Le Messager Des Dieux 1

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Guillaume Bouvier

Le Messager des Dieux


© Guillaume Bouvier, 2023

ISBN numérique : 979-10-262-3168-4

www.librinova.com
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Les morts ne savent pas

« Les morts ne savent pas comment on fabrique l’Histoire. Ils l’arrosent de


leur sang et n’apprennent jamais ce qui suit leur décès. Ils ne savent pas leur
sacrifice et cette ignorance les rend encore plus beaux. Les premiers chrétiens
savaient pourquoi ils se sacrifiaient. Ils allaient au martyre en connaissance de
cause. Mais comment prétendre aujourd’hui qu’on veut se sacrifier, quand on ne
croit qu’au bon sens, au bon sens le plus simple ? Qui a jamais prétendu que
l’injustice doive faire bon ménage avec la justice, la pauvreté avec la richesse, la
paix avec la guerre ? Et bien que personne ne s’y soit jamais risqué, nombreux
sont ceux qui, chaque jour, par leurs actes et leurs paroles, semblent le soutenir. »

Vassilis Vassilikos, Z (1966)


I
Et tout est dépeuplé
1

Traînant ses pieds nus sur le parquet grinçant, Marc s’achemina lentement vers
sa kitchenette – deux plaques électriques flanquées d’un évier – et se fit couler
un double espresso. La machine toute neuve ronronna un instant, diffusant
l’odeur réconfortante d’un café bien fort.

Il glissa son portable dans la poche de son peignoir et, sa tasse fumante en
main, s’approcha du petit miroir de l’entrée. Sous son épaisse tignasse châtain
s’affichait un visage blafard, aux joues creuses, aux défauts accentués par la
lumière crue des spots : des poches sous les yeux, des paupières tombantes, et les
plis de l’oreiller tatoués sur une joue. Et puis quelques minuscules cratères,
souvenirs des boutons de son adolescence ; de la barbe qui, par endroits, ne
poussait pas… Il baissa le regard. Depuis plusieurs semaines, la même scène se
reproduisait chaque matin. L’envie de se lever l’avait quittée, chaque jour un peu
plus, à mesure que le sens de sa vie lui était apparu moins évident.

Il avait souvent entendu parler de la « dépression de fin de thèse », qui suivait


généralement la soutenance. En théorie, le phénomène était comparable à la
dépression postnatale : la femme enceinte, au bout de neuf mois, changeait
brutalement de statut. Son nouveau-né devenait alors, à sa place, le centre de
toutes les attentions. La mère, elle, devait donc se résigner à assumer ses
nouvelles responsabilités, en rejoignant les rangs des millions d’autres femmes
qui, comme elle, s’étaient laissées piéger par l’ébullition de leurs hormones.

Or, comme la grossesse, la rédaction d’une thèse conférait une place


privilégiée dans la société : le thésard avait alors tout le loisir de s’organiser
comme il le souhaitait, de participer à des colloques où il était accueilli comme
un vrai savant, et de s’absorber dans la production d’une œuvre qui, comme un
enfant, lui survivrait peut-être. Mais, lorsqu’il livrait enfin le fruit de ses années
de travail, lui aussi changeait de statut : n’étant plus étudiant, il devait alors se
préoccuper de choses aussi futiles que de s’assurer qu’il percevrait un revenu
régulier, lui permettant de se nourrir et de payer des impôts.

Marc n’avait jamais attaché d’importance à cette rumeur : pour lui, la fierté
d’avoir mené à bien un travail titanesque, et de recevoir la meilleure mention,
devait constituer le plus solide des remparts contre la dépression. Et puis il y
avait la perspective de gagner de l’argent, de vivre mieux, de s’élever dans la
hiérarchie des grades universitaires : tout cela, au lieu de le clouer sur place,
devait lui donner un entrain nouveau, pour une existence à laquelle ses efforts lui
auraient légitimement permis d’accéder.

Pourtant, depuis sa soutenance, il avait eu l’occasion de découvrir, en


profondeur, que rien n’était aussi simple. Et, à l’âge de vingt-neuf ans, il
constatait que, déjà, le cœur n’y était plus. Il disposait pourtant de revenus
supérieurs à ceux dont il s’était contenté en tant que thésard, car il avait eu la
bonne fortune de trouver un poste qui lui permette de commencer son ascension
sociale et universitaire… Mais rien n’y faisait. Fallait-il se confier à un
psychiatre ? Marc ne cessait de se poser la question mais, à chaque fois, il
l’éludait : malgré la contrainte du secret professionnel, le médecin serait sans
doute horrifié de ce qu’il entendrait, et serait tenté d’avertir la police. Ou de lui
conseiller de faire du sport, du jardinage, du crochet. Ou, pire, de lui demander
de se trouver une copine, au plus vite…

Comme tous les matins, Marc quitta sa kitchenette, sa tasse en main, pour se
déplacer vers l’une des fenêtres de son petit salon.

Son minuscule appartement de la rue des Écoles, perché au dernier étage d’un
immeuble haussmannien, dominait les toits, les dômes et les clochers de Paris.
Et, aux premières heures du jour, ce panorama prenait une majesté singulière. Un
spectacle unique et toujours différent ; si surprenant à chaque fois qu’en dix ans,
l’étudiant ne s’était jamais blasé de ces instants délicieux où la ville s’éveillait.
Ce samedi matin, c’était un pâle soleil de novembre, qui peinait à percer une
brume couleur de vélin. Des ardoises des toitures, piquetées encore du givre de
la nuit, s’élevaient des fumeroles qui s’étiolaient dans l’air glacé. Marc les
contempla quelques instants, l’imagination en éveil. C’était cette vue qui l’avait
soutenu, chaque jour de sa thèse. Il s’attarda sur l’observatoire de la Sorbonne,
sur la coupole du Panthéon. Malgré sa dépression, il se sentait toujours capable
de se passionner, d’abattre de la besogne ; mais il cherchait encore un sujet qui
lui occupe l’esprit au point d’en chasser les questions existentielles qui s’y
installaient. Allait-il choisir un monument de Paris, pour s’absorber dans son
histoire et se détacher, le temps de sa rêverie, des contingences de sa nouvelle
vie ? S’il aimait tant Paris, se disait-il, c’était parce qu’il lui suffisait d’y balader
son regard pour voyager d’une époque à une autre…

Un peu rasséréné par cette idée, mais toujours sans sujet de réflexion pour la
journée, il commença à arpenter la pièce, posant les yeux sur les mille détails de
son univers quotidien. Autour de lui s’organisait l’antre d’un célibataire un peu
maniaque, qui n’avait quitté la vie d’étudiant que depuis quelques mois. Le
mobilier trahissait cet état intermédiaire : le canapé et le fauteuil, revêtus d’un
tissu gris élimé, s’étaient irrémédiablement avachis, et leurs taches témoignaient
des moments d’insouciance, comme des sombres périodes de ces dix dernières
années ; entre ces vestiges, une table basse en bois précieux annonçait
discrètement que les revenus du jeune homme avaient récemment grimpé ; et,
tapissant les murs, des bibliothèques supportaient une invraisemblable quantité
d’ouvrages. Marc, à la recherche d’une motivation qui tardait à venir, les caressa
longtemps du regard.

C’est alors que son portable sonna à nouveau au fond de sa poche. L’écran
affichait le même numéro, étranger et inconnu, qui l’avait réveillé vingt minutes
plus tôt. Cette fois, il effleura le bouton vert à temps.
À l’autre bout du fil, la voix était masculine et impersonnelle :

— Four Seasons Hotel des Bergues à Genève, monsieur. Bonjour, monsieur.


Est-ce à monsieur Marc Neuville que j’ai l’honneur de m’adresser ?

Avec un tel accent suisse, c’était sans doute une blague… Mais de qui ?

— En effet, répondit Marc en haussant les sourcils.

— Me permettez-vous de vous mettre en communication avec mademoiselle


Papadopoulos ?

Le mystère s’épaississait : Marc ne connaissait personne de ce nom. Mais


déjà, le standardiste avait pressé le bouton de liaison et une sonnerie traînante
traversait le combiné. Une longue, très longue sonnerie… Enfin, une petite voix
se fit entendre :

— Marc ? C’est Anna.

Anna ! Anna, bien sûr… Il n’avait jamais songé à lui demander son nom de
famille. Il l’avait si peu fréquentée, d’ailleurs, qu’il était surpris qu’elle ait retenu
son prénom – et stupéfait qu’elle ait eu l’idée de lui téléphoner. Pourtant, en
entendant sa voix, le regard de la jeune femme lui revint aussitôt en mémoire :
deux billes d’un noir brillant, qui captivaient et inquiétaient à la fois. L’ensemble
du personnage, d’ailleurs, n’avait rien d’engageant : une peau diaphane, des
boucles d’oreille par grappes entières, un anneau dans une narine, un autre dans
un sourcil ; un rouge à lèvres violacé, un trait de khôl épais cerclant les yeux, les
cheveux noirs, courts et hérissés ; et puis un blouson de cuir éculé, une paire de
jeans déchirés aux genoux, des rangers élimées… La panoplie complète de la
crise d’adolescence, portée par une rebelle de vingt-six ou vingt-sept ans ; une
sorte de Lisbeth Salander en version grecque… Quand l’avait-il croisée pour la
dernière fois ? Il était incapable de s’en souvenir.

— Anna ! lança-t-il pourtant, comme à une amie. Comment vas-tu ? Cela fait
si longtemps… Et comment va Georges ?

— Je suis à Genève. Georges et moi sommes venus y passer le week-end.


Et… il a disparu.

Anna fit une pause. Elle roulait légèrement les « r », de la même manière que
Georges, songea Marc. Puis elle reprit :

— Je suis inquiète, et je me demandais si tu avais reçu des nouvelles de lui,


depuis hier.

Cela sentait la scène de ménage. Marc esquissa un sourire.

— Non, aucune, rétorqua-t-il. Je ne savais même pas que vous aviez quitté
Paris… Et, d’ailleurs, il y a des mois que je n’ai pas vu Georges. Vous vous êtes
disputés ?

— Pas du tout ! Ces derniers jours, c’était même le contraire… Et puis


Georges s’est attardé hier soir au bar de l’hôtel, et il n’est pas remonté se
coucher. Je me suis donc réveillée seule. La réception n’a rien pu me dire qui
explique sa disparition. Et j’ai naturellement pensé à toi. Tu es toujours son
meilleur ami, tu sais…

Le silence se prolongeait, donnant la mesure de l’inquiétude d’Anna. Marc ne


souriait plus. Il se sentait partagé entre l’envie spontanée de la rassurer, et la
défiance que la jeune Grecque lui inspirait. Il prit une longue inspiration, et
demanda enfin :

— Il est allé boire… seul ?

— Non. Il m’a dit qu’il avait rencontré un compatriote. Un homme qui


travaillait dans le tourisme. Tu sais combien il rêve d’ouvrir cette agence, de
rentrer chez lui… Il m’a dit que cet homme pouvait l’aider. Il est descendu pour
le voir… Et il n’est pas remonté.

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