Les Origines de La Poésie Persane - Gilber LAZARD

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Cahiers de civilisation médiévale

Les origines de la poésie persane


Gilbert Lazard

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Lazard Gilbert. Les origines de la poésie persane. In: Cahiers de civilisation médiévale, 14e année (n°56), Octobre-décembre
1971. pp. 305-317;

doi : https://doi.org/10.3406/ccmed.1971.1900

https://www.persee.fr/doc/ccmed_0007-9731_1971_num_14_56_1900

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Gilbert LAZARD

Les origines de la poésie persane

Étudier la naissance de la poésie persane, si l'on ne veut pas se borner à un simple exposé des
données, c'est chercher à comprendre comment, vers le ixe s., deux cents ans après la conquête
de l'Iran par les Arabes, s'est constitué le persan littéraire et d'où venaient les formes et les thèmes
poétiques qui allaient s'imposer pour un millénaire à l'Iran et pour de longs siècles à une bonne
partie de l'Asie occidentale. C'est une histoire complexe et difficile. Complexe, parce que cette
nouvelle langue et cette nouvelle littérature surgissaient après une rupture considérable, celle de
la conquête et de l'islamisation, et qu'il faut se demander ce que cette catastrophe laissait subsister
de la culture iranienne antérieure. Difficile, parce que la documentation est fragmentaire et
disparate et que les origines, comme toujours en histoire, sont obscures. On espère cependant que
cette esquisse offrira un terme de comparaison utile aux médiévistes qui s'intéressent à la naissance
des littératures en langue vulgaire en Occident1.

***

L'Iran sassanide avait créé une civilisation raffinée, dont le souvenir hanta la mémoire de la postérité
longtemps après la conquête arabe. Le moyen-perse, appelé aussi « pehlevi », langue officielle,
administrative et religieuse, était l'organe d'une littérature abondante, dont il ne subsiste que de
pauvres vestiges, mais dont l'importance est attestée par ce qu'en ont dit notamment les auteurs
écrivant en arabe. Beaucoup de livres pehlevis, livres de morale, de politique, de science, recueils
de contes ou de fables, romans, etc., ont été traduits en arabe. Quant à la poésie, elle a été longtemps
méconnue : on en a même parfois nié l'existence. Mais nous savons aujourd'hui, notamment grâce
aux travaux du professeur Mary Boyce, que l'Iran préislamique a possédé une poésie brillante.
C'était l'œuvre de ménestrels professionnels, poètes-musiciens, qui la chantaient dans les cours
royales et seigneuriales, mais aussi dans des réunions de toute sorte à tous les niveaux de la société.
Le pays parthe, dans le nord de l'Iran, fut un centre particulièrement actif de cette production
poétique. Les beaux poèmes religieux manichéens en parthe, dont de nombreux fragments ont été
retrouvés par les archéologues, s'appuyaient nécessairement sur une tradition élaborée. D'autre
part la renommée des ménestrels parthes (gôsân) est restée longtemps éminente. Divers témoignages
indirects suggèrent que « the gôsân played a considérable part in the life of the Parthians and their
neighbours, down to late in the Sassanian epoch: entertainer of king and commoner, privileged
at court and popular with the people; présent at the graveside and at the feast; eulogist, satirist,

i. Transcription. I,es noms arabes sont transcrits selon les habitudes des islamisants. Pour les noms et mots persans, on emploie
une transcription simplifiée suivant la prononciation moderne du persan x est vine spirante vélaire sourde (comme en espagnol) ;
q est une occlusive ou une spirante uvulaire sonore (proche du r français normal) ; u est ou français. Pour les noms de lieux
:

assez connus, on emploie la forme habituelle en français.

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story-teller, musician; recorder of past achievements, and commentator of liis own times »2. Si
le parthe avait la réputation d'être la langue poétique par excellence, la poésie existait aussi en
langue perse. Plusieurs poèmes en moyen-perse sont conservés dans la littérature pehlevie, un
morceau d'épopée appelé le « Mémorial de Zarir » (du nom d'un héros légendaire du temps de
Zoroastre), un dialogue du « Bouc et du palmier », qui rappelle le genre des tensons provençales,
et des vers d'inspiration morale. En outre quelques fragments en écriture arabe paraissent bien être
des transcriptions du pehlevi. Citons seulement la traduction d'un tercet découvert récemment
par un érudit iranien dans un ouvrage du géographe Ibn Khurdâdhbih (mort en 844) :
c Le César est semblable à la lune et le Khaghan au soleil.
« Mon Seigneur est semblable au nuage tout-puissant :
« Quand il veut, il voile la lune et, quand il veut, le soleil. »
Ce morceau panégyrique est attribué à Bârbad, célèbre ménestrel du temps de Chosroès II Parviz.
Le seigneur en question est le « Roi des rois » iranien, empereur du milieu, tandis que le César,
empereur byzantin, et le Khaghan, roi des Turcs d'Asie Centrale, sont les souverains de l'Occident
et de l'Orient.
Le renversement de l'empire sassanide par les Arabes, l'intégration de l'Iran au califat, les
changements sociaux causés par la présence des envahisseurs et l'essor économique, la conversion
à l'islam de la plus grande partie de la population bouleversèrent naturellement la vie culturelle.
Le moyen-perse resta l'instrument d'une certaine activité intellectuelle au moins pendant deux
siècles. Cependant, avec les progrès rapides de l'islamisation et le développement impétueux
d'une nouvelle culture en arabe, son usage se restreignit de plus en plus. Abandonné par les
musulmans, il ne subsista que chez les zoroastriens, surtout chez les prêtres, dépositaires de la
culture ancienne. La plus grande partie de la littérature pehlevie qui a survécu date du ixe s.,
qui fut une époque de production relativement intense, mais cette activité se borne aux sujets en
rapport avec la religion mazdéenne, qu'il s'agissait de défendre contre l'extension conquérante
de l'islam; elle fut l'œuvre des milieux cléricaux, et géographiquement elle est limitée au Fârs,
dans le sud-ouest de l'Iran.
En revanche, les Iraniens ont participé à l'intense activité qui a formé la nouvelle civilisation de
l'Orient islamique. L'aristocratie iranienne islamisée adopta franchement l'arabe pour langue de
culture. L'arabe était non seulement la langue administrative, indispensable à quiconque détenait
une parcelle du pouvoir, mais aussi l'instrument de la science et de la littérature dans tous les pays
iraniens. Si elle connut une telle fortune en Iran, ce n'est pas seulement parce qu'elle était la
langue du Coran, de la parole de Dieu, celle de l'exégèse et du culte nouvellement adopté par la
masse de la population, mais aussi parce qu'elle avait recueilli la plus grande partie des trésors
de la tradition iranienne. Les anciens livres d'histoire, de sagesse, de science, les romans, contes et
fables avaient été traduits en arabe. La poésie elle-même a dû être imprégnée par l'influence de
la poésie sassanide. A l'exception des ouvrages proprement mazdéens, on ne trouvait probablement
pas grand chose dans les textes moyen-perses qui ne fût accessible, plus commodément, en arabe.
La littérature arabe n'était donc pas étrangère aux Iraniens ; ils y contribuèrent eux-mêmes comme
traducteurs et comme créateurs originaux : on sait que quelques-uns des plus grands écrivains et
savants « arabes » furent des Iraniens. A l'âge d'or de la civilisation abbasside la littérature arabe
n'était plus la chose des seuls Arabes, mais le bien commun des peuples du califat, parmi lesquels
les Iraniens jouaient avec les Arabes un rôle prééminent.
Cependant à côté de la littérature proprement dite, en arabe, vivait certainement aussi une littérature

2. Dans « Journ. Royal Asiatic Soc. », 1957, p. 17-18.

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orale dans les parlers vulgaires, héritière de la tradition sassanide. Après la conquête arabe, la
poésie des ménestrels avait assurément déchu. Dans les cours princières elle avait fait place à la
poésie arabe. Mais il est fort vraisemblable qu'elle se perpétuait dans les classes moins élevées de
la société. Si elle était si goûtée dans tous les milieux aux temps préislamiques, on n'imagine pas
qu'elle ait ensuite disparu totalement dans la masse de la population, pour qui l'arabe restait une
langue étrangère. Elle a donc survécu dans le peuple, et peut-être aussi dans l'entourage des seigneurs
locaux, les dehqân, bien connus pour leur attachement aux traditions. De fait des sources diverses
nous ont transmis par hasard plusieurs petites pièces qui en attestent l'existence. L'une d'elle est
un quatrain satirique attribué à un poète arabe, qui l'aurait improvisé en pleine rue à Bassora,
dans les années 679-84. Une autre est un morceau, satirique également, adressé par les habitants
de Balkh (Bactres) à un émir vaincu au cours d'une expédition dans les montagnes voisines en
726 ou 737. Une troisième, dont le texte est peu clair et qui semble être une déploration de la ruine
de Samarkande, est rapportée aux environs de l'an 815. Une autre encore, non datée, mais fort
ancienne, est un assez joli distique, dont voici la traduction :
« Comment le chamois des montagnes courrait-il dans la plaine?
« II n'a point de compagne : comment irait-il sans compagne? »

La versification de ces pièces est différente de celle de la poésie persane classique et doit être du
même type que celle de la poésie préislamique : on reviendra plus bas sur ce point. La répartition
des lieux (Bassora à l'extrême sud-ouest, Balkh et Samarkande au nord-est) suggère que cette
poésie populaire ou semi-populaire était cultivée un peu partout en pays iranien.

***

La poésie noble en persan, la poésie de type classique apparaît au ixe s., environ deux siècles
après la conquête de l'Iran par les musulmans. Une chronique locale du vSistan (Târix-e Sistân),
compilée au xie s., en attribue l'initiative à des Sistaniens. Selon cet intéressant récit, une victoire
remportée en 865 par Ya'qub, fondateur de la dynastie sistanienne des Saff arides, avait été célébrée
selon l'usage du temps par un poème en arabe. Mais Ya'qub était un condottiere inculte et ne savait
pas l'arabe. « Pourquoi, dit-il, faire des vers que je ne comprends pas ? » Un de ses secrétaires eut
alors l'idée de faire sur le même modèle un panégyrique en persan, et son exemple fut suivi par
deux de ses compatriotes. Les anthologies ignorent ces poètes sistaniens, mais citent quelques vers
d'un poète de la région de Hérat, un certain Hanzale, dont l'œuvre est certainement antérieure
à 873. Les deux traditions s'accordent donc à rapporter à la même époque les débuts de la poésie
persane de type classique.
Outre Hanzale, les anthologies mentionnent un petit nombre de poètes contemporains des dynasties
tahéride et saffaride (ixe s.). A l'époque samanide (xe s.) les noms se multiplient. La cour de
Boukhara, illustrée sous Nasr I par le grand Rudaki, le « père de la poésie persane » (mort en 940),
fut tout au long du siècle un brillant centre de littérature en persan comme en arabe. Les cours
locales du Khorassan et de la Transoxiane jouèrent aussi leur rôle et patronnèrent les poètes. De
la production de ce temps, certainement abondante, ne subsistent malheureusement que de pauvres
fragments, mais qui laissent entrevoir l'éclat et la variété de cette première floraison : après Rudaki,
rappelons, parmi bien d'autres, les noms d'Abu Sokur, dont il reste de nombreux vers sentencieux,
et de Daqiqi, poète lyrique et prédécesseur de Ferdowsi dans l'épopée. Au début du siècle suivant,
le principal centre fut, sous le sultan Mahmud, la cour de Ghazna, qui rassembla, dit la légende,
quatre cents poètes : Onsori (mort en 1039), Farroxi (mort en 1037) e^ Manucehri (mort en 1040)

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sont les premiers poètes persans dont on ait conservé uti « divan » (recueil de poèmes lyriques) et
non simplement des fragments. Le grand Ferdowsi (mort vers 1020), auteur du « Livre des Rois »,
dédia aussi à Mahmud ce poème auquel il avait travaillé trente ans.
Au début du xie s., tous les genres poétiques étaient bien établis; les thèmes et les formes étaient
fixés. D'autre part l'activité littéraire en persan, d'abord limitée aux régions orientales, Sistan,
Khorassan, Transoxiane, s'étendait progressivement à l'Iran occidental. Vers la fin du Xe s.,
nous voyons paraître des poètes persans dans des villes comme Rey, qui avaient été jusqu'alors
des foyers de culture arabe exclusivement. Au siècle suivant on en trouve aussi en Azerbaïdjan,
à Ispahan, et ailleurs : la littérature en langue persane devient l'expression de l'Iran tout entier.

***

La langue que nous appelons le persan, et que l'on désignait ordinairement à l'époque par le nom
de dari, se caractérise linguistiquement comme la continuation du moyen-perse, qui lui-même
continuait le vieux-perse, langue des Achéménides. Par opposition aux autres langues et dialectes,
anciens et modernes, de la famille iranienne, tels l'avestique, le parthe, le sogdien, le kurde, le
pashto, etc., vieux-perse, moyen-perse et persan représentent en gros une seule et même langue à
trois étapes de son histoire. L'origine s'en situe au pays des Perses proprement dits, Fars et
Khouzistan, dans le sud-ouest du plateau.
L'adoption pour le persan de l'écriture arabe qui reflète et consacre la rupture avec la tradition
du moyen-perse, est un fait de civilisation d'une importance immense, mais elle ne doit pas
dissimuler le fait que du moyen-perse au persan l'évolution phonétique est minime. La structure
grammaticale n'a également subi que peu de changements. La principale différence réside dans le
vocabulaire. D'une part le persan comprend beaucoup de mots étrangers au dialecte perse
proprement dit. Il doit beaucoup au parthe et aux dialectes apparentés : il a emprunté aussi au sogdien.
D'autre part il comporte dès le début de la littérature une proportion notable d'emprunts à l'arabe.
Cette proportion augmentera avec le temps dans la langue littéraire ; elle varie aussi selon les genres :
faible dans l'épopée, elle est considérable dès l'origine dans la poésie lyrique et déjà importante
dans la prose la plus ancienne. Ce caractère mixte du lexique persan, en même temps qu'un fait
de civilisation significatif, est un trait fondamental de la langue. A cet égard le persan est comparable
à l'anglais : l'élément arabe y tient sensiblement la même place et y joue le même rôle que l'élément
roman en anglais.
Comment cette nouvelle langue littéraire s'est-eîle constituée et comment se fait-il, alors que ses
origines la rattachent aux régions du Sud-Ouest, que nous la voyons paraître dans l'Est, à l'extrémité
opposée du plateau? Une notice d'Ibn al-Muqaffa', Iranien écrivant en arabe (mort vers 760),
nous apprend que déjà à la fin de l'époque sassanide il existait une forme de langage qu'on appelait
dari. C'était la langue parlée usuelle dans la capitale (Ctésiphon) et sans doute aussi dans une bonne
partie de l'empire. La langue officielle, la seule écrite, était le moyen-perse, langue fixée sous une
forme archaïque dès avant le début de l'époque sassanide, et réservée aux usages nobles. Dans la
conversation quotidienne on usait du dari, dont le nom dérive de dar « la Porte », c'est-à-dire la
cour ou la capitale. A l'origine cette langue ne devait guère se distinguer de la langue écrite, mais
tandis que celle-ci restait à peu près figée, la langue parlée avait évolué assez pour que vers la fin
des temps sassanides on ait pris conscience des différences et éprouvé le besoin de lui donner un
nom propre. Moyen-perse littéraire et dari n'étaient pas, à proprement parler, deux langues, ni
même deux dialectes différents, mais plutôt deux niveaux stylistiques de la même langue.

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LES ORIGINES DE LA POESIE PERSANE

A l'époque islamique le fait majeur est l'extension considérable du domaine de la langue dari.
Dès les temps sassanides, elle avait gagné le Khorassan; peut-être en avait-elle déjà éliminé le
parthe, qui en était la langue commune au 111e s. ap. J.-C. Peut-être aussi, servie par le prestige
de l'Empire, commençait-elle à être connue assez largement en Bactriane et au-delà de l'Oxus.
Mais c'est à coup sûr lorsque la Transoxiane et l'actuel Afghanistan eurent été intégrés au califat
qu'elle envahit tout le Nord-Est, porté par les conquérants musulmans. Le nom même de «tadjik »
qui désigne encore aujourd'hui les populations de langue persane de la Transoxiane et de toute la
partie orientale du plateau, n'est-il pas la forme sogdienne du mot qui est en persan tâzi, c'est-à-dire
le nom des Arabes? Ces « Arabes » étaient en fait pour la plupart des Iraniens islamisés : leur victoire
fut celle de la langue dari. C'est là une différence fondamentale entre les pays iraniens et presque
tout le reste de l'empire des califes. Alors que dans le Croissant fertile et en Afrique l'arabe se
substituait progressivement dans l'usage quotidien à l'araméen, à l'égyptien, aux parlers berbères,
le même rôle était joué dans l'Est par le dari au détriment d'autres langues iraniennes. C'est le
dari, non l'arabe, qui fut la langue des conquêtes orientales. La conquête arabe et l'islamisation
eurent paradoxalement pour effet l'unification linguistique, dans l'usage parlé, des pays iraniens.
Dès le IXe s., peut-être même plus tôt, si de nombreux dialectes subsistaient localement, le dari
était la langue parlée commune, et c'est tout naturellement qu'elle s'imposa aux fondateurs de la
littérature persane.

* **

Dans quelles conditions s'est formée cette nouvelle littérature? Quelles nécessités l'ont fait naître?
Le seul récit circonstancié sur les débuts de la poésie littéraire est celui du Târix-e Sistân. L'ouvrage
est une chronique locale portée naturellement à exalter les gloires et les mérites de la province,
et dont l'horizon est limité. Il ne peut prétendre nous apporter un renseignement valable pour tout
l'Iran. Quoique les vers cités soient authentifiés par la gaucherie du style et les irrégularités de
métrique, rien n'assure que les poètes en question aient été absolument les premiers à composer
en persan des poèmes sur le modèle arabe. Il est probable que des initiatives semblables ont surgi
ailleurs vers le même temps. Cependant le récit de cette chronique du Sistân est extrêmement
instructif et laisse apercevoir les conditions dans lesquelles a pris naissance la poésie persane de
type classique. Il montre que celle-ci s'est constituée d'emblée comme une poésie de cour, et qu'elle
a surgi du désir de célébrer un prince par des panégyriques comme on en faisait depuis longtemps
en arabe. Mais ce prince ignorait l'arabe : il fallait donc trouver moyen de chanter ses louanges
dignement dans une langue qu'il comprît. C'est alors que des novateurs se risquèrent à composer
dans la langue vulgaire des poèmes imités des modèles de la noble poésie arabe. La poésie en persan
est donc née d'une nécessité pratique. Elle supposait l'existence de princes assez importants pour
être célébrés en vers et assez peu intégrés à l'aristocratie dominante pour ignorer l'arabe.
On peut penser que ces circonstances se sont trouvées aussi ailleurs qu'au Sistân, peut-être même
auparavant, auprès de potentats moins illustres que Ya'qub le Saffaride. On comprend en tout cas
que ce soit dans l'Est iranien et que la littérature se soit développée, jusqu'à la fin du Xe s.,
exclusivement au Khorassan et en Transoxiane, régions excentriques, où régnaient des dynasties
pratiquement indépendantes du calife.
On prête aux princes, surtout aux Samanides, la volonté de développer une littérature « nationale ».
Mais une telle volonté, si elle existait, ne peut avoir été le seul facteur, ni même le principal ; elle
ne pouvait naître elle-même que d'un mouvement profond issu des conditions sociales. Le fait
politique est moins important que l'éloignement des centres culturels du califat. Dans l'Ouest,

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les relations avec ces centres, en particulier avec Bagdad, étaient beaucoup plus étroites; le pays
était sûrement plus arabisé. Au contraire dans l'Est existait toute une classe de dehqân à la fois
attachés aux souvenirs de l'antiquité iranienne et peu marqués par la culture arabe. On imagine
que c'est auprès d'eux que s'est accompli le travail qui a abouti à constituer une nouvelle poésie.
Bien entendu ces considérations et hypothèses ne concernent que les premiers pas de la poésie
persane. Un peu plus tard, passé le stade des premiers essais, cette poésie fut cultivée non plus par
nécessité, mais par goût, jusque dans les cours les plus raffinées, et les plus familières avec l'arabe.
L'apparition de la littérature persane est habituellement caractérisée comme la marque la plus
évidente d'une renaissance iranienne après une éclipse d'au moins deux siècles, pendant lesquels
régnait seule la culture arabe. Une autre interprétation, plutôt qu'une renaissance, veut y voir la
naissance d'une culture radicalement nouvelle, islamique et sans guère de lien avec l'Iran ancien.
Renaissance ou naissance? continuité ou discontinuité? On voit mieux aujourd'hui que cette
alternative est trop simple. Malgré le bouleversement de la conquête, les Iraniens n'ont pas plongé
pour trois siècles dans la barbarie, ni même dans le silence. Ils ont été au contraire, on l'a vu plus
haut, parmi les ouvriers les plus actifs de la culture qui s'exprimait en arabe. Ils y ont infusé une
grande partie de leur ancienne culture. En même temps certains aspects de celle-ci survivaient au
niveau plus humble de la littérature orale. C'est sur ce terrain que s'est développée la littérature
en dari, inspirée sans nul doute par les exemples arabes, mais fécondée aussi par les traditions
locales. C'est à ces deux sources, littérature arabe et littérature iranienne orale, qu'il faut chercher
l'origine des formes et des thèmes de la poésie persane.

* **

La versification persane est quantitative, c'est-à-dire fondée sur une succession définie de syllabes
longues et de syllabes brèves. L'unité rythmique est le beyt ou distique; le vers ou demi-distique
compte de onze à seize syllabes. Le type de vers choisi reste le même tout au long du poème. Tous
les poèmes sont rimes. La principale forme lyrique est la qaside, poème monorime de plusieurs
dizaines de distiques. Dans le masnavi, forme de la poésie narrative, la rime change à chaque
distique : c'est le système de nos rimes plates. Enfin le robâi ou quatrain est, comme son nom
l'indique, composé de deux distiques.
Ce système est pour l'essentiel inspiré de la poésie arabe, qui est également quantitative et rimée ;
la versification iranienne préislamique est au contraire accentuelle et sans rime. Il est certain que
la forme principale du lyrisme, la qaside, est empruntée à la poésie arabe. Il est extrêmement
probable que le principe de la versification quantitative et l'usage de la rime en sont directement
inspirés. Il serait en effet bien invraisemblable que l'Iran ait développé cette poésie quantitative
indépendamment, alors qu'il l'avait ignoré à l'époque préislamique et que les modèles arabes
étaient présents partout. Le même raisonnement vaut pour la rime, quoique celle-ci se trouve dans
deux poèmes en moyen-perse, mais l'un d'eux est sûrement d'époque islamique et rien n'assure
que l'autre soit plus ancien.
Cependant les différences entre les versifications arabe et persane sont importantes. D'une part
certains types de poèmes très répandus en persan, masnavi et robâi, ne le sont pas en arabe, ce qui
suppose une origine iranienne et montre que les fondateurs de la poésie persane ne se sont pas
bornés à imiter, mais ont eu une activité créatrice. D'autre part, différence plus subtile et peut-être
plus significative encore, les mètres usuels dans l'une et l'autre langue, quoique décrits par les
théoriciens à l'aide des mêmes notions et des mêmes termes techniques, ne coïncident généralement
pas. Si la versification persane est quantitative comme l'arabe et à l'imitation de celle-ci, les types

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LES ORIGINES DE LA POESIE PERSANE

de vers sont autres : le principe est le même, mais appliqué différemment de part et d'autre.
mètres persans sont donc une création originale, conditionnée par la structure phonique de la langue.
Tout porte à penser que cette création ne s'est pas faite ex nihilo, mais s'est largement inspirée des
schémas rythmiques iraniens traditionnels. Ceci a été bien vu et excellemment formulé, dès 1932,
par E. Benveniste : « 1/ originalité des Persans en matière de technique poétique a consisté à
assujettir le mètre syllabique iranien à la prosodie quantitative arabe. De cette adaptation, dont
l'exemple le plus ancien et le plus achevé est la mutaqârib épique, sort la poésie noble de la Perse
moderne »3.
On est donc fondé à rechercher l'origine des divers types de vers de la poésie persane dans la
versification iranienne préislamique Malheureusement celle-ci est trop mal connue pour qu'on puisse
saisir clairement les rapports de filiation : il faudrait pouvoir définir précisément les analogies
entre tel mètre quantitatif persan et tel type de vers accentuel de la poésie ancienne. On entrevoit
la relation dans quelques cas : c'est ainsi que le mètre du robâi, qui n'a pas de parallèle en arabe et
se trouve isolé dans le système de la métrique arabo-persane, pourrait bien être une adaptation
du type de vers ancien (non quantitatif) représenté par un distique populaire cité plus haut (« le
chamois des montagnes... »). Il est d'ailleurs possible que plusieurs mètres quantitatifs soient fondés
sur un même type de vers accentuel et que, inversement, plusieurs types accentuels aient donné
naissance à un même mètre, car, les principes étant différents, on ne doit pas attendre de
correspondances rigoureusement terme à terme. I/essentiel reste que les traits saillants des schémas
rythmiques traditionnels se sont imposés aux créateurs de la versification persane. Ces rythmes,
sous leur forme ancienne, vivaient dans la poésie orale, probablement sans altération, car la langue
n'a pas subi de modification profonde du vne au ixe s. Ils étaient assurément familiers aux
créateurs de la poésie persane, dont le rôle a été d'y couler de nouveaux types de vers fondés sur
le principe quantitatif.

** *

Ainsi, dans ses formes, la poésie persane est tributaire à la fois des modèles arabes et de la tradition
iranienne. En ce qui concerne son contenu, l'importance relative de l'une et de l'autre de ces deux
sources varie considérablement selon les genres. Il faut envisager séparément l'épopée, la poésie
narrative, et le lyrisme.
Ive genre épique, inconnu en arabe, est complètement iranien. C'est lui qui marque de la manière
la plus éclatante la continuité entre la littérature préislamique et celle de l'Iran musulman. I,a
matière traitée est tout entière traditionnelle, même si elle s'est en partie transmise par
l'intermédiaire des historiens de langue arabe.
D'un type unique au monde, l'épopée persane est le récit en vers de toute l'histoire, réelle ou
supposée, de l'Iran depuis la création du monde jusqu'à la fin de la dynastie sassanide. Elle
comprend des éléments d'origines variées. L,es plus anciens sont de vieux mythes indo-iraniens
qui sont évoqués déjà dans YAvesta. Viennent ensuite les souvenirs des temps qui ont précédé
et suivi les débuts du mazdéisme zoroastrien, puis une histoire d'Alexandre dérivée principalement
du roman du pseudo-Callisthène, et enfin l'histoire des Sassanides. Aux gestes royales s'ajoutent
diverses légendes relatives à divers héros locaux, dont les plus importantes sont celles qui concernent
Rostam, prince du Sistân, devenu le grand paladin de l'Iran épique. Cette immense matière s'est
constituée progressivement au cours de nombreux siècles. Il semble que le Khorassan ait été le

3. K. Benveniste, dans « Journ. asiatique », t. I, 1932, p. 293.


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principal centre de cette activité, mais d'autres régions iraniennes y ont aussi apporté leur
contribution. L'essentiel en fut rassemblé et organisé en une suite chronologique, à la fin de l'époque
sassanide, dans un livre en moyen-perse intitulé Xvadâynâmag, « Livre des rois », dont la dernière
rédaction fut compilée sous le règne du dernier Sassanide, Yazdgird III (632-651). Cet ouvrage,
disparu depuis longtemps, était une compilation savante. A côté de lui existaient certainement
une multitude de récits fragmentaires plus libres en prose ou en vers. Un seul exemple en est parvenu
jusqu'à nous : le « Mémorial de Zarir », déjà mentionné ci-dessus.
Le Xvadâynâmag fut traduit ou adapté en arabe à plusieurs reprises. La traduction la plus ancienne
et la plus connue fut l'œuvre d'Ibn al-Muqaffa'. Les noms de sept autres adaptations, complètes
ou partielles, sont connus. Toutes ont disparu. Le peu qu'on en sait indique qu'elles comportaient
dans leur contenu des variantes importantes, ce qui suppose que, outre le Xvadâynâmag, des sources
diverses avaient été utilisées par leurs auteurs. Après la naissance de la littérature persane, des
ouvrages analogues ne pouvaient manquer de paraître en persan. Sous les Samanides, l'intérêt
pour l'Iran antique était vif et encouragé par les émirs eux-mêmes et certains de leurs vassaux.
Les sources font mention de trois « livres des rois » en prose, dont le plus récent fut composé en 957
sur l'ordre d'Abu Mansur, gouverneur de la ville de Tus : la préface, seule partie conservée, nous
apprend qu'il fut compilé par un collège de quatre zoroastriens qui apparemment, outre le
Xvadâynâmag, utilisèrent aussi des récits divers.
Tous ces livres étaient en prose. Cependant l'idée de mettre en vers cette matière a dû surgir tôt.
En effet ce vaste ensemble de récits constituaient la mémoire du peuple iranien. C'était un précieux
trésor riche d'enseignements qu'il importait de retenir : la versification contribuait à le perpétuer.
Ferdowsi lui-même en fut fort conscient. Il déclare en effet à propos du « Livre de Kalila et Dimna »
mis en vers par Rudaki : « II lia par le mètre les paroles de cette prose... Pour un lecteur lettré
cette forme est une grâce de plus ; pour un ignorant, c'est un bienfait, car un récit en prose disperse
le souvenir; quand il est lié par le mètre, il satisfait l'âme et le cerveau. » Les récits historiques ou
regardés comme tels relevaient donc de la poésie : le masnavi en était la forme tout indiquée. De
plus ils avaient déjà été matière de poésie, en moyen-perse. Beaucoup d'entre eux étaient
certainement restés très populaires et demeuraient en circulation dans la littérature orale : rien n'interdit
de penser que certains y étaient en vers. L'existence de poèmes épiques folkloriques chez les Kurdes
et les Baloutches d'aujourd'hui rend cette hypothèse vraisemblable. Nous savons d'ailleurs que des
élégies sur la mort du héros épique Siâvas étaient chantées à Boukhara par des ménestrels populaires.
Le premier poème du genre en persan que nos sources mentionnent fut composé vers le début du
Xe s. Quelques dizaines d'années plus tard, Daqiqi entreprit à son tour la composition d'un « Livre
des Rois » en vers, mais son œuvre fut interrompue par une mort prématurée. Ferdowsi, dehqân
des environs de Tus, au Khorassan, commença son Sâhnâme, « Livre des Rois », vers 975 et l'acheva
probablement en 1010. L'ensemble compte environ cinquante mille distiques.
Pour Ferdowsi lui-même comme pour ses contemporains, la matière qu'il traitait était l'histoire
réelle de l'Iran ancien ; son œuvre était de science autant que de poésie (c'est bien pourquoi l'épithète
de hakim « docteur » est restée accolée à son nom) : aussi a-t-il suivi scrupuleusement ses sources.
La principale fut le « Livre des Rois » en prose d'Abu Mansur, mais d'autres furent aussi utilisées.
L'un des mérites de Ferdowsi fut d'opérer un choix dans la masse des matériaux qui s'offraient à
lui et de constituer le corpus des récits qui sont restés dans la mémoire des Iraniens et dans celle
des peuples, turcs et indiens, qui se sont nourris longtemps de littérature persane.
Le Sâhnâme est de contenu varié. A côté des récits héroïques, qui constituent la partie centrale
et proprement épique, il comprend des narrations romanesques, des anecdotes instructives ou
plaisantes et des recueils de sentences (andarz ou pand) issus directement de la littérature sapientiale

312
LES ORIGINES DE LA POESIE PERSANE

en moyen-perse. L 'idéologie qui s'y fait jour, et qui fait l'unité du poème, est celle de l'Iran sassanide,
dont les conceptions majeures concernent la légitimité royale, la loyauté des vassaux envers leur
suzerain, la lutte éternelle du bien et du mal, reflétée dans la guerre entre Iran et Touran. Seuls
sont estompés, jusqu'à disparaître presque complètement, les aspects caractéristiques de la religion
mazdéenne, au profit d'un monothéisme vague, compatible avec l'islam.
Le contenu du Sâhnâme constitue donc une véritable somme des souvenirs de l'antiquité iranienne.
Au xe s., ces souvenirs étaient encore vivants, tout particulièrement dans la classe des dehqân,
à laquelle appartenait Ferdowsi. Ce n'était point pour eux de simples récits curieux ou instructifs
qu'on trouvait dans de vieux livres, mais la substance de leur passé et le support de leur conscience
« nationale ». C'est dans ces sentiments que Ferdowsi a puisé le souffle nécessaire pour mener à
bien son gigantesque poème. Sa grandeur consiste à avoir mis au service de ce sentiment des dons
poétiques exceptionnels. Antique par le contenu, moderne par la forme, son « Livre des Rois »
est le produit d'un moment unique d'équilibre où les souvenirs du passé vivaient encore dans l'âme
iranienne (la classe des dehqân allait bientôt disparaître et l'idéologie se transformer profondément)
et où la langue littéraire était déjà assez formée pour permettre la composition d'un chef-d'œuvre.
La langue de l'épopée est très caractéristique. Beaucoup moins arabisée que celle de la poésie
lyrique, elle est en revanche chargée de mots iraniens archaïques, qui probablement n'étaient
déjà plus d'usage quotidien à l'époque. Cette faible proportion du vocabulaire arabe était aussi le
propre des livres de prose traitant des mêmes sujets, si l'on en juge sur la préface du « Livre des
Rois » d'Abu Mansur. Ce caractère particulier de la langue épique résulte sans doute de l'influence
des sources en moyen-perse, et peut-être aussi de celle de la tradition orale.

**

La poésie narrative romanesque ou anecdotique est nettement distincte de l'épopée. La forme en


est également le masnavi, mais le ton est différent. La langue, du moins à date ancienne, semble
proche de l'usage quotidien. L'inspiration didactique, morale, est assez souvent associée à la
narration.
Des romans et des recueils de contes et de fables existaient dans la littérature de l'Iran préislamique.
Le plus célèbre était un recueil de fables d'origine indienne (le Pancatantra), dont la version
pehlevie fut rédigée sous Chosroès Ier (vie s.), et qui fut traduit en arabe par Ibn al-Muqaffa'
sous le titre de « Kalila et Dimna » (du nom des deux chacals qui en sont les protagonistes). Renommé
comme un manuel de sagesse, ce même livre fournit la matière du premier masnavi persan connu :
il fut mis en vers par Rudaki lui-même à la demande du vizir du samanide Nasr I. Ce poème est
malheureusement perdu, hormis quelques fragments. Il en va de même d'autres masnavis composés
par Rudaki, notamment un Sendbâdnâme, autre recueil de contes également d'origine indienne
et également passé par l'arabe.
Le premier successeur de Rudaki fut Abu Sokur de Balkh, auteur, lui aussi, de plusieurs masnavis,
surtout d'un poème de contenu moral où les idées étaient probablement illustrées par des anecdotes.
Ces œuvres sont perdues, mais les vers conservés laissent reconnaître en Abu Sokur un héritier
direct de la littérature parénétique préislamique : beaucoup des sentences qu'il a mises en vers
se retrouvent dans les recueils d'andarz (maximes) en pehlevi, qui appartenaient à un genre très en
faveur. La pensée qui s'y exprime est l'un des points où l'on saisit le plus clairement une continuité
entre la culture iranienne ancienne et celle de l'Iran musulman. Elle anime aussi bien des passages
du « Livre des Rois » de Ferdowsi, maints vers des poètes lyriques et beaucoup d'autres œuvres
persanes en vers ou en prose. C'est une morale pratique aux multiples aspects fondées sur la notion

313
GILBERT LAZARD

de xerad, l'intelligence morale, l'aptitude innée à percevoir le bien et le mal, et sur un sentiment
aigu de l'inconstance des choses de ce monde. Très peu influencée par l'islam, elle a certainement
des racines anciennes et profondes.
Quant au roman, ce fut aussi un genre tôt cultivé en persan. Un fragment, en écriture manichéenne,
d'une rédaction en vers persans du célèbre roman d'origine bouddhique de Barlaam et Josaphat
date aussi de l'époque de Rudaki. Ce morceau est le seul exemple du genre au xe s., mais au siècle
suivant Onsori fut l'auteur de plusieurs romans en vers, tous disparus : l'un d'eux, « I/idole blanche
et l'idole rouge », traitait une légende locale liée aux deux grandes statues du Bouddha que l'on voit
encore à Bamiyan en Afghanistan ; un autre, « Vâmeq et Azrâ », histoire de deux amants, semble
d'origine hellénistique. C'est aussi à l'époque de Mahmud de Ghazna qu'il faut, semble-t-il, rapporter
« Varqe et Golsâh », œuvre d'un certain Ayyuqi. Ce poème a pour sujet une histoire d'amour située
chez les Arabes : assez faible dans l'affabulation et dans le style, il est intéressant comme le plus
ancien exemple conservé d'un genre appelé à une brillante fortune. A l'époque qui nous occupe
on remarque surtout la grande diversité d'origine des récits mis en vers : sources iraniennes,
indiennes, arabes, hellénistiques contribuent également à alimenter une littérature qui paraît
avoir été fort en vogue.

Les thèmes de la poésie lyrique persane pendant ces deux premiers siècles sont en assez petit
nombre. Constamment repris et raffinés, ils imposent à l'esprit du lecteur une vision esthétique très
caractéristique. Le panégyrique du patron est l'objet et la conclusion du poème : on loue sa gloire,
sa puissance, ses vertus, le bonheur de ses peuples, sa valeur invincible au combat, ou, s'il s'agit
d'un vizir, la sagesse de son administration, et, dans tous les cas, bien sûr, sa libéralité inépuisable,
dont le poète attend qu'elle se manifeste par une généreuse récompense. Ces louanges sont chantées
dans un style hyperbolique qui est devenu très tôt la loi du genre. Mais c'est la première partie de
la qaside, sur un autre sujet, qui en fait l'intérêt durable. Dans la poésie arabe ancienne elle évoque
souvent l'amour du poète pour quelque beauté dont la vie nomade l'a éloigné, la douleur de la
séparation et la traversée, sur une bonne monture, d'un désert dangereux. Ce thème est traité
à plusieurs reprises par Manucehri, mais, purement conventionnel dans la poésie persane, il y est
rare. Bien plus souvent le poète persan évoque la vie de cour. Ce sont fréquemment des fêtes, surtout
les grandes fêtes iraniennes, nowruz, fête du nouvel an et du printemps, mehregân, fête de l'automne
et des vendanges, sade, fête du milieu de l'hiver, célébrée par de grands feux dans la nuit. La
description des saisons, printemps, automne, hiver, dans la campagne et les jardins, est
ordinairement associée à celle des réjouissances royales, où, dans la pompe et le luxe, la coupe circule
parmi les convives au son des instruments de musique. La nature est présentée comme participant
à la vie de cour; les objets naturels sont constamment comparés à des personnages ou aux
produits les plus précieux de l'industrie humaine. Le morceau suivant d'Onsori est un exemple
caractéristique :
Le vent du nowruz au jardin
Est devenu sculpteur d'idoles :
Par l'effet de son art les arbres
Sont autant de jeunes beautés.
Le jardin est plein de brocarts
Comme l'échoppe du fripier ;
« La brise est aussi chargée d'ambre
« Que le plateau du parfumeur.

314
I,ES ORIGINES DE I,A POÉSIE PERSANE

« Elle fait fondre la limaille


« D'argent pur qui couvrait le sol,
« Et la terre prend la fraîcheur
« De la joue des adolescentes.
s champs se couvrent le visage
<( De précieuses soieries chinoises,
« Les rameaux des arbres se parent
« De boucles d'oreille de perles.
« Comme les belles du sérail,
d Le soleil par coquetterie
« Tantôt se voile d'un nuage
« Et tantôt se laisse entrevoir.
« La haute montagne retire
« De son front la tiare d'argent :
« C'est une beauté à l'œil vif,
« Au teint vermeil, au sein de musc. »

La glorification du vin est un thème important : tantôt le poète décrit le mûrissement des raisins,
les vendanges et la miraculeuse transformation du jus en une liqueur délectable, tantôt il invite
les convives à se griser de cette liqueur qui chasse les soucis et hausse l'homme au-dessus de lui-
même. Dans le poème que voici, un poète du xe s., Basââr de Merv, traite avec une relative brièveté
un thème que d'autres se sont plu à développer longuement :
« Regarde cette grappe sous le pampre vert,
« Spectacle propice, délectable saveur.
« J'ai visité ces vierges brunes à la verte mantille
« Et mon cœur à les voir a quitté ses soucis.
« On aurait dit les filles d'un roi nègre,
« Que leur père sous ces voiles aurait voulu cacher.
« Hélas ! à mon insu le vigneron de loin
« A surpris mon commerce avec ces nobles filles.
« II a saisi leur gorge délicate
« Et d'un fer acéré il a tranché leurs membres,
« D'un pied brutal, les a frappées jusqu'à la mort,
« Sur tout leur corps a déchiré leur peau,
« Puis enfermé leur sang dans des urnes de pierre
« En se mordant les lèvres de fureur.
« Pendant cinq mois il n'a plus parlé d'elle;
« C'était agir assurément en homme sage.
« Quand le printemps nouveau a fait du jardin
« Un paradis de lis, de rosés et de fenugrec,
« Quand dans la plaine et sur les monts se sont ouvertes
« Dans l'herbe la tulipe et le jasmin et la violette musquée,
« L'éclat de l'astre du matin et le parfum de l'eau de rosé
« Montant des jarres ont épanoui la fleur de la gaîté.
« Le vin délivre les cœurs de leurs peines :
<( Les sages le nomment la clé du verrou des tristesses. »

Ces thèmes sont étroitement liés à la vie aristocratique du temps : il suffit de lire les chroniques
pour voir quelle place y tenait chez les rois et les grands les assemblées de plaisir où l'on buvait.
L'amour naturellement est aussi un thème majeur : la beauté de l'objet aimé et la douleur de

315
GILBERT LAZARD

l'amoureux qui se meurt de désir sont décrits selon un canon tôt fixé. Ce début de qaside, œuvre
de Daqiqi, donne bien le ton de ces madrigaux :
« Une idole, une fée, une traîtresse ayant
<> La taille du cyprès et l'éclat de l'astre des nuits,
« Depuis que j'ai vu ses yeux noirs,
'( Me fait teindre mon sein de mes larmes de sang.
« O vous qui ne voulez pas perdre votre cœur,
« Gardez-vous bien de ces cils empoisonnés.
« Vous qui ne voulez pas rencontrer le malheur,
« Entrez dans un brasier, mais évitez sa porte.
« Sa joue a le teint de la flamme
« Ht l'amour qu'elle inspire est un feu dévorant.
« Sa taille est celle d'un cyprès d'argent,
« Mais au sommet duquel un astre brillerait.
« Heureux ce teint pareil aux brocarts de la Chine,
« Qu'envient les frais pétales de la rosé!
« Heureuse cette bouche ! c'est pour elle
« Que le Baiser du paradis descendit ici-bas. »

Parmi les autres suj.ets que nous trouvons traités dans des qaside ou des morceaux divers,
mentionnons : l'énigme, où un objet qui n'est pas nommé est ingénieusement suggéré par des allusions,
la déploration funèbre, des pensées morales sur l'inconstance et l'injustice du monde, et des thèmes
plus personnels, tels que le regret de la jeunesse (une célèbre qaside de Rudaki est un des meilleurs
exemples du genre), des plaintes du poète sur sa condition et la satire des rivaux et ennemis qu'il
ne pouvait manquer d'avoir à la cour.
Tous ces thèmes sont traités dans une langue assez fortement arabisée, qui reflète l'influence
prépondérante des modèles arabes sur le développement de la poésie lyrique en persan. En effet
ces thèmes ne sont pas différents de ceux qu'on trouve dans la poésie arabe contemporaine. Des
études détaillées feraient peut-être apparaître des nuances qui nous échappent actuellement dans
le choix des thèmes et l'importance respective accordée à chacun d'eux. Mais on doute que
l'inventaire en soit sensiblement différent. Ceci n'est pas pour surprendre. Au moment où la poésie
persane prenait son premier essor en Iran oriental, la poésie arabe y restait cultivée activement.
Iva cour des émirs samanides et celles de leurs vassaux étaient fréquentées par de nombreux poètes
de langue arabe. Vers la fin du xe s., l'émir Qâbus au Gorgân et le vizir Ebn-e Abbâd à Rey,
eux-mêmes hommes de lettres, furent tous deux des mécènes des lettres arabes en même temps que
des lettres persanes qui débutaient alors dans ces régions. Poètes en persan et en arabe fréquentaient
les mêmes cours, avaient les mêmes patrons, et traitaient pour eux les mêmes sujets. C'étaient
d'ailleurs souvent les mêmes personnes, car les poètes bilingues furent nombreux. S'adressant,
tout au moins dans l'aristocratie, aux mêmes auditeurs et lecteurs, ayant souvent les mêmes
auteurs, la poésie lyrique en arabe et en persan traitait naturellement les mêmes thèmes et de la
même manière. Il est clair que la poésie arabe a imposé ses modèles à la persane.
Cependant ici encore on soupçonne que la poésie persane reste dans la ligne de la culture
préislamique. Certains de ces thèmes lyriques, parmi les plus importants, ne sont pas sans parallèle
dans la littérature iranienne ancienne. La description de la nature et des saisons, qui sont le pain
quotidien de la poésie persane des xe et xie s., fait aussi le sujet de quelques jolis fragments parmi
ceux qu'on a retrouvés de la littérature manichéenne. Les vieilles fêtes iraniennes telles que le
nowruz et le mehregân ont bien dû être célébrées en vers sous les Sassanides comme elles le sont
sous leurs successeurs musulmans. La glorification du vin, motif non islamique par excellence,
s'accorde trop bien avec ce qu'en disent des textes moyen-perses en prose et avec ce qu'on sait de

316
LES ORIGINES DE LA POESIE PERSANE

la vie de cour à l'époque sassanide pour n'avoir pas été dès ce temps sujet de poésie. Il n'est pas
jusqu'au panégyrique qui n'ait des antécédents iraniens : la preuve en est la pièce attribuée à
Bârbad qu'on a citée plus haut (« Le César est semblable à la lune... ») ; l'image se placerait tout
naturellement dans la partie panégyrique d'une qaside persane.
Tous ces thèmes existaient aussi bien entendu dans la poésie arabe d'époque abbasside (ils y étaient
d'ailleurs peut-être, en partie, d'origine iranienne). D'autre part on peut présumer, sans grand
risque d'erreur, qu'ils survivaient dans la poésie orale en dari et dans les dialectes. Par ce double
canal ils s'offraient donc de toute part aux créateurs de la poésie persane.

***
En guise de conclusion, nous citerons une définition de la poésie due à un auteur du milieu du
xne s., Nezâmi Aruzi. Conçue en termes volontairement pédantesques, elle nous instruit de l'idée
du métier de poète que se faisait un lettré de cour, secrétaire de métier et poète lui-même :
« La poésie est cet art par lequel le poète assemble des propositions spécieuses et construit des
analogies fécondes, de telle sorte qu'il fait paraître grand ce qui est petit, petit ce qui est grand,
habille le beau de la forme du laid et présente le laid sous l'apparence du beau; en agissant sur
l'imagination, il excite les facultés irritative et concupiscible, si bien que sous sa suggestion les
tempéraments sont affectés de dépression et d'exaltation et qu'il conduit ainsi à l'accomplissement
de grandes choses dans l'ordre du monde. »

Bibliographie sommaire
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