Morales, X. Dieu en Personnes (Épreuves)

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Xavier MORALES, Dieu en personnes, collection Cogitatio Fidei, Paris, Le

Cerf, 2015.
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dieu en personnes

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XAVIER MORALÈS

DIEU
EN PERSONNES

Cogitatio fidei

LES ÉDITIONS DU CERF


www.editionsducerf.fr
PARIS

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Collectio dirigée
Par
Emmnuel Durand

© Les Éditions du Cerf, 2015


www.editionsducerf.fr
24, rue des Tanneries
75013 Paris

ISBN 978-2-204-10584-2
ISSN 0587-6036

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PRÉFACE
« La sagesse dont nous parlons est une sagesse de
Dieu, et nous en parlons dans un mystère » (1 Co 2,
7). Car il s’agit bien de parler, de nous exprimer avec
nos mots humains, même si le discours que nous énon-
çons avec ces mots humains est un discours qui vient
de Dieu, et dont le sens caché dans un mystère ne peut
être saisi que si Dieu le dévoile. Tel est le triple enjeu de
la théologie : travailler avec nos mots humains, sur les
mots humains dans lesquels est transcrite la révélation
que Dieu fait de lui-même et de son dessein de salut, en
prêtant attention à ce qui excède ces mots – ce qui s’y
cache autant qu’il s’y dévoile : le « mystère » de Dieu.
Tel est donc aussi le plan général de toute recherche
théologique1 : réception critique des mots humains et des
concepts qu’ils expriment (introduction), écoute des mots
humains employés par la révélation de Dieu (chapitre i) et
manifestation de l’excès du mystère de Dieu sur les mots
qui le visent (chapitres ii et iii).
La théologie commence comme la philologie : elle lit
les signes qui lui sont donnés à voir et en déchiffre le sens

1. C’est notamment le plan que j’ai trouvé dans l’ouvrage auquel


ces pages doivent beaucoup : E. Durand, Le Père, Alpha et Oméga
de la vie trinitaire, Paris, Éd. du Cerf, 2008, ainsi que, pour l’ordre
d’exposition (histoire de la théologie, écoute de la révélation dans
l’Écriture, élaboration spéculative), dans J.-B. Lecuit, Quand Dieu
habite en l’homme. Pour une approche dialogale de l’inhabitation
trinitaire, Paris, Éd. du Cerf, 2010.

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8 DIEU EN PERSONNES

à l’aide de son savoir archéologique. Pour autant, elle ne


se satisfait pas d’être une « théologie dans les limites du
pur révélé » (théologie positive). Certes, elle sait qu’elle
ne connaît Dieu que tel qu’il se donne à connaître dans
sa révélation et, de ce fait, elle ne saurait connaître direc-
tement l’être même de ce qui apparaît. Mais elle espère,
à terme, participer, à sa mesure, à la connaissance que
son objet1 a de lui-même (theologia comprehensorum), et
elle croit que son objet se donne à connaître tel qu’il est
en lui-même, et qu’elle peut donc connaître, non l’être,
mais le sens de ce qui apparaît (theologia viatorum). Ce
travail essentiellement herméneutique de la théologie est
régulé par l’axiome selon lequel l’objet qu’elle vise est
toujours en excès, non par rapport à ce qu’il montre de
lui-même – car le Dieu d’amour se donne sans réserve
– mais parce qu’il est celui qui est toujours en excès en
lui-même, l’être infini, et par rapport à tout autre objet
de connaissance avec lequel on voudra le comparer pour
le connaître. Ce qui s’énonce par la célèbre formule :
« Entre le créateur et la créature, on ne peut remarquer
aucune ressemblance sans qu’il faille remarquer entre eux
une plus grande dissemblance2. »
De mots, il sera néanmoins beaucoup question, à
commencer par celui de « personne », dont l’enjeu prin-
cipal du présent essai est d’arriver à comprendre à quelles
conditions, et donc, selon quelle définition, on peut l’em-

1. Ici, au sens de « la réalité que vise l’opération de connaître »,


qui est aussi « le sujet sur quoi porte la science » qu’est la théologie,
pour reprendre les mots de Thomas d’Aquin, Somme de théologie, Ia,
q. 1, a. 7, resp.
2. C oncile de L atran IV (1215), c. 2 : inter creatorem et
creaturam non potest tanta similitudo notari, quin inter eos major sit
dissimilitudo notanda (voir Les Conciles œcuméniques. Les décrets,
tome II-1, Nicée I à Latran V, Paris, Éd. du Cerf, 1994, p. 498).

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PRÉFACE 9

ployer pour parler du Père qui est Dieu, du Fils unique qui
est Dieu et de l’Esprit Saint qui est Dieu – Dieu trinitaire
qui se révèle dans l’histoire d’Israël et dans la personne,
précisément, de Jésus de Nazareth.
L’Introduction, sous l’apparence d’une histoire très
lacunaire du concept désigné par le mot « personne »,
présentera la double hypothèse que le reste du livre cher-
chera à valider : 1. le choix de donner au concept de
personne toute la signification relationnelle qu’il a acquise
au sein du courant philosophique dit « personnaliste » ;
2. l’emploi du concept de mission comme clef pour
sauvegarder et décrire cette signification relationnelle de
la personne. Ces deux déterminations seront empruntées
au théologien Hans Urs von Balthasar, qui sera, de ce fait,
l’auteur de référence de l’ensemble de l’ouvrage.
Ce n’est qu’à l’issue de cette introduction qu’on pourra
présenter une problématique et un plan d’ensemble qui, à
travers l’écoute de la révélation de Dieu dans l’Écriture
sainte (chapitre i) et l’élaboration d’un modèle spéculatif
régulé par le principe de l’analogie (chapitre ii), conduira
à une contemplation « à travers un miroir, en énigme »
(1 Co 13, 12) de l’inconcevable tri-personnalité de Dieu
(chapitre iii), tant il est vrai que, « pas plus qu’on ne peut
connaître la route du vent [l’effusion de l’Esprit], ni l’em-
bryon dans le ventre de la femme enceinte [l’incarnation
du Fils unique], on ne peut connaître l’œuvre de Dieu qui
fait toutes choses [la primauté absolue du Père] » (Qo 11,
5).

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INTRODUCTION

À LA RECONQUÊTE DU CONCEPT
DE PERSONNE EN THÉOLOGIE TRINITAIRE

La contestation moderne de l’emploi


du concept de personne en théologie trinitaire

« Un seul Dieu en trois personnes 1. » Telle est la


formule par laquelle le Catéchisme de l’Église catholique,
promulgué en 1992, présente le mystère trinitaire. Cette
formule classique se trouvait déjà dans la lettre envoyée
au pape par les évêques réunis au synode de Constanti-
nople de 382 :
Une seule divinité, puissance et substance du Père, du Fils
et du Saint-Esprit, à la dignité égale en honneur et coéternelle
de leur royauté, en trois hypostases très parfaites, c’est-à-dire
en trois personnes parfaites2.

En employant le même mot « personne » à seize


siècles de distance, le magistère de l’Église montre qu’il
le considère particulièrement adéquat pour décrire la
réalité de la Trinité de Dieu, alors même que, pas plus

1. Catéchisme de l’Église catholique (CEC), n° 253.


2. Les Conciles œcuméniques. Les décrets, tome II-1, Nicée I à
Latran V, Paris, Éd. du Cerf, 1994, p. 80.

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12 DIEU EN PERSONNES

que le mot « hypostase », il ne provient de l’Écriture


sainte. Cependant, en définissant le mot « personne »
comme ce qui désigne « le Père, le Fils et le Saint-Esprit
dans leur distinction réelle entre eux1 », le Catéchisme en
restreint radicalement la compréhension, précisément en
en réduisant l’extension à la réalité trinitaire, au détriment
de toute la richesse de sens qui se déploie quand le mot
« personne » est appliqué aux êtres humains. On peut
alors se demander si cette restriction de la compréhension
du concept de personne quand il est appliqué à la Trinité
n’en dénoterait pas en fait une certaine inadéquation ?

Karl Barth
De fait, des voix se sont élevées, au cours du
xxe siècle, pour mettre en garde contre les déplacements
importants de sens que l’histoire de la pensée a fait subir
au concept de personne2. Dès 1932, K. Barth, considé-
rant « personne » comme un concept « pas suffisamment
net3 », lui reproche d’être devenu, dans la modernité, un
concept centré sur la « conscience de soi ». Or pour Barth,
la « personnalité », le fait d’être « une personne, un “Je”
qui existe en soi et par soi, doué d’une pensée et d’une
volonté personnelles » (p. 61), appartient à « l’essence
unique » de Dieu (p. 54), et non aux trois « personnes »
du Père, du Fils et de l’Esprit, sous peine d’insinuer « une

1. CEC, n° 252.
2. Pour une présentation plus développée des positions de Barth
et Rahner, voir E. Durand, La Périchorèse des personnes divines.
Immanence mutuelle, réciprocité et communion, Paris, Éd. du Cerf,
2005, p. 66-73, qui est plus nuancé que moi.
3. K. Barth, Dogmatique, I/1**, § 9.2, p. 58. Barth invoque les
réticences exprimées par Augustin en Trin. VII, iv, 7 – v, 10. Les
numéros de page dans le corps du texte renvoient à Dogmatique,
I/1**.

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INTRODUCTION 13

séparation [diversitas essentiae] qu’il s’agit précisément


d’éviter en Dieu » (p. 58). Aussi le théologien est-il
confronté à une alternative :
Ou bien essayer de développer la doctrine trinitaire en
partant de cette conception si accentuée de la personne,
ou bien en rester à l’ancien terme de persona, lequel était
devenu, en dehors de quelques cercles très restreints de théo-
logiens, une notion périmée et incompréhensible [p. 60].

Il semble que ce soit cette deuxième hypothèse qu’ait


choisie le Catéchisme de l’Église catholique : s’en tenir à
la formulation traditionnelle, mais en précisant le sens en
quelque sorte archaïque que le mot « personne » y reçoit.

Karl Rahner
K. Barth n’est pas le seul à soupçonner le mot
« personne ». K. Rahner, de son côté, redoute lui aussi
« une sorte de tri-théisme vulgaire » :
L’expression « trois personnes en Dieu » attire le danger
presque inévitable, et qu’il est trop tard ensuite pour
conjurer à l’aide de correctifs, de se représenter en Dieu trois
consciences distinctes, trois foyers de vie spirituelle, trois
centres d’action, et ainsi de suite1.

C’est que « le mot “personne”, dans l’évolution qu’il


a subie après la formulation du dogme trinitaire au
ive siècle, a, tout au moins en dehors de son usage dans
cette théologie, perdu la saveur quasi sabellienne qu’il

1. K. R ahner , « Dieu Trinité, fondement transcendant


de l’histoire du salut », dans Mysterium Salutis. Dogmatique de
l’histoire du salut, 6. La Trinité et la création, Paris, Éd. du Cerf,
1971, p. 50-51.

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14 DIEU EN PERSONNES

avait à l’origine, pour prendre la signification existen-


tiale et hermésienne d’un “je” s’opposant à toute autre
personne par le jeu d’une liberté indépendante, propre
et distincte1 ». La question est donc posée : « Peut-on
remplacer le concept de “personne”2 ? » Et Rahner d’y
répondre par une nouvelle alternative : ou bien on emploie
« personne » comme strict synonyme de « hypostase3 »,
ou bien, par prudence, on lui substitue une périphrase au
sens plus déterminé : « mode distinct de subsister4. »
On le comprend, chez Barth comme chez Rahner, la
critique de l’emploi du mot « personne » en théologie
trinitaire découle de trois pétitions de principe :
1. La synonymie entre « hypostase » et « personne »
dans la formulation classique de la théologie trinitaire
aurait été offusquée par l’évolution moderne, notamment
philosophique, du mot « personne » : au sens strict de
« existence distincte » s’est ajoutée l’idée d’une subjecti-
vité, d’une conscience de soi.
2. Or en Dieu, il n’y a qu’un « inaltérable sujet5 »,
« une seule conscience de soi 6 ». L’unique relation
« je »/« tu », l’unique situation d’interlocution dans
laquelle Dieu intervienne, est la relation entre « le “moi”
divin qui s’adresse au “toi” humain et le rencontre7 » :
elle concerne donc l’unique substance divine et non les

1. Ibid., p. 52. Voir aussi p. 85 et 119.


2. Ibid., p. 66.
3. Et c’est la pratique dans la doctrine de l’Église, où le concept
de personne « n’ajoute rien à ce qui a été déjà dit à propos de
l’hypostase », ibid., p. 85.
4. Ibid., p. 116-129.
5. K. Barth, Dogmatique, I/1**, thèse du § 9, p. 51.
6. K. R ahner , « Dieu Trinité, fondement transcendant de
l’histoire du salut », p. 86. Voir p. 120.
7. K. Barth, Dogmatique, I/1**, p. 10. Voir la thèse du § 9, p. 51
et encore p. 81.

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INTRODUCTION 15

personnes qui s’y distinguent. « On ne saurait parler, au


sein de la Trinité, d’une réciprocité de “tu”1. »
3. Cette deuxième pétition de principe est, paradoxa-
lement, le résultat d’un centrage de la théologie sur l’an-
thropologie. En réalité, loin de rejeter le personnalisme,
Barth et Rahner intègrent ses résonances existentielles et
dialogales dans une théologie où le Dieu qu’il s’agit de
connaître est le Dieu qui entre en relation inter-subjec-
tive avec l’homme. Chez Barth, le point de départ de la
théologie est la doctrine de la Parole de Dieu : Dieu est
avant tout contemplé en tant qu’il se révèle à l’homme,
et la Trinité est d’abord décrite par la triade révélateur-
révélation-révélé2. Chez Rahner, le point de départ de la
théologie est la question de la grâce : le Dieu trinitaire
est avant tout contemplé en tant qu’il s’auto-communique
à l’homme, comme « réalité de salut et expérience de
grâce3 ». Dans les deux cas, la doctrine trinitaire est rivée
sur la relation inter-subjective homme créé/Dieu incréé,
ce qui empêche d’accorder toute sa profondeur à l’idée

1. K. R ahner , « Dieu Trinité, fondement transcendant de


l’histoire du salut », p. 86 n. 29.
2. K. B arth , Dogmatique, I/1**, § 8, p. 1. La définition
suivante de la théologie, que K. Barth présentera comme issue d’un
« changement d’orientation » (L’Humanité de Dieu, 1956, Genève,
Labor et Fides, 1956, p. 5), est en fait déjà valable pour les années
1930 : « La théologie ne s’occupera pas de Dieu en soi […], mais
[…] son sujet sera précisément Dieu dans sa rencontre avec l’homme
et l’homme dans sa rencontre avec Dieu. »
3. « Dieu Trinité, fondement transcendant de l’histoire
du salut », p. 47. Dans « Théologie et anthropologie », une
conférence de 1966 publiée dans Théologie d’aujourd’hui et de
demain, Paris, Éd. du Cerf, 1967, p. 99-120, K. Rahner cherche à
« convaincre qu’aujourd’hui la théologie dogmatique doit devenir
une anthropologie théologique, que cet “anthropocentrisme” est
nécessaire et fécond » (p. 99). Voir aussi le Traité fondamental de
la foi, Paris, Éd. du Cerf, 2011, p. 254-255 : « Toute théologie […]
demeure anthropologie pour l’éternité. »

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16 DIEU EN PERSONNES

de relations à l’intérieur même de Dieu. Les tentatives de


redonner de l’ampleur à la doctrine trinitaire, non seule-
ment dans la doctrine de Dieu mais dans la sotériologie,
n’aboutissent qu’au danger souvent dénoncé de moda-
lisme, ou du moins d’une certaine instrumentalisation.

La réponse de Hans Urs von Balthasar


C’est peut-être parce que H. U. von Balthasar prend
à rebours l’histoire de la dogmatique, où le concept de
personne avait d’abord été introduit dans la doctrine trini-
taire avant de servir en christologie, qu’il se démarque
radicalement de Barth et Rahner, en choisissant de ne pas
réduire le concept à la signification stricte, en quelque
sorte archaïsante, qu’il serait censé avoir dans le dogme
trinitaire, mais de donner sa chance au concept moderne
de « personne » et d’en exploiter l’évolution séman-
tique en théologie trinitaire. Puisqu’au cœur de la grande
Trilogie, « l’Aperçu christologique1 » précède le « Deus
Trinitas2 », la « personne » est introduite d’abord dans
le cadre de la christologie, et c’est seulement ensuite que
l’on passe « de la personne du Christ à la Trinité person-
nelle3 ».
Dans le cadre de son « Aperçu christologique », en
s’appuyant sur la philosophie et sur l’histoire de la dogma-
tique, Balthasar réexamine la question de l’évolution du
concept de personne4 et aboutit à deux conclusions :

1. Hans Urs von Balthasar, La Dramatique divine (DD), II/2,


Namur, Culture et vérité, 1988, chap. ii.
2. DD, II/2, chap. v.
3. DD II/2, p. 408, titre.
4. DD II/2, p. 167-176 : « Lutte autour du concept théologique de
personne. » Balthasar a encore abordé au moins deux fois le concept
de « personne » : les éléments de DD II/2 sont repris synthétiquement
dans l’article « Zum Begriff der Person », dans Homo creatus est,

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INTRODUCTION 17

1. La « personne » est une réalité « sur-naturelle1 »,


c’est-à-dire d’emblée théologique : elle est donc quelque
chose de plus que l’« individu » ou le « sujet spirituel »
naturels2.
Là où Dieu dit à un sujet spirituel qui ce sujet est pour
lui, le Dieu éternel et véridique, où il lui dit du même coup
à quelle fin il existe – donc lui confère sa mission accréditée
par Dieu – là on peut dire d’un sujet spirituel qu’il est une
personne3.

Balthasar évite ainsi la question épineuse de la vali-


dité en théologie d’un concept de personne emprunté
à la philosophie 4, d’autant plus que, comme nous le
verrons plus loin, en faisant du Christ la « Personne tout
court5 », c’est-à-dire l’archétype de la personnalité, celui
en qui la définition de la personne se vérifie éminem-
ment, Balthasar inverse le sens de la transposition analo-
gique du concept : non plus de la définition commune à
son application à Dieu, mais du cas particulier et déter-
minatif du Christ à son application aux créatures par

Skizzen zur Theologie V, Einsiedeln, 1986, p. 93-102 ; et exploités


dans La Théologique (TL), III, Namur, Culture et vérité, 1996, ii :
« L’Esprit Saint comme Personne », p. 98-155.
1. DD II/2, p. 166.
2. La distinction entre « individu » et « personne » est considérée
par Balthasar comme « le fil d’Ariane » du concept de « personne »,
dès les premières lignes de « Zum Begriff der Person ».
3. DD II/2, p. 165.
4. Voir Thomas d’Aquin, Somme de théologie, Ia, q. 29, a. 3,
notamment ad 4, à propos de la définition de Boèce. Balthasar
se montre ici bonaventurien : le théologien franciscain, Sur les
Sentences, liv. I, dist. 25, a. 1, q. 2, arg. 1, concède que le contexte
de la définition de Boèce n’est pas trinitaire, mais christologique ;
cependant « la personne du Christ est bien une personne incréée,
donc Boèce a bien l’intention de donner la définition [ratio] d’une
personne divine ou incréée ».
5. DD II/2, p. 404.

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18 DIEU EN PERSONNES

analogie fondée sur une participation à la mission du


Christ1.
2. Le concept de personne est un concept bipolaire.
Selon son premier pôle, qui le rapproche du concept
d’hypostase, « la patristique caractérisait la personne
[…] comme ce qui est le “spécial”, “l’incommunicable”,
“l’étant-pour-soi” ou le “se tenant en soi”, mais elle
n’allait pas au-delà 2 ». Or l’enquête sur l’histoire du
concept de personne montre que, dans « cet important
prélude à l’emploi théologique du concept de personne »
qu’est l’exégèse prosopologique pratiquée notamment
par Tertullien, le concept incluait, comme deuxième pôle,
un « principe dialogique3 » que recoupe le « principe
dialogal » (re)découvert par la philosophie personnaliste
du début du xxe siècle4. Ce principe dialogal pourrait tout
aussi bien être baptisé « principe dramatique », et l’on
voit alors comment le concept balthasarien de personne
surgit de l’analogie théâtrale développée dans le premier
volume de la Dramatique divine, par la médiation du
rôle et de la mission, et réciproquement, on comprend la
motivation profonde du recours à l’analogie théâtrale : le
choix de la mission comme clef de la question christolo-
gique, dans le sillage de la conférence décisive de Ernst

1. Même distinction entre « individuel » et personnel » jusqu’à


sa conséquence christologique, chez J. Zizioulas, L’Être ecclésial,
Genève, Labor et Fides, 1981, p. 130-131 et 93-97 : « Le Christ […]
ne doit pas être un individu, mais une personne véritable » (p. 96).
Zizioulas renvoie en note à J. Maritain et N. Berdiaev.
2. DD II/2, p. 167. Ce pôle se réduit donc à la signification
restrictive, en quelque sorte archaïque du concept. Et Balthasar de
déplorer chez les Cappadociens déjà « l’incapacité de distinguer
individualité et personne », p. 170.
3. DD II/2, p. 169 n. 20, citant C. Andresen.
4. Le « principe dialogal » est exploré par Balthasar dans DD I,
Namur, Culture et vérité, 1984, p. 27-29 et 539-550, précisément en
« prolégomène » à la Dramatique.

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INTRODUCTION 19

Käsemann en 19531. Mais avant de retracer la manière


dont Balthasar passe de l’assignation du rôle à l’acteur à
l’envoi en mission qui élève le sujet spirituel à la dignité
de personne, je voudrais proposer à mon tour un rapide
parcours historique qui fera mieux comprendre comment
ce que je viens d’appeler la bipolarité du concept de
personne s’enracine dans la tradition théologique.

Confirmations historiques de la bipolarité


du concept de personne

Dans un article suggestif, L. Sentis a montré comment


la compréhension prétendument moderne de « personne »
était repérable dès l’apparition du concept en théo-
logie trinitaire2. La suite de son histoire est marquée par
l’« oubli » de cette « dimension de corrélation interper-
sonnelle3 ». Je me contenterai de résumer ou de déve-
lopper certaines étapes de cette proposition de panorama
historique4.

1. E. Käsemann, « Le problème du Jésus historique », Essais


exégétiques, Neuchâtel, Labor et Fides, 1972, p. 145-173.
2. L. Sentis, « Penser la personne », Nouvelle Revue Théologique,
116 (1994), p. 679-700.
3. Ibid., p. 685.
4. On trouvait déjà un parcours semblable chez Ch. Schütz et
R. Sarach, « L’homme comme personne », Mysterium Salutis, 7.
L’homme dans la création, Paris, Éd. du Cerf, 1971, p. 111-136,
aboutissant à la même bipolarité du concept : être-pour-soi et être-en-
relation doivent être tenus ensemble, et le sont effectivement, pour la
créature, grâce à l’analogia entis, où l’être-en-relation avec l’Autre
divin, origine de l’être, donne à participer à l’être-pour-soi qui le
caractérise.

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20 DIEU EN PERSONNES

Tertullien
La première étape de l’évolution sémantique du mot
persona part de son sens étymologique : le masque de
l’acteur, pour glisser vers le rôle joué par l’acteur, puis
désigner le « personnage auquel on attribue les paroles
de la pièce de théâtre1 ». C’est à partir de ce dernier sens
qu’émerge la méthode littéraire de l’exégèse dite prosopo-
logique, mise en évidence par C. Andresen dans un article
fondateur2. Pour reprendre les mots de M.-J. Rondeau,
l’exégèse prosopologique « consiste à s’interroger sur
l’identité des personnages mis en scène, en particulier
sur l’identité du personnage qui parle […] et corrélati-
vement, sur celle du “tu” auquel ce “je” s’adresse et qui
est susceptible de lui donner la réplique3 ». L’emploi du
lexique dramatique dans cette description de l’exégèse
prosopologique n’est pas fortuit : « Le mot, dans ce cadre,
n’est pas d’origine philosophique, mais renvoie à l’uni-
vers du théâtre (ainsi que, ce qui est plus artificiel, à celui
de la grammaire)4. » Il n’est pas étonnant que Balthasar,
qui recourt à l’analogie théâtrale pour décrire la personne
christologique, cite l’article de C. Andresen à titre de

1. L. Sentis, « Penser la personne », p. 685. L’article de référence


est celui de M. Nédoncelle, « Prosopon et persona dans l’Antiquité
classique, essai de bilan linguistique », Revue des sciences religieuses
22 (1948), p. 277-299, republié dans Explorations personnalistes,
Paris, Aubier, 1970, p. 161-184.
2. C. A ndresen , « Zur Entstehung und Geschichte des
trinitarischen Personbegriffes », Zeitschrift für die neutestamentliche
Wissenschaft 52 (1961), p. 1-39. Avec M.-J. R ondeau , Les
Commentaires patristiques du Psautier (iiie-ve siècles), vol. II –
Exégèse prosopologique et théologie, (Orientalia christiana analecta
220), Rome, 1985, ici p. 8, n. 7, je préfère « prosopologie » à
l’équivoque « prosopographie » d’Andresen. Voir les indications
bibliographiques données dans ibid., p. 11, n. 10 et p. 12, n. 12.
3. Ibid., p. 8.
4. Ibid., p. 22.

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INTRODUCTION 21

recoupement indépendant de sa propre démarche1. Or il


faut noter d’ores et déjà que dans ce cadre dramatique,
persona « suggère aussi bien relation que distinction2 ».
On voit déjà émerger ce que j’ai appelé la bipolarité du
concept.
C’est à partir de la méthode prosopologique que
persona entre en théologie trinitaire et cette entrée a lieu
sous la plume de Tertullien3 qui « exploite comme nul
autre avant lui le caractère de dialogue offert par certains
textes » scripturaires et « met en lumière les virtualités
“personnalistes” d’un dossier4 ».
Le but de Tertullien, dans le Contre Praxeas, est de
démontrer, contre le modalisme de son adversaire, à la
fois la réalité de la distinction entre le Père et le Fils, et
que cette distinction ne contrevient pas à l’unité de la
divinité5. Dans la partie centrale, consacrée à un examen
des passages de l’Écriture allégués dans la controverse
(chap. xi-xxvi), les chapitres xi-xii utilisent la méthode
prosopologique pour démontrer la distinction des
personnes : dans l’Écriture, les personnes s’adressent les
unes aux autres, et non à elles-mêmes ! Il y a interlocu-
tion, donc plusieurs personnes.
Concrètement, la méthode consiste à distinguer les
personnes du discours (ce que Tertullien appelle la
pronuntiatio) : « Celui qui parle » (1e personne), « Celui
de qui il parle » (3e personne), « celui à qui il parle »

1. DD II/2, p. 169, n. 17.


2. Les Commentaires patristiques du Psautier (iiie-ve siècles), vol.
II – Exégèse prosopologique et théologie, p. 13.
3. Ibid., p. 30-34.
4. Ibid., p. 30.
5. Tertullien, Adversus Praxean, E. Kroymann et E. Evans
(éd.), dans Opera, Pars II, Opera montanistica, (CCSL 2), Turnhout,
Brepols, 1954, p. 1157-1205.

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22 DIEU EN PERSONNES

(2e personne)1 puis à déduire de cette pronuntiatio la


dispositio des personnes de la réalité. Autrement dit : « Il
y a autant de prises de parole » dans le texte « qu’il y a de
personnes » dans la Trinité2 :
Le texte présente explicitement la distinction trinitaire,
puisqu’il y a, d’une part, celui qui prend la parole, l’Esprit,
d’autre part, celui à qui il s’adresse, le Père, et enfin, celui de
qui il parle, le Fils3.

Les deux pôles relationnel et de subsistance distincte


inhérents au concept se trouvent alors appliqués à la
personne trinitaire : « La personne trinitaire est un person-
nage engagé dans un dialogue avec un autre », selon
sa dimension de relationalité, « donc irréductible à cet
autre4 », selon sa dimension de subsistance distincte. Chez
Tertullien, la personne trinitaire est donc bien un concept
bipolaire.

Heurs et malheurs de la personne trinitaire


Autant la théologie occidentale est tributaire de Tertul-
lien pour son lexique comme pour sa forme de pensée,
autant c’est Origène qui marque de son style la théologie
orientale. Face aux risques d’interprétation modaliste
de l’économie trinitaire, le terme choisi pour désigner
les « Trois », hypostasis, insiste sur leur existence réelle

1. Tertullien, Adv. Praxean, xi, 4, p. 1171, l. 34-35.


2. Tertullien, ibid., xxiii, 4, p. 1192, l. 15-16 : quot personae
[…] quot et voces.
3. Ibid., xi, 9-10, p. 1172, l. 63-65 : Manifeste distinctio Trinitatis
exponitur. Est enim ipse qui pronuntiat Spiritus, et Pater ad quem
pronuntiat, et Filius de quo pronuntiat.
4. M.-J. Rondeau, Les Commentaires patristiques du Psautier
(iiie-ve siècles), vol. II – Exégèse prosopologique et théologie, p. 324,
à propos d’Hilaire de Poitiers.

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INTRODUCTION 23

et distincte1. Ainsi de l’Esprit Saint, Origène déclare :


« L’Esprit Saint est une subsistance intellectuelle, il
subsiste et existe proprement2. »
Pour ne prendre que quelques exemples tirés de celui
que la tradition orientale canonisera comme « Grégoire
le Théologien », le mot « hypostase » connote « l’incon-
fusible » des Trois3, il désigne « le fait que les Trois ont
chacun une existence propre4 » (idiotês), c’est-à-dire « à
part, particulière ». « Hypostase » n’intègre donc que l’un
des deux pôles du concept de personne, au détriment de la
dimension relationnelle, qui n’est pas ignorée pour autant,
mais prise en charge par d’autres moyens conceptuels, par
exemple par la catégorie de la relation :
« le Père », ce n’est ni un nom de substance, grands sages, ni
un nom d’action ; c’est un nom de relation [skhesis], un nom
indiquant la manière dont le Père est à l’égard du Fils, ou le
Fils à l’égard du Père5.

L’éclipse quasi-totale de la dimension de relationa-


lité surgit quand les débats théologiques provoquent un
alignement de la terminologie latine sur la terminologie
grecque : par convention, le mot latin persona est alors
identifié au grec hypostasis et perd ainsi son pôle rela-

1. Je me permets de renvoyer à La Théologie trinitaire d’Athanase


d’Alexandrie, (Collection des Études Augustiniennes ; Série Antiquité
– 180), Paris, Institut d’études augustiniennes, 2006, p. 21-25, avec la
bibliographie indiquée p. 22, n. 10.
2. Origène, Les Principes, I, 1, 3, Paris, Éd. du Cerf, 1978, p. 94,
l. 82-83.
3. Grégoire de Nazianze, Discours 31, 9, Paris, Éd. du Cerf,
1978, p. 292, l. 13 ; voir aussi Discours 20, 7, Paris, Éd. du Cerf,
1980, p. 70, l. 6.
4. Ibid., Discours 21, 35, p. 186, l. 16.
5. Ibid., Discours 29, 16, p. 210, l. 12-14. Voir La Théologie
trinitaire d’Athanase d’Alexandrie, p. 201-203.

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24 DIEU EN PERSONNES

tionnel1. On aboutit à la définition boéthienne : « La


personne est une substance individuelle de nature ration-
nelle », définition qui, à vrai dire, est élaborée non en
contexte trinitaire mais en contexte christologique2. Le
concept de personne est alors construit par spécification
du concept d’individu : la personne est un individu du
genre rationnel. Ce qui revient à la réduire au pôle de la
subsistance3.
Or cette équivalence linguistique entre persona et
hypostasis et la réduction sémantique qui en résulte
aboutissent à une conséquence presque paradoxale : la
personne trinitaire est alors définie par son « indépen-
dance ». « L’un ne dépend pas de l’autre pour subsister »,
lit-on sous la plume de Guillaume de Saint-Thierry, au
début du xiie siècle4. Bonaventure, un siècle plus tard,

1. On pourrait citer, entre autres, un passage de l’Exposé


macrostiche envoyé par le synode d’Antioche de 344 à destination
des Occidentaux (cité dans A thanase d ’A lexandrie , Sur les
Synodes, 26, IV, 1), ou encore, du Traité de Basile d’Ancyre rédigé
dans l’été 359 : « Et que le mot “subsistances” [hypostaseis] n’aille
pas en troubler certains [les Occidentaux]. De fait, les Orientaux
disent “subsistances” afin de reconnaître que les propriétés des
“personnes” sont subsistantes et existantes », Traité de Basile
d’Ancyre, cité dans Épiphane de Salamine, Panarion, 73, 16, 1.
Voir aussi la synodale de 382 cité plus haut, p. n. , dans le même
contexte de dialogue avec les Occidentaux.
2. Boèce, Contre Eutychès et Nestorius, iii, voir la traduction
dans Courts traités de Théologie. Opuscula sacra, Paris, Éd. du Cerf,
1991, p. 59 ; PL 64, col. 1343 D : Persona est naturae rationalis
individua substantia.
3. L. Sentis, « Penser la personne », p. 699 : « l’aspect relationnel
passe au second plan […] le choix fait en faveur de la définition
boéthienne de la personne a fait perdre la nuance dramatique et
relationnelle. »
4. Dans le Bref commentaire sur le Cantique des cantiques,
vraisemblablement le compte rendu des échanges entre Guillaume de
Saint-Thierry et Bernard de Clairvaux, cette définition de l’hypostase,
aussitôt identifiée à la « personne » des Latins, doit être attribuée à
Guillaume, familier de la terminologie théologique grecque (Brevis

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INTRODUCTION 25

entérine la définition boéthienne1, et appelle l’étymologie


à la rescousse2 (persona = per se unum) pour aboutir au
même résultat : la personne est quelque chose « de tout à
fait distinct des autres mais sans distinction à l’intérieur
de soi-même3 ».
La définition alternative proposée par Richard de
Saint-Victor a une valeur ambiguë, d’autant qu’elle n’est
énoncée qu’après diverses tentatives qui reconduisent à
celle de Boèce. Ainsi Richard commence-t-il par définir
persona en partant de substantia et en y ajoutant une
« propriété individuelle, singulière, incommunicable »,
et en spécifiant : « “Personne” ne se dit que d’une nature
rationnelle4. » Mais dans la partie la plus originale de sa
réflexion sur la personne trinitaire5, le remplacement de la
substantia boéthienne par exsistentia réintroduit dans la
définition de la personne, non l’inter-subjectivité, mais du
moins la relation d’origine6 : le premier élément du mot

commentatio, vi, l. 6-9, dans Guillelmi a Sancto Theodorico opera


omnia, Pars II, Turnhout Brépols, 1997, p. 160-161). Dans son
Énigme de la Foi, § 38-39, dans Guillelmi a Sancto Theodorico opera
omnia, Pars V, Turnhout, Brépols, 2007, p. 152-153, Guillaume
transcrit la définition de Boèce, mais semble la rejeter, puis identifie
persona, hypostasis et subsistentia, glosée : sub proprietate distincta.
1. Bonaventure, Sur les Sentences, liv. I, dist. 25, a. 1, q. 2.
2. Bonaventure s’inspire ici de Simon de Tournai, dont Thomas
d’Aquin expose l’opinion en Somme de théologie, Ia, q. 29, a. 4,
resp. M. N édoncelle , « Prosopon et persona dans l’Antiquité
classique, essai de bilan linguistique », p. 171, citant H. Rheinfelder,
Das Wort Persona, Halle, M. Niemeyer, 1928, p. 21, renvoie au
glossaire de Placidus.
3. Bonaventure, Sur les Sentences, liv. I, dist. 23, a. 1, q. 1, resp.
4. Richard de Saint-Victor, La Trinité, liv. IV, chap. vi, Paris,
Éd. du Cerf, 1959. Le chap. viii, partant de la distinction entre quid et
quis, aboutit encore à une définition proche de Boèce : « Trois aliqui
dont chacun, cependant, est une substance de nature rationnelle. »
5. Ibid., liv. IV, chap. xi-xviii, surtout chap. xi-xii.
6. Balthasar, TL III, p. 128, note que Richard de Saint-Victor, en
remplaçant la substantia boéthienne par existentia introduit certes la

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26 DIEU EN PERSONNES

ex-sistentia dénote la ratio obtinentiae, c’est-à-dire « ce


d’où l’être est possédé », et le deuxième élément dénote
la ratio essentiae, c’est-à-dire « ce qu’il est1 ». Ex-sistere,
c’est à la fois « être substantiellement » (substantialiter
esse) et « être issu de quelque chose2 » (ex aliquo esse) :
le concept de persona redevient bipolaire. La primauté est
néanmoins accordée au pôle de la subsistance, puisque
Richard accole à exsistentia l’adjectif incommunicabilis
(qui correspond à l’individua de Boèce) : « En Dieu, la
personne n’est autre qu’une existence incommunicable3. »
C’est peut-être Thomas d’Aquin qui, pour l’époque
scolastique, accomplit la reconquête de la dimension
relationnelle de la façon la plus déterminée. Si, en entéri-
nant la définition boéthienne de la personne4, le Docteur
angélique conserve la prévalence du pôle de la subsis-
tance, le pôle relationnel réapparaît à la faveur du choix
déterminant de ranger la personne divine dans la caté-
gorie de la relation, et non dans celle de la substance5,
pourtant invoquée dans la définition boéthienne : « Le
concept de “personne” vise une relation6. » Or le concept
de relation est placé au centre de la doctrine trinitaire de
Thomas7. Aussi ne peut-on déclarer, avec K. Barth, que,

« relationalité » dans la définition de la « personne », mais seulement


selon le « à partir de », et non selon le « vers ».
1. R ichard de S aint -V ictor , La Trinité, liv. IV, chap. xi ,
p. 250-252.
2. Ibid., liv. IV, chap. xii, p. 254.
3. Ibid., liv. IV, chap. xviii, p. 268.
4. Thomas d’Aquin, Somme de théologie, Ia, q. 29, a. 1.
5. Sur les différentes opinions en présence, voir le commentaire
de G. Émery, La Théologie trinitaire de saint Thomas d’Aquin, Paris,
Éd. du Cerf, 2004, p. 142-144.
6. Thomas d’Aquin, Somme de théologie, Ia, q. 29, a. 4.
7. La centralité du concept de relation est à entendre au sens
propre : la question 28 sur la relation est médiatrice entre la
question 27 sur la procession et les questions 29-30 sur la personne.

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INTRODUCTION 27

pour Thomas, « la seule caractéristique de l’individua


substantia qui demeure lorsqu’on applique le concept de
personne à Dieu, c’est l’incommunicabilitas1 ». On doit
reconnaître que Thomas « a ensuite introduit le concept
de “relation” dans son concept de “personne”2 », et que
cette détermination est décisive pour sa théologie trini-
taire.
Pour autant, il ne faut pas forcer l’interprétation et
faire de Thomas un personnaliste avant l’heure. Un détail
le montrera d’emblée. Thomas a bien compris que la
« personne » boéthienne est plus qu’un individu. Dans
son commentaire de la définition de Boèce, il saisit clai-
rement la différence de signification entre « hypostase »
et « personne3 » qu’elle pose. Alors que les « hypos-
tases » ne sont que des « substances individuelles » en
général4, « personne » dit quelque chose de plus (adhuc
quodam specialiori et perfectiori modo) en désignant
une substance individuelle de l’espèce « rationnelle5 ».

Voir G. Émery, La Théologie trinitaire de saint Thomas d’Aquin,


p. 148-156 : « La relation au cœur de la théologie trinitaire. »
1. K. Barth, Dogmatique, I/1**, p. 59.
2. Ibid., p. 67. Pour autant, G. Émery note que cette introduction
de la relation dans la définition de la personne chez Thomas ne
concerne précisément que la personne divine : « Saint Thomas n’a
pas introduit la relation dans la définition commune de la personne,
ni dans la signification particulière de la personne humaine », ibid.,
p. 148, alléguant à bon droit la Somme de théologie, Ia, q. 29, a. 4,
arg. 4.
3. Dans les lignes qui suivent, je cite Thomas d’Aquin, Somme
de théologie, Ia, q. 29, a. 1, resp. Voir encore l’article 2, qui distingue
respectivement suppositum, subsistentia, res naturae, hypostasis,
persona ; IIIa, q. 2, a. 2, distinguant suppositum et persona ; IIIa, q. 2,
a. 3, distinguant hypostasis et persona.
4. G. Émery, La Théologie trinitaire de saint Thomas d’Aquin,
p. 140 : « Un cheval ou un chien, par exemple, sont aussi des
hypostases », mais non des personnes !
5. Cette « personne » réduite à l’individu de l’espèce des

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28 DIEU EN PERSONNES

Thomas approfondit même cette différence spécifique


de la personne en définissant la rationalité comme le fait
« d’avoir la maîtrise de ses actes », « d’agir par soi ».
Cependant, cette propriété de la substance individuelle
rationnelle, en soulignant son indépendance1, ne vient que
renforcer la prévalence du pôle « subsistance » dans le
concept de personne.
Avec le Docteur commun, la doctrine catholique a
trouvé une formulation précise et stabilisée du concept de
personne tel qu’il s’applique à Dieu2. J’en rappelle une
dernière fois les deux points : 1. La définition de Boèce
est canonisée : la personne est un individu de l’espèce
« substance rationnelle » ; 2. En Dieu, la personne désigne
une relation, en tant qu’elle subsiste dans l’essence divine
et s’identifie donc à elle.

Conclusion : la bipolarité du concept de personne


Les deux points déterminants de la synthèse thoma-
sienne correspondent aux deux conclusions tirées de la
lecture de « l’Aperçu christologique » de Balthasar : 1. la
distinction sémantique entre « individu-hypostase » et
« personne » ; 2. la présence d’un deuxième pôle dans le
concept de personne, qui correspond à la différence spéci-
fique désignée, chez Boèce et les auteurs scolastiques, par

substances rationnelles correspond à ce degré intermédiaire entre


l’individu en général et la personne au sens fort, que Balthasar
appelle « sujet spirituel », DD II/2, p. 162 s.
1. G. Émery, La Théologie trinitaire de saint Thomas d’Aquin,
p. 132, parle de « liberté d’action ».
2. Voir par exemple A. T anquerey , Synopsis theologiae
dogmaticae, Tomus secundus, Paris, Desclée, 1933 24, p. 343 :
« La personne peut être définie, dans la ligne de Boèce et de saint
Thomas : une substance singulière et complète, sui juris, et dotée
d’intelligence. »

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INTRODUCTION 29

la « rationalité », et son élucidation comme relationalité1.


L’histoire de la tradition théologique a montré la diffi-
culté de faire droit à ces deux pôles, en particulier au pôle
relationnel, et à leur articulation. Le projet du présent
ouvrage est de présenter une analogie qui permette de
préserver la bipolarité du concept de personne. Le point
de départ en sera la manière originale dont Balthasar, dans
sa christologie, définit la personne à partir du concept de
mission.

hypothèse directrice : l’application du concept


balthasarien de personne christologique
en théologie trinitaire

Balthasar a lui-même dressé un panorama de l’histoire


du concept de personne structurée comme perte et recon-
quête de sa dimension relationnelle2. Dans une première
étape, la personne est pensée comme relation (à partir
d’Augustin). Dans une deuxième étape, on insiste sur
son « se-tenir-en-soi-même » (à partir de Boèce). Dans
une troisième étape, on insiste sur son « être-à-partir-de »
(Richard de Saint-Victor). Enfin, on pense à nouveau
son « être-vers » (personnalisme moderne). C’est dans le

1. Même réquisition chez E. Durand, Le Père, Alpha et Oméga


de la vie trinitaire, Paris, Éd. du Cerf, 2008, p. 38-39 : « Eu égard
au développement du personnalisme philosophique et à son impact
positif sur la théologie trinitaire, il est aujourd’hui opportun de
distinguer la notion d’hypostase de celle de personne. » La première
désigne « le sujet métaphysique [suppositum] sous l’angle concret,
qui selon notre manière de connaître est présupposé aux actes qui
émanent de lui » ; la deuxième désigne « la plénitude de ce sujet
considéré dans la richesse de ses relations et l’accomplissement de sa
mission propre ».
2. TL III, p. 141.

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30 DIEU EN PERSONNES

cadre de l’ultime reconquête de la dimension relationnelle


du concept de personne que doit être lue la proposition
balthasarienne de penser la personne comme « mission1 ».

La « mission comme concept fondamental »


pour définir la personne chez H. U. von Balthasar
« C’est la mission qui est le principe formateur de la
personne […]. La mission personnelle de l’homme lui
donne son identité2. » À l’image de l’acteur dramatique
qui, en assumant le rôle, reçoit d’un autre, l’auteur de la
pièce, l’identité de son personnage, l’être humain singu-
lier reçoit d’un autre, de Dieu, son identité personnelle,
en assumant la mission qu’il lui confie. Pour Balthasar,
la reconquête du concept traditionnel de « personne »,
contre les critiques qu’il a essuyées au xxe siècle, passe
par la « mission comme concept fondamental3 ».
Dans « l’Aperçu christologique » déjà évoqué plus
haut, la nécessité du concept de personne et sa définition
surgissent dans le cadre de la question de l’identité du

1. On trouve une proposition semblable chez le philosophe


E. H ousset , La Vocation de la personne. L’histoire du concept
de personne de sa naissance augustinienne à sa redécouverte
phénoménologique, Paris, PUF, 2007. Le parcours historique
(chapitres i à vi ) aboutit à la vocation (éternelle) et la mission
(temporelle) de la personne humaine : « Théologiquement, l’homme
devient une personne par la vocation unique qu’il reçoit, par laquelle
il est envoyé… » (p. 224). La référence à Balthasar est implicite
quand, quelques lignes plus bas, Housset parle de « la dramatique
divine » et de « la dramatique de la personne humaine » (p. 224).
Le parcours philosophique (chapitres vii à xii) consacré à Husserl
et Heidegger aboutit lui aussi à la « vocation » (chap. xi) : « Il est
maintenant nécessaire de comprendre la personne à partir de la
mission » (p. 455), avec une référence explicite à Balthasar, dont DD
II/2 est citée p. 450.
2. DD III, p. 53, résumant DD II/2.
3. DD II/2, p. 119. Les numéros de page renvoient à DD II/2.

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INTRODUCTION 31

Christ (p. 120), et plus généralement, de l’identité de tout


sujet spirituel1. Une première approche est repoussée :
définir le sujet spirituel par la somme des différences
qui l’individualisent à l’intérieur de l’espèce à laquelle il
appartient, reviendrait à « une accumulation de caractères
accidentels » qui ne ferait que cerner son individualité,
sans parvenir à définir sa personnalité (p. 163). Or l’indi-
vidu, même spécifié comme individu de nature ration-
nelle, ce que Balthasar appelle un « sujet spirituel », n’est
pas encore la personne.
La seule approche possible est donc « la voie inter-
personnelle » : « Un sujet spirituel ne peut s’éveiller à
lui-même et à ce qu’il a de propre que s’il est interpellé
par un ou plusieurs autres » (p. 164). On reconnaît ici le
« principe dialogal » du personnalisme : « C’est seule-
ment le Tu, la découverte du Tu, qui m’amène moi-même
à la conscience de mon Je2. » Mais cette voie interper-
sonnelle, si elle est cantonnée au champ des relations
humaines, conduit elle aussi tôt ou tard à une impasse :
« Même un homme ne peut pas dire à un autre qui cet
autre est réellement en lui-même » (p. 164). En vérité,
l’interpellation du sujet par autrui et la « garantie du
qui de l’esprit individuel » qu’elle fournit, ne peuvent
provenir que « du Sujet absolu, de Dieu3 » :

1. DD II/2, p. 163. La question « Qui suis-je ? » a été explorée une


première fois dans DD I, p. 405-410.
2. H. C ohen , La Religion de la raison dans les sources du
Judaïsme (1917-1918), cité en DD I, p. 535. Voir aussi M. Buber, par
exemple Je et Tu (1923) dans La Vie en dialogue, Paris, Aubier, 1959,
p. 13 : « Je m’accomplis au contact du Tu. »
3. DD II/2, p. 165. Dans ces pages, Balthasar n’élucide pas si ce
« Sujet absolu » désigne la substance divine qui interpelle la créature
(à la manière de K. Barth) ou la personne du Père qui interpelle la
personne de Jésus-Christ. Nous devrons y revenir.

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32 DIEU EN PERSONNES

C’est uniquement par le « nom » avec lequel Dieu s’adresse


à chaque homme que celui-ci se distingue valablement et
définitivement de tout autre, et n’est plus un individu dans
une série mais une personne unique1.

Cette interpellation, cette adresse du « nom », cette


vocation qui fait accéder le sujet spirituel à la dignité de
personne, Balthasar l’appelle « mission » : « L’idée d’être
immédiatement appelé, mandaté et envoyé par Dieu »,
« seule réponse satisfaisante à la question : “qui suis-je
dans ma particularité2 ?” »
Or il existe un sujet qui n’a pas eu à accéder à cette
dignité, parce que son être est toujours déjà (de toute
éternité) identique à sa mission3 – autrement dit, parce
qu’il a toujours déjà été appelé par Dieu et désigné par
son « nom » – et c’est le Christ. Dans le Christ, la mission
est « le facteur personnalisant4 ». Et c’est à partir de la
personne du Christ, que tout sujet spirituel, par partici-
pation de grâce à la mission du Christ, peut devenir une
personne :
La personnalité […] n’apparaît expressément qu’avec
la christologie et à partir d’elle : là où une parole explicite
de mission garantit à l’homme son unicité qualitative parce
qu’elle la lui donne5.

1. DD I, p. 537, à propos de Buber et Rosenzweig.


2. DD I, p. 544.
3. DD II/2, p. 124 : Dans le cas limite du Christ, il y a
« identification de l’essence (personnelle) de l’envoyé avec cette
mission ».
4. DD II/2, p. 405. Je souligne.
5. DD II/2, p. 330.

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INTRODUCTION 33

Problématique
Cette approche de la personne christologique à partir
de la mission, dans un contexte personnaliste, doit
être distinguée des concepts théologiques classiques
auxquelles elle pourrait faire penser. On pourrait être
tenté de rapprocher la « mission » balthasarienne de la
« relation » de Thomas d’Aquin, dans la mesure où, chez
ce dernier, « la relation constitue la personne1 », ou de la
« procession », réduite, in divinis, à la relation d’origine2,
ou encore de la spécialisation du concept de « mission »
pour parler de la procession temporelle3. La « mission »
balthasarienne, en tant qu’elle répond à la question « D’où
vient-il ? », inclut en effet, comme la « procession », la
relation d’origine (a quo) ; et comme la « relation », elle
définit la personne ; enfin, comme la « mission » au sens
scolastique, elle implique un terme (ad quod) – mais, je
le répète, malgré les apparences, la « mission » baltha-
sarienne ne coïncide pas parfaitement avec la missio
scolastique. L’originalité de Balthasar réside dans le fait
d’aborder le concept de « mission » dans le contexte plus
large et plus riche de l’Écriture sainte4 et de la question
philosophique de l’identité personnelle : le concept doit
alors rendre compte, non seulement de la réalité très
déterminée qu’est la mission temporelle du Verbe (impli-

1. Voir Thomas d’Aquin, Somme de théologie, Ia, q. 40, a. 2, resp.


2. Ibid., Ia, q. 43, a. 2, resp. : « Certains mots n’incluent dans leur
signification que le seul rapport à un principe, comme la procession et
la sortie. »
3. Ibid., Ia, q. 43, a. 2, resp. : « Certains mots, en plus du rapport
à un principe, impliquent un terme temporel, comme la mission et
la donation », c’est-à-dire, pour la mission, « d’être dans quelque
chose ».
4. DD II/2, p. 121-123 : « Mission dans le Nouveau Testament » ;
à quoi il faut ajouter p. 211-217 : « Élection, vocation, mission. »

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34 DIEU EN PERSONNES

quant seulement la relation d’origine et un nouveau mode


d’existence dans le monde créé), mais de la mission en
général comme concept apte à décrire ce que c’est que
d’être une personne, aussi bien pour nous, les hommes,
que pour les trois personnes divines. Chez Balthasar,
le concept de « mission » est d’abord employé dans le
cadre de la christologie, pour définir l’identité de Jésus-
Christ. Or la personne ainsi définie est l’unique personne
du Verbe. C’est pourquoi le concept de « mission » doit
permettre de rendre compte aussi de la procession éter-
nelle du Verbe, et, plus largement, de la personnalité trini-
taire. Balthasar ébauche cette extrapolation1, que je me
propose de développer dans les pages qui suivent.

Plan
Les analyses de cette introduction n’avaient pour but
que de déflorer les thèmes qui doivent maintenant être
repris systématiquement. Si l’enjeu qui gouverne mon
travail est la reconquête du concept de personne contre les
critiques qui l’ont remis en cause au cours du xxe siècle,
en justifiant son évolution sémantique récente, cette
reconquête consiste concrètement à lui redonner toute sa
dimension relationnelle. Cette relationalité, cependant,
doit aller plus loin que la seule relation d’origine de la
théologie scolastique. Je propose de mener à bien cet enri-
chissement en recourant à l’analogie de la mission. Cette
analogie n’est pas neuve : depuis Augustin, la tradition
s’en est servie pour décrire l’économie de l’incarnation
du Verbe ; Balthasar en fait le concept fondamental de
sa christologie. Une extrapolation de la christologie à

1. DD II/2, p. 404-406 : « La personne et la Trinité » et


p. 409-415 : « De la personne du Christ à la Trinité personnelle. »

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INTRODUCTION
 35

la triadologie, autrement dit, de ladite « mission tempo-


relle » du Verbe incarné à l’« engendrement éternel » du
Fils unique est-elle possible ? Le cas échéant, quelles sont
les conséquences sur le concept de personne en théologie
trinitaire ?
Dans un premier temps, à l’écoute de la Révélation
de Dieu dans l’Écriture, nous explorerons le concept
de mission dans le cadre de l’économie du salut et en
éluciderons les éléments : non seulement la relation
d’origine, mais la performance à réaliser, l’autorité de
l’envoyeur, la compétence de l’envoyé, le retour à l’en-
voyeur (chapitre i). Munis de ces éléments, nous devrons
résoudre les problèmes que pose le transfert de ce concept
élargi de mission, d’abord appliqué à la mission tempo-
relle du Verbe incarné, à une mission éternelle postulée
par l’unicité de personne : dans quelle mesure ce transfert
est-il possible, moyennant quelles transpositions ? Et pour
l’exécution de quelle « performance » intra-trinitaire le
Fils est-il envoyé (immanenter) par le Père ? (chapitre ii.)
La christologie balthasarienne de la mission n’envi-
sageait encore que la personne du Fils. Au fil de l’ana-
lyse, nous serons amenés à aborder les deux autres
personnes du Père et de l’Esprit. Comment la définition
de la personne du Fils à partir du concept de mission
permet-elle de comprendre les personnalités respectives
du Père et de l’Esprit ? Autrement dit : si nous n’appre-
nons qui est Dieu qu’en passant par Jésus-Christ, si nous
n’apprenons ce qu’est une personne divine qu’à partir
de l’incarnation de la deuxième personne de la Trinité,
comment faire droit aux modes d’être propres à chacune
des personnes divines ? C’est ici qu’il faudra revenir sur
les concepts d’incommunicabilité et d’individualité – car
la pluralité des personnes en Dieu n’a ni le caractère répé-
titif ni l’invincible étanchéité de la pluralité des personnes

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36 DIEU EN PERSONNES

humaines : penser des personnes non individuelles pour-


rait permettre d’ébaucher une réponse à la question de
l’unité de Dieu à partir de l’inter-relationalité des trois
personnes divines (chapitre iii).

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I

L’INVENTION DU CONCEPT DE MISSION


DANS LA RÉVÉLATION DE DIEU

L’hypothèse d’une élucidation du concept de personne


trinitaire à partir du concept de mission doit maintenant
être développée. Ce développement prendra la forme d’une
prédication analogique en deux temps. Dans le premier
temps, le concept de mission doit être exploré pour lui-
même, afin d’en faire apparaître les principaux éléments.
Dans un deuxième temps, ces éléments devront être trans-
posés analogiquement au concept de personne trinitaire.
Par où aborder le concept de mission ? L’élucidation
du concept de personne à partir du concept de mission
pourrait être entreprise en raison, à partir de la seule
philosophie1. Cependant, la Révélation de Dieu, telle
qu’elle est consignée dans l’Écriture sainte, propose un
concept de mission et l’emploie justement pour définir
l’identité d’une personne, de sorte que l’analogie entre
personne et mission est non seulement une analogie
fondée en raison mais une « analogie de la foi » (Rm 12,
6). C’est donc l’usage scripturaire du concept de mission
qui sera notre guide dans ce premier chapitre.

1. Voir par exemple E. Housset, La Vocation de la personne.


L’histoire du concept de personne de sa naissance augustinienne à sa
redécouverte phénoménologique, Paris, PUF, 2007.

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38 dieu en personnes

Notre lecture de l’Écriture, dans la mesure où elle


a pour but d’atteindre la Révélation qui s’y déploie,
sera sensible aux convergences des divers textes qui la
compose, vers la figure unique du Révélateur qu’est
le Christ, qui se trouve être aussi la figure de personne
que le concept scripturaire de mission cherche à dési-
gner. Pour faire apparaître ces convergences, je ne me
contenterai pas de l’étude développée du texte principal
où le concept christologique de mission est exposé, dans
l’évangile de Jean : j’entourerai cette étude de sondages
dans l’épistolaire paulinienne, dans les évangiles synop-
tiques et dans l’Ancien Testament. Ces sondages montre-
ront à la fois la diffusion de la figure de la mission dans
toute l’Écriture et la singularité de la mission du Christ
par rapport aux autres missions bibliques. Ainsi, d’une
part, la lecture du Nouveau Testament nous conduira des
envoyés à l’envoyé. D’autre part, la lecture de l’Ancien
Testament nous confirmera que la figure de la mission qui
s’y dégage est celle d’une mystérieuse coïncidence entre
l’envoyé et celui qui l’envoie.
Puisque nous cherchons à dégager une figure, la
méthode de lecture adoptée essaiera moins de retrouver
l’intention de l’auteur en décodant son texte à l’aide de la
connaissance des contextes historiques et littéraires dans
lesquels il l’a produit (critique historique), que de décrire
les structures de signification mises en place dans le texte.
Cette description mobilisera deux modèles complémen-
taires, l’un issu de l’analyse de la structure énonciative du
genre épistolaire, l’autre issu de l’analyse sémiotique de
la composante narrative des textes.

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L’invention du concept de mission 39

La missive (Paul)

L’importance de la figure de la mission dans l’Écriture


se manifeste d’emblée au niveau de la forme. Car avant
d’être une personne, la mission est un genre littéraire, le
genre littéraire le plus ancien et le plus représenté dans
le corpus du Nouveau Testament : le genre épistolaire.
L’Évangile du Christ se présente alors comme un discours
envoyé. La lettre, en grec : la « missive » (epistolè), est,
comme l’indique l’étymologie, un texte que l’on envoie
(apostellein) :
1. La lettre est une forme écrite de communication, 2. qui
permet de rompre l’éloignement entre deux correspondants,
3. et qui se présente comme un substitut de l’oral1.

Cette première définition conduit à décrire la structure


d’énonciation déployée par la lettre comme une struc-
ture à trois termes : l’expéditeur, la lettre, le destinataire.
Décrivons les relations nouées entre ces trois termes. Entre
l’expéditeur et le destinataire, « la distance est la condition
de la communication épistolaire » (p. 35). Entre ces deux
personnes distantes, « la lettre s’affirme comme le subs-
titut de la communication directe » (p. 35). Annulant la
distance, elle remplace l’expéditeur absent auprès du desti-
nataire qui la reçoit. Elle a donc fonction de « vicariance »
(p. 66), de « présence déléguée, de lieutenant, et [elle]
vaut elle-même comme présence » (p. 38), au point qu’on
peut dire que se transmet « à cet objet inanimé un peu de
l’existence de son rédacteur » (p. 38). Ainsi les expéditeurs

1. J’utilise ici la thèse de R. Burnet, Épîtres et lettres. ier-iie


siècle. De Paul de Tarse à Polycarpe de Smyrne, Paris, Éd. du Cerf,
2003, notamment le deuxième chapitre, « Qu’est-ce qu’une lettre ? »,
p. 31-41, ici p. 31. Les numéros de page renvoient à cet ouvrage.

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40 dieu en personnes

confient-ils à leurs lettres « la mission fondamentale […]


d’étendre leur présence » (p. 66).
La lettre, parce qu’elle représente son expéditeur
absent, est donc un renouvellement de sa présence.
Absence et présence se mêlent dialectiquement : la lettre
vient de l’absent et annonce une présence à venir dont elle
est la promesse et l’anticipation. Ainsi Paul, l’expéditeur,
« distant de personne, non de coeur » (1 Th 2, 17), absent
(apôn, 2 Co 10, 10 et 13, 10), promet-il sa présence à
venir (parôn) auprès du destinataire, et annonce l’ultime
présence (parousia), celle du Christ en personne (1 Th 3,
13 ; 1 Co 4, 5). Plusieurs niveaux s’articulent ainsi dans
une structure de suppléance dont la lettre est le centre :
Paul, l’apôtre envoyé « au nom du Seigneur Jésus-Christ »
(2 Th 3, 6), dépêche son émissaire Timothée, porteur de la
lettre de Paul, qui contient l’Évangile du Christ.
Or cette structure de suppléance implique une délé-
gation de pouvoir : Christ envoie Paul (1 Co 1, 17) ;
Paul envoie Timothée, Tite, etc. (1 Th 3, 2 ; 1 Co 4, 17 ;
2 Co 8, 16-18) munis d’une recommandation, recom-
mandation parfois symbolisée par une lettre (2 Co 3, 1).
L’envoyé ne peut remplacer le mandataire absent que
parce que le mandataire délègue son pouvoir à l’envoyé
présent : « En tant qu’apôtres du Christ, nous sommes
capables d’avoir du poids » (1 Th 2, 7) ; « Le Seigneur
m’a donné l’autorité [exousia] » pour le représenter
(2 Co 13, 10). Réciproquement, l’envoyé doit démon-
trer que, fort de cette délégation d’autorité, il représente
correctement le mandataire, qu’il est « fiable » (pistos :
1 Co 4, 2 pour Paul ; 1 Co 4, 17 pour Timothée). Dans le
cas d’une lettre, cette opération d’accréditation passe par
la réception de la lettre d’entre les mains d’une personne
de confiance (Ep 6, 21-22) et/ou par la reconnaissance de
l’écriture de l’expéditeur :

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L’invention du concept de mission 41

Le salut est [écrit] de ma propre main à moi, Paul, c’est


le signe en toutes lettres. C’est ainsi que j’écris [2 Th 3, 17 ;
voir 1 Co 16, 21 pour la première partie de la première phrase
et encore Ga 6, 11].

Enfin, notons que cette représentance n’est pas seule-


ment symbolique, elle est aussi efficace : la lettre est « un
moyen d’agir à distance » (p. 37), puisqu’elle fait savoir,
en transmettant des nouvelles, ou fait faire, en transmet-
tant des ordres.

L’apôtre (synoptiques et Paul)

Transposons à présent les résultats de l’analyse de la


structure d’énonciation du genre épistolaire aux diffé-
rentes thématiques néo-testamentaires employant le
concept de mission.

Une mission en incipit


L’évangile de Marc commence par une mission dont
les acteurs ne sont pas clairement identifiés :
Voici que j’envoie [apostellô] mon ange/mon messager
[angelos mou = heb. mal’ākhî] devant toi [Mc 1, 2 = Ml 3, 1].

Qui envoie ? Assurément, Dieu, l’énonciateur au nom


de qui parle le « prophète Isaïe » (Mc 1, 2). Mais qui est
l’envoyé ? Le mot angelos désigne-t-il un « ange » ou
un messager en général ? Et devant qui est-il envoyé ? À
cause de la suite du texte, le lecteur est porté à identifier
le messager avec « celui qui crie dans le désert » (Mc 3,
3 = Is 40, 3) et avec « Jean qui baptisait dans le désert »
(Mc 1, 4) ; et à identifier le « toi » de l’oracle à « celui

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42 dieu en personnes

qui vient derrière » Jean-Baptiste (Mc 1, 7) et à Jésus à


qui Dieu s’adresse en lui disant « toi » (Mc 1, 11), comme
dans l’oracle inaugural.
Toutefois, en laissant dans l’indétermination initiale
les référents de l’oracle, l’auteur en fait aussi une clef de
lecture de l’ensemble de l’évangile, de l’envoi de Jean-
Baptiste en passant par celui celui des Douze et celui
de Jésus lui-même, jusqu’à l’envoi des femmes myrrho-
phores (Mc 16, 7 : « Allez dire »).

Jésus envoie les Douze en mission


En Mc 3, 14, Jésus choisit les Douze pour les
« envoyer » (apostellein, voir aussi Mc 11, 1 ; 14, 13).
Il les envoie pour qu’ils fassent à sa place, c’est-à-dire
devant lui (comme dans l’oracle inaugural) et après lui,
ce qu’il fait lui-même, à savoir annoncer la venue du
Royaume de Dieu, expulser les esprits impurs et guérir
les malades. Du coup, les Douze sont appelés : « les
envoyés » (apostoloi, Mc 6, 30). Cette suppléance de
Jésus par les Apôtres s’accompagne de la délégation d’un
« pouvoir » exprimé par le mot déjà rencontré chez Paul :
exousia (Mc 6, 7 ; voir 2 Co 13, 10).

Jésus, premier apôtre


« Comme le Père m’a envoyé, moi aussi je vous
envoie » (Jn 20, 21, utilisant successivement les syno-
nymes apostellein et pempein) : l’évangéliste Jean aussi
bien que l’auteur anonyme de la lettre aux Hébreux ont
repéré que la mission des Douze trouvait en Jésus son
archétype. Jésus est le premier envoyé, le premier apôtre :
« Jésus [est] l’apôtre et le Grand-Prêtre de notre confes-
sion » (He 3, 1). Il en possède la compétence essentielle,

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L’invention du concept de mission 43

la fiabilité, lui qui est « fidèle à celui qui l’a fait » (He 3,
2), et l’autorité nécessaire, lui qui « est reconnu digne
d’une plus grande gloire » et d’« un plus grand honneur »
(He 3, 3), en tant que Fils de celui qui l’a envoyé.
L’idée selon laquelle Jésus est l’envoyé archétypique
se trouve aussi dans les évangiles synoptiques où le Christ
déclare :
Celui qui me reçoit, ce n’est pas moi qu’il reçoit, c’est
celui qui m’a envoyé [Mc 9, 37 et en particulier Jn 12, 44 et
13, 20].

Ici, la formulation de la suppléance est radicale : si


l’envoyé peut remplacer l’envoyeur, c’est parce que l’en-
voyé s’efface complètement (« ce n’est pas moi ») au
profit de l’envoyeur. Aussi Jésus est-il par excellence
« celui qui vient au nom du Seigneur » (Mc 11, 9 reli-
sant le Ps 118, 26). Et de nouveau se pose la question de
l’accréditation de l’envoyé : « Qui t’a donné cette autorité
[exousia] pour agir ? » (Mc 11, 28.)
La grande parabole des vignerons homicides (Mc 12,
1-9) déploie le concept de mission sous une forme narra-
tive. On y retrouve la structure repérée dans le genre
épistolaire : un expéditeur (« un homme », « le maître
de la vigne »), un envoi (apesteilen, 4 occurrences), des
envoyés (une série de « serviteurs » puis « un fils bien-
aimé »), des destinataires (les « paysans »). Entre l’ex-
péditeur et les destinataires s’ouvre une distance (« il
partit à l’étranger », apedêmêsen, Mc 12, 1), censée être
comblée par les envoyés représentant l’expéditeur. Le
nœud du récit est constitué par l’incapacité des envoyés
à représenter efficacement le « maître », c’est-à-dire à
se faire obéir. Au contraire, le dernier envoyé, le fils,
est bien identifié comme « héritier », ce qui devrait lui

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44 dieu en personnes

valoir une autorité supérieure aux précédents envoyés, et


même une autorité absolue : l’héritier est, par définition,
celui qui remplacera le maître après sa mort. Mais le mot
exousia est absent du récit : le fils refuse de « faire sentir
son pouvoir », appliquant ainsi la consigne de Jésus aux
disciples (katexousiazein, Mc 10, 42). La tâche de « faire
faire » aux destinataires ce qu’ils doivent faire revient
finalement à l’expéditeur qui devra « venir » (Mc 12, 9)
en personne. Le récit s’achève donc mystérieusement sur
l’échec de celui auquel le maître, c’est-à-dire le Seigneur
lui-même, reconnaissait une autorité quasi semblable à
la sienne, son Fils. La suite de l’évangile devra montrer
comment le refus de « faire sentir son autorité », débou-
chant sur la mort ignominieuse de la crucifixion, ouvre à
une imprévisible et pourtant annoncée « venue du Fils de
l’Homme dans la gloire du Père » (Mc 8, 38).

Missions trinitaires
L’énoncé le plus concentré du salut accompli par Dieu
en Jésus-Christ sous la forme d’une intrigue de mission
se trouve chez Paul : Ga 4, 4-7 parle de deux missions, du
Fils de Dieu et de l’Esprit du Fils de Dieu, dans le temps
et le monde.
Lorsque vint la plénitude du temps, Dieu envoya
[exapesteilen] son Fils, issu-selon-le-devenir [genomenon]
d’une femme, soumis-selon-le-devenir à la Loi, afin de
délivrer ceux qui sont soumis à la Loi, afin que nous recevions
l’adoption-filiale. Or la preuve que vous êtes des fils, c’est
que Dieu a envoyé [exapesteilen] l’Esprit de son Fils dans
nos cœurs [Ga 4, 4-6a].

Le passage est solidement structuré par un double


chiasme :

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L’invention du concept de mission 45

1. Fils / soumis à la Loi / soumis à la Loi / adoption


filiale.
2. son Fils / [notre] adoption-filiale / vous êtes des fils /
l’Esprit de son Fils.

La figure du chiasme met en relief la finalité de l’éco-


nomie salvifique : le passage de la minorité (« sous la
loi » Ga 4, 5 = « sous des régents », Ga 4, 2) à la majorité
(« adoption-filiale »). Cette adoption filiale est logique-
ment médiatisée par le Fils. Autrement dit, le Père la « fait
faire » au Fils. Et elle s’accompagne du don de la compé-
tence du « faire faire » : l’Esprit de Dieu est aussi « l’Es-
prit du Fils », envoyé aux hommes pour qu’ils deviennent
fils adoptifs.
Interprété théologiquement : le Père (« Abba », Ga 4,
6b), qui habite le ciel, au-delà du monde du devenir, ne
peut, par définition, se rendre présent auprès de ceux qui
deviennent ses fils qu’en envoyant un autre que lui-même,
« son Fils », dans le devenir. Mais sous peine de faire
du Fils un étant-devenu, une créature, pour garantir la
transcendance du Père au-delà du devenir, il faut préciser
l’identité de l’envoyé en lui reconnaissant une autorité
de représentation maximale : le Fils n’est pas le repré-
sentant du Père par une simple convention ou adoption
(arianisme), mais par essence. Ce que veut dire : « être
représentant par essence » n’est pas encore clair et devra
être élucidé théologiquement. Mais notons d’ores et déjà
que l’envoi du Fils est accompagné d’un co-envoi : Dieu
qui a envoyé son Fils (pempein, Rm 8, 3) aux hommes
leur donne aussi son Esprit (Rm 5, 5) au point qu’il
habite désormais en eux (Rm 8, 9) et parle à la place
des disciples envoyés témoigner du Fils (Mc 13, 11). Le
co-envoi de l’Esprit pourrait correspondre au don de ce
que je viens d’appeler « autorité de représentation maxi-

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46 dieu en personnes

male » : l’exousia donnée au Fils pour représenter le


Père a alors ceci de singulier qu’elle est elle-même Dieu
– puisque l’Esprit Saint est Dieu. La lecture de l’évangile
de Jean va nous permettre de conforter cette hypothèse
pneumatologique.
Il reste un problème qui devra lui aussi être résolu
théologiquement. La lettre apostolique était envoyée
en attendant la venue de l’expéditeur et ultimement du
Christ. Les vignerons homicides devaient s’attendre à la
venue finale du maître de la vigne. La mission est toujours
provisoire. Faut-il alors concevoir un effacement du Fils
devant la venue directe du Père, comme si, une fois sa
mission achevée, le Verbe était réabsorbé par Dieu dans
l’unité de la monade (Marcel d’Ancyre) :
Lorsque tout lui aura été subordonné, alors le Fils lui aussi
se subordonnera à celui qui lui a tout subordonné, afin que
Dieu soit tout en tout [1 Co 15, 28].

Excursus : le šāliah5
Il est difficile d’évoquer la figure de l’apôtre sans
parler du šāliah5 rabbinique, abondamment évoqué par
les exégètes à propos des Douze choisis par Jésus. Les
données documentaires sont facilement accessibles1. Il
faut noter, avec la prudence qui s’impose dans toute tenta-
tive d’éclairer les écrits néo-testamentaires par la docu-
mentation rabbinique, qu’aucune occurrence ne remonte
en-deçà du iie siècle après le Christ : il est donc risqué
d’extrapoler pour le judaïsme de l’époque de Jésus 2.

1. P. Billerbeck, Kommentar zum Neuen Testament aus Talmud


und Midrasch, III. Band, Die Briefe des Neuen Testaments und die
Offenbarung Johannis, Munich, Beck, 19654, p. 2-4.
2. Je m’inspire de l’étude développée et nuancée de J. Bernard,

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L’invention du concept de mission 47

Cependant, par delà la question de savoir si Jésus s’est


effectivement inspiré d’une institution juive préexistante
pour l’institution des Douze, il est intéressant de rappro-
cher cette figure du šāliah5 de l’identité de Jésus lui-même,
dans la mesure où un célèbre adage rabbinique affirme :
šəlūh5ō šêl ’ādām kəmōtō : L’envoyé d’un homme est
comme lui1.

Gregory Dix propose la traduction suivante : « Le


shaliach d’un homme est pour cet homme un autre lui-
même », ce qui a le mérite de souligner que l’envoyé a en
quelque sorte la même personnalité juridique que celui
qui l’envoie, il est donc son « commissaire2 » (Beauf-
tragter), son « représentant » (Stellvertreter), son « pléni­
potentiaire3 » (Bevollmächtiger). Or le terme šāliah5 n’est
pas seulement employé pour désigner une fonction sociale
profane. Il sert aussi « pour désigner des intermédiaires
privilégiés dans la relation de Dieu aux hommes 4 »,
notamment Moïse et Élie. Dans ce cas, on « met l’accent

« Le Saliah5 : de Moïse à Jésus Christ et de Jésus Christ aux Apôtres »,


dans coll., La Vie de la Parole. De l’Ancien au Nouveau Testament.
Études d’exégèse et d’herméneutique bibliques offertes à Pierre
Grelot Professeur à l’Institut Catholique de Paris, Paris Éd. du
Cerf, 1987, p. 409-420, qui discute l’hypothèse de K. Rengstorf,
Theologisches Wörterbuch zum Neuen Testament, I, col. 397-448,
Stuttgart, Kohlhammer, 1933, ici col. 414 s. Voir aussi G. Dix, Le
Ministère dans l’Église ancienne (des années 90 à 410), (1946),
Neuchâtel-Paris, Delachaux et Niestlé, 1955, p. 70-74.
1. Références chez P. B illeberck , Kommentar zum Neuen
Testament aus Talmud und Midrasch, p. 2, par exemple Mishnah,
traité Berakhoth, 5, 5.
2. Ibid., p. 2.
3. J. Bernard, « Le Saliah5 : de Moïse à Jésus Christ et de Jésus
Christ aux Apôtres », p. 409.
4. Ibid., p. 410. Voir les citations dans P. Billerbeck, Kommentar
zum Neuen Testament aus Talmud und Midrasch, p. 3-4, e.

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48 dieu en personnes

sur les faveurs proprement divines accordées à l’intermé-


diaire1 ». Ce qui, appliqué à Jésus2, signifie que,
dominant et Moïse et les Apôtres, il y a « l’apôtre de Dieu »
par excellence, le seul vrai plénipotentiaire de Dieu, à savoir
Jésus, dont les Évangiles nous rapportent la Transfiguration
au milieu des deux autres « apôtres de Dieu » dans l’Ancien
Testament, Moïse et Élie3.

L’adage faisant de l’envoyé un « égal » de son mandant


permet d’orienter l’interprétation du concept de mission
vers l’idée d’une mystérieuse identité entre le mandant
Dieu et le mandataire Jésus, dont l’élucidation est préci-
sément à la charge de la théologie trinitaire. C’est cette
élucidation qui est à l’œuvre dans l’évangile de Jean, et
Tertullien a bien vu, en commentant le dossier johannique
allégué par ses adversaires monarchianistes, comment le

1. J. Bernard, « Le Saliah5 : de Moïse à Jésus Christ et de Jésus


Christ aux Apôtres », p. 413.
2. Pour R. S chnackenburg , « “Der Vater, der mich gesandt
hat.” Zur johanneische Christologie », dans C. B reytenbach ,
H. Paulsen (éd.), Anfänge der Christologie. Festschrift für Ferdinand
Hahn zum 65. Geburtstag, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht,
1991, p. 275-291, la « christologie de l’Envoyé » développée dans
le quatrième évangile plonge ses racines (Beheimatung) dans la
représentation de la mission des messagers prophétiques, notamment
du prophète eschatologique « semblable à Moïse », et dans
l’institution juive du šāliah5.
3. J. B ernard , « Le Saliah5 : de Moïse à Jésus Christ et de
Jésus Christ aux Apôtres », p. 419. Voir G. Dix, Le Ministère dans
l’Église ancienne (des années 90 à 410), p. 72 : « Comme Jésus,
“l’apôtre et le grand-prêtre de la foi que nous professons” (He 3,
1), est le shaliach ou plénipotentiaire de Dieu, de même, après
l’Ascension, les Douze sont ses plénipotentiaires, rendus capables
comme lui, par l’Esprit messianique, de remplir et de continuer
sa mission messianique. » Il faudra revenir sur cette attribution de
l’Esprit messianique comme « faveur proprement divine accordée à
l’intermédiaire ».

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L’invention du concept de mission 49

Fils, dans le quatrième évangile, est vicarius Patris1 et


repraesentator Patris2.

L’envoyé (Jean)

Les premières pages de ce chapitre ont décrit une conver-


gence : à mesure que l’on passait d’un concept très général
de la mission, étendu au genre littéraire de la missive, à un
concept spécial restreint à certains individus chargés d’une
fonction particulière, et enfin au cas singulier du Christ, la
mission a englobé un champ de plus en plus vaste de l’être
de l’envoyé, jusqu’à coïncider parfaitement, dans le cas
du Christ, avec la personne elle-même. C’est sans doute le
quatrième évangile qui souligne le mieux cette singularité
de l’envoyé christique et met en lumière sa propriété mysté-
rieuse de coïncidence avec celui qui l’envoie.
Il existe une littérature secondaire abondante sur l’em-
ploi johannique des verbes apostellein et pempein3. Il
n’est pas question de rendre un compte détaillé de cet
emploi, dans la mesure où je ne cherche pas à reconsti-
tuer la théologie de l’auteur johannique, mais à écouter,
à travers son évangile, la révélation de Dieu sur l’identité
de Jésus de Nazareth. Je tiendrai donc pour acquis que les
deux verbes sont à peu près synonymes et que leur portée

1. Quintus Septimus Florens Tertullianus, Adversus Praxean,


xxiv, 5, E. Kroymann, E. Evans (éd.), dans Opera, Pars II, Opera
montanistica, Turnhout, Brépols, 1954, p. 1194, l. 30.
2. Ibid., xxiv, 7, p. 1195, l. 51.
3. Voir le récent article de T. T. O. Nguyen, « The allusion to
the Trinity in Jesus’ understanding of his mission. A theological
interpretation of πέμπω and ἀποστέλλω in the Fourth Gospel », dans
G. Van Belle (dir.), Repetitions and Variations in the Fourth Gospel.
Style, Text, Interpretation, (BETL CCXXIII), Louvain, Peeters, 2009,
p. 257-294, et la riche bibliographie exégétique qu’il propose.

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50 dieu en personnes

christologique est certaine. Leur emploi est diffus dans le


quatrième évangile : je me contenterai de commenter un
passage particulièrement intéressant.

Sommaire et enjeu de Jn 5, 19-47 : de l’être au faire


Les juifs viennent d’accuser Jésus : « Il se fait l’égal de
Dieu » (Jn 5, 18). Jésus répond à leur accusation par un
discours apologétique qui vise à démontrer que la préten-
tion que les juifs lui attribuent est fondée (Jn 5, 19-47).
Amen, amen, je vous le dis, le Fils ne peut rien faire de
lui-même, à moins de voir le Père le faire. Car ce que lui fait,
le Fils le fait semblablement [Jn 5, 19].

La stratégie de Jésus est subtile et indirecte. Alors


que l’accusation se plaçait sur le plan de l’être, Jésus
répond sur le plan de l’acte : « se faire » au sens figuré
(« prétendre être ») devient « faire » au sens propre.
Pour faire comprendre quelque chose de l’être du Fils en
relation avec le Père, l’auteur johannique décrit le faire
du Fils en relation avec le celui du Père. Aussi l’adjectif
attribut « égal » qui, dans l’accusation, exprimait la rela-
tion d’identité, est-il remplacé par l’adverbe « semblable-
ment1 » : car l’attribut qualifie le sujet grammatical d’un
verbe d’état (« être »), alors que l’adverbe qualifie l’acte
exprimé par un verbe d’action (« faire »).

Structure globale de Jn 5, 19-30


Une rapide description de la structure littéraire du
passage est nécessaire, pour en faire ressortir les arti-

1. L’adverbe sera relayé par les conjonctions ὥσπερ-οὕτως, v. 21


et 26 ; et καθώς, v. 30.

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L’invention du concept de mission 51

culations logiques décisives. Je me concentrerai sur la


première partie du discours de Jésus (Jn 5, 19-30), dont le
thème est précisément le « faire » du Fils.
Les éléments de la structure littéraire sont facilement
isolables : ils sont enchaînés les uns aux autres par la
conjonction de coordination « car » (gar). Un chiasme
se laisse discerner, qui permet de délimiter deux mouve-
ments (v. 19-22 ; 26-30) pivotant autour d’un centre
(v. 24-25). Le v. 23 est étranger à la structure chiastique :
il consiste en un logion (23b) rattaché à ce qui précède par
une proposition finale (23a) qui prolonge le v. 22.

19. Le Fils ne peut pas faire…


20. car le Père aime le Fils […] afin que vous soyez surpris.
21. Car comme le Père…
22. Car le Père […] a donné tout le jugement au Fils, [23]
24. Amen, amen, je vous dis…
25. Amen, amen, je vous dis…
26. Car comme le Père…
27. Et il lui a donné l’autorité (exousia) et de faire jugement…
28-29. Ne soyez pas surpris de ce que…
30. Moi, je ne peux pas faire…
Nota Bene : le verset initial a lui-même une structure chiastique :
a. Le Fils ne peut pas faire…
b. […] le Père qui fait…
b’. […] celui-là fasse…
a’. […] Le Fils fait semblablement.

Un outil descriptif emprunté à l’analyse sémiotique


des textes
La théorie du genre épistolaire nous a fourni les
éléments d’une description de la « missive » dont l’ap-
plication à différentes occurrences de la thématique de
la « mission » chez Paul et dans les évangiles synop-
tiques nous a aidés à en comprendre la logique. J’aime-
rais à présent emprunter à l’analyse sémiotique de la

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52 dieu en personnes

composante narrative des textes un outil qui devrait nous


permettre de décrire plus précisément le parcours du
premier mouvement du grand chiasme, du v. 19 au v. 22.
Dans le cadre de l’analyse sémiotique des textes1,
« l’analyse structurale de la composante narrative d’un
récit » propose un modèle de description de l’action (le
« faire anthropomorphe2 » de Greimas) dont la pertinence
me semble dépasser le contexte de la mimésis littéraire.
Ce modèle n’est pas seulement un outil pour la descrip-
tion du texte littéraire, mais un outil pour la description
de tout acte en général, qu’il soit réel ou transcrit dans
un récit. En l’utilisant pour l’analyse du texte de Jean, je
dégagerai donc aussi les éléments de l’élucidation théolo-
gique du concept de mission qui nous incombera dans le
chapitre suivant de cet ouvrage.
Selon la définition aristotélicienne, la poétique, en
tant que productrice de récits, est « imitation d’une
action3 ». L’objet à décrire dans l’analyse d’un récit est
donc le « comment » (la manière de mettre en récit) d’un
« faire ». Autour du « faire » gravitent divers éléments
dont nous avons déjà rencontré les actualisations dans les
premières pages de ce chapitre et que la théorie sémio-
tique nous permet de rassembler dans un schéma unitaire :

1. G roupe d ’E ntrevernes , Analyse sémiotique des textes.


Introduction – Théorie – Pratique, Lyon, Presses universitaires
de Lyon, 1979. Voir aussi Sémiotique. Une pratique de lecture
et d’analyse des textes bibliques, Paris, Éd. du Cerf, 1987, où le
« schéma narratif », dont s’inspire mon tableau, est présenté p. 50-53.
2. Voir par exemple A. J. Greimas, « Éléments d’une grammaire
narrative », L’Homme 9 (1969), p. 71-92, notamment p. 78-79.
3. Aristote, Poétique, 8, 1451 a 31.

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L’invention du concept de mission 53

Catégories
Actualisation dans le cas de la mission
sémiotiques
Destinateur Mandant, expéditeur
Sujet1 opérateur Émissaire, mandataire, envoyé, missive
Manipulation Mission au sens actif (le fait d’envoyer)
Compétence Autorité/fiabilité
Performance Mission au sens passif (le fait d’être envoyé)
Sanction ?
1

Manipulation-Compétence-Performance-Sanction
décrivent les quatre phases du programme narratif selon
ce que la sémiotique appelle le « schéma narratif cano-
nique ». Au centre, les deux éléments de la Compétence et
de la Performance sont les plus proprement pragmatiques.
La Performance est l’action qu’il s’agit de décrire,
« l’action conduite par le sujet opérateur abouti[ssant] à
transformer un état2 ».
La Compétence « se constitue avec l’acquisition de
ces conditions sans lesquelles » la Performance « ne peut
être conduite3 », c’est-à-dire le pouvoir-faire et le savoir-
faire (« modalités de l’actualité »). L’acquisition de ces
modalités par le sujet opérateur peut faire l’objet d’un
programme narratif subordonné (« programme d’usage »).
La Manipulation et la Sanction font intervenir un
deuxième sujet opérateur :
La Manipulation est une performance secondaire,
dont le sujet opérateur est le destinateur de la perfor-

1. Le « sujet opérateur » est le « sujet du faire », celui qui réalise


la performance. Assigner à tel élément du récit la fonction de sujet
opérateur ne préjuge pas de la question de savoir si cette entité est un
sujet au sens métaphysique du terme.
2. Sémiotique. Une pratique de lecture et d’analyse des textes
bibliques, p. 50.
3. Ibid.

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54 dieu en personnes

mance principale. La Manipulation instaure le sujet opéra-


teur principal en suscitant chez lui un devoir-faire ou un
vouloir-faire (« modalités de la virtualité »), dans le but
de lui « faire exécuter un programme donné1 », qui n’est
autre que la performance principale. Cette performance
secondaire est donc un « faire-faire2 ». Or en introdui-
sant dans la description de l’action un destinateur et un
« faire faire », la catégorie de la Manipulation rend le
modèle sémiotique particulièrement approprié au cas de
la mission, qui, comme nous l’avons vu en décrivant la
« missive », fait intervenir un mandant en amont d’elle-
même et peut être décrite comme un « faire faire ».
La Sanction est la phase où le destinateur évalue la
prestation de l’opérateur : le programme mis en place
dans la manipulation a-t-il été réalisé ? Cette phase
implique souvent une rétribution de l’opérateur, selon sa
performance. Nous quittons alors l’ordre du « faire » pour
l’ordre de l’« être » qui résulte de la performance.
Dans le cas de la mission christologique, la catégorie
de la sanction est problématique. C’est l’un des indices
de la singularité de cette mission. La sanction consiste-
t-elle en ce que le sujet opérateur Christ ait à recevoir
sa filialité essentielle ? C’est ce que pourrait faire croire
une interprétation arianisante de Ph 2, 9 : « C’est pour-
quoi Dieu [le destinateur] l’a surexalté [sanction] », ou
de Rm 1, 4 : « établi [par le destinateur] Fils de Dieu
avec puissance [sanction] selon l’esprit de sainteté, du
fait de (sa) résurrection des morts. » La résurrection du
Christ serait alors la performance secondaire par laquelle
le sujet destinateur sanctionnerait (positivement) le sujet

1. G roupe d ’E ntrevernes , Analyse sémiotique des textes.


Introduction – Théorie – Pratique, p. 52.
2. Ibid., p. 54.

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L’invention du concept de mission 55

opérateur en le faisant accéder à un nouveau statut ontolo-


gique. Mais si le sujet opérateur « existe dans la forme de
Dieu » (Ph 2, 6) dès avant sa performance, cette sanction
ne peut pas consister dans l’accès à un nouveau statut,
mais seulement dans la révélation du statut préalable du
sujet opérateur aux destinataires de la performance (les
hommes), de sorte que ceux-ci « confessent que Jésus
Christ est Seigneur à la gloire de Dieu le Père » (Ph 2,
11). C’est ainsi que le quatrième évangile précise que si
le Père glorifie son Fils, c’est « de la gloire que je possé-
dais auprès de toi avant que le monde soit » (Jn 17, 1).
Et Jean ajoute que le recouvrement ou la reconnaissance
de la gloire éternelle du Fils, n’est pas encore la finalité
ultime de sa mission. Dans la grande prière qui précède la
Passion de Jésus, deux finalités sont énoncées à l’aide de
la conjonction hina :
1. « afin que tout ce que tu lui as donné, il leur donne
la vie éternelle » (Jn 17, 2). Cette première finalité
concerne les destinataires de la mission, elle relève donc
de la performance réalisée par l’envoyé à leur profit, pas
encore de la sanction.
2. « Glorifie ton Fils afin que le Fils te glorifie » (Jn 17,
1). La sanction de la performance du Fils par l’accès à un
statut ontologique supérieur, ou plutôt la révélation de ce
statut ontologique supérieur, ce que l’auteur johannique
appelle sa « glorification », n’est pas la finalité ultime du
programme enclenché par son envoi. C’est bien du statut
ontologique du destinateur lui-même dont il est question.
Paul ne disait pas autre chose dans la suite du texte de
Ga 4, 4-6 que nous venons de lire : les hommes devenus
fils par la réception de l’« Esprit de filiation » (Rm 8, 15a)
[résultat de la performance] reconnaissent Dieu comme
Père : « Abba Père » (Ga 4, 6b = Rm 8, 15b) [sanction].
La finalité ultime de l’économie du salut est donc : « la

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56 dieu en personnes

gloire du Père » (Ph 2, 11, orchestré par Ep 1, 6.12.14).


Le renversement par lequel ce n’est plus seulement le
sujet opérateur qui fait l’objet d’une sanction par le desti-
nateur, mais où c’est le destinateur dont le sujet opérateur
fait reconnaître le statut ontologique par les bénéficiaires
de sa performance, nous oblige à parler d’une contre-
sanction. C’est elle, encore, qui est exprimée dans la
première demande de la prière de Jésus : « Père, que ton
nom soit sanctifié » (Lc 11, 2 = Mt 6, 9).

Catégories sémiotiques Économie du salut


Destinateur le Père
Sujet opérateur Le Fils
Manipulation Envoi dans le monde du devenir
Compétence Esprit du Fils = Esprit de filiation
Performance Adoption filiale des hommes
I. Glorification du Fils par le Père :
confession de sa seigneurie par les
hommes
Sanction
II. Glorification du Père par le Fils :
reconnaissance de sa paternité par les
hommes

Je termine ces préliminaires méthodologiques en rele-


vant que les deux catégories les plus intéressantes dans le
cadre de la théologie trinitaire sont la manipulation et la
compétence. La manipulation permet de rendre compte de
l’existence d’un autre « rôle actantiel » en relation auquel
se définit l’identité du sujet opérateur, le Christ envoyé
aux hommes : en l’occurrence, son Père. La compétence,
quant à elle, permet d’élucider ce en quoi l’Envoyé est
apte à représenter celui qui l’envoie. Poser la question de
la compétence du Christ, c’est donc se demander de quelle
nature est cette équivalence entre l’envoyé et l’envoyeur,
ce qui est la question centrale de la théologie trinitaire.

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L’invention du concept de mission 57

Application à Jn 5, 19-22
On peut présenter le premier mouvement (Jn 5, 19-22)
sous la forme d’un chiasme :
19a incompétence (propre) du Fils (« ne peut pas »)
19bc action du Père (« qui fait »)
19d action du Fils (« fait ») […]
22a inaction du Père (« ne juge personne »)
22b compétence (reçue) du Fils (« a donné le jugement au Fils »).

Au verset 5, 17, Jésus avait déclaré : « Mon Père


est à l’œuvre jusqu’à maintenant et moi aussi je suis à
l’œuvre. » Cet énoncé semble faire du Père et du Fils
deux sujets opérateurs en concurrence. Du moins, c’est ce
que les juifs ont compris, et cette apparente « égalité » (5,
18) les embarrrasse. Jésus va donc préciser le programme
narratif de l’« œuvre » et les rôles actantiels qui y inter-
viennent.
Autour de la performance principale énoncée au
verset 19d, s’opère une double inversion :
Le Fils ne peut pas faire / Le Père fait (5, 19)
Le Père ne fait pas / Il donne au Fils de pouvoir faire (5, 22)

Au verset 19, l’opérateur primordial est le Père : « le


Père fait. » Au verset 22, le Fils a acquis la compétence
nécessaire pour devenir à son tour le sujet opérateur du
programme narratif (le pouvoir-faire). Cette acquisition
n’est cependant pas suffisante, il faut encore que le Père
dote le Fils d’un vouloir-faire (« le Fils, ceux qu’il veut,
il les fait vivants », 5, 21) au moyen d’une manipulation.
Or cette manipulation est désignée dans le texte par le
verbe « envoyer ». Le Père, défini précisément comme
le sujet de l’envoi, « celui qui a envoyé » le Fils (5,
23.24.30.36.37), est le destinateur du programme narratif.

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58 dieu en personnes

Quant au Fils, « celui qu’il a envoyé » (5, 38), il est par


excellence « l’Envoyé1 », apestalmenos (9, 7).
Au bout du compte, le rôle de sujet opérateur a été
transféré du Père au Fils.
Or le pouvoir-faire (compétence) et le vouloir-faire
(manipulation) du Fils sont présentés d’une manière para-
doxale : ils ne sont pas son pouvoir-faire ni son vouloir-
faire mais le pouvoir (5, 27) et le vouloir (5, 30 ; voir 6,
38) du destinateur « Père », transférés au Fils par « don ».
Ce que le texte énonce ainsi : l’envoyé n’agit pas « de lui-
même2 » (5, 19 = 5, 30).
Si l’envoyé, dans son faire propre, ne mobilise pas sa
propre compétence, mais celle de son mandant, peut-on
encore le considérer comme l’opérateur de ce faire ?
Ne doit-on pas plutôt le considérer comme un instru-
ment (arianisme) ? Car l’envoyé n’agit pas « en son nom
propre », mais « au nom de son Père » (5, 43 ; voir 7, 28
= 8, 42).
3. Mais réciproquement : l’honneur dû à l’envoyeur
s’étend à l’envoyé3 (5, 23). Avec la « puissance d’agir »,
l’envoyé a aussi reçu de son mandant l’autorité suffi-
sante pour être, à sa place, l’opérateur de la performance
programmée. Le mot-clef exousia (5, 27) possède ces

1. Selon les équivalences : Jn 5, 7 Σιλωάμ = Is 8, 6 LXX, 2 R 5,


10, etc. = Is 8, 6 TM šiloaḥ = ἀπεσταλμένος.
2. Par exemple : le Fils ne parle pas de son propre chef. Voir Jn 7,
16-18 ; 12, 49 ; 14, 10, etc.
3. R. S chnackenburg a bien vu cette « dialectique entre la
subordination obéissante [Unterstellung] du Fils au Père et son
égale valeur divine », « “Der Vater, der mich gesandt hat”. Zur
johanneische Christologie », dans C. Breytenbach-H. Paulsen
(éd.), Anfänge der Christologie, p. 275-291 (ici p. 286) mais il n’est
pas nécessaire d’assigner la subordination à une « christologie de
l’Envoyé » et l’égalité à une « christologie du Fils » (p. 276). Le
concept de mission contient en lui-même cette dialectique.

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L’invention du concept de mission 59

deux sens : la compétence qu’elle désigne est non seule-


ment la capacité d’agir (dunasthai, voir dunamis, Ap 5,
12), mais l’autorité nécessaire pour agir, sanctionnée par
l’honneur rendu (timè voir 4, 44 et Ap 5, 12).
Il lui a aussi donné le pouvoir [exousia] de faire jugement,
parce qu’il est [le] fils d’homme [Jn 5, 27].

Que le mot exousia n’ait pas seulement le sens d’une


capacité d’agir, mais qu’il désigne aussi l’autorité néces-
saire pour agir, c’est ce qui ressort de l’hypotexte auquel
le verset 5, 27 fait allusion :
Comme un fils d’homme venait […] et il lui fut donné le
pouvoir [Dn 7, 13-14]. Exousia LXX = šlţn wyqr wmlkw TM.

Comme le montre la comparaison entre la version


grecque des Septante et le texte araméen massorétique de
Dn 7, 14, l’exousia y désigne « la souveraineté, l’empire
et la royauté ». L’application de Dn 7, 14 à Jésus est
diffuse dans le Nouveau Testament. Outre la déclaration
solennelle de Mt 28, 18, on la trouve quatre fois dans le
quatrième évangile : en 5, 27, en 17, 2 et encore, mais
sans exousia en 3, 35 et en 13, 3.
Grâce au don de l’exousia paternelle, le Fils envoyé,
dont je viens de mettre en question qu’on puisse le consi-
dérer comme l’opérateur de son propre faire, reçoit au
contraire la faculté de tenir la place du sujet (au sens de
celui qui réalise la performance, donc celui dont le nom
est en position grammaticale de sujet régissant le verbe
d’action) qui est celle du Père1. Dans le contexte de la
démonstration de la légitimité de sa mission, l’envoyé

1. Voir T. T. O. Nguyen, « The allusion to the Trinity… », p. 394.

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60 dieu en personnes

souligne à la fois sa dépendance absolue à l’égard de celui


qui l’envoie et le fait qu’il possède une autorité égale
à son mandant. La lieutenance du Fils n’est donc pas à
comprendre comme une simple instrumentalité du Fils
« manipulé » par l’unique sujet paternel, mais comme une
mystérieuse coïncidence de deux sujets : « Si vous me
connaissiez, vous connaîtriez aussi le Père » (8, 19 = 14,
7) ; « Celui qui me voit, voit celui qui m’a envoyé » (12,
45). Avec cette mystérieuse coïncidence de deux sujets,
nous touchons à un premier indice de la portée trinitaire
de l’analogie de la mission. Un deuxième indice va nous
être livré par l’une des occurrences de l’allusion à Dn 7,
14 recensées à l’instant.

Une interprétation de Jn 3, 34-35


Le verset Jn 3, 35 se trouve au cœur d’un passage à
l’interprétation controversée. L’enchaînement des propo-
sitions des v. 34-35 n’est pas clair :
Ὃν γὰρ ἀπέστειλεν ὁ θεὸς τὰ ῥήματα τοῦ θεοῦ λαλεῖ.
Οὐ γὰρ ἐκ μέτρου δίδωσιν τὸ πνεῦμα.
Ὁ πατὴρ ἀγαπᾷ τὸν υἱόν
καὶ πάντα δέδωκεν ἐν τῇ χειρὶ αὐτοῦ.

34a [Car] celui que Dieu a envoyé prononce les paroles de Dieu.
34b Car il ne donne pas l’Esprit avec mesure.
35a Le Père aime le Fils
35b et a tout donné dans sa main.

La proposition 34b pose un problème : qui « donne »,


et qui « reçoit » l’Esprit ? Deux interprétations sont
possibles : l’interprétation « Le Père donne l’Esprit au

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L’invention du concept de mission 61

Fils » est soutenue par exemple par Thomas d’Aquin1,


C. K. Barrett, R. Bultmann, O. Cullmann, J. Moltmann
ou H. U. von Balthasar2. L’interprétation « Le Fils donne
l’Esprit à celui qui croit en lui » est soutenue par exemple
par M.-J. Lagrange, R. E. Brown ou X. Léon-Dufour. Le
parallélisme entre le v. 34 et le v. 35, ainsi que la compa-
raison avec Jn 5, 19-47, me font préférer la première alter-
native. Le passage consonne alors parfaitement avec le
discours de 5, 19-47 que nous venons d’étudier. L’envoyé
ne prononce pas ses propres paroles mais les paroles de
celui qui l’envoie (34a). Cette performance de l’envoyé
est rendue possible par un transfert de compétence dont
nous avons appris de 5, 19-47 que le nom technique est
exousia. Si le mot lui-même n’apparaît pas, l’hypotexte
de Dn 7, 14 affleure au verset suivant (35b). Or nous
apprenons maintenant que l’exousia que le Père donne au
Fils et qui produit une mystérieuse coïncidence entre eux,
n’est autre que l’Esprit (34b).

Conclusion sur la mission johannique


Avec le concept de mission, l’auteur johannique déplace
la question de l’identité de Jésus du plan de l’être au plan
de l’agir et décèle une mystérieuse coïncidence entre le
Père et le Fils. En effet, le Fils n’est ni un simple instru-
ment manié par le Père qui serait l’unique sujet réel de
l’œuvre de salut, ni un sujet supplémentaire qui viendrait

1. Thomas d’Aquin, Somme de théologie, IIIa, q. 7, a. 11, arg. 1.


La réponse à l’arg. 1, l’applique, entre autres, à la Trinité immanente
et l’interprète « du don que Dieu le Père a donné au Fils de toute
éternité, à savoir la nature divine, qui est un don infini ».
2. Voir DD II/2, p. 413. Un certain nombre de manuscrits, à
commencer par le codex Bezae, des versions comme celle de la
Vulgate ou de la Peshitta, ajoutent explicitement « Le Père ». Origène
lit cette variante.

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62 dieu en personnes

prendre la place de celui qu’il représente. Le Fils reçoit


un pouvoir d’agir qui à la fois le constitue en sujet de
plein droit et le dote de l’unique « nom » – de la person-
nalité – de celui qui l’envoie. Ce pouvoir d’agir « au nom
de » se fonde sur un transfert d’exousia du mandant au
mandataire. L’identification de cette exousia avec l’Esprit,
à peine esquissée en 3, 34-35, trouve une première confir-
mation dans le rôle que joue l’Esprit auprès des disciples
du Fils. Car c’est bien l’Esprit, répandu sur les disciples de
Jésus, qui les rend capables d’être eux aussi envoyés par
lui (Jn 17, 18 = 20, 21) et de faire les œuvres que fait le
Fils (14, 12). Comme tel, il est lui-même décrit comme un
envoyé (15, 26 = 16, 7), c’est-à-dire précisément comme
celui qui ne parle pas de lui-même mais reçoit ce qu’il doit
dire de celui qui l’envoie (16, 13-15). La fonction de l’Es-
prit, aussi bien entre le Père et le Fils qu’entre le Fils et ses
disciples, est donc à la fois de constituer l’envoyé en sujet
opérateur et de l’identifier à celui qui l’envoie.

L’envoi dans l’Ancien Testament

Avec l’évangile de Jean, nous avons la description du


concept de mission la plus complète que nous puissions
lire dans l’Écriture sainte. J’aimerais confirmer l’impor-
tance de ce concept de mission en glanant quelques-
unes de ses occurrences dans l’Ancien Testament1. Cette
lecture de l’Ancien Testament ne peut venir qu’en second
lieu, car dans cet argumentum ex prophetia2, les figures

1. Voir Hoosfeld, von der Velden, Dahmen, art. « šālaḥ »,


Theologisches Wörterbuch zum Alten Testament, Band VIII, Lieferung
1-3, col. 46-70, Stuttgart, Kohlhammer, 1995.
2. Voir H. U. von B althasar , La Gloire et la Croix. Les
aspects esthétiques de la Révélation, III. Théologie, 1. Ancienne

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L’invention du concept de mission 63

de l’Ancien Testament trouvent leur point de convergence


dans la figure christique du Nouveau Testament, qu’il
fallait donc présenter en premier lieu.
Si toute action dans le monde du Dieu transcendant le
monde peut être décrite comme une mission, alors la créa-
tion en est une :
Tu envoies ton Esprit, [toutes choses] sont créées et tu
renouvelles la surface de la terre [Ps 104, 30].

Mais l’envoi en mission par Dieu a la plupart du temps


pour finalité un faire-savoir, soit sous la forme de la
transmission d’une information, soit sous la forme d’un
guidage.
C’est ainsi que YHWH envoie des anges à Sodome
chercher une information sur ce qui s’y passe vraiment
(Gn 18, 21), informer Lot qu’il doit s’en échapper (Gn 19,
12) ou exterminer les habitants de Sodome (Gn 19, 13).
L’hésitation sur l’identité des trois hommes de Gn 18, 2 –
s’agit-il de trois hommes ou de Dieu lui-même ? – met en
récit la dialectique de la représentance.
Mais surtout, plusieurs fois, YHWH annonce lui-
même : « Voici que j’envoie un ange devant X » pour le
conduire à bonne destination (Gn 24, 7.40 ; Ex 23, 20-23 ;
33, 2 ; Ml 3, 1).
Voici que j’envoie un ange devant toi pour veiller sur toi
sur ton chemin et pour te faire entrer au lieu que j’ai fixé.
Prends garde à lui et écoute sa voix […] car mon nom est au
fond de lui [Ex 23, 20.21].

Alliance, Paris, Aubier, 1974, p. 343-353, notamment p. 345 : « Dans


l’interprétation ultérieure de ce centre, il apparaît en un second
temps que la cristallisation », autrement dit, la convergence « de
la périphérie autour du centre confirme qu’il est bien le centre » (je
souligne).

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64 dieu en personnes

Ici encore, le « nom » (de YHWH) désigne la compé-


tence de l’émissaire à le représenter. Et cette compé-
tence est une quasi identité : ce nom est « au fond de »
(bəqirbō) de l’émissaire, là où réside sa personnalité
propre. Or ce nom peut être identifié à l’Esprit Saint,
puisque d’un autre émissaire, il est dit aussi :
Il a mis au fond de lui [bəqirbō] son Esprit Saint [Is 63, 11].

Tout l’enjeu de Ex 33, 12-17 et de Is 63, 7-14 consiste


en ce que « ce ne fut ni un messager ni un ange, mais sa
face qui les sauva » (Is 63, 9 corr. selon LXX), c’est-à-
dire YHWH lui-même, identifié ensuite à « son Esprit
Saint1 » (Is 63, 11).
YHWH envoie aussi les prophètes : Moïse (Ex 3,
10.13-15 ; Nb 16, 28), Samuel (1 S 15, 1 ; 1 S 16, 1),
Élie (2 R 2, 2-6) et surtout Jérémie (Jr 1, 7 ; 25, 17 ; 43,
1-2), dans le livre duquel on trouve la formule deutéro-
nomiste « YHWH a envoyé ses serviteurs les prophètes »
(Jr 7, 25 ; 25, 4 ; 26, 5 ; 29, 19 ; 44, 4). Or le propre du
prophète est de ne pas parler en son nom propre mais en
celui de YHWH. Lorsque le prophète prononce un oracle,
le pronom de la première personne du singulier ne le
désigne pas lui, le prophète, mais YHWH.
Enfin, YHWH peut envoyer l’une de ses propres facultés,
attributs ou opérations. En ce cas, il y a identité directe entre
l’envoyeur et l’envoyé. La formule d’envoi, et l’espèce
de synecdoque (« mot-tampon ») par laquelle l’action est

1. En exégèse, on dirait que l’Esprit Saint et l’Ange de YHWH


jouent le rôle de « mots-tampons » permettant de respecter la
transcendance de Dieu en n’en faisant pas le sujet direct des actions
décrites, jugées trop anthropomorphiques. Mais la perspective
théologique développée ici empêche d’en faire de simples chevilles
littéraires.

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L’invention du concept de mission 65

exécutée par l’une des facultés de YHWH pour YHWH lui-


même, visent alors à respecter le mystère de la transcendance
de Dieu, et se rencontrent surtout dans le style poétique. Le
Seigneur envoie ainsi sa main (Ps 144, 7 ; 138, 7 ; Ps 18, 17
= 57, 4), sa lumière et sa vérité (Ps 43, 3), son amour et sa
vérité (Ps 57, 4), la délivrance (Ps 111, 9), le secours (Ps 20,
3). L’envoi de la parole et celui du souffle seront interprétés
trinitairement par les Pères de l’Église : « Il envoie sa parole
et les guérit » (Ps 107, 20) ; « Il a envoyé son verbe sur la
terre, rapide court sa parole. […] Il envoie sa parole et fait
fondre » (Ps 147, 15.18) ; Jr 42, 5 parle de « la parole que
YHWH ton Dieu aura envoyée pour nous » ; pour le souffle
= l’Esprit, Ps 104, 30 vient d’être cité. Il ne faut pas oublier,
enfin, l’envoi de la Sagesse (Sg 9, 10).
La conclusion du livre du Deutéro-Isaïe concentre les
éléments du concept biblique de mission : la distance
entre le ciel et la terre, l’envoi, la performance d’une
action transformatrice, la coïncidence entre la volonté du
mandant et l’action du mandataire, le retour à l’envoyeur,
la sanction conditionnée par la réussite de la performance :
Comme la pluie et la neige descendent des cieux et n’y
retournent pas sans avoir arrosé la terre, lui avoir fait concevoir
et germer, et elle donne la semence à celui qui sème et le
pain à celui qui mange, ainsi sera ma parole qui sort de ma
bouche : elle ne retournera pas vers moi sans résultat, sans
avoir fait ce que je voulais et réussi ce pourquoi je l’avais
envoyée [šəlaḥtīw] [Is 55, 10-11].

Bilan : pour un concept scripturaire de la mission

Les diverses analyses de textes qui ont émaillé ce


chapitre premier ont toutes convergé vers un concept
de mission consistant et éclairant. On peut donc consi-

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66 dieu en personnes

dérer que Dieu lui-même, dans sa Révélation, propose ce


concept à l’intelligence croyante.
Par le biais du recours aux modèles épistolaire et
narratif, j’ai caractérisé ce concept de mission par le
déploiement d’une double structure :
1. Une structure relationnelle mettant en jeu un
mandant-destinateur, un émissaire-opérateur, un destina-
taire-bénéficiaire ;
2. Une structure pragmatique (manipulation-compé-
tence-performance-sanction) qui permet de situer les
termes de la structure relationnelle par rapport à une
action centrale.
Au centre de la structure relationnelle se trouve l’émis-
saire, dont la performance est au centre de la structure
pragmatique. Le concept de mission peut donc fonc-
tionner comme élucidation de l’identité de l’émissaire par
la description de sa place au sein de la double structure
relationnelle-pragmatique. Ce qui, appliqué à la théma-
tique théologique, signifie que le concept de mission
permet de rendre compte de l’identité de Jésus en relation
avec Dieu son Père (mandant) et les hommes (destina-
taires), dans le cadre du dessein de salut de Dieu pour
les hommes (programme), que la possession de l’Esprit
(compétence) lui permet d’accomplir (performance).
Pour un développement de cette élucidation, il suffira
de renvoyer à l’Aperçu christologique1 de Balthasar, ainsi
qu’au chapitre qui conclut le grand ensemble DD I-II,
« Deus Trinitas2 », où sont reprises les dimensions trini-

1. Plus précisément, à la section « La mission et la personne du


Christ », DD II/2, p. 119-207. Pour une présentation critique de la
« christologie de l’Envoyé », voir Durand E., L’Offre universelle du
salut en Christ, Paris, Éd. du Cerf, 2012, p. 184-192.
2. DD II/2, p. 399-423.

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L’invention du concept de mission 67

taires du « symbole » dramatique (D I) et du « concept »


de mission (D II/2) appliqués à l’économie de l’incarna-
tion. J’aimerais seulement faire remarquer une différence
de degré entre « l’outillage instrumental » dramatique
et le « concept » de mission. Le dispositif théâtral est le
« symbole parfait de la Trinité économique1 », faisant
correspondre à la triade Père-Fils-Esprit la triade Auteur-
Acteur-Metteur en scène – mais il n’est qu’un symbole,
une « parabole2 » exigeant « une transposition fondamen-
tale3 » pour être appliquée à « la dramatique divine ». Le
concept de mission, au contraire, prédique directement4
l’identité personnelle de Jésus. Pour le dire autrement : le
Christ n’est pas un acteur, il est comme un acteur5 ; mais
il est et est appelé l’envoyé du Père, à tel point que son
identité coïncide avec sa mission6, selon la thèse directrice
de la christologie balthasarienne. Dans le cas du Christ, et
seulement dans ce cas singulier, être mis au monde, c’est
« être envoyé dans le monde », l’existence est mission, de
sorte que la mission n’est pas une analogie de l’existence

1. DD II/2, p. 421.
2. D I, p. 9.
3. Ibid.
4. C’est-à-dire « proprement », au sens de Thomas d’Aquin,
Somme de théologie, Ia, q. 13, a. 3, par opposition à metaphorice
= « par transposition ».
5. Quand Balthasar écrit que « l’analogie entre l’action divine
et le jeu du monde n’est pas une simple métaphore, elle est fondée
dans l’être » (D I, p. 16), il faut comprendre que l’histoire du
monde, métaphoriquement désignée comme « jeu » ou « drame »
(théâtral), entretient un rapport d’analogie fondée sur l’être avec
l’événement éternel intra-trinitaire, qui peut dès lors être lui aussi
désigné métaphoriquement comme « drame » (théâtral) et non
seulement proprement comme « drame » = « acte ». La « dramatique
divine » comme discours sur Dieu en tant qu’il agit, est exposée
métaphoriquement dans la description d’un jeu scénique.
6. Voir par exemple DD II/2, p. 160 : « L’identité de la personne
de Jésus avec sa mission. »

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68 dieu en personnes

dans le monde, mais sa détermination la plus propre. Dans


un second temps, l’existence de ceux qui participent par
inclusion à la mission du Christ, reçoit, par analogie, la
forme de la mission et la dignité personnelle.

Questions soulevées
Cependant, si le concept de mission est un concept
d’emblée satisfaisant pour décrire l’identité du Christ
dans le cadre de l’économie du salut, une triple question
se pose dès que l’on veut connaître la personne du Fils
telle qu’elle est en elle-même dans la Trinité éternelle :
1. L’identité économique de Jésus donne-t-elle accès à
son identité trinitaire ? Dans quelle mesure peut-on trans-
poser l’identité relationnelle-pragmatique de Jésus décrite
par le concept de mission dans le plan des relations trini-
taires ?
2. Et, le cas échéant, quel sens et quel contenu donner
à l’idée d’une performance à l’intérieur de la Trinité ?
Comment le concept éminemment spatial-temporel de
mission, avec les éléments de distance et de transforma-
tion, doit-il être accommodé à l’être éternel trinitaire ?
3. Enfin, le motif de la sanction, qui, déjà dans le cadre
de l’économie du salut, avait dû subir une modification par
rapport au modèle narratif, en désignant le changement de
statut, non du sujet opérateur (le Christ), mais des bénéfi-
ciaires (les hommes sauvés), devient encore plus probléma-
tique dans le cadre de la Trinité où il ne saurait y avoir de
changement de statut, puisque les trois personnes divines
ont éternellement égale dignité. Mais alors, que faire d’une
mission qui ne serait finalisée par aucun résultat ?
Telles sont les trois questions directrices du deuxième
chapitre de cette « invention d’un concept trinitaire de
mission ».

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II

L’ANALOGIE DE LA MISSION
DANS LA TRINITÉ IMMANENTE

Nous sommes maintenant en possession de deux outils


conceptuels :
1. Un concept de personne emprunté à la christo-
logie balthasarienne, mettant en relief sa relationalité : la
personne est conçue autant comme subsistant que comme
répondant.
2. Une description du concept de mission empruntée
à la sémiotique, dont nous avons mesuré, en l’appliquant
à l’économie du salut, combien il permettait de rendre
compte de cette relationalité de la personne christolo-
gique.
Au moment où nous nous apprêtons à transposer le
concept de mission du plan de l’économie temporelle du
salut (« l’économie ») à celui du déploiement éternel de la
Trinité (« la théologie »), deux remarques préalables sont
nécessaires :
1. Je notais à la fin de l’introduction que le concept
de mission dont Balthasar fait la clef de sa christo-
logie ne coïncide pas avec la missio (ad extra) scolas-
tique. C’est d’autant plus vrai du concept de mission
auquel le chapitre i vient de parvenir, en recourant au
schéma proposé par l’analyse narrative. Dans les pages
qui suivent, il faudra donc veiller à bien distinguer la

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70 dieu en personnes

« mission » au sens du chapitre i, et la missio au sens


strict de la « mission temporelle visible du Fils » du
système scolastique. Balthasar ne l’a pas toujours fait : sur
ce point, certaines de ses formules devront être précisées.
Et de même, il faudra veiller à bien distinguer l’appli-
cation analogique du concept de mission à la Trinité
immanente, et la processio au sens strict de la « proces-
sion éternelle » du Fils et de l’Esprit Saint, sans vouloir
à tout prix déterminer la relation entre ces trois concepts
(« mission » en ses deux applications propre et analo-
gique, processio, missio).
2. Je ne prétends pas substituer l’analogie de la mission
à l’analogie scripturaire et traditionnelle de l’engendre-
ment filial ; en d’autres termes, il ne s’agit pas de substi-
tuer au nom personnel de « Père » celui de « Mandant »,
et au nom personnel de « Fils » celui d’« Émissaire »,
mais bien d’élucider, à l’aide de ces concepts, la manière
dont le Père, le Fils, l’Esprit, sont des « personnes ».
L’examen d’une question préliminaire nous four-
nira les premiers éléments de la description qui suivra
les étapes du schéma emprunté à la théorie narrative :
le destinateur et la performance de manipulation dans
laquelle il se révèle en retrait ; la performance par laquelle
l’opérateur compétent remplit la mission qui lui est
confiée. Nous conclurons le chapitre par la question du
retour de l’envoyé.

Question préliminaire : de l’économie du salut


à la Trinité en soi

Si tant est que la Révélation de Dieu transcrite dans


l’Écriture sainte parle directement des processions
intra-trinitaires, elle ne le fait pas à l’aide du concept

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L’analogie de la mission dans la TrinitÉ immanente 71

de mission, qu’elle emploie pourtant, nous l’avons vu,


pour désigner proprement le déploiement trinitaire dans
l’économie du salut. Dans quelle mesure ce concept de
mission peut-il être appliqué à la Trinité en elle-même,
notamment à l’engendrement éternel du Fils issu du Père
– cette question particulière se pose sur le fond de la ques-
tion générale de la possibilité de connaître la Trinité telle
qu’elle est en elle-même (en abrégé, « la Trinité imma-
nente »), par induction, à partir de la manière dont elle se
dévoile dans l’économie du salut (en abrégé, « la Trinité
économique »). Je ne me donne pas pour tâche de retracer
l’histoire de cette question générale, mais seulement d’en
exploiter quelques éléments récents pour déterminer ce
que pourrait et devrait être le concept de mission, dans le
cas où il pourrait servir à décrire la Trinité telle qu’elle est
en elle-même.
Je partirai donc de l’« axiome fondamental » de Karl
Rahner, posant l’identité entre la Trinité de l’économie du
salut et la Trinité telle qu’elle est en elle-même. Je présen-
terai rapidement ses racines barthiennes (les conditions
de possibilité de la Trinité économique doivent se trouver
dans la Trinité immanente), pour m’arrêter sur sa réélabo-
ration balthasarienne (la mission prolonge la procession).
La « question générale » fournira enfin une première
indication sur l’application de la catégorie de « destina-
teur » à la « personne » du Père, ce qui sera l’objet du
paragraphe suivant.

« L’axiome fondamental » de la théologie trinitaire


selon Karl Rahner
À la question générale que je viens de poser, celle de
la possibilité de connaître la Trinité telle qu’elle est en
elle-même par induction à partir de la manière dont elle se

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72 dieu en personnes

dévoile dans l’économie du salut, K. Rahner répond affir-


mativement en énonçant « l’axiome fondamental » suivant
lequel :
La Trinité qui se manifeste dans l’économie du salut est la
Trinité immanente, et réciproquement1.

Cet axiome repose d’abord sur un constat : « C’est


d’abord », voire uniquement, « dans l’économie du
salut que se révèle à nous la Trinité2 » : nous ne pouvons
connaître la Trinité immanente que par induction à partir de
la Trinité de l’économie, à l’exclusion de toute déduction
transcendantale. Mais surtout, « l’axiome fondamental »
a pour lui un argument en quelque sorte sotériologique :
sans lui, « c’en serait fait de l’idée que Dieu lui-même se
donne à nous3 ». Or si l’homme doit être sauvé, il faut tenir
que « l’autocommunication divine en grâce et en gloire »
telle qu’elle advient trinitairement dans l’économie du salut
« est réellement pour nous la communication de Dieu en
lui-même4 ». Par là même est aussi résolue notre question
particulière : le concept de mission, qui décrit adéquate-
ment le déploiement de la Trinité dans l’économie du salut,
peut adéquatement servir à décrire la Trinité immanente.
Mais que signifie cette « identité entre la “Trinité de
l’économie du salut” et la Trinité “immanente”5 », souli-

1. K. R ahner , « Dieu Trinité, fondement transcendant de


l’histoire du salut », dans coll., Mysterium Salutis. Dogmatique de
l’histoire du salut, 6. La Trinité et la création, Paris, Éd. du Cerf,
1971, p. 29.
2. Ibid., p. 66.
3. K. Rahner, « Dieu Trinité », p. 113 ; voir le Traité fondamental
de la foi, Paris, Éd. du cerf, 2011, p. 162 : sinon, les énoncés
sur la Trinité « ne seraient pas, au fond, des énoncés portant sur
l’autocommunication de Dieu. »
4. K. Rahner, Traité fondamental de la foi, p. 160.
5. K. Rahner, « Dieu Trinité », p. 112.

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L’analogie de la mission dans la TrinitÉ immanente 73

gnée par l’adverbe « réciproquement », trop fortement


selon la plupart des théologiens1 et peut-être pour Rahner
lui-même, qui supprima l’adverbe en reprenant l’axiome
dans son Traité fondamental de la foi2 ? Signifie-t-elle que
le concept de mission peut être employé univoquement
pour l’économie et pour la théologie ? Ou bien y a-t-il
une différence entre la Trinité en elle-même et la forme
qu’elle revêt en se révélant dans l’économie du salut, une
différence impliquant la nécessité d’une transposition
analogique du concept de mission, quand on passe de
l’économie à la théologie ?
Il faut maintenir une différence entre Trinité imma-
nente et Trinité économique3, sans quoi la Trinité imma-
nente serait escamotée et il ne subsisterait plus qu’une
Trinité économique. De cette réduction peuvent résulter
deux théologies opposées, toutes deux hétérodoxes :
1. Si la Trinité n’est que le déploiement de Dieu dans
l’économie du salut, alors, en-deçà de son déploiement
économique, Dieu n’est pas trinitaire, il est monadique
et, de plus, strictement inconnaissable, puisque, dans
l’économie du salut, il ne se révèle pas tel qu’il est. Selon
le modalisme, les trois personnes en lesquelles Dieu
se révèle à nous ne sont plus que « des modes derrière
lesquels l’essence véritable et suprême de Dieu se tien-
drait cachée4 ».

1. Parmi d’autres, voir la critique de Y.-M. Congar, « Trinité


“économique” et Trinité “immanente” » dans Je crois en l’Esprit
Saint, t. III, Le Fleuve de Vie (Ap 22, 1) coule en Orient et en
Occident, Paris, Éd. du Cerf, 1980, p. 34-44.
2. K. Rahner, Traité fondamental de la foi, p. 160 : « La Trinité
du salut et de la Révélation est la Trinité immanente. »
3. Voir H. U. von Balthasar, DD II/2, p. 126 : « La Trinité
économique ne peut être identifiée simplement à la Trinité
immanente. »
4. K. Barth, Dogmatique [D], I/1**, § 9.1, p. 56.

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74 dieu en personnes

2. Si, pour éviter de poser, avec les modalistes, une


monade cachée au-delà du déploiement trinitaire, on iden-
tifie Dieu à son déploiement dans l’économie du salut, de
telle sorte que, selon une perspective d’inspiration hégé-
lienne, Dieu devient trinitaire au cours d’un processus
historique, on ne rend alors plus compte de sa transcen-
dance par rapport au monde :
Dieu risque d’être absorbé dans le processus du monde et
de ne parvenir à lui-même qu’à travers celui-ci1.

Pour reprendre les mots de K. Barth, la distinction entre


« Dieu en soi » et « Dieu pour nous2 », « entre la Trinité
telle que nous pouvons la connaître dans la Parole révélée,
écrite et prêchée, et la Trinité immanente à Dieu », doit
être maintenue, afin de garantir la gratuité et la liberté
de l’amour de Dieu pour nous, « la liberté fondamentale
de Dieu », le fait qu’il ne dépend essentiellement pas du
monde auquel il s’est de fait révélé. C’est précisément pour
empêcher l’homme de le croire que « Dieu vient se révéler

1. H. U. von Balthasar, DD II/2, p. 404. Critique reprise par la


Commission théologique internationale, « Théologie, christologie
et anthropologie (1981) », I, C, dans Textes et documents (1969-
1985), Paris, Éd. du Cerf, 1988, p. 247-249, notamment 2, b. La
source de cette critique semble bien être Balthasar, d’ailleurs membre
de la sous-commission chargée de la rédaction du document. Mais
Balthasar lui-même est parfois accusé de succomber à cette forme
d’hégélianisme, voir par exemple E. Durand, Le Père, Alpha et
Oméga de la vie trinitaire, Paris, Éd. du Cerf, 2008, p. 113, parlant
d’une « théologie “projective” qui reporterait en Dieu Trinité les
modalités kénotiques des relations vécues entre Jésus, son Père et
l’Esprit avant la Résurrection […]. Le risque est alors celui de recréer
une mythologie à force d’anthropomorphisme. Balthasar n’est pas
exempt à nos yeux de certaines extrapolations de ce genre. »
2. Voir la discussion de K. B arth , Dogmatique I/1*, § 5.4,
p. 166-168 dont sont tirées les citations suivantes.

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L’analogie de la mission dans la TrinitÉ immanente 75

à nous comme le Dieu voilé1 ». Mais alors, le voilement de


Dieu, loin de nous empêcher de le voir tel qu’il est, désigne
précisément quelque chose de ce que Dieu a à révéler de
lui-même : « à l’essence de celui que la Bible nomme Dieu
appartient son mystère, son incognoscibilité2. »

Quelle relation entre Trinité immanente et Trinité


économique ?
Si la relation entre la Trinité économique et la Trinité
immanente n’est pas une pure et simple identité, comment
doit-on la concevoir ?
K. Barth a proposé de parler de « fondement », de
« conditions de possibilité », de « prototype3 », propo-
sition reprise par la Commission théologique interna-
tionale : « Dans la vie intime de Dieu trinitaire existe la
condition de possibilité [d]es événements4 » de l’éco-
nomie du salut. H. U. von Balthasar, qui est revenu
plusieurs fois sur la validité de l’axiome fondamental5,
semble parfois emboîter le pas à Rahner en parlant
d’identité :

1. Ibid., D I/1*, § 5.4, p. 160.


2. Ibid., D I/1**, § 8.2, p. 26. Cette citation ne préjuge pas de la
distinction thomasienne entre incognoscibilité et incompréhensibilité
rapportée p. (voir Somme de théologie, Ia, q. 12, a. 1, resp.).
3. Je reprends ici la conclusion de l’étude d’E. Durand, « Trinité
immanente et Trinité économique selon Karl Barth », dans Les
Sources du renouveau de la théologie trinitaire au xx e siècle,
E. Durand, V. Holzer (dir.), Paris, Éd. du Cerf, 2008, p. 219-252.
Pour être honnête, je note que K. Rahner lui-même parle de la Trinité
immanente comme d’une « condition nécessaire de possibilité »
(« Dieu Trinité », p. 115, n. 21, cité par H. U. von Balthasar, DD
III, p. 297).
4. C ommission théologique internationale , « Théologie,
christologie et anthropologie (1981) », I, C, 3, p. 249.
5. Voir DD II/2, p. 126 et p. 403-404 ; DD III, p. 295-304 ; DD IV,
p. 68-69.

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76 dieu en personnes

La création étant supposée, la processio (intradivine) et


la missio (extradivine) sont pour les Personnes une seule et
même chose1.

Des formulations plus prudentes se rapprochent de


K. Barth : « condition de possibilité2 », « fondement
insondable, afin que devienne possible une histoire du
salut dans le monde3 ». Balthasar les complète par la
description réciproque du déploiement de la Trinité
économique comme « modalité4 », « forme5 », « expli-
citation6 » de la vie intra-trinitaire. L’apport le plus fruc-
tueux de Balthasar à la question de la relation entre
Trinité immanente et Trinité économique me semble être
le concept de « prolongement », que Balthasar fonde sur
la doctrine scolastique des missions divines. Balthasar

1. DD IV, p. 53. Voir aussi DD I, p. 552 ; DD II/2, p. 422 ; DD


IV, p. 68, avec la citation d’A. von Speyr, dont il faut corriger les
références, Jean. Les controverses, I. Méditations sur les chapitres
6 à 8 de l’évangile, Namur, Culture et vérité, 1992, p. 186 : « Pour
le Fils la mission à l’intérieur et la mission à l’extérieur ne font
qu’une. » Il est intéressant de remarquer que ces formules d’identité
mentionnent presque toujours la creatio : « Dans le libre plan divin
sur le monde, la processio, dans laquelle est contenue la creatio,
est prévue pour s’achever dans la missio du Fils » (DD IV, p. 68).
Voir encore DD IV, p. 358, et surtout Thomas d’Aquin, Somme de
théologie [ST], Ia, q. 45, a. 6, resp. : « Les processions des personnes
divines sont les raisons de la production des créatures. »
2. DD III, p. 300, 301, 303.
3. DD III, p. 301 et déjà p. 296 : « fondement du devenir du
monde. »
4. DD II/2, p. 181 : « Sa missio par le Père est une modalité de sa
processio à partir du Père. »
5. DD II/2, p. 419-420 : il y a telle et telle « forme économique
des relations personnelles au sein de la Trinité immanente », par
exemple « l’obéissance absolue peut devenir la forme économique de
la correspondance absolue du Fils à l’égard du Père ».
6. DD II/2, p. 404 : « La Trinité économique apparaît sans doute
comme l’explicitation de la Trinité immanente, mais celle-ci, en tant
que fondement porteur de la première. »

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L’analogie de la mission dans la TrinitÉ immanente 77

invoque nommément Thomas d’Aquin1. J’ai déjà noté, au


début de ce chapitre, que ce renvoi devait être pris avec
prudence : la mission balthasarienne ne coïncide pas tota-
lement avec la missio scolastique. Cela étant dit, Balthasar
fait vraisemblablement allusion au passage où le Docteur
commun déclare :
La mission inclut la procession éternelle et y ajoute
quelque chose, à savoir, un effet temporel2.

Or dire que la mission temporelle du Fils est le


« prolongement3 » de sa procession éternelle implique au
moins deux choses :
D’une part, on suppose une relation d’origine, un
« point de départ4 ». Les concepts barthiens de « fonde-
ment », « possibilité », « prototype », le faisaient déjà.
Cette relation d’origine est d’ailleurs un point commun
entre les concepts de mission et de procession au sens
scolastique ; bien plus, la mission du Fils et sa procession
ont la même origine, le Père.
D’autre part, le « prolongement » implique une « suite
possible5 » dans le monde. La description n’est pas seule-
ment unilatérale (la Trinité immanente est le point de
départ de la Trinité économique) mais réciproque (la
Trinité économique est le point d’arrivée du prolonge-

1. En DD I, p. 552.
2. Thomas d’Aquin, Somme de théologie, Ia, q. 43, a. 2, ad 3. Sur
ce point, Thomas converge avec Bonaventure, Breviloquium, Ia, c. 5,
§ 5.
3. DD III, p. 303 : « Un monde plein de risques ne [peut] être créé
qu’au sein de la processio du Fils (et de son prolongement comme
“mission”) » ; TL II, p. 167 : « Le prolongement vers le monde de la
réalité de sa procession. »
4. DD III, p. 303.
5. Ibid.

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78 dieu en personnes

ment de la Trinité immanente dans le monde), parce qu’à


la relation d’origine s’ajoute l’idée d’un « effet », d’une
destination :
Dans le concept de mission, il y a deux aspects : d’abord la
relation régressive à un sujet qui envoie, qui est présent dans
la mission, mais non comme identique à l’envoyé ; ensuite le
regard vers l’avant, sur l’exécution de la mission1.

Remarquons que ce double aspect du concept de


mission correspond à la bipolarité du concept de personne
à laquelle appelait l’introduction de cet essai.
Pour appliquer le concept de procession à l’engendre-
ment du Fils et à la spiration de l’Esprit dans la Trinité, la
théologie scolastique avait pris soin de le réduire à la seule
« relation d’origine2 », à l’exclusion de tout mouvement3
ainsi que de toute relation de fin. Le concept de mission,
en revanche, appliqué spécialement à l’envoi du Fils et de
l’Esprit dans le monde créé, dénotait bien un mouvement
et une relation de fin : à la « relation de l’envoyé à l’égard
de celui qui l’envoie », la relation d’origine désignée par
le concept de procession, il ajoutait une « relation de l’en-
voyé à l’égard du terme final vers lequel il est envoyé »,
aussitôt interprétée comme « un nouveau mode d’exister
dans quelque chose4 ». Par conséquent, la relation d’ori-
gine est ce que la mission et la procession (au sens scolas-
tique) ont en commun. La différence entre la mission et la
procession est du côté de l’effet, de la finalité.

1. DD II/2, p. 134.
2. Thomas d’Aquin, Somme de théologie, Ia, q. 43, a. 2, resp.,
et déjà, dans le prologue à la q. 27, il annonçait qu’il allait parler
de origine sive de processione : « de l’origine, c’est-à-dire de la
procession », identifiant quasiment les deux concepts.
3. Ibid., Ia, q. 41, a. 1, ad 2.
4. Ibid., Ia, q. 43, a. 1, resp.

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L’analogie de la mission dans la TrinitÉ immanente 79

Voilà qui donne une première indication pour le travail


de transposition analogique du concept de mission (au
sens du chapitre i) de l’économie du salut à la vie intra-
trinitaire : c’est surtout du côté de la « performance »
et de sa « sanction » qu’une adaptation sera nécessaire.
En tentant de transposer analogiquement le concept de
mission, nous allons donc devoir affronter les raisons
pour lesquelles la tradition scolastique a exclu les idées de
mouvement et de finalité de sa description des processions
divines. La désignation de l’origine (le « destinateur »),
elle, ne posera pas de problème.
L’étude de la « différence » entre Trinité économique
et Trinité immanente peut nous fournir encore une autre
indication sur la manière d’appliquer le concept de
mission à la vie intra-trinitaire.

L’incompréhensibilité de Dieu et la personne du Père


Dire qu’il y a une différence entre la Trinité telle qu’elle
est en elle-même et la Trinité telle qu’elle se dévoile dans
l’économie du salut et se donne à connaître à l’homme, c’est
dire que nous ne pouvons pas connaître (au moins directe-
ment) la Trinité telle qu’elle est en elle-même. C’est parler
de l’incognoscibilité ou de l’incompréhensibilité de Dieu.
Comment doit-on concevoir cette incompréhensibilité ?
Tout d’abord, puisque Dieu est simple, non composé
de parties, on ne peut pas concevoir son incompréhensibi-
lité comme le fait qu’il cacherait une partie de lui-même,
alors qu’il en dévoilerait d’autres1. L’incompréhensibilité
de Dieu n’est pas partielle mais absolue.

1. Ibid., Ia, q. 12, a. 7, ad 2 : « Dieu est incompréhensible, non


parce qu’il y aurait quelque chose de lui qu’on ne verrait pas, mais
parce qu’il n’est pas vu aussi parfaitement qu’il est visible. »

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80 dieu en personnes

Cette incompréhensibilité de Dieu est-elle incompré-


hensibilité de Dieu considéré dans son essence une, ou
dans ses propriétés personnelles ? La tradition théolo-
gique, tant occidentale qu’orientale1, attribue générale-
ment cette incompréhensibilité à l’essence divine.
Dans la tradition occidentale, on dira que, si les « bien-
heureux voient l’essence de Dieu2 », si l’essence divine
est connaissable par l’intellect créé illuminé par la lumière
de gloire, elle n’est pas compréhensible3, du fait de la
disproportion absolue entre l’infinité de l’objet connu et la
finitude de l’intellect connaissant. Comprendre, en effet,
c’est connaître l’objet autant qu’il est connaissable. Or
Dieu est infini et infiniment connaissable – aucun intellect
créé, donc fini, ne peut connaître infiniment et ne peut
comprendre Dieu4. Dieu peut être connu, mais il ne peut
être compris, car il excède toute connaissance.
Dans la théologie orientale, on dira que l’essence
divine est inconnaissable, que seules ses opérations ou
« énergies » sont connaissables5.
On peut cependant déceler un lien entre cette inco-
gnoscibilité ou incompréhensibilité de l’essence divine

1. Il n’est pas de mon propos d’entrer dans la polémique sur


la possibilité de connaître l’essence de Dieu, qui opposent les
théologiens occidentaux-catholiques et orientaux-orthodoxes, avec la
question des énergies incréées.
2. Thomas d’Aquin, Somme de théologie, Ia, q. 12, a. 1, resp.
3. Ibid., Ia, q. 12, a. 1, ad 3.
4. Ibid., Ia, q. 12, a. 7, resp.
5. Par exemple Basile de Césarée, Lettre 234 à Amphiloque
d’Iconium, § 1, Paris, Les Belles Lettres, 1966, p. 42, l. 28-31 :
« Nous prétendons connaître notre Dieu à partir des opérations,
sans pouvoir approcher l’essence elle-même. Car ses opérations
descendent jusqu’à nous, tandis que son essence demeure
inaccessible. » Voir le dossier patristique réuni et interprété par
J.-Cl. Larchet, La Théologie des énergies divines, Des origines à
saint Jean Damascène, Paris, Éd. du Cerf, 2010.

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L’analogie de la mission dans la TrinitÉ immanente 81

et l’incognoscibilité de la Trinité immanente telle que


nous venons de la repérer dans la « différence » avec son
déploiement dans l’économie du salut. La différence entre
sujet destinateur et sujet opérateur dans la structure rela-
tionnelle déployée par le concept de mission va nous aider
à préciser ce lien1.
Dans un premier temps, si l’on s’en tient encore à
l’application du concept de mission au plan du déploie-
ment économique de la Trinité – application que j’ai
qualifiée de directe ou propre –, il est clair que ce concept
permet déjà de rendre compte d’une différence cognitive,
qui coïncide alors avec la distinction de deux sujets2,
dont l’un, le destinateur (le Père), n’est que sujet secon-
daire dans le cadre de la manipulation, et non sujet prin-
cipal de la performance : comme tel, il n’intervient pas
« en personne » mais seulement « dans la personne » de
son représentant (le Fils) muni de l’autorité nécessaire
pour le représenter (l’Esprit). Autrement dit, que Dieu,
conformément au concept de mission, se révèle dans le
monde par personne interposée, signifie non seulement
qu’il se révèle trinitairement, c’est-à-dire tel qu’il est en
lui-même, mais que l’une des « personnes3 », le Père,

1. L’hypothèse proposée ici correspond plus ou moins à


la position de Clément d’Alexandrie, telle qu’elle est décrite par
Vl. Lossky dans « L’apophase et la théologie trinitaire », À l’image
et à la ressemblance de Dieu, Paris, Aubier-Montaigne, 1967,
p. 7-23, particulièrement p. 12-17, sans préjuger de l’exactitude de
l’interprétation de Lossky, qui juge cette position insatisfaisante et lui
préfère celle qui prévaudra à partir des Cappadociens : « L’infinité,
qui pour Clément d’Alexandrie était la raison de la transcendance
et de l’incognoscibilité du Père, deviendra un attribut de la nature
commune des Trois », p. 17.
2. L’Esprit Saint n’est pas un « sujet opérateur », puisqu’il n’est
origine d’aucune performance (qu’il s’agisse d’une procession ou
d’une mission).
3. J’emploie ce terme entre guillemets, parce que je n’ai pas

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82 dieu en personnes

demeure inconnaissable, ou du moins, incompréhensible,


précisément comme personne non envoyée1.
Prenons un exemple. Lors de la Transfiguration de
Jésus, déclare Thomas d’Aquin, « la Trinité tout entière est
apparue, le Père dans la voix, le Fils dans l’homme, l’Es-
prit Saint dans la nuée lumineuse2 ». Or peut-on vraiment
dire que le Père est « apparu » ? Pour Thomas d’Aquin,
la réponse est affirmative, pourvu que l’on distingue entre
« apparaître » et « être envoyé visiblement » : le Père n’est
pas envoyé, « mais il peut apparaître3 ». Une lecture qui
tient compte des résonances vétéro-testamentaires du récit
de la Transfiguration nous contraint à corriger la réponse
de Thomas. En effet, dans les récits de théophanies sinaï-
tiques, la nuée a explicitement pour fonction de « couvrir »
(Ex 24, 15b), c’est-à-dire de cacher la « descente » de
YHWH sur la montagne (Ex 19, 18), afin que sa « gloire »
reste invisible (Ex 24, 16). De celui qui se révèle, on n’en-
tend donc que la voix, à l’exclusion de toute apparition :
YHWH votre Dieu parla du milieu du feu. Vous entendiez
un son de paroles, mais vous ne voyiez pas de forme
[təmûnâh], seulement un son [qôl = « une voix »] [Dt 4, 12].

De même, à la Transfiguration, la nuée couvre la


montagne, de sorte que les trois apôtres ne peuvent voir
l’apparence de celui qui parle : ils perçoivent la voix du
Père, mais seul le Fils apparaît : « Ils ne virent plus que
Jésus seul » (Mc 9, 8). D’ailleurs, la prise de parole du

encore montré comment le concept de « personne » pouvait être


appliqué au Père et à l’Esprit Saint, mais seulement au Fils dans le
cadre du concept de mission.
1. T homas d ’A quin , Somme de théologie, Ia, q. 43, a. 4,
s’appuyant sur Augustin, La Trinité, II, v, 8.
2. Ibid., IIIa, q. 45, a. 4, ad 2.
3. Ibid., IIIa, q. 39, a. 8, ad 1 à propos du Baptême.

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L’analogie de la mission dans la TrinitÉ immanente 83

Père consiste précisément à renvoyer ses auditeurs au


« Fils bien-aimé » comme à celui qu’il faut « écouter ».
Bref, si le Père, qui n’est pas envoyé, intervient bien
dans le monde, il intervient précisément comme celui qui
n’apparaît pas – comme celui qui envoie le Fils apparaître
à sa place. Le Père disparaît derrière le Fils, qui reste seul
apparaissant et seul écoutable.
Au moment de passer à l’application analogique du
concept de mission au déploiement trinitaire immanent
à Dieu, nous rappelons la première indication décou-
verte plus haut : puisqu’elle concerne le destinateur, cette
incom­préhensibilité du Père ne nécessite pas de trans-
position particulière. L’incom­préhensibilité éco­nomique
du Père a son correspondant dans la Trinité immanente
en vertu d’une appropriation, au sens scolastique du
terme1 : L’essence divine, commune aux trois personnes,
est incompréhensible. Or les personnes ne se distinguent
pas de l’essence re sed ratione tantum2. Donc les attributs
de l’essence peuvent être appropriés aux personnes, dans
la mesure d’une similitude entre tel attribut essentiel et
telle propriété personnelle, qui s’en trouve rendue plus
manifeste à notre pensée. En vertu de quelle propriété
personnelle du Père l’incompréhensibilité essentielle
peut-elle lui être appropriée ? Si saisir selon une connais-
sance apodictique, c’est « partir de données antérieures
et mieux connues, rien ne préexiste à l’inengendré. Il en
résulte que c’est seulement par une grâce divine et par le
Verbe qui vient de lui que l’Inconnu (voir Ac 17, 23) est
conçu3 ». L’incompréhensibilité essentielle est appropriée

1. Ibid., Ia, q. 39, a. 7.


2. Ibid., Ia, q. 39, a. 1, resp.
3. Clément d’Alexandrie, Stromate V, xii, 82, 3, Paris, Éd. du
Cerf, 1981, p. 160.

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84 dieu en personnes

au Père dans la mesure où il est le « principe sans prin-


cipe1 », car « le premier, le plus ancien, est absolument
difficile à montrer2 ». À l’incompréhensibilité essentielle
de Dieu correspond l’indéductibilité du Père.
Certes, l’incompréhensibilité de l’essence divine est
aussi appropriable aux deux autres personnes, le Fils et
l’Esprit3, mais la convenance de cette appropriation est
plus grande dans le cas du Père4. Si l’appropriation a
pour but de rendre plus manifeste une propriété person-
nelle, ce n’est pas l’incompréhensibilité qui nous aidera
à comprendre comment le Fils et l’Esprit sont respec-
tivement Verbe-Image (expression) et Don (commu-

1. Thomas d’Aquin, Somme de théologie, Ia, q. 33, a. 4, resp.,


propriété de l’innascibilité.
2. Clément d’Alexandrie, Stromate V, xii, 81, 4, p. 158. Faut-il
considérer cette incognoscibilité du Père comme une « modalité
personnelle propre » qui va « au-delà des appropriations », comme
G. Émery propose de le penser à propos des opera Trinitatis ad
extra, dans son article : « Le mode personnel de l’agir trinitaire
suivant Thomas d’Aquin », Freiburger Zeitschrift für Theologie
und Philosophie 50 (2003), p. 334-353, ici p. 335 ? Je ne le pense
pas, car l’incognoscibilité n’est pas, à proprement parler, un opus
ad extra. Tout au plus peut-on dire que l’attribut essentiel, par
exemple l’incognoscibilité, lorsqu’il est approprié à une personne,
non seulement dans l’ordre de la connaissance, mais aussi dans
l’ordre de la réalité (comme le remarque G. Émery, p. 334 et n. 3
renvoyant à Albert le Grand), revêt une modalité qui est informée par
(G. Émery dirait : « exprime ») les propriétés de la personne, soit une
modalité personnelle, par exemple la modalité de ce que j’appellerai
un peu plus bas le « retrait ».
3. Ainsi Jean Chrysostome, Homélie 15 sur l’évangile de Jean,
§ 1, PL 59, col. 98 : « Cette particularité [l’incompréhensibilité] ne
concerne-t-elle que le Père seul, et non le Fils ? Pas du tout ! Elle
concerne aussi le Fils. […] Celui qui est l’image de l’invisible est
lui-même invisible. » Je cite cette homélie de Chrysostome à l’instar
de Thomas d’Aquin, Somme de théologie, Ia, q. 12, a. 1, ad 1. Voir
aussi E. Durand, Le Père, Alpha et Oméga de la vie trinitaire, p. 20
et n. 2 renvoyant à Augustin et Thomas d’Aquin, et encore p. 121.
4. Thomas d’Aquin utilise le vocabulaire de la convenance dans
l’appropriation en Somme de théologie, Ia, q. 39, a. 8.

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L’analogie de la mission dans la TrinitÉ immanente 85

nication) de Dieu : personnes révélantes 1, alors qu’au


contraire, « l’incompréhensibilité traduit quelque chose de
la propriété exclusive du Père comme première hypostase
divine », elle « s’enracine dans la propriété du Père, si
bien qu’elle la dévoile quelque peu et offre ainsi l’une des
voies de la connaissance de Dieu le Père2 ».
Rahner avait d’ailleurs pressenti cette appropriation
de l’incompréhensibilité de Dieu au Père, lorsqu’il écri-
vait que le Père est le Dieu un en tant qu’il « est toujours
l’Ineffable, le mystère sacré, le fondement de l’origine
incompréhensible de sa venue dans le Fils et dans l’Es-
prit3 ».
La thèse a été récemment reprise et développée par E.
Durand :
Le Père est foncièrement révélé comme celui en qui
se concentre et se fonde l’incompréhensibilité divine.
Considérée dans le Père qui la détient de façon originaire,
l’incompréhensibilité joue comme l’un de ses traits
caractéristiques, au titre d’une appropriation au fondement
réel4.

1. Que le Verbe et l’Esprit forment une Dyade intra-trinitaire


identifiée à la Sophie, l’auto-révélation du Père, est un thème central
de la théologie de S. Boulgakov. Voir par exemple Le Paraclet,
Paris, Aubier, 1946, p. 347-350.
2. E. Durand, Le Père, Alpha et Oméga de la vie trinitaire, p. 20
et p. 21.
3. K. Rahner, Traité fondamental de la foi, p. 161. Voir le passage
correspondant dans « Dieu Trinité », p. 99-100 : « Dieu, c’est le
“Père”, c’est-à-dire le Dieu dépourvu de toute espèce d’origine,
l’Antérieur universel, celui qui peut justement se communiquer
lui-même du fait que cette communication […] n’enlève rien à sa
liberté, à son incompréhensibilité, à sa plénitude : un tel don le laisse
pur de toute origine. » E. Durand donne d’autres citations dans Le
Père, Alpha et Oméga de la vie trinitaire, p. 17-19.
4. Ibid., p. 247.

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86 dieu en personnes

En fait, E. Durand conjugue appropriation et analogie :


l’incompréhensibilité du Père n’est pas seulement fondée
sur l’appropriation de l’incompréhensibilité de l’essence
divine, elle est mise en évidence par induction analogique
à partir de ce que Durand appelle un « hiatus eschatolo-
gique » ou une « réserve eschatologique » :
À la distinction entre la Trinité telle qu’elle est en
elle-même et la Trinité telle qu’elle se révèle à nous dans
l’économie du salut, E. Durand ajoute une autre distinc-
tion à l’intérieur même de la forme économique de la
Trinité. Il existe en effet « un “hiatus eschatologique”
entre la Trinité eschatologique et son engagement dans
l’histoire du salut1 ». Or cette différence entre la connais-
sance de Dieu tel qu’il se révèle dans l’économie du salut
(in via) et la connaissance de Dieu tel qu’il se donnera
à connaître dans la vision béatifique à la fin du temps
(in patria), consiste en la connaissance du Père comme
personne « qui finalise l’économie du salut2 ». « Il est
naturel de reconnaître dans la vision bienheureuse la
pleine révélation du Père3. »
Mais alors, à ce « rôle final du Père au plan eschato-
logique », dans l’économie du salut, doit correspondre
une propriété personnelle « au plan ontologique4 », au
titre de son « fondement », sa « condition de possi-
bilité », son « prototype », pour parler comme Barth.
Cette propriété personnelle, c’est l’innascibilité ou la

1. Ibid., p. 103.
2. Ibid., p. 45.
3. Ibid., p. 145, commentant T homas d ’A quin , Super
Joannem, xvi, 25, § 2150, cité p. 144. Voir encore p. 269 : « La
pleine révélation eschatologique, en laquelle le Père se laissera
voir face à face, dans l’éternel jaillissement de sa double fécondité
intratrinitaire. »
4. E. Durand, Alpha et Oméga de la vie trinitaire, p. 245.

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L’analogie de la mission dans la TrinitÉ immanente 87

« primauté1 », interprétée par Durand comme le fait d’être


non seulement origine de toute la vie trinitaire (Alpha),
mais aussi « fin de toute la vie trinitaire2 » (Oméga), et
surtout, avec Bonaventure, comme la « plénitude fontale
du Père3 », plénitude dont le jaillissement infini empêche
« une connaissance de totale compréhension4 ».
Je suis d’accord avec E. Durand pour considérer
la propriété personnelle de l’innascibilité, en tant que
« primauté » et « plénitude fontale », comme le fonde-
ment d’une appropriation de l’incompréhensibilité essen-
tielle à la personne du Père. C’est bien cette propriété de
primauté qu’il faudra scruter quand nous examinerons
la transposition analogique du concept de mission dans
la Trinité immanente. En revanche, je ne pense pas qu’il
faille aller jusqu’à parler du Père comme « finalité » ou
« Oméga » trinitaire, ni surtout, jusqu’à affirmer que
l’« hiatus » cognitif identifié (ou plutôt approprié !) à
l’incompréhensibilité du Père est destiné à se résoudre à
l’eschaton dans une « pleine révélation du Père », et cela
pour deux raisons au moins5 :
1. Si l’incompréhensibilité du Père est l’incompré-
hensibilité de l’essence, telle qu’elle est appropriée à la
personne du Père, cette incompréhensibilité est éternelle

1. E. Durand s’inspire surtout de Bonaventure, mais J ean


Chrysostome fait déjà le lien entre innascibilité et primauté en
appelant le Père « l’hypostase première et inengendrée », Discours 5
sur l’incompréhensibilité de Dieu, Paris, Éd. du Cerf, 1951, p. 258.
2. Ibid., p. 245.
3. Ibid., p. 268. Voir Bonaventure, Sur les Sentences, liv. I, dist.
2, q. 2, resp. Voir Breviloquium, Ia, c. 3, § 7.
4. Jean Chrysostome, Discours 5 sur l’incompréhensibilité de
Dieu, p. 269.
5. Pour cette réfutation, je m’inspire de l’article de É. Vetö,
« Trinité, humanité du Christ et vision de gloire chez Hans Urs von
Balthasar », Nouvelle Revue Théologique 135 (2013), p. 98-116.

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88 dieu en personnes

de l’éternité de l’essence, et donc irrésoluble1. Le Père est


éternellement le « Père invisible2 ». Pour autant, dans la
mesure où l’intellect créé, qui, in via, ne connaissait Dieu
que comme cause de ses effets créés, pourra, in patria,
selon les termes de la définition de Benoît XII, « voir
l’essence divine d’une vision intuitive et même face à
face sans l’intermédiaire d’aucune créature qui tiendrait
lieu d’objet vu3 », alors, il y aura bien un progrès dans
la connaissance de Dieu4, une très relative atténuation de
son incompréhensibilité, atténuation appropriable à la
personne du Père.
2. De toute façon, identifier la vision béatifique à la
« pleine révélation du Père » est problématique. La défini-
tion de Benoît XII parle de connaître l’« essence divine »,
c’est-à-dire Deum per essentiam5, par opposition à per

1. E. Durand lui-même le reconnaît, Le Père, Alpha et Oméga


de la vie trinitaire, p. 126 : « La vision immédiate du Père ne
déroge pas à l’invisibilité et à l’incompréhensibilité naturelles de
Dieu » et p. 269 : « Cela supposerait une connaissance de totale
compréhension, dont seul dispose l’intellect incréé. »
2. C’est le titre du livre consacré par L. Bouyer à la personne du
Père, ainsi que l’une des dernières sections de H. U. von Balthasar,
TL III, p. 435.
3. Benoît XII, Constitution « Benedictus Deus » (29 janvier
1336), DH 1000. Cette définition reprend la position classique déjà
énoncée notamment par Thomas d’Aquin, Somme de théologie, Ia,
q. 12.
4. Contre le risque signalé par É. Vetö, « Trinité, humanité du
Christ et vision de gloire chez Hans Urs von Balthasar », p. 100 :
« Au fond, Balthasar considère qu’il n’y a pas de différence de
“forme” en régime chrétien entre la connaissance de Dieu in via et in
patria. » La citation de La Gloire et la Croix. Les aspects esthétiques
de la Révélation, III. Théologie, 2. Nouvelle alliance, Paris, Aubier,
1975, p. 408-410 est en effet explicite sur ce point. Pas de différence
de « forme », mais bien une différence de degré.
5. Thomas d’Aquin, Somme de théologie, Ia, q. 12, a. 1, Videtur
quod.

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L’analogie de la mission dans la TrinitÉ immanente 89

aliquam similitudinem1, et non par opposition aux distinc-


tions personnelles. Connaître Dieu per essentiam, c’est le
connaître tel qu’il est en lui-même, c’est-à-dire toujours
déjà Trinité, de sorte qu’il faut « prendre résolument en
compte la dimension trinitaire de la vision de gloire2 ».
Nous ne connaissons et ne connaîtrons Dieu que selon
son déploiement trinitaire, selon lequel nous connaissons
le Père par le Fils dans l’Esprit, que ce soit in via ou in
patria. Autrement dit : « Ce qui est visible du Père est
Jésus (en sa relation au Père) et rien que Jésus. Il n’y a
pas de vision directe de la première Personne, source de
la vie divine3. » En fait, ce n’est ni l’essence au-delà des
personnes, ni le Père en personne au-delà du Fils et de
l’Esprit qu’il avait envoyé dans l’économie, mais bien
la Trinité tout entière en laquelle s’hypostasie l’essence
divine, qui sera l’objet de la connaissance béatifique. Aussi
faut-il distinguer entre la finalité de l’économie du salut,
qui est la connaissance béatifique, et la propriété de « prin-
cipe sans principe » (Alpha) du Père qui y sera rendue en
quelque sorte plus manifeste. Nous y reviendrons.

Conclusion
Entre la forme économique de la Trinité et sa réalité
immanente subsiste « une différence (tout) autre dans

1. Ibid., Ia, q. 12, a. 2, Videtur quod.


2. É. Vetö, « Trinité, humanité du Christ et vision de gloire chez
Hans Urs von Balthasar », p. 115.
3. Ibid., p. 107. Au contraire, E. Durand écrit : « Nous sommes
donc promis à connaître non seulement la gloire incréée du Logos et
son rayonnement à travers la chair du Christ, mais aussi Dieu le Père
lui-même » (Le Père, Alpha et Oméga de la vie trinitaire, p. 124).
Quelques lignes plus haut, il est vrai, E. Durand avait précisé : « Le
Père lui-même sera atteint, de façon ultime et toutefois inséparable de
Jésus-Christ. »

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90 dieu en personnes

l’identique1 ». L’oxymore par lequel Balthasar décrit


la relation entre Trinité immanente et Trinité écono-
mique fait implicitement allusion à la définition classique
de l’analogie, comme mélange de ressemblance et de
dissemblance2. C’est sur le fond de cette relation analo-
gique que nous pouvons étendre l’emploi du concept
de mission de la Trinité économique à la Trinité imma-
nente. Les pages qui précèdent ont montré que ce concept
préservait la différence, bien plus, lui donnait tout son
sens. Nous voilà munis de précieuses indications direc-
trices pour décrire maintenant la Trinité de Dieu à l’aide
de la double structure relationnelle et pragmatique, en
nous concentrant sur deux de ses éléments : le sujet desti-
nateur ; la performance ; et en y ajoutant la question d’un
retour de l’envoyé.

Le destinateur : « Le Père qui m’a envoyé3 »

La propriété de l’incompréhensibilité appropriée au Père


que nous venons d’examiner concernait la connaissance que
nous avons de lui – donc encore, d’une certaine manière,
même eschatologiquement, son déploiement économique,
sa révélation. À présent, nous tentons de décrire le Père tel
qu’il est en lui-même, à l’intérieur de la Trinité.
Au cours de l’examen de la « question préliminaire »,
nous avons relevé que la mission et la procession de la
théologie scolastique ne différaient entre elles que du
côté de l’effet et de la finalité, alors qu’elles avaient en
commun la relation d’origine.

1. DD II/2, p. 126.
2. Voir p. , n.
3. Jn 5, 23.37 ; 6, 44 ; 8, 16.18 ; 12, 49 ; 14, 24.

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L’analogie de la mission dans la TrinitÉ immanente 91

Le concept de mission tel que j’ai proposé de le


déterminer à partir d’une perspective interpersonnelle
et à l’aide de la double structure relationnelle-pragma-
tique empruntée à la sémiotique, devrait permettre de
reformuler cet enseignement classique en suggérant de
possibles enrichissements.

Le Père, « première personne » ?


Nous cherchons à décrire la personne du Père comme
« celui qui envoie ». D’emblée, nous sommes confrontés
à une difficulté : si tant est qu’une « personne » est un
sujet qui, envoyé, reçoit une mission de celui qui l’envoie,
le Père, lui, n’est pas envoyé, il est « celui qui se tient en
amont de la mission1 ». Mais alors, n’est-il donc pas une
personne ?
Il est clair que la première personne de la Trinité à
apparaître au fil du concept de mission, ce n’est pas le
Père, c’est le Fils, qui « est la “Personne tout court”,
parce qu’en lui la conscience de soi » du sujet spirituel
« coïncide avec la mission qui lui est donnée de la part
de Dieu 2 ». Sa primauté personnelle dans l’ordre de
notre connaissance de Dieu, lui vient de ce qu’il est le
sujet opérateur de la performance principale dont rend
compte le concept de mission, alors que le Père n’est que
sujet secondaire, par le biais de la manipulation, même
si, en tant qu’origine de l’envoi, il possède une primauté
absolue dans l’ordre de la réalité.
Pour mieux cerner cette primauté absolue du Père,
revenons une fois de plus à la différence entre les deux
sujets opérateurs. Si tous deux sont bien des sujets opéra-

1. E. Durand, Le Père, Alpha et Oméga de la vie trinitaire, p. 13.


2. H. U. von Balthasar, DD II/2, p. 404.

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92 dieu en personnes

teurs, s’ils « font » quelque chose, leurs deux faires


diffèrent par le fait que l’un fait faire, tandis que l’autre
est fait faire. Pour faire, le sujet opérateur principal a
besoin d’un opérateur secondaire qui lui donne une
origine et déclenche son faire : son faire est composé
d’activité et de passivité. Le destinateur, lui, est l’origine
absolue du faire – il n’a pas besoin d’être manipulé :
son faire est absolument actif, sans aucune passivité. Or
jouir d’une faculté d’agir spontanément, sans dépendre
d’aucune détermination étrangère, c’est ce qu’on appelle
jouir d’une liberté absolue1. Le Père, en tant que celui qui
envoie, jouit d’une liberté absolue. Le Fils, en revanche,
est libre d’une liberté seconde, la liberté du consentement,
de l’obéissance au Père2. Son faire dépend du faire du
Père :
Le Fils ne peut rien faire de lui-même, à moins de voir le
Père le faire. Car ce que lui fait, le Fils le fait semblablement
[Jn 5, 19].

C’est en vertu de la secondarité de la liberté du Fils


que la définition de la personne à partir du concept de
mission peut lui être appliquée directement, alors que la
primauté du Père, élucidée comme liberté absolue, est
précisément ce qui nous empêche d’avoir d’emblée accès

1. En parlant de « liberté absolue », je ne fais allusion ni à la


question débattue de la potentia absoluta ou ordinata de Dieu, ni à la
question de la liberté de Dieu dans ses opérations ad extra et ad intra.
Voir par exemple la présentation claire et succincte de W. Thonissen,
« Liberté », A. Théologie systématique, 2. La liberté de Dieu, b) et c),
dans Dictionnaire critique de théologie, J.-Y. Lacoste (dir.), Paris,
1998, p. 652b-653a.
2. Pour jouer sur les mots, on pourrait dire qu’au Père appartient
la toute-puissance (Pater omnipotens), alors que le Fils est le
« plénipotentiaire » (Filius plenipotens), celui à qui le mandant a
remis tous ses pouvoirs.

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L’analogie de la mission dans la TrinitÉ immanente 93

à lui comme à une personne. Si tant est que le Père est


une personne, nous ne pourrons connaître sa personnalité1
qu’avec un délai, en deuxième – ce qui n’est pas étonnant,
puisque nous venons de dire combien le Père était difficile
à connaître.
Précisons le statut de cette liberté absolue du Père :
1. La liberté absolue du Père n’est pas l’appropria-
tion d’un attribut de l’essence commune aux personnes,
comme c’était le cas de l’incompréhensibilité au para-
graphe précédent. La liberté absolue caractérise propre-
ment celui qui envoie à l’exclusion de l’envoyé :
autrement dit, elle est une propriété du Père2.
2. La propriété positive de la liberté absolue a pour
corrélatif la propriété négative de ne pas pouvoir être
fait faire. En anticipant sur le paragraphe suivant, si la
manipulation du sujet opérateur principal par le destina-

1. Ce mot est toujours pris au sens de : « Le fait d’être et d’être


reconnu comme une personne », et non comme un simple synonyme
de « personne ».
2. On peut rapprocher de la position adoptée par Bonaventure sur
la question de la relation entre la puissance de créer, commune aux
trois personnes, et la puissance d’engendrer, propre à la personne
du Père. D’une part, la puissance d’engendrer « n’est pas seulement
un attribut essentiel approprié par addition, bien plus, il dit le propre
de la personne » (Sur les Sentences, liv. I, dist. 7, a. 1, q. 1, concl.).
D’autre part, les deux puissances ne diffèrent pas « selon la chose
même » (secundum rem) mais seulement « selon la manière dont on
l’envisage » (secundum rationem intelligendi) (Sur les Sentences,
liv. I, dist. 7, a. 1, q. 3, concl.). Thomas d’Aquin lui aussi envisage
qu’un attribut de l’essence puisse « devenir » (fieri) propre à une
personne, par exemple la « toute-puissance, bien que, considérée
absolument, elle ne soit pas propre au Père, devient cependant propre
au Père, dans la mesure où l’on pense en même temps qu’elle un
mode d’existence déterminé, c’est-à-dire une relation déterminée »
(De potentia, q. 2, a. 5, ad 4). Ici, on peut parler, avec G. Émery, « Le
mode personnel de l’agir trinitaire suivant Thomas d’Aquin », d’une
« modalité personnelle propre de l’agir trinitaire » « au-delà des
appropriations ».

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94 dieu en personnes

teur consiste en l’engendrement du Fils par le Père, cette


propriété négative de ne pas pouvoir être fait faire n’est
que la reformulation de la propriété classique de l’être-
inengendré ou innascibilité. Or l’innascibilité, enseigne
la théologie scolastique, est bien une propriété de la
première personne, à côté de la paternité et de la spira-
tion, mais n’est pas une « propriété personnelle1 » : elle
ne constitue pas la personne à laquelle elle est attribuée
comme personne2.

Le Père, « personne impersonnelle » ?


La description du Père comme sujet opérateur de la
manipulation, dans le cadre de l’application analogique
du concept de mission, nous laisse donc en-deçà de sa
personnalité. Ce délai dans l’accès de notre connaissance
à la personnalité du Père est un indice de l’analogicité
de l’attribution de la personnalité à chacune des trois
« personnes » divines dans ce qu’elle est en elle-même,
qui fera l’objet du dernier chapitre de ce livre. C’est pour-
quoi il ne doit pas être trop vite comblé : nous y trouvons
les premières indications d’une différence de manière
d’être une personne entre le Père et le Fils.
Pour autant, faut-il aller jusqu’à conclure que le

1. Voir par exemple Alexandre de Halès cité par E. Durand dans


Le Père, Alpha et Oméga de la vie trinitaire, p. 177 ; Albert le Grand,
cité p. 233 ; Thomas d’Aquin, cité p. 236.
2. « Avant l’engendrement [du Fils], il faut penser une hypostase
[…] mais on ne peut encore la penser comme distincte en acte »,
Bonaventure, Sur les Sentences, liv. I, dist. 27, p. I, a. 1, q. 2, ad
1 ; autrement dit, le Père, considéré selon sa seule propriété de
l’innascibilité, n’est personne qu’en puissance. On ne peut donc
parler de lui comme d’une « personne absolue », comme le fait
W. Kasper dans Le Dieu des chrétiens (1982), Paris, Éd. du Cerf,
1984.

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L’analogie de la mission dans la TrinitÉ immanente 95

Père est, pour reprendre une expression énigmatique


de Simone Weil, « une Personne impersonnelle1 », que
cette impersonnalité soit relative ou absolue ? Raimon
Panikkar, à partir du dialogue entre christianisme et
hindouisme, pose la question :
Demandons-nous si une conception de Dieu exclusivement
personnelle convient à la divinité […] le mystère divin
s’épuise-t-il dans son dévoilement comme Personne2 ?

Panikkar part du même constat que nous : la première


personne à laquelle nous ayons accès dans l’ordre de
notre connaissance de Dieu, parce qu’elle est la première
à nous être révélée3, c’est la « deuxième personne », le
Fils : « Ce que généralement nous appelons personne est
ce qui présente la structure d’un tu, la seconde personne »
(p. 27). Par conséquent : « À proprement parler, la

1. Simone Weil, « Cahier XIV (K14) », p. [ms. 15], publié dans


Œuvres complètes, t. VI. Cahiers, vol. 4 (juillet 1942-juillet 1943),
« La connaissance surnaturelle » (Cahiers de New York et de
Londres), Paris, Gallimard, 2006, p. 171. La méditation de Simone
Weil est trop fragmentaire pour faire l’objet d’un véritable exposé.
Outre la page que je viens de citer, on comprendra mieux ce que
Simone Weil appelle l’impersonnel dans l’essai « La personne et
le sacré », publié dans Écrits de Londres et dernières lettres, Paris,
Gallimard, 1957, p. 11-44, par exemple, p. 16 : « Ce qui est sacré,
bien loin que ce soit la personne, c’est ce qui, dans un être humain,
est impersonnel. »
2. Raimon P anikkar , La Trinité, une expérience humaine
primordiale, 1998, Paris, Éd. du Cerf, 2003, p. 58. Les numéros de
page renvoient à cet ouvrage.
3. Qu’on ne puisse pas sans précision voir dans l’économie
de l’Ancien Testament une révélation de Dieu le Père, et dans
l’économie du Nouveau Testament, une révélation de Dieu le Fils,
en attendant un troisième testament pour la plus pleine révélation
de l’Esprit, la manière habituelle par laquelle les Pères de l’Église
attribuent les théophanies vétéro-testamentaires au Verbe le suggère.
Voir par exemple Justin, Dialogue avec Tryphon, § 56-62.

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96 dieu en personnes

Personne Divine, le Seigneur, c’est le Fils » (p. 84). Mais


Panikkar va plus loin : si « le Fils est certainement le
Tu du Père » (p. 94), en revanche, « si nous prenons au
sérieux l’apophatisme du Père, nous pouvons seulement
dire que le Fils est le Tu du Père, sans pouvoir même
ajouter que le Père est un Je » (p. 95) car, pour Panikkar,
le nommer par un pronom personnel serait déjà trop :
« On ne peut à strictement parler dire que le Père est un
Je, si l’on entend par là une sorte de “sujet absolu” »
(p. 94).
Comme Panikkar le suggère en parlant de l’« apopha-
tisme du Père », l’impossibilité, du point de vue de notre
connaissance, de définir le statut ontologique de l’entité
paternelle, que ce soit comme « personne » ou comme
« sujet », renvoie, au plan de ce qu’il est en lui-même, à sa
transcendance :
La révélation du Père est la révélation du Dieu
transcendant, d’une transcendance telle que, à strictement
parler, on ne peut même pas lui attribuer le nom de Dieu1.

Cependant, on doit objecter à Panikkar que ce dont il


parle : la transcendance, et l’ineffabilité qui en résulte,
ne sont pas des propriétés (exclusives, pour ne pas dire
personnelles) du Père, mais bien l’appropriation de la
transcendance et de l’incompréhensibilité essentielles de
Dieu à la personne du Père2. Auquel cas, ce n’est pas le

1. Raimon P anikkar , La Trinité, une expérience humaine


primordiale, p. 91. L’auteur note même, p. 92 : « La transcendance en
tant que telle ne peut pas se révéler. »
2. Pour une réfutation différente de la même hypothèse d’un
absolu divin impersonnel, voir par exemple S. B oulgakov , Le
Paraclet, p. 345 et H. U. von Balthasar, « L’accès à Dieu », dans
coll., Mysterium Salutis. Dogmatique de l’histoire du salut, 5. Dieu
et la révélation de la Trinité, Paris, Éd. du Cerf, 1970, p. 34 et 52-53.

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L’analogie de la mission dans la TrinitÉ immanente 97

Père en tant que tel qui est transcendant en soi et de ce


fait incompréhensible pour nous, c’est l’essence divine
– pour laquelle parler d’impersonnalité est une évidence
tout autant qu’une absurdité1 : l’essence divine est imper-
sonnelle, puisqu’elle est commune à plusieurs personnes.
Mais alors, l’impersonnalité (comme impossibilité d’attri-
buer un « Je » à l’essence) n’est pas liée à l’attribut essen-
tiel de transcendance, mais au fait même que l’essence
est l’essence et non les personnes. Approprier la transcen-
dance essentielle à l’une des personnes, n’implique pas de
lui transférer en même temps l’impersonnalité. Le Père
est transcendant – il n’est pas impersonnel pour autant.
Puisqu’il est maintenant question d’appropriation, on
peut se demander : quelle propriété du Père fonde une
telle appropriation de la transcendance de l’essence ? La
réponse est probablement de nouveau : l’innascibilité, le
fait d’être principe sans principe, et, comme nous l’avons
dit, l’innascibilité n’étant pas une propriété personnelle,
on comprend que l’attribut approprié de transcendance
nous laisse encore en-deçà de la personnalité. Mais il est
temps d’y venir.

Le Père, personne en retrait


Revenons à la différence entre les deux sujets opéra-
teurs. Le mandant délègue à son mandataire le soin d’être
l’opérateur de la performance principale en son nom.
Cette structure de délégation pourrait être décrite comme
celle d’un double effacement : si la personne de l’envoyé
s’efface devant celui qu’il représente (« Ce n’est pas

1. Sauf si l’on prend au sérieux l’idée d’une personnalité de


l’essence, comme semble le suggérer Thomas d’Aquin, Somme de
théologie, IIIa, q. 3, a. 3, ad 1.

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98 dieu en personnes

moi, c’est celui qui m’a envoyé »), réciproquement, la


personne de celui qui envoie s’efface derrière celui qu’il
envoie à sa place. « Effacement » est ici une métaphore
équivoque qui recouvre en fait deux cas de figure. Dans
le cas de l’envoyé, le mot « effacement » désigne son
obéissance : obéir, c’est substituer la volonté d’un autre
à la sienne propre. Dans le cas du mandant, « s’effacer »
consiste à laisser faire l’envoyé, à lui laisser la place de
l’opérateur après l’avoir occupée pour lancer l’opéra-
tion. Or, laisser la place que l’on a occupée, c’est être
en retrait. La personne du Père qui envoie est donc une
personne en retrait.
Ce retrait se manifeste dans l’économie de la révéla-
tion :
Dieu, personne ne l’a jamais vu. Dieu unique engendré,
celui qui est dans le sein du Père, lui, [l’]a expliqué [Jn 1, 18].

Dans la connaissance que nous avons de Dieu tel qu’il


se révèle à nous dans l’histoire du salut, la « structure de
renvoi trinitaire met en quelque sorte le Père “à distance”
en “interposant” le Fils1 ». Si Dieu (le Père) a pris l’ini-
tiative de se révéler au monde, cette révélation a aussitôt
consisté à se faire connaître comme celui qui reste caché,
et à ne se révéler que par l’intermédiaire d’un envoyé,
pourvu cependant d’une autorité de représentation maxi-
male. Ce qui est révélé du Père, c’est un effacement.
En vertu du Grundaxiom, à cet effacement du Père
dans l’économie de la révélation doit correspondre aussi
quelque chose dans la personne du Père tel qu’il est en

1. É. Vetö, « Trinité, humanité du Christ et vision de gloire


chez Hans Urs von Balthasar », p. 105. Les guillemets ne semblent
pas délimiter des citations expresses de Balthasar mais signaler le
caractère métaphorique des expressions qu’ils enclosent.

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L’analogie de la mission dans la TrinitÉ immanente 99

lui-même ; un retrait du Père, non seulement par rapport


à nous, sujets connaissants de la théologie, mais aussi en
Dieu lui-même, par rapport au Fils et à l’Esprit1.
Une première approximation de ce retrait intra-trinitaire
peut être fournie par le concept de çimçum (« contraction,
rétrécissement en soi-même »), emprunté à l’enseigne-
ment du kabbaliste Isaac Luria2, pour l’appliquer, non
plus seulement à l’opération ad extra de création3, mais
à l’opération ad intra d’engendrement du Fils. De même
que, pour créer ce qui n’est pas Dieu, Dieu doit en quelque
sorte se contracter en lui-même pour laisser un espace
vide de lui-même vers lequel il pourra émaner, de même,
le Père, pour engendrer l’autre que lui-même comme lui-
même, se retire pour laisser la place au Fils. Je préfère
parler de « retrait » que de « contraction », d’une part,
parce qu’il risque moins de connoter un changement dans
ce qu’est le Père, c’est-à-dire l’essence divine immuable,
d’autre part, parce qu’il introduit l’idée d’une distance
entre le Père et le Fils, une distance que le Père lui-même
détermine entre le Fils et lui par la manipulation dont il est
le sujet opérateur. Or cette distance était l’un des premiers

1. E. Durand refuse de transposer un tel « “surcroît” ou “retrait”


paternel » du « plan de l’économie de la Révélation et du salut »
à celui de « la vie trinitaire » (Le Père, Alpha et Oméga de la vie
trinitaire, p. 268). Ce refus est cohérent avec sa thèse selon laquelle
ce « retrait » du Père dans l’économie doit se résoudre à l’eschaton.
2. Voir par exemple l’exposé de Gershom Scholem, La Kabbale,
une introduction. Origines, thèmes et biographies, Paris, Éd. du
Cerf, 1998, p. 220-229. J. Moltmann, Trinité et Royaume de Dieu.
Contributions au traité de Dieu, Paris, Éd. du Cerf, 1984, p. 140-145,
a proposé de reprendre cette théorie dans la dogmatique chrétienne,
toujours dans le contexte de la relation entre Dieu et le monde créé.
Voir encore J. Moltmann, Dieu dans la création. Traité écologique
de la création, 1985, Paris, Éd. du Cerf, 1988, p. 120-129.
3. Balthasar critique cette théorie dans le cadre de la création en
DD II/1, p. 226-230.

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100 dieu en personnes

éléments du concept de mission dégagés par le chapitre


précédent. On peut à présent l’interpréter théologiquement
et trinitairement comme distance entre le Père et le Fils à
l’intérieur de leur unité essentielle. Le retrait est donc une
transcendance à l’intérieur de la substance divine : une
transcendance qui est une propriété personnelle et non plus
seulement essentielle ou appropriée.
Une deuxième approximation du retrait intra-trinitaire
du Père permettra de souligner la valeur positive de cette
distance. Le retrait du Père n’est pas un éloignement, un
étrangement, un refus d’être lié au Fils, au contraire, il
est, pour reprendre les mots de S. Boulgakov, un « renon-
cement », un « sacrifice d’amour1 » du Père en faveur du
Fils, et caractérise le Père comme « ce mouvement de
donation totalement désintéressé et qui ne retient rien2 »
que, à la suite de S. Boulgakov3, Balthasar4 appelle : « la
kénose originelle du Père », « l’“exinanition” du cœur
paternel par la génération du Fils5 ». Aussi « l’instau-
ration d’une distance absolue, infinie6 », « une “sépara-

1. S. Boulgakov, Du Verbe incarné. L’Agneau de Dieu, 1933,


Lausanne, 1982, p. 18.
2. DD III, p. 300.
3. Voir notamment S. Boulgakov, Du Verbe incarné, p. 17 ;
Le Paraclet, p. 350 : « Paternité est synonyme d’abnégation, de
révélation en d’autres », et, pour l’idée de retrait, p. 367 : « Ce
mystère de Celui qui se révèle derrière Ceux qui Le révèlent est la
kénose suréternelle de l’amour du Père dans l’humilité ». Idée reprise
par R. Panikkar, La Trinité, p. 79 : « L’Absolu, le Père, n’est pas. Il
n’a pas d’ex-sistence, pas même celle de l’Être. Il a pour ainsi dire
tout donné dans la génération du Fils […] kénose de l’Être en sa
source même. »
4. Voir DD III, p 299-304.
5. DD III, p. 302.
6. DD III, p. 300. Et déjà, DD II/2, p. 419 : « La distance entre
le ciel et la terre ne peut que secondairement (économiquement) être
intégrée dans la distance primaire (immanente) entre le Père et le Fils
dans l’Esprit. »

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L’analogie de la mission dans la TrinitÉ immanente 101

tion” en Dieu1 », doit-elle être interprétée, non comme


un abandon du Fils par le Père, même si elle deviendra
la condition de possibilité de la déréliction du Fils sur
la croix, mais comme l’acte même qui « suscite le Fils
comme ce qui est l’infiniment Autre2 », qui le fait être :
un faire faire.
Mais là encore, je préfère parler de « retrait » que de
« kénose3 », car « donner libre cours […] à l’existence de
l’engendré4 » n’est pas forcément un « abandon de soi »,
« une sorte de “mort”5 » du Père, voire « un abandon de
l’être6 ». Le Père, en engendrant le Fils, ne s’anéantit pas
substantiellement, il n’abandonne pas sa divinité ; il laisse
place personnellement à la personne du Fils pour se tenir
en retrait, à la place en quelque sorte anté-personnelle de
celui qui n’est précédé d’aucun faire faire.
Peut-on parler d’un retrait du Père et du Fils vis-à-vis
de l’Esprit qui procède d’eux ? Il semble que non. Tout
d’abord parce que le Père et le Fils qui spirent l’Esprit
et l’Esprit qui procède d’eux ne sont pas dans un rapport
de sujet destinateur à sujet opérateur. D’autre part, nous
allons bientôt définir l’Esprit comme personne possédée
par le Père et le Fils, et comme telle, d’emblée immanente
aux deux autres personnes. Enfin, on pourrait objecter
que, au moins dans l’économie du salut, le Fils se retire

1. DD III, p. 301.
2. DD III, p. 301.
3. Sur le thème de la kénose intra-trinitaire chez Balthasar, voir
surtout DD III, p. 299-308 et DD IV, p. 70-74. Ce thème est analysé
et critiqué par P. Ide, Une Théo-logique du don. Le don dans la
Trilogie de Hans Urs von Balthasar, (BETL 266), Louvain-Paris-
Walpole, Peeters, 2013, p. 25-160 et p. 649-657.
4. DD IV, p. 70.
5. DD IV, p. 71.
6. DD III, p. 300.

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102 dieu en personnes

pour que l’Esprit puisse procéder sur les croyants1 (Jn 16,
7). Mais en réalité, dans ce petit programme secondaire, si
le rôle de destinateur se retirant devant celui qu’il envoie
est bien endossé par le Fils, l’opérateur devant lequel il se
retire n’est pas l’Esprit mais les croyants, munis de l’Es-
prit comme de la compétence les habilitant à représenter
le Fils, à devenir ses « apôtres ».

Le Père, « sujet absolu »


La description du Père comme sujet opérateur de la
manipulation, dans le cadre de l’application analogique
du concept de mission, nous a permis de souligner la
difficulté de connaître la personnalité du Père et nous
a donné une première indication sur sa manière d’être
une personne : la propriété d’être une personne « en
retrait ». Il est temps de combler le délai cognitif et de
chercher comment nous avons accès à la connaissance de
la personnalité du Père.
Pour cela, nous repartons de la définition balthasa-
rienne que nous avions prise pour prémisse à la fin de
notre introduction : « C’est seulement le Tu, la découverte
du Tu, qui m’amène moi-même à la conscience de mon
Je2. »
Balthasar a exposé au moins deux fois cette définition
personnaliste de la personne. Il est intéressant de noter les
différences entre les deux exposés.
La première version de la définition3 est encore très
proche du contexte philosophique d’où elle est tirée, avec

1. Balthasar parle ainsi d’un « retrait pour le don de l’Esprit » (TL


III, p. 289).
2. H. C ohen , La Religion de la raison dans les sources du
Judaïsme (1917-1918), cité en DD I, p. 535.
3. Dans « L’accès à Dieu », p. 21-66.

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L’analogie de la mission dans la TrinitÉ immanente 103

le « couple Je-Tu » emprunté à Martin Buber1 : partant


du thème, récurrent chez Balthasar, du sourire de la mère
à son bébé, qui l’appelle à la conscience de soi2, le théo-
logien décrit comment le Dieu qui appelle est le « Toi »
auquel le « Je » de l’homme doit de devenir conscient
de soi-même, d’être élevé à la qualité de personne. À
ce stade, Balthasar ne pose pas la question de savoir
comment le « Toi » peut prendre conscience de lui-même
comme d’un « Je » – s’il le fait à partir de lui-même, sans
avoir besoin d’un autre « Toi » pour être soi, ou dans la
relationalité du « Je-Tu ». Le « Toi absolu3 » désigne
seulement Dieu comme un « Toi » de niveau supérieur au
« Toi » de la mère.
Dans la Théodramatique, l’approche est plus nettement
théologique et la question de la personnalité est au centre
de l’exposé. Aussi le « Toi absolu » divin devient-il « Sujet
Absolu4 ». Significativement, le couple philosophique de
Buber : Je (l’homme)-Tu (Dieu) est inversé : Dieu n’est
plus la « deuxième personne » (le « Tu »), il est celui
qui dit « Tu » au sujet spirituel qu’il détermine par le fait
même comme « personne » : « Tu es mon Fils bien-aimé »

1. M. Buber, Je et Tu (1923) dans La vie en dialogue, Paris,


Aubier, 1959, p. 7.
2. Dans l’exposé correspondant de DD II/2, p. 164, et encore
p. 363, ainsi que le cas particulier de Marie et l’enfant Jésus, DD
II/2, p. 140-141 ; mais déjà dans La Gloire et la Croix. Les aspects
esthétiques de la Révélation, IV. Le Domaine de la métaphysique,
3. Les héritages (1965), Paris, Aubier, 1983, p. 371-373 et p. 389 et
une dernière fois dans Si vous ne devenez comme cet enfant, Paris,
Desclée de Brouwer, 1989, p. 21-22. Balthasar s’inspire de G.
Siewerth, Aux sources de l’amour. Métaphysique de l’enfance, 1957,
Paris, Éd. Parole et silence, 2001.
3. H. U. von Balthasar, « L’accès à Dieu », p. 25. Je souligne.
4. DD II/2, p. 165. Je souligne. Voir aussi l’articulation du « Je
absolu » et du « Je créé » en une analogia personalitatis dans La
Prière contemplative (1958), Paris, Desclée de Brouwer, 1972, p. 14.

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104 dieu en personnes

– ce qui s’accomplit « d’une manière archétypique, en


Jésus-Christ1 ». Balthasar ne précise pas si le Sujet Absolu
est le Père qui engendre le Fils éternel, ou l’essence divine
qui crée la nature humaine du Verbe incarné, mais on
peut supposer que ce « Sujet Absolu » est le Père, selon
que le prévoyait le premier exposé : le Dieu-Toi est en
lui-même, c’est-à-dire trinitairement, « amour et relation
personnels, en tant que Principe paternel qui se donne, que
Fils engendré (éveillé par l’appel du Père) et qui répond
et qu’Esprit commun d’amour2 ». Cependant, Balthasar
ne dit pas si ce « Sujet Absolu » est un « Je », et donc une
personne3, et surtout, il ne dit pas si, le cas échéant, ce
sujet personnel « Absolu » reste « absout de la relation où
il se présente4 », n’ayant pas besoin du « Tu » pour être un
« Je » – bref, est un sujet sans relation ?

Le Père, personne en corrélation


C’est encore le concept de mission qui va nous
permettre d’aller plus loin.
Posons la question : si le concept de personne est un
concept relationnel et si « Celui qui envoie » est une
personne, par quelle relation l’est-il ? Pas en tant qu’ori-
gine de la personne de l’envoyé, mais par contrecoup,
parce que la personne de l’envoyé, devenu « Je » grâce au
« Tu » à lui adressé par le mandant (Ps 2, 7), peut à son
tour lui donner en réponse le pronom personnel, le « Tu »,
en l’appelant : « Mon Père ! » (Ps 88, 27).

1. DD II/2, p. 165.
2. H. U. von Balthasar, « L’accès à Dieu », p. 53.
3. C’est seulement dans une citation de Marheineke, en DD II/2,
p. 166, qu’apparaît l’expression « la personnalité originelle de Dieu ».
4. E. Levinas, Totalité et Infini. Essai sur l’extériorité, La Haye,
Nijhoff, 1980, p. 21.

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L’analogie de la mission dans la TrinitÉ immanente 105

Ce « contrecoup » nous ramène à ce que nous avions


décrit comme une « contre-sanction » dans le cadre de la
description du concept de mission, au chapitre précédent.
Ce qui visait le déploiement ad extra de la Trinité dans
l’économie du salut doit être reconduit à son fondement
dans la Trinité immanente :
D’une part, la déclaration de la dignité du sujet opéra-
teur par le sujet destinateur ne vient pas comme une
récompense (justement : « une sanction ») après la perfor-
mance – mais fait l’objet de la manipulation, qui coïncide,
dans ce cas, avec le don de la compétence : c’est parce
que le Père envoie le Fils pour une performance qu’il
l’élève à la dignité de Fils, et cet envoi et cette élévation
coïncident parfaitement, de sorte que l’envoi en tant que
Fils peut se dire en un seul mot : « engendrer ».
D’autre part, à l’issue de la performance, dont il nous
manque encore de préciser le contenu, ce n’est pas le desti-
nateur qui reconnaît à l’opérateur une dignité nouvelle,
c’est l’opérateur qui, comme conséquence de sa perfor-
mance, déclare la dignité éternelle de celui qui l’a envoyé :
« Tu m’as envoyé, Tu es mon Père. » Se laisser envoyer et
donner à celui qui envoie la dignité de Père coïncident alors
parfaitement, de sorte que l’être-envoyé-par-un-Père devrait
pouvoir se dire en un seul mot que la langue française ne
possède malheureusement pas : « rendre-père1. »
Ajoutons enfin que, dans la performance trinitaire,
il n’y a pas de déroulement temporel, de sorte que la
manipulation et la sanction, l’engendrement du Fils et le
rendre-Père coïncident eux aussi parfaitement. Le Père et
le Fils accèdent ensemble à la personnalité par leur « Tu »
réciproque :

1. Tertullien, Contre Praxeas, VIII, 1 : Exinde Patrem sibi


faciem de quo procedendo Filius factus est.

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106 dieu en personnes

Le Fils accomplit le Père tout autant qu’il reçoit sa


naissance du Père1.

Extraordinaire réciprocité de la personnalisation au


sein de la Trinité divine : le Père donne au Fils sa filialité,
le Fils donne au Père sa paternité, et pourtant, le Père
demeure le sujet absolu au sens où il est à l’origine de
cette réciprocité, comme celui qui envoie le Fils, comme
« principe de toute la divinité2 ».

L’acte trinitaire

Nous avons prévu que, parmi les catégories emprun-


tées au modèle de l’analyse narrative, la performance
(principale, du sujet opérateur, et secondaire, dite manipu-
lation, du sujet destinateur) et la sanction (y compris sous
sa forme inversée de contre-sanction) exigeraient un trai-
tement spécial, une transposition analogique, si l’on veut
les appliquer à la description de la Trinité immanente.
Nous avons déjà abordé quelques difficultés liées à la
catégorie de la sanction. Celle que soulève la catégorie de

1. Hilaire de Poitiers, La Trinité, liv. VII, 31, Paris, Éd. du Cerf,


2000, p. 348 : Et Patrem consummat Filius et Fili ex Patre nativitas
est. Cité par E. Durand, La Périchorèse des personnes divines.
Immanence mutuelle, réciprocité et communion, p. 325. Ce que
Durand commente ainsi : « Père et Fils se constituent mutuellement,
alors même que le Fils vient du Père, mais ce faisant, il constitue lui
aussi le Père en sa position de Père », Le Père, Alpha et Oméga de la
vie trinitaire, p. 251.
2. Augustin, La Trinité, liv. IV, chap. xx, 29, expression reprise
par le VIe concile de Tolède (638), puis le XIe (675). On évitera donc
de faire du Fils le principe du Père : dans la réciprocité trinitaire
est maintenue une asymétrie des personnes. Voir K. Yamamoto,
« Réciprocité et asymétrie. Une nouvelle typologie de deux modèles
de la théologie trinitaire », Nouvelle Revue Théologique 132 (2010),
p. 217-236.

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L’analogie de la mission dans la TrinitÉ immanente 107

la performance saute aux yeux. La théorie narrative définit


la performance comme une « action de transformation1 »
qui, par un changement d’état, fait passer d’une situation
initiale à une situation finale. Or Dieu est immuable, « il
n’y a en lui ni changement ni l’ombre d’une transforma-
tion » (Jc 1, 17). La catégorie descriptive de la perfor-
mance doit donc subir une transposition analogique.

Préliminaire : transposition analogique


de la performance en événement
Je me contente ici de quelques indications qui deman-
deraient à être développées.
L’immutabilité de l’être de Dieu, par opposition à la
mutabilité de l’être créé, est un motif platonicien relayé
par Augustin et diffus dans la tradition théologique, aussi
bien en Orient qu’en Occident2. Il part de la distinction
sémantique que la langue grecque permet de faire entre
l’être au sens général (einai) et l’être en tant que devenir
(genesthai).
Or cet être divin immuable (einai), loin d’être réduit à
l’inertie par son immutabilité, a été paradoxalement défini
comme un acte, et même comme l’« acte pur ». « Tout ce
qui change, d’une manière ou d’une autre », c’est-à-dire
tout l’étant créé (genesthai), est un mélange de puissance
et d’acte : il est doué, non seulement de son existence
actuelle, mais de l’existence possible dont l’actualité
est à venir. En revanche, Dieu, le « premier étant », est
simple : il n’y a pas de mélange en lui, il est « pur acte

1. Sémiotique. Une pratique de lecture et d’analyse des textes


bibliques, (Cahiers Évangile 59), p. 51.
2. Platon, Phédon 78c9-d2 : « L’être même [Αὐτὴ ἡ οὐσία] […]
est toujours de la même manière selon le même rapport [ὡσαύτως
ἀεὶ ἔχει κατὰ ταὐτά]. »

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108 dieu en personnes

sans mélange d’aucune puissance1 », et comme tel, il est


donc immuable : tout ce qu’il lui aurait été possible d’être
encore, il l’est déjà actuellement.
Évidemment, le mot « acte » a ici un sens très restreint,
il désigne le seul acte d’exister, sans aucune détermina-
tion – puisque l’existence de Dieu est in-finie. On est loin
encore de détenir quelque chose qui pourrait correspondre
à l’« action transformatrice » du modèle narratif. Certes,
renommer l’acte d’exister comme « vivre » pourrait
donner une signification plus riche à l’« acte pur » : Dieu
n’est pas seulement un existant, il est un « Dieu vivant »,
selon le témoignage même de l’Écriture. Mais la défini-
tion du concept de « vie » fait généralement appel à la
notion de « mouvement spontané », alors qu’il n’y a pas
de mouvement en Dieu2, ce qui oblige de toute façon à
une transposition analogique.
Cependant, en Dieu, selon la Révélation, il n’y a
pas que l’essence divine, il y a trois personnes. Aussi
l’acte pur d’exister de l’essence divine n’est-il pas la
seule activité qu’on puisse distinguer en Dieu : il y a
encore les actes propres de chaque personne trinitaire, les
« actes notionnels3 ». Toutefois, comme avec le concept
de « vie », une transposition analogique du concept
d’actio est nécessaire, sous la forme d’une restriction de
la compréhension : « Dans son acception originelle, actio
évoque l’origine d’un mouvement. » Or en Dieu, il n’y a
pas de mouvement. Donc une actio en Dieu, « une fois

1. Thomas d’Aquin, Somme de théologie, Ia, q. 9, a. 1, resp.


2. Voir ibid., Ia, q. 18, a. 3, arg. 1.
3. Ibid., Ia, q. 41, a. 1, Sed contra. Évidemment, en dernière
analyse, ces actes notionnels coïncident avec l’acte d’exister de
l’essence divine : Dieu existe en tant que le Père engendre le Fils et
spire avec lui l’Esprit Saint.

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L’analogie de la mission dans la TrinitÉ immanente 109

écartée l’idée de mouvement, n’évoque rien qu’un ordre


d’origine1 ».
Bref, à en croire la tradition patristique et scolastique,
il ne semble pas qu’il y ait quelque chose en Dieu qui
puisse correspondre à la « performance » du modèle
narratif. Il faut attendre le début du xixe siècle pour voir se
dessiner un tournant dans l’histoire de la théologie, bien
caractérisé par Balthasar dans son livre sur Barth2 : « La
dogmatique actuelle s’habitue à comprendre Dieu non
seulement comme actus purus, mais aussi comme actio
pura3 ».
Dieu n’est plus maintenant l’actus purus, opposé à la
potentialité du monde et de son histoire. Il est acte en tant
que force, action, amour, en tant que ce qui apparaît comme
événement absolu dans le monde et dans son histoire4.

La théologie fait désormais droit au « caractère événe-


mentiel de l’être5 », et la catégorie de la performance
pourrait nous aider à en rendre compte.
La source de ce tournant théologique est facile
à repérer. Hegel, dès La Phéno­m énologie de l’Esprit
(1807), décrit l’essence divine comme « mouvement »
(Bewegung) constitué de « trois moments6 » (Momente).
Cette description est développée dans les Leçons sur
la philosophie de la religion, où le passage consacré à

1. Ibid., Ia, q. 41, a. 1, ad 2.


2. H. U. von B althasar , Karl Barth. Présentation et
interprétation de sa théologie, 1951, Paris, Éd. du Cerf, 2008,
notamment le florilège de citations p. 482-694.
3. Ibid., p. 493.
4. Ibid., p. 490-491, à propos de Laberthonnière.
5. Ibid., p. 492.
6. G. W. F. H egel , La Phénoménologie de l’Esprit, vii , La
religion, p. [410], Paris, Aubier, 1993, p. 654-655.

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110 dieu en personnes

la Trinité immanente énonce : « Dieu est esprit, l’acti-


vité [Tätigkeit] absolue, actus purus 1… » Il est clair
qu’ici, actus purus ne désigne plus seulement l’être-actuel
opposé à l’être-en-puissance2, mais bien l’action, « ce
processus, ce mouvement, cette vie3 » qui consiste en
l’engendrement éternel du Fils :
Il ne s’agit pas de quelque chose de contingent, mais
d’une activité [Tätigkeit] éternelle, non pas simplement en
un temps donné ; en Dieu, il n’y a qu’une naissance, l’acte en
tant qu’activité éternelle [die Tat als ewige Tätigkeit]4.

Il y a en Dieu un « mouvement éternel 5 », une


« histoire divine6 », une « histoire éternelle7 », qu’il est
lui-même, qui parvient à la conscience de l’homme avec
l’apparition de Dieu dans le monde sous la figure du
Christ, de sorte que sa mort sur la croix
n’est pas quelque chose de singulier [Einzelnes], mais
l’éternelle histoire divine [die ewige göttliche Geschichte] ;

1. G. W. F. Hegel, Leçons sur la philosophie de la religion,


Troisième partie. La religion accomplie d’après le Manuscrit
(1821), p. [16], Paris, PUF, 2004, p. 18. Entre crochets, j’indique
la pagination de l’édition allemande de référence, G. W. F. Hegel,
Vorlesungen. Ausgewählte Nachschriften und Manuskripte, vol. 5.
Vorlesungen über die Philosophie der Religion, Teil 3. Die vollendete
Religion, W. Jaeschke (éd.), Hambourg, Meiner, 1984.
2. L’expression scolastique actus purus disparaît dans le cours de
1827 : « C’est là la vie [das Leben], l’agir [das Tun], l’activité [die
Tätigkeit] de Dieu ; il est activité absolue, actuosité [aktuosität] »,
ibid., (1827), (p. [196] = p. 191) mais réapparaît dans le cours de 1831,
avec référence à Aristote et à la scolastique (p. [207] = p. 203 en note).
3. Ibid., p. [201] = p. 196.
4. Ibid., (1827), p. [213] = p. 208.
5. Ibid., (1824), p. [105] = p. 103 ; voir ibid., (1827), p. [251] =
p. 243.
6. Ibid., (1824), p. [120] = p. 118.
7. Ibid., (1827), p. [251] = p. 243.

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L’analogie de la mission dans la TrinitÉ immanente 111

c’est là un moment dans la nature de Dieu même, cela s’est


passé [vorgegangen] en Dieu même1.

L’audace théologique consiste à inverser la signifi-


cation de l’actus purus scolastique au point de parler de
Dieu comme d’un « mouvement », d’une « histoire »
– alors que le sens originel de l’expression visait à
supprimer toute idée de mouvement ou de changement
en Dieu. Le problème est que, à la faveur de l’identifi-
cation sans reste de l’histoire du Dieu devenu homme
(Menschwerdung) avec cette mystérieuse « histoire éter-
nelle » de Dieu, dont elle est même un moment néces-
saire2, l’historicité de l’idée divine éternelle n’est pas
élucidée.
C’est pourtant la tâche qui incombe à la théologie.
Pour y parvenir, il faut d’abord lever une hypothèque
laissée par la tradition antique : la pensée grecque pense
le temps comme mouvement, et réciproquement, et cette
connexion conceptuelle semble n’avoir jamais été mise
en question. Le lieu classique de cette connexion3, les
livres III et IV de la Physique d’Aristote, énonce à la fois
la quasi-synonymie entre mouvement (kinèsis) et change-
ment (metabolè)4, et le lien réciproque entre mouvement

1. Ibid.
2. Hegel distingue bien entre trois formes de l’histoire divine, soit
en dehors du monde, soit dans l’homme singulier Christ, soit dans
la communauté (voir ibid., [1824], p. [121] = p. 118), mais parle de
« la nécessité » de « l’histoire de l’idée divine dans l’esprit fini »
(l’Incarnation) (dans le Manuscrit [1821], p. [29] = p. 30-31).
3. Pour une critique entreprise d’un tout autre point de vue, voir
Fr. Jullien, Du « temps ». Éléments d’une philosophie du vivre, Paris,
Grasset, 2001, p. 99-102, où Kant est appelé comme témoin de cette
persistance de la connexion entre mouvement, changement et temps.
4. Aristote, Physique, IV, chap. x, 218b18-20 : « Pour l’instant,
que nous disions “mouvement” ou “changement”, cela ne fait aucune
différence. »

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112 dieu en personnes

et temps1. Or, d’une part, identifier mouvement et chan-


gement, c’est définir le mouvement comme « passage à
l’acte [entelecheia] de ce qui est en puissance2 » – ce qui
ne peut être dit de Dieu, l’acte pur. D’autre part, faire
du temps la mesure du mouvement, c’est déterminer le
mouvement par l’« antériorité et la postériorité3 » – ce qui
ne peut être dit de Dieu, en qui il n’y a pas de successif.
Penser un mouvement en Dieu n’est donc possible que
si l’on réduit le concept, en le délestant, d’une part, de la
corrélation puissance/acte du changement pour ne retenir
que l’idée de passage, d’autre part, de la corrélation
antériorité/postériorité et des trois dimensions de passé-
présent-avenir du temps. Un mouvement tout entier actuel
et absolument atemporel. K. Barth4, qui reprend l’intui-
tion hégélienne d’une « histoire éternelle de Dieu5 »,
fournit une première indication de la transposition analo-
gique que doit subir le concept de mouvement pour être
appliqué à l’action de Dieu, quand il préfère au mot
« histoire » (Geschichte) dénotant la successivité, un
« arriver » (Geschehen) dont la forme infinitive suspend
tout embrayage temporel, et plus encore, un « événe-
ment » (Ereignis), dont nous pouvons déjà dire que la

1. Ibid., Physique, IV, chap. xii, 220b14-16 : « Non seulement


nous mesurons le mouvement avec le temps, mais nous mesurons
aussi le temps avec le mouvement, du fait qu’ils se déterminent
réciproquement. »
2. Ibid., Physique, III, chap. i, 201a10.
3. Ibid., Physique, IV, chap. xi , 219b1-2 : « Voici ce qu’est
le temps : le nombre d’un mouvement selon l’antériorité et la
postériorité. »
4. Je m’appuie sur E. Durand, « L’être trinitaire de Dieu révélé
comme acte et événement chez Karl Barth et dans sa postérité
constrastée », dans E. Durand et V. Holzer (dir.), Les Réalisations
du renouveau trinitaire au xx e siècle, Paris, Éd. du Cerf, 2010,
p. 31-55.
5. K. Barth, Dogmatique [D] I/1*, p. 166-167.

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L’analogie de la mission dans la TrinitÉ immanente 113

propriété est de rompre la continuité de l’histoire, d’y


faire irruption, voire d’échapper à sa successivité :
La divinité de Dieu consiste aussi, jusqu’en ses dernières
profondeurs, en ce qu’elle est événement [Ereignis] […]
l’événement de son action [Handeln], auquel nous sommes
participants dans la Révélation de Dieu1.

Barth fournit encore deux autres indications sur cet


événement divin. D’une part, il lui donne pour contenu la
mutuelle reconnaissance du Père et du Fils dans l’Esprit.
D’autre part, il en souligne la liberté : « Dieu est en lui-
même événement libre, acte libre et vie libre2. »
Un événement atemporel. Telle est la proposition para-
doxale que la théologie trinitaire de la deuxième moitié du
xxe siècle reçoit en héritage. La tentative d’E. Jüngel de
conserver à l’événement son caractère temporel3, quitte a
redéfinir radicalement la temporalité dans un sens heideg-
gerien, ne me semble pas plausible. Du reste, Jüngel lui-
même paraît se corriger : la première formulation de sa
tentative est d’une simplicité paradoxale : Gottes Sein ist
im Werden, « l’être de Dieu est dans le devenir4 ». Or deux

1. D II/1, § 28.1, p. 7. Voir aussi D II/1, § 25.2, p. 47.


2. D II/1, § 28.1, p. 8.
3. « L’être de Dieu n’est plus à penser comme omnino simplex
esse. L’être éternel de Dieu est plus différencié et plus temporalisé
que nous ne sommes capables de le penser », E. Jüngel, Unterwegs
zur Sache, p. 120, cité dans Dieu, mystère du monde. Fondement
de la théologie du Crucifié dans le débat entre théisme et athéisme,
t. I, Paris, Éd. du Cerf, 1983, p. 343 n. 274. D’où la proposition :
« L’être de Dieu comme histoire » (ibid., t. II, p. 143), développée
trinitairement en des pages manifestement influencées par Hegel
(ibid., p. 166-169).
4. Selon le titre de E. J üngel , Gottes Sein ist im Werden.
Verantwortliche Rede vom Sein Gottes bei Karl Barth. Eine
Paraphrase, Tübingen, Mohr Siebeck, 1965. La proposition est reprise
dans Dieu, mystère du monde, voir par exemple, ibid. t. I, p. 350.

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114 dieu en personnes

traits du deuxième volume de Dieu mystère du monde


suggèrent que ce « devenir » de Dieu n’est pas exactement
semblable au « devenir » dont nous, étants mondains,
avons l’expérience :
1. Dans ce deuxième volume, « devenir » [Werden
= genesthai] est réduit à « venir » (Kommen), ce qu’on
pourrait aussi interpréter comme pur mouvement sans
temporalité, si Jüngel, tout en contournant la probléma-
tique classique de l’acte et de la puissance ou de l’immu-
tabilité, n’appliquait à Dieu une temporalité paradoxale
empruntée aux analyses heideggeriennes de Sein und
Zeit : d’une part, la temporalisation selon trois « mouve-
ments propres à l’être de Dieu1 », qui correspondent aux
trois personnes : Dieu vient à partir de lui-même (le Père),
vers lui-même (le Fils), en tant que lui-même (l’Esprit)2 ;
d’autre part, le privilège de l’avenir au détriment du
présent.
2. L’abondance de formules en oxymore, mettant à mal
le principe de non-contradiction, fait droit à la transcen-
dance de l’être de Dieu, qui ne peut adéquatement être
dit en partant de l’être créé (rejet barthien de l’analogia
entis). L’attribution à Dieu d’un « passé »-« provenance »,
d’un « présent »-« venue » et d’un « avenir » conduit à
des propositions qui confinent à l’absurde : « L’avenir
de Dieu est son passé et son présent qui ne passent pas
dans son avancée pourtant continuée3. » Bref, la théo-
logie, si elle veut parler de Dieu, ne peut le faire selon la
rationalité mondaine, incapable de penser l’historicité-
événementialité paradoxale de Dieu. La dogmatique ne

1. Ibid., t. II, p. 265.


2. Ibid., p. 251.
3. Ibid., p. 263.

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L’analogie de la mission dans la TrinitÉ immanente 115

sera adéquate à son objet trinitaire qu’en prenant la forme


d’une théologie narrative1.
C’est cette tâche que veut honorer Bruno Forte dans
La Trinité comme histoire 2, en faisant remonter ce
programme, moyennant un jeu de mots, au onzième
concile de Tolède (675) : Haec est sanctae Trinitatis
relata narratio3. Le chapitre iii tente de penser l’histori-
cité analogique de la Trinité selon le concept paradoxal
d’un mouvement atemporel : conformément à la simpli-
cité de l’être divin, les « mouvements » des personnes
(Hegel), correspondant aux actes notionnels de la tradition
scolastique, coïncident absolument entre eux, sans aucune
succession.
Balthasar, dans le sillage de Barth, appuie le concept
paradoxal d’un « événement éternel4 » sur l’axiome d’une
« condition de possibilité » du créé dans l’incréé5. Comme
Barth, il lui donne pour contenu les actes notionnels6, en

1. Ibid., p. 266.
2. B. F orte , La Trinité comme histoire. Essai sur le Dieu
Chrétien, (1985), Paris, Nouvelle Cité, 1989.
3. DH 528.
4. Déjà dans Pâques. Le Mystère, Paris, Éd. du Cerf, 1981,
p. 10-11, où Balthasar note que l’emploi est « par analogie ».
5. L’idée se trouve déjà dans l’un des plus anciens livres de
Balthasar, Présence et Pensée. Essai sur la philosophie religieux
de Grégoire de Nysse, Paris, Beauchesne, 19882, p. 123 : au fil d’une
« transposition du devenir » en Dieu, nous apprenons que l’être de
Dieu « est un Sur-devenir » ; en DD II/2, p. 127, Balthasar parle
d’un être éternel qui « n’étant pas devenir, est pourtant […] (super-)
événement [(Über)-Ereignis] ». Cet « enracinement du devenir
dans l’être absolu » est développé en DD IV, p. 65-69, à lire avec
les indications de DD III, p. 300-303 sur la méthode à suivre pour
remonter de la Trinité dans l’histoire à la Trinité immanente, alliant
théologie négative et axiome d’une « condition de possibilité » de
l’économique dans l’immanent.
6. « Des expressions telles que « engendrer » ou « enfanter »,
« faire procéder » ou « spirer » expriment des actes éternels et donc un
véritable événement », mais « un événement éternel » (DD IV, p. 57).

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116 dieu en personnes

exclut toute succession temporelle1, et recourt à l’idée


de mouvement en décrivant cet « événement » comme
une « circulation2 » de l’essence dans les trois personnes,
un « échange 3 », une « “mobilité” du processus des
Personnes4 », une « vitalité permanente5 » :
L’essence divine n’est pas un bloc inerte d’identité, mais
une réalité qui se communique dans le Père, se reçoit dans le
Fils, est donnée en commun à l’Esprit par le Père et le Fils,
étant elle-même de la part du Fils et de l’Esprit quelque chose
de reçu6.

Balthasar en vient donc à définir la « vie éternelle qui


est Dieu » non pas comme « devenir » (Jüngel), mais
comme coïncidence des opposés : à la fois « repos total »
et « mobilité éternelle7 ». Une telle contradiction dans les
termes signale évidemment l’impossibilité dans laquelle
nous sommes de concevoir l’être de Dieu.

1. DD IV, p. 56 : « un être éternel (ou une essence), qui est


également un événement éternel (donc non temporel) » ; DD III,
p. 301 : « Le drame originaire de Dieu, qui se joue sans temporalité
et sans mouvement successif » ; p. 302 : « Qui se déroule par-dessus
tous les temps. »
2. Pâques. Le Mystère, p. 10. J. Moltmann parle aussi de la
« circulation de la vie divine éternelle », (Trinité et Royaume de Dieu.
Contributions au traité de Dieu, Paris, Éd. du Cerf, 1984, p. 220)
et identifie cette circulation à la « périchorèse ». Sur la périchorèse
constitutive de l’unité des personnes chez J. Moltmann, voir notre
chapitre iii.
3. DD IV, p. 66.
4. DD IV, p. 56.
5. DD IV, p. 65.
6. DD IV, p. 64.
7. DD IV, p. 65. Voir l’intéressante note 66 qui brosse un parcours
historique partant de Platon (voir Sophiste, 249d : « Le philosophe
[…] devra dire que le tout qui est est à la fois immobile et en
mouvement ») puis passant par Plotin, Grégoire de Nysse, Maxime le
Confesseur et Jean Scot Érigène.

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L’analogie de la mission dans la TrinitÉ immanente 117

La scolastique éliminait toute idée de mouvement


en Dieu au nom de sa pure actualité de l’être. La théo-
logie contemporaine en prend acte et cherche à penser
un mouvement qui échappe à la corrélation puissance/
acte1 et à la succession temporelle. Elle nous a déjà mis
sur la piste du concept d’« événement », qu’« un travail
onéreux de clarification philosophique2 » met désormais
à notre disposition. L’événement, notamment tel que le
décrit Jean-Luc Marion, est le concept que nous pouvons
employer pour appliquer à Dieu la catégorie de la perfor-
mance.
Le philosophe Jean-Luc Marion propose en effet de
reconnaître à Dieu et à l’événement une même propriété :
celle d’être impossible.
Car Dieu est impossible3, pourvu qu’on reconnaisse
que le mot « impossible » se dit en deux sens. D’une part,
au sens de ce qui est sans possible au point de ne jamais
accéder à l’existence actuelle (l’éléphant rose ou les
parallèles qui se croisent) – car l’actualité doit se fonder
sur une potentialité. D’autre part, au sens de ce qui est

1. E. Durand, « L’être trinitaire de Dieu révélé comme acte et


événement chez Karl Barth et dans sa postérité constrastée », p. 50.
Faute de quoi, on en vient à des formules risquées comme celles de J.
Moingt, Dieu qui vient à l’homme **, De l’apparition à la naissance
de Dieu, 1. Apparition, Paris, Éd. du Cerf, 2005, p. 109 : « Dieu est
toujours en acte de surgir à soi, de venir à exister, de se donner d’être
en tirant la vie de soi, de ses ressources inépuisables, car il est riche
de possibles autant qu’est puissant son acte d’être. »
2. E. Durand, « L’être trinitaire de Dieu révélé comme acte et
événement chez Karl Barth et dans sa postérité constrastée », p. 53.
3. J.-L. M arion , Certitudes négatives, Paris, PUF, 2010,
p. 90 : « Dieu se distingue par l’impossibilité, pour nous, d’en
recevoir la moindre intuition » ; p. 93 : « Dieu se distingue aussi par
l’impossibilité, pour nous, d’en produire le concept » ; et finalement,
p. 100 : « lui, et lui seul, se laisse définir par l’impossibilité elle-
même », et corrélativement, Dieu est celui pour qui tout est possible
sans conditions, p. 107.

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118 dieu en personnes

sans possible au point d’avoir toujours été en acte, sans


possible qui le prépare ou le fonde. Or Dieu a toujours été
en acte, sans aucun possible qui le précède, même logi-
quement1. Donc Dieu, en tant qu’acte pur, est impossible.
Ce deuxième impossible est, en réalité, le revers d’une
« possibilité au sens radical »,
qui prendrait son départ dans l’impossible en tant qu’elle le
transcende, c’est-à-dire qu’elle l’annulerait en le rendant non
pas possible, mais directement, sans transition, effectif. La
possibilité radicale partirait de l’impossible et, sans passer
par la conception d’un possible non contradictoire pour la
représentation finie, l’imposerait dans l’effectivité […] la
possibilité radicale ne transformerait donc pas des possibles
en effectivités, mais directement des impossibles en effectifs2.

Or Marion attribue cette effectivité sans possibilité


précédente à un autre phénomène : l’événement3. Certes,
l’événement, en tant que maillon dans l’écoulement du
temps historique, est toujours l’effet résultant de causes
proches ou lointaines, souvent complexes et difficiles à
retracer. Mais, phénoménologiquement parlant, il est ce
qui apparaît de soi-même, sans précédent (« un événe-
ment sans précédent »), interrompant le cours (temporel-
causal) de l’histoire. Les événements « adviennent à partir
d’eux-mêmes, sans concepts, sans précisions, donc sans

1. Ibid., p. 116 : en Dieu, « toute l’essence, c’est-à-dire toute la


puissance et donc toute la possibilité, s’accomplit et s’abolit dans
l’actus, comme actus essendi ».
2. J.-L. Marion, Certitudes négatives, p. 123.
3. L’analyse, d’abord proposée dans Étant donné. Esquisse
d’une phénoménologie de la donation, Paris 1997, § 17, p. 225 s. et
318 s., est reprise dans Certitudes négatives à propos des événements
particuliers de « ma naissance » et de la création, § 12, p. 123-127.

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L’analogie de la mission dans la TrinitÉ immanente 119

cause1 », c’est-à-dire sans que des possibilités les aient


précédés. Ils sont impossibles.
Dieu et l’événement partagent donc cette propriété
d’être incausable, impossible2, ce qui fait de l’événement
un concept précieux pour penser Dieu, pourvu qu’on le
réduise au pur « arriver » de l’« irruption ». Et si, dans le
cas de l’événement, la transposition analogique prend la
forme d’une réduction, c’est-à-dire d’un retour à l’essen-
tiel, nous aboutissons à une inversion que nous avions
déjà vue à l’œuvre pour le concept de personne en chris-
tologie : l’être de Dieu serait l’archétype de l’événement,
dont les événements mondains ne seraient que des parti-
cipations analogiques de degré inférieur, du fait de leur
insertion dans la trame successive de l’histoire.
Concluons. Le concept réduit d’événement comme
mouvement sans succession (antériorité/postériorité) ni
actuation (puissance/acte), permet de penser une ou plutôt
des « actions » en Dieu, car « dans » l’être de Dieu, il y
a deux « ad-venues » qui font « é-vénement », les deux
« pro-cessions » du Fils et de l’Esprit ; et ces advenues
événementielles sont non seulement atemporelles (contre
Arius, il n’y a pas de « quand » où le Fils n’était pas)
mais, du moins selon la terminologie occidentale, non
causales : le Père n’est pas la « cause » du Fils et de l’Es-
prit mais seulement leur « principe3 ». Nous pouvons donc

1. J.-L. Marion, Certitudes négatives, p. 126.


2. J.-L. Marion, Étant donné, p. 227, parle de « l’étonnante
isomorphie du Dieu incausable […] et du phénomène sans cause »
qu’est l’événement historique.
3. Voir Thomas d’Aquin, Somme de théologie, Ia, q. 33, a. 1, ad
1. S. Boulgakov (Le Paraclet, p. 66-69, 81-86 et 360-361) critique
non seulement l’application du vocabulaire de la causalité, mais
même la théorie occidentale des « relations d’origine » : ce qu’il
préfère appeler « les corrélations des hypostases […] ne sont pas les
relations de trois (sujets) reliés entre eux par un ordre de succession »

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120 dieu en personnes

tenter maintenant d’appliquer la catégorie sémiotique de


performance à la description de la Trinité immanente.

Le « programme narratif » trinitaire


Je propose de commencer par poser une distinction
entre ce que j’appellerai l’acte trinitaire et les actions des
personnes.
Par l’« acte trinitaire », autrement dit l’« histoire » ou
l’« événement » ou la « vie » trinitaire, je désigne l’acte
pur d’exister, ipsum esse, qu’est la substance divine elle-
même, dans son déploiement trinitaire. C’est cet acte que
nous cherchons à décrire à l’aide du concept de mission,
dont nous avons élucidé la structure en recourant au
schéma narratif de la sémiotique. Nous avons constaté que
le concept de mission était approprié à décrire le déploie-
ment trinitaire dans la révélation de Dieu et l’histoire du
salut : il y élucidait à la fois une distance (entre le monde
et le ciel) voire une différance (entre l’éternité du Père
et la naissance du Fils dans le temps, entre l’effusion de
l’Esprit sur le Fils et la remise de l’Esprit par le Fils entre
les mains du Père, etc.) et une mystérieuse coïncidence
entre le Fils et celui qui l’a envoyé. Or en application de
l’« axiome fondamental » dont nous venons d’évaluer
l’extension et les limites, il doit y correspondre, comme
son fondement, une utilisation (certes analogique) de ce
même concept de mission pour décrire le déploiement
trinitaire ad intra. À titre de confirmation préliminaire, il
n’est que de rappeler que, traditionnellement, ce déploie-

(p. 81). « Les trois hypostases sont données a priori et elles ne


nécessitent aucune explication de leur être, aucune déduction au
moyen de la procession » (p. 69). Il est curieux de voir un Oriental
adopter une position en quelque sorte hyper-occidentale.

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L’analogie de la mission dans la TrinitÉ immanente 121

ment trinitaire est décrit comme le paradoxe d’une mysté-


rieuse coïncidence au sein d’une mystérieuse différence
– qui n’est ni une différance (temporelle) ni une distance
(spatiale).
Ce que j’appellerai les « actions des personnes »
détaillent cet « acte trinitaire » comme les différentes
performances d’un programme narratif global. Le schéma
sémiotique nous propose quatre performances à l’inté-
rieur de ce programme narratif global : la performance
de la manipulation, par laquelle le destinateur instaure
le sujet opérateur en lui donnant quelque chose à faire ;
la performance de l’acquisition de la compétence, qui
met le sujet opérateur en situation de réaliser le faire
auquel on le destine ; la performance principale opérée
par le sujet opérateur ; enfin, la performance de la sanc-
tion, par laquelle le destinateur juge de la réalisation
du faire de l’opérateur. Ces diverses performances vont
permettre de décrire les actions des personnes, par quoi
je désigne les actes notionnels de la tradition scolastique.
Au sens strict, ces actes notionnels sont l’engendrement
du Fils par le Père et la spiration de l’Esprit par le Père
et le Fils. Cependant, j’aimerais élargir le concept d’acte
notionnel aux corrélatifs passifs de ces deux actes, l’être-
engendré du Fils et l’être-spiré de l’Esprit, faisant ainsi
correspondre une action à chacune des « notions des
personnes », à l’exclusion de l’innascibilité du Père, qui
n’est ni une action ni une passivité. Je justifie cet élar-
gissement par le fait que, « en Dieu, il ne peut y avoir de
passivité [passiones]1 » au sens strict d’un acte subi. Être-
engendré et être-spiré ne sont des passifs que grammatice
loquendo2, ils désignent en réalité deux actions : l’action

1. Thomas d’Aquin, Somme théologique, Ia, q. 41, a. 1, arg. 3.


2. Ibid., Ia, q. 41, a. 1, ad 3. L’action notionnelle n’est une action

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122 dieu en personnes

de naître (se laisser engendrer par le Père) et l’action


de procéder (se laisser spirer par le Père sur Fils et par
le Fils en retour au Père)1, qu’il faut ajouter aux actes
notionnels traditionnels. Nous voilà donc en possession de
quatre actions des personnes. Les quatre performances du
schéma narratif permettent-elles d’en rendre compte ?
De plus, l’application analogique du concept de
mission, selon le schéma issu de la sémiotique, nous
amènera à traiter séparément, comme deux aspects de
l’unique spiration active de l’Esprit, l’intervention du
Père et l’intervention du Fils dans cette spiration. Nous
pouvons les distinguer dans notre connaissance parce que
l’Esprit procède du Père « principalement2 ». Pour autant,
cette distinction n’est pas réelle, car ces deux aspects
ne sont pas deux relations opposées l’une à l’autre : ils
coïncident en un unique acte notionnel de procession de
l’Esprit dont le Père et le Fils sont « l’unique principe3 ».

La manipulation et l’acquisition de la compétence


La manipulation est, par définition, la performance
dont le sujet est le destinateur et dont l’objet est l’instau-
ration de l’opérateur de la performance principale. Dans
l’acte trinitaire, nous avons attribué le rôle de destinateur

qu’au sens analogique, non seulement parce qu’elle n’implique


pas de mouvement, mais parce qu’elle n’implique pas de passivité
corrélative.
1. Voir G. É mery , La Théologie trinitaire de saint Thomas
d’Aquin, p. 95 n. 1 : « Le fait d’engendrer n’implique aucune
“passivité” dans le Fils. Être engendré, c’est une action, à savoir
naître. » Et Balthasar parle d’« une “actio passive” » (DD IV, p. 73).
Position reprise par E. Durand, Le Père, Alpha et Oméga de la vie
trinitaire, p. 261.
2 ; Augustin, La Trinité, liv ; XV, chap. xxvi, 47.
3. Ibid., liv. V, chap. xiv, 15.

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L’analogie de la mission dans la TrinitÉ immanente 123

au Père et le rôle d’opérateur principal au Fils. L’action


trinitaire correspondant à la manipulation est donc une
action dont l’opérateur est le Père et dont le destinataire
est le Fils : l’engendrement du Fils par le Père – ce qui
signifie, d’ailleurs, que cet engendrement n’est pas la
performance principale de la vie trinitaire, contrairement à
ce que la plupart des essais de théologie trinitaire laissent
entendre. Mais le Père est opérateur d’une autre action,
la spiration commune de l’Esprit envisagée sous l’aspect
selon lequel l’Esprit est spiré par le Père. Nous pouvons
la faire correspondre à la performance par laquelle l’opé-
rateur acquiert la compétence l’habilitant à réaliser la
performance principale. Le Père, en spirant l’Esprit sur
le Fils, lui donne la compétence de le représenter en
mission : d’être le Fils « consubstantiel au Père ».
Manipulation et don de compétence, engendrement
et spiration, ont un seul et unique sujet opérateur, ce qui
suggère un lien étroit entre eux. On serait même tenté de
n’y voir qu’une seule performance, et l’on serait conforté
dans cette hypothèse par la doctrine scolastique selon
laquelle les deux actions d’engendrer le Fils et de spirer
l’Esprit ne sont pas réellement distinctes, puisqu’elles
correspondent à deux notions, l’engendrement et la spira-
tion active, qui ne s’opposent pas relativement l’une à
l’autre1.
De ce fait, pour mieux manifester que ces actions
sont incluses l’une dans l’autre, nous sommes amenés
à préciser la description des actes notionnels tradition-

1. A. T anquerey , Synopsis theologiae dogmaticae, Tomus


secundus, Paris, Desclée, 241933, § 725, p. 440 : « La spiration active,
qui, cependant, ne se distingue pas réellement de la génération,
puisqu’ils ne s’opposent pas. » Voir Somme théologique, Ia, q. 32,
a. 3, ad 3.

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124 dieu en personnes

nels : d’une part, le Père engendre le Fils en spirant l’Es-


prit ; d’autre part, le Père spire l’Esprit sur le Fils qu’il
engendre.
Pour mieux comprendre ces deux formules, examinons
la manière dont les actions qu’elles désignent se mani-
festent dans l’économie du salut. Conformément à leur
inclusion réciproque, leurs manifestations sont concomi-
tantes :
Au moment où Jésus est baptisé dans le Jourdain,
l’Esprit descend sur (εἰς) Jésus, coïncidant avec la décla-
ration de filiation prononcée par la voix du Père : « Tu es
mon Fils bien-aimé » (Mc 1, 10). Le quatrième évangile
précise : « L’Esprit descendant et demeurant sur (ἐπὶ)
lui » (Jn 1, 33), et interprète cet événement comme don de
l’Esprit à l’envoyé (Jn 3, 34). Cet événement était d’ail-
leurs préfiguré par un oracle du livre d’Isaïe : « L’Esprit
de Dieu reposera sur lui » (Is 11, 2 LXX), oracle dont
Jean Damascène se souviendra certainement lorsqu’il
complétera ainsi l’article pneumatologique du symbole de
foi : « Un seul Esprit Saint qui est Seigneur et qui donne
la vie, qui procède du Père et repose dans un Fils1. »

1. Jean Damascène, La Foi orthodoxe, 8, Paris, Éd. du Cerf,


2010, p. 178, l. 194-195. Bien que Photius, ardent adversaire du
Filioque, ait restreint ce « repos » à l’Incarnation, et que le onzième
concile de Tolède (675) ait semblé rejeter cette formule (§ 12, DH
527), l’intuition du Damascène, reprise par exemple au xiiie siècle par
Nicéphore Blemmydès, est entérinée par le rapport de la Commission
mixte internationale de dialogue théologique entre l’Église catholique
romaine et l’Église orthodoxe de 1982, « Le Mystère de l’Église
et de l’Eucharistie à la lumière du Mystère de la Sainte Trinité » :
« Ce Fils sur lequel il repose, dans le temps et dans l’éternité (Jn 1,
32) » (Documentation Catholique 1838 [17 octobre 1982], p. 942b) ;
ainsi que par la clarification du Conseil pontifical pour la promotion
de l’unité des chrétiens de 1995, « Les traditions grecque et latine
concernant la procession du Saint-Esprit » : « L’amour divin, qui a
son origine dans le Père, repose dans “le Fils de son amour” (Col 1,

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L’analogie de la mission dans la TrinitÉ immanente 125

Remarquons qu’ici, en vertu de la temporalité de l’éco-


nomie, le premier aspect de la spiration active diffère
(justement au sens temporel) de l’autre aspect de la spira-
tion active, au point que le premier inaugure le ministère
public du Fils envoyé, alors que le second, comme nous le
verrons dans un instant, marque son achèvement.
Notons enfin que l’événement économique corres-
pondant à la spiration de l’Esprit par le Père sur le Fils
est bien le Baptême de Jésus dans le Jourdain, et non
l’Annonciation à Marie, où l’Esprit est envoyé, non sur
le Fils, mais sur Marie, comme compétence la rendant
capable de la performance personnalisante de devenir
la mère du Verbe incarné1 : « L’Esprit Saint surviendra
sur toi et la puissance du Très-Haut te prendra sous son
ombre » (Lc 1, 35). L’Esprit n’est pas l’opérateur de l’en-
gendrement du Fils, même selon la chair, car le Fils « sera
appelé Fils de Dieu » (Lc 1, 35) et non Fils de l’Esprit2.
Aussi la préposition ἐκ dans l’expression « engendré de
l’Esprit Saint » (Mt 1, 20) a-t-elle la signification, non
d’une origine, mais d’un moyen, comme l’interprètent
les traductions latine et française du symbole de Nicée-

14) pour exister consubstantiellement par celui-ci dans la personne


de l’Esprit, le Don d’amour » (Documentation Catholique 2125
[5 novembre 1995], 944a). Thomas d’Aquin la commente dans la
Somme théologique, Ia, q. 36, a. 2, ad 4. E. Durand assume cette
thèse dans Le Père, Alpha et Oméga de la vie trinitaire, p. 254 et 257.
1. On a ici un petit programme narratif qu’on peut schématiser
ainsi : le Père [destinateur] envoie l’Esprit [compétence] sur Marie
[sujet opérateur] au cours d’une manipulation qui vise à lui faire faire
la performance qui consiste à engendrer le Verbe dans la chair.
2. Remarque semblable chez K. Barth, D I/1**, p. 175, mais on
la trouve déjà chez Guillaume de Saint-Thierry, Exposé sur l’épître
aux Romains, I, 13, Paris, Éd. du Cerf, 2011, p. 126 : non quod de
substantia Spiritus sancti […] sed quia per operationem Spiritus
sancti…

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126 dieu en personnes

Constantinople : « Par (de) l’Esprit Saint, il a pris chair de


(ex) la Vierge Marie1. »
Par conséquent, lorsque nous disons que le Père
engendre le Fils dans l’Esprit2, il ne faut pas comprendre
cette formule au sens où l’Esprit serait co-opérateur du
Père dans l’engendrement du Fils, opérant avec lui ou
du moins en subordination à lui, la performance de la
manipulation : pour le dire en termes scolastiques, le
Verbe ne procède pas de l’Amour, mais bien l’Amour du
Verbe3. Toutefois, la relation entre l’Amour et le Verbe
n’est pas « à sens unique » : « La spiration de l’Esprit
est néanmoins présente dans la paternité et la filiation4 »,

1. À l’époque patristique, la préposition latine de commence à


régir le complément de moyen, et non plus seulement le complément
indiquant l’origine ou la provenance. Voir A. Blaise, Dictionnaire
latin-français des auteurs chrétiens, Strasbourg, Le Latin chrétien,
1954, p. 239 a, sens 3, par exemple Augustin : occidere de lancea
(« tuer avec une lance ») ou de anima videre (« voir par l’âme »).
2. Je reprends ici la thèse développée par F.-X. D urrwell ,
notamment dans la deuxième partie de Jésus Fils de Dieu dans
l’Esprit Saint, Paris, Desclée, 1997, qui reprend un article paru en
1992. F.-X. Durrwell n’est pas le seul représentant de la « christologie
pneumatique », dont on trouvera une bibliographie dans J. Dupuis,
Homme de Dieu, Dieu des hommes. Introduction à la christologie,
Paris, Éd. du Cerf, 1995, p. 246 n. 1.
3. Somme théologique, Ia, q. 36, a. 2, resp. On ne peut non
plus se représenter l’Esprit comme le sein maternel dans lequel le
Père engendrerait le Fils, comme le fait Durrwell dans Le Père.
Dieu en son mystère, Paris, Éd. du Cerf, 41999, p. 150-151 car cela
reviendrait à faire de l’Esprit la mère du Fils, donc le co-principe
de son engendrement. Or le Fils procède du Père seul. La même
proposition se retrouve chez J. Milbank, « The Second Difference »,
dans The Word Made Strange. Theology, Language, Culture, Oxford,
Blackwells, 1997, p. 171-193, ici p. 190 note 3, qui renvoie à un
Congar beaucoup plus prudent.
4. G. Émery, La Théologie trinitaire de saint Thomas d’Aquin,
p. 349. Voir aux p. 341-343, le commentaire de la Somme
thoéloghique, Ia, q. 43, a. 5, ad 2, où Thomas cite Augustin, La
Trinité, liv. IX, chap. x, 15. Voir aussi E. Durand, La Périchorèse des
personnes divines, p. 144-149 et J. Moltmann, L’Esprit qui donne

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L’analogie de la mission dans la TrinitÉ immanente 127

au sens où l’Esprit est co-envoyé avec le Fils, comme


la compétence qui habilite le Fils à accomplir sa propre
performance : le Père engendre le Fils en spirant sur lui
son Esprit1.

La performance principale
À la performance principale du schéma narratif doit
correspondre une action dont le sujet opérateur est le
Fils. Il peut sembler paradoxal que ce soit la deuxième,
et non la première personne de la Trinité, dont la perfor-
mance soit au centre de l’acte trinitaire. Ce paradoxe est
néanmoins l’exact corollaire de ce que nous avons dit sur
le retrait du Père. Le Père est celui qui laisse agir le Fils
(à sa place). L’engendrement du Fils par le Père ouvre
au Fils non seulement une liberté de consentir, mais une
liberté dans le consentement. Le Fils est libre parce qu’il
consent à se laisser engendrer dans le retrait du Père.
Or, dans la Trinité, le Fils est le sujet de deux actions :
l’être-engendré et la spiration active de l’Esprit.
L’idée selon laquelle l’être-engendré du Fils par le
Père est une action à part entière est récente dans l’his-
toire de la théologie. On peut en lire les prémices chez
Boulgakov qui fait correspondre à la performance écono-

la vie. Une pneumatologie intégrale, Paris, Éd. du Cerf, 1999, « La


réciprocité trinitaire entre l’Esprit et le Fils de Dieu », p. 105-108.
Pour autant, on n’ira pas jusqu’à parler, avec S. Boulgakov, Le
Paraclet, p. 142 et P. Evdokimov, L’Esprit Saint dans la tradition
orthodoxe, Paris, Éd. du Cerf, 1969, p. 71-72, d’un engendrement
du Fils a Patre Spirituque, toujours pour éviter de considérer l’Esprit
Saint comme opérateur de la performance.
1. La formule utilisée par la clarification sur « Les traditions
grecque et latine… », Documentation Catholique 2125 (5 novembre
1995), 944a, est différente : « Le Père n’engendre le Fils qu’en
spirant […] par lui l’Esprit-Saint… »

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128 dieu en personnes

mique de la livraison de soi du Fils pour sa mission


jusqu’à la mort sur la croix, la performance éternelle d’un
« sacrifice d’amour Filial » par lequel le Fils consent à
naître du Père. Autrement dit, à la kénose économique
du Fils obéissant jusqu’à la mort, correspond une kénose
filiale intra-divine, qui est d’ailleurs, en quelque sorte, la
réponse à la kénose paternelle1.
Balthasar reprend cette idée d’un consentement qui
est réception par le Fils de l’être-engendré du Père, en
lui donnant un tour moins tragique : le sacrifice de Boul-
gakov devient l’« eucharistie » du Fils, son action de
grâce pour le don de la nature divine que lui fait le Père en
l’engendrant :
L’action de grâces qu’il prononce est l’assentiment éternel
du Fils à la propre réception de soi-même en totale unité de
nature divine. C’est un « oui » à la kénose originelle du Père2.

Pour bien marquer combien cette action de grâce est


une action, et non une passivité, Durrwell va jusqu’à
parler de « causalité réceptive3 » : si le Père est la « cause
efficiente » (nous dirions l’« opérateur ») de l’engendre-

1. S. B oulgakov , Du Verbe incarné, p. 18 : « Le sacrifice


d’amour Paternel, c’est le renoncement, la dévastation de
soi-même par la naissance du Fils ; le sacrifice d’amour Filial, c’est
l’épuisement de soi par la nativité ex Patre, dans l’acceptation de la
naissance comme nativité. »
2. DD III, p. 302. Sur le thème de la « réception » comme « forme
d’existence du Fils », voir déjà la Théologie de l’histoire, 21958,
Paris, Fayard, 1970, p. 39 et p. 41. E. Durand s’inspire explicitement
de Balthasar quand il parle lui aussi de « ratification » par le Fils de
la filiation reçue, de « consentement à l’existence reçue » (Le Père,
Alpha et Oméga de la vie trinitaire, p. 257 et p. 261).
3. F.-X. Durrwell, Jésus, Fils de Dieu dans l’Esprit Saint, p. 45,
n. 1 ; Christ notre Pâque, Paris, Nouvelle Cité, 2001, p. 244-247,
repris dans La Mort du Fils. Le Mystère de Jésus et de l’homme,
Paris, Éd. du Cerf, 2006, p. 67-69.

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L’analogie de la mission dans la TrinitÉ immanente 129

ment du Fils, le Fils n’en est pas le produit passif, mais la


« cause réceptive » : « En recevant, il donne au Père d’être
celui qui donne1. » Même si, comme je l’ai déjà remarqué,
l’emploi du concept de « cause » pour décrire la Trinité
immanente est problématique, le concept de « causalité
réceptive » indique que l’engendrement par le Père et le
consentement à cet engendrement par le Fils constituent
certes deux performances correspondant aux deux rela-
tions réellement distinctes en leur opposition, qui consti-
tuent les deux personnes du Père et du Fils, mais que ces
deux performances sont bien les deux aspects coïncidants
(efficience et réception) de l’unique acte notionnel de la
génération.
J’ai abordé la spiration de l’Esprit par le Père sur le
Fils au paragraphe précédent. J’en viens maintenant à la
participation du Fils à cette même spiration. Et de même
que j’avais complété la description de la spiration de
l’Esprit par le Père en précisant qu’elle avait lieu sur le
Fils, je suis amené à compléter la description de la spira-
tion de l’Esprit par le Fils en précisant qu’elle a lieu vers
le Père2. Nous en trouvons l’indication dans sa manifesta-
tion économique, que nous pouvons situer à la Crucifixion
de Jésus :
Au moment où Jésus meurt sur la croix, il remet l’Es-
prit au Père : « Père, en (eis) tes mains, je remets mon

1. F.-X. Durrwell, Christ, notre Pâque, p. 246. Dans le même


sens, J. Milbank, « The Second Difference », p. 176, parle d’une
« causalité rétroactivement causative » en vertu de laquelle « le
“libre” amour du Père est déjà “lié” par la forme du retour filial ».
2. E. Durand, Le Père, Alpha et Oméga de la vie trinitaire,
p. 258 : « L’Esprit est à son tour celui qui procède, non seulement
du Père vers le Fils, mais aussi du Fils vers le Père. » Voir Jean de
la Croix, Cantique spirituel B str. 39, 3 (= CA str. 38, 2) qui parle
de « l’[a]spiration d’amour que le Père [a]spire dans le Fils et le Fils
dans le Père, qui est l’Esprit Saint ».

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130 dieu en personnes

Esprit » (Lc 23, 46), ce qui prend la forme d’un don :


« inclinant la tête il abandonna [par-edôken] l’Esprit1 »
(Jn 19, 30). De même que le don de l’Esprit par le Père au
Fils coïncidait avec l’engendrement du Fils par le Père, ce
(contre-)don de l’Esprit par le Fils au Père coïncide avec
la culmination de la kénose filiale, du se-laisser-engendré
par le Père, qu’est l’abandon dans la mort :
La mort est la suprême prière filiale, en laquelle
« s’accomplit » la filialité de Jésus. Car être le Fils, c’est tout
recevoir de Dieu, se recevoir soi-même […] s’abandonnant à
son Père, il accepte de mourir, de ne plus être sinon par son
Père2.

La thèse empruntée à F.-X. Durrwell doit néanmoins


être corrigée. Durrwell envisage la mort sur la Croix en
quasi-identité avec la Résurrection (perspective johan-

1. L’interprétation du verset johannique est controversée. À


côté du sens obvie, parallèle à Mc 15, 37 et surtout Mt 27, 50, où
Jésus pousse son dernier soupir, mais en se « livrant » lui-même
librement (Thomas d’Aquin, M.-J. Lagrange, R. Bultmann,
C. H. Dodd), nombre d’exégètes reconnaissent un sens symbolique :
Jésus mourant transmet l’Esprit aux siens (R. E. Brown), en une sorte
d’anticipation de Jn 20, 22 (X. Léon-Dufour) et à la lumière de Jn 7,
34-39 (J. Zumstein). H. U. von Balthasar, La Gloire et la Croix.
Les aspects esthétiques de la Révélation, III. Théologie, 2. Nouvelle
alliance, Paris, Aubier, 1975, p. 195, privilégie cette deuxième option,
suivi par E. Durand, La Périchorèse personnes divines, p. 303-304,
qui envisage néanmoins que « l’Amour paternel qui éternellement
s’hypostasie en reposant dans le Fils » soit retourné « en éternelle
action de grâce […] à son Père » (p. 330-331). Une troisième option
est possible : cette « livraison de l’Esprit Saint » correspondrait à
la « remise » lucanienne et s’oriente donc vers le Père, en lien avec
He 9, 14. C’est l’option privilégiée par B. Forte, La Trinité comme
histoire, p. 38-41 ; 119 ; 142 après Balthasar, TL III, p. 166-167,
sous l’influence de Adrienne von Speyr. Voir aussi J. Moltmann,
L’Esprit qui donne la vie, p. 97.
2. F.-X. Durrwell, Jésus Fils de Dieu, p. 29.

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L’analogie de la mission dans la TrinitÉ immanente 131

nique) comme « mort filialisante1 », mort où le Fils est


engendré. Dès lors, pour Durrwell, la spiration de l’Esprit
qui y a lieu est la spiration par le Père sur le Fils mourant-
ressuscitant2, et non la spiration par le Fils vers le Père.
Du coup, Jn 19, 30 est interprété comme don de l’Esprit
aux hommes3, et non comme don de l’Esprit rendu au
Père. Il me semble au contraire qu’il faut tenir la distinc-
tion entre les deux aspects de l’engendrement et les deux
aspects de la spiration : la mort du Fils correspond, non à
son engendrement éternel par le Père, mais à son consen-
tement à cet engendrement ; et l’aspect de la spiration qui
y a lieu est la spiration de l’Esprit par le Fils vers le Père.
De plus, il faut maintenir une distinction entre la mort et
la résurrection du Christ. La mort est l’ultime manifesta-
tion économique du consentement du Fils à être engendré
par le Père. La résurrection, en revanche, est une nouvelle
manifestation économique de l’engendrement éternel
du Fils par le Père4, qui a de nouveau lieu dans l’Esprit5,
coïncidant avec une nouvelle manifestation économique
de la spiration de l’Esprit par le Père sur le Fils, qui,
désormais, le transmet, de la part du Père, sur les hommes
(Jn 20, 22). Autrement dit, le Père redonne l’Esprit au Fils
pour que le Fils l’envoie aux hommes (voir Ac 2, 33).
L’articulation de la procession de l’Esprit en deux
aspects qui coïncident l’un avec l’autre permet de rendre

1. F.-X. Durrwell, La Mort du Fils, p. 25 et p. 27 : « Le Père


l’engendre dans la mort ».
2. Ibid., p. 29 : « Mort et résurrection forment un unique
mystère. »
3. Ibid., p. 32.
4. À la rigueur, on peut y voir la sanction par laquelle le Père
révèle le statut ontologique de son envoyé.
5. Selon la thèse constante de Durrwell, par exemple, Jésus, Fils
de Dieu, p. 82 : « C’est par l’Esprit Saint que le Père ressuscite le
Christ. »

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132 dieu en personnes

compte du Filioque dans un sens qui fait droit à la


primauté du Père. Elle permet de comprendre que les
deux processions du Verbe et de l’Amour sont en relation
réciproque : la procession de l’Esprit est incluse dans
l’engendrement du Fils, car le Père engendre le Fils en
spirant sur lui son Esprit ; la procession de l’Esprit est
aussi incluse dans l’aspect corrélatif de la procession du
Verbe par lequel le Fils naît en spirant l’Esprit vers le
Père. Ainsi doit-on dire que « Jésus participe filialement,
dans la réceptivité, au jaillissement en lui de l’Esprit
Saint1 » ; « consentant au Père qui l’engendre, il participe,
par réceptivité, au jaillissement de l’Esprit Saint2 ».
On le voit, la solution proposée à la question du
Filioque va plutôt dans le sens de la formule promue par
Jean Damascène : « L’Esprit procède du Père sur le Fils »,
pourvu qu’on lui ajoute sa réciproque : « et du Fils vers
le Père », que dans le sens de la formule atténuée : « qui
procède du Père par le Fils ». Cette dernière formule,
dont j’ai étudié ailleurs la préhistoire3, a l’inconvénient de
sembler présenter le Fils comme cause instrumentale de la
procession de l’Esprit, ce qui est erroné4.
La procession de l’Esprit est donc la coïncidence de
deux mouvements opposés, du Père vers le Fils, du Fils
vers le Père. Réciproquement donné de l’un à l’autre,
l’Esprit est le Don. Augustin avait déjà découvert que

1. F.-X. Durrwell, Christ, notre Pâque, p. 246.


2. F.-X. Durrwell, La Mort du Fils, p. 69. G. Émery remarque
dans le même sens : « Le Saint-Esprit procède du Fils en tant que le
Fils est l’engendré du Père », La Théologie trinitaire de saint Thomas
d’Aquin, p. 349.
3. X. Morales, « La préhistoire de la controverse filioquiste »,
Zeitschrift für Antikes Christentum 8/2 (2004), p. 317-331.
4. Remarque semblable chez K. Barth, D I/1**, p. 174. Thomas
écarte cette interprétation erronée du per Filium dans la Somme
théologique, Ia, q. 36, a. 3, ad 2.

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L’analogie de la mission dans la TrinitÉ immanente 133

« don » était un nom personnel de l’Esprit Saint1. Cepen-


dant, il comprenait ce « don » comme celui que le Père et
le Fils faisaient aux hommes2, alors que notre description
de l’acte trinitaire nous conduit à le considérer comme le
don que le Père et le Fils échangent entre eux, fondement
et condition de possibilité du don que le Père et le Fils
font aux hommes de l’Esprit de filiation3. On pourrait
même dire que c’est cette donation réciproque débouchant
sur une possession en commun de l’Esprit par le Père et le
Fils qui distingue la spiration de l’Esprit de la génération
du Fils, dans son mode même de procession, et non seule-
ment en vertu de l’opposition relative entre l’Esprit et le
Fils.
Cette manière de décrire la procession de l’Esprit
permet de réconcilier les deux traditions orientale et occi-
dentale :
La théologie orientale préfère distinguer les proces-
sions comme deux modes distincts de procéder : le Fils
procède par engendrement ; l’Esprit Saint procède par un
mode qui ne peut être désigné que négativement : il n’est
pas engendré.
La théologie occidentale, en revanche, considère que
le mode de la procession ne suffit pas à distinguer le Fils
et l’Esprit. Seule l’opposition d’une relation d’origine

1. A ugustin , La Trinité, liv. V, chap. xi , 12. Voir Somme


théologique, Ia, q. 38, a. 1.
2. Augustin, La Trinité, liv. V, chap. xiv, 15 : « Du père et du Fils
qui l’ont donné, mais aussi notre Esprit à nous, qui l’avons reçu. »
3. C’est d’emblée en ce sens de don entre le Père et le Fils
que Balthasar le comprend, par exemple dans TL III, p. 152 et
p. 219-222, où les citations sont toutes de F. Ulrich et A. von Speyr à
l’exclusion d’auteurs plus anciens. Voir déjà chez K. Barth, D I/1**,
§ 12, p. 161 : « Donum réciproque entre le Père et le Fils » ; et encore
L. Bouyer, Le Consolateur. Esprit-Saint et vie de grâce, Paris, Éd. du
Cerf, 1980, p. 424 ; R. Pannikar, La Trinité, p. 78.

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134 dieu en personnes

entre le Fils et l’Esprit permet de les distinguer1. Il faut


donc dire que l’Esprit procède non seulement du Père
mais aussi du Fils, de sorte qu’il est distinct du Fils dont il
procède.
Or dire que l’Esprit procède du Père sur le Fils et du
Fils vers le Père, c’est reformuler la double origine de la
procession de l’Esprit selon la tradition occidentale en
y ajoutant un double terme de la procession qui permet
d’en préciser le mode lui-même. La procession du Fils
est engendrement. La procession de l’Esprit est commu-
nication réciproque (ou « mise en commun »), et de ce
fait elle implique une double origine de l’Esprit du Père
et du Fils. Plus exactement : la procession de l’Esprit est
communication du Père, entre le Père et le Fils – le Père
étant l’origine principale de l’Esprit.
Pour éclairer cette principalité ou primauté du Père
dans la procession de l’Esprit, j’aimerais attirer l’attention
sur une distinction, déjà avancée par J. Moltmann2, dont
on pourrait trouver les prémices chez certains théologiens
byzantins3 : l’Esprit procède du Père seul pour ce qui est
de son être, dans la mesure où c’est le Père qui est l’ori-
gine de l’être trinitaire ; et procède du Père et du Fils pour
ce qui est de sa détermination personnelle, dans la mesure
où il se personnalise comme don réciproque du Père et

1. Voir Somme théologique, Ia, q. 36, a. 2, resp.


2. J. Moltmann, Trinité et Royaume de Dieu, p. 232-234.
3. Moltmann évoque Épiphane de Salamine, vraisemblablement
DH 44, mais il semble commettre une erreur de lecture : là où
Épiphane dit que l’Esprit « procède du Père et est reçu du Fils »,
Moltmann aura compris : « procède du Père et reçoit du Fils »
ou « se reçoit du Fils ». Il faut bien plutôt évoquer la distinction,
proposée par Grégoire II de Constantinople (alias Georges de
Chypre, xiiie siècle), entre « l’existence de l’esprit issue du Père »
et son « resplendissement éternel » ou sa « manifestation » ou « son
apparition éternelle par l’intermédiaire du Fils ».

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L’analogie de la mission dans la TrinitÉ immanente 135

du Fils. Je remarque que cette distinction est exactement


l’inverse de la distinction entre une procession du Père
seul pour ce qui est de la relation d’origine constituant la
personne, et une procession du Père et du Fils pour ce qui
est de la communication de la divinité consubstantielle,
faite par la clarification du Conseil pontifical pour la
promotion de l’unité des chrétiens de 19951 et réfutée par
J.-Cl. Larchet2. La distinction du document romain reste
ancrée dans le cadre occidental : la participation du Fils
à la procession de l’Esprit est fondée sur l’égalité du Père
et du Fils : « Tout ce que possède le Père est à moi, c’est
pourquoi j’ai dit qu’il reçoit de ce qui est à moi » (Jn 16,
15). Le Père donne au Fils d’être, comme lui, l’origine de
l’Esprit. Mais, dans cette manière de présenter les choses,
la participation du Fils à la procession de l’Esprit semble
contingente ou gratuite : elle ne découle pas du mode de
procession de l’Esprit. On a l’impression que l’Esprit
aurait pu tout aussi bien ne procéder que du Père. Ma
proposition a l’avantage de rendre compte de la participa-
tion du Fils à la procession de l’Esprit comme d’un trait
découlant du mode même de la procession de l’Esprit, et
donc de la personnalité de l’Esprit et de sa propriété de
don réciproque.
Cette description du mode de procession de l’Esprit
devrait aussi permettre de revenir sur le mode de sa
procession ad extra. L’exposé de Thomas d’Aquin sur
les missions divines3 propose un tableau systématique à
quatre éléments : mission visible du Verbe dans son incar-

1. Documentation Catholique 2125 [5 novembre 1995], p. 942 b.


2. J.-Cl. Larchet, Personne et nature. La Trinité – le Christ
– L’homme. Contributions aux dialogues interorthodoxe et
interchrétien contemporains, Paris, Éd. du Cerf, 2011, p. 28-34.
3. Somme théologique, Ia, q. 43.

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136 dieu en personnes

nation/mission invisible du Verbe dans l’âme par grâce ;


mission visible de l’Esprit sous la forme d’une colombe
ou dans les langues de feu de la Pentecôte/mission invi-
sible de l’Esprit. Mais de ces quatre éléments, deux sont
privilégiés par la Révélation : la mission visible du Verbe
et la mission invisible de l’Esprit. Ce privilège ou cette
tendance met sur la piste d’une différence des modes de
procéder ad extra :
De même que le Saint Esprit ne procède pas du Père de
la même façon que le Fils procède du Père : celui-ci est
engendré alors que celui-là est spiré ; de même, il n’est
pas envoyé dans le monde de la même façon que le Fils
est envoyé dans le monde : celui-ci est envoyé au sens
propre, celui-là est répandu. Pour reprendre une belle
formule de J. Moltmann : « L’Esprit est une personne qui
se répand1. »
Il reste une action personnelle à laquelle nous n’avons
pas encore assigné de place dans le schéma narratif : la
procession ou spiration passive de l’Esprit. Que cette
procession ne soit pas intervenue dans la description des
« performances » de la manipulation et de l’action trans-
formatrice ne devrait pas nous surprendre : l’Esprit n’est
pas un sujet opérateur. Son opération de procéder du Père
et du Fils est donc problématique. Nous allons y revenir
dans le prochain chapitre.

La sanction
Nous avons déjà abordé les difficultés liées à la trans-
position de la catégorie de la sanction dans l’acte trini-
taire : à la première sanction du programme économique,
par laquelle le Père, ressuscitant le Christ, lui reconnaît

1. J. Moltmann, L’Esprit qui donne la vie, p. 383.

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L’analogie de la mission dans la TrinitÉ immanente 137

la dignité divine, il ne peut rien correspondre dans l’acte


trinitaire. En effet, dans la Trinité telle qu’elle est en
elle-même, l’être et l’acte sont réversibles : l’acte trini-
taire consiste en l’être trinitaire. Le « faire faire » de la
manipulation est donc déjà un « faire être », et, peut-on
ajouter, le « faire » de la performance est un « être ».
À la deuxième sanction du programme économique,
décrite au chapitre précédent comme contre-sanction,
correspond la conséquence de la naissance du Fils : en se
laissant engendrer par le Père (performance principale :
« faire » = « être »), le Fils le rend Père (contre-sanction :
l’opérateur « fait être » le destinateur).
Or, de même que la spiration de l’Esprit par le Père
sur le Fils accompagnait, à titre de don de la compétence
d’agir, l’engendrement du Fils qui était sa manipulation,
on pourrait considérer que la spiration de l’Esprit par le
Fils vers le Père accompagne la performance principale
du naître filial, en tant contre-sanction par laquelle le
Père est rendu-Père. Nous pouvons donc récapituler notre
transposition analogique du schéma narratif appliqué au
concept de mission sous la forme du tableau suivant :

Catégories
Économie du salut Vie divine
sémiotiques
Destinateur le Père Le Père
Sujet opérateur Le Fils Le Fils
Envoi dans le monde du
Manipulation Engendrement du Fils
devenir
Spiration de l’Esprit sur
Envoi de l’Esprit sur le
Compétence le Fils :
Fils (baptême)
le Père rend Fils le Fils
Adoption filiale des
hommes
Performance Naissance du Fils
par le don de l’Esprit de
filiation

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138 dieu en personnes

I. Glorification du Fils
par le Père
et confession de sa -
seigneurie par les
Contre-
hommes Spiration de l’Esprit vers
sanction
II. Glorification du Père le Père
par le Fils Le Fils rend Père le Père
et reconnaissance de sa
paternité par les hommes

Un retour de l’envoyé ?

Nous venons de suggérer que la spiration de l’Esprit


par le Fils vers le Père était la contre-sanction de l’acte
trinitaire. Est-ce à dire que le Fils « rendrait » Père le Père
en lui « rendant » l’Esprit, au sens d’une « reddition »,
c’est-à-dire d’un don en retour, de l’Esprit à celui de qui
il le tient ? Et peut-on considérer cette « reddition » de
l’Esprit comme signe d’un « retour » de l’envoyé vers son
mandant et d’une résolution de la distance qui les sépare,
thème qui est bien présent dans l’emploi scripturaire du
concept de mission ? Doit-on alors considérer que, même
dans la Trinité immanente, le Fils retourne vers le Père ?
L’idée d’un retour à l’intérieur de la Trinité soulève à son
tour la question d’une destination, et donc d’une finalité,
voire d’une fin en Dieu, de ce que E. Durand a récemment
appelé une « théo-finalité ».
En conclusion de ce chapitre, je vais tenter de mettre
un peu d’ordre dans ces questions, en rappelant d’abord
comment les catégories de retour et de finalité s’ac-
tualisent dans l’application du concept de mission à
l’économie du salut, pour examiner si elles peuvent effec-
tivement être transposées dans la description du déploie-
ment trinitaire immanent.

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L’analogie de la mission dans la TrinitÉ immanente 139

Une reddition de l’Esprit ?


La spiration de l’Esprit par le Fils vers le Père est-elle
une « reddition » ? L’Esprit fait-il « retour » vers le Père ?
Dans l’économie du salut, il semble que oui. En effet,
il y a bien une différance temporelle entre les deux aspects
de la spiration de l’Esprit, de sorte que le second aspect, la
spiration de l’Esprit par le Fils vers le Père, a lieu après la
spiration de l’Esprit par le Père sur le Fils. L’Esprit réalise
un trajet d’aller-retour partant du Père, passant par le Fils,
pour retourner vers le Père. Le don de l’Esprit par le Fils
au Père est donc un « don en retour », une « reddition ».
Mais dans le déploiement trinitaire ad intra, où il n’y a
pas de successivité temporelle, la spiration de l’Esprit par
le Fils vers le Père ne peut être dite « en retour » : elle ne
vient pas après la spiration par le Père sur le Fils. L’Esprit
ne décrit pas un mouvement (même analogique) du Père au
Fils puis de nouveau au Père, faisant de la personne du Père
la destination « finale » de la spiration après un « transit »
par le Fils. Les deux aspects de la spiration active coïn-
cident parfaitement et correspondent à une unique spiration
passive par laquelle l’Esprit procède du Père et du Fils
– vers le Père et vers le Fils. L’Esprit est le terme unique
d’une double donation, du Père au Fils et du Fils au Père,
et dans cette donation réciproque, il n’y a priorité ni tempo-
relle ni logique de la donation par le Père sur la donation
par le Fils, nonobstant la primauté du Père, comme origine
de l’être trinitaire. Le concept de retour recèle un autre
danger. Il suggère une fin de l’acte trinitaire :
Ce retour d’un Amour reçu et filial vers sa Source
paternelle achève le cycle trinitaire de la vie éternelle1.

1. E. Durand, La Périchorèse des personnes divines, p. 331 (je


souligne). Le « cycle » de Durand est à comparer à la « circulation »

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140 dieu en personnes

Or, nous l’avons déjà signalé, l’acte trinitaire ne s’arrête


pas à la spiration de l’Esprit par le Fils vers le Père : il y
a encore l’action par laquelle l’Esprit consent à être spiré
par le Père et le Fils vers le Père et le Fils, sa procession,
de sorte que c’est plutôt cette action qui serait l’action
« finale » de l’acte trinitaire, l’action par laquelle la Trinité
« terminerait » d’être la Trinité1, et l’Esprit, non le Père,
serait donc la personne « finale », la « troisième personne »
de la Trinité. Mais là encore, l’a-temporalité de l’être trini-
taire oblige à penser la coïncidence sans différance de la
spiration passive avec la spiration active. Pas plus que la
naissance du Fils ne vient après son engendrement par le
Père, la procession de l’Esprit ne vient après sa spiration
par le Père et le Fils. J. Milbank a proposé d’exprimer cet
aspect de l’infinité de Dieu comme « interminabilité » en
parlant d’une regressio qui serait en même temps, pour
ainsi dire, une relance du mouvement trinitaire.
[L’Esprit est] regressio au sens où il renouvelle l’être
fondamental qui caractérise le Père. D’une certaine
manière, parce que l’actus divin est infini, et par conséquent
« interminablement terminé », il inclut un dynamisme non
temporel, un « jeu » mutuel entre une « conclusion » infinie
de l’expression dans le Fils, et une « ré-ouverture » sans fin
de cette conclusion par le désir de l’Esprit qui ré-inspire
l’archè paternelle2.

ou au « cercle » des processions chez Thomas d’Aquin, qui déclare


que « en Dieu, ce cercle se ferme en lui-même [clauditur in se ipso] »
(De potentia, q. 9, a. 9, resp.). Remarquons que Thomas ne parle pas
d’un retour à la personne du Père comme à un terme final (on aurait
in + accusatif) mais du nombre fini des processions qui ont lieu à
l’intérieur de la substance divine (in + ablatif).
1. Athanase d’Alexandrie, Lettre I à Sérapion, § 25, PG 26,
589 B 5 : « Dans l’Esprit, la Trinité trouve sa perfection. » Voir
Balthasar, TL III, p. 153.
2. J. Milbank, « The Second Difference », p. 187.

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L’analogie de la mission dans la TrinitÉ immanente 141

Le retour du Fils
À défaut d’un retour de l’Esprit, ne pourrait-on parler
d’un retour du Fils vers le Père, du moins dans l’éco-
nomie du salut ? Comme la parole de Dieu envoyée dans
le monde « retourne » (yâšûbh) vers celui qui l’a envoyée
(Is 55, 10-11), le Fils qui « était sorti de Dieu s’en va
vers [pros] Dieu » (Jn 13, 4), il « monte vers [pros] mon
Père et votre Père » (Jn 20, 17). Cependant, remarquons
tout de suite que dans ce retour, le Fils « prend avec lui »
(Jn 14, 3) l’humanité, de sorte qu’il s’agit surtout du
retour de l’humanité avec le Fils, finalité de la mission
salvifique dont les destinataires sont, non pas Dieu, mais
les hommes.
Il faudrait d’ailleurs préciser la signification de ce
« retour » économique. Il est moins un retour au Père tout
court, qu’un retour à la « maison du Père » (Jn 14, 2). Or
qu’est-ce que cette « maison du Père », sinon le déploie-
ment trinitaire en tant que les créatures y ont désormais
accès. On devrait donc parler d’une théo-finalité trinitaire,
plutôt que d’une « théo-finalité paternelle1 », de l’éco-
nomie.
Peut-on aller plus loin ? Peut-on transposer ce retour
du Fils vers le Père à l’Ascension, prémices du retour
eschatologique de la création vers son créateur, en un
retour à l’intérieur même de la Trinité immanente ?
H. U. von Balthasar, qui a consacré au thème du retour
les dernières pages de sa Trilogie2, semble d’avance s’op-

1. E. Durand, Le Père, Alpha et Oméga de la vie trinitaire,


p. 247. Les pages de G. Émery consacrées à ce thème sont beaucoup
plus prudentes (La Théologie trinitaire de saint Thomas d’Aquin,
p. 210-212).
2. H. U. von Balthasar, TL III, vii, « Aller vers le Père », dont la
première section est intitulée « 1. Retour à la maison », p. 423-429 : la
destination finale n’est donc pas la personne mais la maison du Père.

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142 dieu en personnes

poser à la proposition d’E. Durand de considérer le Père


comme « Alpha et Oméga », « finalité de toute la vie
intratrinitaire1 », quand il écrit que la « construction de
la doctrine de la Trinité fait obstacle à » une coïncidence
entre l’« Alpha de la source originelle » et l’« Oméga de
l’embouchure2 ».
En pensant un tel « retour » du Fils vers le Père à l’in-
térieur de la Trinité immanente, on court le risque d’assi-
gner une fin à sa mission intra-trinitaire dont nous avons
dit qu’elle consiste à naître et à participer à la spiration de
l’Esprit. Mais comment concevoir une fin de la naissance
du Fils et de la spiration de l’Esprit sans prendre le mot
« fin » dans un sens temporel, puisqu’il n’y a, en Dieu,
ni avant ni après, donc sans concevoir cette fin comme
une « rentrée » après une « sortie » ? Le danger est grand
d’emboîter le pas à Marcel d’Ancyre3 (ive siècle) et de
faire correspondre à la « remise » du pouvoir du Fils au
Père à l’eschatologie selon 1 Co 15, 24-28, une résorption
de la Trinité dans une « monade » divine dont la « dilata-
tion » en une Trinité ne s’était produite qu’en vue de cette
« opération » qu’est l’« économie selon la chair4 ». Mais
alors, le déploiement trinitaire de Dieu n’est-il que tempo-

1. E. Durand, Le Père, Alpha et Oméga de la vie trinitaire,


p. 249.
2. H. U. von Balthasar, TL III, p. 428. Par ailleurs, Balthasar
appelle le consentement à naître du Fils « retour d’action de grâce ».
Mais il s’agit d’un « retour » qui coïncide exactement avec la
« sortie » de l’engendrement par le Père (DD IV, p. 70) et qui n’est
en tout cas pas une « rentrée dans le Père ». Ce n’est que dans ce sens
que l’on peut concevoir que le « Fils est depuis toujours celui qui
retourne au Père » (DD IV, p. 71, n. 96).
3. Sur Marcel d’Ancyre, voir X. Morales, La Théologie trinitaire
d’Athanase d’Alexandrie, Paris, Institut d’études augustiniennes,
2006, p. 248-257.
4. Voir notamment Marcel d’Ancyre, fragments 48 et 73, cités
dans ibid., p. 253 et 254.

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L’analogie de la mission dans la TrinitÉ immanente 143

raire ? Ce qui revient à dire : n’y a-t-il de Trinité que dans


l’économie du salut ?
Quant à donner au Père un rôle final dans l’acte trini-
taire : si cet acte trinitaire n’est autre que l’être même de
Dieu, cela signifierait-il que le Père aurait un rôle final
dans l’être même de Dieu, qu’il en serait le sujet absolu
(Barth) voire le résultat (Hegel) ? Dire que le Père est le
sujet de l’être divin, qu’il est ce qui se pose dans l’exister
divin, revient alors à « déclasser » le Fils et l’Esprit au
rang de « moments » intermédiaires entre le sujet et son
auto-position, voire de moyens : de modes. On comprend
que Marcel d’Ancyre ait été accusé de modalisme.
Bref, seule une différance peut se résorber : il ne peut
y avoir de retour que dans le temps. Et inversement, en
Dieu, en qui il n’y a pas de différance en voie de résorp-
tion, il n’y a qu’une différence, la différence trinitaire, qui
est éternelle.

Excursus : Jn 1, 1-2 et 1, 18
On allègue parfois deux passages du prologue du
quatrième évangile, ainsi qu’un passage de la Première
Lettre de Jean (1 Jn 1, 2), en faveur d’un mouvement du
Fils vers le Père dans la Trinité immanente :
Le Verbe était auprès de Dieu […] Il était au commence-
ment auprès de Dieu [pros ton Theon] [Jn 1, 1-2].
Dieu, personne ne l’a jamais vu. Dieu unique engendré,
celui qui est dans le sein [eis ton kolpon] du Père, lui, [l’] a
expliqué [Jn 1, 18].

Ces deux passages semblent bien parler de la relation


entre le Fils et le Père à l’intérieur de la Trinité imma-
nente : « au commencement » et « qui est » signalent la
portée éternelle des propositions. Or les dex prépositions

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144 dieu en personnes

pros et eis, quasiment synonymes, sont ici construites


avec l’accusatif, qui indique normalement que le complé-
ment désigne la destination d’un mouvement, par
opposition à la construction au datif, qui indiquerait la
permanence d’une proximité la plus étroite possible.
Certains exégètes et théologiens en ont conclu que l’évan-
géliste décrivait un mouvement de retour du Fils vers
celui dont (ek) il provient, ou du moins une orientation
vers lui au titre de sa fin (« être tourné vers »)1. D’autres
exégètes, à la suite de Blass-Debrunner2, considèrent
qu’en grec hellénistique, la distinction entre construction
à l’accusatif pour la destination et au datif pour la locali-
sation s’est affaiblie3. Le sens est donc local, dépourvu de
connotation finale. « Le Verbe était auprès de Dieu » tout
comme la Sagesse déclare : « J’étais auprès de lui [par’
autôi] » (Pr 8, 30).

Y a-t-il une finalité en Dieu ?


La personne du Père, ni d’ailleurs aucune des trois
personnes divines4, n’est la fin de l’acte trinitaire. Mais

1. Par exemple La Potterie et Feuillet, ainsi que E. Durand, Le


Père, Alpha et Oméga de la vie trinitaire, p. 62. Le sens allégué est
moins final que relationnel.
2. F. Blass, A. Debrunner, Grammatik des neutestamentlichen
Griechisch, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 101959, § 205,
p. 132-133 pour l’emploi de εἰς à la place de ἐν ; § 239.1, p. 149-150
pour l’emploi de πρός + Ac. à la place de παρά + D.
3. Par exemple C. H. Dodd, C. K. Barrett (qui cite Mc 6, 3 et
Ac 2, 5), R. E. Brown, et déjà Jean Chrysostome, qui interprète
Jn 1, 18 de la « proximité et familiarité », c’est-à-dire de « l’être
de la même substance » du Fils avec le Père (Discours 4 sur
l’incompréhensibilité de Dieu, Paris, Éd. du Cerf, 1951, p. 230).
4. Voir Thomas d’Aquin, Somme théologique, Ia, q. 39, a. 8,
resp. : « Il ne faut pas approprier la cause finale, bien qu’elle soit la
première des causes, au Père, qui est le principe sans principe, car les
personnes divines, dont le Père est le principe, ne procèdent pas en

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L’analogie de la mission dans la TrinitÉ immanente 145

Dieu lui-même, en tant que la substance commune aux


trois personnes divines, peut-il être cette fin1 ? Peut-on
même parler d’une finalité en Dieu ?
Bien que le schéma de description que nous avons
emprunté à la sémiotique ne comporte par de catégorie
de la « finalité », nous avons dit que la mission du Fils
dans l’économie du salut avait bien une fin, dont le desti-
nataire n’est pas Dieu, mais les hommes, auxquels la
performance du Fils octroie l’adoption filiale et la parti-
cipation à la vie trinitaire. Cependant, aussi bien l’auteur
du quatrième évangile que Paul désignaient, par delà les
bénéficiaires humains, une ultime finalité de l’économie
du salut : la glorification du Père par les hommes filia-
lisés. Cette finalité théo-centrique peut-elle est transposée
de l’économie à l’immanence divine ? Dieu, en tant que
Trinité, est-il finalisé, et finalisé vers lui-même ?
Il semble que oui : « Ce qui joue le rôle de cause
finale, c’est le bien2 », or Dieu est le bien suprême3, il se
veut donc lui-même comme fin4.
Comment comprendre cette circularité de l’être divin ?
Certainement pas au sens où Dieu aurait besoin du
déploiement trinitaire pour être ce qu’il est : il ne faut
pas oublier les limites de l’analogie par laquelle l’engen-
drement du Fils et la spiration de l’Esprit sont comparés
aux opérations par lesquelles le sujet personnel (humain)

tant que pour une fin, quelle que soit celle d’entre elles qui serait fin
dernière, mais par une procession de nature. »
1. C’est en ce sens qu’il faut comprendre ibid., IIIa, q. 7, a. 1, ad
2 : le Fils jouit de la connaissance et de l’amour de Dieu et non du
Père, comme l’interprète E. Durand, Le Père, Alpha et Oméga de la
vie trinitaire, p. 145.
2. Somme de théologie, Ia, q. 5, a. 4, Sed contra.
3. Ibid., Ia, q. 6, a. 2.
4. Ibid., Ia, q. 19, a. 2, resp.

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146 dieu en personnes

connaît et aime. Le Fils-Verbe et l’Esprit d’Amour ne sont


pas les deux facultés sans lesquelles Dieu ne pourrait ni
connaître ni vouloir, notamment soi-même. Sans quoi, ils
ne sont que deux facultés, qui ne se distinguent pas réel-
lement, c’est-à-dire personnellement, de Dieu. Autrement
dit, contre Hegel, la Trinité n’est pas l’auto-position de la
conscience de soi divine ou l’« autoréalisation de l’esprit
absolu1 ».
S. Boulgakov a proposé de corriger le modèle hégé-
lien en parlant, non d’une auto-position, mais d’une
auto-révélation 2 : « L’auto-révélation qui a lieu dans
la vie divine, dans les profondeurs de la Sainte-Trinité
qui est en Elle-même l’auto-révélation éternelle » où le
Père, l’« hypostase qui se révèle », est le « Sujet divin
de l’auto-révélation » (p. 347) et le Fils et l’Esprit, les
« hypostases révélatrices », sont le « Prédicat divin »,
autrement appelé la « Sophie divine, l’image de la Sainte-
Trinité dans Ses propres profondeurs, le monde divin, la

1. C’est ainsi que J. Moltmann caractérise le système hégélien


dans La Venue de Dieu. Eschatologie chrétienne, 1997, Paris, Éd. du
Cerf, 2000, p. 387. Voir G. W. F. Hegel, Leçons sur la philosophie
de la religion, Troisième partie. La religion accomplie d’après le
cours de 1827, p. [194], p. 190 : « Le devenir, l’autoproduction de
l’esprit », et en note : « Le processus d’autoposition du concept » ; et
d’après le cours de 1831, p. [198], p. 194, en note : « L’idée en tant
qu’autorévélation divine. »
2. S. Boulgakov, Du Verbe Incarné, p. 28-38 ; Le Paraclet,
p. 69-75 et 171-182 sur la Sophie divine et finalement, le résumé
dans l’épilogue du Paraclet, « Le Père », p. 347-349, dont sont
tirées les citations suivantes. Par delà l’influence de Hegel, on peut
déceler les prémisses de cette proposition dans le concept d’un
« resplendissement éternel » de l’Esprit par le Fils d’auprès du Père
chez le byzantin Nicéphore Blemmydès (voir par exemple sa Lettre
à Jacques de Bulgarie, § 6, cité par M. Stavrou dans son édition des
Œuvres complètes, I, Paris, Éd. du Cerf, 2007, p. 111 n. 3) et surtout
Grégoire de Constantinople (†1290) (par exemple La Procession du
Saint-Esprit, PG 142, col. 290 C 13 ; 300 B 2).

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L’analogie de la mission dans la TrinitÉ immanente 147

Théanthropie ». Par rapport au concept d’auto-position,


le concept d’auto-révélation permet de sauvegarder la
distinction entre les hypostases, sous la forme de l’oppo-
sition entre Sujet révélé et Prédicat révélant. Cependant,
il ne rend pas compte d’un trait que K. Barth avait attribué
avec insistance à l’acte trinitaire : sa liberté. Comment
concevoir alors une finalité qui à la fois soit intrinsèque
à l’être même de Dieu et en même temps en sauvegarde
la liberté ? J. Moltmann, en s’inspirant de Balthasar, a
proposé un troisième modèle, celui de l’auto-glorifica-
tion1. À la glorification de Dieu par les hommes comme
finalité ultime de l’économie du salut correspondrait la
glorification de Dieu par lui-même dans la Trinité imma-
nente. Outre que, comme nous venons de le rappeler, cette
proposition trouve un appui dans l’Écriture, elle satisfait
aux deux exigences de l’essentialité et de la liberté :
D’une part, la glorification, plus encore que la révéla-
tion et au contraire de l’auto-position de soi, désigne une
opération de surdétermination libre et gratuite de l’être
personnel : elle n’est pas de l’ordre du besoin, mais de
l’excès.
D’autre part, la gloire de Dieu 2 n’est rien d’autre
que son être même, elle est cet être même en tant qu’il
rayonne, qu’il ne se retient pas en soi-même mais se
tourne vers l’extérieur de soi-même pour s’y manifester.
En ce sens, on pourrait dire que la gloire de Dieu n’est pas

1. J. M oltmann , La Venue de Dieu, p. 383-402 : « Gloire.


Eschatologie divine », commentant Balthasar, DD IV, p. 458-459.
Pour être plus exact, Moltmann corrige l’« autoglorification » qu’il
lit chez Barth par une coopération des hommes à cette glorification
trinitaire.
2. Sur la gloire comme « transcendantal théologique », voir H.
U. von Balthasar, La Gloire et la Croix. Les aspects esthétiques de
la Révélation, III. Théologie, 2. Nouvelle alliance, p. 207-210.

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148 dieu en personnes

la finalité de la vie trinitaire comme objet distinct de cette


vie, mais plutôt la vie trinitaire elle-même conçue sous
l’angle de la finalité.
J’aimerais proposer un approfondissement de la propo-
sition de Moltmann. Si la glorification est débordement
libre de l’être vers l’extérieur de soi, ne pointe-t-elle pas
vers l’amour comme vers sa raison fondamentale1 ? Car
l’amour est cette faculté de l’être d’être tourné vers l’autre
que soi jusqu’à faire place à l’autre en soi. Or parler de
l’amour comme de la finalité fondamentale du déploie-
ment trinitaire, ce serait justement lui attribuer une fina-
lité singulière et paradoxale, à la fois libre et absolument
essentielle.
Quelle est donc la finalité de l’amour ?
« L’amour trouve en soi-même son contentement2 »,
déclare Bernard de Clairvaux dans un de ces premiers
écrits. Cependant, il ne faut pas comprendre cette propo-
sition au sens où la fin de l’amour serait la possession
(jouissance) de son objet, même si Bernard de Clairvaux
l’avait d’abord compris ainsi3. Car précisément, ce ne
serait pas encore trouver sa fin en soi-même, en l’amour
même. Bernard, à la fin de sa vie, approfondit donc sa
définition de la finalité de l’amour :

1. Avec H. U. von Balthasar, « la gloire commune entre le Père


et le Fils est comprise comme l’éclat de leur amour éternel », et
« l’amour trinitaire » est « dévoilé comme la vérité néotestamentaire
du kabod divin » (La Gloire et la Croix. Les aspects esthétiques de la
Révélation, III. Théologie, 2. Nouvelle alliance, respectivement p. 214
et p. 219). Voir aussi La Gloire et la Croix, IV. Métaphysique, 3. Les
héritages, où Balthasar intitule le dernier chapitre : « L’amour garde
la gloire » (p. 389).
2. Bernard de Clairvaux, L’Amour de Dieu, § 17, Paris, Éd. du
Cerf, p. 102.
3. « Sa récompense n’est autre que l’objet aimé [id quod
amatur] », ibid.

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L’analogie de la mission dans la TrinitÉ immanente 149

Il est à lui-même sa récompense. L’amour ne cherche


aucune fin [causa] outre soi, aucune jouissance [fructus] : sa
jouissance consiste en son exercice même [fructus ejus, usus
ejus]. J’aime parce que j’aime. J’aime pour aimer1.

Or cette définition de la finalité de l’amour est direc-


tement applicable à Dieu, car Dieu « n’est pas seulement
sujet aimant » ou objet aimé, « il est amour2 » (1 Jn 4,
16). L’acte trinitaire qui est Dieu lui-même est amour, et
cet acte n’a pas de fin autre que lui-même comme acte
éternel, et non comme possession d’objet. Sa finalité para-
doxale réside en ce que l’amour qu’est le déploiement
trinitaire est à la fois le plus libre et le plus essentiel.
Nous venons de parler successivement de la gloire
comme débordement de l’être vers l’extérieur de soi, et de
l’amour comme ce qui possède sa finalité en soi-même.
N’est-ce pas un nouveau paradoxe ? Plutôt une puissance
singulière de l’être de Dieu qui est capable de contenir en
soi (amour) ce qui est à l’extérieur de soi (gloire). L’être
de Dieu est tourné à la fois vers l’intérieur et vers l’exté-
rieur. Cette puissance se vérifie non seulement dans la
création, où Dieu s’extériorise par amour pour faire parti-
ciper à sa vie l’être créé, mais aussi dans la Trinité, où
Dieu s’extériorise en quelque sorte à l’intérieur de soi, ou
plus exactement en un intérieur de soi – la Trinité est l’in-
tériorité de Dieu en tant que l’extériorisation de l’être du
Père dans un autre que soi (le Fils) qui reçoit tout l’être du
soi (l’Esprit) coïncide avec une (re-)prise à l’intérieur de
soi. Cette coïncidence entre extériorité et intériorité dans
la Trinité est traditionnellement nommée « périchorèse ».

1. B ernard de C lairvaux , Sermon 83 sur le Cantique des


cantiques, 4, Paris, Éd. du Cerf, 2007, p. 346-348.
2. Ibid., p. 346.

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150 dieu en personnes

Conclusion

Ce long chapitre a mis à l’épreuve le modèle de


description de l’action emprunté à la sémiotique et
appliqué au concept de mission, en vérifiant sa pertinence
dans le cas de l’acte qu’est le déploiement trinitaire de
Dieu. Nous avons procédé aux nécessaires transpositions
analogiques et mis en lumière les limites du modèle,
notamment en ce qui concerne la catégorie de la sanction
et l’idée de finalité. Il me semble pouvoir conclure que
le mérite principal de ce modèle est de rendre compte
de la relationalité trinitaire non pas en termes seule-
ment binaires, selon les oppositions relatives, mais d’em-
blée comme inter-relationalité (relation de relations) :
la distinction de deux opérateurs et l’articulation entre
manipulation et performance principale ont permis de
décrire les deux processions du Fils et de l’Esprit, non
comme deux processions indépendantes et pour ainsi dire
parallèles, mais comme deux processions articulées l’une
à l’autre.
Je dois aussi rappeler que, de même que, dans l’Intro-
duction, nous empruntions à Balthasar la distinction entre
individu et personne, l’utilisation du schéma narratif nous
oblige à distinguer entre sujet (opérateur) et personne. Le
schéma narratif décrit des fonctions ou rôles qui ne sont
pas forcément assumés par ce que nous appelons sponta-
nément des personnes : ainsi, dans le récit de la migration
de Jacob en Égypte, le destinateur est-il la famine qui
sévit en Canaan. Aussi l’assignation de la catégorie de
destinateur au Père n’a pas suffi à nous faire connaître sa
personnalité – ce n’est qu’en relation avec le Fils, d’em-
blée personnalisé par son rôle de sujet envoyé en mission,
que sa personnalité a été élucidée. Inversement, nous
n’avons pas assigné à l’Esprit le statut de sujet opérateur

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L’analogie de la mission dans la TrinitÉ immanente 151

dans l’acte trinitaire, mais celui de compétence : est-ce


à dire qu’il n’est pas une personne, mais seulement une
faculté de l’essence divine ? Bref, ce que l’application
analogique du schéma narratif à l’acte trinitaire souligne,
c’est que, si le Père, le Fils et l’Esprit sont appelés tous
les trois des « personnes », ils ne le sont qu’analogique-
ment l’un par rapport à l’autre.
Cette différence de trois modes de subsistance au sein
d’une même subsistance personnelle, le schéma narratif
nous l’a fait pressentir grâce à sa structure asymétrique,
qui lui fait attribuer à chacune des personnes divines un
rôle différent : sujet destinateur ; sujet opérateur prin-
cipal ; compétence.

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III

LA SIGNIFICATION ANALOGIQUE
DU CONCEPT DE PERSONNE

Le chapitre précédent a décrit la Trinité comme une


structure inter-relationnelle gouvernée par l’analogie de
la mission. Il est temps de tirer de cette description de
la mission intra-trinitaire le gain pour la « reconquête du
concept de personne » que j’ai donnée pour tâche à ce
travail. Et d’abord : le concept de « personne » est-il un
concept univoque ?

l’analogicité du concept de personne

Univocité ?
Quid tres ? Depuis Augustin, « personne » est la
réponse à la question du mode d’exister que le Père, le
Fils et l’Esprit Saint possèdent chacun en commun :
Que sont-ils ? Trois quoi ? Car s’ils sont trois « personnes »,
alors ils possèdent en commun ce qu’est une personne. Ils
ont donc en commun ce nom d’espèce ou de genre. […]
« Personne » est un nom qui désigne un genre1.

1. Augustin, La Trinité, liv. VII, chap. iv, 7.

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154 dieu en personnes

Il semble donc que, pour Augustin, dont la position


est entérinée par Pierre Lombard dans ses Sentences1,
ainsi que par les commentateurs scolastiques2, le concept
de personne, quand il est appliqué au Père, au Fils et à
l’Esprit Saint, possède une signification univoque. Le
Père, le Fils et l’Esprit ont le « même » mode d’exister :
ils existent en tant que personnes.
Cependant, la position d’Augustin doit être légère-
ment corrigée. Comme le rappelle par exemple Thomas
d’Aquin, le mot « personne » ne désigne pas un genre
ou une espèce, car « en Dieu, il n’y a pas d’universel et
de particulier ni de genre ni d’espèce3 ». Il désigne le
mode d’exister de l’individu en tant que tel4 (individuum
vagum). Le Père, le Fils, l’Esprit possèdent chacun ce
même mode d’existence individuelle.
Or au cours de la description de l’acte trinitaire du
chapitre précédent, l’attribution de la personnalité au
Père et à l’Esprit a buté contre de singulières difficultés,
du moins si l’on prétend définir la personne à partir de la
personnalité du Fils, comme je l’ai proposé dans l’intro-
duction de ce livre. La personne du Père est apparue « en
retrait », non seulement par rapport à la connaissance que
l’intellect humain peut en avoir, mais par rapport au Fils
dans la Trinité immanente. Et la personnalité de l’Esprit
demeure éminemment problématique, notamment du fait
que nous avons refusé d’en faire un sujet opérateur de
l’acte trinitaire.
Nous aboutissons donc à une aporie : la définition de

1. Pierre Lombard, Les Sentences, liv. I, dist. 25.


2. Thomas d’Aquin, Écrit sur les Sentences, liv. I, dist. 25, q. 1,
a. 3 et Somme de théologie, Ia, q. 30, a. 4 ; Bonaventure, Sur les
Sentences, liv. I, dist. 25, a. 2, q. 1.
3. Somme de théologie, Ia, q. 30, a. 4, arg. 3.
4. Ibid., Ia, q. 30, a. 4, ad 3.

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La signification analogique du concept de personne 155

la personne que nous prétendions « reconquérir » est-elle


vraiment applicable à chacune des trois « personnes » ?
Ou bien n’appelons-nous les trois personnes des
« personnes » qu’en un sens à chaque fois, non pas radica-
lement différent (équivoque), mais du moins analogique ?
Avant de répondre à cette question d’une éventuelle
analogicité du concept de personne à l’intérieur de la
Trinité immanente, il faut bien la distinguer de l’analo-
gicité classiquement attribuée au concept de personne
lorsqu’il s’agit de le transposer du monde créé à la Trinité
immanente :
« Personne » se dit de Dieu et des créatures, non univo-
quement ni équivoquement, mais selon une analogie1.

Cette réponse classique trouve un sens renouvelé, voire


paradoxal, dans l’approche de Balthasar qui considère le
Christ comme personne archétypique à partir de laquelle
toute créature peut être définie comme personne par parti-
cipation. Cette approche n’est en fait que la conséquence
christocentrée d’une précision déjà apportée par la scolas-
tique. Si le concept de personne est emprunté au monde
créé quant à son « mode de signifier », « quant à la chose
signifiée, il est d’abord [per prius] en Dieu, avant d’être
dans les créatures2 ».

Équivocité ?
Étant donné le radical apophatisme que R. Panikkar
revendique dans son approche du mystère trinitaire, on
ne s’étonnera pas de lire chez lui la thèse d’un sens

1. Thomas d’Aquin, Écrit sur les Sentences, liv. I, dist. 25, q. 1,


a. 2, concl.
2. Ibid.

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156 dieu en personnes

équivoque du concept de personne lorsqu’il est appliqué


respectivement au Père, au Fils et à l’Esprit Saint1 :
Selon la théologie la plus traditionnelle, le terme
« Personne » ne peut être utilisé dans la Trinité comme une
réelle analogie2.

Au sens strict, il est incorrect de dire que Dieu soit


trois personnes. « Personne » est ici un terme équivoque,
qui a une signification différente selon les cas3.
On peut juger que Panikkar va trop loin. Remarquons
toutefois que la définition du concept de personne qu’il
considère comme traditionnelle et impossible à appliquer
aux trois personnes divines en même temps, est celle qui
fait des trois personnes trois entités strictement distinctes,
indépendantes l’une de l’autre, à laquelle il oppose une
définition relationnelle :

1. J’ai choisi R. Panikkar comme l’exemple le plus extrême.


D’autres auteurs contemporains ont mis en question l’univocité du
concept de personne divine, par exemple : K. Rahner, « Dieu Trinité,
fondement transcendant de l’histoire du salut », p. 36 (« un sens
très vaguement analogique ») ; J. Moltmann, Trinité et royaume de
Dieu, p. 236 (« pas au même sens univoque ») et L’Esprit qui donne
la vie, p. 32.361-362.383 ; H. U. von Balthasar, TL III, p. 107
(« apparemment pas comme un concept univoque »), p. 113 (« non
au sens d’un concept englobant, sous lequel on puisse subsumer
univoquement différents cas »).
2. R. Panikkar, La Trinité. Une expérience humaine primordiale,
p. 84. Outre que « la théologie la plus traditionnelle » emploie le
terme « personne » dans la Trinité en un sens univoque, comme nous
venons de le voir chez Augustin, R. Panikkar invoque d’une part à
faux la Somme de théologie, Ia, q. 39, a. 4 ad 4, et d’autre part la Ia q.
30, a. 4, arg. 3 sans mentionner la réponse de Thomas à l’objection.
3. R. Panikkar, La Trinité. Une expérience humaine primordiale,
p. 85.

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La signification analogique du concept de personne 157

Une personne n’est jamais « en elle-même », elle est


toujours, du fait même d’être personne, πρός τι, relation
essentielle1.

Effectivement, Thomas d’Aquin, lorsqu’il démontre


que le mot « personne » est applicable aux trois personnes
divines en un sens univoque2, sous-entend la définition
générale du concept comme le fait de subsister dans
la nature divine distinctement les uns des autres, et ne
recourt pas à l’acquis majeur de la question précédente,
la définition particulière de la personne divine comme
relatio ut subsistens3 (définition à laquelle Panikkar fait
vraisemblablement allusion par les mots « relation essen-
tielle »). On peut donc nuancer la position de Panikkar :
c’est le concept de personne réduit au seul pôle de la
subsistance qui ne peut pas être appliqué univoquement
aux trois personnes ; seule la prise en compte de son
pôle relationnel, que j’ai revendiquée dans mon intro-
duction, permet de construire un sens analogique du
concept applicable au Père, au Fils et à l’Esprit Saint. À
partir de là, Panikkar décline la Trinité en trois modes
de relation des personnes divines entre elles, symbolisés
par trois pronoms personnels4, auxquels correspondent
trois modes de relation des personnes divines par rapport
au monde, qui décrivent en fait la manière dont nous
connaissons respectivement les trois personnes, l’« expé-
rience humaine primordiale » de la Trinité. Ces modes de

1. Ibid., p. 85.
2. Somme de théologie, Ia, q. 30, a. 4, resp.
3. Ibid., Ia, q. 29, a. 4.
4. Ces trois pronoms personnels recoupent exactement la fameuse
thèse de H. Mühlen, Der Heilige Geist als Person in der Trinität,
bei der Inkarnation und im Gnadenbund : Ich-Du-Wir, Münster,
Aschendorf, 51988 (1963).

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158 dieu en personnes

relation définissent finalement trois modes d’être, qui sont


les trois manières d’être personne des trois personnes de
la Trinité1 :

<Relations <Rapport au
<Mode d’être>
intra-trinitaires> monde>
Père Je Transcendance Source de l’Être
Fils Tu Personne Être
Esprit Nous Immanence Retour à l’Être

Analogicité
Je propose de partir du tableau de Panikkar pour déter-
miner une compréhension analogique du concept de
personne apte à désigner à la fois le Père, le Fils et l’Es-
prit Saint. Ce concept repose sur les deux pôles de la
subsistance distincte et de l’inter-relation mis en évidence
dans notre introduction. Sa compréhension analogique
dépend d’un équilibre différent entre ces deux pôles,
selon que le mot désigne le Père, le Fils ou l’Esprit Saint,
de sorte qu’on répartit entre les trois personnes les trois
manières de désigner les « trois » comme hypostase,
comme personne et comme relation :

Pôle dominant Mode d’être personnel


Père Hypostase Personne en retrait
Fils, Personne Personne en mission
Esprit Relation Personne en communication

1. Le tableau suivant résume R. P anikkar , La Trinité. Une


expérience humaine primordiale, p. 102.

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La signification analogique du concept de personne 159

La définition commune aux trois modes d’être


personne est alors : la personne est le sujet qui est
constitué en tant que soi-même par la relation qui lui
correspond dans une structure inter-relationnelle que
nous avons décrite sous le concept de « mission », et que
d’autres auteurs, comme Mühlen ou Panikkar, ont symbo-
lisés par les pronoms personnels de l’interlocution1 (« je/
tu »).
Il faut noter que cette définition « commune » ne
doit pas être considérée comme définition d’un sens
propre-commun du mot « personne », par opposition à
un sens étendu-particulier, à déterminer pour chacune des
personnes divines. En réalité, cette définition minimale
est en elle-même incomplète, elle appelle une adaptation
à chacun de ses référents singuliers, selon la relation
déterminée qui lui correspond dans la structure inter-rela-
tionnelle qu’est la Trinité. Autrement dit, le concept de
personne divine est intrinsèquement analogique.
Dans ce troisième et dernier chapitre, je vais reprendre
les acquis de la description de l’acte trinitaire pour en tirer
les conséquences sur la manière propre à chacune des
personnes d’être une personne. Cette reprise constituera
donc une dernière mise à l’épreuve de l’analogie de la

1. La description de la structure inter-relationnelle à l’aide des


pronoms personnels de l’interlocution, inaugurée par Tertullien, est
par exemple au cœur de la théologie trinitaire de R. W. Jenson, dont
la définition de la personne est très proche de la mienne, d’autant
plus qu’elle est exploitée à l’intérieur d’un cadre narratif : « a person
is one whom other persons – the circularity is constitutive – can
converse, whom they can address » (Systematic Theology, vol. I,
The Triune God, Oxford, Oxford University Press, 1997, p. 117). La
proposition d’E. Housset de considérer « l’appel comme principe
d’individuation » est du même ordre (« La personne en actes »,
Études 4174 [2012], p. 341-352, ici p. 344).

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160 dieu en personnes

mission au service d’une explicitation de la signification


analogique du concept de personne.
Je commencerai par les deux personnes pour lesquelles
la connaissance de leur personnalité nous est déjà apparue
problématique : le Père, personne en retrait, et l’Esprit,
personne privée du statut de sujet opérateur. Je revien-
drai ensuite sur la question de l’identité entre la personne
divine du Fils et sa mission, soit au sens économique,
soit au sens intra-trinitaire. Enfin, je poserai la question :
comment le concept de personne développé par cet essai
permet-il de se représenter l’unité trinitaire ? Cette ques-
tion sera l’occasion de préciser la distinction, opérée
avec Balthasar dès notre introduction, entre individu et
personne.

Le Père et l’Esprit : la personne divine


est communicable

Dans le chapitre précédent, nous avons buté contre


un « retrait cognitif » en vertu duquel notre connais-
sance n’avait accès à la personnalité du Père (sa propriété
d’exister comme personne) qu’après un certain délai. Par
induction à partir de ce retrait cognitif, j’ai élaboré le
concept d’un « retrait » à l’intérieur même de la Trinité
immanente, par lequel le Père est personne en tant qu’il
laisse la place (de personne) au Fils – autres mots pour
décrire en même temps ses deux propriétés d’innascibilité
et de paternité. Au cours de cette élaboration conceptuelle,
nous avons constaté que divers auteurs parlaient parado-
xalement de la personne comme d’une personne imper-
sonnelle.
En ce qui concerne l’Esprit, le déficit en personna-
lité semble encore plus patent. À l’intérieur du schéma

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La signification analogique du concept de personne 161

narratif dont nous nous sommes servis pour décrire le


concept de mission, nous avons constaté que l’Esprit Saint
n’était pas un sujet opérateur, au contraire du Père (sujet
destinateur) et du Fils (sujet opérateur principal). Certes,
j’ai pris soin de prévenir que « sujet » ne signifiait pas
automatiquement « personne ». Que l’Esprit ne soit pas
sujet opérateur ne veut pas forcément dire qu’il n’est pas
personne non plus, même si la tentation est grande de le
conclure.
D’ailleurs, la question de la personnalité ou de l’imper-
sonnalité de l’Esprit est un passage obligé des traités
de pneumatologie contemporains. Parmi une multitude
d’exemples, j’emprunte à quatre auteurs quelques indica-
tions qui permettent de délimiter la question.

L’Esprit en déficit de personnalité


1. L’enquête sommaire que B. Sesboüé mène dans
l’Écriture Sainte pour savoir si « l’Esprit est un sujet dans
le Nouveau Testament1 » aboutit à la réponse : oui, mais
« un sujet sans visage2 » et « qui ne parle pas » ou du
moins « pas en son nom propre3 » (Jn 16, 13), de sorte
qu’on ne peut lui attribuer une personnalité qu’en un sens
analogique4.
Les images par lesquelles l’Écriture parle de l’Esprit
soulignent cette quasi impersonnalité : souvent repré-
senté par des éléments primordiaux non comptables (le

1. B. Sesboüé, L’Esprit sans visage et sans voix. Brève histoire de


la théologie du Saint-Esprit, Paris, Desclée de Brouwer, 2009, p. 13.
2. Ibid., p. 19. Voir Balthasar, TL III, p. 107 et J.-Y. Lacoste,
« La théologie et l’Esprit », Nouvelle Revue Théologique 109 (1987),
p. 660-671, ici p. 669.
3. B. Sesboüé, L’Esprit sans visage et sans voix, p. 21.
4. Ibid., p. 52-53.

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162 dieu en personnes

feu, l’eau, l’air), l’Esprit n’est que rarement individua-


lisé1, et s’il l’est, comme dans le cas de la colombe qui
descend sur Jésus à son Baptême, c’est sous la forme d’un
être vivant qui ne parle pas (sans logos, c’est-à-dire non
rationnel), qui n’entre pas dans la sphère de l’interlocu-
tion. Bref : l’Esprit n’est pas « une substance individuelle
de nature rationnelle » – une personne boéthienne.
2. Dire que l’Esprit ne parle pas en son nom propre,
ou plus généralement, qu’il n’agit pas en son nom propre,
c’est suggérer qu’il n’est pas un sujet opérateur, mais la
« puissance » par laquelle le sujet opérateur principal
parle et agit. Dans le premier chapitre du présent livre,
j’ai déjà approprié le nom de « puissance » à l’Esprit,
quand j’ai identifié l’Esprit à la compétence dont le desti-
nateur paternel dote le sujet opérateur pour qu’il puisse
le représenter et « agir en son nom ». Cette appropriation
de la puissance à l’Esprit doit être faite avec prudence2.
La puissance est en principe un attribut de la substance
divine ; approprier cet attribut à l’Esprit ne doit pas
conduire à dépersonnaliser l’Esprit et à l’identifier à la
substance divine3.

1. La difficile individualisation de l’Esprit est figurée par exemple


par les langues de feu de la Pentecôte : « divisées » (Ac 2, 3), elles
sont le contraire d’un in-dividu ; de même, l’Apocalypse montre
l’Esprit (Ap 22, 17 diffracté en « sept esprits de Dieu devant le
trône » (Ap 1, 4 ; 3, 1 ; 4, 5 ; 5, 6).
2. C’est la thèse de F.-X. Durrwell (Jésus Fils de Dieu dans
l’Esprit Saint, p. 90-93), qui fait donc de l’Esprit non une personne-
sujet (acteur) mais « une personne-action » (La Mort du Fils, p. 68,
n. 1). Voir la critique de E. Durand, La Périchorèse des personnes
divines, p. 330, n. 1 et Le Père, Alpha et Oméga de la vie trinitaire,
p. 41, n. 6 : « Il demeure nécessaire au plan spéculatif de distinguer
l’Esprit de l’acte d’engendrer ou d’aimer, réellement identique au
Père. »
3. Voir F.-X. Durrwell, Jésus Fils de Dieu dans l’Esprit Saint,
p. 104, n. 2.

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La signification analogique du concept de personne 163

3. J. Moltmann distingue avec finesse l’expérience que


nous faisons de l’Esprit dans le monde, qui ne suffit pas
à nous le faire connaître comme personne, et la consi-
dération spéculative de « ce qu’est l’Esprit saint dans
ses relations au Père et au Fils1 », où seulement nous
comprenons qu’il est une personne. Autrement dit, dans
sa manifestation ad extra, en tant qu’immanence de Dieu
dans le monde, l’Esprit nous apparaît plutôt impersonnel.
C’est seulement par ses relations ad intra aux deux autres
personnes qu’il est constitué comme personne, bien que
sa personnalité soit une personnalité problématique, une
« personnalité qui se répand2 ».
On pourrait objecter à la distinction de Moltmann entre
impersonnalité ad extra et personnalité ad intra, le cas
singulier du rôle de Paraclet que l’Esprit doit jouer auprès
des croyants, donc ad extra : car ce rôle (plutôt personnel)
contre-distingue l’Esprit du Fils, en tant que « autre Para-
clet » (Jn 14, 16, avec le mystérieux glissement du neutre
au masculin en Jn 14, 26 ; 15, 26 ; 16, 13).
4. C’est pourquoi je préfère parler, avec Balthasar,
d’une « multiplicité infinie des possibilités de l’Esprit
[…] ou bien davantage comme l’Esprit subjectivement
commun du Père et du Fils », plutôt impersonnel et
quasiment identifié à la substance commune, « ou bien
comme le Tiers objectivant3 », jouant le rôle explicite-
ment personnel du témoin – multiplicité qui vaut autant
ad extra qu’ad intra. Pour Balthasar, cette « largeur de

1. J. Moltmann, L’Esprit qui donne la vie, p. 29-34, ici p. 30.


2. Ibid., p. 383. Moltmann semble restreindre ce concept à la
personnalité de l’Esprit telle qu’elle se manifeste dans son agir dans
le monde.
3. DD II/2, p. 414. Développement dans TL III, p. 98-155 :
« L’Esprit Saint comme Personne », surtout p. 101-113.

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164 dieu en personnes

variation des modes du don de soi de l’Esprit1 » est struc-


turée par deux grands axes : en tant que « l’amour entre
le Père le Fils », l’Esprit possède un aspect impersonnel ;
en tant que « le fruit et l’attestation, qui sont détachés de
cet amour », il possède un aspect personnel ; et ces deux
aspects doivent être tenus ensemble2.
Dans le premier aspect, devient visible la parenté
mystérieuse de la nature divine et de l’Esprit Saint […] ; dans
le second aspect devient visible l’autonomie personnelle de
l’Esprit au sein de la nature commune3.

Mon hypothèse : une personnalité communicable


La coïncidence paradoxale d’une impersonnalité et
d’une personnalité de l’Esprit, non seulement dans ses
diverses manifestations dans le monde, mais aussi tel qu’il
est en lui-même à l’intérieur de la Trinité, contraint-elle
la pneumatologie à l’apophatisme ? La personnalité de
l’Esprit est-elle irrémédiablement ineffable ? J’aimerais
proposer une résolution conceptuelle qui permette de
rendre compte à la fois de ces deux aspects contradic-
toires.
Pour ce faire, reprenons le schéma descriptif du
concept de mission.
Un mandant (destinateur) envoie (manipulation) un
mandataire (sujet opérateur) pour qu’il le représente
(performance principale), en vertu d’une délégation de
pouvoir (compétence). Ce que le mandataire tient du
mandant – est-ce le pouvoir de représenter sa nature

1. DD II/2, p. 414.
2. TL III, p. 134.
3. Ibidem. Voir p. 147.

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La signification analogique du concept de personne 165

(commune) ou sa personne (« incommunicable » ?) ? On


dit du mandataire qu’il agit « au nom » du mandant. Or
le « nom » (propre) désigne la personne, non la nature
commune1. Donc c’est bien la personne du mandant que
le mandataire représente. Preuve en est que tout ce que
le mandataire fait ou dit sera attribué directement au
mandant comme à l’unique sujet de cette action ou de
cette parole pourtant réalisée par le mandataire. Celui qui
agit « au nom de », agit, comme au théâtre, « en jouant le
rôle de » celui qui l’envoie. Du mandant au mandataire,
ce qui est communiqué, c’est le « rôle », une personnalité
communicable, concept intermédiaire entre la personnalité
propre-incommunicable et la nature commune.
On pourra bien objecter que précisément, avec l’image
théâtrale du rôle, se manifeste le caractère fictif de cette
communication de personnalité : le mandataire, qui signe
et donne son accord en lieu et place de son mandant, n’est
pas le mandant lui-même, mais seulement son mandataire,
et ne le représente que dans les limites de sa mission. Cette
objection revient seulement à préciser que la communi-
cation de personnalité n’est pas une substitution ou un
échange. La personne du mandant ne remplace pas celle
du mandataire, ni la personne du mandataire ne remplace
la personne du mandant. Représenter n’est pas remplacer.
Quant aux limites de la mission, on a vu que précisément,
dans le cas singulier du Christ, elles coïncidaient avec sa
personne : le Christ n’est pas autre chose que le représen-
tant du Père, sa personnalité consiste à l’être.
Appliquons à présent ce schéma à l’acte trinitaire. La
prémisse de cette transposition est le concept, déjà avancé

1. « À la question “Qui ?” » qui caractérise la personne, « on


répond par un nom propre », Richard de Saint-Victor, La Trinité,
liv. IV, chap. vii, Paris, Éd. du Cerf, 1959, p. 244.

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166 dieu en personnes

dans le chapitre précédent, d’un don réciproque. Nous


devons à présent expliciter ce concept.
Dans l’économie du salut, l’Esprit est ce que le Père,
par le Fils qu’il a envoyé dans le monde, donne au croyant
pour que le croyant participe à la personnalité du Fils.
Muni de l’Esprit, le croyant devient fils à son tour. Dans
la Trinité immanente, l’Esprit est ce que le Père donne au
Fils pour que le Fils soit en personne celui qui représente
la personne du Père, c’est-à-dire précisément le Fils ; et
réciproquement, l’Esprit est ce que le Fils donne au Père
pour que le Père soit en personne celui qui est représenté
par la personne du Fils.
De cette description de la double donation de l’Esprit,
on tire deux conclusions :
1. Même si nous ne savons pas encore comment il est
personne, nous découvrons que l’Esprit est personna-
lisant. Il est ce par quoi une personne donne à un autre
sujet d’être personne.
2. L’Esprit, en tant que donné réciproquement par le
Père au Fils et par le Fils au Père est possédé en commun
par le Père et le Fils.
Plus exactement : il n’est pas commun à la manière
dont la substance est commune aux trois personnes1. Dans
le cas de la substance divine, ce que le Père communique
au Fils est « ce qu’il est », non en tant que Père, mais
en tant qu’il est la substance divine, et réciproquement.
Dans le cas de l’Esprit, ce que le Père donne au Fils,
c’est son Esprit, c’est-à-dire « ce qu’il est » en tant même
que personne du Père, même si ce n’est pas sa propriété
incommunicable de paternité, et réciproquement.

1. Contre Augustin, La Trinité, 1iv. VI, v, 7 : « L’Esprit Saint est


quelque chose de commun au Père et au Fils, quel qu’il soit, voire la
communion consubstantielle et coéternelle elle-même. »

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La signification analogique du concept de personne 167

Il est important que le Père donne au Fils pour ainsi


dire plus que la substance commune, qu’il lui donne
quelque chose qui s’apparente à sa personnalité, car sinon,
le Fils ne pourrait dire aux hommes : « Celui qui m’a vu,
a vu le Père » (Jn 14, 9) ; il dirait seulement : « Celui qui
m’a vu, a vu Dieu. » Pour que le Fils révèle, dans l’éco-
nomie du salut, quelque chose de la paternité de Dieu, il
doit recevoir du Père quelque chose de sa paternité1, sans
que ce qu’il reçoit ne fasse de lui un autre Père.
Ce qui est ainsi suggéré, c’est qu’entre la substance
commune et la propriété incommunicable, il existe un
troisième terme intermédiaire, qui n’est pas « qui est la
personne » (quis ? la propriété personnelle incommuni-
cable), ni « ce qu’est la personne » (quid ? la substance
commune2), mais « ce qu’est la personne en tant que
personne » (le quid du quis). Ce troisième terme, cette
personnalité communicable, est ce que nous venons d’ap-
peler métaphoriquement le « rôle ». Or en Dieu, ce troi-
sième terme, c’est l’Esprit.

L’Esprit, soi-même comme communicable


Nous sommes à la recherche d’une réalité qui recou-
perait à la fois le quid et le quis, qui serait ce que la
personne donne quand elle se communique soi-même en
tant que personne. Or, pour désigner ce que la personne
est au plus profond d’elle-même, son intimité la plus
propre, l’Écriture nous propose deux mots en relation l’un

1. On pourrait montrer comment Jésus reprend à son compte des


images vétéro-testamentaires qui parlaient de la paternité de Dieu,
comme l’image pastorale.
2. Richard de Saint-Victor, La Trinité, liv. IV, chap. vii, p. 244.

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168 dieu en personnes

avec l’autre. L’intimité de la personne, c’est son cœur


(kardia). Et ce cœur est habité par un esprit (pneuma)1.
Que cœur et esprit désignent la même réalité, le paral-
lélisme synonymique de nombreux versets de psaume le
montre, par exemple :
Je me souviens de mon chant dans la nuit,
avec mon cœur [lbby] je médite, et mon esprit [rh5y] se
met à fouiller [Ps 77, 7].

Ici, « cœur » et « esprit » du deuxième stique prennent


le relais de la première personne (« je ») du premier
stique, soit en position de sujet (« esprit ») soit en posi-
tion de réfléchi (« avec mon cœur » = « en moi-même »),
pour exprimer l’intériorité personnelle. Même emploi de
« cœur » = « esprit » pour exprimer la « profondeur du
soi » :
Crée-moi un cœur pur, ô Dieu,
et renouvelle au fond de moi [bqrby] un esprit ferme
[Ps 51, 12 ; voir Pr 20, 27].

Malgré un texte massorétique défectueux, Ps 64,


7 montre bien l’équivalence : « cœur » = « fond de
l’homme » = ce que nul autre ne peut connaître :
Ils dissimulent des crimes :
« Nous sommes prêts pour un secret dissimulé ! »
† et le fond de l’homme et le cœur profond. †

1. Sur le cœur comme centre de la personne, voir G. Theissen,


Psychologie des premiers chrétiens : héritages et ruptures,
Genève, Labor et Fides, 2011, p. 58, renvoyant à J. A ssmann
(dir.), Die Erfindung des inneren Menschen. Studien zur religiösen
Anthropologie, Gütersloh, Gütersloh Verlagshaus, 1993, p. 82.

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La signification analogique du concept de personne 169

Le « cœur » désigne plutôt un contenant, et l’« esprit »


un contenu :
Dieu a envoyé l’Esprit de son Fils dans nos cœurs [Ga 4,
6 ; voir 2 Co 1, 22].

Car le « cœur » désigne l’intérieur (intériorité) par


opposition à l’extérieur (apparence) (voir par exemple
Is 29, 13 ; Jl 2, 13), tandis que l’esprit, le souffle inspiré
puis expiré, désigne ce qui entre et sort du cœur, propriété
qui le rend transmissible (par exemple d’Élie à Élisée,
2 R 2, 15).
Ce qui est vrai de l’esprit de l’homme l’est aussi pour
l’Esprit de Dieu : l’Esprit exprime la profondeur même de
Dieu1 :
Car l’Esprit sonde tout, même les profondeurs de Dieu
[1 Co 2, 10].

J’aimerais donc formuler l’hypothèse suivante : si


le cœur est le centre intime de la personne, son « soi »,
l’esprit qui y habite est ce que la personne prétend donner
quand elle se communique soi-même. Ce dédoublement
du noyau personnel en « cœur » et « esprit » permet de
rendre compte à la fois de l’incommunicabilité (« cœur »)
et de la communicabilité (« esprit ») de ce que le sujet est
au plus profond de soi. L’esprit est le don dont peut faire
donation la personne qui s’avère ainsi communicable.
Appliquons cette définition à l’Esprit de Dieu : l’Esprit est

1. Voir H. U. von B althasar , TL III, p. 47 : « L’Esprit ne


pourrait-il pas alors être l’expression de ce qu’il y a de plus profond
en Dieu », en commentant L. Bouyer, Le Consolateur. Esprit Saint et
vie de grâce, Paris, Éd. du Cerf, 1980, p. 439 : l’Esprit est « comme le
cœur de la divinité : ce cœur du Père qui est aussi bien celui du Fils ».

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170 dieu en personnes

« ce qu’est le Père » en tant que personne, sans être le « Père


lui-même » ; « ce qu’est le Fils » en tant que personne, sans
être le « Fils lui-même ». Encore une fois : ce n’est pas la
propriété personnelle (respectivement : la paternité, la filia-
tion) qui est communicable, ce qui serait une contradiction
dans les termes ; c’est la personne (respectivement : le Père, le
Fils) qui, donnant ce qu’elle est en elle-même : son Esprit, se
communique à une autre personne (respectivement : le Fils, le
Père). Nous arrivons donc à cette conclusion d’une commu-
nicabilité de la personne divine, en flagrante contradiction
avec la définition victorine de la personne comme « existence
incommunicable1 ». Un détour par l’exemple philosophique
du don amoureux va nous permettre de préciser certains traits
de la personnalité communicable divine.

Confirmation : le don amoureux


La thèse d’une communicabilité de la personne a
déjà été soutenue par M. Nédoncelle dans un contexte,
non théologique mais philosophique. Voici la thèse de
Nédoncelle : « Au lieu de caractériser la personne par
l’incommunicabilité, c’est l’inverse qu’il faut faire. »
« La personne […] est communicable, elle est seule à
l’être2. » Et le domaine où la personne trouve son plus
plein épanouissement est l’amour.
Or quand, chez les hommes, l’amant dit à l’aimé :
« Je t’aime : je veux me donner à toi », ce qu’il prétend
donner, ce de quoi il prétend transmettre la propriété, ce
n’est pas seulement la nature dont il est une réalisation

1. Richard de Saint-Victor, La Trinité, liv. IV, chap. xviii,


p. 266.
2. M. Nédoncelle, La Réciprocité des consciences. Essai sur la
nature de la personne, § 34, Paris, Aubier, 1942, p. 48.

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La signification analogique du concept de personne 171

individuelle – d’abord parce que cette nature, l’aimé et


lui l’ont déjà en commun. Ce que l’amant prétend donner,
c’est bien « lui-même » tout entier, ce qu’il est au plus
profond de lui-même – son corps, son cœur, sa personne1.
On pressent, il est vrai, que le vœu de l’amant
humain ne sera jamais pleinement réalisé ici-bas :
qu’il ne parviendra jamais à se donner vraiment tout
entier, à donner vraiment le plus profond de lui-même,
que ces résistances à la communication de soi soient
d’ordre moral (égoïsme) ou ontologique (précisément :
la prétendue « incommunicabilité » de la personne).
L’amant humain prétendant se donner lui-même (et rece-
voir l’autre) serait condamné à la déception amoureuse.
En va-t-il de même dans la Trinité ?
L’idée d’incommunicabilité de la personne se fonde
sur la distinction, dans la « substance individuelle »
(Boèce), entre ce qu’elle est, sa nature, possédée en
commun avec les autres substances individuelles de même
espèce ; et qui elle est, sa personne, ce qu’elle possède en
propre, autrement dit, ce qu’elle se réserve.
Or, sans parler de la difficulté de considérer les
personnes divines comme des substances individuelles,
ce sur quoi nous allons revenir dans un instant, comment
comprendre que le Père, le Fils, l’Esprit se réservent
chacun quelque chose, alors que tout ce que le Père est,
il le donne à son Fils, que tout ce que le Fils est, il le tient
de son Père, que tout ce que l’Esprit est, il le tient d’être
le don réciproque du Père et du Fils ?

1. Sur l’exemple du « don de soi d’un homme à un autre », voir une


interprétation semblable chez H. U. von Balthasar, TL III, p. 120 et
p. 123 et déjà dans « L’accès à Dieu », p. 47, où l’amour de Dieu pour
la créature qu’il appelle est défini comme « une communication du
noyau personnel de l’être qui appelle » (je souligne).

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172 dieu en personnes

Dieu se communique souverainement, en ayant


éternellement un bien-aimé et un tiers-aimé (condilectus), et
c’est ainsi qu’il est Dieu un et trine.
Il se communique très parfaitemement, puisqu’il est très
parfait1.

« Dieu est amour » signifie : en Dieu, l’objection qui


est faite à l’amoureux humain ne vaut pas. L’amour de
Dieu ne connaît pas de limites. Le Père ne retient rien, le
Fils ne refuse rien, l’Esprit se laisse entièrement donner.
Le don de soi entre les personnes divines est absolu et
n’est arrêté par aucun obstacle, ne souffre aucun reste2. Ce
que l’homme ne peut faire parfaitement, Dieu le peut : se
donner soi-même absolument.
Et cette auto-communication plénière sans réserve
s’actualise non seulement entre le Père et le Fils, par la
commune spiration de l’Esprit (Jn 3, 34), mais aussi entre
Dieu (le Père) et l’homme, par l’effusion de l’Esprit3.

L’Esprit donnable, le Père et le Fils communicables,


le Père en retrait
Le premier nom propre de la troisième personne de la
Trinité est « Don4 ». L’Esprit est don réciproque du Père
et du Fils. Sa procession est une « donation » réciproque.

1. Bonaventure, Breviloquium, Ia, c. 2, § 3 et Ia, c. 3, § 2.


2. « La relationnalité [des personnes divines] veut dire que dans
leur abandon ne subsiste plus aucun reste non donné » (H. U. von
Balthasar, TL III, p. 123). Voir le canon du concile du Latran IV,
DH 805, cité par Balthasar, TL III, p. 149.
3. T homas d ’A quin , Somme théologique, Ia, q. 43, a. 4, ad
1 : « Si “donner” signifie la communication généreuse [liberalis
communicatio] de quelque chose, c’est bien ainsi que le Père se
donne lui-même, dans la mesure où il se communique généreusement
à la créature pour qu’elle jouisse de lui. »
4. Ibid., Ia, q. 38, a. 2, sed contra, citant Augustin.

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La signification analogique du concept de personne 173

Et cette donation peut être spécifiée comme « spira-


tion » : comme donation de ce qu’une personne possède
de plus profond en elle-même, son Esprit. « Esprit » est
donc aussi un nom propre de la troisième personne de
la Trinité, dans la mesure où il la désigne à partir de la
procession qui lui est propre1. C’est en tant que Don-spiré
que l’Esprit prend place dans la structure inter-relation-
nelle trinitaire. Et puisque la place dans cette structure
inter-relationnelle est ce qui définit chaque personne
divine en tant que personne, c’est en tant que Don-spiré
(ou plutôt, Don-procédant-par-spiration, pour nommer
la relation active) que l’Esprit est une personne. L’Esprit
est personne en tant que le Père le communique au Fils et
réciproquement. L’Esprit est une personne donnable2.
Par contrecoup, on peut définir les personnes du Père
et du Fils comme personnes communicables. Elles le sont
toutes deux, possédant l’Esprit en commun, étant sauve
la primauté du Père. La seule différence entre ces deux
communications (du Père au Fils, du Fils au Père) réside
dans la primauté du Père. Cette primauté ne signifie pas
que le Père est le premier à se communiquer, tandis que
le Fils serait le second : il n’y a pas de successivité en
Dieu. La primauté du Père signifie qu’il est l’origine de
toute communication de soi, alors que le Fils reçoit du
Père de se communiquer en spirant l’Esprit vers le Père.

1. Cette justification de la propriété du nom « Esprit » est proche


de celle de Thomas d’Aquin, ibid., Ia, q. 36, a. 1.
2. Augustin (La Trinité, liv. V, chap. xv, 1) avait déjà parlé de
la « donnabilité » comme propriété personnelle de l’Esprit, mais
seulement comme don de Dieu à la créature. Pierre Lombard (Les
Sentences, dist. 18, c. 2 ; voir Thomas d’Aquin, Somme théologique,
Ia, q. 38, a. 2, arg. 1) objectait alors que le Fils lui aussi était donné
aux hommes (Is 9, 6). Cette objection tombe lorsque l’Esprit est
considéré comme don réciproque du Père et du Fils.

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174 dieu en personnes

On retrouve ici la justification traditionnelle de la double


spiration de l’Esprit (Jn 16, 15). C’est en vertu de sa
primauté que la communicabilité du Père, à l’exclusion de
celle du Fils, prend la figure d’un « retrait ». C’est en tant
qu’il est origine de la communication que le Père est une
personne en retrait.

L’Esprit et la substance divine


Je viens de citer les mots de Balthasar parlant d’une
« parenté mystérieuse de la nature divine et de l’Esprit
Saint1 ». Et de fait, le risque est grand, à insister sur le
fait que l’Esprit est quelque chose de commun au Père et
au Fils, de supprimer la différence entre la personne de
l’Esprit et la substance divine. C’est pourquoi il me paraît
important d’insister en même temps sur le fait que le nom
propre de l’Esprit est « don » plutôt que « amour ».
D’une part, le mot « don », comme terme de la proces-
sion de donation-spiration propre à l’Esprit, est nom
propre de l’Esprit, alors que l’amour est un attribut de la
substance divine (1 Jn 4, 8.16), qui ne désigne l’Esprit
que par appropriation2.
D’autre part, le mot « don » désigne le résultat d’une
action, l’action notionnelle de donation réciproque, alors
que le mot « amour » désigne une faculté ou une opéra-
tion dont l’être est celui de la substance qui la possède
ou l’exerce3. C’est pourquoi il serait bon d’utiliser plutôt

1. TL III, p. 134.
2. Thomas d’Aquin, Somme de théologie, Ia, q. 37, a. 1, resp. Il
faudrait donc aussi éviter de parler de la nature divine comme de ce
que le Père donne au Fils, sinon dans l’économie de l’incarnation,
comme le fait Hilaire de Poitiers, La Trinité, IX, 54, Paris, Éd. du
Cerf, 2001, p. 126, cité par Thomas d’Aquin en Somme théologique,
Ia, q. 38, a. 1, ad 2. Voir IIIa, q. 7, a. 11, arg. 1 cité p. , n .
3. Somme de théologie, Ia, q. 37, a. 1, arg. 2.

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La signification analogique du concept de personne 175

« communicable », qui évoque une action, pour parler


de la donation la personne de l’Esprit, et de réserver
« commun » qui évoque un état, pour la substance divine.
Non que l’Esprit soit lui-même une action, ou la
« personne-action », par laquelle le Père engendrerait le
Fils (Durrwell) ou encore l’« acte de cette communauté1 »
entre le Père et le Fils qui le possèdent en commun. Mais
alors que la substance divine commune au Père et au Fils
est le Père et le Fils, l’Esprit qui est commun au Père et au
Fils, n’est pas le Père et le Fils, il procède du Père et du
Fils. Son rapport aux deux autres personnes est médiatisé
par une action, non par une identité, de sorte qu’il est réel-
lement différent du Père et du Fils dont il procède. Le don
est réellement distinct du donateur et du donataire.
Et non seulement l’Esprit n’est pas identique au Père
et au Fils dont il procède mais, bien qu’il soit le don réci-
proque par lequel le Père se communique au Fils et le Fils
se communique au Père, il est aussi ce qui les distingue,
puisqu’il est la compétence par laquelle le Père rend Fils
le Fils, et la contre-sanction par laquelle le Fils rend Père
le Père : « L’Esprit est la personne qui personnalise2. »

L’Esprit, une personne fondée sur une double donation


Pour conclure ce paragraphe sur la personnalité de
l’Esprit, j’aimerais revenir sur le constat d’où je suis
parti : dans la description analogique de l’acte trinitaire

1. K. Barth, D I/1**, § 12, p. 161. Balthasar, de son côté, parle


du « “mouvement” qui pousse le Père à sortir de lui et à engendrer le
Fils, ce par quoi seulement il devient Père, le mouvement qui pousse
le Fils à tout devoir au Père et à le lui restituer, ce par quoi seulement
il devient Fils » (TL III, p. 47).
2. H. U. von Balthasar, TL III, p. 47, reprend cette formule à
F.-X. Durrwell, L’Esprit Saint de Dieu, p. 54.

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176 dieu en personnes

comme mission, l’Esprit n’est pas le sujet d’une opéra-


tion, mais une compétence personnalisante. Et il ne l’est
pas plus dans la description de l’économie du salut :
quand le Père envoie l’Esprit sur les croyants de la part
du Christ, il ne l’envoie pas comme un envoyé dont la
performance consisterait à le représenter, mais comme
la compétence par laquelle les croyants sont habilités à
représenter le Fils, sont personnalisés dans la personne du
Fils, sont adoptés comme fils, en communion avec le Fils
unique (Ga 4, 6).
C’est ce statut de non-sujet opérateur qui rend difficile
la description de la personnalité de l’Esprit à l’aide de
l’analogie de la mission. Et c’est encore parce que l’Esprit
n’y est pas sujet opérateur que le schéma descriptif de
la mission n’a aucune catégorie à proposer pour rendre
compte de sa spiration passive, dans la mesure où cette
spiration n’est passive que grammaticalement parlant.
Puisqu’en Dieu, il ne peut y avoir de passivités, la spira-
tion passive de l’Esprit est une action de l’Esprit, sa
procession, tout comme l’engendrement passif du Fils est
une action, sa naissance. Cette difficulté à dire la spiration
passive de l’Esprit en termes actifs est d’ailleurs scriptu-
raire. On sait que le verbe actif qu’emploie le quatrième
Évangile, « procéder » (ekporeuesthai, Jn 15, 26) est
problématique1 et, en tout cas, très pauvre en contenu,
puisqu’il ne dit que la relation d’origine, sans en décrire
le mode. « Spirer », qui en dit un peu plus sur le mode de
procession de l’Esprit, mais seulement au moyen d’une

1. Comme nous l’avons vu au chapitre précédent, la clarification


du C onseil pontifical pour la promotion de l ’ unité des
chrétiens, « Les traditions grecque et latine concernant la procession
du Saint-Esprit », Documentation Catholique 2125 (5 novembre
1995), p. 941-945, défend la thèse d’une équivoque entre un sens
général et un sens spécial.

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La signification analogique du concept de personne 177

métaphore, ne possède, du moins en français, aucun


corrélatif actif dont l’Esprit pourrait être le sujet gram-
matical, à moins d’employer les verbes « souffler » ou
« spirer » dans leur sens intransitif, au prix d’une équi-
voque (« L’air frais du vent du nord souffle sur la plaine »
= « Le vent souffle son air frais sur la plaine ») : L’Esprit
souffle du Père et du Fils.
Il reste une possibilité ouverte par la proposition selon
laquelle le nom propre de l’Esprit est « don ». Procéder
du Père et du Fils, pour l’Esprit, c’est consentir à être le
don réciproque du Père et du Fils, c’est se donner à la
donation de soi par l’un à l’autre. Alors que le Fils, en
naissant, se donne à l’engendrement, l’Esprit se donne
à être donné : ce redoublement de donation caractérise
proprement le mode de procession de l’Esprit. Or seule
une personne peut se donner. L’Esprit est donc personne
et l’est en tant que don. Cependant, sa donation de soi
personnelle consiste à être donné par un autre, à être
disponibilité pure, bref, à renoncer à être le sujet de sa
donation, ce qui se réalise non seulement dans la donation
éternelle entre le Père et le Fils, mais aussi dans l’éco-
nomie : « Le Saint Esprit s’efface, en tant que Personne,
devant les personnes créées auxquelles Il approprie la
grâce1. »

La personne du Fils est-elle en excès sur sa mission ?

Dans son récent traité de christologie, E. Durand


consacre un chapitre à la présentation de la « christologie

1. Vl. L ossky , Essai sur la théologie mystique de l’Église


d’Orient, Paris, Aubier-Montaigne, 1944, p. 169.

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178 dieu en personnes

de l’Envoyé » balthasarienne1. L’axiome de cette christo-


logie : « La personne du Christ est tout entière définie par
sa mission », y est mis en question :
Il est légitime de se demander si l’identité de la personne
et de la mission, sur laquelle repose toute la proposition
balthasarienne, est totale. Certes, la mission donne accès
à la personne et tout le dévoilement de la personne devant
nous procède de sa mission. Mais ne faut-il pas pour autant
reconnaître et maintenir un excès de la personne par rapport à
la mission ? Chez nous, la personne est probablement toujours
en défaut par rapport à sa mission surnaturelle, tandis que,
chez le Christ, sa personne (divine) est probablement toujours
en excès par rapport à sa mission, aussi universelle soit-elle2.

Certes, la personne divine éternelle est en excès par


rapport à la mission temporelle au cours de laquelle elle
se révèle, en vertu de la différence à maintenir entre la
Trinité immanente et son déploiement dans l’économie du
salut. Reprenons la description de cette différence, déjà
entamée au chapitre précédent :
Bien qu’elles ne soient pas identiques, la procession
éternelle et la mission dans le monde de la personne
divine du Fils sont dans le prolongement l’une de l’autre.
Cela signifie qu’elles sont déterminées par la même rela-
tion d’origine entre le Fils et le Père : elles ne fondent pas
deux relations, du Fils au Père et de Jésus homme à son
créateur, sous peine d’imaginer deux personnes distinctes
dans le Christ3. Elles renvoient à une unique personne. Ce
renvoi est de nature différente pour chacune.

1. E. Durand, L’Offre universelle du salut en Christ, Paris, Éd. du


Cerf, 2012, p. 184-192.
2. Ibid., p. 190.
3. Aussi Balthasar a-t-il raison de déclarer (DD II/2, P. 181) :
« En aucune manière Jésus en tant qu’homme n’obéit à lui-même en

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La signification analogique du concept de personne 179

1. La procession éternelle fonde absolument la relation


du Fils au Père constitutive de sa personne. Si, comme
j’ai proposé de le faire, nous nommons analogiquement
« mission » l’action notionnelle de naître du Fils, nous
pouvons dire que, dans la Trinité immanente, la mission
distingue exactement la personne.
2. Le rapport entre cette personne divine et sa mission
temporelle est plus complexe. Puisque c’est la proces-
sion éternelle qui fonde la relation constitutive de la
personne divine, envisageons le rapport qui existe entre
cette procession éternelle et la mission temporelle. La
procession éternelle de l’unique personne du Fils inclut
en soi la possibilité de la mission temporelle, en tant
qu’elle en est la condition de possibilité. Elle est cepen-
dant, en elle-même, infinie, puisque nous avons dit que
l’acte trinitaire, dont l’engendrement du Fils est l’une des
actions, n’avait d’autre fin que lui-même, possède une
finalité infinie, infinie de l’infinité de la substance divine.
La procession éternelle est donc en excès par rapport à la
mission temporelle, comme la cause excède l’effet qu’elle
contient en puissance. Inversement, la mission temporelle
réduit en quelque sorte la procession éternelle, qu’elle
inclut pourtant en soi, en la déterminant par un effet fini.
La différence entre procession et mission est donc
une différence de l’infini au fini. Cependant, cette diffé-
rence n’est pas une déficience absolue de la personnalité
de Jésus-Christ, censée être déterminée par sa mission
temporelle, par rapport à la personnalité du Fils éternel,
ce qui reviendrait à supposer deux personnes dans le
Christ. Cette différence est une différance, selon laquelle

tant que Dieu ; il n’obéit pas non plus à la Trinité, mais comme Fils
dans le Saint-Esprit au Père. » Voir la réponse nuancée de Thomas
d’Aquin, Somme de théologie, IIIa, q. 21, a. 2.

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180 dieu en personnes

la personnalité de l’unique personne divine se manifeste


dans la mission selon un déploiement temporel. E. Durand
parle avec justesse d’une « équation progressive1 » entre
la mission (temporelle) et la personne. Ce qui signifie
que « seule une histoire du salut achevée permettrait
d’affirmer une parfaite et totale adéquation de la personne
et de la mission dans le Christ2. » C’est ici que l’eschato-
logie de 1 Co 15, 24-28 trouve son interprétation ortho-
doxe. À la fin du temps, ce n’est pas le Fils qui se résorbe
en quelque sorte dans l’unique monade divine, comme
le pensait Marcel d’Ancyre, c’est la mission temporelle
finie du Fils qui se résorbe, ou plutôt, s’infinitise jusqu’à
s’identifier à sa procession éternelle, sans que pourtant
soient effacés les stigmates de la temporalité, transfigurés
en trophée glorieux3 (l’humanité glorifiée du Fils dans une
royauté qui n’aura désormais plus de fin).
Pour autant, « l’identité de la personne et de la
mission » dans le Christ peut d’ores et déjà être posée
par la connaissance de foi « comme une hypothèse
heuristique4 », dans la mesure où le mystère pascal, vécu
par Jésus comme achèvement eschatologique et donc
prémices de l’identité de la personne et de la mission
qui y correspond, projette une lumière rétroactive sur
l’identité du Jésus pré-pascal. Aussi est-il vrai pour Jésus,
comme pour toute personne même créée, qu’il ne possède

1. E. Durand, L’Offre universelle du salut en Christ, p. 186.


2. Ibid., p. 191. Que l’identité personnelle soit suspendue jusqu’à
l’instant de la mort, c’est ce que savait déjà Sophocle, Œdipe Roi,
Paris, Les Belles Lettres, 1958, p. 127, v. 1528-1530 : « C’est donc ce
dernier jour qu’il faut, pour un mortel, toujours considérer. Gardons-
nous d’appeler jamais un homme heureux, avant qu’il ait franchi le
terme de sa vie sans avoir subi un chagrin. »
3. Voir le premier motif de la Somme théologique, IIIa, q. 54, a. 4,
resp., emprunté à Bède le Vénérable.
4. E. Durand, L’Offre universelle du salut en Christ, p. 191.

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La signification analogique du concept de personne 181

son identité personnelle à partir de sa mission que prolep-


tiquement. Il la possède bel et bien : Jésus est toujours
déjà le Fils. Mais conformément à la « dimension essen-
tiellement proleptique, c’est-à-dire d’anticipation, de la
personne », « la personne s’annonce d’abord comme une
promesse1 » : le Jésus pré-pascal ne peut revendiquer
l’autorité messianique (E. Käsemann) qu’en anticipant sur
l’événement eschatologique qui la confirmera rétroactive-
ment (W. Pannenberg). Alors, dans le status exaltationis,
la sanction de la mission temporelle révélera la gloire qui
s’y est déployée en énigme, dans le status exinanitionis,
« la gloire que j’avais avant que le monde soit » (Jn 17, 5).

Conséquences pour le modèle d’unité trinitaire

La reconquête de la dimension relationnelle de la


personne et la description de la structure inter-relation-
nelle de la Trinité qui en découle, ont une conséquence
sur le modèle d’unité trinitaire propre à sauvegarder l’uni-
cité divine. Depuis la clarification conceptuelle de Basile
de Césarée, cette unité est traditionnellement le prédicat
de la substance (ousia), par opposition à la pluralité des
hypostases. Cependant, cette clarification ne va pas sans
un risque : celui de concevoir une substance divine géné-
rique, dotée de l’unité abstraite propre aux genres. Or
la substance « Dieu » n’est pas un genre, dont l’être est
seulement idéal, elle est l’être même de Dieu, purement
en acte2. Même le substantif dérivé « divinité » = « la

1. E. Housset, « La personne en actes », Études 4174 (2012),


p. 341-352, ici p. 344.
2. Voir Thomas d’Aquin, Somme de théologie, Ia, q. 3, a. 3 et 4,
par lesquels est démontrée l’équivalence « Dieu » = l’essence de Dieu
= l’être (esse) de Dieu.

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182 dieu en personnes

propriété d’être divin » (ou mieux, en grec, theotês = « la


propriété d’être dieu » sans article) ne saurait être pris
pour le nom d’un genre, à l’instar de « l’humanité ». Car
il faudrait alors en conclure que, tout comme « l’huma-
nité » une, la propriété d’être humain et, par extension, le
genre unique, compte de nombreux « hommes », la « divi-
nité » aussi compte trois « dieux » (trithéisme).
Notre travail sur le concept de personne a suggéré une
autre solution : le concept de personne comporterait en
lui-même de quoi rendre compte de l’unicité divine.

La périchorèse des personnes


C’est J. Moltmann qui, dans quelques pages célèbres,
a fait la proposition suivante : pour décrire adéquate-
ment l’unité du Dieu trinitaire, mieux vaut « laisser de
côté » le concept de l’unicité d’une essence commune au
trois personnes1 et partir du concept de personne, ce qui
implique que « le concept de personne divine doit donc
déjà porter en lui le concept de l’union » (p. 193). Or le
concept de personne divine, répondant à cette condition,
avancé par Moltmann est justement le concept à la relatio-
nalité reconquise qui fait l’hypothèse de ce travail : « Les
personnes ne subsistent pas seulement dans l’essence
divine commune, elles existent aussi dans leurs relations
aux autres personnes » (p. 220). Moltmann ajoute d’ail-
leurs à ces deux pôles de la subsistance et de la relationa-

1. J. Moltmann, Trinité et Royaume de Dieu. Contributions au


traité de Dieu, (1980), Paris, Éd. du Cerf, 1984, p. 192. Les numéros
de page entre parenthèses renvoient à cet ouvrage. Voir J. Moltmann,
« Périchorèse : un mot magique de l’Antiquité pour une nouvelle
théologie trinitaire », Transversalités 76 (2000), p. 145-161.
E. Durand analyse avec finesse la position de Moltmann dans La
Périchorèse des personnes divines. Immanence mutuelle, réciprocité
et communion, p. 54-63.

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La signification analogique du concept de personne 183

lité un troisième pôle, le pôle dynamique d’une « histoire


de Dieu » (p. 219), d’une « vitalité éternelle du Dieu
trinitaire », dont le concept est explicitement emprunté à
Hegel, impliquant une événementialité de l’être de Dieu
telle que je l’ai exposée au chapitre précédent. Le concept
d’unité trinitaire qui correspond à ce concept tripolaire de
personne est celui d’une « unité périchorétique1 ».
De quoi s’agit-il ?
1. Il ne s’agit pas seulement d’être-l’un-dans-l’autre
réciproquement et sans autre détermination, même si c’est
la donnée scripturaire fondamentale pour la définition du
concept de périchorèse2 :
Moi, je suis dans le Père et le Père est en moi [Jn 14, 10].

Moltmann paraphrase ainsi cette définition tradition-


nelle :
Le Père existe dans le Fils et le Fils dans le Père et les deux
dans l’Esprit, comme l’Esprit existe dans les deux. Ils vivent
ainsi les uns dans les autres et par l’amour éternel habitent
l’un dans l’autre, de sorte qu’ils sont un [p. 220].

2. Il ne s’agit en tout cas pas d’une vague « circula-


tion de la vie divine éternelle » (p. 220) d’une personne
à l’autre – du moins pas au sens d’un transit de la subs-
tance commune d’une personne à l’autre et ainsi de suite,
comme en des vases communicants. La substance de Dieu

1. J. M oltmann , Trinité et Royaume de Dieu, p. 193. La


périchorèse comme concept rendant compte de l’unité de Dieu est
décrite p. 220-223.
2. Le concept trinitaire de périchorèse a été élaboré par Jean
Damascène : La Foi orthodoxe, § 14, l. 14-22, Paris, Éd. du Cerf,
2010, p. 218. Le dossier patristique est commenté par E. Durand, La
Périchorèse des personnes divines, p. 19-38.

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184 dieu en personnes

n’est pas, même analogiquement, un fluide qui pourrait


passer d’un récipient à un autre, elle est un acte, l’acte
même d’être.
Le « processus de [la] vie » trinitaire ne peut pas plus
être décrit vaguement comme un ensemble « d’éner-
gies », décrites comme des forces, au sens mécanique du
terme, qui se transmettraient d’un corps à l’autre, selon un
« échange ».
3. La description de l’acte trinitaire du chapitre précé-
dent permet de donner un contenu plus rigoureux au
concept de périchorèse, en fondant l’être-l’un-dans-l’autre
sur le concept de personne communicable que je viens
d’élaborer :
Dans la communication de soi qui se produit éternel-
lement entre le Père et le Fils, le Père et le Fils possèdent
en commun la personne de l’Esprit, et non seulement la
substance divine. L’unité trinitaire peut donc être décrite à
partir de la personne de l’Esprit. C’est en ce sens que l’on
peut reprendre l’intuition d’Augustin : l’Esprit, « commun
au Père et au Fils1 », est « unité des deux2 » (unitas
amborum), « pour ainsi dire communion consubstantielle
du Père et du Fils3 ». Ici, il ne s’agit pas seulement que
l’Esprit du Père et du Fils soit dans le Père et dans le
Fils, mais aussi que le Père soit dans le Fils, puisqu’en
lui donnant son Esprit, ce qu’il est au plus profond de
lui-même, il se communique à lui, et le Fils dans le Père,

1. Augustin, La Trinité, liv. XV, chap. xix, § 37.


2. Ibid., liv. VI, chap. v, § 7.
3. Ibid., liv. XV, chap. xxvii , § 50. Voir aussi La Foi et le
symbole, ix, § 19. Augustin s’inspire vraisemblablement de Marius
Victorinus, qui nomme l’Esprit Saint Patris et Filii copula (Hymne
I, l. 4) ; conexio (Hymne III, l. 242) ; conplexio duorum (ibid., l. 245).
Voir Thomas d’Aquin, Somme de théologie, Ia, q. 37, a. 1, ad 3 :
nexus Patris et Filii in quantum est amor.

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La signification analogique du concept de personne 185

puisqu’en lui donnant aussi l’Esprit, ce qu’il est au plus


profond de lui-même, il se communique à lui.
Je me contente de trois remarques sur cette descrip-
tion :
1. Le concept de périchorèse y déploie un aspect dyna-
mique conforme à son étymologie1 (« circuler en entou-
rant »). Il ne s’agit pas seulement de posséder en commun
la substance divine, comme une propriété figée, ni de la
faire passer d’une personne à l’autre, mais de se commu-
niquer l’un à l’autre, dans un mouvement qui est l’acte
trinitaire lui-même.
2. Il faut dire, non seulement que seule une personne
peut, divine ou humaine, « posséder » (en soi) une autre
personne 2, mais que la personne divine est la seule
personne qui puisse être possédée par une autre personne,
divine ou humaine, puisque la personne divine est la
seule qui puisse se communiquer totalement, en faisant
procéder son Esprit hors de son cœur.
3. Je répète que l’Esprit en tant que personne ne doit
pas être identifié à la substance divine commune. Aussi
peut-on résoudre la question du « mouvement » en Dieu
en distinguant (d’une distinction non réelle, puisque les
personnes, en tant que subsistantes, sont la substance
divine, mais nécessaire à notre connaissance de Dieu)
l’immobilité de la substance divine en tant qu’elle est
pur acte d’être sans passage de la puissance à l’acte,
et le mouvement trinitaire (au sens analogique déter-
miné au chapitre précédent) par lequel les personnes se

1. Je prends position contre le parti d’E. Durand, historiquement


justifié, de réduire la périchorèse à une immanence mutuelle, et
me conforme donc à « l’acception ambiante » (moderne) d’une
« circularité intratrinitaire » (La Périchorèse des personnes divines,
p. 36 et p. 38, n. 1).
2. Thomas d’Aquin, Somme de théologie, Ia, q. 38, a. 1, resp.

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186 dieu en personnes

communiquent l’une à l’autre, sans que la substance soit


emportée dans ce mouvement.
4. Comme nous l’avons annoncé au début de ce para-
graphe, avec le concept de périchorèse, ce qui diffère en
Dieu est en même temps ce qui unit. « Là où il y a diffé-
rence, il y a aussi communion1. »

Un modèle de réciprocité asymétrique


Les propositions récentes de remise en valeur du
concept de périchorèse pour rendre compte de l’unité de
la Trinité s’accompagnent, la plupart du temps, du désir
de souligner la réciprocité absolue des relations trini-
taires2. Ce désir donne parfois lieu à un nivellement de la
monarchie du Père ou à une symétrie exacte entre le Fils
et l’Esprit3.
L’un des avantages de l’analogie de la mission telle
que je l’ai développée dans cet essai est de présenter une
véritable réciprocité des relations personnelles, notam-
ment en valorisant l’engendrement passif du Fils comme
performance principale de l’acte trinitaire, ou en distin-
guant deux aspects de la spiration active de l’Esprit Saint,
et surtout en liant les deux processions l’une à l’autre en
inter-relationnalité, tout en maintenant une stricte asymé-

1. K. Barth, D I/1**, § 9, p. 71.


2. Dans ce paragraphe, je m’inspire des analyses stimulantes de
K. Yamamoto, « Réciprocité et asymétrie. Une nouvelle typologie de
deux modèles de la théologie trinitaire », Nouvelle Revue Théologique
132 (2010), p. 217-236.
3. A contrario, la stimulante théologie trinitaire pour ainsi dire
personnaliste de J. Zizioulas n’assigne la cause de la communion
des personnes, ni à la substance unique, ni même à l’Esprit,
mais justement au Père, en tant qu’il est principe des deux autres
personnes. Voir L’Être ecclésial, Paris, Labor et Fides, 1981, chap. i
et ii.

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La signification analogique du concept de personne 187

trie. La structure inter-relationnelle décrite à l’aide de


l’analogie de la mission n’est pas réversible. Rappelons-
le :
1. Le Père et le Fils sont dans une réciprocité asymé-
trique.
En vertu de l’aspect actif de l’engendrement, le Père
rend Fils le Fils. En vertu de l’aspect passif de l’engendre-
ment, qui n’est passif que grammaticalement, le Fils rend
Père le Père. Mais le Père, sujet opérateur de l’engendre-
ment actif, et le Fils, sujet opérateur de l’engendrement
passif, occupent des places différentes dans la structure,
qui correspondent à deux genres différents de faire : a. le
Père est destinateur de la mission trinitaire, tandis que le
Fils est son opérateur principal ; b. l’engendrement actif
est un faire faire (« manipulation »), alors que l’engendre-
ment passif est un faire (« performance principale »).
Cette différence entre les deux sujets opérateurs
renvoie à la propriété personnelle de la primauté du Père.
2. La procession du Fils et la procession de l’Esprit
sont réciproquement liées l’une à l’autre, mais l’Esprit
n’est pas un sujet opérateur symétrique au Fils.
D’une part, le Père engendre le Fils en spirant sur lui
l’Esprit. L’Esprit intervient dans la procession du Fils,
mais d’une manière différente du Père. Le Père est sujet
destinateur instituant l’opérateur principal, alors que l’Es-
prit est la compétence par laquelle le destinateur paternel
habilite son mandataire à le représenter = à être son Fils.
Le Père et l’Esprit ne sont pas coopérateurs de l’engen-
drement du Fils. Il n’y a pas de Spirituque (contre Boul-
gakov et Evdokimov).
D’autre part, le Père et le Fils spirent l’Esprit en se le
donnant réciproquement. Le Père et le Fils sont coopé-

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188 dieu en personnes

rateurs de la spiration active 1, avec la différence que


l’un opère la spiration dans le cadre de la manipulation
instituant l’opérateur principal, alors que l’autre opère la
spiration dans le cadre de la contre-sanction découlant de
sa performance.
La différence entre manipulation et sanction renvoie de
nouveau à la propriété personnelle de la primauté du Père.
Seule une analogie qui rend justice à la primauté du
Père et à l’asymétrie entre le Fils et l’Esprit peut décrire
adéquatement l’être trinitaire. L’analogie de la mission
développée dans le présent essai prolonge la présentation
orientale traditionnelle de la monarchie du Père, tout en
faisant droit à la participation du Fils à la spiration de
l’Esprit mise en lumière par la tradition occidentale.

Des personnes non individuelles


La distinction entre individu et personne a déjà
été proposée dans l’introduction de ce livre. Il faut,
au moment de conclure, en tirer un ultime trait de la
personne divine. Pas plus que Dieu n’est une substance
à la manière d’un genre, la personne divine n’est une
personne à la manière d’un individu. La personne divine
est une personne non individuelle.
Cette conclusion contredit la définition boéthienne de
la personne : « La personne est une substance individuelle
de nature rationnelle. »
La critique que l’on peut faire, et que l’on a faite à la
définition de Boèce, c’est que, forgée dans le contexte de
la christologie, elle est valable pour les personnes créées,

1. Duo spirantes (Thomas d’Aquin, Somme de théologie, Ia,


q. 36, a. 4, ad 7).

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La signification analogique du concept de personne 189

mais pas pour les personnes divines, ou seulement « en un


sens large1 ».
De ce fait, elle exige une transposition analogique.
Cette transposition concerne surtout les concepts de subs-
tance et d’individualité. Thomas d’Aquin et Bonaventure,
entre autres, bloquent le concept de substance dans l’alter-
native aristotélicienne2 entre substance première = indi-
vidu et substance seconde = genre ou espèce3. Or, d’une
part, le mot « substance » ne peut pas être conçu au sens
de la substance seconde, puisque Dieu n’est pas dans un
genre, notamment dans le genre « substance4 ». Et d’autre
part, le mot « substance » ne peut pas être conçu au sens
de la substance première, comme « individu », car le
« mot “individu” ne peut être appliqué à Dieu, du moins
non en tant que le principe d’individuation est la matière,
mais seulement au sens de l’incommunicabilité5 ». Les
personnes en Dieu ne se distinguent pas selon un prin-
cipe d’individuation, comme des individus dans un genre.
Elles se distinguent selon ce qu’elles sont elles-mêmes,
non comme individus6, mais comme « relations distinc-
tives7 » (relatio distinguens).

1. Critique transmise par Pierre Lombard, répercutée par Thomas


d’Aquin, Écrit sur les Sentences, liv. I, dist. 25, q. 1, a. 1, ad 1.
2. Le Philosophe (Aristote) est résumé en Somme de théologie, Ia,
q. 29, a. 2, resp. Voir ARISTOTE, [Catégories], § 5, 2a11-19.
3. Somme de théologie, Ia, q. 29, a. 1, arg. 2. Voir Bonaventure,
Sur les Sentences, liv. I, dist. 25, a. 1, q. 2, ad 3.
4. Somme de théologie, Ia, q. 3, a. 5, ad 1.
5. Ibid., Ia, q. 29, a. 3, ad 4, qui résume Écrit sur les Sentences,
liv. I, dist. 25, q. 1, a. 1, ad 6. Thomas fait donc droit à la correction
que Richard de Saint-Victor proposait de faire subir à la définition de
Boèce.
6. Je m’écarte ici de Thomas d’Aquin, De potentia, q. 9, a. 3, ad
5, qui parle de « s’individualiser à partir de soi ».
7. T homas d ’A quin , Écrit sur les Sentences, liv. I, dist. 25,
q. 1, a. 1, ad 8. Voir Somme de théologie, Ia, q. 29, a. 4, ad 3 :

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190 dieu en personnes

Bref, il manque à la théologie scolastique un concept


analogique de la substance divine qui puisse rendre compte à
la fois de l’unique substance divine qui est identique avec son
être1, et des trois substances personnelles qui se distinguent
seulement selon les relations. En fait, fournir un tel concept
revient à élucider l’analogie de l’être selon laquelle à la fois
Dieu est (substance) comme tout étant créé est (substance),
et est (substance) comme aucun étant créé ne l’est. Je revien-
drai en conclusion sur la nécessité d’une telle élucidation
du concept de substance pour équilibrer celle du concept de
personne. Il n’appartient évidemment pas au présent essai de
l’entreprendre. J’aimerais néanmoins terminer ce chapitre par
une indication précieuse fournie par Balthasar.
Dans le monde créé, il existe une « tension » entre les
« deux pôles » de la singularité de l’individu et de l’unité
de l’espèce ou du genre, tension conflictuelle à cause
du péché, « équilibrée » lorsque l’individu accède au
rang surnaturel de personne, en un rapport qui devient le
« symbole réel de la vie divine trinitaire2 ».
En Dieu, l’unité de la substance n’est pas en tension
avec la singularité des personnes, car la substance n’est pas
un genre (substance seconde) dans lequel les personnes
devraient se ranger. Et la singularité des personnes n’est pas
en tension avec la substance, car les personnes ne sont pas
des individus (substance première) divisant la substance.
La détermination conceptuelle de la substance divine
devrait prendre pour fil conducteur cette indication d’une
corrélation parfaite entre la substance et les personnes,
entre l’être-en-soi et l’être-pour-et-par-l’autre.

« Dans le concept de “substance individuelle”, c’est-à-dire distincte,


incommunicable, il faut concevoir, en Dieu, la relation. »
1. Ibid., Ia, q. 3, a. 4.
2. H. U. von Balthasar, DD II/1, p. 363-364.

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OUVERTURE

RELATIONALITÉ DE LA PERSONNE
ET SUBSTANCE

Récapitulation

Il appartient désormais au lecteur de juger de la vali-


dité de la définition bipolaire du concept de personne
proposée dans l’introduction de ce livre. Rappelons-la une
dernière fois : le concept de personne possède deux pôles,
l’un désignant la subsistance réelle et distincte, l’autre
fondant l’existence de la personne en tant que telle sur son
engagement dans une structure inter-relationnelle.
Il s’agissait d’abord de « reconquérir » ce concept
de personne face aux critiques mettant en cause une
prétendue dérive de sa signification depuis l’époque
moderne (Introduction). La reconquête a d’abord été
historique. J’ai prouvé que l’interprétation inter-rela-
tionnelle du concept de personne était ancienne, en fait
aussi ancienne que son entrée en théologie. J’ai proposé
d’en faire la description à partir du concept clef de la
christologie balthasarienne : la mission. Ce concept nous
orientait ainsi vers une compréhension de la relation, non
pas, à l’instar de Thomas d’Aquin, comme la catégorie

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192 DIEU EN PERSONNES

de moindre poids substantiel1, mais comme réalité inter-


subjective.
Dans le chapitre i, j’ai montré que ce concept inter-
subjectif de mission était précisément celui que la Révé-
lation de Dieu permettait de construire pour représenter la
Trinité telle qu’elle se déploie ad extra dans l’économie
du salut.
La description de la Trinité de Dieu à partir du concept
de mission, moyennant sa transposition analogique, a
occupé le chapitre ii. Le chapitre iii en a tiré les consé-
quences en retour pour le concept de personne. Ces deux
chapitres ont-ils permis de rendre compte de la Trinité
de Dieu de façon raisonnable et conforme au dépôt de la
foi ? Si tel est le cas, la reconquête aura été pertinente et
fructueuse.

Contre un personnalisme exclusivement relationnel


Cependant, à l’issue de ce travail, le lecteur sera sans
doute enclin à poser la question : la revalorisation de la
bipolarité du concept de personne, et notamment de son
pôle relationnel, ne tourne-t-elle pas à un déficit de subs-
tantialité en Dieu2 ?
On oppose souvent une triadologie de style occidental
plutôt essentialiste, prenant pour principe l’unique subs-

1. Voir Thomas d’Aquin, Somme de théologie, Ia, q. 40, a. 2,


ad 3.
2. Je m’inspire de l’analyse critique que P. Ide fait subir à la
théologie trinitaire de Balthasar dans Une Théo-logique du don. Le
don dans la Trilogie de Hans Urs von Balthasar, Seconde partie,
chap. II, iv. Dieu au risque de la seule relation, 2. L’essence divine,
(BETL 266), Leuven-Paris-Walpole, Peeters, 2013, p. 575-600. Ide
parle d’un « affaissement, voire d’un silence, d’une théologie de
l’essence divine » qui entraîne un « déficit de consistance de l’être »
(p. 600).

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OUVERTURE 193

tance divine, et encline à pécher par modalisme, à une


triadologie de style oriental plutôt personnaliste, prenant
pour principe les hypostases, et encline à pécher par
trithéisme. Or la triadologie que je viens de proposer, en
privilégiant le pôle relationnel de la personne, au détri-
ment de sa subsistance réelle et distincte, court le risque
non du trithéisme mais du relativisme absolu d’une théo-
logie du procès. Dieu, à force d’être conçu « par-delà la
pensée grecque de la substance1 » comme pur flux2, pur
devenir (Geschehen, voire Werden), est un Dieu sans
l’être.
La question qui doit être posée est donc : les opposi-
tions relatives entre les personnes suffisent-elles à rendre
compte de leur subsistance ? Une théologie trinitaire peut-
elle se passer du concept de substance ?

Périchorèse et consubstantialité
Tel était le projet de J. Moltmann : rendre compte de
l’unicité de Dieu à partir des seules personnes, grâce
au concept de périchorèse. E. Durand a mis en lumière
l’alternative à laquelle était confronté tout recours à ce
concept de périchorèse :
La périchorèse est-elle fondée sur l’unicité de subs-
tance (position attribuée par E. Durand à K. Barth) ou
l’unicité de substance est-elle fondée sur la périchorèse
(J. Moltmann) ?
Dans le premier cas, la périchorèse est une consé-
quence de l’unicité de substance : parce que les personnes
sont consubstantielles entre elles, elles sont immanentes

1. H. U. von Balthasar, TL III, p. 228.


2. Pour P. Ide, Une Théo-logique du don, p. 614, « le noyau dur de
la métaphysique balthasarienne : l’être comme flux. »

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194 DIEU EN PERSONNES

l’une à l’autre. La périchorèse ne constitue pas la Trinité,


elle en décrit la structure relationnelle1. Loin de rendre
superflue l’unicité de substance, elle est « une notion inté-
gratrice de l’unité d’essence et de la distinction person-
nelle2 ».
Dans le second cas, « les personnes trinitaires consti-
tuent par elles-mêmes leur unité3 » et l’on pourrait à la
rigueur se passer de l’unicité de substance pour rendre
compte de l’unicité divine :
L’union de la Tri-unité est déjà donnée par la communauté
du Père, du Fils et de l’Esprit. Elle n’a donc pas besoin d’être
établie de surcroît par une doctrine particulière de l’unité de
la substance divine, ni par la doctrine spéciale de l’unique
souveraineté divine4.

Mais une telle entreprise est-elle vraiment possible ?


En tout cas, Moltmann en revendique pour motif le
désir d’affranchir la théologie trinitaire d’une « prio-
rité du Père », au profit d’une « totale égalité entre les
personnes divines5 ». Or, primauté du Père et asymétrie de
la structure trinitaire sont les deux conclusions du dernier
chapitre de notre essai, et E. Durand a montré comment
J. Moltmann lui-même ne se montrait pas cohérent avec
son refus d’une monarchie paternelle au fondement de
la constitution trinitaire6. J’espère que la manière dont

1. Voir E. Durand, La Périchorèse, p. 60.


2. Ibid., p. 16, à propos de Bonaventure.
3. J. Moltmann, Trinité et Royaume de Dieu, p. 220-221. P. 223 :
« Les trois personnes forment elles-mêmes, en vertu de leurs relations
réciproques, leur unité dans la périchorèse éternelle de leur amour. »
4. Ibid., p. 193.
5. J. Moltmann, « Périchorèse : un mot magique de l’Antiquité
pour une nouvelle théologie trinitaire », p. 149, cité et commenté par
E. Durand, La Périchorèse, p. 58.
6. E. Durand, La Périchorèse, p. 60.

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OUVERTURE 195

le concept de périchorèse a été déterminé au chapitre


précédent à l’aide du concept de personne communicable
régule suffisamment le concept de périchorèse pour lui
donner sa juste place dans l’exposition du mystère de
Dieu.

Pour une détermination analogique du concept


de substance en théologie trinitaire
Il reste que le pôle inter-relationnel du concept de
personne et la description de l’unité trinitaire par le
concept de périchorèse, doivent être équilibrés par le pôle
de la subsistance et la description de la consubstantialité
trinitaire. Je ne peux donner ici que quelques indications.
Les personnes divines, selon le pôle de la subsistance,
sont des « hypostases » : elles subsistent (hupostênai),
elles existent distinctement et réellement. Leur distinction
est fondée sur les relations oppositives qui les constituent.
Quant à leur réalité, elle ne peut être fondée que sur l’être
infiniment en acte qu’est Dieu, autrement dit sur sa subs-
tance. Certes, si la substance est conçue au sens du genre,
elle ne possède qu’un être idéal, non réel, et alors, elle ne
suffit pas à fonder la réalité des personnes – et Moltmann
aurait raison de préférer fonder la Trinité sur la péricho-
rèse des personnes. Mais si la substance divine est l’être
de Dieu, pour ainsi dire absolument concret, puisqu’abso-
lument en acte, et si le Père, le Fils et l’Esprit sont Dieu,
alors, la réalité de leur subsistance respective est fondée
sur l’actualité absolue de cet être de Dieu. En retour, il
faut dire que l’être de Dieu n’est pas l’être en général
attribué à tous les étants, absolument indéterminé1, mais

1. Thomas d’Aquin, Somme de théologie, Ia, q. 3, a. 4, arg. 1 et


ad 1.

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196 DIEU EN PERSONNES

est déterminé comme un être trinitaire, un seul et même


être qu’est le Père et par lequel il existe, qu’est le Fils et
par lequel il existe, qu’est le Saint-Esprit et par lequel il
existe. Il est donc impossible de concevoir la substance
de Dieu sans la concevoir d’emblée comme trinitaire.
Essentiellement, l’être de Dieu est non seulement un être
personnel, mais un être tri-personnel. L’ontologie sur
laquelle doit se fonder le traité De Deo Uno ne peut être
qu’une ontologie toujours déjà trinitaire, de sorte que
l’ordre des traités s’inverse : le De Deo Uno ne peut venir
qu’après le De Deo Trino.

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Bibliographie

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Lacoste J.-Y. (dir.), Dictionnaire critique de théologie, Paris,
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Table des matières

Préface............................................................................. 7
Introduction : À la reconquête du concept de personne
en théologie trinitaire.................................................. 11
La contestation moderne de l’emploi du concept
de personne en théologie trinitaire. ...................... 11
K. Barth....................................................................... 12
K. Rahner.................................................................... 13
La réponse de H.U. von Balthasar............................... 16
Confirmations historiques de la bipolarité
du concept de personne............................................ 19
Tertullien..................................................................... 20
Heurs et malheurs de la personne trinitaire................. 22
Conclusion : la bipolarité du concept de personne...... 28
hypothèse directrice : l’application du concept
balthasarien de personne christologique
en théologie trinitaire............................................. 29
La « mission comme concept fondamental » pour définir
la personne chez H.U. von Balthasar.......................... 30
Problématique............................................................. 33
Plan.............................................................................. 34
I. L’invention du concept de mission dans la Révélation
de Dieu. ...................................................................... 37
La missive (Paul)......................................................... 39
L’apôtre (synoptiques et Paul)..................................... 41
Une mission en incipit................................................. 41
Jésus envoie les Douze en mission.............................. 42
Jésus, premier apôtre................................................... 42

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206 DIEU EN PERSONNES

Missions trinitaires...................................................... 44
Excursus : le šāliah5..................................................... 46
L’envoyé (Jean)............................................................... 49
Sommaire et enjeu de Jn 5, 19-47 : de l’être au faire.. 50
Structure globale de Jn 5, 19-30.................................. 50
Un outil descriptif emprunté à l’analyse sémiotique
des textes..................................................................... 51
Application à Jn 5, 19-22............................................ 57
Une interprétation de Jn 3, 34-35................................ 60
Conclusion sur la mission johannique......................... 61
L’envoi dans l’Ancien Testament................................ 62
Bilan : pour un concept scripturaire de la mission...... 65
Questions soulevées.................................................... 68
II. L’analogie de la mission dans la Trinité immanente 69
Question préliminaire : de l’économie du salut
à la Trinité en soi..................................................... 70
« L’axiome fondamental » de la théologie trinitaire
selon Karl Rahner........................................................ 71
Quelle relation entre Trinité immanente et Trinité
économique ?.............................................................. 75
L’incompréhensibilité de Dieu et la personne du Père 79
Conclusion................................................................... 89
Le destinateur : « Le Père qui m’a envoyé »............... 90
Le Père, « première personne » ?................................ 91
Le Père, « personne impersonnelle » ?........................ 94
Le Père, personne en retrait......................................... 97
Le Père, « sujet absolu »............................................. 102
Le Père, personne en corrélation................................. 104
L’acte trinitaire. ........................................................... 106
Préliminaire : transposition analogique
de la performance en événement................................. 107
Le « programme narratif » trinitaire............................ 120
La manipulation et l’acquisition de la compétence. 122
La performance principale...................................... 127
La sanction.............................................................. 136
Un retour de l’envoyé ?................................................ 138

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TABLE DES MATIÈRES 207

Une reddition de l’Esprit ?.......................................... 138


Le retour du Fils.......................................................... 141
Excursus : Jn 1, 1-2 et 1, 18........................................ 143
Y a-t-il une finalité en Dieu ?...................................... 144
Conclusion..................................................................... 150
III. La signification analogique du concept de personne 153
L’analogicité du concept de personne........................ 155
Univocité ?.................................................................. 155
Équivocité ?................................................................. 157
Analogicité.................................................................. 160
Le Père et l’Esprit : la personne divine est communicable 162
L’Esprit en déficit de personnalité............................... 163
Mon hypothèse : une personnalité communicable...... 166
L’Esprit, soi-même comme communicable................. 169
Confirmation : le don amoureux................................. 172
L’Esprit donnable, le Père et le Fils communicables,
le Père en retrait.......................................................... 174
L’Esprit et la substance divine..................................... 176
L’Esprit, une personne fondée sur une double donation 177
La personne du Fils est-elle en excès sur sa mission ? 179
Conséquences pour le modèle d’unité trinitaire.......... 183
La périchorèse des personnes...................................... 184
Un modèle de réciprocité asymétrique........................ 188
Des personnes non individuelles................................. 190
Ouverture : Relationalité de la personne et substance 191
Récapitulation............................................................. 191
Contre un personnalisme exclusivement relationnel... 192
Périchorèse et consubstantialité.................................. 193
Pour une détermination analogique du concept
de substance en théologie trinitaire............................. 195
Bibliographie. ................................................................ 197
Perspectives historiques sur le concept de personne 197
Exégèse....................................................................... 198
Théologie..................................................................... 199
Hans Urs von Balthasar............................................... 199
Autres auteurs modernes............................................. 200

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208 DIEU EN PERSONNES

Auteurs anciens........................................................... 203


Ouvrages de référence................................................. 203
Table des matières. ....................................................... 205

Imprimé en France

Composition : Arts Graphiques Drouais (28100 Dreux)

N° d’impression :
Achevé d’imprimer : septembre 2015
Dépôt légal : octobre 2015

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