Ebook Lucie F June Avec Toi Fight With Darkness V
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Resist… or not ?
Eva est prête à conquérir New York, à remporter haut la main le concours de
création d’une prestigieuse joaillerie, Eva est… en retard pour cette épreuve !
Dans une course contre la montre effrénée, elle se retrouve coincée dans un
ascenseur avec un inconnu aussi mystérieux que sexy… et forcément, elle
enchaîne les maladresses !
Et l’apothéose, c’est de découvrir que cet homme sorti de ses fantasmes…
pourrait devenir son patron.
Leur attirance est aussi irrépressible qu’interdite, et à tout désirer, ils
pourraient tout perdre !
« Un livre a toujours deux auteurs : celui qui l'écrit et celui qui le lit. »
Jacques Salomé
Chapitre 1
Aleyna
J’ai du mal à croire ce que je m’apprête à faire. Et, pourtant je vais le faire.
Il faut dire que mon sens critique et moral est réduit à néant depuis quelque
temps. Tout comme moi. Alors ne me demandez pas pourquoi je vais le faire
ni ce que ça va m’apporter car je n’en sais rien. Je ne sais plus rien.
J’ai l’impression étrange que c’est mon dernier espoir, la dernière façon de
savoir si je pourrai me relever de tout ça.
Merde, mes doigts ont composé le numéro sans que j’y pense vraiment. À
croire que le câble qui relie corps et esprit court-circuite de plus en plus
souvent. Ça sonne. Je peux encore raccrocher. Il n’est pas trop tard.
– Non, je…
– Ce n’est pas grave. Donnez-moi vos critères et je vous enverrai une
sélection.
– Non, pas de sélection.
– Vous préférez la surprise alors ? Vous ne serez pas déçue, donnez-moi vos
envies, vos attentes ou vos besoins.
Ce n’est pas ce que je voulais dire. Pourquoi je ne raccroche pas ? Argh !
– Mademoiselle ?
– Oui, je…
– Grand, petit, brun, couleur de peau ? Des choses classiques pour
commencer. Laissez-vous aller !
– Oh euh… Quelqu’un de jeune, grand et patient. Ça suffit ?
– Hu hum. Et concernant les accessoires ?
Je l’entends pianoter sur son clavier alors que je rentre dans un état second.
_ Quoi ?
Ting. Ma messagerie s’affole déjà. Bon sang ils n’ont pas perdu de temps.
Chapitre 2
Alec
J’adore Erwin, vraiment. Mais c’est vrai qu’en ce moment je ne suis plus
trop sur la même longueur d’onde que lui. Ce n’est pas vraiment mon frère.
Disons qu’on se connaît depuis qu’on est gosses. Nos parents sont voisins,
alors on a fréquenté les mêmes jardins d’enfants, les mêmes classes, les
mêmes clubs de sport, les mêmes boîtes, les mêmes filles et les mêmes
commissariats. Aujourd’hui nous voilà assis sur le même banc de la même
université. Non, Erwin n’est pas mon frère, il est bien plus que ça. On partage
tout depuis toujours, même notre chambre sur ce campus.
Mon portable vibre dans ma poche. C’est reparti. Un nouveau numéro pour
un nouveau rendez-vous.
– Encore ta copine ?
– Tu parles de celle qui n’existe que dans ta tête ?
– Vu que tu refuses de me dire d’où viennent ces messages, soit c’est ça, soit
t’es un espion à la solde du gouvernement !
– Merde tu m’as démasqué ! Va falloir que je te tue maintenant !
– Ouais c’est ça ! Allez Bond je te laisse, j’ai cours moi. Y en a qui bossent
ici. Garde donc ton précieux petit secret !
Je le regarde s’éloigner le cœur serré. Bien sûr, ça me fait mal de lui mentir
ainsi. Mais que dire ?
– Hey Erwin, mon pote ! Tu sais, mon père n’est pas parti à l’étranger
plusieurs mois pour son boulot, non en fait je l’ai foutu dehors après qu’il a
battu ma mère. Enfoiré d’alcoolique.
Du coup, je me retrouve sans argent. Il a fallu que je trouve un revenu
conséquent au plus vite pour ne pas inquiéter ma mère et pour continuer mes
études hors de prix.
Ne faites pas cette tête. Oui je m’appelle Alec, j’ai 24 ans et je suis une pute.
C’est le terme qui vous dérange ? Vous préféreriez gigolo, escort boy ? Une
pute est une pute, homme ou femme. Mais je fais dans le contemporain.
Je suis une pute sur catalogue. Comme une robe qu’on veut s’offrir. On peut
choisir la couleur, la taille, la forme et même les accessoires qui vont avec.
Chapitre 3
Aleyna
– Aleyna ?
– Oui professeur ? Excusez-moi.
Je suis avec ma prof de lettres. Une femme adorable avec des lunettes en
forme de demi-lunes et des cheveux en bataille. Je crois qu’elle lit plus qu’elle
ne dort. Mais elle enseigne vraiment bien. Elle m’aide à tenir sans le savoir.
Trois fois par semaine, on se retrouve en petit groupe pour un atelier
d’écriture. Il y a quelque temps, elle a été absente pendant plusieurs semaines.
J’ai cru mourir.
Elle me libère mais je sens qu’elle n’est pas convaincue par ma réponse. Il
va falloir que je sois plus vigilante. Et que je fasse quelque chose pour me
sortir de ce merdier.
En fait, j’ai fait quelque chose. Hier, j’ai lu le mail, retenu la migraine qui
m’a envahie et les nausées. Et j’ai validé mes choix un par un, sans ciller. Je
suis une garce, il a raison. À force de me le répéter, il a fini par me convaincre.
Ce sera plus facile sans le connaître. Si je ne franchis pas cette étape, ce sera
inutile de continuer. Je regarde les bus qui s’éloignent. Plus d’une fois j’ai
pensé à me jeter sous l’un d’entre eux. Mais il ne m’a pas laissée faire. Non pas
qu’il s’en doutait, non. Mais il était tout le temps avec moi, du matin au soir et
du soir au matin. À me surveiller, à m’épier, à m’observer. Consignant chacun
de mes faits et gestes afin de se mettre quelque chose sous la dent à me
reprocher le soir venu.
Ce n’est pas le moment d’y penser. Je surveille mon téléphone. Ils ont dit
qu’il allait m’envoyer un message pour savoir où et quand. Je pourrai toujours
ne pas répondre. Ce n’est pas trop tard.
– Salut toi !
Alec
Je suis remonté dans notre chambre. Erwin a encore laissé traîner ses
affaires partout mais je ne peux m’empêcher de sourire. Ce bordel, c’est
quelque chose de connu et j’apprécie tout ce foutoir finalement, il me rassure.
Rien à voir avec l’appartement branché où j’ai passé la nuit dernière. Bordel,
ces quinquagénaires qui ne savent plus quoi faire de leur pognon. Elles ont un
intérieur parfait, une maison dans les Hamptons, un coach sportif, une carte au
country club et quand il leur manque le grand frisson, elles font appel à nous.
J’ai passé toute la nuit dans son immense appartement et cette nympho en
voulait pour son argent. Bordel ça me dégoûte. Je ferme les yeux, serre les
poings et tente de sombrer. Quel con. Ça fait des semaines que je ne dors pas.
Pas vraiment en tout cas. Et de toute façon je dois répondre à ce putain de
message. J’appelle ma boss.
Je sais qu’elle plaisante. Elle sait comment je suis. Les conditions ont été
très claires entre nous. Pas de photos de mon visage sur le site, pas de plan
dans ma zone de résidence et jamais de mecs. Je me force déjà avec les
femmes, alors que je suis hétéro, mais je ne pourrais pas me forcer avec un
homme. Aucun désir, jamais.
Je m’assois sur mon lit et me passe les mains sur le visage. Putain, le forfait
diamant, carrément ?
Fait chier. J’ai cru que ce truc n’était jamais pris. Ça veut dire que pendant
trois semaines, je ne serai qu’à elle. Autant de temps qu’elle veut, quand elle
veut. Pas d’autres clientes.
C’est flippant. Si cette cliente est une maniaque du contrôle, ça craint. Je n’ai
pas envie de me retrouver enfermé ou attaché dans un sous-sol.
Aleyna
Je suis rentrée chez moi. E essaie de m’appeler. Cinq fois en une minute.
Fait chier. Je sais que plus je vais attendre pour répondre et pire ce sera. Un
texto :
– Allô !
– Génial ! Avec toi il n’y a que les menaces qui marchent. À croire que tu
aimes ça quand je suis dur avec toi ! Mais ne me pousse pas trop, réponds-moi
ou je te jure que tu vas le regretter.
– Je te crois, oui.
– C’est ça, fais la maligne. J’ai dû appeler mes parents hier et ma sœur pour
savoir ce que tu faisais. Tu te rends compte de ce qu’ils ont dû penser ?
– Je m’en fiche. Tu ne peux donc pas me laisser tranquille quelques jours ?
Je te signale que j’ai loupé presque une semaine de cours par ta faute.
– Oh chérie je t’en prie, il fallait bien fêter mon départ.
– Tu as perdu ta langue ?
– Non.
– Tu te remémores les nuits de folie qu’on a passées ensemble ?
La folie, ça, c’est sûr que ça le qualifie très bien. Ça et salopard, pourri,
dégueulasse, enfoiré.
J’ai raccroché. Je sais qu’il va s’énerver. Je m’en fous. Qu’il revienne s’il
veut. Qu’il me cogne avec sa ceinture et ses poings jusqu’à ce que j’en crève.
Tout plutôt que de revivre ça.
[Bonsoir. Où souhaitez-vous me
rencontrer ?
Votre heure sera la mienne. Alec]
Merde, j’ai soudain super mal au ventre. Je cours aux toilettes et vomis tout
mon déjeuner. Je m’assois sur le carrelage. Alec, c’est un joli prénom. Peut-
être que ça se passera bien. Ou alors c’est l’idée la plus stupide que j’ai jamais
eue. Peu importe. Dans le mail que j’ai reçu, on me proposait de le rencontrer
dans des suites réservées aux membres avec un vigile à chaque porte pour nous
rassurer. Tu parles. Ce site est bien trop fréquenté par les mondaines du
quartier pour embaucher des mecs dangereux. Et si je dois mourir d’un
couteau dans le ventre, j’aime autant que ce soit dans un endroit que je connais.
Alec
Dix-neuf heures vingt-huit. Il est temps d’y aller. Je sonne au 361. Personne
ne répond mais la porte se déverrouille. Le hall est accueillant et il y flotte une
douce odeur de vanille. C’est ça de vivre dans un quartier de riches. Ne croyez
pas que je me plaigne. Je n’ai jamais été malheureux. Mes parents ont toujours
travaillé tous les deux, on avait une belle maison, simple mais belle. Mais près
de chez nous vivent tous ces bourgeois avec leurs maisons parfaites, leurs
pelouses parfaites et leurs gosses parfaits. Ils m’ont toujours foutu la gerbe et
maintenant je bosse pour eux. Enfin, je baise pour eux serait plus exact.
Ce qui me surprend d’abord, c’est son âge. Bordel, on doit être de la même
année ou pas très loin, en tout cas. C’est un choc. Jusqu’ici, mes clientes avaient
toutes la cinquantaine minimum. Tout à coup, je me dis que je me suis trompé.
Mais elle se pousse pour me laisser entrer.
Et moi je reste là comme un con à la regarder. Elle lève le regard vers moi
et ses yeux me frappent en plein cœur. J’y vois en premier un éclat de rage de
vivre monumental, une volonté extrême. Mais en m’y plongeant, je vois une
profonde souffrance, une détresse presque douloureuse à observer.
Je m’avance vers elle et ramène une mèche de ses cheveux derrière ses
oreilles. Elle ferme les yeux et frémit légèrement. Je l’attire dans mes bras et
saisis son visage dans le creux de ma main. Je l’observe quelques minutes. Elle
ne rouvre pas les yeux. Elle se concentre. Je ne sais pas sur quoi.
Ses traits sont fins et elle est plutôt jolie. Pas un mannequin, non, une beauté
plus simple, presque trop discrète. Je sens sous ma main posée sur sa hanche
qu’elle a des rondeurs. Et je la trouve encore plus belle. Je me penche vers elle
et me mets à embrasser son menton. Doucement, très doucement. Je ne sais pas
pourquoi mais je sens que c’est ce qu’elle attend. De la douceur. Elle tremble
un peu dans mes bras, alors je la maintiens un peu plus fermement contre moi
pour saisir sa bouche.
Soudain elle me repousse comme si une guêpe venait de la piquer.
Elle a mis un mètre entre nous et je me sens soudain très mal à l’aise.
Merde, qu’est-ce qui m’a pris ? Ce n’est absolument pas censé se passer
comme ça. Je ne suis pas supposé me jeter sur mes clientes. Sauf si elles le
demandent, bien sûr. Elle n’avait sûrement pas envie de ça. Putain, si ça se
trouve, elle fait partie de celles qui ne veulent pas qu’on les embrasse sur la
bouche. En général ça m’arrange. Trop d’intimité.
Ce n’est pas normal. Je n’ai jamais désiré aucune cliente. Pas de plaisir,
juste le boulot.
Aleyna
Pour moi.
Je suis là, debout devant ce mec que je ne connais pas. Il est arrivé pile à
l’heure. Il m’a scrutée et bordel ce qu’il est beau. J’aurais dû préciser un pas
trop beau. Parce que là, ça me met encore plus mal à l’aise. Je l’ai regardé
marcher jusqu’à la chaise, j’ai observé le mouvement de ses muscles lorsqu’il
a retiré son blouson de cuir.
Soudain il s’est approché et m’a attirée contre lui. Avec force et puissance
mais sans violence, encore une nouveauté pour moi. Il a posé ses lèvres sur ma
peau et je crois que pendant une seconde, juste une, je me suis sentie… presque
bien, presque normale. Ni dévastée, ni détruite.
Puis il m’a serrée encore plus contre lui et là j’ai paniqué. Je l’ai repoussé.
Je sens qu’il m’observe et moi, comme une conne, je baisse la tête, prête à
recevoir les coups. E déteste que je lui dise non. Il faut que je me ressaisisse.
C’est pour oublier E que je fais tout ça, pour voir s’il reste au moins un
millimètre de moi qui ne soit pas totalement démoli.
– Aleyna ?
– Est-ce que tu préfères que je m’en aille ? Pardon je ne voulais pas vous
tutoyer.
– Non, non. Ne partez pas. Et vous pouvez me tutoyer, bien sûr. Cessez de
vous excuser, vous n’avez rien fait de mal. Rien du tout. C’est juste que…
– Oui ? Dis-moi.
Bien sûr, je le paie pour ça. Il porte une sublime chemise en soie noire et
mes mains se posent dessus sans que j’y aie songé. Elle est douce. Je pose ma
main sur son cœur et le sens battre contre ma paume. C’est si apaisant, si beau.
Un cœur qui ne bat pas pour faire le mal. Je déboutonne sa chemise et la fais
tomber derrière ses épaules. Il est séduisant, ses muscles sont parfaitement
dessinés et un tatouage tribal orne son pectoral droit. Je le dessine avec mes
doigts tout en dévorant des yeux ses abdominaux. Il respire doucement tout en
m’observant. Tant pis s’il me prend pour une dingue, je le paie et il a dit qu’il
ferait ce que j’attendais de lui.
Chapitre 8
Alec
Je ne sais pas ce qui m’arrive. Je sais que ce n’est pas bien mais je ne peux
pas me retenir. C’est comme si rien de tout cela n’était réel et que j’allais me
réveiller. Et je n’en ai pas envie. Quand je l’ai vue devant moi, la tête baissée,
ça a été plus fort que moi. Elle avait l’air si fragile, si terrorisée. L’idée de lui
avoir fait peur m’a tétanisé. J’ai songé à partir mais elle a refusé. Il fallait que
je la touche de nouveau. Si je ne le faisais pas, elle aurait tout simplement pu
disparaître.
Mais elle est là. Elle a posé ses mains sur mon cœur et j’ai prié pour qu’il
s’adapte aux battements du sien. Puis elle a déboutonné ma chemise. Ses mains
tremblaient légèrement mais je n’ai pas voulu lui faire l’affront de l’aider.
Il faut que je refrène cette envie, c’est totalement déplacé. Je dois être trop
fatigué pour être lucide.
Elle relève la tête pour regarder mes doigts qui caressent ses cheveux.
Merde. Je retire brusquement ma main. Elle ne m’a rien demandé, c’est elle qui
décide. C’est ma cliente, pas ma copine !
– Désolé !
– Ça ne fait rien. Laissez votre main dans mes cheveux. C’est… agréable…
J’enfouis mes doigts dans ses cheveux ondulés et le désir monte en moi.
Putain ce ne sont que de simples caresses. Même un adolescent résisterait à ça.
Qu’est-ce qui m’arrive ? Je me concentre sur ma respiration pour faire baisser
la tension. Je m’accroche à l’accoudoir du canapé comme si ma vie en
dépendait car elle vient de coller ses lèvres sur mon tatouage. La merde, ça ne
m’aide pas du tout à me calmer, ça.
Je m’installe mieux sur le canapé pour l’accueillir dans mes bras en prenant
soin de ne pas la brusquer. Elle pose alors sa joue contre mon tatouage et se
recroqueville dans mes bras. De nouveau, elle a l’air si fragile. Je sais qu’il n’y
aura rien de plus entre nous ce soir. Et ça me convient très bien. J’ai envie de
passer mon bras autour d’elle pour l’attirer un peu plus contre moi mais vu
l’incident de tout à l’heure, je n’ose pas.
– C’est bon Alec. Vous pouvez m’enlacer. Ne m’emprisonnez pas, c’est tout
ce que je vous demande.
Aleyna
Les premières semaines, j’ai voulu voir E mort. Je l’imaginais crever dans
d’atroces souffrances. Et il a fini par tellement m’abîmer que c’est moi qui ne
mérite plus de vivre. Peut-être que je pourrais l’emmener avec moi. Pour être
certaine qu’il ne recommence pas avec une autre.
Par moments, quand sa main s’enfonce trop dans mes cheveux, j’ai peur
qu’il les saisisse à pleines mains et qu’il me traîne jusqu’au lit, m’arrachant le
cuir chevelu. Mais ce n’est pas E. Peut-être qu’il ne me fera pas de mal. À
moins que ce ne soit la seule chose que je mérite, comme me le répète E.
Merde, même quand il n’est pas là, il continue à me pourrir l’esprit. Bordel
d’enfoiré.
Reste calme, tu t’es offert trois semaines pour prendre ton temps, alors fais-
le.
Alec remonte sa main dans mes cheveux et j’appuie un peu plus ma joue
contre son torse.
Chapitre 10
Alec
Je ne sais pas depuis combien de temps nous sommes dans cette position.
Mon corps est engourdi mais ça m’est égal. Je ne veux pas bouger, je veux
continuer à la sentir respirer contre moi. Je me sens bien. Ça ne m’était pas
arrivé depuis… bien trop longtemps pour que je m’en souvienne.
Je n’arrive pas à détacher mon regard d’Aleyna. Elle n’a pas quitté mes
bras. Par moments, elle est ailleurs. Son corps se crispe, ses poings se ferment
et c’est comme si elle se battait pour chasser ses démons intérieurs. Je repense
à son regard et à cette souffrance. Qu’a-t-il bien pu lui arriver ?
Un homme lui a sans doute brisé le cœur. Salopard. Enfin… Je suis mal
placé pour juger.
Aleyna s’est remise à trembler. Elle m’affirme qu’elle n’a pas froid mais
elle peine à calmer ses tremblements. Peut-être qu’elle est trop fière pour me
demander de quoi la couvrir. Je suis pris d’une soudaine envie de la réchauffer,
là, tout de suite. Des images de nos corps s’entremêlant sur le canapé défilent
dans ma tête. Mon désir redescend aussi vite qu’il est monté. Je ne serais qu’un
bel enfoiré de la baiser là, sur ce canapé de merde. Elle mérite mieux. Et si
pour une fois j’essayais de ne pas me comporter comme le dernier des cons ?
Jena me gueulerait dessus à coup sûr si elle m’entendait raisonner ainsi. Pas
de sentiment Alec, c’est la règle. Jusqu’ici, ça n’avait posé aucun souci.
Mais qu’est-ce que je raconte ? Je ne connais pas cette fille. Les coups de
foudre et toutes ces conneries, je laisse ça aux autres. Comme si cette soirée
allait changer ma vie. Elle me paye pour être là, pour que je lui offre un
service. Alors il faut que je me comporte en professionnel. Il faut que je me
tire d’ici vite fait pour dormir et arrêter de me raconter des histoires.
– Alec ? Je suis désolée de vous avoir autant immobilisé. Il est vingt et une
heures trente. Vous devez sûrement avoir des choses de prévues.
Tout ce qu’elle peut ? J’imagine qu’elle voulait dire « tout ce qu’elle veut ».
Et maintenant elle pense que je veux rester pour coucher avec elle. Quel con.
Il est temps que je m’en aille. Je dois me faire violence pour accepter l’idée
de partir et de la laisser seule.
Je libère une partie de sa nuque en faisant basculer ses cheveux d’un même
côté. Ainsi je peux déposer un baiser dans le creux de son cou. Sa peau brûle
sous mes lèvres et le désir manque de me consumer de l’intérieur. Merde…
Sans la lâcher, j’attrape sa veste posée sur une chaise près de nous. Je l’enroule
autour de ses épaules et l’embrasse sur la joue avant de lui murmurer à
l’oreille :
– Reste là. Je vais trouver la sortie, ne t’en fais pas. Je reviendrai demain à
dix-neuf heures trente. Appelle-moi si tu préfères un autre moment.
Aleyna
La porte a claqué. Il est parti. Et le peu de sérénité qu’il m’a apportée s’est
enfui avec lui. J’attrape une bouteille d’eau, un livre et me dirige vers ma
chambre. Je soulève ma couette et m’allonge tout habillée dans mon canapé.
Je peux encore sentir son baiser dans ma nuque et sur ma joue. Il est si doux.
J’aurais peut-être dû demander un mec moins attentionné car le retour à la
réalité sera difficile. Qu’importe après tout. N’ai-je pas droit à ce qui pourrait
s’apparenter à du bonheur pour une fois ? Probablement pas, non.
Pourtant, quand il m’a proposé de rester, j’ai eu envie de dire oui. À vrai
dire, j’aurais pu le supplier pour qu’il me garde dans ses bras toute la nuit,
pour qu’une fois dans ma vie, je ne sois pas morte de peur au milieu de mon
lit. Mais je devais le laisser partir. Il s’attendait sûrement à ce qu’on couche
ensemble. Il doit avoir des besoins, j’imagine, et il aurait été cruel de ne pas le
laisser profiter de sa soirée.
– Salut Emmy.
– Salut ! Enfin j’arrive à te joindre ! J’ai essayé plusieurs fois sur ton
portable mais ça n’a pas l’air de fonctionner.
Normal, j’ai éteint ce fichu truc.
– Élias m’a appelée, il a dit que vous aviez été coupés. Il a l’air sur les nerfs,
tu lui manques vraiment beaucoup. Je savais qu’il tenait à toi mais là je crois
qu’il est carrément en manque.
Dans la peau ? C’est plutôt lui qui a marqué la mienne. Quel supplice de
devoir répondre à Emmy comme si de rien n’était. C’est ma meilleure amie
depuis qu’on est toutes petites. Son frère est un peu plus âgé que nous et quand
j’allais passer le week-end chez leurs parents, il était souvent absent, à traîner
avec ses potes. Et puis l’âge est arrivé où on était assez vieilles avec Emmy
pour faire des soirées avec eux. On s’entendait bien mais ensuite il est parti. Il
commençait à se faire trop remarquer et son père lui a laissé le choix : l’armée
ou le pensionnat. Il s’est engagé et je ne l’ai pas revu avant mes 20 ans. On a
recommencé à aller en soirée tous ensemble et petit à petit, on est sortis
uniquement tous les deux. J’ai cru que c’était mon grand amour… Quelle
conne.
Alec
Je n’ai rien vu. Il la frappait depuis toujours et je n’ai rien vu. Il y a quelque
temps, je suis revenu à la maison à l’improviste et je l’ai trouvé en train de lui
asséner une gifle. Elle pleurait et lui criait de la laisser tranquille. J’ai cru
devenir fou, comme si c’était un cauchemar. Mon père s’est retourné et m’a
ordonné de dégager. Il avait l’air d’un malade, comme si le seul visage que
j’avais connu de lui jusque-là n’était qu’un masque et que sa vraie nature se
dévoilait seulement maintenant.
Je n’ai pas dégagé. En revanche, je lui ai collé une sacrée dérouillée à cet
enfoiré de lâche. Je l’ai foutu dehors et je lui ai dit que s’il osait se pointer à
nouveau, je le tuerais. Je n’en ai pas vraiment discuté avec ma mère. C’est
encore trop difficile pour nous deux.
Il allume sa lampe de chevet, s’assoit dans son lit et me regarde, les cheveux
en bataille.
Je me dépêche de partir avant d’en entendre davantage. Je sais qu’il dit cela
pour mon bien mais je n’ai pas envie de me justifier. Je pars courir autour du
campus. À cette heure, tout est calme à part quelques étudiants qui rentrent de
soirée. Cela fait déjà trois quarts d’heure que je cours. Mon corps n’en peut
plus et me supplie d’aller me coucher. Mais mon esprit est trop encombré pour
que je puisse trouver le sommeil. Je décide de courir trois quarts d’heure de
plus.
Il est six heures quand je remonte. Erwin est sur le pied de guerre, prêt à
aller étudier deux heures avant le cours.
La journée s’étire à n’en plus finir. Je fais de mon mieux pour rester
concentré mais elle est dans toutes mes pensées.
Chapitre 13
Aleyna
Voilà, une petite étincelle et le démon s’enflamme. S’il était en face de moi,
il m’aurait fait passer l’envie de lui parler ainsi.
– Désolée.
– Tu m’aimes mon amour ?
–…
– Aleyna ?
– Oui.
– Oui quoi ?
– Je t’aime Élias.
Une larme roule jusqu’à mon menton. Je le hais, si fort que je m’étonne que
le ciel ne déchaîne pas ma colère en frappant au hasard. C’est ça qu’il
affectionne, me dominer et me forcer à lui dire que je l’aime. J’ai l’impression
que du poison sort de ma bouche. Je ne peux plus prononcer son nom sans
avoir la sensation qu’on me poignarde en plein cœur.
C’est la vérité. Et cela devrait le calmer. La seule chose dont il a peur, c’est
que quelqu’un découvre ses agissements. Alors je dois mener une vie la plus
normale possible. Je l’entends taper sur son clavier d’ordinateur. Il vérifie que
je ne lui mens pas.
– Tu y vas seule ?
– Avec le groupe et notre prof.
– Qui d’autre ?
– Personne. C’est dans le cadre scolaire et tu connais chaque garçon qui
fréquente ce groupe. S’il te plaît, Élias.
– Très bien, mon amour. Si ça te fait plaisir, alors vas-y. Je dois te laisser, je
te rappellerai plus tard. Garde ton portable allumé, d’accord ?
– Oui.
Il a raccroché et mon cœur se remet à battre normalement. Je rejoins Emmy
et lui rends son téléphone.
– Merci Emmy.
– Oh je t’en prie ! Si ça peut m’éviter de l’entendre geindre dans mes
oreilles, je suis prête à tout. Je te raccompagne chez vous ?
– Non merci, je vais marcher un peu, ça me fera du bien.
– OK, à demain ma belle !
Cela fait plusieurs fois que je refuse sa proposition car depuis qu’E est
parti, je n’ai pas remis les pieds dans notre appartement. Mes parents sont dans
l’immobilier et on peut dire que nous faisons largement partie de la classe
bourgeoise. Ils viennent de vendre un appartement à une Irlandaise qui ne
l’occupera que dans un an. En attendant, je m’y suis installée. C’est un peu loin
de la fac mais qu’importe. Au moins, je ne vois pas de réminiscences
d’horreurs dans chaque pièce.
Sale porc. Il peut toujours courir. Il a emmené son ordinateur portable avec
lui et le mien est cassé depuis qu’il me l’a jeté à la figure en m’accusant de le
tromper. Oh bien sûr j’en ai racheté un mais je me suis bien gardée de lui dire.
Je vais dans la salle de bains enfiler son ensemble de merde et prendre une
photo. Il devra se contenter de ça. Je ne préfère pas regarder ce que ça donne,
mon corps est détruit par ses assauts de folie. Je remets mon jean et mon
débardeur et décide d’envoyer un message à Alec.
Alec
Je tente de préparer mon partiel de demain mais rien n’y fait. Il n’est que
dix-huit heures et je bous d’impatience de la revoir. Je sais que je devrais
appeler Jena et lui demander de lui assigner quelqu’un d’autre. Mais quand
j’imagine un autre homme poser ses mains sur elle, j’ai envie de tout casser
autour de moi. Oui, c’est une réaction très mature, je sais.
Mon portable vibre dans ma poche. Mon cœur manque de s’arrêter. C’est
elle, et si elle annulait ? Mon cœur se met finalement à battre plus vite. Elle me
dit de venir quand j’en ai envie. Ça ferait trop psychopathe de sauter sur ma
moto et de m’y rendre immédiatement ? Tant pis. De toute façon le temps de
me rendre chez elle, ça ne sera pas imminent.
Elle a l’air d’avoir passé une rude journée. Je ne sais même pas ce qu’elle
fait. Encore une règle de Jena, pas de questions, pas d’intimité. Elle a les traits
légèrement tirés et ses yeux brillent comme si elle avait pleuré. Je suis encore
dans l’entrée mais je ne peux m’empêcher de saisir sa joue dans ma main et de
l’embrasser sous l’œil, la faisant frémir sous mes lèvres.
– Tu vas bien ?
– Oui. Allez-y, entrez.
Je la devance et pose mes affaires. Elle vient se lover dans mes bras et je l’y
accueille avec plaisir. J’ai l’impression que la vie n’est réelle que quand elle
est près de moi. Elle me regarde et caresse mon visage.
– Vous avez l’air épuisé.
Je pose ma main sur la sienne et ferme les yeux quelques secondes. Elle dit
vrai, je suis épuisé. Mais elle n’est pas là pour s’occuper de moi. C’est
l’inverse. J’enlève sa main de mon visage tout en la gardant au creux de la
mienne.
– Au campus ?
– Oui, je suis étudiante.
Merde. Merde. Merde. Ce n’est pas censé arriver, ça. Mais comme elle
habite loin de la fac, elle est logiquement en dehors de mon périmètre. C’est
pour ça que Jena n’a pas tiqué. Il faut que je reste calme. Si elle m’avait déjà
vu, elle me l’aurait dit. Je ne tiens pas à ce que la rumeur se répande sur mon
campus. Avec de la chance, le sien est assez éloigné. Mais il va falloir que je
sois vigilant. On fait souvent des rencontres intercampus et ce serait vraiment
très gênant.
Je lui tends la main, qu’elle saisit, et l’approche un peu de moi. Elle baisse
les yeux, c’est une habitude chez elle, j’ai l’impression. Je relève son menton
pour la forcer à me regarder.
Elle hoche timidement la tête et elle a de nouveau l’air si fragile. J’ai envie
de l’embrasser et d’engloutir son chagrin mais je sens que ce serait déjà aller
trop loin pour elle. Peut-être qu’elle est vierge. Et que c’est pour ça qu’elle a
fait appel à notre agence. Pour passer le cap avant de s’ouvrir aux autres mecs.
Je n’arrive pas à la cerner, ça me rend fou. J’ai peur de faire quelque chose de
travers et de la perdre à tout jamais. L’angoisse me ronge dans l’attente
d’entendre sa voix.
– Ni juger, ni exiger ?
– Non. Jamais.
Elle ferme les yeux et pose son front contre mon torse. Je caresse ses
épaules le plus délicatement possible avec mes doigts. Sa peau frémit à mon
passage et j’ai envie de suivre les courbes de son corps avec mes lèvres. Je la
sens frêle et ses jambes semblent avoir du mal à la porter. Je l’enlace pour
l’emmener jusqu’au canapé.
Elle sourit. C’est un sourire timide mais c’est le premier. Son visage
s’illumine et la tristesse qui l’occupe habituellement cède un peu sa place.
Chapitre 15
Aleyna
Il est revenu. Plus tôt que prévu. Il a peut-être pris mon invitation pour un
ordre. Il a besoin de dormir, il a l’air tellement épuisé. J’ai pensé à le renvoyer.
Pourtant, dès qu’il m’a enlacée, mon côté égoïste a envahi tout mon côté
compatissant. Hors de question qu’il s’en aille.
– Aleyna, ça va ?
– De l’air, juste un peu d’air, s’il vous plaît.
– Déjà ?
– Oui, ils sont juste en bas et ils me livrent souvent. C’est ça d’être une
cliente fidèle. Je vais ouvrir.
– Bonsoir, mademoiselle Aleyna. Content de vous revoir. Je suis sûr que
depuis des jours vous ne vous nourrissez que de fruits ?
– Bonsoir Jaimie. En effet oui ! Merci d’avoir été aussi rapide. Vous mettez
ça sur ma note s’il vous plaît.
– Bien sûr mademoiselle. Bonne soirée.
– Désolé, j’ai un peu fait les placards. Qui sont plutôt vides d’ailleurs !
C’est normal, je ne suis pas chez moi alors j’ai amené le strict nécessaire.
– Vous avez bien fait. Je ne suis pas souvent ici alors c’est vrai que je suis
peu équipée.
– Je ne sais pas ce que tu aimes et tu ne m’as pas aidé à choisir, alors j’ai
pris un peu de tout.
Nous mangeons l’un contre l’autre tout en discutant. J’ai envie de lui poser
des milliers de questions mais je sais qu’il ne me révélera rien de personnel.
– Mais je ne le ferai pas. Je vous respecte ainsi que vos choix. Même si j’ai
envie d’en apprendre plus sur vous, je sais que vous n’êtes pas là pour ça.
Il soupire, d’un souffle triste et résigné. Il pose son repas, passe son bras
autour de mes épaules et m’attire contre lui.
Alec
Bordel, cette fille est un ange. Ses questions me touchent en plein cœur,
comme si elle pouvait lire en moi. Mais je ne veux pas l’emmener là-dedans.
Dans ces histoires de baise sordides. À quoi ça l’avancerait ?
Et surtout je ne veux pas qu’elle ait pitié de moi. Je veux juste prendre soin
d’elle, profiter de ces trois semaines pour veiller sur elle. Je ne saurais pas
l’expliquer, mais dès que je la vois, je ressens le besoin de la protéger, de la
rassurer et de la rendre plus heureuse.
Le doute s’immisce dans mon esprit. Et si cette fille était journaliste ? Si elle
enquêtait sur le phénomène ? Ça expliquerait pourquoi elle me repousse quand
les choses s’emballent. Merde ! Jena m’a déjà parlé de ces plans de merde.
Mais un forfait diamant ? Pour une enquête ? Non, ce n’est pas crédible, trop
cher et trop long, inutile en somme.
Ses yeux se mettent à briller comme si elle allait pleurer. Je vois de nouveau
cette souffrance dans son regard et ça me retourne les nerfs.
– Il y a quelque chose que tu ne me dis pas, Aleyna ?
– On a tous nos secrets.
– Aleyna ?
– S’il vous plaît, je ne peux pas…
Sa voix se brise et elle fond en larmes. Mon cœur est soudain trop à l’étroit
dans ma cage thoracique. Je la cale dans mes bras et la transporte jusqu’à la
chambre. Elle est si propre qu’on dirait qu’elle n’a jamais servi. C’est absurde,
je sais. Mais quand je la pose sur les draps de soie, on dirait qu’ils sont foulés
pour la première fois. Je m’allonge près d’elle et l’attire contre mon torse. Elle
pleure doucement, discrètement.
Elle hoche la tête et plonge son regard dans le mien. Elle comprend ce que
je lui dis et je sens qu’elle veut tenter de me faire confiance. Nos yeux ne se
lâchent pas et mon pouls s’accélère.
Je dégringole vers le pied du lit et pose mes lèvres sur son ventre. Je
recouvre son nombril avec ma bouche et remonte petit à petit vers sa poitrine
en prenant soin de ne pas oublier un seul espace de sa peau entre ces deux
points. Ses mains sont toujours dans mes cheveux et elle halète légèrement
sous mes baisers. Je sens qu’elle ne désapprouve pas mais elle ne se laisse pas
aller complètement.
Je roule sur le côté et m’appuie sur un coude. De ma main libre, j’attire son
visage vers le mien, ses lèvres me manquent déjà. Une fois bien en place, ma
main caresse le haut de sa poitrine. Je continue à l’embrasser durant de longues
minutes, espaçant chaque fois un peu plus le contact entre nos lèvres.
– Alec ?
– Oui, Aleyna ?
– Pourquoi je sens que vous êtes en train de mettre fin à ce moment ?
– Parce que c’est ce dont tu as envie.
– Mais je n’ai rien dit du tout.
– Ce n’est pas nécessaire. Je le sens.
– Vous n’avez pas envie de moi ? Vous avez besoin de quelque chose pour…
vous stimuler ?
– Oh Aleyna…
– Bien sûr que j’ai envie de toi. Crois-moi, mon corps est plus que stimulé
par ta seule présence. Et je fais de gros efforts pour ne pas assouvir mon désir.
– Mais pourquoi arrêter alors ? Je ne comprends pas.
– Parce que ce que je veux, ce n’est pas important si ça doit te faire du mal.
Si je continuais à te faire l’amour maintenant jusqu’au bout… ce serait comme
si je te forçais. Car tu n’as pas envie de ça ce soir. Et je te l’ai dit, je ne suis pas
là pour te faire souffrir, au contraire.
Cette fois-ci, c’est elle qui attire mes lèvres sur les siennes et son baiser
sonne comme un remerciement. En fait, il résonne jusque dans mon bas-ventre.
Nos corps se séparent et je me lève tant bien que mal.
– Vous partez ?
– Non, enfin sauf si c’est ce dont tu as envie.
– Non, restez.
– D’accord. Accorde-moi juste quelques minutes, OK ?
– Bien sûr. La salle de bains est au fond du couloir.
J’attrape mon sac au passage et file prendre une bonne douche glacée. En
sortant, j’enfile un nouveau caleçon et un short avant de la rejoindre. Elle a
enlevé ses chaussures et s’est faufilée sous les draps. Il fait sombre mais la
lueur de la lune éclaire la cascade de ses cheveux ondulés qui descendent sur
ses épaules et sur sa poitrine. Elle a changé de soutien-gorge pour une raison
que j’ignore. Peut-être est-il plus confortable pour la nuit. Il est plus simple que
l’autre et je la trouve encore plus belle ainsi. Plus attirante même. Merde,
redescends Alec ou la douche n’aura servi à rien. Ça aurait pu être pire, elle
aurait pu l’enlever et ne pas en remettre. Et là, adieu mes bonnes résolutions.
– Ça va ?
– Oui, très bien.
Je viens me glisser sous les draps près d’elle. Je m’allonge sur le dos et
l’invite à me rejoindre. Elle se glisse jusqu’à moi et m’enlace par la taille,
posant sa tête sur mon torse. Je passe mon bras autour d’elle et profite de cet
instant de bien-être. Je caresse ses cheveux et elle s’endort en quelques instants.
Je me sens si bien que mon corps se relâche et je sombre dans le sommeil sans
m’en apercevoir.
– Mon Dieu !
Elle se réveille en sursaut et bondit du lit comme un chat effrayé. Elle croise
mon regard et, affolée, ramasse la première chose qu’elle trouve pour se
couvrir. Elle recule contre le mur en croisant les bras devant sa poitrine et me
regarde, terrifiée.
Je saute à mon tour du lit pour la rejoindre mais elle continue à reculer
jusqu’à heurter le coin de la pièce.
– Non Alec, s’il vous plaît. Restez où vous êtes. Vous n’auriez pas dû voir
ça. Je… Bordel non, vous n’auriez pas dû.
Je lis la peur dans ses yeux et la confusion ainsi qu’une affreuse gêne.
Je glisse petit à petit vers elle et saisis sa main qui reste crispée contre sa
poitrine. Elle tremble de tout son corps et je sens qu’elle peut m’échapper à
chaque seconde qui passe. Nous restons ainsi quelques instants, j’essaie
d’effacer le masque de colère qui a envahi mon visage pour ne pas l’effrayer
mais je n’y parviens que médiocrement.
– Aleyna, tu n’as pas à avoir peur de moi. Laisse-moi voir s’il te plaît.
– Vous… Vous n’êtes pas… dégoûté ? Tout ce qui vous fait peur, c’est de
m’avoir blessée ?
– Viens là.
Elle se laisse glisser le long du mur pour être assise à côté de moi. Je
prends sa main tout en réfléchissant avant de parler.
– Ce qui me dégoûte, c’est de voir avec quelle violence s’est acharné celui
qui t’a fait ça. Pourquoi tu m’as laissé m’allonger sur toi alors que tout le haut
de ton corps doit te faire affreusement souffrir ? Pourquoi, Aleyna ?
Je ne peux pas la forcer. Je dois lui laisser le temps et l’aider au mieux. Mais
bordel, comment faire ? En cours, on a appris à reconnaître les signes de
maltraitance et on nous a enseigné à qui adresser les victimes pour qu’elles
soient prises en charge. Mais jamais on ne nous a expliqué ce qui se passait
après, quelles étaient les réelles solutions pour les aider.
Elle ouvre la porte. Elle s’est changée et a attaché ses cheveux. Elle passe sa
main sur ma joue et s’approche de moi.
Je l’attire contre moi et lui donne un baiser doux et passionné. À cet instant-
là, je sais que je viens de lui offrir une partie de mon âme. Peu importe ce qui
arrivera par la suite, je ne serai plus jamais le même.
Chapitre 17
Aleyna
J’aimerais lui dire que j’ai rencontré Alec. Qu’il m’apporte un peu de
lumière dans les ténèbres.
Alec… Son corps me manque déjà et pourtant je sais que je ne dois pas le
revoir. Je me suis laissée aller et il a vu ce que je cherche à tout prix à
dissimuler. Et il a commencé à poser des questions, à vouloir connaître le
responsable. Pourquoi est-ce qu’il a fait ça ? N’aurait-il pas pu faire ce
pourquoi je le paie et fermer sa gueule ?
Non mais à qui je veux faire croire ça ? S’il m’avait ignorée, cela m’aurait
fait plus mal encore que les coups portés par E. Il a été si doux avec moi, si
attentionné. Il a été à l’écoute de mes besoins, de mes envies. Ses baisers ont
brûlé ma peau de désir et pourtant je ne me sentais pas prête à aller plus loin.
Pas après ce que m’a fait subir E. Malgré cela, je n’osais rien dire à Alec, lui
expliquer le pourquoi du comment aurait été trop pénible. Et là, sans que
j’émette le moindre son, il a compris. Il s’est arrêté, sans penser à satisfaire ses
propres pulsions. Et il m’a seulement serrée dans ses bras toute la nuit. Quelle
sensation agréable.
Je dois me ressaisir. Je ne peux pas être attirée par Alec. Croire à un avenir
avec lui, ce serait comme croire à l’union d’un prince et d’une roturière.
– Oui ?
– Je n’ai pas pu te joindre depuis hier !
– Je me suis couchée tôt et j’ai passé la journée au campus. Je n’ai pas
beaucoup de temps, je passe la soirée avec ta sœur.
– Je sais oui. Je l’ai eue au téléphone tout à l’heure. Elle m’a dit que vous
faisiez une soirée tranquille à la maison entre filles. N’éteins plus ton
téléphone Aleyna.
– Pourquoi tu ne me laisses pas un peu respirer ?
– Parce que tu es ma petite amie et que je ne veux pas te perdre.
– Je serai avec Emmy.
– Peu importe. Si j’ai envie de t’envoyer des messages, j’ai besoin que ton
téléphone reste allumé. Ta photo d’hier soir m’a rendu dingue et quand j’ai
voulu t’appeler, c’était impossible. Je ne vais pas pouvoir tenir longtemps sans
te voir. Tu sais ce que ça donne quand je n’ai pas très vite ce que je veux.
Je ferme les yeux, tâchant de contrôler les images qui affluent dans mon
esprit.
– Pourquoi tu ne me laisses pas un peu tranquille ? J’en peux plus de tout ça.
– Il ne tient qu’à toi que ça cesse. Mais tu t’obstines à tout faire pour me
contrarier. Il faut qu’on se voie dès que possible. Ne me fais pas attendre
indéfiniment. Et surtout ne me force pas à rater des jours de cours pour venir
te rappeler à mon bon souvenir.
J’entends des voix derrière lui, ses abrutis de copains qui le prennent pour
un dieu vivant et qui l’appellent pour sortir. Il soupire profondément et je sens
qu’il est en colère.
Elle me met en attente et j’entends qu’on me transfère sur une autre ligne.
Un mensonge, vite.
– Pour ne rien vous cacher, mon conjoint va rentrer beaucoup plus tôt que
prévu. C’est un peu gênant.
Je me laisse tomber au pied du lit en serrant son tee-shirt contre mon cœur.
Un vide abyssal vient de s’y installer. Le fait de savoir qu’il ne me prendra plus
dans ses bras est une souffrance qui me paralyse presque totalement. Mais je ne
peux décemment pas lui imposer cela. Et trois semaines à ses côtés auraient
rendu la séparation encore plus difficile. Il aura son argent et quinze jours de
congé. Et en plus, il se sera débarrassé du fardeau que je représente.
Je sais que je lui ai rendu service.
Chapitre 18
Alec
Je suis allongé sur mon lit, le bras sur les yeux. J’ai fait des recherches sur
les violences familiales. Et ça ne m’a rien appris. À part que la violence est
partout. Et que ce sont bien des marques de ceinture que j’ai vues sur son
corps. Je n’arrive pas à sortir tout ça de ma tête.
– Salut mec ! Bah alors t’es encore au pieu ? Ta migraine n’est pas passée ?
– J’ai pas la migraine Erwin ! Pour qui tu me prends bordel ?
– J’en sais rien moi, t’es tout chose depuis ce matin ! T’as tes règles ?
Il me regarde fixement et vient s’asseoir au pied de mon lit. Il n’a pas l’air
en colère. Ce qui est plutôt étrange vu les circonstances.
– Écoute Alec, tu sais que si ça n’avait pas été toi, j’aurais dévissé la tête du
mec qui aurait osé me jeter un truc aussi pourri à la gueule.
– Te gêne pas mon pote.
– Tu es mon meilleur ami Alec. Bordel, je m’inquiète pour toi. Je sais que
ça fait nana ce que je vais dire mais je ne te reconnais plus depuis quelque
temps. Tu sais que si t’as des emmerdes, tu peux m’en parler ?
– Oui je sais et je te remercie pour ça. Vraiment.
– OK, je vois. T’es pas prêt à lâcher le morceau ?
– Désolé.
– Pas de souci. Je vais me doucher. Tu m’accompagnes ce soir ?
– Je ne crois pas, non.
– Réfléchis !
Il vient tout juste de rentrer dans la salle de bains quand mon portable sonne.
Mon mauvais pressentiment se transforme en véritable angoisse quand je vois
le numéro de Jena apparaître.
Son conjoint ? Quel conjoint ? Y a aucune photo de lui chez elle, c’est une
blague ? Bordel, c’est à cause des marques. Je lui ai fait peur. Merde.
– Alec ?
– Ouais ?
– Qu’est-ce que t’as à la fin ? Tous les mecs ici rêveraient de vivre ça ! Tu
vas être payé une fortune pour avoir bossé seulement deux jours.
– Ouais c’est super Jena. À plus.
Je me lève et arpente la pièce. Je cherche une solution mais n’en trouve pas.
Je ne peux pas la joindre, c’est contraire au règlement. Et si elle se plaint, je
vais perdre mon boulot et alors là, adieu mes études et ma carrière. Mais il faut
que je lui parle. Merde. Je suis en train de devenir fou. Erwin sort de la douche,
une serviette sur les hanches.
– Écoute mon pote, je ne sais pas quel est ton problème, mais visiblement ce
n’est pas ce soir que tu vas le régler. Sors avec moi, ça te fera du bien de te
laisser un peu aller. Tu y verras plus clair demain.
– Tu sais quoi ? T’as raison. J’ai besoin de penser à autre chose. Allons à
cette soirée !
Chapitre 19
Aleyna
Je secoue la tête pour chasser Alec de mes pensées. Il faut vraiment que
j’arrête de prendre mes rêves pour la réalité. La vie ne marche pas comme
dans un conte de fées. Et la mienne en est particulièrement loin. Je sais que je
ne vais pas pouvoir repousser indéfiniment les demandes d’E ou alors il me le
fera payer très cher. Mais l’idée d’aller le voir me donne la nausée et me
tétanise.
Nous partons bras dessus bras dessous en ricanant comme des adolescentes.
Nous croisons de nombreux groupes d’étudiants qui courent en tous sens.
L’humeur est festive en cette fin de semaine et cela fait vraiment du bien de se
sentir presque normale.
Elle rit de bon cœur et marche un peu plus vite, m’entraînant à sa suite.
– J’ai croisé un beau jeune homme à plusieurs reprises sur notre campus.
– Sérieusement ? Tu as croisé un beau jeune homme ? Sur notre campus ?
Incroyable, cette révélation.
– Vas-y moque toi ! Écoute, je sais que c’est ridicule mais il m’attire ce mec,
je sais pas pourquoi.
– Tu lui as déjà parlé ? Comment il s’appelle ?
– Je n’en sais rien du tout.
– Oh… Emmy !
– De toute façon tu ne l’aimeras pas. Comme d’habitude.
– Je t’en prie Emmy, je veux juste que tu trouves un mec bien.
Nous sommes arrivées au campus voisin. Alors que le nôtre regroupe les
littéraires, journalistes et autres adeptes du support papier, celui-là vise les
hautes sphères de notre société : médecins, traders et futurs patrons de
multinationales. C’est là qu’étudie E. Enfin qu’il étudiait. Ses notes
exceptionnelles lui ont permis d’intégrer un cursus spécial pour quelques mois
afin de se perfectionner. Il terminera l’année scolaire ici, à quelques centaines
de mètres de moi.
Nous sommes entrées et la soirée bat son plein, la musique résonne et tout
le monde s’amuse. Je me concentre pour tenter d’en profiter. Emmy me traîne
sur la piste de danse et nous nous agitons en parfaite harmonie. La musique
tape dans ma tête au rythme des battements de mon cœur. Je ferme les yeux et
décide d’oublier tout pour quelques minutes.
Chapitre 20
Alec
Nous sommes posés dans les gradins avec Erwin et d’autres amis. Les
bouteilles et les joints circulent et j’ai presque l’impression que rien n’a
changé depuis le lycée. Même si ce n’est qu’une illusion, c’est un moment
agréable. Soudain, je fixe mes amis un par un et j’imagine leur réaction s’ils
venaient à apprendre ce que je fais de mon temps libre. Ils seraient dégoûtés. Et
qui pourrait le leur reprocher ? Je me dégoûte moi-même. J’avale une rasade
de je ne sais quel mélange d’alcool. Génial, voilà que je me mets à me
comporter comme mon père maintenant. Je pose cette saloperie de bouteille au
sol et me lève promptement.
– Alec, ça va ?
– Ouais. J’ai juste besoin de me prendre cinq minutes.
– Alec ?
– Bonsoir Aleyna.
– Qu’est-ce qui se passe, vous aviez quelque chose à me demander ?
– Pourquoi, Aleyna ?
– Où es-tu, Aleyna ?
– Je suis là.
Quoi ? Ce n’est pas un mensonge. J’oublie juste de lui préciser que moi
aussi je suis étudiant.
– Comment tu m’as vu ?
– Je ne vous entendais pas bien alors je suis venue ici pour trouver un peu
de calme.
Elle s’assoit près de moi sur une souche d’arbre. Un vent léger amène son
parfum jusqu’à moi et je me sens légèrement défaillir.
Elle se prend la tête entre les mains et semble réfléchir. Elle ouvre la bouche
à plusieurs reprises avant de se reprendre. Je décide de venir m’asseoir à ses
côtés.
– Est-ce que j’ai fait ou dit quelque chose qui t’a blessée ?
– Non, pas du tout. Je me suis juste rendu compte que j’avais fait une erreur
en vous impliquant dans ma vie. Je ne pensais pas que les choses iraient en ce
sens.
– Tu n’es pas obligée de m’impliquer si tu ne le souhaites pas. Je ne voulais
pas t’effrayer en te questionnant sur ces marques, ni te mettre une quelconque
pression.
– Alec, c’est moi qui ne vous comprends pas. J’ai réglé ce que je vous
devais, vous n’avez plus aucune raison de faire attention à moi. Je vous jure
que je n’ai rien dit à votre responsable qui puisse vous mettre en porte-à-faux.
Vous pouvez m’oublier, vous n’avez plus à faire semblant.
Je suis blessé de ces mots, blessé qu’elle puisse penser cela. Je ne sais pas
quoi répondre alors je bascule son visage vers moi et dépose un baiser léger
sur ses lèvres, presque irréel.
– Bon sang, Aleyna, ne t’est-il pas venu à l’esprit, ne serait-ce qu’un seul
instant, que je puisse tenir à toi ? Et que j’aie envie d’être près de toi sans ces
histoires de fric et de contrats ?
Elle détourne le regard mais je vois une larme rouler sur sa joue.
– Ce n’est qu’un songe, Alec. Vous ne pouvez pas être attiré par moi. Vous
êtes si pur et si beau, si doux. Je ne vous mérite pas. Je ne vous mériterai
jamais.
– N’as-tu donc aucune estime de toi pour me tenir de tels propos, Aleyna ?
Je ne veux plus jamais t’entendre dire des choses pareilles, tu m’entends ?
– Mais c’est la vérité.
– Oh Aleyna ! Qui a pu te mettre des pensées aussi sordides dans la tête ? Tu
mérites tout ce qu’un homme peut offrir, crois-moi.
Elle se lève précipitamment et s’éloigne d’un pas vif. Je lui attrape le bras à
la volée et la colle contre moi. Elle éclate en sanglots et je la serre un peu plus
fort en lui caressant les cheveux.
Je la sens hésiter dans mes bras et je dépose un baiser dans ses cheveux.
Elle s’est hissée sur la pointe des pieds pour déposer un baiser sur mes
lèvres et le bonheur a envahi tout mon être. Cet instant si imprévisible, comme
si le destin s’acharnait à nous rapprocher. Pour une fois, j’ai presque envie de
croire à une entité supérieure. Nous nous mettons d’accord pour nous
retrouver dans quinze minutes, le temps d’informer nos amis respectifs de
notre départ. Erwin n’est pas étonné de me voir partir. Il émet quelques
insinuations sur mon sourire béat et sait que je pars avec une fille. Ça
m’arrivait souvent auparavant. Seulement, cette fois-ci, tout est différent.
Chapitre 21
Aleyna
J’ai dû ensuite lutter pour ne pas prendre mes jambes à mon cou en
l’entendant dire qu’il voulait passer du temps avec moi, juste parce qu’il tenait
à moi. Je refuse de croire à une ineptie pareille. Pourtant, je l’ai laissé me
convaincre de rester près de moi encore quelques jours. Sa voix qui murmure
à mon oreille, ses mains qui caressent mes cheveux, tout en lui brouille mes
idées. Je sais bien que s’il insiste tant c’est sûrement pour me convaincre de
renouveler son contrat et de se faire encore plus d’argent, mais ça m’est égal.
J’ai l’habitude qu’on se serve de moi, alors si, pour une fois, je peux en retirer
un peu de sérénité, je ne vais pas m’en priver.
– Aleyna ?
– Alec !
– Je ne sais pas à quoi tu songes mais tu es passée devant moi sans me voir.
Tout va bien ?
– Oui. J’avais la tête ailleurs, c’est tout. On va chez moi ?
– Si tu veux oui. Mais je ne peux pas t’emmener, je suis à moto et j’ai trop
bu pour conduire.
– Vous n’avez pas l’air ivre.
Je fais passer mon album à la piste suivante et Man Down envahit nos
oreilles.
Bon sang, j’adore quand il fait ça. Tout est si différent entre ses bras,
comme si je m’éveillais enfin à la vie. Il prend le contrôle de mes lèvres sans
pour autant me dominer, cherchant juste à connecter nos deux corps. Je
m’abandonne à son baiser, m’accrochant à ses épaules comme si ma vie en
dépendait. Je ne veux pas que cet instant s’efface, alors j’appuie ma bouche
plus fortement sur la sienne afin qu’elle s’y imprime pour toujours.
J’ai le souffle court et suis en manque de mots pour faire une phrase
cohérente. Ma seule réponse consiste alors à déboutonner son pantalon et à y
faufiler ma main pour le caresser à travers son caleçon.
– Oh Aleyna…
Mon corps ondule sous sa main pour l’aider à m’en débarrasser et c’est
seulement à ce moment que je remarque que je ne porte plus mes chaussures,
sans parvenir à me souvenir du moment où c’est arrivé. Sa main se pose sur
mon intimité qui est plus que ravie de cette intervention masculine. Ses doigts
s’immiscent en moi, si adroitement que je commence à être saisie de spasmes
dans le bas du ventre. Rien de douloureux, bien au contraire.
Sa tête se niche dans le creux de mon cou et je l’enlace, caressant son dos de
mes doigts. Il ne bouge quasiment pas et j’ai envie qu’il reste là. Sa chaleur
m’enveloppe d’un cocon rassurant et enivrant. Je voudrais le remercier de ce
moment qu’il m’a accordé mais je ne peux pas parler. Un miracle vient de
s’accomplir. Mon corps s’est uni avec celui d’un homme et je n’ai ressenti
aucune douleur, aucune souffrance physique, uniquement du plaisir. Encore et
encore. Alec remue doucement et saisit ma bouche dans la sienne avant de
frotter son menton sur ma joue.
– Ça va ?
Je hoche la tête et lui rends son baiser, me noyant au passage dans son
regard vert bordé par ses grands cils. Il se glisse hors de moi et m’enroule
sous un drap avant de se lever. Il se penche pour m’embrasser de nouveau
avant de s’éloigner.
– Je reviens vite.
Alec
L’eau coule sur mon visage et j’ai l’impression de la sentir de façon plus
intense qu’auparavant. Avant cette nuit, je veux dire. Tous mes sens se sont
éveillés au contact du désir d’Aleyna.
Bon sang…
J’ai envie de rester près d’elle cette nuit, et celle d’après et toutes celles
qu’elle m’offrira. Je sors de la douche et me regarde dans le miroir. Mes yeux
brillent d’une lueur que je ne leur connais pas et que je ne saurais nommer.
J’entends de l’eau claquer sur le sol dans une pièce voisine. Une deuxième
salle de bains, évidemment. Cet appartement est presque aussi grand que la
maison de mes parents. Enfin de ma mère. Voilà comment me remettre les
pieds sur terre rapidement. Je ne peux pas m’attacher à elle. Ce que nous
vivons n’est sûrement qu’un caprice de plus d’une fille de riches qui veut
échapper à la violence de son père tout-puissant. Qu’importe, qu’elle se serve
de moi autant qu’elle le souhaite, je compte profiter de chaque instant autant
que possible, avant qu’elle se lasse de moi. Une sonnerie de téléphone chasse
mes tergiversations. J’enfile un boxer et un tee-shirt et pars à la recherche
d’eau.
J’entends alors Aleyna qui a répondu à son téléphone. Et elle n’a pas l’air
ravie.
–Tu sais l’heure qu’il est ? Plus de cinq heures trente du mat’, t’es malade ?
Qu’est-ce que tu veux ?
Je me guide au son de sa voix, elle est dans une pièce assez étriquée, au fond
de l’appartement, que je n’avais jamais remarquée. La porte est légèrement
entrouverte et je l’aperçois, enroulée dans une serviette blanche. Elle a relevé
ses cheveux et me tourne le dos.
– Tu es sûre que tout va bien ? Dis-le-moi si j’ai fait quelque chose qui t’a
blessé.
– Non, pas du tout. Je vais bien, je suis juste un peu fatiguée.
Elle rit, de ce rire que je ne me lasse pas d’entendre. Je la serre un peu plus
fort contre moi et elle glisse sa main dans la mienne. Je voudrais que le temps
cesse de s’égrener, au moins pour quelques heures. Que nous puissions
profiter de ce moment avant de rejoindre la vie réelle.
– Sérieusement Alec, vous ne savez pas où vous mettez les pieds. Je n’ai pas
envie qu’il vous arrive quoi que ce soit par ma faute.
– Aleyna ?
– Cessez donc de prendre cet air inquiet. J’ai un cours, c’est tout.
– Un samedi ? C’est légal ça ? Et si tu restais avec moi plutôt ?
Je me penche dans son cou et mordille le lobe de son oreille. Elle se laisse
aller contre moi en soupirant.
– Alec… Je dois aller à ce cours. Nous nous retrouvons pour préparer notre
intervention de cette après-midi.
– Tu ne m’as pas dit ce que tu faisais comme études. Puis-je frôler l’espoir
d’être en ta compagnie pour le déjeuner ?
– Désolée, je passe le déjeuner en classe également. On va sûrement
grignoter en travaillant.
– C’est vraiment indécent de m’obliger à être loin de toi si longtemps.
– Alec…
Sa voix est suppliante, je sens qu’elle sur le point de me céder mais il serait
égoïste de ma part de la priver de ses cours. Au prix d’un effort douloureux, je
me détache d’elle et replace une de ses mèches derrière son oreille.
Son message me chamboule, j’essaie d’imaginer ce que son père peut lui
faire subir et cela me replonge dans mes propres angoisses. Je décroche mon
téléphone, saisi d’une urgente pulsion.
– Oui allô ?
– Bonjour Maman. Comment vas-tu ?
– Alec ! Je suis contente de t’entendre, mon chéri. Cela fait longtemps qu’on
ne s’est pas parlé…
– Je sais oui. Je suis désolé. Les cours me prennent beaucoup de temps. Je
passerai te voir bientôt, j’avais juste besoin d’entendre ta voix pour savoir si
tout allait bien pour toi.
– Oui ne t’en fais pas, je vais très bien. Je serai ravie de te voir.
– D’accord, on se tient au courant. À plus tard.
– À bientôt Alec, je t’aime.
J’ai raccroché. Cela fait des années que je n’ai plus prononcé les mots
qu’elle attend. Bien sûr que je l’aime, seulement je ne peux pas le dire, voilà
tout.
Chapitre 23
Aleyna
– Salut ma belle !
– Salut Emmy ! Comment vas-tu ?
– Plutôt bien. Tu crois qu’on pourrait se voir ?
– Je viens d’arriver au campus.
– Ah oui c’est vrai, c’est le grand jour ! Merde, quelle conne, j’avais oublié
que c’était aujourd’hui.
– Oh je t’en prie, c’est juste une lecture. De quoi tu veux me parler ?
– De quelque chose qui ne se raconte pas au téléphone.
– Oh Emmy, je sens que tu n’as pas dormi chez Kate.
– Je suis démasquée. Écoute, je ne vais pas te déranger plus longtemps, tu
m’engueuleras plus tard. Gros bisous
Argh, je n’ai pas le temps de lui soutirer plus d’informations, elle a déjà
raccroché. Je m’apprête à sortir de ma voiture quand mon téléphone sonne de
nouveau.
– Je vais en cours.
– Bonjour à toi aussi mon amour.
– Je suis étonnée que tu sois déjà levé !
– Tu sais que je récupère vite. J’ai vu dans mon journal d’appels que je
t’avais eue au milieu de la nuit.
– Tu étais trop ivre pour t’en souvenir ? Tu m’as réveillée, hurlé dessus et
traitée de tous les noms.
– Je suis certain que tu exagères mon amour. Comment était votre soirée
avec Emmy ?
– Comme une soirée entre meilleures amies.
– Arrête d’éluder mes questions, je veux savoir ce que vous avez fait.
– On a discuté, regardé des comédies romantiques et dormi. Satisfait ?
– Pas en ce moment, non. Aleyna, je n’arrête pas de penser à toi. Nous
n’avons jamais été séparés aussi longtemps. Tu me manques tellement. J’ai
envie de caresser ta peau, de l’embrasser, de…
– Ferme-la ! La dernière fois qu’on s’est vus, tu m’as séquestrée chez nous
pendant trois jours. Tu m’as frappée si fort que j’en porte encore les marques.
Alors arrête de me dire que je te manque. Ce qui te manque c’est le fait de me
contrôler et de me dominer. Au fond, ce qui te rend fou, c’est de ne plus
pouvoir gérer la moindre seconde de ma vie, avoue-le !
– Bordel, qu’est-ce qui te prend de me parler comme ça ? Crois-moi, vu ta
façon de te comporter depuis que je suis parti, les derniers jours que nous
avons passés ensemble te paraîtront bien doux en comparaison de ceux que
nous vivrons bientôt.
– Bonjour professeur.
– Aleyna, excuse-moi, je ne voulais pas t’effrayer.
– Ça ne fait rien, j’ai juste été surprise.
– Tout va bien ? Je te trouve un peu pâle.
– Oui ça va. La nuit a été courte. Et vous ? Où ça en est avec votre fils ?
– J’ai écouté tes conseils Aleyna et j’ai cessé de le harceler.
– Est-ce que ça a été payant ?
– Je crois oui, il m’a appelée ce matin et nous devons nous voir très
prochainement.
– Je suis contente pour vous, vraiment.
– Je te répète ce que je t’ai déjà dit, mais si tu as besoin de quoi que ce soit,
n’hésite pas. Toi et moi, nous savons que quelque chose ne va pas dans ta vie et
je comprends que tu puisses avoir du mal à te confier ; mais je ne voudrais pas
qu’il t’arrive quelque chose.
– Merci professeur, votre sollicitude me touche beaucoup.
Nous sommes arrivées à la porte de la salle. Elle serre furtivement mon
épaule, me lance un regard entendu avant d’entrer. Bon sang, cette femme est
vraiment…
Je n’en sais rien, on s’est tout de suite plu. On a passé des heures ensemble,
en dehors des cours, autour d’un café. Au début, on échangeait sur nos
lectures, nos auteurs préférés et petit à petit, on s’est mises à parler de nos vies.
Quand elle a été absente plusieurs semaines, je suis allée chez elle et elle
m’a confié avoir des problèmes de famille et des difficultés à communiquer
avec son fils.
Elle n’est pas rentrée dans les détails mais j’ai senti sa peine et l’amour
qu’elle avait pour lui.
Alec
Mon portable vibre dans la poche de mon jean. Aleyna. Elle m’invite à la
rejoindre cette après-midi au Magestic’s. C’est un lieu public, merde. Il est hors
de question qu’on nous voie ensemble. On nous poserait trop de questions, et
puis nous ne sommes pas un couple, je ne dois pas l’oublier.
Il me reste deux heures à tuer. Je me décide à sortir pour aller prendre l’air
et manger un peu. Une fois fait, je marche tranquillement vers le Magestic’s. Il
fait trop beau pour emprunter les transports en commun.
J’arrive à la librairie café et suis étonné devant la foule qui s’y presse. Je me
faufile à l’intérieur après avoir enfoncé ma casquette sur ma tête et m’installe
au fond avant de commander un café. De l’extérieur, il y a des chances pour
qu’on me prenne pour un pervers de voyeur venu se rincer l’œil sur les jeunes
étudiantes. J’enlève mon blouson histoire d’avoir l’air moins aux aguets. Je
remarque des gens attroupés de l’autre côté de la salle, ils ont amené de quoi
prendre des notes et beaucoup de dépliants s’étalent sur leurs tables. Leur
conversation cesse lorsque le premier étudiant entame sa lecture. Je ne l’écoute
que distraitement, ayant les yeux rivés sur Aleyna. Elle se tient un peu à l’écart,
discutant avec deux autres filles. Elle me tourne le dos mais je peux admirer
ses longs cheveux bouger au rythme de ses paroles. Une envie soudaine de
passer mes mains dedans me saisit. Bon sang, elle me fait un tel effet que j’en
ai presque peur. Ce sont des ressentis que je n’ai jamais connus même si, bien
sûr, j’ai déjà été attiré par de jolies filles. Mais c’était purement bestial, pour le
sexe. Alors que là, j’ai envie de tellement plus avec elle. Comment je suis censé
me dépatouiller de ça ? Fait chier.
J’inspire profondément avant de boire une gorgée de mon café qui est
complètement froid. Super. Je rive mon regard vers l’étudiante qui est en train
de parler et me rend compte que ce ne sont pas des lectures de livres mais
plutôt de poèmes. Ou de choses qui y ressemblent, je ne suis pas expert du
genre. Lorsque Aleyna se glisse derrière le pupitre, mon cœur bat un peu plus
vite. Elle a l’air soudain si fragile. Je peux la voir inspirer profondément avant
de se lancer.
Les mains tremblantes, elle sort une feuille qu’elle se met à lire.
La salle est silencieuse et son regard troublé s’est posé sur moi. J’ai envie
de courir la rejoindre pour l’embrasser. Des applaudissements retentissent
dans la salle et les gens se lèvent à la rencontre des étudiants. J’enfile mes
lunettes de soleil pour dissimuler mes émotions. Tu parles d’un dur.
Dites-moi que j’hallucine et que ce n’est pas vraiment elle qui vient de
s’asseoir à ma table.
Alors que j’enlevais mes lunettes et reprenais du café pour me donner une
contenance, je manque de m’étrangler.
Mon visage doit être si rouge qu’il doit sembler sur le point d’exploser.
Pourtant, je ne peux m’empêcher de sourire. La situation a beau être détestable,
cela semble beaucoup amuser ma mère. Et cela faisait un moment que je ne
l’avais pas vue si insouciante. Je lui dépose une bise furtive sur la joue. En
relevant la tête, Aleyna est debout devant nous, les yeux écarquillés. Je décide
de prendre les devants afin d’éviter la catastrophe.
Mon compliment lui arrache un faible sourire même si je sens qu’elle est en
proie à de virulentes émotions.
– Merci. Je ne l’ai écrit que récemment. Je devais lire autre chose mais ça
m’a paru plus cohérent.
À peine dans le salon, je l’attire contre moi et lui retire sa veste. J’embrasse
son cou et sa poitrine à travers son tee-shirt. Une envie irrépressible de lui
faire l’amour dicte mes gestes. Je remonte la tête pour saisir sa bouche et tout
en jouant avec ses lèvres, je la pousse contre le mur le plus proche. Je saisis
ses mains et les plaque contre le papier peint tout en l’embrassant avec force et
puissance. Bon sang, j’ai tellement envie d’elle. N’y tenant plus, je la déleste de
son tee-shirt et m’agenouille devant elle. J’embrasse son ventre, entourant son
nombril de ma bouche. Elle plonge ses mains dans mes cheveux et mon sexe
est soudain trop à l’étroit dans mon pantalon. Bordel, j’adore quand elle fait ça.
Je détache mon pantalon tout en continuant à l’embrasser. Ma langue remonte
vers sa poitrine que j’explore minutieusement après avoir enlevé son soutien-
gorge. Ses mains tentent de relever ma tête mais je me sens prêt à exploser.
Jamais mon désir n’était monté aussi vite, la merde. Je déboutonne son
pantalon mais ses mains m’arrêtent.
Elle hoche la tête et je comprends dans son regard que je ne peux pas me
permettre de faire n’importe quoi. Je la ramène au centre du salon et l’allonge
par terre, sur un magnifique tapis.
Le soleil inonde son corps et elle croise les bras sur sa poitrine.
– Ces marques font partie de toi, Aleyna. Laisse-moi apaiser un peu tes
blessures.
Je m’allonge contre elle et suce la peau de son cou, désireux d’y laisser
l’empreinte de mes lèvres. Ses mains glissent sous mon tee-shirt, qu’elle me
retire. Elle se met à caresser chaque muscle de mon dos pendant que je
continue de l’embrasser. Elle halète et je sens son désir grandir. Ma main glisse
doucement jusqu’au bas de son ventre. Cette fois-ci, elle ne m’arrête pas. Je
détache ma bouche de son corps pour lui retirer son pantalon. J’embrasse alors
ses mollets, puis ses cuisses. Je remonte jusqu’à l’aine et la caresse longuement
avant de me diriger plus haut. Je fais glisser sa culotte pour lui enlever et pose
ma main entre ses jambes. Je suis bien décidé à prendre mon temps et à
m’occuper d’elle pour lui donner le plus de plaisir possible. Je la caresse un
long moment avant d’y poser mes lèvres.
Je l’attire un peu plus contre moi et, enroulant mes jambes dans les siennes,
la pénètre doucement. Mon souffle se fait court. Sa chaleur m’enveloppe et les
vibrations qu’elle m’envoie retentissent jusque dans ma tête. J’aime être en
elle. D’habitude je ne ressens qu’une sensation de contrôle et de virilité mais
là, c’est bien plus fort. Elle s’abandonne à moi et me fait confiance. Le plaisir
charnel mêlé à cette sensation de bien-être profond me fait atteindre le
paroxysme de mon plaisir et ma jouissance se déverse. Je la serre contre moi
et retrouve le chemin de sa bouche.
Aleyna
Il attrape doucement mon bras, m’attire vers lui et me fait basculer sur ses
genoux.
Je peine à croire que l’on ait vraiment cette conversation. Le fait d’avoir
mon visage contre son torse et de ne pas le regarder dans les yeux m’aide à
garder un semblant de calme. J’ai le sentiment étrange de pouvoir lui confier
tout ce qui me passe par la tête, mais je sais que je ne peux pas. Il semble me
connaître si bien que c’en est presque effrayant.
– Aleyna ? Tu dois me dire s’il y a des choses que tu ne veux pas faire. C’est
ton corps et même si je meurs d’envie de l’explorer de toutes les façons
possibles, ce n’est pas à moi de décider. Ton corps, ta vie, tes décisions.
Ses paroles me touchent en plein cœur. Comment peut-il me dire cela ? Moi
qui suis la chose d’E depuis si longtemps. Plus rien ne m’appartient, et surtout
pas mon corps. Au souvenir des derniers jours qu’il m’a fait endurer, ma
gorge se serre.
– Aleyna ?
Sa voix est inquiète et il s’est mis à caresser mes cheveux d’une façon si
tendre que mon corps est tiraillé entre douleur et plaisir, les paroles d’E
revenant sans cesse me narguer.
– Quoi que tu décides, je respecterai tes choix, Aleyna. Réponds-moi s’il te
plaît. Ton silence m’angoisse à un point que tu n’imagines pas.
– Je ne sais pas quoi répondre.
Je bouge entre ses bras pour relever la tête et attraper ses lèvres. Je
l’embrasse presque timidement et pose ma joue contre la sienne. Il resserre son
étreinte contre moi et soupire doucement.
– Je sens que tu souffres et je déteste ça. Je ne sais pas quoi faire, ni quoi
dire pour t’aider. Je ne veux pas te harceler avec mes questions et pourtant j’ai
envie de tout savoir sur ces horreurs qui te hantent.
– Je ne peux pas… Je suis désolée…
Les larmes tentent de forcer mes yeux mais je ne les laisserai pas céder. Je
me lève, furieuse contre tous ces sentiments contradictoires qui provoquent
une tempête presque douloureuse dans ma tête. Alec est déjà debout devant
moi, à caresser ma joue.
– Ne me fuis pas, Aleyna, s’il te plaît. Ce n’est pas grave si tu ne peux pas te
confier à moi sur ce qui te ronge. On va passer un accord. Je ne te pose plus de
questions si, de ton côté, tu me jures de me dire stop dès que je vais trop loin,
et que tu n’hésites pas à me parler si tu en as envie. Ça te va ?
– Oui.
Il soupire de nouveau et pose ses lèvres sur les miennes. Ses baisers sont
faits de velours et de chaleur et je me sens si bien dans ses bras.
Alec
– Alec, fous-toi pas de moi mais je crois bien que j’ai rencontré la femme
de ma vie.
– En deux jours ? Sérieusement ?
– Forcément ! Toi le Casanova, bourreau des cœurs, tu ne peux pas
comprendre.
– Te vexe pas Erwin, je suis désolé. T’as l’air vraiment sincère. Raconte-
moi tout.
– Ça fait plusieurs fois qu’on se croise à des soirées étudiantes et après que
tu m’as lâché vendredi soir, elle est venue me parler. On a dansé un peu et
ensuite on a fait le tour du campus en marchant. On a beaucoup discuté et elle a
passé le week-end ici.
– J’espère que vous ne vous êtes pas servis de mon lit !
– Alec !
– Désolé.
– Tu sais que je t’aime comme un frère mais depuis quelques semaines, je te
trouve vraiment bizarre. Tu sors tout le temps, t’es crevé et d’humeur
massacrante. T’as perdu ta joie de vivre et ça m’emmerde vraiment de te voir
comme ça. Même si j’avoue que depuis quelques jours, tu es… différent.
Et moi qui pensais qu’il ne verrait rien. Quel con. Je me penche vers lui et
lui donne une accolade.
– Tu sais quoi Erwin ? T’as raison, j’ai déconné. Je ne peux pas rentrer dans
les détails mais j’ai quelques complications dans ma vie en ce moment. Merci
d’être là. Et je suis heureux que tu aies rencontré une fille qui te correspond. Tu
la revois bientôt ?
– Probablement, oui. Elle étudie sur le campus voisin mais elle habite en
ville. Je sais ce que tu vas dire, « encore une gosse de riche », mais je t’assure
qu’elle n’est pas comme toutes ces bourgeoises arrogantes.
– Je veux bien te croire, oui. Tu l’as dit, je suis différent.
– Serait-ce une fille qui a créé ce changement ? Pourquoi tu ne me parles
pas d’elle ?
– Parce que c’est compliqué.
– Elle est mariée, ou un truc du genre ?
– Un truc du genre, ouais.
– Mais pourquoi t’enrôler dans une relation si compliquée si tu as déjà
d’autres soucis ?
– Parce que je tiens à elle, Erwin, et qu’elle en vaut la peine, vraiment.
Je n’ai pas vraiment besoin de prendre une douche mais j’ai envie de
quelques minutes pour réfléchir. Aleyna ne s’est toujours pas confiée à moi et
j’ai l’impression que je vais bientôt la perdre. Cette idée me provoque une telle
douleur dans le cœur que ça m’empêche soudain de respirer correctement.
Chapitre 27
Aleyna
Tout ça n’est pas réel. Tous ces mots, toute cette douceur, ça ne peut pas
m’arriver. Je sais que c’est impossible. Pourquoi fait-il ça ? Un homme comme
lui ne peut pas réellement être attiré par moi. Et je suis bien placée pour savoir
que les coups de foudre, ça n’existe pas. En tout cas, pas dans ma réalité. Je
n’aurais jamais dû craquer et le revoir. Dès qu’il est près de moi, je me
comporte comme une idiote. Ce que j’ai honte, bordel. Une affreuse pensée
émerge au plus profond de moi. Et si tout cela n’était qu’une manigance d’E ?
S’il avait fomenté cette histoire pour me piéger ? L’angoisse me saisit en
imaginant sa réaction. Je me force à inspirer et expirer pour retrouver mon
calme. Je suis vraiment en train de devenir dingue. C’est moi qui ai engagé
Alec, E n’a rien à voir là-dedans.
Que dois-je faire ? Tout est tellement plus simple quand je suis dans les bras
d’Alec, comme si tout le reste, autour, n’était qu’un cauchemar. Je m’allonge
sans conviction. Ma nuit est courte et chaotique, interrompue par mes
cauchemars et les messages d’E qui oscillent entre grossièretés et menaces. Je
pars donc en cours, une fois de plus, avec la mine décomposée. La matinée se
passe sans encombre et je déjeune avec Emmy lorsque je reçois un message
d’Alec.
C’est drôle, Emmy n’a jamais eu de mal à se trouver un mec mais jamais
elle ne me les a présentés. Enfin jamais de son plein gré. Elle a vraiment l’air
d’y tenir alors qu’elle le connaît seulement depuis deux jours. Tout ce que
j’espère, c’est qu’il sera respectueux avec elle.
Je m’en veux de le faire douter ainsi mais mon bon sens m’intime de ne pas
le revoir alors que mon cœur et mon corps sont irrésistiblement attirés vers
lui.
Merde, c’est vrai qu’il a l’air inquiet. Et moi je suis perdue. Je l’invite à
entrer et vais déposer mes affaires dans le bureau.
Il a installé ma main sur son cœur que je sens battre sous mes doigts. Les
larmes coulent de mes yeux malgré moi. Saloperies.
– Je ne vous mens pas, Alec. Je ne peux pas croire que vous puissiez tenir à
moi. Et même si c’était le cas, il y a tant de choses que vous ne savez pas. Je ne
veux pas vous infliger tous mes problèmes. Je ne sais pas comment me sortir
de cette impasse. J’envisage seulement depuis quelques semaines de m’en
relever. Tout ça, c’est trop compliqué à appréhender et je ne veux pas vous
impliquer. Ce serait égoïste. Je me rends bien compte que je dis n’importe quoi
et que vous n’y comprenez rien. Je crois qu’il serait mieux que vous partiez et
qu’on cesse de se voir.
Au lieu de s’en aller, il colle ses lèvres sur les miennes et m’embrasse
comme jamais encore il ne l’avait fait. Sa passion inonde mon corps de
crépitements et de chaleur. Il me libère et pose ce regard troublé sur moi
comme personne ne le fait.
Mes larmes redoublent d’intensité, ma bouche s’ouvre pour lui dire que je
veux qu’il parte et que je ne ressens rien pour lui mais je n’y arrive pas. Il me
serre alors contre lui et me berce doucement.
Cette fois-ci, c’est moi qui vais à la rencontre de sa bouche. Nous restons
enlacés un moment avant que l’alarme de mon téléphone nous sépare.
Dans ma valise, je choisis une robe bleu électrique qui me tombe au-dessus
des genoux. Alec m’observe du coin de l’œil, un sourire barrant son visage.
– Tu es magnifique.
– Aidez-moi à la fermer au lieu de raconter n’importe quoi.
Il glisse mes cheveux d’un côté afin de remonter la fermeture dans mon dos
et me fait pivoter.
– Avec cette tenue, il vaut mieux prendre ta voiture. Je ne voudrais pas que
tu abîmes ta robe sur mon bolide.
– Et quand vous aurez trop bu, je serai bien plus apte à conduire ma voiture.
Il rit, me saisit par les hanches et me plante un baiser sur le front.
– Aleyna ! Aleyna !
– Quoi ?
– Ton téléphone n’arrête pas de s’agiter.
Il secoue mon téléphone devant mes yeux, qui indique en effet plusieurs
messages dont le dernier affiche la photo d’Emmy.
– Qui est-ce ?
– Ma meilleure amie.
– On dirait qu’elle s’impatiente. On sera bientôt arrivés.
Le sourire aux lèvres, je lis à voix haute le message. Alec fait la moue.
– Tu vas déjà devoir me quitter, n’est-ce pas ? Même si je sais très bien que
nous n’aurions pas passé cette soirée ensemble.
– Je vais aller la tirer de ce mauvais pas et on se rejoint dans la foulée. Des
amis n’ont-ils pas le droit de passer une soirée ensemble ?
– Des amis intimes ?
– Disons qu’on omettra ce détail.
J’avance vers les cabines du fond où elle doit être réfugiée lorsque
j’entends la porte d’entrée claquer et se verrouiller. Un terrible malaise
m’envahit alors que je me retourne.
– Surprise ?
– Qu’est-ce que tu fais là ?
Il avance et moi je recule jusqu’à ce que mon dos heurte le mur et que je me
retrouve coincée.
– Qu’est-ce que tu croyais ? Que tu pouvais te tirer d’une fête avec un mec
sans que personne ne te voie ? Et utiliser ma sœur comme alibi ? Alors là
bravo, c’est très fort.
– C’est juste un ami. Élias, calme-toi. Rentrons à la maison et discutons.
– Non, je n’ai pas le temps. Je ne suis venu que pour t’apporter ce que tu
cherches et je dois ensuite rentrer aussitôt si je ne veux pas rater mes putains
d’examens demain.
– Tu la fermes, tu m’entends ?
Il me tire jusque dans une cabine et saisit mes poignets qu’il attache avec sa
ceinture aux tuyaux de la chasse d’eau.
Il sort son téléphone, l’installe dans l’angle de la porte sur les charnières
qui la maintiennent et me regarde comme si je le dégoûtais.
Il descend sa lame jusque sous mes hanches et tout en relevant ma robe sur
mon ventre, coupe les côtés de mon string avec son couteau. Inutile de préciser
qu’il agit sans délicatesse et qu’il ouvre ma peau au passage. Il range son
couteau dans sa poche arrière et déboutonne son pantalon. L’horreur de la
situation m’apparaît alors dans toute son amplitude.
– Élias, ne fais pas ça, je t’en supplie. Je t’en prie, je suis désolée. Mais ne
fais pas ça, par pitié.
Il enserre mon cou de sa main et me plaque contre le mur, tirant sur mes
bras qui prennent un angle anormal.
J’enfonce mes dents dans sa chair et c’est à son tour de crier. Pour me le
faire payer, il accélère ses mouvements et tape de plus en plus fort au fond de
moi. Je sanglote tellement que je n’ai plus de larmes. Je prie Dieu d’arrêter
cela mais ça dure encore et encore. Jusqu’à ce que ce salaud jouisse. Il retombe
contre moi, les bras ballants, sans se retirer. Il est en sueur et sa tête pend sur
mon épaule. Il halète comme un porc et mon estomac gronde violemment, au
bord de la rupture. La pièce tourne tellement que je ne sais plus si je suis
debout ou allongée, pendue au plafond ou attachée contre un mur. Enfin, il se
relève et se retire aussi brutalement qu’il est entré. Je l’entends fermer son
pantalon mais je ne peux pas le regarder. Son couteau coupe la ceinture qui
était trop serrée pour être défaite autrement et je m’écroule dans ses bras. Il
m’assoit sur le sol, dos au mur, et s’agenouille devant moi. Il soulève mon
menton et me fixe comme un sensei tentant d’inculquer une leçon à son
disciple.
Il écrase ses lèvres sur les miennes et ferme la porte des toilettes. J’entends
la deuxième porte claquer. Il est parti. Mon cerveau déraille et… je me
retourne pour vomir. J’ai tellement mal partout que je ne sais plus vraiment ce
que je fais là. En baissant le regard, je vois du sang sur mes cuisses et cette
simple vue arrive à me faire perdre connaissance.
Chapitre 28
Alec
Cela fait plus d’une demi-heure que je surveille mon téléphone. Aucune
nouvelle d’Aleyna. Je sais que je ne devrais pas m’impatienter, elle doit
discuter avec son amie. Pourtant, je me sens nerveux. J’enchaîne les cigarettes
à l’entrée du bâtiment, dévoré par l’inquiétude. J’inspire profondément, mon
comportement est ridicule, je n’ai aucune raison de paniquer. Pourtant, quand
mon téléphone sonne enfin, je me jette dessus. Mais ce n’est pas elle.
– Salut Erwin.
– T’es où ? Je te cherche partout.
– Pas dehors, apparemment ?
– Encore en train de fumer ?
– Ouais.
– Tu t’es brouillé avec ta belle inconnue ?
– Non mais je suis impatient de la retrouver, c’est tout.
– Bon, en attendant, on te rejoint.
– Enchanté, Emmy.
– Moi aussi, Alec. Erwin m’a beaucoup parlé de toi.
– Ne crois pas tout ce qu’il dit.
– Laisse-le tranquille. J’ai l’habitude avec ma meilleure amie, elle est tout le
temps dans la lune.
– Ne devais-tu pas me la présenter d’ailleurs ?
– Elle devrait déjà être là mais comme je n’ai pas mon téléphone, je ne peux
pas la joindre.
Mon cœur manque un battement. Elle n’a pas son téléphone ? Mais, et le
message qu’Aleyna a reçu dans la voiture ? J’ai cru que c’était un alibi qu’elles
avaient monté ensemble pour m’évincer. La panique enlace mes entrailles.
– Aleyna ? Tu es là ?
Elle est mal en point mais je suis soulagé de la sentir respirer. J’attrape mon
téléphone pour appeler les secours tout en la prenant dans mes bras pour
qu’elle soit mieux redressée.
Elle est hystérique et j’ai peur qu’elle ne se blesse encore plus en s’agitant
ainsi.
Elle s’apaise et s’écroule de nouveau. Il faut que je garde mon calme, pour
elle. J’appelle la seule personne en qui je peux avoir une totale confiance.
– Alec ?
– Au fond, Erwin.
Nous sommes enfin arrivés, Erwin m’aide à la porter jusque chez elle et à
l’installer sur le canapé. Je me mets alors à tourner en rond comme un animal,
grondant et tremblant.
– Alec, calme-toi.
– Je ne peux pas. Tu as vu ce qu’on lui a fait. J’aurais dû l’emmener à
l’hôpital au lieu de lui jurer de la ramener chez elle. Elle a besoin de soins. Et
j’aurais dû prévenir les flics. Bordel, mais à quoi je pense ?
– Alec, regarde-moi ! Je te jure que je ne comprends rien à ce qui se passe
mais j’ai confiance en toi et elle aussi apparemment. Je te rappelle que tu es
étudiant en médecine, et que tu fais du bénévolat aux urgences tous les mois
alors calme-toi et occupe-toi d’elle comme si c’était une patiente, d’accord ?
Aleyna
– Alec ?
– Oui, c’est moi, tu es chez toi, en sécurité, calme-toi. J’essaie de stabiliser
les écoulements de sang de ton arcade sourcilière mais tu dois essayer de ne
pas trop bouger.
– Chut… Tu n’as pas à être désolée. Je suis là, ne crains rien. Laisse-moi
m’occuper de toi, d’accord ?
Dans ses bras, j’arrive à reprendre un peu mon calme mais la douleur me
terrasse. Je me plie en deux, prise d’affreuses crampes dans le bas du ventre.
La brûlure est toujours là, comme s’il était toujours en moi. Cette pensée me
révulse. Sans que j’aie besoin de dire quoi que ce soit, Alec me tend une
bassine dans laquelle je vomis tout le dégoût que je ressens. Je ne peux pas
m’arrêter de pleurer, comme si cela allait pouvoir m’affranchir de cette
ignominie.
Je vois des larmes perler au coin de ses yeux et je sais qu’il se contient pour
ne pas exploser.
Alec
– Je m’en fiche, je ne veux plus avoir quoi que ce soit de lui sur moi, il faut
que j’enlève tout.
– Laisse-moi faire.
Bordel, je n’ai pas envie de faire ça. Il l’a tellement brutalisée que la brûlure
doit être insupportable et je n’ai pas envie de lui faire mal.
– S’il te plaît Alec, ne t’arrête pas. Je ne veux plus qu’il soit en moi. Je t’en
prie. Je vais tenir le coup.
Je ferme les yeux et, au prix d’un immense effort, continue à la nettoyer. Je
préférerais recevoir des coups de fouet dans le visage plutôt que de l’entendre
gémir de douleur par ma faute.
Je lâche ce maudit gant et la prends dans mes bras, tenant sa tête contre ma
poitrine. Elle sanglote encore plus vivement et je me dis que j’agis vraiment
comme un con.
– Ce n’est rien, Aleyna. C’est mon meilleur ami, il était parti me chercher
des affaires. Je vais aller le voir avant qu’il ne reparte. Mais ne t’en fais pas, il
ne dira rien à personne. Je reviens.
– D’accord.
– Hey Alec, je t’ai ramené tout ce que j’ai pu. Comment va-t-elle ?
– Elle ne me dit pas grand-chose, elle est en état de choc et j’ai peur de ses
réactions quand elle reprendra pleinement conscience. Merci beaucoup, Erwin.
Elle hoche la tête et j’ouvre mon sac pour en tirer mon matériel.
– Je suis désolé mais il va falloir que je fasse quelques points à ton arcade
sourcilière car elle n’arrête pas de se remettre à saigner.
Je lui explique pas à pas ce que je fais pour ne pas l’effrayer, presque
comme si je soignais un enfant.
En quelques minutes, sa plaie est recousue et propre. Je n’ai jamais été aussi
soulagé de terminer une suture.
Je saisis ses mains et caresse les hématomes qui se sont formés autour de
ses poignets avant de tester l’ampleur de sa douleur.
Elle n’a pas dit un mot depuis que je l’ai laissée pour aller voir Erwin et ses
yeux fixent désespérément le vide. Je me racle la gorge, mal à l’aise.
Son regard n’a pas bougé et j’inspire péniblement avant de me lever pour
m’éclipser et la laisser tranquille.
Je ferme la porte et vais m’asseoir près d’elle. Elle se faufile sous mon
épaule et ma main repose sur son bras. Je n’ose pas caresser sa peau, ni lui
parler. Bordel, je suis là comme un con à ne pas savoir quoi faire. Je sais
qu’elle va bientôt s’endormir car en plus de l’antidouleur, je lui ai donné un
léger somnifère. Elle a vraiment besoin de repos.
Elle dort maintenant depuis plusieurs heures contre moi. Son souffle est
enfin devenu régulier. Je me dégage doucement, l’allonge, soulevant sa tête
avec un oreiller. Je lui dépose un baiser sur le front et l’abandonne quelques
instants. Je me masse les tempes et sors sur le balcon pour fumer. Il est cinq
heures du matin et je n’ai pas réussi à fermer les yeux plus de quelques
minutes. À chaque fois, d’affreuses images sont apparues dans mon esprit. Je
voyais cet enfoiré la frapper, l’attacher et la violer comme un animal.
Comment peut-on être capable de choses pareilles ? Et comment puis-je
l’aider ? Si seulement je pouvais prendre toute sa peine et lui faire oublier cette
nuit d’horreur.
Aleyna
Terreur.
Colère.
Honte.
Confusion.
Larmes.
Alec
– Salut Erwin.
– Salut. J’imagine que je ne te réveille pas ?
– Non, effectivement. C’est gentil d’appeler.
– Comment va-t-elle ?
–…
– Désolé, c’est vraiment une question stupide.
– Non, non. C’est juste qu’à vrai dire, j’en sais rien. Physiquement, elle s’en
remettra, même si elle va souffrir plusieurs jours. Psychologiquement, par
contre, c’est une autre histoire.
– Oui, ça peut se comprendre…
– Je ne sais pas quoi faire, Erwin. Je me sens complètement inutile. Elle
s’est réveillée en hurlant et elle n’a pas redormi depuis. Elle est épuisée et elle
ne veut rien manger, elle s’est assise sur le rebord de la fenêtre et elle fixe le
vide en pleurant depuis des heures et elle refuse de me dire quoi que ce soit.
Bordel, qu’est-ce que je dois faire ?
– Je n’ai pas de remède miracle, Alec. Je n’ose pas imaginer ce par quoi
vous passez. Mais le fait que tu sois près d’elle doit déjà la rassurer. Ne te sous-
estime pas. Sois patient avec elle.
– J’essaie, oui. Mais parfois j’ai envie de la secouer pour qu’elle m’avoue
qui a fait ça. Pour que je puisse retrouver ce bâtard et le tuer de mes propres
mains.
– Alec…
– T’en fais pas, jamais je ne la malmènerai.
– Oui, je le sais, ça. Mais ce qui m’inquiète c’est de t’entendre proférer des
menaces de mort envers un homme.
– Un homme ? C’est une plaisanterie ? Seul un monstre peut faire des
choses pareilles et il est hors de question qu’il s’en tire comme ça.
– Bien sûr qu’il n’en est pas question. Mais calme-toi, Aleyna a besoin de
toi. Écoute Alec, il faut que tu fasses quelque chose. Emmy était en colère que
sa meilleure amie ne soit pas venue à la fête mais maintenant qu’elle n’est pas
apparue en cours ce matin et qu’elle ne répond pas à son téléphone, elle
s’inquiète. Alors si tu veux garder le secret, fais quelque chose avant qu’Emmy
n’affole tout le monde.
– Je m’en occupe. Merci. À plus tard.
Je pousse un profond soupir et glisse mes mains vers elle mais me ravise,
appréhendant sa réaction. Et je me rends seulement compte de ce qu’elle vient
de dire.
– Quoi ?
– J’ai vu ta carte d’étudiant en médecine pendant que tu me soignais. Je ne
t’ai pas remercié d’ailleurs.
Elle glisse sa main entre les miennes et je serre sa paume contre la mienne.
Je glisse une mèche de ses cheveux derrière son oreille et elle saisit ma main
pour la poser sur sa joue. Sa peau est douce contre mes doigts et sa chaleur
m’envahit presque douloureusement.
Aleyna
Je tente de reprendre petit à petit contact avec mon corps et mon esprit. Cela
faisait des heures que je n’avais pas prononcé le moindre mot. J’avais besoin
de cette coupure, besoin de mettre mon cerveau sur off. Et il est resté là,
pendant tout ce temps, à respecter mon silence sans jamais me lâcher des yeux.
Il soupire et je sens qu’il n’a pas l’air convaincu de son utilité. Je saisis ses
mains et les pousse vers l’extérieur pour ouvrir ses bras. Une de ses jambes
pend dans le vide contre le rebord de la fenêtre et l’autre est repliée sous lui.
Cela fait des heures que je suis assise là alors en glissant vers lui, la douleur
me freine un peu. Mais j’ai envie d’être dans ses bras, maintenant. Après
quelques efforts, je suis enfin lovée contre lui. Il referme doucement ses bras
autour de moi et mon cœur retrouve enfin un rythme indolore.
Maintenant, je sais. J’en suis sûre, c’est lui. L’homme que j’attends depuis si
longtemps, celui qui saura panser mes blessures et me faire oublier toutes ces
années de violence. Je l’ai su à sa façon de réagir cette nuit, à sa manière de
respecter mes demandes, aussi incongrues soient-elles. Je l’ai senti dans ses
gestes, dans ses tremblements de colère. Au creux de ses bras, ma douleur
s’estompe. Elle ne disparaît pas, non, ni elle, ni les événements de la nuit
dernière, mais…
Je bouge un peu contre lui pour observer son visage. Mes doigts caressent
les lignes de son menton, remontent sur ses tempes qui battent la mesure avant
de venir effleurer ses lèvres.
J’approche mon visage du sien, si près que je sens son souffle réchauffer
ma bouche. Il me regarde, tentant de lire sur mon visage, et je vois tant
d’inquiétude dans ses yeux.
Il est en train de paniquer et mon seul remède est de planter un baiser sur ses
lèvres. Il me repousse gentiment et soupire comme à son habitude.
Il m’attire de nouveau vers lui et embrasse mon front, mes yeux, mes joues
et mes lèvres. Sa douceur m’envahit et pour la première fois depuis des heures,
je me sens sereine. Les atrocités qu’E m’a fait subir se terrent dans un coin de
ma tête, m’accordant un peu de repos pour quelques secondes.
Il rit doucement, rabat une mèche de mes cheveux derrière mon oreille et
m’aide à me lever. Son rire est presque irréel au milieu de cette vague de
douleurs, mais tellement salvateur.
Une fois dans le bureau, nous nous installons sous la couette du canapé et je
me blottis dans ses bras, en priant pour qu’il ne me lâche plus jamais.
Alec
La nuit est tombée quand j’ouvre les yeux. Ces dernières vingt-quatre heures
ont été plus que remuantes. À tout point de vue. Aleyna dort paisiblement
contre moi et je me sépare d’elle le plus doucement possible pour gagner le
salon. Ces quelques heures de sommeil ont un peu apaisé mes tensions. Même
si bien sûr, les questions qui me hantent depuis plusieurs jours sont toujours
omniprésentes dans mon esprit. J’allume une cigarette tout en cherchant
quelque chose à manger. Je me verse un jus d’orange, coupe des fruits et fais
chauffer de l’eau pour préparer du café.
La merde.
– Alec ?
– Très bien ! La vérité c’est que je suis au courant grâce à son nouveau
copain, qui n’est autre que mon meilleur ami !
– Erwin ?
– Oui… Écoute, ne t’en fais pas, il ne lui a rien dit. Je suis désolé de ne pas
t’en avoir parlé tout de suite mais je ne voulais pas t’inquiéter davantage en te
révélant quelque chose qui mettait encore plus en danger nos secrets.
– Justement Alec, on a déjà assez de secrets, alors essayons de ne pas en
rajouter.
– C’est promis, mais ce n’était pas vraiment le bon moment.
– Tu as raison, je suis injuste. Et il faut croire que le destin a mis tout en
œuvre pour nous réunir.
Elle me fixe tandis que mes mains n’ont pas cessé de caresser son visage.
Ses mots ne cessent de me hanter : « Je m’en remettrai, crois-moi, même si
cette fois, ce sera plus difficile ». Cette fois…
– N’ai-je donc pas le droit de m’inquiéter pour toi ? Et de me poser des tas
de questions ?
– On aura tout le temps d’en parler.
De nouveau, elle évite de rentrer dans les détails et même si je sais que je ne
dois pas insister, je souffre qu’elle ne me confie pas ce qui la hante.
Elle est troublée et ses yeux se voilent. Merde, mais quel con, c’est pas vrai !
Elle est au bord des larmes et j’avoue que je ne sais vraiment plus quoi
penser.
Elle s’assoit sur une chaise, elle tremble un peu alors je m’installe face à
elle, saisissant ses mains pour l’apaiser.
– Je trouvais déjà cela étrange que tu me désires avant. Alors je me suis dit
qu’après ça… après qu’il m’a souillé, tu ne pourrais plus avoir envie de…
– Arrête, Aleyna.
– Je ne peux pas te laisser dire des choses aussi… Bordel, non, je ne peux
pas. Tu es toujours toi, tu m’entends ? Tu n’es pas sale, ni souillée ou toute
autre saloperie que cet enfoiré a tenté de te mettre dans la tête. Tu es blessée,
Aleyna, tu es une victime, alors dis-moi, pourquoi devrais-je te punir pour
quelque chose que tu as subi ? Doit-on se détourner des victimes de
cambriolages, de catastrophes naturelles ou de maladies ?
– Non, bien sûr que non. Personne ne le fait, c’est vrai. Mais pour les
femmes agressées sexuellement, c’est différent. Toutes les victimes dont tu
parles peuvent raconter ce qui leur est arrivé au cours d’un dîner mais si tu as
été violée, alors là c’est différent. C’est un sujet dont on ne parle pas car les
gens sont gênés et ils ont honte. On te juge ou on t’ignore, en te demandant
poliment de passer à autre chose. Je ne sais pas ce qui est pire dans le viol, le
vivre ou le raconter et tenter de l’assumer.
Nous sommes tous les deux en colère maintenant, elle crie pour mieux me
faire passer son message et je sens qu’elle souffre vraiment. Son corps tremble
et ses yeux lancent des éclairs.
– Excuse-moi d’avoir crié sur toi, c’est juste que c’est dur de t’entendre
parler ainsi.
Elle pleure contre mon torse et je caresse ses cheveux, les ramenant
machinalement derrière son oreille. Elle peine à se calmer et entre deux
sanglots, lance des mots que je n’arrive pas à saisir. Jusqu’à ce que je
comprenne qu’elle reste butée sur le fait que je puisse la désirer, que ce soit
impossible.
– Tu comprends maintenant, Aleyna ? Je t’ai désirée dès que j’ai posé les
yeux sur toi, d’une façon que je n’avais jamais connue, et aujourd’hui, mon
corps te réclame encore. Pour lui, rien n’a changé, et pour moi, la seule chose
qui me retienne c’est ton bien-être, Princesse. Je tiens à toi, d’accord ? Alors je
ne veux plus jamais t’entendre dire des choses qui feraient penser le contraire.
Aleyna
J’attrape mon téléphone pour faire le tri des messages. E a continué d’en
envoyer malgré mon silence.
Voilà le dernier qu’il m’a envoyé, je le supprime au même titre que les
autres. Emmy a essayé de me joindre il y a une demi-heure. Bon sang, qu’est-
ce que je vais bien pouvoir lui raconter ? Alec bouge contre moi et, sans
ouvrir les yeux, m’attire contre lui pour m’embrasser.
Des qualités qui lui conviennent parfaitement. Je pose un baiser sur son
pectoral et m’arrache à son étreinte.
– Je vais à la douche !
J’attrape des affaires dans ma valise et file dans la salle de bains. Un léger
vertige m’envahit en me souvenant de l’état dans lequel j’étais la dernière fois.
J’inspire profondément pour chasser ce malaise, me déshabille et me glisse
sous le jet d’eau. Mon poignet gauche me fait souffrir mais le droit est
apparemment plus solide. J’enlève la bande apposée par Alec et masse la trace
laissée par la brûlure de la ceinture. Les flash-back m’assaillent, je revois E
m’attacher et mes poignets manquer de se briser sous sa brutalité. Je me force
à garder les yeux ouverts et à me concentrer sur le flacon de gel douche en
face de moi. Je me dépêche de finir de me laver en veillant à ne pas regarder
mon corps. Je sors de la douche, légèrement désorientée et tâche de reprendre
mes esprits. J’enfile mes sous-vêtements et attrape mon jean. En fermant la
braguette et le bouton, mon regard s’oriente dans cette direction par réflexe. Et
je ne peux m’empêcher de pousser un hurlement. J’ai du mal à respirer et je
m’assois pour ne pas m’effondrer, tandis qu’on frappe doucement à la porte.
Je saisis ma tête dans mes mains pour tenter de dissiper les nausées qui
m’assaillent. Saloperie. Peut-être que j’ai halluciné. J’inspire tout l’air possible
et regarde de nouveau. Et cette fois-ci, je ne retiens pas mes vomissements, ni
mes larmes. Je laisse couler l’eau du robinet pour qu’Alec ne m’entende pas.
Ma tête bourdonne et une seule pensée sort de tout ce capharnaüm : je dois
enlever ça immédiatement. Mes yeux se posent sur le sac d’Alec et mes mains
le fouillent jusqu’à mettre la main sur ce que j’identifie comme un scalpel.
J’attrape une serviette que je m’enfonce dans la bouche et m’attaque à
supprimer cette saleté. La douleur me transperce et manque de me faire tomber
dans l’inconscience. Je risque un coup d’œil pour m’assurer qu’elle a disparu.
Vu le sang qui s’écoule, ça m’étonnerait qu’il reste quelque chose de lisible. Je
lâche l’instrument et glisse de la baignoire, m’effondrant sur le sol. Mes
larmes redoublent d’intensité et Alec frappe de nouveau contre la porte.
Ma voix est loin d’être convaincante et il se rue dans la salle de bains. Son
regard se pose sur mon ventre que je viens d’écorcher vif et l’horreur envahit
son visage.
Il attrape je ne sais quel produit qu’il verse sur mon ventre et continue de
s’affairer quelques minutes. Peu à peu, je sens la douleur s’atténuer et ma
respiration se calmer.
Alec s’assoit, dos au mur, passe ses mains sous mes épaules et m’installe
sur ses genoux. Ses yeux luisent de colère et de tristesse.
L’hystérie vrille ma voix et mes mains tremblent. Alec me serre un peu plus
contre lui et embrasse mon front.
Dire que je me sens mal n’est qu’un doux euphémisme. Toute la douleur et
la souffrance qui m’ont traversée cette nuit-là m’assaillent de nouveau. Il m’a
marquée, comme un animal, et c’est en train de me rendre dingue.
Alec
– Est-ce qu’on peut aller boire un verre quelque part ? Je crois qu’il est
temps qu’on se parle.
– Bien sûr.
[Il faut que je parle à Erwin. De mes
activités. J’ai besoin de lui dire la
vérité mais je vais rester vague te
concernant. Je voulais juste que tu le
saches.]
Nous sommes dans notre bar préféré. J’ai déjà loupé une journée et demie
de cours alors je ne suis pas à une heure près. On s’installe au fond, à l’abri
des oreilles indiscrètes, même si l’endroit est quasi désert à cette heure. Une
serveuse nous apporte deux cafés et je sens qu’il est temps.
Bordel, c’est plus difficile à raconter que ce que je pensais. Erwin a les
sourcils froncés mais il ne bronche pas, ne m’assaille pas de questions. Il
attend juste que je poursuive.
– Ma mère était sur le sol de la cuisine et mon père était au-dessus d’elle. Il
était ivre et lui hurlait dessus. Son pied a volé vers son ventre et un son
terrifiant s’est échappé de la gorge de ma mère. C’est là que je suis devenu
complètement dingue, je lui ai collé une raclée et je l’ai foutu dehors.
– Putain, je n’arrive pas à y croire. Mais pourquoi tu n’as rien dit ? Bordel
Alec, je suis désolé.
– Ouais, moi aussi. Mais c’est pas tout, Erwin. Ce salopard est revenu
quelques jours plus tard. Figure-toi que ça fait des mois qu’il s’est fait virer de
son boulot, alors il est venu réclamer de l’argent à ma mère. Elle ne lui a pas
ouvert et quand elle a compris qu’il ne partirait pas, elle m’a appelé. Alors je
suis allé le chercher et j’ai compris que l’homme que je croyais connaître
n’existait plus. Il m’a dit que si je voulais qu’il disparaisse de nos vies, il fallait
que je l’aide à quitter la ville. Crois-moi, je crevais d’envie de lui faire
regretter sa demande mais j’ai su que ça ne servirait à rien. Alors je lui ai
donné tout l’argent de ma bourse d’études et depuis, on ne l’a pas revu.
– Ta bourse ? Mais comment tu vas faire pour payer la fac ?
– Justement, ça fait partie des choses dont je dois te parler. En réalité, c’est
LA chose dont je dois te parler et quoi qu’il arrive ensuite, je ne t’en voudrai
pas.
– Tu me fais flipper, Alec.
Voilà, un terrible silence est tombé entre nous deux. Je n’ose plus le
regarder, je n’attends qu’une chose, qu’il se lève, dégoûté, et me laisse avec
tout l’alcool qu’il y a à ma disposition ici. Mais les minutes s’écoulent et il ne
part pas. Pourquoi il ne part pas ? Je lève la tête et le vois fixer son café sans
ciller, ses sourcils se rejoignent de contrariété et il ouvre enfin la bouche.
– Putain de merde.
– Ouais, je suis désolé. Il fallait que je te le dise. Écoute, je vais rester chez
Aleyna quelques jours et ça laissera le temps à l’université de me trouver un
nouveau colocataire.
Aleyna
– Allô ?
– Coucou Ally !
– Dana, ma chérie ! Comment vas-tu ?
– Ça va.
– Pourquoi tu n’es pas à l’école ?
– Parce que la maîtresse fait une promenade dans la rue.
– Tu veux dire qu’elle fait la grève ?
– Papa il dit qu’elle se promène.
– Je vois, oui.
Mon père, un homme adorable, mais un vrai guerrier en tant que chef
d’entreprise et qui méprise les fonctionnaires grévistes au plus haut point.
– Et demain y a pas d’école parce que c’est la fête de la guerre alors je reste
à la maison longtemps, longtemps.
– C’est super, ma puce. Tu vas pouvoir t’amuser ! C’est maman qui te
garde ?
– Oui parce que papa, il est parti pour le travail.
– Tu es contente d’être toute seule avec maman ? Vous allez manger du pop-
corn devant la télé ?
– Oui, elle a promis. Et en plus y a une surprise.
– Une surprise ?
– Oui, c’est pour ça qu’on t’appelle.
– Dana ?
Elle me serre dans ses bras et je m’y laisserais bien aller de longues heures
si mon pire cauchemar n’était pas à l’intérieur de ma propre maison.
Je ferme la porte derrière moi et avance dans le salon. Il est là, adossé à
notre cheminée. Il lève les yeux en entendant mes pas, m’observe quelques
minutes avant de se diriger vers moi. Il tend les bras pour m’enlacer mais je
l’arrête en lui assénant une gifle qui résonne entre les murs.
– J’ai dit à ta sœur que je l’appellerais dès ton arrivée. Dis-moi ce qui s’est
passé, ma chérie.
– Lundi soir, on a décidé de se rendre à une fête sur le campus avec Emmy.
On devait se rejoindre là-bas et en marchant pour rejoindre ma voiture, je me
suis fait agresser par un homme qui voulait de l’argent. Je n’avais rien
emporté car je n’en avais pas besoin et ça l’a beaucoup énervé. Il m’a frappée
et quand je suis tombée sur le trottoir, mon arcade sourcilière s’est ouverte.
Elle se blottit dans mes bras et je la berce doucement, retenant mes larmes.
– Je ne suis pas triste ma chérie, juste un peu fatiguée.
Ma mère se lève, prétextant aller nous chercher à boire mais je sens qu’en
réalité, elle ne peut retenir ses larmes plus longtemps. E en profite pour glisser
son bras autour de mes épaules et me coller à lui. Sa main, au lieu de rester sur
mon épaule, caresse celle de ma sœur.
– Ne sois pas triste, Dana, Ally va aller mieux et je vais m’occuper d’elle.
– Tu promets ?
– Bien sûr.
Elle se jette dans ses bras et lui donne un bisou sur la joue. Je me lève
brusquement, l’attrape par le ventre et la reprends dans mes bras.
– T’es content ? À cause de toi, toute ma famille est triste et inquiète pour
moi. Pour quelqu’un qui voulait rester discret, c’est une réussite.
– Je te l’ai dit, tu ne me donnais pas de nouvelles. Emmy n’en avait pas non
plus et il fallait que je sache…
– Quoi ? Si je n’avais pas fini par mettre un terme définitif à cette histoire ?
Dans le doute, tu t’es dit que le mieux pour vérifier serait de débarquer ici en
pleine semaine et de semer un peu plus la merde dans ma vie, c’est ça ?
– J’étais inquiet, je n’ai pas réfléchi aux conséquences.
– Vraiment ? Toi, le maniaque du contrôle, tu n’as pas réfléchi aux
conséquences ? Arrête de te moquer de moi.
– Pour être honnête, mes souvenirs ne sont pas très précis concernant lundi
soir. Et je ne m’attendais pas à ce que ton visage soit… si marqué.
Un petit rire hystérique s’échappe de ma gorge. L’amnésie bien sûr. C’est
son tour préféré quand il va vraiment trop loin. Il se comporte ensuite comme
un ange jusqu’à la prochaine crise.
Soudain, il se rue vers moi et m’écrase contre une des étagères. Le choc me
vrille la colonne vertébrale et des livres tremblent au-dessus de ma tête,
menaçant de tomber.
Il attrape mes seins en glissant ses mains sous mon soutien-gorge et serre
mes tétons entre ses doigts. Je sens son sexe durcir contre mon ventre et une
marée de dégoût navigue dans mes entrailles.
– Non Élias, ne fais pas ça. J’ai encore des saignements à cause de lundi
soir. Le médecin m’a déconseillé les rapports le temps que ça se rétablisse.
– Vraiment ?
– À quoi tu t’attendais ? Tu m’as pénétrée en force, encore et encore. Je ne
suis pas un jouet, Élias, qu’on peut réparer aussitôt après l’avoir cassé afin de
recommencer à jouer avec.
– Oh je t’en prie, ça ne peut pas être si grave.
Il passe son bras sous mes épaules et m’emmène dans une pièce attenante à
celle que nous quittons : des toilettes. Il me pousse à l’intérieur et nous y
enferme.
Il déboutonne et descend son pantalon ainsi que son caleçon et exhibe son
érection devant moi. Il enlève mon tee-shirt et lèche mon ventre comme s’il
allait me dévorer puis attaque mes lèvres de nouveau, se frottant contre ma
peau.
– Caresse-moi, Aleyna.
– Voilà, comme ça, c’est bien. Je sais que ça te plaît, mon amour.
Il pose ses mains partout sur mon corps et je tente de m’en échapper pour
regarder la scène de loin.
Après cela, il ne m’a forcée que très rarement à recommencer, mais chaque
fois j’ai mis un temps incommensurable à m’en remettre. Et voilà que
maintenant il veut me punir car il ne peut pas me pénétrer, comme si c’était ma
faute. Il me force à m’agenouiller sur le sol et l’humiliation envahit tout mon
être, menaçant d’écraser le peu de raison qu’il me reste.
Peu importe comment vous imaginez cette scène, dites-vous qu’elle est cent
fois plus affreuse et douloureuse que tout ce à quoi vous pouvez penser. Le
sentir en moi est toujours une épreuve indescriptible que les mots ne peuvent
suffire à exprimer.
Il tente toujours le diable, s’aventurant loin, trop loin. Jusqu’à observer mon
visage rougir sous l’étouffement et les haut-le-cœur menacer de mettre un
terme à son plaisir. Alors il se retire un peu, avant de recommencer, le tout
dans le but de faire durer ce jeu le plus longtemps possible.
Et cette fois, je sais que ce n’est pas un préliminaire et qu’il compte aller
jusqu’à l’orgasme. Je suis étonnée d’avoir mal comme jamais auparavant.
Après plusieurs salves, il se dégage enfin mais ses mains serrent mon
menton pour maintenir mes lèvres serrées. Je me débats violemment et il serre
plus fort, manquant de me briser la mâchoire.
– Je suis désolée maman, j’ai besoin d’un peu de temps. Ne m’en veux pas.
– D’accord ma puce. Je comprends, je vais rejoindre Dana mais appelle-
moi si tu veux parler.
Il me dépose sur mon lit et ferme la porte à clé. J’entends l’eau couler dans
ma salle de bains personnelle et il revient avec un linge humide qu’il me passe
sur le visage. Je le regarde faire semblant de prendre soin de moi, et je ne peux
toujours pas bouger. Il se penche au-dessus de moi et embrasse mes lèvres.
Plutôt crever. Il m’a forcée à mentir à mes proches en les regardant droit
dans les yeux, il m’a violée à quelques mètres d’eux et a ensuite repris son
visage de petit ami aimant en rassurant ma mère. La haine qu’il m’inspire
dépasse l’entendement. Oh oui je le hais, c’est un fait. Mais je me hais tout
autant, si ce n’est plus. Comment pourrais-je faire autrement ? Comment ne pas
haïr une personne qui ne se respecte pas et qui ne fait rien pour mettre un terme
à ces infamies ? Comment ne pas mépriser une égoïste qui met ceux qu’elle
aime en danger ? Je suis un horrible monstre.
– Aleyna ?
Il inspire profondément, se masse les tempes et plante ses yeux dans les
miens.
– Et j’ai tenu ma parole. Alors que toi, tu n’as pas respecté les règles. Mon
premier rappel à l’ordre n’a pas suffi à te remettre dans le rang. Il a fallu que
tu continues à ignorer mes appels, je n’avais pas d’autre choix que d’intervenir
une seconde fois !
– Tu te moques de moi ? J’ai ignoré tes appels ? Figure-toi que j’essayais de
survivre après ce que tu m’as infligé. Tu sais dans quel état tu m’as laissée ? Tu
n’imagines pas ce que j’ai dû affronter pour dissimuler ta folie ! Tu n’es qu’un
enfoiré de sociopathe qui n’arrive plus à se contrôler.
Je me suis assise dans le lit et je lui hurle dessus. Une chose que j’ai appris à
ne plus faire ces derniers mois, trop terrorisée par ces accès de colère. Si mon
comportement change, le sien reste identique et il m’assène une violente gifle
qui me cloue sur mon lit. Il se penche à mon oreille et serre mon cou,
m’enfonçant dans le matelas.
Alec
– Alec, ne panique pas. À mon avis, elle se repose. Souviens-toi qu’elle a été
pas mal éprouvée ces derniers temps.
– Je sais que tu as raison mais je ne peux pas m’empêcher de penser au pire.
– Tu as peur qu’il s’en prenne à elle de nouveau ?
– Je pense qu’elle est en sécurité chez elle mais j’ai peur qu’elle perde pied.
– Tu penses qu’elle pourrait se blesser ou pire ?
– Ses réactions sont parfois inattendues. Ce matin elle s’est ouvert la peau
avec un scalpel sur plusieurs centimètres pour effacer une marque laissée par
ce dingue.
– Je comprends que tu aies du mal à être loin d’elle. Tout ça, c’est tellement
flippant. Je m’inquiète pour toi Alec, on ne connaît pas ce mec. Et s’il s’en
prenait à toi ?
–Qu’il vienne s’il ose, je l’attends !
– Erwin, je ne peux pas la perdre. Je ne peux pas vivre sans elle, non, c’est
impossible.
– Alec, tu es fort et je t’ai toujours admiré pour ça. Continue à affronter les
galères qui se dressent devant ta route. Tu ne dois pas paniquer.
– Mais elle ne veut plus de moi. Elle dit qu’elle ne pourra jamais m’aimer.
Et qu’on ne doit plus se voir ! Ma liberté sans elle ne rime à rien.
– Écoute, je ne l’ai vue que quelques instants et pas dans les meilleurs, mais
j’ai vu cette lueur dans ses yeux, cette façon qu’elle avait de s’accrocher à toi.
C’est évident qu’elle tient à toi.
– J’en sais rien.
– Crois-moi. En d’autres circonstances je t’aurais dit de laisser tomber et je
t’aurais emmené en boîte pour te trouver une nouvelle meuf, comme on le
faisait autrefois. Mais tu n’es plus le même, Alec. Si tu tiens à elle, ne laisse pas
tomber. Ou tout au moins, pas sans te battre.
– Mais ça fait tellement mal. Je ne savais pas que l’on pouvait souffrir autant
sans être blessé physiquement.
Aleyna
Je suis dans la salle de bains quand E remonte. J’ai envoyé mon message à
Alec en espérant que cela suffira à le tenir éloigné. Je refuse qu’E lui fasse du
mal, la seule chose qui l’a retenu de me tuer, c’est l’amour qu’il croit ressentir
pour moi. Mais s’il s’en prend à Alec, rien ne le stoppera et je manque d’air en
imaginant un monde où il ne serait plus. Bien sûr, m’imaginer vivre sans lui à
mes côtés est une douleur omniprésente mais si je sais qu’il est là, quelque
part, alors ça ira. Tant que son cœur continuera de battre, alors le mien aussi.
Même s’il ne battra qu’à moitié et m’arrachera des larmes de douleur à chaque
pulsation. C’est une bataille qu’E ne gagnera pas, jamais il ne saura qui c’était
et il laissera tomber petit à petit. J’ouvre mon téléphone, remplis l’évier d’eau
et de produit détergent à base de javel puis y plonge tous les composants,
batterie comprise. Je m’observe dans le miroir et je m’effraie toute seule. Il me
détruit chaque jour un peu plus, ma lèvre s’est rouverte et mon cou est rougi
par ses doigts qui l’ont serré. Je vais devoir porter des foulards pendant des
jours, en plus du fond de teint. Je me regarde pleurer et sangloter dans ce foutu
miroir, comme une idiote.
Me plier aux règles. J’ai essayé, je m’étais dit qu’en lui obéissant, il serait
plus calme. Et ça a marché, les violences ont diminué, les cris et les coups ont
presque disparu. Mais je n’étais plus qu’un robot, ne réfléchissant plus, ne me
rebellant plus. Il pouvait m’exposer à ses amis, à sa famille, en petite amie
parfaite et le soir venu, me forcer à avoir des rapports sexuels avec lui sans
pleurer, gémir ou dire non. J’étais devenue un parfait petit soldat, exécutant les
ordres et dénué d’émotions. Jusqu’à Alec… qui m’a réveillée petit à petit, me
sortant de ce long coma. Il me manque tellement, j’aimerais tant qu’il défonce
cette porte, jette E dehors, m’enveloppe dans ses bras et me murmure des
paroles rassurantes. Les sanglots m’assaillent de nouveau, encore plus fort, et
mon corps se met à trembler. Ça n’arrivera pas. Je lui ai dit que je ne
l’aimerais jamais, je lui ai demandé de ne plus me contacter. Tant pis si cela
doit me faire mal chaque seconde de ma vie. E me prend dans ses bras et me
pose sur mon lit. Il a monté un plateau-repas et la simple odeur de la nourriture
me provoque de dangereux haut-le-cœur.
– Vire ça de là, putain. Tu sais très bien que je ne pourrai rien avaler, à quoi
tu joues ?
– J’ai besoin d’un antidouleur, s’il te plaît. J’ai vraiment trop mal.
Il acquiesce, dépose un baiser sur mon front et se hâte d’aller m’en chercher
tout en redescendant le plateau. J’ouvre ma fenêtre, laisse l’air de la nuit
fraîchement tombée emplir mes poumons. Je contemple une seconde les étoiles
avant de plonger mes yeux vers le vide. Notre maison est construite de façon
bien étrange, une lubie d’architecte. Ma chambre se trouve relativement haut
par rapport au sol. Et l’ironie veut que ma mère ait planté des légumes juste en
dessous, qui sont maintenus par de grands tuteurs en fer. Voilà, si avec tout ça,
je n’arrive pas à crever, ce sera vraiment signe que les dieux s’acharnent sur
moi. Mes jambes basculent de l’autre côté de la fenêtre et je m’assois quelques
secondes, profitant du souffle dans mes cheveux et de la légèreté qui s’installe
sur mon cœur. J’inspire profondément et je me sens soulagée. Mes mains
s’appuient contre le rebord et je m’en sers pour m’aider à me propulser. Alors
que je me sens enfin libre en m’élançant vers ma mort, des mains puissantes
m’enserrent la taille et viennent m’écraser contre mon lit.
Je me débats comme une aliénée, griffant son visage, martelant son torse et
cherchant à m’extirper de ses bras. Ma voix n’est pas aussi forte que je le
voudrais à cause des brûlures de cette saloperie de gorge mais je compense
dans le ton et les gestes. Il tente de maintenir mes mains mais ma rage lui
complique la tâche.
– Ne dis pas ça, mon amour. Tu m’as foutu une de ces trouilles. Tu es
épuisée, et c’est vrai que je ne t’ai pas épargnée ces derniers jours. Je me rends
bien compte que je suis un peu excessif mais je ne veux pas te perdre. Ça va
s’arranger, tu vas voir. Tu as besoin de te reposer.
Je pleure sans trop savoir comment c’est encore possible, je ne veux pas
l’entendre. J’aimerais seulement que tout ça s’arrête, définitivement.
– Pense à ta famille.
Enfoiré. Bien sûr, c’est à moi de culpabiliser. Comme pour lui donner
raison, de timides coups sont frappés à la porte. Il se lève pour aller ouvrir à
ma petite sœur qui se pelotonne dans mes bras.
Merde. Dana, mon ange. Si je n’étais plus là, elle serait enfin en sécurité.
Dans ce cas, pourquoi je me sens soudainement si mal à l’idée d’avoir pu lui
imposer cela ? Comment aurait-elle grandi avec l’image d’une sœur qui s’est
suicidée dans la chambre voisine de la sienne pour des raisons qu’elle
ignorerait à jamais ?
Dieu merci, elle est trop jeune pour saisir l’enjeu de tout ça. Mais elle vient
sans doute de m’éviter de futures escapades nocturnes par la fenêtre. Je ne peux
pas lui faire ça. Elle est si heureuse dans son petit monde d’enfant, elle aura
bien le temps de découvrir la souffrance à l’âge adulte. Je lève les yeux et
croise ceux d’E qui nous observe, songeur. Pour une fois, j’aimerais vraiment
savoir à quoi il pense.
Je dépose un baiser sur son front et elle s’en va, se retournant une dernière
fois pour avoir la certitude qu’elle peut me laisser.
– Je partirai tôt demain matin. Nous partons en séminaire pour trois jours.
Profites-en pour te reposer, d’accord ?
Alec
Un peu d’humour dans ce moment confus n’est pas aussi désagréable que ce
que j’aurais pu penser.
Aleyna
Rien ne l’arrête jamais. Ils auraient largement de quoi prendre leur retraite
anticipée mais ils adorent leur métier. Mes parents sont amoureux et associés,
un mélange explosif qui fonctionne pourtant parfaitement bien depuis plus de
vingt-cinq ans. L’avantage, c’est que même s’ils travaillent beaucoup, ils
peuvent prendre des libertés dans leur organisation. Cela permet à Dana de
profiter d’eux au maximum. Et avant elle, c’est moi qui en ai profité. La vie de
famille me manque.
Toute ma vie d’avant E me manque. Je ne suis plus qu’un fantôme qui parle,
mange et sourit. Je fais bonne figure et personne ne remarque rien. Je hurle
intérieurement à chaque seconde mais garde l’air serein à l’extérieur. Une
parfaite comédienne. Aleyna dans le rôle de la petite amie comblée : un chef-
d’œuvre à ne pas manquer.
Aleyna, nous sommes parties au marché mais nous serons rentrées à midi.
Appelle-moi s’il y a quoi que ce soit qui ne va pas. À tout à l’heure. Je t’aime.
Maman
La pauvre. Si vraiment je l’appelais pour lui raconter ce qui n’allait pas, elle
tomberait en syncope entre les pommes et les salades à coup sûr. Elle a laissé
des viennoiseries près de son mot. J’entrouvre le sachet, pleine de volonté,
mais à peine l’odeur a-t-elle franchi mon nez que la nausée m’assaille. Je cours
à l’évier pour vomir et je pleure soudain de rage. Je crie, je hurle, prostrée au-
dessus de cet évier de merde. Pourquoi m’a-t-il fait ça ? Me faire payer pour
quelque chose dont je ne suis pas responsable ? La crise passée, je me rince le
visage à l’eau glacée et m’applique à écrire à ma mère.
Je fais un détour par le bureau de mon père, attrape les clés du bar et en
extirpe deux bouteilles, une de rhum et une de whisky.
Quoi ? Qu’est-ce qui vous dérange ? Ah oui, je sais, l’alcool ne résout pas
les problèmes, c’est ça ? Ou alors, c’est parce que j’ai dit que je ne buvais
jamais ? C’est la vérité. Boire, c’est perdre le contrôle, et ne plus se contrôler,
c’est dangereux et douloureux.
J’ai déjà assez à faire avec E sans en rajouter. Mais là c’est différent, j’ai
envie de perdre le contrôle, de me perdre pour ne plus jamais me retrouver.
Je n’arrive pas à oublier cette semaine de cauchemar qu’il m’a fait passer et
pour arranger le tout, j’ai rejeté la seule personne qui aurait pu m’aider à m’en
relever.
Alec, bordel ce qu’il me manque. Son sourire, ses gestes tendres, ses
adorables soupirs, tout me manque. J’ai envie de me blottir dans ses bras et de
sentir ses lèvres goûter les miennes.
Cette pensée terrifiante que je ne le reverrai jamais m’accompagne jusqu’à
ma chambre. Je ferme à clé par précaution, non désireuse que ma sœur
débarque au milieu de mon orgie alcoolique.
Alec
Cette fois-ci, c’est Erwin qui ne mange plus, scrutant les étudiants qui
entrent. Avec ce week-end de trois jours, le campus est quasiment vide et il ne
se passe que quelques minutes avant que l’on aperçoive les boucles dorées
d’Emmy. Erwin se lève pour aller la prendre dans ses bras, ils s’embrassent
furtivement avant de venir s’asseoir près de moi.
– Allô ? Bonjour, petite libellule, comment vas-tu ? Quoi ? Parle moins vite,
chérie, je n’arrive pas à suivre.
Emmy s’est levée et fait les cent pas autour de notre table.
– D’accord, écoute, je veux que tu ailles avec ta maman, je serai là dans pas
longtemps.
– Qui c’était ?
– Dana, la petite sœur d’Aleyna. Je n’ai pas tout compris mais apparemment
Aleyna est chez ses parents, et Dana me dit qu’elle refuse de sortir de sa
chambre et qu’elle l’entend pleurer.
Mon cœur se serre en entendant ces paroles… Voilà pourquoi elle n’était
pas chez elle. Une furieuse envie de secouer Emmy pour lui demander où
habitent les parents d’Aleyna fait trembler mes mains. Mais je dois me
contenir, elle ne doit pas savoir pour Aleyna et moi, je ne peux pas trahir sa
confiance même si ça doit m’arracher le cœur. Mes questions incessantes ont
peut-être déjà éveillé ses soupçons, je dois redoubler de prudence.
Elle nous salue rapidement et file aussi vite qu’elle est arrivée. Erwin me
fixe et je ne sais plus quoi dire.
– Alec ?
– Pourquoi est-elle allée s’isoler chez ses parents ? Ça n’a pas de sens
puisqu’elle refuse que quiconque soit au courant.
– Peut-être qu’elle n’a pas eu le choix ?
– Tu penses que ce malade est revenu et que c’est le seul endroit où elle ait
pu se réfugier ?
– J’en sais rien, ce ne sont que des hypothèses mais peut-être qu’il ne sait
pas où ils habitent et que c’est pour ça qu’elle s’y est rendue.
– Putain, ça me rend dingue de ne pas savoir. Et si cet enfoiré a osé poser la
main sur elle…
À vrai dire, pas vraiment. Certes, j’ai évacué la pression qui menaçait de me
faire imploser, mais ma main me fait maintenant atrocement mal. Fait chier.
Erwin, qui m’observe, me saisit brusquement le poignet et se met à
m’engueuler.
– Oh mais putain Alec, tu y as vraiment été comme un abruti ! Non mais t’es
malade ou quoi ? Tu te souviens que tu es promis à un brillant avenir de
chirurgien ? Fais voir.
– Arrête, c’est rien.
– Tu saignes !
– Mais c’est superficiel. Et je n’en ai rien à foutre de mon putain d’avenir.
Tu ne comprends pas que sans elle, tout le reste ne rime à rien ?
– Écoute-moi ! J’ai compris, tu tiens à elle mais il faut que tu apprennes à te
contrôler !
– Je n’y arriverai pas tant que je ne saurai pas qui est ce mec qui la terrorise
et que je ne l’aurai pas éloigné d’elle.
– Chaque chose en son temps, l’essentiel, c’est déjà de savoir comment elle
va. Attendons les nouvelles d’Emmy.
– Tu voudras bien me prévenir dès qu’elle t’aura appelé ?
– Où comptes-tu aller ?
– Chez elle. J’ai besoin de réfléchir un peu à ce que je dois faire.
– Tu ne crois pas que ça va te faire du mal de te retrouver chez elle, dans ses
affaires ? C’est un peu de la torture, non ?
– J’ai besoin de la sentir près de moi, peu importe de quelle façon, tu
comprends ?
– J’essaie… Je t’emmène ?
– Non, ça va aller, vraiment.
– Je ne vais pas insister mais je t’en prie, appelle-moi si tu as besoin de moi.
Nous nous quittons après une brève accolade et je fonce récupérer ma moto
de l’autre côté de la résidence. J’avais presque oublié le bien-être que cela
pouvait m’apporter.
Plus je roule vite, moins mes soucis paraissent lourds. J’ai passé de
nombreuses heures à rouler sans aucun autre but que celui d’oublier. Oublier
les passes, oublier ma mère en pleurs, la lèvre éclatée, l’œil englouti sous un
hématome et son chemisier déchiré, oublier que l’homme que je prenais
comme modèle n’est qu’un vulgaire alcoolique battant sa femme, dépouillant
son fils et abandonnant les deux comme un lâche.
Comme la nuit dernière, j’utilise le double de ses clefs pour passer l’entrée
principale et monte jusque devant chez elle. Je pose ma main sur la porte et
ferme les yeux quelques secondes, me remémorant la première fois où je l’ai
vue. Mon cœur se remet à battre plus vite comme s’il revivait vraiment cette
scène.
J’espère qu’elle a réussi à fuir celui qu’elle craint tant. L’idée qu’il l’ait
surprise malgré tout m’empêche de respirer. Je tente de me raisonner en me
disant que si elle est chez ses parents, c’est qu’elle l’a évité. Sinon ils l’auraient
conduite immédiatement à l’hôpital, ce que je n’ai pas été capable de faire.
À la hâte, je nettoie ma main blessée et parcours ensuite les pièces une par
une à la recherche d’indices me menant à elle. J’inspecte son courrier qui ne
comporte rien d’intéressant puisque aucun n’est nominatif.
En fermant les yeux, je me concentre sur son odeur qui apaise mes tensions
et je peux presque la sentir près de moi. Je la revois s’endormant dans mes
bras et je m’imagine la couvrir de baisers.
Aleyna
Les heures ont défilé, les bouteilles se sont vidées mais ma douleur ne s’est
pas apaisée. Ma mère a frappé à plusieurs reprises à ma porte mais chaque
fois, j’ai feint le sommeil et elle a abandonné ses assauts. Dana aussi a tenté de
venir me voir mais je n’ai pas pu lui répondre.
Je ne fais que vomir et pleurer, une journée fort sympathique. J’enfouis les
bouteilles sous une pile de linge dans mon armoire et sors mon carton à
dessins. Dedans je retrouve tout ce qui faisait ma vie d’avant. Je dessinais tant
avant de tomber dans la spirale infernale que m’impose E.
Alec… pourquoi me manques-tu autant ? Tout cela ne devait être qu’un test,
je voulais voir si j’étais capable d’éprouver du plaisir au contact d’un homme.
L’expérience est finie, alors pourquoi je m’acharne autant à penser à toi ?
Peut-être parce que sans lui, j’ai l’impression qu’on m’a retiré une part de
mon âme. Je consigne mes pensées dans mon journal lorsque des coups
résonnent de nouveau contre ma porte.
– Aleyna ?
Emmy ? Putain mais c’est pas vrai ça, pourquoi est-elle là ? Mon Dieu, et si
Alec et Erwin lui avaient tout raconté ?
Elle entre timidement et referme derrière elle. Il n’y a qu’une faible lueur
qui filtre de ma lampe de chevet mais je la vois fixer mon visage.
Elle vient s’asseoir près de moi sur mon lit et me serre dans ses bras. Je
sens que je suis à deux doigts de craquer et de tout lui balancer.
– Il m’a isolée dans un coin discret et comme je criais, il m’a poussé la tête
contre le mur, c’est là que mon arcade s’est ouverte puis il m’a attaché les deux
mains ensemble.
Tout en m’expliquant, je lui montre les marques sur mes poignets. Elle est
horrifiée mais garde son calme pour me laisser continuer.
– Ensuite, il…
Je ne peux que hocher la tête et plonger ma tête sur ses genoux, contre son
ventre. Je pleure sans m’arrêter pendant un temps que je ne saurais définir. Elle
caresse doucement mon épaule et je me sens légèrement soulagée d’avoir pu
lui en parler.
– Non ! Personne n’est au courant, s’il te plaît Emmy, c’est déjà si difficile,
je t’en prie, ne lui en parle pas.
– Hey, n’angoisse pas ainsi. Tu n’as rien à craindre, tu es ma meilleure
amie, ma sœur pour ainsi dire, je ne te trahirai pas, jamais. Calme-toi, allonge-
toi et respire.
– Tu n’as plus à avoir peur Ally, tu es en sécurité et je vais rester avec toi
cette nuit. Tu peux dormir tranquille, je veille sur toi.
Finalement, peut-être que ses cours de psycho lui sont bénéfiques. Peu
importe comment, elle sait trouver les mots qu’il faut pour m’apaiser au moins
durant quelques heures. Elle continue de me rassurer jusqu’à ce que mes yeux
soient trop lourds pour permettre à mon cerveau de poursuivre son état de
veille angoissée. Enfin, le sommeil remporte une victoire et m’attire dans son
monde.
Chapitre 44
Alec
– Aleyna ?
Cela fait plus de douze heures qu’Emmy nous a quittés pour rejoindre
Aleyna, pourquoi n’a-t-elle pas appelé ? Je me lève, furieux et nerveux. Cette
sensation d’impuissance est en train de me rendre complètement dingue. Il me
faut de l’air, tout de suite. Je m’installe dehors, sur le fauteuil où elle m’a
rejoint jadis. C’était il y a seulement quelques jours et j’ai l’impression que ça
fait des siècles. Je peux encore la sentir contre mon torse, je la vois dissimuler
son visage et s’excuser de m’avoir interrompu dans ma course au sexe.
– Allô ?
– Bonjour mon chéri.
– Oh maman, bonjour…
– Tu as l’air déçu ?
– Non, pardonne-moi, je suis mal réveillé. Comment vas-tu ? Tu as un
souci ?
– Cesse de t’inquiéter pour moi Alec, je vais bien. Écoute mon chéri, ne
m’en veux pas mais je me suis dit que tu pourrais peut-être m’aider.
– Bien sûr, dis-moi ?
– C’est à propos d’Aleyna.
Pardon ? Putain, voilà que mon cœur se remet à battre bien trop vite. À tel
point que j’ai peur que ma mère l’entende.
– Alec, tu es toujours là ?
– Oui. Je t’écoute.
– Est-ce que par hasard tu es avec elle ?
– Pourquoi tu me demandes ça ?
– Je sais que tu n’aimes pas que je me mêle de tes affaires, mais la vérité
c’est que je suis inquiète pour elle. Je ne l’ai pas vue en cours depuis lundi et
elle doit me rendre un devoir. J’ai essayé de la joindre mais il semblerait que
son portable soit hors service.
– Tu ne crois pas que tu en fais trop ? Ce n’est qu’un devoir.
– Tu ne comprends pas, Alec. C’est plus que cela. Aleyna prépare depuis des
mois une nouvelle pour le concours de jeunes écrivains. Celui qui remportera
la première place se verra offrir la chance de réaliser son stage dans une
maison d’édition très prestigieuse. Elle a beaucoup travaillé pour ça et elle
devait m’envoyer sa dernière version pour que nous la finalisions ensemble. Je
crois en elle, Alec, mais si elle ne me remet pas son projet aujourd’hui, ce sera
trop tard.
– D’accord, je vais voir ce que je peux faire.
– Alec ?
– Oui maman ?
– Tu es aussi énigmatique qu’Aleyna.
– Je suis désolé, c’est assez personnel. Tout ce que je peux te dire, c’est
qu’elle est chez ses parents pour l’instant.
– Ne la fais pas souffrir, c’est vraiment une fille bien.
– Je sais, maman. J’essaie de faire de mon mieux pour prendre soin d’elle,
je te le jure.
– Je n’en doute pas, mon chéri. Tiens-moi au courant.
Chapitre 45
Aleyna
Je me réveille les yeux brûlants des larmes qu’ils ont versées. Je sens Emmy
respirer calmement dans mon dos, elle ne m’a pas laissée et tient toujours ma
main dans la sienne. Une troisième personne est venue se fondre contre moi et
je ne peux retenir un sourire. J’ai beau vivre les pires moments de ma vie, être
encadrée par ma meilleure amie et ma petite sœur me permet d’y survivre.
Dana se retourne et se retrouve face à moi, les yeux grands ouverts. Elle
dépose un bisou sur ma joue et frotte son nez contre le mien.
– Ça va mieux, Ally ?
– J’en sais rien, ma puce.
– Pourquoi t’es triste comme ça ?
– C’est un peu compliqué.
– C’est parce que ton amoureux est parti ?
– Oui. C’est pour ça et pour d’autres raisons que tu es trop jeune pour
entendre.
– Mais c’est pas juste, j’ai 7 ans, je suis plus un bébé !
– Dis donc, petite libellule, si t’allais prendre ton petit déjeuner et dire
bonjour à ta maman ?
– Oui, oui, oui ! D’accord, j’y vais, mais toi, tu restes avec Ally pour plus
qu’elle soit triste.
Elle sort avec son air autoritaire qui lui va si bien et nous l’entendons
dévaler l’escalier.
– Comment tu te sens ?
– Ça m’a fait du bien de dormir.
– Je m’en doute, oui. Mais comment tu te sens ?
– J’en sais rien, Emmy. Tout ça est encore très confus dans ma tête.
– Qu’est-ce que je peux faire pour t’aider ?
Tuer ton frère ? Nous faire retourner deux ans en arrière ? Effacer ma
mémoire ?
Bien sûr, oui. La douleur physique est toujours là. Mais que lui dire ? Oh
Emmy oui, j’ai mal dans le bas-ventre, car ton frère m’a quasiment mutilée avec
son sexe et hier il a remis ça en me déchirant la gorge, tu comprends ?
– J’ai dû faire des cauchemars, je n’ai pas si mal, tu sais. Et le médecin qui
m’a recousue m’a donné ce qu’il fallait contre la douleur. J’ai juste besoin de
me reposer.
– Je vais rester avec toi.
– Non, c’est hors de question. C’est aujourd’hui qu’a lieu le gala de charité
organisé par nos mères. On devait les aider, tu te souviens ? Si tu n’y vas pas,
ça affolera ma mère et elle refusera d’y aller, anéantissant ses longues
semaines de préparation.
– Mais tu passes avant ce foutu gala.
– Emmy, tu ne penses pas ce que tu dis. Ça te tient à cœur et moi aussi. Je te
demande d’y aller pour moi, s’il te plaît. Sinon, je me sentirai encore plus
coupable. Déjà, ça me contrarie de ne pas y participer mais si la soirée est
annulée, je te jure que ça me minera encore plus le moral.
– Très bien, tu as gagné, comme toujours ! Mais appelle-moi autant de fois
que tu voudras.
Chapitre 46
Alec
Merde.
Cela fait longtemps que je suis attirée par lui. Ce petit côté mauvais garçon,
c’est terriblement excitant. C’est notre premier rendez-vous et il m’emmène
dîner, je me sens vraiment importante, choyée et adorée. Il me raccompagne et,
dans la voiture, il m’embrasse. Je n’ai pas une grande expérience avec les
garçons mais je sens qu’il sait très bien ce qu’il fait. Il est plus âgé que moi et
bien plus expérimenté et, alors que je trouvais ça sexy et attirant en y songeant,
maintenant que je suis dans la voiture, je me sens soudain prise au piège. La
sensation d’étouffement augmente lorsqu’il glisse ses mains sous ma robe,
caressant mes cuisses. Je le repousse, apeurée, et il s’interrompt aussitôt,
saisissant mon visage entre ses mains et me rassurant. Je lui explique que je ne
veux pas aller trop vite et il comprend que c’est la première fois. Il me prend
dans ses bras en me jurant de faire attention et de respecter mes envies. Et moi
je me dis que j’ai été sotte d’avoir eu peur de lui alors qu’il est si gentil. Il
m’offre un dernier baiser avant de me raccompagner jusqu’à ma porte. Je suis
sur un petit nuage en allant m’allonger. Quelle imbécile.
***
Ils n’ont aucun intérêt mais je fais un effort pour m’intégrer, ce sont ses
amis, alors j’essaie de ne pas les juger trop vite. Il m’encourage à me laisser
aller en remplissant mon verre sans arrêt. Il insiste pour que je continue à
boire, mais je n’en ai vraiment plus envie. Ce que je veux, c’est rentrer à la
maison et me reposer. La soirée s’étend durant de longues heures et il me confie
les clefs d’une chambre sur le campus en me conseillant d’aller me reposer
pendant qu’il finit sa soirée. Il m’a rejointe deux heures plus tard, et cette nuit-
là était la première. Oui, c’était la première fois où il m’a violée. J’y ai perdu
ma virginité et ma dignité. Et moi, comme une conne, je pensais que c’était
aussi la dernière. Je me souviens très bien de l’horreur qui m’a envahie et du
choc qui m’a heurtée une fois qu’il m’a lâchée. Je me suis recroquevillée sur le
côté et j’ai lutté pour ne pas perdre connaissance. Il s’est endormi presque
aussitôt. J’aurais pu m’enfuir, mais je suis restée là, tétanisée, pendant des
heures. Je n’ai pas pu bouger, pas pu appeler, j’avais si froid, si mal et
tellement peur. Quand il s’est réveillé, des heures plus tard, il avait de nouveau
le visage de l’homme par lequel j’étais attirée. Il était perdu et choqué de l’état
dans lequel je me trouvais. Quand je lui ai raconté, il a feint l’amnésie et s’est
mis à pleurer en s’excusant. J’ai cru que je pourrais lui pardonner. J’ai cru
qu’il m’aimait et qu’il ne me ferait plus jamais de mal. J’ai cru qu’il suffirait
de me taire sur cette horreur pour retrouver une vie normale.
***
Chaque fois que je pleure, il recommence. Et il reste là, allongé sur moi, à
me dire qu’une fille normale ne pleure pas quand elle fait l’amour avec son
copain. Il affirme qu’il va me réparer, qu’à force, je vais aimer ça. Tout mon
corps me brûle et je ne peux pas arrêter de pleurer, alors il continue. Jusqu’à
ce que ce soit finalement lui qui n’en puisse plus. Il me traîne sous la douche,
où je m’effondre. Mon corps est trop douloureux pour me répondre et mes
larmes se mêlent à l’eau dont il m’asperge. Il continue de crier mais je ne
l’entends plus, je me sens défaillir. Alors ce sont les coups qui prennent le
relais, il me force à me lever en me tirant par les cheveux et m’oblige à me
laver. Je lui obéis, sans trop savoir pourquoi. Il semble que mon cerveau ait
pris le relais sans me consulter. Je sens le savon, les brûlures, je vois des taches
sombres puis blanches mais je reste debout. Le lendemain, je me réveille près
de lui, certaine d’avoir fait un horrible cauchemar. Mais les crampes qui
saisissent mon estomac me rappellent aux souvenirs de cette nuit. Je m’extirpe
du lit et tombe sur les genoux, je rampe presque jusqu’à la salle de bains et
vomis dans le lavabo. Il est derrière moi, s’inquiète de ma mauvaise mine et me
rassure en disant qu’il va prévenir mes parents que je suis malade et qu’on ne
pourra pas aller déjeuner chez eux. Dans le miroir, je le vois appeler, avec son
visage d’ange pour lequel j’avais craqué, il rit en parlant avec ma mère et en
lui assurant qu’il va bien s’occuper de moi. C’est à cet instant que je
comprends que le vrai cauchemar commence seulement.
***
Je ne suis pas digne d’être aimée. J’ai de la chance qu’il s’intéresse à moi,
qu’il daigne me toucher. Voilà ce qu’il me répète sans cesse, depuis que nous
vivons ensemble. Il s’amuse d’une autre torture, me portant des coups mortels
au peu d’estime de moi qu’il me restait. Il se joue de moi sans arrêt,
m’attaquant aux moments où je m’y attends le moins. Lorsque je me crois en
sécurité, il déploie son imagination au service de ses fantasmes. Il me force à
coucher avec lui chez nos amis, chez ses parents ou dans des endroits publics.
Je ne pleure plus. Ce temps-là est révolu depuis longtemps. Je ne lui résiste
plus et il pense ainsi avoir gagné. Pourtant, la douleur est toujours aussi vive
lorsqu’il est en moi. C’est comme un poison mortel qui s’insinue à l’intérieur
de moi et brûle chaque partie de mon corps pendant des jours.
***
***
C’est terminé. J’ai cru qu’il suffirait de me taire pour ne plus souffrir. Mais
la douleur est toujours là, perforante, envahissante, balayant tout sur son
passage. Il ne reste rien de moi, rien d’autre qu’un esprit malade dans un corps
ravagé. Je ne peux plus supporter cet enfer quotidien, les brimades, les coups,
les viols incessants.
Je cherche mon téléphone à tâtons. Mes yeux ne voient plus et mon cœur
gronde jusqu’à mes poings, réclamant vengeance et violence.
– J’ai trouvé son devoir dans ce cas. Je te l’envoie tout de suite, j’espère
qu’elle ne m’en voudra pas. Je ne sais pas s’il est vraiment terminé.
– Tu ne peux pas la joindre ? Alec, je sens que tu ne me dis pas tout.
– Elle n’est pas disponible pour l’instant. Tu pourras vérifier son écrit s’il te
plaît ?
– Bien sûr. Je suis persuadée que ce sera tout à fait réussi. Je m’inquiète
pour vous, Alec.
– Je sais Maman, je suis désolé. C’est assez compliqué.
– Oui, c’est ce qu’elle répète souvent. Appelle-moi si tu as besoin de moi.
– C’est promis. À plus tard, Maman.
J’envoie le fichier à ma mère, ainsi que sur ma boîte mail, éteins son
ordinateur et dévale les escaliers jusqu’à l’extérieur. Ma moto glisse sur le sol
à une vitesse vertigineuse, bien trop élevée pour ne pas être extrêmement
dangereuse.
Chapitre 47
Aleyna
Bordel, je sais que je ne dois pas faire ça. Pourtant, j’ai continué. Je me suis
concentrée sur le reste de son corps, ses larges épaules, ses muscles
parfaitement dessinés et son tatouage. Je l’ai redessiné à l’infini, sur une
trentaine de croquis différents, en miniature sur son torse ou en gros plan, seul
sur une feuille. J’avais l’impression de pouvoir le toucher, comme s’il était
vraiment là. Les souvenirs ont envahi mon esprit, et je sentais de nouveau sa
peau contre ma bouche. Mais il n’est pas là et le manque m’a submergée de
nouveau.
Jamais encore je n’avais ressenti ça. Est-ce ce sentiment inconnu dont tous
les livres parlent ? Est-ce que c’est ça l’amour ? S’il se définit par le fait de
manquer de lui à chaque seconde et de me sentir mourir un peu plus à chaque
minute que je passe loin de lui, alors oui, je l’aime.
Ce constat me fout la trouille. Une peur comme je n’en avais encore jamais
connue. Avec E, la terreur est devenue mon quotidien mais je tentais de
l’amoindrir en faisant tout pour le calmer et le satisfaire. Seulement, comment
lutter contre cette attirance envers Alec ?
Elle est si forte qu’elle en est douloureuse. Je ne peux pas le joindre, non, ça
je me l’interdis. J’ai pris une décision pour lui et si je l’aime vraiment, alors je
dois la respecter, peu importe ce qu’il m’en coûtera. Si je ne le croise plus ou
si je n’ai pas de ses nouvelles, alors peut-être que la douleur s’estompera ?
Pour l’instant, j’en doute mais ça n’a pas d’importance. Mon portable est H.S.
et il ne sait absolument pas où je suis, donc je ne risque pas de le rencontrer ou
d’entendre sa voix. Tant que je resterai hors de sa portée, il sera en sécurité et
c’est tout ce qui compte.
Elle rigole et n’est déjà plus dans mes bras. Elle s’assoit en tailleur près de
moi et je l’imite. Elle est sublime dans sa petite robe blanche en taffetas ornée
de petites fleurs roses et rouges. Je range mes dessins à la hâte tout en la
questionnant :
Elle vient déposer un baiser sur mon front et tente d’emmener Dana avec
elle. Devant les circonstances actuelles, elle accepte de céder et de la laisser
dormir avec moi. Je suis soulagée car cela me permettra peut-être de ne pas
sombrer dans la folie de la terreur nocturne.
Elle se tourne vers moi et me sourit, d’un sourire qui me fait vibrer le cœur
d’émotion.
Alec
Mon cerveau n’est plus qu’un capharnaüm géant. Je n’arrive pas à croire
qu’Erwin puisse me faire un truc pareil. Le monde tourne décidément à
l’envers. Le vent me cingle le cou mais je ne ralentis pas. Enfin, le bâtiment où
se trouve notre chambre se profile devant mes yeux.
– Vous me cherchiez ? Je passerai plus tard à votre bureau, je suis pressé, là.
– C’est urgent. Cela concerne vos frais de scolarité. Venez avec moi, ce ne
sera pas long.
Putain de merde.
– Voilà, vous devez absolument me signer les trois exemplaires vu que c’est
un règlement externe aux comptes de l’université. Je sais que c’est pénible
toutes ces formalités administratives mais si on ne le fait pas très vite, le
paiement sera refusé et renvoyé.
– Excusez-moi monsieur Barms mais de quoi parlez-vous ?
– Du règlement de vos frais de scolarité.
– Mon paiement risque d’être rejeté ? Ou j’ai trop de retard ?
– Quoi ? Non, non. Tous vos frais de scolarité ont été réglés, et cela jusqu’à
la fin de l’année. Vous n’étiez pas au courant ?
– Pas du tout. Vous êtes sûr qu’il ne s’agit pas d’une erreur ?
– Absolument certain. Tout a été vérifié.
– Mais de qui vient ce virement ?
– Je n’ai aucun moyen de le savoir. Comme je le disais, c’est un virement
externe avec un expéditeur inconnu. Probablement un compte créé
virtuellement uniquement pour cette transaction. Les gens fortunés utilisent
beaucoup cette méthode pour faire des dons anonymes, ou régler des
successions tout en étant exonérés de taxes et impôts divers. Quelqu’un vous a
fait un cadeau apparemment.
Je me rue sur lui, attrape son téléphone que je raccroche et balance plus
loin. J’agrippe Erwin par le col de sa chemise et le colle contre la fenêtre.
J’irradie d’angoisse et de colère et ma voix gronde en m’adressant à lui.
– Fini de jouer Erwin. Dis-moi ce que tu sais, maintenant !
Je suis debout alors que je ne me souviens pas avoir ordonné à mes jambes
de bouger. Mon cœur bat trop vite pour ne pas être douloureux et ma gorge
s’est soudainement rétrécie. L’air a du mal à s’y engouffrer et je me sens déjà
défaillir. Erwin a sauté sur ses pieds pour se trouver à ma hauteur. Il pose ses
mains sur mes épaules et me regarde droit dans les yeux.
– Alec, respire, putain. Je n’ai même pas commencé et t’es déjà tout blanc.
Tu comprends pourquoi je t’ai demandé de venir ?
– Oui. OK, c’est bon, continue.
– Lorsque je l’ai vue la première fois, son visage m’a rappelé quelque
chose. Mais je n’arrivais pas à savoir pourquoi. J’ai laissé tomber en me disant
que j’avais dû la croiser lors d’une soirée étudiante. Jusqu’à ce matin. J’étais
dans une salle de préparation quand je l’ai aperçue. Et c’est là que je me suis
souvenu d’elle. Car Cindy m’a déjà parlé d’elle. C’est elle qui s’occupe
d’Aleyna chaque fois qu’elle vient. Elle ne veut personne d’autre et surtout pas
d’homme. Et si elle m’en a parlé, c’est qu’elle cherchait des conseils. Écoute
Alec, ça fait environ deux ans qu’elle vient régulièrement au dispensaire. Elle
ne nous a jamais donné son vrai nom. Elle fait des visites de contrôle pour le
dépistage des MST mais on l’a aussi souvent récupérée dans des états
déplorables.
Je crois que mon cœur a cessé d’alimenter mes organes en sang. Mon
regard est bloqué sur un point imaginaire sur le mur en face de nous et ma
bouche est entrouverte, cherchant à laisser échapper l’horreur que je ressens.
Deux ans ? Vivre des horreurs pareilles durant si longtemps ? Comment a-t-
elle pu survivre ? J’assimile les faits, repense à son écrit de ce matin. Et les
pièces du puzzle s’imbriquent doucement. Elle a un petit ami… Et c’est lui qui
la terrorise et la maltraite ainsi. Ça ne peut-être que cela. Pour durer depuis tant
de temps, c’est forcément quelqu’un de proche d’elle et c’est son calvaire
qu’elle raconte dans son devoir pour ma mère.
Je ne veux pas y croire et pourtant je savais déjà au fond de moi que c’était
la vérité. Comment supporter une réalité aussi écœurante ? Comment ne pas
devenir dingue en pensant à tout ce qu’elle a dû affronter durant ces deux ans ?
Et une minute…
Le regard que me jette Erwin ne présage rien de bon. Je ne suis pas sûr d’en
supporter davantage et pourtant je dois savoir.
J’entends mon hurlement déchirer l’air et je ne contrôle plus rien. Mes bras
se ruent vers mon bureau et renversent tout ce qui est dessus. Le fracas d’objets
brisés résonne dans ma tête comme un feu d’artifice. Mais ce n’est pas assez.
Je soulève le bureau et l’envoie se fracasser contre le mur. Je sens qu’on me
saisit les épaules et qu’on tente de me maîtriser mais ma rage et ma culpabilité
décuplent mes forces. Je me dégage en hurlant qu’on me laisse tranquille.
Erwin est près de moi, la mine inquiète et des griffures dans le cou.
C’est donc moi qui l’ai griffé. Qui d’autre en même temps ? Crétin !
Il rit tout en versant de l’eau sur ma main pour tenter d’évaluer les dégâts et
je me réjouis d’avoir un tel ami.
Je n’arrive pas à croire qu’il arrive encore à plaisanter alors que je viens de
manquer de le défigurer.
– Oui Alec, je sais. Je voulais juste te l’entendre dire. Écoute, ta main n’a
pas l’air trop abîmée. Tu as eu de la chance, tu aurais pu t’arracher les tendons
ou pire encore. J’ai enlevé les plus gros morceaux de verre mais il faut que tu
passes une radio par précaution.
– OK, donc tu n’as rien écouté du tout. Je dois aller voir Aleyna.
– Ne sois pas si borné. Bien sûr que je t’ai écouté. Mais tu sais comme moi
que si des morceaux microscopiques de verre sont entrés dans tes chairs,
demain ce sera l’infection et tu risques de ne plus jamais retrouver une
mobilité complète. Et si tu veux pouvoir aider Aleyna, tu as besoin que tes deux
mains soient en parfait état de marche, je me trompe ?
– Non et ça m’énerve. C’est d’accord pour les radios, à condition qu’en
route tu appelles Emmy pour essayer d’en apprendre plus. Moi je vais appeler
ma mère pour tenter de la convaincre de vérifier les dossiers de son université
et de me donner l’adresse des parents d’Aleyna si elle y figure.
– Parfait, tu deviens presque raisonnable. Allons-y.
Chapitre 49
Aleyna
Dana passe une fois de plus la nuit dans ma chambre. Elle a peiné à
s’endormir, encore sous l’excitation du gala. Pour se distraire, elle m’a posé
mille questions sur Alec. Pas sur lui non, mais sur ce qu’elle croit qu’il est : un
ange gardien.
Elle voulait savoir quel était son nom et ce qu’il faisait pour moi. Alors je
lui ai dit la vérité. Après tout, Alec est vraiment mon ange gardien. Je pense à
lui quand tout va mal et il est toujours présent pour moi. Il me guide, me
protège et m’apporte un immense réconfort.
Bien sûr je ne le reverrai pas, mais un ange gardien n’est-il pas censé
demeurer invisible ?
Le pire pourrait être qu’il ait eu pitié de moi. Cette idée est plus
insupportable que les autres, plus encore que de penser qu’il continuait à me
voir pour ce qui nous a fait nous rencontrer la première fois. Une voix presque
inaudible tente de me contredire et de me rappeler qu’il a réellement tenu à
moi. Et ce, pour rien d’autre que moi.
Mais je fais taire cette voix, je sais pertinemment que je ne suis pas une
femme qui mérite de recevoir de l’amour. Surtout pas d’un homme comme lui.
Je ne peux pas continuer à croire en l’idée que je puisse vivre comme une
femme normale, pas après ce que j’ai subi. Qui voudrait vivre avec une femme
brisée alors qu’il y en a des milliards d’autres, en parfait accord avec leur
corps et leur esprit ? Je sais que je dois le laisser partir.
Cela fait déjà plusieurs heures que je suis prostrée dans la même position.
Un bruit dérange mon apathie. Ce n’est pas la première fois que je l’entends
mais jusqu’ici, je n’y avais pas prêté attention.
Enfin, je mets la main dessus et l’observe, dubitative. Une chose est sûre, ce
n’est pas le mien. Après l’avoir noyé, je l’ai balancé dans une poubelle voisine
en allant au dispensaire. En le regardant de plus près, il me semble que c’est
celui d’E.
Pourquoi aurait-il laissé son téléphone ici ? Ça n’a aucun sens, il est
toujours collé à ce fichu truc. Sur l’écran s’affichent plus d’une centaine
d’appels en absence d’un numéro non enregistré.
– Allô ?
– Aleyna, enfin ! Tu sais que ça fait des centaines de fois que j’essaie de te
joindre.
– Pourquoi tu m’as laissé ton portable ?
– Car tu as joué aux petits bateaux avec le tien. Et que j’ai besoin de pouvoir
t’appeler.
– Je croyais que tu étais en séminaire pour trois jours.
– C’est le cas.
– Tu n’as rien d’autre à faire que de m’appeler sans arrêt ?
– On ne travaille pas la nuit, Aleyna. Ne sois pas si dure avec moi. Je
voulais savoir comment tu allais.
–…
– Aleyna, je t’en prie. J’aurais aimé rester près de toi, mais c’était
impossible. Tu es toujours chez tes parents ?
– Oui.
– Ton père rentre quand ?
– Pourquoi tu veux savoir ça ? Tu as peur qu’il te perce à jour ? Tu sais que
ça a toujours été lui le plus difficile à convaincre. Je serai partie avant son
retour, ne t’inquiète pas !
– C’est pour toi que je me fais du souci. Je te rappelle que je t’ai évité de
justesse de sauter par la fenêtre.
– Encore une idée stupide. Ne crois-tu pas que ce soit le seul dénouement
possible pour nous ?
– Bien sûr que non. Je t’aime, Aleyna, plus que tout. Te perdre serait la pire
chose qui pourrait m’arriver.
Je ferme les yeux, tâchant d’oublier les inepties qu’il déblatère. Comment
peut-il prétendre m’aimer et me faire autant de mal. Ça n’a aucun sens.
– Écoute, je sais que j’ai pété les plombs cette semaine. Mais t’imaginer
dans les bras d’un autre, ça me rend complètement dingue. Je suis désolé,
d’accord ?
– Tu as été trop loin cette fois. Un simple « désolé » ne suffira pas à me
remettre debout. J’ai besoin de temps.
– Et moi j’ai besoin de toi et de ton corps. Ta peau me manque déjà, Aleyna.
Et moi je fais semblant, pour qu’on puisse retrouver notre enfer quotidien.
Si je ne le fais pas, je m’expose à des colères plus terribles. La seule fois où
j’ai réellement tenté de le quitter, il a failli me tuer. Ses mains se sont serrées si
fort autour de ma gorge que la vie s’est mise à me quitter lentement.
Maintenant, dès qu’il pose ses mains autour de mon cou, une panique
viscérale s’empare de moi. Il adore s’en servir pour me faire plier lorsque je
tente de lui résister, comme il l’a fait il y a deux jours.
– Aleyna ?
– Oui, je suis toujours là.
– Parle-moi, mon amour.
– Je suis épuisée, Élias. S’il te plaît, je ne te demande que quelques jours de
répit. Je te jure de ne plus revoir celui qui provoque ta colère. Crois-moi,
c’était juste un ami. Mais si ça peut t’apaiser, je n’aurai plus de contact avec lui.
– D’accord, je veux bien te croire. Repose-toi chez tes parents encore un
peu. Tu rentreras chez nous avant que ton père ne revienne et je te rejoindrai
dans la semaine. Dors maintenant, il est si tard. Je t’aime mon amour, prends
soin de toi.
Alec
– Oh, je t’en prie Alec. On discutait c’est tout. C’est terminé pour moi les
conneries. Maintenant, je suis avec Emmy et uniquement avec elle.
– Elle fait de toi un autre homme, je ne te reconnais plus !
– C’est bien à toi de me faire la morale !
– Alec ?
– Quoi ?
– On est arrivés.
– Oh !
Je lui tape amicalement sur le bras, le regarde d’un air entendu, inspire
profondément et sors de la voiture. À mon grand étonnement, le portail n’est
pas verrouillé. Je me glisse donc à l’intérieur de la propriété et suis ébloui par
le nombre de voitures luxueuses qui occupent l’espace.
Je l’imagine dans une des pièces, à quelques pas de moi et le désir de la voir
propulse mon poing contre la porte. Au bout de quelques instants, une femme
élégante m’ouvre. Elle me sourit poliment et je vois les yeux d’Aleyna en elle.
– Bonjour madame.
– Bonjour. Que puis-je faire pour vous ?
– Pardonnez-moi de vous déranger madame. Je m’appelle Alec Clarckson
et j’aimerais voir Aleyna.
Son air suspicieux me met mal à l’aise et lorsque ses yeux se posent sur ma
main bandée, je suis à deux doigts de partir en courant. Alors qu’on se
dévisage depuis quelques secondes, une petite fille surgit de je ne sais où et me
heurte en essayant de saisir ma taille. Elle me tend les bras et je l’aide à
grimper dans les miens.
Voir autant d’inquiétude et de tristesse dans les yeux d’une si petite fille
augmente mon angoisse pour Aleyna. Leur mère me regarde de nouveau mais
quelque chose a changé dans son expression.
– Dana, tu connais ce jeune homme ?
– Bah oui maman, c’est Alec, l’ange d’Ally. Elle a fait plein de dessins de
lui, ils sont trop beaux !
– Comment ça, l’ange ? Ally s’est remise à dessiner ? Depuis quand ?
Le désarroi se lit maintenant dans ses yeux. Elle est inquiète pour sa fille,
c’est une évidence.
– Aleyna ?
– Tu n’as rien à faire ici. Non, rien du tout. Tu ne devrais pas être là.
Elle éclaire faiblement mais au moins je ne suis plus sans repères. Mes yeux
fouillent sa chambre jusqu’à s’arrêter sur son corps pelotonné dans un coin de
la pièce. Son magnifique visage n’a plus d’autres expressions que la terreur et
la souffrance. Ses yeux sont creusés par les larmes qu’elle a dû verser durant
des heures.
Une lueur fantomatique les traverse comme si elle avait abandonné tout
espoir. Son désarroi me frappe en plein cœur et je supplie Dieu de me laisser
aspirer tous ses cauchemars et ses tourments. Je veux prendre sa désolation
pour ne lui laisser que mon amour.
Elle se lève violemment et une bouteille roule à mes pieds. Une bouteille
d’alcool. Vide. Aleyna est collée à moi et tente de détacher ma ceinture. Sa voix
est empreinte de colère et je ne la reconnais pas. Je saisis ses mains mais elle
continue à vouloir ouvrir mon pantalon.
– Aleyna, arrête !
– Quoi ? Tu préfères le faire ?
Elle s’écarte un peu et enlève son pull. Elle est là devant moi, si fragile et
tellement en colère.
– Fais ce que tu as à faire. Ne t’occupe pas de moi. Oh mais j’y pense, tiens,
si tu veux ajouter un film à sa collection, ne te prive pas.
Je ramasse son pull et m’approche d’elle pour l’aider à le remettre mais elle
me rejette, frappe ma poitrine et me hurle dessus.
– Non, tais-toi ! Tu n’as pas le droit… non, pas le droit de me dire ça.
– Je t’aime, Aleyna et ce depuis le premier jour où j’ai posé les yeux sur toi.
Mon cœur a su immédiatement qu’il avait été créé pour battre auprès du tien.
Tu entends ? Je t’aime.
– Je t’aime, Aleyna. Je ne vais pas m’en aller. Laisse-moi être à tes côtés,
s’il te plaît.
Petit à petit, elle m’accorde un peu plus de liberté, jusqu’à ce qu’elle soit
complètement dans mes bras, où elle s’effondre. Je l’accompagne vers le sol et
la serre contre moi, comme si nos vies en dépendaient. Elle fond en larmes et
sanglote douloureusement. Je la berce tendrement tout en caressant ses cheveux
et en lui murmurant combien je l’aime. Je suis prêt à lui répéter durant des
heures s’il le faut.
Jamais plus.
Non, jamais je ne laisserai ce dingue poser à nouveau les mains sur elle.
Maintenant, mes seules préoccupations vont être de la protéger, de l’aider à se
relever de ce cauchemar effroyable et de l’aimer chaque jour que nous
passerons ensemble.
Enfin, une certitude s’impose à moi : il est impensable qu’il s’en tire.
Il doit payer.
Chapitre 51
Aleyna
J’ai trop bu. C’est un fait. Surtout pour quelqu’un qui ne boit jamais. Mais
c’est la seule solution que j’ai trouvée pour ne pas m’enfoncer un rasoir dans
les veines. Alors que je pensais ne pas pouvoir être plus mal, j’ai récupéré les
fichiers de ce foutu téléphone.
Depuis deux ans, ce sadique filme les pires moments de ma vie. Mais qu’est-
ce qui ne va pas chez lui ? J’ai alors tout imaginé. Je me suis inventé des scènes
où il montrait ses films à ses amis et où ils prenaient du plaisir face à mes
hurlements et aux humiliations. Ma tête s’est mise à bourdonner et je ne
pouvais plus respirer. J’avais envie de hurler mais le peu de raison qui me
restait m’a intimé de me taire pour ne pas affoler ma mère et ma sœur.
Je suis remontée dans ma chambre et j’ai pleuré ma rage. Quand je n’ai plus
eu de larmes, j’ai vomi mon dégoût et après avoir perdu plusieurs fois
connaissance, j’ai vidé les deux bouteilles qui me restaient. J’ai refusé les
demandes incessantes de ma mère et de ma sœur et je suis restée
recroquevillée sur le sol.
Encore en plein flou, j’ai très mal réagi. Il ne devait pas être là, non. Je l’ai
rejeté, je l’ai frappé mais il est resté, il a dit qu’il m’aimait. Moi. Aleyna,
femme torturée depuis deux ans, détruite et en passe de devenir folle à lier.
Je n’ai pas voulu le croire, et j’ai essayé de lui montrer ces saloperies de
vidéos. Pour qu’il me voie, pour qu’il comprenne qui je suis : un morceau de
viande usagé.
Je ne veux pas qu’il me console, je ne veux pas qu’il m’aime. Je ne peux pas
le laisser faire ça, il mérite quelqu’un d’autre. Une personne belle, équilibrée et
sans mal qui la ronge. Bientôt il ne restera plus rien de moi, qu’un cœur vide et
ravagé par cette douleur insupportable et nauséabonde.
Mon cœur qui est en mille morceaux semble les rattacher un par un, comme
s’il voulait cicatriser, mais je m’accroche pour ne pas laisser disparaître le
poison qui circule dans mes veines. Je refuse qu’il me guérisse, je ne le mérite
pas.
Il est hors de question d’accepter son amour car le bonheur m’est interdit. Je
tente de m’échapper de son étreinte mais mon corps refuse de bouger, trop
heureux de ce moment de calme.
Je prends tous ces mots en pleine figure, assimilant malgré moi ce que
j’entends. Il ne cesse de répéter qu’il m’aime. Et mon esprit me hurle que je
l’aime aussi. Plus que tout, plus que ma propre vie.
Il bouge contre moi pour que nos visages se retrouvent l’un en face de
l’autre. Je remarque qu’il a pleuré et mon cœur se serre.
En croisant son regard, je suis inondée par mes sentiments et il entend mon
appel, saisissant ma joue dans sa main et mes lèvres entre les siennes.
Alec
J’ai cru sentir qu’elle voulait que je l’embrasse mais à présent je ne suis
plus sûr de rien. Je me sépare d’elle pour l’observer et ma poitrine me fait mal.
Je caresse ses joues jusqu’à son menton où des bleus se dessinent sous des
marques de doigts. Je dénoue le foulard qu’elle porte et elle détourne la tête,
gênée que je découvre les ecchymoses qui recouvrent sa gorge.
La marque des mains de ce salopard est visible et ne laisse aucun doute sur
la violence qu’il lui a infligée. Les paroles d’Erwin me reviennent en mémoire
et ma colère gronde de nouveau. Je dois savoir qui il est, le retrouver et lui
faire regretter d’avoir osé poser ses mains sur elle.
– Aleyna, dis-moi, qui est-il ? S’il te plaît. Maintenant tu n’as plus rien à
craindre.
– Je ne peux pas, Alec.
– Pourquoi est-ce que tu le protèges ?
– C’est toi que je protège. Je ne pourrais jamais me le pardonner s’il te
faisait du mal.
– C’est à moi de prendre soin de toi, Princesse.
– Tu n’as pas idée des conséquences que cela engendrerait.
– Qu’est-ce que tu ne me dis pas ? Putain, c’est qui ce mec ?
Plus tard. Pourquoi pas oui, mais en attendant, hors de question que je la
quitte des yeux. Je sais qu’elle a été au dispensaire il y a peu mais je me
demande si je ne devrais pas l’emmener à l’hôpital.
– Alec ? Je sais que je suis dans un piteux état mais je n’ai pas besoin de
soins. J’ai vu un médecin hier.
– Lirais-tu dans mes pensées ?
– Non, pas dans tes pensées, mais dans tes expressions.
Alors que je l’aide à se lever pour aller à la salle de bains, ce qu’elle vient
de dire résonne de mes oreilles jusqu’à mon cerveau.
Cela signifie que sa mère a vu celles de lundi et qu’elle est donc chez ses
parents depuis que je l’ai laissée pour aller en cours.
Ce qui ne peut vouloir dire qu’une seule chose : qui que soit cet enfoiré, il
est venu l’agresser ici. Sa mère et sa sœur le connaissent donc forcément.
Aleyna
J’ai du mal à tenir debout, engourdie par tant d’heures passées prostrée sur
le sol. Mais je ne suis pas seule, Alec me soutient sans se défaire de son
masque de colère et d’inquiétude. Il est tellement tentant de le laisser veiller sur
moi, je suis épuisée de protéger les gens que j’aime.
– Je ne suis pas sûr que la douche soit une bonne idée, Princesse.
– Si, j’en ai vraiment besoin. Il faut juste que je fasse taire mon cerveau et
que je me concentre.
Il m’attire vers lui et saisit mes lèvres. Son baiser est fait de velours et a la
fraîcheur de la rosée du matin. Mes mains partent à la rencontre de son dos en
se faufilant sous son tee-shirt et nos bouches se cherchent davantage.
Nos hauts viennent s’écraser sur le sol et je manque défaillir lorsque ses
doigts effleurent la courbure de mes seins. Débarrassés de nos vêtements, nous
nous glissons dans la douche sans cesser de nous embrasser. Bon sang, que ces
baisers m’avaient manqué. Mes mains retournent ses cheveux, l’incitant à
plaquer sa bouche plus fort sur la mienne.
Comme s’il lisait en moi, il me soulève et m’installe sur ses hanches. Je suis
au bord de l’implosion mais ne veux pas l’abandonner.
Je sais que je devrais être effrayée par ce que je ressens. Je n’ai jamais eu
pour habitude de me laisser aller, d’écouter mes envies. Le contrôle, c’était le
plus important pour moi mais avec Alec, c’est tellement différent. Ma raison
disparaît au profit de mon cœur et de mon corps.
Bien sûr, rien ne s’est effacé. Les douleurs physiques et psychologiques sont
toujours là. Ainsi que les obstacles qui se dressent devant notre relation, mais
l’euphorie du moment me pousse à me dire que tout n’est peut-être pas si noir,
et que je vais peut-être pouvoir dessiner un nouvel avenir avec des couleurs
que je n’imaginais même pas.
Chapitre 54
Alec
Je suis en train d’aider Aleyna à ajuster son foulard pour dissimuler les
marques de strangulation et mon cœur me brûle de nouveau. Avant de nouer le
tissu, je fais courir ma bouche sur son cou et remonte jusqu’à son menton.
J’effleure ses lèvres quelques instants avant de sonder son regard. J’ai du
mal à me remettre de ce qui vient de se passer dans la douche. Je ne comprends
pas comment on a pu faire ça.
Comment j’ai pu faire ça. Bien sûr, elle affirme qu’elle le désirait mais peu
importe. C’est à moi de la guider, vu l’état dans lequel elle se trouve. Elle est
affaiblie, encore sous l’influence de l’alcool et dans un équilibre mental tout à
fait discutable. Et moi, j’en ai profité, je me suis laissé emporter par ma soif
d’elle qui ne se tarit jamais.
Après tout, je ne connais pas un millième des horreurs qu’il lui a fait subir
et je ne peux absolument pas en mesurer les conséquences. Si elle ne faisait que
se soumettre à mes désirs ? Putain, comment j’ai pu lui faire ça ? Je m’écarte
d’elle, hanté par la vidéo que j’ai vue quelques instants avant de lui faire subir
à mon tour les assauts de mon désir. Finalement, je ne vaux pas mieux que lui.
Elle fait un pas vers moi mais je continue à reculer, pris de panique.
Elle interrompt mes babillages en plantant un baiser sur mes lèvres. C’est un
baiser puissant et volontaire, presque douloureux. Puis elle pose sa tête contre
mon torse et je ne peux m’empêcher de l’enlacer.
– Tu as raison, Alec, je suis tout ça. Et bien pire encore, si tu savais. Avant
toi, je vivais sans ressentir, mais dès que j’ai croisé ton regard, j’ai su que je
voulais passer le reste de ma vie dans tes bras et j’ai eu peur. Après ses
premières violences, je me suis mise à avoir peur de tous les hommes, je
sursautais dès qu’on m’effleurait ou qu’on élevait la voix. Pour survivre, mon
corps s’est coupé de tout. De la peur, bien sûr, mais de toute autre émotion,
risquant ainsi de ne plus rien ressentir, ni douleur, certes, mais ni joie non plus.
Et je trouvais ça normal de vivre avec un corps mort et une âme absente. Mais
tu m’as réveillée aux sensations et je te mentirais si je te disais que ça ne me
met pas en danger. De nouveau, je peux tout sentir et je déteste ça quand je suis
avec lui car c’est toujours violent et infect. Mais quand tu me tiens dans tes
bras, tout est décuplé et, enfin, je saisis toutes les beautés qu’offre la vie. Je
perçois des choses que je ne soupçonnais pas. Tu entends ça ? C’est le bruit de
mon cœur qui se serre, qui manque des battements et qui en redemande. J’ai
cru qu’il serait froid pour toujours mais il a suffi d’un de tes regards pour
l’embraser. Ton étincelle incendie mon esprit et me pousse à l’inflexion. Alors
moi aussi j’ai peur, Alec, et je suis perdue face à tout ça mais s’il y a une chose
dont je suis certaine, c’est que je t’aime.
Ces mots me percutent au plus profond de mon âme. Le dernier plus encore
que les autres. Elle m’aime. Et elle me le confie, sans artifices ni faux-
semblants. Je la serre plus fort contre moi, remerciant secrètement l’univers de
m’avoir confié une si belle âme.
Chapitre 55
Aleyna
Ma tête est posée sur le torse nu d’Alec. J’entends les battements de son
cœur qui accompagnent la migraine qui ne m’a pas quittée depuis mes frasques
d’alcoolique amateur. Je n’avais pas prévu de lui avouer mes sentiments, mais
je l’ai fait et il en avait besoin.
Les fourmis m’engourdissent chaque fois qu’il m’appelle ainsi et qu’il pose
son regard troublé sur moi. Il dépose un baiser sur ma joue et je n’ai plus
envie de sortir de ma chambre, excepté si cela nous téléporte directement à
l’appartement. Mais ce n’est pas possible et je dois rassurer ma famille. Après
tout, c’est ma faute s’ils s’inquiètent.
– Parfait, allons-y.
– Ally !
Elle saute dans mes bras et m’enlace de ses petits bras chaleureux. Je plonge
la tête dans ses cheveux et hume son shampoing. Elle sent bon l’enfance et
l’innocence et l’idée qu’elle puisse perdre ce bonheur me rend nerveuse. Je
sais que je dois faire face en priorité pour elle.
– Bah oui, t’es super fort car t’as soigné Ally, maintenant elle est sortie de
sa chambre et elle sourit.
Mon cœur se pince lorsqu’elle se hisse sur la dernière marche pour déposer
un baiser sur la joue d’Alec et qu’elle lui chuchote un merci soulagé.
Tout en gardant son air boudeur, elle hoche la tête pour donner son accord
et je la serre fort contre moi en lui répétant que je l’aime. Alec s’installe au
volant de ma voiture et après un dernier signe de la main dans leur direction,
nous partons vers mon appartement.
Chapitre 56
Alec
Élias, voilà le prénom de son bourreau. Dana est une petite fille adorable et,
heureusement pour moi, très bavarde. En discutant avec elle, j’ai appris
qu’Aleyna avait reçu deux visites chez ses parents, celle de son amie Emmy et
celle de son amoureux, Élias.
Son nom a résonné comme une provocation au plus profond de moi. Élias
avec un E, comme la lettre dont il a meurtri le corps d’Aleyna. Mes mains se
crispent sur le volant et je sens mon visage se contracter au point d’en devenir
douloureux.
J’ai son prénom, maintenant je vais devoir en apprendre plus sur lui. Je sais
qu’il est étudiant car Dana m’a dit qu’en ce moment il apprenait ailleurs. Je n’ai
pas réussi à en savoir davantage et je ne voulais pas risquer d’éveiller ses
soupçons. Je suis arraché à mes pensées par la main d’Aleyna qui caresse mon
bras.
– Aleyna ? Ça va ?
– Oui, tu étais… ailleurs.
Je m’aperçois soudain que nous sommes arrivés et garés. Il semble que j’ai
agi en mode automatique, une fois de plus. Le corps et l’esprit
m’impressionneront toujours dans leur façon d’agir.
Elle me regarde, inquiète, et elle a soudain l’air si fragile. Mais elle est
magnifique et je sais que jamais je ne cesserai de l’aimer. C’est un sentiment
étrange, qu’on ne peut pas expliquer et qu’on ne peut pas imaginer sans l’avoir
connu.
Elle est dans la salle de bains. La porte est fermée mais je peux malgré tout
l’entendre vomir. Au bout de quelques minutes, elle sort, la mine blafarde et les
yeux creusés. Je ramène ses cheveux derrière son oreille et réfléchis à un
moyen de la soulager au plus vite.
– Comment tu te sens ?
– Plutôt bien étant donné les circonstances. Les effets de l’alcool
disparaissent petit à petit. Je ne compte plus le nombre de fois où j’ai vomi
depuis qu’il…
Comment peut-on être aussi abject et aussi violent avec une femme ? Aleyna
cherche ses mots et je vois les larmes lui monter aux yeux. Je l’attire contre
moi et la berce doucement.
– Ne dis rien, Princesse. Je devine aisément ce que ce salaud t’a fait. Tu n’es
pas obligée de m’expliquer et encore moins de te justifier. En revanche, tu as
besoin de te reposer et de te nourrir.
– Aleyna, regarde-moi. Je suis là, tu vois. Tant que je suis près de toi, il ne
t’arrivera rien, c’est une promesse. Il ne peut pas t’atteindre, ici. Respire
doucement, là. Calme-toi, je t’en prie. Tu as le droit d’avoir peur, c’est plus que
légitime. Mais ne le laisse pas s’immiscer maintenant, tu es en sécurité.
Son corps s’agite de moins en moins et je la soulève pour la caler dans mes
bras. Je l’emmène jusqu’au bureau et l’assois sur le lit. Je lui retire son haut et
son pantalon et l’allonge sous la couette avant de la rejoindre. Elle se blottit
contre moi et je l’enveloppe à l’intérieur de mes bras.
Je les rassure en leur disant que je suis avec Aleyna et que nous allons bien.
J’ajoute quelques détails supplémentaires pour Erwin et éteins ensuite mon
téléphone. J’ai quelque chose d’important à faire.
Tout en enchaînant les cigarettes, j’allume l’ordinateur d’Aleyna et ouvre
plusieurs pages internet, une avec un moteur de recherche, une avec l’annuaire
et une pour chaque université du coin. Sur toutes, je recherche le même nom :
Élias.
Qui que tu sois, où que tu sois, je te trouverai et tu paieras pour tes affronts
et tes crimes, crois-moi.
Chapitre 57
Aleyna
Où suis-je ? Cela fait quelques secondes que je me pose cette question. J’ai
l’impression que la nuit est en train de tomber derrière les volets clos et
pourtant je me réveille a priori de plusieurs heures de sommeil… Je cherche à
tâtons ma lampe de chevet, en vain…
J’ai gardé les yeux plongés dans le lavabo pour trouver le courage de
continuer à parler. Je ne sais pas pourquoi subitement, j’ai besoin d’en parler
mais c’est le cas. Seulement ça devient compliqué. Je risque un coup d’œil à
Alec et je le trouve prostré, le corps tendu, prêt à exploser, les poings serrés et
le visage ravagé par la haine, incapable de parler.
Il devine pourtant que j’ai besoin de lui et il vient se plaquer contre mon
dos, appose sa joue contre la mienne et enferme mes mains dans les siennes.
Son contact me donne le courage et la force de poursuivre.
Ces mots ont du mal à sortir et je sens qu’il se contient pour ne pas exploser.
Je sais qu’il pense ce qu’il dit mais j’ai déjà retourné le problème dans tous
les sens et il n’y a pas de solution.
Alec
Ses larmes ont cessé mais je ne sais pas si c’est parce qu’elle se sent un peu
mieux ou si c’est qu’elle n’en a plus à verser.
Elle a dormi plusieurs heures mais elle a l’air encore épuisée, elle masse
distraitement son cou et ses yeux se plissent de douleur. Les hématomes
doivent la faire souffrir et elle peine à déglutir. Je me concentre pour ne pas
songer aux circonstances qui l’ont mise dans cet état. La sonnette retentit et la
sort de sa torpeur. Elle bondit tel un chat effrayé et je me lève, rassurant.
– Ce n’est rien, j’ai juste commandé à manger.
– Comment tu as su ?
– Quand tu étais chez tes parents, je suis venu ici et j’avoue avoir fouillé un
peu partout. Et dans le placard de la cuisine je suis tombé sur un carton de
recyclage rempli de pots de cette glace. En bon détective, je me suis dit que tu
devais l’aimer.
Voilà, elle rit. Ce doux son résonne quelques secondes dans l’air et me
permet de respirer un peu mieux. Tant pis si cela ne doit la distraire qu’une
minute, ce sera toujours un moment qu’il n’aura pas. Finalement, elle se laisse
faire et avale la glace. En la regardant accepter les cuillères que je lui offre et
frémir de plaisir sous le goût de la glace qu’elle aime tant, je ne l’aime que
davantage.
Mais je sais que je ne dois pas faire ça, elle est si fragile, sans parler de ses
séquelles physiques. Je retire ma main et me glisse sur le côté du canapé pour
l’attirer contre moi. Sa tête s’appuie sur ma poitrine et je l’enlace. Je ne suis
serein que lorsque je peux la tenir ainsi près de moi, je sais qu’elle est en
sécurité et sentir son cœur battre contre le mien est la plus douce des sensations
que je connaisse.
– Le sexe est une pulsion, ma chérie. Nos corps se manquaient tant qu’ils se
désiraient sans prendre en compte le contexte. Tu m’as donné du plaisir,
Aleyna, crois-moi. Il n’est pas nécessaire que je sois en toi pour en avoir. Tu
n’as pas à avoir honte de ton comportement. Je sais que c’était précipité et en
rien le bon moment mais nous l’avons fait, sans réfléchir. Si cela ne t’a pas
blessée, c’est tout ce qui compte. Je suis terrifié à l’idée de te faire du mal.
– Alec, si tu savais. Je suis épouvantée d’éprouver du désir sexuel.
J’apprécie chaque moment intime que nous passons ensemble mais ensuite, j’ai
envie de m’enfermer dans un coin et de pleurer. Je me sens honteuse et
coupable.
Ses phrases me frappent tel un uppercut en plein cœur. Moi qui voulais
depuis si longtemps qu’elle se confie à moi, aujourd’hui je suis plus
qu’exaucé. Mais je souffre de savoir ce qu’elle ressent et de ne m’être rendu
compte de rien.
– Mon Dieu, Aleyna. J’essaie de saisir les enjeux de tes confessions mais
c’est difficile. Le sexe est une envie naturelle qui se traduit souvent par des
désirs puissants et incontrôlables. Normalement, c’est censé être quelque chose
de beau et d’agréable mais il a gâché ces aspects. En te violant, il t’a représenté
et imposé le sexe comme quelque chose de bestial, de violent et d’agressif. Et
quelque chose qui t’a fait autant souffrir ne peut que te faire horreur. Pourtant,
quand on aime quelqu’un, c’est plus que naturel d’avoir envie d’unir son corps
avec cet être, et personne ne devrait avoir honte ou se sentir coupable de ça.
Elle hoche la tête et se blottit de nouveau contre moi après avoir enlevé la
couverture de ses épaules pour l’installer au-dessus de nous. Je l’aide à nous
recouvrir et l’embrasse sur le front.
Aleyna
Cela faisait longtemps que je ne m’étais pas réveillée aussi sereine. Je suis
nichée dans les bras d’Alec qui respire calmement contre moi. Je suis soulagée
de le voir plus apaisé et surtout rassurée qu’il ne connaisse pas l’identité d’E.
Je sais que nos instants ensemble sont comptés mais peu importe. Je décide
de m’accorder le droit de profiter de chaque seconde passée près de lui. J’aurai
ensuite tout le temps pour souffrir et agoniser auprès d’E.
Avec mes doigts, j’effleure les lèvres d’Alec puis caresse l’arête de son nez
jusqu’à la naissance de ses magnifiques yeux. Il frémit contre moi et s’éveille
lentement.
– Ne t’excuse jamais d’être près de moi. C’est moi qui dois te remercier de
m’avoir réveillé afin que je puisse profiter de ta présence.
Je pouffe de gêne et d’attendrissement, je ne comprends toujours pas l’effet
qu’il a sur moi. Avec lui, je ne suis plus cette jeune femme terrorisée. Du
moins, je le suis de moins en moins. Au contact de son corps, je me sens libre
du mien, et des désirs que je ne soupçonnais pas naissent en moi.
Son visage plonge dans mon cou et ses lèvres caressent ma peau. Mon corps
s’embrase sous ce simple contact et mon ventre fourmille, assailli de milliers
de papillons. Alec est interrompu dans son voyage sensoriel par l’alarme de
son téléphone. Il tend le bras pour l’éteindre tout en grognant.
– Ne panique pas, elle ne sait rien. Je crois qu’elle se doute de quelque chose
depuis longtemps. Elle m’a dit qu’elle avait essayé de te venir en aide sans
jamais y parvenir.
– Si tu savais comme j’apprécie ta mère. Ses cours et ses conseils m’ont
aidée à tenir dans les moments les plus sombres. On a souvent discuté et quand
elle s’est absentée quelques semaines, j’ai cru mourir. Si elle n’était pas
revenue, j’aurais abandonné la fac et le reste.
– Ne dis pas ça, Princesse. Je ne veux pas t’entendre parler ainsi.
– Mais c’est la réalité, Alec.
– Je sais, mais c’est une réalité qui me fait mal. Je ne veux pas concevoir un
monde où tu ne serais plus. Ne t’en fais pas pour ma mère, je lui ai dit que tu
étais avec moi et je lui ai promis que tu serais en cours aujourd’hui. Tout
comme moi… Mon instinct me hurle d’oublier mes promesses et de rester au
lit toute la journée avec toi mais ce ne serait pas raisonnable.
– Et moi j’ai peur d’être vulnérable loin de toi.
Il caresse ma joue et je ferme les yeux quelques secondes. C’est injuste de
devoir le quitter et pourtant je sais qu’il a raison. J’ai manqué déjà tellement de
cours que je risque de me faire virer de celui de la mère d’Alec. Et je ne dois
pas penser qu’à moi.
– Excuse-moi, je ne voulais pas dire ça. Tu dois aussi aller en cours, Alec,
ton avenir de brillant chirurgien est en jeu. Et il est hors de question que tu aies
fait tant de sacrifices pour louper ton année.
– Justement, Aleyna, il y a quelque chose dont il faut qu’on parle.
– Ce genre d’approche n’annonce rien de réjouissant.
– Je ne voulais pas t’embêter avec ça mais je ne veux pas que tu paies mes
frais de scolarité.
Il s’est levé et fait les cent pas autour du canapé. Je savais qu’il serait
contrarié s’il apprenait que l’argent venait de moi et je vois que je ne me suis
pas trompée. Il a l’air blessé et en colère, son humeur ayant disjoncté en
quelques secondes.
– Tu penses que je ne m’en rends pas compte parce que je suis une petite
fille riche pourrie gâtée ? Eh bien tu te plantes, Alec ! Mes parents m’ont
inculqué la valeur de l’argent, figure-toi ! Alors oui, nous sommes riches et
probablement bien plus que tu ne l’imagines ! Oui, je peux avoir tout ce que je
désire mais non, l’argent n’achète pas tout. Je ne t’achète pas, Alec ! Tout ce
que je veux, c’est que tu sois heureux, Alec, et…
– Et quoi ? Que j’arrête de faire la pute ?
– Bien sûr que je veux que tu arrêtes ! J’ai lu ta souffrance dès que je t’ai vu
franchir le seuil de mon appartement. J’ai ressenti ta colère, ta frustration et ta
culpabilité. Je sais ce que c’est que de ne pas maîtriser son corps et je ne
souhaite ça à personne, encore moins à l’homme que j’aime ! Sans compter
que je refuse que tes mains caressent le corps d’autres femmes. Je t’aime trop
pour te partager et pour te laisser te détruire, est-ce que c’est un crime ?
Il s’avance vers moi et s’effondre à genoux devant moi, il pose ses mains
sur mes cuisses et embrasse ma joue humide.
Mon dos appuyé contre ce dernier, son corps se fait plus lourd sur le mien.
Ses mains fouillent sous mon haut et ses lèvres sont toujours accrochées aux
miennes. Ce baiser dure encore, jusqu’à ce que l’air nous manque. Alec
embrasse alors mon menton, mon cou, le haut de ma poitrine. Il dépose des
milliers de baisers sur moi et le désir m’envahit comme une vague déferlante.
Je me demande comment j’ai pu rester loin de lui aussi longtemps. Ses
lèvres me manquent déjà alors je l’incite à les retrouver. Ses mains saisissent
mon visage et sa bouche brûle la mienne. Je saisis un passant de son pantalon et
l’attire vers la chambre sans cesser de répondre à ses baisers.
La sienne explore les courbes de mes seins tandis que la mienne se tord de
plaisir. Sa langue suit la courbure de mes hanches, puis remonte de mon
nombril jusqu’à ma poitrine, qu’il caresse langoureusement. Je fais basculer
son tee-shirt au-dessus de sa tête pour explorer son corps avec mes mains.
De nouveau, nos bouches sont aimantées et son torse vient s’appuyer contre
mes seins. La chaleur de ce contact m’embrase un peu plus et mes mains se
plaquent à ses reins. Je veux le sentir plus près, encore plus près.
– Aleyna…
Je le fais basculer sous moi et parcours son torse avec ma bouche tout en
déboutonnant son pantalon qu’il m’aide à enlever.
Son corps presque totalement nu ondule de plaisir sous mes caresses et mon
désir ne fait que grandir. Mon sang bout dans mes veines et mon cœur menace
d’exploser à force de battre aussi fort. Il se redresse, s’assoit contre la tête de
lit et me serre contre lui pour m’embrasser. Ses mains caressent mon dos et ma
nuque et je tremble de plaisir.
Je le pousse un peu sur le côté, caresse son torse et descends ma main sur
ses abdominaux puis sur ses fesses. Enfin, je la pose sur la bosse apparente
sous son boxer et le caresse à travers le tissu.
Je ne le quitte pas des yeux, guettant ses réactions. Je ne sais pas vraiment
comment faire, alors je prends mon temps. Je le caresse et l’embrasse et me
décide finalement à glisser ma main dans son boxer. Il ferme alors les yeux et
entrouvre la bouche. Son souffle se fait plus court et ses grognements de
plaisir m’invitent à poursuivre.
Sa main est, elle aussi, redescendue au cœur de mon intimité qui s’embrase
de nouveau. Je sens qu’il approche de la jouissance mais je ralentis mes
mouvements et l’embrasse avant de lui susurrer à l’oreille :
J’installe mes mains sur ses fesses pour qu’il reste en place, son corps
bouge sur le mien et je perçois chaque millimètre de sa peau. Nous sommes en
sueur, totalement transportés par le désir charnel.
Nos lèvres se cherchent encore, même si nos souffles sont toujours coupés.
Je ne veux plus bouger, je ne veux pas ouvrir les yeux. Non, je souhaite juste
rester ainsi, et laisser nos corps n’en former qu’un seul. Je veux le sentir en
moi, encore.
Tout cet amour, toute cette passion se répand dans chaque goutte de sang qui
circule dans mes veines et me fait exploser le cœur.
– Je t’aime tant, Princesse. Ne me laisse plus.
– Jamais. Je ne peux plus respirer sans toi.
Alec
Je crois que je viens enfin de découvrir le réel sens du mot bonheur. Pas le
simple fait d’être heureux ou joyeux, non. Je parle du vrai bonheur, celui qui
inonde chaque cellule de votre être, qui agit si puissamment que votre corps
éblouit le reste du monde.
Mon corps n’est plus qu’une victime du souffle de la bombe qui a explosé
au contact de nos deux corps. Une victime consentante et heureuse à en crever.
Jamais encore je n’avais connu une telle extase. Mon cœur reprend doucement
un rythme normal mais je ne parviens pas à cesser de caresser son visage.
Je cherche quelque chose à lui dire mais mes mots refusent pour l’instant de
sortir. Elle sourit et elle est si sublime, nue contre moi. Sa peau est douce et son
parfum continue de m’enivrer.
– Je crois que je vais avoir besoin d’une douche avant d’aller en cours. Tu
m’accompagnes ?
– Moi, je crois que tu vas être très en retard. Quant à t’accompagner, crois-
moi, ce n’est pas l’envie qui m’en manque, Princesse. Mais il faut savoir être
raisonnable, et si ta peau continue à frôler la mienne, je serai tout sauf
raisonnable.
Elle disparaît vers la salle de bains et je roule sur le dos, un bras sur les
yeux pour jouir encore quelques instants de ce moment. Je me décide enfin à
me lever, et suis pris d’un léger vertige en voyant le sang qui s’est niché sur le
préservatif que je viens d’utiliser.
Merde, Aleyna.
Je savais que c’était trop tôt, le médecin que j’aspire à devenir le savait, lui
aussi, et pourtant je l’ai quand même fait. J’ai vraiment essayé de ne pas la
blesser mais j’ai lamentablement échoué.
– Comment tu te sens ?
– Bien, Alec, ne t’en fais pas.
– Je t’ai blessée, je suis désolé.
– Ce n’est rien, je t’assure. Le plaisir que tu m’as apporté supplante
largement ce petit désagrément.
Peur qu’elle craque, que son corps et son esprit défaillent pour la propulser
dans un monde de ténèbres d’où elle ne reviendrait pas.
Pendant qu’elle se maquille pour faire passer les marques laissées par son
bourreau inaperçues, Emmy l’invite à passer la soirée avec elle et je l’y
encourage. Voir sa meilleure amie lui fera du bien, du moins je l’espère.
Aleyna
Emmy ne cesse d’écrire des mots sur mes copies, elle est ravie de m’avoir
retrouvée et pressée que les cours se terminent pour qu’on puisse passer la
soirée ensemble.
Je n’ai pas rendu mon dernier devoir et je ne sais pas encore comment je
vais me justifier. Mon portable vibre dans ma poche et je souris avant même de
lire le message. Il vient forcément d’Alec, c’est lui qui m’a offert ce téléphone,
et il est le seul à en avoir le numéro.
Il se lève et me tend la main. Enfin, je lève les yeux vers son visage. À la
seconde même où nos yeux se croisent, les vidéos qu’il a tournées à mon insu
s’immiscent de nouveau dans mon esprit.
Nous nous retrouvons alors dans une petite cour à l’abri des regards. Avant,
elle était utilisée par les professeurs pour fumer mais depuis quelques années,
le doyen de l’université a instauré des règles strictes en matière de santé et les
professeurs sont tenus, comme les élèves, de fumer en dehors de l’enceinte
universitaire. Élias me pousse contre le mur le plus proche et s’appuie sur moi.
Il attrape mes lèvres et m’embrasse sans ménagement.
Sa bouche immonde se met à embrasser mon cou pendant que ses mains se
baladent sur mon corps. Il m’explore sans douceur, pressé d’assouvir son
besoin urgent de sexe. Mes yeux sont bloqués dans le vide, sur un point
imaginaire, au loin. Je ne suis pas en mesure de pleurer, cette scène est d’une
totale absurdité.
Il y a quelques minutes, j’étais pleine d’optimisme, heureuse et confiante et
là, je me retrouve plaquée contre un mur dégueulasse, assaillie par les pulsions
d’un être abject qui s’apprête à me violer, encore. Il s’interrompt soudain,
visiblement perturbé par mon manque de réaction et mon immobilité.
Mes yeux s’arrachent de force au vide pour venir se poser sur lui.
Je ne peux plus crier, je suis au bord de la rupture. Quelque chose s’est brisé
en moi. Encore. Je pensais qu’il ne restait déjà que des morceaux mais il
réussit toujours à me piétiner, à les diviser de nouveau, m’anéantissant encore
et encore.
Je suis étrangement calme face à cette fatalité. Il ne m’a pas quittée des yeux
et il prend quelques secondes pour réfléchir à ce qu’il va dire.
Pas ici, dans mon propre campus, à quelques mètres des autres étudiants.
Les derniers soubresauts plus vifs le font jouir en moi et je reste figée
contre ce putain de mur, incapable de bouger, de réfléchir, de me défendre. Il
ne s’attarde pas et nous rhabille, il me parle mais je ne l’entends pas, mes
oreilles bourdonnent et ma vue n’est toujours pas revenue. Je me laisse glisser
le long du mur, jusqu’au sol, et tâche de ne pas vomir.
Alors que je n’entendais plus rien, bien à l’abri dans ma bulle, de nouveau
les bruits de la circulation d’une rue avoisinante m’envahissent, un léger vent
fait frémir mes cheveux et le sol irrite mes jambes. Je me lève aussi
vaillamment que possible, réajuste ma tenue, sèche mes larmes et pénètre dans
la bibliothèque. Elle est encore plus déserte que tout à l’heure. Je fonce à la
place que j’occupais, ramasse à la hâte mes affaires et pars le plus vite
possible, priant pour ne croiser personne.
Alec
La journée a été harassante, les intervenants étaient tous plus irritants les uns
que les autres, mais je me suis accroché et j’ai travaillé dur pour ne pas perdre
le rythme. Je n’ai pas pu avoir Aleyna au téléphone mais son message m’a
réchauffé l’âme. J’ai tellement hâte de la retrouver et de la serrer contre moi.
Sans elle, je ne suis pas tout à fait moi. Sa peau me manque, son sourire et sa
sensibilité me manquent.
J’ai hâte de pouvoir plonger ma main dans ses cheveux et ma bouche dans
son cou. Il est déjà dix-neuf heures mais elle passe la soirée avec Emmy et je
ne la verrai pas avant plusieurs heures. Je me décide à faire un détour par la
salle info pour imprimer le trajet jusqu’à Cambridge afin de l’avoir sous la
main pour pouvoir partir dès que l’occasion se présentera. J’imprime aussi la
photo de cet enfoiré pour être certain de ne pas me tromper de cible.
Je suis soudain trop fatigué pour continuer et décide de sortir à l’air frais,
fumer quelques cigarettes tout en marchant vers le bâtiment où se trouve notre
chambre. J’espère y croiser Erwin, mon meilleur pote me manque. J’ai à peine
entrouvert notre porte que sa voix me parvient.
Emmy se lève pour me saluer, elle est pétillante et souriante, ravie de cette
rencontre impromptue.
– Salut Alec, ça faisait un petit moment que je ne t’avais pas croisé. Je te
présente ma meilleure amie, Aleyna. On avait prévu de passer la soirée
ensemble mais depuis le temps que je devais lui présenter Erwin, je n’ai pas pu
résister. J’espère qu’on ne dérange pas une soirée mecs ?
– Oh, euh, non. Pas de souci. Aleyna ; ravi de faire ta connaissance.
– Le plaisir est partagé.
En croisant son regard, je sens tout de suite que quelque chose ne va pas.
Ses yeux ont repris cette couleur torturée qui ne la quittait jamais à notre
rencontre. Cela ne signifie qu’une seule chose, ce salaud a dû la joindre et
jubiler en la terrorisant…
Emmy et Erwin sont blottis l’un contre l’autre sur le lit de ce dernier tandis
qu’Aleyna est assise sur le mien. J’inspire profondément et prends la décision
de m’asseoir par terre, le dos appuyé sur mon lit, en restant à une distance
raisonnable d’elle. Inutile de tenter le diable.
À la hâte, je sors de cette pièce d’où il semble que l’air ait disparu et me rue
dans le couloir. Aleyna a déjà pris de l’avance et marche vers la sortie tout en
discutant avec cet enfoiré. Je la suis sans la rattraper, pas certain d’être en
mesure de supporter leur conversation.
Une fois dehors, elle fait les cent pas et je maintiens quelques mètres entre
nous, en profitant pour allumer ma clope. Au bout de quelques minutes
interminables, elle raccroche, se masse les tempes et se retourne vers l’entrée
de la résidence. Je lis la surprise sur son visage quand elle m’aperçoit ainsi que
l’hésitation. Ses yeux luisent de colère et sa lèvre inférieure tremble de façon
incontrôlable. Elle reste figée, alors je m’avance vers elle mais elle recule, me
transperçant le cœur au passage.
Elle passe devant moi mais je la rattrape par le poignet pour qu’elle me
regarde. Elle se retourne et je vois un éclair de douleur passer sur son visage.
Il n’a duré qu’une seconde et si je ne la connaissais pas aussi bien, je ne
l’aurais pas remarqué.
Aleyna
Bon sang, je suis tellement fatiguée, par cette journée, cette semaine, cette
vie qui n’en finit plus de me pousser à bout. Il semblerait que ce soit vraiment
trop demander de m’accorder quelques jours de bonheur. C’est tellement
injuste, j’espère que le destin se distrait bien. Oh oui, je suis sûre que ça
l’amuse de regarder mes efforts pitoyables pour me débattre au milieu de toute
cette folie. Je suis quoi pour lui ? Une expérience dont les résultats seront
compilés dans son carnet de grands desseins ? C’est parce qu’associer ma
route à celle du diable ne lui a plus suffi qu’il s’est senti obligé de me confier à
un ange ? C’est un destin cruel qui dirige ma vie, m’offrant le goût du bonheur
afin que je ressente mieux celui de l’horreur.
Je pousse la porte et il est là, assis sur son lit, la mine défaite et les yeux
cernés. La tristesse et la tension virevoltent dans la pièce, asphyxiant nos
poumons et menaçant d’aspirer notre raison.
Nous ne savons plus qui nous sommes, ni comment nous étions avant de
nous connaître. Le désespoir est partout dans notre histoire et pourtant, nos
corps s’attirent comme deux aimants qui ne peuvent exister l’un sans l’autre.
Son bras s’ouvre vers moi et j’avance timidement vers lui. Il attrape ma
main et me cale contre lui comme un bébé, mes jambes se posant sur le lit.
J’enroule mon bras derrière sa nuque et colle ma joue contre son torse. Et je
me mets à pleurer. Je sanglote si fort que je m’étonne que personne ne vienne
s’en plaindre.
Le calvaire de l’après-midi est toujours ancré dans mes chairs et des envies
meurtrières me hantent. Je veux que cet enfoiré crève comme l’immonde bête
qu’il a toujours été. Je ne veux plus qu’il salisse mon corps et mon âme. Je
refuse que son ombre continue à planer au-dessus de mon histoire avec Alec,
je souhaite qu’il disparaisse pour toujours.
Tendrement, il nous fait basculer sur le lit, il dépose un léger baiser sur mes
lèvres et caresse mon visage. Ses yeux m’intiment de me reposer et je suis si
épuisée que je les laisse me convaincre sans difficulté.
Je me sens en sécurité dans ses bras et, pour l’instant, c’est tout ce qui
compte. Même si je sais pertinemment qu’il ne va pas se contenter de mes
maigres réponses. Demain sera un autre jour, et parce que je l’aime, je lui dirai
tout ce qu’il veut savoir, même si ça doit bouleverser nos vies.
Chapitre 64
Alec
Car elle est là, endormie au creux de mes bras, si belle et si fragile. Et c’est
tout ce qui compte maintenant, grâce à elle je suis enfin quelqu’un. Je sais qu’il
y a encore beaucoup de choses à régler pour que nous puissions être ensemble
sans nous cacher mais il sera encore temps d’y penser demain.
En levant les bras, son pull glisse légèrement vers ses coudes et découvre
ses poignets… qui sont couverts d’hématomes. Je me souviens de la douleur
qu’elle a tenté de masquer hier, quand je l’ai rattrapée, et l’air si triste qui
embuait ses yeux.
J’essaie de contrôler ma voix mais elle résonne dans ma tête comme celle
d’un homme jaloux et en colère. Comme si c’était elle qui avait fait quelque
chose de mal.
– Il est venu sur le campus. Alec, je… je suis désolée. Je comprends que tu
m’en veuilles, mais…
– Non, Aleyna. Je t’en veux de ne pas m’en avoir parlé, de garder cette
souffrance en toi. Comme si tu étais toujours seule pour la porter, alors que je
suis là. Tu ne me fais toujours pas confiance ?
– Bien sûr que si. Mais tu vois, cette peine que je vois dans tes yeux, tous tes
muscles qui se contractent si douloureusement, c’est trop dur. Je ne veux pas
être responsable de cet état.
Je m’avance vers elle et l’attire doucement vers moi jusqu’à sentir sa tête
contre mon torse.
Il y a des moments dans votre vie où vous ne savez plus. Vous êtes là, debout
au milieu de ce vide immense, et vous avez beau regarder dans toutes les
directions possibles, il n’y a rien, plus rien, non. Excepté ce bruit qui résonne
dans votre tête et qui menace de vous faire perdre la raison. Je vis un de ces
moments.
Je ferme les yeux le plus fort possible et serre les poings si fort que je les
entends craquer de colère. Je veux qu’elle se pousse, je ne veux pas qu’elle me
raisonne, je veux retrouver ce salaud et lui faire regretter d’être venu au
monde.
– Non, il est hors de question que je te laisse partir dans cet état. Parle-moi !
– Il faut que je le fasse, Aleyna, tu comprends ? Ça ne peut plus durer, cette
fois-ci, c’est trop me demander que de continuer à ignorer ces ignominies.
– Et alors quoi ? Tu vas aller le trouver ? Et après ? Je ne veux pas venir te
voir en prison ou à la morgue ! Tu ne sais pas qui il est, quoiqu’il arrive, tu le
regretteras.
– Parfait ! Dans ce cas, je vais ignorer que ce malade t’a encore violée dès
que j’ai eu le dos tourné. Je vais faire comme si tout allait bien, comme si mon
cœur n’était pas sur le point de s’arrêter. Et ensuite, Aleyna ? On fait quoi ? On
reprend nos vies chacun de son côté ? Sans toi, je ne pourrai plus respirer,
alors autant me tuer maintenant.
– Alec…
– Non ! Je ne comprends pas… Bordel, je suis perdu, Aleyna,
complètement. Pourquoi tu ne me laisses pas te défendre ?
– Parce qu’on ne peut rien contre lui, parce que je t’aime et que je refuse de
te perdre. Je ne veux pas reprendre mon ancienne vie, elle n’était pas réelle
avant que tu en fasses partie. Je t’aime, tu m’entends ?
– Je t’aime aussi, Aleyna, plus que tout. Mais ne me demande pas de t’aimer
ainsi, pas en le laissant te détruire chaque jour davantage. C’est au-dessus de
mes forces, je suis désolé.
– Écoute bien ce que je vais te dire, Alec. Jusqu’ici, je souhaitais que tu en
saches le moins possible pour ne pas te mettre en danger. Mais je vois que
même sans mes aveux, tu as réussi à avoir des informations sur lui et je refuse
que ça te mène à ta perte. Emmy et moi, on se connaît depuis qu’on est toutes
petites, en fait nos parents étaient déjà amis avant même notre naissance.
Il m’est arrivé une fois de me confier à ma mère en lui disant que je n’étais
plus sûre de mes sentiments pour lui et elle a pris ça tellement à cœur. Tu
l’aurais vue, on aurait dit qu’une bombe venait de s’abattre sur la Maison-
Blanche. Immédiatement, elle en a parlé à la mère d’Élias et à Emmy, tout le
monde a été mis au courant de nos problèmes de couple. Bien sûr, pour eux, ce
n’était que quelques disputes, jamais ils n’auraient pu imaginer la vérité. Inutile
de te préciser qu’Élias l’a très mal pris et me l’a immédiatement fait regretter.
Si nos familles n’ont pas supporté quelques remous dans notre couple,
comment pourraient-ils survivre à l’atrocité de mes confessions ?
– Aleyna… Et toi alors ? Tu ne peux pas continuer à vivre sous ses menaces
uniquement pour protéger la sensibilité de ta famille.
– Mais comment pourrais-je détruire nos deux familles ? Rendre fous
d’inquiétude mes proches, les mettre dans l’embarras. Ils seront paniqués, ne
sauront que faire ou dire. On tait les scandales dans notre milieu, tu sais. Je ne
peux pas leur faire ça.
– Mais qui te protège ? Qui va éviter que ta vie ne soit détruite ? Tu ne
penses pas que ton sacrifice est un peu trop grand ? C’est injuste.
– Bien sûr que ça l’est. Mais je ne veux pas que tu te retrouves au milieu de
cette guerre.
– Élias est un élève brillant, un sportif accompli et un citoyen actif que l’on
voit à tous les galas de charité ou autres événements associatifs. Tu ne peux pas
te rendre à un endroit sans que quelqu’un le connaisse. Il passe aux yeux du
monde pour un être parfait, gentil et sociable. Personne ne me croirait si le
scandale éclatait et toute la ville se mobiliserait pour le défendre. Ce serait déjà
terrible d’avoir les yeux braqués sur moi, de savoir que toute la communauté
est au courant de ce qu’il m’a infligé, mais ce serait pire encore qu’on me
prenne pour une sinistre menteuse. Je ne pourrais pas le supporter.
– Pourtant, on doit pouvoir faire quelque chose, Princesse. Je suis à tes
côtés, on va trouver une solution.
– Jure-moi de ne pas aller le trouver. S’il sait qui tu es, soit il te fera
enfermer, soit il te retrouvera et…
Elle enlace mon cou et je l’embrasse. Le moindre contact entre nous suffit à
me redonner confiance et alors qu’un début d’idée germe dans mes pensées, la
porte s’ouvre sans prévenir.
Séparant nos lèvres, nous levons les yeux pour découvrir une personne qui
n’aurait jamais dû nous voir ainsi.
Le cran de sûreté saute dans mon esprit : fuir la vérité est désormais
impossible.
Chapitre 65
Aleyna
J’ai vraiment cru que le pire était passé. Oh oui, dans mon infinie naïveté,
j’ai pensé que jamais aucun événement ne serait plus terrible que ceux qu’E
m’a imposés. En aucun cas, je n’aurais pensé pouvoir être aussi blessée.
Tic-Tac. Boum. Voilà, le temps a repris ses droits sur nous et je la vois faire
demi-tour. Sans un mot, sans un hurlement, sans rien. Bordel, pourquoi ne
s’est-elle pas ruée sur moi, j’aurais pu tout accepter, une gifle, des cris, des
larmes. Tout, oui. Mais pas ce silence.
Une bonne raison pour t’avoir tenue à distance ? Une bonne raison pour ce
baiser que tu m’as vue échanger avec Alec ? Oh Emmy, si tu savais. Mais tu ne
peux pas…
J’ai imaginé cette scène tellement de fois dans mes pires cauchemars, dans
tous les scénarios que j’ai créés autour de sa réaction à l’annonce des excès de
son frère.
Et, au fond de mon lit, j’étais terrorisée à l’idée de percevoir cette fameuse
lueur dans ses yeux : celle de la trahison. Cette fois, c’est la réalité. Je viens de
perdre ma meilleure amie à cause de lui. Jamais ça ne s’arrêtera, il va me
prendre tous ceux qui comptent pour moi. Et je devine sans peine qui sera sa
prochaine cible. Il est temps que je mette un terme à tout ça.
– C’est ici que ça s’arrête, Alec, c’est terminé, tu m’entends ? Toi, moi,
nous, ça ne peut plus exister. En réalité, ça n’a jamais pu exister. Quelques
jours, tu te souviens ? On les a eus, maintenant tu dois t’éloigner. Le temps que
cette histoire s’apaise.
Soudain, Alec me tire vers le lit, me force à m’y asseoir, se met à genoux
devant moi et bloque ma tête entre ses mains.
J’ai plongé au fond de ses yeux, et déjà mon corps s’apaise. Comment ai-je
pu vivre sans lui si longtemps ? Il est comme une évidence, comme la pièce qui
manquait à mon mécanisme. Toutes ces banalités qui me faisaient tant rire
jusqu’à aujourd’hui. Mais la vérité est là, sans notre âme sœur, nous ne
sommes que la moitié de nous-mêmes.
Alec
Voilà. C’est maintenant que tout va changer. Après des heures de discussion,
je crois que j’ai réussi à la convaincre que c’était la meilleure solution. C’est
l’unique compromis que j’ai trouvé pour l’épargner le plus possible tout en
protégeant sa famille. Nous avons décidé d’agir vite, avant que la mèche brûle
par les deux bouts.
Nous sommes retournés chez Aleyna et avons pris place sur le canapé.
Enfin, pour ma part, car Aleyna fait les cent pas depuis plus d’une heure
maintenant, sans dire un mot. L’angoisse fait trembler ses mains et si je
pouvais le faire à sa place, je n’hésiterais pas. Mais elle veut le faire et m’a fait
promettre de ne pas intervenir. Enfin, elle vient s’asseoir près de moi, elle me
regarde et je sais qu’elle est prête. Je dépose un baiser sur ses lèvres et la
rassure :
– Je reste près de toi, il ne peut rien faire d’où il est, ne l’oublie pas.
– Je vais essayer. Allons-y.
Je lui tends mon téléphone et elle compose son numéro avant de mettre le
haut-parleur. Sa voix retentit à la seconde sonnerie. C’est la première fois que
je l’entends et ce simple « allô » suffit à me retourner l’estomac.
Silence.
– Oh ! Bien sûr, je vois ce que c’est. Alors ça y est, la petite fille terrorisée
pense que parce qu’elle a ramassé un chien errant, elle peut m’aboyer dessus ?
Arrête ça, Aleyna, le seul qui puisse te mordre, c’est moi.
– C’est terminé, Élias. Si tu ne mets pas un terme à tout ça, je le ferai d’une
façon beaucoup plus déplaisante.
– Et maintenant, tu me menaces ? Sérieusement ? Tu sais que si tu étais en
face de moi, je t’exploserais la tête pour oser me parler sur ce ton ? Cesse
immédiatement ce petit jeu.
– Non, je ne me tairai pas, Élias. C’est toi qui vas la fermer. Si tu refuses ma
proposition, dès demain matin, ta collection de vidéos personnelles atterrira
directement sur le bureau de ton père. J’irai porter plainte, Élias, et entre les
vidéos et les rapports médicaux, tu n’auras aucune chance de t’en sortir.
– Tu n’oseras pas.
– Quoi ? Dévoiler ton vrai visage ? Exposer ta cruauté aux yeux de ceux qui
t’admirent tant ?
– Tu n’auras jamais le courage d’affronter leurs regards, leur pitié et toutes
leurs questions. Et jamais tu n’assumeras le fait de mêler nos familles à ça, de
les faire souffrir, de les humilier. Sinon tu l’aurais déjà fait depuis longtemps.
Tu es trop lâche pour tout ça, je te connais.
– Tu ne sais rien de moi. Aujourd’hui je suis prête. À parler, à assumer. Tu
seras condamné. Alors oui, il y aura des dommages collatéraux mais on s’en
remettra tous ensemble. Pendant que toi, tu crèveras tout seul en prison !
– Va en enfer !
– Oh mais l’enfer je connais, c’était mon quotidien avec toi. Mais les règles
changent désormais. Dès ce soir, j’annonce la nouvelle à mes parents et à
Emmy. Alors prépare-toi. Même si mentir pour toi n’aura rien de nouveau.
– Ce n’est pas terminé, Aleyna.
– Oh, si, ça l’est.
Elle raccroche sans lui laisser le temps de répliquer. Elle ne tremble plus, ne
pleure pas. Elle est d’une immense dignité et je suis tellement fier d’elle.
Elle l’a affronté sans sourciller, sans hésiter. Je la serre dans mes bras et lui
confie mon admiration pour ce qu’elle vient de faire. Elle a fait preuve de
courage, de nouveau.
– Aleyna, tu n’étais pas prête à le faire pour toi mais tu serais capable de
l’accomplir pour… moi ?
– Oui, Alec, parce que je t’aime plus que ma propre vie. Et tu es le seul qui
compte, désormais.
Je l’accueille au creux de mes bras et plonge ma tête dans son cou pour lui
murmurer tout mon amour et ma gratitude. Car je suis tellement reconnaissant
qu’elle m’ait laissé entrer dans sa vie.
Aleyna
Il y a des choses dans la vie qui vous dépassent. Vous savez qu’elles vous
arriveront probablement et pourtant, lorsqu’elles se présentent, vous êtes
malgré tout surpris. Des choses inévitables comme passer un examen
important, apprendre à conduire…
Je rejoins Alec qui fume sur mon balcon. Dès qu’il m’aperçoit, il attire mon
dos contre son torse et embrasse ma nuque.
Quelques baisers plus tard, nous sommes dans ma voiture. Alec conduit et je
ne sais pas où il m’emmène mais ça m’est égal. Tant que nous sommes
ensemble, peu importe ce qu’il y a autour. Nous quittons la voie principale
pour rejoindre des routes plus étroites. Alec conduit vite mais prudemment et
j’admire le paysage comme une personne aveugle qui viendrait subitement de
recouvrer la vue.
Alec rit, amusé lui aussi, et nous ne pouvons plus nous arrêter. Il finit par se
garer, sortir de la voiture et venir ouvrir ma portière. Et seul son baiser
interrompt mon rire, baiser qu’il suspend pour se diriger vers le coffre de ma
voiture.
Il jette un sac à dos sur son épaule et saisit ma main pour m’emmener je ne
sais où. Nous nous enfonçons dans des sentiers de plus en plus étroits qui
tournent encore et encore. Et je m’aperçois soudain que nous montons. J’essaie
de repérer où nous nous trouvons mais la nuit se fait de plus en plus dense.
Sous mes pieds, je sens le sol redevenir plus régulier et je comprends que nous
sommes arrivés. Alec sourit en voyant mon air ébahi et se glisse dans mon dos
pour m’enlacer.
– Ma mère m’emmenait souvent ici quand j’étais petit. C’est une motte
féodale artificielle. Elle a été remblayée avec la terre des fossés au début du
XIIe siècle. À l’origine, elle servait à la défense de la cité mais aujourd’hui,
elle offre un magnifique panorama. Elle reçoit peu de visiteurs car le site est
isolé et à l’abandon mais j’y viens souvent. Surtout dans les moments difficiles.
Ça me permet de me ressourcer, au calme. Je voulais te faire partager cet
endroit pour que tu puisses en saisir un peu l’apaisement, toi aussi. Et
maintenant que tu ne dis pas un mot, je me rends compte que c’est ridiculement
romantique.
– Promets-moi une chose.
– Quelle chose ?
– N’arrête jamais d’être ridicule.
Il me sert un peu plus fort contre lui et nous restons ainsi un long moment,
silencieux, apaisés. Le vent taquine mes cheveux et mes yeux brillent du reflet
des lumières de la ville, en contrebas. Un bruit résonne dans mes tympans :
celui de mon cœur. J’ai l’impression de l’entendre battre pour la première fois.
Comme s’il pouvait le faire sans crainte, enfin. Jamais encore le mot liberté
n’avait eu autant de sens pour moi. Je peux le sentir dans tout mon corps,
l’entendre dans chaque bruit de l’espace qui nous entoure. Il flotte devant moi
et je n’ai plus qu’à l’attraper pour me l’approprier.
Alec
Cet instant n’était qu’à nous et j’aurais aimé qu’il ne finisse jamais. Elle
semblait enfin si heureuse, insouciante, et j’ai prié secrètement pour que la vie
nous offre ce bonheur autant de fois que possible. J’ai su à cet instant
qu’ensemble, nous bannirions toutes les obscurités qui tenteraient de nous
approcher. Je me suis même imaginé dans une soixantaine d’années, assis au
même endroit, dans la même position, avec nos petits-enfants courant autour
de nous. J’ai souri bêtement devant ce romantisme ridicule et tellement
inhabituel pour moi… jusqu’à ce que je me souvienne des paroles d’Aleyna et
de ma promesse de ne jamais arrêter.
Alors j’ai continué. À rêver. De notre mariage, de nos enfants, de tous ces
instants où son cœur battrait près du mien, de nos danses, de nos disputes, de
nos réconciliations. De notre amour, tout simplement.
Mais l’heure nous a rattrapés et nous filons maintenant vers chez ses
parents, affronter la réalité.
Alors que nous sommes garés devant la grande demeure, je sens son
hésitation et saisis sa main.
Tout ce qui compte, c’est que cet enfoiré ne pose plus jamais la main sur
elle. Je suis tellement frustré de ne pas avoir pu le remettre à sa place. J’aurais
tellement voulu lui faire regretter ses gestes, toutes ces agressions. Y songer
suffit à me donner la nausée. Mais j’ai promis à Aleyna de ne pas le faire.
Elle est terrifiée à l’idée qu’il puisse s’en servir contre nous. Et si je devais
me retrouver accusé par le père de ce malade, Aleyna serait de nouveau isolée
et c’est hors de question. Je ne sais pas encore comment je vais pouvoir vivre
avec cette rage mais je vais devoir apprendre à faire avec. Pour elle.
Je prépare un sac avec des affaires propres et prends quelques minutes pour
connecter mon téléphone à l’imprimante. Je choisis deux photos, la première
montre Aleyna de profil, les cheveux repoussés sur le côté par le vent. Son
visage brille, inondé par les lumières de la ville en contrebas et elle sourit
devant la vie qui s’offre à elle. C’était il y a quelques heures, ce moment si
parfait. J’ai souhaité l’immortaliser pour ne pas oublier cette expression sur
son visage. Pour pouvoir toujours lui rappeler qu’elle peut être heureuse,
malgré tout ce qu’il lui a infligé.
La deuxième est une photo de nous deux, allongés sur le sol. Nous
regardions les étoiles quand Aleyna a saisi mon téléphone, le suspendant au-
dessus de nos têtes pour nous photographier. Les deux photos imprimées, je les
découpe et les glisse dans mon portefeuille. Ridiculement romantique, je sais.
L’arène pour nous tout seuls, nous avons déclamé Shakespeare, Dumas,
Molière et tant d’autres. Enfin nous le pensions en tout cas, car je doute que des
phrases cohérentes soient réellement sorties de nos bouches ce soir-là.
Enfin, j’arrive devant les ruines de notre arène fictive. Alors que j’allais
m’asseoir sur une des pierres qui servent de bancs, un bruit attire mon
attention. En me retournant, j’aperçois un groupe qui avance dans ma direction.
Une sensation désagréable s’empare de moi.
Ils ne sont maintenant plus qu’à quelques mètres de moi et je peux alors
distinguer leurs blousons : ce sont ceux de l’équipe de football d’une fac
voisine. En l’occurrence, celle où étudie Élias.
Il m’est désormais aisé de savoir qui est celui qui se tient au centre du
groupe et pourquoi ils sont là.
Chapitre 69
Aleyna
Je suis assise sur le fauteuil du salon en face de mes parents. Ma mère a fait
du thé mais j’ai l’impression que personne n’a l’intention d’y goûter. Cela fait
un moment que nous sommes assis là, sans rien dire. Mon père me fixe,
cherchant à sonder ce que je refuse de lui dire et ma mère est mal à l’aise
d’avoir dû lui cacher mon agression.
J’ai vérifié mon maquillage dans la voiture et je sais qu’il ne verra rien.
Essayons de limiter les mauvaises nouvelles à une par jour. Le chat de Dana
vient se lover sur mes genoux et je me mets à le caresser sans vraiment m’en
rendre compte. Cette boule de poils se met à ronronner et m’apaise
considérablement. J’inspire alors profondément et me lance :
Mon père et son air autoritaire. Je sais qu’en réalité son cœur est tendre
comme de la guimauve et qu’on pourra toujours compter sur lui quoi qu’il
arrive. Je n’avais pas réellement songé à leurs interrogations après mon appel.
J’ai dit que je devais leur confier quelque chose d’important. Peut-être se sont-
ils imaginé que j’étais malade, que j’avais des problèmes à la fac, ou que
j’étais enceinte. Cette dernière pensée me révulse et je sais que je ne peux pas
les laisser dans le doute plus longtemps.
– Voilà. La vérité c’est qu’entre Élias et moi, tout est terminé. Nous ne
sommes plus ensemble.
Ma mère pousse un petit cri aigu et mon père… En fait, je ne sais pas
vraiment. Je crois apercevoir du soulagement dans ses yeux mais sa bouche se
tord comme lorsqu’il est en colère. Je fronce les sourcils, cherchant des
réponses en croisant nos regards mais ma mère est déjà en mode folle
furieuse.
– Papa ?
– Shellen, tu veux bien aller faire réchauffer l’eau de la théière s’il te plaît.
Mon père vient s’asseoir près de moi et un seul de ses regards suffit à me
faire fondre. Je retiens mes larmes mais ne refuse pas de me blottir dans ses
bras, faisant fuir le chat, mécontent d’être dérangé dans sa sieste. La présence
d’un père ne peut être remplacée par personne d’autre. Ce sera toujours le
premier homme dans le cœur d’une fille et ça pour toujours, même le jour où
il ne sera plus là.
– Je suis heureux que tu te sois confié à nous, ma puce. Ne t’en fais pas pour
ta mère, elle s’en remettra. Et compte sur moi pour ne pas laisser ce petit
enfoiré remettre les pieds ici.
– Papa… Je sais que tu ne l’as jamais vraiment porté dans ton cœur. Tu es
mon père, je sais que c’est dur de voir que j’aime un autre homme mais ne te
braque pas contre lui.
– Aleyna, ma chère petite fille. Bien sûr que c’est difficile pour un père de
confier sa fille à un autre homme. Mais il y en a aussi avec qui on n’hésite plus.
Je t’ai déjà parlé de mes réticences vis-à-vis d’Élias. Nous n’allons pas en
rediscuter. Je l’ai accepté car tu me l’as demandé mais aujourd’hui, ne me
demande pas de ne pas me réjouir de cette nouvelle, d’accord ?
– Très bien.
Après tout, pourquoi pas. Nous aussi, on s’en réjouit tellement. Ma mère est
de retour et nous acceptons finalement ce thé. Nous évoquons les relations avec
la famille d’Élias. Ma mère dit qu’elle appellera la sienne et mon père tente de
lui faire entendre raison en leur accordant du temps. J’appuie ses dires en
évoquant le fait que je ne sais pas quand Élias en parlera à ses parents et qu’on
doit lui laisser le monopole de leur apprendre.
Ma mère acquiesce sans cesser de se poser mille questions. Et que vont dire
les voisins, et les amies du club de bridge… Mon père rit devant ma mère, si
excessive, comme toujours. Il la sermonne gentiment et nous savons tous que
c’est pourtant la raison pour laquelle il a craqué sur maman il y a bien
longtemps déjà.
– Élias.
Je l’apaise en lui posant les mains sur les bras et en le fixant attentivement. Il
grogne quelques mots inaudibles et se rassoit sur le canapé. Je file dans le hall
d’entrée et me retiens pour ne pas l’expulser hors de chez nous à coups de
parapluie. Oui, je sais, ce n’est pas très effrayant mais c’est le seul objet
présent dans l’entrée. Ma mère s’excuse discrètement et part rejoindre mon
père après avoir fermé les portes du salon pour nous laisser, d’après ses dires,
un peu d’intimité. Parfait, vraiment parfait…
J’ai hurlé trop fort pour que mon père ne débarque pas. Il saisit
immédiatement ma détresse et s’avance pour nous séparer. Je l’interromps de
la main avant que les choses dégénèrent.
– Je crois qu’il est préférable que je te laisse, maintenant. Mais n’oublie pas,
Aleyna, toi et moi, ce n’est pas terminé, ce ne sera jamais terminé. Tu aimes le
chantage ? Moi aussi. Continue ton petit jeu et la prochaine fois, je ne le
laisserai pas en vie.
Non, non, non, non, non, non… pitié… pas ça… non, non, non, non, non. Je
ne peux pas l’envisager.
Alors que je compose son numéro pour la troisième fois, un double appel
fait battre mon cœur plus fort. Je décroche sans vérifier l’identifiant. Ce n’est
pas Alec.
– Aleyna…
– Erwin. Où est-il ?
Ma voix tremble tellement que je ne suis pas certaine qu’il m’ait comprise,
et mes larmes m’empêchent désormais de distinguer quoi que ce soit.
– Ils sont en train de l’installer dans l’ambulance et nous allons partir pour
l’hôpital. Aleyna, il…
– Non. S’il te plaît. Non. Je serai à l’hôpital avant vous.
Je les enlace l’un après l’autre. Mon père me serre plus fort que d’ordinaire
et je les quitte après leur avoir dit que je les aimais.
La seule chose qui compte, c’est d’être auprès de lui, le plus vite possible.
Chapitre 70
Aleyna
Il n’y a aucune ambulance en vue. Voilà, j’arrive trop tard. Je me rue dans
l’entrée des urgences et regarde chaque personne qui y circule, j’attrape la
première infirmière que je vois passer et lui demande s’il est là.
– Madame, l’accueil est juste en face, mes collègues vont vous renseigner.
– Non ! Je veux qu’on me réponde maintenant, je dois savoir.
Le bruit des sirènes retentit et mon cœur s’affole. C’est forcément lui. J’ai la
vague impression de remercier l’infirmière avant de courir pour rejoindre
l’extérieur. Le camion est en train de se garer et la porte s’ouvre enfin. Erwin
descend, ses traits sont quasi inexistants et ses mains ainsi que son tee-shirt sont
couverts de sang, me provoquant une violente nausée.
Je les bouscule pour me frayer un chemin jusqu’à lui et prends son visage
entre mes mains. Il a été battu plus que de raison, chaque tissu de peau est
enflammé, il a du sang partout. Mais ce n’est pas le pire. Non, le pire, et de
loin, c’est qu’il n’a pas l’air conscient.
Bien sûr que je vais le soutenir et l’aimer pour lui insuffler la force et le
courage de se battre pour guérir. Mais dès que je serai rassurée quant à son
état, je devrai prendre des mesures.
Alec
J’ai perdu connaissance tellement de fois dans les dernières minutes que je
ne parviens plus vraiment à distinguer la réalité de l’inconscience. J’ai senti
des dizaines de mains me manipuler, me soulever, me piquer. J’ai entendu des
voix me demander de répondre.
Je l’appelle pour qu’elle revienne, je hurle son nom encore et encore. Mais
il ne résonne que dans ma tête. À moins que je ne sois déjà plus de ce monde,
les coups ont été si violents, si nombreux. Quand le couteau s’est enfoncé dans
ma main, mon cri s’est étouffé dans mon inconscience. Il a dit qu’il ne voulait
plus que je puisse la toucher ni devenir chirurgien pour soigner les autres. Il a
dit que je n’en étais pas digne.
Quelle ironie, qu’est-ce que ce salaud connaît de la dignité ? Venir avec cinq
de ses cinglés de potes athlètes pour me tabasser est loin d’en être une preuve.
J’ai juré de le retrouver. Et de le tuer. Alors je ne peux pas partir. Surtout pas
en laissant cette menace près d’elle.
– Aleyna !
– Alec ! Alec ! Calme-toi ! C’est moi, Éric, tu dois te calmer. Ta tension est
beaucoup trop élevée.
Dieu merci. Je ferme les yeux quelques secondes, et mon cœur reprend
doucement un rythme raisonnable. Elle va bien et Erwin veille sur elle. Mon
frère. C’est lui qui m’a trouvé gisant sur le sol, il a immédiatement prévenu les
secours et m’a prodigué les premiers soins. Il a stoppé comme il pouvait
l’hémorragie de ma main et…
Merde, ma main !
– Comment va ma main ?
– Comme je te l’ai dit, tu as échappé au pire. Un peu plus et ta carrière était
foutue. Il va te falloir des soins mais pas d’opération. Ça, on peut dire que c’est
un miracle. À croire que quelqu’un là-haut croit vraiment à tes compétences de
chirurgien et n’a pas voulu gâcher ce potentiel.
– Ouais, sûrement… Quand est-ce que je vais pouvoir retrouver mes
proches ?
– Sois patient, Alec, on a encore des examens à te faire passer et des soins à
te prodiguer. Réjouis-toi plutôt d’être toujours en vie et de ne pas avoir de
séquelles irréversibles.
Me réjouir ? Oh oui, ne serait-ce que parce que je sais que je vais retrouver
ma force et ma vigueur. Et parce que je sais que moi, je n’aurai besoin de
personne pour aller trouver cet enfoiré et lui apprendre à se comporter comme
un homme viril, cette image à laquelle il semble accorder tant d’importance.
Ma promesse envers Aleyna ne tient plus, il n’a pas accepté les termes du
contrat, alors tout est remis en cause. Si la manière douce qu’on lui a proposée
pour s’éloigner d’elle ne lui convient pas, il est tout à fait de mon droit et de
mon devoir de lui en proposer une autre.
Aleyna
Je me lève et marche d’un pas décidé vers l’accueil. Erwin a été trop surpris
par mon brusque retour à la réalité pour me retenir.
La jeune femme derrière l’accueil me pose une main qui se veut rassurante
sur le poignet.
– Pourquoi vous, les médecins, vous ne pensez jamais aux familles qui
attendent ?
– Parce qu’on pense avant tout au patient dont la vie dépend de notre
réactivité. Écoute, Aleyna, vu le temps écoulé, il est clair qu’ils doivent être en
train de l’opérer.
– Pourquoi ils ne nous ont pas prévenus ?
– L’urgence, Aleyna. Le patient en priorité.
– Bien sûr…
– Tu sais qu’on va devoir prévenir sa mère.
– Oui, j’y ai songé. Mais ça va poser tellement de problèmes. Qu’est-ce
qu’on va lui dire ? Je ne suis pas sûre qu’Alec veuille la mêler à tout ça.
Attendons encore un peu.
– Comme tu voudras.
– Pourquoi es-tu si gentil avec moi ? On se connaît à peine et depuis que je
suis entrée dans la vie d’Alec, il n’y a que des complications.
– Alec avait déjà des problèmes avant de te rencontrer. Et comme je te l’ai
dit, il t’aime comme un fou. Je ne l’avais jamais vu ainsi. Il est comme mon
frère, alors s’il te porte autant d’amour, il est de mon devoir de m’occuper de
toi en son absence.
– Merci. Infiniment. Je sais que tout cela est difficile pour toi aussi, encore
plus à cause d’Emmy.
– Tout finira par s’arranger. Ne t’en fais pas.
– Tu ne m’as pas dit pourquoi c’est toi qui étais avec lui dans l’ambulance.
J’imagine que c’est parce que c’est toi qui l’as trouvé mais…
– Aleyna. Il n’est pas utile de connaître les détails.
– Les détails réels évitent les inventions cauchemardesques.
J’ai imaginé tant de choses. Élias est capable de tout, de vraiment tout. Et je
crève de ne pas savoir ce qu’il a infligé à Alec par ma faute.
– Sur le moment, je ne l’ai pas vu. Alors je l’ai appelé, et j’ai entendu son
téléphone. Il gisait derrière un des bancs de pierre où l’on aime s’asseoir. Il
était à peine conscient mais en me voyant, il a prononcé ton prénom. Je lui ai
dit que j’allais te joindre et te ramener et il a eu l’air soulagé. J’ai
immédiatement appelé les secours et en attendant, j’ai fait tout ce que je
pouvais pour le maintenir éveillé. Sa main saignait énormément alors je me
suis concentré sur elle pour stopper l’hémorragie. Il a vraiment lutté pour ne
pas sombrer, mais la douleur a fini par l’emporter.
Je tente d’assimiler les faits. Sans aucune émotion. Les faits, juste les faits.
Froidement, sans sentiments. Pour continuer, pour rester debout, pour lui.
Devenir chirurgien, c’est son rêve. Il me l’a confié avec tant de passion que
l’évidence s’est imposée à moi. Sans ça, il ne sera plus lui-même. Élias a
frappé là où ça fait mal, comme à son habitude. En imaginant que ce soit
vraiment lui. Il n’a peut-être pas eu ce courage et l’aura demandé à un de ses
fidèles, faisant preuve de lâcheté, comme toujours. Il se sent assez fort pour
s’attaquer à une femme tout seul mais il lui a fallu du renfort pour s’en prendre
à un homme.
Alors que j’attends ça depuis des heures, maintenant je ne suis plus certaine
de vouloir entendre ce qu’elle a à dire.
Son visage se maîtrise mais ses yeux gris sont trop déterminés à cacher
quelque chose pour me rassurer. J’ai peur de ce qu’elle va nous annoncer alors
que mon esprit me hurle de craindre davantage ce qu’elle va taire.
Chapitre 73
Alec
Et rien d’autre.
Chapitre 74
Aleyna
J’ai entendu. Chaque mot qu’elle a prononcé. J’ai assimilé chaque ombre
cachée dans ses propos, analysé les possibilités et décidé de n’en retirer que le
positif.
Ses jours ne sont plus en danger, l’hémorragie a été stoppée et les tissus
touchés réparés. Quant à sa main… Le chirurgien n’a pas voulu faire de
pronostic, affirmant qu’il était trop tôt pour se prononcer et qu’il faudrait
aviser selon la mobilité qu’il aurait à son réveil.
Dans tous les cas, même dans le meilleur, il aura besoin de patience, de
repos et de beaucoup de kinésithérapie. Une autre inquiétude occupe l’esprit du
médecin. Depuis sa prise en charge dans l’ambulance, Alec n’a pas repris
connaissance.
– Non, son cerveau n’a subi aucun dommage et il n’est pas dans le coma.
Disons que son activité cérébrale a connu d’importantes variations, nous
faisant penser qu’il allait reprendre conscience, mais à chaque fois il s’est
enfoncé un peu plus.
– Mais il va se réveiller, n’est-ce pas ?
– Il n’y a aucune raison médicale valable pour qu’il ne le fasse pas. Cela
arrive après de gros traumatismes. Le cerveau est bloqué dans une espèce de
flou irréel. Il va avoir besoin de vous, son corps a besoin d’être rassuré pour
débloquer les mécanismes de défense du cerveau.
Je n’arrive pas à savoir s’il dit cela pour me rassurer ou s’il y croit
vraiment. Si Alec est inconscient, il est inconscient. Il ne m’entendra pas, ne me
sentira pas. Et s’il ne revenait pas ? Non… Le médecin a affirmé que sa vie
n’était plus en danger. Voilà. Nous sommes arrivés devant sa chambre. Erwin
prend ma main et la serre doucement.
Être blessé, humilié, c’est une épreuve terrible mais assister au résultat de
ces atrocités, en observer les conséquences sur la personne qu’on aime, c’est
encore plus infect.
Je me hisse sur le bord du lit et viens m’allonger sur le côté, tout contre son
corps. Je pose ma tête sur sa poitrine en veillant à ne déranger aucune
installation médicale et l’enlace.
Peur que son cœur s’arrête s’il ne m’entend plus. Peur qu’il pense que je l’ai
abandonné. Peur qu’il ne me sourie plus jamais. Peur de perdre ma raison de
vivre.
Alors je lui parle, encore et encore, bien décidée à ne stopper que lorsqu’il
me répondra. Peu importe que ce soit dans une minute, une heure, une semaine.
Je ne le laisserai pas. Jamais.
Je serai là, avec lui pour toujours, car je suis à lui pour l’éternité.
Chapitre 75
Alec
Je suis embourbé dans mon inconscient. J’ai cru percevoir des bribes de
lumière mais chaque fois, j’ai replongé plus profondément. Les fils de ma
haine forment des toiles noires qui s’emmêlent derrière mes yeux et me tirent
vers des abysses sans oxygène. Je me noie dans mon propre esprit, suffoquant
sous les assauts de mon ressentiment.
Pourtant, une bulle d’air semble vouloir se glisser jusqu’à mes poumons.
Un son étrange fait vibrer les contours de mon cœur. Il résonne jusque dans ma
cage thoracique, se glisse dans ma gorge, entrouvre ma bouche et vient se
faufiler derrière mes yeux pour démêler les toiles qui les étouffent.
Je réunis le peu de connexions qui vivent encore dans mon cerveau pour me
concentrer sur ce son et les sensations qu’il me procure. Peu à peu, j’assimile
les notes qui me parviennent à une voix.
– Aleyna…
Elle est près de moi, je peux maintenant la sentir même si mes yeux refusent
de voir quoi que ce soit. Je ne suis pas certain d’avoir prononcé son nom
correctement car il n’a résonné que comme un grommellement à mes oreilles.
Soudain, son corps disparaît, elle n’est plus là.
Son ton m’agresse et ne me donne en aucun cas l’envie d’ouvrir les yeux. Si
c’est pour découvrir un monde où elle n’existe plus, je choisis le néant. Sans
hésitation.
– Alec ! Alec !
– Mademoiselle, éloignez-vous s’il vous plaît.
– Non ! Il a besoin de moi. Alec, je suis là, reste avec moi, je t’en prie. Je
suis là mon amour, je t’aime. Ouvre les yeux. Pour nous, allez, je sais que tu es
là.
C’est à cet instant que je comprends que mon réveil précédent n’est arrivé
que dans mes rêves. Les bip-bip des machines sont reconnaissables pour mes
oreilles de jeune étudiant en médecine et la flopée de gens en blouses autour de
moi me confirme que je suis à l’hôpital.
Pourtant, la seule que je vois nettement, c’est elle. Son visage est baigné de
larmes et rongé par l’inquiétude mais elle est près de moi et elle va bien.
Toutes ces minutes où ils se sont acharnés sur moi, je ne pensais qu’à
Aleyna. J’étais terrifié à l’idée de ce qu’il allait lui infliger dès qu’il en aurait
fini avec moi. J’étais le seul obstacle entre eux et je me demande pourquoi il ne
m’a pas achevé. Tout aurait été tellement plus simple pour lui. Je ne veux pas y
songer.
Je suis là, je suis en vie et elle est avec moi. C’est tout ce qui compte. J’ai la
vague impression que le médecin me questionne mais je ne peux pas
l’entendre. Je me sens nauséeux et affaibli et le peu de force que mon corps
contient encore n’est destiné qu’à l’observer. Je ne peux la quitter des yeux,
terrifié à l’idée qu’on me l’arrache de nouveau.
Chapitre 76
Aleyna
Il s’est réveillé. Ses lèvres ont bougé et je pense qu’il a voulu prononcer
mon prénom. J’ai bondi du lit pour prévenir une infirmière qui m’a
immédiatement suivie. En appuyant sur un seul bouton, elle a incité d’autres
infirmières à la rejoindre ainsi que le médecin et en quelques secondes, la
chambre s’était tellement remplie que je ne voyais presque plus Alec.
Le médecin se racle soudain la gorge, d’une telle façon que cela nous
ramène dans leur réalité. Il capte l’attention d’Alec, lui posant des questions
simples afin d’écarter la présence de troubles neurologiques. Il griffonne dans
son carnet, pose d’autres questions, fait d’autres tests avant de nous délivrer
son compte-rendu.
Alec m’attire vers lui et mes lèvres se posent sur les siennes. Sa main se
glisse dans mes cheveux et ma gorge se noue quelques secondes en imaginant
que j’aurais pu ne plus jamais ressentir cette communion, cette fusion
fulgurante proche de la béatitude. Nos bouches se séparent mais nos fronts
s’appuient l’un contre l’autre.
Alec fait tourner le livre devant nos yeux. Il est usé d’avoir été trop lu, la
couverture est même un peu déchirée.
Alec a saisi ma main et je sais à la façon dont il me regarde que c’est inutile
d’insister. Il cherche à me protéger, de nouveau. Je dépose un baiser sur sa joue
pour lui murmurer quelques mots :
– Dis-lui, Alec, c’est ta mère. J’arriverai à gérer qu’elle sache pour moi
mais je ne me pardonnerai pas que tu t’éloignes d’elle par ma faute.
La solitude s’installe tout près de moi. Elle m’observe, puis se faufile entre
mes mains, s’étend vers mes bras et mes jambes avant de plonger dans ma
chair, naviguant dans mes veines jusqu’à inonder mon cœur de vide et de
noirceur. Jamais encore je ne m’étais sentie aussi seule.
Alec est immobilisé sur son lit d’hôpital par ma faute et je sais qu’il ne
songe qu’à se venger. Ma meilleure amie me hait et c’est moi la coupable.
Pourquoi est-ce que je fais autant de mal autour de moi ? J’ai le sentiment
désagréable d’échouer dans chaque action que j’entreprends pour améliorer
les choses.
Les mêmes questions tournent dans ma tête, les mêmes images, les mêmes
regrets.
Et maintenant ?
Son rire résonne dans le téléphone et c’est à cet instant que je devine qu’il
n’y a plus aucune solution pour lui. Son délire est bien trop ancré pour guérir.
– Aleyna, Aleyna, Aleyna. C’est ton toutou qui t’a mis ces idées dans la
tête ? Tout ce dont j’ai besoin, c’est de toi. Et si tu ne veux pas rentrer à la
maison, alors je viendrai te chercher. Et j’éliminerai chaque parasite qui se
mettra en travers de mon chemin.
Et voilà, j’ai raccroché. Pour qu’il ne domine pas cette foutue conversation.
Je pense absolument chaque mot que je lui ai dit. Je ne lui céderai plus, non,
plus jamais. Alors, comme il n’a pas l’air d’avoir compris et qu’il ne se
tiendra visiblement pas à l’écart, je sais que je vais devoir l’y forcer.
Chapitre 77
Alec
Ma mère me fixe sans ciller. J’ai beau ne plus avoir 5 ans, je me sens
comme un tout petit garçon qui a fait une très grosse bêtise. Pourtant, la seule
chose dont je sois coupable, c’est d’être tombé amoureux. Et à vrai dire, je
n’en éprouve aucun remords. Comment maîtriser l’inévitable ?
– Il n’a pas supporté qu’elle le quitte pour toi et sa seule réponse a été la
violence. Tu sais que tu dois porter plainte, n’est-ce pas ?
– C’est un peu plus compliqué que ça, malheureusement.
– Que dois-je comprendre ?
– Écoute maman, je sais ce que je fais.
– Ah oui, le résultat est en effet probant.
Son ton est acerbe mais je sais qu’il cache une grande inquiétude. Elle vient
s’asseoir près de moi et s’adoucit en caressant ma joue.
– Alec, je suis inquiète. En tant que mère, c’est mon droit. Tu l’aimes, je ne
me trompe pas ?
– Plus que tout. Je ne saurais pas expliquer ce que je ressens pour elle, mais
maintenant, elle est toute ma vie.
– Je crois que tu n’as pas besoin d’en dire plus. Vous voir ensemble, c’est
comme résoudre un exercice complexe. Tout se met en place, comme une
évidence. Je suis heureuse pour vous, Alec. Vraiment. Mais terriblement
anxieuse aussi. Qu’est-ce que vous ne me dites pas ?
– Disons qu’il a du mal à la laisser partir. Je ne peux pas trahir les secrets
d’Aleyna, je la respecte trop pour ça. Mais tu ne dois pas lui en vouloir, elle
tient beaucoup à toi, tu sais ?
– Je t’écoute, maman.
– Je veux que tu prennes soin de toi, que tu écoutes les médecins et que tu
respectes ce que l’on t’impose. Même si cela implique de rester alité plusieurs
jours. Tu rattraperas les cours que tu vas manquer et tu suivras attentivement
toutes tes séances de kiné. Oh, ne fais pas cette tête-là, jeune homme, j’ai parlé
au médecin en arrivant, qu’est-ce que tu crois ? Tu as eu énormément de
chance mais tu n’es pas au bout de tes peines. Alors tu vas te donner à fond
pour retrouver toute ta mobilité parce que je sais que c’est capital pour toi de
devenir chirurgien. Je vais veiller à ce que tu respectes mes consignes parce
que tu es mon fils et que je t’aime. Et au moindre écart, ou au moindre nouvel
incident, notre accord deviendra caduc. Et à ce moment-là, tu ne m’empêcheras
pas de contacter qui de droit. Est-ce que je me fais bien comprendre ?
– Parfaitement, professeur.
– Alec… Je ne plaisante pas.
– Je sais, excuse-moi. J’ai parfaitement entendu tes requêtes et je les accepte.
Je sais que la rééducation sera longue et douloureuse mais je te jure de ne pas
abandonner.
Enfin, les traits de son visage s’apaisent et elle me sert doucement contre
elle, en embrassant mon front.
– Je t’aime, Alec, je sais que tu n’es plus un petit garçon, mais je serai
toujours là pour toi, quoi qu’il arrive. Tâche de ne pas l’oublier.
– Jamais. Je t’aime aussi, maman, merci d’être… toi.
Ses yeux perlent de larmes qu’elle retient et elle me serre à nouveau contre
elle, avant de s’éloigner en soulignant son œil avec son doigt pour faire
disparaître son malaise.
Pourront-ils comprendre ?
Aleyna
– Aleyna ?
– Madame Clarckson !
– Excuse-moi, je ne voulais pas t’effrayer.
– Non, ce n’est rien. J’étais dans mes pensées. Écoutez, je suis désolée.
Vraiment.
Elle m’attire dans ses bras et me serre contre elle quelques secondes. Je ne
comprends pas. Comment peut-elle être aussi douce, aussi compréhensive ?
Elle me pousse gentiment vers l’intérieur et m’encourage à entrer, un sourire
bienveillant sur les lèvres.
À force de côtoyer des êtres abjects, on en oublie que l’être humain peut
aussi être bon. En véritable automate, je me rends dans la chambre d’Alec,
ignorant les gens qui s’activent dans les couloirs, les familles qui patientent sur
les chaises. Je ne veux pas me heurter à Erwin et Emmy, je n’en ai vraiment pas
la force.
Il soupire et caresse mon visage. Les larmes brûlent mes yeux mais je ne
veux pas craquer.
Il ne répond pas et se contente de saisir mes lèvres entre les siennes, tâchant
d’apaiser mon âme.
Chapitre 79
Alec
C’est en l’ayant tout contre moi que je me rends compte à quel point elle
m’a manqué. Chaque minute passée sans elle est réellement une épreuve. Je ne
me sens serein que lorsqu’elle est près de moi. Mais je déteste voir cette
tristesse dans ses yeux. Je ne peux pas lui reprocher de s’inquiéter pour moi,
mais je refuse qu’elle souffre davantage. Et en l’entendant évoquer ces funestes
souvenirs, je me sens de nouveau enragé.
– Je vais bien, Aleyna, tu dois me croire. Bien sûr, je mentirais en disant que
ça n’a pas été un des pires instants de ma vie. J’ai vraiment cru qu’il allait me
tuer mais tu sais quand j’ai eu le plus peur ? Quand j’ai compris que si je
mourais aujourd’hui, tu serais seule avec lui. Et ça, je ne pouvais pas le
supporter. Il t’a fait tellement de mal et tu as dû affronter ça seule, sans ta
famille ni tes amis. Je suis entouré par tous mes proches et une équipe
médicale. Ça n’a rien de comparable. Je sais que tu te sens responsable mais
essaie de t’accrocher à notre amour. Il a cherché à nous déstabiliser, à nous
faire peur, à nous séparer. Ne lui donnons pas cette satisfaction.
Elle ne répond pas, je vois dans ses yeux qu’il y a des choses qu’elle ne me
dit pas, mais je ne veux pas m’immiscer dans ses pensées. J’imagine sans peine
son désarroi mais je pense tout ce que je lui ai dit. Il est hors de question qu’on
abandonne si près du but. J’embrasse sa joue, son menton et son cou. Mon
corps est bousillé et mon cerveau désorienté mais elle me fait oublier toute
cette obscurité.
Mon cerveau se déconnecte une toute petite seconde, pour réinitialiser les
données, pour reposer les bases et pour me permettre de réagir à mes propres
réflexions. Peu importe le temps que je laisserai à mon esprit pour se
reconnecter, je connais déjà la réponse à cette question que je n’ai même pas
pris la peine de me poser. Bien sûr que je veux l’épouser, j’ai su en la voyant
que ce serait elle et personne d’autre. Et j’ai su que je l’épouserais ce fameux
jour où je l’ai observée manger de la glace. Je souris bêtement, affichant un air
qui, j’en suis persuadé, me donne une attitude ridiculement romantique. Aleyna
m’observe, dubitative, et je me rends compte que je reste muet comme un
crétin alors qu’elle vient de me livrer ses sentiments les plus profonds à mon
égard. Je caresse sa joue et bloque mes yeux dans les siens.
– Aleyna, je t’ai aimée dès que je t’ai vue. Je t’ai aimée chaque jour que tu
nous as donnés, chaque nuit où tu t’abandonnais. Bordel, je t’ai aimée jusqu’à
en avoir les joues creusées, les lèvres éclatées et le cœur usé. Et je continuerai
quoi qu’il advienne. Car je ne peux pas vivre sans nos mains qui s’embrasent,
sans nos bouches qui s’entrechoquent, sans nos corps qui brûlent l’un contre
l’autre. Et c’est parce que je t’aime et parce que je te connais que je ne te
demanderai jamais d’abandonner ceux que tu aimes. Nous vivrons ici, avec nos
familles, nos amis et dans nos campus. Ce n’est pas à nous de partir. Je t’aime
aujourd’hui, depuis hier et pour tous nos lendemains.
Aleyna
Je l’ai rêvé, imaginé, orchestré mille fois dans ma tête. Aujourd’hui, je vais
oser, enfin. Je sais que ce jour sera le dernier. J’ai tout préparé minutieusement
et la seule issue possible sera la mort, le néant, le vide et, enfin, la paix.
C’est aujourd’hui, je l’ai senti dès l’aube. J’étais dans ses bras, dans cette
chambre d’hôpital, à rejouer dans ma tête notre conversation de la veille. Alec,
mon tendre amour. Il ne l’a pas fait. Il n’a pas pris ma main pour s’enfuir au
loin. Il a refusé d’abandonner pour partir en laissant notre vie passée derrière
nous. Je devais lui demander, je ne pouvais pas faire autrement. Il fallait que je
lui laisse l’opportunité de choisir où et comment nous aimer. Mais c’est parce
qu’il m’aime tant qu’il a rejeté cette idée. J’étais vraiment prête à tout quitter
pour que l’on puisse être ensemble, même si cela avait dû me coûter ma
famille, mes amis et cette ville que j’aime tant. Alors j’ai su qu’on ne pouvait
plus continuer comme ça, qu’il était hors de question qu’on vive encore ne
serait-ce qu’un jour supplémentaire dans cette peur et cette menace
permanentes.
Et je suis là aujourd’hui, prête à affronter la mort. J’entends des pas dans les
escaliers, la dernière marche a un craquement que j’ai redouté tellement de
fois que je sais qu’il est là. Et pour la première fois de ma vie, je m’en réjouis.
La voix caverneuse de notre gardien me parvient, incompréhensible mais
chaleureuse, avant de s’éloigner. La clef tourne dans la serrure et un frisson
me parcourt. Mais je suis prête, inflexible, mon bras est tendu, ma main ne
tremble pas et mes yeux restent parfaitement stables. Je le connais par cœur et
c’est ça qui va le perdre. Quelle ironie. Je souris, c’est déplacé mais je ne peux
pas m’empêcher.
Le temps s’arrête. Je n’ai droit qu’à une seule chance, ma cible ne sera dans
mon angle de tir qu’une seule seconde. Mon doigt s’écrase sur la détente et la
balle file, prête à accomplir son dessein meurtrier. Comme au ralenti, je
l’observe se tourner tandis que mon projectile s’apprête à le heurter en plein
cœur. Bip, bip. Un imprévu se glisse dans mon plan si bien élaboré, son
téléphone vient de sonner et, alors qu’il se tourne pour l’attraper dans sa poche
arrière, son bras fait rempart et la balle épargne son cœur. Il pousse un cri
guttural, il est surpris mais ne se laisse pas longtemps déstabiliser. Déjà il se
glisse à nouveau dans le couloir et je ne peux que supposer qu’il s’est réfugié
dans la cuisine.
Il me fait face. Cet homme abject qui m’a tant fait souffrir. Son visage est en
sueur, son bras en sang et la peur a déjà inondé ses yeux.
– Aleyna, calme-toi.
– Je suis très calme, crois-moi.
– Qu’est-ce que tu comptes faire ? Me tuer ? Les yeux dans les yeux ?
Vraiment ? Je t’en prie, si tu avais eu ce courage, tu l’aurais fait depuis
longtemps.
– Tu as raison, j’aurais dû le faire depuis longtemps. J’y ai songé chaque
nuit depuis celle où tu m’as violée dans cette chambre d’étudiant. Jamais je n’ai
eu la rage, la haine, la colère assez puissantes pour le faire. Jamais je n’aurais
pu le faire pour moi et ça, tu le savais pertinemment. C’est pour ça que tu n’as
jamais touché Dana, que tu t’es contenté de la menacer. Tu savais que dès que tu
poserais les mains sur elle, je deviendrais incontrôlable. Mais il y a eu Alec. Et
là, c’est toi qui as perdu tout contrôle. Tu t’en es d’abord pris à moi mais
comme ça ne suffisait pas, tu as disjoncté et tu as forcé ta meute à tenter de
briser l’homme que j’aime.
– Ferme-la, putain, tu ne sais pas ce que tu dis.
– Bien sûr que si. Je sais que j’ai raison rien qu’à la façon dont tes mains
tremblent et dont ta veine près de l’œil gauche se contracte. Tu paniques, Élias,
tu sais que tu as commis une erreur de trop et qu’elle va te coûter très cher.
Une de ses mains plaque ma main armée au sol et l’autre se greffe sur ma
bouche. Il répond d’un air parfaitement serein et d’une voix audible pour
rassurer le gardien. Il en profite même pour prendre le temps de rire de ses
maladresses.
Quel comédien. Une fois certain que nous sommes hors de portée, il retire
sa main de ma bouche et s’apprête à parler mais je ne lui en laisse pas le temps.
Ma main libre vient broyer ses chairs là où la balle s’est insinuée et il me
lâche, tombant sur le côté de douleur et de surprise.
Je suis déjà debout, me hisse sur le plan de travail et tente d’attraper la boîte
où je range les couteaux. Elle tombe et s’ouvre devant moi mais il est rapide et
me fait descendre en me ceinturant. Je parviens malgré tout à en attraper un et
le blesse au niveau de la taille. Je lève le bras, prête à frapper à nouveau mais il
saisit mon poignet et le tord avec puissance et rage jusqu’à ce que la lame du
couteau effleure ma joue. Il continue à faire pression et je sens la lame taillader
ma peau jusqu’à la base du cou. Mon hurlement déchire l’air sans espoir d’être
entendu.
Personne ne peut deviner les horreurs qui se passent dans notre appartement
à moins d’être très proche de notre porte d’entrée. Mais je suis seule, et sa
main continue à serrer mon poignet. Je lui résiste et pousse dans l’autre sens,
jusqu’à ce qu’une pression plus violente brise mes os. Le couteau s’écrase au
sol tandis que le poing d’Élias me heurte en plein visage. Je sais que notre rage
est trop grande pour que l’un d’entre nous n’y laisse pas la vie.
– Alors c’est ça le plan minable que t’as inventé pour me faire venir ? La
fuite d’eau ?
– Minable peut-être, mais ça a fonctionné.
Sa bouche est déformée par la haine quand il s’empare de mes cheveux pour
me plonger la tête dans l’eau. Je retiens ma respiration mais la panique finit
par me dominer et mon corps se met à trembler. J’aperçois mon sang se mêler
à l’eau avant de commencer à perdre connaissance. C’est ce moment qu’il
choisit pour m’autoriser à respirer.
Il s’est déjà emparé de ce corps qui meurt, l’a jeté au sol pour le blesser,
encore.
Je savais que ce jour serait le dernier, mais je ne pensais pas que ce serait le
mien. La dernière pensée cohérente qui m’envahit est pour Alec.
Je ferme les yeux et lui souris, lui murmurant que je l’aime et que je serai à
lui pour toujours, avec lui pour l’éternité.
Alec
– Bordel de chemise !
– Ben alors mon frère, on sait plus s’habiller ? On peut entrer ?
Je leur fais signe pour qu’ils entrent et je me retrouve face à Erwin et Emmy
avec ma chemise à moitié boutonnée et, qui plus est, boutonnée de travers. La
grande classe. Erwin est hilare quand il tend ses mains pour m’aider.
– Allez, ce sera comme quand j’étais petit et que je m’étais cassé le bras, tu
te souviens ? Tu m’aidais à me saper !
– Ouais, sauf qu’on avait 9 ans ! Me touche pas, sale pervers !
– Alec, je suis désolée. Je n’ai rien contre toi, sache-le. J’ai réagi de façon
excessive. J’aurais aimé parler à Aleyna mais je ne l’ai pas croisée, ni hier, ni
ce matin.
– Ne t’excuse pas. Nous t’avons mise dans une situation délicate, je le sais.
Aleyna est très touchée par votre dispute et elle a préféré t’éviter. Elle a pensé
que tu étais là dans le seul but de soutenir Erwin et elle n’a pas voulu
s’imposer.
– Je m’en veux qu’elle puisse penser cela. Vous traversez un moment
difficile et j’aurais dû être présente pour elle.
– Elle va être heureuse de te voir. Elle doit me retrouver sur le campus tout
à l’heure.
Hors de question qu’elle soit seule et qu’elle coure le risque de tomber sur
ce dingue. Ma mère m’a confirmé qu’elle était bien arrivée chez elle et Aleyna
doit me joindre dès qu’elle en sortira. Emmy accepte de nous accompagner
jusqu’au campus, anxieuse mais malgré tout pressée de retrouver son amie.
Son téléphone se met à sonner alors que nous sommes sur le point de quitter la
chambre.
Élias… Son nom résonne comme un vent glacé qui fige mon sang
instantanément. Le visage d’Emmy est devenu si blême que je m’étonne qu’elle
parvienne à rester debout. Elle raccroche et ses yeux laissent glisser des larmes
d’angoisse et de choc. Erwin la soutient et mon cœur ne bat plus jusqu’à ce
qu’elle ouvre la bouche.
– Il faut que je me rende aux urgences tout de suite. Élias et Aleyna se sont
fait agresser par un cambrioleur et… elle ne va pas bien du tout.
Sa voix s’est brisée au même titre que ma raison. Mon cerveau ne parvient
pas à assimiler les faits. C’est impossible, elle se trompe forcément. Aleyna est
chez elle, en sécurité. Non, elle ne peut pas être aux urgences, mourante, c’est
impossible. Il a menti, forcément.
Mon esprit continue à extrapoler pendant que je suis malgré moi Erwin et
Emmy jusqu’aux urgences. La sirène d’une ambulance qui vient d’arriver me
soulève le cœur et je manque de m’effondrer. Je ne cesse de me répéter que
c’est impossible et qu’elle n’est pas dans cette foutue ambulance.
Au milieu de l’équipe médicale, il est là, en piteux état, certes, mais debout.
Il marche, ses lèvres bougent et son cœur bat. Emmy les a déjà rejoints alors
que je suis resté immobile, comme un idiot. Ma princesse. Qu’est-ce qu’il lui a
fait ? Je m’élance vers elle mais Erwin agrippe ma taille pour m’attirer dans
une salle de consultation dont il ferme la porte.
J’ai vu l’équipe médicale, j’ai entendu les machines reliées à son cœur, j’ai
reconnu les codes d’urgences. Je sais ce que tout cela signifie, elle est
inconsciente et dans un état critique. Il est peut-être même déjà trop tard pour la
sauver. Mon cœur se fissure et je peux sentir chaque muscle de mon corps se
contracter comme s’ils étaient sur le point d’imploser.
Je m’entends hurler de rage mais je ne contrôle plus rien. Mes bras font
voler tout ce qui a le malheur de se trouver sur mon passage. Pansements,
instruments d’examen, plateaux, le tout vient percuter le sol dans un fracas
assourdissant.
Il n’y a plus rien à détruire mais ma rage est toujours là. Je n’arrive pas à
lutter contre l’image d’Aleyna ensanglantée et de cet enfoiré à ses côtés. Je ne
peux pas résister, c’est une situation trop abjecte. Mon corps tremble et je ne
sais plus si c’est de rage ou parce que je suis en train de perdre la raison.
Les nausées me prennent par surprise mais Erwin répond présent en glissant
un sac entre mes mains. Après plusieurs assauts, mon estomac se calme enfin et
je m’effondre sur le sol, en sueur et totalement désorienté. Erwin s’assoit près
de moi, attendant que je me calme.
Je ne peux pas tout gâcher dans le seul but d’apaiser mes angoisses. Je le
laisse partir en lui faisant promettre de veiller sur elle et de me tenir informé
dès que possible.
Chapitre 82
Alec
Il fait enfin nuit, les heures de visite sont presque terminées. J’autorise mon
cerveau à se raccrocher au reste de mon corps, petit à petit. Jusque-là, je lui
avais interdit d’éveiller quoi que ce soit en moi. Je l’ai supplié de s’éteindre, de
me mettre en mort cérébrale. J’ai prié pour ne plus rien ressentir, pour ne plus
hurler à chaque inspiration imposée par mes poumons, à chaque battement
exigé par mon cœur. Putain oui, j’ai supplié, prié. Et je me suis éteint,
doucement, chassant la haine, la colère et l’angoisse qui m’habitaient. Parce
qu’après le retour d’Erwin, la seule solution était que je disparaisse, que je
fasse taire mes émotions.
Je n’étais pas prêt à entendre ses paroles, pas assez fort pour gérer les mots
qu’il tentait de faire entrer dans ma tête. Je me suis effondré, comme un enfant
venant de perdre ses parents, ses repères, son univers. Je n’ai pas pleuré, je ne
me suis pas interrogé, je n’ai même pas cillé. Je me suis contenté
d’abandonner, de laisser mon âme s’échouer sur un rivage sans couleurs, sans
forme, sans espoir. Mon sang continue à circuler dans mes veines, mon cœur
continue à battre et la douleur blottie dans ma tête n’a pas diminué.
Elle est toute ma vie, alors sans elle, je ne suis plus qu’un corps vide, une
ombre qui glisse entre les âmes des vivants, un fantôme de chair et d’os, un
corps qui vit mais où je ne suis plus. Je ne peux pas composer sans sa présence,
c’est impossible.
Je sais que je vais pouvoir la voir, enfin, après toutes ces heures d’attente.
Erwin s’est arrangé avec nos collègues pour que je puisse rester près d’elle
malgré les règlements stricts de l’hôpital. Il a respecté mon silence, m’a
apporté des paroles réconfortantes, ne se vexant pas de mon attitude.
C’est parce que je vais pouvoir la toucher que je suis prêt à réanimer mes
sens. Mes yeux voient la tache sombre, sur le mur en face de moi, que je fixe
depuis des heures. Mes poings s’ouvrent et mes doigts craquent
douloureusement. Tout mon corps fourmille, ankylosé par toutes ces heures
sans bouger. Je passe mes mains sur mon visage comme si je sortais d’un long
sommeil.
– Alec, ils sont tous partis. Emmy ne voulait pas partir sans moi alors je
vais la raccompagner.
Erwin est devant moi, la mine défaite et les traits tirés. Je l’attire contre moi
et lui murmure tous les remerciements possibles. Je le suis dans le couloir où
l’agitation n’existe plus.
Je remets son dossier en place et contourne le lit pour être près d’elle. C’est
en la voyant que mes larmes se libèrent. Son visage est si tuméfié qu’elle ne
pourrait probablement pas parler si elle était consciente. Des points de suture
referment une entaille qui court de son menton jusqu’à sa gorge.
– C’est moi, Princesse, je suis là. Je suis désolé de ne pas être venu plus tôt
mais la situation était compliquée, comme tu t’en doutes. Ne t’inquiète surtout
pas, je vais prendre soin de toi. À ton arrivée à l’hôpital, tu as dû subir une
opération en urgence pour réduire un hématome dans ton cerveau. Tout s’est
bien déroulé et il n’y a aucune raison pour que tu n’ailles pas mieux. Je ne veux
pas que tu t’inquiètes, ou que tu te sentes coupable. Tu as le droit de te reposer
un peu. À ton réveil, tout ira mieux, je te le promets.
Pendant mes gardes, on m’a souvent posé la même question. Devant les
familles démunies, j’ai toujours pris soin de ne pas m’avancer. Aujourd’hui,
j’ai enfin la réponse et je pourrai affirmer à l’avenir que oui, je suis persuadé
qu’une personne peut entendre ses proches lorsqu’elle est dans le coma. Pour
l’unique raison qu’imaginer le contraire est bien trop insupportable.
Chapitre 83
Alec
Deux jours, quarante-huit heures, deux mille huit cent quatre-vingts minutes,
cent soixante-douze mille huit cents secondes. Et aucune amélioration, aucun
signe d’espoir. Le coma, le vide, le silence. L’attente, indomptable, vicieuse et
sournoise.
Il n’est pas revenu. Le père d’Aleyna lui a interdit de voir sa fille, ôtant un
poids de mon cœur déjà tellement ankylosé. Je n’aurais pas pu gérer qu’il reste
auprès d’elle, qu’il ose poser ses mains sur ce corps qu’il a tant blessé.
Peu importe ce qu’ils pensent. Moi, je connais la vérité. Je sais que c’est lui
qui l’a battue jusqu’à ce qu’elle soit presque morte. Je sais que c’est elle qui lui
a tiré dessus. Je sais qu’elle l’a fait pour moi, pour nous. Oh oui, je sais tout ça
et je sais ce que je lui ai promis.
Mais cette fois, il a été trop loin. Je ne peux pas le laisser s’en tirer encore
une fois et vivre en toute impunité. Dès qu’Aleyna sera rétablie, je lui ferai
regretter ses actes.
– Alec, tu veux que je te ramène quelque chose ?
– Non merci, ça va.
– Tu n’as rien mangé depuis deux jours.
– Je sais…
Erwin n’insiste pas et me laisse dans une des salles de repos du personnel.
Je n’ai pas quitté l’hôpital, je passe mes journées ici et mes nuits auprès d’elle,
à l’abri des regards, des questions, des soupçons.
Emmy pleure au chevet de son amie plusieurs heures par jour, rongée par la
culpabilité de leur dernier échange. Les parents d’Aleyna viennent la veiller
autant que possible. Son père reste muet, le visage fermé et les muscles
contractés. Sa mère s’est effondrée à plusieurs reprises, anéantie par l’angoisse
et ce foutu sentiment d’impuissance.
Son père s’absente après l’avoir confiée à une infirmière, afin de suivre le
médecin d’Aleyna. Je sais qu’il va réunir ses parents pour leur annoncer qu’ils
devraient rentrer chez eux. Il va leur dire que même si elle a encore la
possibilité de se réveiller dans une heure, elle peut tout aussi bien rester
inconsciente une semaine, un mois, un an. Il va aussi leur avouer qu’elle risque
de ne jamais se réveiller. Et ils vont être effondrés, à nouveau.
Quel enfer. Mais c’est la procédure et nous n’avons d’autre choix que de la
respecter. Mais Dana, elle est si jeune. C’est tellement injuste. Je ne peux plus
tenir en place et je sors de mon isolement pour aller la voir. Lorsqu’elle lève
les yeux, son visage s’illumine et elle saute dans mes bras.
– Alec ! Tu es venu pour aider ma sœur ? Comme la dernière fois ?
– Tu sais, quand Ally est à la maison, elle me lit toujours une histoire avant
que je dorme. Elle dit que ça aide mon corps à bien se reposer. Peut-être que tu
pourrais lui en lire une ce soir ?
– Tu as raison, c’est une très bonne idée. Je dois partir maintenant, tes
parents vont bientôt revenir.
– Tu veux pas leur parler ?
– Non, Dana. Ils sont très inquiets pour Ally et ils ne me connaissent pas
beaucoup. Je ne veux pas les inquiéter plus.
– D’accord. Alors c’est un secret que tu sois là ?
– Oui, un secret entre toi et moi.
Un petit rire cristallin s’échappe de sa bouche et je dépose un baiser sur son
front avant de la confier de nouveau à ma collègue et de retourner nicher ma
peine à l’abri du monde.
Chapitre 84
Alec
Ils ont tout tenté pour me convaincre de retourner en cours et, renonçant à
me voir accomplir une tâche aussi ardue, ils ont ensuite essayé de me
persuader de sortir au moins de l’hôpital. Je sens leur désarroi mais je ne peux
pas les satisfaire. Comment continuer à vivre alors qu’Aleyna se perd un peu
plus chaque jour dans les abîmes de l’inconscience ? Je ne veux pas du soleil
sur ma peau tant qu’elle sera condamnée à l’obscurité.
Dès l’instant où elle ouvrira les yeux, elle aura un grand besoin d’être
rassurée par son environnement, ses proches et ceux qu’elle aime.
Cette hypothèse loin d’être réjouissante est pourtant la plus attractive. Elle
pourrait se réveiller bien plus que désorientée, en souffrant d’amnésie, de
paralysie ou d’autres troubles indétectables tant qu’elle est plongée dans le
coma.
– Et si tu m’invitais à déjeuner ?
Oh, ne pensez pas que mon esprit se soit libéré, loin de là. Je navigue
toujours dans la douleur et l’angoisse mais il est temps que je m’en serve pour
quelque chose d’utile. Erwin ignore encore qu’il aura un rôle à jouer très
prochainement.
Je compte lui faire part du projet que j’ai peaufiné dans mon esprit ces
derniers jours. Ça ne peut plus attendre, il est maintenant trop tard pour se
montrer raisonnable ou indécis. Je dois éliminer tout sujet susceptible
d’interférer dans la guérison d’Aleyna. Il est donc temps de faire disparaître
Élias de nos vies.
Définitivement.
Chapitre 85
Alec
Je sais que c’est la bonne décision. Depuis le premier jour où j’ai découvert
les marques de coups sur le dos d’Aleyna, je sais que je dois l’éliminer. Ce
salaud, cette bête sauvage qui n’a ni conscience, ni pitié. Je ne saisis toujours
pas comment tout cela est possible, comment il peut prétendre l’aimer et la
faire tant souffrir.
Je suis dans l’ombre de leur chambre. Ça n’a pas été difficile de le trouver.
Grâce à une collègue de l’hôpital, j’ai pu obtenir un double de la déposition
d’Élias sur leur agression, où figurait leur adresse. Dans ses déclarations, il
affirmait que l’intrus était passé par une fenêtre donnant sur l’issue de secours.
Je n’ai eu qu’à suivre le chemin, un simple carton fermait l’ouverture, dans
l’attente de travaux. Ce prétentieux se croit en sécurité dans son quartier aisé et
tranquille.
La télé braille depuis que je suis arrivé et, en passant enfin la tête par
l’embrasure de la porte, je distingue un long couloir qui distribue de
nombreuses pièces. Le temps de le traverser, j’ai retrouvé ma sérénité et ma
concentration, et je suis sûr de moi quand j’entre dans le salon.
Il est là, avachi dans un fauteuil qui doit valoir plus cher qu’une année
d’études. Je ne vois que son bras qui pend sur l’accoudoir, une bière à moitié
vide au creux de la main.
– Alors c’est à ça que tu passes ton temps libre quand tu n’es pas occupé à
essayer de tuer Aleyna ?
Ce dingue n’est pas surpris. Il se lève en prenant son temps et s’offre même
le luxe de me jauger en prenant une gorgée de bière.
Il pense avoir l’avantage physique et je suis prêt à lui concéder cette idée.
Mais il ne soupçonne en rien ce qu’est capable de faire un mental embrasé. Je
relâche volontairement ma pression, semblant sur le point de capituler et il
assène alors un violent coup dans mes côtes encore fragilisées.
Courbé en deux, les yeux rivés au sol, je vois ses chaussures avancer vers
moi. La main sur les côtes, j’en profite pour la glisser dans ma poche et
envoyer le signal à Erwin. Il est temps pour lui d’accomplir ce que je lui ai
demandé.
Les mains d’Élias se posent sur mes épaules et son genou vient heurter ma
mâchoire avant que son coude s’écrase au milieu de ma colonne vertébrale. Je
m’écroule, dos au sol et goûte à mon propre sang. Il se positionne au-dessus de
moi, triomphant et hautain. Ses genoux se posent de chaque côté de mes
hanches et il se penche vers moi, exultant.
– Alors quoi, c’est tout ce que tu as à donner ? Aleyna a besoin d’un mec,
d’un vrai. Tu ne seras jamais à la hauteur.
Alors qu’il s’apprête à frapper de nouveau, mon poing gauche heurte le bas
de son menton et fait jaillir son sang sur le sol. Déstabilisé, il perd l’équilibre
et je me relève pour enfoncer mon pied dans son dos alors qu’il tente de se
relever. Je le cloue au sol, appuyant de tout mon poids sur son corps étalé, face
contre terre.
Je le retourne sans ménagement et constate avec joie que son nez n’a pas été
épargné dans ce retournement de situation.
– Allez relève-toi !
J’appuie de nouveau sur son bras et la douleur manque de lui faire perdre
connaissance. Il semblerait que la balle tirée par ma princesse ait fait de très
vilains dégâts dans son bras. L’évier s’est rempli et je coupe l’eau, avant de
reposer ma lame sur sa joue.
– Les médecins ont dit que, de toute évidence, elle avait été immergée de
force dans l’eau. Alors dis-moi, tu lui as ouvert le visage avant ou après ?
– Va te faire foutre !
– Je vois, tu as besoin de réfléchir, aucun souci.
Je le fais basculer et lui plonge la tête sous l’eau, l’y maintenant juste assez
pour le faire paniquer. Je libère sa nuque et il s’extirpe de son cauchemar,
suffoquant et crachant. Je lui laisse juste le temps de ne pas crever avant de
heurter son estomac avec mon genou et de le jeter contre le plan de travail.
Serrant son cou entre mes doigts, je le fais doucement plier et le haut de ses
épaules se plaque sur le revêtement granité, renversant différents ustensiles de
cuisine au passage.
– Tu sens ce froid sur ton cou ? C’est la pointe de mon couteau qui s’apprête
à trancher ta carotide. Tu vas te vider de ton sang en quelques minutes mais je
te rassure, tu seras mort en quelques secondes.
Alertés par ses cris, je sais qu’ils ne vont plus tarder à enfoncer la porte.
Alors, juste avant que l’inconscience ne l’emporte, je me penche à son oreille
pour lui murmurer de quoi l’accompagner dans son sommeil.
– Tu as raison, Élias. Ce n’est pas terminé. Pas pour toi. La mort est un
apaisement dont tu n’es pas digne.
Alec
L’atmosphère est instable, le ciel s’est assombri pour devenir presque noir,
le vent s’engouffre par bourrasques, faisant grésiller les radios et affolant les
lumières. Vous savez qu’un orage survient lorsque l’air chaud et l’air froid se
rencontrent en altitude, n’est-ce pas ?
Ce que vous ignorez, c’est qu’en cet instant, je suis au cœur de la tempête
qui s’apprête à s’abattre sur la ville. Je suis la partie froide de l’instabilité que
j’ai délibérément créée. Une sérénité que je pensais ne plus jamais connaître
s’est établie en moi, m’inondant de calme et de certitude.
– Laissez-nous.
– Monsieur, nous ne pouvons p…
– Hors de mon bureau !
– Allez-y, qu’est-ce que vous attendez ? C’est votre statut qui vous empêche
de me cogner ou c’est que vous ne tenez pas assez à votre fils ?
J’avoue avoir imaginé cette scène avec des centaines de scénarios. Mais
aucun ne se clôturait par un homme rangeant ses affaires, prêt à rejoindre son
fils à l’hôpital sans même m’avoir menacé ou terrorisé.
– Peut-être que je vous ai mal jugé.
– Pardon ?
– Vous semblez si calme, si sûr de vous.
– Je suis sûr de la justice. Tu vas rendre des comptes pour ce que tu as fait et
je ne dois pas m’impliquer personnellement. Ce serait indigne de la confiance
qu’on m’a accordée en me confiant ce poste et irrespectueux envers mes
propres croyances et convictions. L’envie de te réduire en miettes circule dans
mes veines depuis que j’ai reçu un appel de l’hôpital mais ce serait trop facile
de me conduire ainsi. La justice sera mon poing et crois-moi, quand j’en aurai
fini avec toi, tu ne te relèveras pas avant très longtemps.
– Tu divagues.
– J’aimerais bien. Un coursier a dû vous remettre en main propre une
enveloppe. Vous avez dû entrer en sa possession à l’instant même où vous avez
appris que votre fils était hospitalisé. À quelques minutes près, personne n’est
parfait.
Là encore, mon esprit m’a fait défaut. J’avais imaginé la colère, la peur et
l’angoisse qu’il ressentirait. Je l’entendais déjà me supplier de trouver un
arrangement pour ne pas dévoiler les folies de son fils. J’ai même songé à des
menaces, qui auraient été rendues inutiles par mes copies prêtes à être
envoyées à tous les médias s’il n’arrêtait pas Élias.
Pourtant, ce que je vois sur son visage me laisse pantois. Il est devenu
livide, et je peux lire l’horreur dans ses yeux. Sa bouche tremble
d’incompréhension, de tristesse et de douleur. Mais le pire résonne dans sa
voix lorsqu’il s’adresse de nouveau à moi.
– Vous pouvez partir. Je… je vous contacte dans les heures à venir. Laissez-
moi un peu de temps.
Une seconde lui suffit pour faire entrer les agents qui libèrent mes poignets
de leurs menottes, l’air médusé. Je n’entends pas vraiment ce qu’ils se disent
mais je suis libre.
Alec
J’ai attendu. Toute ma vie, je l’ai attendue. Je savais que quelque chose allait
se passer, qu’un événement changerait tout. Dans l’attente, bien sûr, j’ai vécu.
Dans la normalité, dans les coutumes, dans les clous. Pour ne pas déranger,
inquiéter ou choquer. Souvent, on m’a regardé comme un OVNI. Car les gens
savaient. Je n’étais pas malheureux, non, seulement je n’étais pas heureux.
– Ne paniquez pas, Alec, ce n’est que moi, je ne voulais pas vous affoler,
désolé.
Le procureur se tient debout devant moi. Il a l’air d’avoir dix ans de plus
qu’il y a seulement quelques heures. Il s’approche d’Aleyna et chasse une de
ses mèches de cheveux d’une main tremblante.
– Je n’ai pas pu regarder toutes les vidéos. Je… bon sang, c’est
insupportable. C’est infect de commettre des actes pareils. J’ai vu beaucoup
d’horreurs au cours de ma carrière mais il a fait preuve de tant d’acharnement
et de barbarie. Mon fils, mon propre fils. C’est mon sang qui coule dans ses
veines et je n’ai rien vu. Elle a souffert en silence et nous n’avons rien fait. Je
me suis laissé berner par Élias. J’ai cru qu’il avait évolué, alors qu’en fait les
seules choses qu’il ait apprises, c’est mentir, tromper et manipuler. Je vois des
criminels chaque jour et je n’ai pas su déceler que j’en abritais un sous mon
toit. Je suis désolé, Aleyna, tellement désolé.
Voilà, c’est à elle qu’il parle. Sa culpabilité inonde chacun de ses gestes et
chaque mot qu’il prononce pour s’excuser. Jamais je n’aurais pensé pouvoir
ressentir de la pitié pour cet homme. Je lui laisse quelques instants pour se
reprendre. Il inspire bruyamment avant de fixer son attention sur moi.
– Comme je vous l’ai dit, Élias est en soins intensifs. Je sais que je ne peux
pas me permettre une telle demande mais j’aimerais que vous m’accordiez un
délai avant de lancer les accusations. J’ai besoin de préparer ma famille, je…
je ne sais pas comment leur expliquer l’inexplicable.
– Vous n’avez pas lu ma lettre ?
– Les documents présents dans l’enveloppe étaient assez explicites. Je n’ai
eu aucune envie de lire d’autres détails.
– Vous n’y êtes pas. Aleyna ne veut pas s’engager dans une procédure
judiciaire. Elle ne veut pas exposer son calvaire. Et, plus que tout, elle refuse
que vos familles soient mêlées à tout ça.
– Je ne comprends pas.
– La discrétion et la tranquillité, c’est tout ce qu’elle demande. Elle veut
qu’il disparaisse de sa vie mais elle ne veut pas dévoiler leur histoire au public.
– Je suis prêt à tout, également à perdre ma place, ça m’est égal.
– Ce n’est pas ce qu’elle veut. Éloignez votre fils pour qu’elle vive enfin en
paix.
– Mais il doit être puni pour ce qu’il a fait.
– Vous prêchez un convaincu mais je respecte trop Aleyna pour aller à
l’encontre de ce qu’elle souhaite. Elle ne veut pas briser le reste de son monde,
elle a besoin que vos familles restent unies et ne la regardent pas différemment.
S’il vous plaît, ne lui imposez pas de revivre tout ça.
– Très bien. Je vais trouver une solution alternative. Je ne sais pas encore
laquelle, mais il ne l’approchera plus. Vous avez ma parole.
Je me hisse sur son lit et viens m’allonger près d’elle, enlaçant sa taille. La
nuit va être courte et je sais que je devrais partir avant l’arrivée de ses parents
mais peu importe. J’ai réussi. Elle est en sécurité, elle va pouvoir se
reconstruire et c’est tout ce qui compte.
Je ne veux plus jamais m’éloigner d’elle, l’idée même d’en être séparé
m’empêche de respirer convenablement. Nos deux corps meurtris se tiennent
chaud dans cette nuit sombre et froide. Je caresse son visage, ses épaules et fais
descendre mes doigts jusqu’à sa main pour enlacer ses doigts. Il y a tant de
cicatrices à panser, tant de blessures à refermer.
Son corps reste immobile et son visage dénué d’expression. J’aimerais tant
que la vie soit aussi simple à insuffler qu’une transfusion sanguine. Ma main
est venue s’échouer sur son cœur. Il bat calmement, sereinement. Je compte ses
pulsations, naviguant déjà dans un demi-sommeil.
Je sais qu’elle va se réveiller. Dans mes rêves, elle est déjà là, dansant dans
mes bras, riant aux éclats. Le soleil court sur ses cheveux et elle est si belle que
je ne peux plus arrêter de l’observer.
Alec
– Un soir, après qu’il fut repu, le chef de la meute débusqua un lapin des
neiges. Le chien s’élança à la poursuite du petit animal. Allongeant son corps,
il bondissait dans la neige et progressait rapidement. Il se sentait ramené à son
instinct, à sa nature profonde, à sa nature jusque-là insoupçonnée, comme si les
entrailles du temps l’appelaient. Le lapin ne pouvait…
– C’est son livre préféré. Depuis qu’elle est jeune, elle le lit et le relit sans
cesse. Je lui ai offert pour ses 12 ans, je n’imaginais pas qu’elle puisse encore
l’avoir.
– Je suis désolé. Je vais vous laisser, je ne voulais pas déranger qui que ce
soit.
Je ne sais que répondre. J’ai promis à Aleyna la discrétion sur notre relation
mais tout est tellement différent aujourd’hui. S’il décide de s’opposer à mes
visites, je ne le supporterai pas. Être près d’elle chaque nuit, c’est la seule
chose qui m’empêche de sombrer dans le néant.
– Je sais que vous passez toutes vos nuits près d’elle. Lorsque je viens ici
tous les matins, ma fille est allongée sereinement, ses cheveux sont positionnés
délicatement autour de son visage et son drap parfaitement ajusté. Le personnel
de cet hôpital est particulièrement attentif avec elle mais il n’y a qu’une
personne qui l’aime qui puisse faire preuve d’autant de minutie.
– Là encore, c’est exact. J’aime votre fille, monsieur, plus que tout.
– Merci pour votre sincérité. Je comprends pourquoi son ex-petit ami a si
mal pris leur rupture. Il a dû lui être difficile de vous céder sa place.
Si vous saviez… Me céder sa place, certes, mais le plus dur a été de rendre
sa liberté à Aleyna.
Cet homme qui me dépasse de plusieurs têtes et dont les épaules dissuadent
une quelconque intimidation semble pourtant sur le point de défaillir.
– J’aurais aimé qu’elle ne craigne pas nos réactions. Mes réactions. Je suis
intransigeant, excessif et probablement trop strict. Maintenant, je ne pourrai
plus jamais lui dire à quel point je l’aime. Si seulement elle s’était confiée à
nous…
– Cela n’aurait rien changé. Elle devait avoir cette explication avec Élias. Ce
qui est arrivé est dû à une malheureuse coïncidence. Elle s’est trouvée au
mauvais endroit au mauvais moment.
– Vous aurez l’occasion de lui dire que vous l’aimez. Elle va se réveiller.
– Les médecins disent que…
– Les médecins ne la connaissent pas. C’est une battante, elle va retrouver le
chemin de la vie. Elle va entendre nos appels et retrouver l’instinct de survie.
Elle va revenir.
– Tu as entendu ça, Princesse ? J’ai l’impression que ton père vient de nous
donner sa bénédiction. C’est étrange, inattendu et presque irréel.
J’ai dormi quelques heures près d’elle, rêvant de nos corps qui s’emmêlent
et de nos enfants qui grandissent. À mon réveil, l’aube n’est plus très loin mais
je tiens à continuer ma lecture avant de la laisser.
Aleyna
Jamais je n’aurais pu imaginer que ma vie pourrait suivre une autre route.
J’ai imaginé tant de fois mourir sous les coups d’E. Je ferme les yeux, les
plisse jusqu’à ce que la douleur inonde mon cerveau. Je ne dois plus penser à
lui. Il était mon ancienne vie, maintenant il n’existe plus. Je dois l’oublier pour
avancer. Il avait tort, cette fois-ci c’est terminé.
Les médecins m’ont laissée sortir quelques jours après mon réveil. Tous se
sont accordés à me féliciter de mon rétablissement prompt et efficace. Alec
m’a taquinée en affirmant qu’avec tout ce que j’avais déjà affronté, un petit
coma n’était rien pour moi.
Les derniers jours ont été assourdissants après tout ce silence. La voix
d’Alec m’a ramenée d’un endroit que je ne saurais décrire. Alec… Il m’a
délivrée de ce néant, j’ai reconnu sa voix avant même de pouvoir ressentir
quoi que ce soit d’autre.
De nombreuses fois, j’ai voulu lui répondre, ouvrir les yeux, caresser sa
main dans la mienne. En vain. Jusqu’à ce que mes mots sortent finalement pour
terminer la phrase qu’il me lisait.
Bien sûr, ils ont organisé une fête pour mon retour et tout le monde s’est
réjoui pour moi. Mes parents raccompagnent les derniers invités pendant
qu’Alec est parti mettre Dana au lit. Le voir évoluer ainsi au milieu de ma
famille m’a comblée de bonheur. C’était presque irréel et, de nouveau, la peur
que tout disparaisse m’a enveloppée.
Je sais qu’il va me falloir du temps pour retrouver une vie normale. Alec
me soutient, me rassure et ne me juge pas. Comme il me l’a dit la seconde fois
que l’on s’est vus, « ni juger, ni exiger ». Tant de choses ont changé depuis.
Mais pas lui, et c’est sur cette stabilité que je dois m’appuyer pour avancer.
Il y a des mots adorables, une longue lettre d’Emmy que je mets de côté
pour plus tard. Nous avons déjà discuté et je sais que tout va s’arranger. Dana
m’a fait des dizaines de dessins pour exprimer sa joie et je les glisse tous dans
une grande pochette.
Une enveloppe plus petite que les autres attire mon attention. À l’intérieur, il
n’y a qu’un tout petit papier, ressemblant à un message de fortune qu’on trouve
habituellement dans les gâteaux.
Il fait doux mais ma mère a insisté pour allumer la cheminée afin de créer
une ambiance plus chaleureuse et je ne peux que m’en réjouir en cet instant. Je
tente de maîtriser mes tremblements en jetant le papier dans le feu.
Il me serre un peu plus fort contre lui pour me murmurer qu’il m’aime et je
m’accroche à ses mains pour ne pas m’effondrer.
Ma tête essaie de rassurer mon cœur qui bat bien trop fort.
En vain.
C’est inutile.
Peu importe que je l’aie détruite, rien ne pourra l’effacer de mon esprit.
À suivre,
ne manquez pas le prochain épisode.
Avec toi - Fight with darkness, vol. 2
Aleyna a besoin de savoir si elle peut encore désirer. Ressentir du plaisir.
S’abandonner. Alors elle fait appel à une agence d’escort boys. Et rencontre
Alec.
Alec est étudiant en médecine mais fait l’escort pour survivre. Il enchaîne les
clientes et y perd peu à peu son âme. Jusqu’à Aleyna.
Au premier regard, tout bascule. Au premier baiser, c’est une évidence.
Mais les démons d’Aleyna sont encore présents, dans sa chair comme dans son
cœur, et Alec se retrouve face à un ennemi plus terrible qu’il ne l’imaginait.
Découvrez Only You : C'était écrit de Jeanne Périlhac
ONLY YOU : C'ÉTAIT ÉCRIT
Premiers chapitres du roman
ZMSA_001
Je vais vous parler d’un temps que les moins de vingt ans ne peuvent pas
connaître…
Le temps où les amoureux s’écrivaient des lettres plutôt que des e-mails…
Le temps d’avant…
***
AVEC TOI
Chapitre 1
Lily
Cela fait au moins deux heures que je squatte le grand canapé élimé, mais
tellement confortable, du salon. Je ne sens plus mes genoux repliés sous mes
fesses et ce sera probablement horrible lorsque je me déciderai à bouger, mais
je m’en fiche. J’arrive au passage où il va enfin la retrouver et lui avouer qu’il
n’aimera jamais qu’elle et, comme d’habitude, j’espère ce moment en même
temps que je le retarde. Alors, pour magnifier l’instant suprême, je ralentis le
rythme, je ne saute plus aucune précieuse phrase et c’est un pur délice. Je
constate avec regret qu’il ne me reste qu’une seule page avant de ressentir la
même étrange frustration qui me submerge à chaque fois que j’achève un livre
que j’ai adoré. Je sais pertinemment qu’il me faudra plusieurs jours avant
d’être en mesure de démarrer un nouveau roman en me demandant s’il sera
aussi bon que le précédent, mais c’est ainsi, cela fait partie du jeu. Et voilà, on
y est : Rodolphe va faire sa déclaration, Yildiz n’attend que cela depuis des
années, il avance lentement vers elle quand soudain… on sonne à la porte. J’y
crois pas ! Je dois terminer en quatrième vitesse.
Et zut !
Je regarde Marie mettre ses mains sur les hanches et me fixer de ses grands
yeux de biche qui, à l’instant précis, n’ont vraiment plus rien de tendres. Elle
entre et aperçoit tout de suite mon bouquin abandonné sur la table basse.
– J’en étais sûre ! Tu es gonflante Lily avec tes histoires d’amour plus
niaises les unes que les autres ! Tu devais tout préparer et commencer sans
moi.
– Mais tout est en place, regarde ! dis-je en lui désignant le buffet où trône
mon magnifique tourne-disque prêt à l’emploi.
Incroyable, mais cette musique est tellement entraînante que même moi, je
ne peux bientôt plus résister à l’envie de me déhancher. En même temps, il vaut
mieux que je montre un minimum d’entrain dans la mesure où Marie vient
exprès pour me donner des « cours particuliers ».
– Tu dis que tu ne sais pas danser mais ton corps apparemment n’est pas du
même avis.
– Il n’empêche qu’il ne remue pas aussi bien que le tien !
Eh oui, je suis loin d’être aussi douée que ma copine mais en réalité c’est
parce que je n’ose pas me laisser aller. Je ne me décrirais pas comme
particulièrement timide, pourtant, je ne sais pas pourquoi, danser, je n’y arrive
pas, je me sens gauche et aussi gracieuse qu’une vache en période de gestation.
Pourtant là, à l’instant, je le reconnais, c’est super, je suis sur mon nuage, mon
cerveau est carrément en pilotage automatique et je me surprends même en
flagrant délit chorégraphique.
Je ne me fais pas prier plus longtemps et nous voilà reparties, telles deux
folles jusqu’au moment où n’en pouvant plus, je me laisse carrément tomber
sur le fauteuil le plus proche.
De là à affubler sa fille unique d’un tel fardeau, il n’y avait qu’un pas,
allègrement franchi il y a quatorze ans.
Rien qu’à l’idée, j’en pâlis sous mon bronzage douloureusement acquis cet
été.
L’année dernière, ce petit gabarit de fille est entré dans ma vie et pourtant,
j’ai l’impression de la connaître depuis, heu… en fait depuis toujours. C’est un
peu égoïste de ma part d’avoir de telles pensées mais, si elle n’avait pas
redoublé sa classe de 4 e, nous ne nous serions jamais connues, perspective
rétrospectivement inimaginable. Marie a pris la place de cette sœur dont j’ai
toujours rêvé et je suis certaine qu’elle et moi c’est pour toujours. Même si les
disputes sont monnaie courante, nous finissons invariablement par trouver un
terrain d’entente… sauf en ce qui concerne David.
Lui, c’est mon copain d’enfance. Il a toujours fait partie de mon univers si
l‘on considère que nous n’avions que 3 ans lorsque nos charmantes mamans
nous ont abandonnés en pleurs aux mains de la maîtresse de maternelle. Quand
je pense que dans peu de temps nous nous retrouverons au même point de
départ ! À la différence que depuis déjà quelques années nous n’avons plus
besoin d’être accompagnés, que les larmes n’ont pas lieu d’être et surtout que
David et moi sommes passés à la vitesse supérieure…
– Et c’est grosso modo ce à quoi nous avons occupé notre été, rétorqué-je à
brûle-pourpoint.
– Nous n’avons pas arrêté d’enchaîner les boums chez les uns et les autres,
ne me dis pas que tu as déjà oublié ?
J’ai bien évidemment droit à la grimace dont elle a le secret quand elle ne
sait plus quoi dire et qu’elle veut gagner un peu de temps.
Contrairement à moi, Marie n’est pas une fan du système scolaire et, sans
être prétentieuse, c’est une bonne chose que nos chemins se sont croisés. Avec
moi, il n’y a pas d’échappatoire, elle doit bosser car il est hors de question que
je la perde en route.
– Oh Lily ! Rien que d’en parler, ça me rend malade. Si tu savais comme j’ai
pas envie, se lamente-t-elle en me gratifiant du sourire de circonstance que je
connais par cœur.
Apparemment, elle n’a toujours pas compris que je ne tomberai pas dans le
panneau.
Loupé !
– Tu sais que vous commencez à me fatiguer tous les deux. Vous vous
détestez et moi dans l’histoire, je dois choisir entre ma copine et mon mec.
Je n’en peux plus de cette situation. Cela n’a jamais collé entre eux, chacun
trouvant chez l’autre les pires défauts. Mais c’était juste de la rigolade comparé
au jour où Marie nous a surpris en train de nous embrasser… Depuis, c’est la
guerre et NON, je n’exagère absolument pas.
– Je ne peux pas le supporter et toi, bien sûr, tu n’as rien trouvé de mieux
que de sortir avec lui. Quelle idée lumineuse ! On en redemanderait presque !
Je sens qu’il me nargue à chaque fois qu’il te bécote ou qu’il te prend dans ses
bras, argue-t-elle sur un ton qui ne présage rien de bon.
– Tu délires complet là ! Tous les actes de David ne sont pas calculés en
fonction de ton incapacité à les accepter, et j’espère bien que tu n’es pas son
souci premier quand il m’embrasse, ajouté-je en feignant l’indignation.
– Mais non, tu sais très bien ce que je veux dire, et puis tu m’agaces avec tes
belles paroles, c’est tout le temps comme ça avec toi, je me retrouve toujours à
avoir l’air ridicule se défend-elle.
– C’est sans doute parce que tu l’es, alors arrête de dire n’importe quoi et de
voir le mal partout.
– Et voilà, on y revient, c’est ma faute si lui et moi on ne peut pas se sentir.
Ce pauvre cher David est le petit oiseau innocent et moi la méchante prédatrice
sur le point de l’avaler tout cru.
– Tu sais quoi Marie ? TU ME GONFLES !
– Peut-être ! Mais il n’empêche que c’est comme ça et pas la peine de
monter sur tes grands chevaux.
C’est une discussion que nous avons déjà eue des milliers de fois et qui se
termine invariablement de la même façon.
– Tu ne peux pas faire un effort, Marie s’il te plaît ? C’est trop demander
que d’envisager de passer un moment sympa tous les trois ?
– Désolée mais pour aujourd’hui j’ai eu ma dose, pas envie de voir ce con
te peloter, riposte-t-elle visiblement incapable de concéder quoi que ce soit
concernant David.
– Mais on ne se pelote pas !
C’est vrai quoi ! Mis à part le fait que nous nous embrassons relativement
souvent, nous n’avons pas poussé le flirt plus loin. Je crois que David n’ose
pas et moi, pour être franche, je n’en ai pas forcément envie alors je ne
l’encourage pas sur cette voie.
– Façon de parler ! Je sais bien qu’il est puceau le grand dadais, ajoute-t-elle
en me gratifiant d’un sourire insolent.
– C’est vache ça Marie.
– Tu as raison et je crois qu’il vaut mieux que je m’en aille. Même quand il
n’est pas là, il réussit à me pourrir la vie, lance-t-elle en s’emparant de la
poignée de porte qu’elle ouvre à la volée.
– Je vois que je te fais un effet bœuf. C’est super de constater que ma nana
se fend la poire pendant que je l’embrasse, ironise-t-il.
Je sens qu’il n’est pas ravi et je reconnais qu’à sa place je ne le serais pas
non plus. Je ne sais pas trop quoi répondre, je ne vais tout de même pas
balancer mon amie même si elle pousse parfois le bouchon un peu loin.
– Je la connais ?
– Ouais.
– Ah ! Brune, blonde, petite, grande ? Je sais, c’est Marie ! l’ai-je taquiné en
me marrant sans lui donner le temps de répondre.
– Très drôle ! J’apprécie tes plaisanteries surtout dans un moment qui ne s’y
prête pas vraiment, m’a-t-il interrompue vexé.
– Ne le prends pas comme ça, elle est plutôt canon Marie, c’est quand même
pas comme si j’avais suggéré Quasimodo.
– Tu sais qu’on ne peut pas s’encadrer tous les deux ; alors toute jolie
qu’elle soit, aucun risque que je tombe amoureux de cette nana et de cela tu
peux en être certaine.
Ne jamais dire fontaine je ne boirai pas de ton eau…
Logique implacable.
Lui seul m’appelle ainsi et uniquement quand il est en colère contre moi.
Comme s’il avait subitement le feu aux fesses, il s’était alors éjecté du lit et
s’apprêtait à partir.
À l’instant précis où j’ai perçu son hésitation, mon sixième sens s’est
retrouvé en alerte maximale. Confusément, j’ai souhaité alors qu’il ne se
retourne pas et qu’il garde son secret, mais il a fait demi-tour…
J’ai dû rester une bonne minute bouche bée à le regarder, le temps que
l’info imprègne mon esprit ahuri. Je me rappelle encore son regard triste et
plein de reproches quand il a franchi la porte de ma chambre, sans que j’ai
bougé d’un millimètre ni fait le moindre geste pour le retenir.
***
Mettre le réveil à sonner s’est avéré inutile. Comme tous les ans, le stress de
la rentrée des classes m’a tenue éveillée une bonne partie de la nuit.
– Je prends mon sac et je descends, dis-je rapidement pour faire cesser les
cris.
– Je t’attends dans la voiture, dépêche-toi, ajoute-t-elle plus calmement.
Yes !
Je la retrouve cinq minutes plus tard installée dans la 2CV qui fait sa fierté.
Je reconnais qu’elle est rutilante et qu’elle en jette vraiment surtout lorsqu’on
laisse la capote ouverte comme aujourd’hui avec cette chaleur exceptionnelle
pour un mois de septembre. J’aime bien ces instants où nous nous retrouvons
toutes les deux. On discute de plein de trucs dont nous n’avons pas forcément
le temps de parler à la maison, trop occupées, chacune, à nos tâches
respectives. Je profite aussi parfois de ces trajets quotidiens pour me confier à
elle. Depuis la mort de mon père, notre relation est devenue très fusionnelle, sa
plus grande crainte étant qu’un jour je parte loin d’elle. Sous prétexte que je
suis tout ce qui lui reste, elle m’étouffe parfois et je ne peux m’empêcher de la
remballer, gentiment certes, mais remballer quand même. Dans ces moments-
là, elle a le don de faire sa tête de pauvresse mal-aimée et bien sûr je
culpabilise à fond. Alors pour me rattraper de toutes ces fois où je la blesse
parce qu’elle a abusé, je fais ce qu’elle aime par-dessus tout, j’agis comme si
nous étions des copines se racontant tout de leurs états d’âme, de leurs histoires
de cœur et d’amitié. Cependant, avec ses idées arrêtées sur certains sujets, bien
qu’elle soit persuadée du contraire, je dois trier quand je m’engage sur le
chemin de la confidence. En réalité, il n’y a véritablement qu’à Marie que je
puisse tout dire, sans aucune restriction.
– Tu es bien belle, dis donc, et ceci même avec tes cheveux courts ! admet-
elle en me regardant.
– Ah tu vois ! m’exclamé-je, satisfaite qu’elle le reconnaisse.
– Tu es prête pour cette nouvelle année ? Enclenche-t-elle.
– Euh… je ne sais pas trop. La troisième, ça me fiche un peu la trouille
quand même. Tout va forcément se compliquer et ainsi de suite pour les années
à venir.
– C’est sûr que les choses vont se corser et qu’il faudra que tu définisses tes
priorités ma fille, si tu vois ce que je veux dire.
– Non, je ne vais pas me laisser distraire et non, tu n’as pas engendré une
dévergondée qui ne pense qu’à ça, soupiré-je en m’attrapant la tête des deux
mains.
Et pourtant, comme tous les ans, cet endroit vide et triste va ressusciter en
l’espace d’une journée, celle de la rentrée des classes.
Faire partie des « grandes » ne suffit pas, je dois encore me hisser sur la
pointe des pieds pour le chercher dans cette foule compacte tout en prenant
appui sur les épaules des deux filles à mes côtés afin de me maintenir en
équilibre. Il ne devrait pas être si difficile à repérer.
Mais n’importe quoi ! Ces cheveux-là sont plus longs et bouclés de surcroît.
Il se passe quoi là ?
– David !
J’ai envie de le repousser, lui crier de me lâcher mais bien sûr je n’en fais
rien. Je me contente de sourire comme si de rien n’était alors que je viens
d’être foudroyée. Le blessé, mon petit cœur a été profondément touché et j’ai
bien peur qu’il ne s’en remette jamais.
Faire comme si tout allait pour le mieux dans le meilleur des mondes.
– Bon d’accord, mais alors un tout petit peu, concède-t-il en souriant. Par
contre, et là je n’en fais pas trop, tu es jolie à tomber avec ta nouvelle coupe.
Sans aucune passion, c’est le moins que l’on puisse dire, je m’oblige à lui
rendre son baiser et je profite qu’un de ses amis l’interpelle pour m’écarter
rapidement au cas où l’envie de recommencer le titillerait à nouveau.
Aujourd’hui, c’est carrément au-dessus de mes forces.
Oh non !
Je sais qu’elle a compris que quelque chose ne tournait pas rond. La voilà
qui s’approche.
– On se voit chez moi après les cours ? Il n’y aura personne jusqu’à 18 h
30, murmure-t-elle discrètement à mon oreille.
La sonnerie retentit. Avec Marie, David, Éric, Valérie et tous les autres, nous
rejoignons la classe notifiée sur le tableau installé à l’entrée du collège. Dès
que nous sommes installés le professeur principal s’apprête à prendre la
parole lorsqu’il est brusquement interrompu par quelqu’un qui frappe à la
porte.
Je frémis rien que de l’entendre prononcer ces deux petits mots. Je préfère
ne pas imaginer mon état lorsqu’il s’agira d’une conversation.
– En effet, vous êtes sur ma liste. Installez-vous sans perdre de temps s’il
vous plaît, intime le professeur.
J’ai honte.
Dans les livres, la princesse est charmante, gracieuse, belle et délicate dans
n’importe quelle situation. Aujourd’hui c’est un adieu définitif au mythe !
– Tu as raison, il ne faudrait pas que cela donne des idées à toutes les filles
de la classe, s’exclame-t-il en me gratifiant d’un clin d’œil.
– T’inquiète, on a survécu avant ton arrivée, on devrait pouvoir continuer
sur la lancée.
Il se prend pour qui le nouveau ?
J’ai entendu dire que la meilleure défense était l’attaque. Je ne vais quand
même pas lui tomber dans les bras comme une fleur.
Là, je crois que j’en fais un peu trop. Il vaudrait mieux que j’arrête ou il va
me prendre pour une enragée et s’enfuir en courant.
– Non et je ne pense pas avoir fait quoi que ce soit qui le justifierait,
rétorque-t-il un brin agacé me semble-t-il.
– Désolée, reconnais-je et pour détendre l’atmosphère, j’ai l’idée lumineuse
de me présenter.
Quelle originalité !
– Je m’appelle Lily.
– Je sais, je l’ai lu sur le papier posé sur ton bureau.
– Tu as déjà retenu tous les noms ?
– Uniquement le tien.
Je suis aux anges. Ses paroles provoquent en moi le même plaisir que
lorsque je croque le morceau de chocolat dont j’ai réussi à me priver pendant
plusieurs jours… l’extase absolue. Si j’étais seule, je me laisserais même aller
à fermer les yeux de béatitude mais comme il se tient toujours debout face à
moi, je me contente d’un simple :
– Ah !
– Lily, tu viens ? On va finir par rater le bus, s’écrie soudain Marie.
***
– J’ai vu ta réaction tout à l’heure quand David t’a embrassée, attaque Marie
dès nous nous retrouvons chez elle.
– Et ?
– Jusqu’à présent je n’en étais pas certaine, mais à présent je n’ai plus aucun
doute, tu n’es pas amoureuse de lui !
– Et tu n’oublies pas quelque chose ?
– Quoi ?
– Que tu en es ravie !
– Je n’irai peut-être pas jusque-là, mais je reconnais que cela ne m’ennuie
pas particulièrement.
Cette fille, je la connais par cœur et je sais pertinemment que si elle ne veut
rien me dire aujourd’hui, ce n’est pas la peine d’insister.
Et voilà !
Sa surprise n’est pas feinte et je n’ai pas d’autre choix que de lui raconter en
détails ce qu’il s’est passé dans la cour.
Je la sens sceptique.
– Oui, affirmé-je.
Andreas
Merci papa !
Stimulé par cette idée plus que sympa, j’arrête rapidement le réveil,
augmente le volume de la radio puis enfile les premiers habits qui me tombent
sous la main : jean et polo noirs. C’est ma couleur fétiche, presque une marque
de fabrique. Pour finir, je secoue énergiquement mes cheveux puis j’essaie,
sans succès, de discipliner mes boucles rebelles à grand renfort de gel.
Évidemment, mon père, avec son crâne rasé, déteste cette coiffure trop
efféminée selon lui, et moi, je ne les coupe pas rien que pour le faire chier. Son
regard, à chaque fois qu’il se pose sur moi, suffit à me régaler et me faire
oublier ma galère matinale.
– Tu sais que cela n’arrivera pas, alors arrête de hurler de bon matin, la
supplie notre mère en levant les yeux au ciel lorsque ma petite sœur surgit dans
la pièce.
Elle attend que je la rassure et je sais très bien que je vais le faire, comme
toujours parce que ma petite sœur, eh bien je l’adore. Bien qu’elle n’ait en
réalité qu’un an de moins que moi, je me suis toujours senti investi d’une
mission : celui du grand frère protecteur. Y a-t-il une raison profonde à mon
attitude ? Je ne sais pas, mais sans aller chercher midi à quatorze heures je
dirais que c’est parce qu’elle est toute petite, toute menue, aussi fragile et
précieuse qu’une poupée en porcelaine.
– Ils se connaissent par cœur depuis des années, ce qui signifie forcément
qu’ils n’ont rien de nouveau à se mettre sous la dent, aucune surprise, tout est
vieux et voilà que nous les Sari on fait notre apparition ! Je suis certain qu’on
sent bon la chair fraîche si j’en crois les regards que nous suscitons déjà.
– Merci, je me sens tout de suite rassurée de savoir que nous allons entrer
dans un collège de cannibales, m’assène-t-elle en même temps que le sourire
tant attendu monopolise ses lèvres.
– Ne t’en fais pas sœurette, tu sais bien que c’est le premier jour le plus dur.
– Mais si personne ne me calcule ?
Je comprends les craintes de ma sœur. Elle est d’un naturel plus timide que
moi et, immanquablement, je maudis notre père de lui imposer cette épreuve
tous les deux ou trois ans, puisque nous ne sommes jamais restés plus
longtemps dans une ville.
Je ferai ce qu’il faut même si cela signifie être moi-même en retard, je m’en
balance.
Mon genre ?
Les brunes typées hispaniques aux longs cheveux noirs. Et là, je me
retrouve à quelques mètres du plus beau visage que j’ai jamais vu et le comble
est qu’elle est blonde avec une coupe à la garçonne.
Elle semble chercher quelqu’un alors je me décale un peu pour être dans sa
ligne de mire et naïvement je me concentre pour attirer son attention.
Non !
Ma sœur hausse les sourcils. Ce n’est pas une expression que j’utilise
habituellement devant elle et, du coup, j’imagine qu’elle doit se demander ce
qu’il m’arrive.
Et puis merde, c'était carrément un truc de malade et j’ai besoin d’en parler
à quelqu’un.
Cela peut paraître difficile à croire mais je ne suis jamais sorti avec une
fille, encore moins tombé amoureux. Cela ne veut pas dire pour autant que je
sois insensible à la beauté de certaines. C’est plutôt que suite aux confidences
de bon nombre de mes amis anglais, je n’ai retenu que le côté compliqué de la
chose. Du coup, jusqu’à présent j’ai privilégié les moments entre mecs à
déconner ou jouer au foot. Alors, je suppose qu’étaler ainsi ouvertement mon
admiration a de quoi surprendre ma frangine.
***
J’ai trouvé ma classe, je frappe et entre. Bien sûr que cela me fait chier
d’être soudain le point de mire mais ai-je le choix ? Non. Alors j’avance
fièrement sans rien laisser paraître et j’endosse mon costume d’indifférence.
C'est alors que, au milieu des inconnus qui me scrutent sans se soucier de
me mettre mal à l’aise, je la vois elle. Génialissime surprise, juste ce dont j’ai
besoin pour garder le cap sans flancher. Mon pouls s’accélère lorsque je passe
près d’elle et j’ai juste le temps d’apercevoir son prénom inscrit sur un grand
papier plié en deux, déposé sur son bureau.
LILY !!!
Cela fait une heure que la prof gesticule derrière son bureau et qu’elle nous
bassine. Je n’ai pas écouté un traître mot, trop occupé à la regarder même si du
fond de la classe je n’aperçois que son dos, sa nuque… Enfin, la sonnerie et la
fille qui occupe toutes mes pensées se lève. Je l’imite instantanément, plein
d’espoir…
La frôler, la sentir, croiser son regard de braise encore une fois.
Je suis un peu perdu, pris de court, surtout quand elle le prend de haut.
Mais je sais déjà que, pour elle, je suis prêt à revoir tous mes principes.
– Ne t’inquiète pas pour moi, je vais faire bref. Lily, c’est chasse gardée,
compris ?
Ça y est, je le reconnais, c’est son mec !
Priam
Je me faufile dans ces corridors que je connais par cœur pour les avoir
empruntés des milliers de fois depuis ma naissance. Je ne devrais pas être là
mais rien, pas même ce monstre de cruauté qui me sert de père, ne
m’empêcherait de la rejoindre. Comme toujours, penser à elle me donne des
ailes, j’accélère le pas, je guette le moindre bruit suspect jusqu’à ce qu’enfin je
me retrouve devant sa porte. Elle m’a appris que prendre soin de ma personne
est un premier signe de respect pour moi-même mais aussi pour ceux qui me
sont proches. Alors, j'inspecte ma tenue, réajuste ma toge et le bandeau qui
retient mes cheveux, renifle mes aisselles quand, satisfait du résultat, je me
décide à frapper.
– Viens mon chéri, il vaut mieux ne pas rester là, entrons dans ma chambre.
Elle s’assoit sur le coffre devant son lit et je la rejoins sans attendre.
Ma mère est la personne la plus belle, la plus douce et la plus tendre qu’il
m’ait été donné de connaître et souvent je prie pour que le maître des dieux ne
s’en aperçoive pas, sans quoi il pourrait être tenté de me la prendre. Que
deviendrais-je sans elle, dans ce monde de brutes, ce monde où mon père est
passé maître absolu ? Je trouve tellement injuste qu’une femme comme elle
n’ait pas eu d’autres choix que d’épouser cet homme qui lui sert de mari. Elle
s’est soumise à la volonté de son père, puis au mien sans jamais se plaindre,
jusqu’à ma naissance. Moi, Priam, son fils, je suis à ce jour sa seule rébellion.
Ma mère m’a appris la bonté, le pardon et la générosité. Grâce à elle, je ne me
réjouis pas du malheur des autres, je ne m’offusque pas des erreurs sans
conséquence et j’essaie dans la mesure de mes moyens d’aider mon prochain.
Mais je reste un enfant et surtout, je ne dois pas trahir ma véritable nature. Mon
père ne supporterait pas de voir la moindre sensibilité chez son fils unique, son
seul héritier.
– Mais Priam, tout cela est absolument faux ! Je peux t’assurer que tu ne te
rendras même pas compte de ces prétendues pertes tout simplement parce
qu’elles n’auront plus aucun intérêt à tes yeux, en revanche, tu seras en mesure
de réaliser et d’apprécier à sa juste valeur ce que tu auras gagné.
– Mais qu’aurais-je donc gagné, mère ?
Je suis trop jeune pour de tels débats alors elle trouve le plus percutant des
moyens pour me rallier à sa cause : je dois promettre de considérer ce
sentiment comme le plus précieux qui soit, de le chercher au lieu de le fuir, de
respecter toutes les femmes sans exception, les riches comme les pauvres, les
jeunes comme les plus âgées, les belles et les moins belles et de ne jamais les
traiter comme une vile marchandise. Alors comme j’ai une confiance absolue
en ma mère, je promets avant de demander :
J’ai beau questionner, elle n’avoue rien, mais je jure qu’un jour je saurais
reconnaître l’amour pour ne plus jamais voir cette tristesse dans ses yeux.
Il est là dans la cour entouré de ses compagnons, plus effrayants les uns que
les autres avec leurs yeux brillants d’alcool et leurs discours emplis de
violence. Ils reviennent du cirque où se déroulaient les jeux qu’ils affectionnent
tant. Ils rient, crient, s’invectivent et j’imagine déjà de quels carnages ils ont dû
être les témoins entre les gladiateurs et les lions… Si mon père venait à
soupçonner un seul instant que je n’apprécie rien de tout cela, il n’aurait de
cesse de me transformer et de punir sa femme pour sa mauvaise influence car
pour lui deux seules choses ont de l’importance sur cette terre : le courage et le
mépris de la mort.
Il vocifère mais je sais qu’il est fier que je me montre arrogant et, bien que
cela m’en coûte, j’en rajoute pour lui plaire.
J’imagine que cela veut dire qu’il dormira avec ma mère mais tous les rires
qui accueillent ses paroles me surprennent et me poussent à me retourner
brusquement. C’est à ce moment précis que j’aperçois pour la première fois
une lumière diffuse autour de lui qui m’empêche de distinguer sa silhouette
dans sa totalité. Surpris, je me frotte les yeux mais elle y est toujours et là je
m’inquiète. J’arrête une petite servante qui passe tout près de moi et lui
demande si elle voit quelque chose autour de notre seigneur. Elle me répond
qu’il y a beaucoup de monde alors impatient, je précise :
– Non, non, pas eux, vraiment autour de lui, tu ne vois pas cette espèce de
lumière bleue ?
Elle a dû croire que je lui faisais une blague et j’essaie de m’en persuader
aussi pendant que je me frotte les yeux une seconde fois avec encore plus
d’application que la précédente. Plein d’espoir, je les lève alors vers mon père
mais lorsque j’aperçois à nouveau la lueur qui l’encercle, une crainte sourde
me submerge. Et si c’était un signe avant-coureur de quelque grave maladie ?
Et si j’étais en train de devenir aveugle ? Ce serait assurément un grand
malheur pour moi et mon avenir. J’imagine déjà la réaction de mon père : me
renierait-il ? Au fond de moi, je l’en crois tout à fait capable et cette idée me
terrorise…
Quand je me réveille au petit matin, je tente de me convaincre que cette
histoire de lumière n’est que le fruit de mon imagination. Après tout, la
journée touchant à sa fin, le soleil couchant de la veille aurait très bien pu
m’éblouir. Je me raccroche désespérément à cet espoir pendant que je
m’habille en vitesse pour aller rejoindre le maître d’arme. Comme tous les
jours, nous nous retrouverons dans la cour pour nous entraîner au combat.
Même si je n’aime pas cette idée, je dois me préparer à la guerre. En tant que
fils de seigneur et héritier en titre, je devrai plus tard livrer des batailles et mon
seul choix sera de ne pas me transformer en un être cruel et assoiffé de sang.
Il est très tôt et je n’ai encore croisé personne jusqu’à cette femme qui jette
ses seaux remplis d’ordures nauséabondes. Elle me regarde tout en exécutant
sa besogne et moi je reste là, cloué sur place : elle est encerclée par une
lumière diffuse.
***
Les jours ont passé, puis les mois, les années et, il n’y a plus aucune
exception, je la vois partout. Présente auprès de mes proches comme des
inconnus, des enfants, des vieillards, des femmes, des hommes. Seuls les
animaux n’en sont pas dotés et cela me permet de souffler un peu lorsque je
regarde mon chien mais bien sûr je ne peux me contenter de sa seule
compagnie. Je ne sais toujours pas pourquoi une telle chose m’est arrivée
mais, heureusement, j’ai compris que cela n’avait en rien diminué ma vue.
C’est seulement différent et j’apprends à faire avec. La couleur trouble s’est
peu à peu clarifiée jusqu’à ce que je sois en mesure de discerner des teintes
différentes selon les individus et je suis de plus en plus surpris par la variété
des nuances que je saisis. Il m’est même arrivé parfois de rencontrer des
couleurs identiques mais j’avoue que je ne sais pas si je dois y voir une
signification particulière.
– Tu changes tous les jours et très bientôt tu seras cet homme que j’ai
souhaité que tu deviennes, murmure-t-elle en s’asseyant sur son coffre, comme
toujours.
– Je n’y serais pas arrivé sans vous et sans les risques que vous avez pris
pour moi, lui rétorqué-je avec véhémence.
– Je pourrais mourir pour mon fils, sans aucune hésitation, affirme-t-elle
avec cette sincérité qui la caractérise.
– Ne vous avisez surtout pas de mourir ni pour moi ni pour personne
d’autre car jamais je ne vous pardonnerais de m’abandonner, m’écrié-je.
– Je…
Elle n’a pas le temps de terminer sa phrase que déjà j’entends cette voix
puissante, désagréable et reconnaissable entre toutes.
– Tiens, tiens ! Quelle surprise ! Les deux êtres chers à mon cœur, ironise-t-
il suavement.
Il n’y a qu’à regarder la lueur mauvaise qui brille dans ses yeux pour
comprendre qu’il n’en pense pas un traître mot. Comme je ne sais pas à quoi
m’attendre de sa part, je reste sur mes gardes.
Ainsi, contrairement à ce que j’ai longtemps imaginé, il n’a jamais été dupe.
Quelle joie sans doute pour lui de voir ma mère se décomposer brusquement.
Je sens son corps peser contre le mien et un instant j’ai peur qu’elle ne
s’évanouisse.
– Non !
– Au revoir Priam ! dit-elle alors suffisamment fort pour que son époux
l’entende et que je n’ai moi-même pas d’autre choix que de la quitter en la
laissant seule avec lui.
– Êtes-vous sûre ?
– Certaine ! me répond-elle en approchant sans trembler du rustre qui lui
tient lieu de mari.
Lily
Andreas !
Depuis le décès de mon père, trois ans auparavant, une routine confortable
s’est installée qui nous a permis de continuer malgré le chagrin. Cela n’a pas
été facile, et bien qu’il nous manque énormément, nous avons appris à vivre
sans lui.
Ma mère n’est pas plus tôt rentrée que déjà elle me harcèle.
Ma nuit a été agitée, mais cela ne m’empêche pas d’avoir les idées bien en
place ce matin au réveil. J’ai décidé de rompre avec David au plus vite,
aujourd’hui, si possible. Au nom de notre amitié, je me dois d’être honnête.
Surtout quand j’arrive au collège le lendemain matin et qu’il vient droit sur
moi en souriant de toutes ses dents.
– Tu as l’air tout tristounet, s’inquiète-t-il. Tiens, c’est pour toi, pour te
redonner le sourire.
– C’est quoi ? demandé-je, surprise, avant d’ouvrir le petit paquet qu’il vient
de déposer gauchement dans ma main.
Mon malaise atteint son apogée lorsque je découvre une très jolie bague en
forme de cœur.
Je sais qu’il a travaillé tout l’été dans le garage auto de son oncle pour
s’acheter un appareil photo. Nul doute à présent que l’argent gagné n’a pas
servi à ça.
Tout comme je n’ai pas d’autre choix que d’accepter son baiser.
Ave Marie !
Seule une personne ne se joint pas à l’éclat de rire général que cette
intervention a déclenché et je suis consciente de ne pas offrir l’image de la
nana en train de rompre avec son copain lorsque je croise le regard du garçon
qui m’a fait fantasmer une bonne partie de la nuit.
– Lily ?
– Euh ! Je sais pas trop, j’ai été retardé à la fin des cours et… on a dû se
louper.
Je ne sais pas ce que tu vois au juste mais une chose est sûre tu as tout
gâché. David, David et encore David…
– Salut mec !
Je n’ai pas à insister beaucoup pour vaincre ses scrupules. Tout compte fait,
peut-être que lui non plus n’avait pas envie de me quitter.
– J’ai trouvé ce grand garçon perdu dans la cour alors avec ce bon cœur qui
me caractérise, je n’ai pas résisté, je l’ai invité à se joindre à nous.
– Mais tu sais bien qu’ici on adore les petites bestioles abandonnées ! Viens
à côté de moi Andreas, cette place n’attendait que toi.
Et voilà, c’est parti, ils vont plus se lâcher tous les deux. Plus en désespoir
de cause que par réelle envie, je pose ma main sur le bras de mon copain et,
heureusement, cela a l’effet escompté… Il enlace ma taille et oublie Marie.
Pour le bien de tous, je ne me dérobe pas et les esprits s’apaisent aussi vite
qu’ils se sont échauffés.
Je reconnais ? Je nie ?
C’est horrible !
– Si j’avais été amoureuse de toi, tu sais très bien que tous les Andreas du
monde n’y auraient rien changé.
– Et qu’a-t-il donc que je n’ai pas ? Vas-y, explique-moi !
Andreas
C’est la fin du repas et en la voyant passer tout près de moi, après m’être
assuré que David ne pouvait pas m’entendre, je ne peux m’empêcher de lui
murmurer discrètement à l’oreille :
– À ce soir !
Encore une fois et l’espace d’un bref instant, le regard vert et le regard noir
se croisent, se caressent, se promettent mais finissent par se séparer.
Nous nous sommes rendu compte tout à l’heure que nous n’habitions pas
très loin l’un de l’autre et que, du coup, nous nous retrouverions forcément
tous les soirs dans le même bus de ramassage scolaire. Je me vois déjà, assis à
ses côtés, mon bras tendrement passé autour de ses épaules pendant qu’elle
rirait à une de mes blagues idiotes.
Je pensais être un mec droit mais mon attirance pour Lily l’emporte sur
toute considération. Jamais je n’avais convoité la petite amie d’un autre et bien
que cela me déplaise, je me rends compte que pour un seul instant avec elle, je
suis prêt à tout, y compris humilier mon rival et piétiner ses sentiments si
nécessaire. Je me sens tendu comme un arc et mes pensées prennent soudain
des directions affolantes. Une sensation de manque m’envahit, m’empêchant
presque de respirer. Je n’ai plus qu’une idée en tête : goûter les lèvres de Lily,
m’enivrer de son odeur, sentir son corps pressé contre le mien. Cette fille est
en train de devenir mon obsession.
J’entre en classe, je la vois, mon cœur s’emballe, j’attends qu’elle me sourie
et… rien. La seule chose dont je sois sûr, c’est que quelque chose ne va pas. Je
le sens à sa pâleur inhabituelle, à la manière dont elle détourne les yeux sous
mon regard insistant. Mais impossible de rester planté là, je dois avancer,
rejoindre ma place à côté de mon rival puisque bien sûr le hasard a fait que
nous partagions le même bureau.
– Eh mec tout doux ! Je sais qu’on ne sera jamais des potes toi et moi, mais
on n’est peut-être pas obligés de se bouffer le nez, si ?
Sa fureur est tellement exacerbée qu’il doit s’arrêter une seconde pour
reprendre son souffle et j’ai honte de ressentir autant de joie en comprenant
qu’elle l’a quitté.
– N’oublie jamais que, quoi qu’il se soit passé aujourd’hui, elle restera à
jamais quelqu’un de très important pour moi.
Il parle d’une voix basse et menaçante sans doute pour s’assurer que je ne
prends pas tout cela à la légère.
– OK, je note, mais Lily, elle me plaît vraiment, et je ne lui ferai aucun mal.
Je fais l’impasse aujourd’hui sur tes insultes, mais ma compréhension a ses
limites, alors fais gaffe de ne pas les atteindre trop vite. Sinon, si ça peut te
soulager, je suis ton homme, où tu veux, quand tu veux.
Je ne me suis jamais défilé et s’il faut en passer par là, je suis prêt à en
découdre.
Le prof vient vers nous, notre petit manège ayant sans doute attiré son
attention. David me jette un dernier retard d’avertissement que je soutiens sans
ciller avant de feindre, comme lui, un intérêt démesuré pour ce cours dont bien
sûr nous n’avons pas écouté le moindre mot.
Sonnerie !
Pendant que la fille qui occupe toutes mes pensées cherche un truc dans son
sac, Marie s’impatiente. Lily lui fait signe d'avancer et moi, j'imagine que c’est
juste une manœuvre pour m’attendre... Je reste carrément sur le cul en la
voyant se précipiter vers le prof.
J’ai mal dormi mais vu mon état d’esprit de la veille ce n’est pas vraiment
une surprise. Cette odeur de café qui me titille les narines est plutôt agréable
alors, bien qu’il soit encore tôt, je choisis de m’extirper du lit et d’arrêter de
gamberger. J’enfile rapidement un short, un caleçon et je descends à la cuisine,
certain d’y trouver ma mère.
Je n’ai pas pris le temps de me regarder dans le miroir mais je n’ai aucun
mal à imaginer.
Je n’ai pas plus tôt répondu que déjà je mesure mon erreur.
– Elle n’est pas libre. Euh… enfin si, euh… en fait je crois que c’est fini
avec lui mais c’est très récent.
Dis comme ça, c’est un peu strange et je ne quitte pas ma mère des yeux,
guettant sa réaction.
– Quoi ! s’écrie-t-elle.
– Rien, je me demandais juste comment c’était avec papa ? Simple ou
compliqué ?
Je vois une ombre passer dans ses yeux. Elle se lève, pose sa tasse dans
l’évier et j’imagine que l’instant de complicité est terminé quand je l’entends
me dire :
Mon père est arrivé sans que nous l’ayons entendu et j’avoue, je ne
comprends pas ce qu’il veut dire. Une chose cependant ne laisse aucun doute,
ma mère a l’air de marcher soudain sur des œufs.
Je suis sidéré par la lueur de panique que je lis dans ses yeux, alors j’essaie
comme je peux de voler à son secours.
Derrière lui ma mère me fait signe de me taire mais c’est plus fort que moi.
– Et pourquoi donc ?
– Tu te regardes jamais dans la glace ? On dirait Morticia de la famille
Adams, pas l’idéal pour draguer non ? finit-il par me lancer dans un grand
éclat de rire qui me semble tout sauf paternel.
Je ne prends même pas la peine de répondre, je tourne les talons et je
remonte dans ma chambre non sans avoir au passage prélevé un livre de
Barbara Cartland dans la chambre de Julie. J’imagine que je devrais y trouver
quelques techniques de séduction, n’en déplaise à mon connard de père.
Découvrez la suite,
dans le volume 1 du roman.
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Juin 2017
ISBN 9791025738269
ZLEC_001