Les Intersemiotiques

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estudos semióticos

http://revistas.usp.br/esse/index

issn 1980-4016 vol. 9, no 1


julho de 2013
semestral p. 1 –12

Les intersémiotiques
*
Sémir Badir

Résumé: À l’instar d’un certain nombre de notions aujourd’hui familières, mais dont la définition laisse parfois
à désirer en termes de précision sémantique, comme celles d’intertexte, d’interdiscours ou d’interlangue, le
concept d’intersémiotique demande, en guise d’entrée en matière, que l’on spécifie le rapport entre tel « objet
» et « l’inter-objet » correspondant qu’il s’agit d’examiner. Afin d’étudier les intersémiotiques, trois grandes
distinctions sont ici mises à contribution tout d’abord : (i) une distinction entre plan d’expression et plan de
contenu ; (ii) entre structure formelle et manifestation ; (iii) entre les saisies paradigmatique et syntagmatique.
Ensuite, tout en gardant à l’esprit l’enseignement de Hjelmslev au sujet des types sémiotiques (Résumé of a
theory of language), on met en avant une typologie des intersémiotiques fondée sur le double critère de la « valeur
temporelle » (chrono-syntaxes vs topo-syntaxes) et de la « valeur cohésive » (syntaxes cohésives vs syntaxes
dispersives) des formes structurelles. Il en résulte un premier partage des intersémiotiques en récits, déductions,
argumentations et descriptions, chacun de ces types pouvant se voir concrétisé par de multiples possibilités de
manifestation.

Mots-clés: intersémiotique, Louis Hjelmslev, récit

Le terme d’intersémiotique est sous-employé. Il ne au sein d’une pratique culturelle, avec un autre objet
figure ni dans le dictionnaire de Greimas et Courtés sémiotique. Dans ce cas, le substantif sera employé
(1979) ni dans le glossaire d’Ablali et Ducard (2009). au masculin et aura pour synonyme intersémioticité.
Comme adjectif, il ne témoigne d’ailleurs d’aucune Ce dernier terme compte parmi les entrées du Vocabu-
théorisation, marquant simplement un rapport, effec- laire des études sémiotiques et sémiologiques d’Ablali
tif ou seulement possible, entre divers objets sémio- et Ducard : « l’intersémioticité définit une interaction
tiques ou réputés tels. Si les analyses sémiotiques entre systèmes de signes » (p. 215). Le gain conceptuel
portaient directement sur ce rapport, on pourrait déjà par rapport à l’emploi adjectival reste évidemment très
en apprendre sur ses propriétés. Mais le fait est que mince. Dans une seconde optique, l’intersémiotique
la plupart des études dites « intersémiotiques » sont peut désigner un objet spécifique pour un domaine
consacrées simplement à des objets sémiotiques que d’études ou un objet plus ou moins naturalisé (c’est-à-
l’on cherche à comparer entre eux et dont on préjuge dire non directement rattaché à un domaine d’études).
l’hétérogénéité à un titre ou à un autre. Par exemple, Nous verrons en effet, dans la suite de cet article, que la
les études portant sur les adaptations romanesques théorie du langage de Louis Hjelmslev permet de consi-
à l’écran se disent « intersémiotiques », parce qu’elles dérer, in abstracto, un type d’objet susceptible d’être
étudient un objet — un film — en relation avec un autre qualifié d’intersémiotique (à l’instar d’autres types sé-
— un roman, le film et le roman relevant d’analyses miotiques, telles que les sémiotiques dénotatives, les
sémiotiques, voire de substances 1 , a priori distinctes. métasémiotiques ou les polysémiotiques). Mais nous
verrons aussi que le type ainsi déduit de manière théo-
Comme substantif, l’intersémiotique peut désigner
rique peut correspondre au modèle d’un objet ayant
au moins deux choses. Il peut désigner, premièrement,
une consistance empirique — en l’occurrence il s’agit
un concept servant à la description d’une propriété
du récit — , objet qui est dès lors à considérer lui-même
se rapportant à un objet. En l’occurrence la propriété
comme une intersémiotique. Enfin, il découle de cette
qu’a un objet sémiotique d’être mis en rapport, soit
deuxième acception que l’intersémiotique pourrait éga-
par le seul fait de son étude, soit de manière stabilisée
*. FNRS / Université de Liège. Endereço para correspondência : h semir.badir@ulg.ac.be i.
1. Il faut craindre que le réalisme naïf ait encore de beaux jours devant lui. Les sémioticiens, qui devraient être les plus aguerris contre
ses illusions, admettent encore bien trop souvent comme un préalable à l’analyse la différence substantielle entre les objets qu’ils étudient.
Sémir Badir

lement désigner le domaine d’études dans lequel des l’interlangue ne diffère pas, en tant qu’objet théorique
objets intersémiotiques naturalisés sont étudiés (de naturalisable, du pidgin et du créole. Il témoigne ce-
la même manière que la sémiotique est le domaine pendant, par le choix terminologique, d’un horizon de
d’études des sémiotiques). Nous ne mentionnons cette généralisation.
troisième acception que « par anticipation », comme on
dit « pour mémoire » 2 . La comparaison entre ces trois notions montre tou-
Les deux acceptions substantivables de l’intersémio- tefois, à un niveau de généralité où les différences liées
tique permettent d’envisager son élaboration théorique à leurs objets respectifs sont effacées, une disparité
en relation avec d’autres termes, construits avec le structurelle. L’interlangue représente strictement une
même préfixe et sujets aux mêmes dérivations morpho- intersection — tératologique, mais peu importe ici —
logiques. On notera ainsi que, de l’adjectif intertextuel, entre deux langues :
ont été dérivés intertextualité et intertexte, termes qui
ont fait l’objet d’élaborations conceptuelles distinctes.
De même, à partir de l’adjectif interdiscursif, ont été
conçus l’interdiscursivité et l’interdiscours. Des rap-
ports existant entre les langues on a pu tirer l’adjec-
tif interlinguistique puis construire le concept d’inter-
langue. Nous commencerons par exploiter les homo-
logations qu’il est possible de poser entre les termes
intertexte, interdiscours, interlangue et intersémiotique.

1. Intertexte, interdiscours, Figure 1


L’interlangue
interlangue
L’intertextualité a été le lieu de considérations spé-
culatives abondantes au sujet de l’interprétation et
de l’analyse des textes ainsi qu’en matière de théo-
rie de la littérature (chez Kristeva, Riffaterre, Genette,
L’intertexte représente quant à lui l’inclusion du
notamment). La notion d’intertexte, en revanche, a
texte dans un ensemble plus large. Cette inclusion est
été peu développée. Elle a à peu près la même in-
double : elle définit à la fois un extérieur pour le texte
digence que la notion de contexte. L’intertexte peut
étudié mais aussi, à l’intérieur de ce texte, une part in-
désigner par facilité l’ensemble des textes avec lesquels
tertextuelle constituant une zone d’imprégnation pour
est mis en rapport un texte donné (celui qui est porté
cet extérieur même.
à l’étude). On trouverait néanmoins difficilement des
critères capables de délimiter ou de doter de propriétés
cet ensemble « intertextuel ».
Pour ce qui est de l’interdiscours, Marie-Anne Pa-
veau (2010) a montré que le concept, depuis son élabo-
ration théorique d’inspiration althusséro-lacanienne,
a été utilisé de manière simplificatrice, soit comme
instance purement théorique, soit comme « fonds dis-
cursif » matérialisé et concrétisé sous forme d’énoncés
ou de textes ; sous ce dernier aspect, l’interdiscours ne
Figure 2
se distingue guère de l’intertexte. L’intertexte
Quant au terme d’interlangue, il est de création as-
sez récente et utilisé surtout en didactique des langues.
Il rend compte de formations langagières considérées
comme « mixtes », c’est-à-dire formées à partir de la
syntaxe d’une langue-cible et le lexique d’une langue-
source (par exemple, on se sent, formé par un italo- L’interdiscours enfin suppose un ensemble de dis-
phone par imprégnation lexicale de l’italien ci sentiamo, cours possibles qui conditionnent le discours mais ne
là où un locuteur natif du français dirait on s’appelle). se distinguent de lui que selon le point de vue modal
Hors son domaine d’application et sa portée sociale, (actualisé vs. potentialisé) :
2. Cette acception est évoquée par G. Molinié : « l’intersémiotique, au sens restreint, ce qui veut dire au sens strict, désignerait l’étude
des traces du traitement sémiotique d’un art dans la matérialité du traitement sémiotique d’un autre art » (2004 : 47). Ainsi définie,
l’intersémiotique renvoie clairement à l’usage adjectival du terme. Le conditionnel indique que la constitution de ce champ d’études demeure
programmatique.

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estudos semióticos, vol. 9, no 1, julho de 2013

comment les divers systèmes de signes interagissent


au sein de la pratique étudiée » (ibid.) ; celle de « perfor-
mance polysémiotique », enfin : « on ne pourra décrire la
complexité sémiotique des cultures qu’en développant
la problématique de la description des performances
polysémiotiques, en particulier les textes — le carac-
tère polysystématique (normes socialisées : genres,
Figure 3 discours ; styles, tons, mouvements) et polysémiotique
L’interdiscours (systèmes graphiques et typographiques, prosodiques,
gestuels, etc.) des langues et des textes a d’ailleurs été
négligé » (p. 94-95).
On observe ainsi que l’interlangue, l’intertexte et Il importe de mettre de l’ordre dans ces usages ter-
l’interdiscours n’entrent pas dans le même rapport minologiques pour affermir la définition des concepts
avec l’objet que pointe leur radical. Une interlangue qu’ils sont supposés mettre en œuvre. Premièrement,
n’est pas une langue ; c’est un groupe disparate de l’intersémioticité demande à être distinguée de la po-
productions langagières, non une entité qui aurait sa lysémioticité. L’une et l’autre nécessitent la prise en
structure propre, et son étude est entièrement dépen- compte de plusieurs systèmes sémiotiques à la fois.
dante de l’analyse des langues qu’elle met en rapport. Mais cette prise en compte peut se présenter de deux
Un intertexte peut se résumer à un texte, vis-à-vis façons : soit dans une performance singulière, dont
du texte étudié. Ce peut être aussi une collection de l’unité serait détruite si l’on devait amputer son ana-
textes. De toute manière le nombre des textes compris lyse d’un de ces systèmes (le cas du film, dont l’unité
dans l’intertexte restera indéfini ; leur dénombrabilité son — image est inhérente à sa performance) ; soit dans
même n’est pas toujours envisagée. L’interdiscours, une série de performances dont l’analyse dégage l’unité
enfin, comme mémoire ou préconscient, n’a pas exac- formelle (le cas du texte, dont les performances sont
tement les mêmes propriétés que le discours qui en activées selon plusieurs normes socialisées et selon
garde la trace, bien qu’il semble pouvoir, du point de plusieurs systèmes sémiotiques — sons, lettres, gestes
vue qui est le sien (celui d’un discours potentialisé), le —, et bien que, par ailleurs, il soit également possible
contenir. Ce qui ressort de cette disparité, c’est qu’il de rencontrer dans une performance textuelle singu-
convient de spécifier le rapport entre l’inter-objet et lière l’activation de systèmes distincts, par exemple
l’objet si l’on veut assigner une place théorique et une un système linguistique et un système typographique).
fonction précise à l’inter-objet. C’est en tout cas ce Dorénavant, on limitera aux performances singulières
qu’on attendra du concept d’intersémiotique. Celui-ci qui activent plusieurs systèmes sémiotiques à la fois
ne peut être défini que si le concept de sémiotique la qualification de performances polysémiotiques (dont
est préalablement précisé, et si certaines de ses pro- les cas les plus nets associent l’iconique et le textuel :
priétés — en tant qu’entité structurelle, comme unité film, bande dessinée, spectacle vivant) et on réservera
et comme manifestation empirique — sont clairement la qualification d’intersémiotique aux analyses mettant
circonscrites. en avant des formes communes à des performances
différenciées, la qualification polysémiotique de ces per-
2. Polysémiotique et performance formances différenciées n’étant pas un réquisit de leur
intersémioticité. Par exemple, il est permis d’étudier les
complexe formes intersémiotiques communes à un portrait pho-
Or les quelques rares allusions évoquant un concept tographique et à une description textuelle, sans avoir à
d’intersémiotique dans la littérature actuelle sont tout reconnaître dans l’une ou l’autre de ces performances
à fait insatisfaisantes à cet égard. On a déjà cité la une performance polysémiotique.
définition de l’intersémioticité présentée dans le Voca- Deuxièmement, il convient de distinguer dans les
bulaire d’Ablali & Ducard comme « interaction entre performances sémiotiques complexes, mieux que ne le
systèmes de signes ». À la suite, les auteurs de l’article, proposent Rastier et Duteil-Mougel avec la dissociation
Fr. Rastier et C. Duteil-Mougel, introduisent plusieurs douteuse d’un caractère « polysystématique » et d’un
autres notions voisines sans établir explicitement le caractère « polysémiotique », ce qui relève d’une analyse
rapport qu’elles entretiennent avec celle d’intersémioti- du plan de l’expression et ce qui relève d’une analyse
cité. La notion de « performance sémiotique complexe du plan de contenu. Pour reprendre l’exemple précé-
», d’abord : « un texte ou un film sont des exemples dent : un portrait photographique et une description
de performances sémiotiques complexes au sein des- textuelle diffèrent du point de vue de l’analyse de leur
quelles différents systèmes de signes interagissent » (p. plan d’expression ; l’analyse intersémiotique pourra en
216) ; celle de « sémiotique multimodale », ensuite : « revanche dégager des formes de contenu communes
il appartient à une sémiotique multimodale d’étudier aux deux performances. Ce cas de figure doit être

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Sémir Badir

distingué de celui où ce sont les formes d’expression elle-même ni une performance à part entière (mais in-
qui sont communes à plusieurs performances. Par cluse dans une performance qui, quant à elle, n’est pas
exemple, un même portrait photographique, mettons intersémiotique et qu’Édeline ne considère pas comme
celui d’Arthur Rimbaud, peut apparaître dans des per- telle) ni une forme (car son analyse ne la rend pas
formances sémiotiques appartenant à des pratiques spécifique d’un système unique). De toute évidence,
culturelles différenciées — album de famille, œuvre cette ligne relève d’un art rhétorique : son instabilité
d’art, panneau publicitaire, etc. Certaines formes d’ex- délibérée entre forme d’écriture et forme figurative ne
pression (en gros, les formes figuratives : traits et saurait être érigée dans l’analyse comme une forme
forme du visage) seront communes à toutes ces perfor- d’expression inhérente à un système spécifique.
mances, bien que leurs valeurs de contenu dépendent L’enseignement tiré de ce cas est généralisable. Une
de normes distinctes. Aurait-on intérêt à qualifier d’in- forme d’expression, considérée en tant que telle (c’est-
tersémiotique les formes d’expression communes à ces à-dire indépendamment de sa corrélation avec une
performances ? Assurément, non. Car une analyse du forme de contenu), détermine le système sémiotique
système sémiotique de la photographie est à même de dans lequel elle est analysée. Certes, cette forme d’ex-
rendre compte de ces formes d’expression et peut les pression peut être manifestée dans différents types
associer à des formes de contenu, indépendamment de performances sémiotiques, dont certaines seront
des pratiques culturelles différenciées dans lesquelles qualifiables de « performances complexes ». Il n’en
sont prises les performances considérées. Ne portons reste pas moins que ses propriétés formelles (telle par
pas de qualification intersémiotique là où la qualifica- exemple, pour une forme de ligne, la propriété d’épais-
tion sémiotique suffit. seur ou de non-épaisseur) ne peuvent être communes
La question théorique qui se pose consiste à savoir aux différents systèmes sémiotiques actifs dans ces
si l’analyse intersémiotique portera toujours exclusi- performances complexes, sans quoi, précisément, leur
vement sur le plan du contenu. Certes, le principe caractère complexe serait rendu caduc. En revanche,
sémiotique implique que toute analyse formelle du une forme de contenu ne détermine pas nécessaire-
plan du contenu soit corrélée à une analyse du plan de ment le système sémiotique dans lequel elle s’analyse.
l’expression. Il n’empêche que l’unité formelle dégagée La possibilité de tenir cette forme de contenu pour
comme unité intersémiotique doit appartenir à l’un intersémiotique demeure donc et, en retour, il paraîtra
ou à l’autre plan. Le cas d’un autre usage récent du raisonnable, jusqu’à preuve du contraire, de considé-
terme intersémiotique permettra d’affermir l’opinion rer que toute intersémiotique relève de l’analyse du
qu’il y a lieu de se faire à ce sujet. Francis Édeline plan de contenu.
(2012) tient pour intersémiotique l’analyse d’une ligne Par contre il n’est sans doute pas raisonnable de
dite « intercostale » dans un tableau de Magritte, peint considérer que toute forme de contenu est intersémio-
en 1950, intitulé « L’Art de la conversation II » : cette tique. Ce serait reconduire l’analyse intersémiotique à
ligne est sans tracé propre mais permet néanmoins la une recherche portant sur les universaux sémantiques.
lecture du mot « Amour » tout en partageant le tableau, Prenons la forme de contenu “pomme”. Cette “pomme”
comme une sorte de vague, en deux plages figuratives, est-elle intersémiotique ? Jusqu’ici nous n’avons donné
lac et jardin nocturne. Elle possède certaines proprié- aucun critère qui empêcherait de l’envisager comme
tés de son emploi dans les textes écrits (elle dépend telle. De fait, cette “pomme” peut être manifestée aussi
d’une chrono-syntaxe, par laquelle elle est discrétisée bien dans une affiche publicitaire, un film, un opéra
en lettres et où les vides ne sont pas interprétés) et en ou un traité de botanique. Elle n’y serait toutefois pas
tient d’autres de son emploi dans les dessins (elle relève associée aux mêmes valeurs de contenu et ne permet-
alors d’une topo- et d’une icono-syntaxe, où elle n’est trait sans doute pas d’observer des interactions intéres-
qu’un élément au sein d’un continuum segmenté et où santes, ni entre les performances considérées, ni entre
les vides sont interprétables). Cette ligne ne correspond les systèmes sémiotiques dont celles-ci relèvent. Autre-
ainsi ni tout à fait à une forme d’expression de la sémio- ment dit, à devoir inclure la forme de contenu “pomme”
tique verbo-graphique (une occurrence du mot amour), parmi les objets d’une analyse intersémiotique, celle-ci
ni davantage à une forme d’expression de la sémiotique risque de perdre toute valeur opératoire. Il importe par
icono-plastique (une sorte de vague), mais se situe de conséquent de poursuivre l’investigation théorique et
manière indécidable entre l’une et l’autre. Est-ce là un d’affiner davantage la définition de l’intersémiotique.
objet intersémiotique, comme le suggère Édeline ? Si À titre de bilan provisoire, on a au moins l’assurance
c’était le cas, il faudrait reconnaître l’implication du qu’aucune des figures graphiques rendant compte du
plan de l’expression dans les considérations intersé- rapport entre inter-objet et objet, comme évoquées ci-
miotiques. On aurait tort toutefois, ce nous semble, dessus, ne satisfera à la représentation de la définition
de reconnaître une telle ligne pour intersémiotique. des intersémiotiques. Ces figures sont trop simples.
Bien qu’elle permette de mettre en interaction, dans Elles ne permettent pas de prendre en compte la dis-
l’analyse, des systèmes sémiotiques distincts, elle n’est tinction entre plan d’expression et plan de contenu,

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ni celle entre système et performance (ou, ainsi que Parmi les hiérarchies, les objets sémiotiques se dis-
nous préférions le dire : la distinction entre structure tinguent par l’instauration d’une relation spéciale entre
formelle et manifestation). De fait, aucun des trois les dérivés structurels du premier degré de division
inter-objets considérés précédemment n’en désignait de l’analyse — ces dérivés qu’on désigne comme les
le besoin. Par contre, pour l’intersémiotique ces distinc- plans d’une sémiotique — de sorte qu’un isomorphisme
tions importent parce que, sans elles, son concept ne puisse être, non seulement décrit, mais encore testé,
saurait être différencié de ceux d’une polysémiotique éprouvé, entre les structures qui découlent de leur
et d’une performance complexe. L’intersémiotique est analyse. On appelle cette relation spéciale une com-
une structure formelle relevant de l’analyse du plan mutation dans le cas d’une analyse paradigmatique
du contenu de manifestations sémiotiques. Une telle (et l’objet sémiotique analysé est alors un système) et
définition demeure toutefois incomplète. Elle demande une permutation dans le cas d’une analyse syntagma-
à être précisée au moyen d’une troisième distinction, tique (dont l’objet sémiotique est un procès) ; le terme
celle existant entre l’analyse paradigmatique et l’ana- générique rassemblant les commutations et les per-
lyse syntagmatique, et en fonction de la définition qu’il mutations est mutation. Par convention, cette relation
y a lieu de donner à une sémiotique qui ne serait pas est désignée par le symbole « ¡R ». L’isomorphisme qui
une intersémiotique. en découle entre les structures de dérivés des degrés
On se tournera alors vers la théorie du langage de inférieurs est représenté par Hjelmslev de la manière
Louis Hjelmslev (1975), à la fois pour remédier au souci suivante 5 :
d’une figuration graphique adéquate et pour trouver le
moyen d’articuler de manière rigoureuse l’objet inter-
sémiotique à l’objet sémiotique.

3. Les types sémiotiques


Dans le Résumé d’une théorie du langage 3 , Hjelm-
slev considère que les objets sémiotiques font partie
de la classe générale des hiérarchies. Par là, il entend
simplement la chose suivante : ce sont des objets sou- Figure 5
Une sémiotique
mis à une analyse. L’analyse d’un objet consiste en
une division de cet objet selon un mode continu et
uniforme. Une hiérarchie peut se représenter dès lors
de la manière graphique suivante 4 : Cette représentation graphique correspond à l’objet
sémiotique considéré dans sa généralité. Par défaut, il
représente également le type particulier le plus simple
parmi les objets sémiotiques. Cet objet simple cor-
respond à ce que Hjelmslev nomme une sémiotique
dénotative (sans que dénotatif renvoie à son acception
en logique). En suivant les instructions définitionnelles
données par Hjelmslev, on construit sans peine les fi-
gures graphiques d’objets sémiotiques plus élaborés,
telles les sémiotiques connotatives et les métasémio-
Figure 4 tiques, qui sont des sémiotiques dont l’un des plans
Une hiérarchie (E : plan d’expression ; C : plan de contenu) est une
sémiotique.

3. Dans cette section, nous reprenons, sans les citer explicitement, et en les simplifiant quelque peu, un certain nombre de définitions
contenues dans les premières pages du Résumé (pp. 3-17).
4. Une telle représentation ne vise que le caractère définitoire de la hiérarchie. On peut naturellement envisager une série de variations
qui rendrait la hiérarchie plus complexe. Ces variations connaissent toutefois une limite : elles doivent demeurer homogènes entre elles,
c’est-à-dire continues et uniformes.
5. Nous simplifions quelque peu ici un formalisme graphique que nous approfondissons ailleurs (voir S. Badir, Épistémologie sémiotique.
La théorie du langage de Louis Hjelmlsev, à paraître).

5
Sémir Badir

(a) Une sémiotique connotative (b) Une métasémiotique

Figure 6
Une sémiotique connotative et une
métasémiotique

Ces types d’objets sémiotiques, qu’on peut quali- ce défaut, en montrant une hiérarchie dont les déri-
fier de complexes, doivent toutefois être distingués vés du premier degré représenteraient eux-mêmes des
des complexes d’objets sémiotiques qui ne sont pas, hiérarchies :
quant à eux, des objets sémiotiques. Les complexes
de sémiotique correspondent à la figure graphique que
Hjelmslev présente du complexe d’analyses, dès lors
que ces analyses sont des objets sémiotiques.

Figure 8
Représentation alternative d’un
complexe d’analyses
Figure 7
Un complexe d’analyses

La Figure 8, toutefois, satisfait tout aussi peu que


Or une telle figure graphique s’avère défaillante au la précédente à représenter un complexe d’analyses
regard de la définition du complexe d’analyses. Cette dans chacun des aspects essentiels de sa définition.
définition indique qu’un complexe d’analyses est une En effet, dans cette figure-ci, on ne peut plus voir que
hiérarchie d’analyses portant sur le même objet. Dans les analyses-dérivés portent sur un même objet.
la Figure 7, on peut voir en effet qu’un objet, situé À condition d’admettre ce défaut de représentation
au centre de la figure, est le départ de deux analyses graphique, le complexe d’analyses permet d’envisa-
(très simplifiées ici, puisqu’elles ne comptent chacune ger sur son modèle la représentation de complexes
qu’une seule division de dérivés). Mais ce que la Figure d’objets sémiotiques, partant ces complexes d’objets
7 faillit à montrer, c’est que ces analyses sont elles- sémiotiques (ou complexes de sémiotiques) eux-mêmes
mêmes prises dans une hiérarchie. On peut corriger en tant que concepts théoriquement possibles.

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estudos semióticos, vol. 9, no 1, julho de 2013

(a) Une polysémiotique (b) Une intersémiotique

Figure 9
Complexes de sémiotiques : une
polysémiotique et une intersémiotique

Le défaut de représentation inhérent aux figures les formes. Deuxièmement, le film est décrit comme
graphiques du complexe d’analyses a pu être pallié un objet polysémiotique par le lien existant entre les
pour celles du complexe de sémiotiques. La mutation plans d’expression de ses deux sémiotiques — c’est
instaurée entre les deux plans d’expression (Figure 9a pourquoi il est qualifié d’ audio-visuel. La polysémio-
) ou entre les deux plans de contenu présuppose néces- tique peut tester le lien entre ses plans d’expression
sairement les analyses qui ont permis de dégager ces en faisant commuter deux unités d’expression appar-
plans. Elle ne saurait donc décrire ni tester utilement tenant à l’une de ses sémiotiques et en observant les
la structure d’objets sémiotiques d’ores et déjà consti- répercussions que cette commutation implique pour
tués mais décrire seulement, dans un temps second, l’autre de ses sémiotiques (typiquement : addition ou
pour une autre forme structurelle, l’isomorphisme qui soustraction d’une voix off sur un même plan ; dialogue
se dégage entre ces objets à partir d’un de leurs plans. filmé en plan séquence ou en champ / contre-champ).
Troisièmement, le test polysémiotique vise des diffé-
Les complexes de sémiotiques offrent selon nous le
rences formelles entre des unités paradigmatiques. En
moyen de définir les concepts de polysémiotique et
particulier, dans sa fonction la plus large, il éprouve
d’intersémiotique. Commençons par donner une défi-
le nombre et la qualité des sémiotiques utiles à l’ana-
nition d’un complexe de sémiotiques. Par complexe de
lyse de l’objet. Ainsi, pour le film, Metz (1970, p. 10) a
sémiotiques on entend une hiérarchie de sémiotiques
compté, sans beaucoup d’assurance (car le test reste
portant sur le même objet, hiérarchie dans laquelle
délicat), cinq sémiotiques en présence : images mou-
une mutation est établie entre un plan de chaque
vantes, mentions écrites, paroles, bruits et musique.
sémiotique. Une première distinction s’instaure ainsi
parmi les types sémiotiques entre les sémiotiques et
La Figure 9b est le pendant de la Figure 9a . Elle mo-
les complexes de sémiotiques, ceux-ci ne constituant
délise un concept d’intersémiotique défini comme une
pas eux-mêmes des sémiotiques (leur objet n’est pas
hiérarchie mettant en relation les plans de contenu
analysable comme un objet sémiotique).
d’analyses syntagmatiques portant sur le même objet
La Figure 9a offre alors une modélisation théorique sémiotique. À l’instar de la polysémiotique, l’intersémio-
pour le concept de polysémiotique. Une polysémiotique tique est une structure formelle qui peut être décrite à
est une hiérarchie mettant en relation les plans d’ex- partir des analyses d’un objet sémiotique tenu pour le
pression d’analyses paradigmatiques portant sur le même. L’apparentement avec la polysémiotique, tou-
même objet sémiotique. Soit un film. Ce film peut être tefois, s’arrête là, en dépit de l’air de symétrie qu’offre
considéré comme une polysémiotique pour les trois la modélisation graphique. Car, primo, comme ce sont
raisons suivantes. Premièrement, il est susceptible les plans de contenu des objets sémiotiques que met
d’être analysé en deux (au moins deux) sémiotiques : en relation l’intersémiotique, il appartient à sa propre
une sémiotique linguistique et une sémiotique icono- structure, et à elle seule, de tenir pour un même ob-
plastique. Ces deux sémiotiques ont le même objet jet les objets sémiotiques qu’elle inclut. En dehors
dès lors qu’elles s’analysent à partir des mêmes ma- de sa hiérarchie, les manifestations de ces objets sé-
nifestations (plan, séquence, film entier) ; en retour, miotiques sont considérées pour différentes, puisque,
ces manifestations sont tenues pour complexes du fait ainsi que nous l’avons vu plus haut, ce sont les diffé-
que plusieurs analyses sont appelées à en dégager rences formelles du plan d’expression qui déterminent

7
Sémir Badir

l’analyse sémiotique. Il n’empêche que l’objet intersé- dont le travail d’analyse effectué sur un mythe Bo-
miotique peut être naturalisé, c’est-à-dire manifesté roro initialement décrit par Lévi-Strauss consiste « 1˚
sans considération pour les formes d’expression. Se- dans la présentation du texte sous la forme canonique
cundo, l’intersémiotique vise des différences formelles d’énoncés narratifs comportant chacun sa fonction,
entre unités syntagmatiques, et non pas entre unités suivie d’un ou de plusieurs actants ; 2˚ dans l’orga-
paradigmatiques. Autrement dit, une intersémiotique nisation des énoncés en algorithmes constitutifs de
est une syntaxe, au sens où l’entend Hjelmslev : une syntagmes narratifs » (Greimas, 1966a, p. 37). Les «
structure formelle d’un plan de contenu produite par algorithmes constitutifs de syntagmes » correspondent
l’analyse syntagmatique. Et, parmi les syntaxes, elle à l’analyse hiérarchique d’une syntagmatique, et en
se particularise en ceci que sa structure formelle est sont d’ailleurs probablement inspirés.
dégagée à partir de plusieurs analyses syntagmatiques, Il ne semble pas cependant que personne avait ja-
exercées sur les plans de contenu de plusieurs objets mais songé jusqu’à présent à rapprocher le récit de
sémiotiques. la notion d’intersémiotique. Tant que le concept d’in-
tersémiotique n’était pas distingué de celui de polysé-
4. Le récit comme miotique, le rapprochement manquait sans doute de
vraisemblance. Or il importe de voir aussi qu’une fois
intersémiotique distinguées par la conceptualisation théorique l’étude
Le concept d’intersémiotique ainsi qu’il a pu être intersémiotique et l’étude polysémiotique demeurent
construit à partir de la modélisation théorique propo- complémentaires, ce qui a pu contribuer à leur confu-
sée par Hjelmslev permet de rendre compte, ainsi qu’on sion. L’effort de généralisation et d’abstraction qui a
tâchera brièvement de le montrer, du récit. Grosso guidé les sémioticiens autour de Greimas et qui a per-
modo, un récit est un modèle syntaxique dont des mis d’élaborer le récit comme un algorithme de fonc-
analyses sémiotiques peuvent montrer l’application tions a été sollicité par la coprésence de divers modes
à des romans, à des films, à des albums de bandes d’expression dont jusqu’alors les philosophes, les an-
dessinées, etc. Tel récit, que l’un connaît par un roman thropologues ou les linguistes n’avaient pas cherché à
et un autre par un film, est susceptible en outre d’être dégager les invariants structuraux. On voit ainsi que la
raconté de vive voix ; le récit admet ainsi une mani- portée des recherches des sémioticiens, bien au delà de
festation qui semble détachée des formes d’expression Propp, dont le travail est resté entièrement dépendant
romanesque et filmique par lesquelles les pratiques d’un corpus (celui des contes dits merveilleux dans l’in-
culturelles le véhiculent ; c’est à travers ce genre de dex du folklore russe dressé par Aarne et Thompson),
détachement qu’un concept se naturalise. résulte de la reconnaissance d’une situation polysé-
miotique générale. En cela, du reste, les sémioticiens
Que les propriétés définitionnelles qui ont été accor-
ont suivi l’enseignement de Saussure pour qui, déjà,
dées à l’intersémiotique correspondent à celles du récit
la langue est forme et en tant que telle indépendante
peut être confirmé par la littérature narratologique.
des substances — phoniques, graphiques, etc. — dans
Chez Brémond, le récit est « une couche de signifi-
laquelle elle se manifeste. C’est un semblable souci
cation autonome, dotée d’une structure » (Brémond,
de généralisation qui a guidé l’approche de produc-
1964, p. 4). Transposé dans la terminologie hjelmslé-
tions culturelles autres que littéraires — films, albums
vienne : le récit est un plan de contenu que la mutation
de bande dessinée, affiches publicitaires : le pari que
intersémiotique permet d’autonomiser face aux plans
ce qui court entre le dessin et le texte, comme entre
d’expression avec lesquels il est associé dans les sémio-
l’image-mouvement et la bande-son, ce sont des conte-
tiques. Chez Barthes : « on ne peut douter que le récit
nus comparables, c’est-à-dire commutables et permu-
soit une hiérarchie d’instances. Comprendre un récit,
tables, dans un récit verbo-iconique ou audio-visuel.
ce n’est pas seulement suivre le dévidement de l’his-
toire, c’est aussi y reconnaître des “étages”, projeter les
enchaînements horizontaux du “fil” narratif sur un axe
5. Les types intersémiotiques
implicitement vertical » (Barthes, 1966, p. 5). Le même Le point de départ théorique dont nous sommes
Barthes précise, pour qui verrait avec inquiétude dans partis pour construire l’intersémiotique montrera son
ce terme de hiérarchie qui convient si bien à la mo- efficace en permettant de concevoir, à l’instar du récit,
délisation hjelmslévienne, ainsi que dans le terme de d’autres intersémiotiques. Une typologie raisonnée des
structure avancé par Brémond, la projection d’un axe intersémiotiques pourra ainsi être présentée.
paradigmatique, que « l’analyse structurale du message On voudrait au préalable faire une observation
narratif [est] d’ordre syntagmatique » (Barthes, 1964, d’ordre épistémologique. Il est souvent arrivé, en sé-
p. 3). De fait, pour Hjelmslev, une syntaxe est conduite miotique comme en d’autres disciplines, qu’un concept
selon un principe d’analyse non moins hiérarchique forgé à partir d’un domaine d’études soit transposé et
et structural que le produit d’une analyse paradig- appliqué dans un autre domaine d’études. Par exemple,
matique. Même commentaire théorique chez Greimas, lorsqu’on a commencé à parler de « sémiotique du ci-

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estudos semióticos, vol. 9, no 1, julho de 2013

néma », on entendait saisir un objet empirique connu « discours » tels que la description, la déduction et
— le cinéma — comme un objet théoriquement construit l’effusion lyrique. Il se définit en outre, parmi les suc-
— une sémiotique — à l’instar d’objets relevant d’autres cessions, comme une entité intégrative, et se distingue
pratiques empiriques et de domaines d’études précé- en cela d’autres « chronologies », « énonciations d’une
demment constitués. L’adéquation de l’objet sémio- succession de faits incoordonnés » (on pense volontiers
tique à l’objet cinématographique restait à démontrer, ici aux annales). Enfin le récit est caractérisé par «
à se développer, à travers les études d’un domaine l’implication d’intérêts humains », quoique, à vrai dire,
en constitution, plébiscitant les méthodes d’analyse on voie difficilement quelle mise en discours pourrait
sémiotique, sans que jamais, naturellement, l’empi- manquer à cette caractéristique, surtout si elle doit
risme de l’objet soit remis en cause. On a donc fait être rangée parmi les successions intégratives. Hormis
l’hypothèse d’une nature sémiotique du cinéma, et cette dernière caractéristique, il se confirme que Bré-
dans cette hypothèse l’objet théorique a pu recevoir mond définit le récit par sa syntaxe, en la distinguant
lui-même quelque altération de façon à s’ajuster à d’autres structures syntaxiques.
l’objet empirique. La stabilité de cet objet théorique Chez Greimas (1966b), l’essai typologique est plus
en est atteinte, a priori comme a posteriori, car ce retors — ou plus interpellant. Le récit y est considéré
ne sont évidemment pas les mêmes ajustements qui comme une affabulation (sans qu’on puisse déterminer
sont sollicités quand, au lieu du cinéma, on applique s’il existe des affabulations qui ne seraient pas des
cet objet à l’étude, par exemple, de la peinture, de la récits) et, en tant que telle, se distingue du « radotage
musique ou du web. Autrement dit, si les spécialistes », « propos décousus sur des choses et des personnes
du cinéma savent à quoi s’en tenir, en principe, quand plus ou moins familières » (p. 123). On s’étonne que
ils évoquent une sémiotique du cinéma, tout de même Greimas ait choisi des termes aussi chargés d’affects
que le chercheur en communication conçoit une sémio- pour désigner les catégories les plus générales des «
tique du jeu vidéo ou une sémiotique du marketing, ce messages », ce qui l’amène à donner pour exemple de
n’est pas nécessairement le même type d’objectivation « radotage » (avec des guillemets, tout de même) Les
théorique que le terme de sémiotique rencontre dans Caractères de La Bruyère ! Toujours est-il que cette dis-
chaque cas. Cette variété conceptuelle, qui n’est que tinction est introduite dans une section concernant la
relativement gênante pour les applications de la mé- « manifestation syntaxique », dite aussi parfois « combi-
thode sémiotique (il revient à chaque domaine d’études natoire syntaxique », et que l’affabulation s’y démarque
empiriques de sélectionner et de développer une sé- du « radotage » de la même manière que, chez Brémond,
miotique qui lui soit appropriée), l’est davantage pour le récit se distingue des discours sans succession — et
la construction d’un objet théorique en passe de géné- c’est tout ce qui nous importe de souligner.
ralisation et de naturalisation. On évite de courir un On se propose alors d’établir une typologie des in-
tel risque lorsque le point de départ d’élaboration d’un tersémiotiques en fonction de deux critères théoriques.
concept est essentiellement théorique, ainsi qu’il en De fait, le caractère « décousu » (Greimas) ou « incoor-
est dans cet article pour l’intersémiotique. Un tel point donné » (Brémond) nous paraît recouvrir deux valeurs
de départ n’empêche aucun ajustement à venir, selon distinctes : 1˚ une valeur temporelle, selon laquelle
le besoin, mais assure à la sémiotique dite générale l’avant et l’après sont des effets de sens nécessaires à
une assise stable pouvant servir de garant à la fois la structure syntaxique ; 2˚ une valeur tensive, selon
épistémologique et méthodologique pour l’emploi des laquelle les effets de sens propre à la structure syn-
concepts dans les études empiriques qui se réclament taxique sont ou non cohésifs. On distinguera de ce fait,
de la discipline sémiotique. — Mais refermons cette selon le premier critère, des chrono-syntaxes et des
parenthèse épistémologique. topo-syntaxes ; et, selon le second critère, des syntaxes
On trouve des esquisses de typologie intersémio- cohésives ou intensives, et des syntaxes dispersives ou
tique, quoi qu’elles ne se présentent pas sous ce terme, extensives. En croisant ces deux critères, on obtient
chez les sémioticiens narratologues quand ceux-ci une typologie à quatre entrées, dont les types sont dé-
cherchent à définir le récit. gagés dans le tableau ci-dessous, accompagnés d’une
Selon Brémond (1966), le récit se définit d’abord figuration graphique et de possibilités de manifestation
comme succession, en quoi il se distingue d’autres (voir Table 1).

La forme structurelle du récit (ou narration) est une innombrables techniques du nouage narratif. Les fils
tresse. Des fils se nouent au fur et à mesure de sa narratifs peuvent être nombreux et vibratiles, ou au
progression syntaxique. Ils s’entrelacent, se super- contraire épais et musculeux. Certains se raccrochent
posent, se doublent, s’enchevêtrent aussi, mais tout en cours de route, d’autres seulement à la fin du récit.
cela aboutit à l’une ou l’autre forme de nœud, parmi les Mais il y a un moment, situé à la fin du récit, c’est-à-

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Sémir Badir

Syntaxes intensives Syntaxes extensives

Chrono-syntaxes
Récit Déduction
(tableaux à scènes, films de fiction, romans, (démonstrations algébriques, analyses gra-
bandes dessinées) phiques, traité logique)

Topo-syntaxes
Argumentation Description
(tabelaux de genre, films documentaires, (tableaux de paysage, films expérimentaux,
articles scientifiques, spots publicitaires) vidéo art, albums)

Table 1
Syntaxes

dire au bout d’une interprétation, où tous sont pris en dépit de tous les tours et détours architecturaux, le
dans une pince grâce à laquelle ils donnent tout leur trésor et la sortie sont les seuls lieux par lesquels le
effet. labyrinthe fait sens.
La forme structurelle de la déduction, c’est l’arbre : L’argumentation et la description sont propices à
tronc, branches maîtresses, branches secondaires, etc. l’art rhétorique. Les lieux y sont aménagés et trouvent
La ramification se poursuit en s’étendant généralement dans le sujet modal un médiateur. Le récit et la dé-
sur une aire très large. Elle donne lieu à un feuillage, duction sont plus accessibles à l’analyse sémiotique :
qui découle de la déduction mais n’en fait pas vérita- les temps s’y distribuent d’une manière directement
blement partie (à chaque saison, le feuillage tombe et objectivable. Toutefois le récit partage avec l’argumen-
est régénéré, tandis que la déduction se transforme, tation une praxis qui rend leur forme intersémiotique
grandit, se solidifie). Les racines non plus ne font pas presque tangible, alors que la déduction, non moins
partie de la déduction proprement dite ; narratives, que la description, sont dépositaires d’un idéal, d’un
elles ne sont pas censées être visibles. Mais il y a une transcendant qui ne peut que déchoir dans leurs ma-
base où la déduction donne à voir un commencement nifestations et demeure de ce fait insaisissable. Ces
et d’où sa force se diffuse tant qu’elle se développe. apparentements croisés entre les différentes formes in-
La forme structurelle de la description ressemble à tersémiotiques laissent aussi entendre, on s’en doute,
une fleur. Pétales aux couleurs pleines, chatoyantes, bien des hybrides et des couplages parmi les manifes-
striées ou en dégradé, aux formes régulières ou ex- tations. La présentation tentée ici n’a été qu’une épure
travagantes, lobaires ou papillonnantes, aux textures spéculative.
soyeuses, moirées et délicates. Comme la déduction,
la description s’organise autour d’un centre, son pistil,
Références
auquel ses pétales sont attachés. Ce centre reste par-
fois invisible (il est impudique, littéral) sous la corolle ;
Ablali, Driss ; Ducard, Dominique (dir.)
il est en tout cas présupposé.
2009. Vocabulaire des études sémiotiques et sé-
Enfin l’argumentation est, structurellement parlant, miologiques. Paris : Honoré Champion ; Besançon :
un labyrinthe. On y entre ; il convient d’en sortir, le Presses Universitaires de Franche-Comté.
plus souvent par là même où l’on est entré, ou juste
à côté. On dit en outre qu’au cœur du labyrinthe se Barthes, Roland.
cache un trésor. Cependant, dans le labyrinthe ce 1964. Présentation. Communications, n. 4.
qu’on rencontre surtout ce sont des chausse-trapes,
Barthes, Roland
des détours, des murs aveugles qui obligent à revenir
1966. Introduction à l’analyse structurale des récits.
sur ses pas. L’arpenteur de labyrinthe connaît cette
Communications, n. 8.
sensation assez curieuse d’être le maître des lieux ;
non, certes, l’architecte, mais l’ordonnateur d’une ma- Brémond, Claude
nière d’habiter, le responsable d’une habitation. Car, 1964. Le message narratif. Communications, n. 4.

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estudos semióticos, vol. 9, no 1, julho de 2013

Brémond, Claude du cercle linguistique de Copenhague XVI. Traduc-


1966. La logique des possibles narratifs. Communi- tion française partielle dans Nouveaux Essais, Paris,
cations, n. 8. P.U.F., 1985. p. 87-130.
Édeline, Francis Metz, Christian
2012. Magritte et l’intersémiotique. In : Communi- 1970. Langage et cinéma.
cation au colloque « Magritte : perspectives nouvelles,
nouveaux regards », Toronto : 9-11 mai 2012. Molinié, Georges
Greimas, Algirdas Julien 2004. Sémiostylistique. Paris : P.U.F.
1966a. Élements pour une théorie de l’interprétation
Paveau, Marie-Anne
du récit mythique. Communications, n. 8.
2010. Interdiscours et intertexte. Généalogie scienti-
Greimas, Algirdas Julien fique d’une paire de faux jumeaux. In : Ablali, Driss
1966b. Sémantique structurale. Paris : Larousse. & Kastberg, Margareta. Linguistique et Littérature.
Cluny, 40 ans après, Besançon, Presses Universi-
Greimas, Algirdas Julien ; Courtés, Joseph
taires de Franche-Comté. p. 93-105.
1979. Sémiotique. Dictionnaire raisonné de la théorie
du langage. Paris : Hachette. Rastier, François ; Duteil-Mougel, Carine
Hjelmslev, Louis 2009. "Sémiotique des cultures". In : Ablali Ducard
1975. Résumé d’une théorie du langage. Travaux (2009), p. 89-95.

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Dados para indexação em língua estrangeira

Badir, Sémir
Les intersémiotiques
Estudos Semióticos, vol. 9, n. 1 (julho de 2013)
issn 1980-4016

Resumo: A exemplo de algumas noções já familiares, cuja definição, no entanto, nem sempre pode ser julgada
satisfatória sob o ponto de vista da precisão semântica, tais como as noções de intertexto, interdiscurso ou
interlíngua, o conceito de "intersemiótica" exige, antes de mais nada, que se explicitem as relações entre determinado
"objeto" e seu correspondente "inter-objeto" em foco. Para o estudo das intersemióticas, este trabalho propõe, em
primeiro lugar, três grandes distinções : (i) uma distinção entre plano da expressão e plano do conteúdo ; (ii) entre
estrutura formal e manifestação ; (iii) entre as apreensões paradigmática e sintagmática. A seguir, mantendo
em mente os ensinamentos de Hjelmslev a propósito dos tipos semióticos (Résumé of a theory of language),
introduz-se uma tipologia das intersemióticas com base em dois critérios, o do "valor temporal" (cronossintaxes vs.
topossintaxes) e o do "valor coesivo" (sintaxes coesivas vs. sintaxes dispersivas) das formas estruturais. Assim
se esboça uma primeira distribuição de quatro diferentes intersemióticas — relatos, deduções, argumentações
e descrições ; cada um desses quatro tipos é passível de se concretizar mediante múltiplas possibilidades de
manifestação.

Palavras-chave: intersemiótica, Louis Hjelmslev, relato

Como citar este artigo


Badir, Sémir. Les intersémiotiques. Estudos Semióticos.
[on-line] Disponível em: h http://revistas.usp.br/esse i. Edi-
tores Responsáveis: Ivã Carlos Lopes e José Américo
Bezerra Saraiva. Volume 9, Número 1, São Paulo, Julho
de 2013, p. 1–12. Acesso em “dia/mês/ano”.

Data de recebimento do artigo: 15/novembro/2012


Data de sua aprovação: 10/janeiro/2013

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