L'Ipséité Et La Personne Cahiers Parisien
L'Ipséité Et La Personne Cahiers Parisien
L'Ipséité Et La Personne Cahiers Parisien
Emmanuel Housset
Summary
In this paper, the author considers Husserl’s contributions to the theme of selfhood by examining the way in which
Husserl overcomes a purely formal philosophical approach to personal identity. The phenomenology of Husserl
renders visible the transcendental genesis of an individual in his or her unique individuating temporality. But it
remains to be seen how Husserl, whose philosophy overcomes both a forgetting of the flesh and a forgetting of
historicity, relates the transcendental “I” to history, and to the specificity of time and place. The author examines
the themes of habit and historicity spanning from Husserl’s early to his later works, and ultimately highlights the
importance of the notion of vocation for thinking through the autoconstitution of transcendental egohood as
indissociable from concrete situations.
Le terme de personne possède une longue histoire, qui n’est nullement linéaire, et qui se
trouve traversée par des tensions très fortes entre prosopon et persona, ou encore entre le masque et
le visage, ou enfin entre le concept juridique et le concept biblique de personne, et cette
équivocité de la personne demeure dans l’usage contemporain du terme. De fait, le terme de
personne n’est pas un terme technique de la philosophie et quand il entre en philosophie cela
semble être faute de mieux, comme pour saint Augustin et pour Husserl.1 En effet, on a recours
au terme de personne quand on veut éviter de dire l’âme, le sujet ou l’esprit, c’est-à-dire une
partie de la réalité humaine, pour signifier l’homme dans la totalité de son existence, âme et corps.
Ce terme permet alors de dire ce qu’il y a de spécifique dans l’existence humaine par opposition
aux simples réalités naturelles. La signification du terme de personne est donc d’abord négative :
elle est ce qui n’est pas une simple chose naturelle, elle n’est pas une partie. Cependant, il ne suffit
pas d’affirmer que la personne n’est pas une chose, il ne suffit pas de refuser pour elle le concept
de substance, pour s’arracher à une détermination négative de la personne dans laquelle elle
demeure encore dépendante de ce dont elle se détache. L’indétermination de la personne quant à
son sens d’être se manifeste clairement dans l’usage très vague qui en est fait aujourd’hui, dans
lequel elle est comprise ou d’une façon purement formelle et vide comme un sujet juridique, ou
comme un pur nœud de relations contingentes infinies comme dans les sciences humaines. Or,
entre cette approche purement formelle et cette approche purement empirique, c’est toujours
l’ipséité de la personne qui se trouve manquée. Plus encore, ces deux approches sont
dépersonnalisantes, car elles enferment la personne dans la séparation entre l’abstraction d’une
1
Saint Augustin, La Trinité, livre V, Bibliothèque augustinienne n°15, Etudes Augustiniennes, Paris, 1991, p.
448 : « Dictum est tamen : Tres personae, non ut illud diceretur, sed ne taceretur » ; Edmund Husserl, Zur
Phänomenologie der Intersubjektivität, Husserliana tome XV, Martinus Nijhoff, Den Haag, 1973, p. 353 : “ Das
ist die Konstitution des Ich als Person, als verstandenes Subjekts für ein Universum von Seienden, für ein
2
constance formelle d’un sujet conscient de lui-même, capable de répondre de lui, et cette autre
abstraction d’un individu dépourvu de toute constance propre, qui ne serait que le croisement
d’une infinité de déterminations contingentes.
Au-delà de ces abstractions, qui rendent l’être de la personne incompréhensible, la
phénoménologie contemporaine, dont Paul Ricoeur est l’une des grandes figures, s’est attachée à
élucider cette mienneté ou cette ipséité de la personne en ce qu’elle est radicalement différente de
la mêmeté de la chose, et cela en dépassant l’opposition simple entre un je pur vide et un moi
empirique contingent, de façon à comprendre l’être-soi de la personne sur l’horizon du temps. En
effet, au-delà de l’idée d’un noyau non changeant de la personne, qui se maintiendrait comme la
même à travers le changement continu des caractères empiriques, la phénoménologie rend visible
une genèse transcendantale de la personne, qui se temporalise elle-même et qui ainsi s’individue
par elle-même.2 Or, cela demande de prendre ses distances vis-à-vis des pensées de l’identité
personnelle qui, depuis Locke, se sont attachées à la question de l’inséparabilité de la conscience
de soi et du temps. Dans cette histoire particulière du concept de personne, la plus souvent
décrite, le fil conducteur de l’interrogation demeure la permanence, la capacité du sujet à
demeurer le même, et c’est pourquoi c’est au souvenir qu’appartient la tâche d’unifier la vie
personnelle. Cependant, il faut reconnaître que dans cette simple temporalisation du souvenir, qui
peut être plus ou moins active, ne peut que se constituer une identité personnelle passée : il s’agit
toujours de s’assurer d’être aujourd’hui le même que celui que je fus autrefois, et cela de par la
force de cette totalisation continue du souvenir. Il ne s’agit pas de nier la nécessité de la mémoire
pour assurer l’unité et la possibilité de la vie personnelle, mais de souligner néanmoins que cette
temporalisation ne donne pas accès à mon ipséité présente, à mon être propre aujourd’hui qui
doit contenir aussi l’horizon de mon avenir : avant d’être ce que je fus, je suis ce que je fais et ce
que j’ai à faire, et c’est cette temporalisation qu’il s’agit de mettre en évidence. Autrement dit,
contre la formalisation de la personne, il s’agit de mettre en évidence une ipséité qui s’éprouve
elle-même, un soi qui s’assure de lui-même, et qui n’est donc pas une simple construction de
l’esprit. La personne est une totalité, et pour avoir accès à cette totalité il est nécessaire de se
libérer de toutes les abstractions qui barrent l’accès au sens d’être de la personne, et c’est cela qui
est rendu possible par l’analyse intentionnelle de Husserl : il s’agit de libérer l’authentique
Selbstständigkeit de la personne. Husserl fonde le soi dans l’ego, mais un ego qui se temporalise et
seiendes Universum, eine Welt, die als Korrelat der Person ist – „Person“ in einem exageriert erweigerten
Sinne, aber ich finde kein Wort“.
2
Paul Ricoeur a présenté d’une façon particulièrement claire la distinction entre l’identité comme idem et
l’identité comme ipse, héritée de Heidegger, dans Soi-même comme un autre, Seuil, Paris, 1990.
3
I. Se vouloir soi-même
Husserl ne s’en tient pas à l’identité ontologico-formelle de la permanence et élucide une
identité spécifique à la personne transcendantale, qui tient d’abord à la temporalisation originaire
du flux de conscience, à l’autoconstitution de la chair et au je substrat des habitus. La personne
n’est pas un objet, sensible ou d’entendement, constitué dans le temps, mais elle se comprend
comme le processus d’une temporalisation continue, d’une totalisation continue dans le présent
vivant, et la prise en compte de cette temporalisation permet de remettre en cause la
formalisation toujours plus poussée de la personne depuis Descartes, qui conduit à la vider de
toute vie. En effet, le présent est à la fois ce qui surgit toujours à nouveau et ce que le sujet ne
cesse de constituer et, de ce fait, la vie n’est ni l’acte pur d’un je, ni un pâtir pur, mais cet
entrelacement de l’agir et du pâtir. Dans sa méditation augustinienne sur le temps, Husserl
cherche à sauver la « réalité » du temps de toute approche purement formelle en ne séparant pas
d’emblée le présent du passé et du futur, mais en montrant au contraire la présence du passé par
la rétention : le son dans son extension est une vie en ce qu’il est retenu, même si cette rétention a
lieu dans la pure passivité. Ainsi, la rétention, en ce qu’elle permet le maintien d’un lien intuitif
avec le passé, sans lui retirer sa réalité de passé, rend possible une première temporalisation de
soi, qui définit une première mienneté transcendantale. Le flux absolu de la conscience dans son
unité constituante est donc l’origine de toute constitution des vécus comme les miens dans
laquelle se fonde la capacité à objectiver ce qui touche la subjectivité. Husserl comprend cette
autoconstitution du flux de conscience comme ce qui établit la possibilité d’une Selbstbesinnung et
donc la possibilité de l’autonomie et de la personnalité. En effet, à partir de ce flux hylétique le je
transcendantal est une vie, celle même du présent vivant comme capacité à rendre sans cesse à
nouveau vivant le passé par le souvenir et le futur par l’anticipation : le je est un acte continu de
possession de soi dans la remémoration3 et ainsi le sujet s’assure de son propre maintien afin de
pouvoir répondre du monde.
Le terme de personne permet aussi de s’arracher à la pseudo évidence d’un sujet
désincarné pour retrouver la totalité de notre être et c’est pourquoi l’ipséité de la personne doit
être comprise à partir de la mienneté originaire de la chair.4 L’auto-affection de la chair fonde une
3
Cette autoconstitution ne doit pas pourtant recevoir un sens productif dans la mesure où il s’agit de saisir son
ipséité comme maintien de soi dans le flux du temps et non de s’inventer soi-même ou de se créer soi-même.
4
« La donnée originelle d’une chair ne peut être que la donnée originelle mienne et d’aucune autre chair.
L’aperception “ma chair” est de façon originairement essentielle la première, et elle est la seule à être
4
mienneté absolue qui annonce l’ego transcendantal : à l’extérieur de moi signifie à l’extérieur de ma
chair. En effet, l’ipséité est ce que le sujet se donne à partir des capacités a priori de l’ego qui se
manifestent dans la chair : la chair est notamment le moyen de toute perception, et en cela elle est
le premier objet mien, qui est la condition de tous les autres objets. Ainsi, le sujet s’assure de sa
chair avant de s’assurer de tout objet de son monde environnant. En cela, cette chair peut être
dite la mienne au sens où ma chair est ce qui est constamment disponible dans ma sphère propre,
c’est-à-dire dans la sphère de tout ce qui m’est immédiatement présent : comme support des
sensations elle fait l’objet d’une perception immanente et est inséparable de moi. Ainsi, la
mienneté de la chair n’est pas une simple présence constante, parce qu’elle est l’organe du vouloir,
et en cela manifeste la liberté absolue de l’ego. Avec la chair il en va bien de moi « en personne »,
parce qu’en elle je pâtis et j’agis et que dans ses kinesthèses les objets se constituent : la chair est
donc le lieu de l’individuation, parce qu’en elle il en va de la constitution du monde. La mienneté
transcendantale de la chair tient au fait qu’elle est ce qui rend visible le monde, même si elle n’est
pas elle-même visible au sens où les objets sont visibles. Une chose peut être dite plus ou moins
proche uniquement en fonction de cette proximité absolue de la chair, qui est toujours là à titre
de centre de mon espace. Dans cette perspective, le je pur n’est en rien un esprit antérieur à la
chair, en arrière de la chair, mais il est bien cette ipséité absolue qui s’annonce dans la chair et qui
la rend immédiatement mienne. L’ipséité de la personne n’est pas en cela ce qui serait toujours
déjà là comme une présence constante, mais elle est cet acte de s’approprier le monde : il est
impossible de séparer le se sentir de la chair et la constitution du monde et donc de séparer la
genèse transcendantale du sujet et la genèse du monde. En conséquence, l’individuation de la
chair ne peut pas être comprise comme l’expression corporelle d’un esprit déjà individué,
puisqu’elle se révèle comme une puissance singulière de manifestation du monde. De ce point de
vue, la personne transcendantale retrouve un des sens anciens de la personne qui est d’être un
visage éclairant, même si dans la philosophie médiévale l’épreuve de sa chair résultait de l’épreuve
du monde au lieu de la précéder5.
L’autoconstitution du flux absolu de la conscience et l’autoconstitution de la chair ne
suffisent pas à élucider l’identité présente de la personne et l’ipséité absolue du je pur doit aussi se
manifester dans la vie de la volonté. La personne est l’être qui se définit par la capacité de se
vouloir lui-même et de se donner ainsi son identité personnelle, et c’est ce que Husserl décrit
entièrement originale », Husserliana tome XIV, Zur Phänomenologie der Intersubjektivität, zweiter Teil : 1921-
1928, Nijhoff, 1973, The Hague, p. 7 ; trad. franç. Sur l’intersubjectivité I, N. Depraz, PUF, Paris, 2001, p. 67.
5
La conception médiévale de la chair est transitive : parce que la chair touche ce qui n’est pas elle, elle peut se
toucher. Une attention plus grande, par exemple au concept thomiste de chair peut permettre de se libérer d’une
conception purement réflexive de la chair qui l’enferme dans l’immanence. Cela demande cependant de
5
dans le §32 des Méditations cartésiennes consacré au je substrat des habitus. En effet, l’habitus est une
propriété que le je se donne et qui demeure, et c’est pourquoi l’analyse de cette constitution active
du sujet est ce qui permet de dépasser l’opposition entre un je transcendantal idéalisé et abstrait et
un moi empirique individuel et concret, pour montrer que le je transcendantal, au sens husserlien,
est ce qui s’individue lui-même sans perdre son caractère transcendantal. Husserl propose donc
ici la forme la plus achevée d’une mienneté transcendantale dans le cadre d’un idéalisme
égologique absolu, et pour cela il distingue l’habitude comme disposition réale du moi empirique
de l’habitus comme propriété du je pur.6 En outre, l’ipséité ne tient pas ici à la capacité de
remémoration d’une décision, au fait que, même abandonnée, elle demeure celle qui fut la
mienne, mais au fait de se maintenir soi-même à travers sa décision. L’habitus est dans cette
analyse le maintien de la validité d’un acte, et d’une façon générale je suis d’abord l’ensemble des
décisions dont je maintiens la validité présente. Dans cette auto-temporalisation volontaire qui
fait que je dure à travers mes décisions le sujet se constitue vraiment comme une personne, et
cela d’autant plus que ce maintien de la validité d’une décision ne tient pas au fait d’y penser en
permanence et peut se poursuivre au-delà du but poursuivi. Certes, je peux aussi oublier
complètement mon intention et en faire quelque chose de mort, mais, quoi qu’il en soit, il y a là la
constitution d’une singularité noétique qui est très différente de la simple singularité du souvenir :
mes habitus, comme force de maintien du soi, disent ce que je suis et non pas ce que je fus. Être
soi signifie se maintenir dans ses validations, en dépit de ses périodes de passivité, et cette
persévérance est bien une détermination ontologique de la personne par l’autonomie qui n’est pas
formelle.7
Cette habitualité noétique est ce qui rend pensable la vie par vocation absolue du
philosophe, qui répond du sens du monde et qui est alors pleinement une personne. Réagissant
sans doute à la critique de Heidegger de n’avoir eu accès qu’à un ego vide et sans monde, Husserl
dénonce toute formalisation de la personne conduisant à la vider de tout contenu : il est donc
possible de ne pas la penser comme une chose sans en faire pour autant une forme vide. C’est
pourquoi l’ego devient une personne dans cette historicisation de soi, dans ce présent historique
comprendre que je ne suis pas d’abord là où je m’éprouve, mais là où je suis exposé à ce qui n’est pas moi. En
dehors d’une telle transitivité y a-t-il vraiment une place pour un soi distinct du moi ?
6
Sur toutes ces questions voir notre ouvrage Personne et sujet selon Husserl, PUF, collection Epiméthée, Paris,
1997.
7
Cela dit, ce rapport à soi ne contient pour le moment pas de détermination éthique, et cette structure de la
subjectivité qu’est l’habitus permet d’élucider aussi bien l’inconstance que l’obstination comme modes possibles
de la mienneté transcendantale. Certes, pour Husserl, la personne demeurera, de façon très kantienne, le je qui se
tient dans les convictions de la raison, mais il n’en demeure pas moins qu’un endurcissement dans le mal peut
aussi appartenir au je pur. Le je substrat des habitus n’est donc pas autre que le je pur, mais il est ce je pur qui se
temporalise par son style qui dure ou par son caractère personnel.
6
qui transforme l’héritage en mission : la personnalité transcendantale est cette capacité à assumer
librement cette historicité dans un vouloir infini, qui fonde une habitualité ferme. La philosophie
moderne, elle, aurait toujours manqué le sens d’être de la personne, parce qu’elle s’en est toujours
tenue à cette cogitatio psychologique d’un moi mondain et n’a donc jamais eu accès à cette ipséité
transcendantale de la personne dans laquelle elle n’est elle-même qu’à manifester la rationalité du
monde historique avec la téléologie qui lui appartient.
qui fait donc de la totalisation du passé le lieu où la volonté peut se vouloir fermement et
absolument en voulant le telos de l’humanité.8 Le telos étant le mouvement intrinsèque de l’histoire,
la personne est unique dans sa participation historique à l’accomplissement du telos, et elle est
donc, dans son sens fort, l’identité toujours singulière du je et du telos. De ce point de vue, sans
rompre pour autant avec l’idée d’un sujet auto-législateur, Husserl peut ébranler cette
détermination de la personne en montrant que la personne libre et responsable du sens du monde
naît certes de la découverte, au moins une fois dans sa vie, de son je transcendantal, mais que
cette intelligence de soi ne s’interprète plus comme une simple rupture avec sa vie historique,
puisque la personne est au contraire la capacité à porter volontairement l’historicité d’où elle
provient. Husserl avait déjà libéré de la pseudo évidence d’une subjectivité désincarnée et il peut
maintenant libérer de la pseudo évidence d’un sujet vide, solitaire et sans histoire, mais sans
remettre pour autant en cause la compréhension de la liberté comme autonomie, qui rend certes
difficile la possibilité de comprendre en quoi le sujet puisse être débordé par son histoire : pour
Husserl un tel débordement ne peut finalement être compris que comme l’occasion de se ressaisir
dans l’impératif de dominer son histoire personnelle et intersubjective. L’historicité n’est donc
pas ce qui ouvre une autre compréhension du sujet dans le dernier Husserl, mais elle est l’ultime
couche de l’autoconstitution de l’ego transcendantal, qui peut ainsi s’assurer de lui-même dans
toutes les dimensions de sa vie intentionnelle.
L’expression de « personne transcendantale » n’est pas rare dans les textes des années
trente et atteste du souci de réinterpréter phénoménologiquement la personne transcendantale
chez Kant, en décrivant cette fois la personne comme capacité et comme processus. En effet, elle
permet de signifier, au minimum, deux choses : d’une part le je comme pôle avec toute sa vie et
toutes ses capacités et, d’autre part, le sujet autonome qui se comprend dans l’intersubjectivité
transcendantale.
« La constitution du je, en tant qu’il constitue une certitude d’être durable, en tant
qu’il se maintient par là lui-même dans la totalité de ses résolutions (…) C’est la
constitution du je comme personne, comme sujet perdurant pour un univers d’étants,
pour un univers qui existe, pour un monde qui est le corrélat de la personne – “personne”
entendu en un sens exagérément élargi – mais je ne trouve aucun autre mot ».9
8
Or, à partir de l’apparition du thème du monde de la vie, Husserl peut bien reprendre le terme de personne à
Dilthey et à Scheler avec le projet de lui restituer sa signification proprement transcendantale, de façon à en faire
un concept important pour la description de l’unicité du monde comme monde historique.
9
Husserliana XV, Zur Phänomenologie der Intersubjektivität, dritter Teil, Nijhoff, La Haye, 1973, appendice
XX, 1932, p. 353; trad. franç. par N. Depraz, Sur l’intersubjectivité I, PUF, 2001, p. 192.
8
transcendantales, et cela en recouvrement avec le moi constitué dans le temps du monde.10 C’est
donc bien la vie absolue de validation du je qui doit être comprise comme personne
transcendantale, puisque ce qu’il y a de transcendantal dans cette personne ce sont les actes qui
donnent naissance à des habitualités personnelles. De ce point de vue,
« le je transcendantal n’est rien d’autre que la personne humaine absolue qui
comme telle apparaît objective, mais dans cette manière objectivée cache en elle la
possibilité d’essence de l’auto-dévoilement transcendantal par la réduction
phénoménologique. »11
Ainsi, ma personne, ce sont bien mes propriétés de caractère, mes habitudes, mes
connaissances, etc., ainsi que ma vie de conscience, mon expérience du monde, ma « vie dans le
monde »,12 c’est-à-dire ce que je suis comme sujet de ma validation du monde qui est une
présupposition pour ce monde :
« le je transcendantal comme pôle et comme substrat de la totalité des capacités
est pour ainsi dire la personne transcendantale qui, par la réduction phénoménologique,
vient à la fondation originaire ».13
La personne transcendantale est bien ce pôle identique constitué, cet être personnel qui
est toujours déjà pour moi, qui est indissociable de l’intuition de moi-même comme de mon être
conscient en général.14 Ce qui était déjà vrai de la chair doit l’être a fortiori de la personne
transcendantale : elle a le statut exceptionnel de ce qui étant constituant pour le monde demeure
cependant un noème relatif à un ego libre. Dès lors, et c’est la seconde signification de la
personne, la réduction libère un vouloir infini, qui fonde une habitualité ferme dans la personne.
Or, faire du présent vivant le lieu d’un vouloir, c’est aussi le transformer en un présent historique
dans lequel ma personne est indissociable des autres personnes, c’est-à-dire de l’intersubjectivité
transcendantale, qui n’est pas autre chose que la communauté des hommes dans son infinité
ouverte, mais comprise dans son sens transcendantal comme la communauté absolue des
personnes. Il faut bien alors reconnaître que l’historicité est le lieu véritable de l’identité
personnelle et que toutes les doctrines de l’identité personnelle qui n’ont pas tenu compte de
cette historicité d’essence de la subjectivité n’ont pu que manquer la personne comme capacité et
10
Voir Husserliana XXXIV, Zur phänomenologische Reduktion. Texte aus dem Nachlass (1926-1935), Kluwer,
Dordrecht/Boston/London, 2002, p. 314.
11
Husserliana XXXIV, p. 246.
12
Husserliana XXXIV, p. 240.
13
Husserliana XXXIV, p. 200.
14
Certes, la dimension égologique de la subjectivité transcendantale est reconnue par Husserl depuis les
Problèmes fondamentaux de la phénoménologie, mais la réflexion sur le présent historique est ce qui lui permet
de déterminer clairement l’identité dans la différence du je pur, comme identité d’un pouvoir être antérieur à
toute constance comme à toute inconstance, et de l’ego personnel, comme pôle identique constitué dans le
changement de sa vie qui trouve sa figure exemplaire dans la vocation du philosophe.
9
15
Pour Husserl l’intersubjectivité transcendantale est alors la seule authentique anthropologie, c’est-à-dire celle
qui justifie selon une méthode rigoureusement scientifique la proposition augustinienne « in interiore homine
habitat veritas », Husserliana XXXIV, p.246. Sur la personne chez Husserl on peut voir également Valérie
Kokoszka, Le devenir commun. Corrélation, habitualité et typique chez Husserl, Olms, coll. Europaea
Memoriae, 2004 et Ulrich Melle, « Husserls personalistische Ethik » dans Fenomenologia della region pratica,
L’Etica di Edmund Husserl, B. Centi et G. Gighotti éds., Bibliopolis, Quaderni di filosofia 2, Napoli, 2004, p.
327-356.
16
Avant la Crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, Husserl a déjà médité sur la
première guerre mondiale et il semble bien que pour lui la réflexion sur les drames de l’histoire n’enferme pas
dans l’empiricité, mais possède une fonction de réduction qui libère d’une part la téléologie et, d’autre part, le
caractère primordial du présent historique dans lequel l’homme peut assumer sa tâche historique.
10
idée commune : ce chez soi est bien constitutif de son identité et de ce point de vue toutes les
traditions n’ont pas le même style historique. Cela dit, l’Europe n’est pas un style historique
comme les autres en ce que l’idée qui la gouverne n’est pas un intérêt pratique fini, mais une idée
infinie qui pour Husserl est constitutive de la personne transcendantale dans son sens fort. En un
sens, il n’y a de personne qu’européenne même si la radicalité de cette proposition a pu être lue
comme une brutalité ethnocentrique, parce qu’on confondait l’Europe idéale et l’Europe
empirique : la personne peut être dite européenne, en effet, s’il est possible de libérer l’idéal de
l’Europe de toute empiricité. Autrement dit, l’Europe, quand elle est fidèle à elle-même, est fidèle
à une idée qui ne lui appartient pas et que tout homme peut se réapproprier, du fait qu’il s’agit
d’une idée infinie. Ce thème bien connu permet de comprendre en quoi l’homme s’accomplit
comme personne dans ce présent historique dans lequel, en se réappropriant la tradition
européenne, il reçoit ce devoir de rationalisation et d’universalisation du monde, qui justement a
été oublié par l’Europe empirique. Dire que la personne est européenne, ce n’est pas, dans l’esprit
de Husserl, l’enfermer dans la contingence d’un passé particulier, ce n’est pas non plus exclure
des humanités du processus de personnalisation, mais c’est saisir dans un voir apodictique que la
personne n’est elle-même qu’à porter l’idée transnationale d’une unification de tous les hommes
dans un même projet de paix fondé sur le partage de la raison. Autrement dit, la personne
transcendantale n’est européenne qu’en considérant la terre entière comme son chez soi et qu’en
se souciant d’atteindre ou de réactiver des vérités répétables à l’infini, supports pour une
recherche infinie, inconditionnée et valable pour une infinité de sujets possibles. En dehors de
cette universalisation, qui n’est pas nécessairement destructrice de la singularité des traditions, il
ne peut y avoir, selon Husserl, qu’une chute dans un relativisme qui est un nihilisme destructeur
de la personne et de toute humanité. C’est dans la Crise de l’humanité européenne que Husserl décrit
ce nouveau style d’existence, cette « révolution de l’historicité »17 qui conduit à rechercher
l’infinité dans tous les domaines de la culture et qui introduit la possibilité d’une nouvelle façon
de se vouloir et de se comprendre.18 La personne naissant avec l’attitude théorétique, elle résulte
bien d’une conversion du mode d’être historique fondamental de l’existence humaine qu’est
l’attitude naturelle, et cela par une « résolution volontaire inconditionnée »19 de mettre entre
17
„Revolutionierung der Geschichtlichkeit“, Husserliana VI, Die Krisis der europäischen Wissenschaften und
die transzendentale Phänomenologie, Nijhoff, La Haye, 1954 p. 325; trad. franç. par G. Granel, Gallimard, Paris,
1976, p. 359.
18
On ne peut pas nier ici que Husserl, lisant Platon en néokantien, considère que le sens de la personne a été
instauré en Grèce et que la définition de la personne qui permet cette compréhension de l’histoire est la
définition kantienne d’un sujet auto-législateur. Il n’en demeure pas moins que la considération de l’historicité
fait que Husserl ne s’en tient pas à une détermination formelle de la personne et cherche à décrire cette nouvelle
forme de communauté des hommes qui vivent selon des tâches infinies, cette communauté transcendantale qui
traverse les générations et qui tout en étant une communauté de volonté est inséparable de l’histoire.
19
„Eine unbedingte Willensentschliessung“, Husserliana VI, p. 327; trad. franç. p. 361.
11
parenthèses toute praxis naturelle pour se tenir devant la pure énigme du monde. Dans cette
capacité à s’étonner du monde lui-même, qui n’est pas une simple curiosité, se loge la personne
transcendantale, qui n’est pas ici appelée par une transcendance, mais qui s’assume absolument
elle-même en décidant dans une « mutation culturelle violente »20 de soumettre l’ensemble de
l’empirie à des normes idéales.
Ainsi, dans son présent historique, la personne transcendantale se comprend comme
appartenant à une communauté fondée sur le partage d’un bien infini, qui ne divise pas les
hommes, sur un telos commun, qui ne vient pas s’ajouter aux buts finis de l’existence singulière,
mais qui vient les transformer en profondeur. Cette communauté nouvelle, parce qu’intérieure,
fondée sur la communauté d’intérêts purement idéaux, est l’idée d’une vie volontaire selon des
fins qui dans chaque intérêt affirme l’intérêt des autres, idée d’un agir qui a toujours égard à l’agir
des autres et cela non pas selon une règle extérieure, mais par une détermination de la volonté.21
Sans anticiper sur la vocation du philosophe et sa fonction archontique, il est clair maintenant que
pour Husserl la méditation historique est le lieu où le sujet peut prendre conscience de lui-même
comme personne et se vouloir comme personne, en pouvant voir l’idée infinie qui doit gouverner
l’humanité, qui n’est pas elle-même une donnée adéquate et qui pourtant se donne comme ce qui
doit commander apodictiquement le vouloir. De même qu’il y a dans le ressouvenir l’idée d’une
donation achevée de sa vie passée, il y a dans la méditation historique l’idée d’un
accomplissement parfait de l’intersubjectivité transcendantale comme fin de toute personne.
Pour Husserl, cette communauté demeure une communauté d’essence fondée sur la
liberté et la raison, et quel que soit l’achèvement de l’interpersonnalité, il ne peut jamais y avoir
d’intuition commune : le rassemblement des subjectivités ne fera jamais une unique subjectivité et
la communauté des personnes demeure une communauté d’intention dans la visée d’un même
pôle.22 Dès lors, pour Husserl, la personne, libérée de tout objectivisme, n’est pas vide de
contenu, mais se définit par une historicisation et une spatialisation purement spirituelle. Certes,
la critique heideggérienne selon laquelle le mode d’accès à la personne demeurerait ici l’inspectio sui
garde toute sa force, mais Husserl, en montrant que la présence à soi est indissociable de son
présent historique, ne réduit pas la personne à un simple étant ayant conscience de lui-même et
s’affranchit de toute détermination anthropologique, c’est-à-dire naturelle. En effet, avec la
20
Husserliana VI, p.333; trad. franç. p. 367.
21
Voir Husserliana XXIX, Die Krisis der europäischen Wissenschaften und die transzendentale
Phänomenologie. Ergänzungsband. Texte aus dem Nachlass. (1934-1937), Kluwer, Dordrecht/Boston/London,
1993, p. 270-271.
22
Ainsi, cette communauté de fin, intérieure, fondée sur l’ego et ouverte à l’infini dans le don aux idées, est, par
exemple, radicalement différente de la communion de la cité de Dieu augustinienne fondée sur un acte de
désappropriation beaucoup plus radicale que la simple désappropriation de tous les intérêts finis pour rendre
possible une appropriation des intérêts infinis.
12
dimension de l’historicité la personne peut mieux se comprendre comme l’unité d’un acte de
réappropriation de son héritage : autonomie et héritage ne sont pas incompatibles dans la mesure
où dans cette méditation historique le sujet ne fait que redécouvrir des directions de sens qu’il
doit vouloir absolument. Toute cette réflexion sur le soi historique demeure déterminée par un
idéal de connaissance de soi et un idéal de maîtrise de soi : le soi demeure ce que peut l’ego
transcendantal.
23
Husserliana VI, appendice III, L’origine de la géométrie, p.383, trad. franç. p. 422.
13
24
Husserliana VI, p.489, trad. franç. p. 543.
14
personne au sens fort du terme, celui d’un être qui va au-delà de sa vie pratique finie pour
prendre souci du monde. La philosophie montre précisément qu’il n’y a pas de conscience
authentique de sa vocation qui ne soit une conscience historique, puisque la philosophie n’est pas
seulement un devoir absolu que je pourrais me donner dans une décision solitaire, mais elle est
aussi la tâche qui m’est confiée en tant qu’héritier.25 Le monde social et historique est le lieu de la
vocation, et cette nécessaire historicité renforce le paradoxe du mode de donnée de la vocation :
elle est à la fois donnée comme une certitude et donnée comme une énigme.
Ainsi, la phénoménologie transcendantale, en amenant la connaissance scientifique à la
conscience de son essentielle historicité, peut-elle dévoiler que le sens est historique de part en
part, et qu’en cela l’intentionnalité, c’est l’histoire elle-même, l’histoire de la donation de sens. Dès
lors, l’auto-explicitation de l’ego transcendantal conduit le sujet à comprendre sa vie comme prise
dans une tradition du sens, c’est-à-dire comme traversée par une intentionnalité universelle, dans
la conscience de participer à une entéléchie innée de la raison. En effet, si l’historicité, c’est
l’intersubjectivité transcendantale dans sa dimension génétique comme condition de l’objectivité,
alors la conscience de sa tâche historique suppose bien à la fois que l’infinité ne puisse pas être
donnée et que l’idée de cette infinité soit donnée. Or, cela n’introduit pas seulement une
intelligibilité supérieure de sa situation historique propre, mais cela rend aussi possible une
nouvelle historicité, une nouvelle façon de porter cette historicité. Autrement dit, la saisie de l’a
priori de l’historicité en général fonde véritablement cette vie par vocation absolue à laquelle tout
homme est appelé. En conséquence, une histoire de la philosophie comme simple histoire des
faits non seulement ne peut pas donner à voir l’intelligibilité ultime de l’histoire, mais en outre elle
ne peut rien prescrire, elle ne peut pas donner un avenir. Seule une histoire transcendantale peut
dire ce qu’il en est vraiment de la vocation philosophique, et donc de sa vocation à être homme,
et elle seule, en donnant à voir l’Idée, permet à la philosophie de ne pas dégénérer en formalisme
et à l’humanité de ne pas chuter en barbarie. Ainsi, toute conscience véritable de son historicité
est une conscience d’horizon, et la vocation est bien une structure universelle d’horizon. En cela,
le troisième degré d’historicité, celui de la philosophie, montre que la personne ne devient elle-
même qu’en consentant à son éternelle vocation, et qu’elle fait alors de sa vie un drame unique
dans cette histoire qu’est le monde. Husserl dévoile ainsi qu’un individu ou un peuple ne sont pas
l’histoire de ce qu’ils furent, mais qu’ils sont l’histoire de ce qu’ils ont à être dans
l’accomplissement du monde comme ethos commun. En effet, la réduction transcendantale, par sa
25
Il y a certes là un cercle auquel l’idéalisme transcendantal ne peut guère échapper : il faut avoir déjà saisi son
devoir absolu dans une auto-explicitation radicale de soi-même pour pouvoir comprendre en quoi il est aussi ce
dont on hérite, mais il est nécessaire aussi d’hériter d’un tel devoir pour pouvoir se décider absolument dans la
conscience de sa responsabilité absolue. Il semble bien y avoir une antériorité réciproque de l’a priori du devoir
être et de l’a priori historique.
15
26
Une telle évidence de sa vocation historique demeurait inaccessible pour une pensée qui, en s’en tenant à la
cogitatio psychologique et en manquant la cogitatio pure, manquait l’historicité.
27
Krisis, §15, Hua VI p. 71-72, trad. franç. p. 81-82.
16
instinctive d’une tâche, mais elle doit devenir ensuite plus claire en devenant consciente et elle ne
deviendra parfaitement claire dans sa forme générale qu’à partir de la décision de répondre du
sens universel de l’histoire, qui ne dépend d’aucune subjectivité et d’aucune époque. Cela signifie
que si le philosophe est un héritier qui reçoit des possibilités qu’il n’a pas lui-même projetées, elles
ne deviennent vraiment les siennes que dans leur réappropriation active à partir de la saisie
présente du sens de l’histoire. Dès lors, s’il y a une obscurité de la vocation, liée au fait qu’il est
impossible de se reposer sur une définition figée de la philosophie, cette obscurité se dissipe peu
à peu au fur et à mesure de la Selbstbesinnung historique.28
Le fonctionnaire de l’humanité est alors le philosophe qui s’identifie à sa tâche propre, il
est celui pour lequel le je est idéalement identique à sa mission, et dans ce don de soi aux idées
éternelles se trouve résorbé l’écart tragique entre personne et rôle propre à l’attitude naturelle.
Ainsi, la connaissance de soi du philosophe coïncide avec la connaissance de sa mission, même si
le sens de cette mission s’éclaire au fur et à mesure qu’elle s’accomplit. Or, cette mission, qui à la
fois universalise et singularise, ne peut se donner ni dans la simple intériorité d’un sujet solitaire,
ni extérieurement, puisque l’historicité a bien montré que le monde historique envoie, même si
c’est ultimement le sujet constituant qui se projette lui-même. La vie éthique n’est donc pas
séparable de la vie historique, et c’est pourquoi seule la conscience de son historicité permet de
formuler un véritable devoir être. En cela, l’idée de fonctionnaire de l’humanité, comme
accomplissement de l’humanité en l’homme, souligne bien qu’il s’agit de comprendre la personne
à partir de sa vocation et non l’inverse : c’est la personne qui appartient à la mission et qui dans
l’accueil de cette mission entre dans une nouvelle temporalité, qui est une insertion d’un devoir
éternel dans le temps. La description devenant prescription, il y a bien une conversion éthique de
la phénoménologie : « L’intention “philosophie” recèle un impératif catégorique. »29 L’intention
originaire qu’est la philosophie, qui reçoit des remplissements dans l’histoire, comme évidence
d’une Idée, est aussi l’évidence d’un « tu dois », d’un « tu dois répondre absolument du sens du
monde ». Mais, dans l’évidence de ce « tu dois », le sujet se sait indissociable de ses pères en esprit
comme de ses fils en esprit, il sait que ce « tu dois » se dit dans le présent vivant de la chaîne des
penseurs. La vocation se donne donc comme intersubjective au sens fort du terme, puisqu’elle est
éveillée par d’autres, qu’elle s’adresse aux autres et qu’elle est portée en commun.
28
Autrement dit, Husserl ne reconnaît pas que le clair-obscur de la vocation puisse tenir au fait qu’elle soit pré-
tracée et ne soit pas uniquement ce que le sujet se donne dans un acte de réflexion. Pour une égologie
transcendantale, la vocation ne peut pas faire être là où l’on ne pensait pas pouvoir être ; elle n’est pas
inimaginable. Cette évidence de la vocation, le fait qu’elle soit donnée à voir pour être donnée à être, confirme
qu’il n’y a pas de place pour une passivité radicale dans la pensée de Husserl. En effet, si l’Idée est déjà présente
à la conscience comme quelque chose qui la constitue, elle n’est sienne que dans le se vouloir soi-même
absolument, et c’est pourquoi, en dépit de la qualité d’héritier, le pouvoir être ne dépend que de la
Selbstbesinnung : la vocation demeure un appel du sujet par lui-même.
17
En montrant que les a priori de l’histoire déterminent son contenu et donc sont matériels
et pas seulement formels, Husserl peut donner à voir une vocation qui n’est pas elle-même
purement formelle, mais qui tente de dire ce que l’on a à être sans retomber dans l’empiricité.
Ainsi, dans ce clair-obscur de la vocation, le sujet n’est plus le simple spectateur impartial de lui-
même, mais il s’apparaît lui-même dans son devoir-être propre. La force des descriptions
husserliennes, même dans ce qu’elles ont de programmatique, est alors de tenter d’élucider
l’origine de l’expérience éthique, cette conversion originaire du voir en devoir, sans utiliser
d’emblée le langage de la valeur. C’est pourquoi il n’y a ni totale obscurité de la vocation, qui
serait l’absence de tout impératif, ni une totale transparence, qui supprimerait tout avenir, mais
bien un clair-obscur qui permet d’agir. Husserl n’en reste donc pas à un pur décisionnisme, mais
cherche à montrer en quoi toute décision éthique naît sur l’horizon du monde de la vie.
En effet, rendre son épaisseur et sa vie au présent, c’est aussi ne pas réduire la personne à
un nom, à une intention symbolique vide, pour lui garder son caractère d’acte. Il faut reconnaître
que c’est en transposant aux sciences de l’esprit la formalisation toujours plus poussée à l’œuvre
dans les sciences de la nature que l’on a fini par perdre l’eidos de la personne, puisque le
formalisme s’en tient à une simple visée de la personne, qui donne lieu à ce que Husserl nomme
dans L’idée de la phénoménologie une « évidence sentimentale »30 et qui, en conduisant à nier la
donnée en personne de la personne, conduit à nier toute norme ultime de la connaissance et de
l’éthique. Contre cette orientation nihiliste qui conduit à faire du soi une construction arbitraire, la
force de Husserl est de retrouver cette essence relationnelle et responsive de la personne qui était
déjà au cœur de la pensée médiévale. On ne devient pas une personne dans l’isolement d’un sujet
vide, mais en réveillant le sens historique caché et sédimenté en soi par lequel on est indissociable
des hommes du passé et des hommes du futur : notre présent n’est un présent vivant que par le
réveil de cette téléologie, qui en étant librement voulue devient ma vraie vie, une vie dans la
coexistence des personnes.
Il n’est pas question de nier les apories d’une compréhension de la personne à la fois
héritière et origine, mais de souligner en quoi Husserl libère des contradictions des philosophies
de l’identité personnelle en élucidant ce qui fait la vie concrète de la subjectivité et donc en
élucidant l’a priori concret et pas uniquement formel de la personne. En libérant de l’oubli de la
chair et de l’oubli de l’historicité, Husserl rend la personne a sa facticité originaire sans laquelle
elle ne peut pas accéder à la vérité de son être : l’autoconstitution de l’ego transcendantal est
indissociable des situations concrètes, et c’est pourquoi la personne transcendantale n’est elle-
29
Husserliana VI, Appendice V, p. 393, trad. franc. p. 434.
18
même qu’à manifester la rationalité du monde historique avec la téléologie qui lui appartient.
L’acquis historique, définitif et incontournable, de la réduction transcendantale et égologique, est
d’avoir libéré d’une compréhension purement formelle de la personne, pour montrer que la
personne dans sa chair et dans son présent n’est pas un étant intramondain, mais un processus au
sens d’une capacité singulière et historique de dire et d’accomplir l’universel, et c’est à partir de
cette intelligence de la personne comme tâche de constitution du monde, c’est-à-dire comme
tâche d’incarnation, de temporalisation et d’historicisation, qu’il deviendra possible après Husserl
de comprendre autrement la transcendance de la personne et la concrétude des situations dans
lesquelles elle est engagée. En décrivant dans la dernière partie de sa vie le mode de donnée
téléologique du soi, Husserl donne à comprendre que la personne n’est pas là où elle fut, mais là
où elle s’appelle elle-même, et que le soi n’est pas une propriété de la chose homme, mais une
capacité de notre liberté. Je ne suis jamais autant moi-même que dans ce moment où méditant sur
l’historicité j’y découvre une téléologie absolue par laquelle je me porte librement vers l’horizon
infini de l’humanité : l’homme est un être d’horizon, car c’est lui, comme structure de la
subjectivité, qui donne à l’homme sa verticalité, sa capacité à se tenir debout à travers le monde et
à travers l’histoire. Chaque homme est tel qu’il se tient sous cet horizon.
30
Husserliana II, Die Idee der Phänomenologie, Nijhoff, La Haye, 1973, p.60.