Clarisse Sabard - Et Nous Danserons Sous Les Flocons

Télécharger au format pdf ou txt
Télécharger au format pdf ou txt
Vous êtes sur la page 1sur 271

LES LECTRICES ONT AIMÉ !

« Avoir un titre de Clarisse Sabard entre ses mains est toujours un


événement. Elle nous revient ici avec une comédie qui vous fera passer
d’excellentes fêtes de fin d’année ! »
Jessica, de @the.eden.of.books

« La magie opère dès les premières pages. »


Anne-Sophie, de @escaleenborddepage

« Clarisse Sabard nous livre encore une fois une histoire à la fois drôle et
touchante. »
Flavie, de @petite_etoile_livresque

« Secret de famille, esprit de Noël, romance, humour et scènes dignes


d’une comédie pas toujours romantique, tout y est pour passer un délicieux
moment. »
Laure, de @liseusehyperfertile

« À savourer sous un plaid avec un thé bien chaud. Une petite bulle de
bien-être ; une ode à l’amour. »
Christelle, de @jadorelalecture

« J’ai dévoré l’histoire de Valentine, que j’ai trouvée tellement humaine ;


une héroïne attendrissante et forte. Un rendez-vous incontournable des
romances de Noël. »
Marie-Anne, de @maddysbook

« Un roman ultra-pétillant qui fait vraiment du bien au moral. Un vrai


coup de cœur ! »
Jennyfer, de @books_owl
« Et nous danserons sous les flocons est un délicieux feel-good qui se
dévore en un rien de temps ! »
Célia, de @ladybooksss

« Une lecture réconfortante à savourer avec un chocolat chaud parsemé


de guimauves. »
Louise, de @livres.et.compagnie

« Le genre de livre qui devrait être prescrit pour lutter contre la déprime
hivernale ! »
Marie, de @leslecturesdeknut

« Un roman de Noël à découvrir bien enveloppé dans son plaid avec un


bon chocolat chaud ! »
Hélène, de @lespetiteslecturesdhelene

« J’ai été touchée par ce roman de Noël, il m’a fait beaucoup de bien et
m’a transportée dans une ambiance familiale et chaleureuse. »
Alexia, de @share_livres

« Comme tous les romans de Clarisse Sabard, c’est un petit bijou plein de
romantisme et de bonheur. Une fois encore, un énorme coup de cœur ! »
Aurélie, de @aurelivres57

« Comme à son habitude, l’autrice nous a concocté un savant mélange


d’humour et d’émotion. »
Lise, de @douceur_de_lire

« Clarisse Sabard est une véritable magicienne ! La meilleure conteuse


d’histoire de Noël, c’est bien elle ! »
Caroline, de @1livredslapoche

« Ce roman est d’une douceur et d’une légèreté revigorante. À lire


absolument ! »
Debora, de @debora.moloc
« Un roman aussi chaleureux que réconfortant avec un subtil suspense et
un ton humoristique propre à Clarisse Sabard. »
Soraya, de @soraya_bouquine

« J’avais parfois l’impression d’être projetée dans un téléfilm de Noël ! »


Alexandra, de @chromopixel

« Encore une belle comédie de Noël que nous présente Clarisse Sabard.
C’est doux, ça donne du baume au cœur, c’est une comédie sucrée,
absolument idéale pour les lectures hivernales à venir. On adore ! »
Amélie, de @le_nez_dans_les_bouquins

Pour en savoir plus sur les Lectrices Charleston, rendez-vous sur


www.editionscharleston.fr/lectrices-charleston
De la même autrice aux éditions Leduc.s
Les Lettres de Rose, Prix du Livre Romantique, 2016
La Plage de la mariée, 2017
Le Jardin de l’oubli, 2018
La vie est belle et drôle à la fois, 2018
La vie a plus d’imagination que nous, 2019
Ceux qui voulaient voir la mer, 2019
La Femme au manteau violet, 2020

Clarisse Sabard est née en 1984 dans une petite ville située en plein cœur
du Berry. Après un bac littéraire, elle s'oriente vers le commerce. Un AVC
la rattrape et elle décide de réaliser enfin son rêve : écrire. Passionnée de
littérature et de voyage, elle vit aujourd'hui à Nice et se consacre à
l'écriture.

Son premier roman, Les Lettres de Rose, a reçu le prix du Livre


Romantique 2016.

Elle est également l'autrice de La Plage de la mariée, du Jardin de l'oubli,


de Ceux qui voulaient voir la mer, de La Femme au manteau violet, ainsi
que de deux comédies de Noël, La vie est belle et drôle à la fois et La vie a
plus d'imagination que nous, Prix Babelio Roman d'amour 2020.

Cette œuvre est protégée par le droit d’auteur et strictement réservée à


l’usage privé du client. Toute reproduction ou diffusion au profit de tiers, à
titre gratuit ou onéreux, de tout ou partie de cette œuvre est strictement
interdite et constitue une contrefaçon prévue par les articles L 335-2 et
suivants du Code de la propriété intellectuelle. L’éditeur se réserve le droit
de poursuivre toute atteinte à ses droits de propriété intellectuelle devant
les juridictions civiles ou pénales.
Couverture : Studio Piaude
Illustration : © Ardea-studio/shutterstock
Version numérique réalisée par Pixellence

© 2020 Éditions Charleston (ISBN : 978-2-36812-569-4) édition numérique


de l’édition imprimée © 2020 Éditions Charleston (ISBN : 978-2-36812-
552-6).

Rendez-vous en fin d’ouvrage pour en savoir plus sur les éditions


Charleston
À ma petite-cousine Solène, sans qui mes personnages d’ado
n’auraient pas le même piquant.

À tous ceux qui développent une obsession pour les biscuits


de Noël dès le mois de novembre.
« C’est simple : chaque fois qu’on a l’impression de savoir
précisément ce que l’on attend de l’existence, quelqu’un surgit et
bouleverse toutes vos certitudes. »
Douglas Kennedy, La Poursuite du bonheur
PROLOGUE

Juin 2019

QUELLE IDIOTE ! J’étais persuadée que mon mari m’invitait au restaurant


pour fêter notre anniversaire de mariage (certes, avec trois jours d’avance).
Clairement, ce n’était pas une de mes intuitions les plus brillantes. Pourtant,
tous les signes étaient réunis pour m’induire en erreur. À commencer par le
fait que Philippe avait choisi notre restaurant préféré, un endroit avec un
jardin chaleureux aux buissons semés de guirlandes colo- rées. L’intérieur
aussi était charmant, avec ses bougies, ses nappes blanches et le piano dans
un coin de la salle. L’ambiance parfaite. Aussi, avant même de choisir nos
plats, je commandai deux coupes de champagne au serveur.
— Seize ans de mariage, ça se fête ! gazouillai-je en jouant
machinalement avec la bretelle de ma petite robe à fleurs.
Philippe parut se troubler un instant, mais je mis cela sur le compte de
l’émotion. Seize ans de mariage au compteur, ce n’était pas rien !
Évidemment, je me demandais quelle surprise pouvait bien m’avoir
réservée mon époux pour l’occasion. Chacun son tour devait surprendre
l’autre. L’année précédente, je l’avais kidnappé le temps d’un week-end à
Venise. À présent que notre fils était grand, tout était permis ! Philippe
allait-il me proposer de renouveler nos vœux de mariage ? L’idée s’était
secrètement installée dans mon esprit d’incorrigible romantique.
J’imaginais déjà la belle fête que ce serait : une cérémonie émouvante à
l’église, suivie d’un repas champêtre en Provence, par une douce soirée
estivale. Nos deux familles, admiratives, ne manqueraient pas de souligner
la solidité de notre couple et…
— Seize ans, me répondit Philippe, avec un hochement de tête très
sérieux.
Nous trinquâmes et, au moment où j’attaquai mon cabillaud rôti, mon
mari se mit à me fixer pendant ce qui sembla durer un siècle.
— Je te trouve préoccupé, Phil, lui fis-je remarquer.
— Un peu, admit-il.
J’avalai une gorgée prudente de riesling.
— Est-ce que c’est lié à la vente des Beaumont ?
À quarante-cinq ans, Philippe était un antiquaire renommé de la région
lyonnaise. J’avais dix-huit ans lors de notre rencontre et lui, dix de plus.
Éperdument amoureuse, j’avais accepté sa demande en mariage un an plus
tard et, à vingt ans, j’étais tombée enceinte de notre fils, Jules. Cela ne
m’avait pas empêché de passer ensuite une licence en histoire. Cependant,
par amour, j’avais fait une entorse à ma vocation de devenir institutrice, et
je secondais mon mari dans son entreprise. J’étais donc très bien placée
pour soupçonner ce qui le tracassait. Les Beaumont venaient d’hériter d’un
manoir et souhaitaient se séparer d’une partie du mobilier Louis XV. Pour
cela, ils mettaient en concurrence les principaux antiquaires du coin. Si mon
époux était prêt à faire la meilleure offre pour que l’affaire ne lui passe pas
sous le nez, ses rivaux se montraient également très motivés. Des milliers
d’euros étaient en jeu, c’était la vente à ne pas rater.
Le regard de Philippe devint fuyant, tout à coup.
— Les Beaumont n’y sont pour rien…, marmonna-t-il, avant de prendre
une inspiration. Valentine, je dois te parler.
Hourra ! Nous y étions enfin ! Ma bouche se fendit d’un large sourire.
— Je t’écoute, chéri.
Philippe croisa ses mains face à lui. La nervosité lui donnait un côté si
mignon ! Après autant d’années de mariage, je trouvais mon mari toujours
aussi séduisant, malgré ses tempes grisonnantes et les signes de l’âge au
coin de ses yeux. Ça le rendait encore plus…
— Tu sais que ces dix-sept années passées avec toi ont été
merveilleuses…
Et c’est pour ça que j’aimerais que tu m’épouses à nouveau.
Les larmes aux yeux, je hochai la tête.
— Tu m’as donné un fils incroyable, continua-t-il, et tu es l’épouse dont
rêvent tous les hommes.
À ce rythme-là, j’allais provoquer une inondation du restaurant !
— Oh, Phil ! m’exclamai-je, prise d’une bouffée d’amour.
— Tu pleures, constata-t-il. Alors tu sais où je veux en venir ?
J’acquiesçai d’un nouveau signe de la tête et il me tapota tendrement la
main.
— Je suis désolé, Valentine.
— Ne le sois pas. Je pleure de joie, mon chéri.
Ce qui était très gênant puisqu’en général, mes pleurs évoquent des cris
de phoque. Mon mari arqua un sourcil.
— De joie ? répéta-t-il, d’un ton dans lequel perçait une pointe
d’incrédulité. Alors là, je ne sais pas comment réagir. J’espérais que ça se
passerait bien, mais…
Hein ? Mais de quoi il parle, là ?
Le pressentiment d’une catastrophe imminente s’abattit sur moi comme
une chape de plomb.
— Tu… Tu ne m’as pas invitée ici pour fêter notre anniversaire de
mariage ? questionnai-je d’une toute petite voix.
Philippe inspira une nouvelle fois, tout en se pinçant l’arête du nez.
— Non, Valentine, me détrompa-t-il d’un ton grave. J’avais même oublié
que… Oh, seigneur ! Quels que soient les mots que j’utiliserai, ils te feront
mal, alors je préfère être direct.
Mon Dieu, il a un cancer.
— Je t’ai fait venir ici pour t’annoncer que j’ai rencontré quelqu’un
d’autre. Je… Je te quitte.
Le coup était arrivé de plein fouet. Mon sourire niais resta plaqué sur
mon visage tandis que mes yeux s’agrandirent. Mon mari n’était pas du tout
en train de me proposer de renouveler nos vœux. C’était si soudain, si
déroutant, que je flottais dans une sensation d’irréalité.
— Tu quoi ? demandai-je, hébétée.
— Je ne veux pas te blesser, Val, mais… Je crois que la routine a fini par
avoir raison de notre amour.
Ses mots me déchiquetèrent, j’étais anéantie par la balle qu’il venait de
me tirer en plein cœur.
— La routine ou cette autre personne que tu as rencontrée ? parvins-je à
hoqueter. C’est qui, d’abord ?
Il baissa les yeux.
— Tu ne la connais pas, je l’ai rencontrée il n’y a pas très longtemps.
Ces paroles me firent bondir et je hurlai, oubliant l’endroit où nous nous
trouvions :
— Parce que tu plaques tout pour une nana que tu connais à peine ?!
— Ton agacement est légitime.
Rouge de colère, j’étais à deux doigts de lui conseil- ler d’aller se faire
f…
— Tu peux rester à la maison le temps qui te sera nécessaire, j’irai chez
Célia, en attendant.
Un nouveau jet de larmes dégringola le long de mes joues. Un peu plus
loin, le serveur me jetait le même regard de douloureuse impuissance que
l’on peut avoir face à un animal en train d’agoniser.
— Célia…, répétai-je avec amertume. Elle a quel âge ? Vingt ans ?
— Trente-neuf.
La stupeur me laissa sans voix. La briseuse de ménage était par-dessus le
marché plus âgée que moi ! Je n’aurais pas été davantage humiliée si
Philippe avait jeté son dévolu sur une gamine.
— Ça fait combien de temps que tu me trompes ?
— Valentine, je…
— Combien de temps ? répétai-je en haussant la voix.
Piteusement, il m’avoua avoir eu un coup de foudre trois mois plus tôt.
C’était la fille d’une de ses clientes.
— C’est allé très vite. J’ai bien essayé de t’en parler avant, mais… Tu
n’y es pour rien, tenta-t-il d’une voix mal assurée.
Je nageais en plein cauchemar. Philippe avait eu trois mois pour réfléchir
à la situation alors que, de mon côté, je ne soupçonnais pas que les choses
allaient mal entre nous.
— Est-ce que tu es sûr de ta décision ?
Je n’étais pas en train de me traîner à ses pieds, mais peut-être qu’il était
encore temps d’entamer une thérapie de couple et trouver une solution.
Comme il ne répondait pas, j’insistai :
— Tu ne vas pas tout foutre en l’air, sans même une pensée pour notre
fils !
— Jules est grand, il comprendra.
— Je suppose que ça te donne bonne conscience ?
— J’ai longuement mûri ma décision. J’aime Célia, Valentine. Notre
histoire est terminée.
Et notre bonheur fracassé. J’allais devoir recommencer de zéro. Affronter
le monde et le quotidien toute seule. Avec un ultime choix : abandonner ou
continuer.
1

Cinq mois plus tard…

INÈS ! TA MAMAN EST LÀ !


Heureuse à l’idée de retrouver la chaleur des bras maternels, la fillette
sautille gaiement jusqu’à sa mère.
— À demain, maîcresse Valentine ! chantonne-t-elle.
— À demain, Inès ! Et n’oublie pas tes tennis pour le sport.
Je me retourne afin de vérifier combien d’enfants il me reste encore, en
priant intérieurement pour que leurs parents ne soient pas trop en retard
puisque j’ai ma voiture à récupérer au garage. Un grognement me fait
redresser la tête et je découvre un élève, debout sur un banc, en train de
mâchonner…
— Jayden, non ! Ne mange pas les lunettes de Nathan !
Mais Jayden se fiche bien de ce que je peux lui dire. En cet instant, rien
ne semble plus important à ses yeux que son goûter improvisé. De son côté,
Nathan tire de toutes ses forces pour récupérer son bien ; si je n’interviens
pas, je sens que les lunettes vont finir en morceaux. Par miracle, je parviens
à séparer les deux garçons et à les rendre à leurs parents sans aucun
dommage. Ouf ! La journée est terminée.
— Je te raccompagne ? me propose Flore, ma collègue de petite section.
— Non, je te remercie. Je dois passer chez ma mère avant de retrouver
ma voiture. Il fait bon, je vais y aller à pied.
Il fait bon, pour un mois de novembre, s’entend. C’est-à-dire que le ciel a
été ensoleillé durant une bonne partie de la journée et le thermomètre a
même atteint les sept degrés. Sacrée vague de chaleur ! En consultant mon
portable, je découvre un SMS de mon fils.
Marre de l’internat, pourquoi tu m’infliges ça ? Sérieux c’est trop naze. #mereindigne

Je décide d’ignorer ces reproches. Après une semaine passée à tenter de


canaliser l’énergie de dix-sept mômes âgés de cinq ans, je n’ai pas envie de
me laisser démoraliser parce que Jules croit bon me rappeler au moins une
fois par jour que j’ai raté le titre de mère de l’année. Comme si j’étais
responsable du fait que le lycée le plus proche soit à plus d’une heure de
route de notre village ! Nous avons déjà eu cette conversation une bonne
dizaine de fois, mieux vaut ne pas répondre. Ce dont j’ai besoin, dans
l’immédiat, c’est d’une marche solitaire. D’un pas décidé, je me mets en
route dans l’air vif et la lumière déclinante de l’après-midi. La maison de
ma mère est située à seulement deux kilomètres de l’école, j’y serai en un
rien de temps. Je pousse un soupir de satisfaction en admirant les crêtes
blanchies des montagnes de grès qui se dressent tout autour du village. Leur
beauté brute et apaisante ne cesse de m’ébahir, me rappelant que,
désormais, ce paysage fait bel et bien partie de mon quotidien.
Après la trahison de Philippe, j’ai décidé de me relever. Bien sûr, il y a eu
quelques semaines de flottement durant lesquelles j’ai eu tour à tour envie
de le zigouiller, puis de me tortiller à ses pieds comme une loque, en le
suppliant de changer d’avis. Notre rupture a été pour moi un véritable coup
de massue et, durant les premiers jours, son absence me faisait mal à en
crever. Nous étions censés jouir d’une longue vie de bonheur conjugal,
pourtant cet avenir a été balayé par la première venue. C’était difficile à
admettre. Après les deux mois d’été à osciller entre chagrin, espoir et
colère, j’ai fini par comprendre que rester à proximité de mon futur ex-mari
n’allait pas m’aider à tourner la page sur notre mariage. Alors j’ai pris une
décision radicale : retourner à Vallenot, le village de montagne dans lequel
j’ai grandi. Philippe a toujours détesté les coins reculés et j’avoue que, pour
la première fois depuis longtemps, j’ai eu la sensation de m’affirmer le jour
où je lui ai annoncé que je quittais Lyon. Au préalable, j’avais déposé une
candidature dans le département pour devenir enseignante remplaçante.
Quitte à repartir de zéro, autant me remettre en selle en me donnant une
chance de me réaliser dans le métier auquel je me destinais avant de tout
laisser tomber par amour. Grâce à ma licence en histoire, à ma motivation et
à un heureux concours de circonstances (les candidatures ne sont pas légion
dans les patelins enclavés de Haute-Provence), j’ai obtenu un poste dans
mon village même ! L’institutrice de grande section partant en congé
maternité plus tôt que prévu, il fallait quelqu’un de toute urgence. Depuis
un mois, me voici donc à la tête d’une classe de dix-sept adorables petits
monstres. Au début, j’avais peur d’être larguée au niveau du programme et
des objectifs, mais Élodie, que je remplace, m’a aidée à m’organiser et,
finalement, je crois que je ne m’en sors pas trop mal. Travailler toute la
journée au contact d’enfants peut parfois s’avérer épuisant, mais je dois
bien admettre que je m’éclate.
Oui, cette nouvelle existence me plaît beaucoup. J’en remercierais
presque Philippe. C’est pile à l’instant où je dresse ce constat que des
trombes d’eau glacée s’abattent tout à coup sur moi.
Et merde !
J’avais oublié qu’ici, la météo est aussi imprévi- sible que l’humeur de
mon ado. Qu’est-ce que je disais, déjà, à propos du paysage calme et
apaisant ? Je presse le pas, tout en m’apitoyant amèrement sur mon sort.
Pourquoi faut-il que ma voiture soit tombée en panne ? Et qu’est-ce qui m’a
pris de refuser la proposition de Flore ? Mon pied glisse sur un talus et je
manque de me vautrer. Lâchant un cri de mouette affolée, je me rattrape de
justesse au tronc d’un arbre, m’écorchant un doigt au passage.
Super… Trempée, gelée ET blessée. La totale !
Une voiture me dépasse à faible allure, avant de se garer sur
l’accotement. Les épaules voûtées par la pluie, je concentre tous mes efforts
pour rester digne en arrivant à hauteur du véhicule, même quand la vitre du
côté passager s’ouvre, laissant apparaître deux yeux sombres et une barbe
tout aussi foncée.
— Je peux vous déposer quelque part ? me demande le conducteur.
J’accepterais volontiers, mais là, tout de suite, je n’ai aucune envie de
faire confiance à un type que je ne connais pas. Je regarde (un tout petit
peu) les émissions de faits divers et je sais très bien comment une mauvaise
rencontre peut se terminer. Un croassement sort de ma bouche :
— Euh… Non, ça ira. Merci.
— Vous êtes sûre ? insiste-t-il. Vous allez choper la mort.
Ce n’est surtout pas le moment que je me mette à paniquer. Mais en
parlant de choper la mort, il est hors de question que je monte dans la
bagnole d’un parfait inconnu.
— J’aime bien marcher sous la pluie. Et puis je suis bientôt arrivée.
À défaut de me souvenir précisément de ce que j’ai appris lors des trois
cours d’autodéfense auxquels j’ai assisté, je plaque ma main contre la poche
de ma parka et me prépare à dégainer mon portable pour appeler les
gendarmes. Juste au cas où il tenterait de me kidnapper.
— Comme vous voudrez, me répond l’homme, dans un haussement
d’épaules. Bonne balade !
Je me contente d’un vague hochement de tête en guise de réponse et
l’inconnu redémarre. Je suis à deux doigts de me rétracter et lui crier de
m’attendre, mais il est déjà trop tard. Les feux arrière de la voiture
disparaissent dans un virage, me donnant le sentiment d’être une parfaite
imbécile. Je n’ai pas trente-six solutions, je dois me remettre en chemin.
Appeler l’un de mes parents à la rescousse serait tentant, mais mon
smartphone risque de ne pas apprécier l’averse et ça ne rimerait à rien que
je poireaute sous la pluie, le temps qu’ils rappliquent. Tant pis pour moi, ça
m’apprendra à réagir comme une grosse poule mouillée.

— C’est toi, Valentine ? demande ma mère quelques minutes plus tard,


en entendant la porte d’entrer s’ouvrir et se refermer.
Je suspends ma parka et souris en dépit de la fatigue. Merlin, le labrador
chocolat, vient me faire la fête ; sa queue tape bruyamment le plancher, en
témoignage d’affection. Si je me fie aux odeurs, un bon petit plat est en
train de mijoter et ma mère a fait du feu dans la cheminée. L’atmosphère
chaleureuse me fait aussitôt l’effet d’un gros câlin.
— Mais qu’est-ce qui s’est passé ? s’écrie Maman à l’instant où je
pénètre dans la cuisine. Tu ressembles à un chaton sauvé des eaux ! Ne me
dis pas que tu es venue à pied !
Je ne peux m’empêcher d’ironiser :
— Je ne vois pas ce qui te fait croire ça.
Avant qu’elle n’accuse mes collègues d’être sans pitié, je lui assure que
c’est entièrement ma faute.
— Il a fait beau toute la journée, alors j’ai cru que ça durerait.
— Tu es vraiment irrécupérable, lance-t-elle dans un reproche affectueux.
Ça ne t’arrive jamais de consulter la météo ? Allez, file te sécher les
cheveux !
Je monte jusqu’à la salle de bains sans me faire prier. Si j’avais le temps,
je plongerais même avec délectation dans un bain chaud. Tu veux
contribuer à la fin du monde ? m’assène une petite voix intérieure qui a
exactement l’intonation de Jules. Parce qu’en plus de me détester à cause de
l’internat, mon fils s’est découvert une récente passion pour l’écologie. Et
comme tout ado qui se respecte, il a du mal à ne pas partir dans les
extrêmes ; le week-end dernier, j’ai dû lutter pour le forcer à prendre une
douche samedi ET dimanche. Un fléau pour la planète, selon lui. Un danger
sanitaire, plutôt !
Avant d’empoigner une serviette, j’ai la mauvaise idée de jeter un coup
d’œil dans le miroir. Un chaton sauvé des eaux… tu parles, un rat noyé,
oui !
Pas étonnant qu’un inconnu ait eu pitié de moi. Je regrette presque de
l’avoir envoyé promener, le pauvre. Cela partait sûrement d’une bonne
intention, en réalité. Ma mère rit quand je lui relate l’anecdote, autour d’un
thé brûlant.
— Tu ne sors pas assez. Ça te rend sauvage.
Je sais qu’elle plaisante à moitié, mais sur ce coup-là, je ne peux pas lui
donner tort. En dehors du cercle familial, les seules personnes avec
lesquelles je discute quotidiennement ont cinq ans. Six, dans le meilleur des
cas. Il y a bien ce cours d’autodéfense pour femmes seules auquel je suis
inscrite, mais la plupart des participantes sont plus âgées que Michel
Drucker et la reine d’Angleterre réunis. Ma mère semble épier ma réaction,
mais comme je ne bronche pas, elle insiste :
— Ça va faire quatre mois que tu es revenue, ma choute. Qu’est-ce que
tu comptes faire ?
Si seulement j’avais le moindre début de réponse !
— Je ne sais pas. D’un point de vue professionnel, je suis tranquille
jusqu’à juin, mais ensuite…
— Je ne parlais pas du travail, m’arrête-t-elle. Tu sauras rebondir. Ce que
je voulais dire, c’est que tu devrais sortir, fréquenter quelqu’un.
Je plonge derechef le nez dans ma tasse. C’est horripilant, sa manie de
faire glisser systématiquement la conversation sur ma vie affective ! Et
maintenant qu’elle est lancée sur le sujet, il nous faudra bien un ouragan
pour qu’elle se taise. Et encore, je ne suis pas sûre que ce serait suffisant.
— Ce dont tu as besoin, c’est d’un coup de pouce pour rencontrer un
homme, poursuit-elle.
Je repose mon mug, légèrement agacée. Comment peut-elle me seriner ça
alors que Philippe a torpillé toute la confiance que je pouvais avoir envers
la gent masculine ?
— Je ne suis pas prête pour une nouvelle relation amoureuse, Maman. Et
puis, ce n’est pas toi qui, depuis ton divorce, répètes à qui veut l’entendre
que tu n’as besoin d’aucun homme dans ta vie ?
Merlin pousse un soupir de chien, avant de se coucher à mes pieds. Je
suis sûre qu’il est de mon côté et que c’est sa façon de l’exprimer.
— Il ne s’agit pas de moi, proteste ma mère. Tu ne sors même plus pour
t’amuser, on dirait que la fin de ton mariage a sonné le glas de ta vie
sociale.
M’amuser… C’est vrai que depuis quelque temps, ce verbe me fait l’effet
d’être un mot venu d’une autre planète.
— C’est un peu le cas. Si la quasi-totalité de nos fréquentations ne s’était
pas sentie obligée de prendre parti…
Philippe étant un antiquaire très en vue, ça fait plus prestigieux dans le
carnet d’adresses qu’une pauvre institutrice partie vivre à la montagne.
C’est moche, mais c’est la réalité.
— Valentine ! marmonne Maman d’un ton qui peut très bien signifier
« Je vais devoir te placer à l’adoption ». À ta place, tes sœurs auraient réagi
différemment…
Les points de suspension qui traînent derrière sa phrase planent au-dessus
de moi comme un poids qui menace de m’écraser.
— Il n’y a aucun rapport avec les jumelles, je rétorque d’un ton calme. Si
Jérôme s’avisait de tromper Albane, il se retrouverait castré avant même
d’avoir eu le temps de terminer ses aveux. Quant à Chloé… eh bien, c’est
Chloé, quoi.
Le silence s’éternise quelques secondes. Puis ma mère prend une autre
gorgée de thé et soupire avec lassitude.
— Tu crois qu’elles se réconcilieront, un jour ?
Aïe, terrain extrêmement glissant. Mes frangines se sont brouillées
l’année de leurs vingt ans. J’étais déjà mariée quand c’est arrivé et j’ai suivi
l’histoire de très loin. Dans mes souvenirs, un garçon est à l’origine de tout
cela, même si je n’ai jamais eu le fin mot de l’histoire. Ni l’une ni l’autre
n’étant du genre à se confier à moi, je ne vois pas comment je pourrais
deviner leurs intentions. Ce qui n’empêche pas ma mère de me regarder,
comme si j’étais le messie qui allait lui apporter la nouvelle qu’elle attend
depuis si longtemps. Je tiens d’elle mon regard vert noisette et une
chevelure foncée aux reflets chocolat. D’une certaine manière, nous nous
ressemblons beaucoup, si ce n’est qu’elle dépasse à peine le mètre
cinquante et qu’elle reste mince tout en cuisinant des tonnes de pâtisseries,
là où je suis obligée d’enfourcher mon vélo si je veux éliminer la moindre
part de tarte. Maman me fait parfois penser à un lutin des bois, avec sa
silhouette gracile et son petit air espiègle. Les rides d’expression qui partent
en étoiles autour de ses yeux contrastent avec son allure juvénile, mais
quand je la vois, l’idée de vieillir ne me fait plus peur.
— Je ne sais pas, finis-je par admettre. Ça remonte à si longtemps… Est-
ce qu’au moins elles savent encore pourquoi elles sont fâchées ?
Je m’aperçois que des larmes se sont répandues sur ses cils. Elle me
paraît si vulnérable, tout à coup. Je me lève pour la serrer dans mes bras.
— Je t’en prie, ne pleure pas, je chuchote en essuyant du pouce la larme
qui roule sur sa joue.
— Oh, je sais bien que je ne devrais plus me mettre dans cet état-là, après
toutes ces années, renifle-t-elle en se frottant les yeux du bout des doigts.
C’est juste que… (nouveau reniflement) j’espère tellement voir mes trois
filles réunies pour Noël ! Chaque année, je me dis que peut-être… mais il
ne se passe rien et c’est frustrant.
Je vois bien que cette situation la mine. Peut-être que je devrais
téléphoner aux jumelles et leur proposer d’en discuter. Elles seront
forcément sensibles à la détresse de notre mère, non ? Cherchant en vain
des paroles de réconfort, j’opte pour un discret changement de sujet.
— En parlant de Noël, c’est dans une quarantaine de jours. Est-ce que tu
penses avoir assez de bonnets ? Des parents d’élèves sont intéressés.
Si mon père, qui dirigeait l’office de tourisme, a pris sa retraite il y a peu,
Maman, elle, tient toujours l’unique magasin de souvenirs du village, Les
Trésors de Sophie. Durant l’hiver, avec les autres membres de son club de
tricot, elle confectionne des bonnets, vendus ensuite au profit d’une des
associations dont s’occupe le curé de la paroisse, le père Xavier. Ce ne sont
pas ces horribles bonnets qui grattent le cuir chevelu et donnent envie
d’aller se jeter dans la rivière glacée, non, mais d’adorables petites choses
qu’elles tricotent avec une laine douce et épaisse. Ils font de parfaits
cadeaux et les clients de sa boutique ne s’y trompent pas.
— Il m’en reste une dizaine au magasin, répond-elle en effectuant un
rapide calcul mental. Les filles doivent m’en apporter cinq nouveaux la
semaine prochaine.
— Super ! Tu m’en mettras un de côté ?
— Bien sûr. J’envisage d’ajouter de petits pains d’épice, ça ferait
quelques euros en plus pour l’association.
J’arrondis les yeux de gourmandise. Le pain d’épice est une recette que
ma mère maîtrise à la perfection.
— Tu vas faire un carton !
Consultant ma montre, je constate que mon père ne devrait plus tarder.
Nous nous sommes donné rendez-vous ici, afin qu’il m’emmène récupérer
ma voiture chez le garagiste.
— Papa pourrait dîner avec nous, qu’en dis-tu ?
— Il a sûrement déjà prévu quelque chose.
Bien que ma mère m’ait répondu de façon désinvolte, les vieilles
blessures de l’enfance remontent aussitôt à la surface. Ma dernière gorgée
de thé a du mal à passer.
— Ça me ferait plaisir de dîner avec vous deux, un de ces quatre.
Vraiment.
Maman m’adresse un mince sourire mais garde le silence. Je me fais
l’impression d’être une gamine de dix ans en plein caprice, c’est pathétique.
J’aurais adoré naître dans une famille traditionnelle. Avoir des parents
mariés pour la vie, connaître une complicité sans faille avec mes sœurs,
nous réunir certains soirs autour d’interminables dîners. Ce genre de trucs
normaux, que tout le monde fait. Mais il faut croire que le gène de la vie
parfaite n’a jamais fait partie de notre patrimoine familial. À la place, le
destin m’a affublée de deux spécimens rares rescapés des années baba cool.
Mes parents se sont rencontrés en pleine montagne. Ma mère avait suivi des
amis d’enfance tout juste revenus du Québec, pour une randonnée de trois
jours. Son chemin a alors croisé celui de Papa qui, venu de Manosque, avait
entrepris la même balade. Maman lui a carrément fait du rentre-dedans en
lui rappelant qu’il n’était pas prudent de randonner seul et il s’est joint à
leur petit groupe. C’était en 1983, exactement onze mois avant ma
naissance. C’est dire si les choses sont allées vite entre eux. J’avais trois
mois lorsqu’ils se sont mariés, trois ans et demi quand ils ont divorcé.
Maman venait à peine d’accoucher des jumelles lorsqu’elle s’est rendu
compte que la vie de couple, ce n’était pas pour elle. Je ne me souviens plus
de la réaction de Papa, j’étais trop jeune. Mais je présume que ça s’est bien
passé puisqu’ils sont restés en très bons termes. Les sorties à cinq étaient
même monnaie courante. Nos parents adoraient les excursions dans la
nature, ils nous emmenaient observer des tas de bêtes dans la forêt. Nous
marchions, nous faisions du vélo, plongions dans les lacs en été puis allions
manger une glace dans le bourg et jouer avec les autres enfants. Mon
enfance a été fantastique. Pourtant, j’ai très vite ressenti une pointe de
jalousie envers mes camarades quand j’ai réalisé qu’ils avaient quelque
chose que moi je ne possédais pas : un foyer dans lequel leurs deux parents
vivaient ensemble. À la fin des années 1980, le taux de divorcés dans les
villages était encore très faible et notre famille faisait figure de prototype. À
l’école, nous étions « les filles des divorcés ». À la limite, ça aurait pu
passer s’ils n’étaient pas restés si proches, au point que les gens leur
demandaient régulièrement s’ils étaient sûrs de ne plus habiter sous le
même toit. Ils étaient perçus comme des originaux.
Si mes sœurs et moi étions proches en grandissant, chacune a ensuite mis
le cap vers son destin. Technicienne d’analyses biomédicales à Grenoble,
Albane est une organisatrice née, une véritable Wonder Woman qui gère sa
vie sur tous les fronts : son mari, ses enfants et ses collaborateurs ont intérêt
à filer droit. Si je devais la résumer en un mot, ce serait « discipline ».
Chloé, elle, est partie pour New York il y a douze ans, après sa grosse
dispute avec Albane. Elle y a terminé son cursus universitaire avec une
seule envie : travailler dans le monde de l’édition. Et ma jeune sœur a su
relever son défi avec brio, puisqu’à seulement trente-deux ans, elle est
directrice marketing pour un éditeur de renom. À l’inverse de sa jumelle,
Chloé est de nature souple et joviale. À ma connaissance, elle n’a jamais
vécu de relation longue durée, préférant flirter et papillonner au gré de ses
humeurs. Quant à moi… eh bien, si je me suis mariée si jeune, je présume
que ce n’est pas un hasard. Quand d’autres rêvent de devenir astronaute ou
rock star, je ne pensais qu’à fonder une famille, au sens le plus classique
possible. Lorsque Philippe, rencontré dans une file d’attente au cinéma, m’a
offert précisément ce que je cherchais, j’ai foncé tête baissée.
Sauf que la vie n’est jamais ce qu’on imagine.
2

JE RENTRE CHEZ MOI bizarrement démoralisée. La maison que je loue se


trouve dans les hauteurs, à une dizaine de minutes du village. Je l’ai prise
par défaut car, on ne va pas se mentir, chercher une location quand on est
une mère célibataire et sans emploi fixe, ça équivaut à rêver de gagner au
Loto. C’est ce que m’a fait comprendre Lyne, l’agaçante responsable de
l’unique agence immobi- lière de Vallenot. C’est tout juste si elle ne m’a
pas ri au nez quand je lui ai annoncé que squatter chez ma mère n’était pas
envisageable. J’ai ma fierté, et même si l’idée d’être dorlotée pendant un
certain temps est séduisante, je tiens trop à mon indépendance. J’ai donc
pris la seule option qui se présentait à moi : la maison dont personne ne
voulait, petite, isolée et bordée par une forêt de sapins. Pour une trouillarde
de ma trempe, avouons-le, c’est la porte ouverte à tous les scénarios. Les
propriétaires ont eu la gentillesse de ne pas frémir devant mon dossier et,
honte suprême à mon âge, mon père s’est porté garant pour achever de les
convaincre. Afin de m’y sentir à l’aise, j’ai rénové l’intérieur par petites
touches, troqué les papiers peints défraîchis contre quelques coups de
pinceaux. En disposant des tapis et des rideaux aux endroits stratégiques,
j’ai réussi à rendre cette maison douillette et accueillante. Je ne suis pas
sûre que j’avais le droit d’entreprendre ces menus travaux, mais puisque
c’est beaucoup plus joli ainsi, les propriétaires n’y trouveront rien à redire,
non ?
Un prospectus glissé dans ma boîte aux lettres me rappelle une fois
encore que Noël approche. Cela suffit à me remettre un peu de baume au
cœur ; j’ai toujours aimé cette période. Qu’on me parle de sapin, de pain
d’épice, de neige et de cadeaux, et je suis la plus heureuse ! Summum du
plaisir coupable, les téléfilms cucus signés Hallmark, que je mate
allègrement dès que j’en ai l’occasion. Oui, ceux dont les héroïnes
prénommées Amber ou Poppy travaillent trop (il faut dire que leurs jobs
sont toujours passionnants) et finissent par craquer pour le sexy bûcheron
du village dans lequel elles se réfugient (à contrecœur cela va de soi) pour
passer les fêtes. Aucun doute possible, je suis une indécrottable romantique.
Pour l’heure, il est tard et si je veux être en forme pour affronter la
dernière journée de la semaine, j’ai intérêt à me coucher fissa. Cependant,
ma discussion avec ma mère me turlupine et le sentiment de solitude enfle à
nouveau dans mon cœur. J’ai l’amère sensation d’être devenue asociale et
fermée à l’amour. Étendue sur mon lit, les yeux grands ouverts, je prends
conscience de la justesse de son raisonnement. Rencontrer un homme qui
me fera oublier la trahison de Philippe n’est pas exactement en tête de mes
priorités. Bien sûr, je rêve de retomber un jour amoureuse, mais là, j’y crois
moyen. Quant à mes relations amicales, n’ayons pas peur des mots, elles
sont inexistantes depuis que je suis à Vallenot. Il m’arrive de papoter avec
mes collègues et quelques connaissances croisées au marché, mais pour
l’instant, mon plus proche ami est mon pyjama en pilou. Je secoue la tête en
repensant à la façon dont j’ai envoyé balader l’inconnu en voiture, cet
après-midi ; suis-je en train de devenir une horrible vieille sorcière ? À quel
moment ça a merdé ? L’échec de mon mariage y est évidemment pour
beaucoup. J’ai l’impression de n’être devenue qu’une pauvre fille
inintéressante. Le fait est là ; j’ai toujours été l’épouse de Philippe. Pas
Valentine, pas une personne à part entière, non. La femme de. Ma mère a
raison, je dois réagir et renouer avec ma propre identité !

Le lendemain, après la classe, j’alpague Flore, qui est en train de fermer


les stores de sa salle.
— Ça te dirait qu’on aille prendre un verre, dans la soirée ?
Mon fils passant le week-end chez son père, c’est le moment idéal pour
tâter le terrain. Flore se tourne vers moi, surprise.
— Ce soir ?
— Oui, sauf si tu… Enfin, je comprendrais que tu préfères passer du
temps avec ton mari et tes enfants.
— Boire un verre entre nanas, quelle bonne idée ! s’exclame-t-elle. Ça
fait des lustres que je n’ai pas pu m’octroyer ce petit plaisir.
Avec trois enfants âgés de deux à sept ans, la moindre sortie devient pour
elle un véritable événement, du moins c’est ce qu’elle m’explique, dans un
grand sourire. À l’évidence, j’ai fait une heureuse ! Je m’en félicite
intérieurement en la regardant quitter l’école, guillerette, après m’avoir fixé
rendez-vous deux heures plus tard à L’Edelweiss, le restaurant qui a
remplacé Le Café du Commerce à la suite d’un incendie destructeur. Je
crois me souvenir que cet endroit était autrefois une institution, mais
j’ignorais que les fils des anciens propriétaires avaient pris la relève. Une
mise à jour semble s’imposer et je me réjouis de pouvoir papoter avec Flore
des changements qui ont eu lieu durant ma longue absence du village.
Auparavant, il faut que je m’habille et me maquille. De retour chez moi,
j’établis un bref inventaire de ma garde-robe, principalement composée de
jeans et de gros pulls. Je jette mon dévolu sur un slim noir et mon pull en
cachemire bleu, le seul qui fait à la fois habillé et décontracté. Les
températures étant glaciales, j’envisage de sortir avec ma paire de grosses
bottes fourrées. Finalement, je me ravise au dernier moment et troque mes
bottes de yéti contre des bottines en daim, tout de même plus classes. Une
once de rose sur les lèvres, une touche de parfum, me voici fin prête. Jetant
un dernier coup d’œil dans le miroir, je me rends compte que je me suis
préparée comme si j’avais un rencard amoureux. Mon Dieu, je suis
pitoyable ! Peu avant mon départ, SMS de Jules. Il passe la soirée au
cinéma avec son père et Célia. Film de super-héros et pop-corn XXL sont
au programme.
Ça me manquait trop.

Une flèche de culpabilité vient me titiller et mon moral dégringole


aussitôt dans mes bottines. L’hiver, dans une petite ville, il n’y a pas grand-
chose à faire. Est-ce que j’ai bousillé l’adolescence de Jules, en venant
m’installer ici ? À cet instant, je déteste Philippe de lui donner ce que notre
fils ne peut pas avoir avec moi ! Tant pis, je me rattraperai le week-end
prochain. Dehors, l’air vif charrie jusqu’à moi des odeurs de feu de bois et
mes doutes se font la malle. Je ne peux peut-être pas emmener Jules au
cinéma le vendredi soir, mais je lui offre un cadre de vie au cœur de la
nature, plus proche de ses préoccupations environnementales. Au-dessus
des flancs glacés de la montagne, la lune veille, calme et spectrale. Bien que
nous ne soyons encore qu’en novembre, l’hiver semble avoir pris ses aises.
Les prochains jours s’annoncent froids, mais j’adore le silence tranquille du
coin. Pour rien au monde je ne retournerais à ma vie d’avant et cette pensée,
loin de m’affoler, m’apporte un grand réconfort.
L’Edelweiss est à seulement un kilomètre et demi de ma maison, si bien
que le trajet ne me prend que cinq minutes. Au retour des beaux jours, je
pourrai même m’y rendre à pied, en coupant à travers bois. Je retrouve
Flore devant l’établissement, situé à l’entrée de la récente station de sports
d’hiver, et nous gravissons les quelques marches qui aboutissent sur une
terrasse en bois. L’Edelweiss ressemble à un chalet. Lorsque nous y
pénétrons, je suis saisie par l’atmosphère de chaleureuse intimité qui y
règne. La décoration rustique évoque la vie à la montagne dans son aspect
le plus cosy, et la musique alterne entre rock et folk. Ça me plaît. Je repère
immédiatement quelques copains de mon père assis au bar.
— Hey, mais c’est la fille de Sylvain ! s’exclame l’un d’eux, en
m’apercevant. Alors, ma grande, il paraît que tu es devenue maîtresse
d’école ?
Je salue tout le groupe d’un vague geste de la main et acquiesce. Une
jeune femme se matérialise devant nous et Flore nous présente. Léna nous
place à une petite table, au fond de la salle.
— J’étais en classe avec tes sœurs, m’apprend-elle, alors que je
m’installe.
Son tutoiement immédiat ne me dérange pas. C’est comme ça, ici, ce
n’est pas un manque de politesse, mais une marque de convivialité.
— Elles étaient sympas ?
— De vraies pestes, surtout quand elles me fourraient du chewing-gum
dans les cheveux ! Non, je plaisante, précise-t-elle devant ma grimace, je les
trouvais cool. Les rares fois où elles se déscotchaient l’une de l’autre,
j’aimais bien traîner avec Chloé.
Voilà qui ne m’étonne pas. Si Albane s’est toujours démarquée par sa
mentalité de chef d’équipe, Chloé était la fille populaire dans le sens noble
du terme. Pour reprendre le mot de Léna, elle était cool.
— Tu leur passeras le bonjour quand tu les verras.
Je hoche la tête, omettant de préciser qu’aujourd’hui, les jumelles sont en
froid. Peut-être même qu’elle le sait (ça n’aurait rien d’étonnant, dans une
petite bourgade comme la nôtre) et qu’elle a tout simplement eu le tact de
ne pas le mentionner.
— Tu dépannes les garçons ? l’interroge Flore.
— Eh oui ! soupire Léna. Depuis que Solveig les a laissés en plan, ils ont
du mal à recruter.
Elle se tourne vers moi pour m’expliquer que Solveig était leur ancienne
serveuse.
— Elle est partie du jour au lendemain.
Flore secoue la tête.
— C’est quand même fou. Rémi semblait heureux avec elle.
Léna jette des coups d’œil autour d’elle comme pour s’assurer que
personne ne l’entendra, et répond, sur le ton de la confidence :
— Ouais, c’est plutôt compliqué à gérer, pour lui. Il y croyait.
— J’imagine. Et toi, ça va ? Le rythme n’est pas trop dur ? s’enquiert ma
collègue, avant de m’apprendre que le jour, Léna est décoratrice textile.
La jeune femme reconnaît que c’est fatigant.
— Mais j’aime ce restaurant, s’empresse-t-elle d’ajouter, le regard
pétillant. Ma nièce nous filera un coup de main pendant les vacances, ça me
libérera du temps.
Flore lui adresse un clin d’œil malicieux.
— Et puis, il doit y avoir pire que de bosser avec son mec.
Léna surjoue un soupir.
— Tu veux rire ? Ce type est un vrai tyran ! Si je lui pardonne, c’est
uniquement parce qu’il est sexy. Bon, je vous laisse, les filles, il y a du
monde. Rémi va venir prendre votre commande.
Elle se retire et je la regarde virevolter adroitement entre les tables,
gratifiant les uns ou les autres de son chaleureux sourire. En effet, Léna ne
semble pas le moins du monde malheureuse de travailler au restaurant.
— C’est cool, ici, dis-je en reportant mon attention sur ma collègue. Je ne
savais pas qu’un tel endroit existait à Vallenot.
Flore approuve d’un hochement de tête.
— C’est bon de savoir qu’ils ont su rebondir après l’incendie. Léna a
aidé Rémi et Clément à donner une âme à L’Edelweiss.
Je fronce les sourcils, cherchant à convoquer mes souvenirs.
— C’est bizarre, je ne les remets pas du tout.
— Tu ne les connais pas ? s’étonne Flore.
— Non, je me souviens seulement de leurs parents. On ne devait pas être
dans les mêmes classes, et je quittais rarement mon groupe de copines…
— Ils sont tous les deux gérants. En plus de ça, Clément, le plus jeune,
est cuisinier. C’est le mec de Léna, ils vont se marier l’été prochain. Quant à
Rémi, qui s’occupe aussi du service… Eh bien, on peut dire qu’il n’a pas de
chance en amour. Il a divorcé une fois et on pensait qu’avec Solveig… Oh,
chuuut, le voilà ! Salut, beau gosse ! lance-t-elle à l’attention de l’homme
qui s’approche de notre table.
— Pitié, ne dis pas ça devant mes groupies ! rétorque ce dernier, amusé,
en désignant les piliers de bar.
Puis il se tourne vers moi :
— C’est marrant, je ne m’attendais pas à vous voir ici.
Ah. Apparemment, on se connaît. C’est très embarrassant, parce que je
ne parviens pas à le resituer. Un peu gênée, je baragouine :
— Euh, bonsoir.
Comment diable pourrais-je connaître ce Rémi ? Est-ce qu’il est sorti
avec une de mes sœurs ? Non, je ne pense pas. Concentre-toi. Je le détaille
d’un rapide coup d’œil. Plutôt pas mal, dans l’ensemble : un mètre quatre-
vingts à vue de nez, épaules carrées. Brun, les cheveux en pagaille, un nez
droit. Une barbe pas très épaisse, des yeux sombres qui me regardent avec
ironie… Oh non.
Mon visage a dû changer subitement d’expression car il éclate de rire.
— Votre petite marche sous la pluie vous a satisfaite ? m’interroge-t-il
d’un ton railleur.
OK. Rémi est le conducteur que j’ai envoyé sur les roses. Dire qu’on se
connaît est donc exagéré, mais nous nous sommes déjà croisés, en effet. Et
de toute évidence, il trouve ça hilarant. Moi, ça ne me fait pas marrer du
tout. Pour une raison qui m’échappe totalement, je me sens fébrile ; je dois
me secouer pour émerger de ma stupeur. Sur la défensive, je réplique :
— C’était vivifiant, merci.
Mes cordes vocales fonctionnent encore, c’est une bonne nouvelle. Rémi
continue, avec son air narquois :
— À présent que nous avons fait connaissance, j’espère que la prochaine
fois vous ne jouerez pas les timorées.
Ça s’est vu tant que ça, que j’avais la trouille de me faire trucider ?
Sans me laisser répondre, Rémi s’enquiert de notre commande.
— Je vote pour une bouteille de rouge et un plateau de fromages, répond
Flore. Qu’en dis-tu, Valentine ?
J’opine du chef. C’est le menu parfait pour oublier que je suis en train de
piquer un fard pour rien. Rémi s’éloigne, un sourire d’autosatisfaction au
coin des lèvres. Bien entendu, Flore tient absolument à connaître les
circonstances de notre rencontre. Malgré mon envie de m’enfuir à toutes
jambes, je lui relate mon aventure de la veille, ce qui engendre aussitôt un
grand éclat de rire de sa part. Alors je me détends, et prends le parti d’en
rire à mon tour. Après tout, il n’y a pas mort d’homme.
— Bon, reprend Flore, aucun regret d’être de retour à Vallenot ?
— Oh, non, bien au contraire ! Cela dit, ça me fait un peu bizarre de voir
moins de monde. Je m’attendais à rencontrer des nouvelles têtes, mais ce
n’est pas si simple.
Mon Dieu, je dois avoir l’air d’une pauvre fille. L’espace de quelques
secondes, je me demande ce que je fiche là. Pourquoi est-ce qu’il faut
toujours que j’écoute les idées de ma mère ? Flore m’adresse un sourire à la
fois compréhensif et résigné.
— Mille quarante habitants, me répond-elle simplement.
Rémi surgit à cet instant, plateau en mains.
— Pour vous, mesdames, les meilleurs fromages du moment ! annonce-t-
il. Et arrête de t’apitoyer sur le nombre de nos concitoyens, Flore ; c’est à
Vallenot qu’il y a les meilleurs pompiers de toute la région !
— Tu n’es qu’un vantard, Rémi Monnier ! réagit ma collègue. Et très
indiscret, avec ça ! On ne t’a jamais appris qu’il est impoli d’écouter les
conversations des clients ?
Ce dernier hausse les épaules. Il n’essaie même pas de nier.
— Le restaurant est petit et tu parles fort. Bon appétit !
Je me demande s’il a entendu le reste de notre conversation. Non pas que
son avis compte pour moi, mais si je pouvais éviter de mourir de honte deux
fois dans la même soirée, ça m’arrangerait.
Flore attend qu’il s’éloigne pour me glisser, cette fois d’une voix un peu
moins forte :
— Comme tu l’auras compris, Rémi fait partie des sapeurs-pompiers,
tout comme mon mari… Bref, où en étions-nous ?
— À mon manque d’aptitudes sociales, ne puis-je m’empêcher de
soupirer.
Ma collègue secoue ses boucles châtains.
— Ça n’a rien à voir avec toi, me détrompe-t-elle. Nous vivons dans une
petite collectivité rurale. Ce n’est pas très favorable aux rencontres.
Vu sous cet angle, ça donne effectivement matière à réflexion. Il est très
clair que je ne peux pas sympathiser avec les parents de mes élèves. Or ce
sont à peu près les seules personnes de mon âge, dans le coin.
— Je suis soulagée que tu me comprennes ! À en croire ma mère, je vais
finir vieille, seule et acariâtre.
Elle se remet à rire.
— Je ne vois pas comment ce serait possible, tu es si solaire !
Elle a dit « solaire », j’ai bien entendu ?
— Bof, tu trouves ?
— Mais oui ! Regarde à quel point les gosses t’adorent, à l’école. Tu as
le sourire facile… Et, au passage, sache que je suis secrètement jalouse de
toi parce que tu as les cheveux qui brillent.
Un verre de vin et voilà qu’elle raconte n’importe quoi.
— Je suis sérieuse ! plaide-t-elle, face à ma mine perplexe.
— Le secret, c’est de les rincer à l’eau froide.
— Je parlais du reste, pouffe-t-elle. Du fait que tu ne finiras pas vieille
fille. En revanche, il y a pénurie d’hommes valables ici. On va devoir
réfléchir à la meil- leure façon de t’en trouver un.
Manquant de m’étouffer avec mon morceau de comté, je proteste
vivement :
— Mais je ne cherche pas à me caser !
Les sourcils de ma collègue font un bond jusqu’à ses cheveux.
— C’est un plan cul que tu veux ? chuchote-t-elle de façon appuyée.
Une fois de plus, je me lance dans des dénégations maladroites.
— Pas du tout ! Ce n’est pas ce que je voulais dire ! Je veux…
À ce moment-là, la playlist du restaurant enchaîne sur All I Wanna Do, de
Sheryl Crow. All I wanna do is have some fun… C’est drôle car j’écoutais
cette chanson en boucle quand j’étais adolescente. Et elle résume
exactement ce que j’ai en tête.
— Ce que je veux, c’est un peu comme cette chanson, en fait.
— Je vois, acquiesce Flore. Ça ne doit pas être drôle de te retrouver toute
seule, le soir.
Je parviens à peine à réprimer un soupir en songeant à mes soirées télé en
pyjama. Je ne peux pas dire que je déteste ça, c’est même plutôt
réconfortant de m’enrouler sous un plaid et m’échouer sur mon canapé
après une journée à essayer de dompter des petits fauves. Mais à ce rythme-
là, dans vingt ans, mon fils me considérera comme sa vieille mère un peu
louche qui ne sort plus beaucoup de chez elle et à qui il rend visite par
devoir. Repoussant cette horrible image, je me surprends à songer à voix
haute :
— Je devrais peut-être prendre un chien, comme ma mère. Ça me ferait
de la compagnie quand Jules n’est pas là.
Contrairement à moi, ma mère n’a jamais été du genre à frôler l’infarctus
au moindre bruit suspect. Pourtant, quand la région a été victime d’une série
de cambriolages, il y a quatre ans, la maison de Maman n’y a pas échappé.
Par chance, elle n’était pas là au moment des faits. Il n’empêche que cet
épisode l’a traumatisée au point qu’elle s’est rendue dans un refuge et a
adopté Merlin, âgé de deux ans à l’époque. Le plus beau des labradors
s’était retrouvé là quelques semaines plus tôt, après le décès de son maître.
Maman n’a pas résisté à son regard à la fois doux et triste, et elle s’est juré
de lui redonner le sourire. Si tant est que ce soit possible de faire sourire un
chien. Bien sûr, elle a gagné son pari. Je ne suis pas certaine que ce gros
toutou soit un bon chien de garde, mais il a le mérite d’être là et de lui offrir
une présence rassurante.
Flore me scrute comme si je venais de prononcer une ineptie.
— Ou alors, tu pourrais rencontrer un type bien et…
Je préfère l’interrompre dans son élan.
— Oh, je t’en prie ! Je n’ai pas envie de rencontrer un type bien. Ni
aucun autre.
Mon ton est si catégorique que ma collègue ne sait plus quoi dire. Ses
longs cils battent légèrement, toutefois je n’arrive pas à savoir ce qu’elle
pense. Des rugissements de rire s’élèvent du bar où sont assis les hommes.
La musique a été coupée au profit d’un match de foot et les commentaires
vont bon train. Tout à coup, la porte du restaurant s’ouvre, laissant pénétrer
un tourbillon d’air frais. Je me retourne machinalement et mon regard
rencontre…
Waouh !
… les yeux les plus incroyablement bleus qu’il m’ait été donné de voir.
Leur propriétaire, un homme à l’allure nonchalante, m’adresse un sourire
timide, avant de saluer Léna qui s’avance vers lui. La jeune femme
l’installe à une table située non loin de la nôtre. Avec son teint pâle et sa
silhouette dégingandée, ce gars dégage le charme discret des gens un peu
tête en l’air, ce dont il n’est à l’évidence pas conscient.
Stop, Valentine. Arrête de le regarder. On a dit aucune rencontre
amoureuse.
Flore hèle Rémi pour lui demander de nous apporter un peu plus de
beurre, puis elle se penche au-dessus du plateau de fromages.
— Le type sur lequel tu es en train de baver est anglais et s’appelle Alan,
me confie-t-elle à voix basse. Il est dans la région depuis le mois de juillet
et compte commercialiser une bière artisanale.
Anglais. Je me disais bien qu’il me faisait penser à Hugh Grant, époque
Coup de foudre à Notting Hill. Là, tout de suite, je me verrais bien dans la
peau de Julia Roberts.
J’échange un regard avec ma collègue.
— Je ne bave sur personne, Flore. Et je te trouve plutôt bien renseignée,
pour une femme mariée.
— Dois-je te répéter que nous sommes à Vallenot ? rétorque-t-elle,
amusée. Toute personne âgée de moins de cent quatre ans enquête sur les
nouveaux venus, c’est comme ça. Beaucoup ont raté une carrière aux RG !
Je ris avec elle et, face à mon entêtement de rejeter tout plan matrimonial,
Flore juge préférable de changer de sujet. Ce dont je lui suis
particulièrement reconnaissante.
— Ça te fait quoi, de marcher dans les pas de ta grand-mère ? enchaîne-t-
elle tout à trac.
— Je n’avais pas envisagé les choses ainsi.
Ma grand-mère… Cela fait des lustres qu’on ne m’avait pas parlé d’elle.
De tout temps, Vallenot a vu défiler des générations de paysans, d’ouvriers.
Des montagnards purs et durs. La vie peut être rude, dans le coin, malgré le
confort moderne. Bref, quand on naît à Vallenot et qu’on y reste, on a
généralement une vie toute tracée. Pourtant, ma grand-mère maternelle,
Constance, a conjuré ce destin. Issue d’une famille d’agriculteurs, elle a
appris à lire et à compter par ses propres moyens, développant très vite une
passion pour les sciences. Enfant, elle a dévoré les romans de Jules Vernes
et n’avait qu’une seule envie : faire des études scientifiques. Cependant, elle
n’est jamais allée jusqu’au bout et, après la naissance de ma mère,
Constance est devenue institutrice, puis directrice de l’école de Vallenot,
jusqu’au début des années 1980. Fait très rare pour l’époque, elle a élevé
ma mère toute seule. Pour ma grand-mère, l’existence s’est longtemps
divisée en trois trimestres annuels, si bien qu’une fois à la retraite, il lui a
fallu un certain temps avant de s’adapter à une existence libérée des
contraintes scolaires. Je pense même qu’elle n’y est jamais totalement
parvenue. Jusqu’au bout, elle a continué à régler chaque matin son réveil à
six heures quarante-cinq et ses promenades quotidiennes la menaient
toujours jusqu’à l’école.
Lorsque je repense à Constance, je revois avant tout une femme très à
cheval sur notre éducation qui, comme de nombreuses autres grands-mères,
nous confectionnait des gâteaux à se damner quand elle nous gardait, ou
nous aidait à remplir l’herbier qu’elle nous avait offert. Mis à part cela, je
n’ai jamais réussi à cerner sa personnalité profonde. Du passé, elle ne
consentait à nous raconter que des traces infimes.
— Je crois que tu me surestimes, Flore, dis-je au bout d’un court silence.
Ça m’étonnerait que je suive le même chemin.
La vérité, c’est que je n’ai pour l’instant aucun plan de carrière. Cette
année, je suis suppléante pour l’école, mais ensuite ? Où irai-je quand
Élodie reviendra et qu’on n’aura plus besoin de moi ici ? Je devrais passer
le concours afin d’être titularisée, mais c’est prendre le risque d’être
envoyée dans un endroit que je n’aurais pas choisi. Or, à présent que je suis
de retour à Vallenot, ce qui devait être provisoire me plaît bien trop pour
que je parte à nouveau. Il me reste encore quelques mois pour me décider.
À force de me tordre le cerveau dans tous les sens, je vais forcément finir
par trouver la solution idéale.
Nous discutons encore un peu, puis Flore se lève pour aller aux toilettes.
En consultant mon portable, je découvre que Jules m’a envoyé un selfie pris
avec son père et Célia. Je sais que je ne devrais pas, mais c’est plus fort que
moi, je zoome sur le visage de la briseuse de ménage, une superbe blonde
aux yeux bleus qui occupe un poste passionnant au sein d’une chaîne de
télévision régionale. Et bien sûr, Célia est insupportablement gentille, du
genre à mettre de côté son régime healthy pour dévorer du pop-corn XXL
avec mon fils. Mon mari (ton ex-mari, ma vieille) m’a larguée pour bien
mieux que moi. Le constat est rude. Je referme la photo dans un soupir. À
deux tables de là, le sosie de Hugh Grant a les yeux rivés sur moi. Comme
une criminelle prise en flagrant délit, mes joues s’embrasent. J’impute cette
réaction épidermique malvenue à l’histamine libérée par le fromage et le
vin. Ce qui ne m’empêche pas, histoire de me donner une contenance, de
plonger la main au hasard sur le plateau et engouffrer un morceau de…
Tiens, c’est quoi ça ?
Ce fromage n’est pas commun. Je dirais même qu’il est gras et laisse un
goût pas terrible en bouche. Au moment où Flore me rejoint, Rémi
s’approche pour s’enquérir si tout va bien.
— Bah, où est passé le beurre ? s’étonne-t-il en fixant le plateau. Vous
avez déjà tout mangé ?
Ah, c’était donc ça, ce fromage bizarre. Si je lui raconte ce que je viens
de faire, il ne va pas rater l’occasion de se payer ma tronche. Je tente donc
l’amorce d’une explication, mais j’ai l’impression que mes pensées sont
éparpillées sur la table.
— Le beurre ? Non, non, je n’ai rien vu…
Très convaincante, bravo !
J’ordonne à ma petite voix intérieure de se la fermer et tourne la tête pour
dissimuler mon trouble. Hélas, mes yeux tombent sur ceux de Hugh Grant.
Le sourire qui flotte sur ses lèvres est sans équivoque, il m’a vue bouffer le
beurre comme une gloutonne. Quelque chose au fond de moi est en train de
se ratatiner. Ma dignité, plus exactement. Par chance, Flore et Rémi sont en
plein papotage et ne se rendent compte de rien. Boire me semble être la
meilleure des parades. J’avance la main pour me saisir de mon verre, mais
dans la précipitation, je renverse tout et le liquide bordeaux gicle sur le pull
blanc de ma collègue. J’ai envie de mourir sur place. Je me confonds en
excuses, cherchant à éponger les dégâts du mieux que je le peux. Flore
m’assure avec gentillesse que ce n’est pas grave.
Tu parles, je viens juste de bousiller ton sublime pull blanc avec du vin
rouge !
Rémi hésite vraisemblablement entre l’envie de rire et celle de me venir
en aide, quant à l’Anglais… eh bien, celui-là, il peut attendre un bon
moment avant que mes yeux se posent à nouveau sur lui un jour !
Moi qui nourrissais le fol espoir de redonner un souffle à ma vie sociale,
je vais surtout devenir la risée du village !
3

LE LUNDI QUI SUIT ma désastreuse sortie, mon père passe me voir après ma
journée d’école. Je lui ai demandé de me dénicher des branches de bouleau
avec lesquelles j’aimerais fabriquer un sapin en bois, à fixer au mur de ma
classe.
— Avec tout ce que je te rapporte, c’est l’école entière que tu vas pouvoir
décorer ! me lance-t-il en déposant son butin dans le garage.
Je constate avec satisfaction qu’il dit vrai. Mon cerveau se met aussitôt à
élaborer de nouvelles idées : mes élèves seraient contents de repartir chez
eux avec un petit sapin individuel, le premier soir des vacances, par
exemple.
— Il paraît que tu es allée à L’Edelweiss, reprend mon père en pénétrant
après moi dans la cuisine.
Les nouvelles vont vite.
Mal à l’aise, j’entreprends de mettre la bouilloire à chauffer. C’était
inévitable ; Hugh Grant aura parlé de la cinglée qui avale du beurre de
façon compulsive… et mes parents auront fait le rapprochement avec leur
idiote de fille !
— Avant que tu n’ailles t’imaginer que j’ai perdu la tête, dis-je en
disposant des mugs sur la table, sache que c’était… une erreur.
Perplexe, mon père passe une main dans ses cheveux frisés. Autrefois
cuivrés, ils sont à présent striés de mèches blanches.
— Tu n’as pas à te justifier, Val.
— Oui, enfin bon, je tiens quand même à ce que tu saches que je n’ai pas
pété un plomb ou je ne sais quoi du genre.
La bouilloire se met à siffler et je verse l’eau sur nos boissons : un thé
aux écorces d’orange pour moi, du décaféiné soluble pour mon père.
— Tu envisages les choses d’une drôle de manière, fait-il en remuant
lentement son sucre dans le café. Il n’y a pas de quoi en faire tout une
affaire.
Je serais quand même curieuse de savoir ce que Hugh Grant a pu
raconter.
— J’ignore ce qu’on t’a dit, Papa, mais ce n’était pas mon intention de
me donner en spectacle.
— Te donner en spectacle ? Tu y vas un peu fort.
— Les regards étaient pourtant braqués sur moi au moment où je me suis
rendu compte que j’avais gobé le beurre.
Enfin, surtout celui de l’Anglais. Je crois que les autres n’ont, à ce jour,
toujours pas fait le lien. Mon père me regarde tout à coup avec perplexité,
ses yeux marron se plissent. Je savais qu’à un moment ou un autre il finirait
par douter de ma santé mentale !
— Mais de quoi est-ce que tu parles, Valentine ?
— De cette maudite plaquette de beurre, pardi !
Il a l’air complètement paumé et il me faut bien quelques secondes pour
saisir qu’il ne faisait pas du tout allusion à ça. Soulagée, je me rejette contre
le dossier de ma chaise et, prise d’un fou rire devant sa mine pantoise, je lui
raconte mes péripéties.
— C’était très embarrassant, surtout quand ensuite je n’ai rien trouvé de
mieux qu’asperger Flore avec mon verre de vin.
Mon père est complètement hilare.
— Il n’y a bien que toi pour nous faire des trucs pareils ! En tout cas, sois
rassurée, ton aventure est restée sous silence. L’Anglais dont tu me parles
est d’ailleurs un type très sympa.
— Tu le connais ?
J’avale une gorgée de thé, consciente de l’empressement avec lequel j’ai
posé la question.
— Alan ? Oui, je l’ai croisé plusieurs fois à L’Edelweiss. C’est un gars
discret. Pas du genre à claironner partout que ma fille aînée a un penchant
prononcé pour le beurre, ajoute-t-il en riant à nouveau.
— Il n’empêche que tu as quand même su que j’ai fait une apparition à
L’Edelweiss. Tes copains, je présume ?
Mon père lève les mains dans un geste philosophe qui veut dire « Que
veux-tu que j’y fasse ? » Note à moi-même : si un jour le hasard me fait
rencontrer quelqu’un, je dois absolument éviter de l’emmener dans ce
repaire à cancans.
— C’est bien que tu sortes, déclare-t-il de manière tout à fait soudaine. Je
craignais que tu te laisses miner par ton divorce.
— J’aurais pu sombrer au fond du gouffre, mais comme tu me l’as si
souvent répété, les plus belles victoires sont celles qu’on remporte sur soi.
Papa hausse un sourcil.
— J’ai dit ça, moi ? rétorque-t-il, surpris.
— Chaque fois que je rechignais à apprendre mes tables de
multiplication.
— Ah oui… Assez souvent, donc ! s’esclaffe-t-il.
Je laisse passer un silence, avant de reprendre :
— C’est stupide, mais je n’avais pas imaginé qu’un jour il pourrait me
quitter. Je suppose qu’au bout de seize ans de mariage je me croyais à
l’abri.
— Votre couple battait de l’aile depuis un moment. Tout le monde l’avait
remarqué, mais toi, tu ne voulais pas le voir.
Fidèle à lui-même, mon père privilégie la franchise plutôt que de tourner
autour du pot. Je reste soufflée, comme s’il venait de m’envoyer un
uppercut dans l’estomac.
— C’est dégueulasse, ce que tu me dis, Papa.
Il m’adresse un sourire désolé.
— Je ne veux pas remuer le couteau dans la plaie, Val. Mais, enfin,
l’ambiance entre vous était tendue lorsque vous êtes venus, à Noël dernier.
Tu marchais sur des œufs.
Je déteste entendre ces mots, pourtant je sais qu’il a raison. Noël dernier
ne restera pas mon meilleur souvenir. Philippe a toujours détesté Vallenot.
C’est un citadin pur et dur. En général, nous passions le 25 décembre chez
sa mère, mais celle-ci est décédée en août de l’année dernière. C’est
pourquoi j’avais naturellement proposé de fêter Noël avec mes parents,
pour une fois. Au bout de quelques semaines de discussions tendues, il a
cédé, surtout pour me faire plaisir. Et avoir la paix. En contrepartie, il a
passé pratiquement tout le séjour à se montrer désagréable envers moi, me
faisant comprendre que ce n’était pas son choix d’être ici et qu’il m’en
voulait. Avec le recul, la routine et les petites rancœurs accumulées me
pesaient. Nous pesaient. Je ne vivais qu’à travers Philippe, le laissant
décider de tout. C’était un choix très bête de ma part. Et quand j’essayais
d’imposer ma volonté… eh bien, le résultat n’était pas très glorieux. Ce
n’est pas étonnant qu’il se soit lassé d’une épouse qui a effacé sa propre
personnalité.
Au bout de quelques secondes, je hasarde :
— Est-ce que tu as vu Maman, ces derniers temps ?
— Tout dépend de ce que tu entends par « ces derniers temps », répond-il
avec prudence. Pourquoi ?
— Oh, pour rien… Elle essaie de me convaincre par tous les moyens que
je dois rencontrer quelqu’un et me mettre en couple. C’est bizarre, venant
d’elle.
Hier soir encore, ma mère m’a téléphoné pour savoir ce que j’avais fait
de mon week-end. Traduction : est-ce que je suis tombée nez à nez avec le
futur homme de ma vie ? Après mon passage mouvementé à L’Edelweiss,
j’ai eu besoin de calme. Je ne remets pas en cause l’excellente compagnie
de Flore bien sûr, mais plutôt mon aptitude à la vie en société. Bref, au lieu
d’aller reproduire une chorégraphie de Beyoncé sur la place du village pour
attirer les mâles, j’ai jugé préférable de préparer de nouvelles activités pour
mes élèves et de cuisiner en écoutant Sheryl Crow en boucle. Entre-temps,
j’ai regardé plusieurs épisodes d’Outlander. Programme nettement moins
risqué qu’une nouvelle sortie publique. Maman ne l’a pas entendu de cette
oreille. Pour elle, il est inconcevable que mes projets n’incluent pas de
trouver l’amour.
— Ta mère s’est toujours fait du souci pour tes sœurs et toi, relativise
mon père. Ce n’est pas nouveau. Et puis, je suis certain que le temps lui
donnera raison ; tu rencontreras quelqu’un qui mérite ton amour.
Il ne va pas s’y mettre, lui aussi ?!
— J’admire ton bel optimisme, mais ça m’étonnerait. Je ne suis pas près
d’accorder ma confiance à un homme.
Si seize ans de mariage peuvent voler en éclats du jour au lendemain,
c’est bien que l’amour n’est pas une chose super fiable.
— Si encore il s’était contenté de me quitter parce qu’il ne m’aimait
plus… Mais non, il a fallu qu’il me trompe.
Ce sentiment d’injustice, le fait de me trimballer avec l’étiquette
« cocue » en sachant que les gens pensent sûrement que c’est ma faute (il
est de notoriété publique que l’homme a toujours une bonne raison d’aller
voir ailleurs, contrairement à la femme qui se transforme en garce si elle
commet l’adultère) continue de me torpiller le cœur.
— Je sais, me répond Papa. Et, crois-moi, s’il est encore en vie, c’est
uniquement parce que tu m’as empêché de débarquer chez lui armé de ma
hache.
— Il n’existe pas meilleur père que toi, dis-je en souriant. Pour en revenir
à Maman et à sa fixette, je me demande si elle ne regretterait pas d’avoir
toujours mis un point d’honneur à refuser la vie de couple.
J’ai eu de longues heures devant moi pour retourner le problème dans
tous les sens, avant de parvenir à cette conclusion. Papa émet un
reniflement sceptique.
— Je ne sais pas, Val, bredouille-t-il, visiblement peu à l’aise d’évoquer
ce sujet avec moi. Oh, et puis flûte, tu connais ta mère, je n’ai pas envie de
provoquer son ire en lui posant la question.
Sa grimace est plutôt comique, je ne résiste pas à l’envie de le charrier.
— Espèce de pleutre !
— Ce n’est rien d’autre que de l’instinct de survie, se défend-il, sur le
même ton.
Reprenant mon sérieux, je l’interroge :
— Et toi, tu ne regrettes rien ?
Il secoue une nouvelle fois la tête.
— Ta mère aurait fini par me détester si j’avais refusé de divorcer. Et
puis, ce n’est pas comme si mes filles avaient grandi dans une famille
désunie.
D’accord, il marque un point. Notre enfance, à mes sœurs et moi, aurait
été beaucoup moins cool si Papa était devenu un vieux bonhomme
malodorant et rongé par le chagrin. La seule chose qu’on pourrait
éventuellement lui reprocher, ce sont ses chemises à fleurs et son éternel
blouson en cuir… Toujours est-il qu’à ma connaissance, en trente-deux ans
de divorce, mes parents n’ont jamais refait leur vie sentimentale. Alors, oui,
je trouve plus que curieux que ma mère s’inquiète autant au sujet de la
mienne.

*
Quatre jours plus tard

— On l’appelait Nez Rouge / Ha, comme il était mignon / Le p’tit renne


au nez rouge / Rouge comme un lumignon…
Tandis que le paysage hivernal défile à quatre-vingts kilomètres-heure, je
m’applique à aligner ma voix sur celle de Céline Dion. Assis à côté de moi,
Jules pousse un soupir théâtral.
— T’es obligée d’écouter cette chanson ? En plus tu chantes faux.
Avec mauvaise foi, je réplique :
— Je ne chante pas faux. Et cette chanson a bercé toute mon enfance, je
te signale.
Ma voix s’envole de façon exagérée dans les aigus, me ramenant à ces
insouciantes années 1980 où ma mère, grâce à ses amis installés au Québec
(les mêmes avec qui elle randonnait quand elle a rencontré mon père), a
découvert Céline Dion avant tout le reste de la France. Chaque année, à
l’approche de Noël, elle ne ratait pas une occasion de nous passer le disque
du P’tit Renne au Nez Rouge. J’ai fouillé sur le Net et, pour mon plus grand
bonheur, retrouvé ce morceau sur YouTube.
— Son p’tit nez faisait rire / Chacun s’en moquait beaucoup / On allait
jusqu’à dire / Qu’il aimait boire un petit coup…
Peu sensible à mon hommage, Jules fusille mon Smartphone du regard.
— Ma mère se prend pour Céline Dion… Absolument merveilleux,
marmonne-t-il.
Malgré son air ronchon, l’amour que j’éprouve pour lui m’irradie le
cœur.
— Est-ce que tu crois qu’il est encore trop tôt pour acheter un sapin ?
Le ciel est bas et, dans les champs, les arbres aux branches nues
paraissent gelés. Sur la route, j’ai remarqué que quelques vitrines se sont
déjà parées de décorations lumineuses et crèches provençales. Ça me donne
envie d’en faire autant. Jules ne semble pas partager mon enthousiasme.
— Maman ! lance-t-il d’un ton de reproche. Noël est un fléau pour la
planète. C’est un mois de sur- consommation inutile qui gaspille…
Je coupe court à ses protestations :
— Tu ne tiens pas le même discours quand tu ouvres tes cadeaux.
— Eh bien, cette année, ce sera différent.
Parfois, ce gosse me désespère. Je m’attends à tout instant à ce qu’il
demande du papier toilettes réuti- lisable pour son Noël. Pire, qu’il invente
le concept. Heureusement pour moi, comme il n’est pas à un paradoxe près,
il favorise surtout les cadeaux en lien avec l’univers Marvel. Les
superproductions américaines ne sont pas très écolo, mais pour le moment,
il ne trouve rien à y redire, ce qui m’arrange bien. J’essaie de l’amadouer :
— Ça te dirait, un calendrier de l’Avent ?
— Maman, arrête de faire le jeu des grosses firmes commerciales ! Elles
nous détruiront. Dis, c’est obligé qu’on mange chez Mamie ? J’ai grave
envie de me poser, moi.
En ce vendredi soir, je suis allée récupérer Jules à l’internat et nous
faisons route vers le meilleur pot-au-feu de tout le pays.
— Ça lui fera plaisir, elle ne te voit pas souvent.
— La faute à qui ?
Sa réplique claque telle une détonation sur un stand de tir à la carabine,
comme ceux qu’il affectionnait plus petit. La cartouche invisible me perfore
l’estomac. Cependant, je refuse de perdre la main face à son besoin de
s’affirmer. De m’affronter. Jules souffle sur ses mèches châtains, qui
retombent sur ses yeux bruns.
— On a évoqué le sujet mille fois, dis-je en tentant de garder mon sang-
froid. Si tu veux vivre avec moi, ça passe forcément par l’internat le temps
que tu termines le lycée.
Je n’arrive pas à comprendre ses reproches, d’autant plus qu’il s’est très
vite fait des copains dans ce nouvel établissement.
— Tu pourrais inviter Diego à passer un week-end à la maison, si tu
veux.
Le jeune homme est l’un de ses camarades de dortoir dont Jules me parle
le plus depuis la rentrée. D’après ce que j’ai cru comprendre, ils sont
inséparables.
— Tu n’étais pas obligée de t’installer dans un trou perdu, réplique-t-il
d’un ton cassant, en ignorant ma suggestion.
— Non, mais j’en avais envie. C’est le rêve, pour toi qui aimes te sentir
proche de la nature, non ?
— Pfff…
— Si tu préfères aller chez ton père, c’est ton droit.
Jules passe aussitôt à l’offensive.
— Tu veux te débarrasser de moi, c’est ça ? s’écrie-t-il hargneusement.
Ne pas hurler. Cela ne servirait à rien, car à l’évidence, il cherche à me
pousser dans mes retranchements. Quand je pense que, durant les dix
années qui ont suivi mon accouchement, on m’a regardée avec suspicion
parce que je ne voulais pas d’autres enfants… Les gens sont masos ! Un
ado à supporter, c’est déjà bien assez !
— Non, mon Julot, je ne cherche pas à me débarrasser de toi. Ça me
ferait même de la peine si tu décidais d’aller vivre ailleurs.
Il me coule un regard en coin et j’attends la suite avec appréhension.
— Tu le détestes ? me demande-t-il, tout à coup radouci.
Énormément.
— Non, absolument pas.
Peut-être qu’à force de me le répéter, je vais finir par y croire.
L’expression de Jules me fait néanmoins comprendre que je vais devoir
afficher une plus grande certitude. J’ai beau m’efforcer de ne pas lui en
vouloir, ma colère envers Philippe est toujours bien présente. Sans ses
conneries, je ne serais pas en train de me disputer avec mon fils. Mais je
n’ai pas le droit de prendre Jules pour témoin de ma rancœur.
— J’ai essayé de le détester juste un peu, pour voir ce que ça fait… mais
ce n’est pas dans mon caractère.
— C’est relou ce qu’il t’a fait.
— Tu ne dois pas juger les choix de ton père, Jules. L’amour, ce n’est pas
quelque chose qui se contrôle. Et puis, elle a l’air sympa, Célia.
Je suis une véritable apôtre de la paix. Canonisez-moi.
Mon fils hoche vaguement la tête et se met à tapoter un texto sur son
portable. Fin de la discussion.
— Alors, elle veut quoi, Mamie ? enchaîne-t-il après avoir envoyé son
SMS.
— Je ne sais pas. Au téléphone, elle m’a dit qu’elle avait une excellente
nouvelle à nous annoncer.
Tout en sachant que, pour elle, le concept de bonne nouvelle peut tout
aussi bien concerner un rebondissement dans la série NCIS qu’une recette
de biscuits à tomber.
Jules élabore déjà sa propre hypothèse :
— Peut-être qu’elle a enfin compris que je n’ai plus l’âge d’être
surnommé « chérichou ».
Je m’esclaffe, ravie qu’il se soit enfin départi de son humeur maussade.
— Je m’en voudrais de briser tes illusions, mais ça m’étonnerait !
Lorsque ma mère nous accueille quelques minutes plus tard, le bel ovale
de son visage frémit d’excitation.
— Tu as encore grandi, chérichou ! s’exclame- t-elle en examinant Jules
sous toutes les coutures. Je me demande ce qu’ils vous donnent à manger,
dans ce collège, mais c’est efficace.
— Je suis au lycée, Mamie, marmonne-t-il en retour.
— Je sais bien, mais je ne m’y ferai jamais.
Tout en jacassant, elle l’aide à se débarrasser de son manteau comme s’il
avait encore cinq ans, puis elle nous envoie dans le salon.
— Ton père est déjà arrivé.
Mon père ? Ça alors ! J’ignorais qu’il était lui aussi invité. Nous le
trouvons agenouillé devant la cheminée, en train de replacer le garde-feu.
Un coup d’œil me suffit à repérer le carton de décorations de Noël que ma
mère a remonté de la cave et j’ai soudain une folle envie d’en extirper
toutes les jolies figurines scintillantes.
— Papa ?
Ce dernier se relève et avance vers nous. Je le laisse échanger quelques
paroles avec Jules, avant de lui faire part de mon étonnement.
— Alors, qu’est-ce qui se passe pour que tu sois toi aussi invité ? Maman
a gagné au Loto ?
— Ta mère connaît surtout mon goût immodéré pour son pot-au-feu,
rétorque-t-il.
En d’autres termes, il n’en sait pas davantage que moi. Heureusement,
Maman est une personne qui a du mal à tenir sa langue bien longtemps. Elle
décide de mettre fin au suspense dès que nous passons à table.
— Chloé vient pour les fêtes ! nous annonce-t-elle, ponctuant sa phrase
par un sourire radieux.
J’arrondis les yeux de surprise. Cela fait deux années de suite que ma
sœur n’a pas quitté New York durant cette période, laissant son tour à
Albane.
— C’est sûr et certain ?
Ma mère acquiesce, les yeux pétillants de gaieté.
— Elle arrive le 7 décembre. Je ne pouvais pas recevoir meilleure
nouvelle ! s’extasie-t-elle.
Le 7 décembre… Connaissant Chloé, qui fait passer son travail avant
tout, c’est assez inhabituel.
— Deux semaines avant Noël, c’est tôt, non ?
— D’après ce qu’elle m’a expliqué, son éditeur se met en pause pour les
fêtes. Elle compte donc s’octroyer une vingtaine de jours de repos.
Il est vrai que Chloé n’a fait que se consacrer à sa boîte durant ces
dernières années. Les rares publications sur sa page Facebook ne
concernent que son travail, de la promotion de nouveaux romans aux
soirées de lancement et remises de prix. Arrivée si jeune à un poste à
responsabilités, elle a sans doute eu besoin de faire ses preuves. D’autant
plus que sa prise de fonctions à la tête du service marketing a coïncidé avec
le transfert chez son éditeur d’un écrivain à succès. L’enjeu était énorme.
Aussi, cela fait très longtemps qu’elle n’a pas eu de vraies vacances,
grappillant seulement un jour par-ci, par-là. À trente-deux ans, Chloé a une
vie complètement dingue.
— C’est en effet une très bonne nouvelle, approuve mon père. Albane est
au courant ?
Le sourire de ma mère se flétrit un peu.
— Je lui ai téléphoné. Elle… elle l’a un peu moins bien pris que nous. Au
fond, elle espérait que Chloé se désisterait une nouvelle fois.
Aïe, la conversation ne prend pas exactement le tour que j’espérais. Et le
comportement des jumelles commence vraiment à m’agacer, ce dont je ne
me prive pas de faire part :
— Albane peut prendre sur elle et venir. Ça ne va pas les tuer de mettre
leur ego de côté.
Le silence retombe durant quelques secondes autour de la table, puis
Jules demande :
— Elles se sont embrouillées pour quoi, déjà ?
Mes parents échangent un regard confus.
— C’est du passé, lâche mon père. Albane avait rencontré un garçon et…
Il s’arrête, ma mère le toisant d’un air crispé.
— Disons que ce garçon n’en valait pas la peine.
Comprenant que le sujet est clos, Jules replonge le nez dans son portable.
C’est bête, mais au bout du compte, je n’en sais pas plus que mon fils au
sujet de cette querelle. Et mon petit doigt me dit que je ferais mieux de
garder mes questions pour moi. Peut-être que si à l’époque j’avais su me
montrer disponible, les choses se seraient déroulées autrement. Toujours
est-il que je n’étais pas là et j’ai comme le sentiment d’avoir raté le coche.
— Albane fêtera Noël dans la famille de Jérôme, soupire ma mère.
Mes sœurs sont infernales. Si aucune des deux ne se décide à faire le
premier pas, alors je vais profiter de la visite de Chloé pour prendre le
taureau par les cornes. De mes deux frangines, Chloé a toujours été la plus
affectueuse. Quand Albane, petite, était une casse-cou que rien n’effrayait
(à part les chiens depuis qu’elle avait maté en douce le film Cujo à l’âge de
huit ans), Chloé aimait venir se pelotonner contre moi dans mon lit durant
les soirs d’orage, lorsque le tonnerre faisait rage et que la pluie s’écoulait
des gouttières dans un boucan d’enfer. Ses petites mains potelées
s’agrippaient autour de ma taille et elle finissait par s’endormir, son nez
aussi délicat qu’un bouton de rose dans mes cheveux. Je suis bien
consciente qu’elle n’est plus cette enfant effrayée par le grondement du
tonnerre, mais j’ai bon espoir qu’elle m’écoute. Mieux : qu’elle comprenne
que cette situation n’est vivable pour personne.
Le reste du repas se déroule en bavardages. Ma mère ressert une part de
son fondant chocolat- caramel beurre salé à Jules, Merlin a la queue qui
frétille d’espoir.
— Je peux lui en donner, Mamie ?
Anticipant la réponse positive de ma mère, qui ne sait pas résister à son
labrador, j’alerte Jules sur les dégâts que le sucre peut causer sur la santé
des chiens. Comme pour me faire culpabiliser, Merlin pose sa tête sur les
genoux de mon fils, d’un air de dire « Ma survie dépend de ce délicieux
fondant au chocolat », et Maman lui file aussitôt un morceau de gâteau. Je
lève les yeux au ciel.
— Un jour, ce chien se retrouvera aveugle et en surpoids !
— Il est déjà en surpoids, relève mon père, qui m’aide à servir le café.
— Merlin est sportif, rectifie ma mère, il n’a que du muscle. D’ailleurs,
Valentine, est-ce que ça t’ennuierait de le prendre chez toi du 4 au
7 décembre ? Je vais passer quelques jours à Nice, avec une copine.
— Trop cool ! opine Jules à ma place.
— Tu n’es pas disponible, Papa ?
Je n’ai absolument rien contre le fait de garder Merlin, mais je suis
étonnée car d’habitude, mon père se dévoue volontiers.
— Non, me répond ce dernier. Ça tombe pile au moment où la société de
désinsectisation doit venir me débarrasser des cafards qui ont élu domicile
chez moi.
— T’as des cafards ? fait Jules, dans une grimace de dégoût.
J’avoue que cela me surprend aussi. Mais il suffit qu’une seule de ses
bestioles ponde pour que ce soit la prolifération assurée. Beurk.
— Plus pour longtemps, lui assure mon père. Le produit qu’ils
pulvérisent est très fort. C’est pour ça que je dois partir au moins vingt-
quatre heures.
— Et tu vas où ? Tu veux que je t’héberge ?
Tel que je le connais, mon père est capable d’aller planter sa tente dans la
montagne, même en cas de températures polaires.
— Ne t’en fais pas pour moi, me répond-il en esquissant un geste de la
main, j’irai chez mon frère, à Manosque.
Je ne peux me retenir d’écarquiller les yeux.
— Le vieux garçon ?
Si ses parents, d’anciens ouvriers qui ont trimé trop longtemps en usine,
sont décédés depuis des années, Papa a encore un frère en vie. L’oncle
Christian, que l’on ne voit qu’en de très rares occasions. Il ne s’est jamais
intéressé aux femmes (aux hommes non plus, d’ailleurs), et on ne lui
connaît, à ce jour, pas le moindre flirt. Quant à sa vie sociale, elle pourrait
rivaliser avec celle de Norman Bates, le tueur de Psychose. Sauf que
Christian, à ma connaissance, n’a encore jamais zigouillé personne sous la
douche (ni ailleurs) et n’a pas non plus conservé les cadavres de ses parents.
Il a seulement gardé leur maison, de laquelle il ne sort que pour faire ses
courses. Si je me souviens bien, il sent le camphre et n’est jamais venu nous
rendre visite. Je trouve très étonnant que mon père s’installe chez lui durant
quelques jours.
— Est-ce que tu es d’accord pour t’occuper de Merlin ? me redemande
ma mère.
En entendant son nom, le labrador pousse un petit couinement. Je crois
qu’il n’a pas envie d’aller faire un tour chez tonton Christian.
— Je passerai le récupérer la veille de ton départ, Maman.
— Tu entends ça, mon bébé ? gazouille-t-elle, penchée vers le chien. Tu
vas être bien chez ta grande sœur !
J’échange un regard éloquent avec Jules, et mes parents se mettent à
évoquer leurs amis du Québec, qui ont entrepris un trek en Islande. Comme
ils en parlent avec envie, je leur fais remarquer qu’ils ont encore la
condition physique requise pour tenter l’aventure ensemble. Ma suggestion
soulève un tollé ; ils protestent avec force, comme si je leur avais proposé
d’accompagner leur café de cafards grillés.
— Je ne vous ai pas raconté ! s’exclame tout à coup Maman en reposant
sa tasse. Le curé est tellement satisfait de ce que rapportent les ventes de
nos bonnets qu’il m’a demandé de l’aider à organiser une nouvelle action.
— Le père Xavier t’a recrutée, Sophie ?! Quel saint homme ! s’esclaffe
mon père.
— Sylvain Rocca ! proteste-t-elle. Ne me pousse pas à commettre un
homicide !
— Mais tu es devenue une sorte de bonne sœur, en fait ? s’enquiert Jules
d’un air perdu.
Ma mère le couve affectueusement du regard.
— La religion n’a rien à voir avec ça, chérichou. Quand on veut apporter
du réconfort à son prochain, peu importe qu’on soit chrétien, juif,
musulman ou athée. C’est le cœur qui parle. Il se trouve qu’ici, la personne
qui tend la main aux autres est le curé. Alors je l’aide.
Mon père a beau la chambrer dès qu’il en a l’occasion, une lueur
admirative brille dans ses yeux. Ma mère se tourne vers moi, avec un
sourire entendu.
— Le père Xavier aimerait que tu te joignes à nous vendredi prochain.
Jules étouffe un rire dans sa serviette. Quant à moi, je reste bouche bée.
Pour quelle raison un prêtre voudrait-il me rencontrer ? Une pensée me
frappe brusquement.
— Attends, Maman, j’espère qu’il ne s’agit pas encore d’une de tes
manœuvres pour me faire rencontrer quelqu’un ? Parce qu’à ma
connaissance, il n’y a aucun homme dans ton groupe, à l’exception du curé.
Ce qui est hors de question.
Elle roule de grands yeux, comme si je venais de sortir une idiotie.
— Quand tu auras fini de me sermonner avec tes accents de vertu
outragée, tu pourras peut-être m’écouter ?
Je lui fais signe de poursuivre.
— La municipalité a voté pour la création d’un musée consacré au
village, m’apprend-elle. Le père Xavier s’y implique beaucoup. Et comme
tu possèdes une licence en histoire, il aimerait te rencontrer. Nous nous
réunissons en général le vendredi soir.
— Eh bien, c’est… euh… Tu veux que je vienne, c’est ça ?
Non pas que j’aie mieux à faire, mais enfin, on a vu plus folichon,
comme programme.
— Je savais que tu dirais oui ! s’enthousiasme Maman.
Le problème, dès qu’on s’intéresse un tant soit peu à l’histoire, c’est
qu’on est vite considéré comme le Stéphane Bern local. Peu importe que
j’aie étudié à fond la cour du Roi-Soleil ou la Première Guerre mondiale, ils
ont déjà sûrement décrété que je suis la spécialiste de nos « coutumes
montagnardes depuis le Moyen Âge ». Et à moins de choper une bonne
intoxication alimentaire en allant me goinfrer de sushis avec Jules demain,
je ne vois pas comment je vais pouvoir échapper à cette soirée ultra
passionnante chez monsieur le curé.
D’abord les leçons d’autodéfense, à présent le club de tricot de ma
mère… Ma vie devient très fun, ces temps-ci.
4

– PRÊTE ?
Je crois qu’on peut considérer que oui. Cela fait cinq bonnes minutes que
je suis plantée devant la voiture, à attendre que ma mère ait vérifié pour la
cinquantième fois si elle a bien fermé tous les volets et verrouillé les portes.
J’ai beau porter le bonnet qu’elle m’a tricoté, la laine épaisse ne suffit pas à
me protéger du vent glacial. Mon haleine blanchit l’air lorsque j’ouvre la
bouche :
— Tu aurais pu me donner les clés pour que je me réfugie dans la
voiture.
— Ah oui, c’est vrai, me répond-elle distraitement en s’installant au
volant.
— J’ai failli geler sur place, dis-je en me frictionnant les mains pour les
réchauffer. Je piquerais bien un biscuit, pour la peine.
L’odeur qui s’élève de la boîte que Maman vient de déposer sur le siège
arrière est appétissante. Si la soirée consiste à se goinfrer de biscuits de
Noël aux amandes et à la cannelle, ça me va !
— N’y songe même pas, rétorque-t-elle en me coulant un coup d’œil
oblique. Alors, est-ce que tu es retournée à L’Edelweiss, cette semaine ?
— Pas le temps ! J’ai passé mes soirées à confectionner des décorations
pour ma classe.
— Donc aucune rencontre à l’horizon…, constate-t-elle, une moue de
dépit sur les lèvres.
Ah. Elle est repartie sur son refrain favori du moment : ma vie
amoureuse.
— Tu sais, Maman, il y a quand même peu de chances que je rencontre
l’homme de ma vie parmi les habitués de L’Edelweiss.
J’en demande peut-être beaucoup, mais je n’ai pas du tout envie d’un
plan drague avec l’un des copains de mon père. Je n’ai envie d’aucun plan
drague tout court, d’ailleurs.
— Je suis sûre que tu plais aux hommes. Tu ne le vois pas, c’est tout.
Tandis que la voiture s’engage dans la montée près de l’église, je
considère mon reflet dans le rétroviseur d’un regard sombre.
— Oh non, les hommes ne se bousculent pas au portillon. C’est mieux
ainsi.
Je passe évidemment sous silence le drôle de rêve dans lequel le sosie de
Hugh Grant me faisait des choses pas du tout désagréables. C’était un
déraillement éphémère. Mes hormones prises de mélancolie. Rien d’autre
qu’une forme de stress post-traumatique lié à l’histoire de la plaquette de
beurre. Il n’empêche qu’à y repenser, mes genoux se liquéfient.
Histoire de remettre mes pensées dans le droit chemin, je lance :
— Jules envisage de travailler pendant les vacances.
Ma mère hoche vigoureusement la tête.
— C’est une bonne initiative. Il pourrait faire quelques heures à la
boutique, propose-t-elle. Les réservations à la station de ski affichent
complet, nous ne manquerons pas de clients.
Je suis contente d’apprendre qu’en seulement un an d’existence, la
station parvient à tirer son épingle du jeu. Néanmoins, les plans de Jules
sont déjà établis.
— À vrai dire, il m’a parlé d’un centre commercial qui recrute des lutins
de Noël… Je suis découragée à l’idée de multiplier les allers-retours.
— C’est sûr que si tu dois te taper la route matin et soir, tu n’as pas fini.
Surtout s’il neige.
Je n’avais pas pris ce paramètre en compte. Pourtant, dans notre région,
la neige est très fréquente en décembre et ce n’est pas un hasard si la saison
des sports d’hiver bat son plein dès les vacances de Noël.
— Bah ! Si Jules tient vraiment au costume de lutin, reprend Maman, il
peut en porter un dans mon magasin.
— On verra, dis-je pour m’esquiver.
Je ne voudrais surtout pas briser l’enthousiasme de ma mère, mais à mon
avis, on ne verra rien du tout. L’intérêt soudain de Jules pour le poste du
centre commercial n’est pas fortuit. La gaieté dans sa voix quand il m’a
précisé qu’une certaine Maëva allait postuler elle aussi ne m’a pas
trompée ; j’ai bien l’impression que mon ado a un béguin. D’ailleurs, il n’a
pas critiqué l’internat de toute la semaine.
Nous trouvons une place sur le parking situé non loin du lavoir du
XVIIIe siècle. Prenant garde à ne pas glisser sur les pavés humides de givre,
nous remontons la légère pente qui mène au presbytère. La mairie a déjà
paré les rues de guirlandes lumineuses, ce qui a le mérite de rendre les
artères médiévales moins sombres. Je soupire d’aise lorsque le curé nous
fait entrer dans le corridor, et me laisse envelopper par la douce chaleur. Les
bâtiments du bourg ont été érigés, pour la plupart, il y a très longtemps,
puisque notre village existe depuis le XIIe siècle. Si certaines maisons
tombent en décrépitude, livrées à l’humidité qui grignote lentement les
vieilles pierres, celle du curé a pu y échapper, grâce aux différentes
restaurations qui la rendent confortable.
— Bonsoir, père Xavier ! le salue ma mère en dénouant son écharpe.
Ce dernier se met à rire doucement.
— Enfin, Sophie, je t’ai dit mille fois de m’appeler par mon prénom !
Nous sommes tout de même allés à l’école ensemble.
— C’est vrai, mais tu ne portais pas la soutane à l’époque. Je te revois
encore, plongé dans tes albums de Lucky Luke.
— J’aime toujours autant les histoires de cow-boys, déclare-t-il en
clignant de l’œil.
Comme il se tourne vers moi, ma mère semble se souvenir de ma
présence :
— Au fait, je te présente ma fille, Valentine.
Le prêtre m’accorde une poignée de main chaleureuse.
— Cela me fait plaisir que vous soyez venue, mon enfant.
— Maman m’a dit que vous souhaitiez me parler, à propos du futur
musée.
Le curé hoche la tête.
— En effet, mais nous évoquerons le sujet plus tard. J’ai d’abord prévu
autre chose, suivez-moi.
Nous pénétrons à sa suite dans la pièce voisine, une salle purement
fonctionnelle, meublée d’une grande table entourée de chaises et d’une
vieille armoire. Je me fige en m’avisant du nombre de personnes présentes :
cinq femmes et…
Deux pompiers ?
À moins que la dernière mode ici ne soit au treillis noir et à la veste à
bande rouge portant l’inscription « sapeurs-pompiers », il n’y a aucun doute
possible. Et bien sûr, Rémi fait partie du duo. Même de dos, il est
reconnaissable entre mille, avec sa tignasse brune ébouriffée, comme celle
d’un petit garçon à qui on donnerait le bon Dieu sans confession. Sûrement
mû par son instinct d’emmerdeur, il se retourne pile au moment où je
cherche une échappatoire. Aussi étonné que moi, il cligne des yeux. Notre
échange de regards surpris ne dure qu’une seconde à peine, car ma mère,
après avoir collé la boîte de biscuits dans les bras du curé, m’entraîne pour
saluer les bénévoles du club. Je reconnais Carole et Sylvie, deux de ses plus
anciennes amies.
— Et voici les trois inséparables tricoteuses de compétition, Danielle,
Odette et Jacotte, la maman de Xavier, termine-t-elle en me désignant les
vieilles dames assises près de la cheminée.
L’une d’elles, une petite mamie voûtée habillée comme dans un sketch
des Bodin’s, plisse alors les yeux.
— C’est une des jumelles ? demande-t-elle en me scrutant sous toutes les
coutures.
— Non, c’est Valentine, la corrige ma mère.
— Tu sais bien, Odette, intervient la mère du curé, c’est la femme de
l’antiquaire, comme dans Louis la Brocante.
— Ex-femme, ne puis-je m’empêcher de rectifier.
Tant que j’y suis, je leur expliquerais bien que les activités de Philippe
n’ont rien à voir avec celles de leur héros de fiction, mais le regard navré
qu’elles m’adressent me coupe dans mon élan. Le visage d’Odette s’éclaire
soudainement, comme si on venait de la brancher sur batterie.
— Ah, mais oui ! s’exclame-t-elle de façon très sonore. C’est celui qu’est
parti avec une autre ! Ma pauvre petite, compatit-elle, pleine de
commisération.
L’évocation de ma situation déclenche tout à coup une grande animation
chez les vieilles dames, qui se pressent autour de moi comme un banc de
piranhas le ferait avec un hémophile.
— Elle n’a rien vu venir, la pauvre, leur explique ma mère.
— Ah, les enfants ! soupire Danielle. Ils nous font vieillir avant l’âge. Je
présume que tu l’aimes encore, ma pauvre Valentine ?
— Euh… non.
Un peu à l’ouest, la mamie.
J’essaie de sourire pour faire comme si je me fichais que mon statut de
femme trompée soit au centre de la conversation, mais j’ai plutôt envie de
me fondre dans le décor. Jacotte pose sa main sur la mienne.
— Il ne te méritait pas, affirme-t-elle. Tu veux un biscuit, ma pauvre
chérie ?
Je hoche la tête, surtout dans l’espoir que leur intérêt porte vite sur un
autre sujet. Si quelqu’un m’appelle encore une fois « ma pauvre petite » ou
« ma pauvre chérie », je vais péter les plombs. Pour couronner le tout, Rémi
se joint à notre groupe et me tend une tasse de thé.
— Je crois que tout le monde en a eu, sauf toi.
Je me sens rougir jusqu’aux oreilles, sans comprendre vraiment pourquoi.
Enfin, si. À présent, il sait que je suis cette femme incapable de garder son
mari. Et sa pitié me gêne.
— Franchement, reprend Odette, je plains les jeunes de votre génération.
À notre époque, les mariages duraient.
— À notre époque, les gars couraient tout autant après les jupons, précise
Danielle. Mais on devait bien s’en accommoder.
Est-ce que c’est censé me réconforter ?
Rémi me regarde un peu bizarrement. Peut-être qu’il s’attend à ce que je
fasse une crise de nerfs. Je dois avouer que je n’en suis pas très loin.
— Merci pour le thé, lui dis-je en m’éclaircissant la gorge.
Il me répond par un hochement de tête poli avant de rejoindre son
collègue. Il ne me reste plus qu’à faire semblant de m’intéresser aux
papotages des copines de ma mère. Au bout de quelques minutes, le père
Xavier se place au centre de la pièce et nous invite au silence. Une fois le
calme établi, il prend la parole :
— Bien, nous voici au complet. Comme vous le savez, les maîtres mots
de toutes nos actions sont : accueil, convivialité et partage. Ma mère, ici
présente, est à l’initiative du nouveau projet qui nous tient à cœur : rendre la
vie plus douce à des personnes isolées.
— J’espère que vous ne pensez pas au vieux Baratier, intervient aussitôt
Carole. La dernière fois que les gamins sont allés sonner chez lui pour les
billets de tombola, il les a menacés avec son fusil.
— Il paraît qu’il conserve en évidence dans son salon le morceau de
doigt qu’il a perdu lors de la guerre d’Algérie, frémit Odette. Quelle
horreur !
Accueil, convivialité, partage, disions-nous…
— C’est vrai que Gaston est devenu un peu sauvage, concède le curé.
Mais je suis certain que l’un ou l’une d’entre nous saura…
— Moi, je peux m’en charger, déclare sa mère d’un ton sans appel. Un
bonhomme pas facile, j’en ai déjà un à la maison avec mon Lulu, alors ce
n’est pas Gaston qui va m’effrayer.
Assise sur une chaise, je retiens un bâillement et contemple le bout de
mes tennis pendant que le père Xavier résume la mission qui sera désormais
la leur, une fois par semaine : prendre de leurs nouvelles, discuter avec eux,
s’assurer qu’ils ont tout ce dont ils ont besoin.
Ma mère propose immédiatement d’apporter des petits sachets de biscuits
de Noël à ces personnes qui, pour diverses raisons, sont esseulées, sans
famille et parfois en situation de handicap, ce qui les empêche de se rendre
régulièrement dans le bourg. Les bénévoles en dénombrent une dizaine,
dont le fameux Gaston et son fusil de compagnie.
C’est alors que ma mère se met à plaisanter :
— On va bientôt pouvoir ajouter Valentine au compteur, telle qu’elle est
partie !
Oh bon sang…
Elle n’a pas capté que j’ai déjà été couverte de honte tout à l’heure ? À
partir de quel moment l’humiliation franchit-elle le seuil du tolérable ?
L’étriper dans un lieu saint serait un peu craignos (pardon, mon Dieu, même
si je ne crois pas en vous !), alors je suis bien obligée de sourire aux petits
éclats de rire qui suivent sa vanne.
— Je ne suis pas si seule que ça, je couine pour ma défense. Les bois
regorgent de marmottes, et comme j’ai plus de conversation qu’un chamois,
elles adorent venir débriefer avec moi, le soir.
Là, tout de suite, la cape d’invisibilité de Harry Potter pourrait m’être très
utile, d’autant plus qu’une grande majorité des personnes présentes semble
se demander si je suis sérieuse. Je me sens ridicule. Sentiment largement
amplifié par les yeux de Rémi rivés sur moi et son visage creusé de
fossettes amusées. J’ai toujours eu un faible pour les fossettes, mais pas ce
soir. Il doit penser que je suis très sotte. Le père Xavier, mon sauveur,
décide de mettre fin à ce moment embarrassant :
— À présent, je vais en venir aux raisons de la présence de ces deux
sapeurs-pompiers, reprend-il, en désignant Rémi et son collègue.
Mon cerveau enregistre un soupir collectif d’appréciation féminine.
J’aurais dû prétendre que j’étais pompier, moi aussi ; ça a l’air de faire
davantage d’effet qu’institutrice. Le prêtre nous explique qu’en allant visiter
des personnes isolées, il y a des possibilités d’être confronté à des incidents.
— Vous pourriez tomber sur un vieillard inanimé, par exemple, ou cloué
au sol à la suite d’une mauvaise chute. J’ai donc demandé à Rémi et Farid
de vous former aux premiers secours et ils ont gracieusement accepté.
D’un geste, le père Xavier leur fait signe de rejoindre le centre de la
pièce. Pendant qu’ils s’installent et se présentent en fonction de leur grade
(Rémi est sergent et chef d’agrès sur les sauvetages aquatiques et Farid,
adjudant), je pioche un biscuit dans la boîte que ma mère fait tourner.
— La première chose à faire si vous découvrez une personne à terre,
commence Rémi, c’est la mettre en PLS : position latérale de sécurité.
— Comment est-ce qu’on procède ? s’enquiert Danielle.
— Nous allons vous montrer, lui répond Farid. Il nous faudrait une
volontaire.
Tous les regards se braquent alors sur moi et je manque de m’étouffer
avec les miettes de mon biscuit. Ils sont sérieux, là ? Durant une seconde, je
reste statufiée comme un lapin pris dans les phares d’une voiture. Puis je
me récrie à toute vitesse, en m’efforçant de ne croiser aucun regard :
— Pourquoi moi ? Je ne suis pas une personne âgée ! Sans vouloir
manquer de respect à qui que soit, bien entendu.
— La logique voudrait que ce soit toi qui t’y colles, Valentine, relève
Jacotte. À ta place, je me damnerais pour être manipulée dans tous les sens
par les beaux pompiers.
— Maman ! crie le père Xavier, consterné, en dési- gnant la croix
accrochée au-dessus de la porte.
La vieille dame se met à battre des cils, telle une ingénue.
— Quoi ? Je ne fais qu’énoncer à voix haute ce que tout le monde pense
tout bas. N’est-ce pas, mesdames ?
Gloussement général. Cette soirée au presbytère, c’est décidément la
grande rigolade. Rémi m’encourage d’un signe de tête.
— Valentine ? m’appelle-t-il, de sa voix à la fois douce et grave.
Je capitule, non sans pousser un très gros soupir, des fois que l’assemblée
n’aurait pas compris ce que je pense de tout ça.
— OK, c’est bon, maugrée-je. Alors, qu’est-ce que je dois faire ? Simuler
ma propre mort ?
Mon humour touche au moins une personne, si j’en crois le petit rire qui
s’échappe de la bouche de Farid.
— On ne t’en demande pas tant, me corrige Rémi. Imaginons, à tout
hasard, que tu te promènes toute seule, sous une pluie battante…
Bah voyons…
— N’importe quoi ! l’interrompt, Jacotte. Personne ne ferait une chose
aussi stupide.
Ben si, moi.
Rémi, qui se fiche bien de l’avis de la vieille dame, continue, planté face
à moi :
— Tu cours pour arriver plus vite chez toi, mais malheureusement, tu
dérapes et tu tombes. La douleur est telle que tu ne peux plus bouger.
Dans la salle, plus personne ne pipe mot. On dirait qu’ils sont scotchés
devant le film à suspense du siècle.
— Allez, vas-y, tombe, m’enjoint Farid.
J’aimerais prendre les choses davantage à la légère, mais je déteste me
retrouver au centre de l’attention. J’en ai le cuir chevelu brûlant et le seul
moyen de mettre un terme à ma gêne est bel et bien de me laisser tomber, en
priant pour que le sol m’engloutisse. Dans ma tête, j’imagine la chute
gracieuse d’une Garbo de l’âge d’or hollywoodien. En réalité, je m’échoue
sur le carrelage avec l’élégance d’un lion de mer. Allongée à plat ventre,
j’entends ma mère souffler à ses copines :
— Elle a toujours été mauvaise actrice. Lors des spectacles de fin
d’année, à l’école, on ne lui donnait que des rôles minimes.
— Je ne suis pas sourde, Maman !
Farid me coule un regard d’une infinie patience.
— Vous n’êtes pas censée parler.
Est-ce que je peux au moins hurler ma douleur d’être ici ?
Rémi s’approche pour démarrer la démonstration.
— Pour placer une victime en PLS, il y a huit étapes à respecter,
explique-t-il, tout en s’agenouillant près de moi. La première : vous prenez
le bras le plus proche de vous et vous le placez à angle droit par rapport à la
personne.
Tout en parlant, il s’empare de mon bras.
— Ensuite, vous prenez l’autre main, paume contre paume, puis vous en
positionnez le dos, comme ça, contre son oreille et sa joue…
Rémi travaille lentement, avec des gestes délicats, s’assurant que les
bénévoles comprennent ce qu’il leur dit. De mon côté, je m’efforce de
respirer normalement, ce qui n’est pas évident avec deux pompiers en train
de me tripoter et sept paires d’yeux fixées sur nous. Rémi me soulève le
genou le plus éloigné de lui et…
— Il faut ramener le talon le plus proche des fesses…
Il ne va quand même pas me toucher les fesses ?
— … et vous devez faire pression sur le genou, comme je le fais, pour
basculer la victime sans risquer d’abîmer la colonne vertébrale.
Et hop, sous les mains expertes de Rémi, qui ont soigneusement évité
tout contact avec mon postérieur, je roule sur le côté. Je fais désormais face
à tout le monde. Tout du moins, aux chaussures de tout le monde.
— Je n’y avais pas pensé, mais peut-être qu’un pompier lui conviendrait,
commente Maman de façon peu discrète à l’une de ses copines.
OK, la situation commence à complètement m’échapper. Est-ce que
l’étrangler serait un péché ? Je dirais que oui.
Je me mets à tousser de façon ostentatoire pour couvrir les paroles de ma
mère. Réflexe idiot puisqu’il est trop tard. Le curé s’inquiète aussitôt de
mon stage prolongé sur le carrelage.
— J’espère que vous n’allez pas attraper froid, mon enfant.
— Nous avons bientôt terminé, le rassure Farid. Est-ce qu’il y a des
questions ?
— On fait comment si la victime pèse soixante kilos de plus que nous ?
s’enquiert l’une des mamies.
— Du mieux que vous pouvez, lui répond Rémi, avant de revenir à ma
hauteur. On continue ?
— J’aimerais bien qu’on en finisse, oui, dis-je, heureuse de n’être pas
réellement en danger de mort vu comme la démonstration s’éternise.
Rémi retire délicatement la main posée sous mon cou et me remonte le
genou supérieur à angle droit.
— La stabilisation terminée, il n’y a plus qu’à attendre les secours. Merci
d’avoir coopéré, Valentine.
Je me relève d’un bond, soulagée d’en avoir enfin fini. La soirée est très
avancée et, après avoir échangé encore quelques paroles, les bénévoles
partent les unes après les autres. Les pompiers remballent eux aussi leurs
affaires. Parfait, je peux enfin respirer. Cependant, ma joie est de courte
durée ; sans prévenir, Rémi pivote et lève le menton dans ma direction pour
m’interpeller :
— Au fait, Valentine, tu peux revenir à L’Edelweiss quand tu veux. Nous
avons fait le plein de beurre.
D’accord, le supplice n’était donc pas terminé. Et Rémi sait, il a compris
pourquoi le beurre s’était brusquement volatilisé. Si je pouvais, je
l’éradiquerais tout de suite de la surface de la Terre ! J’essaie d’ailleurs de
lui faire comprendre du regard que j’envisage déjà l’endroit où enterrer son
cadavre. Vu son air satisfait, je dirais que le message a du mal à passer.
— C’est quoi, cette histoire de beurre ? résonne alors la voix de ma mère,
près de mon oreille.
La prochaine fois que j’accepterai d’accompagner ma mère à ce genre de
réunion, j’espère que quelqu’un prendra l’initiative de m’assommer avec un
pied-de-biche.
5

UN QUART D’HEURE PLUS TARD, assise en face du père Xavier, j’écarquille les
yeux, persuadée qu’il ne s’est pas adressé à la bonne personne.
— Des documents d’époque ? Tu aurais ça, toi, Maman ?
En réponse à ma question, ma mère hausse les épaules.
— Je ne sais pas, il faudra fouiller dans le grenier, lâche-t-elle sans grand
enthousiasme.
Les mains croisées sur la table, le curé nous adresse son éternel sourire
bienveillant. Je ne serais pas étonnée d’apprendre qu’il est né avec, car
jamais rien ne semble l’ébranler.
— Je compte sur vous, nous précise-t-il. Ce musée apportera un nouveau
souffle au bourg.
Je lève un sourcil perplexe et lui fais remarquer que le village m’a l’air
très vivant, entre la station de sports d’hiver et le marché de Noël.
— Je suis d’accord avec vous, mon enfant, mais on parle d’une structure
ouverte toute l’année. Même l’été. Or, comme nous le savons, c’est durant
cette saison que pas mal de touristes viennent se mettre au vert et s’adonner
à la randonnée dans nos montagnes. Nous aimerions leur proposer d’autres
types d’activités.
Il est vrai qu’économiquement, Vallenot dépend beaucoup de ces
vacanciers. Je laisse passer un silence, le temps de peser le pour et le contre.
Le prêtre m’a demandé de l’aider à rassembler le plus d’archives possible
concernant l’évolution de notre école. Le directeur lui a déjà offert de
l’aider en inventoriant les différentes caisses entreposées dans une salle,
mais comme ma grand-mère a été une figure incontournable de
l’enseignement à Vallenot, le curé semble penser que je suis la personne
idéale pour le seconder dans cette entreprise. Le seul problème, c’est que
Constance mettait un point d’orgue à ne jamais parler du passé et je
l’imagine mal avoir conservé des reliques, elle qui disait souvent que les
souvenirs ne ramenaient pas les gens que l’on avait aimés.
— Comment se fait-il que c’est à toi qu’on a confié la partie consacrée à
l’école ? l’interroge ma mère.
— La mairie a réparti les rôles entre passionnés, alors on a procédé par
tirage au sort pour savoir qui allait s’occuper de quoi.
— Et tu ne vois que nous pour te filer un coup de main ? insiste-t-elle.
J’ai comme l’impression que cette perspective ne la réjouit pas
particulièrement.
— J’ai bien l’intention d’aller glaner des trésors d’antan chez toutes les
personnes que je connais, affirme le père Xavier, mais il ne reste plus aucun
enseignant de l’époque. Alors, si vous aviez des photos ou des choses de cet
ordre…
Le curé poursuit son exposé en évoquant l’exode rural, qui a déplacé des
familles entières vers les plus grosses villes, dotées de centres commerciaux
et autres commodités à portée de mains.
— Sans compter ceux qui sont décédés. Les témoins deviennent rares.
Avant de partir, nous lui assurons que nous ferons notre maximum pour
contribuer au lancement du musée. Une fois assise dans la voiture, ma mère
me confie néanmoins son scepticisme.
— Je vais jeter un œil, mais je ne garantis rien.
— Mamie n’avait vraiment rien conservé ? Pas même un petit bulletin de
notes ?
— Je ne sais pas… Lorsque j’ai vidé son appartement, j’ai récupéré des
cartons que je n’ai jamais ouverts.
Compte tenu du passé familial, j’aurais pensé qu’elle éprouverait
davantage d’intérêt.
— Tu es sérieuse ?
Toujours concentrée sur la route, elle enclenche le clignotant.
— Ta grand-mère possédait au moins un million de bibelots qui prenaient
la poussière, soupire-t-elle. Je ne sais pas combien j’en ai jeté. Je présume
que ces cartons contiennent eux aussi des vieilleries.
Elle stoppe sa voiture devant l’allée qui mène à ma maison. Dehors, de
légers flocons tombent en silence.
— On dirait bien que l’hiver est là, fait-elle remarquer, dans un murmure.
Je me pince l’arête du nez, agacée qu’elle change de sujet. De quoi a-t-
elle peur, au juste ?
— Maman…
Je fais une pause afin de chercher les bons mots.
— Je sais ce que tu vas dire, anticipe-t-elle. Et je vais te donner ces
cartons, ainsi tu pourras en juger par toi-même.
— Tu ne t’es jamais demandé qui était ton père ?
Les mains posées de part et d’autre du volant, ma mère blêmit et je me
désole aussitôt d’avoir posé la question qui me brûle la langue depuis si
longtemps. Qu’est-ce qui m’a pris ? C’est tacite, mais chez nous, on ne
remue pas ces choses-là. On les tait, on fait comme si ça n’avait pas existé.
— Évidemment que j’ai posé la question, Valentine, me répond-elle après
avoir pris une profonde inspiration. Cependant… Maman était une personne
très secrète. Elle me répétait sans cesse qu’on s’en sortait très bien toutes
les deux, et c’était vrai.
En fond sonore, la radio diffuse un vieux tube disco, Knock on Wood,
créant un contraste bizarre avec la solennité de l’instant.
— C’est légitime de vouloir connaître ses origines. Tu n’as pas envie de
savoir la vérité ?
Son manque de curiosité me sidère. C’est un peu comme lire un Harlan
Coben sans aller jusqu’à la fin : frustrant.
— Si elle ne m’a jamais révélé l’identité de mon géniteur, c’est qu’elle
avait sans doute de bonnes raisons.
Un détail dans son expression me frappe alors et il me semble entrevoir
la petite fille qu’était Maman, une petite fille soucieuse de ne pas décevoir
sa propre mère. À cet instant précis, je suis convaincue que le modèle
matriarcal avec lequel elle a grandi a eu une forte influence dans ses choix
et pèse encore sur ses frêles épaules. Je suis même étonnée de ne pas y
avoir pensé plus tôt. Constance n’était pas qu’une simple maîtresse
d’école ; elle était une femme qui veillait jalousement sur son secret. Mais
quel secret ? Est-ce que ma mère est le fruit d’une liaison interdite ? La
question me taraude et, oui, j’ai envie de fouiller dans les affaires de ma
grand-mère pour découvrir qui elle était réellement. Le père Xavier a peut-
être bien fait de s’adresser à moi, en définitive.
*

Le surlendemain, premier dimanche de l’Avent, je traverse le bourg pour


me rendre chez ma mère. Les chalets du marché de Noël sont désormais
ouverts et la municipalité a installé un gros toboggan gonflable pour les
enfants. Avec son cadre montagnard et ses sapins en pots décorés de rouge,
le village ressemble à une carte postale vivante et pittoresque. L’endroit
idéal pour vivre, me dis-je, alors que des bribes de Vive le vent résonnent
gaiement dans mon esprit. Les portes de nombreuses habitations se sont
parées de couronnes et celle de ma mère ne fait pas exception.
— Ça sent le parfum du bonheur, ici ! je m’exclame en pénétrant dans le
vestibule.
Il plane dans l’air d’appétissantes odeurs de cannelle et de gingembre. Je
retrouve Maman dans la cuisine, penchée au-dessus d’une fournée de
figurines en pain d’épice. Armée d’une poche à douille, elle s’apprête à
décorer les petits bonshommes avec un glaçage aux couleurs joyeusement
régressives. Couché à ses pieds, Merlin attend avec ferveur que des miettes
lui tombent par mégarde sur le museau et daigne à peine relever la tête
lorsque je m’approche.
— Ils sont pour la boutique, m’avertit ma mère, en m’entendant inhaler
de gourmandise. Mais je t’en ai mis un de côté pour avoir ton avis.
— Mon avis, c’est que je prends deux kilos rien qu’en les regardant, alors
que toi tu restes toujours aussi mince. C’est injuste !
Vêtue d’un pull vert à col V sur une chemise à fleurs, d’un jean et d’une
paire de Converse, ma mère ferait presque penser à une adolescente. Elle
rejette la tête en arrière dans un éclat de rire.
— Dis donc, ma choute, tu ne dirais pas non à un chocolat chaud, quand
même ?
— Si tu me prends par les sentiments… je ressortirai mon vélo pour
compenser.
Je l’aide à peaufiner la décoration de son pain d’épice (qui s’avère
effectivement délicieux) et elle attrape ensuite des mugs à tête de Père Noël
avant de verser du lait et le cacao en poudre dans une casserole. Les tendres
hivers de mon enfance me reviennent aussitôt en mémoire et je soupire. Ai-
je déjà mentionné à quel point j’aime cette période ? Cette ambiance à la
fois festive et réconfortante agit sur moi comme un baume. Il ne manque
plus qu’une bonne grosse chute de neige. Les flocons tombés dans la nuit
d’avant-hier n’ont pas tenu, de rares rayons de soleil ayant réussi à percer le
ciel bas. La fine pellicule blanche qui recouvrait une partie du paysage a
fondu. En bref, il ne reste plus qu’une horrible gadoue.
— Je t’ai mis les cartons dans le salon, déclare soudainement ma mère,
toujours concentrée dans sa tâche. Tu peux y aller, je te rejoins dans cinq
minutes.
Intriguée, je me dirige dans la pièce déjà remplie de ses ornements de
fêtes. Le sapin se dresse fièrement près de la cheminée, sur laquelle Maman
a placé une épaisse guirlande de houx. Dans un coin, les deux énormes
cartons semblent n’attendre que moi. À l’évidence, elle a dû galérer pour
les descendre du grenier.
— Je serais curieuse de savoir quels secrets vous pouvez bien renfermer,
je murmure, tout en laissant courir mon index sur le dessus de la première
boîte.
Ma mère arrive à ce moment-là et me tend un mug de chocolat chaud
surmonté de quelques guimauves. Nous restons un moment silencieuses, à
souffler sur nos tasses. Je trempe finalement mes lèvres dans l’onctueux
cacao, puis propose :
— Est-ce que tu veux qu’on les ouvre maintenant ?
Maman secoue ses boucles brunes avec désinvolture.
— Emporte-les chez toi, ça me débarrassera.
Je m’apprête à enchaîner lorsque la sonnette de la porte d’entrée retentit.
— Tu attends quelqu’un ? je demande en levant un sourcil par-dessus
mon mug.
— Non, mais il y a une voiture de pompiers garée devant la maison, me
répond-elle en regardant par la fenêtre. Je vais voir.
Quelques secondes plus tard, j’entends sa voix monter dans les aigus.
— Entre, je vais chercher de la monnaie ! invite- t-elle son interlocuteur.
Interlocuteur qui s’avère être Rémi. Ça vient de moi ou il me poursuit ?
— Ah, tiens, salut, Valentine !
— Rémi fait la tournée pour le calendrier des pompiers, explique ma
mère, tout en fouillant dans son sac à main pour dénicher son portefeuille.
Le calendrier. Évidemment. Alors que des images incongrues me
viennent à l’esprit, je risque un mince sourire.
— Ma mère a préparé du chocolat chaud. Tu en veux un ?
Maman ne dit rien, mais me coule un regard entendu.
— Avec plaisir, acquiesce Rémi.
Tant mieux. Voilà qui me donne l’occasion de me réfugier dans la cuisine
et de tenter d’oublier que je viens de l’imaginer dans une pose très
suggestive. Non mais, franchement, on n’a pas idée ! J’ai quand même
passé l’âge de fantasmer sur ce genre de… clichés. Parce que c’est juste ça :
un stupide cliché. Remerciant mon cortex cérébral d’avoir pris le dessus, je
rejoins Rémi et ma mère une fois la boisson prête. Tous deux sont assis
autour de la table et rient comme deux larrons en foire.
— Regarde-moi ce calendrier, me dit Maman, en soulevant les pages.
Comme j’étais en train de le souligner, ils pourraient faire quelque chose
d’un peu plus sexy. Ça fait rêver qui, des pompiers en uniforme devant leurs
camions ?
Mon cerveau émotionnel se met à nouveau en branle et je sens une
rougeur gagner mes joues. Bon sang, mais c’est quoi, mon problème ?
— Les petits garçons adorent ça. L’univers des pompiers, je veux dire, je
m’empresse de préciser.
Rémi étouffe un ricanement et ses yeux sombres me toisent, d’un air de
dire « je sais exactement à quoi tu penses ».
— En attendant, poursuit ma mère, je reste convaincue que la vue d’un
torse bien galbé ferait davantage saliver les femmes. Tu n’es pas d’accord
avec moi, Valentine ?
Valentine est momentanément indisponible, veuillez réessayer plus tard.
C’est ridicule. Cette situation est ridicule. Si quelqu’un pouvait m’achever,
ce serait super.
— Peut-être, finis-je par concéder. Enfin, pour ma part, ça fait des lustres
que je n’achète plus aucun calendrier.
— Tu en veux un ? me demande Rémi, avec un sourire enjôleur.
Je décline poliment, mais un coup de genou de ma mère, sous la table,
me fait changer d’avis. D’accord, j’admets que le jour où j’aurai besoin des
pompiers, je serai bien contente de les voir débarquer. Alors je peux me
délester de quelques euros pour contribuer à leur cagnotte, ça en vaut la
peine. Même si le calendrier doit finir à la poubelle.
— Ça fait longtemps que tu es pompier ? je m’enquiers ensuite, par peur
qu’un blanc ne s’installe ou que ma mère n’insiste pour que les soldats du
feu se désapent l’an prochain.
Rémi opine du chef et son visage s’éclaire.
— J’avais envie depuis que je suis gosse. Un jour, je devais avoir neuf
ans, j’ai trouvé mon oncle par terre, dans sa cuisine. En tombant, il s’était
ouvert la tête sur un coin de table et il y avait une grosse flaque de sang. J’ai
appelé les pompiers et quand ils sont arrivés, je suis resté comme fasciné. Je
les trouvais héroïques de sauver mon oncle, d’autant plus que sa chute était
due à son alcoolisme.
— C’est toi qui as été héroïque, lui dit gentiment ma mère. N’importe
quel gamin aurait pu paniquer et rester tétanisé.
Sourire timide de Rémi. Je le trouve presque touchant, de nous confier ce
pan de sa vie. Maman a toujours été douée pour s’attirer les confidences des
autres.
— Mon oncle a été traumatisé de m’avoir fait subir ça, reprend Rémi.
Après cet épisode, il a fait une cure de désintoxication et n’a plus jamais bu
une seule goutte d’alcool. Et moi j’avais ma vocation.
— C’est beau de sauver des vies, fais-je remarquer avec sincérité. Il faut
être fort, psychologiquement. Perso, la vue de plaies béantes me ferait
tourner de l’œil.
Rémi sourit encore. Puis, désignant une photo de moi, petite, encadrée
au-dessus de la cheminée, il me lance :
— C’est marrant, je ne me rappelle pas du tout de toi à l’époque.
— C’est normal, lui répond Maman, tu as un an de plus que Valentine.
Vous n’étiez pas dans la même classe. En tout cas, c’est chouette que tu sois
revenu par ici, après ton divorce. Ma fille a fait la même chose.
Ah non, il est hors de question que je la laisse évoquer ma vie
sentimentale devant Rémi ! Ce dernier, d’ailleurs, termine son chocolat sans
relever et nous annonce qu’il doit s’en aller afin de continuer la tournée des
calendriers.
— Réfléchis à ce que je t’ai dit, pour les prochaines photos ! lui rappelle
ma mère, alors que Rémi s’apprête à quitter la maison. Si une jolie jeune
femme craquait sur toi, ça pourrait être le début d’une belle histoire.
— Vous devriez écrire des romans ! s’esclaffe Rémi, avant de s’éloigner.
En refermant la porte, Maman me gratifie d’un sourire qui ne fait pas de
mystère.
— Alors, il est plutôt séduisant, non ?
Je pousse un soupir.
— Tu ne vas pas remettre ça ? Je ne suis pas attirée par Rémi. Le cliché
du pompier sexy, très peu pour moi.
— Ça ne t’a pas empêché de lui offrir un chocolat.
J’adore ma mère, mais qu’est-ce qu’elle me tape sur les nerfs, parfois !
— C’est toi qui m’as appris que ça ne se fait pas de ne rien proposer à
boire quand quelqu’un vient. C’était par pure politesse.
— Tu sais, ma choute, il sort d’une rupture difficile lui aussi. Ça peut
rapprocher, ces choses-là.
Je ne peux pas m’empêcher de lever les yeux au plafond.
— J’ai bien le temps de rencontrer quelqu’un. Laisse-moi d’abord
surmonter mon divorce.
— Tu vas te morfondre toute ta vie si tu n’agis pas ! s’exclame-t-elle en
poussant un soupir digne d’un film dramatique.
Et c’est reparti…
Vivement que ma sœur débarque, ça permettra à ma mère de reporter
toute son attention sur son autre fille célibataire.
— Ma vie me plaît comme elle est, je rétorque fermement. Je n’ai pas du
tout l’intention de me morfondre.
Ma mère émet un reniflement qui en dit long sur le crédit qu’elle accorde
à mes paroles. Et comme elle semble avoir décrété que c’est ma journée,
elle enchaîne par un nouveau reproche :
— Je suis sûre que tu ne t’es même pas occupée de ton sapin de Noël.
— C’est prévu pour le week-end prochain, dis-je en débarrassant les
mugs. J’attends que Jules soit là.
Mon fils risque de rouspéter au sujet de la déforestation massive qui
abîme la planète, mais si je décore le sapin sans lui, je sais qu’il sera vexé
comme un pou.
— Tu pourrais venir nous aider, je suggère.
Ma proposition a le mérite d’allumer une étincelle dans ses yeux.
— J’en serais si heureuse ! Faisons ça samedi, quand je viendrai
récupérer Merlin.
Oups, j’avais presque oublié mes quelques jours de dog-sitting.
— Ce n’est pas samedi que Chloé arrive ? je m’enquiers.
Maman acquiesce, me précisant que mon père la prendra à l’aéroport.
— Super ! Dans ce cas, je propose qu’on dîne tous chez moi, si Chloé
n’est pas trop fatiguée. On pourra écouter les chansons de Bing Crosby,
comme quand on était petites.
Au sourire qui flotte sur ses lèvres, je devine que j’ai marqué un point.
— Bing Crosby ! se remémore-t-elle. Qu’est-ce que vous ne me faisiez
pas faire, chaque année, à vouloir danser sous la neige ! Vous ne m’avez
jamais dit d’où vous est venue cette lubie, d’ailleurs.
— C’est un secret entre les filles et moi, dis-je en souriant à mon tour au
souvenir de ce rituel que nous avions instauré sur mon impulsion, après le
visionnage d’un film romantique de Noël.
Nous devions avoir dix et sept ans, et la scène finale où le héros
virevoltait sous la neige avec sa dulcinée nous avait fait grand effet.
J’arrivais à un âge où naissent les premières rêveries romantiques et
j’adorais raconter aux jumelles qu’un jour, moi aussi, je rencontrerais un
homme fabuleux, comme celui du film.
— Et vous danserez sous les flocons ? me demandait Chloé, encore plus
rêveuse que moi.
— Et nous danserons sous les flocons ! lui assurais-je d’une voix
vibrante, avant de me lancer dans une chorégraphie… probablement un peu
désorganisée, je dois l’avouer.
Après cela, dès les premières neiges, ma mère nous emmitouflait dans
nos épaisses combinaisons de ski et, à notre demande, elle poussait la
musique à fond dans le garage. Je devais absolument m’entraîner pour le
jour où le héros du film (car nous n’envisagions personne d’autre que le
beau Cole) viendrait frapper à ma porte. C’est pour ça que nous choisissions
invariablement Bing Crosby, beaucoup plus romantique que Le P’tit Renne
au Nez Rouge (pardon, Céline !). Enivrées par la magie de Noël, nous
sortions pour tournoyer comme des folles sur Let It Snow ! ou encore Here
Comes Santa Claus, tout en nous lançant des boules de neige, avant de
rentrer nous réchauffer autour d’un bon chocolat.
Ces réminiscences réveillent à nouveau mon envie de voir mes sœurs
réunies. Bien sûr, on ne tire pas un trait comme ça sur douze ans de brouille,
mais pourquoi pas ? Une fois rentrée chez moi, j’attrape mon téléphone
pour appeler Albane. J’ignore comment je vais m’y prendre pour
convaincre la plus têtue des jumelles et, à la première tonalité, je suis tentée
de raccrocher. Cependant, Albane me répond rapidement, ne dissimulant
pas sa surprise de m’entendre.
— Valentine ? Que se passe-t-il ? Quelqu’un est mort ?
Un désagréable frisson de culpabilité se fait immédiatement sentir. La
dernière fois que j’ai parlé à mes sœurs, c’était pour leur annoncer mon
divorce. Une éternité.
— Non, non, tout va bien. Je veux juste prendre de tes nouvelles. Ça fait
un bail. Je ne te dérange pas, au moins ?
Je lève les yeux vers la pendule et constate qu’il est dix-huit heures
trente. Mes neveux doivent être dans leur bain pendant qu’elle prépare le
dîner.
— Non, tu ne me déranges pas, affirme-t-elle. Figure-toi que je suis en
train de siffler un verre de vin en tournant les pages d’un magazine de
décoration, pendant que Jérôme s’occupe des enfants. Un vrai moment de
grâce ; enfin, j’imagine.
Traduction : elle déteste ne rien faire et le vit très mal.
— Alors, comment se passe ta nouvelle vie à la montagne ?
— Plutôt bien…
Sauf quand Maman se mêle de ma vie amoureuse ou me colle la honte le
vendredi soir chez le curé.
— … Sauf quand mon fils me traite de poule mouillée parce que je
sursaute au moindre bruit.
— « À la campagne, le jour on s’ennuie, et la nuit, on a peur », récite-t-
elle, amusée. C’est de Michel Audiard.
— Dans mon cas, je n’ai pas le temps de m’ennuyer. C’est toujours ça de
gagné.
Nous papotons de ma reconversion dans l’enseignement, puis j’évoque la
mission que m’a confiée le père Xavier pour le musée.
— Tu as trouvé des choses intéressantes ? m’interroge Albane.
— Pas encore, j’ai laissé les cartons dans ma voiture. J’avais la flemme
de me faire les biscotos ce soir.
— J’adorerais pouvoir faire ça avec toi. Ce doit être tellement intéressant.
Sans le savoir, elle vient de me tendre la perche pour introduire le sujet
délicat. Je prends une inspiration avant le grand plongeon, et suggère, l’air
de rien :
— Pourquoi ne viendrais-tu pas pendant les vacances ? On pourrait
regarder des films dégoulinants de clichés en se goinfrant de chocolats. Ce
serait génial, non ?
— Ça, c’est ton programme idéal, pas le mien.
Malgré ses dires, je jurerais presque l’avoir entendue pousser un soupir
d’envie.
— Pour moi, reprend-elle, les vacances se résument plutôt à essayer de
contenir deux nains surexcités en les empêchant de se bâfrer et de passer
leur temps devant la télé.
Oups… Je ne peux même pas compatir en prétendant la comprendre. Ma
nature beaucoup moins psycho-rigide que la sienne me poussait au contraire
à aider Jules à vider les boîtes de chocolats, pelotonnée avec lui sous un
plaid devant des films aux titres très évocateurs, comme La Course aux
jouets ou À la rescousse du Père Noël.
— Si tu venais, les parents pourraient te décharger un peu en s’occupant
d’Axel et Victoria.
Un court silence s’établit entre nous. Je comprends que ma sœur n’a pas
envie qu’on la décharge de quoi que ce soit. Laisser Jérôme donner le bain à
ses enfants pendant qu’elle boit un verre de vin représente déjà pour elle
une véritable épreuve. Albane et son impérieux besoin de tout contrôler…
— Chloé sera à Vallenot pour les fêtes, me rétorque-t-elle sèchement. Je
pensais que Maman t’avait prévenue.
— Eh bien, je…
Oui, je suis au courant et j’estime qu’à présent vous êtes assez grandes
pour passer à autre chose.
— Oui, je sais, elle arrive samedi. Mais… c’est vraiment un frein ? je
demande, tout en tripotant nerveusement un prospectus nommé Rêve de
Noël, sur lequel une famille, extatique, se presse au pied d’un sapin si
décoré qu’on n’en discerne plus les branches. On confine déjà le chien chez
Papa car tu en as peur, alors au besoin, on peut faire pareil avec Chloé.
Je sens que ma plaisanterie ne passe pas. À l’autre bout du combiné,
j’entends ma sœur avaler une gorgée de vin.
— Nous irons dans la famille de Jérôme, me dit-elle, catégorique. Ça fait
deux fois d’affilée que ses parents ne voient pas les enfants pour Noël.
Je suis sur le point d’objecter qu’ils se rattrapent largement durant le reste
de l’année, mais ma petite voix intérieure me déconseille d’insister pour ce
soir et nous nous souhaitons mutuellement une bonne soirée avant de
raccrocher. Je ne sais que penser de notre échange. J’ignore même si mon
coup de fil lui a fait plaisir. Albane a toujours marqué une certaine distance
dans ses sentiments, ne laissant jamais rien filtrer. Cependant, j’ai bien
compris qu’une réconciliation entre mes frangines n’est pas à l’ordre du
jour. Les miracles de Noël ne surviennent que dans les films.
6

TROIS JOURS PLUS TARD, je m’attelle enfin aux cartons que m’a donnés ma
mère. Il faut dire que le temps m’a quelque peu manqué, depuis dimanche
soir. Ces deux dernières journées d’école se sont avérées exténuantes, les
enfants ayant tous été pris d’un soudain regain d’énergie dès l’instant où je
leur ai annoncé que nous allions décorer des sapins individuels en bois de
bouleau. La météo pluvieuse ne m’a pas été d’une grande aide pour les
canaliser ; il est tombé tellement de pluie en quarante-huit heures que le lit
de la rivière qui traverse le village menace de déborder. Alors, hier soir,
pour me détendre, j’ai eu la très mauvaise idée de me pointer à mon cours
d’autodéfense. Je m’en suis tirée avec un léger mal de dos et une grosse
blessure à l’amour-propre. J’étais pourtant très motivée, me visualisant
comme une sorte de Wonder Woman prête à faire la peau au moindre
agresseur qui oserait me menacer… Mon bel enthousiasme s’est effondré
comme un château de cartes dès que le prof m’a collée au sol, sans que je
parvienne à esquisser le moindre geste pour me débattre. Les choses
auraient pu en rester là, si une mamie aussi leste qu’un ninja n’avait pas
décidé d’impressionner l’assemblée. Sans doute pour laver mon honneur
(car je ne doute pas qu’elle partait d’une bonne intention), elle a bondi sur
le prof en moins de temps qu’il ne m’en aurait fallu pour dire « Je veux
rentrer chez moi ». Elle lui a fait une prise remarquable, qui l’a mis par
terre. Et là, le genou plaqué contre son dos pour le maintenir au sol, la
mamie a relevé la tête vers moi.
— Tu vois, ce n’est pas compliqué ! s’est-elle exclamée. Mais dans ton
cas, un conseil : si tu te fais agresser, vise les bijoux de famille et tire-toi en
courant.
Je suis allée voir plus loin si ma dignité y était. Après tout ça, je suis bien
en droit d’aspirer à un peu de calme, aujourd’hui. Le temps maussade de
ces derniers jours semble avoir momentanément déserté le village, le soleil
généreux pousse même ses rayons jusque sur le plancher. Armée d’un
cutter, j’ouvre le premier carton et m’installe par terre, assise en tailleur. J’ai
refait mon stock de thé aux épices de Noël, une tasse fumante est posée à
côté de moi. Et si je déterrais un vieux secret de famille, comme dans les
romans ? Certes, mes recherches ne sont pas entreprises dans ce but. Il n’en
reste pas moins que ce serait incroyable si je découvrais le nom du géniteur
de ma mère juste en fouillant quelques vieilles affaires. La vraie vie étant ce
qu’elle est, je n’ai cependant pas cette chance inouïe de tomber sur une
confession écrite de ma grand-mère. Je ne m’attendais évidemment pas à un
mot griffonné du style : « Assez de cachotteries maintenant, le père de ma
fille était le fils du boucher. On a fait des bêtises au bal du 14 juillet, en
1955. Mais franchement, je ne pouvais pas me marier avec un homme aux
oreilles en chou-fleur, qui en plus tuait des pauvres veaux innocents. » Au
fond de moi, j’espérais quand même qu’elle aurait gardé deux ou trois
indices pour le cas où ma mère aurait un jour envie de savoir.
Au lieu de quoi, Constance a empilé là-dedans des années de feuilles
d’impôts, de factures et autres réjouissances du même acabit. Ah, il y a
aussi un roman de la série San Antonio, perdu dans l’ensemble. C’est
marrant, je croyais que ma grand-mère ne lisait que des trucs scientifiques.
Toujours est-il que je ne déniche ni journal intime ni déclarations
enflammées. Les seuls courriers sont des missives provenant du Maroc, car
ma grand-mère avait des cousins établis à Casablanca durant la période
coloniale. Je mets les lettres de côté, me promettant de les parcourir plus
tard. Elles seront sûrement très instructives d’un point de vue historique,
mais ce n’est hélas pas ça qui fera le bonheur du curé. Je rabats les pans du
carton et passe au deuxième en soupirant. Je n’escompte plus trouver grand-
chose. Pourtant, à ma grande surprise, une boîte pleine de photos m’attend,
enfouie sous des souvenirs d’enfance qui ont appartenu à ma mère : une
hideuse poupée borgne, un abécédaire, une longue mèche de cheveux bruns
soigneusement rangée dans un coffret en bois, une paire de souliers vernis
pour bébé. Quelles trouvailles ! De façon imprévisible, l’odeur de renfermé
qui s’en échappe me replonge aussitôt dans ma vie d’avant, quand j’aidais
Philippe dans son travail. À cet instant précis, je pourrais presque
m’attendre à ce qu’il surgisse derrière moi et m’enlace par la taille, comme
il le faisait souvent lorsque nous nous trouvions tous les deux dans la
remise. J’étais alors si heureuse de me prélasser dans la chaleur de cet
amour ! Subitement, je me rends compte à quel point il me manque. Ce
sentiment me tombe dessus comme une chape de plomb et je dois me faire
violence pour ne pas succomber aux larmes. Je donnerais tant, pour être à
nouveau chérie et serrée par des bras protecteurs ! C’est dur de s’arrêter de
ressasser une fois qu’on a commencé. Si le temps fait bien son œuvre et que
j’ai réussi à aller de l’avant, il m’arrive encore d’avoir des moments de
nostalgie.
Allez, on se secoue, ma vieille.
Je ravale la boule qui m’obstrue la gorge et repose les souvenirs de
Maman à l’écart, près des lettres. Je suis sûre que cela lui fera plaisir, de les
revoir, bien que la poupée soit vraiment horrible. Les grognements de mon
estomac viennent me rappeler que l’heure de déjeuner est largement passée
et je n’ai pas le temps de lambiner puisque j’ai Merlin à récupérer tout à
l’heure.
Quelques minutes plus tard, munie d’un sandwich hyper diététique à base
de poulet et de mayonnaise, je scrute attentivement les vieilles photos qui
défilent sous mes yeux. Elles sont quasi toutes de ma mère, de sa naissance
à son adolescence. Bébé potelé dans les bras des uns ou des autres,
vacances au camping avec Constance, scènes de vie, d’anniversaires où
Maman est entourée de ses amis. Je m’arrête sur des clichés pris à
Casablanca, au début des années 1960. Est-ce que ma mère se souvient de
ce voyage ? Alors que je ne m’y attendais plus, je tombe enfin sur un
portrait de Constance face à son tableau noir, une baguette pointée sur
l’alphabet. À ma plus grande joie, le cliché est suivi de photos d’écoliers en
blouse, l’air très sérieux, assis derrière leurs pupitres. Porte-plume, buvards,
crayons à papier que l’on taillait au couteau. L’école d’il y a soixante ans
était si différente de la nôtre ! En tout cas, mes découvertes réjouiront le
père Xavier !
Satisfaite d’avoir rempli ma mission, je m’apprête à tout ranger lorsque
mon regard tombe sur le fond du carton. Il y a une photo aux bords jaunis,
qui a dû s’échapper de la boîte. M’en emparant, j’y reconnais ma grand-
mère assise à une terrasse de restaurant. Les boucles de ses cheveux sont
sagement retenues par deux barrettes. À côté d’elle, un homme très brun,
une cigarette entre les doigts. Une nappe à carreaux, de copieuses assiettes
posées dessus, une bouteille de rouge et la montagne en arrière-plan. La
scène est digne d’un vieux film. Constance a un je-ne-sais-quoi
d’indéfinissable dans le regard, elle semble troublée et sourit timidement,
contrairement à son voisin qui ne dissimule pas sa joie de passer un bon
moment. Il ne m’en faut pas davantage pour que mon imagination
s’emballe et je cherche d’emblée des similitudes entre les traits de cet
inconnu et ceux de ma mère. Hormis la sombre chevelure, rien ne me
frappe. Les hommes aux cheveux foncés ont toujours été légion, dans le
Sud de la France, mais ce pourrait être un début. Je garde les yeux rivés sur
la photo, consciente qu’elle peut signifier aussi bien tout que son contraire.
Retournant le cliché, je décrypte l’inscription en pattes de mouches que ma
grand-mère y a laissé, voilà soixante-quatre ans : « Étienne et moi, Café de
la Gare, mai 1955. »
Mai 1955. Je ne voudrais rien précipiter, mais ma mère a été conçue deux
mois plus tard. Drôle de coïncidence. Qui pouvait bien être cet Étienne ?
Constance a-t-elle laissé cette photo dans le but de nous faire passer un
message ? C’est encore trop prématuré pour en tirer des conclusions, mais
je dois la montrer à Maman. Et ça tombe bien, puisqu’il est l’heure que
j’aille récupérer Merlin. J’attrape mes clés de voiture et enfile mon
manteau.

Je gare ma voiture sur la place de la mairie et traverse la rue au pas de


course. La pluie est revenue engrisailler cette fin d’après-midi et le ciel
menaçant, au-dessus des montagnes, ne laisse rien présager de bon. La
boutique de ma mère, reconnaissable à sa façade vert Provence, est un
endroit incontournable. C’est typiquement le genre de magasin où l’on
trouve de tout : des maillots de bain flashy, de la vaisselle, des produits
locaux allant des confitures artisanales à des tableaux d’artistes peintres.
Sans oublier un assortiment conséquent de bonbons et de cartes postales,
ainsi que les fameux bonnets et pains d’épice vendus au profit des
associations du curé. Je ne sais pas comment ma mère s’y retrouve dans ce
bazar, mais les touristes aussi bien que les autochtones raffolent de cet
endroit qu’elle a su rendre chaleureux. Je souris en remarquant le sapin paré
de jolis nœuds placé près de la vitrine, et me dépêche de m’engouffrer dans
le magasin avant d’être trempée de la tête aux pieds.
— Salut, Maman ! Je viens chercher Merlin !
La voix de ma mère me parvient du fond de la boutique :
— Un instant, ma choute !
Le labrador ayant entendu son nom, il me fonce dessus, comme si j’étais
sa meilleure amie qu’il n’avait pas vue depuis une éternité. Je le flatte en lui
caressant la tête, puis je marque un arrêt en découvrant que l’intégralité de
la boutique est transformée en antre du Père Noël. Maman a mis des
guirlandes un peu partout, leurs étoiles luisent d’une douce lumière blanche.
Elle a même vaporisé un parfum d’intérieur odeur Feu de bois pour parfaire
l’ensemble. Elle aussi est une fervente adepte de Noël ; personne ne peut
rivaliser avec elle.
— Super, ta déco ! je lance en haussant le ton pour qu’elle m’entende. Au
fait, il faut que je te montre quelque chose de…
— Je suis avec un client, Valentine. J’arrive dans cinq minutes.
Oups. Je ferais mieux d’aller saluer cette personne avant de passer pour
la mal élevée de service. J’esquisse quelques pas vers le fond du magasin…
et m’immobilise net en reconnaissant l’homme qu’elle est en train de
conseiller. Emmitouflé dans son caban et son écharpe, Hugh Grant, enfin,
Alan, est en pleine contemplation des boules à neige. Il est encore temps
pour moi de partir en courant, si je veux. À la place, je croasse un stupide :
— Oh, euh, bonjour.
Alan lève une tête un peu ahurie vers moi et je vois son expression
changer dès l’instant où il me reconnaît. Il m’offre aussitôt un grand sourire,
que je lui rends. Alertée par son sonar maternel, ma mère pivote pour me
faire face. À sa manière de me détailler, nul doute qu’elle a deviné mon
trouble. Il faut dire qu’entre mon pouls qui s’accélère et mes joues qui
viennent de virer à l’écarlate, je suis un livre grand ouvert.
— J’ignorais que vous vous connaissiez, fait-elle, avec l’intonation
exacte d’une entremetteuse en pleine action.
Au bord de l’autocombustion, je m’empresse de répondre :
— On s’est déjà croisés.
— Mais nous n’avons pas été présentés, ne manque pas de relever
l’Anglais.
Sa voix est grave, son accent résolument craquant. Me forçant à
reprendre mes esprits, j’avance vers lui en tendant la main.
— Je m’appelle Valentine, enchantée.
— Alan, me confirme-t-il, sa main enveloppant la mienne.
— En fait, je le sais déjà. Je sais aussi que vous êtes spécialisé dans la
bière artisanale.
Parfait. Maintenant, il va penser que j’ai enquêté sur lui ! Curieusement,
mon interlocuteur ne semble pas étonné le moins du monde. Il remarque,
dans un éclat de rire :
— Je vois qu’ici, ça marche un peu comme dans nos villages
d’Angleterre. Il suffit d’une apparition au pub pour que tout le monde sache
qui vous êtes.
— C’est un peu le principe oui.
Mais qu’est-ce que je raconte ?
Maman me jette un rapide coup d’œil dans lequel je lis « Petite
cachottière ! » et je ne sais plus où me mettre. Je dois trouver quelque chose
à dire et vite.
— Alors, comme ça, vous avez découvert Les Trésors de Sophie…
— Alan est venu faire quelques emplettes de Noël, déclare cette dernière,
ravie. Vous ne pouviez pas choisir meilleur endroit.
Alan opine du chef.
— Ma famille sera très heureuse de découvrir les spécialités du coin.
— Est-ce que ma mère a tenté de vous refourguer un de ses hideux
bikinis à motifs ananas ?
— Ne l’écoutez pas ! se récrie la principale concernée. J’ai recommandé
à Alan les meilleurs produits locaux.
L’Anglais me désigne son panier, puis se passe une main sur la nuque en
esquissant une grimace.
— Je rentre en Angleterre pour les fêtes et je ne sais pas combien de
valises il va me falloir pour transporter tout ça.
— Vous feriez tout aussi bien de réserver la soute à bagages. Je suis
étonnée qu’elle n’ait pas cherché à vous vendre tout le portant d’aimants à
frigo.
Alan s’esclaffe tandis que Maman porte la main à son cœur, la mine
faussement scandalisée.
— Au lieu de vous bidonner, cher monsieur, vous pourriez mettre un peu
de baume à l’amour meurtri d’une mère ! N’oubliez pas que, grâce à moi,
vous offrirez les plus beaux cadeaux jamais distribués en Angleterre,
conclut-elle en se glissant derrière le comptoir pour encaisser ses achats.
Comme je ne peux pas rester plantée les bras ballants au milieu de la
boutique, je fais mine de remettre en place la rangée de figurines en pain
d’épice, pourtant parfaitement ordonnée.
— La pluie tombe de plus en plus fort, déplore ma mère en regardant à
travers la vitrine, pendant qu’Alan tape son code de carte bleue.
L’Anglais se redresse et jette un coup d’œil inquiet à l’extérieur pour
constater les dégâts.
— Zut, je suis venu à pied, marmonne-t-il.
C’est mignon, sa façon de dire « zut ».
— On voit que vous n’êtes pas encore habitué aux caprices
météorologiques de nos montagnes. Vous habitez loin ? Valentine peut vous
raccompagner.
Hein ? Valentine peut quoi ?
Les pains d’épice manquent de valdinguer. Les rattrapant à la hâte, je fais
un mouvement de côté et mon pied vient écraser celui d’Alan.
— Oh, pardon ! Je suis vraiment désolée !
Je vais la faire pour de bon, ma combustion spontanée. Maman se tourne
vers le mur pour dissimuler son fou rire. Elle ne le sait pas, mais elle est à
deux doigts de se faire étriper.
— Si vous voulez que je vous pardonne, vous allez vraiment devoir me
reconduire chez moi, plaisante Alan.
— Comme il est drôle, roucoule ma mère, ignorant délibérément mon
regard d’avertissement.
Là, tout de suite, mes yeux ont très envie de sortir de leurs orbites, mais
je m’efforce de reprendre une voix normale :
— Bien sûr que je vais vous ramener chez vous. Même sans ça, je
l’aurais fait.
Un sourire reconnaissant illumine ses traits.
— Merci, Valentine.
— Parfait, voilà un problème de réglé ! se félicite Maman, comme si elle
venait de résoudre l’équation la plus ardue de sa vie. N’oublie pas Merlin,
ajoute- t-elle, alors que je commence à me diriger vers la sortie.
Je hèle le labrador puis expose la situation à Alan, qui m’interroge du
regard :
— Il vient passer quelques jours chez moi. Je crois qu’il ne supporte plus
trop ma mère, ces temps-ci.
— Je vais faire comme si je n’avais rien entendu, me répond celle-ci, en
me tendant le paquet de croquettes et l’os en caoutchouc de Merlin. Allez,
filez, mon toutou chéri n’aime pas les averses.
Sur le pas de la porte, je lève le nez vers les nuages.
— La pluie ne va pas s’arrêter tout de suite. Nous ferions bien de nous
dépêcher puisque moi non plus je n’ai pas pris de parapluie.
Nous nous élançons sous les trombes d’eau et dès que j’ouvre la porte
arrière, Merlin bondit sur la banquette. Je n’attends pas une minute de plus
pour m’installer au volant. Une fois à l’abri, je me trouve un peu bête,
terrifiée à l’idée de n’avoir que des banalités à raconter quand nous
roulerons. Alan boucle sa ceinture et dépose ses sacs par terre.
— Quel temps de chien, n’est-ce pas, Merlin ? ironise- t-il tandis que je
fais démarrer la voiture.
Cet homme a de l’humour. Il se pourrait bien qu’au bout des dix minutes
de trajet, je lui demande de m’épouser. Histoire de ne pas trop le brusquer,
dans l’immédiat, je me contente de lui faire remarquer que la météo ne doit
pas trop le changer du climat anglais.
— C’est vrai. Là d’où je viens, à Birmingham, les averses sont fréquentes
toute l’année.
— Birmingham, le fief des Peaky Blinders ! ne puis-je m’empêcher de
m’enthousiasmer en évoquant la série éponyme.
À l’instant où je lui dis ça, je réalise que ses prunelles sont du même bleu
extraordinaire que celui de Cillian Murphy, l’acteur phare de la série. Le
genre de bleu que ses parents ont dû commander chez Photoshop à la
naissance. Entre son allure nonchalante et ses yeux incroyables, ce gars
détonne. Et puis il ne m’a encore fait aucune réflexion sur le fait que j’ai
avalé devant lui une plaquette de dix grammes de gras à l’état pur. Je me
fais peut-être des films, mais c’est assez grisant de penser que je lui plais
peut-être. C’est un peu un fardeau aussi, car j’ai du mal à me comporter de
façon naturelle avec lui. Mon coup de blues de tout à l’heure n’est pas très
loin et je redoute que mon corps ne lui envoie trop de signaux éloquents.
— La ville a changé depuis.
La réflexion d’Alan m’arrache à mes rêveries.
— Quoi ?
— Birmingham, répète-t-il. La ville a beaucoup évolué. Les canaux ne
sont plus en proie aux trafics des gangs de rues, mais bordés par des bars
branchés.
Ses yeux sont à présent posés sur moi et ça devient très difficile de me
concentrer sur la route.
— J’imagine que c’est mieux comme ça. Moins dangereux.
Quel sens de la déduction !
Je vais lui poser des questions sur lui. J’aurais moins de chances de me
ridiculiser si je le laisse parler.
— Comment est-ce que vous avez atterri à Vallenot ?
Nous quittons les rues étroites du bourg et je m’engage sur la
départementale. L’adresse que m’a indiquée Alan se trouve après un
lotissement, à la frontière du village voisin.
— Comme beaucoup d’Anglais, je suis tombé amoureux de la Provence
en venant en vacances, me confie-t-il. J’ai eu un coup de cœur pour ce
village en particulier. La montagne qui l’entoure est rugueuse, mais noble.
La conversation s’enchaîne sur la bière qu’il compte fabriquer dans la
région. À Birmingham, Alan dirigeait une brasserie et il a envie de proposer
ici une gamme de bières de caractère, à la fois écologique et traditionnelle.
— Sans aucun arôme artificiel, ni conservateur, m’affirme-t-il.
N’étant absolument pas experte en la matière, je lui demande comment il
est possible de fabriquer une bière aussi qualitative que celle qu’il me vante.
— On parle au houblon pendant qu’il pousse, c’est ça, le secret ?
Mon ignorance a au moins le mérite de le faire rire.
— Vous venez d’énoncer un des principes de la biodynamie, s’amuse-t-il,
avant de préciser qu’il s’agit d’une nouvelle approche de l’agriculture
fondée sur les liens entre les êtres vivants et les rythmes cosmiques. C’est
un courant intéressant, mais moi je mise plutôt sur une fermentation plus
longue.
Sa maison apparaît au détour d’un virage. C’est un ancien corps de
ferme, qui est devenu une belle bâtisse, pour ce que j’en vois à travers les
rideaux de pluie qui continuent de dégringoler.
— Ça a l’air joli, je commente en garant ma voiture.
— J’avais envie de vieilles pierres à restaurer. Quitte à devenir le parfait
cliché de l’Anglais qui plaque tout pour la Provence, autant y aller à fond !
ajoute-t-il en riant.
— Sur ce coup-là, j’avoue que vous n’êtes pas défendable, je riposte sur
le même ton. Mais il faut bien des personnes comme vous pour que les
clichés existent.
Bravo, Valentine, tu te surpasses.
Tout à coup, on n’entend plus que le bruit des essuie-glaces et la pluie qui
s’abat sans interruption sur le capot. Et les ronflements de Merlin, aussi.
C’est le premier blanc entre nous depuis que nous avons quitté la boutique
et je n’ose même pas déglutir. Je sais que je dois dire quelque chose pour
meubler, mais rien ne vient. J’arrive à parler pendant des heures à des
gosses de cinq ans et là, plus rien ? C’est n’importe quoi. Est-ce que je suis
censée lui souhaiter une bonne soirée et le laisser partir ? Oui, c’est sans
doute ce qu’Alan attend de moi.
— C’était sympa, déclare-t-il au moment où j’allais ouvrir la bouche.
Mes mains restent figées au-dessus du volant. J’oscille entre l’envie
d’acquiescer et celle de me jeter sur lui pour l’embrasser. Le fait qu’il
semble retenir son souffle ne m’aide pas vraiment à trancher.
— Oui, très, je me décide finalement à répondre.
Est-il déçu ou soulagé ? Je n’en ai aucune idée. Bien sûr, il n’y a rien de
mal à embrasser une personne qui nous plaît, mais on ne se connaît pas
assez à mon goût. Et puis, ce serait un peu bizarre, non ? Dans ma tête, la
voix de ma mère me prédit qu’à ce rythme-là, je vais bientôt être mûre pour
le couvent. Merde, je ne risque rien après tout ! Je suis célibataire, ce type
est craquant. Je dois bien pouvoir lui faire comprendre que son charme ne
me laisse pas insensible sans me couvrir de ridicule. Je prends une profonde
inspiration.
— En fait, Alan, je me disais qu’on pourrait aller boire un verre, un de
ces quatre.
Il entrouvre la bouche, vraisemblablement surpris par mon audace. À vrai
dire, moi non plus je n’en reviens pas d’avoir proposé un rencard à Hugh
Grant.
— Un verre ensemble, répète-t-il, songeur. Oui, ça me ferait plaisir.
Mon cœur tire un feu d’artifice. Il a accepté ! Mon potentiel séduction
n’est peut-être pas en voie de décrépitude, au bout du compte.
— Samedi, ça vous conviendrait ? s’enquiert-il.
Et merde.
— Samedi, ça va être compliqué pour moi. Ma sœur arrive de New York
et… mon fils sera là aussi.
Ce n’est pas forcément la meilleure des façons de lui annoncer que j’ai
un enfant, mais au moins, c’est fait. Alan se fend d’un nouveau sourire,
cette fois-ci empreint d’une légère tristesse.
— Je comprends, j’ai une petite fille.
Oh, le pauvre. Il doit la voir peu, mais je n’ose pas encore lui demander
pourquoi. Un divorce, probablement. Nous nous mettons d’accord pour
nous retrouver dimanche soir. Alan passera me chercher et nous irons dîner
au Panoramic, un restaurant à côté de L’Edelweiss.
— Alors, à dimanche, Valentine ! me lance-t-il avant de sortir affronter la
pluie.
Il se pourrait tout à fait que je sois en train de sourire niaisement à mon
reflet dans le rétroviseur.
7

– NON, MAIS MAMAN, dis-moi que tu n’es pas sérieuse !


Sous le préau, mes collègues se retournent, surpris de m’entendre crier.
Un gobelet de café dans une main, je coince mon téléphone entre ma joue et
mon oreille pour leur faire signe que tout va bien. Puis je m’éloigne de
quelques pas, histoire de rétablir un semblant d’intimité.
— Il est hors de question que tu racontes à qui que ce soit que je vais
sortir avec Alan, je reprends d’un ton plus discret. D’ailleurs, je n’aurais
même pas dû t’en parler.
Notre conversation avait pourtant bien commencé. Maman m’a téléphoné
depuis son hôtel avec vue sur la Promenade des Anglais, afin de prendre
des nouvelles de Merlin. Je l’ai rassurée, en lui expliquant que son chien a
commencé par renifler dans tous les coins lorsqu’il est arrivé chez moi,
avant d’adopter le tapis, face à la cheminée. Il semble parfaitement
acclimaté à ma maison.
C’est après que les choses ont dégénéré, par ma faute, qui plus est ! J’ai
beau savoir que ma mère est incapable de garder un secret, je me suis
empressée de lui raconter que je vais dîner avec Alan dimanche soir. Oui, je
sais, le résultat aurait été le même si j’avais loué un hélicoptère avec
banderole, mais j’avais besoin de partager ma joie avec quelqu’un. Résultat,
Maman vient de me demander la permission de se renseigner sur le compte
de mon Anglais auprès de ses copines de tricot. Et comme elle se fiche bien
de mon avis, il y a fort à parier que les lignes téléphoniques n’auront pas
beaucoup de répit durant les heures à venir.
— Ta réunion est terminée ? me demande-t-elle, éludant ce que je viens
de lui dire.
— C’est un conseil d’école, Maman. Et il n’a pas encore commencé, on
attend deux parents et le représentant de la mairie.
J’espère qu’ils vont vite arriver, d’ailleurs, car j’ai la ferme intention de
remporter une enchère sur eBay. Jules s’étant mis à collectionner les BD qui
tournent autour de l’univers Marvel, j’ai créé des alertes afin de dénicher un
lot de comics d’époque. Ce sera une partie de son cadeau de Noël. Si les
retardataires se pointent un jour.
— Promets-moi de faire attention en rentrant, ma chérie. Ils annoncent
une véritable tempête pour ce soir. Les routes risquent d’être glissantes.
Je pousse un soupir en regardant à travers la vitre. Dehors, des torrents de
pluie se déversent, martelant le sol d’un bruit métallique. Il ne fait que
pleuvoir, en ce moment, c’est déprimant. Moi qui n’étais déjà pas très
motivée ! C’est mon premier conseil d’école et, aussi nécessaire soit-il, je
redoute que ce soit un peu barbant. Le directeur va évoquer les travaux qui
ont été effectués dans la structure (le remplacement d’une chasse d’eau et la
réparation d’une vitre), et ceux pour lesquels nous attendons encore des
financements. Nous allons aussi exposer aux parents délégués et au
conseiller municipal les futurs projets, les objectifs, écouter leurs
suggestions et leurs attentes. Flore m’a prévenue qu’il peut arriver que
certains s’imaginent capables de faire notre travail mieux que nous ou nous
blâment pour le comportement de leurs propres gosses. Dans ce cas-là nous
devons leur rappeler en douceur que nous ne sommes pas là pour les élever
à leur place.
— Je serai prudente, Maman, dis-je pour la tranquilliser. Promis. Et puis,
Merlin veille sur moi.
— C’est vrai. C’est un brave toutou.
— De ton côté, essaie de tenir ta langue, je ne tiens pas à ce que la moitié
du village nous attende à la sortie du restaurant, dimanche.
— Tes insinuations sont absurdes, se défend-elle, tu sais bien que je ne
suis pas comme ça.
Je me retiens de lui rappeler cet épisode très gênant de 1997, quand elle a
balancé à nos voisins de l’époque que je venais d’avoir mes premières
règles. En plein barbecue et devant leur fils canon de seize ans dont j’étais
secrètement amoureuse. Le lundi suivant, tous les garçons étaient au
courant et je rasais les murs dès que je les croisais. Ma mère n’avait pas
pensé à mal, mais elle était si fière… eh bien, elle a en quelque sorte
inventé le concept Facebook avant l’heure en déballant cette partie de ma
vie privée. Ce n’est pas mon meilleur souvenir d’adolescence.
— Je compte sur toi, Maman.
Avant de raccrocher, elle me fait remarquer qu’elle ne sait toujours pas ce
que j’avais de si urgent à lui montrer, hier, quand j’ai débarqué à la
boutique. La photo n’a pas quitté mon sac à main et je suis terriblement
frustrée de ne pas avoir eu le temps de lui en parler.
— Ça devra attendre samedi, je lui réponds, tandis que les retardataires
arrivent. Je dois te laisser, le conseil va commencer.
Je m’empresse de rejoindre tout le monde et, une fois les présentations
faites, le directeur et les officiels évoquent une succession de chiffres qui
m’intéressent à peu près autant que le système de reproduction des
mouches. Pour donner le change, je me mets à tracer distraitement des
figures géométriques sur mon carnet de notes, en hochant la tête aux
moments qui me semblent opportuns, le tout en arborant une mine inspirée.
En réalité je cogite au sujet de la tenue que je vais porter pour mon rencard
avec Alan. Il fait trop froid pour une robe et un gros pull risquerait de lui
faire croire que je suis indifférente à son charme. Quel dilemme ! S’il y en a
une qui sait exactement quoi faire dans ce genre de situations, c’est Chloé,
je ferais donc mieux de me référer à elle. Mais la tenue ne fera pas tout, j’en
ai conscience. Je stresse à mort parce que je n’ai pas connu d’autres
hommes que Philippe, si bien que j’ai peur, très peur d’être maladroite. Je
n’aurais jamais dû lui proposer de sortir. Je devrais annuler ce rendez-vous
qui me rend bien trop nerveuse.
— En tant que nouvelle venue parmi nous, qu’en penses-tu, Valentine ?
Je sursaute en entendant mon prénom. Pascal, le directeur, me fixe droit
dans les yeux. Mon air inspiré ne devait pas être si convaincant que ça. Je
ne sais pas du tout de quoi il était en train de parler, mais j’ai intérêt de le
deviner.
— Eh bien, je…
— Valentine ne faisait pas encore partie de nos effectifs quand le sujet de
la sortie au parc d’activités a été évoqué pour la première fois, intervient
Flore. Je ne suis pas sûre qu’elle ait toutes les cartes en mains.
Je la remercie silencieusement du regard et saisis la perche tendue :
— En effet, j’aimerais avoir quelques précisions.
J’ai l’impression de faire une drôle de tête, comme chaque fois que je me
fends d’un sourire forcé. Sans ciller, Pascal m’explique qu’on envisage
d’emmener tous les élèves s’amuser dans un centre de loisirs en guise de
cadeau de fin d’année scolaire. J’opine du chef, mais à l’intérieur je suis en
colère contre moi-même. Comment ai-je pu laisser mes pensées prendre le
dessus ? Flore ne pourra pas toujours me venir en aide ; que se passerait-il
si en pleine classe un élève se blessait parce que j’ai la tête ailleurs ? Je
n’ose même pas imaginer… Jusque-là, la platitude de ma vie était très
simple à gérer. Mais il suffit qu’un homme passe par là pour que je me
laisse dépasser par mes émotions et franchement, je n’aime pas ça.
Ressaisis-toi, ma fille !
Quelques minutes plus tard, le conseil de classe se termine. Le directeur
salue tout le monde, les parents et les officiels s’en vont. Flore marche à
côté de moi, dans le couloir.
— Tu avais l’esprit carrément ailleurs, tout à l’heure, relève-t-elle.
J’acquiesce en jouant nerveusement avec mon parapluie. En cet instant,
je ne fais pas la fière.
— Ouais, c’est le moins qu’on puisse dire… Je te remercie pour ton aide.
— Il ne se passe rien de grave, au moins ?
Je marque un temps de silence, ne sachant pas trop comment me justifier.
— Ma sœur débarque de New York après-demain, dis-je finalement,
alors c’est un peu le branle-bas de combat.
Après tout, ce n’est pas un mensonge. C’est une vérité partielle.
Flore hoche la tête, le regard compréhensif.
— D’accord. J’avais peur que tu ne sois victime d’un coup de fatigue. En
cette période de l’année, on est tous un peu sur les rotules.
Je balaie sa remarque d’un geste de la main.
— Ça ne fait que deux mois et demi que je suis là, c’est trop tôt pour un
burn-out… Tant qu’on peut régulièrement débriefer autour d’un plateau de
fromages, je ne risque rien.
— C’est vrai que c’était cool, cette soirée à L’Edelweiss. J’ai pourtant
bien peur de ne pas pouvoir remettre ça avant la rentrée, déplore-t-elle. Mon
mari est d’astreinte le week-end prochain à la caserne et celui d’après, nous
partons chez mes parents pour les fêtes.
Ça risque en effet de faire long, mais je dédramatise :
— Si on peut éviter de prendre trop de poids avant Noël, on ne va pas se
plaindre !
— Je n’ai pas dit mon dernier mot, s’obstine-t-elle. Chaque fois que je
sors sans les enfants, je me sens comme une ado qui aurait fait le mur. Alors
je t’assure qu’on va s’organiser ça le plus vite possible !
Flore s’interrompt, le temps de désigner les trombes d’eau qui continuent
de s’abattre sur le parking.
— Bon, il va falloir qu’on y aille.
Nous regagnons nos voitures respectives en courant et je rentre chez moi
rompue de fatigue. Une fois lavée, j’enfile mon pyjama avant de faire l’état
des lieux de mon frigo, qui déborde de légumes frais. J’ai honte, mais rien
ne m’inspire. Ce soir, je n’ai pas l’énergie de me préparer à manger. Tant
pis, je vais me rabattre sur une pizza surgelée. Au moment où je mets le
four à préchauffer, mon téléphone sonne. Bizarre, c’est Jules. Ça ne lui
ressemble pas de m’appeler à cette heure-ci.
— Papa va avoir un bébé ! s’écrie-t-il tout à trac dans le combiné.
Mon cerveau tente de réaliser ce qu’il vient de me dire, mais il y a
comme un truc qui coince.
— Qu’est-ce que tu racontes, Jules ? C’est impossible, ton père ne peut
pas…
— Je te dis que Célia est enceinte, Maman ! me coupe-t-il, au bord de
l’hystérie.
La pizza reste suspendue dans ma main. Alors là, je reste sans voix ! Il
me faut bien une minute pour assimiler les faits.
— Enceinte ? je répète sans comprendre.
Il me faut à tout prix ignorer la sensation de coup de poignard qui vient
de me perforer le ventre.
— Oui ! me répond-il, outré. Tu te rends compte du traumatisme
psychologique pour moi ? Ça va me laisser des traces à vie !
D’un ton que j’espère égal, je lui enjoins de se calmer. Après tout,
Philippe et Célia sont majeurs, ils savent ce qu’ils font.
— Quand un homme et une femme s’aiment… le plus souvent, oui, ils
font un bébé ensemble.
Un bébé. Merde, alors !
Jules n’est pas convaincu par mon piètre plaidoyer.
— Mais tu as vu comme ils sont vieux ? Il va devenir quoi, ce gamin,
quand ils seront grabataires ?
Je me mords les lèvres, ne sachant plus si je dois en rire ou en pleurer. La
priorité est de calmer mon fils.
— Il sera probablement adulte quand ça arrivera, mon chéri. Tu vas être
grand frère, ce n’est pas super ?
Au moment où je prononce ces mots, des larmes inattendues me montent
aux yeux. Bien sûr que je savais mon mariage enterré à jamais. Bien sûr que
j’ai tourné la page, consciente que nos chemins, à Philippe et moi, ont pris
des directions différentes. Il n’en reste pas moins que l’homme dont j’ai
partagé la vie durant dix-sept ans a décidé d’avoir un enfant avec une autre
et oui, j’en ai l’estomac noué.
Tout à mes réflexions, je ne saisis qu’une partie des paroles suivantes.
— … et donc il va sûrement falloir que tu viennes me chercher demain
matin.
— Pardon ? dis-je en essayant de me concentrer.
Jules ne dissimule pas son exaspération.
— Je me doutais que tu n’écoutais pas.
— Moi aussi, je suis secouée par la nouvelle.
— Ouais, je sais, me concède-t-il. Je te disais qu’à cause de la tempête,
ils pensent fermer le lycée demain. Ils t’appelleront.
OK… Est-ce que je suis censée louer un minibus et débarquer au lycée
avec l’intégralité de ma classe ? Je lui promets d’essayer de m’arranger
avec l’école.
— Mais je crains que tu ne doives rester à l’internat le temps que je
puisse me libérer.
Au moins, cette éventualité ne semble pas le contrarier, puisque ses amis
ne pourront pas non plus quitter le lycée avant la fin de la journée.
Néanmoins, je raccroche, préoccupée et submergée par un sentiment
d’impuissance. L’annonce de cette grossesse est une sacrée surprise et je
m’en veux de n’avoir pas su trouver les mots pour aider Jules à mieux vivre
la situation. Quant à moi, cette histoire me laisse un sentiment amer plutôt
tenace.
Bon, je vais prendre les problèmes un à un : enfourner ma pizza et ouvrir
une bouteille de vin.
Une demi-heure et deux verres plus tard, je me cale avec mon assiette
devant une rediffusion de L’Exorciste. Le film me paraît moins terrifiant
que lorsque j’étais ado, ce qui ne m’empêche pas de sursauter deux ou trois
fois. Je parviens même à voir les choses sous un angle nouveau, réalisant
que le scénario projette une vision très puritaine de la famille. Cette gamine
sous l’emprise du diable est une critique évidente du divorce. « Ta mère
suce les b… en enfer ! » éructe le démon, pourvu d’un large panel de gros
mots. OK, c’est dégueu, je ne suis pas certaine de terminer ma pizza.
Fascinée, je regarde la tête de cette pauvre Linda Blair en train de faire une
rotation complète quand un bruit suspect provenant de dehors me fait me
redresser. Imperturbable, Merlin pique un roupillon devant la cheminée.
Ce n’est rien. Juste la tempête.
Le vent s’acharne contre les fenêtres, mais il y a autre chose, j’en suis
sûre. Une ombre menaçante se profile à travers les rideaux et mon cœur se
met à cogner de façon erratique contre mes côtes : un homme est en train de
faire le tour de ma maison, une lampe torche braquée sur ses pieds !
Putain de merde !
Ce que je redoutais est en train d’arriver : on va m’attaquer. Si j’avais le
temps de m’évanouir sans risquer de me faire découper en morceaux, je
tomberais illico. La bouche pâteuse et les paumes moites, je hèle le chien.
— Merlin ! Viens, mon toutou ! On va devoir s’enfuir, je compte sur toi.
Le labrador martèle le plancher d’un joyeux coup de queue. Soit il est
très bête, soit le danger l’excite. J’enfile ma parka en quatrième vitesse et
me fige, à l’affût du moindre bruit. Je dois avant tout localiser l’agresseur
pour savoir si je tente une sortie par la porte d’entrée ou le garage. Il me
faut mes clés de voiture… Où est-ce que je les ai mises, bon sang ? Mince,
elles ont dû rester dans mon jean, à l’étage. Ce n’est pas le moment de céder
à la panique. Je suis sur le point de me saisir de mon portable, quand les pas
se rapprochent du perron. Mes genoux deviennent aussi cotonneux que si
j’avais descendu la bouteille de vin entière et je reste un instant tétanisée.
L’index plaqué sur ma bouche, je fais signe à Merlin de ne produire aucun
son. Celui-ci penche légèrement la tête sur le côté, comme si je venais de
lui proposer une balade. Comprenant que je ne pourrai pas compter sur lui
si les choses dégénèrent, je sors tout à coup de ma torpeur et me précipite
vers la porte qui mène au garage. Je ne compte pas prendre la fuite sans mes
clés de voiture, mais ma grosse pelle de jardinage me sera utile.
« Vise les bijoux de famille ! » m’a conseillé la mamie du cours
d’autodéfense. Voilà, c’est exactement ce que je vais faire.
8

À PAS DE LOUP, je retourne dans la cuisine et frôle la crise cardiaque lorsque


la sonnette de la porte d’entrée retentit. Si je fais la morte, cet homme
renoncera-t-il à ses sinistres projets ? Pourtant, il insiste et appuie à nouveau
sur la sonnette.
— Valentine ? Tu es là ?
Les yeux écarquillés, je me retiens pour ne pas hurler. Les pensées
tournent en pagaille dans mon cerveau. Est-ce que les tueurs en série
utilisent ce genre de stratagème pour convaincre la victime d’ouvrir la
porte ?
— Valentine, c’est Rémi !
Bonne nouvelle : je ne vais pas me faire trucider ce soir ! Ce n’est pas le
démon de L’Exorciste (je jure que j’y ai à peine pensé), ni un émule
d’Hannibal Lecter. C’est Rémi ! J’en suis si soulagée que je pourrais lui
sauter au cou, s’il ne risquait pas de trouver ça bizarre. Même le chien jappe
de bonheur.
— Ça va ? me demande Rémi, perplexe. Tu n’as pas l’air dans ton
assiette.
Je veux bien le croire. Je me sens vidée. Je dois offrir un drôle de
spectacle, pieds nus, ma parka enfilée par-dessus mon pyjama.
— Je regardais un film d’horreur, je ne m’attendais pas à recevoir de la
visite. Qu’est-ce qui t’amène à cette heure-ci ? Une nouvelle distribution de
calendriers ?
Les coins de sa bouche se relèvent en un sourire amusé.
— Non, pas cette fois. Un arbre est tombé près d’ici, je venais voir si tout
allait bien de ton côté, vu que ta maison est sur mon chemin.
— Oh. J’ignorais que tu vivais dans les parages.
Comme je lui fais signe d’entrer, il désigne du menton mon arme
improvisée.
— Tu ouvres toujours ta porte avec une pelle à la main ?
Gênée, je réponds par un petit rire et ôte mon manteau avec un soin
inutile, le temps d’élaborer une brillante excuse. Lui sortir que j’ai failli
compromettre sa capacité à engendrer de futurs rejetons ne me paraît pas
très indiqué. Il risquerait de penser que je suis alcoolique ou que je me
drogue. Ou les deux.
— Eh bien, Rémi, comment te dire… Certains dorment avec un flingue
sous l’oreiller, moi c’est avec une pelle.
Au rictus narquois qui naît sur son visage, je devine qu’il n’est pas dupe.
Bien. On va se détendre et faire comme si de rien n’était.
— Alors… Tu disais qu’un arbre est tombé ?
— Oui, dans un champ. Ça a coupé l’électricité d’une maison voisine.
— Rien à signaler de mon côté. Tu as l’air éreinté.
— La soirée a été plutôt frénétique, on n’a même pas eu le temps de
manger.
Mon regard bifurque aussitôt sur les restes de mon repas, en évidence sur
la table basse. Je serais très malpolie de ne pas lui proposer une part de
pizza alors qu’il a œuvré des heures durant pour le bien-être de ses
concitoyens.
— Si tu veux t’asseoir un instant, j’ai débouché une bouteille de rouge et
il me reste de la pizza.
Les mains enfoncées dans les poches de son pantalon, Rémi paraît hésiter
une seconde.
— Je vais plutôt filer, Valentine. Je ne faisais que passer.
— Cette moitié de pizza va finir à la poubelle, si tu ne la manges pas. J’ai
eu les yeux plus gros que le ventre.
Je m’abstiens de tout commentaire concernant l’excellent jeu d’actrice de
Linda Blair, qui constitue le meilleur coupe-faim au monde.
— OK, se décide-t-il. En revanche, je vais décliner le vin. Même si
j’habite à cinq cents mètres, je conduis.
Je lui apporte de l’eau pendant qu’il s’installe sur le canapé.
— Il est à toi, ce chien ? s’enquiert-il alors que Merlin lui fourre le
museau dans le creux de la main.
Je jette un coup d’œil désespéré sur le labrador. Si j’avais vraiment eu
affaire à un psychopathe, il aurait agi exactement de la même manière,
aucun doute. Il lui aurait dit bonjour et l’aurait regardé en train de
m’achever, sans broncher, avant de lui faire comprendre d’un grand sourire
de toutou que ce serait cool si en plus il pouvait lui lancer une balle de
tennis.
— C’est le chien de ma mère, je le garde jusqu’à samedi.
— Qu’est-ce que tu es mignon, mon gros pépère ! le flatte-t-il en grattant
les oreilles du labrador, qui le regarde avec admiration.
Merlin a le chic pour rendre les gens complètement gâteux. Une fois la
pizza réchauffée, Rémi mange quelques bouchées en silence et je me sers
un troisième verre de vin, juste pour avoir les mains occupées. C’est bête,
mais je me sens gênée par cette intimité nouvelle entre nous. Qu’est-ce qui
m’a pris de lui proposer de manger un morceau alors qu’il vit à côté ? Sur
l’écran de télévision, le film a laissé place à des spots publicitaires. Sans
aucune logique, du chocolat succède à des yaourts de régime. Au bout de
quelques minutes, Rémi se décide à rompre le silence.
— Elle est jolie, ta déco, déclare-t-il. Ce que tu as fait dehors aussi,
d’ailleurs, précise-t-il en évoquant le sapin que j’ai confectionné avec mes
dernières branches de bouleau, fixé au mur et éclairé d’une guirlande
lumineuse.
La surprise me distrait de ma contemplation et je déglutis.
— Tu trouves ?
Il hoche la tête.
— J’ai essayé d’aménager la maison au mieux.
— C’est réussi. On se sent bien, chez toi.
— Merci.
— Pourquoi avoir choisi de revenir à Vallenot ? m’interroge-t-il, après
une éternité.
Je me demande bien en quoi ça l’intéresse. Il cherche sûrement à
meubler. Dans le doute, j’opte pour une réponse à peu près mesurée :
— Après mon divorce, Vallenot m’a semblé être la seule option valable
pour retomber sur mes deux pieds. Ça devait être provisoire, mais…
Je fais tourner le vin dans mon verre, avant de m’enfoncer contre le
dossier du canapé.
— En fait, je crois que ma place est là.
Rémi repose sa pizza puis me regarde gravement. C’est marrant, je
n’avais encore jamais remarqué que la nuance de ses iris se trouve quelque
part aux confins du marron et du noir.
— Et toi, qu’est-ce qui t’a poussé à revenir ?
— Mon ex-femme rêvait d’une vie citadine. J’avais vingt-cinq ans, je l’ai
suivie… Mais j’ai vite déchanté, je ne suis fait que pour la montagne. Marie
a compris, on s’est quittés en bons termes et j’ai repris ma place au
restaurant. Je me suis marié trop jeune, c’est aussi bête que ça.
— Ça nous fait un point commun, dis-je dans une grimace.
À ce moment-là, l’alarme de mon portable retentit. L’alerte eBay, merde,
j’avais oublié !
— Désolée, Rémi, je dois me connecter à Internet. Mais continue de
manger, dis-je en tapant frénétiquement sur mon écran.
— Une urgence ? s’enquiert-il, intrigué.
Le nez plongé sur mon smartphone, j’ai bien conscience de mon
impolitesse. Tout en inscrivant le prix maximum que je m’étais fixé, je lui
explique ce que je suis en train de faire.
— Belle idée ! approuve-t-il. Les comics ont le vent en poupe.
Les secondes s’égrènent, le temps de la mise à jour.
Allez, plus vite…
Enfin, l’heureuse nouvelle s’affiche sur l’écran.
— Yes ! J’ai remporté l’enchère ! je m’exclame en bondissant du
fauteuil.
Semblant partager mon plaisir, Rémi lève un poing victorieux en l’air.
— Super ! Ton fils va être fou de joie. Et lui, il se plaît, ici ?
— C’est un peu compliqué, dis-je. Il me reproche pas mal le fait de
devoir aller à l’internat.
— On y est pourtant tous passés.
— C’est vrai. Mais pour lui, ça s’est fait de façon soudaine. Cela dit, il a
des copains, des bonnes notes. Une amoureuse aussi, je crois. Il a même
organisé une collecte de bouteilles, c’est son côté écolo. Je pense que le
fond du problème est ailleurs.
— Ton divorce ?
— Ou d’avoir dû quitter la maison dans laquelle il a grandi. Ce n’est pas
facile de refaire sa vie. De prendre un nouveau départ.
— Non, ce n’est pas simple, constate-t-il, faisant sans doute référence à
sa dernière histoire d’amour avortée.
— J’ai entendu parler de Solveig.
Interloqué, Rémi arque un sourcil, tandis que je baisse la tête, piteuse.
J’étais vraiment obligée de lui sortir ça ? Note à moi-même : ne pas
dépasser deux verres de vin. Au-delà, je parle trop.
— Désolée… Disons qu’une majorité de la population maîtrise les potins
locaux, alors… On est quittes, dis-je en sifflant d’un trait le reste de mon
verre (perdu pour perdu !). Grâce à la discrétion sans faille du club des
Super Tricoteuses, tu sais pourquoi j’ai divorcé.
— Pas faux.
Les coudes en appui sur ses genoux, Rémi relâche lentement son souffle.
Il a l’air épuisé et moi, comme une imbécile, je lui parle de sa rupture.
— Je présume que ça n’a plus aucune importance, essaie-t-il de
relativiser. Nous n’avions pas les mêmes envies, différence d’âge oblige.
— L’âge ne veut rien dire, j’affirme d’un ton catégorique. Mon mari et
moi avions dix ans d’écart. Cela ne nous a pas empêchés de vivre quelques
années de bonheur et d’avoir un enfant.
— Mais vous avez quand même divorcé.
C’est imparable. Je décide d’être franche.
— Comme tu le sais, il m’a trompée… Et notre différence d’âge n’y était
pour rien. J’ai commis la bêtise de croire que, pour être aimée, je devais
m’effacer et vivre en fonction de ses envies à lui. C’est mon manque de
caractère qui m’a perdue et j’en suis la seule responsable.
Pourquoi est-ce que je lui confie ça, au juste ? Ah oui, le vin.
— Un manque de caractère ? Toi ? s’esclaffe-t-il.
— Je t’assure que c’est mon divorce qui m’a permis d’apprendre à
m’affirmer, dis-je en riant avec lui.
Rémi redevient sérieux et fixe un instant son assiette vide.
— En tout cas, je ne voulais pas être indiscrète. Je suis désolée.
— Oh, non, ne t’en fais pas pour ça, déclare-t-il en secouant la tête. Je
crois que je me suis un peu trop laissé tourner la tête, je n’avais pas saisi
que pour Solveig ce n’était pas sérieux. Je suis triste de n’avoir rien vu
venir, mais c’est de l’histoire ancienne.
Son visage est fermé et il a beau s’efforcer d’en parler avec détachement,
je vois bien à quel point le sujet reste douloureux pour lui. Derrière son
humour de façade, c’est un homme blessé.
— Je ne sais pas pourquoi je te raconte ça, réalise-t-il soudainement, un
peu confus.
Parce que c’est moi qui ai mis le sujet sur le tapis, comme une
lourdingue.
— C’est vrai, ça, je ne suis qu’une humble maîtresse d’école !
— Et c’est le plus beau des métiers. J’aime bien les gens qui font grandir
les enfants.
Il soutient mon regard sans ciller et me sourit. Son expression est calme,
presque pragmatique. Ce n’est pas grand-chose, mais c’est suffisant pour
me prendre au dépourvu. Bon sang, ça ne va pas du tout ! Avant que mes
pensées ne me trahissent, je fais glisser la discussion sur le restaurant. Il me
raconte que son frère et lui ont vécu des moments très durs lorsque le Café
du Commerce a brûlé, mais qu’ils ont su rebondir, notamment grâce à Léna.
— Elle est exactement la personne dont Clément avait besoin.
— C’est vrai qu’elle semble bienveillante, cette fille. Si j’ai tout compris,
tu t’occupes du service ? Tu ne cuisines pas ?
— Mon frère deviendrait fou si je m’approchais de ses fourneaux !
s’esclaffe-t-il. Préparer une simple salade est au-dessus de mes
compétences, alors imagine ! Il a embauché notre cousin, Lucas, pour le
seconder.
Notre conversation dure encore quelques minutes, jusqu’à ce que je ne
parvienne plus à réprimer un bâillement.
— Je vais te laisser, Valentine, tu es fatiguée.
J’opine du chef, ne cherchant même plus à dissimuler mon envie de
dormir.
— J’ai eu une journée éreintante, dis-je en repensant au conseil de classe
et à l’annonce de la future paternité de Philippe. Et a priori, ce ne sera pas
mieux demain puisque je dois trouver une solution pour récupérer mon fils
à l’internat le plus tôt possible.
— Je ne sais pas si ça peut t’aider, répond-il en se levant, mais ça
m’étonnerait que tu ailles travailler. Le lit de la rivière a débordé et la route
en bas de l’école est coupée.
Cette voie étant la seule qui relie le village à l’école, ça me semble en
effet plus que compromis.
— Dans ce cas, tant mieux, je n’aurai pas à attendre la tombée de la nuit
pour aller chercher Jules.
— Sois tout de même prudente, me recommande-t-il en se dirigeant vers
la porte. Ils annoncent une accalmie, mais la neige va bientôt prendre le
relais.
Merlin, qui s’était pourtant rendormi, se redresse sur ses pattes et laisse
échapper un jappement indigné en comprenant que Rémi s’en va.
— Je ferai attention, promis. Et… Merci d’être venu aux nouvelles.
C’était gentil de ta part.
— C’est normal. Bonne nuit, Valentine. Et merci pour la pizza.
L’esprit troublé, je le regarde s’enfoncer dans la nuit.

Le lendemain, lorsque j’arrive à onze heures, Jules m’attend devant les


grilles du lycée.
— Tu n’étais vraiment pas obligée de te speeder, déclare-t-il en balançant
ses affaires sur la banquette arrière. Merlin n’est pas avec toi ?
— Je l’ai laissé à la maison car j’ai très envie qu’on aille manger un
hamburger ensemble. Allez, monte.
À l’évocation de son plat favori, il ne se fait pas prier. Je ne suis pas
mécontente de profiter un peu de mon fils et de me changer les idées. Je ne
sais pas ce qui m’a pris, hier soir, de me laisser déstabiliser par la présence
de Rémi. Le vin et l’ambiance feutrée de mon salon n’y étaient
probablement pas étrangers. Cela fait des mois que je n’ai pas fait l’amour
avec un homme, alors mes hormones, ces petites bestioles dépourvues de
jugeote, se sont naturellement affolées parce que je me suis retrouvée seule
en présence d’un mâle. Mâle plutôt attirant, je ne vais pas le nier. Toujours
est-il qu’en me réveillant, ce matin, mon trouble a eu la très chic idée de
s’être évaporé. Je n’ai pas envie d’accorder plus d’importance que
nécessaire à ce court moment d’égarement, mais j’espère que Rémi ne s’en
est pas rendu compte. Je me fais sans doute du mouron pour rien. À
l’évidence, il est encore affecté par sa dernière rupture, donc aucun risque
qu’il ait eu l’ombre d’un soupçon concernant mes pensées. Cela dit, si je
peux éviter de le croiser durant ces prochains jours, ça m’arrangerait.
— Du coup, tu sais si tu vas reprendre le travail lundi ? m’interroge
Jules, alors que nos commandes arrivent sur la table.
— Oui. D’après Pascal, la décrue ne devrait pas être très longue.
Quand le directeur de mon école m’a téléphoné ce matin, à sept heures et
demie, je savais déjà ce qu’il allait m’annoncer. Par chance, l’eau n’est pas
montée très haut et d’ici dimanche, la voie d’accès sera à nouveau libre. De
leur côté, les profs du lycée de mon fils sont moins bien lotis. Certains
déplorent de terribles dégâts chez eux ; quant à l’établissement, quelques
classes du rez-de-chaussée sont inondées. Comme Jules le redoutait, on m’a
demandé de venir le récupérer dès que possible.
— C’est quoi, le programme du week-end ? s’enquiert celui-ci, avant
d’enfourner une copieuse bouchée de son double cheeseburger.
J’ai un rencard dimanche soir.
— Pour commencer, on va aller acheter un sapin demain matin.
— Maman ! fait-il en levant les yeux au ciel. La déforestation ! Est-ce
que tu as conscience de la gravité de la situation ?
Manque de pot pour lui, j’ai parfaitement étudié la question et ma
réponse est rodée.
— Est-ce que tu peux arrêter de faire ta drama-queen, un peu ? Oui, j’y ai
pensé. Est-ce que tu préférerais un sapin artificiel en plastique, qui se
recycle mal et n’est pas biodégradable ? Si c’est le cas, dis-le-moi et on file
au supermarché du coin.
Il se met à mâchonner furieusement son burger.
— Le cycle de vie d’un sapin naturel est de neuf à quatorze ans, Maman.
La tradition ne justifie pas cette pratique absurde de les abattre en masse.
J’ai bien fait d’étudier mon sujet à fond.
— J’apprécie que tu te comportes en superhéros de la planète, mon chéri,
mais sache que les épicéas, de nos jours, sont plantés sur des sols
inadéquats pour l’agriculture. Ça permet même de revaloriser des friches
non exploitables. Ce n’est pas de la déforestation, puisqu’ils sont cultivés
exprès pour l’occasion.
Le nez plongé dans son assiette, il trempe une frite dans son ketchup.
— Ouais. Ne compte pas sur moi pour ramasser les épines au bout de
deux jours, me lance-t-il d’un air de défi.
Comme tout adolescent qui se respecte, Jules veut avoir le dernier mot et
son expression renfrognée me fera toujours fondre.
— Donc, comme je le disais, demain matin nous irons chercher le sapin,
si tu veux bien.
— J’ai le choix ? me demande-t-il, le regard plein d’espoir.
— Non, c’était par politesse. Mamie viendra nous aider à décorer dans
l’après-midi et Chloé nous rejoindra ensuite avec Papi. Ça va être génial.
Mon fils me dévisage quelques secondes, la mine songeuse.
— Tu es contente de la revoir ? finit-il par demander.
— Quelle question ! Évidemment que je suis très heureuse que ma sœur
vienne pour les fêtes.
Cela fait trois ans que je n’ai pas vu Chloé et le moins qu’on puisse dire,
c’est que je trépigne d’impatience. Je regrette de n’avoir pas su rester plus
proche d’elle. J’aime Albane de la même manière, bien sûr, mais Chloé m’a
toujours paru plus facile d’accès, plus spontanée dans ses réactions. C’est
plus simple de papoter avec une personne qui n’est pas dans le contrôle
permanent.
— Tu crois que j’arriverai à construire un lien fraternel avec le bébé ?
enchaîne mon ado.
Ses doutes me font comme un pincement au cœur. Mon pauvre Jules se
démène pour canaliser le tourbillon d’émotions qui fait rage en lui depuis
l’annonce de son père et je ne peux qu’imaginer les tonnes de questions
qu’il se pose.
— Bien sûr, que tu y arriveras. Je sais que ce n’est pas évident, pour toi,
de te projeter. Mais crois-moi, dès que tu le verras, tu te sentiras bouleversé.
Bouleversé et fier à l’idée de devenir un exemple pour ce petit être.
C’est du moins ce que j’ai ressenti à la naissance des jumelles. Je n’avais
que trois ans, mais ce sentiment incroyable d’être devenue « la grande
sœur » m’a laissé une forte impression. À cette évocation, je sens la larme
qui brille dans mon œil.
— Et toi, Maman, tu n’es pas trop deg ? veut-il savoir, une lueur
bienveillante dans les yeux.
Hum. Eh bien, pour être honnête, je le suis un peu moins qu’hier soir.
Une bonne nuit de sommeil m’a permis de comprendre que, de toute façon,
il ne me servira à rien de me morfondre. Et puis, j’ai rendez-vous avec
Alan, dimanche. C’est étrange, mais c’est comme si tout à coup, je me
sentais autorisée à me préoccuper de mon avenir amoureux. Bon, ça, je vais
m’abstenir de le balancer à Jules. Un traumatisme à la fois, c’est suffisant.
— Non, mon chéri, je ne suis pas dégoûtée. J’étais un peu sonnée quand
tu me l’as dit, mais je suis certaine que ton père et Célia seront de très bons
parents pour ce bébé. Et c’est tout ce qui compte.
9

SAMEDI MATIN. Rémi avait vu juste : si la pluie a enfin déserté le village,


l’air est à présent chargé de promesses de neige. Pendant que Jules dort
encore à poings fermés, j’embarque Merlin pour une marche rapide dans les
bois avoisinants, résolue à éliminer les excès de ces derniers jours. Vin.
Pizza. Hamburger. J’ai mangé comme une ado livrée à elle-même. Sans
parler de la recette des biscuits de Noël que j’ai piquée à ma mère ! Il n’y a
rien de pire que le mois de décembre quand on a envie de garder la ligne.
Le calme glacé du matin d’hiver me saisit dès que je mets les pieds
dehors. Le thermomètre flirte avec le zéro pointé et, l’espace d’une
seconde, j’envisage de faire demi-tour. Mais, déjà, le labrador file comme
une flèche vers le sous-bois, il ne me reste donc plus qu’à prendre mon
courage à deux mains. Le jour se lève sur un magnifique ciel fait d’or et de
rose. Là, à la lisière de la forêt, tout est silencieux. Hormis Merlin qui
s’ébroue et court sur l’épais tapis de feuilles mortes, il n’y a pas un bruit.
Juste la nature livrée à elle-même. Je savoure cet ultime moment de calme,
qui, je le sais, ne durera pas. Dans quelques heures, ma sœur sera parmi
nous et il me tarde de l’entendre raconter sa vie trépidante à New York ! A-
t-elle un homme dans sa vie ? Mon Dieu, voilà que je me prends pour ma
mère, maintenant ! Je vais plutôt me recentrer sur ce qui m’attend demain.
Demain !
Mon cœur se met à jouer des castagnettes à l’approche du rendez-vous
avec Alan. C’était inévitable. Je me sens à la fois morte de trouille et emplie
d’une enivrante bouffée d’énergie. J’ignore où ce dîner me mènera, il me
semble que je vais avoir besoin de temps avant de m’engager dans une
véritable relation. Je veux d’abord redécouvrir la séduction, le corps qui
frémit en présence de l’autre. C’est comme si, d’un coup, j’avais
déverrouillé la porte de ma cage pour me retrouver en liberté. C’est grisant,
malgré l’appréhension. Je souris, consciente que si cette sortie promet de
mettre mes nerfs à rude épreuve, cette décision a déjà un effet positif sur
mon état d’esprit.
Merlin surgit tout à coup d’un fourré, une branche morte dans la gueule.
Ses yeux me supplient de jouer avec lui et je lui lance le bâton trois ou
quatre fois. Puis je le félicite, lorsqu’il revient vers moi, pantelant comme
sous un lourd soleil de juillet :
— C’est bien, mon toutou ! Je dirai à Maman de te faire courir plus
souvent. Allez, viens, on va réveiller Jules.
Un peu plus tard, j’appelle mon fils pour la troisième fois en vingt
minutes.
— Dépêche-toi ! je crie, du bas de l’escalier. J’aimerais bien qu’on aille
chercher le sapin avant la tombée de la nuit !
— Arrête, M’man, se met-il à geindre. Tu m’agresses le cerveau, laisse-
moi dormir encore cinq minutes.
Dire que Jules n’est pas matinal est un euphémisme. Il est pourtant neuf
heures et je n’avais pas coché la case grasse matinée dans son planning.
Merlin me toise ; il ne ferait pas une autre tête s’il déplorait la façon dont je
me laisse marcher sur les pieds.
— Va le chercher, toi, puisque tu es si malin ! lui dis-je en désignant
l’étage du menton.
Pour toute réponse, le chien décide de m’ignorer et retourne s’écrouler
sur le tapis, près de la cheminée. Mon fils daigne finalement pointer le bout
de son nez un quart d’heure plus tard. Cheveux emmêlés, petits yeux… On
dirait qu’il est abattu de fatigue. J’en connais un qui a dû veiller tard.
— Tu t’es avancé dans tes devoirs ? je l’interroge, tandis qu’il se prépare
un bol de céréales.
— Un peu…, marmonne-t-il dans sa barbe.
Enfin, quand je parle de barbe, c’est une image. Mon bébé est en train de
devenir un homme, c’est certain, mais pas encore au point de faire la
fortune des barbiers. Je me verse une nouvelle tasse de café et le regarde
consulter son Smartphone, apparemment bien plus passionnant que moi.
— Tu t’es couché à quelle heure ?
— Après toi, me répond-il d’un ton vague. J’ai fait des Snap avec Maëva
et Diego.
En d’autres termes, ils ont échangé des selfies avec des filtres ridicules
jusqu’à pas d’heure. Je prends une lente inspiration, sachant que mon
sermon ne va pas lui plaire.
— Tu es encore en pleine croissance, Jules. Ton cerveau et ton corps ont
besoin de huit à dix heures de sommeil par nuit, pas d’écrans qui te
maintiennent éveillé pour rien.
Comme il ne réagit pas, j’embraye sur sa corde sensible.
— Tu crois que c’est écolo, d’être connecté à longueur de temps ?
Il relève le nez de son bol de céréales et je m’attends à ce qu’il pousse de
hauts cris. Cependant, il se contente de déclarer :
— En fait, on a discuté de ce boulot au centre commercial… Tu sais,
celui dont je t’ai parlé.
— Pour être lutin du Père Noël ?
— Oui. Papa m’a aidé le week-end dernier pour ma candidature.
Super. Philippe aurait au moins pu m’appeler pour évoquer le sujet.
D’autant plus que ce n’est pas lui qui va se taper chaque jour l’aller-retour
si Jules est pris.
— Et tu es embauché ? Parce que si c’est le cas, il faut que je te signe une
autorisation.
— Laisse tomber, soupire-t-il. Diego a postulé à la dernière minute et il a
été pris.
Oh. Apparemment, ce n’est pas une bonne nouvelle. Inséparables comme
ils sont, je me serais plutôt attendue à ce qu’il se réjouisse de bosser en
binôme avec son copain. Sauf si…
— Tu veux dire que tu n’as pas le job ?
Je sais que je ne suis pas censée éprouver du soulagement, mais c’est
plus fort que moi. Je n’aurais pas à conduire deux heures par jour, voire
plus si la neige est de la partie. Jules secoue la tête et je devine qu’il est
blessé.
— Non, tous les postes ont été attribués.
— Je suis désolée, mon chéri.
Mais Jules ne m’entend même pas, tout occupé qu’il est à ruminer.
— Ça doit bien l’arranger, Maëva, avec son crush pour Diego, ajoute-t-il
en serrant la mâchoire.
D’accord, on touche au cœur du problème.
— Et… Maëva te plaît beaucoup, j’imagine.
Il ne répond pas, ce qui est assez éloquent. Je lui conseille de ne pas se
laisser gagner par le défaitisme.
— Ce n’est pas parce que Maëva va passer davantage de temps avec
Diego qu’elle va lui tomber dans les bras.
— C’est bon, M’man, c’est juste une pote, me rembarre-t-il de ce ton
condescendant dont seuls les adolescents sont capables.
Sans un mot de plus, il monte se doucher. Tracassée, je débarrasse la
table. Jules ne le sait pas encore, mais des déconvenues amoureuses, il en
connaîtra d’autres. En attendant, il a quelque chose de désenchanté qui me
fend le cœur. Pourtant, en repensant à ma propre adolescence, je me
souviens qu’à cet âge-là, le moindre sentiment est amplifié. J’espère que
Jules surmontera sa déception et ne se fâchera pas avec ses camarades,
même si ça risque de ne pas être évident puisqu’il est amené à les croiser au
lycée chaque jour de la semaine.
Lorsqu’il est enfin prêt, nous nous rendons au point de vente des arbres
de Noël, sur la place de la mairie, où nous retrouvons plus de la moitié du
village. Tout le monde semble s’être décidé à acheter son sapin
aujourd’hui ; en dépit du froid mordant, les gens discutent avec animation
par petits groupes. Je reconnais Jacotte, la mère du curé, qui déambule au
bras d’un homme que je suppose être son époux. Léna, la belle-sœur de
Rémi, est avec eux et porte un sac de provisions. Je la salue en arrivant à sa
hauteur. Elle pivote, surprise de s’entendre interpellée.
— Valentine, c’est ça ? me demande-t-elle en me reconnaissant.
— Oui, et je te présente mon fils, Jules.
Mon ado fait l’effort de retirer ses écouteurs pour lui dire bonjour, ce
dont je lui sais gré. S’apercevant que Léna s’est arrêtée, Jacotte se tourne
vers nous.
— Oh tiens, Valentine ! s’exclame-t-elle avec la jovialité qui la
caractérise. Comment vas-tu ma grande ? Tu connais ma petite-fille, Léna ?
Nous acquiesçons toutes les deux.
— Je ne savais pas que vous étiez la grand-mère de Léna.
— Le monde est petit, me répond la vieille dame. Enfin, surtout notre
bourg. Voici Lulu, mon mari, ajoute-t-elle en désignant l’homme qui
l’accompagne.
Celui-ci retire sa casquette, se gratte le peu de cheveux qui lui restent et
la replace aussitôt sur sa tête.
— Fait pas chaud, relève-t-il en frottant ses mains l’une contre l’autre.
J’ai le crâne ratatiné comme un vieux pruneau.
Il se penche vers moi et me précise, sur le ton de la confidence :
— Ma femme me force à marcher à la vitesse d’une limace sur le retour.
Elle va me faire congeler avant la fin de la journée.
— Tu n’avais qu’à pas t’étaler de tout ton long, l’autre jour ! riposte cette
dernière. Figure-toi, Valentine, qu’on était en train de faire notre marché, et
d’un coup, je me retourne, il était par terre. On a dû le faire asseoir dans le
camion du boucher en attendant les pompiers.
— Bah… J’ai connu pire, proteste doucement le vieil homme.
Jacotte pousse un profond soupir.
— Tu vas me faire mourir avant toi, avec tes âneries !
D’une bonne humeur inoxydable, Léna ébauche un petit sourire.
— Allez choisir votre sapin, j’arrive, leur enjoint-elle. Clément vous fera
ensuite un bon lait de poule pour vous réchauffer.
— Avec beaucoup de rhum, j’espère, tente Lulu.
— Comme si t’en avais besoin ! le rembarre Jacotte. Et puis reste pas
planté comme ça devant moi, tu me masques le soleil, enchaîne-t-elle, avant
de l’entraîner par le bras.
Je les regarde presser le pas en direction des épicéas.
— Ils sont comiques, ces deux-là, observe Jules.
Léna acquiesce.
— Et c’est tous les jours comme ça ! Ils ont prévu de concourir pour le
spectacle du 31 décembre et ça les stresse. Pour compenser, ils
s’engueulent.
— Il se passe quoi, le 31 décembre ? Je n’en ai pas entendu parler.
Comme Jules pousse un soupir d’impatience, je l’envoie s’acheter un
pain au chocolat. Léna m’explique alors que, chaque année à la Saint-
Sylvestre, la coutume est de se réunir à la salle des fêtes, pour un grand
repas auquel peuvent s’inscrire les habitants du village.
— Clément s’occupe du menu, Rémi et le reste de la famille font le
service. Il y aura un bal et, pour la première fois cette année, un concours de
danse réservé aux couples. Ils seront évalués à l’applaudimètre.
— Ça a l’air sympa.
Et je le pense vraiment. J’ai toujours aimé ces fêtes de village, où chacun
vient pour passer un agréable moment en compagnie des gens qu’il
apprécie. Léna m’indique que si je souhaite y participer, je dois m’adresser
au comité des fêtes. Jules sera chez son père pour le Nouvel An, alors
pourquoi pas. Je lui promets d’y réfléchir, en tout cas. Cette soirée pourrait
être une nouvelle occasion de m’impliquer dans la vie de notre bourgade ;
qui plus est, j’apprécie l’idée de contribuer à faire vivre ces belles initiatives
qui apportent un regain d’énergie à Vallenot.
— C’est même plus que sympa ! m’affirme Léna, tandis que Jules revient
vers nous, tout en grignotant sa viennoiserie. Bon, après, je ne suis pas très
objective ; c’est à l’issue de cette soirée, il y a deux ans, que les choses ont
réellement commencé entre Clément et moi.
Ses yeux brillent à l’évocation de ce souvenir et je l’envierais presque.
— Alors il faudra que tu me racontes, ça ! J’adore les histoires
romantiques.
— On peut y aller, M’man ? trépigne Jules.
— Je ne vous retiens pas plus longtemps, lui répond Léna dans un
hochement de tête entendu. Je vais rejoindre ma grand-mère avant qu’elle
n’étripe Lulu, ajoute-t-elle en désignant le couple, qui est encore en train de
se quereller.
Cette fois-ci, pour ce que je saisis de leurs exclamations, ils n’arrivent
pas à se mettre d’accord sur la hauteur du sapin. Je lui souhaite bon courage
et, avant qu’elle ne tourne définitivement les talons, lui pose une dernière
question :
— Au fait, pour le lait de poule, on peut s’en procurer où ?
L’évocation de cette boisson typique de Noël m’a mis l’eau à la bouche.
— À L’Edelweiss, me répond-elle avec un sourire lumineux. C’est LA
boisson vedette de notre carte durant tout le mois de décembre. Tu ne peux
pas ne pas la goûter.
À L’Edelweiss. Bien sûr.

— Alors, c’était comment ce séjour à Nice ? je demande à ma mère, une


fois qu’elle a enfin relâché son étreinte autour de Merlin.
Seigneur, on dirait qu’elle ne l’a pas revu depuis des mois ! Maman est
rentrée par le train, puisqu’elle déteste conduire sur de grandes distances.
Une grande distance équivalant pour elle à tout ce qui se trouve à plus de
vingt kilomètres de chez nous. La seule fois où je l’ai vue faire exception,
c’est quand Albane s’est cassé le bras, à l’âge de huit ans, après être tombée
d’un arbre.
— C’était plutôt pas mal, déclare-t-elle en frottant son jean pour en ôter
les poils du labrador. L’hôtel proposait un forfait spa, on s’est fait
bichonner. Tu as fait ma recette de biscuits, non ? Ça sent la cannelle.
Je lui souris tout en accrochant au sapin une figurine en forme d’angelot.
L’index en appui sur le menton, elle supervise.
— Plus à gauche, ma chérie.
Je rectifie, puis plonge à nouveau la main dans la boîte, de laquelle
j’extirpe une guirlande dorée. Cette année, la mode est aux sapins épurés
pour un meilleur rendu sur Instagram, comme me l’a appris Jules, dans une
tentative de me faire acheter des décorations pastel. Soit. Pour ma part, il
est hors de question que je renonce aux traditionnelles boules et guirlandes
aux couleurs chatoyantes. Le pastel, c’est bon pour le printemps.
Je quitte momentanément mon sapin des yeux pour revenir à ma mère.
— Tu es partie avec qui, au fait ? J’ai aperçu Carole au marché, ce matin,
donc je présume que ce n’était pas avec elle.
Les chants de Noël passent en boucle sur mon portable et je cesse de
fredonner I’ll Be Home for Christmas pour me concentrer sur sa réponse.
— Avec une copine, tu ne la connais pas, bredouille-t-elle en évitant de
croiser mon regard.
Tiens, tiens…
Je rêve ou bien ma mère me cache quelque chose ? Je repose
délicatement le soldat de Casse-Noisette que je tenais dans ma main.
— Tu devrais placer un sucre d’orge, là, il y a un trou, meuble-t-elle, face
au silence soudain.
— Toi, tu as rencontré un homme, dis-je calmement.
Maman fait un geste de la main, comme pour chasser cette idée absurde.
— Où es-tu allée chercher ça ? me rétorque-t-elle en roulant de grands
yeux.
— C’est bizarre de rougir, quand on évoque juste un séjour entre copines.
Un séjour entre copines… Une minute ! Non ?!
— Tu es amoureuse d’une femme, Maman ?
— Valentine ! s’écrie-t-elle. Je peux t’assurer que je ne suis pas…
Affalé sur le canapé, Jules lève ses grands yeux marron de sa Nintendo et
toise sa grand-mère de haut en bas.
— T’es lesbienne, Mamie ? Oh, la vache !
Cette éventualité semble le laisser stupéfait. À vrai dire, moi aussi. Si
Maman confirme, je pense qu’une chaise sera la bienvenue. Non pas que je
verrais un quelconque inconvénient à avoir une belle-mère, mais ce serait
une sacrée surprise.
— Maman ?
Agacée, ma mère souffle par le nez et nous toise, mains sur les hanches.
— Je ne sais pas ce que vous imaginez, vous deux, commence-t-elle, les
joues rosies par l’émotion, mais vous vous trompez. Non, Jules, je ne suis
pas lesbienne. Non, Valentine, je n’ai rencontré personne.
— L’un comme l’autre, ça ne m’aurait pas scandalisée, dis-je en riant. Tu
as le droit de refaire ta vie.
— C’est fini, oui ? s’offusque-t-elle en triturant le col de sa chemise.
Prépare-nous du thé et passons à autre chose. Ton père et Chloé ne vont
plus tarder.
Jules quitte enfin le canapé, pour aller scruter le sapin.
— T’étais obligée de le bourrer comme ça, Maman ? T’aurais pu faire ça
à la bien.
Je lui adresse un haussement de sourcils éloquent.
— Il est hors de question que ma maison soit fade. Noël, c’est fait pour
crouler sous le houx et les guirlandes. D’ailleurs, je compte sur toi pour
m’aider à installer la guirlande électrique sur l’avant-toit.
Jules bougonne au sujet de la surconsommation d’énergie, mais je fais
mine de me boucher les oreilles. Je n’utilise plus de cotons jetables, ma
lessive ainsi que mon produit à laver la vaisselle sont écolo, je trie mes
ordures et j’ai remplacé le film alimentaire par la cire d’abeille, mais Noël,
c’est sacré, nom d’une pipe !
— Tu veux un chocolat chaud, chérichou ? tente de l’amadouer ma mère.
Cette dernière reçoit un grognement pour toute réponse et j’en déduis que
ça veut dire « oui, mais laisse-moi d’abord bouder pour la forme ». Je la
suis dans la cuisine, où mes fournées de biscuits ont eu le temps de
refroidir. Tout en les plaçant joliment sur une assiette, je réfléchis à
l’attitude bien étrange de Maman. Elle a beau prétendre ne fréquenter
personne, je la trouve aussi innocente qu’un type qui débarquerait dans une
banque avec une cagoule sur la tête. Je suis quasi certaine qu’elle nous a
menti. Il n’y aurait pourtant rien de honteux à ce qu’elle ait ouvert son cœur
à l’amour.
Parce que toi, tu racontes tout à Jules, peut-être ?
Voix intérieure : 1 – Valentine : 0. Cependant, c’est différent. Jules a été
suffisamment sonné par l’annonce de son père ; je ne vais pas en rajouter
avec mon rendez-vous avec Alan. Et même sans cela, ce serait prématuré.
En revanche, je suis sûre que savoir sa grand-mère amoureuse le réjouirait.
— À quoi tu penses ? m’interroge ma mère, en disposant les tasses sur un
plateau.
J’avais prévu de lui montrer la photo que j’ai trouvée dans les affaires de
Constance, néanmoins j’ai l’impression que ce n’est pas le bon moment.
Pas à quelques minutes de l’arrivée de Chloé. M’assurant que Jules se
trouve toujours dans le salon, je baisse la voix.
— J’ai appris que Philippe et Célia vont avoir un bébé.
Maman se couvre la bouche d’une main afin de contenir un petit cri de
surprise.
— Ah bon ? chuchote-t-elle, éberluée. Ils n’auront pas perdu de temps…
Comment est-ce que Jules le prend ?
— Ça le perturbe un peu… Mais je pense qu’il s’y fera.
Je verse l’eau brûlante dans nos mugs, m’efforçant d’ignorer son regard
plein de compassion.
— Tu tiens le choc ?
— Pourquoi est-ce que je ne le tiendrais pas ? dis-je en reposant la
bouilloire un peu brusquement. Cela fait six mois que Philippe a rompu, j’ai
eu le temps de digérer.
C’est vrai, après tout, je ne suis plus cette « pauvre petite » trahie après
tant d’années de mariage. J’ai réussi à me reconstruire et à devenir une
version de moi plus forte, plus sûre d’elle. Enfin, globalement. Quand je
n’ouvre pas ma porte armée d’une pelle, par exemple.
— C’est bien, que tu aies rendez-vous avec Alan, me glisse ma mère.
— Oui. J’en suis heureuse.
Je lui conseille toutefois de ne pas s’emballer. La connaissant, elle serait
capable de faire publier les bans dès la semaine prochaine.
— Tu sais, on va dîner juste comme ça.
Si elle a pensé pouvoir me faire gober qu’elle est partie deux jours avec
une copine dans un hôtel avec vue sur la mer, elle doit bien pouvoir avaler
ça, non ? Elle est sur le point de rétorquer quand des coups de Klaxon
retentissent devant la maison.
10

– VALENTINE ! Tu as une mine fantastique !


Chloé me serre dans ses bras avec tant d’amour que j’en ai les larmes aux
yeux. Honnêtement, je redoutais qu’elle adopte une attitude réservée à mon
égard, cela aurait été tout à fait justifié. Mais c’est mal la connaître. Je me
détache lentement de son étreinte pour la regarder de haut en bas. Radieuse,
elle arbore un manteau rouge qui fait ressortir son opulente chevelure
rousse, au sommet de laquelle elle a mis un béret.
— Tu n’as pas changé ! lui fais-je remarquer, la gorge nouée d’émotion.
Comme souvent dans ces cas-là, c’est au moment de nos retrouvailles
que je ressens à quel point ma petite sœur m’a manqué. Son regard noisette
est aussi humide que le mien.
— Oh merde, fait-elle en riant à moitié, je m’étais juré de ne pas chialer !
Chloé est de retour et je ne suis pas loin de me mettre à pleurer moi aussi.
J’entends toussoter à côté de moi, je me souviens tout à coup de la présence
de Jules.
— Salut ! lance-t-il un peu timidement à sa tante.
Ma sœur l’étreint à son tour, comme si elle était proche de lui depuis
toujours. Mon fils se prête de bonne grâce à son accolade et tolère même un
ébouriffage de cheveux. Le charme de Chloé est de ceux qui opèrent des
miracles.
— Qu’est-ce que tu as grandi, toi ! s’exclame-t-elle. Tu es tout le portrait
craché de ta mère.
— Je ne sais pas si c’est une bonne nouvelle, rétorque-t-il en grimaçant.
Je le menace aussitôt de le priver de cadeaux de Noël, avant d’entraîner
ma sœur à la cuisine pour nous préparer un thé.
— Le voyage n’a pas été trop long ?
Chloé secoue ses mèches ondulées, puis déclare d’un air entendu :
— J’ai maté deux films avec Daniel Craig.
L’acteur britannique étant ce qui se rapproche le plus de l’homme idéal
selon ma frangine, je ne doute pas un instant du fait qu’elle a passé un bon
moment.
— Alors je retire ma question. Le vol a dû te paraître court.
— D’autant plus que j’ai fini par dormir durant le reste du voyage,
acquiesce-t-elle. Je crois que j’avais pas mal de sommeil en retard.
— Tu travailles beaucoup.
Ce n’est pas un reproche, mais un simple constat. Chloé ne compte pas
ses heures passées au boulot. Ces vacances vont lui faire un bien fou.
— C’est vrai que le travail occupe une bonne partie de mon temps, me
concède-t-elle. Mais j’aime ce que je fais.
— Tu bosses toujours pour Matthew Coopland, « le maître du thriller
politique » ?
Stratégie marketing oblige, c’est Chloé qui a eu l’idée de ce qualificatif
un brin pompeux. Les lecteurs adorent, puisque Coopland, déjà traduit en
France, se classe chaque année dans la liste des meilleures ventes du New
York Times.
— Il est toujours chez nous, oui, affirme-t-elle sans me regarder, en
attrapant son mug. Et toi, comment ça va ?
— Ça va, dis-je en souriant.
Chloé penche légèrement la tête sur le côté, comme si elle tentait de
décrypter mes pensées.
— Ma question n’est pas rhétorique, Valou. Et comme le reste de la
famille sera collé à nos basques pendant tout le week-end, je profite d’être
seule avec toi pour te questionner maintenant.
À vrai dire, je ne sais pas trop quoi lui répondre.
— C’est gentil de te soucier de moi, Chloé.
Je me tais car j’ai peur de fondre en larmes et de brailler entre deux
sanglots que je ne mérite pas tant de bonté. Pas après avoir remisé mon rôle
de grande sœur aux oubliettes pendant trop d’années. Je me retiens car le
moment d’avoir une grande conversation n’est pas encore venu. Jules et
mes parents nous attendent.
— Tu as dû passer par des moments difficiles, insiste-t-elle.
Pour la deuxième fois en quelques minutes, je me retrouve à expliquer
qu’en dépit de la situation, je me sens vraiment bien.
— J’ai été blessée, c’est indéniable.
— Quand on y pense, quel salaud…, maugrée-t-elle.
— J’ai réussi à surmonter tout ça, Chloé, je lui assure dans un
haussement d’épaules. Et puis, plus personne pour diriger ma vie ou me
dire ce que j’ai à faire, bon débarras ! Je me sens libérée.
Les yeux de ma frangine se mettent à pétiller d’une lueur malicieuse et je
sais exactement ce qui est en train de lui passer par la tête.
— Chloé Rocca, je t’interdis de chanter le refrain de La Reine des
Neiges !

Quelques instants plus tard, nous sommes tous réunis dans mon salon.
Nous échangeons des nouvelles en mangeant des biscuits. Le museau posé
sur ses pattes, Merlin nous lance des regards pleins d’espoir.
— Je le trouve amaigri, me reproche ma mère, avec mauvaise foi. Tu es
sûre de l’avoir nourri correctement ?
— Ne cherche pas des excuses pour lui filer des biscuits en douce,
Maman. Merlin a mangé à sa faim et couru dans les bois. Ça lui a fait du
bien.
Comme elle semble à peine me croire, je lui suggère de laisser mon père
l’emmener chez l’oncle Christian, la prochaine fois.
— Tu es allé chez ton frère, Papa ? s’enquiert aussitôt Chloé, les yeux
arrondis d’étonnement. Comment va-t-il ?
— Plutôt pas mal, répond-il de façon évasive. C’est Christian, quoi, il est
égal à lui-même.
— Et tes cafards ? je demande en croquant dans un nouveau gâteau.
— Le commando que j’ai embauché a réussi à m’en débarrasser.
Jules fait alors remarquer que nous avons ingurgité tous les biscuits.
Nous devons menacer de ligoter ma mère afin qu’elle n’aille pas en cuisiner
une nouvelle fournée.
— On va plutôt finir de décorer la maison de Valentine, décrète Chloé en
se remettant debout.
— Très bonne idée ! dis-je en l’imitant. D’autant plus que j’ai retrouvé
LA chanson de circonstance.
Je m’empare triomphalement de mon portable et lance Le P’tit Renne au
Nez Rouge.
— Pitié, empêchez-la de se mettre à chanter ! implore Jules.
Au lieu de quoi, Chloé et Maman fredonnent joyeusement le refrain avec
moi.
— Tu te souviens de notre lubie avec Bing Crosby ? s’enthousiasme ma
sœur, tout en s’emparant d’une guirlande lumineuse.
J’acquiesce avec vigueur.
— On en parlait l’autre jour, avec Maman.
Chloé se met à raconter l’anecdote à Jules :
— On était persuadées qu’un super beau mec prénommé… Brian ?
— Non, Cole, je corrige.
— Ah oui, Cole. Bref, ta mère rêvait qu’un Cole aux yeux verts
débarquerait de nulle part et la ferait danser sous les flocons avant de
l’embrasser tendrement.
La réaction de mon fils ne se fait pas attendre.
— C’est dégoûtant, grimace-t-il.
Je souris en me remémorant une nouvelle fois ces rêvasseries
d’adolescente.
— Peut-être bien que j’en rêve encore, vous savez… Bon, en attendant,
j’ai un dîner à préparer. Des bolognaises, ça vous va ?
Mon père se redresse brusquement du canapé.
— Tu ne vas rien préparer du tout, ma puce, déclare-t-il avec fermeté. Ce
soir, je vous invite tous au restaurant.
Seigneur Dieu, encore un repas à l’extérieur ! Ma balance va m’insulter.
— Tu n’es pas obligé, Papa, intervient Chloé, sa guirlande toujours à la
main.
— Non, je ne le suis pas, mais ça me fait plaisir, répond-il, implacable.
J’objecte que Chloé doit être fatiguée et que nous serons tout aussi bien
chez moi.
— Tu plaisantes ? J’ai dormi comme un bébé, dans l’avion, dément ma
traîtresse de sœur.
— Nous n’avons pas souvent l’occasion d’être réunis, réplique alors
Maman, sur un ton qui n’admet pas de réplique. Tu ne vas pas en plus
t’embêter à cuisiner, ma choute.
Je vois que tout le monde est contre moi. Enfin, mon fils n’a encore rien
dit. Normal, puisqu’il est plongé dans une partie d’Animal Crossing.
— Jules ?
— Une sortie au restau, trop coooool ! répond-il, en laissant traîner le ou
au moins cinq secondes.
Il ne me reste qu’à m’incliner. Chloé, qui n’a pas cessé de démêler la
guirlande, affiche cependant un air perplexe.
— Une minute ! fait-elle. Tu comptes nous emmener où, Papounet ? Si je
me souviens bien, le seul endroit potable du coin a brûlé, non ?
Le visage de mon père se fend d’un sourire tranquille, et je pressens déjà
le pire.
— Tu dis ça parce que tu ne connais pas encore L’Edelweiss, annonce-t-
il, très content de sa surprise.
— Non, mais à ton expression j’imagine que ça vaut le détour !
s’exclame-t-elle, avant de placer la guirlande sur le pourtour d’une fenêtre.
Et tandis qu’elle entonne un tonitruant Petit Papa Noël, je prie
intérieurement pour ne croiser ni Rémi ni Alan, ni aucune plaquette de
beurre.

Moins de deux heures plus tard, nous pénétrons tous les cinq dans le
chaleureux brouhaha qui règne à L’Edelweiss en ce samedi soir. Léna
pousse un cri de joie en reconnaissant Chloé, qu’elle n’avait plus revue
depuis leurs années lycée.
— Rémi n’est pas là ? je lance, étonnée de ne pas l’apercevoir.
Je m’en veux aussitôt d’avoir posé la question, d’autant plus que Chloé
darde à présent sur moi un regard interrogateur. Heureusement, si Léna est
surprise de mon soudain intérêt pour son beau-frère, elle n’en laisse rien
paraître.
— Il est d’astreinte ce soir et demain, me révèle-t-elle.
Oh. Je n’arrive pas à définir si j’en suis contente ou un peu dépitée, ça
n’a aucun sens. Léna se tourne à demi afin de nous désigner la jeune fille
aux cheveux blonds méchés de rose, occupée à servir une table, au fond de
la salle.
— Au fait, nous formons une lycéenne, Coline. Elle travaillera avec nous
le week-end et pendant les vacances. C’est elle qui vous apportera vos
commandes, nous demandons donc un peu d’indulgence aux clients ce soir.
— Il faut bien commencer un jour, commente ma mère. Tout le monde
est capable de comprendre ça.
J’adresse un sourire sincère à Léna.
— En tout cas, je suis ravie que vous ayez trouvé une nouvelle recrue.
— Nous aussi ! J’espère qu’elle s’entendra avec ma nièce… Deux ados à
gérer, je sens que ça va être musclé.
Léna tourne les talons après avoir pris nos commandes et Coline nous
apporte rapidement nos apéritifs. En dépit de son look original, elle semble
un peu timide et pique carrément un fard en servant Jules qui, soit ne
remarque rien, soit s’en fiche complètement.
— On trinque à quoi ? s’enquiert Chloé.
— À ton retour ! lui répond Maman.
Ma sœur repose son verre.
— Ne t’enflamme pas, je ne suis là que pour une vingtaine de jours.
Mon père souligne que c’est déjà énorme, elle qui ne revient d’ordinaire
que pour de très brefs séjours. Chloé, pourtant à l’aise dans n’importe
quelle situation, paraît gênée. Elle contemple un instant le fond de son
martini, comme si elle voulait pouvoir se fondre dedans. Cela ne dure que
deux secondes, mais c’est suffisant pour que je me demande à nouveau ce
qui s’est réellement passé avec Albane.
Ma sœur me surprend en train de la fixer. Une lueur vacille dans ses
yeux. Elle m’adresse un sourire que je pourrais qualifier d’embarrassé, puis
se tourne vers mon fils :
— Alors, ça te fait quoi de vivre là où ta mère a grandi ?
Elle ne pouvait choisir pire sujet pour relancer la conversation. Chose
hyper prévisible, Jules pousse un immense soupir.
— C’est la mort, ici, répond-il.
— Allons, chérichou, tempère ma mère, tu es encore en période
d’adaptation, c’est tout. Tu pourrais te faire un tas de copains, si tu voulais.
Jules la dévisage de la même façon que s’il avait affaire à une simple
d’esprit.
— Des copains de soixante ans, peut-être ? Non merci, Mamie.
— Tu as une dent contre les sexagénaires ? plaisante mon père. Nous
sommes des gens tout à fait fréquentables.
Jules restant hermétique à la blague, j’essaie de lui démontrer qu’il se
trompe en sous-entendant qu’il n’y a que des personnes âgées dans notre
bourg.
— Léna a dit que sa nièce sera là pour les vacances. Et puis, il y a cette
jeune serveuse, je poursuis, tout en lui désignant Coline. Tu pourrais
sympathiser avec elle.
Haussement d’épaules. Expression proche de l’ennui.
— Tu ne veux quand même pas que j’aille lui parler à ta place ?
Mon trait d’humour me vaut un coup d’œil assassin.
— Mais arrête, M’man ! s’offusque ma progéniture. Personne ne te
demande de jouer les entremetteuses. Tu m’as fané, là !
Les bras croisés et les joues cramoisies, il est visiblement à deux doigts
de prendre ses jambes à son cou. Je ne sais pas ce qu’il entend exactement
par le terme « fané », mais mon petit doigt me dit que ce n’est pas un truc
très positif. Je vais arrondir les angles avant que la soirée ne vire à la
bouderie.
— Du calme, je te charriais. Sauf sur le fait que tu sembles plaire à cette
jeune fille.
On ne sait jamais, si ça peut lui redonner un peu confiance en lui après sa
déconvenue avec Maëva.
— Ça, c’est vrai, approuve Chloé, en déposant une olive dans sa bouche.
Coline n’arrête pas de regarder dans ta direction.
Tout à coup, Jules se met à sourire, comme s’il ne faisait pas la tête un
instant plus tôt. Ce changement d’humeur si caractéristique des ados est
sidérant.
— Évidemment, qu’elle craque pour moi, pavoise-t-il, fier comme un
coq. Qui pourrait lui en vouloir ?
Non mais, je rêve ! Je lui assène une petite tape sur la main, avant de me
figer net.
Alan vient de faire son entrée dans le restaurant.
11

ALAN EST UN HOMME BIEN ÉLEVÉ, je n’en ai jamais douté. C’est quelque
chose que, d’ordinaire, je trouve même très plaisant. Cependant, j’aurais
bien aimé que ce soir, il oublie un instant qu’il incarne la politesse.
Notamment parce que ma famille se trouve quasi au complet et ma mère est
au taquet. Mais, évidemment, Alan n’a aucune raison de nous snober et le
voilà qui avance droit vers notre table afin de nous saluer.
— Alan ! s’écrie ma mère avec ferveur. Comment allez-vous ? Voulez-
vous vous joindre à nous ?
OK. Maman est entrée en religion, Alan est son dieu.
— Je vais très bien, merci, répond ce dernier, tout en gratifiant mon père
d’une solide poignée de main. Je suis seulement venu prendre une bière
avec un copain, alors je ne vais pas vous déranger.
Il me regarde en terminant sa phrase et des flammes se mettent à me
lécher les joues. C’est du moins l’impression que j’ai. Je détourne vite les
yeux pour éviter de virer cramoisie. C’est là que je me rends compte que
Jules scrute Alan avec un mélange de dégoût et d’intérêt clinique.
— Vous ne nous importunez pas du tout, lance ma frangine. Et puisque
ma famille n’estime pas nécessaire de nous présenter, je m’appelle Chloé.
Et vous ?
Oh non, elle prend son air badin, celui auquel aucun mâle hétérosexuel
normalement constitué n’est capable de résister. J’essaie de lui crier par
télépathie qu’Alan est mon rencard, mais j’ai le sentiment que ma tentative
est un échec. Alan se présente brièvement et reporte ensuite son attention
sur moi.
— Valentine, c’est toujours d’accord pour…
— Bien sûr ! je m’empresse de répondre, avant que Jules ne comprenne
de quoi il en retourne. C’est toujours bon pour moi.
Il me renvoie un sourire plein de promesses (oh là là, un extincteur,
vite !) et salue ma famille une dernière fois avant de s’éloigner vers le bar.
— C’est qui, ce mec qui sourit comme un BN ? s’enquiert Jules, alors
que je tente encore de me souvenir de mon prénom.
Oui, Alan possède un sourire à mettre une nana dans cet état.
— « Comme un BN », ricane mon père. C’est un compliment ?
— Si on considère que ces biscuits ont tendance à me faire un peu
flipper, non.
Ah. C’est mal parti.
Au bord de la pâmoison, Maman attend que Coline ait terminé de
déposer nos plats sur la table, et balance :
— C’est le rendez-vous galant de ta mère ! Hein, qu’il est parfait ?
Elle n’a pas vraiment dit ça, n’est-ce pas ? Apparemment si, puisque
Jules vient de se décomposer en trois secondes, affichant une mine similaire
à la mienne.
— Maman, par pitié, apprend à tenir ta langue ! je siffle entre mes dents.
Ma réflexion tombe à plat puisque Chloé s’exclame en même temps :
— C’est génial ! Oh, Valou, pardon, je l’ai à moitié dragué devant toi…,
continue-t-elle en cachant son visage derrière ses mains.
— Tu ne pouvais pas savoir.
— En tout cas, on voit tout de suite que c’est un homme bien, reprend ma
mère. Il est resté imperturbable et n’a eu d’yeux que pour toi, ma choute.
Tout en mâchonnant son burger montagnard, Jules nous octroie un regard
courroucé.
— Il n’y a que moi qui le trouve chelou, ce mec ?
Bien entendu, je ne pouvais pas m’attendre à ce que mon fils déroule les
serpentins. Moi qui espérais pouvoir m’ouvrir à une nouvelle relation de
façon sereine, j’en suis pour mes frais.
— Dis-moi, Jules, tu te forces à tirer la tronche ou tu es né comme ça ?
raille Chloé.
— Apprendre de la bouche de ma grand-mère que ma mère couche avec
quelqu’un, c’est traumatisant, lâche-t-il en guise de réponse, ce qui lui vaut
un coup de coude de ma part.
— Je ne couche avec personne !
À ce moment-là, Alan se lève de son tabouret et se dirige d’une
démarche tranquille vers… (moi ?) les toilettes. Bon, après tout, il est
humain et ça n’ôte rien à son charme.
— Il n’est pas désagréable à regarder, observe ma sœur.
Je ne peux qu’opiner du chef. De là où je me trouve, je dois même
reconnaître que ses fesses sont une œuvre d’art. Et je crois bien que je viens
de le penser à voix haute puisque Chloé rétorque :
— J’espère que demain, tu ne te contenteras pas de les admirer.
Assis entre nous, Jules fait un bond qui manque de faire valser mon
risotto au potiron.
— Maman, Chloé ! s’indigne-t-il en me lançant un nouveau regard
appuyé et totalement désapprobateur. On est dans un lieu public ! Et je n’ai
pas besoin d’entendre ça.
— Pour le coup, chérichou a raison, fait valoir ma mère. Parlons d’autre
chose.
Excellente initiative. Pendant qu’ils évoquent les bons résultats scolaires
de mon fils, je songe avec un brin d’irritation qu’il aurait été préférable que
ce soit moi qui l’informe de mon rencard. Voire qu’il n’en sache rien du
tout. Je ne peux pas en vouloir à ma mère, je sais qu’elle est gaffeuse de
nature, encore plus avec un verre de vin dans le nez (les chiens ne font pas
des chats !), mais son intervention intempestive me tape sur les nerfs. Je
parviens toutefois à me détendre durant le reste du repas. La conversation
glisse sur la vie de Chloé ; Maman tient à tout savoir : si son travail
l’épanouit réellement, si elle a des amis, et mieux, des petits amis. Ma sœur
est un vrai rayon de soleil. Elle ne tarit pas d’éloges sur Greenwich Village,
le quartier bobo chic dans lequel elle vit, et sur son boulot. Elle admet aussi
fréquenter parfois des hommes, même si rien n’a encore débouché sur une
relation stable.
— Ça viendra, lui prédit Papa, alors que Coline dépose devant nous des
verres de lait de poule.
Chloé secoue la tête sans vraiment répondre. Puis elle nous désigne nos
boissons du doigt :
— S’ils les réussissent aussi bien qu’aux States, on va se régaler.
De fait, c’est vraiment délicieux. Le lait de poule s’avère onctueux,
parfumé juste comme il faut. Même Jules ne trouve rien à redire, une joie
gourmande traversant son visage.
— Ce lait de poule est la preuve que Dieu existe, murmure ma mère.
— Il faudrait canoniser ton mec, dis-je à Léna, qui vient de se
matérialiser à côté de nous.
La jeune femme s’esclaffe.
— Ne va surtout pas lui dire ça, il prendrait la grosse tête et deviendrait
insupportable !
— Est-ce que nous pouvons au moins le féliciter ? s’enquiert mon père.
— Je vais vous le chercher.
Deux minutes après, Léna revient avec un sosie presque parfait de Rémi,
version un peu plus jeune. Clément a lui aussi les cheveux ébouriffés et les
yeux sombres, ainsi qu’une barbe. Mais il arbore un air plus sérieux que son
aîné et n’a pas ces deux tout petits grains de beauté placés sous l’œil
gauche, que j’ai pu observer chez Rémi. Non pas que j’aie pris le temps
d’étudier le physique de ce dernier, bien sûr. C’est juste que Rémi s’est tenu
suffisamment près de moi lors de la démonstration de PLS pour que je
remarque ce détail. En tout cas, Clément semble très populaire auprès des
clients et il accueille nos compliments avec chaleur avant de retourner dans
sa cuisine.
Terminant ma boisson, je pousse un soupir d’aise et fais remarquer à
Chloé que je comprends pourquoi elle est restée aux États-Unis.
— Oui, ma vie est là-bas, à présent, reconnaît-elle, ce qui ne manque pas
de tirer une légère grimace à ma mère.
— Je suis sûre que si tu voulais, tu trouverais du travail à Paris, réplique
cette dernière.
La tête de ma sœur oscille de gauche à droite.
— J’aime New York. Et là-bas, l’ambition n’y est pas perçue comme un
horrible défaut, mais comme une qualité.
C’est vrai que dans le pays d’adoption de ma sœur, il y a encore
beaucoup de failles, mais force est de reconnaître que chacun travaille pour
son avenir, sans rendre de comptes aux autres. Les restes du bon vieux rêve
américain.
— Et toi, Valentine, rebondit Chloé, est-ce que tu vas t’établir à Vallenot
de façon définitive ?
— Tu nous proposes d’aller vivre chez toi ? réagit aussitôt Jules, le ton
empli d’espoir.
— Non, mon chou. Mon appartement est trop petit pour une cohabitation
avec un ado.
Comme ce n’était pas du tout la réponse qu’il attendait, mon fils se
renfrogne et met son casque sur ses oreilles. Parfait, au moins, il ne pourra
pas m’entendre.
— J’ai envie de rester, oui.
Ce désir paraît dérouter ma sœur. Une fois qu’on a goûté à la frénésie de
Manhattan, ce doit être compliqué de se projeter dans une existence plus
simple.
— Remarque, tu as toujours été la plus casanière de nous trois,
m’accorde-t-elle. Tant que tu ne développes pas un goût certain pour les
concours de belote du dimanche, tout n’est pas perdu.
Éclatant de rire, je me mets à énumérer les bons côtés de mon retour au
village.
— Je vois les parents quand je veux, j’ai la chance de pouvoir me
promener dans les bois dès que l’envie m’en prend, je paye mon loyer une
bouchée de pain et j’aime enseigner. C’est un mode de vie qui m’épanouit
vraiment.
Même si, hélas, je risque d’être affectée ailleurs l’an prochain.
— Et cerise sur le gâteau, il y a Super-Rencard, ajoute Chloé en
esquissant un mouvement du menton vers Alan.
J’en profite pour lui demander si elle peut passer chez moi demain, afin
de me conseiller sur les fringues à porter pour l’occasion. Chloé a tenu à se
changer avant que nous nous mettions en route pour le restaurant. Elle
arbore une jupe crayon noire et un pull bleu irisé, qui mettent parfaitement
en valeur sa silhouette de pin-up des années 1950 ainsi que son teint
crémeux. Aucun doute, elle s’y connaît en la matière !
— Bien sûr que je viendrai. Il est hors de question que tu compromettes
tes chances en portant un de ces hideux pulls informes que j’ai aperçus sur
ton étendoir à linge.
Je lui flanque une tape sur l’épaule.
— Dis donc, je n’ai encore traumatisé aucun enfant, je te signale !
— Si, moi, marmonne Jules, qui rumine toujours au sujet d’Alan.
Chloé tourne la tête vers mon fils et lui lance, dans un grand sourire :
— Pendant que ta mère ira s’amuser, je vais te ramener à l’internat. Ça
me rappellera des souvenirs et puis on pourra papoter, tous les deux.
Tout en terminant mon lait de poule, j’aborde le sujet de la soirée du
31 décembre, dont m’a parlé Léna.
— Ça pourrait être sympa d’y participer, non ?
Mon père me répond que ma mère et lui s’y rendent chaque année.
— Nous n’osions pas te le proposer.
Je lui assure que ça me ferait vraiment plaisir de venir, moi aussi.
— Et toi, Chloé, puisque tu seras encore là, tu te joindras à nous, n’est-ce
pas ?
Ma frangine me fait comprendre tout le bien qu’elle pense de mon idée,
en levant les yeux au plafond.
— Qu’est-ce que je disais, au sujet des concours de belote du dimanche ?
me taquine-t-elle. Cela dit, il faudra bien que je vienne, je ne voudrais pas
que, ivre, tu roules une pelle au premier grand-père venu lorsque sonnera
minuit.
— T’es franchement dégueu, marmonne Jules.
— En parlant de grand-père, intervient ma mère, le père Xavier voudrait
savoir si nous avons avancé, concernant le musée.
J’ignore totalement comment fonctionnent les rouages dans son cerveau,
car le curé n’a rien d’un vieillard. Je me contente d’acquiescer d’un rapide
mouvement de tête et lui promets que, dans la semaine, je déposerai au
presbytère les photos que j’ai dénichées dans les cartons de Constance. En
nous entendant discuter, Chloé ne cache pas sa surprise.
— Tu as déterré des vieilleries ?
Nous lui expliquons comment j’en suis arrivée là. Ma mère en profite
pour m’apprendre que la date d’ouverture du musée a été fixée pour la
Saint-Valentin. La mairie compte en faire un véritable événement, en
accrochant un peu partout des ballons en forme de cœur pour
l’inauguration.
— C’est très romantique, conclut-elle.
— D’ailleurs, Maman, dis-je en fouillant dans mon sac à main, il y a un
cliché en particulier que je voulais te montrer. Ce n’est peut-être rien, mais
est-ce que tu sais si Mamie avait beaucoup d’amis ?
Ma mère plisse les sourcils pour se concentrer.
— Elle fréquentait principalement ses copines de toujours… Je me
souviens surtout de Félicie et Jacqueline, qui venaient jouer aux cartes à la
maison. Jacqueline tenait la boucherie et nous apportait souvent du rab de
viande.
— C’est tout ?
— Tu sais, elle n’a guère quitté le village. Pourquoi cette question ?
Je regarde ma mère et décide d’y aller franco.
— Parce que j’ai peut-être découvert qui était ton père.
— Mais non ? répond Jules à sa place.
Je brandis la photo sur laquelle ma grand-mère pose avec le mystérieux
Étienne, en 1955. Maman ajuste ses lunettes et s’en empare. Papa et Chloé
se pressent autour d’elle pour regarder par-dessus son épaule. Ils ne doivent
pas avoir le temps de voir grand-chose car, après n’avoir jeté qu’un bref
coup d’œil au cliché, ma mère éclate de rire et le repose sur la table.
— Oh, ma chérie ! Étienne Langlois ne peut pas être mon père,
m’indique-t-elle.
J’échange un regard avec ma sœur.
— Pourquoi ça ? demande cette dernière.
— Tout simplement parce que Maman le détestait. C’était viscéral, elle
ne pouvait pas le voir en peinture.
Ce n’est pas du tout ce à quoi je m’attendais.
— D’après ce que je vois, il n’en a pas toujours été ainsi, fais-je
remarquer. Pourquoi aurait-elle conservé cette photo, si elle le haïssait ?
— Je n’ai aucune réponse à t’apporter sur ce point. Ta grand-mère n’a
jamais eu l’âme nostalgique. Elle n’était pas du genre à feuilleter de vieux
albums… elle n’en possédait aucun d’ailleurs. Je parierai qu’elle ne se
souvenait même pas qu’elle avait encore cette photo.
— Étienne Langlois…, prononce mon père, en retournant le cliché. Ce
nom ne me dit rien.
— Tu ne l’as pas connu. Il était instituteur à l’école des garçons, mais il
est parti à la fin des années 1960.
Bon, cette piste se révèle être une impasse. Et dans l’immédiat, je ne vois
pas comment en dénicher de nouvelles. Peut-être en épluchant la
correspondance de Constance avec ses cousins établis au Maroc… La main
de Maman vient se poser sur mon bras.
— Ce n’est pas si grave, ma choute, assure-t-elle, devant mon visage
assombri par la déception. Parfois, certains secrets sont voués à rester
cachés.
Je secoue la tête, plus déterminée que jamais.
— La vérité ne demande qu’à jaillir, je le sens.
12

LA JOURNÉE A ÉTÉ ÉPOUVANTABLE. Tout d’abord, il a fallu que j’explique au


moins quatre fois à Jules les raisons pour lesquelles je ne lui avais pas parlé
d’Alan.
— Ce n’est qu’un premier rendez-vous, je ne sais même pas si ça
débouchera sur quelque chose.
— Si tu n’es pas sûre, pourquoi tu y vas ? m’a-t-il lancé, alors que je
terminais seulement mon premier café de la journée.
— On va apprendre à se connaître. C’est comme ça que ça se passe, en
général. Et ensuite… Eh bien, on verra.
J’ai vraiment eu l’impression de me faire l’avocate du diable. Le diable
étant ma vie sentimentale, un sujet censé ne regarder que moi. À moitié
convaincu, Jules a secoué la tête.
— Tu aurais au moins pu me dire que tu comptais te remettre avec
quelqu’un.
« Me remettre avec quelqu’un. » L’expression m’a fait bizarre, sur le
coup.
— Je n’ai jamais envisagé les choses sous cet angle, je t’assure. Ça s’est
fait comme ça, sans que j’y réfléchisse. Je ne me suis pas inscrite sur des
sites de rencontres ou des trucs du genre.
Et ça a duré au moins trois quarts d’heure, jusqu’à ce que Jules m’assène
qu’Alan n’avait pas intérêt à se prendre pour son nouveau père. J’ai failli
recracher mon café (le deuxième) et mon fils a fini par aller s’enfermer dans
sa chambre pour aller terminer ses devoirs. Une heure plus tard, j’en étais
encore à essayer de chasser de ma tête d’incongrues images d’Alan prenant
ses aises chez moi, lorsque ma mère a eu la très mauvaise idée de me
téléphoner. Elle a commencé par s’excuser pour sa gaffe de la veille et je
l’ai sentie sincèrement navrée. J’aurais dû me douter que sa contrition
n’était qu’un prétexte.
— À propos d’Alan, a-t-elle alors rebondi, excitée comme une puce, est-
ce que tu es prête ?
J’ai levé les yeux au ciel, avant de me rappeler qu’elle ne pouvait pas me
voir.
— Mon rendez-vous est dans approximativement sept heures. Donc, non,
je ne me suis pas encore pomponnée, ai-je ironisé.
— Tu m’as comprise, Valentine. Je veux seulement savoir comment tu te
sens.
Je l’ai rassurée en lui laissant croire que j’étais sereine et convaincue que
fréquenter Alan me ferait le plus grand bien. En réalité, à ce moment précis,
j’étais à deux doigts de tout annuler tant le stress l’emportait sur le reste.
— C’est très bien, ma choute, a-t-elle approuvé. Tu me raconteras, n’est-
ce pas ?
Pour la seconde fois en moins de dix minutes, j’ai fixé le plafond,
exaspérée.
— Pitié, Maman, dis-moi que tu ne m’enverras pas des SMS toutes les
cinq minutes !
Je sais qu’elle en est capable. À moins qu’elle ne décide de faire le pied
de grue près du restaurant, mal planquée dans sa voiture, juste pour voir si
tout roule. Elle m’a juré qu’elle ne ferait rien de ce genre.
Quand je raconte tout ça à Chloé, venue pour m’aider à choisir la tenue
qui fera mouche, elle termine sa tasse de thé en riant, rejetant ses longs
cheveux en arrière.
— Ne t’inquiète pas, je ferai mon maximum pour la tenir occupée, me
promet-elle. Je vais lui réclamer ses délicieux petits bonshommes en pain
d’épice et ensuite nous les dévorerons devant un vieux film en noir et blanc.
— Mets-lui La vie est belle, c’est son préféré.
— Capra, adjugé, vendu ! Bon, à présent si tu me montrais ce que tu as
l’intention de porter ?
Je lui fais signe de me suivre à l’étage. Jules, qui a finalement daigné
quitter sa tanière, lève le nez de sa Nintendo à notre passage. Avachi, il
nous regarde en affichant un air d’ennui suprême.
— Tu ne vas pas reconnaître ta mère, lui prédit Chloé, en s’engouffrant
derrière moi dans l’escalier.
— Si tu le dis, marmonne-t-il avec indifférence.
— Il est toujours comme ça ? s’enquiert ma frangine, tandis que nous
arrivons dans ma chambre.
En quelques mots, je lui explique que Philippe et sa compagne vont avoir
un bébé.
— Alors ça, ajouté à l’internat et au fait que ce soit Maman qui lui a
annoncé que je sors ce soir… Oh, et puis je crois bien qu’une fille lui a
brisé le cœur. Ça fait beaucoup.
— Les joies de l’adolescence, commente-t-elle, avant de poser son regard
sur mon lit, où j’ai étalé mes plus jolis vêtements.
Ma frangine les passe tous en revue, puis soupire.
— Tu n’as rien d’autre ?
Je lui désigne une robe noire, accrochée sur son cintre. Elle me paraît tout
à fait convenable pour l’occasion.
— Il y a des sequins, mais pas trop non plus. Ce n’est pas mal pour un
rendez-vous, non ?
Chloé me toise comme si j’étais une cause perdue.
— Tu as porté cette robe combien de fois en présence de Philippe ?
s’enquiert-elle.
Euh… probablement à chaque vernissage qui tombait en hiver. Peut-être
même deux trois fois, au restaurant. Et pour Noël, aussi. Je n’ai pas besoin
de répondre, car ma sœur lit dans mes pensées.
— C’est ce qui me semblait, déclare-t-elle. Ce qu’il te faut, c’est un
vêtement qui ne te rappellera pas ton ex. Ce soir, tu prends un nouveau
départ.
Elle est bien gentille, mais je ne vois pas comment elle compte me
dénicher ça, un dimanche, qui plus est dans un village de montagne.
— Le seul truc neuf que j’ai acheté depuis mon divorce, c’est un pyjama
en soie. Et puis deux gros pulls, parce qu’il fait très froid ici.
Pragmatique, Chloé plonge la main dans le tote-bag qu’elle a pris avec
elle.
— Je me doutais bien qu’on se trouverait dans ce cas de figure, continue-
t-elle. Je t’ai apporté ce dont tu as besoin.
Victorieuse, elle exhibe une robe-pull sous mon nez. J’écarquille les
yeux, effarée par ce que j’ai face à moi.
— Tu veux vraiment que je porte ça ?
Le modèle est plutôt joli (il me semble lire sur l’étiquette le nom d’une
marque bien au-dessus de mon budget), bleu marine avec un décolleté rond
plissé et des manches longues qui laissent les épaules dénudées. Mais la
coupe me paraît très près du corps. Trop près du corps.
— Moi je la porte bien, répond Chloé, sans cesser de m’agiter la robe
sous les yeux. Et Dieu sait que mon tour de hanches est plus large que le
tien.
Elle ne peut pas être sérieuse, c’est impossible. Je m’imagine déjà en
train de tirer toutes les trente secondes sur le tissu afin qu’Alan ne découvre
pas mon postérieur plus vite que prévu, dans des circonstances qui
pourraient s’avérer gênantes. Et en même temps… comment dire non à
cette merveille que je n’aurais pas pu m’offrir ? Ce dernier argument a au
moins le mérite de mettre un terme à mon débat avec moi-même.
— Bon, allez, donne, dis-je en prenant le vêtement qu’elle me tend. Tu
crois que je devrais enfiler ma gaine ?
Ma sœur me scrute d’un œil pensif tandis que, face au miroir, je plaque la
robe contre mon corps.
— Eh bien… ça dépend, me répond-elle avec prudence. Si tu estimes que
ça te rendra plus sûre de toi, vas-y. Mais si vous passez dès ce soir à l’étape
supérieure…
— Je ne suis pas ce genre de femme.
— Avec les yeux qu’il a, crois-moi, tu vas changer d’avis. Et donc,
comme je le disais, si jamais à un moment de la soirée vous en venez à vous
déshabiller, Alan risque de tirer une drôle de tronche en tombant nez à nez
avec ta gaine.
Merde, elle a raison.
— OK, pas de gaine.
Après tout, Alan a un enfant, lui aussi. Techniquement, il sait donc
qu’une femme ayant donné la vie retrouve rarement le corps de sa jeunesse
(ce que ne disent pas celles qui y parviennent, c’est qu’à moins que la
nature les ait dotées d’un métabolisme fort enviable, elles passent beaucoup
de temps à suer pour perdre les quelques calories qu’elles s’autorisent à
manger).
Je me dirige vers la salle de bains pour passer la robe qui, à ma grande
surprise, épouse plutôt bien mes formes, sans trop les mouler. C’est fou ce
qu’un vêtement de qualité peut changer la donne ! Pendant que j’y suis, je
vais aussi me maquiller un peu. Enlumineur de teint, eyeliner et rose sur les
lèvres. Voilà, ça y est. Je suis redevenue une jeune femme qui assume sa
féminité et prend plaisir à se pomponner.
— Jules ! appelle Chloé en me voyant revenir dans la chambre dix
minutes plus tard. Ta mère est prête.
Mon ado nous rejoint en un éclair et tous deux m’inspectent avec la plus
grande attention. Chloé fait un peu bouffer mes cheveux, recule pour avoir
une vue d’ensemble et me rend son verdict :
— Tu devrais dévoiler davantage tes jambes. L’ourlet sur les rotules, ça
fait mémé, affirme-t-elle, catégorique.
— Moi je trouve que c’est très bien comme ça, la contredit mon fils.
— Toi, tu n’y connais rien.
— Et comme ça ? je demande en ajustant la robe au niveau de mes
cuisses.
— Ne la remonte pas si haut, on voit la moitié de tes fesses ! s’écrie
Jules, révolté.
Je me dévisse aussitôt le cou pour tenter d’apercevoir ce que ça donne,
vu de dos. Ce qui s’avère compliqué, quand on la souplesse d’un saucisson
sec.
— On voit vraiment mes fesses ?
Chloé s’approche de moi et me passe un bras autour des épaules.
— Ne l’écoute pas, Valou chérie. Cette robe te fait une silhouette d’enfer,
on dirait Jennifer Lopez.
Agacé, Jules traverse la pièce pour se poster près de la fenêtre.
— Justement, argue-t-il, ma mère n’est pas censée se transformer en…
en…
Aïe. Ça doit être vraiment terrible, pour qu’il n’arrive plus à trouver ses
mots.
— En canon de beauté intersidéral ? compète Chloé, avec son sens de
l’à-propos habituel. Si, précisément. Alors contente-toi de l’encourager ou
retourne jouer à Animal Crossing.
— Pourquoi je ferais ça ? demande-t-il, les bras croisés sur son torse.
— Au nom d’un intérêt supérieur, mon chou.
Il ouvre la bouche comme pour répliquer, puis la referme et appuie son
front sur la vitre un peu embuée.
— L’intérêt supérieur vient justement de se garer devant la maison, fait-il
remarquer.
Soudain, c’est le branle-bas de combat. Le cœur battant follement, je
bondis près de Jules afin de vérifier ses dires et, en effet, Alan est en bas.
Flûte, je n’avais pas vu l’heure tourner !
— Tu veux que j’aille ouvrir la porte à mon futur beau-père ? raille mon
fils.
Non, je ne préférerais pas. Mais en guise de protestation, seul un
glapissement de panique sort de ma bouche. Heureusement pour moi, ma
sœur semble prête à prendre les choses en mains.
— Jules, tu restes ici avec moi, lui enjoint-elle. On laisse ta mère filer et
ensuite, direction l’internat.
Sauf que je suis brusquement saisie d’un tel trac que je ne parviens pas à
bouger. Or, en bas, la sonnette retentit déjà. Chloé me secoue le bras avec
douceur.
— Respire un coup et vas-y ! m’encourage-t-elle en me lançant en clin
d’œil complice. Dis-toi que tu es la femme de sa vie et qu’il ne le sait pas
encore.
— La femme de sa vie… Tu n’exagères pas un peu ?
Chloé m’agite son index sous le nez.
— La confiance en soi, c’est l’essence même de la beauté.
Cette idée m’arrache un sourire. J’enfile mes escarpins à la hâte, attrape
mon manteau et crie un tonitruant « J’arrive ! » au deuxième coup de
sonnette. Tout va forcément bien se passer. Alan est un homme charmant et
il a des tas de choses à raconter.
— M’man !
La voix de Jules m’arrête en plein milieu de l’escalier. Il s’en faut de peu
pour que je m’étale de tout mon long.
— Oui ? dis-je d’une voix enrouée, en me retournant.
Agrippant la rambarde d’une main crispée, je redoute qu’il tienne à tout
prix à me mettre dans l’embarras devant Alan (ne jamais sous-estimer un
ado).
— Passe une bonne soirée.
Je ne dirais pas que son ton est enthousiaste, mais j’apprécie cette volonté
nouvelle de faire la paix.
— Merci, mon chéri. Appelle-moi si tu as besoin de quoi que ce soit.
Le cœur léger, je file rejoindre mon Anglais.

*
Quelques minutes après mon relooking de bombasse (à en croire ma
frangine), Alan et moi poussons la porte du Panoramic. Situé à deux pas de
L’Edelweiss (qui est fermé le dimanche), le restaurant reflète une tout autre
ambiance. C’est un endroit classieux, tenu par un personnel à la voix
feutrée, et les nappes qui recouvrent les tables sont d’un blanc immaculé.
Le spot parfait pour un dîner romantique. Alan marque un point dans mon
cœur de midinette. Pour l’occasion, il porte un petit pull à coll V d’un rouge
discret sur un chino noir. Voilà ce que j’appelle un homme de goût.
— Je ne connaissais pas du tout ce lieu, dois-je bien admettre, tout en
essayant de m’asseoir avec la grâce d’une personne sortable.
— J’ai déjeuné ici avec un de mes fournisseurs, m’apprend-il alors. Je
n’ai pas été déçu.
Il me décoche ensuite un sourire qui doit bien réchauffer la salle d’une
trentaine de degrés.
— Tu es très en beauté.
Je note qu’il n’a pas commis la maladresse de préciser « ce soir ». La
Jennifer Lopez qui sommeille en moi apprécie l’attention.
— Merci, Alan.
Afin qu’il ne me voie pas piquer un fard, je plonge très vite le nez dans le
menu. Toutefois, la lumière est tellement tamisée que j’ai du mal à lire la
carte.
— La salade de betteraves et wasabi me semble intéressante, me suggère-
t-il. Le foie gras à la farce de pigeon aussi.
— C’est très inattendu, en tout cas, ne puis-je m’empêcher de relever.
Dites-moi qu’ils proposent des mets normaux, par pitié.
— Il me semblait pourtant avoir compris que tu aimais les expériences
culinaires originales, répond-il, une expression taquine sur le visage.
— Ah, oui… Je présume que tu fais référence à la plaquette de beurre.
Il fallait bien qu’on aborde ça un jour. Je prends le parti d’en rire.
— Je pourrais te dire que je m’exerce tous les matins au petit déjeuner ou
que c’était un défi stupide, mais ce serait faux. Je venais de recevoir un
message qui m’a déstabilisée et… Et tu connais la suite, tu m’as vue faire.
Il acquiesce doucement.
— C’était très drôle. Surtout au moment où tu t’en es rendu compte.
— Eh bien, en tout cas, j’aimerais manger quelque chose de meilleur, ce
soir.
Mon choix se porte finalement sur des saint-jacques et leur bouillon
végétal aux champignons.
— Vous n’allez pas le regretter, m’affirme le serveur, le visage
inexpressif.
Alan commande un vin blanc pour accompagner notre repas et, tandis
qu’il reporte ses yeux sur moi, je constate qu’il a une petite coupure à la
mâchoire. Je jurerais qu’il se l’est faite en se rasant et ça m’attendrit ; il
devait être aussi nerveux que moi à la perspective de notre rendez-vous.
Nous restons deux bonnes secondes à nous dévisager en souriant.
— Je n’avais pas remarqué ta fossette au menton, relève-t-il, l’œil
pétillant. C’est d’un charme fou.
Ah oui, on passe directement au flirt, sans papoter avant ? Je porte
machinalement mon index à l’endroit en question.
— C’est notre marque de fabrique, dans la famille. Mes sœurs l’ont, mon
fils aussi.
Mon Dieu… M’entendre dégoiser ces mots d’une voix tendue et
anxieuse m’horripile. On dirait que je suis en train de repasser l’oral du bac.
Avec la nervosité, cette conversation me paraît un peu contrainte, pas très
naturelle en tout cas.
Décoince-toi, ma vieille !
Je parviens presque à me convaincre de me détendre, lorsque j’aperçois
Lyne, la responsable de l’agence immobilière. Elle dîne à quelques tables de
la nôtre. Et au lieu de se concentrer sur l’homme qui l’accompagne, c’est
moi qu’elle a décidé de fixer. Ses yeux scintillent d’aversion. Elle trouve
sûrement incongru de me voir manger dans un restaurant si chic alors que je
n’ai même pas les garanties nécessaires pour obtenir un prêt immobilier.
— Est-ce que tout va bien ? m’interroge soudainement Alan. Tu sembles
préoccupée.
Je m’excuse par un sourire contrit.
— Je te demande pardon. Je… Il m’a semblé reconnaître la femme qui
tient l’agence immobilière.
Il se retourne de façon peu discrète et là, chose que je n’aurais jamais
crue possible venant de cette femme, Lyne le salue avec un sourire. Un
grand sourire. Ma bouche s’arrondit sous l’effet de surprise. Et si je ne la
referme pas tout de suite, je ne vais pas tarder à passer pour l’idiote du
village.
— C’est par elle que je suis passé pour l’achat de ma maison, me
raconte-t-il en revenant à notre conver- sation. Elle est très sympathique.
— Eh bien, ça dépend avec…
Sans me laisser le temps de terminer ma phrase, le serveur réapparaît,
une bouteille de pouilly entre les mains.
— Monsieur ? s’adresse-t-il à Alan.
— Non, laissons madame goûter, lui répond ce dernier.
C’est bien ma veine ! Je déteste tout le rituel qui accompagne la
dégustation de vin. Tout simplement parce que je n’y connais rien.
Cependant, je n’ai pas envie de griller toutes mes chances de passer pour
une femme digne de ce restaurant. Je décide donc de jouer le jeu et
commence à faire tournoyer le liquide dans mon verre. Puis, telle une
experte en la matière, je le hume tout en m’efforçant de prendre un air
mystérieux, consciente que les deux hommes attendent patiemment mon
verdict. Alors, j’affirme que le choix est parfait.
— Très bien ! se félicite le serveur en remplissant les verres.
Ouf, je ne m’en tire pas trop mal pour cette fois ! Cela dit, c’est vrai que
ce pouilly s’avère excellent et j’apprécie la douce torpeur qu’il me procure.
Durant le repas, Alan et moi discutons de choses et d’autres. Il évoque la
bière qu’il compte commercialiser dès le printemps et je lui fais remarquer
qu’avec ses yeux à la Cillian Murphy, il ne devrait avoir aucun mal à
convaincre les clients, ou du moins leurs femmes, à acheter des caisses
entières (j’ai déjà mentionné que le vin me fait trop parler, n’est-ce pas ?).
Non sans rougir, il me confie qu’il n’a pas accroché à la série Peaky
Blinders (je pense pouvoir lui pardonner ce défaut) mais qu’il a vu tous les
épisodes de Homeland. Je m’abstiens de mentionner ma passion pour les
émissions de faits divers, car je ne suis pas sûre que ce soit la meilleure
chose à placer lors d’un rencard. Une référence en entraînant une autre,
nous débattons ensuite pour tenter de définir quelle est la meilleure
adaptation d’un livre de Stephen King (Shining selon lui, Misery pour moi),
puis, sans que je sache trop comment, nous en arrivons aux merveilleux
levers et couchers de soleil dont nous bénéficions dans la région. J’essaie de
faire glisser la conversation sur sa vie en Angleterre, mais Alan ne fait que
survoler le sujet. Peut-être qu’il a vécu des trucs pas très cool, du genre
qu’on ne peut pas confier lors d’un premier rendez-vous. Je lui attribue un
point supplémentaire, car c’est si rare, un homme pudique, qui ne cherche
pas à monopoliser toute la conversation ! Alan ne fait aucune mention à sa
fille et je n’ose pas insister. Il ne m’interroge pas non plus sur Jules. Nous
ne nous connaissons pas suffisamment pour évoquer ces aspects de nos
vies.
— Alors, si j’ai bien compris, tu retournes en Angleterre pour les fêtes ?
D’accord, j’avais dit que je n’insisterais pas sur sa famille, mais si je suis
amenée à revoir Alan, il faut bien que je sache quand cela pourra avoir lieu.
Ce dernier hoche la tête et me parle des traditions auxquelles ses parents ne
dérogent jamais. La coutume veut que, durant toute cette période, les gens
s’échangent des cartes de vœux et les exposent.
— C’est ainsi que ma mère accroche sur un fil tendu près de la cheminée
tout un tas de cartes à paillettes.
Il rit et pourtant, j’ai l’impression de déceler sur ses traits une sorte de
vague à l’âme. Est-ce que Chloé ressent la même chose, quand elle passe
Noël toute seule, à New York ? Aaaargh, je n’ai pas du tout envie de penser
à mes sœurs maintenant !
— C’est kitsch, poursuit Alan, mais c’est aussi réconfortant que le
Christmas pudding.
Il me décrit avec une telle justesse ce gâteau à base de raisins secs, de
fruits confits et d’épices que j’en salive. Ce qui tombe bien, puisque nos
desserts, des tuiles fourrées à la mousse de chocolat blanc et gingembre,
sont servis. Alan remplit mon verre pour la troisième fois. Le moins qu’on
puisse dire, c’est qu’il prend soin de me maintenir abreuvée, à défaut de
pouvoir en faire autant puisque c’est lui qui conduit. Je ne suis pas sûre que
ce soit la bonne direction à prendre, d’autant plus que ma tête commence à
tourner un peu. Et le vin blanc a tendance à me filer la nausée, à la longue.
Oups. Bon, là, tout de suite, je vais prendre la résolution de terminer ce
dessert, aussi coûteux qu’une pierre semi-précieuse.
— Est-ce que tu veux boire un café ?
Non, parce que sinon je vais vomir.
Me rappelant néanmoins que je suis censée me montrer sous mon plus
bel avantage, j’opte pour une réponse un poil plus glamour :
— Je préférerais qu’on aille chez moi, Alan.
J’espère avoir réussi mon regard de séductrice. À première vue, je dirais
que oui, si j’en crois la nouvelle rougeur qui gagne ses joues. Il règle la note
(j’aurais adoré me la jouer féministe convaincue, mais cet endroit n’entre
pas franchement dans mon humble budget d’institutrice) et nous nous
levons pour quitter le restaurant. Lyne me jette un dernier coup d’œil peu
amène, je fais celle qui ne se sent pas concernée. Tant que je ne titube pas
comme une débutante, j’ai de quoi me la jouer fière ; on n’a pas tous les
jours l’occasion de ramener chez soi un mec aussi craquant. D’une pression
de la main contre mon dos (est-ce qu’en réalité je serais en train de tituber
comme une débutante ?), Alan me conduit jusqu’à sa voiture.
— Regarde, il neige ! je m’exclame en levant le nez vers les doux flocons
qui volent.
Et nous danserons sous les flocons !
J’ignore pourquoi je repense maintenant à mes rêveries de jeune fille.
Premièrement, Alan n’a a priori pas l’intention de m’embrasser sous la
neige. Et deuxièmement, me voici déjà assise du côté passager, ceinture
bouclée. Le pire, c’est que je me sens à nouveau très nerveuse et je ne
parviens pas à desserrer les lèvres de tout le trajet qui, je le rappelle, ne dure
heureusement que quelques minutes puisque je n’habite même pas à deux
kilomètres de la station de ski. Alan se gare devant ma maison. À travers la
vitre du véhicule, je constate que Chloé a pensé à allumer la guirlande
lumineuse sur l’avant-toit. Ça donne un petit côté féerique qui me plaît
beaucoup.
Oh, à propos de ce qui me plaît, c’est vrai qu’Alan se trouve à côté de
moi. D’ailleurs il est en train de me dévisager, dans l’expectative. Je me
racle la gorge pour mieux me jeter à l’eau :
— Est-ce que tu veux… ?
Non, je ne peux pas lui faire le coup du dernier verre, c’est tellement
convenu ! Incapable de terminer ma phrase, j’englobe la maison d’un large
geste de la main.
— Bien sûr, me répond-il dans un murmure.
On se regarde, conscients de ce qui va suivre.
13

SITÔT LA PORTE D’ENTRÉE REFERMÉE, Alan me plaque contre le mur et


m’embrasse. C’est bien ce que j’espérais et d’un autre côté, je ne parviens
pas me détendre. Il est pourtant doux, son parfum est discret, mais… je ne
sais pas, ça me fait bizarre. Ce n’est pas… Ce n’est pas « waouh ! », en fait.
Je n’arrête pas de me demander si Jules a bien ramassé ses chaussettes
sales, si Chloé et lui sont arrivés sans encombre à l’internat.
La bouche d’Alan redescend le long de mon cou et je passe mes doigts
dans les boucles souples de ses cheveux châtains. Mais s’il s’aperçoit que je
n’ai pas beaucoup d’expérience ? Est-ce que je suis censée le conduire dans
ma chambre ? Je pourrais lui dire que je préfère qu’on arrête. Je pourrais
m’échapper de son étreinte. Mais bon, puisque nous sommes là, autant
continuer. À tous les coups, c’est la nouveauté qui me déstabilise ;
auparavant, je n’avais jamais embrassé aucun autre homme que Philippe.
Arrête de penser à ton ex, gourdasse !
Alan doit ressentir mon malaise car ses mains hésitent soudainement.
J’agrippe son pull pour lui faire comprendre que j’ai envie qu’il se
rapproche. Oui, j’ai envie de savoir ce que c’est, l’amour avec quelqu’un
que je ne connais pas par cœur. Nos langues se font plus avides, son pull
s’envole, le haut de ma robe devient vite un lointain souvenir et notre
étreinte se transforme en une espèce de danse sauvage qui nous mène
jusqu’au canapé.
Tiens, c’est marrant, je ne l’avais encore jamais fait sur un canapé…
Tandis qu’Alan écarte la dentelle de mon soutien-gorge avec sa bouche,
je me débats avec la fermeture Éclair de son jean. Les lèvres aspirant mon
sein, il m’attire encore plus à lui… et me lâche subitement, comme si je
venais de prendre feu.
Je n’ai pourtant pas mis la gaine est ma première pensée cohérente.
Son regard se dérobe alors que le mien l’interroge.
Sans doute un cas typique de panique masculine, voilà ma seconde
pensée cohérente.
— Alan ? dis-je, incertaine, en tendant la main vers son torse.
Il s’éloigne davantage. Je tenterais bien d’adopter une attitude normale,
du style « ce n’est pas grave, ça arrive à tout le monde, tu sais », mais la
sienne est trop étrange pour ça. J’ai l’impression qu’on vient de me jeter
sous une douche glacée.
— Je… Pardon, Valentine, mais je ne peux pas. Je ne peux pas faire ça.
Mes lèvres remuent deux ou trois fois, mais aucun son n’en sort.
M’apercevant que j’ai toujours la poitrine à l’air, je remonte ma robe pour
la couvrir.
— Que se passe-t-il ? Est-ce que j’ai été maladroite ?
Alan se réfugie finalement à l’autre bout du canapé. À mon avis, ça
augure quelque chose de bien plus grave qu’un simple « ces champignons
étaient trop forts, Valentine, je préférerais que tu te brosses les dents ». Les
mains croisées entre ses jambes, il baisse la tête.
— Dis-moi quelque chose, Alan. C’est très embarrassant.
— Je suis désolé, c’était une erreur, articule-t-il enfin.
— Merci, c’est très flatteur.
J’étais loin d’imaginer que j’avais mal interprété les choses. Je serais
curieuse de savoir ce que ça signifie, en Angleterre, quand on enlève le
soutien-gorge d’une femme avec la bouche.
— Ça n’a rien à voir avec toi, me jure-t-il, sur le ton d’un supplicié. En
fait, je…
Il pousse un soupir las avant de poursuivre :
— J’aime toujours ma femme.
Mon estomac se retourne d’un coup. Sa femme ? Il a vraiment dit sa
femme ? OK, cette fois je vais vraiment vomir.
— C’est marrant parce que je n’ai absolument aucun souvenir de t’avoir
entendu mentionner que tu étais marié ! D’ailleurs, tu n’as pas d’alliance.
Pourquoi est-ce que je m’exprime avec une voix de mourante alors que je
suis très, très irritée par la chose ?
— Je sais… On fait un break.
— Merveilleux, je marmonne entre mes dents.
— Laisse-moi au moins t’expliquer.
Je n’ai absolument pas envie de l’écouter. Et pourtant je le laisse déballer
son sac. Me raconter qu’avec Holly (c’est le prénom de l’épouse qui a failli
être bafouée), cela fait deux ans qu’ils avaient prévu de venir s’installer à
Vallenot pour cultiver leur bière, mais qu’au dernier moment elle a flippé à
l’idée de tout quitter. Blessé par ce revirement, Alan n’a pas renoncé à son
projet et ils se sont accordé une pause, histoire de réfléchir chacun de leur
côté. Entre les deux, Isabella, une petite fille de sept ans, qui se ferait une
joie de voir ses deux parents à nouveau réunis.
— En t’embrassant, j’ai réalisé à quel point j’aime Holly. Tu es
diablement excitante mais… je ne peux pas vivre sans elle.
Ses mots me font l’effet d’un poing qui serait en train de me broyer le
ventre. Le pire, c’est que sa détresse résonne dans toutes les fibres de mon
corps. Si Alan avait été un ami, je lui aurais même répondu : « Dans ce cas-
là, file vite la retrouver ! » Mais voilà, je me retrouve dans le mauvais rôle
du plus mauvais scénario de la Terre, celui dans lequel j’ai dragué et failli
mettre dans mon lit un homme marié. Je le hais de m’avoir fait ça et d’un
autre côté, je le plains. L’homme qui se tient devant moi n’est plus qu’un
être pitoyable, pâle et tremblant. Il ne manquerait plus qu’il se mette à
chialer pour bien enfoncer le couteau dans la plaie.
Oh non. Il se met à chialer. Génial.
J’hésite entre compassion et dégoût. Finalement, j’explose :
— Mais merde, Alan ! Tu n’aurais pas pu être honnête dès le départ ? Les
types infidèles m’insupportent au plus haut point !
Ma colère est autant dirigée contre Alan que contre mon ex-mari, bien
sûr. Et un peu contre moi, aussi. À l’intérieur, j’agonise de honte d’avoir été
prise pour une andouille.
— Je suis désolé, Valentine, s’excuse Alan pour la millième fois. Je
t’assure que dans d’autres circonstances…
Oh non, non, non et non. Il ne va certainement pas me faire le coup du
« si j’avais été libre ».
— Sors de chez moi, Alan.
— Valentine…
— Je veux que tu partes ! Maintenant !
Ma véhémence est au moins efficace. Alan ramasse ses affaires et je le
regarde se diriger vers la porte avec l’entrain d’un condamné à mort.

Trente minutes plus tard, j’ai troqué ma robe contre mon fidèle pyjama et
je suis blottie devant la télé en attendant Chloé, à qui j’ai envoyé un
laconique SMS :
Rendez-vous classé sans suite.

Sans me demander davantage d’explications, ma frangine m’a répondu


qu’elle me rapportait ma voiture sur-le-champ. Il est près de vingt-deux
heures, je suis éreintée. Les révélations d’Alan m’ont rincée. Pourtant, en
dépit de la fatigue, je ressens de la gratitude envers Chloé. Je n’aurais fait
que ruminer si elle m’avait laissée passer le reste de la soirée seule.
Des coups frappés à la porte m’alertent de son arrivée. Et à moins qu’elle
n’ait subitement décidé de communiquer en jappant, je dirais qu’elle a
embarqué ce bon vieux Merlin en guise de gros nounours à distribuer des
câlins. Je vais ouvrir d’un pas lourd.
— Merci d’être venue, Chlo…
Je m’interromps net en découvrant ma mère à côté de ma frangine.
— Désolée, me chuchote Chloé en pénétrant dans la maison, je n’ai pas
pu la dissuader.
— Tu ferais mieux de me remercier, lui rétorque Maman en se
débarrassant de son manteau. Au moins tu ne rentreras pas à pied. Et puis,
ça me fait une bonne excuse pour assouvir ma curiosité, ajoute-t-elle en me
lançant un clin d’œil malicieux.
Formidable. Je vais dézinguer Alan devant sa plus grande groupie.
Merlin file en direction du salon et retrouve sa place attitrée, près de la
cheminée. Il se laisse tomber lourdement, roule sur le flanc et soupire
d’aise. Ce que j’aimerais être un chien, moi aussi, parfois ! Un bon feu de
bois, un tapis douillet et tous les soucis s’envolent !
Chloé dépose une assiette sur la table basse.
— C’est le reste des bonshommes en pain d’épice. On a à peine eu le
temps d’y toucher.
Je m’affale sur le canapé en soupirant.
— Je suis navrée de vous avoir coupées en plein film.
— Bah, ce n’est rien, me répond ma mère en balayant l’air d’un geste de
la main. Tu nous as interrompues au moment où Clarence se jette dans la
rivière. Je connais ce film par cœur.
— D’accord.
Je hoche la tête sans trop savoir pourquoi. Je dois ressembler à une vieille
folle hagarde. Maman envoie valser ses chaussures et s’installe à côté de
moi tandis que Chloé s’assoit par terre, en tailleur. Je lui demande si le
trajet avec Jules s’est bien déroulé.
— Si on excepte son odeur de fauve, aucun incident à déplorer.
J’aurais peut-être dû la prévenir que si j’ai convaincu mon fils de l’utilité
d’une douche quotidienne, il refuse de se plier, je cite, « au diktat du
déodorant », aussi nocif pour son corps que pour la planète. Et la pierre
d’alun n’étant d’aucune efficacité sur lui, c’est parfois un peu compliqué
d’un point de vue olfactif. Les garçons de quinze ans sont dégoûtants, c’est
un fait.
— Il avait l’air plutôt content de retourner au lycée, ajoute ma sœur.
— Oui, j’ai le sentiment qu’il accepte mieux l’internat, ces temps-ci.
Comme un silence embarrassé menace de s’installer, Chloé enchaîne,
allant droit au but :
— Bon, ça s’est si mal passé que ça, avec Alan ? On dirait que tu sors de
réanimation.
Sa remarque a au moins le mérite de me tirer un mince sourire.
— Le dîner était bon, nous nous sommes amusés, donc ce n’était pas un
gâchis total.
— Qu’est-ce qui n’allait pas, alors ? s’enquiert ma mère, les épaules
tassées sous l’effet de la déception.
Elle me regarde, comme si elle me soupçonnait d’avoir volontairement
fichu toutes mes chances en l’air.
— Je ne comprends pas, ajoute-t-elle, Alan est si charmant.
Un rire jaune s’échappe de ma bouche.
— Oh, il l’est… La seule ombre au tableau, eh bien c’est qu’il est marié.
— Quoi ?!? se récrient-elles à l’unisson.
Tout en m’emparant d’un biscuit, je leur relate de quelle façon la soirée a
viré au cauchemar. Bien entendu, j’élude la partie où je me suis retrouvée
les seins à l’air, sur ce même canapé.
— Bref, au moment où… on allait passer aux choses sérieuses, il s’est
subitement souvenu de l’existence de sa femme. Vous voyez le topo, je
conclus en croquant férocement dans mon bonhomme en pain d’épice.
La pâtisserie m’enveloppe aussitôt comme la plus douce des couvertures,
alors que Maman et Chloé échangent un regard consterné.
— Tu lui as collé une baffe, j’espère ? s’avise ma sœur.
Je secoue la tête.
— Je lui ai demandé de se barrer séance tenante.
— Ton fils avait raison, fait-elle remarquer. Il faut se méfier des types qui
sourient comme des BN.
— Ça m’apprendra à me jeter dans les bras du premier venu. J’aurais dû
fouiller sa page Facebook, c’est ce qui se fait de nos jours, non ?
Chloé pousse un juron et se relève.
— Bon, il nous faut un chocolat chaud. Tu as de quoi en faire ?
Je lui indique où trouver les ingrédients nécessaires. Avec un peu de
chance, le chocolat m’aidera à estomper les effets de l’alcool bu plus tôt,
quand Alan était encore une possibilité envisageable. À côté de moi, ma
mère soupire longuement.
— Je n’en reviens pas, commente-t-elle. Il semblait tellement bien.
— C’est raté pour cette fois, Cupidon.
Chloé revient avec trois tasses desquelles s’échappent les arômes
chocolatés. Je reprends, à l’adresse de Maman :
— Tu es sûre qu’il n’avait fait aucune allusion à sa femme, le jour où il
est passé faire ses emplettes à la boutique ?
— Non, je m’en serais souvenue sinon. Il n’a rien acheté de romantique
ou quoi que ce soit du genre.
Je me sens minable.
— Allez, ce n’est pas grave, au suivant ! s’exclame ma sœur, avant de
tremper les lèvres dans son mug.
— Ou pas, la contredis-je, sans cesser de contempler le ballet des
flammes dans la cheminée. Je vais plutôt tirer un trait définitif sur les
hommes, ce sera moins risqué.
J’ai beau me sermonner intérieurement et me dire qu’Alan n’est pas le
seul homme au monde, j’ai du mal à me convaincre.
— C’est la colère qui te fait parler, tente de m’apaiser ma mère.
— Non, c’est la raison.
— Ça fait chier, quand même ! lance Chloé. Ce type avait le plus beau
regard que j’aie jamais vu. Après Daniel Craig, bien sûr.
Toute la beauté du monde est peut-être concentrée dans ses yeux, ça ne
compense pas le fait qu’il soit marié.
— Je te jure que s’il ose remettre un seul pied dans ma boutique… !
Ma mère ne va pas au bout de sa phrase, mais son ton outré est
suffisamment parlant. Sentant que l’humeur n’est pas au beau fixe, Merlin
se lève et vient poser son museau sur mes jambes.
— Je sais que tu m’aimes, gueule d’amour, dis-je en le caressant derrière
l’oreille. Mais tu ronfles trop fort. Je vais rester seule, ce sera mieux.
Je deviens pathétique. La nouvelle œillade qu’échangent Chloé et ma
mère semble d’ailleurs aller dans ce sens. Quand je pense que j’ai failli
coucher avec un homme marié… Misère ! Je me masse la nuque et décide
tout bonnement de changer de sujet.
— Au fait, Maman, j’ai réfléchi au sujet de cette photo que je t’ai
montrée hier soir.
Mon cerveau a eu le temps d’élaborer une nouvelle théorie à propos de
ma grand-mère et le moment me paraît propice. Rien ne vaut une lumière
tamisée et du chocolat chaud pour se laisser aller aux confidences. Bon, là,
à son expression chiffonnée, je dirais plutôt que ma mère est ennuyée de me
voir aborder la question.
— Je t’écoute, me répond-elle cependant, sans grand enthousiasme.
— Tu ne t’es jamais demandé si la haine que Constance nourrissait
envers cet Étienne ne cachait pas autre chose ?
— Du genre ? demande Chloé, la bouche pleine de pain d’épice.
— Une histoire d’amour qui aurait mal tourné, par exemple.
Énoncé comme ça, j’ai l’impression d’être dans un épisode de Dallas.
— Impossible, me soutient ma mère. Je ne lui ai jamais connu la moindre
passion amoureuse.
— Ça aurait pu arriver avant ta naissance, si tu vois ce que je veux dire.
Maman réfute de façon catégorique. Chloé lui signale que ce n’est pas
pourtant pas si bête, comme hypothèse.
— Déjà, il a bien fallu qu’elle puisse te concevoir. Je ne pense pas qu’elle
ait agi seule. Alors imagine que ce monsieur ait refusé d’endosser son rôle
de père après avoir mis Mamie enceinte. Elle aurait eu de quoi être en
pétard contre lui.
Malgré les arguments de ma sœur, ma mère s’obstine dans son point de
vue :
— Je vous dis qu’Étienne Langlois ne peut pas être mon père.
— Et comment peux-tu en être si certaine, d’abord ?
J’ignore si c’est lié à ma question, mais Maman quitte tout à coup le
canapé et se dirige vers le sapin. Plantée devant l’arbre de Noël, elle tient
son mug d’une main et, de l’autre, triture la manche de son sweat rose.
Chloé me lance un regard interrogateur, mais je ne sais pas trop quoi dire.
— Étienne Langlois a été arrêté à la fin des années 1970 pour vol et
recel, nous dévoile tout à coup Maman, d’une voix si basse que je doute à
moitié de ce que je viens d’entendre. Ma mère n’aurait jamais fricoté avec
un individu comme lui.
— Pourquoi est-ce que tu ne nous en as pas parlé hier soir ? réagit Chloé,
dans un plissement de sourcils.
— Oui, ça m’aurait évité de cogiter sur le sujet, ne puis-je m’empêcher
de souligner.
Ma mère pousse un soupir et se retourne vers nous. Elle termine son
chocolat, s’assoit sur l’accoudoir du canapé et s’efforce de prendre un ton
neutre :
— Il n’y a vraiment pas matière à mélodrame, les filles. Peu après ta
naissance, Valentine, l’affaire Langlois était encore sur toutes les lèvres. Et
Maman était si virulente à son égard que j’ai pensé la même chose que toi.
Je ne sais pas si c’était lié au fait d’être mère à mon tour, mais j’ai eu envie
d’obtenir certaines réponses.
Elle fait une courte pause durant laquelle je prends conscience du sang
qui pulse dans mes veines.
— Un jour où nous étions chez elle, ma mère venait de t’endormir dans
ton landau. Nous allions boire un café quand elle m’a annoncé que Langlois
avait fait appel de sa condamnation. Elle était dans tous ses états, alors ça
m’a fait tiquer et je lui ai demandé de but en blanc s’il était mon père.
Sa tête oscille lentement de droite à gauche tandis qu’elle poursuit :
— J’ai bien cru qu’elle allait s’effondrer ! Elle s’est assise, les deux
mains agrippées au bord de la table et il lui a fallu quelques secondes pour
se reprendre.
Je serre à présent ma tasse, comme si je m’accrochais à une bouée de
sauvetage.
— Qu’est-ce qu’elle t’a dit ?
— Que cet homme n’était pas mon père. Étienne lui avait fait des
avances, quand ils étaient jeunes, mais elle l’avait éconduit.
— Elle ne t’a donné aucun nom ?
— Non. Après cette mise au point, Maman s’est refermée comme une
huître et m’a demandé, ou plutôt ordonné, de plus jamais parler de ça.
Qu’a-t-il bien pu se passer pour qu’un homme soit relégué au simple et
peu flatteur pronom démonstratif « ça » ?
— Et tu lui as obéi, devine Chloé. Tu n’as pas entrepris davantage de
recherches.
— Je ne voulais pas la blesser, les filles. Le sujet semblait si douloureux
pour elle…
Cela concorde avec ce qu’elle m’a déjà affirmé, après notre soirée au
presbytère.
— Bon, en gros, nous en sommes au point mort, dis-je en étouffant un
bâillement. Enfin, il me reste encore tout un tas de lettres à éplucher.
— Des lettres ? répète Maman en levant un sourcil.
J’opine de la tête.
— Je t’en ai vaguement parlé au téléphone, quand tu étais à Nice.
Constance a entretenu une correspondance avec ses cousins du Maroc.
— Tu penses qu’elle aurait pu se confier à eux ? s’enquiert Chloé.
— Je n’en sais rien. C’est une probabilité comme une autre. Lire ces
lettres va me prendre un sacré nombre d’heures, mais peut-être que ça en
vaut la peine…
— Super ! s’exclame ma frangine. Je vais t’aider à les lire. À deux, nous
irons plus vite.
Je tape dans mes mains d’un geste enthousiaste, puis plaisante :
— Très bien ! Si cette correspondance regorge d’infâmes secrets, autant
que je ne porte pas seule le fardeau de les découvrir !
14

LE LENDEMAIN, la sonnerie du réveil me tire brutalement du sommeil. J’ai


l’impression de n’avoir dormi que dix minutes. Ma gueule de bois est
lancinante. Vu la soif qui me tenaille, je dirais même que je suis sur le point
de mourir. Et ce mal de crâne ! Je ne veux plus boire. Plus jamais. Ni veiller
jusqu’à pas d’heure quand je travaille le lendemain.
— Pitié, fais taire ce truc, marmonne Chloé, encore à moitié endormie.
Alerté par nos bruits, Merlin pénètre dans la chambre et dépose un demi-
litre de bave sur ma main en guise de bonjour. Je m’extirpe du lit avec un
léger grognement. Ma sœur se remet à ronfler et, dans la chambre de Jules,
ma mère en fait autant. Les veinardes ! Le chien sur les talons, je descends
les escaliers en pilotage automatique pour aller me préparer un café bien
serré. Un fond de braise rougeoie encore dans la cheminée, me rappelant
que notre soirée s’est terminée il y a seulement quatre heures puisque nous
n’avons pas résisté à l’envie de refaire le monde. La journée va être longue,
très longue ! Je gobe un comprimé de paracétamol et observe d’un regard
vitreux le café qui s’écoule de la machine. Les événements de la veille me
reviennent peu à peu à l’esprit… Enfin, surtout celui où Alan a fait basculer
notre rencard en cauchemar. Qu’est-ce que ça m’agace, de n’avoir rien vu
venir ! Je me sens toujours un peu en colère, offensée. Et, oui, ridicule
aussi. Au moment où j’étais enfin prête à partager un peu d’intimité avec un
homme, il faut que celui-ci soit marié. L’univers a un sens de l’humour
sacrément cruel et je ne sais pas si ma conscience s’en remettra un jour.
La matinée se déroule comme dans une sorte de brouillard. Par miracle,
mes collègues ne semblent pas remarquer mes cernes, si bien qu’ils ne me
posent aucune question. Autre bonne nouvelle, je parviens à gérer ma classe
sans aucune difficulté majeure. Du moins jusqu’à ce que, trompée par une
coupe de cheveux quasi similaire, je prenne Louane pour Nathan, ce qui
rend la fillette inconsolable pendant un quart d’heure. D’accord, j’aurais pu
me douter que le sweat Ninjago avait plus de chances d’être porté par le
garçon, mais je n’ai pas beaucoup dormi. Pour faire passer l’après-midi, je
décrète qu’un atelier dessin animé est tout indiqué et colle les enfants
devant Hôtel Transylvanie. Je n’ai qu’une envie, rentrer chez moi et me
planquer au fond de mon lit. Aussi, quand le directeur m’intercepte après la
sortie de classe, en me demandant si j’ai un peu de temps à lui accorder, je
me fais violence pour ne pas l’envoyer sur les roses.
— Euh… Oui, bien sûr.
Ce n’est pas que je suis stressée, mais un peu, quand même. Est-ce qu’un
parent s’est plaint de moi ?
Pascal s’assoit dans son fauteuil et me fait signe de l’imiter. Avec sa
grande taille, il pourrait être impressionnant, mais son visage est plutôt
avenant. Il joint ses mains devant lui et me jauge un instant.
Alors comme ça, on drague les hommes mariés ? Ce n’est pas l’attitude
que nous attendons d’une enseignante.
Je tente de me ressaisir. Il ne peut pas être au courant de ça. Ce qui ne
m’empêche pas d’avoir les mains très moites.
— Bien, commence-t-il, d’un ton très formel. Cela fait plusieurs mois
que tu es parmi nous. Est-ce que tu te plais dans notre établissement ?
Dans un raclement de gorge, je réponds par l’affirmative.
— L’enseignement auprès des petits est vraiment quelque chose qui me
convient. Qui plus est, dans mon village d’enfance… Et je dois bien avouer
que c’est un privilège de débuter auprès d’une équipe si soudée et solide.
Qu’est-ce que je vais devenir, s’il m’annonce que, désormais, l’école se
passera de mes services ? Pascal m’octroie un début de sourire. Il n’a pas la
tête de celui qui va ruiner le reste de ma journée, tout compte fait.
— Je suis ravi de te l’entendre dire, Valentine. Élodie m’a téléphoné, ce
matin. La demande de mutation de son mari en région parisienne a été
acceptée. Elle ne reviendra donc pas en septembre prochain.
Mon cœur s’arrête de battre durant une fraction de seconde. Je ne suis
pas certaine de saisir.
— J’ignorais qu’elle envisageait de déménager… Je suppose que
l’inspection académique va envoyer un titulaire, dis-je, un peu abattue.
Je me doutais qu’il faudrait que je réfléchisse à mon avenir, mais là, je
trouve que ça arrive trop vite. Je ne suis pas encore prête. Pascal se penche
à nouveau vers moi.
— Tout dépend de toi, reprend-il. En tant que contractuelle, nous
pouvons renouveler ton contrat autant de fois que nécessaire avant de te
signer un CDI, au bout de six ans d’ancienneté.
Je crois que j’ouvre grand la bouche sous le coup de la surprise. J’ai du
mal à réaliser ce qu’il vient de m’énoncer. Afin de m’assurer que j’ai bien
compris, je reformule à voix haute :
— Est-ce que par hasard tu serais en train de me proposer de rester ?
— Ça y ressemble, s’amuse-t-il. J’ai bien conscience que le statut de
contractuel n’est pas l’idéal, mais…
Mais, d’un autre côté, si je passe le concours pour être titularisée, rien ne
me garantit que je pourrais continuer à enseigner ici.
— Bien sûr que j’accepte ! je m’écrie, sans lui laisser le temps de
terminer.
Ne pouvant plus cacher ma joie, je le remercie pour sa confiance.
— Les enfants t’adorent, tu fais du bon boulot, déclare-t-il en me donnant
une franche poignée de main. Nous serions bêtes de te laisser partir.
Tout à coup, je me sens tellement heureuse que ma fatigue n’est plus
qu’un lointain souvenir. Il s’en faut de peu pour que je me mette à faire la
roue sur le parking ! Une fois dans ma voiture, j’appelle ma mère pour lui
faire part de la bonne nouvelle.
— C’est génial, ma chérie ! me congratule-t-elle. Je t’aurais bien proposé
de venir sabler le champagne, mais là, ça ne me semble pas très
raisonnable.
Sa voix hésitante me fait glousser.
— J’avoue qu’avec la fatigue, je préfère m’abstenir.
Maman me félicite une nouvelle fois, me promettant qu’on fêtera ça dès
que nous aurons récupéré un peu de sommeil. Dans cinq ans, donc. En
arrivant chez moi, j’ai une pensée pour Albane. Je suis tellement triste
qu’elle ne soit pas là pour partager tout cela avec nous ! Peut-être que je
devrais la rappeler et insister. Quoique, tout bien réfléchi, je n’ai pas
l’énergie de subir une engueulade. Je me contente de lui envoyer un SMS,
dans lequel je lui annonce que je suis renouvelée à mon poste. Sa réponse
me parvient alors que je grignote des crudités devant Affaires non élucidées.
Je suis très heureuse pour toi, Valentine.
Tu le mérites.

Merci, Albane. J’aurais vraiment adoré que tu te joignes à nous pour Noël, tu sais.

Quelques minutes s’écoulent et je commence à croire qu’elle ne va pas


me répondre. Mon portable vibre à nouveau alors qu’à la télé, le
présentateur me parle d’une certaine Guylène P., trucidée à coups de pierres
en allant acheter des cigarettes, un dimanche matin à sept heures. Non sans
frissonner, je m’empare du téléphone pour lire ce que m’écrit ma sœur.
Je t’ai déjà dit que c’était impossible.
Nous allons chez les parents de Jérôme et il est hors de question d’annuler.

Dis plutôt que c’est parce que Chloé est là ! C’est ridicule.

D’accord, je suis peut-être un peu trop directe sur ce coup-là, mais ça


m’énerve de voir Albane tourner autour du pot sans jamais le nommer. Les
jumelles étaient si proches, avant ! Je ne peux pas contempler ce gâchis
sans au moins tenter de recoller les morceaux ! Que se passera-t-il si un
jour, l’une d’elles subit l’horrible sort de Guylène P. ? La deuxième aura des
regrets à vie, voilà ce qui arrivera !
Et depuis quand est-ce que tu t’intéresses à nos histoires ?

Et bam ! Celle-là, je l’ai bien cherchée. Dépitée, je ne parviens même pas


à trouver le moindre embryon de réponse. De toute façon, vu mon état de
fatigue, la seule chose à faire est de monter me coucher. Je coupe le sifflet à
la télé, tant pis pour cette pauvre Guylène P. Quant à Albane, elle attendra
demain. Alors que je m’apprête enfin à me glisser sous la couette, Jules
m’appelle pour savoir comment s’est passé mon rendez-vous avec Alan.
D’un ton que j’espère placide, j’atténue légèrement la vérité :
— On s’est rendu compte qu’il n’y avait pas le moindre atome crochu
entre nous.
— Oh, je suis désolé pour toi. Tu n’es pas trop déçue ?
Aussi surprenant que cela puisse paraître, son ton est sincère.
— Merci, mon chéri. Ça va aller.
— Tu es sûre ? Je trouve que t’as une drôle de voix.
Ce n’est rien mon cœur. Tata Albane vient juste de me rappeler à quel
point j’ai failli dans mon rôle de grande sœur.
— Eh bien, je suis épuisée. La journée a été longue, mais elle s’est
conclue sur une jolie note.
Je lui relate mon entretien avec Pascal, tout en croisant les doigts pour
qu’il ne se mette pas à hurler face à ce que cela implique : un ancrage
définitif à Vallenot. À mon grand étonnement, Jules me répond qu’il trouve
ça cool. Ce soudain revirement de situation ne manque pas de me dérouter.
— C’est vrai, tu n’es pas fâché ?
— Mais non, t’inquiète, M’man. Chloé m’a aidé à comprendre un truc,
hier soir : c’est toi qui vis à Vallenot. Moi j’ai l’internat. Et la fac dans trois
ans. Je suis déjà presque autonome.
C’est d’une évidence limpide et pourtant mon cœur se serre. Où est passé
mon petit garçon ? Il faudra quand même que je songe à étrangler ma
frangine. Ensuite, je la remercierai.
— Je suis contente que tu apprécies enfin l’internat.
D’un air nonchalant, il rétorque qu’en définitive, ce n’est pas la mort
d’être en permanence avec ses copains. J’en conclus que les choses vont
mieux entre Maëva, Diego et lui. Jules me parle ensuite de ses cours, avant
de m’informer qu’il aimerait aller faire couper ses cheveux le week-end
prochain. Moi qui commençais à me demander comment il arrivait à y voir
clair, avec son épaisse tignasse qui lui retombe sur les yeux, je ne peux
qu’approuver l’initiative.
— Tu seras chez ton père, mais s’il est d’accord je n’y vois aucun
inconvénient.
— Il m’a dit qu’il me prendrait rendez-vous uniquement si tu acceptes.
Philippe qui tient compte de mon avis ? C’est un vrai miracle !
— Tu seras tout beau, j’en suis sûre. Pense à m’envoyer une photo, je la
montrerai à Mamie. D’ailleurs, puisque j’y pense, elle envisage de
t’employer à la boutique, pendant les vacances.
— Ah bon ?
À son intonation incertaine, je parierais que la proposition est loin de le
transporter.
— Tu cherchais un job, non ?
— Oui, mais la vente, c’est pas mon délire.
Je lui signale qu’il s’agirait plutôt de garder l’idée du costume de lutin,
histoire de faire plaisir aux enfants.
— Tu distribuerais des bonbons et tu ferais des photos avec eux pendant
que leurs parents dévaliseront la boutique.
Jules proteste que c’est horrible, d’utiliser ainsi les enfants pour inciter
les parents à dépenser leur argent. Je lui rappelle que c’est pour le même
genre de mission qu’il avait postulé au centre commercial. Et que ses
arguments vindicatifs sont également valables pour les firmes Nintendo et
Marvel, qui ont moins de scrupules que lui à ruiner les parents pour faire
plaisir aux enfants.
— C’est bon, M’man, t’emballe pas, j’ai compris.
— Les vacances sont dans douze jours, tu as encore le temps d’y
réfléchir. Mais ta grand-mère adorerait t’avoir avec elle.
Après notre conversation, je me mets enfin au lit. J’ai l’impression
d’avoir vécu deux journées en une seule. Évidemment, il me suffit de
fermer les yeux pour que ma déconvenue avec Alan me revienne en pleine
figure. Je sais que, bientôt, cette mésaventure sera reléguée au rang de
mauvais souvenir, mais pour l’instant, je suis surtout mal à l’aise. Comment
me comporter, si jamais je le croise dans les jours à venir ? Finalement, je
comprends pourquoi ma grand-mère a toujours prétendu que sa vie était
bien mieux sans hommes ; ils n’apportent que des problèmes. À l’avenir, je
vais m’efforcer de suivre cet adage familial. Contre toute attente, je
parviens à m’endormir, réconfortée par l’idée que si j’ai totalement foiré ma
vie sentimentale, mon avenir professionnel, au moins, s’annonce bien plus
prometteur.

Mardi. Après la classe, je fais un saut au presbytère afin d’y déposer les
photos de classe de ma grand-mère. Quand je lui raconte qu’elles gisaient
dans de vieux cartons que personne n’avait jamais ouverts, le père Xavier
me remercie chaleureusement d’avoir pris le temps de le faire.
— Ce n’est rien, mon père. C’était plutôt sympa, en fin de compte, ça
m’a aussi permis de retrouver des objets d’enfance qui ont appartenu à
Maman.
Et d’ailleurs, je ferais bien de les lui remettre un jour.
— J’allais me préparer du thé, me dit-il en souriant. Vous vous joignez à
moi ? Ce sera l’occasion de papoter un peu.
Papoter un peu. De quoi un curé pourrait-il avoir envie de discuter avec
moi ?
Ce n’est pas bien, de vouloir débaucher un homme marié.
Ah non, ma paranoïa ne va tout de même pas nous faire son grand
retour ! Histoire de ne pas paraître trop tendue, j’acquiesce et amorce moi-
même la conversation :
— Maman m’a dit que le musée ouvrirait le jour de la Saint-Valentin.
Quand on y pense, ça va vite arriver.
— N’est-ce pas ? Je suis ravi, car les villageois ont bien joué le jeu.
— Vous avez pu collecter tout ce que vous souhaitiez ?
— En grande partie, oui. Les gens possédaient des trésors dans leurs
greniers et je suis certain que ça fera plaisir aux uns et aux autres de revoir
tout ça.
Tout en remuant le sucre dans mon thé, je lui répète à quel point ce
musée fera du bien au village.
— C’est vrai, m’accorde-t-il en hochant la tête. Cependant, nous
cherchons de nouvelles idées pour enrichir ce projet. Le maire adorerait
exposer des prises de vues des différents commerces au fil des ans, par
exemple.
— Ce serait un plus, en effet. Est-ce que vous voulez que j’en parle à ma
mère ?
Maman ayant ouvert sa boutique dans les années 1980, j’imagine qu’elle
aura de quoi faire leur bonheur. Non sans fierté, je réalise que rares sont les
commerçants qui peuvent se targuer d’avoir tenu aussi longtemps dans
notre petit bourg.
Le prêtre esquisse un nouveau sourire.
— Nous en avons déjà discuté hier, au téléphone.
— Je suis sûre qu’elle se fera une joie de contribuer au lancement du
musée.
— C’est ce qu’il m’a semblé comprendre, oui. À vrai dire, le point dont
je souhaitais vous entretenir n’a rien à voir avec Sophie.
D’un regard appuyé, je l’encourage à poursuivre.
— Je me demandais si vous connaissiez l’ancienne propriétaire de l’hôtel
Bellevue.
L’hôtel Bellevue… D’après ce que je sais, au début du XXe siècle cet
édifice accueillait les Parisiens qui venaient en villégiature dans notre
bourg. L’air de la montagne et les cures thermales étaient alors en vogue, et
c’est à partir de là que Vallenot s’est ouvert au tourisme. Cependant, l’hôtel
est complètement à l’abandon depuis les années 1990.
— Je suis navrée, mais je ne vois pas du tout qui c’est, dis-je en secouant
la tête.
— L’hôtel appartenait à la famille Vernet, m’indique le curé, sans entrer
dans les détails. Il vient tout juste d’être vendu.
Je fronce aussitôt les sourcils.
— Vernet… Comme Lyne Vernet, la gérante de l’agence immobilière ?
Le curé acquiesce, le visage un peu plus grave. Lui dont la vocation est
pourtant d’aimer tout le monde, j’ai l’impression qu’il ne la porte pas dans
son cœur.
— Vous la connaissez, alors, constate-t-il.
— C’est un bien grand mot. Je l’ai croisée une ou deux fois. Pourquoi ?
— Le maire lui a demandé si sa famille possédait des photos de l’époque
où l’hôtel était au sommet de sa gloire, mais elle refuse d’en entendre
parler. Nous cherchons donc quelqu’un qui saurait l’amadouer, termine-t-il,
en m’adressant un sourire désolé.
Amadouer Lyne Vernet. J’aurais bien plus de chances de remporter un
prix Nobel de physique.
— Je suis désolée, mon père, mais sur ce coup-là, je ne peux rien pour
vous.
Je lui relate notre entretien assez tendu lorsque je cherchais un logement.
La façon dont elle m’a rabaissée en me faisant comprendre qu’aucun
propriétaire n’accepterait mon dossier.
— Bah, ne vous en faites pas pour ça, relativise mon interlocuteur. Ce
n’était qu’une idée comme une autre. Je n’aime pas dire du mal des autres,
mais c’est un peu une seconde nature, chez elle, de s’opposer à tout ce
qu’on lui demande.
Tout de même, ça m’ennuie pour lui. Il met tant de cœur dans ce projet !
Comment Lyne a-t-elle pu refuser une requête aussi simple ? Quand je sors
du presbytère, la neige est à nouveau de la partie, ce qui constitue une
excellente excuse pour sécher mon cours d’autodéfense. Le vent soulève les
flocons et les fait voltiger autour des vitrines illuminées, dans une scène
hivernale digne d’une carte de vœux. Ébahie par le spectacle, je manque de
percuter Rémi qui sort de la boulangerie au moment où j’en gravis les
marches. Il me retient par le bras avant que je ne fasse un vol plané.
— Hey, ça va ?
— Oups, salut, Rémi ! chevrote ma voix. Désolée, je n’avais pas
l’intention de te foncer dedans.
Encore que l’odeur de son parfum n’est pas désagréable. Un mélange
boisé et épicé. Je n’avais pas remarqué ça, l’autre soir, quand il est venu
chez moi. Il faut dire qu’à ce moment-là, mon nez n’avait pas fini aplati sur
sa clavicule.
— S’il y en a une que je ne m’attendais pas à voir me tomber dans les
bras, c’est bien toi ! s’esclaffe-t-il en reculant d’un pas.
Manque de pot, je ne suis pas d’humeur. Je pourrais me passer de ce
genre de sarcasmes alors que j’ai décidé de maudire la gent masculine.
— Très drôle. Bon, je vais aller acheter mon pain avant que la situation
n’empire, dis-je en désignant la neige tout autour de nous. Je déteste
conduire dans ces conditions.
Rémi hoche la tête et me recommande d’être prudente. Je n’ose même
pas imaginer le nombre d’interventions que vont devoir réaliser les
pompiers cette nuit. Ni les horreurs auxquelles ils assistent dans ces cas-là.
— Je le serai, promis. Je vais rentrer directement au lieu d’aller au cours
d’autodéfense.
— Au cours d’autodéfense ? répète-t-il, visiblement très amusé. C’est là
qu’on vous apprend à vous munir d’une pelle avant d’ouvrir la porte ?
— C’est aussi là qu’on nous apprend à viser l’entrejambe quand on est
très énervées.
Des fossettes creusent à présent les joues de Rémi.
— Dans ce cas-là, je ne vais pas te retenir plus longtemps. J’ignore ce qui
t’a énervée, mais je ne voudrais pas en faire les frais.
Plutôt que m’échiner à lui expliquer que ce n’est pas contre lui si j’ai
décidé de détester le genre masculin en général depuis ma mésaventure
avec Alan, j’opte pour la solution la plus expéditive : le laisser filer.
— Bien. Passe une bonne soirée.
Rémi commence à s’éloigner, mais au lieu d’entrer dans la boulangerie
comme je suis supposée le faire, je me retourne subitement, traversée par
une idée sans doute un peu folle.
— Rémi, attends !
Il s’arrête, des points d’interrogations dans les prunelles. Prenant un air
décidé, je descends à mon tour la volée de marches pour m’avancer vers lui.
— Je ne sais pas si tu es au courant, mais le père Xavier est très investi
dans la création du futur musée.
Je culpabilise tellement de ne pas pouvoir aider le curé concernant Lyne
que je cherche un autre moyen de me rendre utile. Et je viens peut-être de le
trouver, encore me faudra-t-il convaincre Rémi.
— Oui, j’en ai entendu parler. C’est un projet vraiment sympa.
J’enchaîne en lui racontant ce que je suis allée faire au presbytère tout à
l’heure.
— Ils sont à la recherche de photos des commerces qui ont fait les belles
heures de notre bourg.
Je me tais, le cœur battant à mille à l’heure. Les yeux sombres de Rémi
sont dardés sur moi et son expression impassible me met mal à l’aise. Non
sans bredouiller, je lui expose ce qui m’a traversé l’esprit :
— Je me disais que… ta famille possède peut-être des photos de votre
ancien restaurant. Le Café du Commerce.
Mince. Rémi ne sourit plus du tout. Il se raidit un peu et le silence tendu
dans lequel il se terre me fait monter le rouge aux joues. Je ne sais pas
pourquoi je suis allée m’embourber là-dedans, mais il va bien falloir que je
m’en tire, à présent.
— Je me doute que c’est encore un peu douloureux pour vous, mais…
— Léna nous en a déjà parlé, me coupe-t-il.
Si je suis soulagée que Rémi ait finalement retrouvé la parole, sa
réflexion me laisse d’abord interdite.
— Léna ?
— Xavier est son oncle, me fait-il remarquer.
— Bien sûr. Je n’avais pas fait le rapprochement.
— Ils en ont discuté, mes parents s’en occupent.
Rémi a l’air d’attendre la suite, incertain. Je n’aime pas l’idée de l’avoir
froissé.
— Je suis désolée de t’avoir embêté avec ça. Je ne voulais pas réveiller
de mauvais souvenirs.
Il me lance un nouveau coup d’œil placide qui peut signifier tout comme
son contraire.
— Je dois vraiment filer, Valentine. Bonne soirée.
Pour la bonne action et le salut de mon âme, on repassera.
15

– NON ? TU PLAISANTES ?
Nous sommes jeudi, il est près de dix-sept heures trente et je scrute ma
sœur comme si elle était devenue folle à lier. Tout a commencé par un SMS
que Chloé m’a envoyé hier, en douce, alors que nous finalisions nos achats
de Noël en ville, avec Maman. Une journée par ailleurs très réussie, grâce à
l’énergie positive de ma frangine, qui nous a entraînées d’un magasin à
l’autre avant de nous offrir vin chaud et churros, face à la patinoire de plein
air.
J’ai un truc dingue à te raconter mais je ne peux pas devant les parents. Il faut
absolument qu’on se voie demain !!!!

Au moins, ça m’a permis d’arrêter de gamberger sur l’infidélité maladive


des hommes, puisque j’ai passé les vingt-quatre heures suivantes à élaborer
dix mille hypothèses, allant de « Chloé va se marier » à « Chloé va
m’annoncer qu’elle est agent pour la CIA ». Par-dessus tout, j’ai espéré de
tout mon cœur qu’elle allait me dire qu’elle s’était réconciliée avec Albane.
Piste certes peu plausible puisque : a) si c’était le cas, elle n’aurait pas
caché un tel fait aux parents alors que nous avons dîné tous les quatre hier
soir ; b) du côté d’Albane, c’est le silence radio depuis notre dernier
échange de textos. D’accord, c’est peut-être à moi de faire le premier pas,
mais ce n’est pas si évident. Il plane trop de non-dits pour que je me
contente de lui présenter de simples excuses. Nous devons avoir une
véritable conversation. Mais le sujet n’est pas là. Pas du tout, même. Je
m’attendais à tout, sauf à ce que Chloé m’apprenne que…
— Je te jure, Valentine ! répète-t-elle, au comble de l’excitation. Une
petite culotte appartenant à Maman, sur la rampe des escaliers !
Stupéfaite, je siffle le reste de mon thé d’une traite.
— Merde, alors ! Maman aurait donc un amant.
— Je ne suis pas allée vérifier. Il était quatre heures du matin quand j’ai
eu mon envie pressante et je t’avoue qu’en tombant sur cette culotte,
négligemment jetée là…
À l’évocation de ce souvenir, elle secoue la tête en grimaçant.
— Je suis retournée dans ma chambre sur la pointe des pieds, avec
l’impression d’avoir surpris un vilain secret.
J’en reste comme deux ronds de flan. On dirait bien que j’avais vu juste,
concernant le bref séjour à Nice de Maman, mais de là à imaginer qu’elle
ramènerait un homme chez elle, pratiquement sous le nez de Chloé… Le
pire, c’est qu’elle n’a rien laissé transparaître dans son attitude, hier. Elle
aurait pu se confier à nous, mais elle n’en a rien fait. Et quand, plus tard
dans la soirée, je lui ai remis ses affaires d’enfance trouvées dans les cartons
de Constance, elle a passé une heure à s’extasier dessus. Quand je pense
que la veille, il y avait probablement un homme dans son lit !
Perdue dans mes pensées, je souffle :
— Je me demande qui ça peut être. Des types célibataires, dans le coin, il
n’y en a pas tant que ça.
Ma sœur hausse les épaules.
— Elle a dû s’inscrire sur un site de rencontres, comme tout le monde.
— Il ne manquerait plus que ça ! Les sites de rencontres… Tu parles
d’une supercherie !
Je me tais, Léna s’approchant de nous pour savoir si tout va bien.
— Vous voulez boire autre chose ?
Pour toute réponse, je lui fais remarquer que l’immense sapin qu’ils ont
installé au fond de la salle est ravissant.
— Merci, c’est gentil, me répond-elle. Je suis un peu novice en matière
de décorations de Noël, ce n’était pas trop mon truc jusqu’à l’année
dernière.
— Franchement, ça ne se voit pas.
Le restaurant est plus beau que jamais, paré de ses habits d’hiver, avec
ses guirlandes et ses bougies qui brillent sur les appuis des fenêtres. J’aime
bien cet endroit, on s’y sent à l’abri. Du moins quand ma sœur ne m’y
convoque pas pour parler de la vie sentimentale de notre mère.
— Je vais prendre un autre thé, déclare Chloé, en réajustant la manche de
son pull gris, qui a glissé sur son épaule. Quant à ma sœur, il va lui falloir
quelque chose d’un peu plus fort. Elle est en état de choc.
— Un deuxième thé aussi fera très bien l’affaire, la contredis-je. Chloé a
toujours eu un sens de l’exagération disproportionné.
— C’est noté ! répond Léna. Cela dit, Valentine, c’est vrai que tu sembles
déconcertée.
«Déconcertée » ? Le terme exact serait plutôt « liquéfiée ». Maman sur
des sites de rencontres !
M’efforçant d’ignorer le coup d’œil amusé de ma frangine, j’entreprends
d’expliquer à la jeune femme que Chloé soupçonne notre mère de draguer
en ligne.
— Je suis juste un peu sonnée, parce que ce n’est pas son genre. J’espère
qu’elle ne fera rien d’irréfléchi.
Le visage de Léna se pare d’un petit sourire en coin.
— Tu sais, ça ne veut rien dire. Ma grand-mère était accro à Meetic
jusqu’à il y a peu.
— C’est vrai ? manque de s’étouffer Chloé.
Léna acquiesce.
— On a tous pensé qu’elle finirait étranglée par un cinglé. Heureusement,
Lulu est entré dans sa vie. Alors, relax, les filles, tout va bien se passer,
conclut-elle avant de tourner les talons pour aller s’occuper de nos boissons.
— Tu vois ! s’exclame Chloé. Ça ne peut pas lui faire de mal, les sites de
rencontres. Tu devrais peut-être t’y mettre, toi aussi.
Je lui coule un regard bovin.
— Aucun risque, je grogne, désabusée. Je suis une vieille célibataire sans
la moindre perspective à l’horizon.
C’est à ce moment-là que Rémi fait son entrée dans le restaurant,
apportant avec lui un souffle d’air glacial. Mon premier réflexe est de me
recroqueviller sur la banquette. C’était vraiment très maladroit de ma part,
d’évoquer le Café du Commerce, l’autre soir devant la boulangerie. La
honte m’envahit, quand j’y repense. Le visage crispé, je lui adresse un petit
salut de la main. Il me le rend et se fend d’un sourire poli au passage. J’en
déduis qu’il n’est pas fâché.
— C’est qui, lui ? veut aussitôt savoir Chloé.
— Rémi, le beau-frère de Léna.
Elle le jauge d’un regard appréciateur, avant de me lancer :
— Tu devrais le draguer ! Il est pas mal.
Je manque d’en tomber à la renverse.
— Il est hors de question que je me mette à draguer chaque mec mignon
qui passe à proximité de moi ! C’est peut-être monnaie courante à New
York, mais pas ici ! Et de toute façon, Rémi n’est pas mon style.
Chloé rétorque, avec une moue désapprobatrice :
— Ce n’est pas avec une attitude fermée que tu trouveras le grand amour.
Qu’est-ce que tu attends d’un homme, d’abord ?
Prise au dépourvu, je tourne la tête dans tous les sens, comme si la
réponse allait soudainement surgir de derrière le comptoir.
— Comment tu veux que je le sache ? En ce moment, l’idée de laisser un
homme entrer dans ma vie aurait tendance à me filer des boutons.
De grosses plaques d’urticaire, même. Tout à coup, les baisers fades
d’Alan me reviennent en mémoire. Est-ce que je dois vraiment rester sur
cette défaite et mourir sans avoir connu mieux ? Non.
— En fait si. Je vais te le dire ; ce que je veux, c’est le frisson immédiat.
Qu’on m’embrasse avec ardeur et passion… Et tant qu’à faire, j’ai envie de
rencontrer un type solide. Et équilibré.
J’ai bien conscience que ça fait cliché, mais je ne vois pas comment le
formuler autrement.
— Seigneur, ma sœur veut un homme solide et équilibré ! s’écrie Chloé
sans aucune discrétion. Ça fait partie des espèces menacées d’extinction, tu
sais.
Je lui assène une tape sur la main. Dans ma tête, je suis plutôt en train de
l’étrangler.
— Tu devrais brailler encore plus fort, je crois qu’au village d’à côté on
ne t’a pas entendue.
Si elle continue, les copains de Papa assis au bar auront bien des choses à
lui rapporter sur le comportement de ses filles ! Un toussotement me fait
sursauter et je relève le nez.
Oh non.
Rémi se tient près de notre table, nos thés posés sur un plateau.
— Je n’osais pas vous déranger en pleine conversation, mais voici votre
commande.
Je vois bien qu’il produit un effort surhumain pour faire celui qui n’a
absolument rien entendu. Primo parce qu’il me regarde un moment dans les
yeux, sans rien dire. Deuzio, parce que les commissures de ses lèvres
s’incurvent de la même façon que le soir où il m’a fait remarquer que
L’Edelweiss avait été ravitaillé en beurre depuis mon premier passage. Une
fois de plus, je viens de me ridiculiser. Pendant que je prie pour être
éradiquée à tout jamais de la surface de la Terre, Chloé sauve les meubles
en remerciant Rémi. Elle prend même la peine d’échanger plus de trois
mots avec lui tandis que je fais mine de consulter mes messages.
— Oh, mais quelle bonne idée ! s’extasie tout à coup ma sœur. Tu
entends ça, Valentine ? Du lait de poule sera servi pendant le spectacle de la
chorale, et au profit d’une œuvre de charité, en plus ! On doit absolument y
aller.
En toute logique, je devrais répliquer qu’aucun membre de notre
entourage ne fait partie de la chorale, mais Rémi me fixe à nouveau.
Sachant que deux minutes plus tôt je suis passée pour la cruche qui croit
encore au prince charmant, j’en perds tous mes moyens. Je me contente de
marmonner un vague mot qui peut s’apparenter à un « oui » hésitant, puis je
baisse les yeux pour m’assurer que mes pieds sont toujours en place. Fort
heureusement, les clients commencent à affluer et le beau-frère de Léna ne
s’éternise pas auprès de nous.
Aveugle à mes tourments, Chloé reprend, d’un air de conspiratrice :
— Bon, à ton avis, est-ce qu’on doit ourdir un plan démoniaque pour
faire avouer Maman ?
Je me redresse sur la banquette et réponds, d’un ton mesuré :
— Si ça se trouve, on extrapole et elle ne drague pas du tout sur Internet.
— Et l’affaire de la culotte en dentelle noire, tu en fais quoi ?
Mes yeux menacent de sortir de mes orbites et je soupçonne mon visage
de virer au vert pâle.
— Parce qu’en plus, c’était de la lingerie sexy ?
— Je ne l’ai pas mentionné plus tôt ? s’enquiert Chloé, faussement naïve.
— Non, tu ne l’avais pas précisé. Mais… tu sais, dis-je en baissant la
voix afin que personne – et surtout pas Rémi – n’entende, j’ai des petites
culottes en soie et pour autant, je ne vois personne.
— Certes, mais tu ne les laisses pas traîner dans les escaliers comme si
un amant fougueux te les avait arrachées, fait-elle remarquer, implacable.
— Tu vas chercher trop loin. Cette culotte est sûrement tombée de sa
corbeille à linge, point.
Pourquoi ma mère, si farouchement opposée à la vie de couple, aurait-
elle retourné sa veste du jour au lendemain ? Ça ne rime à rien. Chloé n’a
pas le temps de me répondre car son téléphone se met à sonner. Elle scrute
l’écran avant de lever les yeux et de soupirer, puis replace son Smartphone
tout au fond de son sac à main.
— C’est le travail, explique-t-elle à mi-voix. Enfin, Matthew, plus
précisément.
Je lui assure que ça ne me dérange pas qu’elle réponde.
— Je suis en vacances. Il va bien falloir qu’il se le mette en tête.
— Pardonne mon ignorance, mais tu n’es pas censée décrocher quand ton
auteur phare t’appelle ?
— Je ne suis ni son éditrice ni son assistante, réplique-t-elle en me
gratifiant d’un rapide coup d’œil, ce qui me fait penser qu’il y a autre chose
dont elle hésite à me faire part.
Dans son sac, le téléphone continue de vibrer.
— C’est sûrement urgent. Peut-être que…
— Non, je ne répondrai pas ! se rebelle tout à coup Chloé en levant les
bras en l’air. Je n’en peux plus de Matthew Coopland !
Alors là, j’ai l’impression d’avoir raté un épisode. D’autant plus que son
regard évite à présent le mien.
— Il s’est passé quelque chose ? Il te harcèle, c’est ça ?
J’ai entendu tant de choses au sujet des jeux de pouvoir ! Le monde de
l’édition ne doit pas être en reste, surtout lorsqu’il s’agit d’une grosse firme
comme la sienne. J’espère que Chloé n’est pas victime de pression ou de
chantage professionnel. Ma sœur secoue la tête et consent enfin à me
regarder.
— Non, il ne me harcèle pas. Je… Oh et puis, merde, fait-elle en
s’emparant de son thé. Matthew et moi avons couché ensemble. Plusieurs
fois.
— Quoi ? je m’exclame, d’une voix suraiguë. L’homme aux je ne sais
combien de millions d’exemplaires et toi ?
Les joues de Chloé ont brusquement viré au rose pivoine.
— On n’avait rien prémédité, se défend-elle.
— En quoi est-ce que ça pose problème ? C’est à cause du travail ?
— En plein dans le mille ! Je suis sa directrice marketing, il est l’auteur
vedette de notre boîte. Il y a comme qui dirait de légers conflits d’intérêts.
Ma sœur semble prise entre deux feux.
— Il existe forcément une solution. L’un de vous pourrait partir ailleurs,
par exemple.
J’aurais pu prétendre manger du chaton au petit déjeuner, elle ne me
dévisagerait pas autrement.
— Tu me suggères de démissionner ? s’indigne-t-elle.
— OK, apparemment, ce n’est pas possible.
— Non, ça ne l’est pas. De toute façon, j’ai rompu juste avant mon départ
de Manhattan.
Décision prise à contrecœur, si je me fie à son sourire douloureux.
— Ça a l’air de te rendre malheureuse… Tu es tombée amoureuse de
lui ?
D’ordinaire, Chloé est si insouciante en ce qui concerne ses relations
sentimentales que j’en suis étonnée.
— Non ! se récrie-t-elle à la hâte. C’est juste que… Il a du mal à digérer
et moi aussi. Il y a une telle alchimie sexuelle entre nous que ça me déroute.
C’est la première fois que je ressens ça.
Que répondre à cela ? Je ne suis pas très douée pour donner des conseils,
si je me base sur le succès de ma vie amoureuse. On peut même dire que
c’est la Bérézina. Je pose doucement ma main sur la sienne.
— Alors, rappelle-le. Tu as les yeux en forme de cœur quand tu
prononces son nom.
— Non, répète-t-elle en ramenant ses boucles rousses derrière ses
oreilles. Me traîner aux pieds d’un homme n’a jamais fait partie de mes
habitudes. Notre relation doit rester purement professionnelle, tu
comprends ?
Sa mine chagrinée me laisse un amer sentiment d’impuissance. J’endosse
enfin mon rôle de grande sœur, sauf que je n’ai aucune idée de comment la
consoler.
— À côté de Matthew, Daniel Craig serait une option plus facile,
plaisante-t-elle, sarcastique.
Histoire de détendre l’atmosphère, je la chambre :
— Quand je pense que tu as osé raconter à Maman que tu n’avais
personne dans ta vie !
— Mentir à ses parents, c’est parfois agir pour leur bien, rétorque-t-elle,
sérieuse comme un pape. Tu devrais savoir ça. Maman est du genre à tout
précipiter et ensuite elle est déçue. Mais ça ne compte pas, je ne fréquente
plus personne.
Bon, il est temps de remonter le moral des troupes.
— Avec ton assurance légendaire, tu trouveras vite quelqu’un d’autre.
Chloé baisse la tête avec humilité.
— Ma confiance en moi…, soupire-t-elle d’un air morose. En réalité, elle
est plutôt délabrée, tu sais.
Décidément, je vais de surprise en surprise.
— Tu ne m’en as jamais rien dit…
Chloé avale une longue gorgée de thé.
— Il y a des blessures qui ne se partagent pas, Valentine.
Moi qui pensais que ma sœur faisait partie de ces personnes qui
traversent la vie sans avoir conscience de grand-chose, on dirait bien que je
me suis plantée sur toute la ligne. Je ne lui connaissais pas ce côté sombre.
— Il y a un rapport avec Albane ? je tente de savoir. J’ai essayé de la
convaincre de venir, mais elle reste hermétique à mes arguments.
— C’est Albane tout craché, ça. Aussi prévisible que le résultat d’une
racine carrée.
Ses yeux noisette s’humidifient. L’évocation de sa jumelle semble avoir
touché une corde sensible. C’est plus fort que moi, je ne parviens pas à
retenir la question qui me taraude depuis un moment :
— Je ne comprends toujours pas ce qui a pu mal tourner entre vous.
À son expression ahurie, je vois bien que Chloé ne s’attendait pas à ce
que je sois si directe.
— Eh bien… C’est parfois difficile de voir sa jumelle mettre les voiles
pour New York, bafouille-t-elle. Il est probable qu’elle ne l’ait pas accepté.
— Et tu comptes me faire gober ça ?
Durant une fraction de seconde, ma sœur me détaille avec une attention
redoublée. Puis elle se renfonce contre le dossier de la banquette.
— C’est fou, je n’avais pas remarqué comme tu es devenue plus solide,
plus sûre de toi. Sauf avec les hommes, précise-t-elle.
— Je vais le prendre comme un compliment, mais ta manœuvre de
diversion ne marche pas avec moi, Chloé. Tu n’as pas répondu à ma
question.
Les bras croisés sur la poitrine, j’attends qu’elle s’explique. Ma sœur
regarde anxieusement autour d’elle et paraît enfin se décider.
— Je vais te répondre, Valentine. Mais pas ici, c’est bruyant et on connaît
trop de monde. Allons chez toi, nous serons plus tranquilles.
16

– JE PRÉSUME qu’il est inutile de miser sur Deliveroo, dans les parages…
Après avoir prévenu notre mère qu’elle dînait avec moi, Chloé s’agite tel
un moulin. Je vois bien qu’elle tente d’évacuer sa nervosité du mieux
qu’elle le peut, aussi je la laisse faire les cent pas dans mon salon. Si ça peut
la calmer…
— Pourquoi commander à manger alors que j’ai ce qu’il faut ? je
réplique, tout en sortant un bocal de sauce provençale. Un plat de pâtes, ça
te tente ?
Quelques minutes plus tard, nous sommes confortablement installées sur
le canapé, nos assiettes en équilibre sur nos genoux. Je me suis résolue à
rater Enquêtes criminelles. De toute façon, c’est une redif. Ce soir, ma
priorité, c’est Chloé. Celle-ci prend d’ailleurs tout son temps pour déguster
ses pâtes et, d’un ton légèrement forcé, elle ne tarit pas d’éloges, comme si
faire cuire des farfalles et une sauce tomate relevait des compétences d’un
chef trois étoiles. Je lui jette un coup d’œil en coin ; si je ne remets pas le
sujet sur le tapis, Chloé ne fera pas le premier pas, c’est évident.
— Alors…, dis-je en essuyant un filet de sauce qui a coulé sur mon
menton. Si mon décompte est exact, ça fait douze ans qu’Albane et toi êtes
brouillées, non ?
Ma frangine acquiesce sans un mot. Merde, elle ne va pas se fermer
comme une huître, quand même ? Je suis sur le point de la secouer quand
elle tourne enfin le visage vers moi.
— J’adorerais recoller les morceaux avec Albane, crois-moi, commence-
t-elle. Le manque que je ressens est si puissant qu’il n’existe aucun mot
pour le décrire. Seulement… une brèche abyssale s’est ouverte entre nous et
je ne sais pas comment la colmater.
Je détecte de profonds regrets dans sa voix.
— Si tu ne me dis rien, je ne pourrai pas t’aider, Chloé.
— D’accord, capitule-t-elle. Après tout, il faudra bien que tu saches un
jour la vérité.
Je ne sais pas pourquoi, mais soudain, j’ai très peur de ce que je vais
entendre. J’ai presque envie de lui dire que ce n’est pas grave si elle n’est
pas prête à se confier, et que si certaines choses ne peuvent pas sortir car ça
fait encore trop mal, je m’incline. Pourtant, Chloé prend une lente
inspiration et débute son récit :
— Cet été-là, il s’est passé un truc… Un truc vraiment pas bon. Albane
avait rencontré un garçon, Morgan, qui était en vacances ici. Ils sont sortis
ensemble. Elle passait beaucoup de temps avec lui, et c’est normal, quand
on a vingt ans. On profite de la vie, on flirte. Mais je ne le vivais pas très
bien. Je me sentais mise de côté.
Reprenant à peine sa respiration, ma sœur poursuit en m’expliquant
qu’Albane ne fréquentait plus que la bande de potes de Morgan.
— Un soir, elle a tenté de m’intégrer à leur groupe. On est allés dans la
montagne, pour faire un feu de camp et chanter de vieilles chansons.
Albane et Morgan sont restés collés l’un à l’autre durant toute la soirée. Je
n’étais pas jalouse à proprement parler, mais plus je les regardais, plus je les
enviais de partager cette relation.
Si mes souvenirs sont exacts, Chloé avait moins de succès que notre sœur
auprès des garçons. Elle a toujours été la plus voluptueuse des deux et la
société étant parfois mal faite, ses rondeurs plaisaient aux hommes plus
âgés, mais pas aux adolescents biberonnés à Lara Croft et autres fantasmes
à la plastique parfaite.
— Le lendemain de cette soirée, reprend-elle après une courte pause,
Morgan m’a envoyé un texto. Il voulait me voir… J’ai supposé qu’il avait
besoin de mon aide pour dégoter un cadeau d’anniversaire à Albane. C’est
horrible à dire, mais j’étais contente car je me sentais enfin importante. Il
m’a donné rendez-vous au même endroit que la veille.
Chloé déglutit sous l’afflux de ses souvenirs, intenses et incontrôlables.
— Ce qui est arrivé une fois que j’étais là-haut…, articule-t-elle en
secouant la tête, comme pour repousser les images qui lui reviennent. On
s’est assis dans l’herbe, côte à côte et il a commencé à me caresser le bras,
en me disant qu’il avait remarqué comme je les avais matés, Albane et lui.
Ensuite il m’a sorti que beaucoup de gars rêvaient de se retrouver au lit
avec des sœurs jumelles et que si je voulais le faire avec lui, avec eux,
c’était normal.
Trop estomaquée pour parler, je ferme un instant les yeux, vacillant sous
le poids de ces révélations. Ma sœur, ma petite sœur… Les yeux embués,
elle repose son assiette, décidée à aller jusqu’au bout de ses confidences.
— Il a essayé de me violer, hoquette-t-elle. J’étais tétanisée par ses
paroles malsaines et j’ai protesté, bien sûr. Ça l’a mis en colère. Il s’est jeté
sur moi, m’a plaquée au sol et a commencé à relever ma robe pour atteindre
ma culotte, tout en m’insultant. J’ai eu le réflexe de me débattre et mes cris
ont alerté des randonneurs. Morgan a décampé quand ils sont venus à mon
secours.
Une rivière de larmes dévale à présent sur mes joues. Retournée par son
histoire, je me rapproche de Chloé pour la serrer dans mes bras. L’onde de
choc n’en finit pas de se répandre dans mon esprit. Le visage enfoui dans
ses cheveux, je lui répète à quel point je suis navrée.
— Pourquoi ne m’avoir rien dit plus tôt ?
— Les parents ne voulaient pas t’en parler car à l’époque Jules était petit,
ajoute-t-elle en s’essuyant les yeux d’un revers de la main. Ils avaient peur
que ça te secoue. Eux-mêmes, ça les rendait malades.
Je comprends mieux pourquoi ils sont encore tendus quand quelqu’un
évoque le sujet. Ça a dû être des heures difficiles pour eux aussi.
Cependant, je ne peux pas m’empêcher de leur en vouloir un peu. J’avais
vingt-trois ans quand c’est arrivé, je n’étais plus une gamine. J’aurais pu
être là pour ma sœur, l’épauler après cet horrible épisode.
— C’est pour ça que tu es partie à New York ? je l’interroge, en lui
repoussant une mèche plaquée sur son visage humide.
Sa façon vulnérable de hocher la tête me brise le cœur.
— C’était la meilleure solution, affirme-t-elle sans hésiter. J’avais ce
projet en tête depuis un moment. Ici, c’est compliqué de fuir ses erreurs.
Voire impossible.
— De quelles erreurs est-ce que tu parles ? Tu n’es pas coupable de ce
qui est arrivé.
Chloé se penche, croisant ses mains sur ses genoux.
— J’ai accepté un rendez-vous avec le copain d’Albane, tu imagines ce
qu’elle a pu penser ? J’ai dû lui causer une peine affreuse. Sans compter
qu’il est parti immédiatement après cet épisode, sans lui dire au revoir.
— Albane n’est pas dénuée de jugeote. Elle doit bien se douter que tu
n’avais pas l’intention de lui chiper son petit ami !
Certes, Albane est parfois un peu dure, mais jamais elle ne s’est montrée
cruelle ou même injuste. Chloé ne paraît pas d’accord avec moi.
— Pourtant, dès qu’elle a su, elle est devenue distante avec moi, me
rapporte-t-elle. Je ne sais pas comment l’expliquer autrement. Le lien entre
nous s’est éteint du jour au lendemain, de la même façon qu’on étouffe la
flamme d’une bougie.
— Et tu n’as pas cherché à en discuter avec elle ?
Ma sœur secoue la tête.
— Je me sentais trop mal quand je croisais son regard. Et de son côté elle
faisait tout pour m’éviter. Les parents ont essayé de jouer les intermédiaires,
plusieurs fois… Mais, l’une comme l’autre, nous trouvions toujours un
prétexte pour nous défiler.
Chloé est partie pour New York un mois plus tard, avec ses économies de
cinq années de jobs d’été. Sur place, elle a cumulé les petits boulots afin de
pouvoir continuer ses études. En dépit de l’éloignement et de phases de
découragement, elle n’a jamais rien lâché. Cette partie-là, je la connaissais
déjà.
— C’était dur de concilier tout ça, admet-elle. Dans les bons jours, je me
dis que, sans ce type, je n’aurais pas eu autant à cœur de réussir ma vie
professionnelle. Et d’un autre côté, il a détruit ma relation avec Albane.
— Tu es extrêmement courageuse, ma puce. Un exemple de résilience.
Chloé lâche un soupir désabusé.
— Je joue à la fille courageuse, oui, mais… si tu savais le nombre de fois
où je me repasse la scène en boucle !
— Est-ce que tu as porté plainte ?
— Oui. Et devine quoi ? Classée sans suite parce qu’il n’y a pas eu viol.
J’ai même eu droit un sermon car je suis allée de mon plein gré à ce rendez-
vous, et en plus je portais un short en jean. Tu vois le topo ?
Seigneur… Je suis bien contente qu’aujourd’hui les choses bougent enfin
à ce niveau-là. Que les consciences s’éveillent, qu’on reconnaisse qu’un
non ne signifie pas « oui » et que peu importe la tenue vestimentaire d’une
femme, le seul coupable, c’est celui qui viole.
Lentement, Chloé se cale dans les coussins du canapé. Ses yeux sont à
présent clos et toute sa posture exprime une forme de soulagement.
— Prends-moi pour une folle si tu veux, marmotte-t-elle en ouvrant un
œil, mais je suis contente d’avoir vidé mon sac. Ce secret de Polichinelle
me pesait.
Je croise son regard et nous échangeons un sourire larmoyant.
— Tu aurais dû te confier à moi bien plus tôt. En sachant tout ça, j’aurais
pu vous réconcilier, Albane et toi.
— Si les parents n’ont pas réussi, je ne vois pas ce que tu aurais pu faire
de plus. Ce n’est pas à toi d’endosser nos problèmes, Valentine. Tu as assez
des tiens.
Je hoche la tête, même si je ne suis pas sûre de partager son opinion.
Durant toutes ces années, j’étais tellement dans mon délire de la famille
parfaite que j’ai laissé se distendre les liens qui nous unissaient, mes
frangines et moi. Évidemment, si mes parents n’avaient pas érigé une
forteresse autour de ce secret, les filles m’en auraient peut-être parlé
d’elles-mêmes, et alors… À quoi bon refaire le film ! Avec des si, Fred et
Mary Anne Trump se seraient arrêtés à trois enfants et les États-Unis
auraient un autre président. En attendant, j’ai bien l’intention de réparer
cette négligence.
Je serre une nouvelle fois ma sœur dans mes bras. Comme elle semble
lessivée, je lui propose de rester dormir.
— Je vais plutôt rentrer chez Maman, décide-t-elle.
— Ne sois pas bête, Chloé, tu ne vas pas reprendre la route maintenant.
Malgré mes protestations, elle ne plie pas.
— Non, vraiment, Valentine. C’est gentil de ta part mais je préfère. Je
tiens à lui annoncer que je t’ai tout dit, conclut-elle en se levant, dans un
geste qui se veut définitif.
Je dois bien la laisser partir. Après tout, elle est assez grande et sait ce
qu’elle fait. En la raccompagnant jusqu’à la porte, je bute sur la boîte qui
contient la correspondance de Constance. Je fais remarquer à Chloé que
nous n’avons toujours pas lu une seule lettre.
— Tu parles de détectives en carton ! dit-elle en ricanant. On s’y met
demain, après ta classe ?
— Ça me semble pas mal, mais j’ai peur de manquer de motivation en
rentrant.
Chloé réfléchit, l’index posé sur la fossette de son menton.
— Eh bien, qui te parle de rentrer ? lance-t-elle après un court silence.
Prends ces lettres avec toi demain et retrouvons-nous à L’Edelweiss !

C’est ainsi que le lendemain, peu après seize heures trente, je me trouve à
pousser une nouvelle fois la porte de L’Edelweiss, la boîte de lettres entre
les mains. Un rapide coup d’œil autour de la salle m’informe que Chloé
n’est pas encore arrivée. D’ailleurs, il n’y a pas grand monde à cette heure-
ci. Deux ou trois gars assis au comptoir et c’est tout. Rémi sort de la
cuisine, un torchon négligemment jeté sur son épaule.
— Salut, Valentine ! m’accueille-t-il. Aurais-tu entendu l’appel du lait de
poule ?
Son ton est si chaleureux que j’ai l’impression de débarquer chez des
amis. Je ressens une véritable onde de plaisir en réalisant que je fais pour de
bon partie de la communauté de mon village. Je crois que c’est ça, se sentir
à sa place.
Je lui adresse un sourire enjoué avant de répondre :
— Je viens plutôt recharger mes batteries avec un cappuccino, si c’est
possible.
J’ai besoin d’un bon shoot d’énergie, après une journée où les enfants
n’ont cessé de crier. D’accord, ce n’était peut-être pas malin de la part de
mes collègues et moi de leur révéler que le Père Noël viendrait à l’école
vendredi prochain. Ils sont déjà surexcités à l’approche des vacances, mais
leurs bouilles illuminées à l’annonce de cette visite étaient tellement
irrésistibles !
— J’ai ce qu’il te faut, acquiesce Rémi. Va t’asseoir, je t’en prie.
Je me sens un peu ridicule, avec ma boîte sous le bras, aussi je n’attends
pas davantage pour aller m’installer à une table. J’espère que Chloé ne
tardera pas trop. Rémi revient très vite et pose triomphalement une tasse
devant moi.
— Et voilà, un bon cappuccino mousseux !
Je constate qu’il a pris le temps de dessiner un motif de sapin dans la
mousse. Et c’est diablement bien exécuté !
— C’est joli, ça, dis-je en lui désignant son œuvre.
— C’est vrai, ça te plaît ? On a reçu la nouvelle machine ce matin, alors
je teste.
Quand Rémi sourit, il ressemble à un gamin polisson. Et, mazette, c’est
assez craquant !
Du calme, ma fille. Du calme.
D’un ton que j’espère tout à fait normal, je reprends :
— Au fait, je tiens à m’excuser pour l’autre soir.
Rémi me fixe sans comprendre, ce qui me force à préciser :
— Quand je t’ai parlé de votre ancien restaurant. C’était très déplacé,
j’ajoute en levant les yeux sur lui.
En réalité, j’ai plutôt l’impression de m’adresser à sa clavicule, mais ce
n’est qu’un détail.
— Déplacé ?
— Je ne voulais pas te rappeler de mauvais…
— Non, ça n’a pas été le cas.
— Tu semblais furieux.
OK, le terme est peut-être un poil exagéré. Pourtant, si je me souviens
bien, il ne sautait pas de joie non plus.
— Tu t’es mépris sur ma réaction, me détrompe-t-il.
Rémi marque une courte pause, le temps de promener son regard autour
de la salle pour s’assurer que tout va bien.
— Les gens posent souvent des questions pour assouvir leur curiosité,
reprend-il. Toi, tu t’es juste montrée bienveillante et je ne m’y attendais pas.
Je me suis senti bête, pour le coup.
Je suis tellement surprise que je ne sais plus quoi dire. Il faut bien avouer
que je n’ai jamais été très douée pour décrypter les expressions faciales.
N’oublions pas que le soir où mon mari m’a larguée, j’étais persuadée qu’il
allait me redemander en mariage. Au moins, parler à Rémi aura permis de
remettre les choses en place ; il s’est senti bête et moi stupide. Égalité
parfaite. Par chance, je n’ai pas à répondre, car Chloé arrive.
— Oh, c’est trop mignon ! s’exclame-t-elle devant mon cappuccino. Je
pourrais avoir la même chose, s’il te plaît, Rémi ?
— Je te prépare ça tout de suite, confirme-t-il, avant de s’éloigner en
sifflotant.
En douce, j’observe ma sœur tandis qu’elle se débarrasse de son écharpe,
ôte son béret et commence à déboutonner son manteau. Sur son visage, je
ne décèle plus aucune trace des émotions de la veille, seulement de
l’apaisement.
— Ta journée s’est bien passée, Valou ? s’enquiert-elle.
— On peut dire ça, oui.
J’élude volontairement son regard interrogateur. Je n’ai pas envie qu’elle
sache que ce matin, je me suis réveillée avec un sentiment de tristesse,
encore sous le coup de ses confessions. Que d’années gâchées ! Cependant,
malgré mon moral en berne, j’ai pris une grande décision : mes frangines ne
le savent pas encore, mais il va être temps de les confronter l’une à l’autre.
Si j’ai été nulle pour entretenir le contact avec elles, le destin me donne une
chance de me rattraper et je suis décidée à la saisir. Ce soir, j’aurai une
petite discussion avec Albane. Bien évidemment, ça non plus, je ne peux
pas le balancer à Chloé. Elle serait capable de me séquestrer et de me
confisquer mon téléphone.
— Et toi, tu as bien dormi ?
Elle me fait signe que oui.
— Maman a poussé les hauts cris, ce matin, quand je lui ai raconté que tu
savais tout, mais elle s’en remettra.
— C’est surprenant qu’elle ne m’ait pas encore appelée.
Chloé me glisse une œillade complice.
— Elle est très occupée, le vendredi, avec l’association. Mais tu es
attendue pour dîner avec nous demain soir. Papa sera là également.
— Oh, Chloé, tu es incorrigible !
Sa sollicitude me touche, car je sais que si on lui avait annoncé à l’avance
que ses vacances seraient l’occasion de réveiller de douloureux souvenirs,
elle aurait probablement fait le choix judicieux d’aller se faire dorer la
pilule sur les côtes hawaïennes. À sa place, je ne me serais pas privée.
— Je n’ai fait que rappeler à Maman à quel point nous sommes friandes
de sa tartiflette, se rengorge ma sœur, en jouant avec une mèche de ses
cheveux.
— Qui a parlé de tartiflette ? demande malicieusement Rémi en posant le
deuxième cappuccino devant Chloé.
— Je plaide coupable, répond cette dernière en levant la main.
— C’est le plat que Clément cuisinera pour la soirée du 31. Vous y
serez ?
Les lèvres de ma sœur s’incurvent à nouveau.
— Nous ne voudrions surtout pas rater ça. Cela dit, je suis désolée, Rémi,
mais la tartiflette de ton frangin ne peut pas égaler celle de notre mère.
— Je suis désolé, réplique-t-il sur le même ton, mais tu vas pleurer en te
rendant compte que tu te trompes.
Misère, on dirait deux gamins ! Je ne peux pas me retenir de rire.
— Moi, tout ce que je sais, c’est que je vais manger deux excellentes
tartiflettes.
Rémi me gratifie aussitôt d’un clin d’œil.
— Une excellente et une sûrement intéressante, me reprend-il. Bon,
désolé, les filles, mais j’y retourne, le devoir m’appelle.
Il a à peine tourné les talons que Léna fait son entrée.
— Salut, tout le monde ! Hello, vous deux ! lance- t-elle en venant à
notre rencontre.
— Brrr, tu as les joues fraîches, frissonne Chloé en lui faisant la bise.
— Et ils annoncent de nouvelles giboulées de neige pour la nuit, nous
signifie Léna. Tiens, c’est nouveau, ça ?
La jeune femme fixe le sapin dessiné dans le cappuccino de Chloé. Je lui
explique alors que son beau-frère en est l’auteur.
— Il est vraiment très habile de ses doigts.
Chloé pouffe instantanément, imitée dans la foulée par Léna. Mon Dieu,
qu’est-ce qui m’a pris de sortir une énormité pareille ?
— Qu’est-ce qui se passe ? demande Rémi, à qui leur hilarité n’a pas
échappé.
Léna tente de reprendre son sérieux, en vain.
— Valentine trouve que tu es très habile de tes doigts, s’esclaffe Chloé.
Je vais la zigouiller.
Des sifflets railleurs commencent à fuser du bar où sont assis les types du
village.
— Bah alors, Rémi ! Tu nous avais caché ça, vieux !
Bien entendu, Rémi ne va surtout pas rater l’occasion de se prêter au jeu
du « quart d’heure de solitude de Valentine ». Ce traître se joint à leur fou
rire. Moi aussi, j’éclaterais de rire si je n’avais pas envie de courir me
cacher au fond d’un trou. Comble de l’horreur, il délaisse son poste et
s’approche de ma table avec un sourire en coin. Où est passé son discours
sur la bienveillance ? Rémi se penche si près de moi que je peux sentir son
odeur de savon et de feu de bois.
— Est-ce que tu serais en train de flirter avec moi ? me souffle-t-il.
Je préférerais me pendre, mais merci.
Il me regarde droit dans les yeux et nous nous fixons pendant trois
secondes interminables. Une chaleur coupable se diffuse au creux de mon
ventre et je dois déglutir pour dissiper cette impression trop intime.
Ne fais pas l’idiote, ce n’est que Rémi !
Je laisse à mon estomac le temps de reprendre sa place puis, d’une voix
assez posée, ce qui est en soi un miracle, je lui réponds :
— Pas le moins du monde.
Rémi se redresse lentement. Son expression taquine n’a pas disparu.
— Dommage, murmure-t-il, avant de retourner derrière le comptoir.
Léna observe son beau-frère en train de tirer une bière pression pour un
client, puis son regard revient sur moi.
— Je rêve ou il y a des kilos de phéromones entre vous ?
Je suis sur le point de lui rétorquer qu’elle hallucine, mais Chloé ne m’en
laisse pas le temps.
— Ce mec doit détonner au lit, commente-t-elle. Si seulement ma sœur
était moins coincée !
Je la regarde avec de grands yeux effarés et, les joues en feu, lui désigne
la boîte pleine de lettres.
— Toi, je te rappelle qu’on a du pain sur la planche ! Alors au boulot.
17

JE REPOSE LA CINQUIÈME LETTRE en lâchant un grand soupir. Au fil de ma


lecture, mon enthousiasme s’altère peu à peu. Dire que j’en ai déjà marre
est très en dessous de la vérité. Madeleine, la cousine de ma grand-mère,
pouvait décrire son quotidien sur des dizaines de pages ! Je sature de cette
écriture en pattes de mouche qui ne nous mène à rien.
— Allez ! tente de me remotiver Chloé. Tu ne vas quand même pas jeter
l’éponge si près du but ?
Ma réaction ne se fait pas attendre :
— Si près du but ? Qu’est-ce que tu en sais ? On ne trouvera rien, là-
dedans. Rien !
Je me demande à quel moment ça a déraillé dans ma cervelle pour que je
me persuade que découvrir l’identité de mon grand-père maternel serait la
cerise sur la bûche de Noël.
— Tu n’as vraiment rien de ton côté ? insiste ma sœur.
Je lui oppose un non catégorique.
— D’un point de vue historique c’est intéressant. Mais il n’y a rien qui
fasse référence à la vie privée de Constance.
En effet, ces lettres ont été écrites alors que naissaient de fortes tensions
pour l’indépendance du Maroc. Madeleine a noté qu’elle était terrorisée, au
point de songer à fuir Casablanca, où les manifestations anti-françaises
étaient réprimées dans le sang. Cependant, elle se sentait tiraillée car son
mari était officier et elle avait noué des relations amicales avec des
Marocains. Parmi eux, une certaine Safia, dont l’époux, un médecin jusque-
là sans histoires, était soupçonné de prendre cause pour le nationalisme. À
partir de 1953, les attentats se sont multipliés, attisant la haine et le
ressentiment, des deux côtés.
— Mmmh, marmonne Chloé, pensive. C’est très instructif, mais tu as
raison, ça ne fait pas avancer le Schmilblick.
C’est le moins qu’on puisse dire. Par-dessus le marché, Constance n’étant
pas une personne que l’on pouvait qualifier de maniaque, elle n’a pas jugé
bon de trier sa correspondance par ordre chronologique. Ce qui ne nous
facilite pas la tâche.
— Et toi ? je m’enquiers, sans trop d’espoir. Tu as des pistes ?
— Pas vraiment, répond Chloé en faisant écho à mon soupir. Madeleine
évoque des tas de gens que nous n’avons pas connus. Dans une lettre, elle
demande des nouvelles de… attends…
Elle fouille parmi les feuillets qu’elle a mis de côté et relit la missive à
voix haute.
— Voilà : « Je t’en prie, fais-moi savoir si Aïssam et le petit Amir
s’adaptent à la vie en France. Je me fais beaucoup de souci à leur sujet. »
Est-ce que tu sais de qui elle parlait ?
— Aïssam et Amir, je répète en secouant la tête. Non, ça ne me dit rien.
Moi qui pensais que nous plonger dans la correspondance de deux
femmes des années 1950 serait amusant, on dirait bien que je me suis
fourvoyée. Cela fait plus d’une heure que nous tentons de déchiffrer le
passé de notre grand-mère. En vain. Force est d’admettre qu’elle n’a
visiblement jamais rien confié à quiconque au sujet du géniteur de sa fille.
Ce dernier ne devait être qu’un type de passage, qui aura pris ses jambes à
son cou en apprenant que Constance était enceinte. De mon point de vue,
c’est l’hypothèse la plus plausible.
— Tu sais quoi ? reprend Chloé. On devrait faire une pause et laisser
décanter.
En dépit de mon découragement, je ne peux pas m’empêcher de protester
un peu en la voyant rassembler les lettres éparpillées sur la table :
— On n’a pas tout lu ! Je m’en voudrais de passer à côté d’un indice.
Je crois que la grande romantique en moi continue de se raccrocher au
mince espoir que les hommes ne sont pas tous des lâches. Et si Constance
avait simplement perdu le grand amour de sa vie dans des circonstances
tragiques ? C’est possible, non ?
— On finira une prochaine fois, me dit Chloé, dans un haussement
d’épaules.
Il n’y a plus aucune conviction dans sa voix. J’ai le sentiment qu’elle
aussi se questionne sur le bien-fondé de nos recherches. Alors que je lui
demande si elle a une théorie, ma sœur se plonge dans un silence méditatif.
— Je n’en sais rien, Valou, commence-t-elle prudemment. L’évocation de
ces deux garçons, Aïssam et Amir… Il y a peut-être un lien avec ce qu’on
cherche ?
— Tu penses ? Si ces deux personnes sont venues vivre en France, ça
m’étonnerait qu’elles soient passées par Vallenot… La mentalité dans les
années 1950 était assez fermée.
— Dans ce cas, j’ai l’impression que nous sommes en train de faire chou
blanc, conclut-elle.
Les épaules basses, j’admets que Chloé a sans doute raison. Nos quelques
pistes se révèlent sans issue et seul le recul devrait nous permettre d’y voir
un peu plus clair. Coline, la petite serveuse aux mèches roses, s’approche de
nous pour savoir si nous restons dîner.
— Le chef propose une thématique mexicaine, ce soir, nous annonce-t-
elle. Il a préparé des nachos et des burritos.
Si la simple évocation de ces plats épicés suffit à me mettre l’eau à la
bouche, je n’oublie pas pour autant le coup de fil que j’ai prévu de passer à
Albane.
— Une autre fois, peut-être ? C’est très appétissant, mais…
— On reste, me coupe ma frangine. Sauf si tu as prévu une soirée
palpitante devant Enquêtes criminelles ou un truc tout aussi tordu,
Valentine. Ma sœur adore les documentaires sur les psychopathes, croit-elle
bon d’ajouter à l’attention de Coline.
— Moi aussi ! s’enthousiasme la jeune fille. Mes parents n’aiment pas
trop que je regarde ça, c’est dommage parce qu’il y en a des très bons, sur
Netflix.
Je sens mon cœur se gonfler d’amour. Tu veux être ma belle-fille,
Coline ? Peut-être qu’en définitive, je devrais lui présenter Jules.
Évidemment, je garde tous ces beaux projets pour moi. Ce serait bête que
Coline me prenne pour une cinglée.
— Je me doutais que tu étais une fille bien, je me contente de répondre.
Allez, va pour deux formules mexicaines.
Résignée, je me dis que ma discussion avec Albane peut attendre le
lendemain. Chloé et moi commençons à papoter joyeusement et je
m’apprête à lui demander si elle a rappelé Matthew, lorsque Rémi, qui était
au téléphone, quitte le comptoir comme une flèche. Il glisse quelques mots
à Léna, dont le visage perd ses couleurs. Toutefois, elle se reprend et hoche
la tête. Rémi fonce ensuite récupérer ses affaires et, avant qu’il ne quitte
L’Edelweiss, je l’entends expliquer à un homme assis au bar qu’il y a une
urgence avec les pompiers.
— Léna n’a pas l’air en forme, fais-je remarquer à ma sœur.
En effet, si la jeune femme s’efforce d’assurer son service, son sourire a
laissé place à un pli soucieux qui lui barre le front.
— Tout va bien ? s’enquiert Chloé, alors que Léna passe près de nous.
— Rémi est parti en intervention, chuchote-t-elle en se penchant à notre
hauteur. Lulu est encore tombé dans la rue…
Je comprends mieux son soudain changement d’humeur.
— Ça arrive souvent, non ? je relève, navrée.
Léna pousse un soupir éloquent.
— En ce moment, il représente à lui seul dix pour cent des interventions
hebdomadaires, me confirme-t-elle.
Elle me paraît tellement anxieuse que j’aimerais lui proposer de s’asseoir
avec nous. Pauvre Léna, elle aurait bien besoin d’une pause. Mais un
vendredi soir, en plein service et avec un serveur en moins, je sais que cela
lui est impossible. Chloé, qui semble suivre le même cheminement de
pensées que moi, pose une main sur la sienne.
— On va rester là jusqu’à ce que tu aies des nouvelles, d’accord ?
Léna esquisse un petit sourire.
— Vous n’êtes pas obligées…
— Bien sûr que si ! On nous a vanté des plats mexicains et je ne partirai
pas d’ici sans avoir tout goûté.
L’heure suivante s’écoule entre conversations et attente. Contente d’avoir
trouvé une oreille attentive, Chloé s’épanche d’elle-même sur son histoire
avec Matthew. Selon elle, craquer pour lui était une erreur.
— Tu m’as dit que c’est arrivé comme ça… Ça fait pourtant plusieurs
années que vous travaillez ensemble, non ?
— On ne faisait que se croiser. Jusqu’à ce que je l’accompagne à une
conférence, à Boston. En tant que directrice marketing, j’y allais pour
élargir nos contacts partenaires, m’explique-t-elle en prenant une copieuse
part de nachos.
Les yeux pétillants, elle me raconte qu’ils se sont retrouvés placés côte à
côte dans l’avion. Pendant l’heure et demie de vol, ils ont discuté comme
s’ils se connaissaient depuis toujours.
— C’était d’une telle évidence… Je devrais avoir honte de dire ça, mais
je n’ai absolument pas hésité quand il m’a proposé de le suivre dans sa
chambre d’hôtel.
Dans un petit éclat de rire, je fais mine de me boucher les oreilles.
— Pas de détails, je te prie ! Pour moi, tu restes la petite fille qui venait
se pelotonner dans mon lit en cas d’orage. Même si, depuis, tu sembles
avoir trouvé bien mieux que moi pour te protéger, dis-je en ponctuant ma
phrase d’un clin d’œil.
Têtue comme une mule, Chloé reste campée sur ses positions.
— Non, comme je l’ai déjà souligné, je ne peux rien attendre de
Matthew.
— Tu as pourtant droit à ta part de bonheur, tu sais.
Malgré la douceur de ma voix, Chloé reste muette. Constatant que je me
trouve à présent face à un mur, je décide de détendre un peu l’atmosphère
en revenant sur les supposées cachotteries de notre mère.
— Est-ce que tu as trouvé un soutien-gorge transparent sur le canapé ?
Un sex-toy dans le tiroir à couverts ?
— Tu es encore pire que moi ! réagit ma sœur, horrifiée.
Au moins, j’ai réussi à la dérider puisqu’elle s’étrangle à moitié de rire
avec ses nachos. Je pousse un verre d’eau vers elle et attends qu’elle
reprenne son sérieux.
— En fait, Maman s’est mis en tête de changer ses meubles, m’apprend-
elle, après avoir bu une gorgée.
Bon, ça devient carrément suspect, tout ça. Si elle refait sa déco comme
d’autres changent leur garde-robe, il y a sûrement anguille sous roche. Ou
mâle derrière l’affaire de la petite culotte. Cela dit, connaissant la faible
propension de notre mère à tenir sa langue, réussirait-elle vraiment à garder
le secret si elle fréquentait quelqu’un ? À moins qu’il ne s’agisse d’un
ancien détenu ou de George Clooney, je ne pense pas.
— On devrait demander à Papa. C’est possible qu’il soit au courant de
quelque chose.
— À ta place, je ne miserais pas là-dessus, me répond Chloé. Si Maman
prend autant de précautions, ce doit être pour ne pas le froisser.
C’est plus fort que moi, j’éclate de rire.
— Oh, Chloé ! Ça fait trente-deux ans que les parents ont divorcé. Ils
sont certainement préparés à cette éventualité depuis un bail.
Léna nous rejoint, brandissant son téléphone.
— Lulu va bien ! nous indique-t-elle, soulagée. Il a glissé au niveau de la
boucherie, mais il n’a rien de cassé.
— Quelle bonne nouvelle ! applaudit ma sœur.
— Est-ce que vous savez pourquoi il chute aussi souvent ?
À ma question, une hésitation passe dans le regard de Léna.
— Si je suis trop indiscrète…
— Non, pas du tout, me détrompe-t-elle. En fait, les médecins lui ont
diagnostiqué un Parkinson, le mois dernier, c’est encore tout frais. On a
presque dû le traîner de force pour qu’il consente à faire ses examens.
— Oh, non ! compatit Chloé. Il a un traitement ?
Léna acquiesce.
— Les médicaments sont censés calmer les crises de tremblements de ses
mains et de ses jambes. Le problème, c’est que si ma grand-mère n’y veille
pas, il les prend n’importe comment.
— Ce doit être très angoissant pour vous.
— Eh bien, la maladie en elle-même n’est pas mortelle, mais on redoute
toujours qu’il lui arrive quelque chose quand il sort. Et comme on ne peut
pas non plus le séquestrer…
Je réprime un frisson en songeant à quel point une vie peut basculer d’un
coup. Bien sûr, les personnes âgées sont plus enclines aux soucis de santé,
mais ce doit être terrible de dresser le constat qu’un jour vous êtes en pleine
forme et que, le lendemain, vous risquez de vous casser la figure sur la
route parce que vos jambes tremblent trop pour vous soutenir.
— En tout cas, je reprends, la gorge un peu serrée, Lulu ne semble pas se
laisser abattre. Tu m’as bien dit qu’il allait concourir pour le spectacle du
31 ?
Léna lâche un petit rire.
— Ça, on le doit surtout à ma grand-mère. Elle le pousse beaucoup.
Comme un client lui fait signe, Léna ramasse son bloc-notes, non sans
nous demander si nous prendrons un lait de poule. Toute la fatigue
accumulée cette semaine commence à se faire sentir et je préfère décliner.
Tandis que Chloé enfile son manteau, c’est à contrecœur que je me lève de
la banquette confortable, me préparant à aller affronter la rue glacée.
Auparavant, je fais un détour par les toilettes, devant lesquelles patientent
déjà trois personnes. J’ignore ce que font exactement les gens, là-dedans,
mais ça leur prend beaucoup de temps. C’est vrai, quoi, baisser son
pantalon, faire pipi, se rhabiller, se laver les mains, remettre éventuellement
un peu de rouge à lèvres, en cinq minutes ça devrait être plié. Alors,
pourquoi certains y passent-ils un quart d’heure ? Ils dégainent les mots
croisés ? Entament une partie d’échecs, une conversation avec leur belle-
mère ? La main de Chloé se pose sur mon épaule, me tirant de mes pensées.
— Ne te retourne surtout pas, m’enjoint-elle. Alan est là.
Il ne manquait plus que lui !
— On s’en va, dis-je dans un souffle.
Impossible de rester ne serait-ce qu’une minute de plus à L’Edelweiss.
Ma main enserrant le bras de Chloé, j’évalue du regard la distance qui nous
sépare de la sortie. C’est à l’opposé, mais c’est jouable. L’idée de passer par
la cuisine de Clément me traverse furtivement l’esprit, mais c’est un coup à
me taper une nouvelle fois la honte.
— Garde la tête haute et fends la foule comme si de rien n’était, me
conseille Chloé. N’oublie pas, tu es Jennifer Lopez. Lui n’est qu’un pauvre
caillou sur ton chemin et…
Je n’entends même plus son monologue. Le regard d’Alan vient de
rencontrer le mien et il marque un temps d’arrêt en me voyant. Moi aussi,
d’ailleurs. Je ne sais pas de quelle manière me comporter. Est-ce que je dois
aller jusqu’à sa table et lui coller une baffe, là, devant tout le monde ? Le
saluer ? J’ai l’impression d’avoir avalé un bloc de glace. Pétrifiée, les yeux
écarquillés, je n’ose même pas imaginer la tête que je dois avoir.
Finalement, je vais peut-être retourner aux petits coins.
— Tu fais quoi ? s’enquiert sèchement Chloé, en me forçant à pivoter
vers elle.
Tentative de fuite : échec. Le pire, c’est qu’au lieu de redresser les
épaules comme je le devrais et me diriger d’un pas tranquille vers la sortie,
je reste figée au milieu de la salle, gênant le passage des serveuses, de
surcroît. Je le sais parce qu’à l’instant, Coline a failli me heurter de plein
fouet.
— Mais, secoue-toi ! s’énerve ma sœur, décontenancée par mon manque
de réaction. Renverse-lui sa bière sur la tête, fais un truc !
Assis sur un tabouret non loin de nous, un barbu lui adresse un
hochement de tête entendu.
— T’es bien la fille de ton père, Chloé Rocca ! dit-il en bombant le torse.
Génial, tout le monde est en train de nous remarquer à cause des âneries
de ma sœur. Quant à Alan, il donne l’impression de prier pour que le sol
s’ouvre sous ses pieds. Oui, c’est vrai que je pourrais me venger et menacer
de l’embrocher avec la paire de skis accrochée sur le mur au-dessus de lui.
Cette idée m’arrache même un micro-sourire. Mais je n’en ferai rien, parce
que je n’en ai pas envie. Alan est suffisamment pitoyable comme ça pour
que j’en rajoute une couche, en me laissant aller à un geste puéril.
— Laisse tomber, Chloé. Je ne compte pas faire d’esclandre.
— Qu’est-ce qui se passe ? s’enquiert Léna en s’approchant. Vous vous
disputez ?
À présent que j’ai repris contenance, j’esquisse un sourire.
— Ce n’est rien. Juste une petite discussion animée entre sœurs. Nous
allions partir.
— Je t’expliquerai plus tard, ajoute Chloé, sans doute pour la forme.
Nous la remercions pour l’accueil, tout en lui répétant que nous sommes
de tout cœur avec sa famille en ce qui concerne la santé de Lulu. Une fois
dehors, je contemple l’interminable nuit d’hiver qui enveloppe le village.
Les étoiles nimbent le ciel d’un halo infini et l’air sent le feu de bois.
Inspirer, expirer. La sérénité de la nature agit sur moi comme un baume.
Sans prévenir, Chloé rompt le silence en éclatant de rire.
— Si tu avais pu voir vos tronches ! Toi, avec tes yeux exorbités et Alan,
qui se demandait à quelle sauce il allait être mangé.
— C’était minable, hein ?
— Il était minable, nuance-t-elle en dégainant de son sac le boîtier pour
déverrouiller la voiture de Maman. Et pour tout t’avouer, je suis contente
que tu ne lui aies pas jeté un verre à la figure. Ça aurait pu être hilarant,
mais je préfère savoir que tu es passée à autre chose.
Je ne peux qu’acquiescer.
— Au fond, Alan n’est pas méchant, juste un peu perdu.
Je marque une courte pause, le temps de chercher les mots pour formuler
la suite.
— Même s’il n’avait pas été marié, il manquait quelque chose. La
fameuse étincelle. Je pense qu’en lui fixant ce rencard, je voulais surtout me
prouver que je pouvais sortir avec un homme si l’envie m’en prenait. C’est
grotesque, non ?
Chloé me lance un dernier sourire.
— Non, c’est humain. Allez, je file ! Si je suis en retard pour récupérer
Maman au presbytère, elle est capable de prévenir la gendarmerie pour
qu’ils déclenchent une alerte enlèvement.
— Oh, pas seulement la gendarmerie. Tous les escadrons militaires !
Je m’interromps et lui désigne la boîte fermement calée sous mon bras.
— Je vais essayer de me replonger dans ces lettres. Je te tiens au courant
si je découvre du nouveau.
Néanmoins, la seule chose que je parviens à faire en rentrant chez moi est
de m’écrouler sur mon lit comme une masse.
18

CE QU’IL ME FAUT, c’est un plan d’attaque. Assise sur le canapé avec un mug
de café, je pousse un soupir en regardant les lettres que j’ai toutes sorties de
leur boîte. Le fait de vouloir m’y atteler seule me semble bien optimiste,
d’un coup.
Je peux y arriver. Je dois m’en persuader. J’en suis persuadée.
Me renfonçant dans les coussins, je ferme un instant les yeux pour faire
le vide et retrouver ma concentration. Bizarrement, les images qui me
viennent à l’esprit n’ont aucun rapport avec ma grand-mère ; ma nuit a été
entrecoupée de rêves bizarres, parmi lesquels j’ai eu des visions de Chloé
tirant toutes les bières possibles pour les jeter sur Alan, transformé en cible
vivante, puis de Rémi me demandant si j’étais en train de flirter avec lui.
Rectification : ce dernier passage a vraiment eu lieu.
Je pensais avoir relégué cette raillerie aux oubliettes, mais apparemment
mon inconscient, ce petit malin, s’est fait des films et a cru bon me les
projeter durant la nuit. Même encore maintenant, à vrai dire. Mais je dois
cesser d’y penser. Ça ne me mènera nulle part. Afin de me changer les
idées, j’ai pris la décision de trier les vieilles lettres, par ordre
chronologique. En y réfléchissant, je suis parvenue à la conclusion que ce
qui nous intéresse, ce sont les années 1955 et 1956. Soit la conception et la
naissance de ma mère. Si Constance a confié quelque chose à sa cousine, il
y a de fortes chances qu’elle l’ait fait à cette époque précise.
Alors vas-y, au lieu de flemmarder !
Je me secoue et mon effort paie très vite. La tâche me prend beaucoup
moins de temps que ce que je redoutais, puisque Madeleine notait
scrupuleusement la date en haut de chaque lettre. Satisfaite du résultat, je
me redresse et attrape mon portable, sur lequel m’attend un message de
Jules. Comme il me l’avait annoncé, il est allé se faire couper les cheveux et
arbore désormais une coupe courte, moderne. La ressemblance avec son
père n’en est que plus saisissante. Je lui réponds qu’il va faire des ravages,
puis transfère la photo à ma mère. Cette dernière met à peine une minute
pour me répondre :
Il est très beau, comme ça, mon chérichou. Maintenant qu’il est débarrassé de cette
frange informe, on voit bien qu’il a pris le front haut d’Albane.

Albane… Merde, je ne l’ai toujours pas appelée ! Je ne sais plus que


faire. D’un côté, j’ai une dizaine de lettres à décortiquer, de l’autre j’ai les
jumelles à rabibocher. Commençons par le plus compliqué : les frangines.
Elles me donnent du fil à retordre, à devoir gérer les susceptibilités de
chacune, mais à présent que je sais ce qui est arrivé à Chloé, je ne peux pas
laisser la situation stagner plus longtemps. Sans plus hésiter, je sélectionne
le numéro d’Albane et appuie sur la touche d’appel. Deux sonneries… Trois
son- neries… Ah, ça y est, elle décroche !
— Albane ? Je ne te dérange pas ?
— Non, je suis dans ma voiture, me répond-elle. J’attends la fin du cours
d’escrime des enfants.
Je décèle une certaine tension dans sa façon de s’adresser à moi. Il est
très possible qu’elle soit restée sur notre dernier échange de SMS, celui où
je l’ai un peu brusquée. En tout cas, c’est un excellent prétexte pour
amorcer la discussion.
— Je voulais m’excuser, pour l’autre soir. J’ai été assez peau de vache.
Albane pousse un soupir incrédule mais ne riposte pas, semblant attendre
la suite. Je poursuis donc :
— Je me suis montrée abrupte. C’était une erreur, je le reconnais.
Seulement, ça me rend triste que Chloé et toi n’ayez jamais essayé de
revenir l’une vers l’autre. Et ça me mine de voir à quel point c’est
douloureux pour Maman.
Mon intonation fléchit un peu, mais pas ma volonté. Si j’arrive à dénouer
les grands drames qui se jouent quotidiennement entre des marmots de cinq
ans, je peux faire parler Albane.
— Je ne suis pas sûre que le moment soit bien choisi pour avoir cette
conversation, lâche-t-elle au bout d’une seconde. Et puis, d’abord, pourquoi
t’engager sur ce terrain du jour au lendemain ? Tu ne t’es jamais…
Elle ne va pas jusqu’au bout. J’inspire un grand coup.
— Jamais quoi ?
— Tu ne t’en es jamais préoccupée auparavant. Pourquoi maintenant ?
Le reproche est à peine voilé. Albane est en super forme, j’ai intérêt à
assurer.
— Eh bien, comme je l’ai dit à Chloé, c’est vrai que j’ai été nulle avec
vous. J’étais si obnubilée par mon idée de la famille idéale que je vous ai
laissées de côté. Ça ne signifie pas que je m’en fichais, mais… plus le
temps passait, plus c’était compliqué d’évoquer le sujet comme si de rien
n’était.
Mon attitude envers les jumelles a été lâche. Il n’y a pas d’autres mots.
— Je suis contente de t’entendre dire ça, déclare Albane, d’une voix plus
douce. Mais tu n’as pas à t’en vouloir, Valentine. On a toutes les trois choisi
la fuite en avant. On est toutes les trois fautives.
— Crois-moi, si j’avais su plus tôt ce que vous avez vécu, j’aurais été
davantage présente.
Un silence de quelques secondes accueille ma déclaration. Puis, d’un ton
hésitant, Albane s’enquiert :
— Tu veux dire que tu es au courant… de tout ?
Événement rarissime, ma sœur est déstabilisée. C’est le moment de
m’engouffrer dans la brèche.
— Chloé m’a raconté ce qui s’est passé.
Une exclamation étouffée m’indique qu’elle accuse le coup.
— Je vois, souffle-t-elle, avant de déglutir. J’espère que tu ne me juges
pas. On était jeunes.
Penser du mal de ma sœur ? Je m’y refuse.
— Bien sûr que non, Albane. Le choc a été rude pour toi, chacun réagit
différemment dans ces cas-là. Maintenant, j’aimerais éclaircir un point : as-
tu vraiment pris tes distances avec Chloé pour la punir de qui est arrivé ?
Ce fait me paraissait déjà inconcevable et le dire à voix haute vient
renforcer mon sentiment. Soit Chloé ne m’a pas tout dit, soit elle a mal
interprété les intentions d’Albane.
— C’est elle qui t’a demandé de m’appeler ? me questionne cette
dernière, méfiante.
— Non, j’ai pris l’initiative en tant qu’aînée, ma vieille ! je réplique sur
le ton de la plaisanterie. Si j’en avais parlé à Chloé avant, elle aurait jeté
mon portable au fond de la rivière. Vous êtes de vraies lionnes, toutes les
deux. Fières par-dessus tout.
Ma référence à leur signe astrologique lui arrache au moins un petit rire.
Peut-être un peu contraint aux entournures, d’accord, mais tout de même
c’est une mini-victoire.
— Je n’ai pas voulu punir Chloé, reprend Albane. C’est faux.
— Elle est pourtant persuadée que tu lui en veux.
Je lui répète les propos que m’a tenus ma sœur, lui décrivant ce qu’elle a
ressenti quand sa jumelle a changé de comportement.
— Elle en a conclu que tu étais fâchée parce qu’elle était allée à ce
rendez-vous.
À l’autre bout du fil, l’étonnement d’Albane n’est pas feint.
— Non, voyons ! s’exclame-t-elle. Je… Enfin, oui, c’est vrai que j’ai
évité Chloé. Mais c’est parce que je culpabilisais. Je n’arrivais plus à la
regarder en face car c’est moi qui ai fait entrer le loup dans la bergerie, tu
comprends ? Il m’a demandé son numéro et je lui ai donné. Chloé a dû me
détester pour ça.
Oh, Albane ! L’émotion perceptible dans sa voix me brise le cœur.
Comment a-t-elle pu garder ça au fond d’elle pendant tant d’années ? Si au
moins elles s’étaient ouvert leur cœur, au lieu de se murer toutes les deux
dans un silence obstiné ! Les larmes me montent aux yeux en songeant aux
répercussions que cette triste histoire a eues sur leur vie. Mais ce n’est pas
le moment de pleurer. Albane a enfin ouvert les vannes et je dois battre le
fer tant qu’il est encore chaud.
— Vous devriez vous expliquer de vive voix, tu ne crois pas ?
Cependant, Albane reste implacable.
— Nous avons promis aux parents de Jérôme que nous passerions Noël
chez eux et il n’est pas question d’annuler.
Qu’est-ce qu’elle peut être bornée, quand elle s’y met ! Heureusement,
moi aussi je sais me montrer tenace.
— Chloé sera là au moins jusqu’au Nouvel An. Viens le passer avec
nous.
— Je ne sais pas trop…, bredouille ma sœur. Le lien que j’avais avec elle
me manque atrocement mais c’est compliqué.
— Pourtant, vous surmontiez tous les obstacles ensemble, avant !
— Cette fois, on n’a pas su.
Je crois que je ne connais aucune personne aussi frustrante qu’Albane.
Comme souvent avec les jumeaux, l’une des deux a toujours eu l’ascendant
sur l’autre. Albane menait, Chloé était dans son sillage. Est-ce que les rôles
se seraient inversés ? Vais-je devoir pousser Chloé à faire le premier pas
puisque Albane semble incapable de s’y résoudre ? Je tente une dernière
parade :
— Votre lien à Chloé et toi n’a jamais cessé d’être. Et je peux te certifier
qu’aujourd’hui encore, il y a une chose très forte qui vous unit. À part votre
couleur de cheveux, que je vous ai toujours enviée, soit dit en passant.
— Et peut-on savoir quelle est cette chose ?
J’entends presque un sourire dans la question de ma sœur. À mon avis, ça
ne va pas durer longtemps.
— C’est votre ego. À trop vouloir être la boss, vous vous privez de bien
des bonheurs.

Dire qu’Albane a éclaté de joie à ma dernière réplique serait un gros


mensonge. Toutefois, elle n’a pas poussé de hauts cris non plus puisqu’il
était l’heure pour elle de récupérer mes neveux à la sortie du cours
d’escrime. Avant de raccrocher, elle a marmonné qu’elle allait réfléchir à la
situation. La connaissant, cela signifie sûrement : poser une équation, faire
un tableau pour/contre et lancer tout ça en analyse. Dieu seul sait combien
de temps cela lui prendra. Je me console néanmoins en me disant que j’ai
fait de mon mieux. Désormais, les jumelles ont les cartes en mains.
En début d’après-midi, je me décide à éplucher les lettres qui m’attendent
toujours sur la table basse. Dehors, le ciel est bas et chargé de flocons ;
aussi j’allume toutes mes guirlandes pour créer une atmosphère douillette.
Un thé à la cannelle, un téléfilm de Noël en fond sonore. Sur l’écran de
télévision, Christopher Lloyd, alias le vilain M. Cruge, kidnappe Puppy, le
chiot du Père Noël qui s’est enfui du pôle Nord. J’ai déjà vu ce film avec
Jules, à l’époque où il ne pensait pas encore que Noël était une fête vouée à
détruire la planète. C’est mignon, puritain à souhait et… disons que ça me
change des émissions criminelles. Au fur et à mesure que la fine écriture de
Madeleine défile sous mes yeux, le film perd cependant tout intérêt. La
cousine de Constance mentionne Aïssam et Amir dans deux courriers, et il
me semble saisir qu’ils ont plus ou moins fui Casablanca. Je dois
absolument reprendre les écrits dans l’ordre si je veux retracer cette
histoire. Trouver la première lettre dans laquelle Madeleine parle d’eux. Je
la déniche parmi les trois restantes et m’empresse de la lire.

15 avril 1955

Ma très chère cousine,

C’est le cœur empli d’inquiétude que je t’adresse ce nouveau courrier.


Mon amie Safia, dont je t’ai déjà parlé, court un grand danger. Rachid, son
époux, a été arrêté. Il n’y a aucune preuve contre lui, mais les autorités le
soupçonnent d’avoir pris part aux divers attentats qui ont été fomentés ces
derniers mois. Rien ne les fera renoncer. Pour être mariée à un officier, je
sais comment cela se passe : les détenus sont entassés en grand nombre
dans des cellules minuscules. Ils ont à peine de quoi boire, de quoi manger.
Ils espèrent ainsi les faire avouer, mais Roger a vu des cadavres évacués en
cachette. Je ne devrais même pas t’en parler.
Safia s’attend à être arrêtée à son tour. Ce n’est qu’une question de jours
avant qu’ils ne l’utilisent pour faire craquer Rachid. Aussi, elle a confié
leur fils, Amir, à son frère, Aïssam, et lui a demandé de venir se réfugier en
France, pour le bien du petit.
De toute mon existence, je ne t’ai jamais rien demandé. Pour une fois, je
vais faire exception, vois-le comme un grand service que tu me rendrais :
j’ai donné ton adresse à Aïssam. Je leur ai dit qu’avec toi, ils seraient en
lieu sûr et que le petit pourrait aller à l’école. Aïssam est un garçon très
sérieux. Il a combattu en Indochine auprès de nos soldats et a même reçu
plusieurs médailles. Il est travailleur et prendra n’importe quel emploi en
attendant de pouvoir rentrer au Maroc. C’est un véritable déchirement pour
Safia, je ne l’avais jamais vue aussi bouleversée. Je lui ai fait la promesse
que tu prendrais soin de son fils. Mon amie place toute sa confiance en
nous. Je connais ton grand cœur, Constance, et je prie pour que tu accèdes
à notre requête. Je t’enverrai une prochaine lettre contenant tous les détails
de leur arrivée. Tu devras ensuite la détruire.
Surtout, ne réponds pas à ce courrier. Les choses sont tellement tendues,
à Casablanca, que nous devons redoubler de précaution. Roger n’est pas
au courant et je ne veux pas compromettre sa carrière. Il ne lit pas ce que je
t’écris, mais il apprécie que je lui donne de tes nouvelles de France. Si tout
va bien pour Aïssam et le petit, tu n’auras qu’à évoquer tes « chers
élèves ». Je te joins une photo d’Aïssam, afin que tu le reconnaisses le jour
J, même si vous ne devez pas souvent voir de Marocains dans vos
montagnes.

Avec mes plus tendres pensées,


Ta cousine, Madeleine.

Je replie la lettre et plonge la main dans l’enveloppe pour prendre la


photographie qui s’y trouve encore. Bien qu’un peu abîmée par le temps, je
distingue un beau jeune homme âgé d’une vingtaine d’années, en costume
militaire. Sa peau est bronzée et il a quelque chose de ténébreux dans le
regard. Les battements de mon cœur se répercutent contre mes côtes tandis
que les pensées s’entrechoquent dans ma tête. Une donnée importante
semble m’échapper et pourtant, j’ai le sentiment que les pièces du puzzle
sont là, sous mon nez. Il suffit de les remettre dans le bon ordre pour
qu’elles s’imbriquent. Je scrute une nouvelle fois la lettre et le cliché,
comme s’ils allaient me révéler tous les secrets du monde.
Aïssam. Amir. Safia.
Safia !
Ce n’est peut-être qu’une coïncidence, mais ce prénom se rapproche
beaucoup de celui de ma mère. Les mains tremblantes, je prends la photo.
Je ne peux pas me l’expliquer, mais tout à coup, l’évidence est là. Elle me
frappe de plein fouet. Sans plus réfléchir, je prends mon téléphone et
compose le numéro de Chloé.
19

MA SŒUR A À PEINE LE TEMPS de décrocher que je m’écrie :


— Tu peux parler ? Tu es seule ?
— Je vais dans le jardin, me répond-elle. Qu’est-ce qu’il y a ?
Jetant un coup d’œil nerveux à la photo restée sous mes yeux, je lui
annonce que je pense avoir découvert quelque chose.
— J’ai relu ces lettres dans lesquelles Madeleine fait mention des deux
Marocains qui ont fui leur pays. Aïssam est le père de Maman.
— Elle l’a écrit ? demande ma sœur, la voix traversée par une pointe
d’excitation.
— Non, mais j’en ai l’intuition, Chloé. Il y a une photo de lui et je trouve
un air de famille.
Je n’arrive pas à définir quoi exactement, puisque le cliché est en noir et
blanc, mais il y a quelque chose, c’est indéniable. Ma sœur lâche un soupir
sceptique.
— C’est présomptueux, de te fonder sur une vague ressemblance, non ?
— Attends, ce n’est pas tout ! La sœur d’Aïssam s’appelait – ou
s’appelle – Safia. Tu ne trouves pas ça bizarre ?
— Euh… non. C’est un prénom très répandu au Maghreb.
— Réfléchis, patate ! Safia… Ça ressemble à Sophie.
— Et alors ?
Je lève les yeux au plafond.
— Tu es longue à la détente, ou quoi ? Sophie est justement le prénom de
Maman.
Chloé laisse filtrer un petit rire.
— Je sais comment s’appelle Maman, merci. Ce que j’essaie de te dire,
c’est que tu t’emballes peut-être un peu vite.
— Alors, tu ne me crois pas, je constate, dépitée.
— Si, bien sûr. C’est ta théorie que je trouve bancale. On ne peut rien
affirmer à partir d’un simple prénom.
Bien que Chloé ne puisse pas me voir, je secoue la tête.
— Je vais t’envoyer la photo d’Aïssam sur ton téléphone, tu jugeras par
toi-même.
Moins de trois minutes après, c’est chose faite et Chloé me répond par
SMS :
Bon, OK, petit air de famille. Super canon, le grand-père, à supposer qu’il soit bien le
nôtre J

Je lui demande ce que nous allons faire de ça, à présent. Ce serait si


tentant d’apporter la photo chez ma mère, ce soir ! Un nouveau texto,
catégorique, me parvient au bout de quelques secondes :
On ne dit rien à Maman tant qu’on a seulement ce mince indice. Pas besoin de faux
espoirs.

Je regarde mon écran, perplexe. Dans un sens, je suis d’accord avec ma


sœur ; ce serait dommage qu’on se réjouisse pour rien. Et d’un autre côté,
c’est si frustrant ! Où va-t-on aller débusquer des preuves ? La cousine
Madeleine n’est plus de ce monde depuis bien des années et je ne sais rien
de plus sur cet Aïssam. Le passé est une terre qui m’est complètement
étrangère.

Il est dix-neuf heures pétantes lorsque j’arrive chez Maman. L’odeur du


reblochon en train de fondre sur les lardons et les pommes de terre me
procure un authentique bien-être. En pénétrant dans le séjour, je remarque
les nouvelles chaises de style scandinave, auxquelles Chloé a fait référence,
hier soir. Jouant les étonnées, je lance :
— Tiens, il y a du changement dans l’air ?
Maman acquiesce, la mine réjouie.
— Elles te plaisent ? J’avais envie de renouveau.
— Bien sûr ! Ça apporte une touche de modernité. C’est frais, cette
teinte, entre vert et gris.
— Céladon, me précise-t-elle, non sans fierté. Je crois que je vais refaire
le salon dans un esprit hygge.
Waouh. Je ne savais même pas qu’elle connaissait ce terme qui désigne
l’art de vivre à la danoise, consistant à allier humeur positive et atmosphère
intime et chaleureuse.
— Et ça t’a pris comme ça ?
Mon interrogatoire a un effet immédiat sur Chloé, qui se cache en se
comprimant la bouche à deux mains pour refouler un fou rire. Bon sang, ce
n’est pas du gâteau de rester naturelle dans pareille situation ! J’ignore
comment s’y prennent les flics pour questionner des suspects façon « ne
vous inquiétez pas, on ne fait que papoter », mais je leur tire mon chapeau.
En comparaison, je fais figure d’Hulk dans un magasin de porcelaine.
Ma mère m’explique que ça fait des mois que l’envie lui trottait dans la
tête et elle ne cille même pas quand je lui réponds qu’elle a bien fait.
— Je suis contente que vous aimiez, les filles ! lance-t-elle en triturant
nerveusement la manche de son pull rouge.
Un joli pull, soit dit en passant, bordé de dentelle à l’encolure. J’ai
l’impression que c’est nouveau, ça aussi. Et un peu plus dans le genre
séduction que hygge. La piste de l’amant fougueux semble se préciser.
— Tu ferais bien de rester dormir ici, Valentine, continue-t-elle, alors que
je m’assieds sur le canapé. La météo ne me dit rien qui vaille.
C’est vrai que le vent glacial qui souffle dehors ne va plus tarder à
charrier des flocons. Mais j’en ai vu d’autres et je n’habite pas si loin.
— J’ai déjà conduit sous la neige. Il ne va rien m’arriver.
— Et dans le pire des cas, intervient Chloé, je suis sûre qu’un séduisant
pompier se chargera de venir à son secours.
J’écarquille les yeux mais réprime sagement tout commentaire. À la
place, ma sœur y gagne un coup de pied dans le tibia.
Qu’est-ce qu’elles ont toutes, avec ce fantasme du pompier, à la fin ?
En attendant le prochain sujet de conversation, je plonge ma main dans le
doux pelage de Merlin, qui mâchonne sans conviction son os en plastique
en jetant des regards énamourés vers la cuisine, où cuit toujours la
tartiflette.
— Par « séduisant pompier », tu entends Rémi ? enchaîne Maman, à qui
l’intervention de Chloé n’a pas échappé.
Je bondis presque du canapé en me récriant :
— Mais non ! Elle ne pensait à personne en particulier.
Chloé s’apprête à répliquer quelque chose que je n’ai sûrement pas envie
d’entendre, mais je ne le saurai jamais puisque c’est à ce moment-là que se
manifeste mon ange gardien, mon sauveur, mon héros. Il porte son vieux
blouson en cuir sur l’une de ses incontournables chemises à fleurs et une
grosse écharpe est enroulée autour de son cou. Bref, Papa vient d’arriver,
mettant ainsi un terme à mon supplice. Rien que pour ça, je jure de le
vénérer le restant de mes jours et ne plus jamais me moquer de sa grosse
touffe de cheveux frisés. Je suis à deux doigts de lui sauter au cou. Plus
rapide que moi, Merlin me précède, manquant de renverser le paris-brest
que mon père tient entre ses mains.
— Laisse-moi t’aider, dis-je en me précipitant vers lui. Je vais mettre ce
gâteau dans le réfrigérateur. Maman, tu veux que je sorte la tartiflette du
four ?
Tout pourvu qu’on ne m’oblige pas à rester dans cette pièce où planent
encore les allusions de Chloé ! D’ailleurs, je file sans attendre la réponse de
ma mère. C’est sans compter l’entêtement de ma frangine, qui débarque au
bout de dix secondes.
— Maman m’a demandé d’apporter les couverts, se justifie-t-elle,
craignant sans doute, et à juste titre, que je ne l’envoie balader.
Refermant la porte du frigo, je me tourne vers elle.
— Tant mieux. J’ai cru que tu venais encore me casser les pieds à propos
de Rémi.
Un demi-sourire au coin des lèvres, Chloé ouvre un placard pour attraper
les assiettes.
— Ce n’était pas mon intention, affirme-t-elle.
— Parfait. Car, au cas où tu ne l’aurais pas encore remarqué, il ne
m’intéresse pas.
Je suis peut-être vieux jeu, mais je déteste qu’on veuille me caser avec le
premier venu. Qu’est-ce que c’est que cette lubie ? Cela ne fait même pas
une semaine que j’ai vécu le rencard de l’horreur, alors j’aimerais bien
qu’on cesse à tout prix de vouloir me marier ! Du moins, pas avec Rémi.
L’homme idéal, le Cole de mes rêveries d’adolescente, oui, je veux bien.
Mais. Pas. Rémi.
Une lueur amusée glisse dans les yeux de Chloé. Je ferais mieux de sortir
la tartiflette du four, et plus vite que ça.
— Naturellement, qu’il ne t’intéresse pas, rétorque-t-elle alors que je
m’empare des maniques. Ça explique pourquoi hier soir tu l’as maté
comme s’il allait t’accorder trois souhaits.
Accroupie devant la cuisinière, je me redresse, les joues en feu. La porte
du four est ouverte et il fait très chaud, tout à coup. Afin que les parents ne
surprennent rien de notre échange, je chuchote de façon appuyée :
— Je n’ai pas maté Rémi comme tu le prétends !
Si je l’ai fait, c’était par inadvertance, rien d’autre.
— Tu peux me faire confiance, persiste ma sœur, je suis experte en la
matière.
— Écoute, Chloé, il ne se passera rien entre lui et moi. Rémi a eu le cœur
brisé et n’est pas disponible pour une nouvelle histoire.
Un silence suit ma déclaration. J’en profite pour me saisir du plat brûlant.
Le visage calme et à nouveau sérieux, ma sœur esquisse un pas vers moi.
— Je l’ignorais, Valentine, déclare-t-elle en me pressant l’épaule. Mais
qui sait ? Tu pourrais bien arriver à le lui rafistoler, son cœur.
Agacée, je lâche une exclamation étouffée.
— Je t’ai dit qu’il ne m’intéresse pas !
Avant qu’elle ne puisse en placer une autre, je lui lance mon fameux
regard de l’institutrice excédée.
— C’est bon, rétropédale-t-elle aussitôt, je disais ça comme ça. Passons à
autre chose, veux-tu ? Est-ce que tu as trouvé de nouveaux indices, dans les
lettres ?
Je secoue la tête.
— Nada. Je ne sais pas encore comment m’y prendre, mais je vais
persévérer. Je déteste m’avouer vaincue.
Malgré la déception, je me dis qu’il doit bien encore exister des gens qui
ont connu ma grand-mère. Quitte à les interroger un à un, j’espère bien
obtenir le fin mot de l’histoire.

Le début du repas se déroule dans le calme. D’une oreille distraite,


j’écoute les parents nous raconter joyeusement leur semaine. Aucun des
deux n’aborde l’épineux sujet Albane/Chloé, alors qu’il me semble avoir
été conviée pour ça, à la base. Je ne sais même pas si je dois évoquer ma
discussion avec l’aînée des jumelles (Albane tient précieusement à ses trois
minutes d’avance) ou si je ferais mieux de garder ça pour moi.
— Au fait, les filles, nous interpelle soudainement Maman, vous ne
deviez pas lire la correspondance de votre grand-mère ?
Chloé et moi échangeons un regard prudent. Histoire de donner le
change, je me sers une deuxième part de tartiflette.
— Nous n’avons rien trouvé d’intéressant pour le moment, ment Chloé.
— Ah non ?
Maman n’a l’air ni soulagée ni peinée. Seulement résignée.
— Les forces de l’univers semblent s’être liguées contre nous, reprend
ma sœur, d’un ton tragique.
Ce qui est bien avec Chloé, c’est qu’elle n’en fait jamais trop. Je
m’empresse d’ajouter que nous n’avons cependant pas dit notre dernier
mot.
— Il y a sûrement des choses à creuser et je trouverai lesquelles.
— Je ne veux pas que vous vous rendiez malades avec ça, proteste ma
mère. J’ai vécu soixante-deux ans sans père, ce ne sera pas un drame si la
vérité nous échappe.
Papa hoche la tête d’un air compréhensif et je me surprends à penser que
leur complicité est touchante. Je suis tellement fière que, après tant
d’années de divorce, ils aient réussi à maintenir ces liens. Au début, c’était
certainement pour notre bien-être, à mes sœurs et moi, mais plus le temps
passe, plus leur amitié semble profonde et inoxydable.
— Est-ce que les amies de Constance sont encore en vie ? je hasarde.
Elles savent peut-être ce qu’il en est.
Ma mère redresse le nez de son assiette et me lance un regard impuissant.
— Félicie est décédée bien avant Maman… Quant à Jacqueline, j’ai
entendu dire que ses enfants l’avaient placée en maison de retraite quand la
boucherie a été vendue.
— Quelle maison de retraite ? s’enquiert Chloé.
— Je n’en ai aucune idée.
Décidément, quand ça ne veut pas, ça ne veut pas. Bon, ne baissons pas
les bras. Je trouverai quelqu’un qui saura me renseigner. Jacqueline est
notre unique espoir, pour l’instant.
— Je suis certain que mes deux détectives en herbe viendront à bout de
cette histoire, nous encourage mon père.
— Si ce n’est pas cette histoire qui vient à bout de nous, maugrée Chloé.
Le silence retombe tout à coup autour de la table. À présent que nous
avons fait le tour de toutes les conversations possibles, l’heure de
l’embarras a sonné. C’est le moment où chacun prie pour que l’autre aborde
en premier le sujet qui fâche. Papa refile un morceau de pain à Merlin, qui
aurait préféré nettoyer le plat de tartiflette, tandis que Maman… eh bien,
elle fait mine de s’absorber dans le journal télévisé et son expression ne
trahit rien. La consternation que je lis sur le visage de Chloé me pousse à
prendre le taureau par les cornes :
— Heum… Sinon, puisqu’il va bien falloir que nous en parlions un jour,
je suis au courant de ce qui s’est passé entre les jumelles.
D’un même mouvement de la tête, les parents se tournent dans ma
direction et me dévisagent, dans l’expectative. Bien, j’ai manifestement
toute leur attention. Autant poursuivre sur ma lancée.
— Et au cas où vous vous poseriez la question, j’aurais préféré que vous
m’en parliez, au lieu d’en faire un secret d’État.
— Ma chérie… Nous pensions agir pour ton bien, se défend Maman,
l’air soucieuse.
— Je n’étais plus une petite fille. Vous m’avez écartée d’un événement
familial majeur. C’est blessant.
— Jules était tout petit. Il était hors de question de perturber votre
équilibre. Mais avec le recul, je comprends que tu nous en veuilles.
Le chagrin que je lis dans les yeux de ma mère m’apporte aussitôt une
pincée de remords. Je n’étais peut-être pas obligée de choisir la manière
frontale.
— Non, je ne suis pas en colère contre vous. J’aurais préféré que les
choses soient différentes, c’est certain, mais… je n’ai jamais posé de réelles
questions moi non plus.
Je leur explique que, depuis que Chloé m’a raconté ce qu’elle avait
enduré, je visualise sans cesse le mot « égoïste » en train de clignoter autour
de moi.
— Je n’ai pensé qu’à moi, qu’à mon obsession de fonder une famille
idéale. J’ai été une grande sœur horrible.
— Mais non, murmure Chloé, émue. Tu n’as pas à culpabiliser. Au fond,
ça n’aurait rien changé. Tout ça, c’est du passé.
Mon père, toujours enclin à mesurer ses paroles avant d’ouvrir la bouche,
acquiesce aux propos de ma sœur.
— Moi, tout ce que je retiens de cette histoire, c’est que chacune a fait ce
qui lui semblait être le meilleur pour son avenir, affirme-t-il. Et je suis fier
que mes filles portent en elles ces belles valeurs.
Il se tait, la gorge serrée. Les yeux de Chloé brillent et je crois que je vais
bientôt pleurer si ça continue. Mon existence est un sacré bouillon
d’émotions, en ce moment. Je déglutis pour faire passer le nœud dans ma
gorge.
— Je propose que, dorénavant, afin de nous éviter ce genre de scène
beaucoup trop émouvante, on ne se fasse plus aucune cachotterie.
Sourires bienveillants. Puis, avec un drôle d’empressement dans la voix,
Maman demande :
— Quelqu’un veut du dessert ?
J’ai comme l’impression que le mot « cachotterie » la rend très nerveuse,
ces temps-ci.
20

QUEL EST LE POURCENTAGE DE CHANCES que votre semaine démarre sous les
meilleurs auspices quand votre fils vous téléphone de l’internat un lundi
matin, à sept heures cinquante ? C’est la question que je me pose en
découvrant son nom qui s’affiche sur l’écran de mon portable. M’efforçant
de réprimer un mauvais pressentiment, je repose ma boucle d’oreille dans
ma boîte à bijoux et décroche.
— Salut, mon chéri, tout va bien ?
— Salut, M’man… Euh… non, pas vraiment, en fait.
Jules s’adresse à moi d’un ton hésitant, comme s’il avançait dans un
champ de mines. C’est mauvais signe.
— Que se passe-t-il ?
Avec un peu de chance, il aura juste fait le mur pour aller manifester
contre le réchauffement climatique avec Greta Thunberg. Ou récolté une
mauvaise note en maths.
Soupir d’agonie à l’autre bout du fil.
— Tu vas m’écorcher vif.
— T’écorcher vif, rien que ça ? Tu sais bien que je suis plutôt du style
bons sentiments et petits oiseaux qui gazouillent dans la nature.
Enfin, la plupart du temps.
— J’ai fait une connerie, M’man. Le dirlo va t’appeler.
Il a mis une fille enceinte. Oh. Mon. Dieu. Je vais être grand-mère et sa
vie est foutue.
Mes jambes menaçant de se dérober, je m’assieds sur mon lit. Puis, la
bouche sèche, j’articule, non sans difficulté :
— Quel genre de connerie ?
Mon instinct me souffle qu’il ne s’agit pas d’un simple zéro à une interro.
— Je me suis battu avec Diego, hier soir. Il a eu besoin de points de
suture.
Il se passe alors une chose très étrange dans mon cerveau. J’ai envie de
faire des rondades pour fêter le fait que je ne vais pas être grand-mère et, en
même temps, je ris de manière circonspecte. Mon fils est tout, sauf violent.
— Tu t’es battu ? Tu te fous de moi, Jules ?
Au contraire, il est très sérieux. Si je ne peux pas l’écorcher vif, comme il
le redoutait, je crie si fort qu’il s’en tirera bien s’il ne perd pas un tympan.
— Mais qu’est-ce qui t’a pris ?!
Toutefois, je n’en saurai pas davantage pour l’instant. Jules étant très
malin, il m’a appelée juste avant son premier cours et nous sommes
interrompus par une sonnerie stridente. Il a tout juste le temps de répéter
que je vais recevoir un coup de fil du proviseur.
Autant dire que, lorsque j’arrive à l’école, je n’ai pas franchement le
sourire.
— Mauvais week-end ? s’enquiert Flore, alors que je rouspète contre la
machine à café, qui me paraît ultra lente, ce matin.
— Oh, non. Mon week-end était super fun.
C’est vrai, quoi. D’abord, j’ai failli me ridiculiser à L’Edelweiss, ce qui
devient une habitude. Ma sœur et moi avons ensuite réveillé des moments
douloureux, et pour finir, hier, je me suis fait la moitié d’une saison
d’Outlander en invoquant les dieux de m’envoyer un mâle digne de Jamie
Fraser. Ça aurait pu être pire.
Flore me rit au nez lorsque je lui explique que mon fils est en train de
sombrer dans la délinquance.
— Une petite bagarre de rien du tout, Valentine ! Ça ne fait pas de lui un
voyou.
— L’autre gosse a eu des points de suture, Flore ! C’est la première fois
que Jules se montre aussi violent. Sans compter qu’il vient probablement de
perdre un ami.
Elle hausse les épaules de façon désinvolte.
— L’année dernière, mon mari a eu l’arcade ouverte après une bagarre
avec un autre pompier. Depuis, ils sont inséparables. Et je te promets qu’il
n’a pas sombré dans la criminalité.
Ma collègue a beau tenter de me rassurer, je n’arrête pas de retourner le
problème dans tous les sens. Qu’est-ce qui a bien pu pousser Jules à coller
une raclée à son copain ? Certes, le week-end dernier, j’ai cru comprendre
qu’ils étaient un peu en bisbille à cause d’une fille, mais de là à ce qu’ils se
battent comme des chiffonniers… cela ne correspond pas au caractère de
Jules. Et si les parents de Diego décident de porter plainte ? Les gens
procéduriers, malheureusement, il y en a beaucoup.
— Allez, me souffle Flore, avant que nous n’allions accueillir nos élèves,
trois heures de colle et tu n’en entendras plus parler.
Pourtant, le message vocal que j’écoute pendant la récréation ne laisse
rien présager de bon. Le proviseur du lycée me convoque, à dix-sept heures
pétantes. C’est la catastrophe. Je ne pourrai jamais être là-bas à temps. Je
rappelle le secrétariat et demande si on ne pourrait pas repousser une heure
plus tard.
— Non, madame, me répond la secrétaire, implacable. Nous avons déjà
dû dégager ce créneau en urgence et le proviseur a d’autres rendez-vous
derrière.
— Est-ce qu’on ne pourrait pas régler ça par téléphone ?
Le lycée de Jules se trouve à soixante-dix kilomètres. Il est évident que je
ne pourrai pas parcourir cette distance en vingt minutes.
— Je suis désolée, mais c’est impossible, reprend la secrétaire.
Merde. Merde. Et re-merde.

— Mais, bon sang ! je m’écrie en frappant le volant du plat de la main.


Tu vas me dire pourquoi tu as fait ça ?
En fin de compte, j’ai pu me libérer pour me rendre au lycée. Après avoir
raccroché, je suis allée trouver Pascal afin de lui expliquer la situation. Je
n’en menais pas large, persuadée qu’il allait changer d’avis sur le
renouvellement de mon contrat et invoquer les risques qu’il y a à me confier
de jeunes enfants quand le seul que j’ai élevé se transforme en roi de la
castagne. En dépit de mes craintes, Pascal s’est montré compréhensif et m’a
permis de m’absenter tout l’après-midi, répartissant mes élèves dans
d’autres classes.
— C’est bon, c’est rien, me répond Jules, assis sur le siège passager.
— Rien ? répété-je en laissant mon regard s’attarder sur son œil au beurre
noir.
Je suis accablée. Consternée. Décomposée. La sentence du proviseur est
tombée : Jules et Diego sont renvoyés pour le reste de la semaine. Ils ne
reprendront les cours qu’à la rentrée. Non contents de s’être étripés au beau
milieu de l’internat, ils ont trouvé le moyen de s’en prendre au surveillant
venu les séparer. Ce dernier s’en tire avec trois jours d’interruption de
travail. La bonne nouvelle dans tout ça, c’est que personne ne déposera
plainte. Toutefois, cela ne suffit pas à me redonner le sourire. Jules a
accueilli le verdict sans broncher et ça me met dans un tel état de nerfs que
je lui collerais bien une baffe pour le faire réagir.
— C’est compliqué, M’man.
— Ça, c’est ce que les gens racontent quand ils ne veulent pas dire la
vérité. Et je te préviens, Jules, nous ne partirons pas d’ici tant que tu ne
m’auras pas tout dit. Tant pis si on doit passer la nuit sur ce parking.
Mon fils pousse un nouveau soupir de mourant. Je m’attends à ce qu’il se
retranche encore davantage dans sa coquille, mais ô surprise, il ouvre la
bouche.
— OK, OK, capitule-t-il en se redressant un peu. Tu l’auras voulu,
M’man. J’ai avoué à Diego que je craquais pour lui et il l’a mal pris. C’est
pour ça qu’on s’est battus.
Blackout total. Silence assourdissant dans l’habitacle. J’ai l’impression
que mon cerveau vient de s’enliser dans une épaisse masse de boue et
tourne au ralenti. Je suis sidérée, il n’y a pas d’autre mot.
— Tu… Tu n’es pas amoureux de Maëva ?
Mon fils lève les yeux au ciel.
— Si c’est la question, oui, je suis gay ! réplique-t-il en détachant chaque
syllabe, comme s’il avait affaire à une simple d’esprit.
Alors, celle-là, je ne l’avais pas vue venir. Jules est attiré par les garçons.
Je n’ai aucun problème avec ça, mais cette révélation ne manque pas de me
scotcher.
— Eh bien… C’est une sacrée nouvelle. J’aurais préféré l’apprendre dans
d’autres circonstances, dis-je en faisant démarrer la voiture.
— Ah oui ? réplique-t-il, cassant. À quel moment ? Quand tu m’as fait
remarquer à quel point la serveuse de L’Edelweiss craquait pour moi ?
— C’était maladroit, je te l’accorde. Mais je ne pouvais pas deviner.
Sur le chemin du retour, j’opte pour une conduite prudente. La nuit est
tombée et les buissons sont déjà recouverts d’un blanc manteau givré. Ce
n’est pas le moment de faire une embardée sur la route un peu glissante,
d’autant plus que la circulation commence à se densifier à cause des
premiers vacanciers. Le silence règne à présent entre Jules et moi. Si mon
fils ne m’a pas fait l’affront de mettre son casque sur les oreilles, il semble
perdu dans ses pensées. Inaccessible. Quant à moi, je ne parviens pas à
m’empêcher de décortiquer tout ce qui a bien pu m’échapper. Tout ce que je
n’ai pas su voir.
Épuisée par les événements, je pousse un long soupir.
— Ton père va piquer une crise.
Cela fait près de trente minutes que nous roulons et c’est tout ce que je
trouve à dire. La réaction de Philippe quand il apprendra l’exclusion
temporaire de Jules me fait davantage peur que le reste.
— Parce que je suis gay ? s’enquiert Jules, que ma remarque a fait
tressaillir.
— J’espère bien que non. Je pensais plutôt au lycée. Au fait que tu sois
renvoyé.
Je sens ma mâchoire se contracter malgré moi.
— Je suis désolé, M’man.
Bien. Au moins, toute sa colère est retombée.
— Je t’assure que je n’avais pas l’intention de me battre, poursuit mon
fils. Diego a… Il a paniqué quand je lui ai avoué mes sentiments. Il m’a
poussé en me traitant de « sale pédé ».
Sa voix se brise et Jules s’arrête, le temps de reprendre sa respiration.
— Je n’ai pas supporté d’être insulté et je me suis rué sur lui. J’avais
vraiment la rage… et quand le pion a débarqué pour nous séparer, je n’ai
pas fait la différence.
Si je n’étais pas censée me concentrer sur la route, je fermerais volontiers
les yeux pour m’empêcher d’imaginer la douleur qu’il a pu ressentir.
Comment me retenir de lui dire que son camarade s’est comporté comme le
dernier des crétins et qu’il l’a méritée, sa rouste ? Je dois prendre sur moi
afin de trouver les bons mots. Ce que sont nos enfants dépend de leur
nature ; mais ce qu’ils en font dépend de ce qu’on leur donne. De ce qu’on
leur transmet.
— Mon chéri… Je sais que c’est désagréable de recevoir des injures à
travers la figure. Et avant tout, je veux que tu saches que rien ne les
justifiera jamais. On ne choisit pas d’aimer. On ne choisit pas de qui on va
tomber amoureux. Seulement, certains ne le comprennent pas. Ce qu’ils
jugent être une différence leur fait peur parce qu’on leur a souvent appris
que les choses sont d’une façon et non d’une autre.
— Je sais tout ça. Au moins, j’ai prouvé que je suis capable de me
défendre.
— Jules ! je le reprends, d’un ton réprobateur. Ce que j’essaie justement
de te faire comprendre, c’est que tu ne vas pas pouvoir te battre à chaque
fois. Je n’ai pas envie que tu finisses derrière les barreaux à cause de
connards qui ne supportent pas que ton bonheur diffère de leurs normes.
Coup d’œil révolté.
— Alors quoi ? Je me laisse faire, sans protester ?
— Je sais que c’est frustrant, je sais que c’est injuste et moi aussi j’ai
envie de tuer quiconque fera du mal à mon bébé. Pourtant, tu vas devoir
apprendre à ne pas laisser ces réflexions t’atteindre. À les ignorer, aussi
blessantes et stupides soient-elles. C’est la meilleure des réponses.
Jules prend une grande inspiration et rejette sa tête contre le dossier de
son siège.
— Ouais, me concède-t-il. Je vais tâcher d’y réfléchir.
Avec prudence, je lui demande s’il a pu parler avec Diego, depuis hier
soir. Mon fils acquiesce.
— Il est venu me trouver ce matin pour s’excuser de sa réaction. Il m’a
juré que ça resterait entre nous.
— C’est plutôt mature de sa part, non ?
À sa moue sceptique, j’ai l’impression que Jules ne partage pas mon
point de vue.
— Il a peur pour sa réputation. Imagine ce que penseraient les autres s’ils
savaient qu’il a traîné avec un mec comme moi.
Bon sang de préjugés…
— Le pire, ajoute-t-il, c’est qu’au fond il m’apprécie toujours et je crois
que l’attirance est réciproque… Mais ça lui fout les jetons. Pourquoi c’est si
compliqué, d’aimer ?
Impuissante, je secoue la tête. J’ai la gorge serrée de savoir qu’à quinze
ans, Jules se pose déjà ce genre de questions.
— Je n’en ai aucune idée, mon chéri. La seule chose dont je suis
convaincue, c’est qu’un jour, l’amour frappera à ta porte et alors ce sera une
telle évidence que tu en oublieras toutes ces interrogations.
Bon, moi, j’attends toujours mon évidence comme une cruche, par
conséquent, je suis plutôt mal placée pour tenir ce genre de discours, mais
c’est quand même mieux que si je lui avais balancé que les histoires
d’amour se passent rarement comme on l’espère, non ?
— Tu ne vas rien dire à Papa, hein ?
À présent, Jules me dévisage, inquiet.
— Je dois l’informer que tu as été renvoyé.
— Oh, je ne parlais pas de ça… La secrétaire du lycée lui a laissé un
message ce matin, mais tu sais comment il est.
J’opine doucement du chef. Philippe n’écoute ses messages personnels
qu’une fois sa journée de travail terminée. Autrement dit, mon téléphone
risque de sonner d’ici quelques minutes et je ne suis pas certaine d’être tout
à fait prête pour m’engueuler avec mon ex.
— Je n’évoquerai pas ta vie sentimentale avec ton père, Jules, promis.
Même si tu avais été amoureux d’une fille, je ne lui en aurais rien dit. Ce
n’est pas à moi d’aborder le sujet, mais à toi, et uniquement si tu en as
envie.
— Merci, M’man, murmure-t-il.
Je ne sais pas si c’est lié à la fatigue ou à ses émotions, mais il me semble
déceler une larme au coin de son œil. Je laisse passer quelques secondes
avant de rebondir :
— Ne me remercie pas trop vite. Tu seras quand même puni.
Jules réagit au quart de tour.
— Tu sanctionnerais un enfant au cœur brisé ? s’écrie-t-il, de façon très
théâtrale.
— Bien sûr. Pour commencer, on va écouter ton chant de Noël favori.
Et joignant le geste à la parole, je lance Le P’tit Renne au Nez Rouge.
21

– DONC, TU VEUX MA MORT, C’EST ÇA ?


Nous venons à peine d’arriver que Jules est déjà en train de contester les
termes de sa punition. Pourtant, je ne pense pas avoir été trop sévère : il
n’aura pas le droit de toucher à sa Nintendo durant quelques jours, il
travaillera dans la boutique de ma mère jusqu’à Noël et enfin, il devra faire
une bonne action.
— Un truc du genre hyper généreux ! bougonne-t-il. Tu ne vas quand
même pas me demander d’accompagner Mamie faire la tournée des
personnes isolées ?
Est-ce que je suis tentée de rire, devant sa mine déconfite ? Oui, un peu.
Aussi, je m’efforce de conserver tout mon sérieux.
— À toi de choisir en quoi consistera ta bonne action, mon chéri. Je te
laisse le champ libre, mais il me faudra une preuve.
— J’y crois pas, c’est relou !
Je m’apprête à rétorquer que s’il n’est pas satisfait, je peux le priver de
jeux vidéo durant la totalité des vacances, quand mon téléphone se met à
sonner. L’appel émane de Philippe. C’est le moment que je redoutais tant.
— Ton père, je souffle, avant de relever les yeux de l’écran. Monte dans
ta chambre, on dînera après.
Jules s’exécute sans se faire prier et grimpe les marches quatre à quatre.
Il ne me reste plus qu’à affronter mon ex-mari. Avec un peu de chance, il
comprendra très vite que les adolescents font parfois des conneries.
— Valentine ? demande ce dernier, tandis que je décroche.
— La seule et unique ! je réponds, faussement enthousiaste. Contente de
t’entendre, ça fait un bail.
À vrai dire, nous ne nous sommes pas parlé depuis le jugement de
divorce, prenant tous les deux grand soin de nous éviter. S’il m’a fallu du
temps pour digérer la trahison, Philippe, de son côté, ne m’a pas pardonné
d’être retournée vivre à la montagne. Dans un premier temps, il était même
persuadé que je l’avais fait exprès afin de mettre de la distance entre Jules
et lui. Une façon de lui faire payer tout ça. Cela m’a permis de comprendre
qu’il ne me connaît pas si bien que ça, pour m’estimer capable d’une telle
vengeance.
— J’ai reçu un message du lycée, enchaîne-t-il. Tu peux m’expliquer ?
— Jules s’est battu avec un autre garçon. Ils ont frappé le surveillant qui
est intervenu et sont tous les deux renvoyés quatre jours. Fin de l’histoire.
— Fin de l’histoire ? Non, mais tu plaisantes ?
Il ponctue sa phrase par un reniflement agacé et je me force à réprimer un
soupir.
— Écoute, si ça peut te rassurer, je l’ai puni. Il va travailler pendant les
vacances et je l’ai privé de j…
— Tu l’as puni ! m’interrompt Philippe. La belle affaire ! Ce que je veux
savoir, c’est pourquoi il a agi ainsi.
Parce qu’il a été victime d’homophobie.
— Tu connais les garçons, dis-je, en tentant de dédramatiser. Le moindre
prétexte est bon pour jouer à la bagarre.
— Tu devais veiller à ce que les choses se déroulent bien pour notre fils,
assène-t-il, d’un ton agacé. C’était trop te demander ?
Le reproche est à peine voilé. Je compte jusqu’à dix afin d’être à même
de répliquer sans crier :
— Je n’ai rien fait qui mérite de tels griefs, Philippe. Si je me souviens
bien, c’est toi qui as fait voler notre mariage en éclats, je ne vois pas
pourquoi je serais la seule à devoir en assumer les pots cassés.
Le court silence qui suit n’augure rien de bon.
— Je vois. Tu n’as pas tourné la page…
Il commence à me gonfler. Il va voir, si je n’ai pas tourné la page !
— Alors là, détrompe-toi. Ça n’a absolument rien à voir. Je sors, je
fréquente des hommes.
Certes, le seul gars avec qui je suis sortie m’a avoué au moment fatidique
qu’il était marié. Mais rien ne m’oblige à entrer dans les détails, surtout
auprès de mon ex. Mon ex, qui lâche d’ailleurs un rire assez sec.
— Génial ! À présent, je comprends pourquoi Jules est si perturbé. S’il
fait la connaissance d’un type différent chaque week-end…
Connard. Triple connard.
La moutarde me monte trop au nez pour que je puisse retenir mes mots.
— On se demande ce qui le perturbe le plus entre le fait de savoir que sa
mère essaie de refaire sa vie ou que ta blonde d’aérobic soit déjà enceinte.
Ce n’est pas très subtil comme pique, mais qu’est-ce que ça fait du bien !
— Je te prierais de laisser Célia en dehors de tout ça.
Bon, j’admets que c’était facile et pas malin de ma part. Je brûlais
d’envie de lui sortir un truc pas très sympa et, finalement, voilà que j’ai
presque honte. Je savais que c’était une mauvaise idée de décrocher ce
foutu téléphone alors qu’on aurait pu régler le problème en trois textos.
— Désolée, Philippe. C’était nul. Mais ne sous-entends plus jamais que
je ramène des dizaines de conquêtes chez moi. C’est faux et tu le sais très
bien.
— Je suppose que j’ai manqué de tact, reconnaît-il, la voix redevenue
calme. Je… J’appellerai Jules demain pour discuter avec lui.

Le lendemain matin, lorsque j’arrive à l’école, j’ai la surprise de


découvrir Rémi dans la salle des enseignants. Assis près de Flore, il sirote
l’un des infâmes cafés que consent à nous délivrer la machine.
— Salut, Valentine ! me lance-t-il.
Il a exactement le même sourire qu’un gamin s’apprêtant à jouer un bon
tour. Les paupières plissées, je le dévisage avec suspicion.
— Salut, Rémi… Qu’est-ce que tu fais ici ? Une reconversion ?
— C’est presque ça, coasse-t-il en échangeant un clin d’œil avec Flore.
J’ignore ce qu’ils mijotent, ces deux-là, et curieusement je ne suis pas
pressée de le savoir. Flore me rejoint alors que je me dirige vers le
distributeur de boissons.
— C’est vrai que tu n’es pas au courant. Le papi qui devait endosser le
rôle du Père Noël est grippé. On l’a appris hier après-midi.
Le Père Noël ! Mince, c’est vrai qu’il devait venir vendredi. Les gamins
vont être terriblement déçus.
— On prévoit une animation avec les pompiers, à la place ? C’est pour ça
que tu es là, Rémi ?
— Mieux que ça ! commente Flore, d’un air mystérieux.
Comme je les interroge du regard, Rémi se lève, s’approche de nous, puis
m’informe, la mine réjouie :
— Je vais remplacer le Père Noël !
La bonne blague !
Je manque d’en échapper mon gobelet brûlant.
— Tu rigoles ?
Il secoue la tête de gauche à droite. Je n’arrive pas à y croire ! Rémi en
Père Noël ? Sérieusement ? Je me tourne vers ma collègue.
— Il plaisante, Flore, n’est-ce pas ?
— Pas du tout ! me répond celle-ci. C’est mon mari qui en a eu l’idée,
quand je lui ai raconté la tuile qui nous arrivait et Rémi a accepté.
— J’adore les gamins ! croit-il bon d’ajouter. Ça va être génial.
— Mais… Mais…
Non, les yeux sombres de Rémi posés sur moi n’ont absolument aucun
lien avec mon bafouillement soudain. Par mesure de précaution, je détourne
quand même le regard et me concentre sur Flore.
— Les enfants n’y croiront pas une seconde !
Rémi a peut-être un bon feeling avec les mômes mais, avec ses chemises
cintrées et ses jeans bien coupés, il n’a pas du tout l’allure adéquate pour
faire illusion.
— Il est justement là pour essayer le déguisement qu’on ressort chaque
année, réplique ma collègue. Le costume, la perruque et la fausse barbe, on
a tout ce qu’il faut. Je te parie qu’ils n’y verront que du feu.
— Je vais jouer ce rôle à la perfection, renchérit Rémi, en prenant une
affreuse voix de vieillard diminué. Je dois leur distribuer des bonbons, c’est
ça ?
J’opine du chef.
— Oui, par contre, tu oublies la voix chevrotante. On veut du tonitruant
« Ho ho ho ! », pas un vieux bonhomme en fin de vie.
— Je m’entraînerai, nous promet-il.
— Parfait ! approuve Flore. On leur a aussi concocté une surprise. Pascal
a investi dans un Polaroid, les enfants rentreront chez eux chacun avec leur
photo.
J’ai encore envie de protester, mais à quoi bon ? Le principal est de faire
plaisir à nos élèves et, avec un peu de chance, ils ne se rendront pas compte
que cette année, le Père Noël ressemble étrangement au chef d’agrès des
sapeurs-pompiers.
— Eh bien, dans ce cas, à vendredi, dis-je avant de filer accueillir les
enfants.

— Bon, les filles, j’ai récolté une information qui devrait vous intéresser
au plus haut point !
Le soir même, je me retrouve assise à la table de la salle à manger de ma
mère. Le moins qu’on puisse dire, c’est que cette journée s’est révélée
pleine de surprises. Après Rémi et sa nouvelle vocation de Père Noël, c’est
mon ex qui a failli me provoquer un arrêt cardiaque, en m’envoyant un
SMS à la fin de la classe. Message que j’ai relu deux fois afin d’être sûre
que j’avais compris.
J’ai eu Jules au téléphone. Toi et moi devrions vraiment parler. Je passe Noël à la
montagne avec Célia, nous partons vendredi. Puisque Vallenot est sur ma route, est-
ce qu’on pourrait dîner ensemble ?

La perspective d’un repas avec mon ex et la mère de son futur enfant ne


m’emballe pas plus que ça, mais si nous devons en passer par là pour
apaiser les choses entre nous, après tout pourquoi pas. J’ai donc répondu
par l’affirmative, lui imposant toutefois L’Edelweiss comme lieu de rendez-
vous. Je ne suis pas prête à organiser cette rencontre chez moi, ce serait trop
bizarre de cuisiner pour Célia. Aussi, un cadre neutre me paraît préférable.
Philippe n’a pas protesté, ce qui tient du miracle. Toujours est-il que ce
vendredi risque de s’annoncer long, très long.
Et voilà que, par-dessus le marché, ma mère m’a convoquée chez elle ce
soir, car elle doit nous faire part de quelque chose d’important.
Évidemment, j’ai tout de suite pensé qu’elle était décidée à passer aux
aveux concernant l’homme qu’elle fréquente. Mais vu ce qu’elle vient de
nous dire, à présent j’en doute fort.
— Une information ? je répète, suspendue à ses lèvres.
Si c’est pour nous annoncer que Rémi va se pavaner déguisé en Père
Noël, merci, je suis déjà au courant. Cela dit, je ne vois pas comment ma
mère, elle, le saurait. Le sourire qui flotte sur ses lèvres est doux et, l’espace
d’un instant, je regrette que mon père passe la soirée avec ses copains.
Enfin, si ce qu’elle a à nous dire a trait à sa vie amoureuse, ce n’est peut-
être pas plus mal qu’il soit absent.
— J’ai beaucoup réfléchi au sujet de votre petite enquête sur mon
géniteur, reprend Maman.
Elle ne va pas nous demander de tout interrompre ?
— Je ne me suis pas assez impliquée, continue- t-elle, avec un soupir de
désolation. Je suis passée voir Xavier, au presbytère, hier. Je lui ai apporté
les photos dont il avait besoin pour le musée et de fil en aiguille, nous avons
discuté de choses personnelles.
Déconcertée, je repose ma fourchette dans mon assiette.
— Tu t’es confessée ? fais-je, d’un ton incrédule.
Ma mère étant athée, le scoop est pour le moins étonnant.
— Mais non, nounouille ! me répond-elle, avec un petit éclat de rire.
C’était une simple conversation entre amis. Xavier n’est pas seulement un
homme d’Église, il est très fin observateur et n’a pas son pareil pour sonder
l’âme humaine.
— Et donc, vous avez parlé de Constance ?
Maman opine du chef.
— Xavier m’a permis de mieux cerner certaines choses. Sa famille a
connu quelques remous, durant ces deux dernières années et, selon lui, on
sous-estime trop le poids des non-dits.
Elle nous explique alors qu’elle a compris à quel point les secrets de sa
mère ont davantage influencé ses choix que le manque d’un père.
— À force de l’entendre répéter que nous n’avions pas besoin d’un
homme dans notre vie, j’ai fini par y croire.
— Ce qu’elle jugeait bon pour elle n’était peut-être pas ce qu’elle
exigeait de toi, objecte Chloé.
Maman nous décoche un sourire timide.
— C’est à peu près mot pour mot ce que m’a dit Xavier. Ça m’a fait
cogiter, même s’il est un peu tard pour prendre conscience de tout ça, je
vous le concède.
Elle se tait, et baisse la tête.
— Est-ce que tu souhaites toujours que Chloé et moi découvrions ce qui
s’est passé ?
— Bien entendu, ma chérie, affirme-t-elle. J’ai besoin de connaître la
vérité pour me libérer une bonne fois pour toutes de ces chaînes qui m’ont
entravée. Je veux savoir quel drame a pu pousser ma mère à se fermer
autant à l’amour… et moi avec, par ricochet.
Maman nous raconte alors que, ce matin, elle a entamé des démarches
afin de savoir ce qu’il était advenu de Jacqueline, l’amie de Constance
placée en maison de retraite.
— J’ai téléphoné aux mamies du club de tricot et de l’association, en me
disant que l’une d’entre elles aurait peut-être gardé contact. Ce qui n’est pas
le cas, mais Odette m’a appris que Jacqueline était partie pour Manosque.
J’ai donc passé un coup de fil à la maison de retraite en question et…
L’œil pétillant, elle nous ménage un court suspense.
— Et ? souffle Chloé.
— Jacqueline vous attend demain, en fin de matinée !
Je crois bien que je vais défaillir de soulagement. Impossible de retenir
un cri de victoire. Enfin, nous avons l’espoir d’en découvrir un peu plus !
— Tu viens avec nous, au moins ? je l’interroge.
Elle me fait signe que non.
— J’ai la boutique à faire tourner, Noël est dans une semaine.
— Je peux m’en occuper, propose Chloé.
— Il n’est pas question que tu passes ta journée au magasin, voyons ! se
récrie-t-elle vivement. Et puis, de toute façon, j’ai prévu de déjeuner avec…
une copine.
Chloé et moi échangeons un regard soupçonneux. Il devient de plus en
plus flagrant que toute cette histoire de cheminement personnel et de prise
de conscience semble liée à un homme. Cependant, nous n’avons pas le
loisir de questionner Maman puisque celle-ci enchaîne, s’adressant à Jules :
— Et maintenant, si nous parlions de ton contrat de travail ?
22

IL EST HUIT HEURES ET DEMIE ce mercredi lorsque je passe récupérer Chloé.


Avachi sur la banquette arrière, Jules a l’air d’avoir sombré dans le coma. Je
mise donc sur ma sœur pour égayer le trajet. Manosque se situe à deux
heures de notre village de montagne. Je n’ai pas eu beaucoup d’occasions
de m’y rendre, bien que mon père soit originaire de cette ville. La dernière
fois que j’y ai mis les pieds, je crois que c’était en 2001, pour l’enterrement
d’une lointaine cousine. Autrement dit, une éternité.
Durant la première partie de notre périple, Chloé remplit sa mission à
merveille, s’amusant à dénicher sur YouTube des chansons qui étaient à la
mode à notre adolescence. Dans une ambiance bon enfant, nous chantons à
tue-tête sur Oasis, The Cranberries, Sheryl Crow, montons dans les aigus
avec Pascal Obispo et Lara Fabian. Jules pousse un grognement excédé
quand nous reprenons en chœur le Wannabe des Spice Girls.
— Je n’ai pas à subir ça, bougonne-t-il. Ça ne faisait pas partie du deal.
— T’arrête d’être de mauvaise humeur, mon chou ? réplique ma sœur. Ça
non plus, ça ne faisait pas partie du deal. Parle-moi plutôt de ce qui s’est
passé au lycée.
À travers le rétroviseur, je guette la réaction de Jules. Ce dernier se
redresse sur son siège et se penche à hauteur de ma frangine pour tout lui
raconter, sans rien lui cacher de la situation. Et le pire, c’est que Chloé n’est
pas étonnée le moins du monde lorsque Jules évoque ce qui l’a poussé à se
battre avec Diego.
— Quel petit con, commente-t-elle. Si ça pouvait arranger les choses,
j’irais bien le frapper moi aussi, mais je ne suis pas d’humeur à dormir en
prison.
Je quitte la route des yeux durant une seconde.
— Attends, Chloé, tu es au courant pour Jules, en fait ?
Ma sœur hausse les épaules, comme si ma question était stupide.
— Évidemment que j’ai compris que ton fils est gay ! Et il ne s’en est pas
défendu, quand je l’ai ramené à l’internat, le dimanche où tu… enfin, quand
tu as dîné avec l’autre minable.
Je n’en reviens pas ! Pourquoi suis-je toujours la dernière à être au
courant des choses ?
— Tu as parlé de tes histoires de cœur avec ta tante, Jules ?
— Bah, ouais, me répond-il avec éloquence. Elle est cool.
— OK. Très bien.
Après tout, je ne vais pas en prendre ombrage. Pour rien au monde je
n’aurais évoqué mes flirts avec mes parents quand j’avais quinze ans. Ce
qui ne m’empêche pas d’être un tout petit peu jalouse quand même. Juste
un petit peu.
Désireuse de changer de sujet, je fais remarquer qu’il nous reste
cinquante kilomètres à parcourir, si je me fie au panneau indicateur que
nous venons de dépasser.
— Maman m’a dit que la maison de retraite se trouvait facilement.
— Tu ne mets pas de GPS ? m’interroge Chloé.
— Non, lui répond Jules en s’esclaffant. Elle conduit tellement mal
qu’avec elle, le GPS prie au lieu de nous indiquer la route.
Ma sœur se met à ricaner et je les menace de les laisser en plan sur le
bas-côté.
— Vous pouvez toujours faire les marioles, mais je vous rappelle que je
n’ai encore jamais provoqué aucun accident de la circulation. Ce qui ne
saurait tarder si vous n’arrêtez pas vos âneries.
— Tu as raison, admet Chloé. Je suis trop jeune pour mourir. Alors,
comment est-ce qu’on procède avec Jacqueline ? Il va falloir la ménager.
Nous en discutons pendant quelques minutes et tombons d’accord pour
que j’aille la voir seule, tandis que Jules et Chloé m’attendront dans la
voiture. Inutile de fatiguer la vieille dame. Évoquer le passé sera bien assez
épuisant pour elle.
— On devrait peut-être en profiter pour rendre visite à l’oncle Christian,
me suggère Chloé.
Je lui retourne une moue sceptique.
— Comme ça, sans prévenir ? On risque de se prendre quelques coups de
fusil.
Ce n’est pas parce qu’il n’a encore tué personne que je tiens à être la
première sur la liste.
— Il est seul, le pauvre, plaide ma sœur. Ça me fait pitié, même s’il pue.
Chloé termine sa phrase en fronçant le nez et commence à s’éventer avec
sa main.
— En parlant de puanteur, c’est quoi cette odeur de fauve ? lance-t-elle,
écœurée.
Oups, je crois que Jules vient d’ôter une de ses chaussures.
— Ça me grattait le pied, bredouille celui-ci.
— T’es dégueulasse ! proteste Chloé. Tu es un ado, tes odeurs
corporelles pourraient tuer un sanglier !
— C’est un don, se marre mon fils. Tu devrais plutôt me vénérer, au lieu
de te plaindre.
— Comment fais-tu pour supporter ça, Valentine ?
— Tu verras quand tu auras des enfants. En attendant, je te prête
volontiers le mien.
Ma frangine grimace, comme si elle venait de s’asseoir sur des oursins.
Une bonne douzaine d’oursins, même.
— Je viens de décréter que je n’aurais jamais d’enfants.
— Sympa, rétorque Jules. Moi qui commençais à penser que tu étais
l’adulte la plus cool que j’aie jamais rencontré.
— Je le suis. Mais j’ai l’odorat sensible.
Quelques instants plus tard, je me gare à l’adresse indiquée. La résidence,
nommée La Calanque, se trouve dans un quartier calme et résidentiel.
J’observe un instant le bâtiment moderne et sans âme depuis le parking,
hésitant soudain à aller jusqu’au bout de ma démarche. Une sorte de
pression s’abat sur mes épaules lorsque je comprends que cette fois, je
m’apprête probablement à changer la vie de Maman pour de bon.
— Bon alors, tu comptes prendre racine ? raille Jules, par sa vitre
entrouverte.
Il a raison, il va bien falloir que je me décide. L’étreinte glacée de l’hiver
transperce mes semelles et me remonte le long des jambes. Ce n’est pas le
moment d’attraper froid. J’emprunte l’allée principale et, une fois arrivée au
bout, appuie sur la sonnette. Une infirmière m’accueille ; ma propre voix
résonne bizarrement à mes oreilles quand je lui annonce que je viens rendre
visite à Jacqueline.
— Elle vous attend, suivez-moi. Notre Jackie est très contente à l’idée de
voir du monde ! approuve la jeune femme, glissant au passage quelques
piques au sujet de la famille qui ne se pointe que trop rarement.
J’écoute à peine ses propos, consciente de me diriger vers un moment
d’une grande importance.

La petite grand-mère que je rejoins dans la salle de télé n’est pas une de
ces créatures frêles et inertes. Au contraire, je lui trouve une agilité
surprenante pour une nonagénaire. Un museau de hérisson, des cheveux
permanentés bleu pâle, un regard vif. Le rose qu’elle a mis sur ses joues file
dans les profonds sillons de sa peau, mais au moins elle est coquette. En me
voyant approcher, la vieille dame se lève de son fauteuil. J’ai envie de la
prier de se rasseoir, mais elle ne m’en laisse pas le temps et s’écrie
joyeusement :
— Vous êtes le portrait craché de votre maman !
Jacqueline est donc dotée d’une excellente mémoire. Voilà qui arrange
mes affaires.
— C’est ce qu’on me dit souvent, je réponds, dans un grand sourire. Je
vous ai justement apporté quelques biscuits au pain d’épice qu’elle a
confectionnés.
Deux vieillards occupés à jouer aux cartes à une table voisine relèvent
aussitôt le nez.
— J’espère que tu partageras, Jackie, lance l’un d’eux.
Celle-ci lève les yeux au plafond.
— Je te signale que si le personnel t’a confisqué tes bonbons, Gérard, ce
n’est pas pour que tu t’enfournes les friandises des autres.
— Je t’en donne vingt euros, négocie le papi gourmand.
— Ce n’est pas à vendre. Laisse-moi discuter avec cette jeune fille.
Je tente de réprimer mon amusement.
— Vous n’avez pas l’air de vous ennuyer, ici.
— Avec des numéros pareils, aucun risque, réplique Jacqueline. Vous
avez devant vous la fine fleur de La Calanque. Ils n’animent pas les fêtes
familiales, mais ils le pourraient.
— Vous êtes docteur ? me demande le copain de Gérard.
Je secoue la tête.
— Seulement visiteuse.
— Dommage, j’aurais bien aimé que vous m’auscultiez, lance-t-il, un
sourire lubrique au coin des lèvres.
— Mais ça suffit, Paolo ! réagit Jacqueline, tandis que les deux hommes
se bidonnent sur leurs chaises. Les romans à l’eau de rose que t’a prêtés la
mère Grandjean commencent à te monter au ciboulot. Allez prendre l’air,
ouste !
Loin d’obtempérer, Gérard et Paolo échangent un regard goguenard avant
de s’absorber à nouveau dans leur jeu de cartes.
— Vous voulez un peu de jus d’orange, Valentine ? me demande
Jacqueline en me désignant une briquette peu appétissante.
Je décline avec politesse, préférant entrer directement dans le vif du sujet.
— En fait, si je suis venue vous voir, c’est parce qu’on m’a dit que vous
avez bien connu ma grand-mère.
— On ne vous a pas menti. Constance et moi avons pour ainsi dire grandi
ensemble. Ses parents vendaient leur bétail à mon père, qui était boucher.
Nous étions inséparables à l’époque.
— Et vous avez toujours été en contact avec elle ?
— Vallenot est un petit village, me fait remarquer mon interlocutrice.
Nous nous croisions quasi quotidiennement et il n’était pas rare que l’une
aille boire le café chez l’autre, après le repas de midi.
Jacqueline incline la tête, attendant la suite. Comment lui poser la
question qui me brûle les lèvres sans la brusquer ? Encore que cet entretien
semble davantage lui faire plaisir que la chambouler.
— Je vais aller droit au but, madame…
— Laissez tomber le « madame », me coupe-t-elle. Ça me vieillit.
La lueur malicieuse qui pétille dans son regard est irrésistible.
— Comme vous voudrez, Jacqueline. Donc, ma famille et moi avons
entrepris quelques recherches. Constance n’a jamais révélé à ma mère le
nom de son père et elle était si secrète qu’aujourd’hui, vous êtes notre
dernier ressort pour connaître la vérité.
Et le Molière de la meilleure tragédienne est attribué à Valentine Rocca !
Jacqueline a un sourire plein de tendresse. Elle se penche vers moi et
pose une main ridée sur mon bras.
— Je me demandais quand est-ce qu’on viendrait me poser la question,
murmure-t-elle.
— Alors, vous savez quelque chose, c’est vrai ?
Mon Dieu ! Je dois avoir l’air d’une gamine s’apprêtant à ouvrir ses
cadeaux d’anniversaire !
— Oui, j’ai été le témoin de toute cette triste histoire, acquiesce-t-elle en
se renfonçant dans son fauteuil. Je ne suis guère étonnée que Constance
n’ait jamais rien dévoilé à Sophie. C’était une sacrée tête de mule, paix à
son âme.
Oh. Si jamais Jacqueline est loyale en amitié jusque dans la mort, peut-
être ne voudra-t-elle pas trahir ma grand-mère. M’efforçant de rester
naturelle, je lui assure que je comprendrais qu’elle ne veuille rien me
révéler.
— Et pourquoi diable ferais-je une chose pareille ? s’offusque-t-elle. Si
Constance n’approuve pas, nous nous expliquerons quand je la rejoindrai
là-haut, ajoute-t-elle en désignant le ciel. De quoi êtes-vous déjà au courant,
ma petite ?
— De pas grand-chose, j’en ai peur.
Je lui avoue que les seuls résultats de notre petite enquête sont les lettres
envoyées par la cousine de Constance. Puis je lui parle d’Aïssam et de cette
photo assez troublante.
— Peut-être que c’est mon cerveau qui me joue des tours, à vouloir se
raccrocher à la moindre branche, mais je trouve que Maman a ses traits.
Est-ce lui, son géniteur ?
Les mains croisées sur ses genoux, Jacqueline opine doucement du chef.
— Oui, il s’agit bien d’Aïssam.
Cette confirmation provoque comme une envolée d’oiseaux autour de
mon cœur.
— Que s’est-il passé ? Pourquoi Constance a-t-elle élevé ma mère toute
seule ?
Alors, la vieille dame se met à me raconter. Sans se faire prier, elle se
plonge durant l’année 1955, ce jour de mai où Aïssam a débarqué dans la
vie de ma grand-mère, accompagné de son neveu.
— J’étais présente à la gare avec Constance pour les accueillir. Étienne
Langlois, un jeune instituteur, était là aussi.
Langlois. L’homme condamné pour vol.
— À l’époque, l’arrivée d’un étranger constituait un sacré événement,
poursuit Jacqueline. Pour rien au monde je n’aurais raté ça. Ce que je
n’avais pas prévu, en revanche, c’est que l’amour frapperait Constance et
Aïssam au premier regard.
Jacqueline m’explique que le jeune homme à peine descendu du train, ma
grand-mère s’est littéralement métamorphosée.
— Elle était en proie à une émotion soudaine, comme dans ces films où
le temps s’arrête parce que les deux protagonistes ont un coup de foudre. Il
faut dire qu’Aïssam était très beau.
Constance a installé Amir et son oncle dans une petite ferme qui
appartenait à sa cousine. Les deux Marocains se sont vite acclimatés.
— Amir allait à l’école, Aïssam faisait des travaux là où on avait besoin
de lui. Ils vivaient le plus discrètement possible, sans faire de vagues.
Constance n’a pas tardé à entamer une relation avec Aïssam, elle se fichait
bien du qu’en-dira-t-on.
Bien que j’aie du mal à imaginer ma grand-mère en jeune femme
amoureuse, Jacqueline me confie que cet amour était passionnel.
— Ils s’aimaient comme on aime une seule fois dans sa vie.
— Alors pourquoi est-ce que ça n’a pas duré ?
Le visage tout à coup devenu grave, mon interlocutrice soupire
tristement.
— Eh bien… S’il existe de belles personnes, comme l’était votre grand-
mère, la méchanceté est toutefois partout où vivent les hommes. Aïssam
n’était pas le seul à être fou amoureux de Constance. Étienne a tenté sa
chance auprès d’elle plusieurs fois, mais elle a toujours repoussé ses
avances.
— Ce qui est compréhensible, si elle n’était pas attirée par lui.
— C’était au-delà d’une simple question d’attirance. Constance me
répétait souvent de me méfier de lui parce qu’il avait le regard fuyant. Elle
avait du tempérament et aimait les gens francs du collier !
Je reconnais bien là ma grand-mère. Si elle ne jugeait pas la vie des
autres, en un coup d’œil elle savait déterminer si la personne en face de
vous était fréquentable ou non.
— Une nuit, reprend Jacqueline, la résidence secondaire de riches
touristes a été incendiée. On a d’abord soupçonné que c’était consécutif à
un cambriolage, comme ça pouvait parfois arriver. Une enquête a été
ouverte et Étienne est allé trouver les gendarmes en prétendant qu’il avait
vu Aïssam et Amir rôder plusieurs fois aux alentours. Malgré le manque de
preuves, ils l’ont pris très au sérieux.
J’apprends alors que, en dépit de tous les services qu’Aïssam avait
rendus, les gens ont commencé à se méfier de lui. En 1955, parole
d’instituteur était gage de sagesse.
— La situation est devenue terrible quand les gendarmes se sont mis à
poser des questions sur eux. Amir a été frappé par des garçons, alors qu’ils
jouaient sur la place de la mairie, Aïssam a essuyé les insultes d’un groupe
d’hommes, un jour où il allait acheter du pain. Constance était catastrophée.
Jacqueline me dit que ma grand-mère était persuadée que le coupable
n’était autre qu’Étienne.
— Elle pensait qu’il avait agi par dépit, pour se venger parce qu’elle lui
avait préféré Aïssam. Selon elle, le faire accuser était un bon moyen de se
débarrasser de celui qu’il considérait comme un rival. Aïssam envisageait
de partir pour une grande ville le temps que les choses s’apaisent, quand les
gendarmes l’ont arrêté. Ils avaient appris que sa sœur et son beau-frère
étaient soupçonnés de conspiration, alors pour eux, sa culpabilité ne faisait
aucun doute. Ils l’ont renvoyé au Maroc avec Amir. Constance était
enceinte de trois mois.
Bouleversée par cette histoire, je souffle pour tenter de rassembler mes
idées. Mes pensées galopent dans mon cerveau comme un pur-sang. Je
m’attendais à tout, mais certainement pas à ça.
— Aïssam était-il au courant de cette grossesse ?
Jacqueline acquiesce une nouvelle fois.
— Constance a eu le temps de l’en informer avant qu’il ne soit expédié
dans son pays. Elle lui a fait la promesse que si le bébé était une fille, elle la
baptiserait du nom de sa sœur, Safia.
La vieille dame conclut, avec une pointe de respect dans la voix :
— Votre grand-mère a fait preuve de courage, vous savez. Ce n’était pas
simple d’être fille-mère, en ce temps-là, qui plus est dans un village aussi
minuscule que Vallenot.
C’est vrai. Quand on y pense, c’est même incroyable qu’elle ait en plus
réussi à devenir institutrice.
— Ça a dû être atroce pour elle de travailler dans la même école que
Langlois.
— Étienne et Constance n’étaient pas dans le même bâtiment, me
répond-elle, car les filles et les garçons étaient séparés, à l’époque. Ensuite,
il a changé de région. Je crois qu’il avait fini par comprendre qu’au lieu de
s’attirer l’amour de votre grand-mère, il avait récolté sa haine.
Je lui confirme qu’elle l’a détesté jusqu’au bout.
— Maman m’a raconté qu’elle lisait tous les articles qui ont paru quand il
a été condamné pour vol.
— Elle n’a jamais été dupe à son sujet. Quel sinistre personnage !
La photo sur laquelle Constance apparaît en compagnie d’Étienne me
revient tout à coup en mémoire. Avant de partir de chez moi, j’ai pris soin
de la glisser dans mon sac à main.
— Est-ce que vous savez pourquoi elle a gardé ça ? lancé-je tout en lui
tendant le cliché. C’est curieux, quand on sait à quel point elle détestait
Langlois.
La vieille dame s’en saisit et un sourire illumine aussitôt ses traits.
— Oh, ce n’est pas pour lui qu’elle l’a conservé. Cette photo a été prise
par Aïssam le jour de son arrivée. Les deux garçons étaient affamés et nous
leur avons payé un repas au Café de la Gare. Si vous observez bien
l’expression de Constance, on peut voir à quel point elle était transcendée
par celui qui tenait l’objectif. Et je crois que c’est précisément pour cette
raison qu’elle n’a pas pu se résoudre à jeter cette photo.
Ainsi, tout s’explique. Pauvre Constance ! Moi qui la jugeais distante et
sévère ! Comment soupçonner le cœur meurtri qui se cachait derrière sa
carapace ?
Jacqueline étouffe un bâillement. Elle a beau s’être volontiers prêtée au
jeu, remuer le passé l’a fatiguée.
— Je vous remercie sincèrement pour tout ce que vous m’avez appris.
Grâce à vous, Maman va enfin pouvoir reconstituer le puzzle de sa vie.
— Je suis ravie de vous avoir été utile. Cela fait tant d’années, j’espère
que je n’ai omis aucun détail.
Consultant l’heure sur ma montre, je me rends compte que les
pensionnaires de La Calanque vont bientôt déjeuner, alors je dois faire vite.
— J’ai une dernière question à vous poser : Constance n’a-t-elle jamais
cherché à retrouver Aïssam ?
Malgré sa fatigue, la vieille dame me répond d’une intonation tonique :
— Bien sûr que si ! Constance n’était pas du genre à renoncer au
moindre obstacle. Un été, elle est partie au Maroc avec sa fille. C’était au
début des années 1960, elle avait économisé chaque bout de chandelle pour
pouvoir s’offrir le voyage. Sa cousine, qui vivait toujours à Casablanca, les
a hébergées. Là-bas, elle a retrouvé la trace d’un oncle d’Aïssam, qui
possédait une petite épicerie. Il lui a appris que Safia n’ayant pas survécu
aux interrogatoires qu’elle a subis, Aïssam était parti s’installer avec Amir
dans une petite ville de pêcheurs, du nom de Oualidia, si mes souvenirs sont
exacts.
Jacqueline termine en me disant que ma grand-mère n’est pas allée le
retrouver.
— Il était convaincu de ne jamais la revoir, alors il a fini par se marier.
Son épouse venait d’accoucher d’un fils et Constance n’a pas osé les
perturber. Elle est rentrée en France le cœur brisé et n’a plus jamais parlé
d’Aïssam.
Après un moment de silence ému, la voix de Paolo, l’un des deux joueurs
de cartes, retentit :
— Eh bien, quelle histoire ! C’est quand même dommage que cette brave
dame n’ait pas compris qu’un cœur blessé ne peut pas se soigner seul… Si
seulement elle m’avait connu !
— Toi, tu ferais mieux de retourner jouer au docteur avec les héroïnes de
tes romans à l’eau de rose ! lui assène Jacqueline, en guise de conclusion.
23

DANS LA VIE, il faut parfois avoir le cœur solide. C’est la réflexion que je me
fais en arrivant à l’école pour la dernière journée avant les vacances. Nous
sommes vendredi. Dans quelques heures, Rémi fera irruption habillé en
Père Noël et ce soir, je dînerai dans son restaurant avec mon ex. Oui, tout
cela aurait de quoi me déclencher une bonne crise de tachycardie, mais
finalement, ce n’est pas grand-chose comparé à ce qui a découlé de notre
petite virée à Manosque.
En regagnant ma voiture après ma rencontre avec Jacqueline, j’étais
plutôt satisfaite de la tournure qu’avait prise notre discussion. Triste pour
les amours avortées de Constance, mais heureuse d’avoir enfin des réponses
à apporter à ma mère. J’ai profité d’une pause déjeuner dans un snack pour
rapporter à mon fils et à ma sœur tout ce que m’avait confié la vieille dame.
— Incroyable ! a soufflé Chloé. Jamais on n’aurait pu soupçonner quoi
que ce soit, à voir Constance. Elle était si… solide.
— C’est cette force de caractère qui l’a poussée à ne rien révéler à
Maman. Elle redoutait les conséquences que cette histoire aurait pu avoir
sur l’équilibre de la nouvelle famille d’Aïssam. Elle ne voulait pas les
chambouler.
— Vous parlez d’un gâchis, a constaté Jules. Il doit bien exister un
moyen de réparer tout ça, non ? On pourrait chercher Aïssam.
Ma sœur et moi avons échangé un regard perplexe, démotivées d’avance
face à l’ampleur d’une telle tâche. Puis nous sommes allés chez l’oncle
Christian pour boire un café, Chloé lui ayant téléphoné pendant que je
papotais avec Jacqueline. Nous nous sommes donc retrouvés tous les quatre
assis à la table de la cuisine recouverte d’une vieille toile cirée à motifs
champêtres, chacun faisant un effort poli pour discuter. Quand nous nous
sommes enquis de ses projets pour Noël, il nous a rétorqué que, comme
chaque année depuis plus de vingt ans, il le fêterait chez des amis.
— J’suis pas très famille, vous savez.
C’était plutôt gênant, en fait. Sous son épaisse moustache, Christian ne
souriait pas et avait franchement l’air de se demander pourquoi ses nièces
avaient décidé de lui rendre visite comme ça, sur un coup de tête.
D’ailleurs, j’étais en train de me poser la même question, tout en sirotant le
café trop réchauffé qu’il nous a servi avec des langues de chat si molles que
le paquet devait être ouvert depuis plusieurs semaines. Désireuse de percer
l’embarrassant silence qui s’était installé, Chloé a lancé :
— Tu as quand même vu Papa récemment, à ce que j’ai compris ?
Bien sûr, elle faisait allusion au week-end de son arrivée, quand notre
père avait confié sa maison à des cafards agonisants.
— Non, a répondu Christian.
Ma sœur et moi avons tressailli en même temps.
— Il est bien venu ici au début du mois ? a insisté ma frangine.
— Bah non, a persisté notre oncle. Je m’en souviendrais si c’était le cas.
Votre père, je ne l’ai pas vu depuis l’année dernière.
Tandis que Jules se retenait difficilement de rire, je crois que j’ai ressenti
les prémices d’une crise cardiaque.
Nous avons passé le trajet du retour à débriefer, ne sachant pas trop quoi
faire de ce que venait de nous balancer Christian. Heureusement, c’est
Chloé qui conduisait.
— Papa nous a menti ! ai-je lâché dans un murmure incrédule. Ça relève
carrément de la science-fiction.
— Je ne vois qu’une explication, a aussitôt réagi ma frangine.
— Laquelle ? Parce que pour ma part, je suis dans le flou total.
— Il a lui aussi rencontré quelqu’un, c’est évident.
J’ai secoué la tête. Ce n’était pas du tout cohérent.
— J’ai posé la question à Maman le mois dernier, elle m’a dit que ce
n’était pas le cas.
Chloé a laissé échapper un rire muet.
— Pardonne-moi, Valou, mais Maman n’est pas la plus perspicace des
femmes. Ce n’est pas elle qui voyait en Alan un futur gendre idéal ?
Jules a alors poussé un soupir qui nous a prises de court.
— Vous non plus, vous n’êtes pas très perspicaces, nous a-t-il fait
remarquer. Vous n’avez toujours pas compris que Papi et Mamie se sont
remis ensemble ?
Voilà. Deux jours plus tard, je n’en reviens toujours pas. Comment un
ado de quinze ans a-t-il pu nous coiffer au poteau ? Pourtant, Jules a raison,
tous les signes étaient là, sous notre nez. Et nous n’avons rien vu. Nous
n’avons pas su interpréter leurs cachotteries et leurs bizarreries soudaines,
alors qu’en réalité, c’était si simple.
De retour à Vallenot, Chloé et moi n’avons rien dit aux parents, qui se
trouvaient tous les deux dans la boutique de ma mère, Papa l’aidant à
accrocher des guirlandes lumineuses dans la vitrine. C’était tentant de surgir
devant eux en criant « Démasqués ! », mais il nous a semblé d’abord plus
important de transmettre à Maman l’histoire de sa naissance. Elle a l’air
d’avoir bien encaissé le choc, mais je présume qu’elle aura besoin de temps
pour digérer pleinement tout ça. De son côté, Jules a décidé de faire des
recherches via Internet pour essayer de découvrir si Aïssam est toujours en
vie. J’ignore de quelle façon il compte s’y prendre, mais je le sens
enthousiaste. Peut-être que c’est ça, la bonne action qu’il a choisie pour se
faire pardonner sa bagarre.
— Maîcresse, devine quoi !
Plantée à côté de moi, la petite Inès me tire de mes pensées. Mes élèves
viennent de pendre leurs manteaux aux patères et je m’apprête à les faire
entrer dans la classe.
— Et depuis quand on ne fait plus le silence ? je lui rappelle, d’un ton qui
se veut ferme alors que j’ai juste envie de sourire devant ses yeux brillants
de joie.
La gamine fait mine de se repentir.
— Pardon, maîcresse ! Mais tu sais ? Y a le Père Noël qui vient !
— Non, c’est vrai ?
— Oui ! chuchote-t-elle, comme si c’était un secret. T’as bien fait de
mettre ton zoli pull !
Eh oui, histoire de coller à l’événement, j’ai revêtu mon pull-over le plus
kitsch, orné d’une tête de renne au nez rouge, clin d’œil à Céline Dion
oblige, sur fond rouge parsemé de flocons. Il faudra tout de même que je
pense à me changer avant d’aller dîner avec mon ex-mari.
— La maîcresse, elle s’est fait belle pour le Père Noël ! crie alors Inès, à
l’attention de ses camarades.
Belle pour le Père Noël. N’exagérons rien non plus.
— Le Père Noël ! Le Père Noël ! reprennent-ils tous en chœur.
Je devrais les gronder pour leur indiscipline, mais au lieu de ça, je leur
souris. Seul le bonheur des enfants a ce pouvoir d’effacer tout le reste. Voir
la vie à travers leurs yeux est le plus beau des cadeaux.
À quatorze heures, mes élèves sont surexcités lorsque nous rejoignons les
autres dans la salle des fêtes. Un tintement de clochettes retentit soudain de
derrière la porte fermée et mon cœur se met à battre à tout rompre. Je sais
que Rémi est là, tout proche, dans son costume. Sera-t-il assez crédible ?
Va-t-il réussir à tenir ce rôle pendant deux longues heures ?
Pascal s’amuse à ménager un faux suspense :
— Est-ce que vous avez entendu ? Qui va là ? Est-ce vous, Père Noël ?
La porte s’ouvre et cinquante bouches hurlent de joie.
— Ho, ho ho ! Bonjour les enfants ! lance Rémi, dans une intonation
parfaite.
Il me salue par un clin d’œil et je me détourne afin de ne pas être prise
par un fou rire. Le voir ainsi avec sa perruque et la fausse barbe blanche est
assez comique. Rémi se retrouve très vite encerclé par les enfants, qui
attendent la distribution de bonbons avec une impatience non dissimulée.
Seule une élève de Flore reste en retrait. La petite fille s’agrippe à mes
jambes, comme si j’étais son roc dans une mer agitée. La pauvre petite est
si intimidée qu’elle en a les larmes aux yeux.
— Il ne faut pas avoir peur, ma puce. Comment tu t’appelles ?
— Léa, me répond-elle d’une voix mal assurée.
— Eh bien, Léa, dis-je en la prenant par la main pour lui faire rejoindre le
reste du groupe, tu ferais mieux de t’approcher avant qu’il ne reste plus un
seul bonbon.
Rémi, qui a entraperçu la scène malgré l’agitation ambiante, nous fait
signe d’avancer. Je lui souffle au passage le prénom de la fillette et, la
prenant dans ses bras, il entame avec elle une grande discussion où il est
question de costume de la Reine des Neiges et de château féerique en
briques de construction. Il s’adresse à Léa comme si elle était spéciale à ses
yeux et je trouve la scène très touchante.
— Bien, annonce Flore au bout de quelques minutes, nous allons laisser
le Père Noël souffler un peu. Je vais vous raconter une histoire, qui se
déroule dans un pays qu’il connaît très bien : le pôle Nord… Ensuite, si
vous êtes bien sages, vous pourrez faire une photo avec lui.
L’après-midi s’écoule rapidement. Rémi prend son rôle très à cœur,
commentant même le conte que lit Flore.
— Sachez que depuis, le Prince des Lutins s’est remis de sa mauvaise
grippe, déclare-t-il aux élèves, très solennel. Il a été promu chef d’atelier
des cadeaux. Mais vous connaissez désormais sa maladresse légendaire…
Je ne suis pas certain que c’était une bonne idée.
J’admire tant son aisance que je ne peux retenir un sourire. Une fraction
de seconde, je me surprends à imaginer ce que peut être une vie avec lui,
une vie simple, remplie de rires et de regards qui pétillent. Je songe que la
femme qui saura l’apprivoiser aura bien de la chance et ça me fait bizarre
dans le ventre.
Merde, ma vieille ! Tu ne vas pas te mettre à délirer sur Rémi !
Désappointée par ces émotions qui n’ont pas lieu d’être, je secoue la tête
afin de les chasser. C’est à présent l’heure des photos. Les plus petits
passent en premier et se montrent ravis de récupérer aussitôt les portraits
que leur tend Pascal. Mes élèves et moi sommes les derniers à rester dans la
salle. Malgré leur fatigue, les gamins sont déchaînés et je ne suis pas
mécontente de les rendre bientôt à leurs parents. Une fois qu’ils sont tous
passés devant l’objectif, Nathan s’écrie :
— La maîtresse aussi, elle doit faire une photo !
Inès se met à battre des mains.
— Oh, oui, une photo, maîcresse Valentine ! renchérit-elle, la bouche en
cœur.
D’un sourire amusé, Pascal approuve et recharge son Polaroid.
— Le Père Noël est sûrement épuisé, je proteste. Et puis, je suis grande,
moi, ça ne compte pas.
Toujours assis sur son siège, Rémi hausse un sourcil éloquent. Je sens
mes jambes flageoler lorsqu’il se penche vers les enfants pour leur confier,
d’un ton ennuyé :
— Le problème, c’est que les adultes ne veulent jamais faire de photos
avec moi. Est-ce que vous trouvez que je sens le vieux renne, les copains ?
Je vais le taper.
— Allez, maîtresse ! me supplie Ethan. Regarde comme il est triste.
Je pousse un profond soupir en roulant des yeux.
— Bon, très bien, si vous y tenez tant !
Un pli amusé se creuse sur le côté droit de sa bouche, aussi je juge
préférable de lui préciser :
— Je vous préviens, Père Noël, il est hors de question que je m’assoie sur
vos genoux !
— Je n’en demandais pas tant, me répond-il en se levant.
Sans prévenir, il me saisit par la taille de façon à ce que je me tienne près
de lui. Si près que je peux déceler son parfum de savon. Et je confirme, il ne
pue pas du tout le vieux renne ! Alors que sa main est toujours posée sur ma
hanche, je suis soudain envahie par un sentiment de… quelque chose. Et ce
quelque chose enfle dangereusement en moi, me déclenchant une sorte de
fourmillement dans…
Mais reprends-toi !
Pascal prend la photo et je m’écarte de Rémi sans demander mon reste,
faisant en sorte de ne pas croiser son regard, par peur qu’il y lise tout ce que
je viens de ressentir. C’est trop inattendu pour moi et ma poitrine résonne
encore des battements démesurés de mon cœur.
— Pourquoi t’as les joues rouges comme ton pull ? me demande Kiara,
sans aucun détour.
Parce que je suis sur le point de prendre feu, ma chérie.
— C’est mon maquillage, je baratine. J’en ai trop mis.
Me tournant vers le reste de ma classe, je frappe dans mes mains pour les
exhorter à dire au revoir au Père Noël. Ce dernier adresse à nouveau
quelques mots gentils aux enfants, puis se retire, non sans leur avoir fait
promettre d’être bien sages.
C’est un Rémi sans son costume rouge que je retrouve vingt minutes
après dans la salle des enseignants, en allant récupérer mon sac à main.
Flore est déjà partie ; quant à Pascal, il termine de la paperasse dans son
bureau. Autrement dit, nous sommes seuls. Faisant fi du trouble qui s’est
emparé de moi un peu plus tôt, je le félicite pour sa prestation.
— Tu as été génial, avec les enfants. Tu leur as mis des étoiles dans les
yeux.
— Ce n’est rien, minimise Rémi, dans un geste désin- volte. C’était
marrant.
J’acquiesce et nous nous fixons un instant sans rien dire, son intense
regard noir plongé dans le mien. J’ai envie qu’il arrête de me regarder
comme ça. Non, en fait, j’ai envie qu’il continue. J’ai envie de lui dire
« Embrasse-moi ».
Stop !
Mais qu’est-ce qui me prend, de nourrir de telles pensées, tout à coup ?
J’ai ingurgité trop de café dans la journée et mon cerveau doit manquer
d’oxygène, c’est la seule explication.
Rémi se décide à rompre le silence en premier.
— Je dois filer, si je veux être à l’heure pour le service.
Je décèle comme un soupçon de rugosité dans sa voix habituellement
douce et grave.
— J’espère qu’on se reverra bientôt, ajoute-t-il.
— Plutôt que tu ne le crois, je réponds, faussement détendue. Je dîne à
L’Edelweiss ce soir avec mon ex.
Quelque chose de sombre passe dans son regard, mais c’est si furtif que
je me demande si je ne viens pas de l’imaginer.
— Retour de flamme ? s’enquiert-il.
— Pas vraiment, dis-je sans joie. Ça s’annonce même difficile.
— Est-ce que tu veux que je crache dans son plat ?
Je m’esclaffe.
— Ce ne sera pas utile, je te remercie. Un texto de ma part et mon père se
pointera avec sa hache.
Rémi rit avec moi et une décharge électrique me traverse le corps. Il est
temps pour moi de regarder la réalité en face : s’il reste encore cinq minutes
dans la même pièce que moi, il se pourrait bien que je dérape. Ça n’a aucun
sens.
— Bon, eh bien, en tout cas, je serai là, reprend-il en se dirigeant vers la
sortie. Si les choses dégénèrent tu n’auras qu’à crier, en attendant ton père.
Rémi marque un temps d’arrêt sur le seuil et son regard se plante à
nouveau dans le mien.
— À tout à l’heure, fait-il en me lançant un dernier clin d’œil.
J’attends qu’il ait quitté la salle pour aspirer une grande goulée d’air,
comme si je remontais à la surface après être restée trop longtemps sous
l’eau. Je ne sais pas ce qui vient de se passer, mais je ne suis pas pressée d’y
mettre un nom.
24

EST-CE QUE JE SUIS NERVEUSE ? C’est un euphémisme. Non seulement j’ai


oublié de troquer mon pull de Noël contre une tenue plus adaptée, mais en
plus Jules est tombé sur la photo me représentant en compagnie du Père
Noël lorsque mon sac à main s’est renversé dans la voiture.
— C’est le gérant de L’Edelweiss, non ? m’a-t-il questionnée en
reconnaissant Rémi.
— Eh oui, c’était le seul Père Noël disponible, ai-je répondu, d’un ton
empreint d’une tranquille indifférence (du moins, je l’espère).
— Il est sympa. Par contre, défronce tes sourcils, la prochaine fois. On
dirait que tu étais au bord de l’anévrisme.
Mais j’étais au bord de l’anévrisme, mon cœur.
Autant dire que je n’en mène pas large en poussant la porte de
L’Edelweiss. Mon cœur pompe à plein régime et ce n’est pas seulement lié
au froid. Je suis encore perturbée par les images qui m’ont traversé l’esprit
quelques heures plus tôt, et le fait de savoir que Rémi sera présent ce soir ne
contribue pas à me mettre à l’aise. Il faut à tout prix que je me domine.
Justement, c’est lui qui m’accueille à l’entrée du restaurant.
— Il est arrivé ? je m’enquiers, en me démontant le cou pour tenter de
localiser l’ennemi.
Rémi secoue la tête.
— Pas encore, il n’y a qu’une poignée de clients au bar. Où est-ce que tu
veux t’installer ?
— Près de la porte, ce sera plus pratique si je dois prendre mes jambes à
mon cou.
— Je préfère la version où ton père déboule avec sa hache, dit Rémi dans
un sourire.
En parlant de mon père, quand il a su avec qui je dînais ce soir, il a
menacé de passer sa soirée au bar du restaurant, juste pour le plaisir de voir
Philippe se décomposer. J’espère avoir trouvé les bons mots pour l’en
dissuader, mais avec Papa, on ne peut jamais jurer de rien.
— Le service va être un peu spécial, ce soir, m’informe Rémi, tandis que
je m’assieds. La nièce de Léna est arrivée, elles sont en plein briefing dans
la cuisine.
— Et vous serez quatre en salle ?
Je n’y connais pas grand-chose en matière de restauration, mais ça me
paraît beaucoup pour un endroit qui n’est pas si grand que ça.
— Léna se contentera d’observer Violette et d’intervenir à la moindre
difficulté, me précise Rémi. Pour l’instant, c’est calme, alors ça devrait bien
se passer.
Il ponctue sa phrase par une drôle de grimace.
— Ça vient de moi ou tu n’es pas du tout emballé ?
— Deux adolescentes, Valentine, répète-t-il, comme si les enjeux réels
m’échappaient. Et je serai seul avec elles demain soir. Je m’attends au
chaos.
Il m’explique que de surcroît, Violette sort avec Lucas, leur cousin qui
bosse en cuisine avec Clément.
— Ils ne se sont pas revus depuis les vacances d’automne… J’espère
qu’elle se donnera à fond dans son service.
— Dans ce cas, bon courage !
Alors que Rémi s’éloigne pour accueillir deux nouveaux clients, je
consulte mon portable. Philippe m’a envoyé un texto pour me prévenir
qu’avant de me rejoindre, il déposera Célia à l’hôtel qu’ils ont réservé pour
la nuit, le trajet ayant fatigué cette dernière. Je pousse un gros soupir en
songeant que nous ne serons donc que tous les deux pour dîner.
Un cri provenant de la cuisine me fait tout à coup redresser la tête.
— Mais t’es venue pour faire friser le persil, ou quoi ?!
La porte s’ouvre brusquement sur Coline, qui a l’air furax. Rémi se dirige
aussitôt vers sa jeune serveuse. Heureusement, nous ne sommes pas
nombreux dans le restaurant.
— Qu’est-ce qui se passe ? lui demande-t-il, se contenant visiblement
pour garder son calme.
Aux mots que je saisis, les craintes de Rémi étaient fondées : la nièce de
Léna n’a d’yeux que pour Lucas et a du mal à se mettre au travail.
— Je déteste les gens mollassons ! lance Coline, avant de se diriger vers
le comptoir.
Rémi souffle et lève les yeux en l’air. C’est mal, mais ça m’amuse de le
voir à ce point dépassé par les deux adolescentes.
— C’est animé, dis-je pour le taquiner, quand il passe à ma hauteur.
— Si les enfants pouvaient rester tout le temps petits ou passer
directement à l’âge adulte, ça m’arrangerait, marmonne-t-il.
Je ne rebondis pas sur sa remarque car Philippe fait son entrée dans le
restaurant. Pendant qu’il me cherche du regard, j’en profite pour le
détailler : manteau en laine, épaisse écharpe autour du cou. Mon ex-mari a
toujours aimé se sentir chic. Ses joues sont hérissées d’une barbe de trois
jours. Tiens, c’est nouveau.
— Ah, Valentine ! fait-il en me repérant.
Je me lève de ma chaise en lui adressant un sourire contraint. Je ne sais
pas trop si je dois lui serrer la main ou lui faire la bise, et je me sens un peu
gourde. Philippe tranche pour moi, me pressant brièvement l’épaule avant
de s’asseoir.
— Il est sympa, ce resto, observe-t-il, tendu.
— Oui, très. C’est un endroit chaleureux, c’est ce qui me plaît, ici.
Zen, ma vieille, zen.
Rémi se matérialise à côté de nous, salue Philippe et nous tend les menus.
Nous étudions la carte avec une attention bien trop soutenue pour être
naturelle. Burger ou poisson ? Discussion paisible ou engueulade ? La nièce
de Léna, une belle jeune fille métisse aux yeux très vifs, vient s’enquérir de
nos choix, plissant le front pour se concentrer et ne rien oublier. Philippe
opte pour le burger montagnard et une eau pétillante.
— Pour moi ce sera également le burger. Et je vais prendre un verre de
rouge, avec.
— On va prendre une bouteille, alors, renchérit Philippe. Après tout,
l’hôtel est juste à côté.
Violette note le tout avec application et tourne les talons. Piochant dans la
corbeille de pain, je prends sur moi pour passer outre ma nervosité et
demande à mon ex s’il a facilement trouvé la station de ski.
— Oui, c’était simple, me répond-il. Il faudrait en vouloir, pour se perdre,
par ici, ajoute-t-il en ricanant. Cela dit, je dois reconnaître que c’est
charmant.
Nous échangeons encore quelques banalités. Avec un peu de chance,
nous allons réussir à discuter de façon courtoise.
— Jules est chez ta mère, si j’ai bien compris ?
— Oui. Il fait l’ouverture de la boutique avec elle, demain. Autant qu’il
dorme chez elle.
Mon fils a quelque peu renâclé, mais de toute façon il n’a pas le choix.
— Tu le récupères samedi prochain, c’est ça ?
J’ai beau connaître la réponse, je ressens ce besoin irrépressible de faire
la conversation. Souper avec mon ex pour la première fois depuis notre
séparation, c’est une expérience assez particulière.
— Célia et moi passons la semaine à la montagne et nous prendrons Jules
au retour, me confirme-t-il. À ce sujet, je suis désolé de ne pas t’avoir parlé
moi-même de cette grossesse. Je ne savais pas comment tu prendrais la
nouvelle.
J’opine simplement du chef, ne sachant pas trop quoi répondre. Si je
laisse ma bouche prendre le contrôle, elle risque de lui rétorquer que
contrairement à ce qu’il a sous-entendu l’autre soir au téléphone, j’ai tourné
la page et que je ne me suis jamais sentie aussi vivante depuis ce nouveau
départ.
Sauf que je n’ai pas l’intention de faire dans l’esprit revanchard. Pas tout
de suite, du moins.
En nous apportant nos plats, Violette me fait remarquer qu’elle trouve
mon pull sympa.
— Merci, c’est gentil. Aujourd’hui, nous recevions le Père Noël à
l’école, je glisse en aparté à Philippe. On a sorti le grand jeu.
L’adolescente s’éloigne et Philippe verse du vin dans mon verre.
— Tu as toujours aimé Noël, souligne-t-il.
— Et toi, tu as toujours trouvé ma ferveur complètement kitsch.
On avait dit pas de règlements de comptes.
— Laissons le passé là où il est, me propose-t-il, un sourire au coin des
lèvres. On trinque à quoi ?
Les images de notre dernier dîner en tête à tête surgissent dans mon
cerveau. Son expression embarrassée lorsqu’il s’est rendu compte que je
m’attendais réellement à une nouvelle demande en mariage. Mes
lamentations de phoque quand il m’a annoncé qu’il me quittait. Ce que j’ai
pu être naïve !
— À notre divorce ? je suggère en levant mon verre.
— Pourquoi pas…
Je porte le vin à mes lèvres tout en étudiant mon ex-mari. Ce dernier
attaque son burger et, à sa façon de mâchonner sans me quitter des yeux, je
vois bien qu’il a quelque chose à me dire sans savoir comment s’y prendre.
Bon, allez, je vais l’aider un peu.
— Alors, tu voulais me parler d’un truc en particulier ? Ou tu t’es juste
dit : « Tiens, puisque c’est sur la route, passons voir cette bonne vieille
Valentine » ?
Oui, je sais que je ferais mieux d’arrêter de jacasser, mais je n’y arrive
pas.
— Je voudrais que nous parlions de Jules.
À ce moment-là, un nouveau cri féminin retentit.
— Non mais, c’est pas possible, t’as une passoire en guise de cerveau !
Cette fois-ci, c’est Violette qui hurle sur Coline. J’ai l’impression
qu’entre les deux filles, c’est plutôt explosif ! Léna, que je n’avais pas vu
s’installer dans un coin, se lève subitement, les yeux arrondis d’embarras.
Elle embarque les serveuses avec elle au fond de la salle pour les
sermonner.
— Quel manque de professionnalisme, déplore Philippe. C’est une
chance qu’il n’y ait pas beaucoup de monde. Quelle idée de confier le
service à des gamines !
Je ne sais pas pourquoi, mais l’entendre critiquer l’équipe de L’Edelweiss
m’agace.
— Elles sont jeunes, elles apprennent. On a tous été débutants, un jour.
Donc, au sujet de Jules…
— Oui… En fait, reprend-il en s’éclaircissant la voix, je voulais te poser
une question. Est-ce que tu penses que notre fils est… euh… enfin, tu vois,
est-ce que tu crois qu’il est attiré par les garçons ?
Hébétée, je repose brusquement ma fourchette. Jules m’avait pourtant
assuré qu’il ne lui en avait rien dit !
— Qu’est-ce qui te fait penser ça ? je demande, en tentant de ne pas
m’étrangler avec mon vin.
— Il me réclame un piercing à l’oreille en guise de cadeau de Noël. Et
Célia a relevé certaines petites choses, dans sa façon d’être.
Je m’essuie la bouche avec ma serviette.
— Célia, ah bon ? Ils doivent passer beaucoup de temps ensemble, dis
donc.
Non, non, non. Je ne vais pas faire une crise de jalousie maintenant !
Philippe pousse un profond soupir.
— Tu vas me reprocher de trop travailler, c’est ça ?
Ouf, il n’a pas compris ce qui me chiffonnait.
— Non, je rétorque en avalant une frite. Je suis juste étonnée. En ce qui
concerne Jules, tu ferais mieux de le lui demander directement. Est-ce qu’à
tes yeux, ce serait grave s’il était homo ?
Autant sonder le terrain. Je ne suis pas sûre que mon fils supporterait
d’être rejeté par son père.
— Bien sûr que non, m’assure Philippe en se renfonçant contre le dossier
de sa chaise. Seulement, ça me surprendrait car Jules a toujours aimé le
foot. Et puis il s’est battu, aussi.
Malgré moi, j’ai un petit rire nerveux. Je ne pensais pas que mon ex était
si plein de préjugés ! Je le dévisage, les yeux étrécis.
— Tu es sérieux, Philippe ? Pour toi, un gay ne peut pas faire des choses
viriles ?
— C’est un peu contradictoire, non ?
— Oh, je t’en prie, ne joue pas les abrutis ! je m’écrie.
Mais qu’est-ce que j’ai bien pu trouver d’attirant chez lui, outre son côté
charmeur et sa vitalité coutumière ? Une sensation de chaleur et de
picotement dans la nuque me fait me retourner. Rémi a les yeux braqués sur
moi. Le même regard pénétrant qu’il a eu cet après-midi. Celui qui
déclenche des fourmillements. Juste ciel, ce n’est pas le moment de tomber
en pâmoison ! D’un hochement de tête, je lui fais signe que tout va bien,
puis je m’efforce de reporter mon attention sur mon ex. Celui-ci semble prêt
à m’étriper sur place. S’il pouvait à nouveau demander le divorce, à coup
sûr il le ferait maintenant.
— Tout le monde nous regarde, je suppose que tu es contente ? se
hérisse-t-il.
Et en plus, monsieur s’offusque de mon manque de tact.
Il est vingt et une heures trente et je ne rêve déjà que d’une chose :
rentrer à la maison pour me détendre dans un bon bain. Je savais que les
amabilités ne dureraient pas bien longtemps.
— Je te demande juste de réfléchir, Philippe, au lieu de débiter des
âneries qui datent de l’ère préhistorique.
Il se renfrogne, émet une sorte de grognement.
— Justement, j’ai réfléchi. Pour moi, tu as fait une erreur en revenant
t’installer ici et ça perturbe Jules.
Il va se prendre mon verre de rouge à la figure, s’il continue.
— Je sais que nous ne sommes plus mariés, Valentine, continue-t-il,
mais…
— Précisément. Nous ne sommes plus mariés. Par conséquent, je vis où
bon me semble.
— Tu te plais vraiment dans ce trou perdu ? Sérieusement ?
Purée, j’ai mal aux mâchoires à force de serrer les dents.
— Oui, je m’y plais beaucoup. Ma vie a pris un tour différent et pour rien
au monde je ne reviendrais en arrière.
Avec la plus grande tendresse, je me mets à évoquer mon job, les
paysages incroyables que je peux contempler chaque jour, le givre qui
étreint les arbres en hiver, les couleurs magnifiques des autres saisons, la
création du futur musée dans laquelle je m’implique à ma façon et la
chaleur incomparable que l’on ressent à se retrouver à L’Edelweiss, en
compagnie des gens que l’on aime. D’accord, je dégoise avec l’éloquence
d’une brochure touristique, mais mon trou perdu, comme il le nomme, en
vaut largement la peine. Ma verve semble faire mouche, les traits de
Philippe se détendent. En conclusion, je lui assure que ça va aller pour
Jules.
— Crois-moi, il regrette déjà de s’être bagarré. Les adolescents sont
souvent à fleur de peau, tu sais ce que c’est, dis-je en désignant pour
exemple les deux jeunes serveuses du menton.
Une demi-heure plus tard, nous avons terminé notre dessert et sirotons le
lait de poule que Violette nous a apporté. Nous papotons de choses et
d’autres, surtout de nos métiers, quand Philippe devient aussi pâle qu’un
linge.
— Ton… ton père est là, bafouille-t-il.
Oh non, pitié ! Pas au moment où les choses s’apaisaient !
Je devrais pourtant savoir que lorsque Papa lance une idée, ce ne sont pas
des paroles en l’air. Je me retourne pour le découvrir assis au bar façon
cow-boy et tourné vers nous. Il fusille mon ex du regard sans pour autant
faire mine de vouloir lui casser la figure. Il y a du progrès. Je me sens tenue
de sourire à Philippe.
— Oui… Bon… Il faut dire que ça exige une certaine dose de courage de
te pointer ici, alors que la quasi-totalité de ma famille a envie de te liquid…
Je m’interromps, consciente que lui révéler les divers projets de meurtre
envisagés par mes parents à son encontre n’est pas spécialement un bon
plan.
— Bref, Papa apprécie les personnes courageuses.
— Arrête, il me déteste depuis qu’on a divorcé.
— Il est en colère parce que tu m’as trompée. Pour lui c’est
inconcevable.
Philippe baisse un instant les yeux.
— Je crois que je vais y aller, déclare-t-il en avalant d’un trait le reste de
son lait de poule. Ça m’a fait plaisir de discuter avec toi.
Il laisse son regard dériver un instant vers mon père, puis reprend :
— Et je suis content de te voir épanouie. Tu le mérites.
Waouh, ces mots apparemment sincères expliquent sûrement pourquoi
dehors, la neige tombe à gros flocons. Philippe balaye mes protestations en
insistant pour régler l’addition et, au passage, il échange quelques paroles
avec mon père. Papa reste aussi imperturbable qu’un roc. Je le rejoins au
bar, me juchant sur un tabouret libre à côté de lui.
— Félicitations, Papa, tu ne l’as pas tué.
À travers la vitre embuée, je distingue la silhouette de Philippe qui
s’éloigne dans la nuit.
— Je sais me tenir en public, me répond mon père. En revanche, je ne
garantis pas qu’il ne retrouvera pas un de ses pneus crevés.
Il avale tranquillement une gorgée de bière.
— Tu n’as quand même pas fait ça ? je l’interroge, horrifiée par cette
pensée.
— Mais non, andouille ! dit-il en riant. Je ne tiens pas à le voir s’éterniser
dans le coin. Je suis un homme, j’ai besoin de fanfaronner pour prouver ma
propre valeur.
— Je ne suis pas comme ça, moi, intervient Rémi, en bombant le torse.
— Tu viens pourtant de prouver que si, rétorque mon père, en lui
décochant un clin d’œil. Alors, Val, comment ça s’est passé ? me demande-
t-il en retrouvant son sérieux.
Je prends une longue inspiration, ravie que cette soirée arrive enfin à son
terme.
— Mieux que ce que je pensais. Nos échanges manquaient de naturel
mais nous avons réussi à nous comporter en adultes responsables.
— Ça ne me dit pas ce que tu ressens au fond de toi. Je ne sais pas si tu
es triste ou soulagée.
— Tu vois bien que je n’ai pas envie d’aller me jeter du haut d’un pont,
non ?
Cette conversation me gêne. D’une part parce que je ne peux pas lui dire
qu’il a surtout été question de l’homosexualité de Jules – ce n’est pas
comme ça que mon père doit l’apprendre –, et d’autre part parce que Rémi
entend tout, même s’il fait mine d’essuyer des verres.
— T’es comme une forteresse, ma chérie, reprend Papa. Hérissée de
défenses.
— Et moi, je crois que tu devrais ralentir sur la bière. Je ne suis pas une
forteresse.
Rémi se tourne doucement vers nous et repose le verre qu’il avait entre
les mains.
— Une forteresse ? répète-t-il de façon espiègle. Ce n’est pas la première
image qui me vient à l’esprit quand je te vois.
Nom de Dieu de nom de Dieu. Il a encore ce sourire polisson au coin des
lèvres. Je reste sans rien dire, à écouter les cliquetis des couverts qui
proviennent des tables derrière nous et l’entraînante chanson Blinding
Lights qui s’échappe des haut-parleurs. Décidément, Rémi réveille en moi
des émotions déstabilisantes. Papa marmonne un truc, mais j’ai
l’impression d’avoir comme du coton dans les oreilles. Il doit s’écouler
ainsi dix bonnes minutes, quand Clément sort de la cuisine, talonné par un
jeune homme que je suppose être Lucas, à la façon dont Violette se presse
contre lui.
— S’il n’y a plus personne, Léna et moi allons rentrer, indique le
cuisinier à son frère.
En effet, nous ne sommes plus que quatre clients. Rémi répond par un
hochement de tête.
— Allez-y, je peux gérer seul. Je compte sur vous pour être
opérationnelles demain soir, les filles, précise-t-il à l’attention de Violette et
Coline. La première qui hurle devant les clients se retrouvera à la porte.
— C’est bon, te fatigue pas, soupire Violette. Clément nous a déjà
menacées de tous les maux, on a compris.
Les filles et Lucas se dirigent vers la sortie, pendant que Léna et Clément
enfilent leurs blousons. Les derniers clients, eux, s’avancent pour payer.
— À bientôt, Valentine ! me lance Léna en me claquant une bise.
— Je vais peut-être te déposer chez toi, Val, m’indique Papa. Tu as bu
combien de verres ?
— Pas assez pour être pompette, mais trop en cas de contrôle des
gendarmes, c’est certain.
— Laissez, Sylvain, je la ramène, intervient Rémi en me regardant droit
dans les yeux. C’est sur ma route.
25

ME VOICI DONC SEULE AVEC RÉMI. Je n’ai même pas pu protester. De toute
façon, ça n’aurait servi à rien. Il aurait été stupide de ma part de refuser et
de contraindre mon père à faire un détour. Je ne vais pas me comporter
comme un lièvre apeuré !
— Tu as bientôt terminé ? je m’enquiers, d’une voix un peu trop aiguë.
— J’ai compté la caisse, on peut partir.
Je ferme mon blouson et suis docilement Rémi, qui, après avoir
verrouillé l’accès principal du restaurant, se dirige vers la cuisine, afin de
sortir les poubelles. Il plane encore dans l’air des odeurs épicées, mais tout
est nickel
— Tu as achevé ton contrôle d’hygiène, c’est bon ? me lance Rémi.
Puisque mon inspection ne lui a pas échappé, je décide de rentrer dans
son jeu, en laissant mon index courir sur l’un des plans de travail.
— Pas un seul résidu de graisse, c’est parfait. L’Edelweiss pourra
poursuivre ses activités, tant que le lait de poule reste à la carte. Vous
devriez faire des animations de Noël, le costume t’allait bien, au fait.
— Je ne te savais pas branchée gros bonhomme barbu, plaisante-t-il.
Nous quittons le restaurant par la porte arrière et je m’immobilise en
découvrant le ravissant spectacle que nous avons sous les yeux. Les flocons
ont cessé de tomber, mais la blancheur lumineuse du tapis de neige qui se
déroule devant nous renvoie l’éclat de la lune jusqu’au fond du vallon.
Je désigne un sentier, à quelques mètres.
— Ça mène où ?
— C’est l’un des chemins que l’on peut emprunter si on veut rentrer à
pied, me répond Rémi. Tu veux marcher un peu ?
— Bonne idée, dis-je en m’engageant sur la traverse.
Ces derniers jours m’ont paru si irréels que ça ne pourra que m’être
profitable. D’abord le coming out de Jules, les révélations de Jacqueline, ce
dîner avec Philippe, et enfin ces choses nouvelles que je ressens pour
Rémi… Ça fait beaucoup, d’un coup.
Le vent me cingle le visage et j’enfonce le menton dans mon écharpe.
Rémi et moi avançons sans un mot pendant quelques minutes. J’ai beau lui
jeter quelques coups d’œil en coin, il continue à regarder droit devant lui.
La neige craque sous nos pas, nos chaussures y laissant de profondes
empreintes. Nous débouchons sur une espèce de petit plateau, qui nous
permet d’entrevoir une partie du village tout illuminé, en contrebas. Émue
par la beauté du paysage, je murmure :
— C’est magnifique. On dirait un décor de cinéma.
Rémi attrape ma main et enroule ses doigts aux miens. À vrai dire, il me
faut bien quelques secondes pour saisir ce qu’il est en train de faire. Je
retiens mon souffle, consciente de ce qui se joue. Nos yeux se soudent et,
seulement éclairés par la lune, je peux percevoir la douceur de son regard.
Chaque cellule de mon corps frissonne. Au bout d’une éternité, Rémi brise
le silence.
— Je crois qu’on a un problème, Valentine. On dirait bien que je suis
attiré par toi.
Mon cerveau fond, à moins que ce ne soit mon cœur. Je suis incapable de
penser, incapable de refouler ce sentiment de bonheur inhabituel qui me
traverse de part en part.
Et comme souvent dans ces cas-là, je sors tout ce qui me passe par la
tête :
— D’accord, j’acquiesce d’une voix tremblante. Ça tombe bien, parce
que je crois que c’est le cas pour moi aussi. Certes, il y a eu ces deux fois
où je t’ai pris pour un psychopathe, mais tu n’es pas si mauvais que ça, en
définitive.
Rémi éclate de rire, un rire qui résonne à mes oreilles comme la plus
douce des musiques.
— Je suis ravi que tu aies changé d’avis. Mais s’il te plaît, tais-toi. Arrête
de parler.
Avant que j’aie le temps de réagir, il saisit ma tête entre ses mains et
m’embrasse. D’abord avec une douceur infinie, peut-être par peur que je le
repousse. Un désir brûlant et intense m’inonde les veines quand nos langues
s’entremêlent ensuite dans une chorégraphie des plus étourdissantes. Je suis
électrisée par la sensation de ses mains sur mon corps, de ses doigts qui
s’engouffrent sous les pans de mon manteau pour trouver l’accès à ma peau.
À ce moment précis, rien d’autre n’existe que ce tourbillon qui
m’enveloppe et promet de me transporter loin, très loin. C’est à contre-
cœur que je me détache de son étreinte. Malgré les supplications de mon
corps, il n’est pas question de faire l’amour sur la neige.
— J’ignorais qu’un simple baiser pouvait atteindre de tels sommets
d’intimité, je chuchote.
Rémi m’attire à nouveau contre lui, plongeant ses yeux sombres et
calmes dans les miens.
— Je crois qu’en matière de frisson immédiat, tu es servie, me dit-il,
faisant référence à l’une de mes conversations avec Chloé, le soir où elle
m’a cuisinée au sujet de mes attentes.
Bouche bée, je lui assène une petite tape sur l’épaule.
— Mais tu écoutes vraiment les discussions des autres, ce n’est pas une
légende !
Le sourire qui l’illumine est irrésistible et je laisse à nouveau sa bouche
s’emparer de la mienne.
— Viens avec moi, Valentine, me souffle-t-il, incapable lui aussi de
résister plus longtemps à la lame de désir qui déferle sur nous.

Le lendemain, les mains fermées sur mon mug de café, je songe avec
délice que rien n’est aussi attirant que Rémi seulement vêtu d’une serviette
nouée sur les reins. Je sais, j’avais pesté haut et fort contre le fantasme du
séduisant pompier. Mais ça, c’était avant de l’avoir vu nu. Il sort de la
douche et, assise en tailleur sur mon lit, je ne me lasse pas de contempler
ses larges épaules, son torse recouvert de fins poils bruns qui descendent en
ligne droite jusqu’à un petit ventre mou auquel je ne résiste pas. Ce corps
solide m’a fait atteindre des sommets de plaisir à plusieurs reprises dans la
nuit. Et dans la matinée, aussi. À vrai dire, je passerais bien le restant de ma
vie entre ses bras. C’est un sentiment merveilleux et troublant à la fois.
— À quoi tu penses, coquine ? me demande-t-il avec un large sourire.
— Tu le sais très bien, dis-je en portant ma tasse à ma bouche. Tu dois
vraiment travailler ?
Nous avons passé la majeure partie de la journée dans mon lit, à tenter de
vérifier jusqu’à quel point nous pourrions vibrer au diapason. La réponse
dépasse tout entendement. Bien sûr, on n’est pas dans une comédie
romantique où tout est parfait. Au départ, dans notre précipitation à nous
ôter mutuellement nos vêtements, ma tête a même heurté le menton de
Rémi lorsque j’ai voulu me redresser pour l’embrasser. Ce qui nous a valu
un bon fou rire, suivi d’un soudain accès de timidité. Il nous a fallu un verre
de vin pour briser à nouveau la glace. L’alcool, ça donne toujours du cran.
Et la suite… Mazette, j’en frissonne encore ! Je comprends désormais le
sens de l’expression « être sur un petit nuage ». C’est comme si je flottais,
jamais encore je ne m’étais sentie aussi légère.
— Non seulement je dois travailler, reprend Rémi, mais en plus c’est toi
qui me déposes au restaurant.
Hier soir, nous avons effectivement pris ma voiture pour rentrer.
— Je sais, dis-je en me mettant debout. Et je dois passer à la boutique
pour voir si tout va bien pour Jules.
— Tu vas lui en parler ? Pour nous deux ?
Je m’efforce de réprimer une grimace. Les choses me paraissent
prématurées.
— C’est un peu tôt. Je préfère attendre qu’on soit s…
Je ravale la fin de ma phrase afin qu’il ne se méprenne pas sur mes
intentions. Mais c’est trop tard, Rémi a compris ce que je m’apprêtais à
dire.
— Moi non plus, je ne m’étais pas préparé à un tel cataclysme. Mais tu as
un petit quelque chose en plus que les autres n’ont pas, mademoiselle
Rocca, déclare-t-il d’un ton empreint de tendresse. J’ai comme l’intuition
que toi et moi, nous pourrions faire un bout de chemin ensemble.
Ce faisant, il me serre contre lui et je dois bien admettre que je serais bête
de ne pas donner de suite à notre nuit. Je déglutis afin de remettre de l’ordre
dans mes pensées. Ça m’est difficile d’exprimer ce que j’ai sur le cœur,
d’autant plus en sachant que celui de Rémi a été meurtri, par le passé. Tout
en plaquant une main sur son torse, je lui explique que je veux la même
chose que lui.
— Seulement, ce serait mieux qu’on apprenne à se connaître davantage.
Son index se glisse sous la fossette de mon menton, ce qui me force à
relever la tête vers lui.
— Je crois que tu as déjà découvert pas mal de choses à mon sujet,
rebondit-il, le regard espiègle.
— Si tu parles de tes talents cachés, ils me plaisent beaucoup, c’est
certain, dis-je en dénouant sa serviette.
Trois quarts d’heure plus tard, miracle : je dépose Rémi pile à temps pour
sa mise en place. Nous ne nous reverrons pas ce soir, puisque Jules sera
chez moi. En revanche, je compte bien m’arranger pour que mon fils dorme
à nouveau chez ma mère demain. Je file donc sur la route pour les retrouver
et, en arri- vant, je constate avec joie que Jules s’éclate dans son rôle de
lutin. Il est irrésistible dans son costume vert et rouge et je le filme tandis
qu’il pose avec des enfants sur les genoux. Apparemment, il n’a pas arrêté
de la journée et Maman a pulvérisé son chiffre d’affaires, en ce dernier
samedi avant Noël.
— Léna et sa nièce sont passées, m’informe Jules. Elles iront faire de la
luge demain et me proposent de me joindre à elles. Tu es d’accord ?
Jules sympathisant avec la volcanique Violette. C’est surprenant, mais je
suis ravie qu’il se fasse des copains dans le village.
— Quelle question, bien entendu que je suis d’accord ! À ce propos, dis-
je en m’approchant du rayon dans lequel ma mère est en train d’arranger
des boules à neige, est-ce que ça te dérangerait que Jules dorme chez toi
demain soir ? Je n’ai pas envie de me lever aux aurores, lundi, je suis en
vacances.
Maman hausse un sourcil soupçonneux mais acquiesce, s’abstenant de
tout commentaire. Pour ma part, je me réjouis intérieurement de cette
nouvelle soirée que je pourrai consacrer à Rémi. Est-ce que je dois l’inviter
à dîner ? Préparer un repas romantique et tout le tralala ? Cette perspective
me rend tout à coup nerveuse.
Quelques heures plus tard, alors que je suis sur le point de lancer un
énième épisode d’Outlander, quelqu’un sonne à ma porte. Jules s’est
endormi, épuisé par cette première journée de travail.
— Chloé ? je m’étonne en découvrant ma sœur sur le seuil.
— Surprise ! s’exclame-t-elle avec un large sourire. Et je ne viens pas les
mains vides, ajoute-t-elle en me montrant deux bonshommes en pain
d’épice.
Pendant qu’elle se débarrasse de son béret et son manteau, je lui demande
de ne pas faire trop de bruit.
— Jules s’est écroulé comme une masse. Il est KO.
— Tant mieux, approuve ma sœur, une expression malicieuse sur le
visage. Je voulais qu’on papote entre filles. On se fait un chocolat chaud ?
Je m’exécute sans me faire prier. Je suis sur un tel nuage depuis ce qui
s’est passé entre Rémi et moi qu’elle pourrait même me demander de
plonger dans une eau glacée pour pêcher des poissons avec les dents, je le
ferais avec un sourire béat. Une fois notre boisson prête, je rejoins Chloé
sur le canapé et coupe la télé. Claire Randall et Jamie Fraser pourront bien
attendre. Avide de potins, je me penche vers ma sœur et la questionne :
— De quoi tu veux parler ? Tu as recontacté Matthew ?
Chloé se renfrogne légèrement à la mention de son… en fait, je ne sais
pas ce qu’il représente exactement pour elle. Un petit ami ? Un plan cul ?
Un ex ? Une relation de travail ? Sûrement tout ça à la fois.
— Eh bien, ce n’est pas pour ça que je venais te voir à la base, mais oui,
je l’ai appelé.
— Raconte ! je m’écrie, trépignant sur place.
— Nous nous reverrons à mon retour pour faire un point.
Je lève les deux pouces en l’air pour marquer mon accord.
— Voilà ce que j’appelle un état d’esprit constructif.
Chloé pouffe de rire et, l’œil toujours pétillant, me détaille un instant.
— Bon sang, Valentine, je n’y crois pas ! Tu as vraiment mis Rémi dans
ton lit, alors ?
Elle affecte un air choqué, mais je vois bien qu’au fond, elle jubile. Quant
à moi, je fais un effort sur humain pour ne pas lui laisser deviner la panique
qui me gagne et je repose mon chocolat avant de le renverser.
— Qu’est-ce qui te fait penser ça ?
Est-ce que quelqu’un nous a vus ? Mon Dieu, si c’est le cas, tout le
village doit déjà être au courant !
Chloé ramène ses pieds sous ses fesses.
— Pour commencer, tu es radieuse. Il y a du bonheur dans tes yeux et du
rose sur tes joues.
— Cela s’appelle être de bonne humeur, Chloé.
— À d’autres ! Papa a débarqué au petit déjeuner pour nous dire que
Rémi t’avait raccompagnée, hier soir. Il paraît que l’ambiance crépitait
entre vous. Pour que lui-même ait remarqué ça…
C’est la catastrophe !
Je me racle la gorge.
— Maman était là, je présume ?
Ma sœur acquiesce, ce qui m’horrifie encore plus. Je comprends mieux
pourquoi ma mère m’a regardée bizarrement, tout à l’heure, quand je lui ai
demandé si Jules pouvait dormir chez elle. En réalité, elle n’est pas dupe de
mon manège !
— Tout le monde est déjà au courant, quoi.
— Et c’est grave ?
— Non. Bien sûr que non. En fait… C’est compliqué. Je voulais prendre
mon temps, mais je me sens dépassée.
— Vous êtes ensemble ou c’était juste une aventure d’une nuit ? Il
faudrait déjà définir ce point.
— Franchement, je n’en sais trop rien. On verra où ça nous mène.
Je m’arrête de parler, consciente de la teinte pivoine de mon visage. Ce
n’est pas ma faute si des images hors de propos s’imposent à moi.
— OK, tu fais un blocage.
Mince, si ma sœur est aveugle en ce qui concerne ses histoires de cœur,
elle est totalement lucide lorsqu’il s’agit des miennes. Si je pouvais
posséder cette même acuité !
— J’ai peur de ne pas être à la hauteur, finis-je par lui avouer. Ce qui
s’est passé entre Rémi et moi est merveilleux, jamais je n’avais connu ça.
— Mais ?
— Il adorait son ex, mais leur histoire avait plus de signification pour lui
que pour elle. Il a été extrêmement blessé. Je ne veux pas le décevoir.
Ma sœur pousse un profond soupir.
— Il adorait son ex, d’accord, mais en attendant, c’est avec toi qu’il a…
D’ailleurs, c’était comment ?
J’écarquille les yeux.
— Chloé ! Tu ne veux quand même pas que je te raconte les détails ?
— Ah non ! Beurk ! fait-elle en se rejetant en arrière. Ce sont vos
affaires, pas les miennes. Ce que je te demande, c’est si c’était moyen, bof
ou absolument exquis. Tu vois ?
— Eh bien… Je dirais plutôt que c’était extraordinaire. Rémi est très…
Ma phrase reste à nouveau en suspens. Décidément, mon cerveau est en
train de retourner en adolescence !
— Je vois, enchaîne Chloé avec un sourire complice. C’est ce genre
d’homme, quoi. Solide, équilibré et… waouh.
— C’est exactement ça. Sauf qu’en y réfléchissant bien, on se connaît à
peine.
— On s’en fiche ! Excuse-moi, Valou, mais tout ce blabla des magazines
féminins sur le fait de faire mariner un homme, de prendre son temps, c’est
surfait. Si les choses coulent de source entre vous, profite et arrête de te
poser des questions.
Je souris à mon tour, frappée par l’évidence. Je perçois presque le déclic
dans ma tête. Et j’ai bien l’intention d’en faire part à Rémi lorsque nous
nous reverrons.
Sauf que le lendemain, celui-ci ne peut pas venir dîner chez moi.
— Ma mère s’est mis en tête de tous nous réunir avec les proches de
Léna, pour le réveillon, m’explique- t-il au téléphone, et elle court déjà dans
tous les sens. Clément et moi allons l’aider pour son plan de table. Tu sais
ce que c’est, la famille.
— Oh oui ! je compatis. La famille, c’est parfois pénible, mais important.
— Tu as parfaitement résumé les choses, approuve Rémi, dans un éclat
de rire. Et toi, qu’est-ce que tu fais, pour Noël ?
— Nous réveillonnons chez moi et le lendemain ce sera chez ma mère,
en petit comité, je réponds, non sans ressentir une pointe de mélancolie en
songeant qu’en dépit de tous mes efforts, Albane ne sera pas parmi nous.
Rémi détecte le trouble dans ma voix.
— Tout va bien ? me demande-t-il, d’un ton hésitant. Tu ne m’en veux
pas, au moins ?
— Oh, non, ne t’en fais pas. Ce sont mes sœurs qui me posent un peu de
souci, mais rien de grave. Tu passes plus tard ?
— Plus tard dans la nuit, tu veux dire ? m’interroge-t-il avec un ton à
faire fondre la banquise.
J’acquiesce et nous convenons de nous retrouver dès que ses parents le
libéreront. J’en profite pour dîner avec Jules, Chloé et ma mère. Cette
dernière a préparé une bûche poire-chocolat en guise d’entraînement pour
Noël et nous sommes ses cobayes. Pas les cobayes les plus mal lotis, je dois
bien le reconnaître. Ce dessert est divin. Maman n’arrête pas de me jeter des
regards pleins de sous-entendus. Je sais qu’elle se retient de me bombarder
de questions devant Jules. Rien que pour l’agacer, je fais celle qui ne
s’aperçoit de rien. Heureusement, mon fils a entrepris de nous raconter par
le menu son après-midi de luge avec Léna, Lucas, Violette… et Coline ! Si
les deux jeunes filles ont du mal à trouver un terrain d’entente d’un point de
vue professionnel, à l’extérieur du travail elles semblent s’apprécier. Et je
suis d’autant plus ravie que Jules a visiblement pris beaucoup de plaisir à
passer du temps avec leur petit groupe. C’est bon de constater que, malgré
ses réticences des premiers temps, il parvient à s’intégrer au village, lui
aussi.
En rentrant chez moi, je tombe sur un SMS de Rémi : il ne pourra
finalement pas me rejoindre, car les appels à la caserne se multiplient et les
pompiers sont sur les dents. Il me propose de passer demain, au gymnase,
où se tiendra la représentation de la chorale. L’équipe de L’Edelweiss y aura
un stand de lait de poule. Avec humour, je lui rappelle que c’était prévu,
puisqu’il avait déjà évoqué le sujet avec ma frangine au restaurant. Sa
réponse me fait battre le cœur un peu plus fort :
Je radote, d’accord, mais c’est parce que je suis pressé de pouvoir à nouveau te
serrer dans mes bras.

Parmi les institutions de Vallenot, en plus de son concours annuel de


bûcherons, ses cours d’escalade des blocs de grès ou encore le désormais
célèbre lait de poule de Clément, il y a la chorale, qui existe depuis
quarante-trois ans. Tous les ans, la veille du réveillon en général, les
chanteurs se produisent en public. L’année dernière, ils avaient installé la
scène au beau milieu du marché de Noël, mais ils se sont rendu compte que
faire chanter des petits vieux dans le froid n’était peut-être pas une si bonne
idée. L’une des mamies a attrapé une bronchite qui a bien failli lui faire
manger les pissenlits par la racine. C’est ainsi qu’aujourd’hui, le spectacle
aura lieu en intérieur. La journée est belle et lumineuse grâce au soleil qui
s’efforce de percer entre les nuages, mais les températures restent basses.
Accompagnée de Chloé et de Papa, je pénètre à l’intérieur du gymnase
dans lequel règne déjà une certaine effervescence. Le stand de L’Edelweiss
est installé à l’entrée. Rémi s’occupe du lait de poule, tandis que Léna et sa
nièce préparent des crêpes. Sur le côté, ils ont exposé des panettones qu’ils
vendent à l’unité. Ma sœur, toujours très discrète, m’envoie un coup de
coude qui manque de me faire trébucher.
— Qu’est-ce que tu attends ? Va le voir ! me souffle-t-elle.
Je lui fais les gros yeux.
— Il travaille, je ne vais quand même pas le déranger.
Mon père, qui marche quelques pas devant, se tourne vers nous.
— Vous n’êtes pas obligées de parler à voix basse, les filles. J’ai bien vu
la façon dont vous vous dévoriez des yeux, Rémi et toi, l’autre soir, ajoute-
t-il à mon intention.
Il termine sa phrase par un regard éloquent et je rougis comme une
lycéenne prise en faute.
— Dans ce cas-là, Papa, déclare Chloé en glissant son bras sous le sien,
si nous allions chercher des places dans les gradins ? Tu nous rapportes du
lait de poule, Valou ?
Je les regarde s’éloigner vers la salle principale du gymnase, puis me
dirige à pas timides droit vers le stand où Rémi s’active auprès des clients.
Léna m’aperçoit dans la file d’attente et me fait signe de les rejoindre.
— Je venais seulement pour le ravitaillement, dis-je après l’avoir saluée.
— Mais bien sûr, petite cachottière, me chuchote-t-elle.
Je la considère durant deux bonnes secondes, bouche bée.
— Parce que toi aussi, tu es au courant ?
Est-il possible de garder un secret, même infime, dans ce village ?
— Rémi ne propose jamais aux clientes de les ramener chez elles, me
fait-elle remarquer, tout en étalant d’un geste expert sa pâte sur la crêpière.
— Quoi ? s’exclame Violette, que je n’avais pas vu arriver dans notre
dos. Rémi est avec la mère de Jules ?
Génial. La quasi-totalité de la file d’attente a pu profiter du scoop. Qu’on
me fasse disparaître !
— On parle de moi ?
L’intonation taquine de Rémi me fait pivoter. Il me sourit et la fossette
qui creuse sa joue menace de me faire perdre toute dignité.
— Salut, toi, je murmure pudiquement.
— Tu es venue nous aider ? m’interroge-t-il, radieux.
Nous nous fixons et je ressens comme une bouffée de bonheur. Si nous
n’étions pas entourés d’une vingtaine de personnes, je crois que je lui
demanderais la permission de tomber amoureuse de lui. À moins que ce ne
soit déjà fait ?
— C’est bien mignon, assène tout à coup une voix piquée d’impatience,
mais on ne va quand même pas attendre des plombes, non ?
Oh, oh ! L’horrible responsable de l’agence immobilière se tient là,
devant nous, et elle ne semble pas du tout partager notre joie. En bon
professionnel, Rémi réagit aussitôt :
— Désolé, Lyne. Tu veux un lait de poule ?
L’air pincé, cette dernière lâche un reniflement de mépris.
— Non, c’est trop sucré. Je me contenterai d’un café bien serré.
Dommage. Un peu de sucre dans sa vie adoucirait certainement son cœur
et son âme.
— Pas de problème, opine Rémi. Tu peux le préparer, Violette ?
Léna étouffe un rire alors que l’adolescente foudroie Lyne du regard.
Cependant, elle prépare la boisson demandée. Les propos du curé sur les
photos de l’ancien hôtel me reviennent en mémoire, et je me demande ce
qui peut pousser Lyne à se montrer si désagréable envers les autres. Le fait
que la jeune femme n’ait pas voulu participer à cette belle initiative en dit
long sur son caractère ombrageux. En outre, nous devons une fière
chandelle au père Xavier. Il a su aider Maman à y voir plus clair dans ses
attentes. Il mérite bien que je fasse quelque chose pour lui en retour.
M’efforçant de prendre un ton enjoué, je m’avance vers Lyne.
— Ça tombe bien que vous soyez là car je voulais vous parler.
Tandis que Violette et Léna se retournent de surprise, Rémi arrondit les
yeux mais garde le silence, se contentant de servir les autres clients.
— Je vous écoute, me répond mon interlocutrice.
Lyne fait tout pour paraître aimable, mais l’expression de son visage
dément cette façade. En fait, son sourire me rappelle le requin des Dents de
la mer.
— Bien, je commence, en affermissant ma voix. Il se trouve que je
seconde un peu le père Xavier pour l’exposition de photos. Je sais que vous
n’êtes pas très partante pour apporter votre contribution, mais je suis
certaine que ce serait pourtant un plus pour ce projet.
Lyne lâche une espèce de rire sec.
— Comme je l’ai déjà dit, si j’ai vendu l’hôtel, ce n’est pas pour me
replonger dans des vieilleries dont je me fiche éperdument. De toute façon,
je quitte ce trou perdu le mois prochain, donc tout ça m’est bien égal.
— Ça alors ! commente Violette, de façon peu discrète. Elle vient de
faire mes vacances ! Je vis ma meilleure vie, là !
Agacée, Lyne lui jette un regard au vitriol et je toussote, légèrement
embarrassée.
— Tout de même, je reprends, dans l’espoir de la convaincre de changer
d’avis, rien que pour la beauté du geste, ça en vaudrait la peine. Le curé et
son association œuvrent avec bienveillance, ils s’appliquent à veiller aux
besoins de chacun. Apporter sa pierre à l’édifice est un moindre mal.
La main sur le cœur, Lyne esquisse un pas en arrière, comme si j’avais
menacé de lui jeter une casserole brûlante à la figure.
— Non mais, écoutez-la me faire la morale ! lance- t-elle, offusquée.
C’est facile d’être cul et chemise avec le curé quand on s’envoie en l’air
avec un homme marié !
Percutée de plein fouet par son allusion à mon dîner avec Alan, je
tressaille mais garde la tête haute. Mon cœur cogne à mes oreilles, une
sourde palpitation fait battre mes tempes.
— Je n’ai pas… !
— Oh, pardon ! enchaîne-t-elle, faussement contrite. Rémi n’était pas au
courant pour Alan, c’est ça ?
Face à ce déchaînement d’amertume, je deviens blême. Des larmes me
brûlent les paupières. Je ne peux pas me résoudre à me taire, néanmoins je
suis trop assommée pour me défendre.
— Parfait, termine Lyne en s’emparant de son gobelet de café, si nous en
avons fini, je vais aller écouter ma tante chanter.
Une épouvantable inquiétude me tord le ventre au moment où elle tourne
les talons, et je lève la tête en direction de Rémi. Un froncement de sourcils
assombrit son visage. « Je n’avais pas saisi que pour Solveig ce n’était pas
sérieux. Je suis triste de n’avoir rien vu venir. » Mon Dieu, que va-t-il
penser…
— Ce n’est pas ce que tu crois, Rémi, je vais t’expliquer.
Mais ma défense reste dans l’air.
— Pas besoin, rétorque-t-il d’un ton cassant. C’est très clair, j’aurais dû
me douter que…
Il secoue la tête sans chercher à dissimuler sa colère et je lis une immense
déception dans son regard. Mes yeux scrutent désespérément son visage à la
recherche d’une réplique adéquate. Rien ne vient, excepté le tremblement
de mes lèvres.
Merde, je n’ai pourtant rien à me reprocher !
Ayant assisté à l’intégralité de la scène, Léna vole à mon secours en
tentant d’apaiser son beau-frère :
— Relax, Rémi. C’était juste un rendez-vous comme ça, sans
importance.
— Tu étais dans le coup, en plus ?
Ses traits sont à présent contractés de fureur. Une fureur qui irradie en lui
en ondes puissantes. Léna baisse les yeux, l’air coupable et mal à l’aise.
— Je n’en reviens pas ! s’exclame-t-il en dénouant les liens de son
tablier. Continue le service sans moi, Léna, j’ai besoin de prendre l’air.
Je m’approche dans le but de le calmer, mais il se dégage d’un geste
brusque.
— Laisse-moi, Valentine.
Mon cœur dégringole dans mes talons, tel un ascenseur en chute libre. Sa
réaction vient de me faucher debout.

Durant les minutes qui suivent le départ de Rémi, je me sens comme


extérieure à mon propre corps. Cette peste de Lyne a réussi en une phrase à
me vider de toute mon énergie.
— Je la déteste ! fulmine Léna, tout en envoyant sa nièce s’occuper du
lait de poule. Elle est toujours à l’affût d’un bonheur à piétiner.
— Mais pourquoi ?
Ce sont les seules paroles que je parviens à articuler. Mélangeant la pâte
à crêpes dans des gestes nerveux, Léna profite que l’afflux de monde se soit
tari pour me raconter que Lyne a connu un épisode particulièrement
douloureux dans sa jeunesse.
— Mon père fréquentait sa mère et, lorsqu’il a rompu, elle a sombré dans
la dépression. Lyne a dû gérer beaucoup de choses du jour au lendemain car
sa mère a tout laissé couler, notamment l’hôtel.
J’apprends que Lyne n’avait à l’époque personne pour l’épauler et qu’elle
en est ressortie avec ce caractère toxique. Ça ne me la rend pas plus
sympathique, mais je me fais la remarque que chaque personne mène un
combat intérieur dont on ignore tout. On ne naît pas méchant, on le devient.
— Je lui ai mis une dérouillée, l’année dernière, poursuit Léna. Je peux
recommencer, si tu veux.
— C’était trop drôle, d’ailleurs ! renchérit Violette. J’étais témoin et les
gendarmes nous ont embarquées toutes les trois. On se serait cru dans un
film !
Je leur demande pourquoi elles en sont arrivées aux mains.
— Il ne se passe pas grand-chose en hiver, dans le coin. J’avais envie de
mettre un peu d’ambiance, ironise Léna, qui a bien vu que mon humeur
s’est fait la malle six pieds sous terre.
Hermétique à sa tentative d’humour, je ne parviens pas à réprimer un
gémissement.
— C’est horrible, Rémi va s’imaginer que je suis une Marie-couche-toi-
là.
— Chut, me souffle Léna, d’un ton réconfortant. Chloé m’a raconté pour
Alan, j’ai bien compris qu’il ne comptait pas. Comme dirait ma grand-
mère : « Il faut essayer plusieurs manches avant de trouver le bon balai. » Je
connais Rémi, il va vite revenir à la raison.
Je lui adresse un pauvre sourire mouillé de larmes. Plus elle est gentille
avec moi, plus je me sens nulle. Je dois prendre l’air de toute urgence avant
d’imploser.
— Désolée, Léna. Je vais sortir, je ne suis pas en état de faire la
conversation.
— Vas-y, approuve-t-elle. Je vais appeler Coline en renfort pour les
crêpes.
Flûte, je m’en veux de l’avoir plongée dans un tel embarras !
— Hey, Valentine ! m’interpelle Violette. Au cas où vous croiseriez Lyne,
sachez que parfois, le remède contre les garces, c’est de viser les yeux avec
un tournevis.
Je crois que je réussis à lâcher un rire muet.
— Je retiendrai, ça peut être utile.
Puis, me faufilant entre les spectateurs qui se pressent pour la
représentation, j’atteins l’extérieur du complexe sportif et m’assieds sur le
premier banc. Sur le parking, les gens papotent et un rayon de soleil me fait
cligner des yeux. Comment peut-il faire beau alors qu’il pleut sur mon
cœur ? Les paupières closes de toutes mes forces, je ne veux plus ni voir, ni
ressentir. Une larme roule lentement sur ma joue. Pourquoi ? Pourquoi ce
gâchis maintenant, alors que j’étais prête à goûter au bonheur ? Les
premières notes de Mon beau sapin s’élèvent du gymnase, les voix des
choristes donnant vie à la chanson. Non sans tristesse, je songe que cette
année, l’approche de Noël tourne particulièrement à l’épreuve.
26

25 décembre

JE ME RÉVEILLE AVEC UNE SEULE ENVIE : replonger mon visage dans l’oreiller
et me rendormir. Je suis épuisée, lessivée. La scène provoquée par Lyne
s’est rejouée au moins mille fois dans ma tête, de préférence aux alentours
de quatre heures du matin, là où la solitude est la plus pesante. J’ai
découvert que le corps humain est doté d’une réserve de larmes inépuisable.
Ce n’est pourtant pas comme si Rémi et moi étions ensemble depuis des
mois ! Mais voilà, j’avais envie d’y croire et cette possibilité m’a été
arrachée en un coup d’éclat.
Lundi, Papa et Chloé sont venus me retrouver sur le banc ; Léna leur
avait raconté la scène avec Lyne. Ma sœur a dû retenir mon père afin qu’il
ne me ramène pas Rémi par la peau des fesses. Plus tard, autour d’un thé,
Chloé a tenté de me convaincre d’appeler Rémi pour m’expliquer. En vain.
Lui téléphoner exige bien plus de courage que je n’en possède. Pour me
changer les idées, je me suis lancée à corps perdu dans les préparatifs du
réveillon, que nous avons fait chez moi, comme convenu. La journée m’a
paru interminable et à plusieurs reprises j’ai été tentée de jeter ma pintade
par la fenêtre, tant j’avais du mal à me concentrer. Jules est descendu pour
m’aider, il a coupé les légumes et, constatant que le sourire n’était pas au
rendez-vous, a soufflé :
— C’est Rémi, c’est ça ?
Au fond, je ne suis même pas étonnée qu’il ait deviné. J’ai simplement
acquiescé, me faisant violence afin de me ressaisir. Chloé et les parents ont
passé le dîner à faire tout ce qui était en leur pouvoir pour me divertir, de la
même façon qu’ils le faisaient quand j’avais six ans et qu’ils s’échinaient à
détourner mon attention pour oublier un gros bobo. J’ai fait bonne figure,
j’ai fait semblant, j’ai fait comme si je n’étais pas en train d’imaginer Rémi,
assis à la table du réveillon de ses parents, probablement en train de me
maudire.

— Maman ? Tu es réveillée ?
Je m’étire dans mon lit, faisant mon maximum pour repousser ces
pensées. Le nuage sombre qui s’est installé sur mon humeur ne gâchera pas
cette journée, pas avec la surprise que Jules a réservé à ma mère.
— J’arrive, mon chéri !
Nous nous préparons en un temps record pour aller célébrer Noël chez
Maman, où nous échangerons nos cadeaux avant de déjeuner.
— Tu n’as pas oublié ton paquet, au moins ? je demande à mon fils,
tandis qu’il boucle sa ceinture de sécurité.
— Comment tu veux que j’oublie un truc pareil ? Détends-toi, M’man, ça
va le faire.
Lorsque nous arrivons, Merlin nous fait la fête. Le fumet de la dinde aux
girolles qui émane de la cuisine le met dans tous ses états. Chloé, qui a
revêtu un pull orné d’un gros Père Noël souriant, me tend un serre-tête
façon bois de renne.
— Tu veux vraiment que je mette ça ?
— Et comment ! Il ira parfaitement avec ton pull.
Le même pull-over que je portais la nuit où Rémi et moi… Une fois de
plus, je m’efforce de reléguer ces pensées dans un coin cadenassé de mon
cerveau. Ma sœur m’entraîne dans le salon. Une belle flambée crépite dans
l’âtre, réchauffant ainsi la pièce. Notre mère a décoré la table avec des
pommes de pin et des bougies, elle a également disposé des rameaux de
sapin qui émergent de derrière les cadres accrochés aux murs. C’est du plus
bel effet !
— Est-ce que Maman a besoin d’aide en cuisine ?
— Tu la connais, me répond Chloé, une pointe de tendresse dans la voix.
Elle veut tout gérer de A à Z. C’est d’autant plus admirable qu’elle reste
zen.
C’est vrai. Là où la préparation de repas conviviaux engendre des crises
d’angoisse chez bon nombre de personnes, moi la première, Maman, elle,
adore s’y coller. On dirait même que ça la détend. Quelques minutes plus
tard, nous ouvrons nos présents en dégustant des toasts au saumon fumés.
Jules fait mine de rouspéter en comprenant que ses comics ont été expédiés
des USA et commence à évoquer l’empreinte carbone, mais Chloé le fait
taire en lui rappelant que les vêtements qu’il porte ont été fabriqués par des
enfants, en Asie. Une fois tous nos cadeaux déballés, mon fils tend
timidement un paquet plat à sa grand-mère. Ma sœur et mon père me
questionnent du regard. Je sais ce que le paquet contient, mais je ne dirai
rien. C’est à Maman de le découvrir et d’en faire ce qu’elle voudra.
— Tu m’intrigues, chérichou, articule-t-elle à voix basse, en ôtant le
scotch avec précaution pour ne rien abîmer.
Jules l’encourage par un sourire et je lui ébouriffe les cheveux. Ma mère
extirpe des feuilles de papier du cadeau mystère et met ses lunettes afin de
mieux lire. Je sais qu’elle est en train d’observer des photos de la petite ville
de Oualidia, au Maroc. Je sais que, sur le feuillet suivant, elle va découvrir
un acte de décès établi au nom d’Aïssam Karmous, emporté par une crise
cardiaque en 1986. Mais ce que j’ignore totalement, c’est la manière dont
elle va réagir en apprenant que…
— Oh, mon Dieu ! souffle-t-elle, les yeux emperlés de larmes. Mais
comment… Comment as-tu fait ?
C’est la première fois que je la vois aussi bouleversée. Et elle a de quoi
l’être : Maman vient de découvrir qu’elle a un frère, Omar, vivant toujours à
Oualidia et désormais au courant de son existence. Bien plus ému qu’il ne
s’y attendait, Jules lui explique qu’il a effectué des heures de recherches sur
Internet, avec le seul nom de famille d’Aïssam. De fil en aiguille, il a trouvé
la trace de plusieurs Karmous habitant à Oualidia, dont Omar, un
ophtalmologue.
— J’ai trouvé sa photo sur un site professionnel, le portrait craché
d’Aïssam. Alors je me suis fié à mon instinct.
Jules a pris son courage à deux mains en envoyant un mail. La réponse
qui lui est parvenue était pour le moins surprenante : Omar lui a révélé qu’à
la mort de son père, son frère et lui ont retrouvé la photo d’une petite fille
dans son portefeuille. Au dos, une seule inscription : Sophie, ma fille, 1959.
Depuis, les deux hommes se posaient beaucoup de questions puisque leur
père ne leur avait jamais parlé de cette enfant. Les pièces du puzzle se sont
imbriquées et nous en avons déduit que Constance avait dû laisser ce cliché
à l’oncle d’Aïssam, à Casablanca. Savoir qu’il l’a conservé durant toute sa
vie avec lui me donne la chair de poule.
Maman est en pleurs, elle serre Jules contre elle en lui répétant à quel
point il est épatant.
— C’était un jeu d’enfant, déclare-t-il en haussant les épaules.
Il a beau jouer les désinvoltes, je ne suis pas dupe : il est ému, lui aussi.
— Je suis fière de toi, mon chéri, je lui chuchote alors qu’il passe à ma
hauteur pour aller s’asseoir.
— C’est formidable ! s’extasie Chloé, en battant des mains. Est-ce que tu
vas contacter Omar, Maman ?
Ma mère a l’air complètement déboussolée.
— Je ne sais pas, c’est si soudain.
— Il m’a dit qu’il aimerait te connaître, insiste Jules. Tu trouveras son
adresse mail dans les papiers.
Papa lui octroie une bourrade dans l’épaule.
— T’es un sacré gaillard, le complimente-t-il. Si tu étais majeur, je te
paierais un coup à boire.
— Bah voyons ! je gronde en m’esclaffant.
Nous nous apprêtons à attaquer l’entrée lorsque la sonnette retentit.
Interloqués, nous tournons tous la tête vers Maman, aussi surprise que nous.
— Je me demande qui ça peut-être… le jour de Noël en plus ! nous fait-
elle remarquer, dubitative.
Elle se lève et Papa la suit. Je me surprends à rêver que c’est Rémi qui se
trouve derrière la porte. Toute sa colère se sera envolée et il est venu pour
me faire danser sous la neige. Bien qu’il ne soit pas tombé un seul flocon,
en fait. Depuis ce matin, le sol est juste recouvert d’une forte gelée blanche.
Noël, ce n’est vraiment plus ce que c’était.
Tout à coup, Merlin quitte le salon comme une flèche et le cri de panique
qui s’élève alors depuis le vestibule ne laisse aucun doute possible sur
l’identité de notre visiteuse : Albane. Albane est là ! Chloé l’a compris, elle
aussi. Ma sœur rejette subitement sa serviette sur la table et quand son
regard rencontre le mien, je perçois une nouvelle salve d’émotion.
— Je crois que mon cœur va s’arrêter ! articule-t-elle.
Les exclamations de Maman couvrent la suite. Je l’entends s’activer pour
tenir Merlin enfermé dans la cuisine et en même temps, elle laisse libre
cours à sa joie. Papa passe la tête par la porte de la salle à manger.
— Vous ne devinerez jamais ! jubile-t-il.
Je pouffe de rire, partagée moi aussi entre le bonheur et l’envie de
pleurer. Albane fait alors irruption dans la pièce. L’atmosphère semble à la
fois se figer et devenir palpable. Pantalon noir, top beige doré, cheveux
attachés en queue-de-cheval. C’est la première fois depuis des années que je
vois l’aînée des jumelles sans maquillage et je la trouve belle. Belle mais
fatiguée. Les bras ballants, elle nous toise, l’air de se demander quel accueil
elle va recevoir.
— Pas de commentaires ! nous enjoint-elle. J’ai attendu que les gosses
aient fini d’ouvrir leurs cadeaux, à sept heures ce matin, et je me suis mise
en route. Maintenant, s’il reste du champagne et quelques toasts, je suis
preneuse.
Elle a à peine terminé sa phrase que Chloé se lève vivement et esquisse
un pas vers elle. Elle la dévisage un instant sans rien dire, l’expression à la
fois incrédule et indécise. Douze ans. Cela fait douze ans qu’elles ne se sont
pas retrouvées en présence l’une de l’autre.
— Bon sang, c’est bon de te revoir ! s’écrie-t-elle enfin, les épaules
secouées de sanglots.
Albane ouvre grand ses bras.

Les jumelles sont parties. Après avoir étreint Chloé, Albane s’est reculée
et lui a lancé :
— On a des choses à se dire, toi et moi. J’ai loué une chambre d’hôtel
pour deux nuits et j’aimerais que tu me suives. Quarante-huit heures, toutes
les deux.
Chloé a marqué une hésitation et je l’ai encouragée d’un signe de la tête.
Elle a pris quelques affaires, Maman leur a mis à manger dans des boîtes et
elles ont quitté la maison, sous nos yeux à la fois surpris et soulagés.
— C’est chelou, ce qui vient de se passer, a laissé tomber Jules.
— Tu étais au courant, ma choute ? m’a ensuite demandé ma mère.
— Non. J’ai envoyé un SMS à Albane, hier, pour lui répéter à quel point
je trouvais cette situation regrettable, mais je ne pensais pas qu’elle
débarquerait comme ça.
Quarante-huit heures. C’est à la fois si long et si court, quand il y a douze
ans à rattraper et des quiproquos à régler !
Après le repas, les parents proposent une partie de rami.
— Sans moi ! décline Jules. Je n’y comprends rien, à ce jeu, c’est ma
phobie !
Je ris en me débarrassant de l’horrible serre-tête dont m’a affublée Chloé.
Maman profite de notre partie de cartes pour me questionner :
— Est-ce que tu crois que ça va s’arranger, avec Rémi ?
Je ne songe même pas à laisser filtrer une lueur d’espoir.
— Si on savait d’avance, la vie serait plus simple, non ?
Papa me jette un coup d’œil par-dessus son jeu.
— Pourquoi est-ce que tu ne vas pas lui parler ?
Parce que j’ai une trouille bleue.
— Je ne suis même pas sûre qu’il acceptera de m’entendre. Lundi, il ne
m’a laissé aucune chance de m’expliquer. Je ne vois pas pourquoi il le ferait
maintenant.
— Parce qu’il a un cerveau et qu’il l’aura peut-être utilisé pour réfléchir ?
avance Jules.
— Jules n’a pas tort, rebondit aussitôt Papa. Je ne suis pas du genre à me
mêler de ce qui ne me regarde pas, mais si tu avais envie de construire
quelque chose avec Rémi, ça vaudrait la peine que vous clarifiiez la
situation.
— On verra. Peut-être que je tenterai le coup après les fêtes. Puisqu’il ne
m’a pas non plus recontactée, je présume que j’ai le temps.
Maman secoue la tête d’un mouvement désapprobateur.
— Le temps, ma chérie, c’est comme un flocon de neige. Pendant que tu
le regardes sans rien faire, il fond. Et ensuite, il ne reste que des regrets.
À la fin de notre partie de cartes, Papa propose une nouvelle tournée de
champagne et, tandis qu’il verse le liquide doré dans nos coupes, Maman
me demande de rester assise.
— Ton père et moi avons quelque chose à t’annoncer, déclare-t-elle en
rougissant comme une adolescente. C’est dommage que les jumelles ne
soient pas là, mais on leur dira à leur retour.
Dans la chaîne Hi-Fi, Céline Dion fredonne encore au sujet de son petit
renne au nez rouge. Moi, je souris, anticipant déjà ce qu’ils vont me dire.

*
— Je n’en reviens pas qu’ils nous aient caché ça aussi longtemps ! relève
Chloé, deux jours plus tard, alors que nous promenons Merlin dans les bois.
Après avoir déposé notre sœur chez Maman, Albane est repartie en début
d’après-midi, arguant que son mari risquait de demander le divorce si elle
ne revenait pas. La bonne nouvelle, c’est qu’ils viendront fêter le Nouvel
An avec nous. Chloé m’a raconté que leur discussion s’est avérée
libératrice. Contre toute attente, Albane a été la plus chamboulée des deux
par ce qui est arrivé en 2007. Selon ses propres mots, elle a dû vivre
pendant des années avec une culpabilité tapie au fond d’elle et jamais elle
n’aurait cru que sa souffrance refoulée l’avait affectée à ce point. Une
souffrance qu’elle avait cadenassée dans le tréfonds de son cœur, où elle
avait fini par s’enraciner. Apparemment, mes différents coups de fil l’ont
fait cogiter et le soir du réveillon, elle s’est trouvée très bête, à la fois
présente chez ses beaux-parents et à mille lieues d’eux. Elle a pris
conscience du vide immense qu’il y avait en elle et, encouragée par son
mari qui d’ordinaire ne se risque pas à lui indiquer la conduite à tenir, elle a
décidé qu’il était temps de s’expliquer avec Chloé. Elles ont encore du
chemin à parcourir, toutes les deux, mais l’essentiel a été fait et je suis fière
qu’Albane ait réussi à faire ce premier pas.
Rebondissant sur ce que vient de me dire Chloé, je lui réponds :
— Moi, ce que je trouve incroyable, c’est que Maman ait su tenir sa
langue aussi longtemps. C’est une première, en fait.
En effet, je n’ai pas dissimulé ma stupeur quand mes parents m’ont avoué
qu’ils étaient à nouveau ensemble depuis… six ans ! Jusqu’à ce que je
revienne vivre à Vallenot, cela avait été très facile pour eux de le cacher.
C’est ensuite que les choses se sont compliquées. S’ils ont gardé le secret
pendant tant de temps, c’est parce qu’ils avaient peur de nous choquer. Eux-
mêmes trouvaient ce retour de flamme complètement dingue. Au bout du
compte, ils comptaient bien nous en parler pour Noël car ils ont prévu de
s’installer ensemble. Découvrir un pan de son histoire a été un véritable
catalyseur pour Maman et, aujourd’hui, elle ne culpabilise plus à l’idée
d’être heureuse avec un homme. Son homme. Notre père.
— Et là, le fait qu’ils nous aient envoyé promener le chien, vous croyez
que c’est pour faire des cochonneries tranquillement ? nous lance Jules.
J’éclate de rire.
— Je te rappelle que c’est moi qui ai proposé de te montrer le ruisseau
qui serpente entre les rochers !
Une balade digestive après avoir dû ingurgiter les restes du repas de
Noël.
— On adorait venir s’y baigner, l’été, poursuit Chloé. Tu devrais y
amener tes amis quand les beaux jours reviendront. Vous vous ferez bronzer
sur les grosses pierres chaudes avant de piquer une tête dans l’eau
rafraîchissante.
Tout à coup, Merlin se met à gémir et à tirer sur sa laisse. Jules peine à la
garder en main.
— Qu’est-ce que qui se passe, mon toutou ?
Je m’agenouille à la hauteur du labrador, intriguée par ce soudain
comportement. Sans prévenir, le chien force un grand coup et part en
courant.
— Merde ! s’affole Jules en s’élançant sur ses talons.
— Fais attention ! je m’écrie en me mettant à courir moi aussi.
Il a neigé la nuit dernière et certains sentiers sont très glissants. Dans le
coin, les accidents arrivent très vite. Derrière moi, j’entends Chloé haleter.
— Ma parole, peste-t-elle en essayant de tenir la cadence, il faut les
jambes d’Usain Bolt pour réussir à le suivre !
Nous arrivons face à une pente légère, dans laquelle Merlin s’engouffre
sans réfléchir.
Oh non !
Jules la dévale à son tour sur les fesses, ma sœur et moi suivons.
Quelques mètres plus loin, le chien se met à aboyer et nous découvrons près
de lui un homme étendu dans la neige.
— Oh, mon Dieu, c’est Lulu ! je m’exclame, tout en me précipitant vers
le mari de Jacotte.
Le vieux monsieur est conscient, mais frigorifié.
— Des sauveurs, enfin ! articule-t-il lentement.
— Est-ce que vous pouvez vous relever ? je l’interroge.
Un sifflement de douleur s’échappe de sa bouche.
— Je me sens engourdi, murmure-t-il.
Merde, pourvu qu’il ne soit pas en hypothermie !
Nous devons agir sans plus attendre. Me tournant vers ma sœur, je lui
ordonne d’appeler les pompiers.
— Je vais vous mettre en PLS, Lulu. Et vous, vous allez me raconter
comment vous êtes arrivé là.
Le faire parler pour qu’il ne perde pas conscience.
— Je me promenais et mes jambes se sont mises à trembler. J’ai
dégringolé cette pente, là. Je ne sais pas comment j’ai réussi à me traîner
jusqu’ici, mais je savais que contre la paroi de cette falaise, je serais abrité
du vent.
Grâce aux enseignements de Rémi et Farid, je place le vieil homme dans
la position requise.
— Les secours arrivent, m’annonce Chloé, pendant que Jules félicite
Merlin de nous avoir conduit jusqu’à Lulu. Je préviens Léna.
— Ma bonne femme va me tuer, grimace Lulu. Je crois qu’elle a essayé
de me joindre sur mon portable, mais je n’ai pas réussi à le sortir de ma
poche.
— Vous voulez que je regarde ?
Il acquiesce et je saisis le petit téléphone.
— Heum… effectivement, Jacotte s’inquiète. Il y a même un texto.
— Qu’est-ce qu’elle dit ?
— Elle vous demande de euh… « décrocher ce satané portable », dis-je
en souriant malgré moi.
Les sirènes de l’ambulance se font entendre et, Dieu merci, l’endroit est
facile d’accès pour les pompiers, qui n’ont pas besoin de marcher trop
longtemps pour nous trouver. Parmi les trois hommes, je reconnais Rémi,
en tête de cortège.
— Valentine ? lance-t-il, étonné. Qu’est-ce que tu fiches ici ?
Question politesse, on repassera.
Cet homme ne fait décidément rien pour encourager mon ego. Dans
d’autres circonstances, je lui rétorquerais volontiers que j’étais venue pour
une petite baignade dans le ruisseau, mais je préfère me contenter de la
vérité. Rémi hoche la tête sans rien dire, s’activant déjà autour du vieil
homme pour dresser un premier bilan. Tension, pouls, saturation en
oxygène, nombre de mouvements respiratoires, rien n’est laissé au hasard.
Je me ronge l’ongle du pouce, ne sachant comment décrypter l’expression
impassible sur le visage de Rémi.
— Est-ce qu’il va s’en sortir ?
Chloé me presse le bras, angoissée elle aussi.
— Je pense que oui, me répond Rémi. Il est solide. Je dois rendre compte
de la situation au SAMU, pour savoir dans quel hôpital on le transporte.
Les deux autres pompiers hissent Lulu sur le brancard et nous les
suivons, tandis qu’ils retournent vers leur véhicule. Non loin de là, Léna et
sa grand-mère nous attendent, les traits tirés par l’inquiétude.
— Lulu ! s’écrie la vieille dame en se précipitant sur le brancard. Toi, tu
as encore zappé tes médicaments !
— Je suis peut-être mourant, plaide Lulu, d’une voix agonisante. Ne me
crie pas dessus.
— Ah non, il n’est pas question que tu meurs ! J’aurais l’air trop bête.
T’es pas facile à vivre, mais sans toi, je ne suis rien.
Jacotte est si attendrissante que j’échange un sourire mouillé avec Léna et
Chloé.
— Ne vous en faites pas, la rassure Rémi. Comme toujours avec Lulu,
plus de peur que de mal. Il a eu beaucoup de chance que…
Il s’interrompt en posant son regard sur le mien, visiblement troublé.
— Il peut s’estimer heureux que Valentine et sa famille soient passés
dans le coin, se reprend-il.
Cette étincelle entre nous, je ne l’imagine pas. Elle est là, elle subsiste.
Durant une fraction de seconde, je la sens passer, brûlante et intense.
— Ça ne veut rien dire, objecte la grand-mère de Léna. Regarde ma
copine Germaine, elle avait l’air bien, et puis paf ! Elle est morte.
Les yeux toujours soudés aux miens, Rémi conserve le silence. Un
silence chargé de tension.
— On peut y aller ou vous comptez conclure ici, les jeunes ? nous
balance Lulu, à moitié redressé sur le brancard.
Chloé se retourne, en proie au fou rire. Quant à Rémi, il revient vers le
vieil homme. Jules me balance un coup de coude.
— C’est maintenant ou jamais, M’man ! m’encourage-t-il.
Mon fils a raison. Je ne peux pas continuer à me replier sur moi-même.
Les paroles que Maman a eues au sujet du temps qui s’écoule prennent tout
leur sens, soudain. Je dois me secouer, et maintenant. Jacotte monte dans
l’ambulance avec son mari. Les portes se referment. Rémi est sur le point
de s’installer au volant. Sans plus réfléchir, je lui cours après.
— Rémi, attends !
Celui-ci se retourne et me dévisage avec intensité.
— Je… En fait, je crois que nous…
Vas-y que je bafouille et que je regarde ailleurs.
J’inspire l’air vif pour me donner du courage.
— Nous devons discuter, par rapport à l’autre jour. Je veux que tu saches
que…
— Je dois conduire Lulu à l’hôpital, tranche-t-il dans le vif.
Tandis qu’il rebrousse chemin pour prendre place dans le camion, je
ravale la boule qui m’obstrue la gorge. L’ambulance s’éloigne, suivie de
près par la voiture de Léna.
— En voilà un qui mériterait un bon coup de pied au cul, soupire Chloé.
— Ne t’en fais pas, ça va aller.
Nous nous mettons en route vers la maison, non sans avoir promis une
friandise à Merlin pour le récompenser de sa bravoure. Ce chien est peut-
être incapable de chasser les intrus, mais c’est un parfait secouriste. Chloé
enlace Jules par le cou.
— Tu sais quoi, mon chou ? Je crois que nous allons devoir nous occuper
de la vie amoureuse de ta mère.
Oh, par pitié ! Qu’est-ce qu’ils vont encore aller inventer ?
— Je vous interdis de m’inscrire sur des sites de rencontres ou des
conneries de ce genre. Je vais très bien.
Après tout, quand on dresse le bilan, les choses ne vont pas si mal que ça.
Nos parents roucoulent comme deux jeunes amoureux. Maman sait qu’elle
a la possibilité de connaître sa famille paternelle. Mes sœurs ont enfin fait la
paix, pas seulement entre elles, mais aussi avec elles-mêmes. Si elles
tâtonnent encore un peu quand elles se parlent, je sais qu’elles sauront
bientôt recréer leur univers intime de jumelles. Pour ma part, je ne
m’attendais pas à tisser à nouveau un lien si fort avec Chloé. Il ne me reste
plus qu’à faire de même avec Albane et je ne doute pas que nous y
arriverons. Comme elle l’a elle-même souligné, en ramenant Chloé, je suis
devenue en quelque sorte leur pilier. J’ai repris ma place de grande sœur.
Ce nouvel équilibre est étrange et réconfortant à la fois. Bien sûr, ça
aurait été mieux si j’avais pu regagner l’affection de Rémi, mais je ne peux
pas être gagnante sur tous les plans.
Le bonheur, c’est aussi savoir jouir de ce que l’on a.
ÉPILOGUE

31 décembre

DANS LA SALLE DES FÊTES, la soirée bat son plein. Les tintements des
couverts se mêlent aux rires joyeux et à la musique sélectionnée par le DJ
venu animer cette Saint-Sylvestre. Notre tablée est probablement l’une des
plus heureuses. Outre Chloé et mes parents, Albane, son mari et leurs
enfants sont là également, ainsi que ma sœur l’avait promis. C’est au-delà
de mes rêves les plus fous. Ma mère elle-même n’a de cesse de couver les
jumelles des yeux, comme pour s’assurer que tout ceci n’est pas qu’une
illusion. Le sourire aux lèvres, je songe que ce n’en est pas une, ses trois
filles sont enfin réunies. Tout est parfait, si on excepte la chemise aux
couleurs nucléaires que porte mon père. Mais ça, c’est un combat perdu
d’avance.
Philippe est venu récupérer Jules le soir même de notre sauvetage de
Lulu. Il n’en revenait pas de réaliser à quel point notre fils est sorti de sa
coquille en si peu de temps. À l’évidence, le fait que Jules ait évoqué avec
moi son homosexualité lui a ôté un fardeau des épaules. Il reste un ado avec
ses sautes d’humeur, comme tous les ados du monde, mais s’il avait
continué à porter ce secret au fond de lui, qui sait s’il aurait accompli autant
de choses en une semaine ? Jouer les lutins de Noël à la boutique, se faire
de nouveaux amis et retrouver la trace d’Aïssam, du moins de son fils. Un
gamin qui se sait aimé est un gamin épanoui. Mon ex-mari l’a redécouvert,
en quelque sorte. Ils sont allés ensemble faire le piercing souhaité par Jules.
Chloé me tire de mes pensées en posant son bras sur le mien.
— Tu es la seule à ne pas avoir ton serre-tête bois de renne sur la tête !
me fait-elle remarquer, en désignant Albane et sa fille, qui se sont prêtées au
jeu.
— C’est vrai, je ne t’ai pas dit. Il a fini dans la gueule de Merlin.
Apparemment, c’était très bon.
L’autre jour, après le départ des jumelles, Maman en a profité pour libérer
son chien. Vexé d’avoir été enfermé dans la cuisine, il s’en est pris à
l’accessoire que j’avais laissé traîner sur la table basse.
— Regardez ! s’exclame Maman en nous désignant la piste de danse.
C’est au tour de Jacotte et Lulu !
Afin de les encourager, elle se met à les applaudir à tout rompre et nous
suivons. Le concours de danse a débuté et les couples candidats passent
chacun à leur tour, souvent rejoints par des villageois avides de remuer
entre deux plats. Après un court silence, un air disco s’élève de la platine du
D.J.
Monday / Tuesday / Day after day / Life slips away…
Ils ont choisi de performer sur Dalida et son hymne à la fête, Laissez-moi
danser. Partagée entre l’inquiétude et la sympathie, je ne quitte pas Lulu du
regard. Si le vieil homme semble avoir bien récupéré depuis sa chute, je sais
qu’il reste fragile, à cause de la maladie. D’ailleurs, il se trémousse en
faisant du surplace, ayant du mal à suivre Jacotte qui, habillée d’une robe à
sequins brillants, entreprend un véritable show. Elle brille comme une boule
à facette et avec ses cheveux qui évoquent de la barba à papa orange, on ne
peut pas la rater !
— Elle est géniale, cette mamie ! s’enthousiasme Albane, en battant des
mains pour suivre la mesure.
Victoria et Axel, mes neveux, se dandinent sur le banc, mourant d’envie
de rejoindre les danseurs.
— Allez-y, chenapans, les encourage Jérôme, non sans jeter un coup
d’œil tendu à Albane.
Ma sœur étant très à cheval sur leur éducation (dans le genre personne ne
quitte la table tant que le repas n’est pas terminé), je comprends
l’appréhension de mon beau-frère.
— C’est bon, allez danser ! capitule-t-elle, dans un demi-sourire. Pour ce
soir, vous avez le droit de ne pas être parfaits.
Les enfants s’élancent à leur tour sur la piste, où Jacotte se démène avec
des gestes saccadés dans un total abandon.
— Laissez-moi danser, chanter, en libeeeeeertéééé, tout l’étééééé !
s’époumone-t-elle, couvrant presque à elle seule la voix de Dalida.
Nous sommes tous à la fois hilares et incrédules. J’aperçois Léna et
Violette passant la tête par la porte des cuisines. L’adolescente se couvre la
bouche, je n’arrive pas à savoir si elle a honte de son arrière-grand-mère ou
si elle est prise d’un fou rire. Comme Clément et Rémi les rejoignent, je
détourne aussitôt le regard. Je n’avais pas beaucoup d’espoir, et j’ai eu
raison : Rémi ne m’a pas recontactée. Je suis déçue, bien sûr, mais au
moins, je sais à quoi m’en tenir.
— Alors, c’est lui, le joli cœur qui te met dans cet état ? me souffle
Albane, en désignant Rémi.
— C’est vraiment dommage, enchaîne Maman. Ce garçon était très
prometteur.
— La solitude, c’est pas mal aussi.
OK, personne n’est dupe, si j’en crois le regard ironique que me lance
Chloé.
— Aller jusqu’au bout du rêêêveuh ! termine Jacotte, essoufflée après
son époustouflant numéro de danse.
Les applaudissements fusent de toutes parts. Je ne serais pas étonnée que
Jacotte et Lulu soient le couple gagnant du concours, même si le vieil
homme a fini la chorégraphie assis sur une chaise, un verre d’eau à la main.
Léna et Coline font irruption dans la salle, afin de débarrasser nos desserts.
Les deux serveuses s’occupent de notre côté, tandis que Rémi et Violette
ont pris en charge l’autre moitié des tables. C’est mieux, ainsi je n’ai pas eu
à affronter Rémi de la soirée.
— On va servir le lait de poule, nous informe Léna.
— Ta grand-mère a mis le feu ! s’exclame Chloé. Je suis sûre que c’est
elle qui va gagner. Comment se porte Lulu ?
La jeune femme nous confirme qu’il va beaucoup mieux. Jacotte veille à
ce qu’il prenne convenablement son traitement et ne le laisse plus sortir tant
qu’il n’a pas gobé toutes ses pilules. Désormais, Lulu s’y plie de bonne
grâce.
— Il a eu peur d’y rester, ajoute-t-elle. Merci encore d’avoir été là, les
filles.
C’est alors qu’Albane s’éclaircit la voix.
— Euh… Valentine ?
D’un geste du menton, elle m’indique le bout de notre table.
Je tourne la tête.
Mon cœur s’arrête.
Rémi se tient là et me fixe, d’un air déterminé. Les cheveux en bataille
(ça, c’est habituel), je lui trouve les traits tirés. Il englobe toute ma famille
du regard et je pense aussitôt à la réplique de Patrick Swayze dans Dirty
Dancing : « On ne laisse pas Bébé dans un coin. » Bon, évidemment,
j’imagine que ce n’est pas ce qu’il s’apprête à dire.
Léna entraîne Coline par le bras et elles filent toutes les deux en direction
des cuisines.
— Alors, ça y est, tu es décidé, mon gars ?
Mortifiée, je me retourne vers Papa, qui affiche sa tête des grands jours.
— Il serait temps, croit bon d’ajouter ma mère.
Je suis à deux doigts de demander une intervention divine.
— Fais comme s’ils n’étaient pas là, dis-je finalement à Rémi. Ils ne sont
pas sortables.
Je me lève et nous restons debout, à nous dévisager bêtement, les yeux
écarquillés.
— Hum, hum.
Le raclement de gorge de Chloé semble sortir Rémi de sa torpeur.
— On m’a dit que tu avais un rêve à réaliser, déclare-t-il alors, en
affichant un petit air bravache. Mets ton manteau.
Sans me laisser le temps de réagir, il me prend par la main et m’entraîne
à l’extérieur. Au passage, il adresse un signe de tête au DJ. Nous nous
retrouvons dehors, sous une neige qui tombe de façon assez dense. À
travers la vitre transparente, je vois l’animateur tendre le pouce en l’air et
un slow de Bing Crosby s’élève depuis la salle. Rémi pose ses mains sur ma
taille et chuchote à mon oreille :
— Il paraît que tu adorerais danser sous les flocons.
Le petit sourire qui flotte sur ses lèvres provoque en moi un tiraillement
de désir.
— Je ne sais pas où tu as pêché cette idée, mais elle ne me déplaît pas.
Il ôte délicatement un flocon accroché à mes cheveux et m’attire à lui. Il
me tient exactement comme je l’imaginais dans mes rêveries romantiques.
Un sentiment d’évidence m’envahit tout entière, mais je sais que nous
devons discuter.
— À propos de qui s’est passé…
— Chut, m’interrompt-il. Ta sœur m’a tout expliqué.
Sans me détacher de son étreinte, je me recule légèrement afin de plonger
mon regard dans le sien.
— Ma sœur ?
Il hoche la tête.
— Il se pourrait qu’elle ait débarqué chez moi avec ton fils, après
l’accident de Lulu.
C’est plus fort que moi, j’éclate de rire. Je me souviens que Chloé s’était
effectivement absentée en compagnie de Jules et je me suis demandé ce
qu’ils mijotaient, tous les deux. J’ai la réponse.
— Elle a menacé de te botter le derrière, c’est ça ?
— Pire, s’esclaffe-t-il. Elle m’a dit que si je ne l’écoutais pas, elle se
débrouillerait pour mourir avant moi, juste pour le plaisir de revenir me
hanter en portant sa tête sous son bras.
— Effrayant.
— Tu vois, je n’avais pas le choix, continue-t-il sur le ton de la
plaisanterie, avant de redevenir sérieux. Je me suis conduit comme un
imbécile, Valentine. Et je le regrette.
Du bout des doigts, je lui caresse la tempe, là où ses cheveux bruns
commencent à se parer de fils argentés.
— Je suis aussi fautive que toi. Je n’ai pas eu le cran de t’appeler.
— Ça n’aurait rien changé, tu sais. J’avais peur de mettre mon cœur à nu.
J’avais peur de finir à nouveau broyé. Il m’a fallu une semaine pour
comprendre qu’avec toi, c’est différent. Tellement plus simple.
— Il semblerait que les cœurs cabossés finissent toujours par se trouver.
Ses yeux enveloppent mon visage et son sourire lumineux ricoche en moi
en ondes de bonheur.
— Tu m’as manqué, je murmure.
— Toi aussi… Je crois que tout le monde nous regarde à travers la vitre,
reprend-il, amusé.
— Les ragots vont aller bon train. Ce n’est pas l’endroit pour une petite
conversation intime.
— Qu’est-ce que tu suggères ?
— Je pense que tu devrais m’embrasser. Notre premier baiser était le plus
spectaculaire de toute ma vie et j’aimerais beaucoup recommencer.
Rémi m’embrasse lentement et je lui rends ce baiser de toute mon âme.
Quand il me serre ensuite dans ses bras, je sens son souffle chaud et doux
contre mon cou. Tout à coup, un tonitruant cri de joie retentit près de nous :
— Elle l’a fait, Albane ! Regarde, elle danse sous les flocons !
Plantée sur le seuil de la salle des fêtes, Chloé, les mains jointes devant
son visage, est aux anges. Près d’elle, Albane a les larmes aux yeux. Je
pourrais les chasser, leur enjoindre de retourner à l’intérieur, mais rien ne
saura ternir la beauté de ce que je vis. Je ris et je pleure à la fois. Rémi
dépose un nouveau baiser sur ma bouche.
— Au fait, me dit-il, j’ai failli oublier. Jules m’a transmis un message
pour toi : il tient à te préciser que même si je ne m’appelle pas Cole, ce que
nous sommes en train de faire compte comme sa bonne action.
Cette soirée est tout simplement féerique. Nous dansons lentement sur
Bing Crosby, éclairés par la faible lueur des guirlandes électriques. Je suis
enivrée par cet homme, par son parfum boisé, par ses bras qui ne me
lâcheront plus, par ses yeux si profonds et si doux, par la fossette qui creuse
sa joue. Par l’atmosphère magique de l’instant. Rémi a su bouleverser
toutes mes certitudes.
À présent, tous les morceaux de ma vie sont à leur place. Je suis au
paradis.
BONUS

Ce roman vous a mis l’eau à la bouche ? Voici deux recettes très faciles à
réaliser…

Le lait de poule de Clément

Dans une casserole, faites chauffer 10 cl de lait avec 1 pincée de cannelle


et 1 pincée de noix de muscade râpée.
Ne portez pas à ébullition, mais veillez à ce qu’il soit chaud.
Battez 1 jaune d’œuf et 25 g de sucre ou de sirop de sucre de canne
pendant 4 à 5 minutes.
Versez le lait chaud en battant sans arrêt avec le fouet, jusqu’à rendre le
mélange homogène.
Suggestion du chef : vous pouvez saupoudrer de cannelle et, pour les
adultes uniquement, ajouter, au choix, 1 cl de rhum blanc, de whisky ou de
bourbon.
Ne doublez pas la dose, à moins de vouloir rouler sous la table.
Vous n’avez plus qu’à déguster en écoutant les chansons de Bing
Crosby !
Les bonshommes en pain d’épice de Sophie

Pour une vingtaine de bonshommes à partager avec amour :


Faites chauffer 175 g de miel et 18 cl de lait. Vous pouvez utiliser le
micro-ondes, vous n’êtes pas dans une émission télé, personne ne vous
jugera.
Dans un saladier, mélangez 75 g de sucre roux, 1 œuf et 25 g de poudre
d’amandes. Ajoutez le miel et le lait, puis 250 g de farine, 1 sachet 1/2 de
levure et mélangez bien.
À présent que vos biceps ont bien travaillé, ajoutez 1 cuillerée à café de
cannelle et 1 cuillerée à café de muscade. Mélangez à nouveau.
Graissez un moule (il en existe en forme de petits bonshommes, sinon
bonne chance pour la découpe !) et versez-y le mélange.
Faites cuire à 180 °C pendant 15 minutes (45 minutes pour un moule à
cake).
À déguster avec du lait de poule. Vous m’en direz des nouvelles !
REMERCIEMENTS

En premier lieu, je tiens à remercier Laury-Anne Frut, mon éditrice qui,


au fil des ans, a appris à lire dans mes pensées. Après la duologie La vie est
belle, je m’étais dit que j’attendrais un peu avant d’écrire une nouvelle
comédie de Noël. Mon imagination en ayant décidé autrement, l’histoire de
Valentine a surgi sans crier gare. Quelques jours plus tard, Laury-Anne m’a
demandé si j’étais sûre de ne pas vouloir m’embarquer dans une nouvelle
aventure de fin d’année. Valentine, Chloé et Albane ont sauté de joie quand
elles ont compris qu’elles feraient bien l’objet d’un roman ! Voilà qui vaut
bien un spritz !

Merci également à toute l’équipe éditoriale pour leur accompagnement et


leurs encouragements, toujours si puissants depuis le premier roman :
Christine Cameau, qui met les petits détails en évidence, Alice Bercker,
Danaé Tourrand, sans oublier Karine Bailly de Robien et Pierre-Benoît de
Veron. Merci infiniment pour la confiance que vous m’accordez, cette petite
chose en plus qui me fait me sentir bien parmi vous et me donne des ailes
pour continuer à porter ces histoires auprès de mes lecteurs.
Merci à la chouette équipe de communication : Caroline, Valentine,
Laure, Marine et toutes ces belles personnes qui œuvrent afin de faire
découvrir mes romans au plus grand nombre.

L’écriture occupe une grande partie du quotidien. Une fois le roman


terminé, c’est toujours un peu fou d’accepter de le confier à de nouvelles
mains. Et pourtant, s’il prend son envol, c’est bien grâce à ces gens qui le
portent, qui comprennent mes personnages, qui vibrent avec mes histoires.
Je tiens à remercier, avec une infinie gratitude, les libraires, les blogueurs,
les Instagrammeurs, les bibliothécaires, les équipes commerciales et, bien
sûr, vous, mes chers lecteurs, pour ces échanges quotidiens, cet
enthousiasme avec lequel vous faites vivre mes romans. Ma précédente
comédie de Noël, La vie a plus d’imagination que nous, a remporté le prix
Babelio du meilleur roman d’amour ; je tiens donc à remercier
chaleureusement les personnes qui ont pris le temps de voter pour moi. On
ne répétera jamais assez à quel point l’avis des lecteurs est important.

Durant l’écriture de ce roman, deux formidables amies m’ont donné leurs


sentiments en avant- première : Clara et Fanny, je vous remercie d’avoir été
ces bêta-lectrices (je déteste ce terme) éclairées et éclairantes.

Merci également à Virginie Guerfi, ancienne institutrice de mon fils en


maternelle, qui a pris le temps de me parler de son beau métier. À Solène,
pour son petit lexique du parler des ados (vivement les prochaines
vacances !). À Julien, mon cousin, sapeur-pompier volontaire, pour tous les
précieux renseignements concernant les interventions. S’il subsiste des
erreurs, elles sont uniquement de mon fait.

Du fond du cœur, merci à Steeve et Armaël qui ont supporté de me voir


écrire en plein confinement. D’habitude, je m’octroie mes tête-à-tête avec
mes personnages quand l’un est au travail et l’autre à l’école. Ils ont donc
dû subir les phases de doute, d’euphorie et toutes les sautes d’humeur qui
accompagnent l’écriture d’un roman. À ma grand-mère, qui m’a souvent
inspiré les réflexions bien senties de Jacotte. Et de façon plus large, merci à
ma famille ! (comme ça, c’est facile, et je n’oublie personne J).
La maison d’édition qui vous donne la joie de lire !

Rejoignez-nous sur la page Facebook des éditions Charleston et sur Twitter


: @LillyCharleston. Retrouvez tous nos livres, les prochaines parutions et
les événements à ne pas manquer sur notre site : www.editionscharleston.fr"

Les éditions Charleston est une marque des éditions Leduc.s.

Les éditions Leduc.s


10 place des Cinq-Martyrs-du-Lycée-Buffon
75015 Paris

Retour à la première page.

Vous aimerez peut-être aussi