Teatralitate
Teatralitate
Teatralitate
1On pourrait d’emblée et sans détour penser la théâtralité dans le champ de la métaphysique,
dans le topos, l’espace-lieu de l’ontologie, pour saisir l’essence du théâtre. Or ce qui du théâtre
se donne à voir, c’est non pas une ousià mais bien plutôt la représentation d’une œuvre
dramatique. Et les Cyniques auraient raison de dire qu’ils voient bien le théâtre et non la
théâtralité, comme ils disent, pour réfuter la doctrine platonicienne des Idées, qu’ils voient bien
un arbre et non l’arboréité. Du côté d’Aristote, la notion de « quiddité », substantif scolastique
qui traduit, faute de mieux, le to ti ên einaï – pourrait-elle en dire davantage ? Littéralement,
cette expression signifie « ce que c’était que d’être », selon Pierre Aubenque [1][1]Pierre
Aubenque, Le problème de l’être chez Aristote, Paris,…, ou « ce qu’elle [la forme] avait à être »
selon Joseph Moreau [2][2]Joseph Moreau, Aristote et son école, Paris, PUF, 1962, p. 95.. D’une
théâtralité ainsi entendue, on dira qu’elle est le « ce que c’était », pour le théâtre, « d’être le
théâtre », en ce que la théâtralité (= la forme) avait à être ; autrement dit, dans les deux
acceptions, un donner à voir, un spectacle, une représentation. Ce qui semble donc conforter
l’idée d’une essence du théâtre.
2Cette idée que le théâtre devrait être pensé dans son essentialité à partir de la représentation a
été énoncée notamment par Henri Gouhier : « La représentation est inscrite dans l’essence de
l’œuvre théâtrale, celle-ci n’existe réellement qu’au moment et dans le lieu où s’accomplit la
métamorphose. La représentation n’est donc pas un supplément dont à la rigueur on pourrait se
passer ; elle est une fin aux deux sens du mot : l’œuvre est faite pour être représentée ; là est la
finalité ; du même coup, la représentation marque un achèvement, le moment où l’œuvre est
pleinement elle-même. » [3][3]Henri Gouhier : « La Théâtralité », Encyclopedia Universalis,
… Conception tout à fait aristotélicienne non pas du théâtre mais de sa forme, de son ousià, de
son aspect, de sa « quiddité ».
3C’est là une conception du théâtre et de la théâtralité qui restitue un primat de l’acte, en tant
qu’achèvement d’une œuvre, comme si celle-ci était en attente de sa pleine réalisation, en
souffrance de son devenir scénique. Autrement dit, une œuvre dramatique contient virtuellement
sa possibilité de représentation, et son essence tient à la possibilité pour une œuvre – c’est-à-dire
un texte écrit – d’être en soi et par soi représentable.
4C’est ce qui, par ailleurs, distingue une pièce de théâtre de tout autre genre littéraire et, plus
généralement, de toute autre œuvre d’art (musicale notamment). À partir du moment où l’on
accepte qu’il y ait une spécificité théâtrale, on peut admettre avec J.-M. Piemme que « la
théâtralité serait ce que le théâtre est seul à pouvoir produire, ce que les autres arts ne donnent
pas, ne peuvent pas produire » [4][4]J.-M. Piemme, « Alternatives théâtrales », 20-
21 décembre 1984,…. Le texte de théâtre a ceci de particulier qu’il ne tient son être – même s’il
peut être lu et donné à l’activité de lecture, à l’interprétation du lecteur – que d’être joué par des
acteurs, destiné à être vu par des spectateurs, car, que serait un « spectacle sans spectateurs » ?
Un non-sens. Ce sens est profondément grec, il est marqué par l’esprit de la langue grecque : issu
du verbe théaomaï qui signifie contempler, examiner, être spectateur, puis, voir des choses en
quelque sorte présentes et qu’on a sous les yeux, le théatron est le lieu où l’on assiste à un
spectacle, un lieu destiné à des représentations dramatiques. Précisons un point : le mot théâtre
est construit sur le mot théa qui signifie « l’aspect, l’apparence, sous laquelle, comme le dit
Heidegger, quelque chose se montre, la vue dans laquelle il s’offre » [5][5]M. Heidegger,
« Science et méditation », Essais et conférences,…. Retenir cette définition du théâtre comme
lieu d’où l’on regarde quelque chose qui se montre, en se donnant au regard, pour le regard, c’est
accorder et reconnaître non seulement un primat à l’acte, mais un privilège aux spectateurs, les
spectateurs au double sens qu’ils avaient chez les Grecs, à savoir, d’une part, les spectateurs-
auditeurs qui constituent le public, d’autre part, les choreutes du chœur satyrique, « spectateurs
idéaux », en totale communion dans la vision du dieu, avec leurs figures ou leurs masques [6]
[6]Cf. Nietzsche, La Naissance de la tragédie, § 8, où Nietzsche….
5Toutefois, à y regarder de plus près, on peut, d’une part, s’interroger sur et donc relativiser le
bien-fondé de cette visée et de cette conception essentialiste du théâtre, dans la mesure où elle
reste marquée du sceau de la métaphysique. S’il n’y a pas d’essence absolue, transcendante du
théâtre – ce qui serait une hérésie pour Platon, quand on sait que le théâtre, pour lui, constitue le
plus bas degré de la mimèsis, dont nous parlerons dans la deuxième partie de notre étude – ni
même une sorte de substance immanente aux propriétés immuables de type aristotélicien, il
existe, en revanche, une théâtralité qui peut être définie à partir d’une pratique théâtrale.
6Aussi bien pourrons-nous retenir deux définitions du théâtre permettant de justifier une
spécificité de la théâtralité : « Le dénominateur commun à tout ce qu’on a coutume d’appeler
“théâtre” dans notre civilisation est le suivant : d’un point de vue statique, un espace de jeu
(scène), un acteur (gestuelle, voix) sur la scène et des spectateurs dans la salle. D’un point de vue
dynamique, la constitution d’un monde “fictif” sur la scène, en opposition au monde “réel” de la
salle et, dans le même temps, l’établissement d’un courant de “communication” entre l’acteur et
le spectateur. [7][7]A. Girault, « Pratiques du théâtre », Théâtre public, no 5-6,… » Par ailleurs,
A. Rey et D. Couty écrivent : « C’est précisément dans le rapport entre le réel tangible des corps
humains agissants et parlants – ce réel étant construit par une construction spectaculaire – et une
fiction ainsi représentée que réside le propre du phénomène du théâtre. » [8][8]A. Rey et
D. Couty, Le théâtre, Paris, Bordas, 1980, p. 185.
7On s’aperçoit, d’autre part, que cette conception essentialiste du théâtre suppose l’écriture d’un
texte : un texte indispensable et, par définition, virtuellement représentable, c’est-à-dire destiné à
la représentation. Ce qui lui confère une spécificité qui le distingue des textes appartenant à
d’autres genres, en ceci très exactement que l’essentiel réside dans le devenir scénique du texte.
D’où l’inévitable question : la théâtralité ne serait-elle pas précisément ce qui n’est pas le texte ?
Or, c’est la définition même qu’en donne Roland Barthes : « La théâtralité, c’est le théâtre moins
le texte. » [9][9]R. Barthes, « Le théâtre de Baudelaire », Essais critiques,… Il nous semble, qu’en
vérité, il n’y a pas plus de théâtralité comprise comme « le théâtre moins le texte » qu’il n’y a de
théâtre entendu seulement comme un « agencement de composantes matérielles et idéelles
extrêmement disparates, dont l’unique existence est la représentation » [10][10]A. Badiou, « Dix
thèses sur le théâtre », Comédie française,…. Barthes et Badiou, que nous venons de citer,
peuvent être renvoyés dos à dos car, sur ce point, ils oublient que le texte fait partie des
composantes de la théâtralité au même titre – et donc sans donner de primat au texte
(textocentrisme) – que la voix, le caractère, le physique, bref, le jeu de l’acteur, le costume, le
décor, l’espace scénique et bien sûr la présence du spectateur. Cela dit, s’il est un peu facile,
comme d’aucuns l’ont fait, de limiter hâtivement la position de Barthes à la seule mais non
moins percutante expression « la théâtralité c’est le théâtre moins le texte », il faut lui rendre
justice en complétant cette formule par ce qui suit immédiatement et qui, du même coup,
relativise son apparente absoluité, mettant ainsi en lumière l’auto-insuffisance du texte
dramatique qui ne peut se passer de la représentation et qu’il appartient au metteur en scène de
« rendre visible » [11][11]L’expression est de Paul Klee, qui définit la peinture en tant….
8« Qu’est-ce que la théâtralité ? C’est le théâtre moins le texte, c’est une épaisseur de signes et
de sensations qui s’édifient sur la scène à partir de l’argument écrit, c’est cette sorte de
perception œcuménique des artifices sensuels, gestes, tons, distances, lumières, qui submerge le
texte de la plénitude de son langage extérieur. » [12][12]Cf. Barthes, ibid.
9La position de Barthes maintient donc un équilibre entre scène et texte ou, pour reprendre une
expression de E. G. Craig, un « déséquilibre dynamique » : elle refuse l’accaparement du théâtre
par l’une de ses composantes (auteur, acteur, décorateur, metteur en scène, etc.). Aussi, pour
souligner davantage la teneur et la justesse de la pensée de Roland Barthes, devrons-nous
reconnaître que le théâtre grec, déjà, puis le théâtre élisabéthain, et le théâtre contemporain,
enfin, ont, chacun, considéré la théâtralité comme essentielle, mais sans connotation
métaphysique, à l’écriture même de leur texte dramatique – ce qui fait de celle-ci moins une
donnée de « réalisation », comme le pensait H. Gouhier, qu’une « donnée de création », comme
le dit R. Barthes qui l’explicite ainsi : « Il n’y a pas de grand théâtre sans théâtralité dévorante :
chez Eschyle, chez Shakespeare, chez Brecht, le texte écrit est d’avance emporté par l’extériorité
des corps, des objets, des situations. » [13][13]Ibid., p. 42.
10Nous savons par exemple qu’Eschyle, qui fut tout à la fois poète, dramaturge, acteur, metteur
en scène, a aussi conçu le décor de ses pièces, car il savait que le théâtre est une construction
architecturale adaptée à la topographie et à la géographie. C’est ce que ne manque pas de
rappeler Nietzsche pour ce qui concerne notamment la mise en scène d’un drame dionysiaque :
« La forme du théâtre grec évoque un vallon solitaire, en montagne : c’est pourquoi il faut
imaginer l’architecture de la scène semblable à la nuée lumineuse que les Bacchantes qui
divaguent dans la montagne aperçoivent de haut comme le décor majestueux où se révélera
l’image de Dionysos. » [14][14]Nietzsche, op cit., p. 73. Eschyle savait donc aussi,
conséquemment à ses géniales intuitions de metteur en scène, de décorateur, d’architecte, que le
théâtre est un art visuel par excellence : un lieu de « voyeurisme » institutionnalisé, un lieu où
des spectateurs qui sont aussi des auditeurs, viennent voir un spectacle ; une pièce de théâtre
n’est pas écrite par un auteur dramatique grec pour être lue – ce n’est pas un « drame à lire » –
mais pour être vue et regardée. Son destinataire n’est pas un lecteur mais un spectateur qui
participe à l’action sans pour autant être sur la scène, parce qu’il s’inscrit dans le procès de
communication dont l’acteur est le médiateur incontournable (quoi qu’en pense par ailleurs
G. Mounin pour qui il n’y a pas de communication au théâtre dès lors que le spectateur n’apporte
pas de réponse à ce qui se dit, à lui aussi, indirectement, sur la scène) : en cela, il y a
prééminence du spectacle, de l’opsis sur le texte, c’est-à-dire sur le muthos, la fable.
11On comprend alors pourquoi, à partir d’Aristote, le théâtre fut pendant longtemps considéré
comme un genre littéraire – primat du texte ou de la fable dans la composition d’une tragédie – et
que l’aspect spectaculaire, l’opsis, fut relégué au rang des accessoires et donc soumis à la loi,
pour ne pas dire à la tyrannie du texte – celle que viendront renforcer en quelque sorte les hordes
barbares des critiques et autres littérateurs, ces « parasites de la culture », comme les désignera
Nietzsche [15][15]Cf. Nietzsche, Le Gai Savoir, § 366..
12Le passage de La Poétique, consacré moins au théâtre qu’aux règles de composition de la
tragédie, est par lui-même assez clair pour qu’on n’ait pas besoin de l’expliquer. En effet,
l’opsis, le spectacle, est placé au sixième rang des parties qui constituent la tragédie : après la
fable (muthos), principe et âme de la tragédie, suivent les caractères (éthé), la
pensée (dianoia) [16][16]Aristote, Poétique, 1450 b 4 : La pensée « consiste dans la…,
l’élocution (lexis) et, enfin, ce qu’Aristote appelle les édusmata qu’on traduit généralement par
« assaisonnements », dont les principaux sont le chant (mélos ou mélopoïa) et le
spectacle (opsis), l’ultime accessoire dont pourrait bien se passer la tragédie pour subsister et
traverser les siècles : le texte suffit, pas besoin d’exhibition d’acteurs. Si la tragédie est, d’abord,
dans son principe et dans son âme un muthos (une fable), c’est qu’elle est destinée à être lue (la
lecture, individuelle, se faisait à haute voix), donc destinée à des lecteurs (chacun lisait pour soi)
alors que sa représentation, sa mise en scène, son aspect spectaculaire sont très exactement
destinés à un public de spectateurs-auditeurs, car c’est bien pour lui qu’Eschyle, Sophocle et
Euripide ont écrit leurs textes, leurs œuvres dramatiques, leurs tragédies. Il ressort ainsi
clairement que « le spectacle » (opsis), bien que de nature à séduire le public (ê dè opsis
psychagogikon mén), est tout ce qu’il y a d’étranger à l’art et de moins propre à la poétique ; car
le pouvoir de la tragédie subsiste même sans concours ni acteur, et, en outre, pour la mise en
scène, « l’art de l’homme préposé aux accessoires est plus important que celui du poète » [17]
[17]Ibid., 1450 b 16-21..
13Ajoutons cependant cette remarque : le spectacle, la mise en scène, le jeu de l’acteur, et
partant, même si ce n’est pas dit mais implicite, la présence des spectateurs n’appartiennent ni à
l’art ni à la poétique ; il n’est pas nécessaire de donner à voir ce qu’il suffit de lire ; et nous
entrons de plain-pied dans la critique sans appel que Nietzsche adresse à l’encontre de la position
d’Aristote : « Contre Aristote qui ne compte l’opsis et le mélos que parmi les êdusmata de la
tragédie : qui cautionne déjà le drame à lire. » [18][18]Nietzsche, FP, 1869-1870, 3 [6] ; NT, t. 1,
p. 213.
14Ce petit texte, bien que posthume, montre, en tout cas, que l’attaque dirigée contre Aristote,
plus précisément, ici, contre la primauté du texte, vise ce qui sera nommé plus tard, par Bernard
Dort, le « textocentrisme ». C’est pourquoi, il est possible de concevoir une musique sans texte,
au sens où Nietzsche parle d’une musique dionysiaque, c’est-à-dire une musique créée « sans
image ni concept » en donnant voix à l’obscur des forces de la vie dont le chœur antique
témoignera même s’il disposait d’un texte, et que Nietzsche tentera de vivre sinon d’inscrire
comme un projet. C’est seulement dans l’esprit de cette musique issue d’une expérience
dangereuse « dans le flot de la vie » que peut naître la tragédie. Il y aurait dès lors non plus un
« drame à lire » mais une tragédie à écouter – d’où serait évacuée la tyrannie du logos et celle du
texte – ou encore un « drame musical » qui ne serait en fin de compte qu’une rhapsodie
composée à l’image du démembrement de Dionysos. Aristote, comme on l’a vu, condamne par
avance le côté exhibitoire du théâtre parce qu’il est « psychagogique », c’est-à-dire qu’il conduit
l’âme vers le plaisir lequel est, selon Aristote, la fin même de la mimèsis [19][19]Aristote,
Poétique, 4, 1448 b : « ... tous les hommes prennent… : c’est cela séduire. « L’assaisonnement »
est un agrément : c’est cela le spectacle. Plus tard, les Pères de l’Église n’auront plus qu’à
recevoir cette leçon d’Aristote, qui vaut comme caution – pour condamner les spectacles et le
théâtre en particulier. Le jeu de l’acteur, sa voix, son physique, son tempérament (critères
d’ailleurs retenus par Aristote, suivant ainsi la tradition, dans la sélection des acteurs lors des
concours d’art dramatique), sa gestuelle, bref ce qui constitue sans doute une partie essentielle de
la théâtralité, tout cela est superfétatoire, voire dangereux.
15Il n’y a pas à proprement parler d’art théâtral ; plus d’ « assaisonnement » puisque la
puissance de la tragédie est suffisante : que reste-t-il ? Un drame à lire. Par exemple, les pièces
de Shakespeare. Pourtant, remarque Nietzsche, il y a là un « fait singulier, la lecture d’une pièce
de Shakespeare nous fait beaucoup plus d’effet que sa représentation » [20][20]FP, 1871, 9 [126],
t. 1, p. 400..
16Enfin, si, comme nous l’avons vu, la théâtralité est ce qui, d’un texte, est proprement écrit et
destiné au spectacle et à des spectateurs, son but est aussi, pour une part, de séduire. Autrement
dit, si la théâtralité, pour autant qu’elle soit propre au théâtre (Piemme), et que l’on suive la
doctrine d’Aristote qui l’exclut de l’art – et de ce fait l’acteur ne serait pas un artiste – mais aussi
de la poétique (Aristote ne parlera plus du spectacle dans son livre), si la théâtralité n’est donc,
en tant que représentation, par nature et définition, que pure séduction ou psychagogie, on
mesure déjà ce que pourront être les conséquences de ce fait dans l’histoire du théâtre. Celles-ci
vont toucher le cœur même de toute représentation, c’est-à-dire les acteurs, voire le sujet de la
représentation. En outre, on ne peut parler de séduction sans séducteurs et séductrices. Une
séduction qu’ils incarnent comme un charme irrésistible à distance, mais aussi une corruption.
Cocteau disait : « Le théâtre corrompt tout. » Comment dès lors échapper aux périls du visible,
aux charmes du divin ou du féminin, aux déguisements diaboliques, à la magie de l’absence, aux
abîmes miroitants de la surface, et même à la comédie de l’esprit ? On comprend par là que tous
ces maîtres du discours de vérité qu’étaient Platon, Aristote, saint Augustin aient exclu ou banni,
hors de la cité idéale ou de la cité de Dieu, le théâtre et ses médiateurs, les acteurs, ceux-là
mêmes par qui la séduction devient chair. Car la séduction est ce qui, dans la langue, ne parle pas
selon le sens, mais selon la voix et le corps, le corps de la voix et la voix du corps. Autrement dit,
la séduction joue à fond dans ce qui se donne pour : ce qui peut se lire à la fois comme le « coup
du don » et comme le « coup de foudre ». On peut encore l’entendre comme ce qui, dans
l’espace de la rencontre, s’offre dans l’ « entre-deux » ; par où la théâtralité, dans l’optique de la
féminité va au-delà du simple constat : le féminin nous séduit. Peut-être le féminin est-il déjà
pour les femmes elles-mêmes ce à quoi elles ont un accès difficile et précaire sinon par les voies
du semblant, du « pour », autrement dit, du théâtral même.
18Nous sommes partis de l’existence d’une théâtralité spécifique à une œuvre dramatique dans
son lieu même de réalisation, la scène de théâtre proprement dite, et impliquant toutes les
composantes que nous avons évoquées. Nous devons à présent interroger autrement l’existence
d’une théâtralité hors théâtre. Cette question, surtout parce qu’elle constitue le fil conducteur de
cette étude, ne peut, ici, être totalement contournée.
24La théâtralité se présente donc moins comme une essence, une substance, une propriété, une
forme, que comme une création d’un espace ou comme un lieu de créativité entre un regardant et
un regardé. Pour comprendre autrement cet espace, on pourrait le comparer à l’espace
transitionnel de Winnicott : de même que l’espace transitionnel n’a pas propriété physique
empirique ou qualitative, mais seulement symbolique, de même l’espace théâtral que crée la
théâtralité n’a pas de propriétés spécifiques ; il est, comme le premier, un espace interactif. En ce
sens que le tout petit enfant vient au monde, inachevé, démuni, pour mettre en œuvre et faire
fonctionner un espace interactif (ou d’illusion) grâce au jeu (on sait que le jeu pour Winnicott est
un procès fondamental dans la construction de la personnalité de l’enfant), un espace, notons-le
au passage, à l’intérieur duquel viennent prendre place les « objets transitionnels », peu à peu
relayés par des « phénomènes transitionnels » qui, eux, n’auront plus besoin d’un support objet.
Aussi étrange que cela puisse apparaître, le champ du transitionnel relève d’un paradoxe : pas
plus qu’il ne vient de l’extérieur, l’objet ne vient de l’intérieur [34][34]Cf. J.-B. Pontalis,
« Naissance et reconnaissance du “soi”.…. C’est pourquoi le transitionnel est neutre non pas au
sens, tant s’en faut, de « l’horrible neutralité de l’il y a » avec ce qu’il contient de chaotique et
d’encombrant, selon Levinas, mais bien au contraire, au sens d’un espace de la proximité, d’un
lieu de contact psychologique ou psychique d’abord, préfigurant la rencontre éthique où,
précisément, s’estompe peu à peu le support objet. En d’autres termes, le champ transitionnel se
verra transfiguré par une opération qui ouvrira l’individu (l’enfant) au-delà du regard des autres,
à son visage. On passera ainsi de l’espace psychique à l’espace éthique sans que le second vienne
se substituer au premier, mais l’oriente autrement. Une orientation signifiante qui laisse
justement ouvert à l’infini le transitionnel sans jamais le fermer, ou l’enfermer dans un objet
(extérieur ou intérieur). Autrement dit, il permet le passage au « je » au même titre que le dire
passe à travers le « dit » mais sans s’y épuiser. Le transitionnel est la vérité (du) nomade. C’est
pourquoi nous dirons qu’il est le lieu, le topos, l’espace-lieu de la relation, c’est-à-dire de ce qui
relie, met en relation activement, sans les neutraliser, ce qui vient du moi et ce qui vient du
monde ou d’autrui. Ne relevant pas de l’être, le transitionnel se refuse à toute ontologie. En ce
sens, nous dirons que la théâtralité, loin d’être signifiée par une philosophie de l’ousià, loin de
s’actualiser exclusivement dans une représentation, bien qu’elle ait pris, effectivement, dans
l’histoire, cette destination, sous la forme de représentation théâtrale, la théâtralité s’inscrit, en
tant qu’espace-lieu-de-relation, dans la perspective d’une mè-ontologie, dont la signification ne
s’épuise pas au donner à voir et au regard, mais s’ouvre à l’ordre de l’écoute et de l’éthique.
25Il y a un risque et un enjeu. Le risque encouru sera de voir la vie (éthique) parasitée (presque)
dès l’origine par un processus de théâtralisation, tandis que l’enjeu mettrait en évidence ce qu’on
pourra bien désigner comme une impropriété de cela même de ce qui se donne pour.
26À mesure que nous ouvrions des perspectives différentes sur la notion de théâtralité, nous
nous apercevions de la difficulté à saisir son unité pour en donner une définition. Comme si la
notion finissait par nous échapper, que sa nature fuyante nous avait finalement contraint à
renoncer à la cerner, comme si l’analyse rencontrait en elle une résistance, révélant ainsi un
inconscient dont, en fin de compte, elle ne donnerait à voir, et donc à la représentation, que ce
qui, en elle, est représentable. Comme si la théâtralité ne tenait qu’à ce paradoxe absolu : à savoir
que, irreprésentable, elle ne se présente et ne peut se présenter qu’à travers la représentation. La
théâtralité ne « produirait », si l’on peut dire, que de la représentation. En ce sens, ce qu’elle
produit ou donne à voir, en spectacle, comme spectacle, entendu au sens large (donc pas au sens
strict de la scène, la représentation théâtrale) n’apparaît pas vraiment, en vérité, ne se dévoile
pas, ne se présente pas ou, dans la représentation, ne s’y présente pas.
27Pour le dire autrement, en tant qu’elle appartient à la mimèsis, la théâtralité la révèle. Ce qui
signifie que, la dissimulant, elle reste à jamais, pour une part, imprésentable. Comme si, et c’est
son paradoxe, de la théâtralité en tant que révélatrice de l’altérité de ce qui se donne comme
autre, quelque chose ne se donnait jamais à la représentation. Comme si, l’autre de « l’autre
scène » restait irrévocablement hors du champ de la représentation, ou de la théâtralisation. C’est
par là que la théâtralité, dans différents contextes, entretient un rapport intime avec la féminité.
Plus encore, la première ne serait alors qu’une forme, voire la forme par excellence à travers
laquelle se révélerait la seconde. C’est en tout cas ce que laissent entendre un certain nombre de
textes de Nietzsche, ceux-là mêmes qui inscrivent la question de la femme dans le cadre plus
général de la problématique de l’acteur [35][35]Voir le célèbre § 361 du Gai Savoir..
29Par ailleurs, selon une très ancienne tradition en Occident, on fait remonter à Aristote l’idée
selon laquelle le théâtre, et l’art de façon générale, serait né de l’instinct naturel de l’homme pour
l’imitation [36][36]Aristote, Poétique, 1448 b 5-23 : « Imiter est naturel aux…. Si l’homme est au
centre de ce double processus, s’il a naturellement le désir du masque, du camouflage, en passant
d’un état à un autre ou d’une forme à une autre par la métamorphose, le désir de produire
l’illusion autant que celui d’imiter, pour finalement devenir soi-même comme un autre, selon le
titre d’un livre que nous empruntons à Paul Ricœur, cela suffit-il à reconnaître que « l’homme est
un comédien » ? Cela suffit-il à admettre, comme le démontre Evreinov, l’existence d’un
« instinct de théâtralité » [37][37]Sharon Marie Carnicke, « L’instinct de théâtralité :
Evreinov… dans lequel on verrait les signes d’une stratégie de maîtrise des apparences, de la
parure, et qui permettrait de retrouver ainsi le statut singulier de l’homme par rapport à
l’ensemble du monde animal, expression d’une tendance à « ne pas être soi-même » ? Dans ce
cas, il faudrait admettre, à titre d’hypothèse, que si cet instinct est propre à l’homme, c’est qu’il
est peut-être également un processus lié au mouvement de la vie, considérée par Nietzsche
comme une puissance, voire comme la puissance artistique par excellence.
30On sait que la notion d’instinct chez Nietzsche est pour le moins ambiguë. Avant de
l’approfondir davantage, retenons pour le moment qu’elle renvoie à une conception d’une nature
unique et dualiste dans la mesure où la nature est déjà par elle-même et en elle-même « artiste »
en tant qu’elle est le lieu d’une conflictualité de deux pulsions artistiques. Bien que modifiée plus
tard par Nietzsche, qui restituera la prévalence et, partant, la prééminence du dionysiaque, cette
thèse est clairement énoncée dès le début de La Naissance de la tragédie où Nietzsche considère
« l’apollinien et son contraire, le dionysiaque, comme des forces artistiques qui jaillissent de la
nature elle-même sans la médiation de l’artiste et par lesquelles la nature trouve à satisfaire
primitivement et directement ses pulsions artistiques... » [38][38]NT, § 2, p. 46., ces pulsions
précisément qui font que « l’homme n’est plus artiste » mais qu’ « il est devenu œuvre d’art : ce
qui se révèle ici dans le tressaillement de l’ivresse, c’est, au vu de la suprême volupté et de
l’apaisement de l’Un-originaire, la puissance artiste de la nature tout entière » [39][39]NT, § 1,
p. 45.. Pour que l’intime essence pulsionnelle de la nature soit en quelque manière présentable,
ne faut-il pas que la vie se théâtralise, autrement dit qu’elle se destine à la représentation, sans
laquelle elle serait imprésentable ?
31Nous pourrons répondre à cette question lorsque, un peu plus loin, nous aurons vu en quel
sens l’instinct théâtral est l’une des formes essentielles que peut prendre le Kunsttrieb. Notons au
passage, que ce concept a été réélaboré par Nietzsche à partir d’un certain nombre d’auteurs, et
non des moindres, dans la mesure où ils l’ont profondément influencé : Schiller, Hölderlin,
Emerson, Wagner, une influence affirmée avec pertinence par Charles Andler et rappelée avec
justesse par Paul-Laurent Assoun [40][40]Cf. Schiller, Lettres sur l’éducation esthétique de
l’homme ;…. Il nous faut maintenant reprendre cette idée de théâtralité et l’examiner de plus
près.
32Au début de cette étude, nous avons envisagé de saisir la notion de théâtralité en tant que
structure déterminante de l’art dramatique, et nous nous sommes demandé si, au-delà ou plutôt
en deçà du plan strictement scénique, il n’y aurait pas une théâtralité hors théâtre qui, justement,
pourrait avoir cette configuration d’un instinct, et auquel Nietzsche renverrait, explicitement ou
non. C’est en ce sens que certaines recherches, et non des moins audacieuses, ont fait valoir un
« théâtre chez les animaux » – c’est le titre d’un essai d’Evreinov –, dont le mimétisme (déjà
repéré et décrit par des zoologues du XXe siècle) est sans nul doute l’un des aspects les plus
fascinants du monde animal, comme pour nous faire accepter l’idée d’un « instinct théâtral ». On
peut rappeler ici, que le concept d’ « instinct », selon Nietzsche, est venu tardivement dans
l’esprit de l’homme, et qu’il n’a pas vraiment de fonction explicative [41][41]Dans Le livre du
philosophe, Nietzsche écrit : « L’homme ne…. En revanche, sa connotation naturaliste et/ou
physiologiste de l’art n’a souvent dans les textes comme dans l’esprit de Nietzsche qu’une visée
polémique. C’est ainsi que s’explique aussi l’utilisation de la métaphore dans sa terminologie
issue des sciences de la vie, de la zoologie à la physiologie.
33Evreinov fait partie de ceux qui ont affirmé l’idée d’une théâtralité de l’acteur non pas tant
parce qu’il joue sur une scène de théâtre – ce qui, comme nous l’avons vu, conférerait au théâtre
une théâtralité propre, voire une exclusivité – que parce qu’il est mû par une force, un instinct
théâtral qui suscite en lui un désir de se dissimuler, de se déguiser, quelle qu’en soit par ailleurs
la finalité. Nous verrons que l’une des formes que cet instinct pourra prendre n’est autre que le
mimétisme. En ce sens, il n’est pas du tout impossible que cet instinct de théâtre, que Evreinov
appelle aussi « volonté de théâtre » à l’instar de la « volonté de puissance » de Nietzsche, ait une
dimension universelle.
34Est-il légitime de donner une dimension universelle à la théâtralité ? Rien a priori ne semble
le justifier. On pourrait nous inviter à nous méfier de rechercher des effets de « vérité à tout
prix », pour reprendre l’expression de Nietzsche. Pourtant, il n’en est rien. Car si la vérité est
relative, la réalité est universelle ; et c’est parce que la réalité (au sens où Nietzsche en parle
aussi bien comme nature ou monde et n’établit pas rigoureusement de différence entre ces
termes) est apparence que la vérité est relative. Toute l’apparence est « fausse » ; nous savons
que Nietzsche refuse de toutes ses forces un « antagonisme entre un monde vrai et un monde
faux, il n’existe qu’un monde unique, et celui-ci est faux, cruel, contradictoire, séducteur,
dépourvu de sens... un monde ainsi conformé est le monde véritable... » [42][42]FP, 11 [415], OC,
t. XIII, p. 365.. Autrement dit, il n’y a que des apparences, des fictions, des masques, bref, du
« mentir vrai ». Et sans pour autant l’absolutiser, il n’y a que(de) l’apparence, car l’absolutiser
serait retrouver une essence, une identité, une stabilité, c’est-à-dire ce que l’apparence dément [43]
[43]C’est pourquoi si l’apparence n’a pas de profondeur, « entrer…. C’est par là qu’elle sauve du
scepticisme et qu’elle délivre du nihilisme.
35Au-delà du non-savoir que suggère et affirme désespérément le scepticisme, et de la
dévalorisation des valeurs suprêmes que justifie l’équivocité du nihilisme (il est à la fois actif et
passif [44][44]FP, 9 [35], ibid., p. 28.), se profile un gai savoir qui va se connecter à la frontière de
la folie et de la sagesse.
36Quoi qu’il en soit, si la théâtralité est universelle, c’est sans doute avant qu’elle ne se résolve
en systèmes de représentations [45][45]FP, frag. cité, OC, p. 366 : « La métaphysique, la morale,
la…. En termes nietzschéens, elle serait donc moins un effet de la volonté de puissance que le
signe ou le symbole de sa puissance à partir du moment où, comme le souligne Nietzsche, « le
mensonge est la puissance », « ce pouvoir d’artiste par excellence » [46][46]Ibid.. Et il faut bien
reconnaître que l’instinct histrionique, singulièrement reconnaissable dans le mimétisme, est,
comme tous les instincts vitaux, une manifestation de la volonté de puissance, mais dont la
puissance inouïe, dit Nietzsche dans Le Gai Savoir, apprend « à commander aux autres instincts
et engendre l’acteur, l’ “artiste” » [47][47]GS, § 361..
37Afin de ne pas nous méprendre sur la teneur ambiguë, c’est le moins qu’on puisse dire, d’un
nombre relativement important de textes de Nietzsche, il y a lieu de souligner que la notion de
théâtralité (le mot est tardif, puisqu’il a été inventé par Evreinov à la fin du XIX e siècle)
comporte une somme de connotations péjoratives dont Nietzsche, pour une part, héritera en y
ajoutant des associations dont nous connaissons les manipulations idéologiques, fallacieuses et
falsifiantes qui en seront faites, et dont sa sœur, la première, s’est rendue coupable ; ces
manipulations ont été porteuses de lourdes de conséquences quant à leur finalisation au cours du
XXe siècle. Ce sens péjoratif, qui dénote, par ailleurs, chez Nietzsche, une sorte de crispation
identitaire et une volonté de s’identifier à l’artiste à l’instar du poète lyrique qu’il évoque
dans La Naissance de la tragédie [48][48]NT, § 5., a été mis en évidence par Gabriel Abensour ; il
y a là une affirmation à travers laquelle Nietzsche aurait probablement reconnu la validité. En
effet, au sujet du problème de la théâtralité selon Blok, Meyerhold et Stanislavski, Abensour
écrit : « Rien n’est plus odieux pour un poète lyrique que l’idée même de “théâtralité”. Celle-ci
désigne à son premier niveau une attitude entièrement extérieure décollée du sentiment intime
qui est censé l’inspirer, et on l’identifie volontiers avec l’absence délibérée de la sincérité. Dans
cette optique, être théâtral c’est être faux. » [49][49]Cf. Gabriel Abensour, « Blok face à
Meyerhold et Stanislavski… Il n’est donc pas du tout anodin, au contraire, que ce soit bien là une
idée très prégnante chez Nietzsche puisqu’il parle du jeu de l’acteur comme d’une « fausseté en
bonne conscience ». On en trouve la trace dans de nombreux fragments ; à titre d’exemple, citons
le fragment suivant car, outre sa proximité avec un passage de l’aphorisme 361 du Gai Savoir, il
s’inscrit en tant que chapitre dans un plan qui, même si le contenu, dit Heidegger, « n’est pas
même ordonné selon un principe tangible objectivement fondé » [50][50]Heidegger, qui rapporte
l’intégralité du fragment, ajoute que…, l’engage dans une réflexion Sur la physiologie de
l’art, en faisant de l’esthétique une « physiologie appliquée » [51][51]Cf. « Là où je trouve à
redire », in Nietzsche contre Wagner,… : « Problème de l’acteur – “malhonnêteté”, la faculté
typique de se métamorphoser, en tant que défaut de caractère... L’impudeur, le pitre, le satyre, le
bouffon, le Gil Blas, l’acteur qui joue l’artiste... » [52][52]FP, 17 [9], t. XIV, p. 276.
38Il est clair à présent que la théâtralité est non seulement au centre d’une réflexion
nietzschéenne sur l’esthétique, mais elle s’inscrit d’emblée dans l’ordre de la physiologie. À
condition de préciser que, par esthétique, il convient d’entendre, comme le dit Heidegger, l’état
affectif de l’homme, et par physiologie, de « mettre l’accent sur l’état corporel » et de signifier
ce dernier comme étant « par soi-même toujours quelque chose de psychique donc aussi du
ressort de la “psychologie” [...]. En revanche : quand Nietzsche dit “psychologie”, il entend
toujours inclure l’état physiologique du corps » [53][53]Cf. Heidegger, op. cit., p. 91-92.. Cet état
est précisément un état corporel (Leib) en tant qu’il relève à la fois du strictement physique
– comme ce qui caractérise une pierre (un corps physique, Körper) – et du
psychophysiologique [54][54]Ibid., p. 93..
39Ce qui conduit immanquablement à retrouver la question incontournable du corps de l’acteur :
qu’il s’agisse de l’acteur humain, c’est évident, mais qu’il ne faille pas omettre ce qui, de
l’animal, s’offre en spectacle dans le comportement mimétique, ce l’est tout autant, ne serait-ce
que parce que Nietzsche établit un rapport intime entre ce qui se joue dans certains
comportements humains et le mimétisme animal.
40Au point où nous sommes arrivés, la question ne laisse pas d’être reprise : la théâtralité relève-
t-elle en vérité d’un instinct ? L’idée même d’un instinct peut-elle être retenue en tant que
concept opératoire pour expliquer à la fois l’engendrement de l’acteur, de l’ « artiste », et la
théâtralité ? Car ce qui semble se jouer dans la théâtralité, c’est, comme nous l’avons vu, son
propre destin : la représentation, avec ce qui, en elle (la théâtralité), est imprésentable. Qu’en
sera-t-il, si l’on n’exclut pas l’idée d’un instinct théâtral ? Avançons une autre question :
comment la théâtralité dans sa double valence – représentation et instinct – se comporte-t-elle eu
égard à la vérité ? Pour y répondre nous voudrions la mettre ene profil à travers la lecture
simultanée de quelques passages de La Naissance de la tragédie et d’un fragment posthume écrit
durant la même période.
41Il nous faut donc reprendre la notion de théâtralité et dépasser la stricte limite de l’instinct,
dans la mesure où celui-ci n’est pas strictement lié à ce qui se donne à voir ou que l’on suppose à
partir de l’observation d’un certain comportement chez les animaux. Car ce qui s’actualise dans
le jeu de l’acteur sur la scène, c’est justement ce qui ressort non pas du hors texte dans la
définition que donne Barthes de la théâtralité, mais plutôt de la conception du « théâtre pauvre »
de Grotowski, selon laquelle il s’agit de dépouiller le théâtre, c’est-à-dire avant tout la scène, de
tout le superflu : « En éliminant petit à petit tout ce qui s’avérait superflu, nous avons trouvé que
le théâtre peut exister sans maquillage, sans costumes, sans scénographie autonome, sans
bruitage, etc. Mais il ne peut pas exister sans la relation acteur/spectateur ou sans communion
comme expérience de la relation directe, “vivante”. » [55][55]Cf. Grotowski, Vers un théâtre
pauvre, Lausanne, L’Âge d’homme,… Il se trouve ici une idée essentielle sur laquelle nous
reviendrons, car elle est véritablement au cœur de la problématique de l’acteur.
42En effet, ce qui définit la spécificité du théâtre par rapport aux autres arts est la relation
vivante qui s’établit entre l’acteur et le spectateur. C’est la raison pour laquelle la théâtralité, ce
n’est pas tant « le théâtre moins le texte » que ce qui se joue dans la relation de l’acteur et du
spectateur. Il y a en effet, ici, un enjeu important puisqu’il concerne non seulement la nature
même de cette relation, mais qu’il est encore, rappelons-le, l’un de ceux qui donne son sens et
son orientation à notre travail sur la théâtralité. Cette expérience dont parle Grotowski est au
cœur du jeu scénique du chœur tragique regardé par une foule de spectateurs. Il est vrai que
Nietzsche relève un fait indissociable de la relation privilégiée existant entre les choreutes et la
foule dionysiaque, à savoir que cette expérience singulière, unique et indivisible, comme une
véritable expérience religieuse de communion [56][56]On sait que le spectacle de théâtre chez les
Grecs n’avait rien…, ne peut avoir lieu que parce que le lieu d’où l’on regarde, le théâtre, sa
forme, en est une condition favorable. Mais c’est une condition extérieure qui, justement, induit à
la fois une illusion théâtrale et une épiphanie : « La forme du théâtre grec évoque un vallon
solitaire, en montagne : c’est pourquoi il faut imaginer l’architecture de la scène semblable à la
nuée lumineuse que les bacchantes qui divaguent dans la montagne aperçoivent de haut, comme
le décor majestueux où se révélera l’image de Dionysos. » [57][57]NT, § 8, p. 73 ;
cf. H. C. Baldry, Le théâtre tragique des… Comment ce dieu va-t-il se (re)présenter sur scène ?
C’est ce dont il va être question maintenant.
43Après avoir évoqué la naissance et l’évolution du chœur tragique issu de son embryon
satyrique, d’où prendra forme la tragédie, Nietzsche dit qu’il résulte de son « interprétation
comme de la tradition que Dionysos, le héros proprement dit de la scène et le centre de la vision,
n’est pas tout d’abord, dans la période la plus ancienne de la tragédie, vraiment présent sur la
scène, mais qu’il est simplement représenté (vorgestellt) comme présent. Autrement dit, que la
tragédie est à l’origine seulement chœur, et non pas “drame”. Plus tard toutefois, on s’efforcera
de montrer réellement le dieu et le présenter (darstellen) sur la scène visible à tous les yeux,
figure même de la vision avec le décor qui l’exalte. Désormais le chœur dithyrambique a pour
tâche de stimuler la disposition dionysiaque de l’auditoire jusqu’au point où, le héros tragique
paraissant sur la scène, ce n’est pas l’homme affublé d’un masque difforme qu’il aperçoit, mais
la figure d’une vision pour ainsi dire née de sa propre extase » [58][58]NT, § 8, p. 76..
44La place et le contenu de ce passage sont pour nous indicatifs de la nature de la théâtralité en
ce qu’ils mettent en évidence l’une de ses significations essentielles que nous allons parcourir
sous forme de deux remarques.
45En premier lieu, Dionysos est « simplement représenté comme présent » au moment où la
tragédie est encore, si l’on peut dire, à l’état fœtal, voire embryonnaire : c’est l’état du chœur au
centre duquel le dieu est absent ; il n’y est que représenté. Faut-il supposer qu’il soit
imprésentable ? Faut-il reconnaître que la vérité, la terrible vérité qu’il incarne, si l’on peut dire,
symboliquement, soit imprésentable et inouïe, et, partant, déconcertante ? Ne faudra-t-il pas toute
l’ingéniosité des poètes-dramaturges-metteurs en scène, à commencer par Eschyle, bien que la
part belle en revienne à Euripide, pour le présenter épiphaniquement, et donc « réellement »
mont(r)é sur scène, c’est-à-dire « visible à tous les yeux » ? Ce qui ne veut pas dire montré par sa
face, bien au contraire, car, à tout moment, il s’avance masqué, et pour cause : il est par
définition et par essence le dieu aux masques. La question reste de savoir comment a lieu cette
visibilité.
46Complice de l’illusion, la visibilité est rendue par la Darstellung : c’est par elle qu’il y a à
proprement parler figuration ou figurabilité. Comment l’infigurabilité va-t-elle se donner (dans)
des figures ou se figurer ? Comment l’imprésentable va-t-il finalement se présenter ? Peut-être
faut-il l’entendre comme lorsqu’on dit d’une personne qu’elle se présente, autrement dit quand
elle vient décliner son identité. Cette identité, selon les circonstances, n’est pas absolument
réductible à la patronymie, car elle peut être aussi bien celle du sujet et de son histoire (existe-t-il
seulement un sujet sans histoire(s) ?), ou se donner dans la présence y compris sous le mode de
l’absence, de l’effacement, du retrait. Mais restons au plus près du texte : quand Nietzsche écrit
que lorsqu’on est passé du chœur au drame, de ce qu’était la tragédie à son origine à ce qu’elle
est advenue par les moyens de l’art, sous le régime de la mimèsis, il signifie ce passage comme
étant celui de la Vorstellung à la Darstellung. Cette distinction, bien qu’elle ait été effectuée dans
ce texte, à juste titre, Nietzsche l’estime supposée connue par ses lecteurs.
47Afin de l’éclairer, puisqu’il s’agit du théâtre et de la scène de ce qui se donne à voir, et ressort
donc de la figurabilité, nous voulons renvoyer à celle que Freud expose dans le septième chapitre
de la Traumdeutung où il traite du mécanisme et de la fonction du rêve. Très brièvement, c’est au
sujet du rêve, défini comme l’accomplissement déguisé d’un désir refoulé, que Freud établit, plus
qu’une distinction, une opposition entre la Vorstellung qui suppose la présence d’une image qui
se pose (stellt) au-devant (vor) du sujet (c’est-à-dire ici du rêveur) et
la Darstellung (ou Darstellbarkeit), c’est-à-dire le processus même de la figuration ou de la
figurabilité. Celle-ci pourra donc être définie comme la mise en images, la plupart du temps
visuelles, ou encore comme la mise en scène (Freud parle bien d’un scénario dans le rêve) de la
pensée du rêve. On peut le dire en d’autres termes : ce procédé dans la formation ou dans le
travail du rêve consiste à rendre présente la position (Stellung) de la pensée du rêve (absente par
définition) en un « ici » (Da) [59][59]Il peut être intéressant de remarquer qu’on retrouve le
« Da »….
48En second lieu, si Dionysos est toujours « le héros proprement dit de la scène et le centre de la
vision », quel qu’en soit par ailleurs le lieu épiphanique d’où il est vu, à l’origine de la tragédie
(chœur) ou à son apogée (drame) et d’où il est regardé (la foule des spectateurs) ce dieu apparaît,
dans son jeu de présence/absence, comme un acteur.
49Et sans nul doute, en jouant le premier rôle, notamment dans Les Bacchantes. Il est au centre
de la tragédie euripidienne dans l’exacte mesure où c’est lui, le dieu et maître de l’illusion
théâtrale, « qui met lui-même en scène au théâtre son épiphanie, qui se révèle tant aux
protagonistes du drame qu’aux spectateurs sur les gradins, en manifestant sa divine présence à
travers le déroulement du jeu tragique – ce jeu placé précisément sous son patronage religieux »,
écrit, avec justesse, Jean-Pierre Vernant [60][60]Cf. Jean-Pierre Vernant, « La figure des
dieux III :…. Cette prééminence lui confère d’ailleurs le droit impérieux d’énoncer le premier
mot de la pièce : « hékô », « me voilà, je suis venu » [61][61]Ibid., p. 225, entrée que Vernant
signifie ainsi : « Irruption…, signifiant à tous sa position de maîtrise ; il serait même, en termes
lacaniens, le signifiant-maître, au sens où il est le dieu par où s’est incarné le phallus, ce qui à
l’évidence pose un problème ni banal ni simple, car la tradition nous rapporte que Dionysos est
bisexuel ; ce qui, à l’évidence, lui donne une position ambiguë.
50On conçoit dès lors que cette ambiguïté puisse renvoyer à la notion d’un dédoublement
caractéristique de tout acteur en général. La maîtrise de la représentabilité par le dieu renvoie en
définitive au signe de sa visibilité, à savoir le masque. On sait que le masque constitue l’un des
moyens d’exprimer l’absence dans la présence. Si le masque porté sur scène par un acteur n’est
finalement qu’un subterfuge destiné à dissimuler les émotions sur le visage du comédien, et du
même coup permettre aux hommes de jouer des rôles de femmes, en revanche, c’est dans la
mesure où Dionysos a pour fonction de présenter une duplicité primordiale qu’il est acteur.
51Une duplicité d’avant la représentation, comme surgie de « l’abîme le plus profond », d’un
chaos originel et pulsionnel, où fusionnent et se confondent forces et formes. En s’emparant de
cette non-identité, Dionysos est contraint de se parer et de s’entourer de masques dont il jouera
avec une parfaite maîtrise. Qu’il se dissimule, par exemple, sous ceux de « l’infortuné Œdipe »
ou de Prométhée, le héros sacrilège, comme le rappelle Nietzsche [62][62]NT, § 10 : « Il y a une
tradition irrécusable pour dire que la…, ou de l’étranger lydien « à l’allure des femmes »
des Bacchantes, Dionysos, manifeste constamment sa duplicité : se révéler en se cachant et se
montrer « visible aux yeux de tous » (à l’exception de Penthée qui ne le voit pas alors qu’il est
devant ses yeux). « Il se fait voir, dit Vernant, en se dissimulant au regard de tous ceux qui
croient à ce qu’ils voient, à ce qui est “évident aux yeux”, phaneròs ommasin. » [63][63]Cf. Jean-
Pierre Vernant, op. cit., p. 226.
52Plus profondément, si ces masques prennent une forme plus supportable et apaisante dans la
version apollinienne des tragédies sophocléennes puis euripidiennes, Dionysos n’y paraît que
donné à voir, masqué(e), et cette infigurable vérité peut s’énoncer ainsi : il n’y a pas de vérité.
Un pas de plus, et il n’est pas difficile de reconnaître en Dionysos lui-même le dieu-masque de
cette vérité terrible. Or son infigurabilité ou son imprésentabilité originaire est cela même qui fait
de Dionysos non pas seulement un acteur, un acteur-dieu pour ne pas dire (encore) un « acteur-
roi » (car cette figure-là n’apparaîtra que sous l’Empire romain, avec l’empereur Néron), mais
sans doute davantage, pour emprunter, à la lettre, une expression de Jacques Derrida, « le facteur
de la vérité » [64][64]Cf. Jacques Derrida, « Le facteur de la vérité », Poétique,….
53Et le voilà accompagné de sa propre lettre, laquelle, paradoxalement, se destine vers un lieu :
son lieu d’origine, ou si l’on préfère son lieu d’envoi, en termes nietzschéens, vers l’Un-
originaire, comme s’il s’agissait déjà là d’un cycle qui préfigure la vision de l’éternel retour. Une
destination qui peut également être interprétée comme étant le lieu où il n’y a de vérité que de
son absence, de son manque, de son trou : à quoi se rattache, indéfectiblement, ce qui est et a été
toujours pensé du côté de la femme, à savoir, pour le dire brièvement, la castration. Si c’est là le
sens et la destination de la lettre, cela pourrait être suffisant pour engager le lecteur non
seulement sur les voies et les pièges de la généalogie du dieu devenu acteur (on connaît sa
bisexualité, son côté efféminé, et on sait aussi qu’il était entouré de femmes), mais, plus encore,
vers cette vérité qui se voile dans son dévoilement. Une opération que Nietzsche nous invite à
retrouver dans ce fameux passage du dernier paragraphe de la préface du Gai Savoir : « Nous ne
croyons plus que la vérité soit encore la vérité dès qu’on lui retire son voile [...]. On devrait
mieux honorer la pudeur avec laquelle la nature se dissimule derrière des énigmes et des
incertitudes bigarrées. Peut-être son nom, pour parler grec, serait Baubò ?... » [65][65]GS, préface,
§ 4 ; cf. Sarah Kofman, « Baubo, perversion… Il y a là un réel enjeu, car il y va non seulement
du rapport de la vérité à la théâtralité, mais encore de leur rapport à la féminité, dont nous
étudierons un certain nombre d’implications dans nos prochains chapitres.
54Bien que l’optique de Peter Sloterdijk soit différente de la nôtre quant à la nature de la vérité
des vérités, dont on peut, au demeurant, rappeler qu’elle est souvent placée sous le signe
polyphonique des voix des femmes(voir Les Bacchantes), nous retiendrons sa remarque fort
suggestive que, pour avoir été dissimulée sous le(s) masque(s) de Dionysos, cette vérité, « nous
devons nécessairement depuis toujours l’avoir manquée » [66][66]Cf. Peter Sloterdijk, Le penseur
sur scène, 1986, trad. Hans…, et nous ajouterons : au sens d’un acte manqué.
55Nous estimons que si Dionysos, en tant que « facteur de la vérité » voilée dans son
dévoilement, ne se donne pas à voir malgré sa présence sur la scène, en toutes lettres, y compris
dans les fictions des poètes, c’est parce que cette vérité qu’il envoie – par visions ou par ses
voix – est imprésentable au même titre que la nudité. Ce dieu pudique est pourtant montré sur
scène : dans son jeu il ne donne rien à voir qui pourrait faire penser à de l’obscénité. En
revanche, il serait tout à fait possible de penser cette imprésentable vérité que suggère ce que
d’aucuns appelleront l’énigme de la femme, dans l’optique de ce qui, par ailleurs, bien que les
deux plans puissent se rejoindre, ne se donne jamais ou ne se présente jamais comme tel : la
mort. « La mort qui, comme le dit Philippe Lacoue-Labarthe, dans une “Note sur Freud et la
représentation” – pas plus que le sexe de la mère – ne peut se présenter elle-même, comme telle,
“en personne” comme dirait Lyotard. De même qu’il y a une incontournable nécessité de la re-
présentation (de la mise en scène, de la Darstellung) de la mort, et par conséquent de
l’identification, du mimétisme. » [67][67]Philippe Lacoue-Labarthe, « Note sur Freud et la… Ce
qui peut donc signifier une nécessité de la théâtralité, qui, comme « instinct », relèverait d’une
métapsychologie. En ce sens, cela nous conduit d’une part, à relier la théâtralité à la modalité de
ce destin sans figure que les Grecs appelaient Ananké qui engendre l’acteur, l’artiste et le génie,
et, d’autre part, à relire, comme nous l’avions annoncé, le fragment posthume suivant, du début
de l’année 1871 : « Le même instinct qui met la nature à la place du dieu vu en rêve met l’acteur
à la place de la vision de Dionysos agissant. » [68][68]FP, 9[53] ; NT, OC, p. 380.
60C’est donc un même instinct, une même dynamique énergétique qui procède à une
substitution dans l’ordre du voir et du rêve ; il n’y a qu’une place : elle est occupée dans
l’élément (patent ?) du rêve par le dieu et dans l’élément de la vision par Dionysos. Précisons
que cette place, sous la poussée du même instinct (Trieb), se voit destituée de son premier
occupant : d’une part, « Dieu » est déplacé, puis remplacé par la Nature ou, si l’on préfère, il y a
une naturalisation de l’idée de Dieu (dans une formulation spinoziste : deus sive natura) ; d’autre
part, Dionysos, dont la tradition rapporte qu’il est le dieu-masque, se voit remplacé par l’acteur
qui, lui, n’agit pas mais joue l’action (il la représente).
61Nous disposons des principaux repères qui émergent à la surface de ce fragment qu’il va
falloir maintenant interroger.
62Nous retiendrons tout d’abord la question que nous avions laissée en suspens concernant
l’identification de cet instinct opérateur ou producteur de substitution, de changement de place
ou plutôt mettant une chose un mot et/ou une image à une autre place, un mot à la place d’un
autre mot, une image à la place d’une autre image et qui peut en tenir lieu. Nous savons que ce
que cet instinct substitue au dieu vu en rêve, disons une fiction, c’est la nature, qui pourrait, en ce
sens aussi, être une fiction. Or quelle est l’opération qui consiste à produire « un mot pour un
autre » [72][72]Titre de Jean Tardieu qu’emprunte J. Lacan, Écrits, Paris, Le… ou à remplacer
un mot par un autre ? C’est, on l’a compris, la métaphore dont « l’étincelle créatrice (...) ne jaillit
pas de la mise en présence de deux images, c’est-à-dire de deux signifiants également actualisés.
Elle jaillit entre deux signifiants dont l’un s’est substitué à l’autre en prenant sa place dans la
chaîne signifiante » [73][73]Ibid..
63Il est clair à présent que l’instinct dont il s’agit dans ce fragment ne peut être dit naturel au
sens où il serait issu de la nature, en tant qu’instinct au sens strict d’instinct biologique
déterminant un comportement fixe et immuable. Il ne peut donc être défini ou signifié, dès lors
qu’il effectue une opération de substitution définissant la métaphore, que comme l’instinct
métaphorique, autrement dit encore, l’instinct poétique : celui-là même qui caractérise le propre
de la création poétique et, partant, du poète. C’est en ce sens que l’instinct métaphorique fait que
« la métaphore, pour un poète authentique, affirme Nietzsche, n’est pas une figure de rhétorique,
mais une image substitutive qui lui vient effectivement à l’esprit à la place d’un concept » [74]
[74]NT, § 8. Sur la métaphore, Le livre du philosophe,…. Par instinct, il faudra donc entendre ici
une dynamique créatrice et qui serait le fait du langage (inconscient ?) en tant que pouvoir
producteur-créateur (poétique) d’images substitutives ou de métaphores. « Un mot pour un
autre, telle est la formule de la métaphore, écrit Lacan, et si vous êtes poète, vous produirez à
vous en faire un jeu, un jet continu, voire un tissu éblouissant de métaphores. » [75][75]Lacan, op.
cit.
64Ce qui nous autorise à prendre le risque d’une « lecture lacanienne » de ce texte de Nietzsche,
c’est que, pour lui, la métaphore n’est pas une figure de rhétorique, ce qui veut dire deux
choses : la première est que, dans la rhétorique classique, la métaphore (comme d’ailleurs la
métonymie) faisait lien avec la pensée logique où le poète, le plus souvent, restait maître de la
signification produite. En revanche, et c’est le second point, pour Nietzsche, « le poète n’est
poète que de se voir entouré de figures qui agissent et vivent devant lui et qu’il peut regarder
jusqu’au plus intime de leur être », et c’est donc pourquoi une métaphore, en tant « qu’image
substitutive », « lui vient à l’esprit ». Autrement dit, il n’y aurait pas chez le poète ainsi défini
une totale et entière maîtrise de la production de métaphores ; si les images lui viennent à l’esprit
sans qu’il l’ait décidé, volontairement, et sans les diriger, sans qu’il les fasse venir, mais qu’elles
se présentent devant lui, comme dans une sorte d’ « attention flottante », ou de sorte qu’il se voit
entouré et comme assiégé par « une cohorte de figures » ou d’ « esprits » qui « s’impose à ses
yeux » [76][76]NT, § 8. On pourrait voir ici l’idée et même le symptôme de… (de la même façon,
par ailleurs, qu’un personnage), cela veut dire qu’elles viennent malgré lui, au point que
« l’écriture métaphorique » pourrait être qualifiée d’ « obsessionnelle » [77][77]Cf. Sarah
Kofman, op. cit., p. 164. On sait que S. Kofman vise…. Mais accepter de souscrire à cette lecture
reviendrait à reconnaître dans le Trieb nietzschéen moins une poussée naturelle ou une force
vitale comme un titre de La Volonté de puissance qu’une puissance poétique (même si dans La
Naissance de la tragédie elle se manifeste encore sous la forme duelle d’ « instincts artistiques
qui jaillissent de la nature », figurés par les deux divinités tutélaires et non moins rivales de l’art,
Dionysos et Apollon) proprement constitutive du langage, et par laquelle même La Volonté de
puissance a un statut métaphorique dont l’oubli, nous rappelle S. Kofman, a pu faire « prendre
Nietzsche pour le dernier métaphysicien, pour celui qui aurait simplement renversé le
platonisme » [78][78]Ibid., p. 139.. Mais ce serait reconnaître en même temps dans
ce Trieb l’autre nom de l’inconscient, défini cette fois-ci comme « structuré comme un
langage ».
65En effet, seul le langage peut mettre un mot à la place d’un autre mot, « un mot pour un mot »,
une image pour une image ; la substitution est un fait de langage et son nom est la métaphore. Si
cette fonction de substitution est le propre d’un instinct dont l’inconscient peut bien être
l’équivalent ou l’autre nom, cela signifie que ladite substitution est un processus inconscient.
Autrement dit, ce serait l’inconscient (dont le Trieb ne serait finalement au sens nietzschéen
qu’une métaphore) qui procède par métaphore en mettant « la nature à la place du dieu vu en
rêve » et « l’acteur à la place de la vision de Dionysos agissant ».
66Au point où nous en sommes, on en est à se demander, comme nous le disions au début de
notre interprétation du fragment, si la lecture que nous en avons faite jusqu’à présent, alors
même qu’elle est une activité critique qui se refuse à toutes les formes de déterminismes
sémantiques, ne nous a pas « pris dans les filets du langage », pour reprendre une métaphore
nietzschéenne [79][79]Le livre du philosophe, § 118. ? Mais peut-être ce voyage dans l’espace
sémantique des mots nous a-t-il contraint – car telle est bien la Zwang de la langue – à nous
servir de mots « qui servent de support à la pensée » et doivent être « employés dans toutes les
positions possibles, dans les locutions les plus variées ». Faut-il s’astreindre à « les tourner et
retourner sous toutes leurs faces dans l’espoir qu’une lueur en jaillira, les palper et ausculter leurs
sonorités pour percevoir le secret de leur sens... parfois au prix d’un discours illisible » ? Car « il
s’en faut de peu, en effet, qu’on ne se contredise ; il suffit de continuer sur la même ligne, de
glisser sur la même pente, et l’on s’éloigne de plus en plus du point de départ, et le point de
départ finit par démentir le point d’arrivée » [80][80]W. Jankélévitch et B. Berlowitz, Quelque
part dans l’inachevé,….
67Faisons donc un pas – de sens – supplémentaire, et laissons-le s’affranchir (au double sens du
mot, et dans la perspective de le franchir) de l’aire sémantique où, jusqu’à présent, s’est installée
et dressée la stèle de l’inconscient. La stèle peut être « un mot pour la vérité » (c’est un des noms
possibles) comme le dit Ph. Lacoue-Labarthe, dans une remarquable relecture de
l’alèthéia heideggérienne, « parce que la vérité est le dévoilement » [81][81]Ph. Lacoue-Labarthe,
« Typographie », in Mimesis. Des…. « Et non l’inverse » ajoute-t-il, justement. Pourquoi ? Parce
que « très précisément, ce n’est pas l’érection qui dévoile, mais le dévoilement qui érige. Qu’on
entende cela comme on voudra, toutes les interprétations seront bonnes » [82][82]Ibid.. Dont acte.
68Ce qui importe, sans doute, c’est « une vérité qui tient à ce que dans son dévoilement le
message condense » [83][83]Lacan, op. cit., p. 741.. On sait que le mot allemand que traduit
« condensation » est Verdichtung et renvoie à l’un des mécanismes du travail du rêve, selon
Freud, par lequel « le rêve est bref, pauvre, laconique, comparé à l’ampleur et à la richesse des
pensées du rêve » [84][84]S. Freud, L’interprétation des rêves, Paris, PUF, 1973, p. 242.. Procédé
réinterprété par Lacan dans lequel il voit « la structure de surimposition des signifiants où prend
son champ la métaphore, et dont le nom pour condenser en lui-même la Dichtung indique
la connaturalité du mécanisme à la poésie, jusqu’au point où il enveloppe la fonction
traditionnelle de celle-ci » [85][85]Lacan, op. cit., p. 256. Il convient de noter que les…. C’est
pourquoi, dira Lacan, « il y a si peu d’opposition entre cette Dichtung et la Wahrheit dans sa
nudité » [86][86]Ibid., p. 742. que la vérité est parfaitement compatible avec une structure de
fiction. Ce qui voudrait dire que, dans l’optique nietzschéenne, la nudité de la vérité, c’est sa
pudeur, par quoi elle est Dichtung (« nous ne croyons plus que la vérité soit encore la vérité dès
qu’on lui retire son voile » [87][87]GS, Préface, § 4. – qu’elle n’est dévoilante et donc érectible,
ou dévoilement, que parce qu’elle porte le voile (signe de deuil ou de mort, ou d’absence : la
vérité c’est : il n’y a pas de vérité – pour la manifester elle a besoin d’un voile, du voilement, ou
de l’envoilement ; elle s’exhibe, pudiquement, dans ou sur le mode de l’absence, du retrait, du
repli). Le voile est ce par quoi elle s’érige ; le voile est son érection, sa stèle ; le voile est ce par
quoi elle s’installe et par où elle est dévoilée, décachetée (sortie des oubliettes ou de la cachette).
Dévoilement : autre nom de la théâtralité. L’acteur : l’autre nom mis en lieu et place de
Dionysos ; un mot pour un autre ; l’impudeur, l’exhibition, à la place de la pudeur, de
l’inhibition, de la retenue. Le dieu-masque, apparaissant toujours comme voilé-masqué dans son
dévoilement, qu’il soit statue ou stèle au milieu de l’orchestre de l’amphithéâtre ou héros central
de la tragédie ou dans la vision du chœur : « Dans la vision, c’est Dionysos que le chœur
aperçoit » [88][88]NT, § 8., le dieu « agissant », le dieu « souffrant et se magnifiant », en montrant
sa gloire : ceci est mon corps – en souffrance. C’est pourquoi le chœur, ici acteur par excellence
et en tant qu’expression de la force dionysiaque en extase dans et par la même vision,
« n’agit pas » (ibid.). Le chœur est cet « acteur » dans la bouche de qui parle « cette vérité sur
quoi il n’y a plus moyen de discerner le visage du masque, et hors de laquelle il apparaît n’y
avoir pas d’autre monstre que le labyrinthe lui-même » [89][89]Lacan, op. cit., p. 406., le
labyrinthe de l’origine, « le labyrinthe de l’origine de la tragédie grecque » [90][90]NT, § 8..
69Le chœur donc, dans la vision duquel la vérité dans sa nudité se dévoile, s’érige. Érection de
la souffrance du corps du dieu, plus exactement, et c’est un paradoxe, dévoilement d’éléments
imaginaires qui apparaissent morcelés dans le miroir que se tend le chœur tragique, ou plutôt
parce qu’il est lui-même le miroir à travers lequel le corps du dieu se contemple.
70C’est dans le premier instant, quand apparut la fêlure, la fissure dans l’infime noyau de l’Un-
Originel, que se refléta l’image du morcellement primordial des éléments d’où naquit
l’angoissante beauté de Dionysos, que le chœur perçut dans une nouvelle vision en tant
« qu’accomplissement apollinien de son état » [91][91]Ibid.. L’utopie de l’origine, ainsi recréée
dans l’état apollinien du rêve donne du dieu le spectacle de la nature, et de Dionysos agissant, la
figure de l’acteur. La tragédie de l’origine, par instinct poétique ou par métaphore originaire,
s’est transformée en drame qui est « la matérialisation apollinienne de tout ce qui peut être connu
ou ressenti dans l’état dionysiaque » [92][92]Ibid..
71On sait jusqu’à présent que Dionysos désigne une aire sémantique où la vérité s’érige en son
dévoilement pudique et dont la densité poétique, métaphorique, échappe par définition et sans
cesse à un décodage conceptuel exhaustif. Il est celui qui ne se donne pas dans la présence, dans
la plénitude, mais dans l’absence, dans le vide, dans le vide du masque : afin qu’à cette place de
l’absence du dieu, l’acteur se place. Substitution : c’est poétiquement, l’acteur est mis à la place
de dieu, qui s’absente et se retire pour parler à travers son médiateur : l’acteur et d’abord, à
l’origine, le chœur. L’acteur qui doit donc assurer, par sa présence sur la scène, l’absence du
dieu, du père du théâtre : Dionysos. On pourrait même, en ce sens, parler de théâtralisation de la
référence, pour reprendre une expression de Pierre Legendre. Sans s’ouvrir pour le moment à
cette nouvelle perspective, on retiendra que le fragment comme les éléments intertextuels
auxquels il renvoie dans La Naissance de la tragédie insistent sur ce qui, de la scène
dionysiaque, se laisse voir dans la vision du dévoilement par la médiation de l’acteur : le jeu des
forces – de la nature – dont Dionysos est la figure, sans visage ou plutôt la figure sur laquelle on
ne peut plus discerner visage et masque (en grec, c’est le même mot qui désigne l’un et
l’autre : prosopôn). Dionysos ou l’autre nom de la « scène primitive ». Avec l’acteur qui prend
sa place, la « scène primitive » est rendue visible et c’est ce dont témoignent les tragédies
grecques et Œdipe-roi en particulier. La scène de rêve apollinienne prend la place de la scène
douloureuse dionysiaque du dieu souffrant puisque les personnages sophocléens en sont les
masques.
72Comme si dans le drame, par où vient s’achever la vision de Dionysos souffrant, c’est-à-dire
la scène réelle – « maintenant nous savons que la scène, action comprise fut au fond simplement
pensée, à l’origine, comme vision, et que la seule “réalité”, c’est justement le chœur qui fait
naître hors de lui cette vision et qui en parle avec toutes les ressources symboliques de la danse,
de la musique et du verbe » [93][93]Ibid. – ne pouvait se laisser voir qu’en se dissimulant. Et c’est
cette dissimulation qui, désormais, appartient au jeu de l’acteur, jouant de la présence/absence du
dieu sur la scène du théâtre, c’est-à-dire de la représentation. Si le dieu ou Dionysos pouvait
apparaître comme le facteur de la vérité, l’acteur qui s’y substitue ne pourra en être que le contre-
facteur, celui qui « désinstalle » la stèle, qui fait tomber la stèle de son socle ou contrefait la
vérité, son dévoilement : la Vor-stellung devient Ver-stellung, ou plus précisément,
la Vorstellung se déplace dans le lieu ou le domaine de la Verstellung : celle-ci, dès lors, va
déguiser, brouiller les frontières de celle-là : théâtralité. Le jeu de l’acteur devient le trait
fondamental du déplacement de la vérité (ce déplacement donnera lieu à la critique
nietzschéenne des arrière-mondes). Si la Verstellung, la dis-simulation est le propre
du Schauspieler, la vérité n’est plus à sa place : elle entre dans un processus de dé-placement (ou
de placement dans tous les sens du mot) continu : l’acteur est celui qui ment, autrement dit qui
déplace la vérité, qui la place autrement, ou qui par son jeu essaye de mentir (= cacher,
dissimuler, faire semblant) pour que l’on voie qu’il dit la vérité ou à tout le moins « pour qu’on
le croie » [94][94]GS, § 347.. Ce qui voudrait dire que la vérité procède d’une sorte de faiblesse,
peut-être parce qu’elle est marquée du signe féminin, par laquelle elle se met en scène, en se
donnant pour ce qu’elle n’est pas.
73Peut-être alors le changement de place (l’acteur à la place du père – du théâtre, Dionysos)
n’est-il qu’une simulation ou qu’un simulacre ? Peut-être que la vérité du dieu – dans le (reflet
du) miroir dont le chœur est porteur ou à travers lequel il s’identifie pour laisser la vision du dieu
y apparaître comme uni en son morcellement originaire – n’est-elle, finalement, du fait de sa
représentation sur une scène visible (aux spectateurs), et du lieu d’où on la regarde (le théâtre)
que l’illusion, ou, plus exactement, qu’elle produit l’illusion ? Ne serait-elle rien qu’un lieu de
substitution pour ne pas dire de prostitution, c’est-à-dire d’exhibition impudique, et, pourtant,
bien dissimulée ? Un lieu d’échéance et de déchéance ? D’où la nécessité pour un acteur d’entrer
sous un masque, la nécessité du déguisement. Quelle est, dès lors, l’originalité du message ?
Dionysos seul le sait ! Est-il le seul à qui revient le dévoilement de la vérité ? L’institution du
théâtre comme lieu de sa représentation ne devint-elle pas nécessaire ? Ne lui fallait-il pas des
masques typiques, comme ceux d’Œdipe ou de Prométhée, que les acteurs devaient assumer pour
incarner le rôle que ces personnages leur imposaient ? Cette incarnation signifierait-elle la
manipulation d’un paradigme agissant – « Dionysos agissant » – ou d’une référence dont le
propre était l’agir ?
75Après avoir mis en évidence le rôle de la mémoire – Mnémosyne, d’où naquirent les neuf
muses – dans la formation des traditions orales sur lesquelles se fonda la civilisation grecque,
mémoire à laquelle les poètes accordèrent un privilège fondamental – et pour cause, puisqu’elle
est à l’origine de leur inspiration par Muses interposées – M. Détienne indique avec justesse que,
en face de Mnémosyne, puissance de vie, se dresse Léthé, puissance d’oubli et de mort [95]
[95]Léthé est l’un des cinq fleuves des Enfers : fleuve de l’oubli,….
76C’est en ce sens que, comme l’écrit M. Détienne : « Le champ de la parole poétique est
équilibré par la tension de puissances qui se répondent deux par deux : d’un côté, la Nuit, le
Silence, l’Oubli ; de l’autre, la Lumière, la Louange, la Mémoire. » [96][96]M. Détienne, Les
maîtres de vérité dans la Grèce archaïque,… Or cette parole poétique, la Dichtung, énonce une
parole de louange ou d’éloge que prononce le poète ; dans cette énonciation, le poète dit une
parole de vérité, proprement assertorique ; c’est en cela qu’il est un « Maître de vérité » : sa
parole est incontestée et indémontrable, elle ne s’oppose ni au faux ni au mensonge ; étant une
structure de fiction, la parole poétique est compatible avec la vérité – Aléthéia/Wahrheit –
laquelle s’oppose donc à l’oubli, Léthé. Toutefois Léthé entretient un rapport à Aléthéia, et plus
qu’un rapport, car elle ne va pas sans une part de Léthé, c’est-à-dire d’oubli : Léthé y est inscrite
en toutes lettres. Alors pourquoi cela voudrait dire que, comme M. Détienne le fera remarquer,
« la parole du poète est comme le chant des Sirènes, ces sœurs des Muses » [97][97]Ibid., p. 69. ?
Le poète, Maître de vérité, connaît-il l’art de séduire, de plaire, de charmer et de tromper ? Les
paroles de vérité, d’Aléthéia, peuvent-elles tromper ? En effet, comme le disent les Muses dans
la Théogonie d’Hésiode : « Nous savons dire beaucoup de choses trompeuses, semblables à des
réalités, mais nous savons aussi dire, quand nous le voulons, des choses véridiques. » [98][98]Cité
par M. Détienne, op. cit., p. 75. Autrement dit, comme l’a bien vu M. Détienne, cela signifie que
le poète, Maître de vérité, devient, par une sorte de dérive insidieuse de la vérité vers l’oubli – et
ce glissement est réciproque – par la médiation de la mimésis, le Maître de la tromperie et du
mensonge. Ces quelques brèves données nous engagent dans une nouvelle perspective dont nous
ne pourrons proposer qu’une esquisse.
77S’agissant de la création poétique, il apparaît qu’en premier lieu, comme le dit Nietzsche, « la
sphère de la poésie n’est pas extérieure au monde » [99][99]NT, § 8., autrement dit, à la réalité des
choses mêmes ; de ce fait, elle ne peut apparaître « comme une... chimère sortie du cerveau du
poète » [100][100]Ibid.. Au contraire, elle se veut « l’expression sans fard de la vérité » [101]
[101]Ibid., de la vérité naturelle (Naturwahrheit) ou dionysiaque, c’est-à-dire de la douleur
originelle, les déchirements et les contradictions du cosmos (antagonisme des forces) – la nature
donne le spectacle de la douleur –, opposée à ce mensonge de la culture, à la vérité dite
culturelle, caractérisée par le maquillage, le fard, la feinte, le mensonge, le masque. Autrement
dit par ce qu’il y a de plus féminin et qui relève donc de la dissimulation, du cosmétique, ou
encore de ce que Platon, dans le Gorgias, appelle la flatterie (kolakeia) [102][102]Platon, Gorgias,
463 a - 466 a ; 501 b - 502 d., en tant qu’elle vise à l’agréable et au plaisir sans souci du
meilleur.
78Pourtant, si La Naissance de la tragédie fait encore l’éloge du poète parce qu’il dit la « vérité
sans fard », Zarathoustra, quant à lui, condamne tout éloge du maquillage, parce que le poète et
l’œuvre poétique – et cela n’est pas sans rappeler la condamnation platonicienne, malgré la
différence dans les intentions et les points d’attaque – induisent une « aliénation du corps par la
métaphore » [103][103]Derrida, « La parole soufflée », in L’écriture et la… en tant que procédé
– inconscient – de substitution, sorte de poétique du transfert, qui spécifie le corps jusqu’à le
confisquer et l’aliéner, c’est-à-dire à le rendre étranger à lui-même. Ainsi le propre du corps est
figuré, métaphorisé, ou, pour le dire autrement : le corps ment, le corps se met à mentir. Ne
serait-on pas, du coup, entrés dans le domaine de la pathologie et, plus précédemment, dans la
sphère de l’hystérie laquelle, à l’inverse d’une « vérité sans fard » du corps, présente une variété
infinie de symptômes comme autant de métaphores de la vérité (inconsciente) du corps ?
79Ne serait-on pas déjà, dans cette douleur du corps montrée – et celle du corps du dieu
(Dionysos) est exemplaire – poétiquement, si l’on peut dire, par images substitutives (ou
symptômes) à la limite de la contrefaçon, de la Verstellung ? N’est-ce pas déjà le sens de
figurer (bilden), « mettre en scène », qui est ici signifié en tant que pratique de la
fiction (Bildung) dont le destin est justement de dissimuler, feindre, farder, maquiller la
vérité (Wahrheit) ? Appelons cela comme on voudra : feinte, hypocrisie, mensonge, le tout
devant être entendu « au sens extra moral ».
81« Depuis que je connais mieux le corps, disait Zarathoustra à l’un de ses disciples, l’esprit
n’est plus pour moi qu’une métaphore ; et d’une façon générale, l’ “éternel” n’est aussi que
symbole. »
82— Je te l’ai déjà entendu dire, répondit le disciple, et tu ajoutais alors : « Mais les poètes
mentent trop. » Pourquoi disais-tu donc que les poètes mentent trop ?
83— Pourquoi ? dit Zarathoustra, tu le demandes ? Je ne suis pas de ceux à qui l’on demande
leurs raisons.
84— ...
85Qu’est-ce donc que Zarathoustra t’a dit autrefois ? Que les poètes mentent trop ? Pourtant
Zarathoustra est poète lui-même. Crois-tu maintenant qu’il ait dit la vérité ? Pourquoi le crois-
tu ?
87— Je ne connais pas la foi qui sauve, dit-il, surtout si c’est la foi en moi.
88Mais à supposer que quelqu’un dise sérieusement que les poètes mentent trop, il aurait raison :
nous mentons trop.
89Nous savons trop peu et nous sommes incapables d’apprendre ; aussi sommes-nous bien
forcés de mentir.
90— Et lequel d’entre nous poètes n’aurait jamais falsifié son vin ? « On a préparé dans nos
caves plus d’une mixture vénéneuse, on y a perpétré des choses innommables. » [104]
[104]Zarathoustra, Livre II, « Des poètes », trad. Bianquis, Paris,…
91En faisant l’aveu de ce qu’il ne dit pas, de ce qu’il oublie de dire, inconsciemment – la vérité
ne va pas sans l’oubli (Aléthéia ne va pas sans Léthé) –, le poète tragique sait [105][105]On peut le
dire de l’homme de façon générale, dans la mesure où…, lui l’initié du savoir, que « les vérités
sont des illusions dont on a oublié qu’elles le sont, des métaphores qui ont été usées et qui ont
perdu leur force sensible, des pièces de monnaie qui ont perdu leur empreinte et qui entrent dès
lors en considération, non plus comme pièces de monnaie mais comme métal » [106][106]Le livre
du philosophe, III, 1, Paris, Aubier, p. 183 – Voir…. Or cette « monnaie effacée que l’on se
passe en silence » (Mallarmé repris par Lacan [107][107]Lacan, op. cit., p. 251.) n’est finalement
que la vérité mise en service pour l’échange verbal, la vérité mise en circulation entre les mots.
La vérité : une métaphore en déplacement ou en quête de substituts, à l’instar des personnages
pirandelliens en quête d’auteur.
92Une vérité dont l’acteur est la figure par excellence : celui par qui le dieu Dionysos est rendu
présent dans le dévoilement, dans la vision ou le rêve, dans sa vérité glorieuse comme le fut son
père Zeus devant Sémélé, sa mère. L’acteur est donc bien la médiation par laquelle la nudité du
dieu se dévoile ; nudité que les poètes tragiques, à travers les personnages héroïques,
« psychopathiques » dira Freud (on sait combien l’analyse ou la scène analytique est redevable à
la théâtralité considérée par lui comme un modèle), eux-mêmes considérés comme des
métaphores (images substitutives) ou des masques (révélant-cachant la nudité) de Dionysos [108]
[108]NT, § 8 et 9., vont mettre en scène dans leurs pièces, sous couvert d’actions toujours
représentées, puis données en spectacle (opsis) devant un public : c’est le drame proprement dit.
Le type d’instinct (Trieb) dont le poète est porteur, instinct poétique en tant que puissance de la
vie, est celui par lequel « la stèle se dévoile : poïein, c’est mettre debout » [109][109]Lacoue-
Labarthe, op. cit., p. 201.).
93C’est dire que l’instinct poétique, dans son activité méta(eu)phorisante (bonne inspiration),
signifie la vérité dévoilante, elle-même restant voilée parce qu’elle est toujours déjà mise au
secret, ou mise aux oubliettes. Il y a donc ici une dérive de la vérité vers l’oubli dans la mesure
où l’acteur parlant est mis à la place du dieu agissant : dérive ou, si l’on préfère, perversion, de
l’agir par le langage et plus précisément par la rhétorique. Ne peut-on dès lors parler de cet être
intermédiaire, l’acteur, que par métaphore ? Ne peut-on concevoir l’acteur, en tant que médiateur
entre le texte et le public, entre le texte et sa représentation spectaculaire, que comme celui qui
parasite la relation (l’être-entre-deux), c’est-à-dire qui dérange, brouille et contrefait [110]
[110]Ibid., p. 207, n. 54. ? Autrement dit, en tant qu’acteur, il imite l’actif (le dieu agissant) et en
imitant l’action, il ne peut que la parler, comme si, d’emblée, d’acteur il devenait orateur – ce
que ne manquera pas de souligner par ailleurs, avec vigueur, Socrate dans sa « réplique
interprétante » (par où il paraît être lui aussi un comédien) à Calliclès [111][111]Cf. Gorgias, 502
a-d : « Socrate : Voir encore : cette…. Alors perversion ou subversion de l’agir et/ou de
l’action ? Pour le moment ce qu’on peut dire c’est qu’il y a mimésis, imitation. Et par imitation,
il faut entendre ici la Nachmachung, le « faire-d’après », la contrefaçon [112][112]Lacoue-
Labarthe, op. cit., p. 205. Voir également la…. Mais, plus profondément, on peut se demander
s’il n’y a pas dans la parole – et dans la parole dite de l’acteur sur la scène (comme aussi du sujet
en analyse) – toujours déjà un acte manqué ? En ce sens, la parole parlée de l’acteur de théâtre
(comme celle, une fois encore, de l’analysant) en fin de compte ne serait pas la sienne, mais celle
de l’autre (les personnages) ou de l’Autre – dont Dionysos n’est qu’un nom, le nom du père du
théâtre : c’est pourquoi il assure une fonction symbolique et il est sans visage, sans figure et donc
imprésentable sinon comme masque, donc « présent » ou visible dans son acte même de
dissimulation [113][113]Voir, par exemple, dans Les Bacchantes, le moment où Dionysos….
94Devenu vecteur du Trieb, celui-ci étant lieu de mémoire, mémoire de signifiants, l’acteur
devient, par cela même, l’interprète, non seulement d’une vérité qui tient à ce que dans son
dévoilement le signifiant – « Dionysos » – se métaphorise (Lacan), mais encore une vérité qui
tient debout [114][114]Derrida, « La parole soufflée », op. cit., p. 274. et dont l’instance littérale,
prise à la lettre, au pied de la lettre dès lors qu’il s’agit du piédestal d’une stèle (Lacoue-
Labarthe) ou d’un monument (mon corps) [115][115]Lacan, Écrits, p. 259 : « L’inconscient est le
chapitre de mon… – s’inscrit, en toutes lettres métaphoriquement, au lieu de l’Autre, c’est-à-dire
ici au lieu de la vérité (Aléthéia) dont on sait qu’elle a sa part dans l’oubli (Léthé).
95Car, que devient une parole une fois dite ou chantée, un rêve une fois rêvé, une vision une fois
vue ? Parole, dire, chant, rêve et vision ne sont-ils pas des vérités « prêtes-à-l’oubli », prêtes à se
laisser effacer à leur tour par d’autres paroles, dires, chants, rêves et visions ? L’oubli serait-il,
comme le pense J. D. Nasio « l’inconscient à venir » ? En ce sens, l’acteur ne serait-il pas le
médiateur par qui la vérité dans la parole, le dire, le chant, le rêve, la vision, se répète mais dont
chaque répétition annule la précédente ? L’acteur, qui n’agit pas, ne peut-il que répéter, dans la
différence, le retour de ce qui s’est déjà dit, en annonçant, sur la scène (qui pourra être, sur un
autre plan, la scène de l’écriture) la venue de ce qui n’est pas encore ? Affaire de croyance ? Sans
doute. Car, comme l’écrira, plus tard, Antonin Artaud : « Il faut croire à un sens de la vie
renouvelé par le théâtre, et où l’homme impavidement se rend le maître de ce qui n’est pas
encore, et le fait naître. » [116][116]A. Artaud, Le théâtre et la culture, OC, t. IV, Paris,…
96Allons plus loin : l’acteur ne peut-il que répéter ce qui a déjà été dit ou écrit par l’auteur-
poète ? Car si son acte est un acte de parole, il n’annonce pas vraiment, sur la scène, ce qui n’est
pas encore, mais lui ajoute quelque chose d’absolument nouveau et l’actualise ; il accomplit le
texte, sans toutefois le combler, car, littéralement et dans tous les sens, il l’engendre. Son texte
n’est plus celui de l’auteur : l’acteur est mis à la place de l’auteur. Par sa voix et ses gestes, ses
paroles et sa danse, il recrée le texte : il l’interprète. D’un côté, la vision, de parole parlée, se
transfigure en parole parlante : celle-ci, par la voix de l’acteur-interprète, met à jour un « sens »
non encore « écrit » dans le texte d’origine. De l’autre, sa parole excède l’être naturel du texte de
l’origine, elle-même marquée du sceau de l’oubli. Ne lui faut-il pas, pour cela, disposer d’un
« excédent de facultés d’adaptation » pour rendre visible et audible un nouveau sens ?
97Comment, dès lors, l’acteur pourrait-il encore être pensé comme vecteur d’un lieu de mémoire
où la vérité s’est érigée en monument (corps) ou en documents (souvenirs), où les événements
(du monde) sont voilés, fictionnés, poétisés, métaphorisés, s’il met fin à cette « érection
métaphorique », selon une belle expression de J. Derrida, c’est-à-dire en faisant tomber et/ou
jouer ce qui, dans la langue, la fait être-debout ou tenir-debout, à savoir comme l’a bien souligné
Heidegger, « dans l’œil du mot, dans les signes de l’écriture, dans les lettres, grammata » [117]
[117]Heidegger, Introduction à la métaphysique, trad. G. Kahn,… ?
98Nous trouvons ici un point de jonction où l’acteur se fait lecteur : l’un et l’autre jouent dans
l’oralité, l’un et l’autre dénouent le silence de l’écrit, réactivent et réactualisent le texte par la
parole. Avec cette différence notable, il est vrai, que l’acteur va parachever l’interprétation en y
incluant la gestuelle, c’est-à-dire en engageant tout son corps (voix, mimique, mouvement...),
autrement dit, en composant corps et parole. Il est clair que gestes et parole déterminent le jeu de
l’acteur. C’est dire que, par son jeu, l’acteur rend non seulement possible pour le spectateur la
relation au texte d’origine, mais en occupant la distance, l’écart qui sépare le texte du spectateur,
il fait advenir le texte dans un état second, autrement dit, interprété à travers des schèmata, pour
reprendre la terminologie aristotélicienne [118][118]Dans sa Poétique, Aristote énonce clairement
l’une des règles….
99C’est en ce sens que l’acteur est un interprète, dans la mesure où non seulement il prend la
place de l’écart, de l’entre-deux, mais encore au sens où il fait entrer dans la séparation, dans
l’écart, une nouvelle articulation qui va lier le spectateur au texte. Ajoutons que cette position de
l’acteur vaut également dans son rapport au personnage qu’il incarne. C’est précisément l’écart
infinitésimal qui l’en sépare, qui rend possible son action (c’est en cela même que se définit le
jeu de l’acteur) et provoque l’illusion théâtrale. Nous disons ainsi qu’ « il y a du jeu » (au sens où
on l’entend généralement dans une pièce mécanique) et que se réalisent pleinement dans et à
travers le jeu de l’acteur à la fois l’adaptation (du texte, d’un personnage fictif) et la re-
présentation (du texte devant le public). Pour le dire en d’autres termes, le texte arrive au
spectateur par la médiation de l’hypocrisis, c’est-à-dire par le verbe et les gestes. En passant de
l’écrit à l’oral, il y a nécessairement hypocrisie, car le jeu de l’acteur (hypocritès) est toujours
création sur scène d’une interprétation, on dirait « par-dessous » (hypo) le masque. Qu’il
s’agisse, pour reprendre une expression de Paul Ricœur, de déployer « le monde du texte », ou
selon Nietzsche, de lire le « texte du monde », dans les deux cas, il s’agit d’atteindre ce qui est
visé hors du texte à savoir une parole interprétante qui met le texte en mouvement, en devenir, et
donc, d’une certaine façon, de le tenir à l’écart de lui-même.
100Qui mieux que Nietzsche a su jouer sur les deux sens divergents, et non moins
complémentaires, de l’interprétation sans pour autant attribuer une prévalence et une
prééminence au jeu par rapport à l’acte qui consiste à dégager le sens latent d’un texte, en
montrant qu’un « texte » est toujours déjà l’effet d’un jeu ? Ce qui peut donc vouloir dire qu’un
texte n’a pas sa fin en lui-même, autrement dit, qu’il est destiné à l’interprétation infinie, autant
par l’acteur que par le lecteur, mais selon des pratiques et des méthodes bien différentes. C’est à
l’extension du concept de jeu à des activités qui ne sont pas ludiques au sens propre, que les
Grecs précisément ont été sensibles lorsque leurs dramaturges, qui l’ont rendu visible à travers la
tragédie, nous ont enseigné le mécanisme de la représentation dont les acteurs justement assurent
la reprise sur la scène.
101Ainsi il ne sera donc pas impossible de penser que l’acteur est celui qui, en tant qu’interprète,
en rusant avec les parures de l’oralité – belle et pertinente expression que nous empruntons au
titre d’un livre du psychanalyste Jean-Richard Freymann [119][119]Cf. Jean-Richard Freymann,
Les parures de l’oralité. Re-penser… – déplace et brouille les frontières du texte, de la scène de
l’écriture considérée commun haut-lieu de l’optique grecque [120][120]Heidegger, op. cit. : « Les
Grecs considéraient la langue…, comme si la place était dans les marges, c’est-à-dire à
côté (para) du texte ou de l’écrit : n’est-ce pas ainsi que nous avions défini le théâtral ?
102La théâtralité de l’acteur n’est-elle pas en fin de compte parasitaire, et partant, dérangeante et
marginale ? Peut-on dire alors que la mise en scène du texte par le jeu de l’acteur, où la parole
est nécessairement liée à une mise en scène du corps entier, est toujours en excès ? Et qu’en
excédant le texte, l’acteur-interprète y crée de la marge, c’est-à-dire ce blanc ou ce trou laissé
vide qu’aucune parole y compris la sienne, paradoxalement, ne peut ni ne doit combler, à moins
d’y substituer un ou plusieurs symptômes ? Comment ne pas penser, lorsque l’acteur représente
le corps du dieu souffrant et qu’il théâtralise la douleur, qu’il y a là une similitude frappante
avec, d’une part, le « devenir-théâtre » des apôtres selon saint Paul [121][121]Cf. le verset suivant
dans la Première Épître de Paul aux…, et d’autre part, la représentation du corps en souffrance
de l’hystérique ? Et pour préciser un peu plus, ne peut-on lire, dans cette exhibition d’un corps
imaginaire qui se débat avec l’oralité [122][122]On peut également y lire l’investissement de la
rhétorique dans…, une mise en scène qui aurait partie liée à un conflit entre un désir que le réel
ne pourrait satisfaire et celui de le soumettre au regard de l’autre ? Ce regard dont nous savons
qu’il est celui des spectateurs, quels qu’ils soient par ailleurs, et sans lequel la théâtralité
n’existerait pas, tout simplement. Ce regard n’engage-t-il pas nécessairement une séduction,
peut-être même une soumission qu’on pourrait qualifier d’hypnotique et que l’on retrouverait
incidemment à travers une demande d’amour, peut-être incomprise, peut-être fantasmée, mais
toutefois rendue, si l’on peut dire, sous la forme du don, même pour – rien ? Une comédie de
l’amour ?
103S’il fallait ici franchir un nouveau pas – de sens – mais nous n’en sommes qu’au seuil, nous
dirions que le regard de Platon sur les acteurs, et, plus tard, le regard de Nietzsche sur ceux qu’ils
désignera comme des « comédiens par excellence » – regards croisés en quelque manière – se
focalisent sur leur aspect féminin avec tout ce que cela comporte de composantes et de
connotations négatives, et notamment le côté « exhibition » voire « prostitution ».
Étrange Trieb qui mettrait alors l’actrice à la place de Dionysos ! Finalement, ne serait-ce pas
dans le principe de partage entre féminité et masculinité que s’opère, et dans le contexte
nietzschéen se justifie, la distinction entre l’acteur et Dionysos ? Qu’est-ce qui dans et par
le Trieb – disons l’inconscient – fait jouer la virilité du dieu à sa part féminine, c’est-à-dire le fait
exister comme acteur sur le mode de l’absence ? Or l’aspect efféminé du dieu, dont témoignent à
la fois l’iconographie, les vases, les coupes [123][123]On peut consulter avec profit le remarquable
travail que… et le texte de la tragédie (Eschyle), ne rend-il pas compte d’une certaine façon de
son ambivalence, de son ambiguïté bisexuelle au point d’avoir été surnommé « l’Oblique » par la
tradition ? Enfin, ne pourrait-on pas envisager de lire (le jeu de) l’acteur comme un
palimpseste(du jeu) du dieu, et le Trieb, ce par quoi le texte-vision du dieu est effacé au profit du
texte joué-représenté de l’acteur ? Le théâtre n’est-il pas le lieu, non seulement d’où l’on regarde,
mais davantage encore où l’imitation se montre comme originale, où elle est obvie moins parce
qu’elle est copie que parce qu’elle est création ?