Générer La Confiance Épistémique - Cairn - Info
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Chapitre
Faire le lien entre les différents concepts abordés dans les chapitres
précédents et les notions de mentalisation et de confiance épistémique :
Chap. 1 : Les états mentaux et les axes de la mentalisation
Chap. 2 : Le mirroring et les modes de prémentalisation
Chap. 3 : Les émotions et l’arousal
Chap. 4 : La posture de non-savoir, la narrative affective, le processus
mentalisant et la validation empathique
L ’heure est venue de lier la sauce. Au cours des quatre premiers chapitres, nous
avons pu exposer les ingrédients essentiels à l’activité de notre capacité à
mentaliser : les états mentaux et les axes de la mentalisation (Chapitre 1), la
1
Faire confiance… nous utilisons le mot « confiance » plus que jamais. D’une part, 4
nous évoquons la confiance dans le contexte de notre relation à nous-mêmes : « ai-je
confiance en moi ? ». D’autre part, nous nous intéressons à la confiance qui se joue
entre les individus d’un groupe, d’une équipe, d’une entreprise, d’une communauté
ou de la société en général : « il est essentiel que les uns et les autres se fassent
confiance pour avancer vers un but commun » ou encore « nous vivons une crise de
la confiance au sein de notre société ». Fondamentalement, le vécu de la confiance
génère un sentiment, celui de la sécurité, qui ouvre la possibilité de pouvoir se fier, à
soi, aux autres, dans les situations qui impliquent un degré d’incertitude. Étant
donné que l’incertitude, à des degrés variables, est omniprésente dans le
déroulement de toute interaction humaine, accompagnée de défis et d’embûches,
activant des émotions parfois difficiles à gérer, la confiance est une véritable
ressource de la relation humaine. Sans la nommer, la confiance recèle une part de
vulnérabilité. En effet, en attribuant notre confiance, nous prenons nécessairement
un risque : celui de se fourvoyer, d’être induit en erreur, de se faire avoir, d’être lésé,
d’être trahi, de se sentir déçu, etc. Chacun vit ce risque de manière singulière. Il n’y a
pas de remède à cet état de fait. Nous sommes en quelque sorte contraints de faire
confiance, mais alors à qui faire confiance ?
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Dans cette section, nous redécouvrirons ensemble comment fonctionne la confiance 5
et comment son développement, au cours d’une vie, va de pair avec l’importance de
pouvoir tolérer un certain degré d’incertitude, à la fois dans la relation à nous-
mêmes et aux autres. Commençons d’abord par situer un type spécifique de
confiance, la confiance épistémique, dans le portrait général des relations humaines.
Exercice 5.1
Figure 5.1
Le continuum de la confiance épistémique, entre crédulité
et méfiance
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Mais attention, le désir de croire et la vigilance sont en premier lieu adaptatifs ! En 7
effet, notre désir de croire nous oriente naturellement vers autrui, ce qui nous
permet d’internaliser rapidement une information et de nous inscrire dans une
relation affective avec une source d’information, ce qui aura des bienfaits sur notre
capacité de la comprendre et à la retenir. La relation d’attachement en est un bon
exemple (cf. Chap. 2) : l’enfant désire ardemment croire que ses parents savent tout,
qu’ils sont les meilleurs et qu’ils ont toujours raison, et les leçons tirées auprès de ses
parents durent une vie entière (parfois, cela nécessite même une psychothérapie
lorsque l’on veut se défaire de certaines de ces leçons !). En outre, il demeure
adaptatif pour l’enfant de s’appuyer sur le parent pour faire le tri des multiples
sources d’information, en sélectionnant celles qui proviennent des personnes qui
assurent sa survie. Pour ce faire, les recherches en psychologie du développement
humain ont montré comment le nourrisson utilise l’attention de ses parents pour
diriger la sienne et sélectionner ainsi les stimuli les plus pertinents pour lui ; car la
vigilance est également adaptative dans la mesure où un nombre extraordinaire
d’informations nous parvient à chaque instant de notre existence, et le cerveau
humain est tout simplement incapable de toutes les traiter en profondeur. Ainsi, les
vicissitudes entre confiance et vigilance sont entièrement adaptatives.
Activité 5.1
« Comme moi »
Pour cette activité, réunissez-vous avec quelques amis (minimum trois).
Munissez-vous de papiers et de crayons et demandez à chacun d’écrire (sans le
montrer aux autres) ce qui vous réunit, vous rassemble (qualités,
comportements, niveau social, intérêt, sensibilité, idées politiques…). Laissez
libre cours à votre imagination. Comparez ensuite vos écrits et vérifiez si la
maxime « qui se ressemble s’assemble » se vérifie !
Mais revenons aux relations humaines : mise à part la similitude, quels sont les 11
autres vecteurs de la confiance épistémique ? Dans le chapitre 2, nous avons abordé
comment la relation d’attachement favorisait la confiance épistémique à travers la
réponse de biofeedback social du pourvoyeur de soin. Dans ce système de
communication précoce en « mirroring », la syntonie de l’échange dépend beaucoup
de la congruence, de la contingence et du marquage de la communication parentale
(cf. Chap. 2 pour un rappel de ces notions). Les psychologues du développement
Gergely Csibra et Gyorgy Gergely ont popularisé la notion d’une « pédagogie
naturelle » à laquelle participe le mirroring parental (Csibra & Gergely, 2011). En
d’autres termes, la manière dont les pourvoyeurs de soins s’adressent naturellement à
leurs enfants favorise l’apprentissage de l’information qu’ils leur transmettent. Ainsi,
en complément à l’observation, l’enfant apprend directement au sein de l’échange
non verbal et verbal avec ses sources privilégiées d’informations que représentent les
figures d’attachement. Cela semble une évidence, et ce même si de nombreux
parents souhaiteraient ici arguer que leurs enfants ne les écoutent pas
suffisamment ! Dans ce qui suit, nous verrons comment la manière de
communiquer, c’est-à-dire la forme et ses caractéristiques, représente ce que
G. Csibra et G. Gergely ont appelé « des indices de communication ostensive » qui
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maximisent le potentiel d’apprentissage de l’information transmise.
1.2. Homo sapiens, un éternel apprenti-enseignant ?
Définition
Certains coachs de vie proposent des services pour vous apprendre à « faire une 12
bonne première impression ». Quel est leur premier conseil ? Apprenez le nom des
gens. Pourquoi ? Pour les appeler par leur nom, voire leur prénom si la situation s’y
prête. Dans quel but ? Dans notre jargon, appeler quelqu’un par son nom constitue
un des multiples indices de communication ostensive, qui augmentent
naturellement la confiance épistémique que vous confèrent vos interlocuteurs. C’est
également vrai pour vous : si quelqu’un vous appelle par votre nom, votre système
attentionnel s’engage automatiquement et plus intensément envers cette potentielle
source d’information, et vous traiterez plus profondément l’information
subséquemment communiquée par cette personne. Le comble est que ce principe
s’applique aussi aux échanges virtuels ! Dans une expérience menée à l’University
College London (UCL), nos collègues ont soumis une liste de mots à retenir à des
participants adultes. Ils ont comparé deux conditions : l’une où l’avatar qui
présentait les mots s’adressait au participant par son prénom, en utilisant des
indices de communication ostensive, et une autre condition où l’avatar n’utilisait pas
d’indice de communication ostensive. La liste de mots était exactement la même
dans les deux conditions. D’après vous, quelle condition favorisait la rétention du
plus important nombre de mots ? Celle où on s’adressait aux participants par leur
nom, bien sûr.
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Si vous visionniez la vidéo de cet échange, vous pourriez témoigner d’une scène où 14
l’enfant et le papa jouent à réagir à tour de rôle aux sons de la musique émise par un
orchestre folklorique en spectacle derrière eux. Vous pourriez également entendre le
ton ajusté de l’adulte, ainsi que sa réactivité contingente aux réactions et signaux
provenant de l’enfant. Ces caractéristiques de communication entrent dans la
catégorie des signes ostensifs de communication. Ces signes signalent à l’enfant que
la communication de l’adulte est au sujet de quelque chose : on entend le papa dire
« Ah ! tu as entendu comme c’est marrant cette musique, moi aussi j’aime beaucoup
cette musique ! Tralala… j’adore ! », suivi par l’enfant qui imite l’adulte en dodelinant
de sa tête et chantant « yayaya… » en imitation du « tralala » de l’adulte.
Figure 5.2
Les caractéristiques de la communication ostensive
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Du point de vue de notre perspective mentalisante, en plus de décrire les processus 16
cognitifs et émotionnels, nous allons un pas plus loin pour y intégrer l’expérience
subjective « dans le moment ». Autrement dit, on se pose la question « qu’est-ce que
cela fait d’être avec papa à ce moment précis, moment où il a du plaisir avec moi et
où il me montre aussi des manières de bouger ? ». En portant attention à son papa,
nous faisons l’hypothèse que ce qui est donné à vivre dans la subjectivité de l’enfant,
c’est de se sentir comme une véritable partenaire de jeu, une véritable interlocutrice
pour son papa. Ce vécu est essentiel à la confiance épistémique ! Se sentir reconnu
par autrui représente la case départ de la confiance épistémique. On ne pourra
jamais assez insister sur ce point. C’est sur la base de ce type d’expériences que
s’appuiera la curiosité au sujet de ce que le papa communiquera. Ainsi, toute
personne qui souhaite générer de la confiance épistémique doit se poser une
question d’apparence simple mais extrêmement subtile :
Que dois-je dire ou faire pour que l’autre sente que j’ai compris son expérience ? 17
Exercice 5.2
Faites donc l’exercice qui vient de vous être suggéré : « que dois-je dire ou faire
pour que l’autre sente que j’ai compris son expérience ? ». La prochaine fois que
vous avez une interaction avec une personne qui vous fait part d’une situation,
d’un événement qui lui est arrivé ou que vous partagez un moment particulier
avec cette personne (faire du vélo, manger au restaurant, boire un verre, jouer
au tennis, aller en ville faire du shopping, ou tout autre chose que vous jugerez
importante pour cette personne), posez-vous cette question et essayez d’y
répondre : « mais que dois-je faire ou dire pour qu’elle sente que j’ai compris ce
qu’elle vit ? »
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2. Reconnaître l’autre
Regarder dans les yeux avec un intérêt Ne pas regarder dans les yeux ou imposer
ajusté son regard
Adopter une posture corporelle ouverte Croiser les bras, se mettre en biais, etc.
Sur la base des indices de communication ostensive s’échafaude une rencontre des 20
subjectivités. Ce type de communication favorise une rencontre dite
« intersubjective » alors que deux points de vue sur le monde peuvent entrer en
dialogue. D’une certaine manière, la mentalisation est dépendante de cette
rencontre intersubjective : si un individu mentalise l’autre, mais que ce dernier ne
participe pas à cette rencontre, le processus mentalisant de ce dialogue ne pourra
jamais vraiment se réaliser. C’est d’ailleurs un des défis majeurs de la rencontre
Ajouter
psychothérapeutique, à laquelle nous reviendrons dans le chapitre 6. Pour l’heure,
poursuivons ensemble la collecte des ingrédients qui favorisent la confiance
épistémique, notamment la posture du non-savoir.
Exercice 5.3
— Jean-Paul Sartre
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Reconnaître autrui et se sentir reconnu s’inscrit donc dans l’expérience de porter son 23
attention sur les états mentaux : le but n’est pas de faire mentaliser, mentaliser est la
voie de la rencontre humaine. Ceci dit, comment s’y prendre pour présenter ce qui
nous paraît comme évident au cours de l’échange avec autrui ? Si quelqu’un nous
semble malheureux, pourquoi ne pas simplement lui refléter qu’il est malheureux ?
L’idée est d’aller plus loin que la labélisation d’émotions et d’interroger l’expérience
unique associée à l’émotion, qui s’inscrit dans une subjectivité au sein d’un contexte.
Refléter cette expérience, à chaque fois unique, représente un exercice parfois
périlleux parce que potentiellement intrusif ou disqualifiant. Par exemple, pensez
aux moments où on vous dit que vous avez l’air fatigué alors que vous vous sentez en
pleine forme. Ou encore aux moments où on vous fait un compliment alors que vous
ne vous portez pas vraiment en estime. Que ressentez-vous de cette non-
congruence ? Ceci provoque souvent des sensations et sentiments négatifs. Et
pourtant, les observations de vos interlocuteurs sont souvent en partie vraies. Si vous
êtes amené à rencontrer des personnes plus sensibles, plus attentives (on serait tenté
de dire plus mentalisantes), vous remarquerez que ces personnes adopteront plus
volontiers une posture de non-savoir et pourraient commencer d’abord par
« marquer » ou souligner que leurs perceptions et compréhensions proviennent de
leur point de vue : « j’ai l’impression que… », « il me semble que… », « je ne suis pas sûr
d’avoir raison mais… », etc. Ensuite, vous remarquerez également qu’elles vérifieront
(« checking ») si leurs perceptions et compréhensions correspondent au moins en
partie avec votre point de vue.
– Marquage … : 25
Je ne sais pas si je comprends bien, mais es-tu en train de dire que…
J’entends ce que tu dis de la manière suivante : …
Dis-moi si je me trompe : …
Je me trompe sans doute, mais de mon point de vue …
– … suivi de vérification (checking) :
C’est un peu ça que tu voulais dire ?
As-tu aussi pensé ça à ce moment-là ?
Qu’en penses-tu, peux-tu me dire si j’ai bien compris ce que tu voulais ?
Ai-je bien résumé ta situation ?
Puis-je vérifier avec toi que j’ai bien compris ?
La posture de non-savoir nous invite à formuler ce que l’on croit savoir sous forme 26
d’« hypothèse », en tant que proposition provisoire au sujet des états mentaux, qui
sera refaçonnée grâce au checking. En effet, cette proposition n’est pas une fin en soi
mais constitue une matière qui sera en retour sculptée par l’interlocuteur, et vice
Ajouter
versa. Ce processus traduit non seulement l’échange entre deux personnes, mais la
réciprocité mutuelle de la transformation de leurs points de vue initiaux vers de
nouvelles façons de percevoir et vivre les choses. Comme le dit Carl G. Jung :
Dès lors, pour activer, maintenir ou récupérer un degré mentalisé dans un échange, 30
la cible d’attention privilégiée sera l’arousal. Si le principe de maintien de l’arousal à
un niveau optimal pour mentaliser est simple en théorie, en pratique cela s’avère
autrement plus complexe. En effet, il y a autant de façon de perdre sa capacité à
mentaliser qu’il y a d’êtres humains sur la planète. Autrement dit, chaque individu se
caractérise par des manières idiosyncrasiques à s’enliser dans des modes de
prémentalisation et chaque individu manifeste des polarisations tout à fait
spécifiques à sa personne. Le seul point commun entre toutes et tous : la
perturbation de l’arousal affectif.
Résister à la volonté d’avoir le dernier mot S’engager dans l’échange pour la durée
Mettre en mots ce qui fait monter Tenter de clarifier ce qui ne va pas pour
son arousal l’autre
Figure 5.3
Face à une perturbation d’arousal, brève diversion et retour
au sujet initial
Ajouter
Que faire alors lorsque l’activation émotionnelle est particulièrement résistante à 32
toute tentative de la diminuer ? Étant donné que le principe premier est de réduire
l’activation émotionnelle, on pourrait dire que tout est permis, ou presque ! Dans
notre perspective basée sur la mentalisation, la première option est toujours la
validation empathique (cf. Chap. 4, section 4.3). Nous y reviendrons en fin de
chapitre pour exposer en profondeur cette notion qui requiert souvent de
nombreuses tentatives, comme nous le verrons. Entre-temps, nos interlocuteurs
peuvent ne pas être sensibles à nos tentatives de les valider tant ils sont pris par
l’émotion. Ces situations suscitent souvent l’utilisation d’une diversion sur un sujet
connexe. Il s’agit ici de détourner l’échange sur un thème proche mais légèrement à
distance de ce qui semble activer émotionnellement la personne. L’idée est de fournir
un temps de « respiration émotionnelle » (figure 5.3).
Exercice 5.4
Définitions
Comment faire pour développer sa conscience au sujet des états mentaux tout en ne 34
jouant pas au psy ? Autrement dit, y a-t-il des formes d’exagérations de mentalisation
qui nuisent au but principal, qui est de vivre des relations humaines satisfaisantes ?
Bien que la mentalisation soit la clé des relations humaines, comme toute chose, elle
doit être consommée avec modération. Facile à dire, difficile à exécuter dans le feu de
l’action.
Ajouter
Vous aurez peut-être remarqué précédemment que notre insistance sur l’arousal 35
émotionnel et son lien avec la mentalisation est également fondé sur le bon sens :
quelqu’un qui est énervé n’est tout simplement pas en mesure d’entendre des
perspectives alternatives. Comme nous aimons à nous le rappeler, un des plus
grands défauts des psys est d’intervenir en utilisant un discours très complexe sur les
états mentaux, parfois même dans des moments en thérapie où cela ne s’y prête tout
simplement pas. Pendant longtemps, les psys ont considéré que l’apparente
incompréhension, voire le rejet de leur point de vue complexe, représentait une
forme de résistance chez leur patient. Parfois, cette résistance était même érigée
comme preuve de la justesse de leur point de vue complexe ! Procéder ainsi, dans le
cadre de la mentalisation, c’est faire fausse route. En effet, l’idée première de
reconnaître le point de vue d’autrui implique également de considérer son
expérience avec nous. Ainsi, dans le déroulé d’un échange, ce genre de réaction
aversive doit nous signaler que nous devons reformuler notre propos d’une manière
qui soit calibrée à l’état de notre interlocuteur, dans le moment même de l’échange.
Qu’en est-il des deux autres options ? Remarquez-vous une différence entre elles ? Si 41
l’option B pose l’hypothèse qu’Anna souhaite se renseigner au sujet des actions
passées de Michael, l’option C se focalise sur le sujet de la Suède sans égard pour
aucun des personnages de la scène. Ainsi, l’option B sera caractérisée par
l’hypomentalisation, à savoir le manque de référence à des états mentaux. En effet,
les actions ne représentent pas des états mentaux et cette hypothèse est typiquement
focalisée sur le concret de l’agir en omettant les états mentaux en jeu. Néanmoins, la
personne de Michael est au centre de l’hypothèse, tandis que dans l’option C, aucun
des trois personnages n’est mentionné. L’option C signale donc une absence
complète de mentalisation. Au terme de l’évaluation MASC, des indicateurs de
mentalisation calibrée, d’hypermentalisation, d’hypomentalisation et d’absence de
mentalisation sont calculés. De nombreuses études ont ainsi établi des normes par
âge et par sexe. On note que les adolescents hypermentalisent davantage, et de
manière surprenante, deux études montrent que ce sont les garçons adolescents qui
gagnent la palme de l’hypermentalisation chez les sujets sans trouble psychiatrique.
Chez les sujets avec diagnostics psychiatriques, l’hypermentalisation est plus
fréquente chez les femmes avec trouble de la personnalité borderline, comme le
montrent les travaux de Carla Sharp et son équipe à l’Université de Houston.
À présent, nous pouvons mieux percevoir que mentaliser s’opère en quelque sorte 42
dans une aire de calibration, un espace à trois dimensions autour des plans
suivants (Figure 5.4) :
Figure 5.4
Aire de calibration intégrant les plans de la mentalisation,de
l’arousal et de la confiance épistémique
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De ce fait, l’échange qui a lieu dans toute interaction humaine est de nature 44
dynamique et les curseurs sur ces trois plans ne sont pas statiques, ils évoluent au
sein même de chaque échange, que cela soit entre deux meilleurs amis, deux
étrangers ou deux ennemis. La mentalisation opère lorsque chaque interlocuteur
maintient un équilibre dynamique à la fois entre hyper- et hypomentalisation, entre
arousal haut et bas ainsi qu’entre crédulité et méfiance.
Les éléments qui composent la narrative personnelle sont en général inscrits dans les 46
schémas interprétatifs de chaque individu (notamment les Modèles Internes
Opérants, cf. Chap. 2, section 2.1) ; néanmoins, la manière de se sentir soi-même au
cours d’un échange sera nécessairement… dynamique. En effet, selon les émotions
ressenties par rapport à un thème précis, un interlocuteur, un contexte particulier,
un instant spécifique d’un échange, tout un chacun est susceptible de ressentir des
modifications dans sa manière de se vivre. Par exemple, je peux me sentir très
confiant au sujet de mes qualités d’écoute au début d’une conversation, et
progressivement me sentir à côté de la plaque, incompétent, voire comme ayant
manqué de sensibilité, et ces émotions viendront activer des manières que j’ai de me
penser moi-même. Exposons ici une séquence de narrative personnelle. Dans cette
section, nous souhaitons illustrer ces dynamiques en profondeur afin que le lecteur
puisse accroître sa sensibilité aux dimensions de la narrative personnelle, à la
manière dont chaque personne se vit de l’intérieur. Pour ce faire, nous allons
décortiquer quelques repères utiles qui aideront à se saisir des narratives
personnelles. Ceci nous sera d’un grand soutien pour comprendre et valider le
ressenti de manière empathique au sein d’une interaction humaine.
Définitions
Nous ne saurions établir une liste exhaustive de tous les éléments de la narrative 47
personnelle d’un individu. Nous allons plutôt imager une typologie hypothétique des
représentations de soi, non pas pour faire une leçon sur la personnalité humaine,
mais pour encourager le lecteur à imager les différents niveaux qui interagissent
dans la narrative personnelle de chacun. Illustrons ainsi schématiquement un
hypothétique réseau de représentations de soi afin d’en distinguer quelques
fonctionnalités qui feront l’objet de notre écoute attentive (cf. figure 5.5). Dans ces
réseaux, nous distinguerons cinq nodes ou types de représentations :
Ajouter
À la lecture de ces hypothétiques types de représentations de soi (il y en a 49
certainement d’autres, mais passons à l’essentiel de notre message), l’idée ici est
d’identifier celles qui sont acceptables pour le sujet lorsque reflétées par autrui. Dans
la majorité des cas, les premières sont agréables à entendre et plus on descend vers la
cinquième proposition, plus les représentations sont difficiles à reconnaître tout en
suscitant un ressentiment. En termes de mentalisation, les représentations positives
ou idéales sont, sauf dans certains cas, plus facilement partageables que les
représentations négatives ou complexes. C’est un point important à retenir, car nous
commençons préférablement par mentaliser ce que l’autre « est prêt à entendre » au
sujet de lui-même.
Par ailleurs, les types de représentations interagissent les uns avec les autres. Dans la 50
figure 5.5, nous illustrons, par le biais de réseaux, les possibles configurations
d’interactions (les combinaisons sont infinies) entre les différents types de
représentations.
Figure 5.5
Illustration de deux réseaux hypothétiques
de représentations de soi
Exemple A. Personne mélancolique qui rêve d’une vie de couple où elle recevrait 51
autant de soutien qu’elle saurait en donner ; artiste, elle rêve d’une reconnaissance
par lesAjouter
plus grands de son domaine (1). Bien qu’elle soit objectivement assez
productive, elle ne reconnaît pas ses accomplissements (2). Elle est dominée par la
honte de ce qu’elle admet avoir été, ce qui pour elle se résume à être la seule dans sa
famille à ne pas avoir réussi ses études (3). Elle se vit comme fondamentalement
inintéressante, et elle déteste cette partie d’elle-même lorsqu’elle repère qu’elle
bredouille, qu’elle ne sait pas quoi dire, qu’elle cherche ses mots et ses idées dans une
conversation avec ses amies ou d’autres personnes importantes (4). Par ailleurs, elle
estime bien se connaître, donc avoir peu à apprendre sur elle-même, il n’y a rien à
faire, elle est ce qu’elle est (5).
Activité 5.2
Au fil des relations avec autrui, chaque personne met en narrative les différentes 53
représentations qu’elle a d’elle-même. Au sein des relations interpersonnelles seront
reflétés différents aspects de ces représentations, tantôt renforçant certaines, tantôt
réduisant d’autres. Par exemple, un élève « paresseux » se verra refléter son manque
d’effort et sa procrastination, plutôt que l’élan dont il peut faire preuve dans certains
moments de créativité. Les représentations négatives risquent de miner un peu plus
son rapport à lui-même. Un autre élève avec des difficultés d’apprentissage, mais qui
évolue dans un environnement soutenant, se verra refléter son opiniâtreté et ses
succès vaillamment acquis, ce qui nourrira un sentiment de force intérieure et des
manières de se percevoir sous l’angle de la persévérance. Les réseaux de
représentations de soi se forgent et se sculptent en grande partie au fil des relations
humaines, au travers des différents miroirs (mirroring, cf. Chap. 2, section 1.1)
proposés par les personnes significatives dans la vie d’un individu.
Dès lors que nous admettons que certaines représentations sont plus « entendables » 54
que d’autres, nous pouvons réfléchir au degré de syntonie de certaines de ces
Ajouter avec la narrative personnelle, et à l’inverse, au potentiel aliénant (de
représentations
dystonie) que d’autres représentations menacent d’exercer sur l’expérience de soi.
Cependant, tout individu possède également des représentations qui,
lorsqu’activées, provoquent un sentiment d’aliénation de soi, de sa propre expérience
subjective : « j’étais tellement en colère que je ne me reconnaissais plus ! » ou encore
« je ne sais pas qui est cette personne en moi qui a pu te parler ainsi, je suis vraiment
désolé, parfois je perds le contrôle ». La syntonie et dystonie sont là des éléments qui
guideront notre lecture de la narrative personnelle d’un individu et nous
permettront de progresser depuis les représentations syntones, pour offrir une
validation empathique de l’ensemble des manières de se voir, certaines davantage
aliénantes et difficiles à intégrer.
C’est ici que l’affaire se corse, là où il est essentiel de comprendre par quel bout saisir 56
la narrative personnelle pour générer la confiance épistémique. Vous l’aurez deviné :
le point de départ de la rencontre s’inscrit sur le territoire des représentations
egosyntoniques, c’est-à-dire les représentations que le sujet peut plus aisément vivre
comme appartenant à soi, où le potentiel d’aliénation est désactivé ou du moins
gérable par le sujet. Ceci ne déterminera pas l’entièreté de la relation, mais
constituera un point depuis lequel des contenus moins faciles à aborder pourront
être partagés dans le contexte d’une confiance épistémique établie et robuste.
D’une certaine façon, on arrive ici à la quadrature du cercle reliant les quatre 57
premiers chapitres. La mentalisation se définit par une attention portée aux états
mentaux, mais il nous faut aussi activer notre imagination pour nous représenter ces
états mentaux. Au sein de la relation d’attachement, c’est un exercice de chaque
instant pour le pourvoyeur de soin que d’imaginer les états mentaux du nourrisson,
ensuite de l’enfant, de l’adolescent… Il ne manque pas de boulot de mentalisation
pour les parents ! L’idée ici est que ces reflets – ce mirroring des figures
d’attachement et des autres personnes significatives – vont forger les
représentations de soi du sujet. L’arousal et les émotions fortes vont venir bousculer
ces représentations et par moments faire vivre comme vrais et entiers (modes de
prémentalisation) des états qui en fait ne sont que passagers, exprimant une partie
du vécu subjectif. Dans la relation humaine, la manière de communiquer – le
comment – sera tout aussi importante que le contenu de la communication,
Ajouter
précisément parce que la réceptivité de chacun est variable d’un moment à l’autre. Et
ce que nous faisons naturellement dans chaque échange avec d’autres, c’est de
s’ajuster à tâtons aux narratives personnelles pour tenter de rendre notre
communication la plus compréhensible possible. Nous allons donc « ajuster » notre
manière de parler selon la personne avec qui l’on parle mais aussi selon la façon dont
l’autre réagit à ce que nous disons. Cette adaptation n’est pas non plus extrême, car
nos interlocuteurs nous observent également et savent sentir si nous sommes
authentiques avec nous-mêmes dans notre manière de nous comporter. Ainsi, le
tango de la communication s’interprète au rythme émanant de nos subjectivités, en
tentant d’y donner une forme intersubjective.
Exercice 5.5
Syntonie et dystonie
Relisez l’exemple A de la figure 5.5 (la Mélancolique). Ensuite, pour chacune des
phrases suivantes, estimez le degré de syntonie ou dystonie des énoncés. Le
contexte est le suivant : elle vient de vivre une déception amoureuse et souhaite
en parler avec vous autour d’un café.
La Mélancolique vous dit : « C’est de ma faute, je ne suis pas aussi bien que les
autres filles. »
Options de réponses :
A. « Non mais c’est lui le problème, pas toi ! »
B. « Je suis triste pour toi, tu voulais tellement que ça marche avec lui ! »
C. « Arrête de te critiquer, t’es une super nana ! »
D. « Tu es déçue de toi ? De lui ? »
Figure 5.6
Schéma intégratif des niveaux de mentalisation, des types
de représentations, de la correspondance épistémique
et de l’échange
Sur la base de ces éléments de la théorie de la mentalisation que nous avons abordés 66
au cours des cinq premiers chapitres, il peut paraître désormais assez évident que
mentaliser devient un outil utilisé abondamment dans toute forme de relation
d’aide. En effet, les questions qui se posent dans la relation d’aide sont de même
nature, à savoir : comprendre les besoins ou la souffrance d’autrui, créer une
communication ou un langage commun qui puisse signifier les besoins et la
souffrance et leur donner du sens au sein d’une relation qui nécessite de la
collaboration entre toutes les parties pour aboutir, faire fructifier l’aide consentie.
Dans le prochain chapitre, nous exposerons les principes d’application clinique de la
mentalisation à une forme de relation d’aide spécifique, la psychothérapie.
Exercice de révision
Ajouter
67
www.lienmini.fr/
mooc
Plan
1. Retour sur la confiance épistémique
1.1. Méfiance, crédulité et confiance épistémique
1.2. Homo sapiens, un éternel apprenti-enseignant ?
2. Reconnaître l’autre
2.1. Posture de non savoir et « checking »
Ajouter
2.2. Contribuer à la gestion de l’arousal
2.3. Calibrer l’impulsion à mentaliser
Auteurs
Martin Debbané
Nader Perroud
Paco Prada
Margaux Bouteloup
Mario Speranza
Ajouter
Professeur de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent à l’Université de Versailles, chef de
service de pédopsychiatrie au Centre Hospitalier de Versailles et directeur de l’équipe de
recherche INSERM « Psychiatrie du développement » de l’Université Paris Saclay.
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