Dans Les Douars
Dans Les Douars
Dans Les Douars
LES
DOUARS
SOUVENIRS D’ALGÉRIE
1887-1888
PH.-G. D’HUGUES.
DANS LES DOUARS
SOUVENIRS D’ALGÉRIE
1887-1888
Pendant une des nombreuses traversées que j’ai faites entre la
France et l’Algérie, je me souviens d'avoir eu pour compagnon
de route un camarade que l’Afrique du Nord n’avait pas su
captiver. Ils sont rares, pourtant, ceux que n’a pas séduits cette
poésie en action qu’est la vie arabe, cette sorte de monde
enchanté qu’est la société de l'Islam. Mais il n’avait pas été
charmé celui-là et il ne pardonnait pas à l’Algérie la désillusion
d’y avoir trouvé, au lieu de l’orientalisme attendu et rêvé, la
prose d’un américanisme naissant. Non seulement il n’était pas
de ceux à qui suffisent la beauté, la grandeur des paysages et le
contact d’une nature encore presque vierge, mais il n’avait guère
connu que les villes européennes du littoral et les pays
décolonisation, où l’Arabe se fait de plus en plus rare, de moins
en moins pittoresque et où la céréale, l’exploitation 3 agricole,
avec son prosaïque attirail, la minoterie, le chemin de fer,
l’Européen affairé, exclusivement en proie aux soins matériels
auront bientôt tout à fait remplacé ce monde musulman qui s’en
va de plus en plus devant nous vers les solitudes des Hauts-
Plateaux et du Sahara. Il n’avait vu dans les environs des villes
et des centres agricoles du Tell que de misérables indigènes,
pouilleux et loqueteux, qui sont déjà devenus les mercenaires
des colons et qui n’avaient pu lui donner qu’une triste idée de
l’Arabe en général ; il ne connaissait point le véritable indigène
algérien, car il n’avait pas vécu dans les douars ; il n’y avait pas
connu la vie de grand air et de liberté, de guerre, de chasse et
d’amour, d’oisiveté et de mouvement, de résignation et de
traditions bibliques, patriarcales qui remontent aux premiers
temps de l’humanité.
Celui qui lui faisait observer ces choses avait, tout en parlant,
les yeux tournés vers le point de l’horizon, où, dans la matinée,
les côtes d’Afrique avaient disparu à nos regards ; on eût dit que
par-delà l’immensité vide de la mer, il voyait ce dont il parlait
avec cette éloquence simple, pénétrée, convaincue que donne
l’amour de ce qu’on a fait, de ce qu’on a vécu, de ce qu’on a
senti.
Et je l’écoutais, me reportant, moi aussi, à ce temps de
désillusion que furent les premiers jours de mon arrivée en
Algérie où je croyais trouver, comme tout bon Roumi, la vie
arabe telle que je la rêvais, dès les premiers pas sur le sol
africain, — et puis l’enchantement qui suivit progressivement, à
mesure que je m’enfonçais dans le pays, que je m’éloignais de
l’Algérie des Européens pour entrer plus avant dans l’Algérie
arabe, dans les douars.
Ce que j’y ai trouvé n’était peut-être pas tout à fait ce que
j’en attendais sur la foi des romans de 1840 ; mais c’était autre
chose de bien plus captivant, parce que c’était plus
vraisemblable et réel, parce que c’était la vraie vie, — que nous
ne connaissons plus guère en Europe que par des fictions, ou au
travers des livres, — et que je voyais vivre sous mes yeux, à
laquelle je participais et que je vivais moi-même.
Toutes mes impressions de ce temps-là, je les avais écrites,
comme l’ont fait tant d’autres avant moi, croyant comme eux
découvrir pour la première fois le monde arabe, que je ne
découvrais en somme que pour moi-même, — ce monde bé-
douin qui vivait déjà du temps des Ammonites et des Amalécites
contemporains des premiers Hébreux.
J’ai conservé ces impressions qui datent déjà de loin et je les
donne telles qu’elles furent écrites, quoique, depuis, certaines
d’entre elles aient fait place à d’autres et que j’aie pu concevoir
des opinions plus exactes sur bien des points. Tout le mérite
qu’elles peuvent avoir est donc dans leur bonne foi et leur
naïveté.
Puissent-elles aussi avoir un peu de ce charme qu’ont tous les
vieux souvenirs, tous les vieux écrits et presque toutes les
vieilles choses.
Le Télagh, octobre 1896.
I
1
L'une des deux, collines entre lesquelles s’étage
Philippeville.
III
VI
2
Épaisses briques de boue, cuites au soleil.
révèle à la surface du sol la présence, la domination de l’homme,
l’asservissement de la nature, — ces espaces déserts où des
chemins faits de sentiers parallèles, tracés seulement par le pied
des bêtes, serpentent à travers la broussaille maigre, l’herbe
sauvage, les aromates naines, ou le sol nu, pierreux, défoncé par
les pluies, coupé de ravins que nul ne songe à réglementer, à
régulariser ; ces pierres éparses, partout, comme des ruines de
villes gigantesques; ces troupes d’innombrables chameaux pais-
sant librement sous la garde d’un petit pâtre invisible qui dort
dans quelque ravin, à l’ombre de quelque touffe d’herbe ; ce
télégraphe qui dresse son interminable et tortueuse ligne de
poteaux tout au long de cette route primitive qui fuit vers le Sud
et semble un de ces chemins par où des migrations d’hommes
ont passé ; cette lumière incomparable qui fait toute la beauté de
cette terre étrange et désolée ; ce ciel bleu sur ce paysage fauve
étalé en panorama gigantesque ; ces grands vols d’oiseaux
voyageurs qu’on voit se diriger vers le Sud, vers le désert, vers
le mystérieux continent dont la route est toute grande ouverte
dans les espaces illimités, — oui, le Hodna lui- même offre bien
déjà une image de l’Afrique telle qu’on se la représente. Malgré
ses cultures, qu’on ne voit guère que lorsqu’on y marche dessus,
— quand l’atmosphère de ces régions, habituellement si
limpide, est troublée par les fréquentes approches du Siroco et
que la vue ne peut plus alors distinguer d’un côté à l’autre des
plaines les montagnes qui les limitent, on croirait être au désert :
l’horizon est plat, coupé par le ciel en droite ligne comme celui
de l’océan ; et, rien n’y manque,— pas même des caravanes, —
très réduites sans doute, mais composées de chameaux chargés
marchant en désordre et suivis d’hommes aux jambes nues,
bronzées, les burnous relevés sur l’épaule, la matraque en
main !...
L’air est si pur, si limpide, si transparent qu’on perçoit en
temps ordinaire, avec la plus parfaite netteté, la masse imposante
et grandiose des montagnes de l’Atlas, qui sont pourtant à plus
de cent kilomètres de distance et qu’on distingue là-bas, vers le
Sud, découpées en bleu sombre, avec leurs moindres contours,
sur le ciel laiteux dans la buée blanche du lointain. Il est si pur,
l’air de ces régions où la Nature a tout fait en grand, où tout est
vaste, infini, prodigieux, qu’il réfléchit les mirages — on plein
Hodna, comme au désert, — ces trompe-l’œil qui montrent au
loin des lacs éblouissants, bordés d'arbres espacés, mais dont on
chercherait en vain à toucher les rives aériennes.
Et puis, même les cultures arabes ne donnent pas au pays
l’aspect de damier qui caractérise essentiellement nos
campagnes de France quand on les voit de haut, ou de loin :
d’abord ces cultures, — champs de blé, ou champs d'orge, inva-
riablement, — sont très clairsemées, de ci de là, comme au
hasard, au milieu des espaces incultes dont les touffes
d’aromates, les thyms, les serpolets, l’herbe rase, les buissons de
jujubiers, les champs de guetaff sont abandonnés aux troupeaux.
Nulle clôture n'entoure les champs et ne vient, comme en
France, borner la vue, entraver la marche, rompre l’immense
étendue des plaines : pas de forêts non plus, pas un seul arbre
même dans cette nudité magnifique. Le fellah laboure et
ensemence un coin de terre. — juste assez pour que la récolte
suffise à ses besoins ; mais il ne s’attache pas, comme nos
paysans, à cette terre qui ne lui appartient pas en propre, dont il
a la jouissance, mais dont le fonds est la propriété de tous, la
propriété de Dieu.
De plus, c’est à peine si la charrue arabe, au soc en bois,
comme la charrue romaine, gratte et effleure le sol où elle ne fait
que de petits sillons microscopiques, tracés tout de travers :
qu’importe ! L’arabe est brouillé à mort avec la ligne droite et
s’inquiète fort peu de la régularité de ses travaux quels qu’ils
soient : c’est là un de ses caractères essentiels : il travaille parce
qu’il le faut — et non par amour du travail, comme nous
semblons le faire en Europe avec les soins méticuleux, exagérés
— inutiles peut-être, — que nous mettons à nos besognes.
Ces champs qui révèlent à peine leur présence, on passe bien
souvent au travers sans s’en douter — si ce n’est au printemps,
en été, à l’époque des moissons, où l’on voit alors dans la plaine
surgir de vastes plaques de verdure qui grandissent, puis
jaunissent peu à peu, qui prennent, sous l’action de l’ardent
soleil africain, les tons les plus éblouissants du jaune d’or, et
laissent, ensuite, après la moisson, dans les guérets plats,
minuscules, la teinte jaune-paille des gerbes coupées. Dès lors,
le pays, même en ces rares coins cultivés, redevient inculte et
sauvage jusqu’à la saison des labours qui suit de près, d’ailleurs,
celle des moissons ; et, seules, les séguias, — sortes de longs
canaux étroits, creusés en pleine terre pour promener l’eau des
rivières ou des sources au milieu des cultures, toujours
menacées de sécheresse en ces solitudes inarrosables pour la
plupart, — y rappellent le séjour de l’homme.
Et l’arabe vit là, sons la tente, avec sa famille, ses femmes,
ses nombreux enfants, entouré de toutes ses bêtes : ses chevaux
sont attachés « à la corde » devant la tente ; ses bourriquots, ses
chameaux, s’il en a, paissent alentour, sous ses yeux ; son bétail,
ses troupeaux sont gardés par un berger dans les pâturages
d’alentour et, pendant ce temps, son orge pousse et mûrit sans
qu’il s’en inquiète beaucoup, car il en confie le soin à la bonté
d'Allah. Et il dort et se laisse vivre dans les nombreux moments
où il n’a rien à faire, où il ne chasse pas, où il n’est pas au
marché, ou en maraude, il dort sous la garde de ses chiens qui
veillent en gendarmes.
Sous la tente, bêtes et gens sont pêle-mêle, au milieu d’un
pittoresque désordre de tapis aux couleurs fanées ou éclatantes,
d’épaisses nattes d’alfa aux dessins artistement tressés, de longs
coussins en tapisserie multicolore étendus, entassés ou épars...
Le grand chapeau est suspendu avec les armes et la bride au
poteau central ; les selles, les bâts sont rangés tout autour sur les
bas-côtés; les coffres renfermant les objets précieux, les pro-
visions, les munitions, les effets des jours de fantasia, sont
alignés au milieu. Quant à l’argent, il est caché dans un trou en
terre. Dieu sait où. Du côté réservé aux femmes sont les
ustensiles de cuisine, les sacs ou les peaux de bêtes qui con-
tiennent les grains pour l'usage courant, les outres pleines d’eau,
le foyer creusé dans le sol.
La nuit, les troupeaux sont parqués devant la tente, mais sans
clôtures, sans barrières, tassés les uns contre les autres. Tout cela
n’est peut-être pas très propre : tout campement arabe est même
fort sale, plein de fumier, entouré de détritus nauséabonds ; tout
y est boueux ou poussiéreux ; mais l'homme y a tout son bien,
tout son avoir autour de lui, sous ses yeux et pendant qu'il dort
ou qu’il chasse, ses femmes travaillent, tissent, vaquent aux
besoins de ce ménage de nomades, et ses enfants aussi
travaillent déjà, aidant leurs mères d’abord et, plus tard, menant
les bêtes à l’abreuvoir, gardant les troupeaux, s’exerçant, dès le
plus bas âge, à tous les exercices du corps, cavaliers intrépides
par instinct, marcheurs infatigables par nature et aussi par
nécessité, chasseurs passionnés par contagion et par goût ; et les
petits, les tout petits, absolument nus au soleil, prenant leurs
ébats, se bronzant le corps, grandissant en toute liberté, se
faisant pour plus tard des muscles d’acier.
Presque toujours les tentes sont groupées par douars c’est-à-
dire cercles de dix à douze, quelquefois plus, quelquefois moins
(3).Sous chacune habile une ou plusieurs familles dont tous les
3
D’ailleurs, l’autorité française y oblige les Arabes, sans
doute parce que la solitude est mauvaise conseillère.
membres reconnaissent l’autorité du plus ancien, du plus âgé
d’entre eux et ont pour lui tous les respects, tous les égards.
Il est à la fois étrange et pittoresque l’aspect de ces réunions
de tentes à l’épais tissu de laine aux sombres rayures et qu’on
voit se dresser tout à coup, en forme de gigantesques accents
circonflexes, sur la plaine rase et déserte. De nombreux chiens
s’en détachent dès qu’un voyageur apparaît et se mettent à ses
trousses avec un fraternel ensemble, en proférant des aboiements
furieux qui troublent seuls le grand silence de ces muettes
solitudes.
Cette vie-là, dans le grand air pur et libre des plaines
désertes, où l’on souffre peut-être parfois des rudes intempéries
du climat par les nuits glaciales de l’hiver, les jours brûlants de
l’été, les temps de pluie et de grand vent, mais au contact
permanent des beautés de la nature, dans le secret de leurs
mystères; cette vie où l’on voit les belles nuits étoilées des jours
chauds au-dessus de soi, les crépuscules d’un rouge d’or qui
embrasent le ciel, les aurores qui l’illuminent, par-dessus les
crêtes de montagnes, de leurs adorables teintes roses, et le grand
ciel bleu où passent, en projetant leur ombre rapide, de grands
oiseaux de proie et des bandes de migrateurs dont on entend les
cris perçants— cigognes, flamants roses, cangas, — dans ce
bleu éblouissant de l’atmosphère qui remplit, enivre les yeux, et
jusqu’aux admirables et prompts orages qui déchirent les nues
tout à coup affreusement noires, éclairant, rayant, zébrant le ciel
de tous les côtés à la fois, tandis que souffle la tempête et qu’un
immense voile de sable, apporté par elle, et qui pénètre tout sur
la plaine, s’abat en trombe aveuglante; cette vie de l’arabe, sous
la tente et sous l’œil de Dieu, a bien son charme, malgré ses
rigueurs, pour ce peuple amant de la nature et dont le dernier des
hommes est poète d’instinct, artiste sans le savoir et qui, pour
mourir, se fait porter devant sa tente et tourner le visage vers le
père de toute vie : le Soleil!...
C’était bien là, en cette Afrique, le pays par excellence de la
Liberté. Pourquoi donc faut-il que les hommes en aient fait,
depuis des siècles, une terre de servitude?
Ce fut toujours une vaillante race, pourtant, qui dut habiter
ces régions ; pourquoi toutes celles qui s’y sont succédé ont-
elles dû subir des dominations étrangères? Est-ce la faute aux
mœurs qu’on, respirait dans ces contrées? Non! car l’amour, le
besoin de la liberté sont l’apanage forcé de la vie du désert. Mais
c’est peut-être le caractère farouche et dominateur des peuples
du nord de l’Afrique qui a attiré sur eux la domination d’autrui.
De tribu à tribu, de peuple à peuple, de famille à famille, ce
furent toujours des guerres continuelles, des luttes sans nombre
qui ensanglantèrent et stérilisèrent le pays. Chacun voulait
dominer ses voisins, leur imposer tribut. Un peuple qui ne sait
pas se conduire lui-même et que ses divisions irréconciliables
affaiblissent, qui se trahit et qui se vend lui-même pour assouvir
ses haines personnelles ou satisfaire de basses vengeances, doit
bientôt trouver un maître...
Peut-être encore est-ce la situation géographique, jointe à la
beauté du climat et à la fertilité du sol qui attira sur les Berbères
— premiers habitants du pays, les dominations successives des
Phéniciens, des Romains, des Vandales, des Bysantins.., puis
celle des arabes, asservis à leur tour, nominalement, du moins,
par les Turcs, enfin celle des Français qui chassèrent les Turcs et
prirent leur place. Maintenant, ce qui reste des nombreux
éléments de tous ces peuples fondus et confondus sous
l’uniformité du burnous, est pacifié et devrait être content de la
paix profonde et durable que nous avons apportée, par la guerre,
à ce malheureux pays. Il ne faudrait pourtant pas jurer que
l’arabe ne regrette point ses anciens oppresseurs les Turcs ; car,
de leur temps, si l’on était battu, on se battait du moins et la
voix, depuis longtemps muette des longs fusils musulmans, —
matricules aujourd’hui par l’administration française, — faisait
vibrer l’écho de ces espaces silencieux.
Mais, que reste-t-il de toutes ces invasions, de toutes ces
conquêtes, de tous ces passages et de tous ces grands
mouvements de peuples, en ces régions que nous avons trouvées
presque incultes?... Des ruines, quelques villes en loques,
quelques cultures primitives strictement nécessaires aux besoins
d’une population clairsemée... Voilà tout ce qui restait de
l’œuvre des hommes, après une histoire si tourmentée : des
déserts !...
Oui, mais des déserts dont je me sens impuissant à rendre le
charme imposant, la grandiose poésie ; des déserts où l'on sent
son âme envahie par des pensées plus graves, plus nobles, plus
hautes, parce que tout ce qui frappe l’esprit et le regard est
grand, beau, simple, naturel, et que les ridicules que l’homme
civilisé a su se donner, les laideurs prosaïques dont il s’entoure
n’y apparaissent plus. Et il semble que dans le grand air pur et
vivifiant de ces plaines où les poumons se dilatent, où le sang se
renouvelle, un bien-être de force et d’ampleur se répande dans
tous les organes : on s’y sent tout prêt pour les saines fatigués de
la vie nomade — la vraie vie, celle que mena l'enfance de
l'humanité et celle qu’elle mène encore sur presque toute la
terre, à part quelques recoins de la vieille Europe et quelques
étendues de la jeune Amérique, orgueilleusement nommés le
monde civilisé. Ici, c’est la simplicité un peu barbare de
l’existence des premiers âges, avec ses dangers qui empêchent le
cœur des hommes de s’amollir, avec aussi toute sa grâce naïve
et ses touchantes coutumes, mêlées à la rudesse sauvage des
mœurs primitives.
Et quelle abondante récolte de sensations, de pensées,
d’impressions pour les artistes, les philosophes, les poètes, au
contact de ces mœurs étranges, à la vue des pittoresques
tableaux et des scènes bibliques de cette vie pastorale, et au
milieu de ces superbes régions, pourtant si délaissées par eux, à
cause du ridicule jeté sur la banlieue d'Alger et de la prose des
villages coloniaux! Eh! certes, d’affreuses diligences,
d’horribles pataches surannées parcourent les solitudes, —gro-
tesques représentants de notre civilisation ; le chemin de fer
s’aventure déjà sur les hauts plateaux et bientôt s’avancera
jusque dans le Sahara algérien, (rainant après lui tout un cortège
d’Européens à casquettes, semant sur son parcours des gares,
des restaurants et des débits d'absinthe, amenant la lie bruyante
et vulgaire de tous les peuples méditerranéens dans ces
respectables contrées, parmi ces graves populations
mahométanes ; mais, qu’importe si, à côté de ces diligences et
de ces gares, sur nos routes en macadam et malgré le
coudoiement sceptique d'aventuriers européens, vont encore des
arabes égrenant leur chapelet ; qu’importe que dans les villages
les plus reculés, on célèbre à présent le 14 juillet à grand renfort
de drapeaux, d’illuminations et de mâts de cocagne : ça ne dure
qu’un jour, et Je lendemain, à la même place, des croyants,
effondrés dans leurs burnous et tournés vers La Mecque, disent
encore la prière ! Qu’importe enfin que le télégraphe traverse
ces plaines où les douars dressent le cercle des tentes sombres de
l’arabe, où paissent ses troupeaux, où son coursier à longue
queue balayant le sol, dévore l’espace dans un nuage de
poussière d’or!... En quoi la beauté de la nature en est-elle
gâtée ? En quoi tous ces prosaïques et vulgaires atomes de
civilisation, perdus en ces vastes régions, peuvent-ils en dimi-
nuer la grandiose et solennelle poésie ?
Qui sait même si le temps n’effacera pas jusqu'à la trace de
nos ouvrages sur cette terre qui n’est point faite pour eux,
comme il y a déjà effacé celle de la civilisation romaine? Qui
sait si la nature, qui a déjà repris son empire sur les em-
piètements des anciens maîtres du monde dont les ruines
jonchent le sol, éparses, anéanties, n’aura pas aussi raison de nos
modernes efforts,
et si le dernier maître de la Terre ne sera pas ce bédouin
fataliste, gardant encore son troupeau qu’il garde depuis que le
monde est monde — et dont j’aperçois la silhouette immobile
sur un antique débris de mur, drapé dans les plis rigides de son
burnous en loques, et me regardant passer avec un
incommensurable dédain !...
VII
VIII
X
A ce tableau, il y a des ombres. Sans doute, nous autres
Européens, tristes mercenaires d’un travail incessant, ne sommes
que trop portés à l’enthousiasme pour le peuple arabe,
l’originalité de ses pratiques, l’étrangeté si pittoresque de ses
mœurs, et en passant auprès de sa tente nous ne pouvons guère
nous défendre d’envier un moment la vie qu’on y mène. Mais
tel, dont les vœux viendraient tout à coup à être réalisés, ne
tarderait pas à regretter son subit engouement : non seulement
parce que cette vie si attrayante du désert n’est pas toujours
douce, ni bien gaie, ni surtout très confortable; mais parce que,
sous la tente, il y a de rudes moments à passer. Abri charmant,
ou qui le serait, du moins, sans la vermine et le contact trop
immédiat du bétail, pendant les belles nuits fraîches et étoilées,
son tissu a beau être épais, il est encore bien mince contre les
ardeurs brûlantes du soleil, les nuits glaciales de l’hiver, les
assauts du siroco, les balles des maraudeurs. L’eau y est rare et
bourbeuse, jamais fraîche en été, la nourriture des plus maigres
et difficile à se procurer, comme l’eau elle-même, que les
femmes arabes s’en vont chercher parfois très loin, dans la
grande plaine brûlante, à quelque imperceptible fontaine, cour-
bées sous le poids d’une outre énorme.
Ce qui caractérise ce pays, c’est qu’il est le seul au monde où
il n’y ait point de grandes rivières. C’est au bord des cours
d'eaux que se concentre partout la vie des peuples : ici l’homme
campe au milieu des plaines rases et nues et l’Européen groupe
ses villages le long des routes boueuses ou poudreuses, au lieu
de les grouper, comme ailleurs, auprès de ces « chemins qui
marchent » que sont les rivières et les fleuves.
Il faut que les Arabes soient de rudes hommes pour pouvoir
résister aux fatigues et aux privations de la vie du désert, qu’ils
aient le cœur solidement bronzé par l’habitude et le fatalisme
pour dormir et se plaire au milieu de ses dangers sans nombre et
résister aux maladies sans soin, aux blessures les plus atroces.
Leur enfance même est exposée à mille dangers : tout nus en été,
encore presque nus en hiver, c’est le soleil qui leur dore
l’épiderme, ce sont les intempéries qui les forment, les jeux
violents, qui en font des hommes. Le manque de soins, la
vermine, la saleté, les privations, les maladies en tuent un grand
nombre ; mais il n’y paraît point : l’Arabe peut avoir quatre
femmes, et les enfants qui résistent sont aguerris pour jamais.
C’est à son éducation plus que Spartiate qu’est due la vigueur
de ce peuple qui compte à peine de rares infirmes, le plus
souvent encore infirmes par accidents, et leur insensibilité au
mal comme aux privations et à la fatigue n’a d’égale que leur
indifférence stoïque aux douleurs morales. Les prodiges
physiques qu’ils accomplissent et dont on doute de loin, sont
tels qu’ils peuvent, à pied, fatiguer un cheval, et que, pieds nus,
ou simplement chaussés de sandales d’alfa, ils font des courses
incroyables, escaladent les plus inaccessibles rochers avec une
rapidité, une vigueur, une aisance, une agilité merveilleuses.
L’hiver est rude en Algérie. Dans certaines contrées il est
même plus froid qu’en France, à cause du vent glacial que rien
n’arrête en ces régions dénudées. Serré dans son burnous et sans
autre abri, l’Arabe n’en couche pas moins dehors s’il le faut, sur
la terre glacée, avec une pierre en guise d’oreiller, comme Jacob.
Sous l’influence de cet esprit d’imitation qui fait que le centre
du monde est pour tout homme le point qu’il habite, et que tout
le reste, tout ce qui se fait ailleurs n’existe pas, ou ne compte
plus, l’idée m’était venue un jour de me faire arabe, et comme,
en riant, j’en faisais part à un chef indigène :
— Ah! tu crois, me dit-il, que l’Arabe est heureux ?...
— Mais oui, répondis-je, il est heureux, plus heureux que
nous, du moins ; malgré que nous ayons des maisons, des lits, de
belles fontaines, des marchés bien approvisionnés, des voitures,
des chemins de fer ; peut-être à cause de tout cela, sommes-nous
moins heureux que lui, si insouciant... et je vais décidément
acheter une tente et vivre, comme vous, dans les douars.
— Certes, les Arabes en seront contents. Si tu fais comme
eux la prière, ils t’apporteront du lait, des agneaux, des poules...
Mais un beau jour, il faudra que tu ailles en corvée comme les
autres; ton cheval sera réquisitionné pour le service des
hakems... (4).
— Mais, je suis Français, interrompis-je, et j’entends le rester
quoique vivant sous le burnous.
— Alors les Arabes te joueront de mauvais tours; ils te
voleront tout ce que tu auras, ils abîmeront tes récoltes et tu
seras obligé de vivre, comme eux, sous l’aile d'une mouche.
Cette vie sous l’aile d’une mouche, qu’ils trouvent avec
raison préférable au sommeil du cimetière, ne m'a point tenté,
malgré son image poétique, et je n’ai pas adopté des mœurs
auxquelles d’ailleurs je n’aurais pu me plier jamais, car peut-être
aurais-je pu mener la vie de l’Arabe, mais non prendre son âme,
qui, en y regardant de près, et une fois dépouillée de son cadre
patriarcal, évocateur des temps bibliques, se trouve
singulièrement réduite et ne vaut guère mieux que son existence.
L’Arabe a tout ce qu’il faut pour plaire à des étrangers venus
d’Europe, à des Français surtout, à des gens inaccoutumés aux
mœurs barbares et aussitôt séduits par leur côté extérieur, par
4
Officiers.
l’imposante grandeur des paysages, la fierté habituelle de
maintien, la physionomie impassible de ce peuple, par ses
qualités physiques, ses coutumes et tout le décor de sa vie. Mais,
au fond, l’Arabe, malgré les trompeuses étiquettes qu’il sait
assez bien s’appliquer, pour étonner les novices, n’a guère de
biblique que son costume, ses troupeaux, ses usages, ses mœurs,
plutôt pastorales, sa tente où vivent pêle-mêle bêtes et gens, ses
femmes qui vont aux fontaines chercher l’eau comme Rébecca.
Poétisée par l’éloignement, ou la fantasmagorie de ses
accessoires, la vie arabe, à travers les livres, ou de prime abord,
peut même sembler empreinte de cette innocence primitive et de
cette pureté de mœurs, qu’on prête volontiers aux hommes des
premiers âges, et c’est pourquoi la voit-on plutôt idéalisée dans
les livres écrits par des passants, ou des gens qui n’ont guère
habité plus loin qu’Alger. Là ils ont pu fréquenter des indigènes
de marque, frottés de longue date à nos habitudes et à nos
mœurs, instruits à nos écoles, initiés à nos usages, vivant et
pensant presque à la française, et ils ont pu conclure, d’après ces
apparences, que toute la race était moralement ainsi faite.
Quant aux Européens qui vivent en Algérie, ce sont des
fonctionnaires, des cultivateurs, des gens d’affaires, qui, eux,
n’idéaliseraient certes point l’Arabe, le voyant même au
contraire plutôt pire qu’il n’est, par suite de cette instinctive ani-
mosité, de cette haine involontaire qu’éprouvent l’une pour
l’autre, en tous pays du monde, deux races étrangères en
présence. Mais ceux-ci n’ont guère écrit, ou, s’ils le font, c’est
beaucoup moins pour faire des descriptions pittoresques ou des
études sur la société, les mœurs, l’âme arabe, que pour traiter de
questions pratiques spéciales, ayant un but d’utilité matérielle.
Les écrivains moraux, ceux qui observent, raisonnent et
dépeignent pour le seul plaisir de penser, de sentir et de faire
penser les autres, sont presque tous des étrangers, des roumis qui
ne peuvent guère connaître et sonder en un jour, en passant, les
dessous mystérieux de l’âme arabe et qui se contentent de juger
d’après les dehors. Aussi leurs écrits, quoique sincères, ne sont-
ils pas toujours justes. Ce sont des impressionnistes plutôt que
des penseurs et l’on ne saurait attendre, de leurs idées et
sensations de voyages, des jugements profonds et motivés.
Presque tous ont donc rendu les Arabes très sympathiques,
bien qu’en leur disant parfois de dures vérités ; sans doute parce
qu’un peu de la poésie qu’ils ont su prêter à la vie arabe, un peu
du charme de ce rayonnant pays, de la majesté de ses grandes
plaines, de ses horizons illimités, de ses montagnes désertes,
stérilement abruptes et de toute cette nature à l’état sauvage,
inculte, poignante de nudité, couvertes de ruines millénaires et
d’aromates, d’herbes, de plantes que personne n’a semées,
rejaillit sur ses habitants et empêche de ne voir en eux que les
enfants dégénérés d’un grand peuple, que le fanatisme mu-
sulman finit d’étouffer.
D’ailleurs, non seulement les Arabes savent nous jeter
beaucoup de poudre aux yeux et prévenir en leur faveur par
leurs apparences de générosité, de bonhomie, d’attachement
respectueux et de soumission; mais encore ils ont un extérieur
des plus décoratifs et qui prête merveilleusement, sous
l’admirable climat d’Afrique, aux illusions les plus favorables.
En traversant les pâturages immenses, on est frappé du maintien
superbe de ces pasteurs drapés dans leurs pittoresques burnous
et qu’on aperçoit, grandis par l’éloignement dans la transparence
de l’atmosphère, détachant sur le fond bleu du ciel leurs
silhouettes immobiles. Et puis, ils ont pour eux le grand charme
d’être pour ainsi dire à part dans l’Univers entier, dont les
séparent à tout jamais et les isolent, leur fanatisme, leurs préju-
gés, leur ignorance profonde, leur incurable paresse, leur
indifférence méprisante pour tout ce qui n’est pas eux, et enfin
et surtout, l’Islam qui a façonné leur nature à son image.
A la fois noble et obséquieux dans ses manières, fourbe à en
remontrer à tous les Scapins du monde, sachant déployer une
hospitalité grandiose qui lui rapporte plus qu’elle ne lui coûte,
sachant baiser la main qu’il voudrait mordre et affecter un
dévouement derrière lequel il dissimule une indéracinable haine,
qu’on voit luire parfois et malgré lui dans ses yeux, il y a en
l’Arabe un singulier mélange d’homme primitif et de vieux
civilisé en décadence : il a du premier les appétits grossiers, les
sauvages instincts, la cruauté barbare, le mépris des souffrances
et de la mort, les merveilleuses qualités physiques, mais l’esprit
croupissant, fermé à toute idée abstraite, l’intelligence bornée ;
du second, il a l’horreur du progrès, un flair de renard à mettre
au service des instincts matériels qui sont le fond unique de ses
pensées, et, en même temps, toutes les ruses, tous les
raffinements de mensonges, toutes les finesses louches et la
longue habitude, incarnée dans son sang par mille ans
d’esclavage et de domination étrangère, de tromper ses maîtres,
de les exploiter par la flatterie, les démonstrations exagérées, les
touchantes apparences d’abnégation, et de savoir profiter de
leurs faiblesses pour satisfaire ses haines, ses vengeances, ses
intérêts, son indomptable désir de dominer ses propres frères.
Mais on ne veut pas le croire. Aussi que d’illusions ! et à part
ceux qui ont vécu longtemps en Afrique et qui s’étonnent à bon
droit de l’enthousiasme naïf de tant de Roumis, qui peuvent être
d’excellents poètes, mais qui n’ont pas eu le temps de devenir
des observateurs, on ne veut pas voir que, sous de belles
apparences, les Arabes, si bien que nous les traitions, sont nos
anciens adversaires, nos vaincus, qui ont même été nos alliés,
mais qui ne seront jamais nos amis. On se récrie d’indignation,
ou l’on sourit d’incrédulité lorsqu’un Algérien parle de la haine
toujours vivace, du profond mépris, des trahisons toujours
possibles de l’Arabe à notre endroit et qui n’attendent qu’une
occasion ou un signal pour éclater.
Il y en a eu pourtant de trop fréquentes preuves, mais on
préfère penser que c’est fini et que celle histoire déjà ancienne
ne se recommencera jamais plus. L’homme a une singulière
tendance à compter sur la sympathie qu’il inspire, et c’est ce qui
l’empêche trop souvent de constater combien la nature morale,
le caractère, le point d’honneur des autres hommes, ou des
autres peuples, ne sont pas forcément les mêmes que les siens.
Le voyageur peut dormir tranquille sous la tente de l’Arabe ;
le chef de famille veillera sur son sommeil comme sur celui d’un
frère tendrement aimé ; il aura pour lui toutes les attentions,
toutes les prévenances ; mais encore faut-il que ce voyageur soit
accompagné ou recommandé par quelque chef, ou qu’on le
connaisse comme son ami, ou qu’il soit lui-même un chef,
porteur de képi, sans quoi sa seule qualité de roumi, de chien
non croyant, lui ferait cruellement sentir combien il faut en
rabattre sur les salamaleks dont il aurait été l’objet sous l’égide
d’un képi protecteur.
L’hospitalité de l’Arabe est assurément écossaise, par ordre
de Mahomet, mais elle est encore plus intéressée. Les képis eux-
mêmes n’ont de pouvoir que dans les circonscriptions de leurs
porteurs. On en a vu de très brodés, devant lesquels tous les
indigènes s’inclinaient, dans leur arrondissement, se livrant,
pour leur faire honneur, à des fantasias frénétiques sous la
conduite des caïds, offrant de somptueuses diffas, et auxquels,
sur les territoires qui ne dépendaient plus de leur juridiction, de
simples fellahs refusaient un morceau de galette noire, même en
le leur payant plus cher que de raison.
Pourtant l’Arabe ne dédaigne jamais le plus petit profit,
surtout quand il ne faut pas travailler pour l’acquérir, et s’il est
hospitalier, c’est aussi parce que son genre de vie le comporte et
l’exige; mais il l’est pour ceux de sa race, pour ceux qui
viennent s’asseoir auprès de sa tente à l’heure du repas en se
disant hôtes de Dieu : pour un chrétien c’est autre chose ; il peut
sans inconvénients mourir de faim, de soif ou de fatigue, et c’est
déjà beaucoup si on le laisse passer en paix. L’Arabe est mémo
capable de s'embusquer sur le passage de l’hôte qu’il a comblé
de prévenances la veille, et l’on peut dire que si sa tournure est
parfois chevaleresque, son âme ne l’est pas plus qu’elle n’est
accessible à la pitié ou à la reconnaissance. Il y a eu des enfants
de cette race, pris tout jeunes par des colons européens, recueil-
lis par pitié sur quelque chemin, élevés, instruits, comblés de
bienfaits, qui ont assassiné leurs bienfaiteurs aux jours
d’insurrection, et en temps ordinaire se sont contentés de les
voler autant qu’ils ont pu.
Ces gens-là nous considèrent nous-mêmes comme les voleurs
de leur terre et le peu qu’ils peuvent nous voler, c’est toujours
cela de repris à leurs yeux. D’ailleurs, le vol est dans leur sang,
comme l’égoïsme, l’avarice et une prudence qui n’est pourtant
point de la lâcheté : ainsi l’Arabe n’attaque jamais, ne se défend
même pas et se contente de fuir s’il n’est pas sûr d’être le plus
fort, et il est passé maître en l’art de l’embuscade traîtresse.
Rarement, du reste, il en fait l’honneur à un Européen isolé sans
un motif personnel de vengeance ou de haine. Autant que
possible, nous ne comptons pas pour lui et il voudrait nous
ignorer absolument. Il nous sent vivre à côté de lui, mais il
affecte de ne pas nous regarder et, pour ne pas nous voir, il
ferme les yeux, à demi seulement, afin de nous observer, car il
nous craint, mais ne veut pas en avoir l’air. S’il vient de lui-
même au-devant de nous, c’est qu’il y trouve son compte, ou
qu’il ne peut faire autrement ; ce n’est jamais de son plein gré, et
lorsqu’une de ses mains nous donne, l’autre cherche à prendre.
La plus puissante tribu se soumettrait en apparence à un
enfant qu’on lui donnerait pour chef, car il serait le représentant
du beylick(5) qui les a vaincus, qu’ils haïssent mais qu’ils res-
pectent, et ils lui obéiraient quand même. En dépit des belles
doctrines et des grands mots, c’est encore là, pour nous,
l’essentiel. Mais nous savons qu’il ne faut pas compter sur
l’attachement, l’amour, la fidélité de l’Arabe, ni même sur sa
reconnaissance ; nous avons vu trop souvent qu’aux jours où son
fanatisme était excité, les tribus les plus soumises, les hommes
que nous avions le plus comblés de nos faveurs étaient les plus
acharnés contre nous. On a pu oublier en France, mais on se
rappelle en Algérie que Sarahoui, se mettant à la tête de
l’insurrection de 1871, avait attaché sa croix d’honneur à la
queue de son cheval.
Il y a pourtant des chefs arabes qui ont embrassé notre cause
avec ardeur, qui nous ont rendu de grands services, nous en
rendent encore, et se sont constitués nos alliés contrôleurs
propres coreligionnaires. Sans ces auxiliaires indispensables, les
chefs français, qui ne peuvent connaître immédiatement les
populations placées sous leurs ordres, seraient encore plus
5
Gouvernement.
trompés qu’ils ne le sont. Mais les commandements, que nous
leur avons confiés en retour, les ont largement indemnisés de
leur zèle.
On a vu, lors de notre apparition en Afrique, de grands et
puissants chefs indigènes prendre fait et cause pour nous,
rassembler leurs goums autour d’eux et se ranger à nos côtés
dans un moment où l’on ne savait pas encore si la balance
pencherait en faveur de la croix ou du croissant. C’est nous qui
l’avons emporté, — ce sont nos armes; — pourtant nos alliés en
ont été pour leurs frais : ils n'ont gagné à nous servir que des
croix, des décorations, des honneurs, de vains titres — et notre
estime ; mais ils ont perdu les grands commandements à grosses
prébendes qui leur valaient une influence que nous ne pouvions
laisser subsister à côté de la nôtre. Leur dévouement pouvait être
éphémère; il l’a été parfois; aussi, même des hauts personnages
qui lui sont restés fidèles, la France n’a fait que de simples caïds
et n’a laissé à ceux qui les avaient jadis exercées effectivement
que le titre de leurs anciennes fonctions. Avec les vastes
territoires que comprenaient les aghaliks d’antan, aujourd’hui
morcelés en une infinité de petits caïdats, et les nombreuses
populations taillables et corvéables qu’ils renfermaient, les
grands chefs ont perdu le plus clair de leurs revenus.
Ne voulant rien changera leur train de vie, ni diminuer leurs
dépenses ou le nombre de leurs serviteurs et de leurs clients, à
mesure qu’ont été diminuées leurs ressources, la plupart d’entre
eux ont peu à peu aliéné jusqu’à leurs derniers morceaux de
terre entre les mains des prêteurs pour se garder une apparence
de richesse et de faste: après eux le déluge ! Et c’est ainsi que
tombent et disparaissent une à une les grandes familles
indigènes d’Algérie, et, avec elles, toutes les influences gênantes
pour notre domination, — à part celle de Mahomet, la plus
grande, la plus forte, la plus redoutable de toutes et qui durera
peut- être plus longtemps que la nôtre. Nous avons été
politiques. Mais si les anciens aghas et bachaghas qui se firent
nos alliés avaient pu prévoir ce qui les attendait, on peut croire
qu’ils n’auraient point mis leurs services, leurs yatagans et leurs
goums à notre disposition. On ne saurait d’ailleurs les en
blâmer. On ne saurait les plaindre non plus, car personne ne
doute que ce ne soit l’intérêt, non l’amour, qui les ait guidés vers
nous.
On disait, — on le dit encore, — que les Français allaient
manger les Arabes tout vifs. Ils ont cru que nous venions en
Algérie, comme les Turcs, pour y piller, non pour civiliser et
coloniser; ils ont espéré, à la faveur de notre alliance, être non
seulement épargnés du pillage, mais piller eux- mêmes, en notre
nom, pour leur compte personnel et, si nous devenions
définitivement maîtres du pays, recevoir en récompense de leurs
services encore plus de puissance et de richesse qu’ils n’en
avaient avant nous. A tout hasard, ils voulaient se mettre du côté
du manche, et on ne doit pas oublier que leurs alliances ne nous
sont venues qu’après nos premiers succès et lorsqu’ils ont vu
que le manche, ce serait nous.
Chez ces barbares, les sentiments de patriotisme et de
fraternité se sont simplement effacés devant l’intérêt personnel,
la cupidité, l’ambition, le désir
de venger des injures passées, d’assouvir des haines de
famille, d’étendre leur influence, ou d’anéantir celle de leurs
rivaux. Mais voilà tout.
Aujourd’hui ce n’est plus autant cela : ce sont des sentiments
plus médiocres qui les attirent vers nous. Il y a, dans les rangs de
notre armée d’Afrique, des soldats et des officiers indigènes qui
ne sont pas les moins braves et qui ont versé leur sang à nos
côtés sur d’inoubliables champs de bataille. Mais est-ce par
dévouement ou par amour enthousiaste de cette France qui a
vaincu et écrasé leurs pères et dont l’esprit est l’antithèse du
leur?... C’est plutôt par goût, par plaisir, par instinct, car la
valeur militaire est peut- être la seule grande vertu de l’Arabe, et
la bataille, le bruit de la poudre, le galop désordonné d’un
cheval, les armes et la fumée, les beaux costumes chamarrés et
galonnés sont les plus grandes joies de ces vieux enfants qui,
pour elles, oublient le passé sanglant.
Un fusil, un cheval, une femme au moins, toute la vie de
l’Arabe est là ; en ces trois choses se résument tous ses désirs et
le métier de soldat lui donne les deux premières et lui permet la
troisième. Il lui donne en plus, l'uniforme, une nourriture assurée
et quelque argent de poche, oiseau si rare pour ceux parmi
lesquels, il faut bien le dire afin de donner une juste mesure de
l’attachement que nous leur inspirons, se recrutent nos soldats
indigènes, c’est-à-dire parmi les plus pauvres et les derniers des
fellahs, ceux qui n’ont ni terres, ni biens, qui ont à peine de quoi
manger quelques dattes par jour et qui ne veulent pas travailler.
Quant à ceux qui, plus intelligents, plus ambitieux, moins
pauvres, moins ignorants, de meilleure famille, ou anciens
élèves de nos écoles arabes-françaises ou de nos lycées
algériens, ont des galons d’officiers dans leur giberne et qui ne
tarderont pas à les porter aux manches, le métier de soldat
promet presque toujours un caïdat en plus de la retraite pour les
vieux jours, et cela nous vaut, avec de bons soldats, bien des
semblants de dévouement et de fidélité.
Mais la preuve qu’on en doute encore, c’est qu’on n’ose faire
pour les Arabes ce qu’on a fait pour les Juifs dont la race n'est
point guerrière: on n’ose point, quoiqu’on le désire, en faire des
Français, qui, comme tels, seraient astreints aux obligations
militaires, parce qu’on se demande si, le jour où nous les aurions
tous armés, ils ne tourneraient point contre nous nos propres
armes, ou s’ils ne se révolteraient pas avant même que nous les
leur donnions...
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