Alter 2007

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Alter

Revue de phénoménologie
28 | 2020
La religion

Dieu(x)
Françoise Dastur

Édition électronique
URL : https://journals.openedition.org/alter/2007
DOI : 10.4000/alter.2007
ISSN : 2558-7927

Éditeur :
Association ALTER, Archives Husserl (CNRS-UMR 8547)

Édition imprimée
Date de publication : 1 novembre 2020
Pagination : 79-95
ISBN : 978-2-9550449-6-4
ISSN : 1249-8947

Référence électronique
Françoise Dastur, « Dieu(x) », Alter [En ligne], 28 | 2020, mis en ligne le 22 décembre 2020, consulté le
14 octobre 2021. URL : http://journals.openedition.org/alter/2007 ; DOI : https://doi.org/10.4000/alter.
2007

Ce document a été généré automatiquement le 14 octobre 2021.

Revue Alter
Dieu(x) 1

Dieu(x)1
Françoise Dastur

1 Dieu : ce nom, du moins dans les langues indo-européennes, renvoie à l’idée de lumière,
et de lumière du ciel. C’est en effet à la racine indo-européenne deiwos qui signifie
« lumière » du ciel ou du jour que se rattachent le sanskrit devas, le grec theos, le latin
deus, et le français dieu. Il est vrai que les termes qui désignent Dieu dans les langues
germaniques (Gott en allemand, God en anglais) ont une autre origine, elle aussi indo-
européenne, mais ici l’étymologie ne donne pas de réponse assurée, car on peut
rattacher le mot allemand Gott soit à la racine indo-européenne ghau, qui renvoie à la
notion d’appel ou d’invocation, Dieu étant donc ainsi compris comme celui qu’on
invoque, ou à la racine indo-européenne gheu, base du verbe allemand giessen, qui
signifie verser, Dieu étant alors celui auquel on offre en sacrifice une libation.
2 Sans doute, ces deux origines du terme désignant Dieu dans les langues indo-
européennes renvoient-elles à deux manières différentes de concevoir la divinité : l’une
la conçoit de manière plus cosmologique comme lumière et comme ciel, l’autre de
manière plus anthropologique comme ce qui est honoré dans le sacrifice et invoqué
dans la prière. Il n’en demeure cependant pas moins que l’idée du divin, qu’il soit
singulier ou pluriel, semble structurer de manière fondamentale la conception que
l’être humain a de lui-même. Ce qui caractérise la position de ce bipède qu’est l’homme,
c’est en effet la possibilité qu’il a de porter son regard vers le ciel et ainsi de se donner
un horizon. N’est-ce pas là en effet ce qui l’ouvre à l’ensemble des choses, au monde, et
à l’énigme de sa propre existence ? On aurait là une possibilité de comprendre que le
divin puisse s’identifier à cette lumière venant du ciel dans lesquelles toutes choses ont
leur apparaître. Et n’est-ce pas ce même principe lumineux qui est l’objet du rituel
sacrificiel, lequel vise, comme l’anthropologie nous l’a appris, non seulement à établir
un rapport avec le divin, mais aussi, comme l’indique le mot même de « rite » qui vient
de la racine indo-européenne rtis ou artis signifiant ordre, articulation, à assurer la
permanence de l’ordonnance du monde.
3 La philosophie va certes naître d’une rupture avec la mythologie, mais si Socrate
semble avoir fait preuve d’une certaine distance face au culte religieux traditionnel, la
question de Dieu et du divin demeure omniprésente dans l’œuvre de Platon, son

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disciple. Elle va même, à partir de la rencontre, à l’époque romaine, de la philosophie


antique et du christianisme, constituer un axe fondamental de l’ensemble de la
tradition philosophique occidentale. Comme nous le verrons, il faudra attendre qu’avec
la phénoménologie husserlienne et la pensée heideggérienne se voit mise en œuvre une
certaine « dé-construction » de cette tradition pour qu’une toute nouvelle idée de Dieu
fasse son apparition.
4 Plutôt d’ailleurs que de se tourner d’emblée vers les anthropologues, les philosophes ou
les théologiens, il serait bon, en ce point, de prêter d’abord l’oreille à un poète, à
Hölderlin, qui, dans un des poèmes de sa soi-disant folie, « En bleuité adorable », parle
de la nécessité pour l’homme, de « regarder vers le haut » et de se mesurer avec la
déité2 :
« Est-il inconnu, Dieu ? Est-il manifeste comme le ciel ? C’est ceci que je crois plutôt.
L’humaine mesure c’est cela »3
5 Ce n’est donc pas sur terre qu’on peut trouver la mesure de l’homme, mais bien au ciel.
Le poème l’affirme en effet :
« Y a-t-il sur terre une mesure ? Il n’y en a pas »4.
6 Il y a donc en l’homme quelque chose de dé-mesuré qui est à l’origine de la nomination,
par sa bouche, des figures du divin C’est ce que Hölderlin tentait déjà d’expliquer dans
un des essais qu’il écrivit au cours des dernières années du XVIII e siècle dans lequel on
trouve l’affirmation d’une liaison entre le sentiment du “sacré” et celui d’une union
entre l’homme et le monde qui caractérise le mode d’être proprement humain : les
hommes, dit-il, « s’élèvent au dessus du besoin […] de sorte qu’il y a entre eux et leur
monde une relation plus haute que simplement mécanique […] » qui est « leur bien le
plus sacré »5.
7 Il faut à cet égard rappeler que le mot heilig, que l’on traduit ici par « sacré », renvoie en
réalité moins au sacer en tant qu’il s’oppose au pro-fanum qu’à la dimension de ce qui est
heil, c’est-à-dire entier, indemne (voir l’anglais whole, de même racine), comme
l’indique le verbe heilen qui signifie guérir. Ce qui est donc nommé « sacré », c’est cette
totalité que forme l’homme et le monde, et c’est à partir de cette expérience du
« sacré » que la déité peut être nommée. Dieu, affirme Hölderlin, ne peut être attesté
qu’à partir de la structure totale formée par l’homme et le monde, et cette attestation
du divin se fonde sur l’« expérience fondamentale » à partir de laquelle l’homme et le
monde se déterminent réciproquement et, dans leur échange mutuel, font apparaître
ce « plus » infini qui est « éprouvé » comme esprit et qui, dans la mesure où il est
représenté en image, est nommé « Dieu ». Ce dieu qui est « éprouvé » est un dieu qui
parle au cœur, et il faudrait se souvenir à cet égard de la distinction tranchée que fait à
la même époque l’ami de Hölderlin, Hegel, entre théologie, affaire d’entendement et de
mémoire, et religion, affaire du cœur6. On trouve ainsi chez Hölderlin, en lieu et place
d’une démonstration métaphysique de l’existence de Dieu, une attestation
phénoménologique qui s’appuie sur l’analyse structurale de la vie effective, d’une vie
qui se déroule toujours dans une « sphère » ou un monde historique particulier, ce qui
implique d’emblée une pluralité du divin7.
8 Faut-il penser que Dieu, ainsi défini, est la libre création de l’homme ? Certes pour
Hölderlin les figures des dieux sont les créations poétiques dans lesquelles les hommes
se donnent à voir la vie dans sa totalité, mais, précisément parce que celle-ci n’est
jamais donnée en tant que telle à la conscience, on ne peut considérer les dieux ni
comme des êtres absolument transcendants, ni comme de simples productions

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humaines. Ce sentiment qu’on peut nommer « religieux », si du moins on rattache ce


terme au religare latin, est alors compris comme le sentiment d’une appartenance
entière de l’homme à la sphère dans laquelle il vit. Il dépend donc étroitement de la vie
finie des hommes, et de leur aptitude, une aptitude poïétique et poétique, à trouver des
formes empruntées à cette même vie pour exprimer la dimension du divin, laquelle
demeure alors présente au sein même de la quotidien-neté. Car ce que les hommes
représentent dans l’image et le mythe, c’est l’essence même de leur vie réelle, laquelle,
comme l’explique Hölderlin, se poursuit pour eux dans l’esprit, et c’est cette répétition
spirituelle de la vie effective qui fait seule apparaître cette vie telle qu’elle est. La
religion, vue dans cette perspective, n’est pas un reflet appauvri ou idéalisant de la
réalité, mais cette réalité elle-même qui ne peut s’apparaître à elle-même dans son
intégralité que dans le suspens de la vie réelle, un suspens dont seul l’être humain, à la
différence des animaux, est capable.
9 Ce que Hölderlin nous donne ainsi à penser, c’est que la sphère divine doit
nécessairement se déployer à partir de la sphère humaine, car l’esprit n’est pas un
autre règne, mais le produit de la répétition de la vie réelle qui est toujours, dans sa
foncière historicité, une vie singulière. C’est donc ce que l’on pourrait nommer la
polyphonie des « expériences fondamentales » qui appelle nécessairement ce
« polythéisme » des représentations religieuses qu’évoquait déjà « Le plus ancien
programme systématique de l’idéalisme allemand »8. C’est lorsque les hommes font
l’expérience fondamentale par laquelle ils éprouvent que leur activité et leur monde
sont inséparables qu’ils accèdent à l’expérience proprement religieuse. Mais, et c’est là
le point le plus important, les hommes ne sont pas eux-mêmes la cause, mais bien plutôt
le résultat et les témoins de ce processus d’élévation de la vie au-dessus de ses propres
conditions d’apparition.
10 Ce que Hölderlin nous apprend en outre, c’est qu’il est une voie vers le commun, autre
que celle de la reconnaissance d’un dieu universel, à partir de la multiplicité des dieux
historiques, propres chacun à une sphère singulière de vie. Car le dialogue entre les
hommes et le monde peut être transféré au niveau des dieux eux-mêmes. Cela implique
que le principe divin particulier n’est lui-même véritable que s’il est ouvert à la
rencontre d’autres principes divins. La liberté humaine, qui est à l’origine de l’idée
même de divinité, est un processus qui exige le rapport à l’autre : il faut la rencontre
d’autres dieux, d’autres possibilités d’existence pour que la sienne propre devienne
réellement vivante. Car c’est cet événement de la liberté qui constitue l’avènement
fondamental de l’humanité en même temps que celui de la divinité. Pour Hölderlin, il
n’y a donc pas et il ne peut y avoir seulement une « divinité commune » : le divin est
toujours concret, toujours déterminé, toujours relatif à une sphère et à un peuple
historique. Une divinité commune à tous les hommes ne pourrait être qu’une
abstraction, un ens rationis, un dieu de la raison.
11 N’est-ce pas pourtant ce qui a eu lieu avec l’apparition du monothéisme ? Il faudrait
rappeler ici qu’il fut le résultat d’un long processus par lequel les dieux se virent
chassés du monde des humains. C’est ce à quoi on assiste en effet dans la Perse
mazdéenne où, du fait de la réforme imposée par Zarathoustra, le terme même de devas,
qui nommait la divinité dans le polythéisme primitif, par un renversement catégorique,
devient le nom (daevo en avestique) de l’esprit maléfique, du « démon ». Il s’agit là
d’une véritable révolution « théologique », fruit d’une pensée d’une prodigieuse
abstraction, par laquelle le divin se voit arraché au monde et unifié dans la personne

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d’un dieu unique, Ahura Mazdâ9. On a certes voulu voir – c’est là la thèse de Sigmund
Freud dans son dernier livre, paru en 1936, Moïse et le monothéisme, l’origine du
monothéisme biblique dans la brève révolution monothéiste qui eut lieu en Egypte sous
le règne d’Akhenaton au XIVe siècle avant J.-C. dont la base est le culte solaire et le rejet
des autres divinités égyptiennes précédentes. Mais ce culte, suivi uniquement par le
pharaon, sa famille et l’élite dominante, disparut après lui. Quant au monothéisme
biblique, il n’apparaît que plusieurs siècles plus tard, précisément après le VI e siècle
avant J.-C., au retour du peuple juif de l’exil de Babylone, comme on peut le voir en
lisant les Prophètes (Isaïe, Jérémie, Ezéchiel, Daniel). Rappelons que l’Ancien Testament
(la Bible hébraïque) rassemble des écrits très variés dont on sait aujourd’hui que la
rédaction s’en est échelonnée sur plusieurs siècles, du VIII e au II e siècle avant J.-C., et
qu’une partie de ces textes a été traduite en grec à partir du III e siècle avant J.-C. sous le
nom de Septante, car, selon la tradition, elle aurait été réalisée, à la demande du
pharaon Ptolémée II à Alexandrie, vers 270 avant J.-C. par 72 traducteurs.
12 On sait que le monothéisme juif a surgi d’un long passé polythéiste, dont le nom Elohim,
qui est un pluriel, garde la trace, et qu’il a succédé à un hénothéisme, cette forme
particulière de polythéisme où un culte préférentiel est voué à un dieu, et à une
monolâtrie prêchée par les premiers prophètes. Rappelons que c’est le Deutéro-Isaïe,
prophète de la fin de l’exil de Babylone, soit peu avant 540, qui affirme pour la première
fois l’unicité et l’universalité de YHWH : « Je suis Yahvé, il n’y en a pas d’autres, moi
excepté pas de dieu » (Livre d’Isaïe, XLV, 5). Or cette époque est celle de la conquête de la
Babylonie par Cyrus le Grand, le fondateur de l’Empire Perse, et on trouve dans l’Ancien
Testament le récit de l’autorisation accordée par Cyrus aux Judéens exilés à Babylone de
rentrer à Jérusalem et de l’ordre qu’il a donné de reconstruire le Temple détruit lors de
la prise de la ville par Nabuchodonosor. Cyrus est même nommé l’oint de Yahvé dans le
Livre d’Isaïe : « Ainsi a dit Yahvé à son oint, à Cyrus, que j’ai saisi par la main droite, pour
soumettre devant lui les nations et détacher la ceinture sur les reins des rois, pour
ouvrir devant lui les deux battants et pour que les portes, ne restent pas fermées »
(Livre d’Isaïe, XLV, 1). Chez les historiens des religions, la question de savoir quelle
relation le monothéisme des prophètes d’après l’exil entretient avec le monothéisme
zoroastrien est aujourd’hui encore débattue10 et plusieurs d’entre eux n’hésitent pas à
affirmer que le zoroastrisme doit être reconnu comme le premier monothéisme
historique et qu’il a profondément influencé le judaïsme et le christianisme. On en a un
exemple récent avec un livre paru en 2017 dans lequel est posée la question :
« Abraham était-il zoroastrien ? ». Bien que l’auteur n’en soit pas un spécialiste des
religions, il a suffisamment analysé les textes et l’histoire du judaïsme et du
zoroastrisme pour nous livrer un « livre stimulant », qu’on lit « avec plaisir même si
l’on n’est pas convaincu par tous les parallèles proposés par l’auteur », car « il nous
rappelle avec raison l’importance de la Perse pour comprendre le corpus biblique » :
c’est là en effet le jugement que porte sur cette enquête Thomas Römer dans son avant-
propos11. Professeur au collège de France où il occupe la chaire « Milieux bibliques » et
dont il est depuis 2019 l’administrateur, Thomas Römer est un des plus éminents
spécialistes actuels de la Bible et l’attention qu’il a portée à ce livre, qui n’est pas un
ouvrage scientifique, atteste de la nécessité de prendre en considération l’influence
qu’a pu avoir le zoroastrisme sur la pensée biblique.
13 De cette révolution qu’est l’apparition du monothéisme est issue une tout autre
conception du divin, qui n’est plus immanent au monde, mais transcendant, l’accent
étant mis tantôt, en Perse, sur l’omniscience du Dieu unique (Mazdâ veut dire sagesse),

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créateur du monde spirituel, tantôt, dans la religion hébraïque, sur la toute-puissance


d’un Dieu créateur du monde matériel. C’est donc sur le principe d’un dieu omniscient,
omnipotent et créateur que se fonde le monothéisme, par opposition aux mythes
cosmogoniques mésopotamiens qui traitent de la séparation de la terre et du ciel
comme étant le résultat d’une mise en ordre par le dieu souverain. C’est en particulier
le cas de l’Épopée de la Création babylonienne qui date de la fin du XII e siècle avant J.-C.
dans laquelle la mise en ordre étant faite par le grand dieu Marduk à partir de la
dépouille de la mère des dieux Tiamat, qui est l’incarnation de la déesse du chaos
primordial. On trouve également dans la mythologie grecque l’idée que tout naît du
chaos, mot qui en grec vient du verbe khainô, bailler, béer, et qui signifie « béance ». C’est
donc de ce gouffre sans fond que tout surgit. Hésiode, poète grec du VIII e siècle av. J.-C.,
explique ainsi dans sa Théogonie, long poème traitant de la naissance des dieux, que
cette béance qu’est le chaos engendre Gaïa, la terre, Erèbe, les ténèbres souterraines et
Nyx, la nuit, puis seulement par après Ouranos, le ciel 12. On a pu cependant parler de
l’apparition d’un « monothéisme grec » en la personne de Xénophane, penseur né en
570 av. J.-C., contemporain d’Héraclite et de Parménide, qui s’est élevé contre la
conception anthropomorphique des dieux grecs et veut substituer au polythéisme le
culte d’un dieu unique, qui ne connaît ni naissance ni mort et qui reçoit tous les
attributs d’un maître de l’univers. L’helléniste Clémence Ramnoux, dans le texte qu’elle
lui consacre en 1984, met l’accent sur le fait que Xénophane est né à Colophon, cité
grecque d’Ionie, située non loin d’Ephèse, la cité où vécut Héraclite, qui fut conquise
par les Perses, ce qui le condamna à l’exil en Grèce occidentale. Il a ainsi vécu en un
« âge de mutation culturelle », marqué par la diffusion de l’écriture et le
commencement de la philosophie13, et il est donc possible qu’il « ait connu, par ouï-dire
au moins, ou par contact, les grands monothéismes orientaux, celui au moins que
Darius avait lié au destin de son impérialisme »14. Il n’est pas exclu que Platon ait lui
aussi subi cette influence du zoroastrisme, lui qui, dans la République, parle de « dieu »
au singulier et, affirme, à propos du mythe d’Er le Pamphylien qui clôt le dialogue, que
du choix fait par chacun du génie qui présidera à sa prochaine réincarnation « Dieu
n’est pas responsable » (617 e), ce qu’il redira dans le Timée à propos du démiurge, qui
donne forme au monde et veut que « tout soit bon et que rien ne soit mauvais » (30 a),
retrouvant ainsi un principe fondamental du mazdéisme.
14 Il faut pourtant souligner que dans ces premiers monothéismes que sont le
zoroastrisme et le judaïsme, on ne trouve pas encore l’idée d’une création ex nihilo.
Dans l’Avesta, livre sacré des zoroastriens15, le dieu unique du zoroastrisme, Ahura
Mazdâ, s’il est bien le créateur du ciel et de la terre, semble plutôt avoir mis en forme
un chaos préalable16, et il en va de même en ce qui concerne le récit de la création qui
ouvre le premier livre du Pentateuque. Curieusement on trouve dans le livre de la
Genèse deux récits différents de la création. Dans le premier, Dieu est nommé Elohim,
terme qui désigne le divin en général, alors que dans le second, il est nommé Yahvé
Elohim, nom révélé à Moïse sur le Sinaï et spécifique du Dieu tutélaire du peuple
hébreu. Dans le premier récit, il s’agit de la création du monde en sept jours, alors que
le second récit traite de la création des humains et de leur expulsion hors du jardin
d’Eden. Dans les deux cas, il est question d’un état initial avant la création, nommé dans
le premier tohu-bohu, en hébreu tohû-wâ-bohû, deux termes qui veulent dire vide et qui
renvoient donc au chaos primordial, dans le second, d’un désert primordial. Il apparaît
donc que Dieu, dans les deux cas, se trouve en présence d’une matière informe qu’il va
organiser. On voit donc qu’aussi bien le dieu de l’Avesta que celui de la Bible sont

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semblables au démiurge platonicien, cet artisan divin, « le fabricant (poiètès) et père de


cet univers » (Timée 28 c) qui introduit proportion et mesure dans un désordre
primordial (69 b), la matrice (50 d, 52 d) ou le réceptacle de son action étant ce que
Platon nomme khôra mot rattaché au verbe khainô, béer, et à khaôs, l’abîme, qui désigne
l’espace vide où prennent place toutes choses. Comme le montre le théologien
évangéliste Gerhard Johannes Friedrich May dans un livre paru en 1978 17, l’idée d’une
création à partir de rien, d’une creatio ex nihilo, n’apparaîtra qu’au II e siècle de notre ère,
avec les théologiens Tatien de Syrie, Théophile d’Antioche et Irénée de Lyon, dans leur
débat avec les conceptions philosophiques de l’époque, et en particulier avec le
gnosticisme, pour lequel le Dieu de l’Ancien Testament, à l’origine de la création
matérielle, est un Dieu inférieur et mauvais par rapport au Dieu de miséricorde et
d’amour du Nouveau Testament. La création ex nihilo va ainsi devenir un principe
fondamental du christianisme, car elle seule assure la transcendance véritable de Dieu
par rapport au tout, le créé.
15 On peut naturellement considérer que le polythéisme primitif est une forme de
naturalisme fort proche encore de l’animisme, puisque certaines figures des dieux y
sont l’incarnation de forces naturelles. Mais le monothéisme lui-même ne représente
pas toujours le divin de manière totalement abstraite, puisqu’à l’omniscience et à la
toute puissance du dieu unique s’ajoute un caractère personnel emprunté à ce que l’on
pourrait nommer le « familialisme ». Déjà dans le polythéisme indien, on voit que le
Dieu ciel, Dyaus (mot issu de la même racine deiwos) est pensé comme la figure du père,
Dyaus Pita, inséparable de Prthivi, la déesse terre, avec laquelle il forme une unique
entité. La part féminine de la divinité n’y est pas ignorée, comme le montrent le culte
rendue encore aujourd’hui dans l’hindouisme à de multiples déesses et la conception
selon laquelle c’est une énergie féminine, la Shakti, qui constitue la force motrice de
l’univers. Or c’est le même Dyaus Pita qui prend la forme en Grèce de Zeus pater et à
Rome de Jupiter. On sait aujourd’hui, grâce aux travaux des paléoanthropologues, que
le culte d’une grande déesse, mère de tous les vivants, garante de l’ordre cosmique et
présidant à l’ensemble des processus de fertilité et de fécondité a été prédominant
depuis au moins le néolithique dans les civilisations de l’Asie, du Moyen Orient et de la
Grèce. Il n’en demeure cependant pas moins que c’est la figure d’un Dieu père qui finira
par s’imposer, en même temps que l’ordre patriarcal, dans toutes les grandes religions
qui se développeront par la suite. C’est tout particulièrement le cas du judaïsme, où la
figure de la femme se voit fortement secondarisée, et où, de l’aveu même de Levinas, le
masculin « demeure le prototype de l’humain »18, car « la femme a été prélevée sur
l’homme, mais est venue après lui », de sorte que « la féminité même de la femme est
dans cet initial après-coup »19. La reconnaissance d’une dimension féminine du divin
dans le judaïsme se borne à la seule Shekina, la « demeure » ou la gloire de Dieu, qui
représente dans la kabbale le principe féminin, réceptif et passif, du monde divin. On
peut penser que le christianisme, d’une certaine manière plus « polythéiste », étant
donné l’importance donnée à la figure des saints des deux sexes, auxquels la plupart
des églises catholiques sont dédiées, a su faire plus de place à la féminité, comme le
montre le culte marial qui s’y est développé. Il n’en demeure pas moins que l’image
d’un Dieu masculin et de son fils, médiateur entre lui et l’humanité, domine toujours la
représentation chrétienne de la divinité.
16 Ce qui donne en effet au monothéisme chrétien sa spécificité, c’est le fait que le Dieu
unique y est constitué de trois personnes, le Père, le Fils et le Saint Esprit, lesquels
participent de la même essence divine et sont cependant fondamentalement distincts.

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On sait que cette doctrine de la Trinité, selon le nom que lui donna au II e siècle
l’éminent théologien de Carthage que fut Tertullien, a mis du temps à s’imposer, et
qu’elle ne fut consacrée comme un dogme qu’en 325 au fameux concile de Nicée, où
l’arianisme, du nom du théologien alexandrin Arius, qui soutenait que le fils de Dieu est
de nature humaine et non divine, fut définitivement condamné. C’est pour rendre
compte du paradoxe trinitaire, affirmant que les trois sont Un, que ce grand mystique
du début du XIVe siècle que fut Maître Eckhart a forgé le terme de déité (Gottheit), ce qui
lui permettait de mettre l’accent sur l’unité de l’essence divine plutôt que sur la
distinction des personnes. Il est à cet égard intéressant de souligner que si le mot
« polythéisme » a été forgé par le philosophe juif Philon d’Alexandrie au I er siècle de
notre ère, celui de « monothéisme » a été inventé au XVIIe siècle par le philosophe
anglican Henry More, une des figures importantes de l’Ecole des Platoniciens de
Cambridge, qui l’applique à la religion juive pour la distinguer du christianisme et de sa
doctrine d’un Dieu unique en trois personnes. Or on trouve déjà dans l’hindouisme la
doctrine de la Trimurti, des trois formes que prend le principe divin pour agir dans
l’univers, Brahma, Vishnou et Shiva symbolisant respectivement la création, la
préservation et la destruction. Il est remarquable à cet égard que si des centaines de
milliers de temples sont dédiés en Inde à Vishnou et Shiva, seuls cinq temples le sont à
Brahma, qui n’est pas l’objet d’un culte populaire, car il n’intervient pas directement
dans les affaires humaines. Or Brahma est le dieu créateur, le représentant du Brahman,
nom grammaticalement neutre de l’Absolu divin, à la fois immanent et transcendant,
source divine de tout ce qui est et qui ne peut se définir qu’en énonçant ce qu’il n’est
pas, selon la formule neti-neti, ni ceci, ni cela, énoncée dans le Veda. C’est la raison pour
laquelle les grands penseurs de l’Inde n’acceptent pas de voir qualifier de
« polythéisme » leurs conceptions religieuses, les termes de « monothéisme » ou de
« monisme » ne leur étant pas davantage applicables.
17 On comprend alors, devant la persistance, au sein même du monothéisme, d’attributs
du divin empruntés à la figure humaine, que se soit développée cette approche de la
théologie, du discours sur Dieu, que l’on nomme « théologie négative » et qui consiste à
insister plus sur ce que Dieu n’est pas que sur ce que Dieu est. Il est vrai que cette voie
se trouvait déjà prétracée dans le judaïsme qui ne nomme Dieu que par un nom
imprononçable, de manière à préserver sa foncière ineffabilité. La démarche
apophatique ne se justifie en effet que si Dieu est pensé comme absolument
transcendant, de sorte qu’il ne participe même plus de l’être. C’est donc uniquement
par la via negativa que l’expérience directe de l’ab-solu, de ce qui est sans relation, et de
l’illimité devient possible.
18 Mais ce qui est véritablement pour nous « au-delà de l’être », n’est-ce pas, plutôt qu’un
Dieu absolument transcendant et ineffable car plénitude et perfection suprême, cette
absolue néantité, « objet » impensable et sans limite assignable qu’est la mort, dont la
toute puissance sur nous est semblable à celle d’un dieu unique ? Ne faudrait-il pas
alors parvenir à reconnaître que le divin et la mort sont intrinsèquement liés l’un à
l’autre et que tous les dieux que l’homme a été amené à reconnaître et à nommer au
cours de sa longue histoire ne sont jamais que des dieux de la mort, d’une mort qui est
l’unique source en l’homme de son rapport au plus qu’humain ? Moins donc que d’une
théologie négative, qui veut placer Dieu si haut qu’elle le situe au-delà de l’être, dans
une hyperessentialité qui demeure incommensurable à l’être de tout ce qui est et qui
n’est en un sens rien de ce qui est, il est peut-être davantage besoin d’une pensée de la
mort et du rien à partir desquels seuls peuvent se lever l’horizon de l’intemporel et les

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figures du divin20. Car seul un être fini peut avoir besoin de déployer la dimension du
divin, dans la mesure où celle-ci ne trouve son origine nulle part ailleurs que dans
l’expérience de la finitude.
19 C’est ici à la phénoménologie qu’il s’agit de faire appel 21. On sait que ce mot, forgé par
Lambert, et fut utilisé par Kant comme nom d’une propédeutique à la métaphysique
dans une lettre adressée en 1772 à Marcus Herz dans laquelle il entreprenait la
réfutation de ce qu’il nomme lui-même l’hypothèse "absurde" du Deus ex machina 22 et se
proposait de reconduire la philosophie à sa périlleuse situation originelle qui est de
n’avoir, comme il le dit dans les Fondements de la métaphysique des mœurs 23, d’appui ni sur
la terre, ni dans le ciel, et de devoir se donner à elle-même ses propres lois. Dans la
Critique de la raison pure, il continue cependant d’opposer à l’intuitus derivativus de
l’homme l’intuitus originarius divin d’un Dieu créateur. C’est avec cette distinction entre
deux modes d’intuition que Husserl va rompre en reconnaissant comme le « principe
des principes » de la phénoménologie la présence originaire de la chose à la conscience,
ce qui implique que la conception d’un Dieu qui posséderait la perception de la chose
en soi qui nous serait refusée, à nous êtres finis, est rien moins qu’“absurde” 24. C’est ce
qui le conduit, dans le cadre de sa théorie de la réduction qu’il expose en 1913 dans les
Idées directrices, à la mise hors circuit du Dieu de la religion, la transcendance de Dieu,
en tant qu’elle appartient encore au domaine du fait, devant être réduite 25.
20 Lorsque, à partir des années vingt, la figure de Dieu réapparaît dans les textes non
publiés de Husserl26, il ne peut donc plus s’agir que d’un Dieu ayant perdu tous ses
attributs classiques. Si, en 1935, dans la conférence de Vienne, Husserl affirme que
« dans le concept de Dieu, c’est le singulier qui est essentiel » 27, il ne s’agit pas de la
simple affirmation d’un monothéisme, mais de la reconnaissance que ce concept
implique, du côté de l’homme, que sa validité soit éprouvée comme “une obligation
intérieure absolue”28. Il en va donc pour Husserl comme pour Kant : après la destitution
de ce garant ontologique suprême qu’est Dieu dans la philosophie classique, une
nouvelle figure de Dieu réapparaît, mais en tant que postulat de la raison pratique, elle
ne trouve son sens qu’à partir de la présence de la loi morale dans la conscience d’un
être fini pour lequel elle a nécessairement le sens d’un impératif catégorique. De même,
pour le dernier Husserl, c’est la conscience transcendantale qui découvre Dieu en elle-
même, comme sa propre profondeur interne. C’est donc la philosophie elle-même qui
conduit à Dieu, ou plus précisément à la reconnaissance de cette profondeur divine qui
est celle de la conscience elle-même. Dieu en tant que logos absolu n’« existe » pas, il
n’est rien d’autre que la raison absolue venant à soi-même dans un processus infini et
l’histoire elle-même peut être considérée comme “le processus de l’autoréalisation de
la déité”, ainsi que le dit Husserl dans un manuscrit des années trente, reprenant ainsi,
à son insu, le mot de Maître Eckhart. En fin de compte, l’idée de Dieu est pour Husserl
identique à celle d’une humanité parfaite, d’une humanité totalement rationnelle : en
tant que ce logos absolu vers lequel tout être fini est nécessairement orienté, Dieu n’est
que « l’homme infiniment éloigné »29.
21 Quant à Heidegger, qui a étudié la théologie avant de se vouer à la philosophie, il
aborde de manière plus directe que Husserl le problème des rapports entre
phénoménologie et religion. S’il consacre un de ses premiers cours à une “Introduction
à la phénoménologie de la religion”, dans lequel il entreprend de montrer que ce qui
constitue la spécificité du christianisme, c’est une nouvelle conception de l’eschatologie
et une nouvelle expérience de la vie dans sa facticité, à partir desquelles seules la

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notion de Dieu peut acquérir une signification30, il affirme pourtant à la même époque
que « la philosophie est par principe athée », de sorte que l’idée même d’une
philosophie de la religion, est un pur non sens31. C’est ce souci de distinguer
radicalement la dimension religieuse de la foi de celle de la pensée et de la philosophie
qui le conduit dans les années passées à Marburg à un dialogue avec la théologie
protestante. Dans “Phénoménologie et théologie”, la conférence qu’il prononce en
1928, il s’agit pour lui de mettre en évidence l’opposition fondamentale entre ces deux
possibilités existentielles que sont la fidéité d’une part et la libre prise en charge de soi
qu’est la philosophie d’autre part, la foi demeurant de ce point de vue « l’ennemi
mortel » de la philosophie, ce qui le conduit à déclarer de manière catégorique que
l’idée même d’une philosophie chrétienne est un « cercle carré » 32.
22 Mais, à partir des années 1930, ce qui commence à faire question pour Heidegger, c’est
l’essence onto-théologique de la philosophie. A ceux qui considèrent que la philosophie
moderne n’est rien d’autre que la sécularisation de la philosophie chrétienne,
Heidegger répond, dans son cours sur Schelling de 1936, que c’est en réalité « la
théologie chrétienne (qui) est la christianisation d’une théologie extra-chrétienne » et
que « c’est d’ailleurs pour cette raison que la théologie chrétienne a pu être sécularisée
à son tour »33, la théologie n’étant possible que sur fond de philosophie. C’est donc
parce que la métaphysique a une structure onto-théologique et que la théologie est
issue de la philosophie elle-même, que la théologie chrétienne a pu s’emparer de la
philosophie grecque. Il faut en effet rappeler, comme le fait Heidegger, que le mot
theologia apparaît pour la première fois chez Platon (République, 279 a), mais aussi qu’on
le trouve dans la Métaphysique d’Aristote (E, I, 1026 a 30) où elle fait partie de la
philosophie première en tant que science la plus haute, celle du divin, de sorte que
Heidegger n’a pas tort d’affirmer que « toute philosophie est théologie ». du fait qu’elle
pose nécessairement, en tant que science de l’étant dans sa totalité, la question du
fondement de l’être, lequel a pour nom « Dieu » – et c’est le cas, ajoute-t-il, même pour
la philosophie de Nietzsche, fondée sur la thèse « Dieu est mort » 34.
23 Il s’agit donc, pour Heidegger, de prendre ses distances par rapport à la théologie et de
dénoncer la contamination de l’idée de Dieu par la logique qui voit en celui-ci un
fondement premier, une causa sui, afin de s’élever, en laissant derrière soi le dieu des
philosophes, jusqu’à l’idée d’un « Dieu divin »35. Ce dieu, qui n’est pas sans nous,
Heidegger le nomme, dans ce texte du milieu des années trente consacré, sous le titre
de Beiträge zur Philosophie, « Contributions à la philosophie », à la pensée de l’Ereignis, le
« dieu ultime »36. C’est en cette période que Heidegger se tourne de manière décisive
vers Hölderlin, lui qui, dans un hymne intitulé « Tout comme au jour de fête » enjoint
aux poètes modernes, ceux qui doivent endurer l’absence des dieux, de nommer das
Heilige37. Hölderlin a en effet tenté de mettre en relation la pluralité des manifestations
du divin dont témoigne la religion grecque avec ce dieu unique que représente le
Christ, et il est ainsi celui qui, à l’aube de la modernité, ne réfère plus unilatéralement
la dimension du divin au seul christianisme. Or il s’agit pour Heidegger de trouver un
nouvel espace de manifestation du divin par opposition à la « longue christianisation »
de Dieu38 qui constitue l’armature même de notre tradition. Le « dieu ultime » dont il
parle énigmatiquement est au contraire présenté par lui comme « le tout autre contre
ceux qui furent, en particulier contre le Dieu chrétien »39. Cela ne veut pourtant pas
dire que ce « dieu ultime » dont il s’agit alors d’attendre le passage renvoie à la
résurgence souhaitée de divinités archaïques, comme certains paraissent aujourd’hui le
croire. Ce qui est au contraire en question, c’est du déploiement d’une dimension inouïe

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du divin qui ne peut se révéler, comme l’expérience hölderlinienne l’annonce déjà, qu’à
travers le retrait et de manière privative.
24 Car ce dieu est le « dernier » non pas en tant qu’ultime membre d’une série, mais parce
qu’il constitue la figure extrême du divin en même temps que la plus haute 40. C’est en ce
sens qu’il y a "une unicité absolument unique" de la déité qui ne se confond pourtant
nullement avec le monothéisme, lequel, comme toutes les espèces de "théisme",
n’existe, selon Heidegger, qu’à partir de l’horizon judéo-chrétien 41. Il ne faut donc pas
opposer le pluriel des dieux en fuite dont parle Hölderlin à l’unicité du dieu qui est à
venir et dont Heidegger veut préparer l’attente, car la pluralité des dieux n’a en réalité
rien à voir avec le nombre, mais renvoie au contraire à la dimension proprement
temporelle d’un dieu qui n’apparaît que dans l’instant de sa disparition et qui doit ainsi
originairement se diviser afin de « passer » dans le temps. Un tel dieu qui ne fait que
« passer » ne peut donc plus renvoyer à l’idée chrétienne d’une transcendance et d’une
infinitude divine, car ce qui se dévoile dans le signe que nous adresse en passant le
dernier dieu, c’est au contraire « la finitude la plus intime de l’être » 42.
25 Cela ne signifie nullement un abaissement de la transcendance divine au niveau de
l’histoire humaine, mais au contraire une compréhension plus authentique de ce qu’est
le divin, lequel n’est pas pensé de manière adéquate à travers la notion de
« transcendance ». C’est en effet dans l’idée d’une présence constante de dieux
« immortels » que réside, comme Hölderlin l’avait bien vu, le danger de l’idolâtrie par
lequel ils deviennent de simples jouets humains. C’est pourquoi un tel dieu ne
commande rien, au contraire du dieu moral, et ne se manifeste lui-même qu’en se
retirant, au contraire du dieu de la Révélation. Il est ce dieu qui fait simplement signe
en passant aux mortels, à ceux qui sont "capables de la mort", c’est-à-dire qui ont su
voir dans leur propre finitude une ressource et non une simple limite.
26 « Seul un dieu peut encore nous sauver », cette phrase que Heidegger a prononcée en
1966 dans l’interview qu’il a donnée au Spiegel43 a suscité de nombreux commentaires.
On y a vu en particulier la reprise de la sotériologie qui caractérise la compréhension
messianique de l’histoire et un slogan résumant toute la pensée de ce
« cryptothéologien »44 que n’aurait cessé d’être Heidegger. Pour ne pas se méprendre
sur son sens, il faut d’abord rappeler que Heidegger répondait ainsi à une question
portant sur ce que peut faire la philosophie face au développement de ce mouvement
mondial qu’est le nihilisme, lequel conduit à la domination sans partage de la
civilisation technique. La philosophie, précisait-il, ne peut pas par elle-même changer
l’état du monde, un monde, doit-on ajouter, qui voit le triomphe de cet idéal
prométhéen de longue provenance – Heidegger ne disait-il pas en effet que la bombe
atomique avait déjà explosé dans le poème de Parménide 45 – qui est à l’origine de la
civilisation occidentale et qui conduit aujourd’hui à faire de l’homme lui-même un
dieu46. Il faut ensuite souligner que le mot retten (sauver) ne doit pas être pris en un
sens sotériologique, mais signifie originellement, comme Heidegger l’indiquait dans sa
conférence sur « La question de la technique », à propos du vers hölderlinien qui dit
que « Là où est le danger, là croît aussi ce qui sauve », « reconduire dans l’essence, afin
de faire apparaître celle-ci, pour la première fois, de la façon qui lui est propre » 47,
« libérer une chose en son être propre »48. Ce que Heidegger voulait donc dire en 1966,
c’est que seul le rapport au divin pourrait nous laisser apparaître en tant que les
mortels que nous sommes. Il faut enfin citer la phrase qui suit, où Heidegger précise
bien que la seule possibilité qui nous reste, c’est de préparer « une disponibilité pour

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l’apparition du dieu ou pour l’absence du dieu dans notre déclin ; que nous déclinions à
la face du dieu absent »49. Que le divin puisse se donner de manière encore plus
insistante dans son absence que dans sa présence, c’est ce que Hölderlin a voulu
montrer dans les Remarques qui accompagnent ses traductions des tragédies de
Sophocle qu’il publiera en 1804, juste avant de sombrer dans la folie. Plus le divin est
proche de l’homme, plus il s’éloigne comme divin. C’est là le piège de la familiarité, qui
conduit à donner aux dieux un visage humain. Plus le divin au contraire s’éloigne de
l’homme, plus il redevient divin au sens authentique. Ce qu’il s’agirait donc pour les
Modernes de parvenir à comprendre, c’est que l’expérience qu’ils font d’être séparés du
divin est précisément l’unique rapport possible à celui-ci. C’est donc paradoxalement de
cette endurance du nécessaire retrait des dieux dont doivent témoigner le poète et le
penseur moderne.

NOTES
1. Version augmentée d’un texte initialement paru dans la Revue des Sciences Religieuses, Faculté
de Théologie Catholique, Strasbourg, 84e année, n° 4, Octobre 2010, p. 443-449.
2. Dans son essai « Sur la religion » de 1797, on peut lire que chacun peut avoir un dieu (Gott) qui
lui est propre et que ce n’est que dans la mesure où plusieurs hommes ont une sphère commune
qu’ils ont une divinité ou déité (Gottheit) commune.
3. F. Hölderlin, Douze poèmes, trad. par F. Fédier, Paris, Orphée, La Différence, 1989, p. 107.
4. Ibid.
5. Hölderlin, « De la religion », Œuvres, Paris, Gallimard, La Pléiade, 1967, p. 645.
6. Cf. G.W.F. Hegel, « Fragment de Tübingen », trad. par R. Legros, Le jeune Hegel et la naissance de
la pensée romantique, Bruxelles, Ousia, 1980, p. 260-308.
7. Voir à ce propos, F. Dastur, « Sur la religion », Hölderlin. Le retournement natal, Paris, Les Belles
Lettres, coll. Encre marine, 2013, p. 189-209.
8. Cf. Hölderlin, Œuvres, op. cit., p. 1158 : « En même temps on entend dire si souvent que les
masses ont besoin d’une religion sensible. Pas seulement les masses, le philosophe aussi en a
besoin. Monothéisme de la raison et du cœur, polythéisme de l’imagination et de l’art, voilà ce
qu’il nous faut ». Ces quelques pages écrites de la main de Hegel, auxquelles le titre de « Le plus
ancien programme systématique de l’idéalisme allemand » a été donné, portent la marque autant
de Schelling que celle de Hölderlin et ne peuvent être attribuées avec certitude à aucun des trois
condisciples du Stift de Tübingen de sorte qu’elles demeurent le témoignage d’une époque où
l’échange des idées et l’interpénétration des styles furent intenses.
9. Ahura Mazdâ, le « dieu sage ». Ahura, mot qui correspond en avestique au sanskrit asura,
dérivé de asu, le souffle, la vie, et qui signifie « esprit divin », le mot Mazdâ correspondant lui
aussi au sanskrit medha, sagesse (voir le grec manthano, prêter attention, et le latin meditor).
10. Cf. F. Smyth-Florentin, « Le monothéisme biblique » in Le grand Atlas des Religions, Boulogne
Billancourt, Encyclopaedia Universalis, 1988, p. 184-185.
11. P. Lecerf, Aux origines de la Bible, Abraham était-il zoraoastrien ?, Aix en Provence, Persée, 2017,
avant-propos de Th. Römer, p. 9.
12. Cf. J. et S. N. Kramer, Lorsque les dieux faisaient l’Homme, Paris,
Gallimard, coll. « NRF », 1989.

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13. C. Ramnoux, « Sur un monothéisme grec », Œuvres, tome II, Paris, Les Belles Lettres, coll.
Encre Marine, 2020, p. 681.
14. Ibid., p. 698.
15. Avesta, mot dont l’étymologie est incertaine, qui veut sans doute dire « prescription » ou
encore simplement « livre », comme le grec biblion, mot que les traducteurs grecs de la Bible
hébraïque (Tanakh), composée de plusieurs livres, ont utilisé pour traduire l’hébreu séphèr qui
signifie « livre ».
16. Cf. P. Lecoq, Les livres de l’Avesta, Paris, Cerf, 2016, p. 60.
17. G. May, Schöpfung aus dem Nichts. Die Entstehung der Lehre von der creatio ex nihilo Berlin, de
Gruyter, 1978. Traduction anglaise : Creatio ex nihilo. The doctrine of,‘Creation out of Nothing’ in Early
Christian Thought. Clark, Edinburgh, 1994 ; voir à ce sujet l’article très éclairant de J. Fantino,
« L’origine de la doctrine de la création ex nihilo. A propos de l’ouvrage de G. May », Revue des
sciences philosophiques et théologiques, Paris, Vrin, 1996, p. 586-602.
18. E. Levinas, « Le Judaïsme et le féminin », Difficile Liberté, Paris, Albin Michel, 1976, p. 58.
19. E. Levinas, « Et Dieu créa la femme », Du sacré au saint, Paris, Ed. de Minuit, 1977, p. 142.
20. Cf. F. Dastur, La mort. Essai sur la finitude, Paris, PUF, 2007, p. 16 sq.
21. Voir pour tout ce qui suit F. Dastur, « Le dieu extrême de la phénoménologie (Husserl et
Heidegger) », La phénoménologie en questions, Paris, Vrin, 2004, p. 243-252.
22. Voir la traduction de cette lettre dans G. Granel, L’équivoque ontologique de la pensée kantienne,
Paris, Gallimard, 1970, p. 36-39.
23. E. Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs, Paris, Vrin, 1959, p. 145.
24. E. Husserl, Idées directrices pour une phénoménologie, Paris, Gallimard, 1950, § 43, p. 138-139.
25. Ibid., § 58, p. 191-192.
26. Cf. les manuscrits évoqués par E. Housset dans son chapitre consacré au "soi religieux" in
Personne et sujet selon Husserl, Paris, PUF, 1997, p. 267-290. Il est significatif à cet égard que Jacques
Derrida ait pu, peu de temps après la parution de son long commentaire du manuscrit de 1936
intitulé L’origine de la géométrie, consacrer un cours à « Théologie et téléologie chez Husserl ».
Cf. F. Dastur, « Derrida’s 1962–63 Sorbonne Courses on Metaphysics and Phenomenology »,
Research in phenomenology, 46 (2016), p. 297–307.
27. E. Husserl, La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, Paris,
Gallimard, 1976, p. 369.
28. Ibid.
29. Ibid., p. 77.
30. Cf. M. Heidegger, Phänomenologie des religiösen Lebens (cours du semestre d’hiver 1920/1921),
GA Band 60, Francfort-sur-le-Main, Klostermann, 1995. Voir en ce qui concerne l’ensemble des
rapports de la pensée heideggérienne à la théologie F. Dastur, "Heidegger et la théologie", in
Revue philosophique de Louvain, tome 92, n°2-3, mai-août 1994, pp. 226-245.
31. M. Heidegger, Interprétations phénoménologiques d’Aristote (1922), Mauvezin, T.E.R. bilingue,
1992. p. 53.
32. Cf. M. Heidegger, Phänomenologie und Theologie, Francfort-sur-le-Main, Klostermann, 1970,
p. 32. Trad. in E. Cassirer-M. Heidegger, Débat sur le kantisme et la philosophie, Paris, Beauchesne,
1972, p. 119-120.
33. M. Heidegger, Schelling, Paris, Gallimard, 1977, p. 95.
34. Ibid., p. 94-95.
35. M. Heidegger, « Identité et Différence », Questions I, Paris, Gallimard, 1968, p. 306.
36. M. Heidegger, Beiträge zur Philosophie, GA Band 65, Francfort-sur-le-Main, Klostermann, 1989,
p. 413.
37. Cf. F. Dastur, « Retrait des dieux et modernité selon Novalis et Hölderlin », Les Etudes
philosophiques, janvier 2016, 1, p. 31-44.
38. M. Heidegger, Beiträge zur Philosophie, op. cit., p. 24.

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39. Ibid., p. 406.


40. Ibid., p. 403.
41. Ibid., p. 411.
42. Ibid., p. 410.
43. Cf. Martin Heidegger interrogé par le Spiegel, Réponses et Questions sur l’histoire et la politique,
Paris, Mercure de France, 1977, p.49.
44. Expression de Karl Löwith, qui affirme que Heidegger est un « théologien sans dieu, dont
l’ontologie fondamentale est issue de la théologie » dans Ma vie en Allemagne avant et après 1933,
Paris, Hachette, 1988, p. 47.
45. Voir « Grand entretien avec Martin Heidegger, par J.-M. Palmier et F. de Towarnicki »,
L’Express, 20 octobre 1969 (en ligne).
46. Voir le livre de Luc Ferry, paru en 1997, L’Homme-dieu ou le sens de la vie (Paris, Livre de Poche)
et plus récemment, celui de Yuval Noah Harari, Homo Deus : Une brève histoire de l’avenir, paru en
hébreu en 2015 et en traduction française chez Albin Michel en 2017.
47. M. Heidegger, Essais et conférences, Paris, Gallimard, 1958, p. 38.
48. Ibid., p. 177-78.
49. La version publiée par le Spiegel comprenant certaines modifications, il est intéressant de
citer la fin de la phrase effectivement prononcée par Heidegger telle qu’elle figure dans la
dactylo-graphie de la bande magnétique qui fut faite immédiatement après l’entretien : « que
nous ne fassions pas, pour dire brutalement les choses, que ‘crever’ ; mais si nous déclinons, que
nous déclinions à la face du dieu absent ». Cf. M. Heidegger, Ecrits politiques 1933-1966,
Présentation, traduction et notes par F. Fédier, Paris, Gallimard, 1995, p. 260.

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