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Intérét de L'histoire de La Médecine: Jacques POULET

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intérét de l'histoire de la Médecine

Jacques POULET

De nos jours il peut sembler désuet á certains, voire superflu, de porter


encoré quelqu'intérét á l'Histoire de la Médecine.

Cette étude peut apparaítre c o m m e désuéte en un temps oü la médecine


devient de plus en scientifique, oü les sciences fundamentales prennent une
importance croissante, oü l'on tend á croire de plus en plus á une solution
apporlée aux problémes par des ordinateurs, á des colonnes de données
mises en sigles et en chiffres.

Elle peut paraitre superflue dans la mesure oü le médecin d'aujourd'hui


n'a plus le temps d'encombrer son savoir d'inquiétudes sur le passé de la
médecine et sur son devenir.

Elle peut aussi apparaítre vaine par son aspect apparent de jeu de
l'esprit semblant improductif et par la difficulté qui semble exister a priori
á concilier l'Histoire et la Médecine.
Pourtant, á y regarder d'un peu plus prés, chacune d'entre elles s'enrichit
de l'autre et il importe d'emblée, avant toute chose, de s'interroger sur le
rapprochement de ees deux termes : Histoire et Médecine.

HISTOIRE ET MÉDECINE

Ces deux sciences, en plus des caracteres communs qu'elles comportent,


interférent l'une sur l'autre.
Pour certains, Histoire et Médecine apparaissent c o m m e inconciliables
dans leurs propos et irreductibles dans ieur esprit. L'Histoire integre l'ins-
tant dans la durée. D'une somme de variables, elle déduit des constantes.
Elle extrait le permanent de l'occasionnel. La Médecine, au contraire, ceuvre
dans le moment, le discontinu et l'indviduel : il n'y a pas de maladies, il
n'y a que des malades.

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L'Histoire s'efforce de reconstituer un passé collectif. A l'opposé, la
Médecine se voue au présent individuel d'un maladee á soulager et se nourrit
des perspectives futures du progrés technique.
Pour d'autres, par exemple Etienne May, plus que toute autre discipline,
la Médecine est liée intimement á l'Histoire des hommes, á leurs craintes,
á leurs réves, á leur vie sociale tout entiére.
La Médecine est tissée par les fils de l'Histoire, et bien des événements
politiques, sociaux, économiques ou culturéis s'éclairent á la lumiére des
íaits médicaux.
Médecine et Histoire ont done des caracteres communs et se rejoignent
en plusieurs points. Elles s'édifient toutes les deux sur des connaissances
objectives, mais pour participer á la fois de la science et de l'art. Ceci
explique les incertitudes et les divergences qu'elles suscitent, incertitudes
qui légitiment leur rapprochement. De plus, chacune d'entre elles a une
infiuence sur l'autre.
II peut étre utile de rappeler qu'un art est le fruit d'actes individuéis
privilegies á la mesure du talent, de l'habileté et de l'intuition de ceux qui
l'exercent. Une science, au contraire, est un ensemble de connaissances
exactes et approfondies, résultant d'observations et d'expériences precises
et portant sur un objet dont l'intérét apparait general et universel.
L'Histoire souffre autant que la Médecine de cette dualité, ce qui rend
compte des jugements variés et souvent opposés que l'on a portes sur cette
discipline.
Pour Anatole France, ce n'est qu'un art qui ne releve que de l'imagina-
tion, et dans le cynisme de son scepticisme il précisait qu'il n'y a qu'un cas
oü la documentation soit certaine, c'est quand il n'existe qu'un seul témoi-
gnage.
Pour Paul Valéry, elle ne peut rien enseigner puisqu'elle contient tout
et donne des exemples de tout.
Au contraire, Fustel de Coulanges affirme que l'Histoire n'est pas un art,
mais une science puré. Elle consiste, c o m m e toute science, á constater les
faits, á les analyser, á les rapprocher, á en marquer les liens.
e
En ce qui concerne la Médecine, Paracelse affirmait deja au X V I siécle
qu'elle est á la fois art et science, et Claude Bernard a trouvé la formule
adéquate en é c r i v a n t : « La Médecine n'est ni un art ni une science, c'est
une profession. » Mais cette définition est un peu une échappatoire.
M é m e de nos jours elle demeure un art, car elle s'applique toujours á
des cas individuéis. Elle l'est aussi du fait de la participation personnelle,
constante du médecin obligé de continuer á agir dans l'absence de certitude,
tout autant que par l'habileté manuelle du chirurgien.
Elle n'est devenue science que depuis un siécle, par les apports de la
physiologie nórmale et pathologique, de l'anatomie pathologique, de la bacté-
riologie, de la physique et de la chimie biologique, qui lui servent désormais
de support et le complétent.

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Influence de la Módecine sur VHistoire

II est intéressant, á un premier niveau d'observation, de relever l'in-


fluence que certaines maladies ont pu avoir sur le cours de l'Histoire.
La mort prématurée, á 33 ans, d'Alexandre le Grand a peut-étre changé
la face du monde, de m é m e que l'infarctus qui terrassa Mirabeau en 1791
n'est pas sans rapport avec le devenir de la Révolution francaise.
Les famines et les épidémies ont contribué á modeler l'Histoire, et il
suffit de citer les pandémies de pestes du Moyen Age, ou plus simplement
le role qu'a joué la dysenterie sur les marins tures, lors du combat de
Lepante, ou sur les troupes du Duc de Brunswick dans la bataille de Valmy,
l'épidémie de fiévre jaune dans l'échec de l'expédition de Leclerc á Saint-
Domingue.
L'utilisation de procedes thérapeutiques ou prophylactiques ignores ou
négligés de l'ennemi, peut favoriser une armée en guerre. La vaccination
jennerienne imposée par Napoleón au camp de Boulogne, á la Grande Armée,
protégea celle-ci des épidémies de varióle qui atjaient décimer les armées
alliées. Un siécle plus tard, la vaccination anti-typhoi'dique allait proteger
l'armée francaise de la typhoí'de qui devait frapper celles des empires cen-
traux. Au cours de la deuxiéme guerre mondiale, l'emploi de la pénicilline,
ignorée des Allemands, a joué un grand role dans la victoire des alliés.
La Médecine a aussi une grande place dans l'Histoire des lettres et des
arts. On sait le role de la Médecine et des médecins dans l'ceuvre de Moliere,
des névroses, de l'épilepsie et du vice du jeu dans celle de Dostoievski.
La tuberculose a eu une influence considerable sur la vie et l'ceuvre de
Chopin, la surdité sur celles de Goya et de Beethoven. L e besoin permanent
d'argent a été partiellement á l'origine de la Comedie Humaine. L'alcoolisme
a joué un grand role dans les productions de Verlaine et de Modigliani, les
déviations sexuelles dans la vie d'Oscar W i l d e .
Par ailleurs, l'Histoire des médecins est aussi riche d'enseignements.
Claude Bernard n'aurait peut-étre pas réalisé son ceuvre s'il n'avait ren-
contré tant d'incompréhension et de difficultés conjugales.
Leur formation médicale apparait á chaqué page de Flaubert, de Conan
Doyle, de Tchékov, de Léon Daudet, de Duhamel, de Louis-Ferdinand Céline.
L'empreinte durable de la Médecine se trouve encoré dans la conception des
hommes et l'action politique de Clemenceau et m é m e dans le comportement
d'explorateurs, tels Charcot et John Richardson.

Influence de l'Histoire sur la Médecine


Si tels sont, entre autres, les eftets de la pathologie sur l'Histoire, á
l'inverse, l'Histoire a eu un efl'et direct sur la Médecine.
Pour chaqué pays, celle-ci n'a trouvé son plein développement qu'au
moment oü chaqué civilisation a atteint son apogee. Les grands moments de
la médecine égyptienne ont correspondu au troisiéme et au deuxiéme millé-
naire avant J.-C, de l'ancien Empire á Ramsés I I .

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Le temps d'Hippocrate est venu au décours du siécle de Périclés. Si
Galien domina pendant dix siécles la médecine européenne, c'est en grande
partie parce qu'il professait le monothéisme et, de ce fait, au chaos politique
du Moyen A g e occidental a correspondu l'immense vacuité de la médecine
xolastique.
Cependant, dans le m é m e temps, l'apogée de l'empire islamique s'illustrait
de l'enseignement d'Avicenne et d'Averroes, sans lesquels le bond en avant
contemporain de la Renaissance aurait été impensable.
e
La Médecine ne prendra son véritable départ qu'au X I X siécle, avec
Laennec et gráce á la méthode anatomo-clinique. Or, les découvertes fonda-
e
mentales des médecins frangais de la premiére moitié du X I X siécle corres-
pondent á un des moments oú la France était encoré la plus puissante dans
le monde.

L ' H I S T O I R E DE L A M É D E C I N E

Si telles sont les inflttences reciproques de l'Histoire et de la Médecint,


l'Histoire de la Médecine n'en doit pas moins étre établie en une discipline
e
autonome. C'est au X I X siécle qu'elle s'est constituée.
Ceci tient á deux faits, d'une part, la Médecine était enfin sortie de sa
longue enfance pour atteindre l'áge adulte. Ackerknecht rappelle qu'en 1803
Laennec, en consacrant sa thése á Hippocrate, montrait qu'en étudiant
encoré celui-ci, on le considérait toujours c o m m e un auteur medical presque
contemporain, alors que quelques décennies plus tard, Littré, par sa traduc-
tion du médecin grec, le faisait apparaitre c o m m e un personnage toujours
respecté, mais devenu historique.
La Médecine millénaire des symptómes était devenue, au cours du
e
X I X siécle, celle des lésions anatomiques, puis celle des troubles fonction-
nels. I I est done indispensable, pour bien comprendre les maladies actuelles,
de savoir par quelles révolutions successives est passée la pensée médicale.
D'autre part et surtout, de nombreux médecins avaient reconnu l'im-
portance des apports antérieurs et l'Histoire de la Médecine se constitua
ainsi peu á peu en une discipline autonome. Son étude et son enseignement
étaient justifiés par la constatation que l'analyse du passé medical permet
de mieux comprendre les problémes médicaux actuéis.
La philosophie de l'Histoire des sciences se trouve résumée dans cette
affirmation de Louis de Broglie : « Chaqué fois que l'on aborde un sujet
on se trouve nécessairement en présence d'un certain état de la question. »
Encoré faut-il le connaitre. En effet, toute découverte a ses antécédents,
tout inventeur ses devanciers. Ainsi un des principaux instruments de la
recherche méthodique est la connaissance des acquisitions antérieures.
Récente, elle releve de la bibliographie, ancienne, de l'Histoire.
Parallélement, Bouchut avait raison d'affirmer : « C'est par l'Histoire
qu'on se souvient et qu'on retire les exemples de ce qu'il est bon de repro­
chare et de ce qu'il faut éviter. »

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Des 1858, Louis Pasteur déplorait deja que l'on abordát la culture des
sciences avec une ignorance complete du passé. I I ajoutait cette vérité per­
manente : « On s'imagine que la science est d'aujourd'hui. On ne voit pas
que son état actuel n'est que progrés sur Tétat d'une période precedente. »
Claude Bernard n'a jamáis publié un seul de ses travaux sans le faire
preceder de l'historique de la question étudiée.
En effet, pour toute connaissance, tout pas en avant, precede une évolu-
tion, et celle-ci se nourrit tout autant des lecons du passé que des possibilités
du présent et des virtualités de l'avenir. Porter intérét au passé n'est pas
faire preuve d'un esprit retrograde, ni travailler au rebours du courant de
la v i e . Une discipline qui oublie d'oü elle vient cesse bientót de percevoir
oü elle va.
Loin de conférer une valeur absolue á la science qui s'établit aujour-
d'hui, il faut, selon le conseil de J o u b e r t : « Recevoir le passé avec respect
et le présent avec méfiance, si l'on veut pourvoir á la süreté de l'avenir. »
On peut en déduire que l'utilité de l'Histoire de la Médecine consiste
dans ce fait, signalé voilá déá un siécle par Littré : « II n'est rien dans la
plus avancée des médecines modernes, dont on ne puisse trouver l'embryon
dans la médecine du passé. » C'est pourquoi il s'écriait des 1829 : « La science
de la médecine, si elle ne veut pas étre rabaissée au rang de métier, doit
s'occuper de son histoire. »
L'acte medical repose sur l'emploi combiné et judicieux de deux grands
groupes de moyens. D'une part, les facultes de l'esprit propres aux médecins,
en tant qu'étres pensants ; d'autre part, des possibilités matérielles que le
progrés augmente chaqué jour. Si chacun admet la nécessité du recours aux
techniques et de leurs connaissances, il doit symétriquement en étre de
m é m e pour les moyens intellectuels dont dispose le praticien. Une grande
part de ceux-ci se déduit des raisonnements faits dans le passé et de la
progression des connaissances medicales, d'oü sont nées les grandes décou-
vertes.
Chacune des découvertes scientifiques s'appuie plus ou moins directe-
ment sur l'acquis antérieur, puis elle ouvre á son tour la voie á de nouveaux
progrés. C o m m e dans les réactions chimiques en chaine, le déroulement et
la succession de différentes phases sont incomprehensibles, si l'on ignore
les premieres équations. A titre d'exemple, la connaissance actuelle des
pneumopathies aigués bactériennes ou virales en est une illustration typique.
e
Jusqu'au debut du X I X siécle, toutes les souffrances respiratoires intra-
thoraciques étaient baptisées d'une facón indiscriminée du nom de péri-
pneumonie. Puis en 1819, dans son « Traite de l'Auscultation m é d i a t e » ,
Laennec décrivit cliniquement et anatomiquement la pneumonie lobaire
franche aigué. Vingt ans plus tard, Rilliet et Barthés individualisaient les
broncho-pneumonies á foyers múltiples disséminés. Mais il restait un grand
nombre de broncho-pneumopathies sortant de ees deux cadres, mal étique-
tées el confondues entre elles, souvent sous le nom de congestions pulmo-
naires de type Woillez.

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L'invention de la ponction pleurale permit deja une nouvelle distinction
entre les spléno-pneumonies et les cortico-pleurites.

Bientót l'ére pastorienne allait confirmer l'autonomie des pneumonies


á pneumocoques et celle des broncho-pneumonies, le plus souvent á strep-
tocoque. D'autres souffrances pulmonaires allaient plus tard étre rattachées
á d'autres germes.

Entre les deux guerres, le développement des explorations radiologiques


permit de reconnaitre les pneumonies atypiques, dites primitives.

Enfin, dans un dernier temps la virologie a permis de dissocier celles-ci


;

et le mystére de leur étiologie, en les rapportant á des virus ou á des micro-


organismes apparentés.

Ainsi en un siécle, par différents processus des méthodes et par l'évolu-


tion de la pensée médicale, les péri-pneumonies ont éclaté en de nombreuses
affections distinctes, par leur caractére clinique, anatomo-radiologique et
étiologique.

Cet exemple montre le role majeur de l'Histoire de la Médecine. En


dehors de son intérét culturel, elle est á la pensée médicale ce que l'entrai-
nement au lit du malade est á la clinique, ce que les travaux pratiques sont
aux sciences fundamentales.
Coury rapporte qu'on a pu la definir c o m m e l'embryologie spirituelle
de la profession médicale. En effet, le savant le plus actuel reste débiteur
de ses devanciers, tout c o m m e il est solidaire de ses contemporains. Ceci
n'implique pas un asservissement aux vieilles conceptions, mais au contraire,
leur prise en considération, encourage l'indépendance d'esprit et l'audace
intellectuelle.
De toute facón, il n'y a pas plus de génération spontanée dans les pro-
ductions de l'esprit que dans l'élaboration de la matiére.

L'Histoire de la Médecine fournit aussi beaucoup d'autres enseignements.


e
Si jusqu'au X I X siécle, la Médecine a été marquée par d'immenses lacunes,
encombrée d'un fatras de théories fantaisistes, de notions fausses, de théra-
peutiques inefficaces, elle a aussi accumulé au passage des richesses insoup-
connées.
Ainsi la Bible faisait deja allusion á la réanimation respiratoire par le
bouche-á-bouche. Marcus V a r r o avait pressenti le role des moustiques dans
la transmission du paludisme, deux mille ans avant la découverte de Manson.
Antillus, chirurgien romain, a entrepris sur la cataracte une intervention
que Daviel n'a fait que perfectionner. Quatre cents ans avant Davaine et
Pasteur, Fracastor, au prix de déductions logiques, mises au service de l'in-
tuition, incriminait le role des « Seminaria contagionis » dans la responsa-
bilité des maladies infectieuses. Avant Lavoisier, Van H e l m o n t a é c r i t :
« Rien ne se perd, tout se transforme. » Le spéculum, attribué á Récamier,

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est décrit par Paul d'Egine. Boerhaave a pratiqué la thermométrie avant
Wunderlock. La contagiosité de la tuberculose, attribuée á juste titre á
Villemin et niée par Laennec, a été vue par Alexandre d'Aphrodisi, seize
siécles plus tót.

L'Histoire de la Médecine incite encoré á la modestie scientifique. T e l


dogme actuel risque d'étre repudié demain et l'erreur d'hier est bien souvent
la vérité d'aujourd'hui. Quelques exemples illustrent cette affirmation. Ainsi
e
le X I X siécle a porté de sérieux coups á cette doctrine, avec les admirables
expériences de Reilly en France et avec l'énoncé de la théorie de Selye au
Canadá.
Inversement, l'humorisme des anciens, si ridiculisé dans un temps, se
trouve singuliérement revalorisé par les découvertes de la chimie-biologie.

L'Histoire de la Médecine rend confiant. Elle montre le triomphe ineluc­


table de la vérité : Harvey a raison de Riolan, Laennec de Broussais, Pasteur
de Pouchet et de Peter. Ainsi le progrés, qui lentement s'inscrit aux pages
de l'Histoire, permet l'espoir d'un nouvel essor dans la lutte contre la
maladie et contre la mort.

L'Histoire de la Médecine contribue également á la formation genérale


des médecins.
e
Jusqu'au debut du X X siécle, tous les médecins connaissaient le grec
et le latin. La plupart étaient des humanistes et des linguistes. Actuellement,
la base culturelle des médecins s'est considérablement rétrécie. L'Histoire
de la Médecine est un des rares moyens de l'élargir un peu, et dans les
générations á venir sans doute faudra-t-il étudier cette Histoire pour juger
équitablement et sérieusement des progrés réels et de l'efficacité de la
Médecine.
En initiant les jeunes aux aventures des grands pionniers et á la genése
des grandes découvertes, l'Histoire de la Médecine leur donne des modeles
et des exemples dont le pouvoir stimulant est grand. Elle est une des bases
les plus sures de l'humanisme et de l'éthique médicale. Elle attire l'attention
des étudiants sur les aspects moraux et culturéis d'une profession de plus
en plus scientifique et technique. Elle explique pourquoi et comment un
docteur en médecine est différent d'un docteur en sciences.
Dans certains pays, c o m m e le Portugal et l'Espagne, elle est enseignée
avec la déontologie. Elle est en effet indispensable pour bien inculquer au
médecin l'antagonisme qui existe entre ses responsabilités et son pouvoir.

La fragmentation de la médecine en spécialités est devenue une néces-


sité, dont les inconvénients sont bien connus. L'Histoire de la Médecine est

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la seule discipline capable de freiner le spécialisme centrifuge, de considérer
ia Médecine dans sa totalité, et de maintenir une certaine unité de l'art
hippocratique. Pour obvier á l'étroitesse d'esprit que menace d'engendrer
une spécialisation poussée á outrance, il n'est pas de moyen plus efficace
que l'humanisation de la science par la connaissance de son passé.

II existe, en marge de l'Histoire de la Médecine, une littérature facile,


amusante, humoristique ou galante, sans aucune tendance scientifique. II
importe de l'éliminer sans regret, car elle représente la voie du plaisant et
de la facilité.

Ceci ne veut pas diré qu'il faut renoncer aux biographies et á connaitre
la vie des hommes et des médecins célebres.

Ces biographies formaient l'essentiel de l'Histoire de la Médecine clas-


sique. Mais l'histoire des modestes praticiens est aussi utile. Aussi est-ce
vers des perspectives plus austéres et plus rentables, á long terme, que doit
porter l'effort, telles que l'évolution des idees et des doctrines, l'histoire des
maladies, des techniques, des disciplines et des structures médico-chirur-
gicales.

II importe de savoir dans quel milieu social, dans quelle ambiance poli-
tique, philosophique ou religieuse, dans quel statut professionnel, dans
quelles conditions techniques et psychologiques, la Médecine a été enseignée,
pratiquée et diffusée, au cours de son évolution. Tous ces facteurs ont joué
un role déterminant dans la genése de la Médecine moderne.

L'histoire des maladies elles-mémes revét aussi un intérét réel, c o m m e


en témoignent entre autres les évolutions séculaires de la tuberculose, de
la fiévre typhoi'de, du typhus, de la syphilis, de la pneumonie, de la lépre.

Pour comprendre l'évolution accélérée et de plus en plus unitaire de


la science, des données historiques sont aussi indispensables que les cartes
á ia navigation d'un navire ou d'un avión. Elles permettent de voir se
dessiner á la lumiére de l'expérience les grandes lignes des doctrines perma­
nentes et des acquisitions durables. Enfin, elles montrent aux étudiants que
beaucoup de progrés enregistrés se trouvent souvent determines par le
développement préalable de données théoriques, en apparence inútiles et
sans intérét pratique.

Ainsi le débutant, allant du simple au complexe, et du commencement


vers la fin, se trouve dans les meilleures conditions pour acceder á l'état
actuel de la Médecine.

Dans le déclin general de la culture et de la tradition médicale, le


malaise signalé un peu partout dans la profession, l'Histoire de la Médecine
peut et doit jouer un role de conservation des connaissances, des traditions
et de la morale, des plus útiles.

69Ü
A U T O N O M T E D E L ' H I S T O I R E DE L A M E D E C I N E

Elle doit étre conservée dans son intégrité.

En effet, l'Histoire de la Médecine peut étre abordée de deux facons,


soit par le médecin qui s'intéresse á l'Histoire, soit par l'historien qui s'in-
téresse á la Médecine. Or, un excellent médecin, tout c o m m e un excellent
historien, peut étre inadéquat dans l'étude de cette discipline. L'un parce
qu'il n'a pas fait l'effort suffisant pour se soumettre aux disciplines de
l'Histoire, l'autre parce qu'il parle avec érudition d'un sujet dont il est
incapable de comprendre la substance.

L e médecin qui s'intéresse á l'Histoire est quelquefois un simple collec-


tionneur de médailles, de livres, d'autographes, ou de portraits, et il n'est
pas plus historien qu'un collectionneur d'insectes n'est entomologiste. D'au-
tres étudient le passé, seulement pour ce qu'il peut présenter d'utile. lis ne
veulent pas l'Histoire, mais seulement quelque chose de l'Histoire. L e danger
n'est pas minee. En effet, il ne saurait étre question de concevoir une His-
toire de la Médecine éclairée par la finalité du présent. L a conception évolu-
tionniste éliminant sans cesse l'erreur pour ne conserver que la vérité aboutit
á un mépris de tout ce qui ne correspond pas á la théorie du jour, c o m m e
si ce que la science actuelle nomme « erreur » n'avait pas un droit positif
á étre étudiée par l'historien, au m é m e titre que ce qu'elle tient pour la
« vérité » (Canguilhem).

De plus, pendant trop iongtemps, de grands esprits médicaux se sont


contentes de livres mediocres sur la genése de leur art. La période de
ramateurisme et de l'inauthenticité est passée. L'Histoire de la Médecine est
une science véritable demandant d'immenses connaissances. I I n'y a aucune
diflérence entre elle et une autre discipline médicale, clinique ou fundamén­
tale. C'était l'idée de Cushing. C'est aussi celle de Sarton.

L'historien qui s'intéresse á la Médecine est arrété par sa méconnaissance


de la doxologie médicale ancienne, et son ignorance de la théorie et de la
pratique actuelles. I I ne peut que difficilement comparer le passé et le
présent, surtout lorsqu'il s'agit de techniques.

Si l'Histoire de la Médecine devenait le domaine des historiens, elle


représenterait une subdivisión de l'Histoire genérale, considérant la Médecine
c o m m e un sujet intéressant, mais ne prenant aucune part á sa vie propre.
II a certes existe quelques essais d'enseignement d'Histoire de la Médecine
dans les Facultes de Lettres, mais ils n'ont été qu'épisodiques, ou portant
sur des sujets tres limites. On voit mal, pour le moment, un cours complet
d'Histoire de la Médecine fait par un non-médecin á l'usage de non-médecins.

691
L'historien de la Médecine doit étre autre chose qu'un historien s'inté-
ressant á la Médecine, ou qu'un médecin s'occupant d'Histoire. I I doit étre
apte á la fois á la recherche historique et á la recherche scientifique. II
doit rester en contact étroit et permanent avec la discipline historique et
les activités des médecins praticiens. Cette double condition constitue l'ori-
ginalité de sa spécialité. Tout en empruntant aux historiens généraux, aux
philologues et á leurs méthodes, elle n'est pas une sous-discipline, ni d'un
cóté, ni de l'autre. Elle reste une discipline médicale autonome, et justifie
l'existence de centres spéciaux d'études.

L'activité de ees centres, le crédit dont ils jouissent et les ressources


dont ils disposent apportent le démenti le plus formel á ceux qui se consti-
tuaient, en France, les adversaires inconditionnels de l'Histoire de la
Médecine.

L'Histoire de la Médecine est en fait l'Histoire de l'Humanité tout


entiére, avec ses hauts et ses bas, ses aspirations vers la vérité et ses échecs
pathétiques. Ainsi appartient-elle á l'Histoire genérale. Elle en explique, de
facón directe ou indirecte, bien des faits. Elle en éclaire bien des moments.

En effet, depuis qu'il y a des hommes, ceux-ci ont été confrontes á la


maladie et ont eu le souci de la supprimer. La naissance de la Médecine est
contemporaine de la propre genése de l'homme. L'étre vivant a éprouvé le
désir de soulager ses maux, dans le temps m é m e oü il cédait aux besoins
primordiaux d'assurer sa subsistance.

L'Histoire de la Médecine apparait done c o m m e une des nombreuses


composantes de l'Histoire des civilisations, dont elle représente un des
aspeets les moins connus, mais les plus brillants.

Aucune discipline n'offre davantage á l'érudit, ou simplement au curieux,


un champ plus vaste de recherches et d'enrichissement.
L'Histoire de la Médecine doit étre considérée dans son ensemble, et
non pas c o m m e une collection de livres, une procession de personnages, une
succession de théories vraies ou fausses, mais elle doit étre concue c o m m e
l'essence de l'Histoire culturelle.

692

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