Just 17 (Emma Green)
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The Dominant
Gabriel obtient toujours ce qu’il désire. Dans les affaires, contre ses rivaux,
avec les femmes… Rien ni personne ne lui résiste.
Il compte bien faire céder Sophia… et savourer sa victoire. Car il ne l’a pas
choisie au hasard.
Sauf que Sophia le défie, lui file entre les doigts et s’insinue peu à peu dans
son cœur.
Ce n’est pas du tout ce qui était prévu !
Et le plan soigneusement mis au point par Gabriel risque bien de se
retourner contre lui…
Savage
Casey est l’étoile montante du freefight, en chemin pour les Jeux
olympiques.
Il est implacable, tourmenté et mystérieux.
Aria est nageuse, déterminée et tendue vers un seul but : remporter les Jeux.
Entre eux, c’est électrique et puissant dès le premier regard.
Céder au désir, c’est une évidence. Admettre ses sentiments ? Ce sera la
plus grande épreuve de toutes !
Lemon
C’est de ce mantra que je tiens mon prénom, Lemon. Ça fait dix-sept ans
que je déteste prodigieusement cette phrase, autant que je déteste ce prénom
qui n’en est même pas un. Merci maman.
À la vôtre !
1. Tout faire péter
Lemon
« Space Oddity » à fond dans les oreilles, je lève les yeux vers la façade
du monstre à treize étages qui semble vouloir chatouiller les nuages. Tous
les immeubles ont la même gueule ici, la même allure arrogante et
aristocratique, les mêmes pierres alignées, les mêmes escaliers soignés, les
mêmes porches à colonnes et, plus haut, à presque chaque niveau, les
mêmes balcons arborés.
Pas très fraîche après un interminable voyage en train, mon vieux sac de
gym en travers de ma poitrine, une petite valise à chaque main, je passe le
porche et m’approche de la majestueuse porte d’entrée à tourniquet. C’est à
ce moment-là qu’un portier en uniforme de majordome se précipite sur moi.
– J’habite ici à partir d’aujourd’hui, lui balancé-je sur un ton peu amène,
avant de lâcher mes valises à ses pieds.
Il faut croire que sa politesse a des limites. Et sa façon plus que zélée de
faire son boulot me donne légèrement envie de jouer avec ses nerfs…
Le type n’est pas déstabilisé par mon aplomb. Un peu plus et il va finir
par me plaire…
Mon short en jean destroy n’a pas l’air de convaincre mister Redingote.
Lemon
Bienvenue Lemon,
Fais comme chez toi, tant que tu n’oublies pas que c’est chez moi.
Ezra
On ne peut pas dire qu’il manque de place. Je ne sais pas à quoi sert le
premier petit salon, vu qu’un autre s’étend à perte de vue jusqu’à une baie
vitrée en angle qui donne sur la rivière Potomac. Je déteste par principe cet
endroit… mais la vue me coupe le souffle. Je reste longtemps avec le front
collé sur la vitre et cette phrase qui me passe et me repasse devant les yeux,
comme entraînée à l’infini par les eaux sombres du fleuve : « Fais comme
chez toi, mais c’est chez moi. »
« Si ça brille, c’est qu’il faut gratter pour aller voir ce qui se cache sous
le vernis, Lemon… »
Lemon Chamberlain
Plus aucun doute : cette chambre est la mienne. Et ça ne fait pas un pli
non plus : j’ai besoin de parler à quelqu’un. Je retourne en courant jusqu’à
l’entrée, sors de mon sac mon vieux PC portable recouvert d’autocollants et
l’allume tout en revenant vers la chambre. Je farfouille sur le bureau en bois
clair, ignore les brochures de lycée mises en évidence et trouve un petit
carton plié avec le mot de passe du WiFi. Je ne peux pas m’empêcher de me
demander si mon oncle compte me traiter longtemps comme la cliente VIP
d’un hôtel. Peut-être qu’on s’habitue vite à tout ce confort, vu comme c’est
pratique… Mais c’est tellement loin de mon monde et de mes habitudes de
vie que ça me gêne. Je crois que je ne suis pas près de m’y faire.
– Eh, je vous rappelle que c’est moi qui viens d’être déracinée, privée
d’une mère, forcée à déménager et à changer de lycée après juste deux
semaines de cours, envoyée dans une école privée où je ne me ferai jamais
d’amis et où on va même m’imposer comment m’habiller.
– Je crois qu’elle gagne…, chuchote le blond.
– Ouais, t’as gagné…, confirme la brune.
– Merci, pas la peine de m’envoyer le trophée. Il y a déjà des bibelots
rutilants et inutiles partout ici…
– Alors, montre le palace ! lance Caleb.
– Non, les uniformes ! essaie Trinity.
– J’ose même pas aller les regarder…, soupiré-je.
– Quand même, je t’en veux toujours d’être partie ! gémit ma copine.
T’aurais dû te rebeller et rester !
– Et j’aurais vécu où, hein ? Chez toi avec tes quatre frères et sœurs ?
Toute seule dans la cave de Caleb pleine de ragondins ? Surtout n’hésite pas
si t’as d’autres bonnes idées comme ça.
– Bon, on peut voir ta chambre ou pas ? insiste Caleb. Juste pour savoir
si je commence à économiser pour venir te rendre une petite visite
d’environ six mois.
– Toi, si tu me lâches aussi, je t’enferme à la cave avec tes ragondins, le
menace Trinity.
– C’est fou, remarqué-je. Même de loin, vous êtes fatigants !
Ni eux ni moi n’avons l’habitude d’un tel luxe, d’une telle sophistication.
Lemon
J’ai fui lâchement, suis allée descendre une canette de soda trouvée dans
le frigo, avant de revenir les affronter.
Par miracle, le dernier ensemble est assorti d’un pantalon et non d’une
jupe, mais ça ne m’empêche pas de le haïr presque autant que les deux
autres.
Je ne voulais pas l’agresser, c’est sorti tout seul. Mais Ezra n’a pas l’air
de m’en vouloir. Il s’adosse au mur de ma chambre et me confie d’une voix
patiente :
– C’est pour ça que je n’ai pas rejeté Portia comme tous les autres,
continue-t-il. Pour ça que je suis le seul de la famille à être venu vous
rendre visite en Louisiane. Et aussi pour ça que tu es là, chez moi, à tenter
de prendre un nouveau départ. Si tu y mets du tien, je vais tenter de faire
pareil. Je n’ai jamais élevé d’enfant et encore moins d’ado, je sais que tu
n’as pas été super gâtée en matière de parents, mais peut-être qu’on peut
essayer d’être amis, toi et moi.
Le politicien aux beaux et grands discours lâche enfin un éclat de rire qui
parvient à me réchauffer un peu à l’intérieur. Il défait sa cravate de créateur,
se débarrasse de sa veste et me fait signe de le suivre jusqu’à la cuisine. Je
m’attends à ce qu’il ouvre des placards, sorte de la vaisselle, quelque chose
du frigo, mais sur l’îlot central en marbre, il fait glisser jusqu’à moi tout un
tas de prospectus.
– Pizza, japonais, mexicain, chinois, grec, poulet frit, marocain, french
cuisine ?
– Je… Je peux cuisiner si tu veux…
– Fais ton choix, insiste-t-il en me tendant une petite bouteille de thé
glacé. Livrés en quinze minutes chrono !
– Je… Je n’ai pas de monnaie sur moi.
Mon oncle marque un temps d’arrêt, remonte ses lunettes pour mieux me
fixer droit dans les yeux, puis soupire en collant son portable à l’oreille. Il
passe trois coups de fil d’affilée en tout juste deux minutes, commande une
pizza Margherita avec supplément fromage, des sushis et deux salades au
nom interminable qui m’échappe totalement.
Ezra boit une gorgée de vin, baisse un peu le son et me sourit tristement.
Je plonge mes yeux dans son regard brun profond et devine que cet
homme a en lui plus de combats et de colère que son sourire rayonnant le
laisse croire.
Lemon
Je savais que la Saint George’s School serait un tout autre monde que le
mien, mais je n’aurais jamais imaginé ça. Des garçons en chemise blanche,
veste chic et cravate bordeaux, qui ont l’air d’avoir été habillés comme ça
toute leur vie, des filles sophistiquées aux jambes parfaites et coiffures
étudiées, des adolescents radieux sans le moindre signe de lutte intérieure,
des sourires éclatants, des voix qui portent, des sacs et des chaussures qui
brillent. Tout le monde se ressemble ou presque. Et personne ne semble
manquer d’assurance, d’allure ou d’ambition.
Je n’ai pas besoin d’avoir passé plus de cinq minutes ici pour savoir que
je les déteste tous. Que cet endroit sera mon enfer. Je me glisse en soupirant
jusqu’au numéro de casier qui m’a été donné. Je pense à ma Louisiane, à
mes meilleurs amis restés là-bas, à ma mère et mon monde qui me
manquent. Ce n’était pas le paradis, loin de là, mais c’était chez moi. Je sors
mon téléphone portable en espérant un signe d’eux qui me ferait me sentir
moins seule.
Le garçon qui s’adresse à moi a des biceps énormes, une raie sur le côté,
un joli minois et un sale sourire forcé, affreux mélange de fils à papa et de
beau gosse qui porte sa veste sur son épaule, tenue par un doigt.
Et cet abruti m’arrache mon portable des mains, le tient haut au-dessus
de ma tête pour m’empêcher de le récupérer et se met à entrer son numéro
dans mon répertoire.
Et l’idiot musclé me tend mon vieux portable du bout des doigts, comme
s’il avait peur de se salir. Cette petite scène attire du monde autour de nous
et les rires moqueurs commencent à fuser.
Dans mon ancien lycée, je lui aurais déjà collé mon genou entre les
jambes, sans hésiter. Mais je choisis de faire profil bas. Un pas à gauche,
Griffin me suit ; un à droite, il m’imite ; je recule, il avance ; je fonce, il
résiste. Toute sa bande de copains profite du spectacle en ricanant. Je croise
le regard d’une fille au visage ingrat, elle semble hésiter à prendre ma
défense mais Griffin la rembarre juste quand elle ouvre la bouche pour
murmurer :
Nouvelle salve de rires débiles. J’ai de la peine pour cette fille qui
s’éloigne en haussant les épaules, sans avoir osé tenir tête à cet emmerdeur
de première, qui fait apparemment la loi dans cette école de connards finis.
J’ai une terrible envie de fuir, de disparaître, de trouver n’importe quelle
échappatoire. L’idée de tirer le signal d’alarme sur le mur m’effleure…
juste au moment où une autre fille se glisse entre l’imbécile et moi. Elle me
jette un coup d’œil comme pour vérifier que je vais à peu près bien, et elle a
le tact de ne pas me dévisager de la tête aux pieds. Contrairement à ce que
je suis en train de faire avec elle. Peau caramel, chignon parfait perché au
sommet du crâne, serre-tête doré empêchant toute mèche rebelle de
s’échapper et regard plus intelligent que la moyenne.
Pendant une seconde, j’imagine avoir trouvé une alliée. Mais avec son
petit air affable de première de la classe, la jolie métisse me poignarde.
– Tu perds ton temps avec elle. Cette fille n’a rien à faire là, lâche-t-elle
assez fort pour que tout le monde l’entende. Elle s’appelle « Lemon », elle
vient du Sud et sa mère est en prison pour meurtre. Oh, salut au fait ! Moi
c’est Octavia. Et oui, je sais tout sur tout. Y compris sur toi.
– Bad girl, lance-t-il en se marrant. Bad, bad, bad. J’aime bien les
mauvaises graines, mais pas à ce point-là… N’essaie même pas de
m’appeler, Lemon.
Il met mon prénom entre des guillemets stupides mimés avec les doigts.
Et j’ai envie de lui péter toutes les phalanges. Pendant que tous les autres
idiots rient à ses blagues, je fais tout mon possible pour ravaler mes larmes
et garder la tête haute. Je savais que ce serait tout sauf facile. Mais je
croyais pouvoir recommencer une vie ici « comme si de rien n’était ». Loin
de mes problèmes et de tout ce qui est arrivé à Timberlane. Je ne pensais
pas que tout se saurait et me rattraperait si vite.
– Foutez-lui la paix ! lâche une voix derrière moi. Cette fille est
parfaitement à sa place. C’est une Chamberlain, c’est ma cousine et elle
vous emmerde !
Je me retourne pour découvrir la fille qui vient de voler à ma rescousse,
mais je m’attends à déchanter aussi vite qu’avec les deux autres. Hier, Ezra
m’a vaguement raconté que j’allais sûrement croiser une cousine, mais sans
me donner plus de détails. Tout ce que j’ai cru comprendre, c’est qu’il
n’était pas fan du personnage. La brune m’adresse un petit sourire et j’ai
juste le temps d’apercevoir les quatre ou cinq diamants et anneaux qui
ornent ses deux oreilles, son rouge à lèvres vif, sa jupe plissée bien plus
courte que toutes les autres et sa chemise blanche nouée haut sur son ventre.
– C’est Lemon !
– Mais puisque je te dis que c’est Clementine.
– Lemon, je te dis.
– Ou p’t’être Cinnamon, alors ?
– Qu’est-ce que la cannelle vient faire là-dedans ? C’est Lemon et puis
c’est tout, arrête la branlette mec, ça te rend sourd.
– Mais c’est même pas un prénom, Citron.
– Ben c’est le sien.
– En même temps ça lui va bien.
– Fermez-la ! leur balance la brune à côté de moi.
Je jette un coup d’œil vers lui au-dessus de mon épaule, avec une
sérieuse envie de l’émasculer.
Lui, c’est Roman Latimer. Nouveau prof d’histoire. Ouais, je sais, il est
parfait… Et il est pour moi ! Mais je te laisse mater. ;-)
- Griffin peut être un sale con quand il veut, fuis-le pour l’instant.
- Octavia : moins méchante qu’elle en a l’air… mais évite d’être meilleure
qu’elle en cours, elle le supporterait pas.
- Evangeline : c’est OK, inoffensive.
- Les deux mecs du fond : oublie et n’accepte jamais un verre qu’ils
t’offriraient en soirée.
S’il y a d’autres trucs que tu veux savoir, n’hésite pas. Bienvenue à la St
George’s School !
Je le fais rouler jusqu’à ses pieds pendant que le prof canon nous
demande d’ouvrir nos livres d’histoire au chapitre 19. Et je reçois
rapidement une réponse en plein visage. Moins discrète que Bella, tu
meurs…
Bah ouais ! Ma famille vous a rejetées, toi et ta mère, mais je suis pas
comme ça, t’inquiète. Trop contente d’avoir une cousine badass ! Si t’as
besoin de fringues ou de maquillage, tu peux compter sur moi. Pour les
cours, je peux rien promettre. Mais si c’est pour t’aider à te faire respecter
ici, je suis ton homme !
Le petit mot est rempli de smileys et de petits cœurs qui me feraient lever
les yeux au ciel dans d’autres circonstances, mais c’est la première fois
depuis que j’ai mis les pieds ici que j’ai vraiment envie de sourire.
Quand je relève les yeux, je tombe nez à nez avec le prof et son regard
brun profond, ses deux mains collées à plat sur ma table et son visage tout
près du mien. Mon cœur rate deux ou trois battements.
Au moins.
Il ouvre une paume vers moi pour récupérer le petit bout de papier et je
l’y dépose sans résister. Frôler sa peau du bout des doigts m’envoie un coup
de jus.
Je le déteste déjà.
5. Je viens d'ailleurs
Roman
Comme je m’y attendais, malgré mes efforts pour rendre ce cours vivant,
la guerre de Sécession ne passionne pas les foules. Je fais ce que je peux
pour capter l’attention de mes vingt-cinq élèves en uniforme jusqu’à la
sonnerie, mais la mission s’avère sacrément ardue. Pour ne pas dire
impossible. Entre les surdoués qui savent tout sur tout, les fêtards qui
profitent de mon cours pour rattraper leur retard de sommeil, les gamines
qui se remaquillent planquées derrière leurs livres d’histoire, les portables
qui vibrent et les mots qui s’échangent sous les tables..… je doute que ces
fils et filles à papa apprennent quoi que ce soit aujourd’hui.
Quand j’ai pris mon poste dans le lycée le plus huppé et le plus sélect de
Washington DC il y a deux semaines, je m’attendais évidemment à en
baver. À mettre un peu de temps à trouver mes marques, à batailler pour
prouver qu’un type comme moi peut se faire respecter au milieu de gens
comme eux. Mais pas à ce point.
Je fais taire d’un signe de la main le petit malin qui cherche à la mettre
mal à l’aise et je retourne m’asseoir sur le coin de mon bureau. Je demande
à une élève du premier rang de lire un paragraphe d’introduction sur
l’abolition de l’esclavage et j’invite ceux qui le souhaitent à parler des
livres, films ou séries qui traitent de ce sujet et les auraient marqués. Assez
vite, le débat dévie sur la question de savoir qui est l’esclave le plus sexy,
entre Jamie Foxx et un autre acteur inconnu au bataillon. Et je perds
l’intérêt des garçons du fond. Finalement, la sonnerie qui marque la fin du
cours retentit et je les perds tous, attirés par l’appel de la cantine haut de
gamme.
Aussitôt, les chaises glissent sur le sol dans des crissements aigus, les
langues se délient, les rires et les conversations d’ados envahissent l’espace,
l’Histoire a disparu, les sacs à dos et les sacs à main se remplissent puis se
téléportent jusqu’à la sortie, et ma salle de classe se vide en un souffle.
Ses yeux noisette plongent enfin dans les miens. Cette terminale est bien
moins timide que ce que j’imaginais. Impressionné par son aplomb, je laisse
échapper un rire grave, puis un grognement qui se veut autoritaire :
Gênée par mon regard qui ne lâche pas le sien, ou peut-être de trouver
une détermination à la hauteur de la sienne, elle replace la bretelle de sa
besace sur son épaule et fait un pas en arrière.
Et ma curiosité l’emporte.
– Tu viens d’où ?
– Ça ne regarde que moi.
Elle s’éloigne un peu plus en me tournant le dos, avant de changer d’avis
et de me faire face à nouveau.
– Tout ce que vous avez besoin de savoir, c’est que je suis une
Chamberlain. J’appartiens à l’une des familles les plus éminentes de cette
ville, je suis à ma place ici et je n’ai pas à me justifier.
– Contrairement à vous.
– Tu n’es pas plus dans ton monde que moi, Lemon…, soufflé-je en
sautant sur mes pieds pour remettre en ordre cette salle surchauffée.
6. L'élite
Roman
Je n’ai rien contre l’homme en lui-même. Après tout, c’est lui qui m’a
embauché et a décidé de me laisser ma chance après trois entretiens quasi
militaires. Mais sa ressemblance avec Gru de Moi, moche et méchant est
dérangeante.
Monochrome, donc. Du gris à toutes les sauces. Dans toutes les teintes.
Sur les murs, les rideaux, les tapis anciens, l’écran de son ordinateur, les
piles de dossiers, le costume trois pièces un peu daté de celui qui me salue
d’une poignée de main rapide et professionnelle. Du gris dans ses cheveux,
aussi, dans ses yeux, encore.
– Asseyez-vous, Latimer.
Il soupire, puis referme en vitesse un dossier gris foncé – après lui avoir
fait sciemment du mal en signant d’un geste rageur en bas d’une feuille
blanche.
– Mon langage et le milieu d’où je viens sont un peu différents des leurs,
M. Abbot, précisé-je d’une voix calme. Mais je n’ai pas peur des
challenges. Et je compte sur mes nouvelles méthodes pour faire la
différence.
– Moi, tout ce que je demande, ce sont des résultats. Le niveau en
histoire a baissé ces dernières années et c’est la matière qu’ils bossent le
moins. Mais notre établissement doit viser et atteindre l’excellence dans
tous les domaines, notre réputation, notre première place sont en jeu ! Ne
me décevez pas, Latimer…
– J’y bosse, laissez-moi un peu de temps.
– D’après ce qu’on m’a dit, vous avez fait un travail remarquable dans
vos deux précédents établissements, voilà pourquoi vous êtes ici. Mais vous
évoluez désormais parmi l’élite, ne l’oubliez pas.
Je viens d’ailleurs mais j’ai les mêmes envies, les mêmes ambitions, les
mêmes rêves pour tous ceux à qui j’enseigne depuis que je fais ce boulot.
Et la rage en plus.
– Vous avez mon soutien mais je vous ai à l’œil, insiste Abbot. Et mettez
une cravate, bon sang ! Et un coup de peigne là-dedans ! Et cachez ces
gribouillis sur vos bras, enfin !
Qu’un seul mec croisé dans la rue ou dans un bar ose me sortir ça et je
lui colle une droite. Mais avec Gru, cette option n’est pas envisageable.
***
Trente minutes plus tard, ma courte journée du lundi touche déjà à sa fin.
Ma veste de costard sous le bras, je quitte la Saint George’s School en
passant les impressionnantes portes en bois sur lesquelles sont gravées les
armoiries de l’institution centenaire. Mon ancien lycée de West Falls
Church ressemblait plutôt à un bloc de béton et de briques, le décor n’était
pas spécialement plaisant, mais l’équipe enseignante faisait bien son boulot,
sans avoir besoin de tous ces artifices inutiles.
– Sexy, le hipster…
Je lève des yeux courroucés vers la terminale aux lèvres rouges, mais ce
sont deux billes noisette qui me happent soudain, l’air rageurs.
– J’ai 19 ans, vous savez, me glisse alors Bella. Oui, j’ai redoublé,
oups…
– Plus un seul mot, grondé-je en grimpant sur ma bécane.
Ailleurs.
7. Tu préfères… ?
Roman
– Je suis coincée au boulot avec une cliente qui est en train d’essayer tout
le magasin, me chuchote-t-elle. J’aurais dû fermer il y a un quart d’heure !
– Pas de souci, Paige, j’y suis dans douze minutes.
– Désolée de t’en demander autant, avec tout ce que tu fais déjà pour
nous…
– Arrête ça, tu veux ? Va t’occuper des nichons de cette dame.
– Pourquoi elles veulent toutes rentrer dans un bonnet C quand elles font
du E, hein ?
– Parce que rentrer dans des petites cases bien fermées, c’est rassurant…
– T’es en moto, Roman ? Si tu tues mon fils qui est déjà malade, je
t’étrangle avec une baleine de soutien-gorge.
– C’est noté. À tout’ !
Je raccroche dans mon casque avant que ma sœur se mette à me décrire
les scénarios les plus pessimistes qui existent. La vie ne l’a pas franchement
épargnée et elle a tendance à voir tout en noir. C’est mon job de rallumer la
lumière et de la sortir de ses galères chaque fois que je peux. Tant qu’Isaac
ne sera pas tiré d’affaire, je continuerai à faire ce que j’ai à faire.
***
Il est grand temps que la famille Latimer sorte de ces dix années de
galères.
J’adresse un grand sourire aux deux femmes avec qui je vis tout en
appuyant ma paume sur le large sourire d’Isaac.
Ma sœur engueule son fils pour le principe, mais ma mère ricane depuis
la cuisine.
– Oh désolée, je crois que mon fauteuil qui couine vient de rouler sur une
console de jeux pas rangée…
– Grandma !
Ça tombe bien, on forme une bonne équipe, tous les quatre, et ça ce n’est
pas près de changer.
J’ai beau aimer la moto, mon boulot de prof, les femmes et la bonne
bouffe, il n’y a rien de plus important que la famille à mes yeux. Et on a
choisi de vivre tous ensemble, dans cette maison trop petite, pour s’alléger
un peu le quotidien depuis la naissance d’Isaac et la découverte de sa
maladie. Son déchet de père s’est barré sans se retourner quand il n’avait
même pas un mois et déjà une opération à cœur ouvert à son actif. Je me
suis promis que j’irais arracher le cœur de ce type de mes mains dès qu’on
aura réparé celui de mon neveu.
Je souris aux deux femmes de ma vie et adresse un petit clin d’œil à mon
neveu en récupérant mon blouson et mon casque. J’ai accepté de quitter le
public et d’enseigner dans cette école privée que je déteste juste pour eux
trois.
Et très provisoirement.
***
– Alors, le vendu ?
– Comment ça se passe chez les richards ?
– Ils te laissent passer au contrôle de sécurité ?
– Ces gosses-là reçoivent ton salaire en argent de poche chaque mois,
non ?
– Ouais, j’ai envie de leur faire bouffer leur suffisance parfois. Je vais
plutôt boire un whisky je crois.
Le dernier membre de notre bande, une prof de biologie aussi blonde que
je suis brun et aussi douce que je peux être bourru, a décidé juste avant la
rentrée de mettre fin à notre histoire de deux ans. Je ne lui en veux même
pas. Ally n’a pas apprécié que je décide de quitter le lycée du quartier sans
lui en parler, pour aller me faire du fric ailleurs. Elle espérait me faire
changer d’avis, elle attendait sûrement une demande en mariage ou au
moins une installation ensemble… mais j’ai d’autres priorités cette année.
– Et à toi, elle te manque ? me demande Angus dans un petit sourire.
– Non, pas elle en particulier…
– Bon, ben il ne te reste plus qu’à trouver une petite prof bien sage pour
dévergonder un peu tout ça…, suggère Troy.
– Ma collègue d’histoire est à peu près aussi vieille que la guerre de
Sécession. Et elle a presque autant de moustache que moi.
– Et laisse-nous deviner…, enchaîne Angus. Il y a déjà deux ou trois
élèves qui te tournent autour et ont un crush pour le nouveau prof ?
– Ouais ! se marre Troy. Mec en moto qui vient des quartiers mal famés,
c’est le fantasme typique de la redoublante qui aime les rebelles un peu plus
âgés.
– Et qui n’écoute rien en cours mais qui lève la main pour te poser des
questions sur ta vie privée…
– Et qui se dit qu’elle pourrait peut-être obtenir un A en histoire si elle…
– Waouh, trop loin !
– C’est bon, vous avez fini ? Un, je ne suis pas ce genre de mec. Deux, je
vous rappelle qu’on parle de l’élite de ce pays. Tous les parents sont
politiciens ou avocats. Si l'une de ces gamines se fait des films ou va trop
loin avec moi, c’est un coup à finir en taule ou ruiné. Avec un procès au cul
juste pour avoir osé regarder leur petite princesse trop maquillée…
– OK, pas la peine de faire ta grosse voix ! ronchonne Angus.
– Tu t’emballes vite pour un mec qui n’a rien fait…, confirme Troy.
– Désolé les gars. Ce bahut va avoir ma peau plus vite que prévu… Va
pas falloir que j’y reste trop longtemps.
***
Il est tard quand je regagne la petite maison où tout le monde dort depuis
longtemps. Ma mère a sa chambre aménagée en bas, facile d’accès, Paige et
Isaac partagent la même parce que la mère ne veut pas quitter le chevet du
fils, et je me suis fait un petit coin à moi dans les combles pour avoir un
semblant d’intimité. Je monte l’échelle qui me sert d’escalier depuis dix ans
et je vais me terrer là-haut, la tête embrumée.
Lemon
La brune qui était prostrée sur son bureau se redresse brusquement et son
maquillage de it girl me fait les gros yeux.
***
La voix irritante de Griffin résonne soudain dans mon dos. Celui que je
fuis comme la peste choisit évidemment de s’installer à côté de moi, son
plateau rempli à ras bord.
– Tu ne vas manger que ça, toi ? Remarque, ça explique que ton corps
soit si…
– Arrête-toi là, avant que je vomisse dans ton assiette.
Ma voix sortie d’outre-tombe ne produit pas sur lui l’effet que j’espérais.
Le connard fini se marre, gobe l’un de ses makis et fait signe à deux de ses
potes qui s’approchaient de dégager.
Il se met à aboyer puis son rire arrogant résonne un peu plus fort encore,
attirant tous les regards sur nous. Exactement ce que je voulais éviter.
Sur ces mots doux, je quitte brusquement la table le ventre vide, ignore
son nouvel éclat de rire forcé et croise Bella sur le chemin de la sortie, qui
m’intercepte en me voyant à deux doigts d’exploser.
– Griffin ? devine-t-elle.
– Ce mec est un porc. Pire que ça, un parasite, une sale vermine, une
sous-merde qui mériterait qu’on lui…
– Ça va, je crois que j’ai saisi.
– Bella, tu n’imagines même pas ce qu’il m’a sorti !
– Tu es restée polie ?
Elle soupire, pose doucement sa main pleine de bijoux sur mon avant-
bras, je la repousse. Je lui en veux de ne pas comprendre. De ne pas être
scandalisée, dégoûtée, prête à prendre ma défense.
– Il s’amuse avec toi, je sais qu’il dépasse les bornes mais il finira par se
lasser. Et tu verras qu’il deviendra beaucoup moins con… À la longue, j’ai
appris à l’apprécier.
Il doit bien faire vingt centimètres de plus que moi, sa carrure en impose,
il se dégage de lui quelque chose de puissant, follement charismatique, il a
ce côté mauvais garçon qui m’attire malgré moi, mais je ne me laisserai pas
charmer, impressionner, ou même dicter ma conduite. Et encore moins
traiter comme une enfant.
Lemon
– Deux millions ?
– Deux millions ?! Rien que mon immeuble vaut dix fois ça…
– Trente millions ?
– Pas loin…
Je continue à aller en cours ici, un peu comme un robot, jour après jour.
À parler à Caleb et Trinity, chaque soir, sur Skype, à leur raconter toute ma
vie et à écouter toute la leur. Mais je sens pourtant que le fossé se creuse
entre nous, par la force des choses, et qu’on s’éloigne les uns des autres
sans le vouloir. Ça me crève un peu le cœur. Je crois qu’à part Ezra et Bella,
la personne avec qui j’échange le plus porte un képi et une redingote et me
tient chaque jour la porte.
Dans la berline avec chauffeur qui nous trimballe vers les magasins les
plus huppés de la ville, Ezra et moi, je chasse le visage de ma mère et
reviens scruter celui du dandy derrière ses épaisses lunettes noires.
– Un Forever 21 ? tenté-je.
– Lemon…
– H&M ? Urban Outfitters ?
– Désolé de te le dire, mais pour vraiment t’intégrer à Georgetown, tu
vas avoir besoin de ressembler à quelque chose, ma fille…
Cette fois, c’est moi qui mène la danse et qui tire le type en costard griffé
par le poignet. On fait une razzia chez Gap, Ezra fixe le ticket de caisse
d’un air ahuri, en marmonnant discrètement qu’il manque forcément un
zéro. Il m’offre deux nouvelles paires de baskets à Foot Locker – où il n’ose
rien toucher directement avec les doigts –, un manteau chaud chez
Abercrombie & Fitch – que je trouve déjà un peu trop cher –, de jolies
boots et une énorme écharpe très douce dans une petite boutique italienne
sans prétention – où il ose à peine entrer. Après une heure de shopping, je
repars les bras chargés de fringues et d’un homme au bord du malaise.
Roman Latimer, en jean, pull sombre sur une chemise en jean et boots
noires à lacets, semble aussi troublé que moi de me voir là. Ses beaux yeux
méfiants passent mon visage en revue, puis se tournent vers celui d’Ezra qui
vient de se placer devant moi d’un geste protecteur.
– Latimer…, lâche alors mon oncle d’une voix cinglante. Qu’est-ce qui
t’amène par ici ?
Je le dépasse et me replace entre eux, fixe mon oncle puis mon prof,
estomaquée qu’ils puissent seulement se connaître.
La tension entre eux est palpable, il me prend une soudaine envie de fuir,
mais mes jambes refusent de se mouvoir. Je contemple en silence les deux
hommes qui se toisent avec dédain, sans que je sache pourquoi.
Mais ce regard…
Ce charisme…
Roman
Et je ne supporte pas les types qui se croient tout permis, qui jettent les
gens comme des vieux mouchoirs usagés quand ils n’ont plus besoin d’eux,
qui ne sont pas fidèles à qui ils sont, ni à ce qu’ils promettent.
Mais si je dois être tout à fait honnête, moi-même, ce qui me rend plus
furieux encore, c’est de savoir que cet énergumène sans honneur est lié à
Lemon. Elle qui semble avoir tant de valeurs. Elle qui lutte contre elle-
même en permanence, puis finit par vous regarder droit dans les yeux sans
ciller, en vous disant vos quatre vérités. Elle qui semble avoir le double de
son âge dans l’âme, dans les veines, dans le cœur. Et même dans ce petit
corps nerveux qui dégage tant de force et de…
Arrête-toi putain ! Cette fille a bien 17 ans. C’est ton élève. Et tu ne vaux
pas mieux que tous ces types que tu méprises !
– Allô ?
– Eh, tout va bien, soldat ? demandé-je quand mon neveu décroche enfin.
– Ouais, j’avais un truc à te demander.
– Qu’est-ce qui se passe Isaac ?
– Roman, tu préfères avoir toute ta vie les joues pleines d’eau ou les
yeux pleins de sang ?
– Putain, tu m’as fait peur, petit con !
– Je suis pas sûr que tu sois censé me dire tous ces gros mots…, répond-
il à l’autre bout du fil en se marrant.
– Hé ! Isaac, ton visage va dégonfler quand tu te seras fait opérer mon
pote, je te le promets.
– Et je vais avoir une meuf, un jour ?
– Et tu vas avoir autant de meufs que tu voudras, mais une seule à la fois,
OK ?
– Et je les traiterai avec respect, je sais…
– Commence par aider ta grand-mère à faire à manger.
– Et je pourrai avoir un portable, en même temps que le nouveau cœur ?
– Jamais de la vie, ça rend abruti ! Mais c’était bien joué, la carte enfant
malade…
***
Je sors du bureau de mon banquier avec les mots habituels qui résonnent
à mes oreilles : dettes accumulées, plan de remboursement, sursis,
intérêts… Sauf que cette fois, mon compte commence enfin à se remplir à
nouveau au lieu de se vider, grâce au salaire faramineux de la Saint
George’s School. Concrètement ? Je gagne six fois ce que je touchais avant.
Il va me falloir au moins cette année pour remonter la pente et pouvoir
préparer l’avenir, continuer à payer les frais médicaux courants de mon
neveu et penser à l’opération coûteuse qui pourrait le sauver.
Ce n’est pas une élève un peu différente des autres, un peu plus sensible,
un peu plus complexe, un peu plus touchante et beaucoup plus intelligente
qui va me faire perdre de vue mon objectif premier.
– Oui ?
– Roman ? C’est Ally…
– Tu me manques, Roman.
–…
Lemon
– Montrez-moi si ça a changé.
– Il n’y a rien à voir, grogne Trinity, toujours de bonne humeur le matin.
– Ils ont repeint la façade il n’y a pas longtemps. Un mec avait dessiné
des tas de paires de seins plus ou moins gros et plus ou moins tombants,
avec les noms des profs à côté.
– Au moins ils sont créatifs, chez nous ! fais-je en rigolant.
Cette dernière expression chasse aussitôt les rires de tout le monde. C’est
« chez eux », maintenant.
Le crâne blond presque rasé et les nattes brunes s’agitent pendant qu’ils
rient de leurs propres blagues. Je leur souris sans intervenir. Si j’étais avec
eux, j’aurais sûrement surenchéri. Mais mille miles nous séparent et même
avec la meilleure connexion du monde, on ne se trouve pas du même côté
du fossé.
Le prof ne porte rien par-dessus son costard marron, il ne doit pas être le
genre d’homme à avoir froid. Mais deux détails me frappent et le rendent
encore plus sexy que d’habitude, je crois : ses baskets vintage et son bonnet
beige en laine qui entoure toute sa tignasse et fait ressortir les traits racés de
son visage. J'essaie de ne pas jouer les groupies comme d’autres idiotes
autour de moi qui le bouffent des yeux, mais j’ai un mal de chien à
m’arrêter de le contempler.
– Ferme-la, Griffin.
– Oui, comme ça, encore plus fort, Lemon, j’adore quand tu dis mon
prénom !
Je me précipite sur lui avec la ferme intention de lui coller mon genou là
où il faut, mais Latimer est plus rapide que moi. Il dévale les marches et se
plante devant Griffin, à quelques millimètres de son visage mais sans jamais
le toucher. Il le surplombe d’une demi-tête et force le lycéen à se pencher en
arrière.
Pour une fois, Griffin ne tente pas de se rebiffer. J’ai le cœur qui bat vite
et fort, mais je ne sais plus si c’est à cause de celui qui m’a insultée ou de
celui qui vient de prendre ma défense. Tous mes camarades se sont
regroupés autour de nous pour mieux profiter du spectacle. Et le malaise me
gagne. J’ignore ce qui me pousse à briser ce silence gênant, pesant,
oppressant. Mais je le fais, en parlant haut et fort cette fois.
– Vous êtes juste prof d’histoire, pas la peine de jouer les héros.
Je regrette ce que je viens de dire, mais les mots sont lâchés, impossible
de les effacer.
– Très bien, Chamberlain, me lance le prof. C’est toi qui viendras faire
un petit tour au lycée samedi matin pour recopier le règlement intérieur. Ou
peut-être que faire un peu de ménage et de rangement t’aidera à redescendre
d’un cran ?
Sa voix est parfaitement calme, ses mains ont repris leur place dans ses
poches, mais un feu brûle au fond de son regard brun qui ne me quitte pas et
semble fouiller mon âme. Les réactions ne se font pas attendre autour de
nous. « Oh », « ah », « ouh », soupirs, grognements, sifflets et même cette
remarque chuchotée par un des obsédés du fond :
***
Je fais profil bas ce soir au milieu des invités. Tous ces étrangers qui sont
censés être des membres de ma famille et prennent bien soin de ne jamais
évoquer ma mère ni la raison de ma présence ici. On me présente à Rufus et
Allegra Chamberlain, les grands-parents et doyens du clan que toute la
haute semble vénérer.
Discrètement, elle termine son soda cul sec, attrape une coupe de
champagne aux trois quarts pleine sur une table et transvase le contenu dans
son verre en cristal noir.
Ce courant qui passe un peu trop bien, un peu trop fort sûrement.
Non… C’est juste que j’apprends vite… Comment ne pas être honnête.
12. Rester à distance
Roman
Après avoir avalé deux cafés bien serrés, je me plonge dans mes copies,
rature, souligne, entoure, engueule, encourage et constate que le niveau de
mes élèves remonte un peu. Voilà un mois et demi que j’essaie de leur faire
rentrer quelques trucs dans le crâne, et j’ai bien l’impression que ça
commence à marcher.
Je l’aurais fait avec n’importe quel autre élève. Mais pas avec elle.
Avec elle, ce serait franchir un nouveau cap. Peut-être celui de trop, celui
qui ferait tout déraper. Et à cette idée, le mot « DANGER » se dessine dans
ma tête, en grosses lettres rouges soulignées.
Comme un sale con frustré par une gamine qui ne respecte pas l’autorité.
Si Lemon ne s'était pas amusée à me défier en public comme elle l’a fait
pendant cette sortie de classe, de sa voix légèrement éraillée et tellement
insolente, je n’aurais pas eu à me casser le cul un samedi matin pour venir
ici. Je me suis levé aux aurores pour elle, pour tenter de la remettre à sa
place, lui montrer à qui de nous deux revient le mot de la fin, lui prouver
qu’elle est au même régime que les autres, et qu’elle aura beau me troubler,
je ne la laisserai pas me parler comme elle l’a fait.
Pour tout ça, j’ai renoncé à ma grasse matinée, à mes cartoons avec
Isaac, à ma séance de boxe avec Angus… Et cette fille a encore l’audace de
me poser un putain de lapin.
– C’est faux, rétorqué-je en sachant que les rues sont calmes dans le
quartier, le samedi matin.
– OK… Le métro est resté bloqué…
– Tu habites à moins de dix minutes à pieds d’ici, Lemon.
Sauf que rien n’est naïf, chez elle. Et ça me plaît à un point tel que ça me
fait flipper. La fille qui vient d’ailleurs, comme moi, n’est pas seulement
attirante, elle est forte, libre, insolente. Elle a de la repartie, de l’audace, du
chien. Mais elle est trop jeune pour moi… Et je ne vais pas tarder à perdre
pied si je ne me contrôle pas.
***
– Ally, je suis désolé si ça fait mal, mais il faut que tu fasses une croix
sur moi. Je n’ai pas le temps d’avoir une vie amoureuse, tu comprends ? Pas
celle que tu attends. J’ai ce boulot, Isaac, ma mère, ma sœur…
– Je pourrais t’aider ! J’ai compris mes erreurs, je n’essaierai plus de
t’avoir pour moi toute seule !
– C’est fini, Al’. Vraiment fini.
Mon ex lâche un soupir excédé, vient me coller un baiser sur la joue – à
environ un centimètre de ma bouche – et fait claquer ses talons en direction
de la sortie.
– Je n’ai pas dit mon dernier mot, Rom’. Tu verras, tu finiras par revenir
là où est ta place… dans mon lit.
Un dernier sourire, une petite volte, un sacré déhanché et Ally quitte mon
lycée.
Roman
Je lui jette un regard méfiant, elle passe la main sous sa frange comme
elle le fait si souvent et se justifie :
Votre raison.
Vos principes.
Lemon ne porte pas son uniforme, je ne suis pas en costard : dans nos
tenues respectives, la différence d’âge se remarque beaucoup moins. Voire
pas du tout… Et ce détail me trouble, tout au long du trajet pendant lequel
je pense mille fois à faire demi-tour.
En tablier orange, mon pote Milo nous accueille sans poser de questions.
Son petit resto en forme de long couloir est blindé, mais il nous installe
rapidement au bout du comptoir, elle à un angle, moi à un autre. Il dépose
deux sodas devant nous et retourne à ses clients. Face à moi, Lemon boit à
la paille, tandis que je me débarrasse de la mienne et colle mes lèvres à mon
verre.
Je lâche un petit rire rauque, amusé par sa hardiesse. Elle a encore l’air
d’avoir oublié que j’étais son prof. Et j’aurais presque tendance à l’omettre
aussi.
J’ai lancé ça sans préambule, parce que ça m’intéresse, mais aussi un peu
histoire de meubler. Je n’aurais jamais dû l’emmener ici. Je ne devrais pas
déjeuner en tête à tête avec une élève collée. Il faut au moins que la
discussion reste centrée sur le lycée. Elle me répond du tac au tac :
– Ne me faites pas croire que vous n’en avez pas entendu parler…,
reprend-elle d’une voix légèrement tremblante. Tout le monde lui crache
dessus, ici.
Elle me regarde à nouveau, comme si elle avait dit le plus dur. Ses yeux
débordent, puis de lourdes larmes roulent le long de ses joues.
– Lemon, tu n’es pas obligée d’aller jusqu’au bout. Je n’ai pas besoin de
tout savoir…
– La fille qu’elle a renversée est morte sur le coup. Elle avait 16 ans.
Son joli visage est pensif, son regard curieux et son sourire espiègle.
Elle soupire, plante les dents dans son sandwich et j’en profite pour caser
mon discours de prof :
– Vous passez votre temps à taper sur les riches, « Rom’ », mais en
attendant, vous ne dites pas non à l’argent qu’ils vous donnent…
« Rom’ » : elle a donc tout entendu de ma conversation avec Ally…
– J’ai une bonne raison pour ça, Lemon. Cet argent, j’en ai réellement
besoin.
– C’est une excuse, ça ! Un prétexte bidon ! Vous avez choisi de bosser
pour des gens que vous méprisez, mais personne ne vous a forcé à le faire !
Un rire m’échappe. Un rire profond qui sort de mes tripes, qui me secoue
tout le corps et devient plus puissant à chaque seconde. Face à moi, Lemon
m’observe intensément, après avoir vidé son sac.
Elle aussi.
– Lemon, je…
– C’est oublié. On dit tous des choses qu’on ne pense pas, parfois.
Je ne la crois pas. Ses mots et ses yeux n’expriment pas du tout la même
chose. Elle me fixe toujours, son regard brave et fier plongé dans le mien.
Mes jambes s’activent sans ma permission, je me lève à mon tour, me
rapproche de la fille à la frange rebelle, elle recule lentement jusqu’au mur
du fond, dans un angle mort du restaurant, sans que la moindre inquiétude
ne traverse ses yeux. Tout mon corps se tend. Et je m'entends lui glisser :
Mineure !
Mais c’est bien plus fort moi. Je prends juste une seconde pour plonger
mon regard dans le sien, comme pour vérifier que c’est bien ce qu’elle veut.
Et c’est plus que ça : en fait, elle m’attend. Alors je pose mes lèvres sur sa
bouche, sans précipitation, avec délicatesse. C’est doux, chaud. Et tellement
puissant. Nos langues se rencontrent, s’enroulent, la sienne est timide, la
mienne prudente.
Roman
Je suis loin d’être un enfant de chœur, mais ça fait des années que
j’essaie d’inculquer à mes classes le respect, de soi et des autres, la morale,
le sens de l’honneur, la différence entre les règles que l’on peut enfreindre,
par goût de la liberté, et celles immuables, qui permettent de vivre ensemble
sans se faire du mal.
Raté.
Des années, aussi, que je tente d’être un exemple pour mon neveu, parce
qu’il grandit sans père. De lui montrer comment profiter de la vie sans
jamais profiter des filles. De lui prouver que les gentils garçons ont bien
plus de succès que les bad boys. Et que les femmes aiment les hommes qui
respectent les femmes. Mais quel genre de modèle masculin je suis si je
deviens incapable de faire ce que je prêche ?
« Taré »…
Cet après-midi, je ne pouvais même pas regarder Isaac dans les yeux,
mais ce n’est pas tout : j’imaginais aussi la déception de ma mère et de ma
sœur en apprenant ce que j’ai fait… La limite infranchissable que j’ai
franchie.
***
J’ai passé mon dimanche à bosser mes cours, à faire un grand ménage à
la maison, à huiler le fauteuil roulant de ma mère qui ne couine plus, à
tondre la pelouse et ramasser les feuilles d’automne avec Isaac, à me faire
engueuler par sa mère qui le trouvait trop essoufflé, à boxer avec Troy
jusqu’à être à bout de souffle à mon tour, puis à rouler en moto une bonne
partie de la soirée jusqu’à ne plus penser.
– Je ne veux pas savoir ce que vous avez retenu… mais ce que vous avez
ressenti devant ce monument sacré. L’Histoire, ce n’est pas seulement
apprendre ce qui s’est passé, c’est comprendre un peu mieux les hommes et
leurs erreurs pour ne pas les répéter.
Je croise une seconde le regard de Lemon et elle fuit en même temps que
moi. Dans la direction opposée. Je me lèche les lèvres et tente de reprendre
le fil.
– Je vous disais donc que vous n’êtes pas seuls au monde, contrairement
à ce que certains d’entre vous semblent croire. Vous êtes tous le résultat de
l’Histoire. Et la génération qui est en train de l’écrire. Ce que vous
déciderez de faire de vos vies, ce que vous voterez, les lois que vous ferez
changer, la société que vous ferez évoluer et les rôles que vous voudrez
jouer, tout ça se retrouvera dans les livres d’histoire dans quelques années.
– Vous parlerez de nous M. Latimer ? demande Bella en minaudant un
peu.
– Moi et d’autres profs d’histoires, à la Saint George’s School et dans
toutes les écoles du pays, on enseignera peut-être les révolutions menées
par Arabella Chamberlain… Les grands discours d’Evangeline Abbot…
Les arrestations spectaculaires de Merritt, Lowell et Davenport…
Les sourires fiers ou amusés se dessinent peu à peu sur les visages
adolescents et je crois n’avoir jamais obtenu une telle attention de leur part.
Je prends bien soin de ne pas mettre en avant Griffin Rockefeller. De ne pas
citer Lemon alors que c’est sûrement celle, dans cette classe, qui changera
le plus le monde. Je finis ma distribution de copies par elle et nos doigts se
frôlent au moment où je lui tends la feuille sans la regarder.
Aussitôt, elle retire sa main et me fusille de ses yeux noisette. Son geste
brusque m’a presque fait sursauter. Et la force de son regard me pétrifie sur
place. J’ignore si elle se protège ou si elle est en train de me menacer en
silence, mais c’est la première fois que je réalise qu’elle pourrait me
dénoncer. Me faire perdre ce job. Et peut-être tout le reste.
Espèce de taré.
Lemon
J’avais déjà embrassé des garçons, dans la cour de mon ancien lycée, à
l’avant d’une bagnole, à ces soirées où on se lance des paris débiles et où on
finit par coller sa bouche à celle de n’importe qui. J’ai déjà eu un vrai
copain, aussi, ça n’a duré que quatre mois, mais ça m’a vaccinée pour les
années à venir. Jaloux, possessif, brusque, incapable d’écouter, Josh avait
toutes les qualités du monde.
J’avais déjà embrassé des garçons, mais jamais comme ça. Avec les
autres, c’était pressé, maladroit, impatient, trop mouillé. Avec lui, ce n’était
rien de tout ça.
Une main se pose sur mon épaule. Pensant qu’elle appartient à Griffin ou
à l’une de ses ombres, je me prépare à tordre le bras qui ose me toucher,
mais dans mon dos, c’est la voix de Bella qui se met à piailler.
Je ne suis ce cours qu’à moitié, la tête dans les nuages, comme tous les
jours depuis ce fameux baiser. Presque deux semaines après cet instant volé,
je n’ai toujours rien oublié. Chaque sensation, chaque frisson, sa chaleur, sa
douceur. Son souffle sur mes lèvres. La caresse de sa barbe sur ma peau. Le
goût de sa langue sur la mienne.
Ce qui est sûr, c’est qu’on est devenus pros dans l’art de s’éviter, lui et
moi.
***
L’homme à la peau aussi grise que le reste de son bureau affiche un air
soucieux en me dévisageant. Moi, je ne vois que le nez biscornu au milieu
de son visage. Cette même protubérance dont sa pauvre fille, Evangeline, a
malheureusement hérité.
– Je suis bien embêté, mais votre nom a été cité… Un nom prestigieux,
pourtant, que je respecte infiniment.
Il me ressort les mêmes discours pompeux que ceux qu’il a servis à Ezra,
le jour où mon oncle m’a accompagnée pour me présenter.
Le maître des lieux hoche lentement la tête, tel un grand sage, puis se
tourne vers moi.
Mon cœur se libère soudain, je lâche un long soupir. Je ne suis pas sur le
banc des accusés pour avoir embrassé un homme qui a onze ans de plus que
moi et qui m’est interdit, mais pour avoir apparemment dépouillé les
pauvres petits enfants riches de ce lycée.
Je refuse de regarder Roman Latimer dans les yeux. Tout mais pas lui.
D’abord la peur de ma vie et, maintenant, cette humiliation qui vient de lui.
La déception et le sentiment de trahison me tordent le bide. J’inspire
profondément, retiens ma rage, mes cris, mes larmes en lissant le tissu bleu
marine de ma jupe, encore et encore. J’étouffe dans cette chemise blanche
et cette veste ridicule. Mais je prends sur moi et rétorque le plus poliment
du monde, à tous ces hypocrites qui s’en prennent à la proie la plus facile :
– Et comment puis-je prouver mon innocence ?
– Tu es innocente, tant que ta culpabilité n’a pas été prouvée, précise
mon prof en fixant furieusement le proviseur.
– N’empêche, je ne suis pas la seule à t’avoir vue traîner autour des
casiers…, lâche Octavia.
– Ce ne sont que des ragots de couloir, ça ! siffle le hipster.
– En effet, sans preuve concrète, rien n’affirme que Lemon ait volé quoi
que ce soit, tempère M. Abbot.
– Ma mère ne va pas tarder à être élue maire de cette ville, vous savez ?
siffle alors la première de la classe. Elle veillera à faire poser des caméras
un peu partout… Et ce genre de crime ne restera plus impuni.
La jolie métisse qui parle comme dans les livres est la première à
retourner en cours, en faisant voler sa jupette dans les airs sans qu’un seul
cheveu ne dépasse de son chignon parfait. Le benêt blond la suit d’un pas
mou en ricanant bêtement, sans même savoir pourquoi. Je fixe mes pieds en
respirant difficilement, puis fuis ce bureau quand on m’en donne enfin le
droit, sans un mot ni un regard pour les deux hommes encore présents.
Sa voix est douce, ses bras solides, ses yeux bruns pleins de compassion,
mais je crève de colère contre ce maudit hipster.
Le danger est partout et je parle trop fort, j’en ai conscience, mais je suis
écœurée et j’ai la rage au ventre.
– Tout doux, on va nous entendre…, grogne le brun au regard noir.
– Parce que je devrais me taire à chaque fois qu’on me piétine, qu’on
m’insulte, qu’on me donne envie de disparaître, dans ce putain de lycée ?!
hurlé-je de plus belle.
– Oh, Roman…
Lemon
– Il va neiger ou quoi ?
– Quoi… ?
– Lemon, tu es en train de prendre un vrai petit déjeuner ? Et tu n’es
même pas en retard pour le lycée !
– Haha.
Je lâche un rire sans joie à Ezra qui me répond par un sourire forcé. Il
s’applique à son nœud de cravate, dans la cuisine, en se tenant face à la
façade miroir du frigo américain. Et fait semblant de jouer son rôle de
tuteur pendant les cinq minutes qu’on passe ensemble le matin. Je replonge
dans mes céréales et mon téléphone portable pour l’ignorer.
Le dandy en costard à carreaux hausse les épaules, puis lisse ses cheveux
bruns en arrière et ajuste le petit chiffon satiné qui ressort de sa poche de
veste.
– Je n’ai plus le physique de mes vingt ans, mais je reste pas mal pour un
trentenaire.
– Et tellement humble…
– De toute façon, j’ai 28 ans dans ma tête. J’ai décidé que j’aurais 28 ans
pour toujours.
Ezra le premier.
[Merci, merci, les amis. Vous êtes tous les deux mes
number ones ! Je ne veux ni voiture ni building,
juste une soirée Chez Jim à manger un gombo extra-
spicy avec vous en se racontant nos vies.
Lemon]
Je leur envoie un GIF cœur puis trois chiens qui mangent dans la même
gamelle, puis Chandler, Ross et Joey qui se font un câlin groupé.
Je ne parle même pas de l’idée idiote de mélanger à une même soirée des
générations qui n’ont rien à se dire, rien à partager, rien en commun si ce
n’est des noms à rallonge et des millions disséminés un peu partout, y
compris aux îles Caïmans.
***
Juste avant le début des cours, j’essaie une dernière fois d’appeler ma
mère. Mais à l’accueil de la prison d’État de Louisiane, on me répète pour
la quatrième fois depuis ce matin que cette détenue n’est pas habilitée à
recevoir des coups de fil pour l’instant. Je ne sais pas ce qu’il s’est passé. Et
je ne comprends pas qu’elle ne m’ait pas elle-même appelée. C’est un jour
particulier. Ce n’est pas comme si elle avait des milliers d’autres choses à
faire ou auxquelles penser.
Le seul que j’ai envie de voir ici ce matin s’appelle Roman Latimer.
Et il m’est interdit de partager avec lui des muffins, des blagues, des
étreintes, des baisers.
– On vous appellera.
– C’est ça… bande de menteurs, grommelé-je en retournant au lycée.
Lemon
Cette soirée d’anniversaire est une torture pour moi. Pour tous les autres,
« un régal », une « liesse », un « enchantement ».
Je les écoute tous se lécher les bottes en sachant pertinemment que leurs
petits compliments cachent des critiques, des jalousies, des questions qui
n’oseront jamais être posées : « Pourquoi cette Lemon ne porte pas de robe
longue comme tout le monde ? », « Les Chamberlain ont-ils raison
d’héberger la fille d’une meurtrière qui a choisi de couper les ponts avec
eux il y a si longtemps ? », « Cette sale gamine à la frange rebelle et au
regard mauvais arrivera-t-elle à s’intégrer parmi nous un jour ? », « Est-ce
bien elle qui a volé nos petits chérubins au lycée ? », « Son oncle arrive-t-il
à la contrôler au moins un peu ? », « Pourquoi ne rentre-t-elle pas dans le
moule alors qu’on lui offre la chance de sa vie, à cette moins que rien ? »
– Pourquoi tu crois que Griffin ne se fait jamais exclure malgré tous ses
avertissements ? Que je n’ai redoublé qu’une seule fois alors que mes notes
continuent à baisser ?
– Parce vous êtes tous de gros lâches hypocrites ? tenté-je dans une
grimace.
– Hé ! un peu de respect ! Non, parce que les parents copinent avec les
enseignants et les arrosent régulièrement de champagne. Parce que le but
est d’avoir le plus gros réseau et le carnet d’adresses le plus rempli possible.
Et parce qu’on a toujours besoin d’un chirurgien qui en connaît un autre,
d’un petit coup de pouce de la mairie, d’un service rendu en échange d’un
joli petit cadeau, ou d’une invitation à un gala contre une inscription en fac
ajoutée sur le dessus de la pile.
– J’ai envie de vomir…, grommelé-je.
– Oui, ben évite ma robe !
Bella s’éloigne de quelques pas, elle croise sa mère qui lui sourit tout en
remontant discrètement le bustier sur la poitrine de sa fille. Puis ma tante
Cordelia sort délicatement des mèches de cheveux du chignon banane de
ma cousine pour tente de masquer ses dix boucles d’oreilles, avant de lui
coller un bisou sur le front. Bella soupire et prend la fuite. Je bois une
longue gorgée de bulles. Je balaye la foule du regard à la recherche d’un
certain prof d’histoire, mais j’ai la quasi-certitude qu’il ne mettra pas les
pieds ici.
Dans une conversation non loin de moi, je perçois mon prénom. Je tends
l’oreille et comprends que deux curieuses en robes cigarettes et brushing
choucroutes demandent globalement ce que je fous là. À ma plus grande
surprise, j’entends mon autre tante, Miranda, répondre un bobard plus gros
qu’elle.
– Ma sœur Portia a décidé qu’il était temps d’en finir avec la vie de
bohême. Elle se consacre à un travail très prenant et elle a trouvé plus
judicieux de confier Lemon aux Chamberlain pour lui assurer un avenir.
Comme Ezra est le seul de la famille sans enfant, il s’est porté volontaire
pour héberger sa nièce. Et qui sait ? Cette petite expérience lui donnera
peut-être envie de trouver une épouse pour fonder une famille. Il serait
temps !
– Ha ha ha.
– Hi hi hi.
– Ha ha ha.
Les rires faux fusent de tous les côtés pendant que je fulmine. Non
seulement il faut cacher l’homosexualité des gens, dans ce monde de fous
furieux, mais en plus on invente des métiers aux gens qui croupissent en
prison et même des rêves à ceux qui n’en ont pas. À quel siècle vivent-ils,
sérieusement ? Comment peut-on avoir aussi peu d’empathie, autant de
mépris pour les autres ? De honte pour ceux qui sont censés faire partie de
votre famille ?
Moi aussi, j’ai des choses à cacher. Mais certainement pas qui je suis.
Je vois bien que tous les regards féminins dégoulinent vers lui. Que les
chuchotements naissent sur son passage. J’adore l’idée qu’il soit venu à
cette soirée, malgré ce que ça doit lui coûter, et j’aime encore plus qu’il
n’ait pas respecté le dress code plus que l’heure d’arrivée.
Emmerdeur…
– Mes deux vies, comme tu dis, sont très bien cloisonnées. Et tout le
monde est content. Si toi tu ne l’es pas, tu peux retourner chez toi, à West
Falls Church.
– Essaie seulement de me foutre dehors, grogne Latimer en faisant un
pas de plus vers Ezra.
– Je pourrais tout simplement te faire renvoyer de la Saint George’s
School pour n’importe quelle raison. Tu sais que j’ai le bras long…
La pomme d’Adam de Roman remonte dans son cou, son corps se tend
et le mien bondit. En entendant cette menace, je ne peux plus me retenir.
Cette fois, c’est moi qui m’interpose entre eux. Je me plante face à mon
oncle et lui glisse à toute vitesse :
– Ne fais pas ça, c’est le moins pire de tous mes profs. Je veux m’inscrire
en fac d’histoire… Et ce sera grâce à lui si j’y arrive.
J’y reste dix bonnes minutes, seule dans le froid de novembre, à faire le
vide dans ma tête. Ma tête pleine de Roman Latimer. Je prends bien trop de
risques… mais j’ai bien trop besoin de lui. Je grelotte dans ma chemise
toute fine, j’observe le panorama vertigineux, les eaux sombres du Potomac
sous mes pieds et je trouve une bouteille de champagne à moitié pleine,
abandonnée là par un autre invité qui devait avoir besoin de noyer son
chagrin.
Je bois à la bouteille en pensant à ma mère en prison, à mes amis en
Louisiane, et à cette immense cage dorée qui empiète tant sur ma liberté.
Une drôle de lueur s’allume au fond de ses yeux sombres. Tout en moi
vibre et vacille.
Ses yeux frôlent aussi la mienne puis il s’empêche d’aller plus loin.
– Parce que j’ai 18 ans. Et que je ne suis plus une enfant depuis bien
longtemps…
– Mais je suis toujours trop vieux pour toi.
Sa bouche dit ça mais tout son corps crie le contraire, je le vois. Le mien
est en feu, malgré le froid qui me saisit. Roman me dévore du regard et je
n’ai jamais autant aimé être regardée, désirée, considérée.
– On est jeunes tous les deux… On est jeunes et on est libres, affirmé-je
en le regardant droit dans les yeux.
***
Je ne l’ai plus revu de la soirée et Bella m’a dit qu’elle avait aperçu M.
Latimer près de l’ascenseur avec son blouson, son casque sous le bras et un
petit morceau de son cœur dépité. À elle.
Et désirée.
18. Indestructible
Roman
Le téléphone que j’ai fini par lui acheter, sur les conseils de son
instituteur et de ses médecins. Isaac est assez grand et assez responsable
maintenant. Et surtout, il en a besoin. Un enfant atteint d’une maladie aussi
sérieuse que la sienne doit pouvoir joindre ses proches en permanence. J’ai
donc cédé et convaincu sa mère dans la foulée, mais je vais faire en sorte de
lui bloquer l’accès à certains sites.
Le petit brun maigrichon aux bonnes joues en a ras le bol qu’on évoque
sa maladie à tout bout de champ. Et je le comprends. Je remplis son verre
de smoothie, lève mon mug de café et trinque avec lui.
– Aux belles nanas que tu te taperas dans quelques années, avec ton cœur
tout neuf !
– Dites, vous ne trouvez pas que mes seins ont l’air plus gros, ce matin ?
Ma sœur remonte ses boobs inexistants sous nos yeux, comme si c’était
parfaitement normal à table.
Tous tarés…
– Pas de gros mot sous ce toit ! Et toi, jeune fille, tu vas arrêter de faire
une fixette sur ta poitrine. On est tous très bien comme on est…
– Elle vend des soutifs, en même temps…, la défend son fils.
– Le jour où je suis riche, je me paie un double D !
– Non, le jour où tu es riche, tu me paies une jolie chambre dans un
asile ! soupire notre mère, affligée.
– Moi, si je vis assez longtemps, je vous paierai tout ce que vous
voulez…
On pose tous nos yeux embués sur le petit guerrier au grand cœur qui
vient de murmurer ces mots. Je sais que ça nous retourne tous, à l’intérieur.
– Ne fais plus ça, Isaac, ne lui dis plus où je me trouve. Si elle veut me
parler, elle peut m’appeler directement.
– OK, OK…, marmonne-t-il.
Bordel.
– Elle… Quoi ?!
– Et qu’elle m’a demandé de te donner ça…
Isaac s'empare du petit paquet qu’il avait planqué derrière son dos et me
le tend. Je déchire le papier sans attendre, histoire de me débarrasser de
cette corvée, et découvre le cadeau empoisonné qu’a tenu à m’offrir mon
ex. Un cadre photo en cuir avec au centre, sous la fine couche de verre, une
photo d’elle et moi, prise il y a environ un an.
Je ne voulais pas la blesser, elle qui a si peu confiance en elle et n’a pas
été épargnée par des enfoirés en tout genre. Je ne voulais pas non plus m’en
prendre à mon clan qui compte tant pour moi, mais je suis déjà
suffisamment préoccupé comme ça.
***
Putain de taré.
– Connor ?
– Je passe mon tour.
– Octavia ?
– Je… J’ai dû le savoir, mais…
– Lemon ?
Elle fixe le tableau noir où sont écrits les quatre chiffres, je devine que ça
cogite ferme, là-haut, mais cette fois, elle ne semble pas détenir la réponse.
– Lemon ? insisté-je.
– Je ne sais pas.
– Quelqu’un d’autre ?
Son ton a changé et un frisson court sous ma peau tatouée. Ces mots, elle
les a à peine soufflés. La rebelle ne cherche plus à jouer les dures, son
regard laisse soudain transparaître une faille, une fragilité nouvelle. Je vois
rarement la Lemon vulnérable, je sais bien que la fille au caractère
tempétueux préfère masquer cette partie d’elle, comme la plupart d’entre
nous. Mais cette facette d’elle me remue le bide, me donne envie de la
protéger de tout, me fait la vouloir un peu plus encore.
Mais les mots ne sortent pas. Je lui souris à peine, embarrassé par ma
faiblesse, par la culpabilité que je ressens toujours malgré ses dix-huit ans.
Je reste muet, comme un con, à moitié paralysé par le flot d’émotions que
cette fille bien trop jeune suscite en moi.
Elle et moi.
Je dois arrêter ça tout de suite. Mettre le holà. Bâtir un mur, creuser une
tranchée entre nous. Parce que j’ai la nette impression que ce n’est pas
Lemon qui va arrêter quoi que ce soit…
***
Abbot n’a pas pris la peine de me prévenir que deux flics en uniformes,
sales gueules de rigueur et flingues à la ceinture, allaient venir
« s’entretenir » avec moi après mon dernier cours.
Je laisse Abbot continuer son laïus, je me la ferme, serre les dents pour
m’empêcher de prendre la défense de celle que je sais innocente mais
putain, j’en crève d’envie.
Trois minutes plus tard, Lemon est contrainte de quitter sa classe en plein
cours et de nous rejoindre, escortée par la secrétaire d’Abbot. Nouvelle
humiliation pour elle… et j’imagine très bien quelle rage elle doit tenter de
contenir. Mon sang boue aussi et j’ai du mal à la regarder dans les yeux,
lorsqu’elle pénètre dans la salle des profs.
– Quelle idée ! J’ai déjà récolté de quoi m’en acheter trois, avec l’argent
que j’ai volé dans les portefeuilles de mes camarades !
– Lemon, renseigne-les juste sur ton emploi du temps entre huit heures et
onze heures, lui dis-je calmement.
– Pour quoi faire ? Je suis déjà coupable, non ? M. Abbot, c’est drôle
comme vous n’essayez plus de me cirer les pompes quand mon oncle n’est
pas là !
– Miss Chamberlain, un peu de calme et de retenue…
Fâché, Gru aurait presque le rouge qui lui monte aux joues. Grises, les
joues.
Aucune réaction. La rebelle se barre sans même lui adresser un regard et,
intérieurement, je jubile.
Lemon
J’ai écopé d’un samedi entier de colle et encore, le proviseur m’a fait
comprendre qu’il était indulgent, sur ce coup-là.
Lui et moi, on partage tout de même quelques petits dej’, quelques dîners
et séances télé, parfois même quelques brasses à la piscine du dixième
étage, quand il n’a pas un rencard, un gala ou une folle soirée programmée,
on se parle de tout et de rien, de politique et de fringues, de ce qui se passe
au lycée, de la famille et du passé, mais surtout de maman, et ça me fait du
bien. Je sais qu’avec lui, chaque minute est précieuse. Il n’est pas le tuteur
le plus présent ni le plus disponible, mais il me prend comme je suis.
***
Samedi, 8 h 57.
J’ignore les deux yeux furieux qu’elle lève au ciel et ouvre ma besace
pour en sortir trois dossiers d’inscription à la fac. Je commence à les
remplir sans conviction, tandis que deux terminales d’une autre classe se
pointent à leur tour. Le garçon asiatique ne m’adresse pas un regard, la fille
aux cheveux roux me fait un signe du menton puis va s’asseoir le plus loin
possible de moi.
***
Mon prof d’histoire et fantasme vivant se marre, tandis que mon cœur
tambourine aussi fort qu’il peut.
– C’est toi qui nous surveilles, cet après-midi ?
– Qui te surveille, me corrige le hipster. Les deux autres n’étaient collés
que ce matin.
Le brun se marre en retirant son bonnet d’un geste vers l’arrière, remet sa
crinière en place n’importe comment puis balance son manteau sur un
bureau. Je découvre qu’il est habillé tout en noir, là-dessous, qu’il est
terriblement sexy, terriblement à mon goût, et je regagne ma table en
gardant ça pour moi. Au bout de quelques minutes, il s’approche de mon
bureau et pénètre dans mon espace.
Son aveu me percute de plein fouet mais son ton déterminé et son regard
noir me dissuadent d’insister. Je finis de remplir un dernier dossier et
m’attèle à un devoir à rendre. Il va chercher un livre, retourne sur son
perchoir devant la fenêtre et se met à le feuilleter en battant de la jambe. Je
m’oblige à rester à distance pendant une bonne heure, mais le temps passe
au ralenti et la tentation devient trop forte. Celui que je désire est si proche,
si présent, et le mur qu’il a érigé entre nous me donne l’impression de
suffoquer.
Il lève les yeux vers moi, réfléchit un instant, puis me pose une question
à son tour plutôt que de répondre à la mienne.
– Tu as trouvé un petit boulot ?
– Ne change pas de sujet…
– Si jamais tu as besoin d’argent, je peux…
– Je ne manque de rien, tu le sais, tranché-je. Et je n’accepterai jamais un
seul dollar venant de toi.
– Pourquoi ?
– Parce que tu n’es pas celui qui me sauvera, je te l’ai dit il y a
longtemps déjà.
– Je m’en souviens, répond-il avec un sourire en coin. C’est ce jour-là
que j’ai compris que j’étais dans la merde.
– N’avance plus.
– Pourquoi ?
– Tu n’es qu’une ado qui fantasme sur son prof. Je ne joue pas à ça, moi.
– Tu dis ça pour me blesser. Ou pour tester ma réaction. Mais je
n’arrêterai pas…
– Il le faut, Lemon.
Je le veux.
Inutile de lutter, je suis en passe de devenir dépendante de lui. De cet
homme doux et sauvage à la fois. De son charisme, de son aura, de sa force,
de sa sensibilité. De ce truc entre nous, inexplicable, inextricable, qui a pris
tant d’ampleur en l’espace de moins de deux mois.
Sa langue est chaude et souple, elle sent le café. Le hipster joue avec
moi, il me mordille, se fait pressant, puis patient, il ose promener ses mains
sur moi, il frôle mon cou, mes seins, mes flancs, mes hanches, empoigne
mes reins pour me plaquer plus fort contre lui. Je sursaute mais j'adore ça.
– Pourquoi est-ce qu’il faut que ce soit toi, bordel ? gronde l’homme
contre mes lèvres.
Et si… ?
– Lemon, tu es tellement…
– C’était… C’était…
– Bon ? demande le brun en souriant.
– Je ne sais pas comment dire. C’était…
– Pour moi aussi, souffle sa voix profonde.
Impossible de trouver les mots, alors j’attrape sa main et noue mes doigts
aux siens. Roman en profite pour s’emparer de mon poignet, sort un feutre
de sa poche arrière qu’il débouche à l’aide de ses dents et se met à noter son
numéro de portable sur ma peau.
***
Par miracle, on ne m’oppose pas un refus cette fois, et la voix jazzy que
j’aime tant me parvient enfin, après des semaines de silence.
Oui.
Je passe une main sous ma frange, comme à chaque fois que je perds le
contrôle, et le dandy s’empare soudain de mon bras.
– C’est son numéro, là ? s'écrie-t-il. Ce connard est allé jusqu’à écrire sur
ta peau ? Il t’a fait quoi d’autre ?
– Ezra, ce n’est pas ce que tu crois…
– L’enfoiré !
– Il n’est pas comme ça !
Chacune de ses phrases, chacun de ses cris me font l’effet d’une gifle. Je
n’en peux plus, de l’entendre menacer celui qui compte tant pour moi.
– Voilà, tu es content ?!
Je lui montre mon bras à la peau rougie et un peu boursoufflée, d’où les
chiffres ont disparu. Sur mon bras seulement, parce que ce numéro, ça fait
bien longtemps que je l’ai appris par cœur.
20. S'arrêter là
Roman
Pas à Lemon.
Pas à Lemon.
Pas à Lemon.
Pourtant elle me revient vite aux oreilles quand je traverse le hall des
casiers. Rockefeller, Merritt, Lowell et Davenport, toujours les mêmes
imbéciles, sont en train de dresser un classement immonde à voix haute,
pour être sûrs que tout le monde les entende.
– Bon j’avoue, les gars, je me la taperais bien dans les chiottes avant de
la renvoyer en Louisiane, celle-là.
– Hors de ma vue.
***
Je ne sais pas ce qui me prend de faire une chose pareille mais j’attrape
mon portable dans la poche intérieure de ma veste et je rédige un SMS pour
elle. J’ai depuis longtemps entré son numéro personnel dans mon répertoire.
Juste au cas où :
Lemon le consulte aussitôt et cette fois, c’est un grand sourire franc qui
illumine son visage d’ordinaire si dur. Elle lève son regard joueur vers moi,
juste une seconde, pas assez longtemps pour risquer de se faire prendre,
mais bien assez pour me faire de l’effet. Et je la vois pianoter sur son
Smartphone planqué sur ses genoux, jusqu’à ce que je reçoive :
Touché.
***
Mais une autre mauvaise surprise m’attend à la fin des cours, juste
devant les marches de la Saint George’s School. Dans un manteau imitation
fourrure, une robe-pull sexy et des bottes à talons qui remontent très haut
sur ses cuisses, Ally m’attend là, une branche de gui à la main et son plus
beau sourire aux lèvres.
Je n’ai pas le temps de lui demander ce qu’elle fait là, sur mon foutu lieu
de travail, qu’elle s’approche de moi, brandit sa branche au-dessus de nos
têtes et me glisse :
Moi, je n’ose pas la repousser, à la fois par respect pour elle et pour
m’éviter à moi un nouvel esclandre. J’entends les lycéens siffler, huer
gentiment ou pousser des petits cris comme s’ils n’avaient jamais vu
personne s’embrasser. Et qu’ils ne passaient pas leur vie à ça dans tous les
recoins du lycée.
– Hé ! fais gaffe !
Je cherche quelque chose à dire pour la retenir, lui expliquer, mais rien
ne me vient qui pourrait être prononcé devant des dizaines d’élèves bien
trop curieux et mon ex-petite amie fouteuse de merde.
Lemon
Ce sandwich gras et succulent qui se vend à tous les coins de rue là d’où
je viens, j’en rêve depuis des mois. J’imagine aussi les beignets, les ragoûts
épicés, les jambalayas et les burgers dégoulinants que je vais m’enfiler une
fois là-bas.
Alors, pour m’occuper l’esprit, déjouer le vide creusé par son absence, je
me raccroche à mon départ imminent. Aux battements de mon cœur qui
s’accélèrent quand je pense à ma mère que je vais enfin pouvoir serrer dans
mes bras, à mes meilleurs amis qui feront renaître mon sourire, à cette terre
du Sud qui me rendra vivante, à nouveau.
Parce que sans lui dans ce milieu trop clinquant pour moi, dans cette
ville qui m’est encore étrangère, sans sa chaleur, son intensité, sa force, je
survis dans l’ombre. Enlevez-moi Roman Latimer, ses baisers, son regard,
sa lumière et je ne sais plus quoi faire de moi.
C’est violent.
Ça vous aspire.
Ce simple mot m’aide à affronter ce qui arrive droit sur moi, comme un
camion fou lancé à pleine vitesse. Demain soir, entourée de gens que
j’exècre ou tolère à peine – et qui me le rendent bien –, je vais devoir me
déguiser en Cendrillon et aller danser la valse, le twist ou je ne sais quelle
autre danse stupide dans l’immense salle de réception du lycée.
Dépitée, le ventre toujours aussi vide, j’éteins la télé à la fin d’un épisode
de Six Feet Under, quitte le canapé du salon et rejoins ma chambre. Étendue
sur mon lit, une montagne de tulle jaune pâle. Je m’approche de la bête, la
soulève et la fixe d’un sale œil. J’imagine qu’Ezra s’est dit que mon
ensemble chemise blanche-pantalon noir que je porte à chaque occasion
« spéciale » ne ferait pas l’affaire. Cette fois.
Lemon,
Je voulais du jaune citron pour toi, mais Bella a préféré celle-là.
Tu peux me faire la gueule ad vitam, ça ne m’empêchera pas de veiller sur
ton style.
Bon bal de Noël. Reste loin de qui tu sais…
Ezra
S’il savait…
Je passe tout de même la fameuse robe, histoire de voir à quel point ils se
sont plantés. Ma fierté en prend un coup lorsque je me campe devant le
miroir : la robe mi-longue à épaules tombantes me va plutôt bien. La coupe
est simple mais épouse délicatement mes formes, la couleur douce contraste
joliment avec ma peau mate – seul héritage de ce père que je ne connais
pas. Et le tissu se révèle même étonnement agréable à porter, presque
comme une seconde peau.
Et je rêve soudain de croiser le regard intense d’un certain hipster, dans
ce même miroir. De sentir ses yeux sur moi, sa chaleur, son désir. Mais
l’image du gui, du baiser, de cette femme tellement plus femme que moi me
ramène violemment la réalité.
– Je ne suis personne, dis-je à mon propre reflet. Juste une lycéenne dans
une robe pas tout à fait citron.
***
Mais, plus que tout, j’évite Griffin qui est clairement branché scotch – ou
peut-être GHB – et passe de verre en verre avec sa « flasque magique » et
sa raie sur le côté.
Puis Bella tente de me décoincer. Dans sa robe rouge pétant, elle en fait
des tonnes, tourne autour de moi en dansant lascivement, essaie de me faire
rire, me confond un peu avec une barre de pole dance, puis vide mon verre
de limonade en me confiant tout bas qu’elle déteste le champagne.
Je me retourne.
Roman Latimer vient de faire son entrée. Une entrée remarquée au
milieu de tous ces costards et robes longues. Il porte une chemise de
bûcheron à carreaux, entrouverte sur un T-shirt noir qui arbore l’inscription
« Young & Free ». Ma poitrine se gonfle à toute allure, ma peau fourmille,
je n’en reviens pas qu’il soit là. Et je ne peux m’empêcher de me demander
si son T-shirt et le message qu’il contient me sont destinés.
– Quel homme, lâche ma cousine dans un soupir. Sa meuf est une sacrée
connasse…
Lui me contemple, les bras croisés sur son torse, puis se détourne pour
ne pas attirer les soupçons. Il reste à côté de moi et me parle sans me
regarder, avec une simple pression de son bras contre le mien. Et ce contact
suffit à me réchauffer.
Ses yeux bruns brillants me fusillent, il passe la main dans sa barbe bien
taillée, semblant réellement en colère.
– Ce baiser était bien réel…, insisté-je.
– Elle m’a coincé devant le lycée, je ne voulais pas faire de vagues !
Je hausse les épaules, pas convaincue, repose mon verre sur le comptoir
et fais mine de m’éloigner. Mais sa main me retient, bravant tous les
dangers.
Je ne sais pas si mon cerveau comprend, mais tout mon corps se met à
trembler.
Je me laisse aller à lui sourire, le cœur battant. Lui passe la main dans sa
nuque et se met tout à coup à parler bien plus fort, d’un tout autre sujet :
Ma cousine culottée – quoi que, pas sûr qu’elle le soit ce soir – fixe le
professeur d’histoire de ses yeux enjôleurs. Roman se marre tout bas, lui
fait comprendre qu’elle rêve, puis se tourne à nouveau vers moi :
C’est dangereux.
C’est interdit.
C’est violent.
Ça m’aspire.
22. Aspiré
Roman
Lemon est belle. Elle est bien plus que ça. Elle m’éblouit quand elle
sourit. Elle me trouble quand elle danse. Elle m’amuse quand elle se met en
colère. Elle m’inspire quand sa différence ne l’effraie pas. Elle me plaît
quand elle respire, et même quand elle s’interdit de respirer. Elle est
touchante quand elle a peur, tellement forte quand elle ose et s’abandonne
enfin. Elle m’aguiche quand elle se mord la lèvre, m’attire quand elle remue
son joli corps puis se balance, tourne sur elle-même et transpire. Elle me
rend fier quand elle se met en danger, quand elle danse pour moi au milieu
de tous ces gens qui n’existent plus, ces âmes vides, ces corps étrangers.
Lemon est belle. Belle quand elle me dit non mais que son corps fait oui.
Belle quand son regard si profond, si sage, si aguerri déjà, plonge dans le
mien et chamboule tout sur son passage.
Lemon
Chez moi.
Par moi.
– Ça va, t’as pas l’air d’avoir trop perdu tes mauvaises manières,
bougonne-t-elle en s’essuyant la joue.
– Elle sera toujours moins dégueu que toi, râle Caleb.
Et le blond au crâne presque rasé tape sur les boots de Trinity, qu’elle a
la sale manie de mettre sur le tableau de bord devant elle en s’affalant sur
son siège.
– Tu ne vas pas devenir comme eux, hein ? geint ma copine. À tout avoir
et te plaindre quand même…
– Ouais, moi aussi je veux bien échanger.
– Désolée.
On fait une pause à Baton Rouge pour s’acheter des cafés épicés à
emporter, des chips de station-service et des pralines entourées de caramel
qui vont nous niquer les dents. Je paye l’essence et le ravitaillement et
personne n’insiste pour partager. On repart à travers les grandes étendues
d’herbe peuplées seulement de poteaux et de fils électriques. Et on passe
l’heure qui suit à dresser la liste de tout ce qui est mieux en Louisiane que
partout ailleurs, à écouter de vieilles chansons de notre adolescence à la
radio et à parler de nos souvenirs plutôt que de l’avenir.
***
Caleb et Trinity me déposent devant la prison d’État et, après un hug
groupé, promettent de revenir me chercher dans une heure, sauf s’ils se sont
entretués avant ça sur la meilleure façon de passer cette heure en tête à tête.
– Parce que mon oncle me laisse me débrouiller toute seule et c’est très
bien comme ça, expliqué-je finalement.
– Ezra s’occupe quand même un peu de toi ? Mes pimbêches de sœurs te
traitent bien ? Bella t’a aidée à t’intégrer au lycée ?
– Tout va bien pour moi, maman, ne t’inquiète pas.
– Tu sais, je vis derrière des barreaux, mais toi, je t’ai forcée à t’enfermer
dans une tour d’argent… Je sais comment c’est là-bas, je m’en souviens très
bien. Ce n’est pas parce que ça brille chez eux que ça ne pue pas dans leurs
toilettes… Leur hypocrisie, à tous, je ne l’ai jamais supportée. Ne change
pas, ma Lemon. Ne deviens pas comme eux.
– Aucun risque, maman.
– Et tu sais quoi ? Le pire, ce sont ceux qui sont prêts à tout pour se faire
une place dans ce qu’ils appellent « la haute ». Les parvenus. Ceux qui
viennent d’en bas et sont soudain pris de rêves de grandeur. Ceux qui
veulent se frotter à l’élite. Méfie-toi particulièrement d’eux, chérie. Je
n’aime pas ce satané clan dont on porte le nom, mais j’aime encore moins
les intéressés qui tentent de s’y faufiler, s’y mélanger.
Le visage de Roman se dessine alors dans mon esprit. Je sais qu’il vient
d’ailleurs, même si j’ignore d’où exactement. J’ai l’impression que c’est lui
que ma mère vient de juger si durement et je ressens l’envie farouche de le
défendre. Mais ce n’est ni le lieu ni le moment. Me disputer avec ma mère
après quatre mois de séparation, quatre mois d’enfermement, ce serait la
pire chose que je puisse lui faire.
– J’ai tellement de chance d’avoir une fille aussi forte que toi, Lemmy.
Quand je sortirai d’ici, on se refera une belle vie toutes les deux.
– En Louisiane ? demandé-je.
– Où tu veux, ma douce. Je t’ai traînée avec moi sur les routes depuis
que tu es petite. Mais quand tu seras devenue une adulte, c’est moi qui te
suivrai où tu voudras.
– Techniquement, je suis majeure donc déjà adulte…
Moi, tout ce que j’arrive à voir dans mon futur, c’est Roman Latimer qui
m’attend à la sortie du lycée, dans quelques mois, quand il ne sera plus mon
professeur et que je ne serai plus son élève. Et quand notre « histoire » ne
risquera plus de l’envoyer tout droit en prison.
Lemon
Ça ne paye pas de mine, mais ça fait briller mes yeux quand même.
Puis je déménage pour passer les trois derniers jours de vacances dans le
garage des parents de Caleb, on chasse les ragondins en riant comme des
fous, on retrouve notre complicité d’avant et on se prépare pour notre
réveillon du Nouvel An qu’on a choisi d’aller passer dans les rues de la
Nouvelle-Orléans.
Pas besoin d’une grande réception, d’un penthouse, de champagne et de
petits-fours pour faire la fête ici. C’est dehors que ça se passe.
Là, on se presse tous les uns contre les autres en attendant le feu
d’artifice de l’année. On crie à chaque explosion, on ouvre grand les yeux,
la bouche, on s’ébahit comme des enfants et on ne joue pas les blasés, on a
le cœur qui bat fort jusqu’au bouquet final et on se serre dans les bras en se
souhaitant bonne année, tout en sachant pertinemment qu’elle sera à peu
près aussi merdique que la précédente.
Ce dernier petit clin d’œil m’envoie une décharge. Je vois bien qu’il se
retient de peur de laisser des preuves accablantes sur mon téléphone. Et je
peux le comprendre, il a tellement plus à perdre que moi, dans tout ça. Mais
le doute s’insinue et je ne peux pas m’empêcher de me poser cette
question : est-ce que Roman Latimer tente de me tirer vers le haut et de
s’occuper de mon cas simplement comme le ferait un prof ? Ou parce qu’il
tient à moi ?
– Eh, Lemon, t’es encore parmi nous ? demande Caleb en claquant des
doigts sous mon nez.
– Oui oui…
– Alors, c’est quoi ta grande résolution de l’année ?
Une fois le choc passé, mes deux meilleurs amis surexcités me harcèlent
de questions, me réclament des détails, me disent qu’ils me reconnaissent
bien là, à ne rien faire comme tout le monde, et m’avouent qu’ils
commençaient à me trouver un peu trop sage et bien rangée, dans ma
nouvelle vie à Washington D.C. Je savais qu’ils ne me jugeraient pas. Mais
je n’imaginais pas que leur livrer mon secret me ferait autant de bien.
Ezra et Bella se sont fait une place dans mon cœur, mais ce sont bien les
seuls…
Roman
Il ne manquait qu’elle…
Lemon n’a pas besoin de savoir à quel point elle m’a manqué. Comme
j’ai trouvé interminables ces dix jours sans la voir au lycée, croiser son
corps qui me frôle dans les couloirs, attraper son regard effronté au
réfectoire, entendre sa voix légèrement éraillée qui répond à une de mes
questions en cours ou qui rembarre un de ces petits obsédés de service…
Toutes les facettes de la rebelle m’ont manqué, m’ont empêché de dormir et
sont venus hanter mes rêves, comme autant de doses à un junkie privé de sa
dope.
Taré…
Je n’aurais jamais cru dire ça un jour, mais j’avais hâte que les vacances
se terminent pour remettre les pieds dans cette école de richards où tout le
monde me considère au mieux comme un original, au pire comme un raté.
Ce lundi matin, pourtant, je ne fais pas la rentrée.
Et il n’y a qu’une seule raison qui aurait pu me tenir éloigné de Lemon
Chamberlain ce matin : la famille. Mon neveu a été hospitalisé en urgence
hier soir après une détresse respiratoire et ni moi ni ma sœur n’avons quitté
son chevet depuis. Les Latimer sont comme ça : soudés, fidèles au poste,
excessifs.
– Je vais bien, vous n’avez pas besoin de faire cette tête-là, soupire Isaac
sous son masque à oxygène.
– Quelle tête ? ironisé-je.
– Je ne vois pas de quoi tu parles, confirme sa mère.
– Franchement, vous faites peur à voir !
– On lui fait faire un super tour de la ville dans le camion des secours à
toute blinde et voilà comment ce petit ingrat nous remercie !
J’ai fait un aller-retour à la maison très tôt ce matin pour prendre une
douche et récupérer ses stupides jeux vidéo. J’ai retrouvé ma mère, agitée
sur son fauteuil roulant, qui était restée éveillée toute la nuit et était encore
en train de retourner la cuisine pour préparer tous les plats préférés d’Isaac
qui ne supporte plus la bouffe d’hôpital. Je l’ai serrée fort contre moi, j’ai
chassé une larme sur sa joue et je suis reparti à moto en lui promettant que
ça irait.
C’est décidé.
– Hé, Roman ?
– Quoi, mon pote ?
– Tu préfères que je te fasse sortir d’ici en appelant la sécurité… ou que
je pose une bombe pour que tout le bâtiment soit évacué ?
– Ça va, ça va, j’ai compris, j’y vais. Paige, je te ramène ?
– Non, je reste.
– Je crois que cet immense garçon de dix ans a envie de rester seul avec
sa voisine de chambre…, marmonné-je en direction de ma sœur.
– Dans tes rêves ! se défend Isaac à voix basse. C’est n’importe quoi, elle
a 8 ans, elle est beaucoup trop jeune pour moi !
***
– Monsieur Latimer ?
– Oui, Griffin ?
– Est-ce qu’on pourrait éventuellement faire cours… ? Vu que c’est à ça
qu’on vous paye.
Lemon
– Bon, cette fois tout le monde est là ! beugle un professeur d'une autre
classe de terminale.
– On a environ une heure et demie de route, nous annonce à son tour une
surveillante. Tâchez de rester tranquilles jusqu’à l’arrivée !
– T’as vu ? me glisse Bella sur le siège voisin. Le hipster sexy ne fait pas
seulement de l’effet à ses élèves, même les vieilles filles frigides s’y
mettent, maintenant…
En débarquant du car, un peu moins de deux heures plus tard, l’air frais
et la brise marine me saisissent. Pas d’uniformes imposés, ce week-end,
mais on a été sommés de porter la casquette bordeaux au logo de notre
école bien-aimée.
À quelques pas de là, on découvre le grand gîte en bord de mer qui nous
héberge jusqu’à demain. Un professeur ou surveillant nous est attribué –
Roman pour moi, comme pour une douzaine d’élèves de ma classe, et j’ai la
certitude qu’il a bien pris soin de choisir mon groupe, l’air de rien.
On passe rapidement dans les salles de douche, les mecs font des blagues
débiles et le hipster leur promet de venir lui-même les frotter derrière les
oreilles, pendant que les filles se pâment à cette simple idée. Puis on
termine la visite guidée par la grande cuisine, la salle à manger collective et
la terrasse avec vue à couper le souffle.
Là, il craque.
– T’es sûr d’avoir le droit de boire pendant une sortie scolaire ? lui
demandé-je dans un sourire.
– Il y a des tas de choses que je ne suis pas censé faire…
– Tu dors où, ce soir ? lui chuchoté-je.
– Et pourquoi vous devriez savoir ça, Miss Chamberlain ?
Le hipster ne lève pas les yeux vers moi, mais il sourit malgré lui et ça
me fait complètement craquer.
Cette fois, Roman plonge son regard dans le mien, et la luminosité nous
éblouit tous les deux. À moins que ce ne soit ce qu’on ressent lorsqu’on se
regarde, enfin, pour de vrai.
***
Une fois tous installés autour des trois immenses tables, on met un
bordel sans nom dans ce gîte qui prend soudain vie. Magie des sorties
scolaires où chacun sort de sa zone de confort et révèle un peu plus qui il
est. C’est plutôt amusant de voir tout ce petit monde évoluer en dehors des
murs de notre sacro-saint lycée où tout est si carré, lisse, minuté.
Finalement, la plupart de ces gosses de riches n’ont rien contre le fait de
mettre la main à la pâte et de manger autre chose que ce qui sort du four de
leur chef personnel.
– Avouez, des filles comme moi, il n’y en avait pas à votre époque…
– Allez, fais pas ta timide, je sais que tu te sens délaissée… Le prof sexy
ne veut pas de toi, mais le plus beau mec du lycée, si !
– Lâche-moi Griffin, tu pues l’alcool…
– Je sais que tu me veux… Les filles qui résistent sont les plus
chaudes…
La brute en pull Ralph Lauren pose une main sur mon genou et remonte
lentement le long de ma cuisse. Je le repousse une première fois, il
recommence. J’essaie de m’écarter en sentant la colère monter, il se marre.
Je veux éviter de me donner en spectacle, mais il est bien plus buté et plus
fort que moi. Il continue son petit jeu dégueulasse et il y a tellement de
bruit, tellement d’agitation autour de nous que personne ne remarque grand-
chose, sauf Connor, mon voisin de table, qui tente d’éloigner son pote avant
qu’il n’aille trop loin.
J’aurais voulu hurler ces mots, mais ma voix m’a lâchée. Mon agresseur
m’embrasse maintenant dans le cou, les larmes montent, j’en ai la nausée,
les muscles qui tremblent, le cœur qui bat fort, de manière erratique. Le
choc, le dégoût, l’impuissance me tétanisent. Ça ne me ressemble pas, mais
je ne bouge plus.
Les doigts de Griffin sont presque arrivés à mon entrejambe quand tout
son corps est violemment tiré en arrière et jeté à terre.
– Ce n’est pas comme ça qu’on traite une femme, putain ! aboie soudain
la voix enragée de Roman. Je t’ai déjà dit tout ça, et tu vas toujours plus
loin ! Là ce n’est même plus du harcèlement sexuel, ça s’appelle une
agression, espèce de salopard ! Tu comprends ça ?!
Et dans mes rêves, revoir mon chevalier aux yeux noirs de colère voler à
mon secours.
***
J’ignore l’heure qu’il est quand je me réveille, seule dans mon lit une
place, entourée de mes camarades profondément endormies. Je me lève, le
vieux sommier couine un peu mais ça ne réveille personne. Sur la pointe
des pieds, utilisant l’écran de mon téléphone comme lampe torche, je quitte
le dortoir plongé dans la pénombre. Je sais pertinemment où je vais. Je sais
pertinemment que c’est une mauvaise idée. Et je ne veux même pas
réfléchir à l’éventualité de m’arrêter. En chemin, je prépare une excuse au
cas où je croiserais un surveillant – besoin pressant – et j’emprunte le grand
escalier.
Je descends un étage.
Un deuxième.
J’avance vers lui sans réfléchir, j’emprisonne son beau visage, entoure
ses mâchoires de mes mains et le pousse jusqu’à la porte close. Il se raidit
lorsque son dos cogne la surface dure, puis grogne tout près de ma bouche :
Ma voix était rauque, pleine de désir. Ses lèvres s’abattent sur moi,
embrassent ma bouche, ma gorge, mon cou, descendent dans mon décolleté,
me fouillent à travers le tissu de mon sweat qui, au bout de quelques
secondes, vole et atterrit sur le sol.
Seins nus face à lui, tremblante et excitée, je croise les mains sur ma
poitrine, mais le brun s’empare de mes poignets et les écarte, pour venir
embrasser, lécher, agacer mes tétons.
Ces mots crus, cette assurance, cette promesse… Tout ce qui sort de la
bouche de cet homme me trouble au plus haut point.
D’un geste lent, précis, millimétré, il fait glisser mon bas de pyjama le
long de mes jambes en s’abaissant, jusqu’à s’agenouiller. Tout en me
dénudant, Roman embrasse mes cuisses, sa barbe me chatouille, il lèche un
grain de beauté, mordille la peau ultrasensible de l’intérieur de mes cuisses
et toutes ses délicieuses manigances me font défaillir un millier de fois.
J’acquiesce, mon regard fiévreux plongé dans le sien. S’il savait à quel
point je le veux. Ma permission accordée, mon nouvel amant fait disparaître
le tissu crème qui lui cache mon sexe et s’en débarrasse sans difficulté. Je
suis nue face à lui pour la première fois de ma vie et je n’ai pas peur. Pas
honte. Pas l’instinct de fuir.
Mais au loin, un bruit retentit et nous paralyse tous les deux. C’est
comme si notre bulle venait d’éclater sous nos yeux, dans un fracas soudain
et insupportable, qui vient briser notre moment d’intimité pour nous
ramener violemment à la réalité.
Frustrée de ne pas pouvoir aller jusqu’au bout de mes envies avec lui, je
fais la moue. Roman me contemple à travers ses yeux plissés, il se marre
tout bas puis me ramène brusquement à lui et colle un baiser brûlant sur
mes lèvres. Un baiser au goût de moi. D’interdit. Et de tout un tas de
promesses, plus jouissives encore.
Lemon
Dimanche soir, à mon retour de week-end, Ezra n’insiste même pas pour
savoir si « le pervers », comme il l’appelle affectueusement, a tenté quoi
que ce soit avec moi. Le dandy met son téléphone en silencieux, on mange
des ramen en matant un vieil épisode d’Urgences, puis mon oncle
m’annonce qu’il va devoir s’absenter jusqu’à jeudi.
Certes, mon oncle est plus ouvert que je ne l’aurais jamais imaginé sur
tout le reste, mais il n’est pas prêt pour lever ce tabou-là. Personne ici ne
l’est. Alors je n’ai pas le choix, je mens quotidiennement en niant
l’évidence, en cachant qu’entre Roman et moi, au lieu de s’être arrêté, ça ne
fait que monter en puissance.
***
Je frissonne rien que d’y penser, tandis que le blond tatoué plisse les
yeux à s’en fendre les paupières.
Déjà plus d’une semaine sans goûter à ses lèvres, me noyer dans son
odeur, l’entendre susurrer mon prénom. Et je hais ces stupides principes qui
disent qu’une fille de dix-huit ans n’a pas le droit d’aimer qui elle veut. Dix
ans d’écart ou pas. Professeur ou pas. Hipster badass et rebelle de la haute
ou pas.
Sauf quand celui que je suis censée oublier le temps d’un service se
matérialise sous mes yeux.
La lueur sexy qui traverse son regard m’excite et me fait rire tout bas.
– Tu me manques, Roman.
– Tu n’as pas idée, petite rebelle…
Le cœur un peu serré et des envies interdites plein le corps, je reprends
mon boulot, lui apporte un « spécial » juste pour le provoquer, alors que ce
n’est pas ce qu’il avait commandé. J’enchaîne avec mes différentes tables,
je passe le voir dès que je peux, le frôle, le bouffe du regard, sens le sien sur
moi, intense et troublant, et ma frustration grandit un peu plus.
En fin de service, Roman est toujours là, plongé dans un bouquin posé
devant lui sur le comptoir. Tout le staff du restaurant quitte le navire, je suis
chargée de faire la fermeture une fois les tables nettoyées et remises en
place pour demain midi.
Je n’aime pas cette question, et encore moins le ton sur lequel le brun
ténébreux vient de me la poser. Je devine ce qui le ronge à l’intérieur. On
est constamment surveillés, traqués, jugés, même par ceux qui ignorent ce
qu’il y a entre nous. C’est épuisant. Ça nous grignote, dedans.
– Ne me touche pas.
– Lemon, tu sais que…
– Non, je ne sais pas ! Pourquoi ce lycée est plus important que moi ?
Pourquoi ce job passe avant tout le reste ?
– Tu n’as pas besoin de connaître les détails, ça ne changera rien, souffle
l’homme que j’aime sans en avoir le droit.
Réalisant qu’il ressent la même chose que moi, qu’il m’aime peut-être
autant que je l’aime, je quitte mon tabouret et me faufile entre ses bras pour
sentir son cœur battre contre le mien. J’embrasse la peau si douce de son
cou, remonte jusqu’à sa mâchoire carrée recouverte d’une barbe soyeuse. Je
happe ses lèvres, il me laisse faire, vient à la rencontre de ma langue,
inspire profondément. Et me repousse.
Lemon
En rentrant « chez moi », je tombe non seulement sur Ezra que je pensais
à un énième gala de bienfaisance, mais aussi sur Bella avachie sur l’un des
canapés, en pyjama Gucci. Le temps que je me débarrasse de mon manteau
et de mes chaussures dans l’entrée, elle m’a déjà tout expliqué :
Elle se sort une Corona du frigo, Ezra l’intercepte et la remplace par une
cannette de Sprite. Elle lui tire la langue, il lève les yeux au ciel et je me
souviens qu’avant mon arrivée à Washington, ces deux-là se détestaient
farouchement. Ce n’est pas encore le grand amour… mais ils sont presque
mignons à voir.
Je jette un œil à l’écran et tombe sur mes rares SMS échangés avec
Roman. Rares, mais tellement compromettants. Mon cœur bondit dans ma
poitrine, l’air a soudain du mal à circuler dans mes poumons, je suis à la
fois furieuse contre Bella et en rage contre moi-même.
Ces messages, j’ai hésité tous les jours à les effacer, sans jamais pouvoir
m’y résoudre.
– Tu… Tu as lu ?
– Pas tout, pas eu le temps ! J’ai mis des plombes à trouver ton code,
ronchonne la fouineuse. « 4321 », sérieux ? Enfin on s’en fout ! Lemon, ça
veut dire quoi : « Je nous souhaite que cette année passe vite. Et que rien ne
s’arrête… » ?
– Bella…
– Roman Latimer et toi, vous vous envoyez des textos ? Il y a quelque
chose entre vous ?!
Elle écarquille ses yeux azur, ouvre grand sa bouche et pousse un cri
aigu. Ça tempête dans mon crâne, ça bouillonne sous ma peau, mais je
m’oblige à rester calme, maîtresse de moi-même autant que c’est
humainement possible. Je ne dois pas me trahir, pas lui montrer à quel point
Roman et moi sommes en danger.
Elle pose une main sur sa poitrine, lève l’autre et jure solennellement
qu’elle vivante, cette histoire ne sortira pas de cette chambre. Puis elle me
demande de revenir en arrière et de lui décrire le fameux baiser « dans les
moindres détails ».
Et adoré ça.
29. Attendre encore
Roman
Dans mon ancien lycée de quartier, il n’y avait qu’un seul bal un peu
naze à la fin de l’année. Et la plupart des gamins, même pas apprêtés,
quittaient tôt la fête pour aller s’embrasser, s’envoyer en l’air, fumer des
clopes ou des pétards cachés sous les gradins du stade.
Souvent inexistant.
Depuis bientôt quatre heures, je surveille les terminales qui font des paris
pleins de mépris sur les facs élitistes qui vont forcément les accepter après
les entretiens qu’ils ont passés.
Ces petits arrivistes me sortent parfois par les yeux. Dommage, ils
étaient presque attachants quand ils mouraient de froid sur la plage,
faisaient la vaisselle en grimaçant ou s’intéressaient à l’histoire des États-
Unis plutôt qu’à leur nombril. Ce soir, ils atteignent à nouveau des
sommets. L’air blasé, ils dansent un peu – et souvent mal. Ils rigolent
beaucoup – et souvent pour de faux. Ils n’oublient pas de se rouler des
pelles dans tous les coins, en s’assurant ensuite que tout le monde a assisté à
leurs exploits.
Adossé à un mur, bras croisés dans ce costard qui me tient chaud, je les
regarde tous en essayant de ne pas avoir d’yeux que pour Lemon. Je la
revois en pleurs, au Milo’s, à cause de mes mots remplis de doutes, de
lâcheté. Je n’ai pas été capable de trancher, ce soir-là. De m’accrocher à
notre histoire, de décider une bonne fois pour toutes de me battre pour
nous… ou de la quitter. De laisser cette fille sortir de ma vie et lui laisser la
chance de trouver un mec qui lui correspondra mieux que moi.
C’est un peu le clou du spectacle et mon sourire amusé tombe sur celui
de Lemon, avant qu’on pense à arrêter de se regarder. Le vieux prof de
physique fait diversion en rougissant jusqu’aux oreilles et même sa cravate
bordeaux de Saint George’s fait pâle figure à côté de lui.
L’heure des slows sonne enfin – et signifie que je serai bientôt sur ma
moto en direction de West Falls Church pour aller me coucher. J’ai promis à
Isaac de lui apporter aux aurores une douzaine de roses rouges pour qu’il
puisse jouer le don Juan auprès de toutes les infirmières du service. Ça fait
presque trois semaines qu’il est hospitalisé, maintenant, et il n’a jamais mis
si longtemps à remonter la pente après un épisode de décompensation. Sa
mère s’inquiète beaucoup pour lui, sa grand-mère cuisine d’arrache-pied
pour se sentir utile et on se relaie tous dans sa chambre pour qu’il passe le
moins de temps possible seul. Mais mon neveu a plus que jamais besoin de
cette transplantation… et moi de ce fric. J’enrage de devoir le faire attendre
encore, le souffle court et le visage bouffi d’œdèmes.
Je laisse aller mon regard sur sa bouche qui prononce ces mots interdits.
Et qui déclenchent en moi des alarmes autant que des incendies.
Et je sors la grosse voix, fais les gros yeux, me mets à l’engueuler pour
je ne sais quelle transgression du règlement qui nécessite que je l’exclue
immédiatement de la salle de bal et prenne les sanctions qui s’imposent : la
faire monter sur ma moto et l’emmener dans un club de jazz intimiste que
m’a conseillé Angus.
La jolie rebelle se colle dans mon dos et ses mains autour de ma taille me
donnent une folle envie d’elle. Je me concentre sur la route et observe à la
dérobée son intensité dans le rétroviseur. Il y a dans son regard tout un
mélange de joie, de peur, d’excitation et de liberté. Ce cocktail grisant qui
est en train de me faire le même effet.
– Quoi ?
– Tu as peur qu’on t’accuse de me faire boire ?
– Je ne crois pas que qui que ce soit puisse te forcer à faire quelque chose
que tu ne veux pas, Lemon Chamberlain.
Elle lâche un nouveau sourire effronté, avec une petite pointe de fierté
dans le regard, et passe sa main sous sa frange. On était censé arrêter. À la
place, je suis en train de boire un verre avec elle une nuit de Saint-Valentin.
Ça me semble aussi insensé qu’indispensable.
Je glisse une main sur sa joue et elle porte ses doigts aux miens en me
souriant tristement. On reste un moment à se fixer en silence, jusqu’à ce que
ma question sorte :
– Si j’avais cru un jour qu’un mec barbu, motard, avec ses mauvaises
manières et ses chemises de bûcheron pouvait être le plus grand féministe
que j’aie jamais rencontré dans ma vie…
– Oui ? Qu’est-ce que tu aurais fait ?
– Je l’aurais épousé sur-le-champ !
J’éclate de rire.
Lemon se marre et saisit la petite lampe posée sur notre table pour me la
braquer dans la tronche.
Après cette petite joute verbale entre nous, aussi vive que sexy, je me
penche pour l’embrasser par-dessus la table, en sentant tout mon corps
surchauffer.
Je n’ai jamais envisagé l’avenir avec aucune femme. Ally a été ma
relation la plus sérieuse et la plus longue, mais je ne me projetais pas dans
une vie de couple, sous le même toit, avec des bébés et des bagues au doigt.
C’est d’ailleurs ce qui l’a poussée à me quitter. Mais quand Lemon s’amuse
à s’inviter dans mon futur, même pour rire, étrangement, je n’ai pas envie
de la chasser. Comme elle, je me sens jeune et libre.
– C’est fou…, dit-elle en soupirant. Qu’on soit ici, juste tous les deux…
– On ne devrait pas, me rappelé-je en fronçant les sourcils.
– Mais c’est plus fort que nous, c’est comme ça.
– On ne lutte pas assez…
– Moi, je ne fais que ça, lutter.
– Je sais, je n’en dors pas…, lui avoué-je en soutenant son regard.
– Tu crois que c’est parce que c’est interdit, que c’est si fort ?
– Quoi ?
– Mon oncle vient d’entrer dans le bar, bredouille-t-elle sans même oser
battre des cils.
– Ezra ?!
– Avec un mec… Putain, il a un rendez-vous de Saint-Valentin. Dans ce
bar.
– Et merde, grogné-je contre moi-même. C’est Angus qui m’a filé
l’adresse. Mon meilleur pote. Qui est son ex.
– Parce que je n’ai absolument rien à dire à un type comme toi, Latimer.
Tu devrais avoir honte de ce que tu fais.
– Tu n’as aucune idée de ce que je fais…
– J’en ai bien assez vu. Compte sur moi pour te dénoncer à la première
heure demain matin, au proviseur de Saint George’s pour qu’il te vire sur-
le-champ, au département de l’Éducation pour être certain que tu seras radié
de l’enseignement et aux flics pour qu’ils s’occupent de te remettre les
idées en place !
Mes poings se serrent pendant qu’il m’assène les pires menaces qui
soient. Le plus horrible, c’est que je le crois tout à fait capable de faire tout
ça. J’ai l’impression que le sol s’ouvre sous mes pieds… et je serais prêt à
en venir aux mains si ce n’était pas la plus mauvaise des idées pour arranger
mon cas.
J’ai le cœur qui cogne comme un fou dans les tempes, j’ai la gorge sèche
et l’envie de hurler, mais je reste muet, comme un con. Je crois que je suis
en train de réaliser au pire moment ce que je ressens pour cette fille. Et je
n’arrive à retrouver l’usage de la parole que quand je la quitte du regard.
– Retourne à ton date et laisse Lemon vivre. Elle s’est débrouillée sans
toi bien longtemps. Et elle est assez grande, mûre, forte pour faire ses
propres choix.
Son oncle enrage face à moi, se lisse furieusement les cheveux en arrière
mais ne répond rien. Alors j’enfonce le clou une dernière fois.
Lemon
C’était il y a plus d’une semaine déjà, mais Ezra et moi n’avons jamais
reparlé du fiasco de la Saint-Valentin. On cohabite un peu froidement, on se
croise, partage quelques petits déjeuners, quelques bouts de films le soir,
mais sans qu’aucun de nous ne fasse vraiment un pas vers l’autre, ne hausse
le ton… ni ne s’excuse. Faire l’autruche, vivre dans le déni, j’ai appris à
faire ça, ici.
***
Malgré tout ça, j’ai envie de tenter le coup. Je sais que mon dossier n’est
pas faramineux, que mes chances de réussir sont maigres, mais je dois
essayer. Je veux m’en sortir par moi-même, faire mes propres choix, trouver
ma place quelque part et ne plus rien avoir à prouver à personne.
Je ne veux plus être celle qu’on voit comme une plouc d’ailleurs ou une
prétentieuse d’ici. Juste être moi.
***
– On t’attend, Lemon !
– Lemon, comptoir !
Milo a une légère tendance à aboyer pour se faire entendre, mais cette
fois, je ne lui en veux pas quand je comprends vers qui il m’envoie. Je me
précipite au comptoir où Roman vient de prendre place. Cachée derrière un
menu, je l’embrasse sur la bouche, puis mordille et aspire sa lèvre du bas.
– Je ne savais pas que ce genre d’amuse-bouche était au menu…, grogne
le hipster au sourire de sale gosse.
– J’en ai plein d’autres en réserve, lui glissé-je.
– Arrête de m’allumer, la rebelle. Je risque de prendre feu…
Je ris, le cœur battant, lui sers une bière, gère mes deux autres
commandes en cours, puis prends mon break de quinze minutes. Alors que
je m’apprête à m’asseoir sur le tabouret d’à côté, Roman se lève, saisit ma
main et m'entraîne à l’extérieur. Le hipster m’attire en courant jusqu’à la
première ruelle qu’on croise et me plaque contre un immeuble aux briques
rouges.
Il me colle un baiser sur les lèvres, une claque sur les fesses et
m’ordonne de retourner bosser. Tandis que lui disparaît dans la nuit.
***
La rentrée à la Saint George’s School se déroule comme prévu : routine
ennuyeuse, proviseur sur les dents, horde d’uniformes qui me prennent
toujours pour une kleptomane et se la racontent parce qu’ils reviennent du
ski ou des Bahamas, et cours soporifiques – à l'exception d’un seul.
– Arabella !
Je n’ai pas encore mis mon masque qu’elle attaque. La filoute pointe son
fleuret sur moi et se lance en avant. Je l’esquive et m’équipe aussi vite que
possible. Les autres duos s’affrontent gentiment dans le grand gymnase,
mais mon adversaire est la seule à se croire aux J.O. Bella est étonnamment
rapide, ultra-déterminée, vicieuse, j’ai du mal à éviter les touches. Premier
point pour elle. Je me déplace dans le couloir d’escrime en position fléchie,
comme on me l’a appris, j’essaie d’égaliser, mais elle m’attaque sans
relâche et surtout sans respecter les règles.
– Tu crois que je ne vous ai pas vus partir ensemble, Latimer et toi, après
le bal de la Saint-Valentin ?
Je reste interdite, jette des regards autour de moi pour vérifier que
personne n’a les oreilles qui traînent.
– J’ai toujours été sympa avec toi, mais ça s’arrête aujourd’hui, siffle
mon adversaire. Je n’aime pas qu’on me mente, Lemon… Je déteste être
prise pour une conne.
Moi, je me sens blessée. Et pas dans mon ego. Bella était la seule à être
de mon côté, dans ce lycée où on me surnomme toujours « la revenante ».
Elle était l’une des rares personnes qui m’aidaient à tenir et à croire qu’on
peut se mélanger, se respecter et même s’estimer, entre gens comme eux et
gens comme moi.
***
Sans bien savoir ce que je comprends, j’ai une drôle de sensation qui me
saisit aux tripes, tout à coup.
Ces garces sont vraiment en train de parler de lui comme d’un gigolo ?
Lemon
Je laisse passer un silence, j’ai des mots d’amour qui me viennent mais je
les retiens en me mordant les lèvres.
Ça me frustre terriblement.
– Je sais que la mode change vite et que je ne suis pas à la page… Mais
est-ce que ce tablier plein de gras serait la version moderne de ma
redingote ?
Je me regarde, hébétée.
Merci la vie.
– Viens t’asseoir, Lemon.
– Je préfèrerais rester debout, dis-je pour le principe de me rebeller.
Ezra est presque allongé sur un transat, à proximité d’un des quatre
parasols chauffants qui rougeoient sur la terrasse. Il a croisé ses pompes
cirées devant lui et ses deux mains au sommet de son crâne. Je me dirige
vers la rambarde pour m’y adosser et mettre une bonne distance entre nous.
Je lui souris aussi, mais, rapidement, les larmes me montent aux yeux.
Elle me manque cruellement. Sans elle, sans Roman, sans mes deux
meilleurs amis et maintenant sans Bella, ma vie ressemble à un immense
vide, un puits sans fond, un océan de solitude. Même les eaux sombres du
Potomac me semblent moins tristes que moi, ce soir.
Je n’ai pas hésité un quart de seconde. Mais Ezra secoue la tête comme si
cette réponse était irrecevable.
Il se redresse sur son transat, s’y assied sur le côté pour me faire une
place à côté de lui. Je le rejoins près du chauffage, tends les mains et le
visage vers cette source de chaleur rougeoyante qui me fait du bien.
– J’ai des sentiments pour lui, Ezra. Et je crois qu’il en a pour moi. Je
sais que c’est un peu… hors des clous, tout ça. Mais on ne choisit pas qui
on aime, qui nous attire, tu devrais le savoir mieux que personne.
– Je le sais.
– Toi tu as choisi de te cacher, mais…
– Je suis en train de tomber amoureux d’un homme marié et hétéro… qui
a quinze ans de plus que moi.
Mon oncle m’a lâché ça comme un aveu qui lui brûlait les lèvres et qui
avait grand besoin de sortir.
Le dandy passe son bras autour de mes épaules et me serre sur le côté.
Puis il se reprend rapidement et me met en garde :
***
Perdu : Bella.
Roman
Mais Lemon est différente. Elle est mon élève. Elle a tout juste 18 ans.
Et je crois bien que je suis en train de tomber amoureux d’elle.
Non, je ne suis pas encore assez con pour rentrer son nom en entier dans
mon répertoire.
Et non, ce n’est pas très énigmatique non plus pour qui réfléchirait deux
secondes.
– Et tu lui as dit…
– À ton avis, Lemon ?
– Roman…
– Lemon, pourquoi est-ce que Bella me ferait chanter ? grogné-je.
Alors que mon pouls se tape un sprint, que tous mes muscles se crispent,
je l’entends pleurer à l’autre bout du fil.
Et après l’avoir entendue se calmer et lui avoir souhaité une bonne nuit,
ou ce qu’il en reste, je raccroche, conscient que je suis au moins autant
responsable qu’elle. Que j’aurais dû tout arrêter, bien avant.
***
– Le doc a dit qu’il devrait sortir dans deux ou trois jours. Le gnome
remonte la pente, ça y est.
– Ne l’appelle pas comme ça. Et tu sais très bien que son état général
empire, que chaque hospitalisation est plus longue, plus incertaine.
Combien de fois son cœur va réussir à se remettre avant de… ?
– Stop ! Ne pense même pas à ça, maman. Il va tenir jusqu’à la greffe.
– Comment tu peux en être si sûr ?
– Il faut y croire, on n’a pas le choix. Si on flanche, il flanche. Si on
tient, il tient. Compris ?
– Dans quelques mois, j’aurai réuni assez de fric pour lui payer un cœur
tout neuf…
– Et s’il est trop loin sur la liste d’attente ?
– S'il est au plus mal, il sera prioritaire…
– Parfois, ça ne suffit pas, dit-elle en soupirant.
– On a dit qu’on y croyait, maman…
– Ally est encore passée ce matin, tu étais déjà parti pour l’hôpital,
m’apprend alors ma mère.
Elle l'ignore, mais c’est le dernier de mes soucis. Ce qui me hante jour et
nuit, je ne pourrai jamais le lui dire. Jamais avouer à ma mère que celle que
je veux, celle qui m’intrigue, qui m’obsède, que j’admire, a dix ans de
moins que moi et que je suis son professeur.
***
Le cours du lundi est un supplice, celui du mardi pire encore. J’évite son
regard, je l’ignore quand elle passe la main dans sa frange, quand elle fixe
ses pompes au lieu du tableau, quand elle est la seule à ne pas rire lorsque
Rockfeller sort une connerie plus grosse que lui.
Je pense à mon neveu, à mon job, aux dollars qui s’accumulent sur mon
compte et je fais taire mon stupide cœur qui ne bat que pour elle. Quand,
enfin, la sonnerie retentit, je récupère lentement mes affaires et laisse le flot
agité et bruyant passer la porte. La rebelle est la première à sortir. J'entends
la bande des petits cons reparler des vols, se plaindre qu’ils n’aient pas
toujours pas été élucidés. Et accuser encore et toujours « la revenante ».
Alors qu’ils ne se souviennent même plus de ce qu’ils ont perdu.
– Elle pourrait se payer des plus gros seins, avec ce qu’elle nous a pris,
cette garce…
– Ouais, ou faire évader sa mère de prison, répond Griffin en se marrant.
– Moi, mon scooter, je le lui file quand elle veut en échange de son cul.
Je fourre mes mains tout au fond de mes poches et fixe le tableau noir de
toutes mes forces, pour ne pas en prendre un pour cogner sur les autres.
Puis je me retourne très lentement, en essayant de garder mon calme.
– C’est immonde, ce que vous dites ! Et rien ne prouve que Lemon est
coupable !
La brune en colère – qui n’a plus rien tenté avec moi depuis ma mise en
garde, les contemple avec mépris et leur fait signe de dégager. Les quatre
mecs en veste bleu marine et bordeaux haussent les épaules et finissent par
se barrer. Je me tourne à nouveau vers le tableau pour faire le vide.
– Monsieur Latimer…
– Tu peux y aller, Bella. Le cours est terminé.
Lemon et Bella.
– Ce mec est un allumeur, il joue avec nos petits culs mais il ne veut pas
de nous, maugrée la brune. Il faut qu’on passe à autre chose, Lele.
– Parce que je suis à nouveau « Lele » ?
L’ironie dans sa voix réveille un truc dans mon bide. Je ne peux pas faire
autrement : cette fille me fascine.
– J’ai déconné, je suis désolée, relance Bella. Mais la famille passe avant
tout, non ?
– Je ne sais pas, je suis plutôt novice en la matière.
– Je suis dans ton camp, Lemon Chamberlain. Je te le promets.
– Et je me contrefous de Roman Latimer, alors pas la peine de te
transformer à nouveau. Tu faisais vraiment flipper, Arabella Chamberlain.
C’est con, primaire, naïf, mais ça me fait mal d’entendre la fille que je
veux dire que je n’existe plus pour elle. Ça me blesse, et pas seulement dans
mon ego. Même si je sais – ou j’espère – qu’elle prétend ne plus être
intéressée juste pour nous protéger.
Lemon, tes mains partout sur moi dans cette petite allée…
Comment l’oublier ?
33. Lunaire
Roman
***
Elle sait que je la trouve belle quand elle est en colère, mais elle n’a
aucune idée d’à quel point elle l’est, en ce moment même. Et d’à quel point
j’ai envie de la plaquer contre un mur ou de l’allonger sur ce canapé, ce
tapis, cette table joliment dressée, pour la bouffer toute crue.
– Hum…
Ezra se ramène, un plat brûlant entre les mains, Lemon et moi nous
séparons en souriant comme des gamins pris en flag.
– Quincy ?!
– Ezra ?
La voix de Lemon fait sursauter son oncle, qui reprend ses esprits et
guide son invité surprise jusqu’à notre table. La bienséance l’empêche sans
doute de le foutre dehors ou de le cacher sous le canapé.
– M. Latimer est là parce qu’il donne des cours de soutien à ma nièce,
improvise le dandy.
Lemon
– Tu parles de tous ces gosses de riches intenables que sont les enfants
de tes amis ? ironisé-je.
– Je pensais que tu aurais eu envie d’aller rendre visite à ta mère, mais je
peux encore me faire rembourser ce billet en première classe…
J’ouvre de grands yeux vers mon oncle et je sens mon cœur qui se serre
un peu d’émotion… Mais quelque chose me gêne, sans que j’arrive à mettre
le doigt dessus.
Je saute de mon tabouret pour aller lui déposer un bisou sur la joue en
guise de merci. Et je cours faire ma valise avec mes précieux billets d’avion
pressés contre mon cœur.
***
J’ai les yeux humides et le cœur lourd dans la berline qui nous ramène de
l’aéroport au penthouse d’Ezra. Mes deux BFFs, eux, sont entre
l’incrédulité, l’extase et la crise de foie sur la banquette arrière.
Il y a un monde fou à cette fête, dans le salon où les meubles ont été
poussés, dans la cuisine où s’organise un jeu à boire avec des balles de golf
et des verres soi-disant incassables, dans l’escalier qui mène à l’étage déjà
rempli de couples qui s’embrassent et font semblant d’hésiter avant de
rejoindre une des chambres libres.
Mon meilleur ami finit par monter les marches quatre à quatre pour me
rejoindre et dégager le guetteur du passage. Un attroupement se forme
autour de nous, les deux garçons s’empoignent pendant que d’autres tentent
de les séparer. J’ai le cœur qui me remonte dans la gorge et le pouls qui
cogne dans mes tempes, j’ai peur, j’ai chaud, j’ai mal partout, je mets des
coups d’épaule contre la porte qui ne bouge pas, j’imagine le pire, je crie le
prénom de Trinity, Caleb revient m’aider d’un grand coup de pied qui fait
enfin céder le verrou.
Lemon
Tout Saint George’s School l’a vue et revue, tous les réseaux sociaux
regorgent de commentaires humiliants et de rires moqueurs, même les potes
de Rockefeller commencent à le lâcher et on n’entend plus parler de lui
jusqu’à la fin du spring break.
Pas non plus de nouvelles de Roman, mais ça, c’est une autre histoire.
***
– Ne me dis pas que c’est lui…, murmure Trinity, les yeux brillants
d’excitation.
– J’avoue… Même moi je reconnais qu’il est beau gosse, souffle Caleb.
– Je vous en supplie, ne me foutez pas la honte, chuchoté-je en retour.
– Mais elle nous prend pour qui ?
– Pour des ploucs de Louisiane…
– Viens, Cal, on va prendre le premier avion retour.
– Ouais, apparemment on n’est pas assez bien pour elle, Tri…
– Et surtout pas assez bien pour mister Roman Latimer.
– Vous ne voulez pas la fermer ? m’agacé-je.
– Le meilleur prof de tous les temps bla bla bla…
– Et le hipster le plus sexy de tous les États-Unis d’Amérique
gnagnagna…
– Arrêtez un peu de vous liguer contre moi et sortez ensemble une bonne
fois pour toutes. C’est pénible, à la fin, de servir de punching-ball parce que
vous n’osez pas faire le premier pas.
– N’importe quoi !
– Tu dérailles, ma vieille !
– C’est du grand délire, là.
– Mais puisque je te dis que je ne peux pas le blairer.
– Non mais elle et moi ? Tu nous as bien regardés ?
– OK c’est bon, taisez-vous, vous me fatiguez ! Je vais vous présenter…
Je ne peux pas m’empêcher de lui sourire à mon tour. Depuis le bar, j’ai
vue sur tout le resto. Face à moi : Roman. Et derrière sa carrure, Caleb et
Trinity à leur table en train de me faire de grands gestes. L’un pointe du
doigt une montre imaginaire pour savoir ce que j’attends, l’autre mime des
baisers langoureux pour se foutre de moi, et je leur fais signe d’approcher.
Tout le monde rigole, mes deux acolytes grimpent sur des tabourets en
entourant le brun qui les salue d’un signe de la main.
– Je vois… Je vais avoir droit à interrogatoire en bonne et due forme ?
demande-t-il, méfiant, avec un sourire amusé aux lèvres.
– Ça dépend, quelles sont tes intentions envers Lemon ? blague le blond
en se prenant au sérieux.
– Comme elle n’a pas de père et que sa mère est malheureusement
indisponible pour le moment, il faut bien qu’on joue le rôle de gardes du
corps…, précise la jolie Black.
– Je comprends. Je dois fournir quoi ? Carte d’identité ? CV ? Carnet de
santé ?
– Ouais… Tu as bien 28 ans et pas 38 ? commence Caleb.
– Je pense que dix ans d’écart, c’est déjà pas mal… On va se contenter
de ça.
Caleb frotte son avant-bras et je jurerais voir ses joues rosir malgré la
pénombre du restaurant.
Mes deux meilleurs amis poussent des cris de toutes sortes, bonheur,
mécontentement, victoire, révolte, se mettent à s’engueuler sur ce qu’ils
devraient normalement ressentir, mais je ne vois plus que le regard brun qui
m’enveloppe, son sourire chaleureux, son air de dire : « Je savais que tu en
étais capable. » Il se laisse glisser de son tabouret, fait le tour du comptoir et
me rejoint derrière, en glissant ses mains autour de ma taille pour m’attirer
à lui.
– Je n’ai pas besoin de te dire à quel point je suis fier et admiratif, hein ?
résonne sa voix grave près de mes lèvres.
– Je crois que tes yeux parlent pour toi.
***
Quelques hugs à Képi plus tard, ils s’engouffrent dans la berline avec
chauffeur, direction l’aéroport, en promettant de revenir très vite.
Caleb sort la main par la vitre ouverte pour me dire au revoir, Trinity me
salue façon Miss America et tous les deux finissent par me brandir leur plus
beau doigt d’honneur.
– Allô ?
– Maman, comment ça va ?
– Toujours bien quand je t’entends, ma douce. Raconte-moi des choses,
j’ai trop parlé de moi la dernière fois que tu es venue.
– Mais non, ça va…
– Caleb et Trinity ont mis un beau foutoir à Washington comme prévu ?
– Tu n’as pas idée…
– Ezra survit ?
– Il rentre tout à l’heure, j’ai trois ou quatre heures de ménage devant
moi.
– Laisse-lui tout le bordel, ça ne lui fera pas de mal à ce vieux garçon
assisté.
On rit toutes les deux et j’hésite encore quelques secondes à lui annoncer
ma grande nouvelle. J’appréhende sa réaction. Mais je ne sais pas si j’ai
peur de la rendre triste ou de la mettre en colère.
Les larmes me montent aux yeux et je sens sa voix qui se brise aussi au
bout du fil.
– Trace ton chemin, ma Limonade. Ne pense pas à moi. Quitte ton petit
boulot et concentre-toi sur le lycée. Laisse Ezra raquer, qu’il serve à
quelque chose, celui-là ! Fais la fête, sois insouciante, apprends des tas de
choses, trouve-toi un petit ami qui t’aime comme tu le mérites et profite de
tes dix-huit ans. Cette impression d’avoir la vie devant soi et tout à
construire, cette liberté qui rend invincible, ça n’arrive qu’une fois.
– Merci, maman… Je vais essayer de suivre tes conseils.
Je lui chuchote que je l’aime et je pleure de plus belle. Je pense à
Roman, qui ne m’a jamais dit « je t’aime » et qui ne se considère peut-être
même pas comme mon « petit ami », mais qui rend l’année de mes dix-huit
ans tellement inoubliable.
Lemon
Caleb_Pareil, ma pauvre douche n’avait qu’un seul et unique jet, j’ai pas
compris ce qui m’arrivait.
Caleb_La mienne ne m’a même pas tenu la porte de la maison. J’ai failli
la renvoyer sur-le-champ !
Lemon_Mais… ?
Je n’en reviens pas de leur réaction. Et je dois lutter très fort pour
empêcher mes doigts de les traiter de sales gamins qui ne comprennent rien.
De leur rappeler que ce n’est parce qu’eux ne mûrissent pas, ne s’élèvent
pas, qu’on doit tous rester bloqués en bas.
Ils me répondent tous les deux par des GIFS perplexes, un qui hausse les
épaules, une qui lève ses paumes vers le ciel en disant : « Ch’ai pô. » Je
coupe mon portable et le balance dans ma besace, dépitée. La déception me
fait comme une boule dans la gorge et un nœud dans le ventre. Même
l’arrivée de Roman en provenance du parking, son casque de moto sous le
bras et son sac à dos à l’épaule, n’arrive pas à dissiper mon malaise.
N’empêche, je remarque sa barbe taillée plus court, ses cheveux un peu
mieux rangés, son costard bleu marine qui lui va si bien et ses boots de
motard camel qui me donnent follement envie de me coller à lui et de partir
sur les routes.
À ma place…
– Et là, on se rhabille, je lui dis que ce n’est pas la peine de se faire des
films, qu’elle est juste un coup d’un soir et que je ne suis pas assez cinglé
ou désespéré pour devenir son mec, alors Lemon se met à criser, j’ouvre la
porte, elle essaie de me retenir, elle gueule tout ce qu’elle peut, puis elle
voit tous ces gens qui nous matent, ce mec qui filme, elle a un peu honte,
forcément… Et c’est là qu’elle me met sa petite claque ridicule…
Griffin interrompt son laïus pour partir dans un éclat de rire qui sonne
terriblement faux. Je m’apprête à crier de toutes mes forces que ce connard
ment comme il respire, mais Octavia intervient avant moi :
D’autres rires gras fusent. La petite bande d’imbéciles continue son show
pendant que les autres lycéens s’agglutinent en cercles autour d’eux.
– Et ça fait deux ans que tu fantasmes sur Griffin, Octavia, tout le monde
le sait ! Mais il ne s’est jamais intéressé à toi tellement t’as l’air coincée.
– Ouais, pas la peine de défendre la revenante juste pour te venger.
– Vous n’avez qu’à créer un club de meufs dont personne ne veut, mais
qu’on finit par baiser quand on s’ennuie trop à une soirée…
Cette fois, je me rue sur Griffin en fendant la petite foule compacte que
j’ai du mal à traverser. Je n’ai aucune idée de ce que je vais lui dire ou de ce
que je vais lui faire, mais j’ai rarement ressenti une telle colère. Quand
j’arrive juste devant lui, deux grandes mains saisissent les pans de sa veste
et le collent violemment contre les casiers.
Griffin a beau sourire et jouer les durs, il y a de la peur dans son regard.
Moi, je tremble de la tête aux pieds, de colère, de frustration, d’angoisse
que Roman puisse péter les plombs et perdre son job. Et je déborde
d’amour à la seule l’idée qu’il fasse tout ça pour moi.
– Ton bel uniforme te protège peut-être ici, grogne le prof encore plus
près du visage de l’élève. Mais surveille tes arrières. On ne sait pas ce qui
pourrait t’arriver en dehors de ces murs.
Tout le monde retient son souffle. Et mon cœur bat à tout rompre dans
ma poitrine. M. Abbot arrive finalement en courant et ordonne à tous les
lycéens de retourner en cours sur-le-champ.
L’homme au costard gris, cheveux gris et teint gris passe par toutes les
couleurs. Le professeur d’histoire le suit sans discuter, après avoir
grommelé aux élèves pas encore dispersés :
– Ça va aller ?
– Oui, je crois.
***
À la fin des cours, je vais ranger mes manuels dans mon casier, vide mon
sac et referme la petite porte métallique d’un coup sec.
Attendez…
Qu’est-ce que… ?
Encore un énième risque qu’il prend pour moi, mais je crois que tout le
monde sait qu’il l’aurait fait pour n’importe quel élève. Roman Latimer
n’est pas n’importe quel professeur.
Roman
Alors que Lemon croupit depuis quatre heures déjà dans sa cage, mon
guerrier et ses deux gardes-malade sont partis se ressourcer sur la côte pour
respirer le bon air. J’étais censé les accompagner… mais une certaine fille
aux cheveux châtains et au regard flingueur a changé mes plans sans le
vouloir.
Elle qui est probablement effrayée, a peut-être froid, sans doute la rage
au ventre et l’envie de hurler. Elle qu’on accuse de tout et de rien depuis
qu’elle a rejoint cette ville, ce lycée et cette putain de haute société. Lemon
n’a pas choisi d’être ici. Et pourtant, les « siens », ceux de son rang, de son
sang, ne cessent de lui faire payer son existence.
Sa différence.
Peut-être parce qu’elle brille plus que les autres, sans même le vouloir et
sans aucun artifice. Peut-être parce que son intelligence est supérieure,
instinctive, percutante, et qu’elle ne s’achète pas. Peut-être parce que son
regard, sa volonté, sa détermination sont plus farouches, plus acérés, plus
puissants que tous ceux qui tentent de la persécuter.
Lemon Chamberlain est une dure à cuire avec un immense cœur. Elle
plie à chaque coup reçu, elle reste humaine, mais elle ne rompt pas. Elle se
battra jusqu’au bout et je compte bien m’assurer qu’elle gagne à la fin.
Je hais l’injustice. Surtout que je vis avec tous les jours, depuis dix ans.
Toi, tu as peur pour moi. Peur que je me trahisse en étant celui qui vient
te sortir de là.
Dix minutes plus tard, ma criminelle est libre et on marche côte à côte,
dans la rue. Ça ne nous est pas arrivé depuis très longtemps et, dans
d’autres circonstances, j’aurais adoré ça.
– Merci d’être venu mais… pourquoi c’est toi qui m’as sortie de là ?
– Abbot a prévenu Ezra. Et il m’a appelé, il est coincé à Boston…
– Tu aurais dû me laisser là-dedans jusqu’à demain. Tu prends trop de
risques pour moi, Roman.
– Tout va bien… Pour tous ces gens, je suis ton professeur, rien d’autre.
Ezra a prévenu lui-même les flics qu’il envoyait quelqu’un à sa place.
– Il est en colère, j’imagine ?
– Contre celui qui t’a fait ça, oui. Contre toi, non.
Elle n’est pas elle-même, marche d’une allure régulière, fixe le trottoir
éclairé qui s’ouvre droit devant elle, comme si plus rien ne l’atteignait.
Elle glisse soudain son visage dans mon cou, ses mains sous ma veste
militaire et laisse tout son corps peser sur moi. J’en ai des frissons.
– Viens, je t’emmène.
Un coup de folie, peut-être, mais je n’en peux plus de leurs règles, de
leurs principes, de leurs interdits.
***
– C’est ta maman ?
Je ne sais pas si mon clan m’en voudrait de l’avoir amenée ici, alors
qu’elle représente un tel danger pour moi… et pour eux. Mais parfois, je
dois vivre pour moi et ça me fait un truc indescriptible de la voir ici. De la
contempler tandis qu’elle pose les yeux partout, sur les murs, les bibelots,
les tableaux, sur tous les cadres qui dévoilent les visages de ceux qui
remplissent ma vie.
Elle aussi, elle remplit ma vie. Mais je n’ai pas encore eu le cran de le lui
avouer. De l’avouer à qui que ce soit si ce n’est à Angus.
– Et eux ?
– Ma sœur et mon neveu. Paige et Isaac.
– Vous vivez tous ensemble ?
– Ça doit te sembler bizarre…
– Non, ça doit être bien de s’aimer assez fort pour vivre ensemble, même
quand on n’y est pas obligé. Je me demande si je les rencontrerai un jour…
Je crève d’envie de lui répondre oui, mais je ne veux pas lui mentir. Je
n’ai aucune idée de ce que nous réserve l’avenir.
Elle et moi, pour l’instant, ce n’est qu’un mirage. Le plus beau, le plus
imprévisible, le plus puissant qui soit, mais n’empêche que ce n’est que ça.
Un mirage.
Mon cœur remonte dans ma gorge. Elle a posé cette question presque en
tremblant et sa propre audace fait briller ses yeux noisette braqués dans les
miens. Elle me prend totalement au dépourvu. Alors les mots qui sortent de
ma bouche ne sont plus qu’un souffle rauque
Elle porte toujours son uniforme et je réalise que j’aurais dû lui proposer
d’autres fringues bien plus tôt. Lui servir quelque chose à boire, à manger.
M’assurer qu’elle n’a besoin de rien après avoir été interrogée par les flics
et envoyée en garde-à-vue.
Elle fait la téméraire, je le vois bien. Elle essaie d’avoir l’air sûre d’elle,
mais à l’intérieur elle tremble, hésite, lutte contre elle-même. Dans sa jupe
de lycéenne, le regard déterminé, elle s’approche de moi et dépose un baiser
sur mes lèvres. Juste un. Mais qui embrase chaque centimètre carré de mon
corps.
Elle vient coller son petit corps au mien, je grogne en empoignant ses
fesses.
Et me prend en main.
– Hmmm…
Cette fille embrasse comme une déesse et s’est approprié mon corps en
moins de deux. Et je crois crever de désir quand, de sa voix légèrement
éraillée et terriblement sexy, elle me sort :
Sur mon territoire, là où aucune femme n’a jamais mis les pieds.
Là, je l’embrasse encore, puis la pousse sur mon pieu. Elle est
incroyablement belle, allongée torse nue dans sa jupe qui recouvre encore
ce que j’ai tant envie de voir, de sentir, de goûter. Ses soupirs d’impatience
résonnent dans ma piaule et j’adore ça. Mais ce que j’aimerais plus que
tout, c’est l’entendre gémir, crier mon nom et sa jouissance entre mes draps.
Allongée sur le dos sur mon lit, en appui sur ses coudes, la crinière
sauvage et l’air parfaitement indécent, elle scrute mon corps avec attention.
Lemon me sourit de cette manière qui me donne envie de la faire taire de la
plus crue des manières.
Elle répond à mon baiser brûlant, puis lâche d’une voix légèrement
tremblante :
– Tu vas voir, le hipster, je suis peut-être une jeunette, mais je vais toutes
te les faire oublier…
– Lemon…, lui susurré-je, je n’ai jamais autant rêvé d’une bouche que
de la tienne. D’un corps que du tien. D’une peau aussi douce, aussi chaude,
aussi parfaite pour se mélanger à la mienne.
Moi aussi.
Putain.
J’ai soudain l’envie folle qu’elle me chevauche, alors je nous fais rouler
sur le matelas, la sauvageonne se retrouve au-dessus de moi. Un peu perdue
d’abord, elle croise mon regard fiévreux et comprend. Encouragée par mes
mains qui la guident en douceur, elle jette sa crinière en arrière, se redresse
et commence à onduler. J’empoigne ses fesses, les malaxe, les malmène,
tandis qu’à califourchon sur moi, plantée sur ma queue, Lemon remue
comme ça lui plaît. Et j’aime tellement ça. Elle se déhanche, s’enfonce sur
moi au gré de ses soupirs.
Je vois ses seins s’agiter, tout son corps se tendre, elle pousse des petits
cris qui m’excitent comme jamais.
À un souffle.
Un cri.
– Roman !
Si jeune et si libre.
Lemon
***
Mais l’un d’eux sort du lot. Le plus mauvais, le plus vil, le plus cruel de
tous : j'ai nommé Griffin Rockfeller.
– Il se la tape ?!
– Elle a vraiment réussi ?
– Ils couchent ensemble ?
– Lemon Chamberlain et M. Latimer, sérieusement ?
– Ils ont l’air en couple, non ?
– La revenante et le parvenu, ensemble ?!
Écran noir. La vidéo s’arrête et, autour de moi, ça ricane, ça pousse des
cris amusés, scandalisés, ça siffle, ça soupire… ça m’oppresse.
– Vous n’arrêterez jamais ? hurlé-je soudain, face à tous ces visages qui
me jugent, me méprisent ou me plaignent. Qui a volé ces images ? Qui a
fait ce montage ? Vous voulez quoi, au juste ? Que je me taille les veines
devant vos yeux, pour que vous puissiez passer à la victime suivante ?
Bella me rejoint, tente de me serrer dans ses bras mais je suis en transe,
je la repousse. Elle essaie alors de m’emmener plus loin, mais je refuse de
fuir. Je regarde tous ces gamins qui me pensent inférieure droit dans les
yeux et je ne bouge pas d’un millimètre.
– Cette vidéo débile ne prouve rien ! lâche soudain Connor, quelque part
dans les rangs.
– Tu la défends parce que tu veux te la taper, toi aussi ? ricane Stuart.
– Le spectacle est fini, allons en cours, soupire Octavia.
Derrière moi, les haters continuent de déverser leur haine. J’avance, sans
vraiment savoir où je vais. Et surtout sans savoir si cette vidéo qui ne
prouve rien mais fait planer le doute va réussir à nous nuire.
Lemon
Theodore Abbot n’est pas content du tout. Mais alors, pas du tout. C’est
tout juste si de la fumée grise ne sort pas de ses énormes naseaux.
Je n’en reviens pas qu’il soit si sûr de ma culpabilité. Que cet homme
intelligent, sensé, qui a l’habitude des manigances de ses élèves, ne voit pas
qu’on cherche à me persécuter.
– Vous savez qui m’a dénoncée ? lui demandé-je soudain. Les flics n’ont
rien voulu me dire : la personne qui m’accuse est mineure et souhaite rester
anonyme… Je ne peux pas me défendre contre du vent !
– Je ne peux rien vous dire, Lemon. À part que la vérité finit toujours par
éclater.
– Et si ces rumeurs sont fondées, si vous avez osé faire des avances ou
fricoter avec une élève, vous serez licencié sur-le-champ, Latimer.
Ce sont les derniers mots d’Abbot, qui nous fout à la porte dans la
foulée.
– Roman, ça va ?
– Une seule fois, Lemon…, chuchote-t-il, fébrile.
– Quoi ?
– Si on avait craqué une seule fois face à ces caméras, j’aurais perdu
mon job…
– Je sais, je…
– Non, tu ne sais pas.
Ses yeux sombres se plissent, il passe la main dans sa barbe, puis dans
son cou en lâchant une bombe :
***
Deux heures plus tard, je ne cherche même pas à cacher mes larmes, au
beau milieu de la cafétéria. Bella tente maladroitement de me consoler, vois
que rien ne fonctionne, que j’ai envie d’être seule et finit par renoncer. Je ne
regarde pas en direction de la table de la « bande à Griffin », je préfère
m’éviter ce nouveau supplice, mange en silence, arrivant à peine à avaler
trois bouchées.
Surtout quand je repense à ce que font en secret son père et mon oncle.
Sa vie est loin d’être aussi parfaite qu’elle le croit.
– Je n’ai jamais eu pitié de toi, Lemon. Mais j’avoue avoir mal agi
parfois.
– « Parfois » ?
– OK, jusqu’à maintenant.
Je sèche mes larmes, renifle bruyamment pour lui faire comprendre que
je ne suis pas en état de discuter.
– Je sais tout, Lemon. Si c’est de mon père que tu parles, il ne m’a rien
caché. Ma mère et lui, c'est un mariage arrangé, ils ne se sont jamais aimés,
enfin pas « comme ça ». Et mon père a souffert toute sa vie de devoir
cacher qui il était vraiment. S’il est heureux avec ton oncle, ça me va.
– Je ne vois pas l’intérêt de faire du mal aux gens juste pour le plaisir…
– Je suis désolée, Lemon, lâche la première de la classe. J’aurais dû faire
ça depuis longtemps.
– Faire quoi ?
– J’ai la preuve que tu n’y es pour rien… Que tu n’as commis aucun de
ces vols.
Soudain, un doute s’abat sur moi et me glace le sang. J’ai le cœur qui bat
dans mes tempes.
Et le ciel me semble un peu moins sombre, tout à coup, parce que ceux
qui m’ont traînée dans la boue ne représentent rien pour moi. Ils vont devoir
payer, je vais les poursuivre jusqu’en enfer s’il le faut, mais mon cœur reste
intact.
***
Une poignée de mains un peu rêche plus tard, les pièces du puzzle
s’assemblent.
Puis il se lance dans un laïus sur les préjugés dont on est tous victimes,
mais certains plus que d’autres. Son message de tolérance me surprend, me
touche, même si je doute qu’il change grand-chose à ce qu’il se passera
l’année prochaine et les suivantes dans les couloirs de ce lycée.
Tout le monde retient son souffle en réalisant que Theodore Abbot vient
de citer sa propre fille.
Roman
Je bois une bière au pub du coin avec Angus, ça faisait longtemps qu’on
n’avait pas pris le temps de se raconter nos histoires de bahuts. À West Falls
Church, toujours les mêmes problèmes d’absentéisme du côté des élèves, de
lycée qui tombe en ruine, de profs pas remplacés et de budget inexistant
pour les sorties scolaires.
– C’est compliqué…, soufflé-je. Il n’y avait rien d’assez probant dans les
images pour que je me fasse virer. Mais Abbot m’a à l’œil. On la joue
discret avec Lemon pour l’instant, pas d’appels, pas de messages, pas de
discussions après les cours, pas de retrouvailles secrètes dans un recoin du
lycée…
– Et ça te rend dingue, hein ? lâche Angus en me regardant droit dans les
yeux.
– Ça fait dix jours que je ne l’ai pas touchée, embrassée, sentie contre
moi. Je suis comme un fou. Ça me tue de faire comme si elle était une élève
comme les autres, en cours. Je te jure, son intelligence, sa repartie, son petit
rire un peu cassé et son regard qui me flingue…
– OK, t’es complètement accro, toi ! Je ne t’ai jamais vu comme ça.
– C’est taré, Angus… Je n’avais rien vu venir… Mais c’est là, fais-je en
frappant ma poitrine.
Je regarde dans le vague, les yeux perdus dans mes souvenirs d’elle. De
nous deux dans ma piaule.
– Je pensais que vous étiez intimes, moi, depuis que vous partagez des
côtes de bœuf et des dîners à quatre…
– Je suis désolé que ce ne soit pas avec toi, mec. Je dois avouer qu’Ezra
Chamberlain a l’air un peu moins détestable que prévu… Il se pourrait
même que ce soit un type bien.
– Ouais, merci de m’aider à tourner la page, t’es un vrai pote, toi !
– Non mais Angus, il n’assume pas qui il est, tu peux trouver mieux que
ce politicien coincé du cul.
– Je te jure qu’il est tout sauf ça, Rome…
Raté.
J’ai la tête trop ailleurs pour voir Ally se rapprocher de moi, passer ses
jambes de chaque côté de mon genou, attraper mon visage et tenter de
m’embrasser à pleine bouche.
Ma voix était claire, mon ton ferme, il est temps que le message passe.
Ce n’est pas ce que je souhaitais, mais mon regard dur et ma froideur la
blessent.
– Tu m’as remplacée, c’est ça ? Ne me dis pas que c’est avec cette élève
que j’ai vue l’autre fois…
Roman
J’ai toujours une petite angoisse qui monte en imaginant des flics passer
la porte et prononcer des mots comme « détournement de mineur »,
« consentement », « agression » ou « atteinte sexuelle ».
Je panique, à la fois pour elle, pour moi, pour ce que ma famille pourrait
comprendre et ce que la jolie rebelle pourrait être capable de faire. Ma
mère, ma sœur et mon neveu ont arrêté toutes leurs activités pour regarder
l’intruse qui braque ses billes noisette sur moi.
– C’est bon, tout va bien, c’est une de mes élèves…, tenté-je pour
rassurer tout le monde.
J’ai beau plisser les yeux et la regarder tout au fond des siens,
l’imprévisible laisse tomber sa besace à ses pieds et glisse nerveusement sa
main sous sa frange.
– Je sais aussi à quel point vous aimez Roman et comme vous comptez
sur lui. Alors je voulais vous dire que j’attendrai. Qu’il ait mis
suffisamment d’argent de côté pour prendre soin de sa famille et vous
mettre à l’abri. Que vous ayez trouvé une solution pour la greffe. Mon oncle
connaît bien un éminent chirurgien, je pourrais lui demander de vous aider.
Je veux juste que vous sachiez que…
– Lemon, lâché-je d’une voix profonde. Tu n’as pas besoin de faire tout
ça.
– J’avais besoin de le dire.
Je ne peux pas m’empêcher de lui sourire. Je n’avais pas prévu que ma
famille apprenne les choses comme ça, mais cette fille explosive a le don de
rendre les bombes agréables. Ma sœur renifle et se tourne vers le mur pour
cacher ses larmes que tout le monde a déjà vues. Ma mère nous regarde l’un
après l’autre, Lemon et moi, d’un œil toujours un peu circonspect.
– Je n’ai pas tout à fait compris ce qui se passait entre vous… Mais cette
jeune femme m’a l’air bien plus mature que toutes les filles qu’on a vues
défiler ici.
– Maman…, grommelé-je.
– Tu es majeure au moins ?
– Oui, vous n’aurez pas besoin de lui rendre visite en prison, blague
Lemon.
– Alors comme ça, tu connais quelqu’un qui connaît quelqu’un qui vend
des cœurs tout neuf ?
– Je… Je peux essayer… Il te faut un cœur comment, au juste ?
– Moi, je voudrais juste un cœur comme lui, pour avoir plein de meufs.
– Tu n’as vraiment pas un cœur comme les autres, toi, hein ? soufflé-je
en souriant.
– Je ne sais pas… Il n’y a que toi qui vois ça en moi, je crois.
– Parce que je t’aime, Lemon. Mon monde, c'est toi aussi.
– Pour l’instant, on n’a pas le droit. Même majeure, tu restes mon élève.
Si ça se sait, je perdrai mon boulot en un claquement de doigts. Dans cette
école, dans ce milieu, notre histoire ne sera jamais acceptée, ni même
tolérée. On ne pourra pas changer ça.
– Je les déteste tous…, dit-elle en reniflant.
– On a déjà tenu presque une année, il faut juste attendre juillet. Passe tes
examens, qu’on n’ait pas fait tout ça pour rien.
Lemon me sent ailleurs, loin d’elle, perdu dans mes pensées. Elle me
serre un peu plus fort entre ses bras pour me ramener à elle.
– Je n’y arriverai pas sans toi, murmure sa jolie bouche. J’ai besoin de te
voir.
– On ne peut pas. Il faut qu’on arrête, Lemon. Pour l’instant. Fais-le pour
moi…
La fille que j’aime tourne la tête pour s’enfouir entre mes pectoraux, et je
sens mon cœur battre comme un con contre sa joue pendant que je la serre
contre moi.
Je ne sais pas combien de temps on reste comme ça, tous les deux, en
silence, cachés dans le jardin de ma petite maison. Derrière la fenêtre
illuminée, Isaac presse son front contre la vitre et nous regarde nous dire au
revoir.
Lemon
Et j’ai à peu près fait la paix avec mes BFFs en leur apprenant qu’entre
Roman et moi, c’était terminé pour le moment. Que mon cœur battait dans
le vide… et qu’ils devaient m’aider à le remplir, à faire remonter ma jauge
de bonheur, même de loin. Caleb a dit oui sans hésiter, Trinity a ronchonné
quelques mots inaudibles, ils se sont engueulés, j’ai pleuré un peu, on a ri
tous les trois. Et ils ont compris, je crois.
***
À la Saint George’s School, la dernière semaine de cours est une sorte
d’olympiades. On passe un dernier examen dans chaque matière, qui
compte dans le contrôle continu de l’année pour valider ou non notre
diplôme de fin de lycée. Moi, je passe cette dernière semaine avec mon
meilleur ami : le syndrome de l’imposteur. Je n’ai pas Roman près de moi
pour me redire que mes connaissances sont solides et ma réflexion poussée.
Je n’ai pas ma mère pour me trouver « re-mar-quable » et « telllllement
intelligente ». Et mon très cher oncle se contente de me dire, le premier
matin des épreuves :
Juste avant d’entrer dans la salle d’examen, alors qu’on a déposé toutes
nos affaires dans nos casiers pour éviter les tricheries, un certain hipster en
costard distribue à tous les terminales un crayon à papier neuf. J’ai le cœur
en vrac. Il ne croise pas mon regard, ne susurre rien à mon oreille,
n’effleure même pas ma main ou mon dos au passage. Mais autour de mon
crayon jaune parfaitement taillé, je trouve un minuscule morceau de papier
enroulé. Et dessus, cette écriture de gaucher qui me fait exploser le cœur, et
qui dit avec ses petites lettres capitales penchées :
Bien sûr, je fourre ce petit mot dans ma bouche et l’avale sans hésiter.
***
Quand juillet arrive enfin, j’enfile pour la dernière fois cette chemise
blanche parfaitement repassée, cette jupe plissée bleu marine, cette veste
assortie avec l’écusson de Saint George, cette cravate bordeaux que j’ai tant
détesté porter.
Je ris toute seule et rejoins mon copain le portier qui m’attend près de
l’ascenseur.
Je le maudis sur dix générations tout en éclatant de rire. Et c’est dans cet
accoutrement ridicule que je me rends à la cérémonie des diplômes de ce
lycée élitiste qui fait toujours les choses en grand et vous fait vous sentir
toute petite.
Et derrière ses épaisses montures noires et son air détaché, je perçois que
mon oncle barré est au moins aussi ému que moi.
***
– Bravo, ma fille adorée ! Tu l’as fait. Tu n’avais rien pour toi au départ
et tu partais même avec des handicaps. Mais tu as pris tous ces citrons
foireux dans la tête et tu en as fait une citronnade de luxe, ma douce. Je ne
pourrais pas être plus fière de toi.
– Merci maman…
– Va fêter ça comme il se doit ! Il faut que je te laisse… J’ai eu un passe-
droit spécial pour t’appeler mais seulement une minute. Je t’aime, Lemon.
Je te souhaite la plus belle des vies.
– Je t’aime aus… !
Mon oncle ricane et je découvre son boyfriend élégant juste derrière lui,
son bras passé autour des épaules d’Octavia.
***
On rit, tous les quatre. Et le grand Black ajoute avec un petit sourire
malicieux :
Les rires fusent mais Ezra ajoute quand même qu’il est « hyper vexé ».
Après un dessert et quelques embrassades, Octavia lâche son chignon et
grimpe dans un taxi. Puis mon oncle me laisse rentrer seule au penthouse
pendant que lui et son amant parfait vont poursuivre leur soirée dans un
club de jazz underground.
43. Avec lui
Lemon
L’ascenseur me jette dans l’immense salon et il est déjà là, face à moi.
Roman a déplacé un fauteuil et s’est assis juste en face de la double porte
métallique. Cette vision me fige sur place. Il porte toujours son pantalon de
costard mais il est pieds nus, une jambe croisée par-dessus l’autre. Sa
chemise claire a deux ou trois boutons ouverts et les manches retroussées
très haut, ses bras tatoués reposant nonchalamment sur les deux accoudoirs.
À ces mots, ce mec bien informé se redresse sur ses pieds et me fait face.
J’ai le souffle court.
D’un doigt entre ses pectoraux, je pousse le beau brun en arrière et le fait
tomber dans le fauteuil. Il lâche un de ses petits rires rauques et virils qui
me transcendent. Une seconde plus tard, je grimpe à califourchon sur lui et
l’embrasse passionnément. Mes mains dans ses cheveux fous, mes dents
plantées dans ses lèvres, ma langue enroulée autour de la sienne, je le
dévore comme si ma vie en dépendait. Comme si je ne m’étais pas nourrie
depuis des mois.
Roman répond à mon baiser fougueux, joue avec sa langue et glisse déjà
ses doigts partout. Sur mes cuisses nues. Sous ma jupe. Sur mes fesses.
Sous ma chemise. Sur mes seins. Dans mon cou. Ses gestes sont brusques et
j’adore ça. Son sexe pointe entre mes cuisses, enfermé dans son pantalon, et
j’aime le sentir aussi dur, aussi vite.
Il m’attrape par la nuque et tire un peu sur mes cheveux pour me forcer à
le regarder.
Et ses deux mains s’abattent sur les miennes et tirent rageusement, d’un
mouvement net et sans bavure, pour faire sauter les boutons de sa chemise.
J’en écarte les pans, lui dénude les épaules, et je peux enfin admirer sa peau
douce et soyeuse, le dessin de ses abdos affolants, pendant que Roman me
déshabille à son tour.
Jamais je n’ai été regardée comme ça, allumée comme ça, désirée aussi
fort que ça.
Et, toujours assis sur son large fauteuil, le brun introduit un doigt entre
mes lèvres, caresse lentement mon clitoris et s’enfonce dans mon intimité.
Je lâche un premier râle. Un deuxième doigt rejoint le premier, il me
semble, et cette brûlure un peu magique me fait me cambrer en arrière. En
voyant que j’apprécie, Roman sourit puis vient s’attaquer à mes seins. Sans
douceur, il les mord, les suce, les malaxe, attise mes tétons de sa langue et
ma peau sensible de ses dents. Il n’arrête jamais de me caresser et je ne sais
bientôt plus ce que j’aime, où ça me fait du bien, où ça fait presque un peu
mal.
Mais tout le reste, mon esprit, mon cœur, mon âme sont en train de
planer à des années-lumière de là. Au sommet d’un toit-terrasse de
Washington, qui surplombe les eaux du Potomac. Et qui me donne envie de
me jeter dans le vide. Pourvu que ce soit avec lui.
44. Libres, enfin
Roman
Je souris comme un con. L’amour ne rend pas aveugle, il fait bien pire.
Je ne lui en dis pas plus, mais elle comprend probablement ce qui s’est
tramé en coulisses. C’est elle qui a mis cet homme providentiel sur mon
chemin, après tout. Grâce à elle qu’Isaac a non seulement été placé tout en
haut de la liste d’attente, mais aussi que son opération va être entièrement
prise en charge par un fonds caritatif.
Je n’ai plus besoin de mettre de côté des milliers de dollars chaque mois,
plus besoin de bosser pour la haute, plus besoin de vivre le plus grand
amour de ma vie en secret.
***
Isaac est rentré à l’hôpital hier et doit y séjourner plusieurs jours pour
passer une batterie de tests avant qu’on lui attribue le cœur qui lui offrira
une nouvelle vie. Paige a craqué sur un nouvel infirmier du service
pédiatrique et ne quitte plus le chevet de son fils jour et nuit, son meilleur
push-up bien en place. Ma mère continue de préparer des kilos de lasagnes
pour calmer ses angoisses… et a adopté un chaton maigrichon qui s’est
faufilé chez nous pour venir miauler sous les roues de son fauteuil.
Elle cogite trois secondes, dans mon dos, puis lâche de cette voix éraillée
qui me fait des trucs :
– Chesapeake Shore ?
– On a des choses à aller terminer là-bas, toi et moi… Prête ?
De la liberté.
Sur la plage, elle lâche un long soupir et me serre si fort dans ses petits
bras que j’en viens presque à manquer d’air.
– Doucement, Lemon…
– Non, tu es à moi, Roman Latimer. Le premier qui essaie de nous
séparer, je lui arrache le cœur.
– Légèrement extrême, non ?
Je lâche un rire rauque et plonge mon nez dans ses cheveux qui sentent
bon les fleurs, les fruits ou l’un de ces trucs conçus pour faire tourner la tête
des mecs faibles comme moi.
Ses yeux se ferment, elle inspire profondément, puis plonge son regard
brillant dans le mien.
Je frôle son nez du mien puis l’embrasse. Elle sourit, les larmes aux
yeux.
Une vague glacée vient nous lécher les pieds, elle hurle tandis que je la
hisse sur mon épaule et retourne affronter l’océan, comme je m’apprête à
affronter la vie à ses côtés.
***
Même s’il sait pour Lemon et moi, même s’il a déjà goûté à l’une de mes
droites – un soir de beuverie qui remonte à plusieurs années –, Milo
continue de beugler sur ma rebelle à chaque service. Lemon a beau être la
plus rapide et la plus appréciée de ses serveuses, mon pote lui aboie dessus
par principe.
– Tu veux que je lui brise un tibia ou deux ? grogné-je à ma blonde.
– Si tu pouvais plutôt lui sectionner les cordes vocales…
Elle se marre, fière de sa blague, puis dépose un baiser sur mes lèvres qui
lui vaut de se faire engueuler depuis le comptoir. La fille-fusée va servir sa
table en vitesse, en nettoie une autre, est appelée en cuisine, se démène sous
mes yeux admiratifs. Lorsqu’elle termine son service quinze minutes plus
tard, elle me rejoint en glissant ses doigts dans ma tignasse.
Son sourire la trahit, tout comme la manière dont elle remue et serre les
cuisses sous son tablier. Elle a envie de moi, qu’elle veuille bien l’admettre
ou non.
Et plus je la regarde, plus je me dis que ça aurait été vraiment, mais alors
vraiment tragique de passer à côté d’elle, pour une simple histoire d’âge.
Épilogue
Un an plus tard…
Lemon
Roman me sourit et va chercher son neveu qui récolte des bisous sur la
joue tout en reboutonnant sa chemise et en faisant claquer ses bretelles sur
ses pecs inexistants.
– Les bisous c’est OK, lui rappelle Roman. Mais ton cœur n’est pas
encore assez vaillant pour autre chose… Du calme avec les meufs,
compris ? Tu auras tout le temps…
– Il a onze ans et demi, murmuré-je, effarée par cette discussion de
garçons.
– Je suis hyper mature pour mon âge, s’énerve Isaac. Et on t’a pas
demandé ton avis, mamie…
– OK OK, je m’en vais…
***
Képi ne fait même plus de remarques sur nos tenues mais ses yeux
amusés ne peuvent pas s’empêcher de détailler le jean de Roman, son t-shirt
à imprimé moustaches, ses boots aux lacets défaits, mon short déchiré qui
s’effiloche, mes baskets montantes qui ont déjà eu mille vies et ma chemise
à carreaux trop grande qui appartient à mon mec.
Mon oncle lève les yeux au ciel à la seconde où il nous voit sortir de
l’ascenseur.
Quand elle a appris, quand ils ont tous appris pour Roman et moi à la fin
de l’été dernier, on a connu des jours agités. Les réseaux sociaux se sont
enflammés, la Haute société de D.C. s’en est donné à cœur joie dans les
potins les plus racoleurs et les remarques les plus outrées, nos oreilles ont
sifflé comme jamais… Et puis un nouveau scandale a éclaté ailleurs et le
calme est revenu chez nous. Bella n’a pas réussi à m’en vouloir plus d’une
semaine, Octavia s’est contentée de soupirer, mes autres anciens
« camarades » ont peu à peu cessé de se soucier de mes histoires de fesses
et le clan Latimer a fait comme si tout ça n’existait pas.
Depuis un an, je la soutiens dans ses aventures hors des clous. Et ça fait
un bien fou de ne plus être le seul ovni de cette famille.
– Regardez, j’ai posté des avant/après sur tous les anciens Terminales.
– Mais ça intéresse qui, au juste… ? demandé-je, circonspecte.
– Je dois informer le monde, Lemon. Il n’y a pas que toi qui fais avancer
la marche de l’histoire. L’évolution des looks, des coiffures, des poids, des
couples, ça passionne les foules !
– Je te crois sur parole, c’est toi l’experte…
– Votre attention s’il vous plaît ! clame Ezra en faisant tinter un couteau
à poisson sur son verre en cristal.
– Je ne suis pas mieux qu’eux, lui avoué-je à voix basse. Moi aussi,
j’aurais été capable de n’importe quoi pour finir avec toi.
Son sourire se pose sur mes lèvres. Et me fait battre le cœur comme
quand j’étais une gamine de dix-sept ans.
***
Tri se fout des claques, tandis que son voisin lui dit de faire attention au
bébé.
– Tout est possible, les amis, soufflé-je. Devenir parents… ou pas encore.
– On va discuter tous les deux, Lemmy. Merci d’avoir été là… On avait
besoin de t’entendre.
– Tu nous manques…
– Pareil.
Je crois voir Trinity poser une main sur son ventre, juste avant que mon
écran vire au noir et que la conversation soit coupée. Je retourne à la fête en
essayant de ne pas angoisser pour eux. Après tout, ils sont jeunes et libres,
eux aussi.
Lemon
Dans les fringues démodées qu’elle portait déjà il y a sept ans, le jour de
son incarcération, elle avance la tête haute, à grands pas.
– Maman !
– Oh Lemon… Ma Limonade…
– Ta nouvelle vie peut enfin commencer.
Je serre son corps menu contre moi, elle lâche des sanglots lourds
jusqu’à s’en casser la voix. Puis elle me repousse, m’inspecte de la tête aux
pieds et pleure de plus belle.
Mes deux meilleurs amis se pointent à leur tour, leur fille à la main. Ma
mère félicite les parents et s’extasie sur la petite Blueberry qui a maintenant
quatre ans…
– Même s’ils t’ont eue un peu jeunes, si tu veux mon avis… Et qu’ils ont
copié sur moi pour le prénom de fruit !
Des larmes qui vont s’écraser sur le t-shirt bien trop grand que je porte
aujourd’hui, et sur lequel se dessinent les lettres Young and Free.
Fin
Petit catalogue d’Emma Green à l’usage
des nouveaux lecteurs !
(Im)parfait
Just 17
Les séries
Toi + Moi. Seuls contre tous (Prequel : on retrouve Alma et Vadim lors
de leur première rencontre à la fac ! Peut se lire avant le 1 ou après le 2.)
• Les Jeux
La série des Jeux est divisée en deux saisons : la première centrée sur le
couple de Liv et Tristan, et la seconde qui raconte l’histoire de June et
Harry.
Vous pouvez ne lire qu’un tome, les quatre, seulement les deux premiers
ou seulement les deux derniers !
Saison 1
Saison 2
• Les Call Me
Scottish Bastard
Entre Quinn et Dawn, la guerre est déclarée : ils se détestent ! Quinn,
homme d’affaires brillant et sûr de lui, est habitué à tout contrôler. Dawn,
jeune femme pleine de vie, n’a pas l’habitude de rendre des comptes à qui
que ce soit.
Et quand elle décide d’épouser son vieil ami Fergus MacFayden, de
soixante-six ans son aîné, elle a ses raisons. Mais Quinn, qui est le petit-fils
de Fergus, ne l’entend pas de cette oreille et fera tout pour protéger la
famille de cette jeune arriviste : il quitte précipitamment New York pour
rentrer dans son Écosse natale et mettre de l’ordre dans cette situation aussi
révoltante qu’embarrassante.
Mais le plus gênant dans tout ça ? C’est que Dawn ne le laisse pas, mais
alors pas du tout indifférent ! Le reconnaître ? Jamais ! Craquer pour elle ?
Hors de question. Faire comme si elle n’existait pas ? Impossible.
ZNEI_001
Prologue
J’ai si mal !
Mon corps tout entier se désagrège, une déchirure sale qui part du cœur
et s’étire dans les deux sens, bousillant mon cerveau et disloquant mes
membres. Les deux mains plaquées contre ma poitrine, je n’arrive plus à
respirer. J’ai 17 ans, et je suis en train de mourir.
Voilà, il est arrivé, ce moment que mamie Maddie me prédit depuis des
années, celui où l’amour te plante un pieu entre les côtes, et où tu n’as plus
qu’à te recroqueviller sur toi-même pour pleurer pendant des semaines, des
années, puis le reste de ta vie inutile. Ce moment où tu comprends
exactement le sens du mot « douleur », parce que c’est ce que tu es
devenue : une sorte de golem de souffrance infinie, aiguë, qui te lacère de
l’intérieur.
Arrête d’être stupide ! Tu sais très bien ce que tu as vu. Et ne joue pas
l’autruche, ce serait pathétique.
Une boule brûlante se loge dans mon ventre, une colère noire et
visqueuse monte dans mes veines. Putain ! Dans un cri viscéral, je balaie du
bras tout ce qui se trouve sur mon bureau, ordinateur compris. Mes
classeurs, stylos, livres de cours, carnets, tout s’écrase au sol dans un bruit
sourd. Je récupère un cahier qui a échappé à la chute et le jette de toutes
mes forces contre le mur. Deux pages s’en libèrent et s’envolent. Je les
saisis et les déchire en petits morceaux, avant de m’apercevoir qu’il s’agit
du devoir d’histoire que je dois rendre demain. Merde !
Ses mots n’apaisent pas la colère dévorante que je ressens, mais Clara est
inquiète, et je ne veux pas lui faire de mal en me libérant de son étreinte. Je
la laisse m’enlacer quelques secondes et, quand je l’écarte, je lis dans son
expression ce que je ne veux surtout pas entendre.
Ma sœur hésite encore une seconde avant de prendre la parole, sans que
je puisse l’en empêcher :
– C’était une pause ! Je l’aime plus que ma vie même ! Je ne respire que
lorsqu’il est à côté de moi, je n’existe jamais avec autant d’intensité que
quand il me regarde… Je sais que ça sonne comme des propos hystériques
d’ado attardée, mais c’est la vérité, Clara, et tu le sais !
– Charlie ressent la même chose : il t’aime comme un dingue. Tout le
monde autour de vous est jaloux de ce que vous possédez ! Sasha…
personne ne comprend ce que tu as fichu !
Bien sûr, qu’ils ne comprennent pas. Moi-même j’ai du mal à mettre des
mots sur ce qu’il s’est passé… Seule ma grand-mère, la froide et austère
mamie Madeleine, m’a soutenue. Alors que je sanglotais ce matin-là, au-
dessus de mon bol de céréales, elle m’a brièvement entourée de ses bras
pour la première fois de ma vie et m’a chuchoté à l’oreille que j’avais pris
la bonne décision. Qu’un amour aussi grand ne pouvait que causer de la
souffrance et qu’il valait mieux y mettre un terme avant de s’y noyer. Ce
qui arriverait fatalement, parce que la vie était dégueulasse.
Je traverse la ville en courant. Charlie vit avec son frère chez Sofia, sa
grand-mère. J’entre sans frapper dans leur chalet, et me rue à travers le
salon aux lourds meubles de chêne sombre.
– Ta gueule, Ben !
– Sasha, je sais ce que tu dois penser, mais ce n’est pas ce que tu crois…
– Tu n’as pas trouvé mieux, comme excuse débile ? J’ai un trou à la
place du cœur, là !
– J’ai le même depuis un mois, me répond-il tristement.
À cet instant, mon seul désir est de lui crier dessus. L’insulter, lui mettre
une gifle retentissante peut-être, pour soulager mon immense chagrin. Mais
une voix aiguë résonne à l’étage :
– S’il te plaît, il faut qu’on parle ! C’est trop con. Toi et moi, on…
Je me sens mourir.
1
Sasha
Mon attention est tout entière tendue vers l’animal. Temps suspendu. Ma
main se crispe. Pas encore… Pour un bon cliché, j’ai une patience à toute
épreuve. Je ne m’ennuie jamais : je disparais. J’arrive à faire abstraction de
tout, je me fonds dans ma propre respiration, deviens rocher ou arbre et en
possède la même force tranquille. Le temps change d’échelle. Dans la vie
quotidienne, en revanche, c’est plus compliqué, même si j’ai appris à
pondérer mes emportements, après l’accident…
***
Charlie court trop vite pour moi, avec ses longues jambes.
***
– Déjà de retour ? me taquine mon frère Hugo alors que je range l’engin
à côté des autres dans le hangar familial.
– J’ai été poursuivie par un grizzly affamé, mais j’ai réussi à lui échapper
en poussant la moto au maximum. T’inquiète, j’ai esquivé les troncs, cette
fois.
Il grimace. A priori, la plaisanterie n’est pas drôle. À croire que retrouver
sa petite sœur gisant à moitié morte dans la neige, ça doit marquer… Je
passe devant le chenil puis l’enclos des chiens où travaille Bastien. Il est
l’unique employé de notre entreprise, le seul en tout cas qui n’appartient pas
au cercle familial. Je l’aime bien, avec ses cheveux en bataille et son éternel
sourire fiché sur les lèvres. Un joyeux concert d’aboiements me salue.
J’aurais adoré… Mais vu qu’elle m’a laissé trois SMS depuis la veille
pour me le rappeler, je peux difficilement feindre l’amnésie. Je m’écarte du
parc à regret pour la rejoindre.
Sasha
Ormont, la petite ville où j’ai passé toute ma vie, se situe au cœur d’un
massif montagneux qui surplombe la vallée de la Merlaine. La ville
principale du coin, Saint-Paul et ses trente-cinq mille habitants, s’étend tout
en bas en un long serpentin lumineux et présente les commodités que nous
ne possédons pas sur les hauteurs : cinéma, hôpital, musées et des magasins
avec plus de trois rayons. Le flanc opposé de la montagne, de l’autre côté
de la vallée, offre des pistes de ski prisées par les vacanciers, alors
qu’Ormont s’étale sagement à l’abri des regards. Elle a échappé à l’afflux
massif des touristes et elle est demeurée plus sauvage et isolée, ce qui
m’arrange bien. Ici, les maisons au bardage rouge, bleu ou jaune et aux
fenêtres encadrées de blanc se succèdent en une joyeuse farandole, des
bords du lac, gelé en cette saison, jusqu’aux contreforts de la montagne. Et
moi, j’occupe la moitié du premier étage d’une maison. Mon appartement
se compose de trois pièces lumineuses, une chambre, une minuscule salle
de bains et un immense salon-cuisine coupé par un îlot où trône mon
indispensable machine à café. La baie vitrée donne sur les flots tranquilles.
L’été, je profite du spectacle des barques de pêcheurs, des poules d’eau qui
barbotent dans les joncs et des enfants de l’école de voile qui tentent de
faire obéir leur dériveur. Je ne déménagerais pour rien au monde.
Pathétique, oui…
Après avoir pris une douche rapide, j’enfile un jean et un pull fin, mon
uniforme de tous les jours. Au grand désespoir de ma sœur Clara, je passe
peu de temps à soigner mon allure : des vêtements potables, un coup de
brosse pour tenter de discipliner ma crinière folle et un trait d’eye-liner
constituent mes seules concessions à la mode. Mon sandwich chèvre-
raclette à la main, je me jette dans mon fauteuil préféré, les jambes en
travers de l’accoudoir, et je prends le temps de rallumer mon portable,
toujours éteint lorsque je pars photographier. La sonnerie m’a gâché une
belle série de clichés, il y a quelques années, et depuis je ne commets plus
cette erreur… Mettre mon téléphone en mode silence possède un autre
avantage : cela agace ma mère.
***
Je reste bouche bée alors que mamie Madeleine entre dans une
colère noire.
***
« Puisque tu ne réponds pas, c’est toi qui reçois », a précisé Adam à mon
intention.
« T’es cinglé », a répondu sa sœur, Violaine. « Sasha ne cuisine pas : elle
assassine la nourriture ! »
C’est trop tard pour protester et, de toute façon, Vio a raison : je me
débrouille très bien avec les sandwichs et les pâtes. Je maîtrise aussi à peu
près le combo purée-jambon, et c’est tout. Amplement suffisant pour ne pas
mourir de faim. Comme d’habitude, Lia, habituée à régler les conflits dans
sa classe de primaire, a tenté de concilier tout le monde :
« Je réserve au Cagibi ? »
Sasha
Ma sœur, mon frère et elle sont déjà en plein tri des affaires de mamie
quand je franchis la porte de l’appartement.
– Sauve-toi, me chuchote Clara. Pour nous, c’est trop tard mais, toi, tu
peux encore y échapper ! On dira que tu as rencontré l’amour, ou que ton
siphon de baignoire s’est cassé et a inondé ta salle de bains. Fuis !
J’éclate de rire, tandis qu’elle me fait les gros yeux. C’est ma grande
sœur préférée. Évidemment, je n’en ai qu’une, mais entre toutes, c’est elle
que je choisirais quand même. À moins que Wonderwoman ne soit
disponible, parce que ça serait la classe.
– Jamais de la vie !
Il bloque mon bras derrière mon dos en une clé souple et, plus je me
tortille pour me libérer, plus cela me tord le bras. Changement d’optique. Je
projette mon pied en arrière, et je manque d’envoyer valdinguer un
guéridon et les bibelots posés dessus. Clara et maman ne nous regardent
même pas, habituées à nos combats de coqs. J’adopte un ton exagérément
raisonnable et lance :
– Hugo, on sait tous les deux que je me libère quand je veux, mais je me
sens d’humeur magnanime aujourd’hui : pour préserver ta réputation, je
vais faire semblant d’abandonner, OK ?
Ça, c’est minable ! J’ai beau avoir fait des études de biologie et souhaiter
faire carrière dans la photographie animalière, les araignées et moi
n’entretenons pas les relations les plus chaleureuses qui soient. On se
respecte de loin, disons. Totalement illogique, j’en ai bien conscience.
J’essaie de biaiser :
Lorsque je suis allée la voir à l’hôpital, quelques jours avant sa mort, elle
a elle-même évoqué un secret, entre deux délires hallucinatoires dans
lesquels elle hurlait à des gens de la laisser tranquille. Et quand j’ai essayé
d’en savoir plus, elle m’a sèchement rétorqué que, le principe d’un secret,
c’était de rester secret, et que les médicaments lui faisaient dire n’importe
quoi…
Pourtant, alors que son cercueil descendait dans la tombe béante, dans le
cimetière sous la neige, j’ai eu la terrible sensation que nous n’enterrions
pas la bonne personne. Que mamie Maddie n’était pas que la Reine des
glaces, cette vieille dame froide et hautaine, arrivée à Ormont après son
mariage au bras de papi, et qui ne s’était jamais vraiment intégrée.
Je sais ce qu’ils pensent, tous les trois : je me montre trop curieuse. Mais
ce n’est pas que ça. Je ne saurais pas comment l’exprimer avec précision ;
pourtant, je sens que ce secret pèse sur moi également, d’une façon sourde
et inexplicable.
À suivre,
dans l'intégrale du roman.
Disponible :
My furious lover
Onze ans auparavant, Sasha et Charlie se sont follement aimés. Mais depuis
qu’un terrible accident les a séparés, Sasha a choisi son arme : la colère
plutôt que les larmes.
Alors, quand Charlie ressurgit dans la petite ville d’Ormont, la jeune fille ne
veut pas en entendre parler ! Pourtant, le destin semble bien décidé à les
réunir.
Entre une confrontation sur un lac gelé, une rencontre inopinée dans un bar
et un tête-à-tête dans un ascenseur, Sasha n’arrive pas à échapper au regard
brûlant de Charlie, et ses convictions vacillent : est-ce que, derrière la
colère et le mépris, il reste quelque chose de leur amour ?
Est-ce que tout est réparable ? Alors que le Charlie d’avant affleure sous le
Charlie qu’elle déteste, Sasha commence à penser que oui.
Mais un lourd secret de famille pourrait bien lui donner tort…
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© Edisource, 100 rue Petit, 75019 Paris
Décembre 2019
ISBN 9791025748145
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