Générer La Confiance Épistémique - Cairn - Info

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5.

Générer la confiance épistémique


Martin Debbané, Nader Perroud, Paco Prada, Margaux
Bouteloup, Mario Speranza
Dans Mentaliser : la clé des interactions humaines
(2022), pages 119 à 148

Chapitre

Les objectifs de ce chapitre en un clin d’œil :

Faire le lien entre les différents concepts abordés dans les chapitres
précédents et les notions de mentalisation et de confiance épistémique :
Chap. 1 : Les états mentaux et les axes de la mentalisation
Chap. 2 : Le mirroring et les modes de prémentalisation
Chap. 3 : Les émotions et l’arousal
Chap. 4 : La posture de non-savoir, la narrative affective, le processus
mentalisant et la validation empathique

Aborder les notions de confiance épistémique et la communication ostensive.


Comprendre les enjeux de la calibration de la mentalisation.
Intégrer les liens entre la narrative personnelle et la validation empathique.

L ’heure est venue de lier la sauce. Au cours des quatre premiers chapitres, nous
avons pu exposer les ingrédients essentiels à l’activité de notre capacité à
mentaliser : les états mentaux et les axes de la mentalisation (Chapitre 1), la
1

communication par biofeedback social (mirroring) et les modes de prémentalisation


(Chapitre 2), l’arousal affectif et l’effet des émotions sur la mentalisation (Chapitre 3),

sans oublier la posture de non-savoir qui soutient le processus mentalisant, ouvrant
Ajouter
la possibilité de validation empathique (Chapitre 4). Au sein de cette brève
récapitulation, il manque une notion clé qui agit comme liant de tous ces
ingrédients, l’avez-vous repérée ? Il s’agit de la confiance épistémique ! Comme
exposé dans le chapitre 2, la confiance épistémique se définit autour de trois
éléments :

1. Attribution de confiance à une source d’information, en général une personne,


mais cela peut aussi être un média, un courant philosophique, un collectif, une
culture spécifique, etc.
2. L’information provenant de la source de confiance est vécue comme pertinente à
soi.
3. L’information provenant de la source de confiance est comprise comme
généralisable à d’autres contextes.

Dans ce chapitre, nous allons aborder les notions de confiance épistémique, de 3


communication ostensive, de validation empathique, de calibration de la
mentalisation, de narrative personnelle et tenter de les combiner pour mieux
appréhender leur rôle dans notre capacité à mentaliser et leurs effets sur les
échanges au sein de l’interaction humaine. Concentrons-nous d’abord sur un des
ingrédients de notre fond de sauce : la confiance épistémique !

1. Retour sur la confiance épistémique

Faire confiance… nous utilisons le mot « confiance » plus que jamais. D’une part, 4
nous évoquons la confiance dans le contexte de notre relation à nous-mêmes : « ai-je
confiance en moi ? ». D’autre part, nous nous intéressons à la confiance qui se joue
entre les individus d’un groupe, d’une équipe, d’une entreprise, d’une communauté
ou de la société en général : « il est essentiel que les uns et les autres se fassent
confiance pour avancer vers un but commun » ou encore « nous vivons une crise de
la confiance au sein de notre société ». Fondamentalement, le vécu de la confiance
génère un sentiment, celui de la sécurité, qui ouvre la possibilité de pouvoir se fier, à
soi, aux autres, dans les situations qui impliquent un degré d’incertitude. Étant
donné que l’incertitude, à des degrés variables, est omniprésente dans le
déroulement de toute interaction humaine, accompagnée de défis et d’embûches,
activant des émotions parfois difficiles à gérer, la confiance est une véritable
ressource de la relation humaine. Sans la nommer, la confiance recèle une part de
vulnérabilité. En effet, en attribuant notre confiance, nous prenons nécessairement
un risque : celui de se fourvoyer, d’être induit en erreur, de se faire avoir, d’être lésé,
d’être trahi, de se sentir déçu, etc. Chacun vit ce risque de manière singulière. Il n’y a
pas de remède à cet état de fait. Nous sommes en quelque sorte contraints de faire
confiance, mais alors à qui faire confiance ?

 Ajouter
Dans cette section, nous redécouvrirons ensemble comment fonctionne la confiance 5
et comment son développement, au cours d’une vie, va de pair avec l’importance de
pouvoir tolérer un certain degré d’incertitude, à la fois dans la relation à nous-
mêmes et aux autres. Commençons d’abord par situer un type spécifique de
confiance, la confiance épistémique, dans le portrait général des relations humaines.

Exercice 5.1

Qui sont mes personnes de confiance ?


Essayez de lister les personnes de votre entourage qui représentent pour vous
des personnes de confiance. Il s’agit ici de personnes en qui vous avez
VRAIMENT confiance, à qui vous pouvez vous confier et vous montrer sous
votre vrai visage avec toutes, ou du moins une partie de vos vulnérabilités ou
défauts. Une personne de confiance est aussi une personne dont vous
écouteriez les conseils car vous savez qu’ils seront utiles pour vous et qu’ils vous
aideront dans des moments difficiles. Prenez votre temps pour choisir ces
personnes.
Mes personnes de confiance :
1. ___________________________________________________________________
2. ___________________________________________________________________
3. ___________________________________________________________________
4. ___________________________________________________________________
5. ___________________________________________________________________

1.1. Méfiance, crédulité et confiance épistémique


Comme présenté au chapitre 2, le concept de confiance épistémique est tiré de 6
l’œuvre de Dan Sperber (2010) sur la vigilance épistémique. D’entrée de jeu, nous
trouvons une dialectique entre confiance et vigilance. Les travaux du psychologue
Fabrice Clément (2006) nous aident à saisir la dimension dynamique et
développementale de la confiance épistémique, en la situant au sein de notre
oscillation naturelle entre le désir de croire (faire confiance) et la vigilance
épistémique (se méfier de la source de l’information) ; aux extrêmes, nous retrouvons
les phénomènes de crédulité et de méfiance, la paranoïa représentant l’expression
pathologique de la méfiance tandis que les « fake news » ou théories du complot
représentent, en quelque sorte, l’extrême de la crédulité (cf. figure 5.1).

Figure 5.1
Le continuum de la confiance épistémique, entre crédulité
et méfiance
 Ajouter
Mais attention, le désir de croire et la vigilance sont en premier lieu adaptatifs ! En 7
effet, notre désir de croire nous oriente naturellement vers autrui, ce qui nous
permet d’internaliser rapidement une information et de nous inscrire dans une
relation affective avec une source d’information, ce qui aura des bienfaits sur notre
capacité de la comprendre et à la retenir. La relation d’attachement en est un bon
exemple (cf. Chap. 2) : l’enfant désire ardemment croire que ses parents savent tout,
qu’ils sont les meilleurs et qu’ils ont toujours raison, et les leçons tirées auprès de ses
parents durent une vie entière (parfois, cela nécessite même une psychothérapie
lorsque l’on veut se défaire de certaines de ces leçons !). En outre, il demeure
adaptatif pour l’enfant de s’appuyer sur le parent pour faire le tri des multiples
sources d’information, en sélectionnant celles qui proviennent des personnes qui
assurent sa survie. Pour ce faire, les recherches en psychologie du développement
humain ont montré comment le nourrisson utilise l’attention de ses parents pour
diriger la sienne et sélectionner ainsi les stimuli les plus pertinents pour lui ; car la
vigilance est également adaptative dans la mesure où un nombre extraordinaire
d’informations nous parvient à chaque instant de notre existence, et le cerveau
humain est tout simplement incapable de toutes les traiter en profondeur. Ainsi, les
vicissitudes entre confiance et vigilance sont entièrement adaptatives.

Les recherches en neurosciences, quant à elles, s’intéressent à l’élaboration des 8


réseaux de connectivité cérébrale, qui, au cours du développement, se sculptent au
gré des expériences du bébé et du jeune enfant humain. Ces recherches montrent
que les réseaux du traitement de l’information se construisent au travers de
multiples niveaux ou hiérarchies, qui influenceront à la manière de filtres toutes les
facultés contribuant au traitement de l’information : eh oui, nous sommes construits
pour être biaisés !

De nombreux travaux décrivent comment notre fonctionnement cérébral fabrique 9


littéralement des modèles ou des filtres mentaux qui permettent de traiter
l’information de manière efficiente certes, mais surtout sur la base de ce qui est déjà
connu. La manière dont nos processus mentaux se forment au cours du
développement contribue donc inévitablement à une « simplification » de notre
appréciation de la réalité. En se rappelant que nous sommes fondamentalement
biaisés dans notre manière d’apprécier la réalité, peut-être le devient-on un peu
moins…

Parmi nos biais naturels, Fabrice Clément souligne la contribution précoce de 10


l’orientation de l’attention qui, dès le plus jeune âge du nourrisson humain, se dirige
plus naturellement sur ce qui est familier et semblable à soi : l’enfant humain préfère
ce qui est « comme moi » (voir les travaux d’Andrew N. Meltzoff sur le like me, 2007).
 Ajouter
Ce câblage précoce provient hypothétiquement des capacités initiales d’imitation du
bébé, qui indiquent une faculté primitive à faire correspondre soi avec autrui, ceci
comme instrument fondamental aux premiers apprentissages. Orienté
préférentiellement vers la similitude et la familiarité, l’enfant prendra comme
sources d’information ses pourvoyeurs de soin, qu’on a aussi appelé figures
d’attachement (cf. Chap. 2). Au cours du développement, le principe du « comme
moi » déterminera en partie l’attribution de la confiance épistémique. En effet, ce
phénomène n’est pas l’apanage unique des jeunes enfants, il est bien présent chez les
adolescents et aussi les adultes : ceux qui se ressemblent s’assemblent !
Apparemment, les experts du marketing et des publicités ciblées sur les réseaux
sociaux ont bien compris ce phénomène et l’exploitent à volonté. Hélas, comme toute
chose, la confiance peut s’avérer l’objet d’une exploitation malicieuse !

Activité 5.1

« Comme moi »
Pour cette activité, réunissez-vous avec quelques amis (minimum trois).
Munissez-vous de papiers et de crayons et demandez à chacun d’écrire (sans le
montrer aux autres) ce qui vous réunit, vous rassemble (qualités,
comportements, niveau social, intérêt, sensibilité, idées politiques…). Laissez
libre cours à votre imagination. Comparez ensuite vos écrits et vérifiez si la
maxime « qui se ressemble s’assemble » se vérifie !

Mais revenons aux relations humaines : mise à part la similitude, quels sont les 11
autres vecteurs de la confiance épistémique ? Dans le chapitre 2, nous avons abordé
comment la relation d’attachement favorisait la confiance épistémique à travers la
réponse de biofeedback social du pourvoyeur de soin. Dans ce système de
communication précoce en « mirroring », la syntonie de l’échange dépend beaucoup
de la congruence, de la contingence et du marquage de la communication parentale
(cf. Chap. 2 pour un rappel de ces notions). Les psychologues du développement
Gergely Csibra et Gyorgy Gergely ont popularisé la notion d’une « pédagogie
naturelle » à laquelle participe le mirroring parental (Csibra & Gergely, 2011). En
d’autres termes, la manière dont les pourvoyeurs de soins s’adressent naturellement à
leurs enfants favorise l’apprentissage de l’information qu’ils leur transmettent. Ainsi,
en complément à l’observation, l’enfant apprend directement au sein de l’échange
non verbal et verbal avec ses sources privilégiées d’informations que représentent les
figures d’attachement. Cela semble une évidence, et ce même si de nombreux
parents souhaiteraient ici arguer que leurs enfants ne les écoutent pas
suffisamment ! Dans ce qui suit, nous verrons comment la manière de
communiquer, c’est-à-dire la forme et ses caractéristiques, représente ce que
G. Csibra et G. Gergely ont appelé « des indices de communication ostensive » qui
 Ajouter
maximisent le potentiel d’apprentissage de l’information transmise.
1.2. Homo sapiens, un éternel apprenti-enseignant ?

Définition

Communication ostensive : type de communication où l’individu utilise des


indices concrets et perceptibles pour favoriser et soutenir l’échange : contact
visuel, ton ajusté, posture, accordage affectif, etc.

Certains coachs de vie proposent des services pour vous apprendre à « faire une 12
bonne première impression ». Quel est leur premier conseil ? Apprenez le nom des
gens. Pourquoi ? Pour les appeler par leur nom, voire leur prénom si la situation s’y
prête. Dans quel but ? Dans notre jargon, appeler quelqu’un par son nom constitue
un des multiples indices de communication ostensive, qui augmentent
naturellement la confiance épistémique que vous confèrent vos interlocuteurs. C’est
également vrai pour vous : si quelqu’un vous appelle par votre nom, votre système
attentionnel s’engage automatiquement et plus intensément envers cette potentielle
source d’information, et vous traiterez plus profondément l’information
subséquemment communiquée par cette personne. Le comble est que ce principe
s’applique aussi aux échanges virtuels ! Dans une expérience menée à l’University
College London (UCL), nos collègues ont soumis une liste de mots à retenir à des
participants adultes. Ils ont comparé deux conditions : l’une où l’avatar qui
présentait les mots s’adressait au participant par son prénom, en utilisant des
indices de communication ostensive, et une autre condition où l’avatar n’utilisait pas
d’indice de communication ostensive. La liste de mots était exactement la même
dans les deux conditions. D’après vous, quelle condition favorisait la rétention du
plus important nombre de mots ? Celle où on s’adressait aux participants par leur
nom, bien sûr.

Pour mieux comprendre ce type de phénomène, poursuivons l’exposition de 13


l’approche de « pédagogie naturelle » proposée par G. Csibra et G. Gergely et utilisons
un exemple de relation d’attachement pour illustrer notre propos. La figure 5.2
montre un échange typique entre une enfant de 9 mois et son papa qui s’amusent
ensemble alors qu’ils assistent à un concert en plein air. Que remarquez-vous sur le
plan non verbal ? La valence émotionnelle de l’échange est positive (sourires, intérêt),
le contact visuel est bien établi (ils se regardent dans les yeux), le reflet en miroir du
papa semble congruent à l’émotion de l’enfant (accordage affectif), l’enfant semble
respecter le tour de parole de l’adulte (l’enfant observe alors que le papa
communique).

 Ajouter
Si vous visionniez la vidéo de cet échange, vous pourriez témoigner d’une scène où 14
l’enfant et le papa jouent à réagir à tour de rôle aux sons de la musique émise par un
orchestre folklorique en spectacle derrière eux. Vous pourriez également entendre le
ton ajusté de l’adulte, ainsi que sa réactivité contingente aux réactions et signaux
provenant de l’enfant. Ces caractéristiques de communication entrent dans la
catégorie des signes ostensifs de communication. Ces signes signalent à l’enfant que
la communication de l’adulte est au sujet de quelque chose : on entend le papa dire
« Ah ! tu as entendu comme c’est marrant cette musique, moi aussi j’aime beaucoup
cette musique ! Tralala… j’adore ! », suivi par l’enfant qui imite l’adulte en dodelinant
de sa tête et chantant « yayaya… » en imitation du « tralala » de l’adulte.

Et si on appliquait notre grille de lecture mentalisante avec les notions de mirroring 15


et de signes ostensifs de communication ? Dans cette illustration, le mirroring
reflète l’éprouvé affectif de l’enfant. Le mirroring est multimodal dans la mesure où il
intègre les éléments non verbaux (sourire, ton de la voix, prosodie, posture
corporelle, etc.) et verbaux du papa (« c’est marrant » souligne le plaisir éprouvé). Le
papa communique au sujet du plaisir à partager ses émotions au rythme de la
musique et montre ensuite que l’on peut dodeliner de la tête quand on s’amuse à
écouter de la musique. Une communication préverbale s’établit car même si l’enfant
ne comprend pas les mots, celui-ci comprend que la communication est au sujet de
quelque chose qu’ils vivent ensemble et à laquelle l’enfant peut contribuer. Si le papa
ne s’engageait pas dans ces signes ostensifs de communication, il est à parier que le
regard de l’enfant serait moins curieux au sujet de ce que le papa communique. En
d’autres termes, les signes ostensifs de communication engagent l’enfant à porter
attention, tout comme dans l’exemple de la liste des mots ci-dessus.

Figure 5.2
Les caractéristiques de la communication ostensive

 Ajouter
Du point de vue de notre perspective mentalisante, en plus de décrire les processus 16
cognitifs et émotionnels, nous allons un pas plus loin pour y intégrer l’expérience
subjective « dans le moment ». Autrement dit, on se pose la question « qu’est-ce que
cela fait d’être avec papa à ce moment précis, moment où il a du plaisir avec moi et
où il me montre aussi des manières de bouger ? ». En portant attention à son papa,
nous faisons l’hypothèse que ce qui est donné à vivre dans la subjectivité de l’enfant,
c’est de se sentir comme une véritable partenaire de jeu, une véritable interlocutrice
pour son papa. Ce vécu est essentiel à la confiance épistémique ! Se sentir reconnu
par autrui représente la case départ de la confiance épistémique. On ne pourra
jamais assez insister sur ce point. C’est sur la base de ce type d’expériences que
s’appuiera la curiosité au sujet de ce que le papa communiquera. Ainsi, toute
personne qui souhaite générer de la confiance épistémique doit se poser une
question d’apparence simple mais extrêmement subtile :

Que dois-je dire ou faire pour que l’autre sente que j’ai compris son expérience ? 17

Exercice 5.2

Faites donc l’exercice qui vient de vous être suggéré : « que dois-je dire ou faire
pour que l’autre sente que j’ai compris son expérience ? ». La prochaine fois que
vous avez une interaction avec une personne qui vous fait part d’une situation,
d’un événement qui lui est arrivé ou que vous partagez un moment particulier
avec cette personne (faire du vélo, manger au restaurant, boire un verre, jouer
au tennis, aller en ville faire du shopping, ou tout autre chose que vous jugerez
importante pour cette personne), posez-vous cette question et essayez d’y
répondre : « mais que dois-je faire ou dire pour qu’elle sente que j’ai compris ce
qu’elle vit ? »

Il ne suffira certainement pas de dire : « Je comprends… ». La forme, le comment doit 18


nécessairement s’adapter à l’expérience subjective de la personne à qui l’on s’adresse.
S’engager d’abord avec l’autre pour saisir la nature de cette expérience, lui refléter
notre intérêt à comprendre son expérience et construire ensemble une
compréhension de cette expérience relève de l’art de la relation humaine. Mentaliser
les états mentaux nous assiste dans ce processus pour fournir à l’autre l’expérience
d’être reconnu dans son vécu unique et singulier. Mais nous affirmons ici quelque
chose qui peut sembler contre-intuitif : mentaliser, c’est d’abord être avec l’autre,
partager la subjectivité (intersubjectivité) pour pouvoir ensuite élargir le champ de
l’expérience individuelle à l’expérience partagée ensemble. La fameuse case départ de
la confiance épistémique passe donc par une reconnaissance sentie de l’expérience
subjective et une présence dans le moment de l’échange. Nous approfondirons cette
thématique dans la deuxième section du chapitre.

 Ajouter
2. Reconnaître l’autre

La première étape pour générer la confiance épistémique est de reconnaître l’autre, 19


et plus particulièrement sa subjectivité. On parle de « rencontre » lorsque
l’interaction entre deux personnes permet un échange intersubjectif, autrement dit
lorsque chacun a rencontré au moins en partie la subjectivité de l’autre, tout en
sentant la sienne propre reconnue par l’autre. Le sentiment de reconnaissance
surpasse la compréhension intellectuelle d’une personne et sa situation. Mais
comment reconnaître l’autre ? Nous avons déjà vu dans la section précédente que les
indices ostensifs de communication sont autant de manières que nous utilisons pour
initier la reconnaissance de la subjectivité d’autrui et son rôle en tant que véritable
interlocuteur et partenaire de communication. Le tableau 5.1 reprend ces indices
dans le contexte de la communication humaine et leurs contraires qui viendront
davantage déplacer le curseur en direction de la crédulité ou la méfiance.

Tableau 5.1 : Indices de communications ostensives et leurs


contraires
+ Confiance – Confiance

Appeler l’autre par son nom Ignorer l’identité unique de l’autre

Respecter le tour de parole Interrompre

Regarder dans les yeux avec un intérêt Ne pas regarder dans les yeux ou imposer
ajusté son regard

S’accorder au niveau de la tonalité Imposer une tonalité affective


affective

S’ajuster au niveau du ton de la voix Imposer la tonalité de sa voix

Adopter une posture corporelle ouverte Croiser les bras, se mettre en biais, etc.

Mirroring congruent, contingent Mirroring non contingent et/ou


et marqué incongruent et/ou manque
de différenciation soi-autrui

Sur la base des indices de communication ostensive s’échafaude une rencontre des 20
subjectivités. Ce type de communication favorise une rencontre dite
« intersubjective » alors que deux points de vue sur le monde peuvent entrer en
dialogue. D’une certaine manière, la mentalisation est dépendante de cette
rencontre intersubjective : si un individu mentalise l’autre, mais que ce dernier ne
participe pas à cette rencontre, le processus mentalisant de ce dialogue ne pourra
jamais vraiment se réaliser. C’est d’ailleurs un des défis majeurs de la rencontre

 Ajouter
psychothérapeutique, à laquelle nous reviendrons dans le chapitre 6. Pour l’heure,
poursuivons ensemble la collecte des ingrédients qui favorisent la confiance
épistémique, notamment la posture du non-savoir.

Exercice 5.3

Utilisez des indices de communication ostensive


Avec la prochaine personne avec qui vous allez échanger, utilisez des indices de
communication ostensive : dites son nom ou son prénom, réagissez de façon
contingente à ce qu’il vous dit, respectez un tour de parole, adoptez une posture
d’ouverture… Une fois l’échange terminé, prenez quelques minutes pour
repenser à la scène et apprécier l’effet des indices que vous avez utilisés sur
vous, sur l’autre et sur l’interaction générale.

2.1. Posture de non savoir et « checking »


Au cours du chapitre 4, nous avons abordé la notion de la posture de non-savoir (cf. 21
Chap. 4, section 1). Il s’avère que celle-ci est une condition sine qua non pour stimuler
la confiance épistémique. La posture de non-savoir requiert une attention qui
focalise sur les états mentaux, mais également une intention d’échanger non pas
pour trouver une solution ou une vérité, mais pour s’engager dans une série de
découvertes qui n’a pas véritablement de fin en soi. Quelques expressions tirées du
langage commun traduisent bien ce type d’engagement dans la rencontre
intersubjective au sein des relations humaines :

« Ce n’est pas le but qui compte, c’est le chemin. » 22


Valérie Guignabodet
« Le but n’est pas le but, c’est la voie. »
Lao-Tseu
« L’expérience, c’est là le fondement de toutes nos connaissances. »
John Locke
« Le théâtre n’est qu’un lieu de rencontre, l’espace du risque et du possible. Cette
rencontre est sans doute une rencontre de parole. »
Olivier Py
« La vérité est fille de discussion, non pas fille de sympathie. »
Gaston Bachelard
« … nous entendons par existentialisme […] que toute vérité et toute action
impliquent un milieu et une subjectivité humaine. »

— Jean-Paul Sartre

 Ajouter
Reconnaître autrui et se sentir reconnu s’inscrit donc dans l’expérience de porter son 23
attention sur les états mentaux : le but n’est pas de faire mentaliser, mentaliser est la
voie de la rencontre humaine. Ceci dit, comment s’y prendre pour présenter ce qui
nous paraît comme évident au cours de l’échange avec autrui ? Si quelqu’un nous
semble malheureux, pourquoi ne pas simplement lui refléter qu’il est malheureux ?
L’idée est d’aller plus loin que la labélisation d’émotions et d’interroger l’expérience
unique associée à l’émotion, qui s’inscrit dans une subjectivité au sein d’un contexte.
Refléter cette expérience, à chaque fois unique, représente un exercice parfois
périlleux parce que potentiellement intrusif ou disqualifiant. Par exemple, pensez
aux moments où on vous dit que vous avez l’air fatigué alors que vous vous sentez en
pleine forme. Ou encore aux moments où on vous fait un compliment alors que vous
ne vous portez pas vraiment en estime. Que ressentez-vous de cette non-
congruence ? Ceci provoque souvent des sensations et sentiments négatifs. Et
pourtant, les observations de vos interlocuteurs sont souvent en partie vraies. Si vous
êtes amené à rencontrer des personnes plus sensibles, plus attentives (on serait tenté
de dire plus mentalisantes), vous remarquerez que ces personnes adopteront plus
volontiers une posture de non-savoir et pourraient commencer d’abord par
« marquer » ou souligner que leurs perceptions et compréhensions proviennent de
leur point de vue : « j’ai l’impression que… », « il me semble que… », « je ne suis pas sûr
d’avoir raison mais… », etc. Ensuite, vous remarquerez également qu’elles vérifieront
(« checking ») si leurs perceptions et compréhensions correspondent au moins en
partie avec votre point de vue.

Voici quelques exemples d’expressions typiquement utilisées lorsque la posture de 24


non-savoir est activée :

– Marquage … : 25
Je ne sais pas si je comprends bien, mais es-tu en train de dire que…
J’entends ce que tu dis de la manière suivante : …
Dis-moi si je me trompe : …
Je me trompe sans doute, mais de mon point de vue …
– … suivi de vérification (checking) :
C’est un peu ça que tu voulais dire ?
As-tu aussi pensé ça à ce moment-là ?
Qu’en penses-tu, peux-tu me dire si j’ai bien compris ce que tu voulais ?
Ai-je bien résumé ta situation ?
Puis-je vérifier avec toi que j’ai bien compris ?

La posture de non-savoir nous invite à formuler ce que l’on croit savoir sous forme 26
d’« hypothèse », en tant que proposition provisoire au sujet des états mentaux, qui
sera refaçonnée grâce au checking. En effet, cette proposition n’est pas une fin en soi
mais constitue une matière qui sera en retour sculptée par l’interlocuteur, et vice

 Ajouter
versa. Ce processus traduit non seulement l’échange entre deux personnes, mais la
réciprocité mutuelle de la transformation de leurs points de vue initiaux vers de
nouvelles façons de percevoir et vivre les choses. Comme le dit Carl G. Jung :

« La rencontre de deux personnalités est comme le contact entre deux substances 27


chimiques ; s’il se produit une réaction, les deux en sont transformés. »

L’hypothèse formulée depuis la posture de non-savoir est prête à être transformée 28


par les éléments de réponse que l’autre apportera : sa manière de réagir à
l’hypothèse, le temps de latence de sa réponse, sa posture corporelle et les mots
employés pour poursuivre l’échange seront autant d’indices directs de sa réaction
subjective, que nous prendrons en compte (souvent inconsciemment) pour, à notre
tour, poursuivre l’échange. Ainsi, la posture de non-savoir est intrinsèque au
processus que représente la mentalisation au sein des relations humaines.

2.2. Contribuer à la gestion de l’arousal


Dans la démarche de rencontre et de reconnaissance d’autrui, plusieurs obstacles 29
nuiront automatiquement au processus de mentalisation. Le principal sera l’arousal
affectif puisque le niveau d’arousal influence directement notre capacité à
mentaliser (activation émotionnelle, cf. Chap. 3, section 3.2). Ainsi, un niveau d’arousal
trop bas ou trop élevé nuit à la mentalisation : cette dysrégulation émotionnelle
conduit aux modes de prémentalisation (cf. Chap. 2 et 3) et aux polarisations de la
mentalisation (cf. Chap. 4). Lorsque l’arousal se situe à un niveau optimal, c’est-à-
dire ni trop haut ni trop bas, l’individu peut déployer ses capacités à mentaliser et
s’engager dans un processus mentalisant. Mais n’ayons aucune illusion : la règle avec
la mentalisation, c’est la fluctuation. Il est plutôt exceptionnel de voir un processus
sans interruption, le flux de présence-absence de mentalisation est tout à fait
normal. Les défis se feront sentir sur la durée, lorsque l’absence de mentalisation
perdure.

Dès lors, pour activer, maintenir ou récupérer un degré mentalisé dans un échange, 30
la cible d’attention privilégiée sera l’arousal. Si le principe de maintien de l’arousal à
un niveau optimal pour mentaliser est simple en théorie, en pratique cela s’avère
autrement plus complexe. En effet, il y a autant de façon de perdre sa capacité à
mentaliser qu’il y a d’êtres humains sur la planète. Autrement dit, chaque individu se
caractérise par des manières idiosyncrasiques à s’enliser dans des modes de
prémentalisation et chaque individu manifeste des polarisations tout à fait
spécifiques à sa personne. Le seul point commun entre toutes et tous : la
perturbation de l’arousal affectif.

Si le principe est que l’arousal influence la mentalisation, alors la conséquence est la 31


suivante : lorsque nous souhaitons qu’une interaction soit empreinte de
mentalisation,
Ajouterune partie de notre attention sera, le plus constamment possible,

portée sur la dynamique de l’arousal affectif. L’attention maintient en vue à la fois
son propre arousal, ainsi que celui d’autrui, et éventuellement celui des membres qui
constituent le groupe le cas échéant. Gare à l’ambition de faire mentaliser les autres :
cela est impossible ! Nous ne saurions être responsables de la mentalisation d’autrui.
Cependant, notre influence ou impact personnel sur la mentalisation d’un échange
se trouve dans l’aménagement des conditions pour que la mentalisation émerge
comme processus. Ces conditions nous concernent d’abord personnellement : nous
devons gérer notre propre activation émotionnelle pour ne pas empiéter sur le
processus de mentalisation. Ensuite, notre posture envers autrui nécessitera une
attention particulière pour favoriser le contact et l’échange dans un climat
émotionnel le plus optimal possible. Voici quelques exemples de contribution à la
gestion de l’arousal permettant l’émergence du processus :

Tableau 5.2 : La gestion de l’arousal, envers soi et autrui, pour


favoriser l’échange mentalisant
Envers soi-même Envers l’autre

Rester calme Éviter de provoquer l’autre

Résister à la volonté d’avoir raison Tenter d’entendre les arguments de l’autre

Résister à la volonté d’avoir le dernier mot S’engager dans l’échange pour la durée

Accepter sa montée d’arousal Demeurer bienveillant face à une montée


d’arousal

S’activer si son arousal est trop bas Stimuler l’autre si besoin

Mettre en mots ce qui fait monter Tenter de clarifier ce qui ne va pas pour
son arousal l’autre

Gérer ses propres montées émotionnelles Encourager l’autre à maintenir un degré


d’activation gérable

S’octroyer de la compassion face à la honte Se mettre dans les chaussures de l’autre

Diminuer l’auto-critique envers soi-même Délaisser le sarcasme

Barrer la route au blâme de soi Dévier le blâme d’autrui vers ailleurs

Explorer plutôt qu’argumenter Résister à saisir la perche de la discorde

Décrire plus que répéter ce qu’on a déjà Encourager l’autre à décrire


dit son expérience

Figure 5.3
Face à une perturbation d’arousal, brève diversion et retour
au sujet initial
 Ajouter
Que faire alors lorsque l’activation émotionnelle est particulièrement résistante à 32
toute tentative de la diminuer ? Étant donné que le principe premier est de réduire
l’activation émotionnelle, on pourrait dire que tout est permis, ou presque ! Dans
notre perspective basée sur la mentalisation, la première option est toujours la
validation empathique (cf. Chap. 4, section 4.3). Nous y reviendrons en fin de
chapitre pour exposer en profondeur cette notion qui requiert souvent de
nombreuses tentatives, comme nous le verrons. Entre-temps, nos interlocuteurs
peuvent ne pas être sensibles à nos tentatives de les valider tant ils sont pris par
l’émotion. Ces situations suscitent souvent l’utilisation d’une diversion sur un sujet
connexe. Il s’agit ici de détourner l’échange sur un thème proche mais légèrement à
distance de ce qui semble activer émotionnellement la personne. L’idée est de fournir
un temps de « respiration émotionnelle » (figure 5.3).

Exercice 5.4

Dans l’échange ci-dessous, identifiez 1) la perte de mentalisation de Chantal ; 2)


la diversion de Julie ; 3) le retour de la capacité à mentaliser de Chantal.
Chantal : Ce mec m’énerve trop !
Julie : Ah oui, je comprends…
Chantal : Non mais c’est quand même pas possible de me traiter de la sorte !
Julie : C’est vrai que c’est difficile à comprendre pourquoi il agit comme ça…
Chantal : Il n’y a rien à comprendre c’est un imbécile fini !
Julie : Tu me disais que tu as croisé sa sœur en venant me retrouver
aujourd’hui ?
 Ajouter
Chantal : Oui…
Julie : Comment va-t-elle, elle s’en sort avec son nouveau boulot ?
Chantal : Oui, elle est super contente, et elle déménage aussi…
Julie : Ah j’imagine que son frère ne l’aide pas pour déménager…
Chantal : Non pour ces choses-là, il est vraiment très aimable… (pause réflexive)
En fait il est souvent aimable, c’est juste dans ces moments où il stresse, il me
traite vraiment comme si je n’existais pas !

Comme mentionné déjà, les fluctuations de mentalisation sont typiques et 33


fréquentes. Il est impossible, ni souhaitable d’ailleurs, de toujours lier les états
mentaux des autres et les siens dans de multiples perspectives. En réalité,
l’intégration des points de vue ponctue et structure notre expérience, ce qui nous
aide à la comprendre et à naviguer au quotidien. Mais la ponctuation ne saurait
remplacer le texte, les mots, l’expérience, les émotions, les vécus, qui eux se
manifestent dans la chair de la vie. Mentaliser n’est pas un art de vivre en soi, mais
une manière de ponctuer le récit de notre expérience de manière à ne pas trop nous
égarer dans les rencontres des subjectivités. Examinons à présent les différents
degrés de mentalisation afin de pouvoir mieux la calibrer.

2.3. Calibrer l’impulsion à mentaliser

Définitions

Hypermentalisation : forme de mentalisation exagérée qui se traduit par une


suractivité mentale où les inférences au sujet des intentions et des émotions
dépassent nettement le contenu de l’échange (surinterprétation,
intellectualisation…).
Hypomentalisation : forme de mentalisation sous-efficiente qui se traduit par
un manque d’intérêt pour les états mentaux et une centration sur les faits, les
éléments concrets et/ou externes (généralisation, lieu commun…).
Calibration de la mentalisation : recherche d’un équilibre dynamique à la fois
entre l’hyper- et l’hypomentalisation, entre un arousal haut et bas, entre la
méfiance et la crédulité, pour mentaliser de façon efficiente.

Comment faire pour développer sa conscience au sujet des états mentaux tout en ne 34
jouant pas au psy ? Autrement dit, y a-t-il des formes d’exagérations de mentalisation
qui nuisent au but principal, qui est de vivre des relations humaines satisfaisantes ?
Bien que la mentalisation soit la clé des relations humaines, comme toute chose, elle
doit être consommée avec modération. Facile à dire, difficile à exécuter dans le feu de

l’action.
Ajouter
Vous aurez peut-être remarqué précédemment que notre insistance sur l’arousal 35
émotionnel et son lien avec la mentalisation est également fondé sur le bon sens :
quelqu’un qui est énervé n’est tout simplement pas en mesure d’entendre des
perspectives alternatives. Comme nous aimons à nous le rappeler, un des plus
grands défauts des psys est d’intervenir en utilisant un discours très complexe sur les
états mentaux, parfois même dans des moments en thérapie où cela ne s’y prête tout
simplement pas. Pendant longtemps, les psys ont considéré que l’apparente
incompréhension, voire le rejet de leur point de vue complexe, représentait une
forme de résistance chez leur patient. Parfois, cette résistance était même érigée
comme preuve de la justesse de leur point de vue complexe ! Procéder ainsi, dans le
cadre de la mentalisation, c’est faire fausse route. En effet, l’idée première de
reconnaître le point de vue d’autrui implique également de considérer son
expérience avec nous. Ainsi, dans le déroulé d’un échange, ce genre de réaction
aversive doit nous signaler que nous devons reformuler notre propos d’une manière
qui soit calibrée à l’état de notre interlocuteur, dans le moment même de l’échange.

Sur le plan de la calibration de la mentalisation, et selon le contexte de l’échange 36


(niveau d’arousal affectif, rapport de confiance), chacun est donc invité à ajuster la
complexité du discours au sujet des états mentaux. On nomme
« hypermentalisation » un discours qui va au-delà de ce qui peut s’appréhender au
sein d’un contexte donné. Lorsqu’un individu hypermentalise, on verra en général un
discours où les inférences au sujet des intentions et des émotions dépassent
nettement le contenu de l’échange.

Prenons un exemple tiré d’un instrument d’évaluation de la mentalisation, la Movie 37


for the Assessment of Social Cognition (MASC, Dzobiek et al., 2006). Cet instrument
informatisé propose aux participants de visionner une vidéo où plusieurs acteurs
interagissent ensemble comme dans une série télévisée. Plusieurs arrêts sur image
sont programmés et donnent lieu à l’évaluation de la calibration de mentalisation. À
titre d’exemple, nous avons sélectionné la séquence où le troisième personnage,
Michael, fait son entrée dans l’appartement d’Anna alors qu’elle et Ben avaient
commencé une discussion au sujet des vacances de Ben en Suède. À son arrivée,
Michael domine de façon assez évidente la conversation. Ceci semble quelque peu
ennuyer Anna, qui dira alors la phrase suivante : « Michael, es-tu déjà allé en
Suède ? ». L’arrêt sur image s’effectue à ce moment et l’écran présente alors une des
questions d’évaluation pour laquelle le participant doit choisir la réponse de
mentalisation calibrée :

Pourquoi Anna demande-t-elle cela ? 38

a. Pour intégrer Ben à la conversation


b. Pour vérifier si Michael a déjà été en Suède
c. Pour reparler de la Suède
d. Pour pouvoir comparer les deux garçons
 Ajouter
Une des options parmi les quatre choix est formulée de manière hypermentalisée, 40
avez-vous deviné laquelle ? Il s’agit de l’option D. Cette option va au-delà de
l’évidence en termes d’états mentaux qui sous-tendent la question d’Anna. En effet,
cette option suppose qu’Anna a l’intention de comparer les deux garçons, ce qui
dépasse l’évidence donnée par la séquence vidéo. L’hypothèse la plus calibrée se
trouve dans la réponse A : on y fait l’hypothèse qu’Anna souhaite intégrer Ben à la
conversation, à un moment où Michael monopolise l’échange. Ainsi, l’option D
sera relevée comme tendance à hypermentaliser, tandis que l’option A sera relevée
comme mentalisation calibrée.

Qu’en est-il des deux autres options ? Remarquez-vous une différence entre elles ? Si 41
l’option B pose l’hypothèse qu’Anna souhaite se renseigner au sujet des actions
passées de Michael, l’option C se focalise sur le sujet de la Suède sans égard pour
aucun des personnages de la scène. Ainsi, l’option B sera caractérisée par
l’hypomentalisation, à savoir le manque de référence à des états mentaux. En effet,
les actions ne représentent pas des états mentaux et cette hypothèse est typiquement
focalisée sur le concret de l’agir en omettant les états mentaux en jeu. Néanmoins, la
personne de Michael est au centre de l’hypothèse, tandis que dans l’option C, aucun
des trois personnages n’est mentionné. L’option C signale donc une absence
complète de mentalisation. Au terme de l’évaluation MASC, des indicateurs de
mentalisation calibrée, d’hypermentalisation, d’hypomentalisation et d’absence de
mentalisation sont calculés. De nombreuses études ont ainsi établi des normes par
âge et par sexe. On note que les adolescents hypermentalisent davantage, et de
manière surprenante, deux études montrent que ce sont les garçons adolescents qui
gagnent la palme de l’hypermentalisation chez les sujets sans trouble psychiatrique.
Chez les sujets avec diagnostics psychiatriques, l’hypermentalisation est plus
fréquente chez les femmes avec trouble de la personnalité borderline, comme le
montrent les travaux de Carla Sharp et son équipe à l’Université de Houston.

À présent, nous pouvons mieux percevoir que mentaliser s’opère en quelque sorte 42
dans une aire de calibration, un espace à trois dimensions autour des plans
suivants (Figure 5.4) :

1. Celui de l’hyper- et de l’hypomentalisation


2. Celui de l’arousal haut et bas
3. Celui de la confiance (pouvant s’étendre de la méfiance à la crédulité)

Figure 5.4
Aire de calibration intégrant les plans de la mentalisation,de
l’arousal et de la confiance épistémique

 Ajouter
De ce fait, l’échange qui a lieu dans toute interaction humaine est de nature 44
dynamique et les curseurs sur ces trois plans ne sont pas statiques, ils évoluent au
sein même de chaque échange, que cela soit entre deux meilleurs amis, deux
étrangers ou deux ennemis. La mentalisation opère lorsque chaque interlocuteur
maintient un équilibre dynamique à la fois entre hyper- et hypomentalisation, entre
arousal haut et bas ainsi qu’entre crédulité et méfiance.

3. En route vers la validation empathique

Ayant fait le constat qu’une communication qui active la confiance épistémique 45


emploie des indices de communication ostensive, et aussi que cette communication
porte une attention particulière au niveau d’arousal et au degré de mentalisation
employé d’un moment à un autre de l’échange, nous intégrons ici le troisième
ingrédient essentiel au fondement de la confiance épistémique : valider, de manière
empathique, la narrative personnelle, c’est-à-dire la façon dont le sujet se représente
et se raconte. Comme présenté à la section 4.2 du chapitre 4, la narrative personnelle
se fonde à proprement parler sur la dimension imaginative de l’esprit humain. Nous
souhaitons ici aller un pas plus loin, et rendre le lecteur attentif à qui il s’adresse et en
particulier, à comment cette personne se perçoit elle-même, comment elle perçoit les
autres et comment elle perçoit les autres la percevoir. Pourquoi ? Car comme énoncé
au chapitre 4 (cf. section 4.4), toute validation empathique va prendre comme objet
l’expérience subjective de l’individu. La validation empathique a pour but de faire
ressentir à l’autre ce que nous avons compris de son expérience. Son expérience est
par définition vécue de son point de vue. Par exemple, si vous dites à quelqu’un « je

comprends…
Ajouter» et que vous souhaitez que vos paroles aient un impact positif sur cette
personne, l’objet de votre compréhension doit être l’expérience subjective de cette
personne : « je comprends que dans cette situation, tu as pu ressentir que… ». De
plus, pour que la personne ressente que vous avez compris « c’est quoi/comment être
moi dans cette situation », nous suggérons d’intégrer la narrative personnelle
comme perspective depuis laquelle vous validez l’autre. En effet, la validation
empathique se communique au travers d’une reconnaissance de la manière que
l’individu a de se vivre et de se voir dans une situation donnée.

Les éléments qui composent la narrative personnelle sont en général inscrits dans les 46
schémas interprétatifs de chaque individu (notamment les Modèles Internes
Opérants, cf. Chap. 2, section 2.1) ; néanmoins, la manière de se sentir soi-même au
cours d’un échange sera nécessairement… dynamique. En effet, selon les émotions
ressenties par rapport à un thème précis, un interlocuteur, un contexte particulier,
un instant spécifique d’un échange, tout un chacun est susceptible de ressentir des
modifications dans sa manière de se vivre. Par exemple, je peux me sentir très
confiant au sujet de mes qualités d’écoute au début d’une conversation, et
progressivement me sentir à côté de la plaque, incompétent, voire comme ayant
manqué de sensibilité, et ces émotions viendront activer des manières que j’ai de me
penser moi-même. Exposons ici une séquence de narrative personnelle. Dans cette
section, nous souhaitons illustrer ces dynamiques en profondeur afin que le lecteur
puisse accroître sa sensibilité aux dimensions de la narrative personnelle, à la
manière dont chaque personne se vit de l’intérieur. Pour ce faire, nous allons
décortiquer quelques repères utiles qui aideront à se saisir des narratives
personnelles. Ceci nous sera d’un grand soutien pour comprendre et valider le
ressenti de manière empathique au sein d’une interaction humaine.

3.1. Imaginer la narrative personnelle

Définitions

Narrative personnelle : ensemble des représentations de soi d’un individu qui,


mises ensemble de manière plus ou moins consciente, délimite une narrative
plus ou moins cohérente d’une expérience personnelle.
Self : mot d’origine anglaise signifiant soi, la personne elle-même.
Aliénation du self : sentiment, dans notre relation à nous-mêmes, de perte
d’une partie plus ou moins importante de la capacité à s’autodéterminer.
L’aliénation est par définition une perte de contrôle, mais qu’arrive-t-il lorsque
ce contrôle concerne la propre personne ? Avoir le sentiment d’être mû par « un
soi » face auquel notre volonté est impuissante. On dénomme alien self (en
anglais) ces représentations enfouies en nous qui nous submergent lors de
 moment de grande impulsivité, de comportements autodommageables et/ou
Ajouter
d’impuissance par rapport à notre propre autodétermination.
Exemples de vécus de la relation à soi-même en mode alien self : je ne me
reconnais plus ; je suis nul ; je suis vide ; je n’ai aucun avenir ; je n’en vaux pas la
peine ; je suis méchant ; je suis horrible ; au fond, je ne suis qu’un bon à rien ;
etc. En général, ces vécus surgissent dans un contexte où le mode d’équivalence
psychique domine la conscience de l’individu.

Nous ne saurions établir une liste exhaustive de tous les éléments de la narrative 47
personnelle d’un individu. Nous allons plutôt imager une typologie hypothétique des
représentations de soi, non pas pour faire une leçon sur la personnalité humaine,
mais pour encourager le lecteur à imager les différents niveaux qui interagissent
dans la narrative personnelle de chacun. Illustrons ainsi schématiquement un
hypothétique réseau de représentations de soi afin d’en distinguer quelques
fonctionnalités qui feront l’objet de notre écoute attentive (cf. figure 5.5). Dans ces
réseaux, nous distinguerons cinq nodes ou types de représentations :

1. Ce à quoi le je de l’individu aspire ; par exemple, « j’aspire à être une personne


généreuse, tolérante, fiable ». Les valeurs et idéaux se logent souvent dans ce
type de représentations de soi.
2. Ce que je pense être/avoir été ; par exemple, « je suis quelqu’un d’ouvert, mais
sensible sur certains sujets » ou encore « je suis très motivé pour autant qu’on
reconnaisse mes contributions ». Ces représentations sont en général
nuancées et basées sur l’expérience, faisant preuve d’une bonne connaissance à
la fois de ses qualités et ses défauts.
3. Ce que je suis prêt à admettre être/avoir été ; par exemple, « je sais que je suis
mauvais joueur » ou encore « on me dit que je suis jaloux, c’est un peu vrai… ».
Il s’agit ici de représentations de soi davantage difficiles à accepter et intégrer.
4. Ce que je n’accepte pas être/avoir été ; par exemple, on pourrait facilement
imaginer un politicien dire : « non, je ne suis pas de mauvaise foi, au contraire,
je dis toujours ce que je pense et je suis toujours honnête ». Il s’agit ici d’une
représentation non reconnaissable par l’individu, caractérisée par un fort
potentiel d’aliénation de soi et un sentiment d’incongruence, « d’opposé à
moi », lorsqu’on confronte l’individu à ces parties de lui. L’évocation de ces
représentations suscite un fort arousal affectif, qui trahit le rapport complexe
qu’entretient l’individu avec cette représentation.
5. Ce que je ne vois pas que je suis/angle mort : par exemple, tout le monde sait
que Philippe est quelqu’un de « collant » et en même temps, tout le monde sait
que Philippe est à des années-lumière de réaliser qu’il est « collant ». Cette
dimension de la personne de Philippe est donc logée dans une sorte d’« angle
mort » au sein de ses représentations de lui-même.

 Ajouter
À la lecture de ces hypothétiques types de représentations de soi (il y en a 49
certainement d’autres, mais passons à l’essentiel de notre message), l’idée ici est
d’identifier celles qui sont acceptables pour le sujet lorsque reflétées par autrui. Dans
la majorité des cas, les premières sont agréables à entendre et plus on descend vers la
cinquième proposition, plus les représentations sont difficiles à reconnaître tout en
suscitant un ressentiment. En termes de mentalisation, les représentations positives
ou idéales sont, sauf dans certains cas, plus facilement partageables que les
représentations négatives ou complexes. C’est un point important à retenir, car nous
commençons préférablement par mentaliser ce que l’autre « est prêt à entendre » au
sujet de lui-même.

Par ailleurs, les types de représentations interagissent les uns avec les autres. Dans la 50
figure 5.5, nous illustrons, par le biais de réseaux, les possibles configurations
d’interactions (les combinaisons sont infinies) entre les différents types de
représentations.

Figure 5.5
Illustration de deux réseaux hypothétiques
de représentations de soi

Exemple A. Personne mélancolique qui rêve d’une vie de couple où elle recevrait 51
autant de soutien qu’elle saurait en donner ; artiste, elle rêve d’une reconnaissance

par lesAjouter
plus grands de son domaine (1). Bien qu’elle soit objectivement assez
productive, elle ne reconnaît pas ses accomplissements (2). Elle est dominée par la
honte de ce qu’elle admet avoir été, ce qui pour elle se résume à être la seule dans sa
famille à ne pas avoir réussi ses études (3). Elle se vit comme fondamentalement
inintéressante, et elle déteste cette partie d’elle-même lorsqu’elle repère qu’elle
bredouille, qu’elle ne sait pas quoi dire, qu’elle cherche ses mots et ses idées dans une
conversation avec ses amies ou d’autres personnes importantes (4). Par ailleurs, elle
estime bien se connaître, donc avoir peu à apprendre sur elle-même, il n’y a rien à
faire, elle est ce qu’elle est (5).

Exemple B. Personne rêveuse qui se nourrit d’aspirations diverses et variées, 52


inspirées par ses lectures de manga et le cinéma (1 et 5) ; elle dévore aussi des livres
de psychanalyse et s’intéresse à la part d’elle-même déterminée par son inconscient
(2). Ces deux dimensions sont très connectées dans son vécu, pourtant elle peine à
articuler qui elle est (2), et trouve difficile de mettre en narrative les différents
épisodes de sa vie (3). Elle n’apprécie pas parler de la relation avec sa sœur jumelle, à
qui elle a décidé d’arrêter de parler suite à une histoire relative à leur héritage après
le décès de leur père souffrant d’une maladie incurable (4).

Activité 5.2

Mon réseau et celui de mes amis


Réunissez-vous avec un ami et dessinez vos réseaux en vous inspirant de la
figure 5.5. Chacun doit faire le dessin de son réseau mais aussi imaginer et
dessiner celui de son voisin. Comparez ensuite vos dessins (vos réseaux) et
lancez la discussion ! À vous de jouer !

Au fil des relations avec autrui, chaque personne met en narrative les différentes 53
représentations qu’elle a d’elle-même. Au sein des relations interpersonnelles seront
reflétés différents aspects de ces représentations, tantôt renforçant certaines, tantôt
réduisant d’autres. Par exemple, un élève « paresseux » se verra refléter son manque
d’effort et sa procrastination, plutôt que l’élan dont il peut faire preuve dans certains
moments de créativité. Les représentations négatives risquent de miner un peu plus
son rapport à lui-même. Un autre élève avec des difficultés d’apprentissage, mais qui
évolue dans un environnement soutenant, se verra refléter son opiniâtreté et ses
succès vaillamment acquis, ce qui nourrira un sentiment de force intérieure et des
manières de se percevoir sous l’angle de la persévérance. Les réseaux de
représentations de soi se forgent et se sculptent en grande partie au fil des relations
humaines, au travers des différents miroirs (mirroring, cf. Chap. 2, section 1.1)
proposés par les personnes significatives dans la vie d’un individu.

Dès lors que nous admettons que certaines représentations sont plus « entendables » 54
que d’autres, nous pouvons réfléchir au degré de syntonie de certaines de ces
 Ajouter avec la narrative personnelle, et à l’inverse, au potentiel aliénant (de
représentations
dystonie) que d’autres représentations menacent d’exercer sur l’expérience de soi.
Cependant, tout individu possède également des représentations qui,
lorsqu’activées, provoquent un sentiment d’aliénation de soi, de sa propre expérience
subjective : « j’étais tellement en colère que je ne me reconnaissais plus ! » ou encore
« je ne sais pas qui est cette personne en moi qui a pu te parler ainsi, je suis vraiment
désolé, parfois je perds le contrôle ». La syntonie et dystonie sont là des éléments qui
guideront notre lecture de la narrative personnelle d’un individu et nous
permettront de progresser depuis les représentations syntones, pour offrir une
validation empathique de l’ensemble des manières de se voir, certaines davantage
aliénantes et difficiles à intégrer.

Chez certaines personnes avec de bonnes capacités de mentalisation d’elles-mêmes, 55


on notera que la narrative personnelle intègre à la fois les représentations syntones
et aliénantes, comme si ces individus avaient la capacité d’accepter les différents
visages de leur propre personne. Chez d’autres, il y a une sorte d’insistance à taire les
dimensions aliénantes de l’expérience, à tel point qu’elles donnent l’impression d’un
faux-semblant, ce que D.W. Winnicott a appelé un « faux-self ». Bien que ces
personnes exhibent l’intention de constamment s’adapter pour être acceptables, elles
donnent néanmoins l’impression aux autres de ne jamais être complètement elles-
mêmes. Il s’agit ici d’une difficulté développementale à intégrer les représentations
dystoniques aliénantes dans les réseaux des représentations de soi.

C’est ici que l’affaire se corse, là où il est essentiel de comprendre par quel bout saisir 56
la narrative personnelle pour générer la confiance épistémique. Vous l’aurez deviné :
le point de départ de la rencontre s’inscrit sur le territoire des représentations
egosyntoniques, c’est-à-dire les représentations que le sujet peut plus aisément vivre
comme appartenant à soi, où le potentiel d’aliénation est désactivé ou du moins
gérable par le sujet. Ceci ne déterminera pas l’entièreté de la relation, mais
constituera un point depuis lequel des contenus moins faciles à aborder pourront
être partagés dans le contexte d’une confiance épistémique établie et robuste.

D’une certaine façon, on arrive ici à la quadrature du cercle reliant les quatre 57
premiers chapitres. La mentalisation se définit par une attention portée aux états
mentaux, mais il nous faut aussi activer notre imagination pour nous représenter ces
états mentaux. Au sein de la relation d’attachement, c’est un exercice de chaque
instant pour le pourvoyeur de soin que d’imaginer les états mentaux du nourrisson,
ensuite de l’enfant, de l’adolescent… Il ne manque pas de boulot de mentalisation
pour les parents ! L’idée ici est que ces reflets – ce mirroring des figures
d’attachement et des autres personnes significatives – vont forger les
représentations de soi du sujet. L’arousal et les émotions fortes vont venir bousculer
ces représentations et par moments faire vivre comme vrais et entiers (modes de
prémentalisation) des états qui en fait ne sont que passagers, exprimant une partie
du vécu subjectif. Dans la relation humaine, la manière de communiquer – le
comment – sera tout aussi importante que le contenu de la communication,
 Ajouter
précisément parce que la réceptivité de chacun est variable d’un moment à l’autre. Et
ce que nous faisons naturellement dans chaque échange avec d’autres, c’est de
s’ajuster à tâtons aux narratives personnelles pour tenter de rendre notre
communication la plus compréhensible possible. Nous allons donc « ajuster » notre
manière de parler selon la personne avec qui l’on parle mais aussi selon la façon dont
l’autre réagit à ce que nous disons. Cette adaptation n’est pas non plus extrême, car
nos interlocuteurs nous observent également et savent sentir si nous sommes
authentiques avec nous-mêmes dans notre manière de nous comporter. Ainsi, le
tango de la communication s’interprète au rythme émanant de nos subjectivités, en
tentant d’y donner une forme intersubjective.

Exercice 5.5

Syntonie et dystonie
Relisez l’exemple A de la figure 5.5 (la Mélancolique). Ensuite, pour chacune des
phrases suivantes, estimez le degré de syntonie ou dystonie des énoncés. Le
contexte est le suivant : elle vient de vivre une déception amoureuse et souhaite
en parler avec vous autour d’un café.
La Mélancolique vous dit : « C’est de ma faute, je ne suis pas aussi bien que les
autres filles. »
Options de réponses :
A. « Non mais c’est lui le problème, pas toi ! »
B. « Je suis triste pour toi, tu voulais tellement que ça marche avec lui ! »
C. « Arrête de te critiquer, t’es une super nana ! »
D. « Tu es déçue de toi ? De lui ? »

Suivant l’axe syntonie-dystonie de la narrative personnelle, il est plus probable


que les options B et D génèrent de la syntonie, tandis que les options A et C
provoqueraient davantage de dystonie. Avez-vous repéré pourquoi ? C’est en
rapport avec la manière dont la personne se voit elle-même… On aurait bien
envie de la convaincre au sujet de ses qualités pour faire contrepoids à ses
représentations aliénantes d’elle-même, mais ce faisant, cela confronterait la
Mélancolique à des représentations non-synchrones, et potentiellement, au
sentiment que vous ne comprenez pas vraiment ce qu’elle vit, ce qui serait
contre-productif à la création d’une confiance épistémique.

3.2. Comment l’autre me voit le voir


Poursuivons le jeu de perspective dans le dialogue entre vous et une autre personne, 58
en tournant maintenant le projecteur sur une perspective additionnelle : comment la
personne à qui vous parlez est-elle en train de vous imaginer penser à elle ? Cela
 Ajouter
semble difficile à se représenter ? Pourtant, vous le faites automatiquement chaque
jour. Prenons une situation en exemple : vous êtes au supermarché en train de
chercher un produit spécifique depuis déjà quelques minutes. Impatient, vous
apercevez un employé et en allant vers lui, vous demandez : « Monsieur où se trouve
le produit X ? ». L’employé se retourne lentement vers vous et vous répond avec un
seul mot, bien appuyé : « Bonjour… ». Qui êtes-vous pour cette personne à ce moment
précis, et comment est-il en train de voir que vous le voyez ? La réponse : vous êtes
probablement à ses yeux quelqu’un de pressé, possiblement malpoli, qui ne le
considère pas en tant qu’interlocuteur. Par sa réponse, il vous prie de le traiter
comme tel et de prendre le temps de lui dire bonjour, de vous adresser à lui selon la
convention sociale et non pas comme « un simple employé ». Cette scène est déjà
arrivée à tout le monde et la réaction naturelle est de s’adapter et changer de posture,
car on mentalise l’expérience de l’autre, on se rend compte qu’on a négligé certains
aspects de la forme de la communication et que cela a eu une conséquence sur le
vécu de notre interlocuteur. Bien sûr, on vous comprend, on sait que vous aimeriez
que lui aussi se rende compte à quel point vous êtes pressé !

On retrouve ici le sentiment d’aliénation de soi : dans l’interaction humaine, ce type 59


d’expérience à tendance à survenir, à des degrés très variables, quand la personne
s’adresse à l’autre d’une manière non congruente avec sa façon de se vivre ou de se
voir.

Illustrons ce principe au travers d’un exemple mettant en scène un des auteurs du 60


livre (Martin Debbané). Au début de la carrière académique de MD, un échange
marquant se produisit qui illustre parfaitement la situation d’une conversation
faisant ressortir une dystonie du soi, car l’une des deux personnes s’adresse à l’autre
d’une telle manière qu’il est impossible d’avoir un échange authentique. Il s’agissait
de la première conversation téléphonique entre MD et un des concepteurs de
l’approche basée sur la mentalisation, Peter Fonagy. Cet appel a lieu à la suite d’une
conférence où MD avait pour la première fois osé initier une conversation avec Peter
Fonagy, en lui demandant un conseil par rapport à un projet de recherche en
psychologie clinique. Ce dernier avait alors offert la possibilité de fixer un échange
téléphonique pour avoir le temps d’aborder ce sujet. Une semaine plus tard, au cours
de l’appel, MD, fort impressionné par son interlocuteur (sa carrière, sa renommée,
ses qualités cliniques et pédagogiques, etc.), pose ses questions en commençant
toujours par « Professeur Fonagy,… ». Ce dernier lui avait déjà dit de l’appeler par son
prénom « Peter ». Mais en déférence au « maître », MD insistait à chaque occasion de
la conversation pour le nommer « Professeur ». Au bout d’une demi-heure de
conversation, et après un nième « Professeur », Peter Fonagy interrompit l’échange en
interpellant MD : « Martin, écoute, je vois que tu m’appelles Professeur Fonagy, et il n’y
a pas de problème avec ça. Mais sache que je ne vois pas à qui tu t’adresses quand tu
m’appelles “Professeur” ! N’hésite pas à m’appeler simplement Peter, je me reconnais
davantage dans mon prénom. »
 Ajouter
Cet extrait en dit long sur les deux interlocuteurs, et la suite de l’histoire a vu une 61
collaboration durable s’établir autour d’une passion commune : la mentalisation ! En
outre, l’extrait illustre aussi comment la dystonie peut s’infiltrer dans un échange, le
rendant beaucoup moins authentique. Enfin l’extrait illustre aussi comment il est
parfaitement acceptable d’interrompre cette dystonie pour favoriser l’échange
authentique où les deux individus se reconnaissent mutuellement : 1) en
reconnaissant l’intention d’autrui ; 2) en signalant son propre ressenti de manière
posée ; 3) en offrant une possibilité d’accordage de deux subjectivités, même lorsque
l’échange implique une forme d’asymétrie, que ce soit au niveau de l’âge, de la
hiérarchie, du rang social, etc.

On retrouve ainsi les ingrédients qui favorisent la confiance épistémique. Au travers 62


de signes ostensifs de communication, on s’adresse à l’autre comme un véritable
interlocuteur, lui permettant de se sentir comme partie prenante à part entière d’un
échange. En reconnaissant l’intentionnalité de l’interlocuteur, et en gérant l’arousal
affectif, les conditions sont réunies pour mieux percevoir les narratives personnelles
de chacun, et ainsi s’accorder. Bien sûr, nous découpons ici les ingrédients de
l’échange humain pour mieux percevoir comment mentaliser viendra jouer un rôle
facilitateur dans la compréhension de chacun, dans la communication entre les
interlocuteurs ainsi que dans la collaboration et l’accordage pour se diriger vers des
objectifs et des projets communs. Mais ce découpage est artificiel et il ne s’agit pas ici
de devenir des robots mentalisants appliquant une recette, car vous l’aurez compris,
au cœur de la mentalisation se trouve avant toute chose l’authenticité.

3.3. Confiance épistémique, communication et collaboration


La rencontre de subjectivités – l’intersubjectivité – se produit au niveau de l’échange 63
dynamique entre deux ou plusieurs individus qui s’ajustent continuellement sur la
base de ce qu’ils comprennent de l’autre, d’eux-mêmes et de l’ensemble. Les
fonctions réunies sous le chapeau du verbe mentaliser interviendront de manière
essentiellement automatique, à l’insu ou presque des interlocuteurs. Parfois un
effort réflexif plus conscient, plus contrôlé, vient contribuer à la panoplie
d’opérations mentales visant à faciliter la relation humaine. Afin de schématiser
l’ensemble de notre propos au cours des cinq premiers chapitres, nous actualisons ici
une des premières figures du chapitre 1, en articulant les différents niveaux de
complexité que nous avons jusqu’ici développés.

Au premier niveau de la mentalisation, les représentations de soi et d’autrui mettent 64


en exergue comment chaque individu formule sa propre auto narrative, et comment
ils se représentent l’autre (1). Auto-narrative ; 2. Autrui). Au deuxième niveau,
l’activité imaginative impliquée dans la mentalisation se complexifie avec des
représentations de 2e ordre, en particulier autour de la manière dont l’autre se
représente la narrative de soi (au point 3, Autrui pensant à moi). Nous soulignons ici
 Ajouter de l’autre pensant à moi n’équivaut bien sûr pas à la véritable
que la perception
pensée de l’autre à mon sujet, elle n’en est que l’approximation. La flexibilité de ses
représentations, la capacité du sujet à les adapter en fonction de l’échange avec
autrui et la curiosité à découvrir comment l’autre me perçoit de l’extérieur sont
garantes de bonnes capacités relationnelles et, comme nous le verrons dans le
prochain chapitre, contribuent à la santé mentale. À l’inverse, une rigidité des
représentations au sujet de comment l’autre me pense, une inflexibilité face aux
preuves du contraire et une généralisation indifférenciée des schémas sur la manière
dont les autres pensent à moi vont contribuer aux difficultés relationnelles et rendre
l’apprentissage auprès d’autrui plus ardu, ce qui va potentiellement cristalliser la
méfiance épistémique.

Figure 5.6
Schéma intégratif des niveaux de mentalisation, des types
de représentations, de la correspondance épistémique
et de l’échange

1. Représentation de soi ; 2. Représentation d’autrui ; 3. Représentation de 2e ordre ; 4.


Correspondance épistémique ; 5. Représentation en mode « nous » ; 6. Fonctions de la
mentalisation

L’enjeu principal de la confiance épistémique se situe au niveau de la correspondance 65


entre l’auto-narrative et le sentiment qui se dégage de ma perception de comment
l’autre pense à moi (3). Le degré de correspondance entre les représentations en (1) et
les représentations en (3) sont à la source de la confiance épistémique. En effet, de
cette correspondance se dégage un vécu « d’être compris par l’autre ». Question
piège : l’autre comprend-il vraiment ? Par humilité, nous allons estimer que l’autre ne
comprendra que partiellement et que la confiance épistémique se joue en partie
seulement dans la justesse objective de sa compréhension, le reste tenant surtout
dans la justesse subjective éprouvée par le récepteur de cette compréhension. La
 Ajouter
correspondance épistémique (4) est donc une expérience personnelle
(intrapsychique) fondée sur la base d’un échange entre deux subjectivités
(intersubjectivité). Nous rappelons également le troisième niveau de représentations
mentalisées, à savoir les représentations en mode « Nous » (5). Ces dernières peuvent
également contribuer au processus de confiance épistémique, de manière
incrémentale lorsque l’individu expérimente que l’association de sa personne à
l’autre crée un potentiel générateur de créativité et d’intentionnalité qui dépassent
ses possibilités personnelles. Évidemment, le « nous » peut également miner la
confiance épistémique, par exemple dans des situations où l’association de deux ou
plus de personnes est perçue comme menant à des processus destructeurs ou à du
danger personnel (comme dans des relations dites « toxiques » où c’est l’association
de ces deux personnes qui crée la toxicité). Ensemble (6), ces différents niveaux de
mentalisation vont contribuer à déterminer la qualité de compréhension, de
communication et de collaboration dans les relations humaines.

Sur la base de ces éléments de la théorie de la mentalisation que nous avons abordés 66
au cours des cinq premiers chapitres, il peut paraître désormais assez évident que
mentaliser devient un outil utilisé abondamment dans toute forme de relation
d’aide. En effet, les questions qui se posent dans la relation d’aide sont de même
nature, à savoir : comprendre les besoins ou la souffrance d’autrui, créer une
communication ou un langage commun qui puisse signifier les besoins et la
souffrance et leur donner du sens au sein d’une relation qui nécessite de la
collaboration entre toutes les parties pour aboutir, faire fructifier l’aide consentie.
Dans le prochain chapitre, nous exposerons les principes d’application clinique de la
mentalisation à une forme de relation d’aide spécifique, la psychothérapie.

Exercice de révision

L’équipe des Mots-Clés


Les mots ci-dessous font partie de l’équipe des Mots-Clés de ce chapitre !
Pour chaque mot-clé, essayez de formuler une phrase qui caractérise la relation
du mot-clé avec l’activité de mentaliser. Il n’y a pas de bonne et mauvaise
réponse, utilisez vos propres mots.
Calibration :
____________________________________________________________
Hypermentalisation :
_______________________________________________________
Hypomentalisation :
_______________________________________________________
Checking : _____________________________________________________________
Communication ostensive :
___________________________________________________
Intersubjectivité :
 _________________________________________________________
Ajouter
Lectures pour aller plus loin :

Clément, F. (2006). Les mécanismes de la crédulité. Éditions Librairie Droz –


Genève-Paris, 2006, Genève
Debbané, M., Fonagy, P., Badoud, D. (2016). De la mentalisation à la confiance
épistémique : échafauder les systèmes d’une communication thérapeutique.
Revue Québécoise de Psychologie, 37(3), 181-195

En vous connectant à notre MOOC, vous pourrez découvrir en Semaine 5


l’histoire de l’application du concept de mentalisation, que nous reprendrons au
début du chapitre 6 (plus d’infos p. 6). Les différentes applications de ce modèle,
en individuel ou en groupe, vous seront exposées grâce à des interviews
d’expertes et d’experts de renommée internationale.

 Ajouter
67

www.lienmini.fr/
mooc

Plan
1. Retour sur la confiance épistémique
1.1. Méfiance, crédulité et confiance épistémique
1.2. Homo sapiens, un éternel apprenti-enseignant ?

2. Reconnaître l’autre


2.1. Posture de non savoir et « checking »
Ajouter
2.2. Contribuer à la gestion de l’arousal
2.3. Calibrer l’impulsion à mentaliser

3. En route vers la validation empathique


3.1. Imaginer la narrative personnelle
3.2. Comment l’autre me voit le voir
3.3. Confiance épistémique, communication et collaboration

Auteurs
Martin Debbané

Professeur associé à la Faculté de Psychologie et des Sciences de l’Éducation (FPSE) de


l’Université de Genève ainsi qu’au University College de Londres. Psychologue spécialiste
en psychothérapie, il est praticien, formateur et superviseur certifié pour les traitements
psychothérapeutiques basés sur la mentalisation, et initiateur du Réseau Francophone des
Thérapies Basées sur la Mentalisation (RF-TBM).

Nader Perroud

Psychiatre, psychothérapeute et spécialiste du trouble de la personnalité borderline et du


trouble déficit de l’attention-hyperactivité (TDA-H). Formé à la thérapie comportementale
dialectique et la thérapie basée sur la mentalisation, il est responsable d’un programme
spécialisé pour les personnes ayant des difficultés à réguler leurs émotions.

Paco Prada

Psychiatre et psychothérapeute. Médecin responsable d’une unité de crise pour patients


suicidaires aux Hôpitaux Universitaires de Genève, il y développe une approche basée sur
la mentalisation.

Margaux Bouteloup

Psychologue clinicienne et docteure en psychologie. Ses travaux portent sur l’évaluation


de la mentalisation dans le champ de la psychosomatique (Doctorat, Université de
Franche-Comté) et de la psychopathologie (Post-Doctorat, Université de Genève).

Mario Speranza

 Ajouter
Professeur de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent à l’Université de Versailles, chef de
service de pédopsychiatrie au Centre Hospitalier de Versailles et directeur de l’équipe de
recherche INSERM « Psychiatrie du développement » de l’Université Paris Saclay.

Mis en ligne sur Cairn.info le 03/03/2023

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