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THÈSE

POUR

LE DOCTORAT
La Facolté n'entend donner aucune approbation ni improba-tion aux
opinions émises dans les thèses ; ces opinions doivent être considérées
comme propres à leurs auteurs
FACULTE DE DROIT DE L'UNIVERSITÉ DE PARIS

L'INAMOVIBILITE DES JUGES


CONSTITUTIONS FRANÇAISES

THESE POUR LE DOCTORAT


L'ACTE PUBLIC SUR LES MATIÈRES CI-APRES
Sera présenté et soutenu le samedi 19 Décembre 1903 à 8 heures 1/2

PAR

A. ALASSEUR

Président : M. CHAVEGRIN. professur.


Suffragants : ( MM LARNAUDE, professeur.
LESEUR. professeur.

PARIS
LIBRAIRIE DE LA SOCIÉTÉ DO RECUEIL GÉNÉRAL DES LOIS ET DES ARRÊTS
ET OU JOURNAL OU PALAIS
Ancienne Maison L. LAROSE & FORCEL
22. rue Soufflot (5º arrond.)
L. LAROSE, Directeur de la Librairie

1903
V
INTRODUCTION

L'inamovibilité confère au fonctionnaire qui en est


investi une situation privilégiée. Il ne peut plus être
révoqué ni même déplacé.
Par la définition qui vient d'en être donnée, une
semblable situation paraît anormale, au premier abord.
Elle a, en effet, pour conséquence, de placer l'autorité
en face d'un agent nommé par elle, en qui elle a mis sa
confiance, et devant lequel elle se trouve désarmée ; elle
ne peut plus défaire ce qu'elle a fait, et il lui est
impossible de réparer les erreurs qu'elle a pu com-
mettre dans son choix.
Il a certainement fallu des motifs bien puissants,
pour conduire les pouvoirs publics à faire l'application
d'un semblable principe.
Ces motifs prennent leur source dans la nécessité
reconnue et inéluctable, de donner à une certaine caté-
gorie de fonctionnaires, la plus grande somme d'indé-
pendance possible.
Masseur 1
_ 2 __

On comprend, en effet, que celui qui jouit du bénéfice


de l'inamovibilité, plane, en quelque sorte, dans une
sphère supérieure. Insensible aux sollicitations et aux
menaces d'en haut, comme à celles d'en bas, il peut
remplir, selon sa conscience, les devoirs de sa fonction,
sans craindre qu'une mesure impérative vienne briser la
carrière qu'il a embrassée, et qui assure son avenir et
celui de sa famille. Un fonctionnaire inamovible pourra
donc rester indépendant vis-à-vis de tous.
Et, pour que le but visé par l'application du principe
de l'inamovibilité soit atteint, il ne faut pas que, pour
des raisons politiques ou autres, ceux qui se succèdent
au pouvoir, puissent se débarrasser de celui qui est
inamovible, dans sa fonction, en l'envoyant au loin,
occuper un poste équivalent ou même supérieur; car, la
garantie d'indépendance, reconnue nécessaire, à raison
même des exigences de la fonction, deviendrait
absolument illusoire, et l'inamovibilité ainsi comprise,
permettrait de placer au service de toutes les causes, un
personnel choisi pour la circonstance. En outre, un
déplacement imposé, quel que soit le poste nouveau
assigné, est toujours susceptible de renfermer une dis-
grâce, car les goûts, les intérêts, les affections d'un
fonctionnaire, peuvent l'attacher á ttelle ou telle région,
à tel ou tel poste, et on conçoit dès lors, que la menace
d'un changement puisse influer sur son état d'esprit.
L'inamovibilité, pour produire de réels et efficaces
effets, comporte donc deux conditions : impossibilité
—3—

de révocation, ou de suspension; et impossibilité de


déplacement.
Avant d'aller plus loin, il est nécessaire d'établir une
distinction entre deux idées que l'on confond trop
souvent : inamovibilité ne veut pas dire fonction à vie.
11 y a inamovibilité, dès que les deux conditions que
nous venons de préciser sont réalisées, et la durée de la
fonction n'a pas à intervenir ici. Un fonctionnaire,
nommé pour un temps quelconque, même très court,
sera inamovible, si, pendant ce temps, il est impossible
de le révoquer ou de le déplacer.
Ce moyen est-il le seul qui puisse être employé, et
suffit-il à assurer l'indépendance complète ? Il n'est
peut-être pas impossible d'en trouver un autre ; d'autre
part, on pourra objecter que si l'inamovibilité préserve
de toute appréhension celui qui en jouit, elle ne fait pas
obstacle au désir qu'il peut avoir d.e franchir, par
faveur administrative, les degrés de la hiérarchie à
laquelle il appartient. On doit donc reconnaître que
l'indépendance qu'elle procure n'est pas absolue, car,
cet espoir peut facilement aider au succès de
sollicitations intéressées. Mais, quoi qu'il en soit, c'est
un procédé ingénieux, et qui a donné de bons résultats,
dans la mesure où il est appliqué. C'est d'ailleurs le seul
qui soit en usage en France.
Notre étude va porter sur le privilège de l'inamovi-
bilité accordé aux juges, et sur son application par les
diverses constitutions françaises.
—4—

Elle sera divisée en deux parties :


PREMIERE PARTIE : Le Principe de l'inamovibilité :
nous expliquerons pourquoi, selon nous, l'inamovibilité
doit être accordée aux juges, dans quelle mesure, et à
quelle catégorie de magistrats.
DEUXIEME PARTIB : Historique de l'inamovibilité en
France : nous examinerons comment ce principe a été
appliqué par les constitutions, et comment il a été
respecté par les gouvernements qui se sont succédés
dans notre pays.
PREMIÈRE PARTIE
Le principe de l'Inamovibilité

CHAPITRE PREMIER

NÉCESSITÉ PRATIQUE ET THÉORIQUE DE L'INDÉPENDANCE


DES JUGES. — CONSÉQUENCE, LEUR INAMOVIBILITÉ

Il est indéniable que, telle qu'elle vient d'être définie,


la garantie que comporte l'inamovibilité présente un
caractère exceptionnel, et en quelque sorte anormal.
Aussi, on comprend sans peine, qu'une constitution
sage, ne l'accorde qu'avec la plus extrême prudence, et
seulement quand la nécessité en est formellement
reconnue.
Nous allons montrer que cette nécessité a été admise,
et qu'elle s'impose réellement, en ce qui concerne les
fonctionnaires chargés de rendre la justice. Il est
—6—
certain que l'exercice de la haute et délicate mission
qu'ils remplissent, exige d'eux non seulement des
connaissances spéciales, au point de vue intellectuel et
professionnel, mais encore, un esprit dégagé de toute
préoccupation étrangère. Ils doivent surtout jouir d'une
indépendance complète, et ne reconnaître au-dessus
d'eux, qu'une seule autorité: la Loi, qu'ils interprètent et
appliquent suivant leur conscience.
Un Etat bien organisé doit donc nécessairement
posséder des juges indépendants ; or, l'une des meil-
leures mesures qui puissent garantir l'indépendance de
ces fonctionnaires, et leur donner le prestige qu'ils
doivent avoir aux yeux de tous, est de leur conférer
l'inamovibilité.
Il est du reste facile de se rendre compte des incon-
vénients qu'entraînerait, dans la pratique, la dépendance
des juges, vis-à-vis d'une autorité quelconque. Les
sentences pourraient leur être dictées d'après les
nécessités politiques du moment, et les menaces,
directes ou sous-entendues, qui accompagneraient ces
ordres, en assureraient la complète exécution, sinon par
les magistrats en fonctions, du moins par leurs
successeurs, plus souples, et nommés pour la circon-
stance.
Nous avons cependant entendu souvent affirmer que
cette indépendance était inutile dans un Etat démocra-
tique, pour cette raison que le juge n'y pouvait avoir à
redouter aucune autorité despotique cherchant à impor
—7—

ser sa volonté et sa manière de voir. 11 nous semble


excessif d'admettre que, quand on n'a plus à compter
avec les injonctions d'un monarque, l'indépendance des
tribunaux cesse d'être nécessaire. Un Etat démocratique
moderne, en effet, se compose de plusieurs éléments, et
ces éléments, quelque parfaite que soit la constitution,
quelque parfait que soit l'équilibre qu'elle établit entre
eux, sortent trop souvent du champ d'action où ils
devraient rester.
Au regard de ce qui nous occupe, on verra, tantôt le
ministère, tantôt le parlement, s'efforcer respectivement
de diriger à leur profit les rouages de l'organisation
judiciaire. Si donc, les juges dépendaient des
assemblées, ils seraient immédiatement obligés de se
mettre au service du parti actuellement au pouvoir, le
résultat serait le même, s'ils dépendaient du gouver-
nement, qui n'est qu'une émanation de la majorité. Ce
serait en outre la porte ouverte à toutes les illégalités, à
tous les abus de pouvoir, car le gouvernement ne
manquerait pas d'exiger des tribunaux, la consécration
de ses actes, fussent-ils arbitraires.
Tel serait le résultat auquel aboutirait une magistra-
ture dépendante, dans un Etat démocratique. Et qu'on
ne croie pas que l'indépendance, telle que nous la pré-
conisons-pour les juges, soit en contradiction avec la
souveraineté du peuple. Cette souveraineté n'exige pas
en tout un contrôle direct et incessant sur ceux qui
détiennent l'autorité, mais seulement la clairvoyance
—8—

dans les choix et une surveillance générale et suffisante,


pour éviter les abus.
Nous pouvons donc affirmer que l'inamovibilité des
juges ne heurte, en aucune façon, la souveraineté
populaire ; nous irons même plus loin, et nous sou-
tiendrons qu'elle est exigée par les principes du droit
constitutionnel. Nous prendrons ainsi parti, dans l'une
des grandes controverses, qui séparent les théoriciens en
deux camps : ceux qui admettent l'existence de trois
pouvoirs distincts dans l'Etat, et ceux qui n'en admettent
que deux ; autrement dit, ceux qui soutiennent qu'il
existe un pouvoir judiciaire indépendant des deux autres,
et ceux qui prétendent que l'administration de la justice
ne forme qu'une branche du pouvoir exécutif. Les
premiers admettent nécessairement l'indépendance des
juges, comme suite logique de leur théorie ; il en sera
tout autrement des seconds.
Il serait en dehors du cadre de cette étude, de discuter
longuement cette question, et de rapporter les raisons
qui nous font nous ranger à l'opinion de ceux qui
admettent trois pouvoirs. Insistons seulement sur cette
remarque, faite un peu plus haut, que cette opinion
entraîne logiquement avec elle la nécessité de
l'inamovibilité des juges. L'utilité de cette observation
se justifie par ce fait que beaucoup de partisans de la
théorie des deux pouvoirs, admettent bien la nécessité
de l'indépendance des fonctionnaires chargés de rendre
la justice, et par conséquent de leur inamovibilité,
— 9 —.

mais ils se voient contraints, par la logique même de la


théorie qu'ils soutiennent, de se contenter, pour justifier
cette nécessité, de raisons d'utilité pratique, et
d'opportunité. Si, en effet, on n'admet pas un pouvoir
judiciaire indépendant, la garantie de l'inamovibilité
sera une dérogation aux principes généraux, et, par
conséquent, elle ne durera que ce que voudra le parti au
pouvoir. Elle pourra être retirée, comme elle a été
donnée, par raison d'opportunité ; en un mot, elle aura
un caractère précaire, étant donné qu'elle ne sera pas
logique ; et une inamovibilité précaire, est une inamo-
vibilité qui n'est pas réelle.
L'existence même de l'inamovibilité, est donc étroi-
tement liée à celle d'un pouvoir judiciaire indépendant.
Il est donc à souhaiter, dans l'intérêt de la bonne
administration de la justice, que cette indépendance
soit universellement reconnue.
CHAPITRE II

BUT, EFFETS, NATURE DE L'INAMOVIBILITÉ

Nous venons de voir combien l'inamovibilité des


juges, condition nécessaire d'indépendance, était utile et
logique. Une dernière considération va lever tous les
scrupules qui pourraient encore subsister au sujet de
l'application d'un principe aussi exceptionnel. Exami-
nons à qui, en fin de compte, va profiter l'inamovibilité.
Est-ce au juge? 11 est certain que la situation qui lui est
faite, acquiert, par suite de l'inamovibilité, une dignité
toute particulière, dignité qui rejaillit nécessairement sur
lui, et en outre, une indépendance et une sécurité dont il
profite. Mais, ce n'est évidemment pas dans ce seul but,
que le gouvernement renonce à exercer sa haute
direction sur l'administration de la justice. C'est surtout
l'intérêt des justiciables, c'est-à-dire de tout le monde,
que les pouvoirs publics ont en vue, en accordant
l'inamovibilité aux magistrats. Les jugements, étant
rendus avec une impartialité qui ne
—11 —
peut même pas être suspectée, puisque le juge, ina-
movible et indépendant, échappe à toute influence, la
justice peut véritablement être égale pour tous, c'est-à-
dire parfaite. Il suit de là que l'inamovibilité est d'in-
térêt général, et que, loin d'être une faveur accordée à
quelques privilégiés c'est au contraire une précieuse
garantie pour tous.
C'est d'ailleurs cette considération qui nous servira
de critérium, pour fixer des bornes à l'inamovibilité. Il
est évident, en effet, que l'intérêt général n'exige pas
que le juge soit intangible et sacré, sans aucune
restriction. Il peut se glisser dans le corps judiciaire des
incapables et des indignes. Quel est l'intérêt du
justiciable, dans ce cas ? que ces éléments nuisibles
disparaissent. Il faut donc, dans l'intérêt général,
pouvoir les éliminer. Mais il faut que l'incapacité, que
l'indignité, dont il s'agit, soient dûment reconnues. C'est
dans ce but, et pour cet objet, qu'ont été créées les
juridictions disciplinaires, qui offrent à ceux qui y
comparaissent, les garanties d'une procédure contra-
dictoire et d'une décision rendue en toute connaissance
de cause.
Cependant, après avoir donné notre entière appro-
bation à toute mesure spéciale et exceptionnelle desti-
née à assurer l'indépendance des juges, nous nous
permettrons d'exprimer l'avis, que cette indépendance
même, impose à ceux qui en jouissent, des devoirs par-
ticulièrement impérieux, et que, par conséquent, la
— 12 —

répression des fautes par eux commises, devra aussi être


exceptionnellement rigoureuse.
En France, la discipline de la magistrature est réglée
par le sénatus-consulte du 16 thermidor an X(l) la loi du
20 avril 1810(2), le décret du 1er mars 1852 (3) et surtout
la loi du 30 août 1883 (4), qui est venue modifier et
compléter cette législation. Dans la partie historique de
notre étude, nous pourrons apprécier la portée de ces
actes d'autorité, en voyant les circonstances au milieu
desquelles chacun d'eux a pris naissance; il nous suffira,
à cette place, de voir quelles sont les garanties accordées
aux juges français dans l'organisation actuelle, par la
combinaison de tous ces textes.
Examinons, tout d'abord, dans quels cas, la conduite
d'un juge peut mettre en mouvement l'action discipli-
naire. Ces cas peuvent être divisés en deux catégories.
En premier lieu, celle énoncée aux articles 58 et 59 de la
loi du 20 avril 1810, d'après lesquels, tout juge, sous le
coup d'un mandat de justice, ou d'une condamnation
correctionnelle, doit être suspendu provisoirement, et
tout juge, ayant encouru une condamnation, même à une
peine de simple police, peutêtre suspendu, ou même
frappé de déchéance. Cette faculté n'existe pas, si le
magistrat est condamné à une peine afflictive

4. Moniteur, n° 318, du vendredi 18 thermidor, an X, p. 1299.


2. IV Bull. 282, n°5351.
3. Moniteur, n°62, du mardi 2 mars 1852, p. 346.
4. J. Off.y n° 236, du jeudi 30 août 1883.
— 13 —
ou infamante (articles 28 et 34 du Gode pénal) ou à une
peine correctionnelle dans le cas de l'article 175 du
Gode pénal, c'est-à-dire dans le cas d'ingérence « dans
des affaires ou commerces incompatibles avec « sa
qualité ». La déchéance est alors obligatoire.
Dans tous les cas ainsi définis, la peine disciplinaire
n'est que l'accessoire de la peine de droit commun. 11
en est d'autres où elle constitue la peine principale. Elle
est alors destinée à réprimer les fautes par lesquelles le
magistrat « compromettra la dignité de son caractère »
(article 49 loi du 20 avril 1810) ; formule assez vague,
dans laquelle les usages et la jurisprudence nous
permettent de ranger d'une part, les manquements
professionnels, de l'autre, les faits immoraux, quand
une certaine publicité vient s'y ajouter, et constituer
ainsi une réelle atteinte à la dignité de la fonction.
Les peines à appliquer, sont énumérées dans l'article
50 de la loi de 1810. Ce sont : la censure simple, la
censure avec réprimande, la suspension provisoire. Il
faut y ajouter la déchéance qui, même non encourue de
plein droit, peut être prononcée contre un magistrat,
pour une cause purement professionnelle ou d'ordre
privé, d'après les articles 4 et 5 du décret du 1" mars
1852, et l'article 82 du sénatus-consul te du 16 thermi-
dor au X. Enfin, il existe une dernière mesure qui porte
une certaine atteinte à l'inamovibilité, mais n'a pas
toujours le caractère d'une peine, c'est le déplace-
— 14—
ment, lequel peut être motivé par des raisons de haute
convenance, et ne doit d'ailleurs entraîner « aucun «
changement de fonctions, aucune diminution de classe
ni de traitement » (loi du 30 août 1883, article 15).
Nous n'insisterons pas sur la censure, qu'elle soit
simple ou avec réprimande, car cette peine ne constitue
aucune atteinte à l'inamovibilité. Quant aux autres,
l'article 14 de la loi de 1883 nous apprend qu'elles sont
appliquées par le Conseil supérieur de la magistrature,
formé do la Gour de cassation, laquelle doit, pour la
circonstance, siéger toutes chambres réunies (loi du 30
août 1883, article 13). Ce Conseil supérieur a hérité de
toutes les attributions disciplinaires dévo-lues à la Cour
de cassation, ainsi qu'aux Cours et Tri-bunaux, par les
lois précédentes. 11 ne doit statuer, d'après l'article 16
de la même loi, qu'après que le magistrat incriminé aura
été entendu ou dûment appelé.
Ces dispositions, tout en concourant à tempérer dans
une sage mesure ce que la rigidité absolue du principe
de l'inamovibilité pouvait avoir d'excessif et de dan-
gereux, offrent au juge une série de garanties suffi-
santes pour lui permettre d'échapper aux erreurs dont il
pourrait être victime. Toutefois, une disposition
énoncée à l'article 16 de la loi de 1883, laisse place à
l'arbitraire. D'après cet article, le Conseil supérieur ne
peut être saisi que par le garde des sceaux, celui-ci
— 15 —
pent donc très légalement se dispenser de saisir le
Conseil, même s'il s'agit de faits absolument répré-
hensibles, et maintenir ainsi sur son siège un magistrat
indigne, tant que ce magistrat se tient en dehors des cas
qui entraînent la déchéance de plein droit. Ce n'est pas
pour atteindre ce but que l'inamovibilité a été instituée,
et une réforme sur ce point parait nécessaire. Sous
réserve de cette dernière observation, nous estimons
que les précautions sont prises pour protéger le
justiciable contre l'indignité possible des magistrats.
Quant à celles qui visent leur incapacité, nous les trou-
vons dans les dispositions concernant la mise à la
retraite d'office. Un magistrat se trouvant dans l'impos-
sibilité d'accomplir son service, par suite d'infirmités,
de trouble dans ses facultés mentales, ou de tout autre
cause, on ne peut continuer à le laisser disposer du sort
des justiciables. Là encore, l'intérêt général est en jeu,
mais il n'y a plus rien de personnellement déshonorant
dans l'application de cette mesure. Il faut cependant
donner au magistrat qui se trouve dans ce cas des
garanties suffisantes pour empêcher les abus. C'est la
loi du 16 juin 1824 (1) modifiée par la loi du 30 août
1883 qui règle cette matière. D'après la loi de 1824, une
commission spéciale que la loi de 1883 (article 15)a
remplacée par le Conseil supérieur, est chargée de
statuer sur la mise à la retraite d'office des magis-

1. Moniteur, n° 169, du jeudi 17 juin 1824, p. 809.


— 16 —

trats atteints «d'infirmités graves et parmanentes ». Le


Conseil supérieur reçoit « les explications écrites « ou
verbales que voudra fournir le magistrat réputé « atteint
d'une infirmité incurable », et donne son avis. S'il se
prononce pour la mise à la retraite, le garde sceaux «
peut » proposer cette mesure au chef de l'Etat. Notons en
passant cette faculté dangereuse laissée au ministre. Les
magistrats ainsi mis à la retraite reçoivent une pension,
et peuvent en outre être admis à l'honorariat.
Il nous reste dans cet ordre d'idées, à parler de la
limite d'âge, dont la fixation remonte au décret du 1"
mars 1852, et qui détermine d'une façon impérative la
fin de la carrière des juges. On peut considérer que
l'application des mesures énoncées à ce décret, forme le
complément de la mise à la retraite d'office pour
infirmités graves et permanentes. Il y a, en effet, dans
l'esprit du législateur, présomption, qu'arrivé à un
certain âge, le magistrat deviendra incapable de rem-plir
convenablement ses fonctions. On a beaucoup discuté
sur ce point. Les uns pensent que cette présomption ne
se justifie en rien, et, qu'en avançant en âge, le magistrat
ne peut qu'acquérir de l'expérience et de la dignité. Les
autres estiment au contraire que les facultés mentales
s'affaiblissent peu à peu, et qu'il est impossible de
laisser indéfiniment aux mains de vieillards, souvent
infirmes, et toujours moins lucides, les intérêts et même
la vie des justiciables. Nous incli-
— 17 —

nons vers cette dernière opinion. L'application des


dispositions relatives à la limite d'âge, ne constitue
d'ailleurs aucune atteinte au principe de l'inamovibilité,
elle a pour unique objet de limiter la durée de ce
privilège, mais elle laisse au magistrat la certitude
acquise de n'être ni déplacé ni révoqué pendant le
temps qu'il exerce sa fonction. Du reste, au point de
vue du principe, quelle que soit la durée de cette fonc-
tion, si, pendant ce temps, le juge est à l'abri de toute
menace, si, à l'expiration de ses pouvoirs, il n'a rien à
redouter, on comprendra sans peine que son indépen-
dance est pleine et entière, et que, par conséquent, son
inamovibilité est complètement sauvegardée. La situa-
tion créée par le décret de 1852 rentre absolument dans
ce cas : le juge, tant qu'il n'a pas atteint la limite d'âge,
n'a rien à craindre, puisqu'il est inamovible. Quand il l'a
atteinte, le principe reste encore intact à son égard,
malgré la mesure dont il est l'objet, puisque, par
hypothèse, il est arrivé à un âge où toute fonction active
lui est fermée, et où, par conséquent, toute ambition lui
est interdite. Si, maintenant, nous envisageons la réalité
des choses, nous constatons qu'avant le décret du 1er
mars 1852, les abus étaient nombreux. On voyait des
magistrats, absolument incapables de tout service,
figurer cependant dans la composition des tribunaux,
où leur présence était plutôt une gêne qu'une aide. Et
cela se comprend d'ailleurs facilement, car, s'il n'y a
rien de déshonorant à être
Alasseur 2
— 18 —
mis à la retraite d'office pour infirmités graves et
permanentes, il est toujours très, blessant pour un! vieux
serviteur de l'Etat d'être ainsi mis de côté quand son
activité semble se ralentir. C'est ce qui explique
l'hésitation des ministres compétents, en pareil cas, et,
par suite, la rareté des mises à la retraite) d'office.
L'application des dispositions concernant la limite
d'âge, au contraire, n'offre pas ce caractère. Le magistrat
qu'elle frappe, peut toujours se dire ; « Je cède à la loi
générale, mais personnellement, je pourrais encore rester
de longues années en fonctions. » C'est une mesure toute
impersonnelle, qui, par conséquent, épargne toutes les
susceptibilités.
Il est vrai que la limite d'âge enlève à la magistrature
les lumières de quelques hommes éminents, mais ces
intelligences d'élite sont malheureusement beaucoup
plus rares que celles qui ont été affaiblies ou même
complètement obscurcies par la vieillesse. 11 y a donc,
en définitive intérêt pour le pays, à éliminer les
magistrats trop âgés.
Ce n'est pas à dire que nous approuvions sans réser-
ves le décret du 1er mars 1852. Il a été rendu pour des
motifs politiques que nous apprécierons plus loin. Nous
y trouvons, de plus, deux dispositions qui, selon nous,
font brèche au principe de l'inamovibilité. La première
de ces dispositions est énoncée à l'article 1er, lequel
décide que les membres de la Cour de cassation
— 19 —
sont mis, à la retraite à 75 ans, et les autres magistrats à
70 ans.
Peu nous importe l'âge auquel la retraite est fixée.
C'estjune question qui sort de notre cadre, que de savoir
à quel âge un magistrat, pris dans la moyenne, devient
incapable de remplir ses fonctions. Ce que nous cri-
tiquons, c'est le manque d'uniformité dans la mesure
adoptée. Pourquoi 75 ans à la Cour de cassation, et 70
ans dans les autres cours et tribunaux? C'est, nous dit le
rapporteur du décret de 1852, M. Abbatucci, ministre
de la justice, que les travaux de la Cour de cassation «
prennent, en s'élevant, quelque chose de spéculatif».
D'ailleurs cette cour, « n'a pas à instruire des procédures
par des enquêtes ou des descentes sur les lieux », et, «
le magistrat, placé, malgré ses labeurs », dans une
sphère de tranquillité, y voit de plus loin l'agitation des
hommes, et les luttes des intérêts locaux, qui usent les
forces et rendent la lassitude précoce ».
Ces raisons ne nous semblent pas très convaincantes.
La principale fatigue d'un magistrat consiste, en effet, à
se rendre à jours et à heures fixes aux audiences, à y
écouter des explications, et à rédiger ensuite des arrêts.
Qu'importe la matière sur laquelle reposent ces
opérations? Nous estimons que si un homme peut
rendre des services à la Cour de cassation, jusqu'à 75
ans, il peut aussi bien en rendre jusqu'à cet âge à une
Cour d'appel ou à un tribunal. L'unification de la
— 20 —

limite d'âge, serait donc un acte de justice, en même


temps qu'un acte de logique.
Une autre prescription du décret de 1852, nous semble
également contraire au principe de l'inamovibilité et par
conséquent critiquable. Elle est énoncée à l'article 3, qui
dispose que « les magistrat qui auront atteint l'âge fixé
par l'article 1er, ne cesseront leurs fonctions que
lorsqu'ils auront été remplacés ». De quelle
indépendance peut jouir un juge, atteint par la limite
d'âge, et non remplacé? Menacé sans cesse par la mise à
la retraite, qui peut venir de jour en jour, sur un simple
ordre du ministre, les garanties résultant de
l'inamovibilité n'existent plus pour lui à aucun point de
vue. 11 est juste de remarquer, que cette faculté de
laisser en fonctions des magistrats atteints par la limite
d'âge, n'a jamais été utilisée, et que les remplacements se
sont toujours effectués avec la plus grande régularité.
Mais le danger demeure, et il nous semble utile de le
faire disparaître.
Il nous reste une dernière question à examiner. Les
pouvoirs publics peuvent-ils, sans toucher au principe
de l'inamovibilité, supprimer un tribunal ou une Cour
d'appel, ou encore, supprimer un ou plusieurs sièges
dans un tribunal ou une Cour d'appel ? Nous n'hésitons
pas à nous ranger du côté de l'affirmative. En
supprimant un tribunal, en supprimant un siège, on ne
touche pas à l'indépendance des juges. Si l'intérêt
général exige cette suppression, on obéit à
— 21 —

l'intérêt général, et l'attitude des titulaires des sièges


supprimés n'est pour rien dans la décision prise. Mais il
faut que cette mesure soit uniquement appuyée sur le
motif que nous venons d'indiquer, car, si la moindre
considération personnelle en politique se fait jour,
l'arbitraire entre, par la même porte, et le principe de
l'inamovibilité reçoit une atteinte grave.
D'ailleurs, en pareille circonstance, un gouvernement
sage peut même ne pas allerjusqu'à la limite de son
droit. Au lieu d'écarter purement et simplement les
titulaires de sièges devenus inutiles, il peut décider, par
exemple, que ces sièges ne seront supprimés que par
extinction, ou encore que les magistrats qui les
occupent, continueront à recevoir leur traitement,
jusqu'à cequ'une situation équivalente puisse leur être
offerte. Ces mesures de bienveillance, destinées à atté-
nuer les conséquences fâcheuses que les suppressions
dont il vient d'être parlé, peuvent avoir pour les ma-
gistrats atteints, seront, sans conteste, de bonne poli-
tique, mais, à notre avis, elles ne sont pas obligatoires,
ce qui revient à dire que, quelle que soit, dans cet ordre
d'idées, la ligne de conduite adoptée par le gou-
vernement, le principe de l'inamovibilité aura été stric-
tement respecté.
Nous venons de voira quels besoins répond l'inamo-
vibilité, et quelles limites il convient de lui assigner.
Nous examinerons maintenant, quelle place ce prin-
cipe doit occuper dans la législation d'un pays, autre-
— 22 —

ment dit, quelle en est la nature et la portée, au point de


vue du droit constitutionnel.
Rationnellement, si l'on admet la théorie des trois'
pouvoirs, il faut mettre l'inamovibilité au nombre des
principes constitutionnels, car elle constitue la garantie
de l'autonomie judiciaire. Sans elle, cette autonomie
ne serait qu'un mot, toujours facile à supprimer, sui
vant les besoins du moment.
Nous avons de même la conviction que, dans la pra-
tique, une constitution sage, doit contenir explicitement
la reconnaissance de l'inamovibilité des juges. Cette
reconnaissance, ainsi affirmée dans le pacte solennel
conclu entre la nation et ceux en qui elle a mis sa
confiance, ne peut qu'augmenter le respect de tous pour
ce principe si nécessaire.
On entend cependant affirmer souvent que ce qui est
inscrit dans une Constitution est loin d'être immuable,
car une révolution peut le détruire, du jour au lende-
main, sans discussion et sans raisonnement ; qu'au
contraire, une bonne loi sur l'inamovibilité est bien
suffisante et qu'elle offre même au juge des garanties
bien plus sérieuses qu'une disposition constitutionnelle,
car elle ne peut être abrogée qu'après une discussion
approfondie.
Nous estimons pour notre part, que si la révolution
fait table rase de la Constitution adoptée par le régime
qu'elle vient de renverser, elle ne laisse jamais subsister
celles des lois qui peuvent gêner le nouveau gou-
vernement. L'inamovibilité se trouve donc aussi mena-
cée d'un côté que de l'autre. D'ailleurs, quand une
assemblée élabore une Constitution, sa conviction est
qu'elle accomplit une œuvre durable, et destinée à res-
ter immuable pendant un très long temps. Elle y ap-
porte donc une attention et une réflexion, plus grandes
encore, s'il est possible, que s'il s'agissait d'une simple
loi, destinée tôt ou tard à être amendée, modifiée, com-
plétée ou môme abrogée. Enfin, une révolution est une
chose exceptionnelle, et heureusement assez rare. Il
convient donc, à notre avis, pour donner aux juges, en
temps ordinaire, toutes les garanties d'indépendance
que réclame leur fonction, de mettre leur inamovibilité
à l'abri, derrière la procédure compliquée que corn-»
porte la révision de la Constitution. Sans cette précau-
tion, elle serait à merci des partis qui occuperaient
successivement le pouvoir, et qui pourraient, pendant
qu'ils auraient la majorité, supprimer cette garantie,
pour peupler les tribunaux de leurs partisans, quitte à la
rétablir ensuite, pour donner au public l'illusion d'une
justioe impartiale.
En France, toutes les Constitutions, jusqu'à la Cons-
titution actuelle, sauf une courte éclipse, se plaçant
entre le génatus-consulte du 8 septembre 1869, et le.
sénatus-consulte du 20 avril 1870, ont consacré le prin-
cipe de l'inamovibilité d'une manière explicite (1). La
i. Constitution du 3 septembre 1701, titre III, chap. V, art. S. —
Constitution du S fructidor an III, art. 206. —- Constitution du
— 24 —

Constitution qui nous régit actuellement, n'en fait pas


mention. Doit on en conclure que, malgré cette omission,
l'inamovibilité, n'ayant été supprimée par aucun texte
constitutionnel, subsiste avec ce caractère ? Nous ne le
pensons pas, tout en le regrettant profondément. La
discussion qui s'est produite à l'Assemblée nationale, lors
du vote de la loi du 25 mars 1871, semble venir à l'appui
de notre manière de voir. Cette loi abroge deux décrets
du gouvernement de la Défense nationale, rendus à
Bordeaux les 28 janvier et 3 février 187!, révoquant des
magistrats inamovibles. Le projet présenté par le
gouvernement était conçu en ces termes : « Les décrets
des 28 janvier et 3 février 1871, « qui ont prononcé la
déchéance de quinze magistrats « y dénommés, sont
déclarés nuls et non avenus, « comme contraires au
principe constitutionnel de « l'inamovibilité de la
magistrature » (4). Après discussion, le texte adopté
définitivement fut le suivant : « Les décrets des 28
janvier et 3 février 1871, qui ont « prononcé la
déchéance de quinze magistrats y dé-« nommés, sont
déclarés nuls et non avenus, comme « contraires à la
règle de la séparation des pouvoirs, « et au principe de
l'inamovibilité de la magistrature ; « en réservant le droit
souverain de l'Assemblée sur

22 frimaire an VIII, art. 68. — Charte du 4juin 4814, art. 58. —


Charte du 44 août 4830, art. 49. — Constitution du 4 novembre
4848, art. 87. — Constitution du 44 janvier 4852, art. 26. 4. J. Off.,
n° 65, du lundi 6 mars 4874, p. 439.
— 25 —

« l'organisation judiciaire ». Remarquons dans ce nouveau


texte, la disparition de l'épithète « constitutionnel »,
attribuée dans le projet au principe de l'inamovibilité, ainsi
que l'adjonction du dernier membre de phrase, consacrant
les pouvoirs de l'Assemblée. Cela ne sembla pourtant pas
encore suffisant à certains esprits, et un député, M.
Limpérani, qui avait déjà contribué aux modifications du
texte primitif, exprima la crainte que, malgré ces
restrictions, on ne parût placer le principe de l'inamovibilité
au-dessus des prérogatives de l'Assemblée. La réponse de M.
Ventavon, rapporteur de la loi, fut très significative. II
expliqua, qu'à l'époque où les décrets de Bordeaux avaient
été rendus, l'état de la législation ne permettait pas au
gouvernement de la Défense nationale, de prendre une
mesure de cette nature, mais qu'il n'en était plus de même
actuellement, et que la loi en discussion, n'avait pour but
que d'annuler cette mesure illégale. Quant à l'organisation
judiciaire future, « nous nous réservons « pleinement
l'avenir », dit l'orateur (1).
Cette discussion, et les déclarations qu'elle a provoquées,
fait ressortir clairement la valeur accordée par les hommes
de cette époque au principe de l'inamovibilité.
Les lois constitutionnelles de 1875 n'ont apporté aucune
modification à ces dispositions. Nous devons

1. Annales de F Assemblée nationale, t. II, p. 128,


— 26 —

donc supposer que la pensée du législateur n'avait pas


changé, etqu'elle était conforme aux dernières opinions
émises à ce sujet. Nous constaterons, d'ailleurs, plus
tard, qu'en 1883, la majorité des deux Chambres, a voté
une loi suspendant l'inamovibilité, malgré l'intervention
de MM. Jouin et Batbie,qui s'efforcèrent vainement de
prouver que celte mesure, si elle était adoptée,
comporterait une violation de la Constitution (1).
D'ailleurs, depuis trente ans, nombre de projets ont été
proposés qui, de près ou de loin, touchent à l'inamovi-
bilité, et, les auteurs de ces projets, chaque fois qu'on
leur opposait la Constitution, ont pu repousser victo-
rieusement les attaques portées de ce côté.
Il résulte de là, que l'opinion dominante dans le
monde parlementaire, est bien que l'inamovibilité ne
forme pas partie intégrante de la Constitution. C'est une
constatation regrettable, mais nécessaire. Qu'il nous soit
cependant permis d'espérer, qu'avant de toucher à
l'inamovibilité des juges, les assemblées méditeront la
belle définition qu'en a donnée Royer-Collard dans un
discours célèbre : « Principe absolu, qu'on ne « modifie
pas sans le détruire, et qui périt tout entier « dans la
moindre restriction ; principe que consacre « la Charte,
bien plus que la Charte ne le consacre, « parce qu'il est
antérieur et supérieur à toutes les for-« mes de
gouvernement, qu'il surpasse en importance,

1. J. Off., Sénat : débats in-cxtenso, 1883. nos des 28 et 29 juillet.


— 27 —

« principe auquel tend toute société et qu'aucune


« société ne perd après l'avoir possédé, si elle n'est déjà
« tombée dans l'esclavage ; principe qu'on a toujours
« vu et qu'on verra toujours menacé par la tyrannie
« naissante, et anéanti par la tyrannie puissante » (1).
Nous n'avons rien à ajouter à ces éloquentes paroles ;
elles constituent peut-être encore la meilleure défense
du principe de l'inamovibilité. I
1. Moniteur, aº 334, du jeudi 30 novembre 1815. p. 1329.
CHAPITRE III

A QUELS MAGISTRATS L'INAMOVIBILITÉ DOIT ÊTRE ACCORDÉE

En France, l'inamovibilité est conférée aux juges des


tribunaux de première instance, et à leurs suppléants,
aux conseillers des Cours d'appel, et à ceux de la Cour
de cassation. Il existe cependant d'autres fonctionnaires
dont les attributions sont très voisines de celles des
magistrats dont nous venons de parler, et qui, néan-
moins, ne jouissent pas de celte précieuse garantie.
Examinons successivement la situation de ces derniers,
et voyons pour quels motifs, ils demeurent soumis au
régime commun des fonctionnaires.
Les représentants du ministère public, tout d'abord,
rentrent dans cette catégorie. Quelle que soit l'impor-
tance du poste qu'ils occupent, ils restent à la disposi-
tion du pouvoir exécutif, qui peut toujours les déplacer
et les révoquer, à son gré.
Si nous analysons la nature des fonctions que rem-
plissent ces magistrats, nous reconnaîtrons que cette
— 29 —
règle est rationnelle. Ils ont, en effet, à veiller à l'obser-
vation des lois, à défendre les intérêts de l'Etat, des
établissements publics, et des personnes incapables de
se défendre elles-mêmes. Le ministère public est le
représentant du pouvoir exécutif auprès des tribunaux.
Il est donc juste que ce pouvoir lui trace une ligne de
conduite, et le garde sous sa dépendance. Il est de
même logique qu'il ait à sa disposition, pour faire
exécuter sa volonté, des moyens de contrainte effica-
ces, et puisse, au besoin, remplacer ses représentants
indociles, par d'autres plus soumis. C'est la règle géné-
rale vis-à-vis des fonctionnaires, et il ne faut pas
s'étonner de la voir appliquer aux membres des par-
quets.
Il est une autre classe de magistrats, en dehors des
tribunaux de première instance, des Cours d'appel et de
la Cour de cassation, qui semblent avoir tous les
attributs caractéristiques des juges. Ce sont les mem-
bres des juridictions administratives. Nous les voyons,
en effet, dans beaucoup de cas, trancher des différends,
au sujet de contestations nées entre les particuliers et
les administrations publiques. Ils remplissent donc bien
alors la fonction de juger, telle que nous l'avons définie
plus haut, et, il semble que, justement dans ce cas, celui
qui exerce cette fonction, ait besoin d'une
indépendance toute particulière, puisqu'il doit apprécier
les prétentions de l'administration, et les rejeter s'il y a
lieu. Pourtant, les magistrats des tribunaux
— 30 —

administratifs, sauf les membres de la Cour des comptes


(1) ne sont pas inamovibles. Celte anomalie, plus
apparente que réelle, tient à l'organisation et au caractère
de ces juridictions. Tandis que nous voyons les juges de
droit commun, n'avoir d'autre rôle que celui de juges,
nous constatons que les juges administratifs doivent
s'acquitter de fonctions multiples. Ainsi, le Conseil
d'Etat, outre ses attributions contentieuses, qui en font
un véritable tribunal, comporte des attributions
administratives ; il émet des avis au sujet des actes de
gouvernement. L'intervention du Conseil d'Etat, dans
certaines circonstances, est même obligatoire, quoique
le gouvernement ne soit pas dans la nécessité de se
conformer aux avis reçus. Dans ce cas, il y a règlement
d'administration publique. On comprendra sans peine,
que le fonctionnaire qui participe dans une mesure aussi
importante aux actes de l'autorité, ne puisse être
affranchi, par le privilège de l'inamovibilité, de toute
subordination envers cette autorité. De telles fonctions
doivent être remplies par des hommes appartenant à la
hiérarchie administrative, sous peine de voir l'action
gouvernementale, paralysée ou même arrêtée par les
volontés dissidentes, et les membres du Conseil d'Etat,
passant successivement de la section du contentieux,
aux sections administratives, où leur rôle est tout autre,
ne peuvent prétendre à l'indépendance que garantit
l'inamovibilité.
1. Loi du 16 septembre 1807, art. 6.
— 31 —
11 n'en est pas autrement des membres des Conseils
de préfecture, dont la double fonction est analogue,
dans chaque département. Bien mieux, le Conseil de
préfecture, même jugeant au contentieux, a pour pré-
sident le préfet, personnage qui est bien le type du
fonctionnaire révocable, et dont la voix prépondérante,
vient, en cas de partage, trancher en faveur de telle ou
telle décision.
Notre but n'est pas de critiquer l'organisation et le
fonctionnement des tribunaux administratifs. Ce serait
sortir de notre cadre, que d'apprécier si les reproches
qu'on adresse à ces juridictions sont justifiés; s'il est
dangereux que les mêmes hommes soient à la fois juges
et administrateurs, si cette fonction double est contraire
au principe de la séparation des pouvoirs ; ou bien si
elle est nécessaire au respect de ce principe. Nous nous
bornons à constater une chose, c'est que, dans
l'organisation française actuelle, les membres des
juridictions administratives, rendent des jugements il
est vrai; mais que dans certains cas, et dans une certaine
mesure, ils participent aux actes de l'autorité. et sont
placés sous la dépendance immédiate du pouvoir
exécutif. Ce qui le prouve, d'ailleurs, c'est la présence,
au sommet de l'échelle de ces juridictions, d'un tribunal
souverain, en droit comme en fait, le Conseil d'Etat,
dont les décisions ne sont pas soumises à la plus haute
émanation du pouvoir judiciaire, la Cour de cassation. Il
est donc logique, dans ces conditions,
— 32 —

de laisser à la disposition du gouvernement, des fonc-


tionnaires qui se rattachent d'une manière si étroite à la
hiérarchie administrative.
Toute différente est la situation des juges de paix. Il
est incontestable que, dans le ressort où ils sont placés,
et dans la limite de la compétence qui leur est assignée,
ces magistrats ont, au point de vue judiciaire, des
attributions analogues à celles des juges aux tribunaux
de première instance, des conseillers aux Cours d'appel
et des conseillers à la Cour de cassation. Cependant, ils
ne jouissent pas du privilège de l'inamovibilité.
Plusieurs raisons sont invoquées pour justifier cette
inégalité de traitement. On fait ressortir, en premier lieu,
que les juges de paix sont chargés, en vertu d'ordres
émanant des pouvoirs publics, de l'exécution d'actes
administratifs et de police; que d'autre part, leur
recrutement s'effectue, sans qu'aucune condition de
capacité soit obligatoire.
Ces raisons ne nous paraissent pas convaincantes.
Tout d'abord, la qualité d'officiers de police attribuée
aux juges de paix, et leur intervention dans l'exécution
de certains actes prescrits par l'administration, ne
constituent peut-être pas un empêchement absolu à ce
que le privilège de l'inamovibilité leur soit conféré. En
tous cas, on pourrait leur retirer ces fonctions, et les
laisser se consacrer entièrement à celles de juges. Ce ne
serait pas une réforme radicale, un de ces boule-
— 33 —

versements comparables à celui qui consisterait à créer


des juridictions administratives indépendantes. Il n'y
aurait pas à changer tout un système constitutionnel.
Les fonctions administratives, données à ces
magistrats,pour des raisons de commodité,leur seraient
retirées, pour des raisons analogues, et aucun trouble
n'en résulterait, pour l'ensemble du pays. Les juges de
paix auraient encore des attributions bien suffisantes
pour alimenter leur activité.
Quant au second motif qu'on donne, pour leur refuser
l'inamovibilité, il ne nous semble pas plus capable de
justifier cette exception. 11 n'y a pas, dit-on, de con-
ditions de capacité requises, pour cette fonction, aussi,
il faut laisser au gouvernement le pouvoir do réparer
les erreurs toujours possibles, dans les choix qu'il a
faits. Mais, pourquoi un recrutement offrant si peu de
garanties ? Est-ce parce que le juge de paix peut rendre
des décisions, en se basant uniquement sur l'équité,
comme il résulte de l'article 15 de la loi du 45 mai 1838 ?
Il n'est pas nécessaire d'ignorer le droit pour cela. Est-
ce parce que ses jugements ne portent que sur de fai-
bles intérêts? On l'a soutenu également comme si le peu
d'importance des intérêts en jeu excluait la difficulté du
procès et la nécessité d'une justice éclairée. En tout cas,
de deux choses l'une ; ou bien la fonction de juge de
paix exige des capacités spéciales, et il faut demander
aux candidats la preuve qu'ils possèdent ces capacités,
soit par la présentation d'un diplôme quelconque,
Alasseur 3
— 34 —

soit par voie d'examen, ou bien cette fonction peut être


confiée à tout homme d'intelligence moyenne, et il
appartient alors au gouvernement de faire une enquête
préalable et sérieuse sur la moralité et l'honorabilité de
celui qui se présente pour la remplir. De toutes façons,
l'inamovibilité pourrait être accordée, après la
nomination, pour le plus grand profit des justiciables.
Nous sommes donc d'avis que les juges de paix
pourraient être dotés de cette précieuse garantie, sans
même qu'il soit nécessaire d'opérer, en leur faveur, une
réforme souvent réclamée, et qui consiste à leur donner
une compétence judiciaire plus étendue.
En réalité, les véritables raisons qui ont empêché les
divers gouvernements d'accorder l'inamovibilité à ces
magistrats, depuis la Constitution de l'an VIII sont tirées
déconsidérations ayant un caractère politique et se
rattachant au désir et à l'intérêt, pour ces gouver-
nements, de conserver sous leur dépendance d'excel-
lents auxiliaires dont l'influence est indéniable. Sans
cette considération, il est à supposer que, depuis long-
temps, les juges de paix jouiraient de ce privilège.
Nous signalerons enfin une dernière catégorie de
magistrats qui sont privés sans raison, selon nous, de
l'inamovibilité. Ce sont les membres des tribunaux
algériens et coloniaux.
Sous le rapport judiciaire, en effet, l'Algérie et les
colonies sont régies par une législation spéciale, qui
— 36 —
fait l'objet de l'Ordonnance du 28 juillet 1841 (1), et où
le principe que nous étudions n'est pas appliqué.
D'après cette ordonnance, le gouvernement a le droit,
expressément reconnu, de révoquer les membres des
tribunaux algériens et coloniaux (art. 1er). Les gouver-
neurs coloniaux ont même sur eux un pouvoir disci-
plinaire qui peut aller jusqu'à la suspension (art. 3).
Cette anomalie n'est pas justifiée. On pouvait admettre
qu'à l'origine, l'autorité centrale eût besoin d'un pouvoir
ferme et énergique, tenant dans sa main tous les
rouages administratifs, afin d'imposer notre loi à des
pays récemment annexés, où les troubles sont toujours
possibles. 11 n'en est plus de même aujourd'hui que, sur
presque tous les points de notre empire colonial, la
pacification est un fait accompli. On objecte encore,
comme on le fait au sujet des juges de paix, la difficulté
que présente le recrutement du personnel. Les magistrats
sérieux, dit-on, n'aiment guère à s'expatrier, et on est
obligé d'être moins exigeant dans le choix des titulaires
des sièges coloniaux que dans celui des titulaires des
sièges situés dans la métropole. C'est peut-être exact,
maison avouera que ce n'est pas un très bon moyen
d'attirer dans les colonies des magistrats sérieux que de
ne leur offrir que des situations précaires, et de les
placer sous la dépendance des gouverneurs.

4. IX Bull. 837, n° 9454.


— 36 —

Quoi qu'il en soit, il nous semble que, tout au moins,


les juges algériens devraient être assimilés complète
ment à leurs collègues de la mère patrie, et n'être pas
maintenus dans la situation exceptionnelle dont nous!
venons de parler. L'Algérie, en effet, n'est pas une colo
nie ordinaire; elle constitue un véritable prolongement
de la France, et certainement, aller occuper un poste
dans ce pays, ce n'est pas s'expatrier. Il est donc à sup
poser que, si on accordait l'inamovibilité aux juges
algériens, la facilité du recrutement ne pourrait qu'y
gagner. '
L'illogisme de la situation actuelle est d'ailleurs si
évident, qu'après la loi de 1883, on a cru un instant que
les justiciables algériens allaient jouir des mêmes
garanties que les justiciables français. On a même pu
entendre, en 1885, à une audience solennelle de la Cour
d'appel d'Alger, le procureur général s'exprimer en ces
termes : « Pour compléter l'assimilation de la «
magistrature algérienne à celle de la métropole, un«i «
double consécration nous manquait : celle de l'ina-«
movibilité, qui, suivant la belle expression d'Hen-« rion
de de Pansey, confère au juge la plus réelle «
indépendance, en l'élevant au-dessus de tous les gen-«
res séduction. Cette garantie, dont la magistrature «
algérienne s'est montrée si complètement digne, « lui a
été donnée par la loi du 30 août 1883». Ce discours eut
un certain retentissement, et le gouvernement, pour bien
s'assurer de l'interprétation que com-
— 37 —

portaient les dispositions de cette loi, s'adressa à la


Cour de cassation, toutes chambres réunies, en con-
formité de l'Ordonnance du 18 avril 1841. Cette haute
juridiction déclara, le 30 avril 1885, que la loi de 1883
n'avait pas abrogé l'Ordonnance du 28 juillet 1841 ni
celles qui l'avaient suivie (Ordonnance du 26 septembre
1842, arrêté ministériel du 22 novembre 1842, arrêté du
chef du pouvoir exécutif du 20 août 1848). Et, en effet,
la loi de 1883 reste muette sur le cas de la magistrature
algérienne. Elle ne touche donc pas à la législation
précédente, qui subsiste intégralement.
Nous nous sommes efforcé, dans les précédents cha-
pitres, d'analyser le caractère du principe de l'inamovi-
bilité de la magistrature en France; le but auquel il
tend, et les résultats auxquels il permet d'atteindre.
Nous allons maintenant aborder l'historique des diver-
ses phases qu'il a traversées, et voir quelles vicissitudes
il a successivement subies, avant d'arriver à remplir le
rôle qui lui est attribué dans l'organisation judiciaire
actuelle.
DEUXIÈME PARTIE
Historique de l'inamovibilité en France

CHAPITRE PREMIER

L'ANCIEN REGIME

La plupart des grands principes qui sont la base du


droit public moderne, se trouvent en germe dans les
diverses législations qui ont fonctionné sous l'ancien
régime. Loin d'avoir fait table rase de toutes les insti-
tutions antérieures, la Révolution les a, au contraire,
largement utilisées, et ce n'est pas contester ni amoin-
drir la grandeur de son œuvre, que de constater qu'elle
s'est souvent contentée de transformer de simples
concessions, octroyées par l'autorité, en droits cons-
— 40 —

cients, et reconnus explicitement, depuis lors, par les


différentes constitutions.
Au nombre des institutions auxquelles nous faisons
allusion, se place l'inamovibilité des magistrats, objet de
notre étude. Avant la Révolution, la séparation des
pouvoirs n'existait que dans l'esprit des réformateurs. Il
n'y avait, par conséquent, pas de pouvoir judiciaire
autonome, et il ne pouvait être question d'indépendance
des juges. Le roi était même considéré comme le seul
juge véritable de son royaume, ayant délégué ses
pouvoirs à des magistrats, pour sa commodité per-
sonnelle et celle de ses sujets, mais pouvant toujours
reprendre ces pouvoirs à sa convenance, et évoquer tout
litige devant lui. On sait d'ailleurs que la justice était l'un
des principaux attributs de la souveraineté, et que, dans
tous les démembrements de l'autorité centrale,
provoqués par l'établissement du régime féodal, cet
attribut était toujours revendiqué au premier rang par les
artisans de ces démembrements.
Cependant, les juges, ceux du roi tout au moins, les
seuls intéressants pour nous, puisque seuls, ils sont les
prédécesseurs des magistrats actuels, jouissaient d'une
inamovibilité de fait, très réelle, qu'ils partageaient
d'ailleurs avec presque tous les autres officiers. L'étude
des origines de cette inamovibilité sous l'ancien régime
est donc indispensable, pour se faire une idée complète
des transformations qu'elle a subies plus tard.
— 41 —
Ces origines sont très anciennes : on cite souvent
comme le premier monument connu, relatif au principe
de l'inamovibilité, une ordonnance de Philippe le Bel,
rendue en 1302 (l). Cette ordonnance, accordait à
certains magistrats, personnellement désignés, la faveur
de siéger au Parlement, d'une manière continue, sans
être obligés de solliciter, à chaque session, un
renouvellement de pouvoirs. Il nous semble un peu
excessif de voir là une inamovibilité réelle, car, rien ne
prouve que pendant les sessions, la révocation des
magistrats ainsi favorisés, était impossible.
C'est également à cette époque, que le Parlement se
transforma peu à peu, puis acquit progressivement la
situation importante qu'il a occupée jusqu'à la fin de
l'ancien régime, en échangeant son personnel de sei-
gneurs contre un personnel de clercs et de légistes
professionnels. C'est d'ailleurs en faveur de ces der-
niers qu'est rendue l'ordonnance de 1302, comme en
témoignent les passages suivants : (8) « Il est ordene «
que il soient residens au Parlement continuement «
especialement en la Chambre des Plez li chevaliers « et
li laïs qui s'ensuivent. » (9) : « Il est ordene que « il
soient residens continuement especialement en la «
Chambre des Plez li clercs qui s'ensuivent » (2).
La lecture de ces textes montre, comme nous le
disions plus haut, qu'il ne s'agit là que de mesures
1. Loyseau. Offices liv. i. chap. III, n° 96.
2 Isambert, t. II, p. 791.
— 42 —

individuelles. Outre la faveur ainsi accordée à certains


de ses conseillers, le roi y trouvait l'avantage de n'avoir
pas à renouveler, chaque année, son personnel pour la
session du Parlement. Telle est la véritable portée de
l'ordonnance de 1302, portée qu'il ne faut pas, par
conséquent, exagérer.
L'effet en fut du reste assez court, car à la mort de
Philippe le Bel, son successeur ne sut pas continuer la
tradition Les seigneurs rentrèrent au Parlement et en
chassèrent les légistes.
Il est cependant permis d'admettre que l'ordonnance
de 1302 forme le point de départ des mesures générales
qui se sont succédées depuis.
Les légistes ne restèrent pas longtemps éloignés du
Parlement, car une réaction contraire se produisit
bientôt et le roi Philippe Vies rappela.
Quelques années plus tard, les Valois montaient sur le
trône, et Philippe VI, menacé dans sa couronne par les
prétentions anglaises, sentit la nécessité de s'appuyer sur
un corps puissant. C'est à cette époque que furent
successivement rendues les ordonnances de 1337, 1341
et 1344. Celle de 1341 déclare que « pour « eschiver les
granz inconvenienz qui s'estoient ensui « au tems passé
et encore s'ensuioient chaque jour », il ne serait plus
donné aucun office ou bénéfice, « s'il ne vaquoit de ce
fait » (1).
1. Ordonnances des rois de France, Recueil de Laurière, II, pp. 120
et 166.
— 43 —

Celle de 1344 décide que : « Ly Roys en son grand «


conseil par bonne et meure délibération a ordene... «
que pour gouverner sa justice capital, c'est a scavoir «
son parlement seront en son dict parlement prenant «
gaiges accoutumez quinze clercs et quinze laïs outre «
les trois presidens qui ont gaiges separez et autres « que
les dessus diz et sans ceux à qui ly Roys a donne « leurs
gaiges à vie. »
Il faut remarquer, avant d'aller plus loin, que l'ina-
movibilité, accordée aux membres du Parlement, elles
fonctions mômes de ceux-ci, cessaient avec la vie du
roi. A chaque changement de règne, il fallait procéder à
un renouvellement des pouvoirs : « les concessions, «
dit Loyseau, n'avaient plus de valeur, aussitôt que « le
roi qui les avait faites était décédé (1) ». C'est ce qui
explique les modifications de personnel, qu'on peut
constater à cette époque, dans la constitution du Par-
lement.
Cette coutume s'est maintenue longtemps, et on en
trouve des traces jusqu'à la fin de l'ancienne monar-
chie. Les rois n'étaient donc nullement tenus de con-
tinuer ce qu'avaient fait leurs prédécesseurs, et les
lettres de confirmation, qu'ils accordaient au début de
leur règne, avaient un caractère précaire évident. Il ne
faut donc pas s'étonner de voir Charles VI supprimer,
par l'ordonnance du 7 janvier 1407, « tous

i. Traité des Seigneuries, chap. XVI, n° 92.


— 44 —

« octroys et grâces à ceulx fais de leur dis gaiges à « vie


» (art. 20) (I).
Cependant, à cette époque, s'accomplissait une autre,
réforme, qui n'a pas peu contribué à l'établissement de
l'indépendance judiciaire. Les ordonnances du 5 février
1338 et du 7 janvier 1400 donnèrent au Parlement le
droit de se recruter lui-même, en désignant un candidat
au chancelier, lequel, après avoir examiné ses titres et
qualités, le présentait au roi. La nomination était alors
obligatoire.
Nous n'insisterons pas sur les inconvénients de ce
mode de recrutement. Le résultat qu'il devait amener n'a
pas manqué de se produire; une classe fermée de
magistrats s'est constituée, se recrutant toujours dans le
même cercle, sans aucune considération de mérite.
Notons toutefois que c'était un pas fait vers l'indépen-
dance, mais il faut en même temps constater que cette
indépendance était toute théorique, car les rois ne
tenaient pas toujours compte des désignations faites par
le Parlement, et portaient fréquemment leur choix sur
d'autres personnalités, sans même le consulter.
Ainsi recruté, le Parlement devint une assemblée où
l'intrigue, souvent jointe à l'incapacité, dominait,
passant sans hésiter, au service de l'une ou l'autre des

4. Ordonnances des rois de France, Recueil de Laurière, IX, p.


286.
— 40 —

factions qui déchiraient la France, et même au service


de l'étranger, un moment triomphant et maître de Paris.
C'est pourquoi, Charles VII. délivréde la guerre civile
et de la guerre étrangère, retira au Parlement le droit de
se recruter lui-même. Cette décision fut pourtant
adoucie par l'ordonnance de Montil-lès-Tours, du 28
octobre 1446 (1), qui ordonna la présentation, par le
Parlement, de trois candidats, entre lesquels le roi
devait choisir un titulaire.
Telle était la situation, lorsque Louis XI monta sur le
trône. Quoique nous ayons vu précédemment, qu'avant
lui, le principe de l'inamovibilité fut souvent appliqué,
ce monarque est généralement considéré comme en
étant l'initiateur. 11 est juste de reconnaître que c'est
sous son règne que cette garantie a été fortifiée, et que
depuis, elle a été habituellement respectée, mais quoi
qu'il en soit, les premiers actes de ce roi, sont en
contradiction avec le principe dont la paternité lui est
attribuée. On sait, en effet, qu'il opéra une véritable
hécatombe d'officiers, surtout de magistrats, anciens
serviteurs de son père, et par conséquent ses ennemis.
C'était, nous l'avons vu, son droit strict, mais les rois
eux-mêmes ne doivent pas toujours aller jusqu'à
l'extrême limite de leur droit. Ces exécutions firent
surgir une opposition assez violente, quoique discrète,

1. Loyseau, Off., liv. 1, chap, III, n° 40.


— 46 —
dans le monde de ceux qui se sentaient menacés. Le roi,
qui venait de vaincre à Montlhéry la Ligue du Bien
public, composée des grands du royaume, et d'imposer à
cette ligue le traité do Conflans, comprit la nécessité de
s'attacher la classe moyenne, pour s'assurer un appui
contre un retour offensif, toujours possible des vaincus.
Dans ce but, des Etats généraux furent convoqués à
Tours, il y promit des réformes et put ainsi faire voter la
résolution « de servir et aider le roi... et de mourir avec
lui dans cette querelle ».
Les réformes annoncées, sont contenues dans l'édit du
21 octobre 1467, qui constitue, suivant l'expression de
M. A. Desjardins, « les titres authentiques de l'ina-
movibilité en France ».
On voit par là que ce ne fut pas un don spontané ;
toutefois, cet édit est trop important, et les conséquen-
ces en sont trop considérables pour n'en pas citer une
partie ;
Lettres touchant à l'inamovibilité des offices royaux «
Loys, parla grace de Dieu, Roy de France, a tous « ceux
que ces presentes lettres verront, Salut.
« Comme depuis notre avenement à la couronne, «
plusieurs mutations ayant ete faictes en noz offices, «
laquelle chose en est en la plus part advenue à la «
poursuite et subjection d'anciens, et nous non « advertiz
duement ; par quoy ainsy que entendu « avons et bien
cognoissons estre vraissemblable, plu-
— 47 —

« sieurs de noz officiers, doubtant cheoir au dict in-«


convenient, de mutation et de destitution, n'ont pas « tel
zele et ferveur a nostre service qu'ilz auroient se «
n'estoit la dicte doubte ; scavoir faisons que nous, «
considérant que en nos officiers consiste, soubz nos-«
tre auctorite, la direction des faicts par les quelz est «
policee et entretenue la chose publique de nostre «
royaume, et que d'icelluy ilz sont les ministres essen«
tiaulx, comme mombres du corps dont nous som-« mes
le chief; voulant extirper d'eux icelle double, « et
pourvoir à leur seurete en nostre dict service, «
tellement qu'ilz ayent cause de y faire et perseverer «
ainsy qu'ilz doivent.
« Statuons et ordonnons par ces presentes que de-«
sormais, nous ne donnerons aucun de noz offices « s'il
n'est vaquant par mort ou par resignation < faicte de
bon gre et par consentement du resignant, « dont il
apperre duement, ou par forfaicture preala-« blement
jugee et declaree judiciairement, et selon « les termes
de justice par juge competent et dont il « apperra
semblablement ; et s'il advient que par « inadvertance,
importunite de requerans ou autre-« ment, nous façions
le contraire, nous, des mainte-« nant pour lors, le
revocquons et adnullons et vou-« Ions que aucunes
lectures n'en soient faictes ne « expediees, et si faictes
estoient qne ne à icelles, ne à « quelxconques autres
que l'on pourrait sur ce obtenir « de nous, aucune foy
ne soit ajoustee, ne que, pour
— 48 —

« ce, aucun soit destitue de son office, ne inquiete en


« icelluy » (1). H
Les motifs qui ont inspiré cet acte, sont, on le voit,,
bien loin de ceux qui déterminent aujourd'hui les pou-
voirs publics à conférer l'inamovibilité aux juges. Le
prétexte alors allégué était d'augmenter la fidélité des
officiers : d'indépendance, pas un mot. Le véritable
motif est parfaitement défini dans la dernière phrase du
document reproduit plus haut. On comprend d'ailleurs ce
motif, en se remémorant l'esprit et le caractère de Louis
XI, toujours prêt à reprendre d'une main, ce qu'il donne
de l'autre. L'édit de 1467 lui fournissait un moyen de se
tirer d'embarras dans les circonstances difficiles, en
accordant tout aux solliciteurs, quitte à violer plus tard
sa promesse, grâce à l'édit d'inamovibilité. C'est bien la
manière de faire, habituelle au prisonnier de Péronne.
Malgré tout, si on s'attache aux prescriptions qu'il
contient, l'acte de 1467 marque une date importante
dans l'histoire du principe d'inamovibilité. Mais la
garantie, ainsi offerte, était bien insuffisante, en face du
pouvoir royal sans cesse grandissant. Quel aurait été
dans la balance le poids d'un édit de Louis XI, devant la
volonté, aussi puissante qu'absolue de Louis XIV?

1. Ordonnances des rois de France, Recueil de Laurière, XVII,


p. 25.
— 49 —
Aussi, l'indépendance des juges n'aurait-elle pas
persisté longtemps; sans le développement d'un usage
qui s'est peu à peu établi dans les tribunaux : celui de la
vénalité des charges.
Cet usage, très ancien, avait une double origine : en
premier lieu, ce fut l'extension aux offices de la resi-
gnatio in favorem alicujus du droit canonique, d'après
laquelle, le titulaire d'un bénéfice, pouvait s'en démet-
tre, en faveur d'une personne capable de le tenir. Il y
avait bien une différence, c'est que la resignatio du
bénéfice ecclésiastique devait être gratuite, mais, cette
différence resta longtemps occulte, et, jusqu'à la fin du
xvie siècle, on verra le récipiendaire, jurer « qu'il
n'avait baillé ni fait bailler par lui ou par autre, à per-
sonne quelconque, ni or, ni argent, pour avoir le dit
office ».
Ce qui prouve l'influence du droit canonique sur
cette coutume de la résignation, c'est d'abord l'identité
du terme adopté, pour désigner l'acte de transmission;
ensuite l'identité de certaines règles, appliquées dans
l'un et l'autre cas. La mise en pratique de ce procédé fut
d'ailleurs favorisée par le système adopté de recru-
tement du Parlement, par le Parlement lui-même :
ainsi, lorsqu'un magistrat quittait son siège, il désignait
son successeur à ses collègues, lesquels l'élisaient à sa
place. Or, il arrivait souvent que cette désignation
n'était pas complètement désintéressée, et que, par
esprit de corps, et pour plaire à leur collègue démis-
Alasseur *
— 80 —
sionnaire, les membres du Parlement présentaient au roi
un acheteur pur et simple de la charge, ou encore lu-n
héritier du résignant.
D'un autre côté, et c'est le second élément qui a con-j
tribué au développement de la vénalité des offices en
France, les rois avaient depuis longtemps l'habitude
d'affermer les charges inférieures de judicature. Nous
trouvons des traces de cette pratique, dans une ordon-
nance de Saint-Louis, de 1256, articles 19 et 20. Or,
entre l'affermage et la concession à vie d'une charge,
moyennant finance, il n'y a qu'un pas. Ce pas fut franchi
par Louis XII ; et son successeur, François Ier, donna à
cette nouvelle coutume, une extension considérable, par
la création, en 1522, d'une administration particulière,
désignée sous le nom de Bureau des parties casuelles,
qui était chargée de ces cessions. Les rois ne voyaient
dans ce procédé qu'un moyen de se procurer de l'argent,
sans augmenter les impôts; les résultats qui en
découlèrent furent, tout d'abord la généralisation de la
vénalité des offices, et, comme conséquence,
l'inamovibilité des titulaires de ces offices. 11 devenait
en effet impossible de révoquer aucun officier, sans lui
rembourser le prix de sa charge, soit qu'il l'ait acquise
directement au Bureau des parties casuelles, dans le cas
d'une charge nouvellement créée, ou devenue vacante
pour une cause quelconque ; soit qu'il ait été bénéficiaire
d'une résignation, obtenue à prix d'argent. Dans le
premier cas, on aurait violé le
— 51 —
contrat, intervenu entre le titulaire de la charge et le
gouvernement; dans le second, on aurait méconnu les
principes de la plus élémentaire probité, en dépouillant
l'officier d'un bien qu'il avait acquis, conformément à
une pratique tolérée par le pouvoir royal, qui donnait
lui-même l'exemple, et percevait d'ailleurs un droit
assez élevé sur les résignations. Si maintenant on
observe que l'argent manquait fréquemment dans les
coffres du roi, et que les créations incessantes d'offices,
au moins inutiles, avaient justement pour but d'atténuer,
dans une certaine mesure, cette pénurie, on comprendra
que les officiers, et en particulier les magistrats, étaient
bien inamovibles, en fait, et pouvaient exercer leurs
fonctions en toute indépendance. Mais, la vénalité, à
elle seule, ne suffit pas pour assurer la sécurité complète
; il est nécessaire d'y ajouter l'hérédité. En effet, si un
magistrat, après s'être imposé des sacrifices pour
acquérir sa charge, vient à mourir sans l'avoir résignée,
au profit d'un successeur quelconque, la charge revient
entre les mains du roi, et les héritiers du défunt se
voient privés du prix qu'elle a coûté. Ce mode d'opérer
est en contradiction complète avec les principes qui ont
toujours régi les successions ; car, une charge, acquise
comme il vient d'être dit, entre dans le patrimoine de
l'acquéreur, patrimoine qui, après la mort de cet
acquéreur, revient à ses ayants droit. La logique veut
donc, si l'on admet la vénalité des charges, que
l'hérédité en soit le corn-
— 52 —
plément ; les héritiers se trouveront alors en possession
du droit de présentation que n'a pu exercer le magistrat,
et recevront le prix d'acquisition de la charge.
Cependant, le droit d'hérédité ne fut pas octroyé à
l'origine, les rois, voyant plus de bénéfice à déclarer
purement et simplement la charge vacante, à la mort du
titulaire n'ayant pas résigné ; ils appliquèrent même,
dans ce cas, la règle des quarante jours, issue du droit
ecclésiastique. Mais, en 1604, Paulet, secrétaire de la
Chambre du roi, découvrit un système nouveau, qui
devait donner d'excellents résultats, au point de vue
fiscal. Ce système fut consacré, non par une ordonnance
en forme, mais par un simple arrêt du Conseil, en date
du 7 décembre 1604.II fut appelé universellement «
Paillette », du nom de son auteur, bien que le titre
officiel en fût : Droit annuel.
Voici quelle en était l'économie : en payant chaque
année un droit équivalant au soixantième du prix de son
office, le titulaire obtenait un double avantage : d'abord,
réduction de moitié du droit de résignation ; ensuite, en
cas de mort avant résignation, transfert à ses héritiers
du droit de désigner un successeur. Cette mesure était
la consécration de l'inamovibilité pleine et entière, et,
bien que n'étant pas accordée par un acte législatif,
proprement dit, ce qui lui donnait un caractère toujours
révocable, elle était fondée sur de si solides bases,
cimentées par l'intérêt réciproque des deux
— 53 —
parties : le roi et les magistrats, qu'il ne devait pas y
être touché.
Tel est le système qui a fonctionné jusqu'à la fin de
l'ancien régime. Examinons maintenant, quelles garan-
ties légales, outre celles qui résultent de sa nature
même, il offrait aux magistrats : l'édit de 1467, jamais
aboli, déclarait que la destitution n'était possible qu'en
cas de forfaiture, c'est-à-dire de prévarication commise
par l'officier, dans l'exercice de ses fonctions. La con-
damnation à une peine infamante, pour quelque motif
que ce fût, pouvait aussi entraîner la destitution. L'ap-
plication de cette mesure devait être précédée d'une
procédure spéciale devant le Parlement. Le plus sou-
vent, la peine disciplinaire se réduisait pour le con-
damné, à l'obligation de résigner sa charge, ou encore à
la privation de ses gages et à la suspension (1).
Ce système protégeait donc parfaitement le magis-
trat, mais il fallait compter avec l'esprit du gouverne-
ment personnel de cette époque, qui n'a pas toujours
scrupuleusement respecté ses propres institutions. On a
pu, en effet, constater que des officiers ont été con-
traints, par intimidation venue de haut, à vendre leur
charge. Le cas de M. Cousin, procureur général peut
être cité comme exemple. Ce magistrat reçut en 1710
du Chancelier, une lettre conçue en ces termes : « Le

1. Ordonnances de Charles VIII (1493), de Louis XII (1498), de


François Ier (1535).
— 54 —
« Roi saura bien vous y obliger (à résigner) par son «
autorité, sans vous faire un procès dans les for-« mes...
». 11 y eut môme des révocations pures et simples, par
lettres de cachet, comme celle de M. Bernet, premier
président au Parlement de Provence, en 1642, celle de
M. Le Sueur de Colleville. en 1684. Le Conseil du roi
prononça aussi quelques arrêts de destitution. Mais le
moyen le plus facile à employer, consistait à supprimer
la charge pour la rétablir ensuite au profit d'un autre
titulaire.
Il est juste d'ajouter que ces atteintes portées à l'ina-
movibilité furent l'exception, et qu'elles ont été tempé-
rées par ce fait, qu'on permettait presque toujours au
magistrat frappé de résigner son office. La peine n'avait
donc pas le caractère pécuniaire qu'on pourrait
supposer, au premier abord.
Pour compléter rénumération des divers actes de
l'ancien régime qui ont porté atteinte au principe
d'inamovibilité de la magistrature, il convient de rap-
peler celui qui a été qualifié de coup d'Etat du Chan-
celier Maupeou. La mesure dont il s'agit, s'est produite
dans les circonstances suivantes. Après différents dé-
mêlés avec le pouvoir, le Parlement de Paris, contraint,
dans un lit de justice, d'enregistrer un édit, donna sa
démission en masse. Le 20 janvier 1770, tous les con-
seillers étaient exilés, et leurs charges confisquées. Pour
remplacer cette juridiction, ainsi que les Parlements de
province, qui, de leur côté, avaient vivement pro-
— 55 —
testé, on créa les « Conseils supérieurs ». Cette ré-
forme, assez intelligemment conçue, fut néanmoins
éphémère, car elle reposait sur un acte d'autorité violent
et injuste. Aussi, le 12 novembre 1774, Louis XVI
rétablissait-il le régime antérieur.
Toutes ces atteintes portées à l'inamovibilité, n'ont
pas empêché ce principe, d'être deux fois confirmé
explicitement, dans la période qui vient de nous occu-
per. L'ordonnance de 1648, d'abord, déclare que : «
Voulons... que l'ordonnance du roi Louis onzième. « du
mois d'octobre 1467, soit gardée et observée selon « sa
forme et teneur, et icelle interprétant et exécu-«r tant,
qu'aucun de nos officiers... ne puisse être « troublé ni
inquiété en l'exercice et fonction de sa « charge. » Le
second texte, est une déclaration de 1759, dont les
dispositions, dans ce sens, sont analogues.
En terminant l'histoire du principe de l'inamovibilité
sous l'ancien régime, il convient d'exprimer notre
opinion sur le système de la vénalité et de l'hérédité qui
en a été la forme définitive. Ce système, pendant la
période où il a été appliqué, était, croyons-nous, le
moyen le plus capable de garantir l'indépendance des
juges. Il est certain, en effet, que des considérations
pécuniaires, seules, pouvaient les préserver des attein-
tes du pouvoir absolu. D'autre part, il a favorisé la
constitution de familles de magistrats qui, de généra-
tion en génération, s'entretenaient dans des traditions
— 56 —
de haute intégrité et de science. Mais, on ne peut mé-
connaître qu'il a donné lieu à des abus déplorables,
accrus encore par les usages ; notamment, celui qui
consistait à remettre aux juges, sous forme de présent
facultatif, d'abord, puis sous forme de contribution plus
ou moins volontaire, ce qu'on a appelé les épices.
L'importance de cette contribution, qui a continuelle-
ment été en augmentant, par suite du prix sans cesse
croissant des charges, rendait la justice presque ina-
bordable aux gens peu fortunés. On a d'ailleurs toujours
protesté à ce sujet : les cahiers des Etats généraux du
xvie siècle, sont là pour le prouver (1), ainsi que les
suppressions momentanées de la vénalité par les
ordonnances de Moulins sous Charles IX (1566) et de
Blois sous Henri III (1579).
Quoi qu'il en soit, l'organisation judiciaire, telle
qu'elle vient d'être décrite, avec les avantages et les
abus qu'elle comportait, a subsisté jusqu'à la fin de
l'ancien régime ; et il faut reconnaître que c'est à elle,
que nous devons les traditions d'indépendance qui font
l'honneur de la magistrature française.

1. Les Etats généraux d'Orléans (1560), de Blois (1566), et ceux


de 1588 ont énergiquement protesté contre le système de la véna-
lité. C'est d'ailleurs à ces protestations que sont dus les édits de
suppression.
CHAPITRE II

LA RÉVOLUTION

Le système de la vénalité et de l'hérédité des offices,


ne pouvait survivre à l'ancien régime ; il devait néces-
sairement disparaître avec lui, car il ne s'accordait plus
avec les idées nouvelles. Les réformateurs d'alors, ne
parlaient que de séparation des pouvoirs, et de
réorganisation des tribunaux, sur une base différente.
Depuis longtemps d'ailleurs, les protestations étaient
nombreuses, contre la façon dont la justice était admi-
nistrée, et, il fautbien reconnaître que ces protestations
étaient sérieusement fondées. Les procès étaient longs
et coûteux, car les juges avaient intérêt à les faire durer,
de telle sorte que la situation était devenue intolérable.
En outre, les luttes incessantes entre l'autorité et les
Parlements, fatiguaient l'opinion publique, dont
l'intérêt, dans ces querelles, était pour ainsi dire nul.
Enfin, l'impossibilité de concilier le rôle politique de
ces juridictions avec le principe de la séparation des
— 58 —
pouvoirs, si en honneur à cette époque, constituait
contre elles un grief capital.
L'organisation judiciaire ancienne, sans unité, sans
symétrie, devait donc, pour tous ces motifs, disparaître
devant la Révolution, égalitaire et centralisatrice. Que
va devenir l'inamovibilité, au milieu des discussions
incessantes, et un peu confuses, qui remplissent le début
de cette période ? Remarquons, d'abord, quels ont été
les vœux des cahiers à ce sujet. Tous concluaient à la
suppression de la vénalité et de l'hérédité des charges,
mais respectaient assez généralement l'inamovibilité,
quel que fût le mode de recrutement proposé. Le cahier
de la noblesse de Paris, extramuros, et plusieurs autres,
demandaient même que ce principe fùt expressément
reconnu par l'Assemblée et fit désormais partie de la
Constitution française. Signalons, en passant, cette
première manifestation en faveur de l'inamovibilité,
considérée comme un principe de droit public, et
réclamée dans l'intérêt général.
L'Assemblée Constituante avait donc la mission de
créer une nouvelle organisation judiciaire. Voici com-
ment elle s'en acquitta. Le remarquable rapport de Ber-
gasse, lu le 17 août 1789 (1), dans lequel était proposé
un système, presque semblable à celui qui sera appliqué
à la fin de la Révolution, ne fut pas entièrement adopté
dans ses conclusions. Le 24 mars 1790, Thouret for-

1. Archives parlementaire!, 1re série, t. VIII, p. 440.


— 59 —
mulait un projet beaucoup plus radical, dont la base
était, sauf de minimes restrictions, l'élection pure et
simple. Enfin, après discussion aux séances des 3, 6 et
7 mai 1790, l'Assemblée, poussant jusqu'au bout la
logique du principe de la séparation des pouvoirs, s'ar-
rêta au système de l'élection proprement dit, à une
majorité de 503 voix, contre 450 (1).
Ce procédé fut appliqué à l'organisation des tribu-
naux, par la loi des 16-24 août 1790(2), qui fixe à 6 ans,
la durée des fonctions des juges. La Constitution du 3
septembre 1791, devait lui donner une consécration
définitive (3). Dès lors, la question de l'inamovibilité,
proprement dite, ne se posait même plus; un pouvoir
judiciaire indépendant avait été organisé, dont les
membres, soumis directement à la volonté populaire,
étaient inamovibles, pendant la durée de leurs fonc-
tions.
Nous avons d'ailleurs exposé précédemment notre
opinion à ce sujet; nous estimons que la durée, même
limitée des fonctions, n'a pas d'influence sur les effets
que comporte le principe de l'inamovibilité, si, pendant
cette durée, la situation du fonctionnaire est à l'abri de
toute atteinte. Or, c'est une situation absolument
semblable, qui est créée aux magistrats, parl'or-

1. Moniteur, nº 128, du samedi 8 mai 1790. p. 518.


2. B., t. V, p. 170.
3. Constitution du 3 septembre 1791. titre III, chap. V, art. 2.
B„ t. XVIII, p. 10;.
— 60 —

ganisation judiciaire qui nous occupe en ce moment.


Une fois élu, le juge est inamovible entre le scrutin qui)
l'a nommé, et le suivant, puisque, saufle cas de forfai-
ture, sa révocation est impossible, sans une violation
flagrante du principe de la séparation des pouvoirs. Nous
verrons plus loin si, au point de vue pratique, il possède
en même temps l'indépendance, qui est la raison d'être
de l'inamovibilité.
Cependant, etmalgré cette remarque, lesconstituants
ont longuement discuté sur l'opportunité d'accorder
l'inamovibilité aux juges; de cette discussion, il ressort
qu'ils ne prenaient pas ce mot, dans le sens que nous lui
avons assigné, et qu'ils en faisaient un synonyme de
fonction à vie. Cet emploi, abusif, selon nous, du mot
inamovibilité, peut faire naître dans les esprits une
confusion au sujet des intentions de ces législateurs. Ils
étaient trop respectueux du principe de la séparation des
pouvoirs et de la souveraineté populaire, dont ils
poussaient, à ce moment, l'application jusqu'aux plus
extrêmes conséquences, pour admettre, un seul instant,
une organisation où les juges n'auraient pas été
indépendants, vis-à-vis du pouvoir exécutif. D'ailleurs,
la simple lecture des documents, relatifs à l'élaboration
de la loi des 16-24 août 1790, et de la Constitution de
1791, fait rapidement disparaître toute confusion
possible, et montre clairement que, pour ceux qui y ont
pris part un juge inamovible, est un juge nommé à vie.
— 61 —
C'est ainsi que nous voyons Rœderer, conseiller au
parlement de Metz, demander que « les juges soient
temporaires... » car « il est clair que des juges élus «
pour trois ans, qui pourront être éliminés du tribu-« nal,
s'ils se conduisent mal, et conservés, s'ils secon-«
duisent bien, assureront au ministère de la justice ce «
respect et cette majesté que l'opinion seule confère. «
Quant à l'intérêt des juges, ajoute l'orateur, lesdécla-«
rer inamovibles, ce serait travailler uniquement «
pourl'intérêtdes mauvaisjuges,déterminer ladurée « de
leurs fonctions, et autoriser les réélections, c'est «
s'occuper de l'intérêt des bons juges » (1).
Citons encore le discours de Chabroud, à la séance
du 30 mars 1790, qui contient un acte d'accusation
contre ce qu'il nomme l'inamovibilité : « Le juge ina-«
movible, dit-il, est, à mes yeux, un homme bien «
redoutable... Le juge inamovible s'assied encore sur «
le tribunal après le terme que la nature lui avait «
prescrit; le juge survit à l'homme » (2).
Nous pourrions multiplier les extraits, mais ceux
qu'on vient de lire, suffiront pour montrer ce qu'on
entendait alors par inamovibilité.
Quoi qu'il en soit, les rédacteurs de la Constitution de
1791, après avoir dit, dans l'article 2 du chapitre V.aul
titre III, que la justice serait « rendue gratuitement par

1. Archives parlementaires, lre série, t. XV, p. 370. 2.


Archives parlementaire»,1re série, t. XII, p. 447.
h 62 -
des juges élus à temps par le peuple, et institués; par des
lettres patentes du Roi qui ne pourra les refuser »,
jugèrent utile d'ajouter au même article : « Ils ne «
pourront êlre, ni destitués que pour forfaiture dûment «
jugée, ni suspendus que pour une accusation « admise ».
C'est une consécration, inutile, pensons-nous, étant
donné le mode de recrutement, mais bien formelle et
bien explicite, de l'inamovibilité, telle que nous
l'entendons.
11 faut citer, au sujet de l'organisation judiciaire, dont
il vient d'être parlé, une curieuse particularité, qui ne se
retrouve à aucune autre époque : « Les offi« ciers,
chargés des fonctions du ministère public, dit « la loi
des 16-24 août 1790, article 8, seront nommés « à vie
par le Roi, et ne pourront, ainsi que les juges. « être
destitués que pour forfaiture dûment jugée, par « juges
compétents ». L'attribution de l'inamovibilité aux
membres du ministère public, nous semble un système
illogique, et appelé à donner de mauvais résultats, nous
avons expliqué pourquoi : il n'a d'ailleurs pas survécu à
la constitution qui l'a établi.
L'organisation des tribunaux, telle que nous venons
de la décrire, n'a pas persisté longtemps, sans modifi-
cations, ce qui, d'ailleurs, est facile à comprendre, si on
considère la période troublée qui s'ouvrait à ce moment
; et de nombreuses atteintes furent rapidement portées
au principe de l'inamovibilité. Les élections générales
des juges, avaient eu lieu à la fin de 1790, et
— 63 -
déjà, le 22 septembre 1792, moins de deux ans après, la
Convention rendait un décret, prescrivant de nouvelles
élections, et supprimant les conditions do capacité pour
les candidats (1). Ce décret fut complété par celui du
19 octobre 1792 (2), qui exceptait toutefois de la
mesure, les membres du Tribunal de cassation (art. 3)
et fixait au 11 novembre suivant (art. 9) le
commencement des opérations électorales. Plus tard,
sous prétexte que les électeurs ne montraient pas assez
d'empressement à exprimer leur vote, l'Assemblée en
arriva peu à peu à se substituera eux. Par décrets du 16
vendémiaire an II (7 octobre 1793) (3), du 1er ventôse an
II (19 février 1794) (4) et du 23 ventôse an II (13 mars
1794; (5), elle nomme des juges au Tribunal de
cassation ; on voit même le Comité de salut public,
rendre, le 23 germinal an II (12 avril 1794), un arrêté
de nomination de magistrats. Ces mesures, prises en
violation flagrante de la constitution, étaient autant
d'atteintes, au moins indirectes, au principe de l'ina-
movibilité. Quelle indépendance, en effet, pouvait-on
espérer de magistrats dont la situation était subordon-
née à la volonté d'une assemblée toute-puissante, et
sans aucun contrepoids. Nommés illégalement, ils pou-

1. B., t. XXV, p. 6.
2. B., t. XXV, p. 92.
3. B.. t. XXXV, pp. 136 et 137.
4. B., t. XL, p. 4.
5. B., t. XL, p. 237.
— 64 —

vaient, à bon droit, s'attendre de jour en jour à une


révocation.
Après le 9 thermidor, on revint un moment au
système constitutionnel. Un décret du 14 nivôse an III
(3 janvier 1795) (1) prescrivit de nouvelles élections,
pour renouveler les tribunaux de Paris, mais bientôt,
le 14 ventôse an 111 (4 mars 1795) (2), un nouveau
décret donna au Comité de législation, le pouvoir de
nommer à tous les emplois judiciaires.
Nous avons, à dessein, dans l'étude de cette période,
négligé de parler des juridictions politiques, si puis-
santes à cette époque, et dont le rôle a été si important;
les membres de ces juridictions n'ayant, par leur essence
même, rien de commun avec des magistrats
inamovibles. Si les juges de la Haute-Cour, créée par la
loi du 15 mai 1791 (3), étaient choisis parmi les
magistrats de droit commun, si ceux du tribunal du 17
août étaient encore élus, c'est-à-dire, conservaient une
indépendance théorique ; ceux du tribunal révolu-
tionnaire, que le décret du 10 mars 1793 (4), a mis à la
place de ces juridictions, et qui a fini par absorber à peu
près tous les procès, étaient, y compris les jurés, choisis
par la Convention (articles 5 et 7). Inutile, par
conséquent, de dire qu'ils étaient aux ordres de cette

1. B., t. L, p. 89.
2. fi., t. LU, p. 115.
3. B., t. XIV, p. 106.
4. fi., t. XXVIII, p. 390.
— 65 —
assemblée, et exécutaient ses volontés, avec la ponc-
tualité et la soumission qu'impose la terreur.
Une grande confusion régnait donc dans l'organisa-
tion judiciaire, comme à peu près partout d'ailleurs,
quand la Constitution de l'an 111 (1) vint y mettre un
peu d'ordre, mais ce fut pour un temps bien court. Les
articles 212, 216 et 259 de cette Constitution,
maintenaient l'élection comme mode de recrutement, et
fixaient la durée des pouvoirs, à deux ans pour les juges
de paix, et à cinq ans, pour les autres magistrats.
D'autre part, les électeurs, continuant à montrer autant
d'indifférence qu'auparavant à exercer leur mandat, la
loi du 25 brumaire an IV (16 novembre 1795) (2),
confia au Directoire exécutif, le soin de nommer les
magistrats destinés à combler les vides résultant
d'élections nulles. C'était déjà très grave. Ce qui le fut
davantage, et constitua une atteinte directe et
incontestable, à l'inamovibilité, consacrée dans la
Constitution (article 206), c'est l'annulation faile, au
moment du coup d'Etat de fructidor, des élections du 13
avril précédent (3), et les nominations opérées par le
Directoire, en remplacement des élus ainsi privés de
leurs sièges.
Enfin, le 12 frimaire an VI (2 décembre 1797)

1. B., t. LVII, p. 31.


2. B., t. LXI, p. 72.
3. Loi du 19 fructidor an V (5 septembre 1797), art 1,2 et 3, II,
Bull., 142, n° 1400.
Alassour 5
— 66 —
paraissait un arrêté du gouvernement « ordonnant le «
remplacement de plusieurs membres des tribunaux «
civils et criminels du département du Lot, consi-j «
dérés comme démissionnaires » (1).
Ainsi donc, le recrutement électif lui-même, ne devait
pas protéger les magistrats contre les atteintes portées à
leur inamovibilité. Gela prouve que, lorsqu'on se trouve
en face d'un pouvoir tout puissant, comme l'était la
Convention, ou d'une autorité agissant facilement d'une
manière violente, comme le Directoire, il n'est pas de
principe constitutionnel qui puisse prétendre à un
respect absolu.
D'ailleurs, même en supposant la volonté des élec-
teurs scrupuleusement obéie, ce système ne peut, à notre
avis, offrir aucune garantie d'indépendance. L'élection,
en effet, suppose des scrutins fréquemment renouvelés,
sous peine de voir, au bout de quelques années, l'élu ne
plus être en communauté d'idées avec ses mandants.
C'est donc l'inquiétude continuelle, réservée au juge, et
sa soumission forcée aux personnalités en vue de sa
circonscription. C'est l'introduction de la politique dans
la justice, avec tous les inconvénients qu'elle entraîne.
Le bilan de la période que nous venons d'étudier doit,
d'ailleurs, suffire à nous détourner d'un système, peut-
être séduisant, mais ayant, dans la pratique, de très
graves inconvénients.

1. II Bull. 159, n° 1605.


CHAPITRE III

LE CONSULAT ET LE PREMIER EMPIRE

Le 18 brumaire ramena en France le pouvoir per-


sonnel. Il n'est donc pas étonnant de voir, en même
temps, le recrutement des juges par voie d'élection,
faire place, dans la plupart des cas à un procédé nou-
veau. En effet, quelque défectueux qu'il fût dans la
pratique, ce système avait pour résultat d'interdire toute
ingérence du pouvoir exécutif dans l'administration de
la justice, et était, par conséquent, absolument opposé à
l'esprit qui allait dominer pendant cette période. Nous
voyons, en effet, avec le Consulat, reparaître le mode de
nomination par le gouvernement.
Examinons ce que devint l'inamovibilité dans ce
nouvel état de choses. Pendant la Révolution, les juges
étant nommés par les électeurs, un texte législatif ou
constitutionnel était inutile, au point de vue des prin-
cipes, pour assurer le respect de l'inamovibilité. On
— 68 —
avait cependant cru devoir insérer un texte de ce genre,,
dans la constitution de 1791, et dans celle de l'an 111.
11 n'en était plus de même, à l'époque que nous étu
dions en ce moment. Le droit de nomination des juges,
ayant été attribué au premier Consul, l'inamovibilité!
de ces fonctionnaires cessait d'être la suite logique du
mode de recrutement employé ; il devenait donc indis
pensable, si on voulait en assurer l'application, d'ins
crire ce principe dans une loi, ou même dans la
Constitution. C'est ce qui fut fait par la Constitution
du 22 frimaire an Ylll (13 décembre 1799) (1), laquelle,
après avoir décidé (article 20) que les juges au Tribu
nal de Cassation, seraient choisis par le Sénat, et que
tous les autres magistrats, à l'exception des juges de
paix, qui restaient soumis à l'élection, seraient nommés
par le Premier Consul, sans possibilité de révocation
(article 41) consacre une seconde fois le principe de
l'inamovibilité dans l'article 68, ainsi conçu : « Les
« juges, autres que les juges de paix, conservent leurs
« fonctions toute leur vie, à moins qu'ils ne soient
« condamnés pour forfaiture, ou qu'ils ne soient pas
« maintenus snr les listes d'éligibles ».'
C'est de ce texte que date la situation de dépendance
où se trouvent encore les juges de paix.
Nous allons maintenant examiner, quelle est l'écono-
mie de la dernière restriction portée à l'article 68, et

1. Collection B. L., 2e série, 9ª partie, nº 333.


— 69 —
quelle en est la conséquence. Aux termes des articles 7,
8 et 9, de la Constitution, des listes, dites d'éligibilité,
étaient établies de la façon suivante : les citoyens de
chaque commune désignaient 1/10 d'entre eux, ce qui
constituait la liste communale. Ceux qui étaient inscrits
sur les listes communales d'un département désignaient
1/10 d'entre eux, et formaient ainsi la liste départe-
mentale Enfin, une liste nationale, résultait du choix,
fait par les élus des listes départementales, de 1/10
d'entre eux. D'autre part, l'article 67 de la même Cons-
titution est ainsi conçu :
« Les juges composant les tribunaux de première «
instance et les commissaires du gouvernement, «
établis près ces tribunaux, sont pris dans la liste «
communale ou dans la liste départementale. — Les «
juges formant les tribunaux d'appel, et les commis-«
saires placés près d'eux, sont pris dans la liste dépar-«
tementale. — Les juges composant le Tribunal de «
cassation, et les commissaires établis près ce tribu-«
nal, sont pris dans la liste nationale ».
Ainsi, l'éventualité d'une radiation de la liste sur
laquelle ils devaient figurer, pour conserver leurs
fonctions, demeurait une menace, perpétuellement
suspendue sur la tête des magistrats ; d'autant plus que
l'influence du gouvernement pouvait s'exercer utile-
ment à ce sujet. En effet, les catégories d'électeurs qui
avaient contribué à la confection des listes, devaient
procéder, tous les trois ans, à une révision (articles 10
— 70 —

et il de la Constitution), et avaient le droit d'écarter ceux


à qui ils retiraient leur confiance. Mais en outre, aux
termes de l'article 21, la composition des listes! pouvait
être modifiée par le Sénat conservateur formé, comme
on le sait, d'hommes dévoués au gouvernement. Le
Premier Consul, avait donc, d'une manière indirecte,
mais très efficace, un droit de révocation illimité sur les
magistrats.
C'est à cette époque que fut constituée l'organisation
judiciaire, créée par la loi du 27 ventôse an VIII (18
mars 1800) (1) qui subsiste encore actuellement dans ses
grandes lignes.
Cependant, le système des listes n'eut qu'une durée
éphémère. Le sénatus-consulte du 16 thermidor an X (4
août 1802) (2), qui instituait le consulat à vie, vint les
supprimer, et fournit, en même temps, un précieux
appoint à l'inamovibilité (art. 4). Grâce à l'application
de cette disposition, la révocation des magistrats, sauf le
cas de forfaiture dûment jugée, ne pouvait plus avoir
lieu désormais.
Le sénatus-consulte du 28 floréal an XII (18 mai
1804) (3) qui établit l'Empire en France, n'apporte, dans
le titre XIV, consacré à l'ordre judiciaire, aucune
modification sérieuse dans l'organisation antérieure.

1. III Bull. 15, n°403.


2. Moniteur, n° 318, du vendredi 18 thermidor an X, p. 1299.
3. Moniteur, n° 240, du 30 floréal an XII (20 mai 1804), p. 1085.
— 71 —
Il se borne à changer quelques désignations concernant
les magistrats et les juridictions. L'inamovibilité, sans
restriction, reste donc le régime en vigueur.
Mais, malgré le texte formel de la constitution, ce
principe ne devait pas être scrupuleusement respecté
par le gouvernement impérial. Au cours de la période
qui s'étend du séna tu s consulte de l'an XII, à la pre-
mière abdication de Napoléon, en 1814, nous relevons
plusieurs atteintes graves à l'inamovibilité. C'est d'abord
le sénatus-consulte du 12 octobre 1807 (1),| «
concernant l'ordre judiciaire ». Dans le préambule de
cet acte, le Sénat conservateur rappelle l'article 68 de la
constitution de l'an VIII. d'après lequel, ainsi que nous
l'avons vu, « les juges ne conservent leurs fonc-« tions
à vie, qu'autant qu'ils sont maintenus sur les « listes
déligibles. » Il ajoute « qu'il importe de sup-« pléer,
pour le passé, à cette prévoyance de la loi, et « que,
pour l'avenir, il est nécessaire, qu'avant d'ins-« tituer les
juges d'une façon irrévocable, la justice de c Sa Majesté
Empereur et Roi, soit parfaitement éclai-« rée sur leurs
talens, leur savoir et leur moralité.... »| C'est la menace
d'une épuration, que l'article 2 prescrit en ces termes : «
Dans le courant de décembre |« 1807, il sera procédé,
dans la forme ci-après déter-< minée, à l'examen des
juges qui se seraient signalés

1. IV Bull. 166, n° 2832.


— 72 —

« par leur incapacité, leur inconduite, et des déporte-; «


mens dérogeant à la dignité de leurs fonctions. »
Getexamen devait être fait par une commission séna-
toriale de six membres (art. 3), et le rapport déposé
avant le 1er mars 1808 (art. 5). L'article 6 réservait à
l'Empereur le droit de prononcer les révocations, et la
faculté de maintenir, contre l'avis de la commission, les
juges désignés par elle.
L'épuration, ainsi décidée, ne fut pas accomplie de la
manière prescrite par le texte dont nous venons de
parler. On procéda seulement par mesures individuelles
; soixante-six magistrats furent tout d'abord révoqués
par décret du 24 mars 1808 (1), ce qui portait à craindre
d'autres exécutions semblables.
Le sénalus-consulte de 1807, constitue donc, en
réalité, une atteinte très grave, au principe de l'ina-
movibilité, plus grave, peut-être, que si les prescriptions
en avaient été suivies à la lettre. En effet, cette
épuration incomplète et sans cesse ajournée était une
menace constante, pour les magistrats, entravant ainsi
leur indépendance; tandis que si on l'avait fait porter,
une fois pour toutes, sur le personnel judiciaire entier,
on aurait pu espérer pour plus tard, le retour à des
traditions plus libérales. Mais, le système employé était
mieux en rapport avec l'esprit du gouvernement
autoritaire d'alors.

1. Moniteur, n° 85 du vendredi 25 mars 1808, p. 335.


— 73 —

Telles sont les dispositions prises par le sénatus-


consulte, de 1807. vis-à-vis des magistrats en fonctions
à cette époque. Ceux qui devaient être nommés
ultérieurement, ne furent pas mieux traités. L'article 1er
du sénatus-consulte décide que : « A l'avenir, les «
provisions qui instituent les juges à vie, ne leur se-«
ront délivrées qu'après cinq années d'exercice de «
leurs fonctions, si, à l'expiration de ce délai, Sa «
Majesté l'Empereur et Roi reconnaît qu'ils méritent «
d'être maintenus dans leurs places. » C'était, pour ces
magistrats, la suppression de l'inamovibilité, pendant
ces cinq années d'épreuve.
D'ailleurs, pas plus que l'épuration concernant l'an-
cien personnel, l'octroi des provisions à vie, ne fut
jamais effectué, régulièrement et définitivement. On
avait donc, à cette époque, supprimé les effets de l'ina-
movibilité des juges, bien que ce principe demeurât
inscrit dans la Constitution.
Il convient, par suite, d'observer que le retard, indé-
finiment apporté à l'exécution des prescriptions du
sénatus-consulte de 1807, devait conduire à ce résultat
que l'inamovibilité n'était plus alors qu'un vain mot. Au
surplus, en admettant même que ces prescriptions
eussent été observées, le résultat n'eût pas été meilleur,
car, tel qu'il avait été rédigé, cet acte tendait à la for-
mation de deux classes de magistrats : d'une part, les
inamovibles, comprenant ceux qui auraient résisté à
l'épuration, et ceux qui, plus tard, auraient accompli
— 74 —

sans encombre leurs cinq ans d'épreuve ; d'autre part,j


ceux nommés depuis moins de cinq ans, restant à la
disposition du gouvernement. Il est facile de comprendre
que, d'après la proportion dans laquelle chacune de ces
deuxvclasses de magistrats, serait entrée dans la
composition des différents tribunaux, les justiciables
auraient pu, en certains lieux, être soumis aux décisions
d'une justice indépendante, et ailleurs, n'avoir pas la
même garantie d'impartialité. Cette inégalité choquante,
suffirait, à elle seule, à faire condamner un système qui
offre en outre de si graves inconvénients.
Cependant le vif désir d'avoir dans sa main le plus
grand nombre possible de magistrats expressément
amovibles, conduisit l'empereur à créer des juges audi-
teurs, par décret du 16 mars 1808 (1). Ce décret décidait
l'établissement, « auprès de chaque cour d'appel, d'un
corps de juges auditeurs » dont le nombre devait être «
de quatre au moins, et de six au plus » (art 1er). Il était
donc possible au gouvernement étant donné, toute
proportion gardée, le nombre important de juges-
auditeurs dont la nomination lui était réservée de
s'assurer, dans les cours, la majorité pour une cause
déterminée. Il faut ajouter que ces juges pouvaient
également être envoyés aux tribunaux criminels et de
première instance, du ressort de la cour

1. Vf Bull. 186, n° 3209.


— 78 —
(art. 3), avec voix délibérative à partir de trente ans
(art. 4).
La loi du 20 avril 1810 (1) vint compléter cette
organisation des juges-auditeurs. L'article 12 de cette
loi donne à ces magistrats établis près les Cours
d'appel, le titre de conseillers-auditeurs. L'article 13
crée des juges-auditeurs, mis à la disposition du
ministre de la justice, pour remplir l'office de juges
dans les tribunaux composés seulement de trois titu-
laires.
Cette législation créait encore une classe de magis-
trats, amovibles pendant cinq ans, auprès de ceux qui
étaient inamovibles théoriquement, et consacrait ainsi
l'inégalité dans la justice, inégalité que le décret de
1807 avait déjà fait pressentir.
La loi du 20 avril 1810, avait, de plus, apporté
quelques changements dans l'organisation judiciaire, et
ne l'avait naturellement pas fait, vu l'esprit du
gouvernement, sans toucher au principe de l'inamo-
vibilité. Cette loi, dit M. Georges Picot (2), « en modi-
« fiant l'organisation des cours impériales, sous pré-«
texte de leur rendre l'éclat des anciens Parlements, «
annonçait une installation de chaque cour (3), qui «
serait précédée d'un remaniement complet du per-

1. IYBUU. 282, n° 5351.


1. La Réforme judiciaire en France, p. 34.
2. Cette installation fut prescrite par le décret du 6 juillet 1810,
titre 7 (IV Bull. 300, n° 5725).
— 76 —

« sonnel. C'était une nouvelle épuration. Dans la seule


« cour de Paris, sur les trente-deux membres qui la
« composaient, quinze magistrats furent exclus. Le
« même travail d'élimination fut accompli sur toute
« l'étendue de l'empire, les provisions à vie n'étaient
« promises aux magistrats que cinq ans après cette
« solennelle investiture ». I
Ainsi, à la fin de l'Empire, pas un magistrat français
ne pouvait se croire sûr du lendemain. Nous ne
parlerons que pour mémoire de la division des Cours
d'appel et des tribunaux, en six classes, division qui
obligeait les magistrats à des sollicitations incessantes,
pour sortir de postes ayant pour eux des inconvénients,
et où ils étaient confinés pendant de longues années. On
comprend sans peine que cet état de choses augmentait
encore la dépendance où ils se trouvaient.
Quoique la remarque qui précède, ne rentre que d'une
manière très indirecte dans l'étude du principe de
l'inamovibilité, nous avons cru devoir la mentionner, car
elle est la caractéristique de l'état d'esprit qui régnait à
cette époque, au sujet de l'application de ce principe.
Nous parlerons, pour terminer l'examen de cette
période, de la situation spéciale faite par les articles 14
et 25 de la loi du 27 ventôse an VIII aux présidents et
vice-présidents des tribunaux de première instance,
ainsi qu'aux présidents et vice-présidents des tribunaux
d'appel. Ces magistrats étaient choisis par
— 77 —

l'empereur, dans le tribunal qu'ils devaient présider, et


nommés pour trois ans. Si donc, ils ne voulaient pas, au
bout de ce délai, être exposés à rentrer dans le rang, ils
devaient surveiller leur conduite, de manière à ne
donner au gouvernement, aucun sujet de mécon-
tentement. La situation qui leur était ainsi faite, avait
pour conséquence d'annihiler complètement, à leur
égard, la garantie de l'inamovibilité. 11 convient toute-
fois d'observer, qu'aux termes de l'article 135 du
sénatus-consulte du 28 floréal an XII, les dispositions
qui précèdent, n'ont pas été maintenues, en ce qui con-
cerne les présidents de la Cour de cassation, des Cours
d'appel et de justice criminelle, que l'empereur s'est
réservé de nommer à vie, et de choisir hors des juridic-
tions qu'ils devaient présider.
En résumé, les effets de l'inamovibilité ont été com-
plètement illusoires sous le Consulat et l'Empire.
La magistrature, pas plus que les autres parties de
l'appareil gouvernemental, ne pouvait échapper à
l'action que devait forcément exercer sur elle, le chef
suprême de ce régime autoritaire.
Les conséquences fâcheuses, résultant de cet état de
choses, ont pu être atténuées par l'esprit génial qui a
dominé toute cette époque, et qui se manifestait aussi
bien dans le fonctionnementdel'ordrejudiciaire, que
dans celui des autres branches de l'administration.
Mais, au point de vue de l'inamovibilité, rien ne peut
détruire les effets regrettables qui en ont été la
— 78 —

résultante, car le principe d'indépendance, dont elle est la


sauvegarde, est d'une nécessité tellement absolue, que,
sous peine d'être faussé, il ne souffre aucune atteinte, de
quelque manière qu'elle se produise.
CHAPITRE IV

LA RESTAURATION ET LE GOUVERNEMENT DE JUILLET

Lorsque Napoléon fut contraint d'abdiquer, en 1814,


les magistrats des cours et tribunaux avaient des ori-
gines très diverses ; la nomination d'un certain nombre
d'entre eux était même antérieure à l'élévation au
pouvoir de l'empereur déchu. En tout cas, il est certain
que les liens qui les attachaient au gouvernement impé-
rial étaient bien fragiles, car ce fut sans manifester de
regrets, que la généralité vit la disparition de ce
gouvernement. Il s'est même produit alors, de la part de
certains tribunaux, des marques de soumission, peut-
être exagérées, qui ne s'expliquent que par l'espoir de
voir succéder au traitement autoritaire, qui leur était
appliqué, un régime leur accordant une plus grande
somme d'indépendance. Cette attitude avait sans doute
aussi pour cause, l'appréhension que cette
- 80 —

ère d'indépendance serait vraisemblablement précédée


d'une épuration.
Cette épuration, ne se fit d'ailleurs pas attendre ; le roi
ne se laissa pas toucher par l'adhésion empressée que
certains magistrats manifestèrent lors de son retour en
France. Il n'avait, sans doute, qu'une confiance médiocre
dans la conversion subite de plusieurs d'entre eux, qui,
après avoir, à la Convention, voté la mort de Louis XVI,
s'étaient ralliés à l'empereur, puis venaient maintenant
lui offrir leurs services.
L'opération commença par le sommet. L'ordonnance
du 17 février 1815 (1) « contenant institution des mem-
bres composant la Cour de cassation », en réduisit le
nombre à quarante-neuf. Ceux des conseillers qui
n'étaient pas compris dans les nominations ainsi faites,
durent faire liquider leur pension de retraite, et reçurent,
pour la plupart, des lettres leur conférant l'honorariat.
Nous condamnons énergiquement toute espèce
d'épuration, portant sur des fonctionnaires inamovibles,
mais nous devons reconnaître que les auteurs de celle
dont nous nous occupons en ce moment étaient couverts
par des textes bien formels et bien précis. L'article 58
.de la Charte constitutionnelle du 4 juin 1814 (2), était,
en effet, conçu en ces termes :

1. y Bull. 78, n° 683.


2. .Moniteur n° 156, du dimanche 5 juin 1814, p. 619.
— 81 —
« Les juges nommés par le Roi, sont inamovibles ».
Gomme conséquence, donc, les juges, alors en fonctions,
dont aucun n'avait été nommé par le roi, pouvaient être
considérés comme n'étant pas inamovibles, et, par
suite, leur révocation était possible, sans porteratteinte
à la Constitution. On peut donc juger sévèrement cette
épuration, mais il est difficile de soutenir qu'elle fût
inconstitutionnelle.
Nous relaterons, dans le même ordre d'idées, une
curieuse remarque de M Albert Desjardins : « La Res«
tauration, dit-il, put frapper les magistrats, nommés «
par l'empereur, sans violer la loi même de leur insti-«
tution » (1). En effet, la loi du 20 avril 1810, sous
prétexte de réorganisation, avait procédé à un rema-
niement complet du personnel, et avait été suivie de
décrets portant nomination, même pour les magistrats
conservés. Aucun juge, n'avait donc pu, matérielle-
ment, en 1814, accomplir les cinq ans d'épreuve régle-
mentaire, prescrits par ces dispositions légales, pour
être admis à jouir du bénéfice de l'inamovibilité.
Quoi qu'il en soit, l'épuration était au moins inop-
portune, d'autant plus que les Chambres ne la récla-
maient pas, Nous voyons, en effet, le 26 août 1814 (2),|
M. Dumolard, proposer à la Chambre des députés, une
motion suppliant le roi, d'accorder l'institution à tous

1. Etudes sur Vinamovibilité de la Magistrature, p. 49.


2. Moniteur, n° 239, du samedi 27 août 1814, p. 962.
Alasseur 6
— 82 —

les membres des cours et tribunaux. Le MO du même


mois (1), cette proposition fut votée à une très forte
majorité.
Le roi crut devoir passer outre, et il eut tort à notre
avis, si on se place au point de vue d'une bonne admi-
nistration. Mais le seul fait de ce vole de la Chambre
vient à l'appui de l'opinion que nous exprimions pré-
cédemment, à savoir qu'il ne faisait alors de doute pour
personne, que, d'après la Constitution, l'inamovibilité ne
dût être accordée aux magistrats, qu'à la suite d'une
institution royale.
Le travail d'épuration, appliqué en premier lieu à la
Cour de cassation, se serait vraisemblablement étendu
aux autres cours et tribunaux, sans le retour inattendu de
l'empereur. Le 1er mars, douze jours après l'ordonnance
du 17 février, Napoléon débarquait au golfe Juan. L'un
de ses premiers soins, fut la rédaction, à Lyon, d'un
décret, daté des 13-21 mars 1815, lequel « annulle tous
les changemens opérés dans les « cours et tribunaux »
(2). Ce décret, commence par rappeler en fonctions, les
magistrats exclus parle gouvernement royal (art. 1 et 2),
« considérant, dit le « préambule, que, par nos
constitutions, les membres t de l'ordre judiciaire sont
inamovibles. » A la lecture de ce document, on a
l'impression que l'état d'esprit de

4. Moniteur, n° 243, du mercredi 30 août 1814, p. 978.


2, VI Bull. 2, n° 16.
— 83 —

Napoléon, est bien différent de celui qui l'animait, lors du


sénatus-consulte de 1807 et de la loi de 1810. Il est
probable que l'empereur avait compris la nécessité, dans un
Etat bien organisé, d'une magistrature indépendante; peut-
être cédait il à la pression de l'opinion publique. Dans tous
les cas, et quel que fûtle mobile de sa décision, on doit
encore faire ressortir qu'il était vraisemblablement heureux
de pouvoir se débarrasser légalement d'éléments
hétérogènes qu'on avait introduits dans le corps judiciaire.
Aussi, n'est-il pas tendre, pour ceux qui ont pris la place des
juges antérieurement nommés par lui : « Les individus qui «
les ont remplacés, dit l'article 3 du décret de Lyon « sont
tenus de cesser sur le champ leurs fonctions. »
L'Acte additionnel aux Constitutions de l'Empire,
promulgué le 22 avril 1815 (1), est, on le sait, conçu dans
un esprit assez libéral. Nous y rencontrons, pour la
première fois, depuis la Constitution de l'an VIII,
l'expression « pouvoir judiciaire ». Celte désignation figure
au titre V de cet acte.
C'était faire pressentir qu'on allait y trouver la promesse
sérieuse que le principe de l'inamovibilité recevrait son
application. L'article 51 accorde, en effet, cette garantie à
tous les juges, à dater de leur nomination, à l'exception
toutefois des juges de paix et des juges de commerce, dont
l'institution devait avoir lieu

1. VI Bull. 19, nº 112.


— 84 —

comme par le passé. Quant aux membres des cours et


tribunaux, alors en fonctions, et qui tous, avaient été nommés
par l'empereur, celui-ci, s'appuyant sur le sénatus-consulte de
1807, ne leur accordait pas de suite des provisions à vie, mais
les leur promettait, dans un délai assez court, c'est-à-dire,
avant le 1er janvier 1816.
Ces mesures comportent un louable effort vers la
constitution d'une magistrature indépendante, mais
elles ne devaient pas avoir de résultat, car Louis XVIII
remontait sur le trône avant la fin de cette même
année.
Les nouvelles protestations de fidélité qui lui furent
prodiguées, le laissèrent encore plus sceptique qu'à l'époque
de la première Restauration, car elles se produisaient à la
suite d'une nouvelle et récente adhésion au régime impérial.
Aussi, commença-t-il par destituer les magistrats nommés
par le décret des 13-21 mars 1815. L'ordonnance du 12 juillet
1815 (1), ordonne à ces magistrats decesser immédiatement
leurs fonctions (art. 1er). Quelques jours auparavant, aux
termes d'une autre ordonnance du 7 juillet 1815 (2) : «
Considérant « la nécessité de rétablir dans leurs fonctions, les
indi-« vidus qui en ont été écartés par la violence, depuis « le
20 mars dernier... », les magistrats révoqués par Napoléon
avaient été rétablis (art. 1er).

1. vu Bull. 2, nº 8.
2. VII Bull.1,n° 3.
— 85 —
Les choses étant ainsi remises en l'état où elles se
trouvaient, quand le roi avait été obligé de quitter la
France, l'épuration, alors commencée, fut reprise au
point où elle avait été laissée. Cette épuration se fit peu
à peu, au moyen et à l'occasion de l'institution succes-
sive des cours et tribunaux. M. Pasquier, ministre de la
justice, dans le cabinet Talleyrand, y procéda avec la
plus grande modération possible ; et c'est sous l'empire
de ces bonnes dispositions, que fut installée la Cour de
Paris, le 18 septembre 1815 (1). M. Barbé-Mar-bois, son
successeur, dans le cabinet Richelieu, continua son
œuvre. Le tribunal de la Seine et la Cour de Lyon,
reçurent l'institution, par ordonnances en date du 15 et
du 25 octobre 1815 L'exclusion que comportaient ces
ordonnances, frappaient environ un tiers des juges du
tribunal de la Seine et un quart des conseillers delà
Cour de Lyon. L'opinion publique, toujours portée aux
extrêmes, réclamait encore davantage.
C'est à cette époque que fut nommée et réunie la
Chambre dite introuvable, dont l'état d'esprit était bien
conforme à ce dernier sentiment.
Un député de la majorité, M. Hyde de Neuville, an-
nonça le 23 octobre 1815, qu'il comptait demander une
réduction des tribunaux (2), et le 3 novembre, il déve-
loppait sa proposition, dont le but véritable était l'épu-

1. VU Bull. 25, n° 123.


2. Moniteur, n° 297, du mardi 24 octobre 1815, p. 1167.
— 86 —
ration totale de la magistrature. Pour atteindre ce
résultat, il demandait que « Sa Majesté fût suppliée de «
suspendre, pour une année, l'institution royale des «
juges qui doivent composer définitivement les tribu-, «
naux. » Cette dernière proposition, la plus intéressante
pour nous, était appuyée par l'orateur en ces termes : « Je
ne vous citerai pas, Messieurs, l'exemple « de
Buonaparte, qui avait cru devoir suspendre les «
institutions des juges pendant cinq années, je ne «
chercherai jamais mes exemples dans les actes délai «
tyrannie ; mais, considérons, Messieurs, la situation «
politique dans laquelle nous nous trouvons . . .
« L'intérêt de tous, Messieurs, demande que Sa Ma-
« jesté soit suppliée de suspendre pour un temps déter-
« miné, l'institution royale des juges ..............................
« On objectera peut-être que le juge qui ne recevra «
son institution que dans une année, n'en sera que « plus
timide à faire son devoir. Je répondrai, qu'il « faudrait
rejeter bien vite, l'homme dont toute la vertu « serait
dans son inamovibilité. Mais je dirai plus, « Messieurs,
si sa probité ne suffisait pas pour le diri-« ger dans sa
conduite, la crainte seule de perdre son « emploi, et de
n'être point confirmé, le porterait à « doubler de zèle
dans l'exercice de ses fonctions » (1).
Ainsi, à chaque changement de régime, les hommes
au pouvoir éprouvent le besoin de s'entourer de ma-

4. Moniteur, n° 309, du dimanche 5 novembre 1815, p. 1219.


— 87 —
gistrats dévoués, et commettent tous la môme faute, de
ne pas se rendre compte qu'il est dangereux et funeste
d'introduire la politique dans l'organisation judiciaire,
car, si on envisage le rôle pondérateur que les juges
sont appelés à remplir, le respect que leurs décisions
doivent inspirer, même à ceux qu'elles frappent, on
reconnaîtra qu'il est indispensable qu'ils restent étran-
gers aux luttes et aux passions des partis.
Gomme nous venons de le constater, ce sentiment
s'est manifesté une fois de plus par l'organe de M.
Hyde de Neuville, qui n'a pas craint, pour les besoins
de sa thèse de s'appuyer quoi qu'il en ait dit, lui,
membre de la Chambre introuvable, sur l'autorité
détestée de « Bu on a par te ».
Cependant, la proposition Hyde de Neuville, fut
encore aggravée dans le rapport, déposé par M. de
Bonald, au nom de la Commission chargée de l'étude
du projet. Ce rapport, après avoir fait un tableau sédui-
sant des petites juridictions, telles qu'il les préconisait,
exposait les moyens d'arriver à la réforme judiciaire.
L'inamovibilité ne devait pas, d'après le rapporteur,
embarrasser le gouvernement pour la réaliser, car,
selon lui, ce privilège n'était que la survivance des
empiétements des Parlements, empiétements à l'abri
desquels, ces juridictions avaient pu jouer, sous l'an-
cien régime, un rôle politique considérable. Et, ce rôle
ayant pris fin, l'inamovibilité qui en était la consé-
quence, et était susceptible d'en perpétuer les effets,
— 88 —

devait disparaître en même temps. Il convient d'ajouter


que cette dernière théorie, dont la valeur historique est
au moins contestable, était personnelle à M. de Bo-nald.
La Commission n'avait pas été si loin : favorable au
principe de l'inamovibilité, elle proposait de l'ac-
corderaux magistrats, un an après les nominations (1).
Ce moyen terme avait encore pour résultat ne transfor-
mer en mesure générale, l'expédient provisoire de M.
Hyde de Neuville.
Le projet, sous ces deux formes, fut vivement attaqué
à la Chambre des députés, par les libéraux. C'est à cette
occasion, que M. Royer-Gollard prononça le magnifique
discours dont nous avons déjà parlé, et où l'éminent
jurisconsulte place l'inamovibilité des juges, au-dessus
de la Charte (2). On vota cependant la suspension de
l'inamovibilité pour un an, par 189 voix contre 458 (3).
C'était revenir au système provisoire de M. Hyde de
Neuville. La réduction des tribunaux, comprise dans le
même projet de loi, et qui en formait, en apparence, le
principal objet, avait été écartée, presque sans
discussion, ce qui prouve bien qu'elle n'avait été qu'un
prétexte pour arriver au but qu'on venait d'atteindre.
Mais, fort heureusement, ce vote ne suffisait pas pour
assurer l'exécution des mesures ainsi adoptées.
1. Moniteur, n° 322, du samedi 18 novembre 1815, p. 1275.
2. Moniteur, n° 334, du jeudi 30 novembre 1815, p. 1329.
3. Moniteur, même numéro, p. 1328.
— 89 —
Le gouvernement, éclairé par la discussion, et par les
manifestations de l'opinion, comprit les conséquences
funestes que cette exécution ne manquerait pas d'ame-
ner, aussi, demanda-t-il à la Chambre des Pairs, par
l'organe du garde des sceaux, le rejet de la proposition.
M. Barbé-Marbois, qui remplissait ces fonctions à cette
époque s'exprimait ainsi : « Un tribunal entier, qu'on «
peut éconduire, qu'est-ce autre chose qu'une Gom-«
mission ? Et l'histoire, quand il s'agit de Gommis-«
sions, n'examine pas quels magistrats les compo-«
saient, elle ne parle que des victimes ».
La haute Assemblée se rendit à ce langage, et, le 19
décembre, rejeta la résolution de la Chambre des
députés, par 91 voix contre 44 (1).
L'inamovibilité de la magistrature fut sauvegardée
par ce vote. Restait à obtenir du gouvernement l'inves-
titure des cours et tribunaux. Gela offrait encore de
grosses difficultés, car, si le roi ne voulait pas qu'on
pût l'accuser d'avoir cherché à supprimer l'inamovibi-
lité, du moins, désirait-il profiter le plus possible, de la
latitude que lui donnait l'article 08 de la Charte, pour
procéder avec prudence et sûreté, au choix des
magistrats à investir. Aussi, les installations se firent-
elles attendre assez longtemps. Citons notamment, et
comme exemples, un certain nombre d'ordonnances
portant nomination et institution des membres des

1. Moniteur, n° 361. du mercredi 27 décembre 1815, p, 1427.


— 90 —

Cours royales. Ces ordonnances ont été rendues aux]


dates suivantes : le 3 janvier 1816, pour la COUP de
Rennes (1) ; le 24 janvier, pour la Cour de Bordeaux (2) ;
le 14 février, pour les Cours de Dijon et d'Orléans (3) ; le
6 mars, pour la Cour de Metz (4) ; le 7 mars, pour lai
Cour de Nancy (5) ; le 12 mars,pour la Cour d'Ajaccio(6);
le 13 mars, pour la Cour de Pau (7) ; le 22 mars, pour la
Cour de Grenoble (8) ; le 25 mars, pour la Cour de
Toulouse (9) ; le 27 mars, pour la Cour de Besançon (10);
le 15 avril, pour la Cour de Golmar (11) ; le 26 avril,
pour la Cour de Douai (12).
Ce mode d'opérer, eut pour résultat, de créer une
situation qui resta longtemps précaire, pour les magis-
trats, et inégale pour les justiciables des différents
ressorts.
Nous devons ajouter, qu'une fois les institutions
accordées, institutions qui avaient naturellement com-
porté un assez grand nombre d'exclusions, le gouver-

1. VII Bull. 56, n° 341.


2. VU Bull. 65, n° 410.
3. Vil -8M//. 68 et 70, n°« 430 et 471.
4. Vil Bull. 80, n» 609.
5. VII Bull. 74, n° 513.
6. VII Bull. 76, DA 537. I
7. VII Bull. 76, n° 538.
8. VU Bull. 78, n° 558.
9. VII Bull. 78, n» 559.
10. VU Bull. 80, n° 595.
11. VU Bull. 80, n" 599.
12. VU Bull. 82, n° 631.
— 91 —
nement de la Restauration, conserva un certain respect
pour le principe de l'inamovibilité. Un reproche
sérieux, peut cependant lui être adressé à ce sujet,
concernant l'abus qu'il a commis, en nommant une trop
grande quantité de juges-auditeurs, en conformité des
ordonnances du 19 novembre 1823 (1), et du 11 février
1824 (2). Sous le ministère de M. de Peyronnet, cet
abus devint excessif, et M. Bérenger l'attaqua vivement
à la Chambre des députés en 1828. 11 rappela, à cette
occasion, que, depuis 1821, près de six cents auditeurs
avaient été nommés. 11 est certain que l'introduction,
au milieu des tribunaux d'un aussi grand nombre de ces
fonctionnaires amovibles, constituait une violation du
principe de l'inamovibilité, consacré par la Charte.
Pour être complet sur tout ce qui touche à l'histori-
que de ce principe, au cours de cette période de la
Restauration, il convient de rappeler la loi du 10 juin
1824, « sur l'admission à la retraite des juges atteints «
d'infirmités graves et permanentes ». Nous avons déjà
donné notre opinion sur la mise à la retraite, et indiqué
pourquoi les dispositions de cette loi nous semblaient
insuffisantes pour réaliser l'éloignement de ceux des
magistrats qui peuvent devenir incapables de rendre
d'utiles services. Selon nous, une mise à la

1. VII Bull, 638 n° 15907.


2. VU Bull. 656, n° 16473.
- 92 —

retraite automatique, ayant pour base une limite d'âge


fixée à l'avance, peut seule, remplir ce but, mais il est
certain que la loi de 1824 constituait déjà une utile
réforme.
L'organisation judiciaire était donc, à notre point de
vue, en progrès, lorsque éclata la révolution de 1830 ; et
rien n'autorise à penser que, si Charles X n'eût pas violé
la Charte, à laquelle la grande majorité du pays, était
profondément attachée, les magistrats en fonc tions ne
fussent pas demeurés fidèles à la dynastie qui leur avait
conféré la situation stable dont ils jouissaient.
Mais, étant donné ce que l'acte du roi avait d'atten-
tatoire à la Constitution, et de contraire aux aspirations
libérales de la nation, on conçoit parfaitement que ces
fonctionnaires, animés en outre de l'amour de l'ordre et
de la paix, se soient ralliés franchement au nouveau
gouvernement.
Cette adhésion, n'empêcha pas la question de l'épura-
tion de se poser de nouveau. Cette fois, contrairement à
ce qui s'était passé en 1818, et ce qui était d'ailleurs dans
la logique des choses, ce fut le côté avancé de la
Chambre qui la réclama.
Le 7 août 1830, M. Mauguin proposa un article
additionnel à la Charte, portant que les magistrats qui
n'auraient pas reçu l'institution, dans un délai de six
mois, cesseraient immédiatement leurs fonctions. Ce
projet, défendu par M. de Brigode et M. Salverte,
— 93 —
fut combattu par M. Dupin et M. Madier de Montjau.
Ce dernier finit par amener la Chambre à rejeter la
proposition (1).
Cependant, les défenseurs de rinamovibilité,n'étaient
pas sans inquiétude, car le ministre de la justice, M.
Dupont (de l'Eure), n'avait pas combattu la proposition
d'épuration, et l'article 49 de la nouvelle Charte du 14
août 1830 (2), reproduisant textuellement l'article 58 de
l'ancienne, permettait une épuration analogue à celle de
1815.
Pendant ce temps, les corps judiciaires s'assem-
blaient pour prêter le serment exigé par la loi du 31
août 1830. C'est alors que plusieurs magistrats, retenus
par des scrupules de conscience, crurent devoir refuser
de jurer obéissance au nouveau régime. « A la Cour de
Paris, dit M. Picot, sur 86 magistrats, « deux présidents
et six conseillers ; au tribunal delà |« Seine, sur 78
magistrats ; un vice-président et huit |« juges, furent
déclarés absents et démissionnaires. « Les refus de
serment, dans la magistrature assise, « ne dépassèrent
pas beaucoup une centaine. C'était « environ le
vingtième du nombre total des conseil-« 1ers et des
juges » (3).
Cette épuration spontanée, ne suffisait pas encore à
l'opinion publique, violemment surexcitée par les
4. Moniteur, nº 220. du lundi 9 août 1830, p. 870.
2. IX Bull. 5, nº 59.
3. La Réforme judiciaire en France, p. 83.
— 94 —
organisateurs du mouvement, qui avait abouti aux
journées de juillet. C'est ainsi qu'en province, des
manifestations bruyantes eurent lieu, au moment de
l'installation des cours : à Metz, à Poitiers, à Nancy
surtout, où le barreau, qui avait escompté de nombreuses
nominations, prises dans son sein, fit cause commune
avec les protestataires ; et des lettres de menaces furent
envoyées aux magistrats. Ce mouvement prit une
certaine extension : à Glermont-Ferrand, notamment, où
dix-neuf avocats adressèrent une pétition à la Chambre
des députés, pour demander une épuration de la
magistrature. Cette pétition fut discutée le 26 novembre
1830, et rejetée, après un remarquable discours de M.
Dupin (1).
L'inamovibilité était de nouveau protégée contre les
tentatives de ses adversaires, et surtout contre les
appétits de ceux qui voulaient profiter de l'avènements
au pouvoir de leur parti, pour s'emparer de postes, que
les titulaires, sauf de rares exceptions, étaient dignes
d'occuper.
Le respect de ce principe fut d'ailleurs assuré, jusqu'à
la fin du régime, car le temps vint calmer les passions,
et les propositions d'épuration ne se renouvelèrent pas.
Pour compléter l'histoire de l'inamovibilité, sous le

1. Moniteur, n° 332, du dimanche 28 novembre 1830, pp. 4577 à


1580.
— 95 —

règne de Louis-Philippe, il convient de signaler encore


deux mesures, qui se rapportent d'une manière étroite à
cette institution.
La première est formulée dans la loi du 10 décembre
1830(1), qui supprime les juges et conseillers-
auditeurs, et étend ainsi le bienfait de l'inamovibilité à
toute la magistrature assise. La seconde, résulte des
dispositions de l'ordonnance du 28 juillet 1841 (2), dont
nous avons eu déjà l'occasion de nous occuper, et qui
concerne les magistrats de l'Algérie et des colonies.
Nous avons vu que, d'après cette ordonnance, ces
magistrats ne bénéficiaient pas de la garantie de l'ina-
movibilité, et nous avons fait remarquer avec regret
que cette situation anormale n'a pas encore cessé.
Terminons celte partie de notre historique, en cons-
tatant qu'en somme, le grand principe qui constitue la
sauvegarde de l'indépendance de la magistrature, s'est
fortifié pendant la période que nous venons d'étudier.
La nécessité n'en est plus contestée par personne, et à
partir de cette époque, sauf pendant les crises révolu-
tionnaires, il restera sans restriction et sans condition à
la base de l'organisation judiciaire en France.

I. IX Bull. 14, n» 77. 1.


IX Bull. 837, D° 9454.
CHAPITRE V

LA DEUXIÈME RÉPUBLIQUE

Malgré les bouleversements que produisit la révo-


lution de 1848, le cours de la justice ne fut cependant
pas interrompu. Dès le 25 février, les tribunaux, con-
tinuant, sans interruption, à fonctionner, rendaient leurs
décisions « au nom du peuple français », se conformant
ainsi aux prescriptions d'une circulaire de M. Grémieux,
ministre provisoire de la justice, portant cette même date
(1).
Cette attitude est digne de tous les éloges : en se
mettant ainsi en dehors, ou plutôt au-dessus de la poli-
tique, les magistrats affirmaient la grandeur de leur
mission, et proclamaient aux yeux du pays, qu'un évé-
nement, aussi grave que celui qui venait de s'accomplir,
les laissait imperturbablement attachés à leur devoir,
sans aucune préoccupation étrangère.

1. Moniteur, n° 57, du samedi 26 février 4848. p. 504.


— 97 —
Le gouvernement provisoire parut touché de ce con-
cours qui contribuait puissamment au rétablissement de
l'ordre. Le 2 mars, M. Grémieux se rendit au Palais de
justice, et pénétra successivement dans les salles où
siégeaient la Cour de cassation, la Cour d'appel et le
tribunal de première instance, pour témoigner, dans les
termes suivants, la satisfaction que ses collègues et lui
ressentaient : « La justice n'a pas été suspendue, « dit-il
à la Cour de cassation ; les premiers de la hié-« rarchie
judiciaire, vous avez donné l'exemple ; je « vous en
remercie;... Vous conservez vos fonctions, « vous
restez sur vos sièges, cela veut dire que la Répu-« blique
peut compter sur votre dévouement » (1).
C'était annoncer implicitement aux magistrats,
qu'aucune épuration ne serait faite dans le personnel
judiciaire, d'autant plus que, pour lever les scrupules
des indécis, le ministre ajoutait que le serment des
fonctionnaires allait être supprimé. Cette suppression a,
en effet, été réalisée par ce gouvernement.
Cependant, dans les discours qu'il adressa, à cette
occasion, aux trois degrés des juridictions parisiennes,
M. Crémieux envisageait l'hypothèse, que quelques
modifications à l'organisation judiciaire, pourraient
être opérées par l'Assemblée qui devait bientôt être
élue (2;. Cette indication laissait place à l'incertitude.
1. Moniteur, nº 63, du vendredi 3 mars 1848, p. 533.
2. Discours à ta Cour de cassation : « Ce qui sera décidé sur l'orga-
nisation définitive des tribunaux, je ne saurais vous le dire, tous
Alassenr
— 98 —
Les appréhensions devaient, malheureusement, être
réalisées ; le gouvernement provisoire ne devait pas
longtemps respecter l'inamovibilité; les changements
opérés dans les parquets, ne lui semblèrent pas suffi-
sants, et les magistrats assis, sentirent, eux-mêmes, leur
situation compromise. Le 11 mars, M. Ledru-Rol-lin,
ministre de l'intérieur, dans une circulaire, adressée aux
commissaires extraordinaires, envoyés dans les
départements, leur donnait les instructions suivantes : «
Quant à la magistrature inamovible, vous la surveillerez,
et si quelqu'un de ses membres se montrait publiquement
hostile, vous pourriez user du droit de suspension que
vous confère voire autorité souveraine » (1). Ainsi, il
n'était déjà plus question d'attendre la décision de
l'Assemblée, qui devait être élue le 9 avril et réunie le
20.
L'effet de ces instructions ne se fit pas attendre. Forts
de l'approbation anticipée du ministre de l'intérieur, les
commissaires extraordinaires, n'apportèrent pas la
modération désirable, à l'accomplissement de cette
partie de leur mission ; des suspensions nombreuses

les grands pouvoirs publics attendent la pensée de l'Assemblée


nationale. » Discours de la Cour d'appel ■ « Elle seule (l'Assemblée
nationale) prononcera sur les tribunaux existants avec son pouvoir
souverain. » Discours du tribunal de première instance : « Votre sort à
venir, citoyens, la constitution de la magistrature, c'est l'Assem-
blée nationale qui en décidera. » {Moniteur, n° 63, du vendredi 3
mars 4840, pp. 533 et 534).
1. Moniteur, n* 72, du dimanche 12 mars 1848, p. 595.
— 99 —

furent prononcées par eux, ce qui eut pour effet de


susciter des troubles sur divers points du pays.
Devant ce résultat, l'élément modéré du gouverne-
ment provisoire s'efforça d'atténuer la rigueur des
moyens employés. Une note fut insérée au Moniteur,
annonçant qu' « aucune suspension ne serait prononcée
directement, à l'avenir, contre la magistrature assise,
par les commissaires du gouvernement ». En cas d' «
impérieuse nécessité », il devait en être référé au
ministre de la justice. « Les commissaires, ajou-« tait
la note, n'ont d'ailleurs pas reçu le pouvoir de «
révoquer les magistrats » (1). La teneur de cette note,
montre bien la confusion qui régnait dans les actes du
gouvernement provisoire. Encouragés, d'un côté,
retenus de l'autre, les commissaires persistèrent à
appliquer, dans les départements, les mesures dont
nous venons de signaler les dangers, et le 24 murs, un
décret approuvait les suspensions opérées (art. lor). Il
ajoutait (art. 2) « que des arrêtés individuels seraient «
transmis à chacun des magistrats intéressés » et que
(art. 3) « les traitements de ceux-ci, seraient suspendus
« en même temps » (2).
Ainsi, le gouvernement provisoire s'acheminait peu
à peu dans la voie aboutissant à l'application des me-
sures les plus opposées au respect du principe de l'ina-

1. Moniteur, n° 76, du jeudi 16 mars 1848, p. 618.


2. Moniteur, n° 85, du samedi 25 mars 1848, p. 681.
— 100 —

movibilité, et les craintes les plus vives allaient être


justifiées par un certain nombre de ses actes. On relève
notamment, dans une circulaire de M. Ledru-Rollin, aux
commissaires généraux des départements, l'idée d' « une
magistrature librement élue», mise au nombre des
réformes dont ces commissaires devaient faire l'éloge au
peuple, en vue des élections générales.
L'application des doctrines ainsi préconisées, par le
gouvernement provisoire, et qu'il entendait faire pré-
valoir, fut réalisée par le décret du 17 avril 1848. Les
dispositions énoncées à ce décret, constituent l'atteinte
la plus grave, qui ait été jamais portée en France, à
l'indépendance des juges, car il contient une déclaration
de principes formelle, contre l'inamovibilité.
Vu l'importance de ce décret, nous croyons devoir le
reproduire intégralement :

RÉPUBLIQUE FRANÇAISE
LIBERTÉ, ÉGALITÉ, FRATERNITÉ

« Au nom du peuple français :


« Le gouvernement provisoire,
« DECRETE :
« Le principe de l'inamovibilité de la magistrature, «
incompatible avec le gouvernement républicain, a «
disparu avec la Charte de 1830. Provisoirement, et «
jusqu'au jour où l'Assemblée nationale prononcera
— 101 —
« sur l'organisation judiciaire, la suspension ou la «
révocation des magistrats, peut être prononcée par « le
ministre de la justice, délégué du gouvernement «
provisoire, comme mesure d'intérêt public.
« La suspension ou la révocation des magistrats de «
la Cour des comptes, peut être prononcée par le mi-«
nistre des finances, délégué du gouvernement pro-«
visoire, comme mesure d'intérêt public.
« Fait à Paris, en Conseil de gouvernement, le «
17 avril 4848.
« Les membres du gouvernement provisoire :
« DUPONT (de l'Eure), ARAGO, LAMARTINE,
« LEDRU-ROLLIN, LOUIS BLANC, MARIE, A. MAR-
« RAST, FERDINAND FLOCON, ALBERT, GARNIER
« PAGES » (1).

Dans le même numéro que ce décret, et par appli-


cation des prescriptions qu'il comporte, paraissait au
Moniteur, la suspension de quatre premiers présidents
de Cours d'appel, et du premier président de la Cour
des comptes.
Pendant plusieurs jours, des mesures analogues se
succédèrent ; nous pouvons notamment citer la suspen-
sion de trois conseillers à la Cour de cassation (2). Inu-
tile d'ajouter qu'en même temps, les suspensions,

1. Moniteur, n° 109, du mardi 18 avril 1848, p. 853.


2. Moniteur, n° 111, du jeudi 20 avril 1848, p. 866.
— 102 —
révocations et changements, de juges de paix, et de
magistrats du ministère public, qui remplissaient les
colonnes du Moniteur, depuis le mois de mars, conti-
nuaient sans interruption.
L'impression causée par ces rigueurs, et surtout par le
décret du 17 avril, fut très défavorable ; la majeure partie
des journaux français, et môme des journaux étrangers,
blâmèrent la politique, suivie à ce sujet par le
gouvernement provisoire. Voici en quels termes, un
rédacteur de la Gazette des Tribunaux, s'exprime en
parlant de ce décret : « 11 restera, pour « montrer à quels
excès peuvent conduire les exigences « révolutionnaires.
Cette magistrature, dont l'Europe « nous envie le savoir,
l'indépendance, et la haute pro-« bité, fut sacrifiée d'un
trait de plume, à des clameurs « de clubs » (1). Un
article, intitulé : la Magistrature sous la République, paru
à la même époque dans la Revue de droit français et
étranger, sous la signature : « Un magistrat », n'-est pas
moins sévère (2).
Cependant, les décrets de suspension, concernant des
magistrats assis, cessèrent au bout de quelques jours. Le
gouvernement, éclairé par la presse, sur l'accueil fait à
ces exécutions dans le public, comprit qu'il avait été trop
loin, d'autant plus que l'Assemblée qui s'était réunie le 4
mai, devait entendre, deux jours après, le

1. Gazette des Tribunaux, 7 février 4849.


2. Revue de droit français d étranger, t. VI, 1849, p. 438.
— 103 —

rapport de chacun des ministres provisoires, sur leurs


départements respectifs. Le discours prononcé à cette
occasion, par M. Grémieux, ministre de la justice,
reflète bien l'état d'esprit que nous venons de signaler.
Après avoir fait le procès de la magistrature de Louis-
Philippe, dans laquelle, d'après lui, on n'obtenaitd'avan-
cement que par la politique, il est néanmoins obligé de
reconnaître, que les juges qui la composaient, avaient
de grandes qualités : « Malgré quelques imper-«
fections, que nos Assemblées nationales s'étudieront «
à faire disparaître, dit-il, aucun peuple n'a des lois «
plus claires, plus simples que nos lois civiles et cri-«
minelles. Les juges en font une sage application, et «
notre magistrature, dans l'accomplissement de ce «
devoir, n'a certes aucun reproche à subir.
« La conduite du ministre de la révolution, était dès
« lors tracée : j'ai frappé, dans la magistrature, les «
hommes dont la vie politique nous était connue; j'ai «
surtout frappé les hautes positions ».
Cela dit, l'orateur plaide les circonstances atténuan-
tes en sa faveur : « Au reste, ajoute-t-il, en présence «
des longues habitudes qui donnaient à la magistra-«
ture assise un caractère d'inviolabilité, je n'ai pas «
révoqué un seul magistrat assis. Jusqu'à ce moment «
des suspensions ont seulement été prononcées » (1).
Quant à l'incompatibilité de l'inamovibilité avec la

1. Moniteur, n° 128 du dimanche 7 mai 1848. p. 969.


— 104 —
République, pas un mot. 11 est évident que le gouver-
nement évitait de rappeler une mesure aussi impolitique
que celle contenue au décret du 17 avril.
Cependant, une commission, chargée de préparer la
nouvelle constitution avait été nommée dès les premiers
jours de la session. Cette commission n'avait pas hésité
à proposer que les juges fussent nommés à vie (1).
Pendant toute la discussion, concernant l'élaboration
de la constitution, l'organisation judiciaire ne donna lieu
à aucune controverse sérieuse ; la question de
l'inamovibilité ne se posa même pas, et ce principe fut
admis sans difficulté. La Constitution fut définitivement
votée le 4 novembre 1848 (2). Le chapitre VIII contient
un article 87, d'après lequel « les juges depre-« mière
instance et d'appel, les membres de la Cour « de
cassation et de la Cour des comptes, sont nommés « à
vie ». C'est la condamnation formelle du décret du 17
avril.
Mais, les constituants de 1848, pas plus que les mem-
bres de Ja Chambre introuvable, n'entendaient accorder
l'inamovibilité sans conditions aux magistrats alors en
fonction. L'article 114 de la Constitution pres-
1. 1° Rapport du citoyen A. Marrast, au nom de la Commission,
présenté à l'Assemblée le 19 juin 1848 ; projet de constitution,
article 88. — Au Moniteur, n° 172, du mardi20juin 1848, p. 1431.
2° Rapport du citoyen A. Marrast, sur le projet de constitution
présenté par la commission à l'Assemblée, le 30 août 1848 : arti-
cle 85. — Au Moniteur, n° 244, du jeudi 31 août 1848, p. 2239.
2. Moniteur, n° 312, du mardi 7 novembre 1848, p. 3101.
— 105 —
crivait la confection d'une loi, devant déterminer « le «
mode spécial de nomination pour la composition des «
nouveaux tribunaux ». L'article 415 venait préciser
cette prescription, en annonçant que des lois organi-
ques seraient faites par l'Assemblée constituante, et le
11 décembre suivant, une loi rangeait au nombre de
ces lois organiques obligatoires, celle qui devait conte-
nir les stipulations relatives à l'organisation judiciaire
(i).
On n'avait du reste pas attendu ces votes pour pré-
senter des propositions dans ce sens à l'Assemblée.
Une commission extra-parlementaire, formée le 2
mars 1848, avait, en juin, déposé un projet très radical,
projet qui n'a d'ailleurs pas été admis, et qui comprenait
de nombreuses modifications et suppressions de sièges.
Le 17octobre, M. Marie, ministre de la justice, apportait
une proposition beaucoup plus modérée (2).|
Enfin, le 18 janvier 1849, M. Boudet déposait le rap-
port de la commission chargée d'examiner le projet de
la loi d'organisation judiciaire, prescrite par la loi du
11 décembre 1848 (3). Ce projet admettait l'établisse-
ment d'un concours annuel pour les nominations
futures.
1. Moniteur, n» 348, du mercredi 13 décembre 1848, p. 3545 :
art. 1er, 5°.
2. Moniteur, a' 292, du mercredi 18 octobre 1848, p. 2875, et
n° 296, du dimanche 22 octobre 1848, pp. 2938 et suiv.
3. Moniteur, n» 19. du vendredi 19 janvier 1849, p. 173, et n° 22
du lundi 22 janvier 1849, p. 207.
— 106 -

La discussion de la 'oi s'ouvrit en février, et dura assez


longtemps. A. la séance du 10 avril, M. de Monta-
lembert proposa un amendement, ainsi conçu : « En «
procédant à la composition des nouveaux tribunaux, « le
pouvoir exécutif adressera une institution nouvelle « à
chacun des magistrats inamovibles, actuellement « en
fonctions. Les réductions prescrites par la pré-« sente
loi, n'auront lieu qu'au fur et à mesure des « extinctions.
» Cet amendement, s'il était adopté, préservait la
magistrature de toute épuration, puisqu'il conservait tout
le personnel actuellement en fonctions. M. de
Monlalembert, après avoir rappelé le décret du 17 avril
1848, montra que cetacteétaiten désaccord avec la raison
et avec l'opinion publique ; et pour donner plus de force à
son argumentation, il fit ressortir que, même armé de ce
texte, le gouvernement provisoire avait dû respecter
l'ensemble des juges II fit ensuite l'éloge de la
magistrature, montrant son savoir, sa dignité, et
démontra enfin la difficulté, et même l'impossibilité
d'une épuration juste et rationnelle. A une objection tirée
de l'article 114 de la Constitution, prescrivant la
confection d'une loi d'organisation judiciaire, et sus-
ceptible de faire obstacle à l'adoption de son amende-
ment, l'orateur répondit qu'il existait aussi dans la
Constitution un article 87, proclamant l'inamovibilité, «
principe permanent, principe sacré », qui doit être placé
au-dessus de tout.
Dans la réponse faite à ce discours par M. Grémieux,
— 107 —
ce dernier chercha d'abord à excuser le décret du 17
avril, puis rappela, sans beaucoup de nécessité, pour la
cause qu'il défendait, les mesures prises, en 1815,
contre les magistrats.
Enfin, M. Jules Favre, bien que du parti absolument
opposé à celui de M. de Montalembert, appuya l'amen-
dement présenté par celui-ci, et déclara qu'il fallait res-
pecter les juges alors en fonctions. Quant aux agisse-
ments des hommes au pouvoir en 1815, ils doivent,
d'après l'orateur, être considérés comme l'une des cau-
ses qui amenèrent la chute du gouvernement de la
Restauration. « Avez-vous pu méconnaître, dit-il, à «
quel point avaient été impopulaires, les épurations «
opérées par la Restauration sur la magistrature de «
l'Empire "? Est-ce que cela n'a pas été, contre la Reste
tauration, un reproche perpétuel, dont elle ne s'est « pas
justifiée? Eh bien, que vous conseille-t-on encore « une
fois ? On vous conseille d'imiter ces précé-« dents... »
L'amendement Montalembert, si bien défendu, fut
adopté, malgré les efforts de M. Boudet, rapporteur, par
344 voix contre 322. La loi en discussion devenait
alors inutile dans son ensemble ; c'est ce que la
Commission elle-même reconnut et l'Assemblée, par
545 voix contre 88, décida de ne pas procédera une
troisième délibération (1).

1. Pour la séance du 10 avril, voir Moniteur, n° 101, du mercredi


11 avril 1849. pp. 1311 à 1316.
— 108 —
L'inamovibilité venait donc encore une fois de sortir
victorieuse des assauts livrés par les passions politiques.
Mais il fallait, en conservant le personnel en fonctions,
préparer une nouvelle organisation. Rappelons, à ce
sujet, que l'Assemblée législative avait été réunie,
pendant ce temps, et que le ministre de la justice, M.
Odilon-Barrot, avait chargé une Commission extra-
parlementaire d'élaborer un projet, dans cet esprit (1). Ce
projet fut déposé le 23 juillet (2) ; il prévoyait, dans le
personnel, quelques réductions, par voie d'extinction,
mais le maintien intégral en était décidé, et l'institution
promise, dans un délai de deux mois après le vote de la
loi.
Le 6 août, la discussion commença, et, le 8, le projet
fut adopté par 419 voix contre 136 (3). Enfin, le 10,
paraissait un décret, annulant les suspensions pronon-
cées contre les inamovibles, en vertu des décrets du 24
mars et du 17 avril 1848 (4). Les institutions des
tribunaux eurent lieu, solennellement, sur ces bases, au
mois de novembre suivant, époque de la rentrée.
Ainsi donc, après plus d'un an d'une situation pré-
caire, les anciens magistrats ont été tous maintenus dans
leurs fonctions. Il eût mieux valu, à notre avis,

1. Moniteur, n° 170, du mercredi 19 juin 1849, p. 2095.


2. Moniteur, n° 207, du jeudi 26 juillet 1849, p. 2482.
3. Moniteur, n° 221, du jeudi 9 août 1849, p. 2640.
4. Moniteur, n° 223, du samedi 11 août 1849, p. 2667.
— 109 —
dans l'intérêt du justiciable, et pour la dignité de la
justice, ne pas ajourner aussi longtemps cette solution,
et nous regrettons que, pendant cette période, le prin-
cipe de l'inamovibilité soit ainsi resté en échec.
CHAPITRE VI

LE SECOND EMPIRE

L'Empire, n'a été rétabli en France, officiellement et


légalement, que par le décret du 2 décembre 1852, « qui
promulgue et déclare loi de l'Etat, le sénatus-« consulte
du 7 novembre 1852, ratifié par le plébiscite « des 21 et
22 novembre » (1). Cependant, depuis le 2 décembre
1851, le futur empereur, a exercé sur les destinées du
pays et sur la marche de la politique, une action si
grande, qu'on peut dire que, dès celte époque, il a pris
possession, en fait, de la succession de Napoléon I"r.
D'ailleurs, pendant toute la durée du régime impérial,
c'est la Constitution du 14 janvier 1852, qui reste à la
base de l'appareil gouvernemental, ce qui prouve bien
qu'elle avait été conçue et inspirée par le prince-
président et ses partisans, et ensuite promulguée, en vue
du rétablissement de ce régime.

1. Moniteur, n° 337, du jeudi 2 décembre 1852, p. 2008, et n° 312, du


dimanche 7 novembre 1852, p. 1818.
—111 —
Nous commençons donc l'historique du principe de
l'inamovibilité de la magistrature, sous le second Em-
pire, au coup d'Etat du 2 décembre 4851, en constatant
que les tribunaux accueillirent cet événement sans
protestations sérieuses. Seule, la Haute-Cour, dont nous
ne parlons ici que parce qu'elle était composée d'élé-
ments exclusivement empruntés au personnel judi-
ciaire, se réunit le 2 et le 3 décembre, se conformant
ainsi strictement, à son devoir constitutionnel. La dis-
solution de cette réunion fut opérée par la police. Sauf
cette protestation publique isolée, les magistrats se ral-
lièrent en général au nouveau gouvernement. Cette
adhésion peut s'expliquer si on considère qu'ils ne de-
vaient ressentir, en tant que corporation, que peu d'at-
tachement pour un régime qui les avait traités avec
aussi peu de ménagements.
D'ailleurs, étant donné l'état d'esprit qui régnait
alors, dans la grande majorité du pays, on comprend
que chacun accueillait avec faveur la promesse de voir
succéder le calme et la paix, à une période de troubles
et d'insurrections, et pensait ne pas acheter trop cher la
réalisation de celte promesse, en faisant quelques
concessions à l'autorité naissante, qui les inscrivait en
bonne place, dans son programme de gouvernement.
Dans cet ordre d'idées, nous pouvons citer ce passage
de l'adresse du tribunal de Melun : « En présence des
« désastres qui engloutiraient la France entière, si un
— 112 -

« pouvoir énergique ne vient la défendre et la sauver,


« les membres du tribunal de Melun, accomplissent
« leur devoir d'honnêtes citoyens, en protestant devant
« vous, M. le Président, de leur énergique sympathie
|« pour vos actes, pour ceux du gouvernement, qui
« tendent à maintenir Tordre, et rétablir l'empire de
,« la raison et de la sécurité publique ».

.
C'est ce sentiment de crainte de l'anarchie, qui a
conduit, en grande partie, certains magistrats à entrer
dans la composition des Commissions mixtes. Nous
n'avons pas à apprécier ici le rôle politique joué par ces
commissions, nous n'en parlerions même pas, si
plusieurs magistrats inamovibles, n'avaient été proscrits
par elles.
« L'inamovibilité ne saurait être un refuge», répondit-
on aux protestations qui accueillirent ces mesures. Nous
estimons, pour notre part, que l'inamovibilité ne saurait,
en effet.empêcher un magistrat coupable d'être frappé
par la justice de son pays ; mais nous soutenons que,
sauf le cas d'une condamnation à une peine atflic-tive ou
infamante, formellement prévu par le Code pénal, on ne
peut, à moins de commettre une illégalité, déposséder
un magistrat inamovible de son siège, sans se conformer
aux formalités prescrites en pareil cas par la loi, c'est-à-
dire, sans soumettre les actes du magistratincriminéà la
juridiction disciplinairecompé-tente. Les
condamnations, ainsi prononcées par les Commissions
mixtes, constituent donc, à notre avis,
— 113 —
une violation du principe de l'inamovibilité; violation
d'autant plus grave que, quelques jours avant l'insti-
tution de ces commissions par une circulaire du 3
février 1852 (1), la Constitution du 14 janvier, avait
reconnu une fois de plus, ce principe. Le préambule de
la Constitution, place en effet l'inamovibilité, au
nombre des choses immuables, qui doivent survivre à
tous les gouvernements, et l'article 26, en confie la
garde au Sénat (2).
Tout ce que nous venons de rappeler, montre que les
sentiments qui animaient la magistrature, étaient, en
majorité, favorables au nouveau régime. Qu'allait faire
le gouvernement, en présence de cette attitude ? Nous
avons vu que la Constitution consacrait l'inamovibilité
d'une façon un peu indirecte, elle était d'ailleurs muette
sur l'organisation des tribunaux. On pouvait) en
conclure que cette organisation resterait intacte, c'est,
en effet, ce qui eut lieu, et, sauf les condamnations,
prononcées par les Commissions mixtes, con-
damnations qu'on cherchait à excuser par des raisons
de sûreté publique, l'inamovibilité fut respectée à cette
époque, de la manière la plus complète, du moins quant
aux actes ostensibles du gouvernement. Cette
restriction nous est inspirée parla lecture du livre de M.
Odilon-Barrot, De l'organisation judiciaire en

i. Moniteur, n°35, du mercredi 4 février 1852. p. 189. 2.


Moniteur, a" 15, du jeudi 15 janvier 1852. pp. 77 et 78.
8
Àlasseur
— 114 —
France, où il est affirmé que les sollicitations furent
nombreuses, auprès du Président de la République,
tendant à faire pratiquer une nouvelle épuration. M.
Picot, de son côté, dans son ouvrage sur La Réforme
judiciaire en France, déclare tenir de source certaine que
le décret du 1er mars 1852, sur la limite d'âge (1), n'aurait
été qu'une transaction entre les ennemis de
l'indépendance des juges, et le gouvernement, qui sentait
la nécessité de cette indépendance. Ce décret, en effet,
frappait un certain nombre de magistrats, attachés aux
vieilles traditions et aux dynasties tombées, et les
éloignait du corps judiciaire. Si on tient compte des
circonstances, les protestations qui accueillirent ce
décret, semblent donc naturelles.
Ces protestations furent vives : c'est ainsi que, en
1:854, M. Sauzet, ancien garde des sceaux, le qualifiait
d* « œuvre funeste, aveugle comme une date, inflexi-«
ble comme un châtiment, épargnant les infirmités « qui
n'ont pas l'âge, frappant l'âge qui n'a pas les « infirmités
».
Quoi qu'il en soit, et quel qu'ait été le but du gou-
vernement, nous devons renouveler ici le jugement que
nous avons porté, dans la première partie de cette étude,
sur le décret du 1" mars 1852. Nous avons expliqué, à
cette place, combien il était utile de pouvoir faire
descendre de leur siège les magistrats inftr-

1. Moniteur, n° 62, du mardi 2 mars 1852, p 346.


— 115 —
mes, sans recourir, pour cela, à des mesures person-
nelles, toujours blessantes. D'ailleurs, sur quoi s'ap-
puyer, pour formuler une règle générale, de ce genre,
sinon sur la limite d'âge, « aveugle comme une date » ?|
La perfection est impossible, dans les œuvres humai-
nes, et il faut savoir se contenter de celles dont les
inconvénients sont compensés par des avantages plus
grands.
Le décret du 1er mars 1852, pris en lui-même, nous
semble donc, ne constituer aucune atteinte au principe
de l'inamovibilité, sauf, comme nous l'avons vu, sur
deux points : d'abord, en fixant à des âges différents la
mise à la retraite, pour la Cour de cassation, et pour les
autres cours et tribunaux, ensuite, en plaçant dans une
situation fausse, les magistrats atteints par (a limite
d'âge et non encore remplacés. Rappelons, pour être
juste, que cette dernière disposition n'a jamais été
appliquée, et ne le sera vraisemblablement jamais, vu
le nombre des concurrents, à chaque place vacante.
Ainsi, l'établissement de la mise à la retraite, par
limite d'âge, quoiqu'elle constituât, en somme, une
réforme très heureuse, devait être violemment atta-
quée. 11 faut reconnaître que les circonstances étaient
bien propres à expliquer cet accueil, car il était à peu
près impossible, à cette époque, au gouvernement, de
se justifier d'avoir ainsi voulu frapper des adversaires ;
ce sont en effet, pour la plus grande partie, des
adversaires, qui ont souffertdecette mesure.
— 116 —
Les protestations dont nous avons parlé finirent par
aboutir à une pétition présentée au Sénat par le président
honoraire de la Cour impériale de Bourges, le 30 juin
1862 (1). Cette pétition fut renvoyée au ministre de la
justice, et il n'y fut pas donné suite.
Le 8 mars 1852, quelques jours après le décret sur la
limite d'âge, paraissait un autre décret rétablissant le
serment pour les fonctionnaires, et en particulier, pour
les magistrats (2). Cette mesure entraîna un certain
nombre de démissions ; mais, à partir de cette époque, la
situation des magistrats assis fut solidement assurée.
Au moment où l'Empire fut établi, par le sénatus-
consulte du 2 décembre 1852, l'organisation judiciaire
fut encore laissée intacte, et, sauf quelques nouvelles
démissions, toujours volontaires, les tribunaux con-
servèrent leur personnel, et la distribution de la justice
ne fut même pas troublée par cet événement.
Le régime impérial était ainsi constitué, après une
année de transition,, sans avoir recouru à une épuration
générale de la magistrature. Cette attitude, respectueuse
du principe de l'inamovibilité, s'est continuée jusqu'à la
fin du règne de Napoléon III, et, pendant tout ce temps,
nous n'avons à relever aucune tentative sérieuse contre
cette institution.

1. Moniteur, n° 482, du mardi Ie' juillet 1862. p. 992.


2. Moniteur, n°69, du mardi 9 mars 1852, p. 389.
— 117 —
Nous devons cependant signaler, dans le domaine de
la théorie pure, une atteinte momentanée, subie par ce
principe. Nous avons vu que, depuis la Révolution, et
jusqu'à la Constitution du 44 janvier 1852, il avait
formelle ment été consacré par tous les textes consti-
tutionnels. Nous savons, de plus, que cette dernière
Constitution avait, dans son article 26, confié au Sénat
la garde de l'inamovibilité de la magistrature. Or,
l'article 12 d'un sénatus consulte du 8 septembre 1869
(1), est venu abroger l'article 26 de la Constitution. Rien
ne restait donc plus, pour protéger l'inamovibilité, qui
passait ainsi au rang de simple principe de droit.
Cette situation qui n'a, d'ailleurs, rien changé dans la
pratique, n'a pas duré longtemps. L'année suivante,
quelques mois avant de disparaître, le régime impérial
se transformait dans un sens libéral, et le sénatus-con-
sul te du 20 avril 1870 (2), venait régler le nouvel état
de choses. L'article 15 de cet acte est conçu en ces ter-
mes : « La justice se rend en son nom (de l'empereur)
« L'inamovibilité de la magistrature est maintenue. »
C'était rendre à ce principe, le caractère constitution-
nel, qui lui avait été enlevé peu de temps auparavant.

1. Journ. Off., n°249, du vendredi 10 septembre 1869, p. 1207.


2. Journ. Off.. a" 111, du samedi23 avril 1870, p. 721.
CHAPITRE VII

LA TROISIÈME RÉPUBLIQUE

Pendant la malheureuse guerre de 1870, et quoiqu'un


changement de régime se fût produit, les magistrats
s'acquittèrent de leur devoir, sans défaillance. Partout où
cela était possible, môme sur les points du territoire
occupé par l'ennemi, les tribunaux continuèrent à
fonctionner, sans interruption. Cependant, el] malgré
l'attitude correcte des magistrats, au cours de cette triste
et douloureuse période, nous devons relever une
regrettable atteinte, portée alors au principe de
l'inamovibilité.
Le gouvernement de la Défense nationale, proclamé
au 4 septembre, avait placé à la tète du département de
la justice, M. Crémieux, l'ancien membre du gou-
vernement provisoire de 1848. Cet homme politique,
fidèle aux principes qu'il avait défend us à cette dernière
époque,considérait encore l'inamovibilité delà magis-
trature, comme étant suspendue à l'avènement d'un
— 119 —

nouveau régime. C'est dans cet esprit, et par applica-


tion de ces doctrines, qu'il présenta, et fit accepter à la
délégation de Bordeaux, dont il faisait partie, deux
décrets, en date du 28 janvier et du 3 février 1871,
portant déchéance de quinze magistrats, alors inamo-
vibles, mais ayant fait partie, à titre de membres du
ministère public, des commissions mixtes de 1852 (1).
Il est permis de juger très sévèrement l'institution
des commissions mixtes, et la conduite des magistrats
qui ont consenti à siéger dans ces commissions. Nous
estimons cependant que le principe de l'inamovibilité
est d'une nature trop élevée, pour être ainsi méconnu.
D'ailleurs, comme nous le disions à propos des magis-
trats proscrits par ces mêmes commissions mixtes, il
existe, en France, une juridiction disciplinaire, desti-
née à la répression des faits portant atteinte à la dignité
et à l'honneur de la fonction judiciaire. Il n'appartient
donc pas au gouvernement de se substituer à cette
juridiction, et son intervention, dans le cas qui nous
occupe, nous semble injustifiée.
Enfin, ce qui donne à ces mesures, un caractère
incontestable d'arbitraire, c'est ce fait, que les quinze
magistrats, ainsi révoqués, n'étaient pas les seuls sur-
vivants de ceux qui avaient fait partie des commissions
mixtes. On peut donc se demander à bon droit, pour-
quoi une sélection fut opérée parmi ces derniers, et à

1. Bull. 24, n° 514 et 24, n° 516.


— 120 —

quel titre un sertain nombre d'entre eux furent épargnés


(1).
Du reste, l'illégalité de ces décrets était tellement
évidente que, dès les premiers jours qui suivirent la
réunion de l'Assemblée nationale, on en demandait
l'annulation. Le 3 mars, M. Dufaure, ministre de la
justice, déposait un projet dans ce sens (2).
Nous ne reviendrons pas longuement, sur la discus-
sion de ce projet, dont nous avons eu déjà l'occasion de
nous occuper, dans la première partie de cette étude.
Rappelons seulement, que M. Venta von, l'auteur du
rapport, lu à l'Assemblée le 23 mars (3), proposait
d'annuler les décrets de M. Grémieux, pour les raisons
que nous avons données plus haut : inégalité de trai-
tement envers les magistrats ayant fait partie des
commissions mixtes, et révocation prononcée sans l'in-
tervention de la juridiction disciplinaire, ce qui cons-
tituait une violation du principe de l'inamovibilité. Le
rapporteur faisait encore ressortir l'inopportunité des
mesures en question, alors que près de vingt années
s'étaient écoulées, depuis qu'avaient eu lieu les faits
qu'elles voulaient flétrir, et au moment où, la patrie étant
en danger, la défense du territoire aurait dû absorber
tous les soins du gouvernement, et lui inspi-

1. Il restait, paraît-il, au moment de ces décrets, 39 magistrats


inamovibles, ayant fait partie des commissions mixtes.
2. Journ. Off., n°65, du lundi 6 mars 1871, p. 139.
3. Annales de l'Assemblée nationale, t. II, p. 76.
— 121 —
rer le désir d'écarter toute cause de division. Un député,
M. Limpérani, présenta quelques objections, au sujet
delà constitutionnalitédu principe de l'inamovibilité, et
fit ainsi durer plusieurs séances, une discussion, dont
l'issue n'était pas douteuse. Quoi qu'il en soit,
l'Assemblée, par un vote du 25 mars, annula les décrets
du 28 janvier et du 3 février (1).
C'est à cette époque, que furent publiées les Obser-
vations de M. Grémieux, au sujet de ces décrets, dans
lesquelles, il cherche à expliquer sa conduite en cette
circonstance. Le Journal Officiel, qui était imprimé à
Paris, pendant la Commune, reproduit les principaux
passages de cet ouvrage (2). On peut y remarquer la
phrase suivante, que l'auteur adresse aux magistrats
révoqués par lui, et qui montre bien que son état
d'esprit n'avait pas changé,] depuis 1848. « Vous osez
invoquer le privilège de « l'inamovibilité, dit l'ancien
ministre de la justice, « vous qui, en 1852, avez
proscrit Delord, inamovible, « Clerc-Lassalle,
inamovible, Ballot des Minières, ina-« movible,
Cellerier, inamovible ». M. Crémieux s'appuie donc en
1871 sur les proscriptions de 1852, de même qu'en
1848, il évoquait l'épuration de 1815. La mise en
pratique d'un semblable système, semble vouloir
justifier ce principe, que celui qui arrive au pou-

1. Annales de VAssemblée nationale, t. II, p. 130.


2. Journ. 0/f., n° 86, du lundi 27 mars 1871, p. 202.
— 122 —
voir doit exercer des représailles, et que, logiquement, il
pourra excuser ses fautes, en invoquant celles du
gouvernement qui l'aura précédé. Cette manière de voir
et d'opérer, est, selon nous, dangereuse et impolitique,
nous estimons qu'en pareilles circonstances, la fermeté
ne doit pas exclure l'esprit d'apaisement.
En dehors de la loi du 25 mars 1871, qui donne
satisfaction à la justice et à l'opinion, nous n'avons rien
de très important à signaler au sujet de l'histoire du
principe qui fait l'objet de cette étude, jusqu'au vote des
lois constitutionnelles de 1875. Nous avons fait ressortir,
que ces lois sont muettes sur l'inamovibilité de la
magistrature, et qu'il est permis de conclure de là que
leurs auteurs n'ont vraisemblablement pas voulu donner
à ce principe, le caractère constitutionnel. D'ailleurs, dès
ce moment, un mouvement se dessinait dans le
parlement, qui devait aboutir à la loi du 30 août 1883.
On sait, qu'en 1877, le parti conservateur avait perdu
définitivement la majorité dans les Chambres., et qu'à
cette époque, l'esprit général considérait à tort ou à
raison, la magistrature, comme restant attachée à la
politique de ce parti.
D'autre part, beaucoup d'hommes éminents pensaient
qu'une réforme de l'organisation judiciaire s'imposait,
que notamment, le personnel était beaucoup trop
nombreux pour les besoins du service. C'est sous
l'inspiration de ces deux idées, que se produisirent les
nombreux projets que nous allons examiner.
— 123 —

Il convient donc de faire remonter jusque-là, l'étude de


la loi de 1883, car nous trouvons dans ces projets
successifs, tous les éléments, dont l'étude et la discus-
sion, ont abouti à la confection de cette loi.
Le 22 mars 1879, M. Boysset, et plusieurs de ses
collègues, déposaient, sur le bureau de la Chambre des
députés, une proposition de loi, tendant à conférer une
nouvelle investiture aux magistrats inamovibles..
L'exposé des motifs s'appuyait sur les précédents de
1815 et de 1848, pour affirmer, qu'à chaque change-
ment de régime, cette opération était logique et néces-
saire. Aussi, les auteurs du projet proposaient-ils, de
donner mandat au gouvernement, de l'accomplir dans
un délai de trois mois (art. 1er). Les magistrats qui
n'auraient pas reçu l'investiture, dans ce délai, cesse-
raient leurs fonctions, de plein droit (1).
Après un rapport sommaire, présenté par M. Rubil-
lard, le 1" août (2), la proposition fut prise en consi-
dération, le 2 décembre, par 320 voix contre 152(3), et
renvoyée à l'examen d'une commission, qui fut bientôt
saisie d'autres projets analogues. Le plus important,
avait été présenté à la Chambre, par M. Gazot, ministre
de la justice, au nom du gouvernement, le 20 janvier
1880 (4). 11 comportait une forte réduction

1. Journ. Off., n» 95, du dimanche 6 avril 1879, p. 3023.


2. Joûrn. Off., n° 332, du jeudi 4 décembre 1879, p. 10629.
3. Journ. Off., n° 331, du mercredi3 décembre 1879, p 10604.
4. Journ. Off., n° 50, du vendredi 20 février 1880, p. 1975.
— 124 —
dans le personnel des cours et tribunaux, mais, chose
très importante, à notre point de vue, il respectait
complètement, dans sa lettre, comme dans son esprit, le
principe de l'inamovibili'é. Les magistrats, titulaires des
sièges supprimés, conservaient leur titre et leur
traitement, jusqu'à ce qu'ils aient été pourvus d'autres
postes, ou atteints parla limite d'âge (art. 6 du projet de
loi).
Le 27 janvier, M. Goblet, présentait à son tour une
proposition (1). L'exposé des motifs, montrait la néces-
sité de l'inamovibilité, dans une organisation judiciaire
où les juges sont nommés par le pouvoir exécutif.
L'auteur demandait toutefois la suppression de «
l'inamovibilité de résidence », c'est-à-dire de celle qui
consiste, pour un magistrat, à ne pouvoir être nommé,
sans son consentement, à un poste autre que celui qu'il
occupe, ce poste fût-il équivalent ou même supérieur.
Cette proposition fut également renvoyée à la Commis-
sion, ainsi qu'une autre, présentée comme la précédente
le 27 janvier 1880, par M. Varambon, donnant au garde
des sceaux, afin d'arriver à la réduction du personnel, le
droit d'admettre d'office à la retraite, pendant un an, à
partir du vote de la loi, tout magistrat ayant vingt ans de
services (2).
Enfin, un dernier projet, émanant de MM. Versigny

1. Journ. Off., n° 50, du vendredi 20 février 1880. p. 1978.


2. Journ. Off., n» 51, du samedi 21 février 1880, p. 2016.
— 123 —
et Bernard, fut déposé sur le bureau de la Chambre le
14 février (1), autorisant, pendant un an, le ministre, à
mettre à la retraite, avec une pension proportionnelle,
les magistrats non compris dans la nouvelle organisa-
tion judiciaire.
A l'examen et à l'énoncé même de ces projets, on
reconnaît que les uns respectaient le principe de l'ina-
movibilité, et que les autres n'en tenaient pas compte.
La Commission se rangea à l'opinion de ces derniers,
et chargea son rapporteur, M. Waldeck-Rousseau, de
présenter à la Chambre le résultat de ses travaux. Ce
rapport conclut nettement à la suspension de l'inamo-
vibilité, pour permettre au gouvernement, d'éliminer
les magistrats considérés comme étant opposés à la
politique nouvelle (2). Enfin, le 1" juin, un rapport
supplémentaire fixa à un an la durée de la suspension
proposée, en admettant une retraite, pour les magistrats
éliminés, ayant accompli trente ans de services (3). Ces
conclusions furent discutées les 13, 15,16, 17, 20 et 22
novembre (4) et adoptées à cette dernière date, par 285
voix, contre 161 (5).
Le projet ainsi voté, fut transmis au Sénat, le 29 no-

1. Journ. Off., n° 56, du jeudi 26 février 1880, p. 2232.


2. Rapport déposé le 28 février 1880 (Journ. Off., n° 68, du
mardi 9 mars 1880, p. 2801).
3. Journ. Off.,i>° 156, du mardi 8juin 1880, p. 6235.
4. Journ. Off. des lendemains.
5. Journ. Off., a" 321, du mardi 23 novembre 1880, p. 11377.
— 126 —
vembre 1880 (1). Cette assemblée, paraissait peu dis-
posée à y donner son approbation, et, le 9 décembre, M.
Hérold. déposait un contre-projet, demandant des
réductions dans le personnel, mais conservant aux
magistrats dont les sièges étaient supprimés, leur titre et
leurs appointements, jusqu'à ce qu'ils aient été replacés
ou admis à la retraite (art. 5) (2).
Enfin, le 3 mars 1881, M. Bérenger présentait un
rapport, au nom de la commission sénatoriale de
réforme judiciaire, au sujet du projet voté par la
Chambre. Le rapporteur constatait que la suspension de
l'inamovibilité avait été unanimement rejetée par la
commission ; il faisait ensuite l'historique de ce principe
en France,et démontrait qu'il fallait le maintenir, en
l'étendant même à l'Algérie. 11 admettait cependant que
des réductions de personnel étaient nécessaires (3). Le
gouvernement, comprenant que le projet serait rejeté,
dans la partie essentielle, à son point de vue, le retira par
décret du 15 novembre 1881 (4).
Mais cet état de choses ne devait pas se prolonger
longtemps ; le gouvernement et la majorité de la
Chambre ne tardèrent pas à tenter un nouvel effort pour
arriver au but réellement poursuivi. Le 2 février 1882,
M. Martin-Feuillée déposait une nouvelle propo-
1. Journ. Off., no 337, du jeudi 9 décembre 1880, p. 12097.
2. .'ourn. Off., n° 346. du samedi 18 décembre 1880, p. 12168.
3. Journ. Off., Sénat, annexes, 1881, p. 209.
4. Journ. Off., Sénat, annexes, 1881, p. 802.
— 127 —

sition sur le bureau de la Chambre (I), contenant un


très grand nombre de modifications et de réductions
dans le personnel judiciaire; pour les réaliser, l'auteur
accordait aux magistrats, dont les sièges seraient sup-
primés, une retraite proportionnelle (art. 106). Quel-
ques jours après, le 16 février, M. Gustave Humbert,
garde des sceaux, présentait un projet analogue (2).
D'autres propositions suivirent, parmi lesquelles celles
de MM. Versigny et Bernard, Giraud, Bisseuil, de Son-
nier (3). La plupart concluaient à la suspension de
l'inamovibilité.
La commission, à laquelle toutes ces propositions
avaient été renvoyées, adopta, sur un grand nombre de
points, le projet du gouvernement. Il y eut cependant
divergence marquée en ce qui concerne l'application du
principe de l'inamovibilité. Le rapport, pré-sente par
M. Pierre Lcgrand. au nom de cette commission, le G
mai (4), concluait dans l'article 43 non seulement à la
suspension, comme le gouvernement, mais encore à la
suppression complète. « Jamais, en France, « disait le
rapporteur, cet état d'inamovibilité n'a « existé
légalement au profit des magistrats; son prince cipe ne
se trouve inscrit dans aucune de nos lois. 11 « n'a été
proclamé que dans des documents essentiel-
1. JourH. Off., Chambre, annexes, 1882, p. 309.
2. Journ. Off., Chambre, annexes. 1882, p. 377.
3. Journ. Off., Chambre, annexes, 1882, pp. 416,445, 1507.
4. Journ. Off., Chambre, annexes, 1882, p. 1285.
— 128 —

« lement politiques, dans des Constitutions dont le


« sort est de disparaître avec le gouvernement qui les
« a faits. » 11 semble cependant que la reconnaissance
formelle de l'inamovibilité, par toutes les Constitu
tions françaises, sans exception, constitue, pour ce
principe, une existence légale d'autant plus réelle que
la nécessité en a été reconnue par tous les gouver
nements. I
A l'appui de ses conclusions, M. Pierre Legrand
énumérait, une fois de plus, les arguments déjà produits
par les adversaires de l'inamovibilité : l'inutilité de cette
institution pour avoir de bons juges, l'impossibilité pour
le gouvernement de réparer les erreurs qu'il a pu
commettre en nommant un indigne ou un incapable.
Enfin, il indiquait l'élection comme le mode de
nomination préféré par la commission
La discussion fut ouverte le 30 mai, à la Chambre, et
continuée les 5, 6, 8 et 10 juin 1882 (1). Le 10 juin, la
suppression de l'inamovibilité était votée par 283 voix
contre 192 (2). C'est la première fois qu'une Chambre
française émettait un vote défavorable à l'application de
ce principe.
Ce vote étant considéré comme acquis, la commis-
sion de la Chambre commença l'étude d'un projet, basé
sur le recrutement des magistrats par voie d'élec-

1. Journ Off., 1882, Chambre, débats t'n extenso, des lendemains.


2. Journ. Off., 1882, Chambre, débats in extenso, p. 859.
— 129 —
tion, dont le principe avait été en même temps admis.
M. Lepêre fut chargé du rapport qu'il déposa le 23 no-
vembre 1882 (1). Ce rapport fut discuté les 15, 16,18,
20, 22, 23, 25 et 27 janvier 1883 (2). Le premier jour,
l'examen se concentra immédiatement sur l'article 1er
du projet, ainsi conçu : « L'inamovibilité est supprimée
: les juges sont élus. » La discussion ne dépassa pas cet
article aux séances suivantes, et, le 27 janvier, la
Chambre, par un vote absolument contraire à celui du
10 juin précédent, le rejetait par 274 voix contre 224
(3). La démission de la commission suivit ce vote.
11 y a lieu que rappeler ici que, le 8 janvier, c'est-à-
dire quelques jours après le dépôt du rapport de M.
Lepère et avant même que ce rapport fût discuté, M.
Devès, ministre de la justice, opposé, pour sa part, à la
suppression de l'inamovibilité, et n'en demandant que
la* suspension, avait soumis à la Chambre une
proposition de loi dans ce sens (4). Aux termes de cette
proposition, les magistrats éliminés devaient recevoir
une pension. Mais, avant qu'elle fût mise à l'ordre du
jour de l'assemblée, le ministère dont M. Devès faisait
partie, était renversé. M. Martin-Feuillée, garde des

1. Journ. Off., Chambre, annexes, 1882, p. 2576.


2. Journ. Off., Chambre, débats in extenso, des lendemains.
3. Journ. Off, Chambre, débats t'n extenso, 1883, p. 158.
4. Journ. Off., Chambre, annexes, 1883, pp. 146 et 199.
Alasseur 9
— 130 —

sceaux dans le cabinet qui le remplaça, présenta le 10


mars un autre projet, dont les dispositions ne diffèrent
pas sensiblement de celles du précédent (1). M. Jules
Roche, rapporteur de la commission chargée de
l'examen de ce projet, conclut dans le môme sens le 19
mai 1883 (2). La discussion eut lieu les 24, 26, 28, 29 et
31 mai, 2, 4 et 5 juin (3), et l'adoption en fut décidée à
celte dernière séance par 343 voix contre 130 (4).
Le Sénat reçut communication de ce projet le 7 juin
(5) et le renvoya à une commission nommée à cet effet.
Le 12 juillet (6), M. Tenaille-Saligny, au nom de cette
commission qui l'avait chargé du rapport, proposa
quelques modifications; il demanda notamment de
limiter le nombre des éliminations à celui des sièges
supprimés, ce qui obligeait à reconstituer les cours et
tribunaux avec des éléments empruntés au personnel
judiciaire actuel. Cette disposition, ajoutait le
rapporteur, constituait la preuve que la loi n'avait pas
pour -but de procéder à des éliminations dans le corps
judiciaire, mais que ces éliminations n'étaient qu'un
moyen nécessaire pour arriver à réduire le personnel.
1. Journ. 0ff., Chambre, annexes, 1883. p. 377.
2. Journ. Off., Chambre, annexes, 4883, p. 753.
3. Journ. 0ff., Chambre, débats in extenso des lendemains.
4. Journ. Off., Chambre, débats in extenso, 1883. p. 1192.
5. Journ. Off., Sénat, annexes, 1883, p. 820,
G. Journ. Off., Sénat, annexes, 1883, p. 899.
— 131 —

L'examen de ce rapport fit partie de l'ordre du jour des


19, 20. 21, 23,24, 25, 26, 27, 28, 30 et 31 juillet (1 ). On
commença par adopter, par 133 voix contre 130, le
paragraphe 2 de l'article 15, portant que les éliminations
auraient lieu sur tout le personnel (2). Puis, l'ensemble de la
loi fut adopté le 31 juillet par 144 voix contre 129 (3).
Revenu à la Chambre ce même jour (4), à raison de
quelques modifications de détail apportées par le Sénat, la loi
y fut adoptée le lendemain Ie' août avec ces modifications,
après rapport de M. Jules Roche (5), par 259 voix contre
32(6). Ces chiffres permettent de constater le nombre
considérable d'abstentions qui se produisirent à ce sujet.
Cette loi, promulguée le 30 août 1883 (7), comportait
suspension de l'inamovibilité, pour trois mois, à partir de
cette date, suppression de 383 sièges de magistrats
inamovibles et de 231 emplois de magistrats debout.
Comme d'après le texte, les éliminations pouvaient porter
indistinctement, sur l'ensemble du personnel judiciaire, à
condition de ne pas

1. Journ. Off., Sénat, débats m extenso des lendemains.


2. Journ. Off., Sénat, débats in extenso, 1883, p. 1149.
3. Journ. Off., Sénat, débats in extenso, 4883, p. 4473,
4. Journ. Off., Chambre, annexes, 4883, p. 4446.
5. Journ. Off., Chambre, annexes, 4883. p. 1546.
6. Journ. Off., Chambre» débats in extenso, 4883, pp.
2056 à 2065.
7. Journ. Off., n°236, du jeudi 30 août 4883.
— 132 —
dépasser le nombre total des sièges supprimés, le gou-
vernement pouvait donc remplacer 614 magistrats assis.
11 faut ajouter que la Cour de cassation était soustraite à
ces dispositions (art. 11, § 1er). Cependant, l'article 11, §
3 portait qu'aucun magistrat, à quelque juridiction qu'il
appartînt, ne serait maintenu, s'il avait fait partie des
commissions mixtes. Or, l'un des membres de la Cour
suprême, se trouvait atteint par ce texte. Sa démission
vint d'ailleurs en rendrel'appli-cation inutile et lever la
difficulté.
Toutes ces discussions, tous ces projets, tous ces tra-
vaux, dont les premiers remontaient à quatre ans,
venaient donc aboutir à ce résultat, de suspendre l'ina-
movibilité pendant trois mois, pour permettre quelques
suppressions de sièges ; l'organisation j udiciaire, ne
subissait que des modifications insignifiantes, aucune
réforme n'était accomplie. Aussi, on a pu insinuer, avec
quelque vraisemblance, que tous les plans
successivement préconisés, étaient destinés à jeter un
voile sur le vrai but de la loi qui était de pratiquer une
épuration de la magistrature.
Sans prendre parti dans cette discussion, nous nous
bornerons à faire remarquer que si une diminution du
personnel était vraiment indispensable, ce que nous ne
contestons aucunement, il n'était nullement nécessaire
pour arriver à ce résultat, d'employer un moyen aussi
contraire aux principes que nous considérons comme la
sauvegarde de l'indépendance judiciaire,
— 133 —
d'autant plus, et nous insistons sur ce point précé-
demment élucidé, que la suspension de l'inamovibilité
ne s'imposait pas.
La loi de 1883 a porté un coup très sensible à cette
institution, car, intervenant à une époque éloignée dé
loute révolution, elle crée un précédent politique fort
dangereux, à notre avis, sur lequel tout gouvernement
sera susceptible de s'appuyer, à l'avenir, pour prendre
des mesures analogues.
Ceux qui avaient compté sur une réforme judiciaire,
ont donc vu leurs espérances déçues ; aussi, les projets
continuèrent-ils nombreux, depuis la loi de 1883. Sans
entreprendre l'en uniération complète de ces projets,
nous citerons ceux qui nous ont paru les plus intéres-
sants, en ce sens qu'ils s'occupent d'une façon spéciale
du principe de l'inamovibilité.
Le 18 mars 1890, M. Saint-Romme, déposait sur le
bureau de la Chambre des députés, une proposition
portant suppression de ce privilège, et conférant au
garde des sceaux assisté du Conseil supérieur de la
magistrature le droit de révocation (1).
Le 13 novembre de la même année, M. Martineau
proposait la suppression des tribunaux ayante juger
moins de cent affaires par an (2). Nous ne discuterons
pas l'opportunité de cette suppression, nous constate-
!.. Journ. Off-, Chambre, annexes, session ordinaire, 1890,p. MM. 2.
Journ. Off., Chambre, annexes, session extraordinaire, 1890, p.
407.
— 134 —
rons seulement que l'auteur respectait de la manière la
plus complète le principe de l'inamovibilité. On trouve,
en effet, dans l'exposé des motifs, l'intention formelle de
réintégrer, dans un temps plus ou moins long, les
magistrats dont les sièges seraient supprimés.
Citons encore le projet de M. Ricard, garde des
sceaux, en date du 27 janvier 1896 (1), L'auteur s'y
montre également fort respectueux du privilège de
l'inamovibilité, puisqu'il maintient leur traitement aux
magistrats, dont les sièges seraient supprimés, jusqu'à ce
qu'un poste équivalent leur soit offert.
Terminons ici cette énumération, forcément incom-
plète, en constatant que la question de la réforme judi-
ciaire reste à l'ordre du jour. Espérons que si cette
réforme s'accomplit, dans un avenir prochain, le prin- j
cipede l'inamovibilité, auquel nous sommes fermement
attaché, n'aura pas à en souffrir.
i. Joum. 0^"., Chambre, annexes, session ordinaire, 1896, p. 30.
CONCLUSION

Au cours de cette étude, nous avons examiné, au


point de vue historique, les diverses phases, successi-
vement traversées en France, par le principe de l'ina-
movibilité de la magistrature. Nous avons cherché à
démontrer que le privilège que confère cette institution
a été, jusqu'ici, le moyen le plus efficace qui ait été
employé, pour assurer l'indépendance des juges. Nous
avons enfin constaté, qu'en général, l'opinion publique
considère cette indépendance comme étant nécessaire,
qu'instinctivement, elle la réclame; mais que les pas-
sions politiques, plus fortes et plus dominantes, dont
sont ordinairement animés les hommes arrivés à la tête
du gouvernement, par dos moyens plus ou moins vio-
lents, les incitent, dans le but de donner plus de force à
leur parti, à se rendre maîtres du pouvoir judiciaire. Il
n'est donc pas étonnant, dans ces conditions, que le
privilège de l'inamovibilité ait reçu bien des atteintes.
Aussi, en présence de ces résultats, vient-il naturel-
lement à l'esprit de ceux qui sont partisans de cette
— 136 —

institution, de lui créer, une situation, tellement forte,


qu'elle devienne immuable, et à l'abri de toutes les
attaques.
Quelles réformes faudrait-il apporter à l'organisation
actuelle, pour atteindre ce résultat ? On a songé à
changer le mode de recrutement. L'élection, par son
essence même, a, dit-on, le grand avantage de supposer
l'inamovibilité de l'élu. Celui-ci n'a de comptes à rendre
qu'à ses électeurs, et le gouvernement, qui n'a pas
concouru à sa nomination, ne peut avoir aucune action
sur lui, Nous ne contestons pas la valeur de cet
argument, mais, nous ferons remarquer que, le principe
de l'inamovibilité étant accepté, il doit être considéré
comme un moyen d'indépendance, et non comme une
résultante. Or, il est constant, que si le juge élu peut être
indépendant vis-à-vis du gouvernement, il ne saurait
l'être vis-à-vis de ses électeurs, surtout si, comme c'est à
prévoir, l'intervention de la politique se produit. Une
réforme dans ce sens, ne nous semble donc pas
désirable, car, loin de consacrer l'indépendance des
juges, elle atteindrait justement le résultat contraire.
Les arguments par lesquels nous repoussons l'élection
par le suffrage universel ont été si souvent donnés que
ce mode de recrutement est aujourd'hui assez rarement
proposé. Aussi réclame t-on plutôt l'élection au suffrage
restreint. D'après les partisans de ce système, le collège
électoral serait composé des membres des tribunaux,
avec ou sans les auxiliaires de la jus-
— 137 —
tice : avocats, avoués, greffiers, etc. Dans le second
cas, il serait à craindre de voir se renouveler les
inconvénients de l'organisation de l'ancien régime, et
d'assister à la reconstitution de familles de magistrats
se recrutant perpétuellement dans le même cercle.
Dans le premier cas, le juge se trouverait dans un état
de dépendance vis-à-vis des auxiliaires de la justice
formant la grande majorité des électeurs, dont il est, en
somme, le supérieur et auxquels, malgré cela, il devrait
sa situation.
L'élection nous semble donc devoir être écartée en
toute hypothèse, car elle ne donnerait aucune indépen-
dance aux magistrats ainsi nommés.
11 faut, par suite, admettre que ces fonctionnaires
seront choisis par le gouvernement. Ce mode de recru-
tement, combiné avec l'attribution d'une inamovibilité
réelle et efficace, leur assurera une indépendance com-
plète. En outre, les choix seront mieux faits par un
ministre éclairé par toutes les références dont il dis-
pose que par des électeurs nécessairement incom-
pétents et partiaux. En un mot, l'élection, par sa nature
et à raison des pratiques que comporte nécessairement
son application, ne peut donner de bons résultats,
tandis que la nomination, opérée par un ministre
intelligent et animé de l'amour du bien public, donnera
toute garantie si elle a pour complément
l'indépendance assurée par une inamovibilité certaine
et inattaquable.
138 -
Ce n'est pas que nous approuvions sans réserves
l'organisation actuelle. Nous avons constaté que cette
organisation, pas plus que celles qui l'ont précédée, ne
peut assurer l'indépendance pleine et entière du juge.
Nous estimons que la raison de cette insuffisance réside
dans ce fait que l'inamovibilité n'est qu'un des côtés de
l'indépendance. Elle garde le magistrat de toute crainte
du pouvoir, mais elle ne l'empêche pas d'attendre de lui
des faveurs. C'est cette porte ouverte aux sollicitations
qui permet au gouvernement d'exercer une influence sur
les membres des tribunaux, et cette influence, acceptée
par les intéressés et par l'opinion, finit par avoir une
action sur l'inamovibilité elle-même.
Il faudrait donc, selon nous, mettre les juges à l'abri
de tout espoir de faveur. Convient-il de supprimer
complètement l'avancement pour cela ? Nous ne le
pensons pas, mais on pourrait, nous semble-t-il, le
réglementer de façon à atténuer les inconvénients que
nous venons de signaler. Ne pourrait-on créer, par
exemple, un tableau d'avancement analogue à celui qui
existe dans l'armée, et où les plus méritants seraient
inscrits, sur la proposition de leurs supérieurs ? Ce serait
peut-être beaucoup demander. Une modeste réforme,
cependant, pourrait être tentée dans cet ordre d'idées.
Elle consisterait à fixer d'une façon précise la filière des
grades par lesquels devraient passer successivement les
magistrats, et à décider
— 139 —

qu'on né pourrait être nommé,d'un grade donné, qu'au


grade immédiatement supérieur. Ce serait déjà un
grand pas de fait dans la voie où nous souhaitons de
voir s'engager l'administration de notre pays, et nous
pourrions espérer, en procédant dans cet esprit, à des
réformes judiciaires appliquées avec discernement,
arriver peu à peu à posséder une magistrature vrai-
ment inamovible, c'est-à-dire vraiment indépendante.

vu :
Le président de la thèse, E.
CHAVEGRIN.
vu : Le
doyen,
GLASSON.
VU ET PERMIS D'IMPRIMER:
Le vice-recteur de l'Académie de Paris,
LIARD.
TABLE DES MATIÈRES

Pages
INTRODUCTION, ........................................................................... 4

PREMIÈRE PARTIE Le

principe de l'inamovibilité

CHAPITRE I. — Nécessité pratique et théorique de l'indépen


dance des juges; conséquence : leur inamovibilité.................. 5
CHAPITRE II. — But, effets, nature de l'inamovibilité ................. 10
CHAPITRE III. — A quels magistrats l'inamovibilité doit être
accordée.................................................................................. 28

DEUXIÈME PARTIE I

Historique de l'inamovibilité en France

CHAPITRE I. — L'ancien régime..........................................» • • • 39


CHAPITRE II. — La Révolution .................................................. 57
CHAPITRE III. — Le Consulat et le Premier Empire .................. 67
CHAPITRE IV. — La Restauration et le Gouvernement de
79
juillet .......................................................................................
142 -
CHAPITRE V. — La deuxième République ...................................... 96
CHAPITRE VI — Le second Empire ................................................ 110
CHAPITRE VII — La troisième République .................................... 118
CONCLUSION ...................................................................................................... 135

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