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Dans Les Douars

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DANS

LES

DOUARS
SOUVENIRS D’ALGÉRIE
1887-1888

PH.-G. D’HUGUES.
DANS LES DOUARS
SOUVENIRS D’ALGÉRIE
1887-1888
Pendant une des nombreuses traversées que j’ai faites entre la
France et l’Algérie, je me souviens d'avoir eu pour compagnon
de route un camarade que l’Afrique du Nord n’avait pas su
captiver. Ils sont rares, pourtant, ceux que n’a pas séduits cette
poésie en action qu’est la vie arabe, cette sorte de monde
enchanté qu’est la société de l'Islam. Mais il n’avait pas été
charmé celui-là et il ne pardonnait pas à l’Algérie la désillusion
d’y avoir trouvé, au lieu de l’orientalisme attendu et rêvé, la
prose d’un américanisme naissant. Non seulement il n’était pas
de ceux à qui suffisent la beauté, la grandeur des paysages et le
contact d’une nature encore presque vierge, mais il n’avait guère
connu que les villes européennes du littoral et les pays
décolonisation, où l’Arabe se fait de plus en plus rare, de moins
en moins pittoresque et où la céréale, l’exploitation 3 agricole,
avec son prosaïque attirail, la minoterie, le chemin de fer,
l’Européen affairé, exclusivement en proie aux soins matériels
auront bientôt tout à fait remplacé ce monde musulman qui s’en
va de plus en plus devant nous vers les solitudes des Hauts-
Plateaux et du Sahara. Il n’avait vu dans les environs des villes
et des centres agricoles du Tell que de misérables indigènes,
pouilleux et loqueteux, qui sont déjà devenus les mercenaires
des colons et qui n’avaient pu lui donner qu’une triste idée de
l’Arabe en général ; il ne connaissait point le véritable indigène
algérien, car il n’avait pas vécu dans les douars ; il n’y avait pas
connu la vie de grand air et de liberté, de guerre, de chasse et
d’amour, d’oisiveté et de mouvement, de résignation et de
traditions bibliques, patriarcales qui remontent aux premiers
temps de l’humanité.
Celui qui lui faisait observer ces choses avait, tout en parlant,
les yeux tournés vers le point de l’horizon, où, dans la matinée,
les côtes d’Afrique avaient disparu à nos regards ; on eût dit que
par-delà l’immensité vide de la mer, il voyait ce dont il parlait
avec cette éloquence simple, pénétrée, convaincue que donne
l’amour de ce qu’on a fait, de ce qu’on a vécu, de ce qu’on a
senti.
Et je l’écoutais, me reportant, moi aussi, à ce temps de
désillusion que furent les premiers jours de mon arrivée en
Algérie où je croyais trouver, comme tout bon Roumi, la vie
arabe telle que je la rêvais, dès les premiers pas sur le sol
africain, — et puis l’enchantement qui suivit progressivement, à
mesure que je m’enfonçais dans le pays, que je m’éloignais de
l’Algérie des Européens pour entrer plus avant dans l’Algérie
arabe, dans les douars.
Ce que j’y ai trouvé n’était peut-être pas tout à fait ce que
j’en attendais sur la foi des romans de 1840 ; mais c’était autre
chose de bien plus captivant, parce que c’était plus
vraisemblable et réel, parce que c’était la vraie vie, — que nous
ne connaissons plus guère en Europe que par des fictions, ou au
travers des livres, — et que je voyais vivre sous mes yeux, à
laquelle je participais et que je vivais moi-même.
Toutes mes impressions de ce temps-là, je les avais écrites,
comme l’ont fait tant d’autres avant moi, croyant comme eux
découvrir pour la première fois le monde arabe, que je ne
découvrais en somme que pour moi-même, — ce monde bé-
douin qui vivait déjà du temps des Ammonites et des Amalécites
contemporains des premiers Hébreux.
J’ai conservé ces impressions qui datent déjà de loin et je les
donne telles qu’elles furent écrites, quoique, depuis, certaines
d’entre elles aient fait place à d’autres et que j’aie pu concevoir
des opinions plus exactes sur bien des points. Tout le mérite
qu’elles peuvent avoir est donc dans leur bonne foi et leur
naïveté.
Puissent-elles aussi avoir un peu de ce charme qu’ont tous les
vieux souvenirs, tous les vieux écrits et presque toutes les
vieilles choses.
Le Télagh, octobre 1896.
I

C’est de Dijon que je partis pour l’Algérie, en janvier 1887.


Alger est tout près de Paris, maintenant qu’on y va en
quarante-huit heures ; mais l’Algérie est toujours loin quand on
y va pour longtemps.
Pauvre Dijon ! Il y faisait un froid terrible, et, au moment de
mon départ, un blanc manteau de neige recouvrait la ville
entièrement. Elle en était toute ouatée sous son ciel de plomb, et,
dans ses rues capitonnées, le bruit des passants et des voitures
s’entendait à peine, tandis que je les parcourais pour la dernière
fois, et pour longtemps, la tête pleine, déjà, d’une réchauffante
vision de l’Orient, de ses pays ensoleillés et de son ciel bleu.
Je partis : triste voyage jusqu’à Marseille où je m’éveillai le
lendemain malin, après avoir côtoyé la Saône, toute hérissée de
glaçons en pleine débâcle, donnant l’illusion d’un paysage
polaire, et puis avoir franchi, sans rien voir, sans même regarder,
les blancheurs neigeuses qui couvraient la splendide vallée du
Rhône et brillaient dans la nuit, fuyant à toute vapeur de chaque
côté des portières.
A Marseille, il avait plu : tout le monde était crotté dans les
rues, et de pauvres orientaux qui venaient en France ou qui s’en
retournaient vers les pays du Levant, marchaient pieds-nus dans
une boue qui maculait affreusement, changeant en loques
flasques, lamentables, les blanches draperies de leurs costumes.
Marseille, l’antique « cité phocéenne », la ville du Midi par
excellence, aux bords de son admirable Méditerranée, au pied de
ses Alpilles dénudées comme les montagnes de l’Atlas, cette clé
de l’Orient, Marseille est dans le monde entier une ville unique
en son genre. Vieille ville, elle a su garder intacte l'originalité de
ses vieux quartiers, autour du Vieux-Port hérissé de mâts et vers
lequel descendent d’étroites ruelles en escalier, dont le nettoyage
se fait encore de la façon la plus primitive au moyen de
véritables cascades qu’on y lâche et qui entraînent dans leurs
eaux boueuses de pittoresques détritus de trognons de choux et
de lavures de vaisselle. Ville de progrès, elle a de belles
promenades, de grands monuments, de largos artères, un
fiévreux mouvement commercial et industriel, des cafés
somptueux. Ville moderne, elle est une des plus modernes de
toutes les villes : sous des marronniers centenaires entre lesquels
sont tendues de vastes réclames qui tirent les yeux, la statue de
l’évèque Belsunce se dresse entre deux rangées ininterrompues
de cafés-concerts tapageurs, de bars étincelants, de restaurants,
d’hôtels garnis où on loue des chambres au mois et à la nuit, —
prix modérés, — et une profusion de cabinets particuliers
affichés en grosses lettres voyantes, et dont la vue reporte
involontairement l’imagination aux plus classiques légendes du
Vieux-Port.
Mais je ne voudrais pas médire de Marseille, que je n’avais
jamais vue qu’en passant, l’hiver et sous le ternissement d’un
ciel gris, alors que toute la beauté des paysages comme des
villes du Midi est faite de lumière, de soleil et de poussière d’or.
Go matin-là, au moment de m’embarquer pour ce que
j’appelais alors l’Afrique, — par un de ces temps incertains qui
couvrent le ciel de vapeurs brumeuses, sous lesquelles on devine
un invisible soleil, j’étais monté sur l’esplanade de la cathédrale
et, de là, j’avais regardé longuement la mer, cette mer que
j’allais franchir pour la première fois. Elle était d’un bleu
assombri par le reflet du ciel et s’étendait très calme, immobile
en apparence et sans bruit jusqu’à perte de vue où la ligne
d’horizon semble la couper brusquement. C’est à peine si de
petites lames venaient écumer sur les brisants du môle et de la
jetée du port dont je voyais à mes pieds tout le mouvement
renfermé entre les deux lignes parallèles du quai de la Joliette et
des digues. Au large couraient des barques, des navires aux
longs panaches de fumée, ou déployant leurs grandes voiles
grises sur le gris plus sombre de l’horizon, presque noir vers la
haute mer. Aucun d'eux ne semblait secoué par le puissant
gonflement des flots et, sur le point de m’embarquer moi-même,
j’en faisais la remarque, non sans plaisir, quand j’aperçus un
grand trois-mâts qui sortait du port, remorqué par un petit
vapeur : à peine avaient-ils dépassé le môle que je les vis
balancés comme des félus par le remous, lent, mais pro-
fondément accentué de cette mer si calme pourtant ; et je
compris alors qu’il y a deux façons de regarder la mer, bien
différentes lorsqu’on va se confier à elle, ou lorsqu’on ne lui
demande que le beau spectacle qu’elle offre, que les fortes
impressions qu’elle procure, que les douces rêveries qu’elle
berce de sa grande voix monotone et triste.
Le soir même, à cinq heures, je m’embarquais sur la Ville-de-
Barcelone, de la Cie Transatlantique, à destination de
Philippeville.
Il pleuvait: la nuit tombait lentement, humide et froide, dans
le brouillard où peu à peu Marseille disparaissait, effaçant une à
une les clartés rougeâtres de ses réverbères, de ses falots et de
ses phares, estompés, brouillés dans la brume. Nous partions...
Le bruit monotone et uniforme de la machine était comme
entrecoupé de temps à autre par le remous d’une vague qui
soulevait à nos côtés des barques rentrant au port et clapotait sur
les flancs du navire, soulevé lui aussi comme le trois- mâts que
j’avais vu sortir le matin.
Le château d'If, Notre-Dame de la Garde sur son rocher
disparurent, puis les côtes s’effacèrent ; la nuit tomba tout à fait.
Un tintement de cloche retentît : c’était l'heure du dîner ; je
descendis.
Une heure après, quand je remontai sur le pont pour échapper
à l’intolérable odeur de vernis et de caoutchouc qui règne à
l’intérieur de tous les bateaux, un air frais et vif me remonta le
moral ; je raffermis mon chapeau sur ma tête et je regardai.
Le ciel était clair et plein d’étoiles scintillantes qui, déjà, ne
me semblaient plus être celles qu’on voit en France ; la mer,
toute sombre, étincelait d’écume blanche, dans la nuit, à la
pointe de ses vagues qui venaient battre le navire et semblaient
fuir en arrière, bruissantes, tandis que la grande carcasse du
bâtiment ondulait en passant dessus et que, de l’intérieur,
montaient des bruits de chaînes déplacées, un lent cliquetis de
vaisselle et de meubles glissants.
Et il filait, haletant, coupant l’air, traçant sa route accoutumée
dans l’obscure immensité de la mer qu’on sentait, là, profonde,
gouffre à peine entr’ouvert par le sillage du navire.
C’était le large; et là, en pleine mer, l’air, — un air salé —
était vif, mais pas froid ; le temps était sec ; et, — je ne sais, —
mais dans l’espace une odeur nouvelle, une odeur de monde
inconnu, étranger, me semblait répandue : je n’étais plus en
France, plus en Europe; j’étais en mer et j’allais au loin, en
Afrique, en Algérie, en Orient, dans le pays du ciel bleu, du
soleil et des grands palmiers. Je voyais tout cela derrière
l'horizon, déjà; et le regard perdu à l’avant du navire, la tête
noyée et comme grisée d’air et de vitesse, bercé par les flots au-
dessus de l’abîme invisible, j’apercevais à travers les étoiles qui
descendaient dans la mer. au loin, les maisons blanches en ter-
rasses où, le soir, sous le gracieux abri des palmiers en éventail,
des apparitions de femmes voilées, languissantes, vaporeuses,
légères, viennent respirer dans l’air calme et embaumé des
belles nuits d'Orient ; j’entendais du haut d’un minaret la voix
sonore et triste du muezzin appelant les fidèles à la prière et
semant les paroles prophétiques dans l’espace silencieux ; «
Allah, li Allah... Il n’y a de Dieu que Dieu et Mohammed est le
prophète de Dieu ; » j'écoutais, dans les jardins, monter, d’entre
les massifs de bambous et Les touffes d’aloès ou de jasmin, des
sons de gozla, de poétiques voix chantant leurs peines à de
beaux yeux cachés derrière une étroite fenêtre mauresque, et des
murmures de tendres paroles et des bruits de baisers au milieu
du parfum des roses et sous les rayons argentés de l’astre des
nuits...
Je voyais des plaines immenses, toutes nues, brûlées de soleil
; et des oueds desséchés entre leurs rives de tamarins, de lauriers
roses et de lentisques ; et des tentes aux sombres rayures, et des
hommes superbes, aux yeux noirs, aux traits bronzés,
énergiques, fièrement drapés dans la blancheur de leurs burnous
en laine légère...
Je voyais des chevaux magnifiques, aux longs crins
ondoyants, couverts de riches draperies et de harnachements
étincelants d’argent et d’or en broderies , je voyais reluire et
lançant des éclairs fauves au soleil, des armes damasquinées, des
yatagans à poignées de nacre, des pistolets, de longs mousquets
incrustés d’ivoire et de corail, merveilleusement ciselés, et tout
cela tourbillonnant dans une grande fantasia dont j’entendais les
coups de feu, les cris des cavaliers lancés à fond de train,
dévorant l’espace, les bras levés, brandissant des armes, les
vêtements au vent, ivres de joie, d’air et de poudre, sauvages
hurlants et vociférants à travers les nuages de fumée blanche et
le poudroiement d’or montant de la terre dans les rayons du
soleil, et voltigeant sur des croupes échevelées...
Puis sous un ciel implacablement bleu, je voyais s’étendre
jusqu’au fond de l’horizon l’immensité stérile et effroyable du
désert; et j’apercevais de longues caravanes de chameaux
marchant lentement, accablés de chaleur sous le poids de leurs
charges, dans ce terrible pays de la soif, foulant de leurs larges
pieds les sables sans limites et détachant sur la ligne d'horizon
leurs hautes silhouettes, comme un navire profile en mer celle de
sa mâture et de ses vergues ou son panache de fumée;... et au
loin, plus loin, l’oasis avec ses palmiers aux longues tiges
altérées retombant tristement vers le sol, sa verdure calcinée, son
puits desséché autour duquel des ossements épars, blanchis par
le soleil, montrent d’avance aux caravanes le sort qui les
attend ;... et le ciel noir et le simoun soulevant les sables,
courbant sous son haleine embrasée les arbres de l’oasis,
comblant les puits et les citernes, ensevelissant sous son funèbre
linceul des caravanes entières ;... et le mirage trompeur montrant
aux désespérés de la soif des lacs entourés de roseaux et de
palmiers, et de fantastiques ombrages miroitant là-bas au bout
de la plaine en feu sous le ciel torride, dans un lointain qui fuit
toujours devant eux.. Je les voyais les bras levés au ciel et, leurs
chameaux la tête tendue vers ces féeriques paysages aériens, les
yeux dilatés, les lèvres frémissantes lorsqu’il apparaît ; et puis,
lorsqu’il s’évanouit tout à coup, ces bras retombant inertes,
découragés, anéantis, ces têtes de nouveau courbées vers la terre
brûlante, accablées, ces regards reprenant leur expression
résignée, ces lèvres exhalant dans un soupir fataliste quelque
verset consolant du Livre-Saint, ou parfois, le dernier souffle...
Le lendemain, une tempête était imminente : ciel de plomb,
mer grise aux larges et lentes mais profondes ondulations qui
faisaient basculer le navire, à l’intérieur duquel on entendait des
roulements sourds de meubles, de marchandises déplacées, des
claquements de portes, des culbutes de passagers dans les
coursives des cabines, des heurts de corps contre les parois,
tâtonnants et trébuchants, des râles désespérés.
Et le grand bâtiment, jouet des flots, isolé, perdu dans
l’immensité de la mer, y retraçait sa route habituelle,
vaillamment impassible par tous les temps dans sa tâche
périlleuse avec la même indifférence que par les temps calmes,
alors que, sur la surface unie des flots, son sillage reste
longtemps tracé comme une large route jusqu'au fond de
l’horizon et que la trépidation de son hélice est le seul
mouvement qui agite sa vaste coque.
J’étais sur la dunette et, de ce point élevé à l’arrière du
navire, je regardais autour de moi l’horizon tracé en cercle
gigantesque, la prodigieuse étendue de mer, poignante de
mélancolie, écrasante d'immensité. Sous mes pieds le navire,
étroit, tout en longueur, plongeait et relevait au creux des vagues
bruissantes, sifflantes, furieuses, sa grande masse si petite au
milieu des flots infinis et balançait sur le ciel sombre la
silhouette grêle de sa mâture.
La tempête se déchaînait ; le vent commençait à souffler avec
une indescriptible violence et j’avais peine à respirer, à tenir
debout, quoique solidement accroché au bastingage. Tous les
cordages de la mâture se ployaient en ellipses dans la direction
du vent et les torrents de fumée noirâtre qui s’échappaient de
l’énorme cheminée du paquebot étaient comme broyés, coupés à
sa bouche béante et jetés en paquets jusqu’à la crête des flots.
De larges gouttes de pluie me fouettaient le visage et j’étais
inondé par les éclaboussures des vagues qui, maintenant,
couraient échevelées vers le navire, secouant méchamment à
leur crête un panache d’embruns, — vraies murailles mouvantes
qui semblaient vouloir l’enserrer, l’engloutir et, soudain, lui
dérobaient leur appui, creusaient sous sa carène un abîme
vertigineux, ou lui jetaient des paquets de mer formidables.
II

Je dormais profondément dans ma cabine, lorsque, la nuit


suivante, le bateau mouilla dans le port de Philippeville, après
une traversée de quarante heures.
En m’éveillant, de grand matin, je fus d’abord tout surpris de
me sentir la tête moins lourde que la veille, après ma première
nuit de mer et de ne plus voir tremblotter sur les parois de la
cabine le reflet dansant des vagues, ni de ne pas me sentir
balancé par cet impitoyable roulis que rien ne saurait arrêter et
qui n’accorde un seul instant de répit aux plus intolérables
nausées, ni aux plus pénibles bourdonnements de la tête... En
regardant par le hublot je ne vis plus, comme au large, la crête
blanche des flots filant au ras de mes veux ou venant heurter
l’épaisse vitre quand le navire s’inclinait un peu sur le flanc.
J’étais donc en Afrique !...
Alors je montai sur le pont du paquebot, que la plupart des
autres passagers s’étaient empressés de quitter pendant la nuit,
dès l’arrivée.
Maintenant un soleil levant, radieux, dorait la cime des
montagnes de la côte africaine et illuminait le bleu laiteux de
l’atmosphère. J’entendais le bruissement des petites lames
courtes de la Méditerranée sur les grèves voisines; et, devant
moi. une grande montagne en pain de sucre qui semble surgir
des flots, le Filfilah, — dont les entrailles sont en marbre, — se
dressait dans la brume matinale, étincelante et légère, à côté des
deux collines entre lesquelles Philippeville s’étage en
amphithéâtre.
Au sommet de l’une de ces collines, une lourde construction
européenne, sans caractère et décorée du nom de château, se
détachait sur le fond bleu du ciel au milieu de jardins très verts;
au sommet de l’autre colline un vaste édifice militaire se
dressait.
La Ville de Barcelone était ancrée, immobile, contre une des
jetées qui forment le port et en face d’horribles docks qui gâtent,
comme les gares, l’aspect de toutes les villes.
Comme tous les ports de l’Algérie, celui de Philippeville —
qui en est l’un des plus importants— contenait fort peu de
navires: deux transatlantiques, quelques gabarres et quelques
barques. C’est dans une de ces barques et sur la jetée, que
j’aperçus pour la première fois des Africains, — indigènes au
visage hàlé, à la mine barbare, coiffés d’une sorte de calotte
jadis écarlate, et à peine vêtus d’un mauvais caleçon fait de toile
à voile ou d’une simple tunique déguenillée, serrée à la taille,
laissant voir leurs jambes brunes et leur poitrine nue : l'image du
fellah ! Mais je me trompais ; les fellahs sont des cultivateurs ;
et ces hommes, qu’on retrouve dans toutes les villes du littoral,
exerçant la profession de portefaix ou de canotiers, débarquant
dans les ports les marchandises des navires, sont pour la plupart
originaires du Sahara et connus sous le nom de Biskris. Ces
pauvres diables se jettent comme des affamés sur les voyageurs
et leurs bagages, se les disputent entre eux, et, au besoin, s’en
emparent de force.
Je les voyais patauger dans la boue épaisse et gluante qui
résultait des pluies de la veille ; et je ne regrettai pas de n’avoir
point débarqué de nuit, où, dans la bousculade et la cohue de
l’arrivée, à la lueur brumeuse de quelques réverbères, ma
première impression de l’Afrique eût été une désillusion.
Le malin, au contraire, dans cette radieuse clarté du soleil qui
se levait sur la magnifique baie de Stora, toute bleue jusqu’au
fond de l’horizon où se détachaient des voiles blanches, et les
contours de l’ile de Srigina ; en face de ces côtes montagneuses,
dominées par le Fililah, et dont l’étrange structure, tout autour
de la baie, semblait si bien appropriée aux anciens exploits des
barbaresques ; à l’aspect de cet amphithéâtre de maisons dont le
soleil rendait la blancheur aveuglante, et, plus bas, de ces quais
au pied d’une place où se balançaient des palmiers ; à la vue de
ce mouvement, d’hommes au teint bronzé, à la physionomie
nouvelle pour moi, aux costumes bizarres, et de portefaix demi-
nus, de petits ânes allant en troupe, chargés de lourds fardeaux ;
et, plus Loin, sur les contours de la baie, au pied des montagnes
boisées, tout émaillées de blanches maisonnettes, le joli village
de Stora émergeant d’un creux de verdure, baigné par la frange
argentée des flots, mes visions passées de l’Orient me parurent
en bonne voie de prendre corps et j’eus vraiment la sensation de
l’Afrique.
Un parfum exotique de terre étrangère me sembla se dégager
de ces côtes, et déjà je crus respirer un air plus fort, plus
vivifiant qu’apportait du désert la brise du sud.
C’était l’Afrique qui était devant moi, — invisible encore
derrière ce littoral rocheux, tourmenté, puissant comme il
convient aux berges de la Terre des Prodiges, C’était le
continent mystérieux qui se dressait, là, surgissant des mers,
sous mes yeux, — ce pays de la lumière et du silence où il y a
des déserts, des nomades, des peuples féroces et indomptés, des
chameaux, des lions, des éléphants, des bêtes comme l’on n’en
voit pas en Europe et des gens qui ne vivent ni ne pensent
comme nous...
Mais je dus m’arracher à ce spectacle et à mes réflexions
pour songer au débarquement.
Je trouvai mes bagages aux docks, sur la jetée, et après
vérification de la douane, un ou deux biskris les chargèrent sur
leur dos et je montai avec eux du côté de la ville. Ils me
conduisirent à deux pas de là, dans un hôtel situé à l’angle de la
route qui mène à Stora.
Des fenêtres de ma chambre, j’avais une vue splendide sur la
baie, qui était plus que jamais, en ce moment, éblouissante d’une
lumière bleue qui grisait le regard et pénétrait jusqu’au fond de
l’âme.
Je pensais que, dans un pareil pays, des rêves brillants
doivent flotter dans l’esprit comme flotte dans l’azur la brume
légère, impalpable qui donne au bleu intense du ciel son
adorable teinte lactée. Le caractère des Orientaux est grave,
pourtant ; je le comprends et le charme de leurs rêveries est
peut-être ce qui les rend si indifférents aux choses de la vie
réelle.
Mes biskris exigèrent un pourboire invraisemblable pour le
transport de mes colis ; je ne leur en donnai que la moitié, et
encore, fut-ce en considération de leur qualité d’Orientaux et de
l’âme poétique que je leur prêtais. Au reste, ils partirent
enchantés.
Je regardai ma chambre : elle était basse de plafond ; le
mobilier en était sommaire et d’une propreté douteuse. J’étais
pourtant dans l’un des premiers hôtels de la ville, — un hôtel
tenu par un Italien, comme en faisaient foi deux mauvaises
gravures napolitaines qui étaient les seuls ornements des murs.
Mais cette pauvre et banale chambre d :auberge avait deux
fenêtres donnant vue sur la mer, et par où entrait une lumière qui
l’emplissait de gaité et la faisait paraître plus riche que
l’intérieur des plus somptueux palais du roi de Bavière. En Al-
gérie, et dans presque tous les pays de soleil : l’Espagne, l’Italie,
la Grèce, voire même le midi de la France, le luxe, et même le
confort, sont proscrits comme inutiles, non seulement des hôtels,
mais de la généralité des maisons, fût-ce les plus riches. On
pense, sans doute, que les splendeurs du climat doivent y
suppléer avantageusement, et les hôteliers en abusent.
Ils vont même plus loin, et leur détachement des choses de ce
monde leur fait appliquer à la table, dans toute sa rigueur, la
simplicité exagérée de leurs goûts ; mais, en compensation, ils
vous écorchent de leur mieux.
Et, d’ailleurs, comment pourrait-on songer à se plaindre ou
du service, ou du couvert, ou du voisinage si mêlé qui vous
entoure, quand on dîne, en plein mois de janvier, sur une
terrasse, au grand air, devant une admirable baie, étincelante de
soleil et émaillée de voiles blanches fuyant au loin, déployées
dans le bleu de l’horizon?...
Et puis, ce serait par trop agréable aussi que de voyager, si les
plaisirs de l’esprit, les joies de l’âme que les voyages procurent,
n’étaient tempérés, gâtés, dépoétisés par les mille ennuis ma-
tériels que les exigences positives de notre condition en ce
monde sèment si désagréablement, et sans cesse, au travers des
impressions les plus charmantes et des plus douces sensations.
Sans cela, voyager, ce serait vivre, parce que voyager c’est
voir beaucoup, autour de soi, de choses nouvelles et parmi elles
vivre soi-même et se sentir vivre ; parce que c’est échapper pour
quelque temps à l’ennui de rester toujours en un même coin de
terre, d’y voir toujours les mêmes visages, d’y être entouré d’un
monde dont les idées monotones vous sont connues avant qu’il
n’ait parlé, d’y entendre rééditer pour la mille et unième fois les
mêmes plaisanteries banales ou les mêmes détestables bons
mots ; parce que c’est sortir de sa carapace habituelle et s’en
aller respirer au loin dans un air qui semble plus pur, voir des
régions que le récit des voyageurs, ou la géographie ne vous ont
fait connaître que par ricochet, dont ils n’ont pu, en tous cas,
vous faire ressentir la véritable, la réelle impression : c’est aller
y chercher soi-même ces impressions où l’âme se trempe à un
monde d’idées nouvelles et qu’on remporte ensuite avec soi,
inoubliables, mais bien difficiles à traduire aux autres, ou à se
rappeler à soi-même telles qu’on les éprouva sur le moment,
alors que, déjà, le temps avec sa grande faux et ses longues
jambes qui vont si vite, hélas! en a fait envoler toute la saveur,
sinon tout le charme rétrospectif. Et l’on ne peut se rappeler ses
voyages et les impressions qu’ils vous ont causées, sans que le
souvenir des cahots de patache, des mauvaises nuits passées
dans les lits d’auberge, les hôtels graisseux empuantis de
cuisine, la préoccupation constante de ne pas manquer les trains,
les bateaux, les voitures, et de ne rien oublier ou perdre de ses
bagages, et les pattes de garçons, de commissionnaires, de con-
ducteurs, de cochers qu’il a fallu graisser et regraisser sans
cesse, elles prix qu'on a été obligé de débattre et les moyens de
locomotion qu’il a fallu chercher laborieusement, et les
mécomptes qui vous sont advenus, et les lenteurs qui vous ont
contrarié, et les mille accidents grotesques, prosaïques qui ont
marqué votre route, et toutes les obligations matérielles,
positives qui sont l’inévitable accompagnement des actions
humaines, ne vous rappellent qu’il ne peut y avoir de plaisirs
sans peines sur la terre.
La principale rue de Philippeville est la rue Nationale qui part
de la place de la Marine et dont les maisons sont bâties à
arcades, tout comme la rue de Rivoli.
C’est en me promenant sous ces arcades, dont la plupart des
grandes rues sont munies dans les villes d’Algérie, à cause du
soleil, et le long desquelles s’étalent les plus beaux magasins de
l’endroit, que j’ai cherché tout d’abord un peu de mise en scène,
un peu de couleur, un peu de poésie orientales, et que je ne les y
ai pas trouvées. J’ignorais encore que Philippeville est, au dire
du guide Joanne, — qui a raison, — une ville « de création
moderne et qui ressemblerait tout à fait à une ville du continent,
sans une partie de sa population, composée d’Anglo-maltais,
d’Italiens. d’Espagnols et d'indigènes». Elle est construite sur
l’emplacement de l’antique Rusicada que le maréchal Valée,
après la prise de Constantine, en 1838, acheta pour 150 francs
aux Kabyles qui l'occupaient afin de faire aboutir à ce point du
littoral le commerce de l’intérieur et y construire un port et un
fort. Les rues sont droites et larges, bordées de maisons
modernes; beaucoup sont à escaliers, vu la situation de la ville
entre deux hauteurs.
Je les ai toutes parcourues ; et j’y ai vu des Européens
surtout, vêtus comme moi et affairés comme nous le sommes
tous en Europe, allant et courant à leurs affaires ou à leurs
bureaux ; j’y ai trouvé des voitures attelées de chevaux arabes
harnachés comme ceux de France, et des cochers au teint
légèrement plus basané que celui de nos automédons, mais vêtus
à la française et seulement coiffés d’une petite calotte rouge
appelée chèchia ; j’y ai trouvé aussi des camions chargés de
marchandises et de ballots comme ceux qu’on voit en France, et,
je crois même, des omnibus! Je suis passé devant des magasins
pareils à ceux de la métropole, devant des boutiques de
mercerie, des librairies, des charcuteries (Ô profanation !), des
épiceries, des pharmacies, des salons de coiffure ornés de la
gigantesque réclame du Melrose, et, sans pitié, aussi, de celles
de tous les parfumeurs parisiens : seulement j’ai remarqué que la
plupart des enseignes portaient des noms d’Italiens, de Maltais
ou de Juifs. Et puis, parmi des bureaux de placement, des
agences de toutes sortes, des postes et des télégraphes, un hôtel
de sous-préfecture, des études de notaires, des sièges de
compagnies cosmopolites, j’ai vu des boutiques microscopiques,
agrémentées de peintures criardes, de glaces, de colonnettes et
dans lesquelles un monsieur en turban et à lèvres épaisses
vendait du tabac maure, plus fin que le maryland, des cigares
enveloppés de papier d’argent et des paquets de cigarettes
multicolores, le tout à des prix extraordinairement minimes... Je
suis passé devant des étalages d’objets arabes et devant des
salles aux murs nus, blanchis à la chaux, où des indigènes en
burnous blancs, assis à terre sur des nattes, buvaient du café en
fumant gravement des cigarettes ; j’ai aussi rencontré dans les
rues, très animées ce matin-là, comme chaque fois qu’il arrive
un paquebot, beaucoup d’arabes, tous en burnous, ce qui m’a
fait l’effet d’un uniforme ; j’en ai même trouvé dans des cafés
européens, dégustant, comme moi, les consommations les plus
occidentales.
En revanche, j’en ai vu un qui faisait sa prière en plein vent et
qui, justement, sans respect humain, se prosternait aux yeux de
tous, se relevait, s’agenouillait devant une affiche de théâtre por-
tant en grosses lettres ces mots qui n’ont rien de religieux... au
point de vue musulman : La Belle Hélène ! (une nouveauté...
pour l’Algérie). J’ai croisé de jolies servantes juives aux beaux
yeux et portant le costume national des juives algériennes qui,
sous bien des rapports, un peu francisé, n’en manquait pas
moins d’un certain charme ; et des mauresques voilées
jusqu’aux yeux et recouvertes par-dessus leurs vêtements de
plusieurs haïcks, ce qui leur donnait l’air de paquets ambulants.
Des sergents de ville indigènes à l’uniforme d’un orientalisme
municipalisé, m’ont donné plusieurs fois en mauvais français
des renseignements que je leur demandais ; j’ai acheté pour
quelques sous je ne sais plus combien de boites d’allumettes aux
plus pittoresques petits va-nu-pieds qui se puissent rêver, et à
des marchands ambulants vêtus à la turque, des éventails en
plumes d’autruche ; enfin j’ai fait cirer ma chaussure par un fils
du prophète devenu décret Leur en place publique.
Mais j’ai vainement cherché des maisons en terrasses sous
l’abri des palmiers ; vainement aussi des jardins embaumés du
parfum des roses et fermés à l'œil indiscret des profanes : tous
ceux que j’ai vus étaient des jardinets à claire-voie avec des
poissons rouges dans un bassin, de la rocaille et un jet d’eau.
Vainement j’ai sondé la physionomie très énergique et
expressive pourtant des Arabes que je rencontrais, espérant la
trouver empreinte d’un stoïque fatalisme oriental : ils avaient
tous l'air, eux aussi, de gens affairés, si bien que je leur savais
gré de n’avoir pas déjà remplacé leurs burnous par des
redingotes, leurs sandales par des bottines, et la corde en poil de
chameau qui maintient autour de leur tête, par-dessus de larges
et durs calots, un pan de leurs haïcks, par des chapeaux à haute-
forme. N’était, lorsqu’ils se disputent, ou qu’ils sont en affaires,
ou qu’ils causent, ou qu’ils se saluent, leurs salamalecs, leur
idiome barbare et guttural, leur exubérance de paroles et de
gestes, la vivacité surprenante de leurs yeux d’où semble sortir
une flamme et enfin leur costume biblique et d’autant plus
original qu’il est plus pauvre, plus en loques et plus sale, on les
eût dit presque civilisés. Encore y en a-t-il quelques-uns, des tra-
vailleurs, des manœuvres, qui, au lieu déporter le traditionnel
burnous transmis de père en fils et de génération en génération
jusqu’à ce qu’il soit tombé en morceaux, s’affublent de vieilles
vestes militaires hors d'usage, sans boutons et sans tresses,
d’affreux pantalons civils tout troués et ne gardent que l’antique
coiffure musulmane qui jure ridiculement au-dessus de ces
haillons modernes.
Hélas ! tout s’en va donc?...
. Je n’ai vu dans les rues de Philippeville ni cavaliers arabes
richement équipés, ni yatagans ailleurs que derrière des vitrines
de bric-à-brac indigène et vendus par des juifs, — cruelle
vicissitude des choses humaines !...
J’ai écoulé ; et aucun bruit de gozla n’est venu jusqu'à moi,
au travers du tumulte de l’activité européenne, tout autour ;
peut-être aussi parce qu’il n’y avait personne qui en jouât,
personne qui eût à chanter ses peines à de beaux yeux cachés
dans l’ombre d’une fenêtre mauresque, et que l’amour ne se
chante plus parce qu'il s’achète en Orient, comme en Occident.
Et vers le blanc minaret de la mosquée qui couronne le Bou-
Yalah (1) j’ai prêté l’oreille, et n’ai pas entendu la voix du
muezzin jetant dans l’espace les paroles prophétiques. Sans
doute il dort dans sa mosquée, maintenant, car je ne l’ai même
pas vu sur le haut de son minaret criant aux échos d’alentour
l’éternelle vérité qu’il faudrait sans cesse rappeler aux hommes
pour qui tout est Dieu excepté Dieu lui-même : Allah li Allah...
Il n’y a de Dieu que Dieu !...

1
L'une des deux, collines entre lesquelles s’étage
Philippeville.
III

Le jour même, à trois heures de l’après-midi, je pris le train


de Constantine. A la gare, grande bousculade, encombrement de
voyageurs et de bagages, une querelle, même, je crois, aux
environs, car tout à coup je vis un monsieur à l’air important
s’approcher vivement d’un sergent de ville indigène, lui
demandant ce qu’il faisait là et s’il s'imaginait qu’on le payait
pour ne rien faire. Docilement, le pauvre diable se mit à courir
quelques pas, et puis, philosophiquement, retournant la tête pour
voir si on le regardait encore, alla s accoter contre un mur, se
moquant pas mal après tout qu’on se querellât ou qu’on pût
même se tuer.
Sur des banquettes, dans la grande salle, des familles de
colons, entourés de paniers, déballent des papiers graisseux jetés
à terre ensuite et dînent sur le pouce; des femmes au visage hâlé,
mal peignées, affublées sans goût, sans l’ombre même d’une
coquetterie, font téter leurs marmots avec une impudeur qui
s’ignore.
Comme partout, au dernier moment, accourent des
retardataires qui se précipitent au guichet, trépignent sur place,
ont peur de manquer le train. —Et, ici, les trains sont rares
chaque jour : si on en manque un, il faut attendre au lendemain.
— Du guichet, ils passent aux bagages, veulent faire enregistrer,
interpellent les employés ; mais ce sont des employés indigènes,
des musulmans sans presse, ni hâte, pour qui le temps n’est pas
de l’argent et qui pensent au surplus que le train ne partira pas
avant qu’ils aient fini leur besogne. Aussi y a-t-il toujours du
retard en Algérie, dès avant le départ.
Sur le quai, le train attend, toutes ses portières ouvertes.
Comme tout le monde en ce pays, il semble que les compagnies
de chemin de fer se mettent à l’aise, en prennent et en laissent.
Cependant sur celle ligne il y a de jolis wagons à passerelles où,
même lorsque le train est en marche, les amateurs de paysages et
les gens ankylosés peuvent rester — malgré la défense—pour
admirer de plus près la belle nature, fumer sans crainte des
dames et s'y détendre les jambes, avantages d’autant plus
précieux que les trains marchent avec une sage lenteur et qu’il
leur faut un jour entier pour franchir des trajets de quelques
cents kilomètres.
Après m’être installé dans un compartiment, je redescendis
sur le quai en attendant le départ, pour faire comme tout le
monde. Seuls, les indigènes restaient dans les wagons, regardant
tout, s’assurant que c’était solide, s’accoudant aux portières,
étonnés, surtout, du bruit de la machine qui chauffait, de la
hauteur de ces lourdes voitures, — étonnés enfin de s’y voir
dedans, mais ne daignant rien admirer et trouvant simplement
que le « machina » des Roumis est plus commode pour voyager
que la selle d’un cheval ou le bât d’un mulet. L’Arabe ne
voyageant que par nécessité, jamais par plaisir ou par vanité, se
met en 3e classe, quels que soient sa fortune ou son rang, —
pêle-mêle avec les colons, — ces derniers inévitablement
encombrés de famille, de marmots braillards et de paquets
invraisemblables.
Ces arabes au teint bronzé, aux yeux sauvages, aux dents
féroces, avec leur costume biblique, assis dans un wagon de
chemin de fer parmi des colons vêtus de tous les costumes de
paysans de France et d’Italie, offrent un coup d’œil disparate qui
n’est pas sans une piquante originalité. C’est la population
cosmopolite d’un pays neuf composé de vieux débris.
Toujours badaud, le Français se trouve là, au milieu des
arabes, en bonne compagnie ; mais il faut dire à sa louange que
l’indigène algérien ne parait jamais emprunté, ni abasourdi
parmi les choses qui sont pour lui les plus nouvelles. Les arabes
plaisantaient entre eux de ce qu’ils voyaient, cherchant plutôt à
rire qu'à s’extasier de l’invention des Roumis et trouvant puérils
bien des usages, bien des précautions, bien des formalités qu ils
ne comprenaient pas. Mais ce qui me parut incontestablement de
plus curieux, ce fut de voir des femmes arabes monter dans le
train, s’asseoir côte à côte avec les hommes, se serrant contre
leurs maris ou leurs pères, toujours timides, toujours craintives,
toujours petites filles en public, même les plus vieilles et se
voilant la face jusqu’aux yeux, mais, les jeunes surtout, risquant
volontiers un œil à travers les plis de leur voile qu’elles ont une
charmante façon de ramener à elles, en découvrant furtivement
leur visage, quand on les regarde. Toutes, du reste, sont en-
veloppées du haut en bas par ces grands voiles épais, qui ne
laissent voir que leurs pieds dans des babouches rondes, et, ainsi
vêtues, c’est très drôle de les voir se précipiter vers les wagons
dont elles ne peuvent réussir à trouver l’entrée, courant de toutes
parts, l’échine pliée, trottinant au milieu des voyageurs qui
passent, indifférents, habitués, de longue date, au spectacle de
ces indigènes, si curieux pour un nouveau venu.
Il me sembla même remarquer, de la part des Européens et de
celle des juifs qui, eux, en chemin de fer, comme partout,
prennent des airs de connivence avec la civilisation, une sorte de
mépris, amical chez les premiers, hostile chez les seconds, à
l’égard des arabes.
Les voyageurs de seconde classe, dans leurs compartiments,
n’avaient pas à craindre le contact des indigènes; mais tout ce
monde de petits employés, d’entrepreneurs mal équarris, de
commis-voyageurs, de demi-propriétaires en gros paletots,
souliers carrés, ou fortes hottes, témoignant qu’arrivés à leur
station ils auront encore une étape équestre à fournir, tous ces
gens-là, quand ils daignaient abaisser leurs yeux sur les arabes,
ce n’était que pour y laisser voir cette ironie de l’homme qui se
dit civilisé pour l’être qu’il croit absolument inférieur.
Et quant aux voyageurs de première classe, hommes
d’affaires cossus, employés importants, jeunes beaux de chef-
lieu d’une élégance prétentieuse, aucun, à part les étrangers, les
touristes, les nouveaux débarqués comme moi, ne daignait
même, en sa hautaine majesté, en la sereine conscience de sa
valeur, jeter un regard sur ces ilotes, ces esclaves, ces parias en
burnous.
Je l’ai su depuis : toute l’Algérie était dans ce train-là.
IV

Je ne veux pas montrer celte ville de Constantine sous


l’aspect navrant où je la vis pour la première fois. Une bise
glaciale et coupante balayait alors ses places étroites, ses rues
bordées de riantes maisons européennes, sans cachet, sans carac-
tère. Deux palmiers, dans des jardins accrochés au-dessus de
l’abîme du Rummel, derrière la ville, me parurent devoir être en
zinc pour résister à une température aussi septentrionale. Or, je
suis de ces classiques du pittoresque qui veulent voir la Russie
en hiver et le Sahara en été. Donc, plutôt que de visiter la ville,
je prends mon guide Joanne et installé devant la cheminée d’une
claire chambre d’hôtel, en face du Coudiat-Aty, au sommet
duquel une réclame du chocolat Menier orne les ruines d’un
vieux fort, je jette un coup d’œil d’ensemble sur le pays et les
peuples que je vais visiter. J’aime à m’instruire. Tout d’abord, je
m’aperçois qu’on donne trop volontiers le nom d’arabe à tout ce
qui porte ici un burnous. Sous cette uniformité pittoresque, mais
monotone du vêtement, se cachent diverses races fort dissem-
blables à tous égards et qui n’ont guère de commun entre elles
que le burnous et la religion.
Dans les villes, il y a les Maures et les Berranis (ou
étrangers). Ces derniers plus souvent vêtus, il est vrai, de toile à
sac ou de défroques européennes que des blancs lainages dont
on fait les burnous, sont, à coup sûr, de différentes races, mais
paraissent du moins avoir une communauté d’origine avec les
arabes. Ils ne sont donc ni Kabyles, c'est-à-dire Berbères, ni
M’Zabis, c’est- à-dire descendants plus ou moins directs des
Moa- bites dont parle la bible ; de plus, ils sont schismatiques,
car ils appartiennent à la secte de l’assassin du gendre du
prophète, — un certain Ali, dont la femme — la célèbre Zohra
— est plus connue que son mari. Mais cet Ali, quoique
assassiné, fut peut être plus heureux que Fatma, puisqu’il n’a
pas d’histoire — au moins à ma connaissance — et que sa mort
a été le fait le plus saillant de sa vie. Les M’Zabis ont, paraît-il,
le teint moins bronzé que celui des arabes et quelques-uns même
ont les yeux bleus et les cheveux blonds, — ce qui ne prouve
pas grand chose à vrai dire, car il y a aussi pas mal d’arabes se
disant de pure race et qui sont dans le même cas, — surtout
depuis la conquête française.
On rencontre aussi des nègres sous le burnous, des nègres du
Soudan, du Sénégal, du Sahara et qui n’ont de commun que la
couleur de l’épiderme avec ceux du Mozambique et de la
Guinée. Ces nègres-là, est-il besoin de le dire, ne sont pas, ou ne
sont plus des esclaves. Mais s’ils ne sont pas de pure race arabe,
ce n’est pas pour rien, non plus, qu’ils sont traités et regardés
comme leurs enfants par les arabes, qui, en leur qualité de po-
lygames, ne sont pas obligés de renier leur progéniture.
Les nègres qu’on rencontre dans les grandes villes de
l’Algérie et qui y sont eux aussi désignés sous le nom de
Berranis, dont ils forment, à Alger surtout, une des corporations
les plus importantes, n’ont pas un sort qui soit des plus dignes
d’envie, et par une bizarrerie de la destinée, ils exercent surtout
la profession de marchands de chaux ou de blanchisseurs de
maisons, — peut- être par amour des contrastes.
Mais ceux des petites villes et des villages arabes du Sud, —
ceux des douars aussi, sont vraiment les enfants gâtés des
populations indigènes : leurs mères ont pu être des
Soudaniennes, des Sénégaliennes, des Sahariennes, mais, eux,
sont arabes de par leurs pères et vivent comme eux, bien qu’ils
manquent de cette gravité et de ce fatalisme qui sont de tradition
chez l’arabe. Ils ont surtout gardé de leurs mères un penchant
marqué pour l’ivrognerie et les superstitions puériles et
grossières ; mais de leurs pères ils ont pris les habitudes
invétérées de paresse, de mensonge, de vol et de malpropreté :
au demeurant les meilleurs fils du monde, ces négros amateurs
de tapage et merveilleusement aptes au grotesque. Ce sont eux
qu’on voit parfois allant de tribu en tribu, de village en village,
affublés d’accoutrements fantastiques, de coiffures
abracadabrantes, d’ornements invraisemblables, généralement
composés de vieilles peaux et queues de chacal toutes pelées et
tapant d’un instrument quelconque, fort primitif, tel que tam-
tam, grosse caisse, chalumeau, attroupant autour d’eux les
populations qui s’esclaffent gravement de rire à leurs grimaces,
à leurs gambades simiesques, à leurs contorsions ridicules et
leur donnent des sous ou de la galette. Ce sont eux, encore, qui
ont le monopole de la sorcellerie et du franc parler ; mais
comme il n’est pas de race, si déshéritée qu’elle soit, qui n’ait au
moins une vertu pour la rendre aimable et sympathique en son
genre, les nègres peuvent devenir à la longue de bons serviteurs
pas trop ivrognes, pas trop voleurs, guère plus paresseux que les
domestiques européens, et fidèles, dévoués, soumis,
profondément attachés à leurs maîtres. Décidément, l’oncle Tom
n’est pas mort dans sa case, quoiqu’il y soit libre.
Sous le burnous, dans les grandes villes d’Algérie, on trouve
encore de rares spécimens d’une race presque entièrement
disparue, et dont la disparition totale ne laissera pas un grand
vide dans le monde : celle des Koulouglis, fils des anciens Turcs
et des femmes mauresques. Ces Koulouglis, qui ne jouissaient
point, à ce qu’il paraît, des mêmes avantages que les fils de
Turcs et d’esclaves chrétiennes, causèrent si souvent, jadis, en
voulant les obtenir, des ennuis aux pachas, que ces derniers, qui
n'y allaient pas de main-morte et s'entendaient assez bien —
pour l’époque — à gouverner les peuples, les firent massacrer à
plusieurs reprises. Comme l’hydre, il en surgissait toujours de
nouvelles têtes ; mais aujourd’hui le recrutement en est tari,
faute de Turcs, et ceux qui peuvent encore exister sont
confondus avec les Maures.
Ces Maures, un ethnographe très distingué en a dit « qu’ils
sont les fils de tous les peuples poussés sur les rivages
d’Algérie, depuis les argonautes jusqu’aux renégats du siècle
dernier ». S’il y a des gens qui se plaignent de n’avoir pas de
pères, au moins ne sont-ce donc pas les Maures. Ceux-ci
quittèrent presque tous l’Algérie lorsque nous y arrivâmes et
ceux qui n’ont pu partir se sont faits boutiquiers, ou se livrent à
des industries inavouables, quoique forcément avouées. Aussi
les Arabes, et même les Kabyles, qui pourtant n’ont pas moins
d’aptitudes innées pour ce dernier genre de profession et pour le
commerce, mais qui n’exercent qu’en amateurs, ont-ils le plus
souverain mépris pour les Maures, et les appellent épiciers.
Les Juifs sont ici dans le même cas que les Maures, portent le
même costume et exercent les mêmes métiers : on pourrait donc
les confondre ; mais au bout de peu de jours on ne s’y trompe
plus.
« Les Maures », dit le guide Joanne, « sont d’un caractère
doux et indolent », et, au contraire, les Juifs, — il s’agit
seulement de ce qu’ils étaient au temps des Turcs — « les Juifs
étaient fourbes, avides, joignaient la bassesse de l’esclavage aux
vices les plus dépravés ; ils étaient sans reconnaissance, sans
sentiments généreux, ils étaient et ils sont encore fanatiques. »
Aujourd’hui qu’ils sont également citoyens français, on les
reconnaît à ce signe qu’ils détiennent toutes les grandes fortunes
et possèdent les plus beaux immeubles. Leur costume tradi-
tionnel ressemble à celui des Maures et comprend rarement le
burnous. C’est, du reste, à peu près le costume des Orientaux, du
véritable Orient dont sont bien congénères les Maures d’Algérie
au physique comme au moral. Le sang arabe dont ils sont issus a
bien dégénéré dans leurs veines et s’ils ont tous les vices de
l’Orient, l’indolence efféminée, la paresse bedonnante et
poussive, ils n’ont aucune des mâles vertus de la race arabe :
aussi n’en ont-ils physiquement aucun des signes distinctifs, ni
la souplesse agile et vigoureuse, ni les formes sveltes, ni
l’expression énergique, ni les traits fins et bronzés : ils ont, au
contraire, le visage pâteux d’embonpoint, la barbe soignée, le
teint mat et lavé d’une pâleur qui sent la vie de boutique et
l’inaction, à l’ombre, dans l'odorante fumée du tabac d’Orient.
Enfin, on donne aussi, par extension, le nom de Maures aux
Arabes qui vivent dans les petites villes et les villages indigènes
des Hauts-Plateaux et du Sud ; mais ceux-là ne sont maures que
de nom et aussi par les professions qu’ils exercent de marchands
et d’ouvriers. Grands porteurs de burnous, comme leurs frères
de la plaine et des douars, ils mènent la même vie sédentaire que
les Maures sans avoir cependant les mêmes défauts que ces
populations des grandes villes que je viens de voir défiler dans
mon guide et dans la rue, et qui n’ont guère pour elles que
l’originalité, la diversité de leurs aspects et de leurs costumes et
celle du cadre qui les entoure. Mais ce cadre, bientôt, disparaîtra
tout à fait pour faire place au décor accoutumé que la civilisation
européenne met à toutes les scènes de mœurs, à tous les
tableaux, à toutes les figures de ce monde.

Parti de Constantine à cinq heures du matin, — ce qui est


toujours désagréable en hiver, — le train se met en route avant
le point du jour et n’arrive pas à Sétif avant midi, quoique ces
deux villes ne soient séparées que de 150 kil. De plus, les
compagnies de chemin de fer profitent de ce que les géographes
intitulent généreusement l’Algérie pays chaud pour ne pas
chauffer leurs voitures, et il n’y a plus ici de wagons à
passerelles où l’on puisse faire un peu d’exercice pour se
réchauffer.
Les vastes plaines que nous traversons lentement, très
lentement, avec des arrêts à des gares désertes, très espacées les
unes des autres, sont pourtant couvertes de neige à perte de vue,
jusqu’au bout de l’horizon fermé de toutes parts, à l’infini, par
des chaînes de montagnes basses, également poudrées à frimas,
sous un ciel gris vivement éclairé par en dessus, et pointillées de
taches noires, microscopiques, qui sont des pointes de rochers
perçant la neige. En vérité, ce n’est pas ainsi qu’on aime à se
représenter l’Algérie, mais, — quoique en chemin de fer — il ne
faut pas oublier qu’on est ici en plein pays d’Islam et qu’Islam
veut dire la Résignation.
De chaque côté de la voie, qu’aucune barrière ne sépare de la
plaine, apparaissent de loin en loin, sur l’immense tapis de
neige, sali, maculé, détrempé autour d’elles, des tentes arabes
noirâtres, enfumées, d’où sortent, pour voir passer le train, de
pauvres êtres loqueteux, déguenillés, pieds nus dans la boue
glacée, — des Arabes, fils du Désert !
Ailleurs, ce sont des gourbis délabrés qu’on aperçoit autour
d’une vaste plaque de fumier, piétinée par des troupeaux en
détresse, que la neige a privés de leurs pâturages ; et, quelque-
fois, de longs rubans boueux, tortueux, qui sont des sentiers
arabes, se déroulent dans la blancheur immaculée du sol, —
véritables cloaques de neige fondue.
Enfin, sans que le paysage ait, nulle part, changé d’aspect,
nous arrivons à Sétif. La ville est cachée dans un inappréciable
repli de l’immense pays plat qui l’environne, et, tout d’abord, on
n’en voit que la gare, une petite gare déserte, froide et nue,
ouverte à tous les vents, comme un hangar.
Sétif est de construction moderne : la belle rue de l’endroit
est une sorte d’avenue plantée d’arbres malingres et bordée de
maisons qui ont parfois un étage, avec une devanture de
boutique au rez-de-chaussée. Cela ressemble à une avenue de
faubourg, ou de gros village ; et c’est là, pourtant, sous la neige
qui tombait toujours, sur cette chaussée boueuse, que j’ai vu
passer pour la première fois des chameaux. Ils allaient tout
crottés, chargés de leurs bâts, dans cette neige détrempée, avec
leur démarche hésitante, balançant leur tête serpentine —
débridée — au bout de leur longue encolure, et suivis de leurs
conducteurs aux burnous rejetés sur l’épaule. Et cela jurait
pitoyablement en cet endroit, ces bêtes du Désert aux genoux
calleux, à l’avant-train énorme par rapport à l’arrière-train
misérable, et grêle, — ces bêtes aux larges pieds mous, faits
pour les sables sahariens, et ces hommes en tenue biblique...
Mais on s’habitue vite à ces contrastes en Algérie.
A l’hôtel, dans une grande salle trop haute, trop vaste, trop
froide pour la saison, et dont le parquet boueux, humide, est fait
de bitume, il y a des gens qui fument la pipe, même à l’heure
des repas ; il y en a d'autres qui, un large feutre en tête, de
lourdes bottes jaunes aux pieds, dans des tenues de brigands
calabrais, avec des barbes de Siciliens, causent très haut de leurs
propres affaires, ou de celles du pays, discutent, se disputent et
frappent la table de leurs gros poings massifs : ce sont des
colons des environs. Il faut aussi s'habituer à leur rude contact,
en ce vieux pays de poésie orientale, déjà transformé par la
civilisation et où les commis-voyageurs implantent le suprême
chic. Cet hôtel est pourtant le mieux fréquenté de la ville... Mais
ce n’est pas le confort, ni les élégances européennes qu’on vient
chercher en Algérie...
J'ai voulu voir Sétif en passant, à cause de son nom. J'en ai
déjà assez. Pour tuer le temps jusqu’à demain je voudrais visiter
les monuments, mais il n’y en a point, à part les casernes et
l’église — qui a l'air d’une halle : rien de particulier, de curieux
et qui puisse donner une physionomie, un caractère quelconque
à ce grand faubourg mal tenu, perdu dans la nudité d'une plaine
affreuse. Son caractère particulier est précisément de n’en avoir
aucun.
Depuis, j’ai revu Sétif par tous les temps, sous le soleil ardent
de juillet, dans la poussière, par le siroco. Il y avait dans les rues
un peu plus de mouvement, — de ce mouvement algérien com-
posé de colons, de camions, d’Arabes, de bourriquots, de soldats
et de civils ; mais je n’en suis pas resté fanatique et j’ai toujours
pensé que ce qu’il y avait de mieux à faire à Sétif, comme en
bien d’autres endroits, c’était de s’en aller.
Et c’est ce que je fais, dès le soir même, sans attendre le train
du lendemain. On m’a indiqué le Hodna comme un pays
vraiment arabe. Je veux le voir de suite et je prends la diligence
de Bordj-bou-Arréridj — qui part de Sétif à dix heures du soir ;
une bonne vieille diligence de l’ancien temps — où je suis, du
reste, le seul voyageur.
Le froid est intense et j’essaye vainement de dormir, le corps
plié en deux dans l’étroit coupé. Vers le milieu de la nuit, on
s’arrête à un relais. Je descends pour me dégeler : le site est
solitaire, éclairé fantastiquement par la lune dont la pâle lumière
brille sur l’immense plaine glacée. Sans un chacal, dont le rieur
aboiement résonne aux environs de la bicoque isolée sur la
steppe infini, ou dirait plutôt un paysage polaire qu’une plaine
d’Afrique. Nous repartons et c’est seulement au point du jour
que je m’éveille d’une insomnie pénible et fatiguée, dans une
rue boueuse de Bordj-bon-Arreridj où les cinq chevaux de la di-
ligence viennent enfin de s’arrêter devant la porte d’une
auberge.
En ce moment, la petite ville qui dort encore ne dort que d’un
œil sous la menace d’un tremblement de terre qui la secoue et
l’ébranle depuis plusieurs jours.
A quelques pas, un café maure est déjà ouvert et plein
d’indigènes qui viennent de s’y éveiller, — car tout café maure
est aussi un hôtel où l’on couche à la nuit, à même sur les nattes
qui en tapissent le sol. Ça sent un peu l’arabe là-dedans, mais il
y fait chaud, et l’on y boit, dans des tasses minuscules,
d’excellent café, debout, quand on ne sait pas s’asseoir à la
mode orientale.
Le jour n’a pas encore tout à fait blanchi le ciel que je repars
de cette ville, de ce village plutôt, qui, dans son demi-sommeil,
dans sa demi-obscurité, m’a montré comme en rêve ses maisons
inquiètes, menacées, à demi ruinées, et où de rares ombres
d’arabes passaient comme des fantômes.

VI

Une horrible patache, couverte en zinc et entourée de bâches


volantes, fait quotidiennement le service de Bordj-bou-Arréridj
à M'Sila, —trajet direct en huit heures et quelquefois dix, sui-
vant l’état des routes, et cahote ses voyageurs transis de froid ou
accablés de chaleur, suivant la saison, — à travers un paysage
grandiose, mais, soit en plaine, soit en montagnes, toujours
uniformément monotone et profondément triste.
Ce sont d’abord, en quittant Bordj, des plaines nues, — la
Médjana, — plaines aux grandes ondulations de terrain,
ravinées, rocailleuses, moutonnantes, où pas un arbre, pas une
habitation ne vient arrêter l'esprit, reposer le regard, empêcher
ce serrement de cœur qu'on éprouve dans la solitude. Quand on
n’est pas habitué à ces sites, il y a de quoi en pleurer.
Quelques cultures, jaunâtres comme le sol et pelées comme
lui, — aussi laides que les cultures des Européens, et de même
nature, de l’orge et du blé, du blé et de l’orge, y révèlent
pourtant la présence de l’homme. Puis des tentes, de loin en
loin, des tentes arabes avec leur accompagnement obligatoire
d’êtres humains en loques, de marmots à demi nus, de chiens au
long poil qui font un moment escorte à la patache.
De loin en loin, aussi, nous rencontrons des cavaliers arabes
qui passent, dépenaillés sur leurs hautes selles, des hordes de
bourriquots lourdement chargés de bois, de paille, de sacs
d’orge, conduits à coups de matraque et à grand renfort de cris
gutturaux et rauques par des hommes au teint hâté, barbus, sales,
vêtus jusqu’aux genoux de burnous en guenilles et chaussés de
chiffons ou d’alfa ; des mules filant silencieusement leur amble
rapide et menue, les reins pliés sous des fardeaux excessifs ;
quelques chameaux aussi, chargés de lourds tellis et qui, là
encore, n’ont pas l’attrait du pittoresque sur cette route
empierrée, macadamisée, kilométrée, où parfois, dans des
véhicules d’un autre âge, apparaissent, sous des accoutrements
incroyables, des têtes de colons qui sont à peindre.
Heureusement, les monts du Hodna, qu’il va falloir franchir,
sont là tout alentour, bleuâtres et tordus dans des contorsions
laborieuses, — en ce moment couronnés d’une crête de neige.
Mais que ne faut-il pas voir encore de cette Algérie qu’on
nomme le Tell, où tout ce qui est arabe parait déplacé,
lamentable, suant et crevant de misère, où tout ce qui est
d’Europe, les maisons, les cultures, les routes, les villages,
construits d’hier, détonne et jure affreusement parmi ces régions
arides, terreuses, vulgarisées maintenant par le train-train de la
colonisation. Une minoterie toute neuve, trop neuve, comme la
route, enjambe, de ses constructions aveuglantes sous le soleil,
un horrible canal de dérivation, et, au sommet d’une colline
rocheuse et sauvage, se voient encore les restes d'un chantier
qu’on a porté plus loin : quatre murs sans toit et croulants...
A présent, sous un ardent soleil, la route serpente au travers
des monts. Il n’y a plus de neige, et déjà on sent les approches
du pays plus chaud qu’est le Hodna, où poussent les palmiers
comme dans les oasis du désert. Le paysage est abrupt et
stérilement désolé, comme toujours, mais plus sauvage encore :
ce sont des engorgements capricieux où la route se faufile en
sinueux méandres, dos vallées profondes où elle descend et d’où
elle remonte, côtoyant de temps à autre un torrent aux rives
profondément ravinées et bordées de lauriers-roses, — l’Oued
Ksob, la grande rivière du Hodna, et dont le bruit sur ses rochers
ne cessera plus jusqu’à M’Sila.
Ici, la route est encore en construction et achevée seulement
sur un certain point. Gela ne fait rien, d’ailleurs, car il y en a une
autre, l’ancienne, qui longe exactement la nouvelle avec celte
seule différence qu’elle fait moins de détours et qu’elle est par
conséquent plus directe. Mais le plaisir de construire deux ponts
quand un seul aurait été suffisant oblige bien à faire quelques
détours : c’est l’usage en ce pays et l’Algérie française, quoique
jeune encore, a déjà de vieilles habitudes. Un travail n’y est
réputé fini que lorsqu’il a été fait trois fois. Cette route est la
seconde qu’on a construite entre Bordj-bou-Arréridj et M’Sila.
Il serait bien étonnant qu’on ne trouvât point dans quelques
années qu’il faut en faire une troisième : le fait est que la
première était bien plus commode.
Le long de celle-ci, cassant des pierres, ou faisant des
remblais, il y a des ouvriers, tous italiens ou arabes, ces derniers
drôlement vêtus de vieilles défroques européennes, civiles ou
militaires, et n’ayant conservé de leur costume traditionnel que
la coiffure musulmane qui produit un singulier effet sur ces
habits de travailleur moderne et peint bien — quoiqu'on dise que
l’habit ne fait pas le moine — ces indigènes avilis, dégénérés,
qui, vivant à notre contact, ont pris tous nos vices, sans perdre
les leurs.
La structure des montagnes offre ici un aspect singulièrement
oriental : dans certains vallons, absolument sauvages, on se
trouve en face d’imposantes croupes rocheuses qu’on dirait
adossées les unes sur les autres et zébrées de gigantesques
rayures de pierres, semblables à des assises de murs cyclopéens.
Et le sol est tellement nu, partout, que, sans les lauriers roses des
bords de l’Oued Ksob et quelques touffes d’alfa parcimo-
nieusement clairsemées, on croirait qu’il n’y peut pousser que
des pierres, et des pierres de forme si bizarre qu’on a
l’impression de se trouver bien près de l’introuvable bout du
monde.
Mais cependant voici un pont, un coude brusque de la route,
puis un autre grand pont de trois arches qui franchit l'Oued, et
une longue vallée apparaît entre deux rangées de montagnes
toutes vertes de forêts : une Tempe algérienne, arrosée par le
Ksob. Deux maisonnettes se font face de chaque côté de la route
et, au fond, sur un monticule barrant l’horizon, une construction
très haute se dresse : c'est Medjez avec son caravansérail en
ruines et que les récents tremblements de terre ont aux trois
quarts démoli.
A cette vue, les trois petits chevaux arabes de la patache,
sentant Décurie, sont animés d’une nouvelle ardeur; le cocher
fait claquer son fouet, quelques chiens accourent en hurlant ; des
deux maisons — plutôt gourbis—sortent des silhouettes
d’Européens en haillons et la voiture fait halte devant l’une
d’elles. C’est le relais de Medjez, — 30 minutes d’arrêt, mais
pas de buffet. Il faut donc avoir emporté son déjeuner avec soi,
— ce qui, du reste, est toujours prudent quand on voyage en
Algérie, quoique toute maison isolée y soit au besoin une
guinguette où l’on trouve parfois du café, du pain et du vin, mais
toujours de l’absinthe.
Auprès du relais sont quelques tentes arabes dont s’échappe
au moment du départ une nuée de petits fellahs qui nous suivent
courant à toutes jambes aux côtés de la voilure pour avoir des
sous.
Nous traversons une forêt d’arbres nains, très rares parmi la
rocaille des pentes abruptes — genévriers contournés et pins
d’Alep rabougris ; puis le paysage redevient stérile et pétré
comme un coin d’Arabie. Pour compléter le site, à un endroit,
aux bords du Ksob écuinant, deux beaux palmiers touffus étalent
leurs palmes en éventail parmi l’aridité ambiante. Et enfin le
paysage s’élargit : accroché au flanc de la dernière montagne un
pittoresque village arabe étale ses masures amoncelées ; au
passage, un âcre parfum d’encens est répandu : c’est la fumée du
bois de genévrier qui se dégage des parcimonieux foyers arabes
— et la plaine immense s’ouvre devant nous, illimitée, déserte,
ne montrant qu’une tache de verdure, l’oasis de M’Sila, d’où
s'élèvent des palmiers, et, plus loin, sous l’horizon, le
miroitement d’un lac de sel qui est la sebka du Hodna :
merveilleux paysage qui m’est apparu pour la première fois dans
le parfum d’encens à la fois oriental et chrétien de l’odorante
fumée du genévrier !
Le Hodna, comme l’indique son nom qui, en langue arabe,
signifie milieu, est une vaste plaine, à peine entrecoupée dans
l’Ouest de quelques coteaux et de ravins profonds, et comprise
entre deux chaînes de montagnes dont l’une, celle du Nord,
porte le nom de monts du Hodna, et l’autre — celle du Sud —
est le grand Atlas.
Ces plaines, qui sont sur la première ligne de ce qu’on
nomme les hauts-plateaux, s’étendent à perte de vue bien au-
delà, même, vers l’Orient, du Hodna proprement dit, tout le long
de l’interminable chaîne qui porte son nom et dont le Bou
Thaleb, en face de Sétif, est le point culminant. M’Sila et Bou-
Saada sont les principales villes du Hodna. Ce sont les seules,
du reste, et encore ne faudrait- il pas attacher à ce nom de villes
la signification que nous lui donnons en Europe : des maison-
nettes carrées, cubiques, en grand nombre par exemple et tassées
les unes contre les autres, mais faites de terre battue, de boue
pétrie, sans fenêtres, presque sans portes — tellement les portes
ici ressemblent à des chatières ; pour toitures, quelques rondins à
plat sur lesquels une épaisse couche de pisé forme terrasse
branlante ; entre tout cela, des ruelles étroites, tortueuses qui
semblent des couloirs ; tout autour une double enceinte de murs
de terre aux trois quarts ruinés, mais entre lesquels des jardins
touffus, très verts, pleins de fruits et de chants d’oiseaux et d’où
s’élèvent de longues tiges élancées et gracieuses de palmiers,
forment une ceinture d’arbres verts à la ville de boue desséchée.
Et, au-delà de ces jardins, plus rien, la plaine nue, rocailleuse,
mangée de soleil, sans ombre et sans eau, — aride quoique très
fertile.
Voilà ce que sont ces petites villes arabes du Sud — jadis
florissantes, dit-on, bien mortes aujourd’hui et à côté, au milieu
desquelles essaye de renaître la vie sous forme de quelques
bicoques européennes aux murs blancs, aux toits rouges, aux
abords d’une saleté plus prosaïque encore, si c’est possible, que
la saleté indigène — et qui sont toutes des moulins, des
guinguettes ou des bureaux. Paperasse, absinthe et farine :
l’avant- garde de la civilisation moderne!...
Mais, déjà ici, c’est bien l’Afrique : cette ville bâtie en toubas
2
( ) comme un ksour saharien, ces palmiers qui se balancent au-
dessus ; cet air abandonné, ruiné, délabré de la vaste plaine qui
semble inculte, cette vigoureuse et puissante ossature des
montagnes qui l’entourent, cette absence totale de tout ce qui

2
Épaisses briques de boue, cuites au soleil.
révèle à la surface du sol la présence, la domination de l’homme,
l’asservissement de la nature, — ces espaces déserts où des
chemins faits de sentiers parallèles, tracés seulement par le pied
des bêtes, serpentent à travers la broussaille maigre, l’herbe
sauvage, les aromates naines, ou le sol nu, pierreux, défoncé par
les pluies, coupé de ravins que nul ne songe à réglementer, à
régulariser ; ces pierres éparses, partout, comme des ruines de
villes gigantesques; ces troupes d’innombrables chameaux pais-
sant librement sous la garde d’un petit pâtre invisible qui dort
dans quelque ravin, à l’ombre de quelque touffe d’herbe ; ce
télégraphe qui dresse son interminable et tortueuse ligne de
poteaux tout au long de cette route primitive qui fuit vers le Sud
et semble un de ces chemins par où des migrations d’hommes
ont passé ; cette lumière incomparable qui fait toute la beauté de
cette terre étrange et désolée ; ce ciel bleu sur ce paysage fauve
étalé en panorama gigantesque ; ces grands vols d’oiseaux
voyageurs qu’on voit se diriger vers le Sud, vers le désert, vers
le mystérieux continent dont la route est toute grande ouverte
dans les espaces illimités, — oui, le Hodna lui- même offre bien
déjà une image de l’Afrique telle qu’on se la représente. Malgré
ses cultures, qu’on ne voit guère que lorsqu’on y marche dessus,
— quand l’atmosphère de ces régions, habituellement si
limpide, est troublée par les fréquentes approches du Siroco et
que la vue ne peut plus alors distinguer d’un côté à l’autre des
plaines les montagnes qui les limitent, on croirait être au désert :
l’horizon est plat, coupé par le ciel en droite ligne comme celui
de l’océan ; et, rien n’y manque,— pas même des caravanes, —
très réduites sans doute, mais composées de chameaux chargés
marchant en désordre et suivis d’hommes aux jambes nues,
bronzées, les burnous relevés sur l’épaule, la matraque en
main !...
L’air est si pur, si limpide, si transparent qu’on perçoit en
temps ordinaire, avec la plus parfaite netteté, la masse imposante
et grandiose des montagnes de l’Atlas, qui sont pourtant à plus
de cent kilomètres de distance et qu’on distingue là-bas, vers le
Sud, découpées en bleu sombre, avec leurs moindres contours,
sur le ciel laiteux dans la buée blanche du lointain. Il est si pur,
l’air de ces régions où la Nature a tout fait en grand, où tout est
vaste, infini, prodigieux, qu’il réfléchit les mirages — on plein
Hodna, comme au désert, — ces trompe-l’œil qui montrent au
loin des lacs éblouissants, bordés d'arbres espacés, mais dont on
chercherait en vain à toucher les rives aériennes.
Et puis, même les cultures arabes ne donnent pas au pays
l’aspect de damier qui caractérise essentiellement nos
campagnes de France quand on les voit de haut, ou de loin :
d’abord ces cultures, — champs de blé, ou champs d'orge, inva-
riablement, — sont très clairsemées, de ci de là, comme au
hasard, au milieu des espaces incultes dont les touffes
d’aromates, les thyms, les serpolets, l’herbe rase, les buissons de
jujubiers, les champs de guetaff sont abandonnés aux troupeaux.
Nulle clôture n'entoure les champs et ne vient, comme en
France, borner la vue, entraver la marche, rompre l’immense
étendue des plaines : pas de forêts non plus, pas un seul arbre
même dans cette nudité magnifique. Le fellah laboure et
ensemence un coin de terre. — juste assez pour que la récolte
suffise à ses besoins ; mais il ne s’attache pas, comme nos
paysans, à cette terre qui ne lui appartient pas en propre, dont il
a la jouissance, mais dont le fonds est la propriété de tous, la
propriété de Dieu.
De plus, c’est à peine si la charrue arabe, au soc en bois,
comme la charrue romaine, gratte et effleure le sol où elle ne fait
que de petits sillons microscopiques, tracés tout de travers :
qu’importe ! L’arabe est brouillé à mort avec la ligne droite et
s’inquiète fort peu de la régularité de ses travaux quels qu’ils
soient : c’est là un de ses caractères essentiels : il travaille parce
qu’il le faut — et non par amour du travail, comme nous
semblons le faire en Europe avec les soins méticuleux, exagérés
— inutiles peut-être, — que nous mettons à nos besognes.
Ces champs qui révèlent à peine leur présence, on passe bien
souvent au travers sans s’en douter — si ce n’est au printemps,
en été, à l’époque des moissons, où l’on voit alors dans la plaine
surgir de vastes plaques de verdure qui grandissent, puis
jaunissent peu à peu, qui prennent, sous l’action de l’ardent
soleil africain, les tons les plus éblouissants du jaune d’or, et
laissent, ensuite, après la moisson, dans les guérets plats,
minuscules, la teinte jaune-paille des gerbes coupées. Dès lors,
le pays, même en ces rares coins cultivés, redevient inculte et
sauvage jusqu’à la saison des labours qui suit de près, d’ailleurs,
celle des moissons ; et, seules, les séguias, — sortes de longs
canaux étroits, creusés en pleine terre pour promener l’eau des
rivières ou des sources au milieu des cultures, toujours
menacées de sécheresse en ces solitudes inarrosables pour la
plupart, — y rappellent le séjour de l’homme.
Et l’arabe vit là, sons la tente, avec sa famille, ses femmes,
ses nombreux enfants, entouré de toutes ses bêtes : ses chevaux
sont attachés « à la corde » devant la tente ; ses bourriquots, ses
chameaux, s’il en a, paissent alentour, sous ses yeux ; son bétail,
ses troupeaux sont gardés par un berger dans les pâturages
d’alentour et, pendant ce temps, son orge pousse et mûrit sans
qu’il s’en inquiète beaucoup, car il en confie le soin à la bonté
d'Allah. Et il dort et se laisse vivre dans les nombreux moments
où il n’a rien à faire, où il ne chasse pas, où il n’est pas au
marché, ou en maraude, il dort sous la garde de ses chiens qui
veillent en gendarmes.
Sous la tente, bêtes et gens sont pêle-mêle, au milieu d’un
pittoresque désordre de tapis aux couleurs fanées ou éclatantes,
d’épaisses nattes d’alfa aux dessins artistement tressés, de longs
coussins en tapisserie multicolore étendus, entassés ou épars...
Le grand chapeau est suspendu avec les armes et la bride au
poteau central ; les selles, les bâts sont rangés tout autour sur les
bas-côtés; les coffres renfermant les objets précieux, les pro-
visions, les munitions, les effets des jours de fantasia, sont
alignés au milieu. Quant à l’argent, il est caché dans un trou en
terre. Dieu sait où. Du côté réservé aux femmes sont les
ustensiles de cuisine, les sacs ou les peaux de bêtes qui con-
tiennent les grains pour l'usage courant, les outres pleines d’eau,
le foyer creusé dans le sol.
La nuit, les troupeaux sont parqués devant la tente, mais sans
clôtures, sans barrières, tassés les uns contre les autres. Tout cela
n’est peut-être pas très propre : tout campement arabe est même
fort sale, plein de fumier, entouré de détritus nauséabonds ; tout
y est boueux ou poussiéreux ; mais l'homme y a tout son bien,
tout son avoir autour de lui, sous ses yeux et pendant qu'il dort
ou qu’il chasse, ses femmes travaillent, tissent, vaquent aux
besoins de ce ménage de nomades, et ses enfants aussi
travaillent déjà, aidant leurs mères d’abord et, plus tard, menant
les bêtes à l’abreuvoir, gardant les troupeaux, s’exerçant, dès le
plus bas âge, à tous les exercices du corps, cavaliers intrépides
par instinct, marcheurs infatigables par nature et aussi par
nécessité, chasseurs passionnés par contagion et par goût ; et les
petits, les tout petits, absolument nus au soleil, prenant leurs
ébats, se bronzant le corps, grandissant en toute liberté, se
faisant pour plus tard des muscles d’acier.
Presque toujours les tentes sont groupées par douars c’est-à-
dire cercles de dix à douze, quelquefois plus, quelquefois moins
(3).Sous chacune habile une ou plusieurs familles dont tous les
3
D’ailleurs, l’autorité française y oblige les Arabes, sans
doute parce que la solitude est mauvaise conseillère.
membres reconnaissent l’autorité du plus ancien, du plus âgé
d’entre eux et ont pour lui tous les respects, tous les égards.
Il est à la fois étrange et pittoresque l’aspect de ces réunions
de tentes à l’épais tissu de laine aux sombres rayures et qu’on
voit se dresser tout à coup, en forme de gigantesques accents
circonflexes, sur la plaine rase et déserte. De nombreux chiens
s’en détachent dès qu’un voyageur apparaît et se mettent à ses
trousses avec un fraternel ensemble, en proférant des aboiements
furieux qui troublent seuls le grand silence de ces muettes
solitudes.
Cette vie-là, dans le grand air pur et libre des plaines
désertes, où l’on souffre peut-être parfois des rudes intempéries
du climat par les nuits glaciales de l’hiver, les jours brûlants de
l’été, les temps de pluie et de grand vent, mais au contact
permanent des beautés de la nature, dans le secret de leurs
mystères; cette vie où l’on voit les belles nuits étoilées des jours
chauds au-dessus de soi, les crépuscules d’un rouge d’or qui
embrasent le ciel, les aurores qui l’illuminent, par-dessus les
crêtes de montagnes, de leurs adorables teintes roses, et le grand
ciel bleu où passent, en projetant leur ombre rapide, de grands
oiseaux de proie et des bandes de migrateurs dont on entend les
cris perçants— cigognes, flamants roses, cangas, — dans ce
bleu éblouissant de l’atmosphère qui remplit, enivre les yeux, et
jusqu’aux admirables et prompts orages qui déchirent les nues
tout à coup affreusement noires, éclairant, rayant, zébrant le ciel
de tous les côtés à la fois, tandis que souffle la tempête et qu’un
immense voile de sable, apporté par elle, et qui pénètre tout sur
la plaine, s’abat en trombe aveuglante; cette vie de l’arabe, sous
la tente et sous l’œil de Dieu, a bien son charme, malgré ses
rigueurs, pour ce peuple amant de la nature et dont le dernier des
hommes est poète d’instinct, artiste sans le savoir et qui, pour
mourir, se fait porter devant sa tente et tourner le visage vers le
père de toute vie : le Soleil!...
C’était bien là, en cette Afrique, le pays par excellence de la
Liberté. Pourquoi donc faut-il que les hommes en aient fait,
depuis des siècles, une terre de servitude?
Ce fut toujours une vaillante race, pourtant, qui dut habiter
ces régions ; pourquoi toutes celles qui s’y sont succédé ont-
elles dû subir des dominations étrangères? Est-ce la faute aux
mœurs qu’on, respirait dans ces contrées? Non! car l’amour, le
besoin de la liberté sont l’apanage forcé de la vie du désert. Mais
c’est peut-être le caractère farouche et dominateur des peuples
du nord de l’Afrique qui a attiré sur eux la domination d’autrui.
De tribu à tribu, de peuple à peuple, de famille à famille, ce
furent toujours des guerres continuelles, des luttes sans nombre
qui ensanglantèrent et stérilisèrent le pays. Chacun voulait
dominer ses voisins, leur imposer tribut. Un peuple qui ne sait
pas se conduire lui-même et que ses divisions irréconciliables
affaiblissent, qui se trahit et qui se vend lui-même pour assouvir
ses haines personnelles ou satisfaire de basses vengeances, doit
bientôt trouver un maître...
Peut-être encore est-ce la situation géographique, jointe à la
beauté du climat et à la fertilité du sol qui attira sur les Berbères
— premiers habitants du pays, les dominations successives des
Phéniciens, des Romains, des Vandales, des Bysantins.., puis
celle des arabes, asservis à leur tour, nominalement, du moins,
par les Turcs, enfin celle des Français qui chassèrent les Turcs et
prirent leur place. Maintenant, ce qui reste des nombreux
éléments de tous ces peuples fondus et confondus sous
l’uniformité du burnous, est pacifié et devrait être content de la
paix profonde et durable que nous avons apportée, par la guerre,
à ce malheureux pays. Il ne faudrait pourtant pas jurer que
l’arabe ne regrette point ses anciens oppresseurs les Turcs ; car,
de leur temps, si l’on était battu, on se battait du moins et la
voix, depuis longtemps muette des longs fusils musulmans, —
matricules aujourd’hui par l’administration française, — faisait
vibrer l’écho de ces espaces silencieux.
Mais, que reste-t-il de toutes ces invasions, de toutes ces
conquêtes, de tous ces passages et de tous ces grands
mouvements de peuples, en ces régions que nous avons trouvées
presque incultes?... Des ruines, quelques villes en loques,
quelques cultures primitives strictement nécessaires aux besoins
d’une population clairsemée... Voilà tout ce qui restait de
l’œuvre des hommes, après une histoire si tourmentée : des
déserts !...
Oui, mais des déserts dont je me sens impuissant à rendre le
charme imposant, la grandiose poésie ; des déserts où l'on sent
son âme envahie par des pensées plus graves, plus nobles, plus
hautes, parce que tout ce qui frappe l’esprit et le regard est
grand, beau, simple, naturel, et que les ridicules que l’homme
civilisé a su se donner, les laideurs prosaïques dont il s’entoure
n’y apparaissent plus. Et il semble que dans le grand air pur et
vivifiant de ces plaines où les poumons se dilatent, où le sang se
renouvelle, un bien-être de force et d’ampleur se répande dans
tous les organes : on s’y sent tout prêt pour les saines fatigués de
la vie nomade — la vraie vie, celle que mena l'enfance de
l'humanité et celle qu’elle mène encore sur presque toute la
terre, à part quelques recoins de la vieille Europe et quelques
étendues de la jeune Amérique, orgueilleusement nommés le
monde civilisé. Ici, c’est la simplicité un peu barbare de
l’existence des premiers âges, avec ses dangers qui empêchent le
cœur des hommes de s’amollir, avec aussi toute sa grâce naïve
et ses touchantes coutumes, mêlées à la rudesse sauvage des
mœurs primitives.
Et quelle abondante récolte de sensations, de pensées,
d’impressions pour les artistes, les philosophes, les poètes, au
contact de ces mœurs étranges, à la vue des pittoresques
tableaux et des scènes bibliques de cette vie pastorale, et au
milieu de ces superbes régions, pourtant si délaissées par eux, à
cause du ridicule jeté sur la banlieue d'Alger et de la prose des
villages coloniaux! Eh! certes, d’affreuses diligences,
d’horribles pataches surannées parcourent les solitudes, —gro-
tesques représentants de notre civilisation ; le chemin de fer
s’aventure déjà sur les hauts plateaux et bientôt s’avancera
jusque dans le Sahara algérien, (rainant après lui tout un cortège
d’Européens à casquettes, semant sur son parcours des gares,
des restaurants et des débits d'absinthe, amenant la lie bruyante
et vulgaire de tous les peuples méditerranéens dans ces
respectables contrées, parmi ces graves populations
mahométanes ; mais, qu’importe si, à côté de ces diligences et
de ces gares, sur nos routes en macadam et malgré le
coudoiement sceptique d'aventuriers européens, vont encore des
arabes égrenant leur chapelet ; qu’importe que dans les villages
les plus reculés, on célèbre à présent le 14 juillet à grand renfort
de drapeaux, d’illuminations et de mâts de cocagne : ça ne dure
qu’un jour, et Je lendemain, à la même place, des croyants,
effondrés dans leurs burnous et tournés vers La Mecque, disent
encore la prière ! Qu’importe enfin que le télégraphe traverse
ces plaines où les douars dressent le cercle des tentes sombres de
l’arabe, où paissent ses troupeaux, où son coursier à longue
queue balayant le sol, dévore l’espace dans un nuage de
poussière d’or!... En quoi la beauté de la nature en est-elle
gâtée ? En quoi tous ces prosaïques et vulgaires atomes de
civilisation, perdus en ces vastes régions, peuvent-ils en dimi-
nuer la grandiose et solennelle poésie ?
Qui sait même si le temps n’effacera pas jusqu'à la trace de
nos ouvrages sur cette terre qui n’est point faite pour eux,
comme il y a déjà effacé celle de la civilisation romaine? Qui
sait si la nature, qui a déjà repris son empire sur les em-
piètements des anciens maîtres du monde dont les ruines
jonchent le sol, éparses, anéanties, n’aura pas aussi raison de nos
modernes efforts,
et si le dernier maître de la Terre ne sera pas ce bédouin
fataliste, gardant encore son troupeau qu’il garde depuis que le
monde est monde — et dont j’aperçois la silhouette immobile
sur un antique débris de mur, drapé dans les plis rigides de son
burnous en loques, et me regardant passer avec un
incommensurable dédain !...

VII

Gomme la mer et le désert, ces deux éternelles tristesses


sœurs, dont l’indéfinissable monotonie n’est qu’apparente, le
Hodna, dans son immensité bornée d’un cercle de montagnes à
perle de vue sous l’horizon, est également rempli de diversités
inattendues qui rompent son immuable fixité.
Suivant la saison, le point d’où on le regarde, ou les effets de
lumière qui l’illuminent, ses aspects changent et varient à tous
moments. Et tel est le cas de tous les pays algériens, — dont
c'est le plus grand, — peut-être le seul charme. Tantôt c’est la
plaine rase et nue, au sol dépouillé, uni comme une table et où
de très rares herbes folles, desséchées par le soleil, ont poussé;
tantôt le terrain est parsemé de grosses pierres — qui sont peut-
être des ruines de villages romains, pêle-mêle au milieu de
grosses touffes d’aromates grisâtres ; tantôt ce sont de vastes et
molles ondulations qui soulèvent le sol et semblent le bercer ; ou
bien des ravins à pic, des fondrières, des éboulements
chaotiques. Ici c’est presque une brousse inculte de hautes
herbes sèches ; plus loin ce sera la désolation aride et pétrée d'un
coin d’Arabie graveleuse, raboteuse, rocailleuse et brûlée. Les
champs qu’on traverse en plein désert ne lui ôtent pas son cachet
de petit sahara aux tons fauves qui est beau à force de laideur,
mais dont la laideur est encore une beauté. Parfois, d’ailleurs,
autour d’une source, en quelque repli du sol, on trouve un
charmant coin de verdure, un bosquet poussé dans le marécage,
aux abricotiers chargés de fruits et où des milliers d’oiseaux
s’égosillent. La montagne se dresse au-dessus des plaines, avec
ses rocs majestueux, ses vallons désolés, ses croupes pierreuses
où la roche se contorsionne à fleur de terre, et où de maigres
forêts d’arbres verts végètent sur le terrain sec et dénudé,
profilant leur feuillage, avec des arêtes rocheuses de monts
dépouillés, sur la splendeur azurée du ciel en feu. Plus loin on
entre dans des coteaux abrupts, entrecoupés de vallées stériles et
se prolongeant ainsi jusqu’aux montagnes, où l’on trouve des
sites de pastorales arcadiennes, mêlés à des paysages d’allure
kabyle, aux villages en aires d’aigles, perchés en haut des
rochers, aux bords de précipices vertigineux.
Le sol, jaunâtre un peu partout, est argileux au point que les
moindres pluies qui parviennent à en détremper l’habituelle
sécheresse, en font une boue gluante et adhérente aux pieds, qui
rend la marche glissante et pénible. Dans le Sud, avant Bou
Saada, on traverse des espaces sablonneux qui complètent une
illusion de désert, et sur la Sebka, immense espace salin qui
occupe le centre du Hodna, danse habituellement un effet de
mirage. Cette sebka, — sorte de lac sans eau, n’a, en réalité,
qu’une cuvette centrale, relativement étroite, qui, seule,
conserve les rares eaux venues à travers la plaine de toutes les
sources du Hodna ; mais dans ce pays de l’illusion et du Mirage,
la sebka, de loin, n’en paraît pas moins être une longue nappe
d’eau, dont les étincellements semblent s’étendre au pied des
montagnes sombres du Grand Atlas et qui s’éteignent,
disparaissent avec le soleil.
La plaine est entièrement dépourvue d’arbres : il n’y en a pas
même au bord de ces ravins innombrables qui lui servent de
rivières et qui, à part deux ou trois, l’Oued Ksob, l’Oued
Selman..., n’ont d’eau que les jours de grandes pluies, ou après
la fonte des neiges. Parfois seulement, des lauriers-roses ont
poussé tout au long de leurs capricieux méandres, les pieds dans
l’eau et gardant ensuite, au bas de leurs tiges, des traces
limoneuses; d’autres oueds ont leurs rives parsemées de
bouquets de tamarins tout verts au printemps d’un joli vert pâle
et tendre. Durant les longs étés d’Afrique, quand les oueds sont
à sec, que les eaux ont laissé sur leurs pierres blanchies des
dépôts de sel aveuglants, on peut cheminer presque à l’ombre de
leurs hautes berges couronnées de ces buissons verts, tandis que
d’autres ont creusé leur lit entre des rives stériles, dont les
ravinements sont la désolation même, sous le soleil.
Terrible soleil ! Si c’est lui qui donne la vie, c’est bien lui.
aussi, qui en tarit parfois les sources, qui dessèche les rivières et
ne laisse, môme aux plus abondantes, à celles qui charriaient si
gracieusement au printemps les fleurs de lauriers-roses, qu’un
mince filet d’eau coulant comme à regret dans un lit désormais
trop grand pour lui. La vie est alors arrêtée, tout le jour, chez le
peuple arabe qui ne s’éveille que pendant les belles nuits claires,
encore brûlantes de l’été.
Mais par sa force même, ce soleil, au lieu d’accabler la
nature, excite tout ce qui vit ou qui végète, et fait monter
prodigieusement la sève dans une poussée colossale : aussi la
végétation africaine est-elle si étrange soit dans les formes
gracieuses des palmiers, soit dans celles du figuier de Barbarie,
si bizarrement monstrueuses. C’est par le soleil que tout ce qui
est sur ce continent est si grandiose, ou si vigoureux, —
l’homme lui-même, qui vieillit si vile de sa propre exubérance et
qui est si violent, si bouillant en toutes choses, si précoce aussi :
l’enfant est homme à quinze ans; la fille à douze ans est femme,
mais vieillie, ridée, usée à trente. Seulement ne voit-on qu’à titre
exceptionnel en ces régions les tristes signes de dégénérescence,
si nombreux en Europe.
Et il n'y a pas que l’homme et les végétaux qui portent
l’empreinte du milieu environnant et soient appropriés à la vie
qu’il comporte : le palmier au tronc rugueux semble suspendre
ses régimes de dattes à des hauteurs inaccessibles pour la dent
des animaux à longue encolure ou la main subtile des
maraudeurs et il est si bien l’arbre de ces solitudes, si différentes
de nos gentils recoins de France, resserrés et contournés comme
nos arbres, qu’on se demande, en les voyant si harmonieux, quel
est celui qui a été fait pour l’autre; le massif et rampant figuier
de Barbarie forme, comme le cactus, des haies impénétrables
pour les Africains, perceurs de murailles, et toutes les autres
plantes, si dissemblables entre elles, sont absolument conformes
au sol qui les fait naître. On dirait que la gazelle a été taillée
uniquement en vue de la course — qui est sa seule défense,
comme le chameau lourd et difforme, mais sobre, patient,
infatigable, insensible à la soif en ces interminables espaces sans
eau, semble avoir été fait pour le transport des fardeaux : c’est le
bateau marchand du désert, dont le méhari, autre chameau qui a
les mêmes qualités avec des formes plus nobles et des allures
plus rapides, est le coursier.
Mais s’il y a la gazelle, il y a aussi le sloughi ; s’il y a de
longues distances à franchir, il y a le cheval arabe et enfin en
l'Afrique, il y a l’Africain: l’homme, le cheval et le chien, ces
trois inséparables de la vie nomade : le lévrier, tout en jambes, à
poitrine étroite, mais d’une profondeur presque exagérée par
rapport à son ventre d’une impressionnante finesse. Sa tête est
effilée comme pour mieux fendre l’air et, au-dessus d’une im-
mense gueule férocement endentée, luisent deux grands yeux
noirs, candides comme des yeux de gazelle.
Quant au cheval arabe, au cheval barbe, plutôt, on ne dira
jamais assez ses louanges et pour tous les désabusés de
l’Afrique il reste encore la seule bonne chose à y prendre.
Dehors par tous les temps, soit au piquet, devant latente, ou sous
la selle, insensible au chaud comme au froid, infatigable,
pouvant se nourrir d’une poignée d’orge et de quelques brins de
paille, voire même à jeun, sans s’arrêter jamais, quelque temps
qu’il fasse, il fournit d’invraisemblables étapes et fût-ce pendant
les jours les plus brûlants de l’été, il ne boit qu’une seule fois, se
contentant, au passage des oueds, lorsqu’il y trouve encore un
peu d’eau, de tremper ses lèvres. Doux pour l’homme autant que
son instinct batailleur le rend mauvais pour ses pareils, il est,
comme son maître, infiniment orgueilleux de lui-même, hennit
et piaffe pour attirer l’attention, adore les fanfreluches voyantes
ou sonores de son harnachement et regarde marcher son ombre,
Quoique son maître ignore la brosse et l’étrille, il est toujours
propre et luisant. Il comprend vite si c’est à la fantasia, en
course ou au labour qu’on le mène, et, suivant le cas, prend l’air
qui sied à la circonstance, se prêtant à tout docilement, au mors
arabe comme à la selle anglaise, à la charrue comme à la voiture
et sans jamais déchoir entièrement de sa fierté native sous
n'importe quel harnais. Mais ce qu’il a de plus remarquable,
c’est l'infaillible sûreté de son pied, dont la corne, sans fers,
s'use à peine sur les plus rudes sols, et qui lui permet de franchir
aux grandes allures, sans un faux-pas, les plus mauvais terrains ;
c’est son inépuisable fond, son insensibilité aux blessures les
plus graves, enfin le merveilleux instinct qui, alors même que
son cavalier, grisé par la vitesse, l’a lancé à fond de train sans
aucun souci des obstacles, les lui fait éviter au moyen d’efforts
prodigieux, accomplis avec la plus belle aisance.
Après ces dépenses de force, le cheval, comme l’Arabe, au
repos, semble accablé, anéanti, d'ailleurs toujours prêt à
recommencer ; mais en attendant il somnole, planté sur ses
quatre jambes, la tête basse, immobile, prenant même cette atti-
tude pour le moindre moment de repos qu’on lui accorde, et
sachant attendre son maître sans avoir besoin de gardien, —
précieux avantage au désert.
Le sloughi infidèle, ni le chien arabe au long poil, gardien de
la tente, non du troupeau, ne sont ici ce qu’il y a de meilleur
dans l’homme : c'est le cheval. Et comme son cheval, l’arabe est
lui-même au moral et au physique : ce sont deux produits
façonnés identiquement, à la forme et à l'intelligence près, par
une existence commune en un même pays, et commune au point
que le cheval, toujours près de son maître, fait en quelque sorte
partie delà famille arabe et que, dès son plus jeune âge, comme
poulain, il est déjà le jouet, le camarade, l’ami des enfants du
maître.
Et do même que son cheval, l’homme est aussi de belle race,
avec son corps de couleuvre, souple et vigoureux, ses membres
nerveux et robustes, sa tête énergique et fine.
Mais cette harmonie entre tout ce qui est, tout ce qui vit, tout
ce qui pense, s’étend aux mœurs qu’elle façonne, aux usages et
aux coutumes qu’elle commande, au genre de vie quelle néces-
site, aux qualités et aux vices qu’elle fait naître.
Et c’est elle encore qui semble inspirer la forme de tous les
objets qui servent à l’homme, suivant les besoins du milieu et du
climat.
Volontairement et sciemment réfractaire à toute civilisation
et à tout progrès, inapte à l’industrie qu’il méprise, l’Arabe n’en
adopte pas moins ceux de nos usages qui lui paraissent bons et
qui sont à sa portée. Dans les premiers temps de notre arrivée en
Algérie, il avait pour les objets français le même engouement
que nous avons eu pour les objets arabes, avec cette différence
que nous recherchions les siens à titre de curiosités, tandis qu’il
adopte encore aujourd’hui les nôtres parce qu'ils sont plus
pratiques ou plus commodes, nos armes surtout. Il n’a donc pas
mis de parti pris à ne point profiter de notre civilisation, — tant
s’en faut ; mais s’il en a profité, il n’essaye pas de l'imiter et
c’est nous qui travaillons pour lui.
Au point de vue matériel, il a encore su garder tout ce qu’il y
avait de bon chez lui : des aliments sains et simples qu’on
mange, comme les anciens, à même le plat, avec la bonne vieille
fourchette du père Adam qui ne tourne jamais dans la main et
qui permet de choisir les meilleurs morceaux sans en avoir l’air ;
un costume commode, admirablement approprié au climat et à la
vie de ceux qui le portent, s’accommodant à toutes les
circonstances et à tous les temps suivant qu’on le serre ou le
desserre, permettant aussi de porter sur soi toute sa garde-robe et
que les Français d'Algérie qui, avec leurs costumes étriqués,
suffoquent en été, grelottent en hiver et semblent bien peu
étoffés à côté de l'Arabe si artistiquement drapé dans ses
burnous, eussent bien fait d’adopter ; le harnachement qui ne
nécessite aucun entretien, dont la paresse et l'insouciance arabes
seraient incapables et que, d’ailleurs, la vie dans les douars ne
permettrait pas ; la selle à dossier sur laquelle on peut si bien
dormir sans risque de tomber pendant les longues nuits ou les
longs jours do marche ; l’immense chapeau en palmier qui se
met par-dessus le capuchon et tient lieu d’ombrelle contre le
soleil d’été ; une nourriture excitante pour remplacer le vin
absent, honni par le prophète, et plus copieuse, plus saine que
compliquée pour satisfaire des appétits non blasés; la tente en
épais tissus de laine, si étrangement pittoresque à nos yeux et si
simple, si vite dressée, sitôt pliée, si commode pour la vie
nomade et sous laquelle on se sent si libre, si éloigné de tous les
tracas de notre genre de vie, si près de la vraie sagesse et de
l’antique insouciance des premiers âges : pour tous meubles, des
tapis aux dessins et aux couleurs si délicatement assemblées par
ces Arabes, fils du pays de la lumière et qui sont peut-être, sans
s’en accroire autrement, les premiers coloristes du monde ; des
tentures, de longs coussins parmi lesquels on est assurément
plus à l’aise que plié en quatre sur nos sièges étroits et
incommodes.
J’en passe... Et quanta la vie de l’Arabe, celle du dernier des
Fellahs est peut-être plus enviable que l’existence enfiévrée, le
surmenage inconscient, les tracas, les difficultés, les plaisirs
malsains et factices, assommants parfois, du plus heureux
d’entre nous.
Aussi parmi ceux qui ont goûté à notre civilisation, eussent-
ils même occupé chez nous un rang élevé, leur donnant droit à
tous les avantages et à toutes les jouissances que nous envions
tant, n’en est-il aucun qui ne préfère encore à notre luxe, à notre
confort, à notre sécurité, la vie des douars à laquelle ils
retournent toujours, comme nous-mêmes revenons malgré nous,
par la force de l’habitude, à la lourde chaîne, parfois tant
détestée, au joug si ennuyeux, si fatigant, si misérable de notre
civilisation factice et frelatée et à notre manière de vivre si peu
naturelle, qu’en dépit de l’habitude, nous nous accoutumons
plus vite à la vie sauvage que les primitifs ne pourraient le faire
à la nôtre.

VIII

La nature a divisé l’Algérie en trois régions, ou zones,


parallèles.
Le Tell, qui s’étend de la Méditerranée au pied de la première
chaîne de l’Atlas.
Les Hauts-Plateaux qui sont compris entre cette première
chaîne de l'Atlas et la seconde ;
Le Sahara algérien qui va, des Hauts-Plateaux, se perdre dans
les sables du Grand Désert.
Mais aujourd’hui, tout le monde sait cela.
Le Tell, région montagneuse, entrecoupée de vastes plaines,
est le pays des rivières, — du blé, par conséquent, et des colons.
C’est aussi le pays des Kabyles.
Le Sahara, pays des sables et des espaces illimités, est le
domaine des troupeaux et des dattiers. Sa population présente
des caractères absolument opposés à celle du Tell, et c’est là que
vivent les Arabes.
Les Hauts-Plateaux sont la région des steppes, vastes plaines
couvertes d’alfa, de végétations naines, mal arrosées, mais non
point toutes infertiles. Ils sont habités par un mélange d’Arabes
et de Berbères, ou Kabyles, qu’on appelle Chaouïas, — un peu
de l’un et de l’autre.
Et, de même que les Hauts-Plateaux par leur climat, leur
végétation, la nature de leur sol, tiennent à la fois du Tell et du
Sahara, dont ils sont en quelque sorte la transition, de même
aussi leurs habitants procèdent des deux populations. En passant
au milieu d’eux, on n'a pas encore oublié les Kabyles et l’on ne
sera pas trop étonné en voyant les Sahariens.
Mais pour bien comprendre la vie et les mœurs de ces
différents peuples, il convient de considérer d’abord les divers
pays qu’ils habitent, car ici, pas plus qu’ailleurs, ce n’est
l'homme qui a fait le pays, mais le pays qui a fait l’homme, et
c’est de la diversité des pays que provient celle des habitudes,
des usages, des institutions sociales et des mœurs elles-mêmes
qui ne s’implantent pas dans une région, mais qui s’y façonnent
et en dépendent.
Tell veut dire terres arables ; c’est assez dire que ce pays,
qualifié d’ennuyeux par les Sahariens, est essentiellement
cultivé.
C’est aussi jusqu’à présent le seul où la colonisation française
soit effective et, n’était la présence de végétaux plus ou moins
rares ou inconnus en France, on s’y croirait encore dans nos
campagnes d’Europe.
Aussi les indigènes du Tell, d’ailleurs parfaitement soumis,
domestiqués, accoutumés à nos usages, forment-ils une
population stable, attachée au sol qu’elle cultive depuis des
siècles, et comme le Tell est un pays de ressources, ses habitants
sont-ils des cultivateurs et des horticulteurs acharnés partout où
il y a de l’eau ; ils entourent leurs jardins de petits murs en
pierres sèches, construisent même des moulins rudimentaires
mais fort pittoresques, le long des ruisseaux, se groupent en
mèchetas, réunion de quelques cabanes appelées gourbis où la
vie est à peu près sédentaire et dans lesquels, pendant les grands
froids de l’hiver, toujours si rigoureux en pays de montagnes, ils
sont mieux à l’abri des neiges, des vents et des pluies qu’ils ne
le seraient sous la tente de l’Arabe.
Ou constate chez eux, au regard de ceux des villes, un
sensible changement moral, à leur avantage, quoique au
détriment du progrès. Le travail a rendu le Kabyle relativement
riche, et a fait que les hôtes du Sahara et des Hauts-Plateaux sont
devenus forcément ses tributaires pour le blé, l’orge et les fruits.
De plus, comme son pays est rémunérateur, il l’aime, et a donc
le sentiment de la patrie, bien plus que ne peut l’avoir le nomade
du sud. Et comme les richesses de son pays l’exposent aux
incursions et aux razzias des peuples voisins, la nécessité de le
défendre l’a rendu industrieux : le Kabyle vit dans des villages
perchés le plus souvent au sommet de montagnes presque
inaccessibles et naturellement fortifiés par leur position même,
choisie de préférence à l’abri de rochers, dont les crêtes
dentelées offrent au loin l’aspect de citadelles. Il a pu encore
utiliser les métaux dont il pouvait disposer dans ses montagnes,
non seulement pour se fabriquer des instruments de culture ou
des bijoux de toutes sortes, mais aussi des armes, telles que le
flissah et le yatagan, des pistolets et des fusils, remarquables
surtout par leurs incrustations et leurs ciselures. Il y a un
proverbe arabe bien connu dans la région intermédiaire des
Hauts-Plateaux, d'après lequel on ne doit jamais acheter ni le
cheval du Saharien, ni le fusil du Kabyle, chacun d’eux étant
trop connaisseur dans la partie pour qu’on puisse faire une
bonne affaire avec lui. Pourtant si on veut un bon cheval c'est à
l’arabe qu’il faut s'adresser, et au Kabyle pour un beau fusil: là
est la vraie finesse.
La vie sédentaire du cultivateur ou de l'ouvrier kabyle lui fait
tenir à sa maison, à son toit, et du toit, son affection s’est
étendue aussi à sa famille : il n’a généralement qu’une seule
femme, qu’il traite presque sur le pied de l’égalité, tout comme
nous, ce qui n’est pas à dire qu’il soit pour cela plus heureux en
ménage que l’Arabe, lequel a souvent quatre femmes et moins
de désagréments matrimoniaux que le Kabyle qui n’en a qu’une.
Gomme tous les peuples qui produisent, le Kabyle est sobre
et consomme peu, préférant vendre davantage, et la vie agricole
ne l’empêche pas d’être également un pasteur. Dans les parties
non cultivées du Tell, a poussé une végétation broussailleuse
dont il fait profiter de nombreux troupeaux, que nous pouvons
sans doute dédaigner au point de vue de la laine ou de la
boucherie, mais auxquels peut-être nous devons une certaine
reconnaissance. Et voici pourquoi : Le Kabyle, ainsi que tout
habitant de la montagne ou de la forêt, aime farouchement
l’indépendance, premier motif qu’il avait de redouter notre
arrivée en ses montagnes. De plus, il est sinon riche, du moins à
l'aise: c’est le bourgeois du burnous, et, comme tel, ayant
toujours plus à perdre qu’à gagner dans les révolutions, il voyait
d’un mauvais œil celle que nous venions faire chez lui. Aussi la
résistance nationale eut-elle en lui un précieux auxiliaire: il fut,
contre nous, l’allié d’Abd-el-Kader, de Bou-Baghla et de
Mokrani ; mais s’il est religieux et fanatique quelquefois,
comme l’Arabe l’est toujours, il n’est jamais, comme lui,
fataliste, il s’est incliné devant le fait accompli par nos armes
(celui de sa défaite), et il a déposé le fusil pour reprendre la
charrue, mais il l’a fait par la force des choses, et non point en se
disant, comme l’Arabe: « c’était écrit. » Il estime au surplus que
de bonnes armes et une solide forteresse sur une inexpugnable
montagne, sont d’un plus grand poids dans la balance des
destinées humaines que la prière d’un vieux marabout pour la
protection d’une contrée et la défense de la liberté d’un peuple.
Mais, lorsque vaincu, écrasé, soumis, en dépit de ses armes et de
ses citadelles, le Kabyle a vu qu’il avait tout à gagner avec nous,
que ses intérêts étaient les nôtres, que son industrie aurait de
sérieux débouchés de notre côté, il a fait alors plus que l'Arabe,
vaincu aussi dans le fond de ses déserts et qui s’est soumis
également, mais qui n’a pas voulu profiler de sa défaite; le
Kabyle a compris pourquoi nous étions les plus forts et pourquoi
nous méritions d’être ses maîtres ; il a cherché à profiter de nos
leçons ; il a appris à être prévoyant pour ses troupeaux, à leur
construire des abris en vue de l’hiver, au lieu de les laisser
mourir de froid au dehors, et à faire des provisions d’herbages
pour eux, au lieu de les laisser mourir de faim lorsque l’hiver
couvre les pâturages d’une épaisse couche de neige, et il n’a
point hésité à vivre en contact avec nous, tandis que l’Arabe
fataliste, resté imprévoyant et comptant toujours sur une
revanche impossible, n’y vivra jamais de plein gré.
Voilà donc pour les intérêts agricoles et les troupeaux de la
Kabylie de fameuses lettres de noblesse, puisque c’est sans
doute en partie à cause d’eux que nous avons acquis la confiance
des Kabyles ; mais voici que, par une étrange fatalité, ces nobles
troupeaux et ces nobles champs de blé appartiennent justement à
un peuple dont les bases sociales, comme les institutions, sont
essentiellement démocratiques. Mais qu’importe ! Chez nous,
où elles le sont également, c'est encore un coup du hasard bien
plus étrange que ce ne soient pas seulement les champs de blé
qui veuillent s'ériger en fiefs et les troupeaux qui réclament des
médailles, des stud-books et des brevets, mais que les hommes
eux-mêmes soient encore chapeau bas devant les distinctions,
les croix et les titres les plus illusoires. Chez l’Arabe, en pays de
plaines, c’est la fantasia, la chasse, la guerre, le luxe, l’oisiveté
qu’on aime et qu’on pratique par-dessus tout. Aussi la société y
est- elle assise sur les institutions les plus aristocratiques. C’est
Mahomet lui-même qui a fondé la noblesse et qui a prescrit dans
le Coran de « témoigner les plus grands égards aux hommes
issus de son sang, parce que ces derniers seront les plus fermes
soutiens et les purificateurs de la loi musulmane ».
Chez tous les peuples guerriers par tempérament et par goût,
comme les Français d’antan, comme les Arabes encore
aujourd’hui, la société est forcément aristocratique ; tandis que
parmi les peuples travailleurs ou les peuples artistes, chez les
anciens Grecs, comme chez les kabyles, les institutions et les
mœurs sont au contraire démocratiques. Ce n’est pas que les
Kabyles ne soient point guerriers, mais ils ne le sont que par
nécessité, non par goût. Jadis aussi, la nécessité fit des Grecs les
vainqueurs de Troie et les héros de Salamine et de Marathon...
Mais, Dieu me garde de vouloir comparer la Kabylie à la
Grèce ancienne, d’autant moins que si les Kabyles sont un peu
artistes en leur genre, dans la fabrication des armes notamment,
et comme tous les primitifs, c’est-à-dire surtout en action, ils
sont presque tous illettrés, n’ont jamais produit à ma
connaissance un Hérodote, un Platon ou un Démosthène et
qu’ils sont d’une rare ignorance sur toutes choses de l'esprit. La
médecine elle-même, cette science des simples, que tous les
solitaires, les ignorants, les peuples sauvages ont pratiquée, leur
est inconnue : de grossiers amalgames d’huile et de résine, ou de
soufre, des amulettes et des superstitions sont applicables chez
eux, comme chez les Arabes, à toutes les maladies, et ils
n'estiment que les biens de la terre provenant du travail des
champs, de l’élevage du bétail, ou que ceux qui proviennent de
l’industrie humaine, et que l’argent, enfin, ce maître du monde,
ce tout-puissant moyen des actions et des plaisirs de l’homme.
Aussi les faux-monnayeurs étaient-ils jadis fort nombreux et très
habiles en Kabylie. Peut-être y remplaçaient-ils la noblesse
absente...
Mais il ne faut pourtant pas se représenter ce pays-là comme
un Eldorado. Il fit autrefois partie de ce fameux grenier
d’abondance du monde romain, connu sous les noms de
Mauritanie et de Numidie, et le Tell est actuellement la seule
contrée à peu près cultivée de l’Algérie ; mais l'indigène du Tell,
pour avoir un peu plus de grains et de fruits que le Saharien,
pour savoir fabriquer des armes et des tissus et posséder des
moulins et de l’huile, n’en est pas moins, en somme, un pauvre
hère dont le gourbi n'est qu’une chétive hutte en pierre, dont la
nourriture est plus que Spartiate et dont la vie, assurée, sans
doute, mais étroitement, se passe encore à courir après les plus
infimes profits : beaucoup en sont réduits à se placer comme
khammès (métayers ou domestiques) chez les colons européens.
En entrant sous le gourbi du Kabyle, comme en entrant dans
la chaumière de nos paysans, on sent que tout y parle travail et
lutte pour la vie. Sous la tente de l’Arabe, au contraire, même
sous celle du plus pauvre, si on ne trouve que des nattes
grossières au lieu de tapis, un seul mauvais cheval à la corde, de
maigres chiens pelés, on se sent du moins chez un affranchi de
tout travail, de toute obligation, de toute dépendance volontaire
et de tous autres soucis que ceux de satisfaire ses goûts de
primitif. Avec son mauvais cheval, l’Arabe pauvre, quoique
pieds nus dans ses étriers de fer, mais fièrement drapé dans un
burnous en loques, avec un fusil en ruines et. de la poudre volée,
s’il n’en peut avoir autrement, fera la fantasia comme le riche ; il
aura comme lui des loisirs tant qu'il en voudra ; par nécessité
autant que par plaisir, il fera chasser ses maigres chiens pelés, à
défaut de l’aristocratique sloughi ou des oiseaux de haut vol qui
ont trouvé un dernier refuge en ce siècle plébéien, chez les
Arabes des grandes tentes, ou dans ses bordjs, sortes de
châteaux féodaux lamentables, mais où on mène encore la vie
seigneuriale. Au besoin il se passera même de fusil, de cheval et
de chiens, se contentant de sa matraque, et prenant la perdrix en
la terrifiant au moyen de son burnous qu’il déploie et agite
devant elle comme d’immenses ailes, ou la chassant à courre par
la fatigue. Quant à lui, il est infatigable et préfère tout au travail.
Le repos, la chasse, l’amour remplissent sa vie ; il ne laboure
que pour subvenir strictement à ses besoins, et il s’estime
heureux.
Il l’est, en effet, peut-être plus que le travailleur kabyle ou
européen ; il l'est, du moins à sa manière, même s'il touche aux
dernières limites de la pauvreté. Sous sa tente rapiécée, il est
encore riche du spectacle de la nature et de son contact, du soleil
qui réchauffe et égaie, du bleu de l’atmosphère qui grise les
regards. Chez nous, on se grise de paroles sonores, ou d’idées
creuses. L’Arabe, lui, n’en a point ; il se contente de pratiquer la
vie à sa guise, en imprévoyant mais peut-être en sage, pourtant,
et le dernier de tous, rentré chez lui, devient un grand seigneur,
entouré de soins et d’égards par ses femmes, servi par elles et
par ses enfants s’il n’a pas d’autres serviteurs. Aussi lorsqu’il
rejette sur son épaule la loque qui lui sert de burnous, a-t-il une
haute idée de sa personne et s’il rencontre un Européen, quel
qu’il soit, le toise-t-il d’un de ces regards, plus ou moins voilés,
mais qui semblent partir de très haut pour s’arrêter très bas. Ce
profond philosophe en action est parfaitement convaincu de l’in-
comparable supériorité de sa destinée sur la nôtre, et peut-être a-
t-il raison.
En tous cas, n’est-il pas plus libre, lui, ce nomade qui court la
plaine, vivant de pillage, de chasse, du produit de ses troupeaux,
et de sa terre, mais sans s’asservir à elle comme nos ruraux,
n’est-il pas plus libre ce peuple arabe aux institutions
aristocratiques que le cultivateur kabyle, ou même européen,
vrai serf de la terre ?... Haute question de philosophie sociale
que chacun peut résoudre à sa manière.
Pour moi, lorsque je considère cette vie à la fois biblique et
féodale de l’Arabe, que je pénètre sous sa tente, que j’y vis un
moment de sa vie, que je m'étends sur ses tapis épais de toute
laine, si artistement nuancés, parmi ses coussins multicolores de
laine ou de soie brochée qui donnent à ces intérieurs du plein air
une apparence de richesse et de confort inimitables ailleurs, je
me demande si, vraiment, la civilisation, dont nous sommes si
orgueilleux et si vains, vaut la vie primitive des Arabes et si les
vices, les petitesses qu'elle nous donne, les maux qu’elle nous
cause, sont réellement compensés par les avantages que nous en
tirons ? Chaque fois que j'ai reçu l’hospitalité arabe, que j’ai
porté sous la tente mon costume étriqué d’Européen gêné aux
entournures, je me suis rappelé malgré moi, en voyant mon hôte
largement à l’aise, me faisant si noblement les honneurs de sa
tente, le tracas, le désordre, le désarroi que, souvent, la venue
d’un seul hôte apporte en nos intérieurs bourgeois. Drapé dans
son ample et riche costume, qui contraste singulièrement avec la
simplicité — pour ne pas dire la pauvreté— du mien, l’Arabe,
abandonnant tous les soins vulgaires du ménage à ses femmes,
qu’on entend, sans les voir jamais, parler à voix basse et cuisiner
de l’autre côté de l’épais vélum, appelé haïl, qui sépare toute
tente en deux parties, s’est assis en face de moi sur les tapis, où
les muscles se distendent et où les membres conservent si bien
leur souplesse. Exempt de mesquines préoccupations, d’autant
plus indifférent au nombre de convives, voisins ou autres, qui
participeront à sa diffa, que tous les gens de son douar en ont
fourni les éléments, il jouit avec une grandeur patriarcale du
plaisir de rassasier sans frais tant de ventres avides et de ne rien
mesurer à ses hôtes, pas même l’air et la lumière, — cet air et
cette lumière que Dieu donne pourtant à tous et qui, chez nous,
sont comptés parcimonieusement comme tout le reste, comme
toutes les beautés et les bienfaits de la nature dont nous sommes
volontairement sevrés. Certes, nos habitudes ne
s’accommoderaient peut-être pas longtemps de cette vie
pourtant si vraie, si reposante, si naturelle ; nous trouverions
gênant de n’avoir plus de fourchettes, de boire en commun dans
le même vase, de manger avec les doigts, déchiquetant chacun
de notre côté le mouton rôti (méchoui) servi tout entier dans un
grand plat de bois; nous trouverions aussi que ça manque de
livres, de journaux, de distractions morales ou immorales, et de
toutes les commodités dont notre mollesse de décadents ne sait
plus se passer.
Mais si l’Arabe n’a pas de journaux, s’il ne sait même pas
lire, à de bien rares exceptions près, il a sa chronique
quotidienne et locale, admirablement mieux informée, et plus
sûrement, que les nôtres, par les hommes postés invariablement
de loin en loin sur chaque élévation de terrain, et qui, par des
signaux convenus, se transmettent les nouvelles avec une
rapidité surprenante, qui rend impossible tout incognito en pays
arabes. Ces hommes ainsi postés en vigies, des bergers presque
toujours, le sont volontairement, par curiosité de savoir, par
plaisir de pouvoir communiquer des nouvelles, toujours
exagérées d’ailleurs, et dont sont si avides tous les habitants des
solitudes. Jamais deux Arabes ne se rencontrent sans se
demander et se dire ce qu’ils ont vu, ce qui se passe là d’où ils
viennent et sans le répéter, chacun, à tous ceux qu’ils
rencontreront ensuite. S’ils n’ont pas de livres, ils ont des
conteurs et ils savent raconter et rendre tout ce qu’ils ont vu,
entendu ou fait dans le style imagé, pittoresque et naïvement
simple joint à la verve malicieuse et naturelle des primitifs, qui
fait d’eux les premiers — et les derniers conteurs intéressants de
notre époque. Ils n'ont ni bureaux, ni papiers, ni rouages
administratifs vainement compliqués, mais, chez eux, la parole,
les usages universellement et immémorialement observés font
foi : un serment par Allah ou devant le marabout du coin, y vaut
le papier timbré et le respect des vieilles croyances héréditaires,
la crainte du gendarme ou du sergent de ville. Ils savent encore
respecter et ils ont gardé de leurs vieilles coutumes et de leurs
antiques mœurs ce qu’il y en avait de vraiment bon, c'est- à-dire
presque tout : l’insouciance et le fatalisme, la simplicité de vie,
le respect des grands, de l’autorité, de la vieillesse, l’amour et le
culte du courage, les habitudes hospitalières que nécessite la vie
du désert, les croyances, les pratiques religieuses, la vénération
de tout ce qui a un caractère sacré, la continuation, jamais
modifiée, des usages, l’amour du sol natal que l’arabe ne quitte
presque jamais et où, même, lorsqu’il n’y a point toujours vécu,
il tâche de revenir mourir, s’il plaît à Dieu et à son prophète.
Aussi en dépit de tout, malgré son obséquiosité à l’égard de
ses chefs, sa souplesse de caractère, sa soumission aux insultes,
aux humiliations, aux coups, malgré même ses institutions
aristocratiques et l’humilité des travaux auxquels la nécessité le
contraint parfois, a-t-il conservé la fierté naturelle et le
sentiment de dignité personnelle que possède tout fils d’une race
guerrière et l’instinctive poésie d’un peuple pasteur vivant en
contact perpétuel avec la nature. Fier de son oisiveté qu’il
regarde comme un de ses biens les plus chers et les plus
précieux, il pourrait fournir des enseignements à bien des
civilisés qui hausseraient pourtant les épaules si on leur disait
que l’Arabe, qui baise les pieds de ses marabouts et de ses chefs,
est plus heureux, plus libre, plus fier qu'eux et qu’il répond
noblement, si pauvre qu’il soit, à qui l’interroge sur ses noms,
titres et qualités : « Je suis un tel, fils d’untel, et je reste assis !...
» Est-ce la véritable fierté? Tout est relatif en ce monde : au
mendiant qui passe, on ne jette pas chez l’Arabe, comme chez
nous, un morceau de pain dédaigneusement ; au désert, un
pauvre, un mendiant, c’est l’hôte envoyé par Dieu; on le traite
comme un égal; il mange avec les hommes de la famille, et quel
que soit le rang de ces hommes, il peut parler: on l’écoute, on lui
répondra. Chez ces peuples où les fils ne fument pas devant
leurs pères, on peut se permettre une liberté qui ne dégénère
jamais, comme elle le ferait si vite chez nous, en familiarité. Le
dernier des Arabes possède, au plus haut point, le sentiment des
convenances, qui semble être inné chez les hommes vivant en
des solitudes pleines de dangers, où la force des grands est faite
de la faiblesse des petits, groupés autour d’eux, sous leur aile
puissante.
Tel est le propre de toutes les sociétés en enfance, ou restées
barbares. On appelle cela la servitude, l’oppression... Oui, sans
doute, en un pays civilisé de telles institutions pourraient avoir
un semblable résultat ; mais la tyrannie d’un chef d’atelier, ou
d’un chef de bureau, jointe à celle des innombrables formalités
qui entravent et circonscrivent à chaque pas nos existences, est-
elle moindre que celle du chouaf pour qui l’Arabe, en retour de
la protection et des secours qu’il en reçoit, travaille lentement, à
ses heures, à sa guise, chasse et garde les troupeaux, jadis
l'assistait à la guerre. J’ai vu des arabes s’incliner très bas, mais
jamais s’abaisser devant de plus hauts qu’eux. Par contre, en
pays civilisé, on voit souvent de beaux parleurs trembler de
crainte en présence de leurs chefs et redevenir devant eux les
tristes mercenaires en qui l’on ne voit plus de ces élans de fierté
dus à la conviction, si enracinée chez l’Arabe, que tous les
hommes se valent, qu’il ne faut trembler devant aucun, ni
s’émouvoir d’aucune autorité, même en la respectant. Il est vrai
qu'il y a chez l’Arabe une uniformité d’ignorance qui crée la
véritable égalité. En pays civilisé, au contraire, la platitude est
telle qu'elle rentre même dans les conventions d’une bonne
éducation. Nos formes de salut en sont la conséquence. Nous
nous disons journellement les très humbles et très obéissants
serviteurs du premier venu. Les Arabes font preuve d’humilité
sans le dire ; ils croient vous être agréables en vous baisant la
main, l’épaule ou le genou. Ils disent : Tu es mon père et je suis
ton fils, c’est-à-dire : Tu es puissant et je suis faible devant toi.
Au fond ils pensent: Je ne le suis pas, et leurs yeux le disent.
... Et je suis entré sous bien des tentes, sous celles des riches
et sous celles des pauvres ; nulle part, je n’y ai ressenti celte
impression écœurante de détresse que donne la vue des
intérieurs misérables de nos campagnes ou de nos villes et celle,
encore plus navrante, des taudis où se cache la pauvreté
honteuse d’elle-même et où montent les deux sous de pain
cachés sous l’habit noir.
Ici, le sang est plus chaud que chez nous, les instincts y sont
plus sauvages et les mœurs plus farouches, plus barbares :
pourtant les crimes y sont moins nombreux qu’en bien des pays
civilisés, et quoique l’Arabe soit profondément religieux, que
six fois par jour, debout, en plein air, face à l'Orient, drapé dans
les longs plis de son burnous, encapuchonné, où qu’il soit, il
fasse sa prière, ce n’est point la religion qui le retiendrait sur la
pente du crime.
Le Coran peut être parfait ; mais des hommes, même en le
lisant, ne le seront jamais. Seulement, ces hommes aux instincts
surexcités par un climat brûlant, et dont aucune éducation ne
réprime la tendance aux excès de toutes sortes, sont sains de
corps et par conséquent sains d’esprit : ils ignorent l’abus de
l’alcool, le manque d’air, de lumière et d’exercice, l’énervement
de nos existences étroites, auxquels les tempéraments trop
vigoureux, ou détraqués par elles, ne peuvent se plier.
Resté un peu sauvage l'Arabe est comme tous les primitifs
dont c’est le vilain côté, fourbe, malicieux et rampant, mais
rampant sans bassesse et malicieux sans esprit, — de tels
raffinements n’étant point faits pour son âme simple. L’intérêt
personnel est le seul garant de sa fidélité, de son dévouement et
il ne respecte que la force, méprisant tout acte de bonté s’il a une
apparence de faiblesse. Naturellement cruel et sans pitié pour
autrui, il n'est pas tendre pour lui-même. La vertu, telle que nous
la concevons, n’est pas grand-chose à ses yeux : le courage,
l’adresse, l’énergie, la brutalité même passent bien avant. Il
n’estime et n’admire, après la richesse et la puissance, que
l’orgueil, le faste, la générosité qui en dépendent, et sa religion
n’est pas celle de la douceur et de l’humilité. Aux heures
réglementaires on voit tout à coup cet homme fièrement campé,
prier les mains jointes, la face levée au ciel, se courber à genoux
vers la terre et la baiser à plusieurs reprises, puis se relever pour
se rabaisser encore, mais jamais dans cette attitude
d’accablement et d’humilité qui caractérise la prière chrétienne.
On voit qu’il rend hommage à Dieu, plutôt qu’il n’élève à lui ses
supplications. Peut-être même alors ne pense-t-il pas trop à ce
qu’il dit, et ne le comprend-il point ; sa prière n’est peut-être
qu’une série de contorsions physiques où les lèvres jouent un
plus grand rôle que la pensée et elle n’est assurément point pour
lui le jalon dont parlait Baudelaire, le jalon planté comme guide
moral de la journée ou du lendemain : c’est une formalité
superstitieuse, prescrite par le Coran et passée dans les habi-
tudes, comme sa croyance qui est plutôt faite de fanatisme que
de réelle conviction et dans laquelle tout est machinal, extérieur
et voulu. Mais plusieurs fois par jour l’Arabe pense qu’il
faudrait penser à Dieu ; c’est déjà beaucoup et c’est assez pour
lui rappeler ces choses supérieures et mystérieuses qui
entretiennent l’élévation de la pensée, empêchent l’âme de
s’enliser tout à fait dans les détails vulgaires de l’existence
quotidienne.
Aussi, entre le noble maintien du barbare fanatique et l’allure
affairée, préoccupée, contractée du sceptique civilisé y a-t-il un
singulier contraste qui n’est pas à l’avantage de ce dernier.
D’ailleurs, pour l’Arabe, il semble que la nature ait encore
mieux fait les choses que le Coran. Chez lui, même chez le riche
qui se parfume au patchouly, ou se teint les paupières au koheul,
on trouve rarement une expression efféminée, tandis qu’il y a
toute une catégorie de civilisés dans laquelle on paraît ignorer
que ce qui sied à un visage de femme enlaidit celui de l’homme
et où les physionomies n’ont plus rien de mâle, de guerrier, de
ce qui fait en somme la beauté virile. C’est comme la vie qu’ils
mènent, où l’on admet bien quelques exercices physiques, mais
plutôt pour la parade et la pose, que pour satisfaire des instincts
aujourd’hui à peu près éteints.
Chez l'Arabe, s’il y a bien aussi une sorte de bourgeoisie, où,
comme dans la nôtre, l’homme, d’autant plus naturellement
paresseux qu’il est arabe, évite toute peine et devient
physiquement plus affiné, mais moins fort que l’homme des
champs, sa vie comporte quand même plus de saines fatigues
que la nôtre et comme nos anciens gentilshommes en dentelles,
il garde toujours la conscience de ce qu’il pourrait réaliser
d'efforts à un moment donné. Ses moindres mouvements
révèlent en lui l’homme de race guerrière, et c’est une belle
chose qui se perd chez nous peu à peu par l’abus de
l’instruction, des éducations mièvres, des raffinements de toutes
sortes. Même nos guerriers en sont à valoir davantage par la tête
que par le bras et par le caractère que par le tempérament ou les
instincts. On n’arrive plus à rien, chez nous, que par l’étude ou
le savoir- faire ; pour l’Arabe c’est encore la valeur physique et
morale dans l’action qui mène à tout. Et ses qualités guerrières
sont entretenues en lui, malgré son incurable paresse, par les
nécessités de la vie agricole, de la vie pastorale et de la vie
nomade, qui sont les trois grandes manifestations de son
existence.
Cette vie, nous ne la comprenons plus, cette vie de la nature
qui n’est point la vie sauvage grâce au troupeau, car le troupeau
ici, c’est encore la grande affaire, comme dans la Bible où l’on
en parle à chaque page. C’est à lui qu’est subordonnée la vie de
l’Arabe, c’est à cause de lui qu’il se fait nomade, pour chercher
de nouveaux pâturages ; c’est surtout pour lui qu’il se bat, et ses
majeures préoccupations sont encore pour lui. Dans les douars,
le bétail a droit de cité et l’homme ne peut vivre sans la bête de
somme et sans quelques chèvres : le plus pauvre de tous a au
moins cela. Chez nous, qui donc s'en soucie ?
Quel est l’homme, même le campagnard, qui vit en commun
avec ses bêtes comme le bédouin, qui songe à elle en choisissant
sa demeure ?...
Pourtant, sous d’autres formes, nos vêtements sont faits,
comme ceux de l’Arabe, de la toison des troupeaux ; comme
l’Arabe nous bavons de leur lait et nous mangeons de leur chair,
seulement nous connaissons surtout le tailleur ou le boucher, en
comparaison desquels moutons et pâturages nous importent peu.
Notre vie est trop compliquée pour que, même nos paysans ne
relèguent loin d’eux le cher troupeau qui seul a pourtant rendu la
vie sociale possible, et aujourd’hui, cette vie, à la fois patriarcale
et guerrière des douars, nous semblerait bien triste et monotone,
en dehors même de ses saines rigueurs. Oui, triste et monotone
elle nous paraîtrait, avec seulement, pour tout plaisir, des
chasses et de rares fêtes barbares en l’honneur des marabouts
vénérés, ou à l’occasion des mariages, — fêtes dont j’entends
parfois les cris dans la nuit, ou les coups de feu en plein soleil,
— mais heureuse du vrai bonheur qui est peut-être tout entier
dans l’insouciance et le fatalisme. Puisqu’on doit mourir un jour
et pourrir en terre jusqu’au dernier atome, la sagesse dans la vie
n’est-elle pas, plutôt que de produire incessamment,
fiévreusement et vainement comme nous, de se laisser vivre
comme l’Arabe. Aussi, à son contact et dans son atmosphère,
devient-on peu à peu philosophe malgré soi, et reconnaît-on que
ce n’est point sans motif que le bédouin, qui conçoit la vie sous
son véritable aspect, haïsse d’instinct et se refuse à accepter ce
que nous appelons les « bienfaits de la civilisation ». Peu à peu,
on se demande, en se comparant à l’Arabe, si, ce que notre
civilisation a de beau et de grand, comporte nécessairement les
multiples et vaines obligations dont nous croyons devoir nous
faire les esclaves en son nom. Nous nous privons assurément de
bien des joies en vue d’un luxe puéril et inutile qui nous ramollit
et nous atrophie, et, ce luxe, par tous les faux besoins qu’il nous
crée, devient la cause non seulement des maux individuels, mais
aussi du mal social dont nous souffrons et mourrons peut-être.
Qui sait si ces Arabes, dont nous prenons les destinées en
tutelle, ne nous offrent point, par leur exemple, le remède qui
nous sauverait ? Qui sait si ceux que nous voulons instruire ne
pourraient pas nous enseigner à leur tour le secret du bonheur
dans la vie?
Peut-être l’avenir est-il dans le retour à des mœurs plus
simples et des institutions plus naturelles que les nôtres, et
pourrait-on y revenir sans renoncer au progrès scientifique,
intellectuel et artistique dont nous sommes si fiers. Jadis, les
Arabes, avec leurs mêmes mœurs et leurs mêmes institutions d’à
présent, ont marché en tête de cette civilisation-là. Nous n’étions
encore que des barbares et nous n’avions que des guerriers,
qu’ils avaient des poètes, des philosophes, des savants, des
artistes, tout en ayant aussi des guerriers qui valaient bien les
nôtres, au dire des chroniqueurs du temps des Croisades. Et s'ils
ont détruit la bibliothèque d’Alexandrie (encore n'est-ce pas bien
sûr), on ne saurait pourtant traiter de vandales les peuples qui
ont bâti l’Alhambra de Grenade, l’Alcazar de Séville, et qui ont
été les premiers traducteurs d’Aristote.

X
A ce tableau, il y a des ombres. Sans doute, nous autres
Européens, tristes mercenaires d’un travail incessant, ne sommes
que trop portés à l’enthousiasme pour le peuple arabe,
l’originalité de ses pratiques, l’étrangeté si pittoresque de ses
mœurs, et en passant auprès de sa tente nous ne pouvons guère
nous défendre d’envier un moment la vie qu’on y mène. Mais
tel, dont les vœux viendraient tout à coup à être réalisés, ne
tarderait pas à regretter son subit engouement : non seulement
parce que cette vie si attrayante du désert n’est pas toujours
douce, ni bien gaie, ni surtout très confortable; mais parce que,
sous la tente, il y a de rudes moments à passer. Abri charmant,
ou qui le serait, du moins, sans la vermine et le contact trop
immédiat du bétail, pendant les belles nuits fraîches et étoilées,
son tissu a beau être épais, il est encore bien mince contre les
ardeurs brûlantes du soleil, les nuits glaciales de l’hiver, les
assauts du siroco, les balles des maraudeurs. L’eau y est rare et
bourbeuse, jamais fraîche en été, la nourriture des plus maigres
et difficile à se procurer, comme l’eau elle-même, que les
femmes arabes s’en vont chercher parfois très loin, dans la
grande plaine brûlante, à quelque imperceptible fontaine, cour-
bées sous le poids d’une outre énorme.
Ce qui caractérise ce pays, c’est qu’il est le seul au monde où
il n’y ait point de grandes rivières. C’est au bord des cours
d'eaux que se concentre partout la vie des peuples : ici l’homme
campe au milieu des plaines rases et nues et l’Européen groupe
ses villages le long des routes boueuses ou poudreuses, au lieu
de les grouper, comme ailleurs, auprès de ces « chemins qui
marchent » que sont les rivières et les fleuves.
Il faut que les Arabes soient de rudes hommes pour pouvoir
résister aux fatigues et aux privations de la vie du désert, qu’ils
aient le cœur solidement bronzé par l’habitude et le fatalisme
pour dormir et se plaire au milieu de ses dangers sans nombre et
résister aux maladies sans soin, aux blessures les plus atroces.
Leur enfance même est exposée à mille dangers : tout nus en été,
encore presque nus en hiver, c’est le soleil qui leur dore
l’épiderme, ce sont les intempéries qui les forment, les jeux
violents, qui en font des hommes. Le manque de soins, la
vermine, la saleté, les privations, les maladies en tuent un grand
nombre ; mais il n’y paraît point : l’Arabe peut avoir quatre
femmes, et les enfants qui résistent sont aguerris pour jamais.
C’est à son éducation plus que Spartiate qu’est due la vigueur
de ce peuple qui compte à peine de rares infirmes, le plus
souvent encore infirmes par accidents, et leur insensibilité au
mal comme aux privations et à la fatigue n’a d’égale que leur
indifférence stoïque aux douleurs morales. Les prodiges
physiques qu’ils accomplissent et dont on doute de loin, sont
tels qu’ils peuvent, à pied, fatiguer un cheval, et que, pieds nus,
ou simplement chaussés de sandales d’alfa, ils font des courses
incroyables, escaladent les plus inaccessibles rochers avec une
rapidité, une vigueur, une aisance, une agilité merveilleuses.
L’hiver est rude en Algérie. Dans certaines contrées il est
même plus froid qu’en France, à cause du vent glacial que rien
n’arrête en ces régions dénudées. Serré dans son burnous et sans
autre abri, l’Arabe n’en couche pas moins dehors s’il le faut, sur
la terre glacée, avec une pierre en guise d’oreiller, comme Jacob.
Sous l’influence de cet esprit d’imitation qui fait que le centre
du monde est pour tout homme le point qu’il habite, et que tout
le reste, tout ce qui se fait ailleurs n’existe pas, ou ne compte
plus, l’idée m’était venue un jour de me faire arabe, et comme,
en riant, j’en faisais part à un chef indigène :
— Ah! tu crois, me dit-il, que l’Arabe est heureux ?...
— Mais oui, répondis-je, il est heureux, plus heureux que
nous, du moins ; malgré que nous ayons des maisons, des lits, de
belles fontaines, des marchés bien approvisionnés, des voitures,
des chemins de fer ; peut-être à cause de tout cela, sommes-nous
moins heureux que lui, si insouciant... et je vais décidément
acheter une tente et vivre, comme vous, dans les douars.
— Certes, les Arabes en seront contents. Si tu fais comme
eux la prière, ils t’apporteront du lait, des agneaux, des poules...
Mais un beau jour, il faudra que tu ailles en corvée comme les
autres; ton cheval sera réquisitionné pour le service des
hakems... (4).
— Mais, je suis Français, interrompis-je, et j’entends le rester
quoique vivant sous le burnous.
— Alors les Arabes te joueront de mauvais tours; ils te
voleront tout ce que tu auras, ils abîmeront tes récoltes et tu
seras obligé de vivre, comme eux, sous l’aile d'une mouche.
Cette vie sous l’aile d’une mouche, qu’ils trouvent avec
raison préférable au sommeil du cimetière, ne m'a point tenté,
malgré son image poétique, et je n’ai pas adopté des mœurs
auxquelles d’ailleurs je n’aurais pu me plier jamais, car peut-être
aurais-je pu mener la vie de l’Arabe, mais non prendre son âme,
qui, en y regardant de près, et une fois dépouillée de son cadre
patriarcal, évocateur des temps bibliques, se trouve
singulièrement réduite et ne vaut guère mieux que son existence.
L’Arabe a tout ce qu’il faut pour plaire à des étrangers venus
d’Europe, à des Français surtout, à des gens inaccoutumés aux
mœurs barbares et aussitôt séduits par leur côté extérieur, par
4
Officiers.
l’imposante grandeur des paysages, la fierté habituelle de
maintien, la physionomie impassible de ce peuple, par ses
qualités physiques, ses coutumes et tout le décor de sa vie. Mais,
au fond, l’Arabe, malgré les trompeuses étiquettes qu’il sait
assez bien s’appliquer, pour étonner les novices, n’a guère de
biblique que son costume, ses troupeaux, ses usages, ses mœurs,
plutôt pastorales, sa tente où vivent pêle-mêle bêtes et gens, ses
femmes qui vont aux fontaines chercher l’eau comme Rébecca.
Poétisée par l’éloignement, ou la fantasmagorie de ses
accessoires, la vie arabe, à travers les livres, ou de prime abord,
peut même sembler empreinte de cette innocence primitive et de
cette pureté de mœurs, qu’on prête volontiers aux hommes des
premiers âges, et c’est pourquoi la voit-on plutôt idéalisée dans
les livres écrits par des passants, ou des gens qui n’ont guère
habité plus loin qu’Alger. Là ils ont pu fréquenter des indigènes
de marque, frottés de longue date à nos habitudes et à nos
mœurs, instruits à nos écoles, initiés à nos usages, vivant et
pensant presque à la française, et ils ont pu conclure, d’après ces
apparences, que toute la race était moralement ainsi faite.
Quant aux Européens qui vivent en Algérie, ce sont des
fonctionnaires, des cultivateurs, des gens d’affaires, qui, eux,
n’idéaliseraient certes point l’Arabe, le voyant même au
contraire plutôt pire qu’il n’est, par suite de cette instinctive ani-
mosité, de cette haine involontaire qu’éprouvent l’une pour
l’autre, en tous pays du monde, deux races étrangères en
présence. Mais ceux-ci n’ont guère écrit, ou, s’ils le font, c’est
beaucoup moins pour faire des descriptions pittoresques ou des
études sur la société, les mœurs, l’âme arabe, que pour traiter de
questions pratiques spéciales, ayant un but d’utilité matérielle.
Les écrivains moraux, ceux qui observent, raisonnent et
dépeignent pour le seul plaisir de penser, de sentir et de faire
penser les autres, sont presque tous des étrangers, des roumis qui
ne peuvent guère connaître et sonder en un jour, en passant, les
dessous mystérieux de l’âme arabe et qui se contentent de juger
d’après les dehors. Aussi leurs écrits, quoique sincères, ne sont-
ils pas toujours justes. Ce sont des impressionnistes plutôt que
des penseurs et l’on ne saurait attendre, de leurs idées et
sensations de voyages, des jugements profonds et motivés.
Presque tous ont donc rendu les Arabes très sympathiques,
bien qu’en leur disant parfois de dures vérités ; sans doute parce
qu’un peu de la poésie qu’ils ont su prêter à la vie arabe, un peu
du charme de ce rayonnant pays, de la majesté de ses grandes
plaines, de ses horizons illimités, de ses montagnes désertes,
stérilement abruptes et de toute cette nature à l’état sauvage,
inculte, poignante de nudité, couvertes de ruines millénaires et
d’aromates, d’herbes, de plantes que personne n’a semées,
rejaillit sur ses habitants et empêche de ne voir en eux que les
enfants dégénérés d’un grand peuple, que le fanatisme mu-
sulman finit d’étouffer.
D’ailleurs, non seulement les Arabes savent nous jeter
beaucoup de poudre aux yeux et prévenir en leur faveur par
leurs apparences de générosité, de bonhomie, d’attachement
respectueux et de soumission; mais encore ils ont un extérieur
des plus décoratifs et qui prête merveilleusement, sous
l’admirable climat d’Afrique, aux illusions les plus favorables.
En traversant les pâturages immenses, on est frappé du maintien
superbe de ces pasteurs drapés dans leurs pittoresques burnous
et qu’on aperçoit, grandis par l’éloignement dans la transparence
de l’atmosphère, détachant sur le fond bleu du ciel leurs
silhouettes immobiles. Et puis, ils ont pour eux le grand charme
d’être pour ainsi dire à part dans l’Univers entier, dont les
séparent à tout jamais et les isolent, leur fanatisme, leurs préju-
gés, leur ignorance profonde, leur incurable paresse, leur
indifférence méprisante pour tout ce qui n’est pas eux, et enfin
et surtout, l’Islam qui a façonné leur nature à son image.
A la fois noble et obséquieux dans ses manières, fourbe à en
remontrer à tous les Scapins du monde, sachant déployer une
hospitalité grandiose qui lui rapporte plus qu’elle ne lui coûte,
sachant baiser la main qu’il voudrait mordre et affecter un
dévouement derrière lequel il dissimule une indéracinable haine,
qu’on voit luire parfois et malgré lui dans ses yeux, il y a en
l’Arabe un singulier mélange d’homme primitif et de vieux
civilisé en décadence : il a du premier les appétits grossiers, les
sauvages instincts, la cruauté barbare, le mépris des souffrances
et de la mort, les merveilleuses qualités physiques, mais l’esprit
croupissant, fermé à toute idée abstraite, l’intelligence bornée ;
du second, il a l’horreur du progrès, un flair de renard à mettre
au service des instincts matériels qui sont le fond unique de ses
pensées, et, en même temps, toutes les ruses, tous les
raffinements de mensonges, toutes les finesses louches et la
longue habitude, incarnée dans son sang par mille ans
d’esclavage et de domination étrangère, de tromper ses maîtres,
de les exploiter par la flatterie, les démonstrations exagérées, les
touchantes apparences d’abnégation, et de savoir profiter de
leurs faiblesses pour satisfaire ses haines, ses vengeances, ses
intérêts, son indomptable désir de dominer ses propres frères.
Mais on ne veut pas le croire. Aussi que d’illusions ! et à part
ceux qui ont vécu longtemps en Afrique et qui s’étonnent à bon
droit de l’enthousiasme naïf de tant de Roumis, qui peuvent être
d’excellents poètes, mais qui n’ont pas eu le temps de devenir
des observateurs, on ne veut pas voir que, sous de belles
apparences, les Arabes, si bien que nous les traitions, sont nos
anciens adversaires, nos vaincus, qui ont même été nos alliés,
mais qui ne seront jamais nos amis. On se récrie d’indignation,
ou l’on sourit d’incrédulité lorsqu’un Algérien parle de la haine
toujours vivace, du profond mépris, des trahisons toujours
possibles de l’Arabe à notre endroit et qui n’attendent qu’une
occasion ou un signal pour éclater.
Il y en a eu pourtant de trop fréquentes preuves, mais on
préfère penser que c’est fini et que celle histoire déjà ancienne
ne se recommencera jamais plus. L’homme a une singulière
tendance à compter sur la sympathie qu’il inspire, et c’est ce qui
l’empêche trop souvent de constater combien la nature morale,
le caractère, le point d’honneur des autres hommes, ou des
autres peuples, ne sont pas forcément les mêmes que les siens.
Le voyageur peut dormir tranquille sous la tente de l’Arabe ;
le chef de famille veillera sur son sommeil comme sur celui d’un
frère tendrement aimé ; il aura pour lui toutes les attentions,
toutes les prévenances ; mais encore faut-il que ce voyageur soit
accompagné ou recommandé par quelque chef, ou qu’on le
connaisse comme son ami, ou qu’il soit lui-même un chef,
porteur de képi, sans quoi sa seule qualité de roumi, de chien
non croyant, lui ferait cruellement sentir combien il faut en
rabattre sur les salamaleks dont il aurait été l’objet sous l’égide
d’un képi protecteur.
L’hospitalité de l’Arabe est assurément écossaise, par ordre
de Mahomet, mais elle est encore plus intéressée. Les képis eux-
mêmes n’ont de pouvoir que dans les circonscriptions de leurs
porteurs. On en a vu de très brodés, devant lesquels tous les
indigènes s’inclinaient, dans leur arrondissement, se livrant,
pour leur faire honneur, à des fantasias frénétiques sous la
conduite des caïds, offrant de somptueuses diffas, et auxquels,
sur les territoires qui ne dépendaient plus de leur juridiction, de
simples fellahs refusaient un morceau de galette noire, même en
le leur payant plus cher que de raison.
Pourtant l’Arabe ne dédaigne jamais le plus petit profit,
surtout quand il ne faut pas travailler pour l’acquérir, et s’il est
hospitalier, c’est aussi parce que son genre de vie le comporte et
l’exige; mais il l’est pour ceux de sa race, pour ceux qui
viennent s’asseoir auprès de sa tente à l’heure du repas en se
disant hôtes de Dieu : pour un chrétien c’est autre chose ; il peut
sans inconvénients mourir de faim, de soif ou de fatigue, et c’est
déjà beaucoup si on le laisse passer en paix. L’Arabe est mémo
capable de s'embusquer sur le passage de l’hôte qu’il a comblé
de prévenances la veille, et l’on peut dire que si sa tournure est
parfois chevaleresque, son âme ne l’est pas plus qu’elle n’est
accessible à la pitié ou à la reconnaissance. Il y a eu des enfants
de cette race, pris tout jeunes par des colons européens, recueil-
lis par pitié sur quelque chemin, élevés, instruits, comblés de
bienfaits, qui ont assassiné leurs bienfaiteurs aux jours
d’insurrection, et en temps ordinaire se sont contentés de les
voler autant qu’ils ont pu.
Ces gens-là nous considèrent nous-mêmes comme les voleurs
de leur terre et le peu qu’ils peuvent nous voler, c’est toujours
cela de repris à leurs yeux. D’ailleurs, le vol est dans leur sang,
comme l’égoïsme, l’avarice et une prudence qui n’est pourtant
point de la lâcheté : ainsi l’Arabe n’attaque jamais, ne se défend
même pas et se contente de fuir s’il n’est pas sûr d’être le plus
fort, et il est passé maître en l’art de l’embuscade traîtresse.
Rarement, du reste, il en fait l’honneur à un Européen isolé sans
un motif personnel de vengeance ou de haine. Autant que
possible, nous ne comptons pas pour lui et il voudrait nous
ignorer absolument. Il nous sent vivre à côté de lui, mais il
affecte de ne pas nous regarder et, pour ne pas nous voir, il
ferme les yeux, à demi seulement, afin de nous observer, car il
nous craint, mais ne veut pas en avoir l’air. S’il vient de lui-
même au-devant de nous, c’est qu’il y trouve son compte, ou
qu’il ne peut faire autrement ; ce n’est jamais de son plein gré, et
lorsqu’une de ses mains nous donne, l’autre cherche à prendre.
La plus puissante tribu se soumettrait en apparence à un
enfant qu’on lui donnerait pour chef, car il serait le représentant
du beylick(5) qui les a vaincus, qu’ils haïssent mais qu’ils res-
pectent, et ils lui obéiraient quand même. En dépit des belles
doctrines et des grands mots, c’est encore là, pour nous,
l’essentiel. Mais nous savons qu’il ne faut pas compter sur
l’attachement, l’amour, la fidélité de l’Arabe, ni même sur sa
reconnaissance ; nous avons vu trop souvent qu’aux jours où son
fanatisme était excité, les tribus les plus soumises, les hommes
que nous avions le plus comblés de nos faveurs étaient les plus
acharnés contre nous. On a pu oublier en France, mais on se
rappelle en Algérie que Sarahoui, se mettant à la tête de
l’insurrection de 1871, avait attaché sa croix d’honneur à la
queue de son cheval.
Il y a pourtant des chefs arabes qui ont embrassé notre cause
avec ardeur, qui nous ont rendu de grands services, nous en
rendent encore, et se sont constitués nos alliés contrôleurs
propres coreligionnaires. Sans ces auxiliaires indispensables, les
chefs français, qui ne peuvent connaître immédiatement les
populations placées sous leurs ordres, seraient encore plus
5
Gouvernement.
trompés qu’ils ne le sont. Mais les commandements, que nous
leur avons confiés en retour, les ont largement indemnisés de
leur zèle.
On a vu, lors de notre apparition en Afrique, de grands et
puissants chefs indigènes prendre fait et cause pour nous,
rassembler leurs goums autour d’eux et se ranger à nos côtés
dans un moment où l’on ne savait pas encore si la balance
pencherait en faveur de la croix ou du croissant. C’est nous qui
l’avons emporté, — ce sont nos armes; — pourtant nos alliés en
ont été pour leurs frais : ils n'ont gagné à nous servir que des
croix, des décorations, des honneurs, de vains titres — et notre
estime ; mais ils ont perdu les grands commandements à grosses
prébendes qui leur valaient une influence que nous ne pouvions
laisser subsister à côté de la nôtre. Leur dévouement pouvait être
éphémère; il l’a été parfois; aussi, même des hauts personnages
qui lui sont restés fidèles, la France n’a fait que de simples caïds
et n’a laissé à ceux qui les avaient jadis exercées effectivement
que le titre de leurs anciennes fonctions. Avec les vastes
territoires que comprenaient les aghaliks d’antan, aujourd’hui
morcelés en une infinité de petits caïdats, et les nombreuses
populations taillables et corvéables qu’ils renfermaient, les
grands chefs ont perdu le plus clair de leurs revenus.
Ne voulant rien changera leur train de vie, ni diminuer leurs
dépenses ou le nombre de leurs serviteurs et de leurs clients, à
mesure qu’ont été diminuées leurs ressources, la plupart d’entre
eux ont peu à peu aliéné jusqu’à leurs derniers morceaux de
terre entre les mains des prêteurs pour se garder une apparence
de richesse et de faste: après eux le déluge ! Et c’est ainsi que
tombent et disparaissent une à une les grandes familles
indigènes d’Algérie, et, avec elles, toutes les influences gênantes
pour notre domination, — à part celle de Mahomet, la plus
grande, la plus forte, la plus redoutable de toutes et qui durera
peut- être plus longtemps que la nôtre. Nous avons été
politiques. Mais si les anciens aghas et bachaghas qui se firent
nos alliés avaient pu prévoir ce qui les attendait, on peut croire
qu’ils n’auraient point mis leurs services, leurs yatagans et leurs
goums à notre disposition. On ne saurait d’ailleurs les en
blâmer. On ne saurait les plaindre non plus, car personne ne
doute que ce ne soit l’intérêt, non l’amour, qui les ait guidés vers
nous.
On disait, — on le dit encore, — que les Français allaient
manger les Arabes tout vifs. Ils ont cru que nous venions en
Algérie, comme les Turcs, pour y piller, non pour civiliser et
coloniser; ils ont espéré, à la faveur de notre alliance, être non
seulement épargnés du pillage, mais piller eux- mêmes, en notre
nom, pour leur compte personnel et, si nous devenions
définitivement maîtres du pays, recevoir en récompense de leurs
services encore plus de puissance et de richesse qu’ils n’en
avaient avant nous. A tout hasard, ils voulaient se mettre du côté
du manche, et on ne doit pas oublier que leurs alliances ne nous
sont venues qu’après nos premiers succès et lorsqu’ils ont vu
que le manche, ce serait nous.
Chez ces barbares, les sentiments de patriotisme et de
fraternité se sont simplement effacés devant l’intérêt personnel,
la cupidité, l’ambition, le désir
de venger des injures passées, d’assouvir des haines de
famille, d’étendre leur influence, ou d’anéantir celle de leurs
rivaux. Mais voilà tout.
Aujourd’hui ce n’est plus autant cela : ce sont des sentiments
plus médiocres qui les attirent vers nous. Il y a, dans les rangs de
notre armée d’Afrique, des soldats et des officiers indigènes qui
ne sont pas les moins braves et qui ont versé leur sang à nos
côtés sur d’inoubliables champs de bataille. Mais est-ce par
dévouement ou par amour enthousiaste de cette France qui a
vaincu et écrasé leurs pères et dont l’esprit est l’antithèse du
leur?... C’est plutôt par goût, par plaisir, par instinct, car la
valeur militaire est peut- être la seule grande vertu de l’Arabe, et
la bataille, le bruit de la poudre, le galop désordonné d’un
cheval, les armes et la fumée, les beaux costumes chamarrés et
galonnés sont les plus grandes joies de ces vieux enfants qui,
pour elles, oublient le passé sanglant.
Un fusil, un cheval, une femme au moins, toute la vie de
l’Arabe est là ; en ces trois choses se résument tous ses désirs et
le métier de soldat lui donne les deux premières et lui permet la
troisième. Il lui donne en plus, l'uniforme, une nourriture assurée
et quelque argent de poche, oiseau si rare pour ceux parmi
lesquels, il faut bien le dire afin de donner une juste mesure de
l’attachement que nous leur inspirons, se recrutent nos soldats
indigènes, c’est-à-dire parmi les plus pauvres et les derniers des
fellahs, ceux qui n’ont ni terres, ni biens, qui ont à peine de quoi
manger quelques dattes par jour et qui ne veulent pas travailler.
Quant à ceux qui, plus intelligents, plus ambitieux, moins
pauvres, moins ignorants, de meilleure famille, ou anciens
élèves de nos écoles arabes-françaises ou de nos lycées
algériens, ont des galons d’officiers dans leur giberne et qui ne
tarderont pas à les porter aux manches, le métier de soldat
promet presque toujours un caïdat en plus de la retraite pour les
vieux jours, et cela nous vaut, avec de bons soldats, bien des
semblants de dévouement et de fidélité.
Mais la preuve qu’on en doute encore, c’est qu’on n’ose faire
pour les Arabes ce qu’on a fait pour les Juifs dont la race n'est
point guerrière: on n’ose point, quoiqu’on le désire, en faire des
Français, qui, comme tels, seraient astreints aux obligations
militaires, parce qu’on se demande si, le jour où nous les aurions
tous armés, ils ne tourneraient point contre nous nos propres
armes, ou s’ils ne se révolteraient pas avant même que nous les
leur donnions...
XI

Il est pourtant une admirable chose en cette vieille âme


mécréante qui gît sous la toison postiche d’agneau sacrifié dont
l’Arabe aime à se revêtir à nos yeux : c’est la résignation,
l’indifférence stoïque aux mauvais coups du sort, le fatalisme
d’Orient.
Très braves aussi, ces fatalistes, peut-être parce qu’ils ont
l’habitude des dangers qui les entourent, peut-être aussi parce
que l’horreur que tout être a de la mort, les fait croire à la vertu
des talismans et amulettes qui les en préserveront; peut-être
enfin parce que leur climat excitant, leur tempérament excessif
les pousse à tout braver, à affronter sauvagement, aveuglément
un danger réel, eux, ces superstitieux, que fera trembler un péril
imaginaire et qui s’en laisseront imposer par un geste
dominateur.
Mais s’ils ne craignent pas la mort, ils aiment la vie,
quoiqu’ils tiennent pour peu de chose celle du prochain et que la
violence de leur sang, — dont ils sont obligés, l’été, de se sortir
le trop plein par des incisions à la tête, — soit un peu ce qu'est
pour nous l’abus de l’alcool, bien qu’avec des effets moins
néfastes.
Pour la moindre chose, parce que le troupeau de son meilleur
ami, de son frère même, aura traversé sa récolte en se rendant au
pâturage et y aura commis d’insignifiants dégâts, l’Arabe sera
capable, pour peu qu’il s’anime en y pensant ou surtout en en
parlant, de tuer son ami ou son frère. Un flot de sang lui sera
passé devant les yeux, il aura frappé instinctivement, sans cons-
cience. Puis, sans regrets, sans remords, il essuiera son couteau,
le rengainera et s’en ira dans le plus grand calme, oublieux déjà.
Si on l’interroge ensuite, si on le confronte avec sa victime, il
n’aura nulle émotion réelle ou apparente et niera jusqu’à la mort.
Il faut bien qu’il y ait de l’inconscience dans le cas de ce même
homme si violent parfois et qui se soumettra docilement aux
ordres les plus arbitraires, aux brutalités les plus odieuses du
dernier des chaouchs.
Presque toujours c’est le vol qui est, non pas le mobile, mais
la cause indirecte des crimes. Pour voler, ces hommes de la
Nature n’hésitent pas à risquer leur vie et air besoin tout leur
avoir, — qu’ils risqueront aussi jusqu’au dernier sou et à la
dernière parcelle de terre pour soutenir des procès
désavantageux ou perdus d’avance, au sujet de prétentions
d’ailleurs plus ou moins fondées, et ils y mettent un entêtement,
une animosité, un acharnement auprès desquels ceux de nos
Normands les plus légendaires ne sont rien.
Pourtant l’Arabe ne manque point d’un grand bon sens
pratique : il sait prévoir admirablement tout ce qui touche à ses
intérêts; malgré le Coran, l’expérience le lui a enseigné. Pour
mériter le ciel il vendra au besoin tous ses biens terrestres et
partira pour la Mecque afin d’accomplir ce voyage idéal de tous
les disciples du prophète; il donnera la moitié de sa récolte à un
marabout qui saura exploiter sa crédulité ou exciter son
fanatisme ; mais les plus belles paroles du monde, les plus
spécieux arguments, la meilleure poudre jetée à ses yeux, ne le
décideront pas à échanger sa terre contre une plus mauvaise. Au
besoin, comme nous, il dépensera tout pour gagner un procès,
ou pour la vanité de paraître, mais il n’aura jamais assez de sens
moral pour savoir sacrifier un bien présent à des biens à venir.
Seuls, un intérêt immédiat ou un désir de vengeance pourront l’y
pousser, car il est plus vindicatif et à plus longue échéance
même qu’un Corse en personne. En ces cas-là, pour obtenir une
faveur ou venger une injure, il est capable d’offrir des sommes
considérables tout en marchandant, il est vrai ; mais une injure
pour l’Arabe n’est pas ce qu’elle serait pour nous : le duel est
inconnu dans les douars : une insulte, un coup ne sont point des
offenses s’ils partent d’un supérieur; mais un vol, un meurtre
dont nos mœurs exigent que nous remettions la vengeance à des
juges, le soin ici en incombe, sous peine de déshonneur absolu, à
la victime elle- même ou à son proche parent. Honte éternelle
sera sur celui qui n’a point vengé le sang répandu des siens ; les
hommes lui cracheront au visage, les femmes elles-mêmes se
détourneront de lui. Mais s’il est avec le ciel des
accommodements, il en est aussi avec l’Arabe : un vol dont on
est reconnu coupable se rachète par la restitution de l’objet volé,
ou au moyen d’un arrangement entre les parties ; d’un meurtre
même on peut se racheter aux yeux de la famille ou de la tribu
des victimes, en payant la dia (impôt du sang)... Je te salue, ar-
gent, maître du monde et de l’Orient, qui aux yeux d’un frère,
d’un fils, d’un époux, d’un père, peut compenser la vie éteinte
du frère, du père, de l’épouse et des enfants, chair de la chair!...
Il est seulement un point plus délicat, une offense que rien ne
lave, dit-on, aux yeux jaloux de l’Arabe qui souvent achète sa
femme presque sans l’avoir vue et qui a cru la posséder le
premier. Alors, il met à la coupable un burnous, la promène
parmi les douars voisins et la renvoie à sa famille : il reprend ses
cadeaux de noces ; il peut même tuer sa femme et parfois c’est
le père lui-même de la fausse vierge qui tue sa fille pour l’avoir
ainsi publiquement déshonoré.
Le soin de la vengeance n’appartiendra plus qu’à l’amant et il
en résulte souvent des haines d’autant plus irréconciliables, que
l’impôt du sang, qui peut être accepté par un parent ou un
époux, ne peut être offert à un amant.
Lorsque l’Arabe ne peut ou n’ose se venger lui- même, il
n’hésite pas à sacrifier une somme énorme pour se faire venger
par autrui ; mais rarement il a recours à des tiers, préférant se
venger lui-même, ou transmettre sa haine à ses enfants, à ses
petits- enfants, s’il a essayé, sans y parvenir, de la satisfaire. Et,
chose étrange : l’Arabe qu’il faut punir immédiatement si l’on
veut qu’il sache pourquoi on le punit, oublie facilement les
méfaits qu’il a pu commettre, mais n’oublie jamais l’affront
qu’on a fait à l’un des siens ou à lui- même.
Les méfaits, voire même les crimes, sont parfois découverts
et punis par la justice française; il est alors curieux d’observer
avec quel art, quelle intarissable éloquence, quelle présence
d’esprit à toute épreuve, l’inculpé arabe, eût-il contre lui des
témoignages accablants, invente les mensonges les plus
impudents, les plus ingénieux, non seulement pour se disculper,
mais pour mettre la faute sur le compte de sa victime ou de son
accusateur. Il profite même de l’occa sion pour dénoncer tout ce
qu’il lui plaît contre lui et vider à fond le sac de ses rancunes. Il
achète au besoin de faux témoignages et en trouve toujours
autant qu’il en peut désirer. C’en est même fort amusant, si ce
n’est pour les juges obligés d’écouter tous ces mensonges, de les
noter, d’en tenir compte et de débrouiller de pareils écheveaux
dans lesquels, heureusement, le fil blanc domine. Néanmoins,
pour les causes graves, on ne découvrirait jamais la vérité, si,
toujours, les Arabes ne se vendaient entre eux. Il faut bien
profiter de leurs défauts puisqu’on ne peut le faire de leurs
vertus et utiliser leurs divisions pour les affaiblir et les
gouverner.
Pris sur le fait, ils nient quand même, ou après avoir avoué se
dédisent ; mais lorsqu’ils persistent dans leurs aveux, ils ne
laissent jamais voir devant nous ce battement d’ailes de la
conscience qui, chez d’autres hommes, est un indice de repentir,
ou une apparition de crainte devant la vision du châtiment
prochain.
Instinctivement voleur et capable de tous les métiers, l’Arabe
avoue plus volontiers un meurtre qu’un simple délit de vol : un
criminel ici ne déshonore point sa famille, souvent même il
l’honore s’il a tué pour venger un des siens. Or, ils veulent tous
marcher le front haut, fût-ce à un supplice infamant, et nier une
turpitude, à leurs yeux, c’est s’en innocenter. Ils n’ont point con-
nu Avinain, mais tout de même, ils ont pour principe de
n’avouer jamais.
Il leur arrive souvent de ramper devant les coups, non par
crainte de l’humiliation que, de notre part surtout, ils ne
ressentent point, mais parce que les coups font mal et qu’ils les
craignent, comme Panurge, comme tout le monde; mais devant
la mort, ils font toujours bonne contenance et même, mieux que
cela. Je garde encore ce souvenir d’un condamné qui par erreur
ayant été régulièrement relaxé, puis repris, n’avait point nié son
identité. Avec un sourire il avait cherché dans ses burnous et
exhibé son lever d’écrou. A peine avait-il laissé entrevoir une
fugitive émotion lorsqu’on lui eut montré l’erreur à laquelle il
avait gagné quelques semaines de sursis. Et, le lendemain,
j’assistais à son départ: on attendait les gendarmes, qui devaient
venir le chercher pour l’emmener à la dernière prison. Le temps
était superbe, la brise douce encore à cette heure matinale où le
soleil montait dans l’azur intense du ciel. L’homme était jeune,
vigoureux, ses yeux noirs étaient pleins de vie, son visage
énergique et beau. Drapé dans son burnous il attendait, regardant
la nature. Je m’approchai de lui.
— Ce jour, lui dis-je, est l’un des derniers pour toi, tu vas
mourir.
Alors se retournant démon côté, avec une profonde
indifférence il haussa imperceptiblement les épaules :
— Qu’importe, répondit-il : nous devons tous mourir !...
Parade, peut-être ; mais en tout cas, parade d’un tout autre
genre que celle de leur jeûne du ramadhan. Pendant trente jours
que dure le carême arabe, ils ne mangent, ni ne boivent depuis le
lever jusqu’au coucher du soleil ; ils s’en privent du moins,
ostensiblement, car j’en ai surpris souvent qui mangeaient et
buvaient en cachette, absolument persuadés que, personne ne le
sachant, leur mérite était le même, Leurs mortifications comme
leurs prières sont plutôt convention que conviction, — leur seule
conviction étant le fanatisme, qui en est moins une qu’un
entraînement irraisonné.
Bassement adulateurs de ceux qu’ils peuvent craindre, ou
dont ils peuvent espérer, ils bousculeront volontiers le même
chef dont ils viennent de baiser humblement la main, pour aller
baiser celle d’un plus grand. Intérêt, ostentation, voilà ce qui
domine en leurs cœurs durs et desséchés. Il y a autre chose
aussi. Un jour, des Arabes, requis pour une corvée, s’étaient
entre eux monté la tête et refusèrent de s’y rendre. L’un, même,
par défi, par bravade, jeta, d’un geste superbe, une clé, qu’il
tenait à la main, aux pieds du chaouch qui les commandait en
disant : « Ramasse-la, si tu veux.» A peine avait-il achevé ces
mots, que le chaouch, isolé, seul, entouré de rebelles qui eussent
pu l’écraser, le mettre en pièces, empoigne l’Arabe par une
épaule et d’un seul élan l’aplatit en terre sur sa clé — que celui-
ci ramassa sans mot dire. Alors tous les autres marchèrent en
silence, soumis et résignés subitement. On leur en avait imposé ;
et nul homme n’est plus impressionnable que l’Arabe, aussi bien
dans un sens que dans l’autre, plus prompt à s’exalter, ou à se
calmer.
Que se passe-t-il donc en cette âme simple et sauvage?...
Psychologiquement je l’ignore ; mais voici qui m’est un
souvenir personnel : il peint l’Arabe tout entier.
J’étais jeune alors et mon inexpérience rêvait la gloire. On
m’avait envoyé détourner l’eau d’une rivière pour la passer
d’une tribu dans une autre. Un grand nombre d’indigènes
vinrent au-devant de moi pour s’y opposer. Je n’avais qu’une
chose à faire : avoir l’air de m’en aller et revenir quand les
Arabes sans défiance seraient partis; mais je l’ai dit, je rêvais la
gloire, comme si l’administration avait jamais rien eu à voir
avec elle. J’avançai donc au contraire, bien résolu à faire mon
devoir et aussitôt je me vis entouré par des burnous furieux et
menaçants. Je débarquais à peine de France et j’avais encore la
tête pleine de mes terribles histoires du temps de la conquête: au
fond je n’étais pas rassuré, et mon jeune interprète arabe (je
doute que ce fût sincère) avait l’air de l’être encore moins ; je
pense même qu’il faisait son possible pour m’effrayer et se
payer ma tête, — la tête d’un Roumi. Intrépides comme des
lions, sur un signe de moi, les deux cavaliers qui m’escortaient
se lancent dans la mêlée pour m’ouvrir un passage, ainsi que les
deux caïds des tribus intéressées. Vêtus de leurs burnous rouges
et la matraque au poing, ils s’escriment sur les capuchons
comme des chevaliers du vieux temps, avec un entrain que je fus
sur le point d’imiter. Mais ils étaient un contre cent: la mâchoire
cassée, je vis un des caïds revenir vers moi, ses dents sanglantes
dans la main, et mes cavaliers tirer leurs pistolets, prêts à faire
feu. Poussant alors mon cheval dans la rivière, où il avait à peine
de l’eau jusqu’aux genoux, je sortis mon revolver pour en finir
et, empoignant les deux Arabes les plus proches de moi, je leur
ordonnai, sous peine de mort, de démolir immédiatement le
barrage qui retenait les eaux qu’on voulait garder. Une grêle de
pierres lancées par tous les Arabes qui dominaient l'oued me fut
lancée, pierres énormes qui faisaient jaillir l’eau sur moi, dont je
fus couvert et trempé jusqu’aux os ; mais en me les lançant ils
faisaient bien attention à ne pas m’atteindre : cette manifestation
leur suffisait; ils n’osaient pas aller plus loin ; ma mort ou
seulement ma chute, je l’ai compris plus tard, eût été le signal
d’un massacre en règle. Après m’avoir dépouillé, ils se seraient
mangés entre eux, exaltés jusqu’au paroxysme, électrisés par un
simulacre de guerre, les uns pour me venger, les autres pour se
défendre, ou pour attaquer.
Il en eût été de même si l’un de mes cavaliers eût fait feu
dans le tas d’Arabes qui nous entouraient, menaçants et qu’il eût
touché l’un d’eux : l’odeur de la poudre, la vue du sang, la
surexcitation des cris et de la colère, — il n’en fallait pas plus.
Après nous avoir massacrés, tous ces Arabes eussent parcouru
les tribus voisines en se vantant de leur méfait et une petite
insurrection s’en serait suivie.
Mais les choses se passèrent plus simplement : les deux
indigènes à qui j’avais commandé la destruction du barrage fait
de boue gluante et de quelques pierres, s’étant esquivés
prudemment sous la grêle des cailloux qui, en m’évitant, au-
raient parfaitement pu les atteindre, je sautai de mon cheval dans
l’eau, où je n’avais plus à craindre de me mouiller, et ayant
remis mon revolver dans son étui, je retroussais mes manches
pour démolir le barrage moi-même. Un hurlement général
s’ensuivit par lequel s’exhala sans doute toute la colère des
Arabes, car aussitôt les uns s’en allèrent et d’autres vinrent
m’aider dans mon travail, oublieux des serments qu’ils venaient
de prononcer par Allah de se faire tuer plutôt que de laisser
prendre leur eau.
J’avais été bien inspiré quoique ignorant l’âme arabe : il ne
faut jamais céder aux enfants.
Mais le bruit de cette mutinerie se répandit promptement et
avec le penchant de l’exagération commun à tous les Orientaux,
on sut bientôt que j’avais été tué, on alla même le dire en
confidence à mes chefs, qui firent arrêter cinq cavaliers venus
jusqu’à la ville pour voir l’effet produit sur les populations
indigènes par la nouvelle de ma mort. Je ne m’en porte pas plus
mal.
Et que d’autres exemples on pourrait citer de l’incohérence
au moins apparente, mais en tous cas de l’inconscience et du
manque de sens moral des bédouins d’Algérie, soit qu’ils
s’excitent à défendre leurs intérêts, soit qu’ils s’entêtent dans
une idée qui a séduit leur paresse, ou bien lorsque la vue du
sang, l’odeur de la poudre animent et grisent leurs instincts
barbares.
Mais c’est toujours un plaisir pour eux que la vue de la
souffrance d’autrui, ou du martyre d’un animal, et leur âme est
aussi fermée à la pitié que leur cœur à la charité. Ils la pratiquent
cependant, non pour se procurer la joie de faire le bien, mais
parce que le Coran leur dit qu’il faut « nourrir les pauvres que
Dieu envoie ».
Chrétien, l’Arabe n’eût pas été meilleur, car ce n’est point sa
nature de l’être. Comme l’Espagnol et l’Italien fanatiques, il
suivrait les préceptes d’une religion, se conformerait
scrupuleusement à ses pratiques extérieures, mais n’en vaudrait
pas mieux pour cela, — au contraire, et quel qu’il soit, son cœur
est dur, insensible et faux. L’éducation peut momentanément lui
prêter un vernis d’autant plus trompeur que la grâce et la
noblesse des manières s’allient alors chez lui à un extérieur très
séduisant pour nous, qui sommes toujours si prodigues
d’illusions à l’égard des étrangers et des exotiques.
Pendant l’insurrection de 1871, une trentaine d’indigènes
ayant été surpris dans une embuscade préparée contre un de nos
convois, furent immédiatement condamnés à mort. Parmi les
soldats français, aucun ne voulut se charger d’exécuter la
sentence qui consistait non pas à fusiller les coupables, mais à
leur couper la tête. On eut recours à un sous-officier indigène
qui s’en chargea, fit aiguiser son sabre et coupa, sans la moindre
émotion, le cou à ses trente compatriotes. Puis il alla trouver le
général et lui rendit compte de son œuvre. Le général lui offrit la
somme due pour l’opération. Il la refusa noblement, disant qu’il
était payé par le plaisir de s’en être acquitté. On n’est pas plus
régence. Et le lendemain il racontait plaisamment la chose,
contrefaisant les dernières paroles, les derniers gestes, le râle des
suppliciés.
— « Il y en avait un, disait-il, qui ne voulait pas que je lui
coupe le cou : chaque fois que je levais mon sabre, il rentrait la
tête dans ses épaules; mais, quand même, je l’ai bien attrapé :
j’ai commencé par lui couper une épaule et alors il s’est laissé
faire…»
Je sais bien que les races guerrières ne peuvent pas être
sensibles, que la grâce extérieure, absente chez nous, leur tient
lieu de cœur et que notre sensiblerie est un signe de décadence.
Mais on venait à peine de me conter cette histoire, qu’un chef
indigène, avec le fils duquel j’avais parfois chassé, fut introduit
dans ma demeure, et, me saluant avec ce joli geste de la main
appuyée contre la poitrine dans une inclination : « Mon fils, me
dit-il, t’envoie le salut pour que tu le mettes dans ton cœur. »
XII

La fantasia est pour l’Arabe ce que la corrida est pour


l’Espagnol : c’est là qu’il se révèle tout entier avec ses goûts, sa
nature, son genre de courage, son exaltation toute physique, sa
souplesse et son agilité. Alors, c’est à qui se distinguera le plus
par son adresse et par la beauté de son cheval, le luxe de son
harnachement et de ses armes.
Quand on regarde l'Arabe, il croit toujours qu’on l’admire et
n’a pas la modestie de sembler ne pas le voir.
D’ailleurs, la fantasia est dans son sang. Même seul, en plein
désert, il ne résiste pas, bien souvent, au plaisir de se donner
l’ivresse d’un galop vertigineux et de faire parler la poudre. Il
suffit qu’une pensée agréable ait traversé son esprit pour qu’il se
livre à une petite fantasia intime et personnelle. Après une
longue étape, alors que nous autres arrivons fatigués, abattus,
ou, du moins, pleins d’égards pour la fatigue de notre monture,
lui, se redresse à l’approche du repos, sa figure s’illumine, ses
lèvres s’entr’ouvrent en un sourire de cannibale qui montre ses
admirables dents blanches et se haussant sur ses étriers, lance au
galop son cheval éreinté ; les deux bras levés, poussant des cris
sauvages il décharge son arme en l’air, ou même, pour faire
honneur à l’ami qui l’attend, vise et tire dans sa direction.
C’est un honneur qui parfois coûte cher à ceux qui en sont
l’objet, car volontiers l’Arabe «oublie» une balle dans le canon
de son fusil de fête et profite ainsi d’une fantasia pour régler de
vieux comptes sans en avoir l’air. Le procédé n’est sans doute
pas très chevaleresque, mais il est très arabe.
Quoique doué de merveilleuses qualités physiques le
Bédouin pourtant semble gauche en ses mouvements. Dans les
douars, c’est toujours l'homme, le maître de latente qui sert ses
hôtes, leur apporte le café, le couscouss, allume du feu devant
eux, car les femmes doivent toujours être invisibles ; mais il faut
voir avec quelles précautions maladroites, quelle lenteur
craintive de casser ou de renverser quoi que ce soit ; et l’on
pense à la fable de l’âne et du petit chien en voyant ces hommes
bronzés, ces pasteurs bibliques vaquer à des petits soins
minutieux de ménagères. Les tasses minuscules, généralement
ébréchées d’ailleurs, semblent compromises entre leurs mains
rudes ; mais s’ils paraissent maladroits c’est un peu la faute à
leur burnous qui enserre leurs bras, gêne la liberté de leurs
mouvements elle oblige à le disposer constamment d’une façon
différente selon ce qu’ils ont à faire, — opération machinale
pour eux.
Leurs sens, comme ceux de tous les primitifs, sont des plus
développés; leur vue est surprenante, comme leur oreille : parmi
des chaos de roches ils peuvent distinguer les traces d’un cheval,
la direction qu’il a suivie...
Ce sont les premiers chasseurs du monde, infatigables, à
toute épreuve, et pourtant leurs chasses, où l’on ne tire qu’au
posé, feraient sourire des sportmen européens, comme leur équi-
tation, où la vigueur et l’audace tiennent lieu de nos finesses de
main.
Mais s’ils ont de réelles, d’admirables, de merveilleuses
qualités physiques, leurs autres vertus sont bientôt comptées.
Calmes sous les injures qu’ils affectent de ne pas ressentir, non
plus que le ridicule, inconnu d’eux, et d’une bravoure qui ne
leur vient peut-être que de l’irréflexion, ils s’abandonnent à leur
nature sans prévoir les conséquences de leurs actes. Si tous les
animaux sont braves aussi, c'est qu’ils ne sont pas obligés,
comme beaucoup d’hommes, de réfléchir, de prévoir, de
calculer la portée de leurs moindres gestes et de comprimer leurs
instincts qui, au fond, restent toujours féroces et sauvages.
Et l’une des plus belles conséquences de cette qualité, ou
plutôt de celte particularité que l’Arabe doit à sa barbarie, c’est
lorsqu’il a commis un crime, exercé une vengeance, de pouvoir
l’avouer fièrement ; il ne cherche même pas à se soustraire à
l’action de notre justice : il attend. S’il reçoit l’ordre d’aller en
prison, il s’y rend au besoin tout seul, sans escorte, sans liens,
sans avoir un seul instant la pensée de fuir ou de se cacher. Il est
pris ; c’est que Dieu l’a voulu, et il marche : Mecktoub, c’était
écrit.
Admirable sans doute; mais en revanche que de défauts, que
de contradictions en lui, qui le rendent si difficile à connaître et
à manier, comme tous les enfants, tous les peuples barbares.
Avec un surplus considérable de paresse, due peut-être au climat
et à l’habitude invétérée que depuis des siècles il a prise de la
vie pastorale, toute contemplative... en gardant les troupeaux
dans des solitudes, au milieu des silencieuses majestés de la
nature, et même la nuit, seul, sous les étoiles du ciel, mais sans
en raisonner le charme, l’Arabe a les mêmes vices que nous,
sans devoir les cacher autant.
Imbu d'orgueil, il étend son mépris à tout ce qui n’est pas
arabe et pour lui le premier des roumis, un Voltaire, un Newton,
un Napoléon, sans les connaître, ne valent pas le dernier des
Bédouins, Arabe, et faisant la prière comme lui. Par une étrange
contradiction, cet Arabe qui sait baiser la main qui le frappe et
tuer son bienfaiteur sans remords et sans pitié, qui, ne sachant se
gouverner lui-même, a pourtant la fierté des peuples
conquérants, qui s’exalte au moindre vent de liberté qui souffle
et adore son joug en proportion de sa lourdeur, préférait
l’inflexible cruauté des Turcs à la domination de la France, si
libérale, si clémente, si juste, si respectueuse des droits de
chacun et plus encore peut-être de ceux de ses vaincus que des
siens propres. Son intérêt devrait pourtant nous l’attacher; mais,
dès le berceau, son Coran lui a inculqué la haine du roumi et
l’aveugle fanatisme l’empêche de voir au-delà.
D’ailleurs, pour tout dire, les Turcs n’étaient venus en
Algérie que pour y « faire de l’or » ; ils ne cherchaient pas à
administrer leurs vaincus, n’ayant point assez d’autorité pour
cela, et ils se contentaient de les piller. Un caïd comme un bey
était remplacé, ou, plus simplement, étranglé, lorsqu’un plus
offrant demandait sa place. Le caractère arabe s'accommodait
fort bien de ce mélange d’indépendance anarchique et d’arbi-
traire sanglant : son inertie aventureuse s’en accommodait
mieux que de nos habitudes minutieuses, de notre formalisme
bureaucratique et de notre justice trop lente, qui manquent
absolument d’orientalisme.
Ambitieux de commandement, il est aussi fier et inflexible
envers ses subordonnés que servile et plat envers ses chefs.
Lorsqu’on lui donne un ordre, à l’entendre, c’est comme si
c’était déjà fait; jamais il ne pourra s’y conformer assez vite,
assez complètement. Mais à peine a-t-il tourné le dos qu’il n’y
pense déjà plus, ou, s'il y pense, c’est pour faire le contraire, à
moins que l’ordre reçu ne soit utile à ses intérêts et qu’il l’ait
compris ; mais s’il ne le comprend pas, rien ne saurait en
démontrer l’utilité à son étroite compréhension, hermétiquement
close en une tête plus dure qu’un crâne de mulet. Mais avec
quelle incomparable adresse, quelles ingénieuses ruses et quelle
finesse de sauvage il saura, si on lui demande compte de sa
conduite, la justifier par les raisons les plus mauvaises sans
doute, mais qu’il ne craindra pas de contredire à proportion
qu’on lui en démontrera l’erreur, cherchant même à persuader
qu’il a obéi lorsque la preuve est là du contraire. Bref, ne se
démontant jamais, doué d’un esprit plein de ressources et d’une
éloquence qui n’étant jamais à court d’arguments ferait la
fortune de nos avocats les plus en vogue, si pauvres auprès des
Arabes, dont le dernier de tous eût enseigné l’art de bien dire à
Démosthène et la poésie à Homère.
Souvent aussi, l’on se prend à ses ruses, à ses détours, à ses
mensonges de si sincère apparence, alors même qu’on les
connaît de longue date. On n’est peut-être pas très convaincu, on
doute encore, mais on est cloué, on le serait du moins si l’on
avait la naïveté de juger ses raisonnements avec une raison
d’Occidental.
Plein de tact en sa conduite, en ses manières, l’Arabe en
manque absolument dans ses ambitions et ses prétentions : le
dernier de tous, ne doutant de rien, fier comme on l’est quand on
se dit « fils d’un tel », ne craint pas de prétendre sans rire aux
plus hauts emplois. Dans ses réclamations il est
intempestivement oiseux jusqu’à l’abus : prenant les faits depuis
le déluge jusqu’à nos jours, les narrant à son avantage et sans
désemparer avec une volubilité sans pareille, si on le laisse faire,
crieur, hurleur, harcelant...
Et puis, il a de brusques retours qui démontent nos idées
acquises sur les choses. Tel qui n’a pu être caïd sollicite
bravement une place de garde- champêtre, ou d’agent de police.
J’en ai connu qui, appartenant aux plus grandes familles, à celles
qui, du haut de leur grandeur, méprisent le plus les Français,
postulaient des emplois de chaouchs, c’est-à-dire de serviteurs à
tout faire, auprès de ces roumis, fils de chiens et esclaves de leur
civilisation. L’âme simple de l’Arabe a de ces finesses
tortueuses, de ces détours inattendus. C’est qu’il ne faut pas voir
ici les choses à notre point de vue; il faut les voir au leur : le
moindre emploi auprès de nous leur permet de prendre sur leurs
coreligionnaires une grande autorité dans le sens de notre
exercice du pouvoir, non dans celui de leurs idées ; mais
qu’importe, puisque c’est de nous que l’on peut tirer les
avantages matériels et positifs que l’Arabe place judicieusement
dans la pratique au-dessus de tous les autres! Et de cette autorité
ils savent abuser par des moyens dont leur imagination est des
plus fécondes, et qui sont des plus productifs. Il est vrai que
l’emploi qui la leur donne les oblige aussi à cirer nos bottes;
mais s’ils nous tiennent l’étrier ils n’en ont que plus de pouvoir
pour se faire tenir le leur.
Du reste, avec le servage et la platitude, dont ils se rachètent
par la trahison, toutes choses qui sont dans leur sang, ils savent
mériter les bonnes grâces de leurs chefs et en abuser ensuite
contre leurs propres coreligionnaires. Vols, concussions, faux-
rapports, abus de pouvoir par intérêt ou par haine, chantage en
vue de se faire acheter un silence qu’il revendra ensuite, tout est
bon pour le chef arabe, si petit qu’il soit, à l’égard de ses
subordonnés, de ses frères. Et le mobile de tout cela, ici comme
ailleurs, comme partout, c’est l'argent, le Dieu des hommes,
jadis appelé ici le Boudjou, aujourd’hui le Douro.
Pendant la dernière insurrection, deux Arabes s’étaient vanté
devant un Français qui, malheureusement pour eux, comprenait
fort bien leur langue, d’assassiner un général au milieu de son
camp et disaient que, s’ils avaient les mains pleines d’or, ils
pourraient commettre impunément ce meurtre audacieux. L’état-
major de ce général fut prévenu et les deux indigènes arrêtés ;
mais il est triste de dire qu’ils avaient peut- être raison.
Avec de l’or et par la crainte des amendes, on tient ces
Harpagons en burnous : dans une moindre mesure, on tient aussi
ce grand peuple en enfance par des médailles, des décorations,
des signes distinctifs, des colifichets qui flattent leurs vaniteux
instincts : en tout chef arabe il y a un peu de roi nègre, avec
beaucoup de finesse en plus et d’ivrognerie en moins. Mais s’ils
se parent de nos décorations avec tant de vanité, s’ils nous
prodiguent tant de marques de respect et de prévenances,
poussées même jusqu’à la plus gênante obséquiosité — s’ils les
prodiguent, du moins, à tous ceux d’entre nous dont ils peuvent
avoir besoin sur le moment, qu’on ne s’y trompe pas : ils nous
méprisent au point de nous le montrer ouvertement dès qu’ils
n’ont plus besoin de nous ; et c’est ici qu’un chrétien aurait
besoin de toute sa religion afin de rendre le bien pour le mal
qu’il a seul à attendre de l’Arabe, de l’Arabe qui nous méprise et
nous hait tout simplement parce que nous ne sommes pas
Arabes comme lui et aussi parce que nous manquons
généralement de cette morgue qui, chez eux, comme ailleurs,
tient lieu du plus grand mérite.
Parfois les peuples barbares sont susceptibles de progrès,
d’assimilation. Pas l’Arabe : ses préjugés et le Coran s’y
opposent. Son ignorance est de celles qui non seulement ne
peuvent être instruites, mais qui ne le veulent point. Le manque
d’initiative est regardé par l’Arabe comme un bien ; la croyance
aux dogmes du Prophète en tient lieu. Quelques versets du
Coran, appris par cœur dès le jeune âge, sont sa seule science, la
base de toutes les connaissances qu’il pourra acquérir, malgré
lui, par la suite. Qu’y a-t-il donc à tirer de cette race sur
l’intelligence de laquelle pèse, comme un boisseau de fer, le
fatalisme mahométan, qui lui ferme à jamais les portes de la
lumière ?
Pourtant les Arabes auraient l’esprit ouvert pour les sciences
positives et l’industrie, s’ils voulaient s'en donner la peine,
réagir contre leur incurable paresse ; mais ils préfèrent pourrir
dans l’ignorance et s’en faire gloire au nom de la religion.
Quant aux arts, c’est fini pour eux, et leur poésie elle-même
est plus extérieure que réelle : le genre de vie qu’ils mènent leur
en donne plus de semblants qu’il n’en met en leurs âmes. Leur
langage est imagé, pittoresque cependant, comme celui de tous
les peuples méridionaux, fils du soleil et de la lumière, et même
comme celui de presque tous les peuples sauvages. « Le vin,
diront-ils, est le savon des soucis » (malgré les défenses du
Coran, beaucoup d’entre eux en boivent) ; « l’amour des
femmes ouvre toutes les portes; leur haine, avec un fil
d’araignée, sait dresser devant nous une muraille de fer... »
Mais leur esprit de conversation est nul ; il se borne à la
plaisanterie au gros sel et à la farce. Avant d’être poètes, ils sont
pratiques ; leurs pensées, leurs réflexions, leurs rêves
d’Orientaux « fumeurs de haschich » ne s’élèvent point au-
dessus de terre : ce sont plutôt des préoccupations où le douro
joue le grand rôle. Et ce croyant qui, lorsqu’il est en prière, lève
les yeux au ciel et prend une altitude inspirée sous le regard de
Dieu, comme s’il le voyait là-haut, ou qu’il y sentit sa présence,
ce croyant, qui ne devrait rien estimer des plaisirs de ce monde
ou de ses biens et tout attendre de la vie future, est si loin de
dédaigner les jouissances matérielles que le Prophète, qui le
connaissait, qui l’a pétri à son image, a dû lui en promettre
encore dans son paradis.
Et cette religion, que l’on dit si forte, ne l’empêche pas d’être
idolâtre comme tous les autres hommes, en dépit de son
fanatisme. S’il n’a point d’images, d’icônes, de statues,
d’emblèmes, que peu à peu sa vénération substitue à ce qu’ils
représentent, il a les sarcophages de ses koubbas et les amulettes
de ses marabouts...
Mais à quoi bon lui reprocher des défauts qu’on lui a si
souvent reprochés déjà ? Est-il besoin de les lui jeter une fois de
plus à la face ?... Et puis ces défauts et ces vices sautent si vite
aux yeux de l'étranger, qu’il y aurait vraiment peu de mérite à se
donner l’air de les découvrir, — sans compter que l’Arabe serait
peut-être en droit de retourner contre nous la parabole célèbre de
la paille et de la poutre...

XIII

Oh ! ces sentiers arabes qui étaient jadis les seuls grands


chemins d’Algérie, ces sentiers plus ou moins larges et
praticables que le pied des chevaux, du bétail ou des hommes a
tracés, irréguliers, tortueux, au gré de la marche, à travers les
vastes plaines ou bien au flanc des montagnes, dans les
sinuosités, ou les escarpements des rochers,... ces sentiers si
pittoresques lorsqu’ils s’engagent entre les lauriers roses, au
bord des oueds, de ces oueds qu’on franchit à même dans l’eau
peu profonde et délicieusement rafraîchissante au passage pour
les chevaux, pour les cavaliers aussi, qui en sont un peu écla-
boussés..., — ou lorsqu’ils serpentent sous les futaies des forêts
centenaires, dans les montagnes du Tell et qu’ils mènent sur des
sommets d’où l’on découvre, déroulés dans la pure atmosphère
d’Afrique, tout un décor de montagnes et une succession de
vallées aux pentes boisées, où tous les tons du vert se jouent
dans l’éblouissante lumière et au fond desquelles, parfois, —
trop rarement, hélas! — brille un étroit ruisseau entre des rives
de lauriers roses...
Sur ces chemins qui tantôt traversent les grandes plaines
désolées et nues, qu’on dirait être l’avant-propos du désert, et
tantôt se contorsionnent en des lacets de montagnes aux courbes
invraisemblables, aux pentes plutôt faites pour des pieds de
chèvres que pour des jarrets de chevaux, s’en vont pourtant des
bêtes de somme, dont les reins fléchissent sous le poids de
charges toujours trop lourdes pour leur petite taille, mais jamais
pour leur force et leur énergie.
Nous sommes dans une des nombreuses gorges en méandre
du massif de l’Ouarsénis, parmi les ravinements si
profondément accentués de ce sol schisteux, naturellement
glissant par lui-même, mais rendu plus glissant encore par les
aiguilles de pins d’Alep desséchées, jonchant la terre. En hiver,
au fond de chacune de ces gorges coule un torrent, qui est à sec
pendant l’été, mais si impétueux au printemps que la violence de
son cours mine le pied des montagnes entre lesquelles il coule,
en effrite le bas, en entraîne les pentes et y taille des berges à pic
qui s’effondreront à leur tour.
Souvent, les chemins, suspendus aux flancs de ces
montagnes, sont coupés par les éboulements, et je me souviens
qu’un jour, à plus de 300 pieds au-dessus d’une vallée dont les
flancs escarpés, couverts de pins, n’étaient séparés en bas que
par un de ces oueds profondément encaissés, j’étais arrivé
précisément à un creux de montagne où les chemins doivent
s’accrocher comme ils peuvent parmi les éboulis gigantesques
qui ont dégringolé en pains de sucre jusqu’au fond des vallées.
Pour franchir ces tournants, coudés à angle droit au-dessus
d’abîmes vertigineux, les chevaux sont presque obligés de se
ployer en deux afin d’avoir, en les contournant, toujours au
moins deux pieds posés sur l’étroit chemin à peine aussi large
que leurs sabots et penchés vers l’abîme. Il faut vraiment être
chèvre, ou cheval arabe pour se livrer à de pareilles
gymnastiques à des hauteurs aussi impressionnantes. Et quant
aux cavaliers sujets au vertige, ils font aussi bien de ne pas
s’aventurer sur ces sentiers dont le parcours n’est parfois pas
plus rassurant pendant des heures de marche. Mais les Arabes ne
connaissent point le vertige. Moi non plus.
A cet endroit, le chemin avait été coupé quelque temps
auparavant par une de ces dégringolades du sol et un peu au-
dessus de son ancien passage, le pied des bêtes en avait déjà
ébauché un autre. Ne pouvant pas reculer, je laissai donc mon
cheval se cramponner sur le schiste glissant avec toute l’énergie
de ses tendons et au moment où il franchissait le mauvais pas, je
fermai involontairement les yeux comme si j’allais être précipité
avec lui dans l’abime ouvert sous ses pieds. Mais, par un saut
miraculeux, ma vaillante petite monture reprit l’étroite piste au-
delà du tournant effondré et je rouvris les yeux en sentant son
pas fouler de nouveau le sol de son amble menue et cadencée.
Je regardai autour de moi... Vraiment de pareils chemins ne
doivent pas coûter cher, comme frais de tracé, aux populations
arabes, et pourtant ces populations sont soumises, comme nous
le sommes en Europe, à l’impôt des prestations. Seulement cet
impôt est utilisé sur les routes et chemins qui desservent les
terrains de colonisation ou les points stratégiques. L’indigène,
lui, depuis des siècles, à l’intérieur de ses tribus, se contente de
lacets vertigineux en montagnes, et de pistes tortueuses en
plaine, où le macadam, le kilométrage, le cylindrage, voir même
les grosses pierres formant obstacle, sont le moindre souci des
passants depuis que la terre tourne.
Jadis il en était de même en France et seul le seigneur du
pays, lorsqu’il manquait de se rompre le cou sur des chemins
semblables, donnait ordre de les réparer.
C’est encore ce qui a lieu en Algérie, lorsqu’un chef civil ou
militaire, allant en tribu, constate, sur les chemins, de trop
mauvais passages ; mais ces chemins, pour si mauvais ou si
périlleux qu’ils soient, suffisent aux indigènes dont les jarrets
sont d’acier et les poumons à toute épreuve.
A nous, aujourd’hui, dont le train de vie ne peut plusse
contenter des petits chemins qui, en France, furent si souvent
pour nos pères des chemins de gloire, il faut de belles et bonnes
routes qui nécessitent toute une administration, des ingénieurs,
un attirail et des employés, tout un service de contrôleurs,
d’agents, d’inspecteurs, de cantonniers, et, pour entretenir tout
ce personnel, pour payer toutes ces dépenses, le chiffre de nos
impôts augmente chaque année dans d’inquiétantes proportions.
Ici, pour l’Arabe, ce n’est pas le montant de ses impôts qui
augmente, car les prestations s’exécutent en nature et on ne
laisse pas aux indigènes le choix de s’en acquitter en espèces.
Aussi, après les pluies d’hiver, les voit-on sur nos grandes
routes, pioche ou pelle en main, simplement vêtus de leurs
gandourahs, pittoresquement groupés sous la surveillance d’un
cantonnier quelconque, travaillant, brouettant la terre et se
trouvant réduits alors, par un juste retour des choses d’ici-bas, à
travailler pour le compte de leurs bourriquots, dont le concours
serait inutilisable.
Qui sait si un temps ne viendra point où nous- mêmes, gens
des villes, artistes, penseurs, savants, gens d’affaires, hommes
du monde, serons obligés de travailler ainsi. Il appartient, m’a-t-
on dit, aux conseils municipaux de décider si le travail des
prestations doit être fait en nature, ou soldé par de l’argent.
Qui sait si, au nom de l’égalité, les conseillers municipaux
que le suffrage universel nous donne ne décideront pas que
chacun, sans distinction et sans pouvoir se faire remplacer, devra
travailler en France comme les Arabes ici ? C’est cela qui serait
bien trouvé pour... embêter le bourgeois !...
Mais, en attendant, voici que je les parcours encore, ces
sentiers que je ne retrouverai plus en France, ces petits chemins
arabes, si pittoresques, si sauvages, sous les forêts, dans la
montagne, où, la nuit, quand l’homme repose, — fréquente et
circule toute la gent des fauves, petits et grands, chacals, hyènes,
serpents, lapins, en quête d’amour ou de chasse, — sur ces
chemins qui, même au temps de la splendeur et des grands
travaux de l’Islam, furent les seules roules par où le peuple
arabe ait passé, avec sa civilisation qui a failli dominer le
monde.
XI

Avant de quitter l’Algérie, j’ai voulu revoir Alger, Alger la


blanche que tant de poètes ont chantée, la comparant avec son
chaos de maisons carrées en amphithéâtre sur sa colline au bord
de la mer bleue, tantôt à une carrière de marbre et tantôt à
l’alcyon qui se repose auprès des flots avant de prendre son vol
au-dessus des mers.
Al Djezaïr, le vieux repaire de forbans écumeurs de mers, qui
cache aujourd’hui ses ruelles antiques derrière une ceinture de
boulevards étincelants et où l’on montre encore, sur une hauteur
voisine, émaillée de villas anglaises, les dominant toutes, une
maison blanche rébarbative du haut de laquelle les corsaires
barbaresques guettaient les navires chrétiens et partaient de là
pour fondre sur eux...
A présent, il y a dans Alger tant de bureaux, tant d’usines,
tant de casernes, tant de boutiques et d’ateliers qu’il y a bien
encore des esclaves chrétiens — esclaves de la nécessité,
esclaves de leur temps, — et, s’il n’y a plus de corsaires, il
semble que la Méditerranée y ait jeté, comme à plaisir, toute
l’écume des peuples de l’Europe méridionale, auxquels les
habitants indigènes, maures et juifs, ont emprunté pas mal de
qualités — surtout parmi les mauvaises, — sans compter que la
vie plus facile et factice que mènent ces derniers, en tant
qu’habitants de ville, les rend encore très inférieurs sous tous les
rapports aux indigènes des douars.
Dans les rues de la ville haute, — ces rues du quartier de la
Kasbah, — étroites, tortueuses, en escaliers, où s’étagent et
s’entassent des maisons bizarres, borgnes, boiteuses, étayées
pour la plupart sur elles-mêmes par des rangées de rondins
obliques qui soutiennent des étages surplombants, — tout un
peuple étrange grouille, monte, descend ou se repose, assis,
couché, dormant, rêvant ou attendant on ne sait quoi : rien sans
doute. Le coup d’œil est assurément pittoresque. Mais au milieu
de tout ce monde interlope et cosmopolite qui végète et se
coudoie le long des rampes glissantes, sordides, encombrées
d’ordures, de ces ruelles mal pavées et mal famées à plus d’un
titre, il faut en rabattre singulièrement sur la légendaire gravité
des habitants de cet Orient en carton peint, dont parlait, il y a
longtemps déjà, l'immortel auteur de Tartarin de Tarascon.
Et je me demandais, non sans inquiétude, ce qu’étaient
devenus cette simplicité de mœurs, ces usages patriarcaux que je
croyais naïvement avoir été légués par les temps bibliques aux
héroïques neveux d’Abd-el-Kader, quand je voyais des
moricauds pieds nus et qui auraient pu, sous bien des rapports,
en remontrer à nos jeunes faubouriens, jouer des tours pendables
aux étrangers qui passaient près d’eux, se lançant, entre eux,
d’un bout de rue à l’autre, de ces épithètes éminemment XIXe
siècle et détonnant dans le décor oriental des rues de la vieille
Alger comme un habit noir dans le désert ; et aussi, lorsque, le
soir, au détour de quelque ruelle, une Mauresque toute
enveloppée de voiles blancs, m’arrêtait au passage et me donnait
en bon français la carte de ses prix, je songeais avec une
mélancolie fortement assaisonnée de désillusion aux harems
d’antan et je m’apitoyais sur les eunuques disparus aujourd’hui
des mœurs algériennes.
J’ai vu, là, dans ces romantiques impasses du quartier arabe
qui serpentent parfois sous des arcades de maisons et ailleurs ne
prennent jour que d’un pan de ciel bleu déchiré entre les faîtes
des murailles, j’ai vu des constructions européennes, plates et
banales, contrastant affreusement avec la bizarre structure des
maisons voisines et leur donnant l’air de vieux attributs de
théâtre oubliés là, ou dressés pour rappeler au souvenir des
touristes, qu’on est quand même en Orient.
J'ai pénétré dans une sombre et humide cour, aux colonnades
grossières, de style mauresque et badigeonnées en bleu cru,
parce que, de cette cour, j’entendais sortir un épouvantable
vacarme : je pensais qu’il n’y a pas plus de fumée sans feu que
de bruit sans causes, et que, dans les rues d’Alger, le bruit
pouvait avoir quelquefois des causes intéressantes. Pourtant je
n’en étais déjà plus à m’imaginer la population algérienne grave,
silencieuse, glissant furtivement et sans bruit le long des murs,
dans des rues solitaires, et faisant rêver aux habitants du pays
des ombres.
Dans cette cour où j'avais pénétré, comme tant d’autres, il y
avait une fête arabe à grand renfort de cris sauvages, d’infernale
musique, de coups de tam-tam, de pratiques religieuses con-
sistant surtout en contorsions grotesques et en tours de force
barbares. C’était plein de burnous pressés les uns contre les
autres, fanatisés, électrisés, les yeux hors de la tête; on n’y
fumait point, par respect pour le prophète dont je ne me serais
certainement pas douté qu’on célébrait les louanges... un colosse
nègre me le fit presque brutalement observer; et les femmes
cachées dans l’ombre de quelque salle grillée ou d’une galerie
supérieure, — jamais mêlées à la foule des hommes, —
poussaient de longs houloulements plaintifs, en signe
d’approbation et de joie, d’admiration et d’enthousiasme : et ces
longs cris chevrotants, qui sortaient de l’ombre, me faisaient
courir, en ce lieu et devant le spectacle sauvage que j’avais sous
les yeux, de petits frissons dans le dos.
Quand je sortis de cette cour, on me dit que c’étaient des
Aïssaouas que je venais de voir, des membres de la fameuse
secte des Aïssaouas, dont la mise en scène et les acrobaties ainsi
exécutées à deux pas du Boulevard de la République me
semblèrent plutôt comparables à un spectacle quelconque des
baraques de nos foires qu’à de vraies pratiques religieuses ou à
de vrais usages musulmans.
J’ai vu des marchands indigènes dont les étalages ouverts à
même sur la rue, ou empiétant sur le pavé ne manquaient pas de
pittoresque : pour la plupart ces boutiques sont tenues par des
mozabites ou des juifs, souvent même par des Arabes, jamais
par des femmes ; elles se composent d’une pièce unique,
microscopique, sans devanture, l’étalage installé sur un lit de
camp la tient presque toute, et le client fait généralement ses
achats depuis la rue. Le soir, le marchand ferme sa boutique et
s’en va coucher ailleurs, ou devant la porte. Dans les unes on
vend du couscouss, du hâmis, de la cherba, du courna, des
gâteaux de miel, et les mets les plus variés de la cuisine
indigène, dont le spectacle écœurant, les senteurs rances et fades
font détourner la tête et presser le pas au roumi fraîchement
débarqué sur la terre des prodiges, et non encore habitué à voir
des mouches de toutes sortes picorer une nourriture qu’on sert et
qu’on mange avec les doigts et parmi laquelle les cheveux sont
moins rares que sur une tête d'académicien.
Dans d’autres boutiques, et celles-là généralement plus
obscures, plus humides, en contrebas, véritables trous noirs, à
fleur de terre, et d’où sort, — comme, d’ailleurs, de presque tou-
tes les maisons de la ville haute,—une indescriptible odeur, tout
orientale assurément, de vieillerie, d’étouffe, d’oranges pourries,
de linge sale, de fraîcheur humide, on vend des légumes, des
fruits, du charbon, des oranges, des mandarines, des bananes,
des pastèques, etc., mais on n’y vend rien, pas même pour un
sou de poivre, sans force cris, contestations et disputes, et sans
qu’aussi un attroupement de badauds indigènes ne se forme
autour de l’acheteur et du marchand : les Orientaux sont avides
de spectacles, et, manquant de mercuriales officielles, ou n’y
comprenant rien, ils aiment cependant à s’instruire sur le prix
des denrées. Il ne faudrait même pas jurer que la vue d’un achat
de comestibles ne tint lieu de repas à quelques-uns.
Plus loin, dans une boutique plus importante, un gros homme,
à l’air paterne, aux genoux ankylosés, est assis à la turque en
fumant sa pipe, une longue pipe d’opéra-comique, au milieu du
clinquant plus ou moins fané qui compose son petit bazar
d’objets arabes, fabriqués pour la plupart à Paris, de défroques
brodées et pailletées sur toutes les coutures, provenant de la
réforme de quelque régiment indigène, et de vieilleries d’antique
importation espagnole ou italienne. A chacune des marchandises
qu’il vend, il jure, en mauvais français par Abraham, Isaac et
Jacob, ou par Allah, que c’est sa ruine; il finit toujours par s’y
résigner quand même ; mais, à la longue, toutes ces
pleurnicheries — peu variées, — produisent l’effet d’un
boniment destiné à l’accentuation de la couleur locale.
Je suis entré plusieurs fois dans des cafés maures : le café
maure et le bain maure, c’est là que passe tout l’argent et que se
passent tous les instants de la riche population indigène des
grandes villes et même des petites.
Les cafés maures, pour la plupart, sont situés à des rez-de-
chaussée grands ouverts de maisons européennes ou
mauresques, du quartier de la Kas- bah : ils se composent d’une
seule pièce, plus ou moins vaste où, sous les yeux de ses clients,
accroupis sur des nattes d’alfa tout le long des murs, le caouadji,
dans un coin, sur un petit fourneau, confectionne le breuvage
national des orientaux, l’épais et délicieux caoua qu’on ne peut
déguster qu’à longs traits, et non sans un bruit de lèvres assez
peu réjouissant, sous peine d’avaler le marc du café qui est servi
à même dans les tasses pleines. Une nasillarde et primitive
musique, au rythme monotone et sempiternel, y fait danser dans
la fumée bleue des cigarettes, sous les regards des croyants,
d’impudiques houries terrestres, sortes d’almées d’une
authenticité douteuse et, en tous cas, de fort bas étage, aux
mains rougies de henné, aux yeux noircis et agrandis de kheul,
au visage parfois joli et délicat, mais atrocement tatoué de
dessins, d’étoiles, de signes bleuâtres, et dont les bras et les
jambes sont surchargés de larges et massifs bracelets d’argent
qui rendent à chaque pas un bruit cadencé de ferraille.
Sur les murs de ces lieux de délices, on peut voir une main
ouverte, grossièrement peinte ou sculptée, — religieux emblème
destiné à éloigner le mauvais esprit, et, au-dessous, à côté, tout à
l’entour, des glaces aux vulgaires cadres d’origine éminemment
française et dont la dorure est affreusement maculée par les
mouches ; puis des enluminures de l’exposition universelle de
Paris, des Epinals représentant les illustrations du règne de
Louis-Philippe et de la conquête d’Algérie, voire même
d’invraisemblables chromos de notre Président actuel.
On voit que l’influence française fait de sensibles progrès. Et,
sans parler des chaînes de papier bleu et rose tendues au
plafond, comme chez les coiffeurs de faubourgs, si l’on veut
goûter au café des Arabes, c’est dans des tasses microscopiques
peinturlurées de guirlandes dorées et provenant en droite ligne
des tourniquets de Saint-Cloud, que le caouadji, lentement,
gauchement tremblottant comme s’il versait aux dieux du nectar,
le sert, sans chicorée encore. . Allah soit béni !
J’ai assisté aux portes de maisons de mauvaise mine à des
querelles, à des disputes entre indigènes, à de véritables batailles
où pleuvaient, dru comme grêle, sur les turbans et les burnous,
les coups de matraque et de couteau ; la police évitait
prudemment de troubler ces petites fêtes...
Mais qu’importe!
Assurément, dans ces repaires, je me suis senti pris plus
d’une fois d’une involontaire inquiétude pour le contenu de mes
poches : l’étrangeté de ce qu’on voit dans le quartier maure où,
souvent, le milieu des rues est changé par les Juifs en salle de
vente dont les encans sont criés à tue- tête, en arabe, par des
gosiers barbares et, sans doute, inaltérables ; où le cliquetis
perpétuel des lourdes semelles grinçant sur les marches pavées
des rues en escalade, se mêle au bourdonnement des voix et des
chants monotones qui sortent des maisons, n’en est pas moins
pourvu d’une profonde et piquante originalité.
On y voit monter ou descendre, courir ou flâner, causer ou
dormir des Arabes, en burnous le plus souvent loqueteux et en
haillons, les jambes et les pieds nus dans de mauvaises savates
aux bouts larges et arrondis ; d’autres, au contraire, portent par
dessus de riches vêtements de soie des haïks et des burnous
d'une finesse et d’une blancheur remarquables, les pieds fine-
ment chaussés de babouches vernies et les jambes enfoncées
dans des sortes de bottes en cuir rouge, toutes brodées de fils
d’or et d’argent.
On y rencontre une véritable Babel de tous les peuples de
l’Afrique du Nord, comme de toutes les races de l’Algérie, mais
chacune parfaitement reconnaissable, avec un peu d’habitude, à
des différences plus ou moins marquées de types, de costumes et
de professions, et des Européens de tous pays et de toutes sortes,
ouvriers, artisans, matelots, soldats, touristes, visiteurs — et des
Anglais, comme partout.
On y voit des juifs en larges turbans, en jolies vestes brodées,
en culottes bouffantes qui, par derrière, à chaque pas, oscillent
de droite à gauche et de gauche à droite, au-dessus de mollets
superbes, arrondis sous les bas blancs bien tirés ; et de belles
juives aux grands yeux de gazelles, à la gracieuse coiffure allant
en pointe par derrière, un peu comme celle des Artésiennes, et
d’où retombe sur les épaules une gaze légère et pailletée, les
bras nus en été, vêtues d’une robe sans plis, d’un corsage très
bas terminé sur la gorge par une mousseline et la démarche tou-
jours lascive et nonchalante : et puis d’autres, les vieilles,
énormes, crevant de graisse, véritables tours ambulantes,
enveloppées d’un grand châle criard, croisé sur la poitrine et
maintenu par une lourde bijouterie de mauvais aloi ; et des
mauresques en larges pantalons retombants jusqu’à la fine
attache cerclée d’argent, de leurs pieds, provocantes malgré le
voile qui couvre presque tout leur visage, ne laissant voir que de
beaux yeux noirs et deviner, sous la transparence de son étoffe
légère, un sourire d’invitation tendre ou le murmure de quelques
mots mystérieux.
C’est charmant... Eh bien ! cet étrange quartier où j’ai été
bousculé, comme tous les autres visiteurs, par des Arabes
loqueteux, importuné à chaque pas par des mains tendues pour
une aumône, où chaque habitation a des allures de mauvais lieu
doublé de repaire, où des regards qui m’ont semblé haineux et
qui n’étaient peut-être que méprisants, suivent de partout
l’étranger, m’a produit l’effet d’un véritable cloaque humain: et
c’est un réel sentiment de bien-être moral que j’ai éprouvé à
redescendre dans le quartier européen, à y coudoyer d’honnêtes
redingotes qui, toutes, m’ont paru couvrir d’honnêtes gens, à y
respirer un air plus pur et plus sain, à m’y retrouver, par
comparaison, comme en lieu sûr.
Mais là, aussi,... voilà que dans une voiture de place, une de
ces affreuses victorias, numérotées, comme on en voit partout,
hélas ! viennent de passer avec leur costume oriental et le visage
voilé, deux mauresques assises côte à côte, et singeant d’aussi
près que possible, en dépit de la couleur locale, le maintien et les
poses des petites dames d’Europe. Comme de petites dames
d’Europe, elles ne demandent pas mieux, non plus, que de
permettre au premier venu de prendre place en face d’elles,
d’abord, et de payer le cocher ensuite. Et au cours de la
conversation elles apprendront peut-être à ce premier-venu, s’il
est un peu curieux, qu’elles sont, à leurs moments perdus, l’une,
piqueuse de bottines et l’autre couturière pour tel ou tel magasin
de la rue Bab-Azoum. Pourtant ce sont de vraies mauresques et
qui portent sous leur haïck le gracieux costume avec lequel on
représente d’habitude les bayadères, le costume d’intérieur de
toutes les Orientales, si différent de la robe non taillée aux plis
bouffants à la ceinture que portent les femmes des douars,
coquettement quand même, — toujours femmes — tant qu’elles
sont jeunes.
Et comme ces mauresques, qui font de l’assimilation à leur
manière, vrais maures aussi sont cet épicier du coin, et ces riches
Hadars, et ces grands chefs indigènes en disponibilité qui, frot-
tés à notre civilisation et à nos mœurs, vivent à la française dans
des maisons comme les nôtres, fréquentent nos cafés et nos
cercles et qui, toujours en vue de se perfectionner et d’entrer
dans le mouvement, jouent au whist et au billard, lisent nos
journaux, boivent l’absinthe, ont des voitures et commencent à
subir dans leur habillement l'influence de la Belle-Jardinière en
remplaçant par quelque affreux veston français la gracieuse et
artistique djabadouli de leurs aïeux, toute brodée et chamarrée
de boutons d’argent ciselés.
Mais consolez-vous, ô poètes et vous, artistes, qui pourriez
croire que de ce coin d’Orient tant vanté, le pittoresque s’en va,
ainsi que de partout ailleurs : Il y a encore, dans les villes
algériennes, les Biskris, ces Sahariens qu’on voit dans les ports,
qu’on rencontre, gravissant les ruelles escarpées de la vieille
Alger, trottinant de leurs jambes fléchissantes sous de lourds
fardeaux, ou encore qu’on trouve étendus, la nuit, en travers
d’une porte de boutique indigène, gardiens salariés qui ne
dorment pas en gendarmes ; il y a encore les Mozabites devenus
entrepreneurs de charroi au moyen de ces bandes de bourriquots
qui encombrent si souvent les rues étroites de la ville haute, de
même que les larges boulevards de la ville européenne; il y a
tous les Bèrranis enfin — ces auvergnats de l’Afrique, ces gens
du bas peuple qui conservent ici, comme en tous pays, les
traditions du pittoresque et de la couleur locale.
Et puis, ce ne sont pas tous ces « progrès », si sensibles et si
appréciables soient-ils, qui ont remué, ou changé quoi que ce
soit dans l’âme de ces populations foncièrement orientales
encore; ce ne sont pas nos chemins de fer, nos alcools, nos
paquebots, nos voitures, nos journaux, notre télégraphe, nos
tavernes, notre industrie, ni rien de ce que nous avons importé
en Algérie qui remuera une idée dans l’âme de l’Arabe, restée la
même depuis que le monde est monde et que ses aïeux faisaient
paître leurs troupeaux dans les plaines de la Chaldée en
regardant les étoiles.
XV

Rêvant pourtant l’assimilation, le rapprochement, la fusion de


la race arabe avec la nôtre, on n’a rien négligé pour atteindre ce
but et l’on a pensé tout d’abord y arriver par l’instruction, la
pratique de notre langue, l'incubation progressive de nos mœurs,
de nos usages, de notre esprit, de notre vie, en un mot, dans
l’âme des enfants indigènes. On a créé en Algérie un grand
nombre d’écoles, où les petits Arabes apprennent le français, la
lecture et l’écriture et sont en contact permanent avec les jeunes
Européens ; on les admet même dans les lycées et collèges et,
aussi, on a pris la direction des méderças, sortes d’académies
musulmanes, où ceux qui veulent devenir tolbas (savants), —
titre qui s’acquiert à peu de frais, — commentent le Coran dans
lequel se résume toute la science, toute la sagesse des Orientaux.
Mais si les indigènes ont le plus vif désir de parler notre
langue — dont ils tirent maints profits — peu leur importe de
s’instruire de nos sciences, encore moins de s’initier à notre
génie et de s'identifier à nos idées et à nos mœurs. Ils se trouvent
mieux des leurs et n’excitent pas ainsi la défiance de leurs
coreligionnaires. Nos lycées ne sont donc fréquentés que par les
fils de quelques officiers indigènes, ou de quelques grands chefs
retirés dans les villes et qui veulent témoigner par-là de leur
attachement à la France.
Quant aux écoles rurales, elles auraient plus d’élèves qu’elles
n’en ont, si les villages susceptibles d’en posséder n’étaient pas
souvent trop éloignés des douars pour pouvoir être fréquentés
par les enfants qui les habitent, et qui le regrettent : tellement
l’Arabe, dès son plus jeune âge, est naturellement amoureux du
panache que donne le titre de taleb (6), accordé généreusement à
quiconque fréquente une école, ne saurait-il absolument rien.
Il n’y a donc qu’un nombre restreint d’enfants indigènes qui
puissent aller à nos écoles et encore ceux-là n’y apprennent-ils
pas grand’chose, à part quelques mots de mauvais français.
C’set insuffisant pour atteindre le but qu’on a voulu poursuivre.
En effet, que l'Arabe parle plus ou moins le français, qu’il le
lise et l’écrive ou non, son âme, toujours foncièrement orientale,
c’est-à-dire foncièrement arriérée, étouffée par le fanatisme, ne
change pas plus que ses instincts presque sauvages ne s’en
modifient. Quelques-uns apprennent non seulement notre
langue, mais retiennent, grâce à leur mémoire de perroquets,
quelques notions élémentaires de nos sciences et de nos arts : ils
n’en restent pas moins musulmans, et cela dit tout.
On peut trouver parmi eux de bons secrétaires, des employés
potables, des chefs presque intelligents et, en tous cas,
excessivement fins dans l’art de manier leurs administrés, — si
on peut appliquer ce terme prosaïque à des bédouins, porteurs de
burnous ; — mais c’est là toute leur science et tout leur mérite et
il ne faut pas leur demander autre chose que leur esprit ne
pourrait comprendre, ou ne saurait admettre. Ils peuvent nous
fournir, de temps à autre, quelques bons officiers subalternes,
car ayant des instincts dominateurs, ils aiment à commander,
sont fiers qu’on leur confie un commandement quelconque, et
du plus grand jusqu’au plus petit, sont tous experts en la matière
: leur commandement a même grand air et noble geste ; mais les
6
Savant ; au pluriel tolba.
vues d’ensemble, le raisonnement qui n’a pas trait aux choses de
détail, ne sont point dans leurs cordes et c’est pourquoi ils sont
généralement inaptes aux grades supérieurs ; même les bons, les
vrais capitaines indigènes sont de rares exceptions.
Et tout Arabe d’Algérie qui, dans sa jeunesse, au moyen de
notre éducation, ou dans son âge mûr, à notre contact, a pu
s’élever momentanément au-dessus de ses coreligionnaires, voit
dans sa vieillesse la race reprendre en lui ses droits. Cet homme,
qui s’était façonné à notre vie, qui avait pris même l’apparence
de nos idées, en viendra à préférer mourir de soif auprès d’un
puits artésien, plutôt que de boire une eau sortie de terre parce
qu’il appellera sur le tard un maléfice de roumi et non par la
seule volonté du Dieu unique et tout-puissant.
Avec de telles croyances, de pareils préjugés, comment
pourrait-on s'étonner de la misère de ces peuples?
L’Arabe stérilise tout ce qu’il touche, a-t-on dit avec raison:
il n’y a qu’à voir l’Algérie et, avec elle, le Maroc, la Tunisie,
toute l’Afrique du nord et l’Arabie, pour s’en convaincre.
Incapable de toute vision intellectuelle, il n’a d’autre
aspiration élevée que ses croyances en l’éternité d’une vie future
remplie de joies matérielles et de satisfactions semblables à
celles qu’il recherche pendant sa vie et qu’il peut seules goûter.
Pourtant l’amour, — cette lumière des peuples, au dire de
Michelet, — réchauffe aussi le cœur de l’Arabe, — amour
instinctif et bestial aussi, mais qui n’en ressemble pas moins
beaucoup au nôtre.
Incapable de reconnaissance, de dévouement, d'amitié
profonde et sincèrement désintéressée, malgré les nombreuses
marques qu’il en prodigue à ceux dont il peut attendre quelque
chose, l’Arabe a une véritable adoration pour son fils aîné
surtout qui, après lui, sera chef de la famille, héritier de presque
tous ses biens, comme au temps du droit d’aînesse, lequel est,
parait-il, dans les mœurs de l’humanité. Plus tard le frère aîné
sera respecté à l’égal du père et l’on ne fumera point devant lui,
on n’y prononcera pas le nom d’une femme, —par suite de ce
mépris tyrannique et jaloux qui oblige la femme, même dans les
douars, à se voiler à la vue des hommes et à mener une vie
d’effacement et de travail dont elle n’a jamais songé, dans son
esclavage séculaire, à se mettre en grève.
Et cependant, quoique les femmes soient publiquement
exclues de la société musulmane, — qui prend de cette coutume
séculaire une apparence de profond ennui aux yeux de l’étranger
— et quoique l’homme affecte pour elle ici un inexprimable
dédain, ce n’en est pas moins la femme qui joue le grand rôle
dans les douars comme partout ailleurs. L’Arabe est peut-être
moins fier d’avoir des filles que des garçons; mais il les aime
autant et s’il les marie au plus tôt, même parfois avant l’âge fixé
par le vénéré Coran, c’est qu’en les mariant il les vend aussi.
Mais il ne les en aime pas moins, — au contraire, et cela m’a
même paru étrange de voir de rudes Arabes aux petits soins près
de leurs enfants, quels qu’ils fussent, les caresser, les gâter,
comme nous dirions. C’est qu’on est peu habitué à voir l’Arabe,
qui aime tant de choses, aimer quelqu’un dans son égoïsme que
la phraséologie poétique du Coran peut voiler, mais non
détruire. Elle le dissimule, mais au point que si le burnous est
pour l’Arabe l’uniforme du corps, on peut dire que le Coran est
pour lui l’uniforme de l’esprit et de la pensée et qu’il a produit
cette société monotone où il n’y a plus d’individualité
intellectuelle possible.
Sous ce rapport, qui a vu un Arabe les a tous vus. Chez nous,
du moins, dans les pays civilisés, si les personnalités sont rares,
on trouve différentes classes d’individus semblables entre eux et
se modelant les uns sur les autres, mais ces classes ne se
ressemblent pas entre elles; tandis qu’ici riche ou pauvre, grand
ou petit, c’est toujours l’Arabe, l’Arabe et le Coran, l’Arabe plus
ou moins puissant et fier, mais toujours le même au fond sous
ses dehors de piété, toujours aussi indompté en dépit de sa
doucereuse obséquiosité, une race rebelle à tout progrès et qui
ne laissera pas plus de traces dans l’âme de l’humanité — dont
elle est peut-être la plus exacte expression, — que de ruines sur
sa terre, comme en ont au moins laissé les Romains jusque dans
les sables du Sahara.
Et, peu à peu, le désert s’étendra jusqu’à la mer, après que
tant de peuples établis sur ce littoral, primitivement couvert de
forêts, n’y auront laissé que la désolation et la mort, comme en
Arabie, comme en Egypte, en Syrie, — comme plus tard en
Amérique — et comme partout où l’homme a longtemps vécu.
Alors, sur cette côte, qui a vu Carthage et Hippone, puis les
splendeurs barbaresques d’Al-Djezaïr et de Tunis, puis la
civilisation de notre Algérie moderne, apparaîtra de nouveau
l’éternel Bédouin, sorti de ses déserts et venant planter sa tente
une fois de plus sur les ruines du vieux monde.
XVI

Dix ans bientôt se sont écoulés depuis l’époque où j’écrivais


ces choses. De nouveau me voilà revenu sur cet antique sol
musulman que notre civilisation effleure, mais qu’elle n’entame
point et j’y retrouve l’Arabe toujours le même, voire moins
disposé que jamais à ne plus être l’Arabe. Cela montre que nous
sommes encore loin, non seulement de l’assimilation rêvée,
mais même de l’assimilation possible, et peut-être est-ce un bien
que tous les hommes ne soient point pareils et qu’il y ait parmi
eux des mœurs différentes, comme il y a des races diverses
parmi les animaux. Il y a des moutons et des loups, il y a des
Turcs et des Grecs, il y a des blancs et des nègres, — des nègres
que sans doute, un jour, quelque prud’homme philanthrope
rêvera aussi de blanchir.
Peut-être, donc, l’Arabe a-t-il raison de vouloir rester ce qu’il
est, car ce n’est pas seulement au point de vue du pittoresque
que sa disparition ou plutôt sa transformation en paysan «
assimilé» serait à déplorer; elle le serait encore davantage au
point de vue de l’harmonie des peuples.
Cependant sans rêver l’assimilation, sans la désirer, sans
l’attendre, je ne suis point de ceux qui, enthousiasmés par les
beaux dehors, la fastueuse hospitalité, les burnous flottants au
vent, les coups de feu, la galopade échevelée des fantasias
données en notre honneur, les manteaux rouges des caïds qui
nous baisent humblement la main, les danses d’Ouled-Naïls, le
soir, dans les cours mauresques, ou sous les palmiers parsemés
de diamants qui sont les étoiles, — estiment que nos lois encore
trop douces, trop paternelles, sont bien dures pour ce bon, ce
généreux peuple arabe et trouvent que l’autorité française en
Algérie dispose sur les Arabes d’un trop grand et trop injustifié
pouvoir, et qui lui disent : « assimilez-nous ce peuple-là,
civilisez-le, attachez-le à la France par la bonté, par la douceur,
et, s’il montre parfois les dents, ramenez-le à de meilleurs
sentiments : il y a quelque chose à en faire ; il nous a si bien
reçus !...
Mais si je ne suis point de ces âmes candides, naïves, sincères
et généreuses peut-être, qui s’apitoient depuis Paris sur le
compte de ce peuple si vaillant, si loyal, si dévoué, si hospitalier
et si méconnu, je serais encore moins partisan de détruire
l’Arabe en le civilisant, et, puisqu’on se croit obligé de le
conduire, de l'administrer, je pense que ce n’est point par la
persuasion qu’on y arrivera.
Puisque nous sommes venus dans son pays pour y faire,
surtout au profit de l’Espagne et de l’Italie, une colonie de
peuplement, dont nous n’avions, quant à nous-mêmes, nul
besoin, mais enfin, puisque nous y sommes et que nous n’en
pouvons, ni ne voulons, ni ne devons supprimer les populations
indigènes, il faut nous arranger pour chercher à vivre avec elles
dans les meilleures conditions possibles. Nous d’abord — selon
les préceptes de la charité bien entendue, — elles ensuite, mais
non pas elles avec nous et comme nous : pas de vains et puérils
rêves d’assimilation ; cette assimilation est non seulement
impossible, mais elle est inutile et serait même nuisible à nos
vrais intérêts. Restons chacun chez nous et tâchons de vivre en
bons voisins. Mais, pour cela, pas de faiblesse, pas de grandeur
d’âme chevaleresque, pas de grands mots de fraternité,
d’humanité, de mission civilisatrice, qui ne répondent à aucun
sentiment dans les cœurs arabes et n’ont pas d’équivalent dans
leur langue.
Jamais l’Arabe n’en veut à celui qui abuse contre lui de sa
force : « Tu me tiens aujourd’hui, lui dit-il, profites-en ; car,
demain, si tu tombes en mon pouvoir, je ne t’épargnerai pas. »
Les coups ne lui font point peur, et la mort non plus : « Tu peux
frapper, dit-il, je suis un homme ».... Et sous les coups les plus
brutaux, on le voit — quand il le veut bien, c’est-à-dire quand il
estime ou craint celui qui le frappe, — rester la tête haute,
impassible et le regard hautain, sans un clignement d’yeux.
Il n’est ni généreux, ni loyal, ni chevaleresque ; il manquera
plutôt cent fois à sa parole que de la tenir une seule à son
préjudice ; il vendra son meilleur ami pour peu qu’il puisse y
trouver quelque intérêt, et il égorgera son bienfaiteur en manière
de passe- temps si l’occasion s’en présente ; en somme il
n’entend pas l’honneur à notre manière ; mais il faut reconnaître
que les Arabes n’en sont pas moins de fiers hommes.
S’ils ne bronchent pas quand on les frappe, c’est qu’ils
trouvent que c’est un honneur qu’on leur fait, honneur dont ils
se passeraient volontiers, sans doute, — mais enfin, on ne
frappe pas les femmes.
S’ils observent rigoureusement la dure et pénible règle du
ramadhan, si, alors, même en voyage dans les vastes plaines
desséchées, sous l’accablement de la chaleur, ils passent auprès
des rares sources sans y tremper leurs lèvres et s’ils se
condamnent à rester à jeun pendant des journées entières de
fatigues et de marche — sans même fumer, — c’est moins peut-
être par fanatisme que par orgueil : les enfants ne jeûnent pas,
eux!...
Nous autres, nous trouvons ridicule d’observer notre carême,
qui est de l’eau de rose à côté du ramadhan ; peut-être, s’il était
plus dur, y mettrions-nous de l’amour-propre.
Quoi qu’il en soit, si l’on s’imagine que c’est par la bonté, la
douceur qu’on attachera les Arabes à la France, on se trompe
étrangement.
Sans doute les indigènes de l’Algérie ne se plaignent pas
d’être maltraités et ne réclament point...
Parbleu ! je crois bien : on ne leur a jamais tenu les rênes si
lâches. Et s’il y en a, de temps à autre, quelques-uns qui
réclament, c’est uniquement pour voir jusqu’où ira la... bonté et
la faiblesse des autorités françaises — et pour tâcher d’en
abuser.
Mais il est sûr que nous avons baissé dans leur estime partout
où l’on a par trop adouci le régime administratif qui les avait
assouplis, façonnés et mâtés par la force, par le sabre, par une
dureté nécessaire et sans le souvenir duquel ce peuple, qui
n’admire et ne craint que la force — et qui nomme faiblesse tout
acte de bonté, de générosité ou de clémence, ne nous prendrait
même plus au sérieux.
Pourtant, ce n’est point qu’on ait mis tout à fait les Arabes
dans une boîte à coton, ni qu’on ait changé pour eux l’Algérie
en Paradis de leur prophète. En principe, oui ; mais non en fait,
car l’Arabe, qui se trouve sans cesse en compétition d’intérêts
avec l’Européen et ses diverses administrations, est et sera
souvent la propre victime de son ignorance, de sa barbarie, de
son indifférence, de son apathie et aussi de ses déprédations plus
ou moins inconscientes, de son indéracinable penchant au vol,
de l’incroyable force d’inertie qu’il sait opposer à toute tentative
en sa faveur.
Il faut donc laisser aux âmes sensibles, à ceux qui n’ont
jamais eu affaire à des orientaux, le soin de s’apitoyer avec
indignation sur le sort.de nos vaincus d’Algérie et leur dire : « Si
vous les aimez tant, pourquoi les avoir abordés tout d’abord à
coups de fusil ? Pourquoi êtes-vous allé chez eux leur prendre la
terre qu’ils avaient eux-mêmes prise à d’autres ? Et pourquoi
maintenant voulez-vous en faire des Français, puisqu’ils ne
demandent qu’à rester Arabes ? »
S'il faut l’aide des siècles pour assimiler un peuple conquis à
ses conquérants, ce n’est point par la persuasion qu’on arrive à
plier un peuple barbare à la régularité du bon ordre, — je ne dis
pas aux usages et aux mœurs civilisés.
L’humanité est ainsi faite qu’elle accorde à la force ce qu’elle
n’accorderait pas à la raison. Il faut donc parler aux peuples,
comme aux gens, le langage qui leur convient. L’Arabe lèche la
main qui le frappe, mais il mord avec plaisir celle qui le caresse
et les colons trouvent qu’on s’apitoie beaucoup trop sur son
sort ; mais le moment est mal venu pour eux de se plaindre ; ils
ont eu leur tour de faveur au temps du fameux procès des
bureaux arabes ; on leur a donné une administration qui n’a pas
de sabre, et — dame, les indigènes en profitent.
D’ailleurs, dès qu’on leur rend la bride tant soit peu, ils en
abusent et alors il faut bien en venir aux coups de fusil pour les
faire rentrer dans l’ordre. C’est tout de même une drôle de
philanthropie et mieux vaudrait, il me semble, dans l’intérêt
même des Arabes, ne pas les exposer à se faire ramener par la
force dans le droit chemin.
Ou bien alors, il faudrait les abandonner à eux- mêmes, et
faire d’eux ce que la République américaine a fait pour les
Indiens du Far-West ; mais peut-être cela ne ferait-il pas trop
l’affaire de la colonisation, car, en Algérie, si le colon parle
beaucoup, c’est surtout l’Arabe qui cultive pour lui la terre —
que les bras des Européens trouvent un peu basse sous le soleil
d’Afrique.
Et puis, si on abandonnait les Arabes à eux- mêmes, ils se
mangeraient entre eux, car ils ne demandent rien moins qu’à
vivre en paix, quoi qu’on dise : ils ne vivraient au contraire que
de guerres, de pillages, de razzias, comme au bon temps des
Turcs. Les dernières affaires d’Orient nous prouvent même que
ce n’est pas seulement la haine du chrétien qui inspire les
massacres partout où flotte l’étendard vert au sommet des mi-
narets, car les grands chefs musulmans ne dédaignent pas d’user
du procédé de Carrier envers ceux de leurs coreligionnaires qui
les gênent.
Certes, je ne suis pas un homme politique, ni un homme
d’état, — pas même un prophète, et mon intention n'est point de
donner des conseils que, d’ailleurs, personne ne me demande et
n’attend, pas même les braves gens qui orientent encore leur
politique d’après les romances sentimentales de 1830, et de loin,
prétendent gouverner les Arabes d’après leurs systèmes humani-
taires, en les traitant comme on traiterait des Français ; mais
j’estime que nos lois, bonnes pour nos mœurs, ne sont pas
applicables à tous les peuples, et j’estime que, même en tenant le
peuple arabe en laisse, encore faut-il une main ferme pour la
tenir. Là est le seul moyen, sinon de les assimiler, au moins de
les faire vivre en paix avec nous, — unique but qu’il me paraisse
vraiment opportun et logique de poursuivre.
Un ancien grand chef Arabe, compromis dans l’insurrection
de Mokrani, mais néanmoins tout à fait francisé à la surface,
était menacé, il y a quelques années, de voir enclaver ses terres
et son habitation dans le territoire d’une commune de plein
exercice en formation et qui devait être administrée, en
conséquence, par un maire, élu du suffrage de ses concitoyens
français. Ces maires d’Algérie — est-il besoin de le dire,
quoique tous français, ou presque tous, n’ont pas toujours été
bercés sur les genoux des duchesses. Le grand chef en question
préférait donc dépendre d’un administrateur, fonctionnaire
choisi par le gouvernement et, partant plus présentable. Il alla à
Alger dans ce but et, pour exprimer au gouverneur, — M.
Tirman, — son appréhension de tomber sous l’autorité d’un
citoyen quelconque, il lui dit entre autres choses très persuasives
et dans le style imagé si cher aux Orientaux:
« Nous sommes, nous autres Arabes, comme de fougueux
coursiers entre les mains de nos chefs : nous obéissons à
l’éperon du cavalier, mais nous nous cabrons sous l’aiguillon du
bouvier. »
Voilà un mot qui résume à lui seul toute notre ligne de
conduite envers les Arabes : Prenons garde de les conduire en
bouviers.
PH.-G. D’HUGUES.

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