Celan Bollack

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PAUL CELAN : LES ENJEUX D'UNE ACTUALITÉ

Jean Bollack

ERES | « Savoirs et clinique »

2003/1 no2 | pages 69 à 77


ISSN 1634-3298
ISBN 2-7492-0166-7
Article disponible en ligne à l'adresse :
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http://www.cairn.info/revue-savoirs-et-cliniques-2003-1-page-69.htm
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Jean Bollack, « Paul Celan : les enjeux d'une actualité », Savoirs et clinique 2003/1
(no2), p. 69-77.
DOI 10.3917/sc.002.0069
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JEAN BOLLACK SUR PAUL CELAN

Paul Celan :
les enjeux d’une actualité

Jean Bollack

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Merci d’abord de la lecture que vous avez commencé ce travail autour des années 1980,
faite. J’ai lu le texte que vous avez rédigé, c’est au moment où je finissais mes livres sur Œdipe
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une chose rare ; rien n’est aussi précieux, rien Roi. Vous avez rappelé qu’il s’agissait d’une
ne vous bouleverse tellement qu’une lecture sorte de journal de bord : je notais mes progrès
attentive, comme celle que vous avez faite de dans la compréhension et dans la réflexion sur
mes deux livres. Poésie contre poésie, qui vient la nature de ce que je déchiffrais. Je suis arrivé
de paraître aux Presses Universitaires de France ainsi à écrire une théorie de l’art, quelque chose
(2001), réunit des études, centrées chaque fois comme une poétique complémentaire de celle
sur une rencontre faite par le poète ou sur un de Celan – j’espère qu’on lui reconnaîtra des
texte particulier – ce qui ne se distingue guère. possibilités d’application plus générale.
L’ensemble reconstitue quelque chose comme J’ai écrit ce livre sur L’écrit en plusieurs
le regard de Celan sur la littérature. Mon des- temps. Il était composé de quelques centaines
sein, dès le début – j’y reviendrai dans un ins- d’unités que j’ai mises dans un certain ordre en
tant – était d’en comprendre la visée et le un second temps. L’ensemble reste ouvert, je
contenu. Rien ne m’a jamais autant passionné continue à parfaire le montage, mais la version
que le problème de la compréhension ; un autre française doit paraître sous peu (en janvier
aspect de la question m’amène à rechercher 2003, je crois). La traduction allemande l’a pré-
comment ce que Mallarmé appelle le Livre, cédée pour des raisons éditoriales. J’ai eu le
c’est-à-dire toute la tradition écrite, se présente bonheur d’avoir un traducteur remarquable, un
à un auteur. Notre vie intellectuelle est circons- ami, Werner Wögerbauer, qui enseigne à l’uni-
crite par cette relation au passé, et en particulier versité de Nantes. Le titre, Paul Celan, a été
à la tradition écrite. Comme vous l’avez dit, j’ai choisi par l’éditeur ; le sous-titre importe plus :

Jean Bollack, philologue, professeur émérite à l’université de Lille III.

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Jean Bollack sur Paul Celan

Une poétique de l’étrangeté (Poetik der Fremd- séparable d’« en train d’écrire ». On le voit dans
heit). Le lieu de l’exil et le gain de l’extériorité le poème « Le Périgord », que j’ai commenté
m’ont toujours attiré. dans mon livre Pierre de cœur. C’est un texte
J’ai connu Celan en 1959 par l’entremise qu’il a écrit lors d’un séjour fait avec nous à la
de Peter Szondi, dont j’avais fait la connais- campagne. Je dispose dans ce cas des éléments
sance l’année précédente. Le recueil Grille de biographiques ou anecdotiques, de tout ce qui
la langue venait de paraître – je n’arrivais pas à relève de la contingence, si bien que j’ai pu étu-
y entrer vraiment ; je peux reconstituer la diffi- dier le processus donnant signification au vécu.
culté que les gens avaient à le lire, il y a main- C’est une grande question que cette utilisation
tenant plus de quarante ans de cela. C’est un des rencontres fortuites. J’y reviendrai. Je vou-
phénomène très extraordinaire que le surgisse- drais que nous approfondissions ensemble la
ment d’une œuvre dans son immensité, après relation, non à la tradition seulement, mais
plusieurs dizaines d’années. Vous l’avez dit : de aussi au contingent. Il n’y a pas que la matière
son vivant, il n’en allait pas ainsi, en dépit d’un livresque, qui forme le contenu de la littérature
prestige certain. On ne se doutait pas qu’on la universelle, mais tout ce qu’il pouvait trouver
comparerait un jour à Dante ou à L’Odyssée. La devant lui au jour le jour. Il y a plus personnel
poésie de Celan attirait, elle intriguait, mais elle encore. Pendant les douze ans où je l’ai souvent
n’était pas lue et restait indéchiffrable. L’affaire vu et pas vu, selon les moments de bonheur ou
Goll – une accusation de plagiat, qui l’a boule- de crise – quand il n’allait pas bien –, je n’au-

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versé, au début des années 60 –, c’est d’abord rais pas été capable de faire le travail de lecture
une calomnie, mais au fond, il y avait le rejet, le que j’ai fait plus tard. J’ai donc vécu d’abord
refus, une non-compréhension, qui l’accablait quelque chose qui ne dépendait pas d’une déci-
et qu’il devait pourtant comprendre lui-même. sion. Il m’a très souvent montré ce qu’il avait
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La poésie de Celan a été connue en Alle- écrit – pendant toute la période où je l’ai connu,
magne partiellement grâce à Ingeborg Bach- il était lecteur d’allemand à l’École normale de
mann. La renommée de Celan était établie dès la rue d’Ulm ; j’y travaillais souvent alors avec
les années 1950, même si l’on ne réalisait pas l’un des caïmans, Jean Lallot. Je préparais mes
vraiment ce qu’était sa poésie. Le phénomène publications sur Empédocle ; il travaillait lui-
est culturel, il est fréquent. Quelque chose en même dans le bureau à côté, il lui arrivait de me
impose, sans que le fond soit approfondi et sans demander ce que je pensais de ce qu’il me mon-
que la portée véritable soit reconnue. J’étais trait et qu’il venait d’écrire. J’étais strictement
dans cette situation comme tout le monde, mais incapable d’avoir un jugement réel, je répète
je comprenais que comprendre serait une grosse que j’étais dans la situation de presque tout le
affaire. Je suis allé le voir, et nous sommes monde. Seulement je le savais. Je n’étais pas
devenus amis. J’ai fait avec lui pas mal de capable à ce moment de ma vie de faire l’in-
choses très simples aussi, de la vie quotidienne, vestissement intellectuel nécessaire. Je n’en
j’ai joué au tennis avec lui, marché dans les rues avais pas la maturité et je n’y étais pas préparé
de Paris, ou à la montagne. Mais je pense qu’il intérieurement ; les vies ont des rythmes très
n’y a jamais eu personne qui ait pu véritable- différents ; le sien était extrêmement concentré,
ment se dire son ami. condensé, rapide, précipité même, avec cette
C’est qu’il était capable de donner l’im- violence de guerrier que vous avez évoquée – il
pression d’une proximité et d’une compréhen- aurait, lui, dit d’archer ; il était né sous ce
sion étonnantes, tout en restant entièrement signe ; cela a joué un grand rôle dans sa vie, la
enfermé dans son monde nocturne à lui, disons, flèche et l’arc. La cible se dresse devant lui, il
dans ce qu’il était en train de vivre. Ce que faut l’atteindre par une mobilisation du lan-
j’appelle ainsi « en train de vivre » n’est pas gage. Le rythme de ma propre vie était diffé-

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Paul Celan : les enjeux d’une actualité

rent, plus lent, non moins engagé mais plus mêmes pour Celan que pour Homère ou
tâtonnant malgré tout. Ce n’est pas un hasard Sophocle. Ensuite j’ai commencé à traduire les
évidemment s’il est mort il y a plus de trente Tragiques. L’aventure a commencé ici à Lille.
ans, et si je suis en vie maintenant. Je savais que Œdipe Roi a été joué ici au théâtre de La sala-
je ne pouvais pas encore le lire, et je ressentais mandre (c’était alors son nom) et à l’Odéon à
cette carence comme une dette. Quelque chose Paris en 1984. Ce fut, je crois, le début d’un
n’avait pas eu lieu, j’ai dû le rencontrer autre- mouvement nouveau autour de la tragédie
ment, une deuxième fois. grecque. Cette démonstration sur l’histoire de
Le fait que je sois là à vous parler, dans un la compréhension, j’ai donc choisi de la faire
cercle de psychanalystes n’est pas moins inté- sur Œdipe Roi d’abord (avant Celan), parce que
ressant. Le groupe qui s’est formé là n’est pas la pièce a eu un grand impact au XXe siècle. Ce
fortuit à mes yeux. Depuis l’âge de dix-sept n’était pas un hasard. Je ne mettais pas directe-
ans, depuis que je me suis décidé, étant encore ment mon travail en relation ni avec Freud ni
au lycée, à faire du grec, et à le faire avec l’obs- avec la psychanalyse. Je constituais ma lecture
tination avec laquelle je l’ai fait pour com- d’Œdipe Roi, mais je l’avais entreprise pour
prendre les auteurs, j’étais attiré par la langue. découvrir aux analystes sa complexité.
Celan s’intéressait à mon travail, il en était Il y avait donc cette triple ouverture : sur la
aussi très éloigné ; il est venu assister à la sou- littérature (ce que je vous présente ce soir),
tenance de mes thèses sur Empédocle à la Sor- ensuite sur le théâtre par la tragédie grecque,

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bonne, pendant les cinq heures qu’elle a duré – par les traductions et l’intérêt que suscite la
il y a un poème de lui qui se réfère à mes livres ; matière, par la collaboration avec les metteurs
il lui est arrivé de venir chez moi, et d’y rester en scène, avec Alain Milianti d’abord à Lille,
pendant que je travaillais, pendant des heures, puis avec Ariane Mnouchkine et bien d’autres,
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sans rien dire. Ce long travail que j’ai derrière et troisièmement, il y eut le dialogue que j’ai
moi sur les auteurs grecs, et sur la littérature en cherché avec vous, analystes.
général, sur la théorie littéraire, cette réflexion Voilà mon histoire. Le dialogue est une
sur ce que c’est que lire, écrire, comprendre remise en question, de part et d’autre. On est
m’a permis d’entrer aussi dans sa poésie, et de comme contraint d’entrer dans un mouvement
vous en parler. À un certain moment, je suis réflexif, et de se demander : que suis-je en train
sorti du cercle des spécialistes. Il faut savoir ce de faire – vous, en pratiquant la psychanalyse,
qu’ils font, ne serait-ce que pour connaître les et moi, en pratiquant l’herméneutique. Ce qui
limites de la science, telle qu’on la pratique. nous réunit aujourd’hui est de cet ordre.
L’art relève-t-il de l’analyse savante ? En un La poésie de Celan m’intéressait particuliè-
sens, oui. rement, non seulement parce que j’ai connu
J’ai été attaqué autrefois sur des points où l’auteur, et que j’ai reconnu son importance,
l’on reconnaît aujourd’hui que j’avais raison. mais parce qu’elle s’inscrivait dans l’histoire,
C’est souvent le cas dans le domaine scienti- l’histoire du nazisme, de l’extermination des
fique. La lecture est une technique scientifique. juifs et de la culture concernée par ces événe-
Autour des années 1980, j’ai pensé qu’il me fal- ments. Vous avez parlé de Czernowitz et de la
lait choisir des domaines ouverts, où le débat Bucovine qui faisait partie de l’Empire austro-
sur les questions mêmes qui m’occupaient soit hongrois. C’est tout le problème de la relation
plus franc qu’entre philologues ; j’ai choisi la de Celan à l’Allemagne. Ce n’était pas un pro-
littérature, et Celan a très vite occupé la place blème en soi, l’allemand était la langue que lui
qui lui revient dans le travail de compréhension parlait sa mère, et il l’avait aimé, il avait appris
de la littérature contemporaine. Si une œuvre avec elle à aimer la poésie ; elle lui a récité des
est difficile, les raisons en sont en partie les vers en allemand quand il était petit. Cela

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Jean Bollack sur Paul Celan

remonte aux années 1920, à la présence des homme de ce continent, d’Angleterre ou de


auteurs allemands dans les milieux juifs avant le France, plus que de la Méditerranée, si fausse-
nazisme, quel que fût l’antisémitisme ambiant. ment célébrée par les conservateurs (la célébra-
Je comprends mieux qu’autrefois, après les tion des oliviers n’est pas moins suspecte
articles (et livres) que j’ai écrits sur le sujet, la qu’une autre, le mare nostrum). La poésie de
singularité de l’histoire des juifs en Allemagne. Celan a la force de s’emparer et de reconvertir ;
Certains aspects m’apparaissent maintenant, ce lyrisme intègre ce qu’il y eut jamais de plus
l’on met du temps à comprendre. Celan a grand, Baudelaire ou Nerval aussi, que vous
accordé une grande importance à tout ce qui avez cités, et en même temps les désacralise et
touche l’aventure de la cohabitation des juifs et les démythifie, démystifie (dénonce leurs
des Allemands pendant deux siècles. Il est venu dépendances). C’est ce que je souligne le plus,
après cette histoire, après la catastrophe. la liberté des reprises, la désacralisation de la
Il n’y a pas une syllabe de l’allemand que langue : ne pas chanter, tout en chantant. On
Celan n’ait recréée à l’intérieur de la langue. La sait que les soldats allemands y croyaient, toute
réfection est à l’origine de cette double langue cette autre Allemagne et était formée par ce
dont vous avez parlé et sur laquelle j’insiste tel- chant. Mon livre Poésie contre poésie est com-
lement. Elle témoigne d’une constante posé de façon à traverser les siècles, d’Empé-
réflexion sur le langage. Mais, indépendam- docle à Maître Eckhart ou à Büchner, dont vous
ment, elle entre dans une conjoncture culturelle, avez à juste titre mis en relief les positions

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se rattachant à l’émancipation et à la rationalité (matérialistes).
modernes. La relation entre juifs/allemands ou juifs
L’apparition des juifs en Allemagne depuis en Allemagne et Allemands est complexe,
Moses Mendelsohn, autour de 1760, jusqu’à considérable et contradictoire dans l’histoire ;
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l’extermination, est une très grande chose. Les elle ne survit que très partiellement en Israël. Je
intellectuels juifs se rattachent diversement à voudrais ajouter une chose qu’il me tient à cœur
cette histoire. Il n’y a pas que Freud et Marx, de dire : les gens pensent toujours que les juifs
Heine et Kafka, mais les mille autres. Il suffit ont été exterminés parce qu’ils étaient juifs : ce
de considérer l’importance des gens qui ont dû n’est pas vrai ainsi – ce n’est pas pour leur reli-
quitter l’Allemagne après 1933, quand ils ont gion, mais parce qu’on les accusait de cor-
perdu leurs postes et leurs chaires ; on est rompre une culture religieuse qu’ils ont été
impressionné par les listes de proscrits, dans tués, on en avait à leur différence, à leur esprit
toutes les disciplines. Celan se rattache étroite- critique, à leur rationalisme. Qui aujourd’hui le
ment à ce passé, quand il arrive à Paris en dit ou le sait ? On ne peut pas se référer à l’ex-
1948 ; sa poésie ne se comprend pas sans ce termination et dire : « Voilà ce qu’on a fait aux
lien avec l’intellectualité juive dans les pays de juifs. » C’était aussi des gens plus libres que les
l’Occident. Tout était venu de l’Est, une autre autres, qu’on considérait comme dangereux :
origine, une contre-origine sans religion. L’Est « décomposant les valeurs culturelles » (kultur-
est devenu un symbole de l’extériorité. Il y zersetzend).
avait un lieu en dehors de l’Occident, l’Amé-
rique ne comptant guère. DISCUSSION
Il n’y est jamais allé, sachant pourtant que
l’émigration avait souvent connu cette destina- Jean Bollack : C’est une question primordiale
tion. Il n’y a pas de préjugé de sa part. Pour- que ce préalable : savoir ce qu’il faut avoir
quoi ? On peut se le demander. Emily comme éléments d’information. C’est un grand
Dickinson comptait beaucoup pour lui. Ces problème qui touche à celui de la transforma-
problèmes sont très actuels. Il était d’ici, un tion dans l’art : quelle est l’information requise,

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Paul Celan : les enjeux d’une actualité

les connaissances à partir desquelles ce que dit nous est de l’ordre de l’association. Celan
le poète devient intelligible. Cela exclut la lec- connaissait bien les surréalistes, il savait aussi
ture immédiate ; elle est médiatisée et référen- comment un autre, un déconstructionniste, pou-
tielle en effet. La référence est double, elle est vait opérer ; il y a là incontestablement une part
individuelle et culturelle au sens fort, politique de réalité : j’ai appelé cette phase « l’afflux »
aussi bien. Ce que cherche le poète, c’est de dans ma propre terminologie ; nous sommes
dire le vrai, l’événement, l’état des choses. livrés à cet afflux ; nous transformons la
Matériellement. J’ai terminé mon intervention matière avec plus ou moins de précision selon
précédente en insistant sur la nature désacrali- la détermination de notre réflexion ou de notre
sante. La poésie se met en question, elle s’in- visée.
terroge : comment un art aussi élevé que celui Celan essaye, comme il le dit, de dire vrai,
auquel prétend le lyrisme peut-il échapper à c’est-à-dire de dire les choses telles qu’elles ont
l’emprise hymnique ? L’alléluia est faux en tant été : ne pas être victime de ce que l’on a dit et
que tel. Comment dire vrai en se servant de qui a contribué à produire l’horreur. Il faut aller
toute la virtuosité de l’artiste ? La modernité jusqu’au bout : finalement l’on pouvait invo-
pose ce problème. La transformation technolo- quer Goethe, Hölderlin ou Rilke, et leur faire
gique de l’homme, dont on nous a parlé au dire les horreurs que l’on acceptait. Vous l’avez
début de l’après-midi (dans la communication dit, c’est une vérité fondamentale.
sur le transsexualisme de Pierre-Henri Castel 1), Qu’est-ce qu’un texte ? Par rapport à la

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se rapporte à des situations que la poésie inclut tradition où nous sommes immergés, Celan est
nécessairement, dans la chaîne des transforma- un intellectuel. Il est écrivain avant d’être
tions qui vont de la préhistoire jusqu’aux poète, au nom d’une conscience intellectuelle,
époques futures telles qu’on les prévoit. Les par la recherche d’un contrôle constant en plein
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visions sont globales, tout en étant situées. abandon. Il a créé, à l’intérieur de la langue, un
J’ajoute quelques précisions à ce que vous autre langage, lié à un système de références,
dites à mon sujet. La langue est d’abord la qui interprète la langue première. Cette réfé-
langue qui nous parle, un « je » l’écoute ; le lec- rence dont vous parlez, il faut bien voir qu’elle
teur retrouve dans ce qu’il écoute la perma- est double, elle est dans la langue, elle est une
nence des mythes. Il faut comprendre certaines donnée historique intralinguistique, et d’autre
traditions de théorisation de la compréhension part, elle remonte au vécu personnel, elle est le
dans ce cadre, comme celle de Gadamer dans fruit fortuit de rencontres. La journée, l’après-
son livre Vérité et méthode. Il existe pour lui un midi, tout objet, à n’importe quel moment, peut
canon qui est immuable. Chez Ricœur, ce n’est passer dans ce que l’on écrit et y prendre sens.
pas fondamentalement différent. Mais on peut Le geste montre à quoi l’on se réfère, et en
adopter le point de vue d’un sujet plus auto- même temps il indique le processus de la réfec-
nome. Cette option se rattache à une spécula- tion sémantique, permettant de transmettre un
tion transcendantale ; le sujet veut être maître message juste. La langue qui nous traverse, ce
de ce qu’il fait. Il est évident que l’on ne peut que j’ai appelé tout à l’heure l’afflux, entre dans
pas dissocier les deux points de vue. Notre un réseau nouveau. Elle est refaite dans la
réflexion commune exige que je formule le pro- lettre, dans les syllabes, elle est syllabique
blème d’une manière polaire. Pour Celan aussi, comme Celan le dit. L’emploi du mot peut s’ap-
comme pour un autre, la langue traverse l’indi- puyer sur les expériences poétiques de la
vidu, avant même – les actions sont évidem- modernité ; ce sera encore créer un langage
ment simultanées – que le système propre qu’il nouvellement déchiffrable.
construit avec les noms, comme vous l’avez dit, L’expérience du déchiffrement est extraor-
ne s’y adapte et ne s’y oppose. Ce qui monte en dinaire : on voit comment un système, si fermé

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Jean Bollack sur Paul Celan

soit-il, peut être reconstitué par nous. Je vous sur cet aspect ; chaque texte repose sur une
donne un exemple très parlant : des milliers expérience singulière, une de plus ; les données
d’articles et des centaines de livres qui ont été sont chaque fois changées, réinventées – huit
consacrés à Celan, je n’en connais aucun qui ait cents ou mille fois. Il y a autant de mondes qu’il
compris que le « je » et le « tu » s’entretiennent y a de poèmes, avec tel objet associé à tel autre,
dans les textes, engagés dans une conversation combinés différemment, et en même temps se
subtile. Pourquoi ? C’est parce que les gens gar- référant toujours à une logique intellectuelle
dent une autre représentation du dialogue, et ils interne. Aussi les syllabes peuvent-elles
pensent que l’auteur s’adresse soit directement à prendre sens, elles entrent dans un réseau de
lui-même soit à eux, lecteurs. Ce qu’il fait en signifiance qui porte le mouvement de resé-
réalité, c’est lire, comme si l’écriture qu’il est en mantisation. Cette référence est stable évidem-
train de constituer était devant lui et qu’il la ment, et l’actualisation est particulière. Celan a
déchiffrait, avant que nous ne la déchiffrions. Ce souvent écrit plusieurs poèmes assez courts en
que nous lisons est une lecture, la lecture que une seule journée ; l’actualisation sera chaque
l’auteur a faite, voyant surgir et prendre forme fois différente, elle se fortifie d’une matière
les éléments verbaux (c’est pour cela qu’il n’y a nouvelle, d’une variation de la contingence.
pas d’indécidable). Souvent le « je » le dit à Encore une précision sur le « je » et le
l’autre : « lis », mais, ce faisant, il s’adresse à un « tu ». Le sujet n’est pas principalement
« tu » qui lit ; c’est aussi celui qui écrit. livresque ; il n’est pas, lui, l’artiste. Il vit dans

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Comment cela s’explique-t-il ? J’ai passé un autre sujet, que Celan appelle le « je », dis-
une vingtaine d’années pour en arriver au point tinct du « tu », qui est l’écrivain, celui qui écrit.
où j’en suis. Chaque fois que j’avais compris le Le « je » alors le regarde faire ; il y a quelque
détail d’un mouvement interprétatif du réel, je chose de juif sans doute dans cette constella-
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le notais, et chaque fois que je croyais avoir tion, que l’on peut rapporter à une ironie propre
déchiffré, je revenais aussi en arrière. Le philo- à l’Est : « Tu ne vas pas te prendre pour Höl-
logue revient toujours sur ses acquis. Ce n’est derlin, hein ? », « Tu es de Czernowitz, non ?
pas que l’auteur ne soit pas précis dans sa Après tout ! ». Le poète invente, il écrit, il est
démarche, et qu’il reste de l’indécidable, mais là ; le « je » le regarde faire, il voit ce qu’il fait
on opère avec des éléments provisoires, des et ainsi, en un sens, jamais il ne le fait. Et cela
hypothèses sur lesquelles il faut revenir. dans tous les poèmes. Il faut donc apprendre à
L’herméneutique est ainsi faite ; elle défi- lire en se le disant. Le « tu » est chaque fois
nit l’objet dans ses contours précis, elle sait redéfini ; je vous disais que la poésie était expé-
aussi qu’ils ne sont pas toujours faciles à retra- rimentale, ou encore exploratrice. Il y a des
cer. Or Celan a opéré de façon à finalement dire jours où la mise en forme ou même l’appel des
ce qu’il fait. Quand j’ai découvert l’importance mots ne marchent pas. Le dessin est raté, il ne
de cette orientation réflexive, j’ai été étonné vient pas. Or il n’est pas moins intéressant de
que les gens ne l’aient pas vue. Pourtant à cer- décrire l’échec quand il constitue la matière des
tains moments on est comme forcé par le texte poèmes. J’en parle dans le chapitre « Délires »
de l’admettre. Il y a des cas où le poète (au pluriel) du livre, L’écrit, que je consacre à
s’adresse à une femme, la partenaire dans la théorie poétique.
l’amour. L’autre peut donc être une femme. La puissance psychique des grands créa-
Mais en général le « tu » est l’autre, qui tient la teurs de la littérature, et surtout des lyriques, est
plume ; la « main », la « table », c’est lui. Le sans doute d’une structure comparable. On peut
sujet sort de soi en considérant le soi. Cela a un remonter à Homère, il en était probablement
côté transcendantal ou expérimental, comme on ainsi ; du moins Platon le prétend dans le
veut. Je m’interromps à ce mot, m’expliquant Phèdre. Il y a des échecs dans le jeu de l’inven-

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Paul Celan : les enjeux d’une actualité

tion et de la création, ce sont des dissociations entendu l’autre soir à la télé Bernard-Henri
au second degré. Il arrive au « je » et au « tu » Lévy citer Malraux, Céline, Sartre. Chaque
de ne pas s’entendre. Quand le « tu » ne marche fois, on pouvait se demander pourquoi il le fai-
pas, le « je » prend sa place, et lui dit : « je vais, sait. Qui est-ce qui parle ? Quel est cet univers
moi, faire le boulot ». Toutes les relations ima- de légitimations ? Pourquoi les références aux-
ginables existent entre les deux instances, jus- quelles on se croit obligé ? C’est cette interro-
qu’aux scènes de ménage : « Qu’est-ce que tu gation seulement qui nous concerne tous. C’est
veux aujourd’hui ? » Toutes les extravagances ce qui est toujours présent dans la poésie de
de l’existence quotidienne ont leur place dans Celan, la réflexion sur ce à quoi on se réfère
cette poésie, qui inclut une multitude de genres couramment sans jamais le remettre en ques-
et de formes littéraires, presque tout ce qui a tion.
jamais été conçu : la parodie, la comédie, le
grotesque, l’ironie, le burlesque, l’aphorisme Question sur Celan et Heidegger
nietzschéen, la pointe du sonnet de Shakes-
peare, et ainsi de suite. Jean Bollack : Ma réponse se situera à plusieurs
On peut revenir à la matière, à ce avec niveaux. Il y a le poème qui s’appelle « Todt-
quoi il réalise ce qu’il fait : Rilke, par exemple, nauberg ». C’est le nom de l’endroit où Hei-
qu’il a bien lu en 1935, comme tout le monde, degger dans la Forêt noire avait sa cabane et où
pour entrer dans la poésie du domaine germa- Celan s’est laissé conduire, lors d’un séjour à

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nophone moderne. Il ne pouvait pas ne pas pas- Fribourg. Mon interprétation (un déchiffre-
ser par là. À certains moments, le lecteur est ment) de ce poème a été reproduite dans La
terrifié en lisant par exemple Le Livre d’heures Grèce de personne de 1997. J’ai travaillé long-
de Rilke à cause de la forme donnée aux senti- temps à ce texte, intitulé « Le Mont de la
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ments religieux, qui fait penser à ce qu’on trou- mort ». Je tenais à être sûr du moindre détail ; il
vait chez d’autres auteurs autour de 1900. a été publié en Allemagne et a beaucoup boule-
L’éloge de la pauvreté est devenu inacceptable versé les gens, qui ne l’ont pas toujours accepté.
pour nous. Il y a chez Celan un refus radical des J’y montre que Celan avait organisé une forme
traditions poétiques. Hölderlin ne nous parle de tribunal, une mise en scène, comparable à
pas : « voilà comment on parlerait », si l’on d’autres jugements qu’il n’a pas moins provo-
était Hölderlin aujourd’hui ; on balbutierait qués. Il a mis Heidegger en situation de dire
devant ce monde qui se présente à nous. Il n’y devant lui ce qu’il avait toujours pensé et pen-
a pas d’images, pas de métaphores. C’est que la sait encore, et rien d’autre que cela : des
création est conçue comme étant purement ver- « choses crues ». C’est comme si, dans sa
bale, interne à la langue et maîtrisée, elle se langue réceptive, il le faisait passer par une
veut libre. Avec la lecture que fait le poète sur ordalie ou un jugement dernier. Il fallait sim-
la voie des détournements, il reprend les textes plement qu’il parle, et il a tout dit ; au fond,
pour les réécrire. Il peut faire dire à Rilke ce ensuite, il a pu revoir le philosophe, sans se
qu’il ne savait pas qu’il disait et que la solda- contredire en rien. Il n’y a pas eu d’autre
tesque allemande, lorsqu’elle brûlait la terre conflit ; simplement, il a dit ce qu’était la mon-
d’Ukraine, chantait avec lui. Subitement la tagne, cette Forêt noire, un lieu qui était comme
langue se transforme en quelque chose de bou- prédestiné à conduire Heidegger à s’accommo-
leversant. der, dans son nihilisme, de l’existence des
Les exemples valent pour toute littérature camps de la mort.
qui ait jamais existé, pour toute la tradition La Grèce de personne, où a paru ce texte,
livresque. Ce qui m’intéresse le plus, c’est la c’est vraiment la Grèce qu’on n’est pas en droit
possibilité d’une historisation absolue. J’ai d’invoquer, qui n’appartient à personne. De la

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Jean Bollack sur Paul Celan

même manière, Celan aurait compris qu’on ger était totalement impliqué. Celan ne le savait
écrive un livre intitulé le Judaïsme de personne. pas vraiment (l’historien doit tenir compte des
Il ne se réclamait pas d’une pratique religieuse, horizons de perception) ; sa femme m’a raconté
il n’était pas « croyant », disons pas pratiquant. que le jour où il avait trouvé à la Bibliothèque
Il n’aurait jamais accepté qu’un religieux ou nationale des documents accablants, il était ren-
qu’un rabbin quelconque lui dise qu’il apparte- tré terrifié. Je dirais qu’il a toujours, sûrement
nait à telle tradition. C’est assez extraordinaire, depuis Vienne (1948), lu Heidegger, et qu’il a
et avec tous les événements que nous vivons appris de la philosophie avec lui, mais on ne
depuis le mois de septembre 2001, que cette peut pas dire que sa langue soit nourrie de Hei-
liberté et cette laïcité, qui existent depuis le degger. Il lit Sein und Zeit, et il y apprend des
XVIIIe siècle, prennent une importance particu- choses qui lui parlent et lui importent. C’est le
lière. Pour un écrivain comme Celan, le rapport meilleur livre de Heidegger. Celan l’a très bien
à la religion est historique. Les juifs, depuis les vu ; il en a sûrement tiré profit dans sa réflexion
Lumières, ont la conscience d’une tradition his- sur le temps par exemple ; c’est à partir de là
torique nouvelle à laquelle ils ont contribué, et que l’étude précise devient difficile ; on ne peut
d’où ils sont sortis – autres. La médiation per- pas dire qu’il y ait une détermination directe ; il
met de se réclamer de toute chose de façon cri- s’agit d’un processus de transformation comme
tique, et d’examiner les traditions, même sans ailleurs. Mais c’est sûr qu’il a compté. Parfois,
être soumis à elles. Avant le XVIIIe siècle, per- dans le même livre, on trouve trois points d’ex-

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sonne n’a jamais pu vivre dans aucun village clamation en marge dans son exemplaire : il
sans respecter les obligations communautaires. découvre des traits qui l’effraient. Je ne peux
On peut découvrir chez les mystiques du passé donc pas vous répondre simplement ; je sais
des esprits subversifs, à condition que l’on seulement que quand Celan est mort, nous ne
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tienne compte des possibilités d’expression qui savions pas la moitié de ce que nous savons
leur étaient offertes ou refusées. Celan a com- maintenant.
pris ce qu’a été la répression au cours des L’histoire, c’est aussi cela : on en parle
siècles, elle était religieuse aussi. C’est pour- davantage et plus librement depuis la mort de
quoi sa poésie ne peut plus se réclamer d’au- Celan, il y a plus de trente ans. Toute son œuvre
cune tradition préétablie, ni d’aucune est écrite pendant une période de non-dénazifi-
célébration. Elle s’adresse aux révoltés. Et par cation. Il avait affaire à des gens qui étaient ou
là on revient à la désacralisation de la langue. avaient été nazis ; d’autres étaient mal conver-
Ce qu’il en avait été de la conduite de Hei- tis – des gens que l’on peut nommer. Tout a
degger sous les nazis, nous ne le savions pas, changé après 1970-1972 ; je peux très bien
après la guerre, lui pas plus que moi. On igno- situer ce seuil dans ma propre vie. La connais-
rait tellement de choses. Mais il le savait avant sance que nous avons de ces temps a changé
Farias ; il y a eu des livres avec des révélations avec des livres admirables, que de jeunes histo-
qui ont paru autour des années 50-60. Schnee- riens ont écrits en Allemagne, en Israël ou aux
berger, en Suisse, a été le premier à faire États-Unis sur les événements : ce sont des fils
connaître les prises de position du philosophe. ou des petits-fils. Même en Israël on ne savait
Cette année (2001), le propre fils de Heidegger, pas ou on ne voulait pas trop savoir. Il est vrai
Hermann, a publié un livre avec d’autres docu- que cette question peut beaucoup intéresser la
ments. On apprend qu’il a fait nommer des gens psychanalyse. Je peux vous proposer de termi-
pour propager l’euthanasie dans les hôpitaux ner sur une interrogation : il y a lieu de repen-
psychiatriques, on est instruit d’autres prises de ser le vitalisme, la célébration de la vie bien
position et d’interventions de ce genre. Heideg- avant la guerre de 1914.

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Paul Celan : les enjeux d’une actualité

Question non enregistrée sur la façon dont nous rattache à l’immuable, à de fausses
nous sommes déterminés par la tradition. croyances, aux mythes.

Jean Bollack : Ma réponse sera relativement Question : A-t-on conscience de l’être ?


simple ; nous vivons tous dans une tradition, et
nous pensons dans une tradition : nous sommes Jean Bollack : Oui, c’est historique. La lecture
déterminés par elle et la seule chose que nous nous fait vivre à l’époque de François Villon, de
puissions faire, si nous voulons objectiver notre Rabelais ou de Shakespeare. Il y a toujours une
propre réflexion, c’est d’analyser la tradition tradition historiquement déterminée par rapport
qui nous a faits – je disais tout à l’heure à pro- à laquelle les gens ont pris position (ou non), et
pos de Malraux que l’on invoque qu’il est une
ce que nous pouvons en saisir de plus fort, c’est
partie de la tradition dans laquelle nous avons
la réaction de certains individus. Nous aussi
grandi. Nous vivons, nous lisons, dans un hori-
maintenant, nous prenons nos distances. Celan
zon défini, je l’appelle tradition, c’est ce par
rapport à quoi nous nous situons et que nous lui-même fait partie maintenant pour nous
reproduisons si nous ne nous situons pas. Il y a d’une tradition, même s’il s’en défend bien.
une tradition toujours, et l’analyse de cette tra-
dition s’est faite chez Sophocle ou Shakes- Question : Qu’est-elle alors ?
peare. Il faut savoir ce que les gens étaient en

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mesure de faire. Beaucoup. Votre question est Jean Bollack : C’est l’ensemble des données où
donc essentielle ; sans l’analyse et la réflexion, les gens, et les créateurs parmi eux, ont vécu,
on vit dans l’immédiateté. Il y aura toujours de avant de prendre, avec un degré de liberté
nouveau quelque chose qui monte en nous, qui variable, leurs distances face à un héritage.
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NOTE

1. Cf. Pierre-Henri Castel, « “Vers midi, le 20 août 1995” : l’épiphanie transsexuelle de D. McCloskey », dans ce numéro, p. 97-112.

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