Just 17 (Emma Green)

Télécharger au format pdf ou txt
Télécharger au format pdf ou txt
Vous êtes sur la page 1sur 381

Suivez-nous sur les réseaux sociaux !

Facebook : facebook.com/editionsaddictives
Twitter : @ed_addictives
Instagram : @ed_addictives

Et sur notre site editions-addictives.com, pour des news exclusives, des


bonus et plein d’autres surprises !
Disponible :

The Dominant
Gabriel obtient toujours ce qu’il désire. Dans les affaires, contre ses rivaux,
avec les femmes… Rien ni personne ne lui résiste.
Il compte bien faire céder Sophia… et savourer sa victoire. Car il ne l’a pas
choisie au hasard.
Sauf que Sophia le défie, lui file entre les doigts et s’insinue peu à peu dans
son cœur.
Ce n’est pas du tout ce qui était prévu !
Et le plan soigneusement mis au point par Gabriel risque bien de se
retourner contre lui…

Tapotez pour télécharger.


Disponible :

The Virgin’s Price !


Heaven a toujours vécu une existence de rêve au sein de la jeunesse dorée
de New York.
De fêtes déjantées en boutiques de luxe, de brunchs extravagants en
vacances paradisiaques, elle n’a jamais eu à se soucier de rien… jusqu’à
l’arrestation de son père dans un scandale financier.
Les comptes sont gelés, son nom est terni, sa mère se voile la face en
dépensant sans compter l’argent qu’elle n’a pas, et Heaven doit
brusquement lutter seule pour continuer ses études, survivre et payer les
avocats de son père.
C’est dans ces conditions qu’elle croise Jude Crawford, arrogant, moqueur,
sexy, irrésistible… qu’elle doit fuir à tout prix. Ce n’est pas le moment de
se laisser séduire et il ne doit rien savoir de ses secrets inavouables !
D’autant que, accablée de dettes, isolée et désespérée, Heaven se résout à
l’impensable : vendre sa virginité aux enchères.
Contre toute attente, c’est Jude qui l’emporte. Mais celui qu’elle prend pour
son sauveur pourrait se révéler le pire des bourreaux…

Tapotez pour télécharger.


Disponible :
Noël part en vrille et ma vie aussi !
C’est fou comme tout peut basculer vite ! En une matinée, Sonia perd son
café, son vélo, son portefeuille, sa dignité, sa promotion… et elle se
retrouve condamnée à des travaux d’intérêt général !
En pleine période de Noël, on a vu mieux… Mais elle refuse de se laisser
abattre ! Elle va mener chaque tâche à bien, qu’il s’agisse de nettoyer les
routes ou de se déguiser en Saint Nicolas sur un âne capricieux.
Ça ne l’empêchera pas de déguster des biscuits, de profiter des
illuminations, et de savourer les premiers flocons de neige.
Au milieu de tout ça, il y a Miki. Il est séduisant, sûr de lui, mystérieux… et
il adore la rendre dingue !
L’embrasser ou le bombarder de boules de neige ? Sonia hésite encore…

Tapotez pour télécharger.


Disponible :

Savage
Casey est l’étoile montante du freefight, en chemin pour les Jeux
olympiques.
Il est implacable, tourmenté et mystérieux.
Aria est nageuse, déterminée et tendue vers un seul but : remporter les Jeux.
Entre eux, c’est électrique et puissant dès le premier regard.
Céder au désir, c’est une évidence. Admettre ses sentiments ? Ce sera la
plus grande épreuve de toutes !

Tapotez pour télécharger.


Disponible :

L’homme idéal est une licorne comme les autres


Laly, 25 ans, institutrice et célibataire, rêve du grand amour à travers les
pages de ses romances préférées, sans jamais l’avoir connu.
Jusqu’au jour où elle décide de se créer elle-même sa romance. Son boss ?
Son coloc ? Ou peut-être un sportif ? Ou une star de ciné ? Lequel sera le
bon ?
Aidée par ses amis de toujours et d’une imagination sans limite, elle
approchera les incarnations de ses fantasmes les plus secrets, qui
l’emmèneront loin de son quotidien…
Et si, au milieu de tous ces inconnus, elle croisait réellement son homme
idéal ?

Tapotez pour télécharger.


Emma Green
JUST 17
Prologue

Lemon

Ça fait dix-sept ans que ma mère me répète la même phrase :

– « When life gives you lemons, make lemonade. »

Quand la vie te donne des citrons, fais-en de la citronnade.

C’est de ce mantra que je tiens mon prénom, Lemon. Ça fait dix-sept ans
que je déteste prodigieusement cette phrase, autant que je déteste ce prénom
qui n’en est même pas un. Merci maman.

Et cette fois, il va m’en falloir de la détermination, du courage et de


l’optimisme pour transformer tous les citrons que je me prends dans la tête
en un breuvage buvable.

À la vôtre !
1. Tout faire péter

Lemon

« Space Oddity » à fond dans les oreilles, je lève les yeux vers la façade
du monstre à treize étages qui semble vouloir chatouiller les nuages. Tous
les immeubles ont la même gueule ici, la même allure arrogante et
aristocratique, les mêmes pierres alignées, les mêmes escaliers soignés, les
mêmes porches à colonnes et, plus haut, à presque chaque niveau, les
mêmes balcons arborés.

Je hais Washington DC.

Je hais en particulier ce quartier où les signes extérieurs de richesse te


sautent à la gorge. Bagnoles rutilantes, visages liftés, colliers de perles
entrelacés de diamants, costards-cravates à plusieurs milliers de dollars,
gosses en habits de créateurs, chiens « groomés » une fois par semaine :
tout brille à Georgetown. Tout se veut léché, clinquant, raffiné.

Tout sauf moi.

Pas très fraîche après un interminable voyage en train, mon vieux sac de
gym en travers de ma poitrine, une petite valise à chaque main, je passe le
porche et m’approche de la majestueuse porte d’entrée à tourniquet. C’est à
ce moment-là qu’un portier en uniforme de majordome se précipite sur moi.

– Je peux vous aider, mademoiselle ?

Je viens d’atterrir dans une dimension parallèle, je ne vois que cette


explication. Ou je divague, la faim et la fatigue me donnent des
hallucinations. Cette redingote grise et ce képi à liseré doré ne peuvent pas
être réels.
Ou alors je suis prisonnière d’un téléfilm de Noël, je vais bientôt
découvrir que je suis une richissime héritière, que je dois ouvrir une petite
pâtisserie, une librairie ou un salon de thé pour sauver l’âme de ce quartier,
qu’il va se mettre à neiger en plein mois de septembre et que je m’apprête à
rencontrer l’amour de ma vie dans trois, deux, un…

– Mademoiselle ? insiste mon mirage.

Ou peut-être que non.

Je retire mon casque, l’enroule autour de mon cou et quitte à regret


David Bowie.

– Il me semble que vous n’avez rien à faire ici.


– Vous devez mourir de chaud, là-dedans…, marmonné-je à celui qui me
barre le chemin. Mais si vous voulez vraiment m’aider, payez-moi le billet
retour pour la Nouvelle-Orléans…
– Je vous demande pardon ?

Le concierge n’a pas l’air d’apprécier mon ironie. Il doit probablement


me prendre pour une mendiante, une SDF, une junkie – ou les trois à la fois
– et se demande sans doute comment me foutre dehors vite fait bien fait,
sans provoquer d’esclandre.

– J’habite ici à partir d’aujourd’hui, lui balancé-je sur un ton peu amène,
avant de lâcher mes valises à ses pieds.

Pensant sûrement avoir affaire à une mythomane, le type en képi coule


des yeux incrédules vers moi, puis m'offre un petit sourire apitoyé.

– Je vous rassure, vivre tout en haut de « La Haute », cette idée me


semble totalement absurde à moi aussi, lui précisé-je.
– Je n'ai pas le temps pour vos plaisanteries, mademoiselle…
– Ezra Chamberlain, ça vous dit quelque chose ?
– Pardon ?
– J’ai sa clé.
Je sors le précieux sésame de la poche arrière de mon short et l’agite
sous les yeux méfiants du portier.

– M. Chamberlain occupe le penthouse, récite alors le cerbère. Et


possède tout l’immeuble…
– Je suis au courant. Vous me montrez le chemin ou pas ?
– Vous lui voulez quoi, exactement, à M. Chamberlain ?

Il faut croire que sa politesse a des limites. Et sa façon plus que zélée de
faire son boulot me donne légèrement envie de jouer avec ses nerfs…

– J’ai 17 ans, lui 31 : je ne suis clairement pas sa maîtresse. Ce serait


déplacé.
– Clairement.

Le type n’est pas déstabilisé par mon aplomb. Un peu plus et il va finir
par me plaire…

– Il m’aurait engagée comme bonne à tout faire ? tenté-je alors.


– M. Chamberlain emploie déjà des employés de maison, mais
uniquement de manière sporadique. Il aime sa tranquillité.

OK. Il est temps de sortir l’artillerie lourde.

– Et si j’étais sa fille cachée ?


– Bien essayé, mais je ne crois pas, non, fait-il en me passant en revue de
la tête aux pieds.

Mon short en jean destroy n’a pas l’air de convaincre mister Redingote.

– Vous voulez vraiment savoir la vérité ? lui glissé-je alors.

Passablement agacé, le portier fronce les sourcils, je m’approche de lui et


lui murmure ces quelques mots à l’oreille :

– Je suis une terroriste venue tout faire péter…


Tout à coup, quelque chose vibre dans la poche intérieure de sa veste.
L’homme droit comme un « i » se saisit de son téléphone et lit en silence le
message qu’il vient de recevoir. Une quinte de toux lui échappe, puis le
pingouin crispé m’adresse soudain son sourire le plus affable.

– Bienvenue chez vous, miss Chamberlain. Je m’excuse pour le


malentendu : nous sommes ravis d’accueillir la nièce du propriétaire des
lieux. Laissez-moi m’occuper de vos bagages et suivez-moi je vous prie.
– C’est beaucoup moins drôle maintenant que vous savez qui je suis…,
grommelé-je en lui emboîtant le pas. On peut continuer à dire que je suis
une meurtrière sanguinaire ?

Képi m’ignore superbement et me guide à travers un grand hall en


marbre digne d’un palace.

– L’ascenseur pour le penthouse est par ici, il est réservé exclusivement à


votre oncle… et ses invités bien entendu.
– Ça ne vous fait pas peur de vous retrouver enfermé avec une
dangereuse criminelle pendant treize étages ?
– Mon métier comporte des risques, je suis prêt à les assumer…, répond
mon nouvel ami en souriant presque.
2. Qu'est-ce que je fais là ?

Lemon

Personne dans l’appartement où mes yeux se perdent déjà face à


l’immensité, mais un petit mot m’attend sur la console de l’entrée.

Bienvenue Lemon,
Fais comme chez toi, tant que tu n’oublies pas que c’est chez moi.
Ezra

J’imagine parfaitement son long visage délicat, son sourire espiègle et


ses yeux bruns rieurs. C’est quasiment la seule image que j’ai gardée de
mon oncle, ce bel homme dans la trentaine, allure de dandy, politicien de
métier si j’ai bien suivi, que je n’ai croisé que quatre ou cinq fois dans ma
vie. De tout le clan Chamberlain, il est le seul à avoir accepté de m’héberger
cette année.

Au moins jusqu’à ma majorité.

On ne peut pas dire qu’il manque de place. Je ne sais pas à quoi sert le
premier petit salon, vu qu’un autre s’étend à perte de vue jusqu’à une baie
vitrée en angle qui donne sur la rivière Potomac. Je déteste par principe cet
endroit… mais la vue me coupe le souffle. Je reste longtemps avec le front
collé sur la vitre et cette phrase qui me passe et me repasse devant les yeux,
comme entraînée à l’infini par les eaux sombres du fleuve : « Fais comme
chez toi, mais c’est chez moi. »

Je me retourne enfin en soupirant, blottie dans l’angle de cet appartement


bien trop grand, bien trop propre, bien trop luxueux pour y accueillir une
adolescente de dix-sept ans débarquant de sa Louisiane en short en jean
déchiré, baskets sales et mauvaise humeur caractérisée.
Et pourtant me voilà, debout au milieu de ce penthouse dont je ne peux
même pas imaginer le prix : je perds le fil au bout de quelques zéros.
J’observe les hauts plafonds en me tordant le cou, les meubles design
reposant sur des dizaines de tapis anciens disposés de travers avec une
fausse négligence, le parquet sombre et vernis qui brille tellement que je
peux m’apercevoir dedans.

– Mais qu’est-ce que tu fous là, toi ? demandé-je à mon reflet.

Je marche lentement jusqu’à la cuisine moderne mais pas du tout à mon


goût : placards en bois laqué, poignées en laiton doré, plans de travail en
marbre luisant, énorme frigo américain à la façade miroir… C’est fou
comme ces gens aiment le clinquant. Alors que j’ai grandi avec une mère
qui a chiné tout ce qu’elle possédait en brocante, qui m’a appris à aimer le
patiné, le vintage, les fringues dénichées en friperie et les objets d’occasion
qui ont déjà eu plusieurs vies.

« Si ça brille, c’est qu’il faut gratter pour aller voir ce qui se cache sous
le vernis, Lemon… »

Je secoue la tête en entendant la belle voix cassée de ma mère qui me


manque. J’arpente les pièces suivantes en y jetant seulement un œil, bureau
cossu, salle à manger fastueuse, enfilade de chambres qui ont toutes l’air
inhabitées sauf une : sur un grand lit reposent trois housses à vêtements
transparentes semblant contenir des… uniformes. Je m’en approche
doucement et découvre un petit morceau de papier planté sur l’un des
cintres et marqué à mon nom.

Lemon Chamberlain

Plus aucun doute : cette chambre est la mienne. Et ça ne fait pas un pli
non plus : j’ai besoin de parler à quelqu’un. Je retourne en courant jusqu’à
l’entrée, sors de mon sac mon vieux PC portable recouvert d’autocollants et
l’allume tout en revenant vers la chambre. Je farfouille sur le bureau en bois
clair, ignore les brochures de lycée mises en évidence et trouve un petit
carton plié avec le mot de passe du WiFi. Je ne peux pas m’empêcher de me
demander si mon oncle compte me traiter longtemps comme la cliente VIP
d’un hôtel. Peut-être qu’on s’habitue vite à tout ce confort, vu comme c’est
pratique… Mais c’est tellement loin de mon monde et de mes habitudes de
vie que ça me gêne. Je crois que je ne suis pas près de m’y faire.

Je vais m’adosser à la porte fermée et me laisse glisser jusqu’au sol


pendant que mon Skype s’agite. La magie d’Internet me transporte en
quelques secondes jusqu’en Louisiane et dans la chambre de mon meilleur
ami. Une seule heure de décalage horaire : je trouve Caleb dans la même
position que moi, assis par terre à côté de Trinity, la troisième roue de notre
carrosse bancal mais qui nous a toujours menés loin. Ensemble. Depuis la
maternelle.

– Vous êtes là ! m’écrié-je.


– Ouais… Et pas toi, râle ma meilleure amie.
– C’est pas comme si elle avait le choix…
– Je serais jamais partie, moi.
– Trinity, commence pas…
– Ben vas-y, Caleb, défends-la.

Et tous les deux se mettent à se chamailler comme toujours, mais surtout


comme si je n’existais pas. J’observe sa dégaine à lui, son crâne quasiment
rasé pour cacher à quel point il est blond, ces chiffres romains tatoués sur
son avant-bras qui ont rendu ses parents fous de rage et lui ont valu trois
mois sans sortir, ses dents du bonheur à elle et ses dreadlocks courtes qui
s’agitent quand elle s’énerve – c’est-à-dire lors une phrase sur deux. J’ai un
pincement au cœur de les connaître si bien et de les savoir si loin. Parce
qu’il n’y a qu’eux qui me connaissent comme ça.

– Eh, je vous rappelle que c’est moi qui viens d’être déracinée, privée
d’une mère, forcée à déménager et à changer de lycée après juste deux
semaines de cours, envoyée dans une école privée où je ne me ferai jamais
d’amis et où on va même m’imposer comment m’habiller.
– Je crois qu’elle gagne…, chuchote le blond.
– Ouais, t’as gagné…, confirme la brune.
– Merci, pas la peine de m’envoyer le trophée. Il y a déjà des bibelots
rutilants et inutiles partout ici…
– Alors, montre le palace ! lance Caleb.
– Non, les uniformes ! essaie Trinity.
– J’ose même pas aller les regarder…, soupiré-je.
– Quand même, je t’en veux toujours d’être partie ! gémit ma copine.
T’aurais dû te rebeller et rester !
– Et j’aurais vécu où, hein ? Chez toi avec tes quatre frères et sœurs ?
Toute seule dans la cave de Caleb pleine de ragondins ? Surtout n’hésite pas
si t’as d’autres bonnes idées comme ça.

La jolie Black mâchouille un long bonbon rouge enroulé autour de son


index puis m’adresse un doigt d’honneur à peine dissimulé.

– Bon, on peut voir ta chambre ou pas ? insiste Caleb. Juste pour savoir
si je commence à économiser pour venir te rendre une petite visite
d’environ six mois.
– Toi, si tu me lâches aussi, je t’enferme à la cave avec tes ragondins, le
menace Trinity.
– C’est fou, remarqué-je. Même de loin, vous êtes fatigants !

Mes deux copains se marrent et je me lève pour promener ma webcam


dans la vaste chambre, qui doit mesurer quatre fois celle que j’occupais à
Timberlane, mon petit patelin de Louisiane. Je leur montre le papier peint
doux aux motifs irisés, les tableaux abstraits aux couleurs vives, le vieux
miroir cuivré, le couvre-lit beige parfaitement repassé, les dizaines de
coussins rappelant les teintes des tableaux, la console blanche laquée qui
me servira apparemment de bureau, la petite bibliothèque en bois clair et
déjà remplie de livres de cours, le joli fauteuil en cuir à roulettes digne
d’une businesswoman, l’immense dressing encore vide mais qui fait couiner
Trinity, et enfin l’ordinateur tout neuf à l’écran géant et au clavier extra-plat
qui laisse Caleb muet.

Ni eux ni moi n’avons l’habitude d’un tel luxe, d’une telle sophistication.

– C’est presque trop, non ? susurré-je, mal à l’aise.

Je me sens bizarre, soudain, pas à ma place et terriblement gênée pour


mes meilleurs amis dont je partage les galères depuis qu’on se connaît.
Douze ans. La première rentrée à l’école. Jamais été séparés depuis. Même
classe, même quartier, même vie. On n’avait pas grand-chose, tous les
trois… Des maisons sans charme dans une petite ville morte, des familles
dysfonctionnelles ou à peine mieux, des petits jobs mal payés le soir et le
week-end pour se faire de l’argent de poche, des cours au lycée qui nous
ennuyaient profondément mais qui aidaient à passer le temps. Et aucune
folle histoire à raconter. Mais on s’en contentait très bien : on ne brillait pas,
nous trois, mais on avançait dans l’ombre et on aimait ça.

Notre trio nous rendait plus forts. Nous gardait vivants.

Et tout à coup, il y a comme un monde entre nous. Je sais de moins en


moins ce que je fais là. Le mal du pays me gagne mais je ne me sens pas le
droit de me plaindre.

– Je vais vous laisser…


– Déjà… ?
– OK…
– Mon oncle ne va pas tarder à rentrer, inventé-je. Mais on se reparle
bientôt !
– Nous oublie pas !
– Jure que tu rentreras pour Noël !
– Ou avant !
– Et envoie une photo de ton uniforme, quand tu seras dedans.
– J’essaierai…
– Si ta grosse tête passe encore le col, lance Caleb en se marrant
mollement.
– Et si tes chevilles arrivent encore à rentrer où que ce soit, renchérit
Trinity avec un demi-sourire.
– J’aime pas quand vous êtes d’accord comme ça, c’est louche…
– Ouais…, répondent-ils en chœur.

Je laisse échapper un soupir triste, mon meilleur ami le perçoit.

– Tu vas vraiment nous manquer, Lemmy.


– Mais t’es quand même une traîtresse !
Trinity renifle bruyamment. Elle joue les dures, mais c’est peut-être la
plus sensible de nous tous.

– Allez manger un gombo chez Jim pour moi… Extra-spicy !


– Parce que tu comptes partager ton caviar, toi ? rétorque ma pitbull de
meilleure amie.

Caleb se marre et la fait taire en lui jetant un coussin en pleine face. Je


coupe Skype avant que mes larmes aux yeux me trahissent. J’abandonne
mon vieil ordinateur portable sur le bureau à côté de celui flambant neuf. Et
je me décide enfin à aller découvrir ces déguisements qui sont censés
m’habiller tous les jours de toute cette maudite année.
3. Pas si joli

Lemon

J’ai fui lâchement, suis allée descendre une canette de soda trouvée dans
le frigo, avant de revenir les affronter.

Chemise blanche, veste et jupe bleu marine, cravate et écusson bordeaux.

Ces trois uniformes que je suis en train de déplier en faisant la grimace


représentent tout ce que je déteste. Ils réussissent l’exploit d’être à la fois
prétentieux, standardisés, rétrogrades, sans âme, sans vie… et
merveilleusement sexistes.

– Que tu le veuilles ou non, tu porteras une jupette bien courte, une


chemise moulante et une veste cintrée, femme ! entonné-je d’une voix
d’homme préhistorique.

Faites qu’il n’y ait pas de caméras de surveillance, dans le coin…

Par miracle, le dernier ensemble est assorti d’un pantalon et non d’une
jupe, mais ça ne m’empêche pas de le haïr presque autant que les deux
autres.

– Ce n’est pas un fut’ qui me sortira de cet enfer, murmuré-je.

Face au miroir, dans cette chambre de crâneuse, je serre les dents et me


déshabille avant de passer le déguisement. Je boutonne la chemise, zippe la
jupette, clippe la cravate et enfile la veste bleue en dernier. Une fois
enfermée dans ce costume étriqué, je me force à étudier de près l’espèce de
blason moyenâgeux cousu sur mon sein gauche et sur lequel ressort
distinctement en lettres blanches :
Saint George’s School

– Exactement le même écusson que ta mère a détesté porter il y a vingt


ans…

Je sursaute au son de cette voix, me retourne brusquement en direction


de la porte et croise le regard contrit de mon oncle en costard gris et lunettes
à épaisses montures noires.

– Bonjour, Lemon. Désolé, je ne voulais pas te faire peur.


– Bonjour…, bredouillé-je en croisant les bras comme si j’avais une
nudité à cacher.
– Je sais, je ne vis plus seul désormais : il va falloir que je prenne
l’habitude de frapper. Mais pour ma défense, la porte n’était pas fermée…

Je me contente d’une moue contrariée et cet étranger au sourire agréable


s’invite dans « ma » chambre en me tendant la main. Je décline ce geste
étrange, à mi-chemin entre politesse rigide et tendresse too much, alors Ezra
range sa main dans sa poche et ajoute doucement :

– Tu vas t’y faire Lemon, je te le promets.


– À quoi, exactement ?
– À tout. Cette ville, cet appartement, cette famille, cet uniforme, cette
nouvelle vie. Je sais que ça ne sera pas évident au début, mais…
– Tu penses vraiment pouvoir te mettre à ma place ?

Je ne voulais pas l’agresser, c’est sorti tout seul. Mais Ezra n’a pas l’air
de m’en vouloir. Il s’adosse au mur de ma chambre et me confie d’une voix
patiente :

– J’étais destiné à être chirurgien, j’ai choisi la politique. On attendait de


moi que je rejoigne le camp des Républicains, je suis devenu le conseiller
d’une sénatrice démocrate. Je devais épouser une belle et riche héritière,
pondre trois ou quatre gosses à la lignée parfaite, il se trouve que j’aime les
hommes et que je ne tiens pas à engendrer qui que ce soit. Ta mère et moi,
on a toujours été les moutons noirs des Chamberlain. Mais elle a choisi de
partir, moi de rester.
Ma gorge se serre en l’entendant évoquer ma mère. Je n’en reviens pas
qu’il se confie à moi comme ça, qu’il s’ouvre quand mon premier réflexe a
été de lui sauter à la gorge. Je me rends compte qu’il me veut peut-être du
bien finalement, que maman avait raison à son sujet.

– C’est pour ça que je n’ai pas rejeté Portia comme tous les autres,
continue-t-il. Pour ça que je suis le seul de la famille à être venu vous
rendre visite en Louisiane. Et aussi pour ça que tu es là, chez moi, à tenter
de prendre un nouveau départ. Si tu y mets du tien, je vais tenter de faire
pareil. Je n’ai jamais élevé d’enfant et encore moins d’ado, je sais que tu
n’as pas été super gâtée en matière de parents, mais peut-être qu’on peut
essayer d’être amis, toi et moi.

Soufflée par sa franchise, je l’observe sans parvenir à trouver les mots.

– Je… Je ne voulais pas… Je suis désolée… Merci de…


– Lemon, je n’attends ni excuses ni remerciements. Je veux juste aider.
J’ai 31 ans, je mène une vie parfois bien remplie et parfois dissolue, une
carrière qui me laisse très peu de temps pour prendre soin de qui que ce soit
d’autre que moi. Mais tu es ici chez toi, tu ne manqueras de rien, de
nombreuses portes vont s’ouvrir sur ton chemin si tu as envie de les
emprunter. La seule chose c’est que je ne pourrai pas toujours te tenir la
main. Tes choix t’appartiennent, il va falloir que tu sois indépendante.
Compris ?
– Ezra ?
– Oui ?
– Tu pourrais commencer par me nourrir ?

Le politicien aux beaux et grands discours lâche enfin un éclat de rire qui
parvient à me réchauffer un peu à l’intérieur. Il défait sa cravate de créateur,
se débarrasse de sa veste et me fait signe de le suivre jusqu’à la cuisine. Je
m’attends à ce qu’il ouvre des placards, sorte de la vaisselle, quelque chose
du frigo, mais sur l’îlot central en marbre, il fait glisser jusqu’à moi tout un
tas de prospectus.
– Pizza, japonais, mexicain, chinois, grec, poulet frit, marocain, french
cuisine ?
– Je… Je peux cuisiner si tu veux…
– Fais ton choix, insiste-t-il en me tendant une petite bouteille de thé
glacé. Livrés en quinze minutes chrono !
– Je… Je n’ai pas de monnaie sur moi.

Mon oncle marque un temps d’arrêt, remonte ses lunettes pour mieux me
fixer droit dans les yeux, puis soupire en collant son portable à l’oreille. Il
passe trois coups de fil d’affilée en tout juste deux minutes, commande une
pizza Margherita avec supplément fromage, des sushis et deux salades au
nom interminable qui m’échappe totalement.

– Tu es fou, il y en a pour douze !


– La prochaine fois, tu ne feras pas ta mijaurée et tu choisiras quand je te
le demande, me répond l’insolent avec un sourire avant de se servir un verre
de vin blanc.

Comme il l’a annoncé, les livreurs se succèdent à une vitesse folle et


mon ventre se remplit plus vite que la musique. Au milieu de ce dîner
gargantuesque, Ezra appuie sur une télécommande et la voix de ma mère se
met à résonner en fond sonore. Je repose ma part de pizza et me tourne vers
l’enceinte qui laisse échapper ses belles notes jazzy.

– Tu… Tu as son album ?


– Je l’écoute souvent, me confirme son plus jeune frère.
– Vous avez dix ans d’écart, c’est ça ?
– À peu près, oui. Et malgré ça, on était liés plus fort que les autres,
Portia et moi.
– Elle t’a abandonné, toi aussi…, réalisé-je alors.

Ezra boit une gorgée de vin, baisse un peu le son et me sourit tristement.

– Il y a dix-neuf ans, elle a tout quitté pour la musique et pour l’amour.


C’était ça ou elle crevait ici. Elle avait besoin de s’enfuir de cette cage
dorée et j’étais trop jeune pour la suivre… Mais j’ai admiré son courage, je
l’ai enviée.
– Tu ne lui en veux pas ?
– Non. Ma sœur a choisi sa vie. Elle a choisi la liberté. Et sans ça, tu ne
serais jamais venue au monde…
– Devenir chanteuse… Vivre de petits concerts par-ci par-là… Suivre un
mec qui ne voulait pas d’elle… Avoir un enfant toute seule à 22 ans…
Couper les ponts avec toute sa famille… Elle n’a pas arrêté de faire les
mauvais choix, murmuré-je dans un soupir las.
– C’était son droit.

Je plonge mes yeux dans son regard brun profond et devine que cet
homme a en lui plus de combats et de colère que son sourire rayonnant le
laisse croire.

– Je sais que tu lui en veux… Mais la pression que ta mère a ressentie, je


la connais bien. En étant gay dans ce milieu, au sein de cette famille où on
attend de toi que tu files parfaitement droit…
– Ils le savent ?
– Je n’ai jamais fait de coming out officiel, les gens s’en doutent mais
n’en parlent pas. J’ai choisi de vivre ma vie discrètement, comme je
l’entends mais sous silence. C’est plus simple pour moi. Tant que je ne fais
pas de vagues, mes proches s’en accommodent.
– Tu ne fais rien de mal !
– Je n’ai pas eu le courage de ta mère, avoue le dandy en souriant. De
crier haut et fort qui je suis. Elle était une artiste, une âme libre,
virevoltante, elle étouffait ici. Elle a bien fait de partir. Ils ne lui ont jamais
pardonné, moi si. Mais je ne l’ai pas imitée, parce que j’ai vu aussi le mal
que ça lui avait fait.
– Elle n’a jamais réussi dans la musique, mon père l’a larguée avant ma
naissance… Et aujourd’hui…
– Aujourd’hui on l’écoute et on chasse les mauvaises pensées !

Mon oncle monte à nouveau le volume et la voix de ma mère nous


enveloppe comme de la soie. Les larmes aux yeux, je tends la main à
l’homme qui m’a ouvert sa porte et serre sa paume dans la mienne. Il sourit
à ce contact. Je grimace en me rappelant que je suis tout sauf tactile,
normalement. Mais à cet instant, Ezra Chamberlain est à peu près tout ce
que j’ai. Tout ce qui me reste de famille. Et je me sens soulagée d’avoir
atterri chez lui.

Mais le moins pire de tous se charge vite de me remettre les idées en


place. Petite piqûre de rappel sur l’amertume de la vie.

– Je ferai de mon mieux pour te protéger, Lemon. Mais crois-moi, tout


n’est pas si joli par ici. Aussi brillant, aussi propre, aussi séduisant que ça
en ait l’air. Il va falloir que tu apprennes à déjouer les tours de certains
esprits malveillants qui voudront te renvoyer d’où tu viens.
– Je sais, marmonné-je. Les citrons dans la gueule, la limonade qu’il faut
faire quand même…
– Quoi ?
– Rien rien, Ezra. Rien.

Et je mords dans ma pizza hors de prix, au goût soudain amer.


4. C'est personne

Lemon

Je savais que la Saint George’s School serait un tout autre monde que le
mien, mais je n’aurais jamais imaginé ça. Des garçons en chemise blanche,
veste chic et cravate bordeaux, qui ont l’air d’avoir été habillés comme ça
toute leur vie, des filles sophistiquées aux jambes parfaites et coiffures
étudiées, des adolescents radieux sans le moindre signe de lutte intérieure,
des sourires éclatants, des voix qui portent, des sacs et des chaussures qui
brillent. Tout le monde se ressemble ou presque. Et personne ne semble
manquer d’assurance, d’allure ou d’ambition.

Caleb et Trinity détesteraient autant que moi cette bande de flambeurs


insouciants… Ils n’ont pourtant pas des gueules d’ange. Et je ne sais pas
trop ce que je trouverais sous le vernis, si j’avais la mauvaise idée de
gratter. Tout chez eux me semble dangereux.

Je me fais toute petite en avançant dans le grand hall du lycée où sont


alignés les casiers aux portes métalliques rutilantes. Même les cadenas
m’éblouissent. Je perçois des bribes de discussions politiques, des
plaisanteries que je ne capte pas, et à chaque pas en avant, c’est comme un
rouleau compresseur qui m’avale. M’écrase. Je n’aurai jamais la repartie,
l’audace, la fierté suffisantes. Jamais les codes. Même me fondre
simplement dans la masse me semble soudain au-dessus de mes forces. Je
n’ai jamais été aussi consciente de mes longs cheveux ni blonds ni bruns,
juste lâchés, de ma frange ni raide ni bouclée, de ma taille tout juste
moyenne, de mon absence de maquillage. Je me sens déguisée dans ce
chemisier classe que je n’ai même pas rentré dans mon pantalon un poil
trop grand. Toutes les autres lycéennes ont l’air d’avoir choisi l’option jupe
plissée et jambes sexy. Toutes marchent dans le couloir comme si le lycée
leur appartenait. Et tous les mecs se rincent l’œil comme si ces filles étaient,
avaient été ou seraient un jour à eux.

Bande d’imbéciles heureux…

Je n’ai pas besoin d’avoir passé plus de cinq minutes ici pour savoir que
je les déteste tous. Que cet endroit sera mon enfer. Je me glisse en soupirant
jusqu’au numéro de casier qui m’a été donné. Je pense à ma Louisiane, à
mes meilleurs amis restés là-bas, à ma mère et mon monde qui me
manquent. Ce n’était pas le paradis, loin de là, mais c’était chez moi. Je sors
mon téléphone portable en espérant un signe d’eux qui me ferait me sentir
moins seule.

– Eh la nouvelle, t’as deux semaines de retard !

Le garçon qui s’adresse à moi a des biceps énormes, une raie sur le côté,
un joli minois et un sale sourire forcé, affreux mélange de fils à papa et de
beau gosse qui porte sa veste sur son épaule, tenue par un doigt.

– Crois-moi, si j’avais le choix, je serais arrivée encore plus en retard


que ça. Genre jamais.

Il se marre et me regarde de la tête aux pieds, comme s’il vérifiait que


cette phrase est bien sortie de moi, la gamine insignifiante qu’il a sous les
yeux.

– Mais c’est qu’on a de la repartie…, siffle-t-il.


– Mais c’est qu’on parle comme un vieux con…
– Toi et moi on va se plaire, j’adore les filles vulgaires, ça me changera
de celles d’ici.

Et cet abruti m’arrache mon portable des mains, le tient haut au-dessus
de ma tête pour m’empêcher de le récupérer et se met à entrer son numéro
dans mon répertoire.

– G. R. I. F. F. I. N., épelle-t-il. S’il n’y a qu’un seul prénom à retenir ici,


c’est le mien.
– Dans quel monde tu vis pour croire que je vais appeler un mec qui m’a
volé mon téléphone ?
– T’inquiète pas, je vais te rendre cette bouse…

Et l’idiot musclé me tend mon vieux portable du bout des doigts, comme
s’il avait peur de se salir. Cette petite scène attire du monde autour de nous
et les rires moqueurs commencent à fuser.

– Et toi c’est… ? me demande le fameux Griffin.


– C’est personne.

Je récupère mon téléphone, le jette dans mon casier et claque


bruyamment la porte métallique. J’essaie de m’éloigner mais mon nouvel
ami me bloque le passage de son large corps, main plaquée sur mon casier,
petit sourire de prédateur et torse penché vers moi jusqu’à me frôler.

Dans mon ancien lycée, je lui aurais déjà collé mon genou entre les
jambes, sans hésiter. Mais je choisis de faire profil bas. Un pas à gauche,
Griffin me suit ; un à droite, il m’imite ; je recule, il avance ; je fonce, il
résiste. Toute sa bande de copains profite du spectacle en ricanant. Je croise
le regard d’une fille au visage ingrat, elle semble hésiter à prendre ma
défense mais Griffin la rembarre juste quand elle ouvre la bouche pour
murmurer :

– Je crois que c’est bon, là…


– T’es juste la fille du proviseur, Evangeline, tu ne décides de rien ici. Si
on garde une meuf aussi moche dans le groupe, c’est juste parce que tu nous
es utile.

Nouvelle salve de rires débiles. J’ai de la peine pour cette fille qui
s’éloigne en haussant les épaules, sans avoir osé tenir tête à cet emmerdeur
de première, qui fait apparemment la loi dans cette école de connards finis.
J’ai une terrible envie de fuir, de disparaître, de trouver n’importe quelle
échappatoire. L’idée de tirer le signal d’alarme sur le mur m’effleure…
juste au moment où une autre fille se glisse entre l’imbécile et moi. Elle me
jette un coup d’œil comme pour vérifier que je vais à peu près bien, et elle a
le tact de ne pas me dévisager de la tête aux pieds. Contrairement à ce que
je suis en train de faire avec elle. Peau caramel, chignon parfait perché au
sommet du crâne, serre-tête doré empêchant toute mèche rebelle de
s’échapper et regard plus intelligent que la moyenne.

– Laisse tomber, Griffin.

Pendant une seconde, j’imagine avoir trouvé une alliée. Mais avec son
petit air affable de première de la classe, la jolie métisse me poignarde.

– Tu perds ton temps avec elle. Cette fille n’a rien à faire là, lâche-t-elle
assez fort pour que tout le monde l’entende. Elle s’appelle « Lemon », elle
vient du Sud et sa mère est en prison pour meurtre. Oh, salut au fait ! Moi
c’est Octavia. Et oui, je sais tout sur tout. Y compris sur toi.

J’arrête de respirer pendant au moins dix secondes. En apnée, je vois les


yeux autour de nous s’écarquiller, j’entends les murmures s’élever et je me
retiens d’exploser. Devant moi, le fameux Griffin renfile sa veste
d’uniforme et se frotte les manches avec une moue de dégoût comme si ce
que j’avais était potentiellement contagieux.

– Bad girl, lance-t-il en se marrant. Bad, bad, bad. J’aime bien les
mauvaises graines, mais pas à ce point-là… N’essaie même pas de
m’appeler, Lemon.

Il met mon prénom entre des guillemets stupides mimés avec les doigts.
Et j’ai envie de lui péter toutes les phalanges. Pendant que tous les autres
idiots rient à ses blagues, je fais tout mon possible pour ravaler mes larmes
et garder la tête haute. Je savais que ce serait tout sauf facile. Mais je
croyais pouvoir recommencer une vie ici « comme si de rien n’était ». Loin
de mes problèmes et de tout ce qui est arrivé à Timberlane. Je ne pensais
pas que tout se saurait et me rattraperait si vite.

– Foutez-lui la paix ! lâche une voix derrière moi. Cette fille est
parfaitement à sa place. C’est une Chamberlain, c’est ma cousine et elle
vous emmerde !
Je me retourne pour découvrir la fille qui vient de voler à ma rescousse,
mais je m’attends à déchanter aussi vite qu’avec les deux autres. Hier, Ezra
m’a vaguement raconté que j’allais sûrement croiser une cousine, mais sans
me donner plus de détails. Tout ce que j’ai cru comprendre, c’est qu’il
n’était pas fan du personnage. La brune m’adresse un petit sourire et j’ai
juste le temps d’apercevoir les quatre ou cinq diamants et anneaux qui
ornent ses deux oreilles, son rouge à lèvres vif, sa jupe plissée bien plus
courte que toutes les autres et sa chemise blanche nouée haut sur son ventre.

La sonnerie du début des cours retentit et éparpille la petite foule hilare.


Je reste figée près des casiers, mais celle qui dit être ma cousine me prend
par le bras et m’entraîne jusqu’à la bonne salle.

– Suis-moi, on est dans la même classe. Tu es la fille de Portia la rebelle,


c’est ça ? Mais tu ne veux probablement pas en parler, vu ce qu’elle a…
Enfin, vu ce qui est arrivé…

Je ne réagis pas, alors elle continue.

– Ma mère, c’est Cordelia et crois-moi, elle n’a rien de rebelle ni de fun !


Une vraie porte de prison ! Merde, pardon ! Sinon, mon vrai prénom c’est
Arabella, mais tout le monde m’appelle Bella.

Je ne l’écoute qu’à moitié, sonnée par toutes ces informations et ces


émotions de la matinée, choisis la chaise et la table à côté d’elle et m’y
écroule finalement avec mon sac contre moi. Dépitée, je découvre peu à peu
le gros lot que j’ai tiré. Parmi les autres élèves de cette terminale, Griffin,
assis au fond, m’adresse un sourire salace, les doigts posés en V sur sa
bouche et la langue qui s’agite au milieu. Deux de ses copains, aussi
présents tout à l’heure, se mettent des taloches derrière la tête en braillant :

– C’est Lemon !
– Mais puisque je te dis que c’est Clementine.
– Lemon, je te dis.
– Ou p’t’être Cinnamon, alors ?
– Qu’est-ce que la cannelle vient faire là-dedans ? C’est Lemon et puis
c’est tout, arrête la branlette mec, ça te rend sourd.
– Mais c’est même pas un prénom, Citron.
– Ben c’est le sien.
– En même temps ça lui va bien.
– Fermez-la ! leur balance la brune à côté de moi.

Au premier rang, Octavia me lance son regard le plus dédaigneux et


ajuste son serre-tête déjà parfaitement placé sur sa coiffure parfaite, avant
de se retourner vers le prof qui arrive. La fille du proviseur, Evangeline, fait
« chut » entre son nez crochu et son menton pointu qui tentent de se
rejoindre. Comme toutes les autres filles de la classe, je crois, je suis du
regard le brun barbu qui vient d’entrer dans la salle, jette son sac à dos sur
le bureau, retire son bonnet gris pour dévoiler une tignasse brune en bataille
qu’il n’essaie même pas de recoiffer. Je suis subjuguée. Lui non plus n’a
pas l’air d’appartenir à cet endroit. Loin de là.

Le hipster en costard bleu marine se plante face à nous et le silence se


fait sans qu’il ait besoin d’ouvrir la bouche. Des lèvres pulpeuses au milieu
d’une barbe brune bien taillée. Toujours sans un mot, il ouvre un pan de sa
veste pour aller chercher son portable dans sa poche intérieure, laisse
apparaître une chemise bleu ciel qui moule ses pectoraux, glisse son
téléphone sur le bureau et y pose juste une fesse, avant de se mettre à
relever ses manches sur ses avant-bras remplis de tatouages colorés. Je n’ai
jamais vu un prof pareil. Un garçon du fond lève la main et prend la parole
avant d’y avoir été invité :

– M. Latimer ? Dans le règlement intérieur, est-ce que « la tenue correcte


exigée » ne concerne que les élèves ?

Le prof, amusé, esquisse un petit sourire en coin mais s’abstient de


répondre à la provocation. Je ne lui donne même pas trente ans. Il a sans
doute des centaines de conquêtes féminines à son actif. Je le trouve plus
beau que tous les hommes que j’aie jamais vus devant ou derrière un bureau
de prof. Je pense que je pourrais aussi dire « tous métiers confondus ».
Baraqué, charmant, looké, attitude cool et sex-appeal débordant : difficile
de faire plus parfait fantasme du prof sexy et interdit. Je vois bien que
toutes les autres élèves autour de moi sont sous son charme. Et que tous les
mecs de la classe serrent les dents à l’idée qu’elles n’aient d’yeux que pour
lui.

– On fait vraiment entrer n’importe qui dans ce bahut, cette année…,


grommelle Griffin du fond de la classe.

Je jette un coup d’œil vers lui au-dessus de mon épaule, avec une
sérieuse envie de l’émasculer.

– S’ils t’ont gardé jusqu’en terminale, Griffin, c’est que le programme


d’inclusion de toutes les différences et invalidités fonctionne bien à St
George, réplique le prof avec un sourire légèrement exagéré.

Et même les copains du roi des imbéciles se marrent.

Je reçois un tout petit papier roulé en boule de ma droite. Bella me fait


un petit clin d’œil et j’ouvre son message sur mes genoux.

Lui, c’est Roman Latimer. Nouveau prof d’histoire. Ouais, je sais, il est
parfait… Et il est pour moi ! Mais je te laisse mater. ;-)
- Griffin peut être un sale con quand il veut, fuis-le pour l’instant.
- Octavia : moins méchante qu’elle en a l’air… mais évite d’être meilleure
qu’elle en cours, elle le supporterait pas.
- Evangeline : c’est OK, inoffensive.
- Les deux mecs du fond : oublie et n’accepte jamais un verre qu’ils
t’offriraient en soirée.
S’il y a d’autres trucs que tu veux savoir, n’hésite pas. Bienvenue à la St
George’s School !

Je lui souris discrètement et prends un stylo pour répondre au dos de son


message :

Merci… Tu es vraiment ma cousine ?

Je le fais rouler jusqu’à ses pieds pendant que le prof canon nous
demande d’ouvrir nos livres d’histoire au chapitre 19. Et je reçois
rapidement une réponse en plein visage. Moins discrète que Bella, tu
meurs…

Bah ouais ! Ma famille vous a rejetées, toi et ta mère, mais je suis pas
comme ça, t’inquiète. Trop contente d’avoir une cousine badass ! Si t’as
besoin de fringues ou de maquillage, tu peux compter sur moi. Pour les
cours, je peux rien promettre. Mais si c’est pour t’aider à te faire respecter
ici, je suis ton homme !

Le petit mot est rempli de smileys et de petits cœurs qui me feraient lever
les yeux au ciel dans d’autres circonstances, mais c’est la première fois
depuis que j’ai mis les pieds ici que j’ai vraiment envie de sourire.

Quand je relève les yeux, je tombe nez à nez avec le prof et son regard
brun profond, ses deux mains collées à plat sur ma table et son visage tout
près du mien. Mon cœur rate deux ou trois battements.

Au moins.

Il ouvre une paume vers moi pour récupérer le petit bout de papier et je
l’y dépose sans résister. Frôler sa peau du bout des doigts m’envoie un coup
de jus.

– Vous viendrez me voir à la fin du cours, toutes les deux.

Et pourtant, M. Latimer ne regarde que moi. Moi qui ne voulais être


personne…

Je le déteste déjà.
5. Je viens d'ailleurs

Roman

Je viens d’ailleurs. De West Falls Church, à trente minutes d’ici, un


quartier de Washington où les gosses ne vivent pas entourés de
domestiques, ne portent pas de Rolex, ne se font pas déposer le matin en
BMW et en ont à peu près quelque chose à faire des mots qui sortent de ma
bouche, vu que leur avenir n’est pas déjà tout tracé.

Ici, tout est très différent.

Trente minutes seulement, mais un immense fossé à traverser.

Comme je m’y attendais, malgré mes efforts pour rendre ce cours vivant,
la guerre de Sécession ne passionne pas les foules. Je fais ce que je peux
pour capter l’attention de mes vingt-cinq élèves en uniforme jusqu’à la
sonnerie, mais la mission s’avère sacrément ardue. Pour ne pas dire
impossible. Entre les surdoués qui savent tout sur tout, les fêtards qui
profitent de mon cours pour rattraper leur retard de sommeil, les gamines
qui se remaquillent planquées derrière leurs livres d’histoire, les portables
qui vibrent et les mots qui s’échangent sous les tables..… je doute que ces
fils et filles à papa apprennent quoi que ce soit aujourd’hui.

En début de cours, je surprends celle que je suspecte vouloir être la reine


du lycée, Bella Chamberlain, et la nouvelle élève s’échanger plusieurs fois
un bout de papier plié en tout petit. Je leur laisse une chance de s’arrêter
d’elles-mêmes mais finis par intervenir pour marquer le coup. La nouvelle
ne me voit pas venir. Et elle sursaute en entendant ma voix grave s’élever :

– Vous viendrez me voir à la fin du cours, toutes les deux.


La gamine populaire cache son sourire insolent derrière une main
couverte de bijoux, la plus discrète fait la grimace et se replie derrière sa
frange châtain. Et je me demande ce que ces deux-là peuvent bien avoir en
commun. Je décide de jeter le petit papier sans rien lire de leurs échanges.

– Quelqu’un sait combien de morts a fait cette guerre ? relancé-je en


espérant reprendre le contrôle de ce cours.
– C’est ce cours, qui est mortel…

Je choisis d’ignorer ces mots murmurés au fond de la classe, mais je sais


qu’ils proviennent de Griffin Rockefeller ou de l’un de ses comparses. Cette
bande-là, je l’ai repérée dès le premier jour. Cinq ou six gosses de riches et
de puissants qui se croient intouchables. Je leur botterais bien le cul, à tous,
mais je doute qu’on me laisserait enseigner ici après ça.

Et ce boulot payé en lingots d’or, inutile de préciser que j’en ai besoin.

Quand j’ai pris mon poste dans le lycée le plus huppé et le plus sélect de
Washington DC il y a deux semaines, je m’attendais évidemment à en
baver. À mettre un peu de temps à trouver mes marques, à batailler pour
prouver qu’un type comme moi peut se faire respecter au milieu de gens
comme eux. Mais pas à ce point.

– Un demi-million de victimes, balance soudain la nouvelle, sans quitter


sa table des yeux.

J’acquiesce, cherche à croiser son regard mais elle m’échappe.

– Dont la moitié des suites de maladies, continue la fuyarde.


– Exact. Lemon, c’est ça ?
– Hé ! la nouvelle, tu cherches à gagner des points dès le premier jour ?

Je fais taire d’un signe de la main le petit malin qui cherche à la mettre
mal à l’aise et je retourne m’asseoir sur le coin de mon bureau. Je demande
à une élève du premier rang de lire un paragraphe d’introduction sur
l’abolition de l’esclavage et j’invite ceux qui le souhaitent à parler des
livres, films ou séries qui traitent de ce sujet et les auraient marqués. Assez
vite, le débat dévie sur la question de savoir qui est l’esclave le plus sexy,
entre Jamie Foxx et un autre acteur inconnu au bataillon. Et je perds
l’intérêt des garçons du fond. Finalement, la sonnerie qui marque la fin du
cours retentit et je les perds tous, attirés par l’appel de la cantine haut de
gamme.

Aussitôt, les chaises glissent sur le sol dans des crissements aigus, les
langues se délient, les rires et les conversations d’ados envahissent l’espace,
l’Histoire a disparu, les sacs à dos et les sacs à main se remplissent puis se
téléportent jusqu’à la sortie, et ma salle de classe se vide en un souffle.

Je ne vois pas Bella Chamberlain prendre la fuite parmi les premiers,


mais j’intercepte la nouvelle élève juste avant qu’elle ne passe elle aussi la
porte :

– Je t’ai demandé de rester, tu te souviens ? D’ailleurs, tu pourras dire à


Bella de venir me voir en salle des profs.
– Il n’y a pas écrit « messager » sur mon front, murmure-t-elle en fixant
ses pompes.
– Apparemment si, tu aimes bien envoyer des petits messages à tes
camarades…

Elle plisse les yeux étrangement, comme si elle était en train de se


demander si je lui veux du mal ou du bien. Et si elle préfèrerait fuir ou me
rentrer dedans.

Moi non plus, je ne sais pas quoi faire d’elle.

– Je ne veux pas de problème, souffle Lemon. Ni être en retard au cours


suivant…
– C’est la pause déjeuner, tu as une heure devant toi.

La rebelle réalise son erreur et passe nerveusement une main sous sa


frange.

– Je meurs de faim, invente-t-elle alors.


– Tu peux me regarder dans les yeux, quand tu me parles ?
Je sais qu’elle risque de se braquer, mais je n’ai pas pu m’en empêcher.
J’aime les échanges francs, efficaces et directs. On peut lire et comprendre
tant de choses dans un regard, je voudrais seulement pouvoir décrypter le
sien.

– Le règlement de cette école m’y oblige ? rétorque la fille aux traits


fins.
– Non, mais c’est quelque chose qui se fait quand on vit en société… et
qu’on respecte ses aînés.
– Je me fous des conventions. Et vous aussi, non ?

Ses yeux noisette plongent enfin dans les miens. Cette terminale est bien
moins timide que ce que j’imaginais. Impressionné par son aplomb, je laisse
échapper un rire grave, puis un grognement qui se veut autoritaire :

– Tu as conscience que tu t’adresses à ton professeur ?


– Désolée, il faut croire que je n’ai pas les codes. J'aurais dû dire : « Je
me fous des conventions, M. Latimer. »
– Je crois que tu devrais d’abord changer de ton avec moi, Lemon.

Gênée par mon regard qui ne lâche pas le sien, ou peut-être de trouver
une détermination à la hauteur de la sienne, elle replace la bretelle de sa
besace sur son épaule et fait un pas en arrière.

– Je voudrais vraiment aller déjeuner. C’est mon premier jour, c'est


maintenant ou jamais si je veux me faire des amis…

J’étais censé donner un simple avertissement à cette fille et à sa


complice, leur faire comprendre que je ne tolérerais plus les échanges de
mots en plein cours, recevoir leurs plates excuses et passer à autre chose.
Mais le scénario a légèrement dévié et je me retrouve face à cette gamine
dont l’attitude me déstabilise.

Et ma curiosité l’emporte.

– Tu viens d’où ?
– Ça ne regarde que moi.
Elle s’éloigne un peu plus en me tournant le dos, avant de changer d’avis
et de me faire face à nouveau.

– Et qu’est-ce qui vous dit que je ne suis pas d’ici ?


– Je le sens…
– Et même si c’était vrai, vous enseignez différemment selon « la gueule
du client » ?

J’ai donc touché un point sensible. Mais comme elle commence à


prendre un peu trop de libertés, je marque la distance et recule pour me
caler contre mon bureau, puis croise les bras sur mon torse et lui balance
froidement :

– Tu es libre de t’exprimer avec moi tant que tu restes polie, Lemon. Je


voudrais juste savoir pourquoi tu as raté les deux premières semaines de
cours…
– Raisons personnelles.

Je soupire, conscient que cet échange ne nous mènera nulle part, et je


m’apprête à la laisser filer quand mon élève sort à nouveau les griffes.

– Tout ce que vous avez besoin de savoir, c’est que je suis une
Chamberlain. J’appartiens à l’une des familles les plus éminentes de cette
ville, je suis à ma place ici et je n’ai pas à me justifier.

Nos regards s’affrontent de longues secondes, puis, juste avant de se


détourner, la rebelle ajoute entre ses dents :

– Contrairement à vous.

Le bruit de ses petits pas nerveux et pressés vers la sortie me parvient


encore, alors qu’elle est déjà loin dans le hall qui mène au réfectoire. Assis
contre mon bureau, une main posée de chaque côté de mon corps, je souris
comme un con.

Lemon Chamberlain est un ovni, dans ce lycée peuplé de gosses nantis


aux personnalités lissées. Son cas m’intrigue et m’amuse à la fois.
Elle a joué sa carte « de la haute », mais elle n’est pas comme ça. Pas
comme eux. J’ai lu son dossier, le peu d’informations qu’il contient. Je sais
à peu près d’où elle vient, ce qu’elle a vécu avant d’être parachutée ici.

– Tu n’es pas plus dans ton monde que moi, Lemon…, soufflé-je en
sautant sur mes pieds pour remettre en ordre cette salle surchauffée.
6. L'élite

Roman

Le bureau de Theodore Abbot est à son image : impeccablement rangé,


sans artifices, quasiment monochrome. Il règne sur le territoire du proviseur
un calme et une morosité qui me paralysent un peu plus à chaque fois que je
m’y rends.

Je n’ai rien contre l’homme en lui-même. Après tout, c’est lui qui m’a
embauché et a décidé de me laisser ma chance après trois entretiens quasi
militaires. Mais sa ressemblance avec Gru de Moi, moche et méchant est
dérangeante.

Isaac adorerait le rencontrer.

Monochrome, donc. Du gris à toutes les sauces. Dans toutes les teintes.
Sur les murs, les rideaux, les tapis anciens, l’écran de son ordinateur, les
piles de dossiers, le costume trois pièces un peu daté de celui qui me salue
d’une poignée de main rapide et professionnelle. Du gris dans ses cheveux,
aussi, dans ses yeux, encore.

– Asseyez-vous, Latimer.

Le premier jour, il m’a servi du « monsieur Latimer » à toutes les


phrases, mais ça n’a pas duré. Le « monsieur » a vite sauté. Les vingt-cinq
ans qui nous séparent y sont probablement pour quelque chose. Mon look
légèrement décalé au milieu de tous ces uniformes, aussi, et tous ces détails
qu’il fixe régulièrement sans pouvoir s’en empêcher : mes cheveux
décoiffés qui dérangent son côté psychorigide, ma barbe que je refuse de
raser intégralement, les tatouages qui se devinent à la lisière de mes
manches. Et pourtant, j’ai fait un gros effort avec le costard.
– Alors, comment se sont passées vos deux premières semaines de
cours ?
– Comme je m’y attendais.
– C’est-à-dire ? grommelle l’homme pressé.
– Je vais mettre un peu de temps à gagner la confiance de mes élèves. Ils
ne sont pas habitués à…
– À votre style, je sais, moi non plus. Mais je vous ai recruté en dépit
de… tout ça, parce que vous êtes un excellent prof. Je ne me suis pas
trompé sur vous, au moins ?
– Ne vous inquiétez pas pour ça.
– Alors montrez-le moi. Je vous ai aussi ouvert les portes de Saint
George pour dépoussiérer un peu cette institution, faire entrer un vent
nouveau entre ces murs. Vous avez 28 ans, eux 17 ou 18. Vous êtes censé
les comprendre mieux que personne ici, parler leur langage, être en mesure
de capter leur attention, non ?

Il soupire, puis referme en vitesse un dossier gris foncé – après lui avoir
fait sciemment du mal en signant d’un geste rageur en bas d’une feuille
blanche.

– Mon langage et le milieu d’où je viens sont un peu différents des leurs,
M. Abbot, précisé-je d’une voix calme. Mais je n’ai pas peur des
challenges. Et je compte sur mes nouvelles méthodes pour faire la
différence.
– Moi, tout ce que je demande, ce sont des résultats. Le niveau en
histoire a baissé ces dernières années et c’est la matière qu’ils bossent le
moins. Mais notre établissement doit viser et atteindre l’excellence dans
tous les domaines, notre réputation, notre première place sont en jeu ! Ne
me décevez pas, Latimer…
– J’y bosse, laissez-moi un peu de temps.
– D’après ce qu’on m’a dit, vous avez fait un travail remarquable dans
vos deux précédents établissements, voilà pourquoi vous êtes ici. Mais vous
évoluez désormais parmi l’élite, ne l’oubliez pas.

J’acquiesce par politesse, mais je déteste ce mot. Cette idée selon


laquelle certains élèves vaudraient mieux que d’autres, devraient avoir
accès à une vie plus grande, plus belle, plus digne d’être vécue que le reste
des gamins nés sans privilèges.

Je viens d’ailleurs mais j’ai les mêmes envies, les mêmes ambitions, les
mêmes rêves pour tous ceux à qui j’enseigne depuis que je fais ce boulot.

Et la rage en plus.

– Vous avez mon soutien mais je vous ai à l’œil, insiste Abbot. Et mettez
une cravate, bon sang ! Et un coup de peigne là-dedans ! Et cachez ces
gribouillis sur vos bras, enfin !

Qu’un seul mec croisé dans la rue ou dans un bar ose me sortir ça et je
lui colle une droite. Mais avec Gru, cette option n’est pas envisageable.

Son téléphone fixe – gris souris – se met à sonner. Il décroche et j’en


profite pour quitter mon fauteuil et ce bureau maussade qui me file le
bourdon. Je retrouve le grand hall aux couleurs vibrantes et, au milieu des
uniformes et des visages adolescents, je fais enfin rentrer l’air qui manquait
à mes poumons.

Élite ou pas, on respire mieux là d’où je viens.

***

Mon autre classe, du niveau en-dessous, n’est pas beaucoup plus


concentrée ni docile que celle des terminales. Après le déjeuner, ils sont
tous en train de digérer et de penser à autre chose qu’à l’histoire des États-
Unis. Prochaine soirée huppée, prochain mec ou prochaine fille à
embrasser, prochaine fringue à s’acheter, prochain camarade à emmerder,
prochaine révolution à mener juste histoire d’exister. Je tente de jouer au
prof moderne et décontracté en proposant un débat ouvert sur la guerre
froide, donne à chacun la possibilité de prendre la parole, mais mon
initiative est un putain de fiasco et se termine en engueulade généralisée.
Les insultes fusent dans tous les sens, je réalise que ces gosses de la haute
ont un avis sur tout et se comportent comme des animaux. Ils ont tous bien
trop l’habitude d’avoir raison… et je me retrouve obligé d’user de ma
grosse voix. Celle qui fait trembler les murs. Je parviens à calmer tous ces
petits morveux et, en bonus, ils écopent d’une interrogation surprise.

Deux éléments perturbateurs continuent de me les briser, je les envoie


avec joie chez Gru.

Trente minutes plus tard, ma courte journée du lundi touche déjà à sa fin.
Ma veste de costard sous le bras, je quitte la Saint George’s School en
passant les impressionnantes portes en bois sur lesquelles sont gravées les
armoiries de l’institution centenaire. Mon ancien lycée de West Falls
Church ressemblait plutôt à un bloc de béton et de briques, le décor n’était
pas spécialement plaisant, mais l’équipe enseignante faisait bien son boulot,
sans avoir besoin de tous ces artifices inutiles.

Les gosses venaient s’y instruire, pas se la raconter ou comparer la taille


de leurs fonds de placement.

– Sexy, le hipster…

J’ignore ce genre de conneries régulièrement chuchotées sur mon


passage par ces lycéennes qui n’ont pas froid aux yeux. En chemin, je sens
un bon nombre de regards féminins se poser sur moi, surprends quelques
gloussements, une collègue tente de m’aborder mais je lui explique
gentiment que je suis pressé et trace ma route jusqu’au parking.

Je repère rapidement ma vieille Triumph un peu capricieuse qui


m’accompagne depuis des années et m’en approche à grands pas. Je la
reconnais à ce moment-là, juste à côté de ma moto, ses cheveux châtain
clair qui cachent à moitié son visage. Lemon la rebelle. Sa complice, elle,
est carrément appuyée contre ma bécane.

– Vous pouvez aller traîner ailleurs que sur le parking ? lancé-je à


quelques mètres d’elles. Et ne pas vous vautrer sur ma moto ?
– Merde !

Bella Chamberlain se redresse d’un bond en faisant remonter encore un


peu plus sa jupe déjà archicourte. Lemon, elle, reste de marbre.
– Je suis désolée Pr Latimer, j’ai totalement oublié de venir vous voir à la
fin du cours !
– Mais bien sûr…, ironisé-je en récupérant mon casque.
– Je peux me faire pardonner de la manière qu’il vous plaira, je suis prête
à…
– Contente-toi de suivre en cours.

La brune téméraire n’est pas la première à me faire son petit numéro de


charme : j’enseigne depuis cinq ans et ce comportement de la part d’une
élève ne m’est pas totalement étranger. Petits regards, sourires en coin, je
n’aime pas ça mais j’ai un peu l’habitude. Sauf que les filles d’ici osent bien
plus et me mettent encore plus mal à l’aise. Qu’une gamine de cet âge
s’intéresse à moi, ça me gêne terriblement.

Je lève des yeux courroucés vers la terminale aux lèvres rouges, mais ce
sont deux billes noisette qui me happent soudain, l’air rageurs.

Toi, Lemon, tu ne m'apprécies pas beaucoup.

Et ça ne devrait pas me plaire autant…

– J’ai 19 ans, vous savez, me glisse alors Bella. Oui, j’ai redoublé,
oups…
– Plus un seul mot, grondé-je en grimpant sur ma bécane.

Je démarre d’un geste brusque, mon moteur rugit, l’engin m’emporte et


met de la distance entre l’allumeuse, la rebelle et moi.

Je retourne là d’où je viens.

Ailleurs.
7. Tu préfères… ?

Roman

En fin de journée, et même à moto, il faut bien plus de trente minutes


pour faire le trajet de Georgetown à West Falls Church. Mais j’aime ce sas
de décompression où je peux quitter peu à peu ces rues huppées et ma peau
de prof « élitiste » pour retrouver mon quartier populaire et ma vraie
personnalité.

Je suis presque à la maison quand je reçois un coup de fil de ma sœur qui


me demande d’aller chercher mon neveu à l’hôpital.

– Je suis coincée au boulot avec une cliente qui est en train d’essayer tout
le magasin, me chuchote-t-elle. J’aurais dû fermer il y a un quart d’heure !
– Pas de souci, Paige, j’y suis dans douze minutes.
– Désolée de t’en demander autant, avec tout ce que tu fais déjà pour
nous…
– Arrête ça, tu veux ? Va t’occuper des nichons de cette dame.
– Pourquoi elles veulent toutes rentrer dans un bonnet C quand elles font
du E, hein ?
– Parce que rentrer dans des petites cases bien fermées, c’est rassurant…

Je fais demi-tour au bout de la rue et prends la direction de l’Arlington


Pediatric Center, l’hôpital pour enfants où Isaac passe une bien trop grande
partie de son temps.

– T’es en moto, Roman ? Si tu tues mon fils qui est déjà malade, je
t’étrangle avec une baleine de soutien-gorge.
– C’est noté. À tout’ !
Je raccroche dans mon casque avant que ma sœur se mette à me décrire
les scénarios les plus pessimistes qui existent. La vie ne l’a pas franchement
épargnée et elle a tendance à voir tout en noir. C’est mon job de rallumer la
lumière et de la sortir de ses galères chaque fois que je peux. Tant qu’Isaac
ne sera pas tiré d’affaire, je continuerai à faire ce que j’ai à faire.

***

Malgré ce qu’il endure, le petit guerrier aux yeux rieurs et au visage


gonflé par les œdèmes est toujours partant pour une virée à moto. Et j’ai
toujours un deuxième casque pour lui dans ma Triumph.

– Mets mon blouson, ta mère va faire une syncope si j’abîme ta petite


peau de bébé.
– Je suis pas un bébé. Et j’ai déjà des cicatrices partout, alors…
– Je sais, Isaac. Dix ans et bientôt de la moustache. Mais accroche-toi
quand même.
– Je veux avoir une barbe comme la tienne.

Il se colle contre moi et je l’entends crier quand je démarre en montant


dans les tours juste pour lui faire plaisir. J’improvise un détour pour faire
durer un peu le trajet jusqu’à la maison et voir briller ses yeux dans le
rétroviseur. Ce gamin est un soleil et un exemple pour nous tous. Il a mal
partout et ne se plaint jamais, il profite du moment présent et il est toujours
heureux de vivre alors que la vie ne le lui rend pas vraiment.

C’est pour lui que je fais tout ça.

Pour ma mère et pour ma sœur.

Il est grand temps que la famille Latimer sorte de ces dix années de
galères.

– On est rentrés ! lancé-je à la cantonade en ouvrant la porte rouge de


notre petite maison.
– Roman a conduit hyper vite ! s’excite Isaac.
– Hyper prudemment, dans le respect des limitations de vitesse, du code
de la route et de la réglementation des femmes Latimer qui sont en train de
me fusiller du regard depuis la cuisine parce que mon neveu est incapable
de fermer sa bouche…

J’adresse un grand sourire aux deux femmes avec qui je vis tout en
appuyant ma paume sur le large sourire d’Isaac.

– T’as raison, étouffe-le en plus, ça va bien arranger nos affaires ! grogne


ma sœur.
– Ton fils n’est pas en sucre…
– Hé ! Roman, tu préfères avoir des jambes en mousse ou des dents en
sucre ?
– Les dents… Barbe à papa à la place des cheveux ou palmes à la place
des mains ?
– Je prends les cheveux roses, sinon je pourrai plus jouer à la console.
– Bien vu ! Tu seras chelou mais t’auras de quoi t’occuper…
– Tu préfères passer ta vie en fauteuil roulant qui couine comme
Grandma ou devoir te déplacer en poussant ta moto et en marchant à côté ?
– Hum…
– Isaac !

Ma sœur engueule son fils pour le principe, mais ma mère ricane depuis
la cuisine.

– Oh désolée, je crois que mon fauteuil qui couine vient de rouler sur une
console de jeux pas rangée…
– Grandma !

Isaac se précipite à la cuisine, sa mère lui rappelle en soupirant de ne pas


courir, sa grand-mère l’attire à lui en riant pour le câliner comme un bébé
sur ses genoux et lui rend finalement sa console intacte. Elle est en fauteuil
depuis que j’ai 3 ans, à la suite d’un accident. Mais je l’ai toujours vue
parfaitement autonome, hyperactive, faisant tout son possible pour ne pas
peser sur nous, bossant à la maison pour gagner sa vie en vendant tout un
tas de trucs inutiles au téléphone. Elle serait capable de faire acheter des
baskets de course à un hémiplégique.

Ma mère est aussi joyeuse, solide, optimiste et combative que ma sœur


peut se montrer maussade, fragile, négative et abattue. Paige a peur de tout,
elle se trouve trop petite, trop plate, trop passe-partout, s’en plaint puis dit
qu’elle s’en fout, mais elle a surtout un cœur énorme et déjà bien usé. Elle
travaille comme vendeuse dans un magasin de lingerie et elle déteste ça,
mais elle ne changera jamais de boulot, trop compliqué, trop risqué. Elle a
aussi fait une croix sur les mecs et n’en tolère que deux : son fils et moi.

Ça tombe bien, on forme une bonne équipe, tous les quatre, et ça ce n’est
pas près de changer.

J’ai beau aimer la moto, mon boulot de prof, les femmes et la bonne
bouffe, il n’y a rien de plus important que la famille à mes yeux. Et on a
choisi de vivre tous ensemble, dans cette maison trop petite, pour s’alléger
un peu le quotidien depuis la naissance d’Isaac et la découverte de sa
maladie. Son déchet de père s’est barré sans se retourner quand il n’avait
même pas un mois et déjà une opération à cœur ouvert à son actif. Je me
suis promis que j’irais arracher le cœur de ce type de mes mains dès qu’on
aura réparé celui de mon neveu.

– J’ai fait des lasagnes, annonce ma mère. Tout le monde à table !


– Je ne dîne pas avec vous, précisé-je.
– Tiens… Ally est de retour ? me demande ma sœur avec un haussement
de sourcil suspicieux.
– Non, je vais juste boire une bière avec mes potes, laisse Ally où elle
est…
– C’est vraiment fini entre vous alors ?
– Et c’est très bien comme ça, Paige, tu n’as pas besoin de t’inquiéter
pour moi.
– Roman, tu préfères avoir dix copines en même temps qui te suivent
partout en faisant « coin coin » ou plus jamais de meuf dans ta vie ?
– Isaac !
– OK, vous passez beaucoup trop de temps ensemble tous les deux, ça
suffit, grogne sa mère.
– Toi, va te laver les mains et prendre tes médicaments. Toi, va te trouver
une petite amie et vivre un peu pour toi, m’ordonne la mienne.

Je souris aux deux femmes de ma vie et adresse un petit clin d’œil à mon
neveu en récupérant mon blouson et mon casque. J’ai accepté de quitter le
public et d’enseigner dans cette école privée que je déteste juste pour eux
trois.

Et très provisoirement.

Le temps de réunir assez de fric pour financer la transplantation


cardiaque dont Isaac a besoin. Ni mon assurance ni celle de sa mère ne
suffisent à couvrir les futurs frais. Mais ses traitements déjà très coûteux
fonctionnent de moins en moins bien et je ne supporte plus de voir ce gamin
tousser, siffler, vomir, s’essouffler au moindre effort, ne rien manger parce
que même avaler le fatigue, gonfler sous l’effet des médocs et pleurer de ne
pas pouvoir aller à l’école chaque fois qu’il doit passer la journée à
l’hôpital. Ça me tue.

Et si on le laisse sur cette foutue liste d’attente réservée aux pauvres, ça


le tuera aussi.

– Hé ! Isaac ! Je choisis les dix meufs…, lancé-je avant de claquer la


porte de la petite maison.

***

Mes deux copains sont déjà accoudés au bar où on a nos habitudes et où


une bière m’attend. Je me fais encore traiter de hipster, voler mon bonnet,
tirer sur la barbe et claquer les bretelles sur les pecs. Mais depuis peu, les
vannes ont trouvé un nouveau sujet de prédilection.

– Alors, le vendu ?
– Comment ça se passe chez les richards ?
– Ils te laissent passer au contrôle de sécurité ?
– Ces gosses-là reçoivent ton salaire en argent de poche chaque mois,
non ?
– Ouais, j’ai envie de leur faire bouffer leur suffisance parfois. Je vais
plutôt boire un whisky je crois.

Mon meilleur pote Angus en commande un double pour moi et je


m’installe sur un tabouret entre lui et Troy.

– Racontez-moi vos histoires de meufs et de mecs pour que j’oublie un


peu ces petits cons qui ne pensent qu’à ça, eux aussi.
– Ils ne sont pas différents des mômes d’ici, alors !
– Non, c’est juste que ceux de Saint George le font dans des jacuzzis.

Mes potes se marrent et Angus se lance dans un récit détaillé de ses


dernières soirées de débauche et des mecs qu’il a enchaînés pour oublier
son ex qui lui a brisé le cœur. Troy préfère les filles mais on ne peut pas
vraiment dire qu’elles le lui rendent, vu sa timidité maladive. Je me situe
pile à mi-chemin entre le gay collectionneur et l’hétéro solitaire, mais on
était tous les trois profs dans le même bahut jusque-là. Et aussi différents
qu’inséparables. Anglais pour le premier, maths pour le deuxième, histoire
pour moi.

– En parlant d’ex, Rom’, j’ai croisé Ally aujourd’hui, m’apprend Troy.


Elle m’a demandé de tes nouvelles, elle hésite à t’appeler.
– Elle ne devrait pas, grommelé-je.
– Elle a besoin de parler… Je crois qu’elle regrette vraiment de t’avoir
quitté.
– C’est mieux comme ça, fais-je dans un haussement d’épaules.

Le dernier membre de notre bande, une prof de biologie aussi blonde que
je suis brun et aussi douce que je peux être bourru, a décidé juste avant la
rentrée de mettre fin à notre histoire de deux ans. Je ne lui en veux même
pas. Ally n’a pas apprécié que je décide de quitter le lycée du quartier sans
lui en parler, pour aller me faire du fric ailleurs. Elle espérait me faire
changer d’avis, elle attendait sûrement une demande en mariage ou au
moins une installation ensemble… mais j’ai d’autres priorités cette année.
– Et à toi, elle te manque ? me demande Angus dans un petit sourire.
– Non, pas elle en particulier…
– Bon, ben il ne te reste plus qu’à trouver une petite prof bien sage pour
dévergonder un peu tout ça…, suggère Troy.
– Ma collègue d’histoire est à peu près aussi vieille que la guerre de
Sécession. Et elle a presque autant de moustache que moi.
– Et laisse-nous deviner…, enchaîne Angus. Il y a déjà deux ou trois
élèves qui te tournent autour et ont un crush pour le nouveau prof ?
– Ouais ! se marre Troy. Mec en moto qui vient des quartiers mal famés,
c’est le fantasme typique de la redoublante qui aime les rebelles un peu plus
âgés.
– Et qui n’écoute rien en cours mais qui lève la main pour te poser des
questions sur ta vie privée…
– Et qui se dit qu’elle pourrait peut-être obtenir un A en histoire si elle…
– Waouh, trop loin !

Je les interromps d’une main en l’air.

– C’est bon, vous avez fini ? Un, je ne suis pas ce genre de mec. Deux, je
vous rappelle qu’on parle de l’élite de ce pays. Tous les parents sont
politiciens ou avocats. Si l'une de ces gamines se fait des films ou va trop
loin avec moi, c’est un coup à finir en taule ou ruiné. Avec un procès au cul
juste pour avoir osé regarder leur petite princesse trop maquillée…
– OK, pas la peine de faire ta grosse voix ! ronchonne Angus.
– Tu t’emballes vite pour un mec qui n’a rien fait…, confirme Troy.
– Désolé les gars. Ce bahut va avoir ma peau plus vite que prévu… Va
pas falloir que j’y reste trop longtemps.

Je commande une nouvelle tournée pour me faire pardonner et je change


rapidement de sujet.

***

Il est tard quand je regagne la petite maison où tout le monde dort depuis
longtemps. Ma mère a sa chambre aménagée en bas, facile d’accès, Paige et
Isaac partagent la même parce que la mère ne veut pas quitter le chevet du
fils, et je me suis fait un petit coin à moi dans les combles pour avoir un
semblant d’intimité. Je monte l’échelle qui me sert d’escalier depuis dix ans
et je vais me terrer là-haut, la tête embrumée.

L’effet du whisky s’est depuis longtemps dissipé, j’ai fini la soirée à la


limonade pour pouvoir rentrer en moto sans m’envoyer dans le décor. Mais
il y a autre chose qui me laisse un peu nébuleux ce soir. Je vais m’asseoir
par terre, adossé à mon lit, mon ordi sur les genoux pour bosser un peu mes
cours du lendemain. Ces gosses qui ont réponse à tout et aiment jouer les
blasés m’obligent à me préparer un peu mieux. J’essaie de monter un cours
inspiré d’Isaac en leur proposant des « Tu préfères ? » historiques autour de
la ségrégation raciale, du Ku Klux Klan, des lynchages et des pogroms
contre les populations noires. J’espère pouvoir les choquer assez pour qu’ils
ne puissent jamais choisir entre les deux possibilités des « Tu préfères ? ».

Ça risque de ne pas beaucoup plaire au proviseur Gru ou aux parents


amateurs de politiquement correct, mais je pense que cette leçon-là, mes
terminales infernales vont s’en souvenir longtemps. Il n’y a pas de
mauvaise méthode pour faire entrer l’Histoire dans les mémoires.

Après une heure à bosser dans la pénombre de mon grenier, je me


retrouve sur le site de la St George’s School à chercher le trombinoscope
mis à jour. Les petites têtes bien coiffées, les pseudo-gueules d'anges aux
sourires déjà si travaillés, les dos bien droits et les regards confiants se
succèdent jusqu’à ce que je tombe sur la dernière arrivée. Celle que je
cherchais. Lemon Chamberlain pose pour la photo sans sourire, un peu
voûtée, ses yeux noisette à moitié mangés par cette frange châtain clair
indisciplinée. Avec l’air de dire en silence, à n’importe qui la regardera :
« Je ne porte aucun artifice… mais ne croyez pas que vous sachiez quoi que
ce soit de moi. Je ne voudrais être personne… mais je suis déjà quelqu’un.
Je suis différente… et je n’ai pas à me justifier. Je n’ai rien à vous dire…
mais tellement de choses à hurler. Je suis qui je suis… et ça ne changera
pas. »

Je ne sais pas pourquoi la photo de cette fille de dix-sept ans dont je ne


sais presque rien me raconte tout ça. Et je ne sais pas pourquoi cette
question me taraude autant :

Mais alors qui es-tu, Lemon Chamberlain… ?


8. Projet spécial

Lemon

– Il est facile d’obtenir une courbe u = f (t) qui permet d’observer


l’évolution de l’amplitude du signal (tension u) au cours de l’émission du
son étudié…

Voilà quarante minutes que M. Yates, le prof de physique préhistorique,


nous balance son charabia d’une voix monocorde, sans lever les yeux de
son manuel ni les fesses de sa chaise.

– Je vais décéder dans trois, deux, un…, gémis-je au deuxième rang.


– OK, mais tu ne me laisses pas là, me souffle ma cousine. Si tu crèves,
je meurs avec toi !
– Désolée Bella, c’est chacun pour soi…

La brune qui était prostrée sur son bureau se redresse brusquement et son
maquillage de it girl me fait les gros yeux.

– Je suis ta seule famille, Lele, sans moi tu n’es rien !


– Si, j’ai Ezra.

Enfin, quand il est là…

Le vieillard sort un instant la tête de son livre et fronce ses sourcils


broussailleux dans notre direction. Comme quoi, même à 132 ans, on peut
ne pas être totalement sourd.

– Oncle Ezra ? chuchote à nouveau Bella. Il ne compte pas, lui.


– Pourquoi ?
– Parce qu’il me déteste, bougonne-t-elle. La dernière fois que je l’ai
croisé à un gala contre la famine, il a dit que ma tenue couperait l’appétit à
n’importe qui.
– C’est drôle, pouffé-je. Mais tu portais quoi, je crains le pire…
– Le même look que Gigi au Met Gala !
– Qui est Gigi ? Et depuis quand c’est un prénom, Gigi ?
– Tu t’appelles Lemon, ma vieille. Et tu ne connais pas Gigi Hadid ?!
– Non.
– Tu viens vraiment d’un trou paumé, toi…
– Ouais. Et si tu savais comme j’ai envie d’y retourner…

Je mime une corde qui s’enroulerait autour de mon cou, M. Yates se


racle bruyamment la gorge et je décide de tourner le dos à Bella pour
entamer une sieste. Sauf que dans cette position, je jouis d’une vue directe
sur Griffin, sa raie sur le côté et son sourire vicieux. Sa sale tronche, bien
que plongée sur l’écran de son téléphone, me ferait faire des cauchemars
avant même de dormir.

***

Je me rends tôt au réfectoire qui se remplit doucement, opte pour les


sushis et la soupe miso, et vais m'asseoir à l’une des grandes tables laquées
encore déserte. Je n’en reviens toujours pas, de ce décor fait de meubles
design, de lustres grandioses, de murs végétaux et de fontaines de boissons
à volonté. Ni de la qualité, de la variété, de la quantité, de l’indécence des
mets proposés à de simples lycéens qui ne meurent clairement pas de faim.

Ezra refuse obstinément de me révéler ce que lui a coûté mon inscription


annuelle dans cette école de privilégiés, mais je bosserai dur pour lui
rembourser chaque dollar, chaque centime déboursé, même si ça ne doit pas
représenter grand-chose pour lui. Pour moi, c’est une question de fierté.

– Salut, jolie étrangère.

La voix irritante de Griffin résonne soudain dans mon dos. Celui que je
fuis comme la peste choisit évidemment de s’installer à côté de moi, son
plateau rempli à ras bord.
– Tu ne vas manger que ça, toi ? Remarque, ça explique que ton corps
soit si…
– Arrête-toi là, avant que je vomisse dans ton assiette.

Ma voix sortie d’outre-tombe ne produit pas sur lui l’effet que j’espérais.
Le connard fini se marre, gobe l’un de ses makis et fait signe à deux de ses
potes qui s’approchaient de dégager.

– Tu sais que tu es sexy, malgré ton pedigree entaché ? continue Griffin.


– Tu sais que je préfèrerais partager mon repas avec un chien puant
plutôt qu’un être humain aussi abject que toi ?

Il se met à aboyer puis son rire arrogant résonne un peu plus fort encore,
attirant tous les regards sur nous. Exactement ce que je voulais éviter.

– La revenante n’est pas facile à apprivoiser, à ce que je vois… Mais j’ai


le temps, Lemon. Je ne compte pas lâcher l’affaire avec toi.
– La « revenante » ? Tu n’as rien trouvé de mieux ?
– Tu n’es qu’une pauvre brebis égarée. Tu as quitté la haute société,
notre monde de luxe et de raffinement pour aller te rouler dans la boue avec
ta mère, mais tu as fini par revenir parmi nous, évidemment…, m’explique-
t-il.
– Merci, j’avais compris l’origine de ce surnom d’une subtilité sans
pareille…
– J’avoue que j’ai longtemps hésité avec la « bâtarde », mais c’était trop
facile, tu ne trouves pas ?

Cette raclure ose me sourire, alors je l’imite.

– C’est vraiment généreux de ta part de te creuser la cervelle pour moi…


– Tu viens faire un tour chez moi ce soir ?
– Redemande-le-moi encore une fois et je te fous mon poing dans la
gueule et mon genou dans les couilles.

Sur ces mots doux, je quitte brusquement la table le ventre vide, ignore
son nouvel éclat de rire forcé et croise Bella sur le chemin de la sortie, qui
m’intercepte en me voyant à deux doigts d’exploser.
– Griffin ? devine-t-elle.
– Ce mec est un porc. Pire que ça, un parasite, une sale vermine, une
sous-merde qui mériterait qu’on lui…
– Ça va, je crois que j’ai saisi.
– Bella, tu n’imagines même pas ce qu’il m’a sorti !
– Tu es restée polie ?

J’écarquille les yeux, lâche un grognement rauque, sonnée par sa


question.

– Tu… tu plaisantes ? Parce qu’en plus, il faudrait que je le remercie de


me regarder comme un bout de viande et de me traiter comme une moins
que rien ?
– Lele…
– Tu sais à qui tu parles, là ?
– Lele…
– Mon prénom, c’est Lemon.
– Lemon…, reprend-elle prudemment. Tu ne devrais pas te braquer
contre lui, Griffin est un bon allié à avoir, ici.
– Un allié qui m’humilie à la moindre occasion ? Ne compte pas sur moi
pour me laisser marcher dessus par un macho puant. Face à lui, un
Néandertal aurait l’air évolué !

Elle soupire, pose doucement sa main pleine de bijoux sur mon avant-
bras, je la repousse. Je lui en veux de ne pas comprendre. De ne pas être
scandalisée, dégoûtée, prête à prendre ma défense.

– Il s’amuse avec toi, je sais qu’il dépasse les bornes mais il finira par se
lasser. Et tu verras qu’il deviendra beaucoup moins con… À la longue, j’ai
appris à l’apprécier.

Comme une envie de hurler.

– Bella, il va falloir que je t’explique deux-trois trucs sur le féminisme.


Et le respect de soi.
– Pas la peine de me faire la leçon. Tu te crois mieux que moi mais je te
dis tout ça dans ton intérêt, murmure-t-elle en haussant les épaules.
Sur les miennes, deux mains viennent se poser doucement. Griffin me
glisse à l’oreille : « Désolé si j’ai été trop loin » qui me file un frisson de
dégout, puis il retourne auprès de sa bande de joyeux connards.

– Tu vois ? Il est sympa, quand il veut…

Atterrée, je suis ma cousine du regard tandis qu’elle les rejoint à son


tour, puis croise deux yeux sombres qui me coupent le souffle. Juste
quelques secondes. Mais des secondes puissantes, intenses, troublantes
comme jamais.

Roman Latimer m’observe à quelques mètres au-dessus de là, depuis la


grande mezzanine où déjeunent les professeurs. Deux nouveaux cours
d’histoire sont passés depuis notre dernière conversation qui m’a laissé une
drôle d’impression, mais, récemment, il n’y a rien eu à signaler. Le prof
hipster a enseigné, tenté de nous intéresser, la lycéenne lambda a suivi ses
cours, pris des notes sans faire de vagues jusqu’à la sonnerie.

Cependant, aujourd’hui, quelque chose a changé dans son attitude. Sa


manière de m’étudier. Depuis son perchoir, les coudes posés sur la
rambarde transparente, le hipster me regarde de haut. C’est en tout cas ce
que mon cerveau en ébullition imagine. Je me sens soudain jugée,
incomprise et cette sensation me rend plus furieuse encore.

Contre lui. Contre moi. Contre la terre entière.

Nos regards se quittent, le lien invisible se rompt, je me rends jusqu’à la


fontaine à boissons, trouve la machine à café aux mille options –
normalement réservée aux adultes – et me fais couler un cappuccino dans
lequel j’ajoute deux sachets de sucre.

– Un seul suffirait, non ?

Sa voix grave et chaude s’insinue sous ma peau.

– Je ne crois pas avoir besoin de votre permission pour ça aussi, si ?


Je me retourne vers le prof sexy qui m’a suivie jusqu’ici, vérifie que
nous ne sommes pas entourés, encore moins observés ou écoutés, et relève
la tête vers lui pour fixer ses lèvres qui remuent au rythme de ses mots.

– Ne te laisse pas faire pas Griffin et sa bande. S’ils te harcèlent, tu dois


le signaler…
– Vous portez un costume de sauveur de l’humanité, là-dessous ? Merci
mais je n’ai pas besoin qu’on vole à mon secours.

Il doit bien faire vingt centimètres de plus que moi, sa carrure en impose,
il se dégage de lui quelque chose de puissant, follement charismatique, il a
ce côté mauvais garçon qui m’attire malgré moi, mais je ne me laisserai pas
charmer, impressionner, ou même dicter ma conduite. Et encore moins
traiter comme une enfant.

Ça fait très longtemps que je n’en suis plus une.

– Ça y est, tu n’as plus de difficulté à me regarder droit dans les yeux,


remarque le brun en se faisant couler un americano.

Je ne sais pas comment le prendre. Gêné, fuyant, mon regard se perd un


instant sur l’un des tatouages colorés qui dépasse de sa manche relevée,
puis retourne se planter dans le sien. Farouchement, cette fois.

– Je ne serai pas votre « projet spécial », M. Latimer.


– Mon quoi ?
– La fille qui vous fait pitié, que vous comptez protéger pour ajouter une
ligne sur votre liste de bonnes actions ou faire gonfler votre ego.
– Tu n’es rien de tout ça, Lemon.
– Je suis quoi, alors ?
– Bonne question…

Il récupère son café et, pensif, le mélange d’un simple roulement de


poignet. Ce type est cool, sexy, et je crois sans même le vouloir. Puis il me
murmure, tout bas :

– Je n’ai pas encore décidé de ce que tu seras…


Encore une foutue énigme. Je ne sais pas ce qu’il insinue par là, ce qu’il
voit ou non en moi, mais le trouble m’envahit, mon cœur rate un battement
et ma bouche s’entrouvre en me donnant, j’en suis sûre, l’air parfaitement
idiote.

Lui se contente de m’observer à travers ses yeux plissés, puis, lorsque


des élèves s’approchent, m’adresse un petit signe de tête et s’éloigne en
riant tout bas.

Un rire sexy. Qui a quelque chose d’interdit. Et réveille quelque chose en


moi qu’il ne devrait pas.
9. Quel futur ?

Lemon

Ezra Chamberlain est un homme de goût. Un type brillant, raffiné,


sophistiqué. Un peu perché, un peu snob, vraiment plein aux as. D’ailleurs,
en route pour une mission shopping qu’il a décidé de m’imposer en ce
samedi après-midi, je m’amuse à le torturer pour deviner à quel point il est
indécemment riche.

– Deux millions ?
– Deux millions ?! Rien que mon immeuble vaut dix fois ça…

Mon regard étourdi lui arrache un sourire. À l’avant, le chauffeur nous


apprend qu’on a quasiment atteint notre destination, le prestigieux City
Center DC qui collectionne les boutiques de luxe. Je relance les paris :

– Trente millions ?
– Pas loin…

Trente… ce chiffre m’est familier. En dollars, c’est le montant


hebdomadaire qu’on ne devait pas dépasser au Louisiana Discount Market,
les mois les plus maigres. Je vis à Washington depuis moins d’un mois,
mais ma notion du temps me joue des tours et j’ai l’impression que tout ça a
eu lieu dans une autre vie.

Je continue à aller en cours ici, un peu comme un robot, jour après jour.
À parler à Caleb et Trinity, chaque soir, sur Skype, à leur raconter toute ma
vie et à écouter toute la leur. Mais je sens pourtant que le fossé se creuse
entre nous, par la force des choses, et qu’on s’éloigne les uns des autres
sans le vouloir. Ça me crève un peu le cœur. Je crois qu’à part Ezra et Bella,
la personne avec qui j’échange le plus porte un képi et une redingote et me
tient chaque jour la porte.

Ma vie d’avant me manque. Avant que ma mère ne foute tout en l’air.

Ma mère, dont le regard si doux, le rire si franc, l’étreinte si tendre me


manquent aussi, à m’en faire pleurer le soir, au moment de m’endormir.
Mais je garde cette sensation de vide, cette souffrance pour moi. Après ce
qu’elle a fait, qui comprendrait que je l’aime toujours autant, que je
m’inquiète tant de son sort, là-bas, dans sa cellule du Louisiana State
Penitentiary ?

– Ne gâche pas ta vie à penser à moi, ma douce…, m’a-t-elle dit il y a


trois jours, lors de notre dernier coup de fil minuté et probablement sur
écoute. Je dois payer pour ce que j’ai fait, tu n’as pas à partager ce fardeau
avec moi. Profite de toutes les portes qui vont s’ouvrir pour toi à
Washington, de tout ce que ton oncle va être en mesure de t’offrir. Tout ce
que je n’ai pas pu faire, moi…

Dans la berline avec chauffeur qui nous trimballe vers les magasins les
plus huppés de la ville, Ezra et moi, je chasse le visage de ma mère et
reviens scruter celui du dandy derrière ses épaisses lunettes noires.

– Trente, répété-je à voix haute. Finalement, il ne nous manquait que les


six zéros derrière…
– Qu’est-ce que tu racontes ? soupire mon oncle en tirant sur les
manches de son pull Balmain. Merci Peter, on va descendre ici. Vous me
récupérez dans une heure et demie ?
– Non, on rentre en métro ! m'écrié-je. Peter, vous pouvez prendre votre
après-midi, il est temps que M. le dandy se frotte à la vraie vie !
– Lemon Chamberlain, j’ai trois meetings après ça, ne me complique pas
la vie !

Je ris en l’entendant pour la première fois râler après moi comme le


ferait un parent.
– Je vous récupère dans quatre-vingt-dix minutes, monsieur, répond le
chauffeur en souriant dans le rétroviseur.

On saute sur le trottoir et on se retrouve au milieu d'une foule grouillante


et vivante, on arpente de belles rues pavées, je contemple les œuvres d’art
contemporaines, les fontaines classieuses, les gens pressés, les autres qui
flânent, des sacs de shopping accrochés à chaque bras. Ezra – qui n’est
« pas venu faire une étude sociologique ou architecturale » – me mène à
une cadence soutenue jusqu’à une longue enfilade de boutiques de luxe
entourées d’espaces verts et de restaurants aux terrasses aussi chics que
bondées.

– On commence par quoi ? m'interroge mon personal shopper. Dior, The


Kooples, Ralph Lauren ? Hermès et Calvin Klein sont un peu plus loin…
– Il y a un Gap, dans le coin ?

Le brun à lunettes manque s’étouffer avec sa pastille de menthe. Il


replace ses cheveux en arrière d’un geste sec tandis que je triture ma frange,
comme à chaque fois que je suis mal à l’aise.

– Un Forever 21 ? tenté-je.
– Lemon…
– H&M ? Urban Outfitters ?
– Désolé de te le dire, mais pour vraiment t’intégrer à Georgetown, tu
vas avoir besoin de ressembler à quelque chose, ma fille…

Son bras se faufile sous le mien et le trentenaire au look pointu


m’emmène de force jusqu’à la vitrine où brille le sigle doré de Burberry.

– Non ! me rebellé-je. Je ne veux pas leur ressembler, à tous, à eux. Je


veux rester moi, dans mes fringues à vingt balles !
– Mais ce jean…
– Oui, je sais que je peux faire mieux que ça, que j’ai besoin de
renouveler ma garde-robe, mais pas dans ces boutiques-là ! Dépenser tant
de fric juste pour des fringues, ça va m’empêcher de dormir la nuit !
Ezra m’étudie de la tête aux pieds et des pieds à la tête, ferme les yeux
en inspirant profondément, puis cède enfin :

– Emmène-moi où tu veux. Il te reste quatre-vingt-une minutes.

Cette fois, c’est moi qui mène la danse et qui tire le type en costard griffé
par le poignet. On fait une razzia chez Gap, Ezra fixe le ticket de caisse
d’un air ahuri, en marmonnant discrètement qu’il manque forcément un
zéro. Il m’offre deux nouvelles paires de baskets à Foot Locker – où il n’ose
rien toucher directement avec les doigts –, un manteau chaud chez
Abercrombie & Fitch – que je trouve déjà un peu trop cher –, de jolies
boots et une énorme écharpe très douce dans une petite boutique italienne
sans prétention – où il ose à peine entrer. Après une heure de shopping, je
repars les bras chargés de fringues et d’un homme au bord du malaise.

– Viens, je t’offre un jus de fruits pour te requinquer !

Le politicien regarde sa grosse montre argentée et m’annonce qu’il nous


reste exactement quatorze minutes avant la fin de ce moment « privilégié ».
Mais qu’il exige un bubble tea. Je récupère nos boissons healthy
directement au comptoir, on s’assied sur un petit banc en bois et on sirote à
la paille en se détendant enfin tous les deux.

– Il va falloir que tu bosses dur, tu sais, si tu veux intégrer une bonne


université l’année prochaine…
– Je te paie à boire et toi tu me tombes dessus avec ça ?

Le dandy rit tout bas, mais revient aussi vite à la charge :

– Il faut que tu commences à sérieusement envisager ton futur, Lemon.


J’ai promis à ta mère de m’occuper de ça…
– Quel futur ?
– Celui que tu auras choisi, bien sûr, précise-t-il doucement. Mais
j’espère que tu viseras haut.
– Comme toi ?
– Non. Moi je ne vis que pour ma carrière et je ne conseillerais ça à
personne… Mais il faut que tu trouves une voie qui t’intéresse et plus tard
un job dans lequel tu t’épanouisses et qui te permette de mener une vie
confortable.
– Ezra, je ne sais même pas où je serai dans quelques mois…
– Qu’est-ce que tu veux dire ?
– Tu es censé m’offrir un toit jusqu’à ma majorité, après je…
– Après rien du tout. Tu resteras chez moi tant que tu n’auras nulle part
ailleurs où aller.

Je souris, touchée par ses mots gentils – prononcés sur un ton


particulièrement sec.

– Je vais me trouver un petit job, ajouté-je soudain. Pour me payer


l’essentiel, comme mes fringues, mes sorties… Je veux te devoir le moins
possible. Je te dois déjà tant…
– Tes études d’abord, jeune fille.
– Tu m’as dit que je devais faire mes choix, non ?

Il soupire, se lève et frotte son fessier sans la moindre poussière.

– Je dois y aller, j’ai rendez-vous avec la maire. Tu te débrouilles pour


rentrer ?
– Oui papa, ironisé-je.
– Tiens, j’oubliais…

Il sort un téléphone flambant neuf de sa poche et me le tend.

– Il était temps que tu intègres le XXIe siècle, Lemon Chamberlain.


– J’aime bien mon vieux machin !
– Je n’arrive jamais à te joindre, il ne reçoit même pas les e-mails, c’est
non négociable !
– Mais…
– Dix-sept ans, fait-il en me pointant du doigt. Je suis majeur, je suis ton
tuteur, je décide et tu n’as pas ton mot à dire.
– Vous vous contredisez vraiment beaucoup quand ça vous arrange, vous
les politiciens.
Il me refourgue le Smartphone dans la main, je résiste juste pour le
plaisir.

– Lemon, je peux encore déplacer ta chambre dans la cave…, blague-t-il


à moitié.
– Mais pourquoi j’ai atterri chez un oncle pareil ?! ironisé-je.
– Cet oncle qui t’héberge, te nourrit, remplit ton dressing, t’offre un
avenir et un téléphone digne de ce nom doit aller débattre de l’ouverture de
nouveaux refuges pour les sans-abris de cette ville !

Il parvient à glisser le portable neuf dans l’une de mes poches, je ris en


l’entendant pousser un cri de victoire… et mes yeux se posent soudain sur
un visage familier. Mon rire s’éteint, mon cœur s’emballe et mes mains
deviennent moites.

Roman Latimer, en jean, pull sombre sur une chemise en jean et boots
noires à lacets, semble aussi troublé que moi de me voir là. Ses beaux yeux
méfiants passent mon visage en revue, puis se tournent vers celui d’Ezra qui
vient de se placer devant moi d’un geste protecteur.

– Latimer…, lâche alors mon oncle d’une voix cinglante. Qu’est-ce qui
t’amène par ici ?

Je le dépasse et me replace entre eux, fixe mon oncle puis mon prof,
estomaquée qu’ils puissent seulement se connaître.

– Ezra…, répond le hipster sur le même ton. Rien qui te concerne.

La tension entre eux est palpable, il me prend une soudaine envie de fuir,
mais mes jambes refusent de se mouvoir. Je contemple en silence les deux
hommes qui se toisent avec dédain, sans que je sache pourquoi.

– Tu ne devais pas y aller ? glissé-je au politicien.


– Tu connais ce type ?

Ce dernier mot, il l’a prononcé comme s’il lui brûlait l’intérieur de la


bouche. Le barbu lâche un soupir amusé et passe la main dans son épaisse
tignasse décoiffée.

– C’est mon prof d’histoire, expliqué-je.


– À la Saint George’s School ?

J’acquiesce simplement, en prenant soin de ne plus croiser le regard


troublant de celui qui ne devrait pas me troubler.

– C’était un plaisir, mec. Bonne soirée à vous deux.

Et Roman Latimer disparaît à l’angle de la prochaine rue, sa voix


insolente flottant encore longtemps dans les airs, les mains dans les poches
et la démarche nonchalante. Ezra, lui, grommelle quelques mots dans sa
barbe inexistante, puis me tapote le dos avant de s’éloigner d’un pas raide et
mécontent.

Avant qu’il ne soit hors de portée, je lance au bougon :

– Qu’est-ce que tu lui reproches ?


– Tu n’as pas besoin de le savoir ! Rentre à la maison et va faire tes
devoirs !
– Oui papa…, marmonné-je en réalisant que tous mes sacs pèsent une
tonne.

Mais ce regard…

Ce charisme…

Et cette sensation qu’il fait naître en moi…


10. Le bordel dans ma tête

Roman

Je m’engouffre dans le métro en ruminant ce que je viens de


comprendre. Lemon Chamberlain est la nièce de ce connard de politicien à
lunettes qui a quitté mon meilleur pote comme une merde. Jusque-là, je
savais seulement qu’il s’appelait Ezra, qu’il était pété de thunes, qu’il
bossait comme un dingue comme conseiller d’un sénateur et surtout qu’il
n’était pas prêt à assumer son homosexualité en public pour ne pas risquer
de briser sa brillante carrière ou de perdre sa place au chaud dans son petit
clan privilégié et arriéré.

C’est tout ce qui me débecte chez un homme.

[Angus, je viens de croiser ton ex dans la rue. Je


retourne le pousser sous une bagnole ou pas ?]

[Fais-toi plaisir ! Et fais-moi plaisir aussi, assure-toi


que la caisse lui re-roule dessus en marche arrière.]

[Compris. Tu savais qu’il avait une nièce ?]

[Ouais, plein. Grande famille à l’ancienne, lui c’est le


petit dernier et le seul sans enfant.]

[Ben apparemment, il héberge sa nièce de dix-sept ans


maintenant. Et il joue les paternels avec elle.]

[Quoi ?! Ezra m’a toujours dit qu’aucun gosse ne


foutrait jamais un pied chez lui tant qu’il serait vivant !]

[Ça peut vraiment s’arranger, si tu le préfères mort…]


[Laisse tomber, Rom’. Je veux une famille et une vie
de couple, ce mec n’était pas pour moi.]

[Ce connard aurait pu s’en rendre compte plus tôt…]

[Ça me touche, mec. Mais pourquoi tu le détestes


autant ?]

[On ne touche pas à mes potes, c’est tout.]

Et je ne supporte pas les types qui se croient tout permis, qui jettent les
gens comme des vieux mouchoirs usagés quand ils n’ont plus besoin d’eux,
qui ne sont pas fidèles à qui ils sont, ni à ce qu’ils promettent.

Mais si je dois être tout à fait honnête, moi-même, ce qui me rend plus
furieux encore, c’est de savoir que cet énergumène sans honneur est lié à
Lemon. Elle qui semble avoir tant de valeurs. Elle qui lutte contre elle-
même en permanence, puis finit par vous regarder droit dans les yeux sans
ciller, en vous disant vos quatre vérités. Elle qui semble avoir le double de
son âge dans l’âme, dans les veines, dans le cœur. Et même dans ce petit
corps nerveux qui dégage tant de force et de…

Arrête-toi putain ! Cette fille a bien 17 ans. C’est ton élève. Et tu ne vaux
pas mieux que tous ces types que tu méprises !

Furieux après moi, désormais, le cerveau en feu et la poitrine serrée, je


m’extirpe du métro pour aller respirer à l’air libre. En marchant dans ce
quartier qui n’est pas le mien, je me traite silencieusement de sale con, de
pervers, de malade. Un nouveau texto fait vibrer mon téléphone en me
sortant enfin de ce cercle vicieux.

[C’est Isaac. Je t’écris avec le tel de maman.


Tu peux m’appeler ?]

– Allô ?
– Eh, tout va bien, soldat ? demandé-je quand mon neveu décroche enfin.
– Ouais, j’avais un truc à te demander.
– Qu’est-ce qui se passe Isaac ?

J’essaie de ne pas paniquer, c’est la spécialité de ma sœur, mais je


commence sérieusement à m’inquiéter.

– Roman, tu préfères avoir toute ta vie les joues pleines d’eau ou les
yeux pleins de sang ?
– Putain, tu m’as fait peur, petit con !
– Je suis pas sûr que tu sois censé me dire tous ces gros mots…, répond-
il à l’autre bout du fil en se marrant.
– Hé ! Isaac, ton visage va dégonfler quand tu te seras fait opérer mon
pote, je te le promets.
– Et je vais avoir une meuf, un jour ?
– Et tu vas avoir autant de meufs que tu voudras, mais une seule à la fois,
OK ?
– Et je les traiterai avec respect, je sais…
– Commence par aider ta grand-mère à faire à manger.
– Et je pourrai avoir un portable, en même temps que le nouveau cœur ?
– Jamais de la vie, ça rend abruti ! Mais c’était bien joué, la carte enfant
malade…

Je continue à rigoler avec mon neveu qui a apparemment envie de parler,


tout en me rendant à pied à mon rendez-vous. Isaac n’a ni frère ni sœur, peu
d’amis à force de manquer l’école, n’a jamais connu son père et passe le
plus clair de son temps avec deux femmes qui le surprotègent ou une armée
de blouses blanches, roses, vert pâle ou bleu ciel. Il a parfois besoin de
respirer, de jouer au gosse normal. Et je veux bien être toutes les bouffées
d’oxygène possibles pour lui.

***

Je sors du bureau de mon banquier avec les mots habituels qui résonnent
à mes oreilles : dettes accumulées, plan de remboursement, sursis,
intérêts… Sauf que cette fois, mon compte commence enfin à se remplir à
nouveau au lieu de se vider, grâce au salaire faramineux de la Saint
George’s School. Concrètement ? Je gagne six fois ce que je touchais avant.
Il va me falloir au moins cette année pour remonter la pente et pouvoir
préparer l’avenir, continuer à payer les frais médicaux courants de mon
neveu et penser à l’opération coûteuse qui pourrait le sauver.

Ouais. J’ai vraiment besoin de ce boulot.

Et vraiment pas besoin qu’Ezra Chamberlain vienne me mettre des


bâtons dans les roues, ni que sa nièce foute le bordel dans ma tête.

Ce n’est pas une élève un peu différente des autres, un peu plus sensible,
un peu plus complexe, un peu plus touchante et beaucoup plus intelligente
qui va me faire perdre de vue mon objectif premier.

Je quitte enfin ce quartier où je n’ai plus rien à faire et je rentre à West


Falls Church pour retrouver mon petit guerrier et sa garde très rapprochée.
Après un dîner sans sel mais rempli de blagues sur les soutiens-gorge, les
roues qui couinent et les enfants à tête de grenouilles enflées, je regagne
mon grenier pour bosser mes cours.

J’ignore deux appels au numéro masqué et me décide à décrocher à la


troisième tentative.

– Oui ?
– Roman ? C’est Ally…

Je reste longtemps silencieux en hésitant à raccrocher. Sa voix douce me


rappelle des tas de souvenirs aussi doux qu’elle. Et d’autres bien moins.

– Je pensais que tu ne décrocherais pas si tu savais que c’était moi.


– Et donc tu as décidé de me prendre en traître.
– Non, Rom’… Je voulais seulement te parler. Troy a dit que je pouvais
t’appeler.
– Troy raconte beaucoup de conneries. Et il n’a jamais échangé plus de
trois mots avec une femme, désolé que ce soit toi qui en aies fait les frais.

Je sais qu’Ally sourit à l’autre bout du téléphone. Je peux même


imaginer comment elle sourit, en penchant sa tête sur le côté, vers la droite,
et en se frottant probablement les bras comme si elle se faisait un câlin à
elle-même. Faute de mieux.

– Tu me manques, Roman.
–…

Qu’est-ce que je disais ?

– Et je m’inquiète pour toi.


– Pas besoin, je vais bien.
– Tu n’as pas de regrets… pour nous ?
– Ally, tu as pris une décision, je la respecte. Et je ne suis pas du genre à
revenir en arrière.
– Tu es heureux dans ton nouveau lycée ?

Faute de pouvoir répondre à cette question, j’inspire bruyamment. La


jolie blonde qui était encore ma copine il y a quelques semaines me fait
penser à une autre jolie blonde à frange qui tire sur le châtain. Celle à
laquelle je ne suis pas censé penser.

Tu me copieras ça cent fois, Roman Pervers Latimer !

– Bonne nuit, Ally…


– Si tu changes d’avis, tu sais où me trouver.
11. Le fossé

Lemon

Avec ce nouveau Smartphone, son processeur super rapide et sa caméra


grand angle, je peux « skyper » avec Caleb et Trinity quand bon me chante,
en me connectant en trois secondes et en les voyant comme s’ils étaient face
à moi. J’ai beau cracher sur l’abondance de possessions et de gadgets
inutiles dans ce milieu, le cadeau d’Ezra me facilite grandement la vie.

Assise sur les marches devant la St George’s School, en attendant le


début de cette journée, j’accompagne mes deux meilleurs amis pendant
qu’ils rejoignent leur lycée de Timberlane en traînant des pieds. Mon ancien
lycée.

– Montrez-moi si ça a changé.
– Il n’y a rien à voir, grogne Trinity, toujours de bonne humeur le matin.
– Ils ont repeint la façade il n’y a pas longtemps. Un mec avait dessiné
des tas de paires de seins plus ou moins gros et plus ou moins tombants,
avec les noms des profs à côté.
– Au moins ils sont créatifs, chez nous ! fais-je en rigolant.

Cette dernière expression chasse aussitôt les rires de tout le monde. C’est
« chez eux », maintenant.

– Et alors, quoi de neuf chez toi ? me demande Caleb avec un petit


sourire triste.
– Pas grand-chose… Les inscriptions en fac vont commencer et je ne sais
toujours pas quoi faire. Les filles parfaites continuent à me regarder de haut.
Les mecs obsédés sous ma jupe. Alors je mets le même pantalon presque
tous les jours. Et les cours sont aussi inintéressants ici que là-bas, si ça peut
vous rassurer. Sauf l’histoire, parce que le prof est cool…
– Le hipster trop sexy, là ? Essaie de le filmer ! me supplie Trinity en
agitant ses dreads.
– T’es folle ? Tu veux que je me fasse virer ?
– Ben ouais, maintenant que t’as un super téléphone et des fringues par
milliers, tu pourrais rentrer…

J’entends la petite pointe d’amertume dans sa voix. Je vois bien que


Caleb ne participe pas beaucoup et regarde ailleurs. Ils se refilent le
portable régulièrement, l’image tangue et ondule un peu plus au fur et à
mesure qu’ils se lassent et je comprends qu’ils préféreraient sans doute faire
autre chose, ce matin, rigoler ou s’engueuler à deux, parler de leurs
histoires, leurs cours, leur lycée à eux.

– Je vais devoir y aller, annoncé-je. On a une sortie scolaire aujourd’hui.


– Où ça ? À la maison Blanche ? blague Trinity.
– Vous y allez tous avec un chauffeur privé ?
– Le pique-nique du midi, c’est dans un resto étoilé ?
– Pour la prise de notes, ils vous filent à chacun une sténodactylo
personnelle ?
– Mais non, l’esclavage a été aboli à Washington aussi, normalement.
– Ouais, normalement…

Le crâne blond presque rasé et les nattes brunes s’agitent pendant qu’ils
rient de leurs propres blagues. Je leur souris sans intervenir. Si j’étais avec
eux, j’aurais sûrement surenchéri. Mais mille miles nous séparent et même
avec la meilleure connexion du monde, on ne se trouve pas du même côté
du fossé.

– On éteint les téléphones et on se met en route.

Sa voix me fait l’effet d’une bourrasque de vent qui vient s’insinuer


jusque sous mon pull. Je coupe Skype sans même dire au revoir à mes
meilleurs amis et mon regard tombe dans celui de M. Latimer. Je n’arrive
même pas à réprimer un frisson. Ça doit être la fraîcheur de l’automne.

Le prof ne porte rien par-dessus son costard marron, il ne doit pas être le
genre d’homme à avoir froid. Mais deux détails me frappent et le rendent
encore plus sexy que d’habitude, je crois : ses baskets vintage et son bonnet
beige en laine qui entoure toute sa tignasse et fait ressortir les traits racés de
son visage. J'essaie de ne pas jouer les groupies comme d’autres idiotes
autour de moi qui le bouffent des yeux, mais j’ai un mal de chien à
m’arrêter de le contempler.

– Rockefeller, Merritt, Chamberlain, j’ai dit en route. Ne m’obligez pas à


vous donner la main.
– M. Latimer, on est près de la route… Surtout, restez loin de
Chamberlain, lâche Octavia qui passe par là. Si elle est comme sa mère,
vous pourriez mal finir…
– On avance en silence ! la rembarre le prof de sa voix bourrue.

Ses deux yeux bruns profonds me percutent à nouveau au moment où il


prononce ces mots. Et je crois voir s’esquisser un petit sourire compatissant
sur ses lèvres pulpeuses. Je me lève et quitte enfin mes marches pour suivre
le mouvement.

– Si vous me touchez avec vos sales pattes d’ours, je porte plainte…, le


menace Griffin avec une moue de dégoût.
– J’en ai aussi peu envie que toi, réplique Latimer. Garde tes mains dans
tes poches et tes MST pour toi…

Le hipster a marmonné cette deuxième phrase, mais on est nombreux à


l’avoir entendue quand même et à rire tout bas. Griffin fulmine sur le
trottoir et fusille le prof du regard.

– En avant, Lincoln nous attend.

Cette première sortie de l’année nous amène à visiter le Lincoln


Memorial, à vingt minutes à pied de la Saint George’s School. Le Pr
Latimer profite du trajet pour nous interroger sur le discours de Martin
Luther King prononcé là-bas, qu’on était censé lire pour aujourd’hui. La
plupart des terminales parlent d’autre chose et n’écoutent pas, à l’exception
d’Octavia, qui connaît « I have a dream » absolument par cœur, et de ma
cousine Bella qui colle le prof en se plaignant d’avoir froid, mal aux talons
et peur de se perdre. Il l’ignore superbement et marche les mains dans les
poches, sans que je rate une miette du spectacle.

Une fois arrivé devant le grand monument de marbre blanc, il enfonce un


peu plus son bonnet sur sa tête et monte quelques marches pour surplomber
la classe.

– Qui peut me dire à quel style architectural appartient ce bâtiment ?


– On s’en fout, on se caille !
– Ouais, on peut entrer à l’intérieur ?
– Non, rentrer chez nous plutôt !
– Temple grec, tente Octavia en levant la main.
– Mais encore ?
– Temple dorique…, marmonné-je pour ne pas me faire trop remarquer.
– Un peu plus fort, Lemon, s’il te plaît.

Mais je m’abstiens de répéter ma réponse et le regard du prof vient me


défier en silence, pendant quelques secondes. Une mauvaise blague de
l’abruti de service me sort finalement de là.

– Moi aussi, j’aime bien la faire crier plus fort.

Ses potes éclatent de rire et je me retourne en serrant les poings.

– Ferme-la, Griffin.
– Oui, comme ça, encore plus fort, Lemon, j’adore quand tu dis mon
prénom !

Je me précipite sur lui avec la ferme intention de lui coller mon genou là
où il faut, mais Latimer est plus rapide que moi. Il dévale les marches et se
plante devant Griffin, à quelques millimètres de son visage mais sans jamais
le toucher. Il le surplombe d’une demi-tête et force le lycéen à se pencher en
arrière.

– Ouvre encore une fois la bouche pour lui manquer de respect et je te


colle tous les samedis matins jusqu’à la fin de l’année. Tu vas connaître
tous les discours d’Abraham Lincoln sur le bout de tes doigts crasseux,
Rockefeller. Et apprendre que les hommes, les vrais, ne parlent pas comme
ça aux femmes.

Pour une fois, Griffin ne tente pas de se rebiffer. J’ai le cœur qui bat vite
et fort, mais je ne sais plus si c’est à cause de celui qui m’a insultée ou de
celui qui vient de prendre ma défense. Tous mes camarades se sont
regroupés autour de nous pour mieux profiter du spectacle. Et le malaise me
gagne. J’ignore ce qui me pousse à briser ce silence gênant, pesant,
oppressant. Mais je le fais, en parlant haut et fort cette fois.

– Vous êtes juste prof d’histoire, pas la peine de jouer les héros.

M. Latimer se retourne lentement vers moi pendant que quelques


garçons sifflent ma réplique et que certaines filles ouvrent grand leur
bouche maquillée. Devant l’impressionnant mémorial, la tension est
palpable et mon cœur se met à cogner comme un sourd dans ma poitrine.

Je regrette ce que je viens de dire, mais les mots sont lâchés, impossible
de les effacer.

– Très bien, Chamberlain, me lance le prof. C’est toi qui viendras faire
un petit tour au lycée samedi matin pour recopier le règlement intérieur. Ou
peut-être que faire un peu de ménage et de rangement t’aidera à redescendre
d’un cran ?

Sa voix est parfaitement calme, ses mains ont repris leur place dans ses
poches, mais un feu brûle au fond de son regard brun qui ne me quitte pas et
semble fouiller mon âme. Les réactions ne se font pas attendre autour de
nous. « Oh », « ah », « ouh », soupirs, grognements, sifflets et même cette
remarque chuchotée par un des obsédés du fond :

– Pas besoin d’heure de colle, prenez directement une chambre, putain…

Je passe le reste de la sortie scolaire à me concentrer sur Lincoln et à


éviter le hipster, à ignorer les remarques de Bella qui pense que j’ai « trop
de chance » mais aussi « trop de cran », que je vais probablement me faire
« tuer par Ezra » et « emmerder par Griffin jusqu’à la fin de l’année ».
Apparemment, on ne doit tenir tête à personne, ici.

Mais ça tombe mal, je commence à en avoir marre de devoir filer droit.

***

Le lendemain soir, vendredi, mon oncle a convié toute la famille


Chamberlain à un dîner dans son penthouse. Ça fait plus d’un mois que j’ai
atterri chez lui, mais c’est apparemment ce soir qu’on fête officiellement
mon arrivée à Washington DC. Il n’a pas eu le temps jusque-là. Et moi, je
n’ai pas non plus trouvé le moment de lui annoncer que j’étais collée
demain matin. Mais après tout, il y a de grandes chances pour qu’il ne se
rende même pas compte de mon absence.

Je fais profil bas ce soir au milieu des invités. Tous ces étrangers qui sont
censés être des membres de ma famille et prennent bien soin de ne jamais
évoquer ma mère ni la raison de ma présence ici. On me présente à Rufus et
Allegra Chamberlain, les grands-parents et doyens du clan que toute la
haute semble vénérer.

– Heureusement pour tout le monde, ils se sont installés en Floride parce


qu’ils en avaient marre d’avoir froid, me souffle Bella. Sois gentille avec
eux si tu veux avoir une chance d’être invitée dans leur villa de Palm
Beach. Un compliment sur son manteau de fourrure et c’est réglé…
– Merci du tuyau, réponds-je en souriant à ma cousine.

Discrètement, elle termine son soda cul sec, attrape une coupe de
champagne aux trois quarts pleine sur une table et transvase le contenu dans
son verre en cristal noir.

– J’ai encore plein de choses à t’apprendre, Lele, tu sais ?


– Je vois ça…, fais-je, amusée.
– Tout est une question d’apparences ici. Si tu sais montrer ce qu’il faut
et cacher ce qu’il ne faut pas, tout ira bien pour toi. Arrête un peu de vouloir
être honnête.
– Ce n’est pas comme ça que j’ai été élevée…
– Mais on n’est plus des enfants qui font sagement ce que nous ont
appris nos parents. C’est comme ça que tu survivras, crois-moi.

Elle me tend son verre et j’accepte de boire une gorgée de champagne


qui ne peut que m’aider à me détendre avant cet horrible dîner guindé qui
m’attend. Tous les cousins et cousines de plus ou moins mon âge ont l’air
parfaitement à l’aise, discutent de leurs études et de leurs projets avec des
adultes de la famille, mes oncles et tantes complimentent le choix du
traiteur fait par Ezra, ses derniers objets de déco design, une harpiste joue
dans un coin, quelques blagues plus ou moins bon enfant fusent entre
démocrates et républicains et je ne sais pas où me mettre, quoi dire,
comment faire pour seulement exister.

Personne ne semble s’opposer à mon retour dans la famille, aucun


d’entre eux ne me rejette ni ne me traite comme une pestiférée : ils savent
tous très bien faire semblant. Et pourtant, je me sens terriblement isolée,
différente, sans les codes de ce monde. Définitivement pas à ma place.

– Viens t’asseoir à côté de moi avant que ma mère ne décide d’alterner


les filles et les garçons à table, me chuchote Bella en m’entraînant par le
bras. Elle n’osera pas te faire relever si t’es déjà assise.
– Mais je vais avoir l’air malpolie, non ?
– Ouais, mais ce sera la faute de ta mère. Et au moins, tu ne passeras pas
deux heures entre l’oncle Rupert qui rote dans son poing après chaque
phrase et le cousin Corbin qui va loucher sur tes seins en faisant semblant
d’être timide.
– Pff… Qu’est-ce que je ferais sans toi, Arabella… ?

Je la suis jusqu’en bout de table pendant que mes tantes Miranda et


Cordelia nous adressent leurs plus beaux sourires faux. Ma cousine a beau
avoir cinq trous à chaque oreille, une passion pour les mini-jupes, des goûts
douteux en matière de rouge à lèvres et à peu près rien en commun avec
moi, elle est devenue ma plus grande alliée dans cette nouvelle vie. Pour ça,
je ne la remercierai jamais assez.
– En échange de mes conseils, tu vas m’apprendre ton truc à toi, me
glisse Bella en commençant à boulotter son pain.
– C’est quoi ?
– Comment faire pour attirer l’attention de Roman Latimer. Et me
retrouver en tête à tête avec lui un samedi…

J’avais presque oublié ça. Je pousse un long soupir en pensant à ce qui


m’attend : son charisme de prof, son sex-appeal de hipster, sa voix qui me
colle des frissons à tous les coups, son regard qui semble voir si loin en
moi… Et personne autour, cette fois, pour faire redescendre cette étrange
tension entre nous.

Ce courant qui passe un peu trop bien, un peu trop fort sûrement.

– Si seulement tu pouvais y aller à ma place, Bella…, dis-je d’une voix


plaintive.
– Tu es sérieuse, là ?

Non… C’est juste que j’apprends vite… Comment ne pas être honnête.
12. Rester à distance

Roman

Samedi matin. Je me pointe à Georgetown avec dix bonnes minutes de


retard, histoire de la faire poireauter un peu face à une porte de classe
fermée. Mais comme si elle avait deviné mes intentions, la rebelle n’est pas
encore arrivée au lycée.

Cette fille est une sacrée maline. J’envisage sérieusement de la coller à


nouveau pour son retard.

Après avoir avalé deux cafés bien serrés, je me plonge dans mes copies,
rature, souligne, entoure, engueule, encourage et constate que le niveau de
mes élèves remonte un peu. Voilà un mois et demi que j’essaie de leur faire
rentrer quelques trucs dans le crâne, et j’ai bien l’impression que ça
commence à marcher.

9 h 45 : toujours pas de Lemon Chamberlain. J’hésite à aller chercher


son numéro personnel dans son dossier, à l’appeler et lui conseiller de se
ramener vite fait, avant que je sois vraiment en rogne, mais quelque chose
me retient d’aller si loin.

Je l’aurais fait avec n’importe quel autre élève. Mais pas avec elle.

Avec elle, ce serait franchir un nouveau cap. Peut-être celui de trop, celui
qui ferait tout déraper. Et à cette idée, le mot « DANGER » se dessine dans
ma tête, en grosses lettres rouges soulignées.

– Mec, il va falloir te faire soigner…, soupiré-je en croisant les chevilles


sur mon bureau pour me balancer en arrière.

10 heures : elle se fout officiellement de ma gueule.


La copie sur laquelle je bosse en prend pour son grade, je ne laisse rien
passer, une date erronée, un nom écorché, une virgule manquante, je
malmène la mine de mon stylo rouge, puis finis par jeter la feuille salement
raturée au sol.

Comme un sale con frustré par une gamine qui ne respecte pas l’autorité.

Si Lemon ne s'était pas amusée à me défier en public comme elle l’a fait
pendant cette sortie de classe, de sa voix légèrement éraillée et tellement
insolente, je n’aurais pas eu à me casser le cul un samedi matin pour venir
ici. Je me suis levé aux aurores pour elle, pour tenter de la remettre à sa
place, lui montrer à qui de nous deux revient le mot de la fin, lui prouver
qu’elle est au même régime que les autres, et qu’elle aura beau me troubler,
je ne la laisserai pas me parler comme elle l’a fait.

Pour tout ça, j’ai renoncé à ma grasse matinée, à mes cartoons avec
Isaac, à ma séance de boxe avec Angus… Et cette fille a encore l’audace de
me poser un putain de lapin.

– Désolée, il y avait un trafic de dingue !

Sans prendre la peine de frapper à la porte, Lemon, sa jolie tête, sa jolie


frange et son joli corps moulé dans un jean et un pull noirs débarquent dans
ma salle de classe, avec des écouteurs dans les oreilles et une heure et douze
minutes de retard. Elle éteint sa musique, m’observe un long moment sur
ma chaise en appui contre le tableau noir, puis elle me sourit. Elle continue
de se foutre de ma gueule.

– C’est faux, rétorqué-je en sachant que les rues sont calmes dans le
quartier, le samedi matin.
– OK… Le métro est resté bloqué…
– Tu habites à moins de dix minutes à pieds d’ici, Lemon.

Ma voix n’était qu’un grognement.

– Panne de réveil, souffle-t-elle alors. Mais vous savez apparemment


beaucoup de choses sur moi…
Ses billes noisette paraissent sincèrement étonnées. Je m’apprête à
prétendre que je connais l’adresse personnelle de chacun de mes élèves,
mais réalise que je n’ai pas à me justifier.

– Va déballer ces trois cartons, trie les encyclopédies par année,


ensuite…
– Je peux aller me chercher un café, d’abord ?
– Tu ne veux pas que j’y aille à ta place, aussi ? ironisé-je.
– Vous feriez ça ? s'exclame-t-elle d’une voix qui se veut naïve.

Sauf que rien n’est naïf, chez elle. Et ça me plaît à un point tel que ça me
fait flipper. La fille qui vient d’ailleurs, comme moi, n’est pas seulement
attirante, elle est forte, libre, insolente. Elle a de la repartie, de l’audace, du
chien. Mais elle est trop jeune pour moi… Et je ne vais pas tarder à perdre
pied si je ne me contrôle pas.

Je quitte ma chaise, contourne mon bureau et y pose une fesse, histoire


de me rapprocher de ma cible et de mieux la prendre entre quatre yeux. Il
est temps de remettre les choses en ordre.

– Lemon Chamberlain, tu arrêtes tes conneries maintenant. Ton attitude


au Lincoln Memorial était inexcusable, tu te pointes ici avec plus d’une
heure de retard, ton uniforme a apparemment été bouffé par ton chien, et tes
petites blagues, tes excuses, tes craques, j’en ai ma claque. Donc tu oublies
ton café et tu te mets à bosser. Maintenant !

Mon ultime rugissement fonctionne. La terminale rebelle balance son sac


sur la première table qu’elle croise et se rend à l'autre bout de la classe, où
l’attendent les fameux cartons qui pèsent une tonne.

On s’affaire à nos tâches respectives pendant une bonne heure. Je


m’empêche de l’observer trop souvent, l’entends chantonner du Bowie et
du Queen en réorganisant les rayons de la bibliothèque du fond. Elle bosse
dur, me pose deux ou trois questions, auxquelles je réponds le plus
sommairement possible.
Elle me pense en colère, en réalité, je me force juste à rester à distance.
Et j’ai l’impression qu’elle fait exactement la même chose.

***

J’ai la dalle, les copies d’Octavia et de Griffin sont étrangement


identiques mais ce sont les deux dernières à corriger, Dieu merci. Un peu
après midi, on frappe à la porte. Lemon lève le nez vers moi, curieuse elle
aussi de savoir qui à part nous passe son samedi dans ce lycée désert.

– Entrez ! lancé-je d’une voix neutre.

J’aurais dû me déplacer. Avant même que j’aie le temps de réaliser mon


erreur, mon ex s’invite dans ma classe, un café fumant à la main.

– Comme avant…, me glisse-t-elle d’une voix charmeuse, en me tendant


le grand gobelet.
– Ally, je bosse, là.
– Tu te souviens ? À West Falls aussi, je venais te livrer ta dose de
caféine les matins de retenue…

Je m’en souviens parfaitement. Mais Ally, son décolleté et ses talons de


femme fatale n’ont rien à foutre ici. Je sais pertinemment ce qu’elle a
derrière la tête, mais « coup du siècle ou pas », c’est fini entre elle et moi.
Nos petites habitudes du passé doivent y rester. Je jette un œil à Lemon, qui
a repris son tri un peu plus loin, et attire la visiteuse dans le coin opposé.

– Comment tu as su que j’étais ici ce matin ? Et qui t’a laissée entrer ?


– Isaac est très bavard, répond la blonde en souriant. Et le gardien très
coopératif… Quand il a su que j’étais ta petite amie, il m'a ouvert sans
problème.
– Tu n’es plus ma petite amie, murmuré-je en espérant que toute cette
conversation n’arrive pas aux oreilles d’une certaine élève.
– On était bien ensemble, toi et moi…
– Tu m’as quitté pour une bonne raison, Ally.
– Non, justement ! Je me suis braquée, je n’ai pensé qu’à moi, je regrette.
Laisse-nous une chance, Rom’.
Un livre tombe lourdement, à l’autre bout de la classe. Je vérifie d’un
regard que tout va bien du côté de Lemon et réalise qu’elle nous fixe.

– Pas ici…, marmonné-je à mon ex. Viens, on va discuter dans le couloir.

Mais Ally s’immobilise en découvrant Lemon de face. Et


immédiatement, je devine que cette fille lui déplaît.

– Qu’est-ce qu’elle a fait pour être en retenue, celle-ci ?


– Ce que font tous les élèves du monde…, soupiré-je en essayant de la
faire bouger.
– C’est-à-dire ?
– J’ai parlé à mon professeur en oubliant qu’il était mon professeur, nous
parvient la voix un peu éraillée de la coupable.

Je me retourne vers la gamine aux yeux pleins de défi, qui nous


contemple depuis le fond de la classe.

– Continue ton rangement, Lemon. Je reviens.

Je parviens enfin à attirer Ally jusqu’au couloir et referme la porte


derrière nous.

– Elle est jolie, cette fille…


– Qu’est-ce que tu racontes ? soupiré-je en lissant ma barbe.
– Je ne sais pas, elle a un truc… Et elle te regarde bizarrement.

De ma voix la plus douce, la plus patiente, je tente encore une fois de


faire passer mon message.

– Ally, je suis désolé si ça fait mal, mais il faut que tu fasses une croix
sur moi. Je n’ai pas le temps d’avoir une vie amoureuse, tu comprends ? Pas
celle que tu attends. J’ai ce boulot, Isaac, ma mère, ma sœur…
– Je pourrais t’aider ! J’ai compris mes erreurs, je n’essaierai plus de
t’avoir pour moi toute seule !
– C’est fini, Al’. Vraiment fini.
Mon ex lâche un soupir excédé, vient me coller un baiser sur la joue – à
environ un centimètre de ma bouche – et fait claquer ses talons en direction
de la sortie.

– Je n’ai pas dit mon dernier mot, Rom’. Tu verras, tu finiras par revenir
là où est ta place… dans mon lit.

Un dernier sourire, une petite volte, un sacré déhanché et Ally quitte mon
lycée.

Mais n’abandonne apparemment pas l’idée de me récupérer.


13. Pourquoi moi ?

Roman

Lemon n’est plus à son poste de travail lorsque je retourne en classe,


mais perchée sur mon bureau. Ses deux petites fesses assises à côté de mes
copies, elle me contemple d’un air étrange.

– Tu as déjà fini de ranger tout ça ? lui demandé-je.


– Non, pas vraiment.
– Alors qu’est-ce que tu fous là ?
– Vous me faites bosser un samedi, vous vous faites un petit rencard en
douce, la moindre des choses, ce serait de me nourrir…, marmonne-t-elle
en sautant de mon bureau.

Je lui jette un regard méfiant, elle passe la main sous sa frange comme
elle le fait si souvent et se justifie :

– J’ai essayé d’acheter des chips au distributeur du grand hall ce matin,


mais il est en panne.
– Et ?
– Et la crise d’hypoglycémie me guette…
– Si tu étais arrivée à l’heure ce matin, tu serais déjà rentrée chez toi pour
manger.
– Et donc vous allez me laisser faire un malaise pour me punir ?

Elle est mignonne, il n’y a pas à dire. Et j’aime décidément l’audace de


cette fille. Son côté frontal, spontané et sans scrupules, qui me rappelle mes
copines de l’époque. Celles qui m’ont fait tourner la tête quand j’étais ado,
moi aussi.

Dix ans en arrière, putain…


Sauf qu’une fois encore, Lemon Chamberlain est différente. Elle est tout
et son contraire. Quand elle vous fuit du regard, vous n’avez qu’une envie :
qu’elle vous fixe droit dans les yeux. Et quand, enfin, la rebelle vous
regarde bien en face, quelque chose dégringole en vous et se fait
dangereusement la malle.

Votre raison.

Vos principes.

Votre volonté farouche de résister à l’interdit.

– Hot dog ? lui balancé-je soudain en enfilant ma veste en cuir.


– Vraiment ?
– Bouge avant que je change d’avis…

Lemon empoigne sa besace et passe la porte aussi vite que je regrette ma


décision. J’ai conscience que je ne devrais pas m’aventurer avec elle hors
du lycée, que j’enfreins mes propres règles, mais je l’emmène déjeuner dans
un spot que je connais bien, à quelques minutes à pied d’ici.

C’est le petit resto minuscule qu’un copain a ouvert il n’y a pas


longtemps, coincé entre deux grandes enseignes chicos, qui ne paye pas de
mine de l’extérieur mais sert de la bouffe simple et bonne à s’en lécher les
doigts. Un endroit intimiste et sans prétention où personne de la Saint
George’s School ne s’aventurera.

Lemon ne porte pas son uniforme, je ne suis pas en costard : dans nos
tenues respectives, la différence d’âge se remarque beaucoup moins. Voire
pas du tout… Et ce détail me trouble, tout au long du trajet pendant lequel
je pense mille fois à faire demi-tour.

Mais on n’arrête pas une Chamberlain qui marche droit devant.

En tablier orange, mon pote Milo nous accueille sans poser de questions.
Son petit resto en forme de long couloir est blindé, mais il nous installe
rapidement au bout du comptoir, elle à un angle, moi à un autre. Il dépose
deux sodas devant nous et retourne à ses clients. Face à moi, Lemon boit à
la paille, tandis que je me débarrasse de la mienne et colle mes lèvres à mon
verre.

La fraîcheur et les bulles du Coca me font tout drôle, je n’ai plus


l’habitude d’en boire.

– Vous venez souvent ici ? me demande la fille à côté de moi.


– Le patron est un ami.

Elle acquiesce à son tour, étudie la carte, puis me la tend.

– Je prends le « classique », lui dis-je sans y jeter un œil.


– Moi le « spécial ».
– Tiens donc…
– Tiens donc quoi ?

Je lâche un petit rire rauque, amusé par sa hardiesse. Elle a encore l’air
d’avoir oublié que j’étais son prof. Et j’aurais presque tendance à l’omettre
aussi.

– « Spécial » est un mot qui te correspond bien, Lemon Chamberlain.


– Si vous le dites…
– Ce n’était pas une vanne.
– Un compliment, alors ?
– Non plus, réponds-je en souriant malgré moi.

D’une voix puissante, je balance la commande à Milo, qui la renvoie à


son tour à son cuistot. Lemon me fixe de l’autre côté du bar, je dois me
surveiller, faire gaffe à ce qui sort de ma bouche. Mais avec elle, la tâche est
ardue.

– Tu sais ce que tu veux faire dans la vie ?

J’ai lancé ça sans préambule, parce que ça m’intéresse, mais aussi un peu
histoire de meubler. Je n’aurais jamais dû l’emmener ici. Je ne devrais pas
déjeuner en tête à tête avec une élève collée. Il faut au moins que la
discussion reste centrée sur le lycée. Elle me répond du tac au tac :

– Ce que je veux faire dans la vie… ? Mieux que ma mère.

Soufflé par sa franchise, je hausse un peu les sourcils et me laisse aller


en arrière, contre le petit dossier en cuir du tabouret. Elle a beau me fixer
droit dans les yeux, je devine qu’elle regrette cette confession lâchée
spontanément. À mes côtés, je la vois se tendre, s’agiter, fuir mon regard,
toucher nerveusement sa frange, jouer avec sa paille.

– Ne me faites pas croire que vous n’en avez pas entendu parler…,
reprend-elle d’une voix légèrement tremblante. Tout le monde lui crache
dessus, ici.

La douleur se perçoit dans ses mots comme dans son timbre.

– Ce que disent les autres ne compte pas, Lemon.


– Elle a vraiment tué quelqu’un…

J’accuse le coup, elle se racle la gorge comme si quelque chose dans sa


trachée empêchait l’air de passer.

– OK…, soufflé-je doucement pour l’apaiser.


– Mais ce n’est pas une meurtrière.
– OK…
– C’était un accident. Mais comme elle avait un peu bu avant de prendre
le volant…

Elle me regarde à nouveau, comme si elle avait dit le plus dur. Ses yeux
débordent, puis de lourdes larmes roulent le long de ses joues.

– Lemon, tu n’es pas obligée d’aller jusqu’au bout. Je n’ai pas besoin de
tout savoir…
– La fille qu’elle a renversée est morte sur le coup. Elle avait 16 ans.

Je me trompais, le « plus dur » était encore à venir.


Je n’ajoute rien, cette fois. Parce que sa confession a l’air d’avoir besoin
de sortir, parce que sa douleur est violente, palpable, qu’elle me touche, me
paralyse et que je voudrais soudain qu’elle disparaisse. Face à moi, en
quelques secondes, Lemon le bon petit soldat parvient à contrôler ses
sanglots et croque dans le hot dog que Milo vient de lui apporter.

– Normalement, je n’en parle à personne…, m’avoue-t-elle.


– Pourquoi moi ?

Les mots sont sortis tout seuls.

– Parce que c’est vous.

Son regard me happe, les battements de mon cœur s’intensifient. Bordel.

– Je suis qui, Lemon ? murmuré-je en me penchant en avant sur mes


coudes.
– Un mec qui n’est pas plus à sa place ici que moi…

Je ne sais pas si c’est ce que j’espérais entendre, mais je lui souris.


Sincèrement. Presque tendrement. Et je m’attaque à mon hot dog pour
m’empêcher de balancer une connerie.

– Je cherche un petit boulot, au fait, me lance-t-elle en croquant dans une


frite. Si jamais vous connaissez des gens qui embauchent…
– Pour ?
– Être indépendante.
– Ton oncle a largement de quoi subvenir à tes besoins, non ?

Ses yeux noisette encore un peu rougis se plissent soudain et elle en


profite pour changer de sujet :

– Qu’est-ce qu’il s’est passé entre vous ? Pourquoi vous le détestez ? Et


pourquoi Ezra vous craint à ce point ? Il vous a volé votre goûter quand
vous étiez à l’école et vous lui avez fait le coup de la grosse voix en lui
parlant tout près ?
– J’ai 28 ans, lui un peu plus, on n’aurait pas été dans la même classe,
rétorqué-je. Et tu t’imagines bien que je n’ai pas fréquenté les mêmes
établissements que lui…
– C’est vrai…

Son joli visage est pensif, son regard curieux et son sourire espiègle.

– Alors ? Pourquoi cette haine viscérale entre vous ?


– « Haine » est un mot puissant…
– Vous ne me direz rien, c’est ça ?
– Gagné.

Elle soupire, plante les dents dans son sandwich et j’en profite pour caser
mon discours de prof :

– Tu devrais te concentrer sur ta scolarité, Lemon. Tu as du potentiel, tu


es intelligente, vive, curieuse et tenace, ce milieu ne t’a pas encore
transformée, tu as tout pour réussir mais tu te contentes du minimum. Si tu
bossais un peu plus, tu pourrais exceller…
– Vous tenez à me couper l’appétit ?
– Tu pourrais même intégrer une Ivy League, insisté-je.

La rebelle soupire, repose son hot dog et me dévisage un moment en


mâchant. J’ai du mal à ne pas observer sa bouche fermée qui remue
joliment.

– Qu’est-ce qui vous dit que c’est ce que je veux ?


– Ton avenir en dépend. Tu dois te battre pour…
– Vous ne me connaissez pas, M. Latimer, ne prétendez pas savoir ce qui
est bon pour moi.

Je la fixe à mon tour d’un regard intense, défiant, et je l’écoute me


démonter d’une voix forte et résolue :

– Vous passez votre temps à taper sur les riches, « Rom’ », mais en
attendant, vous ne dites pas non à l’argent qu’ils vous donnent…
« Rom’ » : elle a donc tout entendu de ma conversation avec Ally…

– J’ai une bonne raison pour ça, Lemon. Cet argent, j’en ai réellement
besoin.
– C’est une excuse, ça ! Un prétexte bidon ! Vous avez choisi de bosser
pour des gens que vous méprisez, mais personne ne vous a forcé à le faire !

Un rire m’échappe. Un rire profond qui sort de mes tripes, qui me secoue
tout le corps et devient plus puissant à chaque seconde. Face à moi, Lemon
m’observe intensément, après avoir vidé son sac.

– Vous êtes fou, en fait ?


– Oui. Et toi, tu es encore plus belle quand tu te rebelles.

Je viens de me trahir, d’exprimer ce qui se cachait en moi et j’en ai le


souffle coupé…

Elle aussi.

Lemon me contemple sans ciller, longuement, tandis que je me frotte


nerveusement la nuque, puis elle quitte son siège. Elle passe près de moi en
contournant le bar, j’attrape son poignet et la retiens.

– Lemon, je…
– C’est oublié. On dit tous des choses qu’on ne pense pas, parfois.

Je ne la crois pas. Ses mots et ses yeux n’expriment pas du tout la même
chose. Elle me fixe toujours, son regard brave et fier plongé dans le mien.
Mes jambes s’activent sans ma permission, je me lève à mon tour, me
rapproche de la fille à la frange rebelle, elle recule lentement jusqu’au mur
du fond, dans un angle mort du restaurant, sans que la moindre inquiétude
ne traverse ses yeux. Tout mon corps se tend. Et je m'entends lui glisser :

– Dis-moi de m’arrêter, Lemon.

Elle est mineure, mec.


Elle n’en fait rien. Alors je ne m’arrête pas.

Mineure !

Je réduis la distance entre nous, me penche lentement sur elle, en


ignorant cette alarme intérieure qui me vrille les tempes.

Elle a 17 ans. C’est ton élève. Ne fais pas ça.

Mais c’est bien plus fort moi. Je prends juste une seconde pour plonger
mon regard dans le sien, comme pour vérifier que c’est bien ce qu’elle veut.
Et c’est plus que ça : en fait, elle m’attend. Alors je pose mes lèvres sur sa
bouche, sans précipitation, avec délicatesse. C’est doux, chaud. Et tellement
puissant. Nos langues se rencontrent, s’enroulent, la sienne est timide, la
mienne prudente.

En quelques secondes à peine, je perds tout contrôle, mon cerveau fume


et mon sang boue, mes muscles se tétanisent et mon cœur s’emballe, tous
mes sens sont possédés par cette fille qui m’est interdite.

Et qui finit par me repousser brusquement, en lâchant un « taré » entre


ses dents.

La tête en vrac, les lèvres encore humides de ce baiser, je la suis du


regard tandis qu’elle ramasse son sac et s’enfuit en courant.
14. « Taré »

Roman

Le soir-même, je rejoins Angus au stade de West Falls Church pour


assister à un match de base-ball de mon ancien lycée. J’ai tout sauf envie de
croiser Ally dans les gradins, mais j’avais promis à mes anciens élèves de
ne pas lâcher leur équipe. West Falls un jour, West Falls toujours. Et quoi
qu’il arrive, ce sera toujours mieux que de tourner en rond à la maison en
pensant à ce que j’ai fait à midi dans mon autre vie.

Sortir avec une lycéenne de terminale placée sous ma responsabilité.


L’emmener au resto un samedi à la place de sa retenue.
Embrasser une fille de dix-sept ans.
Aimer ça.
Me faire traiter de taré.

Je ne sais pas ce qui est le pire.

Je suis loin d’être un enfant de chœur, mais ça fait des années que
j’essaie d’inculquer à mes classes le respect, de soi et des autres, la morale,
le sens de l’honneur, la différence entre les règles que l’on peut enfreindre,
par goût de la liberté, et celles immuables, qui permettent de vivre ensemble
sans se faire du mal.

Raté.

Des années, aussi, que je tente d’être un exemple pour mon neveu, parce
qu’il grandit sans père. De lui montrer comment profiter de la vie sans
jamais profiter des filles. De lui prouver que les gentils garçons ont bien
plus de succès que les bad boys. Et que les femmes aiment les hommes qui
respectent les femmes. Mais quel genre de modèle masculin je suis si je
deviens incapable de faire ce que je prêche ?

« Taré »…

Cet après-midi, je ne pouvais même pas regarder Isaac dans les yeux,
mais ce n’est pas tout : j’imaginais aussi la déception de ma mère et de ma
sœur en apprenant ce que j’ai fait… La limite infranchissable que j’ai
franchie.

Et ce soir, je fuis le regard appuyé d’Angus qui me connaît un peu trop


bien.

– Qu’est-ce qui se passe, Rom’ ?


– Rien.
– C’est Ally ?
– Non…
– Tu n’as pas vraiment balancé Ezra sous les roues d’une BM, hein ?
– Ça m’a démangé, mais non. Pire que ça.
– Tu commences à me faire peur, là…
– Ouais. J’ai déconné avec une élève.

Je lâche cette bombe à voix basse et m’empresse de regarder autour de


moi dans les gradins. Mais tous les autres spectateurs sont occupés à
encourager les jeunes joueurs de base-ball… aussi mauvais que l’année
dernière.

– Déconné genre… Engueulée trop fort ? Tu l’as fait pleurer ?


– Je l’ai embrassée.
– ROM’ !
– Baisse d’un ton, Angus.

Mon meilleur pote se colle la main sur la bouche et me regarde


longtemps sans rien dire.

– Je sais. C’est impardonnable. Je m’en veux à mort. Mais il n’y a qu’à


toi que je peux dire ça…
– Pourquoi… ?
– C’est Lemon, chuchoté-je tout bas. Lemon Chamberlain.
– La nièce d’Ezra, je vois.

Angus acquiesce longuement et me met des petites tapes affectueuses sur


le genou.

– Pourquoi tu compatis, tout à coup ?


– Je suis bien placé pour savoir comme on peut perdre la raison face à un
Chamberlain.
– Mais ouais… Il y a un truc qui circule dans leur sang, ou quoi ?
– Je m’étais juré de ne jamais tomber amoureux d’un mec encore dans le
placard. Mais j’aurais donné ma vie pour ce foutu dandy…, gémit Angus.
Et toi, t’es dans une merde noire…
– Non, décidé-je sur le moment.
– Non, quoi ?
– Ça va s’arrêter là. Et ça ne va jamais se savoir. J’ai déconné une fois,
mais je vais reprendre le contrôle, ça ne se reproduira pas.

À nouveau, le regard compatissant d’Angus et sa main qui me tapote la


cuisse, l’air de dire : « Mais oui, mais oui, bien sûr. »

Cet enfoiré de meilleur pote me connaît vraiment trop bien.

***

J’ai passé mon dimanche à bosser mes cours, à faire un grand ménage à
la maison, à huiler le fauteuil roulant de ma mère qui ne couine plus, à
tondre la pelouse et ramasser les feuilles d’automne avec Isaac, à me faire
engueuler par sa mère qui le trouvait trop essoufflé, à boxer avec Troy
jusqu’à être à bout de souffle à mon tour, puis à rouler en moto une bonne
partie de la soirée jusqu’à ne plus penser.

Je croyais m’être fatigué assez pour m’endormir comme une masse et


profiter d’une bonne nuit de sommeil. Mais j’ai dû fermer l’œil une heure et
j’arrive explosé à la Saint George’s School lundi matin.
Mais j’ai tout prévu. Pour éviter les débordements ou faire taire ceux qui
auraient envie de reparler de la scène du Lincoln Memorial, je lance une
interro surprise à mes terminales en précisant d’emblée :

– Je ne veux pas savoir ce que vous avez retenu… mais ce que vous avez
ressenti devant ce monument sacré. L’Histoire, ce n’est pas seulement
apprendre ce qui s’est passé, c’est comprendre un peu mieux les hommes et
leurs erreurs pour ne pas les répéter.

Je croise une seconde le regard de Lemon et elle fuit en même temps que
moi. Dans la direction opposée. Je me lèche les lèvres et tente de reprendre
le fil.

– Vous tous, aujourd’hui, vous êtes la suite de l’Histoire. Le prochain


chapitre…
– M. Latimer, ce sera noté ?
– Octavia, parle un peu moins et écoute un peu plus, soupiré-je.
– Hou ! il s’est levé du mauvais pied ce matin.
– Colère, le hipster !
– Sur qui il va faire la grosse voix aujourd’hui ?

Griffin reste heureusement silencieux, même s’il ne me lâche pas du


regard, mais ses acolytes du fond de la classe commencent à s’échauffer.

– Merritt, Lowell, Davenport, vous avez envie d’aller vous plaindre de


ma mauvaise humeur au proviseur ?
– Non merci, m’sieur.
– Sans façon.
– Ça va aller.

Je marche jusqu’au dernier rang et me mets à slalomer entre mes élèves


pour distribuer les interros polycopiées sur leurs bureaux.

– Je vous disais donc que vous n’êtes pas seuls au monde, contrairement
à ce que certains d’entre vous semblent croire. Vous êtes tous le résultat de
l’Histoire. Et la génération qui est en train de l’écrire. Ce que vous
déciderez de faire de vos vies, ce que vous voterez, les lois que vous ferez
changer, la société que vous ferez évoluer et les rôles que vous voudrez
jouer, tout ça se retrouvera dans les livres d’histoire dans quelques années.
– Vous parlerez de nous M. Latimer ? demande Bella en minaudant un
peu.
– Moi et d’autres profs d’histoires, à la Saint George’s School et dans
toutes les écoles du pays, on enseignera peut-être les révolutions menées
par Arabella Chamberlain… Les grands discours d’Evangeline Abbot…
Les arrestations spectaculaires de Merritt, Lowell et Davenport…

Les sourires fiers ou amusés se dessinent peu à peu sur les visages
adolescents et je crois n’avoir jamais obtenu une telle attention de leur part.
Je prends bien soin de ne pas mettre en avant Griffin Rockefeller. De ne pas
citer Lemon alors que c’est sûrement celle, dans cette classe, qui changera
le plus le monde. Je finis ma distribution de copies par elle et nos doigts se
frôlent au moment où je lui tends la feuille sans la regarder.

Aussitôt, elle retire sa main et me fusille de ses yeux noisette. Son geste
brusque m’a presque fait sursauter. Et la force de son regard me pétrifie sur
place. J’ignore si elle se protège ou si elle est en train de me menacer en
silence, mais c’est la première fois que je réalise qu’elle pourrait me
dénoncer. Me faire perdre ce job. Et peut-être tout le reste.

Je me racle la gorge et regagne mon bureau, m’assieds au bord et


observe ma classe. Les dents serrées. Le pire, dans cette histoire, c’est
qu’en regardant Lemon Chamberlain, je pense à ce que j’ai gâché. Pour
elle. Entre nous. Cette élève spéciale que j’avais vraiment envie d’aider. De
guider. D’élever. D’emmener loin. De…

Espèce de taré.

– Je ramasse les copies dans quarante-cinq minutes. Écrivez-moi un bout


d’Histoire. Et soyez à la hauteur d’Abraham Lincoln.

Parce que votre prof n’est plus à la hauteur de rien.


15. Si tu es innocente

Lemon

J’avais déjà embrassé des garçons, dans la cour de mon ancien lycée, à
l’avant d’une bagnole, à ces soirées où on se lance des paris débiles et où on
finit par coller sa bouche à celle de n’importe qui. J’ai déjà eu un vrai
copain, aussi, ça n’a duré que quatre mois, mais ça m’a vaccinée pour les
années à venir. Jaloux, possessif, brusque, incapable d’écouter, Josh avait
toutes les qualités du monde.

J’avais déjà embrassé des garçons, mais jamais comme ça. Avec les
autres, c’était pressé, maladroit, impatient, trop mouillé. Avec lui, ce n’était
rien de tout ça.

Ça n’a jamais été aussi bon, en étant si mal. Si interdit.

Voilà pourquoi je me suis traitée de « tarée », avant de m’échapper de ce


restaurant où je venais de faire la plus grosse erreur de ma vie. Mais peut-
être la plus excitante, aussi. Je n’en sais rien.

– Tu es bonne pour l’asile, ma vieille…, grommelé-je en claquant la


porte de mon casier. Arrête de fantasmer sur ton prof, ce n’est quand même
pas si compliqué !

Une main se pose sur mon épaule. Pensant qu’elle appartient à Griffin ou
à l’une de ses ombres, je me prépare à tordre le bras qui ose me toucher,
mais dans mon dos, c’est la voix de Bella qui se met à piailler.

– On parle bien du même prof, couz’ ?


– Quoi ? Ne me dis pas que tu veux te taper Yates, toi aussi ?
La brune grimace en imaginant le vieux professeur de physique à poil,
puis recommence à me torturer :

– Avoue, Latimer ne te laisse pas indifférente…


– Il est jeune, il est beau, il est cool, et alors ? soupiré-je.
– Il n’est pas juste beau, Lele ! Il est sexy à se rouler par terre ! À ne plus
porter un seul sous-vêtement sous cet uniforme ! À venir en cours
parfaitement épilées, chaque jour !
– Hé les deux nymphos, le cours va commencer…

Octavia et Evangeline trottinent jusqu’à la salle de classe après nous


avoir contemplées avec tout le mépris qu’elles avaient en stock dans leurs
sacs Gucci et Prada.

– Cours de quoi, déjà ? me demande Bella.


– Anglais.
– Et merde, Mme Lloyd est plutôt pas mal, mais les femmes, c’est pas
ma came.

Je ne suis ce cours qu’à moitié, la tête dans les nuages, comme tous les
jours depuis ce fameux baiser. Presque deux semaines après cet instant volé,
je n’ai toujours rien oublié. Chaque sensation, chaque frisson, sa chaleur, sa
douceur. Son souffle sur mes lèvres. La caresse de sa barbe sur ma peau. Le
goût de sa langue sur la mienne.

J’ignore si ce baiser a eu autant d’importance pour lui que pour moi, si


Latimer s’en veut d’avoir embrassé l’une de ses élèves, franchi un des plus
grands interdits, si le fait que je sois encore mineure le panique, s’il croit
que je serais capable de lui nuire… ou si lui aussi rêve de recommencer.

Ce qui est sûr, c’est qu’on est devenus pros dans l’art de s’éviter, lui et
moi.

***

C’est la seconde fois de ma vie que j’ai affaire à Theodore Abbot, le


proviseur de ce lycée qui a daigné accueillir dans ses rangs une
« revenante » comme moi. Et qui a l’air aujourd’hui décidé à me le faire
payer…

– Miss Chamberlain, vous avez une idée de la raison de votre présence


ici, dans mon bureau ?
– Absolument pas. Tout ce que je sais, c’est que ça me permet de rater le
cours de physique…

Et pitié, faites que ça n’ait rien à voir avec un certain professeur


d’histoire…

Et si quelqu’un nous avait vus ? Suivis ? Pris en photo ? Et s’il perdait


son job à cause de moi, si je perdais ma place ici ?

Toutes ces questions me prennent soudain à la gorge.

L’homme à la peau aussi grise que le reste de son bureau affiche un air
soucieux en me dévisageant. Moi, je ne vois que le nez biscornu au milieu
de son visage. Cette même protubérance dont sa pauvre fille, Evangeline, a
malheureusement hérité.

– Je suis bien embêté, mais votre nom a été cité… Un nom prestigieux,
pourtant, que je respecte infiniment.

Il me ressort les mêmes discours pompeux que ceux qu’il a servis à Ezra,
le jour où mon oncle m’a accompagnée pour me présenter.

– Cité pour quoi, exactement ?


– Vous le saurez dès que toutes les parties concernées seront présentes.

L'angoisse monte d’un cran. Je ne sais pas exactement ce qui va me


tomber dessus, mais si c’est ce que je crains, je m’apprête à mourir de
honte… et de culpabilité. Quelques interminables secondes plus tard,
Octavia, un mec de la bande à Griffin puis M. Latimer entrent dans le
bureau du proviseur.
Je croise le regard sombre du hipster et, immédiatement, le feu me monte
aux joues. Mes poumons se vident de leur air. S’il est là, c’est forcément
que…

– M. Abbot, est-ce vraiment utile ? lâche gravement le prof contrarié.

Le maître des lieux hoche lentement la tête, tel un grand sage, puis se
tourne vers moi.

– Une série de vols a eu lieu, ces derniers jours.

Mon cœur se libère soudain, je lâche un long soupir. Je ne suis pas sur le
banc des accusés pour avoir embrassé un homme qui a onze ans de plus que
moi et qui m’est interdit, mais pour avoir apparemment dépouillé les
pauvres petits enfants riches de ce lycée.

– Je… Oui ? Et alors ?


– Plusieurs portefeuilles ont disparu, ajoute Octavia de sa voix hautaine.
Dont le mien et celui de Stuart.

Le blond au sourire cruel confirme.

– Et tout le monde dans ce lycée a été convoqué pour subir ce genre


d’interrogatoire, évidemment ? ironisé-je en connaissant parfaitement la
réponse.
– Un message anonyme t'a dénoncée, Lemon, murmure le seul que je
pensais être de mon côté. Et c’est moi qui l’ai reçu, au milieu d’une pile de
copies.

Je refuse de regarder Roman Latimer dans les yeux. Tout mais pas lui.
D’abord la peur de ma vie et, maintenant, cette humiliation qui vient de lui.
La déception et le sentiment de trahison me tordent le bide. J’inspire
profondément, retiens ma rage, mes cris, mes larmes en lissant le tissu bleu
marine de ma jupe, encore et encore. J’étouffe dans cette chemise blanche
et cette veste ridicule. Mais je prends sur moi et rétorque le plus poliment
du monde, à tous ces hypocrites qui s’en prennent à la proie la plus facile :
– Et comment puis-je prouver mon innocence ?
– Tu es innocente, tant que ta culpabilité n’a pas été prouvée, précise
mon prof en fixant furieusement le proviseur.
– N’empêche, je ne suis pas la seule à t’avoir vue traîner autour des
casiers…, lâche Octavia.
– Ce ne sont que des ragots de couloir, ça ! siffle le hipster.
– En effet, sans preuve concrète, rien n’affirme que Lemon ait volé quoi
que ce soit, tempère M. Abbot.
– Ma mère ne va pas tarder à être élue maire de cette ville, vous savez ?
siffle alors la première de la classe. Elle veillera à faire poser des caméras
un peu partout… Et ce genre de crime ne restera plus impuni.

La jolie métisse qui parle comme dans les livres est la première à
retourner en cours, en faisant voler sa jupette dans les airs sans qu’un seul
cheveu ne dépasse de son chignon parfait. Le benêt blond la suit d’un pas
mou en ricanant bêtement, sans même savoir pourquoi. Je fixe mes pieds en
respirant difficilement, puis fuis ce bureau quand on m’en donne enfin le
droit, sans un mot ni un regard pour les deux hommes encore présents.

Au bout du couloir désert, je fonds en larmes et me cogne le front contre


le mur. Deux mains s’enroulent autour de ma taille et me forcent à me
retourner.

– Tu vas te faire mal, arrête…


– Lâchez-moi !
– Si tu es innocente, il ne t’arrivera rien, Lemon. Je te jure que…

Sa voix est douce, ses bras solides, ses yeux bruns pleins de compassion,
mais je crève de colère contre ce maudit hipster.

– Si je suis innocente ?! m'écrié-je. Parce que vous en doutez ? Ça vous


excite, d’imaginer que je suis une criminelle ? Que je vais rejoindre ma
mère en taule ? C’est pour ça que vous m'avez embrassée ?

Le danger est partout et je parle trop fort, j’en ai conscience, mais je suis
écœurée et j’ai la rage au ventre.
– Tout doux, on va nous entendre…, grogne le brun au regard noir.
– Parce que je devrais me taire à chaque fois qu’on me piétine, qu’on
m’insulte, qu’on me donne envie de disparaître, dans ce putain de lycée ?!
hurlé-je de plus belle.

Sa paume se plaque sur ma bouche, son corps m’emporte jusqu’au local


le plus proche et Roman nous y enferme.

– Maintenant, tu m’écoutes, m’ordonne le brun en rogne. Si tu veux


rameuter tout le monde et te faire encore plus d’ennemis ici, je t’en prie,
mais ne me fais pas couler avec toi ! J’ai besoin de ce job ! Moi non plus, ça
ne me fait pas plaisir de côtoyer tous ces connards privilégiés et prétentieux,
mais je n’ai PAS LE CHOIX.

Tremblante, le souffle court, je dévisage l’homme qui semble aussi


enragé et à fleur de peau que moi. Dans la quasi-pénombre de cet espace
confiné, la tension monte encore entre nous et devient démente, grisante,
presque irréelle.

Et cette fois, c’est moi qui plonge.

Je l’embrasse sauvagement, comme si ma vie en dépendait. Comme si la


bouche de Roman Latimer possédait le seul air qui puisse remplir mes
poumons, comme s’il avait le seul cœur capable de supporter les battements
déchaînés du mien, comme s’il était le seul être sur cette terre qui
comprenne ce que je ressens vraiment.

Je ne suis plus innocente, plus timide, plus prudente.

Nos bouches se percutent, nos lèvres se caressent, nos dents se mordent,


mes mains frôlent sa barbe, fourragent dans ses cheveux, les siennes
trouvent mes hanches, les empoignent, puis descendent sur mes fesses. Je
suis troublée par ses gestes brusques autant que je les aime. Je gémis, il me
soulève, me plaque contre le mur, et je me demande si on pourrait nous
entendre. L’interdit m’angoisse… mais pas autant que son intensité me
bouscule. Je serais bien incapable de l’arrêter. Soudain, je sens sa dureté
contre moi et j’en frissonne : c'est la première fois que j'ai l'impression
d'être désirée à ce point. C’est fort, viril, déroutant au point que ça me
transcende. J’enfonce ma langue dans sa bouche, soudain prête à tenter tous
les extrêmes, à braver tous les interdits pour me sentir vivante, enfin, entre
ses bras.

Roman me repose au sol, je sens maintenant ses doigts s’enfoncer dans


la chair de mes cuisses. Mon dos cogne le mur suivant, je lâche un cri
rauque sous l’effet de la douleur, le hipster m’embrasse avec plus de fougue
encore. Je n’ai jamais vécu de moment si intense, si chaotique, si fiévreux
avec quelqu’un. Tout en moi implose et j’en ai le tournis. Ses mains
remontent sous ma jupe, je frémis à l’idée qu’il me touche, là, je vibre sous
ses doigts, je brûle pour lui, chaque millimètre de ma peau devient
ultrasensible.

– Oh, Roman…

Ma voix s’est élevée comme un murmure dans les airs et a rompu le


charme. Mon professeur se recule soudain, les mains écartées de chaque
côté de son torse à bout de souffle. Son regard semble perdu, bouleversé,
mais la lumière est si faible dans ce local que je ne parviens pas bien à le
décrypter.

– Roman ? répété-je à nouveau en le voyant s’éloigner.


– C’est « monsieur Latimer ».

La porte du local claque derrière lui, je mets plusieurs minutes à


reprendre mes esprits, mon souffle, et à rassembler tous les petits morceaux
de mon cœur qui viennent de voler en éclats.
16. Dix ans de plus

Lemon

– Il va neiger ou quoi ?
– Quoi… ?
– Lemon, tu es en train de prendre un vrai petit déjeuner ? Et tu n’es
même pas en retard pour le lycée !
– Haha.

Je lâche un rire sans joie à Ezra qui me répond par un sourire forcé. Il
s’applique à son nœud de cravate, dans la cuisine, en se tenant face à la
façade miroir du frigo américain. Et fait semblant de jouer son rôle de
tuteur pendant les cinq minutes qu’on passe ensemble le matin. Je replonge
dans mes céréales et mon téléphone portable pour l’ignorer.

[Arrêtez tout, on est le 5 novembre !


Caleb]
[OK, que plus personne ne respire !
Trinity]
[Je crois que la terre vient même de s’arrêter de
tourner.
Caleb]
[Que quelqu’un décrète un jour férié national !
Trinity]

Je me marre en recevant leurs messages sur notre fil de discussion


groupée et je leur réponds avec des tas de points d’interrogation comme si
je ne comprenais pas où ils voulaient en venir. Quelques secondes plus tard,
mes deux meilleurs amis m’envoient une rafale de GIFs d’anniversaire, des
chats avec des chapeaux de fête, des beaux gosses torses nus qui jettent des
confettis avec un regard bovin, des danses de la joie ridicules, des enfants
surexcités qui s’enfoncent la tête dans un énorme gâteau à la crème.

– Qu’est-ce qui te fait sourire comme ça ? me demande mon oncle en


levant un sourcil. C’est d’être accusée de vol au lycée qui te met de si
bonne humeur ?
– Tu sais que je n’ai rien fait, Ezra.
– Je ne sais rien, mais disons que je te crois.

Le dandy en costard à carreaux hausse les épaules, puis lisse ses cheveux
bruns en arrière et ajuste le petit chiffon satiné qui ressort de sa poche de
veste.

– Je n’ai plus le physique de mes vingt ans, mais je reste pas mal pour un
trentenaire.
– Et tellement humble…
– De toute façon, j’ai 28 ans dans ma tête. J’ai décidé que j’aurais 28 ans
pour toujours.

Je lève la tête de mon écran en entendant ce chiffre. C’est l’âge de


Roman Latimer. Dix ans de plus que moi, désormais. C’est toujours
énorme. Et je n’arrive toujours pas à admettre que lui et Ezra puissent être
de la même génération. Représenter tous les deux les « adultes », l’autorité,
la voix de la raison. Je suis la nièce de l’un et l’élève de l’autre, mais le
premier me traite le plus souvent comme une gamine tandis que le second
me considère comme une personne. Il n’y a rien de commun entre eux. Si
ce n’est cet âge proche qui me fait repenser à ce qu’on a fait dans le local à
fournitures du lycée, aux mains de mon prof sur moi, à sa bouche sur ma
bouche, à son corps plaqué contre le mien, aux choses incroyables que j’ai
ressenties avec lui… Et à ce que tous les autres adultes diraient s’ils
l’apprenaient.

Ezra le premier.

Je serais probablement virée du lycée, renvoyée en Louisiane, bannie de


cette famille à jamais et je me retrouverais seule au monde, morte de honte.
Ça ne peut pas arriver.
[Bon, pourquoi elle répond pas, la reine de la
journée ?
Caleb]
[Ça y est, elle a 18 ans et elle nous snobe ?
Trinity]
[Ton oncle richissime va t’offrir quoi, une Bentley ?
Caleb]
[N’importe quoi, c’est d’un banal ! Il va t’offrir un
immeuble, non ?
Trinity]
[Bon, Lemon, ton BFF numéro 1 doit aller en cours.
Bon anniversaire ! Réponds un de ces jours…
Caleb]
[Depuis quand c’est toi le numéro 1 ? Si tu crois que je
vais me contenter du titre de BFF 2 sans broncher…
Trinity]

[Merci, merci, les amis. Vous êtes tous les deux mes
number ones ! Je ne veux ni voiture ni building,
juste une soirée Chez Jim à manger un gombo extra-
spicy avec vous en se racontant nos vies.
Lemon]

Je leur envoie un GIF cœur puis trois chiens qui mangent dans la même
gamelle, puis Chandler, Ross et Joey qui se font un câlin groupé.

Après encore plusieurs longs messages à nous dire au revoir, je me


demande si je leur raconterais vraiment toute ma vie, s’ils étaient là. Pas sûr
que j’oserais leur parler de mon prof et de nos baisers passionnés, presque
chaque fois qu’on se retrouve seuls dans la même pièce. C’est même sûr
que non. Je ne sais pas si mes amis d’enfance comprendraient. S’ils me
jugeraient. S’ils penseraient que je pactise avec l’ennemi ou que mon école
de richards a changé qui je suis.

– Cette fois tu vas être en retard, Limonade ! Arrête de rêvasser…


Ce surnom, seule ma mère a le droit de le prononcer. Je lève les yeux au
ciel pendant que mon oncle enfile son manteau, ses gants en cuir et
s’apprête à partir.

– Hé, Ezra… Pas de fête pour mon anniversaire, hein ?


– Avoue, tu as cru que j’avais oublié…, me lance le dandy en souriant.
Bon anniversaire, Citronnelle !

Depuis que je lui ai demandé d’éviter « Limonade », il s’amuse à me


trouver d’autres surnoms acidulés qui n’amusent que lui.

– Je ne rigole pas : je ne veux ni soirée ni cadeau…


– Trop tard. Ta tante Cordelia a déjà tout organisé. Ce sera ici mais je
n’en sais pas plus.
– La mère de Bella ? Ce soir ? Mais j’avais dit non, je déteste être au
centre de l’attention…

Je panique à l’idée que la situation m’échappe. Je ne comprends pas


comment on peut forcer quelqu’un à faire la fête contre son gré. Et j’ignore
comment je vais réussir à sourire et à jouer le jeu face à une famille que je
connais à peine, qui me tolère tout juste et des amis qui n’en sont pas
vraiment.

Je ne parle même pas de l’idée idiote de mélanger à une même soirée des
générations qui n’ont rien à se dire, rien à partager, rien en commun si ce
n’est des noms à rallonge et des millions disséminés un peu partout, y
compris aux îles Caïmans.

Là d’où je viens, on ne fait pas ça. Et le caïman, on le trouve dans nos


assiettes.

– C’est la tradition, Lemon, tu n’aurais pas pu y échapper. Et c’est juste


un bon prétexte pour faire des mondanités. On sera une centaine, mais ce ne
sera pas toi le centre d’intérêt, c’est le clan Chamberlain qui va briller ce
soir. Et pense aux chèques que tu vas recevoir…
– Je ne comprendrai jamais votre monde. Tout le monde se connaît. Tout
le monde se déteste. Et tout le monde fait semblant pour continuer à être
invité, pouvoir se montrer et comparer qui a la plus grosse…
– Et joyeux anniversaire quand même !

Le politicien hilare m’adresse son plus beau sourire ironique et quitte le


penthouse en se dandinant comme un GIF ridicule.

Ezra et moi, on se comprend rarement, mais ça ne nous empêche pas de


nous attacher l’un à l’autre, petit à petit, sans rien forcer. Et malgré tout ce
que je déteste dans cette vie-là, j’aime ça.

***

Juste avant le début des cours, j’essaie une dernière fois d’appeler ma
mère. Mais à l’accueil de la prison d’État de Louisiane, on me répète pour
la quatrième fois depuis ce matin que cette détenue n’est pas habilitée à
recevoir des coups de fil pour l’instant. Je ne sais pas ce qu’il s’est passé. Et
je ne comprends pas qu’elle ne m’ait pas elle-même appelée. C’est un jour
particulier. Ce n’est pas comme si elle avait des milliers d’autres choses à
faire ou auxquelles penser.

C’est sans doute le pire 5 novembre des dix-huit dernières années.

Je rumine, assise sur les marches du lycée. Je ne pensais pas que je


passerais cet âge symbolique aussi seule. Sans les mots de ma mère pour
me rappeler de faire de la citronnade avec tous les citrons que m’envoie la
vie. Sans les blagues et les étreintes de mes amis en chair et en os. Sans une
bougie plantée sur un simple muffin au petit déjeuner et un baiser de ma
mère planté dans mes cheveux. Sans leurs petits cadeaux sans grande
valeur, mais qui m’auraient profondément touchée.

Le seul que j’ai envie de voir ici ce matin s’appelle Roman Latimer.

Et il m’est interdit de partager avec lui des muffins, des blagues, des
étreintes, des baisers.

Et je ne sais même pas si c’est aussi ce qu’il voudrait avec moi…


Je n’ai pas histoire aujourd’hui. Mais physique, anglais, pause déjeuner
et sport pour couronner le tout. Bella s’est fait porter pâle pour la journée en
disant qu’elle était indisposée. Mais la parfaite Octavia, la fausse
Evangeline, l’immonde Griffin et sa clique de pâles copies aux rires gras
sont bien là. Je ne sais pas par quel miracle j’arrive à ne pas m’enfuir de là
pour sécher les cours et prendre le premier train pour Timberlane.

En physique, je décide d’écrire des lettres de motivation, planquée


derrière mon manuel. En anglais, je participe pour la forme en répondant à
deux questions de la prof, puis je dresse la liste des petits boulots auxquels
je pourrais postuler. À la pause déjeuner, je fuis le réfectoire de luxe et vais
m’enfermer à la bibliothèque pour imprimer des CV en mangeant la moitié
d’un sandwich dégueulasse qui m’a coûté un bras au distributeur. Puis je
vais marcher dans le quartier de Georgetown pour postuler comme
vendeuse ou serveuse dans tous les établissements du coin. Je suis sûre
qu’ici, ça paie bien. Mais malgré mon uniforme de la Saint George’s School
et mon nom de famille qui marque des points, je vois bien comment les
patrons me regardent : je manque d’allure, de maquillage, de classe.
J’imagine que mon sourire n’est pas assez éclatant, mon regard pas assez
docile, ma voix pas assez claire, mes talons trop plats, ma coiffure trop
banale, mon port de tête pas suffisamment altier. J’ai beau essayer de
donner le change, me tenir droite, faire des courbettes, dire des choses qui
me paraissent pertinentes, je n’appartiens décidément pas à ce monde et
personne ne s’y trompe.

– On vous appellera.
– C’est ça… bande de menteurs, grommelé-je en retournant au lycée.

Il me manque les codes. Il me manque l’arrogance, l’hypocrisie,


l’expérience, et la certitude que le monde est à moi.

Il me manque dix ans.


17. Rien à cacher

Lemon

Ce soir encore et malgré l’événement qui bat son plein « en mon


honneur », M. Képi est plus élégant que moi. Le portier d’Ezra continue de
faire monter les invités par l’ascenseur privé, qui crache sans relâche des
petits essaims de femmes en robe cocktail, d’hommes en costard et
d’adolescents en joie.

Cette soirée d’anniversaire est une torture pour moi. Pour tous les autres,
« un régal », une « liesse », un « enchantement ».

– Quel bonheur d’être parmi vous ce soir !


– Que de réjouissances !
– Superbe buffet, Cordélia, tu nous as gâtés.
– Et quelle vue sur le Potomac, Ezra, c’est toujours aussi époustouflant.

Je les écoute tous se lécher les bottes en sachant pertinemment que leurs
petits compliments cachent des critiques, des jalousies, des questions qui
n’oseront jamais être posées : « Pourquoi cette Lemon ne porte pas de robe
longue comme tout le monde ? », « Les Chamberlain ont-ils raison
d’héberger la fille d’une meurtrière qui a choisi de couper les ponts avec
eux il y a si longtemps ? », « Cette sale gamine à la frange rebelle et au
regard mauvais arrivera-t-elle à s’intégrer parmi nous un jour ? », « Est-ce
bien elle qui a volé nos petits chérubins au lycée ? », « Son oncle arrive-t-il
à la contrôler au moins un peu ? », « Pourquoi ne rentre-t-elle pas dans le
moule alors qu’on lui offre la chance de sa vie, à cette moins que rien ? »

Un petit coup de hanche contre la mienne et je me retourne sur Bella,


grand sourire sur ses lèvres rose fuchsia.
– Tu parles toute seule, Lele… Il est temps que je remplisse ton verre
avec autre chose que du Coca.
– Tu m’as abandonnée au lycée pour le pire jour de l’année, lâcheuse. Ça
va mieux ?
– Je vais très bien. J’avais juste besoin de la journée pour me dégoter
cette petite merveille.

Et ma cousine me présente sa robe bustier bleu nuit, aussi longue


derrière qu’elle est courte devant. Pas certaine que ce soit du meilleur goût,
mais je lui souris quand même.

– Ça valait le coup, hein ? Mais j’adore aussi ton style masculin-féminin,


pantalon noir, chemise blanche, soutif noir dessous… Classe et sexy !
– Tu parles, tout le monde me prend pour une serveuse. Un type m’a
demandé où étaient les toilettes il y a deux minutes.
– Tu es sûre qu’il ne t’invitait pas plutôt à le rejoindre… ? Faut vraiment
tout t’expliquer à toi !

Bella défait deux boutons de ma chemise pour mettre en valeur mon


décolleté et me prend par le bras pour me traîner jusqu’au buffet des
boissons. Elle s’empare de deux coupes de champagne sans rien répondre
d’autre qu’un sourire aux pingouins qui insistent pour nous servir des sodas.
Puis elle se retourne pour me présenter les invités que je dois « absolument
connaître ».

– Tu vois la blonde en tailleur et le grand noir élégant ? Ce sont les


parents d’Octavia. Politicienne qui brigue la mairie et chirurgien de
renom… C’est un peu le couple que tout le monde admire et envie.
– Ils sont vraiment tous parfaits dans cette famille, soupiré-je.
– Et la petite grosse encore plus moche qu’Evangeline, là-bas à côté de la
plante… Ben c’est sa mère ! ricane-t-elle.
– T’es odieuse, Bella… Et cette femme n’est pas grosse, elle ne rentre
juste pas dans du 34 et demi !
– On ne peut pas tous avoir mon physique… Et je ne prétends pas avoir
leur cerveau.
– Attends, ça veut dire que le proviseur est là ?
– Bien sûr que oui ! Et tous les profs de Saint George aussi !

Mon cœur rate un battement.

– Pourquoi tu crois que Griffin ne se fait jamais exclure malgré tous ses
avertissements ? Que je n’ai redoublé qu’une seule fois alors que mes notes
continuent à baisser ?
– Parce vous êtes tous de gros lâches hypocrites ? tenté-je dans une
grimace.
– Hé ! un peu de respect ! Non, parce que les parents copinent avec les
enseignants et les arrosent régulièrement de champagne. Parce que le but
est d’avoir le plus gros réseau et le carnet d’adresses le plus rempli possible.
Et parce qu’on a toujours besoin d’un chirurgien qui en connaît un autre,
d’un petit coup de pouce de la mairie, d’un service rendu en échange d’un
joli petit cadeau, ou d’une invitation à un gala contre une inscription en fac
ajoutée sur le dessus de la pile.
– J’ai envie de vomir…, grommelé-je.
– Oui, ben évite ma robe !

Bella s’éloigne de quelques pas, elle croise sa mère qui lui sourit tout en
remontant discrètement le bustier sur la poitrine de sa fille. Puis ma tante
Cordelia sort délicatement des mèches de cheveux du chignon banane de
ma cousine pour tente de masquer ses dix boucles d’oreilles, avant de lui
coller un bisou sur le front. Bella soupire et prend la fuite. Je bois une
longue gorgée de bulles. Je balaye la foule du regard à la recherche d’un
certain prof d’histoire, mais j’ai la quasi-certitude qu’il ne mettra pas les
pieds ici.

Pas envie. Pas sa place. Trop risqué.

Dans une conversation non loin de moi, je perçois mon prénom. Je tends
l’oreille et comprends que deux curieuses en robes cigarettes et brushing
choucroutes demandent globalement ce que je fous là. À ma plus grande
surprise, j’entends mon autre tante, Miranda, répondre un bobard plus gros
qu’elle.
– Ma sœur Portia a décidé qu’il était temps d’en finir avec la vie de
bohême. Elle se consacre à un travail très prenant et elle a trouvé plus
judicieux de confier Lemon aux Chamberlain pour lui assurer un avenir.
Comme Ezra est le seul de la famille sans enfant, il s’est porté volontaire
pour héberger sa nièce. Et qui sait ? Cette petite expérience lui donnera
peut-être envie de trouver une épouse pour fonder une famille. Il serait
temps !
– Ha ha ha.
– Hi hi hi.
– Ha ha ha.

Les rires faux fusent de tous les côtés pendant que je fulmine. Non
seulement il faut cacher l’homosexualité des gens, dans ce monde de fous
furieux, mais en plus on invente des métiers aux gens qui croupissent en
prison et même des rêves à ceux qui n’en ont pas. À quel siècle vivent-ils,
sérieusement ? Comment peut-on avoir aussi peu d’empathie, autant de
mépris pour les autres ? De honte pour ceux qui sont censés faire partie de
votre famille ?

La nausée me guette vraiment.

Moi aussi, j’ai des choses à cacher. Mais certainement pas qui je suis.

Je repose mon verre avant que le champagne ne me remonte dans la


gorge. En me retournant, je tombe dans des yeux bruns chauds qui me
happent. Tout mon corps entre en ébullition.

– Je vous débarrasse, M. Latimer ?

Le portier en redingote tente de retirer le blouson du hipster, mais ce


dernier se dégage poliment et se déshabille lui-même. Je découvre en
tremblant que mon prof ne porte pas de smoking mais un jean noir sur ses
boots de moto, une chemise gris foncé seulement à moitié rentrée dans son
pantalon et aux manches retroussées sur ses avant-bras tatoués. Il finit par
accepter de donner son casque et son blouson à Képi en échange d’un verre
de whisky.
Je crois que je pourrais m’évanouir de désir.

Je vois bien que tous les regards féminins dégoulinent vers lui. Que les
chuchotements naissent sur son passage. J’adore l’idée qu’il soit venu à
cette soirée, malgré ce que ça doit lui coûter, et j’aime encore plus qu’il
n’ait pas respecté le dress code plus que l’heure d’arrivée.

Je me déplace un peu, Roman aussi, on reste à distance mais nos regards


s’accrochent à nouveau. J’ai du mal à respirer. Mais rien ne pourrait me
faire détacher mes yeux de cet homme interdit. Quelque chose craque en
moi. Comme une barrière qui tombe ou une carapace qui se fendille. J’ai
follement envie de lui. Peut-être parce que je suis enfin majeure. Peut-être
parce que je me sens si seule. Peut-être parce qu’il est l'unique personne ici
à me donner la sensation d’exister. Et à me faire réussir à oublier que je
déteste ma vie.

Malgré le risque et la foule autour de nous, je fais quelques pas en avant


dans sa direction. Le brun se met à marcher vers moi aussi. Je crois même
voir s’esquisser un infime sourire sur ses lèvres pulpeuses, qui réveille en
moi quelque chose de fou. Mais mon oncle surgit de nulle part et se plante
face à Latimer. Juste entre lui et moi.

Emmerdeur…

Je vois le dandy emmener le hipster un peu à l’écart et je les suis


discrètement. Je crois que je n’ai jamais autant aimé être transparente.

– Écoute-moi bien, Latimer, se lance Ezra d’une voix acérée. Mes


histoires de fesses ne regardent que moi.
– Et c’est le dernier de mes soucis, siffle Roman en retour.
– Que je ne te prenne pas à raconter ma vie privée à qui que ce soit, à
cette soirée ou à une autre. Ce n’était pas mon choix de t’inviter.
– Et c’était mon choix de venir. Mais ne t’inquiète pas pour ta petite
dignité, ta double vie ne m’intéresse pas, j’ai passé l’âge de ces histoires de
cours de récré. Et Angus va se porter bien mieux sans toi.
Sa voix grave et ses mots bien choisis me percutent. Le brun passe sa
main dans sa barbe taillée pendant que mon oncle se pince les lèvres et
remonte ses lunettes sur son long nez. Je le sens passablement irrité. Ezra
Chamberlain n’a pas l’habitude qu’on lui tienne tête ou qu’on le renvoie à
ses contradictions jusque sous son toit.

– Mes deux vies, comme tu dis, sont très bien cloisonnées. Et tout le
monde est content. Si toi tu ne l’es pas, tu peux retourner chez toi, à West
Falls Church.
– Essaie seulement de me foutre dehors, grogne Latimer en faisant un
pas de plus vers Ezra.
– Je pourrais tout simplement te faire renvoyer de la Saint George’s
School pour n’importe quelle raison. Tu sais que j’ai le bras long…

La pomme d’Adam de Roman remonte dans son cou, son corps se tend
et le mien bondit. En entendant cette menace, je ne peux plus me retenir.
Cette fois, c’est moi qui m’interpose entre eux. Je me plante face à mon
oncle et lui glisse à toute vitesse :

– Ne fais pas ça, c’est le moins pire de tous mes profs. Je veux m’inscrire
en fac d’histoire… Et ce sera grâce à lui si j’y arrive.

Ezra me regarde d’un drôle d’air. Je me tourne légèrement vers Latimer


et ses deux yeux bruns brillants m’enveloppent. Au milieu de toute cette
tension, de ce silence entre nous trois, j’ai l’impression que mon oncle
perçoit l’électricité entre Roman et moi. En une seconde à peine, on prend
tous la même décision : on repart chacun dans une direction opposée. Et je
cours jusqu’au toit-terrasse pour trouver de l’air frais.

J’y reste dix bonnes minutes, seule dans le froid de novembre, à faire le
vide dans ma tête. Ma tête pleine de Roman Latimer. Je prends bien trop de
risques… mais j’ai bien trop besoin de lui. Je grelotte dans ma chemise
toute fine, j’observe le panorama vertigineux, les eaux sombres du Potomac
sous mes pieds et je trouve une bouteille de champagne à moitié pleine,
abandonnée là par un autre invité qui devait avoir besoin de noyer son
chagrin.
Je bois à la bouteille en pensant à ma mère en prison, à mes amis en
Louisiane, et à cette immense cage dorée qui empiète tant sur ma liberté.

– Tu ne devrais pas boire.

Je reconnais la voix de Roman en un frisson.

– Vous ne devriez pas être là, répliqué-je tout bas.


– Je suis libre.
– Moi aussi. J’ai 18 ans, maintenant.

Une drôle de lueur s’allume au fond de ses yeux sombres. Tout en moi
vibre et vacille.

– Tu trembles et tu claques des dents, Lemon.


– Pourquoi vous êtes venu à cette soirée ?
– Probablement parce que je suis… taré.

À cet instant, son sourire renversant me semble presque douloureux.


Blessé.

– C’est moi que je traitais de « tarée » quand j’ai fui ce restaurant.


– Vraiment ? souffle-t-il.
– Pourquoi ?
– Tu devrais fuir encore.
– Je n’en ai pas envie…

La tension monte entre nous… et aucun de nous deux ne peut rien y


faire.

Mais mon prof choisit de me retirer doucement la bouteille de


champagne des mains et de la reposer par terre. Nos doigts se frôlent en
produisant de l’électricité. Je croise mes mains dans mon dos, il glisse les
siennes dans ses poches. C’est sûrement plus prudent. Jamais je n’ai vécu
de silence aussi fort, aussi parlant.
Après avoir lâché un soupir lourd de sens, Roman regarde autour de nous
et je l’imite. Les rares invités présents sont regroupés à l’autre bout de la
terrasse, pris dans une discussion contrariée sur le niveau en baisse même
dans les écoles élitistes. Mon prof d’histoire plisse ses yeux et fait une
petite moue dépitée, comme pour dire : « Ils ne savent pas de quoi ils
parlent. » Son expression charmante m’arrache un petit sourire.

– Merci d’avoir pris ma défense tout à l’heure…, murmure-t-il.


– Je l’ai fait pour moi, pas pour vous.
– C’est vrai, cette histoire de fac ?
– Je ne sais pas encore…
– Je pensais que Lemon Chamberlain savait très bien ce qu’elle
voulait…
– Oui, toi.

J’ai répondu du tac au tac, en soutenant son regard.

Roman entrouvre la bouche comme si je venais de lui couper le souffle.


Je ne respire plus très bien non plus.

– Tu vois, tu ne devrais pas boire, insiste-t-il. Ça t’incite à dire des


choses déraisonnables.
– Et ça me donne envie d’en faire, chuchoté-je en fixant sa bouche.

Ses yeux frôlent aussi la mienne puis il s’empêche d’aller plus loin.

– Pourquoi j’ai l’impression de parler à une adulte ? gronde-t-il en


faisant non de la tête.

À lui aussi, la situation échappe.

– Parce que j’ai 18 ans. Et que je ne suis plus une enfant depuis bien
longtemps…
– Mais je suis toujours trop vieux pour toi.

Sa bouche dit ça mais tout son corps crie le contraire, je le vois. Le mien
est en feu, malgré le froid qui me saisit. Roman me dévore du regard et je
n’ai jamais autant aimé être regardée, désirée, considérée.

– On est jeunes tous les deux… On est jeunes et on est libres, affirmé-je
en le regardant droit dans les yeux.

Le hipster le plus sexy de la terre fait un pas vers moi, me surplombe


d’une tête, frôle mes lèvres des siennes, m’enivre de son odeur, me
réchauffe de son aura… et fait volte-face pour disparaître du toit.

***

Plusieurs heures plus tard, je n’ai toujours pas oublié ce non-baiser.


L’intensité de ce moment passé avec lui dans la nuit. La force de ce qu’il
fait naître en moi.

Je ne l’ai plus revu de la soirée et Bella m’a dit qu’elle avait aperçu M.
Latimer près de l’ascenseur avec son blouson, son casque sous le bras et un
petit morceau de son cœur dépité. À elle.

Quand la plupart des invités quittent l’appartement d’Ezra et que j’ai


enfin l’autorisation d’aller me coucher, je vais m’affaler sur mon fauteuil de
bureau en soupirant de frustration. Je range machinalement mes stylos dans
ma trousse, mes devoirs terminés tout à l’heure, mes CV et mes lettres de
motivation inutiles, puis mes yeux tombent sur l’étagère de mes livres
toujours bien rangée. La tranche de mon manuel d’histoire dépasse de
toutes les autres. Et ce n’est pas moi qui l’ai dérangé.

Je le prends en sentant mon cœur s’emballer bêtement. Je l’ouvre et le


feuillette sans rien y trouver. Je me rends à la leçon sur Lincoln et je trouve
un petit morceau de papier déchiré, coincé au milieu du livre. Je crois que
mon pouls bat des records. Et mes doigts tremblent quand j’attrape le petit
mot pour déchiffrer cette écriture de gaucher si reconnaissable, en petites
capitales penchées, d’habitude écrites au tableau.

BON ANNIVERSAIRE, LEMON.


JE SAIS QUE TU CHANGERAS LE MONDE ET LE COURS DE
L’HISTOIRE. TU AS DÉJÀ COMMENCÉ…
Le message n’est pas signé mais j’ai la certitude que Roman Latimer a
écrit ces mots. Je ne sais pas ce que je dois comprendre, si c’est son monde
à lui que je suis en train de changer. Mais la simple idée qu’il se soit
introduit ici en douce, qu’il ait pris le risque d’entrer dans ma chambre,
qu’il ait réfléchi à un moyen de laisser une trace de lui… C’est le plus beau
cadeau qu’il pouvait me faire. Et ce geste lui ressemble tant. Ça n’a aucune
valeur, mais ça me réchauffe tellement le cœur.

J’ai passé la journée à me sentir désespérément seule. Je m’endors en me


sentant… différente. Importante. Unique.

Et désirée.
18. Indestructible

Roman

– À table, mes poulets !

Le brunch du dimanche est une tradition immuable, chez les Latimer.


Notre matriarche à roulettes prévoit toujours pour douze, comme ces mères
poules légèrement excessives qui craignent que leurs poussins viennent à
manquer. Pancakes, œufs brouillés, bacon de dinde (moins riche en sel et en
gras, pour le cœur de notre guerrier), plats de crudités et de légumes grillés,
montagne de toasts, smoothies maison et litres de café qui embaume la
petite maison : comme chaque semaine, la table surchargée est à deux
doigts de nous lâcher.

– Finis au moins ta tartine, glisse ma sœur à l’oreille de son fils qui,


comme toujours, ne fait que picorer.
– Plus faim. Je veux aller configurer mon portable !

Le téléphone que j’ai fini par lui acheter, sur les conseils de son
instituteur et de ses médecins. Isaac est assez grand et assez responsable
maintenant. Et surtout, il en a besoin. Un enfant atteint d’une maladie aussi
sérieuse que la sienne doit pouvoir joindre ses proches en permanence. J’ai
donc cédé et convaincu sa mère dans la foulée, mais je vais faire en sorte de
lui bloquer l’accès à certains sites.

Dix ans, il ne faut pas déconner…

– Isaac, oublie ton portable deux secondes et avale quelque chose. Si tu


veux plaire aux meufs, il va falloir des neurones et des muscles, blagué-je
pour le convaincre de manger.
– Toi, arrête de ne penser qu’aux filles ! Et toi, pense à ton cœur qui a
besoin de carburant pour battre comme il faut !
– On peut parler d’autre chose ? ronchonne mon neveu.

Le petit brun maigrichon aux bonnes joues en a ras le bol qu’on évoque
sa maladie à tout bout de champ. Et je le comprends. Je remplis son verre
de smoothie, lève mon mug de café et trinque avec lui.

– Aux belles nanas que tu te taperas dans quelques années, avec ton cœur
tout neuf !

Le gamin de dix ans retrouve un semblant de sourire, sa mère lui


ébouriffe les cheveux, la mienne me balance un petit coup derrière la tête et
j’enfourne la dernière tranche de bacon qui passait par là.

– Dites, vous ne trouvez pas que mes seins ont l’air plus gros, ce matin ?

Ma sœur remonte ses boobs inexistants sous nos yeux, comme si c’était
parfaitement normal à table.

Je suis vraiment pas aidé…

Tous tarés…

Ouais. Comme moi.

– Paige, putain…, grommelé-je vers ma sœur.

Coup de coude de ma mère.

– Pas de gros mot sous ce toit ! Et toi, jeune fille, tu vas arrêter de faire
une fixette sur ta poitrine. On est tous très bien comme on est…
– Elle vend des soutifs, en même temps…, la défend son fils.
– Le jour où je suis riche, je me paie un double D !
– Non, le jour où tu es riche, tu me paies une jolie chambre dans un
asile ! soupire notre mère, affligée.
– Moi, si je vis assez longtemps, je vous paierai tout ce que vous
voulez…

On pose tous nos yeux embués sur le petit guerrier au grand cœur qui
vient de murmurer ces mots. Je sais que ça nous retourne tous, à l’intérieur.

– Tu vivras cent ans, mon pote, lui glissé-je. On va te trouver le cœur le


plus endurant qui soit…
– Arrête de pleurer, m’man.
– Je ne pleure pas, ment ma sœur. C’est ce pickle qui est trop vinaigré…
– Toi aussi, Grandma.
– Je ne pleure pas de tristesse petit cœur, je pleure d’espoir.

Il est rare que nos brunchs ressemblent à ça. Le plus souvent, on


s’engueule, on refait le monde ou on rit aux éclats, ma sœur pessimiste me
fout sur les nerfs, ma mère protectrice nous traite comme des gosses de cinq
ans, Isaac prend ses airs supérieurs, persuadé d’être plus mature que nous
tous… et il a parfois raison. Mais quoi qu’il en soit, chaque dimanche,
habituellement, on essaie d’oublier le temps d’un déjeuner que le plus jeune
d’entre nous sera peut-être le premier à partir.

Et qu’aucun de nous ne s’en remettrait.

Mais aujourd’hui, il fallait que ça sorte. Que l’amour dingue,


indestructible qui nous lie tous les quatre, qu’on cache souvent
pudiquement, se montre dans les mots et les larmes. Ça fait du bien parfois,
de relâcher la pression.

– C’est bon, on a fini de chialer ? demandé-je en balançant un pancake


dans l’assiette du guerrier.
– J’ai plus faim, je te dis !
– Mange la moitié et je réponds à l’une de tes questions débiles…

C’est un petit jeu qu’on a instauré lui et moi, il y a quelques années,


quand mon neveu refusait de se nourrir ou de prendre ses médocs. En
échange de sa coopération, il pouvait me poser la question de son choix.
Une idée à la con qui m’a foutu dans la merde plus d’une fois, mais qui
marchait à tous les coups.

– J’en ai justement une qui me trotte dans la tête depuis un moment…


– Je sens que je vais en ch…
– Roman ! Ton langage !

Je souris candidement à ma mère qui me fait sa vilaine tête avant de se


laisser attendrir, puis vérifie que le gamin avale la moitié de sa crêpe. Ce
qu’il fait en se marrant.

– Vas-y, balance…, grogné-je dans ma barbe.


– Ally…
– Quoi, Ally ?
– Tu recouches avec elle ?
– Isaac ! le dispute sa mère… avant de se tourner brusquement vers moi.
C’est vrai ? Vous êtes à nouveau ensemble ?
– Faux, réponds-je simplement.
– Il me semble qu’elle est passée à la maison il y a quelques semaines,
non ? demande ma mère.
– Oui, et elle est venue te voir au lycée ensuite !
– Ouais, et c’est « grâce » à toi, d’ailleurs… Merci de m’avoir vendu,
petit salopard !

Le morveux feint l’innocence, me sort sa tête d’ange, mais je ne tombe


pas une seconde dans le panneau.

– Ne fais plus ça, Isaac, ne lui dis plus où je me trouve. Si elle veut me
parler, elle peut m’appeler directement.
– OK, OK…, marmonne-t-il.

À côté de lui, ma sœur lâche un soupir aussi long que théâtral.

– Cette fille était parfaite pour toi, Rom’…


– « Parfaite » ? Elle était beaucoup trop pressée de lui mettre le grappin
dessus, oui ! la corrige ma mère, absolument pas prête à me partager avec
qui que ce soit.
– Ally m’a largué et elle a bien fait. Je n’ai pas le temps pour ces
conneries…

Et quelqu’un d’autre hante mon esprit…

Bordel.

– Bon, alors c’est le moment où j’avoue qu’elle est venue me voir à


l’hôpital avant-hier ?

Mon neveu ne fait plus du tout le malin.

– Elle… Quoi ?!
– Et qu’elle m’a demandé de te donner ça…

Isaac s'empare du petit paquet qu’il avait planqué derrière son dos et me
le tend. Je déchire le papier sans attendre, histoire de me débarrasser de
cette corvée, et découvre le cadeau empoisonné qu’a tenu à m’offrir mon
ex. Un cadre photo en cuir avec au centre, sous la fine couche de verre, une
photo d’elle et moi, prise il y a environ un an.

Elle m’embrassait sur la joue, je souriais en fixant l’objectif.

– Vous aviez l’air tellement amoureux…, s’y remet ma sœur.


– Trouve-toi un mec, Paige, grogné-je en me levant de ma chaise. Et
vous tous, un hobby ! Foutez-moi la paix avec ça, je vous dis que c’est fini !

Je ne voulais pas la blesser, elle qui a si peu confiance en elle et n’a pas
été épargnée par des enfoirés en tout genre. Je ne voulais pas non plus m’en
prendre à mon clan qui compte tant pour moi, mais je suis déjà
suffisamment préoccupé comme ça.

Lemon, sors de mon crâne, putain !

***

Sa frange rebelle et ses yeux flingueurs me suivent à la trace pendant


tout le cours. J’ai un mal fou à me concentrer sur le massacre de Wounded
Knee, le dernier grand conflit entre Indiens et Blancs, quand elle s’obstine à
me regarder comme ça.

Octavia prend la parole pour partager – ou étaler – longuement son


savoir, et mon esprit s’égare. Lemon se matérialise dans mon cerveau alors
que je tente d’ignorer sa présence sous mes yeux. Je revis notre premier
baiser, parfaitement interdit, aussi délicat qu’éphémère. Notre second,
intense, brûlant, complètement fou. J’étais en transe, j’en voulais plus, je la
voulais elle. Je crois que j’aurais pu la prendre dans ce local, pour le plaisir
de l’entendre gémir dans la pénombre, de la faire jouir au milieu de ce lycée
où je gagne ma vie et joue celle de mon neveu.

Putain de taré.

Je retourne au tableau, y note quelques dates pour me donner une


contenance et, surtout, pour pouvoir tourner le dos aux deux billes noisette
qui ne me laissent aucun répit.

– Stuart, une idée du tournant majeur qui a eu lieu en 1917, presque


trente ans après la tuerie ?
– Je sais pas m’sieur, les fantômes des Peaux-Rouges sont venus hanter
les soldats qui les ont dégommés ?

Certains élèves se marrent, d’autres soupirent devant tant de bêtise.

– Très subtil…, fais-je dans ma barbe. Evangeline ?


– Aucune idée.
– Griffin, j’imagine que ce qui s’affiche sur ton portable est plus
passionnant que mon cours…

Le sale gosse me balance un clin d’œil qui me donne envie de l’encastrer


dans un mur, mais je passe à son voisin.

– Connor ?
– Je passe mon tour.
– Octavia ?
– Je… J’ai dû le savoir, mais…
– Lemon ?

Elle fixe le tableau noir où sont écrits les quatre chiffres, je devine que ça
cogite ferme, là-haut, mais cette fois, elle ne semble pas détenir la réponse.

– Lemon ? insisté-je.
– Je ne sais pas.

Sa voix trahit sa déception et ça me fait sourire, malgré moi. J’aime


qu’elle ait sa petite fierté, un ego bien présent malgré son humilité naturelle.

– Quelqu’un d’autre ?

Personne, alors je divulgue l’information moi-même :

– C’est la première fois qu’un membre de l’armée américaine utilise le


terme de « massacre » pour décrire cette atrocité commise envers les
Indiens. Un grand pas pour la prise de conscience et le changement des
mentalités.
– Ils auront mis le temps…, commente la première de la classe.

La sonnerie retentit à cet instant, le brouhaha s’élève, ma classe se vide


rapidement, à l’exception d’un groupe de filles qui reste à discuter au fond
de la salle et de Lemon qui me rejoint à mon bureau.

– Tu n’as pas cours dans cinq minutes ? lui demandé-je en effaçant le


tableau.
– Si.
– Tu as une question ?
– J’en ai des tas…
– Lemon, une question qui concerne le cours ? précisé-je tout bas, en la
dévisageant d’un air sévère.
– Pas vraiment, non.
– Alors, tu connais la sortie.
– Tu n’es pas drôle, aujourd’hui, me chuchote-t-elle insolemment, son
regard planté dans le mien.
Les filles du fond se décident à quitter ma classe, sans nous prêter la
moindre attention. N’empêche, le danger est partout.

– Tu es venu dans ma chambre…, me rappelle celle qui m’obsède.


– Lemon, pas ici…
– Tu aurais dû y rester et t’y cacher.
– Arrête ça, grogné-je. Ton cours suivant va commencer.
– Merci pour le petit mot… J’en avais vraiment besoin.

Son ton a changé et un frisson court sous ma peau tatouée. Ces mots, elle
les a à peine soufflés. La rebelle ne cherche plus à jouer les dures, son
regard laisse soudain transparaître une faille, une fragilité nouvelle. Je vois
rarement la Lemon vulnérable, je sais bien que la fille au caractère
tempétueux préfère masquer cette partie d’elle, comme la plupart d’entre
nous. Mais cette facette d’elle me remue le bide, me donne envie de la
protéger de tout, me fait la vouloir un peu plus encore.

Mais les mots ne sortent pas. Je lui souris à peine, embarrassé par ma
faiblesse, par la culpabilité que je ressens toujours malgré ses dix-huit ans.
Je reste muet, comme un con, à moitié paralysé par le flot d’émotions que
cette fille bien trop jeune suscite en moi.

Elle et moi.

Je dois arrêter ça tout de suite. Mettre le holà. Bâtir un mur, creuser une
tranchée entre nous. Parce que j’ai la nette impression que ce n’est pas
Lemon qui va arrêter quoi que ce soit…

***

Abbot n’a pas pris la peine de me prévenir que deux flics en uniformes,
sales gueules de rigueur et flingues à la ceinture, allaient venir
« s’entretenir » avec moi après mon dernier cours.

– C’est quoi, ce bordel ?


– Veuillez nous suivre dans la salle des professeurs où nous attend le
proviseur, m’ordonne le plus baraqué des deux.
Tête de Con et Tête de Cul ne s’attendaient probablement pas à croiser
un type comme moi dans un lycée aussi prestigieux. Ouais, j’ai une barbe,
des muscles et des dessins sur les bras. Non, ça ne fait pas de moi un
criminel.

– Je peux savoir ce que vous me voulez ?


– Suivez-nous, je vous prie.

J’obtempère mais sans me presser, mains dans les poches, en sifflotant


pour les irriter, mais agacé au possible. Je déteste les surprises, surtout
quand elles incluent ce genre de cow-boys déguisés en policiers.

Theodore Abbot m’annonce sans préambule qu’un nouveau vol a eu lieu.


Le scooteur du gardien s’est volatilisé du parking du lycée ce matin, et tout
le monde est apparemment suspecté… Les nouveaux venus en premier. J’en
fais partie, mais mon innocence est rapidement prouvée, puisque je me
trouvais en cours, puis dans la classe d’un collègue pour le remplacer
pendant le laps des trois heures où le vol a pu se produire.

– J'ai reçu un e-mail d’une adresse inconnue, il y a quelques minutes,


lance alors Gru en direction des flics. Qui accuse Lemon Chamberlain.

J’aurais dû la voir venir, celle-là. J’inspire profondément, mâchoire et


poings serrés, avant de donner de la voix :

– Vous ne trouvez pas ça un peu gros, franchement ? Voire grotesque.


– Qui est cette… « Lemon » ? demande l’un des flics.
– Une élève de terminale, nouvelle dans l’établissement, qui a déjà été
suspectée d’un précédent vol…

Je laisse Abbot continuer son laïus, je me la ferme, serre les dents pour
m’empêcher de prendre la défense de celle que je sais innocente mais
putain, j’en crève d’envie.

– On pourrait la faire venir au poste pour l’interroger, propose Tête de


Con.
Là, c’est trop me demander.

– Mais vous ne voyez pas qu’un petit malin essaie de la martyriser en


l’accusant de toutes ces conneries ? marmonné-je assez fort pour être
entendu. Ça s’appelle du bizutage !
– Vous avez la preuve qu’elle n’a rien à se reprocher ? enchaîne Tête de
Cul.
– À votre avis ? Ce serait trop facile…
– Alors faites-la venir ici.

Trois minutes plus tard, Lemon est contrainte de quitter sa classe en plein
cours et de nous rejoindre, escortée par la secrétaire d’Abbot. Nouvelle
humiliation pour elle… et j’imagine très bien quelle rage elle doit tenter de
contenir. Mon sang boue aussi et j’ai du mal à la regarder dans les yeux,
lorsqu’elle pénètre dans la salle des profs.

Muette, elle parvient pourtant à tous nous fusiller du regard.

– Un scooter a disparu ce matin, mademoiselle Chamberlain, lui apprend


l’un des flics. Vous ne sauriez pas quelque chose là-dessus, par hasard ?

Sa répartie fuse dans la seconde.

– Quelle idée ! J’ai déjà récolté de quoi m’en acheter trois, avec l’argent
que j’ai volé dans les portefeuilles de mes camarades !

Je me retiens de rire et prends conscience que son sale caractère pourrait


lui attirer des problèmes.

– Lemon, renseigne-les juste sur ton emploi du temps entre huit heures et
onze heures, lui dis-je calmement.
– Pour quoi faire ? Je suis déjà coupable, non ? M. Abbot, c’est drôle
comme vous n’essayez plus de me cirer les pompes quand mon oncle n’est
pas là !
– Miss Chamberlain, un peu de calme et de retenue…
Fâché, Gru aurait presque le rouge qui lui monte aux joues. Grises, les
joues.

– J’étais à la bibliothèque de huit à neuf, balance la suspecte. Puis en


cours tout le reste de la matinée.
– C’est vérifiable ? demande un flic au proviseur.
– La bibliothécaire ne m’a pas quittée des yeux, allez lui demander
directement ! Elle devait craindre pour ses précieux bouquins, elle aussi…
C’est bon, je peux m’en aller et vous laisser imaginer mon prochain crime ?
À moins que vous ne préfériez me coller en prison tout de suite, qu’on en
finisse ?

Je pense à sa mère enfermée, au secret que Lemon m’a confié… Et je


suis admiratif de sa force de caractère, de ses reparties cinglantes alors
qu’elle a probablement envie de pleurer.

Les flics sourient presque face au culot de cette petite révolutionnaire


aux cheveux longs, puis acquiescent, après avoir noté le nom de la
bibliothécaire. Mais Abbot décide de ne pas en rester là. Vraiment chiffonné
par l’attitude de son élève, le proviseur la met en garde :

– On règlera votre problème d’attitude plus tard, Lemon.

Aucune réaction. La rebelle se barre sans même lui adresser un regard et,
intérieurement, je jubile.

Cette fille est tout ce que j’aime, bordel.


19. Par cœur

Lemon

J’ai écopé d’un samedi entier de colle et encore, le proviseur m’a fait
comprendre qu’il était indulgent, sur ce coup-là.

Ezra s’en fout royalement, il a signé ma convocation au milieu d’un coup


de fil « de la plus haute importance » et la question était réglée. Mon oncle
vit à mille à l’heure, c’est à peine s’il est au courant de mes exploits répétés
au lycée, puisque son job le fait courir d’un bout à l’autre de la ville, sans
jamais le laisser reprendre son souffle. Je l’admire parce qu’il défend des
causes justes et tente de faire évoluer DC. Et je le plains parce que j’ai
parfois l’impression qu’il passe à côté de sa vie en essayant d’améliorer
celle de ses concitoyens.

Lui et moi, on partage tout de même quelques petits dej’, quelques dîners
et séances télé, parfois même quelques brasses à la piscine du dixième
étage, quand il n’a pas un rencard, un gala ou une folle soirée programmée,
on se parle de tout et de rien, de politique et de fringues, de ce qui se passe
au lycée, de la famille et du passé, mais surtout de maman, et ça me fait du
bien. Je sais qu’avec lui, chaque minute est précieuse. Il n’est pas le tuteur
le plus présent ni le plus disponible, mais il me prend comme je suis.

Et je ne m’en plains pas : j’aime ma liberté.

***

Samedi, 8 h 57.

J’arrive à l’heure en retenue, cette fois, espérant secrètement y trouver un


hipster sexy qui se balance entre le mur et son bureau, mais à la place, c’est
ma prof de maths revêche qui m’accueille en me regardant par-dessus ses
lunettes papillons. Elle n’a pas l’air plus ravie que moi de s’être levée aussi
tôt un samedi, par ce froid de fin novembre.

– Venez vous asseoir, jeune fille. Deux de vos camarades doivent se


joindre à nous.
– Et je suis censée m’occuper comment ?
– En révisant vos cours, évidemment !

J’ignore les deux yeux furieux qu’elle lève au ciel et ouvre ma besace
pour en sortir trois dossiers d’inscription à la fac. Je commence à les
remplir sans conviction, tandis que deux terminales d’une autre classe se
pointent à leur tour. Le garçon asiatique ne m’adresse pas un regard, la fille
aux cheveux roux me fait un signe du menton puis va s’asseoir le plus loin
possible de moi.

Je retourne à mes dossiers qui me demandent des informations que je


n’ai pas. Le nom et la profession de mon père. Le numéro de sécurité
sociale de ma mère et son adresse postale. Je pense à elle, comme souvent
ces derniers temps. Elle ne m’a toujours pas appelée depuis mon
anniversaire – je me demande ce qu’elle a bien pu faire pour être privée de
contact avec l’extérieur. Je commence même à m’inquiéter. Trinity et Caleb,
eux, répondent désormais à un message sur deux.

Cette matinée promet d'être la plus longue de ma vie.

***

Après une courte pause-déjeuner que je choisis de passer à l’extérieur,


seule sur un banc, malgré mes doigts gelés, je réintègre le lycée et, en
chemin, manque percuter une silhouette carrée enfermée dans un long
manteau camel.

– On ne regarde plus où on va ? lâche une voix grave.


– « On » se met à parler comme un vieux chnoque condescendant ?

Mon prof d’histoire et fantasme vivant se marre, tandis que mon cœur
tambourine aussi fort qu’il peut.
– C’est toi qui nous surveilles, cet après-midi ?
– Qui te surveille, me corrige le hipster. Les deux autres n’étaient collés
que ce matin.

On se fixe longuement, lui et moi, en se disant probablement la même


chose.

– Seuls, hein ? murmuré-je. Tout l’après-midi…


– Garde tes idées indécentes pour toi, espèce de rebelle à l’esprit mal
placé…
– Comme si ces mêmes idées ne te traversaient pas l’esprit en ce moment
même, Roman…

Il se lèche rapidement la lèvre inférieure en regardant ailleurs, puis se


racle la gorge et, l’air déterminé, me fait signe de rentrer dans la salle de
classe.

– Dépêche-toi d’aller t’asseoir avant que je me fasse remplacer par


Yates.
– hou, soufflé-je. Maintenant, je nous imagine tous les trois…

Le brun se marre en retirant son bonnet d’un geste vers l’arrière, remet sa
crinière en place n’importe comment puis balance son manteau sur un
bureau. Je découvre qu’il est habillé tout en noir, là-dessous, qu’il est
terriblement sexy, terriblement à mon goût, et je regagne ma table en
gardant ça pour moi. Au bout de quelques minutes, il s’approche de mon
bureau et pénètre dans mon espace.

– C’est quoi, tout ça ? demande-t-il en désignant les dossiers de fac.


– Rien, pas la peine de regarder.
– C’est marrant, quand tu me donnes un ordre, mon corps se met à faire
tout le contraire…

Pour me le prouver, l’insolent se penche vers moi, s’empare de mes


papiers et les passe rapidement en revue avant que je n’arrive à les lui
arracher des mains.
– Je suis fier de toi, Lemon Chamberlain…, avoue le prof en souriant.
– Ne dis pas ça.
– Pourquoi ?
– Parce que ce n’est pas ce que j’attends de toi, lui soufflé-je. Ta fierté, je
m’en tape.

Le hipster hausse les sourcils, puis lâche de sa voix rugueuse :

– Ton avenir, c’est important.


– Non, c’est ce qui se joue maintenant, qui est important. Toi et moi,
c’est important.

En me levant de ma chaise et en me hissant sur la pointe des pieds d’un


seul élan, je tente de lui voler un baiser mais le brun m’échappe.

– Je ne peux pas perdre ce job, me rappelle-t-il en allant s’asseoir sur le


rebord d’une fenêtre. Et je suis toujours trop vieux…
– Depuis quand « vingt-huit ans » et « vieux » peuvent-ils s’accorder
dans la même phrase ? me rebellé-je.
– Depuis que je l’ai décidé.
– Je suis majeure, j'ai un cerveau, une volonté, je prends mes propres
décisions ! Et je sais ce que je veux, Roman…
– Moi aussi. Ça ne veut pas dire que j’ai le droit de l’obtenir.

Son aveu me percute de plein fouet mais son ton déterminé et son regard
noir me dissuadent d’insister. Je finis de remplir un dernier dossier et
m’attèle à un devoir à rendre. Il va chercher un livre, retourne sur son
perchoir devant la fenêtre et se met à le feuilleter en battant de la jambe. Je
m’oblige à rester à distance pendant une bonne heure, mais le temps passe
au ralenti et la tentation devient trop forte. Celui que je désire est si proche,
si présent, et le mur qu’il a érigé entre nous me donne l’impression de
suffoquer.

– Roman, tu peux vraiment te contenter de ça ?

Il lève les yeux vers moi, réfléchit un instant, puis me pose une question
à son tour plutôt que de répondre à la mienne.
– Tu as trouvé un petit boulot ?
– Ne change pas de sujet…
– Si jamais tu as besoin d’argent, je peux…
– Je ne manque de rien, tu le sais, tranché-je. Et je n’accepterai jamais un
seul dollar venant de toi.
– Pourquoi ?
– Parce que tu n’es pas celui qui me sauvera, je te l’ai dit il y a
longtemps déjà.
– Je m’en souviens, répond-il avec un sourire en coin. C’est ce jour-là
que j’ai compris que j’étais dans la merde.

Je me lève. Lentement. Prudemment. Je fais un pas dans sa direction,


puis un autre. Roman Latimer me bouffe du regard et, bizarrement, ne
m’ordonne pas encore de m’arrêter. À la place, il quitte sa fenêtre et
retombe sur ses pieds. La tête haute, le corps immense et solidement ancré
au sol, il me contemple, moi le danger, moi l’interdit, progresser vers lui.

Bizarrement, il a l’air de maîtriser parfaitement la situation. Ou alors il


fait très bien semblant. Plus que quelques mètres entre nous et mon
professeur décide soudainement de m’arrêter dans mon élan.

– N’avance plus.
– Pourquoi ?
– Tu n’es qu’une ado qui fantasme sur son prof. Je ne joue pas à ça, moi.
– Tu dis ça pour me blesser. Ou pour tester ma réaction. Mais je
n’arrêterai pas…
– Il le faut, Lemon.

À sa voix qui devient un souffle, je devine qu’il tente de résister. De


jouer au prof, à l’adulte, au type raisonnable qui ne va pas craquer. Mais son
regard dit tant d’autres choses. Alors je continue. Je mange la distance entre
nous, comme affamée. Mon cœur s’emballe, une douce chaleur se propage
sous ma peau, la pulpe de mes doigts se met à fourmiller.

Je le veux.
Inutile de lutter, je suis en passe de devenir dépendante de lui. De cet
homme doux et sauvage à la fois. De son charisme, de son aura, de sa force,
de sa sensibilité. De ce truc entre nous, inexplicable, inextricable, qui a pris
tant d’ampleur en l’espace de moins de deux mois.

J’ai besoin de sa bouche, de ses mains, de son empreinte sur moi.

– Je sais que c’est terriblement risqué…, murmuré-je. Mais je n’y arrive


pas, Roman. Je ne peux pas renoncer. Il n’y a que toi qui sais me faire ça…

Un long soupir s’échappe de ses lèvres pleines, suivi d’un grognement


rauque. Soudain, son corps empressé comble la distance entre nous, ses
mains entourent mon visage, sa bouche s’abat sur la mienne et le baiser
qu’on échange me renverse. Littéralement.

Dans l’urgence et la folie de l’instant, je perds l’équilibre mais ses mains


me rattrapent, m’emmènent vers la grande armoire placée dans un recoin
sombre de la classe. La plus parfaite cachette. Roman saisit ma nuque et
m’embrasse comme j’ai tant rêvé qu’il le fasse. Avec fougue, ardeur, avec
cette envie, ce désir qui nous dépassent, qui nous torturent autant qu’ils
nous rendent vivants.

Sa langue est chaude et souple, elle sent le café. Le hipster joue avec
moi, il me mordille, se fait pressant, puis patient, il ose promener ses mains
sur moi, il frôle mon cou, mes seins, mes flancs, mes hanches, empoigne
mes reins pour me plaquer plus fort contre lui. Je sursaute mais j'adore ça.

Le désir se propage partout en moi, c’est dément, je n’ai jamais connu ça


avant.

– Pourquoi est-ce qu’il faut que ce soit toi, bordel ? gronde l’homme
contre mes lèvres.

Je le fais taire en mordant sa bouche. Son érection grandit contre ma


cuisse, ça me trouble et m’impressionne, mais ça me galvanise aussi. Au
rythme effréné de sa respiration, je devine que Roman a follement envie de
braver l’interdit avec moi.
Et si on nous voyait ?

Et si quelqu’un entrait maintenant ?

Et si… ?

Je n’arrive plus à penser. J’ai la tête qui tourne et le corps en feu. On ne


m’a jamais fait cet effet-là. Aucun garçon n’a réussi à balayer le monde
autour de lui comme ça. C’est à la fois excitant, perturbant, fascinant,
inquiétant. Presque vertigineux. Mais je saute dans le vide quand même.

Fiévreuse, grisée, à fleur de peau, un peu tout en même temps, je saisis


sa main et je l’invite à se glisser dans mon pantalon. Roman se tend un
instant, rompt notre baiser pour mieux me contempler.

– Tu… C’est vraiment ce que tu veux ?

J’ai beau ne plus rien contrôler, me trouver au cœur d’un tourbillon


insensé, obsédant, je le sais. D’un regard parfaitement sûr, je lui fais signe
que oui. Alors ses doigts plongent et s’aventurent plus bas, écartent ma
culotte, découvrent mon intimité. Il me touche et je flanche. C’est inouï à
m’en faire frissonner. Je gémis au milieu d’un nouveau baiser, le sens
caresser mon clitoris, écarter mes lèvres, s’introduire en moi. Ça me
bouleverse de le laisser faire ça, alors qu’il n’a pas le droit. Et d’aimer ça à
ce point. Juste un doigt, je soupire. Deux doigts, je crie et m’ouvre à lui
pour qu’il n’arrête pas. Jamais. Personne ne m’a fait ça. Je ne savais même
pas qu’on pouvait ressentir tout ça. Son pouce agace mon clitoris et ses
caresses répétées me font totalement perdre pied.

– Lemon, tu es tellement…

Je n’entends pas ce qui suit. Je plane pendant quelques secondes, le corps


parcouru de courants électriques et de fourmillements divins… et je jouis
presque en silence, dans un râle voilé et sauvage, la tête levée vers celui qui
vient de m’offrir le premier orgasme de ma vie.
J’en pleurerais presque… si je n’avais pas peur qu’il me voie craquer
comme ça.

Je suis à bout de souffle, perdue, à la fois grisée et un peu sonnée par ce


qui vient de m’arriver. Roman le devine, il dépose un baiser tendre sur mes
lèvres, effleure ma joue de sa main et recule pour me laisser respirer.

– C’était… C’était…
– Bon ? demande le brun en souriant.
– Je ne sais pas comment dire. C’était…
– Pour moi aussi, souffle sa voix profonde.

Impossible de trouver les mots, alors j’attrape sa main et noue mes doigts
aux siens. Roman en profite pour s’emparer de mon poignet, sort un feutre
de sa poche arrière qu’il débouche à l’aide de ses dents et se met à noter son
numéro de portable sur ma peau.

– Si jamais tu as besoin de parler… de ce qui vient de se passer ou


d’autre chose.

Il me regarde intensément et je le sens troublé, lui aussi. Peut-être inquiet


de ce que je pourrais ressentir, effaré du risque fou qu’il vient de prendre ou
bien tourmenté comme moi par cette barrière qu’on vient de franchir.
J’acquiesce simplement, sans pouvoir décrypter l’émotion qui passe dans
ses yeux brillants.

– Enfin, quand tu auras retrouvé l’usage de la parole, ajoute-t-il tout bas.

Et l’insolent me balance son plus beau sourire de sale gosse, puis


déguerpit en saisissant ses affaires en chemin.

Je crois que ma retenue est terminée.

***

Le corps en apesanteur et le cœur en vrac, je me promène longuement


dans les rues de Georgetown en sirotant un pumpkin spice latte. Je regagne
finalement le penthouse désert et décide de rappeler le Louisiana State
Penitentiary, prête à en découdre si on refuse encore de me laisser parler à
ma mère.

Par miracle, on ne m’oppose pas un refus cette fois, et la voix jazzy que
j’aime tant me parvient enfin, après des semaines de silence.

– Bon anniversaire, ma fille adorée !


– Maman, qu’est-ce qu’il s’est passé ?
– Ma voisine de cellule a caché des saloperies sous mon matelas et ils
ont cru que c’était moi qui tentais de dealer…

J’ai soudain envie de pleurer. Ou de sauter dans un avion et d’aller la


sortir de là, quitte à tout faire péter.

– Mais comment tu vas survivre sept ans là-bas, maman ?


– Je vais tenir, Lemmy. Pour toi. Raconte-moi plutôt ta vie chez Ezra. Le
lycée. Ton petit copain…
– Tu me manques, je crois que je ne te le dis pas assez…
– Il s’est passé quelque chose, Limonade ?

Oui.

Mais quelque chose de bien, pour une fois.

Roman Latimer est entré dans ma vie.

– Non, rien de spécial, fais-je en m’en voulant un peu de lui mentir. Je


voudrais juste pouvoir te serrer dans mes bras, maman…
– On a dit qu’on ne pleurait pas, tu te souviens ? Pas de larmes inutiles,
pas de chagrin qui te vole ton âme d’enfant, on fait ce qu’on peut avec ce
que la vie nous met entre les mains…
– Des citrons…
– Exactement. Des citrons jaunes comme le soleil, sucrés comme un
baiser, piquants comme la vie. Tu es l’amour de ma vie, ma fille. Je vais
sortir d'ici un jour et on rattrapera le temps perdu.
Je me mords les joues pour m’empêcher de pleurer, je fais en sorte
qu’elle ne s’inquiète pas pour moi, je souris bravement jusqu’à la fin du
coup de fil, qui ne dure qu’une dizaine de minutes avant que la conversation
ne soit coupée par une voix robotique.

Juste au moment où je raccroche, j’entends la porte de l’appartement se


refermer et Ezra me rejoint au salon, l’air préoccupé.

– Mauvaise journée ? lui demandé-je.


– Ida a aspiré par erreur ce bout de papier ce matin, en faisant ta
chambre.

Derrière ses lunettes à montures épaisses, je sens l’orage gronder.

– Elle l’a posé sur le comptoir de la cuisine pour que tu le récupères,


mais c’est moi qui suis tombé dessus…

Je distingue immédiatement le mot que m’a écrit Roman, le soir de mon


anniversaire, et tout en moi se noue.

– Je connais cette écriture, affirme mon oncle d’une voix sombre.


– Quoi ?!
– Angus, mon ex, recevait souvent des cartes postales provenant de son
meilleur ami. Et il aimait les aimanter au frigo. Je me suis toujours dit que
cette écriture était assez esthétique, très spéciale…
– Je ne comprends pas où tu veux en venir, Ezra.

Ses yeux, d’ordinaire si espiègles, me dévisagent durement.

– Le meilleur ami d’Angus s’appelle Roman Latimer. C’est ton


professeur d’histoire. Et apparemment un peu plus que ça…

Je passe une main sous ma frange, comme à chaque fois que je perds le
contrôle, et le dandy s’empare soudain de mon bras.

– C’est son numéro, là ? s'écrie-t-il. Ce connard est allé jusqu’à écrire sur
ta peau ? Il t’a fait quoi d’autre ?
– Ezra, ce n’est pas ce que tu crois…
– L’enfoiré !
– Il n’est pas comme ça !

Sous mes yeux remplis de larmes, mon oncle furibond pianote le


précieux numéro sur son téléphone portable et active le haut-parleur. Trois
sonneries et un pan de mon monde s’écroule.

– Allô ? résonne la voix gutturale du professeur.


– Reste loin d’elle ou je te dénonce, espèce de pervers ! Tu m’as bien
compris ?

Silence à l’autre bout du fil. Roman met probablement un peu de temps à


encaisser le choc, à comprendre ce qui vient de lui tomber dessus. Je devine
que son cœur bat à tout rompre, comme le mien. Plus fort encore, peut-être.

Je crois qu’il a plus à perdre que moi.

– Ezra, murmure l’homme tourmenté. Je sais ce que tu imagines, mais…


– Jure-moi que tu ne l’approcheras plus en-dehors des cours ! s'emporte
le dandy qui n’a plus rien de délicat.

La respiration chaotique à l’autre bout du fil, c’est tout ce que j’entends.

– Tu n’as rien à répondre ? Tu n’es pas prêt à t’engager, à me promettre


qu’il ne se passera jamais rien entre vous ? Alors prépare-toi à perdre ton
job, Latimer. Et à ne plus trouver quiconque pour t’embaucher dans cet
État, ni dans le voisin ! Je vais te faire regretter d’avoir tourné autour d'une
élève, espèce de détraqué !

Chacune de ses phrases, chacun de ses cris me font l’effet d’une gifle. Je
n’en peux plus, de l’entendre menacer celui qui compte tant pour moi.

– Ezra, stop ! hurlé-je soudain.

Je lui arrache son téléphone et raccroche à sa place. De mes doigts


fébriles, je tente d’effacer comme une forcenée le numéro qui barre mon
bras.

– Voilà, tu es content ?!

Je me frotte presque jusqu’au sang, Ezra essaie de m’arrêter mais je suis


comme possédée.

– Lemon, arrête ! Tu vas te blesser !


– Ne lui parle plus comme ça ! Ne le menace pas ! On n’est coupables de
rien !
– Lemon !
– C’est mieux, comme ça ?

Je lui montre mon bras à la peau rougie et un peu boursoufflée, d’où les
chiffres ont disparu. Sur mon bras seulement, parce que ce numéro, ça fait
bien longtemps que je l’ai appris par cœur.
20. S'arrêter là

Roman

Il fait un froid de gueux à Washington DC, en décembre, mais on doit


approcher des quarante degrés dans les couloirs surchauffés de la Saint
George’s School. Nerveux, je marche avec l’étrange impression d’être sur la
sellette. Le coup de fil d’Ezra Chamberlain m’a bien fait flipper. J’ai même
hésité à me coller une cravate ce matin pour me faire bien voir de Gru, mais
aucun accessoire ne pourra sauver ma peau si mon secret se sait. Et c’est à
sauver Isaac, que je dois penser.

Pas à Lemon.

Pas à Lemon.

Pas à Lemon.

Pourtant elle me revient vite aux oreilles quand je traverse le hall des
casiers. Rockefeller, Merritt, Lowell et Davenport, toujours les mêmes
imbéciles, sont en train de dresser un classement immonde à voix haute,
pour être sûrs que tout le monde les entende.

– Avoue, elle te fait bander la revenante…


– Elle a des petits seins mais un super cul.
– Pas si petits que ça, elle porte juste des fringues trop grandes.
– Ses petites clémentines me vont bien, à moi…
– Elle est moins bien gaulée que Bella, mais Lemon doit être tellement
plus chaude.
– Plus piquante, la mandarine…
– Et bien moins coincée qu’Octavia.
Je respire profondément en essayant de garder ma rage pour moi, de me
rappeler que ce ne sont que des adolescents, qu’ils ont tous les mêmes
obsessions, et que ces quatre-là ont juste assez de culot et de bêtise pour en
faire profiter tout le monde.

– Bon j’avoue, les gars, je me la taperais bien dans les chiottes avant de
la renvoyer en Louisiane, celle-là.

Cette fois, la phrase de Griffin m’achève. Me rend littéralement taré. Je


dois me retenir de toutes mes forces pour ne pas le plaquer contre les
casiers, lui briser le nez et lui broyer les couilles. Après une très longue
inspiration, je m’approche du petit groupe en me raclant la gorge. Les yeux
plantés dans ceux de Rockefeller, je murmure simplement, mais d’une voix
implacable :

– Hors de ma vue.

Ils déguerpissent tous en courant à l’exception du principal intéressé.

– Ou bien quoi, monsieur Latimer ?

Ce petit con et sa gueule de jeune premier me défient. Il est sûrement


lassé de m’écouter faire la grosse voix sans se rebiffer.

– Tu as vraiment envie de poursuivre cette discussion ici, Griffin ?


– Je suis plus chez moi ici que vous, tout le monde le sait, monsieur.

Son ton faussement obséquieux me fait vriller. Un petit attroupement de


terminales se forme autour de nous et je ne peux plus reculer.

– Tu sais, Rockefeller, ton nom de famille ne te sauvera pas de toutes les


situations. Ça ne suffira pas d’avoir une carte de visite qui fait tout le boulot
pour toi. Avec ton inculture et ton immaturité, tu n’iras nulle part. Aucune
entreprise, aucune faculté, aucune femme ne voudra d’un feignant à grande
gueule, incapable de respecter les autres et qui appelle papa-maman à la
moindre difficulté… Il va falloir que tu apprennes à te débrouiller par toi-
même et à devenir un homme, un de ces jours. Fais-moi signe quand tu te
sentiras prêt, je pourrai peut-être t’aider.

Je termine mon monologue en claquant une porte de casier restée


ouverte, assez près de la face de Griffin pour le faire sursauter. Je lis dans
son regard adolescent, à la fois furieux et vexé, qu’il rêverait de me cogner.
Voire de me buter.

– Je ne veux pas de votre aide, fulmine-t-il en postillonnant. Vous n’êtes


qu’un prof raté, qui s’est égaré dans un lycée trop bien pour lui. Et qui
prend la défense de la seule pauvre fille qui vient du même milieu pourri.
– Une insulte de plus et je te fais renvoyer, le menacé-je à voix basse.
– Vous ne pouvez pas faire ça… Moi, par contre… je ne m’arrêterai pas
là.

La sonnerie de début de cours retentit et permet enfin à la pression de


retomber. La plupart des élèves s’éparpillent pour regagner leur salle,
Rockefeller m’adresse un dernier regard plein de fureur et de mépris, au
point que je me demande s’il a le bras assez long pour me faire virer.

Je fais demi-tour pour m’éloigner le plus calmement possible, mais mes


yeux tombent sur les billes noisette de Lemon. Sous sa frange rebelle, son
air affolé, soucieux, tourmenté me donne envie d’aller la serrer dans mes
bras. De lui dire que tout va bien aller…

Sauf que je n’en ai pas la moindre idée. Et que si je continue à prendre


de tels risques pour cette fille, pour la protéger, défendre son honneur, pour
assouvir mon envie d’elle, rien ne risque d’aller bien.

***

Je ne revois Lemon qu’à la pause-déjeuner, depuis la mezzanine du


réfectoire réservée au corps enseignant, très pratique pour voir sans être vu.
Je fais semblant de bouquiner pour ne pas avoir à parler à mes collègues et
j’observe la « fille différente », la « fille obsédante », celle qui m'a cédé une
partie d’elle, et qui est désormais assise à la table des gosses populaires du
lycée.
J’ai l’impression qu’en elle, quelque chose a changé. Comme si elle
essayait désormais de jouer le jeu pour de vrai. Je la vois faire rire sa
cousine Bella et son petit air satisfait m’amuse aussi. Puis elle rembarre un
mec qui essaie de se servir dans son assiette, et sa spontanéité autant que
son intensité me plaisent. Mais quand Lemon se fait ouvertement draguer
par un autre lycéen qui vient s’asseoir à côté d’elle et glisse son bras autour
de ses épaules, ma bonne humeur s’évapore. Cette vision me donne envie
de soulever mon plateau et la table avec. La rebelle se laisse faire et ça me
dérange. Je crois qu’elle sourit presque. Je n’ai aucun droit sur elle et je le
sais pertinemment, ce n’est pas la question. Je ne suis pas non plus jaloux
de ce gamin avec des bagues sur les dents et du duvet au menton :
seulement inquiet de la voir changer. S’adoucir, se lisser, arrondir ses angles
pour rentrer dans le moule.

Je ne sais pas ce qui me prend de faire une chose pareille mais j’attrape
mon portable dans la poche intérieure de ma veste et je rédige un SMS pour
elle. J’ai depuis longtemps entré son numéro personnel dans mon répertoire.
Juste au cas où :

[Fais attention à toi…


Roman]

Lemon le consulte aussitôt et cette fois, c’est un grand sourire franc qui
illumine son visage d’ordinaire si dur. Elle lève son regard joueur vers moi,
juste une seconde, pas assez longtemps pour risquer de se faire prendre,
mais bien assez pour me faire de l’effet. Et je la vois pianoter sur son
Smartphone planqué sur ses genoux, jusqu’à ce que je reçoive :

[C’est toi, qui devrais faire attention à moi…


Lemon]

Touché.

Sa réponse arrive à me mettre le cerveau à l’envers et le corps sens


dessus dessous.

En juste huit putains de mots.


Aucun doute, Lemon Chamberlain sait me parler à tous les niveaux. Je
mets fin à ce petit jeu le premier, pour éviter de laisser trop de traces sur nos
téléphones respectifs, mais aussi pour ne pas trop me laisser aller. Il faut
que j’arrive à garder un semblant de contrôle… si c’est encore possible.

Je quitte le réfectoire pour aller m’enfermer dans ma salle de classe. Je


n’aurai plus ma tentation sous les yeux. Seulement son image partout… Et
le souvenir de nous contre cette armoire.

***

Heureusement pour moi, pas de cours avec les terminales aujourd’hui. Et


pas – ou pas encore – de convocation chez le proviseur pour m’être donné
en spectacle avec un certain Rockefeller dans le hall du lycée.

Mais une autre mauvaise surprise m’attend à la fin des cours, juste
devant les marches de la Saint George’s School. Dans un manteau imitation
fourrure, une robe-pull sexy et des bottes à talons qui remontent très haut
sur ses cuisses, Ally m’attend là, une branche de gui à la main et son plus
beau sourire aux lèvres.

Je n’ai pas le temps de lui demander ce qu’elle fait là, sur mon foutu lieu
de travail, qu’elle s’approche de moi, brandit sa branche au-dessus de nos
têtes et me glisse :

– Ça marche tout le mois de décembre, non ?

Après un nouveau sourire charmeur et un petit mouvement pour se


pencher sur le côté, mon ex m’embrasse sur la bouche, devant une foule
d’élèves qui vient juste de sortir de cours. C’est un baiser assez sage,
presque chaste, juste nos lèvres qui se touchent. Ally n’ose probablement
pas pousser le vice plus loin.

Moi, je n’ose pas la repousser, à la fois par respect pour elle et pour
m’éviter à moi un nouvel esclandre. J’entends les lycéens siffler, huer
gentiment ou pousser des petits cris comme s’ils n’avaient jamais vu
personne s’embrasser. Et qu’ils ne passaient pas leur vie à ça dans tous les
recoins du lycée.

– Ally, je t’ai demandé de ne pas venir ici…, grondé-je en reculant


finalement.
– Et je t’ai dit que je ne te lâcherais pas, Rome. Avoue que ça t’avait
manqué, à toi aussi.

Toujours perché en haut des marches, je me fais soudain bousculer par


une élève alors qu’il y a largement de quoi passer.

– Hé ! fais gaffe !

Je suspends ma phrase au moment où je reconnais le dos de Lemon, ses


longs cheveux châtains qui volent sous son bonnet noir, et son regard de
tueuse quand elle daigne enfin se tourner vers moi.

Bien sûr qu’elle a fait exprès de me rentrer dedans.

Bien sûr qu’elle a tout vu.

Et bien sûr qu’elle crève de jalousie.

Je cherche quelque chose à dire pour la retenir, lui expliquer, mais rien
ne me vient qui pourrait être prononcé devant des dizaines d’élèves bien
trop curieux et mon ex-petite amie fouteuse de merde.

Alors Lemon regarde ma bouche s’ouvrir et se refermer, elle hausse les


épaules d’un mouvement qui a l’air tout sauf indifférent, et c’est le moment
que choisit ce déchet de Griffin Rockefeller pour passer mollement son bras
autour des épaules de la rebelle, en lui marmonnant, bien assez fort pour
que je l’entende :

– Allez viens, la revenante, je te console moi, si tu veux… Pas besoin


d’une stupide fougère pour s’embrasser vu que tu en meurs d’envie. Mais
pour la suite, on va chez toi ou chez moi… ?
Lemon se dégage de son étreinte et le repousse très loin, d’une main
plaquée sur son torse. Griffin se marre et part à reculons, ses deux yeux
abrutis plantés dans les miens. J’enrage sans pouvoir exploser, pendant que
la fille qui tourne en boucle dans ma tête s’éloigne à grands pas, sans un
regard pour moi.
21. À en perdre la raison

Lemon

Qui a eu un jour l’idée débile d’inventer les bals de promo ? Pire : de


décider que pour faire un peu plus suer les filles comme moi – qui n’aiment
ni les robes à froufrous ni le punch à la fraise –, on allait s’en taper trois par
an ?

Bref, le gala de Noël de la Saint George’s School approche, et j’ai à peu


près autant envie d’y participer que de me couper une phalange et de la
bouffer.

– Ça me donne faim…, grommelé-je en sentant mon ventre gargouiller.


Qu’est-ce que je ne donnerais pas pour un po’boy aux crevettes frites !

Ce sandwich gras et succulent qui se vend à tous les coins de rue là d’où
je viens, j’en rêve depuis des mois. J’imagine aussi les beignets, les ragoûts
épicés, les jambalayas et les burgers dégoulinants que je vais m’enfiler une
fois là-bas.

Je ne suis pas une grosse mangeuse, mais ramenez-moi sur ma terre


natale et vous verrez de quoi je suis capable.

Mon départ approche : dans trente-huit heures exactement, je retrouve


mes ailes et m’envole pour la Nouvelle-Orléans. Je m’apprête à rejoindre
Timberlane, les miens, mes racines, mon monde pour une dizaine de jours.

– Et Roman Latimer pourra aller se faire foutre…

Sa petite scène de retrouvailles avec sa blonde sexy m’a non seulement


laissé un goût amer dans la bouche, mais elle m’a aussi prouvé que je
n’étais pas si importante à ses yeux. Que notre petite « histoire » allait droit
dans le mur. Depuis dix jours, je l’évite comme je peux, je feins
l’indifférence lorsque nos chemins se croisent, je me fais discrète en classe.
J’ai effacé ses messages sans les lire le premier jour, sous le coup de la
colère, et ils ont fini par ne plus arriver. Lui aussi semble avoir renoncé.

Au fond, Roman ne me doit rien. Il ne m’a jamais promis amour, fidélité


et tous ces mensonges. Mais le manque de lui n’en est pas moins terrible.

Alors, pour m’occuper l’esprit, déjouer le vide creusé par son absence, je
me raccroche à mon départ imminent. Aux battements de mon cœur qui
s’accélèrent quand je pense à ma mère que je vais enfin pouvoir serrer dans
mes bras, à mes meilleurs amis qui feront renaître mon sourire, à cette terre
du Sud qui me rendra vivante, à nouveau.

Parce que sans lui dans ce milieu trop clinquant pour moi, dans cette
ville qui m’est encore étrangère, sans sa chaleur, son intensité, sa force, je
survis dans l’ombre. Enlevez-moi Roman Latimer, ses baisers, son regard,
sa lumière et je ne sais plus quoi faire de moi.

C’est violent.

Ça vous aspire.

Je ne pensais pas qu’on pouvait tomber amoureuse si vite. Si fort. Et


déchanter encore plus vite, encore plus fort, une fois le rideau tombé.

– Timberlane, Timberlane, Timberlane…

Ce simple mot m’aide à affronter ce qui arrive droit sur moi, comme un
camion fou lancé à pleine vitesse. Demain soir, entourée de gens que
j’exècre ou tolère à peine – et qui me le rendent bien –, je vais devoir me
déguiser en Cendrillon et aller danser la valse, le twist ou je ne sais quelle
autre danse stupide dans l’immense salle de réception du lycée.

Dépitée, le ventre toujours aussi vide, j’éteins la télé à la fin d’un épisode
de Six Feet Under, quitte le canapé du salon et rejoins ma chambre. Étendue
sur mon lit, une montagne de tulle jaune pâle. Je m’approche de la bête, la
soulève et la fixe d’un sale œil. J’imagine qu’Ezra s’est dit que mon
ensemble chemise blanche-pantalon noir que je porte à chaque occasion
« spéciale » ne ferait pas l’affaire. Cette fois.

Au bord de mon couvre-lit, je repère une petite enveloppe grise. Je la


déchire et découvre le mot qu’elle contient :

Lemon,
Je voulais du jaune citron pour toi, mais Bella a préféré celle-là.
Tu peux me faire la gueule ad vitam, ça ne m’empêchera pas de veiller sur
ton style.
Bon bal de Noël. Reste loin de qui tu sais…
Ezra

Je balance la petite carte, furieuse qu’ils se soient ligués pour choisir


cette robe à ma place, pour me modeler en « parfaite petite Chamberlain ».
Ma cousine aurait pu me prévenir, m’en parler. Elle en ignore les vraies
raisons, mais elle sait qu’entre le dandy et moi, c’est la guerre froide. Parce
qu’il continue de me rappeler à la moindre occasion qu’il m’a à l’œil, qu’il
s’obstine à penser que Roman et moi avons commis un crime
impardonnable – tout en imaginant qu’on n’a pas dépassé l’étape du
« flirt ».

S’il savait…

Mon oncle peut bien être borné, caractériel, impossible… Je le suis


davantage.

Je passe tout de même la fameuse robe, histoire de voir à quel point ils se
sont plantés. Ma fierté en prend un coup lorsque je me campe devant le
miroir : la robe mi-longue à épaules tombantes me va plutôt bien. La coupe
est simple mais épouse délicatement mes formes, la couleur douce contraste
joliment avec ma peau mate – seul héritage de ce père que je ne connais
pas. Et le tissu se révèle même étonnement agréable à porter, presque
comme une seconde peau.
Et je rêve soudain de croiser le regard intense d’un certain hipster, dans
ce même miroir. De sentir ses yeux sur moi, sa chaleur, son désir. Mais
l’image du gui, du baiser, de cette femme tellement plus femme que moi me
ramène violemment la réalité.

– Je ne suis personne, dis-je à mon propre reflet. Juste une lycéenne dans
une robe pas tout à fait citron.

***

Je le cherche du regard, sans succès, et me fais une raison : le professeur


qui me hante ne se pointera pas ce soir. Je carbure au soda quand mes
camarades sont – clandestinement – au champagne, je subis la musique
criarde, la voix crétine du DJ, les stroboscopes aveuglants, la vision des
couples qui se roulent des pelles sous les yeux des surveillants
complètement à l’ouest.

Mais, plus que tout, j’évite Griffin qui est clairement branché scotch – ou
peut-être GHB – et passe de verre en verre avec sa « flasque magique » et
sa raie sur le côté.

La première heure, je reste dans mon coin, je fais non quand on me


propose de danser, j’erre sans but, j’observe de loin, je vois Octavia
contempler longuement ma robe, presque identique à la sienne. Ça l’agace
prodigieusement qu’on puisse avoir les mêmes goûts, elle et moi, et pour la
première fois ce soir, je souris.

Puis Bella tente de me décoincer. Dans sa robe rouge pétant, elle en fait
des tonnes, tourne autour de moi en dansant lascivement, essaie de me faire
rire, me confond un peu avec une barre de pole dance, puis vide mon verre
de limonade en me confiant tout bas qu’elle déteste le champagne.

– J’hallucine…, lâche-t-elle peu après vingt-deux heures, en fixant


quelque chose derrière moi.

Je me retourne.
Roman Latimer vient de faire son entrée. Une entrée remarquée au
milieu de tous ces costards et robes longues. Il porte une chemise de
bûcheron à carreaux, entrouverte sur un T-shirt noir qui arbore l’inscription
« Young & Free ». Ma poitrine se gonfle à toute allure, ma peau fourmille,
je n’en reviens pas qu’il soit là. Et je ne peux m’empêcher de me demander
si son T-shirt et le message qu’il contient me sont destinés.

– Quel homme, lâche ma cousine dans un soupir. Sa meuf est une sacrée
connasse…

Un peu sous le choc, je me laisse entraîner vers le dancefloor et me mets


à me déhancher avec Bella sur « River » de Bishop Briggs.

Deux yeux sombres se posent enfin sur moi. Me percutent. Me


transcendent. M’insufflent une force incroyable. Galvanisée par ce qu’il
dégage, ce qu’il fait naître en moi malgré ce qu’il me reste de colère, je
soutiens le regard de mon professeur, puis me laisse entraîner par la
musique.

« How do you fall in love ? »


Comment tombes-tu amoureux ?
« Harder than a bullet could hit ya »
Plus violemment qu'une balle pourrait te toucher ?
« How do we fall apart ? »
Comment nous effondrons-nous ?
« Faster than a hairpin trigger »
Plus vite qu'une gâchette hyper sensible

Mon corps se balance, ondule au rythme de ces mots qui me parlent, je


ne cherche pas à me contrôler, je suis mon instinct, je perçois dans le
brouillard des regards étonnés et mêmes des sifflements autour de moi.

– Tu m’avais caché que tu savais bouger comme ça !

La remarque de Bella me fait redescendre sur terre. Je la quitte alors que


la chanson n’est pas terminée et me rends au coin bar, soudain assoiffée. Je
vide deux verres de San Pellegrino et découvre que Roman m’a suivie
jusqu’ici. Je lui en veux toujours, je n’ai rien oublié, mais mon stupide cœur
n’a pas l'air d’accord avec moi.

Lui me contemple, les bras croisés sur son torse, puis se détourne pour
ne pas attirer les soupçons. Il reste à côté de moi et me parle sans me
regarder, avec une simple pression de son bras contre le mien. Et ce contact
suffit à me réchauffer.

– Tu es très belle, murmure-t-il en fixant ses pompes.


– Merci…
– Mais tu l’es toujours Lemon, et je crois même que tu serais encore plus
belle sans cette robe… Sans rien du tout, en fait.
– Et toi, tu es déjà pris.

Ma voix n’était qu’un râle. Un rire sans joie s’échappe de sa gorge.

– Ah bon ? C’est nouveau, ça…


– Je ne compte pas être un numéro sur ta liste, Roman.

Il inspire profondément et tourne son visage vers moi pour me fixer à


nouveau droit dans les yeux.

– Si tu as lu mes messages, tu sais que c'est des conneries, tout ça.


– Je les ai effacés sans les ouvrir, lui avoué-je. Et tu t’es vite lassé, on
dirait…

Des élèves passent près de nous, je croque dans un petit-four pendant


que le prof d’histoire s’occupe en se servant un verre.

– Je voulais que tu reviennes, reprend-il une fois la menace écartée. Te


laisser respirer. Ne pas te brusquer… Mais ne crois pas que ça a été facile.
– Quoi, tu n’avais pas ta bombasse pour te tenir compagnie ?
– C’est mon ex, Lemon. Rien d’autre. La prochaine fois, lis tes
messages, putain !

Ses yeux bruns brillants me fusillent, il passe la main dans sa barbe bien
taillée, semblant réellement en colère.
– Ce baiser était bien réel…, insisté-je.
– Elle m’a coincé devant le lycée, je ne voulais pas faire de vagues !

Je hausse les épaules, pas convaincue, repose mon verre sur le comptoir
et fais mine de m’éloigner. Mais sa main me retient, bravant tous les
dangers.

– Tu veux qu’on nous voie ?!


– Non Lemon, mais je te jure que d’une manière ou d’une autre, tu vas
m’écouter…

Son intensité me cloue sur place. Le hipster retire sa main et me lance


tout bas :

– Je ne veux que toi. Tu comprends, ça ?

Je ne sais pas si mon cerveau comprend, mais tout mon corps se met à
trembler.

– Tu me rends fou, tu me prives de sommeil, je crève d’envie de te faire


des trucs que seuls de très très mauvais garçons feraient à une fille de dix-
huit ans…

Je vacille un peu sous le poids de ses mots presque grognés et de son


regard enflammé. J’ai chaud, très chaud, surtout là où sa main s’est faufilée
quelques semaines plus tôt.

– Tu arrêtes sur-le-champ de douter de moi, m’ordonne-t-il. Tu arrêtes de


croire que je joue avec toi, que tu ne comptes pas.
– Je n’aime pas qu’on me donne des ordres, soufflé-je d’une voix
troublée.
– Je n’aime pas qu’on m’évite…
– Je ne serai jamais docile, Roman.
– Ça tombe bien, je te veux rebelle. Fière. Imprévisible. Entière.

Sa voix grave, rauque et profonde me fait frémir. Je meurs d’envie de


l’embrasser au milieu de tous ces fêtards insouciants qui n’ont pas la
moindre idée de ce qui est en train de se passer, qui ne pourraient jamais
concevoir cette attirance irréelle, cette connexion hors norme entre une
lycéenne et son professeur.

– Toi et moi, c’est interdit, lui rappelé-je.


– Oui, au moins jusqu’à la fin de l’année scolaire, quand tu ne seras plus
élève ici et moi plus ton prof…
– Et en attendant, tu penses pouvoir tenir ?
– Non. Et je viens de prendre conscience que quand on bravera l'interdit,
ça n’en sera que meilleur…
– Tu n’as plus peur ?
– Si, mais tu n’es pas quelqu’un à qui on renonce facilement, Lemon
Chamberlain. J’ai essayé, j’ai échoué.

Je me laisse aller à lui sourire, le cœur battant. Lui passe la main dans sa
nuque et se met tout à coup à parler bien plus fort, d’un tout autre sujet :

– Au fait, Lemon, j’ai entendu dire que tu cherchais un petit job ?


– Oui… Mais… Je…
– J’ai le contact qu’il te faut !

Je comprends ce revirement soudain quand je vois débarquer Bella, ses


yeux exorbités et ses talons hauts à la main.

– J’ai mal partout…, gémit-elle. Quelqu’un veut bien me masser les


pieds ?

Ma cousine culottée – quoi que, pas sûr qu’elle le soit ce soir – fixe le
professeur d’histoire de ses yeux enjôleurs. Roman se marre tout bas, lui
fait comprendre qu’elle rêve, puis se tourne à nouveau vers moi :

– Donc je disais… Je connais bien le patron d’un petit restau du coin et il


se trouve qu’il cherche une serveuse pour dix heures par semaine.
– Quel « petit restau » ? répété-je.
– Spécialisé dans les hot dogs, précise Roman.
Le fameux restaurant où on a échangé notre premier baiser… Ce
moment et cet endroit que je n’oublierai jamais.

– C’est sérieux ? murmuré-je tandis que Bella s’en va draguer un


congénère un peu plus réceptif à ses charmes.
– Tu peux commencer en janvier, me confirme le hipster.

Je me mets à triturer ma frange, embarrassée.

– Lemon, c’est une bonne nouvelle…


– J’ai du mal avec le piston.
– J’appelle ça un coup de main, moi, lâche le brun. Oublie deux secondes
ta fierté, tu veux ?
– Ça non plus, ce n’est pas mon fort.

On se contemple en silence, au milieu du brouhaha, des danseurs, des


buveurs, des emmerdeurs… et on se sourit.

Comme jamais avant.

– Va t’amuser, me lance celui qui me trouble comme aucun autre. Va,


danse, vis, sois jeune et libre…
– Sans toi, ça n’a plus aucun sens.
– Sur le prochain morceau, Lemon, imagine mes mains sur toi, mon
souffle sur ta peau, mes lèvres dans ton cou.
– Roman…
– Imagine tout ce que tu as envie que je te fasse. On n’a peut-être pas le
droit de se vouloir, pas le droit de se toucher, mais rien ne nous empêche de
rêver.

Après ces phrases qui me bouleversent, je m’éloigne lentement pour


rejoindre la fête. Et je danse pour lui, face à son regard assombri par
l’envie, comme si c’était ma seule manière de m’offrir à l’homme que je
désire à en perdre la raison.

C’est dangereux.
C’est interdit.

C’est violent.

C’est terriblement bon.

Ça m’aspire.
22. Aspiré

Roman

Lemon est belle. Elle est bien plus que ça. Elle m’éblouit quand elle
sourit. Elle me trouble quand elle danse. Elle m’amuse quand elle se met en
colère. Elle m’inspire quand sa différence ne l’effraie pas. Elle me plaît
quand elle respire, et même quand elle s’interdit de respirer. Elle est
touchante quand elle a peur, tellement forte quand elle ose et s’abandonne
enfin. Elle m’aguiche quand elle se mord la lèvre, m’attire quand elle remue
son joli corps puis se balance, tourne sur elle-même et transpire. Elle me
rend fier quand elle se met en danger, quand elle danse pour moi au milieu
de tous ces gens qui n’existent plus, ces âmes vides, ces corps étrangers.

Lemon est belle. Belle quand elle me dit non mais que son corps fait oui.
Belle quand son regard si profond, si sage, si aguerri déjà, plonge dans le
mien et chamboule tout sur son passage.

Lemon est belle et elle n’est pas pour moi.


23. La revenante

Lemon

Normalement, j’aurais fait le voyage en train, histoire d’éviter de devoir


vendre un rein. Mais c’est le cadeau d’anniversaire que m’avait promis Ezra
et il a tenu parole : un billet d’avion pour la Louisiane le premier jour des
vacances de Noël. Bizarrement, mon oncle était content de me voir quitter
Washington et surtout de m’éloigner de la Saint George’s School pour
quelques temps. Son chauffeur m’a déposée à l’aéroport, j’ai voyagé en
première classe pour la première fois de ma vie et je n’ai même pas osé
envoyer de photos de tout ce luxe et ce confort à mes deux meilleurs amis
qui m’attendent là-bas.

Chez moi.

Pendant les deux heures et quarante minutes de vol, je dois aussi me


retenir très fort de ne rien envoyer à Roman, de ne pas lui dire à quel point
il va me manquer, comme j’ai aimé danser sous son regard hier, l’écouter
me dire qu’il me voulait… et comme j’enrage à l’idée qu’il passe ses
vacances à se faire voler des baisers par sa blonde tenace en minirobe-pull
et cuissardes, qui ferait mieux de s’habiller un peu plus, plutôt qu’attendre
de se faire réchauffer par un mec super hot, peut-être, mais déjà pris.

Par moi.

J’atterris à l’aéroport Louis Armstrong de la Nouvelle-Orléans et, déjà, je


retrouve des odeurs familières, des images d’enfance, des températures
douces même en décembre, des accents créoles qui sonnent comme une
musique à mes oreilles. Ici, pas de chauffeur à l’arrivée. C’est Caleb qui a
accepté de venir me chercher dans la vieille voiture déglinguée de son père.
Et lui aussi qui va m’emmener voir ma mère au Louisiana State
Penitentiary malgré les deux heures de route. Trinity sera évidemment de la
partie, il n’y a pas grand-chose de mieux à faire le samedi dans notre bled
de Timberlane. N’empêche : on ne fait pas deux meilleurs amis comme eux.

À la descente de l’avion, ils m’attendent avec une pancarte chacun, sur


lesquelles je déchiffre « REVENANTE LA » avant qu’ils changent de sens
en s’engueulant pour souhaiter la bienvenue à « LA REVENANTE ». Je
leur tombe dans les bras pendant qu’ils continuent à râler. Bien sûr que je
leur ai parlé de ce surnom que je déteste. Et bien sûr qu’ils ont pensé à
l’utiliser contre moi pour me faire rire.

Je m’engouffre à l’arrière de la vieille Toyota Corolla, pas assez vintage


pour être cool, mais qui me rappelle tant de souvenirs et de virées en voiture
avec ces deux-là depuis que Caleb a le permis.

– Tiens, je sais que t’en rêvais.

Depuis le siège passager avant, Trinity me balance un po’boy aux


crevettes frites emballé dans un papier suant de gras. C’est le meilleur
sandwich au monde et je mords dedans avant d’aller embrasser ma BFF en
lui foutant de la mayonnaise partout.

– Ça va, t’as pas l’air d’avoir trop perdu tes mauvaises manières,
bougonne-t-elle en s’essuyant la joue.
– Elle sera toujours moins dégueu que toi, râle Caleb.

Et le blond au crâne presque rasé tape sur les boots de Trinity, qu’elle a
la sale manie de mettre sur le tableau de bord devant elle en s’affalant sur
son siège.

Je les écoute et les regarde s’engueuler comme si je n’étais pas là, en me


demandant quelle place j’ai encore entre eux.

– Bon allez, raconte ta vie de rêve à D.C. !


– Vous savez déjà tout…, mens-je à l’improviste.
– C’est bien d’avoir un chauffeur ?
– Non, vous c’est mieux, au moins je suis nourrie et divertie.
– Et avoir une femme de ménage ?
– Non plus, elle fouille et elle laisse les trucs qu’elle trouve en évidence.

Je repense au message de Roman dans mon livre d’histoire et le hipster


envahit à nouveau tout mon esprit, se faufile sous ma peau, prend toute la
place.

– Tu ne vas pas devenir comme eux, hein ? geint ma copine. À tout avoir
et te plaindre quand même…
– Ouais, moi aussi je veux bien échanger.
– Désolée.

Je me recule sur la banquette arrière et me concentre sur mon sandwich


en observant le paysage défiler par la vitre. Non, je ne peux pas leur dire
que tout n’est pas rose à Georgetown. Que le confort et le luxe n’enlèvent
rien à tous ces carcans étouffants, l’uniforme, la pression de réussir,
l’hypocrisie ambiante, l’esprit de compétition, le mépris des uns, le
jugement des autres, l’impression de n’être jamais à sa place, jamais assez
bien. Et que la seule chose qui me tient la tête hors de l’eau depuis bientôt
quatre mois porte des bonnets et des tatouages, donne les cours les plus
intéressants qui soient, a dix ans de plus que moi, embrasse divinement bien
et m’a fait déjà bien plus que ça. Qu’il m’est totalement interdit mais qu’il
me donne quand même la furieuse envie de rentrer dans la ville et le
quartier que j’aime le moins au monde.

On fait une pause à Baton Rouge pour s’acheter des cafés épicés à
emporter, des chips de station-service et des pralines entourées de caramel
qui vont nous niquer les dents. Je paye l’essence et le ravitaillement et
personne n’insiste pour partager. On repart à travers les grandes étendues
d’herbe peuplées seulement de poteaux et de fils électriques. Et on passe
l’heure qui suit à dresser la liste de tout ce qui est mieux en Louisiane que
partout ailleurs, à écouter de vieilles chansons de notre adolescence à la
radio et à parler de nos souvenirs plutôt que de l’avenir.

Ça vaut mieux pour tout le monde.

***
Caleb et Trinity me déposent devant la prison d’État et, après un hug
groupé, promettent de revenir me chercher dans une heure, sauf s’ils se sont
entretués avant ça sur la meilleure façon de passer cette heure en tête à tête.

Je n’ai jamais mis les pieds ici depuis l’incarcération de ma mère. On


m’a laissé lui dire au revoir dans un couloir juste après son procès et on m’a
envoyée à Washington dans la foulée sans que j’aie le temps de dire ouf. Je
crois que je prends conscience seulement maintenant qu’elle est vraiment
en prison, enfermée pour sept ans, et qu’il faut des tas de contrôles, de sas,
de fouilles et de papiers signés pour que j’aie enfin le droit de la retrouver.

Ce qu’ils appellent la « salle des familles » ressemble étrangement à une


classe, avec des tables regroupées en carrés et des chaises inconfortables où
sont assises des détenues toutes habillées pareil. Ça me fait un choc de
découvrir ma mère dans cette espèce de pyjama bleu informe, par-dessus un
T-shirt blanc à manches longues qu’elle tire jusqu’au bout de ses mains.
Mais ça ne m’empêche pas de me jeter contre elle et de retrouver son odeur,
sa chaleur, la douceur de sa voix et de ses caresses dans mon dos. Je me
laisse aller à pleurer dans son cou alors que je m’étais promis d’être forte et
de ne pas lui causer d’autres soucis. Elle porte un bonnet gris épais sur ses
courts cheveux blonds qui ont commencé à repousser.

– Ma fille adorée, tu m’as tellement manqué…


– Toi aussi, maman.
– Laisse-moi te regarder. Pourquoi tu as l’air d’avoir pris dix ans en
quelques mois, toi ?

Parce que Roman Latimer…

– Parce que mon oncle me laisse me débrouiller toute seule et c’est très
bien comme ça, expliqué-je finalement.
– Ezra s’occupe quand même un peu de toi ? Mes pimbêches de sœurs te
traitent bien ? Bella t’a aidée à t’intégrer au lycée ?
– Tout va bien pour moi, maman, ne t’inquiète pas.
– Tu sais, je vis derrière des barreaux, mais toi, je t’ai forcée à t’enfermer
dans une tour d’argent… Je sais comment c’est là-bas, je m’en souviens très
bien. Ce n’est pas parce que ça brille chez eux que ça ne pue pas dans leurs
toilettes… Leur hypocrisie, à tous, je ne l’ai jamais supportée. Ne change
pas, ma Lemon. Ne deviens pas comme eux.
– Aucun risque, maman.
– Et tu sais quoi ? Le pire, ce sont ceux qui sont prêts à tout pour se faire
une place dans ce qu’ils appellent « la haute ». Les parvenus. Ceux qui
viennent d’en bas et sont soudain pris de rêves de grandeur. Ceux qui
veulent se frotter à l’élite. Méfie-toi particulièrement d’eux, chérie. Je
n’aime pas ce satané clan dont on porte le nom, mais j’aime encore moins
les intéressés qui tentent de s’y faufiler, s’y mélanger.

Le visage de Roman se dessine alors dans mon esprit. Je sais qu’il vient
d’ailleurs, même si j’ignore d’où exactement. J’ai l’impression que c’est lui
que ma mère vient de juger si durement et je ressens l’envie farouche de le
défendre. Mais ce n’est ni le lieu ni le moment. Me disputer avec ma mère
après quatre mois de séparation, quatre mois d’enfermement, ce serait la
pire chose que je puisse lui faire.

– J’ai tellement de chance d’avoir une fille aussi forte que toi, Lemmy.
Quand je sortirai d’ici, on se refera une belle vie toutes les deux.
– En Louisiane ? demandé-je.

Et je ne peux pas m’empêcher de penser à ce que je laisserais derrière


moi à Washington… ou plutôt qui je laisserais. Je m’en veux de me laisser à
nouveau envahir par lui dans un moment pareil, mais je n’y peux rien si
mon cœur fait des siennes.

– Où tu veux, ma douce. Je t’ai traînée avec moi sur les routes depuis
que tu es petite. Mais quand tu seras devenue une adulte, c’est moi qui te
suivrai où tu voudras.
– Techniquement, je suis majeure donc déjà adulte…

Je précise ça en pensant encore à mon professeur. Comme pour


minimiser nos dix ans d’écart et l’interdit qu’on a franchi. Ça me brûle les
lèvres d’avouer à ma mère que je suis tombée amoureuse du pire mec
possible, du seul qui n’était pas pour moi. Je crois qu’elle serait bien placée
pour comprendre les choix périlleux qu’on fait parfois, par amour. Je crois
même qu’elle ne me jugerait pas. Mais elle a les traits tellement tirés, la
peau si pâle, ses beaux yeux si tristes et fatigués que je ne peux pas ajouter
un autre citron à son fardeau déjà si lourd à porter.

– Tu as l’air soucieuse, Limonade… Il y a quelque chose que tu ne me


dis pas ?
– Non, c’est juste de te voir ici.
– Je sais, chérie. Mais je vais beaucoup mieux. Il m’a fallu un peu de
temps pour m’adapter, moi aussi. J’ai monté une chorale, tu sais ? Je donne
des cours de musique à d’autres détenues et j’ai commencé une formation
pour pouvoir trouver un boulot chiant à mourir à la sortie.

Je souris à ma mère qui éclate de rire juste pour me faire plaisir.

– On va s’en sortir, ma fille. J’ai fait de terribles erreurs, je les paye et tu


en as pâti aussi. Mais maintenant c’est fini. Les concerts, l’alcool, les excès,
la vie au jour le jour. On va ramasser tous ces citrons qui nous sont tombés
dessus, on va en tirer tout ce qu’on peut et on va en faire la meilleure
citronnade qui soit. OK ?

Je glisse ma main dans la sienne et les larmes me montent à nouveau aux


yeux. J’admire son courage, sa force de caractère, son optimisme à toute
épreuve et sa façon de prendre encore soin de moi, même de loin. De
regarder droit devant et de croire encore à un bel avenir possible.

De vivre avec ce qu’elle a fait, d’avancer malgré tout.

Moi, tout ce que j’arrive à voir dans mon futur, c’est Roman Latimer qui
m’attend à la sortie du lycée, dans quelques mois, quand il ne sera plus mon
professeur et que je ne serai plus son élève. Et quand notre « histoire » ne
risquera plus de l’envoyer tout droit en prison.

Mais est-ce qu’on tiendra jusque-là ?

Est-ce qu’on vit vraiment une histoire, lui et moi ?


Et est-ce que je pourrais arrêter de penser à lui, même quand un millier
de miles nous séparent et que j’ai une toute petite heure à consacrer à ma
mère enfermée dans ce trou ?
24. Changer la vie

Lemon

Je passe la première semaine de vacances chez Trinity et on fête Noël


avec sa famille nombreuse, à manger les meilleurs plats cajuns qui soient,
en écoutant la meilleure musique, en allant se promener dans les rues de
Timberlane par vingt degrés, à la nuit tombée, pour élire la maison la mieux
décorée du quartier.

Ça ne paye pas de mine, mais ça fait briller mes yeux quand même.

Je reçois un message touchant de Roman qui me souhaite de « profiter


des miens, même s’il me voudrait pour lui seul », quelques mots affectueux
d’Ezra, mais rien du reste du clan Chamberlain. Ils doivent tous être en
famille, à profiter de moments chaleureux ou grandioses dans cette ville qui
me donne froid rien que d’y penser.

Je voudrais tellement sa chaleur à lui…

Je retourne une fois rendre visite à ma mère en prison, accompagnée par


l’une de ses copines chanteuses, et l’émotion est peut-être encore plus forte
que la première fois. Je ne sais pas quand je la reverrai et cette simple idée
me broie le cœur.

Puis je déménage pour passer les trois derniers jours de vacances dans le
garage des parents de Caleb, on chasse les ragondins en riant comme des
fous, on retrouve notre complicité d’avant et on se prépare pour notre
réveillon du Nouvel An qu’on a choisi d’aller passer dans les rues de la
Nouvelle-Orléans.
Pas besoin d’une grande réception, d’un penthouse, de champagne et de
petits-fours pour faire la fête ici. C’est dehors que ça se passe.

Avec ma BBF à dreadlocks et mon BFF au crâne rasé, on saute dans le


tramway qui longe les courbes du fleuve Mississipi et on se rend dans le
french quarter qu’on adore. Arrivés à Bourbon Street, la rue la plus animée
de la ville, on est directement plongés dans l’ambiance folle, vibrante mais
bon enfant, bruyante mais jamais oppressante. Ici, la musique est partout,
concerts de rue, clubs de jazz, appartements des gens qui laissent leurs
fenêtres ouvertes et vous sourient depuis leurs balcons. Ici, on danse, on
chante et on boit dans la rue, on partage des moments simples avec des
inconnus, on marche tous en avant vers le même endroit, en prenant notre
temps, comme une longue procession un peu rituelle, jusqu’aux rives du
Mississipi.

Là, on se presse tous les uns contre les autres en attendant le feu
d’artifice de l’année. On crie à chaque explosion, on ouvre grand les yeux,
la bouche, on s’ébahit comme des enfants et on ne joue pas les blasés, on a
le cœur qui bat fort jusqu’au bouquet final et on se serre dans les bras en se
souhaitant bonne année, tout en sachant pertinemment qu’elle sera à peu
près aussi merdique que la précédente.

– Allez, balancez vos bonnes résolutions ! s'écrie Caleb en premier.


– Je ne mettrai plus mes pompes sur le tableau de bord de la super
Corolla de ton père…, grommelle Trinity avec une moue boudeuse.
– Merci… Je n’emprunterai plus la tondeuse de ton frère…
– Putain c’était toi ?!
– Désolé. J’avais besoin de me raser le crâne, la mienne m’avait lâché…
Et j’ai réussi à péter celle de ton frère aussi.
– Mais quel boulet, Caleb !
– Ouais, mais boulet beau gosse façon Eminem…, dit le blond en passant
la main sur son crâne.
– J’aurais plutôt dit Bruce Willis en fin de carrière, moi, après avoir
sauvé le monde un peu trop de fois, tu vois ?
– Bon, j’avais prévu d’ajouter à mes résolutions : « ne plus vanner
Trinity », mais je crois que tu ne me laisses pas le choix.
Il lui passe le bras autour du cou pour faire mine de l’étrangler, elle se
marre en se débattant et je m’éloigne un peu pour les laisser à leur private
jokes. J’en profite pour prendre mon portable, juste pour envoyer un petit
mot à Roman. Il appréciera peut-être que je mette ma fierté de côté pour lui
écrire en premier, cette fois. Au moment où je commence à taper « bonne
année », je reçois ce SMS de lui :

[Je te souhaite une année qui changera ta vie,


Lemon. Pour moi, c’est bien parti.]

Je souris et je sens mon cœur se gonfler en lisant ses mots, toujours si


bien choisis.

[Je nous souhaite que cette année passe vite.


Et que rien ne s’arrête…]

J’essaie de lui confier ce que je ressens à demi-mots, alors que je meurs


d’envie de lui avouer que je suis folle de lui.

[Je pensais ce que je t’ai dit au gala de Noël. Et que


je ne peux pas répéter ici. Je le pense plus que jamais.]

[Je me fous des interdits ! Je n’aime pas tous ces non-


dits. Tu me manques, Roman. Tu es la seule raison qui
me donne envie de rentrer à D.C. Et d’y rester. Et de
m’inscrire à la fac. Et de me construire un avenir… avec
un peu de toi dedans.]

[Tout doux, la rebelle… Envoie tes dossiers d’inscription


en fac, janvier dernier délai. Et ne prends pas de risques
fous pour moi. On se voit bientôt. L’armoire t’attend.]

Ce dernier petit clin d’œil m’envoie une décharge. Je vois bien qu’il se
retient de peur de laisser des preuves accablantes sur mon téléphone. Et je
peux le comprendre, il a tellement plus à perdre que moi, dans tout ça. Mais
le doute s’insinue et je ne peux pas m’empêcher de me poser cette
question : est-ce que Roman Latimer tente de me tirer vers le haut et de
s’occuper de mon cas simplement comme le ferait un prof ? Ou parce qu’il
tient à moi ?

– Eh, Lemon, t’es encore parmi nous ? demande Caleb en claquant des
doigts sous mon nez.
– Oui oui…
– Alors, c’est quoi ta grande résolution de l’année ?

Il me tend une bouteille de bière et j’en bois une longue gorgée en me


renversant en arrière, le nez pointé dans la nuit étoilée.

– Ne plus embrasser mon professeur d’histoire…, lâché-je simplement.


– Quoi ?!
– Qu’est-ce que t’a dit ?!
– Ne plus le laisser mettre ses mains partout sur moi…
– Hein ?!
– Comment ça ?!
– Ne plus le laisser me plaquer contre une armoire et me caresser
jusqu’à…
– Tu déconnes ?!
– Lemon !
– Et ne pas tomber raide dingue amoureuse de lui… mais pour tout ça, je
crois que c’est trop tard.

Une fois le choc passé, mes deux meilleurs amis surexcités me harcèlent
de questions, me réclament des détails, me disent qu’ils me reconnaissent
bien là, à ne rien faire comme tout le monde, et m’avouent qu’ils
commençaient à me trouver un peu trop sage et bien rangée, dans ma
nouvelle vie à Washington D.C. Je savais qu’ils ne me jugeraient pas. Mais
je n’imaginais pas que leur livrer mon secret me ferait autant de bien.

On quitte La Nouvelle-Orléans et on décide de rentrer à pied jusqu’à


Timberlane, tous les trois, bras dessus bras dessous, pour discuter à bâtons
rompus jusqu’au milieu de la nuit. Ça nous prend plus de deux heures mais
ce n’est pas encore assez pour refaire le monde, chercher des solutions,
imaginer des fugues, faire des plans sur la comète et se jurer de ne jamais se
lâcher, même en cas de coup dur ou de chagrin d’amour.

On a beau s’éloigner, parfois, ne pas se comprendre, toujours, Caleb et


Trinity restent ma famille. Bien plus que le clan Chamberlain dont je
partage le nom et les gènes. Et maintenant la vie.

Ezra et Bella se sont fait une place dans mon cœur, mais ce sont bien les
seuls…

Et eux, ils ne comprendraient jamais.

On est de retour dans le garage de Cal et il est presque trois heures du


matin quand mon téléphone sonne. Je décroche, méfiante, et tombe sur une
Arabella bien joviale, très bruyante et qui n’articule plus exactement
comme une fille « de la haute ».

– Bonne année, couz’ !


– À toi aussi, ma Chamberlain préférée. Tu n’aurais pas abusé du
champagne, par hasard ?
– Oups, grillée ! Non, rôtie ! Ou cramée ? Comment on dit, déjà ?
– Comme tu veux, Bella…, fais-je en riant.
– Je t’ai déjà dit que je n’aimais pas ça ? Le champagne. C’est amer et ça
me file mal à la tête. Et y a tellement de bulles qu’après j’ai le ventre tout
gonflé et je fais péter les fermetures de mes robes. Ma mère va encore faire
la gueule si je déchire du Balenciaga !
– Bella… Tu me fais rire mais fais gaffe à ce qu’on met dans tes verres.
– Ouais, je voulais juste te dire que tu me manquais. Qu’il faut que tu
reviennes, j’aime mieux les soirées où t’es là… Même Stuart et l’autre là,
comment il s’appelle déjà, m’ont dit que c’était dommage de faire le
Nouvel An sans Clémentine ! Ils t’aiment bien, tu sais ?
– Oui… Pas pour les mêmes raisons que toi, Bella…
– En tout cas, ta vie est ici, maintenant ! J’ai hâte que tu rentres !
Attends, je te passe Griffin, il veut absolument te parler. Et je crois qu’il
faut que j’aille vomir.
J’entends ma débauchée de cousine réclamer un seau à champagne et
puis… plus rien. Même saoule, je n’en reviens pas qu’elle me fasse le sale
coup de me passer le pire abruti du lycée. J’hésite à raccrocher mais sa voix
me parvient, étonnamment posée, peut-être un peu moins arrogante
qu’avant :

– Lemon ? C’est moi, Griffin. Je voulais juste te souhaiter une bonne


année…
– Ah bon ? demandé-je, méfiante.
– Ouais… Et te demander de recommencer à zéro. Promis, j’essaierai
d’être moins con, cette année.
– T’es sûr… ? Parce que ça risque d’être dur.
– Je sais, je sais, je peux être vraiment lourd parfois. Mais on peut
essayer de s’améliorer, non ? Alors n’oublie pas de revenir pour voir ça, la
revenante.

Je ne sais pas quoi répondre ni quoi croire de ce qui sort de sa bouche. Il


m’a l’air tout à fait sobre. Et peut-être que les mots durs de Roman ont
réussi à débloquer quelque chose en lui. Il est le genre de prof qui vous
marque à vie.

– Hé ! Mandarine ! s’écrie soudain une autre voix masculine au bout du


fil.
– C’est Lemon, abruti…, grogne Griffin à son pote pour me défendre.
– Peu importe. Reviens mais rends les scooters !

La blague fait mouche et j’entends tout le monde éclater de rire, dans le


fond. J’hésite une seconde à me rebiffer, à clamer mon innocence et à les
traiter de tous les noms, mais je me rends compte que je souris. Il se
pourrait même que je commence à les trouver drôles, ces petits cons de la
haute.

Et que j’aie hâte de rentrer pour les retrouver.

Eux… et l’homme qui change la vie.


25. Dans tes rêves

Roman

On a passé de belles fêtes en famille. Mon salaire de la Saint George’s


School m’a permis de gâter Isaac un peu plus que les autres années et sa
nouvelle console de jeux vidéo l’a fait sourire pendant au moins trois jours
d’affilée. Ma mère a mis les petits plats dans les grands pour nourrir tout le
monde le soir du réveillon, y compris les voisins de toute la rue. Ma sœur a
réussi à se détendre pour profiter de Noël sans passer la soirée à se
demander si son fils serait encore là au prochain. Et n’a mentionné qu’une
seule fois son absence de seins. Bref, une fin d’année réussie.

Il ne manquait qu’elle…

Lemon n’a pas besoin de savoir à quel point elle m’a manqué. Comme
j’ai trouvé interminables ces dix jours sans la voir au lycée, croiser son
corps qui me frôle dans les couloirs, attraper son regard effronté au
réfectoire, entendre sa voix légèrement éraillée qui répond à une de mes
questions en cours ou qui rembarre un de ces petits obsédés de service…
Toutes les facettes de la rebelle m’ont manqué, m’ont empêché de dormir et
sont venus hanter mes rêves, comme autant de doses à un junkie privé de sa
dope.

Taré…

Je n’aurais jamais cru dire ça un jour, mais j’avais hâte que les vacances
se terminent pour remettre les pieds dans cette école de richards où tout le
monde me considère au mieux comme un original, au pire comme un raté.
Ce lundi matin, pourtant, je ne fais pas la rentrée.
Et il n’y a qu’une seule raison qui aurait pu me tenir éloigné de Lemon
Chamberlain ce matin : la famille. Mon neveu a été hospitalisé en urgence
hier soir après une détresse respiratoire et ni moi ni ma sœur n’avons quitté
son chevet depuis. Les Latimer sont comme ça : soudés, fidèles au poste,
excessifs.

– Je vais bien, vous n’avez pas besoin de faire cette tête-là, soupire Isaac
sous son masque à oxygène.
– Quelle tête ? ironisé-je.
– Je ne vois pas de quoi tu parles, confirme sa mère.
– Franchement, vous faites peur à voir !
– On lui fait faire un super tour de la ville dans le camion des secours à
toute blinde et voilà comment ce petit ingrat nous remercie !

Le petit brun se marre mais ça fait longtemps que les virées en


ambulance ne l’amusent plus.

– Toi, va vendre des soutiens-gorge à des vieilles peaux ! Et toi, va


donner des cours d’histoire à des jeunes cons.
– Et toi, arrête d’écouter tout ce qu’on dit et de répéter le pire, l’engueule
gentiment ma sœur.
– Ta mère a raison.
– N’empêche… Tout ce que je veux c’est ma console de jeux et un
Tupperware avec des lasagnes de Grandma. Maintenant que j’ai les deux,
vous pouvez y aller.

J’ai fait un aller-retour à la maison très tôt ce matin pour prendre une
douche et récupérer ses stupides jeux vidéo. J’ai retrouvé ma mère, agitée
sur son fauteuil roulant, qui était restée éveillée toute la nuit et était encore
en train de retourner la cuisine pour préparer tous les plats préférés d’Isaac
qui ne supporte plus la bouffe d’hôpital. Je l’ai serrée fort contre moi, j’ai
chassé une larme sur sa joue et je suis reparti à moto en lui promettant que
ça irait.

Sans en avoir la moindre certitude.


Ce matin, les médecins se veulent rassurants. L’état de notre guerrier
continue à décliner mais quelques jours d’hospitalisation devraient suffire à
le remettre sur pied. Pour l’instant. N’empêche qu’on a tous eu très peur en
le voyant décompenser hier soir, et que ça a été un bon électrochoc pour
moi. J’ai plus que jamais besoin de ce salaire mirobolant pour financer
l’opération de mon neveu. Et je dois plus que jamais garder ce job en
arrêtant de faire des vagues ou prendre des risques avec Lemon.

C’est décidé.

Quand je l’ai prévenu de mon absence aujourd’hui, le proviseur Abbot


n’était déjà pas ravi. Je n’ose même pas imaginer comment il réagirait si
j’osais ternir la prestigieuse image de son établissement en enfreignant la
règle la plus taboue qui soit.

– Hé, Roman ?
– Quoi, mon pote ?
– Tu préfères que je te fasse sortir d’ici en appelant la sécurité… ou que
je pose une bombe pour que tout le bâtiment soit évacué ?
– Ça va, ça va, j’ai compris, j’y vais. Paige, je te ramène ?
– Non, je reste.
– Je crois que cet immense garçon de dix ans a envie de rester seul avec
sa voisine de chambre…, marmonné-je en direction de ma sœur.
– Dans tes rêves ! se défend Isaac à voix basse. C’est n’importe quoi, elle
a 8 ans, elle est beaucoup trop jeune pour moi !

Je m’excuse en grimaçant et mes pensées vagabondent vers Lemon et


nos dix ans d’écart. Ce fossé qui doit paraître infranchissable à tant de gens.
Qui va sembler inacceptable aux yeux de tous. Je quitte finalement
l’Arlington Pediatric Center avec un drôle de poids sur la poitrine. Et je fais
gueuler ma Triumph jusqu’à Georgetown, pour avoir encore une chance de
faire cours à mes terminales malgré mon retard.

***

Je déboule dans ma classe, mon casque et mon blouson sous le bras, et je


remercie le surveillant qui gardait mes élèves en mon absence. J’attends
juste que la porte se referme derrière lui pour poser mes yeux sur la fille à
frange qui m’obsède depuis dix jours. Elle est encore plus belle que dans
mon souvenir, plus intense, plus présente, et son infime sourire en coin me
fait un effet terrible.

Il faut un long soupir de Bella, quelques ricanements du fond de la classe


et des regards appuyés de Lemon vers mon torse pour que je prenne
conscience de ma tenue, pas tout à fait adaptée au niveau d’exigence de
l’école : mon T-shirt noir à l’effigie de Walter White – le prof dealer de
Breaking Bad – porté par-dessus un autre T-shirt kaki à manches longues,
remontées jusqu’aux coudes et laissant voir presque tous mes tatouages, un
pantalon Chino retroussé sur les chevilles et des baskets blanches défoncées
sur lesquelles j’ai laissé Isaac exprimer sa créativité, c’est-à-dire
principalement dessiner des personnages de jeux vidéo à peine
reconnaissables.

Les deux yeux noisette me bouffent littéralement du regard, avec à peu


près autant de désir que d’amusement. Et je dois vraiment lutter pour ne pas
foutre tout le monde dehors et l’emmener faire un tour vers l’armoire.

Mais trois coups contre la porte me font renoncer à ce projet fou. M.


Abbot pénètre dans ma salle dans son éternel costume gris et me dévisage
de la tête aux pieds.

– Vous ne deviez pas être absent, vous ? grogne-t-il en s’approchant de


moi.
– Problème familial… mais ça s’est réglé plus tôt que prévu. D’où ma
tenue. Entre mes élèves et un costard, j’ai préféré venir faire cours le plus
tôt possible.
– Quelle abnégation, Latimer, ironise-t-il. Cachez-moi au moins tous ces
gribouillis…

Puis Gru se tourne vers mes élèves et s’adresse directement à eux.

– Bonjour à tous. Malgré une enquête approfondie, nous ne sommes pas


parvenus à identifier l’auteur des vols. Je vous informe donc que des
caméras de surveillance seront très prochainement installées un peu partout
au lycée, dans la cour, le hall d’entrée, le réfectoire, le parking et le couloir
face aux casiers. Elles sont extrêmement discrètes, inutiles de vous mettre à
les chercher pour les détériorer.

Rien à l’intérieur même des salles de cours, je souffle un peu, mais le


danger viendra maintenant de partout ailleurs, pour Lemon et moi. Elle tire
les mêmes conclusions que moi, en ce moment même, et je ne vois plus que
son regard alarmé.

– Monsieur Latimer ?
– Oui, Griffin ?
– Est-ce qu’on pourrait éventuellement faire cours… ? Vu que c’est à ça
qu’on vous paye.

J’inspire profondément en me répétant : « Pas de vagues, pas de vagues,


tout va bien aller. »

– Je suis rémunéré par mon chef d’établissement et personne d’autre,


Rockfeller. Mais j’ai un cours très intéressant pour toi sous la main si tu y
tiens tant : les fake news. De tout temps on a fait mentir l’Histoire pour
s’arranger avec la vérité. Je veux vous apprendre à vous méfier de ce que
vous voyez et ce que vous lisez, à faire marcher votre esprit critique et à
voir plus loin que les apparences. Alors sortez vos téléphones portables, je
vous y autorise, et ouvrez l’un de vos comptes sur vos réseaux sociaux.

Étrangement, tout le monde participe et applique les consignes à la lettre


sans que j’aie besoin de les répéter. Griffin me demande même de changer
de place pour se rapprocher… J’accepte pour faire un pas vers lui… Et cette
enflure vient coller une de ses fesses sur le bureau de Lemon en me faisant
signe de continuer.

– Ce n’est pas une place, trouve-toi une chaise.

Et surtout, c’est MA position, Ducon.

– J’aime mieux être debout, réplique Griffin, sûr de lui. Et rien ne


l’interdit dans le règlement intérieur.
– Et je suis sûr que tu le connais par cœur…, lui dis-je dans un sourire
forcé.
– On a révisé ensemble pendant les vacances, Lemon et moi.

Je sais bien qu’il invente puisqu’elle a passé tout son temps en


Louisiane, mais le voir se rapprocher d’elle et se servir de ça pour me faire
enrager, ça me… fait enrager.

Je tente de changer de sujet.

– Juste avant de commencer… Nous sommes en janvier, est-ce que vous


avez tous envoyé vos dossiers d’inscription à la fac ?

En réalité, je n’écoute presque aucune réponse, à part celle qui


m’intéresse. Lemon acquiesce et me sourit à nouveau. Et ça explose une
nouvelle fois en moi, comme un feu d’artifice, sans aucune autre raison que
l’effet fou qu’elle me fait, son expression craquante, la lueur brillante dans
ses yeux intelligents, vibrants, qui ne regardent que moi. Même quand ce
crétin de Griffin la félicite, lui fait un high five et finit même par se lever
pour lui donner une petite accolade.

Je serre encore les dents.

Tu peux essayer de me rendre fou tout ce que tu veux, mon vieux, je ne te


ferai pas le plaisir de t’en mettre une pour que tu puisses me dégager et
récupérer la fille.

Dans tes rêves.


26. Chesapeake Beach

Lemon

– Bon, cette fois tout le monde est là ! beugle un professeur d'une autre
classe de terminale.

Le type aux cheveux grisonnants, qui a coché nos noms un par un à


mesure qu’on passait devant lui, fait signe au conducteur de démarrer et le
car s’engage sur la grande avenue.

– On a environ une heure et demie de route, nous annonce à son tour une
surveillante. Tâchez de rester tranquilles jusqu’à l’arrivée !

Celle qu’on surnomme Lady Dragon me semble étonnamment joyeuse


ce matin, et j’en découvre rapidement la raison. Tout s’éclaire lorsque je la
vois s’asseoir à l’avant, aux côtés de celui que toutes les femmes de la Saint
George’s School convoitent. Roman Latimer en personne.

– T’as vu ? me glisse Bella sur le siège voisin. Le hipster sexy ne fait pas
seulement de l’effet à ses élèves, même les vieilles filles frigides s’y
mettent, maintenant…

J’ignore sa remarque mais accepte le bonbon qu’elle me tend, ouvre le


dernier Stephen King qu’Ezra m’a filé et tente de me plonger dedans. Mais
à l’arrière, une voix nasillarde s’élève.

– Mes parents viennent de s’acheter une énorme villa à Virginia Beach et


j’ai déjà les clés, se vante Griffin au fond du car. Il y a un jacuzzi géant, les
gars ! On tient facile à douze, là-dedans… Lemon, tu peux venir si tu
promets de ne pas toucher à l’argenterie !
Des filles se mettent à glousser, Octavia lève les yeux au ciel, Bella se
contente de mâcher bruyamment son chewing-gum et moi, je fixe la page
11 de mon roman pour m’empêcher de le frapper… ou de contempler autre
chose.

Un certain brun entêtant, assis à l’avant du car, qui nous accompagne en


sortie scolaire tout le week-end… et que je vais devoir me contenter de
regarder de loin, en rongeant mon frein.

– On ne va pas à Virginia mais à Chesapeake Beach, précise Evangeline


en direction de Griffin. Mon père m’a dit que…
– On est au lycée, là ? Non, alors lâche-nous un peu avec « papa chéri
proviseur de mes deux », la rabroue l’abruti.

Je m’apprête à prendre la défense de cette pauvre fille qui passe sa vie à


se faire marcher dessus, mais Bella intervient avant moi.

– T’avais dit que t’arrêtais d’être con, Griff’…


– Ouais, OK. Désolé, grommelle le blond.

Evangeline lui sourit, absolument pas rancunière. Mais je ne suis pas


dupe : un connard reste un connard, point. Et celui-ci a forcément quelque
chose derrière la tête pour tenter de changer qui il est.

– Tu crois qu’il coucherait avec moi ? me chuchote Bella à l’oreille.


– T’es malade ?! Tu veux coucher avec Rockfeller ?!
– Mais non, soupire ma cousine en me tapotant le front pour voir si ça
sonne creux. Avec Latimer !

Une sensation désagréable dégringole au creux de mon ventre : je n’aime


pas mentir à ma seule alliée, à celle qui m’a ouvert les bras quand rien ne
l’y obligeait. Et j’aime encore moins l’idée qu’elle fantasme sur celui qui
m’appartient.

Au moins dans mes rêves.

– Comment je le saurais ? fais-je en retournant à mon bouquin.


– T’as raison…, marmonne-t-elle. Je crois qu’il n’y a que dans les livres
que les profs se tapent leurs élèves et finissent par tomber in love.

En débarquant du car, un peu moins de deux heures plus tard, l’air frais
et la brise marine me saisissent. Pas d’uniformes imposés, ce week-end,
mais on a été sommés de porter la casquette bordeaux au logo de notre
école bien-aimée.

Et pourquoi pas un code barre dans la nuque, aussi ?

Ma casquette à l’envers sur la tête, je suis le troupeau et vais récupérer


mon sac dans la soute de l’engin. C’est Roman qui se charge de remettre la
soixantaine de bagages à chaque élève, en raillant régulièrement la taille des
valises choisies par certains juste pour une nuit. Lorsque mon tour arrive,
lui et moi échangeons un regard chargé en tension. Puis il se penche pour
aller chercher le sac suivant et je n’en perds pas une miette. Mes yeux le
scannent de la tête aux pieds : crinière sauvage, yeux bruns profonds,
bouche à croquer, barbe à caresser, épaules carrées sous une marinière et
une veste en cuir de badass, jean brut et bottes de biker.

Comme une envie de le bouffer tout cru.

À quelques pas de là, on découvre le grand gîte en bord de mer qui nous
héberge jusqu’à demain. Un professeur ou surveillant nous est attribué –
Roman pour moi, comme pour une douzaine d’élèves de ma classe, et j’ai la
certitude qu’il a bien pris soin de choisir mon groupe, l’air de rien.

On visite les nombreux dortoirs, où les différentes bandes se regroupent


déjà en râlant sur la rusticité des lieux… que je trouve plus confortables que
tous les endroits où j’ai passé de rares week-ends jusque-là. Mais pour ces
petits privilégiés, il doit évidemment manquer des canapés design, des
tableaux de maître, des gadgets de technologie domotique, des machines à
café parlantes qui leur disent à quel point ils sont beaux et forts chaque
matin.

– Arrêtez un peu de râler, grogne le prof d’histoire. On n’est pas venus


ici pour que vous glandiez dans des fauteuils massant. Si vous voulez jouer
les gros bébés chouchoutés toute votre vie, restez chez vous.

Je souris aux phrases de Roman pendant que les autres bougonnent. Et il


me rend mon regard, juste une seconde, mais assez longtemps et assez fort
pour que notre connivence me réchauffe partout. Puis la réalité nous
rattrape et nos yeux se détachent dans un sursaut de danger.

On passe rapidement dans les salles de douche, les mecs font des blagues
débiles et le hipster leur promet de venir lui-même les frotter derrière les
oreilles, pendant que les filles se pâment à cette simple idée. Puis on
termine la visite guidée par la grande cuisine, la salle à manger collective et
la terrasse avec vue à couper le souffle.

Après un déjeuner rapide, élèves d’un côté, professeurs et surveillants de


l’autre, on s’habille chaudement et on part à la découverte de la baie de
Chesapeake, qui a joué son rôle dans l’indépendance du pays selon les deux
professeurs d’histoire présents qui tentent d’intéresser les cerveaux
frigorifiés. En tête de cortège, marchant à reculons sur la plage, Roman
nous raconte ce qu’il s’est produit ici, près de deux siècles et demi plus tôt.

– C’est dans ces eaux, le 5 septembre 1781, qu’une flotte en provenance


de France et dirigée par l’amiral de Grasse a combattu et repoussé la Royal
Navy venue prêter main-forte aux troupes de Lord Cornwallis à Yorktown,
en Virginie. La victoire de Yorktown a signé la défaite de la Grande-
Bretagne et a été décisive pour l’indépendance des États-Unis !

Certains l’écoutent, d’autres pas, mais le professeur aussi sexy que


détendu ne s’en offusque pas. Il finit lui-même par succomber à l’appel de
l’océan mousseux et va jouer à chasser les vagues, les mains dans les
poches. Je le rejoins, sautillante et nez dans mon écharpe, il me sourit,
enfonce un peu plus ma casquette sur ma tête et murmure :

– Sympa ce premier week-end en amoureux, non… ?

Je le fixe d’un air hébété, il éclate de rire et va rejoindre le reste du


groupe qui continue à avancer.
***

On a visité un musée, un port de pêche, ramené des crabes bleus et des


huîtres pour le dîner. La plupart sont partis faire une sortie en mer dans un
gros bateau à moteur – j'ai passé mon tour : pas assez à l’aise sur l’eau.
Roman se porte volontaire pour rester avec le petit groupe de réfractaires
dont je fais partie et on va se réchauffer dans un café, autour d’un chocolat
brûlant.

On réussit à sauver les apparences, lui et moi, à se comporter comme une


élève modèle et son professeur sans reproche, sauf au moment où le
« hasard » nous mène à nous croiser dans le petit couloir étriqué menant
aux toilettes.

Là, il craque.

À moins que ce soit moi.

Quoi qu’il en soit, nos bouches se happent, se goûtent, se dévorent


pendant de dangereuses et délicieuses secondes. Qui me paraissent une
éternité. Et qui s’arrêtent tellement trop vite.

En fin de journée, on regagne tous le gîte, on passe sous la douche par


groupes de cinq, avec le peu d’eau chaude dont on dispose, puis mon
groupe est assigné à la préparation du dîner. Je mets quatre énormes
marmites d’eau à bouillir pour les linguine, Bella fait semblant de découper
des échalotes en rêvassant, Octavia de savoir utiliser un ouvre-boîte. J’aide
tous ces assistés comme je peux, puis je retrouve Roman sur la terrasse, seul
face au soleil couchant, en train d’ouvrir des dizaines et des dizaines
d’huîtres et de siroter une bière locale.

– T’es sûr d’avoir le droit de boire pendant une sortie scolaire ? lui
demandé-je dans un sourire.
– Il y a des tas de choses que je ne suis pas censé faire…
– Tu dors où, ce soir ? lui chuchoté-je.
– Et pourquoi vous devriez savoir ça, Miss Chamberlain ?
Le hipster ne lève pas les yeux vers moi, mais il sourit malgré lui et ça
me fait complètement craquer.

– Juste au cas où…


– Au cas où quoi ?
– Au cas où j’aurais peur du noir…

Cette fois, Roman plonge son regard dans le mien, et la luminosité nous
éblouit tous les deux. À moins que ce ne soit ce qu’on ressent lorsqu’on se
regarde, enfin, pour de vrai.

– Je serai dans la seule chambre occupée du rez-de-chaussée, me glisse-t-


il à voix basse. Je suis chargé de veiller à ce qu’aucun petit malin ne se
fasse la malle cette nuit.
– Ou petite maline…, ajouté-je d’une voix espiègle.

Griffin débarque à ce moment-là, une bière à la main, comme si c’était la


chose la plus naturelle au monde. Il nous fixe étrangement, les yeux plissés,
comme s’il trouvait qu’on passait un peu trop de temps seuls tous les deux,
par hasard. Roman semble le percevoir aussi et le prend de court en lui
confisquant sa bouteille illico. L’élève lâche un juron, menace de dénoncer
le prof pour sa propre bière pas tout à fait autorisée et gagne le privilège de
faire la plonge ce soir.

***

Une fois tous installés autour des trois immenses tables, on met un
bordel sans nom dans ce gîte qui prend soudain vie. Magie des sorties
scolaires où chacun sort de sa zone de confort et révèle un peu plus qui il
est. C’est plutôt amusant de voir tout ce petit monde évoluer en dehors des
murs de notre sacro-saint lycée où tout est si carré, lisse, minuté.
Finalement, la plupart de ces gosses de riches n’ont rien contre le fait de
mettre la main à la pâte et de manger autre chose que ce qui sort du four de
leur chef personnel.

Le dîner est animé, on mange, on discute, on rit, on échange presque


normalement, les huîtres et les crabes sont délicieux, et même la bande à
Griffin ne songe pas à perturber l’ambiance générale bon enfant. En moins
d’une heure, je croise environ mille fois le regard de mon professeur
d’histoire, assis à la table d’à côté. Parfois intense, parfois amusé, qui me
fait toujours le même effet.

J’ai des papillons absolument partout.

– Dites, M. Latimer, puisque ce qui se passe à Chesapeake Beach reste à


Chesapeake Beach, vous pouvez bien nous le dire : si vous aviez dix ans de
moins, vous seriez sorti avec qui parmi nous toutes ?

Estomaquée, je me tourne vers Bella qui a vraiment osé poser cette


question à voix haute. Sans la moindre goutte de champagne dans les
veines. Des rires et des exclamations fusent, Roman passe la main dans sa
barbe et se marre tout bas, en choisissant de ne pas répondre à cette
provocation. Ma cousine s’enhardit alors et va plus loin :

– Avouez, des filles comme moi, il n’y en avait pas à votre époque…

Le hipster ne relève toujours pas, les autres professeurs et surveillants


soupirent ou font les gros yeux à l’effrontée, mais tous les élèves sont
hilares et enchaînent avec des questions du même genre. Moi ? Je me fais
toute petite et j’attends que Bella en finisse avec son numéro de charme, en
me mordant les lèvres pour ne pas hurler que ce mec est à moi.

À quelques mètres de là, Griffin remarque mon air contrarié et vient


s’asseoir à mes côtés sans y avoir été invité.

– Besoin d’un câlin, la revenante ?


– T’étais pas censé changer de refrain, à un moment ?
– Pardon, c’est Lemon maintenant…

Je me rends compte qu’il empeste le scotch et devine que sa flasque


magique est cachée dans l’une de ses poches.

– Allez, fais pas ta timide, je sais que tu te sens délaissée… Le prof sexy
ne veut pas de toi, mais le plus beau mec du lycée, si !
– Lâche-moi Griffin, tu pues l’alcool…
– Je sais que tu me veux… Les filles qui résistent sont les plus
chaudes…

La brute en pull Ralph Lauren pose une main sur mon genou et remonte
lentement le long de ma cuisse. Je le repousse une première fois, il
recommence. J’essaie de m’écarter en sentant la colère monter, il se marre.
Je veux éviter de me donner en spectacle, mais il est bien plus buté et plus
fort que moi. Il continue son petit jeu dégueulasse et il y a tellement de
bruit, tellement d’agitation autour de nous que personne ne remarque grand-
chose, sauf Connor, mon voisin de table, qui tente d’éloigner son pote avant
qu’il n’aille trop loin.

Mais Rockfeller tient bon et ses attouchements se font plus insistants


encore.

– Ne me touche pas, putain !

J’aurais voulu hurler ces mots, mais ma voix m’a lâchée. Mon agresseur
m’embrasse maintenant dans le cou, les larmes montent, j’en ai la nausée,
les muscles qui tremblent, le cœur qui bat fort, de manière erratique. Le
choc, le dégoût, l’impuissance me tétanisent. Ça ne me ressemble pas, mais
je ne bouge plus.

Les doigts de Griffin sont presque arrivés à mon entrejambe quand tout
son corps est violemment tiré en arrière et jeté à terre.

– Ce n’est pas comme ça qu’on traite une femme, putain ! aboie soudain
la voix enragée de Roman. Je t’ai déjà dit tout ça, et tu vas toujours plus
loin ! Là ce n’est même plus du harcèlement sexuel, ça s’appelle une
agression, espèce de salopard ! Tu comprends ça ?!

Il éructe. Je suis en pleurs, Bella me rejoint à toute vitesse et me prend


dans ses bras en s’excusant de n’avoir rien vu avant. Les autres professeurs
et surveillants prennent les choses en main, éloignent rapidement Latimer
pour qu’il se calme et escortent Rockefeller en dehors de la salle à manger
en le prévenant que ça va très mal aller pour lui.
Tremblant, fébrile, le professeur revient se pencher sur moi et me
demande doucement s’il peut faire quoi que ce soit.

– Non…, soufflé-je. Je vais bien. Vraiment.

C’est un mensonge, évidemment. Je ne voudrais qu’une chose : avoir le


droit de me jeter dans ses bras pour me blottir au moins mille ans dans son
cou, pleurer contre sa peau chaude et me noyer dans son odeur, abritée par
son aura protectrice.

Mais tout contact entre nous est interdit.

Alors c’est Bella qui m’emmène jusqu’à mon dortoir, m’aide à me


changer, me soûle de paroles rassurantes et me borde avant de s’allonger
dans le même lit que moi.

– Il était bourré, Lele. Il n’aurait jamais fait ça, sinon…


– Tu le défends encore ? Si on avait été seuls, Griffin serait allé
beaucoup plus loin et tu le sais !

Je lutte contre la boule qui se forme dans ma gorge, présage de nouveaux


sanglots.

– Non mais moi aussi, j’ai envie de lui arracher les…


– Je ne veux plus en parler, Bella. Je voudrais juste dormir…

Et dans mes rêves, revoir mon chevalier aux yeux noirs de colère voler à
mon secours.

***

J’ignore l’heure qu’il est quand je me réveille, seule dans mon lit une
place, entourée de mes camarades profondément endormies. Je me lève, le
vieux sommier couine un peu mais ça ne réveille personne. Sur la pointe
des pieds, utilisant l’écran de mon téléphone comme lampe torche, je quitte
le dortoir plongé dans la pénombre. Je sais pertinemment où je vais. Je sais
pertinemment que c’est une mauvaise idée. Et je ne veux même pas
réfléchir à l’éventualité de m’arrêter. En chemin, je prépare une excuse au
cas où je croiserais un surveillant – besoin pressant – et j’emprunte le grand
escalier.

Je descends un étage.

Un deuxième.

Les pieds gelés, j’arrive enfin au rez-de-chaussée, longe la grande salle à


manger, dépasse la porte d’entrée principale – celle que Roman doit
surveiller – et vais frapper à la suivante. Pas de réponse. Je frappe à
nouveau, plus fort cette fois. Toujours rien. Mon cœur se serre à l’idée qu’il
refuse de m’ouvrir. Qu’il soit plus raisonnable que moi.

Dernière tentative. La porte reste fermée.

– Roman, c’est moi…

Je tente de tourner la poignée, sans succès.

– Roman, s’il te plaît…

Je sursaute lorsque la porte s’ouvre, mais pas celle que je croyais.


L’homme que je cherchais viens d'apparaître de l’autre côté du couloir, dans
l’ouverture d’une autre chambre.

– Viens là, dépêche-toi, me souffle-t-il.

J’accours jusqu’à lui, pénètre dans sa chambre et le vois fermer à clé


derrière moi.

– Qu’est-ce qui se passe, Lemon ? Tu vas bien… ? Tout à l’heure, je


voulais revenir te voir, mais…
– Je ne veux pas en parler, je ne suis pas venue pour ça.
– Griffin a été renvoyé chez lui, insiste-t-il. Il s’en tirera avec un simple
avertissement, mais je suis prêt à tout moment à lui casser chacune de ses
dents si c’est ce que tu me demandes.
Sa voix d’homme des cavernes me fait sourire et allume déjà un feu, à
l’intérieur de moi.

– Tu m’as dit un jour que j’étais belle, en colère…, lui susurré-je.


– Je maintiens.
– Toi tu es tellement sexy, quand tu es en rogne…

J’avance vers lui sans réfléchir, j’emprisonne son beau visage, entoure
ses mâchoires de mes mains et le pousse jusqu’à la porte close. Il se raidit
lorsque son dos cogne la surface dure, puis grogne tout près de ma bouche :

– Tu ne devrais pas être ici, tu le sais…


– Je suis exactement où j’ai envie d’être.
– Qu’est-ce que tu es venue chercher au juste, Lemon ?
– Un peu de réconfort. De chaleur. De hipster.

Ma voix était rauque, pleine de désir. Ses lèvres s’abattent sur moi,
embrassent ma bouche, ma gorge, mon cou, descendent dans mon décolleté,
me fouillent à travers le tissu de mon sweat qui, au bout de quelques
secondes, vole et atterrit sur le sol.

Je ne portais rien en-dessous.

Seins nus face à lui, tremblante et excitée, je croise les mains sur ma
poitrine, mais le brun s’empare de mes poignets et les écarte, pour venir
embrasser, lécher, agacer mes tétons.

Je gémis bruyamment. Roman plaque une main sur ma bouche, il me fait


valser, me colle au mur et glisse entre mes lèvres :

– Je vais te faire jouir, mais il va falloir baisser le volume…

Ces mots crus, cette assurance, cette promesse… Tout ce qui sort de la
bouche de cet homme me trouble au plus haut point.

D’un geste lent, précis, millimétré, il fait glisser mon bas de pyjama le
long de mes jambes en s’abaissant, jusqu’à s’agenouiller. Tout en me
dénudant, Roman embrasse mes cuisses, sa barbe me chatouille, il lèche un
grain de beauté, mordille la peau ultrasensible de l’intérieur de mes cuisses
et toutes ses délicieuses manigances me font défaillir un millier de fois.

Je l’aide à passer la barrière de mes chevilles, sens qu’il en profite pour


m’écarter les jambes. Je frémis lorsque sa bouche chaude et avide vient se
coller à mon intimité.

C’est la première fois qu’on me fait ça.

À travers le tissu de ma culotte, mon professeur mord tout doucement


dans ma chair, me frôle de son nez, m’attise de ses lèvres. Et c’est déjà
renversant.

– J’ai envie de te goûter, Lemon…, murmure l’homme qui m’allume un


peu plus à chaque geste, à chaque mot. Cette idée m’obsède depuis un bon
moment. Mais avant, j’ai besoin d’être sûr que c’est ce que tu veux.

J’acquiesce, mon regard fiévreux plongé dans le sien. S’il savait à quel
point je le veux. Ma permission accordée, mon nouvel amant fait disparaître
le tissu crème qui lui cache mon sexe et s’en débarrasse sans difficulté. Je
suis nue face à lui pour la première fois de ma vie et je n’ai pas peur. Pas
honte. Pas l’instinct de fuir.

Roman vient enfin au contact de ma peau. De ma chair la plus intime. Il


soulève l’une de mes jambes, la dépose sur son épaule et sa bouche plonge
en moi. Sa langue s’introduit dans ma fente trempée, je plante mes ongles
dans ses épaules. Ses lèvres habiles aspirent mon clitoris et cette fois,
impossible de retenir le cri étouffé qui remonte tout droit de mon bas-
ventre.

– Je savais que tu aurais ce goût inoubliable…, soupire mon professeur


tout en me léchant, me suçotant, m’enflammant de plus belle.

C’est tellement puissant, interdit, tellement différent de tout ce que j’ai


connu. Roman est grisant, viril, animal, mais il n’en oublie pas d’être doux,
attentif, prévenant. Ce soir encore, il me mène jusqu’à la jouissance en ne
pensant qu’à mon plaisir, jamais au sien.

Plaquée contre ce mur, à la merci de sa bouche, de sa langue, de son


désir insatiable, je me laisse emporter par un orgasme ravageur. J’enfouis
mes doigts dans ses cheveux en bataille, je mords la peau de mon avant-
bras pour ne pas crier trop fort, tandis que mon sexe s’embrase, que tous
mes muscles se figent, que l’explosion fait fureur en moi.

Au moment où je jouis, je suis à mille kilomètres de Chesapeake Beach.


À dix mille kilomètres de la vie que les gens m’imaginent, de celle qu’ils
pensent que je suis.

Je suis avec lui, c’est tout ce qui compte.

– Dis-moi à quoi tu penses, Lemon…, murmure le brun en se redressant


jusqu’à moi.
– À ce que je voudrais te faire, là maintenant.

Qu’est-ce que je viens de dire ?

Je ne m’attendais pas à lui répondre la vérité. À prononcer des mots aussi


osés. Il n’y a que lui pour me rendre comme ça, si entreprenante, si femme.

Une lueur impatiente traverse son regard sombre, un sourire insolent se


dessine sur ses lèvres. Puis Roman se mord la lèvre, écarte les bras et me
fixe droit dans les yeux.

– Tout ce que tu vois là, tout ce que tu veux est à toi…

Mais au loin, un bruit retentit et nous paralyse tous les deux. C’est
comme si notre bulle venait d’éclater sous nos yeux, dans un fracas soudain
et insupportable, qui vient briser notre moment d’intimité pour nous
ramener violemment à la réalité.

– Je crois qu’il y a quelqu’un dans l’escalier, me chuchote-t-il en


plaquant son index sur ma bouche. Reste-là, ne sors pas de cette chambre !
Il court coller son oreille contre la porte. Puis sort. Encore essoufflée,
cachée dans un coin de cette pièce à la décoration bord de mer, je me
rhabille en vitesse, puis j’attends qu’il revienne, en priant pour que
personne d’autre que lui ne me trouve ici. Au bout de quelques minutes,
Roman réapparaît, pas franchement tranquille.

– J’ai dit à deux crétins à la recherche d’alcool de retourner se coucher.


Je pense que toi aussi, tu devrais remonter sans tarder…

Frustrée de ne pas pouvoir aller jusqu’au bout de mes envies avec lui, je
fais la moue. Roman me contemple à travers ses yeux plissés, il se marre
tout bas puis me ramène brusquement à lui et colle un baiser brûlant sur
mes lèvres. Un baiser au goût de moi. D’interdit. Et de tout un tas de
promesses, plus jouissives encore.

– Ce n’est que le début, petite rebelle à l’esprit mal placé…


27. Encore un secret

Lemon

Dimanche soir, à mon retour de week-end, Ezra n’insiste même pas pour
savoir si « le pervers », comme il l’appelle affectueusement, a tenté quoi
que ce soit avec moi. Le dandy met son téléphone en silencieux, on mange
des ramen en matant un vieil épisode d’Urgences, puis mon oncle
m’annonce qu’il va devoir s’absenter jusqu’à jeudi.

– Pas d’invité surprise, hein ?


– Tu penses à qui, exactement ? fais-je d’une voix d'écervelée.
– Je saurai qui a mis les pieds chez moi, Lemon…
– Tu me prends vraiment pour une attardée.…

Il faudrait l’être, pour faire venir mon amant secret ici.

– Pourquoi tu ne nies pas ? reprend-il d’un air suspicieux. J’espère pour


toi que tu as tout arrêté quand je te l’ai demandé. Et qu’il ne continue pas
à…
– Il n’y a rien à savoir, Ezra.
– J’ai été à ta place, moi aussi, et j’ai menti pour me couvrir… Tu ne me
dis sûrement pas tout… Mais ça pourrait être très grave. Je sais de quoi est
capable un homme adulte… Et je crois que tu ne te rends pas compte des
conséquences.
– Crois ce que tu veux. Merci pour le dîner, je vais me coucher.

Certes, mon oncle est plus ouvert que je ne l’aurais jamais imaginé sur
tout le reste, mais il n’est pas prêt pour lever ce tabou-là. Personne ici ne
l’est. Alors je n’ai pas le choix, je mens quotidiennement en niant
l’évidence, en cachant qu’entre Roman et moi, au lieu de s’être arrêté, ça ne
fait que monter en puissance.
***

– On a été fous, dans cette baraque de Chesapeake Beach. Complètement


fous…, raconté-je à mes BFF quelques jours plus tard.

De l’autre côté de l’écran, Trinity, l’œil brillant, me réclame plus de


détails, tandis que Caleb se couvre les oreilles sous son bonnet péruvien.
Vautrés sur le lit de ma meilleure amie, les deux inséparables se remettent
apparemment d’une soirée arrosée.

– On aurait pu être découverts mille fois ! insisté-je.


– Oui, on a compris, Lemon, mais sa langue, elle t’a fait quoi
exactement ?

Je frissonne rien que d’y penser, tandis que le blond tatoué plisse les
yeux à s’en fendre les paupières.

– Caleb, ça va aller ? dis-je en riant doucement.


– Il est temps que tu apprennes la vie, mon grand…, le provoque la jolie
Black.
– Tu veux que je te prouve que je n’ai plus rien besoin d’apprendre ?

Le blond a sorti ça sans réfléchir mais un drôle de malaise s’installe entre


eux et, pour la première fois, Trinity change de sujet au lieu de lui rentrer
dedans.

– Bon, faites gaffe tous les deux, hein ?


– Oui. Roman joue tellement gros… S’il se faisait virer, je…
– Je ne parle pas de ça ! soupire ma copine.
– De quoi, alors ?
– Mettez des capotes ! lâche soudain Caleb, avant de raccrocher sans rien
demander à personne.

Je reste interdite, face à l’écran qui passe au noir.

– Des capotes…, soufflé-je.


***

Celui que j’aime ne m’a jamais semblé aussi inaccessible.

Aussi paranos l’un que l’autre – ou juste conscients du danger –, on évite


au maximum les SMS, les appels téléphoniques, même les e-mails et les
signaux de fumée. Roman et moi vivons dans la frustration permanente
depuis qu’on est rentrés de l’océan. On ne se voit qu’au lycée, pendant les
cours où on joue sagement nos rôles respectifs, ou alors au détour d’un
couloir, où des caméras ont été installées histoire de rendre notre idylle plus
impossible encore.

Déjà plus d’une semaine sans goûter à ses lèvres, me noyer dans son
odeur, l’entendre susurrer mon prénom. Et je hais ces stupides principes qui
disent qu’une fille de dix-huit ans n’a pas le droit d’aimer qui elle veut. Dix
ans d’écart ou pas. Professeur ou pas. Hipster badass et rebelle de la haute
ou pas.

– Lui et moi, ça ne devrait pas être interdit…, me dis-je à moi-même.


– La table 4 t’attend, Lemon !

J’ai trouvé le moyen de m’occuper autrement, histoire de moins


ressasser, d’être moins tentée de l’embrasser en plein cours, de dénicher son
adresse et de débarquer chez lui à chaque fois qu’il me manque à en crever.
Ce moyen, c’est le Milo’s. Je passe maintenant ma colère sur les hot dogs
que je sers après les cours, trois jours par semaine. J’ai commencé ce boulot
récemment sans rien dire à personne, même pas à Roman, juste histoire de
m’assurer que j’étais à la hauteur avant de lui en parler.

Milo, mon patron sympa à tendance hyperactif, m’a accueillie, formée,


jugée apte et, en un rien de temps, je suis devenue « la reine des saucisses
chaudes ».

Vraiment cool, ce titre.

Il y a du monde, ce soir. Un sourire forcé sur les lèvres, pensant à chaque


dollar que je vais gagner par moi-même, je prends les commandes, apporte
les boissons, me démène et cours dans tous les sens pour servir chaque table
en moins de dix minutes chrono. C’est crevant, pas franchement
passionnant, mais ça a le mérite de m’empêcher de penser.

Sauf quand celui que je suis censée oublier le temps d’un service se
matérialise sous mes yeux.

Roman Latimer passe la porte du petit restaurant de Georgetown et


s’arrête net en posant ses iris sombres sur moi. Tout se contracte et se met à
papillonner en moi. Après un geste de recul, le hipster en long manteau gris
s’avance dans ma direction.

– Donc tu fais ce qu’on te conseille de faire, parfois, lâche sa voix


rauque.

Il s’assied au comptoir, contemple mon uniforme – tablier orange sur


pull et jean noirs – et sourit enfin. Son pote Milo vient le saluer, me
demande de le servir en priorité et repart harceler les cuistots en cuisine.

– Tu aimes un peu trop me faire des surprises…, me glisse Roman en se


mettant à l’aise.
– Tu aimes un peu trop faire comme si je n’existais plus, rétorqué-je en
déposant un verre d’eau devant lui.

Nos regards se percutent.

– Je voudrais une bière.


– Et moi, je voudrais que mon mec s’occupe de moi.
– Ton « mec » ? répond l’insolent avec un sourire, l’air d’aimer ça.
– Tu vois ce que je veux dire…
– Il me semble que je me suis bien occupé de toi, il y a dix jours…

La lueur sexy qui traverse son regard m’excite et me fait rire tout bas.

– Tu me manques, Roman.
– Tu n’as pas idée, petite rebelle…
Le cœur un peu serré et des envies interdites plein le corps, je reprends
mon boulot, lui apporte un « spécial » juste pour le provoquer, alors que ce
n’est pas ce qu’il avait commandé. J’enchaîne avec mes différentes tables,
je passe le voir dès que je peux, le frôle, le bouffe du regard, sens le sien sur
moi, intense et troublant, et ma frustration grandit un peu plus.

Ma jauge va finir par exploser.

En fin de service, Roman est toujours là, plongé dans un bouquin posé
devant lui sur le comptoir. Tout le staff du restaurant quitte le navire, je suis
chargée de faire la fermeture une fois les tables nettoyées et remises en
place pour demain midi.

– Quand tu auras terminé, on pourra discuter ?

Je n’aime pas cette question, et encore moins le ton sur lequel le brun
ténébreux vient de me la poser. Je devine ce qui le ronge à l’intérieur. On
est constamment surveillés, traqués, jugés, même par ceux qui ignorent ce
qu’il y a entre nous. C’est épuisant. Ça nous grignote, dedans.

– Tu me fais peur…, lui avoué-je en m’approchant de lui.

Je me hisse sur le tabouret voisin du sien, il soupire en caressant sa


barbe.

– Tu sais ce que je vais te dire, Lemon…


– Et si je refuse de l’entendre ?

Ma voix s’est mise à trembler, ses yeux fondent sur moi et me


contemplent en silence. J’y lis de la tendresse, mais pas seulement. Un peu
de colère, aussi. Et de la résignation.

– J’ai le cœur qui bat tellement fort quand je te regarde…, murmuré-je.


– Je suis désolé de te faire vivre tout ça, fait-il encore plus bas.

Je secoue la tête, refuse d’entendre ses excuses, place sa main sur ma


poitrine pour qu’il se rende compte de ce qu’il provoque en moi. Mais ça
n’empêche pas ses mots cruels de sortir de sa bouche et de me déchirer à
l’intérieur.

– C’est trop dangereux, Lemon. Pour nous deux.


– On peut faire plus attention…, le supplié-je presque.
– Si ça se sait, le lycée pourrait ruiner ton dossier pour la fac et me virer
en moins de deux. Je ne veux pas gâcher ton avenir et je ne peux pas tout
perdre. Même si ça me tue de te dire ça, de donner raison à tous ces cons, il
faut se rendre à l’évidence…

Sa voix est différente : toujours aussi basse, mais moins habitée.


Lointaine. Comme si elle ne lui appartenait pas complètement. Comme s’il
récitait un discours trop de fois répété.

– Ça te tue de me dire quoi, Roman ? rétorqué-je froidement. Que tu me


lâches ? Qu’on arrête tout ? Que nos corps ont tort de se vouloir, que nos
sentiments ne devraient pas exister ?

Un sanglot s’étouffe dans ma gorge. Celui qui me blesse se penche vers


moi pour m’entourer de ses bras, mais je ne veux ni de sa tendresse ni de sa
pitié. Je le garde à distance d’une main farouchement pressée contre son
torse.

– Ne me touche pas.
– Lemon, tu sais que…
– Non, je ne sais pas ! Pourquoi ce lycée est plus important que moi ?
Pourquoi ce job passe avant tout le reste ?
– Tu n’as pas besoin de connaître les détails, ça ne changera rien, souffle
l’homme que j’aime sans en avoir le droit.

Encore la preuve qu’il ne veut pas s’ouvrir à moi. Encore un secret, un


non-dit, une barrière qui s’érige entre nous.

– Moi, je risquerais tout pour toi, murmuré-je douloureusement.


– Je sais et ce n’est pas ce que je te demande, pas ce que je veux pour toi.
Je refuse de te tirer vers le bas, Lemon…
– Alors tu m’abandonnes ?
Les larmes coulent à flots sur mon visage, Roman en essuie une de son
pouce sur ma joue.

– Je n’y arrive pas, souffle-t-il. Je suis perdu, putain. Avant toi, je


n’aurais jamais hésité, jamais joué avec le feu comme ça…

Réalisant qu’il ressent la même chose que moi, qu’il m’aime peut-être
autant que je l’aime, je quitte mon tabouret et me faufile entre ses bras pour
sentir son cœur battre contre le mien. J’embrasse la peau si douce de son
cou, remonte jusqu’à sa mâchoire carrée recouverte d’une barbe soyeuse. Je
happe ses lèvres, il me laisse faire, vient à la rencontre de ma langue,
inspire profondément. Et me repousse.

– J’ai besoin de réfléchir, Lemon. Et quand tu es si près, j’en suis


incapable…

Il récupère son manteau et s’en va en emportant un petit bout abîmé de


mon cœur. J’ai du mal à comprendre ce qui vient de se passer, s’il a décidé
de continuer sans moi, de renoncer à nous ou pas.

Et je crois qu’il ne le sait pas non plus.


28. 4 3 2 1

Lemon

Quelques flocons m’accompagnent dans la nuit, sur le chemin qui me


ramène au penthouse. Je resserre mon écharpe autour de mon cou et presse
le pas dans les rues de Georgetown. Képi me salue en bas de l’immeuble, je
tente de lui cacher mes yeux encore bouffis par toutes ces larmes versées.

J’ai toujours le cœur lourd, mais je me répète en boucle que Roman ne


m’a pas quittée.

Pas tout à fait. Pas encore.

En rentrant « chez moi », je tombe non seulement sur Ezra que je pensais
à un énième gala de bienfaisance, mais aussi sur Bella avachie sur l’un des
canapés, en pyjama Gucci. Le temps que je me débarrasse de mon manteau
et de mes chaussures dans l’entrée, elle m’a déjà tout expliqué :

– Soit je débarquais ici, soit je commettais un meurtre ce soir ! Je ne


peux plus cohabiter avec une mère aussi chiante et psychorigide ! Je vous
jure, elle est tellement has been, elle doit être née au siècle dernier !
– C’est le cas, Bella… Et donc tu t’installes ici pour… toujours ?
– Trois jours ! intervient le dandy qui nous rejoint d’un petit pas pressé.
Je lui ouvre ma porte pour trois jours, pas un de plus !
– Et on appelle ça la famille…, bougonne la brune en se traînant jusqu’à
la cuisine.

Elle se sort une Corona du frigo, Ezra l’intercepte et la remplace par une
cannette de Sprite. Elle lui tire la langue, il lève les yeux au ciel et je me
souviens qu’avant mon arrivée à Washington, ces deux-là se détestaient
farouchement. Ce n’est pas encore le grand amour… mais ils sont presque
mignons à voir.

Je souris enfin. Ça me fait du bien, de me dire que j’ai servi à quelque


chose.

– Donc si je résume… À trente-et-un ans, célibataire et sans enfant par


choix, je me retrouve à héberger toutes les gamines paumées de D.C., c’est
bien ça ? soupire le politicien un peu dépassé.
– Une semaine ! tente alors la Gucci girl.
– Trois jours !
– Cinq !
– Si vous continuez, je déménage…, grommelé-je en allumant la
bouilloire.

Et les chamailleries reprennent. Ils sont aussi pénibles qu’attachants,


aussi têtus qu’amusants, chacun à leur manière, et au fond, ça me plaît
qu’on puisse former une nouvelle branche de Chamberlain, tous les trois,
pour dépoussiérer un peu cette lignée.

– Dis, mamie, tu ne serais pas née à l’avant-dernier siècle, toi ? me


balance ma cousine en se moquant de ma tisane « nuit calme ».

Ezra se marre, puis nous observe tour à tour.

– C’est étrange…, lâche-t-il.


– Quoi ?
– Toutes les deux. Vous avez si peu de choses en commun et pourtant, ça
« matche ».
– Je suis irrésistible, que voulez-vous ?

Je donne un coup de coude à la prétentieuse à ma droite et ajoute tout


bas :

– Le mélange de deux mondes, il faut croire que ça peut fonctionner… Il


suffit parfois d’oser.
– Ou alors tu es vraiment devenue l’une des nôtres, Lemon.
– N’essaie pas de m’enfermer dans une case, Ezra. Je veux juste être
moi…

On échange un regard qui en dit long, l’ombre d’un certain professeur


rôde dans le coin et Bella finit par nous demander ce qui nous arrive. Alors
on remet ce débat à plus tard, on prétend que tout va bien et chacun regagne
sa chambre.

Enfin, surtout la mienne.

– Bella, il y a des tonnes de lits qui sont libres, ici !


– Je veux dormir avec toi !
– J’ai le sommeil léger et tu gémis en dormant.
– Comment tu le sais ?
– Chesapeake Beach, marmonné-je. On t’a toutes entendue.
– Je devais rêver de Latimer…

Je préfère disparaître dans la salle de bains plutôt que l’entendre


fantasmer sur le mec que j’aime en secret. J’étudie mon visage dans le
miroir, le trouve encore marqué par toutes les émotions qui l’ont traversé ce
soir.

Lorsque je retourne dans ma chambre, je m’attends à trouver Bella au


chaud sous ma couette, mais ma cousine a opté pour une autre activité.
Allongée à plat ventre sur mon lit, jambes croisées au-dessus des fesses,
elle fixe l’écran de mon portable.

– Tu fais quoi, là ? m'écrié-je en lui arrachant le téléphone des mains.

Je jette un œil à l’écran et tombe sur mes rares SMS échangés avec
Roman. Rares, mais tellement compromettants. Mon cœur bondit dans ma
poitrine, l’air a soudain du mal à circuler dans mes poumons, je suis à la
fois furieuse contre Bella et en rage contre moi-même.

Ces messages, j’ai hésité tous les jours à les effacer, sans jamais pouvoir
m’y résoudre.
– Tu… Tu as lu ?
– Pas tout, pas eu le temps ! J’ai mis des plombes à trouver ton code,
ronchonne la fouineuse. « 4321 », sérieux ? Enfin on s’en fout ! Lemon, ça
veut dire quoi : « Je nous souhaite que cette année passe vite. Et que rien ne
s’arrête… » ?
– Bella…
– Roman Latimer et toi, vous vous envoyez des textos ? Il y a quelque
chose entre vous ?!

Elle écarquille ses yeux azur, ouvre grand sa bouche et pousse un cri
aigu. Ça tempête dans mon crâne, ça bouillonne sous ma peau, mais je
m’oblige à rester calme, maîtresse de moi-même autant que c’est
humainement possible. Je ne dois pas me trahir, pas lui montrer à quel point
Roman et moi sommes en danger.

Et plus que tout, je dois le protéger.

– C’est rien, j'ai envoyé ça le soir du réveillon, j’étais bourrée, bafouillé-


je un peu. J’avais un petit crush pour lui moi aussi, j’ai tenté mon coup,
c’est tout.
– Comment tu as eu son numéro ? Et il s’est passé quoi exactement ?
Attends, il y avait un smiley à la fin de ton SMS ! Un baiser…

Ses yeux s’ouvrent encore davantage, je commence à avoir des sueurs


froides.

– Je… Je l’ai embrassé. Mais juste une fois, improvisé-je.


– Tu as galoché notre prof d’histoire ?!
– Pas vraiment, non, inventé-je à nouveau. Il ne voulait pas… Il m’a
repoussée…

Elle pousse un nouveau cri qui me donne sérieusement envie de la


bâillonner.

– Mon héroïne…, souffle la brune en me contemplant d’un air nouveau.


Tu as osé, Lele !
– Une seule fois, insisté-je. Et il n’a pas voulu de moi.
Bella se contrefout de mes précisions – totalement mensongères – et
reste bloquée sur le baiser.

– Tu es une vraie rebelle, toi. Tellement surprenante… tellement cool.


Les Chamberlain devraient être fiers de t’avoir dans leurs rangs !
– Bella, tu ne raconteras ça à personne hein ? C’est vraiment gênant pour
moi… Tu promets ?

Elle pose une main sur sa poitrine, lève l’autre et jure solennellement
qu’elle vivante, cette histoire ne sortira pas de cette chambre. Puis elle me
demande de revenir en arrière et de lui décrire le fameux baiser « dans les
moindres détails ».

Je m’exécute, en racontant une version archiédulcorée de la séance de


l’armoire. Une version où je l’ai embrassé, j’ai transgressé les règles, j’ai
bravé un interdit.

Et adoré ça.
29. Attendre encore

Roman

Dans mon ancien lycée de quartier, il n’y avait qu’un seul bal un peu
naze à la fin de l’année. Et la plupart des gamins, même pas apprêtés,
quittaient tôt la fête pour aller s’embrasser, s’envoyer en l’air, fumer des
clopes ou des pétards cachés sous les gradins du stade.

À la Saint George’s School, les mômes sont tellement habitués aux


réceptions et aux mondanités qu’ils ont le droit à un bal spécial pour la
Saint-Valentin, qu’ils viennent absolument tous en robes du soir et
smokings, qu’ils font leurs sales coups sans vraiment chercher à s’en
dissimuler, puis restent à discuter et jouer aux petits adultes jusqu’à la
dernière minute de leur couvre-feu.

Souvent inexistant.

Depuis bientôt quatre heures, je surveille les terminales qui font des paris
pleins de mépris sur les facs élitistes qui vont forcément les accepter après
les entretiens qu’ils ont passés.

– C’est eux qui auront de la chance de m’avoir ! se vante une grande


brune.
– Le doyen connaît bien ma tante, je sais que je suis tout en haut de la
pile, frime un petit Asiatique.
– Je n’ai envoyé aucun dossier, mais je sais que mon père va arranger ça
à sa prochaine soirée, lance un imbécile en se marrant.

Ces petits arrivistes me sortent parfois par les yeux. Dommage, ils
étaient presque attachants quand ils mouraient de froid sur la plage,
faisaient la vaisselle en grimaçant ou s’intéressaient à l’histoire des États-
Unis plutôt qu’à leur nombril. Ce soir, ils atteignent à nouveau des
sommets. L’air blasé, ils dansent un peu – et souvent mal. Ils rigolent
beaucoup – et souvent pour de faux. Ils n’oublient pas de se rouler des
pelles dans tous les coins, en s’assurant ensuite que tout le monde a assisté à
leurs exploits.

Adossé à un mur, bras croisés dans ce costard qui me tient chaud, je les
regarde tous en essayant de ne pas avoir d’yeux que pour Lemon. Je la
revois en pleurs, au Milo’s, à cause de mes mots remplis de doutes, de
lâcheté. Je n’ai pas été capable de trancher, ce soir-là. De m’accrocher à
notre histoire, de décider une bonne fois pour toutes de me battre pour
nous… ou de la quitter. De laisser cette fille sortir de ma vie et lui laisser la
chance de trouver un mec qui lui correspondra mieux que moi.

Ce soir, l’idée de me passer d’elle me semble inhumaine. Elle est si


belle, si vivante. Elle porte son éternel pantalon noir qui souligne
parfaitement ses fesses et dessine ses jambes que je commence à connaître.
Mais elle a troqué son habituelle chemise blanche pour un haut rouge en
soie qui appartient à Bella, d’après ce que cette dernière vient de beugler.

– Heureusement que Griffin est suspendu, il n’aurait jamais résisté à toi


dans mes fringues ! crie la Chamberlain brune.
– Tu ne veux pas arrêter de dire des conneries plus grosses que toi ?
gronde la Chamberlain châtain.
– Ça va, je plaisante, on n’est pas obligées d’être féministes tout le
temps !
– Si, c’est un peu le principe, Bella…
– Oui ben des principes, tu n’en as pas toujours je crois !

Les deux cousines se sourient et échangent un drôle de regard qui me


met mal à l’aise. Il faudra que je songe à demander des explications à
Lemon… quand je l’aurai enfin pour moi tout seul.

Autour de la fille la plus classe et la plus mystérieuse de l’école, qui me


rend fou de désir et de frustration, les autres lycéens profitent à leur manière
de cette soirée interminable. La parfaite Octavia se dévergonde un peu au
contact de Connor, mais elle grimace à chacun de ses baisers mouillés et
pas franchement délicats. La timide Evangeline tente sa chance auprès du
stupide Stuart, qui n’est pas encore assez lucide pour comprendre qu’elle
sera sa seule opportunité ce soir. Ce crétin vient de gâcher sa propre Saint-
Valentin. La délurée Bella ne me tourne plus autour, heureusement pour
moi, mais elle essaie d’entraîner M. Yates dans un twist en mimant une
canne à pêche et un moulinet pour l’attirer à elle.

C’est un peu le clou du spectacle et mon sourire amusé tombe sur celui
de Lemon, avant qu’on pense à arrêter de se regarder. Le vieux prof de
physique fait diversion en rougissant jusqu’aux oreilles et même sa cravate
bordeaux de Saint George’s fait pâle figure à côté de lui.

L’heure des slows sonne enfin – et signifie que je serai bientôt sur ma
moto en direction de West Falls Church pour aller me coucher. J’ai promis à
Isaac de lui apporter aux aurores une douzaine de roses rouges pour qu’il
puisse jouer le don Juan auprès de toutes les infirmières du service. Ça fait
presque trois semaines qu’il est hospitalisé, maintenant, et il n’a jamais mis
si longtemps à remonter la pente après un épisode de décompensation. Sa
mère s’inquiète beaucoup pour lui, sa grand-mère cuisine d’arrache-pied
pour se sentir utile et on se relaie tous dans sa chambre pour qu’il passe le
moins de temps possible seul. Mais mon neveu a plus que jamais besoin de
cette transplantation… et moi de ce fric. J’enrage de devoir le faire attendre
encore, le souffle court et le visage bouffi d’œdèmes.

– Tu as l’air soucieux, me chuchote Lemon sans me regarder.

Je ne l’avais même pas sentie se glisser à côté de moi. Je pourrais lui


confier ce qui me tourmente, ce qui m’oblige à faire ce boulot sans
broncher, j’en ai parfois envie et je sais qu’elle saurait écouter. Mais je tiens
à garder ma vie d’ici et celle de là-bas séparées. Je refuse que ses billes
noisette me regardent autrement, éprouvent de la pitié, se mettent à
s’inquiéter pour moi ou ma famille. Elle a déjà bien assez à gérer de son
côté.

– Je voudrais juste partir d’ici…, expliqué-je.


– Et moi donc.
– Pourquoi tu ne rentres pas chez toi ?
– Parce que tu es là, Roman. Et que je ne veux pas gâcher une seule
minute à pouvoir te regarder, te sentir, te frôler… même si je n’ai pas le
droit de te toucher, de t’embrasser, de te faire d’autres choses que je n’ai
jamais osées…

Je laisse aller mon regard sur sa bouche qui prononce ces mots interdits.
Et qui déclenchent en moi des alarmes autant que des incendies.

– Je t’emmène loin d’ici ? lui proposé-je sur un coup de tête.


– Tu… Je… Tu as le droit ?
– Je vais le prendre… Ma mission de chaperon s’arrête officiellement
dans dix minutes. Mais je ne tiendrai jamais si je dois attendre encore et
voir un seul autre de ces morveux te rôder autour.
– Kidnappe-moi, me défie Lemon dans un sourire. Maintenant.

Et je sors la grosse voix, fais les gros yeux, me mets à l’engueuler pour
je ne sais quelle transgression du règlement qui nécessite que je l’exclue
immédiatement de la salle de bal et prenne les sanctions qui s’imposent : la
faire monter sur ma moto et l’emmener dans un club de jazz intimiste que
m’a conseillé Angus.

La jolie rebelle se colle dans mon dos et ses mains autour de ma taille me
donnent une folle envie d’elle. Je me concentre sur la route et observe à la
dérobée son intensité dans le rétroviseur. Il y a dans son regard tout un
mélange de joie, de peur, d’excitation et de liberté. Ce cocktail grisant qui
est en train de me faire le même effet.

On s’installe à une petite table au fond du bar et je suis soulagé de


découvrir une ambiance feutrée, un peu enfumée, à la musique parfaitement
dosée pour couvrir nos voix des oreilles curieuses mais nous permettre de
discuter. Ici, personne ne viendra compter combien d’années nous séparent
ou vérifier qui je suis pour elle et qui elle est pour moi. Je commande deux
cocktails sans alcool et Lemon me sourit.

– Quoi ?
– Tu as peur qu’on t’accuse de me faire boire ?
– Je ne crois pas que qui que ce soit puisse te forcer à faire quelque chose
que tu ne veux pas, Lemon Chamberlain.

Elle lâche un nouveau sourire effronté, avec une petite pointe de fierté
dans le regard, et passe sa main sous sa frange. On était censé arrêter. À la
place, je suis en train de boire un verre avec elle une nuit de Saint-Valentin.
Ça me semble aussi insensé qu’indispensable.

– On m’a forcée à quitter la Louisiane pour venir à Washington,


pourtant.
– Tu regrettes ?
– Je crois que le karma t’a mis sur ma route pour se rattraper de toutes
les crasses qu’il m’a faites jusque-là.
– Tu parles de ta mère ?
– Elle a fait une erreur, c’est normal qu’elle paye. Mais elle me manque
tellement…

Je glisse une main sur sa joue et elle porte ses doigts aux miens en me
souriant tristement. On reste un moment à se fixer en silence, jusqu’à ce que
ma question sorte :

– Et ton père, dans tout ça… ?


– Jamais vu, jamais connu. Il s’est barré avant ma naissance. Alors que
ma mère avait tout quitté pour lui…
– Tu n’as jamais songé à le retrouver ?
– Pour lui mettre mon genou là où je pense et l’empêcher de refaire des
enfants ? Si, ça m’a démangé plus d’une fois.

Je me marre dans ma barbe en la regardant s’énerver. Cette fille, c’est


quelqu’un.

– Mais rencontrer un musicien raté, sûrement drogué, capable


d’abandonner sa copine enceinte qui a coupé les ponts avec toute sa
famille ? Sincèrement, ça ne m’intéresse pas.
– Ma sœur a aussi élevé son fils toute seule. Enfin, j’essaie de l’aider
comme je peux. Mais il y a des jours où je ne suis pas très fier d’appartenir
à la gent masculine.

Lemon me dévisage en plissant ses yeux noisette, et je prends conscience


que je me confie à elle sur ma famille, ce qui n’était pas vraiment prévu au
programme.

– Si j’avais cru un jour qu’un mec barbu, motard, avec ses mauvaises
manières et ses chemises de bûcheron pouvait être le plus grand féministe
que j’aie jamais rencontré dans ma vie…
– Oui ? Qu’est-ce que tu aurais fait ?
– Je l’aurais épousé sur-le-champ !

J’éclate de rire.

– Parce que tu as envie de te marier ?


– Non, je ne crois pas, avoue la rebelle. Et toi ?
– Peut-être…
– D’avoir des enfants ?
– C’est un interrogatoire de flic musclé, c’est ça ?

Lemon se marre et saisit la petite lampe posée sur notre table pour me la
braquer dans la tronche.

– Réponds où je te fais coffrer, Latimer, me menace-t-elle d’une grosse


voix.
– Bien sûr que je veux des enfants. Mais je préfèrerais que tu ne
deviennes pas flic, à choisir…
– Au cas où je deviendrais ta femme et la mère de tes enfants ? me
provoque-t-elle.
– Au cas où j’aurais mon mot à dire sur ton avenir.
– Je suis libre, tu te souviens ?
– Et c’est ce que j’aime le plus chez toi, Lemon Chamberlain.

Après cette petite joute verbale entre nous, aussi vive que sexy, je me
penche pour l’embrasser par-dessus la table, en sentant tout mon corps
surchauffer.
Je n’ai jamais envisagé l’avenir avec aucune femme. Ally a été ma
relation la plus sérieuse et la plus longue, mais je ne me projetais pas dans
une vie de couple, sous le même toit, avec des bébés et des bagues au doigt.
C’est d’ailleurs ce qui l’a poussée à me quitter. Mais quand Lemon s’amuse
à s’inviter dans mon futur, même pour rire, étrangement, je n’ai pas envie
de la chasser. Comme elle, je me sens jeune et libre.

Et c’est même avec elle, que je me sens le plus libre.

Alors qu’on a le droit de rien.

– C’est fou…, dit-elle en soupirant. Qu’on soit ici, juste tous les deux…
– On ne devrait pas, me rappelé-je en fronçant les sourcils.
– Mais c’est plus fort que nous, c’est comme ça.
– On ne lutte pas assez…
– Moi, je ne fais que ça, lutter.
– Je sais, je n’en dors pas…, lui avoué-je en soutenant son regard.
– Tu crois que c’est parce que c’est interdit, que c’est si fort ?

Et ses yeux intelligents plongent tout au fond des miens. Me désarment.


Et me flinguent.

– Je n’en sais rien, soupiré-je. En ce moment, je ne vois ni notre


différence d’âge, ni notre hiérarchie.
– Qu’est-ce que tu vois, alors ? me demande-t-elle en me poussant dans
mes retranchements, tout en sirotant son cocktail.
– Un mec et une fille au milieu de leur rencart, dans un club de jazz, un
soir de Saint-Valentin.
– On est un tel cliché ! lance-t-elle soudain en riant.
– On s’est tellement embourgeoisés, au contact de ces richards !
confirmé-je.
– Ils ont réussi à nous rendre niais et romantiques, ces gros hypocrites !

On éclate de rire tous les deux, à chaque phrase, et je me rends compte


que je me suis rarement senti aussi en phase avec quelqu’un.
J’ai encore envie de l’embrasser mais son visage se décompose juste
quand j’approche le mien.

– Qu’est-ce qui se passe ?


– Surtout ne bouge pas, Roman.

Je me retourne, bien trop borné pour obéir.

– Quoi ?
– Mon oncle vient d’entrer dans le bar, bredouille-t-elle sans même oser
battre des cils.
– Ezra ?!
– Avec un mec… Putain, il a un rendez-vous de Saint-Valentin. Dans ce
bar.
– Et merde, grogné-je contre moi-même. C’est Angus qui m’a filé
l’adresse. Mon meilleur pote. Qui est son ex.

J’attrape la carte des cocktails et la place devant mon visage, pour


pouvoir regarder dans leur direction en restant à peu près caché. Lemon se
ratatine sur son fauteuil, presque sous la table.

– On est morts…, balbutie-t-elle.


– Attends, il va peut-être s’occuper de son date et… Oh oh.
– Quoi, il nous a vus ?
– Soit il a très envie d’aller pisser et les toilettes sont derrière moi. Soit il
fonce droit sur nous pour m’en mettre une.

Lemon se redresse aussitôt et tente d’attaquer la première.

– Ezra, laisse-moi t’expliquer.


– Lemon, sors immédiatement de ce club et grimpe dans la berline, mon
chauffeur va te ramener, fulmine mon oncle.
– Non, attends, je…
– Pourquoi tu ne t’adresses pas à moi ? lâché-je en me relevant sur mes
pieds pour lui faire face.
Le dandy lève le menton et sa bouche arbore le plus grand mépris qui
soit.

– Parce que je n’ai absolument rien à dire à un type comme toi, Latimer.
Tu devrais avoir honte de ce que tu fais.
– Tu n’as aucune idée de ce que je fais…
– J’en ai bien assez vu. Compte sur moi pour te dénoncer à la première
heure demain matin, au proviseur de Saint George’s pour qu’il te vire sur-
le-champ, au département de l’Éducation pour être certain que tu seras radié
de l’enseignement et aux flics pour qu’ils s’occupent de te remettre les
idées en place !

Mes poings se serrent pendant qu’il m’assène les pires menaces qui
soient. Le plus horrible, c’est que je le crois tout à fait capable de faire tout
ça. J’ai l’impression que le sol s’ouvre sous mes pieds… et je serais prêt à
en venir aux mains si ce n’était pas la plus mauvaise des idées pour arranger
mon cas.

– Tu vas gâcher l’avenir de Lemon, grondé-je pour le dissuader.


– Ça, il fallait y penser avant de jouer les pervers, mon vieux…
– Arrête ! crie soudain celle qui tremble à côté de moi. Ce n’est ni un
prédateur ni un malade mental. C’est un mec bien ! Roman aurait aussi pu
détruire ta carrière et ta réputation, mais il ne l’a pas fait. Il n’a jamais
menacé de te sortir du placard, de raconter à ta famille coincée ce que tu
fais de tes nuits et combien d’amants tu collectionnes ! Avec tout ce qu’il
risque, il aurait pu te faire du chantage il y a bien longtemps. Mais il n’est
pas comme ça…

J’ai le cœur qui cogne comme un fou dans les tempes, j’ai la gorge sèche
et l’envie de hurler, mais je reste muet, comme un con. Je crois que je suis
en train de réaliser au pire moment ce que je ressens pour cette fille. Et je
n’arrive à retrouver l’usage de la parole que quand je la quitte du regard.

– Retourne à ton date et laisse Lemon vivre. Elle s’est débrouillée sans
toi bien longtemps. Et elle est assez grande, mûre, forte pour faire ses
propres choix.
Son oncle enrage face à moi, se lisse furieusement les cheveux en arrière
mais ne répond rien. Alors j’enfonce le clou une dernière fois.

– Que tu me croies ou non, Ezra, je ne lui ferai jamais de mal.

Après quelques secondes de tension extrême, pendant lesquelles ni lui ni


moi ne savons comment couper le courant, la voix éraillée de Lemon me
parvient.

– Viens, Roman, ramène-moi chez moi.


30. Touchée

Lemon

C’était il y a plus d’une semaine déjà, mais Ezra et moi n’avons jamais
reparlé du fiasco de la Saint-Valentin. On cohabite un peu froidement, on se
croise, partage quelques petits déjeuners, quelques bouts de films le soir,
mais sans qu’aucun de nous ne fasse vraiment un pas vers l’autre, ne hausse
le ton… ni ne s’excuse. Faire l’autruche, vivre dans le déni, j’ai appris à
faire ça, ici.

Le politicien à lunettes a l’air préoccupé ces derniers jours, mais j’ignore


qui en est réellement responsable, de son boulot harassant, de sa vie
personnelle qu’il doit garder secrète… ou de sa nièce rebelle qui squatte
chez lui en lui posant tant de problèmes. Quoi qu’il en soit, je me fais
discrète quand il est dans les parages, je ne tiens pas à ce qu’il m’envoie
dormir sous les ponts.

Et je me demande parfois s’il ne regrette pas de m’avoir prise sous son


aile. Pas sûre qu’il redirait « oui », si ma mère le suppliait encore
aujourd’hui.

Mon téléphone vibre, je fixe l’écran en pensant voir s’afficher le prénom


de ma cousine, mais c’est Trinity qui m’appelle. Je décroche, lui balance en
trois mots que je dois me préparer pour un entretien à la George Washington
University et l’entends me souhaiter de foirer pour rentrer en Louisiane
l’année prochaine. Je raccroche en ricanant et repense à Bella, qui devait
m’accompagner aujourd’hui. Ma cousine ne partage plus ma chambre : si
elle n’a pas respecté la promesse des trois jours, loin de là, elle a tout de
même fini par retourner vivre chez sa mère dès le lendemain de la Saint-
Valentin.
Depuis son départ, le penthouse a retrouvé son calme… limite mortel.

***

Il fallait que la chargée des admissions de la section Histoire, qui me fait


passer l’entretien préliminaire aujourd’hui, ait un énorme poireau sur le
menton. Il le fallait.

Je tente de regarder ailleurs en lui parlant pour la première fois, pense à


un chaton mort en lui serrant la main, puis à ce que dirait ma mère, si elle
me savait dans ce bureau, au moment de m’asseoir face à cette femme et à
son grain de beauté poilu.

Et je n’ai plus du tout envie de rire.

Je ne sais pas ce que ma chanteuse de mère penserait de mon envie de


continuer mes études. De ne pas rentrer en Louisiane, près d’elle. Je crois
qu’elle a toujours secrètement espéré faire de moi une artiste, comme elle.
Et il me semble qu’elle prendrait pour une trahison que j’intègre ce monde
qu’elle a quitté sans se retourner. Alors j’imagine Portia Chamberlain qui
prendrait sa voix la plus rude et me demanderait ce que je fous là, à faire
des courbettes à des gens qui se croient supérieurs par principe, et qui ne
m’ont convoquée ici que parce que je porte un nom de famille respectable
dans le coin.

Malgré tout ça, j’ai envie de tenter le coup. Je sais que mon dossier n’est
pas faramineux, que mes chances de réussir sont maigres, mais je dois
essayer. Je veux m’en sortir par moi-même, faire mes propres choix, trouver
ma place quelque part et ne plus rien avoir à prouver à personne.

Je ne veux plus être celle qu’on voit comme une plouc d’ailleurs ou une
prétentieuse d’ici. Juste être moi.

Je réponds aux questions de la femme au poireau du mieux que je peux,


tente de prouver ma réelle motivation, de me mettre en valeur, de
compenser ma moyenne générale un peu limite par un discours enthousiaste
et pertinent. Je ne sais pas si j’y parviens, mais en me battant pour obtenir
une place dans cette fac, je pense à lui. À Roman Latimer, le professeur,
l’érudit, le pédagogue, le cultivé, l’inspirant, le coach, à toutes ses facettes,
au fait qu’il tient tant à ce que je m’en sorte, à ce que je m’élève, à ce que je
me crée mon propre chemin.

Et je voudrais tant qu’il soit fier de moi.

***

Le winter break de fin février a démarré, je ne vais plus pouvoir croiser


Roman au lycée pendant deux longues semaines, mais il m’a promis de
venir me voir au Milo’s où je me suis arrangée pour faire des tonnes
d’heures sup. J’espère pouvoir me payer un billet pour la Louisiane et
m’envoler aux prochaines vacances de printemps.

Ma mère me manque terriblement et d’après nos derniers coups de fil, je


déduis que son moral n’est pas au beau fixe. L’autre jour, au téléphone, elle
ne cessait de me répéter : « Elle avait 16 ans, Lemmy. Ç’aurait pu être toi…
J’ai fauché cette gamine en pleine jeunesse. » On a pleuré ensemble, elle
m’a promis de retourner voir la psy de la prison, je lui ai juré de venir lui
rendre visite au plus tôt.

– On t’attend, Lemon !

Je sors de mes pensées, souris à mon patron, enfile mon tablier et


démarre mon service. Je bosse dur, tout en songeant aux trois entretiens que
j’ai passés. Deux à Washington, un à Alexandria. Je repense à l’incertitude
qui plane au-dessus de ma tête concernant l’année prochaine. Je n’ai aucune
idée de ce que l’avenir me réserve, mais j’essaie de m’accrocher à ce que la
vie me donne maintenant.

– Lemon, comptoir !

Milo a une légère tendance à aboyer pour se faire entendre, mais cette
fois, je ne lui en veux pas quand je comprends vers qui il m’envoie. Je me
précipite au comptoir où Roman vient de prendre place. Cachée derrière un
menu, je l’embrasse sur la bouche, puis mordille et aspire sa lèvre du bas.
– Je ne savais pas que ce genre d’amuse-bouche était au menu…, grogne
le hipster au sourire de sale gosse.
– J’en ai plein d’autres en réserve, lui glissé-je.
– Arrête de m’allumer, la rebelle. Je risque de prendre feu…

Je ris, le cœur battant, lui sers une bière, gère mes deux autres
commandes en cours, puis prends mon break de quinze minutes. Alors que
je m’apprête à m’asseoir sur le tabouret d’à côté, Roman se lève, saisit ma
main et m'entraîne à l’extérieur. Le hipster m’attire en courant jusqu’à la
première ruelle qu’on croise et me plaque contre un immeuble aux briques
rouges.

Il m’a tellement manqué.

Et je crois que la réciproque est vraie.

Ses lèvres prennent possession des miennes, sa langue s’invite dans ma


bouche, ses mains sous mon tablier et je gémis dans cette rue joliment
éclairée, un peu frigorifiée et brûlante à la fois. On s’embrasse pendant dix
minutes au moins, se séparant uniquement pour reprendre un peu d’air. Je
pose mes mains partout sur lui, dans ses cheveux, sa barbe, sur ses épaules
carrées, sa taille solide, je m’aventure même sur la bosse qui déforme son
Chino kaki. À ce moment-là, mon professeur grogne entre mes lèvres et
rend les armes.

– Stop, Lemon. Là, tu vas me faire crever si tu continues…


– Dommage, soufflé-je contre sa bouche, pantelante.
– On ne peut pas faire ça ici.

Il me colle un baiser sur les lèvres, une claque sur les fesses et
m’ordonne de retourner bosser. Tandis que lui disparaît dans la nuit.

Et jusqu’à la fin de mon service, je souris.

***
La rentrée à la Saint George’s School se déroule comme prévu : routine
ennuyeuse, proviseur sur les dents, horde d’uniformes qui me prennent
toujours pour une kleptomane et se la racontent parce qu’ils reviennent du
ski ou des Bahamas, et cours soporifiques – à l'exception d’un seul.

L’unique nouveauté : Bella, mon alliée, ma complice, ma seule vraie


amie ici, qui ne semble plus avoir beaucoup de temps à me consacrer. La
brune m’évite quasiment toute la journée, jusqu’au cours d’EPS qui a lieu
en fin d’après-midi. Ici, ni football ni basket au programme, mais de
l’escrime, école élitiste oblige. Pendant ces deux heures, étant mon
adversaire attitrée, ma cousine n’a d’autre choix que me parler. Ou au
moins m’écouter.

– J’ai fait quelque chose, Bella ?

Le sourire qu’elle me balance avant d’enfiler son masque est faux au


possible.

– Arabella !

Je n’ai pas encore mis mon masque qu’elle attaque. La filoute pointe son
fleuret sur moi et se lance en avant. Je l’esquive et m’équipe aussi vite que
possible. Les autres duos s’affrontent gentiment dans le grand gymnase,
mais mon adversaire est la seule à se croire aux J.O. Bella est étonnamment
rapide, ultra-déterminée, vicieuse, j’ai du mal à éviter les touches. Premier
point pour elle. Je me déplace dans le couloir d’escrime en position fléchie,
comme on me l’a appris, j’essaie d’égaliser, mais elle m’attaque sans
relâche et surtout sans respecter les règles.

Arabella Chamberlain n’est ni de nature sportive ni hargneuse


normalement. Ça ne lui ressemble pas d’être aussi agressive.

Je perds finalement le combat trois touches à zéro. Je meurs de chaud


sous mon attirail, de frustration face à son attitude. Elle lève les bras en
signe de victoire, jubile, je lâche mon fleuret et arrache mon masque pour le
jeter au sol.
– C’est quoi ton problème, à la fin ?

Ma cousine m’expose elle aussi son visage et je découvre qu’en réalité,


elle fulmine.

– Tu crois que je ne vous ai pas vus partir ensemble, Latimer et toi, après
le bal de la Saint-Valentin ?

Je reste interdite, jette des regards autour de moi pour vérifier que
personne n’a les oreilles qui traînent.

– J’ai toujours été sympa avec toi, mais ça s’arrête aujourd’hui, siffle
mon adversaire. Je n’aime pas qu’on me mente, Lemon… Je déteste être
prise pour une conne.

Sa crinière brune impeccable tournoie autour d’elle, tandis qu’elle me


tourne le dos et s’éloigne d’un pas altier et arrogant.

Moi, je me sens blessée. Et pas dans mon ego. Bella était la seule à être
de mon côté, dans ce lycée où on me surnomme toujours « la revenante ».
Elle était l’une des rares personnes qui m’aidaient à tenir et à croire qu’on
peut se mélanger, se respecter et même s’estimer, entre gens comme eux et
gens comme moi.

Et je viens apparemment de la perdre.

***

Quinze minutes plus tard, je sors tout juste de la douche du gymnase,


enroulée dans ma serviette bordeaux et bleu marine, quand la voix de ma
cousine me parvient de l’autre côté d’une rangée de casiers.

– Je lui ai proposé dix mille et il a dit oui. Aussi facile que ça !

Sans bien savoir ce que je comprends, j’ai une drôle de sensation qui me
saisit aux tripes, tout à coup.

– Je suis prête à faire monter les enchères à vingt mille !


– Pas touche, Laine, il est à moi.
– OK, oK, Bella sort les griffes pour son professeur sexy…

Je ferme les yeux, m'empêche de toutes mes forces d’intervenir.

Ces garces sont vraiment en train de parler de lui comme d’un gigolo ?

– Roman Latimer va voir de quoi les filles de la haute sont capables, ce


soir, se vante ma cousine. Ça le changera…

J’ai soudain du mal à la reconnaître. Un peu peste à ses heures,


superficielle, arrogante, ça je le savais. Mais si méprisante, abjecte,
puante…, je l’ignorais. Je fais claquer mon casier un peu plus fort que
nécessaire, histoire que ces teignes se rendent compte qu’elles ne sont pas
seules et qu’elles se la ferment.

En quelques secondes, la vipère brune est derrière moi, à me murmurer


en secret :

– Tu vois, Lemon, moi aussi je peux l’avoir…


31. Pas dans les plans

Lemon

Je quitte les vestiaires en courant avec la sensation d’étouffer. J’ai


confiance en Roman et je sais qu’il n’accepterait jamais un rendez-vous
avec Bella, encore moins un « plan cul » et encore moins pour de l’argent.
Je le connais, il n’est pas comme ça. Mais j’enrage à l’idée que ma cousine
ait osé le lui proposer. Qui sait ce qu’elle pourrait manigancer d’autre, juste
parce que son ego démesuré a été froissé ?

J’ignore si elle veut juste me blesser, se prouver des choses à elle-même


ou vraiment lui mettre le grappin dessus, mais toutes ces options me font
mal. Et je ressens un besoin urgent de parler à Roman.

Trois fois que je l’appelle et que je n’obtiens que la belle voix de sa


messagerie. À la quatrième tentative, je laisse un message essoufflé sur son
répondeur :

– C’est moi… Je voulais te parler de quelque chose, tu dois être


occupé… J’ai appris ce que t’avait proposé Bella, elle se vante d’avoir
réussi dans le vestiaire des filles… Ça me rend dingue… Je ne doute pas de
toi, mais… Fais attention à elle, c’est tout, je ne sais pas de quoi elle est
capable.

Je laisse passer un silence, j’ai des mots d’amour qui me viennent mais je
les retiens en me mordant les lèvres.

– J’espère que ça va… Tu me manques… Je vais bosser chez Milo’s…


Je t’embrasse.
Je raccroche en fermant fort les paupières, dépitée d’avoir laissé des
bouts de phrases si hésitants et qui me donnent l’air tellement accro à lui.

En même temps, je le suis.

En tablier orange sentant la saucisse, je passe toute ma soirée à courir


entre les tables du resto, les yeux rivés sur la porte d’entrée. Roman aurait
pu avoir mon message et décider de me rejoindre ici. Non, il m’aurait
répondu ou rappelée entre-temps. Alors il pourrait simplement avoir envie
de venir manger le meilleur hot dog du coin et débarquer par hasard pile un
soir où je suis de service ? Non, je sais maintenant qu’il vit dans un autre
quartier de Washington et qu’il a ses habitudes ailleurs, loin d’ici, dans un
pan de son existence que je ne connais pas.

Ça me frustre terriblement.

Je n’ai jamais ressenti pour personne cette évidence, cette impression


d’avoir fait une rencontre qui marque un tournant dans une vie. Et malgré la
force de mes sentiments, l’interdit est plus grand.

Je n’ai pas le droit de le connaître entièrement, pas accès à lui, pas la


possibilité de le joindre quand je veux, de me jeter dans ses bras chaque fois
que j’en ai besoin et de crier au monde entier qu’il est à moi. Que je ne suis
pas une pauvre gamine écervelée qui se fait des films : lui aussi tient à moi,
lui aussi veut ce que je désire le plus, en tout cas je le crois.

Je rejoins le penthouse d’Ezra en traînant les pieds, ce soir-là. Dans


l’ascenseur, Képi tente de me faire sourire :

– Je sais que la mode change vite et que je ne suis pas à la page… Mais
est-ce que ce tablier plein de gras serait la version moderne de ma
redingote ?

Je me regarde, hébétée.

– Oh, ça ? Non, juste la version fatiguée de la fille qui oublie de se


changer en quittant le travail.
– Dure journée ?
– Un peu oui… Mais sûrement moins que la vôtre.
– Je ne me plains pas.
– Sérieusement, Képi ? Rester debout toute la journée pour ouvrir des
portes et appuyer sur des boutons à la place de gros feignants qui pourraient
très bien le faire eux-mêmes ? Et tout ça avec le sourire ? Je ne sais pas
comment vous supportez ça.
– Les ragots, me chuchote-t-il alors. Il n’y a rien de plus jouissif que
savoir avant tout le monde qui rend visite à qui en secret, qui rentre
complètement ivre, qui pleure dans les bras de qui le soir, qui s’enfuit
discrètement au petit matin.
– Vous feriez un carton dans mon lycée, vous savez ? Le mec le plus
populaire, avec ce don pour les potins et ce style vestimentaire inimitable,
ce serait vous !

Le portier me sourit, pas peu fier, et me glisse juste avant que je


m’éloigne :

– J’aime bien que vous m’appeliez Képi. Et M. Chamberlain vous attend


sur le toit terrasse…
– Hein, Ezra ?
– Oui, il souhaite vous parler… Il m’a demandé de le prévenir de votre
arrivée.
– Mais c’est pire qu’une prison, ici !

Je m’engouffre dans l’appartement de mon oncle en sachant que je vais


passer un sale quart d’heure. Je me vois déjà mise à la porte, en train de
pleurer sur le trottoir, mes deux sacs sur le dos, avec à la main un billet
d’avion aller direction la Louisiane. Pendant une seconde, je me surprends
même à me demander si Roman accepterait de m’héberger chez lui, si je
n’avais plus nulle part où aller. Mais il est plus probable que j’atterrisse au
milieu de la famille nombreuse de Trinity ou dans le garage plein de
ragondins de Caleb.

Merci la vie.
– Viens t’asseoir, Lemon.
– Je préfèrerais rester debout, dis-je pour le principe de me rebeller.

Ezra est presque allongé sur un transat, à proximité d’un des quatre
parasols chauffants qui rougeoient sur la terrasse. Il a croisé ses pompes
cirées devant lui et ses deux mains au sommet de son crâne. Je me dirige
vers la rambarde pour m’y adosser et mettre une bonne distance entre nous.

– Tu ne vas pas sauter dans le Potomac, hein ? ironise-t-il.


– Ça dépend, tu comptes me foutre dehors et me renvoyer d’où je viens ?
– Mais tu ne comprends pas, Lemon ? Tu viens d’ici. Ta place est ici.
C’est pour ça que je veux que tu restes et que tu ne gâches pas ta vie. Une
amourette avec un professeur, c’est la plus mauvaise idée qui soit pour ton
avenir…
– Mon avenir ! éructé-je. Mais il n’y a que lui qui s’en soucie vraiment,
de mon avenir. Tout ce que tu fais depuis que je suis arrivée, toi, c’est
t’assurer que je reste dans le rang. Personne ne m’a demandé ce que je
voulais vraiment. Tout ce qui compte pour vous tous, c’est calculer,
programmer, diriger, planifier, que tout le monde suive le même chemin,
que rien ne dépasse jamais. Tu n’en as pas marre de cette vie sans surprise,
sans liberté ? De ne jamais oser te laisser guider par ce que tu ressens ?
– Tu me rappelles tellement ta mère, lâche-t-il dans un sourire.

Je lui souris aussi, mais, rapidement, les larmes me montent aux yeux.
Elle me manque cruellement. Sans elle, sans Roman, sans mes deux
meilleurs amis et maintenant sans Bella, ma vie ressemble à un immense
vide, un puits sans fond, un océan de solitude. Même les eaux sombres du
Potomac me semblent moins tristes que moi, ce soir.

– Qu’est-ce que tu veux vraiment ? me demande alors mon oncle en


remontant ses lunettes sur son nez.
– Roman Latimer.

Je n’ai pas hésité un quart de seconde. Mais Ezra secoue la tête comme si
cette réponse était irrecevable.

– On peut se parler honnêtement ? tenté-je.


– Je t’écoute.
– Ce n’est pas une amourette, un fantasme d’adolescente ou une crise de
rébellion pour faire chier le monde. Et il ne profite pas de moi. Ça fait
longtemps que j’aurais tout arrêté si c’était un sale type qui joue avec ses
élèves, qui obtient ce qu’il veut et passe à une autre. On n’a même pas…
– Aaahhh, pas de détails ! me coupe le dandy d’une main levée. Je veux
bien jouer l’oncle cool, mais moins j’en sais, mieux ça vaudra ! Je suis ton
tuteur, tu te souviens ? Je suis censé te protéger, prendre soin de toi, j’ai
promis à Portia que je ne te laisserais pas faire les mauvais choix.
– Je crois qu’elle comprendrait, elle…

Le vent de mars fait voler un peu mes cheveux et me donne la chair de


poule. À moins que ce soit cette impression d’être seule au monde.

– Viens te réchauffer, me souffle mon oncle.

Il se redresse sur son transat, s’y assied sur le côté pour me faire une
place à côté de lui. Je le rejoins près du chauffage, tends les mains et le
visage vers cette source de chaleur rougeoyante qui me fait du bien.

– J’ai des sentiments pour lui, Ezra. Et je crois qu’il en a pour moi. Je
sais que c’est un peu… hors des clous, tout ça. Mais on ne choisit pas qui
on aime, qui nous attire, tu devrais le savoir mieux que personne.
– Je le sais.
– Toi tu as choisi de te cacher, mais…
– Je suis en train de tomber amoureux d’un homme marié et hétéro… qui
a quinze ans de plus que moi.

Mon oncle m’a lâché ça comme un aveu qui lui brûlait les lèvres et qui
avait grand besoin de sortir.

– Une histoire d’amour interdite et une grosse différence d'âge, hein… ?


– Ça ne faisait pas vraiment partie de mes plans, ajoute-t-il dans une
grimace qui me fait sourire.
– Je suis désolée pour toi, Ezra.
– On ne serait pas un peu maudits, dans cette famille, sur le plan
sentimental ?
– Vous avez tout le reste, il faut bien que vous vous battiez un peu pour
quelque chose, ironisé-je en haussant les épaules.
– On a tout le reste, Lemon. Tu es une Chamberlain.

Le dandy passe son bras autour de mes épaules et me serre sur le côté.
Puis il se reprend rapidement et me met en garde :

– Ça ne veut pas dire que je cautionne ce que tu fais, tu sais ? Et je ne


pourrai rien pour toi le jour où la vérité éclatera. Ça ne doit pas être le
discours le plus au point niveau parentalité… Mais si ça se sait, personne ne
doit savoir que je savais !

Je le fixe une seconde et j’éclate de rire.

– Tu es vraiment le pire tuteur qui soit, gloussé-je de plus belle. Et donc


le meilleur.

Mon fou rire s’éternise et je m’écroule contre le dandy en costard, qui


sourit mais se retient de rire. Et sur ce toit-terrasse, je ne sais plus lequel de
nous deux console l’autre.

***

Je me glisse enfin sous ma couette, épuisée, prête à m’endormir d’une


seconde à l’autre. Mon portable vibre et je sursaute en espérant voir le
prénom de Roman s’afficher sur mon écran.

Perdu : Bella.

Je l’envoie sur répondeur et fourre mon téléphone sous mon tas


d’oreillers en lâchant un long grognement. Je ne vois pas ce qu’elle pourrait
avoir d’intéressant à me dire après les horreurs entendues sur Roman tout à
l’heure.

Quelques secondes plus tard, c’est un message de sa part qui me


parvient, et pas des moindres. Je découvre une photo de ma cousine dans le
miroir en pied de sa chambre, sourire de garce aux lèvres, moulée dans une
robe rouge au tissu légèrement transparent et au décolleté vertigineux.
Dessous, sa culotte noire en dentelle se devine aisément, tout comme son
absence de soutien-gorge.

[Au fait, tu crois qu’il est plutôt lingerie fine


ou peau nue ? Bisous !]

Cette fois, je balance mon téléphone à l’autre bout du lit immense. Et


c’est ma tête que j’enfonce sous l’oreiller, pour enfin arrêter de penser.

Il est à moi, il est à moi, il est à moi.


32. Bien avant

Roman

Bécane - hôpital - lycée - bécane - hôpital - lycée – bécane…

Je ne vais pas tarder à me planter sur la route, si cette saloperie de


routine continue à régir ma vie et à me rendre fou. Et je ne parle même pas
de Lemon qui me trotte dans la tête en permanence, de mon corps qui la
réclame à ne plus en pouvoir – jusque dans mes nuits où je la vois, je la
sens qui se donne à moi, sans jamais me laisser dormir. Je n’ai jamais été
accro à ce point. Jamais tant voulu une fille sans l’avoir.

Mais Lemon est différente. Elle est mon élève. Elle a tout juste 18 ans.
Et je crois bien que je suis en train de tomber amoureux d’elle.

Putain de bordel de merde de romantique à la con.

En attendant, Isaac faiblit à nouveau, les médecins n’ont pas l’air


tranquille et, dans le clan Latimer, plus personne ne respire comme il le
devrait.

– Rentre, Rome, me glisse ma sœur un soir, tard. C’était censé être ma


nuit, pas la tienne…

Le petit guerrier branché de partout vient seulement de s’endormir dans


son lit d’hosto. Il est déjà deux heures du matin, j’avoue que je tiens à peine
debout à force d’enchaîner les jours à rallonge et les nuits trop courtes.
Alors je serre Paige dans mes bras, vais planter un baiser sur le front du
petit, quitte cette chambre qui pue la peur et l’ennui et m’enfile un café
dégueulasse sur le chemin de l’ascenseur. Arrivé sur le parking, je sors mon
portable et découvre les quatre appels en absence laissés par ma rebelle.
« Ma » rebelle. Merde.

Je devrais peut-être m’inquiéter, mais je suis tellement claqué que je


souris comme un attardé en imaginant que je lui manque à en crever, vu le
nombre de fois où elle a essayé de m’appeler. On s’est mis d’accord, elle et
moi : on limite les SMS et les appels au strict minimum. On ne sait jamais
qui pourrait nous fliquer : je pense à un certain dandy à lunettes, mais aussi
à Tête de Con et Tête de Cul. L’enquête sur les vols perpétrés au lycée est
toujours en cours et Lemon toujours suspectée.

Tous ces richards et leurs sales préjugés…

Cette nuit, pourtant, elle m’a laissé un message. Je l’écoute, sur ce


parking désert où il caille encore malgré la mi-mars.

« C’est moi… Je voulais te parler de quelque chose, tu dois être


occupé… J’ai appris ce que t’avait proposé Bella, elle se vante d’avoir
réussi dans le vestiaire des filles… Ça me rend dingue… Je ne doute pas de
toi, mais… Fais attention à elle, c’est tout, je ne sais pas de quoi elle est
capable. J’espère que ça va… Tu me manques… Je vais bosser chez
Milo’s… Je t’embrasse. »

Sa voix légèrement éraillée, tellement sexy et fragile à la fois, me colle


des frissons. Mais je n’aime pas entendre cette inquiétude, cette tension en
elle. Alors, malgré l’heure tardive, je clique sur « L.M. » dans ma liste
d’appels.

Non, je ne suis pas encore assez con pour rentrer son nom en entier dans
mon répertoire.

Et non, ce n’est pas très énigmatique non plus pour qui réfléchirait deux
secondes.

Je laisse passer les sonneries, en pensant qu’elle ne répondra pas…

– Roman ? me parvient sa voix ensommeillée.


– Je te réveille, désolé.
– Je m’en fous, j’avais trop besoin de te parler !

Encore ce stupide sourire qui s’invite sur ma tronche.

– Dis, Bella a vraiment essayé de te… ?


– Oui.

Je ne sais pas comment la petite délurée a réussi à mettre la main sur


mon numéro perso, mais Bella Chamberlain m’a bel et bien appelé la veille
et proposé un plan cul en échange de fric. Beaucoup de fric. Je lui ai
poliment conseillé d’aller voir un psy et de ne plus jamais me faire ce genre
de proposition, avant de raccrocher et de bloquer son numéro.

– Et tu lui as dit…
– À ton avis, Lemon ?

Elle soupire, puis affirme d’une voix triomphante :

– Elle s’est cassé les dents par terre !


– Ouais, au moins celles de devant, fais-je en riant tout bas.

Je devrais raccrocher, mais cette petite bombe me manque et j’ai encore


envie de l’entendre. Sauf que tout à coup, Lemon ne dit plus un mot et que
je connais bien cet étrange silence : quelque chose ne va pas.

– Je n’ai pas douté, tu sais ? murmure-t-elle enfin. Mais j’ai eu peur


qu’elle te fasse chanter…
– Comment ça ?

Tendu, je sens les emmerdes m’arriver en pleine face.

– Roman…
– Lemon, pourquoi est-ce que Bella me ferait chanter ? grogné-je.

Cette mauvaise intuition ne me quitte pas.

– Elle sait…, me lâche-t-elle soudain d’une voix fébrile. Mais j’ai


transformé la vérité au maximum ! J’ai prétendu que j'étais la seule
responsable, que ce n’était qu’un crush débile et à sens unique, que je
t’avais embrassé et que tu m’avais repoussée ! Je t’ai protégé comme je
pouvais, Roman, je te le jure…

Alors que mon pouls se tape un sprint, que tous mes muscles se crispent,
je l’entends pleurer à l’autre bout du fil.

– Comment c’est possible ? fais-je en tentant de rester calme. Comment


elle a pu se douter de quoi que ce soit ?
– Je n’ai pas effacé nos SMS tout de suite, m’avoue sa petite voix. Elle a
fouiné, en a lu quelques-uns…
– Lemon, putain ! sifflé-je, hors de moi.
– Je suis désolée mais je te jure que j’ai limité la casse ! Elle ne sait
presque rien.

Je pousse un cri sauvage pour décharger ma frustration, ma colère, le


stress qui montent en moi. Ses pleurs se transforment en sanglots, Lemon se
noie et ça m’est insupportable. Entendre cette fille que j’aime chialer… et
prendre conscience qu’elle a mis ma réputation, ma carrière, l’avenir
d’Isaac en danger.

– Ne pleure pas, Lemon, lui glissé-je doucement. Ça ne va pas nous


sauver…

Et après l’avoir entendue se calmer et lui avoir souhaité une bonne nuit,
ou ce qu’il en reste, je raccroche, conscient que je suis au moins autant
responsable qu’elle. Que j’aurais dû tout arrêter, bien avant.

***

Je passe les deux jours du week-end auprès d’Isaac, mon téléphone


éteint, en essayant de chasser Lemon, ses révélations et l’angoisse qu’on
soit découverts de mes pensées. Dimanche soir, je raccompagne ma mère à
la maison en taxi et tente de la rassurer.

– Le doc a dit qu’il devrait sortir dans deux ou trois jours. Le gnome
remonte la pente, ça y est.
– Ne l’appelle pas comme ça. Et tu sais très bien que son état général
empire, que chaque hospitalisation est plus longue, plus incertaine.
Combien de fois son cœur va réussir à se remettre avant de… ?
– Stop ! Ne pense même pas à ça, maman. Il va tenir jusqu’à la greffe.
– Comment tu peux en être si sûr ?
– Il faut y croire, on n’a pas le choix. Si on flanche, il flanche. Si on
tient, il tient. Compris ?

Elle acquiesce tristement.

– Dans quelques mois, j’aurai réuni assez de fric pour lui payer un cœur
tout neuf…
– Et s’il est trop loin sur la liste d’attente ?
– S'il est au plus mal, il sera prioritaire…
– Parfois, ça ne suffit pas, dit-elle en soupirant.
– On a dit qu’on y croyait, maman…

Ses yeux brillants croisent les miens et la courageuse se force à sourire.


Elle ne flanche pas souvent, je sais à quel point la situation s’aggrave.

– Tu as raison, mon fils. Qu’est-ce qu’on ferait tous sans toi ?

Elle pose sa tête sur mon épaule et je prends conscience, plus


violemment que jamais, de ce que je risque en étant attiré par l’une de mes
élèves. Et en ayant cédé à la tentation.

– Ally est encore passée ce matin, tu étais déjà parti pour l’hôpital,
m’apprend alors ma mère.

Elle l'ignore, mais c’est le dernier de mes soucis. Ce qui me hante jour et
nuit, je ne pourrai jamais le lui dire. Jamais avouer à ma mère que celle que
je veux, celle qui m’intrigue, qui m’obsède, que j’admire, a dix ans de
moins que moi et que je suis son professeur.

Rien que de penser à sa réaction, à celle de ma sœur, de mon neveu, les


muscles de mon ventre se contractent et mes tripes se retournent.
Je suis censé veiller sur mon clan, tous les protéger, les mettre à l’abri du
danger et du besoin. Montrer l’exemple à Isaac et le maintenir en vie.
Soutenir sa mère et sa grand-mère qui craignent tant pour lui. Être le pilier
de cette famille bancale, parfois lourde à porter, mais que je ne changerais
pour rien au monde.

Et pour eux trois, je suis sacrément en train de merder.

***

Le cours du lundi est un supplice, celui du mardi pire encore. J’évite son
regard, je l’ignore quand elle passe la main dans sa frange, quand elle fixe
ses pompes au lieu du tableau, quand elle est la seule à ne pas rire lorsque
Rockfeller sort une connerie plus grosse que lui.

Je pense à mon neveu, à mon job, aux dollars qui s’accumulent sur mon
compte et je fais taire mon stupide cœur qui ne bat que pour elle. Quand,
enfin, la sonnerie retentit, je récupère lentement mes affaires et laisse le flot
agité et bruyant passer la porte. La rebelle est la première à sortir. J'entends
la bande des petits cons reparler des vols, se plaindre qu’ils n’aient pas
toujours pas été élucidés. Et accuser encore et toujours « la revenante ».
Alors qu’ils ne se souviennent même plus de ce qu’ils ont perdu.

Elle, elle a tant à perdre.

– Elle pourrait se payer des plus gros seins, avec ce qu’elle nous a pris,
cette garce…
– Ouais, ou faire évader sa mère de prison, répond Griffin en se marrant.
– Moi, mon scooter, je le lui file quand elle veut en échange de son cul.

Je fourre mes mains tout au fond de mes poches et fixe le tableau noir de
toutes mes forces, pour ne pas en prendre un pour cogner sur les autres.
Puis je me retourne très lentement, en essayant de garder mon calme.

– Vous croyez qu’elle prend la carte bleue ?


– Sérieux, vous pouvez arrêter d’être des porcs ?!
Sans l'intervention de Bella, Griffin aurait déjà le nez en sang.

– C’est immonde, ce que vous dites ! Et rien ne prouve que Lemon est
coupable !

La brune en colère – qui n’a plus rien tenté avec moi depuis ma mise en
garde, les contemple avec mépris et leur fait signe de dégager. Les quatre
mecs en veste bleu marine et bordeaux haussent les épaules et finissent par
se barrer. Je me tourne à nouveau vers le tableau pour faire le vide.

– Monsieur Latimer…
– Tu peux y aller, Bella. Le cours est terminé.

Toujours dos à elle, je lui glisse ces mots en douceur, reconnaissant


qu’elle ait pris la défense de Lemon, puis je l’entends soupirer et prendre la
sortie. Enfin seul dans ma salle de classe, je pose ma tête contre le mur et
inspire profondément.

Le manque d’elle est tellement difficile à endurer, chaque jour.


M’empêcher de lui sourire, de la toucher, de la sentir… Je veux prendre
mon temps avec elle, ne jamais la brusquer, aller trop vite ou trop loin. Pour
elle, je suis prêt à me montrer patient… Mais « rien », c’est pire que tout.
J’ai dû faire un truc sacrément moche dans ma vie précédente pour mériter
ça.

À court de blocs de feuilles, je me rends dans le local à fournitures sans


la croiser dans les couloirs. Je suis en train de récupérer une tonne de papier
dans la réserve quand leurs voix me parviennent à travers la porte
entrouverte.

Lemon et Bella.

– Ce mec est un allumeur, il joue avec nos petits culs mais il ne veut pas
de nous, maugrée la brune. Il faut qu’on passe à autre chose, Lele.
– Parce que je suis à nouveau « Lele » ?
L’ironie dans sa voix réveille un truc dans mon bide. Je ne peux pas faire
autrement : cette fille me fascine.

– J’ai déconné, je suis désolée, relance Bella. Mais la famille passe avant
tout, non ?
– Je ne sais pas, je suis plutôt novice en la matière.
– Je suis dans ton camp, Lemon Chamberlain. Je te le promets.
– Et je me contrefous de Roman Latimer, alors pas la peine de te
transformer à nouveau. Tu faisais vraiment flipper, Arabella Chamberlain.

L’autre se marre et je devine au silence qui suit qu’elles se tombent dans


les bras.

C’est con, primaire, naïf, mais ça me fait mal d’entendre la fille que je
veux dire que je n’existe plus pour elle. Ça me blesse, et pas seulement dans
mon ego. Même si je sais – ou j’espère – qu’elle prétend ne plus être
intéressée juste pour nous protéger.

Lemon, tes mains partout sur moi dans cette petite allée…

Comment l’oublier ?
33. Lunaire

Roman

– Allô ? lancé-je en décrochant dans mon casque.


– Latimer, ici Ezra Chamberlain.

J’atteins le feu rouge et pose le pied à terre. Je vais sérieusement avoir


besoin d’équilibre pour affronter cet emmerdeur.

– Qu’est-ce que tu veux, Ezra ?


– Viens dîner demain soir.
– Je suis plutôt branché meufs, désolé…
– Tu es surtout branché Lemon, donc si tu veux éviter que je te dénonce,
ramène tes fesses demain soir.
– Tu es sérieux, là ?
– Tu connais l’adresse.

Et le politicien de mes deux raccroche, me laissant bouchée bée. Le feu


passe au vert, je démarre et roule jusqu’à Falls Church, l’esprit
complètement embrouillé par cette invitation. Et l’impossibilité de dire non.

***

Elle ne savait pas que j’allais me pointer, je le vois immédiatement à son


beau visage qui se fige et à ses dents qui mordent férocement sa lèvre du
bas.

Ça devrait être mon job, ça…

– Roman, bienvenue… malgré tes onze minutes de retard, grommelle le


mec en costard.
La porte de son ascenseur privé se referme derrière moi et le dandy me
présente son palace en ouvrant les bras. C’est ridiculement grand, léché,
luxueux, épuré. Lemon, en jean moulant et sweat des Pelicans de la
Nouvelle-Orléans, quitte l’un des canapés du salon pour venir nous
rejoindre dans l’entrée.

– Ezra, c’est quoi ce cirque ?


– Tu m’as demandé de me montrer « ouvert », non ? rétorque-t-il à sa
nièce.
– Oui…, marmonne la rebelle. Mais pas de partager un steak-purée avec
lui. Et sans me prévenir…
– Je peux repartir, si je dérange, grogné-je à mon tour.

La fille aux longs cheveux emmêlés me contemple de ses billes noisette,


l’air un peu courroucé.

– C’est à toi de voir si tu as envie d’être là ou pas, Roman…, rétorque-t-


elle de sa voix cassée.

Elle sait que je la trouve belle quand elle est en colère, mais elle n’a
aucune idée d’à quel point elle l’est, en ce moment même. Et d’à quel point
j’ai envie de la plaquer contre un mur ou de l’allonger sur ce canapé, ce
tapis, cette table joliment dressée, pour la bouffer toute crue.

– Je meurs de faim ! lancé-je alors en balançant ma veste en cuir sur le


canapé. Où sont les petits-fours ?
– Il y a un portemanteau, Latimer, grommelle Ezra.
– Je suis un original, que veux-tu ?

Je ne pense qu’à elle, qu’à sa présence à deux mètres de moi à peine,


mais lui et moi nous défions du regard un long moment, et le dandy finit par
céder. On va s’installer autour de la table, tous les trois, et on essaie de
noyer le malaise dans le vin pour Ezra, le soda pour Lemon et la bière pour
moi. Rapidement, le dandy nous quitte pour aller chercher à la cuisine de
quoi nous nourrir, me laissant en tête à tête avec Lemon.

– Tu m’as manqué, petite rebelle, lui avoué-je.


Son regard noir me fait comprendre que la partie n’est pas gagnée pour
moi. Et j’adore ça.

– Tu es là… donc tu ne m’en veux plus pour Bella ?


– On était deux à jouer avec le feu. On l’est toujours, non ?

Elle passe la main sous sa frange, soupire et me bouffe des yeux.

– Ça fait beaucoup trop longtemps qu’on n’a pas… « joué », souffle-t-


elle.

Sans réfléchir, en manque d’elle, je l’attrape par les cordons de son


sweat, la ramène à moi par-dessus la table et colle mes lèvres aux siennes.
Lemon gémit dans ma bouche, puis y glisse sa langue.

Tout mon corps se met au garde-à-vous.

– Hum…

Ezra se ramène, un plat brûlant entre les mains, Lemon et moi nous
séparons en souriant comme des gamins pris en flag.

– Je veux bien essayer de comprendre, mais évitez de faire ça sous mon


nez…

Je complimente la côte de bœuf cuite à la perfection, l’écrasé de pommes


de terre et les asperges à l’huile de truffe, je n’écoute pas Ezra me parler du
traiteur responsable de ce que je dévore, parce que seul le goût de ses
lèvres, de sa langue reste dans ma bouche.

– Vous comptez faire quoi, tous les deux ?


– Faire… quoi ? répète Lemon, gênée.
– Je ne serai pas son professeur éternellement, précisé-je soudain.
– Et donc ? Tu comptes lui passer la bague au doigt dès l’année scolaire
terminée ?
La rebelle s’étouffe dans son morceau de viande, je me marre dans ma
barbe. Ce salopard s’amuse à nous torturer, mais ça me divertit plus
qu’autre chose.

– Ezra, tu peux y aller mollo ? grommelle la fille qui me plaît plus


qu’elle ne l’imagine.
– Je pourrais, mais ce serait beaucoup moins drôle…

La sonnette retentit soudain et le dandy va jeter un œil au visiophone.

– Quincy ?!

Comme s’il paniquait à moitié, il tente de lui parler tout doucement à


travers son truc high-tech mais se trompe apparemment de bouton et
actionne l’ouverture. Un grand Black élégant en trench beige et pompes
italiennes, dans les quarante-cinq ans, passe alors la porte et l’embrasse
passionnément sur la bouche, avant de remarquer notre présence. Ezra,
embarrassé, se racle la gorge tandis que son amant nous adresse un petit
signe gêné de la tête.

– C’est le même type qu’au club de jazz, non ? me chuchote Lemon.


– Oui, mais je ne l’avais pas reconnu la première fois…
– Quoi ? Tu le connais ?
– Je crois que c’est le père d’Octavia, lâché-je sans réfléchir.
– Octavia Whitaker ? Octavia du lycée ?! Octavia la première de la
classe ?
– Je le crains…

L’histoire se corse, puisque d’après mes informations, le père de ma


meilleure élève, éminent chirurgien et réputé comme étant un type bien, est
déjà marié… à une femme. Une femme qui brigue la mairie de D.C.

– Ezra ?

La voix de Lemon fait sursauter son oncle, qui reprend ses esprits et
guide son invité surprise jusqu’à notre table. La bienséance l’empêche sans
doute de le foutre dehors ou de le cacher sous le canapé.
– M. Latimer est là parce qu’il donne des cours de soutien à ma nièce,
improvise le dandy.

Quincy Whitaker se rend soudain compte qu’il est en présence d’un


professeur et d’une camarade de sa fille et, de manière évidente, il se crispe.
Je lui adresse un sourire serein, lui tends la main et le malaise s’évanouit en
partie quand il la serre.

– Quincy, vous prendrez bien un peu de purée ? plaisanté-je pour


détendre l’atmosphère.
– C’est toi qui mènes le dîner, maintenant ? ronchonne Ezra.
– Et si on passait directement au dessert ? propose Lemon.

Le nouvel arrivé s’assied parmi nous et précise, non sans humour :

– Si c’est au chocolat, qu’on m’en donne trois !

Tout le monde se détend autour d’un tiramisu. On discute de tout et de


rien pendant une bonne heure, oubliant nos rôles respectifs et les interdits
qui régissent nos vies. Et puis le dîner prend fin naturellement et chacun
retombe sous la coupe du secret avant de rentrer chez soi.

Un accord tacite vient d’être passé entre nous quatre : personne ne


racontera rien à personne de ce dîner lunaire.

Les gens de la haute sont définitivement jetés.

Ouais, je sais, je suis pas mal non plus.


34. Se relever

Lemon

– J’ai deux surprises pour toi, me lâche Ezra au petit déjeuner.

Sur le plan de travail en marbre de l’îlot central, il fait glisser jusqu’à


moi une petite pochette en papier. Je l’intercepte au vol en reconnaissant
immédiatement le logo de la compagnie aérienne.

– Tu m’envoies en camp de redressement quelque part ? demandé-je en


ouvrant la pochette.
– Presque… Ça t’évitera de passer ton spring break à faire la fête avec
des gens pas très recommandables.

Il parle évidemment de Roman. Je pense évidemment à lui.

– Tu parles de tous ces gosses de riches intenables que sont les enfants
de tes amis ? ironisé-je.
– Je pensais que tu aurais eu envie d’aller rendre visite à ta mère, mais je
peux encore me faire rembourser ce billet en première classe…

Le dandy se penche pour remettre la main sur la pochette, je suis plus


rapide.

– Merci, Ezra. J’économisais pour pouvoir me payer ce billet, mais je


n’en étais pas encore là…
– C’est cadeau… Et voilà le deuxième.

Une autre pochette fuse sur le marbre glissant. Et je découvre dedans


trois billets retour de la Louisiane à Washington.
– Je me suis dit que tes deux amis avaient peut-être envie de passer
quelques jours ici pour les vacances. Tu n’invites jamais personne. Et ce
n’est pas comme si on manquait de chambres… Je vais devoir m’absenter
une dizaine de jours, je préfèrerais que tu ne restes pas seule ici. Comment
ils s’appellent déjà ? Verity ? Et… Jacob, c’est ça ?
– Trinity ? Caleb ? Vraiment ?! Tu les invites chez toi ?
– Non, chez toi, Lemon !

J’ouvre de grands yeux vers mon oncle et je sens mon cœur qui se serre
un peu d’émotion… Mais quelque chose me gêne, sans que j’arrive à mettre
le doigt dessus.

– C’est quoi cette tête, Limonade ? Ça te fait plaisir ?


– Oui… mais toi, qu’est-ce que tu y gagnes au juste ?
– Tu vois moins Bella, je ne veux pas que tu t’isoles… Et depuis quand
un oncle dévoué n’a plus le droit de faire plaisir à sa nièce préférée ?
– Ahhh, je viens de comprendre !
– Quoi, encore ?!
– Tu es en train d’acheter mon silence.
– Mais enfin, Lemon, qu’est-ce que tu… ?
– Tu veux que je garde ton petit secret, tu espères protéger le mien et tu
te dis qu’en étant super gentil avec moi…
– Mais pas du tout !
– Espèce de politicien véreux et corrompu ! l’insulté-je en riant.

Je saute de mon tabouret pour aller lui déposer un bisou sur la joue en
guise de merci. Et je cours faire ma valise avec mes précieux billets d’avion
pressés contre mon cœur.

***

Je fais un aller-retour express en Louisiane et j’ai l’impression d’être


l’un ces voyageurs réguliers qui traversent la moitié des États-Unis en deux
jours, comme d’autres iraient au supermarché du bout de la rue. C’est assez
grisant, la façon dont l’argent peut rendre certaines choses faciles et donner
l’impression d’avoir des ailes. Mais ma mère a vite fait de me remettre les
idées en place.

Au Louisiana State Penitentiary, elle me reparle longuement de


l’accident qu’elle a causé et du sentiment de culpabilité qui l’écrase. Je sens
qu’elle a besoin de vider son sac, d’expier sa faute… et moi qui pensais lui
livrer enfin mon secret, je change d’avis tout en l’écoutant parler. Je
comprends que, désormais, il y aura des jours où c’est elle qui aura besoin
de moi, de mon oreille attentive, de mon épaule pour qu’elle puisse y
pleurer, s’y appuyer, l’aider à se relever. C’est peut-être ça grandir,
finalement, quitter l’enfance pour devenir une adulte : c’est tendre la main à
sa mère et la tirer vers le haut quand elle en a besoin. Après tout, elle a
passé dix-huit ans à m’élever, c’est juste mon tour.

J’ai les yeux humides et le cœur lourd dans la berline qui nous ramène de
l’aéroport au penthouse d’Ezra. Mes deux BFFs, eux, sont entre
l’incrédulité, l’extase et la crise de foie sur la banquette arrière.

– Non mais c’est un chauffeur qui nous trimballe les fesses !


– Non mais on a passé tout le voyage en avion à manger des collations…
et il y a encore des snacks à disposition dans la bagnole !
– Non mais y avait un mec avec nos noms sur une pancarte à
l’atterrissage !
– Non mais il a porté nos bagages alors que c’était même pas lourd !
– Non mais le gars nous a appelés « monsieur » et « mademoiselle » !
– Non mais on va vraiment passer ce spring break à se faire traiter
comme des VIP par des gens qui ne nous connaissent même pas ?
– Non mais Lemon, on t’a déjà dit que t’étais la meilleure meilleure amie
ou pas ?
– Ouais, au moins douze fois.

Je rigole depuis le siège avant et le chauffeur d’Ezra m’adresse un petit


coup d’œil amusé avant d’activer l’option massage de la banquette puis le
système audio dernier cri qui diffuse de la musique partout dans la berline
comme si on était en boîte. Je n’entends bientôt plus rien à part les cris
d’hystérie de Caleb et Trinity à l’arrière. Bizarrement, ils ne pensent plus à
se bouffer le nez.

Ils arriveraient presque à me faire oublier le manque de Roman.

J’annule à l’avance plusieurs services chez Milo’s et ça convient très


bien à mes deux martiens, qui refusent de quitter le penthouse durant trois
jours entiers. Mes deux amis d’enfance sont trop occupés à tester tous les
gadgets d’Ezra, sa machine à smoothies, son home cinéma, sa douche
multijets, et même son ascenseur privé juste pour le plaisir de descendre et
remonter. Trinity essaie toutes mes robes de gala que je n’ai mises qu’une
seule fois et décide de garder ma veste d’uniforme par-dessus son vieux
sweat à capuche. Caleb sympathise avec le portier en redingote et se prend
en selfie avec lui, le képi enfoncé sur son crâne rasé. Tous les deux se
rendent régulièrement à la piscine du dixième pour faire des bombes dans
l’eau pendant que les autres habitants de l’immeuble tentent de finir leurs
brasses en plissant tous leurs visages contrariés.

Je finis par réussir à les convaincre de sortir en leur promettant une


soirée d’anthologie chez Bella. Ma cousine est curieuse de rencontrer ces
deux « jeunes du Sud » comme si elle parlait d’une espèce différente de la
sienne qu’elle voudrait aller étudier derrière une cage de zoo. Trinity et
Caleb la détestent déjà.

Il y a un monde fou à cette fête, dans le salon où les meubles ont été
poussés, dans la cuisine où s’organise un jeu à boire avec des balles de golf
et des verres soi-disant incassables, dans l’escalier qui mène à l’étage déjà
rempli de couples qui s’embrassent et font semblant d’hésiter avant de
rejoindre une des chambres libres.

Après un petit moment de malaise et beaucoup de regards gênés, Bella


entraîne mes deux BFFs vers un groupe de lycéens de Saint George’s pas
trop débiles, leur sert à boire et à manger, lance un jeu de questions-
réponses qui tourne vite aux – plus ou moins vraies – confidences sexuelles.
Rien de tel que quelques bières, beaucoup d’hormones et énormément de
mensonges pour briser la glace.
Et, évidemment, mes pensées s’égarent vers lui. Roman n’est pas là, il
n’a rien à faire à une soirée de lycéens comme celle-ci, mais ce soir, la
distance, nos différences et l’interdit me pèsent.

Je lui envoie pourtant un message parfaitement neutre, en inventant une


question importante à lui poser sur l’admission en fac, et en espérant
pouvoir lui parler d’autre chose dès qu’il me répondra. Mais sa réponse ne
vient jamais. Je croise Octavia qui fait la queue aux toilettes comme moi, je
repense à son père et mon oncle ensemble, je fixe son chignon parfait, elle
observe ma frange imparfaite, elle sourit pour de faux, se moque
probablement de moi mais j'essaie de ne pas lui en vouloir en me disant
qu’elle va avoir des choses sérieuses à gérer à la maison.

Étrange monde rempli d’autruches, qui te fait préférer la douce


hypocrisie à la dure vérité.

– Présente-moi à cette meuf ! me glisse Caleb derrière moi.


– Hein, qui ça ?
– La métisse au chignon, là.
– Octavia ?!
– Ben ouais, pourquoi pas ?
– Comme si ce n’était pas assez compliqué comme ça…, marmonné-je
pour moi-même.

Un quart d’heure plus tard, je retrouve mon meilleur ami en train de


flirter dans l’escalier avec la première de la classe – tous les deux
m’ignorent superbement. Et je ne remets plus la main sur Trinity. Je suis
contente de voir mes copains de Louisiane s’immerger si facilement dans
mon autre vie, mais je préfère les garder à l’œil quand même. Je ne sais pas
de quoi sont capables les richards éméchés de Georgetown. Ou plutôt, je le
sais trop bien.

Il me faut dix bonnes minutes pour percevoir la voix de Trinity au loin et


mon stress commence à monter. Je n’arrive pas à saisir si elle rit ou crie, si
elle est en train de s’amuser ou si on s’amuse plutôt avec elle. Stuart fait le
guet devant une porte fermée que j’essaie d’ouvrir.
– C’est occupé, grogne-t-il en me barrant le passage.
– Je veux juste savoir si ma meilleure amie est là-dedans.
– Elle y est entrée de son propre gré…, répond-il en souriant.
– Ne me force pas à hurler, Stuart.
– Tu ne me fais pas peur, la revenante. Pourquoi tu ne retournes pas
picoler gratis avec ton plouc de pote au crâne rasé ?

Un rire de mec bien gras résonne derrière la porte.

– Ne me dis pas que Griffin est là avec elle…, dis-je, commençant à


paniquer.
– Aucune idée, ment-il en me souriant encore.
– Trinity, t’es là ? Ouvre la porte ! Rockefeller si tu mets tes mains
dégueulasses sur elle, je te jure que je te… Caleb ! Viens m’aider ! Cal !

Je me mets à vociférer tout en cognant contre la porte fermée du plat de


la main, du pied, pendant que Stuart essaie de m’en empêcher. Cet abruti se
marre toujours et commence à prévenir Griffin que les choses tournent mal.

– Laisse tomber, mec, sors de là.

Mon meilleur ami finit par monter les marches quatre à quatre pour me
rejoindre et dégager le guetteur du passage. Un attroupement se forme
autour de nous, les deux garçons s’empoignent pendant que d’autres tentent
de les séparer. J’ai le cœur qui me remonte dans la gorge et le pouls qui
cogne dans mes tempes, j’ai peur, j’ai chaud, j’ai mal partout, je mets des
coups d’épaule contre la porte qui ne bouge pas, j’imagine le pire, je crie le
prénom de Trinity, Caleb revient m’aider d’un grand coup de pied qui fait
enfin céder le verrou.

Ce connard de Griffin est allongé sur ma meilleure amie en travers d’un


lit, je vois ses dreadlocks s’agiter dans le vide pendant qu’elle le repousse,
je vérifie qu’ils sont tous les deux entièrement habillés et il se redresse
péniblement en m’adressant un de ses petits sourires narquois qui me
donnent envie de vomir. Puis je vais aider Trinity à se relever et je la
regarde tituber jusqu’aux bras de Caleb en rigolant bêtement.
– Je vais bien… Je crois que je suis un peu bourrée… Il embrasse mal, ce
con… Et qu’est-ce qu’il est lourd !

Alors je vois rouge, je serre les poings, je me transforme, et face à une


nuée de lycéens pressés dans le couloir et sur le pas de la porte, je me rue
sur le mec le plus puant qui existe et je le gifle de toutes mes forces. Je vois
sa gueule d’ange se dévisser sur son cou. Et son sourire s’envole en fumée
quand il réalise qu’un mec de la classe a filmé toute la scène et est en train
d’envoyer la vidéo à tout le lycée.

– Venez, on se casse ! décrète Caleb. On n’a vraiment rien à faire là !


35. Lui

Lemon

Pendant trois autres jours, on s’enferme à nouveau dans une bulle,


Trinity, Caleb et moi. On regarde toutes les saisons de Stranger Things et
The End of the F***ing World en dévalisant le frigo d’Ezra, on reparle de
cette soirée qui aurait tellement pu mal tourner, on envisage des missions
vengeance chez Griffin, mais on se contente de regarder en boucle les GIFs
créés par les plus geeks de la classe pour mettre en scène ma gifle
monumentale.

Tout Saint George’s School l’a vue et revue, tous les réseaux sociaux
regorgent de commentaires humiliants et de rires moqueurs, même les potes
de Rockefeller commencent à le lâcher et on n’entend plus parler de lui
jusqu’à la fin du spring break.

Pas non plus de nouvelles de Roman, mais ça, c’est une autre histoire.

À la place, mes deux meilleurs amis m’accompagnent chez Milo’s et


recommencent à s’engueuler à tout bout de champ pendant chacun de mes
services. Ils me font rire, ils m’exaspèrent, ils mangent comme douze, ils
comparent tous les hot dogs de la carte aux meilleurs sandwichs de
Louisiane et établissent un classement comme s’ils étaient deux critiques
culinaires aguerris. Cette pause loin de mes « camarades » de la haute me
fait le plus grand bien. Mais le manque de Roman, lui, est de moins en
moins supportable.

***

Le dernier samedi soir des vacances de printemps, je le vois débarquer


au resto. Je le trouvais incroyablement sexy cet hiver avec ses bonnets et
ses gros manteaux, mais en ce début de mois d’avril, c’est une apparition
divine qui marche jusqu’au comptoir. Le cœur qui bat un peu plus vite, je
découvre son jean clair retroussé haut sur ses chevilles, ses baskets vintage
portées sans chaussettes et son T-shirt noir près du corps. Il porte sa veste à
la main et la jette sur le bar en se hissant sur un tabouret, toujours sans
m’avoir vue. Il est possible que je me cache un peu derrière un poteau. Ses
cheveux en bataille me semblent encore plus longs et fouillis que
d’habitude, sa barbe un peu plus fournie, ses épaules plus carrées, ses
tatouages plus noirs sur ses avant-bras musclés.

Je crois juste qu’il m’avait manqué.

– Ne me dis pas que c’est lui…, murmure Trinity, les yeux brillants
d’excitation.
– J’avoue… Même moi je reconnais qu’il est beau gosse, souffle Caleb.
– Je vous en supplie, ne me foutez pas la honte, chuchoté-je en retour.
– Mais elle nous prend pour qui ?
– Pour des ploucs de Louisiane…
– Viens, Cal, on va prendre le premier avion retour.
– Ouais, apparemment on n’est pas assez bien pour elle, Tri…
– Et surtout pas assez bien pour mister Roman Latimer.
– Vous ne voulez pas la fermer ? m’agacé-je.
– Le meilleur prof de tous les temps bla bla bla…
– Et le hipster le plus sexy de tous les États-Unis d’Amérique
gnagnagna…

Mes deux meilleurs amis se foutent de ma gueule en prenant des voix


énamourées et remplies de soupirs, et je finis par m’énerver.

– Arrêtez un peu de vous liguer contre moi et sortez ensemble une bonne
fois pour toutes. C’est pénible, à la fin, de servir de punching-ball parce que
vous n’osez pas faire le premier pas.
– N’importe quoi !
– Tu dérailles, ma vieille !
– C’est du grand délire, là.
– Mais puisque je te dis que je ne peux pas le blairer.
– Non mais elle et moi ? Tu nous as bien regardés ?
– OK c’est bon, taisez-vous, vous me fatiguez ! Je vais vous présenter…

Je quitte leur petite table du fond et rejoins l’arrière du comptoir pour


apporter la carte à Roman, en essayant de cacher le mélange d’émotions qui
m’assaille.

– Un spécial ? lui demandé-je, l’air de rien.

Il me répond par un de ses sourires craquants qui me font vaciller.

– Ce n’est pas la peine que je commande ce que je veux, tu m’apporteras


ce que tu voudras…
– Tu commences à bien me connaître…
– Et une bière, s’il te plaît. Une blonde amère.
– Je suis blond foncé… presque châtain, espèce de beau parleur…,
grommelé-je.
– J’ai fait quelque chose pour que tu sois si froide ? Si… ailleurs ?
– Non. Tu n’as « rien » fait, justement.
– Lemon, je suis désolé, j’ai été très pris… Tu m’as manqué, jolie
rebelle.

Je ne peux pas m’empêcher de lui sourire à mon tour. Depuis le bar, j’ai
vue sur tout le resto. Face à moi : Roman. Et derrière sa carrure, Caleb et
Trinity à leur table en train de me faire de grands gestes. L’un pointe du
doigt une montre imaginaire pour savoir ce que j’attends, l’autre mime des
baisers langoureux pour se foutre de moi, et je leur fais signe d’approcher.

Foutue pour foutue.

– Roman, je te présente Trinity. Et lui c’est Caleb. Ce sont mes deux


copains d’enfance et ils comptent beaucoup pour moi… Mais Dieu soit
loué, ils retournent en Louisiane demain.

Tout le monde rigole, mes deux acolytes grimpent sur des tabourets en
entourant le brun qui les salue d’un signe de la main.
– Je vois… Je vais avoir droit à interrogatoire en bonne et due forme ?
demande-t-il, méfiant, avec un sourire amusé aux lèvres.
– Ça dépend, quelles sont tes intentions envers Lemon ? blague le blond
en se prenant au sérieux.
– Comme elle n’a pas de père et que sa mère est malheureusement
indisponible pour le moment, il faut bien qu’on joue le rôle de gardes du
corps…, précise la jolie Black.
– Je comprends. Je dois fournir quoi ? Carte d’identité ? CV ? Carnet de
santé ?
– Ouais… Tu as bien 28 ans et pas 38 ? commence Caleb.
– Je pense que dix ans d’écart, c’est déjà pas mal… On va se contenter
de ça.

Je suis la seule à ricaner comme une niaise.

– Tu es bien prof d’histoire dans une école élitiste de mes deux ?


poursuit Trinity.
– Non… Je suis un chômeur pervers qui se balade nu sous son trench aux
abords des lycées pour faire peur aux grandes filles en uniforme.

Cette fois, mes potes se marrent aussi et se détendent à son contact.

– Tes tests sont à jour ?


– Cal ! grondé-je derrière le bar. Désolée, Roman, y a toujours un
moment où il prend trop la confiance.
– Vous ne pouvez pas faire plus réglo que moi sur le sujet…, répond
quand même le hipster en montrant patte blanche. Sympa ton tatouage.

Caleb frotte son avant-bras et je jurerais voir ses joues rosir malgré la
pénombre du restaurant.

– Qu’est-ce que tu penses de la façon dont la traite des Noirs et


l’abolition de l’esclavage sont enseignées dans les écoles américaines ? se
lance Trinity, apparemment inspirée.
– Les manuels d’histoire sont truffés de bons sentiments et de faux héros
pour donner le beau rôle aux Blancs et aux grands dirigeants. C’est le
peuple qui s’est libéré lui-même et a fait changer les lois grâce aux
mouvements des Noirs pour les droits civiques. Tant que les jeunes
Américains n’auront pas une vision claire et non biaisée de l’Histoire, ils
n’arrêteront pas de massacrer les minorités ou de trouver ça « pas si
grave ». On en fait des observateurs de la politique… au lieu de leur
rappeler qu’ils peuvent être acteurs dans la marche de l’Histoire.
– J’ai pas tout compris mais c’était formidable, bredouille ma copine.

Et elle se met à applaudir lentement, l’air ému, suivie de Caleb qui


acquiesce solennellement pendant que je lève les yeux au ciel.

La soirée se poursuit autour de nouveaux hot dogs, d’une deuxième bière


et d’au moins quatre milk-shakes commandés par les deux énergumènes qui
commencent à apprécier un peu trop le traitement VIP.

Si c’est possible, je retombe encore plus amoureuse de Roman Latimer,


sa voix, ses mots, ses gestes, son sourire, son aura, son intelligence, sa
simplicité, son humour, son charisme, sa générosité, sa façon d’être à la fois
intense et tellement normal, accessible mais tellement unique en son genre.
Il discute à bâtons rompus avec mes deux BFFs, rit avec eux et répond à
leurs questions sans jamais les prendre de haut, s’intéresse à eux et se
moque un peu, mais sans jamais les considérer comme des ados attardés ou
des moins que rien.

Il est tout ce que j’aime…

J’écoute discrètement leurs conversations en débarrassant les dernières


tables, participe en faisant la vaisselle et du rangement derrière le bar,
frémis à chaque regard de Roman posé sur moi, à chacun de ses sourires
quand il est d’accord avec moi. Les discussions politico-historiques
commencent à lasser Caleb et Trinity, il décroche, elle bâille, mais je
pourrais passer des heures à faire ça avec le mec que j’aime et qui me
dévore du regard.

– On va fermer ! lance mon patron depuis les cuisines.


– OK, je voulais juste vous dire un dernier truc, annoncé-je en retirant
mon tablier orange.
– Quoi encore ?
– T’es enceinte ?
– Tu rentres à Timberlane ?
– Tu changes enfin de prénom ?
– T’as trompé ton prof secret avec ton proviseur encore plus vieux ?
– La ferme, tous les deux !

J’attends que les éclats de rire perdent en intensité pour lâcher ma


bombe :

– J’ai été prise à la George Washington University… En histoire… Je


reste ici l’année prochaine.

Mes deux meilleurs amis poussent des cris de toutes sortes, bonheur,
mécontentement, victoire, révolte, se mettent à s’engueuler sur ce qu’ils
devraient normalement ressentir, mais je ne vois plus que le regard brun qui
m’enveloppe, son sourire chaleureux, son air de dire : « Je savais que tu en
étais capable. » Il se laisse glisser de son tabouret, fait le tour du comptoir et
me rejoint derrière, en glissant ses mains autour de ma taille pour m’attirer
à lui.

– Je n’ai pas besoin de te dire à quel point je suis fier et admiratif, hein ?
résonne sa voix grave près de mes lèvres.
– Je crois que tes yeux parlent pour toi.

Trinity et Caleb gloussent un peu en nous voyant enlacés, je me dis qu’il


serait temps qu’ils grandissent un peu. Et c’est la première fois que j’ai tant
envie qu’ils disparaissent.

– Un peu plus et j’allais être obligé de te faire redoubler, plaisante


Roman avant de m’embrasser.

***

Le lendemain matin, je fais mes adieux à mes deux complices qui


quittent plus difficilement le penthouse que moi.

– Au revoir, home cinéma.


– Au revoir, tapis moelleux.
– Au revoir, baignoire à bulles, je ne t’oublierai pas.
– Au revoir, frigo américain, et merci pour tout.

Quelques hugs à Képi plus tard, ils s’engouffrent dans la berline avec
chauffeur, direction l’aéroport, en promettant de revenir très vite.

– Pas trop vite ! sifflé-je entre mes dents, depuis le trottoir.


– Tu ne te débarrasseras pas de nous comme ça, Lemmy…
– Non, non, non, tu ne vas pas nous remplacer par tes faux potes de Saint
George’s, là ! Interdiction !
– On en reparlera… Et réfléchissez à ce que je vous ai dit… Pour vous
deux.
– Ouais ouais, c’est ça.
– C’est tout réfléchi !

Caleb sort la main par la vitre ouverte pour me dire au revoir, Trinity me
salue façon Miss America et tous les deux finissent par me brandir leur plus
beau doigt d’honneur.

De retour dans ma chambre, dans un désordre sans nom mais un calme


délicieux, je m’affale à plat ventre sur mon lit pour appeler ma mère. Après
dix minutes d’attente et trois interlocuteurs différents du Louisiana State
Penitentiary, la belle voix jazzy me parvient.

– Allô ?
– Maman, comment ça va ?
– Toujours bien quand je t’entends, ma douce. Raconte-moi des choses,
j’ai trop parlé de moi la dernière fois que tu es venue.
– Mais non, ça va…
– Caleb et Trinity ont mis un beau foutoir à Washington comme prévu ?
– Tu n’as pas idée…
– Ezra survit ?
– Il rentre tout à l’heure, j’ai trois ou quatre heures de ménage devant
moi.
– Laisse-lui tout le bordel, ça ne lui fera pas de mal à ce vieux garçon
assisté.

On rit toutes les deux et j’hésite encore quelques secondes à lui annoncer
ma grande nouvelle. J’appréhende sa réaction. Mais je ne sais pas si j’ai
peur de la rendre triste ou de la mettre en colère.

– Qu’est-ce que tu ne me dis pas, Limonade ? Tu as encore pris des


citrons ?
– Non, non, tout va bien maman.
– Alors raconte-moi ton bonheur, ça m’intéresse aussi.
– OK… Écoute… Je vais aller en fac d’histoire à la rentrée. J’ai été
admise à l’université de Washington.
– Vraiment ?
– Oui, je n’y croyais pas trop mais j’ai passé des entretiens, juste pour
avoir le choix…
– Je suis fière de toi, Lemon.
– Même pas un petit peu contrariée ?
– Que ma fille adorée poursuive ses études ? Qu’elle se choisisse une
autre vie que la mienne ? Qu’elle se prépare un avenir meilleur que tous
ceux que j’aurais pu lui offrir ? Qu’elle s’en sorte toute seule alors que je
l’ai abandonnée au pire moment ?
– Ne dis pas ça…
– Tu ne pourrais pas me faire plus plaisir.

Les larmes me montent aux yeux et je sens sa voix qui se brise aussi au
bout du fil.

– Trace ton chemin, ma Limonade. Ne pense pas à moi. Quitte ton petit
boulot et concentre-toi sur le lycée. Laisse Ezra raquer, qu’il serve à
quelque chose, celui-là ! Fais la fête, sois insouciante, apprends des tas de
choses, trouve-toi un petit ami qui t’aime comme tu le mérites et profite de
tes dix-huit ans. Cette impression d’avoir la vie devant soi et tout à
construire, cette liberté qui rend invincible, ça n’arrive qu’une fois.
– Merci, maman… Je vais essayer de suivre tes conseils.
Je lui chuchote que je l’aime et je pleure de plus belle. Je pense à
Roman, qui ne m’a jamais dit « je t’aime » et qui ne se considère peut-être
même pas comme mon « petit ami », mais qui rend l’année de mes dix-huit
ans tellement inoubliable.

Je choisis de taire encore son existence à ma mère.

Et je me demande s’il aura un jour une vraie place dans ma vie.


36. À ma place

Lemon

De retour au lycée après le spring break, j’échange quelques messages


sur WhatsApp avec mes meilleurs amis juste avant le début des cours,
assise sur les marches devant la Saint George’s School.

Trinity_J’comprends pas, personne n’était là pour m’emmener au lycée


ce matin, que fout le chauffeur ?

Caleb_Pareil, ma pauvre douche n’avait qu’un seul et unique jet, j’ai pas
compris ce qui m’arrivait.

Lemon_Désolée les gars… Le retour doit être violent.

Trinity_Et ma mère m’a forcée à ranger ma chambre en partant. Elle est


folle ou quoi ?

Caleb_La mienne ne m’a même pas tenu la porte de la maison. J’ai failli
la renvoyer sur-le-champ !

Lemon_C’est inadmissible. Je vous envoie tout de suite une femme de


ménage et un portier.

Après quelques smileys et GIFs en train de pleurer de rire, c’est Trinity


qui met les pieds dans le plat la première.

Trinity_Au fait, on voulait te dire… Très sympa, Roman…

Lemon_Mais… ?

Caleb_Ça ne peut pas marcher entre vous, Lemmy…


Lemon_Et pourquoi… ?

Trinity_Vous êtes mignons tous les deux… Mais il y a trop de différence


d’âge. Et vos vies sont tellement différentes !

Lemon_Pas tant que ça, non. Vous ne le connaissez pas…

Caleb_C’est un adulte. Il est prof. Et tellement brillant, cultivé,


charismatique…

Lemon_C’est censé être des défauts, tout ça ?!

Je n’en reviens pas de leur réaction. Et je dois lutter très fort pour
empêcher mes doigts de les traiter de sales gamins qui ne comprennent rien.
De leur rappeler que ce n’est parce qu’eux ne mûrissent pas, ne s’élèvent
pas, qu’on doit tous rester bloqués en bas.

Et puis je me souviens qu’ils ont le droit d’avoir un avis différent du


mien.

Caleb_On s’inquiète pour toi, Lemon…

Trinity_T’es pas à ta place, là-bas. Tes nouveaux copains… tous des


malades mentaux !

Caleb_Pourquoi tu ne rentres pas à Timberlane l’année prochaine ?

Lemon_Parce que j’ai été prise à l’université ! C’est une chance


pour moi.

Trinity_Y a de très bonnes facs en Louisiane. Tu pourrais te prendre


un appart si tu bossais à côté ! Et tu pourrais voir ta mère plus souvent.
Et puis nous aussi.

Caleb_Et retrouver une vie normale…

Lemon_Vous passez dix jours ici à tout trouver génial et vous


changez d’avis dès que vous rentrez ? C’est comme ça que vous me
soutenez ? Vous détestez tant que ça me savoir heureuse, ou quoi ?!

Ils me répondent tous les deux par des GIFS perplexes, un qui hausse les
épaules, une qui lève ses paumes vers le ciel en disant : « Ch’ai pô. » Je
coupe mon portable et le balance dans ma besace, dépitée. La déception me
fait comme une boule dans la gorge et un nœud dans le ventre. Même
l’arrivée de Roman en provenance du parking, son casque de moto sous le
bras et son sac à dos à l’épaule, n’arrive pas à dissiper mon malaise.
N’empêche, je remarque sa barbe taillée plus court, ses cheveux un peu
mieux rangés, son costard bleu marine qui lui va si bien et ses boots de
motard camel qui me donnent follement envie de me coller à lui et de partir
sur les routes.

Loin. Très loin.

À ma place…

Il m’adresse un petit sourire ravageur. Je quitte mes marches pour le


coller aux basques en lui chuchotant tout ce qui me passe par la tête.

– Tu viendras me voir à mon bureau après les cours, Roman. Inutile de te


rebeller, c’est moi qui commande. Et tu rangeras toute l’armoire contre
laquelle tu me plaqueras quand je te le demanderai, compris ? Et tu seras
collé toute la nuit. Pas de discussion possible.
– Oui, madame Chamberlain. D’accord, madame Chamberlain. À tout à
l’heure, madame Chamberlain.

Le brun se marre tout bas et cette espèce de grognement rauque me


dégringole dans la poitrine comme une cascade brûlante. Nos chemins se
séparent quand on arrive dans le hall du lycée, je rejoins mon casier et le
hipster continue sa route vers la salle des profs. Après avoir récupéré mes
livres, je rejoins l’attroupement qui s’est formé dans le couloir et je
reconstitue peu à peu le puzzle de l’histoire créée de toutes pièces par un
Griffin surexcité.

– Et là, la revenante me fait : « T’as pas intérêt à raconter ça à qui que ce


soit. » Et je lui réponds : « Pourquoi ? T’as honte de t'être tapé le plus beau
mec du lycée ? C’est plutôt moi qui devrais me cacher… »

Ses potes se marrent et l’abruti continue son dialogue imaginaire,


pendant que je sens mon sang se mettre à bouillir.

– Comme on était à la soirée de spring break chez Bella, je crois que


Citronnade n’avait pas trop envie qu’on la voit sortir de la chambre de sa
cousine avec moi… Surtout vu ce qu’il venait de se passer ! Pas bon pour
l’image des Chamberlain…
– Tu m’étonnes !

Les copains de Rockefeller se mettent à mimer une levrette, une main


qui tire des cheveux, des fessées par dizaines tout en imitant des cris
féminins débiles. J’ai les poings qui se serrent et les tempes qui
surchauffent.

– Et là, on se rhabille, je lui dis que ce n’est pas la peine de se faire des
films, qu’elle est juste un coup d’un soir et que je ne suis pas assez cinglé
ou désespéré pour devenir son mec, alors Lemon se met à criser, j’ouvre la
porte, elle essaie de me retenir, elle gueule tout ce qu’elle peut, puis elle
voit tous ces gens qui nous matent, ce mec qui filme, elle a un peu honte,
forcément… Et c’est là qu’elle me met sa petite claque ridicule…

Griffin interrompt son laïus pour partir dans un éclat de rire qui sonne
terriblement faux. Je m’apprête à crier de toutes mes forces que ce connard
ment comme il respire, mais Octavia intervient avant moi :

– Arrête de frimer, Rockefeller, ça ne s’est pas du tout passé comme ça…


– Qu’est-ce que t’en sais, toi ? T’avais la bouche collée à ce plouc de
Louisiane au crâne rasé, et ton chignon ne ressemblait plus à rien.

D’autres rires gras fusent. La petite bande d’imbéciles continue son show
pendant que les autres lycéens s’agglutinent en cercles autour d’eux.

– Et ça fait deux ans que tu fantasmes sur Griffin, Octavia, tout le monde
le sait ! Mais il ne s’est jamais intéressé à toi tellement t’as l’air coincée.
– Ouais, pas la peine de défendre la revenante juste pour te venger.
– Vous n’avez qu’à créer un club de meufs dont personne ne veut, mais
qu’on finit par baiser quand on s’ennuie trop à une soirée…

La violence de leurs mots, à tous, me paralyse. Une violence banalisée,


qu’on entend à longueur de couloirs, dans ce lycée censé compter dans ses
rangs les futures élites de ce pays. J’en ai la nausée.

Et voilà ce que la première de la classe récolte pour avoir tenté de


prendre ma défense : des insultes sexistes et dégradantes. Les larmes lui
montent aux yeux et elle se met à courir en direction des toilettes, suivie
d’Evangeline qui va la consoler.

Cette fois, je me rue sur Griffin en fendant la petite foule compacte que
j’ai du mal à traverser. Je n’ai aucune idée de ce que je vais lui dire ou de ce
que je vais lui faire, mais j’ai rarement ressenti une telle colère. Quand
j’arrive juste devant lui, deux grandes mains saisissent les pans de sa veste
et le collent violemment contre les casiers.

– Je t’avais pourtant prévenu, gronde Roman en haussant la voix.

Le silence tombe instantanément dans ce grand hall bondé.

– Vous n’avez pas le droit de me toucher.


– Regarde-moi prendre le droit, petit arrogant, siffle le hipster aux
muscles contractés. C’est mon devoir d’empêcher de nuire les gosses dans
ton genre et de les remettre à leur place. Tu n’es rien. Quand tu te
comporteras comme un homme, que tu arrêteras de traiter les gens comme
tes serviteurs et les filles comme des bouts de viande, on pourra peut-être
avoir une discussion d’homme à homme. En attendant, tu vas la fermer et
m’écouter.
– Vous allez avoir de gros problèmes, monsieur Latimer…

Griffin a beau sourire et jouer les durs, il y a de la peur dans son regard.
Moi, je tremble de la tête aux pieds, de colère, de frustration, d’angoisse
que Roman puisse péter les plombs et perdre son job. Et je déborde
d’amour à la seule l’idée qu’il fasse tout ça pour moi.
– Ton bel uniforme te protège peut-être ici, grogne le prof encore plus
près du visage de l’élève. Mais surveille tes arrières. On ne sait pas ce qui
pourrait t’arriver en dehors de ces murs.

Tout le monde retient son souffle. Et mon cœur bat à tout rompre dans
ma poitrine. M. Abbot arrive finalement en courant et ordonne à tous les
lycéens de retourner en cours sur-le-champ.

– Latimer, lâchez-le ! beugle le proviseur.

Le brun desserre les poings et se met à lisser la veste d’uniforme de


Griffin, inlassablement, sans jamais le quitter des yeux.

– Rockefeller, vous viendrez me voir ce soir après les cours.


– Oui, monsieur…
– Monsieur Latimer, dans mon bureau. Maintenant !

L’homme au costard gris, cheveux gris et teint gris passe par toutes les
couleurs. Le professeur d’histoire le suit sans discuter, après avoir
grommelé aux élèves pas encore dispersés :

– Vous avez entendu M. le proviseur ? Tout le monde en cours.

Puis il s’approche de moi, le regard sombre et tourmenté, et murmure


entre ses mâchoires serrées :

– Ça va aller ?
– Oui, je crois.

Il prend son portable dans la poche intérieure de sa veste, me fait un petit


signe du menton vers l’écran puis tourne les talons. Je le vois pianoter
rapidement sur son téléphone pendant qu’il marche derrière M. Abbot.
Dans ma besace, je sens mon propre portable vibrer. Et j’ai le cœur qui se
décroche à nouveau.

[Ne reste jamais toute seule. Fais attention à toi.


Ne t’inquiète pas pour moi. Et efface ça.]
Ce message de Roman me gonfle le cœur et m’arrache un sourire triste.
Je le relis une bonne dizaine de fois avant de me résoudre à l’effacer.

***

J’ai passé toute la journée à le guetter dans les couloirs, au réfectoire,


dans la cour du lycée. À me ronger les ongles en imaginant qu’il s’est fait
renvoyer. Que Griffin a obtenu pile ce qu’il voulait. Aucune trace de Roman
nulle part et je n’ose pas lui renvoyer un message pour lui demander de ses
nouvelles. Trop risqué.

À la fin des cours, je vais ranger mes manuels dans mon casier, vide mon
sac et referme la petite porte métallique d’un coup sec.

– Lemon Chamberlain, résonne une voix monocorde dans mon dos.


Posez votre sac devant vous à vos pieds et gardez vos mains visibles.
– Pardon… ?

Je me retourne lentement et découvre les deux flics en uniforme dont je


reconnais aussitôt les visages.

– Faites ce qu’ils vous demandent, Lemon, me conseille doucement le


proviseur qui se tient à côté d’eux.
– C’est une blague ? Vous allez les laisser me fouiller ?
– Ce ne sera pas nécessaire, affirme le second policier.

Un sale goût me monte dans la bouche, je retire la besace de mon épaule


et la jette loin devant moi, à leurs pieds à eux. C’est le moment où Roman
sort de la salle des profs et s’avance dans le couloir, bras croisés sur le torse.
Il ne porte plus sa veste de costard et ses manches de chemise sont
retroussées sur ses bras tatoués. Je ne vois que ça. Ça et ses yeux bruns
remplis de rage, d’inquiétude, de nervosité. Il fronce les sourcils pendant
qu’un des flics s’accroupit près de mon sac et en déverse tout le contenu sur
le carrelage. Il attrape un stylo fiché à sa poche de poitrine et, avec la
pointe, écarte tout ce qui ne l’intéresse pas.
Les dizaines de paires d’yeux braqués sur moi étudient le trésor craché
de ma besace : trousse, clés, bouts de papier, portable, écouteurs, mouchoirs
neufs, barre de céréales écrasée, tampons, porte-monnaie, stylos qui ne
marchent plus, bouteille d’eau, collier brillant, vieil élastique détendu.

Attendez…

Qu’est-ce que… ?

– Ce collier… n’est pas à moi, balbutié-je.


– Je ne crois pas, en effet, mademoiselle Chamberlain.

Je ne comprends pas. Je panique. Mes yeux cherchent l’appui de Roman,


il soutient mon regard une seconde, au moins aussi troublé que moi. Je
retourne fixer cette longue chaîne entortillée remplie de diamants, avec un
énorme pendentif bordeaux au bout. Un bijou précieux, forcément. Et sans
doute encore plus que je ne l’imagine.

– On a mis ce collier dans mon sac…, tenté-je d’expliquer.


– Un élève de la Saint George’s School a déclaré avoir été victime d’un
vol aujourd’hui. Et vous accuse explicitement.
– Qui ?!
– Vous n’êtes pas en mesure de le savoir pour le moment.
– Avec quelles preuves ?
– Ça, ce sera à notre enquête de le déterminer. Veuillez-nous suivre s’il
vous plaît.
– Attendez, vibre soudain la voix de Roman. Vous l’emmenez où ?

Encore un énième risque qu’il prend pour moi, mais je crois que tout le
monde sait qu’il l’aurait fait pour n’importe quel élève. Roman Latimer
n’est pas n’importe quel professeur.

– Au commissariat. Elle est majeure, nous n’avons pas besoin d’un


adulte pour l’interroger ni la placer en garde à vue.
– Abbot, dites quelque chose ! gronde le brun en direction du proviseur.
– Ils font leur travail, Latimer. N’intervenez pas. Il y a eu suffisamment
de vols et de problèmes comme ça. Et vous n’êtes pas le dernier pour en
créer.
– Ce n’est pas pour ça qu’elle mérite une humiliation pareille, répond-il
sur un ton tourmenté.

Il plonge à nouveau son regard dans le mien. Je vois sa pomme d’Adam


se soulever douloureusement et redescendre, pendant que mes larmes
montent et dévalent finalement mes joues. Les deux flics font quelques pas
vers moi. L’un d’eux me glisse des menottes glacées aux poignets, tandis
que l’autre m’attrape par le bras. Tous les deux me font traverser le hall du
lycée, escortée comme une dangereuse meurtrière, comme ma mère avant
moi, face à tous les autres élèves de Saint George’s.

Là où je n’ai définitivement pas ma place.


37. Criminelle

Roman

Je crois qu’Isaac trouverait ça « oufement cool », s’il savait que je


m’apprêtais à payer une caution de cinq mille dollars pour libérer une
innocente de sa cellule.

Alors que Lemon croupit depuis quatre heures déjà dans sa cage, mon
guerrier et ses deux gardes-malade sont partis se ressourcer sur la côte pour
respirer le bon air. J’étais censé les accompagner… mais une certaine fille
aux cheveux châtains et au regard flingueur a changé mes plans sans le
vouloir.

Le flic de l’accueil me fait signe d’approcher, un drôle de rictus aux


lèvres.

– Vous êtes là pour la caution de la petite Chamberlain, c’est ça ? Il


paraît qu’il vaut cent briques, ce collier ! C’est mal barré pour elle, si vous
voulez mon avis…

Je me retiens de lui rétorquer que « la petite Chamberlain » a 18 ans


passés, absolument rien de petit dans sa personnalité, trois fois son Q.I. et
surtout aucun intérêt à voler ce putain de rubis, mais je la boucle. Je paie la
facture, signe tout un tas de papiers pendant que le type me parle de
convocation devant le juge et autres conneries…

Je ne pense qu’à elle.

Elle qui est probablement effrayée, a peut-être froid, sans doute la rage
au ventre et l’envie de hurler. Elle qu’on accuse de tout et de rien depuis
qu’elle a rejoint cette ville, ce lycée et cette putain de haute société. Lemon
n’a pas choisi d’être ici. Et pourtant, les « siens », ceux de son rang, de son
sang, ne cessent de lui faire payer son existence.

Sa différence.

Peut-être parce qu’elle brille plus que les autres, sans même le vouloir et
sans aucun artifice. Peut-être parce que son intelligence est supérieure,
instinctive, percutante, et qu’elle ne s’achète pas. Peut-être parce que son
regard, sa volonté, sa détermination sont plus farouches, plus acérés, plus
puissants que tous ceux qui tentent de la persécuter.

Lemon Chamberlain est une dure à cuire avec un immense cœur. Elle
plie à chaque coup reçu, elle reste humaine, mais elle ne rompt pas. Elle se
battra jusqu’au bout et je compte bien m’assurer qu’elle gagne à la fin.

Je hais l’injustice. Surtout que je vis avec tous les jours, depuis dix ans.

– Cellule quatre, c’est parti !

Le flic gueule ça en direction du long couloir derrière lui et au bout de


quelques minutes, une collègue en uniforme escorte la rebelle jusqu’à la
sortie. Quand Lemon me repère au milieu de ce poste de police, elle a un
mouvement de recul.

Toi, tu as peur pour moi. Peur que je me trahisse en étant celui qui vient
te sortir de là.

Je lui lance un sourire apaisé, elle semble se détendre un peu et va


récupérer ses effets personnels à un autre bureau. Pas grand-chose : son
téléphone, ses lacets, sa besace remplie de tout son petit bazar dont elle ne
laisse pas le plus petit élément sur le carreau.

Dix minutes plus tard, ma criminelle est libre et on marche côte à côte,
dans la rue. Ça ne nous est pas arrivé depuis très longtemps et, dans
d’autres circonstances, j’aurais adoré ça.

– Merci d’être venu mais… pourquoi c’est toi qui m’as sortie de là ?
– Abbot a prévenu Ezra. Et il m’a appelé, il est coincé à Boston…
– Tu aurais dû me laisser là-dedans jusqu’à demain. Tu prends trop de
risques pour moi, Roman.

Je tente de l’attraper par la main, elle m’échappe. Je me mets à grogner.

– Tout va bien… Pour tous ces gens, je suis ton professeur, rien d’autre.
Ezra a prévenu lui-même les flics qu’il envoyait quelqu’un à sa place.
– Il est en colère, j’imagine ?
– Contre celui qui t’a fait ça, oui. Contre toi, non.

Elle n’est pas elle-même, marche d’une allure régulière, fixe le trottoir
éclairé qui s’ouvre droit devant elle, comme si plus rien ne l’atteignait.

– Lemon, on va prouver que c’est un coup monté, fais-je doucement.


– À quoi bon ? Il ou elle recommencera…
– Lemon, regarde-moi !

Cette fois, elle daigne s’arrêter et me faire face.

– Aucune personne avec un semblant de cerveau ne peut être dupe ! Ça


fait trois fois qu’on invente ce genre de conneries en braquant les
projecteurs sur toi ! Quelqu’un s’acharne, c’est évident !

Ses yeux se ferment, elle semble épuisée.

– Roman, je voudrais juste rentrer chez moi… ou rentrer dans ta peau.


C’est possible, ça ?

Elle glisse soudain son visage dans mon cou, ses mains sous ma veste
militaire et laisse tout son corps peser sur moi. J’en ai des frissons.

On pourrait nous voir, nous reconnaître, j’en ai conscience, mais le


risque est faible et surtout… ce contact est aussi grisant, nécessaire, vital
pour elle que pour moi.

– Viens, je t’emmène.
Un coup de folie, peut-être, mais je n’en peux plus de leurs règles, de
leurs principes, de leurs interdits.

Je la veux juste pour moi, cette nuit.

***

Solidement agrippée à ma taille, elle se laisse emporter tandis que ma


Triumph trace la route jusqu’à West Falls Church.

Lemon passe la porte rouge de ma petite maison déserte, observe en


silence les photos de mes proches, découvre mon univers et un pan de ma
vie que je gardais jusque-là secret. Et c’est bien moins effrayant que prévu.

– C’est ta maman ?

Je ne sais pas si mon clan m’en voudrait de l’avoir amenée ici, alors
qu’elle représente un tel danger pour moi… et pour eux. Mais parfois, je
dois vivre pour moi et ça me fait un truc indescriptible de la voir ici. De la
contempler tandis qu’elle pose les yeux partout, sur les murs, les bibelots,
les tableaux, sur tous les cadres qui dévoilent les visages de ceux qui
remplissent ma vie.

Elle aussi, elle remplit ma vie. Mais je n’ai pas encore eu le cran de le lui
avouer. De l’avouer à qui que ce soit si ce n’est à Angus.

– Oui, c’est ma mère, murmuré-je.


– Tu as ses yeux. Elle est en fauteuil roulant depuis longtemps ?
– J’avais 3 ans. Un stupide accident.

Son regard tendre me parcourt, dépose une caresse et repart, sans


lourdeur. Elle n’insiste pas plus, sourit, se promène, continue de faire le tour
du salon en bazar et aux meubles dépareillés.

– Cette maison a une âme, j’aime ça…


Moi, j’aime sa voix qui casse en fin de phrase et qui me donne encore
plus envie d’elle. Et cette sensation que j’ai ce soir d’avoir presque le droit
de la vouloir, de l’aimer, parce qu’elle est ici, dans mes murs, dans mon
quartier, dans mon monde.

À l’abri chez moi.

– Et eux ?
– Ma sœur et mon neveu. Paige et Isaac.
– Vous vivez tous ensemble ?
– Ça doit te sembler bizarre…

Elle les contemple longuement, puis se chuchote à elle-même :

– Non, ça doit être bien de s’aimer assez fort pour vivre ensemble, même
quand on n’y est pas obligé. Je me demande si je les rencontrerai un jour…

Je crève d’envie de lui répondre oui, mais je ne veux pas lui mentir. Je
n’ai aucune idée de ce que nous réserve l’avenir.

Elle et moi, pour l’instant, ce n’est qu’un mirage. Le plus beau, le plus
imprévisible, le plus puissant qui soit, mais n’empêche que ce n’est que ça.

Un mirage.

– Je peux dormir ici cette nuit ? me demande-t-elle soudain d’une voix


timide.
– Je ne sais pas…
– Tu ne veux pas coucher avec moi ?

Mon cœur remonte dans ma gorge. Elle a posé cette question presque en
tremblant et sa propre audace fait briller ses yeux noisette braqués dans les
miens. Elle me prend totalement au dépourvu. Alors les mots qui sortent de
ma bouche ne sont plus qu’un souffle rauque

– Si, Lemon. Crois-moi, le problème n’est pas là.


– Et si, ce soir, on décidait qu’il n’y a pas de « problème » ? murmure-t-
elle. Qu’on a le droit, juste cette fois ?

Cette question, je me la suis posée environ un milliard de fois depuis


qu’on a passé la porte de chez moi. Et l’entendre dans sa bouche, ça me
trouble plus que de raison.

Je lui souris, elle m’imite et on se fixe longuement, intensément, comme


si on était soudain seuls au monde, libérés du secret, de l’interdit.

Elle porte toujours son uniforme et je réalise que j’aurais dû lui proposer
d’autres fringues bien plus tôt. Lui servir quelque chose à boire, à manger.
M’assurer qu’elle n’a besoin de rien après avoir été interrogée par les flics
et envoyée en garde-à-vue.

– Tu veux te changer ? Tu as soif, faim ?


– Non Roman, c’est autre chose que je veux…

Elle fait la téméraire, je le vois bien. Elle essaie d’avoir l’air sûre d’elle,
mais à l’intérieur elle tremble, hésite, lutte contre elle-même. Dans sa jupe
de lycéenne, le regard déterminé, elle s’approche de moi et dépose un baiser
sur mes lèvres. Juste un. Mais qui embrase chaque centimètre carré de mon
corps.

– Je veux rentrer dans ta peau, tu te souviens ?

Elle vient coller son petit corps au mien, je grogne en empoignant ses
fesses.

– Et si ma peau n’était pas bonne pour ta peau ? soufflé-je contre ses


lèvres.
– Impossible…

Je l’embrasse brusquement, furieusement, avec la langue cette fois, avec


les mains qui l’attrapent, la touchent, la contrôlent. Je ne freine plus, je ne
m’interdis plus, je vis l’instant présent, guidé par le désir dément que
m’inspire cette fille. Je bande déjà, après un seul baiser. J’ai tellement envie
d’elle que mes barrières sont toutes en train de flancher les unes après les
autres.

Les dominos s’écroulent, notre corps-à-corps est lancé, insatiable,


impossible à arrêter.

Lemon ressent mon désir pour elle, elle s’enhardit et commence à me


caresser par-dessus mon jean. Mon érection grandit instantanément. La jolie
rebelle manque d’assurance, d’expérience, elle tâtonne un peu, mais je crois
que ça m’excite encore plus. Mon sexe n’attend que ça, d’être touché par
elle. Mes lèvres descendent dans son cou, mes mains écartent les pans de sa
veste, la font tomber, puis s’en prennent aux boutons de sa chemise.

À chaque bouton qui saute, je dépose un baiser sur sa peau frémissante.

J’essaie de prendre mon temps, d’être patient, de ne rien brusquer, de


faire monter son désir à elle autant que le mien. Mais la petite allumée que
j’ai entre les mains est plutôt du genre pressé. Tout en plaquant sa bouche
sur la mienne, elle glisse sa main dans mon pantalon. Sous la ceinture de
mon boxer.

Et me prend en main.

– Hmmm…

Aucun son intelligible ne sort de ma bouche. C’est tellement bon que je


crois que je pourrais jouir, là, tout de suite, si je ne me retenais pas. Sa
chemise dégage bien plus vite que prévu, son soutien-gorge vole, dévoilant
ses petits seins qui pointent fièrement. Je les suce, les mordille pendant
qu’elle me branle.

– Tu aimes ce que je te fais ? me glisse-t-elle en accélérant la cadence.


– Tu n’as pas idée…
– Il va falloir que tu me guides, je ne suis pas très…

Je grogne contre sa bouche, la fait taire en y glissant ma langue, lui tire


un peu les cheveux et l’embrasse comme un fou. Ma main s’invite à son
tour sous sa jupe, sous sa culotte et je découvre avec délectation que ma
rebelle est trempée.

– Je ne suis pas le seul à aimer, apparemment…, murmuré-je à son


oreille.

On s’embrasse, on se caresse, on se touche, en tournoyant sur nous-


mêmes au milieu de cette pièce qui ne sera plus jamais la même pour moi.
C’est grisant, délicieux, surprenant, jouissif, dément.

Cette fille embrasse comme une déesse et s’est approprié mon corps en
moins de deux. Et je crois crever de désir quand, de sa voix légèrement
éraillée et terriblement sexy, elle me sort :

– Roman, emmène-moi dans ton lit. Maintenant.

Le feu au corps, on grimpe encore d’un niveau. Je fais descendre


l’échelle dans le couloir, la gravis, elle me suit en riant et on atterrit dans les
combles.

Sur mon territoire, là où aucune femme n’a jamais mis les pieds.

– Tu es l’exception, murmuré-je à la fille qui a tout changé.


– Je suis qui ?

Là, je l’embrasse encore, puis la pousse sur mon pieu. Elle est
incroyablement belle, allongée torse nue dans sa jupe qui recouvre encore
ce que j’ai tant envie de voir, de sentir, de goûter. Ses soupirs d’impatience
résonnent dans ma piaule et j’adore ça. Mais ce que j’aimerais plus que
tout, c’est l’entendre gémir, crier mon nom et sa jouissance entre mes draps.

Alors je finis de la déshabiller sans y aller par quatre chemins, puis je


retire mes fringues tandis qu’elle me bouffe du regard. C’est terriblement
excitant pour un homme de voir tant de désir dans les yeux d’une femme.

Et quand cette femme s’appelle Lemon Chamberlain, tout est décuplé.


– Alors ça ressemble à ça, un Roman Latimer nu…

Allongée sur le dos sur mon lit, en appui sur ses coudes, la crinière
sauvage et l’air parfaitement indécent, elle scrute mon corps avec attention.
Lemon me sourit de cette manière qui me donne envie de la faire taire de la
plus crue des manières.

– Roman, je crois que mon cœur pourrait exploser…, murmure-t-elle.


– Prépare-toi à intégrer le club très select de celles qui ont eu le droit de
contempler ce spectacle de toute beauté, fais-je en contractant mes abdos.

Je lâche cette connerie pour la détendre, me détendre, parce que, quelque


part, moi aussi je flippe. Je ne veux pas la décevoir. On a attendu si
longtemps… Elle rit doucement de mon arrogance, la vision de son corps
sous le mien me rend fou, je viens brusquement me placer entre ses cuisses.
Nos sexes se frôlent pour la première fois. Le souffle coupé, elle ferme sa
jolie petite bouche.

– Plus envie de rire ? grogné-je.

Elle répond à mon baiser brûlant, puis lâche d’une voix légèrement
tremblante :

– Tu vas voir, le hipster, je suis peut-être une jeunette, mais je vais toutes
te les faire oublier…

Elle l’ignore, mais c’est déjà le cas depuis une éternité.

– Lemon…, lui susurré-je, je n’ai jamais autant rêvé d’une bouche que
de la tienne. D’un corps que du tien. D’une peau aussi douce, aussi chaude,
aussi parfaite pour se mélanger à la mienne.

Je l’embrasse, la mordille, la suçote, la lèche sur tout le corps. Lemon ne


cherche pas à tricher, à se cacher, elle ne fait pas la timorée, elle s’ouvre,
s’abandonne à moi. Je plonge entre ses cuisses et la goûte pour la deuxième
fois, c’est encore meilleur que dans mes souvenirs.
Ses mains se perdent dans ma tignasse, me guident, tremblent,
m’ordonnent, hésitent, me malmènent et je sens mon sexe vibrer un peu
plus fort. Je la lèche, j’agace, je pince son clitoris, je l’entends gémir, la
sens se cambrer, je plante mes dents dans la chair veloutée de ses cuisses,
remonte le long de sa peau et reviens l’embrasser, son nectar encore sur mes
lèvres.

– Je ne crois pas que je vais tenir le coup, souffle-t-elle entre deux


baisers. C’est trop bon, j’en veux encore, je ne veux plus attendre…

Moi non plus.

– J’ai l’impression qu’on a attendu mille ans, toi et moi, gémit-elle.

Moi aussi.

Je tends le bras, atteins le tiroir de ma table de nuit où se trouvent mes


capotes.

Pendant ce temps, l’impatiente entoure mon sexe de sa paume et le


caresse à nouveau, doucement d’abord, puis de plus en plus rapidement, son
regard défiant rivé au mien.

Putain.

C’est meilleur que dans tous mes souvenirs.

– Elles disent « baise-moi » les vilaines filles, c’est ça ? me chauffe la


novice pas si sage que ça.

Je la fixe intensément, viens me placer au-dessus d’elle et de son petit


corps qui m’allume.

– Ouais, elles peuvent dire ça.

J’enfile le préservatif sous ses yeux brillants d’excitation qui ne quittent


plus ma queue.
– Elles disent « prends-moi », aussi ? Ou « saute-moi » ?

Mon sexe est prêt pour elle.

– Toi tu préfères quoi ? me chuchote celle que je m’apprête à pénétrer


pour la première fois.
– Je préfère toi…, soupiré-je.

Et j’entre tout doucement en elle, sans la quitter des yeux. Je la vois


entrouvrir la bouche de surprise et de plaisir mêlés. Je la laisse s’habituer à
ma taille, sans bouger, puis je sens ses mains glisser sur mes épaules, dans
mon dos, descendre sur ma taille, ses ongles s’y enfoncer.

– Moi, ce que je veux Lemon, c’est t’entendre couiner de plaisir… Tout


le reste, je m’en fous. Plus rien d’autre n’existe.

Je commence les va-et-vient, mon regard planté dans le sien, attrapant sa


bouche pour l’embrasser, la mordre. Elle gémit entre mes lèvres,
j’augmente le rythme de mes coups de reins, l’entends crier, ralentis pour
me faire désirer.

Je ne suis pas un homme facile.

Elle râle de frustration, me griffe un peu plus profondément, alors je


m’enfonce plus vite, plus fort en elle. Ses gémissements reprennent. J’ai le
feu au corps, cette fille me rend dingue, ses râles, son étroitesse, sa chaleur,
son odeur me font perdre la tête.

J’ai soudain l’envie folle qu’elle me chevauche, alors je nous fais rouler
sur le matelas, la sauvageonne se retrouve au-dessus de moi. Un peu perdue
d’abord, elle croise mon regard fiévreux et comprend. Encouragée par mes
mains qui la guident en douceur, elle jette sa crinière en arrière, se redresse
et commence à onduler. J’empoigne ses fesses, les malaxe, les malmène,
tandis qu’à califourchon sur moi, plantée sur ma queue, Lemon remue
comme ça lui plaît. Et j’aime tellement ça. Elle se déhanche, s’enfonce sur
moi au gré de ses soupirs.
Je vois ses seins s’agiter, tout son corps se tendre, elle pousse des petits
cris qui m’excitent comme jamais.

Sa jouissance n’est pas loin, la mienne juste là.

À un souffle.

Un cri.

– Roman !

L’orgasme l’emporte. Lemon décolle à l’instant où sa voix cassée crie


mon nom et je la rejoins dans un dernier coup de reins qui nous fait basculer
tous les deux. Entre mes mains, dans mes draps qui garderont notre odeur,
son corps est parcouru de frissons. Elle couine et gémit encore, tandis que je
lâche un râle de plaisir qui résonne dans la nuit.

Essoufflé, perdu dans son regard, je la contemple tandis qu’elle se blottit


contre moi. Totalement nue, abandonnée, sublime.

Si jeune et si libre.

– Tu vois ? Nos peaux étaient faites pour se mélanger.

Ses yeux débordent de ce je-ne-sais-quoi qui me rend fou d’elle.

– Roman, je… Je t’…

Sa bouche hésite et elle ne va pas au bout de cette phrase. Je crois qu’elle


pense ces mots, mais qu’elle craint de me faire flipper. La jolie rebelle me
sourit, comme si elle savait que je devinais ses doutes. Alors je pose un
index sur sa bouche entrouverte. Et je susurre dans un sourire :

– Moi aussi, Lemon.


38. Leur haine

Lemon

Je crois que quand c’est le bon, quelque chose vous le murmure, à


l’intérieur.

Vous le ressentez jusque dans les moindres recoins de votre corps, de


votre âme. Jusque dans le plus infime battement de votre cœur.

Roman a changé ma vie. Parce que c’est lui.

***

Retourner au lycée lundi matin, après un passage en garde-à-vue et la


nuit la plus marquante de toute mon existence, j’appelle ça de la torture. En
chemin, sur le parvis, devant mon casier, dans le grand hall, je croise toutes
sortes de regards. Accusateurs, goguenards, indifférents, moqueurs,
haineux. Peu importe ce qu’ils pensent de moi, je me contente de fixer le
sol et d’avancer, cachée derrière ma frange.

Le monde n’est pas tout noir ou tout blanc, je le sais, même si ce


raccourci est parfois tentant. Tous ces gosses de riches, ces privilégiés, ces
gens « bien nés » ne sont ni des démons ni des saints. Ils sont quelque part
entre les deux.

Mais l’un d’eux sort du lot. Le plus mauvais, le plus vil, le plus cruel de
tous : j'ai nommé Griffin Rockfeller.

– Hé la revenante, ça ne te suffisait pas de nous faire les poches ? Il


fallait aussi que tu te tapes l’un de nos profs ? J’avais mes doutes,
maintenant j’en ai la preuve…
Je m’immobilise soudain, me retourne vers lui, le cœur battant à mille à
l’heure.

– Qu’est-ce que tu viens de dire ?


– Ouvre les yeux…

Le blond à la gueule d’ange pointe du doigts l’un des écrans géants du


hall, devant lequel une foule d’élèves s’est agglutinée.

– Ils n’arrêteront jamais…, soufflé-je en découvrant les images.

Des images volées, prises par les caméras de surveillance de ce maudit


lycée.

Des images qui défilent, qui me broient la poitrine et m’empêchent de


respirer, parce qu’elles me montrent en compagnie du Pr Latimer en dehors
des cours. Parce qu’elles dévoilent ces rares moments où, lui et moi, on
essayait de s’intercepter quelques minutes avant une sonnerie, quelques
minutes après, juste pour se regarder, se sourire, se parler en silence,
s’aimer en secret. Mais sans jamais se toucher.

Et puis, comme tous les spectateurs de ce stupide montage, je découvre


avec horreur les questions qui circulent et passent de bouche en bouche
parmi mes « camarades » :

– Il se la tape ?!
– Elle a vraiment réussi ?
– Ils couchent ensemble ?
– Lemon Chamberlain et M. Latimer, sérieusement ?
– Ils ont l’air en couple, non ?
– La revenante et le parvenu, ensemble ?!

Écran noir. La vidéo s’arrête et, autour de moi, ça ricane, ça pousse des
cris amusés, scandalisés, ça siffle, ça soupire… ça m’oppresse.

– Vous n’arrêterez jamais ? hurlé-je soudain, face à tous ces visages qui
me jugent, me méprisent ou me plaignent. Qui a volé ces images ? Qui a
fait ce montage ? Vous voulez quoi, au juste ? Que je me taille les veines
devant vos yeux, pour que vous puissiez passer à la victime suivante ?

Bella me rejoint, tente de me serrer dans ses bras mais je suis en transe,
je la repousse. Elle essaie alors de m’emmener plus loin, mais je refuse de
fuir. Je regarde tous ces gamins qui me pensent inférieure droit dans les
yeux et je ne bouge pas d’un millimètre.

– Cette vidéo débile ne prouve rien ! lâche soudain Connor, quelque part
dans les rangs.
– Tu la défends parce que tu veux te la taper, toi aussi ? ricane Stuart.
– Le spectacle est fini, allons en cours, soupire Octavia.

Mais en vérité, ça ne fait que commencer.

– C’est un bon coup ? me demande une élève de première.


– Tu le notes combien sur dix ?
– Je peux être la suivante ?
– En fait, tu es prête à tout pour faire remonter ta moyenne !
– Chez les ploucs, ça se fait, mais pas ici…
– Il paraît que les barbus sont bien montés, c’est vrai ?

Je reçois tout ça en pleine face, mais je fais la brave. Aucune émotion ne


transparaît sur mon visage.

– Personne ne s’est tapé personne ! vocifère soudain ma cousine.

Je ne l’ai jamais vue se mettre dans un état pareil. Pourtant, quelque


chose s’est brisé entre nous dans les vestiaires de ce lycée le mois dernier,
sa jalousie, son manque de loyauté m’ont blessée et la confiance n’est
jamais totalement revenue. Mais malgré tout, Bella vole à mon secours au
moment où j’en ai le plus besoin.

– Moi, j’ai essayé de l’allumer, mais Latimer est bourré de principes,


chiant à mourir. Il ne se taperait jamais une élève ! Alors foutez la paix à
Lemon, putain !
– Tu la protèges parce que c’est une Chamberlain…, commente Griffin
avec un petit sourire entendu.
– Explique-nous ce qu’ils foutaient dans ces couloirs, seuls, en dehors
des cours ?
– Elle vient tout droit de chez les ploucs, lui de banlieue, c’est logique
qu’ils se…
– Je vous dis qu’il n’a pas voulu de moi ! s'énerve à nouveau la brune.
Vous croyez vraiment qu’il voudrait d’elle ? Désolée, Lele, mais on ne joue
pas vraiment dans la même ligue…

Je ne sais pas si elle le pense ou si elle tente juste de me sortir de ce


merdier, mais je rentre dans son jeu. Je soupire, prétends être vexée et taille
la route en lui filant un coup d’épaule au passage.

Derrière moi, les haters continuent de déverser leur haine. J’avance, sans
vraiment savoir où je vais. Et surtout sans savoir si cette vidéo qui ne
prouve rien mais fait planer le doute va réussir à nous nuire.

Me voler celui que je crois être le bon.


39. À un fil

Lemon

Theodore Abbot n’est pas content du tout. Mais alors, pas du tout. C’est
tout juste si de la fumée grise ne sort pas de ses énormes naseaux.

– Lemon, je ne vais pas tarder à perdre patience et à rayer votre nom de


la liste de mes élèves… Et vous, Latimer, j’ai beau ne pas être un homme
violent, vous me donnez envie de vous foutre un sacré coup de pied au cul !

J’ai été convoquée chez le proviseur en plein milieu de mon cours de


physique et suis sortie de ma classe sous les sifflements de mes fameux
« camarades ». En arrivant dans ce bureau il y a quelques minutes, j’ai
découvert Roman, assis dans l’un des fauteuils gris, jambes croisées,
tatouages apparents et air nonchalant.

Mais moi, j’ai su qu’il tremblait à l’intérieur.

– J’ose espérer qu’il ne s’est rien passé d’intolérable entre vous…,


gronde Abbot.
– La chasse aux sorcières continue…, soupire le hipster en direction de
son patron. Theodore, vous voyez bien que ces images ne prouvent
strictement rien. Elles ne montrent pas un seul contact physique entre elle et
moi.

Roman se tourne vers moi et lâche d’un ton las :

– Lemon Chamberlain dérange. Ce n’est pas nouveau…

Je soutiens son regard, hoche la tête et me blinde moi aussi.

Ils ne nous auront pas.


– Ça ne vous dérange pas de savoir que n’importe qui peut avoir accès à
vos caméras de surveillance et se procurer les images ? lancé-je pour
détourner le sujet de ma petite personne.

Le proviseur bougonne, se gratte le front, s’assied, se relève. Il faut dire


que sa charge mentale a légèrement explosé, depuis que Roman et moi
avons intégré son lycée.

– Lemon, l’enquête est toujours en cours pour ce collier… Il serait peut-


être préférable d’avouer, non ?

Je n’en reviens pas qu’il soit si sûr de ma culpabilité. Que cet homme
intelligent, sensé, qui a l’habitude des manigances de ses élèves, ne voit pas
qu’on cherche à me persécuter.

– Vous savez qui m’a dénoncée ? lui demandé-je soudain. Les flics n’ont
rien voulu me dire : la personne qui m’accuse est mineure et souhaite rester
anonyme… Je ne peux pas me défendre contre du vent !
– Je ne peux rien vous dire, Lemon. À part que la vérité finit toujours par
éclater.

Il se tourne ensuite vers le professeur d’histoire.

– Et si ces rumeurs sont fondées, si vous avez osé faire des avances ou
fricoter avec une élève, vous serez licencié sur-le-champ, Latimer.

Ce sont les derniers mots d’Abbot, qui nous fout à la porte dans la
foulée.

Une fois dans le couloir désert, le plus loin possible du bureau du


proviseur, Roman et moi nous contemplons, un peu sonnés. Il s’adosse à un
mur, mains dans les poches, moi à celui d’en face, mains dans le dos, et on
reste à un couloir d’écart, pour ne pas être tentés de se toucher.

– Quand est-ce que tout ça va s’arrêter ? murmuré-je.


Je crève d’envie de me blottir dans ses bras, mais maintenir cette
distance entre nous est plus que jamais nécessaire.

– On est en mai, Lemon, grogne la voix du hipster. Dans six semaines, ce


putain de cauchemar s’arrête…
– Je suis majeure, me répété-je. Mon corps m’appartient, on ne devrait
pas avoir à se…

Je prends conscience qu’il tremble. Littéralement. Le brun aux épaules


carrées, aux boots de motard et aux tatouages de badass tremble sous mes
yeux.

– Roman, ça va ?
– Une seule fois, Lemon…, chuchote-t-il, fébrile.
– Quoi ?
– Si on avait craqué une seule fois face à ces caméras, j’aurais perdu
mon job…
– Je sais, je…
– Non, tu ne sais pas.

Ses yeux sombres se plissent, il passe la main dans sa barbe, puis dans
son cou en lâchant une bombe :

– Je maintiens mon neveu en vie, grâce à ce boulot.

Je mets de longues secondes à comprendre.

– Isaac ? soufflé-je en me rappelant de son visage.


– Il souffre d’une grave insuffisance cardiaque, me révèle mon prof
d’une voix douloureuse. Il a besoin d’un traitement lourd, mais surtout
d’une greffe. Sa vie ne tient qu’à un fil, Lemon, et sans ce fric, ce fil
rompra. Il mourra…
– Roman…
– Et j’ai failli tout foutre en l’air… en tombant amoureux de toi.

J’entends presque le fracas de mon cœur qui se brise, en le voyant


s’éloigner dans ce couloir de la Saint George’s School. J’imagine sa peine,
son angoisse, cette douleur constante avec laquelle il doit vivre chaque jour.

Son neveu… J’aurais pu causer sa perte…

Et est-ce qu’au milieu de tout ce fracas, j’ai bien entendu « amoureux de


toi » ?

***

Deux heures plus tard, je ne cherche même pas à cacher mes larmes, au
beau milieu de la cafétéria. Bella tente maladroitement de me consoler, vois
que rien ne fonctionne, que j’ai envie d’être seule et finit par renoncer. Je ne
regarde pas en direction de la table de la « bande à Griffin », je préfère
m’éviter ce nouveau supplice, mange en silence, arrivant à peine à avaler
trois bouchées.

– La fin de l’année approche…, me glisse alors quelqu’un, en venant


s’asseoir à côté de moi.
– Je n’ai pas besoin de ta pitié, Octavia.

Surtout quand je repense à ce que font en secret son père et mon oncle.
Sa vie est loin d’être aussi parfaite qu’elle le croit.

– Je n’ai jamais eu pitié de toi, Lemon. Mais j’avoue avoir mal agi
parfois.
– « Parfois » ?
– OK, jusqu’à maintenant.

Je sèche mes larmes, renifle bruyamment pour lui faire comprendre que
je ne suis pas en état de discuter.

– Lemon, je voudrais t’aider.


– Pas la peine.
– Je sais des choses…
– Moi aussi, figure-toi. Et si tu savais ce que je sais, tu n’aurais pas envie
d’être assise ici, à côté de moi, lui dis-je tout bas.
La jolie Black au chignon impeccable sourit presque et me chuchote :

– Je sais tout, Lemon. Si c’est de mon père que tu parles, il ne m’a rien
caché. Ma mère et lui, c'est un mariage arrangé, ils ne se sont jamais aimés,
enfin pas « comme ça ». Et mon père a souffert toute sa vie de devoir
cacher qui il était vraiment. S’il est heureux avec ton oncle, ça me va.

Je la fixe, bouche bée. Je comprends mieux pourquoi Quincy Whitaker


s’est invité avec une telle aisance à ma table, à ce dîner. Sa famille est dans
la confidence.

– Mais tu aurais pu utiliser ça contre moi, ajoute-t-elle. Je te remercie de


n’avoir rien dit à personne, je sais que je peux te faire confiance…

Je hausse les épaules.

– Je ne vois pas l’intérêt de faire du mal aux gens juste pour le plaisir…
– Je suis désolée, Lemon, lâche la première de la classe. J’aurais dû faire
ça depuis longtemps.
– Faire quoi ?

Elle sort son portable de la poche de sa veste bleu marine, déverrouille


l’écran et ouvre ses groupes de discussion sur WhatsApp

– J’ai la preuve que tu n’y es pour rien… Que tu n’as commis aucun de
ces vols.

Elle me tend l’appareil, je le prends en main et lis les messages qui


s’affichent.

Griffin_Cette sale revenante doit dégager. Une idée pour y arriver ?

Stuart_On pourrait engager quelqu’un pour la cogner ?

Connor_Tu déconnes, j’espère ? Vous allez trop loin les mecs.

Darren_Faisons en sorte de l’envoyer en taule, comme sa mère.


Evangeline_On pourrait l’accuser de vols ? Je peux aller piocher dans
les bijoux de ma mère…

Griffin_Pas con… Mais amusons-nous un peu au passage. Faisons ça en


douceur…

Octavia_Virez-moi de cette boucle, je ne veux pas lire vos horreurs ! Et


s’il y a violence physique, je vous dénonce direct !

C’est le dernier message de cette discussion groupée. Après ça, ma


nouvelle confidente a quitté le groupe et n’a plus rien reçu. La colère
s’insinue dans mes veines, à tel point que j’en frissonne.

– Ils sont derrière tout ça ?


– Oui…
– Tous ?
– La bande de Griffin, me confirme-t-elle. Connor et moi, on n’a pas
voulu participer.

Soudain, un doute s’abat sur moi et me glace le sang. J’ai le cœur qui bat
dans mes tempes.

– Bella ? murmuré-je. Elle… elle faisait partie de tout ça ?


– Elle n’a jamais su.

Et le ciel me semble un peu moins sombre, tout à coup, parce que ceux
qui m’ont traînée dans la boue ne représentent rien pour moi. Ils vont devoir
payer, je vais les poursuivre jusqu’en enfer s’il le faut, mais mon cœur reste
intact.

Bella ne m’a pas trahie.

Et je viens peut-être de me faire une nouvelle amie.

***

– Veuillez vous lever, M. le proviseur a un message à vous faire passer.


La professeure de mathématiques retire ses lunettes et serre la main
d’Abbot qui vient de faire irruption au début du cours.

– Bonjour à tous. J’ai eu vent de certaines choses il y a quelques minutes.


De certaines choses proprement inacceptables.

Je sens des regards se poser sur moi, je perçois quelques ricanements


mais je serre les dents. Je sais qu’ils repensent aux images de Roman et moi
diffusées ce matin, mais je bloque leurs ondes négatives. Grâce aux
messages d’Octavia, j’ai désormais de quoi me faire entendre dans ce lycée,
de quoi me venger et les faire taire pour de bon.

– Lemon Chamberlain, rejoignez-moi je vous prie.

Quand le proviseur ordonne, on obéit. Je tire ma chaise, traverse la salle


de classe sous les yeux des haters et des curieux pour rejoindre l’homme en
gris.

Qui soudain, me tend la main.

– Je tenais à m’excuser publiquement pour les fausses accusations de vol


dont vous avez été victime, Lemon.
– Pardon ?

Une poignée de mains un peu rêche plus tard, les pièces du puzzle
s’assemblent.

– On vient de me remettre certains documents qui pointent du doigt les


vrais coupables…

Puis il se lance dans un laïus sur les préjugés dont on est tous victimes,
mais certains plus que d’autres. Son message de tolérance me surprend, me
touche, même si je doute qu’il change grand-chose à ce qu’il se passera
l’année prochaine et les suivantes dans les couloirs de ce lycée.

Je jette un regard à Octavia, installée au premier rang, comprends à son


regard appuyé qu’elle a pris la peine de m’innocenter et lui souris. Derrière
elle, Bella applaudit le discours du proviseur.

– Griffin, Stuart, Darren…, gronde celui-ci avant de marquer une pause.


Et Evangeline.

Tout le monde retient son souffle en réalisant que Theodore Abbot vient
de citer sa propre fille.

– Dans mon bureau. Immédiatement.

Je jubile en les voyant se traîner jusqu’à la porte tout en échangeant des


regards paniqués. Et je comprends à quel point il est facile de tomber de
l’autre côté. De devenir mesquin, sournois, cruel, insensible comme ils le
sont.

Je dois m’élever au-dessus de ça, ils ne méritent même pas ma haine. Je


ne gâcherai aucune émotion pour eux.

De toute façon, l’homme que j’aime occupe toute la place.

Et le plus fou, c’est qu’il m’aime aussi…


40. C'est compliqué

Roman

Je bois une bière au pub du coin avec Angus, ça faisait longtemps qu’on
n’avait pas pris le temps de se raconter nos histoires de bahuts. À West Falls
Church, toujours les mêmes problèmes d’absentéisme du côté des élèves, de
lycée qui tombe en ruine, de profs pas remplacés et de budget inexistant
pour les sorties scolaires.

À la Saint George’s School, les problèmes quotidiens ont une autre


gueule.

– Heureusement, le proviseur est un type bien, il a pris les sanctions qui


s’imposaient, expliqué-je à mon meilleur pote. Deux semaines d’exclusion
pour les petits malins qui ont manigancé de faux vols et voulu faire porter le
chapeau à Lemon. Et un petit tour au poste, histoire de les faire réfléchir…
– Ils ne sont pas très malins du tout d’avoir laissé des traces avec leurs
messages…
– Ils se croient invincibles. Même tarif pour sa propre fille, Evangeline,
qui s’est introduit dans le bureau de son père, a volé les bandes des caméras
de surveillance et remis ça aux imbéciles qui se disent être ses amis.
– Elle a eu du cran cette gosse, quand même, pour défier son père
comme elle l’a fait ! Mais elle a récolté quoi, dans tout ça ?
– Je ne sais pas, juste le droit de faire partie de la bande, je crois. Ou
peut-être de se faire peloter par un ado obsédé à une de leurs petites soirées
huppées.

Je soupire avant de finir ma bière et d’en commander une autre. Je ne


suis pas à moto ce soir, j’avais besoin de relâcher la pression.

– Et avec Lemon, ça en est où ? me demande Angus un ton plus bas.


– Je suis content pour elle que justice ait été faite. Elle va pouvoir finir
l’année sans stress, passer ses exams, et ces écervelés de mecs qui ne
pensent qu’avec leur – petite – bite vont enfin la laisser tranquille.
– Je parlais de… ta bite à toi, Rome.

Mon pote se marre et je ne peux pas m’empêcher de regarder autour de


nous si quelqu’un a entendu. Même à dix miles de Georgetown, je me
méfie, maintenant.

– C’est compliqué…, soufflé-je. Il n’y avait rien d’assez probant dans les
images pour que je me fasse virer. Mais Abbot m’a à l’œil. On la joue
discret avec Lemon pour l’instant, pas d’appels, pas de messages, pas de
discussions après les cours, pas de retrouvailles secrètes dans un recoin du
lycée…
– Et ça te rend dingue, hein ? lâche Angus en me regardant droit dans les
yeux.
– Ça fait dix jours que je ne l’ai pas touchée, embrassée, sentie contre
moi. Je suis comme un fou. Ça me tue de faire comme si elle était une élève
comme les autres, en cours. Je te jure, son intelligence, sa repartie, son petit
rire un peu cassé et son regard qui me flingue…
– OK, t’es complètement accro, toi ! Je ne t’ai jamais vu comme ça.
– C’est taré, Angus… Je n’avais rien vu venir… Mais c’est là, fais-je en
frappant ma poitrine.

Je regarde dans le vague, les yeux perdus dans mes souvenirs d’elle. De
nous deux dans ma piaule.

– Il va peut-être falloir que je me mette aux petits jeunes tout juste


majeurs, moi ! lance mon pote en rigolant.
– Je te déconseille tes élèves, c’est vraiment beaucoup trop compliqué.
– Laisse tomber, je les préfère avec des costards de dandy, des lunettes
d’intello et des grosses…
– OK, Angus, le coupé-je dans son élan. J’ai compris, t’es toujours à
fond sur Ezra. Mais je t’assure que je n’ai pas besoin de connaître certains
détails…
On rit tous les deux, accoudés à ce bar un samedi soir, « comme avant ».

Quand c’était presque simple.

– Je pensais que vous étiez intimes, moi, depuis que vous partagez des
côtes de bœuf et des dîners à quatre…
– Je suis désolé que ce ne soit pas avec toi, mec. Je dois avouer qu’Ezra
Chamberlain a l’air un peu moins détestable que prévu… Il se pourrait
même que ce soit un type bien.
– Ouais, merci de m’aider à tourner la page, t’es un vrai pote, toi !
– Non mais Angus, il n’assume pas qui il est, tu peux trouver mieux que
ce politicien coincé du cul.
– Je te jure qu’il est tout sauf ça, Rome…

Je bâillonne mon pote avant qu’il se laisse aller à de nouvelles


confidences, et je vois Ally passer la porte du pub en compagnie de Troy,
un autre de mes copains et anciens collègues d’ici.

Si seulement il pouvait lui tourner autour pour la détourner de moi…

La blonde en jupe en cuir et chemise blanche fonce droit sur nous,


démarche assurée et regard braqué dans le mien.

Raté.

– Je suis contente de te voir ici, Roman…


– Salut Ally.
– Tu quittes les beaux quartiers parfois, alors ? Je croyais qu’on t’avait
définitivement perdu.
– J’ai besoin de ce job et tu le sais, sifflé-je, déjà lassé de ses
insinuations.

Angus quitte son tabouret, emmène sa bière et nous glisse en grimaçant :

– Je vais vous laisser, beaucoup trop de tension sexuelle pour un


célibataire frustré comme ça. Bye !
Ally sourit en penchant la tête sur le côté, trop contente d’avoir produit
son petit effet. Mais elle ignore que je ne pense qu’à une chose en la
regardant : Lemon. Lemon et son chemisier blanc, Lemon et son soutien-
gorge noir que je devinais par transparence en dessous, à la soirée de son
anniversaire, Lemon que je crevais d’envie d’embrasser, sur ce toit-terrasse
où elle m’a tenu tête en me disant qu’elle savait très bien ce qu’elle voulait.
Moi.

Et je la veux plus fort que jamais, ce soir.

J’ai la tête trop ailleurs pour voir Ally se rapprocher de moi, passer ses
jambes de chaque côté de mon genou, attraper mon visage et tenter de
m’embrasser à pleine bouche.

– Qu’est-ce que tu fous ? grogné-je en la repoussant par les épaules.


– Je te donne ce que tu n’oses pas réclamer, Rome…
– Fais-toi une raison, Ally. C’est terminé entre nous.

Ma voix était claire, mon ton ferme, il est temps que le message passe.
Ce n’est pas ce que je souhaitais, mais mon regard dur et ma froideur la
blessent.

– Tu m’as remplacée, c’est ça ? Ne me dis pas que c’est avec cette élève
que j’ai vue l’autre fois…

J’ignore si elle a de vrais doutes ou si elle est juste en train de prêcher le


faux pour savoir le vrai, mais je décide de ne pas rentrer dans son jeu : rien
de tout ça ne la regarde. Je soupire et me détourne en espérant qu’elle passe
à autre chose, mais Ally prend ça pour un aveu.

– Cette fille t’a empoisonné ou quoi ? me demande-t-elle avec une moue


pleine d’amertume. Une gamine de dix-huit ans, Roman… Tu n’aurais
jamais franchi cette limite-là avant.
– Tu ne sais pas de quoi tu parles.
– Oh si je le sais très bien, au contraire. J’ai appris que c’était une
Chamberlain. Tu es vraiment prêt à tout pour trouver du fric, hein ?
– Tu peux essayer de m’atteindre… Ça ne me touche pas.
Dans sa jupe en cuir serrée, Ally fait quelques pas en arrière, l’air dépité.
Je crois lire dans ses yeux que, cette fois, elle renonce. Mais aussi qu’elle
vient de perdre toute estime de moi. Ça ne me fait ni chaud ni froid… mais
ça me renvoie en pleine gueule ce que tout le monde pensera bientôt, quand
ça se saura :

Ce pervers qui se tape une gamine.

Ce prof qui a abusé de son pouvoir sur sa pauvre petite élève.

Ce pauvre type intéressé qui a cherché à se rapprocher d’une famille


riche.

Cet oncle au neveu mourant qui a réussi à obtenir la fille ET la thune.

Ouais, c’est compliqué.


41. Un cœur comment ?

Roman

Le lendemain, après un brunch du dimanche en famille, une virée à moto


pour moi, une séance de boxe avec Troy et une interminable session de « Tu
préfères… ? » avec Isaac, on sonne à la porte. Un dimanche à dix-neuf
heures, ce n’est pas courant.

J’ai toujours une petite angoisse qui monte en imaginant des flics passer
la porte et prononcer des mots comme « détournement de mineur »,
« consentement », « agression » ou « atteinte sexuelle ».

Mais mon neveu revient de la porte en sautillant et en me demandant :

– Eh, Roman, tu préfères porter un prénom de fruit ou pisser du jus de


citron toute ta vie ?
– Ton langage, Isaac ! râle ma sœur.

J’ai juste le temps de faire le lien dans ma tête entre « prénom » et


« citron » : je regarde en direction de la porte d’entrée de la maison et vois
apparaître Lemon au seuil du salon. Mon cœur fait un looping dans ma
gorge.

– Qu’est-ce que tu fais là ? Tu vas bien ? Tu as besoin de parler ? Viens,


on va sortir…

Je panique, à la fois pour elle, pour moi, pour ce que ma famille pourrait
comprendre et ce que la jolie rebelle pourrait être capable de faire. Ma
mère, ma sœur et mon neveu ont arrêté toutes leurs activités pour regarder
l’intruse qui braque ses billes noisette sur moi.
– C’est bon, tout va bien, c’est une de mes élèves…, tenté-je pour
rassurer tout le monde.

Mais ça ne marche pour personne.

– En fait…, bredouille-t-elle, c’est à tous les Latimer que je voudrais


parler. Si tu me le permets.

Il y a dans sa voix un peu éraillée une tension, une émotion qui me


gagnent.

– Lemon, allons dehors, s’il te plaît.

J’ai beau plisser les yeux et la regarder tout au fond des siens,
l’imprévisible laisse tomber sa besace à ses pieds et glisse nerveusement sa
main sous sa frange.

– Je m’appelle Lemon Chamberlain, commence-t-elle, déterminée. Je


suis élève en terminale à la Saint George’s School. Je suis tombée
amoureuse de mon prof d’histoire mais ce n’est pas tout ce qu’il est pour
moi. Il est bien plus que ça et je sais que ça le met en danger.

Ma mère me fixe, perplexe. Ma sœur angoissée porte sa main à sa


bouche. Et mon neveu amusé ricane bêtement. Je me frotte les cheveux et
passe mes mains sur ma barbe, le temps de trouver quelque chose à dire ou
à faire. Lemon est trop bien lancée pour que je songe à l’arrêter. Je
commence à la connaître…

– Je sais aussi à quel point vous aimez Roman et comme vous comptez
sur lui. Alors je voulais vous dire que j’attendrai. Qu’il ait mis
suffisamment d’argent de côté pour prendre soin de sa famille et vous
mettre à l’abri. Que vous ayez trouvé une solution pour la greffe. Mon oncle
connaît bien un éminent chirurgien, je pourrais lui demander de vous aider.
Je veux juste que vous sachiez que…
– Lemon, lâché-je d’une voix profonde. Tu n’as pas besoin de faire tout
ça.
– J’avais besoin de le dire.
Je ne peux pas m’empêcher de lui sourire. Je n’avais pas prévu que ma
famille apprenne les choses comme ça, mais cette fille explosive a le don de
rendre les bombes agréables. Ma sœur renifle et se tourne vers le mur pour
cacher ses larmes que tout le monde a déjà vues. Ma mère nous regarde l’un
après l’autre, Lemon et moi, d’un œil toujours un peu circonspect.

– Je n’ai pas tout à fait compris ce qui se passait entre vous… Mais cette
jeune femme m’a l’air bien plus mature que toutes les filles qu’on a vues
défiler ici.
– Maman…, grommelé-je.
– Tu es majeure au moins ?
– Oui, vous n’aurez pas besoin de lui rendre visite en prison, blague
Lemon.

Ma mère se marre et son fauteuil roulant couine en direction de la


cuisine. Elle a apparemment décidé de reprendre sa recette de lasagnes là où
elle l’avait laissée, comme si c’était une affaire classée. Isaac, lui, délaisse
sa console de jeux pour revenir vers celle qui l'intéresse.

– Alors comme ça, tu connais quelqu’un qui connaît quelqu’un qui vend
des cœurs tout neuf ?
– Je… Je peux essayer… Il te faut un cœur comment, au juste ?
– Moi, je voudrais juste un cœur comme lui, pour avoir plein de meufs.

Il me pointe du doigt, j’éclate de rire et Lemon aussi. Ma sœur gronde


gentiment son fils et lui ébouriffe les cheveux avant de le serrer contre son
cœur. Ça me fait quelque chose au mien. Alors je prends ma jolie rebelle
par la main et je l’emmène dehors, dans le jardin, à l’arrière de la maison.

Là où personne ne peut nous voir.

– Je suis désolée si c’était trop tôt pour toi, commence-t-elle. Je n’en


pouvais plus de ne pas te voir. Pas te parler. Ce secret, c’est déjà lourd à
porter. Mais ton absence…
– Je sais.
– Et puis… Je voulais les connaître, juste un peu. Parce qu’ils sont ton
monde…
Je glisse mes mains sur son visage et l’attire à moi. Elle entoure ma taille
de ses bras et se rapproche encore un peu.

– Tu n’as vraiment pas un cœur comme les autres, toi, hein ? soufflé-je
en souriant.
– Je ne sais pas… Il n’y a que toi qui vois ça en moi, je crois.
– Parce que je t’aime, Lemon. Mon monde, c'est toi aussi.

Ses billes noisette prennent feu. Tout mon corps aussi.

– Je n’ai pas peur de te le dire. Ni de le ressentir. C’est juste…


– Tellement compliqué, bredouille-t-elle en laissant couler ses larmes.

Je les essuie du pouce mais d’autres viennent les remplacer.

– Je t’aime aussi, Roman. À la folie. Je suis sûre de moi, je ne veux pas


renoncer à toi.
– Alors attends-moi.

Je prononce ces mots en sentant ma voix me trahir et commencer à se


barrer. Je me racle la gorge avant de continuer.

– Pour l’instant, on n’a pas le droit. Même majeure, tu restes mon élève.
Si ça se sait, je perdrai mon boulot en un claquement de doigts. Dans cette
école, dans ce milieu, notre histoire ne sera jamais acceptée, ni même
tolérée. On ne pourra pas changer ça.
– Je les déteste tous…, dit-elle en reniflant.
– On a déjà tenu presque une année, il faut juste attendre juillet. Passe tes
examens, qu’on n’ait pas fait tout ça pour rien.

J’essaie de lui sourire, mais son regard trempé de chagrin me broie le


cœur.

– Et après ? me demande-t-elle, comme une supplication.


– Je n’en sais rien…
C’est la stricte vérité. Abbot ne me réembauchera pas pour une année à
Saint George si je suis officiellement en couple avec une ancienne élève.
Même d’un an plus âgée. Même diplômée et sortie du lycée. Les parents
d’élèves, la culture du secret et le règne du politiquement correct ne s’en
remettraient pas.

Lemon me sent ailleurs, loin d’elle, perdu dans mes pensées. Elle me
serre un peu plus fort entre ses bras pour me ramener à elle.

– Je n’y arriverai pas sans toi, murmure sa jolie bouche. J’ai besoin de te
voir.

Je la fixe longuement puis vais poser mon menton au-dessus de sa tête


châtain.

– On ne peut pas. Il faut qu’on arrête, Lemon. Pour l’instant. Fais-le pour
moi…

La fille que j’aime tourne la tête pour s’enfouir entre mes pectoraux, et je
sens mon cœur battre comme un con contre sa joue pendant que je la serre
contre moi.

Je ne sais pas combien de temps on reste comme ça, tous les deux, en
silence, cachés dans le jardin de ma petite maison. Derrière la fenêtre
illuminée, Isaac presse son front contre la vitre et nous regarde nous dire au
revoir.

C’est pour lui que je le fais.

Pour lui que je m’arrache à Lemon. Lui appelle un taxi. Et la renvoie


chez elle dans la nuit.
42. Fier de toi

Lemon

J’ai tenu un mois et demi.

Pas un seul appel, pas le moindre petit message, pas de visite


impromptue chez les Latimer ni même de frôlement à la sortie des cours,
quand Roman efface le tableau ou range nos copies dans son sac à dos. Je
n’ai jamais fait en sorte de me retrouver seule avec lui dans un couloir, près
de la réserve des fournitures ou encore au réfectoire. Ça m’a traversé mille
fois l’esprit, mais pas une seule fois je n’ai joué les insolentes ou les
rebelles pour me retrouver collée un samedi matin au lycée… et plaquée
contre une certaine armoire qui s’est incrustée dans ma mémoire.

À la place, j’ai docilement suivi en cours, j’ai fui le regard du hipster, je


n’ai répondu à aucune de ses questions, j’ai fait sagement mes devoirs, j’ai
passé mes pauses-déjeuner enfermée à la bibliothèque, je me suis fait porter
pâle pour la dernière sortie scolaire de l’année – évidemment accompagnée
par M. Latimer. J’ai réussi l’exploit d’ignorer toutes les provocations de
Griffin, Stuart et compagnie – qui font presque profil bas, comme moi. J’ai
levé le pied de mon boulot de serveuse pour me concentrer sur mes
révisions.

Et j’ai à peu près fait la paix avec mes BFFs en leur apprenant qu’entre
Roman et moi, c’était terminé pour le moment. Que mon cœur battait dans
le vide… et qu’ils devaient m’aider à le remplir, à faire remonter ma jauge
de bonheur, même de loin. Caleb a dit oui sans hésiter, Trinity a ronchonné
quelques mots inaudibles, ils se sont engueulés, j’ai pleuré un peu, on a ri
tous les trois. Et ils ont compris, je crois.

***
À la Saint George’s School, la dernière semaine de cours est une sorte
d’olympiades. On passe un dernier examen dans chaque matière, qui
compte dans le contrôle continu de l’année pour valider ou non notre
diplôme de fin de lycée. Moi, je passe cette dernière semaine avec mon
meilleur ami : le syndrome de l’imposteur. Je n’ai pas Roman près de moi
pour me redire que mes connaissances sont solides et ma réflexion poussée.
Je n’ai pas ma mère pour me trouver « re-mar-quable » et « telllllement
intelligente ». Et mon très cher oncle se contente de me dire, le premier
matin des épreuves :

– Réussis, tu n’as pas le choix. C’est juste le premier diplôme de ta vie,


tout le monde l’a, celui-là.
– Merci, Ezra, vraiment, t’es comme un père pour moi.

Je finis mon petit dej’ en lui conseillant vraiment de ne jamais avoir


d’enfant, vu son niveau d’empathie et sa capacité d’encouragement. Il me
répond que c’est bien le seul avantage de l’homosexualité : aucun risque de
se reproduire par accident.

Et puis il vient me coller un baiser sur le front, me serre un instant contre


lui et me glisse doucement :

– Je sais que tu vas réussir, Limonade. Après tout, tu as quelques gènes


en commun avec moi…

Devant le lycée, ce matin-là, je retrouve Bella et Octavia, mes ultimes


soutiens, et chacune dans un style bien à elle :

– N’essaie même pas d’avoir de meilleures notes que moi, me menace la


première de la classe.
– Tu ne veux pas rater tes exams avec moi ? J’aurais moins honte comme
ça ! me propose ma cousine pas franchement au point.

Juste avant d’entrer dans la salle d’examen, alors qu’on a déposé toutes
nos affaires dans nos casiers pour éviter les tricheries, un certain hipster en
costard distribue à tous les terminales un crayon à papier neuf. J’ai le cœur
en vrac. Il ne croise pas mon regard, ne susurre rien à mon oreille,
n’effleure même pas ma main ou mon dos au passage. Mais autour de mon
crayon jaune parfaitement taillé, je trouve un minuscule morceau de papier
enroulé. Et dessus, cette écriture de gaucher qui me fait exploser le cœur, et
qui dit avec ses petites lettres capitales penchées :

JE CROIS EN TOI, LEMON.


JE SUIS FIER DE TON CHEMIN PARCOURU.
ET SI IMPATIENT DE CELUI A VENIR.
JE T’…

Bien sûr, je meurs d’amour pour lui à cet instant.

Bien sûr, je fourre ce petit mot dans ma bouche et l’avale sans hésiter.

Bien sûr, je souris bêtement à ma feuille blanche, pendant les quatre


heures qui suivent.

Et bien sûr, je réussis mon olympiade comme aucun autre devoir de


l’année.

***

Quand juillet arrive enfin, j’enfile pour la dernière fois cette chemise
blanche parfaitement repassée, cette jupe plissée bleu marine, cette veste
assortie avec l’écusson de Saint George, cette cravate bordeaux que j’ai tant
détesté porter.

J’observe mon reflet dans le miroir de ma chambre et je me mets à


divaguer :

– Adieu, jupe sexiste. Adieu, veste prétentieuse. Adieu, cravate


oppressante. Adieu, uniforme rétrograde. Regardez-moi bien parce que
c’est la dernière fois que vous me voyez. Après la remise des diplômes, je
vous brûlerai. Et je danserai autour de vos cendres au nom de la liberté, de
l’égalité des sexes et de la modernité.
Je me fais un peu peur à parler à ces fringues comme si elles
m’entendaient et à mener une révolution soudaine, toute seule dans ma
chambre immense de ce penthouse géant dans ce quartier huppé.

– Ah et au fait, ajouté-je en regardant ma tenue. Merci de m’avoir rendue


sexy aux yeux d’un certain Roman Latimer. Je n’oublierai pas ce que vous
avez fait pour moi.

Je ris toute seule et rejoins mon copain le portier qui m’attend près de
l’ascenseur.

– Je sais, je suis en retard…


– Dépêchez-vous, le chauffeur vous attend en bas.
– J’y vais, j’y vais, Képi ! Appuyez sur vos boutons !
– Félicitations, miss Chamberlain. Si j’avais pensé un jour descendre
treize étages avec une future diplômée de la Saint George’s School, après
vous avoir vue débarquer en short en jean déchiré et vous être fait passer
pour une terroriste prête à tout faire péter…
– Vous avez bonne mémoire, vous ! Mais je ne vois pas du tout de qui
vous voulez parler.

Au rez-de-chaussée, je dépose une bise sur sa joue et je cours


m’engouffrer dans la berline. Accrochée à la poignée au-dessus de ma tête,
une housse à vêtements noire me surplombe en ayant l’air de se foutre de
moi. Un grand Post-it collé sur le cintre m’apprend :

Voilà ta toge et ton chapeau de diplômée. Port obligatoire.


C’était mon tout dernier cadeau de l’année. J’espère que tu apprécieras.
Fier de toi. Ezra

Je le maudis sur dix générations tout en éclatant de rire. Et c’est dans cet
accoutrement ridicule que je me rends à la cérémonie des diplômes de ce
lycée élitiste qui fait toujours les choses en grand et vous fait vous sentir
toute petite.

Sur la grande scène de l’auditorium, M. Abbot appelle les terminales


diplômés et commence par sa propre fille, ordre alphabétique oblige. C’est
la première fois qu’Evangeline est applaudie si fort et elle n’est pas loin du
malaise quand son proviseur de père l’embrasse sur le front en lui
chuchotant quelques mots, d’amour peut-être, de pardon sûrement.

C’est bientôt au tour des Chamberlain et ma cousine Arabella est appelée


juste avant moi. Je ne sais pas comment elle a réussi à obtenir son diplôme,
avec sa moyenne faiblarde de l’année, mais je crois que je préfère ne pas
savoir. Sa mère, nos grands-parents communs et une partie des tantes,
oncles, cousines et cousins se lèvent comme une petite armée pour
l’acclamer. Bella en profite pour faire son show sur scène, relève sa toge
haut sur ses cuisses et joue à sa façon Marilyn sur une bouche de métro. Je
ne suis pas persuadée qu’elle porte quoi que ce soit en-dessous.

– Lemon Chamberlain ! clame la voix du proviseur dans le micro.

Je le rejoins rapidement en fixant mes chaussures, récupère mon diplôme


roulé sous un ruban de satin bordeaux et jette un petit coup d’œil vers la
foule quasiment immobile et silencieuse. Au milieu de tous ces parents de
la haute, qui sourient pour de faux et marmonnent je ne sais quoi du bout de
leurs lèvres pincées, un dandy à lunettes lève très haut les mains au-dessus
de sa tête pour m’applaudir à s’en faire mal aux doigts. Et à m’en faire
monter les larmes aux yeux.

– Merci, articulé-je en le regardant.

Et derrière ses épaisses montures noires et son air détaché, je perçois que
mon oncle barré est au moins aussi ému que moi.

J’avance encore sur la grande scène pour laisser la place au suivant et


disparaître derrière les rideaux de velours. Mais face à moi, à moitié caché
dans la pénombre des coulisses, entre un rideau et un mur, Roman me
regarde droit dans les yeux en applaudissant lentement.

Son pantalon de costard, sa chemise aux manches retroussées, ses avant-


bras tatoués, ses épaules carrés, sa bouche pulpeuse perdue dans sa barbe
fournie, ses cheveux en bataille, ses beaux yeux bruns intenses et
chaleureux qui me couvrent d’amour : je ne les verrai plus en cours.
Mais je sais que je n’oublierai jamais le plus beau sourire qu’on m’ait
jamais fait.

***

J’ai juste le temps de féliciter Octavia Whitaker, dernière dans l’ordre


alphabétique mais major de notre promotion, comme prévu. Ma mère
m’appelle depuis sa prison de Louisiane – je reconnais le numéro en un clin
d’œil – et je décroche juste à temps pour l’entendre me féliciter à toute
vitesse, des sanglots plein sa belle voix.

– Bravo, ma fille adorée ! Tu l’as fait. Tu n’avais rien pour toi au départ
et tu partais même avec des handicaps. Mais tu as pris tous ces citrons
foireux dans la tête et tu en as fait une citronnade de luxe, ma douce. Je ne
pourrais pas être plus fière de toi.
– Merci maman…
– Va fêter ça comme il se doit ! Il faut que je te laisse… J’ai eu un passe-
droit spécial pour t’appeler mais seulement une minute. Je t’aime, Lemon.
Je te souhaite la plus belle des vies.
– Je t’aime aus… !

La conversation coupe au milieu de ma phrase et ça me file le cafard de


penser que ma mère me souhaite une belle vie comme si elle n’en faisait
pas partie.

– Bon, Limonade, j’ai quelque chose d’un peu fou à te proposer ! me


lance Ezra en m’attrapant les épaules.
– Non, je ne ferai pas de stage pistonné à ton boulot cet été. Et non, je ne
porterai pas cette toge pour marcher dans la rue et étaler publiquement ta
fierté.

Mon oncle ricane et je découvre son boyfriend élégant juste derrière lui,
son bras passé autour des épaules d’Octavia.

– Dommage, me glisse le dandy. Je voulais te proposer de sécher la


réception donnée par les Chamberlain et d’aller dîner avec Quincy et sa
fille. Pour qu’on apprenne tous à se connaître.
– OK ! Tu m’as convaincue à la seconde où tu as dit « sécher les
Chamberlain ».

J’abandonne ma toge sur place et je quitte la Saint George’s School en


jetant un dernier coup d’œil derrière moi. Pas vraiment pour lui dire au
revoir ni merci. Mais juste pour voir si un certain prof hipster aurait envie
de se joindre à nous, secrètement, ou juste de me sourire encore à m’en
faire frémir.

Mais déjà plus aucune trace de Roman Latimer.

***

Dans ce resto chic choisi expressément en dehors de Georgetown, je me


retrouve coincée entre un Ezra très blagueur pour détendre l’atmosphère, un
Quincy qui tente de l’apaiser en lui tapotant la main et une Octavia mal à
l’aise de voir son père avoir des gestes de tendresse pour un autre homme,
sans doute pour la première fois.

– Je n’ai jamais vraiment eu de famille à part ma mère, lâché-je soudain


sans réfléchir. Mais là, j’ai l’impression d’être au resto avec mes deux papas
gays et ma nouvelle demi-sœur.

On rit, tous les quatre. Et le grand Black ajoute avec un petit sourire
malicieux :

– Personne ne t’a dit que j’avais trois autres enfants ?


– Mais pourquoi il faut toujours que vous fassiez les choses en grand, par
ici ?

Je soupire pendant qu’Octavia sourit. Et on trinque tous aux familles de


toutes sortes, et surtout à celles qui sortent du moule.

– Vous avez pu regarder le dossier d’Isaac Latimer que je vous ai


envoyé ? demandé-je au chirurgien sans passer par quatre chemins.
– Oui, je l’ai montré à un collègue chirurgien cardiaque. L’évolution
rapide de sa maladie justifierait qu’on le place en haut de la liste. Il suffirait
que quelqu’un de bien placé fasse correctement son boulot.
– Vous, par exemple.
– Oui. Mais j’ai cru comprendre qu’il y avait un problème de
financement du côté du patient ?

La douleur m’étreint, comme si c’était mon cœur à moi qui voulait


cesser de fonctionner.

– L’assurance ne couvre pas tous les frais…, explique Ezra en grimaçant.


Mais c’est si onéreux que ça, une transplantation cardiaque ?
– Encore plus que tu ne l’imagines, confirme son boyfriend.
– On doit bien pouvoir trouver une solution…, intervient ma voisine au
chignon.
– Oui. Dans mon hôpital, il arrive qu’on fasse une levée de fonds
caritative pour des patients critiques. Avec le réseau d’Ezra et son talent
pour les galas de charité… on devrait pouvoir arranger ça, non ?

Je regarde le chirurgien souriant avec une furieuse envie de lui sauter au


cou. Est-ce qu’il vient vraiment de régler la question ? De sauver la vie du
neveu de Roman, entre une sole meunière et un fagot d’asperges vertes ?

– Quincy Whitaker, bredouillé-je solennellement, vous voulez bien


m’adopter ?

Les rires fusent mais Ezra ajoute quand même qu’il est « hyper vexé ».
Après un dessert et quelques embrassades, Octavia lâche son chignon et
grimpe dans un taxi. Puis mon oncle me laisse rentrer seule au penthouse
pendant que lui et son amant parfait vont poursuivre leur soirée dans un
club de jazz underground.
43. Avec lui

Lemon

L’ascenseur me jette dans l’immense salon et il est déjà là, face à moi.
Roman a déplacé un fauteuil et s’est assis juste en face de la double porte
métallique. Cette vision me fige sur place. Il porte toujours son pantalon de
costard mais il est pieds nus, une jambe croisée par-dessus l’autre. Sa
chemise claire a deux ou trois boutons ouverts et les manches retroussées
très haut, ses bras tatoués reposant nonchalamment sur les deux accoudoirs.

Il me sourit en coin et je retrouve le courage de faire quelques pas vers


lui. En approchant de son fauteuil, je laisse mes yeux plonger dans son
regard sombre et brillant, tellement profond que j’ai l’impression de le
découvrir pour la première fois. De m’y faire happer, littéralement.

– Approche encore, souffle sa belle voix grave.


– Comment tu es entré ?
– Très sympathique, ce mec en képi.
– Ezra est sorti mais il va sûrement rentrer…, bredouillé-je sans trop
savoir pourquoi.
– Non, il ne dort pas là ce soir.

À ces mots, ce mec bien informé se redresse sur ses pieds et me fait face.
J’ai le souffle court.

– Tu étais très belle, dans cette toge de diplômée.


– Tu parles, j’étais ridicule.
– C’est peut-être la dernière fois que je te vois dans cet uniforme…
– Ça, c’est une certitude. Je m’apprêtais à le brûler.
Le hipster me sourit à nouveau et glisse ses grandes mains autour de ma
taille. Je respire de plus en plus mal.

– Et si tu me laissais plutôt te l’enlever ?


– Ces six semaines sans toi ont été une torture, soupiré-je.

Et je laisse aller mon front en avant contre sa bouche.

– C’est terminé, Lemon. Tu as eu ton diplôme. Je ne suis plus ton prof, tu


n’es plus mon élève. Je pourrais encore me faire virer pour ce que j’ai fait,
mais… Ici… Ce soir…
– On est libres, murmuré-je près de ses lèvres.

Nos regards se percutent à nouveau et nos sourires fébriles se répondent.

D’un doigt entre ses pectoraux, je pousse le beau brun en arrière et le fait
tomber dans le fauteuil. Il lâche un de ses petits rires rauques et virils qui
me transcendent. Une seconde plus tard, je grimpe à califourchon sur lui et
l’embrasse passionnément. Mes mains dans ses cheveux fous, mes dents
plantées dans ses lèvres, ma langue enroulée autour de la sienne, je le
dévore comme si ma vie en dépendait. Comme si je ne m’étais pas nourrie
depuis des mois.

Pas nourrie de lui.

Roman répond à mon baiser fougueux, joue avec sa langue et glisse déjà
ses doigts partout. Sur mes cuisses nues. Sous ma jupe. Sur mes fesses.
Sous ma chemise. Sur mes seins. Dans mon cou. Ses gestes sont brusques et
j’adore ça. Son sexe pointe entre mes cuisses, enfermé dans son pantalon, et
j’aime le sentir aussi dur, aussi vite.

Il m’attrape par la nuque et tire un peu sur mes cheveux pour me forcer à
le regarder.

– Tu n’es plus une lycéenne, Lemon Chamberlain. J’ai envie de toi


comme d’une femme.
– Je suis toute à toi, Roman.
En entendant cette phrase qui le fait vriller, mon hipster m’embrasse de
plus belle, avec cette intensité folle dans les yeux, sur les lèvres, dans les
mains et jusqu’au bout des doigts. Sous ma jupe, un petit manège se joue et
je comprends trop tard que j’ai perdu. Roman déchire ma culotte d’un coup
sec puis l’envoie valser à l’autre bout du salon. Sentir mon intimité nue,
ouverte à lui, est l’une des choses les plus grisantes qui m’aient été donné
de vivre.

Alors j’attrape les deux pans de sa chemise et je me mets à tirer dessus


comme une forcenée. Je le veux nu. Torse nu et complètement nu. Tout de
suite.

Je couine de frustration de ne pas y arriver.

– C’est comme ça qu’on fait, s’amuse mon amant.

Et ses deux mains s’abattent sur les miennes et tirent rageusement, d’un
mouvement net et sans bavure, pour faire sauter les boutons de sa chemise.
J’en écarte les pans, lui dénude les épaules, et je peux enfin admirer sa peau
douce et soyeuse, le dessin de ses abdos affolants, pendant que Roman me
déshabille à son tour.

Je crois que plus aucune de mes fringues estampillées Saint George’s


n’est encore en usage. Ma veste, mon chemisier et ma jupe se font
malmener par l’impatient qui est d’humeur à tout déchirer ce soir. Je le
laisse faire avec délectation, en riant et en criant. Puis il dégrafe mon
soutien-gorge d’une main et me tient fermement de l’autre, tout en posant
son regard sexy sur ma nudité.

Jamais je n’ai été regardée comme ça, allumée comme ça, désirée aussi
fort que ça.

– Touche-moi, lui murmuré-je en le fixant droit dans les yeux.

Et, toujours assis sur son large fauteuil, le brun introduit un doigt entre
mes lèvres, caresse lentement mon clitoris et s’enfonce dans mon intimité.
Je lâche un premier râle. Un deuxième doigt rejoint le premier, il me
semble, et cette brûlure un peu magique me fait me cambrer en arrière. En
voyant que j’apprécie, Roman sourit puis vient s’attaquer à mes seins. Sans
douceur, il les mord, les suce, les malaxe, attise mes tétons de sa langue et
ma peau sensible de ses dents. Il n’arrête jamais de me caresser et je ne sais
bientôt plus ce que j’aime, où ça me fait du bien, où ça fait presque un peu
mal.

Pour ne pas perdre trop vite le contrôle, je me concentre sur sa ceinture,


sa braguette, son sexe emprisonné que j’essaie de libérer pour y faire
coulisser mes doigts. J’aime tellement entendre cet homme grogner sous
moi.

Soudain, Roman bondit de son fauteuil et m’entraîne avec lui, mes


jambes enroulées autour de sa taille. Il me plaque contre le premier mur
qu’il trouve et m’arrache un cri. Une flèche de désir me transperce de part
en part. Mon amant m’embrasse de toute sa fugue, sa barbe me griffe et
c’est bon, son torse nu s’écrase contre mes seins et c’est encore meilleur.

– Une capote… maintenant…, réclamé-je près de son oreille.

Et je ne reconnais pas ma voix. Ni mon ordre. Je ne suis plus tout à fait


moi-même, pas vraiment une autre, mais mon désir fou me transforme. Je le
veux en moi. C’est d’une urgence absolue.

Le hipster aux cheveux en désordre regarde autour de lui, à toute vitesse,


et m’entraîne vers l’îlot central de la cuisine. Il me dépose brusquement sur
le marbre froid, fouille dans la poche arrière de son pantalon, en ressort son
petit portefeuille et bientôt un petit emballage brillant qu’il déchire entre ses
dents.

– Laisse-moi le faire, proposé-je sur un coup de tête.

Nos mains s’emmêlent, ne doigts se mélangent et je déroule le


préservatif sur son sexe qui me semble encore plus dur, plus large, plus long
que la dernière fois. Je n’ai pas peur. Je brûle pour lui. Je me sens
désespérément vide de lui et je n’attends qu’une chose : qu’il vienne me
combler. Me posséder.
– Viens, susurré-je en écartant les cuisses face à lui.

Il jette un coup d’œil à ce spectacle qui semble lui plaire et il fonce à


nouveau sur ma bouche. Comme fou de désir, Roman lâche un râle sauvage
et agrippe mes hanches pour me ramener tout près du bord. Son regard
planté dans le mien, il plante son sexe en moi en me faisant crier. C’est si
bon qu’il me semble que je pourrais jouir sur-le-champ.

Mais ses va-et-vient démarrent, lents et profonds, et me procurent plus


de plaisir encore. Ils accélèrent, et c’est encore meilleur. Je m’accroche au
cou de cet homme sublime, sensuel et sexy, je le regarde me prendre et je
retombe encore et encore amoureuse de lui. Peut-être même plus fort. Je
noue mes chevilles autour de ses reins, enfonce mes ongles dans ses fesses
et le sens tout au fond de moi, là où j’aimerais le garder toujours.

Roman me couvre de baisers, de morsures, de soupirs, il me murmure


des mots doux, des choses crues, il me dit que je le rends fou et il n’a pas
idée d’à quel point je suis folle de lui. Nos peaux moites s’épousent, nos
bouches essoufflées se trouvent, nos corps en feu fusionnent et je me sens
partir, cramponnée à lui comme si je jouais ma vie.

L’orgasme qui m’emporte est violent, inouï, renversant.

Les bras qui me serrent, le regard qui m’enveloppe, le sourire qui me


bouleverse m’aident à garder les pieds sur terre.

Mais tout le reste, mon esprit, mon cœur, mon âme sont en train de
planer à des années-lumière de là. Au sommet d’un toit-terrasse de
Washington, qui surplombe les eaux du Potomac. Et qui me donne envie de
me jeter dans le vide. Pourvu que ce soit avec lui.
44. Libres, enfin

Roman

[J'ai eu envie de toi, hier soir.


J’ai encore envie de toi, maintenant.
Je crois que j’ai envie de toi à chaque instant.]

[Roman, je suis au boulot.


Mais la très vilaine fille en moi tient à te
dire qu’elle finit son service dans une heure…]

Je souris comme un con. L’amour ne rend pas aveugle, il fait bien pire.

[Rendez-vous dans la petite ruelle à cent mètres


du Milo’s ?]

[Tu veux dire « la ruelle interdite » ?]

[Plus rien n'est interdit, petite rebelle.]

[On n'est pas censés faire profil bas pour que tu


gardes ton boulot ?]

[Je viens de démissionner.]

[Qui êtes-vous, quelles sont vos réelles intentions,


pourquoi utilisez-vous le téléphone de mon hipster ?]

Je me marre en imaginant sa jolie petite tête et ses doigts nerveux qui


triturent sa frange.

[Je suis très sérieux, Lemon. Je ne bosse plus pour


Gru.]
[Et Isaac ? Et la greffe ? Et les traitements ?]

[Le père d’Octavia est un saint.]

Je ne lui en dis pas plus, mais elle comprend probablement ce qui s’est
tramé en coulisses. C’est elle qui a mis cet homme providentiel sur mon
chemin, après tout. Grâce à elle qu’Isaac a non seulement été placé tout en
haut de la liste d’attente, mais aussi que son opération va être entièrement
prise en charge par un fonds caritatif.

Je n’ai plus besoin de mettre de côté des milliers de dollars chaque mois,
plus besoin de bosser pour la haute, plus besoin de vivre le plus grand
amour de ma vie en secret.

[Alors qu'est-ce que tu attends pour venir me


kidnapper, Latimer ?]

***

Isaac est rentré à l’hôpital hier et doit y séjourner plusieurs jours pour
passer une batterie de tests avant qu’on lui attribue le cœur qui lui offrira
une nouvelle vie. Paige a craqué sur un nouvel infirmier du service
pédiatrique et ne quitte plus le chevet de son fils jour et nuit, son meilleur
push-up bien en place. Ma mère continue de préparer des kilos de lasagnes
pour calmer ses angoisses… et a adopté un chaton maigrichon qui s’est
faufilé chez nous pour venir miauler sous les roues de son fauteuil.

Elle l’a appelé Greffon.

Et moi, je me sens enfin libre de prendre quelques jours, de quitter cette


ville harassante avec la fille que j’aime pour aller courir sur le sable comme
dans les films qui me font lever les yeux au ciel, pour braver ensemble les
vagues gelées et observer la lumière d’été qui se reflète sur l’Atlantique.

– Tu grimpes, Lemon Chamboule-Tout ?


Elle rit à mon jeu de mots, puis s’installe derrière moi pour chevaucher
ma Triumph. Elle est si belle, si appétissante dans ce short court et ce petit
débardeur jaune citron, avec sa peau caramélisée par le soleil de juillet et sa
crinière dorée qu’elle laisse libre au vent.

– Tu m’emmènes où ? me demande-t-elle en enfilant son casque.


– Là où je t’ai promis un jour un premier week-end en amoureux…

Elle cogite trois secondes, dans mon dos, puis lâche de cette voix éraillée
qui me fait des trucs :

– Chesapeake Shore ?
– On a des choses à aller terminer là-bas, toi et moi… Prête ?

Pour toute réponse, je reçois un grognement excité qui me remue à


l’intérieur.

– Accroche-toi, petite allumeuse.

Et c’est exactement ce qu’elle fait. Ses deux mains fermement nouées


autour de ma taille, Lemon se laisse emporter tandis que ma bécane avale
les kilomètres qui nous séparent de la mer.

De la liberté.

De cet endroit précis, sur la côte, où on a bravé l’interdit, une nuit au


beau milieu d’une banale sortie scolaire. Et qui s’est finie de la façon la plus
mémorable qui soit.

On atteint notre destination plus rapidement que prévu, l’envie d’elle me


faisant rouler bien trop vite. On débarque au motel plutôt moderne où j’ai
loué une chambre, on se désape comme des crève-la-dalle, elle me chauffe
comme elle sait si bien le faire et on fait l’amour comme des bêtes.

Après ça, on va marcher sur la plage main dans la main, on se pousse en


direction des vagues, on se chamaille, se défie, se course, puis on se jette à
l’eau tout habillés, comme deux putains d’amoureux transis.
Il n’y a qu’avec elle que j’arrive à faire ça.

Pire. Que j’aime ça.

– Si mes potes me voyaient…

De l’eau jusqu’à la taille, j’embrasse sa bouche salée tandis que la


farouche me mord la lèvre inférieure. Je grogne, elle rit et colle des baisers
mouillés dans mon cou pendant que je nous sors de l’océan.

– Si les gens de la Saint George’s School nous voyaient…

Sur la plage, elle lâche un long soupir et me serre si fort dans ses petits
bras que j’en viens presque à manquer d’air.

– Doucement, Lemon…
– Non, tu es à moi, Roman Latimer. Le premier qui essaie de nous
séparer, je lui arrache le cœur.
– Légèrement extrême, non ?

Je lâche un rire rauque et plonge mon nez dans ses cheveux qui sentent
bon les fleurs, les fruits ou l’un de ces trucs conçus pour faire tourner la tête
des mecs faibles comme moi.

– Quoi ? souffle-t-elle. Tu m’aimes comme je suis, non ?


– Tu veux dire extrême, imprévisible, mature, immature, solitaire,
excessive, amoureuse… ?

J’acquiesce, la regarde avec tendresse mais le doute la prend à la gorge.

– Tu vas te lasser, c’est ça ? Ma jeunesse va finir par te peser… Tu vas te


réveiller un matin, et je ne serai plus « assez ».
– Lemon Chamberlain, plus je te connais, plus je te découvre, plus je te
vois vivre, bouger, agir, faire la révolution, plus je t’entends penser, rire,
pleurer, gémir, exiger… et plus je t’aime.
– Mais dix ans nous séparent…
– Et dans dix ans je t’aimerai toujours. Ce truc que tu me fais, c’est
enraciné en moi.

Ses yeux se ferment, elle inspire profondément, puis plonge son regard
brillant dans le mien.

– On ne peut jamais être sûr de rien, Roman… Tu ne peux pas me


promettre que tu seras toujours là.
– Alors ne réfléchis pas ! Prends le risque d’aimer si fort, vis, lutte, fonce
tête baissée. Tant de choses, tant de gens nous ont séparés, mais c’est
terminé. Lemon, aime-moi, baise-moi, apprends avec moi, chiale avec moi,
vise la lune avec moi !

Je frôle son nez du mien puis l’embrasse. Elle sourit, les larmes aux
yeux.

– Tu as pris tous les risques, pour moi…


– Parce que c’était évident depuis le départ, Lemon. Mon fruit défendu,
mon rêve inaccessible, mon plus bel interdit, c’était toi.
– C’était moi…, répète-t-elle comme si elle avait besoin de s’en
persuader.

Une vague glacée vient nous lécher les pieds, elle hurle tandis que je la
hisse sur mon épaule et retourne affronter l’océan, comme je m’apprête à
affronter la vie à ses côtés.

Imprévisible, excitante, complexe, différente de celle qui nous était


destinée. Mais tellement plus folle, plus chaude, plus riche, plus vivante.

***

Même s’il sait pour Lemon et moi, même s’il a déjà goûté à l’une de mes
droites – un soir de beuverie qui remonte à plusieurs années –, Milo
continue de beugler sur ma rebelle à chaque service. Lemon a beau être la
plus rapide et la plus appréciée de ses serveuses, mon pote lui aboie dessus
par principe.
– Tu veux que je lui brise un tibia ou deux ? grogné-je à ma blonde.
– Si tu pouvais plutôt lui sectionner les cordes vocales…

Elle se marre, fière de sa blague, puis dépose un baiser sur mes lèvres qui
lui vaut de se faire engueuler depuis le comptoir. La fille-fusée va servir sa
table en vitesse, en nettoie une autre, est appelée en cuisine, se démène sous
mes yeux admiratifs. Lorsqu’elle termine son service quinze minutes plus
tard, elle me rejoint en glissant ses doigts dans ma tignasse.

J’en ai des frissons, comme à chaque fois qu’elle me touche.

– Tu penses à quoi, beau brun ?


– À ta main, à ta bouche autour de moi…

J’adore la faire rougir, la voir se mordre les lèvres et me flinguer du


regard.

Ouais, elle sait faire tout ça à la fois.

– Ezra ne va pas tarder, si tu pouvais éviter ce genre de commentaires…


– Je n’y peux rien : je te vois, je t’entends, je te sens et je te veux. Tout le
temps.

Son sourire la trahit, tout comme la manière dont elle remue et serre les
cuisses sous son tablier. Elle a envie de moi, qu’elle veuille bien l’admettre
ou non.

– Ezra est obligé de venir nous les briser ?


– Il voulait enfin voir où je bosse depuis six mois… Et vous êtes
« amis », maintenant, tu te souviens ?
– Hou là, mollo ! m'écrié-je.
– Il est comme il est, Roman… Il tient à moi, à sa manière. Et il a
accepté notre relation…
– Et Trinity et Caleb ?
– Ça avance petit à petit…
– Les gens sont longs à la détente, en Louisiane, grogné-je en vidant ma
bière.
– Hé, pas touche à mes BFFs, Latimer !

Je reçois un coup dans les côtes et je me marre en la voyant protéger les


siens, son territoire, sa petite vie rien qu’à elle. J’aime qu’elle soit loyale,
entière, fière de ses racines à ce point.

– J’espère qu’un jour, je pourrai te présenter à ma mère, murmure celle


qui me fixe de son regard triste.
– Je t’accompagne là-bas quand tu veux, Lemon.
– Bientôt…

En attendant, on se tape l’oncle à lunettes et costard Yves Saint Laurent,


qui me parle de mon avenir comme s’il avait son mot à dire et s’enfile deux
énormes hot dogs sous les yeux ahuris de sa nièce. Puis on quitte le Milo’s
et on roule jusqu’à mon quartier, où ma tribu nous attend de pied ferme.

– Lemon, viens reprendre notre partie de Final Fantasy !

On a à peine passé le pas de la porte qu’Isaac embarque ma blonde loin


de moi.

– Sérieux ? C’est aussi facile que ça de me piquer ma meuf ?


– Mon fils, ce tombeur…, soupire Paige qui débarque de la cuisine, le
chaton dans les bras.
– Venez manger, mes poulets ! C’est prêt !

Lemon aussi a écopé de ce surnom ridicule. Ce qui signifie qu’en moins


de trois mois, elle a réussi à intégrer ce petit clan pourtant si fermé, si
exigeant, qui vit en autarcie depuis plus de dix ans.

– Elle sait choisir un soutif…


– Elle me bat à la Playstation !
– Elle finit toujours son assiette…

Ma sœur, mon neveu et ma mère ne tarissent pas d’éloges à son égard.


Et ça confirme mon sentiment : cette fille est tout simplement unique.
Parfaite pour moi. Lumineuse, entêtée, intelligente, généreuse, bandante,
engagée, insolente, à fleur de peau. Tout ce que j’aime.

Et plus je la regarde, plus je me dis que ça aurait été vraiment, mais alors
vraiment tragique de passer à côté d’elle, pour une simple histoire d’âge.
Épilogue

Un an plus tard…

Lemon

Je quitte la fac presque en dansant. Je l’ai fait. Et je n’étais vraiment pas


sûre de réussir mes exams après cette nouvelle année riche en émotions.
Apparemment, Roman et moi, on ne sait pas faire autrement. Le facile, le
lisse, le tranquille : connaît pas.

Je rentre à pied jusqu’à notre appart’ d’Ashton Heights. On a choisi ce


quartier pile à mi-chemin entre le lycée de West Falls Church où il enseigne
à nouveau et la George Washington University où j’étudie l’histoire. Il se
trouve qu’on habite donc à quelques pas seulement du centre pédiatrique
d’Arlington où est soigné Isaac.

[Je suis encore à l’hosto. Mon neveu est


sérieusement en train de montrer sa super
cicatrice à des ados de 16 ans…]

[Vous avez vraiment un problème avec l’âge des


filles, dans cette famille… Bouge pas, je vous
rejoins !]

Je souris en changeant de chemin pour prendre la direction de l’hôpital.


Dans le service de chirurgie cardiaque, je retrouve Isaac adossé
nonchalamment à un mur du couloir, chemise ouverte sur son torse nu
d’enfant, en train de frimer face à deux jeunes patientes hilares. Je le laisse
à son numéro de charme et rejoins discrètement Roman près de la machine
à café. Son baiser goût cappuccino me donne envie de le manger.

– Salut, toi. Alors, tes exams ?


– Validés. Tu vas devoir me supporter une année de plus à la fac, sans
salaire et stressée.
– Ça me va… J’ai toujours eu un petit faible pour les étudiantes, tu sais ?

Le brun m’adresse un de ses petits sourires ravageurs qui me font


toujours le même effet. Je l’empoigne par le t-shirt pour aller mordre dans
sa lèvre inférieure. Sa barbe douce et fournie me chatouille, son rire rauque
me résonne dans la poitrine, ses provocations marchent à tous les coups.

– Ces filles ont au moins dix-huit ans, chuchoté-je en observant à


nouveau le petit guerrier et ses groupies.
– Si tu comptes bien, ça ne leur fait « que » sept ans d’écart…
– Une bagatelle ! Mais attends, je rêve où Isaac porte des bretelles par-
dessus sa chemise d’hôpital ?
– Je ne vois vraiment pas qui ce gamin copie comme ça, ironise mon
barbu.
– Et je me trompe ou il est en train de se laisser pousser les cheveux juste
pour pouvoir les avoir en bataille ?
– Il dit que c’est trop long d’attendre d’avoir de la barbe…
– Ta mère et ta sœur ont raison, vous passez vraiment trop de temps
ensemble tous les deux.
– Bon, viens, on va le ramener dans sa chambre avant qu’il brise des
cœurs.
– Tout ça parce qu’il en a un qui marche, maintenant.

Roman me sourit et va chercher son neveu qui récolte des bisous sur la
joue tout en reboutonnant sa chemise et en faisant claquer ses bretelles sur
ses pecs inexistants.

Il y a six mois, le mini-hipster a enfin reçu son nouveau cœur.


L’opération s’est bien passée et tous les frais médicaux ont été couverts par
le fonds caritatif soulevé d’une main de maître par Ezra. Mais les suites de
la greffe se sont corsées, parce que ça aurait été trop beau et trop facile sans
un tourbillon d’émotions. Isaac a chopé une infection, n’a pas supporté son
traitement antirejet, le chat Greffon s’est fait écraser par une ambulance qui
venait le chercher en urgence, on a cru le perdre plusieurs fois, le gosse pas
le chat, sa mère a fait une dépression et sa grand-mère a cuisiné des
lasagnes jour et nuit pour nourrir l’intégralité des patients et du personnel
de l’hosto. Après six mois de convalescence, le guerrier est enfin presque
sur pied. Et deux nouveaux habitants ont intégré le clan Latimer : un chaton
à trois pattes et un vieux matou sans dents de devant, qui passaient par là et
ont décidé de rester. Ces deux-là n’ont plus le droit de mettre le nez dehors,
mais mènent une vie paisible dans cette maison qui leur appartient
désormais. Car c’est bien connu : les humains vivent chez leurs chats.

– Les bisous c’est OK, lui rappelle Roman. Mais ton cœur n’est pas
encore assez vaillant pour autre chose… Du calme avec les meufs,
compris ? Tu auras tout le temps…
– Il a onze ans et demi, murmuré-je, effarée par cette discussion de
garçons.
– Je suis hyper mature pour mon âge, s’énerve Isaac. Et on t’a pas
demandé ton avis, mamie…
– OK OK, je m’en vais…

Je lui ébouriffe les cheveux et quitte sa chambre d’hôpital en me marrant


discrètement.

Roman me rejoint quelques minutes plus tard sur le parking et me tend


mon casque.

– On est encore en retard… soupiré-je.


– Les Chamberlain peuvent bien poireauter trente minutes. Moi, je t’ai
attendue un an.

Il m’enlace d’un bras autour de ma taille, m’embrasse dans le cou puis


me fait monter sur sa Triumph. On traverse le Potomac pour rejoindre
Georgetown et la soirée de gala qui nous attend au penthouse d’Ezra.

***

Képi ne fait même plus de remarques sur nos tenues mais ses yeux
amusés ne peuvent pas s’empêcher de détailler le jean de Roman, son t-shirt
à imprimé moustaches, ses boots aux lacets défaits, mon short déchiré qui
s’effiloche, mes baskets montantes qui ont déjà eu mille vies et ma chemise
à carreaux trop grande qui appartient à mon mec.

Mon oncle lève les yeux au ciel à la seconde où il nous voit sortir de
l’ascenseur.

– Qu’est-ce que vous ne comprenez pas dans « tenue de gala exigée » ?


– C’est « exigée » qui coince à chaque fois, grogne mon brun.
– On est toujours plus habillés que Bella… ironisé-je.

Je m’approche de ma cousine en mini-robe décolletée, autant devant que


dans le dos, et qui s’arrête tout en haut de ses cuisses.

– Ah vous êtes là ! souffle-t-elle. Si ma mère tire encore une fois sur ma


robe, dans un sens ou dans l’autre, je crois que je me fous à poil !
– Ça ne changera pas grand-chose… mais appelle-moi quand tu lances
ton strip-tease, que j’assiste à ça !
– Vous voulez bien me prendre en photo pour mes réseaux sociaux ?
Roman, viens jouer mon instagram husband, s’te plaît !

Et malgré quelques grognements pour le principe, le hipster s’exécute. Il


pose de dos, pas reconnaissable, la brune arrange ses cheveux puis se colle
à lui dans une position improbable avec lever de jambe, cambrage de reins
et moue faussement boudeuse.

Quand elle a appris, quand ils ont tous appris pour Roman et moi à la fin
de l’été dernier, on a connu des jours agités. Les réseaux sociaux se sont
enflammés, la Haute société de D.C. s’en est donné à cœur joie dans les
potins les plus racoleurs et les remarques les plus outrées, nos oreilles ont
sifflé comme jamais… Et puis un nouveau scandale a éclaté ailleurs et le
calme est revenu chez nous. Bella n’a pas réussi à m’en vouloir plus d’une
semaine, Octavia s’est contentée de soupirer, mes autres anciens
« camarades » ont peu à peu cessé de se soucier de mes histoires de fesses
et le clan Latimer a fait comme si tout ça n’existait pas.

Chacun a repris sa vie.


Après le lycée, ma cousine a réussi à convaincre sa mère de lui laisser
une année de césure pour réfléchir à ce qu’elle voulait faire de sa vie. En
fait, c’est tout réfléchi : Arabella Chamberlain est en train de devenir
« influenceuse », ses photos sont likées chaque jour par des milliers et des
milliers d’abonnés, elle se fait offrir des fringues et du maquillage par de
grandes marques de luxe juste pour les mettre en scène, elle voyage
gratuitement pour tester des hôtels, des spas et des concept stores à la mode,
elle gagne déjà plus d’argent que la totalité des anciens lycéens de la Saint
George’s School et certains de leurs parents.

Depuis un an, je la soutiens dans ses aventures hors des clous. Et ça fait
un bien fou de ne plus être le seul ovni de cette famille.

– Regardez, j’ai posté des avant/après sur tous les anciens Terminales.
– Mais ça intéresse qui, au juste… ? demandé-je, circonspecte.
– Je dois informer le monde, Lemon. Il n’y a pas que toi qui fais avancer
la marche de l’histoire. L’évolution des looks, des coiffures, des poids, des
couples, ça passionne les foules !
– Je te crois sur parole, c’est toi l’experte…

Je fais défiler les photos postées par Bella et découvre le chignon


d’Octavia devenue une jolie afro naturelle depuis qu’elle est rentrée à
Harvard et n’a plus le temps de tirer sur ses cheveux crépus chaque matin.
Evangeline Abbot s’est fait payer une rhinoplastie par son père adoré et a
l’air d’avoir déjà rencontré son futur mari en fac d’économie. Griffin
Rockefeller, lui, a perdu un peu de sa superbe et pris une dizaine de kilos
depuis qu’il a quitté Saint George pour entrer en rehab. Sa petite gueule
d’ange est bouffie, sa raie sur le côté envolée, mais pas son petit sourire
narquois quand il se prend en selfie en train de vider une flasque juste
devant la porte de sa clinique de désintox hors de prix.

– Votre attention s’il vous plaît ! clame Ezra en faisant tinter un couteau
à poisson sur son verre en cristal.

Le dandy remonte ses lunettes et lisse nerveusement ses cheveux en


arrière. Roman vient se coller derrière moi, ses mains fourrées dans les
poches avant de mon short.

– Nous sommes tous réunis pour féliciter Michelle Whitaker, la toute


nouvelle maire de Washington D.C.

La mère d’Octavia rejoint mon oncle et se fait acclamer par toute la


Haute société en tenues de soirée. L’année passée, elle a mis en scène son
divorce sensationnel d’avec Quincy pour servir sa campagne électorale.
Quitter un homme noir et richissime, brillant chirurgien, père de ses quatre
enfants métis, infidèle et devenu homosexuel, désormais en couple avec un
trentenaire démocrate : cet exploit a fait d’elle une héroïne servant toutes
les causes justes. Celle des femmes, des divorcés, des Blancs, des Noirs, des
couples mixtes, des pauvres, des délaissés, des privilégiés. L’histoire était
trop belle pour ne pas marcher.

Au milieu de cet océan d’hypocrisie et de faux-semblants, le pauvre Ezra


a été obligé de sortir du placard une bonne fois pour toutes et d’officialiser
avec son boyfriend. Il n’avait pas vraiment prévu d’emménager avec lui ni
de se retrouver beau-père de quatre ados qui ne peuvent pas le blairer, mais
ainsi va la vie à D.C.

L’important, c’est d’être invité au gala suivant. De sourire, de boire, de


jouer au bonheur et de ne pas perdre sa place bien au chaud près du buffet.

– Je ne comprendrai jamais ces gens, chuchoté-je pour moi-même.


– Ils font comme ils peuvent pour ne pas finir seuls, souffle Roman à
mon oreille. Comme nous tous.
– Tu les défends, maintenant ?
– On ne peut pas tous être aussi libres que toi, Lemon Chamberlain.

Je me retourne pour l’embrasser sur la joue et me lover un peu plus dans


ses bras.

– Je ne suis pas mieux qu’eux, lui avoué-je à voix basse. Moi aussi,
j’aurais été capable de n’importe quoi pour finir avec toi.
Son sourire se pose sur mes lèvres. Et me fait battre le cœur comme
quand j’étais une gamine de dix-sept ans.

***

Quelques minutes après la fin des discours de remerciements, Roman me


montre une photo reçue à l’instant sur son portable : un selfie d’Angus et de
son nouveau mec, un collègue de son lycée qui a pile son âge, pas de
costume de dandy mais des lunettes marrantes qui le rendent encore plus
unique. Ces ceux-là ne sont ensemble que depuis quelques mois mais
parlent déjà d’avoir des enfants. Et sont devenus mes amis autant que ceux
de mon mec.

– Ça pue le grand amour, non ? se marre le hipster.

J’acquiesce et mon téléphone se met aussi à vibrer dans ma poche


arrière. Je délaisse joyeusement ce champagne trop rosé et ce monde trop
excité pour aller m’enfermer dans mon ancienne chambre où Ezra n’a rien
bougé, déplacé, changé depuis mon départ.

Je décroche, vois apparaître à l’écran les visages de mes deux BFF et


remarque qu’ils ont l’air… catastrophés.

– Il s’est encore passé quelque chose ? fais-je, un peu paniquée.


– Lemon…
– Oui ?
– Lemon…
– Oui ?!

La black et le blond se jettent un regard, sans oser se lancer.

– Bon, vous accouchez ?!


– Justement… souffle Trinity.
– Quoi ?
– On… on attend un bébé.
Caleb vient de prononcer ces mots d’une voix aussi blanche que son
teint.

– Vous… vous avez… m’étranglé-je.


– Oui, Lemon. Je ne suis pas la Vierge Marie, que je sache !

Tri se fout des claques, tandis que son voisin lui dit de faire attention au
bébé.

– Je ne suis pas enceinte du visage, Caleb ! hurle-t-elle.


– Okay, okay… On respire, on ne panique pas, on respire…
– Tu l’as déjà dit, gémit le blond au crâne rasé.
– Lemon, on fait quoi ?

Ma meilleure amie fait danser ses dreadlocks en agitant la tête dans un


mouvement de « non » interminable. Elle me fixe de l’autre côté de l’écran,
l’air désespéré, comme si je détenais forcément la réponse.

– Tout est possible, les amis, soufflé-je. Devenir parents… ou pas encore.

Ils hochent la tête en même temps, se regardent longuement, émus et


inquiets. Caleb passe son bras autour des épaules de la fille qu’il aime
depuis des années sans oser lui avouer, elle pose la tête sur la sienne et ils
s’embrassent tendrement. J’ai du mal à croire à ce que je vois. Et en même
temps, plus rien ne m’étonne avec ces deux-là.

– On va discuter tous les deux, Lemmy. Merci d’avoir été là… On avait
besoin de t’entendre.
– Tu nous manques…
– Pareil.

Je crois voir Trinity poser une main sur son ventre, juste avant que mon
écran vire au noir et que la conversation soit coupée. Je retourne à la fête en
essayant de ne pas angoisser pour eux. Après tout, ils sont jeunes et libres,
eux aussi.

Tout ce qui pourrait leur arriver de pire, c’est de vivre.


Épilogue, bis (parce qu’on en veut
toujours un peu plus)

Cinq ans plus tard…

Lemon

Elle a l’air minuscule, comparée aux monstrueuses portes rouge brique


du Louisiana State Penitentiary qu’elle traverse enfin. Minuscule mais
tellement vivante. Habitée par une force que je ne lui connaissais pas.

Ma mère est une femme libre.

Dans les fringues démodées qu’elle portait déjà il y a sept ans, le jour de
son incarcération, elle avance la tête haute, à grands pas.

Puis elle me repère, s’immobilise un instant et s’élance. Elle court


jusqu’à moi, je l’imite, on se tombe dans les bras. Mon cœur déborde.

– Maman !
– Oh Lemon… Ma Limonade…
– Ta nouvelle vie peut enfin commencer.

Je serre son corps menu contre moi, elle lâche des sanglots lourds
jusqu’à s’en casser la voix. Puis elle me repousse, m’inspecte de la tête aux
pieds et pleure de plus belle.

– J’ai manqué tant de choses, tant d’années…

Alors elle se met à hurler, à danser, à chanter, au milieu de cette place


déserte où elle retrouve la liberté.
– Ma fille est une chercheuse ! Une historienne ! Et une guide de musée
qui sait tout sur tout !

Je ne sais pas si elle a bien compris que je bossais dans un musée de


Washington tout en préparant un doctorat sur le rôle des femmes dans
l’abolition de l’esclavage. Il faudra que je lui explique un peu mieux. Mais
je ris, la prends par la main et la guide jusqu’au parking.

– Tu as loué une voiture, Lemmy ?


– Presque…

Un van. Un van à sept places. Roman au volant, Ezra sur la banquette du


milieu, Trinity, Caleb et leur progéniture tout au fond. Le comité d’accueil
de Portia Chamberlain. Mon cercle le plus précieux, qui va aussi devenir le
sien.

C’est mon oncle à lunettes qui saute en premier. Le frère et la sœur


s’embrassent timidement d’abord, puis fondent en larmes et se serrent fort,
longtemps. Portia remercie le dandy d’avoir pris soin de moi, il lui répond
que je suis une sacrée emmerdeuse, exactement comme elle.

Mes deux meilleurs amis se pointent à leur tour, leur fille à la main. Ma
mère félicite les parents et s’extasie sur la petite Blueberry qui a maintenant
quatre ans…

– Même s’ils t’ont eue un peu jeunes, si tu veux mon avis… Et qu’ils ont
copié sur moi pour le prénom de fruit !

On rit tous, émus, secoués et heureux de se retrouver, jusqu’à ce qu’on


entende la dernière portière du van claquer.

– Roman… murmure ma mère en posant les yeux sur l’homme de ma


vie. Tu es venu toi aussi ?
– On ne plaisante pas avec la famille, sourit le hipster en la prenant dans
ses bras.
Je crois que ma mère n’aurait pas pu rêver mieux pour sa fille que cet
homme. Ma vie a pris un tournant le jour où je l’ai rencontré. Roman
Latimer, ses onze ans « de trop », son regard sombre et chaud, sa voix
bourrue mais douce, son esprit guerrier et humaniste, son amour fou,
inconditionnel… Il est et restera la meilleure chose qui me soit arrivée.
Sous mes yeux, ma mère et mon amour s’étreignent longuement. Ils se sont
déjà rencontrés plusieurs fois, mais pas comme ça. Jamais à l’air libre.

Ce spectacle m’arrache quelques larmes. Des larmes de joie, d’amour et


de regrets mêlés.

Des larmes qui vont s’écraser sur le t-shirt bien trop grand que je porte
aujourd’hui, et sur lequel se dessinent les lettres Young and Free.

Quel autre pouvais-je porter aujourd’hui ?

De moins en moins jeunes, peut-être. Mais de plus en plus libres.

Je regarde l’homme qui a révolutionné mon monde quand j’avais juste


17 ans. J’en ai 24 aujourd’hui, mais lui et moi, on révolutionne toujours. On
s’aime, on se bat, on fait la guerre, les quatre cents coups, pour nous, pour
les autres, pour nos corps qui se réclament sans cesse, pour les causes qui
nous animent, pour nos cœurs qui ont envie de changer l’histoire.

On n’arrête jamais et rien ne nous arrête.

Fin
Petit catalogue d’Emma Green à l’usage
des nouveaux lecteurs !

Les romans « one-shot »

Cent facettes de Mr Diamonds

Fallait pas me chercher !

Bliss. Le faux journal d’une vraie romantique

(Im)parfait

It’s Raining Love !

The Boy Next Room

10 bonnes raisons de te détester !

Recherche coloc : emmerdeurs, râleurs, lovers... s'abstenir !

Just 17

Les séries

• Les Toi + Moi

Toi + Moi. L’un contre l’autre (volume 1)

Toi + Moi. Envers et contre tout (volume 2)

Toi + Moi. Seuls contre tous (Prequel : on retrouve Alma et Vadim lors
de leur première rencontre à la fac ! Peut se lire avant le 1 ou après le 2.)
• Les Jeux

La série des Jeux est divisée en deux saisons : la première centrée sur le
couple de Liv et Tristan, et la seconde qui raconte l’histoire de June et
Harry.

Vous pouvez ne lire qu’un tome, les quatre, seulement les deux premiers
ou seulement les deux derniers !

Saison 1

Jeux interdits (1/2)

Jeux insolents (2/2)

Saison 2

Jeux imprudents (1/2)

Une toute dernière fois (2/2)

Les romans qui peuvent se lire seuls ou avec spin-off

Ces livres-ci peuvent se lire indépendamment, ce ne sont pas des suites


mais des spin-off, des romans compagnons. On retrouve des personnages
récurrents d’un volume à l’autre, mais les héros changent à chaque fois.

• Les Call Me

Call Me Baby (Sidonie & Emmett)

Call Me Bitch (Joe & Jude)

• Les Love & Kiss

Love Me if You Can (Adèle & Damon)

Kiss Me if You Can (Violette & Blake)


• Corps, Cœurs & Âmes

Corps impatients (Thelma & Finn)

Cœurs insoumis (Solveig & Dante)

Âmes indociles (Calliopé & Lennon)


Disponible :

Scottish Bastard
Entre Quinn et Dawn, la guerre est déclarée : ils se détestent ! Quinn,
homme d’affaires brillant et sûr de lui, est habitué à tout contrôler. Dawn,
jeune femme pleine de vie, n’a pas l’habitude de rendre des comptes à qui
que ce soit.
Et quand elle décide d’épouser son vieil ami Fergus MacFayden, de
soixante-six ans son aîné, elle a ses raisons. Mais Quinn, qui est le petit-fils
de Fergus, ne l’entend pas de cette oreille et fera tout pour protéger la
famille de cette jeune arriviste : il quitte précipitamment New York pour
rentrer dans son Écosse natale et mettre de l’ordre dans cette situation aussi
révoltante qu’embarrassante.
Mais le plus gênant dans tout ça ? C’est que Dawn ne le laisse pas, mais
alors pas du tout indifférent ! Le reconnaître ? Jamais ! Craquer pour elle ?
Hors de question. Faire comme si elle n’existait pas ? Impossible.

Tapotez pour télécharger.


Découvrez My furious lover d'Anna Finn
MY FURIOUS LOVER

Extrait premiers chapitres

ZNEI_001
Prologue

J’ai si mal !

Mon corps tout entier se désagrège, une déchirure sale qui part du cœur
et s’étire dans les deux sens, bousillant mon cerveau et disloquant mes
membres. Les deux mains plaquées contre ma poitrine, je n’arrive plus à
respirer. J’ai 17 ans, et je suis en train de mourir.

Voilà, il est arrivé, ce moment que mamie Maddie me prédit depuis des
années, celui où l’amour te plante un pieu entre les côtes, et où tu n’as plus
qu’à te recroqueviller sur toi-même pour pleurer pendant des semaines, des
années, puis le reste de ta vie inutile. Ce moment où tu comprends
exactement le sens du mot « douleur », parce que c’est ce que tu es
devenue : une sorte de golem de souffrance infinie, aiguë, qui te lacère de
l’intérieur.

Le mur Facebook de cette garce de Candice exhibe une photo de Charlie


torse nu, tout juste couvert par une couette d’un rose écœurant. Il semble à
peine réveillé et affiche cette moue détendue que je connais si bien, et qui,
je le croyais bêtement, m’était réservée. Quelle naïveté ! Je me serais giflée.
Il est d’une beauté cruelle, tout en innocence tranquille, les cheveux en
bataille, une jambe reposant sur le drap. Et à côté de lui, prenant la pose
pour ce selfie ignoble, Candice sourit de toutes ses dents, le maquillage
impeccable. Elle ne porte qu’un pauvre débardeur trop court, qui ne laisse
aucun doute sur l’activité à laquelle ils viennent de se livrer. Un hurlement
animal sort de ma gorge. Comment a-t-il osé ? Charlie, ma vie, mon âme,
dans le lit de cette conne ? Comment a-t-il pu me faire ça ? Il faut que je
bouge, que je frappe quelque chose ! Candice, de préférence. Quant à
Charlie… J’écrase le sanglot qui monte. Hors de question que je pleure !
Pas maintenant. La colère plutôt que les larmes.
– Qu’est-ce qui se passe ? lance ma sœur Clara en débarquant dans ma
chambre sans frapper, comme d’habitude. Tu as besoin d’un coup de main
avec tes exercices de maths ?

Je referme brutalement l’écran de mon ordinateur portable, manquant de


me coincer les doigts. Trop tard. Elle a vu. Elle porte la main à sa bouche et
affiche une grimace horrifiée.

– Mais quelle salope ! s’écrie-t-elle.

Je hoche la tête, incapable de parler. Ma sœur entoure mes épaules de


son bras, et je lutte pour ne pas me dégager. Elle n’y est pour rien, mais je
n’ai surtout pas envie d’être consolée. Le grand vide dans mon ventre
continue de s’étendre, affreusement douloureux, grignotant sans pitié
chaque parcelle de moi. Tout est dévoré. Ces deux dernières années de fous
rires avec Charlie, nos doigts entrelacés, nos confidences dans sa petite
chambre sous les toits, nos explorations de la montagne. Chaque seconde
avale un nouveau souvenir, le traîne dans la boue avant de le désintégrer.
Son regard fier posé sur moi après le prix que j’ai obtenu pour une de mes
photographies. Disparu. La chanson qu’il m’a écrite et qu’il me chantait
atrocement faux juste parce que ça me faisait rire. Écrasée. Sa peau contre
la mienne, alors que nous avions fait l’amour pour la première fois. Aspirée
dans le grand tourbillon de néant qui est en train de tout engloutir. Je ne
comprends pas ce qui m’arrive. Je refuse de comprendre. Ce n’est pas
possible ! Charlie et moi, on vaut mille fois mieux que cette photo sordide.

Arrête d’être stupide ! Tu sais très bien ce que tu as vu. Et ne joue pas
l’autruche, ce serait pathétique.

Une boule brûlante se loge dans mon ventre, une colère noire et
visqueuse monte dans mes veines. Putain ! Dans un cri viscéral, je balaie du
bras tout ce qui se trouve sur mon bureau, ordinateur compris. Mes
classeurs, stylos, livres de cours, carnets, tout s’écrase au sol dans un bruit
sourd. Je récupère un cahier qui a échappé à la chute et le jette de toutes
mes forces contre le mur. Deux pages s’en libèrent et s’envolent. Je les
saisis et les déchire en petits morceaux, avant de m’apercevoir qu’il s’agit
du devoir d’histoire que je dois rendre demain. Merde !

Je voudrais hurler encore et encore pour libérer la rage incandescente qui


me détruit. Ma grande sœur me prend de nouveau dans ses bras et se blottit
contre moi, m’empêchant de poursuivre mon œuvre de destruction.

– C’est bon, Sasha, arrête. Ça ne sert à rien. Je suis là.

Ses mots n’apaisent pas la colère dévorante que je ressens, mais Clara est
inquiète, et je ne veux pas lui faire de mal en me libérant de son étreinte. Je
la laisse m’enlacer quelques secondes et, quand je l’écarte, je lis dans son
expression ce que je ne veux surtout pas entendre.

Pitié, ne dis rien…

Ma sœur hésite encore une seconde avant de prendre la parole, sans que
je puisse l’en empêcher :

– Je croyais que vous aviez rompu le mois dernier ? À ton initiative…

Je me lève brutalement, et ma chaise de bureau roule à travers la


chambre.

– C’était une pause ! Je l’aime plus que ma vie même ! Je ne respire que
lorsqu’il est à côté de moi, je n’existe jamais avec autant d’intensité que
quand il me regarde… Je sais que ça sonne comme des propos hystériques
d’ado attardée, mais c’est la vérité, Clara, et tu le sais !
– Charlie ressent la même chose : il t’aime comme un dingue. Tout le
monde autour de vous est jaloux de ce que vous possédez ! Sasha…
personne ne comprend ce que tu as fichu !

Bien sûr, qu’ils ne comprennent pas. Moi-même j’ai du mal à mettre des
mots sur ce qu’il s’est passé… Seule ma grand-mère, la froide et austère
mamie Madeleine, m’a soutenue. Alors que je sanglotais ce matin-là, au-
dessus de mon bol de céréales, elle m’a brièvement entourée de ses bras
pour la première fois de ma vie et m’a chuchoté à l’oreille que j’avais pris
la bonne décision. Qu’un amour aussi grand ne pouvait que causer de la
souffrance et qu’il valait mieux y mettre un terme avant de s’y noyer. Ce
qui arriverait fatalement, parce que la vie était dégueulasse.

Pourtant, jamais je n’aurais cru que Charlie tournerait la page si vite !


Moi, je me consume toujours d’amour pour lui ! L’image ignoble de
Candice et lui est imprimée au fer rouge sur mes rétines, et ça brûle, et ça
déchire, et ça me donne envie de vomir ! Notre rupture n’a pas le moins du
monde entamé mes sentiments. Il s’agissait d’une pause dans notre relation,
putain, pas d’une séparation définitive ! Et lui, il couche avec cette garce de
Candice, une sylphide blonde à la cervelle de moineau, qui s’est empressée
de poster leurs ébats sur les réseaux sociaux ! Elle doit vraiment triompher,
elle qui rêve de lui mettre le grappin dessus depuis des mois… Elle a
19 ans, comme lui. Ils sont en terminale, alors que je suis en première. Et
depuis des mois, elle minaude, tente de s’asseoir sur ses genoux dès que j’ai
le dos tourné, glisse sa main sur ses bras musclés par le sport comme pour
en éprouver la solidité. Mais Charlie n’y a jamais prêté aucune attention. À
chacune de ses tentatives, il l’a chassée, sans méchanceté parce que ce n’est
pas dans sa nature de se montrer cruel. Son cœur et son corps
m’appartiennent, et il n’y a tout simplement pas la place pour la moindre
jalousie entre nous. Nous nous aimons avec trop d’intensité et d’évidence
pour cela. Enfin, c’est ce que je croyais jusqu’à cet instant.

La colère me submerge tout à coup, chasse mes sanglots et m’enveloppe


de sa brûlure réconfortante. D’un pas sec, j’enjambe mes affaires de cours
qui jonchent le sol, prends ma veste et quitte ma chambre, sans prêter
attention aux cris de ma sœur. La photo date de la veille, Charlie doit être de
retour chez lui. Il a intérêt, en tout cas.

Je traverse la ville en courant. Charlie vit avec son frère chez Sofia, sa
grand-mère. J’entre sans frapper dans leur chalet, et me rue à travers le
salon aux lourds meubles de chêne sombre.

– Sasha, tu ne devrais pas…


Son frère essaie de m’intercepter, mais je suis folle de rage, comme
anesthésiée.

– Ta gueule, Ben !

La bête tapie à l’intérieur de moi ne demande qu’à sortir pour bouffer


tout le monde, et je la laisse s’exprimer. Je ne me maîtrise plus du tout mais
je m’en fous. Une cavalcade de pas dans les escaliers en bois. La mine
désolée, Charlie débarque et fait signe à son frère de s’écarter. Ben se
décale mais demeure sur le côté, en soutien. Comme si Charlie avait besoin
de lui ! Il fait une tête de plus que son aîné, et il pèse bien vingt kilos de
muscles de plus que nous. Pourtant, à cet instant, je me sens de taille à lui
coller une raclée.

– Sasha, je sais ce que tu dois penser, mais ce n’est pas ce que tu crois…
– Tu n’as pas trouvé mieux, comme excuse débile ? J’ai un trou à la
place du cœur, là !
– J’ai le même depuis un mois, me répond-il tristement.

À cet instant, mon seul désir est de lui crier dessus. L’insulter, lui mettre
une gifle retentissante peut-être, pour soulager mon immense chagrin. Mais
une voix aiguë résonne à l’étage :

– Charlie, c’est qui ?

Il se décompose. Alors je perds la tête et tous mes repères s’effondrent.


Candice, chez lui ? Dans la chambre où nous avons passé tant de moments
précieux ? Il est capable de tout salir à ce point ? Quel enfoiré ! Je
m’empare du premier objet qui me tombe sous la main, un fin vase en
cristal qui trône sur une commode, et le lui balance avec violence. Je ne le
rate pas. En plein dans le front. Le vase explose en une multitude de petits
éclats tranchants. Charlie vacille, à demi assommé, une fine rigole de sang
coulant entre les sourcils, tandis que Ben le rattrape. Ils doivent crier, mais
je n’entends plus rien. Silence apaisant. Pendant un instant comme
suspendu, j’observe les dégâts, la mer de débris scintillants sur le sol. Ils
accrochent joliment la lumière, et la renvoient, fragmentée en arc-en-ciel
lumineux. Si je n’étais pas aussi furieuse, je prendrais une photo. Mais je
suis hors de moi, comme possédée par cette fureur gigantesque qui me
protège de l’anéantissement. Charlie me fait face, le regard fuyant. Je ne
regrette pas mon geste, oh non, pas une seule seconde. Il mérite carrément
pire ! Sofia surgit à son tour dans le salon, les yeux agrandis par
l’incompréhension, une main sur la bouche. Charlie s’approche de moi,
marchant sur les éclats de cristal de ses pieds nus, sans se soucier de se
blesser. Il pose sa main sur mon bras.

– S’il te plaît, il faut qu’on parle ! C’est trop con. Toi et moi, on…

Je me dégage brusquement et m’enfuis par la porte restée grande


ouverte. Je cours à travers la ville enneigée jusqu’au domaine du Haut-Val,
notre propriété familiale. Ma rage ne s’est pas estompée. J’en veux à
Charlie avec la force du désespoir. Je le hais. Il a couché avec Candice ! Il
l’a embrassée, l’a caressée. A partagé avec elle tous ces gestes intimes que
nous avons appris ensemble ! À cet instant, je comprends à quel point j’ai
tout fichu en l’air. Jamais je n’aurais dû céder à la panique et rompre avec
lui. J’aurais dû garder Charlie pour moi, et tant pis si nous n’en réchappions
pas. J’aurais été heureuse de brûler à ses côtés. J’ai tout foiré. Je l’ai
vraiment perdu, et je le déteste pour cela. À bout de souffle, je me rue vers
le hangar.

Je me sens mourir.
1

Sasha

Onze ans plus tard

Le renard s’immobilise, museau dressé. Sa fourrure rousse dessine une


tache flamboyante sur la neige. Attentif aux moindres frémissements de
l’air, il attend, captivé par un mouvement qu’il est seul à percevoir. Un
soleil éclatant fait scintiller le paysage immaculé, drapant les contours de la
forêt d’une magie fragile. La rivière, gonflée par les récentes chutes de
neige, chante doucement en contrebas. Un moment parfait, malgré les
températures extrêmement basses. Je n’ose pas récupérer les chaufferettes
dans mes poches ni ôter mes gants pour souffler sur mes mains engourdies,
de peur de signaler ma présence. On est en dessous des -20 °C, une
température habituelle en février, mais très inconfortable pour les longues
heures d’affût que nécessite un bon cliché. Je pose mon doigt sur le
déclencheur de mon appareil ultra-silencieux avec objectif à stabilisation
optique, le cadeau hors de prix que je me suis offert dernièrement grâce à
une série de photos sur nos chiens de traîneau. Elles se sont vendues comme
des petits pains, faisant ma fierté et la joie de mon banquier.

Mon attention est tout entière tendue vers l’animal. Temps suspendu. Ma
main se crispe. Pas encore… Pour un bon cliché, j’ai une patience à toute
épreuve. Je ne m’ennuie jamais : je disparais. J’arrive à faire abstraction de
tout, je me fonds dans ma propre respiration, deviens rocher ou arbre et en
possède la même force tranquille. Le temps change d’échelle. Dans la vie
quotidienne, en revanche, c’est plus compliqué, même si j’ai appris à
pondérer mes emportements, après l’accident…

Soudain, une infime vibration de la lumière m’alerte. Avant même d’en


avoir conscience, je mitraille la scène. Les muscles du renard se contractent,
il se ramasse sur lui-même et plonge dans la neige la tête la première. Puis
deux secondes plus tard, il se cabre et s’extirpe de la masse glacée d’une
souple torsion du dos, un petit rongeur entre les mâchoires. Il se tourne vers
moi, sans doute conscient de ma présence, mais nullement effrayé. Les
flocons forment un glaçage comique sur son museau, une sorte de dôme à
l’aspect poudreux, et ses yeux noirs brillent comme deux billes de nuit. Une
créature magnifique ! J’exulte en silence. Mes heures d’affût viennent
d’être récompensées : les photos seront réussies.

Je réajuste mon bonnet sur ma crinière rousse, avant de ranger mon


matériel avec soin. Je ne ferai pas la une de National Geographic, mais
Photo nature ou Montagne magazine me les achèteront sans problème. Il y
a quelques heures, j’ai aussi pris une série de clichés de la montagne
caressée par les rayons dorés du soleil levant, commande d’un magasin
d’articles de sport de la vallée qui souhaite refaire la déco de ses rayons.
Une bonne matinée, en somme. J’étire mon dos, réprimant un grognement,
et entame ma marche à travers la forêt. Tout mon corps proteste de cette
longue attente dans le froid, et des fourmis parcourent mes membres
douloureux. Mes joues brûlent sous la morsure du vent glacé, mes orteils
menacent de se décrocher, et pourtant, je me sens exactement à ma place,
dans le silence et le froid de l’hiver. Je m’emplis les poumons du parfum
résineux des sapins, écoute les bruits de la forêt, maintenant que j’ai
réintégré le temps. Le crissement étouffé de mes pas sur le sol gelé, les
craquements des branches ployant sous le poids de la neige, le cri isolé d’un
corbeau… C’est le bonheur à l’état pur, ma dose de solitude heureuse de la
semaine. J’ai envie de rire en imaginant la mine pincée de ma mère, son
sempiternel reproche à la bouche : « Quand te trouveras-tu enfin un vrai
travail, Sasha ? Tu crois vraiment que la vie intime des écureuils passionne
les foules ? Pourquoi ne pas te tourner vers les grands reportages, quelque
chose de plus ambitieux ? Photographe animalier, ce n’est pas un métier ! »

J’adore ma mère, mais elle n’approuve pas grand-chose de ma vie.

Et surtout pas le fait que je suis redevenue célibataire il y a quelques


semaines…
Elle s’inquiète. Elle aimerait tellement caser sa cadette, et je fais de la
résistance. Avec Thomas, on s’est quittés d’un commun accord, sans cri ni
larmes. Une fin identique à chacune de mes précédentes relations, puisque
je n’ai jamais su garder aucun des hommes qui ont traversé ma vie. Pour
être honnête, je n’ai jamais vraiment essayé. Chacune de ces histoires a
été… sympa. De bons moments que je ne regrette absolument pas, mais
rien qui me fasse vibrer. J’enchaîne les relations « cardio-encéphalogramme
plat ». Il faut croire que je suis incapable d’accorder suffisamment ma
confiance à un homme pour me laisser aller à ressentir quoi que ce soit d’un
peu intense. Quand Thomas a emballé ses plantes vertes, son parfum bio,
ses caleçons et quitté mon appartement, la seule émotion que j’ai ressentie,
c’est un immense soulagement à l’idée d’avoir de nouveau le lit pour moi
toute seule ! Pourtant, je rêve de feu et de glace. Je veux ressentir cet
immense vertige, cet infini presque douloureux qui s’ouvre au creux du
ventre lorsqu’on aime. Je rêve de ce que j’ai eu il y a des années, et que je
n’aurai plus jamais, parce que certaines choses sont irréparables. Et ça me
fait toujours aussi mal d’y penser.

***

Treize ans plus tôt


– Viens !

Charlie attrape ma main, et nous éloigne des M&M’s, de Hugo et


des autres ados d’Ormont rassemblés autour du lac. Cela se fait si
naturellement que je ne réagis pas alors qu’il m’entraîne dans une
des ruelles désertes. Je le suis en riant, ma main toujours
solidement arrimée à la sienne. Nous courons sur une centaine de
mètres, seuls au monde dans la chaleur du mois d’août, sur la fine
frontière qui délimite l’amitié de l’amour.

Charlie et moi, on est amis depuis le jour où Sofia l’a accueilli


chez elle avec son frère Ben, lorsque leurs parents sont morts dans
un accident de voiture, il y a des années. Malgré ses deux ans de
plus que moi, un lien inexplicable nous a tout de suite unis. Comme
si on se connaissait depuis toujours. Charlie se contrefiche de mes
kilos, de mes taches de rousseur et de mes cheveux trop roux. Il
m’aide à m’occuper des chiens au domaine, et aime rester avec moi,
silencieux et rassurant, quand je pars dans la forêt pour
photographier les chamois ou le vol des gypaètes barbus. Même quand
on ne se parle pas, on se comprend d’un regard. De mon côté, j’aime
assister à ses entraînements de judo, et j’admire ses mouvements
fluides et puissants lorsqu’il réalise ses katas. Il me lit des
passages des romans qu’il préfère, enroulant autour de ses doigts
des mèches de mes cheveux, m’appelle sa lionne juste pour me faire
rire. Comme les sciences ne sont pas son fort, je lui explique le
fonctionnement du génome et de l’ADN, et Sofia nous trouve souvent
collés l’un contre l’autre devant sa cheminée, à réviser des maths
ou de la physique, ou à rêver de tous ces pays que nous ne
visiterons sans doute jamais. Et toujours nous partageons nos
écouteurs pour que nos cœurs dansent ensemble sur la même musique.

Charlie court trop vite pour moi, avec ses longues jambes.

– Pitié, arrête-toi ! supplié-je en gloussant.

Il me pousse doucement contre le mur de l’école primaire, entre


l’arbre à papillon et le vieux rosier jaune qui croule sous les
fleurs. Nous sommes si proches que ma peau vibre de la proximité de
la sienne, ma bouche s’assèche tandis que je m’agrippe à ses bras.
Je ne comprends pas ce qu’il se passe ; pourtant, mon corps, lui,
sait depuis longtemps. Pour une fois, Charlie paraît inquiet,
Monsieur Zénitude me dévisage d’un regard troublé. Presque au
ralenti, il pose une main sur ma joue, et ses lèvres se posent sur
les miennes, suppliantes. Mon rire se coince dans ma gorge. Charlie
recule, inquiet de mon absence de réaction. Mais je reste figée,
trop interloquée pour faire quoi que ce soit. Soudain, un grand
soleil chaud naît dans ma poitrine, s’épanouit et illumine tout.
Mon cœur explose en un millier d’étoiles. Je comble la distance qui
me sépare de Charlie en un pas et écrase mes lèvres contre les
siennes. Il noue ses bras autour de moi, et m’embrasse avec force,
comme si sa vie en dépendait. Rapidement, nos baisers nous laissent
hors d’haleine, la peau en feu, avides l’un de l’autre. Il m’a
fallu tout ce temps pour prendre conscience que je suis folle
amoureuse de lui !

– Enfin ! Si tu savais depuis combien de temps j’attends ça,


murmure-t-il. Je désespérais de te faire comprendre à quel point je
suis dingue de toi !
– Charlie…

Je n’ai plus assez de souffle pour parler. Ça cogne si fort


contre mes côtes que les mots qu’il me chuchote ne me parviennent
qu’à moitié. J’ai trop envie de l’embrasser encore, de goûter sa
langue, de le toucher, de me blottir dans sa chaleur.

– Je suis tombé amoureux de toi comme on trébuche sur un caillou.


– C’est censé être flatteur ? Parce que ça ne sonne pas tellement
romantique, tu en es conscient ?
Il rit, et j’en profite pour coller mon visage contre son torse,
rougissant de trouver ce geste si intime, alors que je me suis déjà
blottie contre lui des centaines de fois, sans aucune arrière-
pensée.

– C’est une image ! reprend-il. C’est arrivé si vite et sans


possibilité de me rattraper… Tu riais, assise sur le muret du pont,
et… je ne sais pas… Tes cheveux faisaient comme une auréole dans le
soleil. Tu étais le soleil. Ça m’a saisi, d’un coup, et ça n’a fait
que grandir, mois après mois.
– Charlie, tu délires ! Qu’est-ce que Sofia a mis dans ton
chocolat, ce matin ?

Je me moque mais, à l’intérieur, je tremble, la moindre particule


de moi frissonne d’une émotion violente. Il me sourit, avec cet air
si sérieux au fond des yeux.

– Pas du tout, Sasha. Je t’aime comme un fou. Et maintenant que


je me suis mis à nu devant toi, j’aimerais bien que tu ne restes
pas là à m’observer sans rien dire. Il faut que je sache : ce
baiser, c’était le dernier ?

Il prend ma main dans la sienne et entrelace ses doigts aux


miens. J’aimerais le faire languir, sauf que mon cœur bat trop
vite, et que je n’ai aucune envie de jouer. Je me hisse sur la
pointe des pieds et je dépose un baiser léger sur le coin de sa
bouche avant de glisser plus loin et de l’embrasser avec passion,
en une réponse muette. Il m’entoure de ses bras, me serre à m’en
étouffer, et je sais que plus jamais je ne serai seule.

***

La principale critique de ma mère, muette celle-ci, est que, à 28 ans, je


ne lui ai pas donné de petits-enfants, et ne lui en donnerai jamais. C’est
pour maman une source de déception constante, d’autant plus qu’elle peut
difficilement me le reprocher. Elle essaie pourtant, parfois :

– Si seulement ce jour-là, Charlie et toi, vous…

Mais elle s’interrompt toujours, sans doute consciente de la monstruosité


de ses propos. Chaque fois, mon frère et ma sœur la fusillent du regard, et
elle s’excuse, sûrement honteuse d’avoir oublié. Je me contente en général
de hausser les épaules, comme si cela n’avait pas d’importance. Comme si
savoir que je ne porterai jamais d’enfant ne me tuait pas dès que j’y pense.
Même mes turbulents neveux, les jumeaux de ma sœur, ne freinent pas mes
envies viscérales de bébé. Pourtant, Dieu sait que Clara en bave avec eux !
Ces mini-tornades ne savent que courir, sauter, hurler et inventer les bêtises
les plus stupides qui soient. Je les adore ! J’endosse souvent le rôle de
souffleuse d’idée dans les catastrophes qu’ils déclenchent, tout en niant
férocement y être pour quoi que ce soit dans leur décision de se lancer dans
un concours de sauts périlleux sur canapé ou de tester les tartines confiture
de fraise-pâté de sanglier. Dès que je parviens à en intercepter un, je
l’emprisonne dans mes bras pour croquer ses joues roses et respirer sa
bonne odeur d’enfant tout chaud. Et je vais devoir me contenter de ce rôle
de tata gâteuse, parce que Charlie et moi avons tout saccagé, son existence
et la mienne.

Après une bonne heure de marche à travers la forêt, je retrouve la


motoneige là où je l’ai laissée, et je reprends le chemin du retour en
zigzaguant, frôlant de la tête les branches lourdes de neige des sapins.
Pendant longtemps, j’ai eu du mal à reprendre le guidon d’un de ces engins.
L’appréhension me mordait le ventre, et je laissais même mon frère
s’occuper de toute la maintenance et du nettoyage de nos motoneiges. Et
puis, un jour, je me suis fait violence et me suis obligée à remonter en selle.
Hors de question de laisser le passé m’empêcher de vivre ! Désormais, j’ai
recouvré ma liberté, et je me glisse partout, sans crainte. Bientôt, j’arrive au
domaine, la propriété familiale et société d’activités touristiques pour
laquelle nous travaillons tous, mon frère, ma sœur, ma mère et moi. C’est
un vaste ensemble de trois bâtiments groupés autour d’une immense cour,
qui se niche au cœur d’un plateau, à près de 1 600 mètres d’altitude.
Entouré de hauts sommets, bordé par des forêts de résineux, il s’étend sur
plusieurs hectares un peu à l’écart d’Ormont, la petite ville où j’habite et où
nous avons grandi. Le terrain de jeu idéal pour nos chiens d’attelage et une
attraction formidable pour les touristes.

C’est mon grand-père qui a eu l’idée saugrenue, il y a quarante ans, de


monter une petite affaire pour faire découvrir la région aux touristes. Cela
lui permettait de rapporter un peu d’argent en hiver, tandis que l’été il se
tournait vers les travaux forestiers et la vente de son bois aux scieries de la
vallée. Il a commencé avec quatre chiens tirant un rudimentaire traîneau qui
ressemblait plus à une luge qu’à un véritable moyen de transport. À la mort
de mon grand-père, c’est ma grand-mère qui a repris les rênes de la société
d’une main de fer et, contre toute attente, l’entreprise a prospéré. Mamie
Madeleine a dû se battre, arrachant des crédits aux banques, se moquant
éperdument des critiques que les habitants proféraient dans son dos. Ils
étaient convaincus que le domaine coulerait. Elle leur a démontré le
contraire.

Les promenades en traîneau, en cani-VTT ou cani-kart selon la saison,


les randos sur plusieurs jours avec bivouac ont désormais un succès fou,
attirant sans cesse plus de clients ravis de profiter de la neige et des
magnifiques paysages préservés. « Une expérience unique, vivez le Grand
Nord et respirez ! », « Laissez chanter vos patins dans l’immensité
glacée ! », « La nature. Le silence. Vous. », clament nos prospectus avec
raison. Évidemment, comme c’est moi la responsable de la communication,
je les trouve plutôt réussis. Je m’occupe aussi du site Internet du domaine,
et j’alimente les réseaux sociaux en photos de rêve pour attirer les familles,
qui repartent de chez nous des étoiles plein les yeux. Après ma sœur, mon
frère, ma mère et moi, grand-mère a embauché Bastien lorsque nous avons
commencé à diversifier nos prestations. Aujourd’hui, le domaine du Haut-
Val accueille des touristes toute l’année, et nous possédons une trentaine de
huskys, malamutes et groenlandais qui émerveillent les clients. Je suis
convaincue que nous devrions voir plus grand et ouvrir nos prestations à
une autre clientèle, celle des jeunes gens qui dévalent les pistes de ski sur le
versant opposé de la montagne, des gens qui dépensent plus facilement et se
déplacent en groupe. Il y a ici un véritable potentiel que maman refuse
d’exploiter, malgré mon insistance. Moi, je suis convaincue qu’il faut au
contraire innover et viser plus large qu’Ormont, mais elle préfère cultiver
l’image familiale de l’entreprise.

– Déjà de retour ? me taquine mon frère Hugo alors que je range l’engin
à côté des autres dans le hangar familial.
– J’ai été poursuivie par un grizzly affamé, mais j’ai réussi à lui échapper
en poussant la moto au maximum. T’inquiète, j’ai esquivé les troncs, cette
fois.
Il grimace. A priori, la plaisanterie n’est pas drôle. À croire que retrouver
sa petite sœur gisant à moitié morte dans la neige, ça doit marquer… Je
passe devant le chenil puis l’enclos des chiens où travaille Bastien. Il est
l’unique employé de notre entreprise, le seul en tout cas qui n’appartient pas
au cercle familial. Je l’aime bien, avec ses cheveux en bataille et son éternel
sourire fiché sur les lèvres. Un joyeux concert d’aboiements me salue.

– Bonjour, mes loulous !

Laska, Voulk et Ket se précipitent pour réclamer leur part de caresses. Je


me laisse happer par l’affection débordante des chiens et me retrouve
bientôt entourée d’une horde euphorique et joueuse. Je fais tout à coup le
constat que Thomas n’a jamais montré le quart du dixième de cet
enthousiasme bruyant que me témoignent nos animaux… J’éclate de rire
toute seule, en grattant la bonne grosse tête de Laska. Décidément, ma vie
amoureuse est un échec abyssal.

– Sasha, me hèle ma mère depuis le seuil du bâtiment d’accueil des


clients, on trie les affaires de mamie Maddie cet après-midi, tu n’as pas
oublié ?

J’aurais adoré… Mais vu qu’elle m’a laissé trois SMS depuis la veille
pour me le rappeler, je peux difficilement feindre l’amnésie. Je m’écarte du
parc à regret pour la rejoindre.

– Bien sûr que non, maman. Je passe à l’appartement me changer, je


mange en vitesse et je reviens.
– Tu ne restes pas avec nous ? J’ai apporté assez de gratin de brocolis
pour tout le monde, tu sais.

Évidemment. Maman prépare toujours assez de nourriture pour un


régiment. Sauf que je préfère mes brocolis sous une bonne couche de
fromage, alors que maman les cuisine à l’eau. Seulement à l’eau. Pour
préserver les vitamines et les sels minéraux des légumes, à ce qu’il paraît.
Je m’interroge depuis l’adolescence pour essayer de saisir par quelle
incompréhensible erreur de langage maman continue de les appeler
« gratins ». Des années plus tard, je ne vois toujours pas le rapport. C’est
sans doute une des raisons pour lesquelles la balance s’enfuit en courant
lorsque je m’approche… J’ai des kilos en trop – pas seulement trois ou
quatre – et je m’en fiche éperdument. Ma mère et ma sœur affichent quant à
elles des silhouettes de mannequin, que je ne leur envie presque pas : je sais
bien ce qu’elles mettent dans leur assiette, et à quels efforts elles
s’astreignent pour obtenir ce résultat. Entre le plaisir de rentrer dans un jean
sans se tortiller et la gourmandise, j’ai choisi mon camp. Le « gratin » de
brocolis de maman ne passera pas par mon estomac.

Je jette un œil compatissant à Hugo, qui va avoir bien du mal à refuser,


lui. Après tout, il habite ici. Il a longtemps partagé l’immense bâtisse avec
mamie Madeleine et, depuis le décès de ma grand-mère, il y a deux mois,
mon frère demeure seul. Maman revient à la charge :

– Et si tu prenais une douche dans la salle de bains de Hugo, ce serait


plus rapide ?
– Tu plaisantes ? rétorqué-je avec un air horrifié. Je risquerais de tomber
sur les sous-vêtements en dentelle de sa nouvelle conquête ! Plutôt mourir !

Je m’engouffre dans ma voiture, prénommée Rosalie, en pouffant


comme une idiote, sans laisser le temps à mon frère de réagir. C’est un coup
bas, j’avoue, mais parfaitement assumé. Hugo n’a personne dans sa vie et je
le sais. Nous sommes maudits, dans la famille. Une sorte de maléfice
infernal s’est abattu sur nous et nous empêche d’être heureux en couple,
depuis des générations. Dans le rétroviseur, je vois ma mère se précipiter
vers Hugo, prête à lui tirer les vers du nez au sujet de ces sous-vêtements en
dentelle auxquels sa benjamine vient de glisser une allusion tout en finesse.
Mon frère me le fera payer plus tard, mais ça n’a aucune importance : sa
mine déconfite vaut largement toutes les vengeances qu’il voudra s’offrir !
2

Sasha

Ormont, la petite ville où j’ai passé toute ma vie, se situe au cœur d’un
massif montagneux qui surplombe la vallée de la Merlaine. La ville
principale du coin, Saint-Paul et ses trente-cinq mille habitants, s’étend tout
en bas en un long serpentin lumineux et présente les commodités que nous
ne possédons pas sur les hauteurs : cinéma, hôpital, musées et des magasins
avec plus de trois rayons. Le flanc opposé de la montagne, de l’autre côté
de la vallée, offre des pistes de ski prisées par les vacanciers, alors
qu’Ormont s’étale sagement à l’abri des regards. Elle a échappé à l’afflux
massif des touristes et elle est demeurée plus sauvage et isolée, ce qui
m’arrange bien. Ici, les maisons au bardage rouge, bleu ou jaune et aux
fenêtres encadrées de blanc se succèdent en une joyeuse farandole, des
bords du lac, gelé en cette saison, jusqu’aux contreforts de la montagne. Et
moi, j’occupe la moitié du premier étage d’une maison. Mon appartement
se compose de trois pièces lumineuses, une chambre, une minuscule salle
de bains et un immense salon-cuisine coupé par un îlot où trône mon
indispensable machine à café. La baie vitrée donne sur les flots tranquilles.
L’été, je profite du spectacle des barques de pêcheurs, des poules d’eau qui
barbotent dans les joncs et des enfants de l’école de voile qui tentent de
faire obéir leur dériveur. Je ne déménagerais pour rien au monde.

Alors que je pousse la porte de mon appartement, mon voisin, M.


Benjelloun, m’interpelle :

– Mademoiselle Demereau ! Lucifer s’est sauvé, si vous le voyez,


pourriez-vous être assez aimable pour lui ouvrir la porte d’en bas ?

Le chat du vieil homme, un matou obèse d’un gris cendre, fugue


régulièrement pour tenter de renouer avec son instinct de chasseur. Il
revient, généralement bredouille, au bout d’un jour ou deux, pendant
lesquels son propriétaire s’est fait un sang d’encre. Lucifer-le-bien-nommé
le fait tourner en bourrique, mais M. Benjelloun l’adore.

– Bien sûr, vous pouvez compter sur moi !

M. Benjelloun me remercie d’un hochement de tête avant de refermer la


porte de son appartement, d’où proviennent d’appétissants effluves.
J’apprécie beaucoup mon voisin. Je débarque souvent chez lui pour une
partie d’échecs, qu’il me laisse gagner avec une élégance d’un autre âge, et
il lui arrive de me préparer de délicieuses pâtisseries marocaines
dégoulinantes de miel et d’amandes. En fait, il a pitié de moi, car il n’ignore
rien de mes piètres talents de cuisinière, en raison des odeurs de brûlé qui
s’échappent régulièrement de chez moi. J’ai davantage de discussions
intéressantes avec lui qu’avec mes précédents amoureux, si bien que Hugo
se fiche régulièrement de moi en me disant que je devrais le demander en
mariage. Parfois, je trouve que son idée n’est pas si stupide… Plaisir de
l’estomac et plaisir de l’intellect réunis. Et puis, il me resterait toujours les
chiens pour ma dose d’affection journalière.

Pathétique, oui…

Après avoir pris une douche rapide, j’enfile un jean et un pull fin, mon
uniforme de tous les jours. Au grand désespoir de ma sœur Clara, je passe
peu de temps à soigner mon allure : des vêtements potables, un coup de
brosse pour tenter de discipliner ma crinière folle et un trait d’eye-liner
constituent mes seules concessions à la mode. Mon sandwich chèvre-
raclette à la main, je me jette dans mon fauteuil préféré, les jambes en
travers de l’accoudoir, et je prends le temps de rallumer mon portable,
toujours éteint lorsque je pars photographier. La sonnerie m’a gâché une
belle série de clichés, il y a quelques années, et depuis je ne commets plus
cette erreur… Mettre mon téléphone en mode silence possède un autre
avantage : cela agace ma mère.

Non, la fée de la maturité ne s’est pas penchée sur mon berceau à la


naissance…
Je possède toutefois une bonne raison de me comporter ainsi : maman
aimerait pouvoir nous surveiller en permanence, et elle s’inquiète si je ne
donne pas de nouvelles régulièrement. Une mère poule, qui nous couve
avec férocité. Je l’adore, mais elle se montre parfois terriblement étouffante.
On pourrait penser que, comme Hugo, elle a été marquée par l’accident,
sauf que cette habitude remonte à bien plus loin ! Quand nous étions
enfants, elle déplorait de ne pas pouvoir coller une balise GPS sur nos
anoraks, et elle exigeait de savoir exactement où nous étions. Pour Clara et
Hugo, c’était facile, ils restaient sagement à la maison ; mais, moi, j’avais
besoin de courir dans la forêt avec les chiens, d’escalader une des falaises
de l’ancienne carrière, de traverser le grand lac d’Ormont à la nage ou en
patin à glace, selon la saison. Cela la rendait malade d’inquiétude. Clara a
une théorie à ce sujet. Elle pense que comme mamie Madeleine a toujours
été aussi chaleureuse qu’un glaçon, et qu’elle n’aurait sûrement même pas
remarqué si sa fille disparaissait pendant deux jours, maman fonctionne à
l’inverse avec nous pour compenser sa propre éducation.

Quitte à nous étouffer un peu…

Pour la taquiner, je traite Clara de psy de comptoir, mais c’est vrai


qu’elle a raison sur un point : tout le monde à Ormont appelait ma grand-
mère « la Reine des glaces », et pas seulement dans son dos. Donc, c’est sûr
que maman n’a pas dû rigoler tous les jours, entre une mère glaciale et un
père qui préférait ses chiens à toute autre forme de compagnie…

***

Onze ans plus tôt


– Tu dois cesser immédiatement de le voir ! Ce que vous faites,
c’est honteux ! Interdit !

Je reste bouche bée alors que mamie Madeleine entre dans une
colère noire.

J’ai juste admis que je prenais la pilule, pas qu’on allait


dealer trois kilos de cocaïne ou faire un trafic de faux papiers !
Qu’est-ce qui lui prend ?
Elle fulmine, elle qui maîtrise parfaitement ses réactions,
d’habitude.

Ça m’apprendra à laisser mes affaires traîner… Pas très discrète,


la plaquette de pilules sur la table de la cuisine ! En même temps,
comment j’aurais pu deviner que ça allait la mettre dans un tel
état ?

Je sais que ma relation avec Charlie les a toujours mises mal à


l’aise, elle et Sofia. Elles n’ont jamais dit grand-chose tant que
nous en restions aux baisers mais, apparemment, l’étape « faire
l’amour » est celle de trop…

Une histoire de génération, sûrement : elles ont du mal à


accepter que les mœurs aient changé, depuis leur époque, et que
l’on n’attende plus le mariage avant de sombrer dans les délices
des plaisirs charnels. Heureusement, maman, qui a assisté à
l’explosion, prend ma défense :

– Ils sont jeunes, c’est vrai, mais ils s’aiment. Fiche-leur la


paix.
– Tu ne comprends pas, crie mamie. L’amour, ça fait souffrir…
– Et ça n’apporte rien, à part neuf mois d’obésité, oui, on sait,
maman. Je suis ravie d’ailleurs que tu aies aussi bien perçu ta
grossesse. C’est un plaisir de savoir qu’on a été un bébé désiré.

Le ton de maman est glacial. Mamie se tait, comme si on venait de


la gifler. Elle fixe sa fille, ouvre la bouche, la referme. Un
instant, je crois que mamie va s’excuser, qu’elle va dire à maman
qu’elle l’aime et qu’elle regrette ses mots cruels. Mais non. Elle
tourne les talons et quitte le salon.

***

Même si son côté mère poule m’agace, je ne peux m’empêcher de


ressentir de la pitié pour la petite fille avide de tendresse que maman a été.
Elle nous aime trop fort : comment lui reprocher cela ? Ce qui ne
m’empêche pas de lutter contre son emprise à la limite de la tyrannie
domestique.

Dès que je le rallume, mon téléphone portable se met à biper avec


frénésie. Mes inséparables amis se sont lâchés sur notre groupe de
discussion. Je parcours les dizaines de messages en diagonale, pour
apprendre qu’ils ont décidé que nous mangerions ensemble le lendemain
soir.

« Puisque tu ne réponds pas, c’est toi qui reçois », a précisé Adam à mon
intention.
« T’es cinglé », a répondu sa sœur, Violaine. « Sasha ne cuisine pas : elle
assassine la nourriture ! »

C’est trop tard pour protester et, de toute façon, Vio a raison : je me
débrouille très bien avec les sandwichs et les pâtes. Je maîtrise aussi à peu
près le combo purée-jambon, et c’est tout. Amplement suffisant pour ne pas
mourir de faim. Comme d’habitude, Lia, habituée à régler les conflits dans
sa classe de primaire, a tenté de concilier tout le monde :

« Je réserve au Cagibi ? »

Je termine mon repas en deux bouchées et tapote un rapide : « Merci de


votre soutien, ça me touche. OK pour resto demain », avant de
m’engouffrer dans ma vieille voiture pour rejoindre ma mère qui doit
s’impatienter.
3

Sasha

Ma sœur, mon frère et elle sont déjà en plein tri des affaires de mamie
quand je franchis la porte de l’appartement.

– Sauve-toi, me chuchote Clara. Pour nous, c’est trop tard mais, toi, tu
peux encore y échapper ! On dira que tu as rencontré l’amour, ou que ton
siphon de baignoire s’est cassé et a inondé ta salle de bains. Fuis !

J’éclate de rire, tandis qu’elle me fait les gros yeux. C’est ma grande
sœur préférée. Évidemment, je n’en ai qu’une, mais entre toutes, c’est elle
que je choisirais quand même. À moins que Wonderwoman ne soit
disponible, parce que ça serait la classe.

– Clara ! la sermonne maman en surgissant de la cuisine. Ne me dis pas


que tu es contre un coup de main pour balancer toutes ces vieilleries ! Et
puis tu dois avoir hâte de retrouver tes enfants après l’école, non ?

Clara soupire avec exagération, avant de hocher la tête avec un talent de


comédienne hors du commun. Elle se tourne vers moi et articule en silence :

– Jamais de la vie !

Puis elle fait semblant de s’égorger elle-même. Houla. Il faut vraiment


que je lui prenne les jumeaux plus souvent ; ma sœur a manifestement
besoin de souffler. Je lui proposerai de les emmener en raquettes. Je connais
un endroit dans la forêt où l’on peut observer toutes sortes d’empreintes
d’animaux sur le sol gelé. Ça leur plaira.

– C’est bon, je la rassure, ne t’en fais pas. Je devrais survivre, si j’évite


les zones à araignées.
– Tu dis ça parce que tu n’es pas encore tombée sur les gaines pour le
ventre de mamie ou la collection de tabatières norvégiennes de grand-père !
me corrige ma sœur. Ça ampute tes chances de survie d’au moins 90%. Je le
sais, c’est moi qui les ai trouvées, et je commence à avoir du mal à
respirer… La tête me tourne…

Mon frère débarque alors du salon où il se cachait jusque-là, des


napperons brodés plein les mains. Je dirais bien que ça porte un coup à sa
virilité, mais ce serait mentir : il pourrait les porter en chapeau que ça
n’affecterait en rien la solide assurance qui émane de lui. Pourquoi faut-il
que je sois la seule à le remarquer ? Il décale une pile de cartons remplis de
vaisselle à donner pour se dégager un passage. Il a l’air trop content de lui,
ça n’augure rien de bon.

– Chacha est enfin arrivée ?

Plus personne ne m’appelle Chacha depuis longtemps : je hais ce


surnom ! Je vais payer mon histoire de sous-vêtements, et avec les intérêts,
je le sens bien…

– Je crois qu’elle devrait se charger du grenier. Il y a moins d’objets à


casser, là-haut.
– Pas le grenier ! Je suis claustrophobe, vous vous en souvenez, au
moins ?
– T’inquiète : ça fait au moins soixante mètres carrés, rétorque mon
frère, et il y a des Velux. Aucun risque d’étouffement.

Si je suis réellement paniquée par les endroits confinés, ce n’est pas la


véritable raison de mes protestations. J’ai beau ne pas avoir mis les pieds
dans le grenier depuis mon enfance, j’en garde l’image d’un endroit plus
sombre que l’âme de Dark Vador. Un lieu lugubre et ténébreux, où les
objets dessinent des ombres fantastiques effrayantes, prêtes à vous sauter
dessus. Évidemment, je n’ai plus 6 ans, mais quand on sait que je garde
toujours les pieds sous la couette, la nuit, juste au cas où… Je tente de
balancer un coup de poing sec sur l’épaule de Hugo, qui l’arrête d’une main
nonchalante. Il m’énerve avec ses réflexes de sportif !
– Tu te ramollis, Chacha !
– J’ai retenu mon coup, je ne voulais pas t’abîmer. Ta nouvelle
amoureuse n’apprécierait pas…

Il bloque mon bras derrière mon dos en une clé souple et, plus je me
tortille pour me libérer, plus cela me tord le bras. Changement d’optique. Je
projette mon pied en arrière, et je manque d’envoyer valdinguer un
guéridon et les bibelots posés dessus. Clara et maman ne nous regardent
même pas, habituées à nos combats de coqs. J’adopte un ton exagérément
raisonnable et lance :

– Hugo, on sait tous les deux que je me libère quand je veux, mais je me
sens d’humeur magnanime aujourd’hui : pour préserver ta réputation, je
vais faire semblant d’abandonner, OK ?

Ce fourbe resserre sa prise. Il ne me fait pas mal, mais je suis vraiment


coincée.

– Tu imagines les araignées, Chacha ? chuchote-t-il à mon oreille. Le


grenier doit en être infesté…

Ça, c’est minable ! J’ai beau avoir fait des études de biologie et souhaiter
faire carrière dans la photographie animalière, les araignées et moi
n’entretenons pas les relations les plus chaleureuses qui soient. On se
respecte de loin, disons. Totalement illogique, j’en ai bien conscience.
J’essaie de biaiser :

– Tu es tellement puéril. Je n’ai plus 11 ans ! Je me suis retrouvée face à


des ours, Hugo ! Des hordes de sangliers, des blaireaux furieux…
– … sans compter les musaraignes assoiffées de sang et les redoutables
chatons tueurs de plantes vertes, bien sûr, glisse mon exaspérant aîné.
– … alors tu penses bien que, tes araignées, ça fait longtemps que ça ne
m’inquiète plus.
– Parfait ! intervient maman. Dans ce cas, file au grenier, et Hugo,
retourne trier tes napperons. On n’a pas que ça à faire que compter les
points entre vous, cet après-midi. Mon Dieu, 28 et 30 ans, et la maturité des
maternelles !
– C’est vrai, ajoute Clara d’une voix lénifiante. Moi qui suis votre aînée,
je vous trouve la-men-ta-bles. Franchement, ça me désole.
– Ma chérie, ne crois pas une seconde que je sois dupe, lui rétorque
maman. Je suis parfaitement consciente que tu te fiches de moi et que tu
soutiens ces deux affreux.

Je proteste, pour la forme : à eux, les trucs faciles, le linge impeccable, la


vaisselle rangée au cordeau dans les placards, la paperasse administrative
que mamie tenait avec une rigueur quasi militaire. Moi, outre les habitantes
à huit pattes, je vais devoir me coltiner le chaos, tout ce que les gens
stockent habituellement loin de leurs yeux pour ne plus y penser. Sur quoi
vais-je tomber ? Les vêtements de grand-père et sa collection de bois de
cerf que mamie n’a pas eu le cœur de jeter ? Des monceaux de vieilles
revues de couture ? Je n’ai pas mis les pieds au grenier depuis mon
adolescence, et je redoute les soixante ans de déchets entassés là-haut. Une
vraie corvée, et c’est moi qui en écope.

– Tu y dénicheras peut-être le fameux secret de grand-mère, déclare ma


sœur avec un grand sourire innocent.
– Mais oui, renchérit mon frère, la preuve irréfutable qu’elle était en
réalité une espionne russe, ou une danseuse du Moulin-Rouge !
– Ou une tueuse à gages, chuchote Clara. Ça collerait mieux avec son
caractère. Oui, je l’imagine tout à fait, vissant son silencieux au bout de son
revolver, dissimulée derrière un mur à l’angle d’une rue de Chicago.
D’ailleurs, est-ce qu’on sait exactement comment est mort grand-père ?

En tournant le dos à ma mère – car je tiens à rester en vie –, je leur fais


un doigt d’honneur. Ils éclatent de rire, les traîtres. Ma grand-mère,
Madeleine Demereau, est décédée il y a deux mois, au terme d’une longue
maladie. Elle a vécu toute sa vie à Ormont, a créé le domaine du Haut-Val
avec mon grand-père, y a travaillé jusqu’à sa mort ou presque, et n’a jamais
rien fait d’exaltant dans son existence. Du moins, c’est l’image qu’elle
renvoyait. J’ignore pourquoi, mais je me suis mis en tête qu’elle avait
quelque chose à cacher. Ridicule, j’en conviens moi-même, sauf que je ne
l’avouerais à Clara et Hugo pour rien au monde.
– C’est ça, moquez-vous ! Vous me prenez pour une folle, j’ai bien
compris. Mais je suis sûre de moi : mamie Maddie avait un secret, et ce
n’est pas parce que vous refusez de l’admettre que ça fera disparaître le
mystère.
– Un mystère, carrément ! Tu as le sens de la mesure, comme toujours.
– Chacha, me tanne mon frère, on parle de la Reine des glaces, Herr
General en personne ! Pourquoi est-ce que tu veux absolument lui inventer
un passé sulfureux ? Tout était cadré dans la vie de mamie, il ne restait pas
la moindre place pour l’imagination.

Ce n’est pas logique, je le sais bien, mais je ne parviens pas à me défaire


de cette impression.

Lorsque je suis allée la voir à l’hôpital, quelques jours avant sa mort, elle
a elle-même évoqué un secret, entre deux délires hallucinatoires dans
lesquels elle hurlait à des gens de la laisser tranquille. Et quand j’ai essayé
d’en savoir plus, elle m’a sèchement rétorqué que, le principe d’un secret,
c’était de rester secret, et que les médicaments lui faisaient dire n’importe
quoi…

Est-ce que, à l’approche de la mort, les fils de sa mémoire se sont


embrouillés ? Ou bien quelque chose de sombre cherchait réellement à
remonter des méandres de son subconscient ? Quand j’en ai parlé à maman,
elle a estimé que sa mère divaguait, et a écarté le sujet. Le cancer qui
rongeait ma grand-mère était en passe de remporter la partie, et maman, qui
courait partout pour gérer la fin de vie de mamie Madeleine, avait d’autres
chats à fouetter que d’enquêter sur une hypothétique cachotterie de
jeunesse. J’ai essayé à plusieurs reprises d’en discuter avec Clara et Hugo,
mais ils s’en fichent aussi.

– Au pire, elle a volé pour dix centimes de bonbons chez le boulanger


quand elle avait 8 ans, déclare ma sœur. Ne cherche pas d’énigme là où il
n’y en a pas.

Pourtant, alors que son cercueil descendait dans la tombe béante, dans le
cimetière sous la neige, j’ai eu la terrible sensation que nous n’enterrions
pas la bonne personne. Que mamie Maddie n’était pas que la Reine des
glaces, cette vieille dame froide et hautaine, arrivée à Ormont après son
mariage au bras de papi, et qui ne s’était jamais vraiment intégrée.

– Même si tu as raison et qu’il existe réellement une zone d’ombre dans


son existence, ce dont je doute fortement, reprend ma mère avec douceur,
mamie a choisi de se taire. Elle a fait le choix de ne rien dire. Pourquoi
tiens-tu tellement à lui arracher son dernier vestige de dignité ?

Je sais ce qu’ils pensent, tous les trois : je me montre trop curieuse. Mais
ce n’est pas que ça. Je ne saurais pas comment l’exprimer avec précision ;
pourtant, je sens que ce secret pèse sur moi également, d’une façon sourde
et inexplicable.

À suivre,
dans l'intégrale du roman.
Disponible :

My furious lover
Onze ans auparavant, Sasha et Charlie se sont follement aimés. Mais depuis
qu’un terrible accident les a séparés, Sasha a choisi son arme : la colère
plutôt que les larmes.
Alors, quand Charlie ressurgit dans la petite ville d’Ormont, la jeune fille ne
veut pas en entendre parler ! Pourtant, le destin semble bien décidé à les
réunir.
Entre une confrontation sur un lac gelé, une rencontre inopinée dans un bar
et un tête-à-tête dans un ascenseur, Sasha n’arrive pas à échapper au regard
brûlant de Charlie, et ses convictions vacillent : est-ce que, derrière la
colère et le mépris, il reste quelque chose de leur amour ?
Est-ce que tout est réparable ? Alors que le Charlie d’avant affleure sous le
Charlie qu’elle déteste, Sasha commence à penser que oui.
Mais un lourd secret de famille pourrait bien lui donner tort…

Tapotez pour télécharger.


Retrouvez
toutes les séries
des Éditions Addictives
sur le catalogue en ligne :

http://editions-addictives.com
© Edisource, 100 rue Petit, 75019 Paris

Décembre 2019

ISBN 9791025748145

ZLEM_001

Vous aimerez peut-être aussi