Kernos 2515

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Kernos

Revue internationale et pluridisciplinaire de religion


grecque antique
30 | 2017
Varia

Le dieu fou. Essai sur les origines de Śiva et


Dionysos
Philippe Swennen

Édition électronique
URL : http://journals.openedition.org/kernos/2515
DOI : 10.4000/kernos.2515
ISSN : 2034-7871

Éditeur
Centre international d'étude de la religion grecque antique

Édition imprimée
Date de publication : 1 octobre 2017
Pagination : 326-329
ISSN : 0776-3824

Référence électronique
Philippe Swennen, « Le dieu fou. Essai sur les origines de Śiva et Dionysos », Kernos [En ligne], 30 |
2017, mis en ligne le 01 octobre 2017, consulté le 24 septembre 2020. URL : http://
journals.openedition.org/kernos/2515 ; DOI : https://doi.org/10.4000/kernos.2515

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Kernos
Le dieu fou. Essai sur les origines de Śiva et Dionysos 1

Le dieu fou. Essai sur les origines de


Śiva et Dionysos
Philippe Swennen

RÉFÉRENCE
Bernard SERGENT, Le dieu fou. Essai sur les origines de Śiva et Dionysos, Paris, Les Belles
Lettres, 2016. 1 vol. 14,8 × 21,5 cm, 442 p. (Vérité des mythes). ISBN : 978–2–251–38571–6.

1 La collection « Vérité des mythes » des Belles Lettres accueille l’ouvrage par lequel
Bernard Sergent rouvre un dossier classique mais difficile, celui de la description et de
l’élucidation des accointances qui, selon différents comparatistes, lient le Dionysos de
la Grèce classique au Śiva du monde hindou. L’A. reprend le débat avec une intention
fermement énoncée : démontrer le caractère hérité, donc l’identité originelle
commune, de ces deux divinités. L’ouvrage comporte une « Introduction. La religion
souterraine » (9–17), que suivent les douze chapitres de la démonstration ; I. « Śiva
n’est pas Rudra » (19–25) ; II. « Mort et renaissance » (27–67) ; III. « Manifestations »
(69–128) ; IV. « Les forces de vie » (129–220) ; V. « Un cycle de fêtes » (221–237) ;
VI. « Aspect physique » (239–266) ; VII. « Verticalité » (267–291) ; VIII. « Les noms du
dieu » (293–304) ; IX. « Initiation » (305–329) ; X. « Les arts » (331–343) ; XI. « Mythes »
(345–376) ; XII. « Autres parallélismes » (377–400). Ce dernier chapitre consiste à
identifier dans d’autres domaines de l’aire indo-européenne que le grec et l’indien des
divinités présentant des traits suggérant une équivalence à Dionysos et Śiva. L’ouvrage
prend fin par une « Conclusion » (401–405) que suivent des « Références » réparties
entre les « Abréviations » (407–412) et la rubrique « Ouvrages et articles cités » (412–
437). La « Table des matières » occupe les pages 439 à 442.
2 Les talents de plume de l’A. sont reconnus de longue date. Comme d’habitude, la lecture
de l’ouvrage est plaisante, absorbante même et, sous les réserves techniques qui seront
développées ci-dessous, facilitée par le fait que l’A. ne perd jamais le fil de son exposé.
L’indianiste se heurte ponctuellement à des tournures un peu abruptes, comme lorsque

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Yama est qualifié de « divinité de la Mort » (p. 40), là où il vaudrait mieux dire que cette
figure mythologique, que le formulaire ancien ne désigne jamais comme un dieu, est
souverain des enfers pour avoir été le premier à faire l’expérience de la mort. Il note
aussi certaines distractions dans la translittération des mots sanskrits, par exemple le
B2 a de la page 11, ou encore le récurrent
Brāman E7 kamā des pages 349 à 357. On
discourrait en vain de ce qu’est une bibliographie exhaustive dans un essai de
mythologie comparée. Ce point sera ponctuellement rouvert plus bas. On se bornera à
remarquer que la bibliographie de B.S. est très personnelle, mêlant d’incontestables
travaux de référence (Detienne, Doniger, Dumézil, etc.) à d’autres, beaucoup moins sûrs
(Daniélou, Evola…). La lecture de l’ouvrage suscite par ailleurs l’impression confuse que
la rédaction du travail a commencé il y a longtemps déjà, puis a fait l’objet d’un
toilettage tardif et un peu superficiel, en ce compris au niveau de la bibliographie. Ainsi
par exemple l’attention est-elle attirée par le fait que la monographie bien connue de
Wendy Doniger O’Flaherty est qualifiée de « récente » (p. 21). En sciences humaines, la
notion est évidemment relative, mais l’ouvrage date tout de même de 1973, sa
traduction française de 1993.
3 L’entreprise conduite par l’A. se heurte d’emblée à un écueil considérable, évident pour
tout indianiste : le caractère apparemment secondaire de Śiva. Ce dernier est
totalement inconnu dans la strate archaïque de la poésie religieuse sanskrite, à savoir
les hymnes du Rigvéda. Sa figure est textuellement constituée dans la Śvetāśvatara
Upaniṣad, donc dans la strate la plus tardive de la littérature canonique védique. Elle
est alors liée d’emblée à la pratique ascétique et au yoga. Elle semble ensuite s’affirmer
de manière constante à travers les siècles et les productions littéraires successives,
jusqu’à devenir la principale bénéficiaire des dévotions relevant de la bhakti classique.
L’érudition occidentale valide habituellement l’information indienne selon laquelle
cette immense et complexe figure divine équivaudrait originellement à l’inquiétant
dieu védique Rudra, colérique et destructeur, complètement réinterprété pour susciter
l’archétype de l’ascète investi de la gestion des transformations ravageuses
accompagnant inévitablement les changements de cycle temporel. Il est permis
d’affirmer que ce schéma diachronique bénéficie davantage d’un consensus mou que
d’une authentique démonstration probante (chapitre I).
4 B.S., que ne peut satisfaire cette proclamation du caractère secondaire de Śiva, peine
toutefois à construire un cadre plus solide dans les pages de son « introduction ». Il
recourt en fait à une idée aussi ancienne qu’invérifiable, celle selon laquelle la religion
des hymnes du Rigvéda serait superficielle en ce qu’elle n’aurait concerné que les élites
de la société. D’autres croyances souterraines, dont l’existence serait suggérée par les
découvertes archéologiques, typiquement celles illustrant un culte de la déesse mère,
auraient finalement réussi à imposer leurs vues, suscitant donc ce résultat paradoxal
que les nouveautés seraient en fait pour l’essentiel l’apparition à la lumière du jour de
croyances préhistoriques jusqu’alors refoulées. À la fois parce qu’elles sont issues de la
population ordinaire et parce qu’elles donnent une importance essentielle aux
thématiques relatives à la fécondité, ces croyances relèvent de la troisième fonction du
schéma dumézilien. C’est dans sa conclusion que B.S. plaidera qu’une sorte de
compromis entre brahmanes orthodoxes et menu peuple contrecarrera l’émergence du
bouddhisme inhérente au règne d’Aśoka par la promotion, à partir du IIe siècle avant
l’ère commune, d’un hindouisme que renouvelait une sorte d’inversion hiérarchique du
panthéon plaçant à l’avant-plan les divinités populaires traditionnelles.

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5 La vraisemblance du schéma est d’autant moins sûre qu’aucun volet historique ne


l’étaye. Or, la période de transformation postulée par l’A., et dont le volet bouddhique
est évidemment certain, est aussi celle durant laquelle les mondes grec et indien
entretiendront divers contacts, notamment diplomatiques. Il est aujourd’hui très
difficile de dire ce qu’il en résulta, mais au moins certains essaient-ils, qui ne peuvent
se prévaloir d’être pris en compte par B.S. Il est connu depuis déjà longtemps que les
témoins grecs rebaptisent conventionnellement Śiva « Dionysos », dieu des montagnes
qu’ils opposent à Viṣn E7
B2 u-Héraklès, dieu des plaines. La réévaluation de ces données a

été accomplie par Guillaume Ducoeur, « Interpretatio, relectures et confusions chez les
auteurs gréco-romains : le cas du Dionysos indien », Mythos, Rivista di Storia delle
Religioni, supplément 2 (2011), p. 143–158, dont l’absence de la bibliographie de
l’ouvrage est une faiblesse objective. Certes, l’influence de données poétiques indiennes
sur un auteur grec est probablement indémontrable, mais il n’est tout de même pas
indifférent qu’une œuvre littéraire soit antérieure ou postérieure à la période des
échanges culturels lorsqu’il s’agit d’invoquer les traces de résurgence d’un patrimoine
hérité. L’objection devait être formulée, compte tenu notamment de la place occupée
dans l’ouvrage par les Dionysiaques de Nonnos de Panopolis.
6 On rappellera par ailleurs que l’hypothèse du substrat religieux caché va le plus
souvent de pair avec la définition par pétition de principe du système religieux
traditionnel de la vieille civilisation de l’Indus antérieure à l’implantation des
populations qui produiront les hymnes védiques en recourant au vieux matériel
formulaire qu’elles se transmettent par tradition orale : selon cette vue, le dieu ascète
existait certes avant les Védas, mais dans la population autochtone antérieure à
l’installation des locuteurs du sanskrit, et c’est par syncrétisme qu’il finit par émerger à
nouveau.
7 Implicitement, B.S. repousse cet argument pour y substituer une sorte d’entassement
de données dont la masse doit bien finir par constituer un faisceau de présomption
contraignant. Il le fait avec l’érudition, l’énergie et l’intuition qui lui sont habituelles,
mais celles-ci ne parviennent toutefois pas à emporter l’adhésion du lecteur à la thèse
de l’A. En effet, diverses difficultés méthodologiques s’élèvent, que la lecture de
l’ouvrage ne dissipe pas.
8 La présentation du dossier repose donc sur l’énumération de nombreux traits que B.S.
perçoit comme comparables et communs aux deux dieux. La première objection qui
s’impose à la lecture de l’ouvrage est que le matériel textuel est assez faiblement mis en
valeur. Quand un texte est cité, c’est en traduction. La plupart du temps, les références
des passages utilisés sont simplement mentionnées en note de bas de page. Il arrive
aussi que la source soit indirecte, reprenant des informations relatées par des auteurs
parfois anciens. Ainsi le lecteur qui se sent de taille à consulter lui-même les textes
grecs et sanskrits sur base desquels B.S. bâtit son plaidoyer doit-il prévoir sur son
bureau la même bibliothèque que l’A. Ce n’est évidemment pas un détail. Outre le fait
que certaines des sources très fréquemment invoquées sont d’un usage délicat, comme
c’est typiquement le cas de la littérature orphique ou des Purāṇas, le lecteur ne peut
pratiquement jamais vérifier par lui-même la nature du parallélisme entre les matériels
lexicaux comparés. C’est une faiblesse, pour au moins deux raisons.
9 La première est que la parenté lexicale justifierait l’indifférence pour l’hypothèse
indusienne en établissant fermement la réalité de l’origine indo-européenne. La
seconde, bien plus grave, est qu’il serait ainsi éventuellement possible de circonscrire

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un vocabulaire spécifique à ces deux dieux, ce qui serait le meilleur argument


actuellement disponible pour tenter de démontrer leur racine commune. Dans l’état
présent des connaissances, le mépris de B.S. à l’égard de cette méthode ne peut que
heurter. Le paroxysme de cette attitude est peut-être atteint aux pages 131 à 139 de
l’ouvrage. À en croire l’A., la présence du serpent parmi les nombreux signes exprimant
les « forces de vie » fait partie des traits communs unissant Dionysos et Śiva. Le moins
que l’on puisse dire est que ce n’est pourtant pas leur exclusivité. Tant en Grèce qu’en
Inde, une multitude de récits mythiques comportent la présence de serpents ou de
dragons. Le thème du meurtre du serpent est aujourd’hui perçu comme l’archétype du
mythème hérité identifiable au caractère récurrent d’une formule indo-européenne,
par exemple *égwhent ógwhim, utilisée et réinterprétée dans de nombreuses langues plus
ou moins anciennes. Cette utilisation de la théorie de la formule permettant de cerner
un formulaire préhistorique est l’avancée accomplie notamment par Calvert Watkins,
dont l’ouvrage de synthèse, How to kill a dragon, paru en 1995, est très étonnamment
absent de la bibliographie de B.S. Du coup, sous le sous-chapitre « Serpent » du
chapitre IV, l’A. rassemble des faits disparates dont le seul point commun est la
présence, explicite ou non, de serpents, sans qu’il en résulte de solide unité. Dans une
version orphique de la naissance de Zagreus, Zeus prend la forme d’un serpent pour
s’unir à Perséphone, ce qui permet à B.S. de dire que Dionysos est né du serpent
(p. 131). Quelques pages plus loin, nous apprenons que, à la fin des Dionysiaques, le
même dieu combat des Géants et des troupes de serpents (p. 135). Certes, mais quel lien
logique et structurant peut-on établir entre la filiation et l’antagonisme ? Dans sa danse
cosmique, Śiva danse en ayant un cobra enroulé autour du bras, ce qui évoque une
image des bacchantes (p. 137). Est-ce assez pour identifier les sectatrices de Dionysos au
dieu indien ? Dans l’épopée indienne, lors du barattage de la mer de lait, un poison
émane de la masse lactée. Śiva l’avale et en garde la gorge bleue, ce qui le rendrait seul
capable de guérir le venin des serpents (p. 138). Mais ce qui compte ici, est-ce le serpent
où l’inhibition temporaire par Śiva de forces destructrices ? Du reste, nul a-t-il jamais
vu Dionysos faire montre de la même aptitude guérisseuse en absorbant quelque venin
que ce soit ? La conclusion de B.S. est la suivante : « Les éléments par lesquels Dionysos
est en relation avec le serpent couvrent presque exactement ceux par lesquels Śiva est
lui aussi lié au serpent. » Faisons l’effort de l’admettre, fût-ce de mauvaise grâce. Ces
éléments, quel domaine circonscrivent-ils ? Quel trait du portrait du dieu hérité
désignent-ils ? À quel acte de sa geste spécifique correspondent-ils ? Enfin et surtout,
quelle relation au reste du panthéon et quelle fonction spécifique permettent-ils
d’identifier ?
10 Les exemples de ce type truffent littéralement l’ouvrage, au point d’en être le véritable
ressort, et c’est la raison pour laquelle l’esprit refuse de se rendre devant cette espèce
de déversement massif d’informations hétérogènes. Une quantité énorme de données
dont la vérification systématique prendrait des semaines entières ne conduit en
apparence qu’à l’entassement de tout un ensemble de paramètres dont il est impossible
de mesurer la spécificité. De combien de dieux du monde indo-européen ancien peut-on
dire qu’ils ont plusieurs noms, peuvent changer d’apparence, sont liés au taureau ou au
lion, font l’objet de cérémonies printanières ou automnales, sont ornés de guirlandes et
mentionnés par des symboles représentant la verticalité ? Surtout, de combien de dieux
étrangers au monde indo-européen pourrait-on en dire tout autant ?
11 Le défaut de départ est sans doute que le cadre du paysage hérité est trop faiblement
caractérisé. Certes, B.S. reste fidèle à la tripartition fonctionnelle, mais cette clé

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analytique reste inefficace. La lecture de l’ouvrage suscite pourtant d’importantes


questions. L’étude des portraits de ces deux dieux complexes, dont la nature paradoxale
semble finalement le vrai point commun, suscite l’hypothèse selon laquelle, en Inde
comme en Grèce, un espace était réservé à un dieu dont la mission était précisément
d’exprimer les limites, les lacunes ou les inconséquences de cet ordre harmonieux,
qu’elles se soient trouvées inscrites dans les réalités de la nature physique ou dans les
consciences humaines. Est-ce bien ce que représentent Śiva et Dionysos ? Il faudrait
l’établir fermement avant de tâcher de dégager une origine commune de cette
éventuelle accointance.

AUTEURS
PHILIPPE SWENNEN
(Université de Liège)

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