1 Droit Et Consentement
1 Droit Et Consentement
1 Droit Et Consentement
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l'on renvoie à son propre sort et ce sont les faibles qui en paient le prix
le plus lourd.
Avec le recul du temps, l'époque sera jugée bien irresponsable qui,
dans un monde et une société où les injustices sociales deviennent
criantes, les inégalités, vertigineuses, et les risques systémiques et
environnementaux, catastrophiques, invoque le mot de « liberté »
pour revendiquer le droit à la gestation pour autrui et à l'usage de
prostituées. Est-ce vraiment là ce que l'on peut rêver aujourd'hui
comme summum de l'émancipation ?
Nous sommes libres et égaux en droit, certains feignent de croire
que nous le sommes « de fait » ? Pourquoi ?
C'est l'une des incompréhensions majeures sur la façon dont fonc-
tionne le droit. Lorsque le droit dit que « les hommes naissent et
demeurent libres et égaux en droit », cela ne signifie pas qu'ils le sont,
mais qu'ils doivent être traités comme tels. C'est là toute l'ambiguïté
du critère du consentement, car, lorsqu'une personne est en situation
de faiblesse ou de dépendance, son consentement n'est pas
forcément le signe de sa liberté. Il est même souvent, au contraire, le
signe de sa soumission au projet d'un autre. Prétendre que les
prostituées sont libres de faire un tout autre métier dès qu'elles le
souhaiteraient, ou encore que nous serions tous libres de refuser les
conditions d'accès aux services des géants d'Internet, et en déduire
que tous ces consentements devraient être validés, conduit au
retournement de la liberté. Ce retournement est frappant en droit du
travail : le modèle fordiste avait institué un échange dans lequel les
salariés acceptaient d'être subordonnés pour gagner une certaine
sécurité ; on prétend aujourd'hui les libérer de cette subordination
pour leur retirer purement et simplement toute sécurité et toute
protection. On le voit avec ce qu'on appelle l'« ubérisation » de la
société. Certes, ce serait formidable que chacun devienne vraiment
autonome dans son travail et retrouve une liberté dans la définition de
ses tâches ou de leurs modalités d'exécution, mais on sait bien qu'il ne
suffit pas pour y arriver de clamer que tout le monde est libre et
consentant.
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Vous dites que l'histoire se répète : on est retourné cent ans en
arrière. Comment ça ?
Je reprends dans le livre la jurisprudence américaine du début du XX e
siècle où, précisément, au nom de la liberté contractuelle et de la
liberté d'entreprendre, la Cour suprême des Etats-Unis a invalidé
toutes les premières grandes lois sociales sur la diminution du temps
de travail ou l'amélioration des conditions de travail. En France, toutes
les protections des consommateurs ou des salariés se sont construites
comme des limites à la liberté contractuelle, entendue comme la
faculté pour les parties de prévoir librement le contenu de leur contrat
: la partie forte ne peut donc pas dicter tous les termes du contrat et
se réserver tous les avantages et tous les pouvoirs. Comme le dit la
célèbre phrase de Lacordaire aujourd'hui oubliée, dans la relation
entre fort et faible, « c’est la liberté qui opprime et la loi qui
affranchit». Les contractuels de la fonction publique comprennent très
bien que la précarité est du côté du contrat et la liberté, du côté du
statut.
Sur le port du voile : est-ce une liberté, un consentement libre ou un
« droit à » qui cherche à s'imposer ? Où s'arrête et où commence le
paternalisme - en la matière et en général ?
Dans une société libérale, on doit, par principe, admettre que le
consentement exprimé par les personnes correspond à leur libre
volonté. C'est la raison pour laquelle le consentement ne peut pas être
l'unique critère de légitimité des actes. A nouveau j'insiste : le
consentement doit, bien sûr, être une condition nécessaire, mais il
n'est pas une condition suffisante. Sur l'exemple que vous prenez, si
une femme se plaint d'avoir été contrainte à porter un voile, son
absence de consentement suffit à entraîner une sanction du droit. Si,
en revanche, elle dit consentir à le porter, il n'est pas possible de
disqualifier son consentement et de prétendre qu'elle ne serait pas
consentante. Sous l'apparence de respect des préférences indi-
viduelles, le critère du consentement conduit en réalité à plaquer
insidieusement ses propres stéréotypes et préjugés, que ce soit pour
disqualifier le consentement des femmes ou, au contraire, pour
l'affirmer. Il vaut mieux, selon moi, tenir ce consentement pour acquis
dès lors que la femme le revendique, mais débattre démo-
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cratiquement du point de savoir quelles tenues ou quelles attitudes
nous voulons ou non admettre dans l'espace public. Va-t-on accepter
sinon qu'une femme soit tenue en laisse dans la rue en marchant « à
quatre pattes » parce qu'elle dirait qu'elle y consent ? Ce qu'on
appelle protection des personnes contre elles-mêmes, et qu'on
disqualifie aujourd'hui au nom d'un paternalisme qui serait dépassé,
est en réalité le plus souvent une protection des personnes contre les
abus et la volonté de puissance d'autrui.