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Regards sur le concept de diglossie :

à l’épreuve du terrain corse

Pascal Ottavi *

Résumé
Dans cet article, l’auteur effectue un retour critique sur le concept de
diglossie et sur ceux de bilinguisme et de contact des langues, qui lui sont
corrélés. Revenant tout d’abord sur les travaux de Prudent et Kremnitz,
il s’efforce de montrer en quoi la question de la diglossie demeure valide
dans le domaine des langues minorées dans la mesure où, d’une part, elle
se signale par des données de terrain, d’autre part, elle constitue un sujet
de débat au sein de la sociolinguistique même.

Abstract
In this article, the author conducts a critical review of the concept of
diglossia and those of bilingualism and languages contact both corre-
lated to it. Returning first on the works of Prudent and Kremnitz, he is
attempting to show in which way the question of diglossia remains valid
in the field of minor languages inasmuch as it is reported in Field data
on the one hand and on the other hand as it constitutes a controversial
issue within sociolinguistics itself.

La question de la diglossie me parait d’importance, pour au moins


deux raisons. La première tient à une préoccupation épistémologique :
aborder de nouveau ce problème revient en effet à mettre en jeu d’autres
concepts tels ceux de bilinguisme et, subséquemment, de contact des
langues. La seconde trouve ses racines dans des préoccupations d’ordre
glottopolitique : elle renvoie à des enjeux de politique linguistique, à leur
gestion, et donc à des choix sociétaux ; dans une France qui a (plus ou
moins) reconnu ses « langues régionales » et s’interroge sur sa diversité
culturelle, les conflits de langues ont-ils pour autant disparu, remplacés
qu’ils seraient alors par des situations de continuums dans lesquels les

*  Université de Corte.
112 pascal ottavi

interlectes joueraient un rôle non négligeable, quantitativement et qua-


litativement, dans la communication quotidienne ?
Pour répondre à mon interrogation, et donc fonder sa légitimité, je
m’appuierai tout d’abord sur les études de Lambert-Félix Prudent et
Georg Kremnitz, parues conjointement dans un numéro de la revue Lan-
gages (1981), qui nous permettront de situer historiquement le concept.
J’examinerai ensuite les termes du débat relatif à sa validité ou à son
invalidité, entre ses « partisans » et ses « détracteurs ».

La diglossie : histoire du concept

Bilinguisme, contact des langues, paléo-diglossie 1


Je me tournerai d’abord, donc, vers les travaux de Prudent, qui s’efforce
d’historiciser la diglossie. À l’origine de la chaine, il situe Ferdinand
de Saussure, père de la linguistique structurale, dont il souligne les
contradictions. L’aspect social du langage, défini par nature, ne mérite
pas les investigations poussées dont la « parole » fera l’objet, dans son
infinie variation spatio-temporelle, comme l’aura pointé précédemment
William Labov (1976). Si bien que « le structuralisme saussurien se
déploie à partir d’une vision harmonieuse et conciliatrice de l’évolu-
tion des systèmes… » (Prudent, 1981 : 14). Structuralisme non exempt
d’essentialisme, par exemple chez Albert Dauzat, l’un des initiateurs
des études dialectologiques en France, qui prononce une sorte de double
relégation ontologique contre les ruraux : « Le paysan parle patois parce
qu’il ne peut pas faire autrement, parce qu’il éprouve encore trop de
difficultés à parler couramment le français, par habitude autant que
par paresse d’esprit. Mais il ne faut pas prendre cette habitude pour
du patriotisme linguistique. Un tel sentiment suppose une culture intel-
lectuelle et un amour des traditions tout à fait étranger aux ruraux. »
(Prudent, 1981 : 15)
Kremnitz souligne quant à lui la longue ignorance par les linguistes
de la dimension sociale du bilinguisme, qu’ils considèrent comme un
phénomène d’essence individuelle relevant plus particulièrement de
la psychologie, jusqu’à la publication, en 1953, de l’ouvrage de Uriel
Weinreich, Languages in contact : l’auteur y met au jour l’existence d’un

1. Terme employé par Lambert-Félix Prudent dans son effort d’historicisation


du concept.
regards sur le concept de diglossie  113

bilinguisme affectant des groupes, donc un collectif, et se manifestant


sous la forme de contacts de langue. La nouvelle définition fait florès,
par exemple en Espagne, où la classe dirigeante va jusqu’à enregistrer
son existence tout en assignant aux langues des fonctions différenciées.
Dans son esprit comme dans celui des spécialistes, le bilinguisme col-
lectif renvoie toujours à des situations par nature asymétriques. Charles
Ferguson lève l’ambiguïté en 1959, « qui propose le terme de diglossie
pour la différenciation linguistique interne de certaines sociétés, sous
condition que cette différenciation aille de pair avec une différencia-
tion des fonctions des différentes formes linguistiques dans la société
concernée » (Kremnitz, 1981 : 64).
Le terme « diglossie » a fait sa première apparition en 1885 sous la
plume de l’helléniste Jean Psichari, qui s’intéresse à la situation linguis-
tique de la Grèce contemporaine, marquée par l’usage simultané de deux
variétés de langue, la démotiki, ou langue populaire, et la katarévousa,
ou langue des institutions et de l’école. En 1928, il revient sur le concept
en y insistant sur la notion de conflit linguistique.
Marcais, professeur au Collège de France, emploiera pour la pre-
mière fois le terme diglossie sans guillemets pour l’appliquer, dans une
approche positiviste, à la situation des pays du Maghreb, qui relève de la
seule responsabilité des locaux : n’ayant pas choisi historiquement entre
les variétés de l’arabe, les peuples concernés ne sont capables ni de faire
émerger une littérature moderne ni de proposer des productions intel-
lectuelles dans la variété populaire. Il opère cependant un lien pertinent
entre usage des langues et statuts respectifs du colon et de l’indigène.
Ce faisant, Marcais passe en quelque sorte d’une diglossie endogène à
une diglossie exogène relative à la confrontation de la langue autochtone
avec celle du pouvoir extérieur, à travers la relation de sujétion coloniale.

Consolidation et remise en cause du concept


En établissant une dichotomie entre high-speech et low speech, Charles
Ferguson fait en son temps œuvre utile car son analyse renvoie sans dif-
ficulté à l’expérience de tout un chacun en situation unilingue (lorsqu’elle
existe) : nous mobilisons, dans nos besoins de communication quotidiens,
guidés par les représentations que nous y impliquons, l’ensemble des
ressources linguistiques disponibles en fonction des situations que nous
vivons, de nos interlocuteurs, de leurs statuts respectifs et du degré de
proximité ou de distance que nous entretenons avec eux. Pour la variété
de high-speech, la formalisation opérée par Ferguson peut se constater de
114 pascal ottavi

façon quasi iconique dans les instructions officielles consacrées à l’ensei-


gnement du français en 1923 : « Les enfants ont un vocabulaire pauvre
qui appartient à l’argot du quartier, au patois du village, au dialecte de la
province » (Giacomo, 1975 : 22). En même temps, celles-ci signifient en
quelque sorte les limites du modèle unilingue posé, qu’élargira Joshua
Fishman en 1967. Ce dernier propose d’étendre l’application du concept
aux situations bilingues et/ou plurilingues. La perception d’une hié-
rarchie peut être d’origine endogène ou exogène. Il considère également
nécessaire de distinguer le bilinguisme, capacité d’un individu à utiliser
deux langues, qui relèverait du champ de la psycholinguistique, de la
diglossie (utilisation de plusieurs langues dans la société), qui relève-
rait, elle, de la linguistique sociale, sans toutefois insister sur l’existence
potentielle ou réelle du conflit linguistique, qu’il ne nie toutefois pas.
Le modèle canonique institué par la linguistique nord-américaine lisse
en quelque sorte les rugosités du terrain d’exercice des langues : Georg
Kremnitz, Lambert-Félix Prudent et plus tard Louis-Jean Calvet (1987)
constatent que la situation semble caractérisée de façon intrinsèque par
une sorte de continuité, d’homogénéité et de cohérence des situations
langagières. Louis-Jean Calvet indique que, pourtant, dès 1962, Einar
Haugen avait souligné les limites de l’analyse descriptive et statique de la
variation. En introduisant la notion de schizoglossie, il signale la présence
possible du conflit linguistique. En signifiant en creux l’existence et le
poids de la référence au pouvoir, aux relations de sujétion sociale, aux rap-
ports de force que l’exercice de ce dernier implique, il introduit au cœur
du concept la dimension fondamentale de la dynamique, de la tension.
Une troisième lecture critique intervient avec les textes de linguistes
issus des minorités (Prudent). Il s’agit des Catalans Lluis Aracil (1965)
et Rafael Ninyoles (1969), de l’Occitan Robert Lafont (1971), de Pierre
Davy (1971) pour la Guadeloupe, de Jean-Pierre Jardel (1974) pour la
Martinique et de Alain Chantefort (1976) pour le Québec. Chacun mon-
trera à sa façon qu’il existe un conflit linguistique derrière le système
d’alternance de deux variétés exogènes. On remarquera l’insistance com-
mune à souligner la dimension conflictuelle générique non plus entre
variétés hautes et basses mais entre langues dominantes et langues
dominées, les secondes ne jouissant pas, à l’époque considérée, d’une
reconnaissance particulière. On pourra adjoindre à ce positionnement
le point de vue de Louis-Jean Calvet (1979) qui, proposant une analyse
historique du phénomène de domination linguistique, qu’il s’agisse des
situations coloniales ou des langues infranationales, parle de glotto-
phagie comme stade ultime de la diglossie, soit la disparition pure et
regards sur le concept de diglossie  115

simple par substitution de l’idiome dominé au terme d’un processus


plus ou moins long. Le même auteur affine le concept de diglossie en
mentionnant l’intégration de la domination à travers l’existence d’un
« pôle grégaire » et d’un « pôle véhiculaire » (1999a). Cependant, Calvet
introduit ici l’idée d’une certaine réversibilité, d’un certain jeu dans les
rapports entre langues, qu’elles soient dominantes ou dominées : tel
individu, tel groupe choisira ainsi une attitude de minoration marquée
par le déplacement du curseur du côté du pôle véhiculaire, tel autre
adoptera l’attitude contraire, dans une sorte de manipulation plus ou
moins consciente des codes linguistiques.
La sociolinguistique corse, engendrée par celle des langues mino-
rées, s’engagera de façon résolue dans l’analyse du conflit sociolinguis-
tique. Initiée par les textes fondateurs de Fernand Ettori (1975) et de
Jean-Baptiste Marcellesi (1984), elle aura recours à des outils heuris-
tiques appropriés à son terrain d’étude mais également utilisables dans
des situations similaires tels que les concepts d’ausbau (ou élabora-
tion linguistique, terme avancé par Heinz Kloss), de volonté populaire
(Thiers, 1986a) et de polynomie.

Diglossie, bilinguisme, interférence des langues et répertoire des


langues
Dans la réédition de son ouvrage, Papiers d’identité(s) (2008), Jacques
Thiers se demande si les Corses sont bilingues ou diglottes. Poser la
question en ces termes me permet de poursuivre la discussion quant au
problème théorique relatif aux deux concepts centraux sur lesquels je
conduis ma présente réflexion.
Pour ce qui est de la diglossie, une référence à Josiane Hamers et
Michel Blanc parait nécessaire. Ainsi, dans les situations référant à des
communautés linguistiques éprouvant le sentiment d’une minoration
de leur idiome, la langue considérée joue un rôle pivot parce qu’elle
constitue une « valeur centrale… une dimension saillante de l’ethnicité »
(1983 : 223). Cette dernière ne relève pas, en l’occurrence, d’une qualité
intrinsèque, d’un inné, mais d’un sentiment d’appartenance socialement
construit 2. C’est bien dans ce sens que Jean-Baptiste Marcellesi (1975)
puis Henri Giordan (1982) envisagent le problème des langues régionales
en France. En Corse, les travaux de Jacques Thiers (1986b), Jean-Michel

2. Les auteurs prennent d’ailleurs la précaution méthodologique de démontrer


la nécessaire contextualisation de chaque situation.
116 pascal ottavi

Kasbarian (1989) ou Jean-Marie Comiti (1992) fournissent des vérifica-


tions empiriques de la validité de cette notion. Appliquée au terrain corse,
elle y présente d’ailleurs une grande stabilité si l’on veut bien se référer
au plan de développement de la langue corse adopté à l’unanimité par
l’Assemblée territoriale, en juillet 2007. Une courte étude récemment
menée par des étudiants de seconde année d’études corses fait ressortir
de nouveau cette dimension saillante : parmi les personnes interrogées,
jeunes ou âgées, une majorité s’accorde pour considérer que la langue est
importante et qu’il faut la transmettre. Dans le domaine corse, l’analyse
de la diglossie s’était en outre affinée au fil des ans et des progrès de la
discipline au plan local : ainsi, en 1986, Marcellesi avait pu distinguer
l’hégémonie en tant que forme de consentement à la diglossie 3 (2003a) ;
historiquement, on passe ainsi d’un système de représentations hiérar-
chisées, dans le cadre de la diglossie classique toscan-corse, à un autre
régi par un conflit linguistique plus ou moins ouvert selon les époques.
Revenons à présent au bilinguisme. Jacques Thiers écrit non sans
raison, à propos de la situation locale : « Lorsque l’on parle de bilin-
guisme en Corse, on entend surtout l’acception institutionnelle du terme,
c’est-à-dire la reconnaissance par l’appareil d’État de deux ou plusieurs
systèmes linguistiques comme ‘‘langues officielles’’ » (2008 : 12). Tout
en approuvant ce point de vue, il me semble nécessaire de revenir une
dernière fois sur le concept. Existe en premier lieu ce que l’on pour-
rait considérer comme une vision canonique, caractérisée par le principe
d’une compétence de locuteur natif dans les deux langues impliquées :
c’est notamment le point de vue de Leonard Bloomfield en 1935
(Hamers, Blanc, 1983). À l’opposé, Tim Mac Namara offre en 1967 une
approche que nous pourrions qualifier de minimaliste ; selon lui, l’in-
dividu bilingue possède une compétence basique dans l’un des quatre
domaines de compétence suivants : comprendre, parler, lire ou écrire.
Nous voyons donc combien peuvent diverger les opinions d’un auteur
à l’autre mais nous pouvons également constater que, dans tous les cas,
l’individu est considéré en dehors de toute contingence sociale (ibid.).
Pour résoudre cette contradiction, sans doute convient-il d’examiner
le point de vue de David Crystal, qui distingue bilinguisme individuel
et bilinguisme social pour mieux en souligner le lien substantiel et les
interactions permanentes :

3. Que l’on peut qualifier également de « diglossie neutre », suivant le propos


de Kremnitz, citant Vallverdú, p. 70.
regards sur le concept de diglossie  117

« Qu’est-ce qu’une personne bilingue ? La réponse évidente est :


quelqu’un qui parle deux langues. Mais cette définition n’est pas suffi-
sante. En effet, elle ne couvre pas les personnes faisant un usage irrégu-
lier d’une langue ou d’une autre langue, ni ceux qui n’ont pas utilisé la
langue du tout pendant de nombreuses années… » (1992 : 362)

L’auteur va d’ailleurs plus loin en prenant explicitement en compte


les critères sociaux : « Cette définition laisse dans l’ombre la relation
entre les différentes langues et les différents dialectes, styles ou niveaux
à l’intérieur d’une même langue (comme dans le cas de la diglossie). »
(ibid.) Si bien qu’il remet en cause la définition traditionnelle du bilin-
guisme, qui s’ancre généralement dans l’idée d’une compétence égale,
d’une parité idéale : « Mais ce critère est beaucoup trop radical, [car ces
situations] sont plutôt l’exception que la règle. » (ibid.)
Si nous revenons à la diglossie, nous nous apercevons à présent que
nous pouvons toujours courir le risque de nous enfermer dans un sys-
tème clos, binaire, de confrontation d’une langue A et d’une langue B
a priori conçues comme étanches. Or Joshua Fishman avait su mon-
trer la plasticité des situations à étudier et, partant, celle nécessaire du
concept lui-même. Car les langues en contact ont tendance à produire
des hybrides, souvent rejetés au nom de l’authenticité linguistique dans
les situations locales où ces variétés de contact se déploient, francitan,
francorse, corsancese…
Dans le cas des créoles, Lambert-Félix Prudent a formulé une pro-
position permettant une approche plus fine du réel langagier : entre
« l’acrolecte » (ou variété haute, le français) et « le basilecte » (ou
variété basse, le créole parlé), s’insinue « un continuum de mésolectes »
ou variétés intermédiaires (1981 : 25). Si bien qu’il est conduit à pro-
poser « l’existence d’une zone interlectale qui n’obéit ni au basilecte
nucléaire ni à la grammaire acrolectale » (1981 : 26). Cette zone d’in-
terférences doit davantage au code-mixing qu’au code-switching, elle
peut se vérifier localement dans les conversations quotidiennes, sur les
ondes de la radio de service public RCFM, dans le parti qu’en tirent
les chansonniers, voire la publicité 4… Ainsi j’ai moi-même pu mettre
en évidence ce phénomène d’interlecte chez des enseignants de langue
corse du second degré (2010).

4. Par exemple avec le slogan « Les vingt-quatre heures du manzu » dans le


cadre d’une récente promotion de la viande de bœuf locale, le manzu étant
un jeune bœuf d’un an.
118 pascal ottavi

En reconnaissant, dans le sillage de John Gumperz et Dell Hymes


(Bachmann, 1984) l’existence prégnante de niveaux intermédiaires, mar-
qués par un usage différencié ou non des langues, avec, si besoin donc,
des marques d’interférence, qui se matérialisent par exemple dans les
interlectes, le tout en fonction du contexte, de la situation et de l’inter-
locuteur, la sociolinguistique permet d’enregistrer, à travers la notion de
répertoire linguistique, la fluidité de l’usage des codes et de rendre ainsi
le réel langagier plus intelligible. En contexte corse, Thiers (2008) parle
ainsi aujourd’hui d’un répertoire linguistique engageant non seulement le
français normé et le corse parlé initiaux mais aussi les interlectes et, fait
nouveau, l’italien dont la réhabilitation symbolique lui apparait en cours ;
au-delà de cette réflexion sur les rapports qu’entretiennent les Corses à
ces trois langues, se pose le problème de l’évolution de la conscience
identitaire en fonction des changements démographiques actuels, notam-
ment marqués par la présence relativement importante des communautés
maghrébine et portugaise, en particulier dans les établissements scolaires.
Ce qui signifie, à plus ou moins longue échéance, d’autres évolutions
qu’il conviendra d’étudier.

Diglossie ou pas ? Diglossie ou continuums linguistiques ?


Si nous avons vu que la diglossie constitue un concept pivot dans l’ana-
lyse des situations de minoration, elle ne manque pas de susciter des
contestations venues d’horizons divers. Je vais y revenir à présent en en
donnant un (trop) rapide aperçu.

Le conflit des disciplines


Pour Marie-José Dalbera-Stefanaggi (2001), à une hégémonie italo-
corse, stable pour les variétés utilisées, a succédé une diglossie franco-
corse ; mais une nuance infime suffit à provoquer un basculement du
discours : cette diglossie, elle la qualifie de « bilinguisme » (2001 :
262) et évite systématiquement d’avoir recours au vocable, sauf dans les
citations d’auteurs. C’est sans doute à dessein que le terme n’est jamais
mentionné ; bien au contraire, le choix ambigu du mot bilinguisme parait
procéder d’une stratégie de masquage destinée à évacuer la dimension
conflictuelle de la présence et de l’usage des deux codes actuellement
utilisés, car celle-ci serait de nature à invalider son propos. En tant que
dialectologue, elle entend (légitimement) observer ce qui peut encore
l’être, sans vraiment tenir compte de ce qui pourra advenir du parler
regards sur le concept de diglossie  119

originel, dont on a plutôt tendance à rechercher les traces en milieu rural.


Ce qui fait problème en l’occurrence, c’est l’obstacle constitué par l’in-
trusion d’un élément tiers dans le chemin vers l’inéluctable, le processus
de substitution, dont le travail du dialectologue risque de pâtir : sur un
corse hérité, transmis de façon naturelle mais en voie d’érosion, aurait
tendance à se superposer un « corse élaboré… une variété de corse en
hiatus… fondée sur les caractéristiques linguistiques du français dont
elle emprunte les traits phoniques, linguistiques, syntaxiques » (2001 :
262). Ce point de vue me semble illustrer parfaitement l’affrontement
de deux disciplines :
Il ne faudrait pas penser que les diverses linguistiques structurales…
ignorent ou passent sous silence l’existence de différenciations sociales
du langage. Simplement elles rejettent hors de la linguistique l’étude de
la causalité exercée par l’extralinguistique sur la langue, la valeur sym-
bolique de celle-ci et son rôle dans la société. (Marcellesi, 2003b : 43)

Courant hégémoniste et courant puriste


Localement la diglossie réveillera un courant hégémoniste et suscitera
un courant puriste.
Le premier prône en quelque sorte un retour au statu quo ante, de
type hégémonique (voir supra), associant durant de longs siècles toscan
et corse. Pour Marchetti (1989) et Durand (2003), le corse n’est pas un
dialecte issu du bas-latin, contrairement aux dialectes italiens actuels,
mais de la variété occidentale du toscan, qui précède l’institution litté-
raire du florentin et qui aurait été répandue par les seigneuries de Terre
ferme, les abbayes et les évêques, puis par la République maritime de
Pise du xie au xiiie siècle, si bien qu’on ne peut revendiquer pour lui
aujourd’hui aucune originalité particulière. Ces deux auteurs s’appuient
en fait sur le critère d’intercompréhension (Martinet, 1980) pour justifier
la sujétion du corse à l’italien. Or, ce faisant, ils refusent de tenir compte
des profondes transformations socioculturelles intervenues durant le
xxe siècle. L’intégration étant passée par là et le corse ayant reculé sous
la pression du français, le vieux couple langue-dialecte s’est défait, obli-
geant le corse à s’ériger en langue distincte sous peine de disparaitre,
évolution rendue nécessaire à la fois par l’assimilation, après-guerre,
du mouvement autonomiste et de sa revendication linguistique à l’irré-
dentisme et par la nécessité de faire reconnaitre le corse comme langue
spécifique du territoire national à la suite du vote de la loi Deixonne.
120 pascal ottavi

La gestion de l’élaboration linguistique ne va pas sans poser pro-


blème. Dans un cadre où, d’une part, on ne possède ni le pouvoir de légi-
férer ni une puissance culturelle suffisante pour influencer en profondeur
la société, où, d’autre part, l’insécurité linguistique se donne à constater,
la polynomie a permis de régler un certain nombre de difficultés, non
seulement celle de la norme plurielle mais aussi celle de l’attitude qu’il
convient d’adopter lorsqu’il s’agit d’inciter les gens à prendre la parole,
notamment les élèves (Comiti, 2005). Ce choix n’agrée pas aux tenants
du courant puriste, qui adoptent une « corsité de distanciation » (Thiers,
2008 : 274) reposant sur la règle de l’écart maximum et revendiquent
une langue parlée « authentique » illustrée ou non par les grammaires
existantes. On assiste donc à la production d’un registre de langue pou-
vant implicitement relever de l’élaboration linguistique (voir supra) et
tout aussi implicitement référencé à la présence de l’écrit et en distorsion
avec l’usage oral de l’idiome, hic et nunc. Il s’agit donc d’une recons-
truction dont les prescriptions, si elles venaient à être diffusées avec
succès, seraient, en l’état actuel des choses, davantage source d’insécu-
rité linguistique que de progrès dans l’élargissement et le dépassement
du pôle grégaire.

Planification linguistique, droits et choix individuels


Sur un plan plus général, l’idée de diglossie et son corollaire, le conflit
linguistique, parait gêner certains sociolinguistes, en particulier ceux
qui se soucient de politique linguistique. En effet, la présence de lan-
gues minorées et d’une revendication qui pourrait leur être liée semble
en quelque sorte aller à contre-courant de la tendance globale actuelle,
marquée par une politique des langues de l’Union européenne favorable
aux droits individuels mais qui, ce faisant, laisse la porte ouverte aux
grands idiomes, tout en tentant d’intégrer un droit légitime à la diversité
culturelle, par exemple dans le cas des populations immigrées. Ainsi
Jean-Claude Beacco écrit que :
la logique des droits linguistiques, reconnus aux minorités, en particu-
lier sur une base territoriale, ne devrait pas conduire à la reproduction
de logiques monolingues, qui ne sont adaptées qu’à des entités linguis-
tiquement homogènes, sur la nature et la taille desquelles on peut s’in-
terroger. (2007 : 23)

Si l’on peut valider son refus d’une logique de contiguïté de deux


langues « nationales », on ne peut manquer de remarquer que le rejet
regards sur le concept de diglossie  121

du principe de territorialité (dans lequel les langues régionales ont été,


en France, historiquement enfermées par les textes) renvoie à la fois à
une conception jacobine de la langue et aux impératifs de la doxa éco-
nomique actuelle (Scheidauer, 2001).
Plus étonnante apparaitra sans doute la position de Louis-Jean Calvet
(1999b) qui, dans le cadre de sa vision écologique des langues, voit les
processus de substitution en cours comme étant in fine le fait des locuteurs
eux-mêmes, donc relevant de leur responsabilité. Solikoko Mufwene,
quant à lui, avec « l’écologie externe indirecte » (2005 : 96), propose
une écologie linguistique embrassant au contraire l’ensemble des facteurs
socio-historiques, socio-économiques et géographiques d’un espace lin-
guistique donné. On remarquera d’ailleurs que Jean-Baptiste Marcellesi
avait enregistré le comportement dont parle Calvet au moyen du concept
d’hégémonie : en effet, en prônant que celle-ci constitue un « processus
par lequel les locuteurs des langues dominées sont conduits à considérer
comme une bonne chose, allant dans le sens de leurs intérêts matériels
et/ou culturels la prééminence accordée à un système autre que le leur »
(2003b : 166), il renversait par avance la charge de la preuve. Car, au
fond, et très génériquement, la minoration annihile toute conscience de
domination et prive l’individu et/ou le groupe de tout moyen d’action
contre celle-ci, liant ainsi dialectiquement dominant/agent et dominé/
patient (Memmi, 1968).

Conclusion
L’examen du concept de diglossie, mené de façon concomitante avec
ceux de bilinguisme et de contact des langues, m’aura donc permis de
procéder à une sorte de bilan épistémologique à son propos. J’ai pu en
suivre la genèse et l’évolution, à travers sa production initiale et l’examen
critique dont il a fait l’objet de la part de ses différents utilisateurs.
Si j’ai pu tester la validité du concept en examinant sa traçabilité dans
la littérature spécialisée, j’en ai également mesuré la vivacité à travers
le débat et les remises en cause qu’il suscite via le terrain local, qu’il
s’agisse du conflit épistémologique entre linguistique structurale et socio-
linguistique, ou des tensions sous-jacentes qu’il entraine, dont le débat
autour de l’émancipation des langues minorées, jusque et y compris au
sein de la sociolinguistique elle-même, partagée qu’elle est entre « une
conception a-historique (strictement synchroniste) et descriptiviste » et
122 pascal ottavi

« une position historicienne (qui prend en compte la dynamique diachro-


nique) et interventionniste » (Boyer, 1997 : 10).
Ce qui n’exonère pas, bien entendu, les tenants de cette dernière
de toute prudence et de toute lucidité : face aux réalités mouvantes et
complexes qui constituent leurs terrains d’analyse (voire d’action), ils
doivent garder à l’esprit l’impérieuse nécessité d’une glottopolitique,
non seulement en ce qu’elle permet d’inclure l’ensemble des acteurs
sociaux et pas uniquement les institutions de pouvoir, fussent-elles des-
tinées à « retrousser » la diglossie, mais parce qu’elle oblige en quelque
sorte ceux qui s’en réclament à une veille critique permanente.

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