Science Et Philosophie

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DÉBATS

SCIENCE ET PHILOSOPHIE

par

PAOLO PARRINI

Les rapports entre science et philosophie, s’ils sont étroits, ne


sont pourtant ni simples ni « pacifiques ». Ils sont au contraire
complexes et très souvent conflictuels. Parmi les divers points de
vue possibles pour analyser ces rapports (éthique et bioéthique,
ontologique, métaphysique, pédagogique, anthropologique, sociolo-
gique, psychologique, épistémologique), je choisirai celui qui m’est
le plus familier, le point de vue épistémologique. J’aborderai la
question à partir d’une distinction entre sa dimension historique et
sa dimension théorique.

1. La dimension historique.
Maintes disciplines scientifiques ont d’abord été des branches
de la philosophie avant de s’émanciper par des voies plus ou moins
longues et complexes. L’œuvre de Newton, par exemple, qui
conjointement aux apports fondamentaux de Galilée fut à l’origine
de la physique telle que nous la pratiquons aujourd’hui, porte le
titre Philosophiae naturalis principia mathematica. Après cet ou-
vrage pourtant, la physique a suivi un chemin qui l’a résolument
affranchie de la pensée spéculative. Quelque chose de semblable
s’est produit dans d’autres domaines de ce qui constituait aupara-
vant le savoir philosophique. Cela s’est produit par exemple pour la
biologie, pour les réflexions sociales qui donneront naissance à la
sociologie, pour l’étude de l’âme qui donnera naissance à la psycho-
logie (et même, dans certains cas, à la psychologie scientifique,
avec des aspects quantitatifs mathématisés).
La logique constitue un cas à part, fort intéressant. Si d’un côté,
à partir du milieu du XVIIIe siècle environ, elle a connu un proces-
sus de symbolisation qui l’a conduite à se transformer en « logique
mathématique », elle a par ailleurs maintenu un lien étroit avec
des problématiques d’ordre ontologique, gnoséologique ou déonti-
que. La logique, en somme, est devenue à certains égards l’un
parmi les nombreux domaines des mathématiques ; mais, sous
d’autres aspects, elle a conservé un statut philosophique.
Ce processus historique a parfois été illustré par une métaphore
relativement célèbre. À l’origine, disait-on, la philosophie était

Diogène n° 228, octobre-décembre 2009.


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comme un grand empire formé de différentes provinces, lesquelles


constituaient la majorité des territoires connus ; progressivement
pourtant, elle a perdu ces territoires, qui ont conquis leur indépen-
dance par rapport à l’État central pour se pourvoir d’un statut
d’autonomie. Cette métaphore, toutefois, ne saisit que l’aspect le
plus voyant d’un processus en réalité beaucoup plus complexe et
intéressant. Elle ne rend pas compte (ni ne le laisse deviner) du
fait que, même après le processus d’émancipation, des rapports
entre les deux types d’enquêtes ont continué de subsister et sont
allés dans les deux directions : des sciences vers la philosophie, et
de la philosophie vers les sciences.

2. Des sciences vers la philosophie.


Cette première direction, allant des sciences vers la philosophie,
apparaît avec une clarté particulière dans le cas le plus avancé
d’affranchissement par rapport à la philosophie : celui de la physi-
que. Dès le début, Galilée s’engage dans une recherche qui traite
non seulement de problèmes de nature expérimentale ou mathé-
matique (les « expériences sensées » et les démonstrations néces-
saires ou certaines), mais aussi des questions philosophiques au
sens large, comme par exemple : que faut-il étudier, comment étu-
dier ce quelque chose et comment en parler ? Chez lui, les modes de
description verbale, les principes de la méthode et les convictions
ontologiques sur la nature de l’objet d’enquête se mêlent à des
questions scientifiques au sens strict. Et Newton, dans ses Princi-
pia mathematica, aborde, à côté de thèmes physiques et mathéma-
tiques, des problèmes de méthode et de « métaphysique », tel celui
de savoir si l’espace et le temps possèdent un caractère absolu ou
bien relatif et relationnel. Au cours des siècles qui ont suivi, cette
composante « philosophique » de la discipline deviendra de plus en
plus marquée, de sorte que l’on devra constater, à un certain point,
que la physique non seulement s’était « accaparée » nombre de
thèmes appartenant à la tradition philosophique, mais qu’elle avait
même contraint cette dernière à modifier quelques-uns de ses pré-
supposés de fond.
Que l’on songe, par exemple, à ce qui s’est produit avec la rela-
tivité et la mécanique quantique. L’une et l’autre ont produit un
éclatement du cadre philosophique précédant, et ceci à partir d’une
double perspective. Tout d’abord elles ont abordé « en toute indé-
pendance » des questions spéculatives fondamentales comme la
nature de l’espace et du temps, la structure causale du monde ou
encore les hypothèses sur les origines et le devenir de l’univers. En
second lieu, en contestant la validité absolue, a priori, de domaines
entiers du savoir traditionnel (la géométrie euclidienne, le déter-
minisme causal, certains principes de la logique classique), elles
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ont provoqué la crise de théories philosophiques d’une importance


considérable, à commencer par la conception kantienne des juge-
ments synthétiques a priori. Sans parler des résultats de
l’éthologie, qui ont conduit Konrad Lorenz à élaborer une théorie
biologique de l’a priori différente de celle de Kant.
C’est la raison pour laquelle, au cours des premières décennies
du XXe siècle, Adolf Harnack, à ceux qui se plaignaient de l’absence,
à notre époque, de grands philosophes, répondait qu’un tel regret
n’avait pas lieu d’être. De grands philosophes, en fait, il y en avait
encore ; mais il ne fallait plus les chercher dans les facultés de Phi-
losophie, plutôt dans les départements de Physique, et ils répon-
daient aux noms de Einstein, Planck, Heisenberg… (Schilpp 1951 :
99). Ce qui revenait à dire que, au cours des derniers siècles, la
philosophie non seulement avait perdu quelques-unes de ses pro-
vinces parmi les plus importantes, mais que, de plusieurs points de
vue, elle avait carrément été « remplacée » par celles de ses an-
ciennes provinces qui s’étaient le mieux développées. Les progrès
des sciences naturelles avaient été d’une portée telle qu’une re-
cherche spéculative digne de ce nom ne pouvait en aucune manière
faire abstraction de leurs conquêtes.
Les empiristes logiques – depuis toujours particulièrement sen-
sibles aux rapports avec les sciences – finiront par prôner puis par
tenter de bâtir une philosophie « édifiée » sur les résultats des
sciences particulières. Reprenant et approfondissant une thèse de
Helmholtz, Moritz Schlick ira même jusqu’à dire, dans l’Allgemeine
Erkenntnislehre (1918, 19252), que la philosophie naît lorsque le
discours scientifique est conduit à ses extrêmes conséquences, et
que le savant lui-même est en mesure de procéder dans le sens de
cette radicalité lorsqu’il en arrive au point de toucher aux fonde-
ments ultimes de sa discipline (Schlick 1925 : 3 s.). C’est ce qui est
arrivé, par exemple, à Einstein, alors qu’il élaborait sa théorie de
la relativité. Si l’on peut parler, en ce qui le concerne, d’un « savant
philosophe », ce n’est pas, ou pas uniquement parce qu’il aimait
« philosophailler » sur la science, mais parce qu’il « philoso-
phaillait » pendant qu’il faisait de la science et précisément pour la
faire ! Ce n’est pas pour rien qu’en 1921, discutant de la significa-
tion philosophique de la théorie de la relativité, un autre (futur)
empiriste logique, Hans Reichenbach (1921 : 351), dira que son but
et celui de penseurs proches de lui comme Schlick n’était pas
d’« incorporer la théorie dans quelque système philosophique que
ce soit », mais plutôt « d’en formuler les conséquences philosophi-
ques indépendamment de tout point de vue et de les intégrer com-
me une contribution durable à la connaissance philosophique ».

3. De la philosophie vers la science.


Sur le plan historique, l’évolution ne s’est pourtant pas faite au
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seul et unique avantage des sciences. Même au cours des derniers


siècles, la pensée philosophique a continué à exercer une influence
profonde sur les développements scientifiques. Tout d’abord,
l’attitude critique qui lui est propre a été un ingrédient fondamen-
tal de quelques-unes des étapes cruciales de transformation et
d’avancement de l’entreprise scientifique. De ce point de vue, les
exemples sont innombrables et méritent que l’on s’y attarde.
La genèse et les développements de la théorie de la relativité
constituent, encore une fois, le cas le plus intéressant. Einstein a
du reste déclaré plusieurs fois qu’il n’aurait jamais pu aboutir à ses
idées « révolutionnaires » sur l’espace et le temps (avec tout ce qui
a pu s’ensuivre sur le plan philosophique) à défaut d’une analyse
empirico-opérationnelle de la notion de simultanéité à distance
« modelée » pour ainsi dire sur la critique humienne de la causalité
et de l’induction, ou sur celle des concepts de temps, d’espace et de
mouvement absolus que l’on doit à Mach. Sur cette analyse s’est
ensuite greffée l’influence d’une autre composante philosophique et
épistémologique, qui a joue un rôle central dans son discours : à
savoir, l’option conventionnaliste de Poincaré (et par certains côtés
de Duhem), qui l’a guidé à la fois dans la formulation de la théorie
restreinte de la relativité et dans la discussion des rapports entre
géométrie et expérience qui est au cœur de la relativité générale
(Schilpp 1951 : 12-13, 20-21, 678 s.). Il faut noter par ailleurs
qu’aussi bien l’attitude critique et opérationnelle que le conven-
tionnalisme – qui d’ailleurs, comme on le verra, n’épuisent pas la
dimension philosophique du travail scientifique d’Einstein –aussi
les premiers pas de la mécanique quantique. Ils auront une inci-
dence décisive – conjointement à l’idée que c’est la théorie qui dé-
termine ce qui peut être observé – sur le parcours qui conduit Hei-
senberg à formuler le principe d’indétermination.
On peut citer un autre exemple important, situé dans l’Italie du
XXe siècle. À partir des années 30, le mathématicien Bruno de Fi-
netti a élaboré une conception de la probabilité de type subjectivis-
te. D’abord reçue de manière assez tiède, elle est devenue au fil des
décennies l’une des plus importantes théories de référence dans le
débat international actuel, à tel point que les papiers de de Finetti
ont été acquis par l’université de Pittsburgh et rangés dans les
Archives of Scientific Philosophy, à côté de ceux de nombreux au-
tres représentants de ladite « philosophie scientifique » du siècle
dernier (Ramsey, Carnap, Reichenbach, Hempel, Feigl, Salmon).
La théorie de Bruno de Finetti repose sur deux types de nou-
veautés conceptuelles. Certaines sont de nature mathématique et
se rattachent à des théorèmes importants tel celui de Bayes,
d’autres sont de nature philosophique. Pour aboutir à sa conception
de la probabilité comme degré de confiance subjective dans le fait
que certains événements se produiront, de Finetti fait appel à des
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idées héritées des philosophes pragmatistes Giovanni Vailati et


Mario Calderoni :
la définition valide d’une grandeur dotée de sens (du point de vue
méthodologique, pragmatiste, rigoureux) […] ne se construit pas sur
des périphrases plus ou moins vaines et alambiquées, mais doit être
opérationnelle, c’est-à-dire fondée sur l’indication des expériences –
fussent-elles conceptuelles – à réaliser pour la mesurer. (de Finetti
1989 : 172 s.)
Le degré de confiance subjective grâce auquel de Finetti carac-
térise la probabilité est en effet quantifiable numériquement par
une référence au risque que l’on est prêt à courir en acceptant ou
en n’acceptant pas un pari (ou une série de paris combinés) pris
dans le respect des conditions logiques de cohérence (indispensa-
bles afin d’éviter les « paris hollandais », qui aboutiraient assuré-
ment à une perte pour celui qui les accepte).
La philosophie a également influé sur le développement des
contenus de la pensée scientifique. Les exemples que nous pour-
rions citer sont, ici encore, multiples. Le plus remarquable est
peut-être celui de la naissance des géométries non euclidiennes.
Comme on le sait, la construction de systèmes géométriques de ce
type a été l’une des principales raisons de la crise qui a frappé les
conceptions philosophiques traditionnelles, fondées sur l’évidence
intuitive de quelques vérités logiques et mathématiques, donc sur
leur validité universelle et nécessaire (que l’on songe à la concep-
tion kantienne des mathématiques comme ensemble de jugements
synthétiques a priori). Ce qui est moins connu, c’est que l’un de
ceux qui ont le plus contribué à construire les géométries non eu-
clidiennes et à leur donner une organisation mathématique rigou-
reuse, Bernhard Riemann, a travaillé sous l’influence non seule-
ment de la théorie des surfaces courbes de son maître Gauss, le
« prince des mathématiques », mais aussi du philosophe Herbart.
Si l’on ouvre l’œuvre fondamentale de Riemann, Sur les hypo-
thèses qui sont à la base de la géométrie, on peut constater que les
premières pages sont consacrées à la distinction entre variété dis-
crète et variété continue. Aux variétés continues appartiennent
l’espace et le temps : mais cet espace et ce temps ne sont plus
conçus, sur le mode kantien, comme des intuitions, ou plus préci-
sément comme des intuitions formelles pures a priori, mais plutôt
comme des concepts sur le mode défendu par Herbart contre Kant.
En particulier, l’espace devient un concept sous lequel se rangent
une multiplicité d’espaces possibles (euclidiens ou non euclidiens).
C’est précisément sur la base d’un tel changement de perspective
philosophique que Riemann réussit à traiter le problème général
des grandeurs continues et qu’il conçoit la possibilité d’une multi-
plicité infinie d’espaces, au sein de laquelle l’espace euclidien n’est
plus qu’un cas particulier (même s’il est le plus significatif).
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Le développement de ces doctrines mathématiques a constitué


un élément essentiel permettant de passer de la physique newto-
nienne à la théorie de la relativité générale. Aujourd’hui, environ
un siècle après l’apparition des idées relativistes, le débat autour
du problème de la connaissance a priori et de la nature de l’espace-
temps reste aussi vif en philosophie que dans les sciences. S’y af-
frontent des options théoriques diverses allant de l’absolutisme au
relationnisme, du réalisme au relativisme, du conventionnalisme à
l’objectivisme, ou de l’apriorisme à l’empirisme.
On pourrait tenir un discours analogue à propos du débat
concernant l’interprétation de la mécanique quantique, où le re-
cours à des logiques non classiques et les controverses sur la natu-
re de la logique, en particulier sur la sémantique des mondes pos-
sibles, jouent un rôle important. Récemment, un nouveau front
s’est ouvert : celui de la valeur objective des théories dans lesquel-
les on fait usage des notions de symétrie et d’invariance, qui sont
ancrées dans certains aspects des théories physiques les plus ré-
centes, mais aussi dans les thèses philosophiques élaborées dans la
première moitié du XXe siècle par Ernst Cassirer et par d’autres
auteurs. Comme on peut le voir, le travail d’analyse et d’approfon-
dissement est à chaque fois partagé – certes, selon des modalités
ou pour des finalités différentes – par les spécialistes venus de
différents domaines disciplinaires.
Un troisième exemple permet d’illustrer le rôle actif de la re-
cherche philosophique dans ses rapports aux sciences. Il a été re-
présenté, dans les dernières décennies, par le problème du réduc-
tionnisme. On entend parfois des déclarations de ce genre : « les
états mentaux sont réductibles à des états cérébraux » ; ou encore :
« les affirmations de la biologie sont réductibles à celles de la chi-
mie et ces dernières, à leur tour, le sont à celles de la physique ».
Or ces thèses ne se limitent pas à renvoyer à des connaissances
empirico-factuelles qui appartiennent aux disciplines à réduire ou
réductrices (c’est-à-dire à la psychologie, aux neurosciences, à la
biologie, à la chimie ou à la physique). Elles posent aussi le pro-
blème de la notion générale de réduction. Que doit-on comprendre
par réduction d’une discipline à une autre, d’un domaine de
connaissance à un autre ? Doit-on parler de réductionnisme épis-
témologique, de réductionnisme ontologique ou bien des deux ?
Quels outils entrent en jeu dans un travail de réduction ? Ces
questions ne sont pas de nature uniquement scientifique ; elles
sont aussi d’ordre et d’intérêt philosophique. Souvent d’ailleurs la
philosophie est en mesure de les affronter en ne faisant appel qu’à
des outils conceptuels de nature logique. C’est en effet dans la logi-
que, telle qu’elle s’est développée à présent, que nous trouvons des
instruments formels et très raffinés permettant d’analyser les rela-
tions interthéoriques et d’élaborer une théorie de la réduction.
120 PAOLO PARRINI

Et plus encore. La logique peut également servir à établir les


rapports reliant des théories qui se succèdent chronologiquement
et qui portent sur ce qui semble être un même domaine de phéno-
mènes. Pendant longtemps fut accepté sur un mode plus ou moins
pacifique que la succession de théories comme la physique aristoté-
licienne, la physique galiléo-newtonienne et la physique relativiste
devait être considérée comme un passage de structurations concep-
tuelles plus spécifiques vers d’autres d’ordre plus général. Les
théories qui précèdent auraient donc été pour ainsi dire conservées
ou englobées dans celles qui suivent comme des cas particuliers :
elles resteraient valides sur la base de conditions plus restrictives,
donc pour des domaines plus limités de phénomènes. Dans une
telle perspective, par exemple, la théorie de la relativité restreinte
dépasse bien la physique classique, mais garantit en même temps
la validité de cette dernière pour des vitesses relativement basses
par rapport à la vitesse de la lumière.
Certains épistémologues et historiens des sciences ont toutefois
considéré « simpliste » cette manière de concevoir les mutations
scientifiques. À la place, ils ont avancé la fameuse thèse de
l’incommensurabilité, selon laquelle les théories de vaste portée
comme celles citées plus haut doivent être considérées non pas
comme des conceptions « englobables » les unes dans les autres,
mais comme des constructions intellectuelles impliquant une ma-
nière différente de constituer la réalité. Thomas Kuhn (2008, ch.
10) est allé jusqu’à affirmer que lorsqu’une révolution scientifique
se produit et que les paradigmes changent, c’est le monde lui-même
qui est en train de se transformer avec eux. Or une manière
d’éviter des conclusions aussi draconiennes et extrêmes (et avec
elles les problèmes qui se posent à l’objectivité et à la validité des
affirmations scientifiques !) consiste justement à mettre au point
des modèles logico-formels permettant de clarifier les relations
possibles entre les différentes théories.
Il est presque superflu d’ajouter que les discussions que j’ai ci-
tées jusque-là, y compris les débats en philosophie de l’esprit et en
neurosciences sur la validité des thèses réductionnistes et élimina-
tivistes, peuvent difficilement faire abstraction du problème philo-
sophique de la nature de la connaissance, de ce que nous pouvons
connaître et comment.

4. La dimension théorique.
Nous voilà ainsi entrés dans le vif du sujet concernant l’autre
manière de concevoir la relation entre science et philosophie : le
point de vue théorique. Nous ne pourrons pas à ce propos éviter la
fameuse sentence d’Einstein selon laquelle « le rapport réciproque
entre épistémologie et science est très important. Elles dépendent
SCIENCE ET PHILOSOPHIE 121

l’une de l’autre. L’épistémologie sans contact avec la science de-


vient un cadre vide. La science sans épistémologie – pour autant
que cela soit concevable – est primitive et informe » (Schilpp 1951 :
683 s.).
Ces mots d’Einstein expriment de façon admirable le fait sui-
vant : les marques historiques du rapport entre science et philoso-
phie, dont j’ai parlé jusqu’ici, ne font que dégager des caractéristi-
ques « structurelles » de ce rapport, du moins dans la forme que
celui-ci a pris jusque-là. Il semble qu’une valeur philosophique soit
inhérente ou intrinsèque à la nature de nombreux résultats scienti-
fiques, de sorte que ces résultats deviennent un facteur d’impulsion
important pour les travaux philosophiques. D’autre part, du fait
même que les sciences s’autonomisent et occupent des espaces jadis
d’exclusive compétence philosophique, elles continuent à se nourrir
de différentes manières de la discipline « détrônée ».
Il me paraît tout à fait significatif, par exemple, que les deux
chercheurs italiens à qui nous devons la découverte des neurones
miroirs (grâce à laquelle nous pouvons mieux comprendre les phé-
nomènes d’intersubjectivité) aient déclaré à plusieurs reprises
avoir été malgré eux « entraînés » vers le champ de la philosophie.
Ou bien que l’étude de la structure des mutations scientifiques
plus radicales (celles que l’on qualifie souvent de « révolution-
naires ») ait permis de montrer que ces mutations conduisaient à
remettre en question, à dépasser et finalement à remplacer les
présupposés philosophiques du paradigme remplacé – parfois qua-
lifiés de « métaphysiques ». Rappelons qu’un philosophe du rang de
Martin Heidegger, pour qui « la science ne pense pas », s’est néan-
moins montré conscient de ce fait (Parrini 2008). En somme,
contrairement à ce qui a été parfois suggéré, la philosophie ne se
trouve pas seulement dans les « plis » du discours scientifique ; elle
peut également être présente dans les volets constitutifs des théo-
ries scientifiques et dans leurs implications.

5. Les tensions entre science et philosophie.


C’est précisément là, néanmoins, que se manifestent les ten-
sions les plus aigües entre les deux domaines. On les ressent avec
une acuité particulière dans ces pays qui, comme l’Italie, ne peu-
vent pas arborer une solide tradition épistémologique. Les obsta-
cles qui rendent l’entente et l’interaction difficiles sont relative-
ment nombreux. Je me limiterai à en indiquer deux, qui me pa-
raissent particulièrement significatifs.
Certaines difficultés sont d’ordre pour ainsi dire socioculturel.
Maints savants, en effet, jugent la philosophie sans la connaître
suffisamment, tandis que, inversement, nombre de philosophes ont
la triste habitude de parler des sciences (ressenties le plus souvent
122 PAOLO PARRINI

comme des ennemies) en termes excessivement généraux, imprécis


et parfois même caricaturaux. Trop peu, en Italie surtout, parmi
ceux qui travaillent dans le domaine philosophique se souviennent
des vers de Giacomo Noventa : « Un poète sait transformer la nuit
en jour, / Un philosophe non… » – et ce, même lorsqu’ils pénètrent
dans les territoires de la logique, de la physique ou des neuroscien-
ces. Cela produit toute sorte de résultats déplorables, alors que
dans le passé les philosophes ont contribué à lever des obstacles
qui auraient, sinon empêché du moins retardé l’élaboration d’une
théorie scientifique. Que l’on songe par exemple au poids qu’a eu
dans les années 20 le jeune philosophe de la physique Hans Rei-
chenbach (2006) pour plaider la cause de la théorie de la relativité
avec de brillantes interventions aujourd’hui compilées dans le vo-
lume Defending Einstein.
Nous en arrivons ainsi à un problème de fond. On n’a pas suffi-
samment conscience d’un fait en réalité fort simple : à savoir, que
les savants et les philosophes, même lorsqu’ils ont quelque chose,
voire beaucoup en commun, fonctionnent malgré tout selon des
méthodologies et des intérêts qui leur sont propres et qui diffèrent
sensiblement les uns des autres. Pour un philosophe, ce qui compte
c’est surtout l’analyse des concepts et la recherche de perspectives
« totalisantes ». Considérons une doctrine logique telle que la théo-
rie des descriptions définies de Bertrand Russell. Il serait impossi-
ble d’en comprendre la genèse et les développements sans tenir
compte des problèmes philosophiques qui hantaient son auteur
pendant les années où il rédigeait les Principles of Mathematics. Il
sera de même difficile de comprendre l’orientation de Russell vers
une certaine solution plutôt que vers d’autres (et son effort
d’attribuer une valeur de vérité à des énoncés contenant des syn-
tagmes nominaux qui ne désignent pas, contrairement aux solu-
tions de Frege et Hilbert) si l’on fait abstraction de sa volonté typi-
quement philosophique d’éliminer, ou du moins de limiter les com-
promis platoniciens des discours mathématiques et des discours
courants.
Pour un savant, ce qui compte le plus ce sont les « progrès » de
sa discipline. Un mathématicien mettra au cœur de ses préoccupa-
tions le développement des mathématiques, sans se soucier
d’éventuelles charges ontologiques abstraites, ni des contradictions
logiques qui pourraient dériver d’un excès de platonisme (au moins
dans la mesure où ces contradictions n’entravent pas son travail).
Dans le cas d’un spécialiste de telle ou telle science empirique, ce
qui comptera le plus pour lui ce seront les données de l’expérience,
les preuves logiquement et mathématiquement fondées, l’examen
attentif de conjectures bien délimitées ou délimitables. De plus, il
cherchera toujours à élaborer des solutions qui ne l’obligent pas à
faire appel à des conjectures et hypothèses dépassant les éléments
SCIENCE ET PHILOSOPHIE 123

de fait alors disponibles. Hypotheses non fingo, disait Newton, mê-


me si, des hypothèses, il en faisait lui aussi, et qui plus est fort
astreignantes, comme le révéleront par la suite les analyses épis-
témologiques de Mach, Poincaré, Duhem et d’une certaine manière
même d’Einstein.
On peut trouver un autre exemple significatif de cette (relative)
hétérogénéité d’intérêts dans le dualisme entre image scientifique
et image manifeste du monde, un dualisme souligné, dans les cin-
quante dernières années, surtout par Wilfrid Sellars. L’astronome
Arthur Eddington, au début d’un ouvrage devenu célèbre, avait
déclaré que, pour écrire son essai, il s’était assis devant ses deux
tables de travail : celle que Sellars appellera par la suite l’image
manifeste, constituée de morceaux de bois dotés de certaines pro-
priétés visibles et reliés entre eux selon une structure précise ; et
la table de l’image scientifique qui, comme l’enseigne la microphy-
sique, n’est qu’un faisceau d’électrons obéissant à certaines lois.
Contrairement aux savantes, qui en général n’ont pas de raisons
particulières pour s’occuper d’un tel dualisme, il est essentiel pour
un philosophe de comprendre, mettons, si nous devons nous rési-
gner à l’accepter comme inévitable, ou bien s’il y a manière
d’affirmer que, malgré la différence entre les deux types d’images,
cet objet devant lequel on s’assied c’est une seule et même table.
Pour aller plus loin dans ce raisonnement, nous pourrons à
nouveau faire appel à Einstein, et en particulier au célèbre passage
où celui-ci évoque son « opportunisme méthodologique », qui distin-
gue à ses yeux le savant du philosophe. Dans le même texte où se
trouve la formule que nous avons évoquée, selon laquelle une
science sans épistémologie serait primitive et informe, et une épis-
témologie non fécondée par le contact avec la science serait vide –
Einstein ajoute aussitôt :
Mais dès que l’épistémologue, dans sa recherche d’un système clair,
réussit à se frayer une voie vers celui-ci, il tend à interpréter le contenu
de pensée de la science selon son système, et à rejeter tout ce qui ne s’y
adapte pas. Le savant, en revanche, ne pourra pousser jusqu’à ce point
son exigence d’organisation épistémologique. Il accepte avec reconnais-
sance l’analyse conceptuelle épistémologique ; mais les conditions ex-
ternes, qui pour lui sont données par les faits de l’expérience, ne lui
permettent pas d’accepter, pour construire son monde conceptuel, des
conditions trop restrictives et fondées sur l’autorité d’un système épis-
témologique. Il est donc inévitable qu’il apparaisse à l’épistémologue
systématisant comme une sorte d’opportuniste sans scrupules : qu’il lui
apparaisse comme un réaliste, puisqu’il cherche à décrire le monde in-
dépendamment des actes de la perception ; comme un idéaliste, parce
qu’il considère les concepts et les théories comme de libres inventions
de l’esprit humain (non déductibles logiquement du fait empirique) ;
comme un positiviste, puisqu’il estime que ses concepts et ses théories
sont justifiés uniquement dans la mesure où ils fournissent une repré-
124 PAOLO PARRINI

sentation logique des relations entre les expériences sensibles. Il pour-


ra le croire un platonicien ou un pythagoricien dans la mesure où il
considère le critère de la simplicité logique comme un instrument in-
dispensable et efficace pour sa recherche. (Schilpp 1951 : 684.)
Je trouve qu’il y a beaucoup de vrai dans ces quelques lignes.
Lorsque l’on s’aventure dans des problématiques qui sont du res-
sort aussi bien de la science que de la philosophie, il faudrait vrai-
ment prendre garde à ne pas partir du mauvais pied. Pour com-
mencer, les philosophes devraient éviter d’évaluer le travail scien-
tifique à partir de leurs exigences – pourtant légitimes – de systé-
maticité et d’exhaustivité. S’ils continuent à le faire, ils rendront
un mauvais service aux deux disciplines. La philosophie courra
constamment le risque de se voir démentie de manière cinglante
par la science ; quant à la science, elle se verra jugée selon des exi-
gences de type normatif qui, prises au sérieux, ne pourront que se
traduire par l’imposition de limites absurdes aux tendances de la
recherche scientifique.
D’autre part, il est tout aussi important que les savants évitent
de ne reconnaître une légitimité aux réflexions de la philosophie
sur la science que dans la mesure où ces réflexions portent la phi-
losophie à s’occuper de problèmes scientifiques spécifiques, avec
l’intention de contribuer à leur solution. Ils devraient être capables
d’accepter que la philosophie a des buts de clarification et de re-
construction qui lui sont propres. Il est bien évident, par exemple,
qu’un savant, pour accomplir son travail, n’aura pas besoin de
s’interroger au préalable sur les conditions de possibilité de la
connaissance, et encore moins d’élaborer une argumentation cir-
constanciée contre le scepticisme. Mais il serait navrant d’en dé-
duire (comme le font certains savants, et aussi – hélas ! – certains
philosophes) que le problème du scepticisme est dénué de tout fon-
dement, et que traiter de cette question ne saurait apporter aucune
contribution utile au développement des connaissances. En propo-
sant une réponse ou en proposant une meilleure formulation de la
position sceptique, les philosophes peuvent élaborer des idées sus-
ceptibles d’intéresser même les savants. Ce n’est pas une question
qui peut être décidée a priori. D’ailleurs, n’est-ce pas le physicien
Einstein qui a reconnu – comme nous l’avons vu – avoir subi
l’influence de l’analyse humienne de la causalité et de ce
« scepticisme incorruptible » grâce auquel Mach avait conduit son
analyse historico-critique de la mécanique ?
On pourrait ajouter que la méfiance du savant envers l’exigence
de systématicité qui caractérise une bonne partie du travail philo-
sophique émane parfois de la volonté de garder les « mains libres »
pour aborder des questions scientifiques épineuses. Lorsqu’il théo-
risait son « opportunisme méthodologique », Einstein pensait sur-
tout aux controverses auxquelles les philosophes restaient accro-
SCIENCE ET PHILOSOPHIE 125

chés. Mais on pourrait observer – avec un soupçon de malice – que


cet opportunisme lui était fort utile dans la bataille qu’il livrait
alors en faveur du réalisme et du déterminisme causal (« Dieu ne
joue pas aux dés ») contre l’interprétation de la mécanique quanti-
que donnée par l’école de Copenhague. Des représentants de cette
école tels Bohr et Heisenberg n’avaient pas hésité à faire appel eux
aussi, pour soutenir leur antiréalisme et leur indéterminisme, à
l’élément opérationnaliste présent dans la théorie de la relativité
restreinte. Et cela bien qu’ils aient ensuite modéré cet opérationna-
lisme grâce à une bonne dose de rationalisme, déclarant (conti-
nuant ainsi à suivre d’autres préceptes einsteiniens) que c’était la
théorie qui déterminait ce qui pouvait être observé. Einstein, dans
le but de faire front aux positions de Copenhague, avait déclaré –
« opportunément », en effet – qu’un beau jeu ne pouvait pas être
répété, c’est-à-dire « joué » plus d’une fois ; ce qui signifiait aussi
qu’il refusait de se laisser clouer, pour un souci de cohérence et de
systématicité, à une position méthodologique assumée une fois
pour toutes – l’opérationnalisme. Des germes de l’anarchisme mé-
thodologique de Paul K. Feyerabend se trouvent déjà clairement
présents dans l’« opportunisme » einsteinien.

6. Aires d’intersection entre science et philosophie.


S’il on admet donc, tout à fait légitimement, que les comporte-
ments et intérêts de fond des savants et des philosophes sont diffé-
rents, on peut formuler quelques observations sur les aires
d’intersection thématique entre la philosophie et les différentes
sciences. Pour me limiter aux aspects les plus généraux, je dirais
qu’il existe essentiellement deux « zones » où le travail d’éluci-
dation analytique et de reconstruction (plus ou moins) systémati-
que de l’épistémologie et de la philosophie en général rejoint, de
façon (plus ou moins) directe, le travail de recherche scientifique.
Clarification épistémologique et concepts du discours scientifi-
que. – Le premier terrain de rencontre est formé par toutes les
thématiques qui entrent dans le champ de la philosophie des scien-
ces. Ces thématiques, bien sûr, ne sont pas d’un intérêt immédiat
pour le savant. À l’instar du philosophe des sciences, il s’intéresse
aux explications scientifiques, aux lois de la nature et aux théo-
ries ; mais il ne fait aucun doute que l’intérêt premier du scientifi-
que est d’arriver à formuler ces lois et découvrir des liens nomolo-
giques entre les phénomènes ; celui du philosophe des sciences, en
revanche, consiste à clarifier ce que l’on doit entendre par explica-
tion scientifique, par loi de la nature et par théorie, en cherchant
éventuellement à indiquer (ce qui est propre à la philosophie) les
possibles différences entre une construction théorique de type
scientifique et une conception de nature métaphysique.
126 PAOLO PARRINI

Un terrain très délicat de convergence thématique est représen-


té par l’étude épistémologique et l’éventuelle formulation de critè-
res concernant la confirmation inductive et la valeur probatoire des
expériences. Il s’agit d’un domaine sensible parce que l’analyse
menée par la philosophie des sciences peut parvenir à remettre en
question les gages de scientificité d’une théorie (que l’on songe au
cas très épineux de la psychanalyse) ou les modalités selon lesquel-
les une expérience scientifique a été menée. La discussion, par
exemple, sur la valeur probatoire des expériences de Benjamin
Libet, est éclairante. Libet, en étudiant le rapport entre expérience
consciente et activation de certaines zones cérébrales, est parvenu
à des résultats qui impliqueraient, pour certains, au moins une
limitation du rôle traditionnellement assigné au libre arbitre.
La philosophie peut s’occuper de concepts qui interviennent
aussi bien dans le discours philosophique que dans le discours
scientifique. En ce moment par exemple, la philosophie de l’esprit
s’accompagne à la recherche scientifique dans l’effort de compren-
dre des phénomènes complexes comme la nature de la conscience
et des états mentaux, donc de répondre à des problèmes fort an-
ciens telle que l’opposition entre matérialisme et spiritualisme,
entre dualisme et monisme (existence de deux entités substantiel-
les autonomes, l’esprit et le corps, ou existence d’une seule des
deux ?), entre déterminisme et liberté du vouloir, entre réduction-
nisme et antiréductionnisme (réductibilité des états de conscience
à des états cérébraux ou impossibilité d’éliminer les états subjectifs
ou qualia ?).
Tous ces travaux impliquent un renvoi non simplement aux
faits, aux découvertes, aux hypothèses et aux théories scientifi-
ques, mais aussi à la clarification, construction et reconstruction de
quelques notions clé de la philosophie. Prenons par exemple la
thèse de l’identité entre états subjectifs et états cérébraux. Si l’on
entend soutenir cette thèse, on ne devra pas seulement posséder
des connaissances empirico-factuelles montrant que la vérification
d’un état de conscience (par exemple la douleur, ou la sensation du
rouge) s’accompagne d’une activation, selon certaines modalités, de
terminaisons nerveuses ou zones cérébrales bien précises ; il fau-
dra en outre savoir comment doit être compris le concept d’identité
dans l’affirmation générale (et par certains côtés générique) que les
états de conscience sont identiques aux états cérébraux. S’agit-il
d’une identité d’occurrence (token) ou d’une identité de type (type) ?
D’une identité nécessaire ou d’une moins contraignante coextensi-
vité empiriquement vérifiable ? En d’autres termes, en soutenant
cette identité, voulons-nous affirmer que les états subjectifs sont
essentiellement des états cérébraux, quel que soit le sens à donner
réellement à ces termes, ou bien seulement qu’à un certain état de
conscience correspond, comme un donné de fait empirique, un état
SCIENCE ET PHILOSOPHIE 127

cérébral ? Et dans ce dernier cas, la coextensivité que nous soute-


nons est-elle une coextensivité « condensable » en une généralisa-
tion empirique ou bien une coextensivité qui découle d’une théorie
complexe de la vie mentale et cérébrale ? Remarquons, à propos de
cette dernière possibilité, que l’on peut trouver un précédent inté-
ressant dans la physique : l’équivalence empirique entre masse
pesante et masse inerte. Cette équivalence peut en effet, avec
l’avènement de la théorie de la relativité générale, être déduite des
principes étant au fondement de la théorie elle-même.
Le concept de simultanéité à distance dans la théorie de la rela-
tivité restreinte constitue un autre cas remarquable. J’ai déjà dit
que dans ses mémoires de 1905 Einstein, partant d’une analyse
opérationnelle, avait établi la nécessité d’introduire quelques défi-
nitions et conventions. Ainsi, l’un des principaux arguments débat-
tus ensuite par les scientifiques et les philosophes (les noms
d’Eddington et de Reichenbach suffiront) est le suivant : dans la
relativité restreinte et dans la relativité générale, un élément de
type conventionnel est-il présent à côté de l’élément empirique ?
Dans le cas de la relativité restreinte, la discussion avait pour ob-
jectif d’évaluer la pertinence de l’hypothèse einsteinienne établis-
sant la simultanéité entre événements spatialement distants –
l’hypothèse que sous certaines conditions physiques les temps
d’aller et de retour d’un signal lumineux sont égaux ou, symboli-
quement, que ε est égal à ½, selon la formule adoptée. Ce que l’on
a tenté de clarifier à travers ce débat, c’est la question de savoir si,
dans cette théorie particulière, il y a place ou non pour des hypo-
thèses différentes de l’hypothèse standard adoptée par Einstein et
€ venons de rappeler ( ε = 1 2 ) ? En 1977, le philosophe de la
que nous
physique David Malament, élève d’un autre épistémologue impor-
tant, Howard Stein, a démontré que dans la théorie il n’y aurait
place que pour une seule relation de simultanéité, en d’autres ter-

mes pour la seule hypothèse standard. En 1999, le résultat de Ma-
lament a été contesté par Sahotra Sarkar et John Stachel. Repre-
nant et développant une suggestion d’Einstein lui-même, ceux-ci
ont montré que le théorème de Malament « comporte une hypothè-
se physique non garantie » et qu’une fois ôtée celle-ci, différentes
relations de simultanéité seraient possibles même à l’intérieur de
la relativité restreinte, de manière à rendre possible, d’après eux,
tout un éventail de choix conventionnels (Malament 1977, Sarkar
et Stachel 1999, Parrini sous presse).

7. Analyse philosophique et travail scientifique.


Le problème du spécialisme.
Le débat autour du théorème de Malament et des problèmes
plus vastes que celui-ci soulève n’est pas clos, mais il me semble
128 PAOLO PARRINI

que l’on peut d’ores et déjà en tirer trois conclusions importantes


sur les rapports entre philosophie et science.
La première est la suivante : en partant d’une préoccupation ty-
piquement philosophique comme celle du degré de convention pré-
sent ou non dans une théorie scientifique, il est possible de clarifier
la structure interne de cette théorie et repérer les présupposés plus
généraux et abstraits sur lesquelles elle repose. De tels présuppo-
sés, souvent, sont donnés comme évidents et ne sont pas probléma-
tisés. Le fait de les porter au jour, en revanche, peut revêtir un
intérêt considérable pour le développement scientifique. Parfois, en
effet, l’explicitation des présupposés « tacites » d’une théorie de
référence, accompagnée par une réflexion critique sur ceux-ci,
conduit – avec ou sans l’émergence de nouvelles données de
l’expérience – à élaborer des théories nouvelles dotées d’une adé-
quation et d’une portée empirique supérieures.
La deuxième conclusion concerne les possibles avantages pour
la philosophie. La question du degré de conventionalité de certains
principes scientifiques est étroitement liée à des problèmes tels que
la valeur cognitive des théories scientifiques et donc de ce que peut
être le rapport entre nos représentations théoriques et la réalité
(problème du réalisme). Toutes ces thématiques sont à leur tour
liées à ce que l’on a appelé la sous-détermination empirique des
théories, c’est-à-dire à l’idée que l’acceptation d’une théorie scienti-
fique n’est pas déterminée de manière univoque par les données de
l’expérience, mais dépend aussi d’options de nature conventionnel-
le. Le débat qui, à partir des premières discussions sur la relativi-
té, a conduit au théorème de Malament et s’est poursuivi ensuite,
montre clairement que la controverse traditionnelle sur la valeur
objective de la connaissance peut sortir de la généralisation et de
l’approximation qui la caractérisaient depuis longtemps, pour être
solidement rattachés aux problèmes concrets de philosophie de la
physique. Des problèmes qui peuvent être traités avec la même
rigueur logique, mathématique et factuelle que l’on utilise pour
dans le traitement des questions scientifiques.
Je crois que les savant, et en l’occurrence les physiciens, fe-
raient bien de ne pas considérer trop d’en haut les thématiques
philosophiques de ce genre. Elles peuvent donner naissance à des
conséquences essentielles quant à la place et la valeur de la science
dans le cadre de la culture humaine. N’oublions pas que pour
« rabaisser » les concepts scientifiques à des pseudo-concepts, Be-
nedetto Croce s’était précisément servi d’une certaine lecture des
thèses sur la valeur objective de la science avancées par des sa-
vants épistémologues tels que Mach et Poincaré (une lecture lar-
gement incorrecte, voir Parrini 2004, ch. 2). Songeons aussi à
l’importance que revêt cette question pour le débat actuel autour
de l’évolutionnisme darwinien, inspiré essentiellement par des
SCIENCE ET PHILOSOPHIE 129

préoccupations d’ordre religieux, ou encore pour la signification


épistémologique à attribuer à « l’affaire Galilée » (un sens qui me
paraît avoir été négligé dans certaines révisions récentes et parfois
fort solennelles de ce sujet).
La troisième conclusion concerne, enfin, le thème aujourd’hui
essentiel du spécialisme. Pour les rapports entre philosophie et
science, ce phénomène peut constituer un facteur aggravant de ce
trouble que j’ai qualifié de socioculturel. Le spécialisme peut sans
doute être considéré comme l’un des maux de notre époque, et mê-
me l’un des plus redoutables parce que c’est un mal nécessaire et
inévitable, lié au progrès et à la possibilité même d’un progrès ul-
térieur de nos connaissances. En outre, s’il comporte des dangers
pour toutes les disciplines, puisqu’il rend de plus en plus difficile
de les ranger dans un contexte culturel global, il constitue une vé-
ritable menace pour la philosophie, qui a vocation à exprimer les
points de vue les plus larges et généraux possibles. Pourtant, des
discussions comme celle qui concerne la place des conventions à
l’intérieur d’une théorie scientifique montrent, me semble-t-il, que
c’est précisément le développement du spécialisme qui est en me-
sure d’atténuer les maux provoqués par le spécialisme lui-même.
Je vais essayer de montrer brièvement comment.
Plus d’une fois, lorsqu’il m’est arrivé de prononcer une conféren-
ce sur ces thèmes, je me suis senti objecter : oui, c’est vrai, en prin-
cipe il est possible et il serait très utile de développer des rapports
plus étroits entre philosophie et science ; mais pour le faire avec le
sérieux requis, il faudrait posséder de sérieuses compétences dans
les deux domaines : et ceci est très difficile à réaliser en raison de
la spécialisation toujours plus marquée dans le domaine scientifi-
que tout autant que philosophique. C’est vrai. Mais il me semble
bien, comme je le disais, qu’un remède puisse provenir précisément
de ce fait. Il faudrait parvenir à réaliser, pour ainsi dire, une circu-
larité vertueuse entre les différentes spécialisations, comme celle
qui est née précisément dans les discussions sur les implications
philosophiques de la théorie de la relativité. Certes, un physicien
qui trouve un intérêt à étudier cette théorie peut légitimement
choisir de se désintéresser complètement des problèmes sur les-
quels porte le théorème de Malament ; tout comme, aussi légiti-
mement, peut s’en désintéresser un philosophe qui s’occupe, en
général, de la traditionnelle définition de la connaissance comme
« croyance vraie et justifiée ». L’essentiel, cependant, c’est
qu’ensuite, au moment où le physicien-physicien ou le philosophe-
philosophe se mettront à parler de la valeur cognitive des théories
scientifiques ou de la contradiction entre réalisme et instrumenta-
lisme – ne serait-ce qu’au niveau de la popularisation journalisti-
que – ils puissent le faire en sachant que des résultats comme ceux
de Malament existent. L’exactitude d’un théorème comme celui de
130 PAOLO PARRINI

Malament peut être passée au crible tant par le physicien-


physicien qui pour une raison ou une autre aura choisi de
s’exprimer sur des questions de nature philosophique, que par les
physiciens qui nourrissent régulièrement des intérêts épistémolo-
giques et par des philosophes de la physique comme Malament. À
eux, mais plus spécialement à ces philosophes de la physique
« spécialisés », le philosophe « généraliste », notre philosophe-
philosophe pourra utilement se référer lorsqu’il aura ressenti le
besoin d’étendre ses intérêts jusqu’à ce problème.
C’est à partir d’un tel croisement de compétences sérieuses et
spécialisées que les rapports entre science et philosophie pourront
peut-être se développer. Aujourd’hui, on commence à aller dans
cette direction grâce à un sujet culturellement et médiatiquement
« chaud » comme la théorie de l’évolution. Et cela laisse ouvert un
certain espoir même pour un pays comme l’Italie, jusque-là peu
perméable aux approches que nous venons d’évoquer et tradition-
nellement voué, plutôt, à une « toutologie rhétorique » qui semble
se nourrir plutôt d’un « croisement d’incompétences ».
Paolo PARRINI.
(Université de Florence.)

Traduit de l’italien par Thierry Loisel.

Références
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de l’américain par Laure Meyer. Paris : Flammarion.
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