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Natures Sciences Sociétés 13, 21-32 (2005)


c NSS-Dialogues, EDP Sciences 2005 Natures
DOI: 10.1051/nss:2005003
S ciences
S ociétés

Article
Gestion des territoires : aider à la formulation collective
de problèmes
Lambert Rousseaua , Guillaume Deffuantb
a
Docteur en informatique, CEMAGREF, LISC, 24 avenue des Landais, 63172 Aubière, France
b
Docteur en sciences cognitives, CEMAGREF, LISC, 24 avenue des Landais, 63172 Aubière, France

Les auteurs se situent dans la perspective d’impliquer les acteurs dans des projets de territoires. Ils proposent un processus d’aide
à la formulation de problèmes. La démarche est composée d’alternances de phases individuelles où chaque acteur construit son
point de vue, et de phases collectives où les points de vue sont comparés et discutés. Elle vise à dégager les grands enjeux,
à organiser les interactions entre acteurs, modélisateurs et animateurs, à révéler les confusions entre conflits de mauvaise
compréhension et conflits d’intérêts, à déceler les antagonismes entre procédures. Mise à l’épreuve dans deux applications, la
démarche soulève diverses questions, telles celle du rôle des chercheurs, celle du poids de l’outil informatique ou encore celle
des qualités de l’animateur.
La Rédaction

Mots-clés : Résumé – La législation définissant les procédures de gestion des territoires impose de prendre en
gestion des territoires compte des enjeux d’acteurs représentatifs des différentes composantes du territoire. Nous présentons un
en France ; cadre de formalisation de cette prise en compte qui fournit aux décideurs et animateurs une description
aide à la décision ; systématique des problèmes définis lors de la procédure et une synthèse de la définition du territoire.
formulation Ces deux produits permettent à l’animateur de proposer de nouvelles actions possibles à la discussion
de problèmes ; et l’évaluation des acteurs. Chaque acteur construit son point de vue décrivant les conséquences de ces
comparaison de points actions et l’évaluation que l’acteur en fait, puis le rend public. La comparaison de ces points de vue dans
de vue ; un cadre privé, d’une part, puis la discussion autour du résultat des comparaisons des points de vue
interactions publics, d’autre part, forment un cycle de formulation des problèmes parcourus autant que nécessaire. Le
acteurs-modélisateurs cadre est évalué par le test de deux outils dérivés.

Keywords: Abstract – Integrated group problem formulation. Making decisions about land and water manage-
land use management ment and about urban planning in Europe involves an increasingly diverse range of actors representing
in France; heterogeneous stakes, skills and legitimacy. This situation emphasizes the importance of organizing a stage
decision support; specifically devoted to problem formulation in the negotiation process. The facilitators and institutions
problem formulation; managing the discussions are therefore keenly interested in methods and tools that help integrate the
viewpoint viewpoints of each actor into a “common problem”. Our research aims to provide such tools and meth-
comparison; ods. We propose a conceptual framework in which the problem formulation process involves imbricated
actor-modeller and alternating cycles of individual viewpoint elaboration and group discussions, confronting individual
interactions viewpoints. Our framework emphasises the crucial role of viewpoint comparison to link individual and
group processes. In order to facilitate such comparisons, we assume that viewpoints include a model of
the territory and an evaluation (or preference) model. A viewpoint takes as input a hypothetical set of
actions and yields as output the set of probable consequences of these actions, and the actor’s evaluation
(preference) of these consequences. We argue that the use of such viewpoints and comparison helps to
progressively clarify the viewpoints through discussion, to define a collective problem and to organize
interactions. Following this framework, we defined and tested an operational method and a software tool
called SICOPTER. The operational method organizes the whole process into phases based on simple paper
representations of viewpoints and problems. SICOPTER enables the actors to express their preferences
about the results of expert territory models and compare them with the other stakeholders’ preferences
via computer representations. We present and discuss a set of tests that confirm the interest of viewpoint
comparisons to facilitate group problem formulations.

Auteur correspondant :
G. Deffuant, guillaume.deffuant@cemagref.fr
22 L. Rousseau et G. Deffuant : Natures Sciences Sociétés 13, 21-32 (2005)

Les décisions de gestion des territoires, comme la Cependant, les animateurs de ces discussions
construction d’aménagements, la modification de régle- manquent cruellement de cadres conceptuels et d’outils
mentations, la définition de zones prioritaires, la défini- pour les aider à organiser et animer ces discussions et fa-
tion d’aides ciblées, doivent souvent concilier une grande ciliter l’expression claire d’un problème collectif. Il y a là
diversité de points de vue. Les élus, les représentants de un besoin nouveau, d’une ampleur sans cesse croissante
l’État, les chasseurs, les agriculteurs, les groupes écolo- avec la croissance de la participation dans les décisions
gistes, les citadins, les industriels peuvent être concernés d’aménagements.
par une même réglementation sur la gestion de l’espace. Afin de répondre à ce besoin, L. Rousseau (2003), du-
Ils l’apprécieront chacun selon leurs contraintes et leurs rant son travail de thèse, a tout d’abord proposé un cadre
priorités, réagissant parfois violemment, la refusant lors- conceptuel pour décrire rigoureusement les processus de
qu’elle leur paraît absurde ou néfaste. Afin d’éviter de formulation de problèmes, et en identifier les étapes et les
tels blocages, les acteurs concernés par un territoire sont, ressorts fondamentaux. Cet effort théorique lui a permis
en Europe, de plus en plus souvent impliqués au plus d’élaborer des outils d’aide à l’animation, testés et amé-
tôt dans l’élaboration des décisions de gestion relatives à liorés sur le terrain dans le cadre de plusieurs projets
ce territoire. La récente directive européenne sur l’eau1 , (notamment le projet européen FIRMA). Cet article pré-
la mise en place des SAGE2 en France, en ouvrant le dé- sente les points principaux du cadre conceptuel, ainsi que
bat à de nouveaux acteurs lors d’étapes de discussions deux outils d’aide à l’animation qu’il a permis d’élaborer.
préliminaires, apparaissent comme autant d’illustrations Le cadre conceptuel postule que les acteurs présents
de cette volonté institutionnelle. Il s’agit non seulement souhaitent rendre public leur point de vue et se sont ap-
de permettre aux acteurs d’exprimer leurs problèmes et propriés les objectifs de gestion du territoire fixés par la
leurs projets individuels, mais aussi de leur faire prendre procédure servant de cadre aux discussions. Il s’appuie
conscience de l’existence d’autres points de vue que le tout d’abord sur les recherches en conception collabora-
leur et de connaissances expertes. Ils ont ainsi accès à un tive (Minsky, 1985 ; Cointe, 1998 ; Easterbrook et Chechik,
ensemble d’informations relatif : 2001) et en apprentissage (Piaget, 1967 ; Vygotsky, 1978 ;
– aux grands enjeux du territoire qui motivent la déci- Grosjean et al., 2000 ; Stahl, 2000). Ces domaines nous
sion collective ; ont permis de formaliser la dynamique de formulation
– aux enjeux des acteurs qui apportent les moyens hu- de problèmes comme l’imbrication de cycles d’activité
mains, matériels, financiers effectifs de la gestion ; individuelle et collective. Au sein d’un cycle d’activité
– à la connaissance scientifique et technique disponible individuelle, un acteur donne son point de vue et le mo-
sur le territoire, difie éventuellement en le comparant à celui des autres
acteurs. Au sein d’un cycle d’activité collective, tous les
qui sert de base à leurs discussions. points de vue sont publiquement confrontés au cours
En matière de gestion du territoire, la complexité des d’une phase de comparaison synthétisant, en vue de la
questions abordées et la distribution des enjeux, moyens discussion, points communs et différences de façon à per-
et connaissances nécessaires rendent impossible la dé- mettre une vision collective. Les deux cycles se nour-
termination a priori d’une formulation de problèmes ef- rissent alors mutuellement à travers les comparaisons.
ficace (Rasmussen et al., 1991) : aucun acteur ne peut
La définition des points de vue et des problèmes
prétendre avoir une vision de l’ensemble des aspects s’inspire des recherches portant sur l’aide à la décision
constituant éventuellement le problème. Cette vision se (Simon, 1978 ; Newell, 1990 ; Ostanello et Tsoukias, 1993 ;
construit collectivement et permet de formuler progressi-
Banville et al., 1998 ; Landry, 1995 ; Landry et al., 1983 ;
vement le problème. C’est de la qualité de la formulation
Shakun, 1996). Nous distinguons notamment le modèle
des problèmes que dépendent la qualité3 des décisions
du territoire, qui décrit les conséquences sur le territoire
prises et leur facilité d’application4 . L’étape de construc- de la solution soumise à la discussion (par exemple : « le
tion du problème impliquant les différents acteurs et les débit en aval est très faible »), du modèle d’évaluation5 ,
experts est donc cruciale pour le décideur.
qui correspond à la valeur que l’acteur attribue à ces
1
Directive numéro 2000/60/EC (Journal officiel, L 327 22.1 conséquences (par exemple : « c’est très mauvais pour
2.2000, pages 0001 à 0073), 23 octobre 2000. moi, je ne peux plus irriguer mes cultures »).
2
SAGE : schémas d’aménagement et de gestion des eaux
(Retkowsky et Jousseaume, 1998). 5
Certaines méthodes classiques de formulation de pro-
3
Notamment son caractère intégré (Mermet, 1992) – qui tient blèmes, comme le cognitive mapping (Eden et Ackermann, 2001),
compte de nombreux points de vue – et durable (Harribey, 1998) n’exigent pas cette séparation. Elles sont très utiles au début du
– qui ne remet pas en cause le futur du territoire. processus, mais peuvent s’avérer limitées lorsque les questions
4
Ce qui renvoie à la notion de gouvernance. Selon Pas- abordées deviennent plus techniques. Notamment, elles ne fa-
cal Lamy, la gouvernance est « un ensemble de transactions cilitent pas l’interaction entre acteurs et modélisateurs puis-
par lesquelles des règles collectives sont élaborées, décidées, qu’elles ne séparent pas les questions relatives à la dynamique
légitimées, mises en œuvre et contrôlées ». du territoire et celles relevant exclusivement de l’évaluation.
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Cette distinction se retrouve dans la confrontation leurs points de vue, en fonction de ceux des autres. Dans
des points de vue, qui peut porter sur la compréhen- le cycle individuel, chaque acteur fait évoluer son point
sion du fonctionnement du système ou bien sur le carac- de vue en formulant progressivement son problème in-
tère désirable de telle ou telle évolution. Les problèmes dividuel. Dans le cycle collectif, l’animateur cherche à
qui en résultent sont de nature différente. La compa- dégager un problème collectif à partir des points de vue
raison des points de vue permet alors de fournir des individuels. Ces deux cycles sont imbriqués et peuvent
indications importantes sur la nature des problèmes. Cer- être parcourus plusieurs fois avant de parvenir à des
tains peuvent relever de questions d’expertise scienti- points de vue stables. Nous commençons par décrire les
fique qui nécessitent un travail de modélisation ; d’autres, notions de points de vue et de comparaison de points de
d’incompréhensions entre acteurs, posent des questions vue qui articulent les deux cycles.
d’animation ; d’autres encore, de conciliation d’intérêts
divergents, nécessitent une reformulation des problèmes
ou une négociation si cela s’avère impossible. Points de vue et comparaison de points de vue
Les deux outils élaborés grâce à ce cadre que nous
Modèles de point de vue
présentons sont :
1. Une méthode d’accompagnement qui a été appliquée, Dans notre cadre conceptuel, nous définissons le
entre autres, sur un cas réel de définition des CTE6 point de vue comme l’association de trois éléments
(Auvergne et al., 2001). Cette méthode procède par (Fig. 1) :
interviews, modélisation experte et discussions, puis – un ensemble d’actions, qui peut être proposé par l’ins-
retour aux interviews. Elle permet de construire ité- titution et/ou les acteurs en présence (par exemple :
rativement des représentations peu formalisées utili- « planter des haies », « construire une digue de telle
sables par le groupe et de préciser les problèmes. Elle taille à tel endroit ») ;
implémente l’ensemble du cadre. – un modèle du territoire permettant d’inférer les
2. Un logiciel, nommé SICOPTER, facilitant l’intégra- conséquences des actions (par exemple : « planter
tion des points de vue et la formulation des pro- des haies va augmenter la population de lapins »
blèmes. Il permet aux acteurs de parcourir les résul- ou « planter des haies va modifier le paysage », « la
tats d’un modèle pour différents scénarios d’action construction de telle digue va modifier le risque
envisagés, d’exprimer des évaluations sur ces résul- d’inondation de telle manière à tel endroit ») ;
tats, de les publier et de les confronter à celles des – un modèle d’évaluation permettant d’attribuer un
autres participants. Les modélisateurs fournissent le degré de satisfaction (ou évaluation) à un couple
modèle, les acteurs évaluent les scénarios et l’anima- « action–conséquence de l’action », encore appelé scé-
teur organise les débats puis propose les synthèses qui nario (Latouche et al., 1975). Autrement dit, il peut
fournissent de nouveaux scénarios à simuler. Nous être vu comme la fonction lui permettant d’attribuer
l’avons testé sur un problème de choix d’aménage- une valeur à un scénario (Roy, 1985 ; Bouyssou et al.,
ments de protection contre les inondations dans le 2000). L’évaluation est la valeur effective de satisfac-
cadre d’un contrat de rivière. Les représentations uti- tion du scénario (par exemple : « je suis pour l’aug-
lisées sont plus formalisées et correspondent à une mentation de la population de lapins car je suis chas-
problématique plus technique. seur », « j’aime bien les paysages avec des haies », « je
Nous présentons d’abord notre cadre de formulation suis contre l’augmentation de la population de lapins
de problèmes. Nous l’illustrons par la suite en présentant car ils détruisent mes cultures », « il est inadmissible
les deux applications sur lesquelles ont été testés les ou- que le niveau d’eau de la crue centennale dépasse
tils l’implémentant. Nous centrons la discussion des ré- 1 mètre à cet endroit »).
sultats sur la question de l’utilité du cadre pour faciliter Contrairement aux approches classiques, la notion de
la formulation de problèmes. point de vue ainsi définie permet une description simul-
tanée au sein d’une entité unique de l’anticipation d’un
acteur et de sa valuation. Les approches classiques consi-
Cadre de formalisation du processus : dèrent soit l’ensemble de ce que les acteurs perçoivent
imbrication des cycles individuels comme conséquences aux actions envisagées, soit le sys-
et collectifs de formulation de problèmes tème de préférence des acteurs sur ces actions. La notion
de point de vue permet donc de restituer aux impacts an-
Notre cadre conceptuel distingue deux cycles imbri- ticipés par l’acteur leur sens en les associant à la valeur
qués dans lesquels les acteurs formulent et modifient qu’ils représentent pour cet acteur.
Par ailleurs, comme l’illustrent nos exemples, notre
6
CTE : contrats territoriaux d’exploitation. définition du point de vue ne fait aucune hypothèse sur
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Fig. 1. Formalisation du point de vue de l’acteur sur un en-


semble d’actions.

le niveau de précision technique des actions et des mo-


dèles qui composent le point de vue. Il peut s’agir d’élé- Fig. 2. Comparaison de points de vue. Indication de types de
ments de discours et de raisonnements très vagues, ou problèmes par la comparaison des points de vue.
au contraire de données techniques et de modèles ma-
thématiques très élaborés. Nous postulons que, dans les du nombre de lapins lié à la plantation de haies ap-
deux cas, les cycles de formulations et reformulations des
paraît comme une conséquence tant pour le chasseur
points de vue sont de même nature. Ces cycles sont fon-
que pour l’agriculteur. Si ce premier juge cet accroisse-
dés sur la comparaison des points de vue, qui permet de ment positif pour sa pratique, il n’en est pas de même
définir différents types de problèmes. pour le second qui verra ses cultures endommagées
par les lapins.
Comparaison de modèles de points de vue Dans le cycle individuel, un individu compare son
point de vue privé aux points de vue publics pour déter-
miner les problèmes que l’introduction de son point de
La comparaison confronte les composantes des points
vue va poser. Il pourra ainsi être amené à faire évoluer
de vue de façon à en dégager les points communs et les
son point de vue avant de le rendre public.
différences. Trois types de composants sont confrontés :
Dans le cycle collectif, l’animateur utilise la compa-
le modèle du territoire et les scénarios ; le modèle d’éva-
raison entre les points de vue en préalable de la phase
luation de chacun des scénarios ; l’évaluation de chacun
de discussion collective, fournissant ainsi comme base à
des scénarios. Comme indiqué en figure 2, on confron-
la discussion une vision collective des différences et des
tera, par exemple, le modèle du territoire d’un point de
similitudes entre les points de vue sur chacun des aspects
vue au modèle du territoire d’un autre point de vue pour
induisant un type donné de problèmes.
déterminer l’ensemble des différences et des similitudes
sur les modèles du territoire. Il paraît fondamental de
distinguer les différents sous-ensembles de différences et Le cycle individuel : évolution d’un point de vue
de similitudes entre points de vue : ils révèlent en ef- par confrontation
fet, selon l’objet sur lequel ils portent, des problèmes très
différents, qui requièrent des traitements différents : À l’initialisation du processus, les acteurs
construisent un premier point de vue à partir des
– « les problèmes de modélisation du territoire » sont éléments mis à leur disposition (ces éléments peuvent
révélés par les différences entre modèles du territoire être les résultats de modèles de simulation du compor-
et/ou entre scénarios. Ils correspondent en effet à des tement du territoire, d’études technico-économiques, de
compréhensions différentes selon les acteurs de l’évo- procédures antérieures. . . ). Ils le font ensuite évoluer en
lution du territoire ; considérant :
– « les problèmes de modélisation des préférences » sont
révélés par les différences entre modèles d’évalua- – soit les résultats d’une comparaison entre leur point
tion. Ils correspondent à des divergences d’intérêts de vue privé et les points de vue publics ;
qui peuvent toutefois déboucher sur une évaluation – soit les résultats d’une phase de discussion collective
équivalente ; basée sur une comparaison entre tous les points de
– « les problèmes de décision/négociation » sont révé- vue publics.
lés par les différences entre « évaluation ». Ils corres- Comme le montre la figure 3, un cycle individuel de
pondent à des divergences d’intérêts. L’accroissement formulation de problèmes comprend la formulation d’un
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Fig. 4. Les grandes étapes du cycle collectif.


Fig. 3. Cycle individuel et construction du point de vue.

point de vue, une comparaison puis la modification du


point de vue d’un acteur.
La publication d’un point de vue le rend visible et
discutable par les autres acteurs. L’animateur peut intro-
duire une phase de formulation du problème collectif en
comparant des différents points de vue publics. Il initie
ainsi un cycle de formulation collectif.

Le cycle de formulation du problème collectif

L’objectif du cycle collectif décrit par la figure 4 est


d’enrichir les documents formulant les avancées de la
procédure et définissant progressivement le rapport fi-
nal. Nous faisons l’analogie entre la formulation de ces
avancées et la formulation du problème de décision col- Fig. 5. Formulation collective de problèmes.
lective que construisent les acteurs. Nous assimilons la
construction de ces documents à une phase de modélisa-
tion. Une fois les points de vue construits lors du cycle sources de désaccord autant que faire se peut. Pour cela, il
individuel, l’animateur propose à la discussion une syn- est important d’identifier la nature des problèmes engen-
thèse formulant les différents problèmes à partir des dif- drés par les désaccords tels que décrits dans la figure 2,
férences et des similitudes fournies par la comparaison afin de mobiliser les outils pertinents pour traiter les pro-
des points de vue. blèmes qui en résultent.
L’échange entre les acteurs permet alors la reformula- Les désaccords sur les modèles du territoire ou sur
tion du problème collectif. La figure 5 illustre cette étape. les scénarios révèlent un problème de modélisation du
À partir de l’analyse de la phase de comparaison de territoire. Il est possible de le traiter en questionnant
points de vue, l’animateur recense : les modélisations, c’est-à-dire en demandant une contre-
expertise, un complément d’étude, une simulation pre-
– les aspects n’engendrant aucun problème collectif :
nant en compte de nouvelles valeurs de paramètres. . .
les zones d’accord, ou zones de similitude entre les
Les désaccords sur les modèles d’évaluation ré-
points de vue, et l’évaluation collective de ces zones ;
vèlent un problème de modélisation des préférences. Ils
– les aspects formulant un problème : les zones de
peuvent signifier que le problème n’est pas bien posé ; il
désaccord, ou zones de différence entre les points
faut alors le formuler différemment en demandant l’éva-
de vue, ainsi que les critiques des documents de
luation de nouvelles actions et/ou la prise en compte de
synthèse.
nouveaux enjeux, voire de nouveaux acteurs. Lorsque
La responsabilité de l’animateur est d’organiser la sa reformulation s’avère impossible, ils peuvent révéler
discussion sur les sources de désaccord de façon entraî- l’existence de réels conflits, car il n’existe aucune action
ner une évolution des points de vue, afin de réduire ces susceptible de satisfaire tous les acteurs. Le débat doit
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alors être élargi et des techniques de négociation doivent


être mises en place pour déboucher sur des compromis
et/ou l’attribution de compensation.
Les désaccords sur l’évaluation ne provenant pas des
modèles d’évaluation utilisés révèlent un problème ha-
bituellement traité par les méthodes classiques d’aide à
la décision et à la négociation. Si aucun scénario n’est ac-
ceptable pour l’ensemble des parties, il est pertinent de
mettre en place une négociation ou de rechercher de nou-
veaux scénarios. Dans le cas contraire, il est pertinent de
rechercher les scénarios satisfaisant au mieux l’ensemble
des évaluations.
Globalement, la discussion sur la synthèse proposée
par l’animateur et l’examen de la formulation des pro-
blèmes à un moment donné du cycle collectif produit
les résultats suivants : les décisions liées aux zones d’ac-
cord ; les actions demandées (nouvelles actions à éva- Fig. 6. Le cycle collectif de formulation de problèmes en gestion
luer, compléments d’information (« questions aux modé- des territoires.
lisateurs »), l’introduction de nouveaux enjeux et/ou de
nouveaux acteurs) ; les problèmes collectifs non reformu- informatiques élaborés par les modélisateurs experts du
lables nécessitant de recourir à des techniques de résolu- territoire. Les réponses aux demandes de complément
tion classique (négociation ou optimisation multicritère). d’information des acteurs peuvent alors induire des de-
Lorsque des avancées notables ont été réalisées, la fin grés d’intervention des modélisateurs très différents :
d’un cycle collectif voit l’enrichissement des documents
décrivant l’avancée de la procédure et qui sont l’embryon – la simulation des conséquences de nouvelles actions,
de « rapport final » synthétisant les travaux. Cette mise qui ne nécessite pas de remettre les modèles existants
en forme au sein de documents de toutes sortes (papier, en cause. Ils peuvent être utilisés soit directement
cartes, modèles de simulation, base de donnée, site Inter- pour de nouvelles simulations, soit après modifica-
net. . . ) s’apparente globalement à une modélisation qui tion pour générer de nouveaux scénarios représentant
peut être effectuée par des acteurs externes à la procé- les conséquences des actions à évaluer ;
dure, experts des sujets abordés et de l’aide à la décision. – la prise en compte de nouveaux aspects du territoire,
Nous considérons deux types de documents de synthèse, qui peut nécessiter soit la modification de modèles
conformément à la figure 6 : des descriptions formalisées existants, soit la conception de nouveaux modèles.
de l’avancée de la procédure, que nous appelons mo- Dans tous les cas, plus la formulation des problèmes
délisation des problèmes et qui sont construites par des est précise, plus les demandes aux modélisateurs sont
spécialistes de l’aide à la décision ; des documents de elles-mêmes précises. Ainsi, notre approche permet de
synthèse sur la définition du territoire, que nous appe- compléter le schéma proposé dans Schmidt-Lainé et Pavé
lons modélisation du territoire et qui sont construits par (2002) par un retour du processus de décision vers le
des experts thématiques. processus de modélisation. Ce retour permet de justifier
La description formalisée des problèmes permet une l’intérêt des modèles en tant que réponse à des questions
vision claire des avancées et prépare la mise en œuvre de explicitement posées par les processus de décision.
méthodes formelles d’aide à la décision, comme les mé- En situation réelle, il est rare de pouvoir isoler des
thodes multicritères ou les méthodes d’utilité conjointe problèmes bien identifiés comme appartenant à un type
(joint gains, voir par exemple Roy, 1985 ; Shakun, 1996 ; bien défini. La comparaison fournit donc des tendances
Hämäläinen et al., 2001). Celles-ci permettent à l’anima- et la conduite à tenir doit être décidée par les participants.
teur de disposer de documents synthétisant les avancées Ainsi, la discussion de ces points permet :
des discussions et précisant entre autres les points en
– d’enrichir et de préciser la formulation des pro-
suspens, les décisions prises et les points opposant les
blèmes ;
enjeux des acteurs. L’animateur peut alors utiliser ces do-
– de choisir des problèmes à traiter en priorité et
cuments pour décider de la conduite à tenir : quels points
d’orienter le processus ;
aborder, en présentant quelle synthèse, quelles questions
– de déterminer des demandes précises aux modélisa-
poser à quel acteur ou quelle proposition pour relancer
teurs et aux techniciens.
les débats ?
Les documents de synthèse sur la définition du terri- Une fois formalisés ces produits de la phase de refor-
toire font de plus en plus souvent appel à des modèles mulation du problème, un nouveau cycle collectif peut
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commencer par une phase de modélisation qui prendra des données. Elle a permis la construction de représenta-
en compte, lorsqu’ils existent, les compléments d’infor- tions spatiales et fonctionnelles des fonctionnements du
mation. Nous présentons maintenant deux outils élabo- territoire (ruissellement, urbanisation, transports de pol-
rés à l’aide de ce cadre, que nous avons testés en situation. luants. . . ), ces représentations constituant l’information
de base mise à disposition des acteurs.
Les entretiens étaient semi-ouverts, les questions
Outils en situation n’étaient posées que lorsque l’acteur n’abordait pas de
lui-même le sujet. Ils avaient pour objet les conséquences
Un premier outil décline le cadre de formulation de des projets de l’acteur sur les thèmes étudiés (agricul-
problèmes sous la forme d’une méthode opérationnelle ture, eau, urbanisation, environnement. . . ). Les acteurs
d’aide à la formulation de problèmes collectifs en amé- étaient incités à se référer aux représentations issues de
nagement du territoire. Cette méthode a été testée à plu- l’étape de modélisation pour décrire leur vision du ter-
sieurs occasions, notamment durant la définition des ritoire et de son devenir. Ceci correspond à la phase de
contrats territoriaux d’exploitation sur Bièvre-Valloire. construction d’un point de vue (Fig. 3). En pratique, pour
Le rôle de cette méthode est d’organiser globalement concrétiser le point de vue des acteurs, les chercheurs ont
le processus pour permettre l’identification des acteurs, complété les représentations expertes de base par les en-
l’expression des problèmes, la réflexion prospective puis jeux, projets et remarques formulés lors de l’entretien.
la prise de décision. Les acteurs ont été contactés de nouveau pour valider ou
Un second outil décline le cadre de formulation de modifier ces représentations de leur point de vue. À cette
problèmes sous forme d’un logiciel de comparaison de occasion, ils ont également pu donner leur accord pour
points de vue. Ce logiciel est destiné à aider l’anima- que leur point de vue soit rendu public. L’étape de com-
teur de concertations ou de procédures de décisions col- paraison du cycle individuel n’a pas été mise en place, car
lectives. Nous l’avons testé lors d’une simulation sur la elle aurait nécessité de nombreux allers et retours entre
détermination de scénarios de protection contre les inon- interviews et modélisation.
dations. Le rôle de ce type d’outil est de fournir des repré- L’étape de comparaison de points de vue du cycle
sentations servant de support de communication entre collectif a mis en relation les différentes représentations,
les acteurs. ce qui a permis de dégager les fonctionnements (ruis-
sellement, inondations, pression immobilière. . . ) indui-
Une méthode d’accompagnement pour la définition sant des dépendances entre les enjeux des acteurs. À titre
des contrats territoriaux d’exploitation d’exemple, les chasseurs sont liés aux agriculteurs par le
sur Bièvre-Valloire remembrement qui fait disparaître les haies servant d’ha-
bitat au petit gibier. Ce travail a de plus permis d’iden-
Cadre et objectifs tifier des insuffisances des représentations du territoire.
Un complément d’information a donc été demandé aux
La mise en œuvre de la méthode d’accompagnement modélisateurs.
par le Cemagref (Auvergne et al., 2001) a répondu à L’étape de discussion a ensuite permis un accord sur
une double demande des acteurs du développement de l’inventaire des enjeux par priorités et des fonctionne-
Bièvre-Valloire (Isère). Premièrement, la mise en place ments importants à mettre en œuvre. Cet accord a servi de
des CTE nécessitait un état des lieux et un inventaire des base à la définition concrète des CTE. Les représentations
enjeux fondant l’évaluation des acteurs. Deuxièmement, des enjeux, problèmes et fonctionnements ont alors été
un ensemble de procédures de décision thématiques était utilisées comme base pour la définition de premiers scé-
en cours et fournissait l’occasion d’une réflexion globale narios tendanciels soumis à la discussion dans d’autres
sur le territoire. Il a donc été décidé de mener parallè- procédures, notamment au sujet du développement glo-
lement une approche sur l’ensemble du territoire et une bal du territoire.
approche thématique (eau, agriculture, urbanisme. . . ) en
vue de recueillir l’information experte disponible et les
points de vue des différents acteurs de façon exhaustive. Résultats

Le premier résultat important est que l’utilisation de


Mise en œuvre la méthode d’accompagnement a permis la définition ra-
pide et concrète des CTE. L’apport opérationnel est la
Les délais imposés pour la mise en place des CTE étant mise en évidence des enchaînements de causalité qui re-
très courts, un seul cycle collectif a été mis en œuvre. lient les enjeux. Les représentations construites ont faci-
L’étape de modélisation initiant le cycle collectif lité la prise de conscience de ces interrelations entre en-
a consisté en une synthèse bibliographique des nom- jeux, et donc des interdépendances entre acteurs. Cette
breuses études menées sur la région et un inventaire prise de conscience constitue un prérequis à la mise en
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place de négociations intégratives qui visent des solu- protection contre les inondations. Nous avons cependant
tions où tous les acteurs sont gagnants, notamment par la pris soin de garantir un certain réalisme des tests :
reformulation des problèmes (Walton et McKersie, 1965 ;
– le cas choisi avait fait l’objet récemment d’un pro-
Lax et Sebenius, 1986 ; Dupont, 1994).
cessus réel de discussions autour des résultats d’un
Ces représentations ont par ailleurs permis une iden-
modèle ;
tification précise des interactions avec les autres proces-
– les études techniques et le modèle utilisés étaient
sus de décision en cours au travers des thèmes abordés,
identiques au cas réel ;
des enjeux évoqués, des acteurs, des localisations spa-
– les minutes des discussions réelles et les interviews
tiales. Elles ont pu ainsi être mobilisées dans les discus-
des acteurs ont permis de définir les rôles et de
sions de préparation du SAGE et du contrat de pays et
connaître les scénarios discutés ainsi que les conclu-
ont permis, dans le cadre de ces procédures, la prise en
sions formulées ;
compte des points de vue déjà exprimés. Ces procédures
– les acteurs et l’animateur étaient des professionnels
ont pu alors déboucher sur des ensembles d’actions cohé-
jouant le rôle qu’ils tiennent réellement lors de pro-
rentes entre elles, rendant possible la définition progres-
cédures similaires sur des localisations proches. Ils
sive de scénarios de développement global du territoire
avaient tous une bonne connaissance du cas sans
intégrant de nombreux points de vue, au-delà de la seule
avoir été directement impliqués dans les discussions.
expertise.
Le modèle du territoire et donc les scénarios étaient
communs à tous les acteurs : la partie individuelle des
Un logiciel de comparaison pour l’évaluation points de vue se réduisait aux évaluations des acteurs.
de scénarios de protection contre les inondations Nous avons mis en œuvre deux tests principaux, le pre-
dans l’Orb mier centré sur l’utilisation de l’outil par chaque acteur
(compréhension des scénarios, utilisabilité des évalua-
Cadre et objectifs tions, lisibilité des représentations) et le second centré
sur les discussions. Lors du premier test, nous avons pré-
senté des données et étudié des évaluations entrées par
Cette étude a été menée dans le cadre du projet eu-
chacun des acteurs à l’aide de l’outil. Lors du second test,
ropéen FIRMA (Firma-project, 2000). Notre objectif était
les séquences d’utilisation correspondaient chacune à un
ici de tester l’apport de la comparaison de points de vue,
cycle collectif (sans étape de modélisation) :
que ce soit dans le cycle individuel ou dans le cycle collec-
tif. L’outil informatique SICOPTER permet d’exprimer, – la présentation des données correspondant à un en-
de visualiser des points de vue, et leur comparaison. Plus semble de scénarios (cycle individuel) ;
précisément, il permet de : – l’utilisation individuelle de l’outil pour définir les
évaluations (cycle individuel) ;
– mettre à disposition des acteurs les résultats de mo- – l’utilisation des sorties de l’outil pour animer les dis-
dèles prospectifs représentant des scénarios sous cussions : synthèse des évaluations, discussion de la
forme de séries de données présentées dans le temps synthèse, précision des problèmes et proposition de
et sur un fond de carte ; nouveaux scénarios à tester vis-à-vis de ces problèmes
– définir des évaluations simples représentées par des (formulation du problème collectif).
seuils minimums et maximums sur les séries de don-
nées ;
– fournir des indicateurs d’acceptation des scénarios ; Résultats
– fournir des indicateurs de comparaison des
évaluations. Le premier test a montré que l’outil est efficace pour
représenter les scénarios dans le temps et dans l’espace.
Nous avons cherché à évaluer en quoi l’outil, et donc Les temps d’appropriation des données ont été courts et
le cadre qu’il implémente, aide l’animateur d’un proces- les conséquences de chaque construction de digue sont
sus à formuler et traiter les problèmes. clairement apparues. L’outil facilite donc la représenta-
tion des sorties de ce type de modèles. Les acteurs ont ex-
primé correctement leurs évaluations après une période
Mise en œuvre d’apprentissage de l’outil. Nous n’avions pas défini de
procédure d’animation : la communication entre acteurs
Pour ne pas accentuer les tensions d’une discussion a été désordonnée et l’étape de discussion n’a pu être
sur un cas réel en obligeant les acteurs et l’animateur à mise en place. Un résultat très important de ce premier
utiliser un outil inconnu, nous avons choisi de le tester test est que l’utilisation de l’outil doit être soumise à des
sur une procédure fictive portant sur des scénarios de règles d’animation précises permettant l’organisation des
L. Rousseau et G. Deffuant : Natures Sciences Sociétés 13, 21-32 (2005) 29

discussions, des analyses et de l’avancée du processus en 2. Une organisation plus claire des interactions entre ac-
cohérence avec le cadre conceptuel de formulation de teurs, modélisateurs et animateur. En effet, à chaque
problème. cycle, le cadre fournit des indications sur le type de
Lors du second test, nous avions établi, en relation problème se posant. Ces indications aident à dis-
avec l’animateur, des règles d’animation précises. Nous tinguer trois types de situations fondamentalement
avons choisi d’alterner des temps d’utilisation indivi- différents : premièrement, un manque d’informa-
duelle de l’outil et des temps de discussion. En préalable tion nécessitant des études complémentaires. L’uti-
à chaque discussion, l’animateur a utilisé la comparaison lisation du cadre permet alors de définir précisément
des évaluations fournies par les acteurs présents pour les demandes (quels enjeux, quel thème, quelle por-
déterminer les points à discuter. Il a choisi de projeter sur tion de territoire, quel scénario, quelle précision et
un écran des visualisations de comparaison pour illus- quelle échelle) ; deuxièmement, les situations dans
trer son propos et introduire chaque point à discuter. lesquelles les évaluations diffèrent sans opposition
De même, certains acteurs, lors de leur intervention, ont entre les intérêts des acteurs ; troisièmement, les si-
projeté des visualisations de points de vue ou de com- tuations dans lesquelles il y a une réelle opposition
paraisons pour illustrer leur propos. Nous avons simulé entre les intérêts des acteurs. Ces dernières sont beau-
trois cycles collectifs successifs, permettant de préciser coup plus rares qu’on ne le pense généralement, et
les problèmes et d’évaluer de nouveaux scénarios. Ce l’on confond souvent conflits de mauvaise compré-
test a montré que la comparaison fournit à l’animateur hension et conflits d’intérêt (Easterbrook et al., 1993).
des informations pertinentes sur les points à discuter et
Nous attribuons ces avancées à quatre caractéris-
des supports lui permettant d’argumenter ses choix. La
tiques fondamentales de notre cadre :
visualisation de points de vue et des comparaisons s’est
révélée un support visuel utile à l’argumentaire des ac- – la structure des points de vue séparant explicitement
teurs. On notera, sans préjuger de la qualité du résultat, la détermination des conséquences des actions de leur
que le processus fictif a évolué dans la même direction caractère souhaitable, tout en permettant la discus-
que le processus réel et a abouti à des conclusions proches sion sur ces deux aspects ;
en un temps très court. – la séparation des phases de réflexion individuelle et
collective, qui permet à chaque acteur de construire
sa position puis de l’argumenter devant l’ensemble
Apports pour l’aide à la formulation du groupe ;
de problèmes en gestion des territoires – la comparaison de points de vue, qui fournit des sup-
ports efficaces pour cette argumentation et pour l’or-
Les objectifs affichés et les contraintes pesant sur les ganisation des discussions par l’animateur ;
procédures de gestion des territoires sont extrêmement – l’utilisation de représentations formalisées qui favo-
nombreux. Les institutions, les animateurs et les acteurs rise la précision des discours et facilite la construction
impliqués sont soumis à une forte pression, notamment de documents de synthèse.
sur les questions de gestion des risques, de dévelop-
pement local et de protection de l’environnement. Ils
cherchent donc à se doter d’outils et de méthodes as- Remerciements
surant certaines qualités, pas toujours très bien définies,
des discussions. Notre cadre conceptuel de la formula- Nous remercions les acteurs, et notamment Laurent
tion de problème vise à répondre à ce besoin croissant. Rippert, ayant participé aux tests présentés, ainsi que les
Le cadre en lui-même est une construction théorique chercheurs qui ont alimenté cette recherche à tous les
et ses apports opérationnels se jugent à l’aune des réalisa- stades de son avancée. Merci à Stephan Bernard pour la
tions concrètes qu’il permet. Nous avons présenté deux réalisation du logiciel.
outils très différents dérivés du cadre, dont les premiers
tests font apparaître les apports suivants :
Références
1. Une construction plus aisée de documents de syn-
thèse de deux types. Premièrement, une « modélisa- Auvergne, S., Fallet, B., Rousseau, L., 2001. Proposition d’une
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Reçu le 2 décembre 2003. Accepté le 4 novembre 2004.


L. Rousseau et G. Deffuant : Natures Sciences Sociétés 13, 21-32 (2005) 31

Discussion réunir. C’est ce paradoxe que tentait de décrire l’expres-


sion « fictif mais réaliste », qui a été supprimée puisqu’elle
n’était pas suffisamment claire. Nous posons donc notre
Nathalie Raulet-Croset7 avec les auteurs objectif en introduction : répondre à un besoin, et nous
évaluons notre proposition par les réactions des parti-
Nathalie Raulet-Croset : De manière générale, l’ar- cipants. Cette façon de présenter la démarche remplace
ticle manque de matériau empirique, qui permettrait de une argumentation qui ne peut pas être totalement scien-
concrétiser pour le lecteur les différentes notions mobili- tifique par une pragmatique de l’aide à la décision.
sées, comme celles de cycles individuels et collectifs.
Les auteurs : Nous avons choisi de présenter une N. Raulet-Croset : Ces modèles sont-ils destinés à
partie théorique puis deux applications. L’introduction instruire des problèmes dans lesquels des constructions
de matériel empirique venant des applications n’aurait scientifiques sont nécessaires et prioritaires, les enjeux
pas permis cette présentation. Comme les applications des acteurs intervenant en second lieu, car toute construc-
sont très différentes l’une de l’autre, il n’est pas sûr que tion scientifique met en avant certaines dimensions par
cela apporterait plus de clarté. Nous avons introduit des rapport à d’autres ? Or, deux éléments importants me
exemples « jouets » qui illustrent le propos sans être aussi paraissent masqués derrière le poids donné à la modéli-
volumineux et compliqués que des exemples réels. sation et aux « modélisateurs » :
N. Raulet-Croset : Dans la deuxième partie (Outils en – le rôle des chercheurs : même si les chercheurs sont
situation), on comprend que deux analyses empiriques supposés être moins « partiaux » que d’autres acteurs,
ont été réalisées, l’une de modélisation uniquement, en il faudrait signaler leur rôle et leur influence ;
temps réel, et l’autre de modélisation à travers un logiciel – le poids de l’outil informatique (représentations gra-
informatique, mais a posteriori. phiques, simulation, etc.).
On comprend là que les modèles du territoire sont
construits par les scientifiques impliqués dans les pro- Les auteurs : Nous ne pensons pas que les construc-
jets (« En pratique, pour concrétiser le point de vue des tions scientifiques doivent être opposées aux enjeux des
acteurs, les chercheurs ont complété les représentations acteurs. Si tel était le cas, toute tentative de scientifiques
expertes de base par les enjeux, projets et remarques for- d’aider les acteurs ne serait qu’une illusion, puisque
mulés lors de l’entretien. Les acteurs ont été contactés toute action des scientifiques serait une contrainte sté-
de nouveau pour valider ou modifier ces représentations rile pour les acteurs. Nous pensons au contraire que
de leur point de vue »). Il me semble que le positionne- la formalisation systématique du discours des acteurs,
ment du rôle des chercheurs dans les cas analysés aurait loin de déposséder les acteurs de leur discours, leur
dû être analysé et mis en avant : rôle de conception des donne des outils qui rendent difficile le détournement
modèles du territoire, rôle d’animateur. . . ? de leurs prises de position par d’autres acteurs plus cha-
Les auteurs : Cette question est particulièrement dif- rismatiques ou ayant un temps de parole plus favorable.
ficile et nous ne pensons pas qu’il existe de démarche Notamment, notre démarche permet de mettre en avant
parfaite pour y répondre. Notre sujet d’étude est la certaines dimensions par rapport à d’autres de façon
construction d’outil ayant pour but de faciliter telle ou claire, ce qui permet aux acteurs de mieux contrôler leur
telle partie du processus de décision. Nous intervenons discours. Il faut noter que toute construction non scien-
à titre consultatif sur des aspects d’organisation, sous le tifique met aussi en avant certaines dimensions par rap-
contrôle de l’animateur qui, lui, a la légitimité par rap- port à d’autres, mais qu’il est souvent plus difficile pour
port à la procédure et aux acteurs. Nous ne pouvons pas l’acteur de savoir lesquelles et de préciser son discours
comparer, toutes choses étant égales par ailleurs, la même si cela s’avère nécessaire. En ce qui concerne l’évaluation
discussion accompagnée ou pas. En conséquence, toute des conséquences de l’intervention et de l’outillage, la
tentative de test prête le flanc à une critique de rigueur. difficulté est la même que celle évoquée par la question
La construction d’une démarche « aussi scientifique que précédente.
possible » permettant d’évaluer ce type d’intervention est N. Raulet-Croset : Le cadre de mise en œuvre et les
un sujet de recherche passionnant. Nous ne connaissons difficultés potentielles ne sont pas ou peu présentés. Le
cependant pas de publication décrivant un cas réel sur modèle traite du caractère cognitif et raisonné des enjeux.
lequel une telle méthode systématique aurait été mise en Tous sont-ils explicitables ? Le côté « rendre public », et
place pour l’analyse des effets d’une intervention d’une donc énoncé, me semble fondamental, et être un élément
équipe scientifique « d’aide à la décision » (ou autre). Par du cadre de mise en œuvre.
ailleurs, l’avancée sur ces questions nécessite un bagage Les auteurs : La formulation des problèmes n’a
multidisciplinaire que nous n’avons pas eu les moyens de pas de fin a priori, il reste en général beaucoup de
non-dit lorsque les acteurs ou l’agenda mettent fin à
7
Nathalie Raulet-Croset est chercheur en sciences de gestion une procédure. Il nous paraît fondamental d’accompa-
(GREGOR IAE de Paris 1/CRG École polytechnique). gner la formulation des problèmes dans un processus
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d’explicitation : cela ne signifie pas que la démarche peut N. Raulet-Croset : Plusieurs points intéressants sont
être menée à son terme. Nous espérons avoir été plus soulignés en conclusion :
clairs dans cette rédaction de l’article.
– l’alternance des phases de construction individuelle
N. Raulet-Croset : Le modèle présuppose-t-il que l’on
et de construction collective : on peut regretter que
arrive à un accord, ou que des conceptions dominantes
l’article ait surtout illustré la construction indivi-
s’imposent ?
duelle, les phases de construction collective étant peu
Les auteurs : Le modèle ne fait aucun présupposé.
mises en avant ;
Il décrit le passage d’un état de la formulation des pro-
– l’idée des conflits de mauvaise compréhension qui
blèmes à un autre. La façon dont ces problèmes seront ré-
sont souvent confondus avec des conflits d’intérêt :
duits n’est pas traitée, car de nombreux travaux portent
il me semble effectivement que c’est un des intérêts
sur le traitement de différents types de problèmes, lors-
importants de la méthode ;
qu’ils sont correctement formulés. Nous avons travaillé
– le fait que cette méthode pourrait faciliter la coordina-
sur l’explicitation des types de problèmes de manière à
tion de différentes procédures et projets définis sur un
clarifier en quoi le travail présenté fournit un apport sur
même territoire : mais qui devrait alors être porteur
cette question.
de cet outil ? Qui jouerait ce rôle de « gestionnaire de
N. Raulet-Croset : Il serait intéressant de poser les
territoire » ?
intérêts et les limites de ce cadre de raisonnement. Peut-
on l’utiliser, par exemple, lors de cas très conflictuels ? Les auteurs : Nous nous sommes placés dans des
Les auteurs : Nous n’avons pas eu l’opportunité de le cas où une procédure encadre les acteurs et nomme un
tester. A priori, la méthode d’accompagnement ne change responsable (le préfet, le plus souvent) qui délègue (sui-
rien au caractère conflictuel ou non d’une situation. S’il vant les organisations existantes). Le rôle de « gestion-
y a de réelles oppositions d’intérêt, elles seront plus clai- naire du territoire » nécessite une indépendance vis-à-
rement présentées, mais en aucune manière résolues. vis des autres acteurs, une légitimité locale et vis-à-vis
N. Raulet-Croset : Il me semble important de clarifier de l’État, les moyens, la volonté et la compétence. Cette
les qualités demandées à l’animateur. question est bien plus une question de science (et de
Les auteurs : Nous sommes très intéressés par ces volonté) politique que d’aide à la décision. Si ces diffé-
perspectives de recherche. Elles sont difficiles à mettre rents prérequis ne sont pas réunis, le plus gros « risque »
en place et à financer et nous n’avons, pour l’heure, pas pour la démarche présentée est que les acteurs ne
eu cette opportunité. participent pas.

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