اصل الايتوس
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Dominique Maingueneau
https://doi.org/10.4000/contextes.5772
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Résumés
FRANÇAISENGLISH
À partir des années 1980 l’èthos s’est implanté dans le paysage des études littéraires, dont
il fait désormais partie de la boîte à outils. Sa signification est cependant loin d’être
stabilisée, comme le montre le fait qu’il interfère de manière mal contrôlée avec des
termes tels que « posture », « style » ou « scénographie auctoriale ». Dans cet article je
commence par souligner que cette instabilité se trouve présente dès l’origine, dans
l’œuvre d’Aristote, et que l’ethos autorise des modélisations très diverses, en fonction de la
manière dont on le conçoit et du type de corpus que l’on aborde. C’est ainsi que j’ai
personnellement développé une conception de l’ethos centrée sur le concept
d’ « incorporation », qui s’est avérée particulièrement productive pour l’étude de certains
type de textes, en particulier publicitaires, politiques ou religieux. Dans un second temps je
m’attache à pointer quelques difficultés soulevées par l’application de l’èthos à l’étude de
textes littéraires où l’on se contente souvent d’une définition très vague et où l’on ne
prend pas toute la mesure de la spécificité du corpus que l’on analyse. J’illustre mon
propos en m’appuyant sur trois exemples, empruntés à des genres et à des siècles
différents : Les Précieuses ridicules de Molière, l’incipit de Candide de Voltaire et un sonnet
de José-Maria de Hérédia. Il en ressort qu’il est impossible d’étudier l’èthos sans prendre en
compte à la fois la configuration historique dont participe le texte, son genre et son
positionnement esthétique.
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Mots-clés :
Aristote, Incorporation, Discours littéraire, Genre littéraire, Positionnement
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2Quand j’ai élaboré ma propre problématique sur l’èthos, au début des années 1980, le
paysage était relativement dégagé ; les problèmes que soulève cette notion ne sont
apparus clairement que par la suite. Aujourd’hui il existe diverses conceptions de l’ èthos,
dont le signifié est particulièrement instable. Dans le seul cadre des études littéraires, il
doit composer avec des notions voisines : « posture », « image d’auteur », « scénographie
auctoriale »…, voire - et c’est peu rassurant, étant donné la polyvalence de ce
terme - « style ».
1 Aristote, Rhétorique, trad. Médéric Dufour Paris, Paris, Les Belles Lettres, 1967, p. 1356a.
2 Woerther (Frédérique), L’Èthos aristotélicien. Genèse d’une notion rhétorique, Paris, Vrin, 2007, p (...)
3 Ibid., p. 300.
4La polyvalence sémantique de la notion d’èthos qu’on déplore souvent aujourd’hui est
déjà visible chez Aristote, qui sur ce point prolonge d’ailleurs Platon, comme le montre
Frédérique Woerther dans le livre qu’elle a consacré à cette question, L’Èthos
aristotélicien. Genèse d’une notion rhétorique. Selon cette helléniste, « les significations
platoniciennes de ce terme étaient suffisamment flexibles pour que le Stagirite puisse
adapter l’usage de ce mot à des domaines aussi divers que la biologie, l’éthique, la
politique ou la poétique2 » et, bien sûr, la rhétorique. Pour Frédérique Woerther cette
« flexibilité » n’est pas suffisamment prise en compte aujourd’hui : « les spécialistes
modernes de pragmatique et d’analyse du discours » ont tendance à minimiser cette
polyvalence car « leurs préoccupations les disposent davantage à considérer le traité
d’Aristote comme une autorité consensuelle qui rend possible l’élaboration de théories
nouvelles3 ».
4 Ibid., p. 304.
5 Ibid., p. 21.
5Chez Aristote le terme se nourrit de la polysémie du mot grec dont il s’empare, si bien
qu’on a davantage affaire à un « concept heuristique », pour reprendre le terme de
Frédérique Woerther, qu’à un concept univoque rigoureusement inscrit dans un réseau.
L’étude systématique du nom ᾖθος dans l’ensemble du corpus aristotélicien montre en
effet « que cette notion n’était jamais tout à fait la même, jamais tout à fait une autre dans
les traités où elle était employée, et que ses contenus variaient en fonction de l’objet
étudié4 ». Cette variation sémantique est toutefois contrainte. Deux traits déterminants
ressortent de son signifié : « (1) le lien étroit que ce mot entretient avec l’idée de “soi”
contenue dans le pronom réfléchi, et (2) la liaison qui existe entre ᾖθος et la notion
d’habitude (ἔθος)5 ». On notera que *swedthest laracine aussi bien d’ᾖθος (caractère) que
d’ἔθος (habitude). Les philologues font remonter ᾖθος à cette racine indo-européenne
*swedth (« habitude », « s’habituer »), qu’il convient de rapprocher de *swe (auquel est lié
l’adjectif latin suus). En d’autres termes, chez les Grecs comme dans le monde
contemporain l’ᾖθος est fondamentalement lié aux processus de constitution d’un « soi »
relativement stable dans et pour une collectivité. L’èthos apparaît comme une notion
foncièrement hybride (socio/discursive), un comportement verbal socialement évalué, qui
ne peut être appréhendé hors d’une situation de communication historiquement
déterminée. Chaque prise de parole engage une construction d’identité à travers les
représentations que se font l’un de l’autre les partenaires de l’énonciation.
6 Auchlin (Antoine), « Èthos et expérience du discours : quelques remarques », dans Politesse et idéo (...)
Ma propre conception
7Pour ma part, en tant qu’analyste du discours, mon point de vue sur la rhétorique antique
ne saurait être celui du philologue ni celui de l’historien de la philosophie. La parole
aujourd’hui n’est pas contrainte par les mêmes dispositifs de communication que dans
l’Antiquité. Ce qui était une discipline unique, à la fois théorique et pratique, la rhétorique,
est aujourd’hui éclaté en diverses disciplines du discours qui ont des intérêts distincts et
captent l’èthos sous des facettes diverses.
8Je m’en tiens à une conception de l’èthos qui établit une distinction
entre èthos discursif lié à l’énonciation même, et èthos extérieur à l’énonciation. C’était
d’ailleurs la position défendue par Aristote dans sa Rhétorique :
on persuade par le caractère (ᾖθος) quand le discours est de nature à rendre l’orateur digne de
foi, car les honnêtes gens nous inspirent confiance plus grande et plus prompte sur toutes les
questions en général, et confiance entière sur celles qui ne comportent point de certitude, et
laissent une place au doute. Mais il faut que cette confiance soit l’effet du discours, non d’une
prévention sur le caractère de l’orateur7.
9L’èthos discursif ne se réduit pas à des traits verbaux puisque interviennent aussi des
phénomènes sémiotiques extérieurs à la parole proprement dite : mimiques, gestes,
vêtements… Dans une situation d’interaction orale il y a toujours des éléments
contingents, pour lesquels il est difficile de dire s’ils font partie ou non du discours, mais
qui influent sur la construction de l’èthos par le destinataire. C’est en dernière instance une
décision théorique que de savoir si l’on doit privilégier la dimension strictement verbale de
l’èthos.
10Cet èthos discursif, on le sait, a été conceptualisé par Oswald Ducrot à travers la
distinction entre « locuteur-L » [= l’énonciateur] et « locuteur-lambda » [= le locuteur en
tant qu’être du monde], distinction qui croise celle des pragmaticiens
entre montrer et dire : l’èthos se montre dans l’acte d’énonciation, il ne se dit pas. Par
nature au second plan de l’énonciation, il doit être perçu, mais n’a pas besoin d’être
explicité dans l’énoncé. Le destinataire attribue à un locuteur inscrit dans le monde
extradiscursif des traits qui sont en réalité intradiscursifs, puisque associés à une manière
de dire :
Il ne s’agit pas des affirmations flatteuses que l’orateur peut faire sur sa propre personne dans le
contenu de son discours, affirmations qui risquent au contraire de heurter l’auditeur, mais de
l’apparence que lui confèrent le débit, l’intonation, chaleureuse ou sévère, le choix des mots,
des arguments... Dans ma terminologie, je dirai que l’èthos est attaché à L, le locuteur en tant
que tel : c’est en tant qu’il est source de l’énonciation qu’il se voit affublé de certains caractères
qui, par contrecoup, rendent cette énonciation acceptable ou rebutante 8.
9 La distinction entre èthos « discursif » et èthos « prédiscursif peut néanmoins être source d’équi (...)
11L’èthos résulte d’une interaction entre divers facteurs : l’èthos prédiscursif9 (ou
« préalable »), l’èthos discursif (èthos montré), eux-mêmes en interaction avec les
fragments du texte où l’énonciateur évoque sa propre énonciation (èthos dit) : « je suis un
Français comme les autres », « je vous parle avec mon cœur »… La distinction
entre èthos dit et montré s’inscrit néanmoins aux extrêmes d’une ligne continue puisqu’il
est impossible de définir une frontière nette entre le « dit » suggéré et le « montré ».
L’èthos que j’appelle effectif10, celui que construit tel ou tel destinataire, résulte de
l’interaction de ces diverses instances dont le poids respectif varie selon les genres de
discours.
11 Ibid.
12Même si l’on reste dans le cadre limité de l’èthos discursif, la notion d’èthos soulève de
multiples difficultés dès que l’on veut la cerner avec quelque précision. Je reprends ici
quelques-unes des remarques que j’ai déjà faites dans mon article de synthèse,
« Problèmes d’èthos », il y a une dizaine d’années11.
13a) Dans l’élaboration de l’èthos interagissent des ordres de faits très divers. Les indices
sur lesquels s’appuie l’interprète d’un texte écrit vont de la typographie à la couverture du
livre, du choix du registre de langue et des mots à la planification textuelle, en passant par
le rythme et le débit… L’èthos s’élabore ainsi à travers une perception complexe qui
mobilise l’affectivité de l’interprète en tirant ses informations du matériau linguistique et
de l’environnement.
14b) La notion d’èthos renvoie à des choses très différentes selon qu’on considère le point
de vue du locuteur ou celui du destinataire : l’èthos visé n’est pas nécessairement
l’èthos effectivement construit. L’enseignant qui veut donner l’image du sérieux peut être
perçu comme ennuyeux. C’est par exemple dans les situations où l’un des interlocuteurs
cherche à séduire son allocutaire que l’on perçoit avec acuité particulière cette tension :
qu’est-ce qui distingue par exemple un homme ou une femme qui cherche à plaire d’un(e)
vulgaire dragueur/euse ?
15c) Dans la conception même qu’on se fait de l’èthos il existe de larges zones de
variation ; Antoine Auchlin12 en signale deux :
16- L’èthos peut être conçu comme plus ou moins charnel ou plus ou moins « abstrait ».
C’est la question de la traduction même du terme èthos qui est ici en jeu : caractère,
portrait moral, image, mœurs oratoires, allure, air, ton… ; le cadre de référence peut
privilégier la dimension visuelle (« portrait ») ou musicale (« ton »), la psychologie
populaire, la morale, etc.
17- L’èthos peut être conçu comme plus ou moins saillant, singulier vs. collectif, partagé,
implicite. On peut en effet entendre par « èthos » les habitudes locutoires d’un groupe, en
considérant que « les différents comportements d’une même communauté obéissent à
quelque cohérence profonde » :
14 Maingueneau (Dominique), « Èthos, scénographie, incorporation », dans Images de soi dans le discour (...)
18Je ne vais pas présenter dans le détail la problématique de l’èthos que j’ai développée14.
Elle n’a pas été conçue spécifiquement pour la littérature, mais il me semble qu’elle
s’applique bien aux corpus littéraires, comme d’ailleurs aux corpus publicitaires, politiques
ou religieux, autant de discours qui par nature doivent faire adhérer des destinataires à
certaines valeurs.
19L’èthos a été élaboré dans un cadre de pensée où le locuteur est un « orateur ». Pour
ma part, au lieu de le réserver à l’éloquence judiciaire ou même à l’oralité, je considère
que les textes écrits également, même s’ils la dénient, possèdent une vocalité spécifique
qui permet de les rapporter à une caractérisation psycho-sociale de l’énonciateur (et non,
bien entendu, du locuteur extradiscursif) construite par le destinataire, à un garant qui à
travers son ton authentifie ce qu’il dit ; le terme de « ton » présente l’avantage de valoir
aussi bien pour l’écrit que pour l’oral. Le destinataire construit la figure de ce « garant » en
s’appuyant sur un ensemble diffus de représentations sociales évaluées positivement ou
négativement, de stéréotypes que l'énonciation contribue à conforter ou à transformer.
20À mon sens, le pouvoir de persuasion d’un discours tient pour une bonne part au fait
qu’il amène le destinataire à s’identifier au mouvement d’un corps, fût-il très schématique,
investi de valeurs historiquement spécifiées. Cette conception « incarnée » de l’èthos est
mise en évidence à travers le concept d’« incorporation », qui joue sur trois registres :
21- L’énonciation de l’œuvre confère une « corporalité » au garant, elle lui donne corps ;
15 Maingueneau (Dominique), « Lecture, incorporation et monde éthique », Études de linguistique appliq (...)
25Mais l’èthos n’est en aucun cas un phénomène que l’on peut autonomiser : c’est une
dimension de la scène d’énonciation, plus particulièrement de la « scénographie », c’est-à-
dire de la scène de parole qu’impose l’énonciation. C’est là un point parfois oublié par un
certain nombre de travaux sur l’èthos.
Quelques difficultés
26Si dans les études littéraires le regain d’intérêt actuel pour l’èthos est si étroitement lié
aux problématiques d’analyse du discours, c’est que par nature les approches en termes
de discours visent à articuler des domaines habituellement considérés comme disjoints :
les mots et les choses, le texte et le contexte, le texte et l’action, la vie et l’œuvre, le
singulier et le collectif, etc. Comme d’autres termes (scène d’énonciation, champ discursif,
paratopie, posture…), l’èthos apporte sa pierre à cette entreprise multiforme d’articulation
là où les modèles traditionnels préféraient affirmer l’autonomie de la littérature, recourir à
des variantes de la théorie du « reflet » (y compris ses avatars comme « l’homologie » ou
« l’isomorphisme »), ou encore inscrire des textes dans une totalité expressive
(« l’œuvre/l’écrivain témoin de son temps »).
27On ne peut se cacher néanmoins que l’èthos reste pour le moment un terme trop peu
spécifié pour appréhender les textes, littéraires ou non, dans toute leur diversité. On oscille
trop souvent entre des réflexions très générales et des analyses qui mobilisent la notion
d’èthos sans prendre toute la mesure de la spécificité du corpus considéré. Pour rendre les
analyses plus opératoires, il faudrait s’appuyer sur une connaissance préalable de la
manière dont tel ou tel type ou genre de texte peut être appréhendé en termes d’èthos, au
lieu de partir à chaque fois de zéro.
28Des problèmes se posent en outre pour les textes relevant d’un monde éloigné, en
particulier les textes du passé. Si chaque conjoncture historique se caractérise par un
régime spécifique des èthé, pour ceux qui ne sont pas des spécialistes de la période
concernée la lecture de bien des textes est souvent gênée non seulement par des lacunes
graves dans notre savoir encyclopédique mais encore par une difficulté à identifier et
évaluer les èthè qui soutiennent tacitement leur énonciation. Aux XVIIe et XVIIIe siècles, par
exemple, les textes qui relevaient du courant « galant » ne se contentaient pas de raconter
des histoires ou d’exposer des idées sur l’amour, l’honneur, l’art ou la politesse, ils le
faisaient à travers un èthos discursif spécifique qui participait d’une manière de vivre, d’un
monde éthique de la galanterie difficilement accessible aujourd’hui.
29Pour donner un tour plus concret à mon propos, je vais évoquer trois exemples qui, du
point de vue de l’èthos, posent des problèmes différents.
Monsieur le baron était un des plus puissants seigneurs de la Westphalie, car son château avait
une porte et des fenêtres. Sa grande salle même était ornée d’une tapisserie. Tous les chiens de
ses basses-cours composaient une meute dans le besoin ; ses palefreniers étaient ses piqueurs ;
le vicaire du village était son grand aumônier. Ils l'appelaient tous monseigneur, et ils riaient
quand il faisait des contes.
33Comme on le voit, les éléments qu’on peut analyser en termes d’èthos sont
hétérogènes. La scénographie est celle du conteur mondain, associée à
un èthos socialement et historiquement daté : des lieux, une manière de parler liée à une
manière de se tenir en société. Les traits qui relèvent du positionnement des Lumières ne
sont pas du même ordre : ils ne relèvent pas à proprement parler de caractéristiques
psychologiques, somatiques et comportementales, mais de prises de position idéologiques.
Il est nécessaire de faire la distinction entre ces deux facettes de l’èthos.
36Mais cela ne suffit pas à caractériser l’èthos d’un tel poème. On peut aussi mettre en
évidence deux autres composants de la figure du garant : sa noblesse et son érudition.
L’énonciateur se montre comme « noble » par sa filiation revendiquée et la connaissance
de l’héraldique dont il fait preuve, mais aussi par le ton de son énonciation. Quant à son
érudition, censée montrer sa familiarité avec un monde lointain, elle ressort en particulier
de l’usage de noms propres qui sont opaques pour le lecteur. L’èthos noble et celui du
philologue érudit sont parfaitement adaptés à l’esthétique parnassienne, autre composant
de l’èthos du garant : l’un et l’autre traits contribuent à façonner la figure d’un poète au
service de la pure Beauté, exaltant les héros d’autrefois contre le prosaïsme utilitariste du
« bourgeois ». Par de multiples autres indices (le recours au sonnet, la métrique classique,
le ton héroïque, la thématique du texte…) ce poème contraint son lecteur à ranger son
auteur parmi les zélateurs du courant parnassien. Si dans le texte de Voltaire c’est la
dimension idéologique – politique et philosophique –, qui ressort, ici c’est donc le
positionnement dans le champ littéraire qui domine.
37Si l’on reprend les trois exemples que nous venons d’évoquer, empruntés à trois genres
et à trois siècles différents, on voit sans surprise une opposition se dessiner entre d’une
part les textes de Molière et de Voltaire, d’autre part le texte de Heredia. Molière comme
Voltaire s’appuient sur les pratiques conversationnelles mondaines, dont les normes
régulent tacitement l’ensemble de l’énonciation. En revanche, Heredia mobilise une scène
foncièrement rhétorique, où la parole ne s’adresse pas à son destinataire immédiat mais à
une sorte de surdestinataire détenteur des valeurs de la communauté ; son énonciation
s’appuie non sur des pratiques conversationnelles mais sur des situations de parole
inscrites dans un vaste intertexte qui impliquent une familiarité avec l’Antiquité classique,
bagage obligé de l’élite de l’époque.
38Il ressort du survol de ces quelques exemples que l’analyse de l’èthos doit être réglée en
fonction de divers paramètres ; citons-en quelques-uns :
39a) La configuration historique. La relation entre les textes et les pratiques verbales de la
société où ils apparaissent est très variable. L’èthos de l’énonciateur de nombreux textes
des XVIIe et XVIIIe siècles a un enracinement très fort dans les pratiques de sociabilité
mondaine. L’èthos était alors indissociable des valeurs qui soutenaient l’ensemble des
comportements des « honnêtes gens », les mêmes normes tacites étaient censées régler
les mœurs et l’usage de la parole. Ce n’est pas le cas au XIX e siècle, du moins pour les
formes dominantes de l’activité esthétique, où l’on postule une autonomie de l’Art par
rapport aux normes de la vie sociale, jugée profane. C’est dans la poésie que cette
revendication d’autonomie a été poussée le plus loin. On voit ce qu’il en est quand on
passe de Molière ou Voltaire à la poésie de Heredia.
40b) La diversité des genres de discours. L’analyse de l’èthos se pose en des termes très
différents selon les genres littéraires. À la différence du roman, les genres théâtraux
classiques, on l’a vu, sont soumis à une double énonciation. Mais la notion de genre doit
s’entendre à un niveau plus spécifié que celui de catégories aussi vagues que « théâtre »
ou « roman ». Par exemple, si une bonne part du théâtre active des mondes éthiques en
prise directe sur la société (comédies de mœurs ou de caractère, vaudevilles…), il existe
aussi des pièces qui sont en quelque sorte autoréférentielles, en ce sens que la parole y est
associée à un monde éthique qui en fait n’existe que par et dans la pièce elle-même : c’est
le cas pour Pelléas et Mélisande de Maeterlinck ou pour le théâtre de Samuel Beckett. Il
existe aussi des pièces qui impliquent des mondes éthiques mélangeant des univers
fictionnels transmis par la tradition (ainsi la Rome antique, le moyen âge…) et des normes
relevant du monde contemporain de la production de la pièce ou de sa mise en scène.
C’est le cas en particulier de la tragédie classique ou le drame romantique.
41c) Les positionnements esthétiques. Le positionnement esthétique qu’implique une
œuvre contraint fortement l’èthos. À l’évidence le ton de l’énonciation de Heredia est
typiquement parnassien et celui de Lamartine typique du lyrisme romantique. Mais la
notion de positionnement doit être modulée en fonction des époques : on peut difficilement
considérer que l’èthos ironique voltairien ou l’èthos galant relèvent d’un positionnement
strictement esthétique : ils ont une portée sociale plus large. On doit en outre être sensible
aux traits spécifiques à un auteur : l’èthos noble n’est pas partagé par tous les
Parnassiens, la scénographie de la narration zolienne n’est pas celle de la narration
flaubertienne, même si les manuels les rangent dans une même école naturaliste. Mais il
faut reconnaître que les véritables modélisations font encore défaut quand il s’agit
d’étudier la relation entre la singularité d’un auteur et son appartenance à un
positionnement.
Conclusion
42Pour finir, j’aimerais souligner deux idées. Tout d’abord, dans la mesure même où il
constitue un articulateur entre le discours et la culture dont participe un texte, on ne peut
pas dissocier l’èthos de la scène d’énonciation dont il participe, ni cette scène de la
configuration historique qui lui donne sens. En second lieu, ma propre problématique de
l’èthos est à concevoir comme un programme de travail, non comme une théorie achevée
dont il n’y aurait qu’à spécifier les détails ou qu’il suffirait d’illustrer. Deux pistes devraient
être explorées : il faudrait en particulier 1) analyser l’èthos en catégories plus fines, de
façon à ne pas mélanger des traits d’ordres différents (idéologique, statutaire,
psychologique, somatique…), même s’ils sont étroitement liés, 2) modéliser les zones de
variation de l’èthos en fonction de la diversité des genres et des types de discours.
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Bibliographie
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Aristote, Rhétorique, trad. Médéric Dufour, Paris, Les Belles Lettres, 1967.
Woerther (Frédérique), L’Èthos aristotélicien. Genèse d’une notion rhétorique, Paris, Vrin,
2007.
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Notes
1 Aristote, Rhétorique, trad. Médéric Dufour Paris, Paris, Les Belles Lettres, 1967, p. 1356a.
2 Woerther (Frédérique), L’Èthos aristotélicien. Genèse d’une notion rhétorique, Paris, Vrin,
2007, p. 302.
3 Ibid., p. 300.
4 Ibid., p. 304.
5 Ibid., p. 21.
9 La distinction entre èthos « discursif » et èthos « prédiscursif peut néanmoins être source
d’équivoque, étant donné la polysémie du terme « discours ». En effet, l’èthos « pré-discursif »
est en règle générale construit à travers du discours, puisqu’il résulte de la sédimentation de
multiples discours. En outre, la distinction prédiscursif /discursif doit prendre en compte la
diversité des genres de discours et des époques.
11 Ibid.
16 On peut penser que Molière ridiculise les précieuses au nom de ses propres valeurs
esthétiques. Il met l’èthos précieux en contraste implicite avec l’idéal d’un èthos
conversationnel « naturel », dont son propre èthos de dramaturge est précisément censé
participer.
17 Texte qui figure dans Les Trophées, Paris, Alphonse Lemerre, 1893, p. 116.
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Référence électronique
Dominique Maingueneau, « L’èthos : un articulateur », COnTEXTES [En ligne], 13 | 2013, mis en
ligne le 20 décembre 2013, consulté le 27 mai 2023. URL :
http://journals.openedition.org/contextes/5772 ; DOI : https://doi.org/10.4000/contextes.5772
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DOI: 10.4000/babel.4674
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Auteur
Dominique Maingueneau
Université Paris-Sorbonne
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