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Le Malade imaginaire
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Du même auteur
dans la même collection

L’AVARE (édition avec dossier).


LE BOURGEOIS GENTILHOMME (édition avec dossier).
DOM JUAN (édition avec dossier).
L’ÉCOLE DES FEMMES. LA CRITIQUE DE L’ÉCOLE DES
FEMMES (édition avec dossier).
LE MISANTHROPE (édition avec dossier, précédée d’une
interview de Mathieu Lindon).
ŒUVRES COMPLÈTES (4 vol.).
LE TARTUFFE (édition avec dossier).
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MOLIÈRE

Le Malade imaginaire


PRÉSENTATION
NOTES
DOSSIER
BIBLIOGRAPHIE

de Judith le Blanc

CHRONOLOGIE

de Bénédicte Louvat et Judith le Blanc

GF Flammarion
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Judith le Blanc est docteure en études théâtrales et maîtresse


de conférences en littérature et arts à l’université de Rouen.
Spécialiste du théâtre musical et de l’opéra sous l’Ancien
Régime, elle est notamment l’autrice d’Avatars d’opéras. Paro-
dies et circulation des airs chantés sur les scènes parisiennes (1672-
1745) aux Classiques Garnier (prix de l’essai du prix des Muses
Singer-Polignac 2015).

© Flammarion, Paris, 2020.


ISBN : 978-2-0815-1636-6
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Présentation

« Le 17 février, jour de la quatrième représen-


tation du Malade imaginaire, il [Molière] fut
si fort travaillé de sa fluxion 1 qu’il eut de la
peine à jouer son rôle : il ne l’acheva qu’en
souffrant beaucoup, et le public connut aisé-
ment qu’il n’était rien moins que ce qu’il avait
voulu jouer. »
Préface de l’édition de 1682.

Le Malade imaginaire est sans doute la pièce de


Molière qui a suscité le plus de fantasmes et de débats.
Molière jouait-il en Argan son propre rôle afin d’exorci-
ser un mal qui le rongeait ? Cette comédie avait-elle pour
lui une fonction cathartique ? Savait-il que la pièce serait
sa dernière, et peut-on la lire comme une sorte de testa-
ment dramatique ? Ce qui est sûr, c’est que la mort de
Molière au soir de la quatrième représentation, le
17 février 1673, a nimbé l’œuvre d’une aura de mythe
et de légende, et déformé durablement sa réception.
Cette mort a pris une place considérable au point
d’occulter d’autres aspects fondamentaux de l’œuvre.

1. Il s’agit d’une fluxion de poitrine : inflammation des bronches ou


des poumons, pneumonie.
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8 Le Malade imaginaire

CONTEXTE DE CRÉATION

Le Malade imaginaire appartient au genre hybride de


la comédie-ballet, dont Les Fâcheux de Molière et Pierre
Beauchamps constitue l’acte de naissance en 1661. Il se
fonde sur l’alternance du théâtre, de la musique et de la
danse, qu’il s’agit de « coudre » ensemble, pour ne point
rompre « le fil de la pièce 1 ». En 1664, Molière et Lully,
sous la houlette de l’entremetteur qu’est Louis XIV, colla-
borent sur Le Mariage forcé. À partir de cette date et
jusqu’en 1672, ceux que Mme de Sévigné appelait « les
deux Baptiste » vont créer ensemble une dizaine de
comédies-ballets, afin de « donner du plaisir au plus
grand roi du monde », comme le chantent les allégories
de la Comédie, de la Musique et du Ballet dans le pro-
logue de L’Amour médecin (1665). Il n’est pas anodin
que, dans ce couplet, ce soit la Comédie qui prenne l’ini-
tiative d’inviter la Musique et le Ballet à s’unir à elle. En
effet, dans ce divertissement princier qu’est la comédie-
ballet, c’est le dramaturge qui tient les rênes du spectacle.
« Comédie mêlée de musique et de danse », composée
en collaboration avec Marc-Antoine Charpentier et le
chorégraphe Pierre Beauchamps, la pièce est créée sur la
scène du Palais-Royal le 10 février 1673 2. Pourtant, si
l’on en juge par le vaste prologue encomiastique 3 qui
célèbre en Louis XIV « le plus grand des rois » (p. 51), on
pourrait croire que Molière prévoyait la création de sa
pièce à la cour et faisait du roi son premier destinataire.

1. Voir l’Avertissement des Fâcheux, in OC, t. I, p. 150. Sur les abré-


viations, voir la Note sur la présente édition, p. 39. 2. La recette de
1992 livres en fait un succès. Une livre (ou un franc) est à peu près
l’équivalent de 11 euros. Dans une livre, on compte 20 sols. La place
de théâtre la moins chère, debout au parterre, coûte à l’époque
15 sols. 3. Très élogieux, qui relève du panégyrique.
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Présentation 9

Mais cette année-là, pour la première fois depuis de


nombreuses années, le dramaturge n’est pas invité à repré-
senter sa nouvelle comédie-ballet devant le monarque 1.
Un article du Mercure galant, rédigé vers le mois
d’octobre 1672, annonce par le biais d’une conversation
fictive la création du Malade imaginaire sur la scène du
théâtre du Palais-Royal : « À l’égard des comédies et des
spectacles, je sais bien ce qu’on représentera sur tous les
théâtres de Paris […]. On verra au commencement de
l’hiver le grand spectacle de Psyché triompher encore sur
le théâtre du Palais-Royal ; et dans le carnaval on représen-
tera une pièce de spectacle nouvelle, et toute comique ; et
comme cette pièce sera du fameux Molière, et que les
ballets en seront faits par M. de Beauchamps ; on n’en
doit rien attendre que de beau 2. » Si Donneau de Visé,
qui rédige ces lignes, ne connaît pas encore le titre de la
nouvelle création de Molière, ni son compositeur, il sait
déjà que ce sera une comédie mêlée, mais que, contraire-
ment aux autres comédies-ballets, elle sera créée au Palais-
Royal, et non pas à la cour.
En réalité, le grand événement culturel de cette année
1672, qui modifie en profondeur l’offre des spectacles et
marque la rupture entre Molière et Lully, c’est la main-
mise par ce dernier sur le privilège de l’Opéra. Le
13 mars 1672, Lully obtient du roi des lettres patentes
qui lui accordent d’établir à Paris une « Académie royale
de musique » et défendent « à toutes personnes de faire
chanter aucune pièce entière en France, soit en vers
français ou autres langues sans la permission dudit sieur

1. Catherine Cessac estime qu’il est possible que Lully ait craint que
la musique de Charpentier provoquât « chez le roi un attachement
préjudiciable à son prestige » (Marc-Antoine Charpentier, Fayard,
2004, p. 67). 2. Le Mercure galant, t. III [juillet-août 1672], paru
en janvier 1673.
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10 Le Malade imaginaire

Lully 1 ». Celle-ci remplace l’Académie d’opéra fondée


par Pierre Perrin en 1669. Les temps ont bien changé
depuis Le Bourgeois gentilhomme (14 octobre 1670),
pièce dans laquelle Molière et Lully, à l’apogée de leur
collaboration, se moquaient ensemble de Perrin dont
M. Jourdain chantait de façon ridicule la chanson de
Jeanneton 2. C’est après le succès de Pomone, pastorale
de Perrin et Cambert créée le 3 mars 1671, que le vent
tourne : le temps de l’opéra est venu ; le public français
est enfin prêt à accueillir ce genre nouveau fondé sur la
continuité musicale. Perrin et Cambert s’associent avec
le marquis de Sourdéac et le sieur de Champeron, deux
escrocs qui ne tardent pas à les écarter de la direction de
l’entreprise. Emprisonné pour dettes, Perrin est obligé de
vendre son privilège à Jean Granouilhet, sieur de Sablières.
Celui-ci collabore avec Henry Guichard pour composer
Les Amours de Diane et Endymion, remanié sous le titre
Le Triomphe de l’Amour et représenté à Saint-Germain-
en-Laye pour le carnaval de 1672. Louis XIV en est si
satisfait qu’il accorde à Sablières et Guichard une récom-
pense de 9 000 livres. Pour Lully, ce succès est insoute-
nable, d’autant qu’à Paris Sourdéac et Champeron
représentent depuis janvier la pastorale Les Peines et les
Plaisirs de l’Amour de Cambert et Gabriel Gilbert 3.
Désormais convaincu que l’opéra doit être sien, il profite
de la confusion administrative qui règne alors et sollicite
avec insistance le roi pour obtenir le privilège. Il se rend
à la Conciergerie où est incarcéré Perrin et lui rachète
ses droits sur l’opéra. Le nouveau privilège royal de
mars 1672 accorde au seul Lully, jusqu’à la fin de ses
jours, le monopole du genre opératique en France et

1. OC, t. II, « Chronologie », p. XX. 2. Voir Le Bourgeois gentil-


homme, I, 2. 3. Voir Jérôme de La Gorce, Jean-Baptiste Lully, Fayard,
2002, p. 179-180.
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Présentation 11

interdit aux autres troupes d’utiliser plus de deux voix et


six instruments. Cette clause vise principalement
Molière, qui continue alors à représenter ses comédies-
ballets au Palais-Royal. Celui-ci dépose immédiatement
une requête auprès du Parlement et du roi contre l’enre-
gistrement de ce privilège exorbitant qui l’empêche de
représenter son répertoire mêlé de musique. Le 14 avril,
une nouvelle ordonnance adoucit les termes du privilège
de Lully en défendant aux comédiens de se servir de plus
de six chanteurs – ce qui correspond à l’effectif vocal
soliste du prologue du Malade imaginaire – et douze
instrumentistes.
En juillet 1672, Molière représente La Comtesse
d’Escarbagnas et Le Mariage forcé avec une nouvelle
musique d’un jeune compositeur attaché au service de
Mlle de Guise : Marc-Antoine Charpentier. C’est le
début de leur collaboration 1. Dans le même temps, la
troupe de la Comédie-Italienne, qui joue en alternance
avec Molière au Palais-Royal, s’aventure sur le terrain de
la comédie-ballet et représente Le Collier de perles, une
comédie aux accents moliéresques pour laquelle Beau-
champs compose la musique, tout en restant anonyme.
En septembre 1672, Molière se rend une dernière fois à
Versailles pour y donner Les Femmes savantes et L’Avare.
Le 11 novembre, Lully crée son premier opéra, Les Fêtes
de l’Amour et de Bacchus, une pastorale en forme de pot-
pourri composée en grande partie d’extraits de comédies-
ballets de Molière cousus ensemble dans l’urgence par
Philippe Quinault 2. Dans cette première œuvre offerte

1. Charpentier sera par la suite amené à composer de nombreuses


musiques de scène pour la troupe du Guénégaud et la Comédie-
Française. Voir Dossier, p. 252, 255 et 267. 2. Voir Dossier, p. 263.
Voici comment Le Mercure galant annonce cette création de l’Opéra :
« Monsieur de Lully ne donnera d’abord que des morceaux des ballets
du roi, qu’il fera coudre ensemble pour faire une pièce ; et pendant
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12 Le Malade imaginaire

au public de l’Opéra, Molière se retrouve donc « libret-


tiste malgré lui », et le privilège précise que tous les vers
composés sur la musique de Lully appartiennent désor-
mais à celui-ci. Le dramaturge se voit alors exproprié de
ses textes mis en musique. Ce même mois, il reprend Psyché,
mais doit dépenser 1 100 livres pour former de nouveaux
musiciens et danseurs, « presque tous les autres ayant
rejoint Lully et son Académie royale de musique 1 ».
Parallèlement, il commence les répétitions du Malade
imaginaire. À la lumière de ce contexte, l’œuvre peut se
lire comme une subtile réaffirmation de la comédie
mêlée sur le genre naissant de l’opéra.

SUPRÉMATIE DE LA COMÉDIE MÊLÉE


SUR L’OPÉRA NAISSANT

Dès la didascalie initiale, Molière établit une distinction


entre les auteurs d’opéra, qui travaillent pour la louange
de Louis XIV, et les auteurs de comédies, qui œuvrent à
son « divertissement » : « il est bien juste que tous ceux
qui se mêlent d’écrire, travaillent ou à ses louanges, ou à
son divertissement. C’est ce qu’ici l’on a voulu faire, et ce
prologue est un essai des louanges de ce grand Prince, qui
donne entrée à la comédie du Malade imaginaire, dont le
projet a été fait pour le délasser de ses nobles travaux »
(p. 43). Autrement dit, avec sa comédie mêlée, Molière
prétend faire d’une pierre deux coups : travailler à la

qu’on la représentera, on en préparera une nouvelle pour le carnaval


prochain, à laquelle le tendre monsieur Quinault travaille » (Le Mer-
cure galant, t. III [juillet-août 1672], paru en janvier 1673). En réa-
lité, la création de la nouvelle pièce, Cadmus et Hermione, ne put avoir
lieu pendant le carnaval et fut retardée à la mi-avril 1673. 1. Georges
Forestier, Molière, Gallimard, « Biographies NRF », 2018, p. 470.
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Présentation 13

louange et au divertissement du roi. Mais très vite, au


cours du prologue, il sous-entend que la pastorale en
musique ne peut prétendre chanter les louanges de
Louis XIV et qu’il vaut donc mieux songer à son divertis-
sement. Il réaffirme ainsi la supériorité de la comédie sur
l’opéra, jugé incapable de divertir le monarque.
Dans l’églogue « en musique et en danse » (p. 44),
Molière et Charpentier s’inscrivent dans l’horizon
d’attente de l’esthétique pastorale que l’opéra avait fait
sienne à ses débuts 1 : si Molière voulait rester dans la
course, il fallait qu’il s’adapte à l’air du temps. C’est aussi
pour cette raison qu’il investit des sommes importantes
pour les parties musicales et chorégraphiques du spec-
tacle. La Grange note dans le registre des comptes que
la dépense a été grande « à cause du prologue et des
intermèdes remplis de danses, musique et ustensiles », et
qu’elle s’est montée « à 2 400 livres ». Il ajoute à ces frais
le coût du salaire des danseurs, des musiciens et des
chanteurs, et des « récompenses à M. Beauchamps pour
les ballets, à M. Charpentier pour la musique. Une part
à M. Baraillon pour les habits. Ainsi lesdits frais se sont
montés par jour à 250 livres 2 ».
Le spectacle commence par un prologue à la gloire de
Louis XIV, qui fait écho à celui des Fêtes de l’Amour et
de Bacchus – les machines en moins – et dans lequel
Molière et Charpentier rivalisent avec Quinault et
Lully 3. Ainsi, Flore organise un concours de chant entre
Dorilas et Tircis pour fêter les exploits de Louis XIV et
son retour de la guerre. Mais Pan invite les bergers au

1. Les premiers opéras appartiennent tous au genre de la pastorale.


Voir l’extrait du prologue des Fêtes de l’Amour et de Bacchus (1672)
dans le Dossier, p. 263-266. 2. Registre de La Grange, in OC, t. II,
p. 1142. 3. Voir Dossier, p. 263-266.
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14 Le Malade imaginaire

« silence », comme si la musique n’était pas en mesure


de chanter la gloire indicible du monarque :
Laissez, laissez, bergers, ce dessein téméraire,
[…]
C’est donner trop d’essor au feu qui vous inspire,
C’est monter vers les cieux sur des ailes de cire,
Pour tomber dans le fond des eaux.
Pour chanter de LOUIS l’intrépide courage ;
Il n’est point d’assez docte voix,
Point de mots assez grands pour en tracer l’image ;
Le silence est le langage
Qui doit louer ses exploits.
Consacrez d’autres soins à sa pleine victoire,
Des louanges n’ont rien qui flatte ses désirs,
Laissez, laissez là sa gloire
Ne songez qu’à ses plaisirs.
(Prologue, p. 49-50.)
« À ses plaisirs », c’est à dire à la comédie qui va suivre.
Pan compare les bergers à Icare, qui se brûle les ailes au
Soleil pour avoir voulu monter trop haut. Si l’on s’amuse
au jeu des applications, dont les spectateurs étaient friands,
ne peut-on voir derrière la figure d’Icare celle de Lully, qui
s’approcha si près du Roi-Soleil qu’il en éclipsa tous les
autres astres ? Lorsque, le 19 juillet 1674 (donc après la
mort de Molière), la pièce est enfin représentée à la cour,
devant la grotte de Thétis, dans le cadre des Divertisse-
ments de Versailles 1, c’est un prologue a minima qui est
joué 2, spécifiquement composé pour respecter les
« défenses » imposées par Lully. En effet, dès le mois
d’avril 1673, une nouvelle ordonnance interdisait aux

1. Ces divertissements étaient destinés à célébrer la conquête de la


Franche-Comté. 2. Voir ci-après l’« Autre prologue » qui ne comporte
qu’une voix soliste.
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Présentation 15

comédiens de se servir de plus de deux chanteurs, de


six violons et d’aucun danseur dans leurs représentations.
Lors de ces divertissements, Le Malade imaginaire prenait
place aux côtés d’Alceste, dernière création de Lully et Qui-
nault, de Cadmus et Hermione (1673), des Fêtes de l’Amour
et de Bacchus, repris pour l’occasion, et de la création
d’Iphigénie de Racine – maigre consolation à titre
posthume pour Molière. Si l’on considère que Louis XIV
n’a jamais vu le prologue initial, ni Molière dans le rôle
d’Argan, ces répliques prennent rétrospectivement une
dimension d’ironie tragique :
FLORE et PAN
Ce qu’on fait pour LOUIS, on ne le perd jamais.
LES QUATRE AMANTS
Au soin de ses plaisirs 1 donnons-nous désormais.
FLORE et PAN
Heureux, heureux, qui peut lui consacrer sa vie 2.
(Prologue, p. 51.)
Le premier intermède mélange texte parlé et texte
chanté, selon une formule d’une grande efficacité scé-
nique déjà éprouvée par Molière. Il s’agit d’un numéro

1. Cette expression annonce la comédie qui suit. 2. Ironie de l’his-


toire, Armide (1686), dernier chef-d’œuvre de Lully et Quinault, par-
tage avec Le Malade imaginaire une communauté de destin :
commandé pour les divertissements du carnaval, il est représenté au
Palais-Royal, dont Lully avait bénéficié au détriment de la troupe de
Molière. Sa dédicace résonne dans le vide causé par la désaffection
du roi, qui se détourne alors de l’opéra, jugé pernicieux par l’ordre
religieux : « Sire, […] c’est de tous les ouvrages que j’ai faits, celui
que j’estime le moins heureux, puisqu’il n’a point eu encore l’avantage
de paraître devant Votre Majesté […]. [J]’avouerai que les louanges
de tout Paris ne me suffiraient pas ; ce n’est qu’à vous, Sire, que je
veux consacrer toutes les productions de mon génie […]. »
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16 Le Malade imaginaire

autonome qui n’a aucune nécessité sur le plan drama-


tique. La couture qui l’introduit est artificielle, et le fait
que Molière n’ait pas eu le temps de peaufiner cette fin
d’acte I se ressent peut-être ici. À la fin de la scène 8, il
s’agit de prévenir Cléante du projet de mariage d’Angé-
lique avec Thomas Diafoirus, et Toinette invoque qu’elle
n’a personne à employer à cet office « que le vieux usurier
Polichinelle [son] amant » (p. 84). La figure de Polichi-
nelle est empruntée à la commedia dell’arte, tout comme
le motif de la scène de nuit. La présence implicite de
Lully se laisse deviner dans cet intermède :
ARCHERS
Ah traître, ah fripon, c’est donc vous,
Faquin, maraud, pendard, impudent, téméraire 1,
Insolent, effronté, coquin, filou, voleur,
Vous osez nous faire peur ?
POLICHINELLE
Messieurs, c’est que j’étais ivre.
(Premier intermède, p. 94-95.)
Polichinelle endure les trois châtiments – croqui-
gnoles, coups de bâton, amende – pour n’avoir pas le
courage d’en supporter un seul jusqu’au bout. Molière
ironise, par le recours à l’euphémisme, sur la vogue de
l’opéra : « est-ce que c’est la mode de parler en musique ? »
(p. 92). Polichinelle peut apparaître ici comme un avatar
de Lully, et la raillerie de Molière consiste à placer dans
sa bouche la critique de la musique qui « est accoutumée
à ne point faire ce qu’on veut » (p. 91). On peut voir dans
cette réplique une satire des prétentions de monopole de
Lully, qui veut avoir tout pouvoir et museler la musique

1. L’adjectif « téméraire » fait écho à l’évocation d’Icare dans le


prologue.
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Présentation 17

des théâtres, mais se heurte à leur résistance insolente,


symbolisée ici par les violons. Cette lecture se trouve
confirmée par les répétitions comiques du « moi » de
Polichinelle, qui envahissent le discours : « Moi, moi,
moi, moi, moi, moi » (p. 92). À travers cette hypertrophie
du « moi », on voit se profiler la volonté de Lully de faire
taire toute autre musique que la sienne : « Taisez-vous,
vous dis-je. C’est moi qui veux chanter » (p. 90) 1.
De manière plus insidieuse, le choix des violons pour
faire concurrence à cet avatar lullyste n’est pas anodin.
Lully, arrivé en France en 1646 au service de la Grande
Mademoiselle, était un excellent violoniste, mais il était
aussi très critique à l’encontre des vingt-quatre violons
du roi, auxquels il reprochait leur ignorance, au point
que Louis XIV avait créé pour lui la bande des « petits
violons » qu’il conduisait « à sa fantaisie » 2. Les anec-
dotes racontent que Lully se permettait en répétition de
briser leur violon sur le dos des musiciens qui ne jouaient
pas selon son gré 3 : « Peste des violons », « La sotte
musique que voilà ! » (p. 90). L’intermède vire au cauche-
mar pour Polichinelle qui est assimilé aux violons à tra-
vers le jeu d’imitation réciproque auquel ils se livrent.
Sur le plan musical, les rythmes pointés illustrent l’inso-
lence des violons, avec la voix desquels Polichinelle
se débat 4. L’intermède se termine par la répétition

1. La répétition insistante du « moi » caricature la dispute de Melpo-


mène et Euterpe dans le prologue des Fêtes de l’Amour et de Bacchus :
« Les deux muses ensemble. C’est à moi, C’est à moi,/ De prétendre à
lui plaire,/ Melpomène. C’est moi dont la voix éclatante… » Voir Dos-
sier, p. 265. 2. Jérôme de La Gorce, Jean-Baptiste Lully, op. cit., p. 88-
89. 3. Ibid., p. 192. 4. On retrouve le même rythme que dans l’acte I,
scène 11 de Monsieur de Pourceaugnac (1669). Le personnage épo-
nyme, joué par Molière, était poursuivi par Lully en médecin qui
voulait lui administrer de force un clystère.
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18 Le Malade imaginaire

obsédante des adieux chantés par les archers, « Adieu


seigneur, adieu, seigneur Polichinelle » (p. 98-99), expres-
sion oxymorique qui se moque peut-être une dernière
fois des prétentions de l’autre Baptiste.
Si la musique peut être présente sous forme d’inter-
mède, elle peut aussi être intégrée à l’intérieur d’une
scène, comme le « petit opéra impromptu » (II, 5,
p. 114). Cléante, amant d’Angélique, s’introduit dans la
maison d’Argan en se faisant passer pour un maître de
musique. Cette scène, interprétée lors de la création par
Armande Béjart et Baron, lequel avait bénéficié de cours
particuliers de chant 1, est l’une des plus abouties de la
pièce. Elle donne lieu à une mise en abyme dans laquelle
Cléante et Angélique, sous le masque des bergers Tircis
et Philis, racontent leur propre histoire et se déclarent
leur amour au nez et à la barbe d’Argan et en présence
de l’affreux « rival » Thomas Diafoirus 2. Pour Molière,
la pastorale est un exercice de style. C’est en exhibant sa
convention qu’il prend paradoxalement ses distances à
l’égard de l’esthétique de l’opéra naissant. La fameuse
réplique du maître à danser dans Le Bourgeois gentil-
homme n’est pas à prendre au premier degré : « Lorsqu’on
a des personnes à faire parler en musique, il faut bien
que pour la vraisemblance on donne dans la bergerie. Le
chant a été de tout temps affecté aux bergers ; et il n’est
guère naturel en dialogue, que des princes, ou des bour-
geois, chantent leurs passions 3. » Molière, qui n’adhère
jamais à quelque règle poétique que ce soit – si ce n’est
celle de plaire au public –, stigmatise le ridicule qu’il y a

1. Georges Forestier, Molière, op. cit., p. 470-471. Le rôle de Cléante


fut repris par La Grange. 2. Thomas Corneille s’était déjà servi d’une
ruse analogue dans la scène 4 de l’acte II de Dom Bertran de Cigarral
(1652), comédie jouée onze fois par la troupe de Molière entre 1659
et 1661. 3. Le Bourgeois gentilhomme, I, 2, in OC, t. II, p. 271.
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Présentation 19

justement à introduire des bergers pour chanter sous pré-


texte de vraisemblance. Il instrumentalise l’opéra et
montre que, sans le support de la situation dramatique,
le chant perd de son intérêt, alors qu’inséré dans la comé-
die il devient un outil dramaturgique précieux qui
permet de dire, sous les couleurs de la musique, que
l’on s’aime. C’est dans cette scène que le terme « opéra »
apparaît pour la première fois au théâtre dans son sens
générique :
CLÉANTE. – […] il m’est venu en pensée, pour divertir
la compagnie, de chanter avec Mademoiselle une scène d’un
petit opéra qu’on a fait depuis peu […]. C’est proprement
ici un petit opéra impromptu […].
ARGAN. – Fort bien. Je suis votre serviteur, Monsieur,
jusqu’au revoir. Nous nous serions bien passés de votre
impertinent d’opéra.
(Acte II, scène 5, p. 113-119.)
À travers la colère d’Argan, Molière poursuit sa cri-
tique insidieuse de l’opéra. Il se serait certes bien passé
de l’« impertinent d’opéra » sur lequel Lully vient de
mettre la main. Mais sur un autre plan, on peut considé-
rer qu’Argan est dans la comédie une sorte d’avatar car-
navalesque de ce qu’est Louis XIV dans le prologue,
puisque tout au long de la pièce jusqu’au finale les autres
essaient de le divertir de son obsession. Or, que dit Argan
à la fin de l’opéra ? « Les sottises ne divertissent point »
(p. 119). Le prologue disait déjà qu’il fallait abandonner
l’opéra et ne songer qu’aux plaisirs du monarque – à
la comédie.
Le second intermède est introduit par le topos des
vertus curatives de la musique :
BÉRALDE. – Je vous amène ici un divertissement que
j’ai rencontré, qui dissipera votre chagrin […]. Ce sont des
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20 Le Malade imaginaire

Égyptiens vêtus en Maures, qui font des danses mêlées de


chansons, où je suis sûr que vous prendrez plaisir, et cela
vaudra bien une ordonnance de Monsieur Purgon.
(Acte II, scène 9, p. 134.)
La musique, parce qu’elle introduit du divertissement,
joue sur le plan esthétique le même rôle que les « petits
pruneaux » (p. 159) goûtés par Argan sur les entrailles de
celui-ci. Elle introduit fluidité et variété dans la syntaxe
spectaculaire, une autre temporalité qui ménage de la
circulation dans l’immobilisme bourgeois et constipé de
la maison d’Argan. L’air « Profitez du printemps » est un
petit bijou teinté d’épicurisme, qui revisite le topos de la
fuite du temps et du carpe diem :
Profitez du printemps
De vos beaux ans,
Aimable jeunesse ;
Profitez du printemps
De vos beaux ans,
Donnez-vous à la tendresse.
(Second intermède, p. 135.)
Le fait qu’Argan, dans la première scène de l’acte III,
s’absente pour soulager son ventre montre d’une certaine
manière que la musique a fait effet comme une bonne
« prise de casse » (p. 138). Mais il faut attendre le dernier
intermède pour qu’Argan se divertisse pleinement, lors-
qu’il joue le rôle du bachelier dans une cérémonie « bur-
lesque » et parodique qui est celle de sa folie en
représentation. Cet ultime divertissement, qui constitue
le dénouement de l’intrigue médicale, est parfaitement
intégré à la comédie.
Molière établit ainsi dès le prologue un système de
concurrence entre l’opéra et la comédie mêlée. Il montre
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Présentation 21

que seule la comédie, a fortiori lorsqu’elle assujettit la


musique, est apte à divertir Argan et, à travers lui, le
monarque et le public.

UNE COMÉDIE MÉDICALE ET MATRIMONIALE

L’esthétique de la comédie mêlée repose sur l’alter-


nance des langages et le croisement d’une logique linéaire
avec la temporalité circulaire propre aux divertissements.
Elle multiplie en outre les registres : pastoral, farcesque 1,
scatologique 2, grivois 3, parodique 4, philosophique…
Cette variété essentielle au genre est cependant au service
d’une intrigue « toute comique » (Le Mercure galant).
Celle-ci croise deux fils principaux : l’un médical, qui
débouche sur la cérémonie du troisième intermède,
l’autre matrimonial, qui se résout par le mariage d’Angé-
lique. Argan, présent dans presque toutes les scènes, est
le protagoniste autour duquel ces deux fils se croisent et
se dénouent, parce qu’il veut donner sa fille en mariage
à Thomas Diafoirus, fils de médecin et singe (peu)
savant, qui suit comme il peut les pas de son père.
Molière reprend donc la structure dramatique du Tar-
tuffe et du Bourgeois gentilhomme : celle d’un père qui
veut marier sa fille pour satisfaire sa manie. C’est sans
doute le succès de la cérémonie de M. Jourdain fait
Mamamouchi qui lui a donné l’idée de la réception
d’Argan en médecin. Pour cet intermède, Molière et
Charpentier ont pu s’inspirer du premier ballet composé

1. Voir le premier intermède. 2. Voir les sorties précipitées d’Argan


en I, 3 et III, 1, le motif récurrent du clystère et l’onomastique des
médecins. 3. Voir par exemple le « Baiserai-je ? » de Thomas et la
réplique de Diafoirus sur la « propagation » (II, 5, p. 108 et 112).
4. Voir le troisième intermède.
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22 Le Malade imaginaire

par Lully dansé par le roi, L’Amour malade (1657), sur


un livret de Francesco Buti (L’Amor malato), augmenté
de scènes comiques d’Isaac de Benserade. Dans la cin-
quième entrée, qui constituait le clou du spectacle, on
voyait Lully, habillé en Scaramouche, tenir un discours
grotesque à un âne et lui décerner avec force braiments
le diplôme de « docteur en âneries », tandis qu’un chœur
de médecins scandait « O bene, O bene, O bene ».
De son côté, Angélique aime Cléante, qu’elle a ren-
contré… au théâtre, et bénéficie du soutien de Béralde,
frère d’Argan, et de sa servante Toinette. À leur mariage
s’opposent deux clans : celui d’Argan et des médecins, et
celui de Béline, sa belle-mère, qui, avec le soutien du
notaire M. Bonnefoy, souhaite s’approprier la fortune
d’Argan et le convaincre de mettre ses filles dans un
couvent. Le clan de Béline tresse donc un troisième fil,
inspiré à Molière par le sujet italien du vecchio avaro (« le
vieil avare ») que l’on retrouve dans plusieurs canevas de
commedia dell’arte 1. On y voit un vieillard sous la coupe
d’une seconde épouse qui cherche à capter la fortune de
son mari au préjudice des enfants du premier lit, moyen-
nant l’aide d’un notaire complaisant. Par ailleurs, les
adaptations du sujet du vecchio avaro se dénouent par la
mise en œuvre du stratagème de la mort feinte du père,
la burla del morto (« la farce du mort »), lazzo destiné à
éprouver les sentiments de ses proches 2. Molière, pour
bâtir ses comédies, puise ainsi à des sources multiples
qu’il adapte à son génie propre et pour les besoins de
sa cause.

1. Sur les sources italiennes du Malade imaginaire, voir Claude Bour-


qui, Les Sources de Molière. Répertoire critique des sources littéraires et
dramatiques, SEDES, 1999, p. 349-351. 2. Voir l’introduction de
Bénédicte Louvat au Malade imaginaire, Le Livre de Poche, 2012,
p. 18-19.
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Présentation 23

Le fil matrimonial et le fil médical se croisent au centre


de l’œuvre, dans l’acte II, scène 5, qui met en présence
les deux prétendants que tout oppose. Thomas propose à
Angélique, pour la divertir, d’assister à la dissection d’une
femme ; Cléante, qui s’est introduit dans la maison
d’Argan déguisé en maître de musique, préfère la « comé-
die » (p. 119). Alors que le premier peine à réciter mécani-
quement son compliment appris par cœur avec toutes les
difficultés du monde 1, Cléante est du côté de la sponta-
néité, de l’« impromptu » (p. 114), du théâtre et de la vie.
Cette scène inaugure la satire médicale qui s’inscrit dans
le sillage de L’Amour médecin (1665), du Médecin malgré
lui (1666) et de Monsieur de Pourceaugnac (1669). Elle
passe par la mise au jour du pédantisme et de la bêtise
des médecins, lesquels pèchent par excès de formalisme :
« On n’est obligé qu’à traiter les gens dans les formes »
(Monsieur Diafoirus, II, 5, p. 113). La médecine avait
connu des progrès notables au XVIIe siècle, notamment
avec la découverte de la circulation du sang par William
Harvey en 1628. Pourtant, la Faculté restait un bastion
rétrograde, sourd aux avancées de la science. Thomas
Diafoirus se vante ainsi d’avoir soutenu une thèse « contre
les circulateurs » (p. 111) 2. C’est à travers l’usage d’une
langue opaque pour le patient que les médecins abusent
de leur pouvoir :
ARGAN. – Non, Monsieur Purgon dit que c’est mon
foie qui est malade.
MONSIEUR DIAFOIRUS. – Eh oui, qui dit parenchyme
dit l’un et l’autre, à cause de l’étroite sympathie qu’ils ont

1. Thomas offre un bon exemple de ce comique qu’Henri Bergson


définit comme « du mécanique plaqué sur du vivant » (Le Rire. Essai
sur la signification du comique [1900], PUF, « Quadrige », 2002).
2. Le médecin Guy Patin (1601-1672) était anticirculationniste et a
pu servir de modèle aux Diafoirus.
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24 Le Malade imaginaire

ensemble par le moyen du vas breve du pylore, et souvent


des méats cholidoques.
(Acte II, scène 6, p. 126-127.)
Les médecins exploitent la faiblesse des hommes et leur
peur de mourir. Cette idée, formulée par Montaigne 1 et
reprise par François de La Mothe Le Vayer, était déjà déve-
loppée chez Lucrèce au Ier siècle avant notre ère, dont
Molière avait traduit le De natura rerum : « Le plus grand
faible des hommes, c’est l’amour qu’ils ont pour la vie, et
nous en profitons nous autres [médecins], par notre pom-
peux galimatias ; et savons prendre nos avantages de cette
vénération, que la peur de mourir leur donne pour notre
métier 2. » Le motif de la mort est omniprésent dans le
texte de Molière. Il est décliné avec variations dans diffé-
rents registres tout au long de la comédie : dans le prologue,
au sens figuré dans le registre pastoral par les bergers qui
meurent… « d’impatience » (p. 45), dans le refrain de la
sérénade amoureuse du premier intermède (« Bell’ ingrata
io morirò », « Belle ingrate, je mourrai », p. 87), dans le
registre galant de l’hyperbole du petit « opéra impromptu »
par Philis-Angélique (« plutôt mourir,/ Que de jamais y consen-
tir », p. 118), dans le registre comique à travers la mort
feinte de Louison à l’acte II pour échapper aux verges. Mais
c’est surtout chez Argan que la peur de la mort constitue
un leitmotiv. Dès la scène 1 de l’acte I, il est terrifié que
« personne » (p. 59) ne réponde à sa sonnette, et son mono-
logue se clôt sur cette peur de mourir : « Ah, mon Dieu,

1. « C’est la crainte de la mort et de la douleur, l’impatience du mal,


une furieuse et indiscrete soif de la guerison, qui nous aveugle ainsi :
c’est pure lacheté qui nous rend nostre croyance si molle et maniable »
(Essais, édition conforme au texte de l’exemplaire de Bordeaux,
éd. Pierre Villey, PUF, « Quadrige », 1992, II, 37, p. 781). 2. De la
nature des choses [De natura rerum], I, v. 106-111 ; cité par Georges
Forestier, Molière, op. cit., p. 311.
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Présentation 25

ils me laisseront ici mourir » (p. 60). Dans la version de


1682 1, cette peur de mourir culmine dans une réplique
d’Argan restée emblématique de l’œuvre : « N’y a-t-il point
quelque danger à contrefaire le mort 2 ? » (p. 218).
C’est à travers la satire de la médecine que la mort,
sérieuse cette fois, s’invite dans la comédie. À l’instar de
ceux de Montaigne, les médecins de Molière apparaissent
comme des donneurs de mort. Dans la scène 5 de
l’acte III, alors que Béralde vient de chasser M. Fleurant
qui venait pour administrer un clystère à Argan sur
l’ordonnance de M. Purgon, celui-ci, furieux, se livre à
une véritable scène d’excommunication. Il lance l’ana-
thème sur Argan, le menace des pires maladie en « ie »
(épilepsie, phtisie, bradypepsie, lienterie, dysenterie,
hydropisie, apoplexie), et cette litanie s’achève en cres-
cendo sur « la privation de la vie », ultime rime où la
« folie » l’aura « conduit » (p. 152). La parole de
M. Purgon a une action quasiment performative sur le
pauvre dévot de la médecine qu’est Argan : « Ah ! je suis
mort » (1675, p. 151), « Ah ! mon Dieu, je suis mort »
(1682, p. 207). Les seuls remèdes préconisés par les méde-
cins consistent dans le lavement, la purgation et la saignée,
credo martelé ad nauseam dans le rite d’intronisation
d’Argan en médecin : « Clisterium donare,/ Postea seignare,/
Ensuitta purgare 3 » (p. 175), formule magique creuse

1. Voir la Note sur la présente édition, p. 37. 2. Cette réplique,


absente de la version de 1675, avait-elle, par souci de décence, été
censurée par les comédiens après la mort de Molière, puis rétablie
par La Grange et consorts en 1682 ? Voir note 1, p. 164. 3. « Donner
un clystère,/ Puis saigner,/ Ensuite purger. » La version de 1682 intro-
duit une surenchère comique dans la dernière occurrence : « Cliste-
rium donare,/ Postea seignare/ Ensuitta purgare, reseignare, repurgare,/
Et rechlitterisare » (« Donner un clystère,/ Puis saigner,/ Ensuite
purger, resaigner, repurger/ Et redonner un clystère »).
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26 Le Malade imaginaire

autant que dangereuse, que le bachelier répète comme un


talisman. La cérémonie s’achève sur le serment de l’impé-
trant qui jure de ne jamais employer d’autres remèdes que
ceux prescrits par la faculté, « Le malade dût-il crever,/ Et
mourir de son mal » (p. 178), et sur ce vœu pour le nou-
veau docteur, répété trois fois par le chœur : « Mille, mille
annis, et manget et bibat,/ Et seignet et tuat 1 » (p. 180).
Mais par-delà la satire de cette médecine mortifère,
Molière touche un autre enjeu et atteint de façon indirecte
une autre cible.

LEVOILE DE LA MÉDECINE :
UN TEXTE LIBERTIN

Dans Le Malade imaginaire, Molière prolonge d’une


certaine façon son combat engagé pendant l’affaire du
Tartuffe (mai 1664-février 1669) 2. Argan, « embéguiné »
de ses médecins, y apparaît comme un dévot de la méde-
cine, un avatar d’Orgon – à une voyelle près. Après Le
Tartuffe, parce qu’il ne peut plus s’aventurer ouvertement
sur le terrain de la religion, Molière se sert du masque
de la médecine. Lorsqu’il se défend, par la voix de
Béralde, de n’avoir mis sur la scène que le « ridicule de
la médecine », on reconnaît les accents de sa défense
contre les dévots :
ARGAN. – C’est un bon impertinent que votre Molière
avec ses comédies, et je le trouve bien plaisant d’aller jouer
d’honnêtes gens comme les médecins 3.

1. « Que mille, mille ans, il mange et boive,/ Et saigne et tue ».


2. Voir le troisième placet au roi, cité dans le Dossier, p. 233.
3. Argan reprend l’argumentation des adversaires du Tartuffe : « Je
sais bien que, pour réponse, ces Messieurs tâchent d’insinuer que ce
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Présentation 27

BÉRALDE. – Ce ne sont point les médecins qu’il joue,


mais le ridicule de la médecine 1.
(Acte III, scène 3, p. 199.)
Dans la version de 1682, Argan, dans sa défense de la
médecine, recourt à la même ironie qu’Orgon face à
Cléante dans Le Tartuffe : « ARGAN. – C’est-à-dire, que
toute la science du monde est renfermée dans votre tête,
et vous voulez en savoir plus que tous les grands méde-
cins de notre siècle » (p. 198) 2. Il n’est pas anodin que
le mot « Oracle » soit par ailleurs ajouté au texte de
1682, qui multiplie les références intertextuelles au Tar-
tuffe : « BÉRALDE. – Et ce qu’il dit, que fait-il à la chose ?
Est-ce un Oracle qui a parlé 3 ? » (p. 207).
L’analogie entre religion et médecine était déjà filée
en 1665 dans Le Festin de Pierre [Dom Juan], dont la
scène 1 de l’acte III mérite d’être intégrée au cycle des
comédies médicales de Molière. Dans cette scène, le débat
sur la médecine glisse vers celui sur la religion, le passage
de l’un à l’autre se faisant à travers le lexique de la foi :

n’est point au théâtre à parler de ces matières » (Préface du Tartuffe


[1669], in OC, t. II, p. 92). 1. Toujours dans la Préface du Tartuffe
de 1669, Molière écrit : « Si l’on prend la peine d’examiner de bonne
foi ma comédie, on verra sans doute que mes intentions y sont par-
tout innocentes, et qu’elle ne tend nullement à jouer les choses que
l’on doit révérer ; que je l’ai traitée avec toutes les précautions que
demandait la délicatesse de la matière ; et que j’ai mis tout l’art, et
tous les soins qu’il m’a été possible pour bien distinguer le personnage
de l’hypocrite d’avec celui du vrai dévot » (ibid.). 2. « Orgon. Oui,
vous êtes, sans doute, un docteur qu’on révère ;/ Tout le savoir du
monde est chez vous retiré,/ Vous êtes le seul sage, et le seul éclairé,/
Un Oracle, un Caton, dans le siècle où nous sommes,/ Et près de
vous ce sont des sots, que tous les hommes » (Le Tartuffe ou l’Impos-
teur, I, 5, in OC, t. II, p. 112). 3. Le Tartuffe, I, 2 : « Dorine. Ses
moindres actions lui semblent des miracles,/ Et tous les mots qu’il
dit, sont pour lui des Oracles » (OC, t. II, p. 106).
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28 Le Malade imaginaire

SGANARELLE. – Comment Monsieur, vous êtes aussi


impie en médecine ?
DOM JUAN. – C’est une des grandes erreurs qui soit
parmi les hommes.
SGANARELLE. – Quoi ! vous ne croyez pas au séné, ni
à la casse 1, au vin émétique 2 ?
DOM JUAN. – Et pourquoi veux-tu que j’y croie ? […]
SGANARELLE. – Mais laissons là la médecine, où vous
ne croyez point, et parlons des autres choses : […] Est-il
possible que vous ne croyiez point du tout au Ciel ? […]
qu’est-ce que vous croyez ?
DOM JUAN. – Ce que je crois.
SGANARELLE. – Oui.
DOM JUAN. – Je crois que deux et deux font quatre,
Sganarelle et que quatre et quatre font huit.
SGANARELLE. – Belle croyance, et les beaux articles de
foi que voici ; votre religion à ce que je vois, est donc
l’arithmétique 3.
Dans Le Malade imaginaire comme dans Dom Juan,
le verbe « croire » fait basculer le débat dans un sens
libertin :

1. La casse et le séné sont des plantes originaires d’Orient aux effets


laxatifs. 2. Vomitif à base d’antimoine qui avait provoqué plusieurs
décès spectaculaires, dont celui du fils de La Mothe Le Vayer en 1664.
Le vin émétique sera officiellement reconnu par décret du Parlement
en 1666 (OC, t. I, note 2, p. 1432). 3. Le Festin de Pierre [Dom
Juan], III, 1, in OC, t. II, p. 874-875. On retrouve l’opposition entre
la croyance médicale et les mathématiques dans cette réplique de
Béralde (dans les versions de 1675 et de 1682) : « [Monsieur Purgon]
croit plus aux règles de son art qu’à toutes les démonstrations de
mathématique » (III, 3, p. 144 [et 197]).
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Présentation 29

ARGAN. – Mais, mon frère, vous ne croyez donc point


à la médecine ?
BÉRALDE. – Moi, mon frère ? nullement, et je ne vois
pas que pour son salut, il soit nécessaire d’y croire.
ARGAN. – Quoi ? vous ne croyez pas à une science qui
depuis un si long temps est si solidement établie par toute
la terre et respectée de tous les hommes ?
(Acte III, scène 3, p. 142.)
Molière joue sur la polysémie du mot « salut », dont
l’étymologie renvoie à la santé mais qui a aussi un sens
religieux. Le terme « salutaire » est également présent
dans l’« Autre prologue » : la médecine y est décrite
comme une « pure chimère » (p. 53), une illusion inven-
tée par les hommes pour se distraire de la peur de la
mort, un « roman » (III, 3, p. 144 et 198).
Argan tente de tirer un argument de la sincérité des
médecins, en faveur de la médecine : « Il faut bien que
les médecins croient leur art véritable, puisqu’ils s’en
servent pour eux-mêmes » (1682 ; p. 196). Béralde dis-
tingue alors dans un formidable chiasme les médecins de
bonne foi (tel le fanatique M. Purgon) et ceux qui
abusent en toute conscience de la faiblesse humaine (le
président du troisième intermède) : « Il y en a parmi
eux, qui sont eux-mêmes dans l’erreur populaire, dont
ils profitent, et d’autres qui en profitent sans y être »
(p. 197 [et 144]). Si l’on transpose le problème sur le
plan religieux, il s’agit de la différence que Molière établit
entre les hypocrites et les véritables dévots tout au long
de la querelle du Tartuffe. C’est dans la version de 1682
que le mot « philosophe » fait son apparition et que la
critique de la religion via la médecine s’approfondit et se
radicalise : « Bien loin de la [la science médicale] tenir
véritable, je la trouve, entre nous, une des plus grandes
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30 Le Malade imaginaire

folies qui soit parmi les hommes ; et à regarder les choses


en philosophe, je ne vois point de plus plaisante mome-
rie ; je ne vois rien de plus ridicule qu’un homme qui se
veut mêler d’en guérir un autre » (p. 195). Dans cette
réplique, le verbe « guérir » est quasiment synonyme de
« sauver ». Ce qu’on entend ici en creux, c’est que les
médecins ne sont pas plus capables de sauver les hommes
que les prêtres de faire leur salut : « Ce n’est donc plus
seulement un usage blâmable de la religion qui est
dénoncé, mais la religion elle-même qui est désignée
comme abus 1. » Tout se passe comme si, après la mort
de Molière, ses continuateurs avaient creusé le sillon
libertin de son texte pour faire du Malade imaginaire une
ultime réponse du dramaturge aux dévots. C’est égale-
ment dans la version de 1682 qu’apparaissent les expres-
sions « erreur populaire » (p. 197) et « faiblesse humaine »
(p. 196) pour caractériser la foi en la médecine. Celle-ci
constitue une sorte de béquille pour les esprits faibles,
tandis que ceux qui ont l’esprit fort, comme Béralde – les
libertins se désignent eux-mêmes comme « esprits forts »
au XVIIe siècle –, peuvent se passer de la religion.
Dans le dernier intermède, le latin, apanage des méde-
cins et des prêtres, concourt à entretenir la porosité entre
cérémonie religieuse et « vespérie 2 ». Même si Molière
suit de très près le déroulé officiel de celle-ci, il gomme
en partie les références religieuses qui faisaient intrinsè-
quement partie de la vespérie mais que le spectateur de
l’époque pouvait rétablir mentalement. Ainsi, les Statuts

1. Laurent Thirouin, « L’impiété dans Le Malade imaginaire », Liber-


tinage et philosophie au XVIIe siècle, Publications de l’université de
Saint-Étienne, 2000, p. 142. 2. « Dernier acte de théologie que sou-
tient un licencié avant que de prendre le bonnet de docteur, et où
celui qui préside donne quelques avis, quelques instructions à celui
qui soutient la Vespérie » (Dictionnaire de l’Académie, 1694).
Présentation 31

de la Faculté de médecine de Paris, rédigés en latin, pré-


voient en 1660, à l’article 33, que le licencié peut « exer-
cer la médecine ici et par toute la terre, au nom du Père,
du fils et du Saint-Esprit », et à l’article 50 ils précisent
que le nouveau docteur devra rendre « des actions de
grâces à Dieu très-grand et très-bon » 1. Dans l’éloge
inaugural et paradoxal de la médecine qui ouvre le der-
nier intermède, l’analogie entre médecine et religion
devient transparente, et Molière met au jour l’hybris des
médecins qui concurrencent Dieu : « Totus mundus cur-
rens ad nostros remedios,/ Nos regardat sicut Deos 2 »
(p. 172), mais la charge est amortie par la musique et le
latin de cuisine. L’ambition qu’a l’Église d’imposer son
autorité aux princes et aux rois semble en outre parfaite-
ment atteinte par les médecins : « Et nostris Ordonnan-
ciis/ Principes et Reges soumissos videtis 3 » (p. 173).
Au système de valeurs fondé sur la foi d’Argan en la
médecine, Béralde, dans le sillage de Montaigne 4,
oppose la nature :
BÉRALDE. – Rien que se tenir de repos, et laisser faire
la nature ; puisque c’est elle qui est tombée 5 dans le
désordre, elle s’en peut aussi bien retirer, et se rétablir elle-
même.

1. Cités dans la notice du Malade imaginaire de l’édition Despois-


Ménard, Œuvres de Molière, t. IX, Paris, Hachette, 1886, p. 227-
228. 2. « Le monde entier, courant après nos remèdes,/ Nous regarde
comme des dieux ». 3. « Et à nos ordonnances/ Vous voyez soumis
les princes et les rois. » 4. « Laissons un peu faire : l’ordre qui pour-
void aux puces et aux taulpes, pourvoid aussi aux hommes qui ont
la patience pareille à se laisser gouverner que les puces et les taulpes »
(Essais, éd. citée, II, 37, p. 767). Voir aussi note 1, p. 143. 5. L’idée
de chute peut évoquer l’anthropologie chrétienne.

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