bras au-dessus
de ma tête. Il me possède sans jamais me voler mon corps. Il m’emplit et
j’en redemande en ondulant contre lui. La tension grandit en moi tandis
qu’il me pénètre à fond, se frottant contre mon clitoris.
Il pose son front contre le mien et ferme les yeux. Son souffle frappe mes
lèvres et nos bouches se trouvent, se taquinent plus doucement, plus
sensuellement. Il se retire alors délicatement de moi en gémissant d’être
séparé de la chaleur de mon intimité. Enfin, son corps s’étend près du mien.
Nous essayons tous deux de reprendre notre souffle.
– Waouh !
– Waouh ! répète-t-il.
– C’était… c’était vraiment très, très bon. Surtout ce que tu m’as fait
avec ton piercing.
– N’est-ce pas ? Je pense qu’on devrait lui dédier une page Instagram.
Je lève les yeux au ciel, mais laisse un sourire s’épanouir sur mes lèvres.
J’aime le fait que nous ne soyons pas gênés par l’intimité post-sexe. On
parle librement et en toute transparence de ce qui vient de se passer.
– Je ne suis pas sûre d’aimer l’idée. Gardons ta queue juste pour nous.
Quand je me tourne vers Nasser, je remarque qu’il fixait mon dos, mais il
ne me pose aucune question. Je ne suis pas prête à me confier et il semble
l’avoir compris. Il se contente de croiser les bras sur son ventre plat et de
fixer le plafond, un sourire en coin, repensant sûrement à ces dernières
minutes.
Je hoche la tête avec entrain. J’ai secrètement hâte de voir sur quel
chemin il va m’emmener.
C’est ainsi que se déroule la demi-heure qui suit, avant que son corps et
le mien ne soient complètement vidés d’énergie. À aucun moment je ne
pense à autre chose qu’à ce qui se passe entre nous. Aucun cauchemar ne
vient me hanter. Aucun souvenir effrayant ne franchit la barrière de mon
esprit.
J’étouffe un rire.
– Disons que c’est agréable quand tu es occupé à faire autre chose, dis-je
avant de bâiller jusqu’à m’en décrocher la mâchoire.
Je finis par m’asseoir à mon tour et tire le drap sur moi. La chaleur de
Nasser me quitte définitivement. Il se lève, nu. Nullement gêné, il traverse
ma chambre pour récupérer son caleçon. Mon regard s’attarde sur ses
fesses. Il tourne la tête vers moi en jouant des sourcils.
Le grand brun doit voir que je suis plongée dans mes pensées parce qu’il
retrouve son sérieux.
Je hoche simplement la tête sans répondre. Ça veut dire quoi, tout est
clair, au juste ? Mais alors que je m’apprête à demander des explications,
Nasser me devance. Il récupère son tee-shirt et s’arrête devant moi.
– Ce que je veux dire par là, c’est que tu me plais, Hena. J’ai du mal à
l’avouer, mais c’est vrai. Ce soir, tu m’as demandé de m’occuper de toi. Tu
m’as fait confiance pour que je te fasse découvrir tout le plaisir que peut
ressentir ton corps. Et je compte bien recommencer. Pour ça, j’ai besoin que
tu continues de me faire confiance.
– Je crois que je t’ai mal jugé, continué-je en l’observant enfiler son jean.
Tu es bien plus que ce que tu laisses paraître, Nasser. Tu es bien plus que
Hell. Beaucoup plus.
Je tourne le visage vers l’objet de ses convoitises, mais déjà son bras
s’élance pour récupérer le morceau de papier plié en deux.
Merde !
– Ce n’est rien.
– C’est juste… une liste de choses que j’ai envie de faire à court ou à
moyen terme.
– Je vois ça.
– Croire en l’amour ?
Oui… Bon…
Il finit par quitter mon appartement et mon regard reste posé sur ses
épaules tandis qu’il s’éloigne. Je verrouille la porte tout en réalisant que j’ai
couché avec Nasser. Plusieurs fois. Et on recommencera. J’ignore où ça va
nous mener, mais je veux continuer à me laisser aller sans réfléchir.
37. Dance in the rain
Hena
Fait chier !
Les gouttes s’abattent sur moi et je me mets bien vite à l’abri dans mon
véhicule. Je tente d’appeler mon petit frère pour le prévenir de mon retard,
mais je tombe directement sur sa messagerie.
– Vraiment super !
– Oui.
– Parfait, répète-t-il. Donc, comme je vous l’indiquais, Marcus a été
aperçu récemment à la frontière est de la Louisiane. Plusieurs de mes
collègues sont sur ses pas, mais nous pensons honnêtement que son seul but
est de fuir très loin d’ici.
– Et Daryl ? le coupé-je sans pouvoir attendre.
Prononcer son prénom à voix haute me dégoûte au plus haut point. Les
liens du sang que nous partageons, encore plus.
– Votre père, continue-t-il, n’a pas été retrouvé. Je crois très sincèrement
qu’il a traversé la frontière depuis longtemps.
– Vous pensez qu’il a recommencé ailleurs ? Qu’il va reconstruire une
secte telle que Délivrance ?
– Effectivement. Sa foi envers cette organisation semblait puissante.
Peut-être va-t-il trouver de nouveaux compagnons de route pour
reconstruire Délivrance ailleurs.
– De nouveaux compagnons de route ?
Leurs sources. Ces mêmes sources secrètes qui les ont aidés à trouver
Délivrance.
– Ce que je veux vous faire comprendre, reprend Tate, c’est que vous et
votre frère n’êtes pas seuls. Est-ce que… est-ce que vous avez contacté
votre mère ou son institut ?
J’ai envie de lui dire que j’ai un mauvais pressentiment, mais le fait qu’il
parle de ma mère me fige. Ma mère. La femme qui m’a élevée. Celle qui a
toujours été un ange dans cet enfer.
– Non.
– Salut, lancé-je. Désolée pour le retard. Mon prof nous a lâchés après
l’heure.
– Je t’ai attendue. J’ai cru que tu n’allais pas venir.
Ses yeux bleus croisent les miens. J’ai l’impression de faire face à un
enfant de 10 ans que je devrais rassurer. Un enfant fragile, et surtout perdu.
Il pince les lèvres. Apparemment, c’était une séance difficile pour lui. Je
pense qu’il a dû aborder des sujets sensibles avec sa psy.
Je pose la main sur son poing, mais il retire son bras comme si mon
contact l’avait brûlé. Sa réaction me blesse et je me sens naze. Mais je sais à
quel point Karl est inaccessible quand il s’est refermé sur lui-même.
– Je… Est-ce qu’on peut y aller maintenant ?!
– Comment ça ?
– Je ne suis pas allé à la séance avec Samantha.
– Quoi ?!
– J’avais… j’avais besoin de courir, mais pas de parler.
– Tu veux dire que tu viens de passer la dernière heure à courir sous la
pluie ?
– Oui, c’est exactement ce que je suis en train de te dire.
Je l’ignore et sors de la voiture. La pluie s’abat sur moi. Elle est glacée.
Mais, en raison de mon corps brûlant, le choc n’est pas si désagréable. Karl
descend à son tour du véhicule. Il est un peu plus trempé à chaque seconde
passée sur ce foutu trottoir.
Je ferme les yeux et me laisse bercer par cet instant. Il n’y a que nos
souvenirs de gosses. Il n’y a plus d’enfer. Seul le paradis nous tend les bras.
Quand nous retournons dans la voiture, après cet instant de grâce, la plus
belle récompense se présente à moi. Mon frère effleure ma main avant de
murmurer :
– Merci.
Nasser
Le lendemain soir
La foule est en ébullition ce soir. Mes poings s’abattent sur le jeune type
en face de moi. L’enfoiré n’est pas venu seul : il est accompagné d’un
couteau suisse qu’il a tenté, plusieurs fois, de faire pénétrer dans mon bas-
ventre.
– Tu es trop lent, lui lancé-je avant de balayer ses jambes. Et un peu con,
aussi.
Ma petite voleuse.
Comme si elle m’avait entendu, Hena se tourne vers moi. La foule nous
sépare, mais elle me lance un clin d’œil de défi. Oh, oui, elle sait que je l’ai
vue ! Mais, encore une fois, elle ne regrette pas son geste. Elle ne regrette
jamais rien. Elle est trop entière pour ça.
Bordel !
– Arrête ça immédiatement.
– Que j’arrête quoi ?
– De me regarder comme si je venais de te trahir, alors qu’elles m’ont
pris par surprise.
– Ce n’est pas pour autant que ça ne me fait pas mal.
Je sais que je devrais rester impassible face à son énervement, sauf que
sa réaction me fait plaisir. Je m’approche d’elle.
– Atrocement.
J’enfouis mes mains dans ses cheveux avant de la coller contre le mur de
l’entrepôt. Mes lèvres se posent sur les siennes et les dévorent sans répit.
Mais ce baiser, ça ne me suffit pas. Je viens de combattre. Mon corps
bouillonne, rempli de testostérone. Et j’ai Hena dans mes bras. Elle me rend
dingue ! Sa réaction me rend encore plus dément. Mes mains se posent sous
ses fesses et je la hisse contre mon corps.
Je lui donne un coup de bassin, mes hanches roulant contre les siennes.
– Hum… gémis-je.
À cet instant, nos corps sont deux bêtes prêtes à tout pour répondre à
leurs besoins primaires. Je me félicite d’être toujours prévoyant et glisse
une main dans ma poche arrière, d’où je sors une capote.
Hena hoche la tête sans hésitation, toujours coincée entre mon corps et le
mur humide.
– Je ne veux pas que tu sois tendre. Je veux que tu me dévores comme
l’autre jour.
Aucune peur ne se lit sur son visage. Je n’y vois qu’une faim semblable à
la mienne. Depuis que ma queue l’a pénétrée la première fois, je ne pense
qu’à une seule chose : recommencer. La posséder et atteindre le paradis
entre ses cuisses.
C’est difficile de mettre une capote dans cette position, mais j’y arrive
finalement. Je relève un peu plus sa jupe. Je mouille mon index avant
d’écarter le tissu de sa lingerie et de la caresser, m’assurant qu’elle soit
humide. Le but est de lui donner du plaisir et que ça soit confortable pour
elle autant que possible.
– Hena Williams. Toi et ton esprit. Toi et ton corps si excitant. Toi et ta
répartie qui me donne parfois envie de te tuer.
– Toi et ton cœur si pur malgré la souillure qui nous entoure. Je crois
bien que je te cherchais depuis longtemps. Et je ne vais pas réussir à te
laisser t’éloigner.
– On parie ? me défie-t-elle avec un sourire.
Quand elle finit par s’écarter, une partie de moi l’accompagne. Peu
importe les pas qui nous séparent, je suis toujours avec elle. Et elle reste
avec moi. Son odeur est sur ma peau, son cœur, entre mes dix doigts. Je le
berce avant de le serrer doucement, au rythme de ses battements.
39. Le soleil n’est rien…
Hena
Super entrée en matière ! La Dre Bomley fait le tour de son bureau avant
de remettre en place ses lunettes. Je me laisse tomber sur le canapé et pose
mes coudes sur mes genoux.
– Ce mec. Nasser.
– D’accord, alors on va parler de cet étudiant. Est-ce que vous avez fini
par vous entre-tuer ? Non, ne me dites pas si c’est le cas. Je dois conserver
un visage professionnel.
– On s’est entre-tués. Avant de coucher ensemble. Aujourd’hui… je peux
dire que je le fréquente.
– Je lui ai dit que j’avais été violée à Délivrance. Sans entrer dans les
détails.
– Vous lui avez dit pour votre viol, reprend ma psy. D’accord. Et
comment vous êtes-vous sentie après cet aveu ?
– J’avais… j’avais peur, avoué-je. Mais ça n’a rien changé à sa manière
de faire. Il a été très prévenant.
Je hausse les épaules, mais secoue la tête. Oui, j’en ai envie, mais je sais
surtout que je veux que Nasser se confie à moi à l’avenir. Je sais qu’il cache
beaucoup de choses, lui aussi.
Ses mots et son soutien me font du bien. C’est beaucoup plus qu’une
professionnelle qui s’adresse à une patiente de manière clinique. J’ai
l’impression qu’elle est vraiment là pour moi, et ce, depuis qu’elle m’a
tendu la main des mois auparavant.
Nous échangeons un regard tandis que ses mots tournent en boucle dans
ma tête. « Vous êtes forte. » Peut-être qu’elle dit vrai. On m’a fait plier. On
a tenté de me détruire. Mais je ne me suis pas cassée.
***
J’ai beau passer les différents rangs au peigne fin, il n’y a aucune trace
de Nasser, et Archi n’est pas là non plus. Qu’est-ce qu’ils organisent ? Je
tente de me concentrer sur les mots de mon professeur, mais mon attention
dévie presque automatiquement sur d’autres sujets. Je ne suis apparemment
pas la seule si j’en crois tous les chuchotements qui parcourent les rangs.
– Je sais que c’est Halloween et que vous avez tous hâte de vous gaver
de confiseries, mais il reste cinq minutes de cours, alors tâchez de demeurer
silencieux, s’il vous plaît.
Alors que je quitte rapidement les lieux, une silhouette se dresse sur mon
chemin.
– Ça veut dire que, ce soir, nous ne jouons pas l’un contre l’autre, trésor.
Nous jouons ensemble, contre les autres.
Mais Nasser s’éloigne déjà vers son propre véhicule, attendant que je le
suive. Je n’hésite pas une seconde, intriguée et frustrée au plus haut point.
Je suppose que la partie a déjà débuté.
40. … sans la lune
Hena
Il pose alors une main sur ma nuque et m’attire vers lui. Ses lèvres
percutent les miennes et je les possède autant qu’elles m’emprisonnent. Je
me laisse conquérir par Nasser, puis je l’envahis à mon tour.
– Salut, chuchoté-je.
– Salut, toi.
J’observe les différentes nuances de gris dans ses yeux, puis les longs
cils noirs qui les habillent. Lui aussi observe mon visage. Si je ne me
détache pas de lui, on va se sauter dessus au milieu du parking.
– Cette année, Archi et Aly ont décidé d’organiser une fête spéciale pour
Halloween sur le principe de la collaboration. Chaque participant récupère
une carte et doit trouver l’étudiant qui a la carte complémentaire.
– Est-ce que le fait que tu sois ma carte complémentaire est dû au
hasard ?
– Absolument pas. Je n’allais pas laisser quelqu’un d’autre s’approcher
de ton petit cul.
Hum. Intéressant.
– Trois défis sont proposés à chaque duo. Ils doivent les relever selon
leur interprétation des règles.
– Mais encore ?
– Tourne la carte avec la lune. Les règles y sont inscrites. À nous de les
interpréter à notre sauce. Une fois qu’on a réalisé les défis, il faut envoyer
la preuve par message à Archi ou à Aly.
Je lui obéis et retourne la carte. Trois phrases y sont inscrites, que je n’ai
pas encore lues. J’ai l’impression de prendre part à une énorme chasse au
trésor et j’aime beaucoup ça.
– J’sais pas trop, répond finalement Nasser. Des souvenirs, des rires, des
peurs.
– Qui aimerait gagner de nouvelles peurs ? Je veux gagner de la tune.
– Peut-être que ces défis permettront à tes peurs de disparaître, dit-il de
manière énigmatique.
On continue notre marche sur deux ou trois cents mètres. La forêt se fait
plus dense. On traverse une colline et on déboule dans un endroit reculé de
la ville de Monroe, qui surplombe légèrement le centre-ville. Mais j’ai du
mal à me repérer avec la densité des arbres. Il y a quelques maisons
abandonnées. Je parie que, le soir, aux alentours de minuit, cet endroit doit
être plus que flippant.
Nasser s’avance vers une vieille grue, et je vois sa main se poser sur le
métal rouillé. En comprenant ce qu’il s’apprête à faire, je m’immobilise à
environ cinq mètres de lui.
– Alors là, hors de question que je monte là-dessus. Ça fait au moins cent
mètres.
Il tire sur le métal, testant la solidité de ce dernier. Sauf qu’on dirait que
ce truc va s’effondrer.
– Bon, OK, j’avoue, j’ai peur du vide. Mais encore plus quand tu veux
me faire monter sur ce truc.
– Je suis déjà monté ici des dizaines de fois, arrête de faire ta gamine !
Et je ne suis ni une drama queen ni une enfant. Je ne suis pas une putain
de froussarde, mais quand même ! Je me doutais que son caractère d’enfoiré
allait revenir au galop.
Nasser détache une main pour se recoiffer comme si tout allait bien,
comme si sa vie n’était pas en jeu.
Lui parler m’aide à me concentrer sur autre chose que sur les
fourmillements dans mes jambes.
Je lève la tête. J’ai une vue parfaite sur ses jambes musclées et ses fesses
contractées. Finalement, il grimpe sur la plateforme de la grue et s’assied
dessus naturellement, ses jambes pendant dans le vide. Il se penche vers
moi pour s’assurer que tout va bien. Le vent fait voler mes cheveux tout
autour de mon visage.
Je lève les yeux vers lui, mes mains solidement accrochées au métal.
– Plus que deux mètres. Pousse sur tes cuisses sans regarder en bas.
« Pousse sur tes cuisses. » Je vais surtout le pousser dans le vide, oui !
Après un temps interminable, je sens que j’arrive à la partie stable de la
grue. Nasser est toujours penché dans ma direction. Ses mains viennent se
placer sous mes aisselles afin de m’aider. Je le laisse me tirer jusqu’à lui, les
poumons en feu. Je finis par m’asseoir à ses côtés, les jambes dans le vide.
J’ai l’impression que chacun de mes muscles est ankylosé.
– Mon Dieu ! soufflé-je en posant mes mains de part et d’autre de mes
cuisses pour me stabiliser. Je suis assise sur une foutue grue.
– Lève la tête et regarde l’horizon.
Il renifle avec arrogance, puis sort son portable avant de prendre une
photo de la vue et de l’envoyer à Archi.
– Quand mon père et mon grand frère sont tombés pour un braquage qui
a mal tourné, il y a quatre ans, je me suis retrouvé seul dans une maison qui
n’en était plus une depuis des années. Et la banque voulait que les crédits
soient remboursés. Beaucoup de crédits. Je me suis tiré pour payer leurs
dettes et éviter de finir dans un foyer. Ensuite, j’ai longuement zoné dans les
rues de Monroe.
En apprendre enfin sur son passé me fait perdre la parole. Son histoire
est compliquée. Cela a dû être difficile à vivre. Un père et un frère en prison
pour braquage ? Nasser, qui finit à la rue ?
– J’ai fini par découvrir cet endroit, laissé à l’abandon depuis bien
longtemps. Depuis ce point d’observation, tu peux voir à quel point la ville
de Monroe est belle de loin. Mais, en réalité, elle est loin d’être si belle.
D’ici, on ne peut pas voir les jeunes aussi perdus que je l’étais, qui peuplent
les rues sans avoir d’endroit où dormir. D’ici, tu ne vois pas tous ces pourris
qui la dirigent. Tu ne vois que la lumière, qui t’éblouit, alors qu’il y a
tellement, tellement d’ombres juste derrière.
– Mon père n’a pas toujours traîné dans les mauvaises affaires. En fait,
c’était un chouette père… avant. Il a rencontré ma mère, qui venait
d’Algérie. Mais elle est morte. Tout s’est écroulé. Il s’est entouré des
mauvaises personnes, et mon grand frère l’a rejoint dans ses magouilles. Un
braquage a mal tourné. Un type a été tué.
– Mon Dieu !
– Ouais. Mon frère est sorti cette semaine et il est de retour en ville.
Dix minutes plus tard, Nasser atterrit sur le sol, ses pieds frappant la
boue séchée. Il vient de sauter le dernier mètre.
Son idée n’est effectivement pas si mauvaise que ça. On arrive, après
cinq minutes de marche à longer une route, près d’une sorte de terrain
vague, derrière le parc. Au loin, je vois plusieurs caravanes, regroupées sur
une vaste étendue d’herbe. Il y en a environ une dizaine. Des guirlandes
lumineuses les relient les unes aux autres. Au centre, une soirée bat son
plein. Nasser emmêle alors ses doigts aux miens et me tire à sa suite.
La plupart des gens ont l’air dans un état second. Ils paraissent heureux,
dans un autre monde. Mais ce rassemblement ne semble pas très légal, vu
ce qui circule à tour de bras.
Je sens alors une silhouette qui se colle dans mon dos. Un inconnu se
frotte à moi. J’ouvre les yeux et remarque que Nasser nous regarde. Les
poings serrés, il me scrute sans intervenir. Il veut bouger. Il veut me
rejoindre et me toucher. Mais un regard de ma part l’en empêche. Je veux
qu’il observe et devienne fou de cette distance entre nous.
Les yeux gris de Nasser se plantent alors dans les miens. Je n’y trouve
pas de la peur. Je n’y vois que du défi et une soif d’aventure.
Un rire me traverse tandis que Nasser se met à courir encore plus vite.
Pourtant, la situation n’est vraiment pas drôle. Je devrais prendre peur et
tuer Nasser pour m’avoir emmenée ici. Mais la seule chose que je fais, c’est
sourire. Mes joues s’étirent tellement qu’elles me font mal.
Je l’écoute et force sur mes jambes, qui sont à deux doigts de flancher.
Le flic hurle dans notre dos et la peur m’envahit – l’adrénaline aussi. Un
sentiment euphorisant qui me donne l’impression d’être vivante comme
jamais je ne l’ai été de ma vie.
– Je te tiens.
Nous reprenons notre course. Les cris du flic s’amenuisent et,
finalement, on parvient à le semer. On rejoint la voiture une minute plus
tard. L’adrénaline parcourt toujours mon corps tandis que Nasser met le
contact et qu’on s’élance sur le chemin du retour. Je ne pense qu’à une seule
chose : notre dernier défi.
J’ai peur, mais j’ai hâte. Alors, je hoche la tête et sa voiture émet un
vrombissement.
Hena
– Mais nous n’avons même pas fait le grand saut, lui fais-je alors
remarquer.
Nasser reste silencieux derrière son volant. Puis il se tourne vers moi, un
sourire joueur sur les lèvres.
– Mais la soirée n’est pas terminée, trésor. Elle ne fait que commencer.
J’inspire une dernière bouffée d’air et me sens enfin prête pour la suite.
J’avance prudemment dans sa direction, ignorant tous les regards qui se
posent sur moi. Alors que je vais l’atteindre, il passe le seuil et se mêle à la
foule en ébullition. Contrairement à tout à l’heure, il ne s’agit plus de joueur
de guitare et de hippies.
Le rap résonne dans les nombreux haut-parleurs. Les gens sont collés les
uns aux autres. Ils hurlent, tournoient sur eux-mêmes. Plus loin, les cris sont
encore plus forts. Un combat clandestin a lieu sur le ring du Toxic Hell.
Mais Nasser ne s’en préoccupe pas. Il se tourne vers moi et indique du
menton l’escalier en métal menant à la mezzanine. La faim que je vois sur
son visage appelle la mienne.
Une fois arrivée en haut, je veux m’approcher de lui, mais il fait un pas
en arrière, la tête penchée sur le côté. Il passe une main dans sa barbe noire.
Une partie de moi veut reculer. Mais l’autre partie est intriguée depuis
des semaines, depuis que Nasser a tenté de me pousser dans le vide. J’ai du
mal à me concentrer tellement mes pensées se bousculent.
Mais il me teste.
– Oui.
Je lui fais face. Le vide est derrière moi. J’affronte son regard. J’inspire
profondément sans penser à autre chose. Je suis libre. Le feu fait rage en
moi. Je suis forte et indomptable. Alors, je me laisse tomber en arrière, sous
son regard complice.
Je l’ai fait.
Nasser
Elle a sauté. Hena a écouté la petite voix dans sa tête. Elle s’est fait
confiance. Elle a affronté mon regard et a eu les couilles de se jeter dans le
vide.
Je la veux atrocement. Ça me fait mal tant j’ai besoin d’elle. Parce que,
oui, j’ai besoin d’elle. Mes mains parcourent son dos et finissent par
s’immobiliser sur ses hanches. Je voudrais que la foule disparaisse pour que
je puisse la prendre à même le sol. Mais les gens sont là, et je ne la
partagerai pas.
Alors que je m’apprête à la tirer une nouvelle fois vers l’escalier donnant
sur la mezzanine, j’entends Archi hurler mon prénom dans mon dos. Son
ton ne me plaît pas. Je redresse la tête, aux aguets. Son air rageur
m’inquiète.
C’est à cet instant que je le vois. Mon grand frère. L’homme que
j’adulais étant gosse, avant de le détester à l’adolescence.
Ma voix est calme, alors même qu’une tempête fait rage en moi.
– Alors ? Attaque !
Son ordre claque et la foule rugit. Ils veulent du sang alors même qu’ils
ignorent les liens qui nous unissent.
Un rire moqueur lui échappe. Pour toute réponse, il s’abat sur moi.
Comme je le disais, il est large et lourd, mais ce n’est qu’une masse de chair
sans aucun entraînement précis. Il a appris à frapper comme un bourrin pour
écraser ses ennemis. Moi, je les fais s’agenouiller. Je les fais plier dans les
règles de l’art de l’humiliation publique.
Je me recule quand il vacille. Je sautille sur place. Mon nom est sur la
plupart des lèvres. Le show commence. Mon frère se redresse et crache du
sang à mes pieds.
– Derrière toi !
Hena
– Tu vas avoir une cicatrice. Ton frère ne t’a vraiment pas loupé.
J’inspire brusquement. Je me tiens debout devant lui tandis qu’il est assis
sur le canapé de son salon. Une heure s’est écoulée depuis la fin de son
combat. La foule a quitté l’entrepôt depuis peu.
J’observe ses gestes précis pendant qu’il termine son pansement. Sa peau
est parsemée de cicatrices ici et là. Un peu comme moi. Alors que je
repense à ses mots, la tristesse s’abat sur moi. Je sais que son frère est une
ordure, mais l’entendre souhaiter sa mort me fait de la peine. Surtout pour
Nasser. Il en faut beaucoup, dans une vie, pour finir par détester son frère.
– Pourquoi cet air choqué ? On n’a pas tous la chance d’aimer son frère.
Son front se pose contre mon ventre tandis que je lui masse les épaules,
les dénouant du mieux que je le peux. Cette soirée avait si bien commencé !
Je me sentais bien, en paix avec moi-même. Je me sentais libre, et je sais
que Nasser ressentait la même chose. Et voilà que son frère est venu tout
gâcher.
Mais je n’ai pas envie de rester sur cette note toxique. Pas alors que le
reste de la soirée était si excitant.
Il lève son visage et plante son regard dans le mien, pensif. Mes mains
s’immobilisent sur ses épaules tandis que ses doigts agrippent mes hanches.
Son compliment me fait rougir. Ses pouces tracent des cercles à travers
mon jean.
Je recule d’un pas et l’observe à travers mes cils. Son tee-shirt a disparu
depuis longtemps. Ses longues jambes musclées sont toujours moulées dans
son jean taché par endroits. C’était une longue soirée. Certains moments ont
été difficiles. Mais l’aventure que nous avons vécue valait son pesant d’or.
Je plaque un sourire factice sur mon visage. Nasser fronce les sourcils et
accroche mon regard.
– Est-ce que t’es toujours avec moi ? Parce que, si on n’est pas deux, on
s’arrête tout de suite. Tu dois me dire ce que tu ressens, trésor.
Je secoue la tête. Je ne veux pas arrêter. Mais savoir qu’il est prêt à
suivre mon rythme, et uniquement le mien, me fait dangereusement tomber
pour Nasser. Le monde autour de nous n’est qu’un enfer toxique. Mais, lui
et moi, ce lien entre nous ? C’est putain de pur.
Il hoche la tête. J’en fais de même, car je le suis aussi. Après être sortie
de Délivrance, j’ai réalisé tous les tests nécessaires afin de m’en assurer. Et
je prends la pilule aujourd’hui.
Mes doigts s’égarent sur ses genoux. Je lui indique d’écarter un peu plus
les cuisses. Je fixe son érection, à l’étroit derrière le tissu de son jean. Je
passe la langue sur mes lèvres, le rendant aussi fou que je le suis à cet
instant.
– Tu me tues, me confesse-t-il.
– Ne meurs pas tout de suite.
– Autoritaire, trésor ?
Je hoche la tête et l’observe relever rapidement les fesses pour retirer son
jean. Il enlève, dans le même mouvement souple, son caleçon. Son érection
se retrouve à une dizaine de centimètres de mon visage. Je l’observe sans
discrétion.
Mes yeux verts suivent le tracé d’une veine qui court le long de sa verge.
Ma main s’enroule alors délicatement autour de son pénis. J’ai l’impression
qu’il pulse. Mes doigts n’en font pas totalement le tour tellement il est
épais. Le contact avec ma peau le fait gémir.
– Je t’ai laissé découvrir mon corps. Reste calme pendant que je fais
pareil avec le tien.
– Comment veux-tu que je reste calme quand ta bouche est sur moi ?
Son goût m’envahit un peu plus et j’en veux davantage. J’ai besoin de
plus. Je veux qu’il s’imprègne en moi. Je reprends mon mouvement de va-
et-vient entre mon poing.
– À ton avis ?
Ce soir, je suis prête à le suivre sur un nouveau chemin. Je sais qu’il sera
mon guide quoi qu’il arrive. Ma bouche s’ouvre encore.
Son bas-ventre se frotte contre mon clitoris, ses doigts s’emmêlent dans
mes cheveux. Il immobilise ma tête tout en se mouvant au fond de moi.
Mes ongles s’enfoncent dans ses épaules tandis que je fixe ses yeux, où je
contemple les plus belles nuances de gris. Comme un orage qui
s’annoncerait dans un ciel étoilé.
Son érection grossit en moi. Il vit en moi. Je vis autour de lui. Et nous
mourons ensemble, seconde après seconde, tandis que le plaisir nous
anéantit. Le plus bel anéantissement. Le plus absolu. Le plus pur, aussi.
Et, comme pour toute musique, j’ai peur que notre chanson se termine.
Alors, il ne restera plus rien de moi.
– Nasser, susurré-je quand son doigt fait des cercles contre mon clitoris.
Puis je hurle quand il pince ma chair délicatement entre son index et son
pouce. Je ne peux plus tenir. C’est aussi bon qu’un saut dans le vide. C’est
aussi fort que vivre. Aussi dangereux.
Enfin, je me fonds en lui dans une jouissance qui me tire des larmes tant
elle me met en pièces.
***
– Hena ?
Aucune larme ne coule sur mon visage. Mes pleurs sont à l’intérieur. Ils
me défoncent et me brisent presque. Et j’ai beau me rappeler que tomber
n’est pas grave, que, même si je plie, ça ne sera que temporaire, ça fait mal.
Je souffre, et il n’y a rien à faire.
– Respire.
Quelques minutes plus tard, je n’étouffe plus. Les démons – mes démons
– sont toujours là, mais je les contrôle désormais. Mon corps tremblant se
calme peu à peu. Nasser continue de me murmurer des paroles rassurantes.
Le mot est sorti tout seul parce que j’ai besoin de lui maintenant que je
comprends qu’Abraham n’est pas vraiment là. La main de Nasser effleure
mes cheveux. Il les caresse tendrement, continuant à me calmer. Il poursuit
son geste pendant plusieurs minutes et je finis par fermer les yeux tant c’est
agréable.
Je m’arrête une seconde, rassemblant mes pensées. Tout est flou dans ma
tête. Je me force à ouvrir des portes que j’ai fermées à double tour.
Un sanglot me secoue.
– Ils ont brisé mon frère. Et ma mère. Karl était si joyeux avant tout ça !
Mais les coups pleuvaient sur lui. Les attouchements aussi. Nous n’en
avons jamais vraiment parlé.
– Pendant qu’il abusait de moi, j’ai vu des caméras. Cet enfoiré filmait
ce qui était en train de se produire, sans doute dans le but de mater ça des
heures plus tard.
Je pose les mains sur mon ventre, comme si j’avais véritablement senti
un couteau me planter.
Ce n’était pas ma faute. J’étais une victime. Les seuls coupables sont
ceux qui bafouent notre consentement pour voler une partie de nous. Et je le
savais. Mais j’en voulais au monde entier, et je m’en voulais à moi-même.
Pauvre malade !
La respiration de Nasser est heurtée. Je sais que, si Abraham était
toujours en vie, Nasser l’aurait étouffé de ses propres mains.
Tout est un peu flou dans ma tête, comme s’il y avait une brume épaisse
autour de tout ce qu’il s’est passé. Abraham était furieux. Tellement furieux.
Il m’a frappée. Encore et encore. C’est à ce moment-là que j’ai vu à
nouveau les caméras. Ils nous filmaient. Pourquoi ? Je n’aurai jamais la
réponse parce que les inspecteurs n’ont rien retrouvé.
– Le reste est très flou, terminé-je. Marcus s’est enfui. Il ne restait que
mon géniteur. J’ignore combien d’heures se sont écoulées. Au bout d’un
moment, les flics sont arrivés. Ils étaient si nombreux ! Mais Daryl a réussi
à fuir à son tour.
– Est-ce qu’on a retrouvé leur trace, à Marcus et lui ?
Ses paroles me font un bien fou. J’ai l’impression qu’il comprend, qu’il
me comprend réellement. Il n’y a aucun jugement dans son regard.
– Nous sommes restés plusieurs mois dans une maison de protection des
témoins, avec mon frère. Ma mère a été internée dans un centre de Monroe,
plongée dans un silence volontaire. Je n’ai toujours pas eu le courage d’aller
la voir. Parce que ça me fait mal. Puis on s’est finalement installés, avec
Karl, dans le centre-ville de Monroe, et notre nouvelle vie a commencé.
J’ignore si Marcus et mon géniteur ont reconstruit Délivrance ailleurs.
Marcus a été repéré à la frontière de l’État, d’après l’inspecteur chargé du
dossier, mais Daryl reste introuvable. Il se cache. Et au fond de moi… j’ai
peur. Peur que tout recommence.
– Ça ne recommencera jamais.
Inconnu
Mais je ne peux pas. Surtout, je ne le veux pas. Je n’écoute que les voix
dans ma tête. Celles qui m’accompagnent depuis si longtemps, même quand
je ne le sais pas.
Le ventre de la jeune femme est dans un état lamentable tant ma lame l’a
pénétré. Le sentiment que cette mort me procure me fait du bien. C’est si
bon… Et cette femme est soudainement si belle.
Si belle…
Nasser
Hena foule le sol derrière moi. Je remarque qu’elle a remis ses vêtements
de la veille. Elle est aussi préoccupée que moi.
L’enfoiré !
***
Hena
Nasser ne répond rien, mais son silence est éloquent. L’inspecteur pousse
un soupir avant de m’observer une nouvelle fois. Je serre les bras sur ma
poitrine, me sentant glacée de l’intérieur.
Je sens que Marcus ou mon père est ici. L’un des deux – voire les deux –
est proche. Et ce n’est qu’une question de temps avant qu’il ne me trouve.
Nasser est plongé dans ses propres pensées, m’en refusant l’accès. Je
dois voir mon frère. Je dois lui parler, être auprès de lui.
– Rentre chez toi. Retrouve ton frère. Et recharge ton foutu portable. Je
te rejoins rapidement, d’accord ?
– D’accord.
Mon refus lui fait perdre son sourire. Ses traits si aimables et avenants se
craquellent. Son visage est rempli de déception et de perplexité.
– T’es sûre ? Écoute… je sais qu’on est partis sur un mauvais pied, toi et
moi…
Hena
Je le regarde dans les yeux et me sens obligée de lui faire part de mon
mauvais pressentiment.
– Daryl ou Marcus : ça doit être l’un des deux. Peut-être les deux. Je le
sens.
***
Les soirées au Toxic Hell ont été suspendues jusqu’à nouvel ordre.
Nasser ne m’a que très rarement quittée ces derniers jours. Je m’endors
chaque soir dans ses bras et me réveille la joue posée contre son cœur. Je
me sens protégée, à l’abri d’un cocon qu’il aurait spécialement créé pour
nous. Mais je sais que cette situation ne va pas durer.
Je me tourne vers le lit, qui trône à plusieurs mètres de là. Nasser dort
toujours à poings fermés, laissant échapper quelques ronflements. Je
m’installe prudemment dans le fauteuil du bureau. Je ne sais pas trop ce que
je suis en train de faire, mais toute cette technologie dernier cri attise ma
curiosité.
Dans la barre d’outils, je peux voir que plusieurs fichiers sont ouverts
avec différentes icônes. Je clique au hasard sur l’un d’eux. Plusieurs
courbes s’affichent avec des chiffres – sans doute les gains liés à la
diffusion des combats de Hell sur le dark Web. Je ferme finalement le
navigateur et observe les dossiers sur l’écran d’accueil. Les premiers sont
numérotés de un à sept.
Qu’est-ce que…
Abraham…
Je remarque ensuite une jeune femme que je ne connais pas. Elle se tient
debout. De la paille traîne sur le sol, sous ses pieds nus. Les murs semblent
en mauvais état et entièrement faits de bois.
La jeune femme n’est vêtue que d’une sorte de long tee-shirt blanc. Je
vois d’ici ses membres trembler tandis qu’elle fixe le sol en serrant les
lèvres.
J’ai l’impression de perdre tous mes repères. Mon cœur saigne, puis il se
brise définitivement.
Parce que, sur cette nouvelle vidéo, c’est ma silhouette qui apparaît.
47. Loving you is a losing game
Hena
– Hena ?
Ma voix flanche sur le dernier mot. Je sens les larmes monter à mes yeux
brûlants sans pouvoir les retenir.
Nasser fait un pas dans ma direction, une main tendue vers moi. Je fais
un bond en arrière et recule ensuite davantage.
– C’était trop beau pour être vrai, n’est-ce pas ? Toi. Nous.
Je veux qu’il arrête de parler. Je veux juste que tout s’arrête. Je traverse
la pièce et il me suit. Les larmes dévalent mes joues. Ses mots résonnent à
mes oreilles. Je lui fais finalement face.
– Quoi ? Bien sûr que non ! Tu crois vraiment que j’aurais pu être l’un
de ces malades ?!
Je ne sais que croire. Je ne veux plus rien croire, et surtout pas croire en
nous. Quand je pense que Nasser a vu… Il m’a vue… Pendant tout ce
temps, il savait. Et il ne m’a rien dit. Il m’a vue dans cet état. L’envie de
vomir me prend. Je lutte de toutes mes forces pour ne pas me laisser
submerger.
Mon cœur bat toujours aussi rapidement, mais ses mots me parviennent
après une seconde.
– Quoi ?
– Tu sais que je suis sur le dark Web depuis longtemps, Hena. J’ai vu
tellement de choses y circuler ! Tellement de merdes affreuses que les gens
filment pour les poster. Des animaux torturés. Des armes vendues
illégalement. Mais, un jour… un jour, j’ai vu bien pire. Une atrocité à
laquelle je n’avais jamais été confronté.
Ils nous filmaient pour ça. Ils vendaient les images à des malades sur le
Net.
– Je t’en prie, Hena, il faut que tu me croies ! Ces infos sont toujours
dans mon ordinateur, car je sais que l’enquête est en cours.
– Tu m’as vue ? Tu as assisté à… tu as assisté à mon viol ? À ceux de
mon frère ?
– Oui. Et ça me bouffait de l’intérieur de voir ça sans pouvoir trouver
d’où provenaient ces images ! hurle-t-il en retour.
L’air se raréfie autour de moi, mais j’ai besoin de parler. J’ai besoin de
dire ce que je ressens.
– Tu n’as rien dit. Comment as-tu pu me mentir ?
– Comment étais-je censé te le dire ?! L’autre jour, après que tu t’étais
confiée à moi, je voulais enfin tout t’avouer, mais…
– Je t’ai parlé des caméras. Tu savais que ça me bouffait. Mais tu n’as
rien dit, encore une fois. Tout n’était que mensonges. Tu viens de me briser
le cœur, pleuré-je sans pouvoir me retenir. Et ça fait un mal de chien !
– Ce n’est pas vrai, ce n’était pas un mensonge ! Je ne voulais pas te
faire de mal, Hena.
– Tu viens de tout briser, murmuré-je. Je n’en reviens pas que tu aies vu
tout ça, que tu m’aies vue dans cet état.
– Ne dis pas ça. Ça ne change rien. Ne remets pas tout en question.
Mais je n’entends même pas ses mots. Je ne ressens que mon âme que
l’on tente de faire plier une nouvelle fois. Mes larmes continuent de couler
et mon palpitant, de saigner. Nasser s’excuse plusieurs fois. Il tente un
nouveau mouvement dans ma direction, mais je lève la main devant moi.
Hena
Je ne peux pas rentrer chez moi, pas comme ça. Je ne veux pas voir Karl
dans cet état. Je suis toujours en miettes et je ne sais pas quoi faire ni où
aller. J’ai quitté l’appartement de Nasser alors qu’il essayait de me retenir
sans jamais poser la main sur moi.
Le jour se lève à peine et j’ai passé la dernière heure à rouler sans but.
Notre conversation tourne en boucle dans la tête. Il m’a menti – ou, plutôt,
il a omis, pendant plus d’un mois et demi, de me dire la vérité. Ça fait
vraiment mal, et il n’y a rien à faire contre cette douleur.
Là, tout de suite, j’aimerais que ma mère soit présente. Je voudrais lui
parler, poser ma tête sur son épaule et pleurer à chaudes larmes. Me sentir à
l’abri dans ses bras. Mais je me retrouve devant une maison à deux étages,
assise derrière mon volant. Mes larmes coulent toujours.
Abraham m’a filmée, moi, et les autres victimes aussi. Ces hommes
étaient fous, mais ils étaient aussi des prédateurs sexuels. Ils vendaient ces
images sur le Web. Des malades les achetaient et prenaient plaisir à les
regarder. C’est abominable !
Sans savoir par quel miracle j’y arrive, je gagne la porte d’entrée de la
maison. Ma main s’abat faiblement contre le bois. Malgré l’heure matinale,
le battant s’ouvre à toute volée. Aly se tient sur le seuil. Son sourire
disparaît bien vite.
– Quelle idée ?
– Tu sais quoi ? On devrait se barrer d’ici et envoyer balader tous ces
cons. Ensuite, on ouvrirait un bar. Au milieu du Texas. Et si quelqu’un nous
ennuie là-bas, on le tue. On expose son cadavre et on utilise sa peau pour
faire des bottes. De vraies bottes de Texans !
– C’est horrible !
– On n’a qu’une vie, je n’ai pas le temps de faire semblant pour plaire
aux autres.
Archi cligne plusieurs fois des yeux et nous remarque enfin sur le
canapé, surpris.
– Salut !
***
Cinq jours se sont écoulés. J’ai fait ce que je sais le mieux faire : j’ai fui.
Je suis restée éloignée de Nasser, veillant à ne jamais être près de lui, et à ne
surtout pas prendre ses appels. C’était assez simple, sachant qu’il n’était pas
vraiment à la fac. La blessure est toujours ouverte en moi et trop de choses
négatives me bouffent, dont le meurtre de cette étudiante. Je ne perds pas de
vue le danger qui peut toujours rôder.
– Hena !
Je reste silencieuse.
– Je crois que jamais une fille ne m’a rendu aussi fou. S’il te plaît…
– Hena, regarde-moi.
D’abord, je ne le fais pas. Mais j’ai entendu, dans sa voix, à quel point il
ne va plus pouvoir se maîtriser face à mon silence. Alors, je lève les yeux et
les plante dans les siens. Son regard me retourne. Il exprime tant de choses !
Nasser me laisse pour la première fois lire librement en lui.
– Je vois.
Il fait volte-face et s’éloigne, bousculant les élèves sur son passage. Mon
visage se décompose et je ferme les yeux pour ignorer les larmes qui
montent.
49. Choose your own path
Nasser
J’ai besoin de savoir si mon frère est vraiment l’auteur de tout ça. Avant
qu’il finisse en prison, j’aurais eu des doutes, mais les années derrière les
barreaux l’ont rendu encore plus monstrueux. Ça ne m’étonnerait
absolument pas qu’il se soit débarrassé de cette femme pour une sombre
raison.
Assis sur une chaise soudée au sol, je patiente. Mes genoux s’agitent et
mon corps se tend de minute en minute. Finalement, une silhouette massive
entre dans la pièce, escortée par un flic. Mon père se laisse tomber sur la
chaise en face de moi.
S’il n’a pas changé depuis ma précédente visite, ses traits sont
néanmoins plus fatigués. Il semble surtout surpris de me trouver ici. Son
regard gris m’analyse, comme s’il cherchait une blessure. Bien sûr qu’il est
au courant de ce qu’il s’est passé avec MG !
Je reste silencieux et croise les mains sur la table. Mon père observe
l’état désastreux de mes phalanges. Il fronce le nez.
Il hoche plusieurs fois la tête, son regard perdu dans le vide. Puis il me
demande :
– C’est à cause d’une fille ?
– Je parlerai à ton frère, mais s’il veut te donner une nouvelle leçon, je ne
le contrôlerai pas.
– J’espère qu’il t’écoutera parce que je ne jouerai plus face à ce lâche.
– Nasser ?
– Après le cancer de ta mère, je n’ai pas été le père qu’il fallait. Mais
sache que… je te respecte. Tu as eu le courage que je n’ai pas eu au bon
moment. J’ai pris les mauvaises décisions. Trace ton propre chemin, fils.
– Ma’asalama.
« Au revoir. » Ce sont mes derniers mots pour lui.
Je me sens libre à cet instant. Une page se tourne. Je dis adieu à l’homme
qui m’a élevé avant de prendre le mauvais chemin.
Le soir est tombé. Le bar dans lequel bosse Archi se remplit à vue d’œil.
Assis sur l’un des tabourets du comptoir en bois, je sirote ma bière tout en
regardant fixement mes doigts. Archi sert derrière le bar. Il est en train de
récupérer le numéro d’une cliente.
Je reste plongé dans mes pensées. Il n’y a que le noir qui m’entoure. Une
lourde enveloppe de noirceur qui refuse de s’évaporer et qui m’aveugle.
Je ne l’écoute pas. Je ne pense qu’à une seule personne, à une femme qui
me rend complètement dingue. Hena a mis mon univers sens dessus
dessous. Et c’est impossible de faire machine arrière désormais. Je ne veux
qu’elle. Je ne désire qu’elle et son putain de caractère.
Non, je ne le suis pas. Hena a beau se mentir, elle s’est enroulée autour
de moi et me retient toujours prisonnier. Oui, je n’ai pas été sincère avec
elle. J’ai merdé. Elle me repousse, car c’est sa douleur qui s’exprime. Ce
que je comprends.
Par contre, j’étais honnête quand je lui ai dévoilé mes sentiments. Je lui
ai dit que j’étais fou d’elle et elle m’a repoussé. Elle s’est protégée en le
faisant. Mais tout ce qu’il y a eu entre nous n’a jamais été un mensonge. Je
suis tombé pour elle et je suis tombé à ses côtés.
Hena a déserté le Toxic Hell. Mais ce n’est qu’une question de temps
avant que nos chemins se croisent de nouveau. Telle est notre vie. Et s’il
faut forcer le destin pour que je la récupère un jour, je suis prêt à le faire.
Mais pas maintenant. Je dois lui laisser le temps de digérer la situation.
J’attendrai patiemment qu’elle amorce le premier pas dans ma direction.
Aly, la sœur d’Archi, avance avec deux amies. Une quatrième personne
les suit, les yeux fixés sur ses pieds.
Patience.
Hena
Une semaine s’est écoulée depuis que j’ai quitté Nasser. Une semaine
que je cherche à le gommer totalement de ma vie sans vraiment y arriver.
C’est dur d’essayer de supprimer de sa tête une personne qui est justement
censée y rester.
Karl vient de rentrer de ses cours et il fait les cent pas dans le salon. Il est
super speed ce soir. Je me lève du canapé et m’approche de lui.
– Ça va ?
– Oui. On va bien.
– Tu parles de toi à la troisième personne ? demandé-je avec un sourire.
Ton ego ne va plus passer les portes, mon gars.
Il semble avoir une nouvelle crise. Mais je n’ai pas le temps de lui
demander davantage de détails qu’il se dirige déjà vers sa chambre tout en
croquant à pleines dents dans une pomme juteuse. J’aimerais qu’on ait une
vraie discussion, sauf que ce sera apparemment pour plus tard.
On juge si facilement les autres sans connaître leur histoire, sans même
savoir que, parfois, ces personnes que l’on juge nous ressemblent. Je
comprends une chose fondamentale. Je me redresse et, sans plus réfléchir,
je décide d’obéir à mon instinct. Il existe sans doute bien des arguments qui
justifieraient que je reste loin de lui, mais j’ai surtout plusieurs raisons de le
rejoindre. La première ? Je suis amoureuse de Nasser Imran.
***
Nasser se tient au milieu du ring. Le choc se lit sur son visage, mais j’y
vois autre chose : de l’espoir face à ma présence.
– Hena ?
– Tu m’aimes ?
– J’ai… j’ai besoin de toi, Nasser. Tu as volé mon cœur et tu lui as porté
un coup presque fatal, c’est vrai. Mais tu l’as tant de fois aidé quand c’était
pourtant difficile de le faire fonctionner.
– Police !
– L’un des coupables, ton frère, nous a dit que tu l’avais aidé à se
procurer des armes. Je vais devoir t’emmener au poste, mon garçon.
Les deux flics traînent Nasser vers la sortie. Je tente d’attraper l’épaule
de l’un d’eux pour qu’il le lâche.
Nasser
– Vous savez parfaitement que je n’ai rien à voir avec cette histoire,
Hiro.
– C’est plus compliqué que ça, reprend l’inspecteur. Cet individu nous a
indiqué que tu lui avais fourni de quoi préparer leur braquage, à lui et ses
deux petits camarades.
– Et qu’ont dit ses camarades ?
– Aucune mention de ton nom.
– Alors, réfléchissez, putain ! J’arrive pas à croire qu’un homme tel que
vous soit si stupide.
– Surveille ton putain de langage.
J’arque un sourcil face à son propre juron. C’est l’hôpital qui se fout de
la charité, à ce stade.
Un lourd silence s’installe entre nous. Hiro jette plusieurs fois des coups
d’œil à la porte. Il perd son temps et me fait perdre le mien, alors que,
putain, Hena s’est ouverte à moi ! Elle est enfin revenue. Elle a des
sentiments pour moi, et c’est la seule chose qui m’empêche de vriller à
l’heure actuelle.
Son regard affronte le mien, mais hors de question que je baisse les yeux.
Finalement, il se lève et s’engage dans le couloir en claquant la porte dans
son dos.
Je vois, sur son visage, qu’il ne sait toujours pas s’il doit me croire.
Quelle déception... Tu m’étonnes qu’Archi ne puisse pas le supporter !
***
Hena
– Nasser !
– Trésor.
– Milhena Williams ?
– Je suis Samantha Holms, la psy de votre frère. Je peux vous parler une
minute ?
– Oui, bien sûr. Mais mon frère n’est pas avec vous ? Je sais qu’il a loupé
une séance, mais cela ne devait plus se reproduire…
– J’ai longuement attendu pour vous appeler, car Karl est un adulte et il
est libre de ses choix, d’autant que je sais que votre propre situation est
compliquée, mademoiselle. Mais j’aurais dû vous contacter bien avant.
Milhena, Karl ne vient plus à nos séances depuis des semaines.
Je baisse alors les yeux, qui se posent sur un sac de sport, au fond du
placard. Je le tire à moi et l’ouvre.
J’ouvre le sac en grand. Mes doigts tremblent tellement que j’ai du mal à
saisir ce qu’il contient. La première chose que je sors, c’est un couteau avec
une lame souillée de taches brunâtres.
Non. Non. Non ! Ce n’est pas possible. Je refuse. Dites-moi que je suis
en plein cauchemar !
Hena
Je localise d’où viennent les sanglots. Mon frère est assis à quelques
mètres de moi, son dos calé contre le mur décrépit. Ses genoux sont relevés
contre sa poitrine et ses mains tiennent fermement un couteau. Le même
couteau qui lui a servi précédemment. Son visage se lève vers moi et je vois
les larmes qui ruissellent sur ses joues.
Je colle un peu plus mon dos contre le mur, toujours aussi silencieuse.
Toujours aussi détruite intérieurement. Je pensais que la vie m’avait déjà
donné des coups violents, mais elle vient de me faucher, et il n’y a aucun
moyen que je me relève.
Sa voix résonne comme celle d’un petit garçon. Un petit garçon détruit,
qui a détruit à son tour.
Pour la première fois, je ne lui réponds pas. Je ne sais pas quoi dire. Je
n’arrive tout simplement pas à lui parler. Ma tête me lance et je presse l’une
de mes mains contre ma tempe. Je sens comme du sang coagulé, comme si
j’avais saigné, et pas qu’un peu. Une odeur nauséabonde envahit mes
narines, mais je n’arrive pas à savoir d’où elle provient.
Je dois atteindre et raisonner mon frère. Sauf que j’ai peur, putain ! Ce
n’est plus mon frère en face de moi. Il n’est pas seul dans son propre corps.
Il est en proie aux ténèbres, qui tentent de m’envelopper, moi aussi.
Les signes avant-coureurs se rappellent à moi. Toutes ces crises, sa
panique avant que Nasser ne le calme dans le couloir de la fac. La fois où il
m’a parlé des flammes autour de lui. Son regard divaguant vers un univers
qui le retenait prisonnier. Ces moments où il flanchait et où je pensais que le
temps et sa psy allaient le guérir. Mais ça n’a pas été le cas. Ses
traumatismes ont gagné la partie sans même que je m’en aperçoive.
– N’avance pas !
– Où sommes-nous ? murmuré-je.
– Pas très loin de chez nous, dans un vieux resto abandonné, mais calme.
C’était… c’était plus facile de venir ici quand les pulsions étaient trop
fortes pour que j’y voie clair.
Alors, pendant que je pensais que Karl était chez sa psy, il venait ici. Et
quand je venais le chercher chez Samantha, il avait déjà rejoint l’immeuble
de cette dernière.
– J’ai trouvé cet endroit près de la pizzeria dans laquelle on est venus
manger. Tu te souviens, Hena ?
Le voir dans cet état me fait tellement mal ! Mon frère est malade. Puis il
change soudainement d’expression et son visage se détend à vue d’œil. Il
inspire brusquement, comme s’il calmait l’une de ses crises.
Je pensais que notre géniteur, Daryl, était sur nos talons. Jamais je ne me
serais doutée que Karl l’avait retrouvé avant de… le tuer.
Il se frappe une nouvelle fois le front, puis pointe son couteau vers moi.
– Je me suis retenu tant de temps face à mes pulsions depuis qu’on est
sortis de Délivrance. Je me suis maîtrisé, pour toi, parce que tu pensais que
j’allais mieux. J’ai essayé de lutter, Hena, je te le jure. Mais tu m’as laissé
tomber. Tu t’es détournée de moi en te concentrant sur ta nouvelle vie et sur
Nasser. Et moi… je ne pouvais plus lutter.
– Je ne t’ai jamais laissé tomber, Karl ! m’époumoné-je en sentant mes
lèvres trembler. Jamais ! J’aurais tout donné pour toi ! Tout !
Mais ce n’est pas lui qui parle, c’est cette voix mauvaise qui lui a
retourné le cerveau.
– C’est ancré en moi. Ces hommes ont fait de moi un monstre, reprend-il
comme si je n’avais rien dit. Je ne pouvais plus me retenir. J’avais besoin de
verser le sang, comme le faisaient Abraham et tous les autres. Alors, je me
suis d’abord attaqué à un chat. Mais les animaux ne me suffisaient plus.
Oh, non…
Alors, les ombres dans sa tête, les flammes, ce n’était pas les souvenirs
de Daryl, de Marcus et d’Abraham. C’étaient ces voix. Sa personnalité s’est
dissociée. À cet instant, il n’est plus uniquement mon frère. C’est toujours
son corps physique, mais il n’est pas seul.
– Elles décident de ce qui est bon pour moi, continue Karl. Elles seules
peuvent vraiment me comprendre !
– Ce n’est pas vrai. Ce n’est qu’un mensonge qu’elles tentent de te faire
croire. Karl, regarde-moi…
– Elles m’obligent à faire mal aux autres, à te faire mal, à toi, à me faire
mal. Mais je ne pouvais pas te faire du mal. Pas à toi, ma sœur. Alors, je me
suis contenté de te suivre. Je me suis contenté d’être une ombre derrière toi.
Il attend que je parle, mais je n’y arrive plus. Son corps se met à trembler
et nous pleurons tous les deux en nous regardant.
– Ça va aller, soufflé-je. On va s’occuper de toi.
– Tu as besoin d’aide.
– J’avais besoin de toi ! Je n’avais besoin de rien d’autre. Mais, même
toi, tu n’es pas assez forte face aux flammes. Et les ombres me disent que tu
n’es plus la bienvenue dans notre vie.
– Alors, ne les écoute pas !
– Mais tu ne m’aimes plus ! hurle-t-il en s’agitant davantage.
– Je t’aime, Karl.
– Tu mens !
Il brandit son couteau devant moi, mais je l’ignore. La lame effleure mon
ventre. Je le fixe sans flancher.
Hena
Le grand brun ne lui répond pas. Il se tient simplement là, le regard aussi
rassurant que possible. Puis mon frère se tourne vers moi, le visage détruit.
Il hurle sur moi et ses cris me vrillent les oreilles. Je secoue la tête, des
larmes s’échappant toujours de mes paupières.
– Je ne t’ai pas trahi, Karl. Je t’aime. Je donnerais tout pour toi. Mais tu
es malade. Je veux juste qu’on te soigne. Je serai là, d’accord ? Je ne te
laisserai pas tomber. Jamais.
Je condamne ses actes. Il a tué une jeune femme innocente. Mais il est
malade.
Mon petit frère inspire brusquement. Une partie de lui, le vrai Karl,
écoute mes mots. Mais les ombres sont toujours là, prêtes à s’abattre sur lui
pour le dévorer. Je ne les laisserai pas gagner. C’est impossible.
Nasser fait un nouveau pas dans sa direction et Karl redresse les épaules.
La sueur inonde son front et il paraît désespéré.
– N’approche pas ! hurle-t-il à Nasser. Ne nous approche pas.
Je ne me bats pas que pour mon frère à cet instant. Je me bats aussi pour
moi. Je me bats pour cette jeune fille qui a été assassinée, pour sa famille,
qui doit connaître la vérité.
Tandis que mon frère commence à baisser le bras qui brandit le couteau,
j’entends des bruits de pas.
– Suis-le !
Déjà, le flic s’éloigne sur les traces de Karl, et j’en fais de même.
Ce n’est pas comme ça qu’on doit fonctionner ! Karl est perdu dans la
tête. À cet instant, c’est un garçon qui se rend compte de tout ce qu’il a fait.
Le flic m’ignore et je vois mon frère fuir au loin. Il passe par une fenêtre
cassée et renverse une poubelle sur son passage. Le flic tente de la
repousser tandis que, moi, je cours vers une autre fenêtre.
– Karl ! hurlé-je.
J’atterris dans une ruelle. Je vois Karl lâcher le couteau et courir jusqu’à
la rue, plus haut. Je le suis, le souffle court. Je ne vois que lui, je ne ressens
que sa douleur.
– Karl !
Il se tourne vers moi, le regard perdu. Il veut traverser la route pour fuir,
mais il y a des voitures. Trop de voitures.
Je pousse le cri le plus déchirant qui soit. Je pensais avoir souffert par le
passé. Je pensais que je ne ressentirais pas de douleur pire que celle déjà
subie, quand Abraham a possédé mon corps. Mais je me trompais. Parfois,
la douleur vous tue, comme maintenant.
Je cours comme une dératée. Je sens Nasser dans mon dos, le flic à mes
côtés, mais je me moque de leur présence.
Je colle mon visage contre le sien, mes larmes recouvrant sa peau. Mon
corps forme un rempart autour de lui, comme si je pouvais à nouveau le
protéger. Mais je sais que ce n’est plus possible. C’est la fin. C’est la fin de
son calvaire et le début du mien.
Mon corps est glacé, et le sien ne va pas tarder à l’être. Mon cœur est
fracassé. La vie vient de me terrasser.
– Vole, petit papillon, murmuré-je en effleurant ses joues. Vole, libère-
toi.
Hena
Je suis seule dans la nuit et je veux y rester. Dans cet endroit qui me
rappelle notre vie.
Des coups sont donnés contre la porte d’entrée, mais je les ignore, encore
une fois. Parfois, Nasser reste des heures entières derrière le battant. Il est
silencieux, mais je sens sa présence. Il ne me quitte pas et n’insiste pas pour
entrer. Mais, aujourd’hui, il ne semble pas vouloir abandonner.
– Hena ?
Mes yeux continuent de fixer le vide. Mais Nasser insiste. Ses poings
frappent en rythme la porte. Je ferme les yeux, priant pour qu’il s’éloigne.
En vain. Il reste là. Il me dérange. Il me pousse à ressentir autre chose que
ce vide en moi.
– Habibti1…
Lui aussi a l’air de n’avoir pas dormi depuis des nuits. Sa barbe est plus
longue, ses vêtements, chiffonnés.
Si. Je le suis.
Mon cri résonne entre nous. Ma voix est rauque tant j’ai peu parlé ces
derniers jours.
– Laisse-moi ! insisté-je.
– Je ne peux pas.
Il reste fermement campé sur ses jambes, le regard fixe, les épaules
tendues.
– Foutaises !
Je fais taire cette voix qui tente de ressurgir dans ma tête. Nasser recule
comme si je l’avais frappé. Parfait, c’est exactement ce qu’il doit faire. Me
laisser dans la nuit.
– Je ne…
– Oublie-moi, Nasser.
Ses yeux sont humides. Je remarque ce détail, mais mon cerveau ne sait
pas comment gérer cette information. Tout est mis sur pause en moi.
Enfin, la détermination semble quitter Nasser. Il comprend qu’il ne
pourra rien changer. La résignation s’empare de lui et il fait un pas en
arrière. Son regard ne quitte pas le mien, puis il finit par disparaître du
couloir.
1. « Ma chérie ».
55. Right person but wrong time
Hena
Il est parti, pour ne plus revenir les jours suivants. Il m’a obéi. Je suis
restée seule, comme il le fallait. Je n’ai pas pleuré. Aucune larme n’a coulé
sur mon visage. Je suis restée vide tout ce temps.
Ma vie.
Je ne suis pas morte. Je réalise les choses. Ce n’était pas le cas ces
derniers jours. Là, je comprends, comme si mon cerveau se remettait en
marche. Mon corps rouillé refuse que je l’abandonne une nouvelle fois. Il
veut que je me batte. Je ne veux pas lui céder, mais mon cerveau s’y met, et,
à eux deux, ils parviennent à me réveiller.
Je laisse tomber ma tête en avant et l’eau coule dans mes cheveux. C’est
si bon de ressentir à nouveau ces quelques sensations ! La dernière
discussion que j’ai eue avec Nasser me revient alors en mémoire. J’ai été
horrible avec lui, alors qu’il ne souhaitait qu’une chose : m’aider. J’avais
besoin d’être seule avec moi-même, c’était essentiel. Alors, je l’ai repoussé.
Je lui ai fait croire que je n’avais jamais eu besoin de lui. Ce n’était qu’un
mensonge.
Savoir qu’il était là, ces derniers jours, attendant derrière ma porte, c’est
aussi ce qui m’a aidée à tenir sans que je le réalise sur le moment. Je
pensais que j’étais seule tout ce temps. Mais je ne l’étais pas. Jamais.
– Putain…
Ça fait du bien d’entendre sa voix. Je croise les bras. Je ne sais même pas
ce que je fous là. Et voir ces cartons me fait mal. Mais j’avais besoin de
revoir Nasser.
– Salut.
– Salut, me répond-il.
– Tu déménages ?
– J’ai beaucoup réfléchi, ces derniers jours, à l’avenir du Toxic Hell. J’ai
tout repassé dans ma tête. L’inspecteur Hiro. Mon père. Mon frère. Ton…
ton frère.
– Et, continue-t-il, je crois que je vais tout mettre sur pause quelque
temps : les combats, le dark Web et tout ce qui va avec. J’ai économisé pas
mal de fric. C’est l’occasion d’en profiter. Je pars à l’aventure. On verra de
quoi seront faits l’avenir et mon voyage.
Sa proposition tourne dans ma tête, mais j’ai encore besoin de rester ici.
Je ne peux pas partir comme ça. Je ne veux pas devenir un poids pour lui
alors qu’il ressent l’envie de s’en aller.
Hena
Je ne rentre pas chez moi. J’ai quelque chose à faire. Quelque chose
d’important.
Je passe le lourd portail en fer forgé. Je croise une vieille dame qui tient
une belle plante entre ses mains. Elle s’avance dans l’allée, un sourire
nostalgique aux lèvres. Elle se rend devant la tombe d’un homme et pose la
plante dessus avant de le saluer.
– Salut, Karl.
Ma voix se brise sur son prénom. Et les larmes coulent. Je ne les retiens
plus tandis que je prends conscience de la situation. Il ne reviendra plus
jamais. Mais il est libéré, désormais.
– Je t’en veux.
L’être humain peut être poussé dans ses derniers retranchements quand il
vit l’enfer.
– Je veux que tu saches que je t’aime, Karl. Mon cœur ne te voit que
comme mon petit frère brisé. Et je veux que tu saches que je me pardonne.
Le papillon disparaît.
– Je dois vivre. Pour moi. Pour toi. Est-ce que ça va faire mal ? Oui.
Mais je vais y arriver, pas vrai ? Je serai forte, pour nous deux.
Je m’éloigne. Mon deuil commence. Je laisse partir mon frère, même s’il
fera toujours partie de moi, malgré ce qu’il a fait.
J’ai de nouvelles fêlures. Elles sont très profondes, cette fois, mais elles
laisseront encore passer la lumière.
57. Ton cœur est le mien
Hena
Parce qu’elle est plongée dans le silence depuis des mois, je le sais.
– Je suis sa fille.
On arrive devant une grande salle commune dans laquelle les visiteurs
sont autorisés. Plusieurs adultes rient entre eux. La pièce est ultra-
lumineuse, ce qui la rend un peu plus chaleureuse.
Je m’avance, les yeux posés sur une silhouette bien trop maigre. La
femme est assise dans un fauteuil, me tournant le dos. Elle fixe l’extérieur.
Elle n’a aucune réaction en m’entendant arriver. Ses épaules sont basses,
ses membres figés.
Ma maman.
La femme qui m’a mise au monde. La femme qui m’a aimée. Je savais à
quel point ce serait pénible de venir ici. Je m’y attendais. Mais s’y préparer
ne change rien à la douleur que l’on ressent le moment venu.
– Bonjour, maman.
Ma voix se brise, mais j’inspire longuement pour ne pas perdre tous mes
moyens.
Elle est revenue. Elle a bravé sa propre tête pour me montrer qu’elle était
toujours là. Je me laisse tomber contre elle et la serre dans mes bras tout en
laissant libre cours à mes pleurs.
***
Je crois bien que je n’ai jamais roulé aussi vite de ma vie. J’ai quitté
Nasser trois heures plus tôt : c’est sûr qu’il est déjà loin d’ici, loin de
Monroe. Il est trop tard, je le sens, et il ne décroche pas son téléphone.
– Putain ! m’exclamé-je en frappant mon volant.
J’ai l’air d’une folle, mais je m’en moque. Son véhicule est toujours là,
mais les cartons, non. Ils sont sans doute déjà tous chargés dans le coffre.
Je me fige en voyant qui se tient non loin. Nasser est assis sur le sol, son
dos calé contre le mur de l’entrepôt. Il est là. Il est vraiment là. Il n’est pas
parti. Le soulagement s’affiche sur ses traits, puis un sourire taquin habille
ses lèvres.
Quoi ?
Non, je n’ai pas le temps de m’attarder sur ses mots. Je ne l’écoute pas.
Je cours vers lui. Il a à peine le temps de se relever que mon corps se colle
déjà au sien. Je le percute et la collision est si bonne ! Mes bras s’enroulent
autour de son cou tandis qu’il m’enlace fermement.
Il me connaît bien. Plus que bien, même. Il s’est insinué en moi de tout
son être jusqu’à ce qu’on ne fasse qu’un.
Sa main coince une mèche de mes cheveux derrière mon oreille, puis sa
bouche se colle à la mienne. Je suis la seule qui compte pour lui, comme il
est le seul dans mon cœur. Il est ma plus belle chute, ma plus belle collision
sur le sol.
Je n’en reviens pas que Nasser ne soit pas parti. Il m’attendait. Il savait
que je reviendrais. Il savait que j’avais besoin de temps avant de le
rejoindre.
– Oui.
Hena
Memphis, Tennessee
Assise sur l’un des tabourets du bar, je sirote la fin de mon cocktail.
L’arôme du citron stimule mes papilles. C’est alors que je sens un regard
sur moi. Un homme, assis de l’autre côté du bar, est en train de me reluquer.
Je fais semblant de l’ignorer et sors mon portable de la poche de ma veste.
Je sélectionne un numéro et porte le téléphone à mon oreille. Il est vingt
heures trente, j’espère qu’elle va décrocher.
– Allo ?
– Docteure Bomley ? C’est Hena.
– Ça se passe bien.
Nous sommes à Memphis depuis quelques jours. Juste avant, nous étions
à Nashville. La semaine prochaine, nous nous dirigerons vers La Nouvelle-
Orléans. J’ai toujours rêvé d’y aller.
– Et vous, ça va ?
– Les premiers signes de la grossesse se font sentir. J’essaie de faire
avec.
L’imaginer avec un ventre rond fait gonfler mon cœur. Iris Bomley m’a
tant aidée pour ma guérison ! Je sais qu’elle sera une super maman. Même
si j’ai quitté la ville, j’ai continué à prendre de ses nouvelles. Archi et Aly
poursuivent leurs études et manquent chaque jour de s’entre-tuer.
Elle s’esclaffe.
Enfoiré !
Bingo !
Il agite des clés de voiture. Une moue boudeuse tord mes lèvres.
Je n’arrêterai jamais. Pas alors que c’est si bon de le voir perdre pied. Je
plonge mon visage dans son cou et ferme les yeux.
Nous sommes libres. Nous sommes forts. L’enfer toxique qui nous
retenait prisonniers n’est plus. Nous contrôlons notre propre destin,
désormais. Et, surtout, nous affronterons nos chutes ensemble, sans peur.
Car nous serons toujours la plus belle et la plus dangereuse collision qui
puisse exister.
FIN
Playlist
Nasser et Hena ont traversé un enfer toxique qui a tenté de les étouffer
entre ses flammes. Ils ont chuté. Ils se sont brûlé les ailes. Puis, ils se sont
sauvés l’un l’autre. Et aujourd’hui, nos deux anges déchus volent à
nouveau.
Bon nombre d’entre nous ont grandi dans un foyer toxique. Un foyer qui
peut pousser à l’autodestruction et à un repli total sur soi. Un foyer dans
lequel les apparences peuvent être trompeuses. De l’extérieur, les gens
peuvent penser que tout va bien et que les enfants ou les adolescents
évoluent dans un cocon protecteur. De l’intérieur, c’est autre chose. Il peut
arriver que l'on souffre. Et plus on grandit, plus on tente d’effacer certains
traumatismes, qui peuvent malgré tout nous suivre jusqu'à l’âge adulte. On
aimerait les enfouir, les effacer de notre mémoire. Alors on sourit, on ment
au monde, on se ment à soi-même dans l’espoir de pouvoir berner ceux qui
nous entourent.
Merci à tous ces lecteurs qui me soutiennent activement sur les réseaux
et me font souvent sourire à trois heures du matin. Vous avez mon cœur :
Océane (Oceadorable__), Ines (read_ness), Marie
(la_connasse_lit_des_romances), Aly, Didine, Jade, Victoire
(nous_les_lecteurs), Sarah, Jen (Passionofbooks), Camille, Céleste
(cel.library), Maelle (maaellebooks), Charlottedeloy, unevasion, Chloe
(Chloexbook), Chloé (Justeunepause_), Fanny, lesmondesdecassiopee,
Shadowwreader, BlondieBooks, Fragmentsdelectures, Elo
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Roche, heartless.books, la_biblio_d_asle__, Nessy, et plein d’autres
encore !
ZPET_001
1
Ava
– Hagriiid !
Saleté de chat ! J’aurais mieux fait de me casser une jambe le jour où j’ai
autorisé mon « colocataire » (comprendre par là mon squatteur de frère) à
prendre ce stupide animal.
Pour une raison qui m’échappe, son chat ne cible que ce qui
m’appartient. Cette constatation est aussi perturbante qu’agaçante.
Vous connaissez la loi des séries ? Un jour, on perd ses clés de voiture,
puis le lendemain son mec et, pour finir, son job.
Cette histoire m’aura au moins appris une chose : ne jamais égarer ses
clés !
C’est un peu le risque lorsque l’on sort avec son patron. Le jour où la
relation capote, le travail suit. Le moindre manquement qui, auparavant,
était anodin, devient soudainement une terrible bévue impardonnable et on
se fait virer sans préavis.
Le cœur au bord des lèvres, je resserre mon foulard autour de mon cou
avant de pousser la porte de l’enseigne.
Elle embrasse le museau du caniche royal qui est assis sur la table où elle
se tient penchée.
C’est sûr.
Obligé.
Je l’aurais remarqué.
Merde !
Raté ! Mes cinq vies n’ont pas suffi. Putain de niveau cauchemardesque !
Cheveux châtain foncé, coupe courte et soignée, yeux marron vert, entre
30 et 35 ans. Plutôt bel homme. Ne voulant pas me montrer aussi grossière
que lui, je stoppe rapidement mon inspection.
Je me présente :
Ses yeux s’arrondissent. Les miens aussi. Je ne sais pas lequel de nous
est le plus surpris.
Autant arrêter les dégâts de suite. Quand ça ne veut pas, ça ne veut pas.
Cette journée est moisie, je n’en tirerai rien de bon.
– Hum… non. (Douche froide.) Néanmoins, je lis sur votre CV que vous
avez été bénévole dans l’association Un enfant, un sourire. Cela signifie
donc que vous aimez les enfants ?
– OK. (Il griffonne sur le carnet posé devant lui, puis arrache la feuille
qu’il me tend.) Allez à cette adresse de ma part et demandez Helen
Montgomery. Helen Montgomery, c’est compris ? Surtout ne demandez pas
le propriétaire, il est… occupé, en ce moment. C’est mon beau-frère, il
cherche une gouvernante pour ses enfants et c’est urgent. Helen prend sa
retraite à la fin du mois, elle aura juste le temps de vous former. (Son regard
pétille d’un éclat qui me met mal à l’aise.) Vous conviendrez parfaitement.
***
Comme s’il comprenait qu’on parle de lui, Hagrid dresse l’oreille dans
ma direction. Ses iris ocre cernés de noir lui confèrent un regard que je
qualifierais de diabolique. Mon frère ne l’a pas nommé comme le géant de
Harry Potter pour rien. Hormis le fait que Ben soit un Pottermania, son chat
est le portrait craché de Rubeus Hagrid. Ses poils sont roux foncé, longs et
frisés, ce qui donne l’impression qu’il porte une barbe.
Je n’ai pas cette chance et le tailleur que je porte n’est pas des plus
confortables. Rien de mieux qu’un pyjama en pilou.
Allez, si je gagne, c’est qu’il faut que j’aille voir cette Helen
Montgomery.
Mon cœur s’emballe lorsque je constate qu’il ne me reste que trois coups
à jouer et seulement deux blocs de gélatine à dégommer. C’est jouable.
C’est carrément jouable, d’autant plus que j’ai en ma possession un booster
qui me permet d’éliminer le bloc de mon choix. D’un doigt nerveux, je
sélectionne la sucette, puis effectue un déplacement qui, je l’espère, me
permettra de gagner la partie.
Yes ! Réussi !
J’exulte.
Je me retourne.
Et hurle de terreur.
Pas lui !
2
Seth
Je tique.
D’une femme ?
Helen se plante devant moi, une expression que je lui connais bien sur le
visage.
– Il faudrait pour cela que Greg arrête de jouer les entremetteurs. Que ça
lui plaise ou non, je suis marié ! Et cet état de fait ne changera jamais. Sa
volonté de me caser avec une autre me met hors de moi.
Je n’aime pas la voie que prend cette conversation. Alors, comme à mon
habitude, je m’esquive sans un mot et pars m’enfermer à double tour dans
mon bureau ; le seul endroit où je ne sens pas les regards tantôt peinés,
tantôt accusateurs de mon entourage. Qu’ils me foutent la paix ! Ce sont
mes choix, mes décisions.
[Seth ?]
[Putain, Seth !]
Elle se tient debout devant la porte du bureau, tel un chien de garde qui
empêcherait toute intrusion.
À coup sûr, Greg l’a informée de ma probable visite et lui a donné des
consignes.
– La grossesse vous va à ravir, Abby.
– Merci. (Ses pommettes rougissent.) M. Sutton est en rendez-vous. Je
vais devoir vous demander de patienter…
– Je ne crois pas, non.
Troublée par mon intervention, elle obéit tel un automate sans poser de
question.
Je secoue la tête.
À présent, Greg est écroulé sur son bureau et rit à gorge déployée.
Mon humeur ne s’arrange pas au fil des heures. Certains jours, j’ai
l’impression que l’obscurité va m’engloutir ; sans mes enfants, elle m’aurait
sûrement submergé. La tristesse, la culpabilité, le regret, tant de sentiments
qui me rongent au quotidien.
Comme à chaque fois que mes nerfs sont trop à vif, ma balade se termine
soit dans une salle de sport, soit dans le premier troquet qui croise mon
chemin. Le sport et l’alcool me permettent, chacun à leur manière,
d’évacuer mon stress. Pour aujourd’hui, ce sera la boxe. Je me sens
d’humeur bagarreuse, allez savoir pourquoi.
Une fois mon sac de sport sorti du coffre, je me dirige d’un pas leste vers
le bâtiment.
Lorsque je fais enfin une pause, l’après-midi est déjà bien avancée. Je
suis harassé, ma tête est vide, mon esprit tranquille. J’aime cette sensation,
quand cette plénitude m’envahit.
***
Quoique !
Je cligne des yeux afin de vérifier que je ne suis pas victime d’une
hallucination. Non, c’est bien ça. Elle porte des mules en forme de lapin
rose avec son tailleur.
La femme couine telle une souris apeurée, se retourne et… pousse un cri
d’effroi.
Sa réaction me déstabilise, mais pas autant que ses paroles et sa voix qui
me semblent étrangement familières.
Elle lève les yeux en direction du ciel, me lance un regard trouble, puis
tend à nouveau le cou vers le ciel.
Je réplique durement :
J’arque un sourcil.
Je grommelle :
– Il ne pleut pas.
Néanmoins, les premières gouttes s’écrasent déjà sur les dalles de l’allée.
Helen me lance un regard entendu. Je déteste quand elle a raison.
Miss péteuse hésite un instant, un pied sur la marche ; j’en profite pour
me glisser devant elle.
La surprise se peint sur les traits d’Helen, avant qu’un léger gloussement
s’échappe de ses fines lèvres cernées de rides.
J’ai parlé dans ma barbe, malgré cela, leurs têtes pivotent vers moi.
Je la coupe sèchement :
C’est alors que je remarque pour la première fois ses grands yeux. Ils
brillent sous l’humidité des larmes qu’elle tente de contenir, ce qui fait
ressortir le bleu profond de ses iris.
Encore une fois, les têtes se tournent vers moi. Miss péteuse est sur le
point de défaillir.
– Certes, je n’ai pas applaudi, néanmoins, j’ai des oreilles et une bonne
mémoire. « Ce pet de compétition hisse Mlle Avaaaaa Suuuummer
directement en… »
– C’est bon ! m’arrête-t-elle. Je… (Elle soupire.) Vous n’avez pas un
endroit discret dans votre immense jardin où je pourrais m’enterrer ?
N’importe quel petit trou fera l’affaire, vraiment, je ne ferai pas ma difficile.
– Cesse de la taquiner, me houspille Helen. Venez, nous allons discuter
un peu.
Houla ! Il vaut mieux que j’intervienne de suite pour mettre mon veto.
– Pourquoiii ?
Cette fois, mon sourire est plus franc. Difficile de ne pas s’amuser de la
situation.
Ma gouvernante hoquette. Cependant, son regard n’est pas rivé sur les
pantoufles d’Ava, mais sur moi. Elle pose une main sur sa poitrine, tandis
que ses traits s’illuminent.
– Allons, allons, ce n’est pas si grave. Mon instinct me souffle que vous
êtes la candidate idéale pour ce poste.
– Ton instinct est aussi détraqué que ton taux de glycémie.
Ava
Je hoche la tête.
Par deux fois, je songe à appeler les secours de crainte que mon frère ne
s’étouffe tant il rit fort. Mes nerfs lâchent. La journée a été si épouvantable
que je finis à mon tour par céder à l’hilarité.
Entre deux éclats, je lui narre la suite de mes péripéties.
Mon frère est en apnée, pris d’un fou rire magistral. Des larmes roulent
sur ses joues écarlates, tandis qu’il se tient le ventre, le corps à demi plié.
Les jours qui suivent, je reprends mon train-train quotidien qui consiste
à : éplucher les petites annonces, courir dans toute la ville pour des
entretiens, faire chou blanc et rentrer chez moi, éreintée. Qui a affirmé
qu’être au chômage était reposant ?
– Pourquoi tu es si pressé ?
Comme s’il tenait entre ses mains un trésor inestimable, il décolle avec
une précaution exagérée les deux parts de l’œuf sans casser le chocolat, puis
ouvre la petite boîte jaune pour me montrer son contenu.
– Tu vois, elle est la notice et moi le jouet. Dès qu’elle est entrée dans
ma vie, j’ai eu la sensation d’avoir enfin trouvé ma moitié.
– Ta notice à toi, elle comporte dix-huit pages recto verso et est écrite en
hiéroglyphes. Seul un expert peut la déchiffrer. Un peu comme ton étagère,
ricane-t-il.
– Génial ! (Mon regard glisse sur Hagrid qui nous contemple d’un œil
méfiant.) T’es en train de m’expliquer que je vais finir seule avec un
imbécile de chat qui prend ma chambre pour une litière.
Dès lors où ses roupettes lui ont été retirées, le lendemain du jour-dont-
on-ne-doit-pas-reparler, il s’est entêté à ne déféquer que sur ma descente de
lit.
Je renifle.
– Tu pleures ?
– Bien sûr que non ! C’est… l’odeur de la javel qui me brûle les yeux.
J’ai dû désinfecter toute ma chambre, tout à l’heure.
– Je ne suis pas obligé de partir ce soir, tu sais. On peut se commander
une pizza. Ça te dit ?
– Arrête tes bêtises ! Du balai ! En plus, vous avez prévu de dîner en tête
à tête.
– Je peux annu…
– Hors de question ! J’ai moi aussi mon programme : me foutre en pyj et
danser devant des MV de K-pop jusqu’à ce que le salon soit noyé sous mes
litres de bave ou autres sécrétions.
Mon frère prend une mine horrifiée devant mon aveu spontané.
– Pitié, n’en dis pas plus ! Trop d’informations, là. (Il frissonne de
dégoût.) Je ne veux pas être témoin de ta déchéance.
Je rigole.
– Allez, oust !
– Oh, j’ai failli oublier…
– C’est mon… préavis pour le loyer. Je ne veux pas que mon départ te
mette dans la panade. Je sais que tu as besoin…
– De rien du tout ! Garde cet argent, s’il te plaît. Je vais très bien m’en
sortir.
– Ava. (Son regard compatissant m’arrache une grimace.) Je serais plus
rassuré si tu l’acceptes.
– C’est gentil, mais je t’assure que ça va. J’ai trouvé un travail, figure-
toi !
– Ah bon ! Pourquoi tu ne me l’as pas dit plus tôt ?
Je confirme d’un oui haut perché, tout en refermant le battant sur lui.
***
Et voilà que j’ai deux factures dans ma boîte aux lettres… Ben avait
raison, mon petit facteur ne doit pas me kiffer tant que ça.
Hop ! Personne n’a rien vu, surtout pas moi. Des factures ? Où ça ?
Avec elle et mes potes, Lana et Chad, nous formons ce que nous
appelons le cercle des brunes, pour la simple et bonne raison que nous
sommes toutes les quatre brunes. Bon, notre ressemblance s’arrête là ; pour
le reste, nous sommes bien différentes. J’ai toujours pensé que les cheveux
étaient le reflet de notre personnalité. Par exemple, Cherryl, notre écrivaine
en herbe (et accessoirement vendeuse dans une boutique huppée), possède
un magnifique carré long de boucles indisciplinées, à l’instar de son
caractère, pétillant et dynamique. Chad, maquilleuse professionnelle, a une
sublime tignasse épaisse qui lui tombe jusqu’à la taille, telle une crinière de
lion. Lana, ingénieur informatique, dont les cheveux raides portés en queue-
de-cheval haute dont aucune mèche ne s’échappe, est notre voix de la
sagesse. Quant à moi, j’ai le cheveu imprévisible : tantôt indomptable et
rebelle, tantôt lisse et soyeux.
Bref. Toutes les quatre avons notre petit rituel du vendredi soir, qui se
déroule en deux temps : manger au Brodiner, un diner pas cher, convivial,
qui possède le meilleur pain de viande du continent, puis traverser la route
pour faire les piliers de bar chez Dino, un pub tenu par un Italien.
Je n’ai pas envie de bouger de mon lit, cependant, je sais qu’il est inutile
de parlementer avec Cherryl. Si je ne rapplique pas dans les vingt minutes
qui suivent, elle me sortira elle-même par la peau des fesses.
Je décroche :
Ou pas…
Pour cette raison, je passe outre mon état d’âme. Je suis mature et
responsable. Je vais décrocher, me comporter de façon professionnelle,
parce que c’est ce que font les adultes. Ils gèrent et assument. Voilà.
– Mademoiselle Summer ?
– Oui, pardon. Nous avons été coupées. Que puis-je pour vous ?
***
Plus tard, attablée chez Dino, avec d’une part, la team mojito (Cherryl et
Chad) et d’autre part, la team margarita (Lana et moi), je raconte à mes
amies l’étrange coup de fil d’Helen.
– Je n’ai pas dit oui... Mais je n’ai pas dit non, non plus. Elle a sous-
entendu que le salaire était alléchant, je serai nourrie et logée sur place. Ça
prête à réfléchir, surtout dans ma situation.
– C’est une opportunité que tu dois saisir ! certifie Lana d’un ton qui ne
souffre d’aucune contestation possible.
À suivre,
dans l'intégrale du roman.
Disponible :
http://editions-addictives.com
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par les articles 425 et suivants du Code pénal. »
Janvier 2023
ISBN 9791025758403
© Camille Baudoin
© YakobchukOlena – iStockphoto.com
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