1 Droit Et Consentement

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Université Catholique de Madagascar

Faculté des Sciences Economiques et Sociales


Master 1

Cours de Droit International Economique


Année Universitaire 2023-2024

Le consentement n’est pas le signe de la liberté

Spécialiste du droit des contrats, Muriel Fabre-Magnan rappelle dans un livre


limpide l'importance du cadre juridique pour empêcher le plus fort de dicter
sa loi.
PROPOS RECUEILLIS PAR LUCAS BRETONNIER (Hebdomadaire d’information « Marianne »)

Professeur à l'Université Paris-I Panthéon-Sorbonne, la juriste Muriel


Fabre-Magnan publie l'Institution de la liberté. Derrière ce titre et cette
couverture austère, un ouvrage qui jette une lumière éclatante sur les
débats d'aujourd'hui. Inspirée par la fameuse pensée d'Henri
Lacordaire (journaliste, 1802-1861), « Entre le fort et le faible, entre le
riche et le pauvre, entre le maître et le serviteur, c'est la liberté qui
opprime et la loi qui affranchit », l'auteur démontre comment, sous
influence américaine, le recours au contrat pour régir nos relations
(sociales, sociétales, de travail) profite au plus fort, perce le carcan
protecteur de la loi, pour, finalement, soumettre les plus faibles à la
volonté des plus puissants. Muriel Fabre-Magnan décrypte le « mythe
» du consentement à toutes les sauces (#MeToo, droit du travail, droits
de l'homme, Internet...), cheval de Troie d'un libéralisme sauvage.

Marianne : Vous écrivez : « En magnifiant dans tous les domaines le


consentement au nom de la liberté, on donne finalement à voir et à
vivre une société où les pauvres sont au service des riches... »
Pourquoi ?
Muriel Fabre-Magnan : Le consentement est aujourd'hui considéré
comme le signe le plus certain de la liberté, alors qu'il est en réalité
souvent invoqué pour que les personnes acceptent de renoncer à des
droits et des libertés et consentent à se mettre à la disposition
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d'autrui. Le droit à l'autonomie personnelle* sert ainsi à ce que l'on
puisse valablement accepter des atteintes à son propre corps.
Si seule la loi de l'offre et de la demande doit désormais gouverner
toute la société, cette logique de marché conduit, par définition
même, à permettre dans tous les domaines à ceux qui ont le plus
d'argent d'acheter le plus. Les plus pauvres ne peuvent, quant à eux,
que vendre ce qu'ils ont, et quand ils n'ont plus rien, se vendre eux-
mêmes. Le puits est alors sans fond : si le droit doit valider et cau-
tionner toutes les actions consenties, au nom de quoi refuser que, par
exemple, on vende ses organes ou son sang ? Dans une société où les
biotechnologies requièrent une dose croissante d'éléments et de
produits du corps humain, la pente devient très glissante. C'est aussi
avec le sésame du consentement - réduit souvent, en outre, à un
simple clic - que nous sommes en train d'accepter, « en douceur », de
vivre dans une société de fichage et de contrôle généralisés.
Une question prioritaire de constitutionnalité a été déposée au
Conseil constitutionnel par des associations (dt Médecins du monde)
et des prostituées contre la loi pénalisant les clients de ces dernières
au motif que cette loi réprime « même entre adultes consentants » le
recours à la prostitution. De quoi cette demande est-elle le
symptôme ?
Cette affaire illustre très bien toutes les impasses et tous les leurres
contemporains, et aussi les dérives du droit lui-même. On voit d'abord
le retournement que nous évoquions : le consentement et la liberté
brandis pour que certaines personnes se mettent à la disposition des
autres. Puis la dérive des droits de l'homme : ce serait un droit de
l'homme d'avoir recours aux services tarifés d'une prostituée ?
Pauvres rédacteurs des grandes déclarations des droits de l'homme
postérieures aux atrocités de la Seconde Guerre mondiale qui doivent
se retourner dans leur tombe... Si l'on continue dans cette voie, cela
en sera fini de l'ambition d'universaliser les droits de l'homme, et de
convaincre les autres grandes cultures de ce monde de les respecter.
Nous sommes en train de faire ce qu'un auteur a pu appeler une
interprétation «fondamentaliste » des droits de l'homme. Le contenu
de ce qu'on veut imposer aux autres a changé, mais nous prétendons
toujours savoir mieux qu'eux ce qu'il faut faire et penser.
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Les requérants soutiennent que cette loi « méconnaît les droits
constitutionnels à l'autonomie personnelle et à la liberté sexuelle, le
droit au respect de la vie privée, la liberté contractuelle, la liberté
d'entreprendre ». Ces critiques vous semblent-elles fondées
Je ferai d'abord une critique institutionnelle sur le risque de gouverne-
ment des juges. Sans prendre parti sur la pénalisation des clients - sur
laquelle je n'ai pas d'opinion tranchée -, il est clair que le Parlement
avait fait un choix, à la suite de longs débats et d'auditions diverses.
Ceux qu'on appelle les « sages de la Rue Montpensier » (les membres
du Conseil constitutionnel) auront, je l'espère, la sagesse de ne pas
remettre en cause ce choix des représentants élus. Même si la
distinction est parfois délicate, leur contrôle doit rester juridique et
non pas s'immiscer dans des arbitrages de nature politique. Et les
droits de l'homme ne doivent pas être utilisés pour remettre en cause
ces arbitrages.
Pour le reste, vous avez raison de reprendre cette argumentation, car
elle souligne la convergence - pour ne pas dire la complicité - entre ce
qui se passe dans le domaine économique et dans le domaine sociétal.
Ceux qui militent dans le domaine sociétal pour que l'on puisse
consentir à tous les choix pour soi-même, et en particulier que l'on
puisse accepter des atteintes sur son propre corps, ne seront plus
fondés à se plaindre lorsque, dans le domaine économique et social,
on leur renverra le même paradigme pour soutenir que les salariés
peuvent, au nom de la liberté contractuelle, accepter de travailler
pour un salaire diminué ou à des centaines de kilomètres de leur
domicile, ou encore que nous pouvons accepter de céder à des
entreprises nos données personnelles.
Libéralisme et libertarisme sociétal sont-ils forcément les deux faces
d'une même médaille ?
Il ne s'agit pas de critiquer le libéralisme, ni dans le domaine écono-
mique et social ni dans le domaine sociétal, mais uniquement ses
excès, ce qu'on peut appeler l'ultralibéralisme. C'est en choisissant de
faire des questions sociétales le principal marqueur de la gauche que
celle-ci a perdu les classes populaires. Il manque un courant politique
qui comprendrait que, dans tous les domaines, lorsqu'on réduit la
liberté à la simple non-ingérence du droit, c'est en réalité chacun que

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l'on renvoie à son propre sort et ce sont les faibles qui en paient le prix
le plus lourd.
Avec le recul du temps, l'époque sera jugée bien irresponsable qui,
dans un monde et une société où les injustices sociales deviennent
criantes, les inégalités, vertigineuses, et les risques systémiques et
environnementaux, catastrophiques, invoque le mot de « liberté »
pour revendiquer le droit à la gestation pour autrui et à l'usage de
prostituées. Est-ce vraiment là ce que l'on peut rêver aujourd'hui
comme summum de l'émancipation ?
Nous sommes libres et égaux en droit, certains feignent de croire
que nous le sommes « de fait » ? Pourquoi ?
C'est l'une des incompréhensions majeures sur la façon dont fonc-
tionne le droit. Lorsque le droit dit que « les hommes naissent et
demeurent libres et égaux en droit », cela ne signifie pas qu'ils le sont,
mais qu'ils doivent être traités comme tels. C'est là toute l'ambiguïté
du critère du consentement, car, lorsqu'une personne est en situation
de faiblesse ou de dépendance, son consentement n'est pas
forcément le signe de sa liberté. Il est même souvent, au contraire, le
signe de sa soumission au projet d'un autre. Prétendre que les
prostituées sont libres de faire un tout autre métier dès qu'elles le
souhaiteraient, ou encore que nous serions tous libres de refuser les
conditions d'accès aux services des géants d'Internet, et en déduire
que tous ces consentements devraient être validés, conduit au
retournement de la liberté. Ce retournement est frappant en droit du
travail : le modèle fordiste avait institué un échange dans lequel les
salariés acceptaient d'être subordonnés pour gagner une certaine
sécurité ; on prétend aujourd'hui les libérer de cette subordination
pour leur retirer purement et simplement toute sécurité et toute
protection. On le voit avec ce qu'on appelle l'« ubérisation » de la
société. Certes, ce serait formidable que chacun devienne vraiment
autonome dans son travail et retrouve une liberté dans la définition de
ses tâches ou de leurs modalités d'exécution, mais on sait bien qu'il ne
suffit pas pour y arriver de clamer que tout le monde est libre et
consentant.

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Vous dites que l'histoire se répète : on est retourné cent ans en
arrière. Comment ça ?
Je reprends dans le livre la jurisprudence américaine du début du XX e
siècle où, précisément, au nom de la liberté contractuelle et de la
liberté d'entreprendre, la Cour suprême des Etats-Unis a invalidé
toutes les premières grandes lois sociales sur la diminution du temps
de travail ou l'amélioration des conditions de travail. En France, toutes
les protections des consommateurs ou des salariés se sont construites
comme des limites à la liberté contractuelle, entendue comme la
faculté pour les parties de prévoir librement le contenu de leur contrat
: la partie forte ne peut donc pas dicter tous les termes du contrat et
se réserver tous les avantages et tous les pouvoirs. Comme le dit la
célèbre phrase de Lacordaire aujourd'hui oubliée, dans la relation
entre fort et faible, « c’est la liberté qui opprime et la loi qui
affranchit». Les contractuels de la fonction publique comprennent très
bien que la précarité est du côté du contrat et la liberté, du côté du
statut.
Sur le port du voile : est-ce une liberté, un consentement libre ou un
« droit à » qui cherche à s'imposer ? Où s'arrête et où commence le
paternalisme - en la matière et en général ?
Dans une société libérale, on doit, par principe, admettre que le
consentement exprimé par les personnes correspond à leur libre
volonté. C'est la raison pour laquelle le consentement ne peut pas être
l'unique critère de légitimité des actes. A nouveau j'insiste : le
consentement doit, bien sûr, être une condition nécessaire, mais il
n'est pas une condition suffisante. Sur l'exemple que vous prenez, si
une femme se plaint d'avoir été contrainte à porter un voile, son
absence de consentement suffit à entraîner une sanction du droit. Si,
en revanche, elle dit consentir à le porter, il n'est pas possible de
disqualifier son consentement et de prétendre qu'elle ne serait pas
consentante. Sous l'apparence de respect des préférences indi-
viduelles, le critère du consentement conduit en réalité à plaquer
insidieusement ses propres stéréotypes et préjugés, que ce soit pour
disqualifier le consentement des femmes ou, au contraire, pour
l'affirmer. Il vaut mieux, selon moi, tenir ce consentement pour acquis
dès lors que la femme le revendique, mais débattre démo-
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cratiquement du point de savoir quelles tenues ou quelles attitudes
nous voulons ou non admettre dans l'espace public. Va-t-on accepter
sinon qu'une femme soit tenue en laisse dans la rue en marchant « à
quatre pattes » parce qu'elle dirait qu'elle y consent ? Ce qu'on
appelle protection des personnes contre elles-mêmes, et qu'on
disqualifie aujourd'hui au nom d'un paternalisme qui serait dépassé,
est en réalité le plus souvent une protection des personnes contre les
abus et la volonté de puissance d'autrui.

Vous défendez les droits de l'homme tout en dénonçant leur dérive


contemporaine. Ces dérives sont-elles en train de grignoter le sens
du commun ?
Le problème n'est effectivement pas qu'on protège les droits de
l'homme, mais qu'on réduise le droit et la politique aux droits de
l'homme. La politique se trouve aujourd'hui vidée de toutes parts, et
c'est là le cœur de la crise démocratique que nous vivons. Du côté de
l'économie, on nous fait croire qu'elle est de l'ordre de la science et
qu'il n'y a donc pas d'alternative. Et, du côté des choix de vie, on nous
fait croire qu'ils sont purement de l'ordre de la volonté individuelle, et
que l'Etat et le droit ne doivent pas interférer dans les arbitrages
personnels. Il n'y a alors plus aucune place pour des politiques
économiques et sociales qui seules rendraient possible l'émancipation
réelle des personnes, en leur permettant d'avoir vraiment la faculté de
mener la vie qu'elles souhaitent. Il est bien triste aussi de voir chacun
enfermé de façon militante dans ses propres droits, en les
revendiquant au nom de ses particularismes propres (préférences
sexuelles, couleur de la peau, religion, ou tant d'autres choses) quand
l'ambition des droits de l'homme était de chercher au contraire ce
qu'il y a de commun entre tous les êtres humains, pour assurer à tous
les mêmes droits fondamentaux. Nous ne devons surtout pas
renoncer à ce projet.

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