Essai Afrique Democratie

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LIVRE

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Afrique
La démocratie
à l’épreuve

Afrique La démocratie à l’épreuve


Afrique
La démocratie
Pierre Jacquemot

à l’épreuve
L’Afrique vote massivement. On compte six cent trente présidentielles
et législatives depuis 1990 sur le continent. Mais peut-on pour autant
y considérer la démocratie comme acquise ? Les manipulations des
scrutins restent fréquentes, les contestations des résultats sont suivies
de tensions sociales, les mandats ne sont pas respectés. Mais aussi Pierre Jacquemot
les gouvernances sont approximatives, les libertés fondamentales
fragiles : c’est donc surtout la « démocratie substantielle » qui
globalement fait défaut, hormis quelques expériences édifiantes.
À partir d’une synthèse de nombreux travaux et de sa propre
expérience, l’ancien diplomate, aujourd’hui essayiste et universitaire

Pierre Jacquemot
Pierre Jacquemot éclaire trois décennies d’évolutions politiques,
dressant le portrait d’une Afrique aux configurations contrastées et
mise au défi de nouvelles dynamiques sociétales « hors les urnes »
issues de la société civile. Certaines sont-elles annonciatrices d’autres
manières de gouverner ?

13 euros TTC
ISBN 978-2-8159-5086-2
A frique

LA DÉMOCRATIE À L’ÉPREUVE
Pierre Jacquemot

A frique

LA DÉMOCRATIE À L’ÉPREUVE

Fondation Jean-Jaurès
12 Cité Malesherbes
75009 Paris
www.jean-jaures.org

© Fondation Jean-Jaurès éditions


et éditions de l’Aube, 2022

ISBN 978-2-8159-5086-2 Fondation Jean-Jaurès éditions / éditions de l’Aube


I ntroduction

« Le pouvoir est fragile comme un œuf.


Quand on le tient trop fermement, il casse.
Quand on le tient trop mollement, il tombe. »
Adage akan

D’aucuns mesurent la démocratie selon un critère minimaliste,


à savoir un système politique dans lequel les principales places au
pouvoir sont conquises à la suite d’une lutte concurrentielle par le
vote du peuple. L’Afrique serait alors installée sur une voie vertueuse :
l’élection multipartite est enracinée dans son répertoire politique.
Près de six cent trente scrutins présidentiels et législatifs y ont été
organisés entre 1990 et 2021. Mais la question se pose aujourd’hui :
Pierre Jacquemot a été ambassadeur de France (Kenya, Ghana, République Comment passer de la « démocratie procédurale » à la « démocratie
démocratique du Congo), directeur du Développement au ministère fran- substantielle », celle qui ajoute les libertés qui lui donnent du sens,
çais des Affaires étrangères, chef de mission de coopération (Burkina Faso, des sources d’information variées et des institutions permettant de
Cameroun). Il est actuellement président du Groupe initiatives (France), ensei- faire en sorte que les politiques gouvernementales s’ajustent sur les
gnant à Sciences Po-Paris, senior economic advisor à ESL-Gouv, expert associé préférences exprimées par les citoyens ?
à la Fondation Jean-Jaurès et membre du conseil scientifique de la Fondation
La tenue d’élections régulières atteste l’existence des nouvelles pra-
Avril. Il est notamment l’auteur de L’Afrique des possibles, les défis de l’émergence
tiques du politique. Objet importé, greffé, parfois imposé, l’élection a
(Karthala, 2016) ; Le dictionnaire encyclopédique du développement durable
été appropriée par les pays africains qui se sont dotés d’une culture
(Sciences Humaines, 2021) ; Souverainetés agricoles et alimentaires en Afrique :
la reconquête (L’Harmattan, 2021).

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électorale propre ; ils ont endogénéisé le scrutin pour l’intégrer dans les imperfections sont des éléments constitutifs du fonctionnement de
les habitus politiques. toute démocratie électorale où qu’elle soit. Aucune, y compris celles
les mieux citées comme modèles, ne fonctionne sans erreurs, sans
Pour autant, la qualité des processus électoraux demeure suspecte
contraintes dans la compétition, sans interférence mettant en cause
dans de nombreux pays où le scrutin est plutôt une source de frustra-
l’indépendance du vote et finalement sans contestation des résultats.
tions, de tensions et d’instabilité. Les réalités contextuelles mettent à
mal, démembrent, contournent ou détournent les différents dispositifs Nous proposons d’évaluer la pertinence de la thèse dominante
électoraux, à travers le jeu de multiples interactions sociales. Cela se dans les institutions internationales et africaines de la transition vers
traduit par de nombreuses conséquences imprévues et des résultats la démocratie par l’élection, en distinguant quatre configurations de
mitigés, décevants, éloignés des objectifs affichés de démocratisation. régimes électifs africains contemporains, tout en marquant les limites
La littérature académique ne propose-t-elle pas un arsenal étoffé de de l’approche par la typologie. Nous nous interrogeons ensuite sur
qualificatifs, allant de la « démocratie défectueuse » à l’« autorita- la question de savoir si cette transition n’est pas illusoire lorsqu’on
risme électoral » en passant par la « protodémocratie », la « pseudo- constate le faible nombre de vraies alternances au pouvoir, l’abstention
démocratie », la « démocratie de faible intensité », la « démocratie grandissante face aux urnes ou encore le retour de militaires au pouvoir
ambiguë », la « démocratie hybride », la « démocrature », sans parler qui sanctionne alors brutalement l’échec de la démocratie électorale.
de la formule nigériane plus triviale de democrazy ? On objectera que
Enfin, l’apparition de nouvelles formes d’expression « hors les
nombre de régimes se rapprochent de ce que la vulgate comparatiste
urnes » associées aux nouveaux mouvements sociaux, stimulées par les
appelle la « maturité électorale ». Mais satisfont-ils pour autant à tous
réseaux sociaux digitalisés et par les circonstances exceptionnelles de
les critères de ce que nous appelons la « densité démocratique » ?
la pandémie de Covid-19, bouleverse le jeu politique, mettant à nu la
Sur la base de nombreux travaux de recherche qui relèvent d’ap- modeste capacité des États au dialogue et à répondre tant à l’urgence
proches diverses, et aussi d’enquêtes et de seize bases de données, qu’aux défis du développement. En partie pour remplacer une offre
sans compter nos observations personnelles sur la longue durée, nous publique défaillante, un éventail croissant d’acteurs non étatiques
examinons dans cet ouvrage d’abord dans quelles conditions l’entrée sont devenus des fournisseurs clés de biens et de services publics.
dans le processus électoral s’est effectuée sur le continent, majoritai- Ces mouvements n’anticipent-ils pas d’autres modalités d’exercice de
rement après 1990, puis comment l’hybridation singulière de l’élection la démocratie ?
s’est opérée, laissant la place à diverses modalités de fonctionnement.
Leur analyse conduit à se poser la question : le scrutin n’est-il pas un
marché de dupes ?
Il s’agirait d’élections structurellement « pas comme les autres »,
comme si leurs imperfections étaient la pente naturelle prise par les
systèmes politiques africains. Mais il serait facile de rétorquer que

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A ux urnes ,
l ’A frique !

Aux urnes, l’Afrique !1, tel était le titre d’un ouvrage de 1978 du
Centre d’étude d’Afrique noire de Bordeaux. L’injonction fut enten-
due. L’Afrique a voté et vote massivement depuis plus de trois décen-
nies. Mais, dans de nombreux territoires, elle votait bien avant.

LE VOTE A UNE HISTOIRE

Si le droit de vote a été une des principales revendications des


luttes nationales, le suffrage universel a en réalité parfois précédé les
indépendances. Des élections ont été organisées à Freetown dès 1787.
En 1848, le suffrage universel a été accordé dans quatre communes
du Sénégal (Dakar, Gorée, Rufisque, Saint-Louis) qui l’ont conservé
jusqu’à l’indépendance. Ces collectivités, non seulement désignaient
leurs édiles, mais envoyaient aussi un député à Paris. Le premier parti
politique africain, le True Whig Party du Liberia, date de 1869. Il resta
le seul parti légal du pays jusqu’au coup d’État de Samuel Doe en 1980
et le principal instrument de l’exercice sans partage du pouvoir par les

1. Joël D. Barkan, Jean-François Bayart, François Constantin, Aux urnes, l’Afrique ! Élections
et pouvoirs en Afrique noire, Paris, Pedone, 1978.

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descendants des Afro-Américains installés sur ce territoire et jouissant On peut identifier deux temps dans l’histoire contemporaine
seuls du statut de citoyens, et donc du droit de vote. de l’élection sur le continent.
À partir de 1945, le droit de vote est accordé aux ressortissants de
l’Union française qui votent dans des collèges séparés de ceux des titulaires
de la citoyenneté. En 1956, l’instauration du « collège unique » donne une LE TEMPS DES POSSIBLES
majorité écrasante aux électeurs africains. Selon un processus similaire à (1960-1990)
celui des colonies britanniques comme le Ghana ou le Nigeria, on assiste
alors à l’émergence d’une élite politique locale qui fournira plus tard les
Après les indépendances, la Tunisie fut pionnière. Le pays vote
dirigeants des États indépendants, comme l’expliquait Patrick Quantin :
depuis 1959, avec un million d’électeurs cette année-là, 99,8 % de
Rétrospectivement, cette période constitue un « âge d’or » des élections suffrages exprimés et l’élection d’Habib Bourguiba avec un score de
en Afrique, car le développement du processus est alors encadré par une
100 % des voix. Un score qui demeure inégalé en Afrique. Il y eut
administration coloniale qui contrôle les débordements, assure le respect
des formes, même s’il convient aussi de rappeler qu’elle ne se prive pas, ensuite dans ce pays une succession de onze scrutins présidentiels
ici et là, de recourir à la fraude pour faire élire ses candidats. Ce mouve- (dont une élection par la Constituante de 2011). La Tunisie fut sui-
ment touche la plus grande partie du continent ; cependant, des colonies vie par trois autres pays qui organisèrent précocement des élections
comme les territoires portugais ou le Congo belge demeurent à l’écart. multipartites : Botswana (1965), Gambie (1966) et Maurice (1976),
Dans la plupart des territoires, la participation est forte comme est intense précédant le Zimbabwe (alors Rhodésie, 1979). Dans le cas particulier
l’intérêt pour les débats politiques. Des identités partisanes sont acquises
du Sénégal, après trois élections présidentielles monopartites, Léopold
alors et marquent durablement une génération qui en gardera la mémoire
à travers les périodes autoritaires ultérieures1. Sédar Senghor opta en 1976 pour le gradualisme avec une révision
constitutionnelle qui instaura un multipartisme limité. La loi stipulait
Il fallut attendre un siècle pour que les partis apparaissent vrai- que : « les trois partis politiques autorisés par la Constitution doivent
ment : environ cent cinquante furent créés sur le continent entre 1943 représenter respectivement les courants de pensée suivants : libéral
et 1968, avec l’étroite ouverture consentie par les régimes coloniaux ; et démocratique, socialiste, communiste ou marxiste-léniniste ».
dans le cas des colonies françaises, avec le démantèlement du Code Cinq ans plus tard, Abdou Diouf, son successeur, procéda à l’élargisse-
de l’indigénat à partir de 1944, la loi Lamine Gueye accorda, en 1946, ment pour permettre un multipartisme intégral. Ainsi, chaque groupe
la qualité de citoyen à tous les ressortissants d’outre-mer, puis l’accès de citoyens sénégalais put s’organiser et créer son parti.
des populations au vote (dans un collège unique à partir de 1956).
La période de 1946 à 1960 fut ponctuée par des élections multipar- L’élection fut au début sur le continent une forme de légitimation
tites limitées, circonscrites, mais relativement libres. prescrite dans une géographie coloniale souvent arbitraire, mais soudai-
nement ouverte d’opportunités inédites d’ascension sociale. Pour l’élite
politique en constitution, la reconnaissance politique, condition d’entrée
1. Patrick Quantin, « La démocratie en Afrique à la recherche d’un modèle », in Pouvoirs,
n° 129, 2009/2, p. 3. dans le système international, devait s’incarner dans la greffe du modèle

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occidental. Pour asseoir sa position fraîchement conquise, il lui fallait Pour les années 1960-1980, Guy Hermet parle « d’élections sans
créer ex nihilo une forme de pouvoir moderne et hégémonique au-delà des choix1 ». Les régimes à parti unique s’installèrent quasiment partout,
chefferies et des pouvoirs traditionnels qui avaient survécu. « Telle fut la avec des pouvoirs centralisés, niant les options concurrentes, satis-
grande contradiction institutionnelle de la décolonisation : on s’émancipe faisant médiocrement le vœu des Africains de choisir librement leurs
d’un ordre colonial, mais pour acter cette émancipation, on copie l’État du représentants. De cette époque date le moment où des intellectuels
colonisateur. Et on le fait sans conviction, sans histoire, sans légitimité », engagés et humanistes basculèrent dans le rôle du roi Christophe
estime âprement Bertrand Badie1. Avec des conséquences durables, selon d’Aimé Césaire2, celui qui donne l’indépendance à son peuple et qui
le philosophe gabonais Bonaventure Mvé Ondo : ensuite lui impose la liberté par la répression. On pense à Kwame
Reste que l’indépendance, plutôt qu’à la libéralisation des intelligences, Nkrumah au Ghana, le chantre du panafricanisme, qui se fit tisser
a tourné à leur étouffement : sous l’avènement des partis uniques, des un kente à damiers arborant une maxime qu’il ne sut pas respecter :
démocratures et des États liberticides. Alors que beaucoup avaient cru Baakofuo mum ma (« Une seule personne ne peut conduire un pays »
à ce que le moment des indépendances soit celui du recommencement en twi). Il se fit installer président à vie par l’Assemblée, instaura le
absolu, force est de constater que nous ne nous sommes jamais trouvés en monopartisme et fit dissoudre toutes les formations politiques. On
position d’innovateurs et de créateurs d’une nouvelle société, mais d’abord
songe également à Jomo Kenyatta au Kenya, qui instaura un régime
et plutôt en situation relative d’héritiers, pas toujours conscients qui plus
est de la qualité des traditions reçues et subies2. à parti unique fondé sur la doctrine Harambee (« Agir ensemble » en
swahili). Il pratiqua une politique autoritaire et clientéliste, perpétuant
Le système étatisé des Indépendances est progressivement devenu l’héritage colonial, instaurant un État plutôt qu’une Nation, un féo-
hétéroclite. Il garda sa fonctionnalité autour de l’allégeance, de la sou- dalisme ethnique avec son contrat de vassalité sur une base clanique
mission et du monopole des chefs dans la gestion des ressources. Mais (kikuyu majoritaire), garanti par un discours normatif sur l’ethnicité
en même temps, les positions d’autorité furent légitimées par des ins- dite « morale ». À sa mort en 1978, Daniel arap Moi lui succéda pour
titutions devenues formelles (élections, diplômes, grades administra- vingt-quatre ans. Au début farouchement opposé au multipartisme,
tifs). Une fonctionnalité réduite du pouvoir administratif s’instaura, le il attendit finalement les élections générales de 1992 pour le rétablir.
discours se modernisa (par exemple sur la gestion économique), mais
la pratique de l’État emprunta encore ses modalités au clientélisme Francis Akindès et Ousmane Zina de l’Université de Bouaké
et au corporatisme. Les institutions modernes implantées, copiées, expliquent la position des tenants de la modernisation :
furent domestiquées, assujetties au néopatrimonialisme, c’est-à-dire La volonté de construire des institutions, de créer un espace de jeu poli-
aux intérêts de quelques-uns, encore les chefs. tique à l’image du modèle occidental, conduit à produire des « hommes
forts », qui se considèrent comme les forgerons du fait national et les dépo-
sitaires de la démocratie. Ce détournement ouvre la voie à la formation
1. Bertrand Badie, Quand le Sud réinvente le monde. Essai sur la puissance de la faiblesse,
Paris, La Découverte, 2018, p. 53. 1. Guy Hermet, « Les élections sans choix », in Revue française de science politique, vol. 27,
2. Bonaventure Mvé Ondo, « Dépendance, indépendance, interdépendance : repenser l’in- n° 1, 1977, p. 30.
dépendance », in Afrique contemporaine, n° 271-272, 2020/1-2, p. 23. 2. Aimé Césaire, La tragédie du roi Christophe, Paris, Présence Africaine, 1963.

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d’une autocratie. La politique du contrôle par le « seul leader éclairé » de la Nation – ont rapidement abandonné les élections ou, au mieux,
et son parti-État prend le pas sur la politique de participation populaire1. ont organisé des élections qui, en refusant le choix, ont laissé la vio-
Affranchis de la tutelle extérieure, ces nouveaux États furent lence au centre de la dynamique politique africaine1.
le théâtre de la gestation d’élites qui émergèrent sur des segments Par la suite, insidieusement, l’élection devint de fait une tech-
variés du corps social – chefs traditionnels, sous-administrateurs nique de légitimation d’autocraties issues d’une coalition au sein de
postcoloniaux, intellectuels modernisants, officiers des armées. Les ces nouvelles élites, puis cristallisées par les urnes2. Elles se mirent
régimes de parti unique étaient loin d’être démocratiques, avec leurs de la sorte en conformité avec les attentes des institutions internatio-
despotes (le sanguinaire Idi Amin Dada en Ouganda ; le putschiste, nales, peu regardantes et qui apportaient leur ingénierie électorale.
président à vie, puis empereur ubuesque Jean-Bedel Bokassa en Les chefs de l’époque, ainsi consacrés, adoptant la posture du tuteur
Centrafrique ; Ahmed Sékou Touré, l’icône dévoyée aux cinquante bienveillant, s’entouraient de tout un vocabulaire pour justifier
mille assassinats, morts de la « diète noire » dans la prison de Boiro leur mode vertical de gouvernance : « faire don de sa personne »,
ou par pendaison publique et aux trois millions d’exilés ; le condamné « répondre à la volonté du peuple », « en lui octroyant la démocra-
pour génocide Mengistu Hailé Mariam en Éthiopie ; le maquisard, tie » (Mobutu Sese Seko Kuku Ngbendu wa Za Banga – « Mobutu,
preneur d’otage devenu tortionnaire, Hissène Habré au Tchad ; le le guerrier qui va de victoire en victoire sans que personne puisse
tyran mystérieux, celui que l’on désigne EtaTsl’lti Sebay (le fou), l’arrêter »). Lequel peuple n’avait pas le choix, et disposait de moins
Issayas Afeworki en Érythrée ; le libérateur puis le fossoyeur nona- en moins de la possibilité de faire valoir des opinions divergentes.
génaire, Robert Mugabe au Zimbabwe). Des « guides suprêmes » Les autocrates élus bénéficiaient de surcroît de la rente stratégique
surgis des décombres de la chimère colonialiste, des satrapes shakes- de la guerre froide. Le bloc occidental d’un côté, le bloc soviétique
peariens, grotesques et pervers caricaturés très tôt avec un humour de l’autre encourageaient les pouvoirs forts et loyaux de despotes
souvent ravageur dans la littérature (Sony Labou Tansi, Henri Lopes, légitimés par l’onction des votes asservis. Il fut malaisé à l’époque de
Ahmadou Kourouma). Il faut toutefois en distinguer certains, à l’ins- réfuter les thèses culturalistes alors en vogue qui ne voyaient dans les
tar de ceux du Sénégal ou de la Zambie, qui étaient plus tolérants et élections africaines, au mieux, que des rituels politiques condition-
plus ouverts aux préoccupations sociales que nombre de ceux d’Amé- nés par le milieu culturel et social ambiant.
rique latine ou d’Europe de l’Est de l’époque.
Certains chercheurs ont décrit les années qui ont suivi l’indépen-
dance de la domination coloniale comme une période de « départi-
cipation ». Les nouveaux dirigeants africains – qu’ils soient motivés
par une vénalité personnelle ou un engagement sincère à l’édification
1. Nic Cheeseman, Gabrielle Lynch, Justin Willis, The moral economy of elections in Africa.
1. Francis Akindès, Ousmane Zina, « L’État face au mouvement social en Afrique », Democracy, voting and virtue, Cambridge, Cambridge University Press, 2020.
in Revue Projet, n° 355, juin 2016, p. 84. 2. Jean-François Bayart, L’État en Afrique. La politique du ventre, Paris, Fayard, 1989.

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LE TEMPS DE L’OUVERTURE le Niger et le Zaïre. À Kinshasa, la société civile, avec ses deux
(1990-2010) mille huit cent cinquante délégués, monta hardiment au créneau
pour faire contrepoids aux partis politiques, généralement « profito-
situationnistes ». Organisées sous la pression de forces prodémocra-
Dans les années 1990, après une période mouvementée qui a vu
tiques qui n’étaient plus des oies effacées et crédules se pliant aux
toute l’Afrique traversée par des mobilisations populaires exacerbées
oukases du chef, des conférences nationales souveraines réunirent des
par l’impact cruel des programmes d’ajustement structurel imposés
centaines de délégués d’horizons divers. Elles provoquèrent des alter-
par les institutions financières internationales, galvanisées par un vent
nances lors d’élections qui suivirent (Nicéphore Soglo au Bénin, Pascal
universel soufflant pour plus de justice sociale, diverses initiatives
Lissouba au Congo, Alpha Oumar Konaré au Mali…). Des demandes
populaires contribuèrent à une vague de réformes constitutionnelles
identiques émergèrent en Mauritanie, en République centrafricaine,
et politiques, à la convocation d’élections multipartites et à des transi-
au Cameroun, à Madagascar, au Burkina Faso et plus tard au Tchad,
tions vers de nouvelles formes institutionnelles. La démocratisation a
avec des résultats variés. Wadel Abdelkader Kamougué, qui devint peu
été présentée comme une « seconde indépendance », après celles des
après ministre de la Fonction publique au Tchad, déclara à l’ouverture
États dans les années 1960. On y voyait le moyen d’assurer le respect
de la conférence nationale de 1993 à Ndjamena :
des libertés civiles et politiques, de mettre fin aux pratiques néopatri-
moniales et de pacifier la compétition pour le pouvoir. Nous sommes venus dans cette salle, à cette conférence, pour livrer notre
réflexion par rapport à notre attitude d’acteurs. Tous les problèmes seront
Le Bénin fut pionnier en ce domaine. En février 1990, une évoqués : le problème du bilinguisme, le problème de la forme de l’État,
Conférence nationale, présidée par l’archevêque de Souza, prépara le le problème de l’union nord-sud, le problème de l’opposition chrétiens-
« renouveau démocratique » du pays. Sous le mot d’ordre « la liberté ne musulmans, le problème de l’ingérence extérieure… tous ces problèmes
seront évoqués. Par conséquent nous n’avons pas peur1.
se distille pas », lancé par le doyen de la faculté de droit de Cotonou,
Robert Dossou, le principe de non-limitation du nombre de partis Ces conférences, dont le but était d’abord l’abrogation du système
connu sous le vocable « multipartisme intégral » fut alors entériné. La constitutionnel d’alors, jugé totalitaire, et le système du parti unique,
Conférence réunit cinq cents délégués venus des différents secteurs constituèrent un rituel de transgression qui permit d’évacuer symbo-
de la vie économique, politique et sociale. Les débats furent retransmis liquement les conflits, en offrant un espace public à la libre parole.
en direct à la radio. À l’initiative d’un médecin (Alexis Hountondji), Les délégués, enthousiastes, mais souvent brouillons, voulaient ins-
elle ajouta à son règlement intérieur une phrase votée à une écrasante taurer une organisation institutionnelle génératrice de nouveaux
majorité qui fit tout basculer : « La Conférence nationale proclame sa pouvoirs, même s’il y eut quelques tentatives de récupération par
souveraineté et la suprématie de ses décisions. » Le président Kérékou, les autocrates en place. Ainsi, lorsque Paul Biya, au Cameroun, se
qui s’invita à la Conférence, ne put en infléchir le cours. présenta en décembre 1990 à l’Assemblée nationale, il déclara : « Je
L’expérience béninoise a inspiré toute l’Afrique de l’Ouest et
1. Cité dans Bogdan Szajkowski (dir.), Political parties of the world, Londres, John Harper
du Centre. Elle fut suivie par le Gabon, le Congo, le Mali, le Togo, Publishing, 2005, p. 119.

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Pierre Jacquemot Afrique, la démocratie à l’épreuve

vous ai amenés à la démocratie et à la liberté. » Gnassingbé Eyadéma, Les États-Unis, le Royaume-Uni et la France annoncèrent alors, avec
au Togo, ne céda, en abolissant le parti unique, qu’après une grève un opportunisme de bon aloi, une nouvelle « conditionnalité » de leur
générale en mars 1991, mais rejeta la souveraineté de la Conférence aide à l’Afrique, liée aux résultats en matière de démocratie et de res-
nationale. Après ce déverrouillage démocratique salutaire, le débat pect des droits humains. Pourtant, il serait abusif d’accorder un poids
public devint plus intense, comme à Kinshasa autour des « parlements excessif aux facteurs extérieurs et aux injonctions (comme celle du
de la rue » que l’on trouvait devant les kiosques à journaux, ou parmi discours de La Baule de François Mitterrand le 20 juin 19901). Les
diverses associations citoyennes en pleine efflorescence. avancées démocratiques furent souvent gagnées par les opposants aux
autocraties dans le sacrifice et dans le sang. Elles furent d’abord la
Le déroulement de cette expérimentation a été contingent, hési-
résultante d’un processus endogène, fait de combats, de régressions
tant et incertain, mais toujours suivi avec passion par les acteurs1.
parfois et de succès obtenus souvent dans la tourmente.
C’était une période d’espoirs, de frustrations et de suspicions à pro-
pos de l’État, de la citoyenneté et de la promesse de prospérité ; les Entre 1990 et 1999, on compta cent quatre-vingt-douze élec-
ouvertures politiques de ces années étaient réelles, mais leur cours tions présidentielles et législatives dans quarante-cinq pays.
était imprévisible, façonné en partie par l’implication populaire2. Le Progressivement, les anciennes colonies anglaises embrassèrent cette
public, qu’il vote ou s’abstienne, applaudisse lors de rassemblements « institution française ». Ils renoncèrent au modèle parlementaire de
ou écoute avec une désapprobation maussade, participait. Les sché- Westminster, optant pour l’élection au suffrage universel, secondé par
mas de discipline électorale se sont mêlés aux aspirations populaires. un vice-président élu sur le même ticket que le président (Nigeria) ou
nommé par ce dernier (Ghana). La Somalie échappa à la règle : selon
Les conférences nationales eurent un impact non négligeable : le
le complexe système électoral somalien, les assemblées des cinq États
nombre de régimes de parti unique de jure dans la région tomba de
du pays et des délégués investis par une myriade de clans et de sous-
vingt-neuf en 1989 à seulement trois en 19943. La déferlante politique
clans choisissent les législateurs qui à leur tour désignent le président.
fut le résultat de la convergence de plusieurs événements favorables,
appuyés par des prises de position étrangères. La fin de la guerre froide Dans certains pays, les oppositions naissantes conduisirent des
avait changé la donne géopolitique. Elle avait permis de régler cer- campagnes en faveur de réformes et permirent l’entrée en scène de
tains conflits régionaux, comme en Angola. Le désengagement amé- nouveaux dirigeants, grâce à des élections pluralistes. Ailleurs, bien
ricain et soviétique sonna la glas de l’apartheid en Afrique du Sud. que des groupes aient pris l’initiative pour que des réformes politiques
soient entreprises, les élections offrirent finalement des opportunités
1. Staffan Lindberg, Democracy and elections in Africa, Baltimore, Johns Hopkins University
Press, 2006. 1. Citons cet extrait du célèbre discours de La Baule de François Mitterrand : « La France
2. Frederick Cooper, « Decolonization and citizenship : Africa between empires and a world liera tout son effort de contribution aux efforts qui seront accomplis pour aller vers plus de
of nations », in Els Bogaerts, Remco Raben (dir.), Beyond empire and nation. Decolonizing liberté […]. S’agissant de démocratie, un schéma est tout prêt : système représentatif, élec-
societies in Africa and Asia, 1930s-1970s, Brill, Leiden, 2012, p. 39-68. tions libres, multipartisme, liberté de la presse, indépendance de la magistrature, refus de la
3. Steven Levitsky, Lucan A. Way, « Elections without democracy : the rise of competitive censure […]. À vous peuples libres, à vous États souverains que je respecte, de choisir votre
authoritarianism », in Journal of Democracy, vol. 13, n° 2, avril 2002, p. 51-65. voie, d’en déterminer les étapes et l’allure. »

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Pierre Jacquemot Afrique, la démocratie à l’épreuve

pour le recyclage d’anciens partis uniques bénéficiant de la légitimité l’opposant, dans l’assurance donnée à son groupe de partisans que
conférée par le suffrage universel1. D’anciens putschistes en profitèrent bientôt ce serait « à son tour de manger ».
pour sanctifier leurs positions par les urnes. Sur les quatre-vingt-onze
chefs d’État qui exercèrent le pouvoir de 1989 à 2014 en Afrique,
quarante avaient eu une expérience significative dans l’armée ou dans
LE TEMPS DU BILAN
des groupes rebelles2. Des doutes surgirent même pour savoir si les
systèmes multipartites étaient appropriés pour les sociétés divisées, et (2010-2020)
le cynisme faillit gagner la bataille quand d’aucuns affirmèrent, dans
l’enceinte des Nations unies, au terme du cycle électoral des années Comment résumer les années 1990-2010 ? La plupart des États,
1990, qu’en Afrique, une élection imparfaite était préférable à une estime Jean du Bois de Gaudusson, ne parvinrent pas à institution-
absence d’élection. naliser les procédures appropriées à la mise en place d’organisations
impartiales pour gérer l’organisation des élections1. Pour les plus
Comme l’expliquèrent Jean-Pascal Daloz et Patrick Quantin3,
radicaux des analystes, les élections n’étaient qu’une façade derrière
le multipartisme ne créa pas de nouveaux clivages dans les sociétés
laquelle se reproduisaient les traits permanents d’une culture politique
segmentaires, mais il renomma des identifications anciennes. Dans
immuable. Il est vrai que le juge constitutionnel se montra souvent,
bien des cas, les pouvoirs en place instrumentalisèrent la situation
comme l’explique Dodzi Kokoroko « complice d’un jeu politique
de « multipartisme intégral » pour en faire au Zaïre le « multimobu-
émasculé conçu au profit d’un pouvoir manifestement nostalgique de
tisme », chacune des formations politiques, une fois élue, imitant les
l’époque du parti unique2 ».
réflexes prédateurs du régime dénoncé4. L’épaisseur idéologique des
partis était mince et leurs programmes électoraux peu distinctifs. En En raison de la faiblesse des mouvements d’opposition, les tran-
l’absence de débats autour des enjeux et des projets de société, les sitions demeurèrent en deçà des aspirations à la démocratie et les
ressorts de la mobilisation électorale résidaient alors dans la person- pouvoirs en place s’avérèrent aptes à adhérer de manière sélective aux
nalité du chef en place et l’efficacité de son clientélisme. Ou, pour nouvelles règles démocratiques ou à les manipuler.
Lors de cheminements semés d’embûches, la transition démocra-
1. En 2020, dix-huit anciens partis uniques des années 1980 étaient encore au pouvoir, tique subit de sérieux revers. Des transitions eurent lieu dans la plus
dont quatre après une perte du pouvoir suivie d’un retour (Régis Marzin, « Démocraties, grande partie de l’Afrique, où la pression internationale contraignit les
dictatures et élections en Afrique : bilan 2019 et perspectives 2020 », regardexcentrique.
wordpress.com, 17 mars 2020).
2. Nic Cheeseman, Democracy in Africa. Successes, failures, and the struggle for political 1. Jean du Bois de Gaudusson, « Les élections entre démocratie et crises : l’enjeu straté-
reform, Cambridge, Cambridge University Press, 2015. gique des opérations électorales », in Jean-Pierre Vettovaglia et al., Prévention des crises et
3. Jean-Pascal Daloz, Patrick Quantin, Transitions démocratiques africaines. Dynamiques et promotion de la paix, vol. II, Démocratie et élections dans l’espace francophone, Bruxelles,
contraintes (1990-1994), Paris, Karthala, 1997. Bruylant, 2010, p. 176-192.
4. Richard Banégas, « Mobilisations citoyennes, répression et contre-révolution en 2. Dodzi Kokoroko, « Les élections disputées : réussites et échecs », in Pouvoirs, n° 129,
Afrique », Revue Projet, n° 351, avril 2016, p. 6-11. 2009/2, p. 118.

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Pierre Jacquemot Afrique, la démocratie à l’épreuve

autocrates établis à convoquer des élections multipartites, mais où la Puis le contexte changea. L’hégémonie libérale occidentale de
majorité d’entre elles n’aboutirent pas à la démocratisation et où de l’après guerre froide, l’évolution des technologies des médias et de la
nombreux autocrates, contrôlant tous les réseaux, éclipsant les rivaux communication, et le développement des réseaux internationaux visant
potentiels, conservèrent le pouvoir. Les coups d’État, par exemple à promouvoir la démocratie et les droits de l’homme contribuèrent
ceux du Niger en 1996 ou du Congo-Brazzaville en 1997, furent justi- chacun à sa manière à circonscrire progressivement les limites du jeu
fiés comme une phase transitoire de remise en ordre « pour sauver la des élites autoritaires.
démocratie ». Les militaires organisèrent des élections qui permirent
Certaines formes d’autoritarisme devinrent plus malaisées à main-
de légaliser ensuite leur position. En 1996, le Movement for Multi-
tenir, avec une extrême diversité de situations, sans omettre les cas
Party Democracy (MMD) de Zambie, qui avait été célébré comme l’un
extrêmes d’effondrement durable de l’État (on pense à la Somalie après
des premiers partis d’opposition en Afrique à défaire un gouvernement
la chute de Siyad Barre en 1991 et qui a attendu 2022 pour retrouver
autoritaire, fut à son tour accusé de corruption et de trucage électoral.
le suffrage universel). Le début des années 2010 marqua un nouveau
Six ans plus tard, la Côte d’Ivoire, qui avait été désignée comme l’un
tournant politique, enclenché avec les révolutions du « Printemps »
des pays les plus stables du continent, sombrait dans la guerre civile
qui se produisent dans de nombreux pays du monde arabe à partir
après des élections contestées. Dans d’autres cas, les poussées démo-
de décembre 2010. En Tunisie, le déclenchement à Sidi Bouzid de
cratiques furent le détonateur de divisions ethniques qui conduisirent
la révolution conduit Zine el-Abidine Ben Ali à quitter le pouvoir.
à des violences, comme nous le verrons plus loin.
D’autres peuples reprennent à leur tour le slogan Erhal ! (« Dégage ! »)
La dévitalisation progressive des institutions à peine installées devenu le symbole de ces révolutions. À Alger, les sit-in hebdomadaires
fut souvent à l’œuvre, mais on constata des évolutions plus positives, installés depuis août 2010 furent réprimés, avant que s’organisent des
comme à Maurice, qui enregistra onze scrutins nationaux depuis manifestations contre la hausse des denrées alimentaires. Il faudra
l’indépendance en 1968, meilleur élève de tous les classements avec attendre neuf années et de nouvelles manifestations d’une ampleur
le Cap-Vert et les Seychelles1. L’Afrique du Sud connut quant à elle inédite pour que Abdelaziz Bouteflika démissionne enfin. La révolu-
une transition relativement pacifique de l’apartheid au scrutin majori- tion égyptienne provoque la chute d’Hosni Moubarak en 2011, après
taire de 1994. De son côté, le Ghana de Jerry J. Rawlings, comme on cinq mandats présidentiels. En Libye, elle tourna à la guerre civile.
le verra plus loin, transforma son régime, marqué par une succession Outre le départ des dictateurs et l’instauration d’une démocratie, les
de coups d’État, en l’un des meilleurs exemples de multipartisme, manifestants exigent partout au Maghreb la lutte contre la kleptocra-
s’achevant en 2000 par une alternance au pouvoir avec l’élection de tie, un partage des richesses qui leur assure de meilleures conditions
l’opposant John A. Kufuor. de vie, des emplois, et de surcroît « la dignité » (karama).
Les reculs démocratiques et les tendances autoritaires affleurent
1. Dans l’indice de démocratie de l’Economist Intelligence Unit (2020), Maurice encore fréquemment, mais sous de nouvelles formes par rapport aux
est classé comme une « démocratie à part entière », dix-huitième dans le monde et années 1960-1980, légitimés à présent par les institutions électorales.
numéro un en Afrique.

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Pierre Jacquemot Afrique, la démocratie à l’épreuve

On pense en particulier à la crise de la démocratie parlementaire en États occidentaux, dont les préoccupations ont par ailleurs amplement
Tunisie après la dissolution unilatérale en 2021, par le président Kaïs évolué vers d’autres sujets (sécurité, terrorisme, migration illégale, envi-
Saïed, de l’Assemblée des représentants du peuple, dans un pays qui ronnement) au point de faire baisser la mire démocratique.
fut le pionnier en matière d’élection multipartite. Pourquoi plusieurs
États africains ont-ils ces dernières années renoués avec des pratiques
spécifiques à la période de l’après-décolonisation ? L’hypothèse la Cinq modes de transition (1960-2021)
plus souvent rencontrée est que les tendances à la recentralisation
et à la « repyramidalisation » de la structure politique et décision- Entre 1990 et 2021, six cent trente-trois élections présidentielles
nelle seraient subsumées au concept de néoprésidentialisme, une et législatives ont été organisées en Afrique. Comment s’est opérée
manière spécifique de personnaliser le pouvoir politique qui combine la transition entre autocratie monopartite et système multipartite ?
le messianisme anticolonialiste, incarné par un chef autochtone fort, On peut décrire cinq types de trajectoires.
avec la rhétorique de la modernisation et du développement socio- La transition électorale « accordée »
économique de type intensif-capitaliste. Autrement dit, il s’agit d’une Situation où le pouvoir en place a déjà introduit une certaine dose
forme de populisme identitaire et d’autoritarisme décisionnel aux d’ouverture et où le parti unique n’a guère à perdre à opter pour un
accents modernisateurs1. Paul Kagame, au Rwanda, serait aujourd’hui multipartisme limité. Il cherche plutôt le compromis que la coer-
la figure emblématique de ce modèle2. cition s’il dispose des moyens de l’État pour gagner en toutes cir-
Les résistances aux velléités autoritaires en Afrique ne sont plus, constances. La transition ainsi contrôlée peut déboucher, après une
depuis une vingtaine d’années, aiguillonnées par la pression venue de phase d’apprentissage (Botswana, Ghana, Sénégal) sur l’alternance
l’extérieur, comme ce fut le cas dans les années 1990-2000. Celle-ci s’est et la démocratie consolidée, mais peut aussi tourner à la restauration
amollie et les craintes de sanctions pour « mauvaise gouvernance » se sont autoritaire. Cas types : Botswana en 1965, Sénégal en 1976, Ghana
dissipées avec la disponibilité de financements alternatifs et avec l’arrivée en 1979, Tunisie en 1981, Algérie en 1989, Kenya en 1991.
de nouveaux partenaires, parmi lesquels la Chine, la Russie, la Turquie La transition électorale négociée
et les pays du Moyen-Orient qui s’accommodent de la persistance de Situation de transition marchandée entre le pouvoir et l’opposition
régimes autocratiques, gages à leurs yeux de stabilité. Certains nouveaux après un compromis entre les positions les plus modérées de part
partenaires déroulent même un contre-discours axé sur les bienfaits du et d’autre. L’accord entre le pouvoir et l’opposition garantit au pre-
césarisme plébiscitaire qui constitue un contrepoids au moralisme des mier une protection de ses intérêts et une amnistie pour d’éventuels
délits ou crimes, et à la seconde un auditoire, des positions publiques
1. Sergiu Miscoiu, Sedagban Hygin F. Kakai, Koukou Folly L. Hetcheli (dir.), « Recul et quelques prébendes. Les gains sont partagés. Cas types : Bénin
démocratique et néo-présidentialisme en Afrique centrale et occidentale », Institutul
et Zambie en 1991, Tanzanie et Ghana en 1992, Afrique du Sud
European, 2015.
2. Michela Wrong, Do not disturb. The story of a political murder and an African regime gone en 1993.
bad, New York, PublicAffairs, 2021.

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Pierre Jacquemot Afrique, la démocratie à l’épreuve

La transition électorale déclenchée de l’intérieur Gnassingbé Eyadema, auteur en 1963 de l’un des premiers putschs,
L’impasse politique entre les protagonistes est levée par une confé- ne céda le pouvoir qu’à sa mort, en 2005, au profit de son fils, tou-
rence nationale qui offre a priori un cadre de discussion propice à une jours à la tête de l’État en 2022. Au Burkina Faso, le général Sangoulé
transition négociée, proche du pacte et menant au multipartisme. Ce Lamizana, ayant pris le pouvoir en 1966, le garda quatorze ans. Il est
type de transition suppose un apprentissage du dialogue. Les gains ne aussi des putschistes qui se « civilisent » par eux-mêmes et troquent le
sont pas immédiats, mais le potentiel de réformes pour le futur n’est treillis pour le costume. On pense à Mathieu Kérékou au Bénin (1972-
pas négligeable. Cas types : conférences nationales en 1990-1993 au 1991, puis 1996-2006), à Blaise Compaoré (1987-2014), à Amadou
Bénin, Gabon, Congo, Mali, Togo, Niger, Zaïre, Tchad. Toumani Touré au Mali (1991-1992 puis 2002-2012), appelé le « sol-
dat de la démocratie » après avoir organisé des élections législatives
La transition électorale déclenchée par la pression extérieure
et présidentielles en 1992 à l’issue desquelles il remit le pouvoir au
Situation dans laquelle la pression extérieure, régionale et internatio-
nouveau président élu, Alpha Oumar Konaré. On pense également
nale, parvient à lever l’impasse entre le gouvernement et l’opposition
à Olusegun Obasanjo au Nigeria. Lorsqu’il prit le pouvoir en 1976,
par un retour au pouvoir civil. Souvent après un coup d’État, elle
il rédigea une nouvelle Constitution et devint le premier dirigeant du
impose l’élection comme moyen de retour à l’ordre constitutionnel.
pays à abandonner volontairement le pouvoir en transmettant les rênes
Les gains démocratiques sont souvent minimes, sans exclure que
du pays à Shehu Shagari, premier président civil élu. Il revint au pou-
revienne un régime instable. Cas types : Liberia en 2003, Togo
voir en 1999 et fut élu avec les deux tiers des voix.
en 2005, Niger en 2011, Guinée en 2013 et possible en 2022,
Centrafrique en 2014. En matière de transition de l’armée au pouvoir civil, le cas ghanéen
reste la référence. En 1978, ce fut l’alliance du fusil et de la révolution
La transition déclenchée « par la base »
morale. Le programme de Jerry Rawlings, qui venait de prendre le pou-
La pression du mouvement social pour élargir l’arène politique est
voir avec six autres officiers, était succinct : d’abord éradiquer la corrup-
si puissante qu’elle devient décisive pour pousser le régime autori-
tion, ensuite installer un gouvernement civil. Un populisme kaki, virant
taire soit aux réformes institutionnelles, soit à la sortie. L’armée joue
avec le temps au parlementarisme civil et à la légalité démocratique.
souvent un rôle, soit pour accompagner la transition, soit pour s’y
Le parti unique, le Congrès national d’initiative démocratique (CND),
substituer lorsqu’elle débouche sur une impasse. Cas types : Tunisie
avec ses Comités de défense du peuple, des travailleurs, des femmes…
en 2011, Égypte en 2013, Burkina Faso en 2014, Zimbabwe en 2017,
occupa le devant de la scène politique de 1981 à 1992, et manifesta
Algérie et Soudan en 2019.
une hostilité ouverte à l’égard des formes occidentales de la démocratie.
L’originalité du « modèle ghanéen » tient au fait que Rawlings est par-
Prendre le pouvoir et promettre de le rendre aux civils à l’issue venu à maintenir les commandes de l’économie dans les mains de l’État,
d’une courte transition, c’est ce que disent les militaires qui, finale- à ralentir le démantèlement des entreprises publiques créées pendant
ment, ne respectent pas ce chronogramme, quoi qu’il en soit de la la période Nkrumah, à protéger la fonction publique et même à attirer
pression de la communauté internationale. Au Togo, le sergent-chef quelques capitaux étrangers. Le virage du régime intervint en 1992.

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Pierre Jacquemot Afrique, la démocratie à l’épreuve

Le pouvoir se trouvait alors devant l’alternative suivante : soit poursuivre LE RETOUR DES MILITAIRES ?
la voie dure avec l’encadrement des Comités de défense de la révolution,
soit ouvrir le régime vers plus de démocratie sur le mode parlementaire. L’une des définitions courantes d’un coup d’État est celle d’une
La même pression qui touchait toute l’Afrique à la même époque – le tentative illégale et manifeste de l’armée de renverser les dirigeants
multipartisme – s’imposa au Ghana. Rawlings fit donc adopter une en place. Les auteurs de la base de données Global instances of coups
nouvelle Constitution en 1992 – toujours en vigueur – avec l’espoir de from 1950 to 2010 : a new dataset1 identifient plus de deux cent trente
mener le Ghana sur la voie du « bon élève de la gouvernance » après tentatives de ce type en Afrique depuis le renversement en Égypte du
avoir été celui de l’ajustement. La vie politique va alors se démilitariser roi Farouk Ier par Mohammed Naguib en 1952 qui fut salué par les
et l’armée se dépolitiser. Rawlings quitta l’uniforme pour le smock, une Égyptiens comme un acte d’émancipation. Un peu plus de la moitié
chasuble de coton portée par les hommes du nord, et devint le porte- d’entre elles ont réussi, c’est-à-dire qu’elles ont duré plus de sept jours,
drapeau présentable de son nouveau parti, le National Democratic selon un critère communément accepté. Le Soudan a enregistré le
Congress (NDC), qui décida de travailler dans un cadre constitution- plus grand nombre de coups d’État : dix-sept depuis les années 1950.
nel. Les formations politiques renaquirent de leurs cendres. La nouvelle En Afrique de l’Ouest, le Burkina Faso détient le plus grand nombre
Constitution, partiellement inspirée du modèle américain avec son exé- de tentatives avec huit réussies et un seul échec, et cinq présidents
cutif unique et ses mandats de quatre ans, ouvrit la voie à deux élections issus de l’armée2.
successives, aisément remportées par Rawlings et ses partisans, face au
courant Danquah-Busia, incarnant la bourgeoisie akan, très secoué par Le nombre global de tentatives de coup d’État en Afrique est resté
les réformes antérieures. Rawlings restera l’homme qui a tenu ses pro- à peu près constant entre 1960 et 2000, avec une moyenne d’environ
messes. Il tira sa révérence, non sans une certaine élégance, en 2000, la quatre par an. Le mythe de l’armée, arbitre impartial, garant de la sécu-
Constitution lui interdisant de briguer un nouveau mandat présidentiel. rité et de l’unité nationale s’est progressivement émoussé. Entre 2000
Son partisan ne parvint pas à s’imposer. Le New Patriotic Party (NPP), et 2019, ce chiffre a été divisé de moitié, soit environ deux par an.
de l’opposant John Agyekum Kufuor, gagna les élections de 2000. Le cas du Soudan suivait cette tendance à la baisse puisque sur les
Il hérita aussi d’un État « recréé », « revertébré » grâce à Rawlings, qui,
1. Jonathan Powell, Clayton Thyne, « Global instances of coups from 1950 to 2010 : a new
en fin de compte, par tâtonnements successifs, avait mis fin à plusieurs dataset », in Journal of Peace Research, vol. 48, n° 2, avril 2011.
décennies d’insécurité et d’incrédibilité institutionnelles, et avait pré- 2. La Sierra Leone détient aussi quelques records, celui du nombre et celui de la fréquence.
paré le terrain politique où la norme enfin pouvait prévaloir. Vingt ans L’élection démocratique d’un parti d’opposition en mars 1967 fut suivie par un coup d’État
dirigé par David Lansana, le chef de l’armée. Celui-ci fut à son tour renversé quelques jours
après le coup d’État ! plus tard par des militaires qui suspendirent la Constitution, éliminèrent les partis poli-
tiques et interdirent toute activité politique. Ce coup d’État s’inscrivait dans une tendance
tenace : au total, quatre putschs eurent lieu entre 1967 et 1968, sur fond de luttes intereth-
niques, de grèves, de népotisme et de corruption. Ensuite, entre 1992 et 1997, intervinrent
quatre coups d’État. En 1996, à l’issue de combats qui firent une centaine de morts, un
groupe de militaires prit le pouvoir à Freetown, forçant à l’exil le président Ahmad Tejan
Kabbah, à peine élu.

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Pierre Jacquemot Afrique, la démocratie à l’épreuve

dix-sept tentatives enregistrées, treize eurent lieu avant les années On assiste, depuis 2020, à une succession de putschs qui res-
2000. Avec le renversement par l’armée, en avril 2019, d’Omar el- semblent à grands traits à ceux des années 1970-1980 : au Mali, une
Béchir qui avait lui-même pris le pouvoir lors d’un coup d’État militaire junte dirigée par le colonel Assimi Goïta met en avant la déliquescence
en 1989, l’espoir était permis avec la trêve semi-démocratique gagnée du régime en place pour justifier le renversement d’Ibrahim Boubacar
autour du cri de ralliement des manifestants : Madaniyya ! (« Le pou- Keïta (août 2020) ; au Tchad, Mahamat Idriss Déby impose son auto-
voir aux civils ! ») Hélas, elle fut interrompue en octobre 2021 avec le rité après le décès de son père, une manœuvre de conservation du
nouveau coup d’État du général Abdel Fattah Al-Bourhane suivi de la pouvoir (avril 2021) ; de nouveau au Mali, les colonels putschistes
démission de Premier ministre civil, Abdallah Hamdok. récidivent en renversant le gouvernement de transition (mai 2021) puis
en inversant ses alliances extérieures (au profit de la Russie contre la
France) ; en Guinée, Alpha Condé, mal élu un an auparavant pour un
Figure 1. Coups d’État militaires en Afrique (1950-2021)
troisième mandat, est renversé (septembre 2021) ; au Burkina Faso,
30 le lieutenant-colonel Paul-Henri Damiba s’appuie sur l’incapacité de
Roch Christian Kaboré dans la lutte contre les groupes djihadistes
25
pour le pousser à la démission (janvier 2022)1. Dans tous ces cas, le
20 soutien populaire est avéré, comme celui des partis d’opposition. Pour
l’expliquer, Ibrahima Kane, de l’Open Society Initiative for West Africa
15
Réussis (OSIWA) résume la situation : « On est dans des sociétés qui sont en
10 Échoués totale décomposition […]. Aujourd’hui, en dehors de ces militaires, il
n’y a absolument rien2. »
5
Le retour des militaires en Afrique de l’Ouest signe dans cette partie
0 du continent l’échec du système africain de la démocratie électorale.
En situation de crise politique et sociale ou de forte insécurité, quand
la population est poussée au désespoir, le pouvoir civil défaillant,
habitué des perspectives à courte vue, laisse un espace où peuvent
Sources : « Global instances of coups from 1950 to 20101 » et l’auteur. aisément s’engouffrer des militaires, le plus souvent des officiers de

1. Les violences djihadistes ont fait au Burkina Faso plus de deux mille morts en sept ans,
et un million cinq cent mille déplacés internes. Le massacre d’Inata, en novembre 2021,
1. Jonathan Powell, Clayton Thyne, « Global instances of coups from 1950 to 2010 », 2011, qui s’est traduit par cinquante-trois morts, dont quarante-neuf gendarmes sans moyens pour
art. cité. Les trois tentatives échouées (ou présumées) en 2021 ont eu lieu au Nigeria, se battre, avait fait descendre dans la rue les Burkinabé exaspérés.
au Niger et à Madagascar. Un autre échec d’une tentative est intervenu en février 2022 2. Cité dans Africa Center for Strategic Studies, « Africa review for december 29, 2021 »,
en Guinée-Bissau. africacenter.org, 2021.

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Pierre Jacquemot Afrique, la démocratie à l’épreuve

rang de capitaine ou de colonel qui refusent de se soumettre à leur des partis d’opposition, au point que l’on s’interrogeait début 2022 de
hiérarchie qui vit confortablement retranchée dans la capitale. En savoir si l’Afrique de l’Ouest n’était pas en train d’inventer un nou-
Guinée, ils ont justifié leur coup de force par la nécessité de mettre fin veau concept, celui du « coup d’État militaire à assise populaire ».
à « la gabegie financière, la pauvreté et la corruption endémique » ainsi À Ouagadougou, l’organisation de la société civile Sauvons le Burkina
qu’au « piétinement des droits des citoyens ». Faso a manifesté dans la rue son appui aux putschistes, en refusant
de parler de coup d’État, mais plutôt de « libération ». À Bamako, le
On rapporte que Didier Ratsiraka, l’amiral-président féru de vers
soutien à l’armée s’est cristallisé en janvier 2022 à la suite d’une décla-
latins, citait Cicéron : cedant arma togae, concedat laurea linguae (« que
ration pour le moins malencontreuse, inopportune et jugée intrusive
les armes cèdent à la toge, les lauriers à l’éloquence »). Aujourd’hui,
de la France sur le caractère « illégitime » du gouvernement issu de la
la question se pose de savoir si l’injonction envoyée par les institu-
junte, provoquant l’expulsion de l’ambassadeur français et une exacer-
tions africaines et les Nations unies aux prétoriens en kaki et lunettes
bation du sentiment anti-Français au sein de la population. La volonté
fumées de rendre le pouvoir aux civils par le truchement d’élections est
de « punir les mauvais élèves » reste indécrottablement collée aux
efficace. L’Union africaine (UA) le croit et condamne1. Elle a exercé
bottes des gouvernants de l’ancienne puissance coloniale.
son pouvoir de suspension d’un de ses membres à quinze reprises
entre 2003 et 2021. Cette dernière année, elle avait fort à faire avec le On pourrait être tenté d’emprunter au professeur turc Ozan Varol1
retour des militaires. Au Mali, le délai avant le retour aux élections a le concept de « coup d’État démocratique ». Il faudrait pour cela qu’il
été fixé par des Assises nationales dites de « refondation » à cinq ans remplisse plusieurs conditions : qu’il soit réalisé contre un régime tota-
aux putschistes, créant une crise avec les membres de la Communauté litaire et corrompu, à la demande d’une opposition populaire, face à son
économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO), accompa- refus du régime de prendre en compte les revendications de la popula-
gnée de sanctions : fermeture des frontières terrestres, suspension tion, perpétué par un militaire intègre et proche du peuple, uniquement
des transactions commerciales à l’exception des denrées de première dans le but de renverser la dictature, permettant l’organisation rapide
nécessité, gel des avoirs extérieurs… d’élections libres et transparentes avec un transfert effectif du pouvoir
au nouveau régime civil élu. L’exemple de coup d’État démocratique
À Bamako, à Conakry et à Ouagadougou, le soutien populaire à
présenté par Ozan Varol pour appuyer sa thèse est celui réalisé en
la junte fraîchement installée au pouvoir était avéré, comme celui
Égypte en 2011 contre Hosni Moubarak. En Afrique de l’Ouest, les
1. Selon les articles 4 et 30 de l’Acte constitutif de l’Union africaine (UA), l’Union condamne
conditions ne sont pas parfaitement réunies : les récents putschs ne sont
et rejette « des changements anticonstitutionnels de gouvernement » et considère que « les pas perpétrés contre un régime à proprement parler « dictatorial », mais
Gouvernements qui accèdent au pouvoir par des moyens anticonstitutionnels ne sont pas plutôt en voie de décomposition avancée. Par contre, après les putschs,
admis à participer aux activités de l’Union ». La Déclaration de Lomé de 2000 réaffirme
la nécessité d’une réaction de l’UA car : « Nous exprimons notre grave préoccupation face à la les régimes de dictature passés sont réhabilités : au Mali, la junte fait
réapparition du phénomène des coups d’État en Afrique. Nous reconnaissons que cette situa- l’éloge de l’ancien président Moussa Traoré (1969-1991) ; en Guinée,
tion constitue une menace à la paix et à la sécurité sur le continent, ainsi qu’une tendance très
préoccupante et un sérieux revers pour le processus de démocratisation en cours sur le conti-
nent » (Conférence des chefs d’État et de gouvernement, Lomé, 10-12 juillet 2000). 1. Ozan O. Varol, The democratic coup d’État, Oxford, Oxford University Press, 2017.

34 35
Pierre Jacquemot

la mémoire de Sékou Touré est rétablie, des héros de circonstances,


quitte à les conspuer par la suite. Les violentes répressions passées sont
oubliées, sauf dans la mémoire des familles des victimes.
Installés sur les bases du délitement de la démocratie électorale,
les putschistes autoproclamés dirigeants font le choix stratégique de L es « anomalies »
dissoudre les institutions, bloquant, de fait, tout retour en arrière. Ils de la démocratie
nomment les instances de transition : Comité national du rassemble-
ment et du développement (CNRD), Comité national pour le salut
procédurale
du peuple (CNSP), Mouvement patriotique pour la sauvegarde et la
restauration (MPSR). Sous la double pression intérieure et extérieure,
ils se trouvent immédiatement après la prise du pouvoir face à une
série de questions. Que faire des hauts gradés de l’armée écartés ? Après trente années d’exercice intensif, l’élection impliquant plu-
Des politiciens décrédibilisés et vitupérés ? Des membres de la société sieurs partis s’est donc installée en Afrique au cœur du jeu politique.
civile privés d’espace de liberté ? Surtout, que faire d’une démocratie Tous les pays votent, sauf un, une dictature : l’Érythrée1. Objet au
qui était en phase terminale ? Les militaires promettent une « concer- départ importé puis souvent imposé, elle fait désormais sens au regard
tation nationale » en vue d’une transition politique confiée à un futur des logiques sociales de la négociation, du patronage et de la répartition
« gouvernement d’union nationale », sans y parvenir durablement. des privilèges. Mais les faits s’imposent parfois crûment. La démocra-
Comment éviter que la désagrégation des institutions reproduise l’en- tie électorale n’a pas, par son fait même, annulé la marchandisation
chaînement infernal coup d’État-réconciliation-élection-coup d’État, du politique au sein du système patrimonial. La vague des élections
bien connu, notamment au Mali1 ? suivant les Conférences nationales et l’instauration du multipartisme
en 1990 a vraisemblablement consolidé l’interpénétration de l’écono-
mie et du politique. Dans de nombreux cas, n’est-ce pas la démocratie
élective qui a été adaptée à la logique du clientélisme et non l’inverse ?
1. En référence au Mali, nous écrivions déjà en 1983 que « le proto-État africain, tel qu’il
apparaît à travers certaines déductions logiques autour de l’histoire malienne contempo-
raine, est un système fondamentalement instable, incapable d’assurer ni l’ordre, ni le mou- LE PARADOXE DE L’INCERTITUDE
vement. Le pouvoir politique fait l’objet de luttes et de transactions permanentes. […] La
dictature militaire qui se déploie face aux institutions légales impuissantes, n’est ni effi-
cace, ni homogène. Une multitude de contre-pouvoirs coexistent et coagissent, même si Comment définir une maturité électorale ? La référence de l’Union
les hiérarchies ancestrales (lignages, castes, chefferies religieuses ou tribales) sont érodées.
D’où cette instabilité endémique, expression de cette impossibilité à former une classe
africaine en matière de bonnes pratiques électorales est la Charte
dominante homogène autour d’une base d’accumulation dynamique » (Pierre Jacquemot,
« Le proto-État africain : quelques réflexions autour de l’histoire contemporaine du Mali », 1. Il existe trois monarchies en Afrique : deux constitutionnelles, le Lesotho et le Maroc, et une
in Revue Tiers Monde, vol. 24, n° 93, 1983, p. 139). absolue, l’Eswatini (ex-Swaziland). Dans ce dernier pays, les partis politiques sont interdits.

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Pierre Jacquemot Afrique, la démocratie à l’épreuve

africaine de la démocratie, des élections et de la gouvernance (CADEG) Andreas Schedler1 appellent « le paradoxe de l’incertitude ». Afin de
de 2007 et entrée en vigueur en 2012. Elle demande aux pays signa- garantir la qualité des élections, la gouvernance électorale doit reposer
taires d’adhérer aux principes universels des droits humains, de la sur la légitimité et la certitude procédurales, tout en garantissant une
démocratie et de l’État de droit, ainsi que de persévérer dans la voie incertitude sur le résultat. Qu’en est-il dans la majorité des cas ?
de la bonne gouvernance. « Les États parties réaffirment leur engage-
ment à tenir régulièrement des élections transparentes, libres et justes,
conformément à la Déclaration de l’Union sur les principes régissant La démocratie procédurale, huit critères
les élections démocratiques en Afrique » (article 17). Les règles du jeu
sont claires : il importe de veiller à ce que le processus électoral soit Des élections sont libres, honnêtes et impartiales (free, honest and
ouvert à tous et géré de manière impartiale. Elles doivent être connues fair) lorsque les obstacles juridiques à l’entrée sur la scène politique
et largement acceptées par toutes les parties prenantes. Bien que les sont peu importants, que les candidats et les partisans de différents
opinions divergent sur l’efficacité de la CADEG en tant que méca- partis politiques ont une liberté substantielle pour faire campagne
nisme de responsabilité en matière de gouvernance, son existence et que les électeurs ne subissent pas de contrainte dans l’exercice
et les mesures prises par l’Union africaine pour opérationnaliser les de leurs choix électoraux. La « démocratie procédurale » s’organise
mesures de responsabilité dans la Charte et pour évaluer les élections autour de huit critères :
sur la base des principes inscrits dans la Charte sont louables. 1. véracité du fichier des électeurs,
2. liberté de candidature,
La violation de la Charte a conduit le Conseil de paix et de sécurité
3. limitation des mandats,
de l’organisation panafricaine à réagir en appliquant à la Guinée, à
4. indépendance des organes de gestion et de validation,
Madagascar et au Niger les « sanctions en cas de changement anti-
5. secret des suffrages,
constitutionnel de gouvernement », notamment par l’usage de la force
6. liberté d’information des médias,
(articles 23 à 26). Ainsi, la réintégration de la Guinée (décembre 2010)
7. transparence du scrutin garantie par une observation indépendante,
et du Niger (mars 2011) dans les instances de l’Union africaine n’est
8. protection et garanties accordées aux opposants.
venue qu’après des élections présidentielles qui ont marqué un début
de sortie de la période de transition. Des élections sont dites libres
lorsque les obstacles juridiques à l’entrée sur la scène politique sont Les cadres institutionnels sont en place depuis les réformes
peu importants, que les candidats et les partisans de différents par- des années 1990. Les règles procédurales sont connues. Pourtant,
tis politiques ont un certain degré de liberté pour faire campagne le score du continent en matière de processus électoral et de plu-
et demander des votes, et que les électeurs ne subissent pas de ralisme demeure le plus faible du monde : 3,62/10 contre une
contraintes dans l’exercice de leurs choix électoraux. Bien maîtriser les
procédures du scrutin et, en même temps, ne pas connaître à l’avance 1. Shaheen Mozaffar, Andreas Schedler, « The comparative study of electoral governance –
les résultats de l’élection définissent ce que Shaheen Mozaffar et Introduction », in International Political Science Review, vol. 23, n° 1, janvier 2002, p. 5-27.

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Pierre Jacquemot Afrique, la démocratie à l’épreuve

moyenne planétaire de 5,9/10, selon le « Democracy Index 2021 »1 de LA GESTION DU CYCLE ÉLECTORAL
The Economist Intelligence Unit. Sur les six cent vingt-trois élections
enregistrées entre 1990 et 2021, trois cent seize relèveraient de la Une mauvaise gestion du cycle électoral permet la fraude ; et,
« mascarade » (c’est-à-dire « détournées et sans valeur »), vingt-quatre même si elle ne renverse pas les résultats d’une élection, elle fait le
seraient « douteuses » et deux cent quatre-vingt-trois seraient jugées nid de la méfiance publique, des frustrations, voire de la violence.
« correctes » selon le jugement implacable de Régis Marzin2. Le ver- Le catalogue des irrégularités électorales est long. L’élection peut être
dict est abrupt. Qu’en pensent les électeurs ? « détournée » à chacun des temps du cycle1.
Installé à Accra au Ghana, le réseau de recherche Afrobarometer
mesure, sur la base d’enquêtes, les attitudes des citoyens à l’égard
de la démocratie et de la gouvernance, de l’économie, de la société Avant l’élection
civile3. Il étudie notamment les représentations populaires sur l’orga- La gestion de l’amont des élections est décisive. Cette phase est
nisation des élections. À partir des données d’enquêtes conduites très délicate, car elle concerne des aspects techniques qui, la plupart
dans une trentaine de pays africains, l’étude de 2020 constate que du temps, provoquent des conflits entre pouvoir et opposition.
les citoyens partagent un point de vue mitigé sur la qualité de leurs
Les techniques de fraude les plus fréquentes sont celles réalisées
scrutins : seuls 43 % considèrent les dernières élections nationales
à partir du fichier électoral : inscription d’électeurs fantômes, recense-
dans leur pays « entièrement libres et transparentes ». Un cinquième
ment tronqué dans les zones favorables à l’opposition, prise en compte
pense que ces élections étaient libres et transparentes avec « des
de mineurs ou d’étrangers, mauvaise distribution des cartes électorales.
problèmes mineurs » (21 %), tandis que 27 % affirment qu’il y avait
« des problèmes majeurs » ou que les élections n’étaient « ni libres Au Liberia, le second tour des élections présidentielles en 2017 fut
ni transparentes ». retardé en raison de contestations judiciaires concernant la crédibilité
de la liste électorale, nécessitant un audit accéléré par la CEDEAO
1. Economist Intelligence Unit, « Democracy Index 2021 : the China challenge », eiu.com, avant que les élections ne puissent avoir lieu. À la veille des sixièmes
2022.
2. Régis Marzin, « Démocraties, dictatures et élections en Afrique : bilan 2021 et perspec- élections démocratiques en Afrique du Sud, en 2019, la commission
tives 2022 », regardexcentrique.wordpress.com, 3 février 2022. électorale révéla qu’environ neuf millions de personnes éligibles
3. Selon les sondés, certains pays africains organisent des élections de bonne qualité.
« Plus de 8 adultes sur 10 dans des pays comme le Ghana (87 %), la Tanzanie (85 %) et
au vote n’étaient pas inscrites sur les listes électorales. Parmi elles,
le Botswana (85 %) considèrent que les élections nationales sont complètement libres et
transparentes et, qu’au pire, elles ne souffrent que de problèmes mineurs. […] La percep-
tion de la qualité des élections affiche des niveaux très bas au Maroc (25 %), au Soudan 1. Sur les manipulations des procédures électorales, voir Nic Cheeseman, Brian Klaas, How
(28 %), et au Malawi (32 %), où moins d’un tiers des citoyens pensent que les élections to rig an election, Londres, Yale University Press, 2018 ; Parfaite Gansa Nlandu, Les démo-
dans leur pays répondent aux normes souhaitées. Dernier de la liste est le Gabon, où seu- cratures en Afrique noire. Une étude des pathologies de la démocratie en Afrique centrale. Les
lement 17 % perçoivent des élections acceptablement libres et transparentes » (Michael cas du Gabon, du Congo et de la R.D.C., Paris, L’Harmattan, 2019 ; Pierre Jacquemot, « Les
Bratton, Sadhiska Bhoojedhur, « Les Africains désirent des élections transparentes – surtout élections en Afrique, marché de dupes ou apprentissage de la démocratie ? », in Revue inter-
celles porteuses d’alternance », Afrobarometer, n° 58, juin 2019, p. 10). nationale et stratégique, n° 114, 2019/2, p. 52-64.

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Pierre Jacquemot Afrique, la démocratie à l’épreuve

environ six millions étaient des jeunes. De manière alarmante, moins populaire, influer sur les résultats d’élections… Entre 2014 et 2016, la
de 20 % des nouveaux électeurs devenus éligibles s’étaient inscrits. bande passante a été coupée lors d’un tiers des élections africaines1.
Les élections eurent finalement lieu avec le taux de participation le Entre 2020 et 2021, des coupures internet liées aux élections ont
plus faible depuis 1994. Pour le référendum constitutionnel de 2020 été enregistrées au Burundi, en Guinée, en Tanzanie, au Togo et en
en Guinée, deux millions cinq cent mille électeurs fictifs, inscrits sans Ouganda. En 2019, l’Algérie a battu le record du nombre annuel des
pièce d’identification – soit un tiers des votants –, ont été retirés du coupures de réseau en Afrique. À six reprises, le gouvernement a blo-
fichier électoral sous la pression de la CEDEAO et de l’Organisation qué l’accès à internet pour entraver la communication entre les mani-
internationale de la francophonie (OIF). festants du mouvement Hirak. L’Éthiopie a mis en œuvre le plus grand
nombre de coupures internet en Afrique au cours de 2019 à 2021 ; les
Pour limiter les fraudes au fichier, l’utilisation de la technologie
autorités ont imposé une dizaine de coupures de réseau. Dans la région
numérique connaît des progrès significatifs. La nouvelle loi électorale
du Tigré, fief des rebelles en conflit avec le gouvernement d’Addis-
du Nigeria de juillet 2021 prévoit des dispositions pour l’accréditation
Abeba, les habitants sont privés d’internet. Ces mesures, censées
électronique des électeurs à l’aide des lecteurs de cartes à puce ou
limiter la propagation des émeutes, créent des « zones grises » dans
de tout dispositif technologique déterminé par l’Independent National
lesquelles les crimes perpétrés à l’encontre des civils restent méconnus.
Electoral Commission. L’idée à présent est d’adosser le vote à une
plate-forme sécurisée par une blockchain, à partir d’un fichier élec- Alors que des acteurs nationaux, tels que les groupes de la
toral dématérialisé et infalsifiable qui représente la population réelle société civile, s’efforçaient de lutter contre la tendance croissante
des électeurs. En 2018, la Sierra Leone fait figure de pionnier ; il est des fermetures d’internet et des violations des droits numériques, les
devenu le premier pays dans le monde à utiliser la technologie block- cours régionales de justice en Afrique jouèrent un rôle en tenant les
chain pour vérifier des votes lors d’une élection. États parties responsables des violations des droits fondamentaux2.
Cependant, le respect des décisions de justice est resté dans la majo-
Un second groupe d’entraves pratiquées en amont rassemble celles
rité des cas limité.
qui visent le contrôle des informations. Les organes de gestion de
l’élection, souvent favorables au sortant, parce que souvent installés Les gouvernements invoquent généralement le souci d’éviter la dif-
par lui, monopolisent l’intervention sur les médias, en interdisent fusion de discours de haine, des « raisons de sécurité » ou des « risques
parfois l’accès, utilisent la censure ou essayent d’entraver l’accès à de propagation de faux résultats électoraux » comme à Brazzaville en
l’information de la population dans certaines zones du pays. La liberté mars 2016. En Tanzanie, le Gouvernement a introduit en 2018 une
d’expression en ligne est un des indicateurs de la maturité électorale.
Certains pays la respectent scrupuleusement (Ghana, Sénégal). Les 1. Tina Freyburg, Lisa Garbe, « Blocking the bottleneck : internet shutdowns and owner-
lanceurs d’alerte veillent. ship at election times in sub-saharan Africa », in International Journal of Communication,
n° 12, 2018, p. 3896-3916.
Entraver l’accès à internet est une technique de plus en plus utilisée 2. Au niveau sous-régional, la Cour de justice de la CEDEAO et la Cour de justice de
l’Afrique de l’Est ont rendu des décisions importantes depuis 2018 sur la question des liber-
en période de crise, pour faciliter un coup d’État, juguler un mouvement tés sur internet.

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Pierre Jacquemot Afrique, la démocratie à l’épreuve

réglementation prohibitive sur les fournisseurs de contenus en ligne Presque tous les entrepreneurs politiques organisent la transhumance.
via des exigences de licences très onéreuses. Les lanceurs d’alerte Ce qui n’empêche jamais, le moment venu, le perdant de dénoncer le
(comme les membres de la ligue des blogueurs et activistes africains phénomène pour justifier son échec.
AfricTivistes) rivalisent d’ingéniosité pour poursuivre leur combat.

Après l’élection
Pendant l’élection En aval du processus, la falsification des procès-verbaux, si elle est
Les méthodes de fraude le jour du vote sont également nom- utilisée, peut commencer dans le bureau de vote, mais elle intervient
breuses. Citons-en quelques-unes tirées de l’observation des scru- le plus souvent dans un transfert ou un lieu de compilation régio-
tins : achat de voix, bourrage d’urnes, vote d’électeurs décédés dont nale, ou encore dans un lieu de rassemblement national (République
on avait pieusement gardé la carte, assistance aux handicapés et démocratique du Congo et Malawi en 2019). Plus d’un tiers des vingt-
aux aveugles jusque dans l’isoloir, oubli de tremper son doigt dans sept mille sondés par Afrobarometer (2021) dans dix-huit pays esti-
l’encre indélébile (ce qui permet de revenir voter autant de fois que ment que les votes n’ont pas été correctement décomptés ou traduits
l’on veut dans le même bureau), édition de faux bulletins de vote… dans les résultats lors des derniers scrutins, tandis que 20 % pensaient
Plus malicieuse, mais moins certaine quant à son résultat, est la que les gens ont voté plus d’une fois.
méthode consistant à reporter au dernier moment la date du scrutin
Lors de l’élection présidentielle de 2016 au Gabon, Ali Bongo
(République démocratique du Congo en 2018, Nigeria en 2019) ou
Ondimba, le président en exercice, candidat à sa propre succession,
à ouvrir tardivement les bureaux de vote sans en avertir les électeurs
a revendiqué une victoire très mince (cinq mille voix d’écart contre
lève-tôt, supposés être de l’opposition.
Jean Ping), mais avec un taux de participation dans la province du
Il est des pratiques singulières. On constate, le jour de l’élection, au Haut-Ogooué où tous les inscrits (99,9 %) ont voté (contre 59,5 % au
départ des grandes villes du Gabon, de Côte d’Ivoire ou du Cameroun, niveau national), et où Ali Bongo aurait obtenu 95 % des voix. Ces
un mouvement de populations vers les villes et villages de l’hinterland. résultats improbables ont déclenché des protestations massives – le
Elles quittent leur lieu de résidence et vont voter dans la circonscrip- bâtiment du Parlement a été incendié – qui n’ont pas empêché la Cour
tion où elles se sont inscrites. Ce phénomène, nommé « nomadisme » constitutionnelle de conforter la victoire du candidat sortant.
ou « transhumance électorale », est un mouvement organisé par le
candidat et son parti (le « berger »), aussi l’appelle-t-on également au
Gabon mouvement des « bœufs votants ». La conséquence est que
le corps électoral potentiel des grandes agglomérations ne correspond
pas à leur population. S’agit-il d’une forme de fraude électorale ? Non,
car cette pratique ne contrevient pas aux règles constitutionnelles.

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Pierre Jacquemot Afrique, la démocratie à l’épreuve

Figure 2. Qualité des élections : expériences et perceptions matérielle, que l’on « se procure de quoi manger » (en ewé : A hï dudu
négatives dans dix-huit pays (2019-2020) en % va home). Dans l’enquête d’Afrobarometer de 2020, 18 % des électeurs
interrogés dans dix-huit pays affirmaient avoir reçu de la nourriture, un
Les forces de sécurité ou un parti cadeau ou de l’argent en échange de leur vote1. Mais la perversité du
ont intimidé les électeurs
Des policiers ou des militaires ont aidé
candidat, qui consiste à acheter les votes, est-elle véritablement efficace
certains électeurs à voter pour garantir son élection ? Après tout, chacun est libre de « manger »
Un candidat ou un parti a offert des vivres,
des cadeaux ou de l’argent puis de voter à sa guise derrière le rideau de l’isoloir2. Au Burkina Faso,
À craint d’être victime
d’intimidations ou de violences la vie publique est pleine d’anecdotes sur des candidats ayant été trahis
Des électeurs ont voté plus d’une fois par un électorat pour lequel ils avaient dépensé des fortunes3. Où trou-
Des personnes puissantes pouvaient ver l’argent ? En dehors des contributions de quelques mécènes, il n’y
être informées de votre vote
Le décompte des votes n’était pas correct a que deux sources importantes, selon Jean-Pierre Olivier de Sardan,
ou ne reflétait pas les résultats
Les médias n’ont pas équitablement
en référence au Niger : d’une part, les dons des grands commerçants et
couvert tous les candidats opérateurs économiques (chaque parti a les siens) et, d’autre part, les
0 10 20 30 40 50 60 trésors de guerre accumulés par les partis, notamment sur les rétrocom-
missions illicites sur les marchés publics.
Source : Afrobarometer, 2021.
Les commerçants et entrepreneurs sont ainsi au cœur du système électo-
En fin de parcours, la contestation des résultats est devenue quasi ral. Ce sont eux qui le font fonctionner. Mais ce n’est pas par désintéresse-
consubstantielle à l’exercice des scrutins. Les perdants dénoncent ment. Ils attendent un retour sur investissement, en matière de protection,
de « bienveillance » fiscale, de placement de leurs parents et client à des
presque systématiquement des fraudes et demandent, en vain, l’annu-
postes stratégiques, ou de passation de marchés […]. Les députés, les
lation de l’élection. Mais, comme on le sait, l’Afrique n’a pas l’apanage maires, les présidents sont quelque part prisonniers de leurs financiers,
de la contestation électorale !

1. Fredline M’Cormack-Hale, Mavis Zupork Dome, « En Afrique, le soutien aux élections


s’affaiblit ; beaucoup doutent qu’elles permettent de tenir pour responsable leurs élus »,
LE RÔLE DE L’ARGENT 2021, art. cité.
2. Dans une étude ancienne sur le Bénin, Richard Banégas signalait l’existence de « logiques
paradoxales » caractéristiques de la consolidation démocratique dans ce pays pionnier. Lors des
Election time is eating time! Cette formule triviale est de Chris campagnes électorales, le clientélisme et l’achat des électeurs sont monnaie courante, mais ne
les empêchent pas de voter, le moment venu, « selon leur conscience », il concluait que cette
Wambui, l’éditorialiste du Daily Nation de Nairobi (26 décembre 2002). marchandisation de la démocratie va de pair, paradoxalement, avec « un processus de vulgarisa-
Ailleurs (notamment à Lomé, au Togo), on emploie l’expression « voter tion des vertus civiques » (Richard Banégas, « Marchandisation du vote, citoyenneté et consoli-
avec son estomac1 ». L’idée est que l’on se prémunit contre l’insécurité dation démocratique au Bénin », in Politique africaine, n° 69, mars 1998, p. 75-87).
3. Ludovic O. Kibora, « Corruption, clientélisme et démocratie locale au Burkina Faso », in
Sten Hagberg, Ludovic O. Kibora, Gabrielle Körling (dir.), Démocratie par le bas et politique
1. Staffan Lindberg, Democracy and elections in Africa, 2006, op. cit. municipale au Sahel, Uppsala, Uppasala Universitet, 2019, p. 75-88.

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Pierre Jacquemot Afrique, la démocratie à l’épreuve

ils leur sont redevables, et il leur est presque impossible de ne pas renvoyer À NOTRE TOUR
l’ascenseur puisque c’est à eux qu’ils doivent leur élection1.
DE MANGER !
L’élection africaine est la résultante d’une réelle appropriation
des normes officielles du jeu électoral conjuguée à des pratiques de L’accès au pouvoir par l’élection est une modalité de « la privatisa-
contournement de ces règles. Le Cameroun et le Gabon en sont de tion de la mangeoire » par la famille et le clan. La référence alimentaire
bons exemples2. La transgression fait partie intégrante du jeu électoral est restée inscrite dans le registre politique. Souvent, l’emploi politique
africain. Les fraudes et tricheries délibérées ne sont d’ailleurs pas tou- du parlementaire est de courte durée1. Cette précarité amplifie la cor-
jours stigmatisées et condamnées. Elles correspondent à des écarts au ruption, lui donne un caractère d’urgence pour l’élu comme pour son
code qui peuvent être considérés comme légitimes au regard des normes entourage. De leur côté, les parrains qui ont recommandé leur protégé
sociales ambiantes. Certes, certaines sociétés stigmatisent les pratiques revendiquent leur droit de lui demander des dividendes. Fiohawo to
déviantes qui confondent caisse personnelle et Trésor public, comme ye wo du na (littéralement en langue éwé, « il est licite de manger la
l’énonce par exemple la règle de vie bambara : An ta ani n’ta, o tè kelen yè chose de l’État »), entend-on parfois à Lomé. Ne wo yi fioha fi gbea afi
(« À nous et à moi, cela ne se confond pas »). Mais, le plus souvent, il gä de (« Fais un grand coup lorsque tu veux voler l’État »), afin de se
n’y a pas de réprimande de la part de ceux qui bénéficient des retombées prémunir contre l’insécurité matérielle, est de procurer de quoi « man-
de la corruption rendue possible par la position de pouvoir acquise (sauf ger à la maison » (A hï dudu va home). Celui qui n’aura pas su saisir
s’ils pensent que d’autres sont mieux servis). l’occasion lorsqu’elle s’est présentée sera suspecté d’avoir « mangé tout
La littérature sur les manipulations identifie bien les diverses seul ». Comme le montrent Jean-François Bayart, Achille Mbembe et
méthodes employées. Elle en dit moins sur les stratégies des acteurs Comi Toulabor2 par ces citations, l’illicite est sous-tendu par des valeurs
en place et de ceux de l’opposition, constatant seulement, sur des sociales positives (« c’est à notre tour de manger »), dictées par la néces-
données transversales de séries chronologiques pour deux cent quatre- sité de recourir à toutes les méthodes disponibles afin de manifester ces
vingt-cinq élections africaines de 1986 à 2012, que les sortants s’en- vertus essentielles que sont la satisfaction du besoin, la reconnaissance
gagent plus volontiers dans l’achat de voix, tandis que l’opposition opte et l’entraide. Pour l’opposant enfin récompensé, « manger le pouvoir »
davantage pour la violence3. est une manière de se rémunérer pour le temps passé loin du pouvoir. La
métaphore alimentaire est reprise par le philosophe et homme de théâtre
1. Jean-Pierre Olivier de Sardan, La revanche des contextes. Des mésaventures en ingénierie Jean-Louis Sagot-Duvauroux dans son livre sur le Mali3, classé comme
sociale en Afrique et au-delà, Paris, Karthala, 2021, p. 279.
2. Guy Rossatanga-Rignault, « Identités et démocratie en Afrique. Entre hypocrisie et faits
têtus », in Afrique contemporaine, n° 242, 2012/2, p. 59-71. 1. Sur le prosaïsme particulier de l’électorat kényan, voir Daniel Branch, Nic Cheeseman, Leigh
3. Sur l’efficacité des achats de voix, voir Pedro C. Vicente, Leonard Wantchekon, Gardner (dir.), Our turn to eat. Politics in Kenya since 1950, Berlin, Londres, Lit Verlag, 2010.
« Clientelism and vote buying : lessons from field experiments in African elections », in 2. Jean-François Bayart, Achille Mbembe, Comi Toulabor, La politique par le bas en Afrique
Oxford Review of Economic Policy, vol. 25, n° 2, 2009, p. 292-305 ; Carolien van Ham, noire, Paris, Karthala, 2008.
Staffan Lindberg, Vote buying is a good sign : alternate tactics of fraud in Africa 1986-2012, 3. Jean-Louis Sagot-Duvauroux, L’État mangeoire. Essai sur la corruption en Afrique à partir
University of Gothenburg, V-Dem Institute, 2015. de l’exemple malien, BiBook (autoédition), 2021.

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Pierre Jacquemot Afrique, la démocratie à l’épreuve

« État mangeoire » : « Les serments solennels, les irrémédiables diffé- mesure d’exercer une efficacité collective. La fraude, au lieu d’être un
rends idéologiques, les alliances à jamais sont pulvérisés par l’appétit1. » objet de blâme, est un attribut pour conquérir une place politique.
On vient en politique « pour engranger ». Le chanteur ivoirien Alpha
Le récit des manipulations, leur étalage parfois dans la presse (par-
Blondy ne fait pas dans la nuance :
ticulièrement en Afrique du Sud, au Kenya et en Tanzanie) ne scan-
Qui est qui ?/Et qui fait quoi dans ce pays ?/Je les entends dire/C’est notre dalise pas. Elle doit donc être visible pour devenir une vertu politique.
tour de manger/C’est comme ça qu’ils veulent gouverner/C’est notre tour Il serait par conséquent inadéquat d’invoquer le sentiment de « honte »
de manger/C’est leur projet de société/C’est notre tour de manger/Ils sont
qu’elle inspirerait chez ses pratiquants et la réprobation qu’elle ferait
obsédés par cette idée/C’est notre tour de manger/Aucun projet de société/
Ils n’ont rien à nous proposer2 naître de la part des victimes. En réalité, c’est parfois l’inverse : la honte
est de ne pas répondre à la demande de redistribution de l’entourage,
Le rapport de la commission Zondo d’enquête sur la corruption qui légitime les entorses au droit. Truquer, falsifier, travestir ne sont
endémique qui a marqué le mandat de Jacob Zuma (2009-2018) pas des méthodes perçues comme un mal en soi ; en revanche, s’enri-
évoque « la capture d’État » (state capture) et la « corruption ram- chir sans partager est considéré comme contraire à l’éthique. L’élu sera
pante » qui a gangrené les institutions publiques pendant une décen- suspecté d’avoir « mangé tout seul ». En réalité, la honte est de ne pas
nie en Afrique du Sud. Le fisc, parmi les plus efficaces au monde à répondre à la demande de redistribution de l’entourage, qui légitime
la fin des années 2000, a été vidé de sa substance, sous l’influence les entorses au droit.
du cabinet de conseil Bain & Company, en étroite collaboration avec
l’ancien dirigeant. La nomination d’un nouveau directeur à la tête du
fisc a conduit en quelques années au démantèlement des services de
l’institution chargés de lutter contre le crime organisé. Les enquêtes LES COMMISSIONS ÉLECTORALES,
les plus sensibles ont été abandonnées. QUELLE INDÉPENDANCE ?
La fortune de l’élu, au lieu d’être un objet de blâme, est l’attribut
du vrai chef. La morale a beau fournir les règles procédurales de l’argu- Les Constitutions adoptées dans les années 1990 ont installé
mentation rationnelle, elle paraît inadaptée au contexte des discus- des juridictions spécialisées chargées d’assurer le contrôle de la
sions politiques. La posture morale ne donne qu’une faible motivation, sincérité du scrutin. Les commissions électorales sont devenues la
dont la portée ne s’étend qu’à la conviction intime, mais n’est pas en cheville ouvrière du processus électoral. Elles ont été créées sous
divers noms : Commission électorale indépendante (CEI), cas de la
Côte d’Ivoire, Commission électorale nationale autonome (CENA)
1. Ibid., p. 18. Il ajoute p. 3 : « L’effondrement éthique est signalé de façon plus brutale
encore lorsqu’un proche, dont on découvre qu’il a lui aussi plongé sa poigne dans le pot de au Bénin, Commission de contrôle et de supervision des élections
miel, donne en guise de justification cette troublante réponse : Nè tè dangaden yé ! (Je ne (COSUPUEL) et Commission électorale nationale (CEN) au Niger,
suis pas un enfant maudit). Autrement dit : Par quelle malédiction devrais-je être écarté de
qui deviendra CENA par la suite. Ou encore Commission électorale
la mangeoire alors que les circonstances me donnent l’occasion de m’y goinfrer ? »
2. Alpha Blondy, « Élections présidentielles », 2020. nationale indépendante (CENI) au Burkina Faso, en Guinée, au Togo.

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Pierre Jacquemot Afrique, la démocratie à l’épreuve

Le protocole de la CEDEAO sur la démocratie et la bonne gouver- soixante-deux mille bureaux de vote, et enfin assurer le contrôle du
nance (article 3) énonce que les commissions électorales doivent être scrutin. Le nombre très élevé des candidats aux législatives de 2019,
indépendantes et/ou neutres « et avoir la confiance des acteurs et pro- arrêté à dix-huit mille contre onze mille pour les présidentielles, a créé
tagonistes de la vie politique ». Le Cap-Vert est le pays qui s’approche un autre défi pour l’impression et la distribution des bulletins de vote.
peut-être le plus de l’idée sous-jacente à cet article, avec son proces-
Dans plus de 60 % des élections qui se sont tenues depuis 1990, les
sus d’approbation des membres de la Comissão nacional de eleições
observateurs étrangers ont relevé de graves problèmes d’autonomie de
(CNE) par une majorité des deux tiers au Parlement. Au Sénégal, les
l’organe de gestion des scrutins par rapport au gouvernement1. En 2019,
membres de la Commission électorale nationale autonome (CENA)
Afrobarometer jugeait « au mieux modérée » la confiance publique dans
sont désignés par le président de la République après consultation.
les commissions électorales nationales2. Freedom House, le site amé-
Au Bénin, les commissaires sont désignés par les partis politiques eux-
ricain dédié à l’analyse des processus démocratiques dans le monde,
mêmes alors qu’au Ghana, la consultation d’un organe représentatif
évalue aussi sévèrement les organes de gestion des élections3.
des forces politiques est obligatoire ; en Sierra Leone, la consultation
des partis est suivie par une approbation du Parlement. Lors des élections de 2019, parmi les préoccupations concernant
divers aspects du processus électoral au Malawi, la principale lacune
La performance d’une commission électorale est souvent proportion-
citée par une majorité de répondants était une déclaration de résul-
née à la mesure dans laquelle il contrôle toute la chaîne d’événements
tats erronée par la Malawi Electoral Commission (MEC), qui était
du processus. Cela va souvent de pair avec le degré de contrôle des
largement perçue comme manquant d’impartialité et de fiabilité. En
aspects logistiques et financiers du processus électoral : plus la commis-
pratique, se pose souvent la question de savoir dans quelle mesure il
sion est impliquée dans la passation des marchés, le recrutement de son
existe une séparation claire entre les commissions électorales chargées
personnel, l’affectation des ressources et l’élaboration du budget électo-
de veiller à la régularité du scrutin et les régimes en place. Certaines ne
ral, moins grand est le risque d’ingérence politique des autres acteurs.
sont indépendantes et impartiales que de nom. Dans certains pays, les
Si les progrès sont notables, avec des élections mieux organisées afin commissaires sont clairement partisans. Eugène Le Yotha Ngartebaye,
de garantir la périodicité, l’intégrité et le secret des suffrages, les dys- évoquant les cas du Bénin et du Tchad, a ainsi ce jugement implacable :
fonctionnements liés à leur capacité à organiser des élections « libres L’issue de l’élection ne se joue plus dans les urnes, mais dans les capaci-
et transparentes » sont récurrents. Plus de la moitié des élections tés à maîtriser et à disposer de ces institutions. C’est ce qui explique la
sont confrontées à de sévères problèmes logistiques. Dans l’immense
République démocratique du Congo, par exemple, avec de nombreux 1. Rachel Sigman, Staffan Lindberg, « Neopatrimonialism and democracy : an empiri-
territoires enclavés faute d’infrastructures routières, les difficultés cal investigation of Africa’s political regimes », in Gabrielle Lynch, Peter VonDoepp (dir.),
d’organisation sont considérables. La logistique représente le premier Routledge handbook of democratization in Africa, Londres, Routledge, 2021.
2. Michael Bratton, Sadhiska Bhoojedhur, « Les Africains désirent des élections transpa-
défi des élections. Il faut procéder à l’enregistrement des trente-deux rentes – surtout celles porteuses d’alternance », 2019, art. cité.
millions d’électeurs, puis au transport du matériel électoral dans les 3. Freedom House, « Freedom in the world 2019. Democracy in retreat », freedomhouse.org,
2019.

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Pierre Jacquemot Afrique, la démocratie à l’épreuve

politisation outrancière des commissions électorales avec en prime la pré- des instances de contrôle dans ce pays. Le résultat de ce sixième scru-
pondérance des membres désignés par le parti au pouvoir1. tin depuis le retour à la démocratie multipartite en 1994 fut marqué
La décision d’annulation de l’élection présidentielle d’août 2017 par des contestations judiciaires, avec six mois d’audiences judiciaires
au Kenya par la Cour suprême, pour irrégularités relevées dans les couvertes en direct sur la principale radio et une série sans précédent
opérations de vote, avait fait naître l’espoir d’un changement radical de manifestations publiques menées par la coalition des défenseurs des
dans l’histoire électorale africaine. Un précédent historique, croyait- droits humains de la société civile exigeant la démission des membres
on. Hélas, sept semaines après, il fallut déchanter. La même Cour de la Commission électorale du Malawi. Le soutien aux élections en
suprême fut dans l’incapacité de se réunir faute de quorum pour tant que meilleure méthode pour choisir les dirigeants du pays était
examiner un recours. La peur l’avait contaminée et elle en sortit dis- à son plus bas niveau jamais enregistré.
créditée. Dans le même temps, la commission électorale, l’Indepen-
dant Electoral and Boundaries Commission (IEBC), pourtant aussi
déconsidérée, resta en place pour organiser le nouveau vote fin octobre
LES OBSERVATIONS,
2017. Uhuru Kenyatta obtint un score de type nord-coréen (98 %), un
QUELLE EFFICACITÉ ?
score jamais vu en Afrique depuis Bourguiba en 1959, même dans les
régimes les plus pervertis, et avec un socle électoral très étriqué (35 %
de votants). La première observation électorale venue de l’étranger d’une cer-
taine envergure est intervenue après l’accord de Lancaster House en
Quinze mois plus tard, en janvier 2019, la décision, en République Rhodésie, futur Zimbabwe, en 1980. Elle fut effectuée par le secré-
démocratique du Congo, de la Cour constitutionnelle de valider préci- tariat du Commonwealth. Ce fut la première fois que l’on utilisa les
pitamment l’élection présidentielle de Félix Tshisekedi, contre le vrai- expressions de « free and fair election » et « valid and democratic
semblable résultat des urnes, déçut amèrement tous ceux qui croyaient expression election ». Depuis, elles sont devenues systématiques,
en Afrique à l’indépendance du juge suprême. À moins que leur amer- impliquant des organisations internationales ou régionales, mais leur
tume ne se soit atténuée à la suite de l’invalidation des élections de méthodologie n’a guère évolué si l’on en croit Stephen Chan qui, après
mai 2019 par la Cour suprême du Malawi pour « fraudes à répétition, avoir été observateur sans interruption de 1980 à 2016, conclut, un
falsifications de documents et nombreuses autres pratiques illégales » brin sceptique : « L’observation électorale, si elle n’est pas inutile, a en
– notamment l’utilisation de Tipp-Ex afin de modifier les procès- fait peu de valeur1. »
verbaux –, ce qui annoncerait enfin une véritable prise d’indépendance
Constatant que les élections constituent de plus en plus une
occasion de tensions et le point de départ de crises politiques, les
1. Eugène Le Yotha Ngartebaye, Le contentieux électoral et la consolidation démocratique
en Afrique francophone. Trajectoire comparative du Bénin et du Tchad, thèse de doctorat en
droit public sous la direction d’Olivier Échappé, Université Jean-Moulin (Lyon III), 2014, 1. Stephen Chan, « Free and fair ? Observation of selected African elections », in Journal of
p. 311. African Elections, vol. 10, n° 1, 2019, p. 2.

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Pierre Jacquemot Afrique, la démocratie à l’épreuve

organisations régionales et sous-régionales, qui se cantonnaient « Il y a eu quelques difficultés qui ne sont pas de nature à entacher la
jusque-là dans des activités à vocation économique ou diplomatique, sincérité du scrutin. » Puis elle prend acte des résultats proclamés et,
s’intéressent depuis vingt ans à la gouvernance démocratique. Le pro- gênée ou complice, invite les perdants et leurs troupes « à respecter
tocole du 21 décembre 2001, additionnel au protocole de Lomé de le verdict des urnes ». Ces expressions sont désormais consacrées et
décembre 1999 de la CEDEAO, portant sur le mécanisme de préven- fleurissent dans les rapports des observateurs internationaux, devenus
tion, de gestion, de règlement des conflits, de maintien de la paix et de impuissants devant les réalités « politico-diplomatiques ».
la sécurité, a été une première en Afrique. Il est venu codifier l’orga-
La conclusion du rapport de la Mission d’observation électorale de
nisation d’élections fiables et transparentes pour juguler les conflits
l’Union africaine (MOEUA) après les élections en Guinée en 2020
et l’instabilité. Ce texte constitue la base légale de l’implication de la
est assez typique de ce point de vue. Elle « note avec satisfaction que
CEDEAO dans les élections en Afrique de l’Ouest.
le scrutin du 18 octobre 2020 s’est déroulé dans un climat relative-
Par le biais du contrôle de conformité à chaque moment du cycle ment apaisé, en dépit de certains incidents signalés par endroits ; et
électoral, l’intervention des organisations internationales (Union le contexte sociopolitique et sanitaire difficile avec l’avènement de la
africaine, organisations régionales africaines, Union européenne, pandémie de Covid-191 ». Elles furent pourtant l’occasion d’attaques
Organisation internationale de la francophonie) ou des fondations de bureaux de vote, d’incendies de matériel électoral, de heurts entre
(The Carter Center, National Democratic Institute) permet-elle d’in- les forces de l’ordre et les opposants à Alpha Condé et firent environ
troduire de la transparence ? trente morts, dans les quartiers de Conakry, ainsi qu’à Mamou au
centre, à Boké dans l’ouest et à N’Zérékoré dans le sud-est du pays.
L’observation peut améliorer les chances d’élections free and fair,
jusqu’au dépouillement du vote et la compilation des résultats. La pré- Les élections d’octobre 2020 en Tanzanie resteront enregistrées
sence d’observateurs internationaux donne en outre aux électeurs un comme une entaille importante sur le bilan démocratique du pays. Le
sentiment de sécurité et une assurance quant au secret du vote et à président sortant, John Magufuli, 61 ans, a été réélu pour un second
l’efficacité de l’ensemble du processus électoral. Mais, de Djibouti au mandat avec 84 % des voix (contre 58 % lors de sa victoire en 2015),
Nigeria en passant par le Tchad, le Gabon ou le Mali, la teneur des le parti Chama Cha Mapinduzi (CCM, « Parti de la révolution »), au
déclarations finales des missions d’observation dépêchées sur place pouvoir sans discontinuer depuis l’année qui a suivi l’indépendance,
reste souvent frileusement identique. en 1961, remportant 98,8 % des sièges parlementaires. À Zanzibar, la
situation était similaire avec Hussein Mwinyi du CCM, remportant éga-
Ces dernières années, aucune élection présidentielle contestée n’a
lement 76,6 % des voix, au terme d’élections générales marquées par la
été invalidée ni par les organisations régionales, ni par l’Union afri-
quasi-disparition de l’opposition parlementaire, qui qualifia le scrutin
caine, ni par les institutions internationales. On lit le plus souvent les
d’« imposture totale », entaché de fraudes massives. Des observateurs
constats suivants, empreints de stoïcisme : « Globalement, les élections
se sont bien passées, dans le calme et la transparence. » Et, pour faire
1. Rapport « Mission d’observation électorale de l’Union africaine pour l’élection présiden-
bonne figure, la déclaration ajoute, dans des cas extrêmes de fraudes : tielle en République de Guinée », Union africaine, 18 octobre 2020, p. 35.

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Pierre Jacquemot Afrique, la démocratie à l’épreuve

internationaux ont critiqué le processus. La Cour africaine des droits en 2016 au Gabon1. C’est peu. De fait, il est partout difficile pour les
de l’homme et des peuples (CADHP) a jugé que la Constitution tan- observateurs internationaux de répondre efficacement à la question
zanienne enfreint la Charte africaine et d’autres lois internationales, de savoir si les élections ont été libres et équitables. D’où la fréquence
car elle interdit aux électeurs de contester les résultats des élections avec laquelle les missions d’observateurs validant des élections sont
présidentielles tanzaniennes devant les tribunaux. Les États-Unis critiquées comme étant superficielles et motivées par des considé-
ont reconnu « des doutes sur la crédibilité des résultats ». La mission rations politiques. Il faut dire que la démarche de l’observateur est
d’observation de la Communauté de l’Afrique de l’Est (CAE), dirigée fréquemment inadaptée pour apporter la preuve indiscutable des
par l’ancien président burundais Sylvestre Ntibantunganya, a quant à « déviances » électorales, en particulier dans des régimes autoritaires.
elle conclu que le scrutin avait été conduit de « manière crédible ». Le dilemme est le suivant : soit soutenir le travail de dénonciation des
« entrepreneurs de moralité », mais au risque d’être expulsé, soit être
Au niveau sous-régional, les communautés économiques régionales
le témoin passif des mascarades électorales afin de pouvoir accéder
ont également affirmé leur engagement en faveur de la démocratie à
aux sites du vote.
travers différents instruments, tels que le protocole de la CEDEAO
sur la démocratie et la bonne gouvernance, les principes et directives
de la Communauté de développement de l’Afrique australe (SADC)
régissant les élections démocratiques1, le protocole de l’Autorité inter- LES CONTRÔLES PARALLÈLES,
gouvernementale pour le développement (IGAD) sur la démocratie, la QUELLE PERTINENCE ?
gouvernance et les élections, et le protocole de l’Afrique de l’Est sur
la démocratie. Les institutions régionales ont notamment apporté leur
Dans certains pays, comme le Kenya, le Malawi et l’Afrique du
soutien aux commissions électorales en élaborant des directives pour
Sud, le pouvoir judiciaire est resté ferme face aux excès de l’exécutif,
la conduite d’élections pendant la pandémie ou des urgences sanitaires
laissant espérer la protection de la démocratie grâce à des contrôles
similaires. Ces guides proposent des stratégies pour naviguer dans les
efficaces et renforçant la confiance du public pour utiliser les méca-
complexités posées par des urgences de santé publique.
nismes judiciaires pour résoudre les différends plutôt que de recourir
Parfois, les observateurs internationaux vont plus loin en aidant aux manifestations de rue ou à la violence. Des parlements ont égale-
des parties mutuellement méfiantes à négocier des conditions du jeu ment résisté aux excès de l’exécutif et fait montre de flexibilité dans
électoral acceptables. Leur rôle s’est parfois avéré utile, quoiqu’ils leurs modes de travail face à la pandémie2.
n’aient pu identifier que deux inversions de résultats de présiden-
tielles lors de la compilation des procès-verbaux : en 1998 au Togo et
1. Régis Marzin, « Les processus électoraux dans la démocratisation de l’Afrique. Synthèse
technique et politique », regardexcentrique.wordpress.com, 4 février 2018.
2. Ce point est développé dans International Institute for Democracy and Electoral
1. Southern African Development Community (SADC), « SADC principles and guidelines Assistance (IDEA), « Africa and the middle east. Resilient democratic aspirations and
governing democratic elections », eisa.org, 20 juillet 2015. opportunities for consolidation », idea.int, 2021.

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Pierre Jacquemot Afrique, la démocratie à l’épreuve

Quand le doute pèse sur l’intégrité des commissions électorales capable de produire une estimation des résultats la nuit du scrutin
et sur l’efficacité des observations internationales, des mouvements avec le recours à internet.
citoyens inventent une observation hautement plus efficace, partici-
Au Sénégal, en 2012, au soir du second tour de l’élection prési-
pant de la sorte à une « gouvernance par le bas ». La société civile
dentielle sénégalaise, #Sunu2012, un projet conçu par le cyberacti-
africaine a déjà capitalisé une riche expérience dans l’observation des
viste Cheikh Fall, a mobilisé une centaine d’observateurs armés de
élections avec la mise en œuvre des structures de veille électorale
téléphones et d’appareils photo. Ils ont recueilli des informations, de
bien adossées au digital dans plusieurs pays : Sénégal, Nigeria, Togo,
l’ouverture des bureaux au décompte des voix. Les données recueillies
Guinée, Guinée-Bissau, Côte d’Ivoire, Burkina Faso, Liberia, Sierra
ont permis à #Sunu2012 de publier les tendances des scores dans
Leone, Union des Comores, Congo, etc.
la soirée de l’élection. De même, au Bénin, le mot-clé #Vote229 a
Le Kenya a été un initiateur dans ce domaine. Déjà, en 2002, fédéré une initiative de veille électorale lors de la présidentielle de
les Kényans se sont observés voter ! L’instrument utilisé pour renfor- 2021 lancée par une coalition de plus de deux cent cinquante réseaux
cer la crédibilité d’élections est connu sous le nom de Parallel Vote et organisations de la société civile qui ont décidé de mutualiser leurs
Tabulation (PVT). Il s’agit d’un processus par lequel les citoyens ressources pour superviser des processus électoraux avec des coordi-
déploient des observateurs dans un échantillon de bureaux de vote. nations locales dans les soixante-dix-sept communes du pays1. Même
Sur la base de rapports en temps réel et de la technologie SMS, ils situation dans les douze mille bureaux de vote lors de l’élection prési-
sont en mesure de suivre l’élection, de rendre compte de toutes les dentielle de 2019 au Nigeria.
étapes et, le plus important, de vérifier l’authenticité des résultats
Depuis plus de dix ans, les élections africaines font ainsi l’objet de
annoncés par les organes de gestion des élections. Des dizaines de
« remontées parallèles » généralement compilées soit par chaque parti
milliers de personnes peuvent ainsi être engagées dans le décompte
au niveau de son état-major, soit par des plates-formes participatives.
des voix. En 2002, le Kenya Domestic Observation Programme
Cette implication favorise de manière significative la confiance des
(K-DOP) envoya dix-neuf mille observateurs dans tout le pays pour
citoyens dans les élections et la transparence du processus électoral.
surveiller le déroulement des élections1. Un autre exemple est donné
Un électeur peut ainsi s’imaginer membre de la commission électo-
au Ghana. On comptait vingt-neuf mille bureaux de vote ouverts lors
rale. Il faut pour cela qu’il soit présent dans un bureau de vote au
des élections de 2016. Le jour du scrutin – le septième depuis le
moment du comptage des bulletins, puis qu’il photographie les résul-
rétablissement du multipartisme en 1992 –, dans chaque bureau de
tats et le procès-verbal, et les transmette au siège de son organisation.
vote se trouvait un observateur membre de la Coalition of Domestic
En décembre 2018, la Conférence épiscopale nationale du Congo
Election Observers, une alliance de trente-quatre associations. Il était
(CENCO), en République démocratique du Congo, avait installé
quarante mille observateurs dans les bureaux de vote pour instaurer
1. Jeremy Horowitz, « Ethnicity and the swing vote in Africa’s emerging democracies :
evidence from Kenya », in British Journal of Political Science, vol. 49, n° 3, juillet 2019, 1. La plate-forme électorale des organisations de la société civile (OSC) du Bénin a plus de
p. 901-921. vingt ans d’expérience du suivi des processus électoraux héritée de divers réseaux.

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Pierre Jacquemot Afrique, la démocratie à l’épreuve

un système de comptage parallèle des scores. Ce dispositif permit niveau des bureaux de vote individuels ont été mises à disposition.
de dénoncer les résultats proclamés par la commission électorale, Lorsque ces données ouvertes sont étayées par un système d’obser-
considérés comme ne représentant pas la réalité du scrutin. Selon la vateurs indépendants, une infrastructure de communication fiable
CENCO, Martin Fayulu avait obtenu près de 60 % des voix, Félix et en temps réel, elles ont aidé à des élections pacifiques dans des
Tshisekedi entre 15 et 19 %, précédé d’Emmanuel R. Shadary avec environnements politiques fragiles et à des résultats relativement
19 %. Mais ce constat se révéla vain et Tshisekedi fut élu contre son incontestés. Les commissions électorales disposent de données
opposant. Trois millions de voix avaient apparemment changé de camp électorales critiques – comme les scores au niveau des bureaux de
entre le décompte et l’annonce des résultats. Qui pouvait croire que le vote – disponibles en ligne en temps opportun, et peuvent utiliser les
clan Kabila, installé au pouvoir depuis vingt ans, accepterait de perdre médias sociaux et d’autres outils numériques pour améliorer l’infor-
la maîtrise de ses principaux rouages ? S’étant rendu compte que son mation des électeurs. Des observateurs peuvent utiliser les données
candidat ne l’emporterait pas, sa manœuvre fut habile, passant par une ouvertes, par exemple pour vérifier les protocoles de résultats, exami-
alliance en apparence contre-nature avec Félix Tshisekedi, le fils du ner la liste électorale ou suivre les financements. Les organismes de
« sphinx de Limete », celui qui avait incarné si farouchement l’oppo- surveillance des élections considèrent également la disponibilité et la
sition, d’abord à Mobutu puis, précisément, aux Kabila père et fils. qualité des données électorales ouvertes dans leurs évaluations d’ob-
Ce dénouement accrédite pour beaucoup d’analystes la thèse d’une servation comme une mesure cruciale de la transparence et de l’inté-
mascarade savamment orchestrée1. grité du processus électoral lui-même. Étant donné que les données
électorales ouvertes sont générées tout au long du cycle électoral, les
groupes peuvent être actifs plus tôt dans le processus et aborder des
Les données électorales ouvertes domaines qui pourraient autrement ne pas être examinés. Armer les
acteurs civiques de plus d’instruments et d’opportunités pour utiliser
L’initiative de données électorales ouvertes a été lancée en 2015 les données ouvertes.
par le National Democratic Institute. Depuis, les gouvernements
ont élargi la disponibilité des données relatives aux élections, tandis
que la société civile a amélioré la sensibilisation et la capacité de
collecter et d’analyser ces données. Dans trois pays – Burkina Faso, VOTER EN TEMPS
Ghana et Kenya –, des données électorales crédibles et vérifiées au DE PANDÉMIE

1. Après l’annonce de la victoire de Félix Tshisekedi, des fuites du téléchargement du ser-


veur central de la CENI et d’autres données issues de la compilation de documents de la Que faut-il craindre d’une grande pandémie en Afrique ? Un
CENCO, forte de quarante mille agents déployés sur tout le territoire, furent relayées par ébranlement général, assurément, avec des séquelles considérables ?
RFI, le Financial Times et TV5Monde. Analysées, les données se révélèrent concordantes et
Ralentissement des échanges, baisse des cours, chute des envois de
montrèrent une victoire de Martin Fayulu avec un score autour de 60 % des voix, une diffé-
rence de plus de trois millions de voix par rapport aux résultats proclamés le 10 janvier 2019. fonds des diasporas, perturbation des filières d’approvisionnement

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Pierre Jacquemot Afrique, la démocratie à l’épreuve

du fait des contraintes de mobilité, insécurité alimentaire et nutri- d’élections dans plusieurs contextes : l’épidémie d’Ebola (2013-2016)
tionnelle, débordement des dépenses de santé, fermeture des entre- vécue en République démocratique du Congo, en Guinée, au Liberia
prises… la crise associée à la pandémie de Covid-19 a été cruelle et en Sierra Leone ; les urgences sécuritaires vécues au Burkina Faso
en 2020 et 2021 pour les pays d’Afrique. Avec des conséquences (2015), au Mali (2012-2013), au Mozambique (2019) et au Nigeria
extrêmes qui peuvent inverser deux décennies de progrès en matière (2019) ; et les catastrophes naturelles, comme en 2019, lorsque le
de développement. Le traumatisme a été sanitaire. Il a été social. Une cyclone Idai a balayé l’Afrique australe, affectant le déroulement des
telle crise révèle l’ampleur des inégalités et les aggrave à mesure qu’elle élections dans certaines parties du Malawi et du Mozambique.
se prolonge. Même là où les restrictions n’étaient pas particulièrement
Avant la pandémie, l’égalité des chances de faire campagne libre-
strictes, comme au Malawi, elles étaient suffisamment oppressives
ment avec un accès égal aux médias et aux finances était déjà un défi.
pour provoquer des protestations et forcer le gouvernement à aban-
Avec les restrictions de mobilité et de rassemblement rendues néces-
donner complètement la politique de verrouillage.
saires par la pandémie, les partis ont disposé d’options limitées pour
Quinze des vingt-quatre élections nationales qui devaient avoir faire campagne. En Ouganda, le gouvernement a utilisé les restrictions
lieu en 2020 en Afrique furent organisées. Leur mise en place a créé du Covid-19 comme base pour intimider l’opposition lors de l’élection
des défis techniques, opérationnels et financiers supplémentaires de janvier 2021. Son candidat, Robert Kyagulanyi (alias Bobi Wine) fut
pour les organismes de gestion électorale. La tenue d’une campagne arrêté et emprisonné pour violations des protocoles sanitaires.
électorale et l’organisation du scrutin, la mobilisation des citoyens et Les contraintes imposées à l’activité politique – appliquées de manière
des observateurs sont autant de moments de contacts, de brassages, disproportionnée à l’opposition – avant les élections de janvier 2021 en
de rencontres. L’élection est un facteur de propagation très puis- Ouganda ont illustré comment les autocrates utilisent l’excuse de nou-
sant. Le double scrutin législatif et référendaire tenu en Guinée en velles menaces telles que le coronavirus pour réprimer l’opposition et
octobre 2020 a marqué un tournant décisif dans la propagation du virus conserver le pouvoir en temps de crise1.

au sein de la communauté. Il a fallu mettre en place les installations Des mesures prises afin de faire respecter les restrictions liées au
nécessaires au respect des protocoles sanitaires (installations de lavage Covid-19 ont impliqué le recours à la force. Onze gouvernements,
des mains, désinfectants à base d’alcool et port obligatoire de masques l’Angola, l’Éthiopie, le Ghana, le Liberia, la Libye, la Mauritanie, le
dans les bureaux de vote). Certains bureaux, comme au Ghana, ont Nigeria, la Sierra Leone, l’Afrique du Sud, le Soudan et la Tunisie ont
recruté du personnel appelé « ambassadeurs Covid-19 » pour soutenir eu recours à l’armée pour faire respecter les mesures sanitaires2.
le contrôle des files d’attente et faire respecter les protocoles. Dans
l’ensemble, la pandémie de Covid-19 a mis en évidence les limites
existantes des capacités de préparation aux situations d’urgence au
sein des commissions électorales et leur a ouvert des opportunités 1. Economist Intelligence Unit, « Democracy Index 2020 : in sickness and in health ? »,
eiu.com, 2021, p. 50.
pour développer des modalités de gestion des urgences, souvent ins- 2. IDEA, « Africa and the middle east. Resilient democratic aspirations and opportunities
pirées par les difficultés qu’elles avaient rencontrées dans la conduite for consolidation », 2021, art. cité.

64 65
Pierre Jacquemot Afrique, la démocratie à l’épreuve

Entre mars 2020 et juin 2021, quarante pays ont imposé au moins démocratie qui a enregistré une augmentation de la participation des
une fois d’importantes restrictions à la liberté des médias. L’accès inégal électeurs, ce qui pourrait être attribué au fort niveau d’adhésion de la
aux médias et aux autres ressources pendant les campagnes a limité la population envers le processus électoral.
concurrence électorale. Les gouvernements ont souvent pris des mesures
En fin de compte, à la lumière des évolutions récentes, comment
pour imposer des restrictions à l’accès aux médias sociaux – par exemple,
les Africains perçoivent-ils la qualité et l’efficacité de leurs élec-
avec l’imposition d’une taxe spéciale en Ouganda (plus tard contournée
tions ? Afrobarometer a procédé à un sondage dans trente-six pays
par les citoyens) et l’interdiction de Twitter au Nigeria (2021) et le black-
sur la perception du public sur dix années, pour l’équivalent de 6,8 %
out des médias sociaux pendant les élections zambiennes (2021).
de la population totale de l’Afrique1.
La censure gouvernementale s’est accrue, ainsi que le harcèle-
ment des journalistes1. La pandémie a aggravé le contrôle de l’accès Figure 3. Les dernières élections étaient-elles
à internet et de la liberté d’information sur le continent, alors que les libres et transparentes (sur 100) ?
gouvernements cherchaient à lutter contre la désinformation liée à
Gabon
la pandémie. Plus de la moitié des gouvernements ont criminalisé la Malawi
désinformation sur la pandémie en adoptant une législation restrei- Angola
Éthiopie
gnant les libertés sur internet. Les lois sur les médias adoptées en
Ouganda
Tanzanie et les cyberlois en Ouganda en sont de parfaites illustrations. Côte d’Ivoire
Tout en notant l’importance de préserver des vies et la santé publique Kenya
Guinée
grâce à l’intégrité des informations publiques fournies sur le vaccin, ces Lesotho
lois ont parfois servi de base pour réprimer les médias et la dissidence. Moyenne des 18 pays
Cap-Vert
Les Seychelles et l’Ouganda ont tous deux interdit les rassemble- Nigeria
Mali
ments publics et mandaté des candidats pour mener des campagnes en Tunisie
ligne et dans les médias. Les résultats ont été opposés. Les élections Namibie
Sierra Leone
aux Seychelles furent pacifiques, entraînant le premier changement de Botswana
pouvoir en quarante-cinq ans. Ghana
Burkina Faso
Quel fut l’impact sur la participation électorale ? Il fut mitigé. Dans 0 20 40 60 80 100
les pays ayant des antécédents d’intimidation et de coercition des
Source : Afrobarometer, 2021.
électeurs, comme le Burundi, il fut important. Le Ghana est la seule

1. Mo Ibrahim Foundation, « La Covid-19 en Afrique. Les défis de la reprise. Dix défis clés 1. Fredline M’Cormack-Hale, Mavis Zupork Dome, « En Afrique, le soutien aux élections
pour la santé, la société et l’économie des pays du continent – Enseignements de l’IIAG », s’affaiblit ; beaucoup doutent qu’elles permettent de tenir pour responsable leurs élus »,
mo.ibrahim.foundation, 2021. 2021, art. cité., p. 78.

66 67
Pierre Jacquemot

Seuls quatre Africains sur dix sondés estiment que leurs élections
fonctionnent de manière satisfaisante, tant pour garantir que leurs
représentants au Parlement reflètent l’opinion des électeurs que pour
permettre à ces derniers d’éventuellement destituer les dirigeants qui
ne combleraient pas leurs attentes. L’élection, un marché
Les citoyens considéraient déjà, avant la pandémie de Covid-19, de dupes ?
que les élections étaient moins transparentes que dix ans auparavant1.
Les perceptions varient considérablement d’un pays à l’autre quant
à l’efficacité des élections à remplir ces fonctions. De fortes majori-
tés au Ghana et en Sierra Leone – pays où des opposants ont battu
Depuis trois décennies, l’Afrique vote massivement. Les rites de
le président sortant en 2016 et 2018, respectivement – affirment que
consécration que sont les élections se sont, en trois décennies, impo-
les élections permettent efficacement aux électeurs de révoquer les
sés comme des événements incontournables. Y compris dans les pays
dirigeants non performants. Mais au Gabon, où deux générations de la
les plus autoritaires où tout est connu à l’avance : les électeurs et les
famille Bongo sont au pouvoir depuis 1967, 15 % seulement pensent
candidats autorisés, les partis en lice, les médias non bâillonnés et par-
que les élections servent correctement cette fonction. En dix ans,
fois même les résultats. Les détenteurs du pouvoir se doivent de maî-
le Lesotho enregistre la plus forte baisse dans la pertinence du système
triser les règles du cycle électoral pour s’assurer un contrôle maximal
électoral (-23 %), suivi par la Tunisie (-21 %). Seule la Sierra Leone
de leurs propres institutions, et mettre en spectacle l’attachement des
affiche un soutien plus fort aux élections qu’il y a dix ans.
populations à leur personne et à leur parti. Mais il existe toujours un
risque, fût-il minime. L’élection n’est jamais parfaitement maîtrisée,
marquée qu’elle est par les pesanteurs historiques de chaque pays, les
rapports de force internes et, ici ou là, par la montée des rancœurs et
des déceptions. Divers questionnements trouvent des réponses dans
la littérature comme dans l’observation.

LE VOTE, UN MARCHÉ IMPARFAIT ?

Les concurrents politiques n’ont souvent pas de références idéo-


1. Mo Ibrahim Foundation, « La Covid-19 en Afrique. Les défis de la reprise. Dix défis clés logiques très précises ; ils sont surtout attachés, une fois élus, à gérer
pour la santé, la société et l’économie des pays du continent – Enseignements de l’IIAG »,
art. cité, 2021, p. 80. leurs intérêts et leurs alliances. Comment procéderont-ils ? Selon

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Pierre Jacquemot Afrique, la démocratie à l’épreuve

plusieurs critères : la proximité de la date de la prochaine élection, du scrutin, les électeurs ont le sentiment d’être maîtres du jeu et de
le degré de concurrence électorale, la structure organisationnelle des prendre leur part. Mais ils ne sont que les souverains d’un jour. Sitôt
groupes de pression, le niveau de prise de conscience des électeurs de le vote passé, avec les promesses qui l’ont précédé, ils constatent que
leurs propres intérêts… Face à eux, les électeurs, une fois qu’ils ont les élus s’émancipent de leurs promesses et que l’intérêt général est
touché la rétribution de leur vote (quand c’est le cas), n’utilisent guère ensuite ballotté au gré des protestations et du rappel à l’ordre1. Cette
la modeste information disponible pour superviser ensuite la mise en situation n’est pas sans rappeler la thèse assez largement acceptée qui
œuvre des engagements de campagne des élus. affirme que ce qui caractériserait la démocratie, c’est le mode d’acqui-
sition du pouvoir et non son exercice2. Il en résulte pour la population
Une littérature anglo-saxonne, notamment celle du Journal of
un sentiment diffus d’impuissance impossible à déceler, si ce n’est,
African Elections de Johannesburg, met en avant le moment du choix
comme nous le verrons plus loin, dans l’abstention.
individuel – secret mais public – comme central d’une individualisa-
tion du politique. Le scrutin extrait la vie politique les individus des Il est encore rare d’observer une forte implication des électeurs
multiples communautés sociales dans lesquelles la plupart vivent en revendiquant un droit de regard sur l’action des élus, hormis à
tant que membres d’une famille, fidèles d’une église ou engagés dans l’échelle locale où la proximité élus-électeurs peut intensifier la pres-
la vie professionnelle. Mais en leur offrant le choix et l’engagement sion des seconds sur les premiers pour l’obtention d’une faveur, d’un
politique, le scrutin les limite également à ce seul moment. Il offre titre foncier, d’une bourse d’études, d’un dispensaire ou d’une école,
à la fois une liberté et une fermeture dans la politique publique. Ces avec parfois une certaine efficacité si l’élu à une envergure politique
travaux suggèrent que, loin d’être des vestiges sans importance d’un (s’il cumule par exemple son poste avec un statut de chef local) et
moment libéral perdu, ces scrutins consolident le rôle du suffrage des s’il entend s’installer longtemps dans sa position. Il sera jugé à « sa
adultes, sous contrôle étroit, en tant qu’instrument du pouvoir des capacité à retourner » des gratifications et des ressources de l’État
élites. Le suffrage des adultes est à la fois « éducatif et anesthésiant » (« the ability to deliver the goods », dit-on à Accra) en direction de
permettant une participation contrôlée qui renforcerait les institutions son ethnie.
de l’État, plutôt que de les submerger1.
« Dissymétries informationnelles », « voile d’ignorance », « sélec-
Dans les faits, il existe un divorce entre le temps électoral et le tions adverses », on retrouve dans la relation électeurs-élu les aspects
temps gouvernemental et législatif. Le citoyen est superflu entre du « marché de dupes » décrit dans un autre contexte par George
deux élections. Il a confié l’exercice du pouvoir à des individus qui,
rapidement, ne le représenteront plus. L’approche utilitariste, qui
analyse la rationalité des protagonistes sur le marché électoral, en tire 1. Jeffrey Conroy-Krutz, Carolyn Logan, « Museveni and the 2011 ugandan election : did
des conclusions intéressantes pour le cas de l’Afrique. Au moment the money matter ? », in Michael Bratton (dir.), Voting and democratic citizenship in Africa,
Boulder, Lynne Rienner, 2013.
2. Adam Przeworski, Michael Alvarez, José Antonio Cheibub, Fernando Limongi, Democracy
1. Nic Cheeseman, Gabrielle Lynch, Justin Willis, The moral economy of elections in Africa, and development : political institutions and well-being in the world, 1950-1990, Cambridge,
2020, op. cit. Cambridge University Press, 2000.

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Akerlof et Robert Shiller1. Le mensonge et la manipulation seraient- S’enregistrer, faire la queue, accepter le pouvoir d’identification indivi-
ils intrinsèques à l’économie du scrutin ? Force est de constater que, duelle de la carte d’électeur ou du registre électronique, être coché sur une
liste, tous ces processus produisent du pouvoir, renforçant l’importance du
lorsqu’elle est gagnée, une élection se révèle un moyen efficace pour
papier, de la règle écrite, de l’alphabétisation et de l’instruction1.
conquérir une position politique et de prestige social, et, de cette
manière, acquérir une « rente électorale », prosaïquement en biens et Selon l’Institute for Democracy and Electoral Assistance, en 2020,
services (les 3 V : villa, voiture, vacances), mais aussi en prestige, en vingt-quatre pays avaient recours à la saisie de données biométriques2.
position hiérarchique dans le système clientéliste et parfois en impu- Le degré de sophistication des équipements varie, mais la majorité des
nité judiciaire. Une rente qui sert d’abord des intérêts particuliers avec opérations électorales africaines utilisent désormais la biométrie pour
le prétexte abusif de l’intérêt général. Le scrutin gagné procure une améliorer l’enregistrement des électeurs (à l’aide par exemple d’une
légitimité formelle qui peut être économiquement mise en valeur, « valise d’enrôlement » comprenant une caméra numérique, un ordi-
mais qui comporte également ses contraintes en matière de redistri- nateur, un capteur d’empreintes digitales et une imprimante). Elle sert
bution pour répondre aux exigences communautaires qui s’expriment aussi pour la gestion de la base de données, la vérification de l’éligibi-
dans des besoins monétaires incessants et sans cesse croissants. En lité des électeurs (avec un logiciel de lecture faciale permettant d’éli-
effet, dès qu’un individu accède à une poste de pouvoir, il est assailli miner les mineurs frauduleusement inscrits, comme aux législatives de
de « demandes » de ses proches qui jugeraient scandaleux qu’il ne Guinée en 2020), l’enregistrement et le comptage des votes et, enfin,
contribue pas à leur entretien. S’y soustraire pour un homme de pou- la transmission des résultats des élections à l’organe de centralisation.
voir revient à accepter une perte de crédit et d’influence, cette perte L’inscription des électeurs est une difficulté connue : certains pays
pouvant se traduire par des conséquences douloureuses empruntant ont encore des systèmes manuels, mais même les pays dotés de sys-
le canal du désaveu, voire de la violence, directement ou via le monde tèmes informatisés sont confrontés à de véritables défis en matière
magico-mystique. de fiabilité du registre électoral. Même au Cap-Vert, le pays le mieux
organisé de ce point de vue, le droit de vote de la diaspora pose des
difficultés au niveau du registre. Le principal problème est associé à
L’ENREGISTREMENT, l’absence, dans presque tous les pays étudiés, d’un registre d’état civil
capable de générer des statistiques démographiques crédibles.
UN RITUEL DE MISE AU PAS ?
De plus en plus sophistiquées, les nouvelles technologies élec-
Cérémonials collectifs, les élections détiendraient une puissante torales sont présentées comme des solutions à ces défaillances de
force de disciplinarisation.
1. Sandrine Perrot, Marie-Emmanuelle Pommerolle, Justin Willis, « La fabrique du vote :
placer la matérialité au cœur de l’analyse », in Politique africaine, n° 144, 2016/4, p. 14.
1. George Akerlof, Robert Shiller, Marché de dupes. L’économie du mensonge et de la manipu- 2. International Institute for Democracy and Electoral Assistance (IDEA), « ICTs
lation, Paris, Odile Jacob, 2016. in Elections Database », idea.int, 2020.

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Pierre Jacquemot Afrique, la démocratie à l’épreuve

l’état civil. Celui-ci demeure particulièrement déficient. La nais- pour compenser les faiblesses endémiques de l’état civil en Afrique et
sance de près de quatre-vingt-quinze millions d’enfants de moins atteindre le Graal d’une identification universelle des personnes.
de 5 ans en Afrique subsaharienne (un peu plus de la moitié des
Le développement de la biométrie sur le continent (Botswana,
enfants) n’a jamais été enregistrée. La situation est la plus grave dans
Kenya, Maroc, Namibie, Rwanda, en particulier) est alimenté par une
trois pays : l’Éthiopie, la République démocratique du Congo et la
fétichisation : l’imaginaire biométrique oppose la fiabilité et l’impartia-
Tanzanie. Cent vingt millions d’enfants ne disposent pas d’un acte
lité supposées de la technologie à la perversion des arrangements et aux
de naissance. Les niveaux d’enregistrement des naissances dans la
« rafistolages » au centre des anciennes pratiques1. Le cas de l’élection
région de l’Afrique subsaharienne ont peu progressé depuis 2000.
présidentielle de 2016 au Tchad, étudié par Marielle Debos (2018) est
Il est pourtant censé jouer deux fonctions : une fonction adminis-
éloquent : l’auteure y souligne la force de l’imaginaire biométrique et met
trative et une fonction statistique. La fonction administrative est de
en évidence les enjeux économiques ainsi que les stratégies politiques
fournir les documents légaux prouvant l’existence des personnes et
derrière cette fétichisation. Elle montre en outre que la biométrisation
leur statut matrimonial. La fonction statistique est de permettre, en
électorale constitue une méthode de « mise au pas bureaucratique » par
comptabilisant les événements, de suivre l’évolution de la population
l’État, un contrôle de l’identité de tous ceux qui ne sont pas inscrits à
et d’analyser celle de la fécondité, de la mortalité et de la nuptialité.
l’état civil. De plus, la fiabilité biométrique n’empêche pas la contestation
C’est une source fondamentale de la statistique publique. La défi-
des scrutins.
cience de l’état civil tient à deux particularités. La première a trait
à la couverture géographique. Il est fréquent d’observer une faible La pandémie de Covid-19 a ouvert une opportunité pour les
complétude, surtout pour les mariages et les décès. À cela s’ajoutent commissions électorales de la région d’introduire des solutions et des
les problèmes concernant la qualité des informations enregistrées, innovations technologiques. Certains pays, comme la Côte d’Ivoire, le
en particulier l’âge et les caractéristiques socio-économiques1. La Ghana, ont adopté de nouvelles solutions numériques pour les élec-
performance moyenne du continent africain en matière d’état civil teurs afin de vérifier leurs coordonnées dans le registre des électeurs.
s’est détériorée entre 2010 et 2019, en raison de la dégradation des D’autres pays, dont le Nigeria et l’Afrique du Sud, sont allés plus loin
systèmes d’enregistrement des décès. en introduisant des modalités d’inscription en ligne des électeurs afin
de réduire les contacts en personne dans les centres d’inscription.
Pour disposer de statistiques électorales fiables, le système du Civil
Registration and Vital Statistics (CRVS), élaboré par la Banque mon- Quant aux modalités de vote, les marges de progression sont impor-
diale et l’Organisation mondiale de la santé, est préconisé. La révo- tantes. La téléphonie mobile est le mode d’accès principal à internet. Le
lution biométrique est présentée comme une opportunité technique nombre d’abonnés mobiles en Afrique de l’Ouest atteignait cent quatre-
vingt-cinq millions à la fin de 2018, soit 48 % de la population de la région.

1. Séverine Awenengo Dalberto, Richard Banégas, Armando Cutolo, « Biomaîtriser les iden-
1. Fonds des Nations unies pour l’enfance, « Aperçu de l’enregistrement des faits d’état civil tités ? État documentaire et citoyenneté au tournant biométrique », in Politique africaine,
en Afrique sub-saharienne », UNICEF, 2017. n° 152, 2018/4, p. 5-29.

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Pierre Jacquemot Afrique, la démocratie à l’épreuve

Ce nombre devrait atteindre deux cent quarante-huit millions d’ici 2025, sept cent cinquante blessés lors des élections des dix dernières années
soit plus de la moitié de la population. La solution du télévote s’imposera en Guinée. On a compté trois mille morts lors des événements liés aux
progressivement, dans cette région comme dans les autres. Avec cer- élections de 2010 en Côte d’Ivoire. C’est à l’occasion de la préparation
tains préalables : fiabilité des procédures, choix judicieux et objectif des des élections ou de leur déroulement, ou encore lors de la proclamation
partenaires techniques, intégrité des processus et des logiciels retenus, de leurs résultats qu’il y a une tension aboutissant souvent à une violence
cybersécurité assurée, efforts de réduction de la fracture numérique, physique et à des confrontations qui peuvent menacer la paix civile1.
assistance aux électeurs dans les lieux de vote, défi de l’alphabétisation
Afin de prévenir la résurgence des violences sexuelles et basées
relevé. L’identification des électeurs le jour du scrutin via des tablettes
sur le genre (VSGB) au Kenya, un rapport de la Fédération internatio-
Android fut tentée en Côte d’Ivoire lors de la présidentielle 2015. Il fut
nale pour les droits humains (FIDH) et de la Kenyan Human Rights
toutefois noté des bugs massifs et récurrents sur les appareils1.
Commission (KHRC) est sorti début 2022. Il met en évidence les
VSGB associées aux élections à Nairobi et dans les provinces. Neuf
cents cas perpétrés au cours de la période électorale 2007-2008 ont
UN VECTEUR DE VIOLENCE ? été identifiés. En 2013, si les violences électorales n’ont pas atteint
la même ampleur, des violences verbales et physiques, des menaces
et des intimidations à l’encontre de plusieurs femmes politiques ont
Pour l’Union africaine, les élections se présenteraient comme un
été signalées. Dans le contexte de la période électorale de 2017 ont
moyen de sécurisation de communautés lorsqu’elles sont déchirées
été enregistrés plus de deux cents cas de cruauté sexuelle. Le rapport
par des conflits. Les élections seraient ainsi considérées comme pou-
expose les modèles de violences lors de scrutins, y compris les viols
vant aider à pacifier des États en crise. Mais elles agissent également,
collectifs perpétrés par les forces de sécurité, et démontre que l’impu-
et de plus en plus souvent, comme des catalyseurs de tensions à cause
nité prévaut toujours pour les auteurs de tels actes.
de la compétition qui s’instaure entre les parties opposées2.
En croisant diverses sources, Dorina Bekoe2, experte au Centre
Les élections sont des instants marqués par une grande fébrilité.
d’études stratégiques de l’Afrique (CESA), a passé en revue une ving-
L’État en Afrique étant perçu comme un lieu d’opportunités rentières, il
taine de pays africains qui devaient organiser des élections nationales
est aisé de comprendre les tensions que peuvent susciter les périodes de
en 2018. Elle a constaté que 20 % des élections organisées cette
compétition électorale. Ainsi, en Afrique subsaharienne, l’élection est-
année-là connurent des violences entraînant des décès et la grande
elle devenue, depuis les années 2000, le premier facteur conflictogène.
majorité eut lieu avant le scrutin.
Amnesty International a dénombré trois cent cinquante décès et mille

1. Mamadou Seck, « Les processus électoraux en cours en Afrique de l’Ouest à l’épreuve de 1. Serge Michaïlof, Africanistan. L’Afrique en crise va-t-elle se retrouver dans nos banlieues ?,
la Covid-19 », wathi.org, 14 mai 2020. Paris, Fayard, 2015.
2. Sarah Jenkins, « The politics of fear and the securitization of African elections », 2. Dorina Bekoe, « Les élections les plus difficiles en Afrique en 2018 », africacenter.org,
in Democratization, vol. 27, n° 5, 2020, p. 836-853. 8 mars 2018.

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Pierre Jacquemot Afrique, la démocratie à l’épreuve

Peut-il y avoir un vote sans un minimum d’indiscipline ? La démo- la différence entre un feu de cuisson et une explosion1 ». Si un scrutin
cratie électorale, entendue comme la meilleure manière de compter réussi peut calmer et rassembler une nation (en Namibie en 2015,
ceux qui se ressemblent (idéologiquement ou non) avant d’accorder par exemple, moins en 2019), un autre aux résultats contestés peut la
le pouvoir à certains, bascule facilement dans des passions mortelles. diviser avec brutalité. Outre au Kenya et en Côte d’Ivoire déjà cités,
En ne retenant que les dimensions nationales et ethniques de l’identité, ce fut le cas au Ghana et au Zimbabwe en 2008, au Gabon en 2009,
on voit que la démocratisation a doublement réveillé les passions identi- en République démocratique du Congo et en Ouganda en 2011, au
taires : d’une part, quand l’identité nationale se protège contre l’Autre et, Soudan du Sud depuis 2013, au Burundi en 2015 ou, plus récemment,
d’autre part, quand chaque ethnie revendique la meilleure représentation au Nigeria en 2019. La liste des violences électorales est longue, celles
au sommet de l’État1. des victimes largement inconnue.
En mars 2021, alors que Sassou-Nguesso, au pouvoir depuis 1979, Selon Sarah Jenkins2, de l’Université d’East Anglia, les élections se
se présentait de nouveau, les évêques du Congo firent part de ce qu’ils déroulent de plus en plus dans un climat de peur, de tension et de
qualifiaient eux-mêmes de « sérieuses réserves » sur le scrutin prévu : craintes de violences. Un tel climat est une « construction politique »,
« Notre peuple, écrivaient-ils, est fatigué de ces élections qui fragilisent explique-t-elle : le résultat d’efforts stratégiques pour présenter les
la cohésion sociale et entachent l’image de notre pays à l’étranger. » élections comme une menace pour la paix et la sécurité, afin de légi-
Pour de nombreux analystes, dans les pays fragiles, il existe une timer des tactiques qui font pencher la balance du jeu et intimident
corrélation forte entre élection et exacerbation des tensions et des l’opposition politique. L’auteure s’appuie sur trois cas différents – les
conflits2. Ainsi, en 2016, l’Africa Progress Panel (un collectif de dix élections de 2015 en Tanzanie et les sondages de 2016 en Zambie et
personnalités issues du public et du privé, aujourd’hui dissous) esti- en Ouganda – pour explorer l’utilisation des discours de sécurisation
mait que 19 % à 25 % des élections en Afrique étaient affectées par comme stratégie de manipulation électorale. Elle fait valoir que, dans
la violence. Rien n’éveille autant les énergies, les inquiétudes, les ces cas, le langage de la sécurité a été utilisé pour justifier la construc-
espoirs et les frustrations qu’une élection. Sa qualité « peut faire toute tion d’un environnement « militarisé » et des restrictions aux libertés de
réunion et d’expression. Alors que ceux-ci ont servi à créer un terrain de
jeu électoral très inégal, ils ont néanmoins été tolérés par les principales
1. Guy Rossatanga-Rignault, « Identités et démocratie en Afrique. Entre hypocrisie et faits parties prenantes du processus.
têtus », 2012, art. cité, p. 60.
2. Pour un approfondissement sur la violence électorale, voir Kristine Höglund, « Electoral La violence peut avoir lieu à n’importe quelle étape du cycle électo-
violence in conflict-ridden societies : concepts, causes, and consequences », in Terrorism
and Political Violence, vol. 21, n° 3, juin 2009, p. 412-427 ; Paul Collier, Pedro C. Vicente,
ral. Avant l’élection, lorsque l’une des parties constate que l’autre partie
« Votes and violence. Evidence from a field experiment in Nigeria », in The Economic
Journal, vol. 124, n° 574, février 2014, p. 327-355 ; Institut Gorée, « Violence électo- 1. Peter Penar, Rose Aiko, Thomas Bentley, Han Kangwook, « La gestion des élections
rale en Guinée, au Sénégal et au Togo », goreeinstitut.org, 31 décembre 2015 ; Emile M. en Afrique. Qualité des processus, confiance publique sont des questions centrales »,
Hafner-Burton, Susan D. Hyde, Ryan S. Jablonski, « Surviving elections : election violence, Afrobarometer, n° 5, septembre 2016, p. 1.
incumbent victory and post-election repercussions », in British Journal of Political Science, 2. Sarah Jenkins, « The politics of fear and the securitization of African elections », 2020,
vol. 48, n° 2, avril 2018, p. 459-488. art. cité.

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établit de manière unilatérale des règles du jeu qui la favorisent. Pendant six cent mille déplacés. La police kényane était impliquée dans 40 %
le scrutin, comme ce fut le cas en Guinée lors du scrutin présidentiel des décès1.
de 2010, puis lors des législatives et du référendum constitutionnel de
L’étude « Amplified Abuse » de Pollicy, réalisée en Ouganda avec le
mars 2020, au début de la crise du coronavirus. La colère populaire peut
soutien du National Democratic Institute, a cherché à identifier et ana-
aussi s’exprimer au lendemain des élections, au moment de la proclama-
lyser l’ampleur de la violence en ligne visant les candidats politiques et
tion des résultats, comme en Côte d’Ivoire, en novembre 2010, lorsque
les personnalités lors des élections générales de janvier 20212. L’étude
les violences éclatèrent quelques jours après la présidentielle, avec
a révélé que la violence était amplifiée parmi les femmes leaders et
l’inversion, par le Conseil constitutionnel, des scores proclamés par la
les personnalités de premier plan, avec au moins une femme sur deux
Commission électorale et la contestation du président sortant (Laurent
victime de violence en ligne. L’étude a cherché à déterminer comment
Gbagbo), et se propagèrent dans tout le pays. La guerre civile aura fait
ce harcèlement en ligne pourrait avoir un impact sur la participation
trois mille morts et sept cent mille déplacés1.
aux élections de ces personnes. Les femmes étaient plus susceptibles
La violence électorale reste un défi majeur pour la conduite d’élec- d’être victimes de harcèlement sexuel et d’insultes sexistes et sexuali-
tions et la démocratie sur le continent. Au Kenya, la violence culmine sées, les hommes de discours haineux et de commentaires satiriques.
lors de la course pour les élections nationales qui se tiennent tous les
La violence a en toute logique un effet négatif sur la participation
cinq ans. Dans les années 1990, les représentants affiliés à l’ancien
aux élections. Les citoyens qui perçoivent une menace de brutalité
parti au pouvoir jouèrent sur les divisions ethnorégionales – entre Luo,
dans un quartier indiquent le plus souvent qu’ils n’assisteront pas à
Kalenjins et Kikuyu principalement – existant de longue date afin
un rassemblement de campagne électorale. Et ceux qui craignent un
d’orchestrer les violences pour intimider les opposants politiques. Une
débordement de la part de groupes extrémistes ont tendance à ne pas
commission fut créée (commission Akiwumi) afin d’enquêter sur ce
soutenir leur parti ou leur candidat. Ces considérations semblent a
qu’on appelait les « affrontements tribaux ». Elle détailla la manière
priori évidentes, mais elles ne sont pas toujours confirmées3.
dont le Gouvernement avait contribué à provoquer les violences à des
fins politiques et montra que les incidents graves étaient cinquante Il est un fait d’observation courante qu’une bonne participation est
fois plus nombreux durant les élections qu’en temps normal. Lors de la plus fréquente dans les pays qui sortent d’une instabilité politique,
présidentielle de 2007 au Kenya, l’opposition rejeta le résultat en faveur
du président sortant, Mwai Kibaki, dans un climat de quasi-guerre 1. Selon plusieurs dépêches de l’AFP (janvier 2008). Pour plus de détails sur les élections
civile. Exécutions, pillages, lynchages, viols se succédèrent durant de 2007 et la crise qui s’ensuivit, voir le n° 109 de Politique africaine (mars 2008).
deux mois, avec un bilan terrible : mille cent quarante homicides et 2. Les chercheurs ont identifié et surveillé les comptes de cent cinquante-deux candidats
nominés et de cinquante personnalités de premier plan pendant la campagne et la période
électorale sur les plates-formes les plus utilisées. Ces comptes ont été surveillés entre
décembre 2020 et janvier 2021, coïncidant avec des campagnes publiques et des élections
1. « Commission nationale d’enquête : Rapport d’enquête sur les violations des droits de multiples impliquant plusieurs catégories de dirigeants et dans l’ensemble du pays.
l’Homme et du droit international humanitaire survenues dans la période du 31 octobre 3. Carlos Shenga, Amilcar Pereira, « The effect of electoral violence on electoral participa-
2010 au 15 mai 2011 », news.abidjan.net, 13 août 2012. tion in Africa », in Cadernos de Estudos Africanos, n° 38, 2019, p. 145-165.

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d’une guerre civile ou d’un coup d’État. Les élections viennent alors DES VOTES ETHNIQUES ?
raidir les positions des groupes, qui pensent que la violence est le seul
instrument pour exprimer leur courroux ou leur ressentiment. Ils y Contrarier les pulsions identitaires de l’ethnicité entravant la
trouvent l’opportunité d’exprimer des griefs au sujet du partage des construction de l’État-nation, tel était le projet des pères de l’Indépen-
ressources en eau, du statut foncier de tel terrain à exploiter entre dance de l’Ogyasefo Kwame Nkrumah ou du poète-président Léopold
« autochtones » et « allogènes occupants », du fonctionnement de la Sédar Senghor1. Plus cocasses furent les politiques de « Rénovation »
justice ou d’autres malaises perçus ou réels. Ces sujets de querelle (Gabon d’Omar Bongo) ou d’« Authenticité » (Zaïre de Mobutu Sese
sont instrumentalisés à l’excès par des politiciens qui, à cette occasion, Seko) que les régimes de parti unique tentèrent d’imposer dans le
affichent leur appartenance communautaire en promettant des solu- but de gommer l’ethnicité jugée antinationale. Ces politiques se révé-
tions définitives et musclées à des conflits souvent très anciens. Les lèrent de courte durée, cédant devant les « Conférences nationales »,
foyers de rancœur ancestrale mortifère sont parfois nombreux, comme réveillant le régionalisme, avec des formules comme celles de « dosage
en Guinée (on songe au slogan « TSP » – « tout sauf un Peul » – qui communautaire » ou de « quota régional ».
plana sur la campagne d’Alpha Condé, le Malinké) ou au Nigeria avec
ses fractures confessionnelles et régionales. Quoi qu’il en soit, l’ethnicité reste en Afrique omniprésente dans le
système politique. Elle est une composante de la gestion du système
Lorsqu’un gouvernement en place a recours à la brutalité afin patrimonial. Ses institutions (parti majoritaire, administrations centra-
d’influer sur les élections, on peut imaginer qu’il obtient toujours le lisées, organisations de masse…) sont souvent assises sur une base
résultat souhaité. La recherche empirique montre en effet qu’il existe ethnique. L’habillage constitutionnel, quand il se saisit de la question
un lien positif entre le recours à la violence et la victoire d’un gouver- ethnique, peut tenter de l’encadrer, mais il ne suffit pas à l’effacer
nement sortant. Mais ce « succès » est souvent de courte durée, car la totalement des pratiques électorales.
probabilité que la victoire soit suivie de protestations croît, conduisant
alors l’élu à faire par la suite des concessions parfois majeures. Le vote ethnique est souvent invoqué par les analystes politiques
même s’il faut considérer que le vote repose, par principe, sur l’indivi-
Le niveau de violence électorale (avant, pendant et après) est dualisation des préférences. Un groupe homogène a plus de chances
devenu la jauge du bon déroulement d’un scrutin, ce qui a conduit de l’emporter et d’imposer des règles qui lui permettent de manipuler
l’Institut Gorée à établir un Indice Facteurs de conflictualité (IFC) à le système en sa faveur. Lors du choix des candidats, les électeurs
partir des facteurs institutionnels et organisationnels. africains seraient motivés par l’appartenance à une communauté et
« voteraient comme l’indique le chef, escomptant obtenir davantage

1. Après la chute de l’apartheid, le projet de Nelson Mandela était proche : la « Nation


renaissante » devait être un océan où doivent confluer toutes les histoires particulières et
les revendications majoritaires comme minoritaires. Elle amalgame les mémoires plurielles
pour les recomposer en un destin commun, dans une « parité de participation ».

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Pierre Jacquemot Afrique, la démocratie à l’épreuve

pour leur village1 ». Le registre du terroir et de l’allégeance person- Pour autant, le vote ethnique n’a pas toujours de réalité puisqu’on
nelle, familiale et communautaire est ainsi largement utilisé au Niger2. observe que les coalitions qui ont émergé dans les années 1990
Les chefs ne se privent jamais de donner des consignes de vote. avaient majoritairement une base multiethnique et qu’elles ont gardé
cette forme une fois légalisées. L’exemple le plus connu est ­l’African
L’ethnicité vient asseoir un modèle d’allégeance. Même si elle se
National Congress en Afrique du Sud. Le projet de libération a
réinvente tous les jours, même si elle est un artefact politique facile
contribué à préserver l’unité des différentes composantes sociales de
à manœuvrer, elle est surdéterminante dans le jeu politique. Le
l’électorat. Plutôt que les clivages ethniques, ce sont les réseaux clien-
moment venu, l’appartenance tribale conduira les électeurs à voter
télistes qui souvent permettent de comprendre les réalités politiques
dans le même sens, en faveur de celui qui émane de leur groupe et qui
en Afrique.
l’incarne le mieux. L’appartenance religieuse est aussi déterminante
dans le cas du Sénégal, où la chefferie de la confrérie mouride indique, En outre, quand l’identification communautaire s’invite dans le
plus ou moins explicitement, ses préférences partisanes. scrutin, comme dans le cas flagrant du Kenya, il n’y a pas de corréla-
tion absolue entre appartenance communautaire et sens final du vote.
Les données d’Afrobarometer collectées en 2016-2018 suggèrent
René Otayek le soulignait déjà en 1998 :
que les Africains ont une base solide de tolérance envers les autres
ethnies, religions et nationalités sur lesquelles s’appuyer pour sur- L’électeur africain ne se détermine pas fatalement en fonction de moti-
monter la pandémie et travailler vers le « monde juste, équitable, vations privilégiant l’ethnicité ; des considérations utilitaristes peuvent
l’amener à infléchir le sens de son vote et à plébisciter un candidat ou
tolérant, ouvert et socialement inclusif ». Le Cap-Vert, la Namibie
un parti différents de son groupe de référence. Et quand vote commu-
et São Tomé-et-Príncipe se distinguent comme des pays particulière- nautaire il y a, il apparaît […] que, d’une part, celui-ci n’est pas toujours
ment tolérants. Mais la bienveillance envers les personnes d’identité antinomique du vote d’opinion et que, d’autre part, il peut être un vecteur
ou d’orientation sexuelle différente reste remarquablement faible, structurant du jeu démocratique1.
même chez les plus jeunes, malgré quelques progrès dans certains
Ari Greenberg et Robert Mattes2 nuancent cet argument et
pays. Les minorités subissent toujours une discrimination fondée sur
montrent que l’appartenance à un groupe ethnique joue un rôle non
l’origine ethnique, la religion, le sexe ou le handicap, et des majori-
négligeable dans le vote en Afrique, mais seulement dans le cadre
tés, dans certains pays, signalent que le Gouvernement traite leur
d’un ensemble plus complexe de considérations qui inclut une
groupe ethnique de manière injuste.
appréciation par les citoyens des antécédents du parti au pouvoir.

1. René Otayek, « Les élections en Afrique sont-elles un objet scientifique pertinent ? »,


1. Kate Baldwin, The paradox of traditional chiefs in democratic Africa, Cambridge, introduction au dossier « Des élections comme les autres ? », in Politique africaine, n° 69,
Cambridge University Press, 2015, p. 12. mars 1998, p. 10.
2. Oumarou Makama Bawa, « “Sayi Kaayi !” ou comment se faire élire au Niger », in Jean- 2. Ari Paul Greenberg, Robert Mattes, « Does the quality of elections affect the consolida-
Pierre Olivier de Sardan (dir.), Les pouvoirs locaux au Niger, tome II, Élections au village. tion of democracy? », in Michael Bratton (dir.), Voting and democratic citizenship in Africa,
Une ethnographie de la culture électorale au Niger, Paris, Karthala, 2015. Boulder, Lynne Rienner, 2013, p. 239-252.

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Pierre Jacquemot Afrique, la démocratie à l’épreuve

Le Franco-Nigérien Jean-Pierre Olivier de Sardan va dans le même ressources devient problématique, la référence à l’ethnicité reprend
sens à propos du Niger : « Il est réducteur d’assimiler le succès, après alors sa place. Et celle qui, au contraire, voit dans l’éducation et le bras-
tout banal, d’un candidat dans sa région d’origine à un vote ethnique : sage urbain autant de processus œuvrant vers la disparition progressive
il s’agit plutôt, le plus souvent, d’une version locale de la politique des identités traditionnelles, au premier rang desquels l’attachement à
du terroir1. » son ethnie. Le « vote ethnique » se brouille, car la modernité urbaine
brasse les communautés. Elle encourage l’identification à un ensemble
Benn Eifert, Edward Miguel et Daniel N. Posner2 inversent quant
plus vaste, la région, ou mieux la Nation. Le tissu social se démarque
à eux la relation causale : bien que les électeurs ne soient pas naturel-
des vieux modèles, forgeant d’autres références et d’autres allégeances.
lement prédisposés à s’identifier en termes ethniques – mais plutôt de
catégories d’âge ou de profession –, ils ont tendance à revendiquer un
tel positionnement sous le feu de l’exacerbation de la compétition poli-
tique. C’est une arme que les protagonistes gardent en réserve afin de LES CLASSES MOYENNES :
s’en servir en cas de besoin. Cette idée correspond à la fois à l’analyse QUELLE POSTURE POLITIQUE ?
utilitariste en matière de « marché du vote » que nous avons évoquée
précédemment, dans laquelle les politiciens jouent une « carte eth-
La sociologie électorale africaine est balbutiante. L’analyse des
nique » afin de mobiliser ponctuellement un soutien, et à une théorie
facteurs associés à l’appartenance sociale ou ethnique échappe encore
de la motivation politique dans laquelle les électeurs cherchent à s’as-
souvent à l’investigation. Cette carence relative nuit à la compréhen-
socier à des candidats jugés durablement capables de distribuer des
sion de la nouvelle donne sociale africaine ouverte avec le siècle et son
prébendes. Les identités ethniques modernes en Afrique sont fluides,
impact sur la démocratisation.
situationnelles, circonstanciées et construites, y compris à partir d’une
source explicitement politique comme des élections compétitives. Cette nouvelle donne associe divers éléments jusque-là inconnus
dans plusieurs États : croissance économique supérieure à celle de
L’ethnie peut servir de socle à une revendication pour la justice,
la démographie, impact puissant des technologies de l’information,
sur le thème de la « reconnaissance » de la différence : un moyen de
pulsions vers la modernité citadine, contribution significative des
lutte contre un défaut de considération. Avec le temps et les muta-
diasporas, ouverture des marchés intrafricains, nouveaux partenariats,
tions, notamment avec les migrations et l’urbanisation, la question
avec l’Asie notamment. Les classes dites « moyennes » qui accom-
est celle de savoir ce qui l’emporte entre deux tendances. Entre celle
pagnent ces évolutions auront-elles l’effet catalytique attendu sur le
qui constate qu’en période de crise économique, quand l’accès aux
plan politique ? Exerceront-elles une impulsion décisive en faveur de
la démocratie ?
1. Jean-Pierre Olivier de Sardan (dir.), Élections au village, 2015, op. cit., p. 35.
2. Benn Eifert, Edward Miguel et Daniel N. Posner, « Political competition and ethnic La notion de « classes moyennes » en Afrique est difficile à saisir.
identification in Africa », American Journal of Political Science, vol. 54, n° 2, avril 2010, Elle fait partie de ces appellations sans origine contrôlée ni définition
p. 494-510.

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Pierre Jacquemot Afrique, la démocratie à l’épreuve

consensuelle dont la popularité vient de ce que leur imprécision per- Les classes moyennes se construisent comme un « milieu chargé
met de dire tout et son contraire. Certains n’ironisent-ils pas en trans- d’aspirations » et potentiellement porteur de revendications. Elles
formant middle class en muddle class [« classe confuse »] ? plaideraient naturellement pour une émancipation vis-à-vis des
contraintes et des obligations de l’ordre traditionnel fermé. Ensuite,
Les critères d’identification fluctuent, ce qui rend leurs relations
pour la construction d’un État qui donne des garanties pour compen-
avec la stabilité politique ou la démocratie particulièrement mou-
ser la perte de la sécurité qui transparaît à la suite de l’érosion des
vantes. Le nombre de ses membres varie fortement selon les classe-
institutions traditionnelles protectrices. Elles seraient fondamentale-
ments et les seuils de revenus retenus. Au-delà du seuil de 2 dollars de
ment progressistes. La certitude d’appartenir aux forces du change-
revenu quotidien, ils seraient trois cent cinquante millions ; au-delà du
ment pourrait peu à peu prendre la place de l’insécurité existentielle.
seuil de 4 dollars, seulement cent trente-cinq millions. La notion est
Elles voteraient donc « à gauche » selon une catégorie venue d’ailleurs.
d’autant plus fragile que la précarité des positions sociales acquises ne
Leurs attentes grandissantes, leur volonté de participer aux activités
cesse d’en diluer les frontières. Les interrogations qu’elles soulèvent
citoyennes et leurs aspirations constitueraient un moteur efficace du
permettent néanmoins de cerner comment s’opère la constitution de
changement institutionnel. Leur poids croissant pourrait, selon les
nouveaux groupes sociaux en Afrique, singulièrement durant les deux
situations locales, contrarier les dérives autocratiques de confiscation
dernières décennies marquées par une croissance économique soute-
du pouvoir et atténuer les velléités antidémocratiques des régimes
nue dans la majorité des pays.
à tendance autoritaire déjà installés.
Les enquêtes identifient des traits communs à certains groupes
Dans certaines situations, loin d’être de simples caisses de réso-
sociaux : immersion directe dans l’urbain, polyactivités, inscription
nance, ces groupes intermédiaires peuvent revendiquer contre le pou-
dans le jeu des inégalités sociales, consumérisme croissant, émanci-
voir et les classes supérieures et leur demander des comptes lorsque
pation vis-à-vis des solidarités traditionnelles… Parmi ces groupes se
les principes de l’ordre acquis sont bafoués (Algérie, Égypte, Tunisie).
retrouvent les populations en voie d’« enrichissement », mais aussi un
ensemble d’individus qui émergent juste de la précarité quotidienne Prenant le contre-pied de cette thèse largement dominante,
sans être pour autant à l’abri d’un déclassement soudain, lié à une perte certaines enquêtes s’accordent à montrer que les classes moyennes
d’emploi ou aux effets d’une pandémie ou d’une catastrophe naturelle. africaines manifestent au contraire une certaine « apathie » politique.
Leurs membres, passés un certain âge et ayant atteint un certain
Sur le plan politique, l’interrogation est la suivante : les groupes
niveau de confort matériel, trouveraient leur intérêt plutôt dans le
émergents mieux éduqués poussent-ils à l’évolution des institutions
statu quo, dans un « non-passage au politique ». Leur appétence pour
démocratiques, universelles et dépersonnalisées ou bien sombrent-ils
la modernité ne signifie pas qu’« en bloc » les classes moyennes se
dans une « apathie » politique ? Ont-ils tendance à dépasser les lignes
mobiliseraient, mais que de nombreux groupes déstabilisés par la
traditionnelles des fractures sociales (ethnique, religieuse, régiona-
perte de leurs référents seraient susceptibles de fragiliser le pou-
liste) jugées régressives, « antimodernes » ? Les réponses révèlent
voir en place moins en se révoltant qu’en votant « à droite » ou en
l’ambivalence de leur positionnement politique.

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Pierre Jacquemot Afrique, la démocratie à l’épreuve

s’abstenant. Dans un État où économie et pouvoir sont fortement liés, LE VOTE DIASPORIQUE :
ne vaut-il pas mieux ne pas ouvertement contester la coalition élitaire QUEL POIDS ?
au pouvoir et opter pour une démocratie molle, à l’écart des excès ?
Le choix de protéger leur nouvelle prospérité explique l’échec de cer-
On connaît l’apport des migrants africains dans leur pays d’origine
taines transitions démocratiques.
en matière de transferts financiers. Ces montants (62 milliards de
Une posture en porte-à-faux, en « chevauchement » (straddling), dollars pour l’Afrique du Nord, 45 milliards vers l’Afrique subsaha-
acrobatique, significative de l’état de l’« entre-deux » ? En fait, les rienne en 2021, selon la Banque mondiale) sont supérieurs à ceux
positions s’ajustent au contexte. En Afrique du Sud, après la chute alloués à l’aide au développement ou à l’investissement direct. On sait
de l’apartheid, les mesures du Black Economic Empowerment, initié aussi que les transferts de compétences à leur retour dans leur pays
après 1994, ont provoqué une accélération de l’histoire, une brusque contribuent à l’amélioration de la productivité générale. Ces gains en
mutation sociale à l’échelle d’une décennie pour 12 % de la popula- capital humain (brain gain) sont significatifs, même s’ils sont moins
tion noire, accédant aux marchés de la consommation intermédiaire. perceptibles que le capital monétaire. En revanche, on connaît mal la
Désormais, fortement marquée par les épisodes électoraux et les débats capacité des migrants à induire des mutations politiques dans leur pays
constitutionnels, la catégorie des black diamonds attend de l’État qu’il d’origine. L’économiste britannique Paul Collier est particulièrement
garantisse un environnement juridique propice à la gestion des risques critique envers une émigration qui accouche d’un relativisme culturel :
liés à la propriété et surtout des risques sociaux. Les diasporas sont plutôt rétrogrades : au lieu de porter haut les qualités
L’analyse de Dominique Darbon1 demeure de ce point de vue qui, in fine, les ont incitées à émigrer, elles cultivent d’archaïques et sec-
taires revendications afin de préserver leur identité distinctive au sein de
particulièrement éclairante en ce qu’elle montre l’ambivalence des
la société d’accueil1.
positionnements politiques de cette catégorie aux frontières diffuses.
Pour lui, ce qui est décrit, à travers le terme « classes moyennes afri- La recherche ne confirme pas ce jugement acide quand elle montre
caines », est moins un monde fixe de situations acquises ancrées sur que l’expérience en migration peut amplifier la propagation des idées
des prétentions mesquines, qu’un ensemble de dynamiques sociales, nouvelles et contribuer à faire bouger les lignes, notamment lorsque
de projections et d’aspirations qui souligne les profondes transfor- cette expérience dans un pays démocratique incite les migrants
mations en cours. L’agglomération dans cette catégorie d’une grande à modifier leurs préférences politiques2.
diversité de groupes et de réseaux est susceptible de contribuer soit En Afrique, il existe de nombreux cas où les migrants ont contri-
à la consolidation des fondements d’un régime politique ou écono- bué à jouer un rôle pacificateur en œuvrant pour l’établissement d’un
mique, soit à sa fragilisation.
1. Paul Collier, Exodus. Immigration et multiculturalisme au xxie siècle, Paris, l’Artilleur,
1. Dominique Darbon, « Classe(s) moyenne(s) : une revue de la littérature. Un concept 2016, p. 316.
utile pour suivre les dynamiques de l’Afrique », in Afrique contemporaine, n° 244, 2012/4, 2. Lisa Chauvet, Flore Gubert, Thibaut Jaulin, Sandrine Mesplé-Somps (dir.), Les migrants,
p. 33-51. acteurs des changements politiques en Afrique ?, Louvain-la-Neuve, De Boeck Supérieur, 2018.

90 91
Pierre Jacquemot

État de droit, pour la réconciliation nationale, pour la tenue d’élec-


tions libres et multipartites, y compris dans des régimes politiques qui
furent marqués par une routine autoritaire (Algérie, Tunisie). À cela
s’ajoute le travail de sensibilisation et de lobbying qu’effectuent cer-
taines organisations diasporiques, à travers la tenue de réunions, de
concerts, d’expositions ou de manifestations, pour dénoncer les injus-
L a fatigue
tices sévissant dans leur pays d’origine et sensibiliser l’opinion publique du vote
des pays d’accueil. La plupart des pays ont fait le choix d’octroyer des
droits politiques à leurs ressortissants vivant à l’étranger en acceptant
le vote à distance. Maurice (1968), le Liberia (1986) puis les pays du
Maghreb ont été pionniers en la matière. Aujourd’hui, quarante et un La thèse du passage à la démocratie par le truchement de l’élection
pays se sont engagés dans cette voie. multipartite a de nombreux adeptes. Elle satisfait une vision graduelle
du politique : la tenue répétée de scrutins concurrentiels serait le
Les opinions et les activités politiques électorales des migrants ont
vecteur le plus efficace de la démocratie substantielle. Elles auraient
été étudiées à travers l’analyse des mobilisations d’émigrés égyptiens,
un « effet performatif ». Dans le contexte africain, cette thèse énonce
camerounais, gabonais, congolais, maliens, sénégalais et tunisiens en
que, même quand les résultats sont faussés, chaque élection fait avan-
Europe. Une observation fait consensus : si certaines diasporas ont
cer, par paliers successifs, la conquête des valeurs républicaines, sous
obtenu le droit de vote depuis l’étranger, les analyses montrent que les
l’effet d’une double impulsion : par l’apprentissage à pas comptés de la
élections à distance mobilisent avant tout des migrants dont la situa-
citoyenneté par des électeurs de mieux en mieux informés et par l’ins-
tion dans le pays de résidence est stable et qui conservent des liens
tauration jugée irréversible de normes institutionnelles promouvant les
forts avec leur pays d’origine.
libertés fondamentales. Même la fraude – certes dans des proportions
Le vote migrant peut-il inquiéter les pouvoirs en place ? La crainte acceptables – est tolérable tant qu’elle ne met pas en péril la possibilité
existe. Peut-être est-ce l’explication du décalage fréquent entre l’an- d’alternance. Cette thèse souffre de très nombreuses limites.
nonce de l’octroi du droit de vote et sa mise en œuvre effective. Parfois,
comme dans le cas du Cameroun en 2018, le Gouvernement met tout
en œuvre, au travers de procédures restrictives, pour exclure du vote
la partie protestataire de la diaspora et éviter de la sorte le risque d’un LA VALIDITÉ CONTESTABLE
vote sanction. Pour autant, bien que leurs préférences électorales DE LA THÈSE DE LA TRANSITION
soient souvent différentes de celles des résidents, la faiblesse de leurs
effectifs ne leur permet pas d’être des acteurs pivots de l’alternance La thèse de la démocratisation par les élections part de l’idée qu’une
politique nationale qu’ils pourraient souhaiter. série ininterrompue de scrutins exerce « un pouvoir autorenforçant

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Pierre Jacquemot Afrique, la démocratie à l’épreuve

pour progressivement accélérer l’élargissement des libertés civiles et 1. l’opposition améliore sa capacité d’organisation de ses campagnes
même le changement de régime », expliquait le politologue suédois, politiques ;
Staffan Lindberg1.
2. les citoyens en viennent à attendre des occasions régulières
L’envergure des mutations politiques introduites par l’organisation d’être impliqués dans l’arène politique ;
d’élections pluralistes est mise en évidence avec indulgence :
3. enfin, les organisations militantes apprennent à mieux défendre
On oublie trop souvent que les attitudes, les gestes et les référentiels asso- leurs intérêts.
ciés à l’exercice du vote sont le résultat d’apprentissages longs. À cet égard,
les élections en Afrique témoignent d’un passage à la démocratie électo- Ari Greenberg et Robert Mattes1 ont proposé des preuves statis-
rale dans lequel la structuration des espaces politiques et l’apprentissage tiques de cette thèse : la relation de causalité entre qualité des élections
des mécanismes du jeu électoral se sont déroulés de manière accélérée par et consolidation de la démocratie est robuste. Les citoyens africains
rapport aux expériences occidentales du xixe siècle2. ont davantage de droits politiques qu’ils n’en avaient trente ans aupa-
Les récentes conquêtes politiques et sociales – en Tunisie, au Cap- ravant. Même lorsqu’elle est conduite sous un régime autoritaire, une
Vert, au Ghana, au Malawi, au Sénégal, à São Tomé-et-Príncipe – furent élection peut concourir à la reconfiguration du paysage politique de
certes ardues, mais elles pourraient s’inscrire dans cette direction. Les diverses manières : en créant de nouvelles règles du jeu politique ;
exigences, assorties de conditionnalités voire de sanctions (embargo, en élargissant le spectre des possibles. En ce sens, elle est bien un
fermeture des frontières, gel des avoirs à l’étranger), imposées tant par « moment politique » fondateur.
les organisations africaines régionales que par les Nations unies du Les données semblent apporter des éléments de preuve à cette
rapide passage par le scrutin après un coup d’État militaire, relèvent de thèse « optimiste ». Le nombre d’autocraties en Afrique, qui avait
la même idée : « civiliser » le pouvoir, coûte que coûte, par l’élection. culminé à plus de quarante au milieu des années 1980, a chuté de
La ritualisation des élections est lue comme faisant partie du proces- manière vertigineuse, à moins de dix à la fin des années 1990, pour
sus de consolidation de la démocratie : à chaque scrutin, il y aurait un s’infléchir encore ensuite. La démocratie électorale a gagné du ter-
pas en avant – plus ou moins rapide et douloureux, mais toujours pro- rain pour occuper une large partie de l’espace continental, à l’exclu-
bant. La démocratisation se renforcerait de la sorte pour trois raisons : sion de l’Érythrée.

1. Staffan Lindberg, Democracy and elections in Africa, 2006, op. cit. Outre Staffan
Lindberg, parmi les auteurs défendant le modèle de la transition vers la démocratie par
l’élection, citons Josep Colomer, David Banerjea, Fernando Mello, « To democracy through
anocracy », Democracy & Society, vol. 13, n° 1, janvier 2016, p. 19-25 ; Carolien van Ham,
Brigitte Seim, « Strong states, weak elections ? How state capacity in authoritarian regimes
conditions the democratizing power of elections », in International Political Science Review,
vol. 39, n° 1, juin 2017, p. 49-66.
2. Vincent Darracq, Victor Magnani, « Les élections en Afrique : un mirage démocra- 1. Ari Paul Greenberg, Robert Mattes, « Does the quality of elections affect the consolida-
tique ? », in Politique étrangère, 2011/4 (hiver), p. 839-850. tion of democracy? », 2013, art. cité.

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Pierre Jacquemot Afrique, la démocratie à l’épreuve

Figure 4. Démocraties électorales et autocratie (1960-2020) robuste pour porter une justice indépendante, garantir les libertés fonda-
Sources : Régis Marzin1 et l’auteur. mentales, apporter du développement et traquer la corruption. Alors que
60 les élections sont institutionnalisées dans la majorité des pays africains, un
Point de rupture changement de chef de l’État, de gouvernement ou d’élus ne signifie pas
50 nécessairement une plus grande consolidation démocratique.
40 L’histoire des soixante dernières années n’apparaît que comme un pro-
logue : preuve de l’étouffement prématuré du possible régime libéral ou
30 la confirmation précoce que les élections sont soit inadaptées, soit trop
facilement appropriées par des intérêts enracinés1.
20
Prenons du recul sur les trois dernières décennies, en tentant
de savoir si les élections ont effectivement engendré les évolutions
10
escomptées dans la nature des régimes politiques.
0

Démocraties électorales Autocraties LE NON-RESPECT DE


LA DURÉE DES MANDATS
Face à la thèse de la démocratisation engendrée par l’élection,
dominante dans la littérature anglo-saxonne, une autre, plus sceptique, La plupart des pays africains se sont dotés d’une Constitution pré-
reprend aujourd’hui à son compte l’ancien avertissement de Terry Lynn sidentielle plutôt que parlementaire, y compris les anciennes colonies
Karl2 à propos de « l’erreur électorale », à savoir que les scrutins seuls britanniques et portugaises. Même lorsque les présidents sont indirec-
– aussi libres et équitables soient-ils – ne suffisent pas à définir une tement élus par le Parlement – comme au Botswana et en Afrique du
démocratie. Le scrutin ne suffit pas à lui seul à réaliser la transforma- Sud –, ils ont tous les attributs du pouvoir exécutif. Les partisans de la
tion sociale et économique nécessaire à une véritable démocratie. limite du nombre de mandats électoraux affirment qu’elle est essentielle
pour donner de la vigueur à la gouvernance démocratique. En 2020,
L’élection ne serait la démocratie que si elle est l’aboutissement d’un trente-neuf pays africains comptaient une telle disposition dans leur
long processus, adossé à une ossature institutionnelle suffisamment Constitution. Cette garantie est associée à une conquête politique
depuis l’installation du multipartisme. Les proclamations sont souvent
1. Régis Marzin, « Les processus électoraux dans la démocratisation de l’Afrique. Synthèse
technique et politique », 2018, art. cité.
2. Terry Lynn Karl, « Dilemmas of democratization in Latin America », in Comparative 1. Nic Cheeseman, Gabrielle Lynch, Justin Willis, The moral economy of elections in Africa,
Politics, vol. 23, n° 1, octobre 1990, p. 1-21. 2020, op. cit., p. 20.

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Pierre Jacquemot Afrique, la démocratie à l’épreuve

empreintes de sincérité. En prêtant serment en avril 2016 à Cotonou, Entre 2015 et 2020, seize pays africains ont amendé les dispositions
Patrice Talon s’est engagé à ne faire qu’un seul mandat de cinq ans constitutionnelles sur les limites du mandat présidentiel. Dans cet univers
à la tête du Bénin. Mais au fil des mois, sa promesse s’est étiolée et, de turpitudes, l’Afrique australe et l’Afrique de l’Ouest ont été les régions
le 15 janvier 2021, l’ancien « roi du coton » devenu président annonça les moins touchées par la tendance des présidences de longue durée.
qu’il se portait candidat à un second mandat le 11 avril 2021, comme il y
est d’ailleurs autorisé. Il l’emportera largement avec 87 % des suffrages1.
Tentatives pour modifier la durée des mandats présidentiels
En Côte d’Ivoire, Alassane Ouattara avait fait la promesse de ne servir
que deux fois. Après son succès de 2015 avec 84 % des voix, il revint sur Tentatives réussies Tentatives échouées
sa décision de quitter le pouvoir après le décès du candidat de son parti Guinée (Conté, 2003 ; Condé, 2020) Zambie (Chiluba, 2001)
Togo (Eyadema, 2002 ; Malawi (Muluzi, 2003)
et l’emporta, à l’issue d’un scrutin boycotté par ses rivaux et l’abstention Gnassingbé, 2019) Nigeria (Obasanjo, 2006)
de bataillons d’inscrits encore traumatisés par la guérilla postélectorale Gabon (Bongo, 2003) Niger (Tandja, 2009)
qui avait meurtri le pays dix ans auparavant, réunissant 95 % des suf- Ouganda (Museveni, 2005, 2017) Sénégal (Wade, 2012)
Tchad (Déby, 2005, 2017) Burkina Faso (Compaoré, 2014)
frages au premier tour. Un score nord-coréen ! Cameroun (Biya, 2008) Bénin (Talon, 2017)
Algérie (Bouteflika, 2008, 2016)
Les limites du mandat présidentiel jouent un rôle crucial pour Djibouti (Guelleh, 2010)
contrôler les excès de l’exécutif et garantir le principe démocratique Burundi (Nkurunziza, 2015, 2018)
Rwanda (Kagame, 2015)
d’élections libres et compétitives. Cependant, les tentatives des République du Congo
présidents de rester au pouvoir par le biais de candidatures pour un (Sassou-Nguesso, 2015)
troisième mandat se poursuivent, en utilisant soit des amendements Sud-Soudan (Kiir, 2015, 2018)
République démocratique du Congo
constitutionnels, soit des interprétations judiciaires qui exploitent (Kabila, 2016)
les lacunes du cadre juridique, ou, plus récemment, en profitant des Comores (Assoumani, 2018)
Égypte (al-Sissi, 2019)
retards électoraux liés à la pandémie de Covid-19. Les présidents, Côte d’Ivoire (Ouattara, 2020)
dans leurs tentatives pour rester au pouvoir au-delà du mandat consti-
Source : Africa Center for Strategic Studies, Constitutional term limits for African leaders,
tutionnel, ont détourné des processus significatifs de réforme consti- mars 2021.
tutionnelle et électorale à des fins égotistes.

1. Jamais, depuis la restauration du multipartisme, en 1990, un scrutin n’a été aussi fermé. Yoweri Museveni est l’homme qui a fait sauter le verrou de la limi-
À l’approche de la présidentielle de 2021, le président sortant fut le seul à pouvoir présenter tation du nombre de mandats en 2005 et celui de la limitation de l’âge
sa candidature. Une révision constitutionnelle votée à l’unanimité du nouveau Parlement
en novembre 2019 imposait aux candidats d’obtenir les parrainages d’au moins 10 % du
en 2017. « Comment pourrais-je quitter une bananeraie que j’ai plan-
total des députés et des maires, soit seize parrainages. Or, les cent soixante élus concernés tée et qui commence à donner des fruits ? » déclarait-il début 2016.
– quatre-vingt-trois députés et soixante-dix-sept maires – appartenaient quasiment tous à la Il s’est représenté à 76 ans pour un sixième mandat aux présidentielles
majorité présidentielle. Vingt dossiers avaient été déposés. Tous les recours formulés devant
la Cour constitutionnelle à la suite de cette décision furent rejetés. en janvier 2021 qu’il remporta aisément.

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Pierre Jacquemot Afrique, la démocratie à l’épreuve

Le cas de Mamadou Tandja est éloquent. Alors que son second D’autres cas sont éloquents. Au Togo, l’adoption en 2019 par le
mandat comme chef de l’État du Niger arrivait en 2010 à son terme, le Parlement de la réforme de la Constitution prévoit une limitation du
président nigérien décida de briguer un nouveau mandat, en violation nombre de mandats à deux. Mais la non-rétroactivité de la mesure a
de la Constitution. La motivation était claire : « Je veux rester pour permis à Faure Gnassingbé, président depuis 2005, de se représenter en
achever les chantiers entrepris ! » (à savoir la négociation des contrats 2020 puis possiblement en 2025. En 2019, le maréchal al-Sissi, au pou-
d’uranium et de pétrole). Il sollicita donc l’organisation d’un référen- voir en Égypte depuis le coup d’État militaire de juillet 2013, puis élu
dum, contre l’avis du Conseil constitutionnel. Tandja décida alors de l’année suivante, a obtenu une réforme de la Constitution prévoyant de
dissoudre non seulement cette institution, mais également l’Assem- prolonger de deux ans son mandat présidentiel en cours et l’autorisant
blée nationale. Le pays fut plongé dans une grave crise politique à faire un troisième mandat, d’une durée de six ans. En Côte d’Ivoire
ponctuée de manifestations et de plusieurs arrestations d’opposants. (octobre 2020), les électeurs potentiels étaient sept millions, les titu-
Après plusieurs mois de blocage, la sanction arriva : le chef de l’État laires d’une carte seulement trois millions. Alasanne Ouattara fut élu
fut en février 2010 renversé par un coup d’État qui installa le Comité pour un troisième mandat au premier tour avec 94 % des voix. Boycotté
national pour le redressement de la démocratie (CNRD) dirigé par le par l’opposition qui appela ses militants à empêcher sa tenue, le vote
commandant Salou Djibo. du 31 octobre fut émaillé de violences parfois meurtrières. Peu après
le scrutin, l’opposition annonça la mise en place d’un Conseil national
De telles tentatives ont également compromis l’indépendance judi-
de transition (CNT), après avoir « constaté la fin du mandat » du pré-
ciaire dans certains pays, comme le Burundi et la Côte d’Ivoire, où
sident sortant. En réponse, le Gouvernement engagea des poursuites
les présidents ont recherché des interprétations controversées de la
judiciaires contre ses opposants, procédant à des arrestations dans un
Constitution de leur pays par l’intermédiaire des tribunaux. De telles
contexte de crise grave. Le 9 avril 2021, Ismaïl Omar Guelleh fut réélu
candidatures à la prolongation du mandat présidentiel contribuent
à la tête de l’État de Djibouti dès le premier tour, avec 98,58 % des voix.
également à l’intensification des tensions et de la violence, comme on
Un mois plus tard, il organisa la cérémonie d’investiture qui inaugura
l’a vu au Burundi (2015), en Côte d’Ivoire (2020) et en Guinée (2020).
officiellement le cinquième mandat pour lequel il avait été élu.
La Somalie présente un scénario différent, car il n’y a pas de limite
Demeure le cas du Rwanda. Le référendum plébiscitaire du
constitutionnelle au mandat, mais les présidents sont sélectionnés
18 décembre 2015 a entériné la modification de la Constitution qui
pour un mandat de quatre ans. En avril 2021, le président Mohamed
raccourcit le mandat présidentiel de sept à cinq ans à compter de 2024,
Abdullahi Mohamed, profitant des retards occasionnés par la pandémie
mais autorise Paul Kagame à briguer deux mandats supplémentaires,
de Covid-19 et de l’impasse politique autour des premières élections
ce qui prolongerait en théorie son pouvoir jusqu’en 2034 ! L’adoption
au suffrage universel, a tenté une modification de la loi électorale pour
de la nouvelle Constitution, modifiée par référendum en 2015, fut une
prolonger son mandat après son expiration. L’amendement juridique
opération rondement menée ; elle n’a laissé aucune place au doute.
controversé a dégénéré en violentes manifestations de rue et l’impasse
La réforme constitutionnelle a été approuvée par 98 % des électeurs,
politique a culminé avec une opposition au Parlement.
représentant eux-mêmes plus de 98 % des inscrits. On retrouve là

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Pierre Jacquemot Afrique, la démocratie à l’épreuve

l’efficacité de l’ingénierie sociale qui a présidé à la reconstruction du et en République démocratique du Congo. Il accorde une prime au
Rwanda post-génocide sous l’autorité du Front patriotique rwandais sortant, lui permettant de conjurer l’union sacrée des opposants dont
(FPR). Le président Kagame avait lui-même annoncé qu’il serait réélu les ego interdisent le choix d’un prétendant unique. Les pays dotés
avec un score similaire à celui du référendum, le résultat dépassa son d’un tel système électoral uninominal majoritaire à un tour seraient
pronostic ! Les chefs autoproclamés sortis vainqueurs des épreuves les plus exposés à la violence1. Les reculs démocratiques et les ten-
électorales aiment à se targuer d’une légitimité populaire écrasante, et dances autoritaires affleurent encore fréquemment, sous de nou-
pourquoi pas d’un plébiscite. velles formes, parfois légitimées par les institutions électorales. En
utilisant les données de trente-six pays africains, Sarah J. Lockwood
La tendance à la révision de la Constitution s’est aggravée avec
et Matthias Krönke2 montrent que les citoyens des États ayant un
le déclenchement de la pandémie de Covid-19, compte tenu de son
système de représentation proportionnelle (douze pays de l’échantil-
effet de renforcement de la méfiance entre les citoyens et les pouvoirs
lon) sont davantage en mesure de protester que ceux des systèmes
politiques, comme en témoignent les polémiques en 2020 dans les
majoritaires ou mixtes (vingt-quatre). En revanche, dans les systèmes
processus de révision et d’amendement de la Constitution au Tchad,
majoritaires, le lien entre les citoyens et les gouvernants est plus étroit
au Gabon et en Guinée-Bissau, et dans la controverse Building Bridges
et plus réactif, donnant aux premiers les leviers pour demander des
Initiative au Kenya qui a été largement pilotée par l’exécutif1. Le
comptes aux seconds.
détournement de ces processus d’examen et d’amendement affecte la
légitimité et l’appropriation nationale des réformes qui y sont propo-
sées, et a des effets en cascade sur d’autres composantes des processus
L’ADDICTION AU POUVOIR
démocratiques dans ces pays, telles que les élections, la participation
et la représentation politiques et la réconciliation nationale.
Par cynisme, réalisme ou naïveté, la communauté internationale a
On peut aussi opter pour l’abolition de la limite d’âge, comme en conforté l’assise du prima inter pares au pouvoir, perçu comme le garant
Guinée équatoriale et en Ouganda, afin d’assurer au vieux président de la stabilité dans la continuité. À la fin de l’année 2020, dix chefs
une fin de règne paisible. Autre méthode, plus rare, pour canaliser d’État africains étaient au pouvoir depuis plus de vingt ans (dont deux
l’élection : le scrutin à tour unique, comme au Cameroun, au Gabon familles depuis plus d’un demi-siècle) si l’on compte leur fils ou neveu.
Ils eurent des prédécesseurs : Félix Houphouët-Boigny (Côte
1. L’initiative Building Bridges (BBI) est un accord approuvé en 2018 après que le pré- d’Ivoire, 1960-1993), Mobutu Sese Soko (Zaïre, 1965-1997), Hosni
sident Uhuru Kenyatta et son concurrent à la présidentielle de 2017, Raila Odinga, aient Moubarak (Égypte, 1981-2011), Blaise Compaoré (Burkina Faso,
décidé de « se serrer la main et d’unir le pays qui était au bord de la guerre civile ». Des
forums publics furent organisés dans les quarante-sept comtés du pays autour de questions
cruciales : Comment mettre fin à la division ethnique ? Comment éviter des élections pola- 1. « Maendeleo Policy Forum : Deepening democracy – Election management and stability
risantes ? Comment faire face au manque d’éthique nationale ? Un référendum pour amen- in Africa’s divided societies », africa.undp.org, 14 décembre 2016.
der la Constitution de 2010 était envisagé. En août 2021, la Cour d’appel décida que la BBI 2. Sarah J. Lockwood, Matthias Krönke, « Do electoral systems affect how citizens hold
était inconstitutionnelle et mit donc fin à la campagne de référendum. their government accountable ? Evidence from Africa », Afrobarometer, n° 181, mai 2018.

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Pierre Jacquemot Afrique, la démocratie à l’épreuve

1987-2014), Robert Mugabe (Zimbabwe, 1987-2017), Yahya Jammeh Le journaliste britannique Paul Kenyon impute la longévité des
(Gambie, 1994-2017), José Eduardo dos Santos (Angola, 1979-2017), « satrapes » africains à la « complicité et à la cupidité » de l’Occident,
Laurent-Désiré Kabila, puis son fils Joseph (République démocratique à son appétit insatiable pour les richesses des entrailles du continent
du Congo, 1997-2019), Abdelaziz Bouteflika (Algérie, 1999-2019), qui ne peut s’assouvir que dans le despotisme des dirigeants.
Omar el-Béchir (Soudan, 1989-2019). Le dictateur qui s’est tellement enrichi grâce à la récolte de cacao de son
pays qu’il a construit une basilique de 35 étages dans la jungle de la Côte
d’Ivoire. Le dirigeant austère et incorruptible qui a coupé l’Érythrée du
Les régimes résilients en 2022
monde dans un état de guerre permanent et en Guinée équatoriale, le des-
Nombre pote paranoïaque qui pensait qu’Hitler était le sauveur de l’Afrique et a mené
Période au
Chef de l’État d’années au une campagne de terreur implacable contre son propre peuple. L’officier de
pouvoir pouvoir l’armée libyenne qui est l’auteur d’un nouvel ouvrage de philosophie poli-
Cameroun Paul Biya 1982 40 tique, The Green. Et derrière ces histoires presque incroyables de violence
Congo Denis Sassou- 1979-1992, 36 et d’excès fantastiques se cachent les sombres secrets de la cupidité et de
Nguesso puis 1997-auj. la complicité occidentales, le goût insatiable pour le chocolat, le pétrole, les
Djibouti Hassan Gouled 1977 45 diamants et l’or qui ont poussé les dictateurs à régner d’une main de fer,
Aptidon, puis 1999-auj. siphonnant leur part de l’action dans des manoirs à Paris et des banques
son neveu Ismaël
Omar Guelleh à Zurich et maintenant leur peuple dans une extrême pauvreté1.

Érythrée Isaias Afwerki 1993-auj. 29 Cette situation où règne la gérontocratie, ou, mieux, pour reprendre
Eswatini Mswati III 1986-auj. 35 une expression locale entendue à Bamako, la fracatie (du préfixe
(Swaziland)
bambara fa qui signifie « père »), a des conséquences décisives sur la
Gabon Omar Bongo, 1967 55
puis son fils Ali 2009-auj. capacité de prise en compte du dirigeant des préoccupations de sa
Bongo Ondimba population, qui, en Afrique subsaharienne, à un âge médian de 20 ans.
Guinée Teodoro Obiang 1979-auj. 43 Nulle part dans le monde l’écart entre l’âge médian des administrés et
équatoriale Nguema Mbasogo
celui de leurs gouvernants n’est aussi élevé qu’en Afrique : quarante-
Ouganda Yoweri Museveni 1986-auj. 26 trois ans, contre trente-deux en Amérique latine, trente en Asie et seize
Rwanda Paul Kagame 2000-auj. 22 en Europe et en Amérique du Nord. Cet écart d’âge, sur lequel nous
Tchad Idriss Déby, puis 1990-auj. 32 reviendrons plus loin, a des conséquences décisives, comme l’explique
son fils Mahamat
Idriss Déby Vincent Hugeux :
Togo Gnassingbé 1967 55 Bousculés par les doléances et les rancœurs de jeunesses, connectées,
Eyadema, puis 2005-auj. mondialisées, éprises d’équité, de liberté et de transparence, des potentats
son fils Faure
Gnassingbé

1. Paul Kenyon, Dictatorland. The men who stole Africa, Londres, Head of Zeus, 2018, p. 10.

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Pierre Jacquemot Afrique, la démocratie à l’épreuve

vieillissants plus ou moins bien élus, voire pas élus du tout, s’agrippent aux liée directement à la centralisation et au monopole étatique sur les
accoudoirs de leur fauteuil, quitte à épuiser le catalogue des martingales ressources. La captation oligarchique est permanente et s’alimente
de l’autoritarisme. À commencer par la manipulation des antagonismes
parfois sur les aides extérieures lorsque celles-ci sont peu regardantes
ethniques, le populisme, la fraude électorale, l’achat des consciences et le
bricolage constitutionnel, lequel a notamment pour vocation à les affranchir
sur les modes de gestion des rentes.
du garde-fou de la limitation du nombre de baux présidentiels consécutifs1. L’existence de ressources domestiques significatives n’incite pas à
la restriction du temps passé au pouvoir ; leur baisse – à la suite par
exemple d’une chute du prix des exportations – pousserait en revanche
l’autocrate à la négociation1. L’appréciation qui porte sur son degré
L’AUTOCRATE
d’immunité et sur les risques de représailles contre lui et son entourage
ET SON PIÈGE
pour d’anciennes activités de corruption ou des atteintes aux droits
humains serait aussi un déterminant important de son choix.
Les premières élections ont souvent été des tremplins pour des
hommes forts qui, une fois au pouvoir, ont renversé les institutions La préoccupation de l’autocrate, l’« homme fort » qui assume la
démocratiques pour consolider leur position hégémonique. Tous n’ins- totalité des pouvoirs et sans l’aval duquel aucune décision essentielle
taurent pas pour autant des régimes de terreur et plusieurs s’accom- ne peut être prise, est son impunité post-mandat2.
modent même de l’existence d’espaces de libertés pour peu qu’ils Dans son arbitrage, l’autocrate, gardien du statu quo, risque de
n’interfèrent pas dans les affaires du pouvoir. tomber dans le piège de Thucydide, bien connu en relations inter-
Face aux diverses pressions qu’il subit pour engager une élection nationales : avec la paranoïa instillée par le risque de surgissement
multipartite, l’autocrate ainsi installé est-il toujours un acteur ration- de l’opposition (un perturbateur ambitieux tenté à son tour par le
nel ? Nic Cheeseman, professeur à l’Université de Birmingham et pouvoir et ses prébendes), l’autocrate menace de déclarer la guerre.
spécialiste reconnu du fait électoral en Afrique, propose une équa- Sortir du piège consisterait à ne pas multiplier les décisions en culs-
tion à trois facteurs : « Les pouvoirs sortants sont moins susceptibles de-sac dont il ne saurait plus à terme comment s’extraire sans perdre
d’engager des réformes dans les pays où les ressources naturelles sont
abondantes, où le paysage institutionnel est médiocre et où la société 1. Jaimie Bleck, Nicolas van de Walle, Electoral politics in Africa since 1990. Continuity in
change, Cambridge, Cambridge University Press, 2018, p. 9.
est profondément divisée2. » La capacité financière à redistribuer 2. Cette préoccupation expliquerait pourquoi, à l’initiative de Paul Kagame, les chefs d’État
afin d’éteindre les velléités de changement est un élément important de l’Union africaine ont décidé, en 2016, de quitter la Cour pénale internationale dont
ils contestent la légitimité et l’impartialité, et d’y substituer une Cour de justice africaine
pour comprendre la résilience de l’autocrate face à l’élection. Elle est indépendante. Il s’agirait là d’une évolution importante, de la part de dirigeants qui, par le
passé, ont soit eu recours aux tribunaux pénaux internationaux ou à la CPI, soit invoqué la
compétence universelle. Certains savent qu’en cas de crimes imprescriptibles ou simple-
1. Vincent Hugeux, Tyrans d’Afrique. Les mystères du despotisme postcolonial, Paris, Perrin, ment de répression brutale envers leur population ou celle de pays voisins, les poursuites, la
2021, p. 13. procédure remontera jusqu’à eux sans qu’ils puissent invoquer leur ignorance d’une chaîne
2. Nic Cheeseman, Democracy in Africa, 2015, op. cit., p.13. de commandement où les responsabilités seraient floues ou diluées.

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Pierre Jacquemot Afrique, la démocratie à l’épreuve

la face. L’issue résiderait dans le conseil donné à l’autocrate menacé L’EXUBÉRANCE PARTISANE
de paranoïa de ne pas surestimer l’importance de ses intérêts vitaux et,
pour l’opposition, dans la sobriété de ses revendications. La Banque Durant les deux décennies qui suivirent les indépendances,
mondiale fait la même recommandation : quelques partis de masse nés des mouvements nationalistes, comme
Institutionnaliser la responsabilité vis-à-vis des citoyens (responsabilité le Front de libération nationale (FNL) algérien ou l’Istiqlal marocain,
verticale) par l’introduction d’élections ou de réformes électorales peut parvinrent à consolider leurs positions. D’autres subirent une atrophie,
être une stratégie rationnelle de l’élite pour conserver ses privilèges, en
comme le Néo-Destour tunisien. Par la suite, les réformes des années
particulier face aux demandes croissantes de l’élite adverse […]. En outre,
lorsque des mouvements citoyens partant de la base menacent les intérêts
1990 donnèrent naissance à des centaines de nouveaux partis poli-
des élites, celles-ci peuvent choisir d’introduire des mécanismes de res- tiques. Certains furent le prolongement des partis uniques, comme
ponsabilisation verticale préemptifs afin de répondre aux demandes de la le Movimento Popular de Libertação de Angola, le Zimbabwe African
société avant que ces pressions n’atteignent un point critique1. National Union – Patriotic Front (ZANU-PF) ou le Rassemblement
Le conseil semble avoir été largement écouté. Il est en effet rare démocratique du peuple camerounais (RDPC).
qu’un autocrate perde une élection. Pour la première décennie de la De nouvelles forces politiques apparurent, installées par des oppo-
transition électorale, on connaît seulement trois cas d’échecs d’auto- sants historiques ou en rupture de ban. On pense à Madagascar où,
crates : au Bénin (Mathieu Kérékou, le « caméléon », battu en 1991, dans les années 1990, Albert Zafy, avec l’appui d’un cartel électoral
mais réélu en 1996 et 2001), à Madagascar (Didier Ratsiraka, l’« ami- élargi (la coalition des Forces vives, Hery Velona), avait créé un parti
ral rouge », battu en 1993, gagnant en 1997 puis de nouveau battu en attrape-tout. Ailleurs, des partis comme le New Patriotic Party du
2002 et 2018) et en Zambie (Rupiah Banda, battu en 2011). Ghana ou le Movement for Democratic Change du Zimbabwe furent
Avec le changement progressif à la tête de l’État, on assiste fondés par des organisations de la société civile. La victoire des mou-
parfois à la transformation de l’autoritarisme du dirigeant en auto- vements de guérilla s’est traduite par l’apparition de nouvelles forces
ritarisme du parti dominant2. Ainsi, au début de 2020, dix-huit partisanes. On pense, au Mozambique, à la Resistência Nacional
anciens partis uniques des années 1980 étaient encore au pouvoir Moçambicana (ReNaMo), guérilla qui s’est muée en un mouvement
(dont quatre après une perte de pouvoir). Dans de telles conditions, d’opposition reconnu.
une alternance du chef de l’État s’opère sans démocratisation réelle, Il n’est pas rare qu’un pays compte de nombreux partis, parfois
même si elle s’accompagne de progrès sur des points secondaires du plusieurs centaines. La République démocratique du Congo comptait
processus électoral. quatre cent soixante-dix-sept partis en 2021, un record sur le conti-
nent pour ce pays hors norme. Ils sont trois cent vingt-cinq en Afrique
1. World Bank Group, « World Development Report 2017. Governance and the Law», du Sud, deux cent cinquante-trois au Bénin (un autre record, avec
worldbank.org, 2017, p. 23. un parti pour quarante mille habitants), deux cent cinquante-huit
2. Régis Marzin, « Démocraties, dictatures et élections en Afrique : bilan 2019 et perspec-
tives 2020 », 2020, art. cité. au Sénégal. Même tendance au Cameroun où trois cent cinq partis

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Pierre Jacquemot Afrique, la démocratie à l’épreuve

politiques sont enregistrés, mais une douzaine seulement représentée dispositifs obligent souvent l’opposition, lorsqu’elle est sous-représen-
dans les institutions. Dans le sondage d’Afrobarometer (2021) effec- tée, à « négocier » avec le parti au pouvoir ou à le « supplier » pour
tué dans dix-huit pays, plus de six Africains sur dix estimaient que la obtenir le droit de participer à l’élection. Ils augmentent le risque de
concurrence multipartite est nécessaire pour donner aux électeurs de corruption en politique et normalisent l’importance de l’argent lors
véritables choix, tandis que 36 % affirmaient que la présence de nom- des élections.
breux partis ne fait que créer des divisions et de la confusion. Mais
combien de ces formations correspondent vraiment aux définitions
classiques d’un parti ? Il convient de prendre avec prudence l’observa-
LA POSSIBILITÉ
tion d’une pléthore de formations politiques. La réalité est celle d’un
fort taux de mortalité des partis, principalement lié à l’extrême person- D’ALTERNANCE
nalisation des formations politiques.
L’alternance est-elle un bon test pour la santé d’une démocratie ?
Plusieurs États ont instauré des lois exigeant que les candidats
La question ne se posait pas autrefois. « On n’organise pas les élections
obtiennent le parrainage d’autres acteurs politiques lors des élections
pour les perdre1 ! » Cette leçon fut professée par Pascal Lissouba,
présidentielles et législatives. Ces réformes seraient motivées par la
alors président du Congo, et rejoint celle d’Omar Bongo : « Nul ne va
volonté d’améliorer les processus électoraux. Elles doivent servir de
à la chasse pour rentrer bredouille. » Un autocrate perdait très rare-
filtres pour améliorer l’offre politique face à la multiplication des can-
ment une élection. Il lui fallait seulement éviter, coûte que coûte, les
didatures et des partis politiques. Ainsi, au Burkina Faso, la révision
scrutins à risques :
de la loi électorale de janvier 2020 exige que les candidats obtiennent
le parrainage d’au moins cinquante élus. Les conseillers municipaux Contrairement à ce que l’on pense, les dirigeants autoritaires qui acceptent
de tenir des élections sont généralement en mesure de rester au pouvoir
parrains doivent être établis dans au moins sept des treize régions du
plus longtemps que les autocrates qui refusent d’autoriser la population
pays. Au Sénégal, la loi électorale modifiée de 2019 a multiplié par à voter2.
plus de cinq le nombre de soutiens citoyens nécessaires, passant de
dix mille à cinquante-deux mille. Ils doivent résider dans au moins Au début de 2022, le nombre de pays qui n’avaient pas enregistré
sept régions différentes du pays. Cette condition a conduit au rejet d’alternance de parti au gouvernement était resté stable à vingt-six, soit
de 75 % des candidats par le Conseil constitutionnel, qui n’a validé la moitié des pays du continent. Quatorze ex-partis uniques sont au
que sept des vingt-sept candidatures reçues. Au Bénin, l’article 132 pouvoir depuis trente ans ou plus et quatre y sont revenus. La question
du code électoral de 2019 exige que les candidatures soient validées de l’alternance est progressivement devenue cruciale. Afrobarometer
par 10 % des parlementaires ou des maires du pays. Si ce pourcentage le constate :
semble faible, il convient de noter que depuis les élections controver-
1. Cité par Dodzi Kokoroko, « Les élections disputées : réussites et échecs », 2009, art. cité,
sées de 2019 qui avaient exclu les partis d’opposition, le parti au pou- p. 115.
voir domine l’Assemblée nationale et les conseils municipaux. Ces 2. Nic Cheeseman, Brian Klaas, How to rig an election, 2018, op. cit., p. 24.

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Pierre Jacquemot Afrique, la démocratie à l’épreuve

Dans le système politique particulier à l’Afrique, une alternance au pouvoir Alternances du parti au pouvoir
insuffle l’espoir populaire selon lequel la performance gouvernementale
sera améliorée […]. L’alternance signifie que les règles de la compétition Bénin 1991, 1996, 2006, 2016
électorale sont suffisamment fortes pour éviter qu’un candidat qui exerce Cap-Vert 1991, 2001, 2011, 2021
déjà la fonction à laquelle il prétend en tire un avantage décisif. […] Les Gambie 2016
Africains ont plus foi en l’intégrité des élections porteuses d’alternance1.
Ghana 2000, 2008, 2016
La possibilité d’alternance accroche la confiance des électeurs dans Guinée-Bissau 2020
les institutions. Les observateurs l’applaudissent avant de lui décerner Kenya 2002
un brevet de démocratie. Elle est facilitée par la limitation de la durée Madagascar 1991, 1996, 2002, 2009, 2013, 2018
et du nombre des mandats, offrant aux opposants la possibilité de bri- Maurice 1995, 2000, 2005
guer le pouvoir. Les alternances en Afrique sont toutefois rares, com- Nigeria 2015
parées à celles dans les autres régions du monde. Elles ont été les plus São Tomé-et-Príncipe 2001, 2011
nombreuses à Madagascar (au nombre de six, ce qui témoigne plutôt Sénégal 2000, 2012
dans ce cas d’espèce d’une instabilité chronique du système politique). Seychelles 2020
Ces transitions incluent les élections présidentielles de 2015 au Sierra Leone 1996, 2007, 2018
Nigeria qui ont marqué le premier changement de pouvoir dans la Zambie 2021
Quatrième République du pays. Les élections présidentielles de 2016
en Gambie ont vu la fin du règne de vingt-deux ans du président auto- La victoire de l’opposition, pour la première fois en quarante-
crate Yahya Jammeh. Celles de 2017 au Liberia ont marqué la première quatre ans, a été enregistrée lors des élections générales d’octobre
passation pacifique du pouvoir à l’opposition en plus de soixante-dix 2020 aux Seychelles ; Wavel Ramkalawan a renversé le président sor-
ans. Celles de 2017 en Angola ont marqué la fin des trente-huit ans tant, remportant près de 55 % des voix, avec un taux de participation
de règne de José Eduardo dos Santos et de son clan. Les élections dépassant 75 %. On pense à la Zambie, en août 2021, où l’opposant
générales de 2019 puis les présidentielles de 2020 au Malawi ont vu historique Hakainde Hichilema a battu le président sortant Edgard
la justice prévaloir par un arrêt historique de la Cour constitutionnelle Lungu. Auparavant, celui que ses compatriotes qualifiaient du titre
annulant une élection frauduleuse. peu reluisant d’« éternel opposant » avait perdu tous les scrutins aux-
quels il s’était présenté depuis au moins une bonne quinzaine d’années.
Un autre exemple d’alternance a été donné par les présidentielles
de février 2020 en Guinée-Bissau, avec la victoire d’Umaro Sissoko
Embalo et l’échec du Parti africain pour l’indépendance de la Guinée
et du Cap‑Vert (PAIGC) dont l’histoire se confondait avec celle du
1. Robert Mattes, « Democracy in Africa : demand, supply, and the “dissatisfied demo-
crat” », Afrobarometer, n° 54, 2019, p. 22. pays. Au Cap-Vert, en octobre 2021, une nouvelle fois, l’exemplarité

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Pierre Jacquemot Afrique, la démocratie à l’épreuve

démocratique constatée dans l’archipel depuis son indépendance LE « RETOUR DES ROIS »
en 1975 s’est illustrée par l’alternance politique pour l’élection prési-
dentielle, à une cadence quasi décennale. Le président sortant, Jorge Si les élites politiques africaines ont toujours revendiqué leur adhé-
Carlos Fonseca, ne se représentait pas pour un troisième mandat non sion formelle à la démocratie électorale, elles ont néanmoins gardé à
admis par la Constitution. Le nouveau président, José Maria Neves, l’esprit des appartenances lignagères ou locales, des représentations de
ancien Premier ministre de 2001 à 2016, a été élu, dans la plus stricte la justice ou de la liberté, des idées de la cité qui participaient de tem-
transparence, dès le premier tour. L’autre candidat qui faisait office poralités plus longues que celles de la greffe électorale. Cela contribue
de favori, Carlos Veiga, n’ayant obtenu que 42,6 % a – fait rare – salué à l’hybridation particulière qui a toujours marqué l’exercice électoral1.
son adversaire.
Avant les indépendances, coexistant avec la hiérarchie religieuse
Il est intéressant de noter qu’une première alternance conduit des chefs spirituels, la chefferie était la structure politique de base
souvent à une seconde (São Tomé-et-Príncipe, Sénégal), voire une dans quasiment toutes les « sociétés étatisées » traditionnelles afri-
troisième (Cap-Vert, Ghana, Maurice, Sierra Leone) ou quatrième caines. Quand les chefferies étaient fortes, sacralisées, mais avec des
(Bénin). Mais la démocratie n’avance guère si les nouveaux dirigeants contre-pouvoirs limitant l’absolutisme, comme chez les Ashantis du
exercent le même type de gouvernance – clientélisme, instrumentali- Ghana ou les Bamilékés et Bamouns au Cameroun, elle a traversé
sation de la justice, népotisme – que leurs prédécesseurs qu’ils dénon- la colonisation en préservant une bonne part de ses attributs. Elles
çaient auparavant. L’alternance est illusoire lorsqu’elle intervient à ont survécu à la colonisation, certaines avec de vrais pouvoirs, parfois
l’intérieur d’un système endogamique fait de rivalités de proximité où derrière une posture en apparence plus folklorique, d’autres avec un
l’élu reste davantage redevable envers son clan qu’aux électeurs, sans vrai sens et les attributs de la fonction de chef. Le roi du Maroc est le
rupture avec les mœurs politiques en cours. commandeur des croyants.
Le changement de chef de l’État ne signifie pas le changement du Leur méconnaissance ou le mépris que les chefferies inspiraient
système. « La rigidité des systèmes de patronage enracinés depuis des après les indépendances vaudront bien des déconvenues à certains
décennies est difficile à inverser dans le temps court1. » chefs d’État, de Julius Nyerere à Thomas Sankara. Quand, dans son
élan révolutionnaire, au nom du combat contre le tribalisme, ce der-
nier voulut humilier les chefs qualifiés de « féodaux », ne voyant en
eux qu’une catégorie archaïque, il fut menacé. Il avait oublié que le
pays était encore réglé par des normes immuables et acceptées, autour
du Mogho Naba, l’empereur des Mossis, régnant sur trois cents nabas,

1. The Economist Intelligence Unit, « Democracy Index 2020 : in sickness and in health ? », 1. Jean-François Bayart, Ibrahima Poudiougou, Giovanni Zanoletti, L’État de distorsion en
2021, art. cité, p. 45. Afrique de l’Ouest. Des empires à la nation, Paris, Karthala-AFD, 2019.

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Pierre Jacquemot Afrique, la démocratie à l’épreuve

des chefs de village ou « tenants des grands apanages ». Au même conduire à un certain détachement vis-à-vis des coutumes archaïques.
moment, au Ghana, Jerry Rawlings fut mieux inspiré, ayant l’intelli- De la même manière, le phénomène des newbreed chefs au Nigeria
gence de composer avec les chefs traditionnels, jusqu’à leur accorder montre comment il est possible de jouer sur des registres ancestraux,
une place dans le jeu constitutionnel. Encore aujourd’hui, chez les fussent-ils rénovés, comme dans ces quartiers où des charges de
Ashantis, le roi (Asantehene) reste au centre du système foncier, social dignitaires sont créées ex nihilo. La fonction n’est pas qu’honorifique.
et même religieux, et les rituels qui l’entourent ont pour fonction de Elle confère un statut, un rôle dans les arbitrages sociaux. Petits ou
maintenir son pouvoir. Il promeut une « démocratie consensuelle ». grands, ils nourrissent souvent l’ambition personnelle d’être des pro-
Son rôle déborde celui du pouvoir traditionnel pour occuper le terrain tagonistes influents de la vie politique du district où ils se situent.
juridique et politique. Un candidat à l’élection cherche à préempter de la sorte son électo-
rat. Il s’en fait une obligation pour asseoir sa légitimité locale ; il fera
Aujourd’hui, ici ou là, la chefferie fait intervenir une forme d’éco-
ensuite mention de sa chefferie au verso de sa carte de visite de député
nomie politique complexe et métissée. En Afrique du Sud, elle fait
jouant sur les deux facettes.
partie du système de gouvernance moderne ; elle est ancrée dans la
Constitution de 1996 et incorporée dans la législation ultérieure. Au Comme pour les élus locaux ou nationaux, la chefferie gratifie son
Zimbabwe, les autorités traditionnelles sont sélectionnées par leurs détenteur autant d’avantages que de responsabilités. Elle procure une
familles et représentées au Sénat. Au Cameroun, un recensement rente venant de diverses sources : cadeaux, dîmes, royalties… Accéder
effectué en 2018 a permis de recréer soixante-dix-neuf chefferies du au double statut élu-chef, parfois couplé à celui de membre d’une loge
premier degré, huit cent soixante-quinze chefferies du deuxième et maçonnique1, permet d’occuper une place de choix dans la gestion des
douze mille cinq cent quatre-vingt-deux chefferies du troisième. Une ressources générées par l’exploitation des terres. Beaucoup de digni-
loi constitutionnelle de 1996 assure leur représentation en instituant taires sont devenus des intermédiaires actifs du développement local,
leur présence dans les conseils régionaux. Elles sont supposées jouer interlocuteurs recherchés parce qu’obligés des bailleurs de fonds et
un rôle dans la supervision des activités socio-économiques, sous la des ONG.
houlette des autorités administratives.
La position de chef traditionnel peut être utilement recherchée,
dans un cumul des mandats sociaux et politiques. Au Ghana, il n’est LA FATIGUE DU VOTE
qu’à recenser dans les comptes rendus des cérémonies d’installation
les professions déclarées des nouveaux promus pour s’en persuader.
Pour que la thèse de la transition se vérifie, il faudrait que les élec-
Parmi les lettrés et les intellectuels – juristes, avocats, banquiers, pro-
teurs votent. Or, depuis le début des années 2000, la participation
fesseurs d’université – comme parmi les émigrés enrichis à l’étranger,
nombreux sont ceux qui cherchent à accéder à la dignité associée aux
sièges ancestraux, alors que leur position aurait normalement pu les 1. Les loges sont actives en Afrique du Sud, en Angola, au Congo, en Côte d’Ivoire,
à Madagascar et au Sénégal. Elles sont interdites en Algérie.

116 117
Pierre Jacquemot Afrique, la démocratie à l’épreuve

électorale moyenne en Afrique est de l’ordre de 50 % pour les prési- L’abstention est plus souvent rencontrée. Ainsi, en une décennie,
dentielles et légèrement moins pour les législatives1. L’imperfection la participation électorale au Soudan a diminué de plus d’un quart.
des données interdit un chiffrage précis. Le nombre des inscrits peut Au Nigeria, elle a atteint un pic en 2003, avec 69 %. Par la suite, elle
être artificiellement gonflé, surtout quand l’enrôlement est défaillant, a diminué de manière continue pour atteindre son plus bas niveau en
faute en particulier d’un état civil efficace ou d’un recensement géné- février 2019, avec 35 %. Il faut dire que les dernières élections géné-
ral de la population récent (le dernier en République démocratique du rales dans ce pays ont eu lieu à une période extrêmement éprouvante,
Congo remonte à 1984, à 2006 pour le Nigeria2). car la mauvaise situation en matière de sécurité (en raison des violentes
attaques de Boko Haram ou d’autres militants) a pratiquement entravé
L’abstention est relativement constante sur trente ans, mais variable
le processus. Elle est un élément clé expliquant la faible participation
selon les pays et fonction de divers facteurs pas aisément identifiables.
électorale. Mais la raison sécuritaire n’explique pas tout. L’incapacité
De hauts taux de participation peuvent signaler une appétence pour la
des présidents successifs à lutter contre la corruption endémique a
démocratie (Cap-Vert, Ghana), mais se retrouver aussi dans des régimes
conduit de larges pans de la population à perdre l’espoir que tout pour-
autoritaires (Angola, Guinée équatoriale). La participation du public aux
rait changer, pour le mieux. Alors que le nombre d’électeurs potentiels
élections continue d’être vigoureuse et souvent enthousiaste au Kenya
a augmenté à chaque scrutin, le nombre de votants nigérians, quant à
et en Ouganda, où les élections depuis trente ans ont pourtant été asso-
lui, n’a cessé de diminuer.
ciées à l’intimidation, à la violence et aux allégations répétées de malver-
sations, y compris l’achat de votes. Comment la participation électorale Les législatives de décembre 2016 en Côte d’Ivoire ont connu une
populaire est-elle compatible avec ce qui semble être une mauvaise participation de 34 %, avec un fichier où manquaient au moins deux
gouvernance persistante ? La réponse est donnée un peu cyniquement millions cinq cent mille électeurs au regard du dernier recensement
par Eric Kramon de la George Washington University : (2014). Lors des législatives d’avril 2019 au Bénin, le taux fut seule-
Les décisions de vote des électeurs sont souvent davantage influencées par ment de 25 %. La Tunisie, après le Printemps arabe de 2011 qui révéla
leurs estimations de la générosité et de la richesse du candidat et aussi par des attentes si puissantes, a connu une participation faible lors de la
une prise en considération du pouvoir d’obtenir satisfaction sur des reven- présidentielle de septembre 2019 (45 % contre 63 % en 2014). Il en
dications politiques et économiques bien ancrées dans les liens ethniques, a été de même en Algérie pour la présidentielle de décembre 2019
locaux et personnels3. (moins de 40 %) et au Cameroun (moins de 30 % à la présidentielle
de 2018). Cela reflète trois tendances observées ailleurs en Afrique :
un ancrage très faible parmi les jeunes ; la désaffection de l’électorat
1. Mo Ibrahim Foundation, « African governance report 2019 », mo.ibrahim.foundation, féminin ; et une carte des abstentions qui recouvre les réalités socio-
2019, p. 40.
2. On notera aussi l’attrait que représente la possibilité d’acquérir sans frais une pièce géographiques, plus on s’éloigne des villes, moins le vote est important.
d’identité biométrique, véritable sésame reconnu en lieu et place de la carte d’identité, pour
l’arborer ostensiblement, mais sans pour autant éprouver le besoin de voter. Une autre règle tirée de l’observation : plus le vote est une pratique
3. Eric Kramon, Money for votes. The causes and consequences of electoral clientelism in ancienne dans un pays, plus la participation décroît. Cela tient à la
Africa, Cambridge, Cambridge University Press, 2017, p. 27.

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Pierre Jacquemot Afrique, la démocratie à l’épreuve

déception liée à des résultats moins heureux qu’espérés. Lorsque le Mali avant l’élection présidentielle de 2018, la lenteur des progrès
scrutin n’apporte rien de nouveau et, surtout, lorsque la démocrati- en matière de renforcement de la sécurité crée une insatisfaction
sation n’a pas entraîné de changement observable, les citoyens sont accrue à l’égard du Gouvernement et affaiblit la perception du fait
peu enthousiastes1. que la démocratie contribue au maintien de l’ordre public. Le dis-
crédit est encore plus fort en période de pandémie. Le moment est
L’enquête 2021 d’Afrobarometer montre que l’enthousiasme
propice pour faire le procès de l’État qui, à Bamako, mais aussi à
populaire pour les élections s’est quelque peu affaibli depuis le point
Kampala ou à Conakry, n’a déjà pas su répondre avant 2020 aux
culminant de la démocratisation en Afrique au début du nouveau
diverses crises, économiques, politiques et sécuritaires, et qui, après
siècle. Sans doute, à la suite d’une expérience durement acquise des
le déclenchement de la crise sanitaire, fut dénoncé par la population
pratiques électorales courantes, la jubilation populaire relative au
pour son incapacité à assurer l’essentiel : outre la sécurité, la santé,
mécanisme autrefois nouveau du vote ouvert commence à se dissiper
l’eau, l’électricité, la nourriture.
au fil du temps2.
Aux explications de l’abstention s’en ajoutent d’autres, plus pro-
saïques. La pression d’un quotidien brutal est telle que les besoins
démocratiques s’effacent parfois devant les besoins de survie. Ne dit-
QUAND LE VENTRE EST VIDE,
on pas à Kinshasa : « Quand le ventre est vide, l’urne sonne creux ! »
L’URNE SONNE CREUX !
Osons le paradoxe : l’abstention ne serait-elle pas le signe d’une
certaine maturité du corps électoral ? Ne serait-elle pas la manifes-
La « fatigue du vote » est donc attestée et avec elle le doute sur la
tation d’une clairvoyance concernant l’action des politiciens, dont
démocratie électorale. Le sentiment des citoyens est de ne pas être
l’efficacité et la probité sont contestées ? Un révélateur du refus
écoutés, de constater que les décisions sont prises sans consulta-
d’« aller au marché électoral » parce qu’il est trop imparfait ? Les
tion, de ne pas voir sanctionner les dirigeants accusés de corruption,
électeurs, de plus en plus désabusés par un système qui les exclut
d’avoir une classe politique qui vit en vase clos. La détérioration de
en pratique, n’ont-ils pas ainsi la possibilité d’exprimer leur exaspéra-
la perception des avantages du vote se manifeste quand, comme au
tion, dans une récusation interprétée à tort comme de l’apathie ? Ne
signifierait-elle pas la possibilité désormais offerte de privilégier une
1. Par contre, lors d’une élection « fondatrice » qui présage d’un changement de régime, autre trajectoire démocratique que l’élection, plus réelle, plus proche
après une longue période de gouvernance autocratique, les citoyens sont susceptibles de
réserver un bon accueil à la possibilité de voter pour leurs dirigeants. Ce fut le cas en
des réalités complexes du terrain et plus à l’écoute des préoccupa-
Gambie, théâtre d’une alternance en 2016 avec l’éviction manu militari du despote sor- tions des acteurs « du bas »1 ?
tant Yahya Jammeh face à son challenger Adama Barrow. L’ouverture politique fut ensuite
renforcée par les élections législatives de 2018, au cours desquelles sept partis et plusieurs
candidats indépendants remportèrent des sièges.
2. Robert Mattes, « Democracy in Africa : demand, supply, and the “dissatisfied demo- 1. Ces questions sont posées notamment par Ibraheem Bukunle Sanusi, Rizzan Nassuna,
crat” », 2019, art. cité. « Emerging trends in Africa’s electoral processes », in SAIIA Policy Briefing, n° 158, 2017 ;

120 121
Pierre Jacquemot Afrique, la démocratie à l’épreuve

L’INCLUSION LIMITÉE DES JEUNES, le plus grand nombre de femmes à la tête des organisations de gestion
MAIS CROISSANTE DES FEMMES des élections (45 %). Les dispositions constitutionnelles spécifiques
du Kenya et du Rwanda sur l’équilibre entre les sexes dans les postes
nommés peuvent être considérées comme les raisons de la bonne per-
Le déficit de représentation politique des jeunes dans les princi-
formance en matière de genre dans cette sous-région.
paux espaces de pouvoir formels, tels que les parlements, les partis
politiques, mais aussi à l’échelon local, au niveau des collectivités Pour lever les obstacles s’opposant au rééquilibrage des rapports
territoriales, et plus largement dans tout espace de décision, est sociaux de sexe et garantir la participation effective des femmes et
une donnée générale. Sont principalement en cause les barrières leur accès aux fonctions de direction politique, le système des quotas
à l’entrée dans les sphères de décision, l’existence de réseaux de reste un moyen efficace. Leur représentation la plus faible dans les
clientélisme dont ils sont exclus. Il en résulte, chez les jeunes, un parlements se trouve précisément dans les pays qui n’incluent pas de
sentiment d’exclusion de la vie publique, accompagné logiquement quotas ou de sièges réservés (Botswana, Nigeria)1.
par une remise en cause de la représentation élitaire et une perte En Afrique de l’Ouest, malgré leur importance démographique et
de confiance envers les formes conventionnelles de la participa- les dispositions juridiques et institutionnelles favorables à la promo-
tion politique, telles que le vote. L’« escapisme », néologisme forgé tion de l’égalité entre les sexes en politique, les taux de représentativité
pour traduire l’exit option, est devenu une position fréquente de la des femmes sont inférieurs à 20 %. Seul le Sénégal possède un taux
jeunesse désabusée face à la médiocrité des changements de la vie élevé, de l’ordre de 40 %. La conception des systèmes électoraux est
quotidienne et le cynisme des élus. importante pour la promotion de la participation des femmes à la vie
Le baromètre de l’IDEA souligne qu’en revanche des progrès ont politique. Les pays dotés de systèmes électoraux à représentation pro-
été enregistrés dans la participation politique des femmes dans les par- portionnelle (Namibie, Rwanda, Afrique du Sud) ont une représenta-
lements au cours des deux dernières décennies, même si le continent tion plus élevée des femmes au Parlement, proche de la moitié, tandis
n’a pas encore atteint l’engagement mondial en faveur de l’égalité des que les dix pays avec des systèmes mixtes de représentation propor-
sexes dans la vie publique1. tionnelle et de scrutin majoritaire à un tour (par exemple la Tanzanie)
ont une représentation féminine d’un quart.
Dans les cinquante-quatre commissions électorales du continent,
les femmes constituent 28 % des membres. L’Afrique de l’Est compte

Hisham Aidi, « Africa’s new social movements : a continental approach », in Policy Brief,
OCP Policy Center, 5 novembre 2018.
1. L’Afrique a déjà eu douze présidentes, dont sept par intérim. La plus connue est Ellen
Johnson Sirleaf (Liberia, 2006-2018). En 2022, deux femmes étaient cheffes d’État :
l’Éthiopienne Sahle-Work Zewde depuis 2016, aux pouvoirs restreints comparés à ceux du
Premier ministre, et la musulmane de Zanzibar, Samia Suluhu Hassan, présidente de la 1. International Institute for Democracy and Electoral Assistance (IDEA), « Women’s politi-
Tanzanie jusqu’en 2025, après le décès de John Magufuli en 2021. cal participation : Africa barometer 2021 », idea.int, 2021.

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Pierre Jacquemot Afrique, la démocratie à l’épreuve

MANGER MOINS VITE envoyées en garde à vue et jetées en prison pour peu de choses bien plus
ET MOINS SEUL ! de personnes qu’au cours des dernières années, dans ces deux pays, mais
aussi au Togo, au Niger, et même au Sénégal et au Bénin, longtemps
érigés en modèles d’obligeance démocratique. Le Ghana et le Cap-Vert
Les trente années de multipartisme africain se sont achevées
préservent en revanche leur réputation. Évoquant cette situation dans
sur un constat ambigu, avec des avancées spectaculaires, comme
un bilan de l’année 2020 en Afrique de l’Ouest, le politologue Gilles
l’éviction d’Omar el-Béchir au Soudan, en avril 2019, faisant écho à
Yabi, fondateur du laboratoire d’idées WATHI, est sans nuances :
l’Algérie d’Abdelaziz Bouteflika privé d’un cinquième mandat, les deux
sous la pression de la colère du peuple défilant dans les rues pour Ce que cette année 2020 a donné à voir en Afrique de l’Ouest, ce
réclamer son dû démocratique. Mais aussi avec d’amères désillusions, sont […] les préparatifs avancés d’un enterrement en grande pompe
à la mesure de l’espérance éveillée par l’accession à la souveraineté, de processus laborieux, tortueux, mais prometteurs, de construction
construite sur des craquements ou des reculs spectaculaires comme d’un espace régional en Afrique où les principes de la démocratie et de
au Bénin, un pays longtemps jugé vertueux, mais où fut organisée en l’État de droit seraient respectés […]. Dans une Afrique de l’Ouest où
2019 une élection législative sans partis d’opposition, exclus par une la vie des populations est déjà gravement menacée par une multitude de
charte des partis et un code électoral restrictifs. groupes armés, djihadistes, communautaires, criminels, et par les condi-
tions économiques, sanitaires et sociales entretenues par la corruption
Les diverses protestations populaires ont été accueillies par le
et le mépris des plus pauvres, il faut désormais craindre aussi les abus de
recours à la force par les agences de sécurité dans de nombreux pays
pouvoir des gouvernants censés être au service de leurs citoyens1.
africains. Des procédures restrictives ont été introduites pour régle-
menter l’enregistrement des ONG et restreindre leurs activités. Des Faut-il souscrire au sévère constat de Nic Cheeseman et Jeffrey
lois ont été adoptées sous le couvert de la sécurité nationale et de la Smith2 selon lequel, « ces dernières années, la trajectoire politique de
nécessité d’entraver l’action des groupes terroristes à travers les fron- l’Afrique a commencé à aller dans le sens inverse » ? Selon eux, en
tières. L’application de ces mesures restrictives a contribué à la dimi- moyenne, sur la période, plus de la moitié des citoyens africains ont
nution de l’espace civique dans les pays touchés. On note en revanche été privés de leur liberté de participer aux processus politiques ou de
certaines évolutions positives puisque les tentatives d’imposer de rejoindre une organisation politique. Près de trois citoyens africains
telles mesures ont échoué dans cinq pays : l’Angola, la République du sur quatre ont vu leur espace civil se réduire, et les progrès remis en
Congo, le Malawi, le Nigeria et le Zimbabwe. Le processus répressif a cause. N’est-ce pas une objection de taille au paradigme de la transi-
été interrompu, soit par les tribunaux, soit par le Parlement. Ces évé- tion démocratique par l’élection ?
nements donnent une indication plutôt positive du fonctionnement
des institutions démocratiques dans ces États.
1. Gilles Yabi, « Afrique de l’Ouest : deux investitures présidentielles et les préparatifs d’un
enterrement, celui de l’État de droit », iris-france.org, 27 décembre 2020.
Plusieurs dizaines de morts avant, pendant et après les élections
2. Nic Cheeseman, Jeffrey Smith, « The retreat of African democracy. The autocratic threat
furent enregistrées en Côte d’Ivoire et en Guinée en 2020. Furent is growing », in Foreign Affairs, 17 janvier 2019

124 125
Pierre Jacquemot

Quand le contexte se révèle de cette sorte, la démocratisation


ne peut progresser que si un contrôle de la circulation des richesses
s’exerce et permet de limiter les prébendes en forçant les détenteurs
du pouvoir à, pour reprendre une autre formule africaine imagée,
« manger moins vite et moins seul ! » Quatre configurations
politiques

L’idée de transition vers la démocratie suggère la mutation d’États


où les rapports personnels dominent vers des États, où les rapports
sont encadrés par des règles et des contrats, et par des institutions
spécialisées. La transition politique détacherait le système social du
clientélisme, un des aspects prééminents des systèmes néopatrimo-
niaux africains. On comprend bien que, dans le contexte actuel, de
fortes résistances s’opposent aux tentatives de modernisation, parce
que celles-ci ne rencontrent pas la franche adhésion des groupes au
pouvoir, de fait menacés dans leurs privilèges et leurs rentes par les
réformes qu’il faudrait entreprendre – nécessairement avec leur assen-
timent, fût-il seulement formel.
En 2020, l’ONG américaine Freedom House a estimé que sur les
1,1 milliard d’habitants vivant dans les quarante-huit États au sud du
Sahara, 37 % vivaient dans une dictature, 52 % dans un pays « par-
tiellement libre » et seulement 9 % dans une démocratie1. Ce constat
douloureux est global. Comment différencier les situations contem-
poraines dans leur diversité ? Nous reprenons une évaluation qui
associe d’un côté la démocratie procédurale, étudiée dans les chapitres

1. Freedom House, « Democratic governance in Africa : three key trends », freedomehouse.org,


10 mai 2018.

127
Pierre Jacquemot Afrique, la démocratie à l’épreuve

précédents, et de l’autre la démocratie substantielle ou réelle. Des élec- - Le « Global State of Democracy Indices 2021 » de l’International
tions sont libres et régulières, « matures » dirions-nous, quand elles Institute for Democracy and Electoral Assistance indique le taux de
sont tenues à des intervalles prévus et sans fraudes. L’État de droit, le participation au vote des électeurs (dernières présidentielles, sauf les
respect de la liberté d’expression, des institutions ouvertes et des droits législatives au Maroc).
humains incarnent quant à eux la démocratie substantielle, dans le
Un second bloc porte sur la densité de la démocratie dans le pays
mouvement social.
et comprend trois indicateurs, chacun calculé sur une base 100 (ainsi
le Cap-Vert à 223/300).
- Le « Freedom in the world 2021 indicators » de Freedom House
UNE TYPOLOGIE BASÉE évalue l’existence des droits et des libertés politiques : fonctionne-
SUR SIX INDICATEURS ment du Gouvernement, transparence et niveau de corruption, liberté
SYNTHÉTIQUES d’opinion et d’organisation, autonomie personnelle, indépendance de
la justice.
Pour singulariser les différentes configurations politiques obser- - Le « Worldwide Governance Indicators » de la Banque mondiale
vées, nous utilisons six sources principales et six indicateurs1. (2021) mesure l’efficacité du Gouvernement, la qualité des services
Un premier bloc porte sur la maturité des processus électoraux et publics, la qualité de la fonction publique et son degré de souveraineté
comprend trois indicateurs, chacun calculé sur une base 100 (ainsi le face aux pressions politiques, la qualité de la mise en œuvre des poli-
Cap-Vert a 252/300). tiques et leur crédibilité.

- Le « Democracy Index 2021 » de The Economist Intelligence - Le « Varieties of Democracy » (V-Dem) de l’Université de
Unit mesure le caractère pluriel et honnête des élections et la sécurité Gothenburg (Suède) qui reprend une batterie d’indicateurs sur les
des votants. libertés, la protection des citoyens, la participation et le degré de déli-
bération, l’État de droit1…
- L’« Index Mo Ibrahim 2020 » mesure le degré de liberté des
électeurs, la participation libre des partis, la capacité des organes de La relation biunivoque entre la maturité du processus électoral et la
contrôle des élections : autonomie par rapport au Gouvernement ; densité de la vie démocratique est avérée, robuste et sans appel dans la
capacité à gérer et à surveiller les élections.
1. Les six indicateurs utilisés sont synthétiques, eux-mêmes le produit d’une agrégation de
trois cent quarante indicateurs spécifiques (soixante pour The Economist Intelligence Unit,
cent pour Mo Ibrahim, vingt-cinq pour Freedom House, quatre-vingt-quatre pour la Banque
1. Cette typologie est assez proche de celle de Philippe Hugon qui la décompose en six mondiale, soixante et onze pour V-Dem) obtenus sur la base d’analyses de rapports interna-
configurations : démocraties plus ou moins matures, États fragiles post-conflits, régimes tionaux, régionaux et d’ONG, et d’enquêtes conduites régulièrement depuis au moins une
rentiers, autocratie patrimonialiste, dictature et autocratie réformiste (Philippe Hugon, quinzaine d’années. Deux pays manquent, faute de données : l’Eswatini (ancien Swaziland)
Afriques. Entre puissance et vulnérabilité, Paris, Armand Colin, 2016, p. 86-88). et l’Érythrée.

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Pierre Jacquemot Afrique, la démocratie à l’épreuve

très grande majorité des cas dans le continent. En d’autres termes, un Figure 5. Pays ayant un total supérieur à 300/600
pays qui se distingue par la grande qualité de son processus électoral
jouit pratiquement toujours des libertés politiques fondamentales, et Afrique du Sud
Bénin
vice versa. La relation se nourrit réciproquement. Plus un pays est Botswana
« dense » démocratiquement, plus ses élections seront libres et trans- Burkina Faso
Cap-Vert
parentes, et cela peut avoir une incidence amplificatrice. La typologie Ghana
proposée fait éclater la catégorie de démocratie africaine en quatre Lesotho
Liberia
configurations distinctes.
Maurice
Namibie
São Tomé-et-Príncipe
Sénégal
Configuration 1. Maturité électorale et densité Seychelles
de la démocratie élevées : les démocraties matures Sierra Leone
Tunisie
La démocratie substantielle prospère dans les pays où le jeu poli-
tique ouvert est devenu routinier et où les dirigeants sont à intervalles 0 100 200 300 400 500 600

réguliers élus par le biais de processus participatifs, compétitifs, libres, Démocratie procédurale Démocratie substantielle

réguliers, librement surveillés et pacifiques. L’Afrique du Sud, Maurice,


Source : construction de l’auteur à partir de six bases de données.
la Namibie et le Botswana qui combinent diversité ethnique et épais-
seur démocratique, mais aussi les Seychelles, São Tomé-et-Príncipe et
L’institutionnalisation des règles du jeu et la perception de leur
surtout le Cap-Vert sont représentatifs de cette configuration.
légitimité au sein de la population et des acteurs politiques sont jugées
Moins atypiques à l’échelle du continent par leurs singularités comme acquises. Les libertés politiques fondamentales y sont respec-
démographiques et géographiques sont le Ghana et le Sénégal, ver- tées. Le système social est ouvert, institutionnalisé et le Gouvernement
tueux pour l’alternance qui y règne et le parlementarisme actif. La est respectueux des droits et de la séparation des pouvoirs. Les insti-
durée des mandats est limitée. Le succès électoral est obtenu davan- tutions censées jouer leur rôle « de freins et de contrepoids » (checks
tage par la persuasion que par le contrôle ou l’achat des votes. En and balances du système ghanéen) assument leurs prérogatives consti-
conséquence, ces pays se caractérisent par une stabilité politique. tutionnelles. Ces démocraties se caractérisent par une grande indé-
La démocratie substantielle y rejoint la démocratie procédurale dans pendance des médias et l’efflorescence d’un éventail d’organisations
ces pays qui avaient déjà une expérience pluraliste avant 1990, ce qui civiles œuvrant au renforcement de l’expression démocratique.
signifie que la transition vertueuse réclame du temps.

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Pierre Jacquemot Afrique, la démocratie à l’épreuve

Configuration 2. Maturité électorale et densité Figure 6. Pays ayant un total entre 200 et 300/600
de la démocratie moyennes : les anocraties hybrides
ou démocraties molles Comores
Côte d’Ivoire
Les régimes relevant de cette configuration procèdent réguliè- Gambie
Guinée
rement à des élections, devenues un rituel endogamique, avec une Guinée-Bissau
possibilité d’alternance rare. La Banque mondiale a proposé il y a une Kenya
Madagascar
dizaine d’années la notion d’anocratie1. On pense au Kenya (avec le
Malawi
jeu fait d’alliances et de rivalités des clans Kenyatta et Odinga depuis Mali
soixante ans), à la Guinée, à Madagascar, au Nigeria, à la Tanzanie, au Maroc
Mozambique
Togo et à la Zambie. Les élections sont toujours étroitement contrôlées Niger
et, si la compétition politique est intense, les dirigeants sont élus au Nigeria
Ouganda
sein d’un cercle restreint. La proximité avec l’exécutif est l’assurance Tanzanie
d’un succès financier et d’une impunité judiciaire. Les opposants Togo
Zambie
n’ont de choix qu’entre le ralliement acheté, l’exil et l’emprisonnement
pour corruption. Mais la réalité impose de le noter : souvent les par- 0 50 100 150 200 250 300 350
tis d’opposition traditionnels appellent à l’alternance et n’aspirent à Démocratie procédurale Démocratie substantielle
parvenir au pouvoir que pour reproduire les mêmes habitus de gestion
des rentes. Les coalitions entre groupes rivaux formées le temps de
Source : construction de l’auteur à partir de six bases de données.
l’élection sont changeantes (vagabondage politique des élus) et la vie
politique est chroniquement instable. Les dynamiques s’agrègent :
Il est un point commun à toutes les administrations des démo-
extension des domaines de la rente, perte d’influence des oppositions
craties molles : l’arsenal réglementaire dont elles disposent est soit
classiques discréditées, apparition de nouveaux acteurs contestataires
insuffisant, soit pléthorique, ce qui de toutes les manières leur laisse
parmi les jeunes…
une grande marge de manœuvre. La « mégestion » ou la « malgouver-
nance » est exacerbée par le dénuement administratif. Dans le pire des
cas, il n’y a aucun contrôle de qualité des prestations, aucune organi-
sation tournée vers la productivité, aucune émulation si ce n’est dans
1. Anocracy en anglais, notion à l’étymologie non établie, utilisée notamment par la Banque la méthode de soustraction.
mondiale (Shantayanan Devarajan, « L’Avenir de l’Afrique et la contribution de la Banque
mondiale », mars 2011, p. 23), pour désigner des régimes ni démocratiques ni autocra- La passation des marchés publics donne le plus grand nombre
tiques, vulnérables aux affres de la mauvaise gouvernance et ne disposant pas de tous les d’exemples de « capture » des ressources de l’État. La réforme du
attributs pour gérer les conflits intérieurs. Voir Josep Colomer, David Banerjea, Fernando
Mello, « To democracy through anocracy », 2016, op. cit. Code des marchés, toujours préconisée par la Banque mondiale

132 133
Pierre Jacquemot Afrique, la démocratie à l’épreuve

comme condition à l’octroi de ses prêts, est un sujet difficile car, si elle Nous établissons l’appartenance à cette configuration à partir de
est effectivement appliquée, elle fait perdre de juteuses rentes parce six éléments : 1. les gouvernants élus ou non élus viennent d’un cercle
qu’elle vise à abolir le gré à gré et à élargir la mise en concurrence des fermé ; 2. le processus électoral est manipulé et les organes de contrôle
offres à tous les marchés publics. Les stratégies de contournement ne sont pas indépendants ; 3. le niveau de la compétition politique
de ses mesures trop restrictives et qui empêchent de préempter le est faible ; 4. le pouvoir exécutif est présidentiel et sans limites ; 5. le
titulaire du marché sont multiples. parlementarisme n’a aucun rôle ; 6. enfin, le Gouvernement impose
des restrictions aux médias.
Dans ce modèle de régime, la situation ambiante prend des allures
paradoxales. D’un côté, un attachement affiché des élites aux formes Les fonctionnaires récalcitrants sont évincés de différentes
de la démocratie élective à des fins de réputation externe. De l’autre, manières pour être remplacés par des affidés, les « ponctionnaires ».
une capacité à sortir brutalement du rail des institutions dès que les Polarisation des institutions rime avec politisation des fonctions : les
positions patrimoniales et rentières sont menacées, comme dans le rouages administratifs, judiciaires et militaires sont sous la surveillance
cas du Bénin – pays symbole de la régression d’un État longtemps de l’exécutif, qui tient en outre le législatif à ses ordres. L’élection,
jugé mature – depuis 2018 avec les graves entorses à l’exercice des fortement contrôlée, confirme l’homme fort, despote éclairé, auto-
droits politiques. crate au pragmatisme martial. Le pouvoir, une fois conforté par le
vote, est « clos ».

Configuration 3. Maturité électorale et densité


de la démocratie faible : les démocratures
ou autocraties réformistes
Les configurations de régimes autoritaires, dans leur forme
contemporaine de « démocratures électives », installées par des mili-
taires1, ont survécu aux vagues de libéralisation et d’élections multi-
partites (Algérie, Congo). Les opposants n’ont de choix qu’entre le
ralliement acheté, l’exil et l’emprisonnement (Cameroun, Ouganda).
Une concentration de ces régimes « congelés » continue de caracté-
riser le continent, qui comprend sept des quinze pays les moins bien
classés au monde par Freedom House sur les dix critères de respect
des libertés : Angola, Cameroun, Égypte, Gabon, Guinée équatoriale,
Ouganda et Zimbabwe.

1. Carolien van Ham, Staffan Lindberg, Vote buying is a good sign, 2015, op. cit.

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Pierre Jacquemot Afrique, la démocratie à l’épreuve

Figure 7. Pays ayant un total entre 120 et 200/600 Adepte de l’autoritarisme développementaliste, mais chiche de sa
confiance, l’autocrate qui relève de cette configuration dans sa forme
Algérie la plus pure, ne délègue guère et veut tout contrôler. Il a appris à
Angola manier la grammaire du pluralisme et de la transparence pour mieux
Cameroun s’affranchir de leurs effets.
Congo Rép.
La lutte contre la corruption est souvent inscrite au programme.
Djibouti
Elle peut être instrumentalisée par certains membres de l’élite comme
Égypte
Éthiopie
moyen de conservation du pouvoir (cas récents du Cameroun et du
Gabon
Nigeria). « Le combat qu’il peut mener contre la corruption, noble chan-
Guinée tier, permet de neutraliser à peu de frais les rivaux réels ou virtuels1 »,
Mauritanie explique Vincent Hugeux dans un livre bref, mais brillant et incisif.
Ouganda Le combat contre la malhonnêteté a aussi ses limites. « Une main
Rwanda lave l’autre et les loups ne se mangent pas ! » dit-on parfois. Celui qui,
Zimbabwe « incorruptible éclairé », développe un zèle de redresseur est presque
toujours lui-même inséré dans un réseau clientéliste. Dans un système
0 50 100 150 200 250 où la malversation existe encore à une certaine échelle, jusqu’où aller
Démocratie procédurale Démocratie substantielle en matière de sanction ? Jusqu’où ne pas aller politiquement trop loin ?
Le dirigisme trace le plus court chemin vers la performance, en
Source : construction de l’auteur à partir de six bases de données.
passant par le cimetière des insoumis. Les autocrates, des vieux égo-
crates affirmant avec aplomb « La société c’est moi », installés dans la
Les inévitables périodes de contestation font ressortir les contradic-
durée par des élections successives, disposent d’un pouvoir tutélaire
tions inhérentes à l’autoritarisme électif, forçant les pouvoirs en place
quasi absolu, qui rend moins utile et donc plus rare la redevabilité.
à choisir entre une violation flagrante des règles démocratiques, avec
le risque d’un isolement international et de conflits internes, et une Un tel régime émeut moins que par le passé les tenants de la
ouverture politique progressive, avec le péril d’une défaite qui peut « bonne gouvernance » que l’on trouve dans les partenaires occiden-
être coûteuse, ce qui est plus rare. « Une trop grande proximité avec taux. Dans les années 1980-1990, lorsqu’un gouvernement africain
le peuple risquerait de les suffoquer », explique avec ironie Joseph enfreignait trop ouvertement les règles du jeu démocratique, il s’expo-
Olusegun Adebayo1. sait aux sanctions financières des partenaires occidentaux. La crainte
s’est dissipée depuis lors.

1. Joseph Olusegun Adebayo, « Gerontrocracy in african politics. Youth and the quest for
political participation », in Journal of African Elections, vol. 17, n° 1, 2018, p. 140-161. 1. Vincent Hugeux, Afrique : le mirage démocratique, Paris, CNRS, 2012.

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Pierre Jacquemot Afrique, la démocratie à l’épreuve

On se souvient du discours de Barack Obama à Accra en 2009 : Configuration 4. Maturité électorale et densité
après avoir stigmatisé les autocrates en proclamant que « l’Afrique n’a de la démocratie quasiment nulles : les protodémocraties
pas besoin d’hommes forts, mais d’institutions fortes », il relativisa : ou démocraties immatures
« la vérité essentielle de la démocratie est que chaque nation déter-
Dans cette dernière configuration de régimes issus d’élections
mine elle-même son destin », tout en précisant que « nous devons
qui ne furent jamais parfaitement libres et transparentes, celles-ci ne
soutenir les démocraties puissantes et durables ». Cette approche,
sont toujours pas un facteur d’homogénéisation du corps social et de
que n’avait pas reniée la France vingt ans auparavant, et dans laquelle
stabilisation politique, parce que le pouvoir se joue ailleurs que dans
elle se retrouve encore largement, guide désormais la politique de
les urnes. Il fait l’objet de luttes et de transactions permanentes qui
coopération de l’administration américaine. Les new african leaders
échappent au jeu démocratique. Les études transversales montrent
de la Great Horn of Africa incarneraient la synthèse assumée de la
que quatre mots caractérisent ce type de régime : autoritarisme,
« bonne gouvernance » : des « hommes forts » à la tête d’institutions
clientélisme, néopatrimonialisme et prédation. Le contrôle des insti-
fortes et ouvertes aux investissements étrangers assurant l’ordre et la
tutions de l’État par des manœuvres tribales devient le principal levier
sécurité au service du développement économique. Des fondamen-
pour maintenir la pax corrupta, l’accès au « banquet de l’État1 ». La
taux ouvertement partagés par toutes les puissances occidentales et
gestion des fonctions officielles est privatisée ; les rentes publiques
les organisations internationales tenues au réalisme, mais aussi par
sont captées à des fins privées pour servir une clientèle ; les loyautés
les nouveaux partenaires moins regardants sur la transparence ou le
personnelles priment sur les institutions ; le droit n’encadre pas le
respect des droits humains. Des menaces de sanctions ont moins
comportement des acteurs.
d’effet dans un contexte de coopération marqué par un multilatéra-
lisme déréglé.
Mais même dans les démocratures soumises à l’autoritarisme le
plus furieux, il existe toujours des pôles de résistance organisés, sou-
vent digitalisés, autour d’une génération dénonçant des régimes accro-
chés au pouvoir et dont l’autoritarisme s’accroît proportionnellement
aux désillusions engendrées. Leur voix, comme on le verra plus loin,
peut être amplifiée localement ou à l’extérieur.

1. Erik Bruyland, Cobalt blues. La sape d’un géant : Congo 1960-2020, Bruxelles, Racine,
2021, p. 254.

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Pierre Jacquemot Afrique, la démocratie à l’épreuve

Figure 8. Pays ayant un total inférieur à 120/600 L’État ne garantit pas ses trois principales missions : 1. pas de
contrat social institutionnalisé et respecté ; 2. pas d’institutions évi-
Burundi tant les allégeances personnelles et l’équilibre des pouvoirs ; 3. des
Centrafrique fonctions régaliennes – notamment la sécurité – mal ou pas assurées.
Congo Rép. démo. Les situations sont variables, certaines sociétés fonctionnent sans État
Guinée équatoriale et avec des « zones grises » où dominent des chefs de clans dotés de
Libye milices dans des zones coupées du monde par des champs de mines
Somalie (Centrafrique) ou par des frontières intérieures (Libye, Mali, Somalie,
Soudan Sud-Soudan). La tentation du chaos est partout réelle sur la période
Sud-Soudan récente (outre les quatre pays cités, ajoutons le Burundi et l’Éthiopie)
Tchad avec la multiplication d’états de violence dispersée sur le territoire.
Les aides extérieures des pays de l’OCDE s’estiment souvent inca-
0 20 40 60 80 100 120 140 pables de remédier aux injustices structurelles (deep-seated injustices) et
Démocratie procédurale Démocratie substantielle aux inégalités qu’elles dissèquent dans leurs rapports et renâclent à leur
venir en assistance, mais d’autres – Chine, Russie, Turquie – mettent en
Source : construction de l’auteur à partir de six bases de données pratique une coopération sans questions gênantes sur les droits humains
et qui ont peu de scrupules tant qu’il y a des opportunités commerciales.
Au Burundi, en Centrafrique, en République démocratique du La Somalie, désagrégée en fiefs claniques, est le pire exemple de
Congo ou au Soudan, de différentes manières, mais allant dans le l’« État failli », devenu un « État fantôme », sans gouvernement, sans
même sens, la coalition au pouvoir, pas ou mal élue, n’est pas rede- administration, incapable de produire des services publics et d’ins-
vable de ses actes. D’où cette impossibilité à sortir de son instabilité taurer la sécurité depuis l’effondrement du pouvoir central en 1991.
endémique. Les analyses les plus désespérées des régimes impubères Mais le paradoxe réside dans son sein, au nord-est, dans un territoire
évoquent la « chaoscratie » ou la « collapsocratie » qui survivent, tant dont les Nations unies refusent l’indépendance. Le Somaliland offre
bien que mal. La Guinée équatoriale, avec sa rente pétrolière, est affu- l’une des meilleures illustrations de la démocratie électorale. L’enclave
blée du titre d’« oléocratie ». au bord du golfe d’Aden, grande comme la moitié de la France, avec
N’ayant plus pour objet que des fantasmes et des accidents, elles [les quatre millions d’habitants, vote massivement et respecte la possibi-
autocraties] sont devenues imprévisibles et paranoïaques, des puissances lité d’alternance. Trente ans après son indépendance, tandis que la
anarchiques sans symboles, sans signification ni destin. Privées de justifi- Somalie sombrait dans la guerre civile, la Somaliland, dont la popu-
cations, il ne leur reste que l’ornement1. lation fut réprimée dans le sang par le régime de Siyad Barre, avec
cinquante mille personnes tuées, et la capitale Hargeisa détruite
1. Joseph-Achille Mbembe, Politiques de l’inimitié, Paris, La Découverte, 2016, p. 173.

140 141
Pierre Jacquemot Afrique, la démocratie à l’épreuve

à 90 %, fit sécession. En 1991, les chefs du clan Isaaq proclamèrent une compilation des perceptions d’un groupe très diversifié de répon-
l’indépendance et nouèrent des liens avec les familles de clans Dir et dants, recueillies dans un grand nombre d’enquêtes et d’autres évalua-
Darood pour éteindre les conflits locaux. De longs pourparlers entre les tions transnationales. Certains de ces instruments capturent les points
habitants, financés par la diaspora, les commerçants et la population, de vue des entreprises, des individus et des agents publics. D’autres
forgèrent progressivement un État, qui se dota d’un système électoral reflètent les points de vue de lanceurs d’alerte, d’ONG et de donateurs
démocratique. Depuis, ce pays a connu la paix (sauf dans sa frontière d’aide ayant une expérience dans les pays évalués. D’autres sont basés
orientale avec le Puntland), à la différence de la Somalie. Le président sur les appréciations d’agences d’évaluation des risques.
est élu au scrutin uninominal majoritaire à deux tours pour un man-
Il n’en demeure pas moins que les limites de l’exercice consistant
dat de quatre ans renouvelable une fois. Le vote est surveillé par des
à définir des configurations de régimes comme nous venons de le faire
observateurs internationaux. Les membres de l’Assemblée nationale
sont évidentes. Le raisonnement est statique ; or aucune position
sont élus lors de processus électoraux qui ont déjà vu plusieurs tran-
n’est jamais définitivement acquise. Il est inévitablement simpliste
sitions. En juin 2021, le principal parti d’opposition, Wadani, a gagné
dans le choix des catégories, même s’il s’appuie non seulement sur
les élections et s’est retrouvé en mesure de former une majorité avec
des chiffres et des notes, mais également sur des catégories que l’on
un autre parti d’opposition, afin de diriger le Parlement et de réduire
retrouve dans de nombreux travaux de la science politique africaniste.
la marge de manœuvre du président Muse Bihi Abdi, jusqu’à l’élection
L’exercice est largement discuté, à l’heure où nombreux sont ceux qui
présidentielle de fin 2022. Derrière cette façade démocratique, il y
appellent à se méfier des classements toujours jugés rigides. Alors que
a un accord de partage de pouvoir entre les grands clans, basé sur
les travaux économétriques occupent de plus en plus le champ de
le principe de l’alternance. Le territoire n’aspire désormais qu’à une
l’analyse comparative sur l’efficacité des gouvernements, l’objection
chose : une reconnaissance internationale, prélude indispensable à
demeure : si la maturité électorale peut être relativement aisément
son essor économique. Le Somaliland semble démontrer que l’aide
mesurée, comme nous l’avons fait, il n’y a en revanche pas de théorie
extérieure (hormis celle de la diaspora) n’est pas le facteur déterminant
sous-jacente de la « bonne » gouvernance pour définir strictement ce
pour instaurer la démocratie et la stabilité.
que nous appelons la densité démocratique, il n’y a pas de concept
normatif ou de théorie unique unificatrice pour distinguer « bonne »
ou « mauvaise » gouvernance.
LIMITES DE L’EXERCICE Dans la réalité, les spécificités historiques, géographiques, eth-
DE LA TYPOLOGIE niques ou culturelles font de chaque trajectoire une aventure sin-
gulière, irréductible à toute généralisation. Il s’agit d’une limitation
Dans la tentative de catégorisation précédente, il est fait usage d’un puissante confrontée à ce que Georges Balandier nommait « l’Afrique
nombre très important d’indicateurs issus de sources variées provenant du dedans ». L’État africain adopte la forme d’un rhizome dont les
d’analyses et de bases de données établies sur plusieurs années, et sur tiges – les élections, les institutions… – sont moins importantes que

142 143
Pierre Jacquemot Afrique, la démocratie à l’épreuve

les racines souterraines qui plongent dans la réalité complexe des soli- Il n’en demeure pas moins que l’opération ne fait pas injure à la
darités et des rivalités. démarche scientifique, loin de là, et qu’il nous paraît toujours utile de
recourir, en première approximation et à un moment donné de l’ana-
Dans un essai devenu un classique en sociologie africaniste, L’État
lyse, à la démarche de la typologisation, quitte à l’ouvrir de manière
en Afrique, la politique du ventre1, Jean-François Bayart insistait sur
critique, avec un regard circonstancié sur les pratiques des régimes,
« la force et la persistance de l’invisible », sur les simulacres du théâtre
pour revenir à la profusion des situations concrètes.
d’ombres où, derrière la scène, des joutes électorales, des acteurs en
coulisse manipulent des silhouettes invisibles. Tyrannique ou non, un
chef peut fort bien se vêtir de la modernité occidentale, adopter les
codes lexicaux de la démocratie, et s’en remettre la nuit venue au culte
des ancêtres, et aux présages de son marabout. Le monde de l’invisible
côtoie celui du politique. Les pratiques occultes, les sortilèges, les
« protections » contre le mauvais sort (fétiches, amulettes, gris-gris),
les rites d’envoûtement ou de désenvoûtement accompagnent les
nominations, les élections ou précèdent l’octroi des marchés publics
afin de forcer le destin ou de paralyser un concurrent. Les luttes se
font côté cour dans le monde visible, en se conformant aux règles
formelles du droit ou des institutions, mais aussi côté jardin dans le
monde occulte des marabouts, des féticheurs et des nganga (guéris-
seurs au Gabon).
Par conséquent, les classifications sont utiles, mais pas suf-
fisantes. L’approche par la typologie informe modérément sur le
fonctionnement réel des types de régimes issus des expériences
africaines contemporaines. Elle présente l’inconvénient d’aboutir à
des généralisations qui peuvent empêcher de penser l’exercice du
pouvoir de manière concrète et sociologisée, et sont incapables de
rendre justice aux cultures politiques en vigueur dans les contextes
concernés, ainsi qu’à leurs multiples déclinaisons sociales et locales
au sein de chaque pays.

1. Jean-François Bayart, L’État en Afrique, 1989, op. cit.

144
U ne démocratie
à ( ré ) inventer

La conquête des libertés peut emprunter d’autres voies que l’élec-


tion, comme celles qui se dessinent du côté de la transformation sociale
depuis deux décennies. Les aspirations à la démocratie trouvent à
s’exprimer dans les nouveaux espaces communicationnels. Les acteurs
non étatiques jouent un double rôle : ils élargissent les possibilités
d’engagement citoyen et font pression pour tenir les gouvernements et
institutions publiques responsables de leurs actes. Diverses tensions
se manifestent, notamment entre les générations, mais aussi à l’égard
des institutions inopérantes à servir les besoins fondamentaux. La ques-
tion est de savoir si les diverses expressions de résistance sociale et les
nouveaux modes de la créativité sociétale traduisent l’émergence d’une
démocratie de la proximité et du quotidien, éloigné du modèle électif
sinon en crise, du moins sous le joug d’un sévère questionnement.

L’AFFIRMATION DE
LA SOCIÉTÉ CIVILE

Lorsque la confiance dans les formes conventionnelles de partici-


pation politique s’affaiblit, des initiatives citoyennes se construisent

147
Pierre Jacquemot Afrique, la démocratie à l’épreuve

autour de sujets à propos desquels les élus et les représentants de l’État mais un facilitateur pour l’État dans le processus d’ajustement et de
ne font pas preuve d’une transparence suffisante ou d’une efficacité libéralisation : « elle représentait finalement un espace de négocia-
tangible. Elles proposent des formules alternatives à la représentation tion de l’aide, un marché, loin des masses populaires censées porter
basée sur l’élection1. la lutte de la démocratisation par le sacrifice1 ». Pour les institutions
internationales, la découverte de la société civile africaine reste encore
La société civile est un concept peu précis entre le « hors l’État » et
la promesse d’une solution aux problèmes de la défaillance des États
le « hors marché ». Elle peut se définir comme un réseau relationnel de
faibles ou immatures. Considérée encore comme digne de confiance,
groupes et d’associations, prenant corps autour d’un faisceau d’intérêts
elle est parée de toutes les vertus – valeurs de tolérance, de participa-
spécifiques et communs, et décidés à les défendre. Sur le continent,
tion et de civisme – alors que la légitimité et l’efficience des États sont
elle est constituée par les organisations syndicales, les médias, les orga-
nettement moins convaincantes.
nisations confessionnelles et diverses autres associations telles que
celles de jeunes, de femmes, de parents d’élèves, de musiciens, d’intel- Ne pas tomber dans l’angélisme ! La confusion sur le rôle des acteurs
lectuels, de médecins, etc. Progressivement, la société civile africaine advient fréquemment. L’expérience montre que nombre d’hommes poli-
s’est organisée en un mouvement social, combinant les trois attributs tiques ou de chefs créent leur propre ONG et que certains dirigeants des
formulés autrefois par Alain Touraine : 1. l’identité, c’est-à-dire avoir ONG influentes utilisent leurs organisations comme plates-formes de lan-
conscience de sa spécificité ; 2. la totalité, c’est-à-dire avoir conscience cement pour leur insertion dans le jeu de la démocratie électorale. La ligne
des enjeux du combat ; 3. l’opposition, c’est-à-dire être soudés vis-à-vis de démarcation entre le politique et le non-politique est alors brouillée.
d’un adversaire. À présent, portée surtout par des « cadets sociaux »
d’horizons divers (étudiants, femmes, diplômés sans emploi, artistes)
qui coordonnent leurs actions via les réseaux sociaux, elle invente de LE BALAI DU CITOYEN
nouvelles formes de régulation et de gestion de proximité.
On observera que la société civile a toujours existé en Afrique. Mais Le désenchantement civique est particulièrement palpable au sein
elle fut soit étouffée, soit instrumentalisée dans les années 1980-1990 de la jeunesse, rongée par la frustration et les désillusions à l’égard du
par les aides extérieures, notamment la Banque mondiale, la conce- système politique. Celle-ci finit par se lasser de jeux qui l’ignorent.
vant naïvement comme la panacée de la démocratisation africaine La fermentation politique est la plus intense dans les banlieues des
devant mettre fin à la domination des partis-États et aux dictatures agglomérations. La grande ville se prête en effet bien aux revendica-
militaires. Cette société civile, essentiellement animée par les élites tions du quotidien. Elles révèlent la gravité des précarités vécues, mais
intellectuelles, se présentait comme une « prescription idéalisée » aussi l’énergie sociale qui conduit à utiliser l’espace public hors des
des bailleurs extérieurs : non pas un mouvement social contre l’État, programmes publics d’aménagement.

1. Victor Magnani, Thierry Vircoulon, « Vers un retour de l’autoritarisme en Afrique ? », 1. Francis Akindès, Ousmane Zina, « L’État face au mouvement social en Afrique », 2016,
in Politique étrangère, vol. 84, n° 2, été 2019, p. 9-23. art. cité, p. 85.

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Pierre Jacquemot Afrique, la démocratie à l’épreuve

« L’inégalité catégorique » introduite par le principe de la séniorité Nonobstant la vague de politiques de décentralisation des années
mâle dans le jeu politique est une entrave majeure à la participation 1990 et de certaines réformes constitutionnelles des années 2000 de
des jeunes aux élections, dont pourtant le poids démographique relatif dévolution de parcelles de pouvoir aux corps intermédiaires, les pro-
ne cesse d’augmenter. Les mouvements sociaux qu’ils animent princi- grammes de mise en œuvre de décentralisation ont été incomplets,
palement se combinent sur des formats inédits. incohérents et sporadiques, à quelques exceptions près (Afrique du
Sud, Maroc, Sénégal).
Dans le contexte de la malgouvernance, les protestations civiles
constituent une réaction pour exorciser la crainte générée par les Le début des années 2010 a marqué un nouveau tournant poli-
incertitudes identitaires. Si la lenteur des réformes sociales et poli- tique, enclenché avec les révolutions du « Printemps » qui se pro-
tiques est la principale cause d’exaspération dans la plupart des pays, duisent dans de nombreux pays du monde arabe à partir de décembre
la faiblesse des salaires, l’indigence des services publics et le chômage 2010. Les jeunes parvinrent à utiliser la désobéissance civile pour
sont souvent le premier motif des grèves, des manifestations, des actes renverser les gouvernements en Tunisie et en Égypte, provoquant
de désobéissance civile et des colères populaires. un effet domino en Algérie et ailleurs. Ces mouvances trouvèrent un
écho en Afrique subsaharienne. En 2013, au Kenya, la tentative des
députés d’augmenter leur rémunération déclencha l’ire des citoyens
Figure 9. Les déclencheurs de la protestation civile
qui formèrent le mouvement Occupy Parliament. Certains paradèrent
avec une douzaine de cochons ensanglantés devant le Parlement :
Système politique « Nous avons répandu le sang des cochons pour montrer l’avidité des
répressif députés1. » Le mouvement surnomma les députés MPigs (truies), en
Autocratie
Absence de référence à leur insatiable soif d’argent.
démocratie
Injustices sociales Fraudes électorales Difficultés
Violation des droits Privation des libertés
Au Sénégal, né du ras-le-bol face aux coupures de courant et à la
fondamentaux
économiques
Justice non indépendante Chômage endémique dégradation des conditions d’existence, un mouvement animé par de
Forte inflation
Exclusion des femmes jeunes rappeurs lança en 2011 le slogan suivant :
Précarité du quotidien
et des jeunes
Déficit alimentaire
Violences policières
Inégalités sociales L’heure n’est plus aux lamentations de salon et aux complaintes fatalistes
Corruption […]. Nous refusons le rationnement systématique imposé à nos foyers
Carences de services
publics dans l’alimentation en électricité. La coupe est pleine. Y en a marre !
Pauvreté
Exclusion foncière
Dommages
environnementaux
1. Une étude réalisée par une autorité indépendante au Royaume-Uni qui évalue les normes
parlementaires, l’Independent Parliamentary Standards Authority (IPSA), et le FMI a révélé
que le salaire de base des députés kényans équivalait à soixante-seize fois le PIB par habi-
tant du pays. Cet écart arrive en deuxième position des classements mondiaux derrière celui
du Nigeria.

150 151
Pierre Jacquemot Afrique, la démocratie à l’épreuve

Se retrouvèrent dans le mouvement Y en a marre majoritairement Charte de la transition et en prenant part à la commission des réformes
des étudiants, de jeunes diplômés urbains, des journalistes et des institutionnelles.
artistes. Ils jouèrent un rôle décisif dans l’échec d’Abdoulaye Wade,
Par la suite, le Balai citoyen, après avoir créé des antennes (clubs
candidat en 2012 pour un troisième mandat présidentiel (lequel avait
cibals, pour « citoyens balayeurs ») et un réseau social (web club
pourtant instauré une limitation à deux mandats en 2001).
cibal), s’est installé comme un acteur de la veille citoyenne sur l’action
Deux ans plus tard, au Burkina Faso, l’État fut ébranlé par les jeunes du Gouvernement et la bonne administration des collectivités locales.
du Balai citoyen, déterminés à ne pas céder sur les acquis démocra- Son « Projet de mobilisation des jeunes pour un suivi citoyen des
tiques fraîchement conquis. Le balai, cet ustensile de nettoyage com- politiques publiques en vue d’influencer les processus de décisions »
posé de tiges réunies sur un manche et qui symbolise le poing levé de propose des informations sur les droits, libertés et devoirs en matière
Thomas Sankara. Des femmes défilèrent à Ouagadougou, une spatule de participation à la gestion des affaires publiques. Divers médias
de cuisine à la main, en signe de défiance envers le pouvoir. Les jeunes culturels sont mobilisés : conférences, pièces de théâtre, projections
organisèrent concerts et caravanes pour s’opposer à une modification cinématographiques, concerts…
de l’article 37 de la Constitution qui aurait permis à Blaise Compaoré
de se représenter à nouveau après vingt-sept ans de pouvoir. Le mou-
vement contribua activement à le chasser, puis à déjouer une tentative Ces dernières années ont été caractérisées par un foisonnement de
de coup d’État un an après et à rétablir les institutions en charge de mobilisations citoyennes menées par des collectifs, principalement de
préparer les élections. Dans les rues, les manifestants brandissant des jeunes qui tentent de s’autonomiser dans des collectifs ad hoc.
pancartes « Derrière ta révolte, ton vote », reprenaient un extrait d’un On pense à Ushahidi (« témoignage », en swahili), une plate-
album du rappeur Smarty and the Bolo Benn Roots : forme créée en 2007 au Kenya et développée depuis dans soixante
pays ; à Ça suffit comme ça ! au Gabon (2011) ; aux Sofas de la
Le chapeau du chef flotte dans l’air/Les têtes se cognent pour savoir qui le
portera/Que la paix aille mourir à la guerre !/Pourvu qu’il y ait une tête qui République au Mali (2012) ; aux Economic Freedom Fighters nés en
soit couronnée roi […]/Le problème d’un roi est la distance entre la vérité 2013 en Afrique du Sud ; au Black Monday Movement en Ouganda
reçue…/Et ce que le peuple pense de lui/Malgré la tension qui devenait (2012) ; à Sassoufit au Congo (2014) ; à Trop c’est trop et Iyina
immense…/C’est sur les mêmes mélodies que le griot du roi danse1 (« on est fatigué ») au Tchad (2014) ; à Halte au troisième mandat et
C’est ainsi qu’est née la « ruecratie », le recours à la « légitimité Tournons la page au Burundi (2014) ; à Je n’en veux plus en Guinée
de la rue » pour exiger la résolution de certaines questions politiques (2014) ; à Manich Msemah (« je ne pardonne pas ») en Tunisie
jugées fondamentales, mais aussi celles de la vie quotidienne. Durant (2015) ; à Filimbi (« coup de sifflet », en swahili) en République
la période de transition, le mouvement évolua et se positionna comme démocratique du Congo (2015) ; à Transparencevote 229, lancé au
un médiateur politique, en participant notamment à la rédaction de la Bénin par une équipe d’alumni du Young African Leaders Initiative
du département d’État américain (2007) ; ou encore à Amoulanfé
1. Smarty and the Bolo Benn Roots, « Le chapeau du chef », 2021. (« ça ne passera pas », en soussou) en Guinée (2019). L’Algérie offre

152 153
Pierre Jacquemot Afrique, la démocratie à l’épreuve

un autre exemple depuis que les manifestations populaires (le Hirak) En dénonçant la passivité des instances sociales et en contrôlant active-
sont spectaculairement parvenues, début 2019, à évincer l’issaba, ment l’action gouvernementale [elles] participent par le rap, le reggae, qui
constituent des réservoirs « folkloriques » et cognitifs par essence […],
le clan au pouvoir.
au dévoilement des hypocrisies antérieures1.

Les organisations transversales qui se sont installées tentent d’évi-


Partout sur le continent des militants se fédèrent pour affirmer qu’il
ter toute lecture communautaire des revendications. Elles mettent en
ne peut y avoir de démocratie sans possibilité d’alternance du pouvoir
jeu des questions de société et de gouvernance qu’elles ne laissent
et pour accompagner les populations pour qu’elles gagnent en dignité
plus aux seules mains des partis politiques. Elles ont en commun une
et en responsabilité. Les initiatives de la Lucha (Lutte pour le change-
révolte contre les pouvoirs corrompus. La dérision à l’égard du monde
ment) – un mouvement créé dans l’est de la République démocratique
politique est un instrument habilement utilisé par les artistes fron-
du Congo –, pour donner suite à « un ras-le-bol de jeunes choqués,
deurs. Elle prend pour cible le chef d’État, le régime, les partis. Elle se
indignés et révoltés par la situation de chaos général du pays » (son
construit par le détournement du sens des slogans officiels.
slogan en 2012), sont parmi les plus courageuses. On peut voir en
eux des « insurgés » ordonnant aux gouvernants de « dégager » et qui Les mouvements sociaux qui ont contribué à galvaniser les résis-
tentent de se fabriquer une « carte d’identité sociale ». La campagne tances et ont donné l’espoir d’en finir avec les autocrates dans le conti-
Bye Bye Kabila a été déclenchée par la Lucha en 2017, avec plusieurs nent portent un nouveau projet si l’on en croit l’essayiste Hamidou Anne :
opérations à travers le pays et à l’étranger. La plus spectaculaire visait Doté d’une dimension décoloniale, leur projet constitue un défi adressé à la
« l’identification des avoirs (maisons, commerces, concessions, capi- classe politique et même à la société civile, du fait de son aspect transversal
taux) des « prédateurs de la démocratie », en vue de leur confiscation – puisqu’il allie une action politique réelle à un positionnement citoyen.
« pour dédommager les victimes de la répression politique ou renflouer Ces mouvements de jeunesse sont profondément politiques, même s’ils se
réfugient de façon tactique ou inconsciente derrière l’étiquette citoyenne
les caisses de l’État après le départ du président ».
et ne souhaitent pas participer directement aux compétitions électorales.
Face à l’impuissance des partis, des élus (des « parlementeurs », Elles représentent des forces politiques décomplexées, libres, dépouillées
comme on dit judicieusement à Kinshasa) et aussi des corps intermé- des pesanteurs coloniales grâce auxquelles le continent n’inspire plus uni-
quement un imaginaire de pitié généré par la misère, la famine, le sida et
diaires qui ont vieilli à l’ombre du pouvoir, de nouveaux groupes émergent
les guerres. Nous sommes à l’aube d’un projet radicalement émancipateur2.
donc et se réapproprient le besoin d’opposition et, ce faisant, boule-
versent le jeu de la démocratie électorale. Ils font dévier les trajectoires.
Ces organisations sont beaucoup plus sophistiquées que celles des
années 1990. Avec une meilleure capacité à élaborer des stratégies non
violentes, même quand les régimes usent de la force, elles exercent 1. Ibrahima Touré, « Jeunesse, mobilisations sociales et citoyenneté en Afrique de l’Ouest :
des fonctions de médiation, de clarification, avec le désir de construire étude comparée des mouvements de contestation “Y’en a marre” au Sénégal et “Balai
citoyen” au Burkina Faso », in Afrique et développement, vol. 42, n° 2, 2017, p. 67.
de nouveaux imaginaires. Ibrahima Touré l’explique : 2. Hamidou Anne, Panser l’Afrique qui vient !, Paris, Présence Africaine, 2018, p. 2

154 155
Pierre Jacquemot Afrique, la démocratie à l’épreuve

L’INTERACTION Les tendances observées depuis une décennie laissent penser


DIGITALISÉE que, bientôt, les avancées viendront des civic tech, des mouvances
citoyennes appuyées par la technologie, entrées par surprise dans le
jeu politique depuis le début des années 2010 grâce à leur agilité,
Avec l’accès au réseau mobile en Afrique, internet est devenu une
leur rapidité et leur accessibilité. Celles-ci sont encore brouillonnes,
passerelle cruciale pour la création d’espaces civiques en ligne. Il est la
mais elles sont pugnaces, construites sur des besoins de démocratie et
nouvelle arène politique. Fin 2020, quelque six cent soixante millions
des désirs d’avenir face à l’étroitesse des options politiques ouvertes.
d’Africains disposeraient d’un smartphone, avec un taux de pénétra-
Elles formulent des demandes de responsabilités décentralisées et de
tion de 45 %, lequel pourrait passer à 67 % en 2025.
redevabilité accrues de la part des élus. Ceux-ci se trouvent désor-
Les réseaux sociaux (Facebook et Instagram) comptaient en 2019 mais confrontés à l’existence d’un flux d’informations qui donne aux
en Afrique, environ deux cent cinquante millions d’abonnés actifs1. citoyens des possibilités de contrôle inégalées.
Avec un smartphone, chaque citoyen peut devenir un récepteur et
L’écosystème numérique en tant que mode d’expression bijectif et
un vecteur d’informations – vraies ou fausses. Certains vont jusqu’à
horizontal a potentiellement un puissant impact sur la vie politique. S’y
parler d’une révolution Facebook, d’une révolution Twitter, voire d’une
drageonnent, comme avec le bambou ou le physalis, des racines adven-
révolution 2.0. Les effets de ces technologies sur la gouvernance au
tices. De fait, avec les smartphones, internet, les réseaux sociaux…, la
quotidien posent des questions complexes aux dirigeants, confrontés
connectivité structure à présent tout l’espace public et rend archaïques
à leur manque de préparation pour faire face aux transformations
certaines formes de socialisation politique traditionnelles, comme les
induites par le numérique. De tels bousculements/basculements sont
réunions et meetings électoraux. Face à des systèmes clos et inertes,
métissés de rationalités dispersées, mais marquées par l’engagement
le digital génère d’autres modalités de mise en relation, d’animation et
et l’imagination.
d’organisation, davantage en phase avec le caractère ouvert, poreux et
Les citoyens ont investi les réseaux sociaux pour argumenter ver- élastique des sociétés africaines. Il devient un levier pour la création
tement et bruyamment sur la gouvernance des dirigeants ou leurs de plates-formes collaboratives.
élus. Les forums numériques sont devenus des instances de critiques
Le nouvel espace de communication n’exclut pas les bateleurs, les
à l’encontre des gouvernants.
perfides et les vendeurs d’illusions qui naissent sur les frustrations et
C’est dire qu’en Afrique comme ailleurs, la compréhension des dyna- qui séduisent ceux qui n’ont hérité pour s’en prémunir ni des rites
miques sociétales doit intégrer l’apport des technologies numériques à la
d’insertion anciens ni d’une éducation familiale et scolaire suffisam-
vie sociale, à la construction et à l’entretien des relations humaines ainsi
que des institutions sociales comme le recommande la sociologie digitale2.
ment forte. Mais pourquoi ne pas croire qu’une nouvelle citoyenneté
pourrait émerger dans l’espace public, donnant du sens aux conquêtes
1. Medianet, Digitalnews, n° 20, 2020. émancipatrices citoyennes ?
2. Francis Akindès, Séverin Kouamé, « L’immixtion “par le bas” des technologies digitales
dans la vie urbaine africaine », in Afrique contemporaine, n° 269-270, 2019/1-2, p. 88.

156 157
Pierre Jacquemot Afrique, la démocratie à l’épreuve

LE CONTRÔLE des engagements pris par le chef de l’État, le Présimètre (plate-forme


HORS LES URNES impartiale de dialogue et de veille citoyenne), à partir de sondages,
de questionnaires et de commentaires postés par les internautes.
Le portail met à disposition des documents officiels et des notes de
Les jeunes ne donnent pas aisément leur voix, mais ils donnent
décryptage. Des plates-formes participatives similaires existent dans
volontiers de la voix. La vitalisation de la démocratie directe est ampli-
d’autres pays, tel le Buharimeter au Nigeria, Al Bawsala en Tunisie,
fiée par la prise de parole sans ambages, sans l’intermédiation des élus
qui suit l’activité des élus, ou Winou Etrottoir (« où est le trottoir ? »),
et des partis, et par la participation à des débats citoyens dans une
en Tunisie également, qui attribue un label aux candidats aux élections
liberté d’expression accélérée par la production d’écrits ou de vidéos
municipales, le Fashimètre de la Lucha en République démocratique
duplicables à l’infini. À la condition que des dispositifs de régulation
du Congo, le Mackymètre au Sénégal.
s’instaurent, notamment pour lutter contre les infox et pour circons-
crire les risques complotistes, la démocratie réelle peut s’en trouver Ce dernier pays, où la participation citoyenne a été érigée en prin-
renforcée, dans un cadre bien éloigné du suffrage universel. cipe inscrit désormais dans la loi, connaît une expérience parmi les
plus innovantes : la « certification citoyenne » pour la bonne gouver-
Une nouvelle génération de groupes de pression investit les espaces
nance, mise en place en 2008 par le Forum civil, la section sénégalaise
négligés par les institutions politiques traditionnelles. Il faut trouver
de Transparency International, dans soixante-dix collectivités locales
des antidotes à la fraude constitutionnelle. On pense à Dynamique
volontaires. Il s’agit d’un instrument d’évaluation des performances qui
Citoyenne (DC), un réseau de suivi des politiques publiques et des
repose sur un référentiel de trente-huit indicateurs mesurables autour
stratégies de coopération, créé en 2005 au Cameroun. Présent dans
de plusieurs critères (équité, efficacité, redevabilité, transparence), le
dix régions du pays, il regroupe des associations, syndicats et organi-
tout validé par un comité local de certification. Un label est ensuite
sations confessionnelles. Son objectif est de rendre le Gouvernement
délivré par un comité local avec différents niveaux de performances,
redevable de ses engagements grâce à la veille citoyenne. Se voulant
ce qui crée une émulation entre communes. Parmi les effets notables
être une boussole de l’action publique, le réseau décrypte le budget de
attendus, on escompte par cette méthode une réallocation des
l’État et les arbitrages associés pour rendre visible la part réelle allouée
dépenses en faveur de la lutte contre la pauvreté, une amélioration du
aux secteurs clés (santé, eau, éducation, assainissement).
recouvrement fiscal et une réduction de la corruption due à la transpa-
Des jeunes, installés dans des routines cognitives irrésistibles, rence des discussions budgétaires et à la surveillance plus active par la
peuvent suivre de près l’action des dirigeants au moyen des médias société civile des travaux engagés par les municipalités.
numériques, qui facilitent l’interpellation des élus ou le signalement
Parmi les « insurgés » ordonnant aux gouvernants de « dégager »,
de problèmes locaux à l’autorité responsable. Au Bénin, Voix et
on pourrait voir des « patriotes constitutionnels » qui tentent, vaille
Actions Citoyennes vise le contrôle de l’action publique. Au Burkina
que vaille, d’instaurer une démocratie interactive, en mettant en
Faso, avant le coup d’État de janvier 2022, deux ONG, Diakonia et
place des dispositifs permanents d’information, de consultation et de
WaterAid, avaient mis en place une plate-forme de contrôle citoyen

158 159
Pierre Jacquemot Afrique, la démocratie à l’épreuve

redevabilité. Ils constitueraient un antidote à la « criminalité consti- créent, dans les environnements que l’État a désertés et pour répondre
tutionnelle » et à la fraude systématique caractérisant ces pseudo- aux besoins essentiels les plus pressants qu’il a oublié de satisfaire.
démocraties « que l’on a pris l’habitude de qualifier d’illibérales ou De ce fait, la redéfinition du périmètre d’action de l’État se trouve être
de démocratures1 ». l’objet de controverses aiguës.
Des laboratoires d’idées, des « Ateliers de la pensée », de nouvelles
plates-formes d’échange naissent ici et là. Chacun veut être l’artisan de
DE NOUVEAUX sa propre histoire et construire l’« Afrotopia », créer son destin selon
MODÈLES D’ACTION « son propre métabolisme1 ». C’est ainsi que Y en a marre a quitté
sa posture de contestataire de l’ordre établi pour se vouloir porteur
de valeurs sociales nouvelles à travers le slogan « Nouveau type de
« Il n’y a pas de destin forclos, il n’y a que des responsabilités
Sénégalais » (NTS) et poursuit la mobilisation au-delà de l’élection
désertées. » Les dirigeants des mouvements citoyens puisent leurs
pour mener des actions de proximité en faveur des populations des
références plutôt dans l’œuvre de Frantz Fanon que dans celle de Che
quartiers pauvres. De son côté, le Balai citoyen dit vouloir « assainir
Guevara. Il rappelle l’autre maxime de l’auteur des Damnés de la Terre :
citoyennement et proprement le Burkina Faso sans se salir les mains ! »
« Décidons de ne pas imiter l’Europe et bandons nos muscles et nos
cerveaux dans une direction nouvelle2. » La formation joue un rôle clé. L’Open Governance Institute, une
organisation basée au Kenya, forme des jeunes et des femmes à par-
Face à la défaillance de la plupart des États et aux carences admi-
ticiper à l’échelle locale au Gouvernement décentralisé du pays, les
nistratives dans la fourniture des services de base (médicaments, vac-
mettant en situation de donner leur avis sur l’utilisation des ressources
cins, nourriture, eau, énergie, gestion des déchets), les mouvements
locales. En Afrique du Sud, le Mandela Institute for Development
citoyens ou sociaux remplissent le vide avec une myriade d’initiatives
Studies (MINDS) fournit une éducation civique axée sur les élections
ancrées localement. Dans un contexte de « modernité insécurisée »
et la gouvernance, destinée aux jeunes, par l’intermédiaire de centres
propre aux politiques économiques d’inspiration libérale, des jeunes
éducatifs régionaux. En Sierra Leone, le Network Movement for Justice
tentent d’imprimer leur marque sur l’évolution de leur écosystème
and Development et la Kenema District Youth Coalition utilisent des
d’appartenance. Progressivement, les mouvements passent de la
films pour encourager le dialogue entre les jeunes sur les questions de
contestation à l’action. De nouveaux modèles d’action émergent, des
gouvernance. Grâce à l’initiative « plaidoyer par le biais de vidéos parti-
formes de légitimité aussi, et avec elles, des espaces autonomes se
cipatives », ces deux organisations apprennent aux jeunes à enregistrer
des vidéos et à les utiliser pour nouer des échanges constructifs avec les
1. Jean du Bois de Gaudusson, « Et si l’on parlait quelques instants du “populisme consti- autorités locales. Ces expériences peuvent conduire à un engagement
tutionnel” en Afrique… et ailleurs ? », in Mamadou Badji, El Hadji Omar Diop (dir.),
Mélanges en l’honneur du juge Kéba Mbaye. Administrer la justice, transcender les frontières
du droit, Toulouse, Presses de l’Université Toulouse 1 Capitole, 2018.
2. Frantz Fanon, Les damnés de la Terre, Paris, Maspero, 1961, p. 302. 1. Felwine Sarr, Afrotopia, Paris, Philippe Rey, 2016, p. 130.

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Pierre Jacquemot Afrique, la démocratie à l’épreuve

significatif et contribuer, à une échelle certes limitée, à l’amélioration des citoyens. En Côte d’Ivoire, le programme a porté sur l’élaboration
de la gouvernance et de la sécurité. et la diffusion d’un guide et d’affiches sur les principaux actes déli-
vrés par les services municipaux (actes de naissance, décès, permis
L’inclusion est au centre de la formule du « budget local partici-
de construire, etc.). Au Burkina Faso, il a aidé les communes à rendre
patif », un outil de programmation et de gestion budgétaire, à rebours
accessible leurs informations financières permettant ainsi la partici-
du modèle stato-centré. Le Cameroun en est l’un des précurseurs.
pation citoyenne à l’élaboration du budget communal et un suivi de
On en compte une centaine dans le pays et le quartier Douala III
son exécution : élaboration et diffusion d’un guide de vulgarisation des
l’expérimente depuis 2013. Le principe est qu’un nombre croissant
données budgétaires, création d’espaces de dialogue citoyen, renfor-
de citadins a l’occasion de débattre et de décider de l’allocation des
cement des capacités de la société civile et des agents des communes
ressources publiques et de proposer une priorisation des différentes
dans le domaine budgétaire. Le laboratoire citoyen WATHI, le Forum
options de dépenses. Les objectifs peuvent être fixés en référence à
Civil et le groupe Emedia ont lancé un projet dédié à la promotion
un diagnostic partagé des points forts et des faiblesses, ainsi que des
d’une meilleure gouvernance au Sénégal au niveau local et national à
opportunités et des risques, par le truchement de forums citoyens et
travers la promotion de l’accès à l’information, de la redevabilité et du
de commissions municipales spécialisées. À l’expérience, les ques-
contrôle citoyen.
tions d’habitat apparaissent le plus souvent dans le répertoire de
besoins exprimés par les citoyens dans les communes où ce processus Mais, ici aussi, il ne faut pas tomber dans l’angélisme qui s’enflamme
a été engagé1. trop précocement pour des initiatives que l’absence de mémoire fait
trouver nouvelles et porteuses de toutes les solutions. Ces organisa-
Les exemples sont légion. Certains projets sont soutenus par la
tions de la société civile ne sont pas indemnes de faiblesses organi-
coopération internationale. Ainsi, le Partenariat pour un gouver-
sationnelles. Il existe deux limites majeures qui peuvent entraver les
nement ouvert, une initiative multilatérale, créée en 2011, appuie
dynamiques associatives : le risque de récupération politique d’abord,
l’engagement et l’utilisation des nouvelles technologies en faveur de
et la difficulté de passer du constat aux solutions, en articulant l’action
la transparence et de la redevabilité. Sur un soutien français (projet
avec les capacités et les moyens existants ensuite. Elles manquent sou-
PAGOF), il accompagne les administrations et la société civile de la
vent d’expertise pour la conception et la mise en œuvre de projets au
Tunisie, de la Côte d’Ivoire et du Burkina Faso dans leurs réformes du
niveau régional et national. La question du passage à l’échelle est cru-
gouvernement ouvert. Le Maroc et le Sénégal vont suivre. Ainsi, en
ciale pour celles qui, après avoir fédéré un noyau de bénévoles, veulent
Tunisie, il porte la mise en place d’une politique de données ouvertes
passer à un stade formalisé, notamment afin d’obtenir des soutiens
et la mise en place de procédures permettant le développement d’un
financiers. Les questions d’organisation, d’élaboration d’une vision
environnement propice à l’open data. Ce partage des données favorise
commune déclinable en actions fédératrices et durables, se posent le
la transparence du Gouvernement ainsi que l’adhésion et la confiance
plus souvent1.
1. François Mgbatou, Le budget participatif. Un outil d’accélération de la décentralisation au
Cameroun, Paris, L’Harmattan, 2019. 1. Groupe Initiatives, « Jeunes acteurs et actrices du changement », Traverses, n° 48.

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Pierre Jacquemot Afrique, la démocratie à l’épreuve

VERS UNE que les militants pour une « démocratie radicale » entendent mettre
DÉMOCRATIE BINAIRE ? à la portée des citoyens pour limiter l’absolutisme des dirigeants « en
haut-d’en haut », le tout dans un esprit de collaboration spontanée,
libre et désintéressée. Désormais, « il sera difficile pour l’État de
La démocratie numérique entretient l’utopie de la démocratie par-
contrôler et de museler ces mouvements sociaux, comme ce fut le cas
ticipative à grande comme à petite échelle. Mais la contribution des
durant la période du parti unique1 ». D’autant que la transnationali-
techniques communicationnelles à la démocratie ne peut être postu-
sation des mouvements, facilitée par le maillage des réseaux sociaux,
lée a priori. Elle est le reflet de l’agencement de rapports de force entre
fragilise tout pouvoir de répression.
les acteurs.
Selon les sociétés politiques, les médias sociaux peuvent remplir des
N’est-on pas dans « un monde dual à la Pierre Bourdieu2 » : dans
fonctions des plus ambivalentes, voire complexes. Celles-ci peuvent être le champ politique comme dans les autres (économique, religieux,
palliatives ici, décisives là. Il faut, dès lors, se garder de toute analyse idéa- culturels), les dominants s’emploient à maintenir leur monopole de la
liste, celle qui crédite le causalisme d’une certaine réflexivité heuristique, définition des règles du jeu qui assurent leur prééminence, tandis que
pour mettre en relief les dynamiques politiques contextuelles. La place des les acteurs en marge cherchent de leur côté à subvertir le (dés)ordre
réseaux sociaux ne peut s’apprécier qu’au reflet de rapports de force qui
établi, ce qui engendre une instabilité chronique en même temps que
gouvernent les relations entre les acteurs, les citoyens et les groupes poli-
tiques. Tout comme la démocratie représentative, la démocratie technique
la production d’un ensemble de dispositions à agir et à penser d’une
a ses limites et recèle en elle les mêmes germes d’élitisme1. certaine manière plus ou moins ajustée aux règles du champ où l’on
évolue, en fonction de sa position.
La prudence est donc de mise. Pour autant, il ne paraît pas naïf
de penser que, derrière le foisonnement des diverses expressions inte- Alors, ne faut-il pas penser que la démocratie est binaire ? Elle
ractives, des consciences politiques se forment, et avec elles poten- serait à la fois un régime politique fondé sur l’épreuve électorale et
tiellement des contre-pouvoirs non légitimés par les urnes et hors des la représentation, et une forme de société où le peuple, au sens de
partis traditionnels, mais validés par la proximité, l’écoute et l’action « la plèbe », fait entendre sa voix par la contestation de l’ordre éta-
de terrain. bli et par la promotion d’actions de substitution à l’État. De fait,
coexistent désormais en Afrique un espace public formé d’assemblées
En plus de leur composition transcommunautaire, l’un des aspects
et d’administrations affaiblies et déconnectées du mouvement social
novateurs de ces nouvelles assemblées digitalisées est leur vocation
et un espace dynamique de production et de récréation composé de
délibérative. La consultation permanente atteste l’existence d’une
réseaux et d’associations organisés par le truchement de modes de
pratique faisant place au compromis plutôt qu’aux rapports de forces.
communication innovants. Cette démocratie plurielle et interactive en
Témoigner, retransmettre, interpeller : telles sont les contre-mesures

1. Francis Akindès, Ousmane Zina, « L’État face au mouvement social en Afrique », 2016,
1. Céline Yolande Koffie-Bikpo, Aimée-Danielle Lezou Koffie (dir.), Considérations sociales, art. cité, p. 88.
culturelles et politiques sur les élections en Afrique, Paris, L’Harmattan, 2021, p. 76. 2. Pierre Bourdieu, Microcosmes. Théorie des champs, Paris, Raisons d’Agir, 2022.

164 165
Pierre Jacquemot

gestation en Afrique, confusément parfois, mais à présent de plus en


plus clairement identifiée, dispose-t-elle du potentiel pour provoquer
un renouvellement du système représentatif tout en faisant naître
une nouvelle citoyenneté ? Elle ne le pourra probablement que dans
la coexistence pacifique et le compromis nécessaire entre des visions
appartenant à des espaces distincts tant que n’existeront pas des ins-
C onclusion
titutions adéquates.

Reposons la question de départ : le chemin de la démocratie en


Afrique est-il pavé de bonnes élections ?
La thèse qui demeure dominante est celle de la transition automa-
tique et irréversible vers la démocratie par le truchement de l’élection.
Elle prend le modèle occidental comme référent ultime. La démo-
cratie africaine serait certes encore inachevée, mais elle serait « en
progrès ». Il suffirait donc d’être patient. Après tout, pourquoi le temps
de la transition démocratique ne serait-il pas le même que celui de
l’histoire européenne : quatre ou cinq générations.
Sur la base des résultats de l’analyse des trente dernières années,
cette thèse doit être sérieusement amendée. Il ne s’agit pas de nier les
possibles bienfaits d’élections répétées, dans un processus de matura-
tion soutenu à travers une succession d’événements charnières, mais
à la condition de reconnaître qu’elles doivent être accompagnées par
un mouvement social autrement plus puissant, comme l’écrit, avec
une dose d’optimisme, Jean-Louis Sagot-Duvauroux à propos du Mali :
Malgré les contorsions et les boiteries auxquelles sont condamnés ceux
qui revêtent un costume taillé pour d’autres, en partie grâce aux prises
de conscience que cette gêne peut aussi provoquer, la perspective
démocratique prend corps. Et si pour l’essentiel, ses formes restent à
inventer pour être habitables par les peuples concernés, la confrontation
des personnalités, les débats entre amis, la formalisation progressive du

167
Pierre Jacquemot Afrique, la démocratie à l’épreuve

contrôle populaire, l’agitation des affects peuvent devenir des germes de stricte de la démocratie par le truchement électoral, peu à l’écoute
liberté politique1. des nouvelles réalités, et de fait attachées à des dirigeants défaillants
Il s’avère que la démocratie électorale africaine n’est pas un système qui ne manquent pas, lorsque cela sert leur intérêt ponctuel, de faire
transitoire, une étape dans la construction d’un État institutionnalisé. dériver la colère populaire vers elles.
Elle est un système en soi. La compréhension des élections suppose La démocratie, pour devenir substantielle, est par nature expéri-
par conséquent de se départir d’une optique ethnocentrée de la norme mentale. « Elle est la dérivée des possibles1 », écrit Pierre Rosanvallon,
démocratique. Lorsqu’on interprète la démocratie africaine comme la superposition interactive de modes d’expression, de procédures,
une construction politique socialement domestiquée et hétéroclite d’institutions, chacun imparfait, mais qui ensemble lui donnent sens.
dans ses manifestations, il est plus aisé de comprendre qu’elle s’inscrit Et la solution à la « fatigue » de la représentation « est d’en multiplier
dans une dynamique « du dedans », métissée, intime et globale en les modalités et les expressions au-delà du rôle indispensable et limité
même temps. On se garde alors de trop focaliser l’analyse sur les seules de l’exercice électoral », poursuit le penseur français. Cela signifie,
règles du jeu formelles, leur fonctionnement et leur efficacité relative. dans le contexte africain, qu’il faut organiser la coexistence entre les
Ici et là, les désillusions des populations envers les institutions deux espaces, le public administré et l’associatif digitalisé par des pro-
politiques issues des urnes sont profondes. Le fétichisme de l’élection cédures de dialogue intersubjectives.
n’exerce plus ses effets. En situation extrême, comme en Afrique de Cette coexistence dynamisée par l’échange et la conciliation peut
l’Ouest, le désarroi est tel qu’il peut rendre provisoirement légitime être soumise à des perturbations à haute fréquence. La pandémie de
des coups d’État. Le sentiment qui fut omniprésent que la démocratie Covid-19 est un ennemi invisible, plus effrayant qu’un despote. Mais
électorale serait la pointe de l’histoire humaine s’est dissipé. La jeu- elle est aussi un bon test sur l’état réel des divers types de démocratie
nesse se mobilise autour de la dénonciation d’un impensé collectif par représentative en Afrique. Au paroxysme des tensions, des peurs, des
lequel l’Occident (et notamment l’ancienne puissance coloniale) s’est manques, une telle crise crée une prise de conscience de l’impéritie
posé en modèle universel alors qu’il a débouché, ici et là, sur la for- de l’État. Elle interpelle impitoyablement ses (in)capacités d’anticipa-
mation d’États de non-droit. Elle a été forgée ailleurs ; elle se formule tion et de prévention des risques et de gestion des priorités sanitaires,
dans les langues officielles (anglais, français, portugais) au service des alimentaires, éducatives et sécuritaires. Les mesures d’exception ont
seuls acteurs officiels. La tension démocratique que l’on rencontre souvent une conséquence : la frontière se brouille entre démocratie
dans les villes africaines s’exprime quant à elle avec d’autres idiomes. fragile et régime autoritaire.
Elle révèle une « dissidence mentale ». Avec la jeunesse, un rééquili-
brage symbolique est en cours, certes confusément. L’Union africaine, Pourtant, la démocratie, sous des formes qui s’inventent au quoti-
l’Europe, et notamment la France, restent associées à une conception dien par les mouvements citoyens mais qui restent encore à consolider,

1. Jean-Louis Sagot-Duvauroux, L’État mangeoire. Essai sur la corruption en Afrique à partir 1. Pierre Rosanvallon, Le siècle du populisme. Histoire, théorie, critique, Paris, Seuil, 2020,
de l’exemple malien, BiBook (autoédition), 2021, p. 18. p. 246.

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Pierre Jacquemot

demeure le meilleur – ou le moins mauvais – vecteur permettant aux Données en ligne sur l’état de la démocratie
sociétés d’apprendre le « vivre ensemble » dans le changement per- et les processus électoraux en Afrique
pétuel. Elle encourage non seulement la politisation du corps social
au-delà du mécanisme électoral, mais également la confrontation des - Afrobarometer : afrobarometer.org/fr
opinions, des valeurs et des projets de société.
- Bertelsmann Transformation Index (BTI) : bti-project.org
En fin de compte, rien n’empêche de penser que les mutations en
- Blog de Régis Marzin : regardexcentrique.wordpress.com
cours, portées par les mouvements sociaux et celles qui s’annoncent,
imposées par la sortie de la pandémie virale et par la nécessité de - Center for International Development and Conflict Management
(CIDCM) : cidcm.umd.edu
construire un nouveau modèle économique et social, mieux armé pour
l’anticipation et plus résilient, se manifesteront en dehors du champ - Center for Systemic Peace : systemicpeace.org
électoral. Ces mutations peuvent contribuer à la création de sécurités, - Economist Intelligence Unit : eiu.com
de souverainetés, de solidarités (les 3 S) plus solides que par le passé. - Electoral Institute for Sustainable Democracy in Africa (EISA),
La lettre en forme de manifeste adressée le 13 avril 2020 aux diri- African Democracy Encyclopaedia Project : eisa.org
geants africains face à la pandémie par quatre-vingt-huit intellectuels - Freedom House : freedomhouse.org
africains derrière Wole Soyinka, prix Nobel de littérature, esquisse les - IFES Election Guide : electionguide.org
contours de ce nouveau paradigme africain :
- International Institute for Democracy and Electoral Assistance
Il s’agit […] de rompre avec la sous-traitance de nos prérogatives souve- (IDEA) : idea.int
raines, de renouer avec les configurations locales, de sortir de l’imitation
stérile […] de penser nos institutions en fonction de nos communes sin- - Mo Ibrahim Foundation, Ibrahim Index of African Governance
gularités et de ce que nous avons, de penser la gouvernance inclusive, (IIAG) : mo.ibrahim.foundation.iiag
le développement endogène […]. L’absence de volonté politique et les - National Democratic Institute (NDI) : ndi.org
agissements de l’extérieur ne peuvent plus constituer des excuses pour nos
turpitudes. Nous n’avons pas le choix : nous devons changer de cap. Il est - Observatoire des élections en Afrique de l’Ouest, WATHI
plus que temps ! et IRIS (depuis 2020) : www.iris-france.org/observatoires/
observatoire-des-elections-en-afrique-de-louest/
La transition vers la démocratie substantielle suppose que l’ouver-
- The Carter Center : www.cartercenter.org/peace/democracy/
ture progressive de l’ordre social soit soutenue à chaque étape par des index.html
systèmes politiques et économiques profondément renouvelés.
- Varieties of Democracy (V-Dem), Institute democracy index :
v-dem.net
- World Bank, Worldwide Governance Indicators : govindicators.org
T able des matières

Introduction............................................................................ 7

Aux urnes, l’Afrique !............................................................... 11


Le vote a une histoire......................................................................... 11
Le temps des possibles (1960-1990).................................................. 13
Le temps de l’ouverture (1990-2010).................................................. 18
Le temps du bilan (2010-2020).......................................................... 23
Le retour des militaires ?.................................................................... 31

Les « anomalies » de la démocratie procédurale...................... 37


Le paradoxe de l’incertitude................................................................ 37
La gestion du cycle électoral............................................................... 41
Le rôle de l’argent............................................................................... 46
À notre tour de manger !..................................................................... 49
Les commissions électorales, quelle indépendance ?.......................... 51
Les observations, quelle efficacité ?.................................................... 55
Les contrôles parallèles, quelle pertinence ?....................................... 59
Voter en temps de pandémie.............................................................. 63

173
Pierre Jacquemot Afrique, la démocratie à l’épreuve

L’élection, un marché de dupes ?........................................... 69 Une démocratie à (ré)inventer................................................. 147


Le vote, un marché imparfait ?........................................................... 69 L’affirmation de la société civile.......................................................... 147
L’enregistrement, un rituel de mise au pas ?....................................... 72 Le balai du citoyen............................................................................. 149
Un vecteur de violence ?..................................................................... 76 L’interaction digitalisée....................................................................... 156
Des votes ethniques ? ........................................................................ 83 Le contrôle hors les urnes................................................................... 158
Les classes moyennes : quelle posture politique ?.............................. 87 De nouveauxmodèles d’action............................................................. 160
Le vote diasporique : quel poids ?....................................................... 91 Vers une démocratie binaire ?............................................................. 164

La fatigue du vote................................................................... 93 Conclusion.............................................................................. 167


La validité contestable de la thèse de la transition.............................. 93
Le non-respect de la durée des mandats............................................. 97
L’addiction au pouvoir........................................................................ 103
L’autocrate et son piège...................................................................... 106
L’exubérance partisane....................................................................... 109
La possibilité d’alternance.................................................................. 111
Le « retour des rois ».......................................................................... 115
La fatigue du vote............................................................................... 117
Quand le ventre est vide, l’urne sonne creux ! ................................... 120
L’inclusion limitée des jeunes, mais croissante des femmes............... 122
Manger moins vite et moins seul !...................................................... 124

Quatre configurations politiques............................................. 127


Une typologie basée sur six indicateurs synthétiques.......................... 128
Limites de l’exercice de la typologie.................................................... 142

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D ans la même série

Romain Bendavid, Flora Baumlin, Les chemins de l’égalité. Les femmes,


les hommes et le travail
Gilles Candar, Jaurès et la vie future
Stewart Chau, L’opinion des émotions
Amandine Clavaud, Droits des femmes : le grand recul ? À l’épreuve de
la crise sanitaire en Europe
Jean-Jacques Kourliandsky, Amérique latine. Progressisme et démocratie
en question. 2000-2021
Kako Nubukpo (dir.), Du franc CFA à l’éco. Demain, la souveraineté
monétaire ?
Stéphane Travert, Pourquoi L’abstention ? Répondre à la crise de
confiance politique
Achevé d’imprimer en mars 2022
par Printcorp
Dépôt légal : avril 2022
Numéro d’édition : 5087
Numéro d’impression :

Imprimé dans l’Union européenne

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