Clarisse Sabard - Et Nous Danserons Sous Les Flocons
Clarisse Sabard - Et Nous Danserons Sous Les Flocons
Clarisse Sabard - Et Nous Danserons Sous Les Flocons
« Clarisse Sabard nous livre encore une fois une histoire à la fois drôle et
touchante. »
Flavie, de @petite_etoile_livresque
« À savourer sous un plaid avec un thé bien chaud. Une petite bulle de
bien-être ; une ode à l’amour. »
Christelle, de @jadorelalecture
« Le genre de livre qui devrait être prescrit pour lutter contre la déprime
hivernale ! »
Marie, de @leslecturesdeknut
« J’ai été touchée par ce roman de Noël, il m’a fait beaucoup de bien et
m’a transportée dans une ambiance familiale et chaleureuse. »
Alexia, de @share_livres
« Comme tous les romans de Clarisse Sabard, c’est un petit bijou plein de
romantisme et de bonheur. Une fois encore, un énorme coup de cœur ! »
Aurélie, de @aurelivres57
« Encore une belle comédie de Noël que nous présente Clarisse Sabard.
C’est doux, ça donne du baume au cœur, c’est une comédie sucrée,
absolument idéale pour les lectures hivernales à venir. On adore ! »
Amélie, de @le_nez_dans_les_bouquins
Clarisse Sabard est née en 1984 dans une petite ville située en plein cœur
du Berry. Après un bac littéraire, elle s'oriente vers le commerce. Un AVC
la rattrape et elle décide de réaliser enfin son rêve : écrire. Passionnée de
littérature et de voyage, elle vit aujourd'hui à Nice et se consacre à
l'écriture.
Juin 2019
LE LUNDI QUI SUIT ma désastreuse sortie, mon père passe me voir après ma
journée d’école. Je lui ai demandé de me dénicher des branches de bouleau
avec lesquelles j’aimerais fabriquer un sapin en bois, à fixer au mur de ma
classe.
— Avec tout ce que je te rapporte, c’est l’école entière que tu vas pouvoir
décorer ! me lance-t-il en déposant son butin dans le garage.
Je constate avec satisfaction qu’il dit vrai. Mon cerveau se met aussitôt à
élaborer de nouvelles idées : mes élèves seraient contents de repartir chez
eux avec un petit sapin individuel, le premier soir des vacances, par
exemple.
— Il paraît que tu es allée à L’Edelweiss, reprend mon père en pénétrant
après moi dans la cuisine.
Les nouvelles vont vite.
Mal à l’aise, j’entreprends de mettre la bouilloire à chauffer. C’était
inévitable ; Hugh Grant aura parlé de la cinglée qui avale du beurre de
façon compulsive… et mes parents auront fait le rapprochement avec leur
idiote de fille !
— Avant que tu n’ailles t’imaginer que j’ai perdu la tête, dis-je en
disposant des mugs sur la table, sache que c’était… une erreur.
Perplexe, mon père passe une main dans ses cheveux frisés. Autrefois
cuivrés, ils sont à présent striés de mèches blanches.
— Tu n’as pas à te justifier, Val.
— Oui, enfin bon, je tiens quand même à ce que tu saches que je n’ai pas
pété un plomb ou je ne sais quoi du genre.
La bouilloire se met à siffler et je verse l’eau sur nos boissons : un thé
aux écorces d’orange pour moi, du décaféiné soluble pour mon père.
— Tu envisages les choses d’une drôle de manière, fait-il en remuant
lentement son sucre dans le café. Il n’y a pas de quoi en faire tout une
affaire.
Je serais quand même curieuse de savoir ce que Hugh Grant a pu
raconter.
— J’ignore ce qu’on t’a dit, Papa, mais ce n’était pas mon intention de
me donner en spectacle.
— Te donner en spectacle ? Tu y vas un peu fort.
— Les regards étaient pourtant braqués sur moi au moment où je me suis
rendu compte que j’avais gobé le beurre.
Enfin, surtout celui de l’Anglais. Je crois que les autres n’ont, à ce jour,
toujours pas fait le lien. Mon père me regarde tout à coup avec perplexité,
ses yeux marron se plissent. Je savais qu’à un moment ou un autre il finirait
par douter de ma santé mentale !
— Mais de quoi est-ce que tu parles, Valentine ?
— De cette maudite plaquette de beurre, pardi !
Il a l’air complètement paumé et il me faut bien quelques secondes pour
saisir qu’il ne faisait pas du tout allusion à ça. Soulagée, je me rejette contre
le dossier de ma chaise et, prise d’un fou rire devant sa mine pantoise, je lui
raconte mes péripéties.
— C’était très embarrassant, surtout quand ensuite je n’ai rien trouvé de
mieux qu’asperger Flore avec mon verre de vin.
Mon père est complètement hilare.
— Il n’y a bien que toi pour nous faire des trucs pareils ! En tout cas, sois
rassurée, ton aventure est restée sous silence. L’Anglais dont tu me parles
est d’ailleurs un type très sympa.
— Tu le connais ?
J’avale une gorgée de thé, consciente de l’empressement avec lequel j’ai
posé la question.
— Alan ? Oui, je l’ai croisé plusieurs fois à L’Edelweiss. C’est un gars
discret. Pas du genre à claironner partout que ma fille aînée a un penchant
prononcé pour le beurre, ajoute-t-il en riant à nouveau.
— Il n’empêche que tu as quand même su que j’ai fait une apparition à
L’Edelweiss. Tes copains, je présume ?
Mon père lève les mains dans un geste philosophe qui veut dire « Que
veux-tu que j’y fasse ? » Note à moi-même : si un jour le hasard me fait
rencontrer quelqu’un, je dois absolument éviter de l’emmener dans ce
repaire à cancans.
— C’est bien que tu sortes, déclare-t-il de manière tout à fait soudaine. Je
craignais que tu te laisses miner par ton divorce.
— J’aurais pu sombrer au fond du gouffre, mais comme tu me l’as si
souvent répété, les plus belles victoires sont celles qu’on remporte sur soi.
Papa hausse un sourcil.
— J’ai dit ça, moi ? rétorque-t-il, surpris.
— Chaque fois que je rechignais à apprendre mes tables de
multiplication.
— Ah oui… Assez souvent, donc ! s’esclaffe-t-il.
Je laisse passer un silence, avant de reprendre :
— C’est stupide, mais je n’avais pas imaginé qu’un jour il pourrait me
quitter. Je suppose qu’au bout de seize ans de mariage je me croyais à
l’abri.
— Votre couple battait de l’aile depuis un moment. Tout le monde l’avait
remarqué, mais toi, tu ne voulais pas le voir.
Fidèle à lui-même, mon père privilégie la franchise plutôt que de tourner
autour du pot. Je reste soufflée, comme s’il venait de m’envoyer un
uppercut dans l’estomac.
— C’est dégueulasse, ce que tu me dis, Papa.
Il m’adresse un sourire désolé.
— Je ne veux pas remuer le couteau dans la plaie, Val. Mais, enfin,
l’ambiance entre vous était tendue lorsque vous êtes venus, à Noël dernier.
Tu marchais sur des œufs.
Je déteste entendre ces mots, pourtant je sais qu’il a raison. Noël dernier
ne restera pas mon meilleur souvenir. Philippe a toujours détesté Vallenot.
C’est un citadin pur et dur. En général, nous passions le 25 décembre chez
sa mère, mais celle-ci est décédée en août de l’année dernière. C’est
pourquoi j’avais naturellement proposé de fêter Noël avec mes parents,
pour une fois. Au bout de quelques semaines de discussions tendues, il a
cédé, surtout pour me faire plaisir. Et avoir la paix. En contrepartie, il a
passé pratiquement tout le séjour à se montrer désagréable envers moi, me
faisant comprendre que ce n’était pas son choix d’être ici et qu’il m’en
voulait. Avec le recul, la routine et les petites rancœurs accumulées me
pesaient. Nous pesaient. Je ne vivais qu’à travers Philippe, le laissant
décider de tout. C’était un choix très bête de ma part. Et quand j’essayais
d’imposer ma volonté… eh bien, le résultat n’était pas très glorieux. Ce
n’est pas étonnant qu’il se soit lassé d’une épouse qui a effacé sa propre
personnalité.
Au bout de quelques secondes, je hasarde :
— Est-ce que tu as vu Maman, ces derniers temps ?
— Tout dépend de ce que tu entends par « ces derniers temps », répond-il
avec prudence. Pourquoi ?
— Oh, pour rien… Elle essaie de me convaincre par tous les moyens que
je dois rencontrer quelqu’un et me mettre en couple. C’est bizarre, venant
d’elle.
Hier soir encore, ma mère m’a téléphoné pour savoir ce que j’avais fait
de mon week-end. Traduction : est-ce que je suis tombée nez à nez avec le
futur homme de ma vie ? Après mon passage mouvementé à L’Edelweiss,
j’ai eu besoin de calme. Je ne remets pas en cause l’excellente compagnie
de Flore bien sûr, mais plutôt mon aptitude à la vie en société. Bref, au lieu
d’aller reproduire une chorégraphie de Beyoncé sur la place du village pour
attirer les mâles, j’ai jugé préférable de préparer de nouvelles activités pour
mes élèves et de cuisiner en écoutant Sheryl Crow en boucle. Entre-temps,
j’ai regardé plusieurs épisodes d’Outlander. Programme nettement moins
risqué qu’une nouvelle sortie publique. Maman ne l’a pas entendu de cette
oreille. Pour elle, il est inconcevable que mes projets n’incluent pas de
trouver l’amour.
— Ta mère s’est toujours fait du souci pour tes sœurs et toi, relativise
mon père. Ce n’est pas nouveau. Et puis, je suis certain que le temps lui
donnera raison ; tu rencontreras quelqu’un qui mérite ton amour.
Il ne va pas s’y mettre, lui aussi ?!
— J’admire ton bel optimisme, mais ça m’étonnerait. Je ne suis pas près
d’accorder ma confiance à un homme.
Si seize ans de mariage peuvent voler en éclats du jour au lendemain,
c’est bien que l’amour n’est pas une chose super fiable.
— Si encore il s’était contenté de me quitter parce qu’il ne m’aimait
plus… Mais non, il a fallu qu’il me trompe.
Ce sentiment d’injustice, le fait de me trimballer avec l’étiquette
« cocue » en sachant que les gens pensent sûrement que c’est ma faute (il
est de notoriété publique que l’homme a toujours une bonne raison d’aller
voir ailleurs, contrairement à la femme qui se transforme en garce si elle
commet l’adultère) continue de me torpiller le cœur.
— Je sais, me répond Papa. Et, crois-moi, s’il est encore en vie, c’est
uniquement parce que tu m’as empêché de débarquer chez lui armé de ma
hache.
— Il n’existe pas meilleur père que toi, dis-je en souriant. Pour en revenir
à Maman et à sa fixette, je me demande si elle ne regretterait pas d’avoir
toujours mis un point d’honneur à refuser la vie de couple.
J’ai eu de longues heures devant moi pour retourner le problème dans
tous les sens, avant de parvenir à cette conclusion. Papa émet un
reniflement sceptique.
— Je ne sais pas, Val, bredouille-t-il, visiblement peu à l’aise d’évoquer
ce sujet avec moi. Oh, et puis flûte, tu connais ta mère, je n’ai pas envie de
provoquer son ire en lui posant la question.
Sa grimace est plutôt comique, je ne résiste pas à l’envie de le charrier.
— Espèce de pleutre !
— Ce n’est rien d’autre que de l’instinct de survie, se défend-il, sur le
même ton.
Reprenant mon sérieux, je l’interroge :
— Et toi, tu ne regrettes rien ?
Il secoue une nouvelle fois la tête.
— Ta mère aurait fini par me détester si j’avais refusé de divorcer. Et
puis, ce n’est pas comme si mes filles avaient grandi dans une famille
désunie.
D’accord, il marque un point. Notre enfance, à mes sœurs et moi, aurait
été beaucoup moins cool si Papa était devenu un vieux bonhomme
malodorant et rongé par le chagrin. La seule chose qu’on pourrait
éventuellement lui reprocher, ce sont ses chemises à fleurs et son éternel
blouson en cuir… Toujours est-il qu’à ma connaissance, en trente-deux ans
de divorce, mes parents n’ont jamais refait leur vie sentimentale. Alors, oui,
je trouve plus que curieux que ma mère s’inquiète autant au sujet de la
mienne.
*
Quatre jours plus tard
– PRÊTE ?
Je crois qu’on peut considérer que oui. Cela fait cinq bonnes minutes que
je suis plantée devant la voiture, à attendre que ma mère ait vérifié pour la
cinquantième fois si elle a bien fermé tous les volets et verrouillé les portes.
J’ai beau porter le bonnet qu’elle m’a tricoté, la laine épaisse ne suffit pas à
me protéger du vent glacial. Mon haleine blanchit l’air lorsque j’ouvre la
bouche :
— Tu aurais pu me donner les clés pour que je me réfugie dans la
voiture.
— Ah oui, c’est vrai, me répond-elle distraitement en s’installant au
volant.
— J’ai failli geler sur place, dis-je en me frictionnant les mains pour les
réchauffer. Je piquerais bien un biscuit, pour la peine.
L’odeur qui s’élève de la boîte que Maman vient de déposer sur le siège
arrière est appétissante. Si la soirée consiste à se goinfrer de biscuits de
Noël aux amandes et à la cannelle, ça me va !
— N’y songe même pas, rétorque-t-elle en me coulant un coup d’œil
oblique. Alors, est-ce que tu es retournée à L’Edelweiss, cette semaine ?
— Pas le temps ! J’ai passé mes soirées à confectionner des décorations
pour ma classe.
— Donc aucune rencontre à l’horizon…, constate-t-elle, une moue de
dépit sur les lèvres.
Ah. Elle est repartie sur son refrain favori du moment : ma vie
amoureuse.
— Tu sais, Maman, il y a quand même peu de chances que je rencontre
l’homme de ma vie parmi les habitués de L’Edelweiss.
J’en demande peut-être beaucoup, mais je n’ai pas du tout envie d’un
plan drague avec l’un des copains de mon père. Je n’ai envie d’aucun plan
drague tout court, d’ailleurs.
— Je suis sûre que tu plais aux hommes. Tu ne le vois pas, c’est tout.
Tandis que la voiture s’engage dans la montée près de l’église, je
considère mon reflet dans le rétroviseur d’un regard sombre.
— Oh non, les hommes ne se bousculent pas au portillon. C’est mieux
ainsi.
Je passe évidemment sous silence le drôle de rêve dans lequel le sosie de
Hugh Grant me faisait des choses pas du tout désagréables. C’était un
déraillement éphémère. Mes hormones prises de mélancolie. Rien d’autre
qu’une forme de stress post-traumatique lié à l’histoire de la plaquette de
beurre. Il n’empêche qu’à y repenser, mes genoux se liquéfient.
Histoire de remettre mes pensées dans le droit chemin, je lance :
— Jules envisage de travailler pendant les vacances.
Ma mère hoche vigoureusement la tête.
— C’est une bonne initiative. Il pourrait faire quelques heures à la
boutique, propose-t-elle. Les réservations à la station de ski affichent
complet, nous ne manquerons pas de clients.
Je suis contente d’apprendre qu’en seulement un an d’existence, la
station parvient à tirer son épingle du jeu. Néanmoins, les plans de Jules
sont déjà établis.
— À vrai dire, il m’a parlé d’un centre commercial qui recrute des lutins
de Noël… Je suis découragée à l’idée de multiplier les allers-retours.
— C’est sûr que si tu dois te taper la route matin et soir, tu n’as pas fini.
Surtout s’il neige.
Je n’avais pas pris ce paramètre en compte. Pourtant, dans notre région,
la neige est très fréquente en décembre et ce n’est pas un hasard si la saison
des sports d’hiver bat son plein dès les vacances de Noël.
— Bah ! Si Jules tient vraiment au costume de lutin, reprend Maman, il
peut en porter un dans mon magasin.
— On verra, dis-je pour m’esquiver.
Je ne voudrais surtout pas briser l’enthousiasme de ma mère, mais à mon
avis, on ne verra rien du tout. L’intérêt soudain de Jules pour le poste du
centre commercial n’est pas fortuit. La gaieté dans sa voix quand il m’a
précisé qu’une certaine Maëva allait postuler elle aussi ne m’a pas
trompée ; j’ai bien l’impression que mon ado a un béguin. D’ailleurs, il n’a
pas critiqué l’internat de toute la semaine.
Nous trouvons une place sur le parking situé non loin du lavoir du
XVIIIe siècle. Prenant garde à ne pas glisser sur les pavés humides de givre,
nous remontons la légère pente qui mène au presbytère. La mairie a déjà
paré les rues de guirlandes lumineuses, ce qui a le mérite de rendre les
artères médiévales moins sombres. Je soupire d’aise lorsque le curé nous
fait entrer dans le corridor, et me laisse envelopper par la douce chaleur. Les
bâtiments du bourg ont été érigés, pour la plupart, il y a très longtemps,
puisque notre village existe depuis le XIIe siècle. Si certaines maisons
tombent en décrépitude, livrées à l’humidité qui grignote lentement les
vieilles pierres, celle du curé a pu y échapper, grâce aux différentes
restaurations qui la rendent confortable.
— Bonsoir, père Xavier ! le salue ma mère en dénouant son écharpe.
Ce dernier se met à rire doucement.
— Enfin, Sophie, je t’ai dit mille fois de m’appeler par mon prénom !
Nous sommes tout de même allés à l’école ensemble.
— C’est vrai, mais tu ne portais pas la soutane à l’époque. Je te revois
encore, plongé dans tes albums de Lucky Luke.
— J’aime toujours autant les histoires de cow-boys, déclare-t-il en
clignant de l’œil.
Comme il se tourne vers moi, ma mère semble se souvenir de ma
présence :
— Au fait, je te présente ma fille, Valentine.
Le prêtre m’accorde une poignée de main chaleureuse.
— Cela me fait plaisir que vous soyez venue, mon enfant.
— Maman m’a dit que vous souhaitiez me parler, à propos du futur
musée.
Le curé hoche la tête.
— En effet, mais nous évoquerons le sujet plus tard. J’ai d’abord prévu
autre chose, suivez-moi.
Nous pénétrons à sa suite dans la pièce voisine, une salle purement
fonctionnelle, meublée d’une grande table entourée de chaises et d’une
vieille armoire. Je me fige en m’avisant du nombre de personnes présentes :
cinq femmes et…
Deux pompiers ?
À moins que la dernière mode ici ne soit au treillis noir et à la veste à
bande rouge portant l’inscription « sapeurs-pompiers », il n’y a aucun doute
possible. Et bien sûr, Rémi fait partie du duo. Même de dos, il est
reconnaissable entre mille, avec sa tignasse brune ébouriffée, comme celle
d’un petit garçon à qui on donnerait le bon Dieu sans confession. Sûrement
mû par son instinct d’emmerdeur, il se retourne pile au moment où je
cherche une échappatoire. Aussi étonné que moi, il cligne des yeux. Notre
échange de regards surpris ne dure qu’une seconde à peine, car ma mère,
après avoir collé la boîte de biscuits dans les bras du curé, m’entraîne pour
saluer les bénévoles du club. Je reconnais Carole et Sylvie, deux de ses plus
anciennes amies.
— Et voici les trois inséparables tricoteuses de compétition, Danielle,
Odette et Jacotte, la maman de Xavier, termine-t-elle en me désignant les
vieilles dames assises près de la cheminée.
L’une d’elles, une petite mamie voûtée habillée comme dans un sketch
des Bodin’s, plisse alors les yeux.
— C’est une des jumelles ? demande-t-elle en me scrutant sous toutes les
coutures.
— Non, c’est Valentine, la corrige ma mère.
— Tu sais bien, Odette, intervient la mère du curé, c’est la femme de
l’antiquaire, comme dans Louis la Brocante.
— Ex-femme, ne puis-je m’empêcher de rectifier.
Tant que j’y suis, je leur expliquerais bien que les activités de Philippe
n’ont rien à voir avec celles de leur héros de fiction, mais le regard navré
qu’elles m’adressent me coupe dans mon élan. Le visage d’Odette s’éclaire
soudainement, comme si on venait de la brancher sur batterie.
— Ah, mais oui ! s’exclame-t-elle de façon très sonore. C’est celui qu’est
parti avec une autre ! Ma pauvre petite, compatit-elle, pleine de
commisération.
L’évocation de ma situation déclenche tout à coup une grande animation
chez les vieilles dames, qui se pressent autour de moi comme un banc de
piranhas le ferait avec un hémophile.
— Elle n’a rien vu venir, la pauvre, leur explique ma mère.
— Ah, les enfants ! soupire Danielle. Ils nous font vieillir avant l’âge. Je
présume que tu l’aimes encore, ma pauvre Valentine ?
— Euh… non.
Un peu à l’ouest, la mamie.
J’essaie de sourire pour faire comme si je me fichais que mon statut de
femme trompée soit au centre de la conversation, mais j’ai plutôt envie de
me fondre dans le décor. Jacotte pose sa main sur la mienne.
— Il ne te méritait pas, affirme-t-elle. Tu veux un biscuit, ma pauvre
chérie ?
Je hoche la tête, surtout dans l’espoir que leur intérêt porte vite sur un
autre sujet. Si quelqu’un m’appelle encore une fois « ma pauvre petite » ou
« ma pauvre chérie », je vais péter les plombs. Pour couronner le tout, Rémi
se joint à notre groupe et me tend une tasse de thé.
— Je crois que tout le monde en a eu, sauf toi.
Je me sens rougir jusqu’aux oreilles, sans comprendre vraiment pourquoi.
Enfin, si. À présent, il sait que je suis cette femme incapable de garder son
mari. Et sa pitié me gêne.
— Franchement, reprend Odette, je plains les jeunes de votre génération.
À notre époque, les mariages duraient.
— À notre époque, les gars couraient tout autant après les jupons, précise
Danielle. Mais on devait bien s’en accommoder.
Est-ce que c’est censé me réconforter ?
Rémi me regarde un peu bizarrement. Peut-être qu’il s’attend à ce que je
fasse une crise de nerfs. Je dois avouer que je n’en suis pas très loin.
— Merci pour le thé, lui dis-je en m’éclaircissant la gorge.
Il me répond par un hochement de tête poli avant de rejoindre son
collègue. Il ne me reste plus qu’à faire semblant de m’intéresser aux
papotages des copines de ma mère. Au bout de quelques minutes, le père
Xavier se place au centre de la pièce et nous invite au silence. Une fois le
calme établi, il prend la parole :
— Bien, nous voici au complet. Comme vous le savez, les maîtres mots
de toutes nos actions sont : accueil, convivialité et partage. Ma mère, ici
présente, est à l’initiative du nouveau projet qui nous tient à cœur : rendre la
vie plus douce à des personnes isolées.
— J’espère que vous ne pensez pas au vieux Baratier, intervient aussitôt
Carole. La dernière fois que les gamins sont allés sonner chez lui pour les
billets de tombola, il les a menacés avec son fusil.
— Il paraît qu’il conserve en évidence dans son salon le morceau de
doigt qu’il a perdu lors de la guerre d’Algérie, frémit Odette. Quelle
horreur !
Accueil, convivialité, partage, disions-nous…
— C’est vrai que Gaston est devenu un peu sauvage, concède le curé.
Mais je suis certain que l’un ou l’une d’entre nous saura…
— Moi, je peux m’en charger, déclare sa mère d’un ton sans appel. Un
bonhomme pas facile, j’en ai déjà un à la maison avec mon Lulu, alors ce
n’est pas Gaston qui va m’effrayer.
Assise sur une chaise, je retiens un bâillement et contemple le bout de
mes tennis pendant que le père Xavier résume la mission qui sera désormais
la leur, une fois par semaine : prendre de leurs nouvelles, discuter avec eux,
s’assurer qu’ils ont tout ce dont ils ont besoin.
Ma mère propose immédiatement d’apporter des petits sachets de biscuits
de Noël à ces personnes qui, pour diverses raisons, sont esseulées, sans
famille et parfois en situation de handicap, ce qui les empêche de se rendre
régulièrement dans le bourg. Les bénévoles en dénombrent une dizaine,
dont le fameux Gaston et son fusil de compagnie.
C’est alors que ma mère se met à plaisanter :
— On va bientôt pouvoir ajouter Valentine au compteur, telle qu’elle est
partie !
Oh bon sang…
Elle n’a pas capté que j’ai déjà été couverte de honte tout à l’heure ? À
partir de quel moment l’humiliation franchit-elle le seuil du tolérable ?
L’étriper dans un lieu saint serait un peu craignos (pardon, mon Dieu, même
si je ne crois pas en vous !), alors je suis bien obligée de sourire aux petits
éclats de rire qui suivent sa vanne.
— Je ne suis pas si seule que ça, je couine pour ma défense. Les bois
regorgent de marmottes, et comme j’ai plus de conversation qu’un chamois,
elles adorent venir débriefer avec moi, le soir.
Là, tout de suite, la cape d’invisibilité de Harry Potter pourrait m’être très
utile, d’autant plus qu’une grande majorité des personnes présentes semble
se demander si je suis sérieuse. Je me sens ridicule. Sentiment largement
amplifié par les yeux de Rémi rivés sur moi et son visage creusé de
fossettes amusées. J’ai toujours eu un faible pour les fossettes, mais pas ce
soir. Il doit penser que je suis très sotte. Le père Xavier, mon sauveur,
décide de mettre fin à ce moment embarrassant :
— À présent, je vais en venir aux raisons de la présence de ces deux
sapeurs-pompiers, reprend-il, en désignant Rémi et son collègue.
Mon cerveau enregistre un soupir collectif d’appréciation féminine.
J’aurais dû prétendre que j’étais pompier, moi aussi ; ça a l’air de faire
davantage d’effet qu’institutrice. Le prêtre nous explique qu’en allant visiter
des personnes isolées, il y a des possibilités d’être confronté à des incidents.
— Vous pourriez tomber sur un vieillard inanimé, par exemple, ou cloué
au sol à la suite d’une mauvaise chute. J’ai donc demandé à Rémi et Farid
de vous former aux premiers secours et ils ont gracieusement accepté.
D’un geste, le père Xavier leur fait signe de rejoindre le centre de la
pièce. Pendant qu’ils s’installent et se présentent en fonction de leur grade
(Rémi est sergent et chef d’agrès sur les sauvetages aquatiques et Farid,
adjudant), je pioche un biscuit dans la boîte que ma mère fait tourner.
— La première chose à faire si vous découvrez une personne à terre,
commence Rémi, c’est la mettre en PLS : position latérale de sécurité.
— Comment est-ce qu’on procède ? s’enquiert Danielle.
— Nous allons vous montrer, lui répond Farid. Il nous faudrait une
volontaire.
Tous les regards se braquent alors sur moi et je manque de m’étouffer
avec les miettes de mon biscuit. Ils sont sérieux, là ? Durant une seconde, je
reste statufiée comme un lapin pris dans les phares d’une voiture. Puis je
me récrie à toute vitesse, en m’efforçant de ne croiser aucun regard :
— Pourquoi moi ? Je ne suis pas une personne âgée ! Sans vouloir
manquer de respect à qui que soit, bien entendu.
— La logique voudrait que ce soit toi qui t’y colles, Valentine, relève
Jacotte. À ta place, je me damnerais pour être manipulée dans tous les sens
par les beaux pompiers.
— Maman ! crie le père Xavier, consterné, en dési- gnant la croix
accrochée au-dessus de la porte.
La vieille dame se met à battre des cils, telle une ingénue.
— Quoi ? Je ne fais qu’énoncer à voix haute ce que tout le monde pense
tout bas. N’est-ce pas, mesdames ?
Gloussement général. Cette soirée au presbytère, c’est décidément la
grande rigolade. Rémi m’encourage d’un signe de tête.
— Valentine ? m’appelle-t-il, de sa voix à la fois douce et grave.
Je capitule, non sans pousser un très gros soupir, des fois que l’assemblée
n’aurait pas compris ce que je pense de tout ça.
— OK, c’est bon, maugrée-je. Alors, qu’est-ce que je dois faire ? Simuler
ma propre mort ?
Mon humour touche au moins une personne, si j’en crois le petit rire qui
s’échappe de la bouche de Farid.
— On ne t’en demande pas tant, me corrige Rémi. Imaginons, à tout
hasard, que tu te promènes toute seule, sous une pluie battante…
Bah voyons…
— N’importe quoi ! l’interrompt, Jacotte. Personne ne ferait une chose
aussi stupide.
Ben si, moi.
Rémi, qui se fiche bien de l’avis de la vieille dame, continue, planté face
à moi :
— Tu cours pour arriver plus vite chez toi, mais malheureusement, tu
dérapes et tu tombes. La douleur est telle que tu ne peux plus bouger.
Dans la salle, plus personne ne pipe mot. On dirait qu’ils sont scotchés
devant le film à suspense du siècle.
— Allez, vas-y, tombe, m’enjoint Farid.
J’aimerais prendre les choses davantage à la légère, mais je déteste me
retrouver au centre de l’attention. J’en ai le cuir chevelu brûlant et le seul
moyen de mettre un terme à ma gêne est bel et bien de me laisser tomber, en
priant pour que le sol m’engloutisse. Dans ma tête, j’imagine la chute
gracieuse d’une Garbo de l’âge d’or hollywoodien. En réalité, je m’échoue
sur le carrelage avec l’élégance d’un lion de mer. Allongée à plat ventre,
j’entends ma mère souffler à ses copines :
— Elle a toujours été mauvaise actrice. Lors des spectacles de fin
d’année, à l’école, on ne lui donnait que des rôles minimes.
— Je ne suis pas sourde, Maman !
Farid me coule un regard d’une infinie patience.
— Vous n’êtes pas censée parler.
Est-ce que je peux au moins hurler ma douleur d’être ici ?
Rémi s’approche pour démarrer la démonstration.
— Pour placer une victime en PLS, il y a huit étapes à respecter,
explique-t-il, tout en s’agenouillant près de moi. La première : vous prenez
le bras le plus proche de vous et vous le placez à angle droit par rapport à la
personne.
Tout en parlant, il s’empare de mon bras.
— Ensuite, vous prenez l’autre main, paume contre paume, puis vous en
positionnez le dos, comme ça, contre son oreille et sa joue…
Rémi travaille lentement, avec des gestes délicats, s’assurant que les
bénévoles comprennent ce qu’il leur dit. De mon côté, je m’efforce de
respirer normalement, ce qui n’est pas évident avec deux pompiers en train
de me tripoter et sept paires d’yeux fixées sur nous. Rémi me soulève le
genou le plus éloigné de lui et…
— Il faut ramener le talon le plus proche des fesses…
Il ne va quand même pas me toucher les fesses ?
— … et vous devez faire pression sur le genou, comme je le fais, pour
basculer la victime sans risquer d’abîmer la colonne vertébrale.
Et hop, sous les mains expertes de Rémi, qui ont soigneusement évité
tout contact avec mon postérieur, je roule sur le côté. Je fais désormais face
à tout le monde. Tout du moins, aux chaussures de tout le monde.
— Je n’y avais pas pensé, mais peut-être qu’un pompier lui conviendrait,
commente Maman de façon peu discrète à l’une de ses copines.
OK, la situation commence à complètement m’échapper. Est-ce que
l’étrangler serait un péché ? Je dirais que oui.
Je me mets à tousser de façon ostentatoire pour couvrir les paroles de ma
mère. Réflexe idiot puisqu’il est trop tard. Le curé s’inquiète aussitôt de
mon stage prolongé sur le carrelage.
— J’espère que vous n’allez pas attraper froid, mon enfant.
— Nous avons bientôt terminé, le rassure Farid. Est-ce qu’il y a des
questions ?
— On fait comment si la victime pèse soixante kilos de plus que nous ?
s’enquiert l’une des mamies.
— Du mieux que vous pouvez, lui répond Rémi, avant de revenir à ma
hauteur. On continue ?
— J’aimerais bien qu’on en finisse, oui, dis-je, heureuse de n’être pas
réellement en danger de mort vu comme la démonstration s’éternise.
Rémi retire délicatement la main posée sous mon cou et me remonte le
genou supérieur à angle droit.
— La stabilisation terminée, il n’y a plus qu’à attendre les secours. Merci
d’avoir coopéré, Valentine.
Je me relève d’un bond, soulagée d’en avoir enfin fini. La soirée est très
avancée et, après avoir échangé encore quelques paroles, les bénévoles
partent les unes après les autres. Les pompiers remballent eux aussi leurs
affaires. Parfait, je peux enfin respirer. Cependant, ma joie est de courte
durée ; sans prévenir, Rémi pivote et lève le menton dans ma direction pour
m’interpeller :
— Au fait, Valentine, tu peux revenir à L’Edelweiss quand tu veux. Nous
avons fait le plein de beurre.
D’accord, le supplice n’était donc pas terminé. Et Rémi sait, il a compris
pourquoi le beurre s’était brusquement volatilisé. Si je pouvais, je
l’éradiquerais tout de suite de la surface de la Terre ! J’essaie d’ailleurs de
lui faire comprendre du regard que j’envisage déjà l’endroit où enterrer son
cadavre. Vu son air satisfait, je dirais que le message a du mal à passer.
— C’est quoi, cette histoire de beurre ? résonne alors la voix de ma mère,
près de mon oreille.
La prochaine fois que j’accepterai d’accompagner ma mère à ce genre de
réunion, j’espère que quelqu’un prendra l’initiative de m’assommer avec un
pied-de-biche.
5
UN QUART D’HEURE PLUS TARD, assise en face du père Xavier, j’écarquille les
yeux, persuadée qu’il ne s’est pas adressé à la bonne personne.
— Des documents d’époque ? Tu aurais ça, toi, Maman ?
En réponse à ma question, ma mère hausse les épaules.
— Je ne sais pas, il faudra fouiller dans le grenier, lâche-t-elle sans grand
enthousiasme.
Les mains croisées sur la table, le curé nous adresse son éternel sourire
bienveillant. Je ne serais pas étonnée d’apprendre qu’il est né avec, car
jamais rien ne semble l’ébranler.
— Je compte sur vous, nous précise-t-il. Ce musée apportera un nouveau
souffle au bourg.
Je lève un sourcil perplexe et lui fais remarquer que le village m’a l’air
très vivant, entre la station de sports d’hiver et le marché de Noël.
— Je suis d’accord avec vous, mon enfant, mais on parle d’une structure
ouverte toute l’année. Même l’été. Or, comme nous le savons, c’est durant
cette saison que pas mal de touristes viennent se mettre au vert et s’adonner
à la randonnée dans nos montagnes. Nous aimerions leur proposer d’autres
types d’activités.
Il est vrai qu’économiquement, Vallenot dépend beaucoup de ces
vacanciers. Je laisse passer un silence, le temps de peser le pour et le contre.
Le prêtre m’a demandé de l’aider à rassembler le plus d’archives possible
concernant l’évolution de notre école. Le directeur lui a déjà offert de
l’aider en inventoriant les différentes caisses entreposées dans une salle,
mais comme ma grand-mère a été une figure incontournable de
l’enseignement à Vallenot, le curé semble penser que je suis la personne
idéale pour le seconder dans cette entreprise. Le seul problème, c’est que
Constance mettait un point d’orgue à ne jamais parler du passé et je
l’imagine mal avoir conservé des reliques, elle qui disait souvent que les
souvenirs ne ramenaient pas les gens que l’on avait aimés.
— Comment se fait-il que c’est à toi qu’on a confié la partie consacrée à
l’école ? l’interroge ma mère.
— La mairie a réparti les rôles entre passionnés, alors on a procédé par
tirage au sort pour savoir qui allait s’occuper de quoi.
— Et tu ne vois que nous pour te filer un coup de main ? insiste-t-elle.
J’ai comme l’impression que cette perspective ne la réjouit pas
particulièrement.
— J’ai bien l’intention d’aller glaner des trésors d’antan chez toutes les
personnes que je connais, affirme le père Xavier, mais il ne reste plus aucun
enseignant de l’époque. Alors, si vous aviez des photos ou des choses de cet
ordre…
Le curé poursuit son exposé en évoquant l’exode rural, qui a déplacé des
familles entières vers les plus grosses villes, dotées de centres commerciaux
et autres commodités à portée de mains.
— Sans compter ceux qui sont décédés. Les témoins deviennent rares.
Avant de partir, nous lui assurons que nous ferons notre maximum pour
contribuer au lancement du musée. Une fois assise dans la voiture, ma mère
me confie néanmoins son scepticisme.
— Je vais jeter un œil, mais je ne garantis rien.
— Mamie n’avait vraiment rien conservé ? Pas même un petit bulletin de
notes ?
— Je ne sais pas… Lorsque j’ai vidé son appartement, j’ai récupéré des
cartons que je n’ai jamais ouverts.
Compte tenu du passé familial, j’aurais pensé qu’elle éprouverait
davantage d’intérêt.
— Tu es sérieuse ?
Toujours concentrée sur la route, elle enclenche le clignotant.
— Ta grand-mère possédait au moins un million de bibelots qui prenaient
la poussière, soupire-t-elle. Je ne sais pas combien j’en ai jeté. Je présume
que ces cartons contiennent eux aussi des vieilleries.
Elle stoppe sa voiture devant l’allée qui mène à ma maison. Dehors, de
légers flocons tombent en silence.
— On dirait bien que l’hiver est là, fait-elle remarquer, dans un murmure.
Je me pince l’arête du nez, agacée qu’elle change de sujet. De quoi a-t-
elle peur, au juste ?
— Maman…
Je fais une pause afin de chercher les bons mots.
— Je sais ce que tu vas dire, anticipe-t-elle. Et je vais te donner ces
cartons, ainsi tu pourras en juger par toi-même.
— Tu ne t’es jamais demandé qui était ton père ?
Les mains posées de part et d’autre du volant, ma mère blêmit et je me
désole aussitôt d’avoir posé la question qui me brûle la langue depuis si
longtemps. Qu’est-ce qui m’a pris ? C’est tacite, mais chez nous, on ne
remue pas ces choses-là. On les tait, on fait comme si ça n’avait pas existé.
— Évidemment que j’ai posé la question, Valentine, me répond-elle après
avoir pris une profonde inspiration. Cependant… Maman était une personne
très secrète. Elle me répétait sans cesse qu’on s’en sortait très bien toutes
les deux, et c’était vrai.
En fond sonore, la radio diffuse un vieux tube disco, Knock on Wood,
créant un contraste bizarre avec la solennité de l’instant.
— C’est légitime de vouloir connaître ses origines. Tu n’as pas envie de
savoir la vérité ?
Son manque de curiosité me sidère. C’est un peu comme lire un Harlan
Coben sans aller jusqu’à la fin : frustrant.
— Si elle ne m’a jamais révélé l’identité de mon géniteur, c’est qu’elle
avait sans doute de bonnes raisons.
Un détail dans son expression me frappe alors et il me semble entrevoir
la petite fille qu’était Maman, une petite fille soucieuse de ne pas décevoir
sa propre mère. À cet instant précis, je suis convaincue que le modèle
matriarcal avec lequel elle a grandi a eu une forte influence dans ses choix
et pèse encore sur ses frêles épaules. Je suis même étonnée de ne pas y
avoir pensé plus tôt. Constance n’était pas qu’une simple maîtresse
d’école ; elle était une femme qui veillait jalousement sur son secret. Mais
quel secret ? Est-ce que ma mère est le fruit d’une liaison interdite ? La
question me taraude et, oui, j’ai envie de fouiller dans les affaires de ma
grand-mère pour découvrir qui elle était réellement. Le père Xavier a peut-
être bien fait de s’adresser à moi, en définitive.
*
TROIS JOURS PLUS TARD, je m’attelle enfin aux cartons que m’a donnés ma
mère. Il faut dire que le temps m’a quelque peu manqué, depuis dimanche
soir. Ces deux dernières journées d’école se sont avérées exténuantes, les
enfants ayant tous été pris d’un soudain regain d’énergie dès l’instant où je
leur ai annoncé que nous allions décorer des sapins individuels en bois de
bouleau. La météo pluvieuse ne m’a pas été d’une grande aide pour les
canaliser ; il est tombé tellement de pluie en quarante-huit heures que le lit
de la rivière qui traverse le village menace de déborder. Alors, hier soir,
pour me détendre, j’ai eu la très mauvaise idée de me pointer à mon cours
d’autodéfense. Je m’en suis tirée avec un léger mal de dos et une grosse
blessure à l’amour-propre. J’étais pourtant très motivée, me visualisant
comme une sorte de Wonder Woman prête à faire la peau au moindre
agresseur qui oserait me menacer… Mon bel enthousiasme s’est effondré
comme un château de cartes dès que le prof m’a collée au sol, sans que je
parvienne à esquisser le moindre geste pour me débattre. Les choses
auraient pu en rester là, si une mamie aussi leste qu’un ninja n’avait pas
décidé d’impressionner l’assemblée. Sans doute pour laver mon honneur
(car je ne doute pas qu’elle partait d’une bonne intention), elle a bondi sur
le prof en moins de temps qu’il ne m’en aurait fallu pour dire « Je veux
rentrer chez moi ». Elle lui a fait une prise remarquable, qui l’a mis par
terre. Et là, le genou plaqué contre son dos pour le maintenir au sol, la
mamie a relevé la tête vers moi.
— Tu vois, ce n’est pas compliqué ! s’est-elle exclamée. Mais dans ton
cas, un conseil : si tu te fais agresser, vise les bijoux de famille et tire-toi en
courant.
Je suis allée voir plus loin si ma dignité y était. Après tout ça, je suis bien
en droit d’aspirer à un peu de calme, aujourd’hui. Le temps maussade de
ces derniers jours semble avoir momentanément déserté le village, le soleil
généreux pousse même ses rayons jusque sur le plancher. Armée d’un
cutter, j’ouvre le premier carton et m’installe par terre, assise en tailleur. J’ai
refait mon stock de thé aux épices de Noël, une tasse fumante est posée à
côté de moi. Et si je déterrais un vieux secret de famille, comme dans les
romans ? Certes, mes recherches ne sont pas entreprises dans ce but. Il n’en
reste pas moins que ce serait incroyable si je découvrais le nom du géniteur
de ma mère juste en fouillant quelques vieilles affaires. La vraie vie étant ce
qu’elle est, je n’ai cependant pas cette chance inouïe de tomber sur une
confession écrite de ma grand-mère. Je ne m’attendais évidemment pas à un
mot griffonné du style : « Assez de cachotteries maintenant, le père de ma
fille était le fils du boucher. On a fait des bêtises au bal du 14 juillet, en
1955. Mais franchement, je ne pouvais pas me marier avec un homme aux
oreilles en chou-fleur, qui en plus tuait des pauvres veaux innocents. » Au
fond de moi, j’espérais quand même qu’elle aurait gardé deux ou trois
indices pour le cas où ma mère aurait un jour envie de savoir.
Au lieu de quoi, Constance a empilé là-dedans des années de feuilles
d’impôts, de factures et autres réjouissances du même acabit. Ah, il y a
aussi un roman de la série San Antonio, perdu dans l’ensemble. C’est
marrant, je croyais que ma grand-mère ne lisait que des trucs scientifiques.
Toujours est-il que je ne déniche ni journal intime ni déclarations
enflammées. Les seuls courriers sont des missives provenant du Maroc, car
ma grand-mère avait des cousins établis à Casablanca durant la période
coloniale. Je mets les lettres de côté, me promettant de les parcourir plus
tard. Elles seront sûrement très instructives d’un point de vue historique,
mais ce n’est hélas pas ça qui fera le bonheur du curé. Je rabats les pans du
carton et passe au deuxième en soupirant. Je n’escompte plus trouver grand-
chose. Pourtant, à ma grande surprise, une boîte pleine de photos m’attend,
enfouie sous des souvenirs d’enfance qui ont appartenu à ma mère : une
hideuse poupée borgne, un abécédaire, une longue mèche de cheveux bruns
soigneusement rangée dans un coffret en bois, une paire de souliers vernis
pour bébé. Quelles trouvailles ! De façon imprévisible, l’odeur de renfermé
qui s’en échappe me replonge aussitôt dans ma vie d’avant, quand j’aidais
Philippe dans son travail. À cet instant précis, je pourrais presque
m’attendre à ce qu’il surgisse derrière moi et m’enlace par la taille, comme
il le faisait souvent lorsque nous nous trouvions tous les deux dans la
remise. J’étais alors si heureuse de me prélasser dans la chaleur de cet
amour ! Subitement, je me rends compte à quel point il me manque. Ce
sentiment me tombe dessus comme une chape de plomb et je dois me faire
violence pour ne pas succomber aux larmes. Je donnerais tant, pour être à
nouveau chérie et serrée par des bras protecteurs ! C’est dur de s’arrêter de
ressasser une fois qu’on a commencé. Si le temps fait bien son œuvre et que
j’ai réussi à aller de l’avant, il m’arrive encore d’avoir des moments de
nostalgie.
Allez, on se secoue, ma vieille.
Je ravale la boule qui m’obstrue la gorge et repose les souvenirs de
Maman à l’écart, près des lettres. Je suis sûre que cela lui fera plaisir, de les
revoir, bien que la poupée soit vraiment horrible. Les grognements de mon
estomac viennent me rappeler que l’heure de déjeuner est largement passée
et je n’ai pas le temps de lambiner puisque j’ai Merlin à récupérer tout à
l’heure.
Quelques minutes plus tard, munie d’un sandwich hyper diététique à base
de poulet et de mayonnaise, je scrute attentivement les vieilles photos qui
défilent sous mes yeux. Elles sont quasi toutes de ma mère, de sa naissance
à son adolescence. Bébé potelé dans les bras des uns ou des autres,
vacances au camping avec Constance, scènes de vie, d’anniversaires où
Maman est entourée de ses amis. Je m’arrête sur des clichés pris à
Casablanca, au début des années 1960. Est-ce que ma mère se souvient de
ce voyage ? Alors que je ne m’y attendais plus, je tombe enfin sur un
portrait de Constance face à son tableau noir, une baguette pointée sur
l’alphabet. À ma plus grande joie, le cliché est suivi de photos d’écoliers en
blouse, l’air très sérieux, assis derrière leurs pupitres. Porte-plume, buvards,
crayons à papier que l’on taillait au couteau. L’école d’il y a soixante ans
était si différente de la nôtre ! En tout cas, mes découvertes réjouiront le
père Xavier !
Satisfaite d’avoir rempli ma mission, je m’apprête à tout ranger lorsque
mon regard tombe sur le fond du carton. Il y a une photo aux bords jaunis,
qui a dû s’échapper de la boîte. M’en emparant, j’y reconnais ma grand-
mère assise à une terrasse de restaurant. Les boucles de ses cheveux sont
sagement retenues par deux barrettes. À côté d’elle, un homme très brun,
une cigarette entre les doigts. Une nappe à carreaux, de copieuses assiettes
posées dessus, une bouteille de rouge et la montagne en arrière-plan. La
scène est digne d’un vieux film. Constance a un je-ne-sais-quoi
d’indéfinissable dans le regard, elle semble troublée et sourit timidement,
contrairement à son voisin qui ne dissimule pas sa joie de passer un bon
moment. Il ne m’en faut pas davantage pour que mon imagination
s’emballe et je cherche d’emblée des similitudes entre les traits de cet
inconnu et ceux de ma mère. Hormis la sombre chevelure, rien ne me
frappe. Les hommes aux cheveux foncés ont toujours été légion, dans le
Sud de la France, mais ce pourrait être un début. Je garde les yeux rivés sur
la photo, consciente qu’elle peut signifier aussi bien tout que son contraire.
Retournant le cliché, je décrypte l’inscription en pattes de mouches que ma
grand-mère y a laissé, voilà soixante-quatre ans : « Étienne et moi, Café de
la Gare, mai 1955. »
Mai 1955. Je ne voudrais rien précipiter, mais ma mère a été conçue deux
mois plus tard. Drôle de coïncidence. Qui pouvait bien être cet Étienne ?
Constance a-t-elle laissé cette photo dans le but de nous faire passer un
message ? C’est encore trop prématuré pour en tirer des conclusions, mais
je dois la montrer à Maman. Et ça tombe bien, puisqu’il est l’heure que
j’aille récupérer Merlin. J’attrape mes clés de voiture et enfile mon
manteau.
Quelques instants plus tard, nous sommes tous réunis dans mon salon.
Nous échangeons des nouvelles en mangeant des biscuits. Le museau posé
sur ses pattes, Merlin nous lance des regards pleins d’espoir.
— Je le trouve amaigri, me reproche ma mère, avec mauvaise foi. Tu es
sûre de l’avoir nourri correctement ?
— Ne cherche pas des excuses pour lui filer des biscuits en douce,
Maman. Merlin a mangé à sa faim et couru dans les bois. Ça lui a fait du
bien.
Comme elle semble à peine me croire, je lui suggère de laisser mon père
l’emmener chez l’oncle Christian, la prochaine fois.
— Tu es allé chez ton frère, Papa ? s’enquiert aussitôt Chloé, les yeux
arrondis d’étonnement. Comment va-t-il ?
— Plutôt pas mal, répond-il de façon évasive. C’est Christian, quoi, il est
égal à lui-même.
— Et tes cafards ? je demande en croquant dans un nouveau gâteau.
— Le commando que j’ai embauché a réussi à m’en débarrasser.
Jules fait alors remarquer que nous avons ingurgité tous les biscuits.
Nous devons menacer de ligoter ma mère afin qu’elle n’aille pas en cuisiner
une nouvelle fournée.
— On va plutôt finir de décorer la maison de Valentine, décrète Chloé en
se remettant debout.
— Très bonne idée ! dis-je en l’imitant. D’autant plus que j’ai retrouvé
LA chanson de circonstance.
Je m’empare triomphalement de mon portable et lance Le P’tit Renne au
Nez Rouge.
— Pitié, empêchez-la de se mettre à chanter ! implore Jules.
Au lieu de quoi, Chloé et Maman fredonnent joyeusement le refrain avec
moi.
— Tu te souviens de notre lubie avec Bing Crosby ? s’enthousiasme ma
sœur, tout en s’emparant d’une guirlande lumineuse.
J’acquiesce avec vigueur.
— On en parlait l’autre jour, avec Maman.
Chloé se met à raconter l’anecdote à Jules :
— On était persuadées qu’un super beau mec prénommé… Brian ?
— Non, Cole, je corrige.
— Ah oui, Cole. Bref, ta mère rêvait qu’un Cole aux yeux verts
débarquerait de nulle part et la ferait danser sous les flocons avant de
l’embrasser tendrement.
La réaction de mon fils ne se fait pas attendre.
— C’est dégoûtant, grimace-t-il.
Je souris en me remémorant une nouvelle fois ces rêvasseries
d’adolescente.
— Peut-être bien que j’en rêve encore, vous savez… Bon, en attendant,
j’ai un dîner à préparer. Des bolognaises, ça vous va ?
Mon père se redresse brusquement du canapé.
— Tu ne vas rien préparer du tout, ma puce, déclare-t-il avec fermeté. Ce
soir, je vous invite tous au restaurant.
Seigneur Dieu, encore un repas à l’extérieur ! Ma balance va m’insulter.
— Tu n’es pas obligé, Papa, intervient Chloé, sa guirlande toujours à la
main.
— Non, je ne le suis pas, mais ça me fait plaisir, répond-il, implacable.
J’objecte que Chloé doit être fatiguée et que nous serons tout aussi bien
chez moi.
— Tu plaisantes ? J’ai dormi comme un bébé, dans l’avion, dément ma
traîtresse de sœur.
— Nous n’avons pas souvent l’occasion d’être réunis, réplique alors
Maman, sur un ton qui n’admet pas de réplique. Tu ne vas pas en plus
t’embêter à cuisiner, ma choute.
Je vois que tout le monde est contre moi. Enfin, mon fils n’a encore rien
dit. Normal, puisqu’il est plongé dans une partie d’Animal Crossing.
— Jules ?
— Une sortie au restau, trop coooool ! répond-il, en laissant traîner le ou
au moins cinq secondes.
Il ne me reste qu’à m’incliner. Chloé, qui n’a pas cessé de démêler la
guirlande, affiche cependant un air perplexe.
— Une minute ! fait-elle. Tu comptes nous emmener où, Papounet ? Si je
me souviens bien, le seul endroit potable du coin a brûlé, non ?
Le visage de mon père se fend d’un sourire tranquille, et je pressens déjà
le pire.
— Tu dis ça parce que tu ne connais pas encore L’Edelweiss, annonce-t-
il, très content de sa surprise.
— Non, mais à ton expression j’imagine que ça vaut le détour !
s’exclame-t-elle, avant de placer la guirlande sur le pourtour d’une fenêtre.
Et tandis qu’elle entonne un tonitruant Petit Papa Noël, je prie
intérieurement pour ne croiser ni Rémi ni Alan, ni aucune plaquette de
beurre.
Moins de deux heures plus tard, nous pénétrons tous les cinq dans le
chaleureux brouhaha qui règne à L’Edelweiss en ce samedi soir. Léna
pousse un cri de joie en reconnaissant Chloé, qu’elle n’avait plus revue
depuis leurs années lycée.
— Rémi n’est pas là ? je lance, étonnée de ne pas l’apercevoir.
Je m’en veux aussitôt d’avoir posé la question, d’autant plus que Chloé
darde à présent sur moi un regard interrogateur. Heureusement, si Léna est
surprise de mon soudain intérêt pour son beau-frère, elle n’en laisse rien
paraître.
— Il est d’astreinte ce soir et demain, me révèle-t-elle.
Oh. Je n’arrive pas à définir si j’en suis contente ou un peu dépitée, ça
n’a aucun sens. Léna se tourne à demi afin de nous désigner la jeune fille
aux cheveux blonds méchés de rose, occupée à servir une table, au fond de
la salle.
— Au fait, nous formons une lycéenne, Coline. Elle travaillera avec nous
le week-end et pendant les vacances. C’est elle qui vous apportera vos
commandes, nous demandons donc un peu d’indulgence aux clients ce soir.
— Il faut bien commencer un jour, commente ma mère. Tout le monde
est capable de comprendre ça.
J’adresse un sourire sincère à Léna.
— En tout cas, je suis ravie que vous ayez trouvé une nouvelle recrue.
— Nous aussi ! J’espère qu’elle s’entendra avec ma nièce… Deux ados à
gérer, je sens que ça va être musclé.
Léna tourne les talons après avoir pris nos commandes et Coline nous
apporte rapidement nos apéritifs. En dépit de son look original, elle semble
un peu timide et pique carrément un fard en servant Jules qui, soit ne
remarque rien, soit s’en fiche complètement.
— On trinque à quoi ? s’enquiert Chloé.
— À ton retour ! lui répond Maman.
Ma sœur repose son verre.
— Ne t’enflamme pas, je ne suis là que pour une vingtaine de jours.
Mon père souligne que c’est déjà énorme, elle qui ne revient d’ordinaire
que pour de très brefs séjours. Chloé, pourtant à l’aise dans n’importe
quelle situation, paraît gênée. Elle contemple un instant le fond de son
martini, comme si elle voulait pouvoir se fondre dedans. Cela ne dure que
deux secondes, mais c’est suffisant pour que je me demande à nouveau ce
qui s’est réellement passé avec Albane.
Ma sœur me surprend en train de la fixer. Une lueur vacille dans ses
yeux. Elle m’adresse un sourire que je pourrais qualifier d’embarrassé, puis
se tourne vers mon fils :
— Alors, ça te fait quoi de vivre là où ta mère a grandi ?
Elle ne pouvait choisir pire sujet pour relancer la conversation. Chose
hyper prévisible, Jules pousse un immense soupir.
— C’est la mort, ici, répond-il.
— Allons, chérichou, tempère ma mère, tu es encore en période
d’adaptation, c’est tout. Tu pourrais te faire un tas de copains, si tu voulais.
Jules la dévisage de la même façon que s’il avait affaire à une simple
d’esprit.
— Des copains de soixante ans, peut-être ? Non merci, Mamie.
— Tu as une dent contre les sexagénaires ? plaisante mon père. Nous
sommes des gens tout à fait fréquentables.
Jules restant hermétique à la blague, j’essaie de lui démontrer qu’il se
trompe en sous-entendant qu’il n’y a que des personnes âgées dans notre
bourg.
— Léna a dit que sa nièce sera là pour les vacances. Et puis, il y a cette
jeune serveuse, je poursuis, tout en lui désignant Coline. Tu pourrais
sympathiser avec elle.
Haussement d’épaules. Expression proche de l’ennui.
— Tu ne veux quand même pas que j’aille lui parler à ta place ?
Mon trait d’humour me vaut un coup d’œil assassin.
— Mais arrête, M’man ! s’offusque ma progéniture. Personne ne te
demande de jouer les entremetteuses. Tu m’as fané, là !
Les bras croisés et les joues cramoisies, il est visiblement à deux doigts
de prendre ses jambes à son cou. Je ne sais pas ce qu’il entend exactement
par le terme « fané », mais mon petit doigt me dit que ce n’est pas un truc
très positif. Je vais arrondir les angles avant que la soirée ne vire à la
bouderie.
— Du calme, je te charriais. Sauf sur le fait que tu sembles plaire à cette
jeune fille.
On ne sait jamais, si ça peut lui redonner un peu confiance en lui après sa
déconvenue avec Maëva.
— Ça, c’est vrai, approuve Chloé, en déposant une olive dans sa bouche.
Coline n’arrête pas de regarder dans ta direction.
Tout à coup, Jules se met à sourire, comme s’il ne faisait pas la tête un
instant plus tôt. Ce changement d’humeur si caractéristique des ados est
sidérant.
— Évidemment, qu’elle craque pour moi, pavoise-t-il, fier comme un
coq. Qui pourrait lui en vouloir ?
Non mais, je rêve ! Je lui assène une petite tape sur la main, avant de me
figer net.
Alan vient de faire son entrée dans le restaurant.
11
ALAN EST UN HOMME BIEN ÉLEVÉ, je n’en ai jamais douté. C’est quelque
chose que, d’ordinaire, je trouve même très plaisant. Cependant, j’aurais
bien aimé que ce soir, il oublie un instant qu’il incarne la politesse.
Notamment parce que ma famille se trouve quasi au complet et ma mère est
au taquet. Mais, évidemment, Alan n’a aucune raison de nous snober et le
voilà qui avance droit vers notre table afin de nous saluer.
— Alan ! s’écrie ma mère avec ferveur. Comment allez-vous ? Voulez-
vous vous joindre à nous ?
OK. Maman est entrée en religion, Alan est son dieu.
— Je vais très bien, merci, répond ce dernier, tout en gratifiant mon père
d’une solide poignée de main. Je suis seulement venu prendre une bière
avec un copain, alors je ne vais pas vous déranger.
Il me regarde en terminant sa phrase et des flammes se mettent à me
lécher les joues. C’est du moins l’impression que j’ai. Je détourne vite les
yeux pour éviter de virer cramoisie. C’est là que je me rends compte que
Jules scrute Alan avec un mélange de dégoût et d’intérêt clinique.
— Vous ne nous importunez pas du tout, lance ma frangine. Et puisque
ma famille n’estime pas nécessaire de nous présenter, je m’appelle Chloé.
Et vous ?
Oh non, elle prend son air badin, celui auquel aucun mâle hétérosexuel
normalement constitué n’est capable de résister. J’essaie de lui crier par
télépathie qu’Alan est mon rencard, mais j’ai le sentiment que ma tentative
est un échec. Alan se présente brièvement et reporte ensuite son attention
sur moi.
— Valentine, c’est toujours d’accord pour…
— Bien sûr ! je m’empresse de répondre, avant que Jules ne comprenne
de quoi il en retourne. C’est toujours bon pour moi.
Il me renvoie un sourire plein de promesses (oh là là, un extincteur,
vite !) et salue ma famille une dernière fois avant de s’éloigner vers le bar.
— C’est qui, ce mec qui sourit comme un BN ? s’enquiert Jules, alors
que je tente encore de me souvenir de mon prénom.
Oui, Alan possède un sourire à mettre une nana dans cet état.
— « Comme un BN », ricane mon père. C’est un compliment ?
— Si on considère que ces biscuits ont tendance à me faire un peu
flipper, non.
Ah. C’est mal parti.
Au bord de la pâmoison, Maman attend que Coline ait terminé de
déposer nos plats sur la table, et balance :
— C’est le rendez-vous galant de ta mère ! Hein, qu’il est parfait ?
Elle n’a pas vraiment dit ça, n’est-ce pas ? Apparemment si, puisque
Jules vient de se décomposer en trois secondes, affichant une mine similaire
à la mienne.
— Maman, par pitié, apprend à tenir ta langue ! je siffle entre mes dents.
Ma réflexion tombe à plat puisque Chloé s’exclame en même temps :
— C’est génial ! Oh, Valou, pardon, je l’ai à moitié dragué devant toi…,
continue-t-elle en cachant son visage derrière ses mains.
— Tu ne pouvais pas savoir.
— En tout cas, on voit tout de suite que c’est un homme bien, reprend ma
mère. Il est resté imperturbable et n’a eu d’yeux que pour toi, ma choute.
Tout en mâchonnant son burger montagnard, Jules nous octroie un regard
courroucé.
— Il n’y a que moi qui le trouve chelou, ce mec ?
Bien entendu, je ne pouvais pas m’attendre à ce que mon fils déroule les
serpentins. Moi qui espérais pouvoir m’ouvrir à une nouvelle relation de
façon sereine, j’en suis pour mes frais.
— Dis-moi, Jules, tu te forces à tirer la tronche ou tu es né comme ça ?
raille Chloé.
— Apprendre de la bouche de ma grand-mère que ma mère couche avec
quelqu’un, c’est traumatisant, lâche-t-il en guise de réponse, ce qui lui vaut
un coup de coude de ma part.
— Je ne couche avec personne !
À ce moment-là, Alan se lève de son tabouret et se dirige d’une
démarche tranquille vers… (moi ?) les toilettes. Bon, après tout, il est
humain et ça n’ôte rien à son charme.
— Il n’est pas désagréable à regarder, observe ma sœur.
Je ne peux qu’opiner du chef. De là où je me trouve, je dois même
reconnaître que ses fesses sont une œuvre d’art. Et je crois bien que je viens
de le penser à voix haute puisque Chloé rétorque :
— J’espère que demain, tu ne te contenteras pas de les admirer.
Assis entre nous, Jules fait un bond qui manque de faire valser mon
risotto au potiron.
— Maman, Chloé ! s’indigne-t-il en me lançant un nouveau regard
appuyé et totalement désapprobateur. On est dans un lieu public ! Et je n’ai
pas besoin d’entendre ça.
— Pour le coup, chérichou a raison, fait valoir ma mère. Parlons d’autre
chose.
Excellente initiative. Pendant qu’ils évoquent les bons résultats scolaires
de mon fils, je songe avec un brin d’irritation qu’il aurait été préférable que
ce soit moi qui l’informe de mon rencard. Voire qu’il n’en sache rien du
tout. Je ne peux pas en vouloir à ma mère, je sais qu’elle est gaffeuse de
nature, encore plus avec un verre de vin dans le nez (les chiens ne font pas
des chats !), mais son intervention intempestive me tape sur les nerfs. Je
parviens toutefois à me détendre durant le reste du repas. La conversation
glisse sur la vie de Chloé ; Maman tient à tout savoir : si son travail
l’épanouit réellement, si elle a des amis, et mieux, des petits amis. Ma sœur
est un vrai rayon de soleil. Elle ne tarit pas d’éloges sur Greenwich Village,
le quartier bobo chic dans lequel elle vit, et sur son boulot. Elle admet aussi
fréquenter parfois des hommes, même si rien n’a encore débouché sur une
relation stable.
— Ça viendra, lui prédit Papa, alors que Coline dépose devant nous des
verres de lait de poule.
Chloé secoue la tête sans vraiment répondre. Puis elle nous désigne nos
boissons du doigt :
— S’ils les réussissent aussi bien qu’aux States, on va se régaler.
De fait, c’est vraiment délicieux. Le lait de poule s’avère onctueux,
parfumé juste comme il faut. Même Jules ne trouve rien à redire, une joie
gourmande traversant son visage.
— Ce lait de poule est la preuve que Dieu existe, murmure ma mère.
— Il faudrait canoniser ton mec, dis-je à Léna, qui vient de se
matérialiser à côté de nous.
La jeune femme s’esclaffe.
— Ne va surtout pas lui dire ça, il prendrait la grosse tête et deviendrait
insupportable !
— Est-ce que nous pouvons au moins le féliciter ? s’enquiert mon père.
— Je vais vous le chercher.
Deux minutes après, Léna revient avec un sosie presque parfait de Rémi,
version un peu plus jeune. Clément a lui aussi les cheveux ébouriffés et les
yeux sombres, ainsi qu’une barbe. Mais il arbore un air plus sérieux que son
aîné et n’a pas ces deux tout petits grains de beauté placés sous l’œil
gauche, que j’ai pu observer chez Rémi. Non pas que j’aie pris le temps
d’étudier le physique de ce dernier, bien sûr. C’est juste que Rémi s’est tenu
suffisamment près de moi lors de la démonstration de PLS pour que je
remarque ce détail. En tout cas, Clément semble très populaire auprès des
clients et il accueille nos compliments avec chaleur avant de retourner dans
sa cuisine.
Terminant ma boisson, je pousse un soupir d’aise et fais remarquer à
Chloé que je comprends pourquoi elle est restée aux États-Unis.
— Oui, ma vie est là-bas, à présent, reconnaît-elle, ce qui ne manque pas
de tirer une légère grimace à ma mère.
— Je suis sûre que si tu voulais, tu trouverais du travail à Paris, réplique
cette dernière.
La tête de ma sœur oscille de gauche à droite.
— J’aime New York. Et là-bas, l’ambition n’y est pas perçue comme un
horrible défaut, mais comme une qualité.
C’est vrai que dans le pays d’adoption de ma sœur, il y a encore
beaucoup de failles, mais force est de reconnaître que chacun travaille pour
son avenir, sans rendre de comptes aux autres. Les restes du bon vieux rêve
américain.
— Et toi, Valentine, rebondit Chloé, est-ce que tu vas t’établir à Vallenot
de façon définitive ?
— Tu nous proposes d’aller vivre chez toi ? réagit aussitôt Jules, le ton
empli d’espoir.
— Non, mon chou. Mon appartement est trop petit pour une cohabitation
avec un ado.
Comme ce n’était pas du tout la réponse qu’il attendait, mon fils se
renfrogne et met son casque sur ses oreilles. Parfait, au moins, il ne pourra
pas m’entendre.
— J’ai envie de rester, oui.
Ce désir paraît dérouter ma sœur. Une fois qu’on a goûté à la frénésie de
Manhattan, ce doit être compliqué de se projeter dans une existence plus
simple.
— Remarque, tu as toujours été la plus casanière de nous trois,
m’accorde-t-elle. Tant que tu ne développes pas un goût certain pour les
concours de belote du dimanche, tout n’est pas perdu.
Éclatant de rire, je me mets à énumérer les bons côtés de mon retour au
village.
— Je vois les parents quand je veux, j’ai la chance de pouvoir me
promener dans les bois dès que l’envie m’en prend, je paye mon loyer une
bouchée de pain et j’aime enseigner. C’est un mode de vie qui m’épanouit
vraiment.
Même si, hélas, je risque d’être affectée ailleurs l’an prochain.
— Et cerise sur le gâteau, il y a Super-Rencard, ajoute Chloé en
esquissant un mouvement du menton vers Alan.
J’en profite pour lui demander si elle peut passer chez moi demain, afin
de me conseiller sur les fringues à porter pour l’occasion. Chloé a tenu à se
changer avant que nous nous mettions en route pour le restaurant. Elle
arbore une jupe crayon noire et un pull bleu irisé, qui mettent parfaitement
en valeur sa silhouette de pin-up des années 1950 ainsi que son teint
crémeux. Aucun doute, elle s’y connaît en la matière !
— Bien sûr que je viendrai. Il est hors de question que tu compromettes
tes chances en portant un de ces hideux pulls informes que j’ai aperçus sur
ton étendoir à linge.
Je lui flanque une tape sur l’épaule.
— Dis donc, je n’ai encore traumatisé aucun enfant, je te signale !
— Si, moi, marmonne Jules, qui rumine toujours au sujet d’Alan.
Chloé tourne la tête vers mon fils et lui lance, dans un grand sourire :
— Pendant que ta mère ira s’amuser, je vais te ramener à l’internat. Ça
me rappellera des souvenirs et puis on pourra papoter, tous les deux.
Tout en terminant mon lait de poule, j’aborde le sujet de la soirée du
31 décembre, dont m’a parlé Léna.
— Ça pourrait être sympa d’y participer, non ?
Mon père me répond que ma mère et lui s’y rendent chaque année.
— Nous n’osions pas te le proposer.
Je lui assure que ça me ferait vraiment plaisir de venir, moi aussi.
— Et toi, Chloé, puisque tu seras encore là, tu te joindras à nous, n’est-ce
pas ?
Ma frangine me fait comprendre tout le bien qu’elle pense de mon idée,
en levant les yeux au plafond.
— Qu’est-ce que je disais, au sujet des concours de belote du dimanche ?
me taquine-t-elle. Cela dit, il faudra bien que je vienne, je ne voudrais pas
que, ivre, tu roules une pelle au premier grand-père venu lorsque sonnera
minuit.
— T’es franchement dégueu, marmonne Jules.
— En parlant de grand-père, intervient ma mère, le père Xavier voudrait
savoir si nous avons avancé, concernant le musée.
J’ignore totalement comment fonctionnent les rouages dans son cerveau,
car le curé n’a rien d’un vieillard. Je me contente d’acquiescer d’un rapide
mouvement de tête et lui promets que, dans la semaine, je déposerai au
presbytère les photos que j’ai dénichées dans les cartons de Constance. En
nous entendant discuter, Chloé ne cache pas sa surprise.
— Tu as déterré des vieilleries ?
Nous lui expliquons comment j’en suis arrivée là. Ma mère en profite
pour m’apprendre que la date d’ouverture du musée a été fixée pour la
Saint-Valentin. La mairie compte en faire un véritable événement, en
accrochant un peu partout des ballons en forme de cœur pour
l’inauguration.
— C’est très romantique, conclut-elle.
— D’ailleurs, Maman, dis-je en fouillant dans mon sac à main, il y a un
cliché en particulier que je voulais te montrer. Ce n’est peut-être rien, mais
est-ce que tu sais si Mamie avait beaucoup d’amis ?
Ma mère plisse les sourcils pour se concentrer.
— Elle fréquentait principalement ses copines de toujours… Je me
souviens surtout de Félicie et Jacqueline, qui venaient jouer aux cartes à la
maison. Jacqueline tenait la boucherie et nous apportait souvent du rab de
viande.
— C’est tout ?
— Tu sais, elle n’a guère quitté le village. Pourquoi cette question ?
Je regarde ma mère et décide d’y aller franco.
— Parce que j’ai peut-être découvert qui était ton père.
— Mais non ? répond Jules à sa place.
Je brandis la photo sur laquelle ma grand-mère pose avec le mystérieux
Étienne, en 1955. Maman ajuste ses lunettes et s’en empare. Papa et Chloé
se pressent autour d’elle pour regarder par-dessus son épaule. Ils ne doivent
pas avoir le temps de voir grand-chose car, après n’avoir jeté qu’un bref
coup d’œil au cliché, ma mère éclate de rire et le repose sur la table.
— Oh, ma chérie ! Étienne Langlois ne peut pas être mon père,
m’indique-t-elle.
J’échange un regard avec ma sœur.
— Pourquoi ça ? demande cette dernière.
— Tout simplement parce que Maman le détestait. C’était viscéral, elle
ne pouvait pas le voir en peinture.
Ce n’est pas du tout ce à quoi je m’attendais.
— D’après ce que je vois, il n’en a pas toujours été ainsi, fais-je
remarquer. Pourquoi aurait-elle conservé cette photo, si elle le haïssait ?
— Je n’ai aucune réponse à t’apporter sur ce point. Ta grand-mère n’a
jamais eu l’âme nostalgique. Elle n’était pas du genre à feuilleter de vieux
albums… elle n’en possédait aucun d’ailleurs. Je parierai qu’elle ne se
souvenait même pas qu’elle avait encore cette photo.
— Étienne Langlois…, prononce mon père, en retournant le cliché. Ce
nom ne me dit rien.
— Tu ne l’as pas connu. Il était instituteur à l’école des garçons, mais il
est parti à la fin des années 1960.
Bon, cette piste se révèle être une impasse. Et dans l’immédiat, je ne vois
pas comment en dénicher de nouvelles. Peut-être en épluchant la
correspondance de Constance avec ses cousins établis au Maroc… La main
de Maman vient se poser sur mon bras.
— Ce n’est pas si grave, ma choute, assure-t-elle, devant mon visage
assombri par la déception. Parfois, certains secrets sont voués à rester
cachés.
Je secoue la tête, plus déterminée que jamais.
— La vérité ne demande qu’à jaillir, je le sens.
12
*
Quelques minutes après mon relooking de bombasse (à en croire ma
frangine), Alan et moi poussons la porte du Panoramic. Situé à deux pas de
L’Edelweiss (qui est fermé le dimanche), le restaurant reflète une tout autre
ambiance. C’est un endroit classieux, tenu par un personnel à la voix
feutrée, et les nappes qui recouvrent les tables sont d’un blanc immaculé.
Le spot parfait pour un dîner romantique. Alan marque un point dans mon
cœur de midinette. Pour l’occasion, il porte un petit pull à coll V d’un rouge
discret sur un chino noir. Voilà ce que j’appelle un homme de goût.
— Je ne connaissais pas du tout ce lieu, dois-je bien admettre, tout en
essayant de m’asseoir avec la grâce d’une personne sortable.
— J’ai déjeuné ici avec un de mes fournisseurs, m’apprend-il alors. Je
n’ai pas été déçu.
Il me décoche ensuite un sourire qui doit bien réchauffer la salle d’une
trentaine de degrés.
— Tu es très en beauté.
Je note qu’il n’a pas commis la maladresse de préciser « ce soir ». La
Jennifer Lopez qui sommeille en moi apprécie l’attention.
— Merci, Alan.
Afin qu’il ne me voie pas piquer un fard, je plonge très vite le nez dans le
menu. Toutefois, la lumière est tellement tamisée que j’ai du mal à lire la
carte.
— La salade de betteraves et wasabi me semble intéressante, me suggère-
t-il. Le foie gras à la farce de pigeon aussi.
— C’est très inattendu, en tout cas, ne puis-je m’empêcher de relever.
Dites-moi qu’ils proposent des mets normaux, par pitié.
— Il me semblait pourtant avoir compris que tu aimais les expériences
culinaires originales, répond-il, une expression taquine sur le visage.
— Ah, oui… Je présume que tu fais référence à la plaquette de beurre.
Il fallait bien qu’on aborde ça un jour. Je prends le parti d’en rire.
— Je pourrais te dire que je m’exerce tous les matins au petit déjeuner ou
que c’était un défi stupide, mais ce serait faux. Je venais de recevoir un
message qui m’a déstabilisée et… Et tu connais la suite, tu m’as vue faire.
Il acquiesce doucement.
— C’était très drôle. Surtout au moment où tu t’en es rendu compte.
— Eh bien, en tout cas, j’aimerais manger quelque chose de meilleur, ce
soir.
Mon choix se porte finalement sur des saint-jacques et leur bouillon
végétal aux champignons.
— Vous n’allez pas le regretter, m’affirme le serveur, le visage
inexpressif.
Alan commande un vin blanc pour accompagner notre repas et, tandis
qu’il reporte ses yeux sur moi, je constate qu’il a une petite coupure à la
mâchoire. Je jurerais qu’il se l’est faite en se rasant et ça m’attendrit ; il
devait être aussi nerveux que moi à la perspective de notre rendez-vous.
Nous restons deux bonnes secondes à nous dévisager en souriant.
— Je n’avais pas remarqué ta fossette au menton, relève-t-il, l’œil
pétillant. C’est d’un charme fou.
Ah oui, on passe directement au flirt, sans papoter avant ? Je porte
machinalement mon index à l’endroit en question.
— C’est notre marque de fabrique, dans la famille. Mes sœurs l’ont, mon
fils aussi.
Mon Dieu… M’entendre dégoiser ces mots d’une voix tendue et
anxieuse m’horripile. On dirait que je suis en train de repasser l’oral du bac.
Avec la nervosité, cette conversation me paraît un peu contrainte, pas très
naturelle en tout cas.
Décoince-toi, ma vieille !
Je parviens presque à me convaincre de me détendre, lorsque j’aperçois
Lyne, la responsable de l’agence immobilière. Elle dîne à quelques tables de
la nôtre. Et au lieu de se concentrer sur l’homme qui l’accompagne, c’est
moi qu’elle a décidé de fixer. Ses yeux scintillent d’aversion. Elle trouve
sûrement incongru de me voir manger dans un restaurant si chic alors que je
n’ai même pas les garanties nécessaires pour obtenir un prêt immobilier.
— Est-ce que tout va bien ? m’interroge soudainement Alan. Tu sembles
préoccupée.
Je m’excuse par un sourire contrit.
— Je te demande pardon. Je… Il m’a semblé reconnaître la femme qui
tient l’agence immobilière.
Il se retourne de façon peu discrète et là, chose que je n’aurais jamais
crue possible venant de cette femme, Lyne le salue avec un sourire. Un
grand sourire. Ma bouche s’arrondit sous l’effet de surprise. Et si je ne la
referme pas tout de suite, je ne vais pas tarder à passer pour l’idiote du
village.
— C’est par elle que je suis passé pour l’achat de ma maison, me
raconte-t-il en revenant à notre conver- sation. Elle est très sympathique.
— Eh bien, ça dépend avec…
Sans me laisser le temps de terminer ma phrase, le serveur réapparaît,
une bouteille de pouilly entre les mains.
— Monsieur ? s’adresse-t-il à Alan.
— Non, laissons madame goûter, lui répond ce dernier.
C’est bien ma veine ! Je déteste tout le rituel qui accompagne la
dégustation de vin. Tout simplement parce que je n’y connais rien.
Cependant, je n’ai pas envie de griller toutes mes chances de passer pour
une femme digne de ce restaurant. Je décide donc de jouer le jeu et
commence à faire tournoyer le liquide dans mon verre. Puis, telle une
experte en la matière, je le hume tout en m’efforçant de prendre un air
mystérieux, consciente que les deux hommes attendent patiemment mon
verdict. Alors, j’affirme que le choix est parfait.
— Très bien ! se félicite le serveur en remplissant les verres.
Ouf, je ne m’en tire pas trop mal pour cette fois ! Cela dit, c’est vrai que
ce pouilly s’avère excellent et j’apprécie la douce torpeur qu’il me procure.
Durant le repas, Alan et moi discutons de choses et d’autres. Il évoque la
bière qu’il compte commercialiser dès le printemps et je lui fais remarquer
qu’avec ses yeux à la Cillian Murphy, il ne devrait avoir aucun mal à
convaincre les clients, ou du moins leurs femmes, à acheter des caisses
entières (j’ai déjà mentionné que le vin me fait trop parler, n’est-ce pas ?).
Non sans rougir, il me confie qu’il n’a pas accroché à la série Peaky
Blinders (je pense pouvoir lui pardonner ce défaut) mais qu’il a vu tous les
épisodes de Homeland. Je m’abstiens de mentionner ma passion pour les
émissions de faits divers, car je ne suis pas sûre que ce soit la meilleure
chose à placer lors d’un rencard. Une référence en entraînant une autre,
nous débattons ensuite pour tenter de définir quelle est la meilleure
adaptation d’un livre de Stephen King (Shining selon lui, Misery pour moi),
puis, sans que je sache trop comment, nous en arrivons aux merveilleux
levers et couchers de soleil dont nous bénéficions dans la région. J’essaie de
faire glisser la conversation sur sa vie en Angleterre, mais Alan ne fait que
survoler le sujet. Peut-être qu’il a vécu des trucs pas très cool, du genre
qu’on ne peut pas confier lors d’un premier rendez-vous. Je lui attribue un
point supplémentaire, car c’est si rare, un homme pudique, qui ne cherche
pas à monopoliser toute la conversation ! Alan ne fait aucune mention à sa
fille et je n’ose pas insister. Il ne m’interroge pas non plus sur Jules. Nous
ne nous connaissons pas suffisamment pour évoquer ces aspects de nos
vies.
— Alors, si j’ai bien compris, tu retournes en Angleterre pour les fêtes ?
D’accord, j’avais dit que je n’insisterais pas sur sa famille, mais si je suis
amenée à revoir Alan, il faut bien que je sache quand cela pourra avoir lieu.
Ce dernier hoche la tête et me parle des traditions auxquelles ses parents ne
dérogent jamais. La coutume veut que, durant toute cette période, les gens
s’échangent des cartes de vœux et les exposent.
— C’est ainsi que ma mère accroche sur un fil tendu près de la cheminée
tout un tas de cartes à paillettes.
Il rit et pourtant, j’ai l’impression de déceler sur ses traits une sorte de
vague à l’âme. Est-ce que Chloé ressent la même chose, quand elle passe
Noël toute seule, à New York ? Aaaargh, je n’ai pas du tout envie de penser
à mes sœurs maintenant !
— C’est kitsch, poursuit Alan, mais c’est aussi réconfortant que le
Christmas pudding.
Il me décrit avec une telle justesse ce gâteau à base de raisins secs, de
fruits confits et d’épices que j’en salive. Ce qui tombe bien, puisque nos
desserts, des tuiles fourrées à la mousse de chocolat blanc et gingembre,
sont servis. Alan remplit mon verre pour la troisième fois. Le moins qu’on
puisse dire, c’est qu’il prend soin de me maintenir abreuvée, à défaut de
pouvoir en faire autant puisque c’est lui qui conduit. Je ne suis pas sûre que
ce soit la bonne direction à prendre, d’autant plus que ma tête commence à
tourner un peu. Et le vin blanc a tendance à me filer la nausée, à la longue.
Oups. Bon, là, tout de suite, je vais prendre la résolution de terminer ce
dessert, aussi coûteux qu’une pierre semi-précieuse.
— Est-ce que tu veux boire un café ?
Non, parce que sinon je vais vomir.
Me rappelant néanmoins que je suis censée me montrer sous mon plus
bel avantage, j’opte pour une réponse un poil plus glamour :
— Je préférerais qu’on aille chez moi, Alan.
J’espère avoir réussi mon regard de séductrice. À première vue, je dirais
que oui, si j’en crois la nouvelle rougeur qui gagne ses joues. Il règle la note
(j’aurais adoré me la jouer féministe convaincue, mais cet endroit n’entre
pas franchement dans mon humble budget d’institutrice) et nous nous
levons pour quitter le restaurant. Lyne me jette un dernier coup d’œil peu
amène, je fais celle qui ne se sent pas concernée. Tant que je ne titube pas
comme une débutante, j’ai de quoi me la jouer fière ; on n’a pas tous les
jours l’occasion de ramener chez soi un mec aussi craquant. D’une pression
de la main contre mon dos (est-ce qu’en réalité je serais en train de tituber
comme une débutante ?), Alan me conduit jusqu’à sa voiture.
— Regarde, il neige ! je m’exclame en levant le nez vers les doux flocons
qui volent.
Et nous danserons sous les flocons !
J’ignore pourquoi je repense maintenant à mes rêveries de jeune fille.
Premièrement, Alan n’a a priori pas l’intention de m’embrasser sous la
neige. Et deuxièmement, me voici déjà assise du côté passager, ceinture
bouclée. Le pire, c’est que je me sens à nouveau très nerveuse et je ne
parviens pas à desserrer les lèvres de tout le trajet qui, je le rappelle, ne dure
heureusement que quelques minutes puisque je n’habite même pas à deux
kilomètres de la station de ski. Alan se gare devant ma maison. À travers la
vitre du véhicule, je constate que Chloé a pensé à allumer la guirlande
lumineuse sur l’avant-toit. Ça donne un petit côté féerique qui me plaît
beaucoup.
Oh, à propos de ce qui me plaît, c’est vrai qu’Alan se trouve à côté de
moi. D’ailleurs il est en train de me dévisager, dans l’expectative. Je me
racle la gorge pour mieux me jeter à l’eau :
— Est-ce que tu veux… ?
Non, je ne peux pas lui faire le coup du dernier verre, c’est tellement
convenu ! Incapable de terminer ma phrase, j’englobe la maison d’un large
geste de la main.
— Bien sûr, me répond-il dans un murmure.
On se regarde, conscients de ce qui va suivre.
13
Trente minutes plus tard, j’ai troqué ma robe contre mon fidèle pyjama et
je suis blottie devant la télé en attendant Chloé, à qui j’ai envoyé un
laconique SMS :
Rendez-vous classé sans suite.
Merci, Albane. J’aurais vraiment adoré que tu te joignes à nous pour Noël, tu sais.
Dis plutôt que c’est parce que Chloé est là ! C’est ridicule.
Mardi. Après la classe, je fais un saut au presbytère afin d’y déposer les
photos de classe de ma grand-mère. Quand je lui raconte qu’elles gisaient
dans de vieux cartons que personne n’avait jamais ouverts, le père Xavier
me remercie chaleureusement d’avoir pris le temps de le faire.
— Ce n’est rien, mon père. C’était plutôt sympa, en fin de compte, ça
m’a aussi permis de retrouver des objets d’enfance qui ont appartenu à
Maman.
Et d’ailleurs, je ferais bien de les lui remettre un jour.
— J’allais me préparer du thé, me dit-il en souriant. Vous vous joignez à
moi ? Ce sera l’occasion de papoter un peu.
Papoter un peu. De quoi un curé pourrait-il avoir envie de discuter avec
moi ?
Ce n’est pas bien, de vouloir débaucher un homme marié.
Ah non, ma paranoïa ne va tout de même pas nous faire son grand
retour ! Histoire de ne pas paraître trop tendue, j’acquiesce et amorce moi-
même la conversation :
— Maman m’a dit que le musée ouvrirait le jour de la Saint-Valentin.
Quand on y pense, ça va vite arriver.
— N’est-ce pas ? Je suis ravi, car les villageois ont bien joué le jeu.
— Vous avez pu collecter tout ce que vous souhaitiez ?
— En grande partie, oui. Les gens possédaient des trésors dans leurs
greniers et je suis certain que ça fera plaisir aux uns et aux autres de revoir
tout ça.
Tout en remuant le sucre dans mon thé, je lui répète à quel point ce
musée fera du bien au village.
— C’est vrai, m’accorde-t-il en hochant la tête. Cependant, nous
cherchons de nouvelles idées pour enrichir ce projet. Le maire adorerait
exposer des prises de vues des différents commerces au fil des ans, par
exemple.
— Ce serait un plus, en effet. Est-ce que vous voulez que j’en parle à ma
mère ?
Maman ayant ouvert sa boutique dans les années 1980, j’imagine qu’elle
aura de quoi faire leur bonheur. Non sans fierté, je réalise que rares sont les
commerçants qui peuvent se targuer d’avoir tenu aussi longtemps dans
notre petit bourg.
Le prêtre esquisse un nouveau sourire.
— Nous en avons déjà discuté hier, au téléphone.
— Je suis sûre qu’elle se fera une joie de contribuer au lancement du
musée.
— C’est ce qu’il m’a semblé comprendre, oui. À vrai dire, le point dont
je souhaitais vous entretenir n’a rien à voir avec Sophie.
D’un regard appuyé, je l’encourage à poursuivre.
— Je me demandais si vous connaissiez l’ancienne propriétaire de l’hôtel
Bellevue.
L’hôtel Bellevue… D’après ce que je sais, au début du XXe siècle cet
édifice accueillait les Parisiens qui venaient en villégiature dans notre
bourg. L’air de la montagne et les cures thermales étaient alors en vogue, et
c’est à partir de là que Vallenot s’est ouvert au tourisme. Cependant, l’hôtel
est complètement à l’abandon depuis les années 1990.
— Je suis navrée, mais je ne vois pas du tout qui c’est, dis-je en secouant
la tête.
— L’hôtel appartenait à la famille Vernet, m’indique le curé, sans entrer
dans les détails. Il vient tout juste d’être vendu.
Je fronce aussitôt les sourcils.
— Vernet… Comme Lyne Vernet, la gérante de l’agence immobilière ?
Le curé acquiesce, le visage un peu plus grave. Lui dont la vocation est
pourtant d’aimer tout le monde, j’ai l’impression qu’il ne la porte pas dans
son cœur.
— Vous la connaissez, alors, constate-t-il.
— C’est un bien grand mot. Je l’ai croisée une ou deux fois. Pourquoi ?
— Le maire lui a demandé si sa famille possédait des photos de l’époque
où l’hôtel était au sommet de sa gloire, mais elle refuse d’en entendre
parler. Nous cherchons donc quelqu’un qui saurait l’amadouer, termine-t-il,
en m’adressant un sourire désolé.
Amadouer Lyne Vernet. J’aurais bien plus de chances de remporter un
prix Nobel de physique.
— Je suis désolée, mon père, mais sur ce coup-là, je ne peux rien pour
vous.
Je lui relate notre entretien assez tendu lorsque je cherchais un logement.
La façon dont elle m’a rabaissée en me faisant comprendre qu’aucun
propriétaire n’accepterait mon dossier.
— Bah, ne vous en faites pas pour ça, relativise mon interlocuteur. Ce
n’était qu’une idée comme une autre. Je n’aime pas dire du mal des autres,
mais c’est un peu une seconde nature, chez elle, de s’opposer à tout ce
qu’on lui demande.
Tout de même, ça m’ennuie pour lui. Il met tant de cœur dans ce projet !
Comment Lyne a-t-elle pu refuser une requête aussi simple ? Quand je sors
du presbytère, la neige est à nouveau de la partie, ce qui constitue une
excellente excuse pour sécher mon cours d’autodéfense. Le vent soulève les
flocons et les fait voltiger autour des vitrines illuminées, dans une scène
hivernale digne d’une carte de vœux. Ébahie par le spectacle, je manque de
percuter Rémi qui sort de la boulangerie au moment où j’en gravis les
marches. Il me retient par le bras avant que je ne fasse un vol plané.
— Hey, ça va ?
— Oups, salut, Rémi ! chevrote ma voix. Désolée, je n’avais pas
l’intention de te foncer dedans.
Encore que l’odeur de son parfum n’est pas désagréable. Un mélange
boisé et épicé. Je n’avais pas remarqué ça, l’autre soir, quand il est venu
chez moi. Il faut dire qu’à ce moment-là, mon nez n’avait pas fini aplati sur
sa clavicule.
— S’il y en a une que je ne m’attendais pas à voir me tomber dans les
bras, c’est bien toi ! s’esclaffe-t-il en reculant d’un pas.
Manque de pot, je ne suis pas d’humeur. Je pourrais me passer de ce
genre de sarcasmes alors que j’ai décidé de maudire la gent masculine.
— Très drôle. Bon, je vais aller acheter mon pain avant que la situation
n’empire, dis-je en désignant la neige tout autour de nous. Je déteste
conduire dans ces conditions.
Rémi hoche la tête et me recommande d’être prudente. Je n’ose même
pas imaginer le nombre d’interventions que vont devoir réaliser les
pompiers cette nuit. Ni les horreurs auxquelles ils assistent dans ces cas-là.
— Je le serai, promis. Je vais rentrer directement au lieu d’aller au cours
d’autodéfense.
— Au cours d’autodéfense ? répète-t-il, visiblement très amusé. C’est là
qu’on vous apprend à vous munir d’une pelle avant d’ouvrir la porte ?
— C’est aussi là qu’on nous apprend à viser l’entrejambe quand on est
très énervées.
Des fossettes creusent à présent les joues de Rémi.
— Dans ce cas-là, je ne vais pas te retenir plus longtemps. J’ignore ce qui
t’a énervée, mais je ne voudrais pas en faire les frais.
Plutôt que m’échiner à lui expliquer que ce n’est pas contre lui si j’ai
décidé de détester le genre masculin en général depuis ma mésaventure
avec Alan, j’opte pour la solution la plus expéditive : le laisser filer.
— Bien. Passe une bonne soirée.
Rémi commence à s’éloigner, mais au lieu d’entrer dans la boulangerie
comme je suis supposée le faire, je me retourne subitement, traversée par
une idée sans doute un peu folle.
— Rémi, attends !
Il s’arrête, des points d’interrogations dans les prunelles. Prenant un air
décidé, je descends à mon tour la volée de marches pour m’avancer vers lui.
— Je ne sais pas si tu es au courant, mais le père Xavier est très investi
dans la création du futur musée.
Je culpabilise tellement de ne pas pouvoir aider le curé concernant Lyne
que je cherche un autre moyen de me rendre utile. Et je viens peut-être de le
trouver, encore me faudra-t-il convaincre Rémi.
— Oui, j’en ai entendu parler. C’est un projet vraiment sympa.
J’enchaîne en lui racontant ce que je suis allée faire au presbytère tout à
l’heure.
— Ils sont à la recherche de photos des commerces qui ont fait les belles
heures de notre bourg.
Je me tais, le cœur battant à mille à l’heure. Les yeux sombres de Rémi
sont dardés sur moi et son expression impassible me met mal à l’aise. Non
sans bredouiller, je lui expose ce qui m’a traversé l’esprit :
— Je me disais que… ta famille possède peut-être des photos de votre
ancien restaurant. Le Café du Commerce.
Mince. Rémi ne sourit plus du tout. Il se raidit un peu et le silence tendu
dans lequel il se terre me fait monter le rouge aux joues. Je ne sais pas
pourquoi je suis allée m’embourber là-dedans, mais il va bien falloir que je
m’en tire, à présent.
— Je me doute que c’est encore un peu douloureux pour vous, mais…
— Léna nous en a déjà parlé, me coupe-t-il.
Si je suis soulagée que Rémi ait finalement retrouvé la parole, sa
réflexion me laisse d’abord interdite.
— Léna ?
— Xavier est son oncle, me fait-il remarquer.
— Bien sûr. Je n’avais pas fait le rapprochement.
— Ils en ont discuté, mes parents s’en occupent.
Rémi a l’air d’attendre la suite, incertain. Je n’aime pas l’idée de l’avoir
froissé.
— Je suis désolée de t’avoir embêté avec ça. Je ne voulais pas réveiller
de mauvais souvenirs.
Il me lance un nouveau coup d’œil placide qui peut signifier tout comme
son contraire.
— Je dois vraiment filer, Valentine. Bonne soirée.
Pour la bonne action et le salut de mon âme, on repassera.
15
– NON ? TU PLAISANTES ?
Nous sommes jeudi, il est près de dix-sept heures trente et je scrute ma
sœur comme si elle était devenue folle à lier. Tout a commencé par un SMS
que Chloé m’a envoyé hier, en douce, alors que nous finalisions nos achats
de Noël en ville, avec Maman. Une journée par ailleurs très réussie, grâce à
l’énergie positive de ma frangine, qui nous a entraînées d’un magasin à
l’autre avant de nous offrir vin chaud et churros, face à la patinoire de plein
air.
J’ai un truc dingue à te raconter mais je ne peux pas devant les parents. Il faut
absolument qu’on se voie demain !!!!
– JE PRÉSUME qu’il est inutile de miser sur Deliveroo, dans les parages…
Après avoir prévenu notre mère qu’elle dînait avec moi, Chloé s’agite tel
un moulin. Je vois bien qu’elle tente d’évacuer sa nervosité du mieux
qu’elle le peut, aussi je la laisse faire les cent pas dans mon salon. Si ça peut
la calmer…
— Pourquoi commander à manger alors que j’ai ce qu’il faut ? je
réplique, tout en sortant un bocal de sauce provençale. Un plat de pâtes, ça
te tente ?
Quelques minutes plus tard, nous sommes confortablement installées sur
le canapé, nos assiettes en équilibre sur nos genoux. Je me suis résolue à
rater Enquêtes criminelles. De toute façon, c’est une redif. Ce soir, ma
priorité, c’est Chloé. Celle-ci prend d’ailleurs tout son temps pour déguster
ses pâtes et, d’un ton légèrement forcé, elle ne tarit pas d’éloges, comme si
faire cuire des farfalles et une sauce tomate relevait des compétences d’un
chef trois étoiles. Je lui jette un coup d’œil en coin ; si je ne remets pas le
sujet sur le tapis, Chloé ne fera pas le premier pas, c’est évident.
— Alors…, dis-je en essuyant un filet de sauce qui a coulé sur mon
menton. Si mon décompte est exact, ça fait douze ans qu’Albane et toi êtes
brouillées, non ?
Ma frangine acquiesce sans un mot. Merde, elle ne va pas se fermer
comme une huître, quand même ? Je suis sur le point de la secouer quand
elle tourne enfin le visage vers moi.
— J’adorerais recoller les morceaux avec Albane, crois-moi, commence-
t-elle. Le manque que je ressens est si puissant qu’il n’existe aucun mot
pour le décrire. Seulement… une brèche abyssale s’est ouverte entre nous et
je ne sais pas comment la colmater.
Je détecte de profonds regrets dans sa voix.
— Si tu ne me dis rien, je ne pourrai pas t’aider, Chloé.
— D’accord, capitule-t-elle. Après tout, il faudra bien que tu saches un
jour la vérité.
Je ne sais pas pourquoi, mais soudain, j’ai très peur de ce que je vais
entendre. J’ai presque envie de lui dire que ce n’est pas grave si elle n’est
pas prête à se confier, et que si certaines choses ne peuvent pas sortir car ça
fait encore trop mal, je m’incline. Pourtant, Chloé prend une lente
inspiration et débute son récit :
— Cet été-là, il s’est passé un truc… Un truc vraiment pas bon. Albane
avait rencontré un garçon, Morgan, qui était en vacances ici. Ils sont sortis
ensemble. Elle passait beaucoup de temps avec lui, et c’est normal, quand
on a vingt ans. On profite de la vie, on flirte. Mais je ne le vivais pas très
bien. Je me sentais mise de côté.
Reprenant à peine sa respiration, ma sœur poursuit en m’expliquant
qu’Albane ne fréquentait plus que la bande de potes de Morgan.
— Un soir, elle a tenté de m’intégrer à leur groupe. On est allés dans la
montagne, pour faire un feu de camp et chanter de vieilles chansons.
Albane et Morgan sont restés collés l’un à l’autre durant toute la soirée. Je
n’étais pas jalouse à proprement parler, mais plus je les regardais, plus je les
enviais de partager cette relation.
Si mes souvenirs sont exacts, Chloé avait moins de succès que notre sœur
auprès des garçons. Elle a toujours été la plus voluptueuse des deux et la
société étant parfois mal faite, ses rondeurs plaisaient aux hommes plus
âgés, mais pas aux adolescents biberonnés à Lara Croft et autres fantasmes
à la plastique parfaite.
— Le lendemain de cette soirée, reprend-elle après une courte pause,
Morgan m’a envoyé un texto. Il voulait me voir… J’ai supposé qu’il avait
besoin de mon aide pour dégoter un cadeau d’anniversaire à Albane. C’est
horrible à dire, mais j’étais contente car je me sentais enfin importante. Il
m’a donné rendez-vous au même endroit que la veille.
Chloé déglutit sous l’afflux de ses souvenirs, intenses et incontrôlables.
— Ce qui est arrivé une fois que j’étais là-haut…, articule-t-elle en
secouant la tête, comme pour repousser les images qui lui reviennent. On
s’est assis dans l’herbe, côte à côte et il a commencé à me caresser le bras,
en me disant qu’il avait remarqué comme je les avais matés, Albane et lui.
Ensuite il m’a sorti que beaucoup de gars rêvaient de se retrouver au lit
avec des sœurs jumelles et que si je voulais le faire avec lui, avec eux,
c’était normal.
Trop estomaquée pour parler, je ferme un instant les yeux, vacillant sous
le poids de ces révélations. Ma sœur, ma petite sœur… Les yeux embués,
elle repose son assiette, décidée à aller jusqu’au bout de ses confidences.
— Il a essayé de me violer, hoquette-t-elle. J’étais tétanisée par ses
paroles malsaines et j’ai protesté, bien sûr. Ça l’a mis en colère. Il s’est jeté
sur moi, m’a plaquée au sol et a commencé à relever ma robe pour atteindre
ma culotte, tout en m’insultant. J’ai eu le réflexe de me débattre et mes cris
ont alerté des randonneurs. Morgan a décampé quand ils sont venus à mon
secours.
Une rivière de larmes dévale à présent sur mes joues. Retournée par son
histoire, je me rapproche de Chloé pour la serrer dans mes bras. L’onde de
choc n’en finit pas de se répandre dans mon esprit. Le visage enfoui dans
ses cheveux, je lui répète à quel point je suis navrée.
— Pourquoi ne m’avoir rien dit plus tôt ?
— Les parents ne voulaient pas t’en parler car à l’époque Jules était petit,
ajoute-t-elle en s’essuyant les yeux d’un revers de la main. Ils avaient peur
que ça te secoue. Eux-mêmes, ça les rendait malades.
Je comprends mieux pourquoi ils sont encore tendus quand quelqu’un
évoque le sujet. Ça a dû être des heures difficiles pour eux aussi.
Cependant, je ne peux pas m’empêcher de leur en vouloir un peu. J’avais
vingt-trois ans quand c’est arrivé, je n’étais plus une gamine. J’aurais pu
être là pour ma sœur, l’épauler après cet horrible épisode.
— C’est pour ça que tu es partie à New York ? je l’interroge, en lui
repoussant une mèche plaquée sur son visage humide.
Sa façon vulnérable de hocher la tête me brise le cœur.
— C’était la meilleure solution, affirme-t-elle sans hésiter. J’avais ce
projet en tête depuis un moment. Ici, c’est compliqué de fuir ses erreurs.
Voire impossible.
— De quelles erreurs est-ce que tu parles ? Tu n’es pas coupable de ce
qui est arrivé.
Chloé se penche, croisant ses mains sur ses genoux.
— J’ai accepté un rendez-vous avec le copain d’Albane, tu imagines ce
qu’elle a pu penser ? J’ai dû lui causer une peine affreuse. Sans compter
qu’il est parti immédiatement après cet épisode, sans lui dire au revoir.
— Albane n’est pas dénuée de jugeote. Elle doit bien se douter que tu
n’avais pas l’intention de lui chiper son petit ami !
Certes, Albane est parfois un peu dure, mais jamais elle ne s’est montrée
cruelle ou même injuste. Chloé ne paraît pas d’accord avec moi.
— Pourtant, dès qu’elle a su, elle est devenue distante avec moi, me
rapporte-t-elle. Je ne sais pas comment l’expliquer autrement. Le lien entre
nous s’est éteint du jour au lendemain, de la même façon qu’on étouffe la
flamme d’une bougie.
— Et tu n’as pas cherché à en discuter avec elle ?
Ma sœur secoue la tête.
— Je me sentais trop mal quand je croisais son regard. Et de son côté elle
faisait tout pour m’éviter. Les parents ont essayé de jouer les intermédiaires,
plusieurs fois… Mais, l’une comme l’autre, nous trouvions toujours un
prétexte pour nous défiler.
Chloé est partie pour New York un mois plus tard, avec ses économies de
cinq années de jobs d’été. Sur place, elle a cumulé les petits boulots afin de
pouvoir continuer ses études. En dépit de l’éloignement et de phases de
découragement, elle n’a jamais rien lâché. Cette partie-là, je la connaissais
déjà.
— C’était dur de concilier tout ça, admet-elle. Dans les bons jours, je me
dis que, sans ce type, je n’aurais pas eu autant à cœur de réussir ma vie
professionnelle. Et d’un autre côté, il a détruit ma relation avec Albane.
— Tu es extrêmement courageuse, ma puce. Un exemple de résilience.
Chloé lâche un soupir désabusé.
— Je joue à la fille courageuse, oui, mais… si tu savais le nombre de fois
où je me repasse la scène en boucle !
— Est-ce que tu as porté plainte ?
— Oui. Et devine quoi ? Classée sans suite parce qu’il n’y a pas eu viol.
J’ai même eu droit un sermon car je suis allée de mon plein gré à ce rendez-
vous, et en plus je portais un short en jean. Tu vois le topo ?
Seigneur… Je suis bien contente qu’aujourd’hui les choses bougent enfin
à ce niveau-là. Que les consciences s’éveillent, qu’on reconnaisse qu’un
non ne signifie pas « oui » et que peu importe la tenue vestimentaire d’une
femme, le seul coupable, c’est celui qui viole.
Lentement, Chloé se cale dans les coussins du canapé. Ses yeux sont à
présent clos et toute sa posture exprime une forme de soulagement.
— Prends-moi pour une folle si tu veux, marmotte-t-elle en ouvrant un
œil, mais je suis contente d’avoir vidé mon sac. Ce secret de Polichinelle
me pesait.
Je croise son regard et nous échangeons un sourire larmoyant.
— Tu aurais dû te confier à moi bien plus tôt. En sachant tout ça, j’aurais
pu vous réconcilier, Albane et toi.
— Si les parents n’ont pas réussi, je ne vois pas ce que tu aurais pu faire
de plus. Ce n’est pas à toi d’endosser nos problèmes, Valentine. Tu as assez
des tiens.
Je hoche la tête, même si je ne suis pas sûre de partager son opinion.
Durant toutes ces années, j’étais tellement dans mon délire de la famille
parfaite que j’ai laissé se distendre les liens qui nous unissaient, mes
frangines et moi. Évidemment, si mes parents n’avaient pas érigé une
forteresse autour de ce secret, les filles m’en auraient peut-être parlé
d’elles-mêmes, et alors… À quoi bon refaire le film ! Avec des si, Fred et
Mary Anne Trump se seraient arrêtés à trois enfants et les États-Unis
auraient un autre président. En attendant, j’ai bien l’intention de réparer
cette négligence.
Je serre une nouvelle fois ma sœur dans mes bras. Comme elle semble
lessivée, je lui propose de rester dormir.
— Je vais plutôt rentrer chez Maman, décide-t-elle.
— Ne sois pas bête, Chloé, tu ne vas pas reprendre la route maintenant.
Malgré mes protestations, elle ne plie pas.
— Non, vraiment, Valentine. C’est gentil de ta part mais je préfère. Je
tiens à lui annoncer que je t’ai tout dit, conclut-elle en se levant, dans un
geste qui se veut définitif.
Je dois bien la laisser partir. Après tout, elle est assez grande et sait ce
qu’elle fait. En la raccompagnant jusqu’à la porte, je bute sur la boîte qui
contient la correspondance de Constance. Je fais remarquer à Chloé que
nous n’avons toujours pas lu une seule lettre.
— Tu parles de détectives en carton ! dit-elle en ricanant. On s’y met
demain, après ta classe ?
— Ça me semble pas mal, mais j’ai peur de manquer de motivation en
rentrant.
Chloé réfléchit, l’index posé sur la fossette de son menton.
— Eh bien, qui te parle de rentrer ? lance-t-elle après un court silence.
Prends ces lettres avec toi demain et retrouvons-nous à L’Edelweiss !
C’est ainsi que le lendemain, peu après seize heures trente, je me trouve à
pousser une nouvelle fois la porte de L’Edelweiss, la boîte de lettres entre
les mains. Un rapide coup d’œil autour de la salle m’informe que Chloé
n’est pas encore arrivée. D’ailleurs, il n’y a pas grand monde à cette heure-
ci. Deux ou trois gars assis au comptoir et c’est tout. Rémi sort de la
cuisine, un torchon négligemment jeté sur son épaule.
— Salut, Valentine ! m’accueille-t-il. Aurais-tu entendu l’appel du lait de
poule ?
Son ton est si chaleureux que j’ai l’impression de débarquer chez des
amis. Je ressens une véritable onde de plaisir en réalisant que je fais pour de
bon partie de la communauté de mon village. Je crois que c’est ça, se sentir
à sa place.
Je lui adresse un sourire enjoué avant de répondre :
— Je viens plutôt recharger mes batteries avec un cappuccino, si c’est
possible.
J’ai besoin d’un bon shoot d’énergie, après une journée où les enfants
n’ont cessé de crier. D’accord, ce n’était peut-être pas malin de la part de
mes collègues et moi de leur révéler que le Père Noël viendrait à l’école
vendredi prochain. Ils sont déjà surexcités à l’approche des vacances, mais
leurs bouilles illuminées à l’annonce de cette visite étaient tellement
irrésistibles !
— J’ai ce qu’il te faut, acquiesce Rémi. Va t’asseoir, je t’en prie.
Je me sens un peu ridicule, avec ma boîte sous le bras, aussi je n’attends
pas davantage pour aller m’installer à une table. J’espère que Chloé ne
tardera pas trop. Rémi revient très vite et pose triomphalement une tasse
devant moi.
— Et voilà, un bon cappuccino mousseux !
Je constate qu’il a pris le temps de dessiner un motif de sapin dans la
mousse. Et c’est diablement bien exécuté !
— C’est joli, ça, dis-je en lui désignant son œuvre.
— C’est vrai, ça te plaît ? On a reçu la nouvelle machine ce matin, alors
je teste.
Quand Rémi sourit, il ressemble à un gamin polisson. Et, mazette, c’est
assez craquant !
Du calme, ma fille. Du calme.
D’un ton que j’espère tout à fait normal, je reprends :
— Au fait, je tiens à m’excuser pour l’autre soir.
Rémi me fixe sans comprendre, ce qui me force à préciser :
— Quand je t’ai parlé de votre ancien restaurant. C’était très déplacé,
j’ajoute en levant les yeux sur lui.
En réalité, j’ai plutôt l’impression de m’adresser à sa clavicule, mais ce
n’est qu’un détail.
— Déplacé ?
— Je ne voulais pas te rappeler de mauvais…
— Non, ça n’a pas été le cas.
— Tu semblais furieux.
OK, le terme est peut-être un poil exagéré. Pourtant, si je me souviens
bien, il ne sautait pas de joie non plus.
— Tu t’es mépris sur ma réaction, me détrompe-t-il.
Rémi marque une courte pause, le temps de promener son regard autour
de la salle pour s’assurer que tout va bien.
— Les gens posent souvent des questions pour assouvir leur curiosité,
reprend-il. Toi, tu t’es juste montrée bienveillante et je ne m’y attendais pas.
Je me suis senti bête, pour le coup.
Je suis tellement surprise que je ne sais plus quoi dire. Il faut bien avouer
que je n’ai jamais été très douée pour décrypter les expressions faciales.
N’oublions pas que le soir où mon mari m’a larguée, j’étais persuadée qu’il
allait me redemander en mariage. Au moins, parler à Rémi aura permis de
remettre les choses en place ; il s’est senti bête et moi stupide. Égalité
parfaite. Par chance, je n’ai pas à répondre, car Chloé arrive.
— Oh, c’est trop mignon ! s’exclame-t-elle devant mon cappuccino. Je
pourrais avoir la même chose, s’il te plaît, Rémi ?
— Je te prépare ça tout de suite, confirme-t-il, avant de s’éloigner en
sifflotant.
En douce, j’observe ma sœur tandis qu’elle se débarrasse de son écharpe,
ôte son béret et commence à déboutonner son manteau. Sur son visage, je
ne décèle plus aucune trace des émotions de la veille, seulement de
l’apaisement.
— Ta journée s’est bien passée, Valou ? s’enquiert-elle.
— On peut dire ça, oui.
J’élude volontairement son regard interrogateur. Je n’ai pas envie qu’elle
sache que ce matin, je me suis réveillée avec un sentiment de tristesse,
encore sous le coup de ses confessions. Que d’années gâchées ! Cependant,
malgré mon moral en berne, j’ai pris une grande décision : mes frangines ne
le savent pas encore, mais il va être temps de les confronter l’une à l’autre.
Si j’ai été nulle pour entretenir le contact avec elles, le destin me donne une
chance de me rattraper et je suis décidée à la saisir. Ce soir, j’aurai une
petite discussion avec Albane. Bien évidemment, ça non plus, je ne peux
pas le balancer à Chloé. Elle serait capable de me séquestrer et de me
confisquer mon téléphone.
— Et toi, tu as bien dormi ?
Elle me fait signe que oui.
— Maman a poussé les hauts cris, ce matin, quand je lui ai raconté que tu
savais tout, mais elle s’en remettra.
— C’est surprenant qu’elle ne m’ait pas encore appelée.
Chloé me glisse une œillade complice.
— Elle est très occupée, le vendredi, avec l’association. Mais tu es
attendue pour dîner avec nous demain soir. Papa sera là également.
— Oh, Chloé, tu es incorrigible !
Sa sollicitude me touche, car je sais que si on lui avait annoncé à l’avance
que ses vacances seraient l’occasion de réveiller de douloureux souvenirs,
elle aurait probablement fait le choix judicieux d’aller se faire dorer la
pilule sur les côtes hawaïennes. À sa place, je ne me serais pas privée.
— Je n’ai fait que rappeler à Maman à quel point nous sommes friandes
de sa tartiflette, se rengorge ma sœur, en jouant avec une mèche de ses
cheveux.
— Qui a parlé de tartiflette ? demande malicieusement Rémi en posant le
deuxième cappuccino devant Chloé.
— Je plaide coupable, répond cette dernière en levant la main.
— C’est le plat que Clément cuisinera pour la soirée du 31. Vous y
serez ?
Les lèvres de ma sœur s’incurvent à nouveau.
— Nous ne voudrions surtout pas rater ça. Cela dit, je suis désolée, Rémi,
mais la tartiflette de ton frangin ne peut pas égaler celle de notre mère.
— Je suis désolé, réplique-t-il sur le même ton, mais tu vas pleurer en te
rendant compte que tu te trompes.
Misère, on dirait deux gamins ! Je ne peux pas me retenir de rire.
— Moi, tout ce que je sais, c’est que je vais manger deux excellentes
tartiflettes.
Rémi me gratifie aussitôt d’un clin d’œil.
— Une excellente et une sûrement intéressante, me reprend-il. Bon,
désolé, les filles, mais j’y retourne, le devoir m’appelle.
Il a à peine tourné les talons que Léna fait son entrée.
— Salut, tout le monde ! Hello, vous deux ! lance- t-elle en venant à
notre rencontre.
— Brrr, tu as les joues fraîches, frissonne Chloé en lui faisant la bise.
— Et ils annoncent de nouvelles giboulées de neige pour la nuit, nous
signifie Léna. Tiens, c’est nouveau, ça ?
La jeune femme fixe le sapin dessiné dans le cappuccino de Chloé. Je lui
explique alors que son beau-frère en est l’auteur.
— Il est vraiment très habile de ses doigts.
Chloé pouffe instantanément, imitée dans la foulée par Léna. Mon Dieu,
qu’est-ce qui m’a pris de sortir une énormité pareille ?
— Qu’est-ce qui se passe ? demande Rémi, à qui leur hilarité n’a pas
échappé.
Léna tente de reprendre son sérieux, en vain.
— Valentine trouve que tu es très habile de tes doigts, s’esclaffe Chloé.
Je vais la zigouiller.
Des sifflets railleurs commencent à fuser du bar où sont assis les types du
village.
— Bah alors, Rémi ! Tu nous avais caché ça, vieux !
Bien entendu, Rémi ne va surtout pas rater l’occasion de se prêter au jeu
du « quart d’heure de solitude de Valentine ». Ce traître se joint à leur fou
rire. Moi aussi, j’éclaterais de rire si je n’avais pas envie de courir me
cacher au fond d’un trou. Comble de l’horreur, il délaisse son poste et
s’approche de ma table avec un sourire en coin. Où est passé son discours
sur la bienveillance ? Rémi se penche si près de moi que je peux sentir son
odeur de savon et de feu de bois.
— Est-ce que tu serais en train de flirter avec moi ? me souffle-t-il.
Je préférerais me pendre, mais merci.
Il me regarde droit dans les yeux et nous nous fixons pendant trois
secondes interminables. Une chaleur coupable se diffuse au creux de mon
ventre et je dois déglutir pour dissiper cette impression trop intime.
Ne fais pas l’idiote, ce n’est que Rémi !
Je laisse à mon estomac le temps de reprendre sa place puis, d’une voix
assez posée, ce qui est en soi un miracle, je lui réponds :
— Pas le moins du monde.
Rémi se redresse lentement. Son expression taquine n’a pas disparu.
— Dommage, murmure-t-il, avant de retourner derrière le comptoir.
Léna observe son beau-frère en train de tirer une bière pression pour un
client, puis son regard revient sur moi.
— Je rêve ou il y a des kilos de phéromones entre vous ?
Je suis sur le point de lui rétorquer qu’elle hallucine, mais Chloé ne m’en
laisse pas le temps.
— Ce mec doit détonner au lit, commente-t-elle. Si seulement ma sœur
était moins coincée !
Je la regarde avec de grands yeux effarés et, les joues en feu, lui désigne
la boîte pleine de lettres.
— Toi, je te rappelle qu’on a du pain sur la planche ! Alors au boulot.
17
CE QU’IL ME FAUT, c’est un plan d’attaque. Assise sur le canapé avec un mug
de café, je pousse un soupir en regardant les lettres que j’ai toutes sorties de
leur boîte. Le fait de vouloir m’y atteler seule me semble bien optimiste,
d’un coup.
Je peux y arriver. Je dois m’en persuader. J’en suis persuadée.
Me renfonçant dans les coussins, je ferme un instant les yeux pour faire
le vide et retrouver ma concentration. Bizarrement, les images qui me
viennent à l’esprit n’ont aucun rapport avec ma grand-mère ; ma nuit a été
entrecoupée de rêves bizarres, parmi lesquels j’ai eu des visions de Chloé
tirant toutes les bières possibles pour les jeter sur Alan, transformé en cible
vivante, puis de Rémi me demandant si j’étais en train de flirter avec lui.
Rectification : ce dernier passage a vraiment eu lieu.
Je pensais avoir relégué cette raillerie aux oubliettes, mais apparemment
mon inconscient, ce petit malin, s’est fait des films et a cru bon me les
projeter durant la nuit. Même encore maintenant, à vrai dire. Mais je dois
cesser d’y penser. Ça ne me mènera nulle part. Afin de me changer les
idées, j’ai pris la décision de trier les vieilles lettres, par ordre
chronologique. En y réfléchissant, je suis parvenue à la conclusion que ce
qui nous intéresse, ce sont les années 1955 et 1956. Soit la conception et la
naissance de ma mère. Si Constance a confié quelque chose à sa cousine, il
y a de fortes chances qu’elle l’ait fait à cette époque précise.
Alors vas-y, au lieu de flemmarder !
Je me secoue et mon effort paie très vite. La tâche me prend beaucoup
moins de temps que ce que je redoutais, puisque Madeleine notait
scrupuleusement la date en haut de chaque lettre. Satisfaite du résultat, je
me redresse et attrape mon portable, sur lequel m’attend un message de
Jules. Comme il me l’avait annoncé, il est allé se faire couper les cheveux et
arbore désormais une coupe courte, moderne. La ressemblance avec son
père n’en est que plus saisissante. Je lui réponds qu’il va faire des ravages,
puis transfère la photo à ma mère. Cette dernière met à peine une minute
pour me répondre :
Il est très beau, comme ça, mon chérichou. Maintenant qu’il est débarrassé de cette
frange informe, on voit bien qu’il a pris le front haut d’Albane.
15 avril 1955
QUEL EST LE POURCENTAGE DE CHANCES que votre semaine démarre sous les
meilleurs auspices quand votre fils vous téléphone de l’internat un lundi
matin, à sept heures cinquante ? C’est la question que je me pose en
découvrant son nom qui s’affiche sur l’écran de mon portable. M’efforçant
de réprimer un mauvais pressentiment, je repose ma boucle d’oreille dans
ma boîte à bijoux et décroche.
— Salut, mon chéri, tout va bien ?
— Salut, M’man… Euh… non, pas vraiment, en fait.
Jules s’adresse à moi d’un ton hésitant, comme s’il avançait dans un
champ de mines. C’est mauvais signe.
— Que se passe-t-il ?
Avec un peu de chance, il aura juste fait le mur pour aller manifester
contre le réchauffement climatique avec Greta Thunberg. Ou récolté une
mauvaise note en maths.
Soupir d’agonie à l’autre bout du fil.
— Tu vas m’écorcher vif.
— T’écorcher vif, rien que ça ? Tu sais bien que je suis plutôt du style
bons sentiments et petits oiseaux qui gazouillent dans la nature.
Enfin, la plupart du temps.
— J’ai fait une connerie, M’man. Le dirlo va t’appeler.
Il a mis une fille enceinte. Oh. Mon. Dieu. Je vais être grand-mère et sa
vie est foutue.
Mes jambes menaçant de se dérober, je m’assieds sur mon lit. Puis, la
bouche sèche, j’articule, non sans difficulté :
— Quel genre de connerie ?
Mon instinct me souffle qu’il ne s’agit pas d’un simple zéro à une interro.
— Je me suis battu avec Diego, hier soir. Il a eu besoin de points de
suture.
Il se passe alors une chose très étrange dans mon cerveau. J’ai envie de
faire des rondades pour fêter le fait que je ne vais pas être grand-mère et, en
même temps, je ris de manière circonspecte. Mon fils est tout, sauf violent.
— Tu t’es battu ? Tu te fous de moi, Jules ?
Au contraire, il est très sérieux. Si je ne peux pas l’écorcher vif, comme il
le redoutait, je crie si fort qu’il s’en tirera bien s’il ne perd pas un tympan.
— Mais qu’est-ce qui t’a pris ?!
Toutefois, je n’en saurai pas davantage pour l’instant. Jules étant très
malin, il m’a appelée juste avant son premier cours et nous sommes
interrompus par une sonnerie stridente. Il a tout juste le temps de répéter
que je vais recevoir un coup de fil du proviseur.
Autant dire que, lorsque j’arrive à l’école, je n’ai pas franchement le
sourire.
— Mauvais week-end ? s’enquiert Flore, alors que je rouspète contre la
machine à café, qui me paraît ultra lente, ce matin.
— Oh, non. Mon week-end était super fun.
C’est vrai, quoi. D’abord, j’ai failli me ridiculiser à L’Edelweiss, ce qui
devient une habitude. Ma sœur et moi avons ensuite réveillé des moments
douloureux, et pour finir, hier, je me suis fait la moitié d’une saison
d’Outlander en invoquant les dieux de m’envoyer un mâle digne de Jamie
Fraser. Ça aurait pu être pire.
Flore me rit au nez lorsque je lui explique que mon fils est en train de
sombrer dans la délinquance.
— Une petite bagarre de rien du tout, Valentine ! Ça ne fait pas de lui un
voyou.
— L’autre gosse a eu des points de suture, Flore ! C’est la première fois
que Jules se montre aussi violent. Sans compter qu’il vient probablement de
perdre un ami.
Elle hausse les épaules de façon désinvolte.
— L’année dernière, mon mari a eu l’arcade ouverte après une bagarre
avec un autre pompier. Depuis, ils sont inséparables. Et je te promets qu’il
n’a pas sombré dans la criminalité.
Ma collègue a beau tenter de me rassurer, je n’arrête pas de retourner le
problème dans tous les sens. Qu’est-ce qui a bien pu pousser Jules à coller
une raclée à son copain ? Certes, le week-end dernier, j’ai cru comprendre
qu’ils étaient un peu en bisbille à cause d’une fille, mais de là à ce qu’ils se
battent comme des chiffonniers… cela ne correspond pas au caractère de
Jules. Et si les parents de Diego décident de porter plainte ? Les gens
procéduriers, malheureusement, il y en a beaucoup.
— Allez, me souffle Flore, avant que nous n’allions accueillir nos élèves,
trois heures de colle et tu n’en entendras plus parler.
Pourtant, le message vocal que j’écoute pendant la récréation ne laisse
rien présager de bon. Le proviseur du lycée me convoque, à dix-sept heures
pétantes. C’est la catastrophe. Je ne pourrai jamais être là-bas à temps. Je
rappelle le secrétariat et demande si on ne pourrait pas repousser une heure
plus tard.
— Non, madame, me répond la secrétaire, implacable. Nous avons déjà
dû dégager ce créneau en urgence et le proviseur a d’autres rendez-vous
derrière.
— Est-ce qu’on ne pourrait pas régler ça par téléphone ?
Le lycée de Jules se trouve à soixante-dix kilomètres. Il est évident que je
ne pourrai pas parcourir cette distance en vingt minutes.
— Je suis désolée, mais c’est impossible, reprend la secrétaire.
Merde. Merde. Et re-merde.
— Bon, les filles, j’ai récolté une information qui devrait vous intéresser
au plus haut point !
Le soir même, je me retrouve assise à la table de la salle à manger de ma
mère. Le moins qu’on puisse dire, c’est que cette journée s’est révélée
pleine de surprises. Après Rémi et sa nouvelle vocation de Père Noël, c’est
mon ex qui a failli me provoquer un arrêt cardiaque, en m’envoyant un
SMS à la fin de la classe. Message que j’ai relu deux fois afin d’être sûre
que j’avais compris.
J’ai eu Jules au téléphone. Toi et moi devrions vraiment parler. Je passe Noël à la
montagne avec Célia, nous partons vendredi. Puisque Vallenot est sur ma route, est-
ce qu’on pourrait dîner ensemble ?
La petite grand-mère que je rejoins dans la salle de télé n’est pas une de
ces créatures frêles et inertes. Au contraire, je lui trouve une agilité
surprenante pour une nonagénaire. Un museau de hérisson, des cheveux
permanentés bleu pâle, un regard vif. Le rose qu’elle a mis sur ses joues file
dans les profonds sillons de sa peau, mais au moins elle est coquette. En me
voyant approcher, la vieille dame se lève de son fauteuil. J’ai envie de la
prier de se rasseoir, mais elle ne m’en laisse pas le temps et s’écrie
joyeusement :
— Vous êtes le portrait craché de votre maman !
Jacqueline est donc dotée d’une excellente mémoire. Voilà qui arrange
mes affaires.
— C’est ce qu’on me dit souvent, je réponds, dans un grand sourire. Je
vous ai justement apporté quelques biscuits au pain d’épice qu’elle a
confectionnés.
Deux vieillards occupés à jouer aux cartes à une table voisine relèvent
aussitôt le nez.
— J’espère que tu partageras, Jackie, lance l’un d’eux.
Celle-ci lève les yeux au plafond.
— Je te signale que si le personnel t’a confisqué tes bonbons, Gérard, ce
n’est pas pour que tu t’enfournes les friandises des autres.
— Je t’en donne vingt euros, négocie le papi gourmand.
— Ce n’est pas à vendre. Laisse-moi discuter avec cette jeune fille.
Je tente de réprimer mon amusement.
— Vous n’avez pas l’air de vous ennuyer, ici.
— Avec des numéros pareils, aucun risque, réplique Jacqueline. Vous
avez devant vous la fine fleur de La Calanque. Ils n’animent pas les fêtes
familiales, mais ils le pourraient.
— Vous êtes docteur ? me demande le copain de Gérard.
Je secoue la tête.
— Seulement visiteuse.
— Dommage, j’aurais bien aimé que vous m’auscultiez, lance-t-il, un
sourire lubrique au coin des lèvres.
— Mais ça suffit, Paolo ! réagit Jacqueline, tandis que les deux hommes
se bidonnent sur leurs chaises. Les romans à l’eau de rose que t’a prêtés la
mère Grandjean commencent à te monter au ciboulot. Allez prendre l’air,
ouste !
Loin d’obtempérer, Gérard et Paolo échangent un regard goguenard avant
de s’absorber à nouveau dans leur jeu de cartes.
— Vous voulez un peu de jus d’orange, Valentine ? me demande
Jacqueline en me désignant une briquette peu appétissante.
Je décline avec politesse, préférant entrer directement dans le vif du sujet.
— En fait, si je suis venue vous voir, c’est parce qu’on m’a dit que vous
avez bien connu ma grand-mère.
— On ne vous a pas menti. Constance et moi avons pour ainsi dire grandi
ensemble. Ses parents vendaient leur bétail à mon père, qui était boucher.
Nous étions inséparables à l’époque.
— Et vous avez toujours été en contact avec elle ?
— Vallenot est un petit village, me fait remarquer mon interlocutrice.
Nous nous croisions quasi quotidiennement et il n’était pas rare que l’une
aille boire le café chez l’autre, après le repas de midi.
Jacqueline incline la tête, attendant la suite. Comment lui poser la
question qui me brûle les lèvres sans la brusquer ? Encore que cet entretien
semble davantage lui faire plaisir que la chambouler.
— Je vais aller droit au but, madame…
— Laissez tomber le « madame », me coupe-t-elle. Ça me vieillit.
La lueur malicieuse qui pétille dans son regard est irrésistible.
— Comme vous voudrez, Jacqueline. Donc, ma famille et moi avons
entrepris quelques recherches. Constance n’a jamais révélé à ma mère le
nom de son père et elle était si secrète qu’aujourd’hui, vous êtes notre
dernier ressort pour connaître la vérité.
Et le Molière de la meilleure tragédienne est attribué à Valentine Rocca !
Jacqueline a un sourire plein de tendresse. Elle se penche vers moi et
pose une main ridée sur mon bras.
— Je me demandais quand est-ce qu’on viendrait me poser la question,
murmure-t-elle.
— Alors, vous savez quelque chose, c’est vrai ?
Mon Dieu ! Je dois avoir l’air d’une gamine s’apprêtant à ouvrir ses
cadeaux d’anniversaire !
— Oui, j’ai été le témoin de toute cette triste histoire, acquiesce-t-elle en
se renfonçant dans son fauteuil. Je ne suis guère étonnée que Constance
n’ait jamais rien dévoilé à Sophie. C’était une sacrée tête de mule, paix à
son âme.
Oh. Si jamais Jacqueline est loyale en amitié jusque dans la mort, peut-
être ne voudra-t-elle pas trahir ma grand-mère. M’efforçant de rester
naturelle, je lui assure que je comprendrais qu’elle ne veuille rien me
révéler.
— Et pourquoi diable ferais-je une chose pareille ? s’offusque-t-elle. Si
Constance n’approuve pas, nous nous expliquerons quand je la rejoindrai
là-haut, ajoute-t-elle en désignant le ciel. De quoi êtes-vous déjà au courant,
ma petite ?
— De pas grand-chose, j’en ai peur.
Je lui avoue que les seuls résultats de notre petite enquête sont les lettres
envoyées par la cousine de Constance. Puis je lui parle d’Aïssam et de cette
photo assez troublante.
— Peut-être que c’est mon cerveau qui me joue des tours, à vouloir se
raccrocher à la moindre branche, mais je trouve que Maman a ses traits.
Est-ce lui, son géniteur ?
Les mains croisées sur ses genoux, Jacqueline opine doucement du chef.
— Oui, il s’agit bien d’Aïssam.
Cette confirmation provoque comme une envolée d’oiseaux autour de
mon cœur.
— Que s’est-il passé ? Pourquoi Constance a-t-elle élevé ma mère toute
seule ?
Alors, la vieille dame se met à me raconter. Sans se faire prier, elle se
plonge durant l’année 1955, ce jour de mai où Aïssam a débarqué dans la
vie de ma grand-mère, accompagné de son neveu.
— J’étais présente à la gare avec Constance pour les accueillir. Étienne
Langlois, un jeune instituteur, était là aussi.
Langlois. L’homme condamné pour vol.
— À l’époque, l’arrivée d’un étranger constituait un sacré événement,
poursuit Jacqueline. Pour rien au monde je n’aurais raté ça. Ce que je
n’avais pas prévu, en revanche, c’est que l’amour frapperait Constance et
Aïssam au premier regard.
Jacqueline m’explique que le jeune homme à peine descendu du train, ma
grand-mère s’est littéralement métamorphosée.
— Elle était en proie à une émotion soudaine, comme dans ces films où
le temps s’arrête parce que les deux protagonistes ont un coup de foudre. Il
faut dire qu’Aïssam était très beau.
Constance a installé Amir et son oncle dans une petite ferme qui
appartenait à sa cousine. Les deux Marocains se sont vite acclimatés.
— Amir allait à l’école, Aïssam faisait des travaux là où on avait besoin
de lui. Ils vivaient le plus discrètement possible, sans faire de vagues.
Constance n’a pas tardé à entamer une relation avec Aïssam, elle se fichait
bien du qu’en-dira-t-on.
Bien que j’aie du mal à imaginer ma grand-mère en jeune femme
amoureuse, Jacqueline me confie que cet amour était passionnel.
— Ils s’aimaient comme on aime une seule fois dans sa vie.
— Alors pourquoi est-ce que ça n’a pas duré ?
Le visage tout à coup devenu grave, mon interlocutrice soupire
tristement.
— Eh bien… S’il existe de belles personnes, comme l’était votre grand-
mère, la méchanceté est toutefois partout où vivent les hommes. Aïssam
n’était pas le seul à être fou amoureux de Constance. Étienne a tenté sa
chance auprès d’elle plusieurs fois, mais elle a toujours repoussé ses
avances.
— Ce qui est compréhensible, si elle n’était pas attirée par lui.
— C’était au-delà d’une simple question d’attirance. Constance me
répétait souvent de me méfier de lui parce qu’il avait le regard fuyant. Elle
avait du tempérament et aimait les gens francs du collier !
Je reconnais bien là ma grand-mère. Si elle ne jugeait pas la vie des
autres, en un coup d’œil elle savait déterminer si la personne en face de
vous était fréquentable ou non.
— Une nuit, reprend Jacqueline, la résidence secondaire de riches
touristes a été incendiée. On a d’abord soupçonné que c’était consécutif à
un cambriolage, comme ça pouvait parfois arriver. Une enquête a été
ouverte et Étienne est allé trouver les gendarmes en prétendant qu’il avait
vu Aïssam et Amir rôder plusieurs fois aux alentours. Malgré le manque de
preuves, ils l’ont pris très au sérieux.
J’apprends alors que, en dépit de tous les services qu’Aïssam avait
rendus, les gens ont commencé à se méfier de lui. En 1955, parole
d’instituteur était gage de sagesse.
— La situation est devenue terrible quand les gendarmes se sont mis à
poser des questions sur eux. Amir a été frappé par des garçons, alors qu’ils
jouaient sur la place de la mairie, Aïssam a essuyé les insultes d’un groupe
d’hommes, un jour où il allait acheter du pain. Constance était catastrophée.
Jacqueline me dit que ma grand-mère était persuadée que le coupable
n’était autre qu’Étienne.
— Elle pensait qu’il avait agi par dépit, pour se venger parce qu’elle lui
avait préféré Aïssam. Selon elle, le faire accuser était un bon moyen de se
débarrasser de celui qu’il considérait comme un rival. Aïssam envisageait
de partir pour une grande ville le temps que les choses s’apaisent, quand les
gendarmes l’ont arrêté. Ils avaient appris que sa sœur et son beau-frère
étaient soupçonnés de conspiration, alors pour eux, sa culpabilité ne faisait
aucun doute. Ils l’ont renvoyé au Maroc avec Amir. Constance était
enceinte de trois mois.
Bouleversée par cette histoire, je souffle pour tenter de rassembler mes
idées. Mes pensées galopent dans mon cerveau comme un pur-sang. Je
m’attendais à tout, mais certainement pas à ça.
— Aïssam était-il au courant de cette grossesse ?
Jacqueline acquiesce une nouvelle fois.
— Constance a eu le temps de l’en informer avant qu’il ne soit expédié
dans son pays. Elle lui a fait la promesse que si le bébé était une fille, elle la
baptiserait du nom de sa sœur, Safia.
La vieille dame conclut, avec une pointe de respect dans la voix :
— Votre grand-mère a fait preuve de courage, vous savez. Ce n’était pas
simple d’être fille-mère, en ce temps-là, qui plus est dans un village aussi
minuscule que Vallenot.
C’est vrai. Quand on y pense, c’est même incroyable qu’elle ait en plus
réussi à devenir institutrice.
— Ça a dû être atroce pour elle de travailler dans la même école que
Langlois.
— Étienne et Constance n’étaient pas dans le même bâtiment, me
répond-elle, car les filles et les garçons étaient séparés, à l’époque. Ensuite,
il a changé de région. Je crois qu’il avait fini par comprendre qu’au lieu de
s’attirer l’amour de votre grand-mère, il avait récolté sa haine.
Je lui confirme qu’elle l’a détesté jusqu’au bout.
— Maman m’a raconté qu’elle lisait tous les articles qui ont paru quand il
a été condamné pour vol.
— Elle n’a jamais été dupe à son sujet. Quel sinistre personnage !
La photo sur laquelle Constance apparaît en compagnie d’Étienne me
revient tout à coup en mémoire. Avant de partir de chez moi, j’ai pris soin
de la glisser dans mon sac à main.
— Est-ce que vous savez pourquoi elle a gardé ça ? lancé-je tout en lui
tendant le cliché. C’est curieux, quand on sait à quel point elle détestait
Langlois.
La vieille dame s’en saisit et un sourire illumine aussitôt ses traits.
— Oh, ce n’est pas pour lui qu’elle l’a conservé. Cette photo a été prise
par Aïssam le jour de son arrivée. Les deux garçons étaient affamés et nous
leur avons payé un repas au Café de la Gare. Si vous observez bien
l’expression de Constance, on peut voir à quel point elle était transcendée
par celui qui tenait l’objectif. Et je crois que c’est précisément pour cette
raison qu’elle n’a pas pu se résoudre à jeter cette photo.
Ainsi, tout s’explique. Pauvre Constance ! Moi qui la jugeais distante et
sévère ! Comment soupçonner le cœur meurtri qui se cachait derrière sa
carapace ?
Jacqueline étouffe un bâillement. Elle a beau s’être volontiers prêtée au
jeu, remuer le passé l’a fatiguée.
— Je vous remercie sincèrement pour tout ce que vous m’avez appris.
Grâce à vous, Maman va enfin pouvoir reconstituer le puzzle de sa vie.
— Je suis ravie de vous avoir été utile. Cela fait tant d’années, j’espère
que je n’ai omis aucun détail.
Consultant l’heure sur ma montre, je me rends compte que les
pensionnaires de La Calanque vont bientôt déjeuner, alors je dois faire vite.
— J’ai une dernière question à vous poser : Constance n’a-t-elle jamais
cherché à retrouver Aïssam ?
Malgré sa fatigue, la vieille dame me répond d’une intonation tonique :
— Bien sûr que si ! Constance n’était pas du genre à renoncer au
moindre obstacle. Un été, elle est partie au Maroc avec sa fille. C’était au
début des années 1960, elle avait économisé chaque bout de chandelle pour
pouvoir s’offrir le voyage. Sa cousine, qui vivait toujours à Casablanca, les
a hébergées. Là-bas, elle a retrouvé la trace d’un oncle d’Aïssam, qui
possédait une petite épicerie. Il lui a appris que Safia n’ayant pas survécu
aux interrogatoires qu’elle a subis, Aïssam était parti s’installer avec Amir
dans une petite ville de pêcheurs, du nom de Oualidia, si mes souvenirs sont
exacts.
Jacqueline termine en me disant que ma grand-mère n’est pas allée le
retrouver.
— Il était convaincu de ne jamais la revoir, alors il a fini par se marier.
Son épouse venait d’accoucher d’un fils et Constance n’a pas osé les
perturber. Elle est rentrée en France le cœur brisé et n’a plus jamais parlé
d’Aïssam.
Après un moment de silence ému, la voix de Paolo, l’un des deux joueurs
de cartes, retentit :
— Eh bien, quelle histoire ! C’est quand même dommage que cette brave
dame n’ait pas compris qu’un cœur blessé ne peut pas se soigner seul… Si
seulement elle m’avait connu !
— Toi, tu ferais mieux de retourner jouer au docteur avec les héroïnes de
tes romans à l’eau de rose ! lui assène Jacqueline, en guise de conclusion.
23
DANS LA VIE, il faut parfois avoir le cœur solide. C’est la réflexion que je me
fais en arrivant à l’école pour la dernière journée avant les vacances. Nous
sommes vendredi. Dans quelques heures, Rémi fera irruption habillé en
Père Noël et ce soir, je dînerai dans son restaurant avec mon ex. Oui, tout
cela aurait de quoi me déclencher une bonne crise de tachycardie, mais
finalement, ce n’est pas grand-chose comparé à ce qui a découlé de notre
petite virée à Manosque.
En regagnant ma voiture après ma rencontre avec Jacqueline, j’étais
plutôt satisfaite de la tournure qu’avait prise notre discussion. Triste pour
les amours avortées de Constance, mais heureuse d’avoir enfin des réponses
à apporter à ma mère. J’ai profité d’une pause déjeuner dans un snack pour
rapporter à mon fils et à ma sœur tout ce que m’avait confié la vieille dame.
— Incroyable ! a soufflé Chloé. Jamais on n’aurait pu soupçonner quoi
que ce soit, à voir Constance. Elle était si… solide.
— C’est cette force de caractère qui l’a poussée à ne rien révéler à
Maman. Elle redoutait les conséquences que cette histoire aurait pu avoir
sur l’équilibre de la nouvelle famille d’Aïssam. Elle ne voulait pas les
chambouler.
— Vous parlez d’un gâchis, a constaté Jules. Il doit bien exister un
moyen de réparer tout ça, non ? On pourrait chercher Aïssam.
Ma sœur et moi avons échangé un regard perplexe, démotivées d’avance
face à l’ampleur d’une telle tâche. Puis nous sommes allés chez l’oncle
Christian pour boire un café, Chloé lui ayant téléphoné pendant que je
papotais avec Jacqueline. Nous nous sommes donc retrouvés tous les quatre
assis à la table de la cuisine recouverte d’une vieille toile cirée à motifs
champêtres, chacun faisant un effort poli pour discuter. Quand nous nous
sommes enquis de ses projets pour Noël, il nous a rétorqué que, comme
chaque année depuis plus de vingt ans, il le fêterait chez des amis.
— J’suis pas très famille, vous savez.
C’était plutôt gênant, en fait. Sous son épaisse moustache, Christian ne
souriait pas et avait franchement l’air de se demander pourquoi ses nièces
avaient décidé de lui rendre visite comme ça, sur un coup de tête.
D’ailleurs, j’étais en train de me poser la même question, tout en sirotant le
café trop réchauffé qu’il nous a servi avec des langues de chat si molles que
le paquet devait être ouvert depuis plusieurs semaines. Désireuse de percer
l’embarrassant silence qui s’était installé, Chloé a lancé :
— Tu as quand même vu Papa récemment, à ce que j’ai compris ?
Bien sûr, elle faisait allusion au week-end de son arrivée, quand notre
père avait confié sa maison à des cafards agonisants.
— Non, a répondu Christian.
Ma sœur et moi avons tressailli en même temps.
— Il est bien venu ici au début du mois ? a insisté ma frangine.
— Bah non, a persisté notre oncle. Je m’en souviendrais si c’était le cas.
Votre père, je ne l’ai pas vu depuis l’année dernière.
Tandis que Jules se retenait difficilement de rire, je crois que j’ai ressenti
les prémices d’une crise cardiaque.
Nous avons passé le trajet du retour à débriefer, ne sachant pas trop quoi
faire de ce que venait de nous balancer Christian. Heureusement, c’est
Chloé qui conduisait.
— Papa nous a menti ! ai-je lâché dans un murmure incrédule. Ça relève
carrément de la science-fiction.
— Je ne vois qu’une explication, a aussitôt réagi ma frangine.
— Laquelle ? Parce que pour ma part, je suis dans le flou total.
— Il a lui aussi rencontré quelqu’un, c’est évident.
J’ai secoué la tête. Ce n’était pas du tout cohérent.
— J’ai posé la question à Maman le mois dernier, elle m’a dit que ce
n’était pas le cas.
Chloé a laissé échapper un rire muet.
— Pardonne-moi, Valou, mais Maman n’est pas la plus perspicace des
femmes. Ce n’est pas elle qui voyait en Alan un futur gendre idéal ?
Jules a alors poussé un soupir qui nous a prises de court.
— Vous non plus, vous n’êtes pas très perspicaces, nous a-t-il fait
remarquer. Vous n’avez toujours pas compris que Papi et Mamie se sont
remis ensemble ?
Voilà. Deux jours plus tard, je n’en reviens toujours pas. Comment un
ado de quinze ans a-t-il pu nous coiffer au poteau ? Pourtant, Jules a raison,
tous les signes étaient là, sous notre nez. Et nous n’avons rien vu. Nous
n’avons pas su interpréter leurs cachotteries et leurs bizarreries soudaines,
alors qu’en réalité, c’était si simple.
De retour à Vallenot, Chloé et moi n’avons rien dit aux parents, qui se
trouvaient tous les deux dans la boutique de ma mère, Papa l’aidant à
accrocher des guirlandes lumineuses dans la vitrine. C’était tentant de surgir
devant eux en criant « Démasqués ! », mais il nous a semblé d’abord plus
important de transmettre à Maman l’histoire de sa naissance. Elle a l’air
d’avoir bien encaissé le choc, mais je présume qu’elle aura besoin de temps
pour digérer pleinement tout ça. De son côté, Jules a décidé de faire des
recherches via Internet pour essayer de découvrir si Aïssam est toujours en
vie. J’ignore de quelle façon il compte s’y prendre, mais je le sens
enthousiaste. Peut-être que c’est ça, la bonne action qu’il a choisie pour se
faire pardonner sa bagarre.
— Maîcresse, devine quoi !
Plantée à côté de moi, la petite Inès me tire de mes pensées. Mes élèves
viennent de pendre leurs manteaux aux patères et je m’apprête à les faire
entrer dans la classe.
— Et depuis quand on ne fait plus le silence ? je lui rappelle, d’un ton qui
se veut ferme alors que j’ai juste envie de sourire devant ses yeux brillants
de joie.
La gamine fait mine de se repentir.
— Pardon, maîcresse ! Mais tu sais ? Y a le Père Noël qui vient !
— Non, c’est vrai ?
— Oui ! chuchote-t-elle, comme si c’était un secret. T’as bien fait de
mettre ton zoli pull !
Eh oui, histoire de coller à l’événement, j’ai revêtu mon pull-over le plus
kitsch, orné d’une tête de renne au nez rouge, clin d’œil à Céline Dion
oblige, sur fond rouge parsemé de flocons. Il faudra tout de même que je
pense à me changer avant d’aller dîner avec mon ex-mari.
— La maîcresse, elle s’est fait belle pour le Père Noël ! crie alors Inès, à
l’attention de ses camarades.
Belle pour le Père Noël. N’exagérons rien non plus.
— Le Père Noël ! Le Père Noël ! reprennent-ils tous en chœur.
Je devrais les gronder pour leur indiscipline, mais au lieu de ça, je leur
souris. Seul le bonheur des enfants a ce pouvoir d’effacer tout le reste. Voir
la vie à travers leurs yeux est le plus beau des cadeaux.
À quatorze heures, mes élèves sont surexcités lorsque nous rejoignons les
autres dans la salle des fêtes. Un tintement de clochettes retentit soudain de
derrière la porte fermée et mon cœur se met à battre à tout rompre. Je sais
que Rémi est là, tout proche, dans son costume. Sera-t-il assez crédible ?
Va-t-il réussir à tenir ce rôle pendant deux longues heures ?
Pascal s’amuse à ménager un faux suspense :
— Est-ce que vous avez entendu ? Qui va là ? Est-ce vous, Père Noël ?
La porte s’ouvre et cinquante bouches hurlent de joie.
— Ho, ho ho ! Bonjour les enfants ! lance Rémi, dans une intonation
parfaite.
Il me salue par un clin d’œil et je me détourne afin de ne pas être prise
par un fou rire. Le voir ainsi avec sa perruque et la fausse barbe blanche est
assez comique. Rémi se retrouve très vite encerclé par les enfants, qui
attendent la distribution de bonbons avec une impatience non dissimulée.
Seule une élève de Flore reste en retrait. La petite fille s’agrippe à mes
jambes, comme si j’étais son roc dans une mer agitée. La pauvre petite est
si intimidée qu’elle en a les larmes aux yeux.
— Il ne faut pas avoir peur, ma puce. Comment tu t’appelles ?
— Léa, me répond-elle d’une voix mal assurée.
— Eh bien, Léa, dis-je en la prenant par la main pour lui faire rejoindre le
reste du groupe, tu ferais mieux de t’approcher avant qu’il ne reste plus un
seul bonbon.
Rémi, qui a entraperçu la scène malgré l’agitation ambiante, nous fait
signe d’avancer. Je lui souffle au passage le prénom de la fillette et, la
prenant dans ses bras, il entame avec elle une grande discussion où il est
question de costume de la Reine des Neiges et de château féerique en
briques de construction. Il s’adresse à Léa comme si elle était spéciale à ses
yeux et je trouve la scène très touchante.
— Bien, annonce Flore au bout de quelques minutes, nous allons laisser
le Père Noël souffler un peu. Je vais vous raconter une histoire, qui se
déroule dans un pays qu’il connaît très bien : le pôle Nord… Ensuite, si
vous êtes bien sages, vous pourrez faire une photo avec lui.
L’après-midi s’écoule rapidement. Rémi prend son rôle très à cœur,
commentant même le conte que lit Flore.
— Sachez que depuis, le Prince des Lutins s’est remis de sa mauvaise
grippe, déclare-t-il aux élèves, très solennel. Il a été promu chef d’atelier
des cadeaux. Mais vous connaissez désormais sa maladresse légendaire…
Je ne suis pas certain que c’était une bonne idée.
J’admire tant son aisance que je ne peux retenir un sourire. Une fraction
de seconde, je me surprends à imaginer ce que peut être une vie avec lui,
une vie simple, remplie de rires et de regards qui pétillent. Je songe que la
femme qui saura l’apprivoiser aura bien de la chance et ça me fait bizarre
dans le ventre.
Merde, ma vieille ! Tu ne vas pas te mettre à délirer sur Rémi !
Désappointée par ces émotions qui n’ont pas lieu d’être, je secoue la tête
afin de les chasser. C’est à présent l’heure des photos. Les plus petits
passent en premier et se montrent ravis de récupérer aussitôt les portraits
que leur tend Pascal. Mes élèves et moi sommes les derniers à rester dans la
salle. Malgré leur fatigue, les gamins sont déchaînés et je ne suis pas
mécontente de les rendre bientôt à leurs parents. Une fois qu’ils sont tous
passés devant l’objectif, Nathan s’écrie :
— La maîtresse aussi, elle doit faire une photo !
Inès se met à battre des mains.
— Oh, oui, une photo, maîcresse Valentine ! renchérit-elle, la bouche en
cœur.
D’un sourire amusé, Pascal approuve et recharge son Polaroid.
— Le Père Noël est sûrement épuisé, je proteste. Et puis, je suis grande,
moi, ça ne compte pas.
Toujours assis sur son siège, Rémi hausse un sourcil éloquent. Je sens
mes jambes flageoler lorsqu’il se penche vers les enfants pour leur confier,
d’un ton ennuyé :
— Le problème, c’est que les adultes ne veulent jamais faire de photos
avec moi. Est-ce que vous trouvez que je sens le vieux renne, les copains ?
Je vais le taper.
— Allez, maîtresse ! me supplie Ethan. Regarde comme il est triste.
Je pousse un profond soupir en roulant des yeux.
— Bon, très bien, si vous y tenez tant !
Un pli amusé se creuse sur le côté droit de sa bouche, aussi je juge
préférable de lui préciser :
— Je vous préviens, Père Noël, il est hors de question que je m’assoie sur
vos genoux !
— Je n’en demandais pas tant, me répond-il en se levant.
Sans prévenir, il me saisit par la taille de façon à ce que je me tienne près
de lui. Si près que je peux déceler son parfum de savon. Et je confirme, il ne
pue pas du tout le vieux renne ! Alors que sa main est toujours posée sur ma
hanche, je suis soudain envahie par un sentiment de… quelque chose. Et ce
quelque chose enfle dangereusement en moi, me déclenchant une sorte de
fourmillement dans…
Mais reprends-toi !
Pascal prend la photo et je m’écarte de Rémi sans demander mon reste,
faisant en sorte de ne pas croiser son regard, par peur qu’il y lise tout ce que
je viens de ressentir. C’est trop inattendu pour moi et ma poitrine résonne
encore des battements démesurés de mon cœur.
— Pourquoi t’as les joues rouges comme ton pull ? me demande Kiara,
sans aucun détour.
Parce que je suis sur le point de prendre feu, ma chérie.
— C’est mon maquillage, je baratine. J’en ai trop mis.
Me tournant vers le reste de ma classe, je frappe dans mes mains pour les
exhorter à dire au revoir au Père Noël. Ce dernier adresse à nouveau
quelques mots gentils aux enfants, puis se retire, non sans leur avoir fait
promettre d’être bien sages.
C’est un Rémi sans son costume rouge que je retrouve vingt minutes
après dans la salle des enseignants, en allant récupérer mon sac à main.
Flore est déjà partie ; quant à Pascal, il termine de la paperasse dans son
bureau. Autrement dit, nous sommes seuls. Faisant fi du trouble qui s’est
emparé de moi un peu plus tôt, je le félicite pour sa prestation.
— Tu as été génial, avec les enfants. Tu leur as mis des étoiles dans les
yeux.
— Ce n’est rien, minimise Rémi, dans un geste désin- volte. C’était
marrant.
J’acquiesce et nous nous fixons un instant sans rien dire, son intense
regard noir plongé dans le mien. J’ai envie qu’il arrête de me regarder
comme ça. Non, en fait, j’ai envie qu’il continue. J’ai envie de lui dire
« Embrasse-moi ».
Stop !
Mais qu’est-ce qui me prend, de nourrir de telles pensées, tout à coup ?
J’ai ingurgité trop de café dans la journée et mon cerveau doit manquer
d’oxygène, c’est la seule explication.
Rémi se décide à rompre le silence en premier.
— Je dois filer, si je veux être à l’heure pour le service.
Je décèle comme un soupçon de rugosité dans sa voix habituellement
douce et grave.
— J’espère qu’on se reverra bientôt, ajoute-t-il.
— Plutôt que tu ne le crois, je réponds, faussement détendue. Je dîne à
L’Edelweiss ce soir avec mon ex.
Quelque chose de sombre passe dans son regard, mais c’est si furtif que
je me demande si je ne viens pas de l’imaginer.
— Retour de flamme ? s’enquiert-il.
— Pas vraiment, dis-je sans joie. Ça s’annonce même difficile.
— Est-ce que tu veux que je crache dans son plat ?
Je m’esclaffe.
— Ce ne sera pas utile, je te remercie. Un texto de ma part et mon père se
pointera avec sa hache.
Rémi rit avec moi et une décharge électrique me traverse le corps. Il est
temps pour moi de regarder la réalité en face : s’il reste encore cinq minutes
dans la même pièce que moi, il se pourrait bien que je dérape. Ça n’a aucun
sens.
— Bon, eh bien, en tout cas, je serai là, reprend-il en se dirigeant vers la
sortie. Si les choses dégénèrent tu n’auras qu’à crier, en attendant ton père.
Rémi marque un temps d’arrêt sur le seuil et son regard se plante à
nouveau dans le mien.
— À tout à l’heure, fait-il en me lançant un dernier clin d’œil.
J’attends qu’il ait quitté la salle pour aspirer une grande goulée d’air,
comme si je remontais à la surface après être restée trop longtemps sous
l’eau. Je ne sais pas ce qui vient de se passer, mais je ne suis pas pressée d’y
mettre un nom.
24
ME VOICI DONC SEULE AVEC RÉMI. Je n’ai même pas pu protester. De toute
façon, ça n’aurait servi à rien. Il aurait été stupide de ma part de refuser et
de contraindre mon père à faire un détour. Je ne vais pas me comporter
comme un lièvre apeuré !
— Tu as bientôt terminé ? je m’enquiers, d’une voix un peu trop aiguë.
— J’ai compté la caisse, on peut partir.
Je ferme mon blouson et suis docilement Rémi, qui, après avoir
verrouillé l’accès principal du restaurant, se dirige vers la cuisine, afin de
sortir les poubelles. Il plane encore dans l’air des odeurs épicées, mais tout
est nickel
— Tu as achevé ton contrôle d’hygiène, c’est bon ? me lance Rémi.
Puisque mon inspection ne lui a pas échappé, je décide de rentrer dans
son jeu, en laissant mon index courir sur l’un des plans de travail.
— Pas un seul résidu de graisse, c’est parfait. L’Edelweiss pourra
poursuivre ses activités, tant que le lait de poule reste à la carte. Vous
devriez faire des animations de Noël, le costume t’allait bien, au fait.
— Je ne te savais pas branchée gros bonhomme barbu, plaisante-t-il.
Nous quittons le restaurant par la porte arrière et je m’immobilise en
découvrant le ravissant spectacle que nous avons sous les yeux. Les flocons
ont cessé de tomber, mais la blancheur lumineuse du tapis de neige qui se
déroule devant nous renvoie l’éclat de la lune jusqu’au fond du vallon.
Je désigne un sentier, à quelques mètres.
— Ça mène où ?
— C’est l’un des chemins que l’on peut emprunter si on veut rentrer à
pied, me répond Rémi. Tu veux marcher un peu ?
— Bonne idée, dis-je en m’engageant sur la traverse.
Ces derniers jours m’ont paru si irréels que ça ne pourra que m’être
profitable. D’abord le coming out de Jules, les révélations de Jacqueline, ce
dîner avec Philippe, et enfin ces choses nouvelles que je ressens pour
Rémi… Ça fait beaucoup, d’un coup.
Le vent me cingle le visage et j’enfonce le menton dans mon écharpe.
Rémi et moi avançons sans un mot pendant quelques minutes. J’ai beau lui
jeter quelques coups d’œil en coin, il continue à regarder droit devant lui.
La neige craque sous nos pas, nos chaussures y laissant de profondes
empreintes. Nous débouchons sur une espèce de petit plateau, qui nous
permet d’entrevoir une partie du village tout illuminé, en contrebas. Émue
par la beauté du paysage, je murmure :
— C’est magnifique. On dirait un décor de cinéma.
Rémi attrape ma main et enroule ses doigts aux miens. À vrai dire, il me
faut bien quelques secondes pour saisir ce qu’il est en train de faire. Je
retiens mon souffle, consciente de ce qui se joue. Nos yeux se soudent et,
seulement éclairés par la lune, je peux percevoir la douceur de son regard.
Chaque cellule de mon corps frissonne. Au bout d’une éternité, Rémi brise
le silence.
— Je crois qu’on a un problème, Valentine. On dirait bien que je suis
attiré par toi.
Mon cerveau fond, à moins que ce ne soit mon cœur. Je suis incapable de
penser, incapable de refouler ce sentiment de bonheur inhabituel qui me
traverse de part en part.
Et comme souvent dans ces cas-là, je sors tout ce qui me passe par la
tête :
— D’accord, j’acquiesce d’une voix tremblante. Ça tombe bien, parce
que je crois que c’est le cas pour moi aussi. Certes, il y a eu ces deux fois
où je t’ai pris pour un psychopathe, mais tu n’es pas si mauvais que ça, en
définitive.
Rémi éclate de rire, un rire qui résonne à mes oreilles comme la plus
douce des musiques.
— Je suis ravi que tu aies changé d’avis. Mais s’il te plaît, tais-toi. Arrête
de parler.
Avant que j’aie le temps de réagir, il saisit ma tête entre ses mains et
m’embrasse. D’abord avec une douceur infinie, peut-être par peur que je le
repousse. Un désir brûlant et intense m’inonde les veines quand nos langues
s’entremêlent ensuite dans une chorégraphie des plus étourdissantes. Je suis
électrisée par la sensation de ses mains sur mon corps, de ses doigts qui
s’engouffrent sous les pans de mon manteau pour trouver l’accès à ma peau.
À ce moment précis, rien d’autre n’existe que ce tourbillon qui
m’enveloppe et promet de me transporter loin, très loin. C’est à contre-
cœur que je me détache de son étreinte. Malgré les supplications de mon
corps, il n’est pas question de faire l’amour sur la neige.
— J’ignorais qu’un simple baiser pouvait atteindre de tels sommets
d’intimité, je chuchote.
Rémi m’attire à nouveau contre lui, plongeant ses yeux sombres et
calmes dans les miens.
— Je crois qu’en matière de frisson immédiat, tu es servie, me dit-il,
faisant référence à l’une de mes conversations avec Chloé, le soir où elle
m’a cuisinée au sujet de mes attentes.
Bouche bée, je lui assène une petite tape sur l’épaule.
— Mais tu écoutes vraiment les discussions des autres, ce n’est pas une
légende !
Le sourire qui l’illumine est irrésistible et je laisse à nouveau sa bouche
s’emparer de la mienne.
— Viens avec moi, Valentine, me souffle-t-il, incapable lui aussi de
résister plus longtemps à la lame de désir qui déferle sur nous.
Le lendemain, les mains fermées sur mon mug de café, je songe avec
délice que rien n’est aussi attirant que Rémi seulement vêtu d’une serviette
nouée sur les reins. Je sais, j’avais pesté haut et fort contre le fantasme du
séduisant pompier. Mais ça, c’était avant de l’avoir vu nu. Il sort de la
douche et, assise en tailleur sur mon lit, je ne me lasse pas de contempler
ses larges épaules, son torse recouvert de fins poils bruns qui descendent en
ligne droite jusqu’à un petit ventre mou auquel je ne résiste pas. Ce corps
solide m’a fait atteindre des sommets de plaisir à plusieurs reprises dans la
nuit. Et dans la matinée, aussi. À vrai dire, je passerais bien le restant de ma
vie entre ses bras. C’est un sentiment merveilleux et troublant à la fois.
— À quoi tu penses, coquine ? me demande-t-il avec un large sourire.
— Tu le sais très bien, dis-je en portant ma tasse à ma bouche. Tu dois
vraiment travailler ?
Nous avons passé la majeure partie de la journée dans mon lit, à tenter de
vérifier jusqu’à quel point nous pourrions vibrer au diapason. La réponse
dépasse tout entendement. Bien sûr, on n’est pas dans une comédie
romantique où tout est parfait. Au départ, dans notre précipitation à nous
ôter mutuellement nos vêtements, ma tête a même heurté le menton de
Rémi lorsque j’ai voulu me redresser pour l’embrasser. Ce qui nous a valu
un bon fou rire, suivi d’un soudain accès de timidité. Il nous a fallu un verre
de vin pour briser à nouveau la glace. L’alcool, ça donne toujours du cran.
Et la suite… Mazette, j’en frissonne encore ! Je comprends désormais le
sens de l’expression « être sur un petit nuage ». C’est comme si je flottais,
jamais encore je ne m’étais sentie aussi légère.
— Non seulement je dois travailler, reprend Rémi, mais en plus c’est toi
qui me déposes au restaurant.
Hier soir, nous avons effectivement pris ma voiture pour rentrer.
— Je sais, dis-je en me mettant debout. Et je dois passer à la boutique
pour voir si tout va bien pour Jules.
— Tu vas lui en parler ? Pour nous deux ?
Je m’efforce de réprimer une grimace. Les choses me paraissent
prématurées.
— C’est un peu tôt. Je préfère attendre qu’on soit s…
Je ravale la fin de ma phrase afin qu’il ne se méprenne pas sur mes
intentions. Mais c’est trop tard, Rémi a compris ce que je m’apprêtais à
dire.
— Moi non plus, je ne m’étais pas préparé à un tel cataclysme. Mais tu as
un petit quelque chose en plus que les autres n’ont pas, mademoiselle
Rocca, déclare-t-il d’un ton empreint de tendresse. J’ai comme l’intuition
que toi et moi, nous pourrions faire un bout de chemin ensemble.
Ce faisant, il me serre contre lui et je dois bien admettre que je serais bête
de ne pas donner de suite à notre nuit. Je déglutis afin de remettre de l’ordre
dans mes pensées. Ça m’est difficile d’exprimer ce que j’ai sur le cœur,
d’autant plus en sachant que celui de Rémi a été meurtri, par le passé. Tout
en plaquant une main sur son torse, je lui explique que je veux la même
chose que lui.
— Seulement, ce serait mieux qu’on apprenne à se connaître davantage.
Son index se glisse sous la fossette de mon menton, ce qui me force à
relever la tête vers lui.
— Je crois que tu as déjà découvert pas mal de choses à mon sujet,
rebondit-il, le regard espiègle.
— Si tu parles de tes talents cachés, ils me plaisent beaucoup, c’est
certain, dis-je en dénouant sa serviette.
Trois quarts d’heure plus tard, miracle : je dépose Rémi pile à temps pour
sa mise en place. Nous ne nous reverrons pas ce soir, puisque Jules sera
chez moi. En revanche, je compte bien m’arranger pour que mon fils dorme
à nouveau chez ma mère demain. Je file donc sur la route pour les retrouver
et, en arri- vant, je constate avec joie que Jules s’éclate dans son rôle de
lutin. Il est irrésistible dans son costume vert et rouge et je le filme tandis
qu’il pose avec des enfants sur les genoux. Apparemment, il n’a pas arrêté
de la journée et Maman a pulvérisé son chiffre d’affaires, en ce dernier
samedi avant Noël.
— Léna et sa nièce sont passées, m’informe Jules. Elles iront faire de la
luge demain et me proposent de me joindre à elles. Tu es d’accord ?
Jules sympathisant avec la volcanique Violette. C’est surprenant, mais je
suis ravie qu’il se fasse des copains dans le village.
— Quelle question, bien entendu que je suis d’accord ! À ce propos, dis-
je en m’approchant du rayon dans lequel ma mère est en train d’arranger
des boules à neige, est-ce que ça te dérangerait que Jules dorme chez toi
demain soir ? Je n’ai pas envie de me lever aux aurores, lundi, je suis en
vacances.
Maman hausse un sourcil soupçonneux mais acquiesce, s’abstenant de
tout commentaire. Pour ma part, je me réjouis intérieurement de cette
nouvelle soirée que je pourrai consacrer à Rémi. Est-ce que je dois l’inviter
à dîner ? Préparer un repas romantique et tout le tralala ? Cette perspective
me rend tout à coup nerveuse.
Quelques heures plus tard, alors que je suis sur le point de lancer un
énième épisode d’Outlander, quelqu’un sonne à ma porte. Jules s’est
endormi, épuisé par cette première journée de travail.
— Chloé ? je m’étonne en découvrant ma sœur sur le seuil.
— Surprise ! s’exclame-t-elle avec un large sourire. Et je ne viens pas les
mains vides, ajoute-t-elle en me montrant deux bonshommes en pain
d’épice.
Pendant qu’elle se débarrasse de son béret et son manteau, je lui demande
de ne pas faire trop de bruit.
— Jules s’est écroulé comme une masse. Il est KO.
— Tant mieux, approuve ma sœur, une expression malicieuse sur le
visage. Je voulais qu’on papote entre filles. On se fait un chocolat chaud ?
Je m’exécute sans me faire prier. Je suis sur un tel nuage depuis ce qui
s’est passé entre Rémi et moi qu’elle pourrait même me demander de
plonger dans une eau glacée pour pêcher des poissons avec les dents, je le
ferais avec un sourire béat. Une fois notre boisson prête, je rejoins Chloé
sur le canapé et coupe la télé. Claire Randall et Jamie Fraser pourront bien
attendre. Avide de potins, je me penche vers ma sœur et la questionne :
— De quoi tu veux parler ? Tu as recontacté Matthew ?
Chloé se renfrogne légèrement à la mention de son… en fait, je ne sais
pas ce qu’il représente exactement pour elle. Un petit ami ? Un plan cul ?
Un ex ? Une relation de travail ? Sûrement tout ça à la fois.
— Eh bien, ce n’est pas pour ça que je venais te voir à la base, mais oui,
je l’ai appelé.
— Raconte ! je m’écrie, trépignant sur place.
— Nous nous reverrons à mon retour pour faire un point.
Je lève les deux pouces en l’air pour marquer mon accord.
— Voilà ce que j’appelle un état d’esprit constructif.
Chloé pouffe de rire et, l’œil toujours pétillant, me détaille un instant.
— Bon sang, Valentine, je n’y crois pas ! Tu as vraiment mis Rémi dans
ton lit, alors ?
Elle affecte un air choqué, mais je vois bien qu’au fond, elle jubile. Quant
à moi, je fais un effort sur humain pour ne pas lui laisser deviner la panique
qui me gagne et je repose mon chocolat avant de le renverser.
— Qu’est-ce qui te fait penser ça ?
Est-ce que quelqu’un nous a vus ? Mon Dieu, si c’est le cas, tout le
village doit déjà être au courant !
Chloé ramène ses pieds sous ses fesses.
— Pour commencer, tu es radieuse. Il y a du bonheur dans tes yeux et du
rose sur tes joues.
— Cela s’appelle être de bonne humeur, Chloé.
— À d’autres ! Papa a débarqué au petit déjeuner pour nous dire que
Rémi t’avait raccompagnée, hier soir. Il paraît que l’ambiance crépitait
entre vous. Pour que lui-même ait remarqué ça…
C’est la catastrophe !
Je me racle la gorge.
— Maman était là, je présume ?
Ma sœur acquiesce, ce qui m’horrifie encore plus. Je comprends mieux
pourquoi ma mère m’a regardée bizarrement, tout à l’heure, quand je lui ai
demandé si Jules pouvait dormir chez elle. En réalité, elle n’est pas dupe de
mon manège !
— Tout le monde est déjà au courant, quoi.
— Et c’est grave ?
— Non. Bien sûr que non. En fait… C’est compliqué. Je voulais prendre
mon temps, mais je me sens dépassée.
— Vous êtes ensemble ou c’était juste une aventure d’une nuit ? Il
faudrait déjà définir ce point.
— Franchement, je n’en sais trop rien. On verra où ça nous mène.
Je m’arrête de parler, consciente de la teinte pivoine de mon visage. Ce
n’est pas ma faute si des images hors de propos s’imposent à moi.
— OK, tu fais un blocage.
Mince, si ma sœur est aveugle en ce qui concerne ses histoires de cœur,
elle est totalement lucide lorsqu’il s’agit des miennes. Si je pouvais
posséder cette même acuité !
— J’ai peur de ne pas être à la hauteur, finis-je par lui avouer. Ce qui
s’est passé entre Rémi et moi est merveilleux, jamais je n’avais connu ça.
— Mais ?
— Il adorait son ex, mais leur histoire avait plus de signification pour lui
que pour elle. Il a été extrêmement blessé. Je ne veux pas le décevoir.
Ma sœur pousse un profond soupir.
— Il adorait son ex, d’accord, mais en attendant, c’est avec toi qu’il a…
D’ailleurs, c’était comment ?
J’écarquille les yeux.
— Chloé ! Tu ne veux quand même pas que je te raconte les détails ?
— Ah non ! Beurk ! fait-elle en se rejetant en arrière. Ce sont vos
affaires, pas les miennes. Ce que je te demande, c’est si c’était moyen, bof
ou absolument exquis. Tu vois ?
— Eh bien… Je dirais plutôt que c’était extraordinaire. Rémi est très…
Ma phrase reste à nouveau en suspens. Décidément, mon cerveau est en
train de retourner en adolescence !
— Je vois, enchaîne Chloé avec un sourire complice. C’est ce genre
d’homme, quoi. Solide, équilibré et… waouh.
— C’est exactement ça. Sauf qu’en y réfléchissant bien, on se connaît à
peine.
— On s’en fiche ! Excuse-moi, Valou, mais tout ce blabla des magazines
féminins sur le fait de faire mariner un homme, de prendre son temps, c’est
surfait. Si les choses coulent de source entre vous, profite et arrête de te
poser des questions.
Je souris à mon tour, frappée par l’évidence. Je perçois presque le déclic
dans ma tête. Et j’ai bien l’intention d’en faire part à Rémi lorsque nous
nous reverrons.
Sauf que le lendemain, celui-ci ne peut pas venir dîner chez moi.
— Ma mère s’est mis en tête de tous nous réunir avec les proches de
Léna, pour le réveillon, m’explique- t-il au téléphone, et elle court déjà dans
tous les sens. Clément et moi allons l’aider pour son plan de table. Tu sais
ce que c’est, la famille.
— Oh oui ! je compatis. La famille, c’est parfois pénible, mais important.
— Tu as parfaitement résumé les choses, approuve Rémi, dans un éclat
de rire. Et toi, qu’est-ce que tu fais, pour Noël ?
— Nous réveillonnons chez moi et le lendemain ce sera chez ma mère,
en petit comité, je réponds, non sans ressentir une pointe de mélancolie en
songeant qu’en dépit de tous mes efforts, Albane ne sera pas parmi nous.
Rémi détecte le trouble dans ma voix.
— Tout va bien ? me demande-t-il, d’un ton hésitant. Tu ne m’en veux
pas, au moins ?
— Oh, non, ne t’en fais pas. Ce sont mes sœurs qui me posent un peu de
souci, mais rien de grave. Tu passes plus tard ?
— Plus tard dans la nuit, tu veux dire ? m’interroge-t-il avec un ton à
faire fondre la banquise.
J’acquiesce et nous convenons de nous retrouver dès que ses parents le
libéreront. J’en profite pour dîner avec Jules, Chloé et ma mère. Cette
dernière a préparé une bûche poire-chocolat en guise d’entraînement pour
Noël et nous sommes ses cobayes. Pas les cobayes les plus mal lotis, je dois
bien le reconnaître. Ce dessert est divin. Maman n’arrête pas de me jeter des
regards pleins de sous-entendus. Je sais qu’elle se retient de me bombarder
de questions devant Jules. Rien que pour l’agacer, je fais celle qui ne
s’aperçoit de rien. Heureusement, mon fils a entrepris de nous raconter par
le menu son après-midi de luge avec Léna, Lucas, Violette… et Coline ! Si
les deux jeunes filles ont du mal à trouver un terrain d’entente d’un point de
vue professionnel, à l’extérieur du travail elles semblent s’apprécier. Et je
suis d’autant plus ravie que Jules a visiblement pris beaucoup de plaisir à
passer du temps avec leur petit groupe. C’est bon de constater que, malgré
ses réticences des premiers temps, il parvient à s’intégrer au village, lui
aussi.
En rentrant chez moi, je tombe sur un SMS de Rémi : il ne pourra
finalement pas me rejoindre, car les appels à la caserne se multiplient et les
pompiers sont sur les dents. Il me propose de passer demain, au gymnase,
où se tiendra la représentation de la chorale. L’équipe de L’Edelweiss y aura
un stand de lait de poule. Avec humour, je lui rappelle que c’était prévu,
puisqu’il avait déjà évoqué le sujet avec ma frangine au restaurant. Sa
réponse me fait battre le cœur un peu plus fort :
Je radote, d’accord, mais c’est parce que je suis pressé de pouvoir à nouveau te
serrer dans mes bras.
25 décembre
JE ME RÉVEILLE AVEC UNE SEULE ENVIE : replonger mon visage dans l’oreiller
et me rendormir. Je suis épuisée, lessivée. La scène provoquée par Lyne
s’est rejouée au moins mille fois dans ma tête, de préférence aux alentours
de quatre heures du matin, là où la solitude est la plus pesante. J’ai
découvert que le corps humain est doté d’une réserve de larmes inépuisable.
Ce n’est pourtant pas comme si Rémi et moi étions ensemble depuis des
mois ! Mais voilà, j’avais envie d’y croire et cette possibilité m’a été
arrachée en un coup d’éclat.
Lundi, Papa et Chloé sont venus me retrouver sur le banc ; Léna leur
avait raconté la scène avec Lyne. Ma sœur a dû retenir mon père afin qu’il
ne me ramène pas Rémi par la peau des fesses. Plus tard, autour d’un thé,
Chloé a tenté de me convaincre d’appeler Rémi pour m’expliquer. En vain.
Lui téléphoner exige bien plus de courage que je n’en possède. Pour me
changer les idées, je me suis lancée à corps perdu dans les préparatifs du
réveillon, que nous avons fait chez moi, comme convenu. La journée m’a
paru interminable et à plusieurs reprises j’ai été tentée de jeter ma pintade
par la fenêtre, tant j’avais du mal à me concentrer. Jules est descendu pour
m’aider, il a coupé les légumes et, constatant que le sourire n’était pas au
rendez-vous, a soufflé :
— C’est Rémi, c’est ça ?
Au fond, je ne suis même pas étonnée qu’il ait deviné. J’ai simplement
acquiescé, me faisant violence afin de me ressaisir. Chloé et les parents ont
passé le dîner à faire tout ce qui était en leur pouvoir pour me divertir, de la
même façon qu’ils le faisaient quand j’avais six ans et qu’ils s’échinaient à
détourner mon attention pour oublier un gros bobo. J’ai fait bonne figure,
j’ai fait semblant, j’ai fait comme si je n’étais pas en train d’imaginer Rémi,
assis à la table du réveillon de ses parents, probablement en train de me
maudire.
— Maman ? Tu es réveillée ?
Je m’étire dans mon lit, faisant mon maximum pour repousser ces
pensées. Le nuage sombre qui s’est installé sur mon humeur ne gâchera pas
cette journée, pas avec la surprise que Jules a réservé à ma mère.
— J’arrive, mon chéri !
Nous nous préparons en un temps record pour aller célébrer Noël chez
Maman, où nous échangerons nos cadeaux avant de déjeuner.
— Tu n’as pas oublié ton paquet, au moins ? je demande à mon fils,
tandis qu’il boucle sa ceinture de sécurité.
— Comment tu veux que j’oublie un truc pareil ? Détends-toi, M’man, ça
va le faire.
Lorsque nous arrivons, Merlin nous fait la fête. Le fumet de la dinde aux
girolles qui émane de la cuisine le met dans tous ses états. Chloé, qui a
revêtu un pull orné d’un gros Père Noël souriant, me tend un serre-tête
façon bois de renne.
— Tu veux vraiment que je mette ça ?
— Et comment ! Il ira parfaitement avec ton pull.
Le même pull-over que je portais la nuit où Rémi et moi… Une fois de
plus, je m’efforce de reléguer ces pensées dans un coin cadenassé de mon
cerveau. Ma sœur m’entraîne dans le salon. Une belle flambée crépite dans
l’âtre, réchauffant ainsi la pièce. Notre mère a décoré la table avec des
pommes de pin et des bougies, elle a également disposé des rameaux de
sapin qui émergent de derrière les cadres accrochés aux murs. C’est du plus
bel effet !
— Est-ce que Maman a besoin d’aide en cuisine ?
— Tu la connais, me répond Chloé, une pointe de tendresse dans la voix.
Elle veut tout gérer de A à Z. C’est d’autant plus admirable qu’elle reste
zen.
C’est vrai. Là où la préparation de repas conviviaux engendre des crises
d’angoisse chez bon nombre de personnes, moi la première, Maman, elle,
adore s’y coller. On dirait même que ça la détend. Quelques minutes plus
tard, nous ouvrons nos présents en dégustant des toasts au saumon fumés.
Jules fait mine de rouspéter en comprenant que ses comics ont été expédiés
des USA et commence à évoquer l’empreinte carbone, mais Chloé le fait
taire en lui rappelant que les vêtements qu’il porte ont été fabriqués par des
enfants, en Asie. Une fois tous nos cadeaux déballés, mon fils tend
timidement un paquet plat à sa grand-mère. Ma sœur et mon père me
questionnent du regard. Je sais ce que le paquet contient, mais je ne dirai
rien. C’est à Maman de le découvrir et d’en faire ce qu’elle voudra.
— Tu m’intrigues, chérichou, articule-t-elle à voix basse, en ôtant le
scotch avec précaution pour ne rien abîmer.
Jules l’encourage par un sourire et je lui ébouriffe les cheveux. Ma mère
extirpe des feuilles de papier du cadeau mystère et met ses lunettes afin de
mieux lire. Je sais qu’elle est en train d’observer des photos de la petite ville
de Oualidia, au Maroc. Je sais que, sur le feuillet suivant, elle va découvrir
un acte de décès établi au nom d’Aïssam Karmous, emporté par une crise
cardiaque en 1986. Mais ce que j’ignore totalement, c’est la manière dont
elle va réagir en apprenant que…
— Oh, mon Dieu ! souffle-t-elle, les yeux emperlés de larmes. Mais
comment… Comment as-tu fait ?
C’est la première fois que je la vois aussi bouleversée. Et elle a de quoi
l’être : Maman vient de découvrir qu’elle a un frère, Omar, vivant toujours à
Oualidia et désormais au courant de son existence. Bien plus ému qu’il ne
s’y attendait, Jules lui explique qu’il a effectué des heures de recherches sur
Internet, avec le seul nom de famille d’Aïssam. De fil en aiguille, il a trouvé
la trace de plusieurs Karmous habitant à Oualidia, dont Omar, un
ophtalmologue.
— J’ai trouvé sa photo sur un site professionnel, le portrait craché
d’Aïssam. Alors je me suis fié à mon instinct.
Jules a pris son courage à deux mains en envoyant un mail. La réponse
qui lui est parvenue était pour le moins surprenante : Omar lui a révélé qu’à
la mort de son père, son frère et lui ont retrouvé la photo d’une petite fille
dans son portefeuille. Au dos, une seule inscription : Sophie, ma fille, 1959.
Depuis, les deux hommes se posaient beaucoup de questions puisque leur
père ne leur avait jamais parlé de cette enfant. Les pièces du puzzle se sont
imbriquées et nous en avons déduit que Constance avait dû laisser ce cliché
à l’oncle d’Aïssam, à Casablanca. Savoir qu’il l’a conservé durant toute sa
vie avec lui me donne la chair de poule.
Maman est en pleurs, elle serre Jules contre elle en lui répétant à quel
point il est épatant.
— C’était un jeu d’enfant, déclare-t-il en haussant les épaules.
Il a beau jouer les désinvoltes, je ne suis pas dupe : il est ému, lui aussi.
— Je suis fière de toi, mon chéri, je lui chuchote alors qu’il passe à ma
hauteur pour aller s’asseoir.
— C’est formidable ! s’extasie Chloé, en battant des mains. Est-ce que tu
vas contacter Omar, Maman ?
Ma mère a l’air complètement déboussolée.
— Je ne sais pas, c’est si soudain.
— Il m’a dit qu’il aimerait te connaître, insiste Jules. Tu trouveras son
adresse mail dans les papiers.
Papa lui octroie une bourrade dans l’épaule.
— T’es un sacré gaillard, le complimente-t-il. Si tu étais majeur, je te
paierais un coup à boire.
— Bah voyons ! je gronde en m’esclaffant.
Nous nous apprêtons à attaquer l’entrée lorsque la sonnette retentit.
Interloqués, nous tournons tous la tête vers Maman, aussi surprise que nous.
— Je me demande qui ça peut-être… le jour de Noël en plus ! nous fait-
elle remarquer, dubitative.
Elle se lève et Papa la suit. Je me surprends à rêver que c’est Rémi qui se
trouve derrière la porte. Toute sa colère se sera envolée et il est venu pour
me faire danser sous la neige. Bien qu’il ne soit pas tombé un seul flocon,
en fait. Depuis ce matin, le sol est juste recouvert d’une forte gelée blanche.
Noël, ce n’est vraiment plus ce que c’était.
Tout à coup, Merlin quitte le salon comme une flèche et le cri de panique
qui s’élève alors depuis le vestibule ne laisse aucun doute possible sur
l’identité de notre visiteuse : Albane. Albane est là ! Chloé l’a compris, elle
aussi. Ma sœur rejette subitement sa serviette sur la table et quand son
regard rencontre le mien, je perçois une nouvelle salve d’émotion.
— Je crois que mon cœur va s’arrêter ! articule-t-elle.
Les exclamations de Maman couvrent la suite. Je l’entends s’activer pour
tenir Merlin enfermé dans la cuisine et en même temps, elle laisse libre
cours à sa joie. Papa passe la tête par la porte de la salle à manger.
— Vous ne devinerez jamais ! jubile-t-il.
Je pouffe de rire, partagée moi aussi entre le bonheur et l’envie de
pleurer. Albane fait alors irruption dans la pièce. L’atmosphère semble à la
fois se figer et devenir palpable. Pantalon noir, top beige doré, cheveux
attachés en queue-de-cheval. C’est la première fois depuis des années que je
vois l’aînée des jumelles sans maquillage et je la trouve belle. Belle mais
fatiguée. Les bras ballants, elle nous toise, l’air de se demander quel accueil
elle va recevoir.
— Pas de commentaires ! nous enjoint-elle. J’ai attendu que les gosses
aient fini d’ouvrir leurs cadeaux, à sept heures ce matin, et je me suis mise
en route. Maintenant, s’il reste du champagne et quelques toasts, je suis
preneuse.
Elle a à peine terminé sa phrase que Chloé se lève vivement et esquisse
un pas vers elle. Elle la dévisage un instant sans rien dire, l’expression à la
fois incrédule et indécise. Douze ans. Cela fait douze ans qu’elles ne se sont
pas retrouvées en présence l’une de l’autre.
— Bon sang, c’est bon de te revoir ! s’écrie-t-elle enfin, les épaules
secouées de sanglots.
Albane ouvre grand ses bras.
Les jumelles sont parties. Après avoir étreint Chloé, Albane s’est reculée
et lui a lancé :
— On a des choses à se dire, toi et moi. J’ai loué une chambre d’hôtel
pour deux nuits et j’aimerais que tu me suives. Quarante-huit heures, toutes
les deux.
Chloé a marqué une hésitation et je l’ai encouragée d’un signe de la tête.
Elle a pris quelques affaires, Maman leur a mis à manger dans des boîtes et
elles ont quitté la maison, sous nos yeux à la fois surpris et soulagés.
— C’est chelou, ce qui vient de se passer, a laissé tomber Jules.
— Tu étais au courant, ma choute ? m’a ensuite demandé ma mère.
— Non. J’ai envoyé un SMS à Albane, hier, pour lui répéter à quel point
je trouvais cette situation regrettable, mais je ne pensais pas qu’elle
débarquerait comme ça.
Quarante-huit heures. C’est à la fois si long et si court, quand il y a douze
ans à rattraper et des quiproquos à régler !
Après le repas, les parents proposent une partie de rami.
— Sans moi ! décline Jules. Je n’y comprends rien, à ce jeu, c’est ma
phobie !
Je ris en me débarrassant de l’horrible serre-tête dont m’a affublée Chloé.
Maman profite de notre partie de cartes pour me questionner :
— Est-ce que tu crois que ça va s’arranger, avec Rémi ?
Je ne songe même pas à laisser filtrer une lueur d’espoir.
— Si on savait d’avance, la vie serait plus simple, non ?
Papa me jette un coup d’œil par-dessus son jeu.
— Pourquoi est-ce que tu ne vas pas lui parler ?
Parce que j’ai une trouille bleue.
— Je ne suis même pas sûre qu’il acceptera de m’entendre. Lundi, il ne
m’a laissé aucune chance de m’expliquer. Je ne vois pas pourquoi il le ferait
maintenant.
— Parce qu’il a un cerveau et qu’il l’aura peut-être utilisé pour réfléchir ?
avance Jules.
— Jules n’a pas tort, rebondit aussitôt Papa. Je ne suis pas du genre à me
mêler de ce qui ne me regarde pas, mais si tu avais envie de construire
quelque chose avec Rémi, ça vaudrait la peine que vous clarifiiez la
situation.
— On verra. Peut-être que je tenterai le coup après les fêtes. Puisqu’il ne
m’a pas non plus recontactée, je présume que j’ai le temps.
Maman secoue la tête d’un mouvement désapprobateur.
— Le temps, ma chérie, c’est comme un flocon de neige. Pendant que tu
le regardes sans rien faire, il fond. Et ensuite, il ne reste que des regrets.
À la fin de notre partie de cartes, Papa propose une nouvelle tournée de
champagne et, tandis qu’il verse le liquide doré dans nos coupes, Maman
me demande de rester assise.
— Ton père et moi avons quelque chose à t’annoncer, déclare-t-elle en
rougissant comme une adolescente. C’est dommage que les jumelles ne
soient pas là, mais on leur dira à leur retour.
Dans la chaîne Hi-Fi, Céline Dion fredonne encore au sujet de son petit
renne au nez rouge. Moi, je souris, anticipant déjà ce qu’ils vont me dire.
*
— Je n’en reviens pas qu’ils nous aient caché ça aussi longtemps ! relève
Chloé, deux jours plus tard, alors que nous promenons Merlin dans les bois.
Après avoir déposé notre sœur chez Maman, Albane est repartie en début
d’après-midi, arguant que son mari risquait de demander le divorce si elle
ne revenait pas. La bonne nouvelle, c’est qu’ils viendront fêter le Nouvel
An avec nous. Chloé m’a raconté que leur discussion s’est avérée
libératrice. Contre toute attente, Albane a été la plus chamboulée des deux
par ce qui est arrivé en 2007. Selon ses propres mots, elle a dû vivre
pendant des années avec une culpabilité tapie au fond d’elle et jamais elle
n’aurait cru que sa souffrance refoulée l’avait affectée à ce point. Une
souffrance qu’elle avait cadenassée dans le tréfonds de son cœur, où elle
avait fini par s’enraciner. Apparemment, mes différents coups de fil l’ont
fait cogiter et le soir du réveillon, elle s’est trouvée très bête, à la fois
présente chez ses beaux-parents et à mille lieues d’eux. Elle a pris
conscience du vide immense qu’il y avait en elle et, encouragée par son
mari qui d’ordinaire ne se risque pas à lui indiquer la conduite à tenir, elle a
décidé qu’il était temps de s’expliquer avec Chloé. Elles ont encore du
chemin à parcourir, toutes les deux, mais l’essentiel a été fait et je suis fière
qu’Albane ait réussi à faire ce premier pas.
Rebondissant sur ce que vient de me dire Chloé, je lui réponds :
— Moi, ce que je trouve incroyable, c’est que Maman ait su tenir sa
langue aussi longtemps. C’est une première, en fait.
En effet, je n’ai pas dissimulé ma stupeur quand mes parents m’ont avoué
qu’ils étaient à nouveau ensemble depuis… six ans ! Jusqu’à ce que je
revienne vivre à Vallenot, cela avait été très facile pour eux de le cacher.
C’est ensuite que les choses se sont compliquées. S’ils ont gardé le secret
pendant tant de temps, c’est parce qu’ils avaient peur de nous choquer. Eux-
mêmes trouvaient ce retour de flamme complètement dingue. Au bout du
compte, ils comptaient bien nous en parler pour Noël car ils ont prévu de
s’installer ensemble. Découvrir un pan de son histoire a été un véritable
catalyseur pour Maman et, aujourd’hui, elle ne culpabilise plus à l’idée
d’être heureuse avec un homme. Son homme. Notre père.
— Et là, le fait qu’ils nous aient envoyé promener le chien, vous croyez
que c’est pour faire des cochonneries tranquillement ? nous lance Jules.
J’éclate de rire.
— Je te rappelle que c’est moi qui ai proposé de te montrer le ruisseau
qui serpente entre les rochers !
Une balade digestive après avoir dû ingurgiter les restes du repas de
Noël.
— On adorait venir s’y baigner, l’été, poursuit Chloé. Tu devrais y
amener tes amis quand les beaux jours reviendront. Vous vous ferez bronzer
sur les grosses pierres chaudes avant de piquer une tête dans l’eau
rafraîchissante.
Tout à coup, Merlin se met à gémir et à tirer sur sa laisse. Jules peine à la
garder en main.
— Qu’est-ce que qui se passe, mon toutou ?
Je m’agenouille à la hauteur du labrador, intriguée par ce soudain
comportement. Sans prévenir, le chien force un grand coup et part en
courant.
— Merde ! s’affole Jules en s’élançant sur ses talons.
— Fais attention ! je m’écrie en me mettant à courir moi aussi.
Il a neigé la nuit dernière et certains sentiers sont très glissants. Dans le
coin, les accidents arrivent très vite. Derrière moi, j’entends Chloé haleter.
— Ma parole, peste-t-elle en essayant de tenir la cadence, il faut les
jambes d’Usain Bolt pour réussir à le suivre !
Nous arrivons face à une pente légère, dans laquelle Merlin s’engouffre
sans réfléchir.
Oh non !
Jules la dévale à son tour sur les fesses, ma sœur et moi suivons.
Quelques mètres plus loin, le chien se met à aboyer et nous découvrons près
de lui un homme étendu dans la neige.
— Oh, mon Dieu, c’est Lulu ! je m’exclame, tout en me précipitant vers
le mari de Jacotte.
Le vieux monsieur est conscient, mais frigorifié.
— Des sauveurs, enfin ! articule-t-il lentement.
— Est-ce que vous pouvez vous relever ? je l’interroge.
Un sifflement de douleur s’échappe de sa bouche.
— Je me sens engourdi, murmure-t-il.
Merde, pourvu qu’il ne soit pas en hypothermie !
Nous devons agir sans plus attendre. Me tournant vers ma sœur, je lui
ordonne d’appeler les pompiers.
— Je vais vous mettre en PLS, Lulu. Et vous, vous allez me raconter
comment vous êtes arrivé là.
Le faire parler pour qu’il ne perde pas conscience.
— Je me promenais et mes jambes se sont mises à trembler. J’ai
dégringolé cette pente, là. Je ne sais pas comment j’ai réussi à me traîner
jusqu’ici, mais je savais que contre la paroi de cette falaise, je serais abrité
du vent.
Grâce aux enseignements de Rémi et Farid, je place le vieil homme dans
la position requise.
— Les secours arrivent, m’annonce Chloé, pendant que Jules félicite
Merlin de nous avoir conduit jusqu’à Lulu. Je préviens Léna.
— Ma bonne femme va me tuer, grimace Lulu. Je crois qu’elle a essayé
de me joindre sur mon portable, mais je n’ai pas réussi à le sortir de ma
poche.
— Vous voulez que je regarde ?
Il acquiesce et je saisis le petit téléphone.
— Heum… effectivement, Jacotte s’inquiète. Il y a même un texto.
— Qu’est-ce qu’elle dit ?
— Elle vous demande de euh… « décrocher ce satané portable », dis-je
en souriant malgré moi.
Les sirènes de l’ambulance se font entendre et, Dieu merci, l’endroit est
facile d’accès pour les pompiers, qui n’ont pas besoin de marcher trop
longtemps pour nous trouver. Parmi les trois hommes, je reconnais Rémi,
en tête de cortège.
— Valentine ? lance-t-il, étonné. Qu’est-ce que tu fiches ici ?
Question politesse, on repassera.
Cet homme ne fait décidément rien pour encourager mon ego. Dans
d’autres circonstances, je lui rétorquerais volontiers que j’étais venue pour
une petite baignade dans le ruisseau, mais je préfère me contenter de la
vérité. Rémi hoche la tête sans rien dire, s’activant déjà autour du vieil
homme pour dresser un premier bilan. Tension, pouls, saturation en
oxygène, nombre de mouvements respiratoires, rien n’est laissé au hasard.
Je me ronge l’ongle du pouce, ne sachant comment décrypter l’expression
impassible sur le visage de Rémi.
— Est-ce qu’il va s’en sortir ?
Chloé me presse le bras, angoissée elle aussi.
— Je pense que oui, me répond Rémi. Il est solide. Je dois rendre compte
de la situation au SAMU, pour savoir dans quel hôpital on le transporte.
Les deux autres pompiers hissent Lulu sur le brancard et nous les
suivons, tandis qu’ils retournent vers leur véhicule. Non loin de là, Léna et
sa grand-mère nous attendent, les traits tirés par l’inquiétude.
— Lulu ! s’écrie la vieille dame en se précipitant sur le brancard. Toi, tu
as encore zappé tes médicaments !
— Je suis peut-être mourant, plaide Lulu, d’une voix agonisante. Ne me
crie pas dessus.
— Ah non, il n’est pas question que tu meurs ! J’aurais l’air trop bête.
T’es pas facile à vivre, mais sans toi, je ne suis rien.
Jacotte est si attendrissante que j’échange un sourire mouillé avec Léna et
Chloé.
— Ne vous en faites pas, la rassure Rémi. Comme toujours avec Lulu,
plus de peur que de mal. Il a eu beaucoup de chance que…
Il s’interrompt en posant son regard sur le mien, visiblement troublé.
— Il peut s’estimer heureux que Valentine et sa famille soient passés
dans le coin, se reprend-il.
Cette étincelle entre nous, je ne l’imagine pas. Elle est là, elle subsiste.
Durant une fraction de seconde, je la sens passer, brûlante et intense.
— Ça ne veut rien dire, objecte la grand-mère de Léna. Regarde ma
copine Germaine, elle avait l’air bien, et puis paf ! Elle est morte.
Les yeux toujours soudés aux miens, Rémi conserve le silence. Un
silence chargé de tension.
— On peut y aller ou vous comptez conclure ici, les jeunes ? nous
balance Lulu, à moitié redressé sur le brancard.
Chloé se retourne, en proie au fou rire. Quant à Rémi, il revient vers le
vieil homme. Jules me balance un coup de coude.
— C’est maintenant ou jamais, M’man ! m’encourage-t-il.
Mon fils a raison. Je ne peux pas continuer à me replier sur moi-même.
Les paroles que Maman a eues au sujet du temps qui s’écoule prennent tout
leur sens, soudain. Je dois me secouer, et maintenant. Jacotte monte dans
l’ambulance avec son mari. Les portes se referment. Rémi est sur le point
de s’installer au volant. Sans plus réfléchir, je lui cours après.
— Rémi, attends !
Celui-ci se retourne et me dévisage avec intensité.
— Je… En fait, je crois que nous…
Vas-y que je bafouille et que je regarde ailleurs.
J’inspire l’air vif pour me donner du courage.
— Nous devons discuter, par rapport à l’autre jour. Je veux que tu saches
que…
— Je dois conduire Lulu à l’hôpital, tranche-t-il dans le vif.
Tandis qu’il rebrousse chemin pour prendre place dans le camion, je
ravale la boule qui m’obstrue la gorge. L’ambulance s’éloigne, suivie de
près par la voiture de Léna.
— En voilà un qui mériterait un bon coup de pied au cul, soupire Chloé.
— Ne t’en fais pas, ça va aller.
Nous nous mettons en route vers la maison, non sans avoir promis une
friandise à Merlin pour le récompenser de sa bravoure. Ce chien est peut-
être incapable de chasser les intrus, mais c’est un parfait secouriste. Chloé
enlace Jules par le cou.
— Tu sais quoi, mon chou ? Je crois que nous allons devoir nous occuper
de la vie amoureuse de ta mère.
Oh, par pitié ! Qu’est-ce qu’ils vont encore aller inventer ?
— Je vous interdis de m’inscrire sur des sites de rencontres ou des
conneries de ce genre. Je vais très bien.
Après tout, quand on dresse le bilan, les choses ne vont pas si mal que ça.
Nos parents roucoulent comme deux jeunes amoureux. Maman sait qu’elle
a la possibilité de connaître sa famille paternelle. Mes sœurs ont enfin fait la
paix, pas seulement entre elles, mais aussi avec elles-mêmes. Si elles
tâtonnent encore un peu quand elles se parlent, je sais qu’elles sauront
bientôt recréer leur univers intime de jumelles. Pour ma part, je ne
m’attendais pas à tisser à nouveau un lien si fort avec Chloé. Il ne me reste
plus qu’à faire de même avec Albane et je ne doute pas que nous y
arriverons. Comme elle l’a elle-même souligné, en ramenant Chloé, je suis
devenue en quelque sorte leur pilier. J’ai repris ma place de grande sœur.
Ce nouvel équilibre est étrange et réconfortant à la fois. Bien sûr, ça
aurait été mieux si j’avais pu regagner l’affection de Rémi, mais je ne peux
pas être gagnante sur tous les plans.
Le bonheur, c’est aussi savoir jouir de ce que l’on a.
ÉPILOGUE
31 décembre
DANS LA SALLE DES FÊTES, la soirée bat son plein. Les tintements des
couverts se mêlent aux rires joyeux et à la musique sélectionnée par le DJ
venu animer cette Saint-Sylvestre. Notre tablée est probablement l’une des
plus heureuses. Outre Chloé et mes parents, Albane, son mari et leurs
enfants sont là également, ainsi que ma sœur l’avait promis. C’est au-delà
de mes rêves les plus fous. Ma mère elle-même n’a de cesse de couver les
jumelles des yeux, comme pour s’assurer que tout ceci n’est pas qu’une
illusion. Le sourire aux lèvres, je songe que ce n’en est pas une, ses trois
filles sont enfin réunies. Tout est parfait, si on excepte la chemise aux
couleurs nucléaires que porte mon père. Mais ça, c’est un combat perdu
d’avance.
Philippe est venu récupérer Jules le soir même de notre sauvetage de
Lulu. Il n’en revenait pas de réaliser à quel point notre fils est sorti de sa
coquille en si peu de temps. À l’évidence, le fait que Jules ait évoqué avec
moi son homosexualité lui a ôté un fardeau des épaules. Il reste un ado avec
ses sautes d’humeur, comme tous les ados du monde, mais s’il avait
continué à porter ce secret au fond de lui, qui sait s’il aurait accompli autant
de choses en une semaine ? Jouer les lutins de Noël à la boutique, se faire
de nouveaux amis et retrouver la trace d’Aïssam, du moins de son fils. Un
gamin qui se sait aimé est un gamin épanoui. Mon ex-mari l’a redécouvert,
en quelque sorte. Ils sont allés ensemble faire le piercing souhaité par Jules.
Chloé me tire de mes pensées en posant son bras sur le mien.
— Tu es la seule à ne pas avoir ton serre-tête bois de renne sur la tête !
me fait-elle remarquer, en désignant Albane et sa fille, qui se sont prêtées au
jeu.
— C’est vrai, je ne t’ai pas dit. Il a fini dans la gueule de Merlin.
Apparemment, c’était très bon.
L’autre jour, après le départ des jumelles, Maman en a profité pour libérer
son chien. Vexé d’avoir été enfermé dans la cuisine, il s’en est pris à
l’accessoire que j’avais laissé traîner sur la table basse.
— Regardez ! s’exclame Maman en nous désignant la piste de danse.
C’est au tour de Jacotte et Lulu !
Afin de les encourager, elle se met à les applaudir à tout rompre et nous
suivons. Le concours de danse a débuté et les couples candidats passent
chacun à leur tour, souvent rejoints par des villageois avides de remuer
entre deux plats. Après un court silence, un air disco s’élève de la platine du
D.J.
Monday / Tuesday / Day after day / Life slips away…
Ils ont choisi de performer sur Dalida et son hymne à la fête, Laissez-moi
danser. Partagée entre l’inquiétude et la sympathie, je ne quitte pas Lulu du
regard. Si le vieil homme semble avoir bien récupéré depuis sa chute, je sais
qu’il reste fragile, à cause de la maladie. D’ailleurs, il se trémousse en
faisant du surplace, ayant du mal à suivre Jacotte qui, habillée d’une robe à
sequins brillants, entreprend un véritable show. Elle brille comme une boule
à facette et avec ses cheveux qui évoquent de la barba à papa orange, on ne
peut pas la rater !
— Elle est géniale, cette mamie ! s’enthousiasme Albane, en battant des
mains pour suivre la mesure.
Victoria et Axel, mes neveux, se dandinent sur le banc, mourant d’envie
de rejoindre les danseurs.
— Allez-y, chenapans, les encourage Jérôme, non sans jeter un coup
d’œil tendu à Albane.
Ma sœur étant très à cheval sur leur éducation (dans le genre personne ne
quitte la table tant que le repas n’est pas terminé), je comprends
l’appréhension de mon beau-frère.
— C’est bon, allez danser ! capitule-t-elle, dans un demi-sourire. Pour ce
soir, vous avez le droit de ne pas être parfaits.
Les enfants s’élancent à leur tour sur la piste, où Jacotte se démène avec
des gestes saccadés dans un total abandon.
— Laissez-moi danser, chanter, en libeeeeeertéééé, tout l’étééééé !
s’époumone-t-elle, couvrant presque à elle seule la voix de Dalida.
Nous sommes tous à la fois hilares et incrédules. J’aperçois Léna et
Violette passant la tête par la porte des cuisines. L’adolescente se couvre la
bouche, je n’arrive pas à savoir si elle a honte de son arrière-grand-mère ou
si elle est prise d’un fou rire. Comme Clément et Rémi les rejoignent, je
détourne aussitôt le regard. Je n’avais pas beaucoup d’espoir, et j’ai eu
raison : Rémi ne m’a pas recontactée. Je suis déçue, bien sûr, mais au
moins, je sais à quoi m’en tenir.
— Alors, c’est lui, le joli cœur qui te met dans cet état ? me souffle
Albane, en désignant Rémi.
— C’est vraiment dommage, enchaîne Maman. Ce garçon était très
prometteur.
— La solitude, c’est pas mal aussi.
OK, personne n’est dupe, si j’en crois le regard ironique que me lance
Chloé.
— Aller jusqu’au bout du rêêêveuh ! termine Jacotte, essoufflée après
son époustouflant numéro de danse.
Les applaudissements fusent de toutes parts. Je ne serais pas étonnée que
Jacotte et Lulu soient le couple gagnant du concours, même si le vieil
homme a fini la chorégraphie assis sur une chaise, un verre d’eau à la main.
Léna et Coline font irruption dans la salle, afin de débarrasser nos desserts.
Les deux serveuses s’occupent de notre côté, tandis que Rémi et Violette
ont pris en charge l’autre moitié des tables. C’est mieux, ainsi je n’ai pas eu
à affronter Rémi de la soirée.
— On va servir le lait de poule, nous informe Léna.
— Ta grand-mère a mis le feu ! s’exclame Chloé. Je suis sûre que c’est
elle qui va gagner. Comment se porte Lulu ?
La jeune femme nous confirme qu’il va beaucoup mieux. Jacotte veille à
ce qu’il prenne convenablement son traitement et ne le laisse plus sortir tant
qu’il n’a pas gobé toutes ses pilules. Désormais, Lulu s’y plie de bonne
grâce.
— Il a eu peur d’y rester, ajoute-t-elle. Merci encore d’avoir été là, les
filles.
C’est alors qu’Albane s’éclaircit la voix.
— Euh… Valentine ?
D’un geste du menton, elle m’indique le bout de notre table.
Je tourne la tête.
Mon cœur s’arrête.
Rémi se tient là et me fixe, d’un air déterminé. Les cheveux en bataille
(ça, c’est habituel), je lui trouve les traits tirés. Il englobe toute ma famille
du regard et je pense aussitôt à la réplique de Patrick Swayze dans Dirty
Dancing : « On ne laisse pas Bébé dans un coin. » Bon, évidemment,
j’imagine que ce n’est pas ce qu’il s’apprête à dire.
Léna entraîne Coline par le bras et elles filent toutes les deux en direction
des cuisines.
— Alors, ça y est, tu es décidé, mon gars ?
Mortifiée, je me retourne vers Papa, qui affiche sa tête des grands jours.
— Il serait temps, croit bon d’ajouter ma mère.
Je suis à deux doigts de demander une intervention divine.
— Fais comme s’ils n’étaient pas là, dis-je finalement à Rémi. Ils ne sont
pas sortables.
Je me lève et nous restons debout, à nous dévisager bêtement, les yeux
écarquillés.
— Hum, hum.
Le raclement de gorge de Chloé semble sortir Rémi de sa torpeur.
— On m’a dit que tu avais un rêve à réaliser, déclare-t-il alors, en
affichant un petit air bravache. Mets ton manteau.
Sans me laisser le temps de réagir, il me prend par la main et m’entraîne
à l’extérieur. Au passage, il adresse un signe de tête au DJ. Nous nous
retrouvons dehors, sous une neige qui tombe de façon assez dense. À
travers la vitre transparente, je vois l’animateur tendre le pouce en l’air et
un slow de Bing Crosby s’élève depuis la salle. Rémi pose ses mains sur ma
taille et chuchote à mon oreille :
— Il paraît que tu adorerais danser sous les flocons.
Le petit sourire qui flotte sur ses lèvres provoque en moi un tiraillement
de désir.
— Je ne sais pas où tu as pêché cette idée, mais elle ne me déplaît pas.
Il ôte délicatement un flocon accroché à mes cheveux et m’attire à lui. Il
me tient exactement comme je l’imaginais dans mes rêveries romantiques.
Un sentiment d’évidence m’envahit tout entière, mais je sais que nous
devons discuter.
— À propos de qui s’est passé…
— Chut, m’interrompt-il. Ta sœur m’a tout expliqué.
Sans me détacher de son étreinte, je me recule légèrement afin de plonger
mon regard dans le sien.
— Ma sœur ?
Il hoche la tête.
— Il se pourrait qu’elle ait débarqué chez moi avec ton fils, après
l’accident de Lulu.
C’est plus fort que moi, j’éclate de rire. Je me souviens que Chloé s’était
effectivement absentée en compagnie de Jules et je me suis demandé ce
qu’ils mijotaient, tous les deux. J’ai la réponse.
— Elle a menacé de te botter le derrière, c’est ça ?
— Pire, s’esclaffe-t-il. Elle m’a dit que si je ne l’écoutais pas, elle se
débrouillerait pour mourir avant moi, juste pour le plaisir de revenir me
hanter en portant sa tête sous son bras.
— Effrayant.
— Tu vois, je n’avais pas le choix, continue-t-il sur le ton de la
plaisanterie, avant de redevenir sérieux. Je me suis conduit comme un
imbécile, Valentine. Et je le regrette.
Du bout des doigts, je lui caresse la tempe, là où ses cheveux bruns
commencent à se parer de fils argentés.
— Je suis aussi fautive que toi. Je n’ai pas eu le cran de t’appeler.
— Ça n’aurait rien changé, tu sais. J’avais peur de mettre mon cœur à nu.
J’avais peur de finir à nouveau broyé. Il m’a fallu une semaine pour
comprendre qu’avec toi, c’est différent. Tellement plus simple.
— Il semblerait que les cœurs cabossés finissent toujours par se trouver.
Ses yeux enveloppent mon visage et son sourire lumineux ricoche en moi
en ondes de bonheur.
— Tu m’as manqué, je murmure.
— Toi aussi… Je crois que tout le monde nous regarde à travers la vitre,
reprend-il, amusé.
— Les ragots vont aller bon train. Ce n’est pas l’endroit pour une petite
conversation intime.
— Qu’est-ce que tu suggères ?
— Je pense que tu devrais m’embrasser. Notre premier baiser était le plus
spectaculaire de toute ma vie et j’aimerais beaucoup recommencer.
Rémi m’embrasse lentement et je lui rends ce baiser de toute mon âme.
Quand il me serre ensuite dans ses bras, je sens son souffle chaud et doux
contre mon cou. Tout à coup, un tonitruant cri de joie retentit près de nous :
— Elle l’a fait, Albane ! Regarde, elle danse sous les flocons !
Plantée sur le seuil de la salle des fêtes, Chloé, les mains jointes devant
son visage, est aux anges. Près d’elle, Albane a les larmes aux yeux. Je
pourrais les chasser, leur enjoindre de retourner à l’intérieur, mais rien ne
saura ternir la beauté de ce que je vis. Je ris et je pleure à la fois. Rémi
dépose un nouveau baiser sur ma bouche.
— Au fait, me dit-il, j’ai failli oublier. Jules m’a transmis un message
pour toi : il tient à te préciser que même si je ne m’appelle pas Cole, ce que
nous sommes en train de faire compte comme sa bonne action.
Cette soirée est tout simplement féerique. Nous dansons lentement sur
Bing Crosby, éclairés par la faible lueur des guirlandes électriques. Je suis
enivrée par cet homme, par son parfum boisé, par ses bras qui ne me
lâcheront plus, par ses yeux si profonds et si doux, par la fossette qui creuse
sa joue. Par l’atmosphère magique de l’instant. Rémi a su bouleverser
toutes mes certitudes.
À présent, tous les morceaux de ma vie sont à leur place. Je suis au
paradis.
BONUS
Ce roman vous a mis l’eau à la bouche ? Voici deux recettes très faciles à
réaliser…