Histoire D'un Casse-Noisette

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Histoire d’un casse-noisette suivi de

L’Égoïste et Nicolas le philosophe

Alexandre Dumas

Michel Lévy Frères, Paris, 1860

Exporté de Wikisource le 25 avril 2024

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TABLE DES MATIÈRES

HISTOIRE D’UN CASSE-NOISETTE

Préface où il est expliqué comment l’auteur fut


contraint de raconter l’histoire du casse-
noisette de nuremberg
Le parrain drosselmayer
L’arbre de noël
Le petit homme au manteau de bois
Choses merveilleuses
La bataille
La maladie
Histoire de la noisette krakatuk et de la princesse
pirlipate
Comment naquit la princesse Pirlipate, et quelle
grande joie cette naissance donna à ses
illustres parents
Comment, malgré toutes les précautions prises par
la reine, dame Souriçonne accomplit sa
menace à l’endroit de la princesse Pirlipate
Comment le mécanicien et l’astrologue
parcoururent les quatre parties du monde et

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en découvrirent une cinquième, sans trouver
la noisette Krakatuk
Comment, après avoir trouvé la noisette Krakatuk,
le mécanicien et l’astrologue trouvèrent le
jeune homme qui devait la casser
Fin de l’histoire de la princesse Pirlipate
L’oncle et le neveu
La capitale
Le royaume des poupées
Le voyage
Conclusion

L’ÉGOÏSTE

NICOLAS LE PHILOSOPHE

FIN DE LA TABLE.

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PRÉFACE

Où il est expliqué comment l’auteur fut contraint


de raconter l’histoire du Casse-Noisette de Nuremberg.

Il y avait une grande soirée d’enfants chez mon ami le


comte de M…, et j’avais contribué, pour ma part, à grossir
la bruyante et joyeuse réunion en y conduisant ma fille.
Il est vrai qu’au bout d’une demi-heure, pendant laquelle
j’avais paternellement assisté à quatre ou cinq parties
successives de colin-maillard, de main chaude et de toilette
de madame, la tête tant soit peu brisée du sabbat que
faisaient une vingtaine de charmants petits démons de huit à
dix ans, lesquels criaient à qui mieux mieux, je m’esquivais
du salon et me mettais à la recherche de certain boudoir de
ma connaissance, bien sourd et bien retiré, dans lequel je
comptais reprendre tout doucement le fil de mes idées
interrompues.
J’avais opéré ma retraite avec autant d’adresse que de
bonheur, me soustrayant non seulement aux regards des
jeunes invités, ce qui n’était pas bien difficile, vu la grande
attention qu’ils donnaient à leurs jeux, mais encore à ceux

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des parents, ce qui était une bien autre affaire. J’avais
atteint le boudoir tant désiré, lorsque je m’aperçus, en y
entrant, qu’il était momentanément transformé en
réfectoire, et que des buffets gigantesques y étaient dressés
tout chargés de pâtisseries et de rafraîchissements. Or,
comme ces préparatifs gastronomiques m’étaient une
nouvelle garantie que je ne serais pas dérangé avant l’heure
du souper, puisque le susdit boudoir était réservé à la
collation, j’avisai un énorme fauteuil à la Voltaire, une
véritable bergère Louis XV à dossier rembourré et à bras
arrondis, une paresseuse, comme on dit en Italie, ce pays
des véritables paresseux, et je m’y accommodai
voluptueusement, tout ravi à cette idée que j’allais passer
une heure seul en tête à tête avec mes pensées, chose si
précieuse au milieu de ce tourbillon dans lequel, nous autres
vassaux du public, nous sommes incessamment entraînés.
Aussi soit fatigue, soit manque d’habitude, soit résultat
d’un bien-être si rare, au bout de dix minutes de méditation,
j’étais profondément endormi.
Je ne sais depuis combien de temps j’avais perdu le
sentiment de ce qui se passait autour de moi, lorsque tout à
coup je fus tiré de mon sommeil par de bruyants éclats de
rire. J’ouvris de grands yeux hagards qui ne virent au-
dessus d’eux qu’un charmant plafond de Boucher, tout
semé d’Amours et de colombes, et j’essayai de me lever ;
mais l’effort fut infructueux, j’étais attaché à mon fauteuil
avec non moins de solidité que l’était Gulliver sur le rivage
de Lilliput.

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Je compris à l’instant même le désavantage de ma
position ; j’avais été surpris sur le territoire ennemi, et
j’étais prisonnier de guerre.
Ce qu’il y avait de mieux à faire dans ma situation,
c’était d’en prendre bravement mon parti et de traiter à
l’amiable de ma liberté.
Ma première proposition fut de conduire le lendemain
mes vainqueurs chez Félix, et de mettre toute sa boutique à
leur disposition. Malheureusement le moment était mal
choisi, je parlais à un auditoire qui m’écoutait la bouche
bourrée de babas et les mains pleines de petits pâtés.
Ma proposition fut donc honteusement repoussée.
J’offris de réunir le lendemain toute l’honorable société
dans un jardin au choix, et d’y tirer un feu d’artifice
composé d’un nombre de soleils et de chandelles romaines
qui serait fixé par les spectateurs eux-mêmes.
Cette offre eut assez de succès près des petits garçons ;
mais les petites filles s’y opposèrent formellement,
déclarant qu’elles avaient horriblement peur des feux
d’artifice, que leurs nerfs ne pouvaient supporter le bruit
des pétards, et que l’odeur de la poudre les incommodait.
J’allais ouvrir un troisième avis, lorsque j’entendis une
petite voix flûtée qui glissait tout bas à l’oreille de ses
compagnes ces mots qui me firent frémir :
— Dites à papa, qui fait des histoires, de nous raconter un
joli conte.

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Je voulus protester ; mais à l’instant même ma voix fut
couverte par ces cris :
— Ah ! oui, un conte, un joli conte ; nous voulons un
conte.
— Mais, mes enfants, criai-je de toutes mes forces, vous
me demandez la chose la plus difficile qu’il y ait au
monde : un conte ! comme vous y allez. Demandez-moi
l’Iliade, demandez-moi l’Énéide, demandez-moi la
Jérusalem délivrée, et je passerai encore par là ; mais un
conte ! Peste ! Perrault est un bien autre homme
qu’Homère, que Virgile et que le Tasse, et le Petit Poucet
une création bien autrement originale qu’Achille, Turnus ou
Renaud.
— Nous ne voulons point de poème épique, crièrent les
enfants tout d’une voix, nous voulons un conte !
— Mes chers enfants, si…
— Il n’y a pas de si ; nous voulons un conte !
— Mais, mes petits amis…
— Il n’y a pas de mais ; nous voulons un conte ! nous
voulons un conte ! nous voulons un conte ! reprirent en
chœur toutes les voix, avec un accent qui n’admettait pas de
réplique.
— Eh bien, donc, repris-je en soupirant va pour un conte.
— Ah ! c’est bien heureux ! dirent mes persécuteurs.
— Mais je vous préviens d’une chose, c’est que le conte
que je vais vous raconter n’est pas de moi.

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— Qu’est-ce que cela nous fait, pourvu qu’il nous
amuse ?
J’avoue que je fus un peu humilié du peu d’insistance
que mettait mon auditoire à avoir une œuvre originale.
— Et de qui est-il, votre conte, Monsieur ! dit une petite
voix appartenant sans doute à une organisation plus
curieuse que les autres.
— Il est d’Hoffmann, mademoiselle. Connaissez-vous
Hoffmann ?
— Non, monsieur, je ne le connais pas.
— Et comment s’appelle-t-il, ton conte ? demanda, du
ton d’un gaillard qui sent qu’il a le droit d’interroger, le fils
du maître de la maison.
— Le Casse-Noisette de Nuremberg, répondis-je en toute
humilité. Le titre vous convient-il, mon cher Henri ?
— Hum ! ça ne promet pas grand-chose de beau, ce titre-
là. Mais n’importe, va toujours ; si tu nous ennuies, nous
t’arrêterons et tu nous en diras un autre, et ainsi de suite, je
t’en préviens, jusqu’à ce que tu nous en dises un qui nous
amuse.
— Un instant, un instant ; je ne prends pas cet
engagement-là. Si vous étiez de grandes personnes, à la
bonne heure.
— Voilà pourtant nos conditions, sinon, prisonnier à
perpétuité.

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— Mon cher Henri, vous êtes un enfant charmant, élevé à
ravir, et cela m’étonnera fort si vous ne devenez pas un jour
un homme d’État très distingué ; déliez-moi, et je ferai tout
ce que vous voudrez.
— Parole d’honneur ?
— Parole d’honneur.
Au même instant, je sentis les mille fils qui me retenaient
se détendre ; chacun avait mis la main à l’œuvre de ma
délivrance, et au bout d’une demi-minute, j’étais rendu à la
liberté.
Or, comme il faut tenir sa parole, même quand elle est
donnée à des enfants, j’invitai mes auditeurs à s’asseoir
commodément, afin qu’ils pussent passer sans douleur de
l’audition au sommeil, et, quand chacun eut pris sa place, je
commençai ainsi :

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LE PARRAIN DROSSELMAYER.

Il y avait une fois, dans la ville de Nuremberg, un


président fort considéré qu’on appelait M. le président
Silberhaus, ce qui veut dire maison d’argent.
Ce président avait un fils et une fille.
Le fils, âgé de neuf ans, s’appelait Fritz.
La fille, âgée de sept ans et demi, s’appelait Marie.
C’étaient deux jolis enfants, mais si différents de
caractère et de visage, qu’on n’eût jamais cru que c’étaient
le frère et la sœur.
Fritz était un bon gros garçon, joufflu, rodomont,
espiègle, frappant du pied à la moindre contrariété,
convaincu que toutes les choses de ce monde étaient créées
pour servir à son amusement ou subir son caprice, et
demeurant dans cette conviction jusqu’au moment où le
docteur impatienté de ses cris et de ses pleurs, ou de ses
trépignements, sortait de son cabinet, et, levant l’index de la
main droite à la hauteur de son sourcil froncé, disait ces
seules paroles :
— Monsieur Fritz !…
Alors Fritz se sentait pris d’une énorme envie de rentrer
sous terre.
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Quant à sa mère, il va sans dire qu’à quelque hauteur
qu’elle levât le doigt ou même la main, Fritz n’y faisait
aucune attention.
Sa sœur Marie, tout au contraire, était une frêle et pâle
enfant, aux longs cheveux bouclés naturellement et tombant
sur ses petites épaules blanches, comme une gerbe d’or
mobile et rayonnante sur un vase d’albâtre. Elle était
modeste, douce, affable, miséricordieuse à toutes les
douleurs, même à celles de ses poupées ; obéissante au
premier signe de madame la présidente, et ne donnant
jamais un démenti même à sa gouvernante, mademoiselle
Trudchen ; ce qui fait que Marie était adorée de tout le
monde.
Or, le 24 décembre de l’année 17… était arrivé. Vous
n’ignorez pas, mes petits amis, que le 24 décembre est la
veille de la Noël, c’est-à-dire du jour où l’enfant Jésus est
né dans une crèche, entre un âne et un bœuf. Maintenant, je
vais vous expliquer une chose.
Les plus ignorants d’entre vous ont entendu dire que
chaque pays a ses habitudes, n’est-ce pas ? et les plus
instruits savent sans doute déjà que Nuremberg est une ville
d’Allemagne fort renommée pour ses joujoux, ses poupées
et ses polichinelles, dont elle envoie de pleines caisses dans
tous les autres pays du monde ; ce qui fait que les enfants de
Nuremberg doivent être les plus heureux enfants de la terre,
à moins qu’ils ne soient comme les habitants d’Ostende, qui
n’ont des huîtres que pour les regarder passer.

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Donc, l’Allemagne, étant un autre pays que la France, a
d’autres habitudes qu’elle. En France, le premier jour de
l’an est le jour des étrennes, ce qui fait que beaucoup de
gens désireraient fort que l’année commençât toujours par
le 2 janvier. Mais, en Allemagne, le jour des étrennes est le
24 décembre, c’est-à-dire la veille de la Noël. Il y a plus, les
étrennes se donnent, de l’autre côté du Rhin, d’une façon
toute particulière : on plante dans le salon un grand arbre,
on le place au milieu d’une table, et à toutes ses branches on
suspend les joujoux que l’on veut donner aux enfants ; ce
qui ne peut pas tenir sur les branches, on le met sur la table ;
puis on dit aux enfants que c’est le bon petit Jésus qui leur
envoie leur part des présents qu’il a reçus des trois rois
mages, et, en cela, on ne leur fait qu’un demi-mensonge,
car, vous le savez, c’est de Jésus que nous viennent tous les
biens de ce monde.
Je n’ai pas besoin de vous dire que, parmi les enfants
favorisés de Nuremberg, c’est-à-dire parmi ceux qui à la
Noël recevaient le plus de joujoux de toutes façons, étaient
les enfants du président Silberhaus ; car, outre leur père et
leur mère qui les adoraient, ils avaient encore un parrain qui
les adorait aussi et qu’ils appelaient parrain Drosselmayer.
Il faut que je vous fasse en deux mots le portrait de cet
illustre personnage, qui tenait dans la ville de Nuremberg
une place presque aussi distinguée que celle du président
Silberhaus.
Parrain Drosselmayer, conseiller de médecine, n’était pas
un joli garçon le moins du monde, tant s’en faut. C’était un

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grand homme sec, de cinq pieds huit pouces, qui se tenait
fort voûté, ce qui faisait que, malgré ses longues jambes, il
pouvait ramasser son mouchoir, s’il tombait à terre, presque
sans se baisser. Il avait le visage ridé comme une pomme de
reinette sur laquelle a passé la gelée d’avril. À la place de
son œil droit était un grand emplâtre noir ; il était
parfaitement chauve, inconvénient auquel il parait en
portant une perruque gazonnante et frisée, qui était un fort
ingénieux morceau de sa composition fait en verre filé ; ce
qui le forçait, par égard pour ce respectable couvre-chef, de
porter sans cesse son chapeau sous le bras. Au reste, l’œil
qui lui restait était vif et brillant, et semblait faire non
seulement sa besogne, mais celle de son camarade absent,
tant il roulait rapidement autour d’une chambre dont parrain
Drosselmayer désirait d’un seul regard embrasser tous les
détails, ou s’arrêtait fixement sur les gens dont il voulait
connaître les plus profondes pensées.
Or, le parrain Drosselmayer qui, ainsi que nous l’avons
dit, était conseiller de médecine, au lieu de s’occuper,
comme la plupart de ses confrères, à tuer correctement, et
selon les règles, les gens vivants, n’était préoccupé que de
rendre, au contraire, la vie aux choses mortes, c’est-à-dire
qu’à force d’étudier le corps des hommes et des animaux, il
était arrivé à connaître tous les ressorts de la machine, si
bien qu’il fabriquait des hommes qui marchaient, qui
saluaient, qui faisaient des armes ; des dames qui dansaient,
qui jouaient du clavecin, de la harpe et de la viole ; des
chiens qui couraient, qui rapportaient et qui aboyaient ; des

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oiseaux qui volaient, qui sautaient et qui chantaient ; des
poissons qui nageaient et qui mangeaient. Enfin, il en était
même venu à faire prononcer aux poupées et aux
polichinelles quelques mots peu compliqués, il est vrai,
comme papa, maman, dada ; seulement, c’était d’une voix
monotone et criarde qui attristait, parce qu’on sentait bien
que tout cela était le résultat d’une combinaison
automatique, et qu’une combinaison automatique n’est
toujours, à tout prendre, qu’une parodie des chefs-d’œuvre
du Seigneur.
Cependant, malgré toutes ces tentatives infructueuses,
parrain Drosselmayer ne désespérait point et disait
fermement qu’il arriverait un jour à faire de vrais hommes,
de vrais femmes, de vrais chiens, de vrais oiseaux et de
vrais poissons. Il va sans dire que ses deux filleuls,
auxquels il avait promis ses premiers essais en ce genre,
attendaient ce moment avec une grande impatience.
On doit comprendre qu’arrivé à ce degré de science en
mécanique, parrain Drosselmayer était un homme précieux
pour ses amis. Aussi une pendule tombait-elle malade dans
la maison du président Silberhaus, et, malgré le soin des
horlogers ordinaires, ses aiguilles venaient-elles à cesser de
marquer l’heure ; son tic-tac, à s’interrompre ; son
mouvement, à s’arrêter ; on envoyait prévenir le parrain
Drosselmayer, lequel arrivait aussitôt tout courant, car
c’était un artiste ayant l’amour de son art, celui-là. Il se
faisait conduire auprès de la morte qu’il ouvrait, à l’instant
même, enlevant le mouvement qu’il plaçait entre ses deux

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genoux ; puis alors, la langue passant par un coin de ses
lèvres, son œil unique brillant comme une escarboucle, sa
perruque de verre posée à terre, il tirait de sa poche une
foule de petits instruments sans nom, qu’il avait fabriqués
lui-même et dont lui seul connaissait la propriété,
choisissait les plus aigus, qu’il plongeait dans l’intérieur de
la pendule, acuponcture qui faisait grand mal à la petite
Marie, laquelle ne pouvait croire que la pauvre horloge ne
souffrît pas de ces opérations, mais qui, au contraire,
ressuscitait la gentille trépanée, qui, dès qu’elle était
replacée dans son coffre, ou entre ses colonnes, ou sur son
rocher, se mettait à vivre, à battre et à ronronner de plus
belle ; ce qui rendait aussitôt l’existence à l’appartement,
qui semblait avoir perdu son âme en perdant sa joyeuse
pensionnaire.
Il y a plus : sur la prière de la petite Marie, qui voyait
avec peine le chien de la cuisine tourner la broche,
occupation très fatigante pour le pauvre animal, le parrain
Drosselmayer avait consenti à descendre des hauteurs de sa
science pour fabriquer un chien automate, lequel tournait
maintenant la broche sans aucune douleur ni aucune
convoitise, tandis que Turc, qui, au métier qu’il avait fait
depuis trois ans, était devenu très frileux, se chauffait en
véritable rentier le museau et les pattes, sans avoir autre
chose à faire que de regarder son successeur, qui, une fois
remonté, en avait pour une heure à faire sa besogne
gastronomique sans qu’on eût à s’occuper seulement de lui.

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Aussi, après le président, après la présidente, après Fritz
et après Marie, Turc était bien certainement l’être de la
maison qui aimait et vénérait le plus le parrain
Drosselmayer, auquel il faisait grande fête toutes les fois
qu’il le voyait arriver, annonçant même quelquefois, par ses
aboiements joyeux et par le frétillement de sa queue, que le
conseiller de médecine était en route pour venir, avant
même que le digne parrain eût touché le marteau de la
porte.
Le soir donc de cette bien heureuse veille de Noël, au
moment où le crépuscule commençait à descendre, Fritz et
Marie, qui, de toute la journée, n’avaient pu entrer dans le
grand salon d’apparat, se tenaient accroupis dans un petit
coin de la salle à manger.
Tandis que mademoiselle Trudchen, leur gouvernante,
tricotait près de la fenêtre, dont elle s’était approchée pour
recueillir les derniers rayons du jour, les enfants étaient pris
d’une espèce de terreur vague, parce que, selon l’habitude
de ce jour solennel, on ne leur avait pas apporté de lumière ;
de sorte qu’ils parlaient bas comme on parle quand on a un
petit peu peur.
— Mon frère, disait Marie, bien certainement papa et
maman s’occupent de notre arbre de Noël ; car, depuis le
matin, j’entends un grand remue-ménage dans le salon, où il
nous est défendu d’entrer
— Et moi, dit Fritz, il y a dix minutes à peu près que j’ai
reconnu, à la manière dont Turc aboyait, que le parrain
Drosselmayer entrait dans la maison.
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— Ô Dieu ! s’écria Marie en frappant ses deux petites
mains l’une contre l’autre, que va-t-il nous apporter, ce bon
parrain ? Je suis sûre, moi, que ce sera quelque beau jardin
tout planté d’arbres, avec une belle rivière qui coulera sur
un gazon brodé de fleurs. Sur cette rivière, il y aura des
cygnes d’argent avec des colliers d’or, et une jeune fille qui
leur apportera des massepains qu’ils viendront manger
jusque dans son tablier.
— D’abord, dit Fritz, de ce ton doctoral qui lui était
particulier, et que ses parents reprenaient en lui comme un
de ses plus graves défauts, vous saurez, mademoiselle
Marie, que les cygnes ne mangent pas de massepains.
— Je le croyais, dit Marie ; mais, comme tu as un an et
demi de plus que moi, tu dois en savoir plus que je n’en
sais.
Fritz se rengorgea.
— Puis, reprit-il, je crois pouvoir dire que, si parrain
Drosselmayer apporte quelque chose, ce sera une forteresse,
avec des soldats pour la garder, des canons pour la
défendre, et des ennemis pour l’attaquer ; ce qui fera des
combats superbes.
— Je n’aime pas les batailles, dit Marie. S’il apporte une
forteresse, comme tu le dis, ce sera donc pour toi ;
seulement, je réclame les blessés pour en avoir soin.
— Quelque chose qu’il apporte, dit Fritz, tu sais bien que
ce ne sera ni pour toi ni pour moi, attendu que, sous le
prétexte que les cadeaux de parrain Drosselmayer sont de

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vrais chefs-d’œuvre, on nous les reprend aussitôt qu’il nous
les a donnés, et qu’on les enferme tout au haut de la grande
armoire vitrée où papa seul peut atteindre, et encore en
montant sur une chaise, ce qui fait, continua Fritz, que
j’aime autant et même mieux les joujoux que nous donnent
papa et maman, et avec lesquels on nous laisse jouer au
moins jusqu’à ce que nous les ayons mis en morceaux, que
ceux que nous apporte le parrain Drosselmayer.
— Et moi aussi, répondit Marie ; seulement, il ne faut pas
répéter ce que tu viens de dire au parrain.
— Pourquoi ?
— Parce que cela lui ferait de la peine que nous
n’aimassions pas autant ses joujoux que ceux qui nous
viennent de papa et de maman ; il nous les donne, pensant
nous faire grand plaisir, il faut donc lui laisser croire qu’il
ne se trompe pas.
— Ah bah ! dit Fritz.
— Mademoiselle Marie a raison, monsieur Fritz, dit
mademoiselle Trudchen, qui, d’ordinaire, était fort
silencieuse et ne prenait la parole que dans les grandes
circonstances.
— Voyons, dit vivement Marie pour empêcher Fritz de
répondre quelque impertinence à la pauvre gouvernante,
voyons, devinons ce que nous donneront nos parents. Moi,
j’ai confié à maman, mais à condition qu’elle ne la
gronderait pas, que mademoiselle Rose, ma poupée,
devenait de plus en plus maladroite, malgré les sermons que

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je lui fais sans cesse, et n’est occupée qu’à se laisser tomber
sur le nez, accident qui ne s’accomplit jamais sans laisser
des traces très désagréables sur son visage ; de sorte qu’il
n’y a plus à penser à la conduire dans le monde, tant sa
figure jure maintenant avec ses robes.
— Moi, dit Fritz, je n’ai pas laissé ignorer à papa qu’un
vigoureux cheval alezan ferait très bien dans mon écurie ;
de même que je l’ai prié d’observer qu’il n’y a pas d’armée
bien organisée sans cavalerie légère, et qu’il manque un
escadron de hussards pour compléter la division que je
commande.
À ces mots, mademoiselle Trudchen jugea que le
moment convenable était venu de prendre une seconde fois
la parole.
— Monsieur Fritz et mademoiselle Marie, dit-elle, vous
savez bien que c’est l’enfant Jésus qui donne et bénit tous
ces beaux joujoux qu’on vous apporte. Ne désignez donc
pas d’avance ceux que vous désirez, car il sait mieux que
vous-mêmes ceux qui peuvent vous être agréables.
— Ah ! oui, dit Fritz, avec cela que, l’année passée, il ne
m’a donné que de l’infanterie quand, ainsi que je viens de le
dire, il m’eût été très agréable d’avoir un escadron de
hussards.
— Moi, dit Marie, je n’ai qu’à le remercier, car je ne
demandais qu’une seule poupée, et j’ai encore eu une jolie
colombe blanche avec des pattes et un bec roses.

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Sur ces entrefaites, la nuit étant arrivée tout à fait, de
sorte que les enfants parlaient de plus bas en plus bas, et
qu’ils se tenaient toujours plus rapprochés l’un de l’autre, il
leur semblait autour d’eux sentir les battements d’ailes de
leurs anges gardiens tout joyeux, et entendre dans le
lointain une musique douce et mélodieuse comme celle
d’un orgue qui eût chanté, sous les sombres arceaux d’une
cathédrale, la nativité de Notre-Seigneur. Au même instant,
une vive lueur passa sur la muraille, et Fritz et Marie
comprirent que c’était l’enfant Jésus qui, après avoir déposé
leurs joujoux dans le salon, s’envolait sur un nuage d’or
vers d’autres enfants qui l’attendaient avec la même
impatience qu’eux.
Aussitôt une sonnette retentit, la porte s’ouvrit avec
fracas, et une telle lumière jaillit de l’appartement, que les
enfants demeurèrent éblouis, n’ayant que la force de crier :
— Ah ! ah ! ah !
Alors le président et la présidente vinrent sur le seuil de
la porte, prirent Fritz et Marie par la main.
— Venez voir, mes petits amis, dirent-ils, ce que l’enfant
Jésus vient de vous apporter.
Les enfants entrèrent aussitôt dans le salon, et
mademoiselle Trudchen, ayant posé son tricot sur la chaise
qui était devant elle, les suivit.

20
L’ARBRE DE NOËL.

Mes chers enfants, il n’est pas que vous ne connaissiez


Susse et Giroux, ces grands entrepreneurs du bonheur de la
jeunesse ; on vous a conduits dans leurs splendides
magasins, et l’on vous a dit, en vous ouvrant un crédit
illimité : « Venez, prenez, choisissez. » Alors vous vous êtes
arrêtés haletants, les yeux ouverts, la bouche béante, et vous
avez eu un de ces moments d’extase que vous ne
retrouverez jamais dans votre vie, même le jour où vous
serez nommés académiciens, députés ou pairs de France. Eh
bien, il en fut ainsi que de vous de Fritz et de Marie, quand
ils entrèrent dans le salon et qu’ils virent l’arbre de Noël qui
semblait sortir de la grande table couverte d’une nappe
blanche, et tout chargé, outre ses pommes d’or, de fleurs en
sucre au lieu de fleurs naturelles, et de dragées et de
pralines au lieu de fruits ; le tout étincelant au feu de cent
bougies cachées dans son feuillage, et qui le rendaient aussi
éclatant que ces grands ifs d’illuminations que vous voyez
les jours de fêtes publiques. À cet aspect, Fritz tenta
plusieurs entrechats qu’il accomplit de manière à faire
honneur à M. Pochette, son maître de danse, tandis que
Marie n’essayait pas même de retenir deux grosses larmes

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de joie, qui, pareilles à des perles liquides, roulaient sur son
visage épanoui comme sur une rose de mai.
Mais ce fut bien pis encore quand on passa de l’ensemble
aux détails, que les deux enfants virent la table couverte de
joujoux de toute espèce, que Marie trouva une poupée
double de grandeur de mademoiselle Rose, et une petite
robe charmante de soie suspendue à une patère, de manière
qu’elle en pût faire le tour, et que Fritz découvrit, rangé sur
la table, un escadron de hussards vêtus de pelisses rouges
avec des ganses d’or, et montés sur des chevaux blancs,
tandis qu’au pied de la même table était attaché le fameux
alezan qui faisait un si grand vide dans ses écuries ; aussi,
nouvel Alexandre, enfourcha-t-il aussitôt le brillant
Bucéphale qui lui était offert tout sellé et tout bridé, et,
après lui avoir fait faire au grand galop trois ou quatre fois
le tour de l’arbre de Noël, déclara-t-il, en remettant pied à
terre, que, quoique ce fût un animal très-sauvage et on ne
peut plus rétif, il se faisait fort de le dompter de telle façon
qu’avant un mois il serait doux comme un agneau.
Mais, au moment où il mettait pied à terre, et où Marie
venait de baptiser sa nouvelle poupée du nom de
mademoiselle Clarchen, qui correspond en français au nom
de Claire, comme celui de Roschen correspond en allemand
à celui de Rose, on entendit pour la seconde fois le bruit
argentin de la sonnette ; les enfants se retournèrent du côté
où venait ce bruit, c’est-à-dire vers un angle du salon.
Alors ils virent une chose à laquelle ils n’avaient pas fait
attention d’abord, attirés qu’ils avaient été par le brillant

22
arbre de Noël qui tenait le beau milieu de la chambre : c’est
que cet angle du salon était coupé par un paravent chinois,
derrière lequel il se faisait un certain bruit et une certaine
musique qui prouvaient qu’il se passait en cet endroit de
l’appartement quelque chose de nouveau et d’inaccoutumé.
Les enfants se souvinrent alors en même temps qu’ils
n’avaient pas encore aperçu le conseiller de médecine, et
d’une même voix ils s’écrièrent :
— Ah ! parrain Drosselmayer !
À ces mots, et comme si, en effet, il n’eût attendu que
cette exclamation pour faire ce mouvement, le paravent se
replia sur lui-même et laissa voir non seulement parrain
Drosselmayer, mais encore !…
Au milieu d’une prairie verte et émaillée de fleurs, un
magnifique château avec une quantité de fenêtres en glaces
sur sa façade et deux belles tours dorées sur ses ailes. Au
même moment, une sonnerie intérieure se fit entendre, les
portes et les fenêtres s’ouvrirent, et l’on vit, dans les
appartements éclairés de bougies hautes d’un demi-pouce,
se promener de petits messieurs et de petites dames : les
messieurs, magnifiquement vêtus d’habits brodés, de vestes
et de culottes de soie, ayant l’épée au côté et le chapeau
sous le bras ; les dames splendidement habillées de robes de
brocart avec de grands paniers, coiffées en racine droite et
tenant à la main des éventails, avec lesquels elles se
rafraîchissaient le visage comme si elles étaient accablées
de chaleur. Dans le salon du milieu, qui semblait tout en feu
à cause d’un lustre de cristal chargé de bougies, dansaient

23
au bruit de cette sonnerie une foule d’enfants : les garçons,
en veste ronde ; les filles, en robe courte. En même temps, à
la fenêtre d’un cabinet attenant, un monsieur, enveloppé
d’un manteau de fourrure, et qui bien certainement ne
pouvait être qu’un personnage ayant droit au moins au titre
de sa transparence, se montrait, faisait des signes et
disparaissait, et cela tandis que le parrain Drosselmayer lui-
même, vêtu de sa redingote jaune, avec son emplâtre sur
l’œil et sa perruque de verre, ressemblant à s’y méprendre,
mais haut de trois pouces à peine, sortait et rentrait comme
pour inviter les promeneurs à entrer chez lui.
Le premier moment fut pour les deux enfants tout à la
surprise et à la joie ; mais, après quelques minutes de
contemplation, Fritz, qui tenait les coudes appuyés sur la
table, se leva, et, s’approchant impatiemment :
— Mais, parrain Drosselmayer, lui dit-il, pourquoi
entres-tu et sors-tu toujours par la même porte ? Tu dois
être fatigué d’entrer et de sortir toujours par le même
endroit. Tiens, va-t’en par celle qui est là-bas, et tu rentreras
par celle-ci.
Et Fritz lui montrait de la main les portes des deux tours.
— Mais cela ne se peut pas, répondit le parrain
Drosselmayer.
— Alors, reprit Fritz, fais-moi le plaisir de monter
l’escalier, de te mettre à la fenêtre à la place de ce monsieur,
et de dire à ce monsieur d’aller à la porte à ta place.

24
— Impossible, mon cher petit Fritz, dit encore le
conseiller de médecine.
— Alors les enfants ont dansé assez ; il faut qu’ils se
promènent tandis que les promeneurs danseront à leur tour
— Mais tu n’es pas raisonnable, éternel demandeur !
s’écria le parrain qui commençait à se fâcher ; comme la
mécanique est faite, il faut qu’elle marche.
— Alors, dit Fritz, je veux entrer dans le château.
— Ah ! pour cette fois, dit le président, tu es fou, mon
cher enfant ; tu vois bien qu’il est impossible que tu entres
dans ce château, puisque les girouettes qui surmontent les
plus hautes tours vont à peine à ton épaule.
Fritz se rendit à cette raison et se tut ; mais, au bout d’un
instant, voyant que les messieurs et les dames se
promenaient sans cesse, que les enfants dansaient toujours,
que le monsieur au manteau de fourrures se montrait et
disparaissait à intervalles égaux, et que le parrain
Drosselmayer ne quittait pas sa porte, il dit d’un ton fort
désillusionné :
— Parrain Drosselmayer, si toutes tes petites figures ne
savent pas faire autre chose que ce qu’elles font et
recommencent toujours à faire la même chose, demain tu
peux les reprendre, car je ne m’en soucie guère, et j’aime
bien mieux mon cheval, qui court à ma volonté, mes
hussards, qui manœuvrent à mon commandement, qui vont
à droite et à gauche, en avant, en arrière, et qui ne sont
enfermés dans aucune maison, que tous tes pauvres petits

25
bonshommes qui sont obligés de marcher comme la
mécanique veut qu’ils marchent.
Et, à ces mots, il tourna le dos à parrain Drosselmayer et
à son château, s’élança vers la table, et rangea en bataille
son escadron de hussards.
Quant à Marie, elle s’était éloignée aussi tout
doucement ; car le mouvement régulier de toutes les petites
poupées lui avait paru fort monotone. Seulement, comme
c’était une charmante enfant, ayant tous les instincts du
cœur, elle n’avait rien dit, de peur d’affliger le parrain
Drosselmayer. En effet, à peine Fritz eut-il le dos tourné,
que, d’un air piqué, le parrain Drosselmayer dit au président
et à la présidente :
— Allons, allons, un pareil chef-d’œuvre n’est pas fait
pour des enfants, et je m’en vais remettre mon château dans
sa boîte et le remporter.
Mais la présidente s’approcha de lui, et, réparant
l’impolitesse de Fritz, elle se fit montrer dans de si grands
détails le chef-d’œuvre du parrain, se fit expliquer si
catégoriquement la mécanique, loua si ingénieusement ses
ressorts compliqués, que non seulement elle arriva à effacer
dans l’esprit du conseiller de médecine la mauvaise
impression produite, mais encore que celui-ci tira des
poches de sa redingote jaune une multitude de petits
hommes et de petites femmes à peau brune, avec des yeux
blancs et des pieds et des mains dorés. Outre leur mérite
particulier, ces petits hommes et ces petites femmes avaient

26
une excellente odeur, attendu qu’ils étaient en bois de
cannelle.
En ce moment, mademoiselle Trudchen appela Marie
pour lui offrir de lui passer cette jolie petite robe de soie qui
l’avait si fort émerveillée en entrant, qu’elle avait demandé
s’il lui serait permis de la mettre ; mais Marie, malgré sa
politesse ordinaire, ne répondit pas à mademoiselle
Trudchen, tant elle était préoccupée d’un nouveau
personnage qu’elle venait de découvrir parmi ses joujoux, et
sur lequel, mes chers enfants, je vous prie de concentrer
toute votre attention, attendu que c’est le héros principal de
cette très véridique histoire, dont mademoiselle Trudchen,
Marie, Fritz, le président, la présidente et même le parrain
Drosselmayer ne sont que les personnages accessoires.

27
LE PETIT HOMME AU MANTEAU DE BOIS.

Marie, disons-nous, ne répondait pas à l’invitation de


mademoiselle Trudchen, parce qu’elle venait de découvrir à
l’instant même un nouveau joujou qu’elle n’avait pas
encore aperçu.
En effet, en faisant tourner, virer, volter ses escadrons,
Fritz avait démasqué, appuyé mélancoliquement au tronc de
l’arbre de Noël, un charmant petit bonhomme, qui,
silencieux et plein de convenance, attendait que son tour
vînt d’être vu. Il y aurait bien eu quelque chose à dire sur la
taille de ce petit bonhomme, auquel nous sommes peut-être
trop pressé de donner l’épithète de charmant ; car, outre que
son buste, trop long et trop développé, ne se trouvait plus en
harmonie parfaite avec ses petites jambes grêles, il avait la
tête d’une grosseur si démesurée qu’elle sortait de toutes les
proportions indiquées non-seulement par la nature, mais
encore par les maîtres de dessin, qui en savent là-dessus
bien plus que la nature.
Mais, s’il y avait quelque défectuosité dans sa personne,
cette défectuosité était rachetée par l’excellence de sa
toilette, qui indiquait à la fois un homme d’éducation et de
goût : il portait une polonaise en velours violet avec une
quantité de brandebourgs et de boutons d’or, des culottes

28
pareilles, et les plus charmantes petites bottes qui se soient
jamais vues aux pieds d’un étudiant, et même d’un officier,
car elles étaient tellement collantes, qu’elles semblaient
peintes. Mais deux choses étranges pour un homme qui
paraissait avoir en fashion des goûts si supérieurs, c’était
d’avoir un laid et étroit manteau de bois, pareil à une queue
qu’il s’était attachée au bas de la nuque et qui retombait au
milieu de son dos, et un mauvais petit bonnet de
montagnard qu’il s’était ajusté sur la tête. Mais Marie, en
voyant ces deux objets, qui formaient avec le reste du
costume une si grande disparate, avait réfléchi que le
parrain Drosselmayer portait lui-même, par-dessus sa
redingote jaune, un petit collet qui n’avait guère meilleure
façon que le manteau de bois du bonhomme à la polonaise,
et qu’il couvrait parfois son chef d’un affreux et fatal
bonnet, près duquel tous les bonnets de la terre ne pouvaient
souffrir aucune comparaison, ce qui n’empêchait pas le
parrain Drosselmayer de faire un excellent parrain. Elle se
dit même à part soi que, le parrain Drosselmayer modelât-il
entièrement sa toilette sur celle du petit homme au manteau
de bois, il serait encore bien loin d’être aussi gentil et aussi
gracieux que lui.
On conçoit que toutes ces réflexions de Marie ne
s’étaient pas faites sans un examen approfondi du petit
bonhomme qu’elle avait pris en amitié dès la première vue ;
or, plus elle l’examinait, plus Marie sentait combien il y
avait de douceur et de bonté dans sa physionomie. Ses yeux
vert clair, auxquels on ne pouvait faire d’autre reproche que

29
d’être un peu trop à fleur de tête, n’exprimaient que la
sérénité et la bienveillance. La barbe de coton blanc frisé,
qui s’étendait sur tout son menton, lui allait
particulièrement bien, en ce qu’elle faisait valoir le
charmant sourire de sa bouche, un peu trop fendue peut-
être, mais rouge et brillante. Aussi, après l’avoir considéré
avec une affection croissante, pendant plus de dix minutes,
sans oser le toucher :
— Oh ! s’écria la jeune fille, dis-moi donc, bon père, à
qui appartient ce cher petit bonhomme qui est adossé là,
contre l’arbre de Noël.
— À personne en particulier, à vous tous ensemble,
répondit le président.
— Comment cela, bon père ? Je ne te comprends pas.
— C’est le travailleur commun, reprit le président ; c’est
celui qui est chargé à l’avenir de casser pour vous toutes les
noisettes que vous mangerez ; et il appartient aussi bien à
Fritz qu’à toi, et à toi qu’à Fritz.
Et, en disant cela, le président l’enleva avec précaution
de la place, où il était posé, et, soulevant son étroit manteau
de bois, il lui fit, par un jeu de bascule des plus simples,
ouvrir sa bouche, qui, en s’ouvrant, découvrit deux rangs de
dents blanches et pointues. Alors Marie, sur l’invitation de
son père, y fourra une noisette, et, knac ! knac ! le petit
bonhomme cassa la noisette avec tant d’adresse, que la
coquille brisée tomba en mille morceaux, et que l’amande
intacte resta dans la main de Marie. La petite fille alors

30
comprit que le coquet petit bonhomme était un descendant
de cette race antique et vénérée des casse-noisettes dont
l’origine, aussi ancienne que celle de la ville de Nuremberg,
se perd avec elle dans la nuit des temps, et qu’il continuait à
exercer l’honorable et philanthropique profession de ses
ancêtres ; et Marie, enchantée d’avoir fait cette découverte,
se prit à sauter de joie. Sur quoi, le président lui dit :
— Eh bien, ma bonne petite Marie, puisque le casse-
noisette te plaît tant, quoiqu’il appartienne également à Fritz
et à toi ; c’est toi qui seras particulièrement chargée d’en
avoir soin. Je le place donc sous la protection.
Et, à ces mots, le président remit le petit bonhomme à
Marie, qui le prit dans ses bras et se mit aussitôt à lui faire
exercer son métier, tout en choisissant cependant, tant
c’était un bon cœur que celui de cette charmante enfant, les
plus petites noisettes, afin que son protégé n’eût pas besoin
d’ouvrir démesurément la bouche, ce qui ne lui seyait pas
bien, et donnait une expression ridicule à sa physionomie.
Alors mademoiselle Trudchen s’approcha pour jouir à son
tour de la vue du petit bonhomme, et il fallut que, pour elle
aussi, le casse-noisette remplît son office, ce qu’il fit
gracieusement et sans rechigner le moins du monde,
quoique mademoiselle Trudchen, comme on le sait, ne fût
qu’une suivante.
Mais, tout en continuant de dresser son alezan et de faire
manœuvrer ses hussards, Fritz,avait entendu le knac ! knac !
knac ! et, à ce bruit vingt fois répété, il avait compris qu’il
se passait quelque chose de nouveau. Il avait donc levé la

31
tête, et avait tourné ses grands yeux interrogateurs vers le
groupe composé du président, de Marie et de mademoiselle
Trudchen, et, dans les bras de sa sœur, il avait aperçu le
petit bonhomme au manteau de bois ; alors il était descendu
de cheval, et, sans se donner le temps de reconduire l’alezan
à l’écurie, il était accouru auprès de Marie, et avait révélé sa
présence par un joyeux éclat de rire que lui avait inspiré la
grotesque figure que faisait le petit bonhomme en ouvrant
sa grande bouche. Alors Fritz réclama sa part des noisettes
que cassait le petit bonhomme, ce qui lui fut accordé ; puis
le droit de les lui faire casser lui-même, ce qui lui fut
accordé encore, comme propriétaire par moitié. Seulement,
tout au contraire de sa sœur, et malgré ses observations,
Fritz choisit aussitôt, pour les lui fourrer dans la bouche, les
noisettes les plus grosses et les plus dures, ce qui fit qu’à la
cinquième ou sixième noisette fourrée ainsi par Fritz dans la
bouche du petit bonhomme, on entendit tout à coup :
Carrac ! et que trois petites dents tombèrent des gencives du
casse-noisette, dont le menton, démantibulé, devint à
l’instant même débile et tremblotant comme celui d’un
vieillard.
— Ah ! mon pauvre cher casse-noisette ! s’écria Marie
en arrachant le petit bonhomme des mains de Fritz.
— En voilà un stupide imbécile ! s’écria celui-ci ; ça veut
être casse-noisette, et cela a une mâchoire de verre : c’est
un faux casse-noisette, et qui n’entend pas son métier.
Passe-le-moi, Marie ; il faut qu’il continue de m’en casser,
dût-il y perdre le reste de ses dents, et dût son menton se

32
disloquer tout à fait. Voyons, quel intérêt prends-tu à ce
paresseux ?
— Non, non, non ! s’écria Marie en serrant le petit
bonhomme entre ses bras ; non, tu n’auras plus mon pauvre
casse-noisette. Vois donc comme il me regarde d’un air
malheureux en me montrant sa pauvre mâchoire blessée.
Fi ! tu es un mauvais cœur, tu bats tes chevaux, et, l’autre
jour encore, tu as fait fusiller un de tes soldats.
— Je bats mes chevaux quand ils sont rétifs, répondit
Fritz de son air le plus fanfaron ; et, quant au soldat que j’ai
fait fusiller l’autre jour, c’était un misérable vagabond dont
je n’avais pu rien faire depuis un an qu’il était à mon
service, et qui avait fini un beau matin par déserter avec
armes et bagages, ce qui, dans tous les pays du monde,
entraîne la peine de mort. D’ailleurs, toutes ces choses, sont
affaires de discipline qui ne regardent pas les femmes. Je ne
t’empêche pas de fouetter tes poupées, ne m’empêche donc
pas de battre mes chevaux et de faire fusiller mes militaires.
Maintenant je veux le casse-noisette.
— O bon père ! à mon secours ! dit Marie enveloppant le
petit bonhomme dans son mouchoir de poche, à mon
secours ! Fritz veut me prendre le casse-noisette.
Aux cris de Marie, non seulement le président se
rapprocha du groupe des enfants dont il s’était éloigné, mais
encore la présidente et le parrain Drosselmayer accoururent.
Les deux enfants expliquèrent chacun leurs raisons : Marie,
pour garder le casse-noisette, et Fritz, pour le reprendre ; et,
au grand étonnement de Marie, le parrain Drosselmayer,
33
avec un sourire qui parut féroce à la petite fille, donna
raison à Fritz. Heureusement pour le pauvre casse-noisette
que le président et la présidente se rangèrent à l’avis de
Marie.
— Mon cher Fritz, dit le président, j’ai mis le casse-
noisette sous la protection de votre sœur, et, autant que mon
peu de connaissance en médecine me permet d’en juger en
ce moment, je vois que le pauvre malheureux est fort
endommagé et a grand besoin de soins ; j’accorde donc,
jusqu’à sa parfaite convalescence, plein pouvoir à Marie, et
cela, sans que personne ait rien à y redire. D’ailleurs, toi qui
es fort sur la discipline militaire, où as-tu jamais vu qu’un
général fasse retourner au feu un soldat blessé à son
service ? Les blessés vont à l’hôpital jusqu’à ce qu’ils
soient guéris, et, s’ils restent estropiés de leurs blessures, ils
ont droit aux Invalides.
Fritz voulut insister ; mais le président leva son index à la
hauteur de l’œil droit, et laissa échapper ces deux mots :
— Monsieur Fritz !
Nous avons déjà dit quelle influence ces deux mots
avaient sur le petit garçon ; aussi, tout honteux de s’être
attiré cette mercuriale, se glissa-t-il, doucement et sans
souffler le mot, du côté de la table où étaient les hussards,
qui, après avoir posé leurs sentinelles perdues et établi leurs
avant-postes, se retirèrent silencieusement dans leurs
quartiers de nuit.

34
Pendant ce temps, Marie ramassait les petites dents du
casse-noisette, qu’elle continuait de tenir enveloppé dans
son mouchoir, et dont elle avait soutenu le menton avec un
joli ruban blanc détaché de sa robe de soie. De son côté, le
petit bonhomme, très pâle et très effrayé d’abord, paraissait
confiant dans la bonté de sa protectrice, et se rassurait peu à
peu, en se sentant tout doucement bercé par elle. Alors
Marie s’aperçut que le parrain Drosselmayer regardait d’un
air moqueur les soins maternels qu’elle donnait au manteau
de bois, et il lui sembla même que l’œil unique du
conseiller de médecine avait pris une expression de malice
et de méchanceté qu’elle n’avait pas l’habitude de lui voir.
Cela fit qu’elle voulut s’éloigner de lui.
Alors le parrain Drosselmayer se mit à rire aux éclats en
disant :
— Pardieu ! ma chère filleule, je ne comprends pas
comment une jolie petite fille comme toi peut être aussi
aimable pour cet affreux petit bonhomme.
Alors Marie se retourna ; et comme, dans son amour du
prochain, le compliment que lui faisait son parrain
n’établissait pas une compensation suffisante avec l’injuste
attaque adressée à son casse-noisette, elle se sentit, contre
son naturel, prise d’une grande colère, et cette vague
comparaison qu’elle avait déjà faite de son parrain avec le
petit homme au manteau de bois lui revenant à l’esprit :
— Parrain Drosselmayer, dit-elle, vous êtes injuste
envers mon pauvre petit casse-noisette, que vous appelez un
affreux petit bonhomme ; qui sait même si vous aviez sa
35
jolie petite polonaise, sa jolie petite culotte et ses jolies
petites bottes, qui sait si vous auriez aussi bon air que lui ?
À ces mots, les parents de Marie se mirent à rire, et le nez
du conseiller de médecine s’allongea prodigieusement.
Pourquoi le nez du conseiller de médecine s’était-il
allongé ainsi, et pourquoi le président et la présidente
avaient-ils éclaté de rire ? C’est ce dont Marie, étonnée de
l’effet que sa réponse avait produit, essaya vainement de se
rendre compte.
Or, comme il n’y a pas d’effet sans cause, cet effet se
rattachait sans doute à quelque cause mystérieuse et
inconnue qui nous sera expliquée par la suite.

36
CHOSES MERVEILLEUSES.

Je ne sais, mes chers petits amis, si vous vous rappelez


que je vous ai dit un mot de certaine grande armoire vitrée
dans laquelle les enfants enfermaient leurs joujoux. Cette
armoire se trouvait à droite en entrant dans le salon du
président. Marie était encore au berceau, et Fritz marchait à
peine seul quand le président avait fait faire cette armoire
par un ébéniste fort habile, qui l’orna de carreaux si
brillants, que les joujoux paraissaient dix fois plus beaux,
rangés sur les tablettes, que lorsqu’on les tenait dans les
mains. Sur le rayon d’en haut, que ni Marie ni même Fritz
ne pouvaient atteindre, on mettait les chefs-d’œuvre du
parrain Drosselmayer. Immédiatement au-dessous était le
rayon des livres d’images ; enfin, les deux derniers rayons
étaient abandonnés à Fritz et à Marie, qui les remplissaient
comme ils l’entendaient. Cependant il arrivait presque
toujours, par une convention tacite, que Fritz s’emparait du
rayon supérieur pour en faire le cantonnement de ses
troupes, et que Marie se réservait le rayon d’en bas pour ses
poupées, leurs ménages et leurs lits. C’est ce qui était
encore arrivé le jour de la Noël ; Fritz rangea ses nouveaux
venus sur la tablette supérieure, et Marie, après avoir
relégué mademoiselle Rose dans un coin, avait donné sa

37
chambre à coucher et son lit à mademoiselle Claire, c’était
le nom de la nouvelle poupée, et s’était invitée à passer
chez elle une soirée de sucreries. Au reste, mademoiselle
Claire, en jetant les yeux autour d’elle, en voyant son
ménage bien rangé sur les tablettes, sa table chargée de
bonbons et de pralines, et surtout son petit lit blanc avec son
couvre-pieds de satin rose si frais et si joli, avait paru fort
satisfaite de son nouvel appartement.
Pendant tous ces arrangements, la soirée s’était fort
avancée ; il allait être minuit, et le parrain Drosselmayer
était déjà parti depuis longtemps, qu’on n’avait pas encore
pu arracher les enfants de devant leur armoire.
Contre l’habitude, ce fut Fritz qui se rendit le premier aux
raisonnements de ses parents, qui lui faisaient observer qu’il
était temps de se coucher.
— Au fait, dit-il, après l’exercice qu’ils ont fait toute la
soirée, mes pauvres diables de hussards doivent être
fatigués ; or je les connais, ce sont de braves soldats qui
connaissent leur devoir envers moi, et comme, tant que je
serai là, il n’y en aurait pas un qui se permettrait de fermer
l’œil, je vais me retirer.
Et, à ces mots, après leur avoir donné le mot d’ordre pour
qu’ils ne fussent pas surpris par quelque patrouille ennemie,
Fritz se retira effectivement.
Mais il n’en fut pas ainsi de Marie ; et comme la
présidente, qui avait hâte de rejoindre son mari qui était

38
déjà passé dans sa chambre, l’invitait à se séparer de sa
chère armoire :
— Encore un instant, un tout petit instant, chère maman,
dit-elle, laisse-moi finir mes affaires ; j’ai encore une foule
de choses importantes à terminer, et, dès que j’aurai fini, je
te promets que j’irai me coucher.
Marie demandait cette grâce d’une voix si suppliante,
d’ailleurs c’était une enfant à la fois si obéissante et si sage,
que sa mère ne vit aucun inconvénient à lui accorder ce
qu’elle désirait ; cependant, comme mademoiselle Trudchen
était déjà remontée pour préparer le coucher de la petite
fille, de peur que celle-ci, dans la préoccupation que lui
inspirait la vue de ses nouveaux joujoux, n’oubliât de
souffler les bougies, la présidente s’acquitta elle-même de
ce soin, ne laissant brûler que la lampe du plafond, laquelle
répandait dans la chambre une douce et pâle lumière, et se
retira à son tour en disant :
— Rentre bientôt, chère petite Marie, car, si tu restais
trop tard, tu serais fatiguée, et peut-être ne pourrais-tu plus
te lever demain.
Et, à ces mots la présidente sortit du salon et ferma la
porte derrière elle.
Dès que Marie se trouva seule, elle en revint à la pensée
qui la préoccupait avant toutes les autres, c’est-à-dire à son
pauvre petit casse-noisette, qu’elle avait toujours continué
de porter sur son bras, enveloppé dans son mouchoir de
poche. Elle le déposa doucement sur la table, le démaillota

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et visita ses blessures. Le casse-noisette avait l’air de
beaucoup souffrir, et paraissait fort mécontent.
— Ah ! cher petit bonhomme, dit-elle bien bas, ne sois
pas en colère, je t’en prie, de ce que mon frère Fritz t’a fait
tant de mal ; il n’avait pas mauvaise intention, sois-en bien
sûr ; seulement, ses manières sont devenues un peu rudes, et
son cœur s’est tant soit peu endurci dans sa vie de soldat.
C’est, du reste, un fort bon garçon, je puis te l’assurer, et je
suis convaincue que, lorsque tu le connaîtras davantage, tu
lui pardonneras. D’ailleurs, par compensation du mal que
mon frère t’a fait, moi, je vais te soigner si bien et si
attentivement, que, d’ici à quelques jours, tu seras redevenu
joyeux et bien portant. Quant à te replacer les dents et à te
rattacher le menton, c’est l’affaire du parrain Drosselmayer,
qui s’entend très bien à ces sortes de choses.
Mais Marie ne put achever son petit discours. Au
moment où elle prononçait le nom du parrain Drosselmayer,
le casse-noisette, auquel ce discours s’adressait fit une si
atroce grimace, et il sortit de ses deux yeux verts un double
éclair si brillant, que la petite fille, tout effrayée, s’arrêta et
fit un pas en arrière. Mais, comme aussitôt le casse-noisette
reprit sa bienveillante physionomie et son mélancolique
sourire, elle pensa qu’elle avait été le jouet d’une illusion, et
que la flamme de la lampe, agitée par quelque courant d’air,
avait défiguré ainsi le petit bonhomme.
Elle en vint même à se moquer d’elle-même et à se dire :
— En vérité, je suis bien sotte d’avoir pu croire un
instant que cette figure de bois était capable de me faire des
40
grimaces. Allons, rapprochons-nous de lui et soignons-le
comme son état l’exige.
Et, à la suite de ce monologue intérieur, Marie reprit son
protégé entre ses bras, se rapprocha de l’armoire vitrée,
frappa à la porte qu’avait fermée Fritz, et dit à la poupée
neuve :
— Je t’en prie, mademoiselle Claire, abandonne ton lit à
mon casse-noisette qui est malade, et, pour une nuit,
accommode-toi du sofa ; songe que tu te portes à merveille
et que tu es pleine de santé, comme le prouvent tes joues
rouges et rebondies. D’ailleurs une nuit est bientôt passée,
le sofa est bon, et il n’y aura pas encore à Nuremberg
beaucoup de poupées aussi bien couchées que toi.
Mademoiselle Claire, comme on le pense bien, ne souffla
pas le mot ; mais il sembla à Marie qu’elle prenait un air
fort pincé et fort maussade. Mais Marie, qui trouvait, dans
sa conscience, qu’elle avait pris avec mademoiselle Claire
tous les ménagements convenables, ne fit pas davantage de
façons avec elle, et, tirant le lit à elle, elle y coucha avec
beaucoup de soin le casse-noisette malade, lui ramenant les
draps jusqu’au menton. Alors elle réfléchit qu’elle ne
connaissait pas encore le fond du caractère de mademoiselle
Claire, puisqu’elle l’avait depuis quelques heures
seulement ; qu’elle avait paru de fort mauvaise humeur
quand elle lui avait emprunté son lit, et qu’il pourrait arriver
malheur au blessé, si elle le laissait à la portée de cette
impertinente personne. En conséquence, elle plaça le lit et
le casse-noisette sur le rayon supérieur, tout contre le beau

41
village où la cavalerie de Fritz était cantonnée, puis, ayant
posé mademoiselle Claire sur son sofa, elle ferma l’armoire,
et s’apprêtait à aller rejoindre mademoiselle Trudchen dans
sa chambre à coucher, lorsque, dans toute la chambre,
autour de la pauvre enfant, commencèrent à se faire
entendre une foule de petits bruits sourds derrière les
fauteuils, derrière le poêle, derrière les armoires. La grande
horloge attachée au mur, et que surmontait, au lieu du
coucou traditionnel, une grosse chouette dorée, ronronnait
au milieu de tout cela de plus fort en plus fort, sans
cependant se décider à sonner. Marie alors jeta les yeux sur
elle, et vit que la grosse chouette dorée avait abattu ses ailes
de manière à couvrir entièrement l’horloge, et qu’elle
avançait tant qu’elle pouvait sa hideuse tête de chat aux
yeux ronds et au bec recourbé ; et alors le ronronnement,
devenant plus fort encore, se changea en un murmure qui
ressemblait à une voix, et l’on put distinguer ces mots qui
semblaient sortir du bec de la chouette :
— Horloges, horloges, ronronnez toutes bien bas : le roi
des souris a l’oreille fine. Boum, boum, boum, chantez
seulement, chantez-lui sa vieille chanson. Boum, boum,
boum, sonnez, clochettes, sonnez sa dernière heure, car
bientôt ce sera fait de lui.
Et, boum, boum, boum, on entendit retentir douze coups
sourds et enroués.
Marie avait très-peur. Elle commençait à frissonner des
pieds à la tête, et elle allait s’enfuir, quand elle aperçut le
parrain Drosselmayer assis sur la pendule à la place de la

42
chouette, et dont les deux pans de la redingote jaune avaient
pris la place des deux ailes pendantes de l’oiseau de nuit. À
cette vue, elle s’arrêta clouée à sa place par l’étonnement, et
elle se mit à crier en pleurant :
— Parrain Drosselmayer, que fais-tu là-haut ? Descends
près de mot, et ne m’épouvante pas ainsi, méchant parrain
Drosselmayer.
Mais, à ces paroles, commencèrent à la ronde un
sifflement aigu et un ricanement enragé ; puis bientôt on
entendit des milliers de petits pieds trotter derrière les murs,
puis on vit des milliers de petites lumières qui scintillaient à
travers les fentes des cloisons ; quand je dis des milliers de
petites lumières, je me trompe, c’étaient des milliers de
petits yeux brillants. Et Marie s’aperçut que de tous côtés il
y avait une population de souris qui s’apprêtait à entrer. En
effet, au bout de cinq minutes, par les jointures des portes,
par les fentes du plancher, des milliers de souris pénétrèrent
dans la chambre, et trott, trott, trott, hopp, hopp, hopp,
commencèrent à galoper deçà, delà, et bientôt se mirent en
rang de la même façon que Fritz avait l’habitude de
disposer ses soldats pour la bataille. Ceci parut fort plaisant
à Marie ; et, comme elle ne ressentait pas pour les souris
cette terreur naturelle et puérile qu’éprouvent les autres
enfants, elle allait s’amuser sans doute infiniment à ce
spectacle, lorsque tout à coup elle entendit un sifflement si
terrible, si aigu et si prolongé, qu’un froid glacial lui passa
sur le dos. Au même instant, à ses pieds, le plancher se
souleva, et, poussé par une puissance souterraine, le roi des

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souris, avec ses sept têtes couronnées, apparut à ses pieds,
au milieu du sable, du plâtre et de la terre broyée, et
chacune de ces sept têtes commença à siffloter et à
grignoter hideusement, pendant que le corps auquel
appartenaient ces sept têtes sortait à son tour. Aussitôt toute
l’armée s’élança au-devant de son roi, en couicant trois fois
en chœur ; puis aussitôt, tout en gardant leurs rangs, les
régiments de souris se mirent à courir par la chambre, se
dirigeant vers l’armoire vitrée, contre laquelle Marie,
enveloppée de tous côtés, commença à battre en retraite.
Nous l’avons dit, ce n’était cependant pas une enfant
peureuse ; mais, quand elle se vit entourée de cette foule
innombrable de souris, commandée par ce monstre à sept
têtes, la frayeur s’empara d’elle, et son cœur commença de
battre si fort, qu’il lui sembla qu’il voulait sortir de sa
poitrine. Puis tout à coup son sang parut s’arrêter, la
respiration lui manqua ; à demi évanouie, elle recula en
chancelant ; enfin, kling, kling, prrrr ! et la glace de
l’armoire vitrée, enfoncée par son coude, tomba sur le
parquet, brisée en mille morceaux. Elle ressentit bien au
moment même une vive douleur au bras gauche ; mais, en
même temps, son cœur se retrouva plus léger, car elle
n’entendit plus ces horribles couics, couics, qui l’avaient si
fort effrayée ; en effet, tout était redevenu tranquille autour
d’elle, les souris avaient disparu, et elle crut que, effrayées
du bruit qu’avait fait la glace en se brisant, elles s’étaient
réfugiées dans leurs trous.

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Mais voilà que, presque aussitôt, succédant à ce bruit,
commença dans l’armoire une rumeur étrange, et que de
toutes petites voix aiguës criaient de toutes leurs faibles
forces : « Aux armes ! aux armes ! aux armes ! » Et, en
même temps, la sonnerie du château se mit à sonner, et l’on
entendait murmurer de tous côtés : « Allons, alerte, alerte !
levons-nous : c’est l’ennemi. Bataille, bataille, bataille ! »
Marie se retourna. L’armoire était miraculeusement
éclairée, et il s’y faisait un grand remue-ménage : tous les
arlequins, les pierrots, les polichinelles et les pantins
s’agitaient, couraient deçà, delà, s’exhortant les uns les
autres, tandis que les poupées faisaient de la charpie et
préparaient des remèdes pour les blessés. Enfin, casse-
noisette lui-même rejeta tout à coup ses couvertures et sauta
à bas du lit sur ses deux pieds à la fois, en criant :
— Knac ! knac ! knac ! Stupide tas de souris, rentrez
dans vos trous, ou, à l’instant même, vous allez avoir affaire
à moi.
Mais, à cette menace, un grand sifflement retentit, et
Marie s’aperçut que les souris n’étaient pas rentrées dans
leurs trous, mais bien qu’elles s’étaient, effrayées par le
bruit du verre cassé, réfugiées sous les tables et sous les
fauteuils, d’où elles commençaient à sortir.
De son côté, casse-noisette, loin d’être effrayé par le
sifflement, parut redoubler de courage.
— Ah ! misérable roi des souris, s’écria-t-il, c’est donc
toi ; tu acceptes enfin le combat que je t’offre depuis si

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longtemps. Viens donc, et que cette nuit décide de nous
deux. Et vous, mes bons amis, mes compagnons, mes
frères, s’il est vrai que nous nous sommes liés de quelque
tendresse dans la boutique de Zacharias, soutenez-moi dans
ce rude combat. Allons, en avant ! et qui m’aime me suive !
Jamais proclamation ne fit un effet pareil : deux
arlequins, un pierrot, deux polichinelles et trois pantins
s’écrièrent à haute voix :
— Oui, seigneur, comptez sur nous, à la vie, à la mort !
Nous vaincrons sous vos ordres, ou nous périrons avec
vous.
À ces paroles, qui lui prouvaient qu’il y avait de l’écho
dans le cœur de ses amis, casse-noisette se sentit tellement
électrisé, qu’il tira son sabre, et, sans calculer la hauteur
effrayante où il se trouvait, il s’élança du deuxième rayon.
Marie, en voyant ce saut périlleux, jeta un cri, car casse-
noisette ne pouvait manquer de se briser ; lorsque
mademoiselle Claire, qui était dans le rayon inférieur,
s’élança de son sofa, et reçut casse-noisette entre ses bras.
— Ah ! chère et bonne petite Claire, s’écria Marie en
joignant ses deux mains avec attendrissement, comme je
t’ai méconnue !
Mais mademoiselle Claire, tout entière à la situation,
disait au casse-noisette :
— Comment, blessé et souffrant déjà comme vous l’êtes,
Monseigneur, vous risquez-vous dans de nouveaux
dangers ? Contentez-vous de commander ; laissez les autres

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combattre. Votre courage est connu, et ne peut rien gagner à
fournir de nouvelles preuves.
Et, en disant ces paroles, mademoiselle Claire essayait de
retenir le valeureux casse-noisette en le pressant contre son
corsage de satin ; mais celui-ci se mit à gigoter et à
gambiller de telle sorte, que mademoiselle Claire fut forcée
de le laisser échapper ; il glissa donc de ses bras, et,
tombant sur ses pieds avec une grâce parfaite, il mit un
genou en terre, et lui dit :
— Princesse, soyez sûre que, quoique vous ayez à une
certaine époque été injuste envers moi, je me souviendrai
toujours de vous, même au milieu de la bataille.
Alors mademoiselle Claire se pencha le plus qu’elle put,
et, le saisissant par son petit bras, elle le força de se relever :
puis, détachant avec vivacité sa ceinture toute étincelante de
paillettes, elle en fit une écharpe qu’elle voulut passer au
cou du jeune héros ; mais celui-ci recula de deux pas, et,
tout en s’inclinant en témoignage de sa reconnaissance pour
une si grande faveur, il détacha le petit ruban blanc avec
lequel Marie l’avait pansé, le porta à ses lèvres, et, s’en
étant ceint le corps, léger et agile comme un oiseau, il sauta
en brandissant son petit sabre du rayon où il était sur le
plancher. Aussitôt les couics et les piaulements
recommencèrent plus féroces que jamais, et le roi des
souris, comme pour répondre au défi de casse-noisette,
sortit de dessous la grande table du milieu avec son corps
d’armée, tandis qu’à droite et à gauche, les deux ailes

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commençaient à déborder les fauteuils où elles s’étaient
retranchées.

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LA BATAILLE.

— Trompettes, sonnez la charge ! Tambours, battez la


générale ! cria Casse-noisette.
Et aussitôt les trompettes du régiment de hussards de
Fritz se mirent à sonner, tandis que les tambours de son
infanterie commençaient à battre et qu’on entendait le bruit
sourd et rebondissant des canons sautant sur leurs affûts. En
même temps, un corps de musiciens s’organisa : c’étaient
des figaros avec leurs guitares, des piféraris avec leurs
musettes, des bergers suisses avec leurs cors, des nègres
avec leurs triangles, qui, quoiqu’ils ne fussent aucunement
convoqués par Casse-noisette, ne commencèrent pas moins
comme volontaires à descendre d’un rayon à l’autre en
jouant la marche des Samnites. Cela, sans doute, monta la
tête aux bonshommes les plus pacifiques, et, à l’instant
même, une espèce de garde nationale commandée par le
suisse de la paroisse, et dans les rangs de laquelle se
rangèrent les arlequins, les polichinelles, les pierrots et les
pantins, s’organisa, et, en un instant, s’armant de tout ce
qu’elle put trouver, fut prête pour le combat. Il n’y eut pas
jusqu’à un cuisinier qui, quittant son feu, ne descendît avec
sa broche, à laquelle était déjà passé un dindon à moitié rôti,
et, n’allât prendre sa place dans les rangs. casse-noisette se

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mit à la tête de ce vaillant bataillon, qui, à la honte des
troupes réglées, se trouva le premier prêt.
Il faut tout dire aussi, car on croirait que notre sympathie
pour l’illustre milice citoyenne dont nous faisons partie
nous aveugle : ce n’était pas la faute des hussards et des
fantassins de Fritz s’ils n’étaient pas en mesure aussi
rapidement que les autres. Fritz, après avoir placé les
sentinelles perdues et les postes avancés, avait caserné le
reste de son armée dans quatre boîtes qu’il avait refermées
sur elle. Les malheureux prisonniers avaient donc beau
entendre le tambour et la trompette qui les appelaient à la
bataille, ils étaient enfermés et ne pouvaient sortir. On les
entendait dans leurs boites grouiller comme des écrevisses
dans un panier ; mais, quels que fussent leurs efforts, ils ne
pouvaient sortir. Enfin les grenadiers, moins bien enfermés
que les autres, parvinrent à soulever le couvercle de leur
boîte, et prêtèrent main-forte aux chasseurs et aux
voltigeurs. En un instant tous furent sur pied, et alors,
sentant de quelle utilité leur serait la cavalerie, ils allèrent
délivrer les hussards, qui se mirent aussitôt à caracoler sur
les flancs et à se ranger quatre par quatre.
Mais, si les troupes réglées étaient en retard de quelques
minutes, grâce à la discipline dans laquelle Fritz les avait
maintenues, elles eurent bientôt réparé le temps perdu, et
fantassins, cavaliers, artilleurs se mirent à descendre, pareils
à une avalanche, au milieu des applaudissements de
mademoiselle Rose et de mademoiselle Claire, qui battaient
des mains en les voyant passer, et les excitaient du geste et

50
de la voix, comme faisaient autrefois les belles châtelaines
dont sans doute elles descendaient.
Cependant le roi des souris avait compris que c’était une
armée tout entière à laquelle il allait avoir affaire. En effet,
au centre était Casse-Noisette avec sa vaillante garde
civique ; à gauche, le régiment de hussards qui n’attendait
que le moment de charger ; à droite, une infanterie
formidable ; tandis que, sur un tabouret qui dominait tout le
champ de bataille, venait de s’établir une batterie de dix
pièces de canon ; en outre, une puissante réserve, composée
de bonshommes de pain d’épice et de chevaliers en sucre de
toutes couleurs, était demeurée dans l’armoire et
commençait à s’agiter à son tour. Mais il était trop avancé
pour reculer ; il donna le signal par un couïc qui fut répété
en chœur par toute son armée.
En même temps, une bordée d’artillerie, partie du
tabouret, répondit en envoyant au milieu des masses
souriquoises une volée de mitraille.
Presque au même instant, tout le régiment le hussards
branla pour charger ; de sorte que, d’un côté, la poussière
qui s’élevait sous les pieds des chevaux ; de l’autre, la
fumée des canons qui s’épaississait de plus en plus,
dérobèrent à Marie la vue du champ de bataille.
Mais, au milieu du bruit des canons, des cris des
combattants, du râle des mourants, elle continuait
d’entendre la voix de Casse-Noisette dominant tout le
fracas.

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— Sergent Arlequin, criait-il, prenez vingt hommes, et
jetez-vous en tirailleur sur le flanc de l’ennemi. Lieutenant
Polichinelle, formez-vous en carré. Capitaine Paillasse,
commandez des feux de peloton. Colonel des hussards,
chargez par masses, et non par quatre, comme vous faites.
Bravo ! messieurs les soldats de plomb, bravo ! Que tout le
monde fasse son devoir comme vous le faites, et la journée
est à nous !
Mais, par ces encouragements mêmes, Marie comprenait
que la bataille était acharnée et la victoire indécise. Les
souris, refoulées par les hussards, décimées par les feux de
peloton, culbutées par les volées de mitraille, revenaient
sans cesse plus pressées, mordant et déchirant tout ce
qu’elles rencontraient ; c’était, comme les mêlées du temps
de la chevalerie, une affreuse lutte corps à corps, dans
laquelle chacun attaquait et se défendait sans s’inquiéter de
son voisin. Casse-Noisette voulait inutilement dominer
l’ensemble des mouvements et procéder par masses. Les
hussards, ramenés par un corps considérable de souris,
s’étaient éparpillés et tentaient inutilement de se réunir
autour de leur colonel ; un gros bataillon de souris les avait
coupés du corps d’armée et débordait la garde civique, qui
faisait des merveilles. Le suisse de la paroisse se démenait
avec sa hallebarde comme un diable dans un bénitier ; le
cuisinier enfilait des rangs entiers de souris avec sa broche ;
les soldats de plomb tenaient comme des murailles ; mais
Arlequin, avec ses vingt hommes, avait été repoussé, et était
venu se mettre sous la protection de la batterie ; mais le

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carré du lieutenant Polichinelle avait été enfoncé, et ses
débris, en s’enfuyant, avait jeté du désordre dans la garde
civique ; enfin le capitaine Paillasse, sans doute par manque
de cartouches, avait cessé son feu et se retirait pas à pas,
mais enfin se retirait. Il résulta de ce mouvement rétrograde,
opéré sur toute la ligne, que la batterie de canons se trouva à
découvert. Aussitôt le roi des souris, comprenant que c’était
de la prise de cette batterie que dépendait pour lui le succès
de la bataille, ordonna à ses troupes les plus aguerries de
charger dessus. En un instant le tabouret fut escaladé ; les
canonniers se firent tuer sur leurs pièces. L’un d’eux mit
même le feu à son caisson, et enveloppa dans sa mort
héroïque une vingtaine d’ennemis. Mais tout ce courage fut
inutile contre le nombre, et bientôt une volée de mitraille,
tirée par ses propres pièces, et qui frappa en plein dans le
bataillon que commandait Casse-Noisette, lui apprit que la
batterie du tabouret était tombée au pouvoir de l’ennemi.
Dès lors la bataille fut perdue, et Casse-Noisette ne
s’occupa plus que de faire une retraite honorable ;
seulement, pour donner quelque relâche à ses troupes, il
appela à lui la réserve.
Aussitôt les bonshommes de pain d’épice et le corps de
bonbons en sucre descendirent de l’armoire et donnèrent à
leur tour. C’était des troupes fraîches, il est vrai, mais peu
expérimentées : les bonshommes de pain d’épice surtout
étaient fort maladroits, et, frappant à tort et à travers,
estropiaient aussi bien les amis que les ennemis ; le corps
des bonbons tenait ferme ; mais il n’y avait entre les

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combattants aucune homogénéité ; c’étaient des empereurs,
des chevaliers, des Tyroliens, des jardiniers, des cupidons,
des singes, des lions et des crocodiles, de sorte qu’ils ne
pouvaient combiner leurs mouvements, et n’avaient de
puissance que comme masse. Cependant leur concours
produisit un utile résultat : à peine les souris eurent-elles
goûté des bonshommes de pain d’épice et entamé le corps
de bonbons, qu’elles abandonnèrent les soldats de plomb,
dans lesquels elles avaient grand’peine à mordre, et les
polichinelles, les paillasses, les arlequins, les suisses et les
cuisiniers, qui étaient simplement rembourrés d’étoupe et
de son, pour se ruer sur la malheureuse réserve, qui, en un
instant, fut entourée par des milliers de souris, et, après une
défense héroïque, fut dévorée avec armes et bagages.
Casse-Noisette avait voulu profiter de ce moment de
repos pour rallier son armée ; mais le terrible spectacle de la
réserve anéantie avait glacé les plus fiers courages. Paillasse
était pâle comme la mort ; Arlequin avait son habit en
lambeaux ; une souris avait pénétré dans la bosse de
Polichinelle, et, comme le renard du jeune Spartiate, lui
dévorait les entrailles ; enfin le colonel des hussards était
prisonnier avec une partie de son régiment, et, grâce aux
chevaux des malheureux captifs, un corps de cavalerie
souriquoise venait de s’organiser.
Il ne s’agissait donc plus, pour l’infortuné Casse-
Noisette, de victoire ; il ne s’agissait même plus de retraite,
il ne s’agissait que de mourir. Casse-Noisette se mit à la tête

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d’un petit groupe, décidés comme lui à vendre chèrement
leur vie.
Pendant ce temps, la désolation régnait parmi les
poupées : mademoiselle Claire et mademoiselle Rose se
tordaient les bras, et jetaient les hauts cris.
— Hélas ! disait mademoiselle Claire, me faudra-t-il
mourir à la fleur de l’âge, moi, fille de roi, destinée à un si
bel avenir ?
— Hélas ! disait mademoiselle Rose, me faudra t-il
tomber vivante au pouvoir de l’ennemi ; et ne me suis-je si
bien conservée que pour être rongée par d’immondes
souris ?
Les autres poupées couraient éplorées, et leurs cris se
mêlaient aux lamentations des deux poupées principales.
Pendant ce temps, les affaires allaient de plus mal en plus
mal pour Casse-Noisette : il venait d’être abandonné du peu
d’amis qui lui étaient restés fidèles. Les débris de
l’escadron de hussards s’étaient réfugiés dans l’armoire ; les
soldats de plomb étaient entièrement tombés au pouvoir de
l’ennemi ; il y avait longtemps que les artilleurs étaient
trépassés ; la garde civique était morte comme les trois
cents Spartiates, sans reculer d’un pas. Casse-Noisette était
acculé contre le rebord de l’armoire, qu’il tentait en vain
d’escalader : il lui eût fallu pour cela l’aide de
mademoiselle Claire ou de mademoiselle Rose ; mais toutes
deux avaient pris le parti de s’évanouir. Casse-Noisette fit

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un dernier effort, rassembla tous ses moyens, et cria, dans
l’agonie du désespoir :
— Un cheval ! un cheval ! ma couronne pour un
cheval ! »
Mais, comme la voix de Richard III, sa voix resta sans
écho, ou plutôt elle le dénonça à l’ennemi. Deux tirailleurs
se précipitèrent sur lui et le saisirent par son manteau de
bois. Au même instant, on entendit la voix du roi des souris,
qui criait par ses sept gueules :
— Sur votre tête, prenez-le vivant ! Songez que j’ai ma
mère à venger. Il faut que son supplice épouvante les Casse-
Noisettes à venir !
Et, en même temps, le roi se précipita vers le prisonnier.
Mais Marie ne put supporter plus longtemps cet horrible
spectacle.
— O mon pauvre Casse-Noisette ! s’écria-t-elle en
sanglotant ; mon pauvre Casse-Noisette, que j’aime de tout
mon cœur, te verrai-je donc périr ainsi !
Et, en même temps, d’un mouvement instinctif, sans se
rendre compte de ce qu’elle faisait, Marie détacha son
soulier de son pied, et, de toutes ses forces, elle le jeta au
milieu de la mêlée, et cela si adroitement, que le terrible
projectile atteignit le roi des souris, qui roula dans la
poussière. Au même instant, roi et armée, vainqueurs et
vaincus, disparurent comme anéantis. Marie ressentit à son
bras blessé une douleur plus vive que jamais ; elle voulut

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gagner un fauteuil pour s’asseoir ; mais les forces lui
manquèrent, et elle tomba évanouie.

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LA MALADIE.

Lorsque Marie se réveilla de son sommeil léthargique,


elle était couchée dans son petit lit, et le soleil pénétrait
radieux et brillant à travers ses carreaux couverts de givre.
À côté d’elle était assis un étranger qu’elle reconnut bientôt
pour le chirurgien Vandelstern, et qui dit tout bas, aussitôt
qu’elle eut ouvert les yeux :
— Elle est éveillée !
Alors la présidente s’avança et considéra sa fille d’un
regard inquiet et effrayé.
— Ah ! chère maman, s’écria la petite Marie en
l’apercevant, toutes ces affreuses souris sont-elles parties, et
mon pauvre Casse-Noisette est-il sauvé ?
— Pour l’amour du ciel ! ma chère Marie, ne dis plus ces
sottises. Qu’est-ce que les souris, je te le demande, ont à
faire avec le casse-noisette ? mais toi, méchante enfant, tu
nous as fait à tous grand’peur. Et tout cela arrive cependant
quand les enfants sont volontaires et ne veulent pas obéir à
leurs parents. Tu as joué hier fort avant dans la nuit avec tes
poupées ; tu t’es probablement endormie, et il est possible
qu’une petite souris t’ait effrayée ; enfin, dans ta terreur, tu
as donné du coude dans l’armoire à glace, et tu t’es

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tellement coupé le bras, que M. Wandelstern, qui vient de
retirer les fragments de verre qui étaient restés dans ta
blessure, prétend que tu as couru risque de te trancher
l’artère et de mourir de la perte du sang. Dieu soit béni que
je me sois réveillée, je ne sais à quelle heure, et que, me
rappelant que je t’avais laissée au salon, j’y sois rentrée.
Pauvre enfant, tu étais étendue par terre, près de l’armoire,
et tout autour de toi, en désordre, les poupées, les pantins,
les polichinelles, les soldats de plomb, les bonshommes de
pain d’épice et les hussards de Fritz étendus pêle-méle ;
tandis que, sur ton bras sanglant, tu tenais Casse-Noisette.
Mais, d’où vient que tu étais déchaussée du pied gauche, et
que ton soulier était à trois ou quatre pas de toi ?
— Ah ! petite mère, petite mère, répondit Marie en
frissonnant encore à ce souvenir, c’était, vous le voyez bien,
les traces de la grande bataille qui avait eu lieu entre les
poupées et les souris ; et, ce qui m’a tant effrayée, c’est de
voir que les souris, victorieuses, allaient faire prisonnier le
pauvre Casse-Noisette, qui commandait l’armée des
poupées. C’est alors que je lançai mon soulier au roi des
souris ; puis je ne sais plus ce qui s’est passé.
Le chirurgien fit des yeux un signe à la présidente, et
celle-ci dit doucement à Marie :
— Oublie tout cela, mon enfant, et tranquillise-toi.
Toutes les souris sont parties, et le petit Casse-Noisette est
dans l’armoire vitrée, joyeux et bien portant.
Alors le président entra à son tour dans la chambre, et
causa longtemps avec le chirurgien. Mais, de toutes ses
59
paroles, Marie ne put entendre que celles-ci :
— C’est du délire.
À ces mots, Marie devina que l’on doutait de son récit, et
comme, elle-même, maintenant que le jour était revenu,
comprenait parfaitement que l’on prit tout ce qui lui était
arrivé pour une fable, elle n’insista pas davantage, se
soumettant à tout ce qu’on voulait ; car elle avait hâte de se
lever pour faire une visite à son pauvre Casse-Noisette ;
mais elle savait qu’il s’était retiré sain et sauf de la bagarre,
et, pour le moment, c’était tout ce qu’elle désirait savoir.
Cependant Marie s’ennuyait beaucoup : elle ne pouvait
pas jouer, à cause de son bras blessé, et, quand elle voulait
lire ou feuilleter ses livres d’images, tout tournait si bien
devant ses yeux, qu’il fallait bientôt qu’elle renonçât à cette
distraction. Le temps lui paraissait donc horriblement long,
et elle attendait avec impatience le soir, parce que, le soir, sa
mère venait s’asseoir près de son lit et lui racontait ou lui
lisait des histoires.
Or, un soir, la présidente venait justement de raconter la
délicieuse histoire du prince Facardin, quand la porte
s’ouvrit, et que le parrain Drosselmayer passa sa tête en
disant :
— Il faut pourtant que je voie par mes yeux comment va
la pauvre malade.
Mais, dès que Marie aperçut le parrain Drosselmayer
avec sa perruque de verre, son emplâtre sur l’œil et sa
redingote jaune, le souvenir de cette nuit, où Casse-Noisette

60
perdit la fameuse bataille contre les souris, se présenta si
vivement à son esprit, qu’involontairement elle cria au
conseiller de médecine :
— Oh ! parrain Drosselmayer, tu as été horrible ! je t’ai
bien vu, va, quand tu étais à cheval sur la pendule, et que tu
la couvrais de tes ailes pour que l’heure ne pût pas sonner ;
car le bruit de l’heure aurait fait fuir les souris. Je t’ai bien
entendu appeler le roi aux sept têtes. Pourquoi n’es-tu pas
venu au secours de mon pauvre Casse-Noisette, affreux
parrain Drosselmayer ? Hélas ! en ne venant pas, tu es
cause que je suis blessée et dans mon lit !
La présidente écoutait tout cela avec de grands yeux
effarés ; car elle croyait que la pauvre enfant retombait dans
le délire. Aussi elle lui demanda tout épouvantée :
— Mais que dis-tu donc là, chère Marie ? redeviens-tu
folle ?
— Oh ! que non, reprit Marie ; et le parrain
Drosselmayer sait bien que je dis la vérité, lui.
Mais le parrain, sans rien répondre, faisait d’affreuses
grimaces, comme un homme qui eût été sur des charbons
ardents ; puis, tout à coup, il se mit à dire d’une voix
nasillarde et monotone :

Perpendicule
Doit faire ronron.
Avance et recule,
Brillant escadron !

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L’horloge plaintive
Va sonner minuit ;
La chouette arrive
Et le roi s’enfuit.
Perpendicule
Doit faire ronron.
Avance et recule,
Brillant escadron !

Marie regardait le parrain Drosselmayer avec des yeux de


plus en plus hagards ; car il lui semblait encore plus hideux
que d’habitude. Elle aurait eu une peur atroce du parrain, si
sa mère n’eût été présente, et si Fritz, qui venait d’entrer,
n’eût interrompu cette étrange chanson par un éclat de rire.
— Sais-tu bien, parrain Drosselmayer, lui dit Fritz, que tu
es extrêmement bouffon aujourd’hui ? Tu fais des gestes
comme un vieux polichinelle, que j’ai jeté derrière le poêle,
sans compter ta chanson, qui n’a pas le sens commun.
Mais la présidente demeura fort sérieuse.
— Cher monsieur le conseiller de médecine, dit-elle,
voilà une singulière plaisanterie que celle que vous nous
faites là, et qui me semble n’avoir d’autre but que de rendre
Marie plus malade encore qu’elle ne l’est.
— Bah ! répondit le parrain Drosselmayer, ne
reconnaissez-vous pas, chère présidente, cette petite
chanson de l’horloger que j’ai l’habitude de chanter quand
je viens raccommoder vos pendules ?

62
Et, en même temps, il s’assit tout contre le lit de Marie, et
lui dit précipitamment :
— Ne sois pas en colère, chère enfant, de ce que je n’ai
pas arraché de mes propres mains les quatorze yeux du roi
des souris ; mais je savais ce que je faisais, et aujourd’hui,
comme je veux me raccommoder avec toi, je vais te
raconter une histoire.
— Quelle histoire ? demanda Marie.
— Celle de la noix Krakatuk et de la princesse Pirlipate.
La connais-tu ?
— Non, mon cher petit parrain, répondit la jeune fille,
que cette offre raccommodait à l’instant même avec le
mécanicien. Raconte donc, raconte.
— Cher conseiller, dit la présidente, j’espère que votre
histoire ne sera pas aussi lugubre que votre chanson ?
— Oh ! non, chère présidente, répondit le parrain
Drosselmayer ; elle est, au contraire, extrêmement
plaisante.
— Raconte donc, crièrent les enfants, raconte donc.
Et le parrain Drosselmayer commença ainsi :

63
HISTOIRE DE LA NOISETTE KRAKATUK
ET DE LA PRINCESSE PIRLIPATE.

Comment naquit la princesse Pirlipate,


et quelle grande joie cette naissance donna à ses illustres parents.

Il y avait, dans les environs de Nuremberg, un petit


royaume qui n’était ni la Prusse, ni la Pologne, ni la
Bavière, ni le Palatinat, et qui était gouverné par un roi.
La femme de ce roi, qui, par conséquent, se trouvait être
une reine, mit un jour au monde une petite fille, qui se
trouva, par conséquent, princesse de naissance, et qui reçut
le nom gracieux et distingué de Pirlipate.
On fit aussitôt prévenir le roi de cet heureux événement.
Il accourut tout essoufflé, et, en voyant cette jolie petite fille
couchée dans son berceau, la satisfaction qu’il ressentit
d’être père d’une si charmante enfant le poussa tellement
hors de lui, qu’il jeta d’abord de grands cris de joie, puis se
prit à danser en rond, puis enfin à sauter à cloche-pied, en
disant :
— Ah ! grand Dieu ! vous qui voyez tous les jours les
anges, avez-vous jamais rien vu de plus beau que ma

64
Pirlipatine ?
Alors, comme, derrière le roi, étaient entrés les ministres,
les généraux, les grands officiers, les présidents, les
conseillers et les juges ; tous, voyant le roi danser à cloche-
pied, se mirent à danser comme le roi, en disant :
— Non, non, jamais, sire, non, non, jamais, il n’y a rien
eu de si beau au monde que votre Pirlipatine.
Et, en effet, ce qui vous surprendra fort, mes chers
enfants, c’est qu’il n’y avait dans cette réponse aucune
flatterie ; car, effectivement, depuis la création du monde, il
n’était pas né un plus bel enfant que la princesse Pirlipate.
Sa petite figure semblait tissue de délicats flocons de soie,
roses comme les roses, et blancs comme les lis. Ses yeux
étaient du plus étincelant azur, et rien n’était plus charmant
que de voir les fils d’or de sa chevelure se réunir en boucles
mignonnes, brillantes et frisées sur ses épaules, blanches
comme l’albâtre. Ajoutez à cela que Pirlipate avait apporté,
en venant au monde, deux rangées de petites dents, ou
plutôt de véritables perles, avec lesquelles, deux heures
après sa naissance, elle mordit si vigoureusement le doigt
du grand chancelier, qui, ayant la vue basse, avait voulu la
regarder de trop près, que, quoiqu’il appartînt à l’école des
stoïques, il s’écria, disent les uns :
— Ah, diantre !
Tandis que d’autres soutiennent, en l’honneur de la
philosophie, qu’il dit seulement :
— Aïe ! aïe ! aïe !

65
Au reste, aujourd’hui encore, les voix sont partagées sur
cette grande question, aucun des deux partis n’ayant voulu
céder. Et la seule chose sur laquelle les diantristes et les
aïstes soient demeurés d’accord, le seul fait qui soit resté
incontestable, c’est que la princesse Pirlipate mordit le
grand chancelier au doigt. Le pays apprit dès lors qu’il y
avait autant d’esprit qu’il se trouvait de beauté dans le
charmant petit corps de Pirlipatine.
Tout le monde était donc heureux dans ce royaume
favorisé des cieux. La reine seule était extrêmement
inquiète et troublée, sans que personne sût pourquoi. Mais
ce qui frappa surtout les esprits, c’est le soin avec lequel
cette mère craintive faisait garder le berceau de son enfant.
En effet, toutes les portes étaient non-seulement occupées
par les trabans de la garde, mais encore, outre les deux
gardiennes qui se tenaient toujours près de la princesse, il y
en avait encore six autres que l’on faisait asseoir autour du
berceau, et qui se relayaient toutes les nuits. Mais, surtout,
ce qui excitait au plus haut degré la curiosité, ce que
personne ne pouvait comprendre, c’est pourquoi chacune de
ces six gardiennes était obligée de tenir un chat sur ses
genoux, et de le gratter toute la nuit afin qu’il ne cessât
point de ruminer.
Je suis convaincu, mes chers enfants, que vous êtes aussi
curieux que les habitants de ce petit royaume sans nom, de
savoir pourquoi ces six gardiennes étaient obligées de tenir
un chat sur leurs genoux, et de le gratter sans cesse pour
qu’il ne cessât point de ruminer un seul instant ; mais,

66
comme vous chercheriez inutilement le mot de cette
énigme, je vais vous le dire, afin de vous épargner le mal de
tête qui ne pourrait manquer de résulter pour vous d’une
pareille application.
Il arriva, un jour, qu’une demi-douzaine de souverains
des mieux couronnés se donnèrent le mot pour faire en
même temps une visite au père futur de notre héroïne ; car,
à cette époque, la princesse Pirlipatine n’était pas encore
née ; ils étaient accompagnés de princes royaux, de grands-
ducs héréditaires et de prétendants des plus agréables. Ce
fut une occasion, pour le roi qu’ils visitaient, et qui était un
monarque des plus magnifiques, de faire une large percée à
son trésor et de donner force tournois, carrousels et
comédies. Mais ce ne fut pas le tout. Après avoir appris, par
le surintendant des cuisines royales, que l’astronome de la
cour avait annoncé que le temps d’abattre les porcs était
arrivé, et que la conjonction des astres annonçait que
l’année serait favorable à la charcuterie, il ordonna de faire
une grande tuerie de pourceaux dans ses basses-cours, et,
montant dans son carrosse, il alla en personne prier, les uns
après les autres, tous les rois et tous les princes résidant
pour le moment dans sa capitale, de venir manger la soupe
avec lui, voulant se ménager le plaisir de leur surprise à la
vue du magnifique repas qu’il comptait leur donner ; puis,
en rentrant chez lui, il se fit annoncer chez la reine, et,
s’approchant d’elle, il lui dit d’un ton câlin, avec lequel il
avait l’habitude de lui faire faire tout ce qu’il voulait :

67
— Bien chère amie, tu n’as pas oublié, n’est-ce pas, à
quel point j’aime le boudin ? n’est-ce pas, tu ne l’as pas
oublié ?
La reine comprit, du premier mot, ce que le roi voulait
dire. En effet, Sa Majesté entendait tout simplement, par ces
paroles insidieuses, qu’elle eût à se livrer, comme elle
l’avait fait maintes fois, à la très utile occupation de
confectionner de ses mains royales la plus grande quantité
possible de saucisses, d’andouilles et de boudins. Elle sourit
donc à cette proposition de son mari ; car, quoique exerçant
fort honorablement la profession de reine, elle était moins
sensible aux compliments qu’on lui faisait sur la dignité
avec laquelle elle portait le sceptre et la couronne, que sur
l’habileté avec laquelle elle faisait un pouding ou
confectionnait un baba. Elle se contenta donc de faire une
gracieuse révérence à son époux, en lui disant qu’elle était
sa servante pour lui faire du boudin, comme pour toute
autre chose.
Aussitôt le grand trésorier dut livrer aux cuisines royales
le chaudron gigantesque en vermeil et les grandes
casseroles d’argent destinés à faire le boudin et les
saucisses. On alluma un immense feu de bois de sandal. La
reine mit son tablier de cuisine de damas blanc, et bientôt
les plus doux parfums s’échappèrent du chaudron. Cette
délicieuse odeur se répandit aussitôt dans les corridors,
pénétra rapidement dans toutes les chambres, et parvint
enfin jusqu’à la salle du trône, où le roi tenait son conseil.
Le roi était fin gourmet ; aussi cette odeur lui fit-elle une

68
vive impression de plaisir. Cependant, comme c’était un
prince grave et qui avait la réputation d’être maître de lui, il
résista quelque temps au sentiment d’attraction qui le
poussait vers la cuisine ; mais enfin, quel que fût son
empire sur ses passions, il lui fallut céder au ravissement
inexprimable qu’il éprouvait.
— Messieurs, s’écria-t-il en se levant, avec votre
permission, je reviens dans un instant ; attendez-moi.
Et, à travers les chambres et les corridors, il prit la course
vers la cuisine, serra la reine entre ses bras, remua le
contenu du chaudron avec son sceptre d’or, y goûta du bout
de la langue, et, l’esprit plus tranquille, il retourna au
conseil et reprit, quoique un peu distrait, la question où il
l’avait laissée.
Il avait quitté la cuisine juste au moment important où le
lard, découpé par morceaux, allait être rôti sur des grils
d’argent ; la reine, encouragée par ses éloges, se livrait à
cette importante occupation, et les premières gouttes de
graisse tombaient en chantant sur les charbons, lorsqu’une
petite voix chevrotante se fit entendre qui disait :

— Ma sœur, offre-moi donc une bribe de lard ;


Car, étant reine aussi, je veux faire ripaille :
Et, mangeant rarement quelque chose qui vaille,
De ce friand rôti je désire ma part.

La reine reconnut aussitôt la voix qui lui parlait ainsi :


c’était celle de dame Souriçonne.

69
Dame Souriçonne habitait depuis de longues années le
palais. Elle prétendait être alliée à la famille royale, et reine
elle-même du royaume souriquois ; c’est pourquoi elle
tenait, sous l’âtre de la cuisine, une cour fort considérable.
La reine était une bonne et fort douce femme qui, tout en
se refusant à reconnaître tout haut dame Souriçonne comme
reine et comme sœur, avait tout bas pour elle une foule
d’égards et de complaisances qui lui avaient souvent fait
reprocher par son mari, plus aristocrate qu’elle, la tendance
qu’elle avait à déroger ; or, comme on le comprend bien,
dans cette circonstance solennelle, elle ne voulut point
refuser à sa jeune amie ce qu’elle demandait, et lui dit :
— Avancez, dame Souriçonne, avançez hardiment, et
venez, je vous y autorise, goûter mon lard tant que vous
voudrez.
Aussitôt dame Souriçonne apparut gaie et frétillante, et,
sautant sur le foyer, saisit adroitement avec sa petite patte
les morceaux de lard que la reine lui tendait les uns après
les autres.
Mais voilà que, attirés par les petits cris de plaisir que
poussait leur reine, et surtout par l’odeur succulente que
répandait le lard grillé, arrivèrent, frétillant et sautillant
aussi, d’abord les sept fils de dame Souriçonne, puis ses
parents, puis ses alliés, tous fort mauvais coquins,
effroyablement portés sur leur bouche, et qui s’en donnèrent
sur le lard de telle façon, que la reine fut obligée, si
hospitalière qu’elle fût, de leur faire observer que, s’ils
allaient de ce train-là, il ne lui resterait plus de lard pour ses
70
boudins. Mais, quelque juste que fût cette réclamation, les
sept fils de dame Souriçonne n’en tinrent compte, et,
donnant le mauvais exemple à leurs parents et à leurs alliés,
ils se ruèrent, malgré les représentations de leur mère et de
leur reine, sur le lard de leur tante, qui allait disparaître
entièrement, lorsque, aux cris de la reine, qui ne pouvait
plus venir à bout de chasser ses hôtes importuns, accourut la
surintendante, laquelle appela le chef des cuisines, lequel
appela le chef des marmitons, lesquels accoururent armés
de vergettes, d’éventails et de balais, et parvinrent à faire
rentrer sous l’âtre tout le peuple souriquois. Mais la
victoire, quoique complète, était trop tardive ; à peine
restait-il le quart du lard nécessaire à la confection des
andouilles, des saucisses et des boudins, lequel reliquat fut,
d’après les indications du mathématicien du roi, qu’on avait
envoyé chercher en toute hâte, scientifiquement réparti
entre le grand chaudron à boudins et les deux grandes
casseroles à andouilles et à saucisses.
Une demi-heure après cet événement, le canon retentit,
les clairons et les trompettes sonnèrent, et l’on vit arriver
tous les potentats, tous les princes royaux, tous les ducs
héréditaires et tous les prétendants qui étaient dans le pays,
vêtus de leurs plus magnifiques habits ; les uns traînés dans
des carrosses de cristal, les autres montés sur leurs chevaux
de parade. Le roi les attendait sur le perron du palais, et les
reçut avec la plus aimable courtoisie et la plus gracieuse
cordialité ; puis, les ayant conduits dans la salle à manger, il
s’assit au haut bout en sa qualité de seigneur suzerain, ayant

71
la couronne sur la tête et le sceptre à la main, invitant les
autres monarques à prendre chacun la place que lui
assignait son rang parmi les têtes couronnées, les princes
royaux, les ducs héréditaires ou les prétendants.
La table était somptueusement servie et tout alla bien
pendant le potage et le relevé. Mais au service des
andouilles, on remarqua que le prince paraissait agité : à
celui des saucisses, il pâlit considérablement ; enfin, à celui
des boudins, il leva les yeux au ciel, des soupirs
s’échappèrent de sa poitrine, une douleur terrible parut
déchirer son âme ; enfin il se renversa sur le dos de son
fauteuil, couvrit son visage de ses deux mains, se
désespérant et sanglotant d’une façon si lamentable, que
chacun se leva de sa place et l’entoura avec la plus vive
inquiétude. En effet, la crise paraissait des plus graves : le
chirurgien de la cour cherchait inutilement le pouls du
malheureux monarque, qui paraissait être sous le poids de la
plus profonde, de la plus affreuse et de la plus inouïe des
calamités. Enfin, après que les remèdes les plus violents
pour le faire revenir à lui eurent été employés, tels que
plumes brûlées, sels anglais et clefs dans le dos, le roi parut
reprendre quelque peu ses esprits, entr’ouvrit ses yeux
éteints, et, d’une voix si faible, qu’à peine si on put
l’entendre, il balbutia ce peu de mots :
— Pas assez de lard !…
À ces paroles, ce fut à la reine de pâlir à son tour. Elle se
précipita à ses genoux, s’écriant d’une voix entrecoupée par
ses sanglots :

72
— O mon malheureux, infortuné et royal époux ! Quel
chagrin ne vous ai-je pas causé pour n’avoir pas écouté les
remontrances que vous m’avez déjà faites si souvent ; mais
vous voyez la coupable à vos genoux, et vous pouvez la
punir aussi durement qu’il vous conviendra.
— Qu’est-ce à dire ? demanda le roi : et que s’est-il donc
passé qu’on ne m’a pas dit ?
— Hélas ! hélas ! répondit la reine, à qui son mari n’avait
jamais parlé si rudement ; hélas ! c’est dame Souriçonne
avec ses sept fils, avec ses neveux, ses cousins et ses alliés
qui ont dévoré tout le lard !
Mais la reine n’en put dire davantage : les forces lui
manquèrent, elle tomba à la renverse et s’évanouit.
Alors le roi se leva furieux, et s’écria d’une voix terrible :
— Madame la surintendante, que signifie cela ?
Alors la surintendante raconta ce qu’elle savait, c’est-à-
dire que, accourue aux cris de la reine, elle avait vu Sa
Majesté aux prises avec toute la famille de dame
Souriçonne, et qu’alors, à son tour, elle avait appelé le chef,
qui avec l’aide de ses marmitons, était parvenu à faire
rentrer tous les pillards sous l’âtre.
Aussitôt le roi, voyant qu’il s’agissait d’un crime de lèse-
majesté, rappela toute sa dignité et tout son calme,
ordonnant, vu l’énormité du forfait, que son conseil intime
fût rassemblé à l’instant même, et que l’affaire fût exposée
à ses plus habiles conseillers.

73
En conséquence, le conseil fut réuni, et l’on y décida, à la
majorité des voix, que dame Souriçonne étant accusée
d’avoir mangé le lard destiné aux saucisses, aux boudins et
aux andouilles du roi, son procès lui serait fait, et que si elle
était coupable, elle serait à tout jamais exilée du royaume,
elle et sa race, et que ce qu’elle y possédait de biens, terres,
châteaux, palais, résidences royales, tout serait confisqué.
Mais alors le roi fit observer à son conseil intime et à ses
habiles conseillers que, pendant le temps que durerait le
procès, dame Souriçonne et sa famille auraient tout le temps
de manger son lard, ce qui l’exposerait à des avanies
pareilles à celle qu’il venait de subir en présence de six têtes
couronnées, sans compter les princes royaux, les ducs
héréditaires et les prétendants : il demandait donc qu’un
pouvoir discrétionnaire lui fût accordé à l’égard de dame
Souriçonne et de sa famille.
Le conseil alla aux voix pour la forme, comme on le
pense bien, et le pouvoir discrétionnaire que demandait le
roi lui fut accordé.
Alors il envoya une de ses meilleures voitures, précédée
d’un courrier pour faire plus grande diligence, à un très
habile mécanicien qui demeurait dans la ville de
Nuremberg, et qui s’appelait Christian-Élias Drosselmayer,
invitant le susdit mécanicien à le venir trouver à l’instant
même dans son palais, pour affaire urgente. Christian-Élias
Drosselmayer obéit aussitôt ; car c’était un homme
véritablement artiste, qui ne doutait pas qu’un roi aussi
renommé ne l’envoyât chercher pour lui confectionner

74
quelque chef-d’œuvre. Et, étant monté en voiture, il courut
jour et nuit jusqu’à ce qu’il fût en présence du roi. Il s’était
même tellement pressé, qu’il n’avait pas eu le temps de se
mettre un habit, et qu’il était venu avec la redingote jaune
qu’il portait habituellement. Mais, au lieu de se fâcher de
cet oubli de l’étiquette, le roi lui en sut gré ; car, s’il avait
commis une faute, l’illustre mécanicien l’avait commise
pour obéir sans retard aux commandements de Sa Majesté.
Le roi fit entrer Christian-Élias Drosselmayer dans son
cabinet, et lui exposa la situation des choses ; comment il
était décidé à faire un grand exemple en purgeant tout son
royaume de la race souriquoise, et comment, prévenu par sa
grande renommée, il avait jeté les yeux sur lui pour le faire
l’exécuteur de sa justice ; n’ayant qu’une crainte, c’est que
le mécanicien, si habile qu’il fût, ne vît des difficultés
insurmontables au projet que la colère royale avait conçu.
Mais Christian-Élias Drosselmayer rassura le roi, et lui
promit que, avant huit jours, il ne resterait pas une souris
dans tout le royaume.
En effet, le même jour, il se mit à confectionner
d’ingénieuses petites boîtes oblongues, dans l’intérieur
desquelles il attacha au bout d’un fil de fer, un morceau de
lard. En tirant le lard, le voleur, quel qu’il fût, faisait tomber
la porte derrière lui, et se trouvait prisonnier. En moins
d’une semaine, cent boîtes pareilles étaient confectionnées
et placées non seulement sous l’âtre, mais dans tous les
greniers et dans toutes les caves du palais.

75
Dame Souriçonne était infiniment trop sage et trop
pénétrante, pour ne pas découvrir du premier coup d’œil la
ruse de maître Drosselmayer. Elle rassembla donc ses sept
fils, leurs neveux et ses cousins, pour les prévenir du guet-
apens qu’on tramait contre eux. Mais, après avoir eu l’air de
l’écouter à cause du respect qu’ils devaient à son rang et de
la condescendance que commandait son âge, ils se retirèrent
en riant de ses terreurs, et, attirés par l’odeur du lard rôti,
plus forte que toutes les représentations qu’on leur pouvait
faire, ils se résolurent à profiter de la bonne aubaine qui leur
arrivait sans qu’ils sussent d’où.
Au bout de vingt-quatre heures, les sept fils de dame
Souriçonne, dix-huit de ses neveux, cinquante de ses
cousins, et deux cent trente-cinq de ses parents à différents
degrés, sans compter des milliers de ses sujets, étaient pris
dans les souricières, et avaient été honteusement exécutés.
Alors dame Souriçonne, avec les débris de sa cour et les
restes de son peuple, résolut d’abandonner ces lieux
ensanglantés par le massacre des siens. Le bruit de cette
résolution transpira et parvint jusqu’au roi. Sa Majesté s’en
félicita tout haut, et les poètes de la cour firent force sonnets
sur sa victoire, tandis que les courtisans l’égalaient à
Sésostris, à Alexandre et à César.
La reine seule était triste et inquiète ; elle connaissait
dame Souriçonne, et elle se doutait bien qu’elle ne laisserait
pas la mort de ses fils et de ses proches sans vengeance. En
effet, au moment où la reine, pour faire oublier au roi la
faute qu’elle avait commise, préparait pour lui, de ses

76
propres mains, une purée de foie dont il était fort friand,
dame Souriçonne parut tout à coup devant elle, et lui dit :

— Tués par ton époux, sans crainte ni remords,


Mes enfants, mes neveux et mes cousins sont
morts ;
Mais tremble, madame la reine !
Que l’enfant qu’en ton sein tu portes en ce jour,
Et qui sera bientôt l’objet de ton amour,
Soit déjà celui de ma haine.

Ton époux a des forts, des canons, des soldats,


Des mécaniciens, des conseillers d’États,
Des ministres, des souricières.
La reine des souris n’a rien de tout cela ;
Mais le ciel lui fit don des dents que tu vois là
Pour dévorer les héritières.

Là-dessus, elle disparut, et personne ne l’avait revue


depuis. Mais la reine, qui, en effet, s'était aperçue depuis
quelques jours qu’elle était enceinte, fut si épouvantée de
cette prédiction, qu’elle laissa tomber la purée de foie dans
le feu.
Ainsi, pour la seconde fois, dame Souriçonne priva le roi
d’un de ses mets favoris ; ce qui le mit fort en colère et le fit
s’applaudir encore davantage du coup d’État qu’il avait si
heureusement accompli.
Il va sans dire que Christian-Élias Drosselmayer fut
renvoyé avec une splendide récompense, et rentra
77
triomphant à Nuremberg.

Comment, malgré toutes les précautions prises par la reine,


dame Souriçonne accomplit sa menace à l’endroit de la princesse Pirlipate.

Maintenant, mes chers enfants, vous savez aussi bien que


moi, n’est-ce pas, pourquoi la reine faisait garder avec tant
de soin la miraculeuse petite princesse Pirlipate : elle
craignait la vengeance de dame Souriçonne ; car, d’après ce
que dame Souriçonne avait dit, il ne s’agissait pas moins,
pour l’héritière de l’heureux petit royaume sans nom, que
de la perte de sa vie ou tout au moins de sa beauté ; ce qui,
assure-t-on, pour une femme, est bien pis encore. Ce qui
redoublait surtout l’inquiétude de la tendre mère, c’est que
les machines de maître Drosselmayer ne pouvaient
absolument rien contre l’expérience de dame Souriçonne. Il
est vrai que l’astronome de la cour, qui était en même temps
grand augure et grand astrologue, craignant qu’on ne
supprimât sa charge comme inutile, s’il ne donnait pas son
mot dans cette affaire, prétendit avoir lu dans les astres,
d’une manière certaine, que la famille de l’illustre chat
Murr était seule en état de défendre le berceau de
l’approche de dame Souriçonne. C’est pour cela que
chacune des six gardiennes fut forcée de tenir sans cesse sur
ses genoux un des mâles de cette famille, qui, au reste,
étaient attachés à la cour en qualité de secrétaires intimes de

78
légation, et devait, par un grattement délicat et prolongé,
adoucir à ces jeunes diplomates le pénible service qu’ils
rendaient à l’État.
Mais, un soir, il y a des jours, comme vous le savez, mes
enfants, où l’on se réveille tout endormi, un soir, malgré
tous les efforts que firent les six gardiennes qui se tenaient
autour de la chambre, chacune un chat sur ses genoux, et les
deux surgardiennes intimes qui étaient assises au chevet de
la princesse, elles sentirent le sommeil s’emparer d’elles
progressivement. Or, comme chacune absorbait ses propres
sensations en elle-même, se gardant bien de les confier à ses
compagnes, dans l’espérance que celles-ci ne
s’apercevraient pas de son manque de vigilance, et
veilleraient à sa place tandis qu’elle dormirait, il en résulta
que les yeux se fermèrent successivement, que les mains
qui grattaient les matous s’arrêtèrent à leur tour, et que les
matous, n’étant plus grattés, profitèrent de la circonstance
pour s’assoupir.
Nous ne pourrions pas dire depuis combien de temps
durait cet étrange sommeil, lorsque, vers minuit, une des
surgardiennes intimes s’éveilla en sursaut. Toutes les
personnes qui l’entouraient semblaient tombées en
léthargie ; pas le moindre ronflement ; les respirations elles-
mêmes étaient arrêtées ; partout régnait un silence de mort,
au milieu duquel on n’entendait que le bruit du ver piquant
le bois. Mais que devint la surgardienne intime, en voyant
près d’elle une grande et horrible souris qui, dressée sur ses
pattes de derrière, avait plongé sa tête dans le berceau de

79
Pirlipatine, et paraissait fort occupée à ronger le visage de la
princesse ? Elle se leva en poussant un cri de terreur. À ce
cri, tout le monde se réveilla ; mais dame Souriçonne, car
c’était bien elle, s’élança vers un des coins de la chambre.
Les conseillers intimes de légation se précipitèrent après
elles ; hélas ! il était trop tard : dame Souriçonne avait
disparu par une fente du plancher. Au même instant, la
princesse Pirlipate, réveillée par toute cette rumeur, se mit à
pleurer. À ces cris, les gardiennes et les surgardiennes
répondirent par des exclamations de joie.
Dieu soit loué ! disaient-elles. Puisque la princesse
Pirlipate crie, c’est qu’elle n’est pas morte.
Et alors elles accoururent au berceau : mais leur
désespoir fut grand lorsqu’elles virent ce qu’était devenue
cette délicate et charmante créature !
En effet, à la place de ce visage blanc et rose, de cette
petite tête aux cheveux d’or, de ces yeux d’azur, miroir du
ciel, était plantée une immense et difforme tête sur un corps
contrefait et ratatiné. Ses deux beaux yeux avaient perdu
leur couleur céleste, et s’épanouissaient verts, fixes et
hagards, à fleur de tête. Sa petite bouche s’était étendue
d’une oreille à l’autre, et son menton s’était couvert d’une
barbe cotonneuse et frisée, on ne peut plus convenable pour
un vieux polichinelle, mais hideuse pour une jeune
princesse.
En ce moment, la reine entra ; les six gardiennes
ordinaires et les deux surgardiennes intimes se jetèrent la
face contre terre, tandis que les six conseillers de légation
80
regardaient s’il n’y avait pas quelque fenêtre ouverte pour
gagner les toits.
Le désespoir de la pauvre mère fut quelque chose
d’affreux. On l’emporta évanouie dans la chambre royale.
Mais c’est le malheureux père dont la douleur faisait
surtout peine à voir, tant elle était morne et profonde. On fut
obligé de mettre des cadenas à ses croisées pour qu’il ne se
précipitât point par la fenêtre, et de ouater son appartement
pour qu’il ne se brisât point la tête contre les murs. Il va
sans dire qu’on lui retira son épée, et qu’on ne laissa traîner
devant lui ni couteau ni fourchette, ni aucun instrument
tranchant ou pointu. Cela était d’autant plus facile qu’il ne
mangea point pendant les deux ou trois premiers jours, ne
cessant de répéter :
— O monarque infortuné que je suis ! ô destin cruel que
tu es !
Peut-être, au lieu d’accuser le destin, le roi eût-il dû
penser que, comme tous les hommes le sont ordinairement,
il avait été l’artisan de ses propres malheurs, attendu que,
s’il avait su manger ses boudins avec un peu de lard de
moins que d’habitude, et que, renonçant à la vengeance, il
eût laissé dame Souriçonne et sa famille sous l’âtre, ce
malheur qu’il déplorait ne serait point arrivé. Mais nous
devons dire que les pensées du royal père de Pirlipate ne
prirent aucunement cette direction philosophique.
Au contraire, dans la nécessité où se croient toujours les
puissants de rejeter les calamités qui les frappent sur de plus

81
petits qu’eux, il rejeta la faute sur l’habile mécanicien
Christian-Élias Drosselmayer. Et, bien convaincu que, s’il
lui faisait dire de revenir à la cour pour y être pendu ou
décapité, celui-ci se garderait bien de se rendre à
l’invitation, il le fit inviter, au contraire, à venir recevoir un
nouvel ordre que Sa Majesté avait créé, rien que pour les
hommes de lettres, les artistes et les mécaniciens. Maître
Drosselmayer n’était pas exempt d’orgueil ; il pensa qu’un
ruban ferait bien sur sa redingote jaune, et se mit
immédiatement en route ; mais sa joie se changea bientôt en
terreur : à la frontière du royaume, des gardes l’attendaient,
qui s’emparèrent de lui, et le conduisirent de brigade en
brigade jusqu’à la capitale.
Le roi, qui craignait sans doute de se laisser attendrir, ne
voulut pas même recevoir maître Drosselmayer lorsqu’il
arriva au palais ; mais il le fit conduire immédiatement près
du berceau de Pirlipate, faisant signifier au mécanicien que
si, de ce jour en un mois, la princesse n’était point rendue à
son état naturel, il lui ferait impitoyablement trancher la
tête.
Maître Drosselmayer n’avait point de prétention à
l’héroïsme, et n’avait jamais compté mourir que de sa belle
mort, comme on dit ; aussi fut-il fort effrayé de la menace ;
mais, néanmoins, se confiant bientôt dans sa science, dont
sa modestie personnelle ne l’avait jamais empêché
d’apprécier l’étendue, il se rassura quelque peu, et s’occupa
immédiatement de la première et de la plus utile opération,
qui était celle de s’assurer si le mal pouvait céder à un

82
remède quelconque, ou était véritablement incurable,
comme il avait cru le reconnaître dès le premier abord.
A cet effet, il démonta fort adroitement d’abord la tête,
puis, les uns après les autres, tous les membres de la
princesse Pirlipate, détacha ses pieds et ses mains pour en
examiner plus à son aise non seulement les jointures et les
ressorts, mais encore la construction intérieure. Mais,
hélas ! plus il pénétra dans le mystère de l’organisation
pirlipatine, mieux il découvrit que plus la princesse
grandirait, plus elle deviendrait hideuse et difforme ; il
rattacha donc avec soin les membres de Pirlipate, et, ne
sachant plus que faire ni que devenir, il se laissa aller, près
du berceau de la princesse, qu’il ne devait plus quitter
jusqu’à ce qu’elle eût repris sa première forme, à une
profonde mélancolie.
Déjà la quatrième semaine était commencée, et l’on en
était arrivé au mercredi, lorsque, selon son habitude, le roi
entra pour voir s’il ne s’était pas opéré quelque changement
dans l’extérieur de la princesse, et, voyant qu’il était
toujours le même, s’écria, en menaçant le mécanicien de
son sceptre :
— Christian-Élias Drosselmayer, prends garde à toi ! tu
n’as plus que trois jours pour me rendre ma fille telle
qu’elle était ; et, si tu t’entêtes à ne pas la guérir, c’est
dimanche prochain que tu seras décapité.
Maître Drosselmayer, qui ne pouvait guérir la princesse,
non point par entêtement, mais par impuissance, se mit à
pleurer amèrement, regardant, avec ses yeux noyés de
83
larmes, la princesse Pirlipate, qui croquait une noisette aussi
joyeusement que si elle eût été la plus jolie fille de la terre.
Alors, à cette vue attendrissante, le mécanicien fut, pour la
première fois, frappé du goût particulier que la princesse
avait, depuis sa naissance, manifesté pour les noisettes, et
de la singulière circonstance qui l’avait fait naître avec des
dents. En effet, aussitôt sa transformation, elle s’était mise à
crier, et elle avait continué de se livrer à cet exercice
jusqu’au moment où, trouvant une aveline sous sa main,
elle la cassa, en mangea l’amande, et s’endormit
tranquillement. Depuis ce temps-là, les deux surgardiennes
intimes avaient eu le soin d’en bourrer leurs poches, et de
lui en donner une ou plusieurs aussitôt qu’elle faisait la
grimace.
— O instinct de la nature ! éternelle et impénétrable
sympathie de tous les êtres créés ! s’écria Christian-Élias
Drosselmayer, tu m’indiques la porte qui mène à la
découverte de tes mystères ; j’y frapperai, et elle s’ouvrira.
À ces mots, qui surprirent fort le roi, le mécanicien se
retourna et demanda à Sa Majesté la faveur d’être conduit à
l’astronome de la cour ; le roi y consentit, mais à la
condition que ce serait sous bonne escorte. Maître
Drosselmayer eût sans doute mieux aimé faire cette course
seul ; cependant, comme, dans cette circonstance, il n’avait
pas le moins du monde son libre arbitre, il lui fallut souffrir
ce qu’il ne pouvait empêcher, et traverser les rues de la
capitale escorté comme un malfaiteur.

84
Arrivé chez l’astrologue, maître Drosselmayer se jeta
dans ses bras, et tous deux s’embrassèrent avec des torrents
de larmes, car ils étaient connaissances de vieille date, et
s'aimaient fort ; puis ils se retirèrent dans un cabinet écarté,
et feuilletèrent ensemble une quantité innombrable de livres
qui traitaient de l’instinct, des sympathies, des antipathies,
et d’une foule d'autres choses non moins mystérieuses.
Enfin, la nuit étant venue, l’astrologue monta sur sa tour, et,
aidé de maître Drosselmayer, qui était lui-même fort habile
en pareille matière, découvrit, malgré l’embarras des lignes
qui s’entre-croisaient sans cesse, que, pour rompre le
charme qui rendait Pirlipate hideuse, et pour qu’elle
redevînt aussi belle qu’elle l’avait été, elle n’avait qu’une
chose à faire : c’était de manger l’amande de la noisette
Krakatuk, laquelle avait une enveloppe tellement dure, que
la roue d’un canon de quarante-huit pouvait passer sur elle
sans la rompre. En outre, il fallait que cette coquille fût
brisée en présence de la princesse par les dents d’un jeune
homme qui n’eût jamais été rasé, et qui n’eût encore porté
que des bottes. Enfin, l’amande devait être présentée par lui
à la princesse, les yeux fermés, et, les yeux fermés toujours,
il devait alors faire sept pas à reculons et sans trébucher.
Telle était la réponse des astres.
Drosselmayer et l’astronome avaient travaillé sans
relâche, durant trois jours et trois nuits, à éclaircir toute
cette mystérieuse affaire. On en était précisément au samedi
soir, et le roi achevait son dîner et entamait même le
dessert, lorsque le mécanicien, qui devait être décapité le

85
lendemain au point du jour, entra dans la salle à manger
royale, plein de joie et d’allégresse, annonçant qu’il avait
enfin trouvé le moyen de rendre à la princesse Pirlipate sa
beauté perdue. A cette nouvelle, le roi le serra dans ses bras
avec la bienveillance la plus touchante, et demanda quel
était ce moyen.
Le mécanicien fit part au roi du résultat de sa
consultation avec l’astrologue.
— Je le savais bien, maître Drosselmayer, s’écria le roi,
que tout ce que vous en faisiez, ce n’était que par
entêtement. Ainsi, c’est convenu ; aussitôt après le dîner, on
se mettra à l’œuvre. Ayez donc soin, très cher mécanicien,
que, dans dix minutes, le jeune homme non rasé soit là,
chaussé de ses bottes, et la noisette Krakatuk à la main.
Surtout veillez à ce que, d’ici là, il ne boive pas de vin, de
peur qu’il ne trébuche en faisant, comme une écrevisse, ses
sept pas en arrière ; mais, une fois l’opération achevée,
dites-lui que je mets ma cave à sa disposition et qu'il pourra
se griser tout à son aise.
Mais, au grand étonnement du roi, maître Drosselmayer
parut consterné en entendant ce discours ; et, comme il
gardait le silence, le roi insista pour savoir pourquoi il se
taisait et restait immobile à sa place, au lieu de se mettre en
course pour exécuter ses ordres souverains. Mais le
mécanicien, se jetant à genoux :
— Sire, dit-il, il est bien vrai que nous avons trouvé le
moyen de guérir la princesse, et que ce moyen consiste à lui
faire manger l’amande de la noisette Krakatuk, lorsqu’elle
86
aura été cassée par un jeune homme à qui on n’aura jamais
fait la barbe, et qui, depuis sa naissance, aura toujours porté
des bottes ; mais nous ne possédons ni le jeune homme ni la
noisette ; mais nous ne savons pas où les trouver, et, selon
toute probabilité, nous ne trouverons que bien difficilement
la noisette et le casse-noisette.
À ces mots, le roi, furieux, brandit son sceptre au-dessus
de la tête du mécanicien, en s’écriant :
— Eh bien, va donc pour la mort !
Mais la reine, de son côté, vint s’agenouiller près de
Drosselmayer, et fit observer à son auguste époux qu’en
tranchant la tête au mécanicien, on perdait jusqu’à cette
lueur d’espoir que l’on conservait en le laissant vivre ; que
toutes les probabilités étaient que celui qui avait trouvé
l’horoscope trouverait la noisette et le casse-noisette ; qu’on
devait d’autant plus croire à cette nouvelle prédiction de
l’astrologue, qu’aucune de ses prédictions ne s’était réalisée
jusque-là, et qu’il fallait bien que ses prédictions se
réalisassent un jour, puisque le roi, qui ne pouvait se
tromper, l’avait nommé son grand augure ; qu’enfin la
princesse Pirlipate, ayant trois mois à peine, n’était point en
âge d’être mariée, et ne le serait probablement qu’à l’âge de
quinze ans ; que, par conséquent, maître Drosselmayer et
son ami l’astrologue avaient quatorze ans et neuf mois
devant eux pour chercher la noisette Krakatuk et le jeune
homme qui devait la casser ; que, par conséquent encore, on
pouvait accorder à Christian-Élias Drosselmayer un délai,
au bout duquel il reviendrait se remettre entre les mains du

87
roi, qu’il fût ou non possesseur du double remède qui devait
guérir la princesse : dans le premier cas, pour être décapité
sans miséricorde ; dans le second, pour être récompensé
généreusement.
Le roi, qui était un homme très juste, et qui, ce jour-là
surtout, avait parfaitement dîné de ses deux mets favoris,
c’est-à-dire d’un plat de boudin et d’une purée de foie, prêta
une oreille bienveillante à la prière de sa sensible et
magnanime épouse ; il décida donc qu’à l’instant même le
mécanicien et l’astrologue se mettraient à la recherche de la
noisette et du casse-noisette, recherche pour laquelle il leur
accordait quatorze ans et neuf mois ; mais cela, à la
condition qu’à l’expiration de ce sursis tous deux
reviendraient se remettre en son pouvoir,pour, s’ils
revenaient les mains vides, qu’il fût fait d’eux selon son bon
plaisir royal.
Si, au contraire, ils rapportaient la noisette Krakatuk, qui
devait rendre à la princesse Pirlipate sa beauté primitive, ils
recevraient, l’astrologue, une pension viagère de mille
thalers et une lunette d’honneur, et le mécanicien, une épée
de diamants, l’ordre de l’Araignée d’or, qui était le grand
ordre de l’État, et une redingote neuve.
Quant au jeune homme qui devait casser la noisette, le roi
en était moins inquiet, et prétendait qu’on parviendrait
toujours à se le procurer au moyen d’insertions réitérées
dans les gazettes indigènes et étrangères.
Touché de cette magnanimité, qui diminuait de moitié la
difficulté de sa tâche, Christian-Élias Drosselmayer engagea
88
sa parole qu’il trouverait la noisette Krakatuk, ou qu’il
reviendrait, comme un autre Régulus, se remettre entre les
mains du roi.
Le soir même, le mécanicien et l’astrologue quittèrent la
capitale du royaume pour commencer leurs recherches.

Comment le mécanicien et l’astrologue parcoururent les quatre parties du


monde
et en découvrirent une cinquième, sans trouver la noisette Krakatuk.

Il y avait déjà quatorze ans et cinq mois que l’astrologue


et le mécanicien erraient par les chemins, sans qu’ils
eussent rencontré vestige de ce qu’ils cherchaient. Ils
avaient visité d’abord l’Europe, puis ensuite l’Amérique,
puis ensuite l’Afrique, puis ensuite l’Asie ; ils avaient
même découvert une cinquième partie du monde, que les
savants ont appelée depuis la Nouvelle-Hollande, parce
qu’elle avait été découverte par deux Allemands ; mais,
dans toute cette pérégrination, quoiqu’ils eussent vu bien
des noisettes de différentes formes et de différentes
grosseurs, ils n’avaient pas rencontré la noisette Krakatuk.
Ils avaient cependant, dans une espérance, hélas !
infructueuse, passé des années à la cour du roi des dattes et
du prince des amandes ; ils avaient consulté inutilement la
célèbre académie des singes verts, et la fameuse société
naturaliste des écureuils ; puis enfin ils en étaient arrivés à

89
tomber, écrasés de fatigue, sur la lisière de la grande forêt
qui borde le pied des monts Himalaya, en se répétant, avec
découragement, qu’ils n’avaient plus que cent vingt-deux
jours pour trouver ce qu’ils avaient cherché inutilement
pendant quatorze ans et cinq mois.
Si je vous racontais, mes chers enfants, les aventures
miraculeuses qui arrivèrent aux deux voyageurs pendant
cette longue pérégrination, j’en aurais moi-même pour un
mois au moins à vous réunir tous les soirs, ce qui finirait
certainement par vous ennuyer. Je vous dirai donc
seulement que Christian-Élias Drosselmayer, qui était le
plus acharné à la recherche de la fameuse noisette, puisque
de la fameuse noisette dépendait sa tête, s’étant livré à plus
de fatigues et s’étant exposé à plus de dangers que son
compagnon, avait perdu tous ses cheveux, à l’occasion d’un
coup de soleil reçu sous l’équateur, et l’œil droit, à la suite
d’un coup de flèche que lui avait adressé un chef caraïbe ;
de plus, sa redingote jaune, qui n’était déjà plus neuve
lorsqu’il était parti d’Allemagne, s’en allait littéralement en
lambeaux. Sa situation était donc des plus déplorables, et
cependant, tel est chez l’homme l’amour de la vie, que, tout
détérioré qu’il était par les avaries successives qui lui
étaient arrivées, il voyait avec une terreur toujours
croissante le moment d’aller se remettre entre les mains du
roi.
Cependant, le mécanicien était homme d’honneur ; il n’y
avait pas à marchander avec une promesse aussi solennelle
que l’était la sienne. Il résolut donc, quelque chose qu’il pût

90
lui en coûter, de se remettre en route dès le lendemain pour
l’Allemagne. En effet, il n’y avait pas de temps à perdre,
quatorze ans et cinq mois s’étaient écoulés, et les deux
voyageurs n’avaient plus que cent vingt-deux jours, ainsi
que nous l’avons dit, pour revenir dans la capitale du père
de la princesse Pirlipate.
Christian-Élias Drosselmayer fit donc part à son ami
l’astrologue de sa généreuse résolution, et tous deux
décidèrent qu’ils partiraient le lendemain matin.
En effet, le lendemain, au point du jour, les deux
voyageurs se remirent en route, se dirigeant sur Bagdad ; de
Bagdad, ils gagnèrent Alexandrie ; à Alexandrie, ils
s’embarquèrent pour Venise ; puis, de Venise, ils gagnèrent
le Tyrol, et, du Tyrol, ils descendirent dans le royaume du
père de Pirlipate, espérant tout doucement, au fond du cœur,
que ce monarque serait mort, ou, tout au moins, tombé en
enfance.
Mais, hélas ! il n’en était rien : en arrivant dans la
capitale, le malheureux mécanicien apprit que le digne
souverain, non-seulement n’avait perdu aucune de ses
facultés intellectuelles, mais encore qu’il se portait mieux
que jamais ; il n’y avait donc aucune chance pour lui, — à
moins que la princesse Pirlipate ne se fût guérie toute seule
de sa laideur, ce qui n’était pas possible, ou que le cœur du
roi ne se fût adouci, ce qui n’était pas probable, —
d’échapper au sort affreux qui le menaçait.
Il ne s’en présenta pas moins hardiment à la porte du
palais ; car il était soutenu par cette idée qu’il faisait une
91
action héroïque, et demanda à parler au roi.
Le roi, qui était un prince très accessible et qui recevait
tous ceux qui avaient affaire à lui, ordonna à son grand
introducteur de lui amener les deux étrangers.
Le grand introducteur fit alors observer à Sa Majesté que
ces deux étrangers avaient fort mauvaise mine, et étaient on
ne peut plus mal vêtus. Mais le roi répondit qu’il ne fallait
pas juger le cœur par le visage, et que l’habit ne faisait pas
le moine.
Sur quoi, le grand introducteur, ayant reconnu la réalité
de ces deux proverbes, s’inclina respectueusement et alla
chercher le mécanicien et l’astrologue.
Le roi était toujours le même, et ils le reconnurent tout
d’abord ; mais ils étaient si changés, surtout le pauvre
Christian-Élias Drosselmayer, qu’ils furent obligés de se
nommer.
En voyant revenir d’eux-mêmes les deux voyageurs, le
roi éprouva un mouvement de joie ; car il était convaincu
qu’ils ne reviendraient pas s’ils n’avaient pas trouvé la
noisette Krakatuk ; mais il fut bientôt détrompé, et le
mécanicien, en se jetant à ses pieds, lui avoua que, malgré
les recherches les plus consciencieuses et les plus assidues,
son ami l’astrologue et lui revenaient les mains vides.
Le roi, nous l’avons dit, quoique d’un tempérament un
peu colérique, avait le fond du caractère excellent ; il fut
touché de cette ponctualité de Christian-Élias Drosselmayer
à tenir sa parole, et il commua la peine de mort qu’il avait

92
portée contre lui en celle d’une prison éternelle. Quant à
l’astrologue, il se contenta de l’exiler.
Mais, comme il restait encore trois jours pour que les
quatorze ans et neuf mois de délai accordés par le roi
fussent écoulés, maître Drosselmayer, qui avait au plus haut
degré dans le cœur l’amour de la patrie, demanda au roi la
permission de profiter de ces trois jours pour revoir une fois
encore Nuremberg.
Cette demande parut si juste au roi, qu’il la lui accorda
sans y mettre aucune restriction.
Maître Drosselmayer, qui n’avait que trois jours à lui,
résolut de mettre le temps à profit, et, ayant trouvé par
bonheur des places à la malle-poste, il partit à l’instant
même.
Or, comme l’astrologue était exilé, et qu’il lui était aussi
égal d’aller à Nuremberg qu’ailleurs, il partit avec le
mécanicien.
Le lendemain, vers les dix heures du matin, ils étaient à
Nuremberg. Comme il ne restait à maître Drosselmayer
d’autre parent que Christophe-Zacharias Drosselmayer, son
frère, lequel était un des premiers marchands de jouets
d’enfants de Nuremberg, ce fut chez lui qu’il descendit.
Christophe-Zacharias Drosselmayer eut une grande joie
de revoir ce pauvre Christian qu’il croyait mort. D’abord, il
n’avait pas voulu le reconnaître, à cause de son front chauve
et de son emplâtre sur l’œil ; mais le mécanicien lui montra
sa fameuse redingote jaune, qui, toute déchirée qu’elle était,

93
avait encore conservé en certains endroits quelque trace de
sa couleur primitive, et, à l’appui de cette première preuve,
il lui cita tant de circonstances secrètes, qui ne pouvaient
être connues que de Zacharias et de lui, que le marchand de
joujoux fut bien forcé de se rendre à l’évidence.
Alors, il lui demanda quelle cause l’avait éloigné si
longtemps de sa ville natale, et dans quel pays il avait laissé
ses cheveux, son œil, et les morceaux qui manquaient à sa
redingote.
Christian-Élias Drosselmayer n’avait aucun motif de
faire un secret à son frère des événements qui lui étaient
arrivés. Il commença donc par lui présenter son compagnon
d’infortune ; puis, cette formalité d’usage accomplie, il lui
raconta tous ses malheurs, depuis A jusqu’à Z, et termina en
disant qu’il n’avait que quelques heures à passer avec son
frère, attendu que, n’ayant pas pu trouver la noisette
Krakatuk, il allait entrer le lendemain dans une prison
éternelle.
Pendant tout ce récit de son frère, Christophe-Zacharias
avait plus d’une fois secoué les doigts, tourné sur un pied et
fait claquer sa langue. Dans toute autre circonstance, le
mécanicien lui eût sans-doute demandé ce que signifiaient
ces signes ; mais il était si préoccupé, qu’il ne vit rien, et
que ce ne fut que lorsque son frère fit deux fois hum ! hum !
et trois fois oh ! oh ! oh ! qu’il lui demanda ce que
signifiaient ces exclamations.
— Cela signifie, dit Zacharias, que ce serait bien le
diable… Mais non… Mais si…
94
— Que ce serait bien le diable ?… répéta le mécanicien.
— Si… continua le marchand de jouets d’enfants.
— Si… Quoi ? demanda de nouveau maître
Drosselmayer.
Mais, au lieu de lui répondre, Christophe-Zacharias, qui,
sans doute, pendant toutes ces demandes et ces réponses
entrecoupées, avait rappelé ses souvenirs, jeta sa perruque
en l’air et se mit à danser en criant :
— Frère, tu es sauvé ! Frère, tu n’iras pas en prison !
Frère, ou je me trompe fort, ou c’est moi qui possède la
noisette Krakatuk.
Et, sur ce, sans donner aucune autre explication à son
frère ébahi, Christophe-Zacharias s’élança hors de
l’appartement, et revint un instant après, rapportant une
boîte dans laquelle était une grosse aveline dorée qu’il
présenta au mécanicien.
Celui-ci, qui n’osait croire à tant de bonheur, prit en
hésitant la noisette, la tourna et la retourna de toute façon,
l’examinant avec l’attention que méritait la chose et, après
l’examen, déclara qu’il se rangeait à l’avis de son frère, et
qu’il serait fort étonné si cette aveline n’était pas la noisette
Krakatuk ; sur quoi, il la passa à l’astrologue, et lui
demanda son opinion.
Celui-ci examina la noisette avec non moins d’ attention
que ne l’avait fait maître Drosselmayer, et secouant la tête,
il répondit :

95
— Je serais de votre avis et, par conséquent, de celui de
votre frère, si la noisette n’était pas dorée ; mais je n’ai vu
nulle part dans les astres que le fruit que nous cherchons dût
être revêtu de cet ornement. D’ailleurs, comment votre frère
aurait-il la noisette Krakatuk ?
— Je vais vous expliquer la chose, dit Christophe, et
comment elle est tombée entre mes mains, et comment il se
fait qu’elle ait cette dorure qui vous empêche de la
reconnaître, et qui effectivement ne lui est pas naturelle.
Alors, les ayant fait asseoir tous deux, car il pensait fort
judicieusement qu’après une course de quatorze ans et neuf
mois, les voyageurs devaient être fatigués, il commença en
ces termes :
— Le jour même où le roi t’envoya chercher, sous
prétexte de te donner la croix, un étranger arriva à
Nuremberg, portant un sac de noisettes qu’il avait à vendre ;
mais les marchands de noisettes du pays, qui voulaient
conserver le monopole de cette denrée, lui cherchèrent
querelle, justement devant la porte de ma boutique.
L’étranger alors, pour se défendre plus facilement, posa à
terre son sac de noisettes, et la bataille allait son train, à la
grande satisfaction des gamins et des commissionnaires,
lorsqu’un chariot pesamment chargé passa justement sur le
sac de noisettes. En voyant cet accident, qu’ils attribuèrent à
la justice du ciel, les marchands se regardèrent comme
suffisamment vengés, et laissèrent l’étranger tranquille.
Celui-ci ramassa son sac, et, effectivement, toutes les
noisettes étaient écrasées, à l’exception d’une seule, qu’il

96
me présenta en souriant d’une façon singulière, et
m’invitant à l’acheter pour un zwanziger neuf de 1720,
disant qu’un jour viendrait où je ne serais pas fâché du
marché que j’aurais fait, si onéreux qu’il pût me paraître
pour le moment. Je fouillai à ma poche, et fut fort étonné
d’y trouver un zwanziger tout pareil à celui que demandait
cet homme. Cela me parut une coïncidence si singulière que
je lui donnai mon zwanziger ; lui, de son côté, me donna la
noisette, et disparut.
« Or, je mis la noisette en vente, et, quoique je n’en
demandasse que le prix qu’elle m’avait coûté, plus deux
kreutzers, elle resta exposée pendant sept ou huit ans sans
que personne manifestât l’envie d’en faire l’acquisition.
C’est alors que je la fis dorer pour augmenter sa valeur ;
mais j’y dépensai inutilement deux autres zwanzigers, la
noisette est restée jusqu’aujourd’hui sans acquéreur. En ce
moment l’astronome, entre les mains duquel la noisette était
restée, poussa un cri de joie. Tandis que maître
Drosselmayer écoutait le récit de son frère, il avait, à l’aide
d’un canif, gratté délicatement la dorure de la noisette, et,
sur un petit coin de la coquille, il avait trouvé gravé en
caractères chinois le mot Krakatuk.
Dès lors il n’y eut plus de doute, et l’identité de la
noisette fut reconnue.

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Comment, après avoir trouvé la noisette Krakatuk,
le mécanicien et l’astrologue trouvèrent le jeune homme qui devait la casser.

Christian-Élias Drosselmayer était si pressé d’annoncer


au roi cette bonne nouvelle, qu’il voulait reprendre la malle-
poste à l’instant même ; mais Christophe-Zacharias le pria
d’attendre au moins jusqu’à ce que son fils fût rentré : or, le
mécanicien accéda d’autant plus volontiers à cette
demande, qu’il n’avait pas vu son neveu depuis tantôt
quinze ans, et qu’en rassemblant ses souvenirs, il se rappela
que c’était, au moment où il avait quitté Nuremberg, un
charmant petit bambin de trois ans et demi, que lui, Élias,
aimait de tout son cœur.
En ce moment, un beau jeune homme de dix-huit ou dix-
neuf ans entra dans la boutique de Christophe-Zacharias, et
s’approcha de lui en l’appelant son père.
En effet, Zacharias, après l’avoir embrassé, le présenta à
Élias, en disant au jeune homme :
— Maintenant, embrasse ton oncle.
Le jeune homme hésitait ; car l’oncle Drosselmayer, avec
sa redingote en lambeaux, son front chauve et son emplâtre
sur l’œil, n’avait rien de bien attrayant. Mais, comme son
père vit cette hésitation et qu’il craignait qu’Élias n’en fût
blessé, il poussa son fils par derrière, si bien que le jeune
homme, tant bien que mal, se trouva dans les bras du
mécanicien.

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Pendant ce temps, l’astrologue fixait les yeux sur le jeune
homme, avec une attention continue qui parut si singulière à
celui-ci, qu’il saisit le premier prétexte pour sortir, se
trouvant mal à l’aise d’être regardé ainsi.
Alors l’astrologue demanda à Zacharias sur son fils
quelques détails que celui-ci s’empressa de lui donner avec
une prolixité toute paternelle.
Le jeune Drosselmayer avait, en effet, comme sa figure
l’indiquait, dix sept à dix-huit ans. Dès sa plus tendre
jeunesse, il était si drôle et si gentil, que sa mère s’amusait à
le faire habiller comme les joujoux qui étaient dans la
boutique, c’est-à-dire tantôt en étudiant, tantôt en postillon,
tantôt en Hongrois, mais toujours avec un costume qui
exigeait des bottes ; car, comme il avait le plus joli pied du
monde, mais le mollet un peu grêle, les bottes faisaient
valoir la qualité et cachaient le défaut.
— Ainsi, demanda l’astrologue à Zacharias, votre fils n’a
jamais porté que des bottes ?
Élias ouvrit de grands yeux.
— Mon fils n’a jamais porté que des bottes, reprit le
marchand de jouets d’enfants ; et il continua : A l’âge de
dix ans, je l’envoyai, à l’université de Tubingen, où il est
resté jusqu’à l’âge de dix-huit ans, sans contracter aucune
des mauvaises habitudes de ses autres camarades, sans
boire, sans jurer, sans se battre. La seule faiblesse que je lui
connaisse, c’est de laisser pousser les quatre ou cinq

99
mauvais poils qu’il a au menton, sans vouloir permettre
qu’un barbier lui touche le visage.
— Ainsi, reprit l’astrologue, votre fils n’a jamais fait sa
barbe ?
Élias ouvrait des yeux de plus en plus grands.
— Jamais, répondit Zacharias.
— Et, pendant ses vacances de l’université, continua
l’astrologue, à quoi passait-il son temps ?
— Mais, dit le père, il se tenait dans la boutique avec son
joli petit costume d’étudiant, et, par pure galanterie, cassait
les noisettes des jeunes filles qui venaient acheter des
joujoux dans la boutique, et qui, à cause de cela,
l’appelaient Casse-Noisette.
— Casse-Noisette ? s’écria le mécanicien.
— Casse-Noisette ? répéta à son tour l’astrologue.
Puis tous deux se regardèrent, tandis que Zacharias, les
regardait tous deux.
— Mon cher monsieur, dit l’astrologue à Zacharias, j’ai
l’idée que votre fortune est faite.
Le marchand de joujoux, qui n’avait pas écouté ce
pronostic avec indifférence, voulut en avoir l’explication ;
mais l’astrologue remit cette explication au lendemain
matin.
Lorsque le mécanicien et l’astrologue rentrèrent dans leur
chambre, l’astrologue se jeta au cou de son ami, en lui
disant :

100
— C’est lui ! nous le tenons !
— Vous croyez ? demanda Élias avec le ton d’un homme
qui doute, mais qui ne demande pas mieux que d’être
convaincu.
— Pardieu ! si je le crois ; il réunit toutes les qualités, ce
me semble.
— Récapitulons.
— Il n’a jamais porté que des bottes.
— C’est vrai.
— Il n’a jamais été rasé.
— C’est encore vrai.
— Enfin, par galanterie ou plutôt par vocation, il se tenait
dans la boutique de son père pour casser les noisettes des
jeunes filles, qui ne l’appelaient que Casse-Noisette.
— C’est encore vrai.
— Mon cher ami, un bonheur n’arrive jamais seul.
D’ailleurs, si vous doutez encore, allons consulter les astres.
Ils montèrent, en conséquence, sur la terrasse de la
maison, et, ayant tiré l’horoscope du jeune homme, ils
virent qu’il était destiné à une grande fortune.
Cette prédiction, qui confirmait toutes les espérances de
l’astrologue, fit que le mécanicien se rendit à son avis.
— Et maintenant, dit l’astrologue triomphant, il n’y a
plus que deux choses qu’il ne faut pas négliger.
— Lesquelles ? demanda Élias.

101
— La première, c’est que vous adaptiez, à la nuque de
votre neveu, une robuste tresse de bois qui se combine si
bien avec la mâchoire, qu’elle puisse en doubler la force par
la pression.
— Rien de plus facile, répondit Élias, et c’est l’abc de la
mécanique.
— La seconde, continua l’astrologue, c’est, en arrivant à
la résidence, de cacher avec soin que nous avons amené
avec nous le jeune homme destiné à casser la noix
Krakatuk ; car j’ai dans l’idée que, plus il y aura de dents
cassées et de mâchoires démontées en essayant de briser la
noisette Krakatuk, plus le roi offrira une précieuse
récompense à qui réussira où tant d’autres auront échoué.
— Mon cher ami, répondit le mécanicien, vous êtes un
homme plein de sens. Allons nous coucher.
Et, à ces mots, ayant quitté la terrasse et étant
redescendus dans leur chambre, les deux amis se
couchèrent, et, enfonçant leurs bonnets de coton sur leurs
oreilles, s’endormirent plus paisiblement qu’ils ne l’avaient
encore fait depuis quatorze ans et neuf mois.
Le lendemain, dès le matin, les deux amis descendirent
chez Zacharias, et lui firent part de tous les beaux projets
qu’ils avaient formés la veille. Or, comme Zacharias ne
manquait pas d’ambition, et que, dans son amour-propre
paternel, il se flattait que son fils devait être une des plus
fortes mâchoires d’Allemagne, il accepta avec
enthousiasme la combinaison qui tendait à faire sortir de sa

102
boutique non seulement la noisette, mais encore le casse-
noisette.
Le jeune homme fut plus difficile à décider. Cette tresse
qu’on devait lui appliquer à la nuque, en remplacement de
la bourse élégante qu’il portait avec tant de grâce,
l’inquiétait surtout particulièrement. Cependant
l’astrologue, son oncle et son père lui firent de si belles
promesses, qu’il se décida. En conséquence, comme Élias
Drosselmayer s’était mis à l’œuvre à l’instant même, la
tresse fut bientôt achevée et vissée solidement à la nuque de
ce jeune homme plein d’espérance. Hâtons-nous de dire,
pour satisfaire la curiosité de nos lecteurs, que cet appareil
ingénieux réussit parfaitement bien, et que, dès le premier
jour, notre habile mécanicien obtint les plus brillants
résultats sur les noyaux d’abricot les plus durs et sur les
noyaux de pêche les plus obstinés.
Ces expériences faites, l’astrologue, le mécanicien et le
jeune Drosselmayer se mirent immédiatement en route pour
la résidence. Zacharias eût bien voulu les accompagner ;
mais, comme il fallait quelqu’un pour garder sa boutique,
cet excellent père se sacrifia et demeura à Nuremberg.

Fin de l’histoire de la princesse Pirlipate.

Le premier soin du mécanicien et de l’astrologue, en


arrivant à la cour, fut de laisser le jeune Drosselmayer à
l’auberge, et d’aller annoncer au palais que, après l’avoir

103
cherchée inutilement dans les quatre parties du monde, ils
avaient enfin trouvé la noix Krakatuk à Nuremberg ; mais
de celui qui la devait casser, comme il était convenu entre
eux, ils n’en dirent pas un mot.
La joie fut grande au palais. Aussitôt le roi envoya
chercher le conseiller intime, surveillant de l’esprit public,
lequel avait la haute main sur tous les journaux, et lui
ordonna de rédiger pour le Moniteur royal une note
officielle que les rédacteurs des autres gazettes seraient
forcés de répéter, et qui portait en substance que tous ceux
qui se croiraient d’assez bonnes dents pour casser la
noisette Krakatuk n’avaient qu’à se présenter au palais, et,
l’opération faite, recevraient une récompense considérable.
C’est dans une circonstance pareille seulement qu’on
peut apprécier tout ce qu’un royaume contient de
mâchoires. Les concurrents étaient en si grand nombre,
qu’on fut obligé d’établir un jury présidé par le dentiste de
la couronne, lequel examinait les concurrents, pour voir
s’ils avaient bien leurs trente-deux dents, et si aucune de ces
dents n’était gâtée.
Trois mille cinq cents candidats furent admis à cette
première épreuve, qui dura huit jours, et qui n’offrit d’autre
résultat qu’un nombre indéfini de dents brisées et de
mandibules démises.
Il fallut donc se décider à faire un second appel. Les
gazettes nationales et étrangères furent couvertes de
réclames. Le roi offrait, la place de président perpétuel de
l’Académie et l’ordre de l’Araignée d’or à la mâchoire
104
supérieure qui parviendrait à briser la noisette Krakatuk. On
n’avait pas besoin d’être lettré pour concourir.
Cette seconde épreuve fournit cinq mille concurrents.
Tous les corps savants d’Europe envoyèrent leurs
représentants à cet important congrès. On y remarquait
plusieurs membres de l’Académie française, et, entre autres,
son secrétaire perpétuel, lequel ne put concourir, à cause de
l’absence de ses dents, qu’il s’était brisées en essayant de
déchirer les œuvres de ses confrères.
Cette seconde épreuve, qui dura quinze jours, fut, hélas !
plus désastreuse encore que la première. Les délégués des
sociétés savantes, entre autres, s’obstinèrent, pour l’honneur
du corps auquel ils appartenaient, à vouloir briser la
noisette ; mais ils y laissèrent leurs meilleures dents.
Quant à la noisette, sa coquille ne portait pas même la
trace des efforts qu’on avait faits pour l’entamer.
Le roi était au désespoir ; il résolut de frapper un grand
coup, et, comme il n’avait pas de descendant mâle, il fit
publier, par une troisième insertion dans les gazettes
nationales et étrangères, que la main de la princesse
Pirlipate était accordée et la succession au trône acquise à
celui qui briserait la noisette Krakatuk. Le seul article qui
fût obligatoire, c’est que, cette fois, les concurrents devaient
être âgés de seize à vingt-quatre ans.
La promesse d’une pareille récompense remua toute
l’Allemagne. Les candidats arrivèrent de tous les coins de
l’Europe ; et il en serait même venu de l’Asie, de l’Afrique

105
et de l’Amérique, ainsi que de cette cinquième partie du
monde qu’avaient découverte Élias Drosselmayer et son
ami l’astrologue, si, le temps ayant été limité, les lecteurs
n’eussent judicieusement réfléchi qu’au moment où ils
lisaient la susdite annonce, l’épreuve était en train de
s’accomplir ou même était déjà accomplie.
Cette fois, le mécanicien et l’astrologue pensèrent que le
moment était venu de produire le jeune Drosselmayer, car il
n’était pas possible au roi d’offrir un prix plus haut que
celui qu’il était arrivé à mettre, une récompense plus belle
que celle qu’il en était venu à offrir. Seulement, confiants
dans le succès, quoique, cette fois, une foule de princes aux
mâchoires royales ou impériales se fussent présentés, ils ne
se présentèrent au bureau des inscriptions (on est libre de
confondre avec celui des inscriptions et belles-lettres),
qu’au moment où il allait se fermer, de sorte que le nom de
Nathaniel Drosselmayer se trouva porté sur la liste le
11,375e et dernier.
Il en fut de cette fois-ci comme des autres, les 11,374
concurrents de Nathaniel Drosselmayer furent mis hors de
combat, et le dix-neuvième jour de l’épreuve, à onze heures
trente-cinq minutes du matin, comme la princesse
accomplissait sa quinzième année, le nom de Nathaniel
Drosselmayer fut appelé.
Le jeune homme se présenta accompagné de ses parrains,
c’est-à-dire du mécanicien et de l’astrologue.

106
C’était la première fois que ces deux illustres
personnages revoyaient la princesse depuis qu’ils avaient
quitté son berceau, et, depuis ce temps, il s’était fait de
grands changements en elle ; mais, il faut le dire avec notre
franchise d’historien, ce n’était point à son avantage :
lorsqu’ils la quittèrent, elle n’était qu’affreuse ; depuis ce
temps, elle était devenue effroyable.
En effet, son corps avait fort grandi, mais sans prendre
aucune importance. Aussi ne pouvait-on comprendre
comment ces jambes grêles, ces hanches sans force, ce torse
tout ratatiné, pouvaient soutenir la monstrueuse tête qu’ils
supportaient. Cette tête se composait des mêmes cheveux
hérissés, des mêmes yeux verts, de la même bouche
immense, du même menton cotonneux que nous avons dit ;
seulement, tout cela avait pris quinze ans de plus.
En apercevant ce monstre de laideur, le pauvre Nathaniel
frissonna et demanda au mécanicien et à l’astrologue s’ils
étaient bien sûrs que l’amande de la noisette de Krakatuk
dût rendre la beauté à la princesse, attendu que, si elle
demeurait dans l’état où elle se trouvait, il était disposé à
tenter l’épreuve pour la gloire de réussir où tant d’autres
avaient échoué, mais à laisser l’honneur du mariage et le
profit de la succession au trône à qui voudrait bien les
accepter. Il va sans dire que le mécanicien et l’astrologue
rassurèrent leur filleul, lui affirmant que, la noisette une fois
cassée, et l’amande une fois mangée, Pirlipate redeviendrait
à l’instant même la plus belle princesse de la terre.

107
Mais, si la vue de la princesse Pirlipate avait glacé
d’effroi le cœur du pauvre Nathaniel, il faut le dire en
l’honneur du pauvre garçon, sa présence à lui avait produit
un effet tout contraire sur le cœur sensible de l’héritière de
la couronne, et elle n’avait pu s’empêcher de s’écrier en le
voyant :
— Oh ! que je voudrais bien que ce fût celui-ci qui
cassât, la noisette.
Ce à quoi la surintendante de l’éducation de la princesse
répondit :
— Je crois devoir faire observer à Votre Altesse qu’il
n’est point d’habitude qu’une jeune et jolie princesse
comme vous êtes dise tout haut son opinion en ces sortes de
matières.
En effet, Nathaniel était fait pour tourner la tête à toutes
les princesses de la terre. Il avait une petite polonaise de
velours violet à brandebourgs et à boutons d’or, que son
oncle lui avait fait faire pour cette occasion solennelle, une
culotte pareille, de charmantes petites bottes, si bien vernies
et si bien collantes, qu’on les aurait crues peintes. Il n’y
avait que cette malheureuse queue de bois vissée à sa
nuque, qui gâtait un peu cet ensemble ; mais, en lui mettant
des rallonges, l’oncle Drosselmayer lui avait donné la forme
d’un petit manteau, et cela pouvait, à la rigueur, passer pour
un caprice de toilette, ou pour quelque mode nouvelle que
le tailleur de Nathaniel tâchait, vu la circonstance,
d’introduire tout doucement à la cour.

108
Aussi, en voyant entrer le charmant petit jeune homme,
ce que la princesse avait eu l’imprudence de dire tout haut,
chacune des assistantes se le dit tout bas, et il eut pas une
seule personne, pas même le roi et la reine, qui ne désirât
dans le fond de l’âme que Nathaniel sortît vainqueur de
l’entreprise dans laquelle il était engagé.
De son côté, le jeune Drosselmayer s’approcha avec une
confiance qui redoubla l’espoir qu’on avait en lui. Arrivé
devant l’estrade royale, il salua le roi et la reine, puis la
princesse Pirlipate, puis les assistants ; après quoi, il reçut
du grand maître des cérémonies la noisette Krakatuk, la prit
délicatement entre l’index et le pouce, comme fait un
escamoteur d’une muscade, l’introduisit dans sa bouche,
donna un violent coup de poing sur la tresse de bois, et
cric ! crac ! brisa la coquille en plusieurs morceaux.

Puis, aussitôt, il débarrassa adroitement l’amande des


filaments qui y étaient attachés, et la présenta à la princesse,
en lui tirant un gratte-pied aussi élégant que respectueux,
après quoi il ferma les yeux et commença à marcher à
reculons. Aussitôt la princesse avala l’amande, et, à
l’instant même, ô miracle ! le monstre difforme disparut, et
fut remplacé par une jeune fille d’une angélique beauté. Son
visage semblait tissu de flocons de soie roses comme les
roses et blancs comme les lis ; ses yeux étaient d’étincelant
azur, et ses boucles abondantes formées par des fils d’or
retombaient sur ses épaules d’albâtre. Aussitôt les
trompettes et les cymbales sonnèrent à tout rompre. Les cris
de joie du peuple répondirent au bruit des instruments. Le

109
roi, les ministres, les conseillers et les juges, comme lors de
la naissance de Pirlipate, se mirent à danser à cloche-pied,
et il fallut jeter de l’eau de Cologne au visage de la reine qui
s’était évanouie de ravissement.
Ce grand tumulte troubla fort le jeune Nathaniel
Drosselmayer, qui, on se le rappelle, avait encore, pour
achever sa mission, à faire les sept pas en arrière ; pourtant
il se maîtrisa avec une puissance qui donna les plus hautes
espérances pour l’époque où il régnerait à son tour, et il
allongeait précisément la jambe pour achever son septième
pas, quand, tout à coup, la reine des souris perça le
plancher, piaulant affreusement, et vint s’élancer entre ses
jambes ; de sorte qu’au moment où le futur prince royal
reposait le pied à terre, il lui appuya le talon en plein sur le
corps, ce qui le fit trébucher de telle façon, que peu s’en
fallut qu’il ne tombât.
O fatalité ! Au même instant, le beau jeune homme
devint aussi difforme que l’avait été avant lui la princesse :
ses jambes s’amincirent, son corps ratatiné pouvait à peine
soutenir son énorme et hideuse tête, ses yeux devinrent
verts, hagards et à fleur de tête ; enfin sa bouche se fendit
jusqu’aux oreilles, et sa jolie petite barbe naissante se
changea en une substance blanche et molle, que plus tard on
reconnut être du coton.
Mais la cause de cet événement en avait été punie en
même temps qu’elle le causait. Dame Souriçonne se tordait
sanglante sur le plancher : sa méchanceté n’était donc pas
restée impunie. En effet, le jeune Drosselmayer l’avait

110
pressée si violemment contre le plancher avec le talon de sa
botte, que la compression avait été mortelle. Aussi, tout en
se tordant, dame Souriçonne criait de toute la force de sa
voix agonisante :

Krakatuk ! Krakatuk ! ô noisette si dure,


C’est à toi que je dois le trépas que j’endure.
Hi… hi… hi… hi…
Mais l’avenir me garde une revanche prête :
Mon fils me vengera sur toi, Casse-Noisette !
Pi… pi… pi… pi…
Adieu la vie,
Trop tôt ravie !
Adieu le ciel,
Coupe de miel !
Adieu le monde,
Source féconde…
Ah ! je me meurs !
Hi ! pi pi ! couic ! ! !

Le dernier soupir de dame Souriçonne n’était peut-être


pas très bien rimé ; mais, s’il est permis de faire une faute
de versification, c’est, on en conviendra, en rendant le
dernier soupir !
Ce dernier soupir rendu, on appela le grand feutrier de la
cour, lequel prit dame Souriçonne par la queue et l’emporta,
s’engageant à la réunir aux malheureux débris de sa famille,
qui, quinze ans et quelques mois auparavant, avaient été
enterrés dans un commun tombeau.
111
Comme, au milieu de tout cela, personne que le
mécanicien et l’astrologue ne s’était occupé de Nalhaniel
Drosselmayer, la princesse, qui ignorait l’accident qui était
arrivé, ordonna que le jeune héros fût amené devant elle ;
car, malgré la semonce de la surintendante de son
éducation, elle avait hâte de le remercier. Mais, à peine eut-
elle aperçu le malheureux Nathaniel, qu’elle cacha sa tête
dans ses deux mains, et que, oubliant le service qu’il lui
avait rendu, elle s’écria :
— A la porte, à la porte, l’horrible Casse-Noisette ! à la
porte ! à la porte ! à la porte !
Aussitôt le grand maréchal du palais prit le pauvre
Nathaniel par les épaules et le poussa sur l’escalier.
Le roi, plein de rage de ce qu’on avait osé lui proposer un
casse-noisette pour gendre, s’en prit à l’astrologue et au
mécanicien, et, au lieu de la rente de dix mille thalers et de
la lunette d’honneur qu’il devait donner au premier, au lieu
de l’épée en diamant, du grand ordre royal de l’Araignée
d’or et de la redingote jaune qu’il devait donner au second,
il les exila hors de son royaume, ne leur donnant que vingt-
quatre heures pour en franchir les frontières.
Il fallut obéir. Le mécanicien, l’astrologue et le jeune
Drosselmayer, devenu Casse-Noisette, quittèrent la capitale
et traversèrent la frontière. Mais, à la nuit venue, les deux
savants consultèrent de nouveau les étoiles et lurent dans la
conjonction des astres que, tout contrefait qu’il était, leur
filleul n’en deviendrait pas moins prince et roi, s’il n’aimait
mieux toutefois rester simple particulier, ce qui serait laissé
112
à son choix ; et cela arriverait quand sa difformité aurait
disparu ; et sa difformité disparaîtrait, quand il aurait
commandé en chef un combat, dans lequel serait tué le
prince que, après la mort de ses sept premiers fils, dame
Souriçonne avait mis au monde avec sept têtes, et qui était
le roi actuel des souris ; enfin, lorsque, malgré sa laideur,
Casse-Noisette serait parvenu à se faire aimer d’une jolie
dame.
En attendant ces brillantes destinées, Nathaniel
Drosselmayer, qui était sorti de la boutique paternelle en
qualité de fils unique, y rentra en qualité de casse-noisette.
Il va sans dire que son père ne le reconnut aucunement, et
que, lorsqu’il demanda à son frère le mécanicien et à son
ami l’astrologue ce qu’était devenu son fils bien-aimé, les
deux illustres personnages répondirent, avec cet aplomb qui
caractérise les savants, que le roi et la reine n’avaient pas
voulu se séparer du sauveur de la princesse, et que le jeune
Nathaniel était resté à la cour, comblé de gloire et
d’honneur.
Quant au malheureux Casse-Noisette, qui sentait tout ce
que sa position avait de pénible, il ne souffla pas le mot,
attendant de l’avenir le changement qui devait s’opérer en
lui. Cependant, nous devons avouer que, malgré la douceur
de son caractère et la philosophie de son esprit, il gardait, au
fond de son énorme bouche, une de ses plus grosses dents à
l’oncle Drosselmayer, qui, l’étant venu chercher au moment
où il y pensait le moins, et l’ayant séduit par ses belles

113
promesses, était la seule et unique cause du malheur
épouvantable qui lui était arrivé.
Voilà, mes chers enfants, l’histoire de la noisette
Krakatuk et de la princesse Pirlipate, telle que la raconta le
parrain Drosselmayer à la petite Marie, et vous savez
pourquoi l’on dit maintenant d’une chose difficile :
« C’est une dure noisette à casser. »

114
L’ONCLE ET LE NEVEU.

Si quelqu’un de mes jeunes lecteurs ou quelqu’une de


mes jeunes lectrices s’est jamais coupé avec du verre, ce qui
a dû leur arriver aux uns ou aux autres dans leurs jours de
désobéissance, ils doivent savoir, par expérience, que c’est
une coupure particulièrement désagréable en ce qu’elle ne
finit pas de guérir. Marie fut donc forcée de passer une
semaine entière dans son lit, car il lui prenait des
étourdissements aussitôt qu’elle essayait de se lever ; enfin
elle se rétablit tout à fait et put sautiller par la chambre
comme auparavant.
Ou l’on est injuste envers notre petite héroïne, ou l’on
comprendra facilement que sa première visite fut pour
l’armoire vitrée : elle présentait un aspect des plus
charmants : le carreau cassé avait été remis, et derrière les
autres carreaux, nettoyés scrupuleusement par
mademoiselle Trudchen, apparaissaient neufs, brillants et
vernissés, les arbres, les maisons et les poupées de la
nouvelle année. Mais, au milieu de tous les trésors de son
royaume enfantin avant toutes choses, ce que Marie
aperçut, ce fut son Casse-Noisette, qui lui souriait du
second rayon où il était placé, et cela avec des dents en
aussi bon état qu’il en avait jamais eu. Tout en contemplant

115
avec bonheur son favori, une pensée qui s’était déjà plus
d’une fois présentée à l’esprit de Marie revint lui serrer le
cœur. Elle songea que tout ce que parrain Drosselmayer
avait raconté était non pas un conte, mais l’histoire véritable
des dissensions de Casse-Noisette avec feu la reine des
souris et son fils le prince régnant : dès lors elle comprenait
que Casse-Noisette ne pouvait être autre que le jeune
Drosselmayer de Nuremberg, l’agréable mais ensorcelé
neveu du parrain ; car, que l’ingénieux mécanicien de la
cour du roi, père de Pirlipate, fût autre que le conseiller de
médecine Drosselmayer, de ceci elle n’en avait jamais
douté, du moment où elle l’avait vu dans la narration
apparaître avec sa redingote jaune ; et cette conviction
s’était encore raffermie, quand elle lui avait successivement
vu perdre ses cheveux par un coup de soleil, et son œil par
un coup de flèche, ce qui avait nécessité l’invention de
l’affreux emplâtre, et l’invention de l’ingénieuse perruque
de verre, dont nous avons parlé au commencement de cette
histoire.
— Mais pourquoi ton oncle ne t’a-t-il pas secouru,
pauvre Casse-Noisette ? se disait Marie en face de l’armoire
vitrée, et tout en regardant son protégé, et en pensant que,
du succès de la bataille, dépendait le désensorcellement du
pauvre petit bonhomme, et son élévation au rang de roi du
royaume des poupées, si prêtes, du reste, à subir cette
domination, que, pendant tout le combat, Marie se le
rappelait, les poupées avaient obéi à Casse-Noisette comme
des soldats à un général ; et cette insouciance du parrain

116
Drosselmayer faisait d’autant plus de peine à Marie, qu’elle
était certaine que ces poupées, auxquelles, dans son
imagination, elle prêtait le mouvement et la vie, vivaient et
remuaient réellement.
Cependant, à la première vue du moins, il n’en était pas
ainsi dans l’armoire, car tout y demeurait tranquille et
immobile ; mais Marie, plutôt que de renoncer à sa
conviction intérieure, attribuait tout cela à l’ensorcellement
de la reine des souris et de son fils ; elle entra si bien dans
ce sentiment, qu’elle continua bientôt, tout en regardant
Casse-Noisette, de lui dire tout haut ce qu’elle avait
commencé de lui dire tout bas.
— Cependant, reprit-elle, quand bien même vous ne
seriez pas en état de vous remuer, et empêché, par
l’enchantement qui vous tient, de me dire le moindre petit
mot, je sais très bien, mon cher monsieur Drosselmayer, que
vous me comprenez parfaitement, et que vous connaissez à
fond mes bonnes intentions à votre égard ; comptez donc
sur mon appui si vous en avez besoin. En attendant, soyez
tranquille ; je vais bien prier votre oncle de venir à votre
aide, et il est si adroit, qu’il faut espérer que, pour peu qu’il
vous aime un peu, il vous secourra.
Malgré l’éloquence de ce discours, Casse-Noisette ne
bougea point ; mais il sembla à Marie qu’un soupir passa
tout doucement à travers l’armoire vitrée, dont les glaces se
mirent à résonner bien bas, mais d’une façon si
miraculeusement tendre, qu’il semblait à Marie qu’une voix
douce comme une petite clochette d’argent disait :

117
— Chère petite Marie, mon ange gardien, je serai à toi ;
Marie, à moi !
Et, à ces paroles mystérieusement entendues, Marie, à
travers le frisson qui courut par tout son corps, sentit un
bien-être singulier s’emparer d’elle.
Cependant le crépuscule était arrivé. Le président entra
avec le conseiller de médecine Drosselmayer. Au bout d’un
instant, mademoiselle Trudchen avait préparé la table à thé,
et toute la famille était rangée autour de la table, causant
gaiement. Quant à Marie, elle avait été chercher son petit
fauteuil, et s’était assise silencieusement aux pieds du
parrain Drosselmayer ; alors, dans un moment où tout le
monde faisait silence, elle leva ses grands yeux bleus sur le
conseiller de médecine, et, le regardant fixement au visage :
— Je sais maintenant, dit-elle, cher parrain
Drosselmayer, que mon Casse-Noisette est ton neveu le
jeune Drosselmayer de Nuremberg. Il est devenu prince et
roi du royaume des poupées, comme l’avait si bien prédit
ton compagnon l’astrologue ; mais tu sais bien qu’il est en
guerre ouverte et acharnée avec le roi des souris. Voyons,
cher parrain Drosselmayer, pourquoi n’es-tu pas venu à son
aide quand tu étais en chouette, à cheval sur la pendule ? et
maintenant encore, pourquoi l’abandonnes-tu ?
Et, à ces mots, Marie raconta de nouveau, au milieu des
éclats de rire de son père, de sa mère et de mademoiselle
Trudchen, toute cette fameuse bataille dont elle avait été
spectatrice. Il n’y eut que Fritz et le parrain Drosselmayer
qui ne sourcillèrent point.
118
— Mais où donc, dit le parrain, cette petite fille va-t-elle
chercher toutes les sottises qui lui passent par l’esprit ?
— Elle a l’imagination très vive, répondit sa mère, et au
fond, ce ne sont que des rêves et des visions occasionnés
par sa fièvre.
— Et la preuve, dit Fritz, c’est qu’elle raconte que mes
hussards rouges ont pris la fuite ; ce qui ne saurait être vrai,
à moins qu’ils ne soient d’abominables poltrons, auquel cas,
sapristi ! ils ne risqueraient rien, et je les bousculerais d’une
belle façon !
Mais, tout en souriant singulièrement, le parrain
Drosselmayer prit la petite Marie sur ses genoux, et lui dit
avec plus de douceur qu’auparavant :
— Chère enfant, tu ne sais pas dans quelle voie tu
t’engages en prenant aussi chaudement les intérêts de
Casse-Noisette ; tu auras beaucoup à souffrir, si tu
continues à prendre ainsi parti pour le pauvre disgracié ; car
le roi des souris, qui le tient pour le meurtrier de sa mère, le
poursuivra par tous les moyens possibles. Mais, en tous cas,
ce n’est pas moi, entends-tu bien, c’est toi seule qui peut le
sauver : sois ferme et fidèle, et tout ira bien.
Ni Marie ni personne ne comprit rien au discours du
parrain ; il y a plus, ce discours parut même si étrange au
président, qu’il prit sans souffler le mot la main du
conseiller de médecine, et, après lui avoir tâté le pouls :
— Mon bon ami, lui dit-il, comme Bartholo à Basile,
vous avez une grande fièvre, et je vous conseille d’aller

119
vous coucher.

120
LA CAPITALE.

Pendant la nuit qui suivit la scène que nous venons de


raconter, comme la lune, brillant de tout son éclat, faisait
glisser un rayon lumineux entre les rideaux mal joints de la
chambre, et que, près de sa mère, dormait la petite Marie,
celle-ci fut réveillée par un bruit qui semblait venir du coin
de la chambre, mêlé de sifflements aigus et de piaulements
prolongés.
— Hélas ! s’écria Marie, qui reconnut ce bruit pour
l’avoir entendu pendant la fameuse soirée de la bataille,
hélas ! voilà les souris qui reviennent. Maman, maman,
maman !
Mais, quelques efforts qu’elle fit, sa voix s’éteignit dans
sa bouche. Elle essaya de se sauver ; mais elle ne put
remuer ni bras ni jambes, et resta comme clouée dans son
lit : alors, en tournant ses yeux effrayés vers le coin de la
chambre où l’on entendait le bruit, elle vit le roi des souris
qui se grattait un passage à travers le mur, passant, par le
trou qui allait s’élargissant, d’abord une de ses têtes, puis
deux, puis trois, puis enfin ses sept têtes, ayant chacune sa
couronne, et qui, après avoir fait plusieurs tours dans la
chambre, comme un vainqueur qui prend possession de sa
conquête, s’élança d’un bond sur la table, qui était placée à

121
côté du lit de la petite Marie. Arrivé là, il la regarda de ses
yeux brillants comme des escarboucles, sifflotant et
grinçant des dents, tout en disant :
— Hi hi hi ! il faut que tu me donnes tes dragées et tes
massepains, petite fille, ou sinon, je dévorerai ton ami
Casse-Noisette.
Puis, après avoir fait cette menace, il s’enfuit de la
chambre par le même trou qu’il avait fait pour entrer.
Marie était si effrayée de cette terrible apparition, que, le
lendemain, elle se réveilla toute pâle et le cœur tout serré, et
cela avec d’autant plus de raison, qu’elle n’osait raconter,
de peur qu’on ne se moquât d’elle, ce qui lui était arrivé
pendant la nuit. Vingt fois le récit lui vint sur les lèvres, soit
vis-à-vis de sa mère, soit vis-à-vis de Fritz ; mais elle
s’arrêta, toujours convaincue que ni l’un ni l’autre ne la
voudrait croire ; seulement, ce qui lui parut le plus clair
dans tout cela, c’est qu’il lui fallait sacrifier au salut de
Casse-Noisette ses dragées et ses massepains ; en
conséquence, elle déposa, le soir du même jour, tout ce
qu’elle en possédait sur le bord de l’armoire.
Le lendemain, la présidente dit :
— En vérité, je ne sais pas d’où viennent les souris qui
ont tout à coup fait irruption chez nous ; mais regarde, ma
pauvre Marie, continua-t elle en amenant la petit fille au
salon, ces méchantes bêtes ont dévoré toutes les sucreries.
La présidente faisait une erreur, c’est gâté qu’elle aurait
dû dire ; car ce gourmand de roi des souris, tout en ne

122
trouvant pas les massepains de son goût, les avait tellement
grignotés, qu’on fut obligé de les jeter.
Au reste, comme ce n’était pas non plus les bonbons que
Marie préférait, elle n’eut pas un bien vif regret du sacrifice
qu’avait exigé d’elle le roi des souris ; et, croyant qu’il se
contenterait de cette première contribution dont il l’avait
frappée, elle fut fort satisfaite de penser qu’elle avait sauvé
Casse-Noisette à si bon marché.
Malheureusement, sa satisfaction ne fut pas longue ; la
nuit suivante, elle se réveilla en entendant piauler et
siffloter à ses oreilles.
Hélas ! c’était encore le roi des souris, dont les yeux
étincelaient plus horriblement que la nuit précédente, et qui,
de sa même voix entremêlée de sifflements et de
piaulements, lui dit :
— Il faut que tu me donnes tes poupées en sucre et en
biscuit, petite fille, ou sinon, je dévorerai ton ami Casse-
Noisette.
Et, là-dessus, le roi des souris s’en alla tout en sautillant
et disparut par son trou.
Le lendemain, Marie, fort affligée, s’en alla droit à
l’armoire vitrée, et, arrivée là, elle jeta un regard
mélancolique sur ses poupées en sucre et en biscuit ; et
certes, sa douleur était bien naturelle, car jamais on n’avait
vu plus friandes petites figures que celles que possédait la
petite Marie.

123
— Hélas ! dit-elle en se tournant vers le casse-noisette,
cher monsieur Drosselmayer, que ne ferais-je pas pour vous
sauver ! Cependant, vous en conviendrez, ce qu’on exige de
moi est bien dur.
Mais, à ces paroles, Casse Noisette prit un air si
lamentable, que Marie, qui croyait toujours voir les
mâchoires du roi des souris s’ouvrir pour le dévorer, résolut
de faire encore ce sacrifice pour sauver le malheureux jeune
homme. Le soir même, elle mit donc les poupées de sucre et
de biscuit sur le bord de l’armoire, comme la veille elle y
avait mis les dragées et les massepains. Baisant cependant,
en manière d’adieu, les uns après les autres, ses bergers, ses
bergères et leurs moutons, cachant derrière toute la troupe
un petit enfant aux joues arrondies qu’elle aimait
particulièrement.
— Ah ! c’est trop fort ! s’écria le lendemain la
présidente ; il faut décidément que d’affreuses souris aient
établi leur domicile dans l’armoire vitrée, car toutes les
poupées de la pauvre Marie sont dévorées.
À cette nouvelle, de grosses larmes sortirent des yeux de
Marie ; mais presque aussitôt elles se séchèrent, firent place
à un doux sourire, car intérieurement elle se disait :
— Qu’importent bergers, bergères et moutons, puisque
Casse-Noisette est sauvé !
— Mais, dit Fritz, qui avait assisté d’un air réfléchi à
toute la conversation, je te rappellerai, petite maman, que le
boulanger a un excellent conseiller de légation gris, que

124
l’on pourrait envoyer chercher, et qui mettra bientôt fin à
tout ceci en croquant les souris les unes après les autres, et,
après les souris, dame Souriçonne elle-même, et le roi des
souris comme madame sa mère.
— Oui, répondit la présidente ; mais ton conseiller de
légation, en sautant, sur les tables et les cheminées, me
mettra en morceaux mes tasses et mes verres.
— Ah ! ouiche ! dit Fritz, il n’y a pas de danger ; le
conseiller de légation du boulanger est un gaillard trop
adroit pour commettre de pareilles bévues, et je voudrais
bien pouvoir marcher sur le bord des gouttières et sur la
crête des toits avec autant d’adresse et de solidité que lui.
— Pas de chats dans la maison ! pas de chats ici ! s’écria
la présidente, qui ne pouvait pas les souffrir.
— Mais, dit le président, attiré par le bruit, il y a quelque
chose de bon à prendre dans ce qu’a dit M. Fritz : ce serait,
au lieu d’un chat, d’employer des souricières.
— Pardieu ! s’écria Fritz, cela tombe à merveille, puisque
c’est parrain Drosselmayer qui les a inventées.
Toute le monde se mit à rire, et, comme, après
perquisitions faites dans la maison, il fut reconnu qu’il n’y
existait aucun instrument de ce genre, on envoya chercher
une excellente souricière chez parrain Drosselmayer,
laquelle fut amorcée d’un morceau de lard, et tendue à
l’endroit même où les souris avaient fait un si grand dégât
la nuit précédente.

125
Marie se coucha donc dans l’espoir que, le lendemain, le
roi des souris se trouverait pris dans la boîte, où ne pouvait
manquer de le conduire sa gourmandise. Mais, vers les onze
heures du soir, et comme elle était dans son premier
sommeil, elle fut réveillée par quelque chose de froid et de
velu qui sautillait sur ses bras et sur son visage ; puis, au
même instant, ce piaulement et ce sifflement qu’elle
connaissait si bien retentit à ses oreilles. L’affreux roi des
souris était là sur son traversin, les yeux scintillant d’une
flamme sanglante, et ses sept gueules ouvertes, comme s’il
était prêt à dévorer la pauvre Marie.
— Je m’en moque, je m’en moque, disait le roi des
souris, je n’irai pas dans la petite maison, et ton lard ne me
tente pas ; je ne serai pas pris ; je m’en moque. Mais il faut
que tu me donnes tes livres d’images et ta petite robe de
soie ; autrement, prends-y garde, je dévorerai ton Casse-
Noisette.
On comprend qu’après une telle exigence, Marie se
réveilla le lendemain l’âme pleine de douleur et les yeux
pleins de larmes. Aussi sa mère ne lui apprit-elle rien de
nouveau lorsqu’elle lui dit que la souricière avait été inutile,
et que le roi des souris s’était douté de quelque piège. Alors,
comme la présidente sortait pour veiller aux apprêts du
déjeuner, Marie entra dans le salon, et, s’avançant en
sanglotant vers l’armoire vitrée :
— Hélas ! mon bon et cher monsieur Drosselmayer, dit-
elle, où donc cela s’arrêtera-t-il ? Quand j’aurai donné au
roi des souris mes jolis livres d’images à déchirer, et ma

126
belle petite robe de soie, dont l’enfant Jésus m’a fait cadeau
le jour de Noël, à mettre en morceaux, il ne sera pas content
encore, et tous les jours m’en demandera davantage ; si bien
que, lorsque je n’aurai plus rien à lui donner, peut-être me
dévorera-t-il à votre place. Hélas ! pauvre enfant que je
suis, que dois-je donc faire, mon bon et cher monsieur
Drosselmayer ? que dois-je donc faire ?
Et tout en pleurant, et tout en se lamentant ainsi, Marie
s’aperçut que Casse-Noisette avait au cou une tache de
sang. Du jour où Marie avait appris que son protégé était le
fils du marchand de joujoux et le neveu du conseiller de
médecine, elle avait cessé de le porter dans ses bras, et ne
l’avait plus ni caressé ni embrassé, et sa timidité à son égard
était si grande, qu’elle n’avait pas même osé le toucher du
bout du doigt. Mais en ce moment, voyant qu’il était blessé,
et craignant que sa blessure ne fût dangereuse, elle le sortit
doucement de l’armoire, et se mit a essuyer avec son
mouchoir la tache de sang qu’il avait au cou. Mais quel fut
son étonnement lorsqu’elle sentit tout à coup que Casse-
Noisette commençait à se remuer dans sa main ! Elle le
reposa vivement sur son rayon ; alors sa bouche s’agita de
droite et de gauche, ce qui la fit paraître plus grande encore,
et, à force de mouvements, finit à grand’peine par articuler
ces mots :
— Ah ! très chère demoiselle Silberhaus, excellente amie
à moi, que ne vous dois-je pas, et que de remerciements
n’ai-je pas à vous faire ! Ne sacrifiez donc pas pour moi vos
livres d’images et votre robe de soie ; procurez-moi

127
seulement une épée, mais une bonne épée, et je me charge
du reste.
Casse-Noisette voulait en dire plus long encore ; mais ses
paroles devinrent inintelligibles, sa voix s’éteignit tout à
fait, et ses yeux, un moment animés par l’expression de la
plus douce mélancolie, devinrent immobiles et atones.
Marie n’éprouva aucune terreur ; au contraire, elle sauta de
joie, car elle était bien heureuse de pouvoir sauver Casse-
Noisette, sans avoir à lui faire le sacrifice de ses livres
d’images et de sa robe de soie. Une seule chose l’inquiétait,
c’était de savoir où elle trouverait cette bonne épée que
demandait le petit bonhomme ; Marie résolut alors de
s’ouvrir de son embarras à Fritz, que, à part sa forfanterie,
elle savait être un obligeant garçon. Elle l’amena donc
devant l’armoire vitrée, lui raconta tout ce qui lui était
arrivé avec Casse-Noisette et le roi des souris, et finit par
lui exposer le genre de service qu’elle attendait de lui. La
seule chose qui impressionna Fritz dans ce récit, fut
d’apprendre que bien réellement ses hussards avaient
manqué de cœur au plus fort de la bataille ; aussi demanda-
t-il à Marie si l’accusation était bien vraie, et comme il
savait la petite fille incapable de mentir, sur son affirmation,
il s’élança vers l’armoire, et fit à ses hussards un discours
qui parut leur inspirer une grande honte. Mais ce ne fut pas
tout : pour punir tout le régiment dans la personne de ses
chefs, il dégrada les uns après les autres tous les officiers, et
défendit expressément aux trompettes de jouer pendant un

128
an la marche des Hussards de la garde ; puis, se retournant
vers Marie :
— Quant à Casse-Noisette, dit-il, qui me paraît un brave
garçon, je crois que j’ai son affaire : comme j’ai mis hier à
la réforme, avec sa pension, bien entendu, un vieux major
de cuirassiers qui avait fini son temps de service, je
présume qu’il n’a plus besoin de son sabre, lequel était une
excellente lame.
Restait à trouver le major ; on se mit à sa recherche, et on
le découvrit mangeant la pension que Fritz lui avait faite,
dans une petite auberge perdue, au coin le plus reculé du
troisième rayon de l’armoire. Comme l’avait pensé Fritz, il
ne fit aucune difficulté de rendre son sabre, qui lui était
devenu inutile et qui fut, à l’instant même, passé au cou de
Casse-Noisette.
La frayeur qu’éprouvait Marie l’empêcha de s’endormir
la nuit suivante, aussi était-elle si bien éveillée, qu’elle
entendit sonner les douze coups de l’horloge du salon. A
peine la vibration du dernier coup eut-elle cessé, que de
singulières rumeurs retentirent du côté de l’armoire, et
qu’on entendit un grand cliquetis d’épées, comme si deux
adversaires acharnés en venaient aux mains. Tout à coup
l’un des deux combattants fit couic !
— Le roi des souris ! s’écria Marie pleine de joie et de
terreur à la fois.
Rien ne bougea d’abord ; mais on frappa doucement,
bien doucement à la porte, et une petite voix flûtée fit

129
entendre ces paroles :
— Bien chère demoiselle Silberhaus, j’apporte une
joyeuse nouvelle ; ouvrez-moi donc, je vous en supplie.
Marie reconnut la voix du jeune Drosselmayer ; elle
passa en toute hâte sa petite robe et ouvrit lestement la
porte. Casse-Noisette était là, tenant son sabre sanglant dans
sa main droite, et une bougie dans sa main gauche. Aussitôt
qu’il aperçut Marie, il fléchit le genou devant elle et dit :
— C’est vous seule, ô Madame, qui m’avez animé du
courage chevaleresque que je viens de déployer, et qui avez
donné à mon bras la force de combattre l’insolent qui osa
vous menacer : ce misérable roi des souris est là, baigné
dans son sang. Voulez-vous, ô Madame, ne pas dédaigner
les trophées de la victoire, offerts de la main d’un chevalier
qui vous sera dévoué jusqu’à la mort ?
Et, en disant cela, Casse-Noisette tira de son bras gauche
les sept couronnes d’or du roi des souris, qu’il y avait
passées en guise de bracelets, et les offrit à Marie, qui les
accepta avec joie.
Alors Casse-Noisette, encouragé par cette bienveillance,
se releva et continua ainsi :
— Ah ! ma chère demoiselle Silberhaus, maintenant que
j’ai vaincu mon ennemi, quelles admirables choses ne
pourrais-je pas vous faire voir si vous aviez la
condescendance de m’accompagner seulement pendant
quelques pas. Oh ! faites-le, faites-le, ma chère demoiselle,
je vous en supplie !

130
Marie n’hésita pas un instant à suivre Casse-Noisette,
sachant combien elle avait de droits à sa reconnaissance, et
étant bien certaine qu’il ne pouvait avoir aucun mauvais
dessein sur elle.
— Je vous suivrai, dit-elle, mon cher monsieur
Drosselmayer ; mais il ne faut pas que ce soit bien loin, ni
que le voyage dure bien longtemps, car je n’ai pas encore
suffisamment dormi.
— Je choisirai donc, dit Casse-Noisette, le chemin le plus
court, quoiqu’il soit le plus difficile.
Et, à ces mots, il marcha devant, et Marie le suivit.

131
LE ROYAUME DES POUPÉES.

Tous deux arrivèrent bientôt devant une vieille et


immense armoire située dans un corridor tout près de la
porte, et qui servait de garde-robe. Là, Casse-Noisette
s’arrêta, et Marie remarqua, à son grand étonnement, que
les battants de l’armoire, ordinairement si bien fermés,
étaient tout grands ouverts, de façon qu’elle voyait à
merveille la pelisse de voyage de son père, qui était en peau
de renard, et qui se trouvait suspendue en avant de tous les
autres habits ; Casse-Noisette grimpa fort adroitement le
long des lisières, et, en s’aidant des brandebourgs jusqu’à ce
qu’il pût atteindre à la grande houppe qui, attachée par une
grosse ganse, retombait sur le dos de cette pelisse, Casse-
Noisette en tira aussitôt un charmant escalier de bois de
cèdre, qu’il dressa de façon que sa base touchât la terre et
que son extrémité supérieure se perdit dans la manche de la
pelisse.
— Et maintenant, ma chère demoiselle, dit Casse-
Noisette, ayez la bonté de me donner la main et de monter
avec moi.
Marie obéit ; et à peine eut-elle regardé par la manche,
qu’une étincelante lumière brilla devant elle, et qu’elle se
trouva tout à coup transportée au milieu d’une prairie

132
embaumée, et qui scintillait comme si elle eût été toute
parsemée de pierres précieuses.
— O mon Dieu ! s’écria Marie tout éblouie, où sommes-
nous donc, mon cher monsieur Drosselmayer ?
— Nous sommes dans la plaine du sucre candi,
Mademoiselle ; mais nous ne nous y arrêterons pas, si vous
le voulez bien, et nous allons tout de suite passer par cette
porte.
Alors, seulement, Marie aperçut en levant les yeux une
admirable porte par laquelle on sortait de la prairie. Elle
semblait être construite de marbre blanc, de marbre rouge et
de marbre brun ; mais, quand Marie se rapprocha, elle vit
que toute cette porte n’était formée que de conserves à la
fleur d’orange, de pralines et de raisin de Corinthe ; c’est
pourquoi, à ce que lui apprit Casse-Noisette, cette porte
était appelée la porte des Pralines.
Cette porte donnait sur une grande galerie supportée par
des colonnes en sucre d’orge, sur laquelle galerie six singes
vêtus de rouge faisaient une musique, sinon des plus
mélodieuses, du moins des plus originales. Marie avait tant
de hâte d’arriver, qu’elle ne s’apercevait même pas qu’elle
marchait sur un pavé de pistaches et de macarons, qu’elle
prenait tout bonnement pour du marbre. Enfin, elle atteignit
le bout de la galerie, et à peine fut-elle en plein air, qu’elle
se trouva environnée des plus délicieux parfums, lesquels
s’échappaient d’une charmante petit forêt qui s’ouvrait
devant elle. Cette forêt, qui eût été sombre sans la quantité
de lumières qu’elle contenait, était éclairée d’une façon si
133
resplendissante, qu’on distinguait parfaitement les fruits
d’or et d’argent qui étaient suspendus aux branches ornées
de rubans et de bouquets et pareilles à de joyeux mariés.
— O mon cher monsieur Drosselmayer, s’écria Marie,
quel est ce charmant endroit, je vous prie ?
— Nous sommes dans la forêt de Noël, mademoiselle, dit
Casse-Noisette, et c’est ici qu’on vient chercher les arbres
auxquels l’enfant Jésus suspend ses présents.
— Oh ! continua Marie, ne pourrais-je donc pas
m’arrêter ici un instant ? On y est si bien et il y sent si bon !
Aussitôt Casse-Noisette frappa entre ses deux mains, et
plusieurs bergers et bergères, chasseurs et chasseresses
sortirent de la forêt, si délicats et si blancs, qu’ils
semblaient de sucre raffiné. Ils apportaient un charmant
fauteuil de chocolat incrusté d’angélique, sur lequel ils
disposèrent un coussin de jujube, et invitèrent fort poliment
Marie à s’y asseoir. A peine y fut-elle, que, comme cela se
pratique dans les opéras, les bergers et les bergères, les
chasseurs et les chasseresses prirent leurs positions, et
commencèrent à danser un charmant ballet accompagné de
cors, dans lesquels les chasseurs soufflaient d’une façon très
mâle, ce qui colora leur visage de manière que leurs joues
semblaient faites de conserves de roses. Puis, le pas fini, ils
disparurent tous dans un buisson.
— Pardonnez-moi, chère demoiselle Silberhaus, dit alors
Casse-Noisette en tendant la main à Marie, pardonnez-moi
de vous avoir offert un si chétif ballet ; mais ces marauds-là

134
ne savent que répéter éternellement le même pas qu’ils ont
déjà fait cent fois. Quant aux chasseurs, ils ont soufflé dans
leurs cors comme des fainéants, et je vous réponds qu’ils
auront affaire à moi. Mais laissons là ces drôles, et
continuons la promenade, si elle vous plaît.
— J’ai cependant trouvé tout cela bien charmant, dit
Marie se rendant à l’invitation de Casse-Noisette, et il me
semble, mon cher monsieur Drosselmayer, que vous êtes
injuste pour nos petits danseurs.
Casse-Noisette fit une moue qui voulait dire : « Nous
verrons, et votre indulgence leur sera comptée. » Puis ils
continuèrent leur chemin, et arrivèrent sur les bords d’une
rivière qui semblait exhaler tous les parfums qui
embaumaient l’air.
— Ceci, dit Casse-Noisette sans même attendre que
Marie l’interrogeât, est la rivière Orange. C’est une des plus
petites du royaume ; car, excepté sa bonne odeur, elle ne
peut être comparée au fleuve Limonade, qui se jette dans la
mer du Midi qu’on appelle la mer de Punch, ni au lac
Orgeat, qui se jette dans la mer du Nord, qu’on appelle la
mer de Lait d’amandes.
Non loin de là était un petit village, dans lequel les
maisons, les églises, le presbytère du curé, tout enfin était
brun ; seulement, les toits en étaient dorés, et les murailles
resplendissaient incrustées de petits bonbons roses, bleus et
blancs.

135
— Ceci est le village de Massepains, dit Casse-Noisette ;
c’est un gentil bourg, comme vous voyez, situé sur le
ruisseau de Miel. Les habitants en sont assez agréables à
voir ; seulement, on les trouve sans cesse de mauvaise
humeur, attendu qu’ils ont toujours mal aux dents. Mais,
chère demoiselle Silberhaus, continua Casse-Noisette, ne
nous arrêtons pas, je vous prie, à visiter tous les villages et
toutes les petites villes de ce royaume. A la capitale, à la
capitale !
Casse-Noisette s’avança alors tenant toujours Marie par
la main, mais plus lestement qu’il ne l’avait fait encore ; car
Marie, pleine de curiosité, marchait côte à côte avec lui,
légère comme un oiseau. Enfin, au bout de quelque temps,
un parfum de roses se répandit dans l’air, et tout, autour
d’eux, prit une couleur rose. Marie remarqua que c’était
l’odeur et le reflet d’un fleuve d’essence de rose qui roulait
ses petits flots avec une charmante mélodie. Sur les eaux
parfumées, des cygnes d’argent, ayant au cou des colliers
d’or, glissaient lentement en chantant entre eux les plus
délicieuses chansons, à ce point que cette harmonie, qui les
réjouissait fort, à ce qu’il paraît, faisait sautiller autour
d’eux des poissons de diamant.
— Ah ! s’écria Marie, voilà le joli fleuve que parrain
Drosselmayer voulait me faire à Noël, et moi, je suis la
petite fille qui caressait les cygnes.

136
LE VOYAGE.

Casse-Noisette frappa encore une fois dans ses deux


mains ; alors le fleuve d’essence de rose se gonfla
visiblement, et, de ses flots agités, sortit un char de
coquillages couvert de pierreries étincelant au soleil, et
traîné par des dauphins d’or. Douze charmants petits
Maures, avec des bonnets en écailles de dorade et des habits
en plumes de colibri, sautèrent sur le rivage, et portèrent
doucement Marie d’abord, et ensuite Casse-Noisette, dans
le char, qui se mit à cheminer sur l’eau.
C’était, il faut l’avouer, une ravissante chose, et qui
pourrait se comparer au voyage de Cléopâtre remontant le
Cydnus, que de voir Marie sur son char de coquillages,
embaumée de parfums, flottant sur des vagues d’essence de
rose, s’avançant traînée par des dauphins d’or, qui
relevaient la tête et lançaient en l’air des gerbes brillantes
de cristal rosé qui retombaient en pluie diaprée de toutes les
couleurs de l’arc-en-ciel. Enfin, pour que la joie pénétrât
par tous les sens, une douce harmonie commençait de
retentir, et l’on entendait de petites voix argentines qui
chantaient :

137
« Qui donc vogue ainsi sur le fleuve d’essence le
rose ? Est-ce la fée Mab ou la reine Titania ?
Répondez, petits poissons qui scintillez sous les
vagues, pareils à des éclairs liquides ; répondez,
cygnes gracieux qui glissez à la surface de l’eau ;
répondez, oiseaux aux vives couleurs qui traversez
l’air comme des fleurs volantes. »

Et, pendant ce temps, les douze petits Maures qui avaient


sauté derrière le char de coquillages secouaient en cadence
leurs petits parasols garnis de sonnettes, à l’ombre desquels
ils abritaient Marie, tandis que celle-ci, penchée sur les
flots, souriait au charmant visage qui lui souriait dans
chaque vague qui passait devant elles.
Ce fut ainsi qu’elle traversa le fleuve d’essence de rose et
s’approcha de la rive opposée. Puis, lorsqu’elle n’en fut
plus qu’à la longueur d’une rame, les douze Maures
sautèrent, les uns à l’eau, les autres sur le rivage, et, faisant
la chaîne, ils portèrent, sur un tapis d’angélique tout
parsemé de pastilles de menthe, Marie et Casse-Noisette.
Restait à traverser un petit bosquet, plus joli peut-être
encore que la forêt de Noël, tant chaque arbre brillait et
étincelait de sa propre essence. Mais ce qu’il y avait de
remarquable surtout, c’étaient les fruits pendus aux
branches, et qui n’étaient pas seulement d’une couleur et
d’une transparence singulières, les uns jaunes comme des
topazes, les autres rouges comme des rubis, mais encore
d’un parfum étrange.

138
— Nous sommes dans le bois des Confitures, dit Casse-
Noisette, et au delà de cette lisière est la capitale.
Et, en effet, Marie écarta les dernières branches, et resta
stupéfaite en voyant l’étendue, la magnificence et
l’originalité de la ville qui s’élevait devant elle, sur une
pelouse de fleurs. Non seulement les murs et les clochers
resplendissaient des plus vives couleurs, mais encore, pour
la forme des bâtiments, il n’y avait point à espérer d’en
rencontrer de pareils sur la terre. Quant aux remparts et aux
portes, ils étaient entièrement construits avec des fruits
glacés qui brillaient au soleil de leur propre couleur, rendue
plus brillante encore par le sucre cristallisé qui les
recouvrait. A la porte principale, et qui fut celle par laquelle
ils firent leur entrée, des soldats d’argent leur présentèrent
les armes, et un petit homme, enveloppé d’une robe de
chambre de brocart d’or, se jeta au cou de Casse-Noisette
en lui disant :
— Oh ! cher prince, vous voilà donc enfin ! Soyez le
bienvenu à Confiturembourg.
Marie s’étonna un peu du titre pompeux qu’on donnait à
Casse-Noisette ; mais elle fut bientôt distraite de son
étonnement par une rumeur formée d’une telle quantité de
voix qui jacassaient en même temps, qu’elle demanda à
Casse-Noisette s’il y avait, dans la capitale du royaume des
poupées, quelque émeute ou quelque fête.
— Il n’y a rien de tout cela, chère demoiselle Silberhaus,
répondit Casse-Noisette ; mais Confiturembourg est une
ville joyeuse et peuplée qui fait grand bruit à la surface de
139
la terre ; et cela se passe tous les jours, comme vous allez le
voir pour aujourd’hui ; seulement, donnez-vous la peine
d’avancer, voilà tout ce que je vous demande.
Marie, poussée à la fois par sa propre curiosité et par
l’invitation si polie de Casse-Noisette, hâta sa marche, et se
trouva bientôt sur la place du grand marché, qui avait un
des plus magnifiques aspects qui se pût voir. Toutes les
maisons d’alentour étaient en sucreries, montées à jour,
avec galeries sur galeries ; et, au milieu de la place,
s’élevait, en forme d’obélisque, une gigantesque brioche, du
milieu de laquelle s’élançaient quatre fontaines de
limonade, d’orangeade, d’orgeat et de sirop de groseille.
Quant aux bassins ils étaient remplis d’une crème si
fouettée et si appétissante, que beaucoup de gens très bien
mis, et qui paraissaient on ne peut plus comme il faut, en
mangeaient publiquement à la cuiller. Mais ce qu’il y avait
de plus agréable et de plus récréatif à la fois, c’étaient de
charmantes petites gens qui se coudoyaient et se
promenaient par milliers, bras dessus bras dessous, riant,
chantant et causant à pleine voix, ce qui occasionnait ce
joyeux tumulte que Marie avait entendu. Il y avait là, outre
les habitants de la capitale, des hommes de tous les pays :
Arméniens, Juifs, Grecs, Tyroliens, officiers, soldats,
prédicateurs, capucins, bergers et polichinelles ; enfin toute
espèce de gens, de bateleurs et de sauteurs, comme on en
rencontre dans le monde.
Bientôt le tumulte redoubla à l’entrée d’une rue qui
donnait sur la place, et le peuple s’écarta pour laisser passer

140
un cortège. C’était le Grand Mogol qui se faisait porter sur
un palanquin, accompagné de quatre-vingt-treize grands de
son royaume et sept cents esclaves ; mais, en ce moment
même, il se trouva, par hasard, que, par la rue parallèle,
arriva le Grand Sultan à cheval ; lequel était accompagné de
trois cents janissaires. Les deux souverains avaient toujours
été quelque peu rivaux et, par conséquent, ennemis ; ce qui
faisait que les gens de leurs suites se rencontraient rarement
sans que cette rencontre amenât quelque rixe. Ce fut bien
autre chose, on le comprendra facilement, quand ces deux
puissants monarques se trouvèrent en face l’un de l’autre ;
d’abord, ce fut une confusion du milieu de laquelle
essayèrent de se tirer les gens du pays ; mais bientôt on
entendit les cris de fureur et de désespoir : un jardinier qui
se sauvait avait abattu, avec le manche de sa bêche, la tête
d’un bramine fort considéré dans sa caste, et le Grand
Sultan lui-même avait renversé de son cheval un
polichinelle alarmé qui avait passé entre les jambes de son
quadrupède ; le brouhaha allait en augmentant, quand
l’homme à la robe de chambre de brocart, qui, à la porte de
la ville, avait salué Casse-Noisette du titre de prince, grimpa
d’un seul élan tout en haut de la brioche, et ayant sonné
trois fois d’une cloche claire, bruyante et argentine, s’écria
trois fois :
— Confiseur ! confiseur ! confiseur !
Aussitôt le tumulte s’apaisa ; les deux cortèges
embrouillés se débrouillèrent ; on brossa le Grand Sultan
qui était couvert de poussière ; on remit la tête au bramine,

141
en lui recommandant de ne pas éternuer de trois jours, de
peur qu’elle ne se décollât ; puis, le calme rétabli, les allures
joyeuses recommencèrent, et chacun revint puiser de la
limonade, de l’orangeade et du sirop de groseille à la
fontaine, et manger de la crème à pleines cuillers dans ses
bassins.
— Mais mon cher monsieur Drosselmayer, dit Marie,
quelle est donc la cause de l’influence exercée sur ce petit
peuple par ce mot trois fois répété : « Confiseur, confiseur,
confiseur ? »
— Il faut vous dire, mademoiselle, répondit Casse-
Noisette, que le peuple de Confiturembourg croit, par
expérience, à la métempsycose, et est soumis à l’influence
supérieure d’un principe appelé confiseur, lequel principe
lui donne, selon son caprice, et en le soumettant à une
cuisson plus ou moins prolongée, la forme qui lui plaît. Or,
comme chacun croit toujours sa forme la meilleure, il n’y a
jamais personne qui se soucie d’en changer : voilà d’où
vient l’influence magique de ce mot confiseur, sur les
Confiturembourgeois, et comment ce mot, prononcé par le
bourgmestre, suffit pour apaiser le plus grand tumulte,
comme vous venez de le voir : chacun, à l’instant même,
oublie les choses terrestres, les côtes enfoncées et les bosses
à la tête ; puis, rentrant en lui-même, se dit : « Mon Dieu !
qu’est-ce que l’homme, et que ne peut-il pas devenir ? »
Tout en causant ainsi, on était arrivé en face d’un palais
répandant, une lueur rose et surmonté de cent tourelles
élégantes et aériennes ; les murs en étaient parsemés de

142
bouquets de violettes, de narcisses, de tulipes et de jasmins
qui rehaussaient de couleurs variées le fond rosé sur lequel
il se détachait. La grande coupole du milieu était parsemée
de milliers d’étoiles d’or et d’argent.
— Oh ! mon Dieu, s’écria Marie, quel est donc ce
merveilleux édifice ?
— C’est le palais des Massepains, répondit
CasseNoisette, c’est-à-dire l’un des monuments les plus
remarquables de la capitale du royaume des poupées.
Cependant, toute perdue qu’elle était dans son admiration
contemplative, Marie ne s’en aperçut pas moins que la
toiture d’une des grandes tours manquait entièrement, et
que des petits bonshommes de pain d’épice, montés sur un
échafaudage de cannelle, étaient occupés à la rétablir. Elle
allait questionner Casse-Noisette sur cet accident, lorsque,
prévenant son intention.
— Hélas ! dit-il, il y a peu de temps que ce palais a été
menacé de grandes dégradations, si ce n’est d’une ruine
entière. Le géant Bouche-Friande mordit légèrement cette
tour, et il avait même déjà commencé de grignoter la
coupole, lorsque les Confiturembourgeois vinrent lui
apporter en tribut un quartier de la ville, nommé Nougat, et
une grande portion de la forêt Angélique ; moyennant quoi,
il consentit à s’éloigner, sans avoir fait d’autres dégâts que
celui que vous voyez.
Dans ce moment, on entendit une douce et charmante
musique.

143
Les portes du palais s’ouvrirent d’elles-mêmes, et douze
petits pages en sortirent, portant dans leurs mains des brins
d’herbe aromatique, allumés en guise de flambeaux ; leurs
têtes étaient composées d’une perle ; six d’entre eux avaient
le corps fait de rubis, et six autres d’émeraudes, et avec cela
ils trottaient fort joliment sur deux petits pieds d’or ciselés
avec le plus grand soin et dans le goût de Benvenuto
Cellini.
Ils étaient suivis de quatre dames de la taille tout au plus
de mademoiselle Clairchen, sa nouvelle poupée, mais si
splendidement vêtues, si richement parées, que Marie ne
put méconnaître en elles les princesses royales de
Confiturembourg. Toutes quatre, en apercevant Casse-
Noisette, s’élancèrent à son cou avec la plus tendre
effusion, s’écriant en même temps et d’une seule voix :
— O mon prince ! mon excellent prince !… O mon
frère ! mon excellent frère !
Casse-Noisette paraissait fort touché ; il essuya les
nombreuses larmes qui coulaient de ses yeux, et, prenant
Marie par la main, il dit pathétiquement, en s’adressant aux
quatre princesses :
— Mes chères sœurs, voici mademoiselle Marie
Silberhaus que je vous présente ; c’est la fille de M. le
président Silberhaus, de Nuremberg, homme fort considéré
dans la ville qu’il habite. C’est elle qui a sauvé ma vie ; car,
si, au moment où je venais de perdre la bataille, elle n’avait
pas jeté sa pantoufle au roi des souris, et si, plus tard, elle
n’avait pas eu la bonté de me prêter le sabre d’un major mis
144
à la retraite par son frère, je serais maintenant couché dans
le tombeau, ou, qui pis est encore, dévoré par le roi des
souris. Ah ! chère demoiselle Silberhaus, s’écria Casse-
Noisette dans un enthousiasme qu’il ne pouvait plus
maîtriser, Pirlipate, la princesse Pirlipate, toute fille du roi
qu’elle était, n’était pas digne de dénouer les cordons de vos
jolis petits souliers.
— Oh ! non, non, bien certainement, répétèrent en chœur
les quatre princesses.
Et, se jetant au cou de Marie, elles s’écrièrent ;
— O noble libératrice de notre cher et bien-aimé prince
et frère ! ô excellente demoiselle Silberhaus !
Et, avec ces exclamations, que leur cœur gonflé de joie
ne leur permettait pas de développer davantage, les quatre
princesses conduisirent Marie et Casse-Noisette dans
l’intérieur du palais, les forcèrent de s’asseoir sur de
charmants petits canapés en bois de cèdre et du Brésil,
parsemés de fleurs d’or, disant qu’elles voulaient elles-
mêmes préparer leur repas. En conséquence, elles allèrent
chercher une quantité de petits vases et de petites écuelles
de la plus fine porcelaine du Japon, des cuillers, des
couteaux, des fourchettes, des casseroles et autres ustensiles
de cuisine tout en or et en argent ; apportèrent les plus
beaux fruits et les plus délicieuses sucreries que Marie eût
jamais vus, et commencèrent à se trémousser de telle façon,
que Marie vit bien que les princesses de Confiturembourg
s’entendaient merveilleusement à faire la cuisine. Or,
comme Marie s’entendait aussi très bien à ces sortes de
145
choses, elle souhaitait intérieurement de prendre une part
active à ce qui se passait ; alors, comme si elle eût pu
deviner le vœu intérieur de Marie, la plus jolie des quatre
sœurs de Casse-Noisette lui tendit un petit mortier d'or et lui
dit :
— Chère libératrice de mon frère, pilez-moi je vous prie,
de ce sucre candi.
Marie s’empressa de se rendre à l’invitation, et, tandis
qu’elle frappait si gentiment dans le mortier, qu’il en sortait
une mélodie charmante, Casse-Noisette se mit à raconter
dans le plus grand détail toutes ses aventures ; mais, chose
étrange, il semblait à Marie, pendant ce récit, que peu à peu
les mots du jeune Drosselmayer, ainsi que le bruit du
mortier, n’arrivaient plus qu’indistinctement à son oreille ;
bientôt, elle se vit enveloppée comme d’une légère vapeur ;
puis la vapeur se changea en une gaze d’argent, qui
s’épaissit de plus en plus autour d’elle, et qui peu à peu lui
déroba la vue de Casse-Noisette et des princesses ses sœurs.
Alors des chants étranges, qui lui rappelaient ceux qu’elle
avait entendus sur le fleuve d’essence de rose, se firent
entendre mêlés au murmure croissant des eaux ; puis il
sembla à Marie que les vagues passaient sous elle et la
soulevaient en se gonflant. Elle sentit qu’elle montait haut,
plus haut, bien plus haut, plus haut encore, et prrrrrrrrou !
et, paff ! qu’elle tombait d’une hauteur qu’elle ne pouvait
mesurer.

146
CONCLUSION.

On ne fait pas une chute de quelques mille pieds sans se


réveiller ; aussi Marie se réveilla, et, en se réveillant, se
retrouva dans son petit lit. Il faisait grand jour, et sa mère
était près d’elle, lui disant :
— Est-il possible d’être aussi paresseuse que tu l’es ?
Voyons, réveillons-nous ; habillons-nous bien vite, car le
déjeuner nous attend.
— Oh ! chère petite mère, dit Marie en ouvrant ses
grands yeux étonnés, où donc m’a conduit cette nuit le
jeune M. Drosselmayer, et quelles admirables choses ne
m’a-t-il pas fait voir ?
Alors Marie raconta tout ce que nous venons de raconter
nous-même, et, lorsqu’elle eut fini, sa mère lui dit :
— Tu as fait là un bien long et bien charmant rêve, chère
petite Marie ; mais, maintenant que tu es réveillée, il
faudrait oublier tout cela, et venir faire ton premier
déjeuner.
Mais Marie, tout en s’habillant, persista à soutenir que ce
n’était point un rêve, et qu’elle avait bien réellement vu tout
cela. Sa mère alors alla vers l’armoire, prit Casse-Noisette,

147
qui était, comme d’habitude, sur son troisième rayon,
l’apporta à la petite fille, et lui dit :
— Comment peux-tu t’imaginer, folle enfant, que cette
poupée, qui est composée de bois et de drap, puisse avoir la
vie, le mouvement et la réflexion ?
— Mais, chère maman, reprit avec impatience la petite
Marie, je sais parfaitement, moi, que Casse-Noisette n’est
autre que le jeune M. Drosselmayer, neveu du parrain.
Alors Marie entendit un grand éclat de rire derrière elle.
C’étaient le président, Fritz et mademoiselle Trudchen
qui s’en donnaient à cœur joie à ses dépens.
— Ah ! s’écria Marie, ne voilà-t-il pas que tu te moques
aussi de mon Casse-Noisette, cher papa ? Il a cependant
respectueusement parlé de toi, quand nous sommes entrés
dans le palais de Massepains, et qu’il m’a présentée aux
princesses ses sœurs.
Les éclats de rire redoublèrent de telle façon, que Marie
comprit qu’il lui fallait donner une preuve de la vérité de ce
qu’elle avait dit, sous peine d’être traitée comme une folle.
Elle passa alors dans la chambre voisine, et y prit une
petite cassette dans laquelle elle avait soigneusement
enfermé les sept couronnes du roi des souris ; puis elle
revint en disant :
— Tiens, chère maman, voici cependant les couronnes du
roi des souris, que Casse-Noisette m’a données la nuit
dernière en signe de sa victoire.

148
La présidente alors, pleine de surprise, prit et regarda ces
petites couronnes, qui, en métal inconnu et fort brillant,
étaient ciselées avec une finesse dont les mains humaines
n’eussent point été capables. Le président lui-même ne
pouvait cesser de les examiner, et les jugeait si précieuses,
que, quelles que fussent les instances de Fritz, qui se
dressait sur la pointe des pieds pour les voir, et qui
demandait à les toucher, il ne voulut pas lui en confier une
seule.
Alors le président et la présidente se mirent à presser
Marie de leur dire d’où venaient ces petites couronnes ;
mais elle ne pouvait que persister dans ce qu’elle avait dit ;
et, quand son père, impatienté de ce qu’il croyait un
entêtement de sa part, l’eut appelée menteuse, elle se mit à
fondre en larmes et à s’écrier :
— Hélas ! pauvre enfant que je suis, que voulez-vous que
je vous dise ?
En ce moment, la porte s’ouvrit ; le conseiller de
médecine parut, et s’écria à son tour :
— Mais qu’y a-t-il donc ? et qu’a-t-on fait à ma filleule
Marie, qu’elle pleure, qu’elle sanglote ainsi ? Qu’est-ce que
c’est ? qu’est-ce que c’est donc ?
Le président instruisit le nouveau venu de tout ce qui
était arrivé, et, le récit terminé, il lui montra les couronnes ;
mais à peine les eut-il vues, qu’il se mit à rire.
— Ah ! ah ! dit-il, la plaisanterie est bonne ! ce sont les
sept couronnes que je portais à la chaîne de ma montre, il y

149
a quelques années, et dont je fis présent à ma filleule le jour
du deuxième anniversaire de sa naissance ; ne vous le
rappelez-vous pas, cher président ?
Mais le président et la présidente eurent beau chercher
dans leur mémoire, ils n’avaient gardé aucun souvenir de ce
fait ; cependant, s’en rapportant à ce que disait le parrain,
leurs figures reprirent peu à peu leur expression de bonté
ordinaire ; ce que voyant Marie, elle s’élança vers le
conseiller de médecine en s’écriant :
— Mais tu sais tout cela, toi, parrain Drosselmayer ;
avoue donc que Casse-Noisette est ton neveu, et que c’est
lui qui m’a donné ces sept couronnes.
Mais parrain Drosselmayer parut prendre fort mal la
chose ; son front se plissa, et sa figure s’assombrit de telle
façon, que le président, appelant la petite Marie, et la
prenant entre ses jambes, lui dit :
— Écoute-moi, ma chère enfant, car c’est sérieusement
que je te parle : fais-moi le plaisir, une fois pour toutes, de
mettre de côté ces folles imaginations ; car, s’il t’arrive
encore de dire que ton vilain et informe Casse-Noisette est
le neveu de notre ami le conseiller de médecine, je te
préviens que je jetterai non seulement M. Casse-Noisette,
mais encore toutes les autres poupées, mademoiselle Claire
comprise, par la fenêtre.
La pauvre Marie n’osa donc plus parler de toutes les
belles choses dont son imagination était remplie ; mais mes
jeunes lecteurs, et surtout mes jeunes lectrices,

150
comprendront que lorsqu’on a voyagé une fois dans un pays
aussi attrayant que le royaume des poupées, et qu’on a vu
une ville aussi succulente que Confiturembourg, ne l’eût-on
vue qu’une heure, on ne perd pas facilement un pareil
souvenir ; elle essaya donc de parler à son frère de toute son
histoire. Mais Marie avait perdu toute sa confiance du
moment où elle avait osé dire que ses hussards avaient pris
la fuite ; en conséquence, convaincu, sur l’affirmation
paternelle, que Marie avait menti, Fritz rendit à ses officiers
les grades qu’il leur avait enlevés, et permit à ses trompettes
de jouer de nouveau la marche des hussards de la garde,
réhabilitation qui n’empêcha pas Marie de croire ce qu’il lui
plut sur leur courage.
Marie n’osait donc plus parler de ses aventures ;
cependant, les souvenirs du royaume des poupées
l’assiégeaient sans cesse, et lorsqu’elle arrêtait son esprit
sur ces souvenirs, elle revoyait tout, comme si elle eût été
encore ou dans la forêt de Noël, ou sur le fleuve d’essence
de rose, ou dans la ville de Confiturembourg ; de sorte
qu’au lieu dejouer comme auparavant avec ses joujoux, elle
s’asseyait immobile et silencieuse, tout à ses réflexions
intérieures, et que tout le monde l’appelait la petite rêveuse.
Mais, un jour que le conseiller de médecine, sa perruque
de verre posée sur le parquet, sa langue passée dans le coin
de sa bouche, les manches de sa redingote jaune retroussée,
réparait, à l’aide d’un long instrument pointu, quelque
chose qui était désorganisé dans une pendule, il arriva que
Marie, qui était assise près de l’armoire vitrée, et qui, selon

151
son habitude, regardait Casse-Noisette, se plongea si bien
dans ses rêveries, que, oubliant tout à coup que non
seulement le parrain Drosselmayer, mais encore sa mère,
étaient là, il lui échappa involontairement de s’écrier :
— Ah ! cher monsieur Drosselmayer ! si vous n’étiez pas
un bonhomme de bois, comme le soutient mon père, et si
vous existiez véritablement, que je ne ferais pas comme la
princesse Pirlipate, et que je ne vous délaisserais pas parce
que, pour m’obliger, vous auriez cessé d’être un charmant
jeune homme ; car je vous aime véritablement, moi, ah !…
Mais à peine venait-elle de pousser ce soupir, qu’il se fit
par la chambre un tel tintamarre, que Marie se renversa tout
évanouie du haut de sa chaise à terre.
Quand elle revint à elle, Marie se trouvait entre les bras
de sa mère, qui lui dit :
— Comment est-il possible qu’une grande fille comme
toi, je te le demande, soit assez bête pour se laisser tomber
en bas de sa chaise, et cela juste au moment où le neveu de
M. Drosselmayer, qui a terminé ses voyages, vient d’arriver
à Nuremberg ?… Voyons, essuie tes yeux et sois gentille.
En effet, Marie essuya ses yeux, et, les tournant vers la
porte, qui s’ouvrait en ce moment, elle aperçut le conseiller
de médecine, sa perruque de verre sur la tête, son chapeau
sous le bras, sa redingote jaune sur le dos, qui souriait d’un
air satisfait, et tenait par la main un jeune homme très petit,
mais fort bien tourné et tout à fait joli.

152
Ce jeune homme portait une superbe redingote de velours
rouge, brodé d’or, des bas de soie blancs et des souliers
lustrés avec le plus beau vernis. Il avait à son jabot un
charmant bouquet de fleurs, et était très coquettement frisé
et poudré, tandis que derrière son dos pendait une tresse
nattée avec la plus grande perfection. En outre, la petite
épée qu’il avait au côté semblait être toute de pierres
précieuses, et le chapeau qu’il portait sous le bras était tissu
de la plus fine soie.
Les mœurs aimables de ce jeune homme se firent
connaître sur-le-champ ; car à peine fut-il entré, qu’il
déposa aux pieds de Marie une quantité de magnifiques
joujoux, mais principalement les plus beaux massepains et
les plus excellents bonbons qu’elle eût mangés de sa vie, si
ne n’est cependant ceux qu’elle avait goûtés dans le
royaume des poupées. Quant à Fritz, le neveu du conseiller
de médecine, comme s’il eût pu deviner les goûts guerriers
du fils du président, il lui apportait un sabre du plus fin
damas. Ce n’est pas tout. A table, et lorsqu’on fut arrivé au
dessert, l’aimable créature cassa des noisettes pour toute la
société ; les plus dures ne lui résistaient pas une seconde :
de la main droite, il les plaçait entre ses dents ; de la
gauche, il tirait sa tresse, et crac ! la noisette tombait en
morceaux.
Marie était devenue fort rouge quand elle avait aperçu ce
joli petit bonhomme ; mais elle devint plus rouge encore
lorsque, le dîner fini, il l’invita à passer avec lui dans la
chambre à l’armoire vitrée.

153
— Allez, allez, mes enfants, et amusez-vous ensemble,
dit le parrain ; je n’ai plus besoin au salon, puisque toutes
les horloges de mon ami le président vont bien :
Les deux jeunes gens entrèrent au salon ; mais à peine le
jeune Drosselmayer fut-il seul avec Marie, qu’il mit un
genou en terre et lui parla ainsi :
— Oh ! mon excellente demoiselle Silberhaus ! vous
voyez ici à vos pieds l’heureux Drosselmayer, à qui vous
sauvâtes la vie à cette même place. Vous eûtes, en outre, la
bonté de dire que vous ne m’eussiez pas repoussé comme
l’a fait la vilaine princesse Pirlipate, si, pour vous servir,
j’étais devenu affreux. Or, comme le sort qu’avait jeté sur
moi la reine des souris devait perdre toute son influence du
jour où, malgré ma laide figure, je serais aimé d’une jeune
et jolie personne, je cessai à l’instant même d’être un
stupide casse-noisette, et je repris ma forme première, qui
n’est pas désagréable, comme vous pouvez le voir. Ainsi
donc, ma chère demoiselle, si vous êtes toujours dans les
mêmes sentiments à mon égard, faites-moi la grâce de
m’accorder votre main bien-aimée, partagez mon trône et
ma couronne, et régnez avec moi sur le royaume des
poupées ; car, à cette heure, j’en suis redevenu le roi.
Alors Marie releva doucement le jeune Drosselmayer, et
lui dit :
— Vous êtes un aimable et bon roi, Monsieur, et comme
vous avez avec cela un charmant royaume, orné de palais
magnifiques, et peuplé de sujets très gais, je vous accepte,
sauf la ratification de mes parents, pour mon fiancé.
154
Là-dessus, comme la porte du salon s’était ouverte tout
doucement, sans que les jeunes gens y fissent attention, tant
ils étaient préoccupés de leurs, sentiments, le président, la
présidente et le parrain Drosselmayer s’avancèrent, criant
bravo de toutes leurs forces ; ce qui rendit Marie rouge
comme une cerise, mais ce qui ne déconcerta nullement le
jeune homme, lequel s’avança vers le président et la
présidente, et, avec un salut gracieux, leur fit un joli
compliment, par lequel il sollicitait la main de Marie, qui
lui fut accordée à l’instant.
Le même jour, Marie fut fiancée au jeune Drosselmayer,
à la condition que le mariage ne se ferait que dans un an.
Au bout d’un an, le fiancé revint chercher sa femme dans
une petite voiture de nacre incrustée d’or et d’argent,
traînée par des chevaux qui n’étaient pas plus gros que des
moutons, et qui valaient un prix inestimable, vu qu’ils
n’avaient pas leurs pareils dans le monde, et il l’emmena
dans le palais de Massepains, où ils furent mariés par le
chapelain du château, et où vingt-deux mille petites figures,
toutes couvertes de perles, de diamants et de pierreries
éblouissantes, dansèrent à leur noce. Si bien qu’à l’heure
qu’il est, Marie est encore reine du beau royaume où l’on
aperçoit partout de brillantes forêts de Noël, des fleuves
d’orangeade, d’orgeat et d’essence de rose, des palais
diaphanes en sucre plus fin que la neige et plus transparent
que la glace ; enfin, toutes sortes de choses magnifiques et
miraculeuses, pourvu qu’on ait d’assez bons yeux pour les
voir.

155
FIN DE L’HISTOIRE D’UN CASSE-NOISETTE.

156
L’ÉGOÏSTE

Carl avait hérité, de son père, d’une ferme avec ses


troupeaux, son bétail et ses récoltes ; les granges les étables
et les bûchers regorgeaient de richesses et pourtant, chose
étrange à dire, Carl ne paraissait rien voir de tout cela ; son
seul désir était d’amasser davantage, et il travaillait nuit et
jour, comme s’il eût été le plus pauvre paysan du village. Il
était connu pour être le moins généreux de tous les fermiers
de la contrée, et aucun individu, pouvant gagner sa vie
ailleurs, n’aurait été travailler chez lui. Son personnel
changeait continuellement, parce que ses domestiques, qu’il
laissait souffrir de la faim, se décourageaient promptement
et le quittaient. Ceci l’inquiétait fort peu, car il avait une
bonne et aimable sœur. Amil était une excellente ménagère,
et s’occupait sans cesse du bien-être de Carl ; quoiqu’elle
s’efforçât, de son côté, de compenser la parcimonie de son
frère par sa générosité, elle ne pouvait pas grand’chose, car
il y regardait de trop près.
Carl était si égoïste, qu’il dînait toujours seul, parce qu’il
était alors sur d’avoir son diner bien chaud, et de n’avoir
que lui seul à servir ; tandis que sa sœur, ayant mangé un
morceau à part, pouvait ensuite s’occuper uniquement de
loi. Il donnait pour raison qu’il n’aimait pas à faire attendre,

157
n’étant pas sûr de son temps ; toutefois, il ne manquait
jamais d’arriver exactement à l’heure qu’il avait fixée lui-
même pour son dîner. Il est donc bien avéré que Carl était
égoïste ; c’est une qualité peu enviable.
Amil était recherchée par un homme très bien posé pour
faire son chemin dans le monde ; néanmoins, Carl lui battait
froid, parce qu’il craignait de perdre sa sœur, qui le servait
sans exiger de gages. Vous devez comprendre qu’ils
n’étaient pas fort bons amis, car le motif de la froideur de
Carl était trop apparent pour ne pas sauter aux yeux des
personnes les moins clairvoyantes ; mais Carl se moquait
bien d’avoir des amis ! Il disait toujours qu’il portait ses
meilleurs amis dans sa bourse ; mais, hélas ! ces amis-là
étaient, au contraire, ses plus grands ennemis.
Un matin qu’en contemplation devant un champ de blé,
dont les épis dorés se balançaient autour de lui, il calculait
ce que ce champ pourrait lui rapporter, Carl sentit tout à
coup la terre remuer sous ses pieds.
— Ce doit être une énorme taupe, se dit-il en reculent,
tout prêt à assommer la bête, dès qu’elle paraîtrait.
Mais la terre s’amoncela bientôt en masses si
impétueuses, que maître Carl fut renversé, et se trouva fort
penaud d’avoir voulu jauger se récolte.
Son épouvante augmente considérablement, lorsqu’il vit
s’élever de terre, non une taupe, mais un gnome de l’aspect
le plus étrange, vêtu d’un beau pourpoint cramoisi, avec une

158
longue plume flottant à son bonnet. Le gnome jète sur Carl
un regard qui ne présageait rien de bon.
— Comment vous portez-vous, fermier ? dit-il avec un
sourire sardonique qui déplut singulièrement à Carl.
— Qui êtes-vous, au nom du ciel ? fit Carl suffoqué.
— Je n’ai rien à faire avec le nom du ciel, réplique le
gnome ; car je suis un esprit malfaisant.
— J’espère que vous n’avez pas l’intention de me faire
du mal ? dit humblement Carl.
— En vérité, je n’en sais rien ! Je me propose seulement
de moissonner votre blé cette nuit, au clair de la lune, parce
que mes chevaux, quoiqu’ils soient surnaturels, mangent
aussi une quantité de blé tout à fait surnaturelle ; en général,
je récolte chez ceux qui sont le plus en état de me faire cette
offrande.
— Oh ! mon cher Monsieur, s’écria Carl, je suis le
fermier le plus pauvre de tout le district ; j’ai une sœur à ma
charge, et j’ai éprouvé de terribles et nombreuses pertes.
— Mais, enfin, vous êtes Carl Grippenhausen, n’est-ce
pas ? dit le gnome.
— Oui, Monsieur, balbutia Carl.
— Ces énormes rangées de tas de blé, qui ressemblent à
une petite ville, vous appartiennent-elles, oui ou non ? dit le
gnome.
— Oui, Monsieur, répliqua encore Carl.

159
— Ce magnifique plant de navets et cette longue suite de
terres labourables, ces beaux troupeaux et ce riche bétail qui
couvrent le flanc de la montagne, sont aussi à vous, je
crois ?
— Oui, Monsieur, dit Carl d’une voix tremblante, car il
était terrifié de voir combien le gnome avait d’exactes
notions sur sa fortune.
— Vous, un pauvre homme ? Oh ! fi ! dit le gnome en
menaçant du doigt le misérable Carl d’un air de reproche. Si
vous continuez à me conter de pareils contes, je ferai en
sorte, d’un tour de main, que vos monstrueuses histoires
deviennent véritables… Fi ! fi ! fi !
En prononçant le dernier fi, il se rejeta dans la terre, mais
le trou ne se ferma pas ; en conséquence, Carl vociféra ses
supplications à tue-tête, criant miséricorde à son étrange
visiteur, qui ne daigne pas même lui répondre.
Inquiet et abattu, il s’achemina lentement vers sa
maison ; comme il en approchait, en traversant le fourré, il
aperçut le galant de sa sœur causant avec elle par-dessus le
mur du jardin. Une pensée lui vint alors à l’esprit ; une
pensée égoïste, bien entendu. Avant qu’ils eussent pu
s’apercevoir de son approche, il se précipite vers eux, et,
prenant la main de Wilhelm de la manière la plus amicale, il
l’invita à diner avec lui. Ô merveille des merveilles !… Il
va sans dire que, malgré son extrême surprise, Wilhelm
accepta de très-bonne grâce. Après le repas, l’idée
lumineuse de Carl vit le jour, à l’étonnement toujours
croissant de sa sœur et de Wilhelm. Et que pensez-vous que
160
fût cette idée ? Rien autre chose, sinon d’échanger sa
grande pièce de blé mûr, prête à être coupée, pour une de
celles de Wilhelm, où la moisson était moins copieuse.
Après un débat très-empressé de sa part, et de grandes
demonstration de bonne volonté et de gaieté, ce curieux
marché fut conclu, et Wilhelm s’en retourna chez lui
beaucoup plus riche qu’il n’en était parti.
Carl se couche, rassuré par le transport qu’il avait fait, au
trop confiant Wilhelm, du blé qui devait être récolté au clair
de la lune par le gnome pour nourrir ses chevaux gloutons.
Il ouvrit les yeux dès la pointe du jour ; car le gnome
avait hanté son sommeil. Il se hâta de s’habiller, et sortit
dans les champs pour voir le résultat des travaux nocturnes
du gnome : le blé était debout, agité par la brise matinale.
— Probablement, pensa Carl, j’aurai rêvé.
— Alors il grimpa sur la colline, pour jeter un coup d’œil
sur le champ qu’il avait reçu en échange de son blé
menacé ; mais de quelle horreur ne fut-il pas saisi envoyant
ce champ presque entièrement dépouillé, et l’affreux petit
gnome, achevait sa besogne, en jetant les dernières gerbes
dans un obscur abîme creusé profondément en terre.
— Juste ciel ! que faites-vous ? s’écria-t-il. Il me semble
que vous aviez dit que vous moissonneriez ce champ là-
bas ?
— J’ai dit, répondit le gnome, que j’allais récolter votre
blé, à vous ; or, à moins que je n’aie mal compris, le champ
dont vous parlez est à Wilhelm, n’est-il pas vrai ?

161
— Oui, malheureux que je suis !
Et, tombant à genoux pour implorer le gnome, Carl lui
demanda grâce ; mais celui-ci, nonobstant ses prières,
enlève la dernière gerbe ; puis la lierre se referma, ne
laissant aucune trace qui pût signaler l’endroit où une si
abondante récolte avait été engloutis.
— Maintenant, comme vous voyez, j’ai fermé la porte de
ma grange, dit le gnome en ricanant. À présent, je vais aller
me reposer ; bonjour, Carl !
Et il s’éloigna d’un air calme et satisfait.
Carl erra çà et là, à moitié fou, oubliant jusqu’à son dîner.
Enfin, quand la nuit fut venue, il rentra chez lui, et, sans
vouloir répondre aux questions affectueuses de sa sœur, il
alla se coucher en boudant.
Mais il avait à peine posé sa pauvre tête bouleversée sur
l’oreiller, qu’une voix vint le réveiller, et lui dit :
— Carl, mon bon ami, me voici venu pour causer un peu
avec vous ; ainsi, réveillez-vous et m’écoutez.
Il sortit sa tête de dessous les couvertures, et vit que sa
chambre était illuminée par une vive clarté qui lui montra le
gnome assis sur le parquet de la chambre.
— Ah ! misérable ! s’écria-t-il, viens-tu me voler mon
repos, comme tu m’as volé mon blé ? Va-t’en, ou bien
j’assouvirai ma vengeance sur toi.
— Allons, allons, dit le gnome en riant, tu raffoles !…
Ne sais-tu pas, stupide garçon, que je ne suis qu’une

162
ombre ? Autant vaudrait essayer d’étreindre l’air que de
tenter de m’étreindre, moi ; d’ailleurs, je ne suis venu ici
que pour te promettre des richesses sans fin ; car vous êtes
un homme selon mon cœur : n’êtes-vous pas personnel et
malin à un degré merveilleux ? Écoutez-moi donc, mon bon
Carl. Venez me trouver demain au soir, avant le coucher du
soleil, et je vous ferai voir un trésor dont l’excessive
abondance dépasse toute imagination humaine.
Débarrassez-vous de votre mesquine ferme ; le niais qui
aime votre sœur serait une excellente victime, car il a des
amis qui l’aideraient à se tirer d’affaire, et à vous en défaire.
Le prix qu’il pourrait vous en donner serait de peu
d’importance pour vous, et, lorsque je vous aurai fait
connaître le trésor dont je vous parle, vous en viendrez à
dédaigner les sommes minimes que vous réalisez par les
moyens ordinaires. Bonne nuit, faites de jolis rêves !
La lumière s’évanouit et le gnome partit.
— Ah ! dit Carl, ah ! c’est délicieux ! ah !
Et il retombe dans son premier sommeil.
Le jour suivant, tout le monde crut que Carl était devenu
fou ; seulement, son naturel intéressé prenant le dessus, il
ne cède pas la moindre pièce de monnaie du prix convenu
avec Wilhelm, qui était, du reste, trop content de pouvoir
entrer en arrangement avec lui ; pourtant l’excès de sa
surprise le faisait douter de la réalité de la transaction. Enfin
tout fut prêt, et le jour fixé pour la noce d’Amil, car
Wilhelm l’avait prise, comme de juste, par-dessus le
marché, bon ou mauvais qu’il avait conclu pour la ferme.
163
Carl n’eut pas la patience d’attendre ce jour-là, et, après
avoir embrassé sa sœur, il la laissa entre les mains de
quelques parents et partit. Il trouva le gnome assis sur une
barrière comme aurait pu le faire l’homme le plus ordinaire.
— Vous êtes aussi ponctuel qu’une horloge, Carl, dit-il ;
j’en suis fort aise, car il faut que nous soyons arrivés au
pied des montagnes que vous voyez là-bas, avant le lever de
la lune.
À ces mots, il descendit d’un bond de son perchoir, et ils
poursuivirent leur chemin jusqu’à ce qu’ils fussent arrivés
au bord d’un lac sur la surface duquel, au profond
étonnement de Carl, le gnome se mit à trotter comme si elle
eût été gelée.
— Venez donc, mon ami, dit-il en se tournant vers Carl,
qui hesitait à le suivre.
Toutefois, voyant qu’il fallait en passer par là, celui-ci
plongea jusqu’au cou, et se dirigea vers l’autre rive, que le
gnome avait depuis longtemps atteinte. Lorsqu’il y arriva à
son tour, il se trouvait dans un état fort désagréable ; ses
dents claquaient, et l’eau qui découlait de ses vêtements
reproduisait à ses pieds en miniature le lac d’où il sortait.
— Je vous prie, monsieur le gnome, dit-il d’un ton assez
aigre, que pareille chose ne se renouvelle point, ou je serais
forcé de renoncer à votre connaissance.
— Renoncer à ma connaissance, dites-vous ? fit le
gnome en ricanant. Mon cher Carl, cela n’est point en votre
pouvoir. Vous avez de votre plein gré plongé dans le lac

164
enchanté, ce qui vous attache à moi pour un certain laps de
temps. Je vous tiendrais au bout de la plus forte chaîne, que
je ne serais pas plus sûr que vous me suivrez. Ainsi donc,
marchez et songez à la récompense.
Carl fut un peu étourdi de ce qu’il entendait ; mais il
s’aperçut bientôt que tout était exactement vrai ; car, dès
que le gnome se remit en marche, il se sentit contraint, par
une puissance irrésistible, à le suivre. Bientôt, ils se
trouvèrent sur le versant d’une montagne très-escarpée ; le
gnome glisse le long de cette pente avec la plus parfaite
aisance, sans perdre l’équilibre ; quant au pauvre Carl, il
accomplit cette descente avec beaucoup moine de dignité, et
surtout avec une telle impétuosité, que de droite et de
gauche de grosses pierres se déplaçaient, s’entre-choquaient
avec fracas, et dégringolaient dans les affreux précipices qui
l’environnaient. Ses vêtements étaient dans un état
déplorable ; les points des coutures cédaient, de grande
morceaux de son manteau étaient arrachés ; car il ne
pouvait ralentir un seul instant sa course, afin de se dégager
des ronces et des épines qui s’attachaient sans cesse à lui,
retenant des parcelles de sa chair à mesure que la rapidité de
sa fuite l’éloignait d’elles. À la fin, il roule comme un
paquet au pied de la montagne, où il trouva le gnome, qui se
réjouissait l’odorat en flairant le parfum d’une fleur
sauvage.
Carl s’assit un moment pour reprendre sa respiration, et,
comme son sang bouillait d’une rage concentrée, il s’écria :

165
— Brutal gnome ! je ne vous suivrai pas un pas de plus,
ou vous me porterez ; je suis meurtri des pieds à la tête ;
voyez comme vous m’avez arrangé !
— Ah ! c’est excellent ! fit le gnome sans s’émouvoir.
Nous allons voir, mon garçon ! Quant à moi, je suis
parfaitement à mon aise, et vous vous apercevrez, lorsque
vous me connaîtrez davantage que je supporte avec une
philosophie admirable les malheurs des autres ; venez, Carl,
mon bon ami.
Cet horrible venez commençait à avoir pour Carl une
terrible signification ; mais, de même qu’auparavant, il fut
force d’obéir. Il marcha toujours, toujours, jusqu’à ce que
ses dents claquassent de froid ; il s’aperçut alors que le riant
et chaud paysage était devenu aride comme en hiver ; et il
jugea, d’après la quantité de pins neigeux se perdant dans
les nuages qu’il voyait autour de lui, qu’une grande mer
devait être proche ; transi au point de pouvoir à peine se
traîner, il conjura le gnome de prendre quelques instants de
repos ; à la fin, ce dernier s’assit.
— Je ne m’arrête que pour vous obliger, dit-il ; mais je
crois que l’immobilité prolongée serait pour vous chose
dangereuse.
À ces mots, il exhibe une pipe qui paraissait beaucoup
trop grande pour avoir jamais pu entrer dans sa poche ; il
l’alluma, et commença de fumer tout comme s’il était
installé confortablement au coin du feu, chez Carl. Le
pauvre Carl le regarda faire pendant quelque temps, avec
ses dents qui s’entrechoquaient, et ses membres endoloris ;
166
ensuite, il le pria de lui laisser aspirer une ou deux chaudes
bouffées de sa pipe embrasée.
— Je n’oserais pas, Carl : c’est du tabac de démon,
beaucoup trop fort pour vous. Chauffez vos doigts à la
fumée, si vous pouvez. Je ne puis comprendre ce qui vous
manque ; moi, je me trouve parfaitement à mon aise ; mais
vous n’êtes pas philosophe !
Carl gémit, et ne répondit rien à l’imperturbable fumeur.
Après avoir fumé très-longtemps, le gnome secoua sur le
bout de sa botte les cendres de sa pipe, et dit à Carl,
grelottant, avec le sourire le plus affectueux :
— Mon bon ami, vous avez, en vérité, bien mauvaise
mine ! peut-être ferions-nous bien de nous remettre à
marcher.
Il se leva sur-le-champ, et le pauvre Carl le suivit en
trébuchant.
— Nous aurons plus chaud tout à l’heure, mon cher ami,
fit-il en se tournant-vers Carl, qui poussa un grognement
sourd en manière de réplique ; car il sentait son impuissance
à se soustraire à son sort.
Ils eurent, en effet, bientôt plus chaud ; la glace disparut,
la terre était couverte de verdure, émaillée en profusion de
fleurs embaumées ; des guirlandes, de ceps de vigne,
couverts de grappes ravissantes, groupées sur les branches
étendues, séduisaient l’œil. Ils gravirent la montagne
péniblement… c’est-à-dire péniblement pour Carl ; car,
pour le gnome, descendre ou monter était aussi facile l’un

167
que l’autre. À la fin, la montagne devint aride et desséchée ;
les cendres craquaient sous leurs pieds, et des vapeurs
nauséabondes s’échappaient de la terre crevassée.
— Je serais curieux de savoir où nous allons maintenant,
se dit Carl en grommelant.
Il avait fini par découvrir que parler à ce démon était une
peine inutile et une perte de temps. Son incertitude ne dura
pas longtemps, car les mugissements d’un énorme volcan
retentirent bientôt à ses oreilles, et des pierres plurent sur sa
tête et sur ses épaules. Il se traîna de rocher en rocher,
expose à chaque instant aux plus grands périls ; la terre se
dérobait sous ses pas d’une manière effrayante, la fumée
l’étouffait et l’aveuglait, tandis que l’éternel refrain du
gnome : « Avancez ! avancez ! » auquel il lui était
impossible de résister, achevait de le désespérer. À la fin, il
n’eut plus la conscience de ce qu’il faisait ; il sentit
seulement qu’il tombait sur le versant de la montagne et
roulait jusqu’au bas. Un bruyant clapotement, et la
sensation de l’eau froide, lui annoncèrent qu’il venait de
tomber au milieu des vagues de la mer ; l’instinct de la
conservation le fit s’efforcer de remonter à la surface. En
reparaissant à fleur d’eau, il vit le gnome assis sur le tronc
d’un arbre immense ; les vagues le ballottaient à sa portée.
— Étendez la main, bon gnome ! dit-il d’une voix
défaillante, je vais enfoncer.
— Bah ! répondit le gnome, du courage, mon ami ! il faut
que vous vous sauviez tout seul ; ce petit bout de tronc
d’arbre suffit à peine à m’empêcher de trop me fatiguer.
168
Charité bien ordonnée commence par soi-même, comme
vous savez, c’est le premier point ; le second point, c’est
vous ; je vous conseille donc de nager fort et ferme, dans le
cas, bien entendu, où vous voudriez vous en donner la
peine. Votre bail avec moi est fini, à moins que vous ne
vouliez le renouveler de bonne volonté, par vos actions ou
par vos souhaits ; adieu !
Les vagues mugissants emportèrent en un instant le
gnome tailleur hors de vue, et Carl resta seul à lutter contre
les flots. Il nagea donc jusqu’à ce qu’il arrivât en vue du
rivage ; alors, par bonheur, il aperçut quelques débris de
bois pourri qui flottaient sur la mer, et semblaient avoir
appartenu à une vieille digue ; il s’y attacha d’une étreinte
désespérée, et se mit à pousser de grands cris, espérant voir
arriver, du rivage, à son secours. Les cris de Carl à demi
submergé finirent par attirer l’attention des enfants d’un
pêcheur qui jouaient sur la berge ; insoucieux du danger, ils
poussèrent une barque dans l’eau, et se dirigèrent vers
l’homme qui semblait près de se noyer. Après bien des
efforts infructueux, ces courageux enfants parvinrent à tirer
Carl dans leur bateau.
— Merci ! merci ! balbutia-t-il en regardant ses enfants,
qui n’avaient point hésité à risquer leur vie pour sauver la
sienne.
— Ne nous remerciez pas, dit le petit garçon ; vous ne
savez pas combien nous sommes heureux que le ciel nous
ait procuré l’occasion de vous délivrer d’une mort certaine ;
c’est à nous à être reconnaissants chaque fois que nous

169
pouvons faire une bonne action ; voilà, du moins, ce que
nous enseigne notre bon père.
— Je voudrais que le mien m’eût donné les mêmes
enseignements, pensa Carl.
Il embrasse tendrement les enfants ; il n’avait rien autre
chose à leur donner ; car tout son or avait été perdu au
milieu de son voyage aventureux avec le perfide gnome.
Il demanda son chemin, et un petit paysan, un peu plus
âgé que ceux qui l’avaient délivré, offrit de traverser les
hautes montagnes avec lui, et de le reconduire jusqu’à sa
maison, qui se trouvait à une très-grande distance, assurait
le petit paysan ; ce qui confondit Carl de surprise.
Déguenillé et les pieds blessés, Carl se mit en route avec
son jeune et agile petit guide, qui le soutenait avec la plus
vive sollicitude dans les passages difficiles et dans les rudes
sentiers de la montagne ; Carl se sentait honteux et
rougissait en voyant ce simple enfant, sans souci de lui-
même, mettre un si grand espace entre soi et son village,
pour obliger un étranger pauvre et souffrant, lui gazouiller
ses petites chansons montagnardes pour égayer la longueur
du chemin afin qu’il ne sentit ni la fatigue ni les douleurs ;
et, lorsqu’ils arrivaient à quelque endroit bien tranquille,
s’asseyant à l’ombre à ses côtés, le jeune paysan étalait le
contenu de son bissac, et partageait gaiement ses provisions
avec le voyageur.
À la fin, le chemin devint si facile et si directement tracé,
que le complaisant conducteur de Carl se disposa à le

170
quitter pour retourner chez lui ; mais, avant de le faire, il
voulait absolument laisser à Carl le contenu de son
havresac, de crainte que celui-ci ne souffrit de la faim. Carl
ne voulut point y consentir ; car, que deviendrait ce faible
enfant, s’il le privait de sa nourriture ? Tout en persistant
dans son refus, il l’embrassa en le remerciant mille fois, et
se mit à descendre la montagne. — Carl avait appris à
penser aux autres.
Il voyagea bien des jours à travers les vallées, apaisant sa
faim avec les mûres sauvages des haies, étanchant sa soif
dans l’eau vive des ruisseaux ; enfin, il arriva près d’un
village compose de chaumières éparses. La fatigue et le
manque de nourriture avaient énervé sa constitution jadis si
robuste ; il se traîna en chancelant, avec l’espoir de trouver
quelqu’un qui vint à son secours ; mais il ne vit personne,
excepté une jolie fille blonde qui était assise sur le seuil de
sa cabane et mangeait du pain trempe dans du lait. Il essaya
de s’approcher d’elle ; mais, incapable de faire un pas de
plus, il tomba par terre tout de son long ; l’enfant se leva
vivement en voyant choir ainsi presque à ses pieds, et en
entendant gémir l’étranger have et misérable ; elle lui
souleva la tête, et sa pâleur livide, ainsi que sa maigreur, lui
ayant dévoilé les causes de sa souffrance, elle porta la jatte
de lait à ses lèvres et l’y maintint jusqu’à ce qu’il eut avalé
tout ce qu’elle contenait avec l’avidité de la faim. Cette
enfant, sans penser un seul instant à autre chose qu’à la
détresse de Carl mourant d’inanition, avait volontairement
et avec joie sacrifié son déjeuner. — Souviens-toi de cela,

171
Carl ! — Il s’en souvint, en effet, lorsque, ranimé, il se
remit en route, le cœur pénétré de l’exemple qu’il avait
reçu.
Il y avait encore un bien long et bien fatigant bout de
chemin entre lui et sa maison… Sa maison ! ah ! le cœur lui
manquait quand il se rappelait que ce n’était plus sa
maison ; elle appartenait à son ami et à sa sœur, qu’il avait
l’un et l’autre traités avec un si froid égoïsme jusqu’au
dernier moment de leur séparation, alors que sa tête était
remplie du mirage des promesses dorées de l’artificieux
gnome, alors qu’il s’imaginait posséder bientôt des
richesses immenses, alors enfin qu’il s’efforçait de mettre,
par sa conduite, entre eux et lui, une assez grande distance
pour qu’il ne put être question de rien partager avec eux,
quand même ils viendraient à tomber dans le besoin. Depuis
que de nouveaux sentiments, dus aux bontés dont il avait
été l’objet de toutes parts sans l’appât d’aucune
récompense, s’emparaient de son cœur, il sentait combien il
aurait peu droit de faire appel à leur charité, lui qui s’était
rendu indigne de leur amitié ; et il soupirait en songeant à
ce qu’il avait été jadis.
La nuit le surprit dans une lande inculte et désolée, et,
pour compléter sa misère, la neige se mit à tomber en gros
flocons qui l’aveuglaient. Il boutonna étroitement sa
redingote en lambeaux, et lutta contre la bourrasque glacée,
qui tourbillonnait autour de lui avec une sorte de violence
vengeresse. À la fin, la neige glacée s’amoncela sur ses
pieds transis, il avance plus lentement, et sa marche devint

172
de plus en plus pénible. L’ouragan redoublant
d’impétuosité, il commença à chanceler ; il s’arrêta un
instant comme anéanti par le vent furieux, puis il s’affaissa
et fut bientôt à demi enseveli sous une couche de neige.
Un tintement de grelots domina le bruit de la tempête ; il
annonçait l’approche d’un chariot couvert dont le roulement
était amorti par la neige épaisse, à ce point qu’on eût pu
douter de sa présence, si une lanterne, placée à l’intérieur,
n’eût répandu au loin sa brillante lumière. La voiture
atteignit en peu de minutes l’endroit où Carl était étendu ; le
cheval se cabra à l’aspect de cette forme humaine étendue à
terre ; le voyageur descendit, releva l’étranger gelé, et,
après quelques vigoureux efforts, il le déposa sain et sauf
dans son chariot, et gagna à toute vitesse le plus prochain
hameau, dont on apercevait au loin les lumières. Là, des
soins actifs rappelèrent Carl à la vie, et le premier visage
qui s’offrit à ses regards fut celui de son excellent beau-
frère Wilhelm, qui n’avait pu reconnaitre, dans le voyageur
mourant, isolé et déguenillé, son frère Carl, si riche et si
égoïste ; celui-ci, après une explication de quelques mots,
découvrit qu’il avait voyagé, avec le gnome, pendant plus
d’une année, ce qui lui parut inconcevable ; toutefois,
Wilhelm lui affirma que rien n’était plus réel, et l’assura en
même temps qu’il était disposé à le recevoir dans sa
maison, et à lui accorder, avec l’oubli complet de ses fautes
passées, tout ce que l’affection sincère est toujours prête à
donner. Cette assurance fut un baume salutaire pour les
blessures physiques et morales de Carl repentant. Wilhelm

173
partit, le laissant reposer ses membres endoloris dans le lit
doux et commode des villageois.
Le matin du jour suivant, la honte au visage. Carl
s’achemina vers le seuil bien connu de son ancienne
demeure ; mais son pied avait à peine touche la première
marche de l’escalier, que sa sœur accourut se jeter dans ses
bras et l’embrasser ; il cacha sa figure dans le sein de cette
généreuse femme et pleura abondamment.
Le gnome, qui n’avait pas cessé de le suivre, avec
l’espoir qu’il retomberait en son pouvoir, s’arrêta soudain à
ce touchant spectacle ; et, tandis qu’il les contemplait tous
deux d’un air de dépit, il devint graduellement de moins en
moins visible à l’œil, jusqu’à ce qu’il s’évanouit tout à fait.
Le démon de l’égoïsme était parti pour jamais, et Carl
rendit de sincères actions de grâces à Dieu, pour la terrible
épreuve qui avait causé ce changement, et lui avait
démontre qu’en s’occupant charitablement des intérêts et du
bien-être des autres, il travaillait pour lui-même, et
concourait le plus efficacement à son propre bonheur. Il
avait donc, en réalité, découvert un trésor mille fois plus
précieux que tout l’or de la terre.

fin de l’égoïste.

174
NICOLAS

LE PHILOSOPHE

Après avoir servi son maître pendant sept ans, Nicolas lui
dit :
— Maître, j’ai fait mon temps, je voudrais bien retourner
près de ma mère ; donnez-moi mes gages.
— Tu m’as servi fidèlement comme intelligence et
probité, répondit le maître de Nicolas ; la récompense sera
en rapport avec le service.
Et il lui donna un lingot d’or ; qui pouvait bien peser cinq
ou six livres. Nicolas tira son mouchoir de sa poche, y
enveloppa le lingot, le chargea sur son épaule et se mit en
route pour la maison paternelle.
En cheminant et en mettant toujours une jambe devant
l’autre, il finit par croiser un cavalier qui venait à lui,
joyeux et frais, et monté sur un beau cheval.
— Oh ! dit tout haut Nicolas, la belle chose que d’avoir
un cheval ! On monte dessus, on est dans sa selle comme
sur un fauteuil, on avance sans s’en apercevoir, et l’on n’use
pas ses souliers.

175
Le cavalier, qui l’avait entendu, lui cria :
— Hé ! Nicolas, pourquoi vas-tu donc à pied ?
— Ah ! ne m’en parlez point, répondit Nicolas ; ça me
fait d’autant plus de peine, que j’ai là, sur l’épaule, un
lingot d’or qui me pèse tellement, que je ne sais à quoi tient
que je ne le jette dans le fossé.
— Veux-tu faire un échange ? demanda le cavalier.
— Lequel ? fit Nicolas.
— Je te donne mon cheval, donne-moi ton lingot d’or.
— De tout mon cœur, dit Nicolas ; mais, je vous
préviens, il est lourd en diable.
— Bon ! ce n’est point là ce qui empêchera le marché de
se faire, dit le cavalier.
Et il descendit de son cheval, prit le lingot d’or, aida
Nicolas à monter sur la bête et lui mit la bride en main.
— Quand tu voudras aller doucement, dit le cavalier, tu
tireras la bride à toi en disant : « Oh ! » Quand tu voudras
aller vite, tu lâcheras la bride en disant : « Hop ! »
Le cavalier, devenu piéton, s’en alla avec son lingot ;
Nicolas, devenu cavalier, continua son chemin avec son
cheval.
Nicolas ne se possédait pas de joie en se sentant si
carrément assis sur sa selle ; il alla d’abord au pas, car il
était assez médiocre cavalier, puis au trot, puis il s’enhardit
et pensa qu’il n’y aurait pas de mal a faire un petit temps de
galop.

176
Il lâcha donc la bride et fit clapper sa langue en criant :
— Hop ! hop !
Le cheval fit un bond, et Nicolas roule à dix pas de lui.
Puis, débarrassé de son cavalier, le cheval partit à fond de
train, et Dieu sait où il se fût arrêté, si un paysan qui
conduisait une vache ne lui eût barré le chemin.
Nicolas se releva, et, tout froissé, se mit à courir après le
cheval, que le paysan tenait par la bride ; niais, tout triste de
sa déconfiture, il dit au brave homme :
— Merci, mon ami !… C’est une sotte chose que d’aller
à cheval, surtout quand on a une russe comme celle-ci, qui
me, et, en tuant, vous démonte son homme de manière à lui
casser le cou. Quant à moi, je sais bien une chose, c’est que
jamais je ne remonterai dessus. Ah ! continua Nicolas avec
un soupir, j’aimerais bien mieux une vache ; on la suit à son
aise par derrière, et l’on a, en outre, son lait par-dessus le
marché, sans compter le beurre et le fromage. Foi de
Nicolas ! je donnerais bien des choses pour avoir une vache
comme la vôtre.
— Eh bien, dit le paysan, puisqu’elle vous plaît tant,
prenez-la ; je consens à l’échanger contre votre cheval.
Nicolas fui transporté de joie : il prit la vache par son
licol ; le paysan enfourcha le cheval et disparut.
Et Nicolas se remit en route, chassant la vache devant lui,
et songeant à l’admirable marché qu’il venait de faire.

177
Il arriva à une auberge, et, dans sa joie, il mangea tout ce
qu’il avait emporté de chez son maître, c’est-à-dire un
excellent morceau de pain et de fromage ; puis, comme il
avait deux liards dans sa poche, il se fit servir un demi-verre
de bière et continua de conduire sa vache du côté de son
village natal.
Vers midi, la chaleur devint étouffante, et, juste en ce
moment, Nicolas se trouvait au milieu d’une lande qui avait
bien encore deux lieues de longueur.
La chaleur était si insupportable, que le pauvre Nicolas
en tirait la langue de trois pouces hors de la bouche.
— Il y a un remède à cela, se dit Nicolas : je vais traire
ma vache et me régaler de lait.
Il attacha la vache à un arbre desséché, et, comme il
n’avait pas de seau, il posa à terre son bonnet de cuir ; mais,
quelque peine qu’il se donnât, il ne put faire sortir une
goutte de lait de la mamelle de la bête.
Ce n’était pas que la vache n’eût point de lait, mais
Nicolas s’y prenait mal, si mal, que la bête rua, comme on
dit, en vache, et, d’un de ses pieds de derrière, lui donna un
tel coup à la tête, qu’elle le renversa, et qu’il fut quelque
temps à rouler à droit et à gauche, sans parvenir à se
remettre sur ses pieds.
Par bonheur, un charcutier vint à passer avec sa charrette,
où il y avait un porc.
— Eh ! eh ! demanda le charcutier, qu’y a-t-il donc, mon
ami ? es-tu ivre ?

178
— Non pas, dit Nicolas, au contraire, je meurs de soif.
— Cela ne serait pas sans raison : nul n’est plus altéré
qu’un ivrogne ; au reste, et à tout hasard, mon pauvre
garçon, bois un coup.
Il aida Nicolas à se remettre sur ses pieds et lui présenta
sa gourde.
Nicolas l’approcha de sa bouche et y but une large
gorgée.
Puis, ayant reprit ses sens :
— Voulez-vous me dire, demanda-t-il au charcutier,
pourquoi ma vache ne donne pas de lait ?
Le charcutier se garda bien de lui dire que c’était parce
qu’il ne savait point la traire.
— Ta vache est vieille, lui dit-il, et n’est plus bonne à
rien.
— Pas même à tuer ? demanda Nicolas.
— Qui diable veux-tu qui mange de la vieille vache ?
Autant manger de la vache enragée !
— Ah ! dit Nicolas, si j’avais un joli petit porc comme
celui-ci, à la bonne heure ! cela est bon depuie les pieds
jusqu’à la tête : avec la chair, on fait du salé ; avec les
entrailles, on fait des andouillettes ; avec le sang, on fait du
boudin.
— Écoute, dit le charcutier, pour t’obliger… mais c’est
purement et simplement pour t’obliger… je te donnerai
mon porc, si tu veux me donner ta vache.

179
— Que Dieu te récompense, brave homme ! dit Nicolas.
Et, remettant sa vache au charcutier, il descendit le porc
de la charrette et prit le bout de la corde pour le conduire.
Nicolas continua sa route en songeant combien tout allait
selon ses désirs.
Il n’avait pas fait cinq cents pas, qu’un jeune garçon le
rattrapa. Celui-ci portait sous son bras une oie grasse.
Pour passer le temps, Nicolas commença à parler de son
honneur et des échanges favorables qu’il avait faits.
De son côté, le jeune garçon lui raconta qu’il portait son
oie pour un festin de baptême.
— Pèse-moi cela par le cou, dit-il à Nicolas. Hein ! est-ce
lourd ! Il est vrai que voilà huit semaines qu’on l’engraisse
avec des châtaignes. Celui qui mordra là-dedans devra
s’essuyer la graisse des deux côtés du menton.
— Oui, dit Nicolas en la soupesant d’une main, elle a son
poids ; mais mon cochon pèse bien vingt oies comme la
tienne.
— Le jeune garçon regarda de tous côtés d’un air pensif,
et en secouant la tête :
— Écoute, dit-il à Nicolas, je ne te connais que depuis
dix minutes, mais tu m’as l’air d’un brave garçon ; il faut
que tu saches une chose, c’est qu’il se pourrait qu’à
l’endroit de ton cochon, tout ne fût pas bien en ordre : dans
le village que je viens de traverser, on en a volé un au
percepteur. Je crains fort que ce ne soit justement celui que

180
tu mènes. Ils ont requis la maréchaussée et envoyé des gens
pour poursuivre le voleur, et, tu comprends, ce serait une
mauvaise affaire pour toi si l’on te trouvait conduisant ce
cochon. Le moins qu’il pût t’arriver, ce serait d’être conduit
en prison jusqu’au moment où l’affaire serait éclaircie.
À ces mots, la peur saisit Nicolas.
— Jésus Dieu ! dit-il, tire-moi de ce mauvais pas, mon
garçon ; tu connais ce pays que j’ai quitté depuis quinze
ans, de sorte que tu as plus de défense que moi. Donne-moi
ton oie et prends mon cochon.
— Diable ! fit le jeune garçon, je joue gros jeu ;
cependant, je ne puis laisser un camarade dans l’embarras.
Et, donnant son oie à Nicolas, il prit le cochon par la
corde, et se jeta avec lui dans un chemin de traverse.
Nicolas continua sa route, débarrassé de ses craintes, et
portant gaiement son oie sous son bras.
— En y réfléchissant bien, se disait-il, je viens, outre la
crainte dont je suis débarrassé, de faire un marché excellent.
D’abord, voilà une oie qui va me donner un rôti délicieux,
et qui, tout en rôtissant, me donnera une masse de graisse
avec laquelle je ferai des tartines pendant trois mois, sans
compter les plumes blanches qui me confectionneront un
bon oreiller, sur lequel, dès demain au soir, je vais dormir
sans être bercé. Oh ! c’est ma mère qui sera contente, elle
qui aime tant l’oie !
Il achevait à peine ces paroles, qu’il se trouva côte à côte
avec un homme qui portait un objet enfermé dans sa

181
cravate, qu’il tenait pendue à la main.
Cet objet gigotait de telle façon, et imprimait à la cravate
de tels balancements, qu’il était évident que c’était un
animal vivant, et que cet animal regrettait fort sa liberté.
— Qu’avez-vous donc là, compagnon ? demanda
Nicolas.
— Où, là ? fit le voyageur.
— Dans votre cravate.
— Oh ! ce n’est rien, répondit le voyageur en riant.
Puis, regardant autour de lui pour voir si personne n’était
à portée d’entendre ce qu’il allait dire :
— C’est une perdrix que je viens de prendre au collet,
dit-il ; seulement, je suis arrivé à temps pour la prendre
vivante. Et vous, que portez-vous là ?
— Vous le voyez bien, c’est une oie, et une belle,
j’espère.
Et, tout fier de son oie, Nicolas la montra au braconnier.
Celui-ci regarda l’oie d’un air de dédain, la prit et la
flaira.
— Hum ! dit-il, quand comptez-vous la manger ?
— Demain au soir, avec ma mère.
— Bien du plaisir ! dit en riant le braconnier.
— Je m’en promets, en effet, du plaisir ; mais pourquoi
riez-vous ?

182
— Je ris, parce que votre oie est bonne à manger
aujourd’hui, et encore, encore, en supposant que vous
aimiez les oies faisandées.
— Diable ! vous croyez ? fit Nicolas.
— Mon cher ami, sachez cela pour votre gouverne :
quand on achète une oie, on l’achète vivante ; de cette
façon-là, on la tue quand on veut, et on la mange quand il
convient : croyez-moi, si vous voulez tirer de votre oie un
parti quelconque, faites-la rôtir à la première auberge que
vous rencontrerez sur votre chemin, et mangez-la jusqu’au
dernier morceau.
— Non, dit Nicolas ; mais faisons mieux : prenez mon
oie, qui est morte, et donnez-moi votre perdrix, qui est
vivante : je la tuerai demain au matin, et elle sera bonne à
manger demain au soir.
— Un autre te demanderait du retour ; mais, moi, je suis
bon compagnon ; quoique ma perdrix soit vivante et que ton
oie soit morte, je te donne ma perdrix troc pour troc.
Nicolas prit la perdrix, la mit dans son mouchoir, qu’il
noua par les quatre coins, et, pressé d’arriver le plus tôt
possible, il laissa son compagnon entrer dans une auberge
pour y manger son oie, et continua sa route à travers le
village.
Au bout du village, il trouva un rémouleur.
Le rémouleur chantait, tout en repassant des couteaux et
des ciseaux, le premier couplet d’une chanson que
connaissait Nicolas.

183
Nicolas s’arrêta et se mit à chanter le second couplet.
Le rémouleur chante le troisième.
— Bon ! lui dit Nicolas, du moment que vous êtes gai,
c’est que vous êtes content.
— Ma foi, oui ! répondit le rémouleur ; le métier va bien,
et, chaque fois que je mets la main à la pierre, il en tombe
une pièce d’argent. Mais que portez-vous donc là qui
frétille ainsi dans votre cravate ?
— C’est une perdrix vivante.
— Ah !… Où l’avez-vous prise ?
— Je ne l’ai pas prise, je l’ai eue en échange d’une oie.
— Et l’oie ?
— Je l’avais eue en échange d’un cochon.
— Et le cochon ?
— Je l’avais eu en échange d’une vache.
— Et la vache ?
— Je l’avais eue en échange d’un cheval.
— Et le cheval ?
— Je l’avais eu en échange d’un lingot d’or.
— Et ce lingot d’or ?
— C’était le prix de mes sept années de service.
— Peste ! vous avez toujours su vous tirer d’affaire !
— Oui, jusqu’aujourd’hui, cela a assez bien marché ;
seulement, une fois rentré chez ma mère, il me faudrait un

184
état dans le genre du vôtre.
— Ah ! en effet, c’est un crâne état.
— Est-il bien difficile ?
— Vous voyez : il n’y a qu’à faire tourner la meule et en
approcher les couteaux ou les ciseaux qu’on veut affûter.
— Oui ; mais il faut une pierre.
— Tenez, dit le rémouleur en poussant une vieille meule
du pied, en voilà une qui a rapporté plus d’argent qu’elle ne
pèse, et cependant elle pèse lourd !
— Et ça coûte cher, n’est-ce pas, une pierre comme celle-
là ?
— Dame ! assez cher, fit le rémouleur ; mais, moi, je suis
bon garçon : donnez-moi votre perdrix, je vous donnerai ma
meule. Ça vous va-t-il ?
— Parbleu ! est-ce que cela se demande ? dit Nicolas ;
puisque j’aurai de l’argent chaque fois que je mettrai la
main à la pierre, de quoi m’inquièterais-je maintenant ?
Et il donna sa perdrix au rémouleur et prit la vieille
meule que l’autre avait mise au rebut.
Puis, la pierre sous le bras, il partit, le cœur plein de joie
et les yeux brillants de satisfaction.
— Il faut que je sois né coiffé ! se dit Nicolas ; je n’ai
qu’à souhaiter pour que mon souhait soit exaucé !
Cependant, après avoir fait une lieue ou deux, comme il
était en marche depuis le point du jour, il commença,
alourdi par le poids de la meule, à se sentir très-fatigué ; la
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faim aussi le tourmentait, ayant mangé le matin ses
provisions de toute la journée, tant sa joie était grande ; on
se le rappelle, d’avoir troqué sa vache pour un cheval ! À la
fin, la fatigue prit tellement le dessus, que, de dix pas en dix
pas, il était forcé de s’arrêter ; la meule aussi lui pesait de
plus en plus, car elle semblait s’alourdir au fur et à mesure
que ses forces diminuaient.
Il arriva, en marchant comme une tortue, au bord d’une
fontaine où bouillonnait une eau aussi limpide que le ciel
qu’elle reflétait ; c’était une source dont on ne voyait pas le
fond.
— Allons, s’écria Nicolas, il est dit que j’aurai de la
chance jusqu’au bout ; au moment où j’allais mourir de soif,
voilà une fontaine !
Et, posant sa meule au bord de la source, Nicolas se mit à
plat ventre, et but à sa soif pendant cinq minutes.
Mais, en se relevant, le genou lui glisse ; il voulut se
retenir à la meule, et, en se retenant, il poussa la pierre, qui
tomba à l’eau et disparut dans les profondeurs de la source.
— En vérité ! dit Nicolas demeurant un instant à genoux
pour prononcer son action de grâce, le bon Dieu est
réellement bien bon de m’avoir débarrassé de cette lourde et
maussade pierre, sans que j’aie le plus petit reproche à me
faire.
Et, allégé de tout fardeau, les mains et les poches vides,
mais le cœur joyeux, il reprit, tout courant, le chemin de la
maison de sa mère.

186
FIN.

187
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