Ebook Lucie F June Avec Toi Fight With Darkness V

Télécharger au format pdf ou txt
Télécharger au format pdf ou txt
Vous êtes sur la page 1sur 440

Suivez-nous sur les réseaux sociaux !

Facebook : facebook.com/editionsaddictives
Twitter : @ed_addictives
Instagram : @ed_addictives

Et sur notre site editions-addictives.com, pour des news exclusives, des


bonus et plein d’autres surprises !
Également disponible :

Resist… or not ?
Eva est prête à conquérir New York, à remporter haut la main le concours de
création d’une prestigieuse joaillerie, Eva est… en retard pour cette épreuve !
Dans une course contre la montre effrénée, elle se retrouve coincée dans un
ascenseur avec un inconnu aussi mystérieux que sexy… et forcément, elle
enchaîne les maladresses !
Et l’apothéose, c’est de découvrir que cet homme sorti de ses fantasmes…
pourrait devenir son patron.
Leur attirance est aussi irrépressible qu’interdite, et à tout désirer, ils
pourraient tout perdre !

Tapotez pour télécharger.


Également disponible :

Qui de vous deux ?


Sarah a tout pour être heureuse : un compagnon aimant, un job en or…
Alors que la date de son mariage avec Gabriel approche, Sarah s’enfuit à
l’autre bout du monde. De quoi a-t-elle peur ? De s’engager pour la vie avec un
homme qui ne fait plus vibrer son cœur depuis longtemps ? D’avoir choisi la
raison plutôt que la passion ?
Mais elle n’avait pas prévu que le passé se rappellerait à elle et que son chemin
croiserait à nouveau celui de Matt.
Et pourtant… Toujours aussi mystérieux que sensuel, d’un regard, il
bouleverse toutes les certitudes de Sarah.
Coïncidence ? Coup de pouce du destin ?

Tapotez pour télécharger.


Également disponible :

Sea, sex & me


Spring Break : sept jours de fêtes complètement déjantées, sept jours pour
devenir une autre !
Désireuse de changer son image de petite fille sage et coincée, Ella est prête à
relever tous les défis que lui lancera sa meilleure amie pour le Spring Break.

Tapotez pour télécharger.


Également disponible :

Prends-moi contre toi


Indépendante, gourmande, pâtissière fantasque et croqueuse d’hommes,
Leemon fuit l’engagement et les responsabilités.
Jake est tout son contraire : romantique, discipliné et cuisinier de renom, il fuit
une vie qui ne lui convient plus. Il est tombé amoureux d’elle au premier
regard, enfant, mais n’a jamais réussi à lui avouer ses sentiments.
Vingt ans plus tard, des retrouvailles inattendues sont l’occasion idéale de
démarrer une belle histoire !
Ce serait beaucoup trop simple…

Tapotez pour télécharger.


Lucie F. June
AVEC TOI
FIGHT WITH DARKNESS
Volume 1
À ma famille, à mes amis, à mes âmes sœurs.

« Un livre a toujours deux auteurs : celui qui l'écrit et celui qui le lit. »

Jacques Salomé
Chapitre 1

Aleyna

Aujourd’hui, tout va changer.

J’ai du mal à croire ce que je m’apprête à faire. Et, pourtant je vais le faire.
Il faut dire que mon sens critique et moral est réduit à néant depuis quelque
temps. Tout comme moi. Alors ne me demandez pas pourquoi je vais le faire
ni ce que ça va m’apporter car je n’en sais rien. Je ne sais plus rien.

J’ai l’impression étrange que c’est mon dernier espoir, la dernière façon de
savoir si je pourrai me relever de tout ça.

Merde, mes doigts ont composé le numéro sans que j’y pense vraiment. À
croire que le câble qui relie corps et esprit court-circuite de plus en plus
souvent. Ça sonne. Je peux encore raccrocher. Il n’est pas trop tard.

– Tina à votre service. Que puis-je faire pour vous ?


– Je… Non, je n’aurais pas dû vous appeler. Je regrette.
– Ne raccrochez pas mademoiselle. C’est normal d’hésiter. Mais notre
société est là pour vous guider. Avez-vous consulté notre site ?
– Oui, oui…
– Il y a un modèle en particulier qui vous attire ?

Un modèle ? Bordel mais qu’est-ce que je fous ?

– Non, je…
– Ce n’est pas grave. Donnez-moi vos critères et je vous enverrai une
sélection.
– Non, pas de sélection.
– Vous préférez la surprise alors ? Vous ne serez pas déçue, donnez-moi vos
envies, vos attentes ou vos besoins.
Ce n’est pas ce que je voulais dire. Pourquoi je ne raccroche pas ? Argh !

– Mademoiselle ?
– Oui, je…
– Grand, petit, brun, couleur de peau ? Des choses classiques pour
commencer. Laissez-vous aller !
– Oh euh… Quelqu’un de jeune, grand et patient. Ça suffit ?
– Hu hum. Et concernant les accessoires ?

Je l’entends pianoter sur son clavier alors que je rentre dans un état second.

_ Quoi ?

– Uniformes, menottes ? Pratiques ou mœurs particulières ?


– Non, non, surtout pas.
– Parfait. Je peux prendre le numéro avec lequel vous appelez comme
référence ? Et une adresse mail s’il vous plaît.
– Oui. Je vous la donne.
– Parfait ! Je vous envoie un mail de confirmation avec nos clauses et
plusieurs précisions. Si vous avez le moindre doute ou des questions, n’hésitez
pas.
– Très bien.
– Au revoir et merci de nous avoir choisis pour votre commande.

Elle a raccroché. À moins que ce ne soit moi ? Ma commande ? Putain mais


qu’est-ce qui me prend ? Me voilà un monstre au même titre qu’E.

Ting. Ma messagerie s’affole déjà. Bon sang ils n’ont pas perdu de temps.
Chapitre 2

Alec

– Hey Alec, mec, tu m’entends ?


– Oui excuse-moi vieux. J’étais ailleurs…
– Comme d’hab en ce moment mon frère !

J’adore Erwin, vraiment. Mais c’est vrai qu’en ce moment je ne suis plus
trop sur la même longueur d’onde que lui. Ce n’est pas vraiment mon frère.
Disons qu’on se connaît depuis qu’on est gosses. Nos parents sont voisins,
alors on a fréquenté les mêmes jardins d’enfants, les mêmes classes, les
mêmes clubs de sport, les mêmes boîtes, les mêmes filles et les mêmes
commissariats. Aujourd’hui nous voilà assis sur le même banc de la même
université. Non, Erwin n’est pas mon frère, il est bien plus que ça. On partage
tout depuis toujours, même notre chambre sur ce campus.

Mon portable vibre dans ma poche. C’est reparti. Un nouveau numéro pour
un nouveau rendez-vous.

– Encore ta copine ?
– Tu parles de celle qui n’existe que dans ta tête ?
– Vu que tu refuses de me dire d’où viennent ces messages, soit c’est ça, soit
t’es un espion à la solde du gouvernement !
– Merde tu m’as démasqué ! Va falloir que je te tue maintenant !
– Ouais c’est ça ! Allez Bond je te laisse, j’ai cours moi. Y en a qui bossent
ici. Garde donc ton précieux petit secret !

Je le regarde s’éloigner le cœur serré. Bien sûr, ça me fait mal de lui mentir
ainsi. Mais que dire ?

– Hey Erwin, mon pote ! Tu sais, mon père n’est pas parti à l’étranger
plusieurs mois pour son boulot, non en fait je l’ai foutu dehors après qu’il a
battu ma mère. Enfoiré d’alcoolique.
Du coup, je me retrouve sans argent. Il a fallu que je trouve un revenu
conséquent au plus vite pour ne pas inquiéter ma mère et pour continuer mes
études hors de prix.

La seule solution que j’ai trouvée, c’est de faire la pute.

Ne faites pas cette tête. Oui je m’appelle Alec, j’ai 24 ans et je suis une pute.
C’est le terme qui vous dérange ? Vous préféreriez gigolo, escort boy ? Une
pute est une pute, homme ou femme. Mais je fais dans le contemporain.

Je suis une pute sur catalogue. Comme une robe qu’on veut s’offrir. On peut
choisir la couleur, la taille, la forme et même les accessoires qui vont avec.
Chapitre 3

Aleyna

– Aleyna ?
– Oui professeur ? Excusez-moi.

Je suis avec ma prof de lettres. Une femme adorable avec des lunettes en
forme de demi-lunes et des cheveux en bataille. Je crois qu’elle lit plus qu’elle
ne dort. Mais elle enseigne vraiment bien. Elle m’aide à tenir sans le savoir.
Trois fois par semaine, on se retrouve en petit groupe pour un atelier
d’écriture. Il y a quelque temps, elle a été absente pendant plusieurs semaines.
J’ai cru mourir.

On m’avait retiré mon seul moment de liberté. Et si elle n’était pas


revenue ? Je préfère ne pas y penser.

– Tu vois, c’est ce que je disais. Tu es distraite depuis quelques mois


pendant les cours. Tu ne rends pas tes devoirs à temps et tes notes ont chuté.
J’en ai discuté avec les autres professeurs et tous sont du même avis. Tu es
l’une de nos meilleures élèves, Aleyna, mais tu sembles ailleurs. Et je
m’inquiète pour toi.
– Je sais, oui, je suis désolée. Je vais tout faire pour me reprendre et faire
remonter mes notes. Ne me renvoyez pas s’il vous plaît, je tiens trop à ce
cours.
– Qui parle de renvoi ?
– Je connais la procédure. Si mes notes ne remontent pas, on va me forcer à
stopper les cours non obligatoires.
– Je sais que tu tiens à l’atelier d’écriture. Et tes écrits sont toujours aussi
étonnants. Je ne vais pas te renvoyer. Je voulais juste te dire que si tu as des
soucis, tu peux m’en parler.
– Merci, c’est très gentil de votre part. Je n’hésiterai pas.

Elle me libère mais je sens qu’elle n’est pas convaincue par ma réponse. Il
va falloir que je sois plus vigilante. Et que je fasse quelque chose pour me
sortir de ce merdier.

En fait, j’ai fait quelque chose. Hier, j’ai lu le mail, retenu la migraine qui
m’a envahie et les nausées. Et j’ai validé mes choix un par un, sans ciller. Je
suis une garce, il a raison. À force de me le répéter, il a fini par me convaincre.
Ce sera plus facile sans le connaître. Si je ne franchis pas cette étape, ce sera
inutile de continuer. Je regarde les bus qui s’éloignent. Plus d’une fois j’ai
pensé à me jeter sous l’un d’entre eux. Mais il ne m’a pas laissée faire. Non pas
qu’il s’en doutait, non. Mais il était tout le temps avec moi, du matin au soir et
du soir au matin. À me surveiller, à m’épier, à m’observer. Consignant chacun
de mes faits et gestes afin de se mettre quelque chose sous la dent à me
reprocher le soir venu.

Ce n’est pas le moment d’y penser. Je surveille mon téléphone. Ils ont dit
qu’il allait m’envoyer un message pour savoir où et quand. Je pourrai toujours
ne pas répondre. Ce n’est pas trop tard.

– Salut toi !

Je manque de faire tomber mon téléphone.

– Bordel Emmy, tu m’as fait peur !


– Qu’est-ce qu’elle te voulait la prof ?
– Discuter, c’est tout.
– Tu surveilles si ton amoureux t’a envoyé un message ? Il a appelé hier et
a dit qu’il n’arrivait pas à te joindre depuis son arrivée à Cambridge.
– Je n’arrive pas à le contacter non plus, c’est bizarre.
– Votre amour fait exploser les lignes, que veux-tu !
– Oui, sûrement…
Chapitre 4

Alec

Je suis remonté dans notre chambre. Erwin a encore laissé traîner ses
affaires partout mais je ne peux m’empêcher de sourire. Ce bordel, c’est
quelque chose de connu et j’apprécie tout ce foutoir finalement, il me rassure.
Rien à voir avec l’appartement branché où j’ai passé la nuit dernière. Bordel,
ces quinquagénaires qui ne savent plus quoi faire de leur pognon. Elles ont un
intérieur parfait, une maison dans les Hamptons, un coach sportif, une carte au
country club et quand il leur manque le grand frisson, elles font appel à nous.

J’ai besoin de dormir.

J’ai passé toute la nuit dans son immense appartement et cette nympho en
voulait pour son argent. Bordel ça me dégoûte. Je ferme les yeux, serre les
poings et tente de sombrer. Quel con. Ça fait des semaines que je ne dors pas.
Pas vraiment en tout cas. Et de toute façon je dois répondre à ce putain de
message. J’appelle ma boss.

– Salut trésor, comment tu vas ?


– Salut Jena. T’as un nouveau plan pour moi ?
– Affirmatif. Et je vais bien, merci ! Si tu n’étais pas aussi beau gosse, je te
virerais !
– C’est ça ouais.

Je sais qu’elle plaisante. Elle sait comment je suis. Les conditions ont été
très claires entre nous. Pas de photos de mon visage sur le site, pas de plan
dans ma zone de résidence et jamais de mecs. Je me force déjà avec les
femmes, alors que je suis hétéro, mais je ne pourrais pas me forcer avec un
homme. Aucun désir, jamais.

– On t’a attribué selon critères.


– Merde. Tu sais que je préfère quand on me choisit vraiment.
– Ne stresse pas, Alec. Tu n’as jamais déçu une cliente, ce n’est pas
aujourd’hui que ça va commencer. Elle a pris le forfait diamant.
– Sans me connaître ?
– Ni échangé, ni remboursé ! Alors ne me déçois pas et dépêche-toi de la
contacter.
– À plus Jena.

Je m’assois sur mon lit et me passe les mains sur le visage. Putain, le forfait
diamant, carrément ?

Fait chier. J’ai cru que ce truc n’était jamais pris. Ça veut dire que pendant
trois semaines, je ne serai qu’à elle. Autant de temps qu’elle veut, quand elle
veut. Pas d’autres clientes.

C’est flippant. Si cette cliente est une maniaque du contrôle, ça craint. Je n’ai
pas envie de me retrouver enfermé ou attaché dans un sous-sol.

Et merde. En même temps, avec ce qu’elle va me payer, je serai tranquille


pour un mois minimum. Ça va me permettre de faire une pause et de me mettre
à fond dans mes études. On ne devient pas médecin aussi facilement qu’on le
croit…

Allez, quand faut y aller… Inutile de retarder les choses.

Je lui envoie un texto car c’est la préférence qu’elle a choisie. Bizarre.

Souvent les clientes préfèrent que je les appelle directement.

Enfin, je ne peux pas non plus prétendre tout connaître.

Je suis encore un petit nouveau, après tout.


Chapitre 5

Aleyna

Je suis rentrée chez moi. E essaie de m’appeler. Cinq fois en une minute.
Fait chier. Je sais que plus je vais attendre pour répondre et pire ce sera. Un
texto :

[Réponds-moi ou je te jure que je fais


le trajet du retour en trop peu de temps
pour que tu achètes assez
d’antidouleurs
pour t’en remettre.]

Enfoiré. Évidemment il rappelle.

– Allô !
– Génial ! Avec toi il n’y a que les menaces qui marchent. À croire que tu
aimes ça quand je suis dur avec toi ! Mais ne me pousse pas trop, réponds-moi
ou je te jure que tu vas le regretter.
– Je te crois, oui.
– C’est ça, fais la maligne. J’ai dû appeler mes parents hier et ma sœur pour
savoir ce que tu faisais. Tu te rends compte de ce qu’ils ont dû penser ?
– Je m’en fiche. Tu ne peux donc pas me laisser tranquille quelques jours ?
Je te signale que j’ai loupé presque une semaine de cours par ta faute.
– Oh chérie je t’en prie, il fallait bien fêter mon départ.

Bon sang, je vais gerber.

– Tu as perdu ta langue ?
– Non.
– Tu te remémores les nuits de folie qu’on a passées ensemble ?

La folie, ça, c’est sûr que ça le qualifie très bien. Ça et salopard, pourri,
dégueulasse, enfoiré.

– Qu’est-ce que tu veux ?


– Toi. Viens me rendre visite ce week-end.
– Non.

J’ai raccroché. Je sais qu’il va s’énerver. Je m’en fous. Qu’il revienne s’il
veut. Qu’il me cogne avec sa ceinture et ses poings jusqu’à ce que j’en crève.
Tout plutôt que de revivre ça.

Mon téléphone ne cesse de vibrer. Il est en train de faire exploser ma boîte


vocale. J’efface ses messages sans les lire. Soudain j’en reçois un d’un
expéditeur que je ne connais pas. Et s’il se servait du téléphone d’un de ses
connards de potes ? Tant pis, je dois savoir.

[Bonsoir. Où souhaitez-vous me
rencontrer ?
Votre heure sera la mienne. Alec]

Merde, j’ai soudain super mal au ventre. Je cours aux toilettes et vomis tout
mon déjeuner. Je m’assois sur le carrelage. Alec, c’est un joli prénom. Peut-
être que ça se passera bien. Ou alors c’est l’idée la plus stupide que j’ai jamais
eue. Peu importe. Dans le mail que j’ai reçu, on me proposait de le rencontrer
dans des suites réservées aux membres avec un vigile à chaque porte pour nous
rassurer. Tu parles. Ce site est bien trop fréquenté par les mondaines du
quartier pour embaucher des mecs dangereux. Et si je dois mourir d’un
couteau dans le ventre, j’aime autant que ce soit dans un endroit que je connais.

[1360 Revello Avenue, appartement


361,
à 19h30. Aleyna]
Chapitre 6

Alec

Dix-neuf heures vingt-cinq. J’attends patiemment en bas de l’immeuble,


avachi sur ma moto. Le bâtiment qui me surplombe est plutôt chic mais sans en
faire des tonnes. C’est mon premier rendez-vous en dehors de l’hôtel.
D’habitude c’est toujours là-bas que ça se passe. Une fois que les clientes sont
rassurées, elles nous invitent généralement chez elles. Peut-être qu’elle a déjà
utilisé notre site. J’ai oublié de demander des précisions à Jena alors j’ai
fourré quelques trucs dans mon sac au cas où.

Dix-neuf heures vingt-huit. Il est temps d’y aller. Je sonne au 361. Personne
ne répond mais la porte se déverrouille. Le hall est accueillant et il y flotte une
douce odeur de vanille. C’est ça de vivre dans un quartier de riches. Ne croyez
pas que je me plaigne. Je n’ai jamais été malheureux. Mes parents ont toujours
travaillé tous les deux, on avait une belle maison, simple mais belle. Mais près
de chez nous vivent tous ces bourgeois avec leurs maisons parfaites, leurs
pelouses parfaites et leurs gosses parfaits. Ils m’ont toujours foutu la gerbe et
maintenant je bosse pour eux. Enfin, je baise pour eux serait plus exact.

Je prends les escaliers pour tenter de me recentrer. De toute façon les


ascenseurs me foutent la trouille.

Dix-neuf heures trente. Appartement 361. Je frappe. Elle ouvre.

Ce qui me surprend d’abord, c’est son âge. Bordel, on doit être de la même
année ou pas très loin, en tout cas. C’est un choc. Jusqu’ici, mes clientes avaient
toutes la cinquantaine minimum. Tout à coup, je me dis que je me suis trompé.
Mais elle se pousse pour me laisser entrer.

Et moi je reste là comme un con à la regarder. Elle lève le regard vers moi
et ses yeux me frappent en plein cœur. J’y vois en premier un éclat de rage de
vivre monumental, une volonté extrême. Mais en m’y plongeant, je vois une
profonde souffrance, une détresse presque douloureuse à observer.

– Vous n’entrez pas ?


– Si, bien sûr.

Reprends-toi Alec. Bordel, qu’est-ce qui me prend d’agir comme un crétin ?

Elle ferme la porte derrière moi et m’invite à entrer.

– Faites comme chez vous.

Sûr de toi mon pote. Sois sûr de toi.

Je suis plus nerveux qu’à ma première passe. Et je ne comprends pas


pourquoi. D’habitude je rentre, je demande ce qu’elle veut et on s’y met. Peut-
être que c’est à cause de son âge. Peu importe, faut que je me remette sur les
rails. Allez ! J’inspire et expire calmement tout en enlevant mon blouson. Je le
pose sur une chaise et regarde autour de moi. C’est un bel appartement,
arrangé avec goût et en même temps très impersonnel. On se croirait dans un
loft d’exposition. Pas de photos au mur, pas de bibelots. La seule chose qui
dérange ce parfait environnement clinique, ce sont les piles de livres qui
traînent ici et là. Alors que mes yeux tournent autour de la pièce, ils retombent
sur elle. Qui m’observe. J’aimerais savoir à quoi elle pense. Sûrement à me
chevaucher comme les autres. Pourtant, je ne vois pas de réelle excitation dans
son regard. On dirait plutôt qu’elle me jauge. Peut-être que je ne lui plais pas.

Je m’avance vers elle et ramène une mèche de ses cheveux derrière ses
oreilles. Elle ferme les yeux et frémit légèrement. Je l’attire dans mes bras et
saisis son visage dans le creux de ma main. Je l’observe quelques minutes. Elle
ne rouvre pas les yeux. Elle se concentre. Je ne sais pas sur quoi.

Ses traits sont fins et elle est plutôt jolie. Pas un mannequin, non, une beauté
plus simple, presque trop discrète. Je sens sous ma main posée sur sa hanche
qu’elle a des rondeurs. Et je la trouve encore plus belle. Je me penche vers elle
et me mets à embrasser son menton. Doucement, très doucement. Je ne sais pas
pourquoi mais je sens que c’est ce qu’elle attend. De la douceur. Elle tremble
un peu dans mes bras, alors je la maintiens un peu plus fermement contre moi
pour saisir sa bouche.
Soudain elle me repousse comme si une guêpe venait de la piquer.

– Non, ne faites pas ça.

Elle a mis un mètre entre nous et je me sens soudain très mal à l’aise.
Merde, qu’est-ce qui m’a pris ? Ce n’est absolument pas censé se passer
comme ça. Je ne suis pas supposé me jeter sur mes clientes. Sauf si elles le
demandent, bien sûr. Elle n’avait sûrement pas envie de ça. Putain, si ça se
trouve, elle fait partie de celles qui ne veulent pas qu’on les embrasse sur la
bouche. En général ça m’arrange. Trop d’intimité.

Alors qu’est-ce qui m’a pris de vouloir l’embrasser ? De la désirer comme


ça ?

Ce n’est pas normal. Je n’ai jamais désiré aucune cliente. Pas de plaisir,
juste le boulot.

– Pardonnez-moi, Aleyna. Je suis désolé.


Chapitre 7

Aleyna

Il vient de prononcer mon prénom et de s’excuser. Deux choses dont je n’ai


pas l’habitude. Normalement c’est moi qui m’excuse. Et qui supplie. Et ça fait
longtemps qu’E ne m’appelle plus par mon prénom. Il préfère les insultes. Les
rares fois où il le prononce, c’est toujours mauvais signe.

Pour moi.

Je suis là, debout devant ce mec que je ne connais pas. Il est arrivé pile à
l’heure. Il m’a scrutée et bordel ce qu’il est beau. J’aurais dû préciser un pas
trop beau. Parce que là, ça me met encore plus mal à l’aise. Je l’ai regardé
marcher jusqu’à la chaise, j’ai observé le mouvement de ses muscles lorsqu’il
a retiré son blouson de cuir.

Soudain il s’est approché et m’a attirée contre lui. Avec force et puissance
mais sans violence, encore une nouveauté pour moi. Il a posé ses lèvres sur ma
peau et je crois que pendant une seconde, juste une, je me suis sentie… presque
bien, presque normale. Ni dévastée, ni détruite.

Puis il m’a serrée encore plus contre lui et là j’ai paniqué. Je l’ai repoussé.
Je sens qu’il m’observe et moi, comme une conne, je baisse la tête, prête à
recevoir les coups. E déteste que je lui dise non. Il faut que je me ressaisisse.
C’est pour oublier E que je fais tout ça, pour voir s’il reste au moins un
millimètre de moi qui ne soit pas totalement démoli.

– Aleyna ?

Encore mon prénom et cette douceur. Bordel.

– Est-ce que tu préfères que je m’en aille ? Pardon je ne voulais pas vous
tutoyer.
– Non, non. Ne partez pas. Et vous pouvez me tutoyer, bien sûr. Cessez de
vous excuser, vous n’avez rien fait de mal. Rien du tout. C’est juste que…
– Oui ? Dis-moi.

Il s’est discrètement approché de moi et me soulève délicatement le menton


pour que je le regarde. Je sais qu’il ne fait que son job mais bon sang ce que
j’ai honte. Il doit tout faire pour me satisfaire, peu importe ce que je lui
demande.

– S’il vous plaît Alec, ne m’emprisonnez plus dans vos bras.


– Bien sûr.

Il me prend par la main et m’emmène vers le canapé. Il m’y fait asseoir et


me regarde intensément.

– Tu veux que je t’apporte un verre d’eau, tu n’as pas l’air bien.


– Non ça va. Asseyez-vous.
– Dis-moi ce que tu attends de moi et je le ferai.

Bien sûr, je le paie pour ça. Il porte une sublime chemise en soie noire et
mes mains se posent dessus sans que j’y aie songé. Elle est douce. Je pose ma
main sur son cœur et le sens battre contre ma paume. C’est si apaisant, si beau.
Un cœur qui ne bat pas pour faire le mal. Je déboutonne sa chemise et la fais
tomber derrière ses épaules. Il est séduisant, ses muscles sont parfaitement
dessinés et un tatouage tribal orne son pectoral droit. Je le dessine avec mes
doigts tout en dévorant des yeux ses abdominaux. Il respire doucement tout en
m’observant. Tant pis s’il me prend pour une dingue, je le paie et il a dit qu’il
ferait ce que j’attendais de lui.
Chapitre 8

Alec

Je ne sais pas ce qui m’arrive. Je sais que ce n’est pas bien mais je ne peux
pas me retenir. C’est comme si rien de tout cela n’était réel et que j’allais me
réveiller. Et je n’en ai pas envie. Quand je l’ai vue devant moi, la tête baissée,
ça a été plus fort que moi. Elle avait l’air si fragile, si terrorisée. L’idée de lui
avoir fait peur m’a tétanisé. J’ai songé à partir mais elle a refusé. Il fallait que
je la touche de nouveau. Si je ne le faisais pas, elle aurait tout simplement pu
disparaître.

Mais elle est là. Elle a posé ses mains sur mon cœur et j’ai prié pour qu’il
s’adapte aux battements du sien. Puis elle a déboutonné ma chemise. Ses mains
tremblaient légèrement mais je n’ai pas voulu lui faire l’affront de l’aider.

Je l’observe. Elle a la tête baissée sur mon tatouage et le caresse avec sa


main. Chaque passage de ses doigts est une véritable déferlante d’adrénaline
dans mes veines. Cette caresse si pure me penche au-dessus du précipice de
l’envie. J’ai besoin de caresser ses cheveux, sa bouche, de sentir son corps
bouger contre le mien. Bordel j’ai envie d’elle. Ça n’était jamais arrivé avant.
Pas avec mes clientes.

Il faut que je refrène cette envie, c’est totalement déplacé. Je dois être trop
fatigué pour être lucide.

Elle relève la tête pour regarder mes doigts qui caressent ses cheveux.
Merde. Je retire brusquement ma main. Elle ne m’a rien demandé, c’est elle qui
décide. C’est ma cliente, pas ma copine !

– Désolé !
– Ça ne fait rien. Laissez votre main dans mes cheveux. C’est… agréable…

J’enfouis mes doigts dans ses cheveux ondulés et le désir monte en moi.
Putain ce ne sont que de simples caresses. Même un adolescent résisterait à ça.
Qu’est-ce qui m’arrive ? Je me concentre sur ma respiration pour faire baisser
la tension. Je m’accroche à l’accoudoir du canapé comme si ma vie en
dépendait car elle vient de coller ses lèvres sur mon tatouage. La merde, ça ne
m’aide pas du tout à me calmer, ça.

Je m’installe mieux sur le canapé pour l’accueillir dans mes bras en prenant
soin de ne pas la brusquer. Elle pose alors sa joue contre mon tatouage et se
recroqueville dans mes bras. De nouveau, elle a l’air si fragile. Je sais qu’il n’y
aura rien de plus entre nous ce soir. Et ça me convient très bien. J’ai envie de
passer mon bras autour d’elle pour l’attirer un peu plus contre moi mais vu
l’incident de tout à l’heure, je n’ose pas.

– C’est bon Alec. Vous pouvez m’enlacer. Ne m’emprisonnez pas, c’est tout
ce que je vous demande.

Je ne me fais pas prier et la ramène doucement contre moi. La sentir là près


de mon cœur, c’est une des plus belles choses qui me soit jamais arrivée.
Chapitre 9

Aleyna

Il me tient dans ses bras. Tout simplement. Sans rien me demander. Il


caresse mes cheveux comme j’ai caressé son tatouage. Comme s’il approuvait
cela et qu’il voulait m’apporter de la douceur à son tour. Je sais que je me fais
des films. Je ne dois pas oublier qu’il est ici car je le paie et que tout cela n’est
qu’une expérience. Si cette dernière se solde par un échec, je n’aurai pas
d’autre choix que d’en finir. Définitivement.

Les premières semaines, j’ai voulu voir E mort. Je l’imaginais crever dans
d’atroces souffrances. Et il a fini par tellement m’abîmer que c’est moi qui ne
mérite plus de vivre. Peut-être que je pourrais l’emmener avec moi. Pour être
certaine qu’il ne recommence pas avec une autre.

Alec continue d’enrouler mes cheveux autour de ses doigts tout en


m’enlaçant. Il ne me retient pas, ne me serre pas trop. Il fait attention, je crois
qu’il a compris. Parfait.

Par moments, quand sa main s’enfonce trop dans mes cheveux, j’ai peur
qu’il les saisisse à pleines mains et qu’il me traîne jusqu’au lit, m’arrachant le
cuir chevelu. Mais ce n’est pas E. Peut-être qu’il ne me fera pas de mal. À
moins que ce ne soit la seule chose que je mérite, comme me le répète E.

– Aleyna ? Tout va bien ?

Merde, même quand il n’est pas là, il continue à me pourrir l’esprit. Bordel
d’enfoiré.

– Oui ça va, merci.


– Tu es sûre ? Tu trembles. Tu as froid ?
– Non, ce n’est rien. Ça va passer.
Il joue bien son rôle. On dirait qu’il s’inquiète vraiment pour moi. Sa main
abandonne mes cheveux pour venir caresser mon dos. Ça n’a rien d’un geste
intime et pourtant, je me sens frémir.

Se pourrait-il que j’arrive encore à éprouver du désir pour un homme ? Si


seulement…

Pourtant, l’imaginer en moi me donne la nausée. Ce frémissement ne devait


être qu’une putain de réaction chimique.

Reste calme, tu t’es offert trois semaines pour prendre ton temps, alors fais-
le.

Alec remonte sa main dans mes cheveux et j’appuie un peu plus ma joue
contre son torse.
Chapitre 10

Alec

Je ne sais pas depuis combien de temps nous sommes dans cette position.
Mon corps est engourdi mais ça m’est égal. Je ne veux pas bouger, je veux
continuer à la sentir respirer contre moi. Je me sens bien. Ça ne m’était pas
arrivé depuis… bien trop longtemps pour que je m’en souvienne.

Je n’arrive pas à détacher mon regard d’Aleyna. Elle n’a pas quitté mes
bras. Par moments, elle est ailleurs. Son corps se crispe, ses poings se ferment
et c’est comme si elle se battait pour chasser ses démons intérieurs. Je repense
à son regard et à cette souffrance. Qu’a-t-il bien pu lui arriver ?

Un homme lui a sans doute brisé le cœur. Salopard. Enfin… Je suis mal
placé pour juger.

J’en ai moi-même brisé quelques-uns. Jamais je ne me suis attaché à une


fille au point de l’aimer.

Aleyna s’est remise à trembler. Elle m’affirme qu’elle n’a pas froid mais
elle peine à calmer ses tremblements. Peut-être qu’elle est trop fière pour me
demander de quoi la couvrir. Je suis pris d’une soudaine envie de la réchauffer,
là, tout de suite. Des images de nos corps s’entremêlant sur le canapé défilent
dans ma tête. Mon désir redescend aussi vite qu’il est monté. Je ne serais qu’un
bel enfoiré de la baiser là, sur ce canapé de merde. Elle mérite mieux. Et si
pour une fois j’essayais de ne pas me comporter comme le dernier des cons ?

Jena me gueulerait dessus à coup sûr si elle m’entendait raisonner ainsi. Pas
de sentiment Alec, c’est la règle. Jusqu’ici, ça n’avait posé aucun souci.

Mais qu’est-ce que je raconte ? Je ne connais pas cette fille. Les coups de
foudre et toutes ces conneries, je laisse ça aux autres. Comme si cette soirée
allait changer ma vie. Elle me paye pour être là, pour que je lui offre un
service. Alors il faut que je me comporte en professionnel. Il faut que je me
tire d’ici vite fait pour dormir et arrêter de me raconter des histoires.

– Alec ? Je suis désolée de vous avoir autant immobilisé. Il est vingt et une
heures trente. Vous devez sûrement avoir des choses de prévues.

Merde, toutes mes bonnes résolutions volent en fumée lorsqu’elle prononce


mon nom. Et pourquoi je trouve ça aussi attirant qu’elle insiste pour me
vouvoyer ? Bordel, j’ai dû choper le virus de la crétinerie, ce n’est pas
possible autrement.

Elle s’est un peu éloignée de moi et me regarde de ses grands yeux


magnifiques. C’est moi qui ai froid maintenant. De l’intérieur. Je ne veux pas
qu’elle se détourne de moi. Comme je ne réponds pas, elle se lève et va se
poster devant la fenêtre du salon. Elle semble de nouveau ailleurs… Mais ce
monde où elle s’évade n’a pas l’air féerique. Je vois son visage dans le reflet
de la vitre. Elle souffre, mais je ne sais pas de quels maux. Et c’est
insupportable.

Je me lève sans réfléchir et même si mes jambes sont douloureuses, je


marche jusqu’à être tout près d’elle. Quelques centimètres seulement nous
séparent. J’ai envie de la serrer contre moi, de l’embrasser mais je n’ose pas
bouger. Elle aperçoit mon regard baissé dans la vitre et saisit doucement mes
mains pour les positionner sur son ventre. Je pousse un soupir d’aise,
reconnaissant pour ce moment. J’ai l’étrange impression que j’ai trouvé ma
place, que c’est ici que je dois être, que nous devons être. Enlacés devant cette
fenêtre à regarder les lumières de la ville.

– Je peux rester, si tu veux.


– J’imagine que ça ne se passe pas comme ça d’habitude. Mais c’est tout ce
que je peux pour l’instant.

Tout ce qu’elle peut ? J’imagine qu’elle voulait dire « tout ce qu’elle veut ».
Et maintenant elle pense que je veux rester pour coucher avec elle. Quel con.

Il est temps que je m’en aille. Je dois me faire violence pour accepter l’idée
de partir et de la laisser seule.
Je libère une partie de sa nuque en faisant basculer ses cheveux d’un même
côté. Ainsi je peux déposer un baiser dans le creux de son cou. Sa peau brûle
sous mes lèvres et le désir manque de me consumer de l’intérieur. Merde…
Sans la lâcher, j’attrape sa veste posée sur une chaise près de nous. Je l’enroule
autour de ses épaules et l’embrasse sur la joue avant de lui murmurer à
l’oreille :

– Reste là. Je vais trouver la sortie, ne t’en fais pas. Je reviendrai demain à
dix-neuf heures trente. Appelle-moi si tu préfères un autre moment.

Je me sépare d’elle au prix d’un immense effort, remets ma chemise sans la


boutonner et mon blouson par-dessus. Je ramasse mon sac, la regarde une
dernière fois et file vers la porte.
Chapitre 11

Aleyna

La porte a claqué. Il est parti. Et le peu de sérénité qu’il m’a apportée s’est
enfui avec lui. J’attrape une bouteille d’eau, un livre et me dirige vers ma
chambre. Je soulève ma couette et m’allonge tout habillée dans mon canapé.

Je peux encore sentir son baiser dans ma nuque et sur ma joue. Il est si doux.
J’aurais peut-être dû demander un mec moins attentionné car le retour à la
réalité sera difficile. Qu’importe après tout. N’ai-je pas droit à ce qui pourrait
s’apparenter à du bonheur pour une fois ? Probablement pas, non.

Pourtant, quand il m’a proposé de rester, j’ai eu envie de dire oui. À vrai
dire, j’aurais pu le supplier pour qu’il me garde dans ses bras toute la nuit,
pour qu’une fois dans ma vie, je ne sois pas morte de peur au milieu de mon
lit. Mais je devais le laisser partir. Il s’attendait sûrement à ce qu’on couche
ensemble. Il doit avoir des besoins, j’imagine, et il aurait été cruel de ne pas le
laisser profiter de sa soirée.

Je l’imagine avec d’autres clientes. Mais ce qui me perturbe le plus, c’est de


songer à sa petite amie. Je me demande comment elle est et si elle sait pour lui.
Je ne comprends pas pourquoi je souffre en l’imaginant poser ses mains sur
elle, sa bouche sur son corps. Je dois chasser ces images de ma tête, je ne suis
pas à la recherche d’un copain. Jamais plus je n’en chercherai, tout ce que je
cherche, c’est un peu de répit et des réponses.

Le téléphone fixe posé sur ma table de chevet résonne et me fait sursauter.


Je vérifie le numéro avant de répondre.

– Salut Emmy.
– Salut ! Enfin j’arrive à te joindre ! J’ai essayé plusieurs fois sur ton
portable mais ça n’a pas l’air de fonctionner.
Normal, j’ai éteint ce fichu truc.

– Élias m’a appelée, il a dit que vous aviez été coupés. Il a l’air sur les nerfs,
tu lui manques vraiment beaucoup. Je savais qu’il tenait à toi mais là je crois
qu’il est carrément en manque.

En manque de sexe, ça, c’est sûr.

– Mon téléphone déconne, je crois.


– Oui, j’ai l’impression. C’est une torture pour lui, il t’a dans la peau, il a du
mal à vivre votre séparation, je crois.

Dans la peau ? C’est plutôt lui qui a marqué la mienne. Quel supplice de
devoir répondre à Emmy comme si de rien n’était. C’est ma meilleure amie
depuis qu’on est toutes petites. Son frère est un peu plus âgé que nous et quand
j’allais passer le week-end chez leurs parents, il était souvent absent, à traîner
avec ses potes. Et puis l’âge est arrivé où on était assez vieilles avec Emmy
pour faire des soirées avec eux. On s’entendait bien mais ensuite il est parti. Il
commençait à se faire trop remarquer et son père lui a laissé le choix : l’armée
ou le pensionnat. Il s’est engagé et je ne l’ai pas revu avant mes 20 ans. On a
recommencé à aller en soirée tous ensemble et petit à petit, on est sortis
uniquement tous les deux. J’ai cru que c’était mon grand amour… Quelle
conne.

– Aleyna ? T’es toujours là ?


– Oui, excuse-moi. À vrai dire je viens de me coucher, je suis claquée.
– Je t’ai dit d’aller voir un médecin. Tu n’es pas en forme en ce moment.
– Oui et je vais prendre rendez-vous, c’est promis.

Je me demande toujours comment ils peuvent être de la même famille.


Emmy est si douce, si attentive aux autres. Un véritable petit ange. Alors que
son frère n’est qu’un horrible diable.
Chapitre 12

Alec

J’ai roulé la moitié de la nuit sur ma moto. Je ne voulais pas rentrer au


campus et affronter les questions d’Erwin. Je n’avais pas non plus envie d’aller
voir ma mère. Je l’aime plus que tout mais c’est difficile à gérer en ce moment.
Quand je la vois, j’ai honte de ne pas l’avoir aidée avant.

Je n’ai rien vu. Il la frappait depuis toujours et je n’ai rien vu. Il y a quelque
temps, je suis revenu à la maison à l’improviste et je l’ai trouvé en train de lui
asséner une gifle. Elle pleurait et lui criait de la laisser tranquille. J’ai cru
devenir fou, comme si c’était un cauchemar. Mon père s’est retourné et m’a
ordonné de dégager. Il avait l’air d’un malade, comme si le seul visage que
j’avais connu de lui jusque-là n’était qu’un masque et que sa vraie nature se
dévoilait seulement maintenant.

Je n’ai pas dégagé. En revanche, je lui ai collé une sacrée dérouillée à cet
enfoiré de lâche. Je l’ai foutu dehors et je lui ai dit que s’il osait se pointer à
nouveau, je le tuerais. Je n’en ai pas vraiment discuté avec ma mère. C’est
encore trop difficile pour nous deux.

Il est quatre heures du mat’ quand je rentre au campus. J’essaie de me


faufiler le plus discrètement possible dans la chambre mais avec Erwin, c’est
peine perdue. Un battement d’ailes d’oiseau le réveillerait.

– T’as vu l’heure bordel ?

Il allume sa lampe de chevet, s’assoit dans son lit et me regarde, les cheveux
en bataille.

– Excuse-moi, je ne voulais pas te réveiller.


– Je sais ouais. Je m’en tape que tu m’aies réveillé. Tu fais chier avec tes
virées nocturnes. C’est quoi cette manie de plus dormir, hein ? T’as vu ta
tronche, sérieux ? T’as pas passé une seule vraie nuit depuis des semaines. Tu
sais qu’avec nos études c’est mauvais les insomnies ?
– Oui, je suis au courant. Écoute, t’en fais pas. Ça repartira comme c’est
venu. Je suis juste passé prendre mes affaires et je te laisse.

Je me change tout en l’écoutant m’engueuler.

– Tu vas aller courir à cette heure-là ? Non mais t’es dingue !


– Juste une petite heure et je reviendrai dormir avant de commencer les
cours.
– On démarre à huit heures ce matin.
– Je sais ouais.

Je me dépêche de partir avant d’en entendre davantage. Je sais qu’il dit cela
pour mon bien mais je n’ai pas envie de me justifier. Je pars courir autour du
campus. À cette heure, tout est calme à part quelques étudiants qui rentrent de
soirée. Cela fait déjà trois quarts d’heure que je cours. Mon corps n’en peut
plus et me supplie d’aller me coucher. Mais mon esprit est trop encombré pour
que je puisse trouver le sommeil. Je décide de courir trois quarts d’heure de
plus.

Il est six heures quand je remonte. Erwin est sur le pied de guerre, prêt à
aller étudier deux heures avant le cours.

– Je préfère ne rien dire, Alec ! Je file déjeuner et après je retrouve Cindy à


la bibliothèque. Dors, OK ?
– Oui papa !

Il me balance un oreiller avant de sortir en riant malgré lui. Je me douche et


me mets au lit, m’accordant une heure de repos. Dans mon demi-sommeil, je
ne vois que des images d’Aleyna et je n’ai soudain plus vraiment envie
d’ouvrir les yeux. Le réveil me sort pourtant de ces doux rêves et je saute dans
mes fringues pour aller en cours.

La journée s’étire à n’en plus finir. Je fais de mon mieux pour rester
concentré mais elle est dans toutes mes pensées.
Chapitre 13

Aleyna

La journée a été du genre interminable. J’ai peiné à dormir malgré les


somnifères que j’ai engloutis. Emmy voulait qu’on sorte ce soir mais à la vue
de mes yeux cernés, elle a abandonné l’idée. Elle m’a proposé son téléphone
pour que je puisse appeler E et je me voyais mal refuser sans éveiller ses
soupçons.

– Emmy, qu’est-ce qui se passe ?


– Ta sœur va bien.
– Aleyna, mon amour, enfin tu deviens raisonnable.
– Je ne veux pas qu’Emmy se pose des questions. Alors s’il te plaît arrête de
l’appeler pour savoir où je suis et ce que je fais.
– Si tu me répondais, je ne serais pas obligé de faire ça ! C’est ta faute si je
l’importune ainsi.
– Évidemment, oui. Écoute, je suis en cours ou à la maison. Cesse de
t’imaginer je ne sais quoi.
– C’est trop dur de ne pas t’avoir à mes côtés.
– Tu n’es parti que depuis quelques jours.
– Cela me semble des années. Viens me voir, Aleyna. Je ne peux pas rentrer
à cause des soirées d’intégration. Mais viens, toi, j’ai besoin de toi.
– Arrête.
– Quoi ?
– De faire comme si tu m’aimais et que je te manquais. Trouve-toi une
salope pour la baiser !
– Aleyna ! Surveille ton langage maintenant ! Tu vois, je te laisse à peine
quelques jours et déjà tu me manques de respect.

Voilà, une petite étincelle et le démon s’enflamme. S’il était en face de moi,
il m’aurait fait passer l’envie de lui parler ainsi.
– Désolée.
– Tu m’aimes mon amour ?
–…
– Aleyna ?
– Oui.
– Oui quoi ?
– Je t’aime Élias.

Une larme roule jusqu’à mon menton. Je le hais, si fort que je m’étonne que
le ciel ne déchaîne pas ma colère en frappant au hasard. C’est ça qu’il
affectionne, me dominer et me forcer à lui dire que je l’aime. J’ai l’impression
que du poison sort de ma bouche. Je ne peux plus prononcer son nom sans
avoir la sensation qu’on me poignarde en plein cœur.

– J’aime mieux entendre ça. Alors je t’attends après-demain ?


– Je ne peux pas venir.
– Tu sais que ce sont des mots que je n’aime pas entendre.
– Oui je sais. Mais ce week-end on se rend au Magestic’s pour lire nos
textes. Je t’en avais parlé. C’est obligatoire dans le cursus de mon atelier
d’écriture. J’ai déjà loupé beaucoup de modules et mes enseignants m’ont
avertie que je devais être vigilante.

C’est la vérité. Et cela devrait le calmer. La seule chose dont il a peur, c’est
que quelqu’un découvre ses agissements. Alors je dois mener une vie la plus
normale possible. Je l’entends taper sur son clavier d’ordinateur. Il vérifie que
je ne lui mens pas.

– Tu y vas seule ?
– Avec le groupe et notre prof.
– Qui d’autre ?
– Personne. C’est dans le cadre scolaire et tu connais chaque garçon qui
fréquente ce groupe. S’il te plaît, Élias.

Et voilà, je le supplie de me laisser y aller, comme toujours.

– Très bien, mon amour. Si ça te fait plaisir, alors vas-y. Je dois te laisser, je
te rappellerai plus tard. Garde ton portable allumé, d’accord ?
– Oui.
Il a raccroché et mon cœur se remet à battre normalement. Je rejoins Emmy
et lui rends son téléphone.

– Merci Emmy.
– Oh je t’en prie ! Si ça peut m’éviter de l’entendre geindre dans mes
oreilles, je suis prête à tout. Je te raccompagne chez vous ?
– Non merci, je vais marcher un peu, ça me fera du bien.
– OK, à demain ma belle !

Cela fait plusieurs fois que je refuse sa proposition car depuis qu’E est
parti, je n’ai pas remis les pieds dans notre appartement. Mes parents sont dans
l’immobilier et on peut dire que nous faisons largement partie de la classe
bourgeoise. Ils viennent de vendre un appartement à une Irlandaise qui ne
l’occupera que dans un an. En attendant, je m’y suis installée. C’est un peu loin
de la fac mais qu’importe. Au moins, je ne vois pas de réminiscences
d’horreurs dans chaque pièce.

Je m’arrête au supermarché acheter quelques fruits et de l’eau et je monte. Il


est dix-huit heures. Je prends un livre pour m’occuper mais le cœur n’y est pas.
Je rallume mon portable. E ne s’est visiblement pas trop acharné après mon
appel. Il m’a laissé un texto.

[Réponds-moi quand tu auras rallumé


ton portable. Je veux que ce soir tu
portes les sous-vêtements que je t’ai
offerts avant mon départ. Branche ta
webcam, j’ai besoin de me détendre.]

Sale porc. Il peut toujours courir. Il a emmené son ordinateur portable avec
lui et le mien est cassé depuis qu’il me l’a jeté à la figure en m’accusant de le
tromper. Oh bien sûr j’en ai racheté un mais je me suis bien gardée de lui dire.
Je vais dans la salle de bains enfiler son ensemble de merde et prendre une
photo. Il devra se contenter de ça. Je ne préfère pas regarder ce que ça donne,
mon corps est détruit par ses assauts de folie. Je remets mon jean et mon
débardeur et décide d’envoyer un message à Alec.

[Je suis chez moi. Venez quand vous


voulez. Aleyna.]
J’envoie la photo à E en lui rappelant que je n’ai plus de PC et éteins mon
téléphone.
Chapitre 14

Alec

Je tente de préparer mon partiel de demain mais rien n’y fait. Il n’est que
dix-huit heures et je bous d’impatience de la revoir. Je sais que je devrais
appeler Jena et lui demander de lui assigner quelqu’un d’autre. Mais quand
j’imagine un autre homme poser ses mains sur elle, j’ai envie de tout casser
autour de moi. Oui, c’est une réaction très mature, je sais.

Mon portable vibre dans ma poche. Mon cœur manque de s’arrêter. C’est
elle, et si elle annulait ? Mon cœur se met finalement à battre plus vite. Elle me
dit de venir quand j’en ai envie. Ça ferait trop psychopathe de sauter sur ma
moto et de m’y rendre immédiatement ? Tant pis. De toute façon le temps de
me rendre chez elle, ça ne sera pas imminent.

J’attrape mon casque et file en direction de son appartement. Je me faufile


dans la résidence en même temps qu’un autre homme et monte au plus vite. Je
frappe le cœur battant et légèrement nerveux. Mais elle est là devant moi,
entrouvrant la porte.

Elle a l’air d’avoir passé une rude journée. Je ne sais même pas ce qu’elle
fait. Encore une règle de Jena, pas de questions, pas d’intimité. Elle a les traits
légèrement tirés et ses yeux brillent comme si elle avait pleuré. Je suis encore
dans l’entrée mais je ne peux m’empêcher de saisir sa joue dans ma main et de
l’embrasser sous l’œil, la faisant frémir sous mes lèvres.

– Tu vas bien ?
– Oui. Allez-y, entrez.

Je la devance et pose mes affaires. Elle vient se lover dans mes bras et je l’y
accueille avec plaisir. J’ai l’impression que la vie n’est réelle que quand elle
est près de moi. Elle me regarde et caresse mon visage.
– Vous avez l’air épuisé.

Je pose ma main sur la sienne et ferme les yeux quelques secondes. Elle dit
vrai, je suis épuisé. Mais elle n’est pas là pour s’occuper de moi. C’est
l’inverse. J’enlève sa main de mon visage tout en la gardant au creux de la
mienne.

– Juste quelques heures de sommeil à rattraper. Tu as faim ?


– Je crois que oui. Mais mon frigo est vide à part de l’eau et quelques fruits.
Je mange souvent sur le campus.

Je manque de m’étrangler en l’entendant prononcer ce nom. On est à des


kilomètres du premier campus, qu’est-ce qu’elle irait faire là-bas ?

– Au campus ?
– Oui, je suis étudiante.

Merde. Merde. Merde. Ce n’est pas censé arriver, ça. Mais comme elle
habite loin de la fac, elle est logiquement en dehors de mon périmètre. C’est
pour ça que Jena n’a pas tiqué. Il faut que je reste calme. Si elle m’avait déjà
vu, elle me l’aurait dit. Je ne tiens pas à ce que la rumeur se répande sur mon
campus. Avec de la chance, le sien est assez éloigné. Mais il va falloir que je
sois vigilant. On fait souvent des rencontres intercampus et ce serait vraiment
très gênant.

– Tout va bien, Alec ?


– Oui, excuse-moi. Je pensais au dîner. Qu’est-ce qui te ferait plaisir ?
– Rien en particulier. Choisissez ce que vous voulez.
– Viens là.

Je lui tends la main, qu’elle saisit, et l’approche un peu de moi. Elle baisse
les yeux, c’est une habitude chez elle, j’ai l’impression. Je relève son menton
pour la forcer à me regarder.

– Hey Aleyna. Regarde-moi. Si tu te sens mal à l’aise tu dois me le dire,


d’accord ? Je sais que ce n’est pas simple comme situation et que ça n’a rien de
naturel mais laisse-toi un peu aller. Je ne suis pas là pour te juger ou exiger.

Elle hoche timidement la tête et elle a de nouveau l’air si fragile. J’ai envie
de l’embrasser et d’engloutir son chagrin mais je sens que ce serait déjà aller
trop loin pour elle. Peut-être qu’elle est vierge. Et que c’est pour ça qu’elle a
fait appel à notre agence. Pour passer le cap avant de s’ouvrir aux autres mecs.
Je n’arrive pas à la cerner, ça me rend fou. J’ai peur de faire quelque chose de
travers et de la perdre à tout jamais. L’angoisse me ronge dans l’attente
d’entendre sa voix.

– Ni juger, ni exiger ?
– Non. Jamais.

Elle ferme les yeux et pose son front contre mon torse. Je caresse ses
épaules le plus délicatement possible avec mes doigts. Sa peau frémit à mon
passage et j’ai envie de suivre les courbes de son corps avec mes lèvres. Je la
sens frêle et ses jambes semblent avoir du mal à la porter. Je l’enlace pour
l’emmener jusqu’au canapé.

– Ça fait combien de temps que tu n’as pas mangé ? Tu es toute pâle.


– Vous voulez dire autre chose qu’une pomme ou des oranges ?

Elle sourit. C’est un sourire timide mais c’est le premier. Son visage
s’illumine et la tristesse qui l’occupe habituellement cède un peu sa place.
Chapitre 15

Aleyna

Il est revenu. Plus tôt que prévu. Il a peut-être pris mon invitation pour un
ordre. Il a besoin de dormir, il a l’air tellement épuisé. J’ai pensé à le renvoyer.
Pourtant, dès qu’il m’a enlacée, mon côté égoïste a envahi tout mon côté
compatissant. Hors de question qu’il s’en aille.

Il m’a abandonnée quelques instants pour commander de quoi manger.

– C’est bon, c’est fait.


– Merci.

Je le vois poser furtivement le regard sur ma bretelle de soutien-gorge qui


dépasse de mon haut. Je n’ai pas pris le temps de me changer et je porte
toujours cette saloperie de lingerie. J’imagine ce que doit faire E avec ma
photo et les vertiges m’envahissent.

– Aleyna, ça va ?
– De l’air, juste un peu d’air, s’il vous plaît.

Il m’aide à me lever et m’accompagne vers la porte-fenêtre. Il l’ouvre et


nous sommes dehors. L’air frais chasse mes vertiges presque totalement et je
me sens si idiote tout à coup. Ce serait vraiment trop me demander de me
comporter comme une fille normale pour une fois ? Il me tient face à lui en me
regardant d’un air inquiet.

– Tu reprends quelques couleurs. Comment tu te sens ? Sérieusement, je


crois que tu devrais faire attention à ce que tu manges.
– J’ai pourtant quelques réserves.
– Ça ne marche pas comme ça, Aleyna.
– Je sais, oui. Je me sens déjà mieux, merci.
La sonnerie de l’interphone nous fait sursauter.

– Déjà ?
– Oui, ils sont juste en bas et ils me livrent souvent. C’est ça d’être une
cliente fidèle. Je vais ouvrir.
– Bonsoir, mademoiselle Aleyna. Content de vous revoir. Je suis sûr que
depuis des jours vous ne vous nourrissez que de fruits ?
– Bonsoir Jaimie. En effet oui ! Merci d’avoir été aussi rapide. Vous mettez
ça sur ma note s’il vous plaît.
– Bien sûr mademoiselle. Bonne soirée.

Je retourne au salon où Alec a étendu un plaid devant le canapé en y


installant quelques coussins. Il a sorti des verres et des couverts et a poussé la
table basse pour nous faire de la place au sol. La rapidité avec laquelle il a
transformé cet endroit froid en lieu presque charmant me laisse muette
quelques secondes.

– Désolé, j’ai un peu fait les placards. Qui sont plutôt vides d’ailleurs !

C’est normal, je ne suis pas chez moi alors j’ai amené le strict nécessaire.

– Vous avez bien fait. Je ne suis pas souvent ici alors c’est vrai que je suis
peu équipée.

Je pose les sachets sur la table et en extirpe… la moitié du restaurant. Devant


mon air ahuri, il se justifie :

– Je ne sais pas ce que tu aimes et tu ne m’as pas aidé à choisir, alors j’ai
pris un peu de tout.

Je ne peux m’empêcher de lui sourire. J’avais oublié ce que ça faisait et


c’est plutôt agréable.

– Allez, viens t’asseoir.

Je le rejoins et m’assieds en face de lui. Il me regarde en secouant la tête de


gauche à droite.

– Viens t’asseoir là, s’il te plaît.


Il a allongé ses jambes et je viens m’installer près de lui, appuyant mon dos
contre son épaule.

– Voilà, c’est mieux. Nouilles chinoises ?


– Avec plaisir.

Nous mangeons l’un contre l’autre tout en discutant. J’ai envie de lui poser
des milliers de questions mais je sais qu’il ne me révélera rien de personnel.

– À quoi tu penses, Aleyna ?


– Aux questions que j’aimerais vous poser.

Je le sens se raidir derrière moi.

– Mais je ne le ferai pas. Je vous respecte ainsi que vos choix. Même si j’ai
envie d’en apprendre plus sur vous, je sais que vous n’êtes pas là pour ça.

Il soupire, d’un souffle triste et résigné. Il pose son repas, passe son bras
autour de mes épaules et m’attire contre lui.

– Aleyna, je comprends ta curiosité et tu as raison. Je ne peux pas te révéler


grand-chose me concernant. Ce n’est pas dans notre politique. Demande-moi
ce que tu veux savoir et je te dirai si je peux te répondre ou non.
– Vous souffrez ?
– Pardon ?
– Oui, de vous plier aux volontés des autres. D’exécuter tous leurs désirs,
leurs fantasmes. Sans jamais avoir votre mot à dire ?
– C’est étrange comme question. En général, on veut savoir pourquoi je fais
ça.
– Ça m’est égal de savoir pourquoi. Vous devez avoir de très bonnes
raisons. Ce qui m’intéresse, c’est vous et ce que vous ressentez. Dites-moi
comment vous faites pour survivre à tout ça ?
– Ce n’est pas toujours facile. Mais je peux m’estimer heureux. L’agence
pour laquelle je bosse ne s’adresse qu’à un certain type de clientèle et on ne
risque rien comparé à ceux qui sont dans la rue.
– Ne minimisez pas ce que vous vivez. Peu importe qu’elle s’inscrive dans
les rues ou dans le luxe, l’humiliation est toujours aussi cruelle.
– Aleyna… Je ne suis pas là pour que tu te préoccupes des conditions dans
lesquelles je bosse. Ne pense plus à tout ça, d’accord ? Pense à toi.

Merde. Qu’est-ce qui me prend de l’emmerder avec mes questions ? Et


pourquoi je ne lui déballerais pas toute ma vie pendant que j’y suis ? Je le mets
mal à l’aise, c’est vraiment n’importe quoi.

Il vaut mieux que je la boucle.


Chapitre 16

Alec

Bordel, cette fille est un ange. Ses questions me touchent en plein cœur,
comme si elle pouvait lire en moi. Mais je ne veux pas l’emmener là-dedans.
Dans ces histoires de baise sordides. À quoi ça l’avancerait ?

Et surtout je ne veux pas qu’elle ait pitié de moi. Je veux juste prendre soin
d’elle, profiter de ces trois semaines pour veiller sur elle. Je ne saurais pas
l’expliquer, mais dès que je la vois, je ressens le besoin de la protéger, de la
rassurer et de la rendre plus heureuse.

Le doute s’immisce dans mon esprit. Et si cette fille était journaliste ? Si elle
enquêtait sur le phénomène ? Ça expliquerait pourquoi elle me repousse quand
les choses s’emballent. Merde ! Jena m’a déjà parlé de ces plans de merde.
Mais un forfait diamant ? Pour une enquête ? Non, ce n’est pas crédible, trop
cher et trop long, inutile en somme.

J’ai l’impression d’avancer de plus en plus dans le brouillard. Je suis


silencieux et immobile depuis quelques minutes. Elle a baissé la tête et s’est un
peu éloignée de moi. Merde, quel con. Je la contourne pour me mettre à
genoux devant elle.

– Aleyna ? Je ne voulais pas vous vexer, je suis désolé.

Je la force à lever la tête et elle me regarde timidement.

– J’agis vraiment comme un con quand je m’y mets.


– Croyez-moi, vous êtes encore très loin d’agir ainsi.

Ses yeux se mettent à briller comme si elle allait pleurer. Je vois de nouveau
cette souffrance dans son regard et ça me retourne les nerfs.
– Il y a quelque chose que tu ne me dis pas, Aleyna ?
– On a tous nos secrets.
– Aleyna ?
– S’il vous plaît, je ne peux pas…

Sa voix se brise et elle fond en larmes. Mon cœur est soudain trop à l’étroit
dans ma cage thoracique. Je la cale dans mes bras et la transporte jusqu’à la
chambre. Elle est si propre qu’on dirait qu’elle n’a jamais servi. C’est absurde,
je sais. Mais quand je la pose sur les draps de soie, on dirait qu’ils sont foulés
pour la première fois. Je m’allonge près d’elle et l’attire contre mon torse. Elle
pleure doucement, discrètement.

– Aleyna, pardonne-moi. Jamais je ne te forcerai à faire ou dire quelque


chose que tu ne voudrais pas me confier. Calme-toi s’il te plaît.

Petit à petit, ses sanglots s’espacent et elle relève un peu la tête.

– Désolée. Je ne sais pas ce qui m’a pris de craquer comme ça.


– Tu n’as pas à t’excuser avec moi. Tu peux te laisser aller, mais je ne veux
pas que tu pleures à cause de moi, d’accord ? Je ne suis pas là pour ça, je suis
censé t’apporter du plaisir, pas de la douleur.

Elle hoche la tête et plonge son regard dans le mien. Elle comprend ce que
je lui dis et je sens qu’elle veut tenter de me faire confiance. Nos yeux ne se
lâchent pas et mon pouls s’accélère.

Bordel, je sens que je vais faire une connerie.

Je cale son menton dans ma main et m’approche de son visage. Je cherche à


déceler une échappée de sa part mais comme je ne sens rien, je pose mes lèvres
sur les siennes. Mon corps est saisi de spasmes comme si j’avais quinze ans et
que c’était mon tout premier baiser. J’encercle son visage entre mes mains et
plaque mes lèvres un peu plus fort contre les siennes. J’attrape sa lèvre du bas
et la caresse avec ma langue. Elle plante soudain ses mains derrière ma tête,
m’encourageant à continuer. Elle entrouvre légèrement la bouche et je m’y
faufile. Ma langue cherche la sienne avec douceur. Je veux que ce baiser ne
finisse jamais. Elle enfouit ses mains dans mes cheveux, électrisant mon corps.
Je ne veux plus la lâcher. Je l’embrasse encore, jouant avec ses lèvres, les
mordillant, les câlinant avec ma bouche. Son souffle s’accélère et mes lèvres
ont soudain l’envie de descendre plus bas. Je prends tout mon temps pour
goûter sa peau. Je descends sur son menton, suivant l’arête qui monte à
l’oreille puis je continue dans son cou, arpentant sa carotide avec ma langue.
Elle se cambre légèrement sous moi et j’en profite pour lui retirer son haut. Je
l’incite par mes baisers à s’allonger sur le dos et viens me positionner sur elle,
enroulant mes jambes entre les siennes. Tout en continuant à l’embrasser dans
le cou, je retire mon haut. Je sens sa poitrine contre mon torse et je dois
vraiment lutter pour rester concentré et ne pas m’emparer d’elle sur-le-champ.
Mais je n’ai pas envie d’être cet homme-là, pas avec elle.

Je dégringole vers le pied du lit et pose mes lèvres sur son ventre. Je
recouvre son nombril avec ma bouche et remonte petit à petit vers sa poitrine
en prenant soin de ne pas oublier un seul espace de sa peau entre ces deux
points. Ses mains sont toujours dans mes cheveux et elle halète légèrement
sous mes baisers. Je sens qu’elle ne désapprouve pas mais elle ne se laisse pas
aller complètement.

Je roule sur le côté et m’appuie sur un coude. De ma main libre, j’attire son
visage vers le mien, ses lèvres me manquent déjà. Une fois bien en place, ma
main caresse le haut de sa poitrine. Je continue à l’embrasser durant de longues
minutes, espaçant chaque fois un peu plus le contact entre nos lèvres.

– Alec ?
– Oui, Aleyna ?
– Pourquoi je sens que vous êtes en train de mettre fin à ce moment ?
– Parce que c’est ce dont tu as envie.
– Mais je n’ai rien dit du tout.
– Ce n’est pas nécessaire. Je le sens.
– Vous n’avez pas envie de moi ? Vous avez besoin de quelque chose pour…
vous stimuler ?
– Oh Aleyna…

Si elle savait. J’attire de nouveau son visage contre le mien et l’embrasse.

– Bien sûr que j’ai envie de toi. Crois-moi, mon corps est plus que stimulé
par ta seule présence. Et je fais de gros efforts pour ne pas assouvir mon désir.
– Mais pourquoi arrêter alors ? Je ne comprends pas.
– Parce que ce que je veux, ce n’est pas important si ça doit te faire du mal.
Si je continuais à te faire l’amour maintenant jusqu’au bout… ce serait comme
si je te forçais. Car tu n’as pas envie de ça ce soir. Et je te l’ai dit, je ne suis pas
là pour te faire souffrir, au contraire.

Cette fois-ci, c’est elle qui attire mes lèvres sur les siennes et son baiser
sonne comme un remerciement. En fait, il résonne jusque dans mon bas-ventre.
Nos corps se séparent et je me lève tant bien que mal.

– Vous partez ?
– Non, enfin sauf si c’est ce dont tu as envie.
– Non, restez.
– D’accord. Accorde-moi juste quelques minutes, OK ?
– Bien sûr. La salle de bains est au fond du couloir.

J’attrape mon sac au passage et file prendre une bonne douche glacée. En
sortant, j’enfile un nouveau caleçon et un short avant de la rejoindre. Elle a
enlevé ses chaussures et s’est faufilée sous les draps. Il fait sombre mais la
lueur de la lune éclaire la cascade de ses cheveux ondulés qui descendent sur
ses épaules et sur sa poitrine. Elle a changé de soutien-gorge pour une raison
que j’ignore. Peut-être est-il plus confortable pour la nuit. Il est plus simple que
l’autre et je la trouve encore plus belle ainsi. Plus attirante même. Merde,
redescends Alec ou la douche n’aura servi à rien. Ça aurait pu être pire, elle
aurait pu l’enlever et ne pas en remettre. Et là, adieu mes bonnes résolutions.

– Ça va ?
– Oui, très bien.

Je viens me glisser sous les draps près d’elle. Je m’allonge sur le dos et
l’invite à me rejoindre. Elle se glisse jusqu’à moi et m’enlace par la taille,
posant sa tête sur mon torse. Je passe mon bras autour d’elle et profite de cet
instant de bien-être. Je caresse ses cheveux et elle s’endort en quelques instants.
Je me sens si bien que mon corps se relâche et je sombre dans le sommeil sans
m’en apercevoir.

L’aube commence à pointer. Je me réveille apaisé comme si je sortais d’un


doux rêve. En ouvrant les yeux, je la découvre près de moi, incarnant mon rêve
éveillé. Elle dort paisiblement sur le ventre, ses cheveux descendant presque
jusqu’en bas de son dos. Je n’ai pas envie de la réveiller mais mes mains se
dirigent pourtant vers ses boucles brunes. Je dégage un peu son épaule pour y
poser mes lèvres. Sa peau douce, chaude et parfumée m’enivre dès les
premières secondes et je ferme les yeux d’aise. Je repousse un peu plus ses
cheveux pour continuer à la couvrir de baisers. Alors que je les ai chassés
complètement de son dos, j’ouvre les yeux pour la regarder et…

– Mon Dieu !

Elle se réveille en sursaut et bondit du lit comme un chat effrayé. Elle croise
mon regard et, affolée, ramasse la première chose qu’elle trouve pour se
couvrir. Elle recule contre le mur en croisant les bras devant sa poitrine et me
regarde, terrifiée.

Je saute à mon tour du lit pour la rejoindre mais elle continue à reculer
jusqu’à heurter le coin de la pièce.

– Non Alec, s’il vous plaît. Restez où vous êtes. Vous n’auriez pas dû voir
ça. Je… Bordel non, vous n’auriez pas dû.

Je lis la peur dans ses yeux et la confusion ainsi qu’une affreuse gêne.

–Laisse-moi approcher s’il te plaît.

Je glisse petit à petit vers elle et saisis sa main qui reste crispée contre sa
poitrine. Elle tremble de tout son corps et je sens qu’elle peut m’échapper à
chaque seconde qui passe. Nous restons ainsi quelques instants, j’essaie
d’effacer le masque de colère qui a envahi mon visage pour ne pas l’effrayer
mais je n’y parviens que médiocrement.

– Aleyna, tu n’as pas à avoir peur de moi. Laisse-moi voir s’il te plaît.

J’abaisse doucement ses mains et le gilet qu’elle porte s’entrouvre. La nuit


dernière, dans la pénombre, je n’avais rien remarqué. Mais à la lueur de l’aube
je constate que son ventre est dans le même état que son dos. Mes doigts
caressent sa peau et elle ferme les yeux, respirant avec difficulté comme si elle
était au bord d’une crise d’angoisse. Ses yeux déversent ses larmes sans bruit et
mon cœur s’ouvre en deux. Mes genoux se dérobent sous moi et je
m’agenouille devant elle, laissant glisser mes mains dans le bas de son dos.
Elles sont là, juste devant mes yeux.

Des marques. Des cicatrices. Des ecchymoses.

La plupart sont de forme semi-ovale et doivent probablement venir de


coups de ceinture. Quelqu’un l’a battue. Certaines lésions sont anciennes et
presque totalement disparues mais d’autres sont très récentes, datant d’une
semaine tout au plus.

Ces dernières doivent encore la faire souffrir et bordel je…

– J’ai dû te faire mal cette nuit, n’est-ce pas ?

Je la lâche, horrifié à l’idée d’avoir pu lui faire subir cette douleur et


m’éloigne d’elle pour m’asseoir contre le mur. C’est insupportable d’imaginer
sa souffrance.

– Vous… Vous n’êtes pas… dégoûté ? Tout ce qui vous fait peur, c’est de
m’avoir blessée ?

Je la regarde et je sens qu’elle est perdue. Et voilà que, maintenant, elle


pense m’inspirer du dégoût. À moi ? Qui fait la pute pour gagner de l’argent ?
C’est le monde à l’envers.

– Viens là.

Elle se laisse glisser le long du mur pour être assise à côté de moi. Je
prends sa main tout en réfléchissant avant de parler.

– Ce qui me dégoûte, c’est de voir avec quelle violence s’est acharné celui
qui t’a fait ça. Pourquoi tu m’as laissé m’allonger sur toi alors que tout le haut
de ton corps doit te faire affreusement souffrir ? Pourquoi, Aleyna ?

Elle pleure de nouveau et je me sens totalement inutile. Je n’ose pas la


brusquer même si je meurs d’envie de savoir qui lui a fait ça. C’est forcément
quelqu’un de son entourage et qu’elle fréquente depuis longtemps. Quelqu’un
qui lui fait peur mais dont elle ne peut parler à personne. Je ne vois qu’une
personne qui puisse la côtoyer depuis si longtemps et exercer une telle
pression sur elle : son père. Bien sûr, le mien cognait sur ma mère alors
pourquoi un père ne pourrait-il pas brutaliser sa propre fille ? Je me fais honte
d’appartenir au même sexe que ces bâtards.

– Parle-moi, Aleyna, s’il te plaît.


– Je… je ne peux pas… je suis désolée.

Je ne peux pas la forcer. Je dois lui laisser le temps et l’aider au mieux. Mais
bordel, comment faire ? En cours, on a appris à reconnaître les signes de
maltraitance et on nous a enseigné à qui adresser les victimes pour qu’elles
soient prises en charge. Mais jamais on ne nous a expliqué ce qui se passait
après, quelles étaient les réelles solutions pour les aider.

Elle se lève brusquement et sort de la chambre. Je l’entends partir vers la


cuisine, puis claquer la porte de la salle de bains. Je m’habille à la hâte,
ramasse mes affaires et les regroupe dans le salon avant d’aller frapper à sa
porte.

– Aleyna ? Tout va bien ? Tu n’es pas obligée de me parler. Mais ne me fuis


pas s’il te plaît. Tu es en sécurité avec moi.

Elle ouvre la porte. Elle s’est changée et a attaché ses cheveux. Elle passe sa
main sur ma joue et s’approche de moi.

– Ne me faites pas de mal, je ne le supporterais pas.


– Jamais Aleyna, je te le jure.

Je l’attire contre moi et lui donne un baiser doux et passionné. À cet instant-
là, je sais que je viens de lui offrir une partie de mon âme. Peu importe ce qui
arrivera par la suite, je ne serai plus jamais le même.
Chapitre 17

Aleyna

– Enfin c’est vendredi ! On sort ce soir ?


– Oui, si tu veux.
– Sérieux ? Je suis trop contente ! On ne s’est pas vues beaucoup ces
derniers temps.
– Je sais, oui. Moi aussi ça me fait plaisir. Je suis désolée, je t’ai un peu mise
à l’écart.
– Je ne t’en veux pas. Je sais que tu es très occupée. C’est vrai, tu vis avec
mon frère et vous passez tout votre temps ensemble. Le peu d’heures où tu es
seule, c’est en cours. Tu me manques, tu sais.
– Toi aussi tu me manques Emmy. Vraiment.

Ma meilleure amie me manque. Ma confidente me manque. Mais comment


lui confier que depuis deux ans, je vis un cauchemar bien réel. À quel moment
lui dire que je suis le jouet de son frère. C’est impossible, révéler ces actes au
grand jour est bien trop risqué. Pour nous tous.

J’aimerais lui dire que j’ai rencontré Alec. Qu’il m’apporte un peu de
lumière dans les ténèbres.

Alec… Son corps me manque déjà et pourtant je sais que je ne dois pas le
revoir. Je me suis laissée aller et il a vu ce que je cherche à tout prix à
dissimuler. Et il a commencé à poser des questions, à vouloir connaître le
responsable. Pourquoi est-ce qu’il a fait ça ? N’aurait-il pas pu faire ce
pourquoi je le paie et fermer sa gueule ?

Non mais à qui je veux faire croire ça ? S’il m’avait ignorée, cela m’aurait
fait plus mal encore que les coups portés par E. Il a été si doux avec moi, si
attentionné. Il a été à l’écoute de mes besoins, de mes envies. Ses baisers ont
brûlé ma peau de désir et pourtant je ne me sentais pas prête à aller plus loin.
Pas après ce que m’a fait subir E. Malgré cela, je n’osais rien dire à Alec, lui
expliquer le pourquoi du comment aurait été trop pénible. Et là, sans que
j’émette le moindre son, il a compris. Il s’est arrêté, sans penser à satisfaire ses
propres pulsions. Et il m’a seulement serrée dans ses bras toute la nuit. Quelle
sensation agréable.

Je dois me ressaisir. Je ne peux pas être attirée par Alec. Croire à un avenir
avec lui, ce serait comme croire à l’union d’un prince et d’une roturière.

– Aleyna, je t’ai encore perdue ?


– Non, je suis là. Alors, tu veux faire quoi ce soir ?
– J’ai entendu parler d’une fête d’étudiants sur le campus voisin. Ça te
tente ?
– Bien sûr ! Mais à condition de ne rien dire à ton frère.
– Oh ça, tu as ma parole ! Je sais à quel point il est jaloux te concernant. Et
s’il sait que je t’emmène à cette fête, il me tuera. On se retrouve à vingt heures
ici ?
– Oui ça marche, à tout à l’heure.

Je rentre chez moi, prends une bonne douche et me prépare. En soulevant


les draps dans la chambre, je tombe sur un tee-shirt qui n’est pas à moi. C’est
celui que portait Alec la nuit dernière. Mon téléphone sonne et en voyant le
numéro d’E s’afficher, je lâche le tee-shirt, comme s’il risquait de me voir.

– Oui ?
– Je n’ai pas pu te joindre depuis hier !
– Je me suis couchée tôt et j’ai passé la journée au campus. Je n’ai pas
beaucoup de temps, je passe la soirée avec ta sœur.
– Je sais oui. Je l’ai eue au téléphone tout à l’heure. Elle m’a dit que vous
faisiez une soirée tranquille à la maison entre filles. N’éteins plus ton
téléphone Aleyna.
– Pourquoi tu ne me laisses pas un peu respirer ?
– Parce que tu es ma petite amie et que je ne veux pas te perdre.
– Je serai avec Emmy.
– Peu importe. Si j’ai envie de t’envoyer des messages, j’ai besoin que ton
téléphone reste allumé. Ta photo d’hier soir m’a rendu dingue et quand j’ai
voulu t’appeler, c’était impossible. Je ne vais pas pouvoir tenir longtemps sans
te voir. Tu sais ce que ça donne quand je n’ai pas très vite ce que je veux.
Je ferme les yeux, tâchant de contrôler les images qui affluent dans mon
esprit.

– Pourquoi tu ne me laisses pas un peu tranquille ? J’en peux plus de tout ça.
– Il ne tient qu’à toi que ça cesse. Mais tu t’obstines à tout faire pour me
contrarier. Il faut qu’on se voie dès que possible. Ne me fais pas attendre
indéfiniment. Et surtout ne me force pas à rater des jours de cours pour venir
te rappeler à mon bon souvenir.

J’entends des voix derrière lui, ses abrutis de copains qui le prennent pour
un dieu vivant et qui l’appellent pour sortir. Il soupire profondément et je sens
qu’il est en colère.

– Bordel Aleyna, tu m’entends ?


– Oui.
– Je dois partir mais je te jure qu’on n’en a pas fini avec cette discussion.
Laisse ton putain de portable allumé ou je trouverai un moyen de te le faire
regretter.

Et voilà, il a raccroché. Loin de lui, je me suis sentie… presque libre.


Capable de prendre mes propres décisions et de m’accorder un peu de repos.
Mais la menace plane toujours, et le simple son de sa voix me terrorise. Je
ramasse le tee-shirt d’Alec et le serre contre moi. Son odeur est encore dessus
et je me sens soudain plus sereine.

Alec… Il a été si compréhensif ce matin et moi je l’ai presque jeté dehors en


lui disant que je devais aller en cours. C’était la vérité mais ça m’arrangeait
aussi. Je ne savais plus quoi lui dire. J’avais tellement honte qu’il ait vu mon
corps à la lumière du jour. La plupart du temps, j’évite de me regarder dans
une glace mais quand ça arrive, c’est un supplice. Je n’ai jamais aimé mon
corps. Ces rondeurs, cette graisse qui ronge ma peau, ce visage si banal. Les
interventions d’E n’ont fait qu’empirer la situation. Mon corps est
complètement dévasté, fichu, intouchable. Mais qu’est-ce qui m’a pris
d’imposer ça à Alec ? J’ai cru que parce que je le payais, il avait moins de
valeur qu’un autre homme ? Quelle garce impitoyable je fais. Il faut que je
stoppe cela. Immédiatement.

– Agence B or G, Tina à votre écoute, que puis-je pour vous ?


– J’aimerais stopper un abonnement diamant.
– Un instant s’il vous plaît.

Elle me met en attente et j’entends qu’on me transfère sur une autre ligne.

– Bonjour, Jena Stens à l’appareil, je suis la responsable d’Alec.


– Comment savez-vous que…
– Pardonnez-moi mademoiselle, le numéro avec lequel vous appelez nous
met en lien avec votre fiche cliente. Ma collègue me confiait votre souhait de
suspendre votre contrat. Que s’est-il passé ? Bien sûr, nous allons vous
rembourser, à moins que vous ne souhaitiez rencontrer un nouveau produit ?
– Je crains que nous ne nous soyons mal comprises. Je veux suspendre mon
abonnement mais en aucun cas mon paiement. Alec a été en tout point parfait.
– Pardonnez-moi mais je ne comprends pas pourquoi vous souhaitez vous
séparer de lui alors.

Un mensonge, vite.

– Pour ne rien vous cacher, mon conjoint va rentrer beaucoup plus tôt que
prévu. C’est un peu gênant.

Elle semble soulagée.

– Voyons, ne soyez pas mal à l’aise. Je comprends tout à fait. Voulez-vous


que l’on suspende votre contrat pour le continuer plus tard ?
– Non merci. Je prendrai un nouveau contrat. Alec mérite largement ce
forfait diamant, il n’est pas question de le punir pour un événement qui n’est
pas de son ressort.
– C’est très aimable à vous, je vais le joindre immédiatement. Merci de
votre confiance mademoiselle. À bientôt.

Je me laisse tomber au pied du lit en serrant son tee-shirt contre mon cœur.
Un vide abyssal vient de s’y installer. Le fait de savoir qu’il ne me prendra plus
dans ses bras est une souffrance qui me paralyse presque totalement. Mais je ne
peux décemment pas lui imposer cela. Et trois semaines à ses côtés auraient
rendu la séparation encore plus difficile. Il aura son argent et quinze jours de
congé. Et en plus, il se sera débarrassé du fardeau que je représente.
Je sais que je lui ai rendu service.
Chapitre 18

Alec

Je suis allongé sur mon lit, le bras sur les yeux. J’ai fait des recherches sur
les violences familiales. Et ça ne m’a rien appris. À part que la violence est
partout. Et que ce sont bien des marques de ceinture que j’ai vues sur son
corps. Je n’arrive pas à sortir tout ça de ma tête.

Nous nous sommes quittés en silence ce matin. Elle était blessée et je ne


voulais pas la brusquer. Elle devait aller en cours et moi aussi. J’ai menti à
Erwin en lui disant que j’avais dormi chez ma mère. J’en ai ras le bol de vivre
dans ce monde de mensonges et de violences. Mon moral est au plus bas. Je
sais que la vraie raison tient dans son silence. Elle m’a dit ce matin qu’elle
m’enverrait un message car elle ne savait pas à quelle heure elle serait
disponible. Mais sa voix m’a laissé dans le doute et je sens qu’on ne se verra
pas ce soir.

– Salut mec ! Bah alors t’es encore au pieu ? Ta migraine n’est pas passée ?
– J’ai pas la migraine Erwin ! Pour qui tu me prends bordel ?
– J’en sais rien moi, t’es tout chose depuis ce matin ! T’as tes règles ?

Je lui balance mon réveil à la tronche en me redressant sur mon lit.

– Bordel, ce que tu peux être lourd quand tu t’y mets !

Mon réveil s’est fracassé contre la porte, à quelques centimètres de la tête


d’Erwin.

– Excuse-moi, je ne sais pas ce qui m’a pris.

Il me regarde fixement et vient s’asseoir au pied de mon lit. Il n’a pas l’air
en colère. Ce qui est plutôt étrange vu les circonstances.
– Écoute Alec, tu sais que si ça n’avait pas été toi, j’aurais dévissé la tête du
mec qui aurait osé me jeter un truc aussi pourri à la gueule.
– Te gêne pas mon pote.
– Tu es mon meilleur ami Alec. Bordel, je m’inquiète pour toi. Je sais que
ça fait nana ce que je vais dire mais je ne te reconnais plus depuis quelque
temps. Tu sais que si t’as des emmerdes, tu peux m’en parler ?
– Oui je sais et je te remercie pour ça. Vraiment.
– OK, je vois. T’es pas prêt à lâcher le morceau ?
– Désolé.
– Pas de souci. Je vais me doucher. Tu m’accompagnes ce soir ?
– Je ne crois pas, non.
– Réfléchis !

Il vient tout juste de rentrer dans la salle de bains quand mon portable sonne.
Mon mauvais pressentiment se transforme en véritable angoisse quand je vois
le numéro de Jena apparaître.

– Qu’est-ce qui se passe, Jena ?


– Bonjour Alec !
– Réponds-moi s’il te plaît.
– Ta cliente te libère de ton engagement !
– Quoi, mais pourquoi ? Qu’est-ce qu’elle t’a dit ?
– Hé calme-toi tu veux ? Ne stresse pas. Elle est ravie de tes services et a
insisté pour tout régler. Son conjoint est de retour d’après ce qu’elle m’a dit.

Son conjoint ? Quel conjoint ? Y a aucune photo de lui chez elle, c’est une
blague ? Bordel, c’est à cause des marques. Je lui ai fait peur. Merde.

– Alec ?
– Ouais ?
– Qu’est-ce que t’as à la fin ? Tous les mecs ici rêveraient de vivre ça ! Tu
vas être payé une fortune pour avoir bossé seulement deux jours.
– Ouais c’est super Jena. À plus.

Je me lève et arpente la pièce. Je cherche une solution mais n’en trouve pas.
Je ne peux pas la joindre, c’est contraire au règlement. Et si elle se plaint, je
vais perdre mon boulot et alors là, adieu mes études et ma carrière. Mais il faut
que je lui parle. Merde. Je suis en train de devenir fou. Erwin sort de la douche,
une serviette sur les hanches.

– Écoute mon pote, je ne sais pas quel est ton problème, mais visiblement ce
n’est pas ce soir que tu vas le régler. Sors avec moi, ça te fera du bien de te
laisser un peu aller. Tu y verras plus clair demain.
– Tu sais quoi ? T’as raison. J’ai besoin de penser à autre chose. Allons à
cette soirée !
Chapitre 19

Aleyna

Je suis assise sur les marches de l’entrée du campus, attendant Emmy. Je ne


cesse de penser à Alec. Sa responsable a dû l’appeler et il doit être soulagé de
ne plus avoir à s’occuper de moi. Pourtant, j’aimerais tellement qu’il soit là !

Je secoue la tête pour chasser Alec de mes pensées. Il faut vraiment que
j’arrête de prendre mes rêves pour la réalité. La vie ne marche pas comme
dans un conte de fées. Et la mienne en est particulièrement loin. Je sais que je
ne vais pas pouvoir repousser indéfiniment les demandes d’E ou alors il me le
fera payer très cher. Mais l’idée d’aller le voir me donne la nausée et me
tétanise.

– Bah alors c’est quoi cette tête d’enterrement ? Souris ! On sort.


– Emmy ! Excuse-moi, je ne t’ai pas entendue arriver ! Tu as raison, pas de
mauvaise tête, ce soir on s’éclate !

Nous partons bras dessus bras dessous en ricanant comme des adolescentes.
Nous croisons de nombreux groupes d’étudiants qui courent en tous sens.
L’humeur est festive en cette fin de semaine et cela fait vraiment du bien de se
sentir presque normale.

– Alors Emmy, c’est en quelle occasion cette fête ?


– Parce qu’on a besoin d’une occasion pour faire la fête ?
– Non, mais je trouve que tu as l’air particulièrement énervée ce soir et tu
croyais vraiment que je n’allais pas remarquer que tu portes ton haut préféré
pour, je te cite : « attraper une proie » ?

Elle rit de bon cœur et marche un peu plus vite, m’entraînant à sa suite.

– J’ai croisé un beau jeune homme à plusieurs reprises sur notre campus.
– Sérieusement ? Tu as croisé un beau jeune homme ? Sur notre campus ?
Incroyable, cette révélation.
– Vas-y moque toi ! Écoute, je sais que c’est ridicule mais il m’attire ce mec,
je sais pas pourquoi.
– Tu lui as déjà parlé ? Comment il s’appelle ?
– Je n’en sais rien du tout.
– Oh… Emmy !
– De toute façon tu ne l’aimeras pas. Comme d’habitude.
– Je t’en prie Emmy, je veux juste que tu trouves un mec bien.

Et que tu ne retrouves pas enfermée dans une relation nuisible et violente


comme la mienne.

Nous sommes arrivées au campus voisin. Alors que le nôtre regroupe les
littéraires, journalistes et autres adeptes du support papier, celui-là vise les
hautes sphères de notre société : médecins, traders et futurs patrons de
multinationales. C’est là qu’étudie E. Enfin qu’il étudiait. Ses notes
exceptionnelles lui ont permis d’intégrer un cursus spécial pour quelques mois
afin de se perfectionner. Il terminera l’année scolaire ici, à quelques centaines
de mètres de moi.

Un gymnase a été réquisitionné pour la soirée. Une de plus. Tout est


toujours prétexte à faire la fête pour les étudiants : la fin des cours, la fin des
vacances, les solstices, les jours de la semaine qui finissent en « i ». Bref, on
peut trouver une fête dans tous les campus presque chaque jour de l’année.
Certains soirs, on rencontre des momies, des princes, des loups-garous et tout
ce qui peut être porté en costume. D’autres, on a l’impression d’avoir fait un
bond dans le passé, réinventant les années 1950, 1970 ou toute autre décennie
psychédélique.

Nous sommes entrées et la soirée bat son plein, la musique résonne et tout
le monde s’amuse. Je me concentre pour tenter d’en profiter. Emmy me traîne
sur la piste de danse et nous nous agitons en parfaite harmonie. La musique
tape dans ma tête au rythme des battements de mon cœur. Je ferme les yeux et
décide d’oublier tout pour quelques minutes.
Chapitre 20

Alec

Nous sommes posés dans les gradins avec Erwin et d’autres amis. Les
bouteilles et les joints circulent et j’ai presque l’impression que rien n’a
changé depuis le lycée. Même si ce n’est qu’une illusion, c’est un moment
agréable. Soudain, je fixe mes amis un par un et j’imagine leur réaction s’ils
venaient à apprendre ce que je fais de mon temps libre. Ils seraient dégoûtés. Et
qui pourrait le leur reprocher ? Je me dégoûte moi-même. J’avale une rasade
de je ne sais quel mélange d’alcool. Génial, voilà que je me mets à me
comporter comme mon père maintenant. Je pose cette saloperie de bouteille au
sol et me lève promptement.

– Alec, ça va ?
– Ouais. J’ai juste besoin de me prendre cinq minutes.

Je file à travers la foule, bousculant ceux qui me bloquent le passage et ne


reprends mon souffle qu’une fois dehors. Je m’enfonce un peu dans le bois qui
borde les alentours du campus et m’adosse à un arbre pour fumer ma clope,
tout en gardant un œil sur le gymnase. J’aimerais que mon crâne s’enfonce
dans l’écorce de l’arbre au point qu’il m’engloutisse. Mes épaules sont trop
faibles pour supporter la vie qui se profile devant mes yeux. J’allume une
deuxième clope et tente de faire le vide. En vain. J’attrape mon téléphone et
compose son numéro. Une sonnerie. Deux sonneries. Trois sonneries. Je
m’apprête à raccrocher, non désireux de lui laisser un message aussi
pathétique qu’inutile.

– Alec ?

Merde, elle a répondu.

– Bonsoir Aleyna.
– Qu’est-ce qui se passe, vous aviez quelque chose à me demander ?
– Pourquoi, Aleyna ?

Le silence s’installe mais je sais qu’elle est toujours là. La musique


provenant du gymnase retentit bizarrement à mes oreilles. En réalité, c’est dans
le téléphone qu’elle résonne. Mon cœur manque un battement quand je
comprends qu’elle est là. Tout près de moi.

– Où es-tu, Aleyna ?
– Je suis là.

Elle a raccroché et se tient à quelques mètres de moi.

– Que faites-vous là, Alec ?


– J’accompagne un de mes amis étudiants.

Quoi ? Ce n’est pas un mensonge. J’oublie juste de lui préciser que moi
aussi je suis étudiant.

– Comment tu m’as vu ?
– Je ne vous entendais pas bien alors je suis venue ici pour trouver un peu
de calme.

Elle s’assoit près de moi sur une souche d’arbre. Un vent léger amène son
parfum jusqu’à moi et je me sens légèrement défaillir.

– Est-ce que je vous ai causé des ennuis ?


– Non, mais j’avoue ne pas te comprendre.
– C’est mieux pour vous ainsi. Croyez-moi.
– Je ne comprends toujours pas, Aleyna.

Elle se prend la tête entre les mains et semble réfléchir. Elle ouvre la bouche
à plusieurs reprises avant de se reprendre. Je décide de venir m’asseoir à ses
côtés.

– Est-ce que j’ai fait ou dit quelque chose qui t’a blessée ?
– Non, pas du tout. Je me suis juste rendu compte que j’avais fait une erreur
en vous impliquant dans ma vie. Je ne pensais pas que les choses iraient en ce
sens.
– Tu n’es pas obligée de m’impliquer si tu ne le souhaites pas. Je ne voulais
pas t’effrayer en te questionnant sur ces marques, ni te mettre une quelconque
pression.
– Alec, c’est moi qui ne vous comprends pas. J’ai réglé ce que je vous
devais, vous n’avez plus aucune raison de faire attention à moi. Je vous jure
que je n’ai rien dit à votre responsable qui puisse vous mettre en porte-à-faux.
Vous pouvez m’oublier, vous n’avez plus à faire semblant.

Je suis blessé de ces mots, blessé qu’elle puisse penser cela. Je ne sais pas
quoi répondre alors je bascule son visage vers moi et dépose un baiser léger
sur ses lèvres, presque irréel.

– Bon sang, Aleyna, ne t’est-il pas venu à l’esprit, ne serait-ce qu’un seul
instant, que je puisse tenir à toi ? Et que j’aie envie d’être près de toi sans ces
histoires de fric et de contrats ?

Elle détourne le regard mais je vois une larme rouler sur sa joue.

– Ce n’est qu’un songe, Alec. Vous ne pouvez pas être attiré par moi. Vous
êtes si pur et si beau, si doux. Je ne vous mérite pas. Je ne vous mériterai
jamais.
– N’as-tu donc aucune estime de toi pour me tenir de tels propos, Aleyna ?
Je ne veux plus jamais t’entendre dire des choses pareilles, tu m’entends ?
– Mais c’est la vérité.
– Oh Aleyna ! Qui a pu te mettre des pensées aussi sordides dans la tête ? Tu
mérites tout ce qu’un homme peut offrir, crois-moi.

Elle se lève précipitamment et s’éloigne d’un pas vif. Je lui attrape le bras à
la volée et la colle contre moi. Elle éclate en sanglots et je la serre un peu plus
fort en lui caressant les cheveux.

– Pardonne-moi, Aleyna. J’ai l’impression de te blesser dès que j’ouvre la


bouche.
– Ne dites plus que je mérite qu’on prenne soin de moi, s’il vous plaît. Je ne
suis pas prête à entendre cela et encore moins à le croire. Je ne peux pas
confier mes secrets, ni vous faire entrer dans ma vie. L’avenir est bien trop
ombrageux, je ne veux pas vous mêler à tout ça.
– Et si tu me permettais d’avancer avec toi au moins quelques jours ?
Aleyna, je ne te demande pas de m’épouser et de me confier tout ce qui se
passe dans ta vie. Je veux juste passer un peu de temps avec toi, tu crois que
c’est possible ?
– C’est une mauvaise idée Alec, croyez-moi.
– J’ai déjà pris beaucoup de décisions qui étaient de mauvaises idées. Je
saurai gérer.

Je la sens hésiter dans mes bras et je dépose un baiser dans ses cheveux.

– Aleyna, je t’en prie. Accorde-nous un peu de répit, laisse-moi m’occuper


un peu de toi. Tes idées noires seront toujours là dans quelques jours, non ? À
moins que tu n’aies trop peur de ne pas les retrouver ?
– D’accord.

Elle s’est hissée sur la pointe des pieds pour déposer un baiser sur mes
lèvres et le bonheur a envahi tout mon être. Cet instant si imprévisible, comme
si le destin s’acharnait à nous rapprocher. Pour une fois, j’ai presque envie de
croire à une entité supérieure. Nous nous mettons d’accord pour nous
retrouver dans quinze minutes, le temps d’informer nos amis respectifs de
notre départ. Erwin n’est pas étonné de me voir partir. Il émet quelques
insinuations sur mon sourire béat et sait que je pars avec une fille. Ça
m’arrivait souvent auparavant. Seulement, cette fois-ci, tout est différent.
Chapitre 21

Aleyna

Je retrouve Emmy qui discute avec quelques amis.

– Alors, t’as pu avoir Élias ?


– Non, je suis sortie pour rien, ce n’était pas lui. Juste une erreur de numéro.
– Merde ! T’étais passée où pendant tout ce temps ?
– J’en ai profité pour prendre l’air. Écoute, je vais rentrer, ça va aller ?
– Oui, ne t’en fais pas. C’est génial que tu sois restée si tard, on s’est bien
amusées !
– Tu veux que je te dépose ?
– Non merci, je pense que je vais dormir sur le campus.
– Vraiment ?
– Oh ne me regarde pas comme ça. Je vais passer la nuit chez Kate, pas chez
un mec !
– OK ! Allez, je file. Prends soin de toi, d’accord ?
– Promis, maman.

Nous nous embrassons avant de nous quitter. En allant rejoindre Alec,


j’essaie de remettre mon cerveau en marche mais c’est impossible. Quand j’ai
vu son nom sur mon téléphone, je me suis précipitée à l’extérieur pour être
sûre de bien entendre sa voix. En voulant m’éloigner un peu plus du brouhaha
ambiant, mon cœur a manqué un battement en voyant cette silhouette adossée à
un arbre dans la pénombre de la forêt. J’ai tout d’abord pensé que mes yeux
imaginaient ce que je désirais, mais en m’approchant j’ai été forcée d’admettre
que c’était bien lui.

J’ai dû ensuite lutter pour ne pas prendre mes jambes à mon cou en
l’entendant dire qu’il voulait passer du temps avec moi, juste parce qu’il tenait
à moi. Je refuse de croire à une ineptie pareille. Pourtant, je l’ai laissé me
convaincre de rester près de moi encore quelques jours. Sa voix qui murmure
à mon oreille, ses mains qui caressent mes cheveux, tout en lui brouille mes
idées. Je sais bien que s’il insiste tant c’est sûrement pour me convaincre de
renouveler son contrat et de se faire encore plus d’argent, mais ça m’est égal.
J’ai l’habitude qu’on se serve de moi, alors si, pour une fois, je peux en retirer
un peu de sérénité, je ne vais pas m’en priver.

– Aleyna ?
– Alec !
– Je ne sais pas à quoi tu songes mais tu es passée devant moi sans me voir.
Tout va bien ?
– Oui. J’avais la tête ailleurs, c’est tout. On va chez moi ?
– Si tu veux oui. Mais je ne peux pas t’emmener, je suis à moto et j’ai trop
bu pour conduire.
– Vous n’avez pas l’air ivre.

Je lui souris d’un air espiègle et il m’attrape par la taille.

– Effectivement non, mais je ne voudrais pas risquer ta vie inutilement.


– Dans ce cas, prenons ma voiture.
– Et toi, vas-tu me faire croire que tu n’as pas bu ?
– Je ne bois jamais.

Il rit, pensant probablement que je plaisante, et se laisse guider jusqu’au


parking. Il s’installe et allume le lecteur CD. La Marche de Radetzky retentit
dans l’habitacle.

– Johann Strauss, hein ?

Il me regarde, le sourcil levé et le sourire amusé.

– Oui. Version pour concert, interprétée par l’orchestre philharmonique de


Vienne.

Il mime une révérence en riant de bon cœur.

– Pardonnez-moi madame, j’avais omis le fait que je voyageais en première


classe, ce soir.

Je ris devant son ton faussement bourgeois et sa bouche en cul-de-poule,


tout en tâchant de me concentrer sur la route.

– Il faut bien assumer sa couverture royale, que voulez-vous. Ne dites rien à


personne, mais…

Je fais passer mon album à la piste suivante et Man Down envahit nos
oreilles.

– Sérieusement Aleyna ? La scandaleuse Rihanna ? Ton pays ne serait pas


fier de toi.

En un éclair, nous sommes en bas de ma résidence. Nous montons les


escaliers en courant et en riant comme des adolescents. J’ouvre ma porte et
nous l’avons à peine franchie qu’il m’attire contre lui et colle ses lèvres sur les
miennes.

Bon sang, j’adore quand il fait ça. Tout est si différent entre ses bras,
comme si je m’éveillais enfin à la vie. Il prend le contrôle de mes lèvres sans
pour autant me dominer, cherchant juste à connecter nos deux corps. Je
m’abandonne à son baiser, m’accrochant à ses épaules comme si ma vie en
dépendait. Je ne veux pas que cet instant s’efface, alors j’appuie ma bouche
plus fortement sur la sienne afin qu’elle s’y imprime pour toujours.

Il me plaque contre la porte et je me contorsionne le bras pour basculer le


loquet de la serrure afin d’être sûre qu’elle soit bien fermée à clé.

Sa tête a basculé dans mon cou et sa langue suit le chemin de ma jugulaire.


Je passe alors les mains sous son blouson à hauteur de ses épaules afin de le lui
enlever. Il ne se fait pas prier et le balance derrière lui. Mes mains glissent vers
ses hanches et il se fait un peu plus lourd contre moi. Je baisse la tête,
cherchant ses lèvres qui me manquent déjà. Il répond à ma demande et
s’empare de ma bouche, caressant mes lèvres avec sa langue avant de
l’introduire doucement à l’intérieur.

Nos langues se cherchent, se découvrent et en redemandent. Jamais un


baiser ne m’avait encore fait ressentir autant de choses. J’ai remonté mes
mains dans ses cheveux et, comme la nuit dernière, je sens que ça lui plaît. Son
corps réagit et un râle sort du fond de sa gorge. Il glisse alors ses mains sous
mes fesses et me hisse sur ses hanches. Tout en continuant à m’embrasser, il
m’emmène vers la chambre.

Je suis complètement électrisée lorsqu’il me pose sur le matelas,


s’allongeant sur moi. Sa main glisse sous mon chemisier et se pose sur mon
ventre, où son pouce effectue des mouvements de va-et-vient. Les décharges
d’adrénaline viennent me toucher en plein cœur pour finalement se loger au
creux de mon ventre. Il continue à m’embrasser pendant de longues minutes
durant lesquelles je faufile mes mains sous ses bras qui encadrent ma tête pour
déboutonner sa chemise. Les boutons résistent mais il est hors de question que
j’abandonne. Parvenue à mes fins, je glisse mes mains sur sa peau, laissant
vagabonder mes doigts. D’abord, ils dessinent le contour de ses épaules, puis
descendent sur ses pectoraux où je vois son tatouage se réfléchir à la lueur de
la pleine lune, avant d’arpenter ses abdominaux parfaitement formés et
irrésistibles. Il roule sur le côté, me faisant basculer au-dessus de lui. Je
m’allonge contre son torse et balade mes lèvres sur son cou, puis sur son
tatouage que je m’applique à redessiner avec ma langue. Je le sens frémir sous
moi et mon excitation grandit avec la sienne.

Il se redresse soudain, s’asseyant contre la tête de lit, et attire de nouveau ma


bouche sur la sienne. Mes mains le libèrent enfin de sa chemise que je jette au
sol et les siennes s’attaquent à mon chemisier. Il me surélève légèrement afin
que sa tête se trouve à hauteur de ma poitrine qu’il se met à embrasser. Ses
mains longent ma colonne vertébrale avant de dégrafer mon soutien-gorge et
de le faire valser je ne sais où. Je continue de fouiller ses cheveux pendant
qu’il me fait trembler de plaisir en arpentant mes seins avec sa langue.

Sa bouche est douce et passionnée et je voudrais que nos corps fusionnent


pour toujours. Il me fait basculer légèrement vers l’arrière, me tenant toujours
dans ses bras, et embrasse mon ventre.

Je l’incite à se repositionner au-dessus de moi et il répond à mes caresses.


Son torse s’appuie sur mes seins et sa bouche caresse de nouveau mon cou,
s’approchant de mon oreille.

– Aleyna… Arrête-moi si tu ne veux pas continuer.

J’ai le souffle court et suis en manque de mots pour faire une phrase
cohérente. Ma seule réponse consiste alors à déboutonner son pantalon et à y
faufiler ma main pour le caresser à travers son caleçon.

– Oh Aleyna…

Sa voix est rauque et empreinte de désir, presque douloureuse, comme s’il


avait pu souffrir que je lui dise non. Il mordille doucement ma lèvre inférieure
et s’allonge sur le côté, m’entraînant avec lui sans que nos corps ne se
séparent. Ma main bouge toujours sous son bas-ventre et je sens son plaisir
croître. Il ne me lâche pas et tout en me gardant au creux d’un bras, utilise son
autre main pour ouvrir la fermeture éclair de ma jupe.

Mon corps ondule sous sa main pour l’aider à m’en débarrasser et c’est
seulement à ce moment que je remarque que je ne porte plus mes chaussures,
sans parvenir à me souvenir du moment où c’est arrivé. Sa main se pose sur
mon intimité qui est plus que ravie de cette intervention masculine. Ses doigts
s’immiscent en moi, si adroitement que je commence à être saisie de spasmes
dans le bas du ventre. Rien de douloureux, bien au contraire.

Je halète, au bord de l’implosion, et je le sens se cambrer sous mes caresses.


Je m’allonge sur le dos et son corps se positionne parfaitement sur le mien. Il
est là, nu au-dessus de moi, et le temps se fige quelques secondes. Il plante ses
yeux dans les miens, attendant mon accord que je lui donne sans ciller.

Il attrape un préservatif et l’enfile, puis ses mains écartent mes jambes et


guident son sexe à l’entrée du mien. Je gémis de plaisir en l’accueillant à
l’intérieur de moi et ses hanches se mettent à onduler contre les miennes. Je
sens qu’il défaille et qu’il est prêt à se libérer mais il n’en fait rien. Il ralentit le
rythme de ses oscillations et pose ses lèvres sur les miennes, tout en caressant
le haut de mon sexe. Il est toujours en moi et la combinaison de ses
mouvements m’amène au summum de mon plaisir. Il se cambre alors contre
moi et nos souffles se coupent un instant, subjugués par l’orgasme qui nous
frappe. Un dernier soubresaut le fait s’écrouler sur moi, haletant.

Sa tête se niche dans le creux de mon cou et je l’enlace, caressant son dos de
mes doigts. Il ne bouge quasiment pas et j’ai envie qu’il reste là. Sa chaleur
m’enveloppe d’un cocon rassurant et enivrant. Je voudrais le remercier de ce
moment qu’il m’a accordé mais je ne peux pas parler. Un miracle vient de
s’accomplir. Mon corps s’est uni avec celui d’un homme et je n’ai ressenti
aucune douleur, aucune souffrance physique, uniquement du plaisir. Encore et
encore. Alec remue doucement et saisit ma bouche dans la sienne avant de
frotter son menton sur ma joue.

– Ça va ?

Je hoche la tête et lui rends son baiser, me noyant au passage dans son
regard vert bordé par ses grands cils. Il se glisse hors de moi et m’enroule
sous un drap avant de se lever. Il se penche pour m’embrasser de nouveau
avant de s’éloigner.

– Je reviens vite.

Je l’espère oui, car il a à peine franchi le seuil de la chambre que je me


languis déjà de lui.
Chapitre 22

Alec

L’eau coule sur mon visage et j’ai l’impression de la sentir de façon plus
intense qu’auparavant. Avant cette nuit, je veux dire. Tous mes sens se sont
éveillés au contact du désir d’Aleyna.

Bon sang…

Je ferme les yeux, me remémorant chaque seconde de ce qui vient de se


passer et le désir m’inonde de nouveau. Je ne comprends pas ce qui m’arrive. Il
est de notoriété publique que je suis l’homme d’une seule nuit et encore,
personne n’est au courant de mes activités extrascolaires. Seulement cette fois,
je sens que c’est différent.

J’ai envie de rester près d’elle cette nuit, et celle d’après et toutes celles
qu’elle m’offrira. Je sors de la douche et me regarde dans le miroir. Mes yeux
brillent d’une lueur que je ne leur connais pas et que je ne saurais nommer.
J’entends de l’eau claquer sur le sol dans une pièce voisine. Une deuxième
salle de bains, évidemment. Cet appartement est presque aussi grand que la
maison de mes parents. Enfin de ma mère. Voilà comment me remettre les
pieds sur terre rapidement. Je ne peux pas m’attacher à elle. Ce que nous
vivons n’est sûrement qu’un caprice de plus d’une fille de riches qui veut
échapper à la violence de son père tout-puissant. Qu’importe, qu’elle se serve
de moi autant qu’elle le souhaite, je compte profiter de chaque instant autant
que possible, avant qu’elle se lasse de moi. Une sonnerie de téléphone chasse
mes tergiversations. J’enfile un boxer et un tee-shirt et pars à la recherche
d’eau.

J’entends alors Aleyna qui a répondu à son téléphone. Et elle n’a pas l’air
ravie.

–Tu sais l’heure qu’il est ? Plus de cinq heures trente du mat’, t’es malade ?
Qu’est-ce que tu veux ?

Je me guide au son de sa voix, elle est dans une pièce assez étriquée, au fond
de l’appartement, que je n’avais jamais remarquée. La porte est légèrement
entrouverte et je l’aperçois, enroulée dans une serviette blanche. Elle a relevé
ses cheveux et me tourne le dos.

– Tu as trop bu, tu ne sais plus ce que tu dis. J’aimerais bien continuer à


dormir, je suis épuisée. Oui, je suis rentrée à l’appart, arrête de me hurler
dessus. Va te coucher, on reparlera de tout ça demain.

Elle raccroche et pousse un long soupir. Et moi je suis là comme un crétin à


l’espionner et à me demander qui a pu l’appeler à cette heure-là. Je toque
doucement à la porte.

– Vous pouvez entrer, Alec.


– Et toi tu peux me tutoyer. Excuse-moi, j’ai écouté ta conversation, je ne
sais pas ce qui m’a pris.
– Ce n’est pas grave.

Elle se lève et disparaît derrière un paravent dont elle ressort avec un


pantalon de flanelle et un débardeur moulant qui éveille mes sens. Elle a l’air
légèrement troublée et je l’attire contre moi pour l’embrasser.

– Tu es sûre que tout va bien ? Dis-le-moi si j’ai fait quelque chose qui t’a
blessé.
– Non, pas du tout. Je vais bien, je suis juste un peu fatiguée.

Elle me guide dans l’angle de la pièce où un magnifique canapé ancien


occupe le maigre espace. Une couette et des oreillers y ont été jetés. Elle
m’incite à m’y blottir et tandis que mon dos s’aligne parallèlement au dossier
du canapé, elle vient coller le sien contre mon torse. Je l’enlace, glissant ma
main sur son ventre et la cale tout contre mon corps avant de refermer la
couette sur nous.

– Alors c’est ici que tu passes tes nuits, n’est-ce pas ?


– En fait oui. Les seules fois où j’ai dormi dans la chambre c’était…
– Avec moi. Ce qui explique pourquoi tout y était parfaitement…
– Lisse et fade ?
– J’aurais dit rangé et propre, mais pourquoi pas. Et il n’y avait aucun livre.
– Vous êtes très observateur. Mes bizarreries ne vous inquiètent-elles donc
pas ?
– Devrais-je prendre mes jambes à mon cou ?
– Assurément, la réponse est oui. Et le plus tôt serait le mieux pour vous.
– J’en prends note mais sache que le jury n’en tiendra pas compte lors de
ses délibérations.

Elle rit, de ce rire que je ne me lasse pas d’entendre. Je la serre un peu plus
fort contre moi et elle glisse sa main dans la mienne. Je voudrais que le temps
cesse de s’égrener, au moins pour quelques heures. Que nous puissions
profiter de ce moment avant de rejoindre la vie réelle.

– Sérieusement Alec, vous ne savez pas où vous mettez les pieds. Je n’ai pas
envie qu’il vous arrive quoi que ce soit par ma faute.

Elle tremble légèrement dans mes bras et je l’embrasse dans le cou, la


berçant légèrement.

– Dors, princesse, c’est à moi de veiller sur toi, ne crains rien.

Elle s’agite encore quelques minutes avant de s’endormir d’épuisement. Ma


nuit est aussi paisible qu’un après-midi passé allongé sur la plage en plein
soleil. Je me réveille reposé et serein. Pourtant, quelque chose me manque très
vite.

– Aleyna ?

Elle faufile sa tête dans l’embrasure de la porte et je saute du canapé pour la


rejoindre. Elle est prête à partir apparemment.

– Désolée, je ne voulais pas vous réveiller.


– Pourquoi tu es déjà levée ? Quelque chose ne va pas ?

Elle me sourit et souligne mes sourcils avec ses doigts.

– Cessez donc de prendre cet air inquiet. J’ai un cours, c’est tout.
– Un samedi ? C’est légal ça ? Et si tu restais avec moi plutôt ?
Je me penche dans son cou et mordille le lobe de son oreille. Elle se laisse
aller contre moi en soupirant.

– Alec… Je dois aller à ce cours. Nous nous retrouvons pour préparer notre
intervention de cette après-midi.
– Tu ne m’as pas dit ce que tu faisais comme études. Puis-je frôler l’espoir
d’être en ta compagnie pour le déjeuner ?
– Désolée, je passe le déjeuner en classe également. On va sûrement
grignoter en travaillant.
– C’est vraiment indécent de m’obliger à être loin de toi si longtemps.

Je la soulève un peu pour l’embrasser, recouvrant ses lèvres avec les


miennes. Elle me rend mon baiser et nos langues se mélangent dans une danse
érotique. Je glisse mes mains sous son tee-shirt et colle ses hanches contre les
miennes. Bon sang, ce que j’ai envie d’elle.

– Alec…

Sa voix est suppliante, je sens qu’elle sur le point de me céder mais il serait
égoïste de ma part de la priver de ses cours. Au prix d’un effort douloureux, je
me détache d’elle et replace une de ses mèches derrière son oreille.

– Je sais, tu dois y aller.


– Je n’ai pas le choix. Ma place dans le cursus est compliquée en ce moment
et puis j’aime cet atelier.
– Puis-je savoir quel atelier ?
– Je vous trouve bien curieux tout à coup. Peut-être que si vous me manquez
un peu, je vous enverrai l’adresse où nous devons intervenir.

Elle s’éloigne de moi et je ne peux m’empêcher de sourire. Il est si bon de


la voir s’ouvrir ainsi et de la sentir abandonner un peu du poids qui pèse sur
ses épaules. Je lui cours après et l’aide à enfiler sa veste. Elle me dépose un
baiser sur la joue et s’éloigne dans le couloir de l’immeuble. Je la regarde
partir et avant de disparaître totalement, elle me crie que les clefs sont
accrochées derrière moi. Voilà, elle a filé. En fermant la porte, je me rends
compte qu’elle m’a laissé seul chez elle, quelle imprudence ! Et si j’étais un
type aux mœurs douteuses ? Je lui envoie un message.
[Tu me manques Aleyna. Et sache que
c’est très imprudent de laisser un
homme seul chez toi. N’as-tu donc peur
de rien ?]

[Il est physiquement impossible que je


vous manque déjà. Ne sentez-vous pas
encore mon baiser sur votre joue ?
Votre barbe naissante brûle toujours la
mienne. Je n’ai aucune raison d’avoir
peur, j’ai déjà vu tout ce qu’il y a de
pire chez l’homme, croyez-moi.]

[Je veux bien te croire sur parole,


Princesse. En tout cas, en attendant que
tu sois prête à te confier à moi.]

Son message me chamboule, j’essaie d’imaginer ce que son père peut lui
faire subir et cela me replonge dans mes propres angoisses. Je décroche mon
téléphone, saisi d’une urgente pulsion.

– Oui allô ?
– Bonjour Maman. Comment vas-tu ?
– Alec ! Je suis contente de t’entendre, mon chéri. Cela fait longtemps qu’on
ne s’est pas parlé…
– Je sais oui. Je suis désolé. Les cours me prennent beaucoup de temps. Je
passerai te voir bientôt, j’avais juste besoin d’entendre ta voix pour savoir si
tout allait bien pour toi.
– Oui ne t’en fais pas, je vais très bien. Je serai ravie de te voir.
– D’accord, on se tient au courant. À plus tard.
– À bientôt Alec, je t’aime.

J’ai raccroché. Cela fait des années que je n’ai plus prononcé les mots
qu’elle attend. Bien sûr que je l’aime, seulement je ne peux pas le dire, voilà
tout.
Chapitre 23

Aleyna

Je viens de me garer tout près du campus. Je prends quelques minutes avant


de rejoindre mon groupe. Juste quelques instants pour réfléchir à ce qui
m’arrive. Sans Alec à mes côtés pour brouiller mon esprit. Bordel, il me
manque déjà. J’ai envie que ses bras puissants m’enserrent et me protègent et
que sa bouche chatouille mon cou. Rationnellement, je sais que ça ne va mener
à rien. E sera bientôt de retour et il sera impossible de continuer à voir Alec
sans nous mettre en danger. J’ai beau savoir que je viens de me mettre dans une
situation impossible, je me sens malgré tout…Je ne sais pas, heureuse, tout
simplement. Après tout, Alec reprendra son boulot et m’oubliera bien vite. Ce
sera facile pour lui.

Une voix dans ma tête me susurre que je me raconte de beaux mensonges et


que la réalité, c’est qu’il tient à moi. Sinon pourquoi m’aurait-il appelé hier
soir et pourquoi aurait-il pris le temps de me faire l’amour aussi
passionnément ? L’idée de penser qu’il puisse s’intéresser à moi éveille des
sensations en moi que je ne connaissais pas jusqu’à ce que la sonnerie de mon
téléphone m’arrache à mes divagations.

– Salut ma belle !
– Salut Emmy ! Comment vas-tu ?
– Plutôt bien. Tu crois qu’on pourrait se voir ?
– Je viens d’arriver au campus.
– Ah oui c’est vrai, c’est le grand jour ! Merde, quelle conne, j’avais oublié
que c’était aujourd’hui.
– Oh je t’en prie, c’est juste une lecture. De quoi tu veux me parler ?
– De quelque chose qui ne se raconte pas au téléphone.
– Oh Emmy, je sens que tu n’as pas dormi chez Kate.
– Je suis démasquée. Écoute, je ne vais pas te déranger plus longtemps, tu
m’engueuleras plus tard. Gros bisous
Argh, je n’ai pas le temps de lui soutirer plus d’informations, elle a déjà
raccroché. Je m’apprête à sortir de ma voiture quand mon téléphone sonne de
nouveau.

– Je vais en cours.
– Bonjour à toi aussi mon amour.
– Je suis étonnée que tu sois déjà levé !
– Tu sais que je récupère vite. J’ai vu dans mon journal d’appels que je
t’avais eue au milieu de la nuit.
– Tu étais trop ivre pour t’en souvenir ? Tu m’as réveillée, hurlé dessus et
traitée de tous les noms.
– Je suis certain que tu exagères mon amour. Comment était votre soirée
avec Emmy ?
– Comme une soirée entre meilleures amies.
– Arrête d’éluder mes questions, je veux savoir ce que vous avez fait.
– On a discuté, regardé des comédies romantiques et dormi. Satisfait ?
– Pas en ce moment, non. Aleyna, je n’arrête pas de penser à toi. Nous
n’avons jamais été séparés aussi longtemps. Tu me manques tellement. J’ai
envie de caresser ta peau, de l’embrasser, de…
– Ferme-la ! La dernière fois qu’on s’est vus, tu m’as séquestrée chez nous
pendant trois jours. Tu m’as frappée si fort que j’en porte encore les marques.
Alors arrête de me dire que je te manque. Ce qui te manque c’est le fait de me
contrôler et de me dominer. Au fond, ce qui te rend fou, c’est de ne plus
pouvoir gérer la moindre seconde de ma vie, avoue-le !
– Bordel, qu’est-ce qui te prend de me parler comme ça ? Crois-moi, vu ta
façon de te comporter depuis que je suis parti, les derniers jours que nous
avons passés ensemble te paraîtront bien doux en comparaison de ceux que
nous vivrons bientôt.

J’entends son poing frapper quelque chose et je ne peux m’empêcher de


sursauter et de fermer les yeux.

– Tu n’as pas idée de ce que je peux te faire.


– Je crois que si, au contraire.
– Pourquoi faut-il toujours que nos conversations finissent mal ? J’essaie de
bien te traiter et toi tu m’agresses. Tu as tellement hâte de me retrouver que tu
te sens obligée de me provoquer, c’est ça ? En fait, c’est assez excitant, tu peux
continuer si tu veux, ça me plaît.
– Tu n’es qu’un immonde…
– Chut mon amour. Ne me pousse pas à bout. Devine qui m’a envoyé un
mail ce matin en me disant que je lui manquais et qu’elle espérait me voir
bientôt ?

Mon cœur manque un battement.

– Eh bien, tu as perdu ton aplomb ? N’es-tu pas heureuse de savoir que je


m’entends si bien avec ta famille ?
– Laisse-la en dehors de ça.
– Ça ne tient qu’à toi et tu le sais très bien.
– Qu’est-ce que tu veux ?
– Viens me rendre visite la semaine prochaine. Je sais que ta fac est fermée
mercredi et jeudi pour la préparation des portes ouvertes. Ne m’oblige pas à
venir te chercher.
–…
– Tu n’as pas le choix et nous le savons très bien. Dépêche-toi de filer, tu
vas être en retard. À plus tard, mon amour.

Cet enfoiré a raccroché et ma gorge refuse de se dénouer. Un coup frappé à


la fenêtre de ma voiture me fait faire un bond sur mon siège. Je me force à
reprendre contenance avant de sortir.

– Bonjour professeur.
– Aleyna, excuse-moi, je ne voulais pas t’effrayer.
– Ça ne fait rien, j’ai juste été surprise.
– Tout va bien ? Je te trouve un peu pâle.
– Oui ça va. La nuit a été courte. Et vous ? Où ça en est avec votre fils ?
– J’ai écouté tes conseils Aleyna et j’ai cessé de le harceler.
– Est-ce que ça a été payant ?
– Je crois oui, il m’a appelée ce matin et nous devons nous voir très
prochainement.
– Je suis contente pour vous, vraiment.
– Je te répète ce que je t’ai déjà dit, mais si tu as besoin de quoi que ce soit,
n’hésite pas. Toi et moi, nous savons que quelque chose ne va pas dans ta vie et
je comprends que tu puisses avoir du mal à te confier ; mais je ne voudrais pas
qu’il t’arrive quelque chose.
– Merci professeur, votre sollicitude me touche beaucoup.
Nous sommes arrivées à la porte de la salle. Elle serre furtivement mon
épaule, me lance un regard entendu avant d’entrer. Bon sang, cette femme est
vraiment…

Je n’en sais rien, on s’est tout de suite plu. On a passé des heures ensemble,
en dehors des cours, autour d’un café. Au début, on échangeait sur nos
lectures, nos auteurs préférés et petit à petit, on s’est mises à parler de nos vies.

Quand elle a été absente plusieurs semaines, je suis allée chez elle et elle
m’a confié avoir des problèmes de famille et des difficultés à communiquer
avec son fils.

Elle n’est pas rentrée dans les détails mais j’ai senti sa peine et l’amour
qu’elle avait pour lui.

Je me sens moins oppressée de lui avoir parlé mais je ressens un besoin


urgent d’envoyer un message avant d’entrer dans la salle.

[Je m’apprête à entrer en cours.


Finalement, vous me manquez un peu
alors si le cœur vous en dit, rejoignez-
moi au Magestic’s cette après-midi.
Aleyna]
Chapitre 24

Alec

Je n’ai pas le cœur de partir de chez Aleyna. Je me balade de pièce en pièce,


tentant de comprendre son mode de vie. Elle dort dans ce bureau alors qu’elle
a une grande chambre, ses placards sont vides et ses affaires sont regroupées
dans une valise. De toute évidence, elle n’est pas chez elle, peut-être est-ce
l’appartement d’une de ses amies ? Mais pourquoi aurait-elle besoin d’être
hébergée ? Je sais qu’elle est loin d’être dans le besoin. Peut-être que je
cherche trop compliqué et que son appartement est en travaux pour quelque
temps, d’où sa présence ici. Peu importe. Après tout, ça ne me regarde pas.
J’essaie de m’en convaincre mais quelque chose m’incite à continuer de me
creuser les méninges. J’ai comme un mauvais pressentiment.

Mon portable vibre dans la poche de mon jean. Aleyna. Elle m’invite à la
rejoindre cette après-midi au Magestic’s. C’est un lieu public, merde. Il est hors
de question qu’on nous voie ensemble. On nous poserait trop de questions, et
puis nous ne sommes pas un couple, je ne dois pas l’oublier.

Je me connecte au site pour y découvrir que des étudiants viennent y faire


une lecture de leurs textes. Je suis soulagé, je vais pouvoir m’installer dans un
coin de la salle et l’écouter discrètement, de loin. De toute façon, elle ne doit
pas non plus avoir envie de s’afficher avec moi. Quelques jours, c’est tout ce
qu’elle m’a consenti.

Il me reste deux heures à tuer. Je me décide à sortir pour aller prendre l’air
et manger un peu. Une fois fait, je marche tranquillement vers le Magestic’s. Il
fait trop beau pour emprunter les transports en commun.

J’arrive à la librairie café et suis étonné devant la foule qui s’y presse. Je me
faufile à l’intérieur après avoir enfoncé ma casquette sur ma tête et m’installe
au fond avant de commander un café. De l’extérieur, il y a des chances pour
qu’on me prenne pour un pervers de voyeur venu se rincer l’œil sur les jeunes
étudiantes. J’enlève mon blouson histoire d’avoir l’air moins aux aguets. Je
remarque des gens attroupés de l’autre côté de la salle, ils ont amené de quoi
prendre des notes et beaucoup de dépliants s’étalent sur leurs tables. Leur
conversation cesse lorsque le premier étudiant entame sa lecture. Je ne l’écoute
que distraitement, ayant les yeux rivés sur Aleyna. Elle se tient un peu à l’écart,
discutant avec deux autres filles. Elle me tourne le dos mais je peux admirer
ses longs cheveux bouger au rythme de ses paroles. Une envie soudaine de
passer mes mains dedans me saisit. Bon sang, elle me fait un tel effet que j’en
ai presque peur. Ce sont des ressentis que je n’ai jamais connus même si, bien
sûr, j’ai déjà été attiré par de jolies filles. Mais c’était purement bestial, pour le
sexe. Alors que là, j’ai envie de tellement plus avec elle. Comment je suis censé
me dépatouiller de ça ? Fait chier.

Plusieurs étudiants sont passés et je ne l’ai pas quittée des yeux.

OK, le pervers, détends-toi un peu.

J’inspire profondément avant de boire une gorgée de mon café qui est
complètement froid. Super. Je rive mon regard vers l’étudiante qui est en train
de parler et me rend compte que ce ne sont pas des lectures de livres mais
plutôt de poèmes. Ou de choses qui y ressemblent, je ne suis pas expert du
genre. Lorsque Aleyna se glisse derrière le pupitre, mon cœur bat un peu plus
vite. Elle a l’air soudain si fragile. Je peux la voir inspirer profondément avant
de se lancer.

– Bonjour à tous. J’ai l’immense honneur de terminer cette présentation. Je


tiens à remercier tous les gens qui se sont battus pour que cette journée existe.
Grâce à votre présence, nous avons déjà récolté plus de mille dollars pour
notre association. Avec cet argent, nous allons pouvoir continuer à aider les
étudiants à réaliser leurs études dans de meilleures conditions, et nous tenions
tous à vous remercier. Avant de nous quitter, je vais vous livrer mon travail.
Merci de votre attention.

Les mains tremblantes, elle sort une feuille qu’elle se met à lire.

– Est-ce un heureux ou un triste hasard ? Notre rencontre est-elle un cadeau


ou une punition ? Notre histoire se consume tel un feu, intense mais fugace.
Quand il ne restera plus que les cendres de notre passion, je serai si seule sans
toi. Assise devant la fenêtre, j’observerai mes larmes se mêler à la pluie. Moi
qui ne sentais plus mon cœur, à présent il brûle de douleur. L’amour est la pire
des blessures qui soit. Je voudrais me lever et marcher. Loin, très loin pour ne
plus jamais revenir, ici où tout fait trop mal. Mais c’est impossible. Alors, je
laisse mon esprit partir pour te rejoindre. Assis au pied de ce magnifique
arbre, nos corps ne font plus qu’un. Le silence règne en présence chaleureuse.
Le rythme de mon cœur ralentit. Sans toi, il ne sert à rien qu’il continue à
battre. Derrière mes paupières closes, je peux voir ton sourire et tes yeux
briller à la lueur du soleil. Tant pis si désormais, je sais qu’il ne se lèvera plus
jamais pour moi. Je t’attendrai et sache que, où que tu sois, où que tu ailles, je
serai là.

Avec toi pour toujours, à toi pour l’éternité.

La salle est silencieuse et son regard troublé s’est posé sur moi. J’ai envie
de courir la rejoindre pour l’embrasser. Des applaudissements retentissent
dans la salle et les gens se lèvent à la rencontre des étudiants. J’enfile mes
lunettes de soleil pour dissimuler mes émotions. Tu parles d’un dur.

– C’était magnifique, n’est-ce pas ? Je ne pensais pas que la littérature


t’intéressait.

Dites-moi que j’hallucine et que ce n’est pas vraiment elle qui vient de
s’asseoir à ma table.

– Maman ? Mais qu’est-ce que tu fais là ?


– Ce sont les élèves de ma classe, chéri ! Je suis là pour les soutenir. Tu es
venu voir Aleyna ?

Alors que j’enlevais mes lunettes et reprenais du café pour me donner une
contenance, je manque de m’étrangler.

– Oh je t’en prie Alec. Même si tu es un grand garçon, je te connais. J’ai vu


avec quelle intensité tu la fixais et comme tu buvais ses paroles. Une mère sent
quand son fils est amoureux.
– C’est pas ce que tu crois Maman. On se connaît depuis quelques jours
seulement. C’est une amie, c’est tout. J’ignorais qu’elle était dans ta classe.
– Pourtant, je t’ai souvent parlé d’elle.
– Quoi ? C’est Aleyna, ta super étudiante avec qui tu adores passer du temps
et que tu trouves fantastique ? C’est une blague ?
– Non, pas du tout. Si tu m’écoutais plus attentivement, tu l’aurais su. Écoute
Alec, je ne plaisantais pas. J’aime beaucoup Aleyna, alors tâche de bien te
comporter avec elle.
– Maman ! Arrête, c’est une amie, je te dis.
– Dommage, j’aurais adoré l’avoir comme belle-fille.

Mon visage doit être si rouge qu’il doit sembler sur le point d’exploser.
Pourtant, je ne peux m’empêcher de sourire. La situation a beau être détestable,
cela semble beaucoup amuser ma mère. Et cela faisait un moment que je ne
l’avais pas vue si insouciante. Je lui dépose une bise furtive sur la joue. En
relevant la tête, Aleyna est debout devant nous, les yeux écarquillés. Je décide
de prendre les devants afin d’éviter la catastrophe.

– Aleyna, je crois que tu connais déjà ma mère.

Son visage se décompose et ma mère rit de bon cœur.

– Drôle de surprise, n’est-ce pas ? Je vous laisse discuter, les enfants.


Aleyna, tu as été parfaite.
– Merci professeur.

Ma mère s’éloigne et Aleyna s’effondre sur la chaise qu’elle occupait. Nous


nous regardons un instant sans parler.

– Liz Clarckson est votre mère ?


– Jusqu’à preuve du contraire, oui. Je suis désolé Aleyna, je ne le savais pas,
tu dois me croire.
– Oui, je vous crois. Bon sang !
– Je lui ai dit que nous étions amis depuis quelques jours, ne t’en fais pas.
– Bonne initiative. Je… et si nous partions ?
– Bonne idée, oui.

Nous saluons rapidement ma mère avant de nous éclipser. Aleyna


m’entraîne jusqu’à sa voiture, garée dans une ruelle adjacente. À l’abri des
regards, je saisis sa main et y dépose un baiser.
– Désolé pour cette situation embarrassante.
– Non, ce n’est pas grave, c’est juste que… Alec, je…

Elle semble soudain paniquée. Peut-être qu’elle craint que ma mère ne


rencontre ses parents et que son père ne lui fasse regretter de sortir avec moi.

– Je ne peux pas m’afficher avec un garçon.


– Je comprends, Aleyna, et ce n’est pas ce que je te demande. Regarde-moi.
Tu n’as pas à baisser les yeux devant moi. Ne pense plus à tout ça. Personne ne
sait qu’on se fréquente, je sais que c’est étrange ce que nous vivons mais nous
sommes tombés d’accord pour nous octroyer quelques jours. Ne me laisse pas
s’il te plaît. J’ai adoré ta lecture, c’était très beau.

Mon compliment lui arrache un faible sourire même si je sens qu’elle est en
proie à de virulentes émotions.

– Merci. Je ne l’ai écrit que récemment. Je devais lire autre chose mais ça
m’a paru plus cohérent.

L’idée que ce texte puisse parler de nous me remplit de chocs électriques.


Même si c’est idiot de ma part de croire cela. Je me penche vers elle et
l’embrasse comme si ma vie en dépendait. Mes mains se glissent autour de sa
nuque et nos lèvres s’entrechoquent dans un combat sans merci. J’ai envie
d’aspirer chaque parcelle de son âme pour qu’elle vive pour toujours en moi.
J’attrape ses lèvres encore et encore dans un baiser qui n’en finit plus. Au bout
de longues minutes, des voix qui approchent nous séparent et nous propulsent
dans la voiture. J’ai pris le volant sans que nous ayons eu besoin d’échanger le
moindre mot. Nous roulons en silence. Mais ça n’a rien de gênant. Le baiser
que nous avons échangé plane dans l’air et ma main droite glisse sur sa cuisse
à plusieurs reprises.

Nous sommes de retour chez elle et je ne pense qu’à l’emmener dans la


chambre. Voilà, le retour du pervers.

– Merde, Aleyna, tu me rends fou.

À peine dans le salon, je l’attire contre moi et lui retire sa veste. J’embrasse
son cou et sa poitrine à travers son tee-shirt. Une envie irrépressible de lui
faire l’amour dicte mes gestes. Je remonte la tête pour saisir sa bouche et tout
en jouant avec ses lèvres, je la pousse contre le mur le plus proche. Je saisis
ses mains et les plaque contre le papier peint tout en l’embrassant avec force et
puissance. Bon sang, j’ai tellement envie d’elle. N’y tenant plus, je la déleste de
son tee-shirt et m’agenouille devant elle. J’embrasse son ventre, entourant son
nombril de ma bouche. Elle plonge ses mains dans mes cheveux et mon sexe
est soudain trop à l’étroit dans mon pantalon. Bordel, j’adore quand elle fait ça.
Je détache mon pantalon tout en continuant à l’embrasser. Ma langue remonte
vers sa poitrine que j’explore minutieusement après avoir enlevé son soutien-
gorge. Ses mains tentent de relever ma tête mais je me sens prêt à exploser.
Jamais mon désir n’était monté aussi vite, la merde. Je déboutonne son
pantalon mais ses mains m’arrêtent.

– Doucement, Alec, s’il vous plaît.

Sa voix tremble un peu et je me rends soudain compte que je suis en train de


lui faire peur. Je m’interromps aussitôt, me redresse et prends son visage entre
mes mains.

– Pardonne-moi Aleyna, j’ai tellement envie de toi que je me comporte


comme une bête.
– Moi aussi j’en ai envie.
– Oui mais il est hors de question que je te possède ainsi. Tu mérites qu’on
prenne le temps. Il va falloir que j’apprenne à me contrôler. Je suis désolé, je
ne voulais pas t’effrayer.
– Je sais, Alec, je sais. C’est moi qui suis désolée de ne pas être comme les
autres femmes.
– Tu es une rareté, Aleyna, ne l’oublie jamais. Je n’ai pas envie de te
prendre là, comme un enfoiré qui ne pense qu’à ça. Je suis désolé.

Elle se met à m’embrasser et mon désir s’éveille de nouveau.

– Laisse-moi une seconde chance, tu veux bien ? Je te promets d’y aller en


douceur cette fois.

Elle hoche la tête et je comprends dans son regard que je ne peux pas me
permettre de faire n’importe quoi. Je la ramène au centre du salon et l’allonge
par terre, sur un magnifique tapis.
Le soleil inonde son corps et elle croise les bras sur sa poitrine.

– Ne te cache pas, Princesse, tu es magnifique.


– C’est faux et toutes ces… marques. Ça me met mal à l’aise.

Je m’allonge entre ses jambes et embrasse chaque cicatrice de son ventre,


chaque marque de coup. Je prends le temps de les dessiner avec ma langue tout
en caressant sa poitrine. Je saisis de nouveau sa bouche et l’embrasse
doucement, sereinement. J’ai toujours autant envie d’elle mais je me contrôle.
Pour elle.

– Ces marques font partie de toi, Aleyna. Laisse-moi apaiser un peu tes
blessures.

Je m’allonge contre elle et suce la peau de son cou, désireux d’y laisser
l’empreinte de mes lèvres. Ses mains glissent sous mon tee-shirt, qu’elle me
retire. Elle se met à caresser chaque muscle de mon dos pendant que je
continue de l’embrasser. Elle halète et je sens son désir grandir. Ma main glisse
doucement jusqu’au bas de son ventre. Cette fois-ci, elle ne m’arrête pas. Je
détache ma bouche de son corps pour lui retirer son pantalon. J’embrasse alors
ses mollets, puis ses cuisses. Je remonte jusqu’à l’aine et la caresse longuement
avant de me diriger plus haut. Je fais glisser sa culotte pour lui enlever et pose
ma main entre ses jambes. Je suis bien décidé à prendre mon temps et à
m’occuper d’elle pour lui donner le plus de plaisir possible. Je la caresse un
long moment avant d’y poser mes lèvres.

Ma langue joue avec son anatomie et je la sens se contracter sous mes


caresses. Son corps est saisi de spasmes jusqu’à atteindre l’orgasme. Je
continue à embrasser et caresser son corps, remontant petit à petit. Je me
redresse, enlève mon pantalon après y avoir récupéré un préservatif et
m’allonge sur le côté, près d’elle. Elle se tourne vers moi et saisit ma nuque
pour m’embrasser. Son autre main descend vers mon sexe qu’elle se met à
caresser. Très vite, elle sent qu’il n’y a pas beaucoup d’efforts à faire pour
augmenter mon plaisir.

Je l’attire un peu plus contre moi et, enroulant mes jambes dans les siennes,
la pénètre doucement. Mon souffle se fait court. Sa chaleur m’enveloppe et les
vibrations qu’elle m’envoie retentissent jusque dans ma tête. J’aime être en
elle. D’habitude je ne ressens qu’une sensation de contrôle et de virilité mais
là, c’est bien plus fort. Elle s’abandonne à moi et me fait confiance. Le plaisir
charnel mêlé à cette sensation de bien-être profond me fait atteindre le
paroxysme de mon plaisir et ma jouissance se déverse. Je la serre contre moi
et retrouve le chemin de sa bouche.

Tandis que je la serre contre moi, ses paroles me reviennent en mémoire.


« Avec toi pour toujours, à toi pour l’éternité. »
Chapitre 25

Aleyna

Je sens que je suis en train de me réveiller. Le soleil filtre à travers les


rideaux mais je lutte pour rester inconsciente encore un peu, replongeant dans
les souvenirs de la veille. Ce moment passé avec Alec… Après nos ébats, nous
avons passé la soirée tranquillement dans le canapé, devant Casablanca. Je me
suis endormie dans ses bras et il a dû me porter jusqu’à la chambre car je n’ai
pas le souvenir de m’y être rendue. Je ne sens plus son corps contre le mien et
c’est une bonne raison pour ouvrir les yeux et me lever. Je porte encore son
tee-shirt, j’enfile un pantalon et pars à sa recherche. Je l’aperçois sur le balcon,
assis au soleil. Il ne porte qu’un jean et ses lunettes de soleil et je mords ma
lèvre inférieure en observant son torse briller au soleil. Je me faufile derrière
lui et glisse mes mains autour de son cou tout en l’embrassant sur la joue.

– Bonjour, bel inconnu.

Il attrape doucement mon bras, m’attire vers lui et me fait basculer sur ses
genoux.

– Bonjour Princesse, tu as bien dormi ?


– Merveilleusement, oui.

Je me blottis contre son torse et il m’entoure de ses bras.

– J’aimerais rester là pour toujours.


– Rien ne t’en empêche.

Si seulement c’était vrai.

– Je suis désolée pour hier soir.


– De quoi tu parles ?
– De vous avoir stoppé en pleine action.
– Je t’en prie Aleyna, c’est à moi de m’excuser. Je me suis laissé emporter
par mes désirs sans tenir compte des tiens. J’y suis allé trop fort et tu as bien
fait de me le faire remarquer. Je ne veux pas risquer de t’effrayer ou de te faire
du mal.
– Merci Alec. D’y aller en douceur. Sans cela je ne pourrais pas… aller
jusqu’au bout.
– De quoi as-tu donc si peur, Aleyna ? Quelqu’un t’a-t-il fait du mal ?
Intimement, je veux dire.
– Pourquoi cette question ?
– Pour ne rien te cacher, j’ai cru que tu n’avais jamais eu de relation intime.
Mais je sais maintenant que ce n’est pas le cas. Pourtant, je sens que tu ne
t’abandonnes pas complètement à moi, Aleyna, et plus particulièrement lorsque
je suis… en toi.
– Cela vous empêche d’y prendre du plaisir ?
– Oh non, crois-moi, tu m’as apporté plus de plaisir que nécessaire. C’est
juste que j’ai peur de te faire mal et je ne veux pas que tu te sentes obligée, tu
comprends ?

Je peine à croire que l’on ait vraiment cette conversation. Le fait d’avoir
mon visage contre son torse et de ne pas le regarder dans les yeux m’aide à
garder un semblant de calme. J’ai le sentiment étrange de pouvoir lui confier
tout ce qui me passe par la tête, mais je sais que je ne peux pas. Il semble me
connaître si bien que c’en est presque effrayant.

– Aleyna ? Tu dois me dire s’il y a des choses que tu ne veux pas faire. C’est
ton corps et même si je meurs d’envie de l’explorer de toutes les façons
possibles, ce n’est pas à moi de décider. Ton corps, ta vie, tes décisions.

Ses paroles me touchent en plein cœur. Comment peut-il me dire cela ? Moi
qui suis la chose d’E depuis si longtemps. Plus rien ne m’appartient, et surtout
pas mon corps. Au souvenir des derniers jours qu’il m’a fait endurer, ma
gorge se serre.

– Aleyna ?

Sa voix est inquiète et il s’est mis à caresser mes cheveux d’une façon si
tendre que mon corps est tiraillé entre douleur et plaisir, les paroles d’E
revenant sans cesse me narguer.
– Quoi que tu décides, je respecterai tes choix, Aleyna. Réponds-moi s’il te
plaît. Ton silence m’angoisse à un point que tu n’imagines pas.
– Je ne sais pas quoi répondre.

Je bouge entre ses bras pour relever la tête et attraper ses lèvres. Je
l’embrasse presque timidement et pose ma joue contre la sienne. Il resserre son
étreinte contre moi et soupire doucement.

– Je sens que tu souffres et je déteste ça. Je ne sais pas quoi faire, ni quoi
dire pour t’aider. Je ne veux pas te harceler avec mes questions et pourtant j’ai
envie de tout savoir sur ces horreurs qui te hantent.
– Je ne peux pas… Je suis désolée…

Les larmes tentent de forcer mes yeux mais je ne les laisserai pas céder. Je
me lève, furieuse contre tous ces sentiments contradictoires qui provoquent
une tempête presque douloureuse dans ma tête. Alec est déjà debout devant
moi, à caresser ma joue.

– Ne me fuis pas, Aleyna, s’il te plaît. Ce n’est pas grave si tu ne peux pas te
confier à moi sur ce qui te ronge. On va passer un accord. Je ne te pose plus de
questions si, de ton côté, tu me jures de me dire stop dès que je vais trop loin,
et que tu n’hésites pas à me parler si tu en as envie. Ça te va ?
– Oui.

Il soupire de nouveau et pose ses lèvres sur les miennes. Ses baisers sont
faits de velours et de chaleur et je me sens si bien dans ses bras.

– Pourquoi ne vous ai-je pas rencontré plus tôt ?


– Parce que la vie en a décidé autrement. Et c’est grâce aux épreuves que
nous rencontrons chacun de notre côté que nous sommes réunis, je me
trompe ?
– Non, c’est vrai.
– Peut-être que si nos vies étaient plus simples, je ne te tiendrais pas dans
mes bras en ce moment. Et je refuse d’imaginer une vie où tu ne ferais pas
partie de mon avenir.
– J’ai peur de ce qui nous arrive, Alec, peur de ne rien contrôler.
– Moi aussi, Aleyna. Mais je ne t’abandonnerai pas. Profitons de cette
journée et torturons-nous plus tard. On a tout notre temps.
Je lui souris en signe de consentement mais malheureusement, je sais que
nous n’avons pas tout notre temps. Je dois rejoindre E dans moins de trois
jours et alors, tout s’effondrera. Il détruira le peu d’équilibre que j’ai tenté de
restaurer en rencontrant Alec.
Chapitre 26

Alec

– Le retour du coloc prodigue !


– Salut ! C’est quoi ce sourire béat ?
– Je te retourne la question, où t’as passé le week-end ?
– Désolé, c’est secret-défense. Et toi ?
– Comme je suis ton ami, je veux bien te raconter.

Je le bouscule un peu pour m’asseoir près de lui sur son lit.

– Alec, fous-toi pas de moi mais je crois bien que j’ai rencontré la femme
de ma vie.
– En deux jours ? Sérieusement ?
– Forcément ! Toi le Casanova, bourreau des cœurs, tu ne peux pas
comprendre.

Tout à coup, en le regardant, je sens qu’il a l’air tout à fait sérieux.

– Te vexe pas Erwin, je suis désolé. T’as l’air vraiment sincère. Raconte-
moi tout.
– Ça fait plusieurs fois qu’on se croise à des soirées étudiantes et après que
tu m’as lâché vendredi soir, elle est venue me parler. On a dansé un peu et
ensuite on a fait le tour du campus en marchant. On a beaucoup discuté et elle a
passé le week-end ici.
– J’espère que vous ne vous êtes pas servis de mon lit !
– Alec !
– Désolé.
– Tu sais que je t’aime comme un frère mais depuis quelques semaines, je te
trouve vraiment bizarre. Tu sors tout le temps, t’es crevé et d’humeur
massacrante. T’as perdu ta joie de vivre et ça m’emmerde vraiment de te voir
comme ça. Même si j’avoue que depuis quelques jours, tu es… différent.
Et moi qui pensais qu’il ne verrait rien. Quel con. Je me penche vers lui et
lui donne une accolade.

– Tu sais quoi Erwin ? T’as raison, j’ai déconné. Je ne peux pas rentrer dans
les détails mais j’ai quelques complications dans ma vie en ce moment. Merci
d’être là. Et je suis heureux que tu aies rencontré une fille qui te correspond. Tu
la revois bientôt ?
– Probablement, oui. Elle étudie sur le campus voisin mais elle habite en
ville. Je sais ce que tu vas dire, « encore une gosse de riche », mais je t’assure
qu’elle n’est pas comme toutes ces bourgeoises arrogantes.
– Je veux bien te croire, oui. Tu l’as dit, je suis différent.
– Serait-ce une fille qui a créé ce changement ? Pourquoi tu ne me parles
pas d’elle ?
– Parce que c’est compliqué.
– Elle est mariée, ou un truc du genre ?
– Un truc du genre, ouais.
– Mais pourquoi t’enrôler dans une relation si compliquée si tu as déjà
d’autres soucis ?
– Parce que je tiens à elle, Erwin, et qu’elle en vaut la peine, vraiment.

Il éclate de rire et m’envoie une bonne claque dans le dos.

– Tu te rends compte ? Peut-être qu’on va avoir trouvé l’amour en même


temps. Plus sérieusement, c’est quoi ces soucis dont tu ne me parles pas ?
– Je ne veux pas t’y mêler, mais t’en fais pas, je suis en train de les régler.
Pour l’instant, je t’abandonne pour la salle de bains !

Je n’ai pas vraiment besoin de prendre une douche mais j’ai envie de
quelques minutes pour réfléchir. Aleyna ne s’est toujours pas confiée à moi et
j’ai l’impression que je vais bientôt la perdre. Cette idée me provoque une telle
douleur dans le cœur que ça m’empêche soudain de respirer correctement.
Chapitre 27

Aleyna

Maintenant que je suis seule, tout ça me paraît inconsidéré et bien trop


dangereux. À quoi ça rime cette comédie ? Jouer les étudiantes amoureuses, ce
n’est absolument pas pour moi. Dire que j’étais prête à me livrer. Bordel,
heureusement que je n’ai pas fait cette connerie.

Tout ça n’est pas réel. Tous ces mots, toute cette douceur, ça ne peut pas
m’arriver. Je sais que c’est impossible. Pourquoi fait-il ça ? Un homme comme
lui ne peut pas réellement être attiré par moi. Et je suis bien placée pour savoir
que les coups de foudre, ça n’existe pas. En tout cas, pas dans ma réalité. Je
n’aurais jamais dû craquer et le revoir. Dès qu’il est près de moi, je me
comporte comme une idiote. Ce que j’ai honte, bordel. Une affreuse pensée
émerge au plus profond de moi. Et si tout cela n’était qu’une manigance d’E ?
S’il avait fomenté cette histoire pour me piéger ? L’angoisse me saisit en
imaginant sa réaction. Je me force à inspirer et expirer pour retrouver mon
calme. Je suis vraiment en train de devenir dingue. C’est moi qui ai engagé
Alec, E n’a rien à voir là-dedans.

Que dois-je faire ? Tout est tellement plus simple quand je suis dans les bras
d’Alec, comme si tout le reste, autour, n’était qu’un cauchemar. Je m’allonge
sans conviction. Ma nuit est courte et chaotique, interrompue par mes
cauchemars et les messages d’E qui oscillent entre grossièretés et menaces. Je
pars donc en cours, une fois de plus, avec la mine décomposée. La matinée se
passe sans encombre et je déjeune avec Emmy lorsque je reçois un message
d’Alec.

[Une soirée sans toi m’a paru une


année. Aurais-tu la bonté d’abréger
mon calvaire ?]

– C’est ton amoureux ?


– Oui, désolée.
– Y a pas de mal. On sort toujours ce soir ?
– Ce soir ?
– Oh non je te vois venir, interdiction de te défiler ce soir. J’aimerais te
présenter le garçon avec qui j’ai passé le week-end.
– Quel garçon ? Oh, tu parles de celui dont tu me rebats les oreilles depuis
ce matin. C’est d’accord, mais je ne partirai pas tard.
– Super, je t’adore !

C’est drôle, Emmy n’a jamais eu de mal à se trouver un mec mais jamais
elle ne me les a présentés. Enfin jamais de son plein gré. Elle a vraiment l’air
d’y tenir alors qu’elle le connaît seulement depuis deux jours. Tout ce que
j’espère, c’est qu’il sera respectueux avec elle.

[Je réfléchis beaucoup quand je suis


seule. Je dois accompagner ma
meilleure amie à une soirée.]

[Dois-je en déduire que tu ne veux pas


que l’on se voie ?]

[En réalité j’en ai envie mais cela me


pose des problèmes que vous
n’imaginez même pas.]

[On pourra en parler ce soir. Sans que


tu sois obligée de détailler ces
problèmes. J’ai moi aussi une soirée à
laquelle j’ai promis d’assister mais on
peut se retrouver après. Ou demain, si
tu préfères. C’est toi qui choisis, tu te
souviens ?]

Je m’en veux de le faire douter ainsi mais mon bon sens m’intime de ne pas
le revoir alors que mon cœur et mon corps sont irrésistiblement attirés vers
lui.

[C’est d’accord pour discuter. À ce


soir.]
La journée est enfin terminée. En rentrant chez moi, je suis surprise de voir
qu’on m’attend.

– Hey ! Salut Princesse.


– Alec ! Je suis étonnée de vous trouver sur mon palier.
– Désolé, je ne pouvais pas attendre la fin de la soirée, tes messages m’ont
inquiété.

Merde, c’est vrai qu’il a l’air inquiet. Et moi je suis perdue. Je l’invite à
entrer et vais déposer mes affaires dans le bureau.

– Aleyna, parle-moi. C’est à cause de la dernière fois où on a fait l’amour ?


– Non, Alec, ça n’a rien à voir. C’est juste que je ne sais plus où j’en suis.

Je déplace mon sac pour la troisième fois quand il s’approche de moi et


saisit mes mains dans les siennes.

– Aleyna, arrête de t’occuper pour m’éviter. Qu’est-ce qui ne va pas ?


– Ça ne pourra pas marcher, Alec. Je suis une de vos clientes et tout ça n’a
rien de réel.
– Tu sais très bien que c’est faux, tu n’es plus ma cliente, je te le rappelle. Et
de toute façon, je ne t’ai jamais considérée comme telle. Depuis le début c’est
différent, Aleyna. Si tu veux que je sorte de ta vie car tu ne tiens pas à moi, je le
comprendrai mais ne me mens pas en disant que ce n’est pas réel. Tu sens ça ?
C’est réel.

Il a installé ma main sur son cœur que je sens battre sous mes doigts. Les
larmes coulent de mes yeux malgré moi. Saloperies.

– Je ne vous mens pas, Alec. Je ne peux pas croire que vous puissiez tenir à
moi. Et même si c’était le cas, il y a tant de choses que vous ne savez pas. Je ne
veux pas vous infliger tous mes problèmes. Je ne sais pas comment me sortir
de cette impasse. J’envisage seulement depuis quelques semaines de m’en
relever. Tout ça, c’est trop compliqué à appréhender et je ne veux pas vous
impliquer. Ce serait égoïste. Je me rends bien compte que je dis n’importe quoi
et que vous n’y comprenez rien. Je crois qu’il serait mieux que vous partiez et
qu’on cesse de se voir.
Au lieu de s’en aller, il colle ses lèvres sur les miennes et m’embrasse
comme jamais encore il ne l’avait fait. Sa passion inonde mon corps de
crépitements et de chaleur. Il me libère et pose ce regard troublé sur moi
comme personne ne le fait.

– Dis-moi que tu ne ressens rien pour moi et je m’en irai.

Mes larmes redoublent d’intensité, ma bouche s’ouvre pour lui dire que je
veux qu’il parte et que je ne ressens rien pour lui mais je n’y arrive pas. Il me
serre alors contre lui et me berce doucement.

– Tu dois me laisser décider, Aleyna, si je veux ou non m’impliquer. Peu


importe ce qui se passe dans ta vie, je serai là. Je ne te laisserai pas, je vais
rester près de toi aussi longtemps que possible. La seule condition pour
laquelle je pourrais partir, ce serait que tu me le demandes.

Cette fois-ci, c’est moi qui vais à la rencontre de sa bouche. Nous restons
enlacés un moment avant que l’alarme de mon téléphone nous sépare.

– Je ne peux pas me permettre de louper cette soirée.


– Moi non plus. Tu veux que je te dépose ?
– C’est dans le bâtiment des Glasbury.
– Dans ce cas, nous nous rendons au même endroit. Donc c’est décidé, je
t’emmène.
– D’accord, je vais me changer et on y va.

Dans ma valise, je choisis une robe bleu électrique qui me tombe au-dessus
des genoux. Alec m’observe du coin de l’œil, un sourire barrant son visage.

– Tu es magnifique.
– Aidez-moi à la fermer au lieu de raconter n’importe quoi.

Il glisse mes cheveux d’un côté afin de remonter la fermeture dans mon dos
et me fait pivoter.

– Avec cette tenue, il vaut mieux prendre ta voiture. Je ne voudrais pas que
tu abîmes ta robe sur mon bolide.
– Et quand vous aurez trop bu, je serai bien plus apte à conduire ma voiture.
Il rit, me saisit par les hanches et me plante un baiser sur le front.

– Allons-y avant que je change d’avis et que je redescende cette fermeture.

Il prend le volant et je le vois jeter de discrets regards dans ma direction. Je


sens qu’il s’inquiète pour moi. Pas étonnant après cette fichue crise de larmes.

– Aleyna ! Aleyna !
– Quoi ?
– Ton téléphone n’arrête pas de s’agiter.

Il secoue mon téléphone devant mes yeux, qui indique en effet plusieurs
messages dont le dernier affiche la photo d’Emmy.

– Qui est-ce ?
– Ma meilleure amie.
– On dirait qu’elle s’impatiente. On sera bientôt arrivés.

[Aleyna, je viens de faire une affreuse


tache sur ma robe, je me suis réfugiée
dans les toilettes condamnées du
couloir B. Rejoins-moi dès que
possible, je t’en supplie.]

– Il va falloir que j’intervienne d’urgence.

Le sourire aux lèvres, je lis à voix haute le message. Alec fait la moue.

– Tu vas déjà devoir me quitter, n’est-ce pas ? Même si je sais très bien que
nous n’aurions pas passé cette soirée ensemble.
– Je vais aller la tirer de ce mauvais pas et on se rejoint dans la foulée. Des
amis n’ont-ils pas le droit de passer une soirée ensemble ?
– Des amis intimes ?
– Disons qu’on omettra ce détail.

Il rit en se garant devant le bâtiment où de nombreuses personnes sont déjà


présentes. Il saisit mon visage dans ses mains et m’embrasse furtivement.

– Allez, va sauver ton amie, je garde mon téléphone près de moi.


– À tout à l’heure.

Je me faufile au milieu des étudiants qui grouillent dans les couloirs et me


rends directement aux toilettes.

– Emmy ? T’es là ? Allez, montre-toi.

J’avance vers les cabines du fond où elle doit être réfugiée lorsque
j’entends la porte d’entrée claquer et se verrouiller. Un terrible malaise
m’envahit alors que je me retourne.

– Bonjour mon amour.

Élias. Il est là devant moi, la capuche de son pull relevée.

– Surprise ?
– Qu’est-ce que tu fais là ?

Il avance et moi je recule jusqu’à ce que mon dos heurte le mur et que je me
retrouve coincée.

– Figure-toi que pendant que je m’inquiète de te savoir seule sur le campus,


j’apprends que tu n’es pas si seule que ça.
– De quoi tu parles ?
– Ne joue pas les innocentes avec moi, sale petite garce !

Il me hurle dessus, conscient que la musique couvre largement sa voix. Il est


tout près de moi et je peux sentir à son haleine qu’il a bu plus que nécessaire.

– Qu’est-ce que tu croyais ? Que tu pouvais te tirer d’une fête avec un mec
sans que personne ne te voie ? Et utiliser ma sœur comme alibi ? Alors là
bravo, c’est très fort.
– C’est juste un ami. Élias, calme-toi. Rentrons à la maison et discutons.
– Non, je n’ai pas le temps. Je ne suis venu que pour t’apporter ce que tu
cherches et je dois ensuite rentrer aussitôt si je ne veux pas rater mes putains
d’examens demain.

Un froid terrifiant s’empare de moi, accompagné de l’idée que je ne sortirai


jamais de ces maudites toilettes. Il me fixe d’un regard si haineux que la
panique me fige un instant. Bien évidemment, ses accès de colère, je les
connais mais jamais encore je ne l’avais vu si furieux. Il s’apprête à saisir ma
tête et j’en profite pour passer sous son bras et courir vers la porte. Je tire le
loquet mais il est rapide. Il me tire en arrière en agrippant mes cheveux et me
jette contre le dévidoir de serviettes. Le métal heurte le côté gauche de mon
visage de plein fouet et la douleur me projette au sol.

En posant ma main sur ma tempe, je sens une matière chaude et visqueuse


s’en échapper. Ce taré m’a sûrement éclaté l’arcade sourcilière. La pièce
tourne autour de moi mais j’essaie de me relever malgré tout. Ce qui s’avère
inutile puisqu’il m’envoie valser plus loin grâce à un coup de poing, cette fois
sur le côté droit de mon visage, histoire d’équilibrer le tout. Il m’attrape par
les épaules et me relève, saisissant ma lèvre inférieure pour m’embrasser. Il est
si enragé que ses dents choquent les miennes et il se met à mordre ma lèvre si
fort que je crie de douleur.

– Tu la fermes, tu m’entends ?

Il enlève sa ceinture en cuir et je sens qu’il va me ruer de coups jusqu’à ce


que je sois immobile au sol. Mais il n’en fait rien et si j’avais deviné la suite,
j’aurais vraiment opté pour la première solution.

Il me tire jusque dans une cabine et saisit mes poignets qu’il attache avec sa
ceinture aux tuyaux de la chasse d’eau.

– Élias, qu’est-ce que tu fais ? Je t’en prie, arrête.

Il sort son téléphone, l’installe dans l’angle de la porte sur les charnières
qui la maintiennent et me regarde comme si je le dégoûtais.

– Tu vas me payer cet affront, crois-moi. Imagine la honte que tu me causes,


mes amis qui m’appellent pour me dire que ma nana se tape un autre mec.
– Je te jure qu’il ne s’est rien passé.

Il me frappe de nouveau et mes poignets se tordent sous l’oscillation du


choc.

– Élias, je t’en supplie, détache-moi.


– Tu sais, tu aurais dû me le dire si ça t’excitait de jouer les putes. Ça ne me
dérange pas de te considérer comme telle. Quand je pense que j’ai toujours
pris soin de faire ça correctement alors que tout ce que tu veux, c’est être
baisée comme une salope.

Mes larmes inondent mes joues, ma tête me fait affreusement souffrir et


cette fichue pièce refuse d’arrêter de tourner. Il sort un couteau de sa poche et
le pose sur ma joue. Je vois dans ses yeux qu’il est en proie à la tourmente et à
la folie et que rien ne pourra l’arrêter. Je respire avec difficulté et chaque
inspiration fait bouger la lame sous mon œil. Alors voilà ? C’est ici que va
finir ma vie ? Poignardée par mon petit ami dans une cabine de toilettes ?

Il descend sa lame jusque sous mes hanches et tout en relevant ma robe sur
mon ventre, coupe les côtés de mon string avec son couteau. Inutile de préciser
qu’il agit sans délicatesse et qu’il ouvre ma peau au passage. Il range son
couteau dans sa poche arrière et déboutonne son pantalon. L’horreur de la
situation m’apparaît alors dans toute son amplitude.

– Élias, ne fais pas ça, je t’en supplie. Je t’en prie, je suis désolée. Mais ne
fais pas ça, par pitié.

Il enserre mon cou de sa main et me plaque contre le mur, tirant sur mes
bras qui prennent un angle anormal.

– Arrête de supplier. C’est toi qui m’obliges à faire ça. Tu te comportes


comme une traînée alors je vais te baiser comme telle.

Il soulève mes jambes et les écarte sans ménagement. Je me débats comme


je peux, c’est-à-dire en secouant mon corps dans tous les sens au risque de me
briser les poignets. Il me tient alors plus fermement, enfonçant ses doigts dans
ma chair.

– Tu vas voir comment on traite les filles dans ton genre.

Un horrible hurlement résonne lorsqu’il me pénètre de force. Mon


hurlement. Toute sa rage, toute sa colère et toute sa force ont explosé à
l’intérieur de moi. Il colle sa main sur ma bouche et je pleure si fort que je
n’entends plus mon cœur éclater. Il est vautré sur moi, m’écrasant de tout son
poids et la douleur est infecte. Il enfonce son sexe si fort et si violemment que
la douleur risque de me faire perdre l’esprit. La brûlure est insoutenable et
mon bas-ventre menace d’exploser. Pourquoi ne m’a-t-il pas battue ? Je
continue de hurler même s’il étouffe mes cris. Il se déchaîne et je ne
comprends pas pourquoi mon corps tient encore debout. Il me déchire de
l’intérieur, la douleur remonte jusqu’à ma tête et je me sens défaillir. Il secoue
alors ma tête en me donnant des claques du dos de la main.

– Ah non tu restes avec moi, sale garce. Tu l’as cherché, tu assumes.

J’enfonce mes dents dans sa chair et c’est à son tour de crier. Pour me le
faire payer, il accélère ses mouvements et tape de plus en plus fort au fond de
moi. Je sanglote tellement que je n’ai plus de larmes. Je prie Dieu d’arrêter
cela mais ça dure encore et encore. Jusqu’à ce que ce salaud jouisse. Il retombe
contre moi, les bras ballants, sans se retirer. Il est en sueur et sa tête pend sur
mon épaule. Il halète comme un porc et mon estomac gronde violemment, au
bord de la rupture. La pièce tourne tellement que je ne sais plus si je suis
debout ou allongée, pendue au plafond ou attachée contre un mur. Enfin, il se
relève et se retire aussi brutalement qu’il est entré. Je l’entends fermer son
pantalon mais je ne peux pas le regarder. Son couteau coupe la ceinture qui
était trop serrée pour être défaite autrement et je m’écroule dans ses bras. Il
m’assoit sur le sol, dos au mur, et s’agenouille devant moi. Il soulève mon
menton et me fixe comme un sensei tentant d’inculquer une leçon à son
disciple.

– La prochaine fois, avant de te comporter comme une traînée, je veux que


tu te souviennes de ce moment. Car c’est comme ça qu’on les baise, tu
m’entends ? Je dois me tirer alors tu restes là et dès que tu as récupéré, tu
arranges toute cette merde et tu rentres chez nous. Inutile de te préciser que tout
cela reste entre toi et moi.

Il écrase ses lèvres sur les miennes et ferme la porte des toilettes. J’entends
la deuxième porte claquer. Il est parti. Mon cerveau déraille et… je me
retourne pour vomir. J’ai tellement mal partout que je ne sais plus vraiment ce
que je fais là. En baissant le regard, je vois du sang sur mes cuisses et cette
simple vue arrive à me faire perdre connaissance.
Chapitre 28

Alec

Cela fait plus d’une demi-heure que je surveille mon téléphone. Aucune
nouvelle d’Aleyna. Je sais que je ne devrais pas m’impatienter, elle doit
discuter avec son amie. Pourtant, je me sens nerveux. J’enchaîne les cigarettes
à l’entrée du bâtiment, dévoré par l’inquiétude. J’inspire profondément, mon
comportement est ridicule, je n’ai aucune raison de paniquer. Pourtant, quand
mon téléphone sonne enfin, je me jette dessus. Mais ce n’est pas elle.

– Salut Erwin.
– T’es où ? Je te cherche partout.
– Pas dehors, apparemment ?
– Encore en train de fumer ?
– Ouais.
– Tu t’es brouillé avec ta belle inconnue ?
– Non mais je suis impatient de la retrouver, c’est tout.
– Bon, en attendant, on te rejoint.

J’allume une nouvelle cigarette en tâchant de me détendre. La tête d’Erwin


surgit soudain, un grand sourire aux lèvres.

– Emmy va arriver alors sois gentil, d’accord ?


– Emmy ?
– Oui, ma copine ! Fais un effort, Alec, bordel !

Le mauvais pressentiment qui m’oppresse depuis tout à l’heure creuse un


peu plus ma gorge nouée.

– Ah la voilà ! Emmy, je te présente mon meilleur ami, Alec. Il est un peu


bougon sans sa nouvelle amoureuse.

Je manque de m’étouffer en la voyant. Emmy. La meilleure amie d’Aleyna,


avec qui elle est censée être.

– Enchanté, Emmy.
– Moi aussi, Alec. Erwin m’a beaucoup parlé de toi.
– Ne crois pas tout ce qu’il dit.

Ils parlent et je hoche la tête à intervalles réguliers, ne les écoutant pas


vraiment. Aleyna m’a menti. Elle n’est pas partie rejoindre sa meilleure amie.
Si je n’avais pas vu sa photo sur son portable, je n’aurais jamais fait le
rapprochement. Et Aleyna ne pouvait pas deviner que nos meilleurs amis
sortaient ensemble. Quelle ironie. Bordel, qu’est-ce que je suis con. Comment
j’ai pu croire qu’elle puisse tenir à moi ? Elle s’est bien amusée et maintenant
elle est sûrement partie rejoindre un autre mec. La méchanceté de mes pensées
me heurte de plein fouet. Qu’elle ne tienne pas à moi, je peux le croire, oui.
Mais qu’elle soit avec un autre, c’est une insulte qu’elle ne mérite pas.

– Alec ! On t’a perdu ?


– Désolé.

Emmy se met à rire tout en attrapant le bras d’Erwin.

– Laisse-le tranquille. J’ai l’habitude avec ma meilleure amie, elle est tout le
temps dans la lune.
– Ne devais-tu pas me la présenter d’ailleurs ?

Ils s’embrassent et en les regardant, j’ai l’impression qu’ils se connaissent


depuis toujours. Ils forment vraiment un beau couple et l’absence d’Aleyna me
pèse un peu plus.

– Elle devrait déjà être là mais comme je n’ai pas mon téléphone, je ne peux
pas la joindre.

Mon cœur manque un battement. Elle n’a pas son téléphone ? Mais, et le
message qu’Aleyna a reçu dans la voiture ? J’ai cru que c’était un alibi qu’elles
avaient monté ensemble pour m’évincer. La panique enlace mes entrailles.

– Tu as oublié ton téléphone ?


– Non, en fait, je ne le retrouve pas. J’ai bien peur qu’on me l’ait volé.
Merde. Mon cœur bat soudain bien trop vite.

– Hey, Alec, ça va ? Tu es tout pâle tout à coup.


– J’ai un peu trop abusé, je crois. Vous m’excusez un moment ?
– Bien sûr, oui.

Je m’élance à l’intérieur, bousculant tout le monde sur mon passage. Je


n’entends pas leurs protestations, courant comme si ma vie en dépendait. Qui a
pu envoyer ce message du portable d’Emmy ? J’arrive enfin devant la porte
des toilettes condamnées. J’entre et suis pris immédiatement de frissons. Il y a
du sang sur le sol et contre le dévidoir à serviettes. Bordel.

– Aleyna ? Tu es là ?

J’avance doucement, vérifiant les cabines une à une. En arrivant à la


dernière, je sens que rien ne sera plus jamais pareil.

Elle est là. Inconsciente contre le mur, dénudée et ensanglantée. Je me jette à


genoux près d’elle et cherche son pouls.

– Aleyna, tu m’entends ? Réponds-moi, Aleyna !

Elle est mal en point mais je suis soulagé de la sentir respirer. J’attrape mon
téléphone pour appeler les secours tout en la prenant dans mes bras pour
qu’elle soit mieux redressée.

– Non ! Non ! Lâche-moi !


– Aleyna, calme-toi, c’est moi, Alec, tu ne crains plus rien.
– Alec ? Qu’est-ce…
– Ça va aller, j’appelle les secours.
– Non, non, je t’en supplie, ne fais pas ça. Raccroche, pitié.

Elle est hystérique et j’ai peur qu’elle ne se blesse encore plus en s’agitant
ainsi.

– D’accord, d’accord, c’est bon, calme-toi. J’ai raccroché. Ne bouge pas,


Aleyna. Tu as besoin d’aller à l’hôpital.
– Alec, je sens que je vais reperdre connaissance. Ramène-moi chez moi.
Personne ne doit savoir, je t’en prie. Jure-le-moi Alec, s’il te plaît.
Elle a l’air si terrifiée et ses yeux commencent à se révulser. Elle souffre de
devoir lutter contre le malaise et je ne veux pas augmenter ses souffrances.

– D’accord, je te le jure. Je vais m’occuper de toi.

Elle s’apaise et s’écroule de nouveau. Il faut que je garde mon calme, pour
elle. J’appelle la seule personne en qui je peux avoir une totale confiance.

– Ça va mieux, mon frère ?


– Erwin, écoute-moi attentivement.
– Bordel, qu’est-ce qui se passe, Alec ? T’as l’air tout bizarre.
– Rejoins-moi immédiatement dans les toilettes condamnées du couloir B.
Ne dis rien à personne, pas même à Emmy.
– Tu me fais flipper, mec.
– J’ai besoin de toi, Erwin. Fais-moi confiance, s’il te plaît.

Je raccroche en tentant de me convaincre que j’ai fait le bon choix. J’évite


de la regarder pour ne pas défaillir en imaginant ce qui s’est passé ici.

– Alec ?
– Au fond, Erwin.

Ma voix est brisée et il se hâte de me rejoindre. En nous voyant, son visage


se décompose.

– Putain Alec, c’est quoi ce bordel ? T’as prévenu les secours ?


– Non. Personne ne doit savoir. Il faut qu’on la sorte d’ici. T’es avec moi ?
– Bien sûr. Viens, je vais t’aider. Mais va falloir que tu m’expliques.
– Plus tard, promis.

Il soulève Aleyna et je me lève, retirant ma veste à capuche que je lui enfile


afin de dissimuler son visage. Puis je la prends dans mes bras. Erwin nous
ouvre le chemin et nous fait passer par des couloirs moins fréquentés. En
sortant par une issue arrière, une voix nous arrête.

– Tout va bien, les jeunes ?

Un vigile se tient à quelques mètres de nous, surveillant les abords du


campus.
– Oui, merci. Je suis venu chercher ma petite amie, elle a un peu trop bu. Je
vais vite aller la mettre au lit.
– D’accord, bonne initiative. Prudence sur la route.
– Merci, bonne soirée.

Nous faisons un détour pour ne pas traverser la foule et nous arrivons à la


voiture d’Aleyna. Erwin se glisse derrière le volant tandis que je m’installe sur
la banquette arrière, gardant Aleyna au creux de mes bras. Tandis qu’Erwin
nous conduit chez Aleyna, guidé par son téléphone, je la berce légèrement tout
en serrant les lèvres. Elle s’éveille et s’évanouit de nombreuses fois et je tente
de la rassurer comme je peux.

– Ça va aller, je suis là. Je te ramène chez toi, tout va bien.

Nous sommes enfin arrivés, Erwin m’aide à la porter jusque chez elle et à
l’installer sur le canapé. Je me mets alors à tourner en rond comme un animal,
grondant et tremblant.

– Alec, calme-toi.
– Je ne peux pas. Tu as vu ce qu’on lui a fait. J’aurais dû l’emmener à
l’hôpital au lieu de lui jurer de la ramener chez elle. Elle a besoin de soins. Et
j’aurais dû prévenir les flics. Bordel, mais à quoi je pense ?
– Alec, regarde-moi ! Je te jure que je ne comprends rien à ce qui se passe
mais j’ai confiance en toi et elle aussi apparemment. Je te rappelle que tu es
étudiant en médecine, et que tu fais du bénévolat aux urgences tous les mois
alors calme-toi et occupe-toi d’elle comme si c’était une patiente, d’accord ?

Bordel, il a raison, ce n’est pas le moment de craquer.


Chapitre 29

Aleyna

La douleur obscurcit mes pensées. Je ne sais plus où je suis. Je ne sens plus


le froid du sol contre mes jambes. J’ai l’impression d’être allongée sur un
matelas. Il m’a ramenée chez nous, pour recommencer. Je ne pourrai pas le
supporter, je le sens approcher et poser sa main sur ma joue. Je le repousse en
ouvrant les yeux et en m’asseyant. Tout tourne autour de moi et je sens que je
vais vomir.

– NON ! Laisse-moi. J’ai trop mal, ne recommence pas, pitié.


– Aleyna, calme-toi.

Ce n’est pas la voix d’E.

– Alec ?
– Oui, c’est moi, tu es chez toi, en sécurité, calme-toi. J’essaie de stabiliser
les écoulements de sang de ton arcade sourcilière mais tu dois essayer de ne
pas trop bouger.

La rotation de la pièce se calme et mes yeux s’arrêtent enfin sur lui,


agenouillé devant moi. Il a l’air si inquiet et tellement en colère. Tout me
revient en mémoire. Il a tenu sa promesse et m’a ramenée chez moi.

– Je suis désolée Alec, tellement désolée.

Je me mets à sangloter et il se relève un peu pour me saisir dans ses bras.

– Chut… Tu n’as pas à être désolée. Je suis là, ne crains rien. Laisse-moi
m’occuper de toi, d’accord ?

Dans ses bras, j’arrive à reprendre un peu mon calme mais la douleur me
terrasse. Je me plie en deux, prise d’affreuses crampes dans le bas du ventre.
La brûlure est toujours là, comme s’il était toujours en moi. Cette pensée me
révulse. Sans que j’aie besoin de dire quoi que ce soit, Alec me tend une
bassine dans laquelle je vomis tout le dégoût que je ressens. Je ne peux pas
m’arrêter de pleurer, comme si cela allait pouvoir m’affranchir de cette
ignominie.

– Il faut… que je me lave.


– Aleyna… Tu devrais voir un médecin avant. Si tu te laves, ça…
– Ça fera disparaître les traces du viol. Je sais, oui. S’il te plaît Alec, je ne
peux pas rester avec ça sur moi, c’est au-dessus de mes forces.

Je vois des larmes perler au coin de ses yeux et je sais qu’il se contient pour
ne pas exploser.

– D’accord. Je vais te faire couler un bain.


– Non, ce sera trop long. Il faut que je m’en débarrasse maintenant. Aide-
moi s’il te plaît.

Il me soutient jusqu’à la salle de bains, m’assoit sur le bord de la baignoire


pendant qu’il fait couler l’eau de la douche. Il vérifie la température, sort un
gant de toilette et des serviettes propres. Puis il m’aide à enlever ma robe, ce
qui s’avère être un véritable calvaire. Je le vois poser ses yeux sur moi et
l’horreur que j’y devine me fait trembler.

– Je suis désolée, Alec. Si ça te dégoûte trop, je le comprendrai. Laisse-moi,


je vais me débrouiller.

Son visage tremble de colère et il saisit ma main pour m’emmener sous la


douche.

– Tu interprètes mal ce que tu vois, Aleyna. Je souffre tant de te voir ainsi.


Comment pourrais-tu m’inspirer du dégoût ? C’est l’animal qui t’a fait ça qui
me dégoûte. Je ne vais pas te laisser. Jamais.
Chapitre 30

Alec

Ce n’est pas bien. En l’emmenant sous la douche, je sais que je vais


compromettre les indices du crime qui a été commis. C’est une des premières
choses qu’on nous apprend aux urgences. Ne surtout pas laver la victime. Mon
instinct professionnel me hurle de tout stopper mais mes sentiments pour elle
le font taire. Elle souffre tant, comment pourrais-je lui refuser ce qu’elle me
demande. Nous entrons sous la douche et alors que les premiers ruissellements
d’eau la touchent, elle gémit de douleur. Je m’interpose alors entre elle et la
pomme de douche afin qu’elle soit mouillée sans que l’eau tape sur ses
blessures. Elle ferme les yeux et s’effondre dans mes bras en pleurant. Je passe
ma main derrière sa nuque sans oser la prendre dans mes bras. À nos pieds,
l’eau se colore de rouge et mon cœur ne cesse de se comprimer comme si
deux mains étaient en train de tenter de l’étouffer. Aleyna s’éloigne un peu et
entreprend d’attraper le savon mais ses mains tremblent tellement qu’elle n’y
parvient pas.

– Je vais m’en occuper, Aleyna. Dis-le-moi si je te fais trop mal, surtout.

Je plonge ma main dans un gant, l’immerge de savon et commence à


caresser son cou avec. Sa gorge est rouge et on y devine des traces de doigts.
Je lave ses bras, sa poitrine et descends à son ventre. Une tache de sang a séché
sur son bas-ventre. En l’enlevant, apparaît en dessous une coupure. Mais pas
une coupure aléatoire, c’est… Bordel, c’est une lettre, la lettre E, précisément.
Ce malade lui a tailladé la peau. Mais qu’est-ce que ça signifie ? Je me mords
les joues pour tâcher de garder mon calme. Sa peau est coupée sur les côtés
des cuisses et je ne peux m’empêcher de passer mes doigts dessus, cherchant le
sens de tout cela.

– Il a… Il a découpé mon string, avec un couteau.

Sa voix se brise et je n’arrive pas à chasser les images de ce malade


agressant Aleyna. Mon poing est tellement serré que mes jointures
blanchissent, menaçant d’écraser la paroi de la douche. Je n’ose pas la
regarder, j’ai tellement honte. Si je m’étais inquiété plus tôt de ne pas la voir
revenir, tout cela ne serait pas arrivé. Je m’apprête à laver ses jambes. Là aussi,
il y a du sang. Mais lorsque j’ai fini de l’enlever et que je ne découvre aucune
coupure, je comprends que ce sang vient d’une blessure interne et je sens alors
un grondement remonter du plus profond de ma gorge. Je me redresse, pose le
gant et prends du savon entre mes mains pour laver son visage, le plus
doucement possible. Je shampouine ses cheveux avant de les rincer en tâchant
de me calmer mais je n’y arrive pas.

– Aleyna… Dis-moi qui t’a fait ça.


– Je ne peux pas, Alec. Et ça ne servirait à rien.
– Dis-le-moi. Je vais faire regretter à ce malade ce qu’il t’a fait.
– Alec, je t’en prie, ne me demande pas ça.

Je ne comprends pas pourquoi elle s’obstine à ne pas vouloir me le dire. Je


sais qu’elle connaît son agresseur puisqu’il a su comment la faire venir dans
son piège sordide. Alors que je me torture l’esprit, je vois de nouveau du sang
se mélanger à l’eau. Je crains d’avoir rouvert son arcade en lui lavant le
visage, mais non. Pourtant, ses yeux sont plissés de douleur. En observant son
corps, je vois qu’elle est en train de frotter l’intérieur de ses cuisses.

– Aleyna, arrête, tu es en train de te faire du mal.

Je saisis sa main que je savonne mais elle tente de m’échapper.

– Je m’en fiche, je ne veux plus avoir quoi que ce soit de lui sur moi, il faut
que j’enlève tout.
– Laisse-moi faire.

Bordel, je n’ai pas envie de faire ça. Il l’a tellement brutalisée que la brûlure
doit être insupportable et je n’ai pas envie de lui faire mal.

Pourtant, si je la laisse s’en charger, elle risque de s’acharner plus que


nécessaire. Je m’empare de nouveau du gant, l’attire contre moi et descends ma
main. Elle passe sa main dans mon dos et pose sa tête sur mon épaule. Je frotte
l’intérieur de ses cuisses et introduis ensuite le gant à l’entrée de son sexe en
tâchant de ne pas trop appuyer. Malgré mes précautions, elle se remet à saigner
et elle se crispe en gémissant contre moi. C’est insupportable, je tente d’arrêter
mais elle refuse.

– S’il te plaît Alec, ne t’arrête pas. Je ne veux plus qu’il soit en moi. Je t’en
prie. Je vais tenir le coup.

Je ferme les yeux et, au prix d’un immense effort, continue à la nettoyer. Je
préférerais recevoir des coups de fouet dans le visage plutôt que de l’entendre
gémir de douleur par ma faute.

– Voilà, c’est bon Aleyna, j’ai tout enlevé.

Je lâche ce maudit gant et la prends dans mes bras, tenant sa tête contre ma
poitrine. Elle sanglote encore plus vivement et je me dis que j’agis vraiment
comme un con.

– Pardon, Princesse. Je suis désolé de t’avoir fait souffrir.

Je l’attire vers la porte, sors le premier et l’enveloppe dans une serviette


avant de la faire asseoir sur le bord de la baignoire. J’enlève mon tee-shirt et
mon pantalon qui sont complètement trempés et enroule une serviette autour de
mes hanches. Elle tremble, alors je passe une autre serviette autour de ses
épaules. Du bruit dans le salon nous parvient et je la vois blanchir de peur.

– Ce n’est rien, Aleyna. C’est mon meilleur ami, il était parti me chercher
des affaires. Je vais aller le voir avant qu’il ne reparte. Mais ne t’en fais pas, il
ne dira rien à personne. Je reviens.
– D’accord.

Je ferme la porte de la salle de bains et me rends au salon où Erwin


m’attend.

– Hey Alec, je t’ai ramené tout ce que j’ai pu. Comment va-t-elle ?
– Elle ne me dit pas grand-chose, elle est en état de choc et j’ai peur de ses
réactions quand elle reprendra pleinement conscience. Merci beaucoup, Erwin.

Il s’avance, me prend dans ses bras et me tape dans le dos.


– Ne me remercie pas Alec, je suis là pour toi. Et je sais que tu ferais pareil
pour moi. Je vais retourner auprès d’Emmy mais si tu as besoin, appelle-moi,
à n’importe quelle heure.
– Je n’y manquerai pas. Et n’en parle pas à Emmy s’il te plaît.
– C’est promis, je n’en parlerai à personne.

Il s’en va et je me hâte de rejoindre Aleyna, emportant mon sac avec moi.


Elle est si pâle, bon sang. Je m’agenouille devant elle, saisis ses mains et la
regarde droit dans les yeux.

– C’est bon, il est parti. Maintenant, je vais m’occuper de tes blessures si tu


veux bien. Tu n’as rien à craindre.

Elle hoche la tête et j’ouvre mon sac pour en tirer mon matériel.

– Je suis désolé mais il va falloir que je fasse quelques points à ton arcade
sourcilière car elle n’arrête pas de se remettre à saigner.

Je lui explique pas à pas ce que je fais pour ne pas l’effrayer, presque
comme si je soignais un enfant.

– Voilà, d’abord je nettoie avec de l’eau oxygénée, ça va enlever le sang et


stopper momentanément l’hémorragie. Maintenant, je vais te vaporiser du
spray à base de Lidocaïne pour anesthésier localement. Pour finir, je vais
suturer avec ce fil de nylon, ça risque de tirer un peu. Mais je n’ai pas le choix.

En quelques minutes, sa plaie est recousue et propre. Je n’ai jamais été aussi
soulagé de terminer une suture.

– OK, montre-moi tes poignets, maintenant.

Je saisis ses mains et caresse les hématomes qui se sont formés autour de
ses poignets avant de tester l’ampleur de sa douleur.

– Rien n’est cassé, mais il y a sûrement quelques ligaments lésés. Je vais te


mettre une pommade anti-inflammatoire et te faire un strapping avec des
bandes d’Elastoplast.

Une fois ses blessures pansées, je l’aide à passer un pyjama et l’emmène


vers le bureau. Je l’installe sur ce canapé qu’elle aime tant et pose la couette
sur elle. Je la laisse un instant pour aller chercher un verre d’eau et mettre un
boxer et un pantalon secs. De retour près d’elle, je lui tends deux cachets et le
verre d’eau.

– Prends ça, c’est contre la douleur, ça va te soulager.

Elle accepte sans hésiter et je la regarde, terriblement inquiet.

Elle n’a pas dit un mot depuis que je l’ai laissée pour aller voir Erwin et ses
yeux fixent désespérément le vide. Je me racle la gorge, mal à l’aise.

– J’irai à la pharmacie demain. Je n’ai pas ce qu’il faut pour… éviter le


risque de grossesse.
– C’est inutile. Ce risque est impossible.

Son regard n’a pas bougé et j’inspire péniblement avant de me lever pour
m’éclipser et la laisser tranquille.

– Il faut que tu te reposes, Aleyna.


– Alec ?

Je me retourne, une main sur la porte.

– Oui ? Tu veux que je t’amène quelque chose ?


– Non. Mais peux-tu rester avec moi ? S’il te plaît.

Je ferme la porte et vais m’asseoir près d’elle. Elle se faufile sous mon
épaule et ma main repose sur son bras. Je n’ose pas caresser sa peau, ni lui
parler. Bordel, je suis là comme un con à ne pas savoir quoi faire. Je sais
qu’elle va bientôt s’endormir car en plus de l’antidouleur, je lui ai donné un
léger somnifère. Elle a vraiment besoin de repos.

Elle dort maintenant depuis plusieurs heures contre moi. Son souffle est
enfin devenu régulier. Je me dégage doucement, l’allonge, soulevant sa tête
avec un oreiller. Je lui dépose un baiser sur le front et l’abandonne quelques
instants. Je me masse les tempes et sors sur le balcon pour fumer. Il est cinq
heures du matin et je n’ai pas réussi à fermer les yeux plus de quelques
minutes. À chaque fois, d’affreuses images sont apparues dans mon esprit. Je
voyais cet enfoiré la frapper, l’attacher et la violer comme un animal.
Comment peut-on être capable de choses pareilles ? Et comment puis-je
l’aider ? Si seulement je pouvais prendre toute sa peine et lui faire oublier cette
nuit d’horreur.

Des hurlements déchirent l’air et me transpercent le cœur de part en part. Je


jette ma cigarette par-dessus le balcon et me rue auprès d’elle. Elle est
redressée dans le lit, totalement terrifiée. Je bondis près d’elle pour la prendre
dans mes bras. Elle se colle contre mon torse tout en agrippant mon bras.

Elle tremble de la tête aux pieds et pleure tout en gémissant et prononçant


mon prénom.

– Je suis là, Aleyna. Tout va bien, tu es en sécurité, c’est fini. Calme-toi.


Chapitre 31

Aleyna

Terreur.

Colère.

Honte.

Confusion.

Larmes.

Douleur, douleur, douleur…


Chapitre 32

Alec

La vibration de mon portable dans la poche de mon jean m’arrache à la


contemplation de ma tasse de café.

– Salut Erwin.
– Salut. J’imagine que je ne te réveille pas ?
– Non, effectivement. C’est gentil d’appeler.
– Comment va-t-elle ?
–…
– Désolé, c’est vraiment une question stupide.
– Non, non. C’est juste qu’à vrai dire, j’en sais rien. Physiquement, elle s’en
remettra, même si elle va souffrir plusieurs jours. Psychologiquement, par
contre, c’est une autre histoire.
– Oui, ça peut se comprendre…
– Je ne sais pas quoi faire, Erwin. Je me sens complètement inutile. Elle
s’est réveillée en hurlant et elle n’a pas redormi depuis. Elle est épuisée et elle
ne veut rien manger, elle s’est assise sur le rebord de la fenêtre et elle fixe le
vide en pleurant depuis des heures et elle refuse de me dire quoi que ce soit.
Bordel, qu’est-ce que je dois faire ?
– Je n’ai pas de remède miracle, Alec. Je n’ose pas imaginer ce par quoi
vous passez. Mais le fait que tu sois près d’elle doit déjà la rassurer. Ne te sous-
estime pas. Sois patient avec elle.
– J’essaie, oui. Mais parfois j’ai envie de la secouer pour qu’elle m’avoue
qui a fait ça. Pour que je puisse retrouver ce bâtard et le tuer de mes propres
mains.
– Alec…
– T’en fais pas, jamais je ne la malmènerai.
– Oui, je le sais, ça. Mais ce qui m’inquiète c’est de t’entendre proférer des
menaces de mort envers un homme.
– Un homme ? C’est une plaisanterie ? Seul un monstre peut faire des
choses pareilles et il est hors de question qu’il s’en tire comme ça.
– Bien sûr qu’il n’en est pas question. Mais calme-toi, Aleyna a besoin de
toi. Écoute Alec, il faut que tu fasses quelque chose. Emmy était en colère que
sa meilleure amie ne soit pas venue à la fête mais maintenant qu’elle n’est pas
apparue en cours ce matin et qu’elle ne répond pas à son téléphone, elle
s’inquiète. Alors si tu veux garder le secret, fais quelque chose avant qu’Emmy
n’affole tout le monde.
– Je m’en occupe. Merci. À plus tard.

Je pose mon téléphone sur la table du salon et vais la rejoindre. Je me glisse


en face d’elle sur le rebord de la fenêtre et l’observe. Elle ne pleure plus mais
ses joues sont encore humides.

– Aleyna. Écoute, il faut que tu donnes de tes nouvelles à Emmy, elle


s’inquiète beaucoup.
– Tu devrais être en cours, Alec.

Je pousse un profond soupir et glisse mes mains vers elle mais me ravise,
appréhendant sa réaction. Et je me rends seulement compte de ce qu’elle vient
de dire.

– Quoi ?
– J’ai vu ta carte d’étudiant en médecine pendant que tu me soignais. Je ne
t’ai pas remercié d’ailleurs.

Elle glisse sa main entre les miennes et je serre sa paume contre la mienne.
Je glisse une mèche de ses cheveux derrière son oreille et elle saisit ma main
pour la poser sur sa joue. Sa peau est douce contre mes doigts et sa chaleur
m’envahit presque douloureusement.

– Ne me remercie pas, j’aimerais tellement en faire plus.


Chapitre 33

Aleyna

Je tente de reprendre petit à petit contact avec mon corps et mon esprit. Cela
faisait des heures que je n’avais pas prononcé le moindre mot. J’avais besoin
de cette coupure, besoin de mettre mon cerveau sur off. Et il est resté là,
pendant tout ce temps, à respecter mon silence sans jamais me lâcher des yeux.

– Ta présence m’apaise, Alec. Le fait de ne pas m’avoir laissée m’a déjà


beaucoup aidée.

Il soupire et je sens qu’il n’a pas l’air convaincu de son utilité. Je saisis ses
mains et les pousse vers l’extérieur pour ouvrir ses bras. Une de ses jambes
pend dans le vide contre le rebord de la fenêtre et l’autre est repliée sous lui.
Cela fait des heures que je suis assise là alors en glissant vers lui, la douleur
me freine un peu. Mais j’ai envie d’être dans ses bras, maintenant. Après
quelques efforts, je suis enfin lovée contre lui. Il referme doucement ses bras
autour de moi et mon cœur retrouve enfin un rythme indolore.

Maintenant, je sais. J’en suis sûre, c’est lui. L’homme que j’attends depuis si
longtemps, celui qui saura panser mes blessures et me faire oublier toutes ces
années de violence. Je l’ai su à sa façon de réagir cette nuit, à sa manière de
respecter mes demandes, aussi incongrues soient-elles. Je l’ai senti dans ses
gestes, dans ses tremblements de colère. Au creux de ses bras, ma douleur
s’estompe. Elle ne disparaît pas, non, ni elle, ni les événements de la nuit
dernière, mais…

– Alec, tu rends tout cela…


– Compliqué ?
– Non… supportable, tu rends cela supportable. Toute cette terreur et cette
souffrance, elles m’avaient engloutie et je les ai laissées m’emmener, écroulée
sur le sol de ces toilettes. Je préférais ne plus rien voir plutôt que de continuer
à souffrir. Mais tu ne m’as pas laissée.
– Je ne te laisserai jamais, Aleyna. Non, plus jamais.
– Je ne sais pas ce que je peux t’offrir.
– Je ne te demande rien.
– Ni juger, ni exiger ?
– Comme je te l’ai déjà dit, oui.

Il caresse mon épaule, l’effleurant à peine, comme s’il avait peur de


m’effrayer ou de me faire mal.

– Alec ? Je n’ai pas peur de toi. Tu le sais, n’est-ce pas ?

Je bouge un peu contre lui pour observer son visage. Mes doigts caressent
les lignes de son menton, remontent sur ses tempes qui battent la mesure avant
de venir effleurer ses lèvres.

– J’ai confiance en toi.

J’approche mon visage du sien, si près que je sens son souffle réchauffer
ma bouche. Il me regarde, tentant de lire sur mon visage, et je vois tant
d’inquiétude dans ses yeux.

– Alec, je ne veux pas que toi, tu aies peur de moi.

Je refuse qu’il soit effrayé à l’idée de me toucher ou de me tenir dans ses


bras. J’ai trop besoin de le sentir avec moi. Je glisse ma main dans la sienne et
l’attire vers mon visage pour faire reposer ma joue au creux de sa paume. Je le
sens trembler légèrement, et son souffle se fait court, comme s’il n’osait plus
respirer. Je passe ma main au-dessus de la sienne et la dirige vers mes yeux.
Ses doigts effleurent les sutures qu’il a réalisées puis caressent l’hématome de
mon œil.

– S’il te plaît Alec, n’aie pas peur de moi.

Il tremble tellement qu’aucun son ne peut sortir de sa bouche et que sa main


peine à rester en contact avec ma peau. Son visage est terrassé par le désir et la
souffrance. Soudain, il franchit les dernières lignes invisibles entre nous et
pose sa bouche sur la mienne. Il fait preuve de tant de prudence que je sens à
peine son contact. Pour l’encourager, je glisse ma main dans ses cheveux et ses
lèvres se font alors plus pressantes. Il m’embrasse enfin, caressant mes lèvres
et jouant avec ma langue. Malgré moi, je recule, surprise par une vive douleur
à la lèvre inférieure. Je porte la main à ma bouche et essuie le sang qui s’en
écoule légèrement. Alec s’est projeté et collé contre le mur comme s’il voulait
s’y enfoncer.

– Ce n’est pas bien, Aleyna. Je suis désolé.


– Alec…
– Non, j’ai entendu ce que tu as dit. Mais je ne peux pas. Oui, Aleyna, j’ai
peur. J’ai peur de te faire mal en caressant ta peau meurtrie et surtout j’ai peur
de te brusquer. Bordel, tu viens d’être victime d’une agression absolument
terrifiante et pourtant, dès que tu es dans mes bras, j’ai envie de t’embrasser et
de caresser ta peau. Non mais sérieusement, qu’est-ce qui va pas chez moi ?

Il est en train de paniquer et mon seul remède est de planter un baiser sur ses
lèvres. Il me repousse gentiment et soupire comme à son habitude.

– Arrête, Aleyna, tu n’as pas à me prouver quoi que ce soit ou à tenter de me


rassurer. C’est à moi de le faire.
– Tu ne comprends pas, Alec. Toute cette douceur que tu me donnes, ces
baisers que tu m’accordes, c’est comme si, avec ta lumière, tu chassais les
ténèbres qui m’ont touchée. Est-ce trop étrange que de croire que tes baisers
effacent les siens, que tes caresses guérissent les coups qu’il m’a donnés et que
ta tendresse supprime sa violence ?
– Je n’avais pas vu les choses comme cela. C’est… Je ne sais pas quoi faire,
Aleyna, tu es encore sous le choc et je ne veux pas brusquer les choses.
– Je sais, Alec, je sais. C’est juste que… je m’en remettrai, crois-moi. Même
si cette fois, ce sera plus difficile. C’est pour ça que j’ai besoin de toi. Et si ton
regard sur moi change, je n’y arriverai pas.
– Cette fois ?
– Oui… Est-ce qu’on peut se concentrer sur un seul problème à la fois. S’il
te plaît…
– Écoute, si tu as peur que je ne te désire plus, crois-moi, tu peux être
rassurée. Dis-moi ce que tu veux et je le ferai mais te voir endurer tout ça est
déjà assez difficile, alors ne me demande pas de faire comme si tu ne souffrais
pas. Tu ne peux pas me laisser dans ces incertitudes, parle-moi.
– Tout ce que je te demande c’est de continuer à voir une femme en moi et
pas seulement une victime. Tu te souviens, quand tu as vu les marques sur mon
ventre, tu as eu peur. Mais ensuite, quand nous avons fait l’amour, c’était
comme si elles n’existaient plus, il n’y avait que toi et moi. Tout ce que je
refuse, c’est que tu aies peur de ce qu’on m’a fait subir. Je… n’ai pas le
courage de te parler pour l’instant, c’est trop difficile…
– Oh Aleyna…

Il m’attire de nouveau vers lui et embrasse mon front, mes yeux, mes joues
et mes lèvres. Sa douceur m’envahit et pour la première fois depuis des heures,
je me sens sereine. Les atrocités qu’E m’a fait subir se terrent dans un coin de
ma tête, m’accordant un peu de repos pour quelques secondes.

– Je suis tellement fatiguée. Je crois… que j’ai besoin de dormir.


– Tu vas y arriver ?
– Si tu restes près de moi, oui. Et vu ta tête, ça ne te fera pas de mal.

Il rit doucement, rabat une mèche de mes cheveux derrière mon oreille et
m’aide à me lever. Son rire est presque irréel au milieu de cette vague de
douleurs, mais tellement salvateur.

– Merci pour ce doux compliment, Aleyna.


– Je veux bien te vexer un peu si ça fonctionne pour que tu restes près de
moi.

Une fois dans le bureau, nous nous installons sous la couette du canapé et je
me blottis dans ses bras, en priant pour qu’il ne me lâche plus jamais.

Avec lui pour toujours, à lui pour l’éternité.


Chapitre 34

Alec

La nuit est tombée quand j’ouvre les yeux. Ces dernières vingt-quatre heures
ont été plus que remuantes. À tout point de vue. Aleyna dort paisiblement
contre moi et je me sépare d’elle le plus doucement possible pour gagner le
salon. Ces quelques heures de sommeil ont un peu apaisé mes tensions. Même
si bien sûr, les questions qui me hantent depuis plusieurs jours sont toujours
omniprésentes dans mon esprit. J’allume une cigarette tout en cherchant
quelque chose à manger. Je me verse un jus d’orange, coupe des fruits et fais
chauffer de l’eau pour préparer du café.

– Alors on fume dans l’appartement maintenant ?


– Aleyna ! Tu m’as fait peur. Je ne voulais pas te réveiller, excuse-moi.
– Dans ce cas-là, tu n’aurais pas dû me laisser seule.

Elle s’avance vers moi et je ne peux m’empêcher de la prendre dans mes


bras. Elle picore dans l’assiette de fruits que j’ai préparée et attrape un verre
d’eau.

– J’ai envoyé un message à Emmy pour la rassurer.


– Qu’est-ce que tu lui as dit ?
– Que j’allais bien et que je lui expliquerais plus tard.
– Elle ne va sûrement pas s’en contenter.
– Non, mais ça me laissera le temps de trouver quelque chose à lui raconter.
Comment tu as su qu’elle s’inquiétait ?
– C’est ta meilleure amie, ça me paraît normal.
– Tu as des progrès à faire en termes de mensonges.

La merde.

– Alec ?
– Très bien ! La vérité c’est que je suis au courant grâce à son nouveau
copain, qui n’est autre que mon meilleur ami !
– Erwin ?
– Oui… Écoute, ne t’en fais pas, il ne lui a rien dit. Je suis désolé de ne pas
t’en avoir parlé tout de suite mais je ne voulais pas t’inquiéter davantage en te
révélant quelque chose qui mettait encore plus en danger nos secrets.
– Justement Alec, on a déjà assez de secrets, alors essayons de ne pas en
rajouter.
– C’est promis, mais ce n’était pas vraiment le bon moment.
– Tu as raison, je suis injuste. Et il faut croire que le destin a mis tout en
œuvre pour nous réunir.

Elle dépose un baiser sur le coin de mes lèvres et je m’empare de son


visage, caressant ses joues avec mes pouces. Elle a un œil encerclé d’un
hématome qui cherche à faire concurrence à celui qui s’étend sur sa joue
opposée et sa lèvre inférieure a légèrement gonflé. Ça me fait tellement mal de
la voir ainsi, comment peut-on oser frapper une personne sans défense ? Je
sais qu’elle ne veut pas m’inquiéter et qu’elle cherche à me prouver qu’elle va
bien et qu’elle peut gérer tout ça. Mais je n’oublie pas ce qu’elle vient de vivre
et qu’elle était en état de choc il y a encore quelques heures. Même si elle est
persuadée d’avoir repris le dessus, je sais qu’elle risque de s’écrouler à tout
moment. Le stress post-traumatique peut prendre tellement de visages…

– Alec ? Tu as remis ton masque de jeune homme torturé.

Elle me fixe tandis que mes mains n’ont pas cessé de caresser son visage.
Ses mots ne cessent de me hanter : « Je m’en remettrai, crois-moi, même si
cette fois, ce sera plus difficile ». Cette fois…

– N’ai-je donc pas le droit de m’inquiéter pour toi ? Et de me poser des tas
de questions ?
– On aura tout le temps d’en parler.

De nouveau, elle évite de rentrer dans les détails et même si je sais que je ne
dois pas insister, je souffre qu’elle ne me confie pas ce qui la hante.

– Je pourrais t’aider à porter tes tourments si tu me laissais faire.


– Tu le fais déjà, Alec. Embrasse-moi s’il te plaît. J’ai envie de sentir ta
chaleur contre moi.
Mon corps s’exécute, trop heureux de répondre à l’appel du sien. Je
l’embrasse doucement, saisissant sa lèvre supérieure entre les miennes, tâchant
d’éviter sa blessure. Je glisse ma langue dans sa bouche et vais à la rencontre
de la sienne. Comme chaque fois, notre baiser m’électrise et je sens mon désir
s’éveiller malgré moi. Saleté. J’interromps subitement notre étreinte et recule
un peu.

– Alec ? Tout va bien ?


– Oui. C’est juste que quand je te touche, mon corps se déconnecte de mon
esprit, et il tente d’agir sans mon consentement. Il réclame toujours plus et ça
me fout la trouille !

Elle est troublée et ses yeux se voilent. Merde, mais quel con, c’est pas vrai !

– Oh putain Aleyna, pardonne-moi. Faut vraiment que j’apprenne à réfléchir


avant de parler. Ne crains rien, je… Bordel, jamais je ne te forcerais à quoi que
ce soit. Et il est hors de question que je réponde à mes pulsions.
– Alec… Une fois de plus, tu interprètes mal ce que tu vois sur mon visage.
Je suis troublée car… tu me désires encore.
– Quoi ? Bien sûr, je te l’ai déjà dit il y a quelques heures, tu ne t’en
souviens pas ?
– Si, je m’en souviens. C’est juste que le dire est une chose et le penser, une
autre. Mais là, quand tu m’as embrassée, je l’ai senti. Ton désir.

Elle est au bord des larmes et j’avoue que je ne sais vraiment plus quoi
penser.

– Parle-moi, Aleyna, explique-moi. Je suis perdu, je me débats pour tout


saisir mais je n’y parviens pas.

Elle s’assoit sur une chaise, elle tremble un peu alors je m’installe face à
elle, saisissant ses mains pour l’apaiser.

– Je trouvais déjà cela étrange que tu me désires avant. Alors je me suis dit
qu’après ça… après qu’il m’a souillé, tu ne pourrais plus avoir envie de…
– Arrête, Aleyna.

Elle est en train de me mettre en colère à raconter des inepties pareilles et je


sens un grondement naître au fond de ma gorge.

– Je ne peux pas te laisser dire des choses aussi… Bordel, non, je ne peux
pas. Tu es toujours toi, tu m’entends ? Tu n’es pas sale, ni souillée ou toute
autre saloperie que cet enfoiré a tenté de te mettre dans la tête. Tu es blessée,
Aleyna, tu es une victime, alors dis-moi, pourquoi devrais-je te punir pour
quelque chose que tu as subi ? Doit-on se détourner des victimes de
cambriolages, de catastrophes naturelles ou de maladies ?
– Non, bien sûr que non. Personne ne le fait, c’est vrai. Mais pour les
femmes agressées sexuellement, c’est différent. Toutes les victimes dont tu
parles peuvent raconter ce qui leur est arrivé au cours d’un dîner mais si tu as
été violée, alors là c’est différent. C’est un sujet dont on ne parle pas car les
gens sont gênés et ils ont honte. On te juge ou on t’ignore, en te demandant
poliment de passer à autre chose. Je ne sais pas ce qui est pire dans le viol, le
vivre ou le raconter et tenter de l’assumer.

Nous sommes tous les deux en colère maintenant, elle crie pour mieux me
faire passer son message et je sens qu’elle souffre vraiment. Son corps tremble
et ses yeux lancent des éclairs.

– Hey… Calme-toi. Je ne te juge pas et tu n’as aucune honte à avoir avec


moi ou avec qui que ce soit d’autre. Tu n’es pas responsable de ce qui t’est
arrivé.
– Tu ne connais pas toutes les circonstances, Alec.
– Peu importent les circonstances. Tu n’as pas demandé à être battue et
violée, si ?
– Non, mais…
– Mais rien du tout, tu n’es pas responsable ! Aucune victime ne l’est. Peu
importe qu’elle porte des tenues sexy, qu’elle ait trop bu ou toute autre fausse
excuse trouvée par ces enfoirés pour justifier leurs actes. C’est un crime, tu
m’entends ? Alors non, mon regard n’a pas changé sur toi car tu n’as rien fait
de mal.

Tout en vociférant, je me suis rapproché d’elle pour la serrer dans mes


bras. Elle s’y abandonne, libérant les larmes qui la taraudent depuis quelques
instants.

– Excuse-moi d’avoir crié sur toi, c’est juste que c’est dur de t’entendre
parler ainsi.

Je la soulève et l’emmène sur le canapé tout en la gardant dans mes bras.

Elle pleure contre mon torse et je caresse ses cheveux, les ramenant
machinalement derrière son oreille. Elle peine à se calmer et entre deux
sanglots, lance des mots que je n’arrive pas à saisir. Jusqu’à ce que je
comprenne qu’elle reste butée sur le fait que je puisse la désirer, que ce soit
impossible.

Je ferme les yeux et agis de façon impulsive en espérant ne pas me tromper.


Je la redresse doucement pour la faire pivoter vers moi. J’enfouis ma tête dans
son cou et l’embrasse, faisant voler mes lèvres jusqu’à son menton, remontant
à la commissure de ses lèvres, sur ses joues, ses yeux.

J’engloutis ses larmes qui se calment enfin, et je ne m’arrête pas, posant ma


bouche sur chaque centimètre de son visage. Mes mains caressent son dos et je
la sens se détendre, à tel point que je m’appuie contre elle pour la faire
basculer jusqu’à ce qu’elle se retrouve allongée sur le canapé.

Je continue ma découverte en posant mes lèvres sur le milieu de son cou,


tout en déboutonnant son haut de pyjama jusque sous sa poitrine. Je ne l’ouvre
pas, uniquement désireux de lui prouver quelque chose sans toutefois la
brusquer.

Seule ma langue se glisse un peu sous le tissu, léchant et caressant sa peau le


plus doucement et langoureusement possible. Au bout de plusieurs minutes, je
fais le chemin en sens inverse pour finir par ses lèvres, que je ne me lasse pas
d’embrasser.

Je bascule sur le côté, le dos épousant le dossier du canapé, et la fais


chavirer contre moi. Ma main glisse sous son haut pour venir s’installer sur sa
hanche et je laisse ma bouche reposer tout près de la sienne.

– Tu comprends maintenant, Aleyna ? Je t’ai désirée dès que j’ai posé les
yeux sur toi, d’une façon que je n’avais jamais connue, et aujourd’hui, mon
corps te réclame encore. Pour lui, rien n’a changé, et pour moi, la seule chose
qui me retienne c’est ton bien-être, Princesse. Je tiens à toi, d’accord ? Alors je
ne veux plus jamais t’entendre dire des choses qui feraient penser le contraire.

Elle hoche la tête en guise de consentement et se colle encore un peu plus


contre moi. Son souffle s’apaise tandis que je caresse sa peau avec mon pouce.
Elle a plongé ses yeux dans les miens et nous nous fixons ainsi, pendant un
temps que je ne saurais déterminer. Jusqu’à ce que la fatigue nous fasse ciller
et nous absorbe complètement.
Chapitre 35

Aleyna

J’attrape mon téléphone pour faire le tri des messages. E a continué d’en
envoyer malgré mon silence.

[Emmy n’arrête pas de me harceler,


elle s’inquiète pour toi. Appelle-moi.]

Voilà le dernier qu’il m’a envoyé, je le supprime au même titre que les
autres. Emmy a essayé de me joindre il y a une demi-heure. Bon sang, qu’est-
ce que je vais bien pouvoir lui raconter ? Alec bouge contre moi et, sans
ouvrir les yeux, m’attire contre lui pour m’embrasser.

– Quelle heure est-il ?


– Huit heures trente. Et nous sommes mercredi !
– Merci pour ces précisions, mademoiselle.

Il m’embrasse de nouveau et je n’entends plus rien, excepté mon cœur qui


bat contre le sien.

– Alec, tu dois aller en cours.


– Hum… Non merci.
– Sérieusement. Ma fac est fermée aujourd’hui et demain mais pas la tienne.
– Aleyna, je ne veux pas te laisser.
– Je vais rester ici, je ne crains rien. Et tu ne seras absent que quelques
heures.
– Chercherais-tu à te débarrasser de moi ?
– Pas du tout, mais je me sentirais mieux si tu ne loupais pas une journée de
plus par ma faute.
– Très bien, mais à une condition. Si tu ne te sens pas bien ou qu’il se passe
la moindre chose, tu me préviens et je reviendrai le plus vite possible.
– C’est promis.
Il soupire, mécontent, et je glisse un baiser sur ses lèvres, ce qui le détend
immédiatement. Il me fait basculer au-dessus de lui et m’enlace. Je me sens si
bien entre ses bras, comme si toute la noirceur qui me hante habituellement ne
pouvait s’immiscer en moi lorsque je suis contre lui. Je repose ma tête contre
son torse et caresse son tatouage avec mes doigts.

– J’aime beaucoup ton tatouage.


– J’avais cru remarquer, oui.
– Il m’intrigue. C’est un tatouage tribal ?
– Plus ou moins oui. C’est un modèle que j’ai choisi car il me rappelle les
ailes d’un oiseau.
– Bien dissimulées alors !

Il rit doucement et se met à caresser mes cheveux.

– C’est un peu abstrait, je te l’accorde. Mais l’essentiel pour un tatouage


n’est pas le dessin en lui-même mais ce qu’il représente pour la personne qui
le porte. Tu vois cette petite partie-là ?
– Oui, elle n’a pas tout à fait la même couleur que le reste du tatouage.
– C’est parce que je l’ai fait rajouter il y a peu. C’est une dent de requin,
symbole de la puissance et de la protection.

Des qualités qui lui conviennent parfaitement. Je pose un baiser sur son
pectoral et m’arrache à son étreinte.

– Je file à la douche, et tu as intérêt à être prêt à partir quand je reviendrai.

Il a sauté au pied du lit et me rattrape par la main.

– Je suis vraiment contrarié à l’idée de te laisser.


– Je sais oui. Mais tu dois aller en cours, c’est important.

Je l’embrasse avec toute la puissance dont je suis capable. La coupure de ma


lèvre me tiraille mais ça m’est égal. J’ai envie de lui donner tout ce que je peux
pour qu’il sente à quel point je tiens à lui. Je ne m’explique pas ce sentiment, il
est puissant et agréable. Peu importe ce qui nous attend, peu importe si je dois
mourir demain, tous ces instants en valent la peine. Il glisse ses mains sous
mon haut et caresse mon dos. Je me presse contre lui et notre baiser
s’intensifie. J’aimerais qu’E ne soit jamais venu à cette soirée. S’il ne l’avait
pas fait, je sais que mon étreinte avec Alec aurait pu aller plus loin, mais à
cause de sa brutalité, ce n’est pas possible. Je ne peux pas le laisser aller au-
delà. Outre la douleur physique qui n’a pas quitté mon bas-ventre, la barrière
mentale qui s’est créée en moi compliquera inlassablement nos efforts. Je sens
son désir monter mais il se contrôle et continue de m’embrasser sans tenter
quoi que ce soit qui puisse m’effrayer. Il semble deviner ce que j’attends et je
ne m’attache à lui que davantage. Ma conscience me crie de me séparer de lui
et je l’écoute, au prix d’un immense effort.

– Je vais à la douche !

J’attrape des affaires dans ma valise et file dans la salle de bains. Un léger
vertige m’envahit en me souvenant de l’état dans lequel j’étais la dernière fois.
J’inspire profondément pour chasser ce malaise, me déshabille et me glisse
sous le jet d’eau. Mon poignet gauche me fait souffrir mais le droit est
apparemment plus solide. J’enlève la bande apposée par Alec et masse la trace
laissée par la brûlure de la ceinture. Les flash-back m’assaillent, je revois E
m’attacher et mes poignets manquer de se briser sous sa brutalité. Je me force
à garder les yeux ouverts et à me concentrer sur le flacon de gel douche en
face de moi. Je me dépêche de finir de me laver en veillant à ne pas regarder
mon corps. Je sors de la douche, légèrement désorientée et tâche de reprendre
mes esprits. J’enfile mes sous-vêtements et attrape mon jean. En fermant la
braguette et le bouton, mon regard s’oriente dans cette direction par réflexe. Et
je ne peux m’empêcher de pousser un hurlement. J’ai du mal à respirer et je
m’assois pour ne pas m’effondrer, tandis qu’on frappe doucement à la porte.

– Aleyna, qu’est-ce qui se passe ?


– Rien ! Ne t’inquiète pas, je me suis juste essuyé le visage trop fort et la
serviette a un peu tiré sur les points de suture.
– Tu veux que je jette un œil ?
– Non, non, c’est bon. Rien n’a bougé.
– OK.

Je saisis ma tête dans mes mains pour tenter de dissiper les nausées qui
m’assaillent. Saloperie. Peut-être que j’ai halluciné. J’inspire tout l’air possible
et regarde de nouveau. Et cette fois-ci, je ne retiens pas mes vomissements, ni
mes larmes. Je laisse couler l’eau du robinet pour qu’Alec ne m’entende pas.
Ma tête bourdonne et une seule pensée sort de tout ce capharnaüm : je dois
enlever ça immédiatement. Mes yeux se posent sur le sac d’Alec et mes mains
le fouillent jusqu’à mettre la main sur ce que j’identifie comme un scalpel.
J’attrape une serviette que je m’enfonce dans la bouche et m’attaque à
supprimer cette saleté. La douleur me transperce et manque de me faire tomber
dans l’inconscience. Je risque un coup d’œil pour m’assurer qu’elle a disparu.
Vu le sang qui s’écoule, ça m’étonnerait qu’il reste quelque chose de lisible. Je
lâche l’instrument et glisse de la baignoire, m’effondrant sur le sol. Mes
larmes redoublent d’intensité et Alec frappe de nouveau contre la porte.

– Aleyna ? C’est quoi tout ce bruit ?


– Rien…

Ma voix est loin d’être convaincante et il se rue dans la salle de bains. Son
regard se pose sur mon ventre que je viens d’écorcher vif et l’horreur envahit
son visage.

– Putain Aleyna, mais qu’est-ce que t’as foutu ?

Il tombe à genoux près de moi, attrape une serviette et l’appuie sur ma


blessure.

– Ça va Alec, c’est juste une coupure.

Il attrape je ne sais quel produit qu’il verse sur mon ventre et continue de
s’affairer quelques minutes. Peu à peu, je sens la douleur s’atténuer et ma
respiration se calmer.

Alec s’assoit, dos au mur, passe ses mains sous mes épaules et m’installe
sur ses genoux. Ses yeux luisent de colère et de tristesse.

– Bordel Aleyna, me refais jamais ça, t’entends ? Jamais !


– Je suis désolée.

Il me redresse un peu et j’enfouis ma tête dans son cou où je me remets à


pleurer. Il me caresse les cheveux et tout à coup, je sens quelque chose tomber
dans mon cou. Je bouge un peu pour le regarder et…

– Alec, je suis désolée.


– Tu m’as fait tellement peur. Quand j’ai vu ce sang et ce putain de scalpel,
j’ai cru que t’avais fait une belle connerie. Et l’idée de te perdre…

Sa voix se brise et des larmes de rage et de douleur continuent de glisser de


ses yeux.

– Jure-moi de ne plus jamais refaire une chose pareille, Aleyna.


– Pardonne-moi, c’est juste que… Il m’a marquée, tu comprends ? Pour me
faire comprendre que je lui appartiens et que mon corps est à lui, et je… non,
je ne pouvais pas laisser ça sur moi.

L’hystérie vrille ma voix et mes mains tremblent. Alec me serre un peu plus
contre lui et embrasse mon front.

– Calme-toi… Tu ne lui appartiens pas, tu m’entends ? Ton corps est à toi et


à toi seule. Ne le laisse pas te posséder.
– Je… je ne sais pas quand il a fait ça… je ne l’ai pas vu. Alec, il a gravé la
première lettre de son prénom dans ma peau !

Dire que je me sens mal n’est qu’un doux euphémisme. Toute la douleur et
la souffrance qui m’ont traversée cette nuit-là m’assaillent de nouveau. Il m’a
marquée, comme un animal, et c’est en train de me rendre dingue.

– Aleyna ! Aleyna ! Calme-toi, regarde-moi. C’est affreux ce qu’il t’a fait, à


tout point de vue. Mais je t’en prie, ne le laisse pas gagner. S’il t’a fait ça, c’est
pour te contrôler. Qui que soit cet enfoiré, ne lui laisse pas ce plaisir.

Il embrasse mon front, caresse mon visage et m’inonde de tendresse,


apaisant petit à petit les contractions qui se sont emparées de mon corps. Ma
respiration se calme enfin et ma vue se stabilise de nouveau. Je rassemble mes
forces pour me redresser complètement et l’enlacer de façon à ce que je puisse
caresser son dos, tout en collant ma joue contre la sienne. Nos respirations
s’harmonisent et nous restons ainsi plusieurs minutes, perdus dans nos pensées
respectives, tâchant de lutter contre les démons qui nous hantent.
Chapitre 36

Alec

Le claquement de la portière résonne dans mon crâne. Je ferme les yeux


quelques instants en me pinçant l’arête du nez.

– Merci d’être venu me chercher, Erwin.


– Arrête de me remercier. Comment tu vas ?
– J’en sais rien. Ce que je sais, en revanche, c’est que je n’ai pas envie de
m’éloigner d’elle.
– Tu peux encore sortir de ma voiture et remonter dans son appartement.
– Me tente pas.

Mes mains se plient et se déplient et mes jambes tremblent en chœur.

– Pourquoi tu ne restes pas avec elle si ça t’angoisse autant de la laisser ?


– Car elle me l’a demandé. Démarre, s’il te plaît.

La voiture s’élance dans la circulation et je tente de me calmer. Depuis que


je l’ai quittée, mon cœur semble faire exprès de rapetisser pour me faire
souffrir. J’attrape mon téléphone, les mains douloureuses à force de faire
craquer mes doigts d’angoisse.

[Aleyna, je peux encore faire demi-


tour. Laisse-moi rester près de toi.]

[On en a déjà parlé Alec. Tu dois aller


en cours si tu ne veux pas que je sois
rongée par la culpabilité.]

– Est-ce qu’on peut aller boire un verre quelque part ? Je crois qu’il est
temps qu’on se parle.
– Bien sûr.
[Il faut que je parle à Erwin. De mes
activités. J’ai besoin de lui dire la
vérité mais je vais rester vague te
concernant. Je voulais juste que tu le
saches.]

[Je comprends, Alec. Garder un secret,


c’est difficile. Tu peux lui dire que
j’étais ta cliente. Libère-toi de tout ça.]

[Merci Princesse. Tu me manques déjà


tellement.]

[Tu me manques aussi, Alec, vraiment.


Mais je t’assure que poursuivre une vie
normale est un bon remède contre
l’enfer.]

Nous sommes dans notre bar préféré. J’ai déjà loupé une journée et demie
de cours alors je ne suis pas à une heure près. On s’installe au fond, à l’abri
des oreilles indiscrètes, même si l’endroit est quasi désert à cette heure. Une
serveuse nous apporte deux cafés et je sens qu’il est temps.

– Écoute, Erwin, ce que je m’apprête à te révéler risque de briser beaucoup


de choses. Mais je ne peux pas continuer à te mentir, c’est trop difficile.
– Je t’écoute, Alec.
– Mon père n’est pas parti pour le travail et il ne remettra jamais les pieds
chez nous. Il y a quelques semaines, je suis passé rendre visite à mes parents
et…

Bordel, c’est plus difficile à raconter que ce que je pensais. Erwin a les
sourcils froncés mais il ne bronche pas, ne m’assaille pas de questions. Il
attend juste que je poursuive.

– Ma mère était sur le sol de la cuisine et mon père était au-dessus d’elle. Il
était ivre et lui hurlait dessus. Son pied a volé vers son ventre et un son
terrifiant s’est échappé de la gorge de ma mère. C’est là que je suis devenu
complètement dingue, je lui ai collé une raclée et je l’ai foutu dehors.
– Putain, je n’arrive pas à y croire. Mais pourquoi tu n’as rien dit ? Bordel
Alec, je suis désolé.
– Ouais, moi aussi. Mais c’est pas tout, Erwin. Ce salopard est revenu
quelques jours plus tard. Figure-toi que ça fait des mois qu’il s’est fait virer de
son boulot, alors il est venu réclamer de l’argent à ma mère. Elle ne lui a pas
ouvert et quand elle a compris qu’il ne partirait pas, elle m’a appelé. Alors je
suis allé le chercher et j’ai compris que l’homme que je croyais connaître
n’existait plus. Il m’a dit que si je voulais qu’il disparaisse de nos vies, il fallait
que je l’aide à quitter la ville. Crois-moi, je crevais d’envie de lui faire
regretter sa demande mais j’ai su que ça ne servirait à rien. Alors je lui ai
donné tout l’argent de ma bourse d’études et depuis, on ne l’a pas revu.
– Ta bourse ? Mais comment tu vas faire pour payer la fac ?
– Justement, ça fait partie des choses dont je dois te parler. En réalité, c’est
LA chose dont je dois te parler et quoi qu’il arrive ensuite, je ne t’en voudrai
pas.
– Tu me fais flipper, Alec.

Voilà, je m’apprête à révéler à mon meilleur ami un secret qui me terrifie.


Pourtant, j’ai répété les mots tant de fois dans ma tête, jusqu’à en avoir la
nausée, qu’ils sortent naturellement.

– Je fais partie d’une agence qui propose aux personnes fortunées de se


taper n’importe quel mec disponible. Je suis une pute sur catalogue. Je baise
pour me faire de l’argent !

Voilà, un terrible silence est tombé entre nous deux. Je n’ose plus le
regarder, je n’attends qu’une chose, qu’il se lève, dégoûté, et me laisse avec
tout l’alcool qu’il y a à ma disposition ici. Mais les minutes s’écoulent et il ne
part pas. Pourquoi il ne part pas ? Je lève la tête et le vois fixer son café sans
ciller, ses sourcils se rejoignent de contrariété et il ouvre enfin la bouche.

– Putain de merde.
– Ouais, je suis désolé. Il fallait que je te le dise. Écoute, je vais rester chez
Aleyna quelques jours et ça laissera le temps à l’université de me trouver un
nouveau colocataire.

Cette fois-ci, il lève la tête et me regarde, tremblant de colère. Je m’attends


presque à recevoir un de ses poings.
– Quoi ? Mais qu’est-ce que tu racontes ? T’es dingue ou quoi ? Je ne veux
pas changer de coloc ! Alec, bordel, tu fais partie de ma famille !
– Mais ça ne te dispense pas d’être choqué.
– Bien sûr que je suis choqué, putain ! Choqué que tu ne m’aies pas parlé de
tout ça et que tu affrontes toute cette merde tout seul ! Pourquoi tu m’as rien
dit ? On aurait pu chercher une autre solution ensemble.

Le soulagement qui m’envahit ne peut pas se décrire avec des mots. Je me


sens si… comme si on m’avait enlevé un fardeau énorme, alors qu’il n’en est
rien. Les problèmes sont toujours présents, seulement il semblerait que les
partager aide déjà à les assumer.

– Crois-moi, j’ai songé à toutes les hypothèses avant de me lancer là-


dedans.
– Mais mes parents auraient pu t’aider et moi aussi. On a toujours galéré
ensemble, tu te souviens ? Et quand la fac nous a acceptés en tant que boursiers,
c’était le plus beau jour de notre vie. Je ne pourrais pas continuer sans toi,
Alec.
– Je n’ai pas l’intention d’abandonner.
– Mais tu ne peux pas continuer ainsi. Tout ça, bon sang, je n’arrive pas à
imaginer ce que ce doit être mais ça va te détruire.
– En fait, ça m’a déjà détruit. Le sexe est devenu une source de dégoût,
comme si le désir était une chose immonde et néfaste. J’ai été malade pendant
des jours après ma première cliente, et petit à petit mon corps s’est habitué
mais pas ma tête. C’est débile car on ne m’a pas violenté mais répondre à leurs
demandes c’est si… humiliant. Il n’y a rien de pire que de ne pas pouvoir
contrôler ses gestes et son corps.
– Alec, ça n’a rien de débile. Je comprends tout maintenant. Tes absences, ta
mine et toutes ces humeurs ombrageuses. Tout ce que tu vis est abject, je ne
sais pas comment tu as fait pour tenir.
– Je voulais au moins finir mon semestre. Je n’aurais pas pu continuer
longtemps. Cette aversion du corps et du sexe m’a vraiment foutu en l’air.
Enfin, jusqu’à Aleyna.
– Tu veux dire que ?
– Oui, c’est une de mes clientes. Enfin c’était. Tout est si différent avec elle,
c’est comme si je voyais les couleurs en haute définition. Tout était pâle avant,
sans relief, sans goût mais avec elle, chaque molécule, chaque grain, chaque
objet prend son sens. Elle me transporte dans un espace si confortable que je
souffre quand je suis loin d’elle.
– La vache, jamais j’aurais pensé t’entendre débiter des choses pareilles.
– Moi non plus, tu peux me croire. Elle m’a redonné foi en l’avenir et bon
sang, Erwin, si tu savais comme je la désire. Tout mon corps frémit à son
contact et j’ai enfin saisi que tout désir sexuel n’est pas forcément à jeter. Il
suffit de l’utiliser de la bonne façon. Maintenant, je m’en souviens.
– Tu tiens vraiment à elle, hein ?
– Oh oui. Je sais qu’on se connaît depuis peu mais j’ai l’intime conviction
que c’est elle. Je suis prêt à tout pour l’aider…
– Elle ne t’a pas dit qui lui a fait ça ?
– Non, mais d’après ce qu’elle a pu laisser échapper, cet enfoiré l’a déjà
brutalisée. J’ai cru que c’était son père qui l’avait battue mais je suis obligé de
revoir ma théorie. Peut-être un ex-copain jaloux ? Ou un malade qui la harcèle,
je n’en sais rien. Mais d’une façon ou d’une autre, il fait pression sur elle.
– Écoute Alec, vous n’êtes pas tout seuls, d’accord ? On va prendre les
problèmes un par un et voir comment on peut avancer.
– Merci Erwin. Tu n’imagines pas comme je suis soulagé de ta réaction.
Merci, vraiment.
– On n’abandonne pas sa famille, Alec, jamais. Tu te souviens, quand on
avait 8 ans, notre chaudière a lâché en plein hiver. Mes parents ont mis deux
semaines à rassembler de quoi en acheter une nouvelle. Et tes parents nous ont
accueillis chez vous.
– Oui, je me souviens, on partageait la même chambre et on a boudé quand
la nouvelle chaudière est arrivée car on voulait rester ensemble.
– Ensemble, comme des frères. Rien n’a changé, Alec. Aujourd’hui c’est à
moi de t’héberger.
– Je sais que tu penses ce que tu dis mais tu es dans la même galère que moi,
Erwin.
– Mais si je demande à mes parents et que je trouve un boulot ? Tu pourrais
arrêter et prendre un job moins payé mais avec notre aide, tu y arriverais
probablement.
– Écoute, je te remercie mais je ne peux pas vous demander ça. C’est à moi
de régler toutes ces merdes et si tes parents l’apprennent, ils en parleront à ma
mère. Et elle décidera de vendre la maison pour prendre un petit appartement et
m’offrir le reste de l’argent pour mes études. Et c’est hors de question. Elle a
travaillé dur pour avoir cette maison et je ne peux pas l’en priver. N’en parle à
personne, Erwin.
– Tu sais que je garderai ton secret mais jure-moi de continuer à en discuter
avec moi pour explorer toutes les pistes possibles et imaginables. Plus de
secrets entre nous !
– Plus de secrets ! Je crois qu’on a eu notre dose d’émotions aujourd’hui, si
on allait reposer notre cerveau en cours ?

Il rit, me tape dans l’épaule et nous regagnons la voiture pour rejoindre le


campus.

[Tout s’est bien passé Aleyna. Nous


partons en cours, je t’appelle dès que je
sors. Repose-toi.]

[Je ne suis pas étonnée, c’est ton


meilleur ami, alors ça ne peut être
qu’un homme bien. Travaille bien.]

[Je n’ai pas besoin de ma bouche pour


écouter en cours alors je te l’envoie
pour qu’elle se niche sur la tienne.]

[Je l’accepte volontiers et vais en


prendre bien soin.]

[À tout à l’heure, Princesse.]


Chapitre 37

Aleyna

Il me manque. C’est un fait. Et je dois m’acharner pour me souvenir que


c’est moi qui ai insisté pour qu’il aille en cours. Il a presque fallu que je le
mette dehors, surtout après ma petite opération improvisée dans la salle de
bains. Mais il a fini par céder et même si son absence est douloureuse, je m’en
félicite. Hors de question que je lui fasse manquer les cours pour lesquels il se
sacrifie tant, et en prime, il a pu discuter avec Erwin et je l’ai senti soulagé. Je
n’ai toujours pas appelé Emmy car je ne sais pas quoi lui dire. Je n’ai pas envie
de la perdre et pourtant c’est ce qui arrive chaque jour un peu plus. Elle
s’éloigne de moi, reculant d’un pas par mensonge que je lui débite. Une fois de
plus, je me sens dans l’impasse la plus complète. Je n’arrive pas à savoir quoi
faire, je sais que je dois prendre des décisions mais je n’en ai pas envie. J’ai
hâte qu’Alec soit de retour, cela ne changera en rien les problèmes qui se
dressent sur nos routes mais au moins, j’arriverai de nouveau à respirer sans
douleur.

Mon téléphone sonne et je m’apprête à l’ignorer une fois de plus,


m’attendant à voir le numéro d’Emmy ou de son frère. Je suis donc surprise
d’y voir apparaître le numéro de mes parents, et plus particulièrement la
deuxième ligne, qu’ils ont installée dans ma chambre il y a quelques années
afin d’avoir toujours un téléphone libre quand je passais des heures à discuter
avec mes amies.

– Allô ?
– Coucou Ally !
– Dana, ma chérie ! Comment vas-tu ?

Un souffle de bonheur et une vague de tristesse m’assaillent en même temps.


Dana, ma petite sœur de 7 ans, mon petit rayon de soleil, elle est si adorable.
Malheureusement, entre les cours et E, je ne la vois pas assez souvent et à
chaque fois que j’entends sa voix ou que je vois ses jolies boucles blondes, je
me souviens à quel point elle me manque.

– Ça va.
– Pourquoi tu n’es pas à l’école ?
– Parce que la maîtresse fait une promenade dans la rue.
– Tu veux dire qu’elle fait la grève ?
– Papa il dit qu’elle se promène.
– Je vois, oui.

Mon père, un homme adorable, mais un vrai guerrier en tant que chef
d’entreprise et qui méprise les fonctionnaires grévistes au plus haut point.

– Et demain y a pas d’école parce que c’est la fête de la guerre alors je reste
à la maison longtemps, longtemps.
– C’est super, ma puce. Tu vas pouvoir t’amuser ! C’est maman qui te
garde ?
– Oui parce que papa, il est parti pour le travail.
– Tu es contente d’être toute seule avec maman ? Vous allez manger du pop-
corn devant la télé ?
– Oui, elle a promis. Et en plus y a une surprise.
– Une surprise ?
– Oui, c’est pour ça qu’on t’appelle.

Elle se met à rire et j’entends des chuchotements comme si quelqu’un était


près d’elle.

– Dana ?

Encore des éclats de rire.

– C’est parce qu’il me chatouille.

Un froid terrible s’immisce en moi, glaçant le sang qui refuse de continuer


à irriguer mon corps et ralentissant mon cœur au point qu’il en devient
douloureux. J’entends des chuintements dans le combiné et je devine qu’il
change de main. La voix qui s’en échappe manque de me faire imploser.

– Bonjour mon amour.


Je suis déjà debout à la recherche de ma veste, de mon sac et de mes clés de
voiture.

– Qu’est-ce que tu fais chez mes parents ? Éloigne-toi de ma sœur,


immédiatement.
– On s’amuse. Tu sais, elle est toujours aussi chatouilleuse.

J’entends ma sœur glousser de nouveau et je les imagine dans ma chambre,


lui posant ses mains sur elle, et elle roulant de rire sur le lit. La migraine
m’atteint en une fraction de seconde. J’ai déjà fermé la porte et je dévale les
escaliers, courant pour rejoindre ma voiture.

– Laisse-la tranquille. Tu n’as rien à faire là-bas.


– Tu ne m’as donné aucune nouvelle depuis lundi soir, alors je suis allé
chez nous et tu n’y étais pas. Le gardien m’a dit qu’il ne t’avait pas vue depuis
mon départ, étrange, non ? Alors comme je ne sais pas où habite ton nouvel
ami, je suis venu rendre visite à tes parents. Ta mère m’a d’ailleurs confié
qu’elle n’avait plus de nouvelles de toi non plus depuis un petit moment. Il est
légitime qu’on s’inquiète pour toi.
– Où est-elle ?
– En bas, elle prépare à manger.
– Je veux que tu dises à Dana de la rejoindre et que tu te casses de chez moi,
c’est clair ? Je suis dans ma voiture alors retrouvons-nous à la maison.
– Non, pas question. Au moins, ici, je suis sûr de te voir arriver au plus vite.
Je dois raccrocher, Dana veut me montrer ses nouveaux déguisements de
princesse. À tout de suite, mon amour.

Putain d’enfoiré, il a raccroché. Je m’insère dans la circulation sans vérifier


si c’est possible et fonce en direction de chez mes parents en ignorant les
Klaxon d’indignation de ceux à qui j’ai coupé la route. Leur maison est à
environ dix minutes. J’essaie de garder les yeux bien ouverts pour qu’ils ne
soient pas brouillés par mes larmes de colère et d’anxiété. Je me gare enfin
derrière la voiture de ma mère et prends quelques secondes pour inspirer. Je
descends de la voiture et commence à remonter l’allée menant à l’entrée
principale lorsque j’aperçois mon reflet dans une des voitures de mon père.
Merde. À la hâte, je fouille dans mon sac, attrape mon portable et compose le
numéro de ma mère.
– Ally, ma chérie ! Élias vient de me dire que tu allais arriver.
– Oui, je suis là, maman.
– Eh bien pourquoi tu m’appelles au lieu d’entrer ?
– Écoute, je veux que tu sortes, car je dois absolument te montrer quelque
chose avant que Dana ne me voie. S’il te plaît maman.
– Je n’aime pas le ton de ta voix, Ally, j’arrive tout de suite.

Putain de merde, il est vraiment en train de me foutre dans une situation


impossible. Quelques instants plus tard, j’entends le pas aérien de ma mère
fouler les cailloux. Je l’appelle pour qu’elle me voie car je me suis mise en
retrait entre deux voitures. Je garde la tête baissée, mes cheveux dissimulant
mon visage.

– Ally, mais enfin qu’est-ce qui se passe ?


– Écoute maman, je ne veux pas que tu flippes, d’accord ? Je vais bien.

Je relève doucement la tête et ma mère pousse un petit cri d’oiseau effrayé


avant de saisir mon visage entre ses mains et de bafouiller des mots inexistants.

– Maman, maman ! Regarde-moi, ce ne sont que quelques bleus, je veux que


tu restes sereine.
– Quelques bleus ? Non mais tu plaisantes ! Ton visage n’est qu’un
hématome géant et tu as des points de suture.
– C’est pour ça que je t’ai demandé de sortir, pour que tu angoisses
maintenant. Mais après ce sera terminé, si tu parais effrayée, alors Dana le sera
aussi.

Elle me serre dans ses bras et je m’y laisserais bien aller de longues heures
si mon pire cauchemar n’était pas à l’intérieur de ma propre maison.

– Qu’est-ce qui t’est arrivé ?


– Je vais te raconter, ne t’en fais pas. Tu te sens prête à rentrer ? Je n’ai pas
envie de rester dehors.

Elle inspire à fond pour se ressaisir, affiche un sourire poli et m’entraîne


vers la maison.

– Bien sûr, ma chérie. Tu dois être pressée de retrouver Élias.


C’est ça ouais, je préférerais m’enfoncer des sabres au fond de la gorge.

– Oui justement, tu veux bien entrer en premier et emmener Dana là-haut.


Juste quelques minutes, le temps que je parle à Élias.
– Bien sûr.

Je la laisse donc entrer, et en voyant la lumière s’allumer dans la chambre


de ma sœur, je franchis le seuil de la maison à mon tour.

Je ferme la porte derrière moi et avance dans le salon. Il est là, adossé à
notre cheminée. Il lève les yeux en entendant mes pas, m’observe quelques
minutes avant de se diriger vers moi. Il tend les bras pour m’enlacer mais je
l’arrête en lui assénant une gifle qui résonne entre les murs.

– Ne t’approche plus jamais d’elle, tu m’entends ? Si tu la touches encore


une fois, je te jure que ce sera la dernière chose que tu feras.
– Aleyna, mon amour. Tu m’as tellement manqué, c’est la seule solution que
j’ai trouvée.

Les pas de ma mère résonnent dans l’escalier et il en profite pour


m’envelopper contre lui, sachant que je ne le repousserai pas devant elle. Il
enfouit sa tête dans mon cou et caresse le bas de mon dos. Je retiens mon
souffle pour ne pas lui vomir dessus. Nous savons tous les deux que ma mère
nous observe même si nous ne la voyons pas. Elle nous laisse un moment
d’intimité dans ce qu’elle croit être une faveur. Il se décroche alors de mon
cou, caresse mon visage et saisit mes lèvres. Il m’embrasse goulûment et la
nausée me menace plus que jamais. Je feinte la douleur en attrapant ma lèvre,
nous séparant et donnant ainsi une bonne excuse à ma mère pour intervenir.
Nous nous lâchons complètement et elle nous ordonne de prendre place sur le
canapé. E en profite pour poser sa main sur ma cuisse et la caresser avec son
pouce. Il a pris son masque de petit ami inquiet et le dégoût qui m’inonde
surpasse tout ce qu’on croit connaître. Ma mère s’est assise sur un fauteuil
qu’elle a rapproché pour me tenir les mains.

– J’ai dit à ta sœur que je l’appellerais dès ton arrivée. Dis-moi ce qui s’est
passé, ma chérie.
– Lundi soir, on a décidé de se rendre à une fête sur le campus avec Emmy.
On devait se rejoindre là-bas et en marchant pour rejoindre ma voiture, je me
suis fait agresser par un homme qui voulait de l’argent. Je n’avais rien
emporté car je n’en avais pas besoin et ça l’a beaucoup énervé. Il m’a frappée
et quand je suis tombée sur le trottoir, mon arcade sourcilière s’est ouverte.

Ma mère ouvre de grands yeux terrifiés et terriblement choqués. Mon Dieu,


si elle savait.

– Mais pourquoi tu ne nous as pas appelés ? On serait venus te soutenir à


l’hôpital et au commissariat, pour porter plainte.
– Oui mon amour, tu aurais dû me joindre, je serais venu immédiatement.
– Je ne voulais pas vous inquiéter et comme je l’ai dit, je vais bien. Et je ne
suis allée ni à l’hôpital ni au commissariat.
– Comment ça ?
– Je n’ai pas vu l’agresseur assez nettement pour le décrire et je pensais
pouvoir me soigner seule. Quand j’ai vu, quelques heures plus tard, que ce
n’était pas le cas, j’ai fait venir un médecin à la maison et il m’a fait quelques
points de suture. L’incident est clos, tout va bien.
– Mais enfin, Aleyna, comment peux-tu dire que tu vas bien ? Ce malade
aurait pu te tuer !
– Mais il ne l’a pas fait, maman, calme-toi.

Une cavalcade de petits pieds se fait entendre dans l’escalier, et Dana


déboule dans le salon, traînant son poney en peluche derrière elle. Elle vient
s’écraser contre moi, telle une bombe. Je la serre dans mes bras quelques
instants avant qu’elle se redresse pour me faire un bisou et s’arrête, bouche
bée.

– Oh ! Ally, mais qu’est-ce qu’il a, ton visage ?


– C’est rien ma puce, je suis tombée dans la rue. Tu te souviens quand nous
étions en vacances avec papa et maman ? En tombant, ton genou saignait
tellement que le médecin a dû mettre des fils pour maintenir la peau fermée.
C’est pareil pour moi, sauf que je suis tombée sur le visage.
– Et ça fait très mal ?
– Un peu mais c’est en train de guérir.
– J’aime pas quand t’es triste, Ally.

Elle se blottit dans mes bras et je la berce doucement, retenant mes larmes.
– Je ne suis pas triste ma chérie, juste un peu fatiguée.

Ma mère se lève, prétextant aller nous chercher à boire mais je sens qu’en
réalité, elle ne peut retenir ses larmes plus longtemps. E en profite pour glisser
son bras autour de mes épaules et me coller à lui. Sa main, au lieu de rester sur
mon épaule, caresse celle de ma sœur.

– Ne sois pas triste, Dana, Ally va aller mieux et je vais m’occuper d’elle.

Elle relève la tête et le fixe de ses petits yeux innocents :

– Tu promets ?
– Bien sûr.

Elle se jette dans ses bras et lui donne un bisou sur la joue. Je me lève
brusquement, l’attrape par le ventre et la reprends dans mes bras.

– Dis, ma chérie, tu sais ce qui me ferait plaisir ? Un joli dessin que je


pourrais emmener à la maison.

Ma sœur acquiesce, trop heureuse de me rendre le sourire et s’éclipse en


quelques secondes. E se lève et m’entraîne à l’écart, vers la bibliothèque de
mon père. Une fois entrés, il en ferme les portes coulissantes et met quelques
instants à se tourner vers moi. Du coin de l’œil, j’observe le coupe-papier en
ivoire posé sur le bureau et me demande s’il pourrait réussir à tuer un homme.

– T’es content ? À cause de toi, toute ma famille est triste et inquiète pour
moi. Pour quelqu’un qui voulait rester discret, c’est une réussite.
– Je te l’ai dit, tu ne me donnais pas de nouvelles. Emmy n’en avait pas non
plus et il fallait que je sache…
– Quoi ? Si je n’avais pas fini par mettre un terme définitif à cette histoire ?
Dans le doute, tu t’es dit que le mieux pour vérifier serait de débarquer ici en
pleine semaine et de semer un peu plus la merde dans ma vie, c’est ça ?
– J’étais inquiet, je n’ai pas réfléchi aux conséquences.
– Vraiment ? Toi, le maniaque du contrôle, tu n’as pas réfléchi aux
conséquences ? Arrête de te moquer de moi.
– Pour être honnête, mes souvenirs ne sont pas très précis concernant lundi
soir. Et je ne m’attendais pas à ce que ton visage soit… si marqué.
Un petit rire hystérique s’échappe de ma gorge. L’amnésie bien sûr. C’est
son tour préféré quand il va vraiment trop loin. Il se comporte ensuite comme
un ange jusqu’à la prochaine crise.

– Oh mais je peux te rafraîchir la mémoire. Tu m’as éclaté la tête contre un


mur, frappée, insultée, attachée et violée comme un animal. Ça te revient ?
C’est vrai que d’habitude, tu fais attention à ne pas toucher mon visage afin
d’éviter les soupçons de mon entourage, mais là, tu t’es vraiment laissé aller !
– Aleyna !
– Quoi ? Arrête de faire comme si tu avais oublié. Ne me sors pas ton
refrain habituel : « J’avais trop bu, je regrette, pardonne-moi… ». Je ne veux
pas t’entendre, je sais très bien que tu te souviens de tout.

Soudain, il se rue vers moi et m’écrase contre une des étagères. Le choc me
vrille la colonne vertébrale et des livres tremblent au-dessus de ma tête,
menaçant de tomber.

– Ça suffit maintenant, arrête ! Je sais que je me suis emporté mais rends-toi


compte de ce que tu m’as fait subir. Dis-moi qui est ce mec ?
– Un ami, tu comprends ? Je l’ai raccompagné chez lui après la fête car il
avait trop bu et c’est tout.
– Comment il s’appelle ? Mes amis ne l’ont aperçu que de loin mais ils ne le
connaissent pas.
– Ça ne te regarde pas, il fait partie de l’association du campus pour les
étudiants défavorisés, alors forcément qu’ils ne le connaissent pas vu que tes
amis sont bien trop imbus de leur personne pour s’intéresser aux autres.
– Je ne te crois pas.
– Fais ce que tu veux. De toute façon, tu m’as fait payer pour cela, il me
semble.
– C’est vrai oui. Mais n’oublie pas que même loin, je garde un œil sur toi.
Et si j’apprends que ce mec tourne autour de toi, alors il le regrettera.

Une vague de froid me saisit lorsque j’imagine ce qu’il pourrait faire à


Alec. Je sais qu’il peut largement se défendre mais E est un grand sportif et
lorsqu’il disjoncte, il peut vraiment faire de gros dégâts. D’autant qu’il
pourrait décider de ne pas l’attaquer à la loyale mais en traître, en lui plantant
un couteau dans le dos ou en lui tirant une balle dans la tête. Serait-il vraiment
capable de cela ? Je prie pour que la réponse soit non. Il prend mon silence
pour une trêve et se frotte contre moi. Ses mains se posent sous mon tee-shirt
et me plaquent contre lui. Il m’embrasse et son baiser est assoiffé de sexe et de
violence. Je ferme les yeux pour contrôler mon envie de lui envoyer un coup
de pied entre les deux jambes.

– Oh Ally, fais-moi l’amour. J’ai vraiment besoin d’évacuer tout ça. Je ne


veux plus qu’on se dispute.

Il attrape mes seins en glissant ses mains sous mon soutien-gorge et serre
mes tétons entre ses doigts. Je sens son sexe durcir contre mon ventre et une
marée de dégoût navigue dans mes entrailles.

– Arrête s’il te plaît. Pas ici.


– Tu ne trouves pas ça excitant de le faire dans la bibliothèque de ton père ?
Et avec ta mère qui pourrait nous surprendre ?

Voilà, il se remet à perdre le contrôle, passant de la colère au désir et jouant


avec moi comme avec une poupée. Il enfonce sa langue davantage dans ma
bouche, se frotte plus fort contre moi et les larmes perlent au coin de mes
yeux. Ses mains fouillent mon dos avant de se glisser dans mon pantalon et de
saisir mes fesses. Il les ressort pour s’attaquer à ouvrir mon pantalon mais je le
repousse.

– Non Élias, ne fais pas ça. J’ai encore des saignements à cause de lundi
soir. Le médecin m’a déconseillé les rapports le temps que ça se rétablisse.

Il me libère légèrement et me regarde, dubitatif.

– Vraiment ?
– À quoi tu t’attendais ? Tu m’as pénétrée en force, encore et encore. Je ne
suis pas un jouet, Élias, qu’on peut réparer aussitôt après l’avoir cassé afin de
recommencer à jouer avec.
– Oh je t’en prie, ça ne peut pas être si grave.

Il me plaque de nouveau contre l’étagère et colle ses lèvres aux miennes


pour étouffer mes refus. Sa main ouvre mon pantalon et ses doigts se glissent
sous mon boxer, violant mon intimité. À peine a-t-il commencé que je hurle
dans sa bouche et me contracte, pliée en deux par l’horrible douleur. La
sensation de brûlure est encore plus intense que lundi et me coupe le souffle. Il
me sent défaillir et ôte subitement sa main, m’arrachant un nouveau cri. Il ne
me lâche pas mais du coin de l’œil, je le vois observer ses doigts qui luisent de
mon sang.

– Merde, effectivement, il semblerait que j’y sois allé un peu trop


brutalement. Je suis désolé mon amour, vraiment.

Il m’embrasse de nouveau et je me noie dans mes larmes, ne tenant debout


que grâce à la bibliothèque.

– Viens avec moi.

Il passe son bras sous mes épaules et m’emmène dans une pièce attenante à
celle que nous quittons : des toilettes. Il me pousse à l’intérieur et nous y
enferme.

– Va falloir qu’on improvise autrement, alors.

Il déboutonne et descend son pantalon ainsi que son caleçon et exhibe son
érection devant moi. Il enlève mon tee-shirt et lèche mon ventre comme s’il
allait me dévorer puis attaque mes lèvres de nouveau, se frottant contre ma
peau.

– Caresse-moi, Aleyna.

Je ne suis plus qu’un corps douloureux qui évacue l’impensable en larmes.


Je ne bouge pas, alors il pose mes mains sur son sexe en leur faisant faire des
va-et-vient.

– Voilà, comme ça, c’est bien. Je sais que ça te plaît, mon amour.

Il pose ses mains partout sur mon corps et je tente de m’en échapper pour
regarder la scène de loin.

– Tu sais ce qui me plairait à moi ? Que tu finisses le boulot avec ta bouche.


– Élias, je t’en prie, non, pas ça.

La fellation. Mon pire cauchemar, la domination masculine par excellence.


Il sait que je déteste ça plus que tout et il s’en sert toujours pour me punir,
lorsque je ne lui dis pas que j’ai aimé qu’il me fasse l’amour, par exemple. La
première fois qu’il m’a forcée à lui faire cela, j’ai vomi pendant des heures et
je n’ai rien pu avaler pendant des jours à part de l’eau et des soupes que je
revomissais aussitôt.

Après cela, il ne m’a forcée que très rarement à recommencer, mais chaque
fois j’ai mis un temps incommensurable à m’en remettre. Et voilà que
maintenant il veut me punir car il ne peut pas me pénétrer, comme si c’était ma
faute. Il me force à m’agenouiller sur le sol et l’humiliation envahit tout mon
être, menaçant d’écraser le peu de raison qu’il me reste.

Peu importe comment vous imaginez cette scène, dites-vous qu’elle est cent
fois plus affreuse et douloureuse que tout ce à quoi vous pouvez penser. Le
sentir en moi est toujours une épreuve indescriptible que les mots ne peuvent
suffire à exprimer.

Mais le sentir dans ma bouche, c’est terrifiant, abject et douloureux.


Impossible de détourner le regard, de mordre mes joues au sang en attendant
qu’il termine de trouver son plaisir. Non, je dois voir, sentir, goûter. Mes yeux
brûlent de larmes qu’ils n’ont plus la force de verser et mes muscles sont
tétanisés par la douleur et la honte.

Il ne se contente pas d’exiger une fellation, il y participe. Sa main accroche


mon crâne et son bassin effectue des mouvements de va-et-vient, frôlant
chaque fois davantage l’entrée de ma gorge. Il joue avec moi, s’amuse à me
torturer. C’est la pratique sexuelle où il me domine le plus, me soumettant à sa
volonté.

Il tente toujours le diable, s’aventurant loin, trop loin. Jusqu’à observer mon
visage rougir sous l’étouffement et les haut-le-cœur menacer de mettre un
terme à son plaisir. Alors il se retire un peu, avant de recommencer, le tout
dans le but de faire durer ce jeu le plus longtemps possible.

Et cette fois, je sais que ce n’est pas un préliminaire et qu’il compte aller
jusqu’à l’orgasme. Je suis étonnée d’avoir mal comme jamais auparavant.

À chaque violence de sa part, je crois que j’ai vécu le pire mais je me


trompe lourdement. Je prie pour que ce calvaire s’achève mais il continue à
jouer, ralentissant ses mouvements afin de retarder au maximum son plaisir.

Pourtant, je sens enfin que sa retenue ne durera plus très longtemps. Sa


respiration devient plus forte, il se met à gémir sans aucune discrétion et ses
spasmes vrillent dans ma bouche.

L’horreur m’envahit quand je comprends qu’il ne compte pas se retirer. Sa


jouissance se libère dans ma bouche et je me concentre pour garder la gorge
serrée et la bouche la plus ouverte possible.

Après plusieurs salves, il se dégage enfin mais ses mains serrent mon
menton pour maintenir mes lèvres serrées. Je me débats violemment et il serre
plus fort, manquant de me briser la mâchoire.

Je lutte contre ce dernier acte de soumission, il est hors de question que


j’ingère ce poison, quitte à manquer d’air et à crever là. Le cauchemar prend
une nouvelle ampleur lorsque j’entends la voix de ma mère qui m’appelle.

Elle est à quelques mètres seulement et je panique à l’idée qu’elle puisse


nous trouver dans cette position. E se relève subitement, se rhabille à la hâte et
sort la rejoindre.

Je me propulse au-dessus de la cuvette des toilettes et crache tout ce que je


peux avant d’introduire mes doigts au fond de ma gorge. Il est hors de question
que je garde quoi que ce soit qui lui appartienne.

Le premier vomissement que je provoque en entraîne de nombreux autres,


jusqu’à ce que je puisse à peine respirer et que les vertiges menacent de
m’emporter. Je tâche de me concentrer sur les voix qui se rapprochent, afin de
rester ancrée un minimum dans cette réalité.

– Aleyna, ma puce, ouvre-moi.


– Non, maman, s’il te plaît. J’ai besoin de quelques minutes.

Je fais tout pour contrôler ma voix mais elle résonne de douleur et de


colère. J’ai envie de hurler et de la supplier de m’aider mais je ne peux pas.

– Ne vous en faites pas, Shellen, je vais rester pour m’occuper d’elle.


– Mais qu’est-ce qui lui arrive ? Je sens bien qu’elle va mal.
– Je crois que l’agression l’a secouée plus qu’elle ne veut bien l’admettre.
– Je le savais. Aleyna, ma chérie, tu n’as pas à avoir honte. C’est normal que
tu te sentes mal, mais tu n’es pas seule. Tu n’as pas à craindre de nous inquiéter.
Ouvre-nous.

Oh maman. Si tu savais comme je suis seule. Je suis à moitié nue, écrasée


contre le carrelage, tremblant de froid et de dégoût. Comment pourrais-je
t’ouvrir et lire l’écœurement dans tes yeux ?

– Je suis désolée maman, j’ai besoin d’un peu de temps. Ne m’en veux pas.
– D’accord ma puce. Je comprends, je vais rejoindre Dana mais appelle-
moi si tu veux parler.

Je l’entends s’éloigner et mon cœur se fend de culpabilité. E pénètre dans


les toilettes et s’agenouille près de moi. Ses yeux se sont apaisés maintenant
qu’il a obtenu ce qu’il convoitait tant. Il glisse mon tee-shirt à travers ma tête et
prend mes bras un par un pour les glisser dans les manches. Je ne peux plus
bouger, plus m’offusquer. J’aimerais disparaître, pour toujours. Vivre en
souffrant autant ne peut amener qu’à désirer la mort. Il me prend dans ses bras
et m’emmène jusqu’à ma chambre en s’assurant à chaque couloir, à chaque
tournant, qu’il n’y a personne.

Il me dépose sur mon lit et ferme la porte à clé. J’entends l’eau couler dans
ma salle de bains personnelle et il revient avec un linge humide qu’il me passe
sur le visage. Je le regarde faire semblant de prendre soin de moi, et je ne peux
toujours pas bouger. Il se penche au-dessus de moi et embrasse mes lèvres.

– Mon amour ? Parle-moi.

Plutôt crever. Il m’a forcée à mentir à mes proches en les regardant droit
dans les yeux, il m’a violée à quelques mètres d’eux et a ensuite repris son
visage de petit ami aimant en rassurant ma mère. La haine qu’il m’inspire
dépasse l’entendement. Oh oui je le hais, c’est un fait. Mais je me hais tout
autant, si ce n’est plus. Comment pourrais-je faire autrement ? Comment ne pas
haïr une personne qui ne se respecte pas et qui ne fait rien pour mettre un terme
à ces infamies ? Comment ne pas mépriser une égoïste qui met ceux qu’elle
aime en danger ? Je suis un horrible monstre.
– Aleyna ?

Il recommence à m’embrasser, cherchant à me faire réagir.

– Tu avais dit que tu ne toucherais pas à ma famille. Que si je ne disais rien


et que je faisais ce que tu voulais, tu les laisserais vivre en paix.

Il inspire profondément, se masse les tempes et plante ses yeux dans les
miens.

– Et j’ai tenu ma parole. Alors que toi, tu n’as pas respecté les règles. Mon
premier rappel à l’ordre n’a pas suffi à te remettre dans le rang. Il a fallu que
tu continues à ignorer mes appels, je n’avais pas d’autre choix que d’intervenir
une seconde fois !
– Tu te moques de moi ? J’ai ignoré tes appels ? Figure-toi que j’essayais de
survivre après ce que tu m’as infligé. Tu sais dans quel état tu m’as laissée ? Tu
n’imagines pas ce que j’ai dû affronter pour dissimuler ta folie ! Tu n’es qu’un
enfoiré de sociopathe qui n’arrive plus à se contrôler.

Je me suis assise dans le lit et je lui hurle dessus. Une chose que j’ai appris à
ne plus faire ces derniers mois, trop terrorisée par ces accès de colère. Si mon
comportement change, le sien reste identique et il m’assène une violente gifle
qui me cloue sur mon lit. Il se penche à mon oreille et serre mon cou,
m’enfonçant dans le matelas.

– C’est la dernière fois que tu me hurles dessus, tu entends ? Sinon, il se


peut que j’aille raconter de belles histoires à ta sœur avant qu’elle s’endorme.

Je m’agite sous ses mains et il accentue la pression.

– Ne cherche pas à te dérober, soumets-toi, bordel ! Allez !

L’air commence à me manquer, et des étoiles noires dansent devant mes


yeux. Je cesse de bouger et il desserre la pression juste assez pour que l’air
s’engouffre de nouveau dans mes poumons. Je hoquette de douleur et de peur
alors qu’il se remet à m’embrasser.

– Je vais descendre rassurer ta mère et te remonter quelque chose à manger.


Ne bouge pas d’ici.
Il sort de ma chambre après avoir saisi la clé de la porte, que j’entends
tourner dans la serrure extérieure. Je roule sur le côté, massant ma gorge
douloureuse et sanglotant de plus belle. Mon esprit est agité et rempli de
tourments et d’interrogations.

Au milieu de ce capharnaüm, une certitude m’envahit : je ne dois pas mettre


plus de gens en danger. J’attrape mon téléphone pour envoyer un message au
seul homme auquel je tienne vraiment.
Chapitre 38

Alec

Les cours de l’après-midi se sont bien déroulés. Un de nos intervenants


professionnels était absent et nous avons pu étudier librement pendant une
heure. Erwin m’a aidé à rattraper les séances que j’ai loupées et je suis heureux
qu’Aleyna m’ait forcé à venir à la fac. Bien sûr elle me manque énormément et
je ne saurais expliquer ce vide qui occupe mon cœur quand elle n’est pas près
de moi, mais elle avait raison, j’avais vraiment besoin de retrouver un
semblant de normalité. Nous sortons enfin de notre dernier module et je tente
de joindre Aleyna, en vain. Elle n’a pas répondu à mon dernier message et je
m’inquiète.

– Alec, ne panique pas. À mon avis, elle se repose. Souviens-toi qu’elle a été
pas mal éprouvée ces derniers temps.
– Je sais que tu as raison mais je ne peux pas m’empêcher de penser au pire.
– Tu as peur qu’il s’en prenne à elle de nouveau ?
– Je pense qu’elle est en sécurité chez elle mais j’ai peur qu’elle perde pied.
– Tu penses qu’elle pourrait se blesser ou pire ?
– Ses réactions sont parfois inattendues. Ce matin elle s’est ouvert la peau
avec un scalpel sur plusieurs centimètres pour effacer une marque laissée par
ce dingue.
– Je comprends que tu aies du mal à être loin d’elle. Tout ça, c’est tellement
flippant. Je m’inquiète pour toi Alec, on ne connaît pas ce mec. Et s’il s’en
prenait à toi ?
–Qu’il vienne s’il ose, je l’attends !

En marchant dans le parc menant à notre résidence, je vérifie mon téléphone


une fois de plus. Mon cœur loupe un battement en voyant apparaître son nom.
Enfin.

[Alec… c’est probablement le message


le plus difficile que j’ai eu à écrire de
toute ma vie. Tu ne mérites pas cela,
alors pardonne-moi. On ne peut pas
continuer à se voir, c’est devenu trop
compliqué. À vrai dire, ça l’a toujours
été sauf que je me voilais la face. Merci
pour ces moments que tu m’as
accordés. Je suis désolée mais je ne
peux pas te désirer, Alec, je ne peux pas
être avec toi et surtout je ne peux pas
t’aimer. Je te rends ta liberté, pour de
bon cette fois. Æternum vale]

Quelque chose se fissure à l’intérieur de moi et je manque de perdre


l’équilibre. Je m’assois sur un banc tout proche et je sens que mon visage reste
figé quelques secondes, les yeux écarquillés et la bouche ouverte. Un vrai
crétin. Erwin me secoue en me demandant ce qui m’arrive et je ne peux que lui
tendre mon portable. Il s’insurge au bout de quelques secondes :

– Putain mais c’est quoi cette connerie ? Je ne comprends rien !


– Moi non plus.
– Hey Alec, te laisse pas abattre, reprends-toi bordel ! C’est quoi cette
formule à la fin de son message ?
– C’est du latin, elle adore le latin. Il y a des tas de livres de citations chez
elle, et des tas de dessins encerclés par ces citations latines.
– Qu’est-ce que ça veut dire ?
– Adieu pour toujours.

Ma voix se brise légèrement et mes genoux s’agitent d’angoisse.

– Erwin, je ne peux pas la perdre. Je ne peux pas vivre sans elle, non, c’est
impossible.
– Alec, tu es fort et je t’ai toujours admiré pour ça. Continue à affronter les
galères qui se dressent devant ta route. Tu ne dois pas paniquer.
– Mais elle ne veut plus de moi. Elle dit qu’elle ne pourra jamais m’aimer.
Et qu’on ne doit plus se voir ! Ma liberté sans elle ne rime à rien.
– Écoute, je ne l’ai vue que quelques instants et pas dans les meilleurs, mais
j’ai vu cette lueur dans ses yeux, cette façon qu’elle avait de s’accrocher à toi.
C’est évident qu’elle tient à toi.
– J’en sais rien.
– Crois-moi. En d’autres circonstances je t’aurais dit de laisser tomber et je
t’aurais emmené en boîte pour te trouver une nouvelle meuf, comme on le
faisait autrefois. Mais tu n’es plus le même, Alec. Si tu tiens à elle, ne laisse pas
tomber. Ou tout au moins, pas sans te battre.
– Mais ça fait tellement mal. Je ne savais pas que l’on pouvait souffrir autant
sans être blessé physiquement.

Une terrible pensée m’envahit soudain.

– Et si c’était ma faute, Erwin ?


– De quoi tu parles ?
– Elle doutait du fait que je la désirais encore, alors j’ai voulu lui prouver le
contraire.
– Merde, vous avez couché ensemble la nuit dernière ?
– Non mais t’es dingue ? Jamais je n’aurais fait ça. Disons que je l’ai
embrassée et caressée mais c’était déjà peut-être trop pour elle. Bordel, qu’est-
ce que j’ai fait ?

Je me lève, en proie à l’hystérie et me lance dans des discours incohérents.


Je marche de long en large, tâchant de savoir où j’ai merdé. Mon cerveau saute
d’une hypothèse à une autre, toutes plus déplaisantes les unes que les autres, je
tourne autour de ce putain de banc sans parvenir à entendre les paroles
d’Erwin. Il me saisit par les épaules et me secoue sans ménagement.

– Bordel, Alec, reprends-toi, mec ! Tu délires complètement ! Tu lui as fait


du mal ?
– Non ! En tout cas, pas intentionnellement. Je te jure que j’ai vraiment
essayé d’être doux avec elle mais ce malade l’a tellement terrorisée et blessée
que je n’ai peut-être pas été assez tendre pour contrebalancer tout cela. Qu’elle
ne veuille pas de moi car elle ne m’aime pas, c’est terrible, mais le simple fait
d’imaginer que j’ai pu la blesser ou l’effrayer, c’est carrément insupportable.
– Tu devrais lui parler, tu ne crois pas ? D’après ce que tu m’as dit, ce n’est
pas la première fois qu’elle te rejette. Et si tu as déjà réussi à la convaincre et à
la rassurer, tu peux recommencer.
– Je ne veux pas la perdre, Erwin. Je ne le supporterais pas.
– Alors bats-toi pour elle !
Chapitre 39

Aleyna

Je suis dans la salle de bains quand E remonte. J’ai envoyé mon message à
Alec en espérant que cela suffira à le tenir éloigné. Je refuse qu’E lui fasse du
mal, la seule chose qui l’a retenu de me tuer, c’est l’amour qu’il croit ressentir
pour moi. Mais s’il s’en prend à Alec, rien ne le stoppera et je manque d’air en
imaginant un monde où il ne serait plus. Bien sûr, m’imaginer vivre sans lui à
mes côtés est une douleur omniprésente mais si je sais qu’il est là, quelque
part, alors ça ira. Tant que son cœur continuera de battre, alors le mien aussi.
Même s’il ne battra qu’à moitié et m’arrachera des larmes de douleur à chaque
pulsation. C’est une bataille qu’E ne gagnera pas, jamais il ne saura qui c’était
et il laissera tomber petit à petit. J’ouvre mon téléphone, remplis l’évier d’eau
et de produit détergent à base de javel puis y plonge tous les composants,
batterie comprise. Je m’observe dans le miroir et je m’effraie toute seule. Il me
détruit chaque jour un peu plus, ma lèvre s’est rouverte et mon cou est rougi
par ses doigts qui l’ont serré. Je vais devoir porter des foulards pendant des
jours, en plus du fond de teint. Je me regarde pleurer et sangloter dans ce foutu
miroir, comme une idiote.

– Mon amour ? Tout va bien ?

Sa voix suffit à me replonger dans l’angoisse de ce qu’il m’a fait subir il y a


quelques instants et mon estomac réagit automatiquement, déversant mon
dégoût dans les toilettes. E vient s’agenouiller près de moi et remonte mes
cheveux pour dégager mon visage tout en embrassant mon épaule. La douleur
m’ouvre la gorge en deux. Entre le rapport forcé, les vomissements et la
strangulation, j’ai vraiment l’impression que ma trachée cherche à passer à
travers la peau de mon cou pour venir s’éclater sur le sol. Entre deux nausées
et deux hoquets de larmes, je tente de le repousser avec mes coudes mais il ne
bouge pas d’un centimètre.
– Fous-moi la paix, bordel !
– Chut… Calme-toi. Respire doucement ou tu vas finir par perdre
connaissance.
– Parfait.
– Je sais que tu es en colère mais bientôt, tout redeviendra comme avant.
Cette séparation n’était vraiment pas une bonne idée.
– Oui, parce que ma laisse est trop lâche.
– Allons, ne te rabaisse pas ainsi. Tu sais que j’aime tout contrôler et que si
tu te plies aux règles, tout ira bien.

Me plier aux règles. J’ai essayé, je m’étais dit qu’en lui obéissant, il serait
plus calme. Et ça a marché, les violences ont diminué, les cris et les coups ont
presque disparu. Mais je n’étais plus qu’un robot, ne réfléchissant plus, ne me
rebellant plus. Il pouvait m’exposer à ses amis, à sa famille, en petite amie
parfaite et le soir venu, me forcer à avoir des rapports sexuels avec lui sans
pleurer, gémir ou dire non. J’étais devenue un parfait petit soldat, exécutant les
ordres et dénué d’émotions. Jusqu’à Alec… qui m’a réveillée petit à petit, me
sortant de ce long coma. Il me manque tellement, j’aimerais tant qu’il défonce
cette porte, jette E dehors, m’enveloppe dans ses bras et me murmure des
paroles rassurantes. Les sanglots m’assaillent de nouveau, encore plus fort, et
mon corps se met à trembler. Ça n’arrivera pas. Je lui ai dit que je ne
l’aimerais jamais, je lui ai demandé de ne plus me contacter. Tant pis si cela
doit me faire mal chaque seconde de ma vie. E me prend dans ses bras et me
pose sur mon lit. Il a monté un plateau-repas et la simple odeur de la nourriture
me provoque de dangereux haut-le-cœur.

– Vire ça de là, putain. Tu sais très bien que je ne pourrai rien avaler, à quoi
tu joues ?

Il enlève le plateau qu’il dépose dans le couloir devant ma porte et n’amène


que la bouteille d’eau dont j’essaie d’ingérer quelques gouttes. Il m’observe,
visiblement légèrement décontenancé.

– Tu as du mal à assumer l’état dans lequel tu m’as plongé ?


– Dis-moi ce que je dois faire pour te soulager, tu sais que je n’aime pas te
voir comme ça.

C’est ça, ouais. Il n’y a pas si longtemps, il me disait que ça l’excitait de me


violenter. Sale enfoiré. Trop c’est trop, je ne peux pas continuer à souffrir
ainsi.

– J’ai besoin d’un antidouleur, s’il te plaît. J’ai vraiment trop mal.

Il acquiesce, dépose un baiser sur mon front et se hâte d’aller m’en chercher
tout en redescendant le plateau. J’ouvre ma fenêtre, laisse l’air de la nuit
fraîchement tombée emplir mes poumons. Je contemple une seconde les étoiles
avant de plonger mes yeux vers le vide. Notre maison est construite de façon
bien étrange, une lubie d’architecte. Ma chambre se trouve relativement haut
par rapport au sol. Et l’ironie veut que ma mère ait planté des légumes juste en
dessous, qui sont maintenus par de grands tuteurs en fer. Voilà, si avec tout ça,
je n’arrive pas à crever, ce sera vraiment signe que les dieux s’acharnent sur
moi. Mes jambes basculent de l’autre côté de la fenêtre et je m’assois quelques
secondes, profitant du souffle dans mes cheveux et de la légèreté qui s’installe
sur mon cœur. J’inspire profondément et je me sens soulagée. Mes mains
s’appuient contre le rebord et je m’en sers pour m’aider à me propulser. Alors
que je me sens enfin libre en m’élançant vers ma mort, des mains puissantes
m’enserrent la taille et viennent m’écraser contre mon lit.

– Putain, mais t’es malade ? Qu’est-ce qui te prend bordel !?


– Non, lâche-moi, tu ne peux pas me retenir indéfiniment. J’en peux plus, tu
m’entends ? Je préfère m’écraser la tête contre le sol, ou me faire empaler sur
ces barres de métal plutôt que de te sentir en moi encore une fois, tu
comprends ? Alors fous-moi la paix, putain !

Je me débats comme une aliénée, griffant son visage, martelant son torse et
cherchant à m’extirper de ses bras. Ma voix n’est pas aussi forte que je le
voudrais à cause des brûlures de cette saloperie de gorge mais je compense
dans le ton et les gestes. Il tente de maintenir mes mains mais ma rage lui
complique la tâche.

– Aleyna, arrête. Tu es en train de faire une crise d’angoisse, je t’en prie,


calme-toi.
– Oh non, je n’angoisse pas, là. Crois-moi sur parole, c’est toute la journée
que j’angoisse. Chaque seconde passée à tes côtés est une angoisse. Tu me
dégoûtes, tu me fais vivre un enfer. Rien qu’en moins d’une semaine, tu m’as
fait subir des choses plus horribles que ce que vivront la plupart des gens dans
toute une vie. Je te déteste, tu m’entends ? Tu m’as pris tout ce que j’avais, ma
famille, mes amis, mon corps, ma dignité. La seule chose que tu ne possèdes
pas, c’est mon essence de vie, alors si je veux y mettre un terme, ce n’est pas
toi qui m’en empêcheras. Lâche-moi !

Je sens que je commence à m’épuiser et à mollir dans mes agressions


envers lui. Pourquoi a-t-il fallu qu’il se mette encore une fois en travers de
mon chemin ? Il m’attire progressivement contre lui mais je continue à résister
du mieux que je peux.

– Laisse-moi partir, Élias. Pitié, je ne peux plus vivre comme ça.

Voilà, il a réussi à enfouir ma tête contre son torse et me maintient contre


lui.

– Ne dis pas ça, mon amour. Tu m’as foutu une de ces trouilles. Tu es
épuisée, et c’est vrai que je ne t’ai pas épargnée ces derniers jours. Je me rends
bien compte que je suis un peu excessif mais je ne veux pas te perdre. Ça va
s’arranger, tu vas voir. Tu as besoin de te reposer.

Je pleure sans trop savoir comment c’est encore possible, je ne veux pas
l’entendre. J’aimerais seulement que tout ça s’arrête, définitivement.

– Pense à ta famille.

Enfoiré. Bien sûr, c’est à moi de culpabiliser. Comme pour lui donner
raison, de timides coups sont frappés à la porte. Il se lève pour aller ouvrir à
ma petite sœur qui se pelotonne dans mes bras.

– Tout va bien, ma puce ?


– Pourquoi tu pleures ? Je t’ai entendue crier.

Merde. Dana, mon ange. Si je n’étais plus là, elle serait enfin en sécurité.
Dans ce cas, pourquoi je me sens soudainement si mal à l’idée d’avoir pu lui
imposer cela ? Comment aurait-elle grandi avec l’image d’une sœur qui s’est
suicidée dans la chambre voisine de la sienne pour des raisons qu’elle
ignorerait à jamais ?

– Je suis désolée, je ne voulais pas te faire peur.


– Est-ce que c’est parce que t’as très mal ? Maman a dit que tu étais très
fatiguée et un peu malade, c’est vrai, Ally ?
– Oui ma chérie, c’est la vérité. Je ne me sens pas très bien mais ça va aller
mieux.
– Tu promets ? Quand ça ira mieux, tu pourras rester un peu quand même ?
J’aime mieux quand t’es à la maison.
– C’est promis, ma puce. Je ne vais pas te laisser, ne t’en fais pas.

Dieu merci, elle est trop jeune pour saisir l’enjeu de tout ça. Mais elle vient
sans doute de m’éviter de futures escapades nocturnes par la fenêtre. Je ne peux
pas lui faire ça. Elle est si heureuse dans son petit monde d’enfant, elle aura
bien le temps de découvrir la souffrance à l’âge adulte. Je lève les yeux et
croise ceux d’E qui nous observe, songeur. Pour une fois, j’aimerais vraiment
savoir à quoi il pense.

– Il est tard, ma chérie, tu devrais aller au lit. C’est promis, je ne crierai


plus.
– Bonne nuit, Ally.

Je dépose un baiser sur son front et elle s’en va, se retournant une dernière
fois pour avoir la certitude qu’elle peut me laisser.

– Ta mère m’a donné ça pour toi.

Il me tend de l’eau et des comprimés. Je les prends sans broncher, trop


désireuse de moins ressentir la douleur et m’allonge tout habillée sous ma
couette. Il vient s’allonger contre moi et m’enlace. Il a l’air plutôt calme et je
n’espère qu’une chose, qu’il m’offre un peu de tranquillité.

– Je partirai tôt demain matin. Nous partons en séminaire pour trois jours.
Profites-en pour te reposer, d’accord ?

Je ne lui réponds pas, feignant l’endormissement. Quelques minutes plus


tard, il s’est assoupi. Je garde les yeux ouverts toute la nuit, les fermant
seulement au moment de son lever, ignorant le baiser qu’il dépose sur mes
lèvres. J’attends d’entendre la porte d’entrée se fermer et sa voiture démarrer
dans l’allée avant de m’autoriser à tomber d’épuisement.
Chapitre 40

Alec

Nous sommes vendredi matin. Il y a une semaine, Jena m’annonçait


qu’Aleyna renonçait à son contrat. Le soir même, le destin nous réunissait et
nous faisions l’amour pour la première fois ensemble. Je ferme les yeux, me
remémorant ce moment. En me concentrant ainsi, je peux sentir le goût de sa
peau sur mes lèvres, ses mains glissant sur mon tatouage et la chaleur de nos
corps s’entremêlant. Mais ça n’arrivera plus. Je rouvre les yeux face à cette
fatalité. Et je ne vois que du gris autour de moi, tout est froid et sans odeur.
D’ailleurs, je suis frigorifié, mon cœur est en train de mourir lentement de ce
manque de chaleur. Jamais je n’aurais dû la quitter, j’aurais pu répondre à ses
craintes, à ses doutes.

– Alec ? Hey Alec, parle-moi. Tu me fais flipper.


– Désolé.
– T’as vu à quoi tu ressembles ? T’as pas fermé l’œil, n’est-ce pas ?
– Non. J’ai tout retourné dans ma tête une bonne centaine de fois, cherchant
comment j’aurais pu éviter ça.
– Arrête de te flageller ainsi. Tu ne sais pas ce qui a pu lui passer par la tête.
Laisse-toi du temps.
– Le temps est une torture sans elle. Je n’y comprends rien, jamais je n’avais
ressenti ce besoin de quelqu’un. Un besoin si fort qu’il en paraît irrationnel et
presque malsain. J’ai vraiment envie d’être avec elle, comme si c’était une
nécessité vitale. Mais bon sang, qu’est-ce qui cloche chez moi ?
– Je pense que t’es amoureux, voilà tout.
– Amoureux ? Moi ? C’est ça ouais. Tu te souviens du surnom que tu m’as
donné il y a quelques années ?
– Absolument, le BCHS ! C’était notre code pour savoir si tu avais encore
frappé chez la gent féminine !
– Le Bourreau des Cœurs Handicapé du Sentiment. Mais c’est un surnom
approprié ! Je n’arrive même pas à dire à ma mère que je l’aime !
– Mais si elle avait réussi à réchauffer ton cœur de glace, mec ?
– Ce serait flippant… et bizarre.
– Parce que jusqu’ici, tu trouvais ça rassurant et normal ?

Un peu d’humour dans ce moment confus n’est pas aussi désagréable que ce
que j’aurais pu penser.

– On s’en fout pour l’instant de ce que je ressens. Ce qui m’importe c’est de


m’assurer qu’elle va bien. Si je ne peux pas être avec elle, je veux au moins
être sûr qu’elle est en sécurité. J’ai essayé de l’appeler des milliers de fois,
mais chaque fois c’est son répondeur qui m’a accueilli. Je suis allé chez elle
mais elle n’y était pas non plus.
– Tu es sûr ?
– J’ai passé la moitié de la nuit sur son palier, si elle avait été là, je l’aurais
forcément entendue. Elle a dû passer la nuit ailleurs.
– Pas chez Emmy en tout cas. Je l’ai eue au téléphone et elle se plaignait
justement de ne pas avoir de nouvelles précises d’Aleyna. Elle maugréait mais
au fond, je pense qu’elle s’inquiète beaucoup.
– Je vais retourner chez elle, peut-être qu’elle sera de retour.
– Je vais t’emmener.
– Non ça va aller Erwin, je t’ai déjà assez embêté comme ça.
– Arrête tes conneries. T’as aucun argument recevable ! On n’a pas cours
car c’est férié et t’as pas dormi de la nuit alors il est hors de question que je te
laisse conduire ton engin de malheur !
– Oh je t’en prie, j’ai l’impression d’entendre ma mère.
– Peut-être bien ouais mais en attendant, elle comme moi, on a besoin de toi,
alors ravale ta fierté.
– OK, OK, je vais te laisser m’aider. Satisfait ?
– Vaguement, oui !

C’est un soulagement de l’avoir à mes côtés, car même si je joue au dur


pour garder la face, sans lui, je ne sais pas comment je pourrais continuer à
tenir.
Chapitre 41

Aleyna

La maison est calme, ma mère est probablement partie au marché avec ma


sœur. Mon père est absent pour plusieurs jours, sillonnant le pays à la
recherche de nouvelles acquisitions immobilières pour ses agences.

Rien ne l’arrête jamais. Ils auraient largement de quoi prendre leur retraite
anticipée mais ils adorent leur métier. Mes parents sont amoureux et associés,
un mélange explosif qui fonctionne pourtant parfaitement bien depuis plus de
vingt-cinq ans. L’avantage, c’est que même s’ils travaillent beaucoup, ils
peuvent prendre des libertés dans leur organisation. Cela permet à Dana de
profiter d’eux au maximum. Et avant elle, c’est moi qui en ai profité. La vie de
famille me manque.

Toute ma vie d’avant E me manque. Je ne suis plus qu’un fantôme qui parle,
mange et sourit. Je fais bonne figure et personne ne remarque rien. Je hurle
intérieurement à chaque seconde mais garde l’air serein à l’extérieur. Une
parfaite comédienne. Aleyna dans le rôle de la petite amie comblée : un chef-
d’œuvre à ne pas manquer.

Voilà, je commence à divaguer. Super. Je me lève et me rassois aussitôt,


assaillie par de violents vertiges. J’attends quelques secondes avant de
recommencer, en vain. Ma quatrième tentative est la bonne et je me dirige à
tâtons vers la salle de bains. Je me déshabille et m’enfonce dans le mur de ma
douche, laissant l’eau couler sur moi, sans bouger, comme si cela allait suffire
à me laver. Au prix d’un immense effort, j’arrive à convaincre mes mains de
faire leur boulot. La pièce continue de tourner autour de moi alors je n’insiste
pas, je me rince et sors rapidement. Je me lave les dents. Six fois. Et m’acharne
sur le bain de bouche jusqu’à vider la bouteille.

Génial, mes lèvres sont maintenant si desséchées qu’elles risquent de


saigner à chaque mouvement et ma bouche est si aseptisée que j’ai peur d’avoir
perdu le sens du goût. Malgré tout, j’y sens toujours sa présence et c’est
insupportable. J’enfile un jean et un sous-pull à col roulé pour cacher les
ecchymoses autour de mon cou. J’assortis un chandail par-dessus et me dirige
vers le rez-de-chaussée. Sur la table de la cuisine, ma mère m’a laissé un mot.

Aleyna, nous sommes parties au marché mais nous serons rentrées à midi.
Appelle-moi s’il y a quoi que ce soit qui ne va pas. À tout à l’heure. Je t’aime.
Maman

La pauvre. Si vraiment je l’appelais pour lui raconter ce qui n’allait pas, elle
tomberait en syncope entre les pommes et les salades à coup sûr. Elle a laissé
des viennoiseries près de son mot. J’entrouvre le sachet, pleine de volonté,
mais à peine l’odeur a-t-elle franchi mon nez que la nausée m’assaille. Je cours
à l’évier pour vomir et je pleure soudain de rage. Je crie, je hurle, prostrée au-
dessus de cet évier de merde. Pourquoi m’a-t-il fait ça ? Me faire payer pour
quelque chose dont je ne suis pas responsable ? La crise passée, je me rince le
visage à l’eau glacée et m’applique à écrire à ma mère.

Maman, je remonte m’allonger. J’ai dû attraper un virus, je ne peux rien avaler.


Je redescendrai dans l’après-midi.

Je fais un détour par le bureau de mon père, attrape les clés du bar et en
extirpe deux bouteilles, une de rhum et une de whisky.

Quoi ? Qu’est-ce qui vous dérange ? Ah oui, je sais, l’alcool ne résout pas
les problèmes, c’est ça ? Ou alors, c’est parce que j’ai dit que je ne buvais
jamais ? C’est la vérité. Boire, c’est perdre le contrôle, et ne plus se contrôler,
c’est dangereux et douloureux.

J’ai déjà assez à faire avec E sans en rajouter. Mais là c’est différent, j’ai
envie de perdre le contrôle, de me perdre pour ne plus jamais me retrouver.

Je n’arrive pas à oublier cette semaine de cauchemar qu’il m’a fait passer et
pour arranger le tout, j’ai rejeté la seule personne qui aurait pu m’aider à m’en
relever.

Alec, bordel ce qu’il me manque. Son sourire, ses gestes tendres, ses
adorables soupirs, tout me manque. J’ai envie de me blottir dans ses bras et de
sentir ses lèvres goûter les miennes.
Cette pensée terrifiante que je ne le reverrai jamais m’accompagne jusqu’à
ma chambre. Je ferme à clé par précaution, non désireuse que ma sœur
débarque au milieu de mon orgie alcoolique.

J’entame les bouteilles, le goût est infect et n’arrange rien à la brûlure de


ma gorge. Mais qu’importe, au moins j’ai l’impression de nettoyer les
saloperies laissées par E.

Croyez-moi, si j’avais pu avaler de l’eau javellisée, je l’aurais fait. Il se


peut même que j’y aurais craqué une allumette par la suite, histoire d’être sûre,
vous voyez ?

En attendant, c’est l’alcool que j’utilise comme détergent. Il m’apparaît que


l’expression : « boire pour oublier » n’est qu’une funeste légende car même si
mon esprit se brouille davantage qu’il ne l’était, les mêmes visages hantent
mes pensées : celui d’un ange poursuivi par un démon de l’enfer.
Chapitre 42

Alec

Erwin a insisté pour que l’on se rende au restaurant universitaire pour


déjeuner avant de partir chez Aleyna. Je tente vraiment de lui faire plaisir mais
je ne parviens qu’à mettre mon pain en charpie et à boire la moitié d’un café.

– Alec, mange, bon sang.


– Désolé, j’ai vraiment pas faim.
– Je m’en tape, mange !

À contrecœur, j’avale quelques pâtes. Mon estomac semble apprécier ce


semblant de repas, contrairement à moi. Ce n’est pas que ça me dérange de
manger, c’est juste que ça m’est égal. Je n’y trouve aucun plaisir ni aucun goût.
Tout ce que je veux, c’est retrouver Aleyna. Chaque seconde passée sans
nouvelles d’elle est une torture. Perdu dans mes pensées, je n’ai pas remarqué
qu’Erwin était au téléphone. Lorsqu’il raccroche, un léger voile d’inquiétude
s’est formé sur son visage.

– Tout va bien, Erwin ?


– Emmy veut me voir, elle pensait me trouver dans notre chambre.
– Tu vas la rejoindre ?
– Non, elle sera là d’une minute à l’autre. Elle n’a pas l’air en forme.

Cette fois-ci, c’est Erwin qui ne mange plus, scrutant les étudiants qui
entrent. Avec ce week-end de trois jours, le campus est quasiment vide et il ne
se passe que quelques minutes avant que l’on aperçoive les boucles dorées
d’Emmy. Erwin se lève pour aller la prendre dans ses bras, ils s’embrassent
furtivement avant de venir s’asseoir près de moi.

– Bonjour Alec, tu n’as pas l’air d’aller mieux que lundi.


– Ce n’est pas la grande forme en ce moment. D’ailleurs je voulais
m’excuser de t’avoir privée d’Erwin lundi soir.
– Je t’en prie, ce n’est rien. Il m’a expliqué qu’il avait dû te ramener.
– Et toi alors ? Tu as aussi une petite mine.
– Ma meilleure amie me manque. Elle n’est pas venue en cours, elle est
restée très vague dans ses réponses et je n’arrive plus du tout à la joindre. Je
passe de la colère à l’inquiétude, je n’y comprends rien. J’ai l’impression de la
perdre et je ne cesse de me demander comment on en est arrivées là.

Elle se blottit dans les bras d’Erwin et le mauvais pressentiment que je


ressens depuis le message d’Aleyna grandit au fond de moi. L’idée obsédante
qu’elle soit en danger ne me quitte plus.

– Tu n’as pas d’autre moyen de la joindre ?


– J’ai songé à appeler ses parents mais je ne veux pas les inquiéter. Son père
trouve déjà qu’elle n’est plus la même depuis quelques années.
– Comment ça ?
– J’en sais rien, il trouve qu’elle est plus renfermée depuis qu’elle a quitté la
maison familiale pour se rapprocher du campus. Il a même cru qu’elle se
droguait. Aleyna, qui ne boit jamais une goutte d’alcool !
– Et toi, tu n’as rien remarqué ?
– C’est vrai que je la vois moins souvent et qu’elle se confie moins mais j’ai
cru que c’était une évolution normale avec l’âge. Et si je m’étais trompée et
qu’elle avait vraiment des problèmes ? Je ne pourrais pas me le pardonner s’il
lui arrivait quelque chose.
– Hey, calme-toi ma chérie, ça va s’arranger.

Erwin l’attire contre lui pour la réconforter et me jette un regard entendu


par-dessus son épaule. Une sonnerie de portable que je ne connais pas résonne
à notre table et Emmy décroche après avoir sursauté.

– Allô ? Bonjour, petite libellule, comment vas-tu ? Quoi ? Parle moins vite,
chérie, je n’arrive pas à suivre.

Emmy s’est levée et fait les cent pas autour de notre table.

– D’accord, écoute, je veux que tu ailles avec ta maman, je serai là dans pas
longtemps.

Elle a raccroché et ses jambes tremblent légèrement. Erwin l’oblige à


s’asseoir.

– Qui c’était ?
– Dana, la petite sœur d’Aleyna. Je n’ai pas tout compris mais apparemment
Aleyna est chez ses parents, et Dana me dit qu’elle refuse de sortir de sa
chambre et qu’elle l’entend pleurer.

Mon cœur se serre en entendant ces paroles… Voilà pourquoi elle n’était
pas chez elle. Une furieuse envie de secouer Emmy pour lui demander où
habitent les parents d’Aleyna fait trembler mes mains. Mais je dois me
contenir, elle ne doit pas savoir pour Aleyna et moi, je ne peux pas trahir sa
confiance même si ça doit m’arracher le cœur. Mes questions incessantes ont
peut-être déjà éveillé ses soupçons, je dois redoubler de prudence.

– Je vais aller voir ce qui se passe, je te tiens au courant. Tu ne m’en veux


pas de te laisser ?
– Bien sûr que non, mon ange, on se verra quand tu voudras. C’est ta
meilleure amie et elle a besoin de toi. Vas-y vite.

Elle nous salue rapidement et file aussi vite qu’elle est arrivée. Erwin me
fixe et je ne sais plus quoi dire.

– Alec ?
– Pourquoi est-elle allée s’isoler chez ses parents ? Ça n’a pas de sens
puisqu’elle refuse que quiconque soit au courant.
– Peut-être qu’elle n’a pas eu le choix ?
– Tu penses que ce malade est revenu et que c’est le seul endroit où elle ait
pu se réfugier ?
– J’en sais rien, ce ne sont que des hypothèses mais peut-être qu’il ne sait
pas où ils habitent et que c’est pour ça qu’elle s’y est rendue.
– Putain, ça me rend dingue de ne pas savoir. Et si cet enfoiré a osé poser la
main sur elle…

Notre conversation nous a menés à l’extérieur et pourtant je n’arrive pas à


respirer correctement. Je ne peux pas imaginer qu’il ait pu la violenter de
nouveau alors qu’elle est encore sous le choc de ce qu’il lui a fait subir lundi.
La douleur m’inonde, suivie par la colère et mon poing s’envole pour venir
s’écraser contre un panneau d’affichage.
– Génial, Alec, tu as fait disparaître les annonces du prof de musique et de la
prochaine manif contre notre gouvernement. Oh ! et je crois que tu as
légèrement plié l’angle du panneau. Alors tu te sens mieux ?

À vrai dire, pas vraiment. Certes, j’ai évacué la pression qui menaçait de me
faire imploser, mais ma main me fait maintenant atrocement mal. Fait chier.
Erwin, qui m’observe, me saisit brusquement le poignet et se met à
m’engueuler.

– Oh mais putain Alec, tu y as vraiment été comme un abruti ! Non mais t’es
malade ou quoi ? Tu te souviens que tu es promis à un brillant avenir de
chirurgien ? Fais voir.
– Arrête, c’est rien.
– Tu saignes !
– Mais c’est superficiel. Et je n’en ai rien à foutre de mon putain d’avenir.
Tu ne comprends pas que sans elle, tout le reste ne rime à rien ?
– Écoute-moi ! J’ai compris, tu tiens à elle mais il faut que tu apprennes à te
contrôler !
– Je n’y arriverai pas tant que je ne saurai pas qui est ce mec qui la terrorise
et que je ne l’aurai pas éloigné d’elle.
– Chaque chose en son temps, l’essentiel, c’est déjà de savoir comment elle
va. Attendons les nouvelles d’Emmy.
– Tu voudras bien me prévenir dès qu’elle t’aura appelé ?
– Où comptes-tu aller ?
– Chez elle. J’ai besoin de réfléchir un peu à ce que je dois faire.
– Tu ne crois pas que ça va te faire du mal de te retrouver chez elle, dans ses
affaires ? C’est un peu de la torture, non ?
– J’ai besoin de la sentir près de moi, peu importe de quelle façon, tu
comprends ?
– J’essaie… Je t’emmène ?
– Non, ça va aller, vraiment.
– Je ne vais pas insister mais je t’en prie, appelle-moi si tu as besoin de moi.

Nous nous quittons après une brève accolade et je fonce récupérer ma moto
de l’autre côté de la résidence. J’avais presque oublié le bien-être que cela
pouvait m’apporter.

Plus je roule vite, moins mes soucis paraissent lourds. J’ai passé de
nombreuses heures à rouler sans aucun autre but que celui d’oublier. Oublier
les passes, oublier ma mère en pleurs, la lèvre éclatée, l’œil englouti sous un
hématome et son chemisier déchiré, oublier que l’homme que je prenais
comme modèle n’est qu’un vulgaire alcoolique battant sa femme, dépouillant
son fils et abandonnant les deux comme un lâche.

Mais aujourd’hui, je n’ai pas envie d’oublier. Alors j’accélère, me faufile


dans la circulation, ignorant les insultes de tous ces gens vivant des journées
ordinaires. Je suis enfin en bas de chez elle.

Comme la nuit dernière, j’utilise le double de ses clefs pour passer l’entrée
principale et monte jusque devant chez elle. Je pose ma main sur la porte et
ferme les yeux quelques secondes, me remémorant la première fois où je l’ai
vue. Mon cœur se remet à battre plus vite comme s’il revivait vraiment cette
scène.

J’inspire profondément et me résigne à faire ce que j’ai refusé la nuit


dernière : entrer chez elle. J’insère la clef et entre, aussitôt assailli par des
images de désordre. J’ai bien l’impression qu’elle est partie précipitamment :
ses vestes dans l’entrée sont par terre et la coupe où étaient rangées ses clefs de
voiture est renversée.

J’espère qu’elle a réussi à fuir celui qu’elle craint tant. L’idée qu’il l’ait
surprise malgré tout m’empêche de respirer. Je tente de me raisonner en me
disant que si elle est chez ses parents, c’est qu’elle l’a évité. Sinon ils l’auraient
conduite immédiatement à l’hôpital, ce que je n’ai pas été capable de faire.

À la hâte, je nettoie ma main blessée et parcours ensuite les pièces une par
une à la recherche d’indices me menant à elle. J’inspecte son courrier qui ne
comporte rien d’intéressant puisque aucun n’est nominatif.

Évidemment, puisque son adresse principale est ailleurs. Mais où ? Je


fouille les placards qui sont désespérément vides, parcours ses piles de livres à
la recherche d’un éventuel mot, dessin ou n’importe quoi qui m’apporte des
réponses.

Soudain, je vois mon reflet dans le miroir de la chambre et je ne me


reconnais pas.
Qu’est-ce que je suis en train de faire ? Fouiller chez ma petite amie ?
Putain, ce n’est même pas ma copine. Fait chier.

J’abandonne toute cette comédie et vais me réfugier dans le bureau. Je suis


épuisé et une envie soudaine de m’allonger me saisit. Je me faufile sous la
couette du canapé où elle passe toutes ses nuits et m’enfonce dans son oreiller.

En fermant les yeux, je me concentre sur son odeur qui apaise mes tensions
et je peux presque la sentir près de moi. Je la revois s’endormant dans mes
bras et je m’imagine la couvrir de baisers.

Je ne vais pas t’abandonner, jamais. On se retrouvera, c’est une promesse.


Chapitre 43

Aleyna

Les heures ont défilé, les bouteilles se sont vidées mais ma douleur ne s’est
pas apaisée. Ma mère a frappé à plusieurs reprises à ma porte mais chaque
fois, j’ai feint le sommeil et elle a abandonné ses assauts. Dana aussi a tenté de
venir me voir mais je n’ai pas pu lui répondre.

Je ne fais que vomir et pleurer, une journée fort sympathique. J’enfouis les
bouteilles sous une pile de linge dans mon armoire et sors mon carton à
dessins. Dedans je retrouve tout ce qui faisait ma vie d’avant. Je dessinais tant
avant de tomber dans la spirale infernale que m’impose E.

Il y a quelques dessins de paysages, où le soleil brille et où l’on peut


presque sentir le parfum des fleurs. Le reste est composé de portraits de ma
famille, essentiellement. Cela fait plus de deux ans que je n’ai pas dessiné,
enfin pas vraiment. Des esquisses ici et là mais rien de concret.

Je fouille dans mon bureau pour y retrouver mes fusains et autres


accessoires et m’attelle à griffonner. Je me concentre sur les traits de son
visage, l’épaisseur de ses cheveux, cet air si troublé que je vois dans ses yeux,
sa bouche si pure, si douce. Mon dessin est presque achevé lorsque mes larmes
viennent faire couler l’encre. Je le repousse un peu pour l’observer et c’est
comme s’il était là.

Alec… pourquoi me manques-tu autant ? Tout cela ne devait être qu’un test,
je voulais voir si j’étais capable d’éprouver du plaisir au contact d’un homme.
L’expérience est finie, alors pourquoi je m’acharne autant à penser à toi ?

Peut-être parce que sans lui, j’ai l’impression qu’on m’a retiré une part de
mon âme. Je consigne mes pensées dans mon journal lorsque des coups
résonnent de nouveau contre ma porte.
– Aleyna ?

Emmy ? Putain mais c’est pas vrai ça, pourquoi est-elle là ? Mon Dieu, et si
Alec et Erwin lui avaient tout raconté ?

– Aleyna, je t’ai entendue, laisse-moi entrer. Shellen et Dana sont très


inquiètes pour toi.
– C’est ouvert.

Elle entre timidement et referme derrière elle. Il n’y a qu’une faible lueur
qui filtre de ma lampe de chevet mais je la vois fixer mon visage.

– Ta mère m’a tout raconté, je suis tellement désolée. Je me suis énervée


après toi parce que tu ne venais pas et que je ne pensais qu’à te présenter mon
copain, alors que toi tu te faisais agresser. Et je n’étais pas là.
– Ce n’est pas ta faute, Emmy, tu ne pouvais pas savoir. Et je ne voulais rien
te dire pour ne pas t’inquiéter.

Elle vient s’asseoir près de moi sur mon lit et me serre dans ses bras. Je
sens que je suis à deux doigts de craquer et de tout lui balancer.

– Quand je pense que mon frère ne m’a même pas appelée.


– C’est moi qui lui ai demandé. Tu sais, j’aurais aimé que personne ne soit
au courant.
– Mais enfin Ally, tu ne peux pas nous protéger de tout, tout le temps.
Pourquoi tu ne nous laisses jamais prendre soin de toi ?
– Parce que c’est parfois plus facile comme ça.

Elle me regarde, perplexe, et me sonde. Mes barrières sont presque


invisibles car je n’ai plus la force de les maintenir et je crève de trouille
qu’elle lise en moi.

– Tu as bu, Aleyna ? Bordel, ça sent l’alcool. Ta mère m’a dit que tu ne


voulais rien avaler et tes mains n’ont pas quitté ton ventre. Qu’est-ce que tu ne
me dis pas ?
– Tu t’impliques trop dans tes cours de psycho, Emmy. Je sais que tu suis
des études pour devenir journaliste mais ce n’est pas pour autant que tu dois
penser que tout le monde cache un secret.
– Aleyna, je ne suis pas ton ennemie, tu te souviens ? Tu ne bois jamais, et
ça ne te ressemble pas de te morfondre ainsi dans le noir. L’agression que tu as
vécue était violente mais je sens qu’il y a autre chose. Je t’en prie ma chérie,
confie-toi à moi. Je te jure de n’en parler à personne.

Son regard me transperce et je sens son empathie m’envahir. Elle veut


vraiment savoir, m’écouter et me consoler. Et moi j’ai tellement envie de
m’abandonner un peu, de baisser ma garde pour me laisser porter quelques
heures. Elle sait déjà que j’ai été agressée. Autant lui confier quelques-uns de
mes secrets, même si elle ne saura jamais qui en est véritablement l’auteur. Elle
saisit mes mains et je sens mes larmes monter avant même d’avoir commencé
à parler.

– La vérité, c’est que… il n’en voulait pas vraiment à mon argent.

Elle m’encourage à poursuivre, tout en me laissant le temps nécessaire.

– Il m’a isolée dans un coin discret et comme je criais, il m’a poussé la tête
contre le mur, c’est là que mon arcade s’est ouverte puis il m’a attaché les deux
mains ensemble.

Tout en m’expliquant, je lui montre les marques sur mes poignets. Elle est
horrifiée mais garde son calme pour me laisser continuer.

– Ensuite, il…

Ma mémoire insiste pour me faire visualiser tous les détails et je vois E


m’attacher, me frapper, sortir son couteau et… Voilà, je sanglote comme une
idiote.

– Est-ce qu’il a abusé de toi ?

Je ne peux que hocher la tête et plonger ma tête sur ses genoux, contre son
ventre. Je pleure sans m’arrêter pendant un temps que je ne saurais définir. Elle
caresse doucement mon épaule et je me sens légèrement soulagée d’avoir pu
lui en parler.

– Tu en as parlé avec Élias ?


Je me redresse brusquement, paniquée, n’osant pas imaginer ce qu’il me
ferait si Emmy lui racontait mes confessions.

– Non ! Personne n’est au courant, s’il te plaît Emmy, c’est déjà si difficile,
je t’en prie, ne lui en parle pas.
– Hey, n’angoisse pas ainsi. Tu n’as rien à craindre, tu es ma meilleure
amie, ma sœur pour ainsi dire, je ne te trahirai pas, jamais. Calme-toi, allonge-
toi et respire.

Je suis éreintée face à toutes ces émotions et au manque de sommeil. Je


m’allonge sur le côté et Emmy vient s’étendre contre moi, dans mon dos. Elle
passe son bras autour de ma taille et ma main s’y agrippe comme un naufragé
à une bouée en pleine mer. Je ne cesse pas de pleurer mais sa présence
m’apaise peu à peu.

– Tu n’as plus à avoir peur Ally, tu es en sécurité et je vais rester avec toi
cette nuit. Tu peux dormir tranquille, je veille sur toi.

Finalement, peut-être que ses cours de psycho lui sont bénéfiques. Peu
importe comment, elle sait trouver les mots qu’il faut pour m’apaiser au moins
durant quelques heures. Elle continue de me rassurer jusqu’à ce que mes yeux
soient trop lourds pour permettre à mon cerveau de poursuivre son état de
veille angoissée. Enfin, le sommeil remporte une victoire et m’attire dans son
monde.
Chapitre 44

Alec

Je me sens bien. Le soleil filtre discrètement par les rideaux et le contact de


l’oreiller sous ma tête est agréable. Mon sommeil est toujours plus doux quand
je suis près d’elle. M’éveillant doucement, je la cherche à tâtons, j’ai envie de
caresser ses cheveux et d’embrasser ses lèvres. Mais elle n’est pas là.

– Aleyna ?

Je me suis assis d’un bond et mon esprit, en revenant à la réalité, manque de


se déconnecter. Tout cela n’est qu’un affreux cauchemar, je ne peux pas
continuer à avancer sans elle, sans savoir comment elle va. J’attrape mon
téléphone mais n’y trouve aucun message.

Cela fait plus de douze heures qu’Emmy nous a quittés pour rejoindre
Aleyna, pourquoi n’a-t-elle pas appelé ? Je me lève, furieux et nerveux. Cette
sensation d’impuissance est en train de me rendre complètement dingue. Il me
faut de l’air, tout de suite. Je m’installe dehors, sur le fauteuil où elle m’a
rejoint jadis. C’était il y a seulement quelques jours et j’ai l’impression que ça
fait des siècles. Je peux encore la sentir contre mon torse, je la vois dissimuler
son visage et s’excuser de m’avoir interrompu dans ma course au sexe.

J’ai tout foiré, elle ne demandait que de la douceur et moi je me suis


comporté comme le dernier des cons. Bon sang, que j’aimerais lui parler, et
m’excuser. Je voudrais lui dire qu’elle mérite tellement mieux. À la place, je
me contente d’enchaîner les clopes en gardant les yeux fixés sur le sol. Le bruit
de mon téléphone me fait sursauter au point d’en faire tomber mon mégot.
Merde.

– Allô ?
– Bonjour mon chéri.
– Oh maman, bonjour…
– Tu as l’air déçu ?
– Non, pardonne-moi, je suis mal réveillé. Comment vas-tu ? Tu as un
souci ?
– Cesse de t’inquiéter pour moi Alec, je vais bien. Écoute mon chéri, ne
m’en veux pas mais je me suis dit que tu pourrais peut-être m’aider.
– Bien sûr, dis-moi ?
– C’est à propos d’Aleyna.

Pardon ? Putain, voilà que mon cœur se remet à battre bien trop vite. À tel
point que j’ai peur que ma mère l’entende.

– Alec, tu es toujours là ?
– Oui. Je t’écoute.
– Est-ce que par hasard tu es avec elle ?
– Pourquoi tu me demandes ça ?
– Je sais que tu n’aimes pas que je me mêle de tes affaires, mais la vérité
c’est que je suis inquiète pour elle. Je ne l’ai pas vue en cours depuis lundi et
elle doit me rendre un devoir. J’ai essayé de la joindre mais il semblerait que
son portable soit hors service.
– Tu ne crois pas que tu en fais trop ? Ce n’est qu’un devoir.
– Tu ne comprends pas, Alec. C’est plus que cela. Aleyna prépare depuis des
mois une nouvelle pour le concours de jeunes écrivains. Celui qui remportera
la première place se verra offrir la chance de réaliser son stage dans une
maison d’édition très prestigieuse. Elle a beaucoup travaillé pour ça et elle
devait m’envoyer sa dernière version pour que nous la finalisions ensemble. Je
crois en elle, Alec, mais si elle ne me remet pas son projet aujourd’hui, ce sera
trop tard.
– D’accord, je vais voir ce que je peux faire.
– Alec ?
– Oui maman ?
– Tu es aussi énigmatique qu’Aleyna.
– Je suis désolé, c’est assez personnel. Tout ce que je peux te dire, c’est
qu’elle est chez ses parents pour l’instant.
– Ne la fais pas souffrir, c’est vraiment une fille bien.
– Je sais, maman. J’essaie de faire de mon mieux pour prendre soin d’elle,
je te le jure.
– Je n’en doute pas, mon chéri. Tiens-moi au courant.
Chapitre 45

Aleyna

Je me réveille les yeux brûlants des larmes qu’ils ont versées. Je sens Emmy
respirer calmement dans mon dos, elle ne m’a pas laissée et tient toujours ma
main dans la sienne. Une troisième personne est venue se fondre contre moi et
je ne peux retenir un sourire. J’ai beau vivre les pires moments de ma vie, être
encadrée par ma meilleure amie et ma petite sœur me permet d’y survivre.
Dana se retourne et se retrouve face à moi, les yeux grands ouverts. Elle
dépose un bisou sur ma joue et frotte son nez contre le mien.

– Ça va mieux, Ally ?
– J’en sais rien, ma puce.
– Pourquoi t’es triste comme ça ?
– C’est un peu compliqué.
– C’est parce que ton amoureux est parti ?
– Oui. C’est pour ça et pour d’autres raisons que tu es trop jeune pour
entendre.
– Mais c’est pas juste, j’ai 7 ans, je suis plus un bébé !

Emmy rigole et se redresse. Nous l’imitons et nous retrouvons assises dans


mon lit, dos à la fenêtre. Dana ne tient déjà plus en place et sautille dans ma
chambre.

– Dis donc, petite libellule, si t’allais prendre ton petit déjeuner et dire
bonjour à ta maman ?
– Oui, oui, oui ! D’accord, j’y vais, mais toi, tu restes avec Ally pour plus
qu’elle soit triste.

Elle sort avec son air autoritaire qui lui va si bien et nous l’entendons
dévaler l’escalier.

– Comment tu te sens ?
– Ça m’a fait du bien de dormir.
– Je m’en doute, oui. Mais comment tu te sens ?
– J’en sais rien, Emmy. Tout ça est encore très confus dans ma tête.
– Qu’est-ce que je peux faire pour t’aider ?

Tuer ton frère ? Nous faire retourner deux ans en arrière ? Effacer ma
mémoire ?

– Le fait que tu sois là et que tu m’écoutes, c’est déjà beaucoup.


– Tu sais que sur le campus, tu peux rencontrer des psychologues. Ils te
garantissent l’anonymat.
– C’est trop tôt. Pour l’instant j’ai besoin de rester un peu seule et de me
remettre doucement.
– Mais ce n’est pas bon de te renfermer sur toi-même. Je ne sais pas ce que
tu vis, je ne peux même pas imaginer ce que tu ressens. Mais tu devrais au
moins voir un médecin pour qu’il soulage tes douleurs. Tu n’as pas arrêté de
gémir cette nuit en te tenant le ventre.

Bien sûr, oui. La douleur physique est toujours là. Mais que lui dire ? Oh
Emmy oui, j’ai mal dans le bas-ventre, car ton frère m’a quasiment mutilée avec
son sexe et hier il a remis ça en me déchirant la gorge, tu comprends ?

J’opte pour une autre solution :

– J’ai dû faire des cauchemars, je n’ai pas si mal, tu sais. Et le médecin qui
m’a recousue m’a donné ce qu’il fallait contre la douleur. J’ai juste besoin de
me reposer.
– Je vais rester avec toi.
– Non, c’est hors de question. C’est aujourd’hui qu’a lieu le gala de charité
organisé par nos mères. On devait les aider, tu te souviens ? Si tu n’y vas pas,
ça affolera ma mère et elle refusera d’y aller, anéantissant ses longues
semaines de préparation.
– Mais tu passes avant ce foutu gala.
– Emmy, tu ne penses pas ce que tu dis. Ça te tient à cœur et moi aussi. Je te
demande d’y aller pour moi, s’il te plaît. Sinon, je me sentirai encore plus
coupable. Déjà, ça me contrarie de ne pas y participer mais si la soirée est
annulée, je te jure que ça me minera encore plus le moral.
– Très bien, tu as gagné, comme toujours ! Mais appelle-moi autant de fois
que tu voudras.
Chapitre 46

Alec

Le fait d’avoir un objectif m’aide à me concentrer un minimum. Il faut que


je trouve le devoir qu’Aleyna doit rendre. Je sais que ses cours sont importants
pour elle et du coup, je ne peux m’empêcher de penser qu’elle doit aller mal
pour avoir oublié que c’était aujourd’hui le dernier délai. La douleur dans ma
poitrine se fait plus forte.

Merde.

Je dois me concentrer sur ce que ma mère m’a demandé.

Je me souviens d’avoir vu un ordinateur portable dans le bureau où elle


dort. Je le retrouve sous une pile de livres et l’allume en priant pour que
l’accès ne soit pas protégé par un mot de passe. Il démarre en un éclair et en
l’étudiant de plus près, je remarque qu’il est presque neuf. Le peu de mémoire
occupé me le confirme, très peu de dossiers, pas de photos. Ce qui prend le
plus de place, ce sont des albums musicaux.

Un dossier contient quelques documents de traitement de texte. Beaucoup de


devoirs pour ma mère, semble-t-il. L’un d’eux est plus conséquent et je l’ouvre
donc, persuadé que c’est celui-ci. Oui, je sais, j’aurais pu me contenter de
l’envoyer à ma mère directement, mais j’ai envie de lire ses mots.

Ça me permettra de la sentir un peu avec moi. Elle me manque tellement, je


donnerais tout ce que j’ai pour la serrer dans mes bras en cet instant. Mes yeux
sont aimantés par ce titre étrange qu’elle a choisi :

J’ai cru qu’il suffirait de me taire

Cela fait longtemps que je suis attirée par lui. Ce petit côté mauvais garçon,
c’est terriblement excitant. C’est notre premier rendez-vous et il m’emmène
dîner, je me sens vraiment importante, choyée et adorée. Il me raccompagne et,
dans la voiture, il m’embrasse. Je n’ai pas une grande expérience avec les
garçons mais je sens qu’il sait très bien ce qu’il fait. Il est plus âgé que moi et
bien plus expérimenté et, alors que je trouvais ça sexy et attirant en y songeant,
maintenant que je suis dans la voiture, je me sens soudain prise au piège. La
sensation d’étouffement augmente lorsqu’il glisse ses mains sous ma robe,
caressant mes cuisses. Je le repousse, apeurée, et il s’interrompt aussitôt,
saisissant mon visage entre ses mains et me rassurant. Je lui explique que je ne
veux pas aller trop vite et il comprend que c’est la première fois. Il me prend
dans ses bras en me jurant de faire attention et de respecter mes envies. Et moi
je me dis que j’ai été sotte d’avoir eu peur de lui alors qu’il est si gentil. Il
m’offre un dernier baiser avant de me raccompagner jusqu’à ma porte. Je suis
sur un petit nuage en allant m’allonger. Quelle imbécile.

***

Ce soir, nous sommes sur le campus où il étudie. Je suis si heureuse. Dans


quelques jours, je ferai moi aussi ma rentrée sur un campus voisin et j’ai
tellement hâte. Enfin, je pourrai étudier les matières que j’aime et me préparer
à un métier dont j’ai vraiment envie. Il me présente ses amis, dont la plupart
font partie de la même équipe de football américain que lui. Ils incarnent tous
les stéréotypes de la jeunesse dorée américaine et sont donc parfaitement
détestables. Ils méprisent les élèves qui ne vivent pas dans nos quartiers, ils
boivent, fument et se droguent. Je ne comprends pas pourquoi il aime passer du
temps avec ces gens-là.

Ils n’ont aucun intérêt mais je fais un effort pour m’intégrer, ce sont ses
amis, alors j’essaie de ne pas les juger trop vite. Il m’encourage à me laisser
aller en remplissant mon verre sans arrêt. Il insiste pour que je continue à
boire, mais je n’en ai vraiment plus envie. Ce que je veux, c’est rentrer à la
maison et me reposer. La soirée s’étend durant de longues heures et il me confie
les clefs d’une chambre sur le campus en me conseillant d’aller me reposer
pendant qu’il finit sa soirée. Il m’a rejointe deux heures plus tard, et cette nuit-
là était la première. Oui, c’était la première fois où il m’a violée. J’y ai perdu
ma virginité et ma dignité. Et moi, comme une conne, je pensais que c’était
aussi la dernière. Je me souviens très bien de l’horreur qui m’a envahie et du
choc qui m’a heurtée une fois qu’il m’a lâchée. Je me suis recroquevillée sur le
côté et j’ai lutté pour ne pas perdre connaissance. Il s’est endormi presque
aussitôt. J’aurais pu m’enfuir, mais je suis restée là, tétanisée, pendant des
heures. Je n’ai pas pu bouger, pas pu appeler, j’avais si froid, si mal et
tellement peur. Quand il s’est réveillé, des heures plus tard, il avait de nouveau
le visage de l’homme par lequel j’étais attirée. Il était perdu et choqué de l’état
dans lequel je me trouvais. Quand je lui ai raconté, il a feint l’amnésie et s’est
mis à pleurer en s’excusant. J’ai cru que je pourrais lui pardonner. J’ai cru
qu’il m’aimait et qu’il ne me ferait plus jamais de mal. J’ai cru qu’il suffirait
de me taire sur cette horreur pour retrouver une vie normale.

***

Chaque fois que je pleure, il recommence. Et il reste là, allongé sur moi, à
me dire qu’une fille normale ne pleure pas quand elle fait l’amour avec son
copain. Il affirme qu’il va me réparer, qu’à force, je vais aimer ça. Tout mon
corps me brûle et je ne peux pas arrêter de pleurer, alors il continue. Jusqu’à
ce que ce soit finalement lui qui n’en puisse plus. Il me traîne sous la douche,
où je m’effondre. Mon corps est trop douloureux pour me répondre et mes
larmes se mêlent à l’eau dont il m’asperge. Il continue de crier mais je ne
l’entends plus, je me sens défaillir. Alors ce sont les coups qui prennent le
relais, il me force à me lever en me tirant par les cheveux et m’oblige à me
laver. Je lui obéis, sans trop savoir pourquoi. Il semble que mon cerveau ait
pris le relais sans me consulter. Je sens le savon, les brûlures, je vois des taches
sombres puis blanches mais je reste debout. Le lendemain, je me réveille près
de lui, certaine d’avoir fait un horrible cauchemar. Mais les crampes qui
saisissent mon estomac me rappellent aux souvenirs de cette nuit. Je m’extirpe
du lit et tombe sur les genoux, je rampe presque jusqu’à la salle de bains et
vomis dans le lavabo. Il est derrière moi, s’inquiète de ma mauvaise mine et me
rassure en disant qu’il va prévenir mes parents que je suis malade et qu’on ne
pourra pas aller déjeuner chez eux. Dans le miroir, je le vois appeler, avec son
visage d’ange pour lequel j’avais craqué, il rit en parlant avec ma mère et en
lui assurant qu’il va bien s’occuper de moi. C’est à cet instant que je
comprends que le vrai cauchemar commence seulement.

***

Je ne suis pas digne d’être aimée. J’ai de la chance qu’il s’intéresse à moi,
qu’il daigne me toucher. Voilà ce qu’il me répète sans cesse, depuis que nous
vivons ensemble. Il s’amuse d’une autre torture, me portant des coups mortels
au peu d’estime de moi qu’il me restait. Il se joue de moi sans arrêt,
m’attaquant aux moments où je m’y attends le moins. Lorsque je me crois en
sécurité, il déploie son imagination au service de ses fantasmes. Il me force à
coucher avec lui chez nos amis, chez ses parents ou dans des endroits publics.
Je ne pleure plus. Ce temps-là est révolu depuis longtemps. Je ne lui résiste
plus et il pense ainsi avoir gagné. Pourtant, la douleur est toujours aussi vive
lorsqu’il est en moi. C’est comme un poison mortel qui s’insinue à l’intérieur
de moi et brûle chaque partie de mon corps pendant des jours.

***

Je le déteste. Oh, ce n’est pas un simple mot, non. Je le déteste vraiment à un


point que je n’aurais jamais pu imaginer. Désormais, je comprends comment on
peut en venir à tuer des gens par haine. Le mépris qu’il m’inspire inonde
chaque parcelle de mon corps. J’ai peur que quelqu’un le lise dans mes yeux et
nous démasque. Je ne dois pas faire paraître mon malaise, nous devons
continuer à jouer le couple parfait, à montrer notre amour. Il a menacé ma
famille, et ma sœur en particulier. Elle est si jeune, si innocente. Hier, je l’ai
surpris en train de l’aider à s’habiller, et en voyant ses mains sur elle, j’ai cru
devenir folle. Et ma mère qui n’en finit plus de parler de lui en termes élogieux
et qui adore lui confier ma sœur. Sont-ils tous devenus fous ?

***

Il a réussi. À m’isoler, à contrôler ma vie. Avant, j’avais peur de me


retrouver seule avec lui, maintenant j’ai peur de le laisser évoluer auprès des
gens que j’aime. Alors nous restons le plus possible dans notre appartement,
rien que lui et moi. Une infâme routine dirige ma vie. Il me dépose sur le
campus le matin, m’appelle à chacune de mes pauses et me récupère le soir. Le
soir… C’est là que le pire se produit toujours. Il s’est lassé de me posséder, il a
d’autres envies, toujours plus violentes et humiliantes. Sa dernière lubie
consiste à passer nos soirées devant des films pornographiques. Il me force à
les regarder et ensuite il s’applique à ce que l’on reproduise les scènes le plus
fidèlement possible. La douleur, l’écœurement et les idées suicidaires
organisent mes pensées.
***

C’est terminé. J’ai cru qu’il suffirait de me taire pour ne plus souffrir. Mais
la douleur est toujours là, perforante, envahissante, balayant tout sur son
passage. Il ne reste rien de moi, rien d’autre qu’un esprit malade dans un corps
ravagé. Je ne peux plus supporter cet enfer quotidien, les brimades, les coups,
les viols incessants.

Je frôle l’espoir de ne pas avoir eu totalement tort en priant pour que le


silence soit la solution. Ma décision est prise, il est temps de partir loin de
toute cette folie. Quitter ce monde pour qu’il ne puisse plus m’atteindre. Me
taire, à jamais.

Je cherche mon téléphone à tâtons. Mes yeux ne voient plus et mon cœur
gronde jusqu’à mes poings, réclamant vengeance et violence.

– Alors, tu l’as trouvé ?


– Je… j’en sais rien, Maman.
– Alec, qu’est-ce qui se passe ? Tu as l’air complètement abattu. Tu as des
ennuis ? Où es-tu ?
– Je vais bien. C’est juste que… Tu sais de quoi parle le texte que doit te
rendre Aleyna ? Tu peux m’en dire plus pour que je puisse t’envoyer le bon
fichier ?
– Je ne l’ai jamais lu. Aleyna est toujours discrète avec ses travaux. Mes
consignes imposaient deux lignes directrices, le texte doit raconter une histoire
complète sans dépasser les 2 000 mots et doit traiter d’un sujet de société.
– Tu sais quel sujet elle a choisi ?
– Oui, la violence envers les femmes, pourquoi ?

Je ferme les yeux, inspire profondément et tente de calmer les tremblements


qui ont saisi mon corps.

– J’ai trouvé son devoir dans ce cas. Je te l’envoie tout de suite, j’espère
qu’elle ne m’en voudra pas. Je ne sais pas s’il est vraiment terminé.
– Tu ne peux pas la joindre ? Alec, je sens que tu ne me dis pas tout.
– Elle n’est pas disponible pour l’instant. Tu pourras vérifier son écrit s’il te
plaît ?
– Bien sûr. Je suis persuadée que ce sera tout à fait réussi. Je m’inquiète
pour vous, Alec.
– Je sais Maman, je suis désolé. C’est assez compliqué.
– Oui, c’est ce qu’elle répète souvent. Appelle-moi si tu as besoin de moi.
– C’est promis. À plus tard, Maman.

Je prends à peine le temps de raccrocher que j’ai déjà composé le numéro


d’Erwin.

– Dis-moi que tu as de ses nouvelles.


– Alec, tu devrais rentrer au campus.
– Pourquoi ?
– Parce que j’ai des choses à t’apprendre et que je ne veux pas que tu restes
seul.
– Putain, arrête tes conneries, dis-moi ce que tu sais.
– Non, je suis désolé. C’est hors de question, rejoins-moi.
– T’es sérieux, Erwin ? Tu vas vraiment me faire ce coup-là ? Alors que je
suis en train de crever d’inquiétude pour elle ?
– Écoute, j’ai de ses nouvelles. Elle est toujours chez ses parents mais j’ai
d’autres détails à te raconter. Mais pas au téléphone. Tu as le droit d’être en
colère et de m’en vouloir mais crois-moi, c’est pour ton bien. Je veux t’avoir
sous la main. Tu me fais flipper Alec et j’ai pas envie que tu disjonctes et que tu
fasses une connerie. Ramène-toi.

Putain de merde, il m’a raccroché au nez, j’hallucine ! Que peut-il vouloir


me dire de si important pour que je risque de disjoncter, comme il dit ?

J’envoie le fichier à ma mère, ainsi que sur ma boîte mail, éteins son
ordinateur et dévale les escaliers jusqu’à l’extérieur. Ma moto glisse sur le sol
à une vitesse vertigineuse, bien trop élevée pour ne pas être extrêmement
dangereuse.
Chapitre 47

Aleyna

Je suis contrainte de m’arrêter car ma main refuse de continuer. J’ai dessiné


des heures durant, jusqu’à en écorcher mes doigts et en faire bouillir mes yeux.
Tout le monde est parti pour préparer le gala de charité et j’ai pu sortir
librement pour me rendre au dispensaire en toute tranquillité.

En revenant ici, une envie douloureuse de le voir m’a contrainte à dessiner


compulsivement. Dire qu’il me manque est bien trop loin de la vérité, c’est
comme si plus rien d’autre ne comptait. Comme si le reste de la terre avait été
englouti, submergé par une vague géante ou terrassé par une maladie
planétaire. J’ai dessiné tout ce dont j’ai pu me souvenir. Les traits de son visage
bien sûr, ses expressions, ses yeux tantôt inquiets, tantôt rieurs. Je me suis
appliquée à redessiner le mouvement de ses cheveux, la courbure de sa
mâchoire et ses lèvres si désirables. Voir ses yeux, même inanimés sur le
papier, a réussi à faire chavirer mon cœur. Ils sont si beaux, et cette façon qu’il
a de les poser sur moi.

Bordel, je sais que je ne dois pas faire ça. Pourtant, j’ai continué. Je me suis
concentrée sur le reste de son corps, ses larges épaules, ses muscles
parfaitement dessinés et son tatouage. Je l’ai redessiné à l’infini, sur une
trentaine de croquis différents, en miniature sur son torse ou en gros plan, seul
sur une feuille. J’avais l’impression de pouvoir le toucher, comme s’il était
vraiment là. Les souvenirs ont envahi mon esprit, et je sentais de nouveau sa
peau contre ma bouche. Mais il n’est pas là et le manque m’a submergée de
nouveau.

Pour me recentrer, j’ai dessiné de nouveau ses yeux, encore et encore,


jouant avec mes pastels, mixant le bleu et le vert jusqu’à trouver l’accord
parfait. Tous mes dessins sont étalés sur le sol et c’est comme s’ils prenaient
vie devant moi.
Voilà, à force de recevoir des coups sur la tête, je suis devenue une
psychopathe incontrôlable. Je suis là, vautrée par terre, essoufflée et prise
d’une irrésistible envie de picoler. Tout s’arrange… Alec… Pourquoi t’ai-je
mis sur mon chemin ? Ça n’aurait jamais dû se passer comme ça !

Tout me manque le concernant. Sa voix rassurante et enivrante me manque,


sa peau, ses baisers et ses mains sur mon corps me manquent. Je serais prête à
offrir le reste de ma vie pour être dans ses bras en ce moment, pour sentir ses
doigts ramener mes cheveux derrière mon oreille. Oh oui, je donnerais tout,
même ma liberté, pour l’entendre m’appeler sa princesse, pour sentir son
corps sur le mien et son parfum sur ma peau nue.

Jamais encore je n’avais ressenti ça. Est-ce ce sentiment inconnu dont tous
les livres parlent ? Est-ce que c’est ça l’amour ? S’il se définit par le fait de
manquer de lui à chaque seconde et de me sentir mourir un peu plus à chaque
minute que je passe loin de lui, alors oui, je l’aime.

Ce constat me fout la trouille. Une peur comme je n’en avais encore jamais
connue. Avec E, la terreur est devenue mon quotidien mais je tentais de
l’amoindrir en faisant tout pour le calmer et le satisfaire. Seulement, comment
lutter contre cette attirance envers Alec ?

Elle est si forte qu’elle en est douloureuse. Je ne peux pas le joindre, non, ça
je me l’interdis. J’ai pris une décision pour lui et si je l’aime vraiment, alors je
dois la respecter, peu importe ce qu’il m’en coûtera. Si je ne le croise plus ou
si je n’ai pas de ses nouvelles, alors peut-être que la douleur s’estompera ?
Pour l’instant, j’en doute mais ça n’a pas d’importance. Mon portable est H.S.
et il ne sait absolument pas où je suis, donc je ne risque pas de le rencontrer ou
d’entendre sa voix. Tant que je resterai hors de sa portée, il sera en sécurité et
c’est tout ce qui compte.

Je reste là, allongée au milieu de toutes mes esquisses, portraits et autres


dessins réalisés. Je fixe le plafond en tâchant de réfléchir à la suite que je
souhaite donner à ce jeu aussi sinistre qu’imprévisible. Je ressens vaguement
que le soleil s’est couché, car ma lampe à dessin n’éclaire plus assez et le froid
s’est installé sur moi.

Je suis engourdie et endolorie mais ça m’est égal. Peut-être que si je ne


bouge pas et que je me tiens tranquille, la mort finira par me faucher sans y
faire attention, m’accordant enfin ce répit que je cherche depuis si longtemps.
C’est sûrement pour toutes ces raisons que je mets un certain laps de temps à
réagir au fait que ma porte vient de s’ouvrir.

Je me redresse en tâchant de lutter contre les vertiges qui ont décidé de me


compliquer la tâche. Une boule d’énergie me heurte violemment, me
replongeant contre le sol. Je roule sur le côté et serre mon adorable petite sœur
contre moi.

Elle rigole et n’est déjà plus dans mes bras. Elle s’assoit en tailleur près de
moi et je l’imite. Elle est sublime dans sa petite robe blanche en taffetas ornée
de petites fleurs roses et rouges. Je range mes dessins à la hâte tout en la
questionnant :

– Alors, tu t’es bien amusée, ma puce ?


– Oui ! J’ai joué avec Mélina pendant que maman prenait l’argent des
invités.

Je ris de bon cœur. Elle a sa façon bien à elle de voir et d’analyser le


monde. Je prie pour qu’elle ne change jamais. Pour que la vie ne la change pas.

– Je récoltais des fonds, Dana, pour l’association, tu te souviens ? Je t’ai


déjà expliqué.

Ma mère nous observe sur le palier de ma chambre, elle porte une


magnifique robe noire en dentelle et au dos décolleté.

– Tout s’est bien passé ? Je suis désolée de ne pas avoir pu venir.


– Ne t’en fais pas, ma chérie. On a récolté énormément de fonds. Tout le
monde était déçu et étonné que tu ne sois pas là, mais ils t’adressent leurs vœux
de bon rétablissement.
– Que leur as-tu dit ?
– Que tu avais attrapé un vilain virus. Comment tu te sens ?
– Fatiguée et encore un peu perdue, mais ça va aller.
– Je m’inquiète pour toi, Aleyna. Lundi, j’appellerai le docteur Snapt pour
qu’elle vienne te voir à la maison.
Sérieusement, le docteur Snapt ? La psychiatre de la famille. Comme toutes
les familles aisées du coin, mes parents adorent aller voir leur psychiatre et
étudier leur vie sous tous les angles psychiques possibles.

– Ce ne sera pas nécessaire.


– Ally, je ne sais plus quoi faire pour t’aider. Ton père rentre mardi et s’il te
voit dans cet état, il va chercher à le faire payer à la terre entière. Et en premier
lieu à l’homme qui t’a agressée. Il va devenir incontrôlable en apprenant que tu
n’as pas porté plainte.
– Maman, écoute, je suis désolée. Je t’assure que je vais me reprendre.
Laisse-moi encore deux jours. Je rentrerai chez moi lundi soir, et je pense que
le mieux serait de ne pas lui en parler.
– Tu me demandes de mentir à ton père ? Et Dana ? Elle est trop jeune pour
cacher une telle chose.
– Moi je dirai rien du tout à papa si Ally veut pas.

Je serre ma sœur un peu plus contre moi et tente de reprendre une


contenance. Je sais que je dois me reprendre, mais pour l’instant, c’est au-
dessus de mes forces. Je suis pourtant habituée à faire semblant et à afficher un
air joyeux et serein en toutes circonstances.

Mais il semble que je sois arrivée à un point de non-retour. Mon corps et


mon esprit ont atteint leurs limites face à la violence d’E et mon cœur est fendu
en deux face à l’absence d’Alec.

– Juste deux jours, Maman. S’il te plaît.


– Très bien, mais si tu ne vas pas mieux lundi soir, je ne te laisserai pas le
choix.
– D’accord. Merci.

Elle vient déposer un baiser sur mon front et tente d’emmener Dana avec
elle. Devant les circonstances actuelles, elle accepte de céder et de la laisser
dormir avec moi. Je suis soulagée car cela me permettra peut-être de ne pas
sombrer dans la folie de la terreur nocturne.

Je l’accompagne à la salle de bain et l’aide à enlever sa tenue de parfaite


petite princesse. Elle enfile son pyjama et retourne dans ma chambre. Je me
prépare également pour la nuit. Je ne me démaquille pas pour qu’elle ne voie
pas les bleus qui sont apparus sur ma gorge et ma mâchoire.

Je la rejoins, pensant la trouver sous la couette, mais elle est assise au


milieu de mes dessins qu’elle a étalés autour d’elle, les yeux brillants et la
main sur un croquis des mains d’Alec. Ses yeux oscillent d’une feuille à une
autre jusqu’à les avoir tous observés.

Elle se tourne vers moi et me sourit, d’un sourire qui me fait vibrer le cœur
d’émotion.

– Ils sont trop beaux, Ally. On dirait un ange.


– Tu as raison, ma chérie. C’en est un.
Chapitre 48

Alec

Mon cerveau n’est plus qu’un capharnaüm géant. Je n’arrive pas à croire
qu’Erwin puisse me faire un truc pareil. Le monde tourne décidément à
l’envers. Le vent me cingle le cou mais je ne ralentis pas. Enfin, le bâtiment où
se trouve notre chambre se profile devant mes yeux.

J’accélère encore, manquant de renverser deux étudiantes faisant un


jogging, au détour d’un virage. Je ne prends pas le temps de m’arrêter pour
m’excuser. L’inquiétude et la colère font de moi un pur connard détestable. Et
le pire, c’est que c’est vraiment le dernier de mes soucis.

Ma moto dérape dangereusement mais je parviens à me garer sans trop de


heurts. Le casque sous le bras, je m’élance dans la volée de marches qui
mènent à notre bâtiment. Alors que je bifurque dans le couloir, la tête baissée et
les yeux froncés, je me heurte violemment à quelqu’un.

– Monsieur Clarckson, bonjour. J’arrive justement de votre chambre.

Génial, monsieur Barms, l’intendant.

– Vous me cherchiez ? Je passerai plus tard à votre bureau, je suis pressé, là.
– C’est urgent. Cela concerne vos frais de scolarité. Venez avec moi, ce ne
sera pas long.

Putain de merde.

Ce n’est vraiment pas le moment.

Je tâche de me concentrer pour me souvenir de la dernière fois où j’ai réglé


mes frais, mais je n’y parviens pas. Si j’ai trop de retard, ils risquent de
prévenir ma mère. Pourvu qu’ils ne l’aient pas déjà fait. Sinon autant me
pendre maintenant.

Nous sommes arrivés dans le bureau de l’intendant. Il fouille dans ses


dossiers et l’angoisse menace de me faire imploser à chaque seconde qui
passe. Je dois en finir au plus vite pour retrouver Erwin et éventuellement lui
foutre mon poing dans la figure.

Enfin l’intendant trouve ce qu’il cherchait et me tend un stylo et trois


documents.

– Voilà, vous devez absolument me signer les trois exemplaires vu que c’est
un règlement externe aux comptes de l’université. Je sais que c’est pénible
toutes ces formalités administratives mais si on ne le fait pas très vite, le
paiement sera refusé et renvoyé.
– Excusez-moi monsieur Barms mais de quoi parlez-vous ?
– Du règlement de vos frais de scolarité.
– Mon paiement risque d’être rejeté ? Ou j’ai trop de retard ?
– Quoi ? Non, non. Tous vos frais de scolarité ont été réglés, et cela jusqu’à
la fin de l’année. Vous n’étiez pas au courant ?
– Pas du tout. Vous êtes sûr qu’il ne s’agit pas d’une erreur ?
– Absolument certain. Tout a été vérifié.
– Mais de qui vient ce virement ?
– Je n’ai aucun moyen de le savoir. Comme je le disais, c’est un virement
externe avec un expéditeur inconnu. Probablement un compte créé
virtuellement uniquement pour cette transaction. Les gens fortunés utilisent
beaucoup cette méthode pour faire des dons anonymes, ou régler des
successions tout en étant exonérés de taxes et impôts divers. Quelqu’un vous a
fait un cadeau apparemment.

Des gens fortunés ? Bordel, mais qu’est-ce que tu as fait Aleyna ?

Je signe à la hâte ces papiers, le remercie et prends congé. Je cours jusqu’à


ma chambre où je trouve Erwin au téléphone. Il me fait signe de patienter
quelques instants mais c’est absolument hors de question.

Je me rue sur lui, attrape son téléphone que je raccroche et balance plus
loin. J’agrippe Erwin par le col de sa chemise et le colle contre la fenêtre.
J’irradie d’angoisse et de colère et ma voix gronde en m’adressant à lui.
– Fini de jouer Erwin. Dis-moi ce que tu sais, maintenant !

J’aurais dû savoir que c’était vraiment la pire idée possible de m’attaquer à


lui. C’est un très bon lutteur et il me repousse en me faisant basculer à sa place
contre la fenêtre. Je tente de me dérober mais il résiste.

– Arrête tes conneries Alec. Bordel, on est dans le même camp, tu te


souviens ? Calme-toi mon frère !

Je prends soudain conscience de l’absurdité de cette scène. Je me calme et


Erwin me lâche aussitôt. Je m’effondre au sol, dos au mur, et il m’imite, me
fixant du regard. Le malaise qui m’envahit a un goût infect.

– Je suis… tellement désolé… Erwin, je… Putain, je suis désolé.


– C’est bon arrête. Je comprends, tu es complètement déboussolé.
– Mais ça ne doit pas être une excuse pour agir ainsi. Putain mais qu’est-ce
qui m’arrive ? Tout ça, ce n’est pas moi. Enfin j’ose l’espérer.
– Tu as peur pour la femme que tu aimes Alec. Et ça te fait dangereusement
disjoncter. Mais je suis avec toi, d’accord ? C’est pour ça que j’ai insisté pour
que tu viennes, car je sens bien que tu perds pied et tout ce que je veux c’est te
protéger.
– Maintenant, je le comprends. Pardonne-moi s’il te plaît.
– C’est bon, arrête de t’excuser, je te dis. Concentre-toi plutôt sur ce que j’ai
à t’apprendre.
– Rien de très réjouissant, j’imagine.

J’essaie de me préparer au pire en imaginant différents scénarios. Mais


qu’est-ce qui pourrait être pire que ce que ce malade lui a fait subir dans les
toilettes du campus ? Je songe à cet écrit qu’elle a réalisé pour ma mère.
J’essaie de me convaincre que c’est bien de la fiction et non pas un extrait de
son journal intime.

– Je m’inquiète tellement pour elle, Erwin. J’ai le terrible sentiment qu’elle


va faire une connerie. J’ai lu des choses tout à fait déplaisantes sur son
ordinateur et je viens d’apprendre qu’elle a réglé tous mes frais de scolarité.
C’est comme si elle faisait ses adieux, tu comprends ?
– Oui, j’essaie. Écoute, elle va bien. Enfin, disons que je ne pense pas
qu’elle va faire quoi que ce soit pour attenter à sa vie. Sinon je ne l’aurais pas
vue ce matin.
– Ce matin ?
– Oui. Emmy m’a appelé en partant de chez les parents d’Aleyna. Elle était
très inquiète. Elle m’a raconté que sa meilleure amie avait été agressée et j’ai
fait semblant d’être surpris. J’ai senti qu’elle ne me disait pas tout mais je me
demande si Aleyna ne lui a pas parlé de plus de choses.
– Pourquoi est-ce qu’elle n’est pas restée avec Aleyna si elle allait si mal ?
– Car elle le lui a demandé. Elles organisent avec leurs mères respectives un
gala de charité depuis des semaines et il a lieu ce soir. Aleyna n’est pas en état
de s’y rendre mais elle a supplié Emmy d’y aller malgré tout.
– Je la reconnais bien là. Mais alors où as-tu croisé Aleyna ?
– Je travaillais ce matin.
– Au dispensaire ? Mais qu’est-ce qui s’est passé, qu’est-ce qu’elle a ?

Je suis debout alors que je ne me souviens pas avoir ordonné à mes jambes
de bouger. Mon cœur bat trop vite pour ne pas être douloureux et ma gorge
s’est soudainement rétrécie. L’air a du mal à s’y engouffrer et je me sens déjà
défaillir. Erwin a sauté sur ses pieds pour se trouver à ma hauteur. Il pose ses
mains sur mes épaules et me regarde droit dans les yeux.

– Alec, respire, putain. Je n’ai même pas commencé et t’es déjà tout blanc.
Tu comprends pourquoi je t’ai demandé de venir ?
– Oui. OK, c’est bon, continue.

J’inspire et expire bruyamment, tâchant de calmer mon rythme cardiaque.


L’air me blesse en circulant entre ma bouche et mes poumons, comme si je le
forçais à entrer et qu’il n’appréciait pas du tout.

– Lorsque je l’ai vue la première fois, son visage m’a rappelé quelque
chose. Mais je n’arrivais pas à savoir pourquoi. J’ai laissé tomber en me disant
que j’avais dû la croiser lors d’une soirée étudiante. Jusqu’à ce matin. J’étais
dans une salle de préparation quand je l’ai aperçue. Et c’est là que je me suis
souvenu d’elle. Car Cindy m’a déjà parlé d’elle. C’est elle qui s’occupe
d’Aleyna chaque fois qu’elle vient. Elle ne veut personne d’autre et surtout pas
d’homme. Et si elle m’en a parlé, c’est qu’elle cherchait des conseils. Écoute
Alec, ça fait environ deux ans qu’elle vient régulièrement au dispensaire. Elle
ne nous a jamais donné son vrai nom. Elle fait des visites de contrôle pour le
dépistage des MST mais on l’a aussi souvent récupérée dans des états
déplorables.

Je crois que mon cœur a cessé d’alimenter mes organes en sang. Mon
regard est bloqué sur un point imaginaire sur le mur en face de nous et ma
bouche est entrouverte, cherchant à laisser échapper l’horreur que je ressens.

Deux ans ? Vivre des horreurs pareilles durant si longtemps ? Comment a-t-
elle pu survivre ? J’assimile les faits, repense à son écrit de ce matin. Et les
pièces du puzzle s’imbriquent doucement. Elle a un petit ami… Et c’est lui qui
la terrorise et la maltraite ainsi. Ça ne peut-être que cela. Pour durer depuis tant
de temps, c’est forcément quelqu’un de proche d’elle et c’est son calvaire
qu’elle raconte dans son devoir pour ma mère.

Je ne veux pas y croire et pourtant je savais déjà au fond de moi que c’était
la vérité. Comment supporter une réalité aussi écœurante ? Comment ne pas
devenir dingue en pensant à tout ce qu’elle a dû affronter durant ces deux ans ?
Et une minute…

– Attends… Pourquoi est-elle venue ce matin ?

Le regard que me jette Erwin ne présage rien de bon. Je ne suis pas sûr d’en
supporter davantage et pourtant je dois savoir.

– Cindy m’a confié qu’elle avait demandé un dépistage et qu’elle se


plaignait de douleurs dans la bouche et la gorge. Elle l’a examinée et…
– Et quoi ?
– Elle avait des traces de strangulation sur le cou et des hématomes sur le
bas des joues. L’examen buccal a révélé un ou plusieurs rapports sexuels, non
protégés et violents, datant de moins de vingt-quatre heures.

La décharge électrique qui traverse mon corps se répand à travers toute la


pièce. J’envoie une onde d’énergie apocalyptique à travers tout le campus,
souhaitant traverser chaque âme vivant à des kilomètres à la ronde, pour leur
faire partager ma douleur et ma colère.

J’entends mon hurlement déchirer l’air et je ne contrôle plus rien. Mes bras
se ruent vers mon bureau et renversent tout ce qui est dessus. Le fracas d’objets
brisés résonne dans ma tête comme un feu d’artifice. Mais ce n’est pas assez.
Je soulève le bureau et l’envoie se fracasser contre le mur. Je sens qu’on me
saisit les épaules et qu’on tente de me maîtriser mais ma rage et ma culpabilité
décuplent mes forces. Je me dégage en hurlant qu’on me laisse tranquille.

J’irradie de haine et mes poings tremblent à la recherche de quelque chose à


broyer. Finalement, ma main se heurte contre la fenêtre et le verre d’un des
carreaux vole en éclats. Le fracas et la douleur me ramènent enfin à moi.

Les tremblements de mes muscles se calment et les battements de mon cœur


reprennent doucement leur rythme normal. Je suis sorti du brouillard mais je
n’arrive plus à distinguer les images qui m’entourent.

Il n’y a plus ni formes, ni couleurs, ni contours. Seulement des points noirs


qui s’entremêlent devant mes yeux. Je m’effondre à genoux sur le sol et tente,
essoufflé, de récupérer mes esprits.

Un verre d’eau s’agite devant mes yeux et je l’attrape maladroitement.


L’hydratation et la sensation de frais me soulagent et je récupère petit à petit.

Erwin est près de moi, la mine inquiète et des griffures dans le cou.

– Alec ? T’es de nouveau avec moi ?

Je hoche la tête, encore incapable de parler. Je regarde autour de moi pour


découvrir que notre chambre ressemble à un champ de bataille. Erwin appuie
un tee-shirt sur ma main tout en me scrutant.

– Je suis désolé. Je crois que je suis devenu complètement dingue.


– T’as pété un câble, ça arrive à tout le monde.
– J’ai ravagé notre chambre !
– Oui et tu as essayé de m’arracher le visage aussi. Mais la crise est passée,
c’est bon, tu récupères tes esprits.

C’est donc moi qui l’ai griffé. Qui d’autre en même temps ? Crétin !

– Pourquoi t’es toujours là alors que je me comporte comme un véritable


connard ?
– Même si tu devenais le dernier des enfoirés, je serais toujours là. Je te
connais Alec, je savais que tu le prendrais mal. Sans me vanter, je pensais
pouvoir maîtriser ta colère, mais je dois admettre que j’ai échoué
lamentablement.

Il rit tout en versant de l’eau sur ma main pour tenter d’évaluer les dégâts et
je me réjouis d’avoir un tel ami.

– J’ai dû ameuter tout le campus.


– On est dimanche, personne n’est là. T’en fais pas. Au pire, je dirai qu’on
s’est disputés. Ça arrive souvent dans les vieux couples.

Je n’arrive pas à croire qu’il arrive encore à plaisanter alors que je viens de
manquer de le défigurer.

– Est-ce qu’elle avait d’autres blessures ?


– Pas à ma connaissance. Mais tu sais, elle ne nous laisse voir que ce qu’elle
veut. Et ça fait deux ans que Cindy essaie de la convaincre de lui parler ou de
contacter des personnes pouvant l’aider. Mais Aleyna a toujours refusé et tu
connais les règles, on ne peut pas forcer les victimes à se faire aider si elles ne
le souhaitent pas. Tu es bien certain de vouloir t’embarquer là-dedans ? Je ne
sais pas qui la maltraite ainsi mais ce mec est un sauvage. Je n’ai pas lu tous les
rapports la concernant mais le peu dont j’ai pris connaissance m’a écœuré. Je
suis un homme et en tant que tel j’ai honte de la frayeur qu’un de mes
semblables peut faire naître dans les yeux d’une femme.
– Comment peux-tu encore me demander cela ? Je l’aime, Erwin. À en
crever. Quand je pense à ce qu’il lui a fait, j’ai envie de l’étriper de mes mains.
Il faut qu’on trouve l’adresse de ses parents. Je dois aller la voir. Personne ne
sait ce qu’elle traverse. Et si elle faisait une crise plus importante qu’une autre
et qu’elle mettait fin à ses jours ? Je ne pourrais plus vivre sans elle, Erwin.
Son absence est trop cruelle et trop douloureuse. Si son cœur ne bat plus, alors
le mien n’aura plus aucune raison de le faire non plus. Je l’aime, tu
comprends ?

Erwin hoche la tête et me regarde, les yeux brillants.

– Oui Alec, je sais. Je voulais juste te l’entendre dire. Écoute, ta main n’a
pas l’air trop abîmée. Tu as eu de la chance, tu aurais pu t’arracher les tendons
ou pire encore. J’ai enlevé les plus gros morceaux de verre mais il faut que tu
passes une radio par précaution.
– OK, donc tu n’as rien écouté du tout. Je dois aller voir Aleyna.
– Ne sois pas si borné. Bien sûr que je t’ai écouté. Mais tu sais comme moi
que si des morceaux microscopiques de verre sont entrés dans tes chairs,
demain ce sera l’infection et tu risques de ne plus jamais retrouver une
mobilité complète. Et si tu veux pouvoir aider Aleyna, tu as besoin que tes deux
mains soient en parfait état de marche, je me trompe ?
– Non et ça m’énerve. C’est d’accord pour les radios, à condition qu’en
route tu appelles Emmy pour essayer d’en apprendre plus. Moi je vais appeler
ma mère pour tenter de la convaincre de vérifier les dossiers de son université
et de me donner l’adresse des parents d’Aleyna si elle y figure.
– Parfait, tu deviens presque raisonnable. Allons-y.
Chapitre 49

Aleyna

Dana passe une fois de plus la nuit dans ma chambre. Elle a peiné à
s’endormir, encore sous l’excitation du gala. Pour se distraire, elle m’a posé
mille questions sur Alec. Pas sur lui non, mais sur ce qu’elle croit qu’il est : un
ange gardien.

Elle voulait savoir quel était son nom et ce qu’il faisait pour moi. Alors je
lui ai dit la vérité. Après tout, Alec est vraiment mon ange gardien. Je pense à
lui quand tout va mal et il est toujours présent pour moi. Il me guide, me
protège et m’apporte un immense réconfort.

Bien sûr je ne le reverrai pas, mais un ange gardien n’est-il pas censé
demeurer invisible ?

J’observe ma sœur qui respire tranquillement près de moi. Je me refuse à


fermer les yeux, trop terrifiée par les images qui hantent mon esprit. Lorsque
le sommeil me rattrape, je suis contrainte de me laisser faire, au moins
quelques instants.

Jusqu’à ce que je me réveille tremblante et étouffant mes cris. Je me blottis


contre ma sœur, tâchant d’apaiser mes angoisses. Mais les nausées m’assaillent
et je me lève le plus discrètement possible pour ne pas la réveiller. De nouveau,
je plonge la tête au-dessus de la cuvette des toilettes.

Une fois la crise passée, je me faufile de nouveau dans la chambre et installe


Dana dans mes bras. Je la conduis dans sa chambre et l’allonge dans son lit.
Elle remue légèrement mais ne se réveille pas. Je la borde, l’embrasse sur le
front et m’éclipse. De retour dans ma chambre, j’attrape ma couette, l’enroule
autour de moi et m’installe dans un angle de la pièce, à même le sol. J’imagine
Alec près de moi, me serrant dans ses bras.
Mon cœur saigne : enfin je comprends l’étrange assemblage de ces mots.

Pourquoi me manque-t-il autant ? Une histoire entre nous est impossible


pour tellement de raisons. Je suis sûre qu’il m’a déjà oubliée ou que ça ne
tardera plus. Je ne doute pas de sa sincérité et je pense qu’il a vraiment cru
tenir à moi. Seulement ce n’était qu’une illusion. Pris dans sa propre détresse,
il s’est accroché à la mienne, se persuadant que m’aider l’apaiserait également.

Le pire pourrait être qu’il ait eu pitié de moi. Cette idée est plus
insupportable que les autres, plus encore que de penser qu’il continuait à me
voir pour ce qui nous a fait nous rencontrer la première fois. Une voix presque
inaudible tente de me contredire et de me rappeler qu’il a réellement tenu à
moi. Et ce, pour rien d’autre que moi.

Mais je fais taire cette voix, je sais pertinemment que je ne suis pas une
femme qui mérite de recevoir de l’amour. Surtout pas d’un homme comme lui.
Je ne peux pas continuer à croire en l’idée que je puisse vivre comme une
femme normale, pas après ce que j’ai subi. Qui voudrait vivre avec une femme
brisée alors qu’il y en a des milliards d’autres, en parfait accord avec leur
corps et leur esprit ? Je sais que je dois le laisser partir.

Cela fait déjà plusieurs heures que je suis prostrée dans la même position.
Un bruit dérange mon apathie. Ce n’est pas la première fois que je l’entends
mais jusqu’ici, je n’y avais pas prêté attention.

Maintenant, ce bruit m’obsède et me met les nerfs à vif. Il me pousse à sortir


de ma couette et à fouiller ma chambre. Je me guide au son et alors que je
m’en rapproche, le silence s’installe de nouveau.

Furieuse, je fais demi-tour pour retourner m’asseoir mais ce maudit truc se


remet en marche. Je chasse un tas de linge au pied de mon lit et le son
s’accentue.

Au contact du sol, j’identifie enfin ce que j’entends : un vibreur de


téléphone. S’il était à peine audible au milieu de mon linge, maintenant j’ai
l’impression qu’il fait trembler tout l’étage.

Enfin, je mets la main dessus et l’observe, dubitative. Une chose est sûre, ce
n’est pas le mien. Après l’avoir noyé, je l’ai balancé dans une poubelle voisine
en allant au dispensaire. En le regardant de plus près, il me semble que c’est
celui d’E.

Pourquoi aurait-il laissé son téléphone ici ? Ça n’a aucun sens, il est
toujours collé à ce fichu truc. Sur l’écran s’affichent plus d’une centaine
d’appels en absence d’un numéro non enregistré.

Tout a été vidé, il n’y a plus ni répertoire, ni applications, ni photos. Le


même numéro s’affiche de nouveau. Mon instinct me pousse à répondre même
si je suis certaine de ne pas vouloir entendre sa voix.

– Allô ?
– Aleyna, enfin ! Tu sais que ça fait des centaines de fois que j’essaie de te
joindre.
– Pourquoi tu m’as laissé ton portable ?
– Car tu as joué aux petits bateaux avec le tien. Et que j’ai besoin de pouvoir
t’appeler.
– Je croyais que tu étais en séminaire pour trois jours.
– C’est le cas.
– Tu n’as rien d’autre à faire que de m’appeler sans arrêt ?
– On ne travaille pas la nuit, Aleyna. Ne sois pas si dure avec moi. Je
voulais savoir comment tu allais.
–…
– Aleyna, je t’en prie. J’aurais aimé rester près de toi, mais c’était
impossible. Tu es toujours chez tes parents ?
– Oui.
– Ton père rentre quand ?
– Pourquoi tu veux savoir ça ? Tu as peur qu’il te perce à jour ? Tu sais que
ça a toujours été lui le plus difficile à convaincre. Je serai partie avant son
retour, ne t’inquiète pas !
– C’est pour toi que je me fais du souci. Je te rappelle que je t’ai évité de
justesse de sauter par la fenêtre.
– Encore une idée stupide. Ne crois-tu pas que ce soit le seul dénouement
possible pour nous ?
– Bien sûr que non. Je t’aime, Aleyna, plus que tout. Te perdre serait la pire
chose qui pourrait m’arriver.
Je ferme les yeux, tâchant d’oublier les inepties qu’il déblatère. Comment
peut-il prétendre m’aimer et me faire autant de mal. Ça n’a aucun sens.

– Écoute, je sais que j’ai pété les plombs cette semaine. Mais t’imaginer
dans les bras d’un autre, ça me rend complètement dingue. Je suis désolé,
d’accord ?
– Tu as été trop loin cette fois. Un simple « désolé » ne suffira pas à me
remettre debout. J’ai besoin de temps.
– Et moi j’ai besoin de toi et de ton corps. Ta peau me manque déjà, Aleyna.

Et voilà, je pleure. Encore. Je déteste ces conversations post-crise. Où il


pense vraiment que je lui pardonne, où il croit que je vais oublier. Mettre de
côté sa violence, mes os brisés et mon corps ravagé par ses désirs. À chaque
fois c’est la même rengaine. Il s’excuse quand il y va trop fort, quand il a trop
bu et qu’il n’a pas réussi à se contrôler.

Et moi je fais semblant, pour qu’on puisse retrouver notre enfer quotidien.
Si je ne le fais pas, je m’expose à des colères plus terribles. La seule fois où
j’ai réellement tenté de le quitter, il a failli me tuer. Ses mains se sont serrées si
fort autour de ma gorge que la vie s’est mise à me quitter lentement.

Au dernier instant, il s’est arrêté. Mon cœur s’était ralenti à l’extrême et je


suis passée à quelques secondes de la syncope. Nous étions en voyage tous les
deux et nous avons fini nos vacances à l’hôpital. Funeste souvenir.

Maintenant, dès qu’il pose ses mains autour de mon cou, une panique
viscérale s’empare de moi. Il adore s’en servir pour me faire plier lorsque je
tente de lui résister, comme il l’a fait il y a deux jours.

– Aleyna ?
– Oui, je suis toujours là.
– Parle-moi, mon amour.
– Je suis épuisée, Élias. S’il te plaît, je ne te demande que quelques jours de
répit. Je te jure de ne plus revoir celui qui provoque ta colère. Crois-moi,
c’était juste un ami. Mais si ça peut t’apaiser, je n’aurai plus de contact avec lui.
– D’accord, je veux bien te croire. Repose-toi chez tes parents encore un
peu. Tu rentreras chez nous avant que ton père ne revienne et je te rejoindrai
dans la semaine. Dors maintenant, il est si tard. Je t’aime mon amour, prends
soin de toi.

Il a coupé mais je reste accrochée au téléphone, refusant d’entendre ces


paroles. De nouveau, il me dit comment gérer mes journées, quoi faire… Et il
ose me dire de prendre soin de moi, quelle ironie. Je balance son foutu
téléphone par terre mais le ramasse presque aussitôt, prise d’une intuition
énergisante.

Je descends le plus discrètement possible et me rends dans le bureau de mon


père. J’allume son ordinateur et cherche un logiciel. Il y a quelques années,
suite à une malencontreuse manipulation, mon père a perdu toutes les données
de son téléphone, une véritable catastrophe à en entendre ses hurlements. Son
meilleur ami, qui travaille dans une unité spéciale des forces de l’ordre, lui a
installé un outil permettant de récupérer tous les fichiers effacés.

Aujourd’hui, il est temps que je le teste sur le portable d’E.

Qui sait les noirs secrets que je pourrais découvrir ?


Chapitre 50

Alec

L’avantage de faire du bénévolat à l’hôpital c’est qu’on s’occupe rapidement


de moi. Évidemment, tout le monde cherche à savoir comment je me suis fait
ça. Erwin me couvre en affirmant qu’un de nos jeux d’adolescents attardés a
dégénéré.

Sa bonne humeur et sa sociabilité naturelle font de ce mensonge une douce


vérité aux oreilles de qui veut bien écouter. Il a eu raison d’insister, car du
verre s’était effectivement logé dans les plaies. Maintenant tout est retiré, ils
m’ont fait quelques points par précaution et bien sûr, je suis privé de bénévolat
pour quelques semaines. En retournant dans le hall d’accueil, je retrouve Erwin
qui taquine une infirmière.

– Hey ! Erwin, tu t’es bien amusé ?


– Oh oui, comme toujours dans les hôpitaux.

Enfin, nous sortons à l’air libre et je lance un regard plein de sous-entendus


à Erwin.

– Oh, je t’en prie Alec. On discutait c’est tout. C’est terminé pour moi les
conneries. Maintenant, je suis avec Emmy et uniquement avec elle.
– Elle fait de toi un autre homme, je ne te reconnais plus !
– C’est bien à toi de me faire la morale !

Nous nous installons dans la voiture et je consulte mon téléphone. Ma mère


a essayé de me rappeler. Aussitôt, je compose son numéro et suis soulagé
d’entendre sa voix.

– Alec ? J’ai eu ton message, qu’est-ce qui se passe ?


– J’ai besoin de toi, Maman. Je dois aller voir Aleyna mais je ne sais pas où
ses parents habitent. Tu crois que tu pourrais vérifier dans son dossier
universitaire si elle y figure ? Je sais que ce n’est pas autorisé mais j’ai
vraiment besoin de la voir.
– Tu as raison, c’est interdit de consulter les dossiers pour transmettre des
informations personnelles.
– Maman, je t’en prie.
– Laisse-moi finir, Alec. Je n’ai pas besoin de le faire. Avec Aleyna on s’est
souvent vues en dehors des cours et il m’est arrivé de la raccompagner chez
elle. Je viens de t’envoyer son adresse par message.

Un immense soulagement m’envahit, accompagné d’un énorme sentiment


de gratitude envers ma mère.

– Tu ne cherches pas à savoir pourquoi ?


– Non, Alec. J’ai confiance en toi et je tiens vraiment à Aleyna. Si tu réussis
là où j’ai échoué, je ne pourrai qu’en être heureuse. Elle a besoin d’aide et elle
a toujours refusé la mienne. Aide-la si tu peux, mon chéri.
– Merci maman. Tu es parfaite et je sais que je ne te le dis jamais mais je
t’aime, maman.
– Je le sais, Alec. Et moi aussi je t’aime. Tiens-moi au courant, d’accord ?
– Bien sûr.

À peine raccroché, je trouve effectivement un message de ma mère avec


l’adresse des parents d’Aleyna. Une rue des beaux quartiers, évidemment.
Alors qu’Erwin roule dans cette direction, je me sens soudain nerveux.

Qu’est-ce que je vais dire à ses parents ? Et s’ils refusent de me laisser


entrer ? Je ne peux pas leur avouer comment je connais leur fille sans la trahir,
mais je ne peux pas non plus mentir effrontément.

– Alec ?
– Quoi ?
– On est arrivés.
– Oh !

Effectivement, la voiture s’est immobilisée au milieu d’un quartier où les


maisons ressemblent plus à des villas, se dressant sur plusieurs étages,
adoptant des formes étranges et surplombant des jardins immenses avec
piscine, le tout clôturé férocement pour dissuader d’éventuels malotrus.
– Tu veux que je vienne avec toi ? Ou que je t’attende ?
– Merci de m’avoir déposé. Il faut que je continue tout seul. Ne t’en fais pas,
même si je ne peux pas la voir, je rentrerai par mes propres moyens.
– Je ne suis pas sûr de vouloir te laisser seul.

Je lui tape amicalement sur le bras, le regarde d’un air entendu, inspire
profondément et sors de la voiture. À mon grand étonnement, le portail n’est
pas verrouillé. Je me glisse donc à l’intérieur de la propriété et suis ébloui par
le nombre de voitures luxueuses qui occupent l’espace.

Le chemin jusqu’à la porte d’entrée me paraît interminable. L’angoisse


inonde davantage mon corps à chacun de mes pas. Enfin j’y suis, mon cœur se
met à battre si fort que j’ai peur que toute la maison perçoive ses battements.

Je l’imagine dans une des pièces, à quelques pas de moi et le désir de la voir
propulse mon poing contre la porte. Au bout de quelques instants, une femme
élégante m’ouvre. Elle me sourit poliment et je vois les yeux d’Aleyna en elle.

– Bonjour madame.
– Bonjour. Que puis-je faire pour vous ?
– Pardonnez-moi de vous déranger madame. Je m’appelle Alec Clarckson
et j’aimerais voir Aleyna.

Son air suspicieux me met mal à l’aise et lorsque ses yeux se posent sur ma
main bandée, je suis à deux doigts de partir en courant. Alors qu’on se
dévisage depuis quelques secondes, une petite fille surgit de je ne sais où et me
heurte en essayant de saisir ma taille. Elle me tend les bras et je l’aide à
grimper dans les miens.

– Alec ! Tu es venu pour qu’Ally soit plus triste ?


– Salut toi ! Tu dois être Dana ? Ta sœur m’a beaucoup parlé de toi, elle
t’aime beaucoup, tu sais ?
– Oui, je sais. Mais aujourd’hui, elle ne veut même pas que j’aille dans sa
chambre.

Voir autant d’inquiétude et de tristesse dans les yeux d’une si petite fille
augmente mon angoisse pour Aleyna. Leur mère me regarde de nouveau mais
quelque chose a changé dans son expression.
– Dana, tu connais ce jeune homme ?
– Bah oui maman, c’est Alec, l’ange d’Ally. Elle a fait plein de dessins de
lui, ils sont trop beaux !
– Comment ça, l’ange ? Ally s’est remise à dessiner ? Depuis quand ?

Le désarroi se lit maintenant dans ses yeux. Elle est inquiète pour sa fille,
c’est une évidence.

– Elle assiste à un atelier de dessin sur le campus. Je suis étudiant aussi et


c’est là que nous nous sommes rencontrés. Je suis modèle de temps en temps,
pour me faire un peu d’argent. Et la dernière fois, je posais avec des ailes
d’ange.

Ce piteux mensonge semble fonctionner et je ne sais pas pourquoi l’idée de


voir sa fille dessiner de nouveau semble l’apaiser.

– Je m’inquiète pour Aleyna. Est-ce qu’il serait possible de la voir ?


– J’ai cru qu’elle allait mieux hier soir. Mais depuis ce matin, ça a empiré.
Elle ne veut plus sortir de sa chambre, ni nous voir. Elle dit qu’elle est malade
et qu’elle a une terrible migraine mais je sens bien que ce n’est pas tout. Si
vous arrivez à l’aider, je vous laisse agir. Je ne sais plus quoi faire.

Elle s’écarte du passage pour me laisser entrer. Je ne me fais pas prier et


dépose Dana doucement sur le sol. Je reconnais le son de la voiture d’Erwin et
devine qu’il a attendu d’être sûr que je sois invité à entrer avant de s’éclipser. Il
agit parfaitement, comme toujours.

Dana m’indique le chemin et m’abandonne devant la porte d’Aleyna. Je


frappe doucement et n’obtiens aucune réponse. Sa porte est verrouillée mais un
des avantages d’avoir grandi dans un quartier parfois mal fréquenté, c’est que
je peux crocheter presque n’importe quelle serrure. En quelques secondes, la
porte me cède et je m’engouffre dans la pièce. Je referme derrière moi et tente
d’habituer mes yeux à la pénombre.

– Aleyna ?
– Tu n’as rien à faire ici. Non, rien du tout. Tu ne devrais pas être là.

Sa voix est… si différente… caverneuse, brisée, comme morte. La douleur


m’inonde en véritable fléau. C’est ma faute si elle est à la dérive, jamais je
n’aurais dû la laisser. À tâtons, j’inspecte un meuble près de moi et tombe sur
une lampe de bureau.

Elle éclaire faiblement mais au moins je ne suis plus sans repères. Mes yeux
fouillent sa chambre jusqu’à s’arrêter sur son corps pelotonné dans un coin de
la pièce. Son magnifique visage n’a plus d’autres expressions que la terreur et
la souffrance. Ses yeux sont creusés par les larmes qu’elle a dû verser durant
des heures.

Une lueur fantomatique les traverse comme si elle avait abandonné tout
espoir. Son désarroi me frappe en plein cœur et je supplie Dieu de me laisser
aspirer tous ses cauchemars et ses tourments. Je veux prendre sa désolation
pour ne lui laisser que mon amour.

– Mon Dieu, mais qu’est-ce qu’il t’a encore fait ?

Je m’approche doucement d’elle mais je m’arrête, voyant qu’elle tente de


s’enfoncer davantage dans le mur.

– Aleyna, c’est moi, Alec. Je t’en prie, laisse-moi t’aider.


– Non ! Je sais pourquoi tu es là. C’est lui qui t’envoie ? Tu veux aussi
prendre ton pied, c’est ça ? Parfait ! Alors qu’on en finisse !

Elle se lève violemment et une bouteille roule à mes pieds. Une bouteille
d’alcool. Vide. Aleyna est collée à moi et tente de détacher ma ceinture. Sa voix
est empreinte de colère et je ne la reconnais pas. Je saisis ses mains mais elle
continue à vouloir ouvrir mon pantalon.

– Aleyna, arrête !
– Quoi ? Tu préfères le faire ?

Elle s’écarte un peu et enlève son pull. Elle est là devant moi, si fragile et
tellement en colère.

– Fais ce que tu as à faire. Ne t’occupe pas de moi. Oh mais j’y pense, tiens,
si tu veux ajouter un film à sa collection, ne te prive pas.

Elle me colle entre les mains un téléphone que je n’avais jamais vu


auparavant.

– Aleyna, écoute-moi. Je ne sais pas de quoi tu parles, je ne suis pas venu


pour ça. Rhabille-toi s’il te plaît. Ça va aller.

Je ramasse son pull et m’approche d’elle pour l’aider à le remettre mais elle
me rejette, frappe ma poitrine et me hurle dessus.

– Laisse-moi ! Va-t’en ! Pourquoi tu es là ?


– Parce que je t’aime, Aleyna.

Sa violence s’arrête aussitôt et elle se fige, m’observe en clignant des yeux.


Elle est choquée de ce que je viens de lui dire. Ce n’était pas prémédité, c’est
seulement la vérité. Sa voix chevrote, étranglée par les larmes qu’elle retient et
elle tente de s’éloigner de moi.

– Non, tais-toi ! Tu n’as pas le droit… non, pas le droit de me dire ça.
– Je t’aime, Aleyna et ce depuis le premier jour où j’ai posé les yeux sur toi.
Mon cœur a su immédiatement qu’il avait été créé pour battre auprès du tien.
Tu entends ? Je t’aime.

Je m’approche doucement d’elle, et en prenant toutes les précautions


possibles, l’attire doucement contre moi. Elle se débat encore, même si sa
colère semble avoir disparu.

– Je t’aime, Aleyna. Je ne vais pas m’en aller. Laisse-moi être à tes côtés,
s’il te plaît.

Petit à petit, elle m’accorde un peu plus de liberté, jusqu’à ce qu’elle soit
complètement dans mes bras, où elle s’effondre. Je l’accompagne vers le sol et
la serre contre moi, comme si nos vies en dépendaient. Elle fond en larmes et
sanglote douloureusement. Je la berce tendrement tout en caressant ses cheveux
et en lui murmurant combien je l’aime. Je suis prêt à lui répéter durant des
heures s’il le faut.

Mes propres larmes viennent me taquiner et je les autorise à figurer dans


cette scène. J’essaie d’aspirer les tremblements d’Aleyna par la communion de
nos deux corps, je veux ressentir sa souffrance pour qu’elle ne lutte plus seule.
Mon autre main tient toujours le téléphone. Par-dessus ses épaules, je jette
un œil. L’écran est figé sur les vidéos contenues dans le portable. Les
miniatures me donnent des haut-le-cœur et je comprends ce qu’elle voulait dire
en parlant de sa collection. C’est celle de son bourreau…

Sur la dernière, je reconnais les toilettes du campus. Je la lance en


m’assurant d’avoir coupé le son. C’est une véritable scène d’horreur qui se
joue devant moi. Ce psychopathe a tout filmé et à en croire les autres fichiers,
ce n’était pas la première fois.

Je le vois s’emparer de son corps comme s’il lui appartenait. Je le regarde


faire jouer son couteau contre sa joue, puis contre ses hanches. Je peux presque
entendre les cris d’Aleyna et la souffrance que je vois sur son visage manque
de me faire imploser. Une douleur insupportable se niche sous mon estomac et
me retourne les entrailles.

Lorsque je le vois la pénétrer en force, encore et encore jusqu’à ce qu’elle


manque s’évanouir, mon cerveau manque d’oxygène et je dois faire un effort
inédit pour ne pas crever d’effroi.

Je ne peux pas continuer davantage et préfère couper la vidéo. Oui, je suis


lâche de ne pouvoir supporter en images ce qu’elle a vécu. Bien sûr, je m’étais
imaginé des centaines de fois ce qu’il lui avait fait subir mais jamais je
n’aurais pensé à une telle brutalité.

Putain, ce salopard se conduit plus férocement qu’un animal sauvage. Il l’a


attaquée sans hésitation, ne lui laissant aucune chance.

Comment a-t-elle pu survivre à une telle horreur ?

Je laisse le téléphone tomber par terre et pose ma main dans le dos


d’Aleyna. Elle semble s’être calmée un peu mais elle pleure toujours.

L’effroi, la colère, la douleur et la haine laissent place à la détermination.

Jamais plus.

Non, jamais je ne laisserai ce dingue poser à nouveau les mains sur elle.
Maintenant, mes seules préoccupations vont être de la protéger, de l’aider à se
relever de ce cauchemar effroyable et de l’aimer chaque jour que nous
passerons ensemble.

Enfin, une certitude s’impose à moi : il est impensable qu’il s’en tire.

Il doit payer.
Chapitre 51

Aleyna

J’ai trop bu. C’est un fait. Surtout pour quelqu’un qui ne boit jamais. Mais
c’est la seule solution que j’ai trouvée pour ne pas m’enfoncer un rasoir dans
les veines. Alors que je pensais ne pas pouvoir être plus mal, j’ai récupéré les
fichiers de ce foutu téléphone.

Tout ce que je voulais, c’était trouver des messages compromettants


pouvant le mettre en porte à faux. Mais non, tous ces messages étaient pour
moi ou ses stupides amis. Il y avait très peu de photos mais en revanche, une
multitude de vidéos.

Depuis deux ans, ce sadique filme les pires moments de ma vie. Mais qu’est-
ce qui ne va pas chez lui ? J’ai alors tout imaginé. Je me suis inventé des scènes
où il montrait ses films à ses amis et où ils prenaient du plaisir face à mes
hurlements et aux humiliations. Ma tête s’est mise à bourdonner et je ne
pouvais plus respirer. J’avais envie de hurler mais le peu de raison qui me
restait m’a intimé de me taire pour ne pas affoler ma mère et ma sœur.

Je suis remontée dans ma chambre et j’ai pleuré ma rage. Quand je n’ai plus
eu de larmes, j’ai vomi mon dégoût et après avoir perdu plusieurs fois
connaissance, j’ai vidé les deux bouteilles qui me restaient. J’ai refusé les
demandes incessantes de ma mère et de ma sœur et je suis restée
recroquevillée sur le sol.

Jusqu’à ce qu’il arrive.

Encore en plein flou, j’ai très mal réagi. Il ne devait pas être là, non. Je l’ai
rejeté, je l’ai frappé mais il est resté, il a dit qu’il m’aimait. Moi. Aleyna,
femme torturée depuis deux ans, détruite et en passe de devenir folle à lier.

Je n’ai pas voulu le croire, et j’ai essayé de lui montrer ces saloperies de
vidéos. Pour qu’il me voie, pour qu’il comprenne qui je suis : un morceau de
viande usagé.

Je ne veux pas qu’il me console, je ne veux pas qu’il m’aime. Je ne peux pas
le laisser faire ça, il mérite quelqu’un d’autre. Une personne belle, équilibrée et
sans mal qui la ronge. Bientôt il ne restera plus rien de moi, qu’un cœur vide et
ravagé par cette douleur insupportable et nauséabonde.

Dans ce cas, pourquoi je le laisse me serrer dans ses bras et me chuchoter


des paroles apaisantes tout en caressant mes cheveux ? Pourquoi mes sanglots
s’apaisent sans mon consentement ?

Mon cœur qui est en mille morceaux semble les rattacher un par un, comme
s’il voulait cicatriser, mais je m’accroche pour ne pas laisser disparaître le
poison qui circule dans mes veines. Je refuse qu’il me guérisse, je ne le mérite
pas.

Il est hors de question d’accepter son amour car le bonheur m’est interdit. Je
tente de m’échapper de son étreinte mais mon corps refuse de bouger, trop
heureux de ce moment de calme.

– Alec… je t’en prie, tu ne dois pas rester ici.


– Je ne vais pas te laisser, c’est hors de question.
– Tu ne comprends pas, je ne suis pas faite pour toi. C’était déjà vrai avant et
ça l’est encore plus maintenant. Crois-moi, tu ne veux pas vivre ainsi, dans la
peur et la douleur.
– Je n’ai pas peur, Aleyna.
– Il te tuera.
– Ne le laisse pas nous séparer, il t’a déjà fait tellement de mal. Laisse-moi
prendre soin de toi. Je t’aime, tu sais ce que ça veut dire ? Que je ne
t’abandonnerai pas. Je ne peux plus vivre sans toi.
– Je ne veux pas que tu aies pitié de moi.
– De quelle pitié tu parles ? Tu ne comprends pas que m’éloigner de toi est
impossible ? Et ce n’est pas à cause de ce qui t’est arrivé. Depuis que j’ai posé
les yeux sur toi, je ressens ce besoin de veiller sur toi, de te toucher, de t’aimer.
Dès que je t’ai vue, mon cœur s’est adapté aux battements du tien.

Je prends tous ces mots en pleine figure, assimilant malgré moi ce que
j’entends. Il ne cesse de répéter qu’il m’aime. Et mon esprit me hurle que je
l’aime aussi. Plus que tout, plus que ma propre vie.

Une part de moi a terriblement envie d’être à lui, de me laisser aller au


bonheur. Mais mes peurs me collent au mur, s’enroulant autour de mes
poignets et de mes chevilles, me laissant là, paralysée et dans l’incapacité de lui
dire que moi aussi, je l’aime plus que tout.

Il bouge contre moi pour que nos visages se retrouvent l’un en face de
l’autre. Je remarque qu’il a pleuré et mon cœur se serre.

En croisant son regard, je suis inondée par mes sentiments et il entend mon
appel, saisissant ma joue dans sa main et mes lèvres entre les siennes.

Sa douceur m’apaise et me réchauffe de l’intérieur. Je sens qu’il hésite, ne


voulant pas me blesser et je ne l’en aime que davantage.
Chapitre 52

Alec

Le contact de ses lèvres m’apporte un sentiment de quiétude au milieu de


cette tempête de colère et de douleur. Je sens qu’elle est complètement perdue
et que je peux la perdre à tout moment.

J’ai cru sentir qu’elle voulait que je l’embrasse mais à présent je ne suis
plus sûr de rien. Je me sépare d’elle pour l’observer et ma poitrine me fait mal.

Je caresse ses joues jusqu’à son menton où des bleus se dessinent sous des
marques de doigts. Je dénoue le foulard qu’elle porte et elle détourne la tête,
gênée que je découvre les ecchymoses qui recouvrent sa gorge.

La marque des mains de ce salopard est visible et ne laisse aucun doute sur
la violence qu’il lui a infligée. Les paroles d’Erwin me reviennent en mémoire
et ma colère gronde de nouveau. Je dois savoir qui il est, le retrouver et lui
faire regretter d’avoir osé poser ses mains sur elle.

– Aleyna, dis-moi, qui est-il ? S’il te plaît. Maintenant tu n’as plus rien à
craindre.
– Je ne peux pas, Alec.
– Pourquoi est-ce que tu le protèges ?
– C’est toi que je protège. Je ne pourrais jamais me le pardonner s’il te
faisait du mal.
– C’est à moi de prendre soin de toi, Princesse.
– Tu n’as pas idée des conséquences que cela engendrerait.
– Qu’est-ce que tu ne me dis pas ? Putain, c’est qui ce mec ?

J’ai haussé la voix et elle a reculé presque imperceptiblement. Voilà que je


recommence à me comporter comme un connard.

– Excuse-moi, Aleyna. Mais ça me rend fou, je ne veux plus jamais qu’il te


touche.
– Est-ce qu’on peut en parler plus tard ? Je n’ai plus les idées claires.

Plus tard. Pourquoi pas oui, mais en attendant, hors de question que je la
quitte des yeux. Je sais qu’elle a été au dispensaire il y a peu mais je me
demande si je ne devrais pas l’emmener à l’hôpital.

– Alec ? Je sais que je suis dans un piteux état mais je n’ai pas besoin de
soins. J’ai vu un médecin hier.
– Lirais-tu dans mes pensées ?
– Non, pas dans tes pensées, mais dans tes expressions.

Sa paume enveloppe ma joue et je ferme les yeux quelques secondes.

– Ta mère et ta sœur s’inquiètent pour toi.


– Oui, j’imagine. Est-ce que tu veux bien me ramener chez moi ? Je ne dois
plus être là au retour de mon père ou il risque de devenir incontrôlable.
– C’est parce qu’aucun homme n’aime voir souffrir la fille qu’il aime. Je
veux bien te ramener chez toi mais tu dois rassurer ta mère avant de partir.
– Tu as raison. Mais avant, j’ai besoin d’une douche. J’ai tellement bu que
j’ai l’impression d’avoir pleuré des larmes au rhum et au whisky. Et il faut que
je me remaquille. Je ne pourrais pas leur expliquer ces nouvelles marques.

Alors que je l’aide à se lever pour aller à la salle de bains, ce qu’elle vient
de dire résonne de mes oreilles jusqu’à mon cerveau.

Les nouvelles marques ?

Cela signifie que sa mère a vu celles de lundi et qu’elle est donc chez ses
parents depuis que je l’ai laissée pour aller en cours.

Ce qui ne peut vouloir dire qu’une seule chose : qui que soit cet enfoiré, il
est venu l’agresser ici. Sa mère et sa sœur le connaissent donc forcément.

Désolé, Aleyna, si tu ne veux pas me dire qui est ton bourreau, je


l’apprendrai d’une autre façon.
Chapitre 53

Aleyna

Je ne sais pas où tout cela va nous mener. En revanche, je respire de


nouveau sans avoir l’impression qu’on me plante une aiguille dans le poumon
à chaque inspiration. Je suis encore embuée par l’alcool mais je sens malgré
tout que l’espoir s’engouffre dans mon âme.

J’essaie de continuer à me persuader que ce n’est pas raisonnable, que je ne


dois pas le laisser faire. Mais j’ai tellement besoin de lui, de ses caresses et de
ses baisers. Grâce à lui, je sais enfin ce que veut dire le mot aimer. J’ai
vraiment envie de me laisser aller, au moins pour quelques instants, le temps
de recouvrer un semblant d’équilibre mental.

J’ai du mal à tenir debout, engourdie par tant d’heures passées prostrée sur
le sol. Mais je ne suis pas seule, Alec me soutient sans se défaire de son
masque de colère et d’inquiétude. Il est tellement tentant de le laisser veiller sur
moi, je suis épuisée de protéger les gens que j’aime.

Mais il en fait partie et si j’accepte qu’il entre définitivement dans ma vie, il


sera en danger. Ma tête tourne violemment et mon front s’écrase contre
l’épaule d’Alec qui me maintient contre lui.

– Je ne suis pas sûr que la douche soit une bonne idée, Princesse.
– Si, j’en ai vraiment besoin. Il faut juste que je fasse taire mon cerveau et
que je me concentre.

Allez Aleyna, une chose à la fois, un pas après l’autre.

J’ai l’impression de marcher dans l’eau au milieu d’objets qui flottent.

Je les repousse au large pour continuer à avancer. Je sais qu’ils reviendront


mais pour l’instant, je ne suis pas en mesure de les affronter. Alec m’aide à
rejoindre la salle de bains et je sais que je ne tiendrais pas sans lui.

– Tu veux bien m’accompagner ?


– Aleyna, je… je ne sais pas si c’est une bonne idée. Tu sais, rien n’a changé
et je ne suis pas sûr de contrôler mon corps et ses réactions.

Il baisse la tête, confus, et je ne peux m’empêcher de sourire faiblement.


Qu’il me désire reste toujours quelque chose d’incompréhensible pour moi.
Pourtant, au lieu de m’effrayer, cela me donne du courage.

– S’il te plaît, Alec. Ne t’en fais pas pour ça, d’accord ?

Il m’attire vers lui et saisit mes lèvres. Son baiser est fait de velours et a la
fraîcheur de la rosée du matin. Mes mains partent à la rencontre de son dos en
se faufilant sous son tee-shirt et nos bouches se cherchent davantage.

Nos hauts viennent s’écraser sur le sol et je manque défaillir lorsque ses
doigts effleurent la courbure de mes seins. Débarrassés de nos vêtements, nous
nous glissons dans la douche sans cesser de nous embrasser. Bon sang, que ces
baisers m’avaient manqué. Mes mains retournent ses cheveux, l’incitant à
plaquer sa bouche plus fort sur la mienne.

Je ne peux me rassasier de lui, de sa peau, de ses caresses. Je sens mon désir


croître autant que le sien et je ne peux plus réfléchir rationnellement. J’ai envie
d’être plus près de lui, même si nos corps sont déjà plaqués l’un contre l’autre.

Comme s’il lisait en moi, il me soulève et m’installe sur ses hanches. Je suis
au bord de l’implosion mais ne veux pas l’abandonner.

Je ne suis pas physiquement apte à le recevoir, alors je faufile ma main


jusqu’à son entrejambe et m’applique à lui donner autant de plaisir qu’il m’en
procure.

Le frottement de nos corps, nos caresses et nos baisers nous mènent


ensemble au summum de notre plaisir et il me repose doucement, tout en
embrassant mon cou. Déjà, sa voix inquiète a remplacé ses râles de bien-être.

– Ça va, Aleyna ? Je suis désolé, je t’avais dit que je ne pourrais pas me


contrôler.
– Chut… Tu n’as rien fait de mal, Alec, nos corps sont attirés l’un par
l’autre, on ne peut pas lutter contre. Tu ne m’as pas forcée, j’en avais envie
aussi, sans même le savoir. Tu m’as tellement manqué.

Je suis étonnée par mes réactions. Il y a quelques semaines encore, je


pensais que je ne pourrais jamais éprouver de plaisir dans l’acte sexuel,
persuadée que le désir était obligatoirement violent et abject. Mais il a tout
changé, il m’a changée. À tel point que sa présence suffit à me faire basculer
d’un état à un autre en seulement quelques minutes.

Je sais que je devrais être effrayée par ce que je ressens. Je n’ai jamais eu
pour habitude de me laisser aller, d’écouter mes envies. Le contrôle, c’était le
plus important pour moi mais avec Alec, c’est tellement différent. Ma raison
disparaît au profit de mon cœur et de mon corps.

Bien sûr, rien ne s’est effacé. Les douleurs physiques et psychologiques sont
toujours là. Ainsi que les obstacles qui se dressent devant notre relation, mais
l’euphorie du moment me pousse à me dire que tout n’est peut-être pas si noir,
et que je vais peut-être pouvoir dessiner un nouvel avenir avec des couleurs
que je n’imaginais même pas.
Chapitre 54

Alec

Je suis en train d’aider Aleyna à ajuster son foulard pour dissimuler les
marques de strangulation et mon cœur me brûle de nouveau. Avant de nouer le
tissu, je fais courir ma bouche sur son cou et remonte jusqu’à son menton.

J’effleure ses lèvres quelques instants avant de sonder son regard. J’ai du
mal à me remettre de ce qui vient de se passer dans la douche. Je ne comprends
pas comment on a pu faire ça.

Comment j’ai pu faire ça. Bien sûr, elle affirme qu’elle le désirait mais peu
importe. C’est à moi de la guider, vu l’état dans lequel elle se trouve. Elle est
affaiblie, encore sous l’influence de l’alcool et dans un équilibre mental tout à
fait discutable. Et moi, j’en ai profité, je me suis laissé emporter par ma soif
d’elle qui ne se tarit jamais.

Elle est ma drogue et je réagis comme un abruti de toxico en manque. Il faut


vraiment que j’apprenne à me contrôler. Facile à dire maintenant que c’est trop
tard. Je n’ai pas songé à elle, je n’ai songé à rien, mis à part ma peau frottant
contre la sienne. Et si elle était dans une sorte de conditionnement ?

Après tout, je ne connais pas un millième des horreurs qu’il lui a fait subir
et je ne peux absolument pas en mesurer les conséquences. Si elle ne faisait que
se soumettre à mes désirs ? Putain, comment j’ai pu lui faire ça ? Je m’écarte
d’elle, hanté par la vidéo que j’ai vue quelques instants avant de lui faire subir
à mon tour les assauts de mon désir. Finalement, je ne vaux pas mieux que lui.

– Alec ? Qu’est-ce qui t’arrive ?

Elle fait un pas vers moi mais je continue à reculer, pris de panique.

– Non ! Aleyna… Reste loin de moi, je suis désolé. Ça n’aurait jamais dû


arriver, je n’aurais pas dû.
– Calme-toi, Alec. Je te l’ai dit, tu n’as rien fait de mal. On n’avait rien
prémédité, c’est juste arrivé. Je t’en prie, ne te rends pas coupable de ce qui
s’est passé. Tu ne m’as pas fait de mal, tu m’entends ?

Elle caresse ma joue et me regarde, pleine de détermination pour me


rassurer. Je saisis sa paume et y dépose un baiser.

– J’ai peur de mes réactions, Aleyna. Je suis dans un état de colère et de


souffrance que je n’avais jamais connu et pourtant, pendant quelques minutes,
j’ai oublié tout ça, subjugué par le plaisir de te sentir contre moi. Je ne veux
pas influencer tes choix, surtout dans ce domaine. Tu es tellement à fleur de
peau. Tu es blessée, traumatisée et…

Elle interrompt mes babillages en plantant un baiser sur mes lèvres. C’est un
baiser puissant et volontaire, presque douloureux. Puis elle pose sa tête contre
mon torse et je ne peux m’empêcher de l’enlacer.

– Tu as raison, Alec, je suis tout ça. Et bien pire encore, si tu savais. Avant
toi, je vivais sans ressentir, mais dès que j’ai croisé ton regard, j’ai su que je
voulais passer le reste de ma vie dans tes bras et j’ai eu peur. Après ses
premières violences, je me suis mise à avoir peur de tous les hommes, je
sursautais dès qu’on m’effleurait ou qu’on élevait la voix. Pour survivre, mon
corps s’est coupé de tout. De la peur, bien sûr, mais de toute autre émotion,
risquant ainsi de ne plus rien ressentir, ni douleur, certes, mais ni joie non plus.
Et je trouvais ça normal de vivre avec un corps mort et une âme absente. Mais
tu m’as réveillée aux sensations et je te mentirais si je te disais que ça ne me
met pas en danger. De nouveau, je peux tout sentir et je déteste ça quand je suis
avec lui car c’est toujours violent et infect. Mais quand tu me tiens dans tes
bras, tout est décuplé et, enfin, je saisis toutes les beautés qu’offre la vie. Je
perçois des choses que je ne soupçonnais pas. Tu entends ça ? C’est le bruit de
mon cœur qui se serre, qui manque des battements et qui en redemande. J’ai
cru qu’il serait froid pour toujours mais il a suffi d’un de tes regards pour
l’embraser. Ton étincelle incendie mon esprit et me pousse à l’inflexion. Alors
moi aussi j’ai peur, Alec, et je suis perdue face à tout ça mais s’il y a une chose
dont je suis certaine, c’est que je t’aime.

Ces mots me percutent au plus profond de mon âme. Le dernier plus encore
que les autres. Elle m’aime. Et elle me le confie, sans artifices ni faux-
semblants. Je la serre plus fort contre moi, remerciant secrètement l’univers de
m’avoir confié une si belle âme.
Chapitre 55

Aleyna

Ma tête est posée sur le torse nu d’Alec. J’entends les battements de son
cœur qui accompagnent la migraine qui ne m’a pas quittée depuis mes frasques
d’alcoolique amateur. Je n’avais pas prévu de lui avouer mes sentiments, mais
je l’ai fait et il en avait besoin.

Je refuse qu’il se rende malade ou coupable de choses qu’il ne m’a


absolument pas forcée à faire. Je sais que je suis encore en état de choc et plus
qu’alcoolisée mais je sais encore ce que je fais. Enfin je l’espère. Je chasse ces
pensées de mon esprit et me sépare d’Alec pour lui tendre son tee-shirt.

– Il est temps d’affronter ma mère.


– Tu ne crois pas qu’il serait temps de lui parler de façon honnête ?
– Alec…
– Oui je sais, tu m’as dit plus tard…
– Pour l’instant, j’aspire juste à un peu de repos.
– Je ne peux que te céder, Princesse.

Les fourmis m’engourdissent chaque fois qu’il m’appelle ainsi et qu’il pose
son regard troublé sur moi. Il dépose un baiser sur ma joue et je n’ai plus
envie de sortir de ma chambre, excepté si cela nous téléporte directement à
l’appartement. Mais ce n’est pas possible et je dois rassurer ma famille. Après
tout, c’est ma faute s’ils s’inquiètent.

– Parfait, allons-y.

Nous sortons de ma chambre et je suis angoissée, mon estomac se noue et je


dois me retenir de faire demi-tour pour m’enfermer dans ma salle de bains.
Alec serre brièvement ma main pour me donner du courage.

– Ça va aller, je reste près de toi.


À peine sommes-nous arrivés en bas de l’escalier que Dana apparaît, de la
farine sur le front et le tablier de notre père noué et renoué pour pouvoir
s’adapter à sa taille.

– Ally !

Elle saute dans mes bras et m’enlace de ses petits bras chaleureux. Je plonge
la tête dans ses cheveux et hume son shampoing. Elle sent bon l’enfance et
l’innocence et l’idée qu’elle puisse perdre ce bonheur me rend nerveuse. Je
sais que je dois faire face en priorité pour elle.

– Tu fais la cuisine, Dana ?


– Oui, je fais un gâteau.
– Toute seule ?
– Maman s’ennuyait un peu alors je la laisse m’aider.

Je ne peux m’empêcher de rire à sa spontanéité en la reposant au sol. Elle


lève les yeux vers Alec et lui décoche un sourire presque charmeur.

– Toi, tu dois être très fort.

Dubitatifs, nous l’interrogeons du regard.

– Bah oui, t’es super fort car t’as soigné Ally, maintenant elle est sortie de
sa chambre et elle sourit.

Mon cœur se pince lorsqu’elle se hisse sur la dernière marche pour déposer
un baiser sur la joue d’Alec et qu’elle lui chuchote un merci soulagé.

Ma chère petite sœur… Je me demande ce qu’elle perçoit de tout cela. Ma


mère interrompt mes pensées en sortant de la cuisine, l’air soucieux. Ses traits
se détendent légèrement en m’apercevant.

– Dis-moi, Dana, tu voudrais bien me faire visiter le jardin, j’ai cru


apercevoir de très jolies fleurs tout à l’heure.
– D’accord ! Je vais te montrer nos lapins.

Ma sœur sautille jusqu’à son manteau et je remercie Alec du regard. Ma


mère et moi nous dirigeons vers le salon où le thé est prêt à être servi. Elle
m’en verse une tasse et le liquide chaud me rassérène quelque peu. Elle s’assoit
près de moi et rabat une mèche de mes cheveux derrière mon oreille. Sa main
effleure mon foulard au passage et je prie silencieusement pour qu’il reste en
place.

– Comment te sens-tu, ma chérie ?


– Mieux. Maman, je suis désolée pour mon comportement de ces derniers
jours. Cette agression m’a beaucoup secouée et je crois que j’ai un peu
disjoncté, mais je me sens plus sereine maintenant.
– Tu as l’air plus en forme, effectivement. Même si tes traits sont encore
tirés.
– Je vais rentrer me reposer à l’appartement. Et demain, j’irai en cours. Ça
va me faire du bien de retrouver mes habitudes et je vais peut-être suivre le
conseil d’Emmy et consulter une psychologue sur le campus.

Ma mère semble soulagée et mon angoisse s’apaise avec elle. Je me blottis


un instant dans ses bras et elle m’offre sa sollicitude et son réconfort comme
seule une mère peut le faire. Je récupère enfin mes affaires et nous rejoignons
Alec et Dana dehors pour nous dire au revoir. Ma sœur me regarde avec son
air d’enfant martyr pour que je prolonge mon séjour à la maison.

– Dana, ma puce, je dois rentrer chez moi. J’ai cours demain et tu te


souviens que papa ne doit rien savoir ? Je dois partir avant qu’il revienne, je ne
veux pas l’inquiéter.

Tout en gardant son air boudeur, elle hoche la tête pour donner son accord
et je la serre fort contre moi en lui répétant que je l’aime. Alec s’installe au
volant de ma voiture et après un dernier signe de la main dans leur direction,
nous partons vers mon appartement.
Chapitre 56

Alec

Aleyna a baissé le volume de la radio au minimum sans toutefois la couper.


Elle fixe la route, en silence. Je ne sais pas ce qui peut traverser son esprit. Elle
tient à sa famille et je suis sûr qu’il se sert de ça pour la contrôler.

Élias, voilà le prénom de son bourreau. Dana est une petite fille adorable et,
heureusement pour moi, très bavarde. En discutant avec elle, j’ai appris
qu’Aleyna avait reçu deux visites chez ses parents, celle de son amie Emmy et
celle de son amoureux, Élias.

Son nom a résonné comme une provocation au plus profond de moi. Élias
avec un E, comme la lettre dont il a meurtri le corps d’Aleyna. Mes mains se
crispent sur le volant et je sens mon visage se contracter au point d’en devenir
douloureux.

J’ai son prénom, maintenant je vais devoir en apprendre plus sur lui. Je sais
qu’il est étudiant car Dana m’a dit qu’en ce moment il apprenait ailleurs. Je n’ai
pas réussi à en savoir davantage et je ne voulais pas risquer d’éveiller ses
soupçons. Je suis arraché à mes pensées par la main d’Aleyna qui caresse mon
bras.

– Aleyna ? Ça va ?
– Oui, tu étais… ailleurs.

Je m’aperçois soudain que nous sommes arrivés et garés. Il semble que j’ai
agi en mode automatique, une fois de plus. Le corps et l’esprit
m’impressionneront toujours dans leur façon d’agir.

– Excuse-moi, je pensais à autre chose.

Elle me regarde, inquiète, et elle a soudain l’air si fragile. Mais elle est
magnifique et je sais que jamais je ne cesserai de l’aimer. C’est un sentiment
étrange, qu’on ne peut pas expliquer et qu’on ne peut pas imaginer sans l’avoir
connu.

Mais c’est quelque chose de puissant et d’incontrôlable, à la fois grisant et


effrayant. Je caresse sa joue le plus doucement possible et son air inquiet
s’échappe peu à peu.

Elle continue de me fixer et une irrésistible envie de l’embrasser saisit ma


bouche. Je me mords la lèvre inférieure et me contente de déposer un baiser à
la commissure de ses lèvres.

– Allez viens, on monte.


– D’accord.

Je l’aide à descendre de la voiture et à monter jusqu’à son appartement. Elle


a l’air épuisée, ce qui n’a rien d’étonnant. Elle se dirige vers sa chambre pour
déposer ses affaires et je file à la cuisine lui préparer un thé. Pendant que l’eau
chauffe, j’ouvre le frigo à la recherche de quelque chose à manger. Dans un
grand bol, je verse du fromage blanc avec du sucre et j’y ajoute des morceaux
de fruits que je viens de couper. J’amène le tout sur la table basse du salon et
part à la recherche d’Aleyna.

Elle est dans la salle de bains. La porte est fermée mais je peux malgré tout
l’entendre vomir. Au bout de quelques minutes, elle sort, la mine blafarde et les
yeux creusés. Je ramène ses cheveux derrière son oreille et réfléchis à un
moyen de la soulager au plus vite.

– Comment tu te sens ?
– Plutôt bien étant donné les circonstances. Les effets de l’alcool
disparaissent petit à petit. Je ne compte plus le nombre de fois où j’ai vomi
depuis qu’il…

Elle s’interrompt soudain, mal à l’aise. J’inspire profondément et dénoue


son foulard. J’effleure les marques de son cou pour remonter jusqu’à celle de
son menton. J’aimerais tant effacer la trace des doigts de ce malade. Leur
positionnement indique clairement qu’il lui a maintenu la bouche fermée et
Erwin m’a dit qu’elle avait eu un rapport sexuel buccal forcé.
Il n’est pas difficile de savoir pourquoi il l’a empêchée d’ouvrir la bouche.
Le dégoût et la colère m’inondent de nouveau, menaçant de me plaquer au sol
et de m’emmener sous terre dans une spirale infernale.

Comment peut-on être aussi abject et aussi violent avec une femme ? Aleyna
cherche ses mots et je vois les larmes lui monter aux yeux. Je l’attire contre
moi et la berce doucement.

– Ne dis rien, Princesse. Je devine aisément ce que ce salaud t’a fait. Tu n’es
pas obligée de m’expliquer et encore moins de te justifier. En revanche, tu as
besoin de te reposer et de te nourrir.

Je lui saisis la main et la ramène au salon, où je l’incite à s’asseoir sur le


canapé. Je lui tends le bol et je sens qu’elle doit se concentrer avant d’avaler sa
première cuillère. Elle souffre psychologiquement, bien sûr, mais aussi
physiquement.

Le traumatisme de la strangulation et tous ces vomissements doivent rendre


sa déglutition quasi insupportable. Je me lève pour farfouiller dans mon sac et
en sort de quoi la soulager. J’attrape un verre d’eau dans la cuisine avant de la
rejoindre.

– Tiens, prends ces comprimés. Ça va soulager ta douleur et réduire les


hématomes.
– Merci de t’occuper de moi. Tu n’imagines pas comme c’est… reposant.
J’ai lutté contre tellement de démons ces derniers jours que j’ai cru que je ne
sortirais jamais de cette transe apocalyptique. C’est comme un tourbillon
sombre et froid qui t’entraîne chaque fois plus loin dans la perdition. Mais
quand tu es près de moi, l’espoir souffle de nouveau autour de moi. Tu m’as
tellement manqué.

Comme toujours, ses mots me transpercent de part en part et mon corps


envoie une onde d’amour vers le sien. Elle avale ses comprimés avec son thé et
s’avance vers moi pour m’embrasser. Je lui rends son baiser tout en veillant à
garder une distance raisonnable avec son corps.

Lorsque sa bouche s’appuie davantage sur la mienne, mes mains se glissent


sous son tee-shirt et caressent le bas de son dos. Nos lèvres se décrochent et les
miennes viennent se poser sur sa gorge. J’embrasse délicatement ses
ecchymoses, désireux de les aspirer pour qu’elle souffre un peu moins.

Je recule légèrement pour l’observer. Elle a repris quelques couleurs mais


ses traits sont tirés plus que de raison. Mes mains continuent de caresser son
dos pendant que je lui demande depuis quand elle n’a pas dormi.

– Je ne sais plus vraiment. Quasiment pas depuis qu’Emmy a passé la nuit


avec moi. Chaque fois que je ferme les yeux, je… je vois les images des vidéos
qu’il a prises et ça me terrifie. J’ai peur qu’il surgisse et… Mon Dieu, Alec,
s’il sait que nous sommes ensemble, il disjonctera pour de bon et il nous tuera.

Sa voix se brise sous l’angoisse et elle se met à trembler, paniquée.

– Aleyna, regarde-moi. Je suis là, tu vois. Tant que je suis près de toi, il ne
t’arrivera rien, c’est une promesse. Il ne peut pas t’atteindre, ici. Respire
doucement, là. Calme-toi, je t’en prie. Tu as le droit d’avoir peur, c’est plus que
légitime. Mais ne le laisse pas s’immiscer maintenant, tu es en sécurité.

Son corps s’agite de moins en moins et je la soulève pour la caler dans mes
bras. Je l’emmène jusqu’au bureau et l’assois sur le lit. Je lui retire son haut et
son pantalon et l’allonge sous la couette avant de la rejoindre. Elle se blottit
contre moi et je l’enveloppe à l’intérieur de mes bras.

– Je ne bouge pas d’ici, Princesse. Tu peux dormir, je veille sur toi. Je ne le


laisserai pas t’approcher.

Je caresse ses cheveux et embrasse son visage jusqu’à ce qu’elle se calme


complètement et qu’elle finisse par s’endormir. Je passe plus de deux heures à
la regarder dormir et à m’assurer qu’elle va bien. J’ai peur qu’elle se réveille
envahie de cauchemars terrifiants et d’angoisses post-traumatiques.

Je l’embrasse doucement sur le front et m’extirpe le plus discrètement


possible du lit. J’ai besoin de fumer, vraiment. J’en profite pour envoyer deux
messages. L’un est pour ma mère et l’autre pour Erwin.

Je les rassure en leur disant que je suis avec Aleyna et que nous allons bien.
J’ajoute quelques détails supplémentaires pour Erwin et éteins ensuite mon
téléphone. J’ai quelque chose d’important à faire.
Tout en enchaînant les cigarettes, j’allume l’ordinateur d’Aleyna et ouvre
plusieurs pages internet, une avec un moteur de recherche, une avec l’annuaire
et une pour chaque université du coin. Sur toutes, je recherche le même nom :
Élias.

Qui que tu sois, où que tu sois, je te trouverai et tu paieras pour tes affronts
et tes crimes, crois-moi.
Chapitre 57

Aleyna

Où suis-je ? Cela fait quelques secondes que je me pose cette question. J’ai
l’impression que la nuit est en train de tomber derrière les volets clos et
pourtant je me réveille a priori de plusieurs heures de sommeil… Je cherche à
tâtons ma lampe de chevet, en vain…

J’inspire profondément, tâchant de ne pas paniquer et m’assois au bord du


lit, qui n’en est pas un. Non, en réalité, c’est mon canapé, je suis chez moi. Le
soulagement aide quelque peu mon cerveau à se remettre en route. J’ai une
migraine abominable et la bouche complètement sèche.

Je me faufile discrètement dans le salon, où Alec s’est assoupi dans le


canapé. Son paquet de cigarettes est vide et de nombreux mégots jonchent le
cendrier. Son sommeil n’a rien de paisible, ses sourcils sont froncés et ses
yeux agités. Pourtant, il est si beau, même avec son air torturé.

Je m’en veux de le faire souffrir ainsi et j’aimerais aller me blottir contre


lui. Pourtant, je me retiens, assaillie par les images de ce qui s’est passé tout à
l’heure dans la douche. Qu’est-ce qui m’a pris de me comporter comme ça ?
J’ai tellement honte maintenant que je prends conscience de ce que j’ai fait. Il
doit me prendre pour une sale garce déséquilibrée à tendance nymphomane.
Génial.

Je continue mon chemin jusqu’à la salle de bains pour me démaquiller. Ici,


je n’ai pas besoin de me cacher. Les hématomes autour de mon cou ont pris
une couleur violacée tout à fait répugnante et mon menton porte toujours la
marque de ses doigts, comme si elle n’allait jamais s’effacer. Ces traces me
replongent dans ces deux dernières années de galère…

Je me suis appuyée sur les rebords du lavabo pour résister à la crise


d’angoisse qui me menace et en levant les yeux, j’aperçois Alec dans le miroir.
– À quoi tu penses, Princesse ?
– Il m’a frappée si souvent que c’était devenu presque facile de le dissimuler
aux yeux du monde. La première année a été particulièrement violente
physiquement. Je lui résistais et il n’était pas patient. Alors il me frappait,
chaque jour. Il me cognait jusqu’à ce que je me taise, que je ne proteste plus ou
que je sois au bord de l’inconscience. Il a toujours fait attention aux endroits
où il me frappait, jusqu’à ces derniers jours, en tout cas. Sa préférence a
toujours été le dos. Je… dans mes cauchemars, ou lors de crises d’angoisse
dans la journée, j’entends résonner le claquement de sa ceinture. Je restais à
genoux le plus longtemps possible. Avant chaque coup, il me posait une
question, il voulait que je lui réponde que je l’aimais ou que oui, j’avais
terriblement envie qu’il me fasse l’amour. Et chaque fois que je lui disais non,
il frappait. Jusqu’à ce que je m’effondre. Alors il me reposait sa question.
J’étais obstinée, pas encore brisée et probablement stupide. Alors je ne cédais
pas.

Je prends quelques secondes pour déglutir avant de continuer.

– Ça le mettait hors de lui. Il ne comprenait pas pourquoi je refusais de me


soumettre. Alors il me plaquait le dos au sol, s’installait sur mes hanches et se
mettait à frapper ma poitrine et mon ventre. Les premiers mois, je n’abdiquais
pas, me contentant de hurler de douleur et de prier pour qu’il finisse par me
tuer. Il finissait par se lasser, épuisé, et par cesser de me battre. C’est là que les
viols prenaient le relais. Je souffrais tellement que je ne lui résistais pas alors
que c’était chaque fois une infâme torture. On ne s’habitue pas à ça, à la
douleur, à la honte et à la colère.

J’ai gardé les yeux plongés dans le lavabo pour trouver le courage de
continuer à parler. Je ne sais pas pourquoi subitement, j’ai besoin d’en parler
mais c’est le cas. Seulement ça devient compliqué. Je risque un coup d’œil à
Alec et je le trouve prostré, le corps tendu, prêt à exploser, les poings serrés et
le visage ravagé par la haine, incapable de parler.

Il devine pourtant que j’ai besoin de lui et il vient se plaquer contre mon
dos, appose sa joue contre la mienne et enferme mes mains dans les siennes.
Son contact me donne le courage et la force de poursuivre.

– Au bout de plusieurs mois, je ne pouvais plus supporter tous ces coups.


Les douleurs étaient de pire en pire. Mes bleus avaient à peine le temps de
s’effacer, mes coupures de cicatriser, qu’il me battait de nouveau. Il m’a fêlé
les côtes, cassé les poignets et infligé divers traumatismes. Chaque fois, j’ai dû
me faire soigner en secret, souffrir en silence et continuer à sourire devant
mes amis, ma famille, mes professeurs. Je devais poursuivre cette mascarade
qu’était devenue ma vie. Je n’en pouvais plus de mentir, de souffrir alors j’ai
cessé : de résister, de me rebeller, d’exister. Les coups ont diminué. Pas les
viols. Bien sûr, techniquement, je ne disais plus non, mais pour moi c’était
toujours des viols. J’étais brisée, soumise, irrécupérable. Il s’est alors appliqué
à me torturer autrement, jouant avec mes nerfs, menaçant ma famille. Il était
tout le temps avec moi, venant me chercher après les cours, m’appelant entre.
Chaque seconde de ma vie était à lui. Il m’a fait vivre et faire des horreurs. Et
bien sûr, il y avait ces moments terribles où il était en crise, la plupart du temps
à cause de l’alcool. Ces jours-là, il devenait incontrôlable, il me frappait sans
raison jusqu’à ce que sa colère retombe et se mue en excuses aussi lamentables
qu’inutiles. Il faisait alors tout pour que je lui pardonne et c’était ça le pire
moment pour moi. Le voir s’occuper de moi, l’entendre me supplier de lui
pardonner et sentir ses baisers accompagnés de ses « je t’aime » incessants
était de loin le plus insupportable.

Mon corps tremble à l’évocation de ces souvenirs et mes larmes se sont


mises à couler le long de mes joues. J’ai parfois l’impression de raconter
l’histoire de quelqu’un d’autre, pourtant les douleurs qui sont logées dans mon
ventre me rappellent que c’est bien moi qui ai subi sa folie. Alec me serre un
peu plus contre lui et dépose un baiser dans mon cou.

– Tu n’es pas obligée de me raconter, Aleyna. Je veux savoir mais pas si ça


doit te faire souffrir ainsi.

Ces mots ont du mal à sortir et je sens qu’il se contient pour ne pas exploser.

– Je… je n’ai raconté ça à personne. Jamais. C’est si humiliant et je sais que


chacun se demandera pourquoi je ne l’ai pas quitté, tout simplement.
– Tu n’as pas à te justifier. Il t’a fait vivre un enfer, je n’arrive pas à
concevoir cette violence, ni comment tu as pu t’en sortir. Ne laisse personne te
culpabiliser, tu m’entends ?
– J’ai essayé de le quitter mais il faisait déjà partie de nos vies. Il connaissait
ma famille, il est vite devenu proche d’eux et de ma petite sœur. J’ai paniqué, je
ne pouvais pas en parler à mes parents. Alors quand il a voulu qu’on prenne un
appartement, j’y ai vu le moyen de l’éloigner de Dana et l’engrenage infernal
s’est installé, m’emmurant dans mon silence. Et maintenant je suis coincée dans
sa toile, je ne peux plus m’en extirper, je lui appartiens.

Cette fois-ci, je craque complètement, mes genoux se dérobent sous moi.


Alec me soutient et m’accompagne jusqu’au canapé du salon. Il me cale contre
son torse et caresse mes cheveux.

– Essaie de te calmer. Je te jure de trouver une solution. Tu ne lui appartiens


pas, c’est terminé. Jamais plus il ne posera les mains sur toi. Je ne le laisserai
plus faire.

Je sais qu’il pense ce qu’il dit mais j’ai déjà retourné le problème dans tous
les sens et il n’y a pas de solution.

E ne partira jamais de lui-même et je ne peux pas porter plainte contre lui.


Comment imposer ça à ma famille, à Emmy ?

Mon destin est amené à finir tragiquement, quoi que je choisisse.


Chapitre 58

Alec

J’ai l’impression de revivre la même scène infernale, à tenter de consoler


Aleyna. Mais comment le pourrais-je ? Que puis-je faire pour lutter contre les
démons qui la hantent ? Elle souffre tant que ça en devient insupportable.
J’aimerais effacer les souvenirs de ces horreurs, j’aimerais pouvoir la
rassurer avec quelques mots et tout l’amour que j’ai pour elle. Mais je ne peux
pas. N’importe qui aurait sombré à sa place. Dans le suicide ou la folie. Mais
elle est toujours là, malgré l’augmentation des violences qu’il lui impose. Son
courage m’intime de ne pas craquer. Pour elle. Mon esprit, lui, m’ordonne de
la confier à quelqu’un de proche et de partir immédiatement à la recherche de
ce psychopathe pour le regarder crever par mes mains. Je rêve de lui montrer
ce que c’est de se faire tabasser sans limites, de se faire humilier par plaisir. Ce
ne sont pas les idées pour le briser qui me manquent, je veux qu’il me supplie
de le tuer et je veux sentir son dernier souffle. Voir la lueur de sa vie s’éteindre
pour toujours. Il n’y a qu’ainsi qu’elle n’aura plus à avoir peur.

– Alec, je suis désolée. On ne peut pas être ensemble. Il va te faire du mal et


ça, je ne pourrais pas le supporter.
– Arrête de t’excuser, je t’en prie.
– Il le faut, je n’aurais jamais dû appeler ton agence, ni te rencontrer et
encore moins t’attirer dans mon monde chaotique. Tout ça, c’est ma faute. Tu
n’aurais jamais dû me rencontrer.
– Non, Aleyna. Je refuse de t’entendre dire des choses pareilles. La seule
personne en tort, c’est lui, tu comprends ? Tu es la plus belle chose qui me soit
arrivée, je t’aime si fort que mon cœur manque de s’arrêter quand tu n’es pas
près de moi. Je suis prêt à tout pour toi. Avant toi, je ne vivais qu’à moitié, je
n’avais pas de réelle envie, ni de but précis. Mais tu m’as apporté tout cela, tu
as complété la partie de mon âme qui me manquait tant. Grâce à toi, je sais
pourquoi l’univers existe et je connais désormais le rôle qui m’incombe. Alors
ne redis jamais que tu ne devrais pas faire partie de ma vie car tu es ma vie.
Je saisis ses lèvres et l’embrasse délicatement. Même près de moi, elle me
manque car je sens qu’elle n’est pas complètement là. Elle s’inquiète tant
qu’elle ne peut pas s’abandonner. J’essuie ses larmes avec un mouchoir et
replace ses cheveux vers l’arrière.

– Arrête de pleurer, Princesse. Je veux que tu tentes de penser à autre chose


qu’à cet enfoiré, d’accord ? Tu dois essayer de retrouver un minimum de bien-
être. Je sais que ce qu’il t’a infligé est abominable et qu’il s’est
particulièrement acharné sur toi ces derniers jours mais je veux que tu tentes,
au moins quelques minutes, de l’oublier.

Ses larmes ont cessé mais je ne sais pas si c’est parce qu’elle se sent un peu
mieux ou si c’est qu’elle n’en a plus à verser.

– Aleyna ? Dis-moi ce que je dois faire s’il te plaît.


– Tu en fais déjà tellement. Tu as raison, je le sais. Je dois tenter d’oublier.
– J’aimerais juste que tu souffres un peu moins et je ne sais pas comment
m’y prendre.
– Et moi je ne veux pas être à l’origine des tourments que je vois dans tes
yeux. Je n’aurais pas dû te raconter tous ces détails sordides.
– Est-ce que ça t’a soulagée de les exprimer à haute voix ?
– Au début, ça m’a fait mal mais avec le recul je crois que ça m’a
effectivement apaisée. J’ai l’impression que le fait de t’en avoir parlé me fait
exister pour ce que je suis et pas pour ce que les gens voient de moi.
– Dans ce cas, tu as bien fait de m’en parler. Peu importe le mal que cela me
fait, il sera toujours largement inférieur à celui qui te hante. Et je veux savoir,
Aleyna, je veux tout partager avec toi, même tes pires moments. Je dois te
connaître si je veux t’aimer convenablement et surtout je refuse de te blesser
avec une parole qui pourrait t’atteindre sans que je m’en doute ou un geste qui
provoquerait de l’angoisse chez toi. Je ne veux pas que tu aies peur de moi,
jamais.

Elle a dormi plusieurs heures mais elle a l’air encore épuisée, elle masse
distraitement son cou et ses yeux se plissent de douleur. Les hématomes
doivent la faire souffrir et elle peine à déglutir. Je me concentre pour ne pas
songer aux circonstances qui l’ont mise dans cet état. La sonnette retentit et la
sort de sa torpeur. Elle bondit tel un chat effrayé et je me lève, rassurant.
– Ce n’est rien, j’ai juste commandé à manger.

Je récupère la livraison, referme la porte et reviens à la hâte vers le salon.


Aleyna est recroquevillée dans un coin du canapé et ses épaules tremblent
légèrement. Elle lève les yeux vers moi et me sourit faiblement. J’attrape une
couverture et l’enroule autour de ses épaules.

– Je n’ai pas faim Alec, je suis désolée.


– Je savais que tu me dirais ça mais tu dois manger. Attends de voir ce que
j’ai commandé.

Son sourire s’agrandit lorsqu’elle me voit sortir du sac un énorme pot de


glace à la vanille aux noix de pécan. J’attrape une cuillère dans la cuisine et
reviens m’asseoir près d’elle. J’ouvre le pot, y plonge la cuillère et la dirige
vers sa bouche. Sa moue est boudeuse mais presque rieuse.

– Comment tu as su ?
– Quand tu étais chez tes parents, je suis venu ici et j’avoue avoir fouillé un
peu partout. Et dans le placard de la cuisine je suis tombé sur un carton de
recyclage rempli de pots de cette glace. En bon détective, je me suis dit que tu
devais l’aimer.

Voilà, elle rit. Ce doux son résonne quelques secondes dans l’air et me
permet de respirer un peu mieux. Tant pis si cela ne doit la distraire qu’une
minute, ce sera toujours un moment qu’il n’aura pas. Finalement, elle se laisse
faire et avale la glace. En la regardant accepter les cuillères que je lui offre et
frémir de plaisir sous le goût de la glace qu’elle aime tant, je ne l’aime que
davantage.

Ce moment totalement banal me donne envie de sortir et de hurler à chaque


habitant de cette ville combien je l’aime. Je sais avec certitude, à cette seconde
précise, que je veux passer le reste de ma vie à ses côtés. Je veux faire d’elle
ma femme, qu’elle soit la mère de mes enfants, je veux vieillir près d’elle et lui
prouver mon amour chaque jour un peu plus.

– Alec, à quoi tu penses ?

Pour toute réponse, je l’embrasse de nouveau, durant de longues minutes.


Ce sont de simples baisers mais je ne me lasse pas d’attraper ses lèvres, encore
et encore. Sans m’en rendre compte, je l’ai allongée sur le canapé et je suis au-
dessus d’elle. Ma bouche continue de caresser la sienne et ma main s’est
glissée sous la couverture pour caresser son ventre. Mes doigts remontent
jusqu’à sa poitrine et la caressent par-dessus son soutien-gorge.

Je sens mon bas-ventre s’agiter et je tente de lui intimer de se calmer. En


vain. Aleyna a glissé sa main dans ma nuque et son corps ne tremble plus pour
la première fois depuis qu’on est rentrés.

Mais je sais que je ne dois pas faire ça, elle est si fragile, sans parler de ses
séquelles physiques. Je retire ma main et me glisse sur le côté du canapé pour
l’attirer contre moi. Sa tête s’appuie sur ma poitrine et je l’enlace. Je ne suis
serein que lorsque je peux la tenir ainsi près de moi, je sais qu’elle est en
sécurité et sentir son cœur battre contre le mien est la plus douce des sensations
que je connaisse.

– Je pensais à tout ce que je ressens pour toi, Princesse.


– Je suis désolée pour ce qui s’est passé sous la douche. Je ne suis pas du
genre à me jeter sur quelqu’un ainsi, d’habitude.
– Ne t’excuse pas. Je n’aurais pas dû te laisser faire, tu étais encore sous les
effets de l’alcool. C’est moi qui suis navré que cela te mette mal à l’aise. C’était
mesquin de ma part de me laisser aller ainsi.
– Quoi ? Non, non. Alec, c’est mon comportement qui me met mal à l’aise,
pas le tien. Tu sais, j’aime quand tu me fais l’amour, vraiment. Alors que je
pensais ne plus jamais apprécier quoi que ce soit en rapport avec le sexe.
Seulement, je m’en veux de ne pas pouvoir te rendre ce que tu m’apportes. Tu
ne peux pas… je… suis encore blessée à cause de ce qui s’est passé au campus
et je voulais que tu éprouves du plaisir. Seulement je m’y suis prise comme un
animal en proie à une pulsion.

Je me demande si nous cesserons un jour de nous sentir coupables l’un


envers l’autre.

– Le sexe est une pulsion, ma chérie. Nos corps se manquaient tant qu’ils se
désiraient sans prendre en compte le contexte. Tu m’as donné du plaisir,
Aleyna, crois-moi. Il n’est pas nécessaire que je sois en toi pour en avoir. Tu
n’as pas à avoir honte de ton comportement. Je sais que c’était précipité et en
rien le bon moment mais nous l’avons fait, sans réfléchir. Si cela ne t’a pas
blessée, c’est tout ce qui compte. Je suis terrifié à l’idée de te faire du mal.
– Alec, si tu savais. Je suis épouvantée d’éprouver du désir sexuel.
J’apprécie chaque moment intime que nous passons ensemble mais ensuite, j’ai
envie de m’enfermer dans un coin et de pleurer. Je me sens honteuse et
coupable.

Ses phrases me frappent tel un uppercut en plein cœur. Moi qui voulais
depuis si longtemps qu’elle se confie à moi, aujourd’hui je suis plus
qu’exaucé. Mais je souffre de savoir ce qu’elle ressent et de ne m’être rendu
compte de rien.

– Mais pourquoi tu ne m’en as jamais parlé, Aleyna ?


– Parce que… je ne me l’étais pas vraiment avoué jusqu’ici. Quand j’ai
appelé l’agence, j’ai voulu savoir si je pouvais encore éprouver du plaisir avec
un homme. J’aurais tellement aimé me persuader que je pouvais redevenir une
femme normale. Je souhaitais que cela m’encourage à mettre un terme à cette
histoire sordide pour vivre de nouveau. Et tu m’as apporté tout cela et bien plus
encore. Pourtant, ma libido est brisée. Enfin, les envies et le plaisir sont
toujours là mais la culpabilité efface tout sur son passage. J’ai l’impression
qu’éprouver du plaisir grâce au sexe fait de moi la pire des traînées. Comment
pourrais-je aimer quelque chose qui m’a fait tant souffrir ? Cela me donne
l’impression d’être une déséquilibrée qui ne mérite pas de continuer à vivre.

L’amplitude de son malaise m’atteint au plus profond de ce que je croyais


connaître de la vie. Il l’a tellement blessée. J’essaie de me mettre à sa place
pour comprendre ses mots et ce qu’elle ressent.

– Mon Dieu, Aleyna. J’essaie de saisir les enjeux de tes confessions mais
c’est difficile. Le sexe est une envie naturelle qui se traduit souvent par des
désirs puissants et incontrôlables. Normalement, c’est censé être quelque chose
de beau et d’agréable mais il a gâché ces aspects. En te violant, il t’a représenté
et imposé le sexe comme quelque chose de bestial, de violent et d’agressif. Et
quelque chose qui t’a fait autant souffrir ne peut que te faire horreur. Pourtant,
quand on aime quelqu’un, c’est plus que naturel d’avoir envie d’unir son corps
avec cet être, et personne ne devrait avoir honte ou se sentir coupable de ça.

Je ne suis pas spécialiste du tout dans ce domaine, alors je me contente


d’être sincère dans mes réponses en espérant la rassurer un minimum.

– Tu me comprends bien mieux que tu ne l’imagines, Alec. À vrai dire, j’ai


le sentiment que tu exprimes plus clairement ce que je ressens que moi. Il m’a
rabaissée, humiliée et fait tellement souffrir que je ne me sens plus digne d’être
désirée. Sauf quand je suis avec toi. Je ne peux pas te promettre un
comportement sexuel normal mais je t’aime et c’est tout ce que je peux t’offrir
pour l’instant.
– Je n’exige rien de toi, Aleyna. Tu me donnes déjà tout ce dont j’ai besoin.
Tu n’as pas à avoir peur. J’aime quand tu me dis honnêtement ce que tu ressens,
ça m’aide à te comprendre et à guider ma conduite. Je te l’ai déjà dit mais te le
répète, tu dois m’arrêter si je fais quelque chose qui t’effraie ou t’écœure. On
s’aime et c’est le plus important. Le reste, on l’affrontera ensemble au fur et à
mesure, d’accord ?

Elle hoche la tête et se blottit de nouveau contre moi après avoir enlevé la
couverture de ses épaules pour l’installer au-dessus de nous. Je l’aide à nous
recouvrir et l’embrasse sur le front.

Je me sens étrangement serein après cette conversation.

Ces moments de communication m’enrichissent et me donnent confiance en


notre avenir. Je sais que rien n’est réglé mais ensemble, nous y arriverons.

Je décide de suivre mes propres conseils et d’accorder aux quelques heures


qui vont suivre le répit qui leur est dû.
Chapitre 59

Aleyna

Cela faisait longtemps que je ne m’étais pas réveillée aussi sereine. Je suis
nichée dans les bras d’Alec qui respire calmement contre moi. Je suis soulagée
de le voir plus apaisé et surtout rassurée qu’il ne connaisse pas l’identité d’E.

J’ai vu la colère s’immiscer en lui au fur et à mesure de mon récit la nuit


dernière et je sais qu’il va chercher à en savoir plus sur son identité. Mais il ne
doit pas savoir, ce serait trop dangereux. E est apprécié de tout le monde, il n’y
a pas un endroit dans cette ville où il n’ait pas d’ami. Alec ne pourra jamais
l’affronter sans risquer de terribles représailles. Et je l’aime trop pour le
mettre en danger.

Je sais que nos instants ensemble sont comptés mais peu importe. Je décide
de m’accorder le droit de profiter de chaque seconde passée près de lui. J’aurai
ensuite tout le temps pour souffrir et agoniser auprès d’E.

Avec mes doigts, j’effleure les lèvres d’Alec puis caresse l’arête de son nez
jusqu’à la naissance de ses magnifiques yeux. Il frémit contre moi et s’éveille
lentement.

– Désolée, tu es si beau que je n’ai pu m’empêcher de te toucher. Je ne


voulais pas te réveiller.
– Oh, ma douce Aleyna.

Il s’empare subitement de ma taille et me pousse en arrière pour se


propulser au-dessus de moi. Il rit comme un enfant et il a l’air tellement
heureux que je ris avec lui. Il me dévore du regard et se pince la lèvre
inférieure.

– Ne t’excuse jamais d’être près de moi. C’est moi qui dois te remercier de
m’avoir réveillé afin que je puisse profiter de ta présence.
Je pouffe de gêne et d’attendrissement, je ne comprends toujours pas l’effet
qu’il a sur moi. Avec lui, je ne suis plus cette jeune femme terrorisée. Du
moins, je le suis de moins en moins. Au contact de son corps, je me sens libre
du mien, et des désirs que je ne soupçonnais pas naissent en moi.

Son visage plonge dans mon cou et ses lèvres caressent ma peau. Mon corps
s’embrase sous ce simple contact et mon ventre fourmille, assailli de milliers
de papillons. Alec est interrompu dans son voyage sensoriel par l’alarme de
son téléphone. Il tend le bras pour l’éteindre tout en grognant.

– Bordel. Faut que tu te prépares pour aller à tes cours.


– Tu sais, je n’y tiens pas plus que ça.
– Tu as loupé beaucoup de jours, Aleyna, et tes études sont importantes pour
toi. Sans compter que ma mère risque de me tuer si tu loupes encore un jour de
cours.
– Pourquoi te rendrait-elle responsable de mes absences ?
– Elle m’a appelé, elle s’inquiétait de ne pas te voir en cours. Et c’est elle
qui m’a donné l’adresse de tes parents.

Merde. Je me redresse, de nouveau terrifiée. Alec m’enlace sans cesser de


me fixer.

– Ne panique pas, elle ne sait rien. Je crois qu’elle se doute de quelque chose
depuis longtemps. Elle m’a dit qu’elle avait essayé de te venir en aide sans
jamais y parvenir.
– Si tu savais comme j’apprécie ta mère. Ses cours et ses conseils m’ont
aidée à tenir dans les moments les plus sombres. On a souvent discuté et quand
elle s’est absentée quelques semaines, j’ai cru mourir. Si elle n’était pas
revenue, j’aurais abandonné la fac et le reste.
– Ne dis pas ça, Princesse. Je ne veux pas t’entendre parler ainsi.
– Mais c’est la réalité, Alec.
– Je sais, mais c’est une réalité qui me fait mal. Je ne veux pas concevoir un
monde où tu ne serais plus. Ne t’en fais pas pour ma mère, je lui ai dit que tu
étais avec moi et je lui ai promis que tu serais en cours aujourd’hui. Tout
comme moi… Mon instinct me hurle d’oublier mes promesses et de rester au
lit toute la journée avec toi mais ce ne serait pas raisonnable.
– Et moi j’ai peur d’être vulnérable loin de toi.
Il caresse ma joue et je ferme les yeux quelques secondes. C’est injuste de
devoir le quitter et pourtant je sais qu’il a raison. J’ai manqué déjà tellement de
cours que je risque de me faire virer de celui de la mère d’Alec. Et je ne dois
pas penser qu’à moi.

– Excuse-moi, je ne voulais pas dire ça. Tu dois aussi aller en cours, Alec,
ton avenir de brillant chirurgien est en jeu. Et il est hors de question que tu aies
fait tant de sacrifices pour louper ton année.
– Justement, Aleyna, il y a quelque chose dont il faut qu’on parle.
– Ce genre d’approche n’annonce rien de réjouissant.
– Je ne voulais pas t’embêter avec ça mais je ne veux pas que tu paies mes
frais de scolarité.

Merde. Super discret ce virement soi-disant indétectable.

– Je ne vois pas de quoi tu parles.


– Aleyna, je t’en prie…
– D’accord, très bien. J’ai fait un virement à ton université pour régler tes
frais, et alors ?
– Et alors ? Aleyna, je peux me débrouiller seul, je ne veux pas de ton
argent. Et c’est une énorme somme, je crois que tu ne te rends pas compte !

Il s’est levé et fait les cent pas autour du canapé. Je savais qu’il serait
contrarié s’il apprenait que l’argent venait de moi et je vois que je ne me suis
pas trompée. Il a l’air blessé et en colère, son humeur ayant disjoncté en
quelques secondes.

– Tu penses que je ne m’en rends pas compte parce que je suis une petite
fille riche pourrie gâtée ? Eh bien tu te plantes, Alec ! Mes parents m’ont
inculqué la valeur de l’argent, figure-toi ! Alors oui, nous sommes riches et
probablement bien plus que tu ne l’imagines ! Oui, je peux avoir tout ce que je
désire mais non, l’argent n’achète pas tout. Je ne t’achète pas, Alec ! Tout ce
que je veux, c’est que tu sois heureux, Alec, et…
– Et quoi ? Que j’arrête de faire la pute ?
– Bien sûr que je veux que tu arrêtes ! J’ai lu ta souffrance dès que je t’ai vu
franchir le seuil de mon appartement. J’ai ressenti ta colère, ta frustration et ta
culpabilité. Je sais ce que c’est que de ne pas maîtriser son corps et je ne
souhaite ça à personne, encore moins à l’homme que j’aime ! Sans compter
que je refuse que tes mains caressent le corps d’autres femmes. Je t’aime trop
pour te partager et pour te laisser te détruire, est-ce que c’est un crime ?

Je pleure, blessée par sa réaction et je suis en colère de mettre ainsi mes


sentiments à nu. Je me risque à lever les yeux vers lui et il a l’air bouleversé. Je
m’en veux de lui avoir hurlé dessus et j’ai envie de courir me jeter dans ses
bras mais je ne sais pas ce qu’il ressent.

Il s’avance vers moi et s’effondre à genoux devant moi, il pose ses mains
sur mes cuisses et embrasse ma joue humide.

– Pardonne-moi, Aleyna, je n’aurais pas dû te parler ainsi alors que tu as


juste fait preuve de générosité. Je suis injuste.
– Je comprends que cela ait pu te blesser, Alec. J’aurais dû t’en parler et
t’expliquer, mais je ne pensais pas te revoir. Tu as ton orgueil comme nous
tous mais ce serait ridicule de ne pas profiter de l’argent de ma famille.
Accepte, s’il te plaît.
– Ma mère m’a appris à être fier mais elle m’a aussi appris qu’un homme
doit savoir reconnaître quand il a besoin d’aide. Et j’en ai effectivement besoin.
Je te remercie et accepte, mais à condition de te rembourser intégralement.
– C’est d’accord. De toute façon, quand tu seras un brillant chirurgien
mondialement connu, la modeste écrivaine que je serai aura besoin de tes dons
financiers.

Enfin, il retrouve son sourire et m’embrasse avant de se relever. Je me lève


et hisse mes bras autour de son cou. J’appose mes lèvres sur les siennes et
cherche la chaleur de sa langue. Ses mains descendent du creux de mes reins
pour se positionner sous mes fesses. Notre baiser s’intensifie et mon pouls
s’accélère. Ses mains remontent sur mes hanches et il me hisse contre lui.
J’enroule mes jambes derrière son dos et il me transporte contre le mur le plus
proche.

Mon dos appuyé contre ce dernier, son corps se fait plus lourd sur le mien.
Ses mains fouillent sous mon haut et ses lèvres sont toujours accrochées aux
miennes. Ce baiser dure encore, jusqu’à ce que l’air nous manque. Alec
embrasse alors mon menton, mon cou, le haut de ma poitrine. Il dépose des
milliers de baisers sur moi et le désir m’envahit comme une vague déferlante.
Je me demande comment j’ai pu rester loin de lui aussi longtemps. Ses
lèvres me manquent déjà alors je l’incite à les retrouver. Ses mains saisissent
mon visage et sa bouche brûle la mienne. Je saisis un passant de son pantalon et
l’attire vers la chambre sans cesser de répondre à ses baisers.

J’ignorais qu’on pouvait désirer quelqu’un à ce point. Enfin, je suis


allongée sur le lit, le corps d’Alec tendu au-dessus du mien. J’agrippe sa nuque
et mordille ses lèvres. J’ai envie de lui plus que jamais, comme si ce devait être
notre dernière fois. Ses mains habiles m’ont déjà délestée de mon haut et de
mon soutien-gorge et nos bouches se séparent.

La sienne explore les courbes de mes seins tandis que la mienne se tord de
plaisir. Sa langue suit la courbure de mes hanches, puis remonte de mon
nombril jusqu’à ma poitrine, qu’il caresse langoureusement. Je fais basculer
son tee-shirt au-dessus de sa tête pour explorer son corps avec mes mains.

De nouveau, nos bouches sont aimantées et son torse vient s’appuyer contre
mes seins. La chaleur de ce contact m’embrase un peu plus et mes mains se
plaquent à ses reins. Je veux le sentir plus près, encore plus près.

– Aleyna…

Il est essoufflé et j’entends sa peur de me blesser dans sa voix tremblante.

– Ne t’arrête pas, Alec, je t’en supplie.


– Tu es sûre ? J’ai tellement envie de toi, je n’arrive pas à réfléchir
rationnellement.
– Oui, j’en suis sûre.

Je le fais basculer sous moi et parcours son torse avec ma bouche tout en
déboutonnant son pantalon qu’il m’aide à enlever.

Son corps presque totalement nu ondule de plaisir sous mes caresses et mon
désir ne fait que grandir. Mon sang bout dans mes veines et mon cœur menace
d’exploser à force de battre aussi fort. Il se redresse, s’assoit contre la tête de
lit et me serre contre lui pour m’embrasser. Ses mains caressent mon dos et ma
nuque et je tremble de plaisir.

Il me soulève légèrement et m’allonge en travers du lit, puis se met à


genoux par terre pour enlever mon pantalon. Sa bouche assaille alors mes
mollets, mes genoux, mes cuisses… Sa langue s’approche dangereusement de
mon boxer et je brûle d’impatience.

Doucement, il le fait glisser à mes pieds sans cesser d’embrasser le bas de


mon ventre, sa bouche descend encore et entre en contact avec l’endroit où
mon désir est né. Il lève un instant les yeux pour s’assurer que je n’ai pas
changé d’avis, mes mains se glissent alors dans ses cheveux, l’encourageant à
continuer.

Son souffle chaud s’immisce en moi et sa langue s’amuse à repousser les


limites de mon plaisir. Je me cambre sous sa dextérité et, poussée par les
vagues de plaisir qui m’inondent, je m’abandonne à lui, complètement, jusqu’à
mourir d’extase.

Il remonte alors lentement jusqu’à moi en embrassant doucement chaque


centimètre de ma peau, et vient s’allonger sur moi en enfouissant sa tête dans
mon cou. Je sens son érection contre moi à travers le tissu de son boxer et
pourtant, il ne semble pas prêt à continuer. J’immisce ma main entre nos deux
corps mais il arrête ma descente.

– Non, Aleyna. Arrête, tu n’as rien à me prouver.


– Tu viens de me faire connaître le pur plaisir, et toi, alors ?
– Moi, ça me suffit. Tout ce que je veux maintenant, c’est te sentir contre
moi.
– Non, Alec. Je ne peux pas… te faire la même chose, je… je ne sais pas si
je le pourrai un jour. Mais j’ai envie de toi, vraiment, encore.

Je le pousse un peu sur le côté, caresse son torse et descends ma main sur
ses abdominaux puis sur ses fesses. Enfin, je la pose sur la bosse apparente
sous son boxer et le caresse à travers le tissu.

Je ne le quitte pas des yeux, guettant ses réactions. Je ne sais pas vraiment
comment faire, alors je prends mon temps. Je le caresse et l’embrasse et me
décide finalement à glisser ma main dans son boxer. Il ferme alors les yeux et
entrouvre la bouche. Son souffle se fait plus court et ses grognements de
plaisir m’invitent à poursuivre.
Sa main est, elle aussi, redescendue au cœur de mon intimité qui s’embrase
de nouveau. Je sens qu’il approche de la jouissance mais je ralentis mes
mouvements et l’embrasse avant de lui susurrer à l’oreille :

– Attends un peu mon amour, je veux que tu viennes en moi.


– Aleyna, non… Tu es encore fragile, je t’en prie. Je risque de te blesser.
– J’ai confiance en toi. Je veux me confondre avec toi, j’en ai envie, s’il te
plaît.

Ma main s’est glissée dans le tiroir de la table de nuit pour attraper un


préservatif dans la boîte qu’il a laissée la dernière fois. Je lui glisse dans la
main et continue de l’embrasser, avide de lui à n’en plus finir.

Emporté par ce moment, il l’accepte et me fait basculer doucement pour se


glisser entre mes jambes. Il m’embrasse et m’observe, prêt à tout arrêter au
moindre signe de ma part.

– Viens Alec, je suis prête.

Il s’exécute délicatement et je l’accueille en gémissant. Une légère douleur


survient mais ça m’est égal, je me concentre sur la douceur dont il fait preuve
et sur ses baisers qui envahissent mon corps.

J’installe mes mains sur ses fesses pour qu’il reste en place, son corps
bouge sur le mien et je perçois chaque millimètre de sa peau. Nous sommes en
sueur, totalement transportés par le désir charnel.

Soudain, je ne sais plus où je suis, j’abandonne mes peurs, mes doutes et


mes tergiversations pour succomber au plaisir et à l’extase. La tête d’Alec
vient se poser sur ma poitrine et nous roulons sur le côté sans nous séparer. Il
m’enlace et me serre si fort contre lui que la tête me tourne un instant.

Nos lèvres se cherchent encore, même si nos souffles sont toujours coupés.
Je ne veux plus bouger, je ne veux pas ouvrir les yeux. Non, je souhaite juste
rester ainsi, et laisser nos corps n’en former qu’un seul. Je veux le sentir en
moi, encore.

Tout cet amour, toute cette passion se répand dans chaque goutte de sang qui
circule dans mes veines et me fait exploser le cœur.
– Je t’aime tant, Princesse. Ne me laisse plus.
– Jamais. Je ne peux plus respirer sans toi.

De nouveau, nous nous embrassons et chaque baiser sonne comme le


premier. Tour à tour hésitant et passionné, romantique et sauvage. Je cherche à
me fondre dans son corps pour ne plus jamais me séparer de son âme.

Avec lui pour toujours, à lui pour l’éternité.


Chapitre 60

Alec

Je crois que je viens enfin de découvrir le réel sens du mot bonheur. Pas le
simple fait d’être heureux ou joyeux, non. Je parle du vrai bonheur, celui qui
inonde chaque cellule de votre être, qui agit si puissamment que votre corps
éblouit le reste du monde.

Je me sens invincible, je me fiche de ce qui peut bien se passer en dehors de


ces murs. Plus rien ne compte, à part elle. Je ne peux plus respirer ni penser de
façon cohérente, je la serre contre moi et les larmes envahissent mes yeux.

Mon corps n’est plus qu’une victime du souffle de la bombe qui a explosé
au contact de nos deux corps. Une victime consentante et heureuse à en crever.
Jamais encore je n’avais connu une telle extase. Mon cœur reprend doucement
un rythme normal mais je ne parviens pas à cesser de caresser son visage.

Je cherche quelque chose à lui dire mais mes mots refusent pour l’instant de
sortir. Elle sourit et elle est si sublime, nue contre moi. Sa peau est douce et son
parfum continue de m’enivrer.

– Je crois que je vais avoir besoin d’une douche avant d’aller en cours. Tu
m’accompagnes ?
– Moi, je crois que tu vas être très en retard. Quant à t’accompagner, crois-
moi, ce n’est pas l’envie qui m’en manque, Princesse. Mais il faut savoir être
raisonnable, et si ta peau continue à frôler la mienne, je serai tout sauf
raisonnable.

Elle rit doucement, m’embrasse et nos corps se séparent au prix d’un


douloureux sacrifice.

Elle disparaît vers la salle de bains et je roule sur le dos, un bras sur les
yeux pour jouir encore quelques instants de ce moment. Je me décide enfin à
me lever, et suis pris d’un léger vertige en voyant le sang qui s’est niché sur le
préservatif que je viens d’utiliser.

Merde, Aleyna.

Je savais que c’était trop tôt, le médecin que j’aspire à devenir le savait, lui
aussi, et pourtant je l’ai quand même fait. J’ai vraiment essayé de ne pas la
blesser mais j’ai lamentablement échoué.

Cette image me renvoie au haut du tableau et à Élias. On n’en serait pas là


sans ce connard. Mes recherches ont bien avancé et je sais où le trouver, il ne
me reste plus qu’à attendre le moment propice pour enfin lui apprendre ce que
c’est de souffrir.

Je me douche à la hâte et suis en train d’enfiler ma chemise lorsque Aleyna


réapparaît, vêtue d’une magnifique jupe noire et d’un chemisier blanc. Je
l’attrape par la main et embrasse le côté de son menton.

– Comment tu te sens ?
– Bien, Alec, ne t’en fais pas.
– Je t’ai blessée, je suis désolé.
– Ce n’est rien, je t’assure. Le plaisir que tu m’as apporté supplante
largement ce petit désagrément.

Je l’embrasse doucement et ramène ses cheveux vers l’arrière. Je sais


qu’elle minimise la douleur mais je tâche de me concentrer sur son visage,
dont les traits semblent un peu plus sereins. Je sais que je dois me réjouir de
l’aider à oublier un instant les horreurs qu’elle traverse. Mais au fond de moi,
j’ai peur, terriblement.

Peur qu’elle craque, que son corps et son esprit défaillent pour la propulser
dans un monde de ténèbres d’où elle ne reviendrait pas.

Je vais devoir faire preuve de prudence et prends la décision de demander


conseil à un de mes professeurs à la fac dès aujourd’hui afin d’être certain de
bien l’accompagner et d’éviter quoi que ce soit qui puisse précipiter son
malaise dans un voyage sans retour.

Pendant qu’elle se maquille pour faire passer les marques laissées par son
bourreau inaperçues, Emmy l’invite à passer la soirée avec elle et je l’y
encourage. Voir sa meilleure amie lui fera du bien, du moins je l’espère.

Elle me dépose au campus et mon cœur se serre en la voyant s’éloigner. J’ai


si peur de ce qui peut lui arriver en mon absence. Jusqu’ici, nos séparations ont
toujours tourné au désastre et j’espère que cette série noire a enfin pris fin.
Chapitre 61

Aleyna

Je suis à la fac depuis plusieurs heures, tâchant de me concentrer sur les


cours et de rattraper mon retard. Alec occupe mes pensées et je me réjouis
d’avance à l’idée de le retrouver.

Emmy ne cesse d’écrire des mots sur mes copies, elle est ravie de m’avoir
retrouvée et pressée que les cours se terminent pour qu’on puisse passer la
soirée ensemble.

Je profite de l’heure du déjeuner pour joindre Alec et entendre sa voix. Il ne


me répond pas et doit probablement être en cours mais je lui laisse un doux
message. Trois heures de cours après, ma journée est déjà finie. Emmy a
encore deux heures avant de terminer et j’en profite pour aller à la
bibliothèque, fermement décidée à travailler dur pour ne pas perdre mon
niveau.

Je trouve facilement ma concentration car peu d’étudiants sont présents,


trop occupés à dépenser l’argent de leurs parents dans les bars avoisinants.

Cela fait une heure que je travaille avec acharnement, et je m’accorde


quelques minutes pour souffler. Je suis soulagée, j’ai réussi à rattraper mon
retard de la semaine dernière et j’ai hâte d’être à demain pour retrouver mon
atelier d’écriture, même si j’appréhende la réaction de la mère d’Alec.

Je n’ai pas rendu mon dernier devoir et je ne sais pas encore comment je
vais me justifier. Mon portable vibre dans ma poche et je souris avant même de
lire le message. Il vient forcément d’Alec, c’est lui qui m’a offert ce téléphone,
et il est le seul à en avoir le numéro.

[J’ai bien eu ton message, Princesse.


Pardonne-moi de ne pas t’avoir
répondu, nous étions en pleine
autopsie. Oui je sais, le glamour me
colle à la peau. Mais c’est pour ça que
c’est toi qui écris, et que moi je me
contente de t’aimer comme un fou.]

Je range mon téléphone et remonte mon chèche jusqu’au-dessus de mon


nez, m’y blottissant un instant. En fait, c’est celui d’Alec, je lui ai subtilisé alors
qu’il sortait de ma voiture ce matin. Il porte son odeur et c’est presque comme
s’il me serrait dans ses bras.

Pour la première fois depuis longtemps, je suis heureuse et pleine d’espoir.


Je peux enfin imaginer un avenir qui ne soit pas empli de larmes et de
violence. J’attrape ma bouteille d’eau pour me rafraîchir et ferme un instant les
yeux, savourant ce moment si calme.

La chaise en face de moi grince légèrement et je n’ai pas besoin d’ouvrir


les yeux pour savoir qui vient de s’y asseoir. Comme d’habitude, sa simple
présence suffit à assombrir le ciel et à raréfier mon air. Mon estomac se noue
et mes mains tremblent légèrement. Mes pensées se tournent vers Dieu, ce Dieu
auquel ma mère croit tellement.

Je lui demande silencieusement de m’expliquer pourquoi il se refuse à


m’accorder quelques instants de répit. Qu’ai-je donc bien pu faire pour attiser
ainsi sa colère ? J’inspire profondément et ouvre les yeux sans pour autant le
voir. Je reste figée sur mes livres de cours, l’ignorant au mieux.

– Qu’est-ce que tu viens faire ici ?


– Je suis flatté de voir que tu reconnais ma présence sans même me
regarder.

Sa chaise s’approche de la mienne et sa main se glisse sur ma cuisse. Il la


caresse, descend jusqu’au genou et se faufile sous ma jupe pour la remonter. Je
l’arrête brusquement en tâchant de me contrôler.

– À quoi tu joues Élias, nous sommes en plein milieu de la bibliothèque


universitaire, t’es dingue ?
– Personnellement, je trouve ça très excitant.
– Tu n’as pas le droit d’être ici.
– Oh je t’en prie, je suis un étudiant, peu importe que ce ne soit pas mon
campus. On continue ici ou tu me suis ?

Il se lève et me tend la main. Enfin, je lève les yeux vers son visage. À la
seconde même où nos yeux se croisent, les vidéos qu’il a tournées à mon insu
s’immiscent de nouveau dans mon esprit.

– Aleyna, mon amour ?

Si je le suis, je dis adieu à l’abri que m’offre la bibliothèque, mais si je


refuse, il est capable d’atrocités ici même. Sans compter qu’il ne manquera pas
de me le faire regretter plus tard. Je me lève, résignée, et attrape sa main. Il
m’entraîne vers le fond du bâtiment et nous sortons par une porte qui ne sert
plus depuis longtemps.

Nous nous retrouvons alors dans une petite cour à l’abri des regards. Avant,
elle était utilisée par les professeurs pour fumer mais depuis quelques années,
le doyen de l’université a instauré des règles strictes en matière de santé et les
professeurs sont tenus, comme les élèves, de fumer en dehors de l’enceinte
universitaire. Élias me pousse contre le mur le plus proche et s’appuie sur moi.
Il attrape mes lèvres et m’embrasse sans ménagement.

– Tu m’as tellement manqué.


– Et ton colloque ?
– On a si bien travaillé que nous avons été libérés plus tôt. C’est ça d’avoir
affaire à l’élite.
– Toujours aussi modeste.
– Et toi, tu es toujours aussi belle. Et tu as l’air d’aller beaucoup mieux, je
suis heureux que tu aies décidé de revenir en cours. Je t’ai cherchée dans tout le
campus et je dois repartir ce soir, alors il nous reste peu de temps.

Sa bouche immonde se met à embrasser mon cou pendant que ses mains se
baladent sur mon corps. Il m’explore sans douceur, pressé d’assouvir son
besoin urgent de sexe. Mes yeux sont bloqués dans le vide, sur un point
imaginaire, au loin. Je ne suis pas en mesure de pleurer, cette scène est d’une
totale absurdité.
Il y a quelques minutes, j’étais pleine d’optimisme, heureuse et confiante et
là, je me retrouve plaquée contre un mur dégueulasse, assaillie par les pulsions
d’un être abject qui s’apprête à me violer, encore. Il s’interrompt soudain,
visiblement perturbé par mon manque de réaction et mon immobilité.

– Hey, t’es avec moi ?

Mes yeux s’arrachent de force au vide pour venir se poser sur lui.

– La scène n’est-elle pas assez épique pour que tu veuilles la filmer ?


– Qu’est-ce que tu dis ?
– Ton portable n’était pas aussi vide que tu le pensais, Élias. J’ai vu les
vidéos, je les ai toutes vues.

Il s’écarte brusquement de moi et je vois son teint blanchir et ses yeux


s’écarquiller de surprise. Il tente de reprendre contenance et avance sa main
vers mon visage mais je l’intercepte avant qu’il ne me touche.

– Mon amour, écoute…


– NON ! Comment as-tu pu ? Comment as-tu osé filmer ces moments ?
Jusqu’où tu souhaites m’humilier ? Allez, réponds-moi, ça m’évitera d’autres
surprises. C’est quoi la prochaine étape, hein ? Les faire visionner à tes amis ?
Tu veux les mettre en appétit pour me partager, c’est ça ? Après tout, c’est vrai
que tu ne m’as pas encore fait cet affront.
– Ça suffit ! Je veux que tu la fermes et que tu arrêtes de raconter ces
conneries ! Jamais je ne laisserais un autre mec poser les mains sur toi, tu
m’entends ? Tu es à moi et à moi seul !
– Mais alors pourquoi est-ce que tu as fait ces vidéos ? Pour ton plaisir
personnel ? Pour disposer d’un moyen de pression supplémentaire sur moi ?
Tu t’es dit que si je ne t’obéissais pas, tu m’obligerais à regarder et à choisir
une des punitions que tu affectionnes tant ?
– Pourquoi est-ce que tu cherches à tout comprendre ?
– Parce que ça m’évitera peut-être de tomber définitivement dans le néant.
Réponds-moi ! Tu me dois bien ça !

Il me pousse contre le mur et mon dos s’y heurte violemment mais je ne


baisse pas les yeux, décidée à l’affronter quoi qu’il dise ou fasse. Il irradie de
colère, me hurle dessus tout en tâchant de maîtriser le volume de sa voix et
serre mes poignets entre ses doigts.

– Je ne te dois rien du tout ! Jamais tu n’aurais dû voir ces vidéos. Je les ai


faites pour moi et uniquement pour moi. Car j’aime te regarder et quand tu
n’es pas près de moi, c’est la seule solution que j’ai. Satisfaite ?
– De savoir que tu t’es constitué ta propre bibliothèque pornographique ?

Je ne peux plus crier, je suis au bord de la rupture. Quelque chose s’est brisé
en moi. Encore. Je pensais qu’il ne restait déjà que des morceaux mais il
réussit toujours à me piétiner, à les diviser de nouveau, m’anéantissant encore
et encore.

– Allons mon amour. Je refuse d’oublier ces moments ensemble.

La nausée et les larmes m’assaillent et la douleur envahit mes poignets où


ses doigts sont toujours serrés. Ils rongent ma peau et mes os, et désintègrent
chaque parcelle de mon être. Je voudrais qu’il me lâche et que son corps ne me
touche plus jamais. Mais je ne bouge pas, excepté les tremblements qui m’ont
investie.

– Mais moi, je n’oublie pas, Élias. Je me souviens parfaitement de tout. Je


peux encore ressentir chaque bleu, chaque hématome laissé par tes poings. Ma
peau brûle encore des liens dont tu t’es servi pour m’attacher et assouvir tes
désirs. Mon corps hurle encore de chaque viol que tu lui as infligé. Je n’ai pas
besoin de vidéos pour souffrir chaque seconde de tes tortures.

Je suis étrangement calme face à cette fatalité. Il ne m’a pas quittée des yeux
et il prend quelques secondes pour réfléchir à ce qu’il va dire.

– Comment peux-tu parler de viol, Aleyna ? Nous sommes un couple et je


t’aime plus que tout.
– Tu peux faire croire à notre entourage que c’est le cas mais nous ne
sommes pas un couple. Un couple est censé pouvoir se dissoudre alors que je
suis ta prisonnière, Élias. Tu me prives de toutes mes libertés, même celle de
disposer de mon corps. Je ne suis qu’un objet pour toi, que tu utilises comme
bon te semble et contre lequel tu t’énerves s’il ne fonctionne pas correctement.
Un couple fait l’amour parce qu’il en a envie. Et moi je n’en ai pas envie car je
ne t’aime pas, Élias. Tu me terrorises, tu menaces ma famille pour que je cède
à tes envies. En deux ans, tu as pris tout ce qu’il y avait de beau en moi. Tu as
volé mes sourires, mes rires et même mes rêves. Tu t’es emparé de tout ce que
contenait mon identité, sans ménagement, sans respect et sans aucune limite.
Alors oui, ce sont des viols, assume au moins la réalité de tes actes.
– Ne dis pas ça, Aleyna, tais-toi, ça suffit. Tout ce que je veux, c’est te
garder près de moi. Ma plus grande peur, c’est de te perdre, je t’aime trop pour
te laisser partir. Je sais que ma façon de le faire est parfois déplacée, mais
essaie de me comprendre.
– Te comprendre ? J’espère que tu n’y songes pas sérieusement ? Je te
déteste, tu m’entends ? Je préférerais crever plutôt que de te sentir encore une
fois me déchirer les entrailles.

Son genou heurte mon ventre sans prévenir, me courbant en deux et me


coupant un instant le souffle. Il me colle contre lui pour que je ne m’écroule
pas et sa voix n’est plus qu’un murmure menaçant à mon oreille.

– Aleyna, mon amour, ma patience a des limites que tu connais bien. Ne me


pousse pas à bout, je dois repartir dans très peu de temps et je ne suis pas venu
pour qu’on s’engueule. Alors maintenant j’aimerais que tu utilises ta bouche
pour autre chose que me hurler dessus, est-ce que c’est clair ?

Il me redresse et me plaque de nouveau contre le mur. Mes larmes ont coulé


de douleur et ses yeux me dévorent en luisant diaboliquement. Mes poignets
me brûlent et ma gorge est obstruée par la colère et la peur. Je ne veux pas
qu’il me touche et qu’il m’humilie encore.

Pas ici, dans mon propre campus, à quelques mètres des autres étudiants.

– Élias, je t’en prie…


– Chut… je ne vais pas te forcer à quoi que ce soit, laisse-toi faire, ce sera
rapide.

Maintenant que je connais la douceur et l’amour d’Alec, la violence et la


barbarie d’Élias me paraissent inacceptables et insurmontables. Je ne veux plus
le sentir, je suffoque sous l’horreur et le dégoût et l’horizon se voile de noir.

Les derniers soubresauts plus vifs le font jouir en moi et je reste figée
contre ce putain de mur, incapable de bouger, de réfléchir, de me défendre. Il
ne s’attarde pas et nous rhabille, il me parle mais je ne l’entends pas, mes
oreilles bourdonnent et ma vue n’est toujours pas revenue. Je me laisse glisser
le long du mur, jusqu’au sol, et tâche de ne pas vomir.

– Aleyna ? Aleyna ? Mais réponds-moi, putain !


– Tu as eu ce que tu étais venu chercher, alors maintenant barre-toi. Laisse-
moi !

Il grommelle des mots que je ne cherche pas à comprendre, s’agite autour


de moi quelques instants encore avant de disparaître. Enfin. Je ne veux pas
revenir dans cette réalité qui fait trop mal.

Affronter le monde extérieur, marcher, parler, sourire ; imposer cette


nouvelle épreuve à Alec. Je ne peux pas lui faire ça. Une violente nausée chasse
mes tergiversations et alors que je vomis sur le béton, mes sens reprennent le
contrôle.

Alors que je n’entendais plus rien, bien à l’abri dans ma bulle, de nouveau
les bruits de la circulation d’une rue avoisinante m’envahissent, un léger vent
fait frémir mes cheveux et le sol irrite mes jambes. Je me lève aussi
vaillamment que possible, réajuste ma tenue, sèche mes larmes et pénètre dans
la bibliothèque. Elle est encore plus déserte que tout à l’heure. Je fonce à la
place que j’occupais, ramasse à la hâte mes affaires et pars le plus vite
possible, priant pour ne croiser personne.

Je me rue dans les couloirs avant de devoir affronter le capharnaüm de


l’interclasse et me rends à mon casier pour y récupérer mon sac d’urgence. Je
dois retrouver Emmy dans moins d’une demi-heure mais j’ai absolument
besoin de me doucher. J’oblique donc vers les bâtiments de l’internat et me
faufile dans les sanitaires pour me laver et me changer.

J’enfile un pull à manches longues pour masquer mes poignets meurtris, me


remaquille pour les anciens hématomes et me colle un sourire de circonstance
avant de filer attendre ma meilleure amie à la sortie de son cours.

Et voilà, Aleyna, l’actrice, reprend son rôle.

Pas question de prendre le temps de m’apitoyer sur mon sort pour le


moment. Je dois faire face, rentrer dans les rangs, ne pas me disperser. Je dois
sourire à la face du monde, affirmer que, oui, je vais très bien et cacher à tout
le monde que juste là, derrière mes yeux, se cache une petite fille terrorisée qui
crève de honte et dont la vie s’éteint peu à peu.
Chapitre 62

Alec

La journée a été harassante, les intervenants étaient tous plus irritants les uns
que les autres, mais je me suis accroché et j’ai travaillé dur pour ne pas perdre
le rythme. Je n’ai pas pu avoir Aleyna au téléphone mais son message m’a
réchauffé l’âme. J’ai tellement hâte de la retrouver et de la serrer contre moi.
Sans elle, je ne suis pas tout à fait moi. Sa peau me manque, son sourire et sa
sensibilité me manquent.

J’ai hâte de pouvoir plonger ma main dans ses cheveux et ma bouche dans
son cou. Il est déjà dix-neuf heures mais elle passe la soirée avec Emmy et je
ne la verrai pas avant plusieurs heures. Je me décide à faire un détour par la
salle info pour imprimer le trajet jusqu’à Cambridge afin de l’avoir sous la
main pour pouvoir partir dès que l’occasion se présentera. J’imprime aussi la
photo de cet enfoiré pour être certain de ne pas me tromper de cible.

Je suis soudain trop fatigué pour continuer et décide de sortir à l’air frais,
fumer quelques cigarettes tout en marchant vers le bâtiment où se trouve notre
chambre. J’espère y croiser Erwin, mon meilleur pote me manque. J’ai à peine
entrouvert notre porte que sa voix me parvient.

– Bah alors mon frère c’est à cette heure-là qu’on rentre ?


– Désolé, je fais de vraies études moi et…

J’interromps mon babillage en refermant la porte car il n’est pas seul. Et


elle est là, assise sur mon lit, superbe et fragile à la fois. Et bordel, je dois me
retenir pour ne pas l’embrasser sur-le-champ.

– Merde, désolé, je ne savais pas que tu voyais du monde ce soir.

Emmy se lève pour me saluer, elle est pétillante et souriante, ravie de cette
rencontre impromptue.
– Salut Alec, ça faisait un petit moment que je ne t’avais pas croisé. Je te
présente ma meilleure amie, Aleyna. On avait prévu de passer la soirée
ensemble mais depuis le temps que je devais lui présenter Erwin, je n’ai pas pu
résister. J’espère qu’on ne dérange pas une soirée mecs ?
– Oh, euh, non. Pas de souci. Aleyna ; ravi de faire ta connaissance.
– Le plaisir est partagé.

Erwin me lance un regard en coin mi-gêné, mi-amusé et je ne sais soudain


plus où me mettre. Quelle situation improbable. Aleyna s’est elle aussi levée
pour me dire bonjour et je dois faire un effort surhumain pour ne pas la serrer
contre moi.

En croisant son regard, je sens tout de suite que quelque chose ne va pas.
Ses yeux ont repris cette couleur torturée qui ne la quittait jamais à notre
rencontre. Cela ne signifie qu’une seule chose, ce salaud a dû la joindre et
jubiler en la terrorisant…

L’image de la pièce est figée, le temps s’arrête quelques secondes durant


lesquelles j’essaie de me souvenir comment on s’est tous retrouvés ici ce soir.
La pendule a dû redémarrer car chacun a repris sa place tandis que je suis
toujours planté au milieu de la pièce comme un parfait imbécile.

– Tout va bien, Alec ?


– Oui, la journée à juste été longue. Alors, qu’est-ce que vous avez prévu ?
– Des pizzas et de la bière !

Emmy et Erwin sont blottis l’un contre l’autre sur le lit de ce dernier tandis
qu’Aleyna est assise sur le mien. J’inspire profondément et prends la décision
de m’asseoir par terre, le dos appuyé sur mon lit, en restant à une distance
raisonnable d’elle. Inutile de tenter le diable.

Son corps se reflète dans le miroir à l’opposé et je peux ainsi l’observer en


toute discrétion. C’est seulement à cet instant que je me rends compte qu’elle ne
porte pas la même tenue que ce matin. Je tente alors d’ignorer la boule
d’angoisse qui s’est nichée dans ma gorge en cherchant des explications
logiques. Elle a pu se tacher ou tout simplement se doucher et se changer avant
de venir. Oui, ce doit être ça. Après tout, elle était sur le campus, il n’a rien pu
lui arriver là-bas.
La soirée avance sans que j’y prête vraiment attention car toute mon énergie
est consacrée à ignorer sa présence au mieux. Je réponds méthodiquement aux
questions posées et prétexte une grande fatigue pour en dire le moins possible.
La voix d’Aleyna ne résonne pas beaucoup non plus et je me réjouis des
discours interminables d’Emmy et de sa capacité à animer la soirée. Ses
bavardages sont interrompus par son téléphone portable, auquel elle
s’empresse de répondre.

– Salut Élias, laisse-moi deviner, tu veux parler à ta petite femme ? Je te la


passe.

Le visage d’Aleyna a changé de couleur en prenant le téléphone des mains


d’Emmy et ses jambes tremblent légèrement lorsqu’elle sort de la chambre
pour plus de discrétion. Je tâche de contrôler ma voix en m’adressant à Emmy,
je l’espère le plus sereinement possible.

– C’est son petit ami ?


– Oui ! Ne fais pas cette tête-là, Alec, je suis désolée mais ma copine est déjà
prise. Et crois-moi, mon frère n’est vraiment pas partageur.

Un rire forcé sort de ma gorge mais je ne peux plus respirer.

– Je m’en souviendrai ! Vous m’excuserez, j’ai besoin d’une cigarette.

À la hâte, je sors de cette pièce d’où il semble que l’air ait disparu et me rue
dans le couloir. Aleyna a déjà pris de l’avance et marche vers la sortie tout en
discutant avec cet enfoiré. Je la suis sans la rattraper, pas certain d’être en
mesure de supporter leur conversation.

Une fois dehors, elle fait les cent pas et je maintiens quelques mètres entre
nous, en profitant pour allumer ma clope. Au bout de quelques minutes
interminables, elle raccroche, se masse les tempes et se retourne vers l’entrée
de la résidence. Je lis la surprise sur son visage quand elle m’aperçoit ainsi que
l’hésitation. Ses yeux luisent de colère et sa lèvre inférieure tremble de façon
incontrôlable. Elle reste figée, alors je m’avance vers elle mais elle recule, me
transperçant le cœur au passage.

– Alec, non. Emmy pourrait nous voir.


– Oui, et tout raconter à son frère !

Son visage se décompose un peu plus et elle ouvre la bouche à plusieurs


reprises avant qu’un son finisse par en sortir.

– Pourquoi j’ai l’impression que ta remarque sonne comme un reproche ?


– Je… bordel, non, ce n’est pas un reproche. C’est juste que… je suis sous
le choc, Aleyna. Ton tortionnaire est le frère de ta meilleure amie ? J’ai du mal
à assimiler la nouvelle.
– Maintenant, tu connais une des raisons pour lesquelles je ne pouvais rien
te dire sur son identité. Il est temps de remonter.

Elle passe devant moi mais je la rattrape par le poignet pour qu’elle me
regarde. Elle se retourne et je vois un éclair de douleur passer sur son visage.
Il n’a duré qu’une seconde et si je ne la connaissais pas aussi bien, je ne
l’aurais pas remarqué.

– Arrête de me fuir, Aleyna, qu’est-ce que tu ne me dis pas ?


– Rien, mais on doit remonter. On reparlera de ça tout à l’heure, s’il te plaît,
Alec.

Son regard me supplie alors je ravale ma colère et la laisse partir. Je ne


décide de les rejoindre que de longues minutes plus tard, inspirant toute la
nicotine possible pour me calmer. Mon cerveau est en pleine ébullition et je
dois me reprendre.

En franchissant la porte de notre chambre, les filles sont sur le départ et je


suis soulagé de voir cette triste mascarade toucher à sa fin. Erwin va passer la
nuit chez Emmy alors je me retrouve seul, assis sur mon lit, tâchant de ne pas
devenir dingue.

Mon portable s’affole dans ma poche.

Aleyna me demande de l’attendre ici…


Chapitre 63

Aleyna

Je lui ai envoyé un message pour lui demander de m’attendre. Pourtant, je


suis tentée de sauter dans ma voiture et de rentrer chez moi. Bien sûr, j’ai envie
de me blottir dans ses bras mais ce n’est certainement pas ce qui va se passer.

Il sait, ça y est. Il va pouvoir remonter jusqu’à lui, et après ? Il va le


menacer, le brutaliser ? Au mieux, il écopera d’une peine de prison, au pire, il
finira à la morgue. Je suis frigorifiée de peur et de fatigue.

Bon sang, je suis tellement fatiguée, par cette journée, cette semaine, cette
vie qui n’en finit plus de me pousser à bout. Il semblerait que ce soit vraiment
trop demander de m’accorder quelques jours de bonheur. C’est tellement
injuste, j’espère que le destin se distrait bien. Oh oui, je suis sûre que ça
l’amuse de regarder mes efforts pitoyables pour me débattre au milieu de toute
cette folie. Je suis quoi pour lui ? Une expérience dont les résultats seront
compilés dans son carnet de grands desseins ? C’est parce qu’associer ma
route à celle du diable ne lui a plus suffi qu’il s’est senti obligé de me confier à
un ange ? C’est un destin cruel qui dirige ma vie, m’offrant le goût du bonheur
afin que je ressente mieux celui de l’horreur.

Emmy interrompt mes introspections en déposant un baiser sur chacune de


mes joues. Elle est heureuse et malgré tout cela, je me réjouis de son bonheur,
elle le mérite. Je lui affirme que j’ai passé une bonne soirée et après avoir
salué Erwin, je fais mine de me diriger vers ma voiture jusqu’à être certaine de
ne plus voir la leur. J’attends encore quelques minutes et fais demi-tour pour le
retrouver.

Je pousse la porte et il est là, assis sur son lit, la mine défaite et les yeux
cernés. La tristesse et la tension virevoltent dans la pièce, asphyxiant nos
poumons et menaçant d’aspirer notre raison.
Nous ne savons plus qui nous sommes, ni comment nous étions avant de
nous connaître. Le désespoir est partout dans notre histoire et pourtant, nos
corps s’attirent comme deux aimants qui ne peuvent exister l’un sans l’autre.

Son bras s’ouvre vers moi et j’avance timidement vers lui. Il attrape ma
main et me cale contre lui comme un bébé, mes jambes se posant sur le lit.
J’enroule mon bras derrière sa nuque et colle ma joue contre son torse. Et je
me mets à pleurer. Je sanglote si fort que je m’étonne que personne ne vienne
s’en plaindre.

Et il accepte, il garde le silence et me laisse évacuer, retient ses questions


alors que je ne sais que trop bien que son esprit fourmille et réclame des
réponses. Comme toujours, il me comprend sans que j’aie besoin de lui parler.
Je continue à pleurer pendant un temps que je ne saurais définir, je ne peux pas
m’arrêter. Mes larmes ont beau sortir, ma frustration et ma colère restent.

Le calvaire de l’après-midi est toujours ancré dans mes chairs et des envies
meurtrières me hantent. Je veux que cet enfoiré crève comme l’immonde bête
qu’il a toujours été. Je ne veux plus qu’il salisse mon corps et mon âme. Je
refuse que son ombre continue à planer au-dessus de mon histoire avec Alec,
je souhaite qu’il disparaisse pour toujours.

Enfin, mes yeux se sont taris et ma respiration commence à reprendre un


rythme normal. Il n’a pas cessé de caresser mes cheveux et l’apaisement
s’installe discrètement dans mes muscles.

– Je suis désolé, Princesse, je ne voulais pas t’accuser, dehors, ou te faire


des reproches. C’est juste que j’ai mal encaissé la nouvelle. Mais ce n’était pas
une raison pour te parler ainsi.
– Ce n’est pas important, Alec. Je comprends que ce soit difficile pour toi, il
y a tant de choses que tu ignores et je te promets de t’en parler. Je ne veux plus
vivre comme ça mais je refuse qu’il t’arrive quelque chose par ma faute. Je ne
pourrais pas le supporter.
– Dans ce cas, tu comprends aussi que je ne peux pas continuer à te voir
souffrir. Je ne supporte pas qu’il te détruise chaque seconde un peu plus. Voir
toute cette douleur dans tes yeux, c’est insoutenable, je souffre autant que si
c’était moi qui te frappais, qui t’humiliais. En le laissant agir, je me sens aussi
coupable que lui, si ce n’est plus. Je t’aime, Aleyna, et c’est mon rôle de te
protéger, et plus le temps passe, plus j’ai l’impression d’échouer
lamentablement.
– Ce n’est pas vrai, je ne veux pas que tu penses ainsi. J’imagine ta
souffrance mais je t’en prie, je ne veux pas qu’il te détruise aussi.

Tendrement, il nous fait basculer sur le lit, il dépose un léger baiser sur mes
lèvres et caresse mon visage. Ses yeux m’intiment de me reposer et je suis si
épuisée que je les laisse me convaincre sans difficulté.

Je me sens en sécurité dans ses bras et, pour l’instant, c’est tout ce qui
compte. Même si je sais pertinemment qu’il ne va pas se contenter de mes
maigres réponses. Demain sera un autre jour, et parce que je l’aime, je lui dirai
tout ce qu’il veut savoir, même si ça doit bouleverser nos vies.
Chapitre 64

Alec

Je ne sais pas comment ça a pu arriver. Comment ma vie a pu changer en si


peu de temps. Il y a quelques mois, j’étais un étudiant insouciant, qui faisait
trop la fête, draguait trop de filles et ne devait faire que quelques efforts pour
maintenir sa moyenne en fac de médecine. On m’a toujours envié ma facilité à
apprendre et j’avoue en avoir usé.

Tout ça me paraît tellement futile aujourd’hui. La violence dont certains


hommes peuvent faire preuve m’a ouvert les yeux sur une réalité bien plus
complexe que celle que je connaissais. Je ne sais plus vraiment qui je suis, ni
où je vais. Je sais seulement que rien ne sera plus pareil mais je ne le regrette
absolument pas.

Car elle est là, endormie au creux de mes bras, si belle et si fragile. Et c’est
tout ce qui compte maintenant, grâce à elle je suis enfin quelqu’un. Je sais qu’il
y a encore beaucoup de choses à régler pour que nous puissions être ensemble
sans nous cacher mais il sera encore temps d’y penser demain.

À mon réveil, je mets quelques secondes à assimiler les informations que


mes yeux m’envoient. Et je réalise que ça fait longtemps que je ne me suis pas
réveillé ici. Aleyna me tourne le dos, à l’autre bout de la chambre, elle utilise
notre miroir ridiculement petit et accroché de travers pour pouvoir s’attacher
les cheveux.

En levant les bras, son pull glisse légèrement vers ses coudes et découvre
ses poignets… qui sont couverts d’hématomes. Je me souviens de la douleur
qu’elle a tenté de masquer hier, quand je l’ai rattrapée, et l’air si triste qui
embuait ses yeux.

– Tu l’as vu hier, n’est-ce pas ?


Elle se retourne, sursautant au son de ma voix. En suivant mes yeux, elle
baisse les siens vers ses poignets et réajuste son pull avant de croiser les bras.

– Ce n’est rien, ça va.

Je m’extirpe du lit, ignorant les étourdissements que provoque ma colère,


me passe la main dans les cheveux, sur les yeux et inspire profondément.

– Comment ça a pu arriver ? Bordel, il est partout, ce mec. C’est quoi


l’histoire ?

J’essaie de contrôler ma voix mais elle résonne dans ma tête comme celle
d’un homme jaloux et en colère. Comme si c’était elle qui avait fait quelque
chose de mal.

– Il est venu sur le campus. Alec, je… je suis désolée. Je comprends que tu
m’en veuilles, mais…
– Non, Aleyna. Je t’en veux de ne pas m’en avoir parlé, de garder cette
souffrance en toi. Comme si tu étais toujours seule pour la porter, alors que je
suis là. Tu ne me fais toujours pas confiance ?
– Bien sûr que si. Mais tu vois, cette peine que je vois dans tes yeux, tous tes
muscles qui se contractent si douloureusement, c’est trop dur. Je ne veux pas
être responsable de cet état.

Je m’avance vers elle et l’attire doucement vers moi jusqu’à sentir sa tête
contre mon torse.

– Dis-moi ce qu’il t’a fait, je veux savoir comment tu vas.


– Je vais bien, Alec, inutile de te raconter les détails.
– Aleyna, je t’en prie…

Je comprends son hésitation mais j’ai vraiment besoin de savoir. Hors de


question qu’elle porte cette nouvelle agression seule. Plus que tout, je veux
m’assurer qu’il ne l’a pas…

Bordel, il l’a brutalisée et ça suffit à me retourner l’estomac. Je garde un


mince espoir qu’il n’ait pas pu aller plus loin, après tout, ils étaient sur le
campus, en plein jour…
– Il m’a surprise à la bibliothèque et m’a entraînée à l’écart. Je lui ai parlé
des vidéos et ça l’a mis en colère. Comme toujours, il a fini par disjoncter, par
me frapper et par obtenir la seule véritable chose qu’il était venu chercher :
moi…

Il y a des moments dans votre vie où vous ne savez plus. Vous êtes là, debout
au milieu de ce vide immense, et vous avez beau regarder dans toutes les
directions possibles, il n’y a rien, plus rien, non. Excepté ce bruit qui résonne
dans votre tête et qui menace de vous faire perdre la raison. Je vis un de ces
moments.

Pendant quelques secondes, mon cerveau décide d’ignorer ces nouvelles


informations, comme s’il savait que mon cœur ne pourrait les supporter. Mais
ce moment ne dure pas, et la haine me revient en pleine figure tel un
boomerang.

J’éloigne doucement Aleyna par précaution car je sens que je ne pourrai


bientôt plus me contrôler. Dans mon placard, je récupère les affaires que j’y ai
cachées hier soir, je prends mon sac à dos où se trouvent les coordonnées de la
fac de Cambridge et l’itinéraire pour s’y rendre.

Aleyna me parle mais je ne l’entends pas, je suis comme un animal enragé


que rien ne pourra convaincre de se calmer tant qu’il n’aura pas attaqué.
J’attrape les clefs de ma moto et m’apprête à sortir mais elle est là, appuyée
contre la porte.

– Alec, bordel, tu vas me répondre ! Qu’est-ce qui te prend ? Où tu vas ?


– Aleyna, écarte-toi, s’il te plaît.

Je ferme les yeux le plus fort possible et serre les poings si fort que je les
entends craquer de colère. Je veux qu’elle se pousse, je ne veux pas qu’elle me
raisonne, je veux retrouver ce salaud et lui faire regretter d’être venu au
monde.

– Non, il est hors de question que je te laisse partir dans cet état. Parle-moi !
– Il faut que je le fasse, Aleyna, tu comprends ? Ça ne peut plus durer, cette
fois-ci, c’est trop me demander que de continuer à ignorer ces ignominies.
– Et alors quoi ? Tu vas aller le trouver ? Et après ? Je ne veux pas venir te
voir en prison ou à la morgue ! Tu ne sais pas qui il est, quoiqu’il arrive, tu le
regretteras.

Je me retiens de l’écarter de force et de me tirer en vitesse. J’inspire


profondément, recule légèrement et balance mon sac au sol.

– Parfait ! Dans ce cas, je vais ignorer que ce malade t’a encore violée dès
que j’ai eu le dos tourné. Je vais faire comme si tout allait bien, comme si mon
cœur n’était pas sur le point de s’arrêter. Et ensuite, Aleyna ? On fait quoi ? On
reprend nos vies chacun de son côté ? Sans toi, je ne pourrai plus respirer,
alors autant me tuer maintenant.
– Alec…
– Non ! Je ne comprends pas… Bordel, je suis perdu, Aleyna,
complètement. Pourquoi tu ne me laisses pas te défendre ?
– Parce qu’on ne peut rien contre lui, parce que je t’aime et que je refuse de
te perdre. Je ne veux pas reprendre mon ancienne vie, elle n’était pas réelle
avant que tu en fasses partie. Je t’aime, tu m’entends ?

Elle s’est rapprochée de moi, discrètement, et ses murmures apaisent


quelque peu ma colère. Je m’assois sur le sol et elle se glisse en face de moi,
saisissant mes mains entre les siennes. Ses yeux ont l’air désolé et je me
demande comment elle peut s’inquiéter pour moi alors que c’est elle la victime
principale de toutes ces horreurs.

– Je t’aime aussi, Aleyna, plus que tout. Mais ne me demande pas de t’aimer
ainsi, pas en le laissant te détruire chaque jour davantage. C’est au-dessus de
mes forces, je suis désolé.
– Écoute bien ce que je vais te dire, Alec. Jusqu’ici, je souhaitais que tu en
saches le moins possible pour ne pas te mettre en danger. Mais je vois que
même sans mes aveux, tu as réussi à avoir des informations sur lui et je refuse
que ça te mène à ta perte. Emmy et moi, on se connaît depuis qu’on est toutes
petites, en fait nos parents étaient déjà amis avant même notre naissance.

On a grandi ensemble, côte à côte, la famille de chacune étant notre


deuxième foyer. Quand j’ai commencé à sortir avec Élias, c’était presque
comme une évidence pour tout le monde. Très vite, chacun s’est réjoui et nos
familles sont devenues encore plus inséparables. Mes parents et ma sœur
l’adorent, Emmy est ma meilleure amie, ma deuxième sœur et leurs parents me
considèrent déjà comme leur belle-fille.

Il m’est arrivé une fois de me confier à ma mère en lui disant que je n’étais
plus sûre de mes sentiments pour lui et elle a pris ça tellement à cœur. Tu
l’aurais vue, on aurait dit qu’une bombe venait de s’abattre sur la Maison-
Blanche. Immédiatement, elle en a parlé à la mère d’Élias et à Emmy, tout le
monde a été mis au courant de nos problèmes de couple. Bien sûr, pour eux, ce
n’était que quelques disputes, jamais ils n’auraient pu imaginer la vérité. Inutile
de te préciser qu’Élias l’a très mal pris et me l’a immédiatement fait regretter.

Si nos familles n’ont pas supporté quelques remous dans notre couple,
comment pourraient-ils survivre à l’atrocité de mes confessions ?

– Aleyna… Et toi alors ? Tu ne peux pas continuer à vivre sous ses menaces
uniquement pour protéger la sensibilité de ta famille.
– Mais comment pourrais-je détruire nos deux familles ? Rendre fous
d’inquiétude mes proches, les mettre dans l’embarras. Ils seront paniqués, ne
sauront que faire ou dire. On tait les scandales dans notre milieu, tu sais. Je ne
peux pas leur faire ça.
– Mais qui te protège ? Qui va éviter que ta vie ne soit détruite ? Tu ne
penses pas que ton sacrifice est un peu trop grand ? C’est injuste.
– Bien sûr que ça l’est. Mais je ne veux pas que tu te retrouves au milieu de
cette guerre.

Je nage dans l’incompréhension totale. D’accord, nos deux mondes sont


différents mais ces gens sont malgré tout des êtres humains. Ils n’oseraient pas
tourner le dos à Aleyna sous prétexte qu’elle a fait voler leur voile de
mascarades en éclats ? Elle a l’air tellement terrifiée à l’idée que ses proches
puissent l’apprendre, comme s’ils allaient la déclarer coupable, ça me dépasse.

– De quoi as-tu si peur ? Qu’ils te jugent ? Qu’ils t’accablent ? Aleyna, j’ai


vu comme ta mère tient à toi, elle te soutiendra quoi qu’il arrive. Et les parents
d’Élias ne sont pas responsables, tu pourras continuer à voir Emmy. La seule
chose qui changera, c’est que cet enfoiré ne fera plus partie de vos vies.
– Je ne veux pas qu’ils sachent, Alec. Je refuse qu’ils souffrent, qu’ils se
sentent coupables. Je sais qu’ils me soutiendront mais ça va les tuer de
l’intérieur.
Et c’est sans compter le père d’Élias, qui fera tout pour étouffer l’affaire et
éviter à son fils des poursuites judiciaires.

– C’est quelqu’un d’influent ?


– Plus que tu ne le penses. En réalité, c’est le procureur fédéral de notre
district.

Les pièces du puzzle commencent doucement à s’imbriquer les unes aux


autres. Entre la bonne conscience d’Aleyna, les menaces d’Élias sur sa famille,
leur rang social et le statut de son père, elle s’est retrouvée prise au piège d’un
cercle vicieux. Plus elle attendait, plus elle culpabilisait et plus il la terrorisait,
refermant son pouvoir sur elle.

– Élias est un élève brillant, un sportif accompli et un citoyen actif que l’on
voit à tous les galas de charité ou autres événements associatifs. Tu ne peux pas
te rendre à un endroit sans que quelqu’un le connaisse. Il passe aux yeux du
monde pour un être parfait, gentil et sociable. Personne ne me croirait si le
scandale éclatait et toute la ville se mobiliserait pour le défendre. Ce serait déjà
terrible d’avoir les yeux braqués sur moi, de savoir que toute la communauté
est au courant de ce qu’il m’a infligé, mais ce serait pire encore qu’on me
prenne pour une sinistre menteuse. Je ne pourrais pas le supporter.
– Pourtant, on doit pouvoir faire quelque chose, Princesse. Je suis à tes
côtés, on va trouver une solution.
– Jure-moi de ne pas aller le trouver. S’il sait qui tu es, soit il te fera
enfermer, soit il te retrouvera et…

Sa voix se brise avant la fin de sa phrase et je l’attire vers moi pour la


serrer dans mes bras.

– Ça va aller, je te le jure. Ne t’angoisse pas, s’il te plaît.

Elle enlace mon cou et je l’embrasse. Le moindre contact entre nous suffit à
me redonner confiance et alors qu’un début d’idée germe dans mes pensées, la
porte s’ouvre sans prévenir.

Séparant nos lèvres, nous levons les yeux pour découvrir une personne qui
n’aurait jamais dû nous voir ainsi.
Le cran de sûreté saute dans mon esprit : fuir la vérité est désormais
impossible.
Chapitre 65

Aleyna

J’ai vraiment cru que le pire était passé. Oh oui, dans mon infinie naïveté,
j’ai pensé que jamais aucun événement ne serait plus terrible que ceux qu’E
m’a imposés. En aucun cas, je n’aurais pensé pouvoir être aussi blessée.

Surtout par un regard. Son regard… Qui me transperce de part en part,


exprimant sa colère, son mépris et son dégoût. Sa bouche rieuse est retombée
de déception, laissant place à des tremblements de haine et d’incompréhension.
Sa main est restée figée sur la porte et le temps se suspend un instant comme si
chaque acteur d’une pièce de théâtre venait subitement d’oublier son texte.

Quelques secondes de silence pesantes, fragiles… juste avant que la bombe


que nous pensions si bien dissimuler fasse exploser le fragile équilibre de nos
vies. Et je sais pertinemment qu’elle ne laissera rien de beau sur son passage,
la seule chose qu’on pourra distinguer sera le sillon laissé par nos larmes au
milieu de la poussière recouvrant nos joues.

Tic-Tac. Boum. Voilà, le temps a repris ses droits sur nous et je la vois faire
demi-tour. Sans un mot, sans un hurlement, sans rien. Bordel, pourquoi ne
s’est-elle pas ruée sur moi, j’aurais pu tout accepter, une gifle, des cris, des
larmes. Tout, oui. Mais pas ce silence.

Erwin, qui la suivait, s’écarte pour la laisser passer et je me lance à sa


poursuite.

– Emmy ! Attends, je t’en prie.

Ma voix traduit ma confusion et mon angoisse, tremblante et incertaine.


Pourtant, elle se retourne malgré tout.

– Donne-moi une raison, Aleyna.


– Quoi ?
– Une seule bonne raison, Aleyna. Oh oui, j’ai hâte de savoir pourquoi tu as
fait ça. Comment peux-tu justifier cette tromperie ?
– Emmy, n’en parle pas à Élias, je t’en prie.
– Élias ? Putain, mais tu comprends vraiment rien. Ce n’est pas de lui dont il
est question. Je te parle de notre amitié. Bordel, Aleyna, toi et moi je pensais
que c’était plus fort que ça. Jamais je n’aurais pu imaginer que tu me cacherais
un truc aussi énorme. Tu trompes ton petit ami avec le meilleur ami de mon
copain et tu ne m’en parles pas ? Aleyna, depuis que tu sors avec mon frère,
j’ai accepté de nombreuses choses et notamment ton éloignement. Tu n’étais
plus vraiment la même, on se voyait de moins en moins mais j’ai accepté. Pour
toi, Aleyna, et pour mon frère. Alors donne-moi une seule bonne raison pour
me rassurer et pour que je ne me dise pas que j’ai été la dernière des connes à
croire encore en notre amitié malgré tout. Je t’écoute ?

Une bonne raison pour t’avoir tenue à distance ? Une bonne raison pour ce
baiser que tu m’as vue échanger avec Alec ? Oh Emmy, si tu savais. Mais tu ne
peux pas…

Ma meilleure amie est là, devant moi, à trembler de colère et à pleurer de


frustration et je ne suis pas en mesure de lui donner ce qu’elle attend. Alors je
reste silencieuse, coupable, désolée. Son regard se voile alors de déception et
de peine et mon cœur se brise. Elle soupire, résignée et part sans se retourner.

J’ai imaginé cette scène tellement de fois dans mes pires cauchemars, dans
tous les scénarios que j’ai créés autour de sa réaction à l’annonce des excès de
son frère.

Et, au fond de mon lit, j’étais terrorisée à l’idée de percevoir cette fameuse
lueur dans ses yeux : celle de la trahison. Cette fois, c’est la réalité. Je viens de
perdre ma meilleure amie à cause de lui. Jamais ça ne s’arrêtera, il va me
prendre tous ceux qui comptent pour moi. Et je devine sans peine qui sera sa
prochaine cible. Il est temps que je mette un terme à tout ça.

Je fais volte-face et fonce vers la chambre où Alec et Erwin sont restés à


nous observer. J’ouvre le placard d’Alec et cherche de quoi ranger ses affaires.
Il se glisse derrière moi, attrape doucement mes bras et me retourne vers lui.
– Aleyna, qu’est-ce que tu fais, calme-toi.
– Il faut que tu t’en ailles Alec, que tu partes aussi loin que tu peux de cette
foutue ville. À l’instant où il va savoir qui tu es, il va accourir ici pour te tuer.
– Je n’irai nulle part.
– On n’a plus le choix, Alec, je suis désolée. Jamais je n’aurais dû te mêler à
ça. Depuis le début, je le savais mais il a fallu que je m’obstine. Tu dois partir,
et vite.
– Hors de question. Pas sans toi.

Pourquoi fait-il semblant de ne pas comprendre ?

– C’est ici que ça s’arrête, Alec, c’est terminé, tu m’entends ? Toi, moi,
nous, ça ne peut plus exister. En réalité, ça n’a jamais pu exister. Quelques
jours, tu te souviens ? On les a eus, maintenant tu dois t’éloigner. Le temps que
cette histoire s’apaise.

Je suis dans un état second, aspirée par mon besoin de le protéger, de le


mettre à l’abri. Je ne pourrais pas supporter une épreuve supplémentaire. Ça
doit finir aujourd’hui. Je ne veux plus que qui que ce soit souffre par ma faute.

Soudain, Alec me tire vers le lit, me force à m’y asseoir, se met à genoux
devant moi et bloque ma tête entre ses mains.

– Ça suffit maintenant. Regarde-moi ! Cesse de t’agiter, Aleyna, écoute-moi.


Ne te détourne pas, regarde mes yeux, sois avec moi ! Je t’aime, tu te
souviens ? Il n’est plus question de quelques jours mais de toute une vie. Peu
importe ce qui va se passer, je reste avec toi. N’oublie pas, avec toi pour
toujours, à toi pour l’éternité.

J’ai plongé au fond de ses yeux, et déjà mon corps s’apaise. Comment ai-je
pu vivre sans lui si longtemps ? Il est comme une évidence, comme la pièce qui
manquait à mon mécanisme. Toutes ces banalités qui me faisaient tant rire
jusqu’à aujourd’hui. Mais la vérité est là, sans notre âme sœur, nous ne
sommes que la moitié de nous-mêmes.

– Je viens de perdre ma meilleure amie et je ne veux pas te perdre toi aussi.


Je ne vois pas d’autre solution que ton départ. Mais je ne peux pas te suivre, il
s’en prendrait à ma sœur pour faire pression sur moi et me forcer à revenir.
Elle est si jeune, s’il lui faisait du mal, je…

Je ne trouve pas le courage de continuer. L’imaginer poser ses mains sur


elle, c’est la pire des tortures. Mais Alec est là, rassurant, aimant, il me pousse
à continuer à y croire, à me battre.

– Ta meilleure amie reviendra, laisse-lui un peu de temps. Erwin part la


rejoindre pour l’épauler et s’assurer qu’elle ne contacte pas Élias. Il ne nous
fera plus de mal, Aleyna, et je ne le laisserai pas approcher Dana. Son règne de
terreur va prendre fin dès aujourd’hui.
Chapitre 66

Alec

Voilà. C’est maintenant que tout va changer. Après des heures de discussion,
je crois que j’ai réussi à la convaincre que c’était la meilleure solution. C’est
l’unique compromis que j’ai trouvé pour l’épargner le plus possible tout en
protégeant sa famille. Nous avons décidé d’agir vite, avant que la mèche brûle
par les deux bouts.

Nous sommes retournés chez Aleyna et avons pris place sur le canapé.
Enfin, pour ma part, car Aleyna fait les cent pas depuis plus d’une heure
maintenant, sans dire un mot. L’angoisse fait trembler ses mains et si je
pouvais le faire à sa place, je n’hésiterais pas. Mais elle veut le faire et m’a fait
promettre de ne pas intervenir. Enfin, elle vient s’asseoir près de moi, elle me
regarde et je sais qu’elle est prête. Je dépose un baiser sur ses lèvres et la
rassure :

– Je reste près de toi, il ne peut rien faire d’où il est, ne l’oublie pas.
– Je vais essayer. Allons-y.

Je lui tends mon téléphone et elle compose son numéro avant de mettre le
haut-parleur. Sa voix retentit à la seconde sonnerie. C’est la première fois que
je l’entends et ce simple « allô » suffit à me retourner l’estomac.

– C’est moi, Élias.


– Aleyna, mon amour. Tu es enfin devenue raisonnable. Mon appel d’hier a
réussi à te convaincre.
– Je veux que tu m’écoutes attentivement, Élias. Je ne t’aime pas, tu
comprends ? Je ne peux plus vivre avec toi et encore moins continuer à subir
tes violences et tes menaces. C’est terminé.
– Tu fais preuve d’un humour inouï, aujourd’hui.
– Je ne plaisante pas. Maintenant, je sais ce que signifie aimer et être aimé.
Dans le respect et la tendresse. Sache qu’Emmy m’a surprise il y a quelques
heures avec l’homme que j’aime. Je ne suis pas certaine qu’elle t’en parle mais
ça n’a plus d’importance. Je veux que tu annonces à ta famille que notre
relation est terminée. Définitivement. Dis-leur ce que tu veux, choisis ta
version, ça m’est égal. Mais je ne veux plus jamais croiser ton chemin et
surtout tu ne devras plus approcher mes proches.

Silence.

– Oh ! Bien sûr, je vois ce que c’est. Alors ça y est, la petite fille terrorisée
pense que parce qu’elle a ramassé un chien errant, elle peut m’aboyer dessus ?
Arrête ça, Aleyna, le seul qui puisse te mordre, c’est moi.

Il rit comme un dégénéré et ne se détache pas de son ton hautain et


manipulateur, mais Aleyna tient bon et ne baisse pas les armes.

– C’est terminé, Élias. Si tu ne mets pas un terme à tout ça, je le ferai d’une
façon beaucoup plus déplaisante.
– Et maintenant, tu me menaces ? Sérieusement ? Tu sais que si tu étais en
face de moi, je t’exploserais la tête pour oser me parler sur ce ton ? Cesse
immédiatement ce petit jeu.

Sa voix gronde désormais et je perçois sa violence dans les ondes et


vibrations qu’elle émet. Mon poing se contracte et ma poitrine se serre sous
l’effort que je dois faire pour me contenir et ne pas arracher le téléphone des
mains d’Aleyna pour lui expliquer mes règles du jeu.

– Non, je ne me tairai pas, Élias. C’est toi qui vas la fermer. Si tu refuses ma
proposition, dès demain matin, ta collection de vidéos personnelles atterrira
directement sur le bureau de ton père. J’irai porter plainte, Élias, et entre les
vidéos et les rapports médicaux, tu n’auras aucune chance de t’en sortir.
– Tu n’oseras pas.
– Quoi ? Dévoiler ton vrai visage ? Exposer ta cruauté aux yeux de ceux qui
t’admirent tant ?
– Tu n’auras jamais le courage d’affronter leurs regards, leur pitié et toutes
leurs questions. Et jamais tu n’assumeras le fait de mêler nos familles à ça, de
les faire souffrir, de les humilier. Sinon tu l’aurais déjà fait depuis longtemps.
Tu es trop lâche pour tout ça, je te connais.
– Tu ne sais rien de moi. Aujourd’hui je suis prête. À parler, à assumer. Tu
seras condamné. Alors oui, il y aura des dommages collatéraux mais on s’en
remettra tous ensemble. Pendant que toi, tu crèveras tout seul en prison !
– Va en enfer !
– Oh mais l’enfer je connais, c’était mon quotidien avec toi. Mais les règles
changent désormais. Dès ce soir, j’annonce la nouvelle à mes parents et à
Emmy. Alors prépare-toi. Même si mentir pour toi n’aura rien de nouveau.
– Ce n’est pas terminé, Aleyna.
– Oh, si, ça l’est.

Elle raccroche sans lui laisser le temps de répliquer. Elle ne tremble plus, ne
pleure pas. Elle est d’une immense dignité et je suis tellement fier d’elle.

Elle l’a affronté sans sourciller, sans hésiter. Je la serre dans mes bras et lui
confie mon admiration pour ce qu’elle vient de faire. Elle a fait preuve de
courage, de nouveau.

– Je ne sais pas s’il va se plier à ma demande. Il peut être tellement


imprévisible.
– Il est coincé, Aleyna. Il faut compter sur le fait qu’il tient trop à sa
popularité et à sa liberté pour courir le risque d’un procès.
– Et s’il devenait fou ? S’il débarquait chez mes parents et leur faisait du
mal ?
– Aleyna, on a déjà discuté de tout ça. C’était la meilleure chose à faire. On
va prévenir tes parents. Tu leur diras que vous vous êtes quittés en mauvais
termes et qu’il ne faut pas qu’ils le laissent entrer s’il se présente à eux.
– Oui, il faut que je les mette en garde. Tu sais, je suis prête à le faire, en
dernier recours.
– Quoi ?
– Porter plainte, montrer les vidéos. Ça me terrifie toujours autant d’en
affronter les conséquences mais si c’est le seul moyen d’être avec toi, alors je
le ferai.

Sa confidence place mon corps au centre d’une centrifugeuse géante où se


mêlent tant d’émotions que la tête me tourne un instant.

– Aleyna, tu n’étais pas prête à le faire pour toi mais tu serais capable de
l’accomplir pour… moi ?
– Oui, Alec, parce que je t’aime plus que ma propre vie. Et tu es le seul qui
compte, désormais.

Je l’accueille au creux de mes bras et plonge ma tête dans son cou pour lui
murmurer tout mon amour et ma gratitude. Car je suis tellement reconnaissant
qu’elle m’ait laissé entrer dans sa vie.

Avant elle, rien n’était réel. Aujourd’hui, tout peut exister.


Chapitre 67

Aleyna

Il y a des choses dans la vie qui vous dépassent. Vous savez qu’elles vous
arriveront probablement et pourtant, lorsqu’elles se présentent, vous êtes
malgré tout surpris. Des choses inévitables comme passer un examen
important, apprendre à conduire…

Vous pensiez à ça depuis longtemps mais finalement ce n’est jamais comme


vous l’imaginiez. Et il y a les rêves. Tous ceux que vous avez soigneusement
rangés dans un coin de votre esprit en priant pour qu’ils se réalisent un jour.
J’ai rêvé tellement de fois de le quitter, d’en finir avec ce cauchemar qui
inondait ma vie.

Et aujourd’hui, mon rêve se met en place. Je suis en train de l’écarter de ma


vie et, en parallèle, je suis amoureuse au point d’en oublier qui j’ai pu être
avant. Et c’est une sensation douce, agréable et enivrante.

Je rejoins Alec qui fume sur mon balcon. Dès qu’il m’aperçoit, il attire mon
dos contre son torse et embrasse ma nuque.

– Comment tu te sens, Princesse ?


– Bien. Très bien. Soulagée. C’est comme si je venais de guérir d’une
maladie incurable. Comme si le soleil avait fini par se lever dans un monde
apocalyptique vivant dans les ténèbres depuis toujours. Je vois enfin l’horizon
se dégager, même si je sais qu’on va encore devoir affronter de nombreux
obstacles. Je ne veux plus avoir peur.
– Tu n’as plus à avoir peur. Je vais prendre soin de toi maintenant.

Je pivote pour l’embrasser et chaque connexion entre nos deux corps


m’inonde de chaleur et d’amour. Il caresse mon visage avec une telle douceur
que mon cœur s’allège chaque seconde davantage.
– J’ai eu ma mère au téléphone, elle va déposer Dana chez nos grands-
parents pour qu’on puisse se retrouver tous les trois avec mon père.
– Ça va aller, essaie de ne pas entrer dans les détails tout en restant sincère.
– Je n’aurai aucun mal à leur parler de mon ressentiment vis-à-vis de lui.
– En attendant ce soir, j’ai une surprise pour toi. Je t’emmène quelque part et
ensuite, je te déposerai chez tes parents. Si tu es d’accord, bien sûr.
– Je te suis où tu veux, les yeux fermés.

Quelques baisers plus tard, nous sommes dans ma voiture. Alec conduit et je
ne sais pas où il m’emmène mais ça m’est égal. Tant que nous sommes
ensemble, peu importe ce qu’il y a autour. Nous quittons la voie principale
pour rejoindre des routes plus étroites. Alec conduit vite mais prudemment et
j’admire le paysage comme une personne aveugle qui viendrait subitement de
recouvrer la vue.

Nous nous dirigeons vers un coin de la ville où je ne suis jamais allée et


dont je ne soupçonnais même pas l’existence. Les routes se transforment en
chemins et les chemins en sentiers. La nuit commence à tomber et un fou rire
m’envahit soudain.

– Qu’est-ce qui t’amuse autant ?


– Je songeais qu’en d’autres circonstances, ceci pourrait être le début d’un
roman noir.

Alec rit, amusé lui aussi, et nous ne pouvons plus nous arrêter. Il finit par se
garer, sortir de la voiture et venir ouvrir ma portière. Et seul son baiser
interrompt mon rire, baiser qu’il suspend pour se diriger vers le coffre de ma
voiture.

– Tu me donnes une seconde ?


– Tu veux récupérer la pelle et les sacs-poubelle ?
– Quelque chose dans ce goût-là, oui.
– Ce doit être une pelle pliable, alors.
– Effectivement… Mince, tu m’as démasqué.

Il jette un sac à dos sur son épaule et saisit ma main pour m’emmener je ne
sais où. Nous nous enfonçons dans des sentiers de plus en plus étroits qui
tournent encore et encore. Et je m’aperçois soudain que nous montons. J’essaie
de repérer où nous nous trouvons mais la nuit se fait de plus en plus dense.
Sous mes pieds, je sens le sol redevenir plus régulier et je comprends que nous
sommes arrivés. Alec sourit en voyant mon air ébahi et se glisse dans mon dos
pour m’enlacer.

– Ma mère m’emmenait souvent ici quand j’étais petit. C’est une motte
féodale artificielle. Elle a été remblayée avec la terre des fossés au début du
XIIe siècle. À l’origine, elle servait à la défense de la cité mais aujourd’hui,
elle offre un magnifique panorama. Elle reçoit peu de visiteurs car le site est
isolé et à l’abandon mais j’y viens souvent. Surtout dans les moments difficiles.
Ça me permet de me ressourcer, au calme. Je voulais te faire partager cet
endroit pour que tu puisses en saisir un peu l’apaisement, toi aussi. Et
maintenant que tu ne dis pas un mot, je me rends compte que c’est ridiculement
romantique.
– Promets-moi une chose.
– Quelle chose ?
– N’arrête jamais d’être ridicule.

Il me sert un peu plus fort contre lui et nous restons ainsi un long moment,
silencieux, apaisés. Le vent taquine mes cheveux et mes yeux brillent du reflet
des lumières de la ville, en contrebas. Un bruit résonne dans mes tympans :
celui de mon cœur. J’ai l’impression de l’entendre battre pour la première fois.
Comme s’il pouvait le faire sans crainte, enfin. Jamais encore le mot liberté
n’avait eu autant de sens pour moi. Je peux le sentir dans tout mon corps,
l’entendre dans chaque bruit de l’espace qui nous entoure. Il flotte devant moi
et je n’ai plus qu’à l’attraper pour me l’approprier.

Pour que ma liberté résonne enfin.


Chapitre 68

Alec

Nous sommes de retour dans la voiture après de délicieuses heures passées


au sommet de la ville. J’avais apporté une couverture et de quoi dîner et tout
était parfait. Aleyna a ri devant ma maladresse lorsque j’ai tenté d’ouvrir une
bouteille et de nouveau quand j’ai renversé la moitié des fruits coupés sur le
sol. Elle les a écartés vers l’herbe et a souri en affirmant que les fourmis
seraient ravies.

C’est à ce moment que je n’ai pas pu résister à l’envie de l’embrasser. Elle


s’est allongée sous mes baisers et je n’ai pas pu m’arrêter avant de très longues
minutes. Lorsqu’elle a commencé à frissonner dans la fraîcheur de la nuit, je
lui ai passé mon blouson autour des épaules et nous sommes restés assis,
enlacés encore un moment.

Cet instant n’était qu’à nous et j’aurais aimé qu’il ne finisse jamais. Elle
semblait enfin si heureuse, insouciante, et j’ai prié secrètement pour que la vie
nous offre ce bonheur autant de fois que possible. J’ai su à cet instant
qu’ensemble, nous bannirions toutes les obscurités qui tenteraient de nous
approcher. Je me suis même imaginé dans une soixantaine d’années, assis au
même endroit, dans la même position, avec nos petits-enfants courant autour
de nous. J’ai souri bêtement devant ce romantisme ridicule et tellement
inhabituel pour moi… jusqu’à ce que je me souvienne des paroles d’Aleyna et
de ma promesse de ne jamais arrêter.

Alors j’ai continué. À rêver. De notre mariage, de nos enfants, de tous ces
instants où son cœur battrait près du mien, de nos danses, de nos disputes, de
nos réconciliations. De notre amour, tout simplement.

Mais l’heure nous a rattrapés et nous filons maintenant vers chez ses
parents, affronter la réalité.
Alors que nous sommes garés devant la grande demeure, je sens son
hésitation et saisis sa main.

– Ça va aller, Aleyna, ce sont tes parents, ils ne te jugeront pas.


– J’espère. On se retrouve à mon appartement ?
– D’accord. Je vais passer à la résidence avant pour récupérer des affaires et
j’espère y croiser Erwin.
– Garde ma voiture, j’emprunterai celle de ma mère.
– Tu es sûre ?
– Oh oui, et elle sera ravie d’avoir une excuse pour utiliser une de celles de
mon père.

Je saisis son visage entre mes mains et l’embrasse furtivement. Ce n’est en


aucun cas le bon moment pour être surpris par le voisinage. Mon cœur se serre
légèrement en la voyant s’éloigner. Je prie pour que tout se passe bien. Je sais
qu’il faudra du temps avant d’officialiser notre couple mais ça m’est égal.

Tout ce qui compte, c’est que cet enfoiré ne pose plus jamais la main sur
elle. Je suis tellement frustré de ne pas avoir pu le remettre à sa place. J’aurais
tellement voulu lui faire regretter ses gestes, toutes ces agressions. Y songer
suffit à me donner la nausée. Mais j’ai promis à Aleyna de ne pas le faire.

Elle est terrifiée à l’idée qu’il puisse s’en servir contre nous. Et si je devais
me retrouver accusé par le père de ce malade, Aleyna serait de nouveau isolée
et c’est hors de question. Je ne sais pas encore comment je vais pouvoir vivre
avec cette rage mais je vais devoir apprendre à faire avec. Pour elle.

Arrivé à l’université, j’appelle Erwin tout en montant dans notre chambre.

– Salut, Alec. Je viens de déposer Emmy chez elle. Et toi, t’en es où ?


– J’arrive à la fac. Je viens chercher quelques affaires et j’espérais te voir
un peu avant de retrouver Aleyna.
– Ça me va aussi. Je serai là d’ici vingt minutes, on se retrouve où tu sais ?
– Oui ! À tout de suite !

Je prépare un sac avec des affaires propres et prends quelques minutes pour
connecter mon téléphone à l’imprimante. Je choisis deux photos, la première
montre Aleyna de profil, les cheveux repoussés sur le côté par le vent. Son
visage brille, inondé par les lumières de la ville en contrebas et elle sourit
devant la vie qui s’offre à elle. C’était il y a quelques heures, ce moment si
parfait. J’ai souhaité l’immortaliser pour ne pas oublier cette expression sur
son visage. Pour pouvoir toujours lui rappeler qu’elle peut être heureuse,
malgré tout ce qu’il lui a infligé.

La deuxième est une photo de nous deux, allongés sur le sol. Nous
regardions les étoiles quand Aleyna a saisi mon téléphone, le suspendant au-
dessus de nos têtes pour nous photographier. Les deux photos imprimées, je les
découpe et les glisse dans mon portefeuille. Ridiculement romantique, je sais.

Mais je l’aime, tellement que je suis prêt à tout. Même à me comporter


comme ceux dont j’ai moqué le comportement si souvent. Je redescends, jette
mon sac dans la voiture et me dirige à pied vers le théâtre.

La cigarette au bord des lèvres, je marche sereinement vers cet endroit où


nous avons passé tellement d’heures avec Erwin. Nous l’avons surnommé le
théâtre mais en réalité, ce ne sont que de vieilles pierres entassées dans un coin
totalement isolé du campus. Un soir, bien enivrés, nous avons joué comme si
nous étions au milieu d’un ancien amphithéâtre romain.

L’arène pour nous tout seuls, nous avons déclamé Shakespeare, Dumas,
Molière et tant d’autres. Enfin nous le pensions en tout cas, car je doute que des
phrases cohérentes soient réellement sorties de nos bouches ce soir-là.

Depuis, c’est notre point de rendez-vous, le lieu où l’on aime se retrouver


loin du monde bruyant qu’offre le campus. On y passe des heures, à boire, à
fumer et à refaire le monde, tels deux adolescents effrayés au bord du
précipice de l’âge adulte.

Enfin, j’arrive devant les ruines de notre arène fictive. Alors que j’allais
m’asseoir sur une des pierres qui servent de bancs, un bruit attire mon
attention. En me retournant, j’aperçois un groupe qui avance dans ma direction.
Une sensation désagréable s’empare de moi.

Nous n’avons jusqu’ici jamais vu personne se balader dans les environs et


encore moins s’y attarder. Il y a en effet beaucoup d’endroits plus attractifs aux
alentours de la fac. Ils sont six mais cinq d’entre eux semblent former un cercle
autour du sixième.

Ils ne sont maintenant plus qu’à quelques mètres de moi et je peux alors
distinguer leurs blousons : ce sont ceux de l’équipe de football d’une fac
voisine. En l’occurrence, celle où étudie Élias.

Il m’est désormais aisé de savoir qui est celui qui se tient au centre du
groupe et pourquoi ils sont là.
Chapitre 69

Aleyna

Je suis assise sur le fauteuil du salon en face de mes parents. Ma mère a fait
du thé mais j’ai l’impression que personne n’a l’intention d’y goûter. Cela fait
un moment que nous sommes assis là, sans rien dire. Mon père me fixe,
cherchant à sonder ce que je refuse de lui dire et ma mère est mal à l’aise
d’avoir dû lui cacher mon agression.

J’ai vérifié mon maquillage dans la voiture et je sais qu’il ne verra rien.
Essayons de limiter les mauvaises nouvelles à une par jour. Le chat de Dana
vient se lover sur mes genoux et je me mets à le caresser sans vraiment m’en
rendre compte. Cette boule de poils se met à ronronner et m’apaise
considérablement. J’inspire alors profondément et me lance :

– Papa, maman, je vous remercie d’être toujours là quand j’ai besoin de


vous. Avant tout, je veux que vous sachiez que je vais bien mais ce que je
m’apprête à vous annoncer risque de changer quelques habitudes pour notre
famille.
– Aleyna, ma puce, viens-en au fait s’il te plaît. C’est un calvaire depuis ton
coup de téléphone.
– Laisse-la parler, Shellen.

Mon père et son air autoritaire. Je sais qu’en réalité son cœur est tendre
comme de la guimauve et qu’on pourra toujours compter sur lui quoi qu’il
arrive. Je n’avais pas réellement songé à leurs interrogations après mon appel.
J’ai dit que je devais leur confier quelque chose d’important. Peut-être se sont-
ils imaginé que j’étais malade, que j’avais des problèmes à la fac, ou que
j’étais enceinte. Cette dernière pensée me révulse et je sais que je ne peux pas
les laisser dans le doute plus longtemps.

– Voilà. La vérité c’est qu’entre Élias et moi, tout est terminé. Nous ne
sommes plus ensemble.
Ma mère pousse un petit cri aigu et mon père… En fait, je ne sais pas
vraiment. Je crois apercevoir du soulagement dans ses yeux mais sa bouche se
tord comme lorsqu’il est en colère. Je fronce les sourcils, cherchant des
réponses en croisant nos regards mais ma mère est déjà en mode folle
furieuse.

– Mais enfin, Aleyna, qu’est-ce que tu racontes ? Tu n’y songes pas


sérieusement ? Ma chérie, tu es perturbée car vous êtes à distance depuis
quelques semaines mais tout rentrera dans l’ordre quand Élias sera de retour
chez vous.
– Maman, écoute-moi. Je ne vais pas rentrer dans les détails car c’est ma vie
privée, mais par respect pour vous et pour la famille d’Emmy et Élias et les
relations que nous entretenons avec eux, il est normal que je vous informe de
cette décision. Les choses allaient mal avant son départ et notre décision est
prise. C’est terminé. Je ne reviendrai pas sur ce point. La seule chose que je
vous demanderai, c’est de ne pas laisser Élias vous contacter, ni venir à la
maison. Je ne veux pas le voir pour l’instant, c’est encore trop récent. Une
rupture n’est jamais simple et croiser son ex à tout bout de champ, c’est
toujours pénible. Vous comprenez ?

Ma mère se rassoit, j’ai l’impression qu’elle assimile la chose petit à petit.


Mon père, lui, n’a toujours pas dit un mot.

– Papa ?
– Shellen, tu veux bien aller faire réchauffer l’eau de la théière s’il te plaît.

Ma mère se hâte d’aller à la cuisine, heureuse d’avoir une excuse pour


dissimuler son trouble et se reprendre.

Mon père vient s’asseoir près de moi et un seul de ses regards suffit à me
faire fondre. Je retiens mes larmes mais ne refuse pas de me blottir dans ses
bras, faisant fuir le chat, mécontent d’être dérangé dans sa sieste. La présence
d’un père ne peut être remplacée par personne d’autre. Ce sera toujours le
premier homme dans le cœur d’une fille et ça pour toujours, même le jour où
il ne sera plus là.

– Je suis heureux que tu te sois confié à nous, ma puce. Ne t’en fais pas pour
ta mère, elle s’en remettra. Et compte sur moi pour ne pas laisser ce petit
enfoiré remettre les pieds ici.
– Papa… Je sais que tu ne l’as jamais vraiment porté dans ton cœur. Tu es
mon père, je sais que c’est dur de voir que j’aime un autre homme mais ne te
braque pas contre lui.

Il m’écarte doucement de lui, me tient par les épaules et me fixe


intensément.

– Aleyna, ma chère petite fille. Bien sûr que c’est difficile pour un père de
confier sa fille à un autre homme. Mais il y en a aussi avec qui on n’hésite plus.
Je t’ai déjà parlé de mes réticences vis-à-vis d’Élias. Nous n’allons pas en
rediscuter. Je l’ai accepté car tu me l’as demandé mais aujourd’hui, ne me
demande pas de ne pas me réjouir de cette nouvelle, d’accord ?
– Très bien.

Après tout, pourquoi pas. Nous aussi, on s’en réjouit tellement. Ma mère est
de retour et nous acceptons finalement ce thé. Nous évoquons les relations avec
la famille d’Élias. Ma mère dit qu’elle appellera la sienne et mon père tente de
lui faire entendre raison en leur accordant du temps. J’appuie ses dires en
évoquant le fait que je ne sais pas quand Élias en parlera à ses parents et qu’on
doit lui laisser le monopole de leur apprendre.

Ma mère acquiesce sans cesser de se poser mille questions. Et que vont dire
les voisins, et les amies du club de bridge… Mon père rit devant ma mère, si
excessive, comme toujours. Il la sermonne gentiment et nous savons tous que
c’est pourtant la raison pour laquelle il a craqué sur maman il y a bien
longtemps déjà.

Nous sommes interrompus par la sonnette et ma mère, toujours survoltée,


est déjà à la porte alors que ni mon père ni moi n’avons esquissé le moindre
geste pour nous lever. D’ici, nous ne voyons pas qui s’est présenté et nous ne
percevons pas les mots qui s’échangent mais le ton de la voix ne me laisse
aucun doute, ni aucune échappatoire.

– Élias.

Mon père se lève, et cette fois, il est vraiment furieux.


– Je vais lui faire passer l’envie de revenir.
– Papa ! Je vais m’en occuper, d’accord ? Ne t’en fais pas, nous venons de
nous séparer, c’est normal. Je vais aller lui parler, s’il te plaît.

Je l’apaise en lui posant les mains sur les bras et en le fixant attentivement. Il
grogne quelques mots inaudibles et se rassoit sur le canapé. Je file dans le hall
d’entrée et me retiens pour ne pas l’expulser hors de chez nous à coups de
parapluie. Oui, je sais, ce n’est pas très effrayant mais c’est le seul objet
présent dans l’entrée. Ma mère s’excuse discrètement et part rejoindre mon
père après avoir fermé les portes du salon pour nous laisser, d’après ses dires,
un peu d’intimité. Parfait, vraiment parfait…

– Qu’est-ce que tu fiches ici ? Tu captais mal quand on s’est parlé au


téléphone ? Mon message ne t’a pas atteint correctement ?
– Tu parles de ton chantage ?
– Appelle ça comme tu veux. Et maintenant, dégage !

Je le contourne pour ouvrir la porte mais il ne bouge pas et me fixe de ce


regard qui n’a jamais rien auguré de bon. Il sourit et replace ses cheveux,
caresse sa barbe, époussette sa veste. Et là, je comprends enfin. Il cherche à
attirer mon attention sur ses mains. Et plus exactement sur ses jointures qui
sont écorchées, à vif, sanglantes. Mon cœur loupe des battements et son sourire
s’agrandit face à ma détresse.

– Élias, qu’est-ce que tu as fait ?

Il rit, heureux de sa mise en scène et de son effet dramatique. Je me jette sur


lui et le secoue par les épaules.

– Putain, qu’est-ce que tu as encore fait, réponds-moi !

J’ai hurlé trop fort pour que mon père ne débarque pas. Il saisit
immédiatement ma détresse et s’avance pour nous séparer. Je l’interromps de
la main avant que les choses dégénèrent.

– C’est bon, tout va bien, papa.


– Aleyna…
– S’il te plaît.
Il jette un regard sans équivoque à Élias qui commence à sortir de la maison
avant de retourner au salon.

– Je crois qu’il est préférable que je te laisse, maintenant. Mais n’oublie pas,
Aleyna, toi et moi, ce n’est pas terminé, ce ne sera jamais terminé. Tu aimes le
chantage ? Moi aussi. Continue ton petit jeu et la prochaine fois, je ne le
laisserai pas en vie.

Il part sans un mot de plus et je ne suis pas en mesure de rétorquer. Les


mains tremblantes, j’attrape mon téléphone en tâchant de ne pas perdre
connaissance, assaillie par les vertiges de l’angoisse qui ne me quitte plus
depuis que j’ai vu ses mains. Le téléphone d’Alec sonne, encore et encore, sans
me donner aucune réponse.

Non, non, non, non, non, non… pitié… pas ça… non, non, non, non, non. Je
ne peux pas l’envisager.

Alors que je compose son numéro pour la troisième fois, un double appel
fait battre mon cœur plus fort. Je décroche sans vérifier l’identifiant. Ce n’est
pas Alec.

– Aleyna…

Sa voix est tremblante, enragée et blessée, le tout dans une sonorité


insupportable. Sans m’en rendre compte, je m’appuie contre le mur pour me
raccrocher à autre chose qu’à ce vide qui se crée tout autour de moi pour
m’aspirer.

– Erwin. Où est-il ?

Ma voix tremble tellement que je ne suis pas certaine qu’il m’ait comprise,
et mes larmes m’empêchent désormais de distinguer quoi que ce soit.

– Ils sont en train de l’installer dans l’ambulance et nous allons partir pour
l’hôpital. Aleyna, il…
– Non. S’il te plaît. Non. Je serai à l’hôpital avant vous.

Je raccroche, ouvre la bouche pour tenter d’inspirer de l’air et faire cesser


les vertiges. J’essuie mes larmes. Inspire, expire, inspire, expire.
Mes parents ne doivent pas me voir dans cet état ou ils ne me laisseront pas
partir. Et je n’ai vraiment aucune envie de devoir leur fournir quelque
explication que ce soit, ni même la force, à vrai dire. Je fais un détour par la
cuisine, me passe de l’eau fraîche sur le visage et retourne au salon.

– Aleyna, tout va bien ?


– Oui, une petite dispute mais il est parti. Maman, je peux t’emprunter ta
voiture ? Emmy m’a déposée et je dois la rejoindre.
– Bien sûr, ma chérie.

Je les enlace l’un après l’autre. Mon père me serre plus fort que d’ordinaire
et je les quitte après leur avoir dit que je les aimais.

Dans la voiture de ma mère, je continue de forcer mon cerveau à


obtempérer. Je ne peux pas m’effondrer maintenant. Pas avant de le voir. Alec,
mon tendre amour…

Le pied sur l’accélérateur, je fonce sans vraiment regarder où je vais. Dans


ces moments-là, l’adrénaline et l’instinct suffisent. Le Code de la route n’existe
plus, ni les lois qui régissent notre monde.

La seule chose qui compte, c’est d’être auprès de lui, le plus vite possible.
Chapitre 70

Aleyna

Les pneus de la voiture de ma mère crissent sur le parking de l’hôpital. Je


me gare sans être sûre que cet endroit soit réellement prévu à cet effet et fonce
vers l’entrée des urgences. Je ne vois rien autour de moi et les bruits
m’arrivent flous et imprécis. J’ai l’impression de marcher au ralenti alors que
je force mon corps à courir. Il y a tellement de questions qui se bousculent
dans ma tête.

Il n’y a aucune ambulance en vue. Voilà, j’arrive trop tard. Je me rue dans
l’entrée des urgences et regarde chaque personne qui y circule, j’attrape la
première infirmière que je vois passer et lui demande s’il est là.

– Madame, l’accueil est juste en face, mes collègues vont vous renseigner.
– Non ! Je veux qu’on me réponde maintenant, je dois savoir.

Je suis hystérique, tremblante et au bord du malaise. L’infirmière me tire


par le bras vers le comptoir de l’accueil et prend le temps de vérifier les
entrées.

– Je n’ai personne enregistré sous ce nom. Vous devriez vous asseoir en


attendant qu’il arrive.

Le bruit des sirènes retentit et mon cœur s’affole. C’est forcément lui. J’ai la
vague impression de remercier l’infirmière avant de courir pour rejoindre
l’extérieur. Le camion est en train de se garer et la porte s’ouvre enfin. Erwin
descend, ses traits sont quasi inexistants et ses mains ainsi que son tee-shirt sont
couverts de sang, me provoquant une violente nausée.

Des formes blanches descendent un brancard mais j’ai du mal à les


distinguer.
– Alec !

Je les bouscule pour me frayer un chemin jusqu’à lui et prends son visage
entre mes mains. Il a été battu plus que de raison, chaque tissu de peau est
enflammé, il a du sang partout. Mais ce n’est pas le pire. Non, le pire, et de
loin, c’est qu’il n’a pas l’air conscient.

– Alec, je t’en prie, parle-moi. Je suis désolée, je t’en supplie.

Des mains tentent de me faire reculer mais je m’accroche à lui, hors de


question de le quitter des yeux. Je m’entends hurler mais je ne distingue rien
d’autre que lui. Mon amour, qui gît, ensanglanté sur ce brancard, inerte. En
baladant mes yeux sur son corps, je vois sa main entourée d’un énorme
bandage, reposant sur son ventre. Le sang d’une blessure a déjà souillé le tissu.
Et l’horreur m’absorbe tout entière. Ils s’y mettent à plusieurs pour me faire
lâcher prise, je hurle et me débats mais je ne suis pas de taille.

– Lâchez-moi. Je veux rester avec lui, arrêtez ! Putain, lâchez-moi !

Ils l’emmènent à l’intérieur mais je ne peux pas le suivre car on m’entrave


toujours. Ma force s’éloigne au rythme où Alec s’engouffre dans l’hôpital,
hors de mon champ de vision. Et soudain, je m’effondre. Quelqu’un retient ma
chute et m’accompagne jusqu’au sol, ma vue se brouille et de puissants bras
m’installent sur un fauteuil roulant.

Je ne peux plus respirer, mes muscles se contractent et mon corps se met à


trembler si violemment que la douleur m’envahit par puissantes vagues
incontrôlables.

Un picotement dans mon bras m’affole davantage, mon rythme cardiaque


augmente à tel point que je sens mon cœur arracher mes chairs pour sortir de
ma poitrine. Et soudain, aussi violemment qu’est venue la crise, elle disparaît.

Je respire de nouveau, ma vue redevient nette et mon esprit s’éclaircit autant


que possible. Erwin est agenouillé devant moi et un homme en blouse est près
de lui, une seringue vide à la main.

– Merci Jemmy, je vais m’occuper d’elle.


L’homme s’en va et je me retrouve sur le parking avec Erwin qui me
regarde, l’air désolé et quelque peu soulagé.

– Aleyna, tu as fait une crise d’angoisse. On t’a administré quelque chose


pour te calmer, je suis désolé mais on n’avait pas le choix. Il fallait que tu les
laisses l’emmener. Ils vont lui faire des radios et divers examens afin de voir
s’il a des blessures qui nécessitent qu’on l’opère. Il faut les laisser faire.
– Tout ça… c’est ma faute.
– Non Aleyna, tu te trompes.
– Je n’aurais jamais dû le laisser entrer dans ma vie, je savais pertinemment
que je le mettais en danger mais il a fallu que je n’écoute que mes désirs. Je
suis nocive, je fais souffrir les gens qui sont proches de moi. Il faut que je
m’éloigne, il faut que…
– Aleyna, écoute-moi, s’il te plaît. Alec t’aime comme un fou. Jamais il ne
t’aurait laissée l’écarter de ta vie, tu m’entends ? Ils vont bien s’occuper de lui
ici, tout le monde le connaît et c’est un très bon hôpital. Il faut que tu les laisses
travailler. Mais dès qu’il sera dans une chambre, il va avoir besoin de toi,
d’accord ?

J’essaie de me concentrer sur les mots qui sortent de la bouche d’Erwin.


Tout pourvu que les images d’Alec inconscient s’effacent.

– Aleyna, c’est toi qu’Alec voudra voir à son réveil. Si tu le laisses


maintenant, crois-moi, il ne s’en remettra pas.

Je me sens tellement coupable même si je sais qu’Erwin a raison.

Bien sûr que je vais le soutenir et l’aimer pour lui insuffler la force et le
courage de se battre pour guérir. Mais dès que je serai rassurée quant à son
état, je devrai prendre des mesures.

Mesures du genre implacables et définitives.


Chapitre 71

Alec

J’ai perdu connaissance tellement de fois dans les dernières minutes que je
ne parviens plus vraiment à distinguer la réalité de l’inconscience. J’ai senti
des dizaines de mains me manipuler, me soulever, me piquer. J’ai entendu des
voix me demander de répondre.

Au milieu de tout ça, j’ai distingué sa voix. Ma Princesse, elle me demandait


de lui parler mais les mots ne sont jamais sortis de ma bouche. Et maintenant je
suis contrarié, terriblement, car je ne l’entends plus. Je ne lui ai pas répondu et
elle a disparu. Et si finalement, elle n’avait jamais été là ? S’il s’était occupé de
moi pour mieux s’en prendre à elle. Pour lui faire regretter d’avoir osé le
provoquer. Non, non, non, non, non.

Je l’appelle pour qu’elle revienne, je hurle son nom encore et encore. Mais
il ne résonne que dans ma tête. À moins que je ne sois déjà plus de ce monde,
les coups ont été si violents, si nombreux. Quand le couteau s’est enfoncé dans
ma main, mon cri s’est étouffé dans mon inconscience. Il a dit qu’il ne voulait
plus que je puisse la toucher ni devenir chirurgien pour soigner les autres. Il a
dit que je n’en étais pas digne.

Quelle ironie, qu’est-ce que ce salaud connaît de la dignité ? Venir avec cinq
de ses cinglés de potes athlètes pour me tabasser est loin d’en être une preuve.
J’ai juré de le retrouver. Et de le tuer. Alors je ne peux pas partir. Surtout pas
en laissant cette menace près d’elle.

– Aleyna !
– Alec ! Alec ! Calme-toi ! C’est moi, Éric, tu dois te calmer. Ta tension est
beaucoup trop élevée.

Les lumières blafardes de l’hôpital me heurtent violemment, m’indiquant


sans hésitation ni concession que je suis bel et bien conscient. Les douleurs qui
irradient dans tout mon corps m’en apportent une preuve supplémentaire, bien
qu’inutile.

– Il faut que je la voie. Il faut que je sache où elle est.

Dans un grotesque élan de je ne sais quoi, je tente de me lever, mais la


douleur me plaque à mon lit.

– Arrête tes conneries, Alec. Tu as échappé au pire mais tu es dans un sale


état, alors calme-toi, bon sang. Ta copine va bien, elle est ici. Apparemment,
les gars ont dû se mettre à trois pour l’arracher à ton brancard. Mais ton pote
est avec elle. Ils attendent de tes nouvelles en bas.

Dieu merci. Je ferme les yeux quelques secondes, et mon cœur reprend
doucement un rythme raisonnable. Elle va bien et Erwin veille sur elle. Mon
frère. C’est lui qui m’a trouvé gisant sur le sol, il a immédiatement prévenu les
secours et m’a prodigué les premiers soins. Il a stoppé comme il pouvait
l’hémorragie de ma main et…

Merde, ma main !

– Comment va ma main ?
– Comme je te l’ai dit, tu as échappé au pire. Un peu plus et ta carrière était
foutue. Il va te falloir des soins mais pas d’opération. Ça, on peut dire que c’est
un miracle. À croire que quelqu’un là-haut croit vraiment à tes compétences de
chirurgien et n’a pas voulu gâcher ce potentiel.
– Ouais, sûrement… Quand est-ce que je vais pouvoir retrouver mes
proches ?
– Sois patient, Alec, on a encore des examens à te faire passer et des soins à
te prodiguer. Réjouis-toi plutôt d’être toujours en vie et de ne pas avoir de
séquelles irréversibles.

Me réjouir ? Oh oui, ne serait-ce que parce que je sais que je vais retrouver
ma force et ma vigueur. Et parce que je sais que moi, je n’aurai besoin de
personne pour aller trouver cet enfoiré et lui apprendre à se comporter comme
un homme viril, cette image à laquelle il semble accorder tant d’importance.

Ma promesse envers Aleyna ne tient plus, il n’a pas accepté les termes du
contrat, alors tout est remis en cause. Si la manière douce qu’on lui a proposée
pour s’éloigner d’elle ne lui convient pas, il est tout à fait de mon droit et de
mon devoir de lui en proposer une autre.

Plus simple, et assurément plus définitive.


Chapitre 72

Aleyna

Tic. L’aiguille de la pendule de la salle d’attente a refait un tour. Je ne l’ai


pas quittée des yeux depuis deux heures. Je les ai regardées défiler, je les ai
comptées, deux heures. Soit cent vingt minutes, sept mille deux cents secondes.
Sept mille deux cents battements de cœur interrompus. Car je ne peux plus
respirer. Pas tant que je ne saurai pas.

Je me tourne vers Erwin. Il m’a escortée jusqu’à l’intérieur de l’hôpital


après ma crise. Têtue, j’ai refusé la chaise roulante mais lorsque je me suis
levée et que le parking a tourné autour de moi, il m’a bien fallu accepter le
bras d’Erwin. Nous nous sommes assis dans cette foutue salle d’attente et
depuis, rien.

Le néant, le vide, le silence. Aucun mot n’a pu sortir de mes lèvres.


Pourtant, je sens la douleur venir occuper le vide de mon esprit et la colère
tenter de rompre le silence de mon âme.

Je me lève et marche d’un pas décidé vers l’accueil. Erwin a été trop surpris
par mon brusque retour à la réalité pour me retenir.

– Je veux que vous me disiez où il est en ce moment même et comment il va.


Et je veux que vous me donniez des réponses maintenant !
– Aleyna, calme-toi. Ils nous diront ce qu’ils savent en temps voulu.
– Non ! Je ne me calmerai pas, ça fait deux heures que nous attendons. Je
veux juste savoir si l’homme que j’aime est toujours en vie et s’il va s’en
sortir.

La jeune femme derrière l’accueil me pose une main qui se veut rassurante
sur le poignet.

– Retournez vous asseoir. Je vais faire le nécessaire et me renseigner pour


obtenir au moins quelques informations. Et je viens vous les transmettre
personnellement juste après.

Je donne mon approbation d’un hochement de tête et nous retournons


attendre. Erwin m’apporte de l’eau et je l’accepte poliment.

– Pourquoi vous, les médecins, vous ne pensez jamais aux familles qui
attendent ?
– Parce qu’on pense avant tout au patient dont la vie dépend de notre
réactivité. Écoute, Aleyna, vu le temps écoulé, il est clair qu’ils doivent être en
train de l’opérer.
– Pourquoi ils ne nous ont pas prévenus ?
– L’urgence, Aleyna. Le patient en priorité.
– Bien sûr…
– Tu sais qu’on va devoir prévenir sa mère.
– Oui, j’y ai songé. Mais ça va poser tellement de problèmes. Qu’est-ce
qu’on va lui dire ? Je ne suis pas sûre qu’Alec veuille la mêler à tout ça.
Attendons encore un peu.
– Comme tu voudras.
– Pourquoi es-tu si gentil avec moi ? On se connaît à peine et depuis que je
suis entrée dans la vie d’Alec, il n’y a que des complications.
– Alec avait déjà des problèmes avant de te rencontrer. Et comme je te l’ai
dit, il t’aime comme un fou. Je ne l’avais jamais vu ainsi. Il est comme mon
frère, alors s’il te porte autant d’amour, il est de mon devoir de m’occuper de
toi en son absence.
– Merci. Infiniment. Je sais que tout cela est difficile pour toi aussi, encore
plus à cause d’Emmy.
– Tout finira par s’arranger. Ne t’en fais pas.
– Tu ne m’as pas dit pourquoi c’est toi qui étais avec lui dans l’ambulance.
J’imagine que c’est parce que c’est toi qui l’as trouvé mais…
– Aleyna. Il n’est pas utile de connaître les détails.
– Les détails réels évitent les inventions cauchemardesques.

J’ai imaginé tant de choses. Élias est capable de tout, de vraiment tout. Et je
crève de ne pas savoir ce qu’il a infligé à Alec par ma faute.

– On avait rendez-vous. J’ai pris un peu de retard et…


Sa voix se crispe et j’y entends résonner la culpabilité. Comme je le
comprends. Pourtant je sais qu’il n’aurait rien pu faire. Élias parvient toujours
à ses fins. J’appose ma main sur la sienne pour l’encourager à continuer.

– Sur le moment, je ne l’ai pas vu. Alors je l’ai appelé, et j’ai entendu son
téléphone. Il gisait derrière un des bancs de pierre où l’on aime s’asseoir. Il
était à peine conscient mais en me voyant, il a prononcé ton prénom. Je lui ai
dit que j’allais te joindre et te ramener et il a eu l’air soulagé. J’ai
immédiatement appelé les secours et en attendant, j’ai fait tout ce que je
pouvais pour le maintenir éveillé. Sa main saignait énormément alors je me
suis concentré sur elle pour stopper l’hémorragie. Il a vraiment lutté pour ne
pas sombrer, mais la douleur a fini par l’emporter.

Je tente d’assimiler les faits. Sans aucune émotion. Les faits, juste les faits.
Froidement, sans sentiments. Pour continuer, pour rester debout, pour lui.

– Il a été blessé à la main en se défendant ?

Erwin hésite une seconde de trop.

– Quoi ? Tu dois me dire tout ce que tu sais. S’il te plaît !


– Aleyna… Il n’avait aucune blessure défensive et vu le passage à tabac
qu’il a subi, il est clair qu’ils s’y sont mis à plusieurs. L’un d’eux devait
posséder un couteau ou un objet tranchant et lui a planté dans la main.

Les faits… Rester concentrée. Ne pas analyser. Ne pas s’impliquer. Ne pas


céder à la tentation de s’effondrer. Ranger tout soigneusement. Dans des cases,
des lignes, derrière des portes. Utiliser une méthode de tri rigoureuse pour ne
pas laisser la folie occuper tout l’espace.

– Est-ce que sa main est gravement touchée ? Est-ce qu’il va pouvoir


continuer la médecine ?

Devenir chirurgien, c’est son rêve. Il me l’a confié avec tant de passion que
l’évidence s’est imposée à moi. Sans ça, il ne sera plus lui-même. Élias a
frappé là où ça fait mal, comme à son habitude. En imaginant que ce soit
vraiment lui. Il n’a peut-être pas eu ce courage et l’aura demandé à un de ses
fidèles, faisant preuve de lâcheté, comme toujours. Il se sent assez fort pour
s’attaquer à une femme tout seul mais il lui a fallu du renfort pour s’en prendre
à un homme.

Les lignes commencent à s’effacer, laissant les cases se mélanger.


L’horreur, l’angoisse et la colère se frayent un chemin dans mes veines pour
brûler mon corps de douleur. Je fais mon maximum pour entendre la réponse
d’Erwin mais un affreux bourdonnement a envahi mes oreilles.

Mes yeux, en revanche, sont en parfait état de marche et s’arrêtent sur la


jeune femme de l’accueil. Elle a tenu sa promesse et vient nous apporter des
nouvelles d’Alec.

Alors que j’attends ça depuis des heures, maintenant je ne suis plus certaine
de vouloir entendre ce qu’elle a à dire.

Son visage se maîtrise mais ses yeux gris sont trop déterminés à cacher
quelque chose pour me rassurer. J’ai peur de ce qu’elle va nous annoncer alors
que mon esprit me hurle de craindre davantage ce qu’elle va taire.
Chapitre 73

Alec

La confusion. Le doute. Le désordre.

Voilà ce qui flotte dans mon esprit.

Les bruits et les sensations se mélangent. J’ai la désagréable impression


d’avoir avalé des paquets entiers de coton. Je sens mes sens me revenir mais je
suis si fatigué… tellement tenté à l’idée de repartir dans le silence.

Je ne me souviens pas vraiment de ce que je faisais au milieu de tout ce vide


mais je n’avais pas mal. Je n’avais pas peur, j’étais juste là à flotter, à attendre.

Mais qu’est-ce que j’attendais ?

Voilà de nouveau, le noir envahit ma tête.

La confusion. Le doute. Le désordre.

Et rien d’autre.
Chapitre 74

Aleyna

J’ai entendu. Chaque mot qu’elle a prononcé. J’ai assimilé chaque ombre
cachée dans ses propos, analysé les possibilités et décidé de n’en retirer que le
positif.

De nouvelles heures se sont écoulées, de nouveaux silences mais enfin, nous


marchons vers sa chambre.

Il a été opéré pour une hémorragie interne au niveau de l’abdomen et pour


sa main. Erwin et le médecin ont échangé des termes que je n’ai pas compris et
je n’ai retenu que l’essentiel.

Ses jours ne sont plus en danger, l’hémorragie a été stoppée et les tissus
touchés réparés. Quant à sa main… Le chirurgien n’a pas voulu faire de
pronostic, affirmant qu’il était trop tôt pour se prononcer et qu’il faudrait
aviser selon la mobilité qu’il aurait à son réveil.

Dans tous les cas, même dans le meilleur, il aura besoin de patience, de
repos et de beaucoup de kinésithérapie. Une autre inquiétude occupe l’esprit du
médecin. Depuis sa prise en charge dans l’ambulance, Alec n’a pas repris
connaissance.

– Est-ce qu’il est dans le coma ? Son cerveau a été affecté ?

Voilà, c’est ma première question. Et elle sonne tellement mal.

– Non, son cerveau n’a subi aucun dommage et il n’est pas dans le coma.
Disons que son activité cérébrale a connu d’importantes variations, nous
faisant penser qu’il allait reprendre conscience, mais à chaque fois il s’est
enfoncé un peu plus.
– Mais il va se réveiller, n’est-ce pas ?
– Il n’y a aucune raison médicale valable pour qu’il ne le fasse pas. Cela
arrive après de gros traumatismes. Le cerveau est bloqué dans une espèce de
flou irréel. Il va avoir besoin de vous, son corps a besoin d’être rassuré pour
débloquer les mécanismes de défense du cerveau.

Je n’arrive pas à savoir s’il dit cela pour me rassurer ou s’il y croit
vraiment. Si Alec est inconscient, il est inconscient. Il ne m’entendra pas, ne me
sentira pas. Et s’il ne revenait pas ? Non… Le médecin a affirmé que sa vie
n’était plus en danger. Voilà. Nous sommes arrivés devant sa chambre. Erwin
prend ma main et la serre doucement.

– Vas-y. C’est de toi dont il a besoin. Maintenant je dois prévenir sa mère.


Attendre plus serait vraiment malhonnête et inconsidéré.
– Bien sûr. Merci d’avoir attendu, Erwin. Il est toute sa vie, elle va être
tellement effondrée.
– On sera là pour la soutenir, ça va aller.

Il s’éloigne déjà et je me glisse sans un bruit dans la chambre. Timidement,


je m’approche du lit et effleure son visage tuméfié. Ainsi allongé, il donne
l’illusion d’être endormi mais ses blessures me heurtent et me font
comprendre les colères qu’il a ressenties quand les rôles étaient inversés.
J’avais vu cette culpabilité, cette souffrance qui nageaient dans ses yeux mais
aujourd’hui, c’est en moi que ces sentiments coulent et ce sont mes poumons
qu’ils tentent d’étouffer.

Comment a-t-il pu résister à cette haine ?

Être blessé, humilié, c’est une épreuve terrible mais assister au résultat de
ces atrocités, en observer les conséquences sur la personne qu’on aime, c’est
encore plus infect.

La culpabilité se niche dans chaque goutte de mon sang, l’empoisonnant, et


se met à me ronger lentement, tel un cancer contre lequel on ne peut pas lutter.

Pourtant, la colère parvient presque à supplanter la culpabilité. Je songe à


Élias qui doit tellement se réjouir. Je l’ai contraint à changer de stratégie mais
comme toujours, il a su exactement sur quel point sensible appuyer pour me
faire plier.
Mais cette fois, je ne le laisserai pas me manipuler et s’il pense avoir gagné,
il se trompe. Il a seulement réussi à me pousser plus loin encore, vers un
chemin dont aucun de nous ne sortira indemne.

Je refuse de le laisser continuer à influencer ma façon d’agir, de penser,


d’aimer. À cette seconde, ma seule priorité concerne Alec. Il doit se réveiller.
Pour lui, pour sa mère, pour Erwin, pour moi. Et pour toutes ces vies qu’il
sauvera dans quelques années.

Je caresse sa main mais j’ai la désagréable impression qu’il n’est pas


réellement près de moi. Il est loin, si loin.

Je me hisse sur le bord du lit et viens m’allonger sur le côté, tout contre son
corps. Je pose ma tête sur sa poitrine en veillant à ne déranger aucune
installation médicale et l’enlace.

Le souffle de sa poitrine palpite contre ma joue et sans vraiment savoir


pourquoi, je me mets à parler. Sans faire de pause.

Je lui parle de notre rencontre, de la première fois où on a fait l’amour, de


notre balade nocturne de la nuit dernière et de tout ce qui a rythmé nos
moments à deux. Je lui parle de cette nuit où j’ai rêvé qu’il m’épousait et où
j’étais si heureuse que je me suis réveillée les joues humidifiées par des larmes
de joie.

Je lui parle sans m’arrêter. Car j’ai peur.

Peur que son cœur s’arrête s’il ne m’entend plus. Peur qu’il pense que je l’ai
abandonné. Peur qu’il ne me sourie plus jamais. Peur de perdre ma raison de
vivre.

Alors je lui parle, encore et encore, bien décidée à ne stopper que lorsqu’il
me répondra. Peu importe que ce soit dans une minute, une heure, une semaine.
Je ne le laisserai pas. Jamais.

Je serai là, avec lui pour toujours, car je suis à lui pour l’éternité.
Chapitre 75

Alec

Les illusions n’ont rien de poétique ou d’agréable. En les étudiant de près,


vous verrez qu’elles ressemblent davantage à des visions cauchemardesques. À
l’instant où vous les vivez, elles peuvent vous apporter du réconfort et de
l’espoir mais lorsque vous comprenez qu’elles n’étaient que des mensonges, le
retour à la réalité vous fait suffoquer d’écœurement.

Je suis embourbé dans mon inconscient. J’ai cru percevoir des bribes de
lumière mais chaque fois, j’ai replongé plus profondément. Les fils de ma
haine forment des toiles noires qui s’emmêlent derrière mes yeux et me tirent
vers des abysses sans oxygène. Je me noie dans mon propre esprit, suffoquant
sous les assauts de mon ressentiment.

Pourtant, une bulle d’air semble vouloir se glisser jusqu’à mes poumons.
Un son étrange fait vibrer les contours de mon cœur. Il résonne jusque dans ma
cage thoracique, se glisse dans ma gorge, entrouvre ma bouche et vient se
faufiler derrière mes yeux pour démêler les toiles qui les étouffent.

Je réunis le peu de connexions qui vivent encore dans mon cerveau pour me
concentrer sur ce son et les sensations qu’il me procure. Peu à peu, j’assimile
les notes qui me parviennent à une voix.

– Aleyna…

Elle est près de moi, je peux maintenant la sentir même si mes yeux refusent
de voir quoi que ce soit. Je ne suis pas certain d’avoir prononcé son nom
correctement car il n’a résonné que comme un grommellement à mes oreilles.
Soudain, son corps disparaît, elle n’est plus là.

La panique m’enserre et le froid s’immisce dans mon cœur. Encore une


illusion ? Pourquoi ? Je meurs chaque minute un peu plus de ne pas la
retrouver, de ne pas la toucher, de ne pas l’aimer. Je l’appelle encore mais la
seule réponse que je reçois est celle d’une voix puissante et masculine que je
ne connais pas.

– Monsieur Clarckson, restez avec nous. Ouvrez les yeux.

Son ton m’agresse et ne me donne en aucun cas l’envie d’ouvrir les yeux. Si
c’est pour découvrir un monde où elle n’existe plus, je choisis le néant. Sans
hésitation.

– Alec ! Alec !
– Mademoiselle, éloignez-vous s’il vous plaît.
– Non ! Il a besoin de moi. Alec, je suis là, reste avec moi, je t’en prie. Je
suis là mon amour, je t’aime. Ouvre les yeux. Pour nous, allez, je sais que tu es
là.

Ma Princesse. C’est bien elle. Sa main s’est glissée dans la mienne et je


resserre mes doigts entre les siens.

– C’est bien, continue. Ne me laisse pas.

Sa voix s’est voilée de larmes mais je peux y percevoir le soulagement.


Douloureusement, je force mes paupières à bouger. Elles tremblent, se
soulèvent légèrement et retombent. Au deuxième essai, j’aperçois ses longues
boucles brunes qui coulent sur ses épaules et mes yeux accueillent malgré eux
l’aveuglement du soleil.

C’est à cet instant que je comprends que mon réveil précédent n’est arrivé
que dans mes rêves. Les bip-bip des machines sont reconnaissables pour mes
oreilles de jeune étudiant en médecine et la flopée de gens en blouses autour de
moi me confirme que je suis à l’hôpital.

Pourtant, la seule que je vois nettement, c’est elle. Son visage est baigné de
larmes et rongé par l’inquiétude mais elle est près de moi et elle va bien.

Toutes ces minutes où ils se sont acharnés sur moi, je ne pensais qu’à
Aleyna. J’étais terrifié à l’idée de ce qu’il allait lui infliger dès qu’il en aurait
fini avec moi. J’étais le seul obstacle entre eux et je me demande pourquoi il ne
m’a pas achevé. Tout aurait été tellement plus simple pour lui. Je ne veux pas y
songer.

Je suis là, je suis en vie et elle est avec moi. C’est tout ce qui compte. J’ai la
vague impression que le médecin me questionne mais je ne peux pas
l’entendre. Je me sens nauséeux et affaibli et le peu de force que mon corps
contient encore n’est destiné qu’à l’observer. Je ne peux la quitter des yeux,
terrifié à l’idée qu’on me l’arrache de nouveau.
Chapitre 76

Aleyna

Il s’est réveillé. Ses lèvres ont bougé et je pense qu’il a voulu prononcer
mon prénom. J’ai bondi du lit pour prévenir une infirmière qui m’a
immédiatement suivie. En appuyant sur un seul bouton, elle a incité d’autres
infirmières à la rejoindre ainsi que le médecin et en quelques secondes, la
chambre s’était tellement remplie que je ne voyais presque plus Alec.

Pourtant, j’ai compris qu’il ne bougeait déjà plus. Heurtant le personnel


médical, j’ai pu voir son visage et en l’observant, j’ai su qu’il s’éloignait et
retournait dans ce monde où personne d’autre que lui n’a accès.

Sans pouvoir l’expliquer rationnellement, j’ai senti qu’il avait besoin de


moi. Alors j’ai saisi sa main et je l’ai supplié de me revenir. Il a serré mes
doigts, relançant les battements de mon cœur et enfin, après quelques échecs, il
a ouvert les yeux. Ces derniers ont rencontré les miens, et nous nous fixons
depuis, oubliant le brouhaha environnant et le personnel qui s’affaire et
gesticule dans tous les sens.

Le médecin se racle soudain la gorge, d’une telle façon que cela nous
ramène dans leur réalité. Il capte l’attention d’Alec, lui posant des questions
simples afin d’écarter la présence de troubles neurologiques. Il griffonne dans
son carnet, pose d’autres questions, fait d’autres tests avant de nous délivrer
son compte-rendu.

– Bien. Les résultats sont encourageants, monsieur Clarckson. Vous avez


subi de gros traumatismes et le repos va être de rigueur. Prenez le temps de
reprendre correctement vos esprits.

D’ici une heure, nous ferons d’autres examens et le chirurgien orthopédique


passera vous voir pour un bilan approfondi de votre main.
Le calme revient et le monde se referme autour de nous. Enfin. Je ne saurais
décrire ce sentiment qui m’envahit chaque fois que nous nous retrouvons l’un
avec l’autre. L’évidence, la certitude. Comme si la vie ne s’invitait que dans ces
moments-là, nous habitant, nous inondant de chaleur.

Alec m’attire vers lui et mes lèvres se posent sur les siennes. Sa main se
glisse dans mes cheveux et ma gorge se noue quelques secondes en imaginant
que j’aurais pu ne plus jamais ressentir cette communion, cette fusion
fulgurante proche de la béatitude. Nos bouches se séparent mais nos fronts
s’appuient l’un contre l’autre.

– Tu sais, je crois bien que je t’aime. Vraiment.


– Tu exagères. Vraiment. C’était ma réplique !

J’ai les yeux fermés mais je peux l’entendre sourire.

– Je suis désolée, tellement désolée.


– Je sais, Princesse. Je suis passé par là. Mais on ne doit pas le laisser nous
culpabiliser, tu te souviens ?

Je pose ma joue contre la sienne et sa main se glisse dans ma nuque. Je ne


pensais pas pouvoir aimer autant, avec une force telle qu’elle en est presque
douloureuse.

– Qu’est-ce qu’on va faire, Alec ? Si on s’obstine, la prochaine fois, il te


tuera.
– Je ne veux pas que tu t’approches de lui, laisse-moi me remettre un peu, tu
veux ? On va trouver une autre solution.

Il m’a éloignée un peu pour m’observer. Il essuie du revers de sa main une


larme qui glisse de mon œil gauche et rabats une mèche de mes cheveux
derrière mon oreille. Et il sourit. Je sais qu’il le fait pour me rassurer et je suis
partagée entre la reconnaissance et la colère. Comment peut-il me faire passer
avant lui ? Ses blessures doivent le faire souffrir malgré les calmants et il doit
être terriblement angoissé pour sa main. Pourtant, il s’inquiète de ma sécurité
et de mes états d’âme. Mais comment lui en vouloir ?

– Oui, je veux bien te laisser quelques jours pour récupérer. En fait, je


t’autorise même à ranger ta cape de super-héros pour cette occasion. Si tu me
laissais m’occuper de toi pour une fois ?

Je lui tends un verre d’eau qu’il accepte malicieusement avant de me glisser


près de lui, tâchant de ne pas appuyer sur ses blessures et de faire taire ma
culpabilité. Il enroule son bras autour de moi et en profite pour attraper un
livre que j’ai laissé sur la table de chevet.

– Tu avais peur de t’ennuyer en attendant mon réveil ?


– Disons que je t’ai parlé si longtemps que je commençais à manquer de
mots. Et il est toujours dans mon sac.

Alec fait tourner le livre devant nos yeux. Il est usé d’avoir été trop lu, la
couverture est même un peu déchirée.

– Tu aurais pu me le lire, je ne le connais pas.


– Tu n’as jamais lu L’Appel de la forêt ? Je pense que ça va mettre notre
couple en danger.

Il rit comme un enfant devant ma mine contrite et attire ma bouche sur la


sienne. Ses lèvres se font gourmandes, avides et puissantes. Son baiser
m’enivre et apaise mes doutes.

Un frottement de gorge nous sépare et je ne sais plus où me mettre en me


retournant sur la mère d’Alec. Sa veste sur les bras, ses cheveux sont
légèrement en bataille. Il est évident qu’elle s’est précipitée ici dès le coup de
fil d’Erwin. Ses yeux laissent paraître qu’elle a pleuré tout en lançant des
éclairs dans notre direction. Je saute au pied du lit, traversée par l’envie de fuir
mais la gêne et la honte me paralysent.

– Maman, tout va bien.


– Oh non, Alec, tout ne va pas bien. Erwin m’a appelée pour me dire que tu
étais à l’hôpital, il n’a pas répondu à mes questions, il avait l’air encore plus
embarrassé que la fois où vous aviez peint notre chien en fuchsia. Il a bafouillé
sans s’expliquer. Jusqu’ici j’ai accepté de ne pas poser de questions, mais si ça
doit mettre ta vie en danger, j’exige des explications.

J’ouvre la bouche. Je la referme. Je ressens l’embarras d’une adolescente


surprise au lit avec son petit copain mêlée à celle d’une étudiante prise en
flagrant délit de tricherie par un de ses professeurs.

– Madame Clarckson, je…


– Non Aleyna ! Tu peux nous laisser un instant seuls, s’il te plaît.

Alec a saisi ma main et je sais à la façon dont il me regarde que c’est inutile
d’insister. Il cherche à me protéger, de nouveau. Je dépose un baiser sur sa joue
pour lui murmurer quelques mots :

– Dis-lui, Alec, c’est ta mère. J’arriverai à gérer qu’elle sache pour moi
mais je ne me pardonnerai pas que tu t’éloignes d’elle par ma faute.

Je les laisse, adressant un regard d’excuse à ce professeur que j’apprécie


tant, à la mère de celui que j’aime. L’univers se joue décidément de moi.

En véritable automate, je prends un café au distributeur et me dirige vers


une salle d’attente. Mais je n’y entre pas. Elle est là, lovée contre Erwin. Je sais
qu’elle est venue pour le soutenir. Il m’est interdit d’exiger d’elle du réconfort,
de l’aide, de l’amitié. J’ai perdu ce droit en trahissant sa confiance. Ou plutôt
depuis qu’elle m’a démasquée. Je lui mens depuis si longtemps…

J’ai besoin d’air et je cours presque jusqu’à l’extérieur. J’inspire tout


l’oxygène possible, m’adosse à un mur avant de me laisser glisser au sol. Les
genoux remontés vers mon menton, je cale mon gobelet de café entre mes
jambes.

La solitude s’installe tout près de moi. Elle m’observe, puis se faufile entre
mes mains, s’étend vers mes bras et mes jambes avant de plonger dans ma
chair, naviguant dans mes veines jusqu’à inonder mon cœur de vide et de
noirceur. Jamais encore je ne m’étais sentie aussi seule.

Alec est immobilisé sur son lit d’hôpital par ma faute et je sais qu’il ne
songe qu’à se venger. Ma meilleure amie me hait et c’est moi la coupable.
Pourquoi est-ce que je fais autant de mal autour de moi ? J’ai le sentiment
désagréable d’échouer dans chaque action que j’entreprends pour améliorer
les choses.

Les mêmes questions tournent dans ma tête, les mêmes images, les mêmes
regrets.

Et maintenant ?

Je récupère mon téléphone au fond de ma poche et compose son numéro.

– Aleyna ! Je suis flatté, je ne t’ai même pas harcelée. Tu m’appelles de toi-


même, impressionnant. As-tu retrouvé ton chien errant ?
– Ça ne fonctionne plus, Élias.
– Pardon ?
– Tes menaces, tes insultes, tes coups. Je t’ai dit que c’était terminé.
– Et moi je t’ai rappelé que ce ne serait jamais terminé. Alors quoi, il faut
que je le bute pour que tu me reviennes ?
– Tu ne comprends vraiment rien. Je l’aime, tu entends ? J’aime sa voix, son
sourire, ses mains sur mon corps. J’aime tout en lui et tu n’y changeras rien.
Même s’il ne faisait plus partie de ce monde, mon cœur serait toujours à lui. Je
ne t’appartiens plus, Élias, je ne reviendrai pas vers toi.
– Non ! Je ne l’accepterai pas et tu le sais très bien.
– Alors quoi ? Tu vas revenir avec tes potes pour l’achever ? Ou tu vas t’en
prendre à moi sous prétexte que si je ne peux plus t’appartenir alors je ne serai
jamais à personne d’autre ? Tu vas nous tuer tous les deux ?
– Ne sois pas ridicule, voyons. Jamais je ne pourrai vivre sans toi. Tu sais,
j’ai vraiment cru que ça suffirait à te ramener vers moi. Tu ne dois pas tenir
autant à lui que tu veux bien me le faire croire. Sinon, tu abdiquerais, pour le
protéger.
– Non, Élias, je te l’ai dit, ça ne fonctionne plus. C’est parce que je tiens
autant à lui que je ne te céderai pas. Parce que j’ai compris que sans moi, il ne
serait pas heureux. Et tu sais pourquoi ?
– Non, mais je sens que tu meurs d’envie de me le dire.
– Il me respecte, il me fait sourire, rire, courir. Il me laisse vivre, il tient à
moi comme je tiens à lui. En réalité, il fait ce que tu n’as jamais su faire : il
m’aime. Comme un fou.
– Tu ne peux pas dire ça, Aleyna, je t’aime aussi comme un fou depuis que
je te connais.
– Non, toi, tu m’aimes dans la folie. Et ça n’a rien à voir. Cette façon dont tu
prétends m’aimer, c’est absolument abject, dégueulasse, insensé. Tu ne
comprends pas que ça me fout en l’air ? Tu me pousses au crime, Élias, tu fais
ressortir le pire de mon âme et crois-moi, je peine à me souvenir de ce qui me
retient de t’envoyer six pieds sous terre. Tu as besoin d’aide. Je suis prête à
tout. Si tu le souhaites, je peux même t’aider à en parler à tes parents.

Son rire résonne dans le téléphone et c’est à cet instant que je devine qu’il
n’y a plus aucune solution pour lui. Son délire est bien trop ancré pour guérir.

– Aleyna, Aleyna, Aleyna. C’est ton toutou qui t’a mis ces idées dans la
tête ? Tout ce dont j’ai besoin, c’est de toi. Et si tu ne veux pas rentrer à la
maison, alors je viendrai te chercher. Et j’éliminerai chaque parasite qui se
mettra en travers de mon chemin.

Et voilà, j’ai raccroché. Pour qu’il ne domine pas cette foutue conversation.
Je pense absolument chaque mot que je lui ai dit. Je ne lui céderai plus, non,
plus jamais. Alors, comme il n’a pas l’air d’avoir compris et qu’il ne se
tiendra visiblement pas à l’écart, je sais que je vais devoir l’y forcer.
Chapitre 77

Alec

Ma mère me fixe sans ciller. J’ai beau ne plus avoir 5 ans, je me sens
comme un tout petit garçon qui a fait une très grosse bêtise. Pourtant, la seule
chose dont je sois coupable, c’est d’être tombé amoureux. Et à vrai dire, je
n’en éprouve aucun remords. Comment maîtriser l’inévitable ?

– Maman, tu ne dois pas en vouloir à Aleyna. Ce n’est pas sa faute.


– Alec, je ne lui en veux pas. Même si je devine que ta présence dans ce lit
découle de la relation que vous entretenez. Ce jour-là, lorsqu'elle lisait ses
textes, j’ai vu dans tes yeux une nouvelle lueur. Et j’ai su que c’était elle, que tu
en étais tombé irrémédiablement amoureux. C’est aussi ce jour-là que j’ai senti
les ennuis arriver. Laisse-moi imaginer l’histoire. Tu l’as courtisée et elle a
fini par te céder. Son petit ami n’a pas apprécié et il s’est chargé de te le faire
regretter.
– Tu… Bordel, tu savais qu’elle était déjà en couple ?
– Surveille ton langage, Alec. Bien sûr que je le savais. Je te rappelle que je
suis plus proche d’Aleyna que de mes autres élèves. Elle restait très discrète
sur leur relation mais je l’ai aperçu plusieurs fois. Il venait souvent la chercher
après les cours.
– Bien sûr.

Comment j’ai pu oublier ce détail ? Ma mère la connaît depuis plus


longtemps que moi. Elle aurait peut-être pu m’apprendre des choses
intéressantes sur ce dingue. Et on aurait peut-être pu éviter le pire. Ou peut-être
pas. Tenter de réécrire l’histoire me donne trop mal au crâne pour continuer.

– Il n’a pas supporté qu’elle le quitte pour toi et sa seule réponse a été la
violence. Tu sais que tu dois porter plainte, n’est-ce pas ?
– C’est un peu plus compliqué que ça, malheureusement.
– Que dois-je comprendre ?
– Écoute maman, je sais ce que je fais.
– Ah oui, le résultat est en effet probant.

Son ton est acerbe mais je sais qu’il cache une grande inquiétude. Elle vient
s’asseoir près de moi et s’adoucit en caressant ma joue.

– Alec, je suis inquiète. En tant que mère, c’est mon droit. Tu l’aimes, je ne
me trompe pas ?
– Plus que tout. Je ne saurais pas expliquer ce que je ressens pour elle, mais
maintenant, elle est toute ma vie.
– Je crois que tu n’as pas besoin d’en dire plus. Vous voir ensemble, c’est
comme résoudre un exercice complexe. Tout se met en place, comme une
évidence. Je suis heureuse pour vous, Alec. Vraiment. Mais terriblement
anxieuse aussi. Qu’est-ce que vous ne me dites pas ?
– Disons qu’il a du mal à la laisser partir. Je ne peux pas trahir les secrets
d’Aleyna, je la respecte trop pour ça. Mais tu ne dois pas lui en vouloir, elle
tient beaucoup à toi, tu sais ?

Ma mère souffle, résignée mais compréhensive.

– J’en ai effectivement conscience et je peux comprendre vos réticences,


Alec. Je n’en veux absolument pas à Aleyna ni à toi. Mais je suis en colère !
Regarde dans quel état tu es ! Tu sais mieux que moi que ça aurait pu très mal
finir. Qu’est-ce que tu attends de moi ? Que je laisse faire sans rien dire ? Je
sais qui est ce garçon, il est connu sur le campus, je n’aurais aucun mal à le
trouver.
– Maman ! S’il te plaît, écoute-moi. C’est mon histoire, je ne veux pas que tu
t’en mêles. Crois-moi, ce mec n’est pas fréquentable, ne l’approche pas. Aie
confiance en moi, s’il te plaît.

Je supplie ma mère du regard. Je la supplie de m’écouter, d’être


raisonnable. Je la supplie d’accepter le peu d’informations que je lui donne, les
secrets, les non-dits. Je la supplie de m’aimer malgré tout.

Elle me sonde du regard, je sens alors qu’elle va abdiquer même si elle


n’est pas en accord avec cela.

– Très bien, tu as gagné. Mais à certaines conditions.


Je souris de reconnaissance et de fierté. Peu importe que je pense maîtriser
la situation, au final, ma mère veille toujours sur moi. C’est à la fois agaçant et
rassurant. Mais je ne peux que l’en aimer davantage. Elle se montre
compréhensive, respectueuse et bienveillante. Je suis très honoré d’être son fils
et je me promets de lui exprimer mon affection beaucoup plus régulièrement à
l’avenir.

– Je t’écoute, maman.
– Je veux que tu prennes soin de toi, que tu écoutes les médecins et que tu
respectes ce que l’on t’impose. Même si cela implique de rester alité plusieurs
jours. Tu rattraperas les cours que tu vas manquer et tu suivras attentivement
toutes tes séances de kiné. Oh, ne fais pas cette tête-là, jeune homme, j’ai parlé
au médecin en arrivant, qu’est-ce que tu crois ? Tu as eu énormément de
chance mais tu n’es pas au bout de tes peines. Alors tu vas te donner à fond
pour retrouver toute ta mobilité parce que je sais que c’est capital pour toi de
devenir chirurgien. Je vais veiller à ce que tu respectes mes consignes parce
que tu es mon fils et que je t’aime. Et au moindre écart, ou au moindre nouvel
incident, notre accord deviendra caduc. Et à ce moment-là, tu ne m’empêcheras
pas de contacter qui de droit. Est-ce que je me fais bien comprendre ?
– Parfaitement, professeur.
– Alec… Je ne plaisante pas.
– Je sais, excuse-moi. J’ai parfaitement entendu tes requêtes et je les accepte.
Je sais que la rééducation sera longue et douloureuse mais je te jure de ne pas
abandonner.

Enfin, les traits de son visage s’apaisent et elle me sert doucement contre
elle, en embrassant mon front.

– Je t’aime, Alec, je sais que tu n’es plus un petit garçon, mais je serai
toujours là pour toi, quoi qu’il arrive. Tâche de ne pas l’oublier.
– Jamais. Je t’aime aussi, maman, merci d’être… toi.

Ses yeux perlent de larmes qu’elle retient et elle me serre à nouveau contre
elle, avant de s’éloigner en soulignant son œil avec son doigt pour faire
disparaître son malaise.

– Je vais boire un café. Est-ce que je t’apporte quelque chose ?


– Non merci. Si tu croises Aleyna, tu veux bien…
– Je lui dirai de venir te voir.

Nous nous sourions, complices, avant qu’elle disparaisse. Je suis soulagé de


sa réaction, tout cela doit lui paraître tellement chaotique.

Je me mets un instant à la place d’Aleyna et comprends mieux ses craintes. Il


est parfois tellement difficile de se confier à ceux qui nous aiment. La peur de
les choquer nous paralyse et des questions sans réponses nous hantent.

Pourront-ils comprendre ?

Arriveront-ils à supporter la souffrance engendrée ?

Se pardonneront-ils de ne pas avoir su avant ?

Il est tellement tentant de les préserver, de nous préserver. Je me jure de tout


faire pour éviter de mêler la famille d’Aleyna à tout ça. Il lui a été si difficile
de se confier à moi et j’ai ressenti tellement de haine et de douleur en recevant
ses confessions.

Il est inutile de la faire souffrir de nouveau, de l’exposer à d’autres


difficultés. Il n’est pas nécessaire de confronter sa famille à ces atrocités, et je
vais tout faire pour l’éviter.

Je la protégerai, quelles qu’en soient les conséquences.


Chapitre 78

Aleyna

Mes jambes commencent à s’ankyloser à force de ne pas bouger. Je le sens


mais mon cerveau refuse de se connecter à mes muscles. Alors je ne bouge pas
et me contente de réfléchir, d’imaginer, de créer. Des plans, des idées, des
déroulements parfaits pour en finir. Enfin.

– Aleyna ?
– Madame Clarckson !
– Excuse-moi, je ne voulais pas t’effrayer.
– Non, ce n’est rien. J’étais dans mes pensées. Écoutez, je suis désolée.
Vraiment.

Je me suis relevée pour être à sa hauteur, mes jambes menacent de


m’abandonner mais je résiste.

– Tu n’as pas à t’excuser, Aleyna.


– Bien sûr que si. Je suis certaine qu’Alec a minimisé les choses pour me
protéger. Mais si on est tous réunis ici aujourd’hui, c’est à cause de moi. Je
savais que c’était dangereux pour lui de le laisser partager ma vie mais je l’ai
quand même fait.
– Aleyna, regarde-moi. Alec est mon fils unique, je l’aime plus que ma
propre vie. Et je le connais très bien. Jamais encore je n’avais vu briller ses
yeux ainsi. Tout son corps irradie d’amour pour toi. Rien n’aurait pu
l’empêcher de faire partie de ta vie, crois-moi. Excepté si tu n’avais rien
ressenti pour lui, mais en te voyant ainsi, j’en doute.
– Je l’aime, croyez-moi, mais…
– Alors il n’y a pas de mais. Retourne auprès de lui, il te réclame. Il a besoin
de toi.

Elle m’attire dans ses bras et me serre contre elle quelques secondes. Je ne
comprends pas. Comment peut-elle être aussi douce, aussi compréhensive ?
Elle me pousse gentiment vers l’intérieur et m’encourage à entrer, un sourire
bienveillant sur les lèvres.

À force de côtoyer des êtres abjects, on en oublie que l’être humain peut
aussi être bon. En véritable automate, je me rends dans la chambre d’Alec,
ignorant les gens qui s’activent dans les couloirs, les familles qui patientent sur
les chaises. Je ne veux pas me heurter à Erwin et Emmy, je n’en ai vraiment pas
la force.

– Te revoilà, Princesse. Tu m’as manqué.


– Menteur !

Je tente d’afficher un sourire moqueur mais mon visage a décidé de me


compliquer la tâche. Alec me fait signe de le rejoindre et je viens me blottir
près de lui, il m’enlace et nous restons quelques instants silencieux, profitant
de l’apaisement apporté par nos corps qui communient. La respiration d’Alec
est différente de son souffle habituel, je peux entendre sa douleur à travers elle.
Je m’écarte un peu de lui, enlève son bras de mes épaules et le pose doucement
sur son ventre.

– Qu’est-ce qui ne va pas, Aleyna ?


– Rien. Tu dois te reposer et économiser tes gestes.
– Je me sens bien, ça va.
– Alec, tu as été agressé. Violemment, par plusieurs personnes. Tout ton
corps souffre, le moindre geste menace de te faire hurler et respirer relève
d’un véritable tour de force.

Il soupire et caresse mon visage. Les larmes brûlent mes yeux mais je ne
veux pas craquer.

– Aleyna, je vais bien, cesse de t’inquiéter, s’il te plaît.


– La première fois qu’il m’a frappée… au point que j’en perde
connaissance, ça été… atroce. Vraiment. Je n’ai pas pu me lever pendant deux
jours, j’avais si mal que je rêvais d’en finir. Définitivement. Je sais ce que tu
ressens, tu ne peux pas aller bien, Alec. Les coups blessent le corps autant que
l’âme.

Il ne répond pas et se contente de saisir mes lèvres entre les siennes, tâchant
d’apaiser mon âme.
Chapitre 79

Alec

C’est en l’ayant tout contre moi que je me rends compte à quel point elle
m’a manqué. Chaque minute passée sans elle est réellement une épreuve. Je ne
me sens serein que lorsqu’elle est près de moi. Mais je déteste voir cette
tristesse dans ses yeux. Je ne peux pas lui reprocher de s’inquiéter pour moi,
mais je refuse qu’elle souffre davantage. Et en l’entendant évoquer ces funestes
souvenirs, je me sens de nouveau enragé.

– Je vais bien, Aleyna, tu dois me croire. Bien sûr, je mentirais en disant que
ça n’a pas été un des pires instants de ma vie. J’ai vraiment cru qu’il allait me
tuer mais tu sais quand j’ai eu le plus peur ? Quand j’ai compris que si je
mourais aujourd’hui, tu serais seule avec lui. Et ça, je ne pouvais pas le
supporter. Il t’a fait tellement de mal et tu as dû affronter ça seule, sans ta
famille ni tes amis. Je suis entouré par tous mes proches et une équipe
médicale. Ça n’a rien de comparable. Je sais que tu te sens responsable mais
essaie de t’accrocher à notre amour. Il a cherché à nous déstabiliser, à nous
faire peur, à nous séparer. Ne lui donnons pas cette satisfaction.

Elle ne répond pas, je vois dans ses yeux qu’il y a des choses qu’elle ne me
dit pas, mais je ne veux pas m’immiscer dans ses pensées. J’imagine sans peine
son désarroi mais je pense tout ce que je lui ai dit. Il est hors de question qu’on
abandonne si près du but. J’embrasse sa joue, son menton et son cou. Mon
corps est bousillé et mon cerveau désorienté mais elle me fait oublier toute
cette obscurité.

– Je t’aime, Alec, je ne le laisserai pas nous séparer. J’entends tes mots, je


ressens les salves d’affection que tu m’envoies et je me contrefous que tout le
monde me prenne pour une cinglée mais tu dois savoir que je suis prête à
donner ma vie pour partager la tienne. S’il faut abandonner tout ce qui me
retient ici, je le ferai. Demande-moi ce que tu veux, je dirai oui. Je ne veux plus
être séparée de toi, jamais, c’est trop difficile. Un jour, tu m’as heurtée, ça m’a
transformée, réanimée et sans ton air, je ne peux pas respirer. J’ai eu tellement
peur de te perdre que je suis prête à renoncer à tout le reste, parce que je t’aime
à en crever.

Je viens de me prendre une claque en pleine gueule. Et le choc fait tinter


mes os qui s’entrechoquent les uns aux autres sous la puissance du souffle de
l’amour. Je ne soupçonnais pas ses sentiments aussi forts, aussi puissants, aussi
beaux. En se livrant ainsi, elle se dévoile, expose ses pensées sans faux-
semblants. Elle m’offre sa confiance, entièrement, et j’ai envie de hurler, de
pleurer, de l’embrasser, de l’épouser. De l’épouser ?

Mon cerveau se déconnecte une toute petite seconde, pour réinitialiser les
données, pour reposer les bases et pour me permettre de réagir à mes propres
réflexions. Peu importe le temps que je laisserai à mon esprit pour se
reconnecter, je connais déjà la réponse à cette question que je n’ai même pas
pris la peine de me poser. Bien sûr que je veux l’épouser, j’ai su en la voyant
que ce serait elle et personne d’autre. Et j’ai su que je l’épouserais ce fameux
jour où je l’ai observée manger de la glace. Je souris bêtement, affichant un air
qui, j’en suis persuadé, me donne une attitude ridiculement romantique. Aleyna
m’observe, dubitative, et je me rends compte que je reste muet comme un
crétin alors qu’elle vient de me livrer ses sentiments les plus profonds à mon
égard. Je caresse sa joue et bloque mes yeux dans les siens.

– Aleyna, je t’ai aimée dès que je t’ai vue. Je t’ai aimée chaque jour que tu
nous as donnés, chaque nuit où tu t’abandonnais. Bordel, je t’ai aimée jusqu’à
en avoir les joues creusées, les lèvres éclatées et le cœur usé. Et je continuerai
quoi qu’il advienne. Car je ne peux pas vivre sans nos mains qui s’embrasent,
sans nos bouches qui s’entrechoquent, sans nos corps qui brûlent l’un contre
l’autre. Et c’est parce que je t’aime et parce que je te connais que je ne te
demanderai jamais d’abandonner ceux que tu aimes. Nous vivrons ici, avec nos
familles, nos amis et dans nos campus. Ce n’est pas à nous de partir. Je t’aime
aujourd’hui, depuis hier et pour tous nos lendemains.

Oh oui, je l’épouserai. Quand tout sera réglé, je le ferai. En attendant, je la


serre contre moi et il n’y a aucun autre endroit au monde où je voudrais être à
cet instant.
Chapitre 80

Aleyna

Je l’ai rêvé, imaginé, orchestré mille fois dans ma tête. Aujourd’hui, je vais
oser, enfin. Je sais que ce jour sera le dernier. J’ai tout préparé minutieusement
et la seule issue possible sera la mort, le néant, le vide et, enfin, la paix.

C’est aujourd’hui, je l’ai senti dès l’aube. J’étais dans ses bras, dans cette
chambre d’hôpital, à rejouer dans ma tête notre conversation de la veille. Alec,
mon tendre amour. Il ne l’a pas fait. Il n’a pas pris ma main pour s’enfuir au
loin. Il a refusé d’abandonner pour partir en laissant notre vie passée derrière
nous. Je devais lui demander, je ne pouvais pas faire autrement. Il fallait que je
lui laisse l’opportunité de choisir où et comment nous aimer. Mais c’est parce
qu’il m’aime tant qu’il a rejeté cette idée. J’étais vraiment prête à tout quitter
pour que l’on puisse être ensemble, même si cela avait dû me coûter ma
famille, mes amis et cette ville que j’aime tant. Alors j’ai su qu’on ne pouvait
plus continuer comme ça, qu’il était hors de question qu’on vive encore ne
serait-ce qu’un jour supplémentaire dans cette peur et cette menace
permanentes.

Et je suis là aujourd’hui, prête à affronter la mort. J’entends des pas dans les
escaliers, la dernière marche a un craquement que j’ai redouté tellement de
fois que je sais qu’il est là. Et pour la première fois de ma vie, je m’en réjouis.
La voix caverneuse de notre gardien me parvient, incompréhensible mais
chaleureuse, avant de s’éloigner. La clef tourne dans la serrure et un frisson
me parcourt. Mais je suis prête, inflexible, mon bras est tendu, ma main ne
tremble pas et mes yeux restent parfaitement stables. Je le connais par cœur et
c’est ça qui va le perdre. Quelle ironie. Je souris, c’est déplacé mais je ne peux
pas m’empêcher.

Car aujourd’hui, c’est terminé, enfin. Notre entrée se divise en deux


couloirs dont un qui mène au salon. C’est là que je l’attends, dissimulée dans
l’ombre. Il va entrer, accrocher ses clefs et au moment où il se retournera, je le
ferai. J’ai tout calculé, je ne peux qu’atteindre mon objectif. Sa silhouette se
dessine dans l’encadrement. Son bras se tend et j’entends ses clefs tinter, il se
retourne.

Le temps s’arrête. Je n’ai droit qu’à une seule chance, ma cible ne sera dans
mon angle de tir qu’une seule seconde. Mon doigt s’écrase sur la détente et la
balle file, prête à accomplir son dessein meurtrier. Comme au ralenti, je
l’observe se tourner tandis que mon projectile s’apprête à le heurter en plein
cœur. Bip, bip. Un imprévu se glisse dans mon plan si bien élaboré, son
téléphone vient de sonner et, alors qu’il se tourne pour l’attraper dans sa poche
arrière, son bras fait rempart et la balle épargne son cœur. Il pousse un cri
guttural, il est surpris mais ne se laisse pas longtemps déstabiliser. Déjà il se
glisse à nouveau dans le couloir et je ne peux que supposer qu’il s’est réfugié
dans la cuisine.

La panique tente de m’envahir mais l’adrénaline me force à continuer. Hors


de question d’abandonner. Gardant l’arme en position de tir, j’avance à pas
feutrés, doucement. En arrivant à l’endroit où il se trouvait quelques secondes
auparavant, je me réjouis de voir du sang briller sur ce foutu parquet en bois
que j’ai trop souvent observé de près.

Une avalanche de tintements, de placards qu’on maltraite et d’objets qui


tombent me parvient. Il cherche un objet pour se défendre mais connaît si mal
la cuisine qu’il s’épuise inutilement. J’ai toujours pris soin de mettre les objets
les plus dangereux hors de sa portée afin d’éviter un accident mortel lors de
ses légendaires colères.

– Retourne-toi et laisse tes mains en vue !


– Aleyna ? Bordel ! C’est toi ?
– Quel sens de l’observation.

Il me fait face. Cet homme abject qui m’a tant fait souffrir. Son visage est en
sueur, son bras en sang et la peur a déjà inondé ses yeux.

– Aleyna, calme-toi.
– Je suis très calme, crois-moi.
– Qu’est-ce que tu comptes faire ? Me tuer ? Les yeux dans les yeux ?
Vraiment ? Je t’en prie, si tu avais eu ce courage, tu l’aurais fait depuis
longtemps.
– Tu as raison, j’aurais dû le faire depuis longtemps. J’y ai songé chaque
nuit depuis celle où tu m’as violée dans cette chambre d’étudiant. Jamais je n’ai
eu la rage, la haine, la colère assez puissantes pour le faire. Jamais je n’aurais
pu le faire pour moi et ça, tu le savais pertinemment. C’est pour ça que tu n’as
jamais touché Dana, que tu t’es contenté de la menacer. Tu savais que dès que tu
poserais les mains sur elle, je deviendrais incontrôlable. Mais il y a eu Alec. Et
là, c’est toi qui as perdu tout contrôle. Tu t’en es d’abord pris à moi mais
comme ça ne suffisait pas, tu as disjoncté et tu as forcé ta meute à tenter de
briser l’homme que j’aime.
– Ferme-la, putain, tu ne sais pas ce que tu dis.
– Bien sûr que si. Je sais que j’ai raison rien qu’à la façon dont tes mains
tremblent et dont ta veine près de l’œil gauche se contracte. Tu paniques, Élias,
tu sais que tu as commis une erreur de trop et qu’elle va te coûter très cher.

Il recule et renverse tout ce qui se trouve sur son passage, provoquant un


brouhaha explosif. La sonnette de l’entrée retentit et c’est alors la deuxième
fois que les choses dérapent.

La situation bascule en une fraction de seconde. Alors que le gardien


s’interroge sur les bruits qu’il a entendus en redescendant de l’étage supérieur,
Élias profite de ma seconde d’inattention pour me percuter en plein dans les
côtes. Fauchée par le meilleur attaquant de l’équipe de football de la ville,
quelle situation stupide !

Une de ses mains plaque ma main armée au sol et l’autre se greffe sur ma
bouche. Il répond d’un air parfaitement serein et d’une voix audible pour
rassurer le gardien. Il en profite même pour prendre le temps de rire de ses
maladresses.

Quel comédien. Une fois certain que nous sommes hors de portée, il retire
sa main de ma bouche et s’apprête à parler mais je ne lui en laisse pas le temps.
Ma main libre vient broyer ses chairs là où la balle s’est insinuée et il me
lâche, tombant sur le côté de douleur et de surprise.

Je suis déjà debout, me hisse sur le plan de travail et tente d’attraper la boîte
où je range les couteaux. Elle tombe et s’ouvre devant moi mais il est rapide et
me fait descendre en me ceinturant. Je parviens malgré tout à en attraper un et
le blesse au niveau de la taille. Je lève le bras, prête à frapper à nouveau mais il
saisit mon poignet et le tord avec puissance et rage jusqu’à ce que la lame du
couteau effleure ma joue. Il continue à faire pression et je sens la lame taillader
ma peau jusqu’à la base du cou. Mon hurlement déchire l’air sans espoir d’être
entendu.

Personne ne peut deviner les horreurs qui se passent dans notre appartement
à moins d’être très proche de notre porte d’entrée. Mais je suis seule, et sa
main continue à serrer mon poignet. Je lui résiste et pousse dans l’autre sens,
jusqu’à ce qu’une pression plus violente brise mes os. Le couteau s’écrase au
sol tandis que le poing d’Élias me heurte en plein visage. Je sais que notre rage
est trop grande pour que l’un d’entre nous n’y laisse pas la vie.

Il me jette au sol et reprend sa respiration une seconde. J’en profite pour


ramper hors de ses jambes et courir vers la salle de bains. Je tente d’en
refermer la porte mais il est déjà là et s’appuie de toutes ses forces contre cette
dernière, qui lui cède sans résister. Le lavabo déborde et le sol est inondé. Les
yeux d’Élias courent de l’eau à mon visage et sa colère augmente.

– Alors c’est ça le plan minable que t’as inventé pour me faire venir ? La
fuite d’eau ?
– Minable peut-être, mais ça a fonctionné.

Sa bouche est déformée par la haine quand il s’empare de mes cheveux pour
me plonger la tête dans l’eau. Je retiens ma respiration mais la panique finit
par me dominer et mon corps se met à trembler. J’aperçois mon sang se mêler
à l’eau avant de commencer à perdre connaissance. C’est ce moment qu’il
choisit pour m’autoriser à respirer.

La douleur est insupportable mais il n’en a pas terminé. Il me traîne jusqu’à


la chambre et me jette sur le lit où il arrache mes vêtements. Ses mains griffent
ma peau pendant que ses dents écorchent ma poitrine. Mes forces
m’abandonnent mais je refuse qu’il s’immisce en moi. Dans un dernier effort,
j’attrape la lampe de chevet et lui écrase sur la tempe. Il tombe du lit et je me
glisse au sol, m’accrochant aux rideaux pour me relever.

Ma vue est trouble et l’arrière de mon crâne semble être arraché. En


l’effleurant avec ma main, la douleur me traverse sans préambule et je ne peux
qu’observer mes doigts ensanglantés. J’ai dû heurter un meuble dans la salle de
bains ou peut-être le rebord du lit. Je ne sais pas, je ne sais plus.

Il s’est déjà emparé de ce corps qui meurt, l’a jeté au sol pour le blesser,
encore.

Mais je ne suis plus vraiment là, je me détache pour… pour aller où ? Je ne


sais pas encore.

Je savais que ce jour serait le dernier, mais je ne pensais pas que ce serait le
mien. La dernière pensée cohérente qui m’envahit est pour Alec.

Je ferme les yeux et lui souris, lui murmurant que je l’aime et que je serai à
lui pour toujours, avec lui pour l’éternité.

Puis les ombres m’emportent.

Dans le néant. Dans le vide. Dans la mort.


Chapitre 81

Alec

– Bordel de chemise !
– Ben alors mon frère, on sait plus s’habiller ? On peut entrer ?

Je leur fais signe pour qu’ils entrent et je me retrouve face à Erwin et Emmy
avec ma chemise à moitié boutonnée et, qui plus est, boutonnée de travers. La
grande classe. Erwin est hilare quand il tend ses mains pour m’aider.

– Allez, ce sera comme quand j’étais petit et que je m’étais cassé le bras, tu
te souviens ? Tu m’aidais à me saper !
– Ouais, sauf qu’on avait 9 ans ! Me touche pas, sale pervers !

Je fais mine de le repousser pendant quelques secondes mais je le laisse


finalement faire, reconnaissant qu’il abrège mon calvaire.

– Où est passée ta belle infirmière ?


– Elle est rentrée chez elle pour se changer et se reposer un peu. Elle n’a pas
beaucoup dormi ces derniers jours.
– Oui, et pour une fois ce n’est pas à cause de tes performances…
– Erwin !
– Oups, pardon, j’oubliais que nous étions en compagnie d’une dame.

Il attire Emmy, qui se tenait dans un recoin de la chambre, mal à l’aise et


silencieuse, vers lui.

– Alec, je suis désolée. Je n’ai rien contre toi, sache-le. J’ai réagi de façon
excessive. J’aurais aimé parler à Aleyna mais je ne l’ai pas croisée, ni hier, ni
ce matin.
– Ne t’excuse pas. Nous t’avons mise dans une situation délicate, je le sais.
Aleyna est très touchée par votre dispute et elle a préféré t’éviter. Elle a pensé
que tu étais là dans le seul but de soutenir Erwin et elle n’a pas voulu
s’imposer.
– Je m’en veux qu’elle puisse penser cela. Vous traversez un moment
difficile et j’aurais dû être présente pour elle.

Je suis vraiment soulagé d’entendre les paroles d’Emmy. Aleyna a


réellement besoin de sa meilleure amie, bien plus que cette dernière ne peut le
penser. Je touche amicalement son épaule pour la rassurer.

– Elle va être heureuse de te voir. Elle doit me retrouver sur le campus tout
à l’heure.

J’ai enfin eu l’autorisation de sortir et Erwin a proposé de m’escorter


jusqu’à l’université. J’ai hâte de retrouver Aleyna, elle n’est partie que depuis
quelques heures mais le vide qu’elle a laissé creuse déjà mon cœur et mes
poumons, m’empêchant de respirer correctement. Ma mère l’a déposée chez
elle, c’était ma condition pour la laisser partir.

Hors de question qu’elle soit seule et qu’elle coure le risque de tomber sur
ce dingue. Ma mère m’a confirmé qu’elle était bien arrivée chez elle et Aleyna
doit me joindre dès qu’elle en sortira. Emmy accepte de nous accompagner
jusqu’au campus, anxieuse mais malgré tout pressée de retrouver son amie.
Son téléphone se met à sonner alors que nous sommes sur le point de quitter la
chambre.

– Parle moins vite, Élias, je ne comprends rien !

Élias… Son nom résonne comme un vent glacé qui fige mon sang
instantanément. Le visage d’Emmy est devenu si blême que je m’étonne qu’elle
parvienne à rester debout. Elle raccroche et ses yeux laissent glisser des larmes
d’angoisse et de choc. Erwin la soutient et mon cœur ne bat plus jusqu’à ce
qu’elle ouvre la bouche.

– Il faut que je me rende aux urgences tout de suite. Élias et Aleyna se sont
fait agresser par un cambrioleur et… elle ne va pas bien du tout.

Sa voix s’est brisée au même titre que ma raison. Mon cerveau ne parvient
pas à assimiler les faits. C’est impossible, elle se trompe forcément. Aleyna est
chez elle, en sécurité. Non, elle ne peut pas être aux urgences, mourante, c’est
impossible. Il a menti, forcément.

Mon esprit continue à extrapoler pendant que je suis malgré moi Erwin et
Emmy jusqu’aux urgences. La sirène d’une ambulance qui vient d’arriver me
soulève le cœur et je manque de m’effondrer. Je ne cesse de me répéter que
c’est impossible et qu’elle n’est pas dans cette foutue ambulance.

Le peu de rationalité qui subsistait en moi implose à la seconde même où


l’équipe d’urgentistes entre dans le hall d’accueil. Nous sommes encore à
plusieurs mètres mais je sais que c’est elle qui est allongée sur le brancard, ma
princesse. Son bras glisse et je reconnais le bracelet en cuir qu’elle m’a
emprunté ce matin avant de partir. Il est taché de sang, tout comme son bras.

Au milieu de l’équipe médicale, il est là, en piteux état, certes, mais debout.
Il marche, ses lèvres bougent et son cœur bat. Emmy les a déjà rejoints alors
que je suis resté immobile, comme un idiot. Ma princesse. Qu’est-ce qu’il lui a
fait ? Je m’élance vers elle mais Erwin agrippe ma taille pour m’attirer dans
une salle de consultation dont il ferme la porte.

– Mais qu’est-ce que tu fous ?


– Alec, tu ne peux pas y aller. Les parents d’Aleyna sont en route, ils peuvent
arriver d’une seconde à l’autre.
– Laisse-moi passer, j’en ai rien à foutre, il faut que je sois auprès d’elle,
maintenant !

Je tente de passer derrière Erwin pour rejoindre le couloir mais il me barre


le passage, fermement décidé à m’empêcher de sortir.

– Putain, Alec, écoute-moi, bordel ! Tu n’es pas en état de te mesurer à moi


et je ne veux pas te blesser. Mais je n’hésiterai pas si tu insistes, et tu m’en
remercieras plus tard. Tu te souviens, tu m’as dit que protéger son secret,
c’était le plus important pour elle. Qu’est-ce que tu comptes faire ? Tuer ce
salaud en plein milieu de l’hôpital ? Et après ? Qu’est-ce que tu vas dire à ses
parents ?

Il a raison. Je ne veux pas l’entendre mais il a raison. Pourtant, ça ne


m’empêche pas d’étouffer et de me sentir à l’étroit dans mon propre corps. Il
faut que je la voie, que je la touche. J’ai besoin de sentir son cœur battre, je ne
peux pas la perdre. Pas comme ça, pas maintenant.

J’ai vu l’équipe médicale, j’ai entendu les machines reliées à son cœur, j’ai
reconnu les codes d’urgences. Je sais ce que tout cela signifie, elle est
inconsciente et dans un état critique. Il est peut-être même déjà trop tard pour la
sauver. Mon cœur se fissure et je peux sentir chaque muscle de mon corps se
contracter comme s’ils étaient sur le point d’imploser.

Je m’entends hurler de rage mais je ne contrôle plus rien. Mes bras font
voler tout ce qui a le malheur de se trouver sur mon passage. Pansements,
instruments d’examen, plateaux, le tout vient percuter le sol dans un fracas
assourdissant.

Il n’y a plus rien à détruire mais ma rage est toujours là. Je n’arrive pas à
lutter contre l’image d’Aleyna ensanglantée et de cet enfoiré à ses côtés. Je ne
peux pas résister, c’est une situation trop abjecte. Mon corps tremble et je ne
sais plus si c’est de rage ou parce que je suis en train de perdre la raison.

Les nausées me prennent par surprise mais Erwin répond présent en glissant
un sac entre mes mains. Après plusieurs assauts, mon estomac se calme enfin et
je m’effondre sur le sol, en sueur et totalement désorienté. Erwin s’assoit près
de moi, attendant que je me calme.

– Qu’est-ce que je dois faire, Erwin ? Dis-le moi, je suis perdu.


– Il faut te calmer si tu ne veux pas arrêter de respirer. Je te rappelle que tu
es en convalescence, alors essaie de reprendre le contrôle, d’accord ? Je vais
aller voir pour toi, je serai tes yeux et tes oreilles. Mais à condition que tu
restes en retrait.

Je n’ai pas le choix. Ça me fout en l’air de l’admettre mais je ne peux rien


faire d’autre que d’attendre. Pour elle…

Je ne peux pas tout gâcher dans le seul but d’apaiser mes angoisses. Je le
laisse partir en lui faisant promettre de veiller sur elle et de me tenir informé
dès que possible.
Chapitre 82

Alec

Il fait enfin nuit, les heures de visite sont presque terminées. J’autorise mon
cerveau à se raccrocher au reste de mon corps, petit à petit. Jusque-là, je lui
avais interdit d’éveiller quoi que ce soit en moi. Je l’ai supplié de s’éteindre, de
me mettre en mort cérébrale. J’ai prié pour ne plus rien ressentir, pour ne plus
hurler à chaque inspiration imposée par mes poumons, à chaque battement
exigé par mon cœur. Putain oui, j’ai supplié, prié. Et je me suis éteint,
doucement, chassant la haine, la colère et l’angoisse qui m’habitaient. Parce
qu’après le retour d’Erwin, la seule solution était que je disparaisse, que je
fasse taire mes émotions.

Je n’étais pas prêt à entendre ses paroles, pas assez fort pour gérer les mots
qu’il tentait de faire entrer dans ma tête. Je me suis effondré, comme un enfant
venant de perdre ses parents, ses repères, son univers. Je n’ai pas pleuré, je ne
me suis pas interrogé, je n’ai même pas cillé. Je me suis contenté
d’abandonner, de laisser mon âme s’échouer sur un rivage sans couleurs, sans
forme, sans espoir. Mon sang continue à circuler dans mes veines, mon cœur
continue à battre et la douleur blottie dans ma tête n’a pas diminué.

Elle est toute ma vie, alors sans elle, je ne suis plus qu’un corps vide, une
ombre qui glisse entre les âmes des vivants, un fantôme de chair et d’os, un
corps qui vit mais où je ne suis plus. Je ne peux pas composer sans sa présence,
c’est impossible.

Je sais que je vais pouvoir la voir, enfin, après toutes ces heures d’attente.
Erwin s’est arrangé avec nos collègues pour que je puisse rester près d’elle
malgré les règlements stricts de l’hôpital. Il a respecté mon silence, m’a
apporté des paroles réconfortantes, ne se vexant pas de mon attitude.

C’est parce que je vais pouvoir la toucher que je suis prêt à réanimer mes
sens. Mes yeux voient la tache sombre, sur le mur en face de moi, que je fixe
depuis des heures. Mes poings s’ouvrent et mes doigts craquent
douloureusement. Tout mon corps fourmille, ankylosé par toutes ces heures
sans bouger. Je passe mes mains sur mon visage comme si je sortais d’un long
sommeil.

Un sommeil chaotique envahi de cauchemars et d’absurdités.

– Alec, ils sont tous partis. Emmy ne voulait pas partir sans moi alors je
vais la raccompagner.

Erwin est devant moi, la mine défaite et les traits tirés. Je l’attire contre moi
et lui murmure tous les remerciements possibles. Je le suis dans le couloir où
l’agitation n’existe plus.

L’équipe de nuit s’apprête à prendre le relais pour surveiller les patients.


Quelques étages plus bas, les urgences, elles, n’ont sûrement pas désempli.
J’échange un regard avec Emmy et les observe s’éloigner. Je me poste devant
la chambre, le cœur battant et les mains tremblantes.

Après une profonde inspiration, j’ouvre enfin la porte et me faufile dans la


pièce. Elle n’est éclairée que par les indicateurs des machines et par le rayon de
la lune qui s’est faufilé par le store de la fenêtre. J’attrape son dossier, en
mémorise chaque information, chaque constante inscrite. Pas d’évolution,
aucune amélioration, aucun signe. Le médecin qui sommeille en moi sait que
le diagnostic n’est pas encourageant, qu’il ne faut pas donner espoir à sa
famille.

Pourtant, mon cœur m’intime de ne pas abandonner, une voix me murmure


qu’il y a une possibilité pour qu’elle se rétablisse.

Je remets son dossier en place et contourne le lit pour être près d’elle. C’est
en la voyant que mes larmes se libèrent. Son visage est si tuméfié qu’elle ne
pourrait probablement pas parler si elle était consciente. Des points de suture
referment une entaille qui court de son menton jusqu’à sa gorge.

Ses bras et le haut de sa poitrine sont recouverts de bleus et d’hématomes,


de griffures et de coupures. Je n’ose pas soulever le drap pour explorer ses
autres blessures, tant par pudeur que par angoisse. J’effleure ses lèvres avec les
miennes et viens m’allonger près d’elle, glissant mon bras autour de sa taille.

– C’est moi, Princesse, je suis là. Je suis désolé de ne pas être venu plus tôt
mais la situation était compliquée, comme tu t’en doutes. Ne t’inquiète surtout
pas, je vais prendre soin de toi. À ton arrivée à l’hôpital, tu as dû subir une
opération en urgence pour réduire un hématome dans ton cerveau. Tout s’est
bien déroulé et il n’y a aucune raison pour que tu n’ailles pas mieux. Je ne veux
pas que tu t’inquiètes, ou que tu te sentes coupable. Tu as le droit de te reposer
un peu. À ton réveil, tout ira mieux, je te le promets.

Pendant mes gardes, on m’a souvent posé la même question. Devant les
familles démunies, j’ai toujours pris soin de ne pas m’avancer. Aujourd’hui,
j’ai enfin la réponse et je pourrai affirmer à l’avenir que oui, je suis persuadé
qu’une personne peut entendre ses proches lorsqu’elle est dans le coma. Pour
l’unique raison qu’imaginer le contraire est bien trop insupportable.
Chapitre 83

Alec

Deux jours, quarante-huit heures, deux mille huit cent quatre-vingts minutes,
cent soixante-douze mille huit cents secondes. Et aucune amélioration, aucun
signe d’espoir. Le coma, le vide, le silence. L’attente, indomptable, vicieuse et
sournoise.

Il n’est pas revenu. Le père d’Aleyna lui a interdit de voir sa fille, ôtant un
poids de mon cœur déjà tellement ankylosé. Je n’aurais pas pu gérer qu’il reste
auprès d’elle, qu’il ose poser ses mains sur ce corps qu’il a tant blessé.

Officiellement, ce psychopathe a raconté aux autorités qu’il s’était rendu


dans l’appartement qu’il occupe avec Aleyna afin de discuter avec elle de leur
récente rupture. Il a tenu à préciser que c’était elle qui l’avait appelé car elle
regrettait ses paroles à son égard. Il ne manque pas d’aplomb, cet enfoiré ! Une
fois arrivé, il aurait trouvé Aleyna inconsciente sur le sol et aurait reçu un
coup de couteau en tentant de lui porter secours. Il s’est battu avec un homme
qui, au vu de l’état de l’appartement, était probablement venu pour les
cambrioler. Élias aurait alors atteint l’endroit où il rangeait son arme mais
l’agresseur l’aurait retournée contre lui et en aurait profité pour prendre la
fuite. Un homme dont la description ressemble étrangement à celle de plus de
la moitié de la population. Quelle aubaine, n’est-ce pas ? Ils l’ont cru sans
sourciller. Après tout, pourquoi le fils du procureur mentirait-il ?

Peu importe ce qu’ils pensent. Moi, je connais la vérité. Je sais que c’est lui
qui l’a battue jusqu’à ce qu’elle soit presque morte. Je sais que c’est elle qui lui
a tiré dessus. Je sais qu’elle l’a fait pour moi, pour nous. Oh oui, je sais tout ça
et je sais ce que je lui ai promis.

Mais cette fois, il a été trop loin. Je ne peux pas le laisser s’en tirer encore
une fois et vivre en toute impunité. Dès qu’Aleyna sera rétablie, je lui ferai
regretter ses actes.
– Alec, tu veux que je te ramène quelque chose ?
– Non merci, ça va.
– Tu n’as rien mangé depuis deux jours.
– Je sais…

Erwin n’insiste pas et me laisse dans une des salles de repos du personnel.
Je n’ai pas quitté l’hôpital, je passe mes journées ici et mes nuits auprès d’elle,
à l’abri des regards, des questions, des soupçons.

Emmy pleure au chevet de son amie plusieurs heures par jour, rongée par la
culpabilité de leur dernier échange. Les parents d’Aleyna viennent la veiller
autant que possible. Son père reste muet, le visage fermé et les muscles
contractés. Sa mère s’est effondrée à plusieurs reprises, anéantie par l’angoisse
et ce foutu sentiment d’impuissance.

Je ne peux pas les accompagner dans cette épreuve. Ils ne me connaissent


qu’en tant qu’ami de leur fille et me voir près d’elle soulèverait tellement de
questions. Tous ces mensonges et ces non-dits me rongent de l’intérieur et la
douleur s’intensifie dès que j’aperçois Dana. Ses parents se relaient auprès
d’elle dans la salle d’attente car elle ne peut pas accéder à la chambre d’Aleyna.

Derrière la vitre sans tain, je l’observe. Je vois sa douleur, je devine ses


larmes et j’entends presque ses doigts craquer à force de s’entremêler. Ses
jambes s’agitent, impatientes. Je ne sais pas ce qu’on lui a dit mais elle semble
manquer de réponses.

Son père s’absente après l’avoir confiée à une infirmière, afin de suivre le
médecin d’Aleyna. Je sais qu’il va réunir ses parents pour leur annoncer qu’ils
devraient rentrer chez eux. Il va leur dire que même si elle a encore la
possibilité de se réveiller dans une heure, elle peut tout aussi bien rester
inconsciente une semaine, un mois, un an. Il va aussi leur avouer qu’elle risque
de ne jamais se réveiller. Et ils vont être effondrés, à nouveau.

Quel enfer. Mais c’est la procédure et nous n’avons d’autre choix que de la
respecter. Mais Dana, elle est si jeune. C’est tellement injuste. Je ne peux plus
tenir en place et je sors de mon isolement pour aller la voir. Lorsqu’elle lève
les yeux, son visage s’illumine et elle saute dans mes bras.
– Alec ! Tu es venu pour aider ma sœur ? Comme la dernière fois ?

Je la serre dans mes bras, heureux de la retrouver.

– J’essaie de veiller sur elle, oui.


– Maman m’a dit qu’Ally ne se réveille pas. Mais je ne comprends pas
pourquoi elle ne veut pas se réveiller. C’est parce qu’elle veut plus nous
parler ?

Je la hisse dans un grand siège et m’abaisse à sa hauteur.

– Écoute-moi, Dana. Ta sœur ne peut pas se réveiller pour l’instant. Elle


s’est fait très mal à la tête et son corps a dû beaucoup travailler pour la soigner
et maintenant il est très fatigué. Il a besoin de se reposer, tu comprends ?
– Elle est malade et elle doit beaucoup dormir pour bien guérir ?
– Oui, tu as tout compris, Princesse !
– Mais elle va dormir combien de temps, Ally ?
– On ne peut pas le savoir ça, chérie. Il faut lui laisser encore un peu de
temps. Mais ta sœur t’aime et elle sera très heureuse de te voir quand elle se
réveillera.
– Est-ce que tu restes avec elle maintenant ? Moi, j’aime pas être toute seule
quand je suis malade.
– Ne t’inquiète pas. Dès que tes parents doivent partir, c’est moi qui la
surveille.

Elle se jette de nouveau dans mes bras et me chuchote un « merci » qui


apaise quelque peu mes tensions.

– Tu sais, quand Ally est à la maison, elle me lit toujours une histoire avant
que je dorme. Elle dit que ça aide mon corps à bien se reposer. Peut-être que tu
pourrais lui en lire une ce soir ?
– Tu as raison, c’est une très bonne idée. Je dois partir maintenant, tes
parents vont bientôt revenir.
– Tu veux pas leur parler ?
– Non, Dana. Ils sont très inquiets pour Ally et ils ne me connaissent pas
beaucoup. Je ne veux pas les inquiéter plus.
– D’accord. Alors c’est un secret que tu sois là ?
– Oui, un secret entre toi et moi.
Un petit rire cristallin s’échappe de sa bouche et je dépose un baiser sur son
front avant de la confier de nouveau à ma collègue et de retourner nicher ma
peine à l’abri du monde.
Chapitre 84

Alec

Les jours continuent à s’entasser. Les heures m’écrasent et me ratatinent,


dans le vide, dans l’absence, dans le rien. Ma mère et Erwin ont encore l’espoir
de me voir relever la tête. Ils restent auprès de moi autant que possible avec la
ferme intention de me faire réagir.

Ils ont tout tenté pour me convaincre de retourner en cours et, renonçant à
me voir accomplir une tâche aussi ardue, ils ont ensuite essayé de me
persuader de sortir au moins de l’hôpital. Je sens leur désarroi mais je ne peux
pas les satisfaire. Comment continuer à vivre alors qu’Aleyna se perd un peu
plus chaque jour dans les abîmes de l’inconscience ? Je ne veux pas du soleil
sur ma peau tant qu’elle sera condamnée à l’obscurité.

– Erwin, j’apprécie ta pugnacité mais c’est inutile d’insister. Je rattraperai


les cours plus tard.
– Une semaine, peut-être, oui. Je sais que tu as des facilités à apprendre mais
si elle se réveille dans un an ou dans dix ? Alors quoi ? Tu lui diras que tu es
resté enfermé dans son coma ? Que parce qu’elle était murée dans
l’immobilité, tu n’as pas cru bon de te bouger ? Si c’est toi qui étais dans ce lit
d’hôpital, tu aimerais qu’Aleyna réagisse comme tu le fais ?
– Erwin…
– Non, Alec ! Tu m’emmerdes ! Tu sais que j’ai raison. C’est comme ça que
tu veux qu’elle te voie à son réveil ? Diminué, amaigri et épuisé ? Tu souhaites
vraiment lui imposer ça ? Elle va avoir besoin de toi, bordel. Tu sais très bien
qu’il faudra la rassurer, lui redonner ses repères et ses habitudes. Elle aura
besoin d’un socle stable pour se remettre debout. Tout ce que tu fais pour
l’instant, c’est te bousiller alors que tu es son monde. Qu’est-ce qui se passera
quand elle comprendra que tu t’es laissé détruire ? Je vais te le dire, moi ! Elle
se sentira coupable et anéantie et ça, crois-moi, ça ne l’aidera pas du tout.
Une massue sur le crâne n’aurait pas été plus étourdissante. Il semblerait que
bousculer soit plus efficace que consoler dans certains cas. Son réveil. Bien
sûr. Je ne pense qu’à ça depuis que j’ai appris son état. Je n’attends que son
réveil pour me remettre à vivre. Mais Erwin a raison.

Dès l’instant où elle ouvrira les yeux, elle aura un grand besoin d’être
rassurée par son environnement, ses proches et ceux qu’elle aime.

Cette hypothèse loin d’être réjouissante est pourtant la plus attractive. Elle
pourrait se réveiller bien plus que désorientée, en souffrant d’amnésie, de
paralysie ou d’autres troubles indétectables tant qu’elle est plongée dans le
coma.

Et il est hors de question de lui rajouter d’autres handicaps. Je refuse qu’elle


soit terrorisée par quoi que ce soit, y compris par moi.

– Et si tu m’invitais à déjeuner ?

Le masque de colère d’Erwin se fissure en un immense sourire.

– Tu retrouves la raison, alors ?


– Pas le choix avec un tortionnaire tel que toi. Je te laisse partir devant, je
dois passer un appel.

Il se hâte vers la sortie, soulagé, et je compose le numéro de ma mère. Je


sais qu’elle est actuellement en cours mais je dois lui laisser un message.

– Maman, je voulais te dire que je suis désolé. Je t’ai causé beaucoup de


soucis ces dernières semaines, mais je vais me reprendre. Erwin m’emmène
déjeuner et ensuite je rentrerai me reposer sur le campus. Je t’aime, maman, et
je vais tout faire pour que tu cesses de t’inquiéter pour moi. On se rappelle plus
tard, je t’embrasse.

Oh, ne pensez pas que mon esprit se soit libéré, loin de là. Je navigue
toujours dans la douleur et l’angoisse mais il est temps que je m’en serve pour
quelque chose d’utile. Erwin ignore encore qu’il aura un rôle à jouer très
prochainement.

Je compte lui faire part du projet que j’ai peaufiné dans mon esprit ces
derniers jours. Ça ne peut plus attendre, il est maintenant trop tard pour se
montrer raisonnable ou indécis. Je dois éliminer tout sujet susceptible
d’interférer dans la guérison d’Aleyna. Il est donc temps de faire disparaître
Élias de nos vies.

Définitivement.
Chapitre 85

Alec

Je sais que c’est la bonne décision. Depuis le premier jour où j’ai découvert
les marques de coups sur le dos d’Aleyna, je sais que je dois l’éliminer. Ce
salaud, cette bête sauvage qui n’a ni conscience, ni pitié. Je ne saisis toujours
pas comment tout cela est possible, comment il peut prétendre l’aimer et la
faire tant souffrir.

Erwin a eu peur quand je lui ai parlé de ce que je comptais faire. Mais il a


compris et accepté de m’aider. Maintenant, il ne nous reste qu’à prier pour que
tout se passe bien.

Je suis dans l’ombre de leur chambre. Ça n’a pas été difficile de le trouver.
Grâce à une collègue de l’hôpital, j’ai pu obtenir un double de la déposition
d’Élias sur leur agression, où figurait leur adresse. Dans ses déclarations, il
affirmait que l’intrus était passé par une fenêtre donnant sur l’issue de secours.
Je n’ai eu qu’à suivre le chemin, un simple carton fermait l’ouverture, dans
l’attente de travaux. Ce prétentieux se croit en sécurité dans son quartier aisé et
tranquille.

L’appartement semble immense mais je n’ai pas pu me résoudre à avancer


davantage. Ce psychopathe n’a rien nettoyé, rien rangé. Il y a encore du sang
sur le sol et des tas d’objets brisés. La lutte a dû être acharnée et mon cœur
s’est emballé devant les images dessinées et reconstituées par mon cerveau. Je
ne peux que songer à toutes ces heures qu’il a passées à la terroriser dans cette
chambre, à la frapper, à la violer. Ma tête gronde et mes entrailles se déchirent
et alors que je pensais avoir atteint le paroxysme de la haine, elle continue à
grandir en moi.

La télé braille depuis que je suis arrivé et, en passant enfin la tête par
l’embrasure de la porte, je distingue un long couloir qui distribue de
nombreuses pièces. Le temps de le traverser, j’ai retrouvé ma sérénité et ma
concentration, et je suis sûr de moi quand j’entre dans le salon.

Il est là, avachi dans un fauteuil qui doit valoir plus cher qu’une année
d’études. Je ne vois que son bras qui pend sur l’accoudoir, une bière à moitié
vide au creux de la main.

– Alors c’est à ça que tu passes ton temps libre quand tu n’es pas occupé à
essayer de tuer Aleyna ?

Ce dingue n’est pas surpris. Il se lève en prenant son temps et s’offre même
le luxe de me jauger en prenant une gorgée de bière.

– Alec ! Je me demandais si tu aurais un jour le courage de venir me voir.


Qu’est-ce qui se passe ? Aleyna a repris des forces et tu veux des conseils pour
la calmer ?
– Inutile de chercher à me provoquer. J’attends ce moment depuis trop
longtemps pour te laisser m’atteindre.
– Dans ce cas, qu’es-tu venu chercher ?

Son sourire suffisant m’inonde d’acide. Il brûle mes chairs et consume ma


raison. Je me rue sur lui et le plaque au mur le plus proche. Là encore, il ne
cille pas alors que je bous de colère et tremble de rage. Il a l’air si calme, si
sûr de lui, comme s’il ne ressentait rien.

– N’as-tu donc aucune émotion ?


– Tu crois que j’ai peur de la mort ? Tu te trompes lourdement si c’est le
cas ! Me tuer ne la libérera pas, crois-moi. Je suis ancré dans sa tête, tatoué sur
sa peau. Elle est à moi, pour toujours.
– C’est terminé, jamais plus tu ne poseras les mains sur elle.
– Ce n’est pas terminé, ça ne le sera jamais. Chaque fois qu’elle se
regardera dans la glace, une cicatrice lui rappellera une punition que j’aurai dû
lui infliger, chaque fois que tu la caresseras, elle sentira ma main et chaque
fois que tu la…

Il est clair que je me suis avancé en lui affirmant que la provocation ne


marchait pas sur moi. Je saisis son col pour le cogner contre le mur et sa seule
réaction est de rire.
– Je t’en prie, Alec, tu as une main totalement inutilisable et une mine de
déterré, alors que je suis un quarterback en pleine forme. À quoi tu t’attends ?

Il pense avoir l’avantage physique et je suis prêt à lui concéder cette idée.
Mais il ne soupçonne en rien ce qu’est capable de faire un mental embrasé. Je
relâche volontairement ma pression, semblant sur le point de capituler et il
assène alors un violent coup dans mes côtes encore fragilisées.

Courbé en deux, les yeux rivés au sol, je vois ses chaussures avancer vers
moi. La main sur les côtes, j’en profite pour la glisser dans ma poche et
envoyer le signal à Erwin. Il est temps pour lui d’accomplir ce que je lui ai
demandé.

Les mains d’Élias se posent sur mes épaules et son genou vient heurter ma
mâchoire avant que son coude s’écrase au milieu de ma colonne vertébrale. Je
m’écroule, dos au sol et goûte à mon propre sang. Il se positionne au-dessus de
moi, triomphant et hautain. Ses genoux se posent de chaque côté de mes
hanches et il se penche vers moi, exultant.

– Alors quoi, c’est tout ce que tu as à donner ? Aleyna a besoin d’un mec,
d’un vrai. Tu ne seras jamais à la hauteur.

Il est puissant et frappe sans hésitation. Je n’ose imaginer les souffrances


endurées par Aleyna sous sa violence. Je songe à son corps meurtri, à ses yeux
emplis de tourments, à tous les soirs qu’elle a dû passer dans son lit. Je pense
au pire, à l’horreur pour insuffler à ma haine assez de force pour terrasser cet
imbécile qui se croit tellement supérieur à nous.

Alors qu’il s’apprête à frapper de nouveau, mon poing gauche heurte le bas
de son menton et fait jaillir son sang sur le sol. Déstabilisé, il perd l’équilibre
et je me relève pour enfoncer mon pied dans son dos alors qu’il tente de se
relever. Je le cloue au sol, appuyant de tout mon poids sur son corps étalé, face
contre terre.

– Comme tu le vois, ma main droite est peut-être bousillée, mais j’ai un


scoop pour toi, la gauche fonctionne parfaitement.

Je le retourne sans ménagement et constate avec joie que son nez n’a pas été
épargné dans ce retournement de situation.

– Allez relève-toi !

Il s’exécute et je crois enfin distinguer quelques émotions sur son visage. La


surprise, assurément, et probablement la peur également. Et je m’en réjouis.
Depuis que j’ai vu cette vidéo prise dans les toilettes du campus, je rêve de le
voir crever de trouille, cet enfoiré.

Il avance vers moi et tente de me frapper mais je le fais basculer pour


mettre mon bras autour de son cou. Je le tiens contre moi, serrant juste assez
pour l’immobiliser. Il se débat et cherche à m’atteindre avec ses bras.
J’aperçois un bandage recouvrant une plaie sur son épaule et appuie ma main
dessus, enfonçant mes doigts dans sa chair meurtrie.

Son hurlement déclenche un puissant sentiment de satisfaction en moi. La


douleur le paralyse et je le traîne jusqu’à la cuisine où j’enclenche le robinet
après avoir fermé l’évacuation d’eau. Je le positionne face à moi et fais danser
un magnifique couteau de chasse devant ses yeux.

– Alors, ça fait quoi de se retrouver à sa place, hein ? Tu trouves toujours ça


excitant ? Tu lui as tailladé le visage, espèce de malade !
– Cette garce m’a tiré dessus et ensuite m’a menacé avec un couteau à
viande !
– Je me réjouis de pouvoir te faire hurler grâce à une blessure qu’elle t’a
infligée.

J’appuie de nouveau sur son bras et la douleur manque de lui faire perdre
connaissance. Il semblerait que la balle tirée par ma princesse ait fait de très
vilains dégâts dans son bras. L’évier s’est rempli et je coupe l’eau, avant de
reposer ma lame sur sa joue.

– Les médecins ont dit que, de toute évidence, elle avait été immergée de
force dans l’eau. Alors dis-moi, tu lui as ouvert le visage avant ou après ?
– Va te faire foutre !
– Je vois, tu as besoin de réfléchir, aucun souci.

Je le fais basculer et lui plonge la tête sous l’eau, l’y maintenant juste assez
pour le faire paniquer. Je libère sa nuque et il s’extirpe de son cauchemar,
suffoquant et crachant. Je lui laisse juste le temps de ne pas crever avant de
heurter son estomac avec mon genou et de le jeter contre le plan de travail.

Serrant son cou entre mes doigts, je le fais doucement plier et le haut de ses
épaules se plaque sur le revêtement granité, renversant différents ustensiles de
cuisine au passage.

– Tu sens ce froid sur ton cou ? C’est la pointe de mon couteau qui s’apprête
à trancher ta carotide. Tu vas te vider de ton sang en quelques minutes mais je
te rassure, tu seras mort en quelques secondes.

J’exerce une légère pression et il se met à hurler de terreur. Ce son est la


meilleure endorphine au monde en cet instant. Je le laisse quelques secondes
avant d’enfoncer davantage la lame. J’observe son visage transpirer et ses
muscles se contracter de douleur et de peur. Enfin, il prend la mesure de ses
actes, enfin, il ressent un millième de ce qu’il a fait subir à celle que j’aime.

Une cavalcade dans l’escalier et des coups tambourinés à la porte sonnent la


fin du match. La première phase de mon plan est sur le point de s’achever et je
ne peux que me réjouir. Je jette mon couteau au sol et attrape Élias pour lui
fracasser la tête sur le sol. Il est sur le point de perdre connaissance. Encore
quelques efforts et il sombrera. Le timing est absolument parfait. La dernière
chose qu’il me reste à faire est une torture indigne mais symbolique. J’attrape
sa main, cette foutue partie de son corps qui a tant envahi Aleyna et m’applique
soigneusement à briser chacun de ses doigts.

Alertés par ses cris, je sais qu’ils ne vont plus tarder à enfoncer la porte.
Alors, juste avant que l’inconscience ne l’emporte, je me penche à son oreille
pour lui murmurer de quoi l’accompagner dans son sommeil.

– Tu as raison, Élias. Ce n’est pas terminé. Pas pour toi. La mort est un
apaisement dont tu n’es pas digne.

Je relâche sa tête qui se heurte sur le sol et le laisse sombrer. Je fais


quelques pas pour m’éloigner de lui et m’agenouille sur le sol, les mains en
évidence au-dessus de ma tête, prêt à me faire arrêter sans résistance par les
agents qui viennent d’entrer.
Chapitre 86

Alec

L’orage. Il arrive. Je le sais.

L’atmosphère est instable, le ciel s’est assombri pour devenir presque noir,
le vent s’engouffre par bourrasques, faisant grésiller les radios et affolant les
lumières. Vous savez qu’un orage survient lorsque l’air chaud et l’air froid se
rencontrent en altitude, n’est-ce pas ?

Ce que vous ignorez, c’est qu’en cet instant, je suis au cœur de la tempête
qui s’apprête à s’abattre sur la ville. Je suis la partie froide de l’instabilité que
j’ai délibérément créée. Une sérénité que je pensais ne plus jamais connaître
s’est établie en moi, m’inondant de calme et de certitude.

Je suis impassible lorsque deux hommes viennent me chercher en cellule


pour m’escorter jusqu’à une voiture. Leurs mines sont graves et la tension est
palpable. Arrivés sur les lieux, ils m’escortent à travers des couloirs qui n’en
finissent plus. La douleur irradie dans tout mon corps mais ça m’est égal, rien
ne gâchera ce moment parfait. Ni les regards que l’on me jette, ni les
chuchotements que je surprends.

Dehors, le premier coup de tonnerre cingle l’air au moment où nous nous


arrêtons devant son bureau. Un sourire s’étale sur mes lèvres, de façon si
naturelle que j’en ai presque honte. L’univers me pousse dans l’ivresse de la
justice enfin rendue. Nous entrons pour trouver un homme de dos, debout
devant sa fenêtre. Ses épaules sont contractées et sa nuque raidie par la colère.

– Laissez-nous.
– Monsieur, nous ne pouvons p…
– Hors de mon bureau !

Mes nourrices m’abandonnent sans s’attarder davantage. Lorsqu’il daigne


enfin se retourner, je sais qu’il doit faire d’immenses efforts pour se contrôler.
Ce quinquagénaire a fière allure dans son costard de grande marque. Ses yeux
brillent d’une grande intelligence et ses traits trahissent son lien de parenté
avec Élias. Il m’observe, me jauge et tâche de contenir son instinct. Il
s’approche le plus près possible de moi, semblant réfléchir à la meilleure
attitude à adopter.

– Allez-y, qu’est-ce que vous attendez ? C’est votre statut qui vous empêche
de me cogner ou c’est que vous ne tenez pas assez à votre fils ?

Sa main m’a déjà empoigné pour me coller contre le mur. Il tremble et sa


mâchoire blanchit de crispation.

– C’est ça que tu cherches ? Qui es-tu ? Pourquoi as-tu agressé Élias ? Tu


cherches à m’atteindre ? À me faire commettre une faute pour que je sois
démis de mes fonctions ?
– Vous vous donnez trop d’importance.
– Ne me fais pas croire que cette rencontre est due au hasard.
– Effectivement, non. En réalité, j’espérais plus que tout me retrouver ici.
Après avoir remis votre fils à sa place, cela va de soi. Disons que j’ai fait
d’une pierre deux coups.

Il me lâche, exaspéré, avant de s’éloigner. Je suis étonné par sa capacité à


garder son sang-froid.

– Tu as envoyé mon fils en soins intensifs. Il va y rester probablement des


semaines et je suis ici avec toi au lieu de veiller sur lui. Tu n’as rien dit depuis
ton arrestation, à part mon nom, une seule et unique fois.

Je ne te connais pas, ton nom n’apparaît dans aucun de mes dossiers. Je me


suis creusé les méninges en attendant ton arrivée mais je refuse de continuer à
jouer selon tes règles. Je ne sais pas ce que tu cherches mais ça ne fonctionnera
pas. Je ne suis pas un homme corruptible, peu importent les moyens engagés.

J’avoue avoir imaginé cette scène avec des centaines de scénarios. Mais
aucun ne se clôturait par un homme rangeant ses affaires, prêt à rejoindre son
fils à l’hôpital sans même m’avoir menacé ou terrorisé.
– Peut-être que je vous ai mal jugé.
– Pardon ?
– Vous semblez si calme, si sûr de vous.
– Je suis sûr de la justice. Tu vas rendre des comptes pour ce que tu as fait et
je ne dois pas m’impliquer personnellement. Ce serait indigne de la confiance
qu’on m’a accordée en me confiant ce poste et irrespectueux envers mes
propres croyances et convictions. L’envie de te réduire en miettes circule dans
mes veines depuis que j’ai reçu un appel de l’hôpital mais ce serait trop facile
de me conduire ainsi. La justice sera mon poing et crois-moi, quand j’en aurai
fini avec toi, tu ne te relèveras pas avant très longtemps.

Ces paroles me touchent et je m’en exècre. Je l’avais imaginé complice de


son fils, je l’avais dessiné avec les traits d’un monstre, dangereux et violent. Je
lui avais collé l’étiquette du père décevant, du politicien véreux, avide de
pouvoir et prêt à tout pour s’asseoir au sommet. Je m’étais fait de lui l’image
décadente de mon propre père associé à la folie de son fils. Et il m’apparaît
maintenant comme quelqu’un de stable et d’honnête. Soit je me suis fourvoyé,
soit il ment parfaitement.

– Vous croyez en la justice ? Dans ce cas, dites-moi ce que ferait la justice


d’un sociopathe violent, manipulateur et incontrôlable ?
– Tu parles de toi, je présume ?
– Non. Je parle de votre fils, Élias.

L’incompréhension traverse son regard que je soutiens, espérant y déceler


le mensonge.

– Tu divagues.
– J’aimerais bien. Un coursier a dû vous remettre en main propre une
enveloppe. Vous avez dû entrer en sa possession à l’instant même où vous avez
appris que votre fils était hospitalisé. À quelques minutes près, personne n’est
parfait.

Sa tête bascule vers son bureau où se trouve une pile de courrier. Je


reconnais celui que j’ai confectionné et que j’ai chargé Erwin de l’acheminer
jusqu’ici. Le visage du procureur a légèrement blanchi lorsqu’il s’assoit
derrière son bureau et décachette l’enveloppe.
Il en sort des extraits du dossier médical d’Aleyna, le téléphone d’Élias où
se trouvent les vidéos infâmes qu’il a prises et une lettre de ma part expliquant
la situation. Cette option m’a paru plus raisonnable. Après tout, cela aurait pu
très mal tourner et j’aurais pu ne pas être là pour m’expliquer.

Là encore, mon esprit m’a fait défaut. J’avais imaginé la colère, la peur et
l’angoisse qu’il ressentirait. Je l’entendais déjà me supplier de trouver un
arrangement pour ne pas dévoiler les folies de son fils. J’ai même songé à des
menaces, qui auraient été rendues inutiles par mes copies prêtes à être
envoyées à tous les médias s’il n’arrêtait pas Élias.

Pourtant, ce que je vois sur son visage me laisse pantois. Il est devenu
livide, et je peux lire l’horreur dans ses yeux. Sa bouche tremble
d’incompréhension, de tristesse et de douleur. Mais le pire résonne dans sa
voix lorsqu’il s’adresse de nouveau à moi.

– Vous pouvez partir. Je… je vous contacte dans les heures à venir. Laissez-
moi un peu de temps.

Une seconde lui suffit pour faire entrer les agents qui libèrent mes poignets
de leurs menottes, l’air médusé. Je n’entends pas vraiment ce qu’ils se disent
mais je suis libre.

Je m’éloigne du bâtiment, encore abasourdi par ma soudaine liberté, et sur


le chemin de l’hôpital, je suis hanté par la voix du père d’Élias. J’y entends
encore résonner ce sentiment puissant qui peut vous ronger jusqu’à vous faire
disparaître, ce fléau qui nous étouffe : la honte.
Chapitre 87

Alec

J’ai attendu. Toute ma vie, je l’ai attendue. Je savais que quelque chose allait
se passer, qu’un événement changerait tout. Dans l’attente, bien sûr, j’ai vécu.
Dans la normalité, dans les coutumes, dans les clous. Pour ne pas déranger,
inquiéter ou choquer. Souvent, on m’a regardé comme un OVNI. Car les gens
savaient. Je n’étais pas malheureux, non, seulement je n’étais pas heureux.

Parce que ça n’était pas arrivé. Et un jour, en poussant sa porte, en la voyant,


si belle et si fragile, j’ai su. Que c’était elle. Celle que j’attendais depuis
toujours. Pour qu’enfin je puisse me sentir vivant. Désormais, j’ai trouvé ma
place dans cet univers si mystérieux, aujourd’hui je suis quelqu’un grâce à elle.
Ma princesse.

Aucune amélioration, aucune dégradation, état stable. Elle va se réveiller, je


le sais. Il ne peut pas en être autrement. Le karma ne peut pas être aussi cruel.
J’observe la pluie tomber, les yeux plissés par l’effort. La nuit est si profonde
que je distingue à peine les gouttes qui viennent s’écraser sur la fenêtre. Le
frottement de la porte m’alerte immédiatement. L’infirmière est passée il y a
une demi-heure à peine. Je me retourne si vite que je suis déjà près de son lit,
ma main couvrant la sienne.

– Ne paniquez pas, Alec, ce n’est que moi, je ne voulais pas vous affoler,
désolé.

Le procureur se tient debout devant moi. Il a l’air d’avoir dix ans de plus
qu’il y a seulement quelques heures. Il s’approche d’Aleyna et chasse une de
ses mèches de cheveux d’une main tremblante.

– Je la connais depuis si longtemps, je l’ai vue grandir. Elle fait partie de


notre famille. Nous étions si heureux quand Élias et Aleyna se sont mis en
couple. Il a toujours été un enfant difficile et quand il a commencé à
sérieusement déraper, nous l’avons éloigné, pour qu’il devienne un homme
responsable. À son retour, il avait changé, et quand il est tombé amoureux
d’Aleyna, j’ai arrêté de me faire du souci pour lui. Elle est si intelligente, si
sensible et tellement sensée. J’ai remercié Dieu de l’avoir mise sur la route de
mon fils. Quelle… grossière erreur.

Je ne sais pas si c’est réellement à moi qu’il parle. Il ne cesse de fixer


Aleyna, sa voix tremble et ses yeux retiennent difficilement sa colère.

– Je n’ai pas pu regarder toutes les vidéos. Je… bon sang, c’est
insupportable. C’est infect de commettre des actes pareils. J’ai vu beaucoup
d’horreurs au cours de ma carrière mais il a fait preuve de tant d’acharnement
et de barbarie. Mon fils, mon propre fils. C’est mon sang qui coule dans ses
veines et je n’ai rien vu. Elle a souffert en silence et nous n’avons rien fait. Je
me suis laissé berner par Élias. J’ai cru qu’il avait évolué, alors qu’en fait les
seules choses qu’il ait apprises, c’est mentir, tromper et manipuler. Je vois des
criminels chaque jour et je n’ai pas su déceler que j’en abritais un sous mon
toit. Je suis désolé, Aleyna, tellement désolé.

Voilà, c’est à elle qu’il parle. Sa culpabilité inonde chacun de ses gestes et
chaque mot qu’il prononce pour s’excuser. Jamais je n’aurais pensé pouvoir
ressentir de la pitié pour cet homme. Je lui laisse quelques instants pour se
reprendre. Il inspire bruyamment avant de fixer son attention sur moi.

– Comme je vous l’ai dit, Élias est en soins intensifs. Je sais que je ne peux
pas me permettre une telle demande mais j’aimerais que vous m’accordiez un
délai avant de lancer les accusations. J’ai besoin de préparer ma famille, je…
je ne sais pas comment leur expliquer l’inexplicable.
– Vous n’avez pas lu ma lettre ?
– Les documents présents dans l’enveloppe étaient assez explicites. Je n’ai
eu aucune envie de lire d’autres détails.
– Vous n’y êtes pas. Aleyna ne veut pas s’engager dans une procédure
judiciaire. Elle ne veut pas exposer son calvaire. Et, plus que tout, elle refuse
que vos familles soient mêlées à tout ça.
– Je ne comprends pas.
– La discrétion et la tranquillité, c’est tout ce qu’elle demande. Elle veut
qu’il disparaisse de sa vie mais elle ne veut pas dévoiler leur histoire au public.
– Je suis prêt à tout, également à perdre ma place, ça m’est égal.
– Ce n’est pas ce qu’elle veut. Éloignez votre fils pour qu’elle vive enfin en
paix.
– Mais il doit être puni pour ce qu’il a fait.
– Vous prêchez un convaincu mais je respecte trop Aleyna pour aller à
l’encontre de ce qu’elle souhaite. Elle ne veut pas briser le reste de son monde,
elle a besoin que vos familles restent unies et ne la regardent pas différemment.
S’il vous plaît, ne lui imposez pas de revivre tout ça.

Il se masse les tempes, en proie à de nouvelles questions. Son univers vient


de subir de violentes perturbations et en tant que chef de famille, il sait que la
décision lui incombe.

– Très bien. Je vais trouver une solution alternative. Je ne sais pas encore
laquelle, mais il ne l’approchera plus. Vous avez ma parole.

Sa main se tend au-dessus d’Aleyna et j’accepte de la serrer. Voilà, nous


scellons ainsi notre accord. Pas d’accusation, pas de procès, mais la promesse
qu’il ne posera plus jamais les mains sur elle. Il part, les épaules voûtées de ce
nouveau poids à porter.

– Tu as entendu, Princesse ? C’est terminé. Tu n’as plus à avoir peur. Tu


peux te réveiller maintenant, il n’y a plus aucun danger. Il ne te fera plus jamais
aucun mal. Je vais prendre soin de toi, je ne vais plus te quitter. Tu m’entends,
Aleyna ? Je suis là.

Je me hisse sur son lit et viens m’allonger près d’elle, enlaçant sa taille. La
nuit va être courte et je sais que je devrais partir avant l’arrivée de ses parents
mais peu importe. J’ai réussi. Elle est en sécurité, elle va pouvoir se
reconstruire et c’est tout ce qui compte.

Je ne veux plus jamais m’éloigner d’elle, l’idée même d’en être séparé
m’empêche de respirer convenablement. Nos deux corps meurtris se tiennent
chaud dans cette nuit sombre et froide. Je caresse son visage, ses épaules et fais
descendre mes doigts jusqu’à sa main pour enlacer ses doigts. Il y a tant de
cicatrices à panser, tant de blessures à refermer.

Mais elle y arrivera. On y arrivera. Parce que je reste là.


– Je ne te laisse pas, Aleyna. Tu vas devoir me supporter, alors si tu veux
que je m’en aille, il faudra te réveiller pour me dire de déguerpir.

Je me relève légèrement pour embrasser ses lèvres.

– Reviens-moi, s’il te plaît. Ton rire me manque tellement. J’ai besoin de


voir ton sourire, de sentir ta main qui fouille mes cheveux. Je dois entendre ton
cœur pour que le mien cesse de hurler ainsi, c’est insupportable, crois-moi. Je
suis là pour toi, Princesse. Ne me laisse pas où j’en mourrai. On s’est promis
d’être ensemble pour l’éternité, tu te souviens ?

Son corps reste immobile et son visage dénué d’expression. J’aimerais tant
que la vie soit aussi simple à insuffler qu’une transfusion sanguine. Ma main
est venue s’échouer sur son cœur. Il bat calmement, sereinement. Je compte ses
pulsations, naviguant déjà dans un demi-sommeil.

Je sais qu’elle va se réveiller. Dans mes rêves, elle est déjà là, dansant dans
mes bras, riant aux éclats. Le soleil court sur ses cheveux et elle est si belle que
je ne peux plus arrêter de l’observer.

Mon subconscient nous transporte de piste de danse en plage et de coucher


de soleil en balade à cheval. Peu importe où il nous conduit, tant que nous
sommes ensemble.

Dans cette vie ou dans une autre, dans la réalité ou l’inconscience, je ne


cesserai de lui répéter mon amour.

Avec elle pour toujours, à elle pour l’éternité.


Chapitre 88

Alec

– Un soir, après qu’il fut repu, le chef de la meute débusqua un lapin des
neiges. Le chien s’élança à la poursuite du petit animal. Allongeant son corps,
il bondissait dans la neige et progressait rapidement. Il se sentait ramené à son
instinct, à sa nature profonde, à sa nature jusque-là insoupçonnée, comme si les
entrailles du temps l’appelaient. Le lapin ne pouvait…

Le bruit de la porte qui s’ouvre interrompt ma lecture et alors que je repose


le livre près d’Aleyna, la panique envahit mes mains. Je fixe cet homme,
debout dans l’ombre de la nuit. Il me dévisage aussi et notre duel silencieux
s’étire de longues minutes. C’est la première fois que je le vois autrement que
sur les photos de la chambre d’Aleyna ou de loin, derrière une vitre.

– Monsieur, je… Écoutez, je peux vous expliquer.


– Vraiment ? Vous pouvez expliquer ce que vous faites dans la chambre de
ma fille en plein milieu de la nuit ?

Je ne comprends pas. Pourquoi est-il ici ? Et surtout pourquoi je n’entends


aucune colère dans sa voix ? Il avance légèrement, doucement, jusqu’à nous
atteindre. Il saisit le livre et en caresse affectueusement la couverture. Un
sourire se trace sur sa bouche et ses yeux luisent d’émotion.

– C’est son livre préféré. Depuis qu’elle est jeune, elle le lit et le relit sans
cesse. Je lui ai offert pour ses 12 ans, je n’imaginais pas qu’elle puisse encore
l’avoir.
– Je suis désolé. Je vais vous laisser, je ne voulais pas déranger qui que ce
soit.

Je me lève, mal à l’aise et dubitatif. J’appréhende cette rencontre depuis si


longtemps et, encore une fois, rien ne se passe comme je me l’étais imaginé.
– Ne partez pas…
– Alec. Alec Clarckson, monsieur.
– C’est bien ce que je pensais. Ma femme m’a parlé de vous et m’a confié
que vous aviez aidé notre fille dans un moment difficile. Elle avait gardé le
secret jusqu’ici mais au vu des derniers événements, elle m’a livré quelques
informations.
– C’est exact, monsieur. Je suis un ami de la faculté de votre fille et je me
suis permis de lui rendre visite à votre domicile, effectivement.
– Vous êtes bien plus qu’un ami, n’est-ce pas ?

Je ne sais que répondre. J’ai promis à Aleyna la discrétion sur notre relation
mais tout est tellement différent aujourd’hui. S’il décide de s’opposer à mes
visites, je ne le supporterai pas. Être près d’elle chaque nuit, c’est la seule
chose qui m’empêche de sombrer dans le néant.

– Je sais que vous passez toutes vos nuits près d’elle. Lorsque je viens ici
tous les matins, ma fille est allongée sereinement, ses cheveux sont positionnés
délicatement autour de son visage et son drap parfaitement ajusté. Le personnel
de cet hôpital est particulièrement attentif avec elle mais il n’y a qu’une
personne qui l’aime qui puisse faire preuve d’autant de minutie.
– Là encore, c’est exact. J’aime votre fille, monsieur, plus que tout.
– Merci pour votre sincérité. Je comprends pourquoi son ex-petit ami a si
mal pris leur rupture. Il a dû lui être difficile de vous céder sa place.

Si vous saviez… Me céder sa place, certes, mais le plus dur a été de rendre
sa liberté à Aleyna.

– Absolument, oui. Nous préférions rester discrets sur notre relation


quelque temps. Elle appréhendait votre réaction au vu de vos relations avec la
famille d’Élias.

Il me contourne pour approcher sa main du visage de sa fille et finit par


saisir sa main.

Cet homme qui me dépasse de plusieurs têtes et dont les épaules dissuadent
une quelconque intimidation semble pourtant sur le point de défaillir.

– J’aurais aimé qu’elle ne craigne pas nos réactions. Mes réactions. Je suis
intransigeant, excessif et probablement trop strict. Maintenant, je ne pourrai
plus jamais lui dire à quel point je l’aime. Si seulement elle s’était confiée à
nous…
– Cela n’aurait rien changé. Elle devait avoir cette explication avec Élias. Ce
qui est arrivé est dû à une malheureuse coïncidence. Elle s’est trouvée au
mauvais endroit au mauvais moment.

J’espère que mon mensonge sonne de façon crédible. Inutile de culpabiliser


cet homme déjà si touché par la situation de sa fille. Il ne pouvait vraiment rien
faire pour éviter cela. Aleyna a pris une décision, elle s’y est tenue et le seul
responsable de son état, c’est Élias. Lui et personne d’autre.

– Vous aurez l’occasion de lui dire que vous l’aimez. Elle va se réveiller.
– Les médecins disent que…
– Les médecins ne la connaissent pas. C’est une battante, elle va retrouver le
chemin de la vie. Elle va entendre nos appels et retrouver l’instinct de survie.
Elle va revenir.

Soudain, ce monstre de puissance me plaque contre lui et serre mon épaule


dans sa main.

– Je prie chaque seconde de chaque jour pour qu’elle se réveille. Alors je


veux croire en vos paroles, Alec. Merci de veiller sur elle.

Il me relâche et ses bras tremblent légèrement mais il s’applique à


reprendre contenance. Il pose un dernier regard sur nous avant de partir aussi
silencieusement qu’il est arrivé.

Je dépose un baiser sur le front d’Aleyna avant de me rasseoir près d’elle.

– Tu as entendu ça, Princesse ? J’ai l’impression que ton père vient de nous
donner sa bénédiction. C’est étrange, inattendu et presque irréel.

J’ai dormi quelques heures près d’elle, rêvant de nos corps qui s’emmêlent
et de nos enfants qui grandissent. À mon réveil, l’aube n’est plus très loin mais
je tiens à continuer ma lecture avant de la laisser.

– La nuit tomba et la lune ronde s’éleva au-dessus des arbres, nimbant le


paysage d’une lumière laiteuse et fantomatique. Et l’instinct originel
demeurait, vivant et impérieux. La loyauté, la dévotion, il connaissait le
mariage de la terre et du ciel. Il retenait sa violence et sa fougue. Et des
profondeurs de la forêt…
– … il entendait l’appel résonner.
Chapitre 89

Aleyna

Aujourd’hui, tout a changé.

Jamais je n’aurais pu imaginer que ma vie pourrait suivre une autre route.
J’ai imaginé tant de fois mourir sous les coups d’E. Je ferme les yeux, les
plisse jusqu’à ce que la douleur inonde mon cerveau. Je ne dois plus penser à
lui. Il était mon ancienne vie, maintenant il n’existe plus. Je dois l’oublier pour
avancer. Il avait tort, cette fois-ci c’est terminé.

Les médecins m’ont laissée sortir quelques jours après mon réveil. Tous se
sont accordés à me féliciter de mon rétablissement prompt et efficace. Alec
m’a taquinée en affirmant qu’avec tout ce que j’avais déjà affronté, un petit
coma n’était rien pour moi.

J’ai eu de la chance, je le sais. Après ce combat entre E et moi, je suis une


miraculée. Il a voulu m’égorger, me noyer et m’a tellement frappée que je ne
comprends pas comment mon cerveau peut encore fonctionner normalement.
Alors je dois me réjouir, ne pas me poser d’éternelles questions, et remercier
cette nouvelle vie qui s’offre à moi.

Pourtant, j’ai du mal à me laisser aller, à relâcher cette pression qui me


maintient debout depuis si longtemps. Tant de choses se sont passées pendant
mon absence. Et tout va bien, je dois l’accepter. Apprendre à vivre sans la peur
au ventre et les mains qui tremblent. L’idée du bonheur m’angoisse, comme si
le simple fait d’y penser pouvait le faire disparaître.

Les derniers jours ont été assourdissants après tout ce silence. La voix
d’Alec m’a ramenée d’un endroit que je ne saurais décrire. Alec… Il m’a
délivrée de ce néant, j’ai reconnu sa voix avant même de pouvoir ressentir
quoi que ce soit d’autre.
De nombreuses fois, j’ai voulu lui répondre, ouvrir les yeux, caresser sa
main dans la mienne. En vain. Jusqu’à ce que mes mots sortent finalement pour
terminer la phrase qu’il me lisait.

En l’apercevant enfin, je l’ai trouvé en larmes. Il était si heureux qu’il m’a


couverte de baisers avant même de prévenir qui que ce soit.

Ensuite, ça a été le défilé. Des médecins, de ma famille, de mes amis.


Jusqu’à aujourd’hui où, enfin, on m’a autorisée à rentrer chez moi. Mes
parents ont tenu à ce que je rentre à la maison et non dans l’appartement que
nous occupions avec E. Je n’ai pas eu le cœur de leur dire que cela faisait déjà
longtemps que je n’y vivais plus.

Bien sûr, ils ont organisé une fête pour mon retour et tout le monde s’est
réjoui pour moi. Mes parents raccompagnent les derniers invités pendant
qu’Alec est parti mettre Dana au lit. Le voir évoluer ainsi au milieu de ma
famille m’a comblée de bonheur. C’était presque irréel et, de nouveau, la peur
que tout disparaisse m’a enveloppée.

Je sais qu’il va me falloir du temps pour retrouver une vie normale. Alec
me soutient, me rassure et ne me juge pas. Comme il me l’a dit la seconde fois
que l’on s’est vus, « ni juger, ni exiger ». Tant de choses ont changé depuis.
Mais pas lui, et c’est sur cette stabilité que je dois m’appuyer pour avancer.

Forte de cette nouvelle prise de conscience, je prends un instant pour


fouiller le tas de lettres qu’on m’a adressées pour mon retour à la maison.

Il y a des mots adorables, une longue lettre d’Emmy que je mets de côté
pour plus tard. Nous avons déjà discuté et je sais que tout va s’arranger. Dana
m’a fait des dizaines de dessins pour exprimer sa joie et je les glisse tous dans
une grande pochette.

Une enveloppe plus petite que les autres attire mon attention. À l’intérieur, il
n’y a qu’un tout petit papier, ressemblant à un message de fortune qu’on trouve
habituellement dans les gâteaux.

Il fait doux mais ma mère a insisté pour allumer la cheminée afin de créer
une ambiance plus chaleureuse et je ne peux que m’en réjouir en cet instant. Je
tente de maîtriser mes tremblements en jetant le papier dans le feu.

J’entends les pas d’Alec résonner dans le couloir et tâche de me reprendre


avant qu’il arrive. Il vient de se glisser derrière moi, enroulant ses mains
autour de mes hanches et déposant un baiser dans ma nuque.

– Tout va bien, Aleyna ? Tu trembles.


– Oui ça va, ne t’en fais pas. Je suis juste un peu éprouvée par la soirée. Je
n’ai plus l’habitude d’être aussi active. J’ai surtout vécu allongée ces derniers
temps.

J’espère dissimuler mon trouble avec ce léger trait d’humour.

– C’est quoi ce papier que tu as lancé dans le feu ?


– Une publicité qui s’est glissée par erreur dans mes cartes de bon
rétablissement.

Il me serre un peu plus fort contre lui pour me murmurer qu’il m’aime et je
m’accroche à ses mains pour ne pas m’effondrer.

Je refuse de céder à l’intimidation. Il ne peut pas m’atteindre, son père l’a


fait sortir de nos vies. Définitivement. Je ne connais pas les détails mais je sais
qu’il ne peut plus m’approcher.

Ma tête essaie de rassurer mon cœur qui bat bien trop fort.

En vain.

Les flammes ont englouti le papier en quelques secondes et pourtant, j’ai


l’impression que les mots qui y étaient inscrits dansent avec elles, cherchant à
s’attraper pour se reconstituer.

C’est inutile.

Peu importe que je l’aie détruite, rien ne pourra l’effacer de mon esprit.

Je la vois qui s’avance.

Lancinante, inévitable et méprisante.


Elle s’écrase sous mes paupières pour hanter chacun de mes mouvements,
cette foutue phrase :

Ce n’est pas terminé…

À suivre,
ne manquez pas le prochain épisode.
Avec toi - Fight with darkness, vol. 2
Aleyna a besoin de savoir si elle peut encore désirer. Ressentir du plaisir.
S’abandonner. Alors elle fait appel à une agence d’escort boys. Et rencontre
Alec.
Alec est étudiant en médecine mais fait l’escort pour survivre. Il enchaîne les
clientes et y perd peu à peu son âme. Jusqu’à Aleyna.
Au premier regard, tout bascule. Au premier baiser, c’est une évidence.
Mais les démons d’Aleyna sont encore présents, dans sa chair comme dans son
cœur, et Alec se retrouve face à un ennemi plus terrible qu’il ne l’imaginait.
Découvrez Only You : C'était écrit de Jeanne Périlhac
ONLY YOU : C'ÉTAIT ÉCRIT
Premiers chapitres du roman

ZMSA_001
Je vais vous parler d’un temps que les moins de vingt ans ne peuvent pas
connaître…

Le temps où les réseaux sociaux, Internet et les téléphones portables


n’existaient pas…

Le temps où les amoureux s’écrivaient des lettres plutôt que des e-mails…

Le temps où l’on achetait des disques, où une fête d’anniversaire s’appelait


une boum, un scooter une mobylette et une fille, une nana…

Le temps de Jean-Jacques Goldman, Michel Sardou, Clo Clo, Sylvie Vartan,


Mort Shuman, Herbert Léonard…

Le temps de John Travolta et des Bee Gees…

Le temps d’avant…

***

« Et parfois, vous rencontrez quelqu’un pour la première fois et vous sentez


instinctivement qu’il est la source du malheur indispensable à votre existence…

Et vous êtes lié à cette personne comme son ombre. »

David Vogel, La Vie conjugale, Éditions de L’Olivier, 2015.


PARTIE I

AVEC TOI
Chapitre 1

Lily

Marseille, septembre 1979

Cela fait au moins deux heures que je squatte le grand canapé élimé, mais
tellement confortable, du salon. Je ne sens plus mes genoux repliés sous mes
fesses et ce sera probablement horrible lorsque je me déciderai à bouger, mais
je m’en fiche. J’arrive au passage où il va enfin la retrouver et lui avouer qu’il
n’aimera jamais qu’elle et, comme d’habitude, j’espère ce moment en même
temps que je le retarde. Alors, pour magnifier l’instant suprême, je ralentis le
rythme, je ne saute plus aucune précieuse phrase et c’est un pur délice. Je
constate avec regret qu’il ne me reste qu’une seule page avant de ressentir la
même étrange frustration qui me submerge à chaque fois que j’achève un livre
que j’ai adoré. Je sais pertinemment qu’il me faudra plusieurs jours avant
d’être en mesure de démarrer un nouveau roman en me demandant s’il sera
aussi bon que le précédent, mais c’est ainsi, cela fait partie du jeu. Et voilà, on
y est : Rodolphe va faire sa déclaration, Yildiz n’attend que cela depuis des
années, il avance lentement vers elle quand soudain… on sonne à la porte. J’y
crois pas ! Je dois terminer en quatrième vitesse.

Et zut !

– J’arrive ! Deux minutes !

Je m’éjecte du canapé en clopinant sur mes jambes endolories pour aller


ouvrir.

– Ne me dis pas que tu as oublié ?


– Alors je ne le dirai pas, affirmé-je en mentant effrontément.

Je regarde Marie mettre ses mains sur les hanches et me fixer de ses grands
yeux de biche qui, à l’instant précis, n’ont vraiment plus rien de tendres. Elle
entre et aperçoit tout de suite mon bouquin abandonné sur la table basse.

– J’en étais sûre ! Tu es gonflante Lily avec tes histoires d’amour plus
niaises les unes que les autres ! Tu devais tout préparer et commencer sans
moi.

Je passe sur la critique concernant mes lectures et je tente de calmer la


fureur du dragon.

– Mais tout est en place, regarde ! dis-je en lui désignant le buffet où trône
mon magnifique tourne-disque prêt à l’emploi.

Tout en parlant, je m’empresse d’y déposer ma sélection du jour : le


quarante-cinq tours de Patrick Hernandez. C’est une opération qui réclame la
plus grande précision, alors, comme à chaque fois, je frotte les sillons avec ma
manche, je me penche et je pose le bras en métal du tourne-disque sur le
précieux vinyle. Marie est encore furax mais je gage que mon Born to Be Alive
devrait la dérider. Cerise sur le gâteau, je profite de l’absence de ma mère pour
augmenter sensiblement les décibels et tant pis si nous encourons une surdité
prématurée.

Qu’est-ce qu’elle m’agace en ne voyant tout le temps que le mauvais côté


des choses.

Incroyable, mais cette musique est tellement entraînante que même moi, je
ne peux bientôt plus résister à l’envie de me déhancher. En même temps, il vaut
mieux que je montre un minimum d’entrain dans la mesure où Marie vient
exprès pour me donner des « cours particuliers ».

– Tu dis que tu ne sais pas danser mais ton corps apparemment n’est pas du
même avis.
– Il n’empêche qu’il ne remue pas aussi bien que le tien !

Eh oui, je suis loin d’être aussi douée que ma copine mais en réalité c’est
parce que je n’ose pas me laisser aller. Je ne me décrirais pas comme
particulièrement timide, pourtant, je ne sais pas pourquoi, danser, je n’y arrive
pas, je me sens gauche et aussi gracieuse qu’une vache en période de gestation.
Pourtant là, à l’instant, je le reconnais, c’est super, je suis sur mon nuage, mon
cerveau est carrément en pilotage automatique et je me surprends même en
flagrant délit chorégraphique.

– Remets du début et monte le son ! s’écrie la tornade brune qui gesticule


dans tous les sens.

Suis-je vraiment certaine de vouloir lui ressembler ?

– Tu es encore plus dingue que moi, on va finir par ameuter tout le


quartier !
– Mais non t’inquiète, on arrête dans cinq minutes, promis !

Je ne me fais pas prier plus longtemps et nous voilà reparties, telles deux
folles jusqu’au moment où n’en pouvant plus, je me laisse carrément tomber
sur le fauteuil le plus proche.

– Eh bien tu vois quand tu veux ! s’exclame Marie en me rejoignant.


– C’est plus facile quand nous ne sommes que toutes les deux mais je crois
que je dois l’accepter, je ne suis pas douée.
– D’un autre côté, c’est pas plus mal, me répond Marie nonchalamment en
soufflant sur ses ongles manière chipie.
– Comment ça ? Pas plus mal ?
– Ben oui, sans quoi, tu serais parfaite et forcément d’un ennui mortel.
– Heureusement que je t’ai, toi, pour me rappeler parfois combien je frôle
la perfection et pourtant, j’ai commencé ma vie sacrément handicapée.
– Ah bon ?

Je sens qu’elle ne simule pas et qu’elle n’a vraiment pas percuté.

– Dois-je te rappeler que Nicole Dumas, ma mère, idolâtre deux personnes


en ce bas monde : Elisabeth Taylor, actrice incontournable, et Elisabeth Bennet,
l’héroïne d’Orgueil et Préjugés ?

De là à affubler sa fille unique d’un tel fardeau, il n’y avait qu’un pas,
allègrement franchi il y a quatorze ans.

– JE M’APPELLE ÉLISABETH !!! Et je déteste.


– Non seulement tu exagères mais en plus personne ne t’appelle jamais
ainsi.
– Ouais mais tu ne sais pas quelle énergie ça m’a pris pour un tel résultat.
Tu imagines un peu si elle s’était prise de passion pour Cléopâtre ou pire,
Bécassine ?…

Rien qu’à l’idée, j’en pâlis sous mon bronzage douloureusement acquis cet
été.

– Il faut toujours que tu exagères ! Tu es Lily, la fille la plus jolie, la plus


gentille, la plus drôle et tout le monde est d’accord là-dessus.
– Tu peux en remettre une petite couche s’il te plaît, j’ad…

Je viens de recevoir un énorme coussin en pleine tête en même temps


qu’elle me propose avec toute l’élégance qui la caractérise d’aller me faire
foutre.

J’adore cette nana.

L’année dernière, ce petit gabarit de fille est entré dans ma vie et pourtant,
j’ai l’impression de la connaître depuis, heu… en fait depuis toujours. C’est un
peu égoïste de ma part d’avoir de telles pensées mais, si elle n’avait pas
redoublé sa classe de 4 e, nous ne nous serions jamais connues, perspective
rétrospectivement inimaginable. Marie a pris la place de cette sœur dont j’ai
toujours rêvé et je suis certaine qu’elle et moi c’est pour toujours. Même si les
disputes sont monnaie courante, nous finissons invariablement par trouver un
terrain d’entente… sauf en ce qui concerne David.

Lui, c’est mon copain d’enfance. Il a toujours fait partie de mon univers si
l‘on considère que nous n’avions que 3 ans lorsque nos charmantes mamans
nous ont abandonnés en pleurs aux mains de la maîtresse de maternelle. Quand
je pense que dans peu de temps nous nous retrouverons au même point de
départ ! À la différence que depuis déjà quelques années nous n’avons plus
besoin d’être accompagnés, que les larmes n’ont pas lieu d’être et surtout que
David et moi sommes passés à la vitesse supérieure…

– Trêve de plaisanterie, on reprend le cours maintenant ? s’exclame soudain


Marie.
– J’en ai un peu marre, réponds-je franchement.
– C’était génial pourtant, je voudrais danser tout le temps, s’exclame-t-elle
encore toute excitée bien que la musique ait cessé depuis un moment.

Mes pensées cessent immédiatement leur vagabondage.

– Et c’est grosso modo ce à quoi nous avons occupé notre été, rétorqué-je à
brûle-pourpoint.

Je sens à sa façon de me regarder qu’elle s’apprête à me contredire mais je


ne lui en laisse pas le temps :

– Nous n’avons pas arrêté d’enchaîner les boums chez les uns et les autres,
ne me dis pas que tu as déjà oublié ?

J’ai bien évidemment droit à la grimace dont elle a le secret quand elle ne
sait plus quoi dire et qu’elle veut gagner un peu de temps.

– Les vacances, c’est pour s’éclater que je sache, non ? me rétorque-t-elle en


me gratifiant d’un clin d’œil dégoulinant de sous-entendus.
– Certes, mais au cas où tu n’aurais pas tout à fait capté l’info, dans deux
jours c’est la rentrée.
– Mais faites-la taire ! s’écrie ma copine en se bouchant les oreilles.

Je rigole en me précipitant sur elle pour lui attraper les mains.

– Bahut ! Brevet ! Devoirs !

Contrairement à moi, Marie n’est pas une fan du système scolaire et, sans
être prétentieuse, c’est une bonne chose que nos chemins se sont croisés. Avec
moi, il n’y a pas d’échappatoire, elle doit bosser car il est hors de question que
je la perde en route.

– Oh Lily ! Rien que d’en parler, ça me rend malade. Si tu savais comme j’ai
pas envie, se lamente-t-elle en me gratifiant du sourire de circonstance que je
connais par cœur.

Si maintenant elle se met à tousser, je pourrais presque m’imaginer dans un


remake de La Dame aux Camélias.

–Arrête ta comédie, ça ne marche pas avec moi.


Contrairement à tous les autres.

Cette fille a vraiment un don pour embobiner son monde et en particulier


les garçons, à une exception près…

– En tant que meilleure amie, tu devrais compatir au lieu de m’enfoncer,


insiste-t-elle dans l'unique espoir de me faire culpabiliser.

Apparemment, elle n’a toujours pas compris que je ne tomberai pas dans le
panneau.

– C’est justement parce que je suis ta meilleure amie que tu ne m’entraîneras


pas sur ce terrain. À partir de demain, on met de côté les sorties ou du moins
on limite.

Je sais que je suis en train d’endosser le rôle de la rabat-joie de service mais


peu importe, il faut absolument qu’elle bosse. Il est hors de question qu’on se
retrouve séparées l’année prochaine parce que Madame n’aura rien fichu.

– On peut changer de sujet ? Demande-t-elle en haussant un sourcil.

Je brandis le V de la victoire ou je la joue cool ?

– David a téléphoné, il va passer tout à l’heure, lâché-je comme si de rien


n’était.

Avec un peu de chance ça passe comme une lettre à la poste.

– Tu as vraiment décidé de me pourrir la journée ?

Loupé !

– Tu sais que vous commencez à me fatiguer tous les deux. Vous vous
détestez et moi dans l’histoire, je dois choisir entre ma copine et mon mec.

Je n’en peux plus de cette situation. Cela n’a jamais collé entre eux, chacun
trouvant chez l’autre les pires défauts. Mais c’était juste de la rigolade comparé
au jour où Marie nous a surpris en train de nous embrasser… Depuis, c’est la
guerre et NON, je n’exagère absolument pas.
– Je ne peux pas le supporter et toi, bien sûr, tu n’as rien trouvé de mieux
que de sortir avec lui. Quelle idée lumineuse ! On en redemanderait presque !
Je sens qu’il me nargue à chaque fois qu’il te bécote ou qu’il te prend dans ses
bras, argue-t-elle sur un ton qui ne présage rien de bon.
– Tu délires complet là ! Tous les actes de David ne sont pas calculés en
fonction de ton incapacité à les accepter, et j’espère bien que tu n’es pas son
souci premier quand il m’embrasse, ajouté-je en feignant l’indignation.
– Mais non, tu sais très bien ce que je veux dire, et puis tu m’agaces avec tes
belles paroles, c’est tout le temps comme ça avec toi, je me retrouve toujours à
avoir l’air ridicule se défend-elle.
– C’est sans doute parce que tu l’es, alors arrête de dire n’importe quoi et de
voir le mal partout.
– Et voilà, on y revient, c’est ma faute si lui et moi on ne peut pas se sentir.
Ce pauvre cher David est le petit oiseau innocent et moi la méchante prédatrice
sur le point de l’avaler tout cru.
– Tu sais quoi Marie ? TU ME GONFLES !
– Peut-être ! Mais il n’empêche que c’est comme ça et pas la peine de
monter sur tes grands chevaux.

C’est une discussion que nous avons déjà eue des milliers de fois et qui se
termine invariablement de la même façon.

Je ne suis pas prête à me séparer ni de l’un ni de l’autre, quoique…

Ne surtout rien laisser transpirer sinon la prédatrice assise à mes côtés ne


fera de moi qu’une bouchée.

– Tu ne peux pas faire un effort, Marie s’il te plaît ? C’est trop demander
que d’envisager de passer un moment sympa tous les trois ?
– Désolée mais pour aujourd’hui j’ai eu ma dose, pas envie de voir ce con
te peloter, riposte-t-elle visiblement incapable de concéder quoi que ce soit
concernant David.
– Mais on ne se pelote pas !

C’est vrai quoi ! Mis à part le fait que nous nous embrassons relativement
souvent, nous n’avons pas poussé le flirt plus loin. Je crois que David n’ose
pas et moi, pour être franche, je n’en ai pas forcément envie alors je ne
l’encourage pas sur cette voie.
– Façon de parler ! Je sais bien qu’il est puceau le grand dadais, ajoute-t-elle
en me gratifiant d’un sourire insolent.
– C’est vache ça Marie.
– Tu as raison et je crois qu’il vaut mieux que je m’en aille. Même quand il
n’est pas là, il réussit à me pourrir la vie, lance-t-elle en s’emparant de la
poignée de porte qu’elle ouvre à la volée.

Et bien sûr, devinez qui se tient immobile dans l’encadrement ?

– Bonjour ! Au revoir ! bredouille David en regardant Marie s’en aller en


l’ignorant royalement.

Alors, sans plus se préoccuper de la folle furieuse qui vient de le snober, il


se penche vers moi.

– Salut toi ! murmure-t-il en déposant un baiser sur mes lèvres.

Au lieu de me concentrer, je ne peux m’empêcher de me marrer en douce


lorsque j’aperçois Marie au loin qui lève un doigt d’honneur en désignant le
garçon qui m’enlace.

Ma copine est une vraie calamité !

Mais David n’est pas dupe.

– Je vois que je te fais un effet bœuf. C’est super de constater que ma nana
se fend la poire pendant que je l’embrasse, ironise-t-il.

Je sens qu’il n’est pas ravi et je reconnais qu’à sa place je ne le serais pas
non plus. Je ne sais pas trop quoi répondre, je ne vais tout de même pas
balancer mon amie même si elle pousse parfois le bouchon un peu loin.

– Je repensais à un truc que m’a raconté Marie.


– Débile comme d’habitude je suppose, ne peut-il s’empêcher de répondre à
mon mensonge.
– Et allez, c’est reparti ! Quand c’est pas l’un, c’est l’autre. Est-ce que tu sais
que la haine est une forme d’amour ? Je vais finir par croire que cette théorie a
été inventée pour vous deux, ne puis-je m’empêcher de suggérer.
Si ça pouvait être vrai.

Face à la tête qu’il tire soudain, je me trouve infecte. Ça m’apprendra à


sortir avec mon meilleur pote. J’en suis réduite à trouver n’importe quelle
échappatoire quitte à imaginer une romance entre deux êtres qui se détestent.
Suis-je condamnée à faire semblant pour ne pas lui faire de peine. Combien de
temps encore vais-je tenir avant de craquer ?

David et Lily, quelle vaste supercherie !

Je me souviens de ce jour où lui et moi nous sommes retrouvés dans ma


chambre, en soi rien d’extraordinaire plutôt monnaie courante, même. C’était
au mois de mai, peu de temps après mon anniversaire. Sans que je sache
vraiment comment, la discussion avait finalement bifurqué sur nos fantasmes
amoureux du moment. J’ai admis facilement n’avoir personne en vue mais
lorsque contre toute attente, j’ai perçu une certaine gêne chez David, ma
curiosité, s’est brusquement éveillée.

– Ça y est ? Tu l'es ? me revois-je encore m’écrier avec un réel


enthousiasme.
– Peut-être bien que oui, a-t-il répondu en me regardant intensément.

J’aurais peut-être dû à ce moment-là me douter de quelque chose mais non,


c’est comme si j’avais été hermétique à toute révélation du style de celle qui
allait suivre.

– Je la connais ?
– Ouais.
– Ah ! Brune, blonde, petite, grande ? Je sais, c’est Marie ! l’ai-je taquiné en
me marrant sans lui donner le temps de répondre.
– Très drôle ! J’apprécie tes plaisanteries surtout dans un moment qui ne s’y
prête pas vraiment, m’a-t-il interrompue vexé.
– Ne le prends pas comme ça, elle est plutôt canon Marie, c’est quand même
pas comme si j’avais suggéré Quasimodo.
– Tu sais qu’on ne peut pas s’encadrer tous les deux ; alors toute jolie
qu’elle soit, aucun risque que je tombe amoureux de cette nana et de cela tu
peux en être certaine.
Ne jamais dire fontaine je ne boirai pas de ton eau…

– Enfin tu admets qu’elle est super mignonne ! On avance ! Crois-moi, vous


avez bien plus de points communs que vous ne l’imaginez.

J’essaie toujours de trouver un moyen de rapprocher mes deux amis mais la


partie est loin, très loin d’être gagnée.

– On peut oublier Marie un instant ? a-t-il fini par demander un tantinet à


cran.
– OK ! Alors donne des pistes parce que là, j’avoue, c’est la panne sèche.

En le fixant à mon tour, je devais bien reconnaître à quel point ce garçon


était beau. Déjà petit, il était à croquer… d’après les dires des adultes en tout
cas. Le passage des années l’avait juste sublimé. Pas plus grand que la
moyenne, il avait développé, contrairement à d’autres, une carrure non
négligeable que l’on commençait à lui envier. Rajoutez à cela une tignasse noir
corbeau aux reflets bleutés, une peau mate que par chance aucun bouton
disgracieux ne venait gâcher, des yeux marron hyper expressifs dont il abusait
sans vergogne lors de ses exercices de drague et vous aurez le fameux David,
celui dont toutes les filles du collège ou presque rêvaient. Il ne s’était d’ailleurs
pas gêné jusque-là pour profiter allègrement de ses atouts physiques mais sans
jamais engager son cœur, enfin selon ses dires. Le fait qu’il reconnaisse, ce
jour-là, être amoureux s’inscrivait indéniablement dans la catégorie scoop, ma
friandise favorite. Marie allait en faire des gorges chaudes.

Cohésion féminine bien sûr !

– Tu ne devines vraiment pas de qui il s’agit ?


– Je devrais ? Vraiment ? C’est bien quelqu’un du collège ? Parce que sinon
ça ne compte pas, ai-je alors tenté sans grande conviction.
– Dans la mesure où nous sommes tout le temps ensemble, je pense que si
j’avais fait de nouvelles connaissances, tu l’aurais forcément su, non ?

Logique implacable.

– Heu… il s’agit bien d’une fille ? ai-je soudain demandé en rougissant.


– Tu te fiches vraiment de moi Élisabeth ! Bon puisque c’est comme ça, je
m’en vais et tu ne sauras rien, répondit-il visiblement mécontent.

Lui seul m’appelle ainsi et uniquement quand il est en colère contre moi.

Comme s’il avait subitement le feu aux fesses, il s’était alors éjecté du lit et
s’apprêtait à partir.

– Attends David ! Je ne voulais pas te vexer mais tu m’as prise au dépourvu.


Arrête de faire la gueule et dis-moi enfin de qui tu es amoureux, c’est toi qui
fais durer le suspense, après tout, insistai-je dans l’espoir de l’amadouer
comme je sais si bien le faire la plupart du temps.

À l’instant précis où j’ai perçu son hésitation, mon sixième sens s’est
retrouvé en alerte maximale. Confusément, j’ai souhaité alors qu’il ne se
retourne pas et qu’il garde son secret, mais il a fait demi-tour…

– De toi Lily ! Tu n’as vraiment rien compris ? Tu es toujours la première à


sentir tes fameux scoops mais là, tu es passée complètement à côté de la
plaque, m’asséna-t-il âprement.

J’ai dû rester une bonne minute bouche bée à le regarder, le temps que
l’info imprègne mon esprit ahuri. Je me rappelle encore son regard triste et
plein de reproches quand il a franchi la porte de ma chambre, sans que j’ai
bougé d’un millimètre ni fait le moindre geste pour le retenir.

Sous le choc de cette révélation pour le moins inattendue, je ne me doutais


pas de ce qui allait suivre…

***

Mettre le réveil à sonner s’est avéré inutile. Comme tous les ans, le stress de
la rentrée des classes m’a tenue éveillée une bonne partie de la nuit.

Je m’accorde encore deux minutes pour rêvasser devant le dernier poster de


Mike Brant, un de mes chanteurs préférés, affiché bien en évidence au-dessus
de mon bureau, puis je fonce dans la salle de bains tout en pensant que ce mec
est vraiment trop beau. C’est peut-être mon côté primal qui ressort mais ce que
j’adore, outre son visage bien sûr, c’est sa chemise ouverte sur une médaille
dorée perdue au milieu d’une poitrine à la pilosité marquée. En tout cas, je n’ai
aucune honte à le reconnaître, c’est mon fantasme. Quand je pense que Mike
n’est plus de ce monde, je n’ai qu’un mot à dire ; quel gâchis !

Je flâne un moment sous la douche puis je me dépêche d’enfiler les


vêtements sélectionnés la veille avec soin, un jean foncé qui ne me moule pas
de façon excessive et un tee-shirt ample dissimulant ma poitrine généreuse. Si
certaines de mes copines désespèrent de voir leurs seins prendre du volume, ce
n’est pas mon cas. J’espère juste que les miens vont cesser définitivement de
s’épanouir. Je veux bien croire ma mère sur parole lorsqu’elle affirme que
dans quelques années j’en serai ravie mais pour le moment à 14 ans, je ne suis
pas forcément enthousiasmée par cette métamorphose qui me fait plus
ressembler à une femme qu’à une jeune fille. Mais ce qui m’horripile le plus,
ce sont les garçons, avec leurs hormones en ébullition. Quand ils me parlent en
louchant sur mes nichons, au lieu de me regarder droit dans les yeux, alors là,
d’entrée, ils se grillent avec moi.

Circulez, y a rien à voir !

Pour éviter ce genre de situation embarrassante, j’ai donc pris l’habitude de


ne pas mettre en avant ma féminité mais aujourd’hui, j’ai vraiment envie d’être
jolie. Alors, pour une fois, je fais l’impasse sur mes sempiternelles baskets et
j’opte pour une paire de ballerines puis je termine en appliquant une touche de
mascara sur mes yeux noirs, un peu de blush sur les joues et du gloss brillant
sur mes lèvres prétendument pulpeuses. Hier sans rien dire à personne, j’ai
sacrifié, au grand désespoir de ma mère, ma longue chevelure blonde, pour
une coupe à la garçonne, beaucoup plus facile d’entretien. J’imagine déjà la
tête de mes amis quand ils me verront ainsi.

– Lily, tu es prête ? hurle soudain ma mère.

Elle me dépose tous les matins en allant au travail.

– Je prends mon sac et je descends, dis-je rapidement pour faire cesser les
cris.
– Je t’attends dans la voiture, dépêche-toi, ajoute-t-elle plus calmement.

Yes !
Je la retrouve cinq minutes plus tard installée dans la 2CV qui fait sa fierté.
Je reconnais qu’elle est rutilante et qu’elle en jette vraiment surtout lorsqu’on
laisse la capote ouverte comme aujourd’hui avec cette chaleur exceptionnelle
pour un mois de septembre. J’aime bien ces instants où nous nous retrouvons
toutes les deux. On discute de plein de trucs dont nous n’avons pas forcément
le temps de parler à la maison, trop occupées, chacune, à nos tâches
respectives. Je profite aussi parfois de ces trajets quotidiens pour me confier à
elle. Depuis la mort de mon père, notre relation est devenue très fusionnelle, sa
plus grande crainte étant qu’un jour je parte loin d’elle. Sous prétexte que je
suis tout ce qui lui reste, elle m’étouffe parfois et je ne peux m’empêcher de la
remballer, gentiment certes, mais remballer quand même. Dans ces moments-
là, elle a le don de faire sa tête de pauvresse mal-aimée et bien sûr je
culpabilise à fond. Alors pour me rattraper de toutes ces fois où je la blesse
parce qu’elle a abusé, je fais ce qu’elle aime par-dessus tout, j’agis comme si
nous étions des copines se racontant tout de leurs états d’âme, de leurs histoires
de cœur et d’amitié. Cependant, avec ses idées arrêtées sur certains sujets, bien
qu’elle soit persuadée du contraire, je dois trier quand je m’engage sur le
chemin de la confidence. En réalité, il n’y a véritablement qu’à Marie que je
puisse tout dire, sans aucune restriction.

– Tu es bien belle, dis donc, et ceci même avec tes cheveux courts ! admet-
elle en me regardant.
– Ah tu vois ! m’exclamé-je, satisfaite qu’elle le reconnaisse.
– Tu es prête pour cette nouvelle année ? Enclenche-t-elle.
– Euh… je ne sais pas trop. La troisième, ça me fiche un peu la trouille
quand même. Tout va forcément se compliquer et ainsi de suite pour les années
à venir.
– C’est sûr que les choses vont se corser et qu’il faudra que tu définisses tes
priorités ma fille, si tu vois ce que je veux dire.

Elle me regarde avec ce sourire entendu que j’ai appris à détester.

– Non, je ne vais pas me laisser distraire et non, tu n’as pas engendré une
dévergondée qui ne pense qu’à ça, soupiré-je en m’attrapant la tête des deux
mains.

On en arrive toujours à la même chose, les garçons, les hormones et tout le


tralala…
– Pas la peine de monter sur tes grands chevaux, je ne suis pas née à 40 ans.
Figure-toi que j’ai été jeune moi aussi.
– Je sais, mais tu imagines toujours des choses qui m’énervent. Certes, je
suis déjà sortie avec des garçons, mais tu l’as bien vu, ce n’étaient que de
petites histoires sans importance qui n’ont jamais interféré sur mes résultats
scolaires.
– Même David ? Parce que vous vous êtes beaucoup vus cet été, ajoute-t-elle
en profitant du feu rouge pour me scruter.
– Oui, même lui, tranchai-je.

David, troisième idole de Nicole Daumas. Elle le connaît depuis toujours et


semble ne voir en lui que le bambin qu’il était. J’ai l’impression qu’elle a
complètement occulté le fait qu’il est en train de devenir un homme et qu’il
pense peut-être à autre chose qu’à jouer aux petites voitures miniatures avec sa
copine, en l’occurrence moi. Pour couronner le tout, elle est amie avec la mère
de mon mec et cela ne m’étonnerait pas qu’elles se laissent aller parfois toutes
les deux à tirer des plans sur la comète. Mais le plus important à ses yeux, c’est
que David soit issu d’une famille de notaires, que lui-même ait été formaté
pour reprendre l’entreprise familiale et qu’il ne soit jamais, au grand jamais,
question de quitter Marseille. D’après elle, Il ne peut donc avoir qu’une bonne
influence sur moi. Elle est dans l’incapacité d’imaginer qu’un jour je puisse
vivre dans une autre ville, alors envisager un autre pays relèverait carrément
du domaine de la science-fiction. En résumé, David est un garçon bien sur tous
les plans et j’imagine que le jour où ce sera fini entre nous, vu que je
n’envisage pas de me marier avec lui, ça sera chaud, voir très chaud à la
maison.

– Sauvée par le gong ! conclut-elle en stoppant la voiture un peu plus loin


pour me laisser sortir.
– Mère indigne qui abandonne sa fille sur un chemin semé d’embûches. Tu
devrais prier pour que mon pauvre cœur résiste à toutes les tentations de ce
jour, la taquiné-je avant de m’extirper du véhicule.
– Oh toi… me répond ma mère en faisant mine de m’étrangler.

Nous éclatons de rire, faisant par la même occasion se retourner bon


nombre de parents, sans doute jaloux de notre bonne entente filiale.

Beaucoup de garçons et filles sont déjà arrivés et se tiennent agglutinés sur


les bancs, en face du portail d’entrée du collège. Le vaste bâtiment a été
copieusement noirci au fil des années par les émanations des voitures coincées
dans les embouteillages, inévitables dans cette partie de la ville. De l’extérieur,
au risque toutefois de se démettre le cou, il est possible d’apercevoir une cour
de récréation, ou du moins quelque chose qui s’en approche. Une bonne âme a
sans doute tenté, autrefois, d’embellir les lieux mais le résultat n’est pas un
franc succès si l’on se réfère à tous ces arbres longilignes aux troncs
ridiculement étroits, jamais parvenus au terme de leur développement, par
manque de soleil sans doute.

Et pourtant, comme tous les ans, cet endroit vide et triste va ressusciter en
l’espace d’une journée, celle de la rentrée des classes.

Une horde de filles hystériques m’entoure déjà.

Eh oui, ce sont mes copines !

– Lily, tes cheveux ! Ça te va super bien !

Chacune y va de sa petite remarque, mais les avis sont unanimes, ma


nouvelle coupe remporte un franc succès et j’en suis ravie. Pour David aussi,
ce sera une surprise.

D’ailleurs où est-il passé ?

Faire partie des « grandes » ne suffit pas, je dois encore me hisser sur la
pointe des pieds pour le chercher dans cette foule compacte tout en prenant
appui sur les épaules des deux filles à mes côtés afin de me maintenir en
équilibre. Il ne devrait pas être si difficile à repérer.

J’aperçois déjà sa tignasse !

Je suis sur le point de lui faire signe, l’appeler.

Mais n’importe quoi ! Ces cheveux-là sont plus longs et bouclés de surcroît.

Je m’apprête à continuer ma recherche lorsque les cheveux en question


s’animent subitement sous la pression d’une main exigeante ; le geste est
brusque, impatient.
Wahoo ! Sexy le mouvement !

Et soudain, un visage, un regard vert qui me fusille, me transperce,


s’engouffre sur le chemin de mon cœur pour s’y planter sans une once
d’hésitation. Ma poitrine réagit sous cet assaut inattendu. Je manque d’air
pendant qu’une bouffée de chaleur me laisse pantelante.

Il se passe quoi là ?

Fuir me permettrait, je le sais, de reprendre mon souffle, mais je ne suis pas


en mesure de tenter quoi que ce soit. Les yeux émeraude qui me fixent sans
sourciller m’attirent irrésistiblement, m’enlacent, me caressent. Je me sens
rougir, un brasier me dévore, je suis impuissante et j’adore ça. Je le laisse me
consumer sans me battre et j’en redemande. Le temps s’est arrêté.

Pourvu que cet instant dure toujours…

Il faut que je le rejoigne. Je le vois ébaucher un mouvement. Il me sourit.


J’ose un geste dans sa direction. Je m’apprête à fendre la foule pour le
retrouver. Je ne me reconnais pas ! Je n’y comprends rien ! Qu’est-ce qui
m’arrive ?

Soudain, autour de moi le bruit s’intensifie. Imperceptiblement, je le sens, le


temps veut reprendre son cours, le visage au loin s’estompe, la sensation
suprême s’évanouit.

Non ! Non ! Je veux à nouveau manquer d’air…

Mais déjà un bras encercle ma taille, je sursaute.

– David !

Le charme est rompu.

J’ai envie de le repousser, lui crier de me lâcher mais bien sûr je n’en fais
rien. Je me contente de sourire comme si de rien n’était alors que je viens
d’être foudroyée. Le blessé, mon petit cœur a été profondément touché et j’ai
bien peur qu’il ne s’en remette jamais.
Faire comme si tout allait pour le mieux dans le meilleur des mondes.

– Lily, que tu es belle ! Le téléphone de mes grands-parents a été en panne


tout hier et ne pas entendre ta voix a été un véritable calvaire, s’enflamme
David en m’embrassant.

C’est sans doute très moche de l’avouer, mais ce contact me dégoûte


presque. Je ne peux plus supporter cette intimité avec un garçon qui ne
m’inspire décidément que de l’amitié. Et qu’il soit super beau, gentil et
attentionné n’y changera rien. Il a voulu qu’on fasse un essai et c’est loin d’être
la réussite qu’il espérait. Il a promis que si cela ne marchait pas entre nous,
nous redeviendrions les meilleurs amis que nous n’aurions jamais dû cesser
d’être.

Pourvu qu’il tienne parole !

– Tu exagères peut-être un tout petit peu, non ?

Je n’aime pas qu’il balance ce genre de trucs.

– Bon d’accord, mais alors un tout petit peu, concède-t-il en souriant. Par
contre, et là je n’en fais pas trop, tu es jolie à tomber avec ta nouvelle coupe.

Je suis toujours surprise de plaire aux garçons. Je me trouve trop grosse,


trop grande, trop tout quoi. Marie me soutient que je dégage de la sensualité et
que cela me rend irrésistible auprès de la gent masculine. Je veux bien la
croire, mais lorsque je me regarde dans le miroir, je suis certaine qu’elle dit
tout ça uniquement pour me faire plaisir.

Sans aucune passion, c’est le moins que l’on puisse dire, je m’oblige à lui
rendre son baiser et je profite qu’un de ses amis l’interpelle pour m’écarter
rapidement au cas où l’envie de recommencer le titillerait à nouveau.
Aujourd’hui, c’est carrément au-dessus de mes forces.

Le hasard, une rencontre, un regard et ma décision est prise. Même si je ne


devais plus jamais recroiser le garçon inconnu, je dois tout arrêter avec David.
Je n’ai pas le droit de lui laisser croire à un possible entre nous. Les rouages
de mon cerveau sont en activité maximum ; en l’espace de quelques secondes,
j’ai déjà imaginé différents scénarios de rupture. Je me rends compte soudain
que Marie m’observe en silence.

Oh non !

Je sais qu’elle a compris que quelque chose ne tournait pas rond. La voilà
qui s’approche.

Je fais diversion en feignant de chercher quelque chose de vital dans mon


sac.

Je peux toujours rêver.

– Pas la peine de te fatiguer, tu vas finir par t’étouffer là-dedans si tu


continues.
– Qu’est-ce que tu dis ? l’interrogé-je en essayant de garder mon sérieux.

Ses yeux pétillent de connivence.

– On se voit chez moi après les cours ? Il n’y aura personne jusqu’à 18 h
30, murmure-t-elle discrètement à mon oreille.

Comme c’est une question uniquement pour la forme, j’acquiesce d’un


simple hochement de tête.

La sonnerie retentit. Avec Marie, David, Éric, Valérie et tous les autres, nous
rejoignons la classe notifiée sur le tableau installé à l’entrée du collège. Dès
que nous sommes installés le professeur principal s’apprête à prendre la
parole lorsqu’il est brusquement interrompu par quelqu’un qui frappe à la
porte.

– Entrez ! intime Mme Ruiz.

Bien entendu, comme l’ensemble de mes camarades ravi de cette diversion,


je me retourne, curieuse.

J’y crois pas ! Deux fois dans la même journée ?

Sans que j’y sois le moins du monde préparée, je me retrouve à nouveau


prisonnière du regard vert. Il me dévisage ouvertement et je deviens écarlate.
Je pense soudain à baisser les yeux pour échapper à cette douce torture, mais
trop tard, il m’a déjà dépassée.

– Votre nom jeune homme ?


– Andreas Sari, répond une voix basse et grave.

Je frémis rien que de l’entendre prononcer ces deux petits mots. Je préfère
ne pas imaginer mon état lorsqu’il s’agira d’une conversation.

– En effet, vous êtes sur ma liste. Installez-vous sans perdre de temps s’il
vous plaît, intime le professeur.

Je ne suis plus qu’un misérable papillon irrésistiblement attiré par la


lumière. Je joue en terrain inconnu et j’ai peur des sentiments que ce garçon a
le don de susciter en moi. C’est effrayant mais en même temps, je l’avoue,
tellement délicieux.

Je tente sans succès de me concentrer sur les explications de Mme Ruiz


concernant le programme de l’année à venir. En réalité, j’ai juste envie de
retrouver Marie. À deux nous parviendrons peut-être à démêler ce qui
m’arrive même si quelques propositions d’explications me viennent
insidieusement à l’esprit.

Ne dit-on pas que deux avis valent mieux qu’un ?

Je regarde ma montre pour environ la dixième fois mais ce n’est qu’à la


onzième que la sonnerie met fin au supplice. Dans ma précipitation à sortir, je
me prends les pieds dans les anses d’un sac qui traîne par terre.

C’est quand même pas compliqué de ranger ses affaires !

J’essaie désespérément de me rattraper à quelque chose mais c’est peine


perdue, je cours droit à la catastrophe et je vais… rien du tout… un bras
musclé, surgi de nulle part, me retient fermement et me sauve in extremis de la
chute inévitable.

– Eh ! Attention ! susurre la voix reconnaissable entre toutes.

C’est lui !!!


– Euh ! Merci, bredouillé-je, terriblement gênée par le spectacle peu
reluisant que je viens d’offrir à mon chevalier servant.

J’ai honte.

Dans les livres, la princesse est charmante, gracieuse, belle et délicate dans
n’importe quelle situation. Aujourd’hui c’est un adieu définitif au mythe !

Quand je relève la tête timidement, non je ne simule pas, je le trouve grand,


très grand même. Mon premier réflexe, je le compare à David, pas très malin,
je reconnais. Il n’est peut-être pas aussi beau mais l’assurance tranquille qu’il
dégage éclipse tous les autres garçons, je ne vois décidément que lui. Et
lorsqu’après m’avoir dévisagée un long moment.

Ouf ! Il n’a pas lorgné mes seins !

Il se décide enfin à me sourire, c’est un véritable bouleversement. Je n’ai


qu’une seule et unique envie, qu’il m’embrasse. J’imagine déjà la sensation de
ses lèvres sur les miennes et je ne peux retenir le léger frémissement qui
parcourt mon corps tout entier.

Je rêve ou son visage est en train de se rapprocher lentement du mien ? Nos


fronts se touchent presque. Il va vraiment le faire là, devant tout le monde ?

– Tu devrais regarder où tu mets les pieds, me dit-il légèrement moqueur.

Il m’a lâchée, un peu brusquement à mon goût et je tente d’oublier que


j’aurais pu l’embrasser en pleine classe.

– J’y penserai la prochaine fois et tu éviteras ainsi de passer pour « Le »


sauveur, rétorqué-je en mimant d’invisibles guillemets.

Mon plus gros défaut : susceptible, mais à sa décharge, il ne pouvait pas le


savoir.

– Tu as raison, il ne faudrait pas que cela donne des idées à toutes les filles
de la classe, s’exclame-t-il en me gratifiant d’un clin d’œil.
– T’inquiète, on a survécu avant ton arrivée, on devrait pouvoir continuer
sur la lancée.
Il se prend pour qui le nouveau ?

– Hé ! Je crois que tu n’as pas compris ce que je voulais dire, se défend


Andreas.
– Dis que je suis débile tant que tu y es, m’énervé-je.

J’ai entendu dire que la meilleure défense était l’attaque. Je ne vais quand
même pas lui tomber dans les bras comme une fleur.

–Tu as un problème avec moi ? finit-il par demander visiblement surpris.


– Pourquoi, je devrais ?

Là, je crois que j’en fais un peu trop. Il vaudrait mieux que j’arrête ou il va
me prendre pour une enragée et s’enfuir en courant.

– Non et je ne pense pas avoir fait quoi que ce soit qui le justifierait,
rétorque-t-il un brin agacé me semble-t-il.
– Désolée, reconnais-je et pour détendre l’atmosphère, j’ai l’idée lumineuse
de me présenter.

Quelle originalité !

– Je m’appelle Lily.
– Je sais, je l’ai lu sur le papier posé sur ton bureau.
– Tu as déjà retenu tous les noms ?
– Uniquement le tien.

Je suis aux anges. Ses paroles provoquent en moi le même plaisir que
lorsque je croque le morceau de chocolat dont j’ai réussi à me priver pendant
plusieurs jours… l’extase absolue. Si j’étais seule, je me laisserais même aller
à fermer les yeux de béatitude mais comme il se tient toujours debout face à
moi, je me contente d’un simple :

– Ah !
– Lily, tu viens ? On va finir par rater le bus, s’écrie soudain Marie.

Marie, mon sauveur ou mon bourreau, en réalité, je ne sais pas trop ce


qu’elle est à l’instant précis.
– J’arrive ! Salut Andreas, à demain, osé-je murmurer en détournant les
yeux.
– À demain, Lily.

C’est drôlement agréable de l’entendre prononcer mon nom, aussi doux


qu’une caresse.

***

– J’ai vu ta réaction tout à l’heure quand David t’a embrassée, attaque Marie
dès nous nous retrouvons chez elle.
– Et ?

J’attends qu’elle me fasse part de ses remarques.

– Jusqu’à présent je n’en étais pas certaine, mais à présent je n’ai plus aucun
doute, tu n’es pas amoureuse de lui !
– Et tu n’oublies pas quelque chose ?
– Quoi ?
– Que tu en es ravie !
– Je n’irai peut-être pas jusque-là, mais je reconnais que cela ne m’ennuie
pas particulièrement.

Quelle menteuse ! Elle serait capable d’aller fêter la nouvelle si je le lui


proposais.

– Je crois bien que je me suis fourrée dans un sacré pétrin, soupiré-je en


triturant mes cheveux.

Pas encore habituée à ma nouvelle coupe, je reste à chaque fois surprise de


les trouver si courts.

– En sachant que tu aurais pu tout à fait l’éviter, c’est effectivement flippant.


Je savais bien, moi, que cela ne marcherait pas, vous êtes amis depuis
beaucoup trop longtemps. Et ce n’est pas faute de t’avoir mise en garde,
insiste-t-elle en fronçant les sourcils.
– Arrête de faire cette tête, on dirait une prof sur le point de me refiler deux
heures de colle, dis-je en lui lançant un coussin au visage pour la faire taire.
– OK, tu comptes faire quoi alors ?
– Je vais casser bien sûr, mais je voudrais le faire en douceur, tu
comprends ?
– Je veux bien te dire oui pour la forme mais n’espère pas que je
compatisse, me répond-elle sèchement.
– Tu es vraiment sans cœur. Je ne sais pas ce que tu lui reproches pour être à
ce point remontée contre lui.
– Un jour je t’expliquerai, mais là ce n’est pas le sujet, me coupe-t-elle.

Cette fille, je la connais par cœur et je sais pertinemment que si elle ne veut
rien me dire aujourd’hui, ce n’est pas la peine d’insister.

Tout vient à point à qui sait attendre…

– Mais dis-moi, pour cette soudaine prise de conscience, tu as été touchée


par la grâce ?

Ça sent l’ironie à plein nez.

– On peut le voir ainsi, dis-je sans me démonter.


– Par « grâce », tu entends quoi exactement ?

Je m’amuse comme une petite folle.

– C’est difficile à expliquer peut-être un signe du ciel ?


– Ah carrément ! J’étais loin du compte apparemment.
– Je crois bien, oui.

Elle est à deux doigts de baisser les armes, je le sens.

– Bon, ça va tu as gagné, raconte !

Et voilà !

– Mais tu veux que je te raconte quoi au juste ? m’écrié-je innocemment.


– Tu es lourde là !
– Et qui a commencé ?
– C’est bon, j’avoue, alors vas-y accouche maintenant ou je pète un boulon.
– Je crois bien que j’ai eu un coup de foudre, avoué-je en espérant qu’elle
n'éclate pas de rire.
– Attends, ne me dis rien. (Elle fait mine de réfléchir intensément avant de
reprendre). C’est le mec canon qui n’a pas eu d’autre choix que de t’empêcher
de te vautrer devant toute la classe !
– Tu as le don de transformer un truc qui se voulait romantique en une
scène à la Charlie Chaplin, merci Marie !
– C’est juste pour que tu redescendes de ton nuage. Tu n’as jamais vu ce
mec et tu te crois déjà amoureuse, insiste-t-elle.
– Tu devrais lire davantage de romances, tu comprendrais et en plus, tu te
trompes, ce n’était plus tout à fait un inconnu pour moi, avoué-je doucement.
– Hein ?

Sa surprise n’est pas feinte et je n’ai pas d’autre choix que de lui raconter en
détails ce qu’il s’est passé dans la cour.

– Tu comptais m’en parler ? questionne-t-elle visiblement déçue que je n’ai


pas jugé bon de le faire avant.
– Évidemment, c’est juste que je n’en ai pas eu le temps, la rassuré-je
rapidement pour ne laisser planer aucun doute.
– Donc pour résumer le truc, vous avez eu le coup de foudre tous les deux,
c’est bien ça ?

Je la sens sceptique.

– Oui, affirmé-je.

Et si j’étais la seule à avoir éprouvé ce truc de malade ?


Chapitre 2

Andreas

Marseille, septembre 1979

Je me réveille en sursaut et, lorsque je regarde ma chambre, j’ai besoin


d’une fraction de seconde avant de comprendre où je me trouve : Marseille, la
rentrée, le nouveau collège.

Merci papa !

Mon père, militaire de carrière, est muté régulièrement sur de nouvelles


bases et, sans avoir vraiment le choix, sa famille, le suit dans ses déplacements
depuis toujours.

Il y a quinze jours, nous sommes rentrés en France après deux années


passées en Angleterre et, comme d’habitude, j’ai laissé derrière moi mes
copains. Je sais, par expérience, qu’il y a très peu de chances pour que je
revoie un jour Charles et John. Pendant quelque temps, nous resterons en
contact puis les lettres se feront moins nombreuses jusqu’à devenir inexistantes
et ce sera fini, il ne restera plus rien à part quelques souvenirs… C’est vrai que
je lui en veux de nous avoir condamnés, ma sœur Julie et moi, à cette vie de
nomades qui ne nous a jamais permis de tisser de solides liens d’amitié comme
le font tous les enfants, mais je pourrais sans doute pardonner si tout cela
s’arrêtait aujourd’hui comme il l’a laissé entendre.

Stimulé par cette idée plus que sympa, j’arrête rapidement le réveil,
augmente le volume de la radio puis enfile les premiers habits qui me tombent
sous la main : jean et polo noirs. C’est ma couleur fétiche, presque une marque
de fabrique. Pour finir, je secoue énergiquement mes cheveux puis j’essaie,
sans succès, de discipliner mes boucles rebelles à grand renfort de gel.

Évidemment, mon père, avec son crâne rasé, déteste cette coiffure trop
efféminée selon lui, et moi, je ne les coupe pas rien que pour le faire chier. Son
regard, à chaque fois qu’il se pose sur moi, suffit à me régaler et me faire
oublier ma galère matinale.

Je rejoins rapidement ma mère dans la cuisine et l’embrasse sur le front.


J’ai pris cette habitude depuis que je la dépasse d’au moins trois têtes.

– Je vois que tu t’es mis sur ton trente-et-un.


– Je n’allais quand même pas porter un costume.
– Tu aurais au moins pu nettoyer tes baskets.
– Ça va maman, tu ne vas pas commencer.

Wahoo, de bon matin !

Je choisis d'abréger, cela ne servirait à rien de polémiquer sur des choses


aussi futiles. Je préfère la regarder en silence s’activer dans la cuisine.

J’aime ma mère et, en général, j’apprécie notre complicité, mais je lui en


veux pour le soutien indéfectible qu’elle apporte à son mari. En réalité, je la
soupçonne de souhaiter, elle aussi se poser quelque part de façon définitive,
mais je ne me rappelle pas qu’elle ait jamais interféré auprès de mon père pour
le faire fléchir. Sur ce terrain-là, elle nous a lâchement abandonnés.

Un cri strident me fait soudain sursauter.

Remake de L’Exorciste en live ?

– Andreas, qu’est-ce que tu fais, on va être en retard !

Je reconnais bien là Julie, au demeurant adorable, mais tellement angoissée.

– Tu sais que cela n’arrivera pas, alors arrête de hurler de bon matin, la
supplie notre mère en levant les yeux au ciel lorsque ma petite sœur surgit dans
la pièce.

Se fondre dans le moule pour ne pas se faire remarquer est sa priorité. Je


veux bien lui accorder qu’être à l’heure le jour de la rentrée est sans doute le
meilleur moyen d’y parvenir, alors, mais alors uniquement pour elle,
j’accélère le pas dès que nous franchissons le seuil de la maison.
Ne pas rater le bus, c’est fait, rester debout tout le long du trajet, c’est fait
aussi. Stoïque, j’attends la suite lorsque je sens Julie se raidir en apercevant la
foule agglutinée devant la porte du collège.

– J’en ai vraiment marre de déménager tout le temps. Regarde-les, ils se


connaissent tous et nous on va encore devoir ramer pour se faire accepter, se
plaint-elle.
– Je sais, mais tu as entendu papa, non ? Il se pourrait que Marseille soit
notre destination finale alors, arrête de faire cette tête et vois le bon côté des
choses.
– Quel bon côté au juste ? me demande-t-elle, sceptique.

Elle attend que je la rassure et je sais très bien que je vais le faire, comme
toujours parce que ma petite sœur, eh bien je l’adore. Bien qu’elle n’ait en
réalité qu’un an de moins que moi, je me suis toujours senti investi d’une
mission : celui du grand frère protecteur. Y a-t-il une raison profonde à mon
attitude ? Je ne sais pas, mais sans aller chercher midi à quatorze heures je
dirais que c’est parce qu’elle est toute petite, toute menue, aussi fragile et
précieuse qu’une poupée en porcelaine.

– Ils se connaissent par cœur depuis des années, ce qui signifie forcément
qu’ils n’ont rien de nouveau à se mettre sous la dent, aucune surprise, tout est
vieux et voilà que nous les Sari on fait notre apparition ! Je suis certain qu’on
sent bon la chair fraîche si j’en crois les regards que nous suscitons déjà.

Putain, qu’est-ce qu’il faut pas inventer pour décoincer sa frangine.

– Merci, je me sens tout de suite rassurée de savoir que nous allons entrer
dans un collège de cannibales, m’assène-t-elle en même temps que le sourire
tant attendu monopolise ses lèvres.

Sa remarque a le mérite de nous faire rire et détendre considérablement


l’atmosphère.

– Ne t’en fais pas sœurette, tu sais bien que c’est le premier jour le plus dur.
– Mais si personne ne me calcule ?

Je comprends les craintes de ma sœur. Elle est d’un naturel plus timide que
moi et, immanquablement, je maudis notre père de lui imposer cette épreuve
tous les deux ou trois ans, puisque nous ne sommes jamais restés plus
longtemps dans une ville.

– N’importe quoi ! Quand ils verront combien tu assures au foot, je peux te


garantir que tu vas clouer plus d’un bec.
– Heureusement que tu es là, avoue-t-elle.
– C’est fait pour ça un grand frère non ? Tu sais que tu peux compter sur
moi, la rassuré-je pour la énième fois.

Elle hoche la tête pour confirmer.

Je sais qu’elle sait et je me fiche complètement qu’elle en abuse la plupart


du temps.

Le bruit s’intensifie au fur et à mesure que nous approchons de l’entrée du


collège. On se croirait dans une ruche, mais, imperturbable, j’entraîne Julie
dans mon sillage. Je ne regarde personne en particulier jusqu’à ce qu’un
groupe de filles finisse par attirer mon attention. Elles sont plutôt nombreuses,
de tous les styles et à ce qu’il me semble, certaines sont assez jolies. J’en
dévisage une ou deux jusqu’au moment où je sens que l’on me tire
brusquement en arrière.

– Tu restes là, hein ? me supplie presque Julie.

Comment a-t-elle pu penser que j’allais la laisser tomber pour quelques


minettes dont je me fiche complètement ?

– Tu te rappelles, tu as promis de rester jusqu’au dernier moment, insiste-t-


elle.
– T’inquiète, je n’ai pas oublié. On avance ?

Je ferai ce qu’il faut même si cela signifie être moi-même en retard, je m’en
balance.

Et soudain, sans trop savoir pourquoi, je me retourne et c’est WAHOO !

Mon genre ?
Les brunes typées hispaniques aux longs cheveux noirs. Et là, je me
retrouve à quelques mètres du plus beau visage que j’ai jamais vu et le comble
est qu’elle est blonde avec une coupe à la garçonne.

Elle semble chercher quelqu’un alors je me décale un peu pour être dans sa
ligne de mire et naïvement je me concentre pour attirer son attention.

Si je devais me découvrir des pouvoirs de télépathie, ce serait aujourd’hui !

Elle ne me voit pas mais je ne perds pas espoir.

Bon Dieu de pouvoirs de merde, jamais là quand on en a besoin !

Je continue pourtant de la fixer intensément jusqu’à ce que ça marche : deux


grands yeux noirs me percutent. C’est bien le mot, je suis en train d’encaisser
le plus grand choc de ma vie. C’est puissant, rapide, insidieux et je n’ai aucune
envie d’y échapper. Au contraire, je m’y soumets entièrement et de mon plein
gré. Elle peut prendre sans restriction, je suis prêt à tout lui offrir. J’ai l’envie
irraisonnée d’aller vers elle, je fais un pas, j’ébauche un sourire pour ne pas
l’effrayer et brusquement…

Non !

Je veux revenir en arrière et que l’instant de grâce ne s’arrête jamais.

– Oh merde ! Ne puis-je m’empêcher de m’exclamer.


– Quoi ?

Ma sœur hausse les sourcils. Ce n’est pas une expression que j’utilise
habituellement devant elle et, du coup, j’imagine qu’elle doit se demander ce
qu’il m’arrive.

J’aurais pas pu la fermer !

Et puis merde, c'était carrément un truc de malade et j’ai besoin d’en parler
à quelqu’un.

– Je viens de rencontrer la femme de ma vie, lui confié-je en accompagnant


ma confession d’un clin d’œil pour ne pas passer pour un dingue…
C’est possible de faire ce genre de déclaration quand on a que 14 ans ?

– N’importe quoi, répond-elle brusquement.

Cela peut paraître difficile à croire mais je ne suis jamais sorti avec une
fille, encore moins tombé amoureux. Cela ne veut pas dire pour autant que je
sois insensible à la beauté de certaines. C’est plutôt que suite aux confidences
de bon nombre de mes amis anglais, je n’ai retenu que le côté compliqué de la
chose. Du coup, jusqu’à présent j’ai privilégié les moments entre mecs à
déconner ou jouer au foot. Alors, je suppose qu’étaler ainsi ouvertement mon
admiration a de quoi surprendre ma frangine.

– C’est laquelle ? demande-t-elle, néanmoins curieuse.


– La plus jolie, la blonde aux cheveux courts.
– Blonde aux cheveux courts ! s’exclame-t-elle surprise avant même de
l’avoir vue.

Évidemment qu’elle est surprise, le contraire eut été étonnant, cette


description est aux antipodes de mes aspirations en matière de filles.

Et en plus d’être belle, elle semble posséder un pouvoir d’attraction assez


exceptionnel. Elle ressemble à la reine des abeilles avec tout ce monde qui
gravite autour d’elle. Je suis certain que Julie aurait tout donné pour être à sa
place ; avoir des amis à ne plus savoir qu’en faire, quel pied !

– Elle est pas mal, reconnaît-elle à demi-mot.


– Pas mal ? Elle est magnifique tu veux dire, ne puis-je m’empêcher de
riposter.
– Tu oublies quand même un petit détail qui pourrait devenir un gros
problème, soulève Julie.
– Ah bon, lequel ?
– Il me semble apercevoir le bras d’un garçon enroulé autour de sa taille.
On pourrait éventuellement rester dans le doute s’il n’était pas en train de lui
rouler un formidable patin, tu ne crois pas ?

Je serre les poings mais je continue de regarder.

Je vais le démolir s’il continue de se presser contre elle.


Je les mate à me donner envie de dégueuler et soudain j’entrevois la bouée à
laquelle je peux me raccrocher alors que je suis sur le point de me noyer ; ce
con ne compte pas pour elle, je le sens à la façon qu’elle a de répondre à son
baiser.

– Allô ! Andy ! j‘entends vaguement ma sœur me rappeler à l’ordre.

Je m’efforce de détourner les yeux de la fille.

– Viens on y va, lui intimé-je en la pressant d’avancer.

***

J’ai trouvé ma classe, je frappe et entre. Bien sûr que cela me fait chier
d’être soudain le point de mire mais ai-je le choix ? Non. Alors j’avance
fièrement sans rien laisser paraître et j’endosse mon costume d’indifférence.

L’empreinte de mon père ? M’a-t-il marqué plus que ce que je ne le pensais ?

C'est alors que, au milieu des inconnus qui me scrutent sans se soucier de
me mettre mal à l’aise, je la vois elle. Génialissime surprise, juste ce dont j’ai
besoin pour garder le cap sans flancher. Mon pouls s’accélère lorsque je passe
près d’elle et j’ai juste le temps d’apercevoir son prénom inscrit sur un grand
papier plié en deux, déposé sur son bureau.

LILY !!!

Question drague je suis à la ramasse et pourtant, il va bien falloir que je


trouve un moyen de l’approcher, lui dire quelque chose…

Piquer un des romans merdiques de ma sœur et y puiser l’inspiration… à


faire !

Cela fait une heure que la prof gesticule derrière son bureau et qu’elle nous
bassine. Je n’ai pas écouté un traître mot, trop occupé à la regarder même si du
fond de la classe je n’aperçois que son dos, sa nuque… Enfin, la sonnerie et la
fille qui occupe toutes mes pensées se lève. Je l’imite instantanément, plein
d’espoir…
La frôler, la sentir, croiser son regard de braise encore une fois.

Et puis soudain, tout s’enchaîne d’une façon inattendue, elle trébuche, je


tends le bras dans un geste désespéré, je parviens à la rattraper de justesse et
pour la première fois nos corps se touchent. Elle est douce, belle et je
m’imprègne désespérément de son odeur : le lait de bébé mélangé à un léger
parfum fleuri. Je la maintiens fermement contre moi et je crois bien que je vais
l’embrasser, là, tout de suite, devant tout le monde. Heureusement, un dernier
éclair de raison s’allume en moi et je me redresse. Elle semble déçue.

Elle aurait vraiment voulu que je le fasse ?

Je suis un peu perdu, pris de court, surtout quand elle le prend de haut.

C’est quand même vraiment compliqué les filles !

Mais je sais déjà que, pour elle, je suis prêt à revoir tous mes principes.

Je regarde Lily s’éloigner avec sa copine qui commençait à s’impatienter.

Merde ! Ai-je l’air benêt qu’affichent en général les amoureux ? Lily…


Lily…

Et soudain quelqu’un m’apostrophe et, pour situer l’action, je dirais que le


ton est tout sauf sympathique.

– Eh mec, je sais que tu es nouveau ici, alors pour t’éviter quelques


problèmes, je vais procéder à la mise au point qui s’impose, grogne le garçon
qui me dévisage.

Sa tête me dit quelque chose.

– Merci pour ta sollicitude, mais je ne voudrais pas te faire perdre ton


temps, ne puis-je m’empêcher de répondre.

Il croit peut-être qu’il m’impressionne, Musclor ?

– Ne t’inquiète pas pour moi, je vais faire bref. Lily, c’est chasse gardée,
compris ?
Ça y est, je le reconnais, c’est son mec !

– Je ne savais pas que j’avais atterri en plein Moyen Âge et visiblement tu te


prends pour le seigneur tout-puissant de ces lieux ?

Continue à me chauffer et je te démonte.

– Ne fais pas le malin, je veux juste savoir si tu as saisi le message, parce


que je n’ai pas l’habitude de répéter.

Il va falloir t’y faire pourtant.

– C’est une menace ?


– Prends-le comme un avertissement, en tout cas pour le moment, répond-il,
apparemment proche de l’implosion.
– OK, je prends note et on en reparle une autre fois, parce que là, je suis un
peu pressé.

Je porte deux de mes doigts à ma tempe pour lui adresser un semblant de


salut et je m’éloigne sans me retourner.

Et tu crois vraiment que je vais te la laisser ?


Chapitre 3

Priam

Villa romaine, 27 avant Jésus-Christ

Je me faufile dans ces corridors que je connais par cœur pour les avoir
empruntés des milliers de fois depuis ma naissance. Je ne devrais pas être là
mais rien, pas même ce monstre de cruauté qui me sert de père, ne
m’empêcherait de la rejoindre. Comme toujours, penser à elle me donne des
ailes, j’accélère le pas, je guette le moindre bruit suspect jusqu’à ce qu’enfin je
me retrouve devant sa porte. Elle m’a appris que prendre soin de ma personne
est un premier signe de respect pour moi-même mais aussi pour ceux qui me
sont proches. Alors, j'inspecte ma tenue, réajuste ma toge et le bandeau qui
retient mes cheveux, renifle mes aisselles quand, satisfait du résultat, je me
décide à frapper.

– Mère ! m’écrié-je avant de me jeter dans ses bras lorsqu’elle apparaît.

Tout en m’étreignant, elle vérifie à gauche puis à droite et je sens son


inquiétude à l’idée que quelqu’un puisse nous surprendre ainsi.

– Viens mon chéri, il vaut mieux ne pas rester là, entrons dans ma chambre.

Obéissant, je la suis tout en tenant sa main. J’ai 11 ans et à mon âge, je ne


devrais pas agir ainsi, mais nous nous en fichons complètement, en tout cas
dans ces moments qui ne sont réservés qu’à nous deux.

Elle s’assoit sur le coffre devant son lit et je la rejoins sans attendre.

Ma mère est la personne la plus belle, la plus douce et la plus tendre qu’il
m’ait été donné de connaître et souvent je prie pour que le maître des dieux ne
s’en aperçoive pas, sans quoi il pourrait être tenté de me la prendre. Que
deviendrais-je sans elle, dans ce monde de brutes, ce monde où mon père est
passé maître absolu ? Je trouve tellement injuste qu’une femme comme elle
n’ait pas eu d’autres choix que d’épouser cet homme qui lui sert de mari. Elle
s’est soumise à la volonté de son père, puis au mien sans jamais se plaindre,
jusqu’à ma naissance. Moi, Priam, son fils, je suis à ce jour sa seule rébellion.
Ma mère m’a appris la bonté, le pardon et la générosité. Grâce à elle, je ne me
réjouis pas du malheur des autres, je ne m’offusque pas des erreurs sans
conséquence et j’essaie dans la mesure de mes moyens d’aider mon prochain.
Mais je reste un enfant et surtout, je ne dois pas trahir ma véritable nature. Mon
père ne supporterait pas de voir la moindre sensibilité chez son fils unique, son
seul héritier.

Aujourd’hui, ma mère a décidé de me parler d’un sentiment, précieux entre


tous selon elle. Ce que je sais de l’amour ? me demande-t-elle. Uniquement ce
que la plupart des adultes m’en ont laissé voir ou entendre, c’est-à-dire rien de
moins que des soucis, des ennuis, des tromperies…

– Ne pourrions-nous pas parler d’autre chose ? Tout ceci a l’air tellement


ennuyeux, tenté-je, tout en sachant que j’aurai du mal à la faire changer d’avis.
– Qui t’a mis de telles idées en tête ? Ton père ? m’interroge-t-elle
apparemment déçue par ma réaction.
– Oui ! Mais là, il n’était pas le seul. La plupart des hommes affirment que si
par malheur il m’arrivait de me laisser prendre à ce jeu, c’en serait fini de moi
et de ma liberté. Je deviendrais alors un pantin entre les mains de la femme
prétendument aimée. Terminé alors la liberté, la camaraderie virile, les jeux, le
vin et le délice des conquêtes.

J’avoue ne pas comprendre la signification de certaines expressions mais je


ne fais que répéter ce que les amis de mon père disent quand je traîne parmi
eux.

– Mais Priam, tout cela est absolument faux ! Je peux t’assurer que tu ne te
rendras même pas compte de ces prétendues pertes tout simplement parce
qu’elles n’auront plus aucun intérêt à tes yeux, en revanche, tu seras en mesure
de réaliser et d’apprécier à sa juste valeur ce que tu auras gagné.
– Mais qu’aurais-je donc gagné, mère ?

Elle a éveillé ma curiosité et je veux en savoir plus.


– La certitude de te savoir aimé avec tes défauts et tes qualités dans la joie
comme dans le malheur. Le bonheur de lire des étincelles dans les yeux de
celle qui fêtera tes retours de batailles. La félicité absolue de donner le jour à
un enfant qui sera un peu de vous deux.
– C’est tellement différent, lorsque vous en parlez, ne puis-je m’empêcher
de murmurer.
– Alors cesse immédiatement de croire à leurs balivernes. Ceux qui tiennent
de tels discours ne sont que des idiots primitifs. Ce sont des hommes qui n’ont
qu’une envie sur cette terre, assouvir leur unique plaisir physique sans même
se demander ce que les femmes ou les prises de guerre peuvent ressentir
lorsqu’elles offrent leur corps tout simplement parce qu’on le leur a ordonné.
Bien sûr l’amour met tout cela en péril et c’est pour cette raison qu’ils en ont
peur.

J’ai rarement vu ma mère s’enflammer ainsi et c’est ce qui finit par me


convaincre, plus encore que ses paroles qui en réalité ne trouvent pas vraiment
d’écho en moi.

– Peur ? Mais pourquoi donc ?


– Ne comprends-tu pas Priam que si un homme se laisse aller à aimer, cela
signifie la fin de son pouvoir absolu. Parce que l’amour, mon chéri, c’est le
partage, la communion et le respect entre deux êtres et certainement pas la
soumission de l’un à l’autre.

Je suis trop jeune pour de tels débats alors elle trouve le plus percutant des
moyens pour me rallier à sa cause : je dois promettre de considérer ce
sentiment comme le plus précieux qui soit, de le chercher au lieu de le fuir, de
respecter toutes les femmes sans exception, les riches comme les pauvres, les
jeunes comme les plus âgées, les belles et les moins belles et de ne jamais les
traiter comme une vile marchandise. Alors comme j’ai une confiance absolue
en ma mère, je promets avant de demander :

– Ça fait quoi d’être amoureux ?


– Tu n’es encore qu’un enfant mais crois-moi, si un jour tu croises l’amour
et c’est ce que je te souhaite par-dessus tout, tu le sauras.
– Mais si malgré tout, je ne le voyais pas quand il sera là, n’y a-t-il pas un
moyen pour ne pas le louper ?
Je n’ai pas plutôt fini de poser ma question que son rire cristallin fuse dans
la pièce.

– S’il en existe un mon chéri, je ne le connais malheureusement pas.


– Se pourrait-il alors mère que vous-même l’ayez croisé sans vous en
rendre compte ?

Comme elle tarde à me répondre, je me tourne vers elle et je surprends sur


son beau visage la marque d’une souffrance infinie que mon brusque
mouvement l’a empêché de me dissimuler.

J’ai beau questionner, elle n’avoue rien, mais je jure qu’un jour je saurais
reconnaître l’amour pour ne plus jamais voir cette tristesse dans ses yeux.

Soudain, des éclats de voix nous parviennent et je sais ce qu’il me reste à


faire. Une dernière étreinte, un baiser rapide et me voilà à refaire le chemin en
sens inverse pour rejoindre mon père.

Il est là dans la cour entouré de ses compagnons, plus effrayants les uns que
les autres avec leurs yeux brillants d’alcool et leurs discours emplis de
violence. Ils reviennent du cirque où se déroulaient les jeux qu’ils affectionnent
tant. Ils rient, crient, s’invectivent et j’imagine déjà de quels carnages ils ont dû
être les témoins entre les gladiateurs et les lions… Si mon père venait à
soupçonner un seul instant que je n’apprécie rien de tout cela, il n’aurait de
cesse de me transformer et de punir sa femme pour sa mauvaise influence car
pour lui deux seules choses ont de l’importance sur cette terre : le courage et le
mépris de la mort.

Je croise son regard insistant mais je ne me détourne pas.

Il y a longtemps que j’ai compris que tu aimes quand je te défie, père !

Il me sonde froidement comme s’il cherchait à lire en moi. Parfois je me


demande, s’il se doute de quelque chose.

– Viens ici Priam ! rugit-il de sa voix puissante qui terrifierait n’importe


quel combattant.

Je m’approche de lui d’un pas nonchalant, il n’aurait pas apprécié que


j’accoure ventre à terre, pour me camper crânement devant son cheval.

– Voyez-vous ça les amis, il n’a que 11 ans et le voilà qui cherche à


m’intimider, moi, son seigneur et maître.

Il vocifère mais je sais qu’il est fier que je me montre arrogant et, bien que
cela m’en coûte, j’en rajoute pour lui plaire.

Nouvel éclat de rire qui me glace le sang.

– Prévenez ma femme de mon retour, qu’elle se tienne prête à m’accueillir


ce soir ! s’écrie soudain mon père en s’éloignant brusquement.

J’imagine que cela veut dire qu’il dormira avec ma mère mais tous les rires
qui accueillent ses paroles me surprennent et me poussent à me retourner
brusquement. C’est à ce moment précis que j’aperçois pour la première fois
une lumière diffuse autour de lui qui m’empêche de distinguer sa silhouette
dans sa totalité. Surpris, je me frotte les yeux mais elle y est toujours et là je
m’inquiète. J’arrête une petite servante qui passe tout près de moi et lui
demande si elle voit quelque chose autour de notre seigneur. Elle me répond
qu’il y a beaucoup de monde alors impatient, je précise :

– Non, non, pas eux, vraiment autour de lui, tu ne vois pas cette espèce de
lumière bleue ?

Avant même qu’elle ne me réponde, je comprends à sa tête, qu’elle ne sait


absolument pas de quoi je parle.

– Il n’y a rien du tout ! lâche-t-elle en riant avant de s’enfuir.

Elle a dû croire que je lui faisais une blague et j’essaie de m’en persuader
aussi pendant que je me frotte les yeux une seconde fois avec encore plus
d’application que la précédente. Plein d’espoir, je les lève alors vers mon père
mais lorsque j’aperçois à nouveau la lueur qui l’encercle, une crainte sourde
me submerge. Et si c’était un signe avant-coureur de quelque grave maladie ?
Et si j’étais en train de devenir aveugle ? Ce serait assurément un grand
malheur pour moi et mon avenir. J’imagine déjà la réaction de mon père : me
renierait-il ? Au fond de moi, je l’en crois tout à fait capable et cette idée me
terrorise…
Quand je me réveille au petit matin, je tente de me convaincre que cette
histoire de lumière n’est que le fruit de mon imagination. Après tout, la
journée touchant à sa fin, le soleil couchant de la veille aurait très bien pu
m’éblouir. Je me raccroche désespérément à cet espoir pendant que je
m’habille en vitesse pour aller rejoindre le maître d’arme. Comme tous les
jours, nous nous retrouverons dans la cour pour nous entraîner au combat.
Même si je n’aime pas cette idée, je dois me préparer à la guerre. En tant que
fils de seigneur et héritier en titre, je devrai plus tard livrer des batailles et mon
seul choix sera de ne pas me transformer en un être cruel et assoiffé de sang.

Il est très tôt et je n’ai encore croisé personne jusqu’à cette femme qui jette
ses seaux remplis d’ordures nauséabondes. Elle me regarde tout en exécutant
sa besogne et moi je reste là, cloué sur place : elle est encerclée par une
lumière diffuse.

– Tu vas bien Priam ? me demande-t-elle, apparemment inquiète.


– Euh oui, pourquoi ?

Comment lui parler de cette auréole violette ?

–Tu as la tête de quelqu’un qui vient de voir un fantôme mon grand.


– Désolé, je dois partir tout de suite, on m’attend, dis-je, peu désireux
d’entamer une quelconque discussion.

Je la quitte précipitamment et je me rends compte avec effroi que toutes les


personnes que je croise à partir de maintenant sont enveloppées de lumière. Je
ne comprends rien à ce qui m’arrive mais je sens confusément que je ne dois
pas en parler.

– Priam ! Qu’est-ce que tu fiches aujourd’hui ? Aucune concentration ! Tu


serais mort depuis longtemps si tu étais au combat, hurle notre maître d’armes,
furieux.

Mes adversaires du moment ne réagissent pas, de peur d’attirer l’attention


de notre tortionnaire.

– Et arrête de te frotter les yeux ou je te coupe la main !


Je suis certain qu’il est capable de me mutiler juste pour le plaisir, ce ne
serait d’ailleurs pas la première fois qu’il s’adonnerait à ce genre de torture. Je
glisse un regard en coin vers lui et… encore et toujours cette satanée lumière.

***

Les jours ont passé, puis les mois, les années et, il n’y a plus aucune
exception, je la vois partout. Présente auprès de mes proches comme des
inconnus, des enfants, des vieillards, des femmes, des hommes. Seuls les
animaux n’en sont pas dotés et cela me permet de souffler un peu lorsque je
regarde mon chien mais bien sûr je ne peux me contenter de sa seule
compagnie. Je ne sais toujours pas pourquoi une telle chose m’est arrivée
mais, heureusement, j’ai compris que cela n’avait en rien diminué ma vue.
C’est seulement différent et j’apprends à faire avec. La couleur trouble s’est
peu à peu clarifiée jusqu’à ce que je sois en mesure de discerner des teintes
différentes selon les individus et je suis de plus en plus surpris par la variété
des nuances que je saisis. Il m’est même arrivé parfois de rencontrer des
couleurs identiques mais j’avoue que je ne sais pas si je dois y voir une
signification particulière.

Je grimpe les escaliers avec autant d’empressement que lorsque j’étais


enfant. La seule différence étant que je n’ai plus 11 ans mais presque 16. Quand
je tape à la porte et qu’enfin elle vient m’ouvrir, c’est le même émerveillement
que lorsque j’étais enfant. Elle est toujours aussi merveilleuse, peut-être
seulement un peu plus triste, un peu plus mince. J’ai beaucoup grandi et c’est à
mon tour de la serrer dans mes bras robustes à force d’entraînements répétés.
Cela aussi n’a pas changé. Je suis en passe de devenir un guerrier comme le
souhaitait mon père mais mon âme est demeurée acquise à ma mère et les
graines qu’elle y a plantées avec patience ont germé pour s’épanouir de façon
définitive.

– Tu changes tous les jours et très bientôt tu seras cet homme que j’ai
souhaité que tu deviennes, murmure-t-elle en s’asseyant sur son coffre, comme
toujours.
– Je n’y serais pas arrivé sans vous et sans les risques que vous avez pris
pour moi, lui rétorqué-je avec véhémence.
– Je pourrais mourir pour mon fils, sans aucune hésitation, affirme-t-elle
avec cette sincérité qui la caractérise.
– Ne vous avisez surtout pas de mourir ni pour moi ni pour personne
d’autre car jamais je ne vous pardonnerais de m’abandonner, m’écrié-je.

Cette seule pensée me fait frémir.

– Je…

Elle n’a pas le temps de terminer sa phrase que déjà j’entends cette voix
puissante, désagréable et reconnaissable entre toutes.

– Femme ! Ouvre-moi ! hurle mon père en tambourinant à la porte.

Surprise par cette interruption inattendue, ma mère me regarde. Ses longs


cheveux noirs flottant librement sur ses épaules font ressortir davantage sa
pâleur soudaine. Je sens son angoisse, comme si c’était la mienne. Je la pousse
derrière moi et malgré ses efforts pour m’en empêcher, je le laisse entrer. Sans
même m’en rendre compte, j’ai posé ma main sur le couteau que je porte à
présent toujours sur moi.

– Tiens, tiens ! Quelle surprise ! Les deux êtres chers à mon cœur, ironise-t-
il suavement.

Il n’y a qu’à regarder la lueur mauvaise qui brille dans ses yeux pour
comprendre qu’il n’en pense pas un traître mot. Comme je ne sais pas à quoi
m’attendre de sa part, je reste sur mes gardes.

– J’étais venu dire adieu avant… notre départ, expliqué-je en évitant de


préciser la raison de ce départ.
– Eh oui, tu vois ma chère, malgré toutes tes tentatives, j’en ai fait un
guerrier et demain, je te promets de vérifier moi-même que sa main ne tremble
pas lorsqu’il massacrera nos adversaires.

Ainsi, contrairement à ce que j’ai longtemps imaginé, il n’a jamais été dupe.
Quelle joie sans doute pour lui de voir ma mère se décomposer brusquement.
Je sens son corps peser contre le mien et un instant j’ai peur qu’elle ne
s’évanouisse.

Non ! Non ! Il y prendrait trop de plaisir et sa revanche serait complète.


Je me tourne vers elle et je lis dans ses yeux une telle douleur que je n’ai
qu’une envie, empoigner mon père et le mettre à genoux devant cette femme
qu’il ne mérite pas. Sentant ce que je suis en train de préparer, elle pose
rapidement sa main sur mon bras pour me murmurer tout bas :

– Non !

Je comprends qu’elle ne supporterait pas de me voir affronter cette brute


qui se repaît de notre douleur. Elle sait bien, tout comme moi, que je suis
encore trop jeune pour l’affronter.

– Au revoir Priam ! dit-elle alors suffisamment fort pour que son époux
l’entende et que je n’ai moi-même pas d’autre choix que de la quitter en la
laissant seule avec lui.
– Êtes-vous sûre ?
– Certaine ! me répond-elle en approchant sans trembler du rustre qui lui
tient lieu de mari.

J’admire son courage et sa détermination surtout quand je surprends le


regard lubrique qu’il jette sur elle. Je ferme les yeux un instant et lorsque je les
ouvre à nouveau, c’est comme une révélation : je comprends à présent
pourquoi la couleur qui auréole ma mère est si différente de celle de mon
père…
Chapitre 4

Lily

Andreas !

Je ne pense qu’à demain mais, en attendant d’y être, je bride mon


imagination et je fais mes devoirs jusqu’au retour de ma mère.

Depuis le décès de mon père, trois ans auparavant, une routine confortable
s’est installée qui nous a permis de continuer malgré le chagrin. Cela n’a pas
été facile, et bien qu’il nous manque énormément, nous avons appris à vivre
sans lui.

Ma mère n’est pas plus tôt rentrée que déjà elle me harcèle.

– Alors ma chérie, cette rentrée ?


– Géniale ! J’ai fait sensation avec mes cheveux courts ! D’un autre côté, ils
n’allaient pas me dire que c’est moche, mais le plus important est que je sois en
classe avec Marie, dis-je, toute joyeuse.
– Quel enthousiasme !
– Normal non ? Tu imagines si nous avions été séparées ?
– J’imagine tout à fait, persifle sa mère. Mais dis-moi, juste une question,
vous êtes nombreux en cours ?

L’année précédente, le directeur avait assuré qu’il veillerait à ce que les


classes ne soient pas surchargées.

– Vingt-six avec le nouveau.


– Le nouveau ?

Tout en évitant le regard perçant de ma mère, je me sens devenir écarlate.

– Je t’avertis tout de suite, vu ta tête, tu n’as aucune chance de me faire


tomber dans le panneau si tu me dis qu’il est moche, gros et boutonneux, alors
raconte… s’exclame-t-elle avec un clin d’œil appuyé.
– Que veux-tu que je te dise ? Il s’appelle Andreas, il est grand, plutôt
mignon et il vient de passer deux ans en Angleterre.
– OK, je vois le tableau.
– Mais non, tu ne vois rien du tout.
– Et David, il le trouve comment ce nouveau ?

Bien entendu, elle s’inquiète pour son petit chouchou.

– Charmant ! Sans aucun doute.

Et je m’empresse d’aller mettre la table, abrégeant ainsi une conversation


qui me met mal à l’aise.

Ma mère a le bon goût de ne pas insister et préfère s’atteler à la préparation


d’un petit repas rapide et délicieux dont elle a le secret. Autrefois, elle se
plaisait à cuisiner pour sa famille. À présent que mon père n’est plus là, elle
s’oblige, pour moi, à ne pas déroger à cette habitude.

Le dîner terminé, je regagne rapidement ma chambre. Toutes mes pensées


s’envolent vers Andreas, ses lèvres et son hypothétique façon d’embrasser.

Pourvu qu’il ne bave pas !

Et je dis ça en connaissance de cause. Je me rappelle le jour où Laurent, un


ex, m’avait embrassée…

Je suis givrée ou quoi de penser à ça ?

Ma nuit a été agitée, mais cela ne m’empêche pas d’avoir les idées bien en
place ce matin au réveil. J’ai décidé de rompre avec David au plus vite,
aujourd’hui, si possible. Au nom de notre amitié, je me dois d’être honnête.

Plus facile à dire qu’à faire !

Surtout quand j’arrive au collège le lendemain matin et qu’il vient droit sur
moi en souriant de toutes ses dents.
– Tu as l’air tout tristounet, s’inquiète-t-il. Tiens, c’est pour toi, pour te
redonner le sourire.
– C’est quoi ? demandé-je, surprise, avant d’ouvrir le petit paquet qu’il vient
de déposer gauchement dans ma main.

Mon malaise atteint son apogée lorsque je découvre une très jolie bague en
forme de cœur.

– Elle te plaît ? me demande-t-il, soudain anxieux.


– Bien sûr ! m’efforcé-je de m’extasier. Elle est magnifique, mais tu es
complètement fou.

Je sais qu’il a travaillé tout l’été dans le garage auto de son oncle pour
s’acheter un appareil photo. Nul doute à présent que l’argent gagné n’a pas
servi à ça.

Quelle poisse ! Comment je fais moi maintenant ?

Je n’ai pas d’autre choix que de m’approcher pour le remercier.

Ai-je la tête d’une condamnée allant à l’échafaud ?

Tout comme je n’ai pas d’autre choix que d’accepter son baiser.

– Hé les amoureux ! nous interrompt Marie, prenez le temps de respirer


quand même.

Ave Marie !

Seule une personne ne se joint pas à l’éclat de rire général que cette
intervention a déclenché et je suis consciente de ne pas offrir l’image de la
nana en train de rompre avec son copain lorsque je croise le regard du garçon
qui m’a fait fantasmer une bonne partie de la nuit.

Détourner son attention, vite !

– C’est l’heure ! On bouge ou on se prend une colle collective ! m’écrié-je


en levant le poignet tout en désignant ma montre.
Pas très original, mais j’ai pas trouvé mieux.

Le spectre de la punition agité, tout le monde se précipite et je profite du


mouvement de foule pour rejoindre Marie.

– Jolie diversion, murmure-t-elle en pouffant de rire.


– Oh ça va, si tu crois que je m’éclate, rétorqué-je en haussant les épaules.
– Peut-être pas mais tu assures… enfin pour le moment en tout cas.
– Merci pour tes encouragements.
– Allez t’inquiète, ça va aller.

Je crois qu’elle a compris qu’aujourd’hui j’avais plus besoin de son soutien


que de son ironie.

– Lily ?

Je me retourne et ralentis le pas pour attendre Valérie, une de mes


complices de lecture.

– Tu m’as apporté la suite ?

Je sors le précieux ouvrage de mon sac.

– Tu me sauves ! J’ai fini le premier tome hier soir et là je suis en stress


complet pour la suite. Ils sont vraiment frères et sœurs ? ne peut-elle
s’empêcher de me demander.
– Tu veux vraiment le savoir ? interrogé-je sans avoir de doute sur sa
réponse.

J’ai droit à un sourire de connivence très explicite pendant que nous


rejoignons nos pupitres respectifs.

Nous goûtons à la joie d’un cours de français parfaitement indigeste et


lorsque la sonnerie retentit j’ai l’impression que même la prof soupire de
soulagement. Bien que j’en meure d’envie, je ne me retourne pas vers le fond
de la classe…

– Ouf ! c’est pas trop tôt, souffle Marie à côté de moi.


– Tu as la fringale ou quoi ?
Je ne l’avais jamais vu ranger ses affaires avec une telle hâte.

– Heu ! Oui c’est exactement ça, marmonne-t-elle en m’abandonnant


purement et simplement.

J’en suis encore à me demander ce qu’elle mijote quand, sentant une


présence, je me retourne brusquement.

J’ai ma réponse concernant le comportement de ma copine.

– Jolie bague, dit le canon tout de noir vêtu.


– Ouais, elle est sympa.
– Il a l’air d’en pincer sacrément pour toi.
– Peut-être, peut-être pas…

Comme je n’ai pas du tout envie de philosopher là-dessus, je m’empresse de


changer de sujet.

– Il faudrait qu’on se dépêche parce qu’ici, tu ne tarderas pas à t’en


apercevoir, la cantine, c’est la jungle, premier arrivé, premier servi et tant pis
pour les autres.
– Je crois que je vais me résigner à faire partie des autres alors puisque je
ne sais même pas où se trouve ce fameux réfectoire, m’explique Andreas, sans
relever ma stratégie de diversion. Il a dû comprendre que me brancher sur le
cadeau de mon ex n’était pas des plus subtils.
– Je peux te montrer, proposé-je, l’air de rien.
– Si cela ne t’ennuie pas, ce serait vraiment sympa, affirme-t-il en me
gratifiant d’un sourire digne des publicités de dentifrice.

Si ça ne m’ennuie pas ? Il plaisante là ? Je pourrais lui faire visiter tout le


collège en sautant à cloche-pied s’il me le demandait.

– On y va alors, dis-je avec l’attitude de circonstance.

Attitude de circonstance : indifférence de rigueur, regard sur ma montre


pour qu’il pense que je n’ai pas beaucoup de temps à lui accorder, sac jeté
nonchalamment sur l’épaule afin d’appuyer mon côté décontracté, bise
envoyée du bout des doigts à une amie imaginaire et marquer ainsi
définitivement ma popularité.
On marche si près l’un de l’autre que nos épaules se touchent presque.
Evidemment chacun de nous fait comme s’il ne s’en apercevait pas, tout
comme nous ignorons royalement nos mains qui se frôlent innocemment,
enfin euh…pas si innocemment que ça. C’est émoustillant cette impression
d’être en harmonie parfaite avec un inconnu, de guetter le moindre de ses
soupirs, le plus petit de ses gestes en tentant d’y trouver une signification
particulière.

– C’est gentil de t’occuper de moi.

J’ai senti comme de la tendresse dans sa voix.

Je m’apprête à lui répondre quand nous croisons Éric, un ami de David. Je


sens son regard inquisiteur et, contre toute attente, je perds tous mes moyens
lorsqu’il me demande si celui-ci est déjà à la cantine.

– Euh ! Je sais pas trop, j’ai été retardé à la fin des cours et… on a dû se
louper.

Quelle idiote ! On dirait une gamine prise en flagrant délit de mensonge.

–Je vois, se contente-il d’ajouter en jetant un regard appuyé du côté


d’Andreas.

Je ne sais pas ce que tu vois au juste mais une chose est sûre tu as tout
gâché. David, David et encore David…

– C’est Andreas, le nouveau, je l’accompagne à la cantine, tenté-je


désespérément d’expliquer en désignant mon compagnon.
– Salut ! se contente de dire celui-ci en tendant la main à mon ami.

Éric la prend après un bref moment d’hésitation.

– Salut mec !

Mais mon soulagement est de courte durée…

– Je dis à David de te garder une place à côté de lui ? insiste-t-il en me fixant


et me défiant presque de répondre non.
– Oui, c’est ça, je vais pas tarder.

Il s’en va enfin et le silence s’installe. Je suis submergée de sentiments qui


m’étouffent par leurs contradictions. Je culpabilise car je sais bien, au fond de
moi, qu’il n’y avait rien d’anodin à proposer à ce garçon de lui montrer le
chemin. Il me plaît beaucoup, ça, c’est indéniable mais je ne suis pas libre. Et
toujours David qui, d’une tout autre façon qu’Andreas, monopolise mes
pensées. Je ne suis pas fière de mon comportement envers lui et je ne me
reconnais pas moi-même d’agir ainsi. Courir deux lièvres à la fois, cela n’a
jamais été mon truc mais je m’aperçois que je suis carrément en train de revoir
ma copie. Je surprends le regard d’Andreas sur moi, interrogateur mais aussi
caressant, captivant. J’ai honte d’être autant attirée par lui. Je suis malhonnête
avec David, car même si en théorie je n’ai rien fait, dans ma tête, ce n’est pas le
cas et je m’écœure moi-même en m’entendant murmurer :

– Vu que tu ne connais personne ici, si ça te dit, tu peux venir manger à


notre table.

Je suis bien consciente de jouer avec le feu mais, je l’avoue, je veux le


garder auprès de moi encore un peu.

– Je ne suis pas certain que ton copain apprécie particulièrement ma


présence et je ne voudrais pas que tu aies des ennuis à cause de moi.
– Tu plaisantes ou quoi ? On sort ensemble, mais nous ne sommes pas
mariés, m’énervé-je.
– Dans ce cas…

Je n’ai pas à insister beaucoup pour vaincre ses scrupules. Tout compte fait,
peut-être que lui non plus n’avait pas envie de me quitter.

Nous faisons bien sûr une entrée remarquée.

– J’ai trouvé ce grand garçon perdu dans la cour alors avec ce bon cœur qui
me caractérise, je n’ai pas résisté, je l’ai invité à se joindre à nous.

Je tente l’humour pour faire passer la pilule.

– Mais tu sais bien qu’ici on adore les petites bestioles abandonnées ! Viens
à côté de moi Andreas, cette place n’attendait que toi.

Je surprends le regard complice de Marie pendant qu’elle fait signe à


Andreas. Il se débrouille pour me frôler encore une fois avant de s’éloigner et,
pendant un instant, l’odeur particulière de son eau de toilette me rappelle… la
mer.

– La bestiole que je suis apprécie cet accueil au-delà de toute espérance,


lance Andreas en souriant à Marie.
– Moi, je préviens, je ne suis pas fan des bestioles ! rétorque David.
– Tu sais quoi David ? On se fout complètement de connaître tes phobies,
ajoute Marie grinçante.

Et voilà, c’est parti, ils vont plus se lâcher tous les deux. Plus en désespoir
de cause que par réelle envie, je pose ma main sur le bras de mon copain et,
heureusement, cela a l’effet escompté… Il enlace ma taille et oublie Marie.
Pour le bien de tous, je ne me dérobe pas et les esprits s’apaisent aussi vite
qu’ils se sont échauffés.

Andreas se révèle être un convive très agréable, pas le moins du monde


intimidé par ces garçons et filles qu’il ne connaissait pas il y a encore quelques
heures. Apparemment, je ne suis pas la seule à apprécier sa joyeuse nature.
Valérie est écroulée de rire lorsqu’il raconte ses mésaventures en Angleterre.
Quant à Éric, il semble avoir trouvé son maître question football. Le summum
est atteint lorsqu’il propose à Andreas de rejoindre son équipe pour la pause de
l’après-midi ce qui en soit est un véritable exploit quand on sait que notre ami
est le plus mauvais perdant du collège. Quant à moi, je fais mon possible pour
ne pas paraître subjuguée par « le nouveau », mais j'avoue que c’est difficile
tant son charme est indéniable. Et surtout, comment ignorer les regards qu’il
me jette à la dérobée ?

Lorsque la cloche qui retentit annonce la fin du repas, tout le monde se


précipite vers la sortie, et moi, je fais signe à David pour qu’il me rejoigne
rapidement.

Ma décision est prise !

Je l’entraîne à l’écart puis l’oblige à me regarder droit dans les yeux.


Oh non ! Il me fend le cœur avec son regard de chien battu.

– Je suis désolée David mais j’en peux plus, articulé-je lentement.


– Comment ça, tu n’en peux plus ?

Je savais que ce serait difficile…

– C’est fini David ! Toi et moi, on peut pas continuer !

Je crois que je ne peux pas être plus claire.

– C’est à cause de lui, hein ?

Je reconnais ? Je nie ?

– Peut-être oui, mais y a pas que ça, affirmé-je.

C’est horrible !

– Tu me prends vraiment pour un con Lily ! Tu as mis des mois avant de te


décider à sortir avec moi et là, le nouveau se pointe, te fait les yeux doux, lâche
deux ou trois blagues débiles, et hop, emballé c’est pesé ?
– Pardonne-moi David. Tu me connais, je ne suis pas le genre de fille à agir
ainsi, mais ça m’est tombé dessus sans que je l’aie vraiment voulu. Tu es un
quelqu’un de bien et je t’adore mais tu es et resteras avant tout mon ami. Je suis
désolée mais je suis incapable de t’offrir davantage.

Je me maudis de le blesser ainsi, mais il n’est plus question de reculer.

– Tu arrêtes tout, juste pour lui ? insiste-t-il.

Il me fixe presque méchamment à présent.

– Si j’avais été amoureuse de toi, tu sais très bien que tous les Andreas du
monde n’y auraient rien changé.
– Et qu’a-t-il donc que je n’ai pas ? Vas-y, explique-moi !

Il essaye désespérément de savoir ce que moi-même je ne comprends pas.

– Tu te fais du mal pour rien et je ne vois pas l’intérêt de s’étendre là-


dessus. Je ressens une grande tendresse pour toi, mais cela ne va pas au-delà, et
tôt ou tard nous aurions rompu. J’aimerais tellement que tu restes mon ami
comme tu me l’as promis. Crois-moi David, je sais la peine que je t’inflige, et
je m’en veux énormément, mais ce n’est plus possible de continuer ainsi.
– Je ne peux pas passer sur commande du statut de petit copain à celui d’ami
d’enfance à qui on confie ses peines de cœur. Laisse-moi d’abord encaisser, et
ensuite, on verra.

Il se détourne alors brusquement et me quitte comme s’il ne supportait


soudain plus ma présence, et je suis anéantie d’avoir blessé une personne qui
compte tant pour moi.
Chapitre 5

Andreas

C’est la fin du repas et en la voyant passer tout près de moi, après m’être
assuré que David ne pouvait pas m’entendre, je ne peux m’empêcher de lui
murmurer discrètement à l’oreille :

– À ce soir !

Encore une fois et l’espace d’un bref instant, le regard vert et le regard noir
se croisent, se caressent, se promettent mais finissent par se séparer.

Ne voulant pas la mettre davantage mal à l’aise en m’affichant avec elle, je


ne m’attarde pas et continue mon chemin en sifflotant, bien qu’en réalité, je
sois bien loin d’éprouver la nonchalante décontraction que j’affiche.

Nous nous sommes rendu compte tout à l’heure que nous n’habitions pas
très loin l’un de l’autre et que, du coup, nous nous retrouverions forcément
tous les soirs dans le même bus de ramassage scolaire. Je me vois déjà, assis à
ses côtés, mon bras tendrement passé autour de ses épaules pendant qu’elle
rirait à une de mes blagues idiotes.

Putain, qu’est-ce qu’il m’arrive !

Je pensais être un mec droit mais mon attirance pour Lily l’emporte sur
toute considération. Jamais je n’avais convoité la petite amie d’un autre et bien
que cela me déplaise, je me rends compte que pour un seul instant avec elle, je
suis prêt à tout, y compris humilier mon rival et piétiner ses sentiments si
nécessaire. Je me sens tendu comme un arc et mes pensées prennent soudain
des directions affolantes. Une sensation de manque m’envahit, m’empêchant
presque de respirer. Je n’ai plus qu’une idée en tête : goûter les lèvres de Lily,
m’enivrer de son odeur, sentir son corps pressé contre le mien. Cette fille est
en train de devenir mon obsession.
J’entre en classe, je la vois, mon cœur s’emballe, j’attends qu’elle me sourie
et… rien. La seule chose dont je sois sûr, c’est que quelque chose ne va pas. Je
le sens à sa pâleur inhabituelle, à la manière dont elle détourne les yeux sous
mon regard insistant. Mais impossible de rester planté là, je dois avancer,
rejoindre ma place à côté de mon rival puisque bien sûr le hasard a fait que
nous partagions le même bureau.

– Surtout, ne t’avise pas de m’adresser la parole, lance soudain David,


glacial, quand je m’assois près de lui.

Je pense être la raison de sa fureur alors j’évite de monter en puissance.

Vaut mieux calmer le jeu.

– Eh mec tout doux ! Je sais qu’on ne sera jamais des potes toi et moi, mais
on n’est peut-être pas obligés de se bouffer le nez, si ?

J’essaie de garder mon calme, peu désireux d’envenimer la situation. Il est


complètement à cran et si moi-même je ne suis pas un lâche, je n’ai pas pour
autant envie d’encourager une bagarre.

– Si tu t’avises de la blesser, je te détruis. Et surtout ne fais pas comme si tu


ignorais de quoi je parle. Tu as intérêt à ce qu’elle ne m’ait pas largué pour
rien.

Sa fureur est tellement exacerbée qu’il doit s’arrêter une seconde pour
reprendre son souffle et j’ai honte de ressentir autant de joie en comprenant
qu’elle l’a quitté.

– N’oublie jamais que, quoi qu’il se soit passé aujourd’hui, elle restera à
jamais quelqu’un de très important pour moi.

Il parle d’une voix basse et menaçante sans doute pour s’assurer que je ne
prends pas tout cela à la légère.

– OK, je note, mais Lily, elle me plaît vraiment, et je ne lui ferai aucun mal.
Je fais l’impasse aujourd’hui sur tes insultes, mais ma compréhension a ses
limites, alors fais gaffe de ne pas les atteindre trop vite. Sinon, si ça peut te
soulager, je suis ton homme, où tu veux, quand tu veux.
Je ne me suis jamais défilé et s’il faut en passer par là, je suis prêt à en
découdre.

Le prof vient vers nous, notre petit manège ayant sans doute attiré son
attention. David me jette un dernier retard d’avertissement que je soutiens sans
ciller avant de feindre, comme lui, un intérêt démesuré pour ce cours dont bien
sûr nous n’avons pas écouté le moindre mot.

Sonnerie !

Tout le monde se lève avec un enthousiasme flagrant. C’est dingue comme


l’énergie revient dès qu’un cours se termine.

Pendant que la fille qui occupe toutes mes pensées cherche un truc dans son
sac, Marie s’impatiente. Lily lui fait signe d'avancer et moi, j'imagine que c’est
juste une manœuvre pour m’attendre... Je reste carrément sur le cul en la
voyant se précipiter vers le prof.

Je rêve ou elle m’évite ? C’est quoi, ce délire ?

Je ramasse mes affaires rageusement sous le regard narquois de David et je


pars d’un pas décidé rejoindre Julie.

J’avais raison : les filles, que des emmerdes !

– Rien ne va plus entre Roméo et Juliette ? Hasarde Julie quand je m’affale


lourdement sur le siège à côté d’elle.
– Oublie-moi s’il te plaît, je ne suis pas au top ce soir et je n’ai pas envie de
me prendre la tête avec toi.

Je crois qu’elle a compris que je suis d’une humeur massacrante et qu’il


vaut mieux me laisser tranquille en attendant que je me calme.

D'ailleurs, dès que nous arrivons à la maison, j’annonce à la cantonade que


j’ai du boulot et donc pas le temps de descendre manger. Je m’empresse de
monter dans ma chambre sans même écouter les remontrances de ma mère qui
n’apprécie pas que je loupe les repas. Je sais pertinemment qu’elle ne pourra
pas s’empêcher de me monter un petit en-cas, alors, pour éviter toute intrusion
dans mon antre, j’affiche ma pancarte « entrée interdite ».
***

J’ai mal dormi mais vu mon état d’esprit de la veille ce n’est pas vraiment
une surprise. Cette odeur de café qui me titille les narines est plutôt agréable
alors, bien qu’il soit encore tôt, je choisis de m’extirper du lit et d’arrêter de
gamberger. J’enfile rapidement un short, un caleçon et je descends à la cuisine,
certain d’y trouver ma mère.

– Wahoo la tête ! s’écrie-t-elle dès que j’entre dans la pièce.


– Tant que ça ?

Je n’ai pas pris le temps de me regarder dans le miroir mais je n’ai aucun
mal à imaginer.

– On dirait que tu n’as pas fermé l’œil de la nuit.


– C’est à peu près ça.

Je n’ai pas plus tôt répondu que déjà je mesure mon erreur.

– C’est le bahut ? C’était dur ?

Elle ne va plus me lâcher.

– Euh… oui et non.

Curieusement, j’ai envie de lui raconter ce qui m’arrive mais en même


temps c’est difficile.

– Une fille alors ?


– Peut-être.
– Elle doit être spéciale j’imagine pour t’avoir fait changer d’avis, poursuit-
elle avec un sourire entendu qui en dit long.
– Elle l’est en effet mais je ne sais pas encore si j’ai vraiment changé d’avis
concernant le côté compliqué de la chose.
– Tu sais Andreas, ces moments de doute et d’incertitude font aussi partie du
jeu et tu te surprendras peut-être dans quelques années à les rechercher.
– Je ne sais pas comme ce sera plus tard mais en attendant, là franchement,
je ne suis pas forcément transcendé par le « jeu ».
– Arrête de râler et dis-moi plutôt comment elle est ?
Finalement, elle a mis plus de temps que je ne pensais à poser la question.

– Plutôt jolie, dis-je pour toute réponse.

Je sais, c’est succinct mais je n’ai pas l’habitude de parler de ce genre de


truc avec ma mère, ça me fait tout bizarre.

– Je me doute ! Le contraire m’aurait plutôt étonné.


– Ben, je sais pas quoi te dire moi ! Elle est blonde aux yeux noirs, les
cheveux courts et assez grande par rapport aux autres filles. Ça te suffit comme
description ?
– Et donc le compliqué, il est où ?

Elle perd pas le nord.

– Elle n’est pas libre. Euh… enfin si, euh… en fait je crois que c’est fini
avec lui mais c’est très récent.

Dis comme ça, c’est un peu strange et je ne quitte pas ma mère des yeux,
guettant sa réaction.

– Et c’est ça que tu appelles compliqué ?

Ma mère me surprendra toujours.

– Un peu quand même !


– Alors, je te le dis tout de suite, tu te prends la tête pour pas grand-chose.
Elle te plaît et je suis certaine que de son côté elle doit te trouver irrésistible…
– Tu n’es pas forcément objective, ne puis-je m’empêcher de la couper.
– Si je suis carrément objective et, cerise sur le gâteau, son copain est en
passe de devenir son ex, alors franchement, où est le problème là-dedans ?

Soudain, je mesure l’invraisemblance de la scène : ma mère, tranquillement


en train de boire son café tout en résumant ma situation amoureuse et me
démontrant que je n’ai aucun souci à me faire.

Je souris, c’est plus fort que moi.

– Quoi ! s’écrie-t-elle.
– Rien, je me demandais juste comment c’était avec papa ? Simple ou
compliqué ?

Je vois une ombre passer dans ses yeux. Elle se lève, pose sa tasse dans
l’évier et j’imagine que l’instant de complicité est terminé quand je l’entends
me dire :

– Il y a eu du simple et beaucoup de compliqué, lâche-t-elle en évitant de me


regarder.

Je m’apprête à la questionner quand une voix dure nous interrompt soudain.

– En effet ta mère est une spécialiste du compliqué, n’est-ce pas chérie ?

Mon père est arrivé sans que nous l’ayons entendu et j’avoue, je ne
comprends pas ce qu’il veut dire. Une chose cependant ne laisse aucun doute,
ma mère a l’air de marcher soudain sur des œufs.

– Ce sont de vieilles histoires qui n’intéressent personne, tente-t-elle.

Je suis sidéré par la lueur de panique que je lis dans ses yeux, alors j’essaie
comme je peux de voler à son secours.

– De toute façon, je dois monter me préparer.


– Sûr, y a du boulot !
– Merci papa, rétorqué-je du tac au tac.

Mais je sens qu’il ne va pas s’arrêter là.

– Au fait, je t’ai vaguement entendu parler d’une fille à qui tu pourrais


plaire ? Alors écoute mon conseil : laisse tomber !

Derrière lui ma mère me fait signe de me taire mais c’est plus fort que moi.

– Et pourquoi donc ?
– Tu te regardes jamais dans la glace ? On dirait Morticia de la famille
Adams, pas l’idéal pour draguer non ? finit-il par me lancer dans un grand
éclat de rire qui me semble tout sauf paternel.
Je ne prends même pas la peine de répondre, je tourne les talons et je
remonte dans ma chambre non sans avoir au passage prélevé un livre de
Barbara Cartland dans la chambre de Julie. J’imagine que je devrais y trouver
quelques techniques de séduction, n’en déplaise à mon connard de père.

Découvrez la suite,
dans le volume 1 du roman.
Également disponible :

Only You : C'était écrit


Adolescents, Lily et Andreas tombent éperdument amoureux : leur amour est
fort, intense, sans limites. Sans limites ? Pas complètement, car la vie en a
décidé autrement… Ils s’éloignent, la mort dans l’âme, mais jurent de se
retrouver dès que possible.
Suivez Lily et Andreas de l’adolescence à l’âge adulte dans une saga à la force
extraordinaire.

Tapotez pour télécharger.


Retrouvez
toutes les séries
des Éditions Addictives
sur le catalogue en ligne :

http://editions-addictives.com
« Toute représentation ou reproduction intégrale, ou partielle, faite sans le
consentement de l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause, est illicite
(alinéa 1er de l’article L. 122-4). Cette représentation ou reproduction, par
quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée
par les articles 425 et suivants du Code pénal. »

© EDISOURCE, 100 rue Petit, 75019 Paris

Juin 2017

ISBN 9791025738269

ZLEC_001

Vous aimerez peut-être aussi