C Cile Alduy - La Langue de Zemmour
C Cile Alduy - La Langue de Zemmour
C Cile Alduy - La Langue de Zemmour
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La Langue de Zemmour
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Quelques leçons de l’histoire
Alerter. Informer. Questionner. Libelle a vocation à accueillir les textes courts d’auteur·e·s
engagé·e·s, creusant l’information et devançant les polémiques. La collection veut pallier l’érosion du
débat public en proposant des réponses argumentées et rapides aux prises de position souvent trop
tranchées. Un espace de liberté pour les essayistes, d’information et de nuance pour les lectrices et
lecteurs.
ISBN 978-2-02-149748-9
www.seuil.com
Déjà parus
À paraître
Copyright
La Langue de Zemmour
Violence des mots
Notes
La Langue de Zemmour
Cécile Alduy
Le texte de Beauvoir est clair (encore faut-il le lire en entier). Il n’y a pas
encore eu de Van Gogh femme car les femmes n’ont pas eu la possibilité,
socialement et politiquement, de se considérer comme en charge du monde :
« Tant qu’elle a encore à lutter pour devenir un être humain, elle ne saurait
être créatrice. » Elle fait un constat historique, à une date précise, sur les
conditions d’existence et d’expression artistique des femmes. Éric
Zemmour, lui, essentialise (prétendre qu’une existentialiste essentialise, il
fallait oser). La mauvaise foi consiste à prétendre que Simone de Beauvoir a
publié un « livre misogyne » (dixit Éric Zemmour) après avoir expurgé le
texte de sa logique et de sa thèse principale. Au lieu d’engager un dialogue
avec l’ouvrage qu’il conteste, d’en réfuter les arguments honnêtement, le
polémiste le mutile, le replie dans sa langue à lui. Incapable de penser avec
l’autre en cas de désaccord, hermétique à d’autres systèmes de pensée, au
lieu de lire, il censure, rature, caviarde.
Mais la langue d’Éric Zemmour va plus loin encore : elle triture si bien les
mots et les sources qu’elle fait s’échanger les contraires, se fondre les
opposés. Une confusion visqueuse qui entrave le travail de la pensée
critique, qui s’efforce, elle, de raisonner avec des idées claires et distinctes.
Deux chapitres entiers de Destin français travaillent à fusionner, phrase par
phrase, syllabe par syllabe, les figures de Pétain et du général de Gaulle et
ce qu’elles représentent, politiquement et historiquement.
Cela commence par la fable des frères siamois : « Ils se sont tant aimés.
Tant ressemblés. Tant admirés. Tant soutenus. Tant compris. […] Ils se
contemplaient l’un l’autre comme dans un miroir. » Ainsi débute, comme
hors du temps, le chapitre sur Philippe Pétain. Pétain et de Gaulle ne sont
pas encore nommés qu’ils forment déjà un « ils » fusionnel et se regardent
les yeux dans les yeux, amoureusement. Pétain et de Gaulle reflets l’un de
l’autre. Il ne s’agit même pas d’une image inversée. Non, ils sont l’exacte
réplique l’un de l’autre : « La même superbe, le même mépris, le même
cynisme. La même insensibilité. » L’entrée en matière suspend hors de
l’histoire les deux figures phares de la Seconde Guerre mondiale pour tisser
leurs similarités de nature. Comme s’ils n’avaient pas justement prouvé par
leurs actes et l’exercice de leur libre arbitre à des tournants précis, situés, de
l’histoire de France que le milieu (origines, religion, milieu intellectuel et
professionnel) n’est pas un destin. Mais entrelacer « Charles » et
« Philippe » au gré d’une idylle fantasmée à l’imparfait (« Philippe
emmenait Charles visiter le champ de bataille de Verdun […]. Charles ne
rêvait que de rendre à son tour un service aussi signalé à la patrie ») instille
l’idée d’un compagnonnage substantiel, premier. D’ailleurs, ils sont « de la
même famille » ; au pire ils sont des « frères ennemis ».
À coups d’ellipses et de citations orientées, les chapitres vont tresser le
mythe d’un de Gaulle complémentaire et quasi complice de Pétain jusqu’au
bout. Contre toute vraisemblance – pire, en dépit de toute vérité historique
documentée –, Éric Zemmour les fait dialoguer à distance et soutenir tous
deux la thèse du « glaive et du bouclier ». Il cite longuement, sans recul
critique, le message prêté au maréchal Pétain le 11 août 1944 pour justifier
rétrospectivement la collaboration par cette métaphore. Il y juxtapose, sans
transition ni commentaire, un propos apocryphe du général de Gaulle cité
par le colonel Rémy : « Il faut toujours que la France ait deux cordes à son
arc. En juin 1940, il lui fallait la corde Pétain aussi bien que la corde de
Gaulle », aurait dit le Général. Et Éric Zemmour de conclure, avec son style
insidieux habituel : « Le glaive et le bouclier, de fait. Dans les faits. Le
glaive et le bouclier dans les têtes. Dans leurs têtes. » Tout à ses rimes et ses
insinuations, à ses amalgames et ses glissements de sens, il oublie de
préciser que le colonel Rémy, ancien résistant, se rallie en 1947 à la cause
de la réhabilitation de Pétain et que le général de Gaulle lui-même se fend
d’un communiqué cinglant le 14 avril 1950 pour violemment démentir cette
interprétation révisionniste.
Le lecteur, lui, se trouve englué dans cette langue qui instille le doute,
corrode les savoirs historiques et édulcore les différences entre des positions
politiques et éthiques diamétralement opposées. Chez Zemmour, Pétain
c’est de Gaulle et de Gaulle c’est Pétain. Les phrases enlacent les deux
hommes au gré de figures de comparaison et d’union : « Pétain comme de
Gaulle » (sept fois), « tous deux », « Pétain et de Gaulle », « de Gaulle
après Pétain ».
Jusqu’à la contamination de leurs noms. Au moment de conclure son
chapitre sur de Gaulle, vainqueur en 1944, l’auteur lâche : « C’est la grande
inversion. Nous sommes en 1940, mais à l’envers. Pétain est de gaullisé, de
Gaulle est pétainisé. » Éric Zemmour se croit subtil et provocateur en sous-
entendant par cette formule qu’il fallait aimer Pétain et rejeter de Gaulle en
1940, et aimer de Gaulle et haïr Pétain en 1944. La belle affaire de nous
révéler avec un sourire narquois que les Français se sont rangés derrière le
Maréchal en 1940, puis derrière le Général à la Libération. Le polémiste
exploite ce renversement de situation pour rendre les hommes
interchangeables par pur effet esthétique. Le chiasme « Pétain est de
gaullisé // de Gaulle est pétainisé », qui dispose en miroir deux groupes de
mots en inversant leur ordre, établit une symétrie parfaite et suggère leur
identité et leur interchangeabilité. Mieux, le nom de l’un devient l’attribut
de l’autre : Pétain adjective de Gaulle. Mais dans ce tour de passe-passe
purement rhétorique, Éric Zemmour est la seule personne qui « pétainise »
le général de Gaulle.
Un manichéisme identitaire : préparer
les esprits
L’amalgame et l’antithèse sont les deux grandes figures de style d’Éric
Zemmour. D’un côté, le polémiste efface les différences pour unifier dans
un même magma idéologique des moments ou des personnalités
dissemblables (Pétain = de Gaulle ; le Kosovo = la Seine-Saint-Denis), de
l’autre il dresse des catégories étanches, antagonistes, pour les séparer, et
même exclure tout un pan de la société française comme distincte par
nature. Le manichéisme identitaire suppose d’un côté que l’identité
française soit une et identique à elle-même au fil des âges, de l’autre qu’elle
se purifie de tout ce qui pourrait altérer son essence. Pétain et de Gaulle ne
peuvent qu’être proches et complémentaires car tous deux représentent la
France comme entité et valeur transhistorique, une France définie pour Éric
Zemmour par les penseurs contre-révolutionnaires comme Bainville, Taine,
Barrès, ou Maurras. Inversement, tout changement apporté à cette image
figée doit être éradiqué et l’acide de l’insulte, de l’ironie, du grotesque
servira à corroder le sentiment d’une humanité commune et anesthésier
toute compassion. Solidification des identités et liquéfaction du sens et des
valeurs vont de pair.
Dans son dernier livre, La France n’a pas dit son dernier mot, Éric
Zemmour décide de rédiger une entrée au 22 mars 2012, date de l’assaut
final des agents du RAID contre le terroriste islamiste Mohammed Merah,
qui vient alors d’assassiner au nom d’Al-Qaïda sept personnes, dont un
enseignant et trois enfants d’une école juive, tués parce que juifs, à
Toulouse. Éric Zemmour intitule son chapitre : « La terre et les morts ».
Premier coup à l’estomac. Pour « réfléchir » comme il dit, à cette tuerie, il
convoque donc Maurice Barrès, l’écrivain violemment antisémite qui eut
cette repartie tristement célèbre : « Que Dreyfus est capable de trahir, je le
conclus de sa race ».
Suit une banalisation de l’attentat, noyé dans une liste de massacres qui se
sont déroulés à travers l’histoire, pour démontrer cette maxime : « C’est une
banalité que de dire que la violence et la cruauté sont le propre de
l’homme. » Comme toujours, mais avec une abjection ici particulièrement
insoutenable, l’auteur n’est capable de penser cet événement inouï que
comme une « loi naturelle » et la répétition d’une histoire millénaire, cette
fois illustrée par les heures les plus sanglantes de la Révolution ou les
invasions barbares dans la Rome antique. (Il ne peut s’empêcher aussi d’en
profiter pour salir non seulement ses adversaires politiques, mais les valeurs
qui sont justement attaquées par l’attentat : « Mohammed Merah tue au
nom d’une “religion de paix et d’amour” comme on a tué au nom des droits
de l’homme ou des lendemains qui chantent ».)
Cette banalisation a une double finalité : imposer par l’analogie que le
terroriste n’est que le soldat d’une guerre civile et de colonisation qui vient,
et préparer les Français au réarmement et à la violence. La logique est sous-
entendue, mais limpide : si les Français veulent éviter de connaître le sort
des « citoyens romains, amollis par les raffinements de la Pax romana et du
christianisme, [qui] ne veulent plus se battre » et ont donc fini « égorgés »,
ou celui des nobles guillotinés sans résistance sous la Révolution car
« devenus des courtisans maniant plus volontiers l’épigramme que l’épée »,
il faut reprendre les armes : « Nous sommes les Romains de la décadence
ou les aristocrates de la Révolution, et Mohammed Merah et ses pareils sont
les barbares et les sans-culottes de notre temps. » Ou comment présager et
encourager implicitement une lutte à mort contre « Mohammed Merah et
ses pareils », avec toute l’ambiguïté de cette expression, qui peut
s’appliquer autant aux islamistes à strictement parler qu’aux « barbares » au
sens du grec ancien, où le terme désigne les « étrangers » appartenant à une
autre civilisation. Or Éric Zemmour a prévenu : « Il faut choisir son camp
dans cette guerre de civilisations qui se déploie sur notre sol. » Sous-
entendu : avec l’islam.
Mais Éric Zemmour va plus loin. Plus loin dans l’abject. Car qui est ce
« nous » qu’il oppose aux « barbares […] de notre temps » ? Pas celui des
victimes. À peine évoquées, elles ont disparu, recouvertes par les
digressions historiques. L’auteur les a subtilisées car, pour lui, elles n’ont,
littéralement, pas droit de cité : « enterrés en Israël », les enfants assassinés
sont irrémédiablement disqualifiés comme étrangers sous le couperet de la
loi barrésienne de « la terre et des morts ». En un télescopage obscène,
l’auteur conclut par une « tirade hilarante » des Tontons flingueurs sur le
pays où il faut « laisser ses os » quand on est un bon Français,
entrechoquant les registres du grotesque et de l’horreur dans un étalage de
xénophobie qui met dans le même panier des étrangers honnis, les victimes
et le terroriste : « Assassins ou innocents, bourreaux ou victimes, ennemis
ou amis, ils voulaient bien vivre en France […] mais pour ce qui est de
laisser leurs os, ils ne choisissaient surtout pas la France. Étrangers avant
tout et voulant le rester par-delà la mort. » La langue du polémiste nous
habitue à ne plus voir des enfants, mais des étrangers. On sait ce que vaut la
vie d’un juif étranger pour Zemmour.
Éric Zemmour l’a bien compris. Depuis plus de quinze ans, il propage non
seulement des thèses et des idées d’une rare violence, mais une langue qui
porte en germe la possibilité du pire. Une langue qui nous habitue à voir des
« races » plutôt que des personnes, des « étrangers » plutôt que des enfants,
des ennemis plutôt que des concitoyens. Sous sa plume, le sens des mots se
brouille, les concepts politiques se dissolvent ou s’inversent, l’ironie attaque
comme un acide les valeurs humanistes. La torsion des mots et de l’histoire
y est la norme. L’obsession raciale omniprésente. Éric Zemmour alterne
l’abject et le grotesque pour nous engluer dans la révulsion viscérale et la
jouissance sadique et abolir toute possibilité de réflexion. Son manichéisme
identitaire nous conditionne à une logique d’affrontement, tandis qu’une
dramatisation apocalyptique fabrique une France alternative. Ses récits ont
la puissance explicative du mythe et nous plongent dans un état de
sidération. La langue, essorée de sa capacité à nous faire penser, écouter et
débattre, devient un instrument de perversion antidémocratique.
Il faut prendre au sérieux le projet politique d’Éric Zemmour. Le
17 septembre 2021, lors d’un meeting à Toulon, l’auteur du Suicide français
se vantait : « Je pense pouvoir inoculer au peuple français ma volonté. »
Depuis plus de quinze ans, livre après livre, phrase après phrase, Éric
Zemmour manipule le langage, les textes et l’histoire pour instiller au cœur
même de notre bien commun, de notre seul instrument de débat
démocratique – la langue –, des logiques destructrices, du sens et des
hommes.
Victor Klemperer écrivait : « La langue [est le] moyen de propagande le
plus puissant, le plus public et le plus secret. » Il est temps de refuser de
céder la moindre virgule, le moindre mot à cette entreprise d’exténuation du
langage et d’asséchement des cœurs.
Notes
Toutes les citations des textes d’Éric Zemmour sont extraites des ouvrages
suivants :
1. La citation du général de Gaulle est : « Paris outragé ! Paris brisé ! Paris martyrisé ! mais
Paris libéré ! »
2. Jacques Ellul, Histoire de la propagande, Presses universitaires de France, 1967, p. 36-37.
3. Serge Tchakhotine, Le Viol des foules dans la propagande politique, Gallimard, 1939,
p. 95.
4. Gérard Noiriel, Le Venin dans la plume. Édouard Drumont, Éric Zemmour et la part
sombre de la République, La Découverte, 2019.
5. Roland Barthes, Mythologies, Seuil, 1957, p. 145.
6. Gustave Le Bon, Psychologie des foules (1895), Presses universitaires de France,
« Quadrige », 2013, p. 62.
Cécile Alduy est professeure de littérature et de civilisation françaises à
l’université Stanford (États-Unis), et chercheuse associée au CEVIPOF à
l’Institut d’études politiques de Paris. Spécialiste en analyse du discours
politique, elle a publié au Seuil Ce qu’ils disent vraiment. Les politiques
pris aux mots (2017) et Marine Le Pen prise aux mots. Décryptage du
nouveau discours frontiste (2015), lauréat du prix « Penser la société » 2015
du Panorama des Idées. Journaliste politique, elle écrit régulièrement pour
Le Monde, AOC, Le Nouveau Magazine littéraire, L’Obs, The Atlantic, The
Nation, The Boston Review, Politico, CNN et a publié de nombreux articles
universitaires sur l’extrême droite.