Le Messager Des Dieux 1
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Les morts ne savent pas
Traînant ses pieds nus sur le parquet grinçant, Marc s’achemina lentement vers
sa kitchenette – deux plaques électriques flanquées d’un évier – et se fit couler
un double espresso. La machine toute neuve ronronna un instant, diffusant
l’odeur réconfortante d’un café bien fort.
Il glissa son portable dans la poche de son peignoir et, sa tasse fumante en
main, s’approcha du petit miroir de l’entrée. Sous son épaisse tignasse châtain
s’affichait un visage blafard, aux joues creuses, aux défauts accentués par la
lumière crue des spots : des poches sous les yeux, des paupières tombantes, et les
plis de l’oreiller tatoués sur une joue. Et puis quelques minuscules cratères,
souvenirs des boutons de son adolescence ; de la barbe qui, par endroits, ne
poussait pas… Il baissa le regard. Depuis plusieurs semaines, la même scène se
reproduisait chaque matin. L’envie de se lever l’avait quittée, chaque jour un peu
plus, à mesure que le sens de sa vie lui était apparu moins évident.
Marc n’avait jamais attaché d’importance à cette rumeur : pour lui, la fierté
d’avoir mené à bien un travail titanesque, et de recevoir la meilleure mention,
devait constituer le plus solide des remparts contre la dépression. Et puis il y
avait la perspective de gagner de l’argent, de vivre mieux, de s’élever dans la
hiérarchie des grades universitaires : tout cela, au lieu de le clouer sur place,
devait lui donner un entrain nouveau, pour une existence à laquelle ses efforts lui
auraient légitimement permis d’accéder.
Comme tous les matins, Marc quitta sa kitchenette, sa tasse en main, pour se
déplacer vers l’une des fenêtres de son petit salon.
Son minuscule appartement de la rue des Écoles, perché au dernier étage d’un
immeuble haussmannien, dominait les toits, les dômes et les clochers de Paris.
Et, aux premières heures du jour, ce panorama prenait une majesté singulière. Un
spectacle unique et toujours différent ; si surprenant à chaque fois qu’en dix ans,
l’étudiant ne s’était jamais blasé de ces instants délicieux où la ville s’éveillait.
Ce samedi matin, c’était un pâle soleil de novembre, qui peinait à percer une
brume couleur de vélin. Des ardoises des toitures, piquetées encore du givre de
la nuit, s’élevaient des fumeroles qui s’étiolaient dans l’air glacé. Marc les
contempla quelques instants, l’imagination en éveil. C’était cette vue qui l’avait
soutenu, chaque jour de sa thèse. Il s’attarda sur l’observatoire de la Sorbonne,
sur la coupole du Panthéon. Malgré sa dépression, il se sentait toujours capable
de se passionner, d’abattre de la besogne ; mais il cherchait encore un sujet qui
lui occupe l’esprit au point d’en chasser les questions existentielles qui s’y
installaient. Allait-il choisir un monument de Paris, pour s’absorber dans son
histoire et se détacher, le temps de sa rêverie, des contingences de sa nouvelle
vie ? S’il aimait tant Paris, se disait-il, c’était parce qu’il lui suffisait d’y balader
son regard pour voyager d’une époque à une autre…
Un peu rasséréné par cette idée, mais toujours sans sujet de réflexion pour la
journée, il commença à arpenter la pièce, posant les yeux sur les mille détails de
son univers quotidien. Autour de lui s’organisait l’antre d’un célibataire un peu
maniaque, qui n’avait quitté la vie d’étudiant que depuis quelques mois. Le
mobilier trahissait cet état intermédiaire : le canapé et le fauteuil, revêtus d’un
tissu gris élimé, s’étaient irrémédiablement avachis, et leurs taches témoignaient
des moments d’insouciance, comme des sombres périodes de ces dix dernières
années ; entre ces vestiges, une table basse en bois précieux annonçait
discrètement que les revenus du jeune homme avaient récemment grimpé ; et,
tapissant les murs, des bibliothèques supportaient une invraisemblable quantité
d’ouvrages. Marc, à la recherche d’une motivation qui tardait à venir, les caressa
longtemps du regard.
C’est alors que son portable sonna à nouveau au fond de sa poche. L’écran
affichait le même numéro, étranger et inconnu, qui l’avait réveillé vingt minutes
plus tôt. Cette fois, il effleura le bouton vert à temps.
À l’autre bout du fil, la voix était masculine et impersonnelle :
Avec un tel accent suisse, c’était sans doute une blague… Mais de qui ?
Anna ! Anna, bien sûr… Il n’avait jamais songé à lui demander son nom de
famille. Il l’avait si peu fréquentée, d’ailleurs, qu’il était surpris qu’elle ait retenu
son prénom – et stupéfait qu’elle ait eu l’idée de lui téléphoner. Pourtant, en
entendant sa voix, le regard de la jeune femme lui revint aussitôt en mémoire :
deux billes d’un noir brillant, qui captivaient et inquiétaient à la fois. L’ensemble
du personnage, d’ailleurs, n’avait rien d’engageant : une peau diaphane, des
boucles d’oreille par grappes entières, un anneau dans une narine, un autre dans
un sourcil ; un rouge à lèvres violacé, un trait de khôl épais cerclant les yeux, les
cheveux noirs, courts et hérissés ; et puis un blouson de cuir éculé, une paire de
jeans déchirés aux genoux, des rangers élimées… La panoplie complète de la
crise d’adolescence, portée par une rebelle de vingt-six ou vingt-sept ans ; une
sorte de Lisbeth Salander en version grecque… Quand l’avait-il croisée pour la
dernière fois ? Il était incapable de s’en souvenir.
— Anna ! lança-t-il pourtant, comme à une amie. Comment vas-tu ? Cela fait
si longtemps… Et comment va Georges ?
Anna fit une pause. Elle roulait légèrement les « r », de la même manière que
Georges, songea Marc. Puis elle reprit :
— Non, aucune, rétorqua-t-il. Je ne savais même pas que vous aviez quitté
Paris… Et, d’ailleurs, il y a des mois que je n’ai pas vu Georges. Vous vous êtes
disputés ?