2018 These Lei Maxime
2018 These Lei Maxime
2018 These Lei Maxime
THÈSE
présentée par :
Maxime LEI
soutenue le : 17 mars 2018
JURY :
Au moment de me pencher sur le parcours de cette thèse, la solitude dans laquelle ce travail
peut parfois enfermer contraste avec la richesse des relations nouées tout au long de ces
années. Ce travail, bien que personnel, est aussi le fruit de ces liens qui m’unissent à toutes
ces personnes à qui ce travail doit beaucoup, si ce n’est tout. Je souhaite, avant même de les
remercier, leur adresser mes excuses pour le temps que ce travail a demandé et qui a pu,
parfois, donné l’impression que je les négligeais. Ils ont tous, de près ou de loin, et même
sûrement sans s’en rendre compte, contribué à rendre mon parcours moins solitaire et à me
redonner, dans les moments difficiles, la volonté qui me quittait. C’est à toutes ces personnes
que je veux adresser, ici, quelques mots de remerciements.
Ma gratitude concerne pareillement M. Pascal Richard et Mme Sophie Perez, les directeurs du
CERC, qui m’ont permis, à moi et à d’autres, de grandir. Ils sont pour beaucoup dans les
excellentes conditions matérielles et intellectuelles dans lesquelles j’ai pu effectuer ce travail.
Leur disponibilité personnelle, leur accompagnement chaleureux et leur foi intangible en des
lendemains heureux ont été précieux.
D’autres rencontres m’ont aussi permis de voir ce que mon esprit et mes yeux ne parvenaient
pas, ou plus, à distinguer. Les perspectives dégagées par M. le professeur Jean-Claude Ricci,
l’opportunité que m’a offert M. le professeur Strickler et le crédit témoigné par M. Chabanol
m’ont donné l’assurance de persévérer dans cette voie. Qu’ils en soient remerciés.
Je veux ici remercier mes parents qui, depuis toujours, ont tâché de m’inculquer le goût du
travail et un certain sens de l’effort. Je leur dois les valeurs qui m’accompagnent et ce travail
est aussi le fruit de leur éducation, mélange d’amour pudique et d’exigence.
Dans cette même lignée, je dois beaucoup à mon frère envers qui je me suis toujours donné la
responsabilité d’être un exemple à suivre. Mais au-delà de ce rôle, c’est surtout à lui que je
dois aujourd’hui dire merci. Les qualités de l’homme qu’il est devenu, la rare compréhension
dont il a fait preuve à mon égard et son impressionnante maturité m’ont guidé dans les jours
noirs de cette entreprise. Enfin, sa capacité à débattre, avec plus ou moins de mauvaise foi, de
tout et de rien, ont aiguisé mon choix des mots lorsqu’il s’est agi de tenter de convaincre.
Mes remerciements prononcés vont aussi à Christel Birabent, ma marraine, pour les lourdes
relectures, mais au combien précieuses, de cette thèse. La patience dont elle a fait preuve dans
cette entreprise est un trésor tout comme son soutien fidèle et infaillible durant ces années de
thèse, d’études et plus largement de vie.
L’aboutissement de ce travail est aussi le résultat d’une ambiance collective. Tout au long de
mon parcours de doctorant, ils ont été nombreux à habiter le centre et la bibliothèque avec
moi. Parmi eux, pour lesquels j’ai ici une pensée amicale, les personnalités de Mohamed et de
Bahaa m’ont marqué et surtout montré la voie à suivre. Quels que soient les chemins que la
vie a pu et pourra nous faire prendre, je serai à jamais lié à ces « grands frères » dont la vie
m’a fait cadeau. Au cours de ce long passage à la faculté, Jean-François, Camille, Zaïneb et
Phillipe m’ont apporté au quotidien le sourire et la joie dont tout doctorant a besoin dans son
travail fastidieux. Leur rencontre était chaque jour un plaisir renouvelé qui permettait de
redonner de la couleur aux perspectives les plus sombres. Ce plaisir à venir vous retrouver
pour travailler a fait de vous des amis que je porte très haut dans mon cœur.
Puisqu’il est question des amis, Xavier, Thomas et Lucas sont les plus anciens que je compte.
Mes « vieux frères » ont su, chacun à leur manière et chacun leur tour, me donner la force de
surmonter cette épreuve. Leur présence fait à chaque fois de ma vie une fête, dans la passion
de la furieuse amitié qui nous anime. Vous avez su, tout au long de ce travail, me rappeler
qu’il y avait une vie en dehors de la thèse, et parfois même m’y ramener. Le bonheur de vous
retrouver tout au long – et au bout – de ce chemin m’ont encouragé à persévérer quand le
navire tanguait. Quoi qu’il en soit, je sais que ce ne sont pas ces lignes qui vous apprendront
la nature des profonds sentiments que je vous porte.
Ce travail n’a pu être accompli que parce que j’ai eu la chance, tout au long de ce travail
d’être entouré de nombreuses personnes. La thèse, par la rigueur qu’elle exige, m’a appris
qu’il faut être reconnaissant envers les personnes qui nous donnent du bonheur car elles sont
les charmants jardiniers par qui nos âmes sont fleuries. C’est à tous ceux qui, par les bons
moments vécus ensemble, y ont contribué, que je voudrais adresser mes remerciements. Ma
sphère familiale, proche ou large, a toujours très chaleureusement su alléger la contrainte qu’a
parfois pu représenter ce travail. Je pense ici, sans que l’ordre de cette présentation ne traduise
une quelconque préférence, à Dominique, Valérie, Magali, Audrey, Éric, Yves, Christiane,
Joaquin, Robin, Enzo, Lola, Lucas, Léo, Hugo, Landry, Louna, Franck, Sarah, Didier,
Isabelle, Etienne, Lucas, Brigitte, Jean-Louis, Marion, Emilie, Simon, Raphaël, Melissa et le
reste de la nombreuse famille Ernst. Mes relations amicales, proches ou plus lointaines, ont
aussi contribué à adoucir la charge de cette thèse. Je pense ici, encore une fois sans ordre de
préférence à Vincent, Florian, Benoît, Miroslav, Antoine, Emmanuel, Johan, Romain D.,
Willy, Mickaël, Pierre, Yann, Thomas, Anaëlle, Marine, Douniaa, Marlena, Jean-Michel,
Aurélie, Annabelle, Laura, Loreline, Yohann, Romain A. et Roméo. Chacun d’entre eux a, à
un moment donné, partagé un moment, de joie ou de peine, dans cette odyssée. Je garde
précieusement dans mon coeur le souvenir de ces chers instants vécus et à vivre.
À Séverine, les mots ne sauraient suffire, sauf à n’être qu’euphémismes, pour lui exprimer
tout ce que je lui dois et l’amour que je lui porte. Le destin a été très généreux en laissant ses
mains me cueillir, elle qui est la meilleure partie de moi-même. Cette période a été éprouvante
et les turbulences qu’elle a pu causer n’ont fait que renforcer la conviction qu’elle est le pilier
de ma vie. Son soutien, sa présence et le bonheur qu’elle représente ont été, sont, et seront ma
force et la source de ma persévérance.
J’ai une pensée émue pour Claude et mes grands-parents, partis ou absents. Je veux enfin
penser à Gillette dont je n’accepterai jamais vraiment l’absence.
PRINCIPALES ABRÉVIATIONS
INTRODUCTION GENERALE
PREMIERE PARTIE
DECONSTRUCTION DU PRINCIPE DE L’ABSENCE D’EFFET SUSPENSIF : LE JUGE
COMME PUISSANCE TUTELAIRE DE L’ADMINISTRATION
SECONDE PARTIE
DEPASSEMENT DU PRINCIPE PAR L’ADMISSION D’UN EFFET SUSPENSIF
AMENAGE : L’IMAGE DU JUGE COMME PUISSANCE PROTECTRICE DES CITOYENS
CONCLUSION GENERALE
13
14
INTRODUCTION GÉNÉRALE
1. Don Carlos, le frère de l’innocente Elvire, bafouée et trompée par Don Juan, trouvait
dans la suspension de la vengeance qu’il poursuivait avec son frère, la source d’une
« ardeur »1 supplémentaire à la mettre en œuvre. La suspension, abordée ici comme un délai
servant à retarder la mise en œuvre d’une action ou d’un comportement, n’a pas toujours la
connotation fougueuse et passionnée que Don Carlos lui prêtait. Au contraire, les adeptes de
la doctrine de Pyrrhon2, appelés aussi les pyrrhoniens, font de la suspension de leur jugement
l’illustration de leur sagesse et le moyen de « conquérir […] l’ataraxie »3. La suspension, loin
d’être une hésitation, est dans ce cadre un état d’esprit nécessaire pour l’homme qui veut
s’élever au rang du sage, en lui donnant la possibilité de s’abstenir de jugement et, par
conséquent, de douter.
2. Dans le langage courant, la suspension peut déployer ses effets sur le plan spatial ou
temporel sans que cela n’ait de profonde incidence sur le sens ou le contenu qui en découle.
Peu importe son objet, il se dégage d’une telle notion l’idée d’un élément figé, d’un
mouvement arrêté ou encore d’un élément mis « en suspens » dans l’attente d’un événement
futur. À ce propos, l’on évoque couramment la suspension comme une période d’attente
pendant laquelle la situation de celui qui en fait l’objet sera figée. Il en est ainsi par exemple
du professionnel qui ne peut plus exercer dans un but préventif son activité en attendant une
potentielle prise de décision à son encontre. De ces brefs éléments s’esquisse le dessin d’une
notion permettant d’engendrer « l’action d’interrompre »4 un mouvement engagé, de faire
cesser quelque chose. À partir de cette considération, la suspension renvoie à la survenance
d’un événement qui rend « pour un temps immobile, inactif »5, à une interruption donc
temporaire. La suspension n’a dès lors pas vocation à s’inscrire ad vitam æternam puisqu’elle
1
Il s’exprimait en ces termes à son frère, Don Alonse, avec qui il fomentait la vengeance de sa sœur, trompée
par Don Juan : « Notre vengeance, pour être différée, n’en sera pas moins éclatante ; […] cette suspension d’un
jour, que ma reconnaissance lui demande, ne fera qu’augmenter l’ardeur que j’ai de […] satisfaire [notre
honneur] » (Molière, Dom Juan, 1998, Paris, Flammarion, p. 101).
2
Philosophe grec et fondateur de l’école sceptique. Pour un exposé plus poussé de sa vie et son œuvre,
v. D. Huisman (dir.), Dictionnaire des philosophes , vol. 2, 2ème éd., 1993, Paris, PUF, préf. F. Alquié, M. Conche
et B. Bourgeois, p. 2371.
3
« Suspension », in A. Lalande, Vocabulaire technique et critique de la philosophie , 18ème éd., 1996, Paris, PUF,
p. 1078.
4
« Suspendre », in A. Rey (dir.), Dictionnaire historique de la langue française , t. 2, 2016, Paris, Le Robert,
p. 2358.
5
« Suspendre », in A. Rey et J. Rey-Debove (dir.), Le Petit Robert, 2017, Paris, le Robert, p. 2480.
15
n’a qu’une durée limitée devant accorder « le temps de réfléchir, de reconsidérer le cas »6, en
clair « d’attendre pour juger d’avoir pu se former une opinion »7.
3. Sur la base de cette analyse sémantique rapide, la suspension, quelle que soit son
origine et son objet, fige – temporellement ou spatialement – l’élément concerné dans le but
d’offrir à d’éventuels décisionnaires une période supplémentaire de réflexion. La suspension
se rapproche alors d’une forme de précaution dans la mesure où elle permet de conserver une
situation qui doit faire l’objet d’une intervention future. Par conséquent, si la suspension
engendre une possible prise de recul, elle traduit d’un autre côté « l’état d’une personne dans
l’incertitude »8 dont la situation est « suspendue ». La notion de suspension peut donc
s’analyser comme la « mise entre parenthèses » de l’objet auquel elle s’applique : celui-ci se
détache de son contexte pour ne plus subir d’évolutions. Comme l’élément suspendu dans
l’espace ne subit plus l’effet de la gravité celui qui est suspendu dans la sphère temporelle ne
subit plus l’effet du temps qui passe et des évolutions qu’il charrie.
4. La suspension, appréhendée comme l’interruption temporelle d’une action, est
toujours le fruit d’une décision humaine. La suspension se provoque et se décide, ce qui
implique qu’il existe des actions et des comportements dits suspensifs au sens où ils
engendrent la suspension. Dans le contentieux administratif, les recours, désignés pour
l’instant de manière générique comme le moyen de contester les décisions des autorités
administratives, ne sont pas suspensifs. Leur dépôt n’a ainsi pas pour conséquence d’entraîner
la suspension de l’objet qu’ils permettent de contester, c’est-à-dire dans la majorité des cas, la
décision d’une autorité administrative. Puisqu’il ne peut évidemment être question, dans ce
cas, d’une suspension de la décision en elle-même – l’on ne voit pas bien comment la réaliser
–, la suspension envisagée concernerait plutôt le contenu de cette dernière et sa mise en œuvre
matérielle. La suspension que ne provoquent pas les recours aurait en fin de compte pour effet
de figer la situation qu’est censée régir la décision contestée. L’effet suspensif d’un recours,
ou plutôt son absence dans le cadre du contentieux administratif, concerne donc l’exécution
du contenu de la décision contestée. On parle généralement, pour désigner cette situation, de
l’absence d’effet suspensif des recours signifiant qu’ils sont dépourvus du caractère qui leur
aurait permis d’entraîner la suspension de l’exécution de la décision contestée.
6
« Suspendre », in A. Rey (dir.), op. cit., p. 2358.
7
« Suspendre », in A. Rey et J. Rey-Debove (dir.), op. cit., p. 2480.
8
« Suspendre », in A. Rey (dir.), op. cit., p. 2358.
16
5. Cette caractéristique, loin d’être inédite en contentieux administratif, est au contraire
traditionnellement qualifiée comme un principe9. Plus qu’une simple règle, l’absence d’effet
suspensif est donc une caractéristique fondamentale du régime des recours au point que tout
son « développement ultérieur doit [y] être subordonné »10. Ce serait ainsi, pour le dire
autrement, l’un des points de départ à partir duquel penser le régime juridique des recours. En
outre, l’on peut également relever, vu sa formulation, originelle11 et actuelle12, qu’il s’agit là
de la posture commune du contentieux administratif vis-à-vis de l’incidence des recours sur
l’objet qu’ils permettent de contester. C’est à cet égard que le professeur Gohin en parle
d’ailleurs comme d’un « principe directeur »13 laissant entendre que, dans le silence des textes
créateurs des recours, ces derniers ne bénéficient pas d’un effet suspensif. L’effet suspensif ne
peut donc être que le fruit d’une véritable volonté puisqu’il faut y excepter de manière
expresse. Ce n’est pas pour rien que la grande majorité de la doctrine évoque le principe de
l’effet non suspensif des recours ou de l’absence d’effet suspensif des recours, ce que
confirme d’ailleurs une brève analyse des caractéristiques du principe juridique.
6. Le principe juridique, appréhendé d’un point de vue théorique, comporte plusieurs
classes supportant chacune leurs propres spécificités. Le dictionnaire encyclopédique de
théorie et de sociologie du droit14 propose la constitution de cinq types de principes existants.
Parmi eux, le plus commun est sans aucun doute le « principe positif du droit », c’est-à-dire
une norme formulée de manière explicite au sein d’une disposition textuelle. Dès lors, cette
dernière sert à fixer le contenu du principe qui sera véhiculé et exprimé par cette seule
disposition écrite. Du décret du 22 juillet 1806 jusqu’à la rédaction de l’article L. 4 du Code
de justice administrative, l’absence d’effet suspensif n’a jamais cessé d’être régie et organisée
9
On retrouve cette qualification de « principe » chez de nombreux auteurs. En ce sens, v. Y. Gaudemet, « Le
juge administratif et le prononcé du sursis », AJDA, 1982, p. 629 ; R. Chapus, Droit du contentieux administratif,
13ème éd., 2008, Paris, Montchrestien, Domat droit public, n° 457, p. 379 ; Ch. Debbasch et J.-C. Ricci,
Contentieux administratif, 8ème éd., 2001, Paris, Dalloz, Précis, n° 533, p. 489 ; S. Hourson, « Les recours
suspensifs en matière administrative », DA, 2012, n° 5, ét. n° 9, p. 7 ; O. Gohin, « Le recours pour excès de
pouvoir et les référés », JCP A, 2012, n° 38-39, ét. n° 2314, n° 9, p. 38 ; R. Rouquette, Petit traité du procès
administratif, 7ème éd., 2016, Paris, Dalloz, n° 223.05, p. 269 ; O. Gohin et F. Poulet, Contentieux administratif,
9ème éd., 2017, Paris, LexisNexis, Manuels, n° 229, p. 250 ; M. Guyomar et B. Seiller, Contentieux administratif,
4ème éd., 2017, Paris, Dalloz, HyperCours, n° 374, p. 181 ; O. Le Bot, Contentieux administratif, 4ème éd., 2017,
Bruxelles, Bruylant, Paradigme, n° 448, p. 234. V. contra , J.-C. Ricci, Contentieux administratif, 5ème éd., 2015,
Vanves, Hachette supérieur, HU, n° 41, p. 26. Ce dernier, largement minoritaire sur ce point, qualifie l’absence
d’effet suspensif de « règle » sans pour autant justifier l’utilisation de cette préférence.
10
« Principe », in A. Lalande, op. cit., p. 828.
11
L’article 3 du décret du 22 juillet 1806 prévoyait que « le pourvoi au Conseil d’État n’est pas suspensif s’il
n’en est autrement ordonné ».
12
L’article L. 4 du Code de justice administrative prévoit désormais que « sauf dispositions législatives
spéciales, les requêtes n’ont pas d’effet suspensif ».
13
O. Gohin, « Les principes directeurs du procès administratif en droit français », RDP , 2005, p. 171, spéc.
p. 175.
14
« Principes du droit », in A.-J. Arnaud (dir.), Dictionnaire encyclopédique de théorie et de sociologie du droit,
2ème éd., 1993, Paris, LGDJ, p. 474 et s.
17
par un texte. C’est d’ailleurs à partir de sa rédaction au sein de ces dispositions que la doctrine
attribue à cette caractéristique le rang de principe de la procédure administrative contentieuse.
La formulation est telle que l’absence d’effet suspensif est présentée comme un socle du
régime juridique des recours puisqu’il lui est associée la possibilité de dérogations législatives
ou d’adaptations jurisprudentielles, preuve de sa situation « centrale ». À partir de là, force est
de reconnaître que le caractère non suspensif des recours, en tant que « règle ou norme
d’action clairement représentée à l’esprit, énoncée par une formule »15, est bel et bien un
principe de la procédure administrative contentieuse au sens où il « se dit de ce qui doit être,
conformément à une norme générale »16.
7. L’absence de suspension découlant des recours constitue bien un principe – édicté et
applicable – de la procédure administrative contentieuse. Concrètement, et vu la configuration
contentieuse à laquelle donnent lieu les litiges de l’administration, celui-ci implique que la
décision qui fait l’objet du recours ne voit pas son exécution suspendue. D’autre part, il en
résulte, très logiquement, que les requérants qui la contestent se verront « forcés » d’en
« subir » les effets durant l’instance. Si les justifications d’une telle situation sont présentées
comme solides, notamment autour de la réalisation de l’intérêt général, il n’en demeure pas
moins qu’elle grève sérieusement la protection des droits et des intérêts des particuliers
auxquels se destinent majoritairement les décisions administratives. Par conséquent, une
recherche centrée sur le principe de l’absence d’effet suspensif peut servir à analyser ce
rapport délicat entre ces deux éléments en tension. Une étude du principe de l’absence d’effet
suspensif des recours mérite donc d’être menée tant elle présente un intérêt (section 1) et une
utilité (section 2) pour la compréhension du droit et du contentieux administratif et qu’il est
possible de la mener (section 3) à condition de la délimiter précisément.
15
« Principe », in A. Lalande, op. cit., p. 828.
16
Ibid., p. 828.
18
cette carence d’étude complète et exhaustive en la matière démontre une forme de désintérêt
doctrinal dont le principe serait victime (paragraphe 1) et que la présente recherche pourrait
pallier. En outre, la question de l’effet suspensif ou non d’un recours est après tout une
interrogation qui pourrait être pertinente dans le cadre de tout contentieux. Seulement, le
contexte dans lequel s’inscrit le contentieux administratif rend la question de cette
caractéristique d’une acuité rare. Les recours étant, dès le premier ressort, dirigés à l’endroit
d’une décision dont le contenu doit être mis en œuvre, la question de sa suspension y est
particulièrement pertinente. Ce n’est le cas, à ce point du moins, que dans le seul cadre du
contentieux administratif, faisant du principe de l’absence d’effet suspensif une spécificité
procédurale qui illustre le caractère autonome de la procédure administrative contentieuse
(paragraphe 2).
9. À ce jour, aucune thèse ou étude d’ampleur n’a été consacrée, à notre connaissance, au
principe de l’absence d’effet suspensif des recours qui prévaut au sein de la procédure
administrative contentieuse. Cette forme de « faillite » de la doctrine sur ce point traduit donc
une absence de réflexion que ce soit à propos de son contenu, de sa nature ou de ses
modalités. Au bout du compte, cette forme de désintérêt s’expliquerait par le fait qu’il
s’imposerait comme une évidence, et qu’il n’y aurait dès lors, que du temps à perdre à
l’analyser. En quelque sorte, le désintérêt marqué de la doctrine à son égard s’explique
principalement par le postulat depuis lequel cette dernière part à son propos, qui n’est autre
que celui de son existence indiscutable (A). Remettre en cause le principe de l’absence d’effet
suspensif ne serait qu’une folie ou une hérésie et ce sentiment s’est trouvé renforcé depuis
l’introduction du référé-suspension (B), censé faire taire les quelques critiques qui auraient pu
s’élever à son encontre.
17
S. Hourson, op. cit., p. 7.
19
son « caractère fondamental »18, autre manière d’affirmer son invulnérabilité et son
intangibilité. En bref, la doctrine part généralement du postulat que l’existence et la pertinence
du principe de l’absence d’effet suspensif ne peuvent être contestées. Il n’y aurait rien à dire
puisqu’aucune autre alternative ne peut être envisagée de manière viable et pérenne.
11. Les quelques arguments rapidement avancés par les auteurs qui présentent cette
caractéristique ont en outre un contenu qui a pour effet de décourager, plus que de convaincre,
les esprits qui s’aventureraient à questionner l’absence d’effet suspensif. En invoquant le fait
que les décisions administratives qui sont contestées sont porteuses de l’intérêt général auquel
les requérants opposeraient leurs simples intérêts particuliers, les auteurs concernés « tuent »,
avant même qu’il ne naisse, tout débat. Qui irait effectivement à l’encontre de l’idée selon
laquelle il faut préserver la formulation de l’intérêt général face aux « vils » intérêts
particuliers ? Dans le même sens, en rappelant que ces mêmes décisions administratives
bénéficient d’une présomption de légalité, les auteurs empêchent leurs lecteurs de développer
un regard critique sur cet aspect élémentaire de la procédure administrative contentieuse.
12. Ni les arguments invoqués au soutien du principe ni son contenu ne sont donc
véritablement questionnés ou analysés. D’une certaine manière, l’on peut dire que ceux qui
s’intéressent au contentieux administratif sont forcés d’accepter l’existence de ce principe
dont la remise en cause semble ne pas pouvoir et même devoir être envisagée. Une brève
analyse de la doctrine fait état, à son propos, d’une forme de soumission, non pas à la
pertinence de son existence mais, plus généralement, à l’évidence qu’il véhiculerait, celle que
l’exécution des décisions des autorités administratives ne peut supporter d’être retardée. Dans
ce concert doctrinal, l’on a quand même pu relever deux « fausses notes ». D’une part, le
travail du professeur Lavau19, presque fondateur de notre recherche, avait d’abord émis
quelques doutes – c’est le moins que l’on puisse dire – à propos de la pertinence du principe
de l’absence d’effet suspensif. Du moins, c’est surtout son application générale et
indifférenciée qui « dérangeait » quelque peu le professeur Lavau. Des années après, le
professeur Hourson questionnait lui aussi, de manière plus mesurée et indirecte, la pertinence
du principe de l’absence d’effet suspensif contemporain20. En s’intéressant aux rares recours
suspensifs qui existent en la matière et en défendant l’idée que leur champ mériterait
certainement d’être étendu, cet auteur remettait en cause la pertinence des modalités du
principe de l’absence d’effet suspensif.
18
R. Chapus, op. cit., n° 457, p. 380.
19
G.-E. Lavau, « Du caractère non suspensif des recours devant les tribunaux administratifs », RDP , 1950,
p. 717.
20
S. Hourson, op. cit., p. 7.
20
13. Ces deux voix sont dissonantes dans la mesure où, tout en reconnaissant l’importance
essentielle acquise par le principe de l’absence d’effet suspensif des recours, les auteurs
cherchent à en nuancer l’application et les modalités. D’une certaine manière, ils remettent en
cause le dosage – ou plutôt son absence – du principe de l’absence d’effet suspensif, quelque
peu hégémonique. Tout serait donc, selon eux, une question de mesure sans que l’essence
même de l’absence d’effet suspensif ne soit mise en doute. Largement influencés dans la
manière d’aborder la recherche menée par leurs réflexions, l’on s’en inspirera sans pour
autant s’y tenir fidèlement, l’étude à venir ayant une vocation plus large que ces travaux.
14. Le bref état des lieux que la doctrine offre à voir sur la question de l’absence d’effet
suspensif des recours donne donc l’image d’un principe solidement établi dont l’interrogation
sur sa pertinence ne pourrait mener, au mieux, qu’à une impasse. Pour autant, l’issue
annoncée d’un tel travail n’a jamais été méthodiquement démontrée. La seule force de
l’évidence devrait suffire à elle seule, à décourager et à empêcher de réfléchir à la pertinence
du principe de l’absence d’effet suspensif. Dès lors, sans provocation ou esprit de
contradiction, il paraît intéressant d’explorer cette voie et d’analyser un principe procédural
présenté comme autant inévitable qu’intouchable. En outre, l’unanimité mentionnée de la
doctrin et qui motive cette recherche apparaît, depuis près de vingt ans maintenant et
l’introduction du référé-suspension, considérablement renforcé (B).
15. Le principe de l’absence d’effet suspensif des recours, aussi fondamental et essentiel
qu’il puisse être, du moins de la manière dont il est présenté, comporte tout de même au
moins un inconvénient. Au terme d’une très brève analyse, l’on peut effectivement déterminer
que ce principe laisse, tout au long de l’instance, la possibilité pour les autorités
administratives d’exécuter, c’est-à-dire mettre en œuvre, les décisions administratives qui font
pourtant l’objet d’une contestation. L’on voit alors très clairement qu’en contrepartie, les
droits et les intérêts que les requérants cherchent à défendre sont « sacrifiés » dans la mesure
où les décisions administratives pourront produire leurs effets. Tout au long de l’instance,
durant laquelle ils contestent pourtant la décision administrative, cette dernière pourra porter
une atteinte à leurs droits et intérêts. Le principe de l’absence d’effet suspensif des recours
comporte donc le risque de laisser se perpétrer un éventuel préjudice.
16. C’est d’ailleurs en raison de cette considération que le principe de l’absence d’effet
suspensif, tel qu’il a toujours été compris, laisse la porte ouverte à l’existence de recours
21
suspensifs, en cas d’intervention du législateur en ce sens. De plus, la formulation du principe
laisse également la possibilité au juge de suspendre l’exécution de la décision contestée au
terme d’une procédure prévue et encadrée. Quoi qu’il en soit à ce propos, une telle atténuation
du principe existe parce qu’elle est nécessaire et ce, en raison de l’atteinte aux droits et aux
intérêts des requérants qu’il risque de provoquer. Or, et l’on y reviendra plus longuement, les
recours suspensifs peuvent être encore aujourd’hui considérés comme étant « trop rares »21.
En ce qui concerne la possibilité laissée au juge de prononcer la suspension de la décision
administrative contestée, la perspective n’était guère plus encourageante pendant très
longtemps. La doctrine s’est effectivement pendant très longtemps accordée pour dire que la
procédure prévue, le sursis à exécution, n’était pas efficace pour assurer la garantie des droits
et des intérêts des requérants. Si l’on reviendra très largement sur ce point, cette situation
ouvrait un angle d’attaque pour ceux qui auraient pu tenter de le critiquer, l’inefficacité de son
correctif pouvant constituer « l’accroche » d’un tel raisonnement. Or, depuis l’introduction du
référé-suspension, une telle perspective s’est quasiment éteinte, le législateur ayant totalement
refondu la procédure permettant au juge de prononcer une mesure de suspension. Celle-ci,
construite pour être plus rapide, efficace et libérer la capacité du juge à suspendre, a rendu
encore plus improbable toute réflexion à propos du principe de l’absence d’effet suspensif que
le référé-suspension est censé avoir atténué. Dès lors, mener une recherche sur le principe de
l’absence d’effet suspensif peut facilement paraître imprudent.
17. Seulement, l’on peut considérer, d’une certaine manière, qu’une telle procédure ne
résout pas, loin s’en faut, tous les aspects néfastes ou problématiques du principe de l’absence
d’effet suspensif. Sans aller jusqu’à affirmer que le référé est complètement inefficace dans le
cadre de la mission qui lui a été conférée, certains éléments de son organisation amènent à
considérer qu’une réflexion relative au principe de l’absence d’effet suspensif peut toujours
être menée. Le référé-suspension, à l’initiative du requérant, lui offre la possibilité de
réclamer du juge qu’il prononce la suspension de l’exécution de la décision contestée jusqu’à
la reddition de sa décision juridictionnelle. Cette procédure, issue de la réforme des
procédures d’urgence de juin 2000, se présente comme la réponse directe et immédiate aux
« excès » du principe de l’absence d’effet suspensif auxquels l’ancienne procédure du sursis à
exécution ne répondait que trop imparfaitement. Le but assumé, en poursuivant cette
rénovation, était de rendre la possibilité qu’intervienne une suspension plus rapide et plus
fréquente. Dès lors, l’idée était d’encourager la suspension et, dans le même temps, de revoir
21
R. Rouquette, Petit traité du procès administratif, 7ème éd., 2016, Paris, Praxis Dalloz, n° 223.06, p. 269.
22
la temporalité de son intervention afin qu’elle protège efficacement les droits des requérants.
Même si l’on reviendra en détail sur ce point en illustrant l’ensemble des carences de la
procédure du référé-suspension, il nous faut ici brièvement présenter en quoi son introduction
ne prive pas d’intérêt la poursuite d’une étude relative au principe de l’absence d’effet
suspensif des recours.
18. En premier lieu, le référé-suspension ne s’analyse que comme un des éléments de
l’organisation globale du principe de l’absence d’effet suspensif des recours. En introduisant
cette procédure, le législateur n’a pu, au mieux, qu’apaiser ou tempérer les conséquences
problématiques de l’instauration de ce principe. Par conséquent, une telle disposition
n’influence en rien l’essence et la construction de ce qui est constitutif d’un véritable principe.
En quelque sorte, l’on peut considérer que le référé-suspension est l’une des manières par
lesquelles le droit positif s’est adapté à l’absence d’effet suspensif. Pour autant, il ne modifie
absolument rien à la construction intellectuelle du principe de l’absence d’effet suspensif. Le
référé-suspension, s’il cherche à nuancer les conséquences du principe envisagé, n’en modifie
pas la substance et le contenu, éléments que l’on s’apprête à questionner. Les deux
considérations, si elles sont néanmoins liées, restent tout de même situées sur deux plans
différents. Puisque le référé-suspension n’est qu’un mécanisme destiné à atténuer les
conséquences du principe, il devra nécessairement être pris en compte dans le cadre de cette
étude dont l’intérêt et le champ dépassent ce seul « correctif ».
19. En second lieu, le référé-suspension est généralement présenté comme étant d’une
redoutable efficacité, le « préjugement » de la requête au fond ne mobilisant le juge que très
brièvement et l’octroi de la suspension étant encouragé par des conditions très libérales.
Certes, il semblerait que « la jurisprudence administrative de ces 15 années a cherché à
faciliter l’obtention de cette procédure d’urgence »22, du moins rétrospectivement vis-à-vis de
la politique qu’elle véhiculait sous l’ancienne procédure du sursis à exécution. Néanmoins, il
y a encore à redire sur la dureté de ces conditions, qui peut n’être comprise et justifiée qu’en
adoptant le raisonnement même qui fonde le principe de l’absence d’effet suspensif, celui-là
même qu’il était question de nuancer. En effet, l’on peut relever, sans que cela ne contredise
substantiellement la remarque précédente, que « la jurisprudence n’est pas sans traduire une
certaine rigueur, voire, dans certaines affaires, une certaine sévérité du juge du référé-
suspension »23 dans l’optique de l’octroi de la suspension de l’exécution de la décision
contestée.
22
Ch. Paillard, « Le référé-suspension », JCP A, 2016, n° 2336.
23
Ibid .
23
20. Vis-à-vis de la première condition, la reconnaissance d’une situation d’urgence,
présidant à l’octroi de la suspension, plusieurs jurisprudences démontrent, ou plutôt
confirment la position de ceux qui analysent le référé-suspension comme un « leurre »24 pour
les requérants, notamment dans certaines matières sensibles25. En adoptant par exemple la
technique du bilan pour apprécier la condition de l’urgence, essentielle à l’octroi de la
suspension, le juge va généralement confronter l’intérêt général aux intérêts privés soulevés
ce qui « peut largement obérer les chances de succès du requérant d’obtenir la suspension »26.
En outre, il faut rappeler que l'urgence ne s’analyse après tout que comme un standard
juridique, c'est-à-dire un instrument de mesure de la normalité correspondant dans ce cas à «
l'idée de la nécessité d'une action rapide, d'un préjudice dans le retard à agir »27. Pour illustrer
plus concrètement encore la problématique qu’engendre l’appréciation par le juge de cette
condition, l’on peut mettre en valeur deux jurisprudences qui, loin d’en éclaircir le contenu,
symbolisent la subjectivité qui la traverse. Dans une première décision, le Conseil d’État
pouvait considérer qu’une situation d’urgence était constituée par la demande de suspension
d’une décision fixant le nombre d’étudiants admis en première année de masseur-
kinésithérapeute essentiellement sur la base de ce que son absence de publicité risquait de
porter atteinte au droit de recours28. A contrario, et sans que l’on en comprenne véritablement
la logique, cette même juridiction refusait de considérer qu’il y avait urgence à suspendre la
décision fixant la liste des candidats admis à un concours administratif sur la base notamment,
de ce qu’il n’y avait pas d’urgence à organiser de nouvelles épreuves29.
21. D’autre part, l’on sait également, dans le cadre de la recherche du doute sérieux, la
deuxième condition présidant à l’octroi de la suspension, que certains moyens auront du mal à
convaincre le juge. C’est le cas notamment de la violation du droit de l’Union européenne qui
devra être « manifeste » pour constituer un doute sérieux de nature à provoquer la suspension
recherchée30. Plus généralement, la constitution du doute sérieux est également de nature à
soulever des interrogations fondées. Le professeur Sestier, qui s’exprimait à cette occasion au
titre d’avocat, se demandait, même encore plus de cinq ans après l’introduction de cette
24
L’on renvoie, pour cette expression au professeur Braconnier et à M. Dacosta : B. Seiller, B. Dacosta et
S. Braconnier, « Table ronde », RDP , 2014, p. 1167 et 1170.
25
V. pour une illustration en matière contractuelle, S. Pugeault, « note sous TA Châlons-en-Champagne,
19 mai 2015, M. Quenard », AJDA, 2015, p. 1980.
26
Ch. Paillard, op. cit., n° 2336.
27
S. Rials, Le juge administratif français et la technique du standard , 1980, Paris, LGDJ, Bibliothèque de droit
public, t. 135, préf. P. Weil, p. 94.
28
CE, ord., 5 oct. 2001, req. n° 238238, Jérémie Bouvet et autres : Rec. Leb., p. 1107 et 1115.
29
CE, ord., 16 mai 2002, req. n° 246586, Jaffrain : Rec. Leb., p. 175.
30
CE, ord., 27 août 2012, req. n° 361402, Groupe d’information et de soutien des immigrés (GISTI) et autres :
Rec. Leb., p. 911.
24
procédure, s’il était vraiment possible, dans un bref délai, de procéder à l’examen réclamé.
Car, selon ses propres termes, « lorsqu'il y a un doute sérieux, c'est qu'il n'y a pratiquement
pas de doute quant à l'illégalité de l'acte. Car, pour en arriver à un tel constat, le juge sera, une
fois encore, tenu d'examiner assez largement les éléments de fond contenus dans la requête en
référé et dans le mémoire en annulation. Pourra-t-il le faire dans les délais très brefs inhérents
à une procédure d'urgence, sans lesquels celle-ci n'aurait plus de raison d'être ? Ce n'est pas
sûr. Et dans l'hypothèse où il accepte de satisfaire à cette nécessité, dispose-t-il des moyens
nécessaires pour analyser "globalement et objectivement" de manière suffisamment
approfondie les arguments des parties, afin de fonder le sérieux de son doute ? Ce n'est pas
non plus certain »31.
22. La condition du doute sérieux semble par conséquent bien plus fragile qu’il n’y paraît
au premier abord, certains n’hésitant pas à douter de la matérialité de son « contenu ». C’est
d’autant plus le cas que de récentes solutions jurisprudentielles peuvent nourrir le débat à son
propos. Même lorsque celle-ci paraît caractérisée avec une certaine assurance, le juge des
référés32 peut parfois refuser de prendre ses responsabilités en défendant l’idée « suivant
laquelle mieux valait une réglementation même illégale que le chaos »33. Dans une telle
situation, confronté au risque de la suspension de la circulaire fixant le mode d’admission des
candidats à l’Université, le juge administratif reprend le raisonnement d’une décision
précédente34 et, malgré la proximité de son application (moins d’une semaine après), constate
l’absence d’urgence à suspendre. Ainsi, il se sert du filtre de la condition d’urgence comme
d’un « levier juridique »35 pour « maintenir artificiellement un dispositif, laissant au
gouvernement le temps de trouver une meilleure solution pour résoudre la pression croissante
du nombre d'étudiants à l'entrée de l'université »36.
23. Le moyen est fort peu loyal et prive manifestement les candidats du bénéfice d’un
recours effectif, preuve supplémentaire, s’il en était besoin, que comme toute procédure, le
référé-suspension peut être détourné de l’objectif initial qui lui est assigné. Centré autour de
l’opposition contradictoire entre les requérants, désireux de bénéficier de la suspension des
décisions contestées et des autorités administratives, qui souhaitent continuer à mettre en
œuvre les prescriptions de leurs décisions, le référé-suspension est tiraillé entre ces deux
31
J.-F. Sestier, « La pratique du référé : la perception par le barreau », RFDA, 2007, p. 83.
32
CE, ord., 2 juin 2017, req. n° 410562, Association SOS Education : AJDA, 2017, p. 1619, note J. de Gliniasty.
33
F. Melleray, « Y a-t-il un pilote dans l'avion enseignement supérieur ? », AJDA, 2017, p. 1857.
34
CE, ord., 7 oct. 2016, req. n° 401330, M. Danthony.
35
J. de Gliniasty, « La rentrée universitaire renvoyée aux calendes grecques », AJDA, 2017, p. 1623.
36
Ibid., p. 1623.
25
séries d’aspirations contradictoires. Sur cette base, autant « le recours excessif au référé par le
demandeur, et les diverses tentatives d'obstruction à son prononcé par le défendeur, ne
traduisent le plus souvent que la "pleine utilisation" d'une potentialité offerte par le
législateur »37. En bref, ce n’est que le sens des procédures et des garanties qu’elles
contiennent que d’être parfois aspirées et détournées par des parties qui défendent
passionnément leurs revendications. Comme toute procédure, le référé-suspension est donc le
sujet potentiel d’un risque de perversion à même de remettre en cause ce mécanisme qui
devait permettre de faire accepter le principe de l’absence d’effet suspensif. L’on peut ainsi
affirmer, que le référé est « un instrument devant normalement jouer une fonction, celle de
régulation des effets néfastes qui pourraient résulter du temps qui passe. Mais la pratique
montre aussi que l'utilisation faite des procédures de référé peut conduire à une dérégulation
et à des dérives »38. Sur cette base aussi donc, la seule introduction au sein du droit positif de
la procédure du référé-suspension n’est pas de nature, à elle seule, à faire taire toutes les
interrogations qu’est susceptible d’engendrer le principe de l’absence d’effet suspensif.
24. En somme, si l’on peut considérer que le progrès charrié par le référé-suspension « est
lié à la célérité avec laquelle le juge doit faire obstacle aux situations qualifiées naguère
"d'irréversibles", il ne peut être nié. Si, en revanche, il doit permettre une analyse seulement
globale et objective de l'intérêt à prononcer le référé, alors le progrès est plus relatif »39,
laissant entendre que la réflexion autour du principe de l’absence d’effet suspensif mérite
toujours d’être menée. Ne bénéficiant pas d’informations statistiques sur l’évolution du
nombre de requêtes introduites dans le cadre de l’article L.521-1 du Code de justice
administrative40, l’on ne peut déterminer si les quelques défauts prêtés à cette procédure sont
de nature à progressivement réduire l’attrait subit qu’avait provoqué la loi du 30 juin 2000.
25. De toute manière, quel que soit le résultat de cette étude statistique, celui-ci pourrait
justifier de l’intérêt d’une étude portée sur le principe de l’absence d’effet suspensif. Une
baisse progressive du nombre des référés introduits tendrait à démontrer que cette procédure
comporterait des vices tels qu’ils l’empêchent de jouer, efficacement, le rôle qui en est
attendu relativement au principe de l’absence d’effet suspensif. L’autre tendance, c’est-à-dire
la hausse ou la stabilisation du nombre de référés suspension, signifierait au contraire que le
37
J.-F. Sestier, op. cit., p. 81.
38
Ibid., p. 81.
39
Ibid., p. 86.
40
Le rapport public du Conseil d’État ne fait effectivement pas la distinction du nombre de requêtes. Les auteurs
font généralement mention du nombre de 10.000 requêtes par an, qui serait constant, sans que l’on ne puisse le
vérifier. V. par exemple, O. Le Bot, Le guide des référés administratifs, 2013, Paris, Guides Dalloz, n° 000.13,
p. 5.
26
principe de l’absence d’effet suspensif est, dans sa constitution même, problématique au point
de mériter qu’on lui consacre une étude. La réussite du référé-suspension pourrait alors
motiver une réflexion quant à la pertinence du cadre contemporain de la procédure
administrative contentieuse. Cette étude que l’on s’apprête à mener est d’autant plus
intéressante qu’elle porte sur un principe qui exprime l’autonomie de la procédure
administrative contentieuse (paragraphe 2).
26. L’absence d’effet suspensif est une caractéristique procédurale attachée, par principe
donc, à la diversité des recours du contentieux administratif. En cela, il est bien un principe de
la procédure administrative contentieuse. Derrière cette apparente banalité, l’on retrouve au
contraire l’idée forte que le principe de l’absence d’effet suspensif permet, en quelque sorte,
d’identifier ou de caractériser la procédure administrative contentieuse. En cela, l’on peut
considérer que, par ses modalités, l’absence d’effet suspensif est une singularité procédurale
(A) du contentieux administratif. L’on ne retrouve effectivement pas avec la même pertinence
et la même intensité la question de l’éventuel effet suspensif des recours dans les autres
procédures contentieuses. Cette situation, qui n’est pour le coup pas inédite, et vaut également
pour d’autres caractéristiques procédurales, traduit finalement le simple fait que la procédure,
et spécialement les principes qui l’orientent, s’adaptent aux matières et aux objets qu’ils
tendent à encadrer. En cela, le principe de l’absence d’effet suspensif des recours est le fruit
de ce qui fait la substance du contentieux administratif, son objet caractéristique (B). Sur cette
base, son étude a bien un intérêt car elle se rapporte au bout du compte à l’analyse des
caractéristiques du contentieux administratif.
27. Traiter du principe de l’absence d’effet suspensif des recours comme d’une singularité
procédurale revient à considérer que ce dernier serait en quelque sorte rare ou exceptionnel41.
Bien entendu, une telle caractéristique n’est pas, à proprement parler, inédite. Au contraire,
elle peut même être « exportée » et intéresser des procédures contentieuses très variées.
D’ailleurs, plusieurs recours, là encore très hétérogènes, se voient concernés par cette
41
« Singulier, ière », in A. Rey (dir.), op. cit., p. 2235.
27
caractéristique de l’absence d’effet suspensif des recours. Par conséquent, il paraît quelque
peu présomptueux de qualifier le principe de l’absence d’effet suspensif des recours qui
prévaut en contentieux administratif comme une « singularité » de cette matière.
28. Seulement, l’intensité avec laquelle le principe de l’absence d’effet suspensif des
recours existe et prévaut au sein du contentieux administratif nous paraît être, pour sa part,
singulière. Celui-ci a une portée quasiment hégémonique et ne paraît pouvoir supporter que de
rares dérogations ou exceptions. Par conséquent, plus encore que son seul champ ou sa portée,
c’est l’acuité « extrême » avec laquelle se pose la question de l’effet suspensif ou de son
absence dans le domaine du contentieux administratif qui en fait une particularité de cette
matière.
29. Après tout, de nombreux contentieux, et notamment celui que l’on présente comme
« de droit commun », ne se posent pas la question de l’effet suspensif des recours en premier
ressort. Cette « interrogation » n’apparaît généralement que dans le cadre de la détermination
du régime procédural des voies de recours ouvertes à la disposition des requérants. La
question de l’effet suspensif n’est donc pas appréhendée avec la même ampleur dans les
autres contentieux. Elle est même au contraire dénuée d’intérêt dans une bonne partie des
autres procédures ou peut être prévue de manière casuistique, pour répondre à des situations
bien précises. En cela, l’importance de la question comme de celle du champ d’influence de
ce principe est, sans être une anomalie, une véritable particularité du contentieux
administratif. L’on peut alors considérer que c’est une des spécificités qui témoigne du
caractère autonome de la procédure administrative contentieuse et, plus largement du
contentieux administratif. Sans se construire « contre » la procédure civile42 et le modèle
qu’elle constituait à l’époque, la procédure administrative contentieuse est autonome et
répond à sa propre logique : le principe de l’absence d’effet suspensif, par sa seule existence
et son organisation, en est une preuve supplémentaire. C’est en cela, aussi, que l’on peut
parler à son propos d’une véritable singularité procédurale. Sa particularité ressort donc autant
de la manière dont il s’intègre à la procédure administrative contentieuse que de la
signification qu’il est possible d’y attacher.
30. À la fois singulier parce qu’il est rare que cette caractéristique possède une telle
influence et acuité dans un cadre contentieux et parce qu’il illustre la forte autonomie et
indépendance de la procédure administrative contentieuse, le principe de l’absence d’effet
42
Dans laquelle la question ne se pose que pour les voies de recours. La solution y est d’ailleurs l’exact contraire
de celle qui prévaut dans le cadre du contentieux administratif puisque les voies de recours possèdent, dans le
cadre de la procédure civile, un effet suspensif de l’exécution de la décision juridictionnelle contestée.
28
suspensif des recours pique notre intérêt. Ce double particularisme n’est bien évidemment pas
le seul fruit du hasard, au contraire. Le principe de l’absence d’effet suspensif, finalement
comme toute caractéristique procédurale, est la réponse directe aux traits typiques de l’objet
même du contentieux administratif (B), c’est-à-dire – généralement – la résolution de litiges
provoqués par les décisions d’autorités administratives
31. La procédure contentieuse fixe, à destination du juge et plus généralement des parties,
les étapes et le processus qui devront être suivies pour résoudre le litige qui fait l’objet du
recours. Logiquement, le contenu de la procédure, puisqu’il doit permettre la résolution du
litige pour lequel le recours a été exercé, doit y être adapté. Par conséquent, le contenu des
règles procédurales est généralement déterminé à partir de l’analyse des propriétés des litiges
qui commandent et conditionnent la manière de les appréhender.
32. Ces considérations impliquent que le principe de l’absence d’effet suspensif des
recours prévaudrait dans le domaine du contentieux administratif dans la mesure où il serait
adapté aux traits communs des litiges qui y ont cours. En tirant les conséquences des
raisonnements précédents, le fait que le principe de l’absence d’effet suspensif des recours
soit une véritable singularité procédurale – par sa force et sa vigueur – du contentieux
administratif s’expliquerait par les attributs particuliers des litiges qui y ont cours.
33. Le schéma traditionnel du contentieux administratif oppose l’auteur du recours, qu’on
peut communément désigner comme le requérant, aux décisions adoptées par les autorités
administratives. Dans un tel cadre, le recours est donc motivé par la volonté de « renverser »
l’ordre établi par ces dernières. D’ailleurs, là où la procédure civile traite « d’actions »,
symbolisant l’idée que celui qui saisit le juge demande à pouvoir agir, à faire prévaloir ses
droits dans l’action, le contentieux administratif préfère le terme de recours, renvoyant l’idée
que celui qui agit cherche à se défendre de quelque chose qui a été décidé. En bref, le
contentieux administratif met aux prises un requérant qui conteste le contenu d’un acte adopté
par les autorités administratives43 dont la volonté s’impose du seul fait de son énonciation. La
question de l’effet suspensif, dans une telle configuration, devient, sinon une évidence, au
moins un point à déterminer. Dans ce contexte, plus que dans celui de la procédure civile où
le juge intervient pour permettre au requérant de profiter du droit qu’il invoque, l’effet
43
P.-B. Sabourin, Recherches sur la notion d’autorité administrative en droit français, 1966, Paris, LGDJ,
Bibliothèque de droit public, t. 69, préf. J.-M. Auby, 393 p.
29
suspensif pourrait prendre tout son sens. Savoir si le requérant, en exerçant un recours, peut
bénéficier d’une forme de protection à l’égard de la volonté des autorités administratives,
celles qui mettent en œuvre l’activité de l’administration « sous l’empire et en exécution des
lois »44.
34. C’est là l’expression de l’un des enjeux essentiels de la procédure administrative
contentieuse, résultant directement du fait que le litige porte sur la volonté des autorités
administratives. En cherchant à remettre en cause cette dernière, à laquelle on sait les
destinataires – et donc les requérants – tenus, le recours pose la question de son effet
suspensif. On ne retrouve cette problématique posée avec la même pertinence dans les autres
contentieux que pour les seules voies de recours, donc dans le cas où une décision
juridictionnelle a été adoptée. Le principe de l’absence d’effet suspensif des recours en
contentieux administratif serait donc la conséquence directe de ce que la contestation porte sur
la volonté des autorités administratives, celle-là même qui s’impose dès son édiction. En
partant de cette analyse, l’on peut ainsi considérer que le principe de l’absence d’effet
suspensif est une particularité de la procédure administrative contentieuse car il est
spécialement adapté aux caractéristiques des litiges qui l’intéressent.
35. En cela, l’on peut affirmer qu’étudier le principe de l’absence d’effet suspensif
possède un intérêt, sinon remarquable, du moins conséquent. En s’intéressant à celui-ci, vu sa
nature particulière, l’on traite d’un élément caractéristique de la procédure administrative
contentieuse. Dès lors, analyser le principe de l’effet non-suspensif des recours, c’est porter
un regard nouveau sur un principe qui exprime d’une certaine manière l’essence du
contentieux administratif. L’étude du principe concerné, pleine d’intérêt, doit néanmoins
encore faire la preuve de son utilité pour justifier une telle entreprise.
36. Le principe de l’absence d’effet suspensif des recours est un pilier de la procédure
administrative contentieuse. Étant inscrit au sein du décalogue du Code de justice
administrative, l’on peut considérer qu’il fait partie des « plus éminents principes qui
gouvernent la juridiction administrative »45, ceux-là même qui prédéterminent l’orientation du
contenu de cette procédure. Par conséquent, une telle importance devrait être de nature, à elle
44
R. Carré de Malberg, Contribution à la théorie générale de l’État, t. 1, 1920-1922, Paris, Librairie de la
Société du Recueil Sirey, p. 482.
45
Code de justice administrative , 2ème éd., 2017, Paris, Petits codes Dalloz, p. 5.
30
seule, à donner une perspective utile à son étude. Seulement, ce seul élément n’est pas, en soi,
de nature à justifier l’utilité d’une recherche consacrée au principe de l’absence d’effet
suspensif. Convaincre le lecteur sur ce point nous impose de démontrer ce que peut donc
apporter une telle étude à la bonne compréhension des matières juridiques – dans une
perspective très large – mais plus spécialement du contentieux administratif et de sa
conception. Or, en se situant au cœur de la tension emblématique de ce dernier, celle-là même
qui traverse l’intégralité de la procédure administrative contentieuse, le principe de l’absence
d’effet suspensif est justement un bon moyen de comprendre le raisonnement qui fonde la
construction théorique du contentieux administratif (paragraphe 1). Mieux encore, en le
replaçant dans son cadre actuel, l’on peut espérer, grâce au principe de l’absence d’effet
suspensif, questionner la pertinence contemporaine de cette construction théorique du
contentieux administratif (paragraphe 2).
37. Chaque contentieux est le support d’un litige entre deux parties qui s’opposent et
défendent leurs points de vue contradictoires dans l’optique de faire prévaloir leurs intérêts.
Engager un recours en contentieux administratif revient pour les requérants, on l’a dit, à
contester le contenu d’une décision adoptée par les autorités administratives dans le but de
protéger leurs intérêts et droits. Par conséquent, les litiges dont ce contentieux est le support
révèlent une tension entre, d’une part, l’efficacité de l’action administrative et la protection
des requérants (A). Ainsi, c’est tout le contentieux administratif qui est traversé et travaillé
par le conflit entre ces deux objectifs contradictoires au point que cela détermine sa
construction même. La procédure administrative contentieuse s’inscrit d’ailleurs pleinement
dans la perspective de cette contradiction à laquelle il lui faut apporter une réponse. À ce
propos, le principe de l’absence d’effet suspensif des recours permet justement d’orienter la
solution que promeut la procédure administrative contentieuse. L’on peut effectivement
considérer que l’absence d’effet suspensif est le vecteur d’une forme de primauté appuyée de
l’efficacité administrative (B).
31
administratives. Le juge est donc confronté à un litige qui oppose deux parties sur une
question de légalité ce qui n’a, jusque-là, franchement rien d’inhabituel46. La particularité du
contentieux administratif, celle-là même à laquelle est censée « répondre » le principe de
l’absence d’effet suspensif, concerne l’objet de ce litige et l’identité des parties concernées.
En opposant le requérant aux autorités administratives, le litige met la plupart du temps aux
prises de simples particuliers à l’administration, ce qui traduit un rapport de forces
déséquilibré. En analysant, là encore de manière très traditionnelle, le conflit auquel donne
lieu une telle configuration, les litiges administratifs seraient le support d’une confrontation
entre des autorités garantes de la réalisation de l’intérêt général et des particuliers garants de
leurs propres intérêts personnels. Le déséquilibre patent qui ressort de cette brève analyse de
la configuration des litiges administratifs a surtout le mérite de faire apparaître, en creux, la
tension consubstantielle qui sous-tend ce contentieux si particulier.
39. Opposer ces deux séries d’intérêts, que l’on peut qualifier sans exagérer
d’antagoniques, instaure au sein des litiges une forte tension entre les deux parties qui les
portent. En dépassant le seul cadre d’espèce des litiges pour généraliser le raisonnement à
l’ensemble du contentieux administratif, ce conflit entre une activité porteuse de l’intérêt
général et le respect et la garantie des droits des particuliers tiraille toute la construction
théorique de cette matière. Tout l’enjeu est alors de réussir à concilier ces deux objectifs qui,
bien que contradictoires, n’en sont pas moins tout autant légitimes. D’une part, l’idée que
l’activité des autorités administratives, censée permettre la mise en œuvre et la réalisation de
l’intérêt général, cède devant les prétentions des particuliers ne peut être raisonnablement
défendue, du moins globalement. D’autre part, l’on ne paraît pas également pouvoir tolérer
qu’il puisse être porté une atteinte arbitraire aux droits et aux intérêts des particuliers, au seul
titre que l’activité administrative réalise au bout du compte l’intérêt général. Par conséquent,
il se profile une tension certaine entre le respect d’une forme d’efficacité administrative – au
nom de ce que l’activité des autorités porterait la défense de l’intérêt général – et celui d’une
garantie des droits et des intérêts des requérants.
40. La conciliation de cette tension, loin d’être un simple cas isolé, est au contraire un
mécanisme qui se retrouve dans la très grande majorité des litiges de contentieux
administratif. Par conséquent, l’on peut considérer qu’elle est la tension générique à laquelle
la construction du contentieux administratif doit apporter une réponse, au point que l’on
46
Cette vision du contentieux administratif est, on peut le reconnaître, quelque peu réductrice, dans la mesure où
elle revient à l’aborder par le prisme du recours en excès de pouvoir. Si ce contentieux est évidemment beaucoup
plus varié et large, cette présentation peut s’expliquer par la construction de la justice administrative qui, pendant
une bonne partie de son histoire, s’est concentrée autour du recours en excès de pouvoir.
32
puisse affirmer qu’elle est constitutive de l’essence du droit et du contentieux administratif.
Dans ce sens, l’on peut évidemment relever que le doyen Vedel considérait que « la valeur
d’un corps de règles juridiques destinées à régir la vie de l’administration et les rapports de
celle-ci avec les citoyens se mesure par les deux critères de l’efficacité de l’action
administrative et de la garantie des droits, des libertés et des intérêts des administrés »47. Le
professeur Rivero, lui aussi, ne disait rien d’autre en faisant remarquer que « le droit
administratif français […] est tout entier orienté vers la recherche d’un équilibre entre
l’efficacité que requiert l’action de l’administration et la protection des administrés contre
l’arbitraire »48. Cette forme de friction entre ces objectifs contradictoires que sont la défense
d’une certaine efficacité de l’activité des autorités administratives avec celle des droits et des
intérêts des requérants doit donc être « apaisée » ou régulée par le juge censé faire application
du droit administratif dans le cadre du contentieux administratif.
41. L’idée sous-jacente du contentieux administratif serait par conséquent de parvenir à un
« formalisme modéré et intelligent »49 permettant d’assurer la soumission raisonnée des
autorités administratives au cadre établi du principe de légalité. Dans la lignée de ce
raisonnement, la procédure administrative contentieuse représente alors l’instrument
privilégié de la conciliation entre « les deux impératifs, apparemment contradictoires, des
exigences de l’action administrative d’une part, de la protection des citoyens contre
l’arbitraire d’autre part »50. D’une certaine manière, la procédure administrative contentieuse
a pour objet d’apporter une nuance à l’efficacité administrative, élément qui pousserait plutôt
à tempérer les garanties des administrés. Le contentieux administratif est donc fondé, dans sa
construction même, sur la perspective de la résolution de ce conflit entre l’efficacité
administrative et la protection des requérants.
42. Dans cette « quête », la procédure administrative contentieuse est le moyen qui doit
permettre d’orienter la résolution arrêtée de cette tension par le contentieux administratif. En
déterminant le cadre et la manière dont les litiges administratifs, vecteurs de la contradiction
évoquée, devront être résolus, la procédure administrative contentieuse fixe par la même
occasion au juge administratif la manière de concilier efficacité administrative et protection
des requérants. D’une certaine manière, la procédure administrative contentieuse arrête donc
les choix déterminants du contentieux administratif dans la résolution du conflit évoqué. C’est
47
G. Vedel, « Le droit administratif peut-il rester indéfiniment jurisprudentiel ? », EDCE , 1979, n° 31, p. 32.
48
J. Rivero, Droit administratif, 9ème éd., 1980, Paris, Précis Dalloz, n° 523, p. 507.
49
J.-F. Lachaume, « Le formalisme », AJDA, 1995, n° spéc., p. 137.
50
J. Rivero, « préface », in A. Mestre, Le Conseil d’État, protecteur des prérogatives de l’administration, 1974,
Paris, LGDJ, Bibliothèque de droit public, t. 116, préf. J. Rivero, p. 7.
33
donc cette dernière qui dessine l’orientation globale du contentieux administratif à propos de
cette tension qui sous-tend sa construction. Étudier la procédure administrative contentieuse
n’est donc pas dénué d’utilité puisqu’au-delà de ses aspects purement techniques, cela
permettrait de comprendre la manière dont s’est construit et façonné le contentieux
administratif. C’est d’autant plus le cas en ce qui concerne le principe de l’absence d’effet
suspensif qui est, pour sa part, le vecteur d’une forme de primauté de l’efficacité
administrative (B).
43. Le principe de l’absence d’effet suspensif des recours implique que les requérants
verront le contenu des actes des autorités administratives qu’ils contestent s’appliquer tant que
le juge n’aura pas rendu sa décision au fond. Par conséquent, cela implique logiquement que
le recours n’emporte aucune incidence sur les caractéristiques et les propriétés des actes qu’il
permet de contester. Pour le dire autrement, les autorités administratives possèdent le droit de
faire « comme si » aucun recours n’avait été déposé à l’encontre des décisions qu’ils ont
adoptées. Ainsi, ils peuvent continuer à les exécuter et à les mettre en œuvre tout au long de
l’instance contentieuse.
44. Si l’on rapproche ces considérations de la tension sur laquelle est fondé le contentieux
administratif, l’on peut d’ores et déjà envisager la manière dont celui-ci appréhende la
résolution de ce conflit qui oppose l’efficacité de l’action administrative à la protection des
requérants. En effet, il est évident qu’une telle configuration contentieuse est susceptible de
grever, assez largement d’ailleurs, la protection des droits des requérants. En devant exécuter
la décision qu’ils contestent tant qu’elle n’est pas jugée illégale, les requérants peuvent voir
les autorités administratives porter atteinte à leurs droits et intérêts. Cette configuration
particulière porte, forcément, une problématique en termes de protection des requérants. La
reddition de la décision juridictionnelle, celle qui tranchera de manière définitive le litige,
peut prendre un certain temps, qui est au minimum d’environ une année51. Dès lors l’on
perçoit immédiatement les difficultés susceptibles de résulter de cette physionomie
procédurale. Le juge intervient, par conséquent, a posteriori de la réalisation des droits et des
obligations contenus dans les actes adoptés par les autorités administratives. C’est justement
51
Cf. les délais moyens de jugement constatés dans le dernier rapport public du Conseil d’État. Celui-ci fait état
d’un délai moyen de jugement de 11 mois et 1 jour (en données brutes) pour les litiges dont sont saisis les
tribunaux administratifs. Ce délai monte cependant à 1 an, 9 mois et 7 jours lorsqu’on ne retient que les affaires
ordinaires, c’est-à-dire lorsque l’on exclut les procédures de référé et celles dont le jugement est enserré dans des
délais particuliers. V. Conseil d’État, Rapport public 2016, 2016, Paris, La documentation française, p. 30 et 61.
34
ce souci que cherchait à mettre en évidence Maître Kempf qui se référait à quelques-uns de
ses souvenirs professionnels : « Deux ans plus tard, les autorités enfermaient dans un camp
quatorze avocats d’Alger défendant des militants du Front de libération nationale (FLN),
parce que le préfet estimait leur activité « dangereuse pour la sécurité ou l’ordre public »
(sic). Ils furent privés de liberté pendant presque deux ans, avant que le Conseil d’État ne juge
la mesure illégale. La limite du contrôle a posteriori exercé par le juge administratif trouve ici
son illustration : il intervient, certes, mais trop tard ! »52.
45. Le principe de l’absence d’effet suspensif, en donnant la possibilité aux autorités
administratives d’exécuter leurs prescriptions, laisse subsister le risque qu’elles portent une
atteinte aux droits et aux intérêts des requérants. Au-delà de ces seules conséquences pour la
protection des requérants, cela implique nécessairement que la procédure administrative
contentieuse privilégie l’efficacité de l’action des autorités. En approfondissant encore un peu
le raisonnement, l’on peut même présumer, sans pouvoir l’affirmer avec certitude, que c’est là
la conséquence de ce que l’activité administrative est justement censée assurer la réalisation
de l’intérêt général. Dès lors, la tension entre l’efficacité administrative et la protection des
droits et des intérêts des requérants se résume à la contradiction entre l’intérêt général et les
intérêts des requérants, souvent particuliers donc. Dans une telle perspective, le choix de la
procédure administrative contentieuse pourrait s’expliquer. Il n’en demeure pas moins qu’il
s’agit là de faire primer l’efficacité de l’activité administrative et l’intérêt général sur la
protection et la défense des droits des requérants. Le principe de l’absence d’effet suspensif
des recours oriente donc la procédure administrative contentieuse et le contentieux
administratif53 vers l’octroi d’une priorité ou d’une préférence pour l’efficacité de l’action des
autorités administratives.
46. Dans la tension qui traverse et sous-tend le contentieux administratif, l’effet non
suspensif ferait pencher sa conception et sa philosophie en faveur de l’efficacité des autorités
administratives. Mener une recherche sur ce principe permettrait donc de comprendre la
manière dont le contentieux administratif s’organise pour résoudre la tension sur laquelle il est
construit. C’est au moins en cela que l’on peut considérer qu’une telle étude peut être utile à
la bonne compréhension du contentieux administratif. La démonstration des bénéfices que
52
R. Kempf, « La loi des suspects », Le Monde diplomatique , juill. 2017, p. 28.
53
Ce dernier s’appréhende, de manière large, comme l’ensemble des litiges de l’administration, sans distinction
des juridictions compétentes, des procédures et du contenu du droit applicables. Dans une telle conception, tous
les litiges de l’administration peuvent être considérés comme du contentieux administratif, celui-ci étant le
contentieux de l’administration. La procédure administrative contentieuse, pour sa part, renvoie plus
spécifiquement aux règles spécifiques qui encadrent le déroulement des « procès » devant les juridictions
administratives.
35
l’on peut espérer de cette recherche n’en est pas pour autant achevée. En comprenant la
manière dont le contentieux administratif résout la tension qui naît de la confrontation des
requérants aux autorités administratives, l’on peut ainsi déterminer l’orientation idéologique
qui a nourri sa construction. Armé de cette clé de compréhension du contentieux administratif,
l’on peut alors espérer questionner la pertinence de cette construction dans le contexte
contemporain (paragraphe 2).
48. Le professeur Rivero regrettait il y a déjà plusieurs années que « la recherche en droit
administratif prend rarement comme objet principal la situation de l’administré »54. De cette
considération, l’on pourrait déduire que le déséquilibre que l’on a pu rapidement révéler au
sein du contentieux administratif ne serait que le prolongement de celui inhérent au droit
administratif. Globalement, les matières juridiques administratives, sans ignorer les
destinataires de l’action des autorités administratives, auraient plutôt été construites et
conçues en privilégiant la « défense » de ces dernières. C’est d’ailleurs ce que le principe de
54
J. Rivero, « L’administré face au droit administratif », AJDA, 1995, n° spéc., p. 147.
36
l’absence d’effet suspensif exprime en laissant la possibilité aux autorités administratives de
mettre en œuvre le contenu de leurs prescriptions malgré la contestation formulée. Cette
situation impliquerait donc que le contentieux administratif comme le droit administratif se
penseraient globalement à partir de la considération de l’importance de l’activité des autorités
administratives.
49. Cette orientation, sans jugement aucun, est largement déterminée par le point de départ
à partir duquel se pensent le droit comme le contentieux administratif. L’époque de leur
construction intellectuelle comme la prise en compte, nécessaire, des enjeux et des
problématiques véhiculés par l’activité des autorités administratives peut expliquer ce
positionnement marqué. D’ailleurs, si certains n’hésitaient pas à présenter le droit
administratif – donc a fortiori le contentieux administratif – comme un miracle55, c’est bien
parce que l’encadrement des activités ayant pour objet la réalisation de l’intérêt général n’est
pas, au premier abord, intellectuellement évidente. Par conséquent, le déséquilibre qui résulte
d’une forme de considération renforcée dont bénéficient les autorités administratives par
rapport aux destinataires de leur action peut, dans ce schéma de pensée, se comprendre et se
justifier.
50. Seulement, la société évolue au fil des années et son encadrement juridique est appelé
à s’adapter à ce mouvement perpétuel. Le droit, en tant que phénomène de société, vivant
donc, fait l’objet d’une transformation continue afin de répondre aux changements qui y ont
cours. Or, il se trouve justement que la considération des destinataires de l’action
administrative a très largement évolué, dans un mouvement constant depuis maintenant de
nombreuses années. Si certains n’ont pas hésité à traiter de l’amélioration des rapports entre
l’administration et les administrés56 qui aurait cours, au moins, depuis 1945, cette impulsion
n’a pas cessé avec le 21ème siècle, bien au contraire. L’on peut néanmoins préciser que les
évolutions en faveur des destinataires des décisions administratives – qui ne sont d’ailleurs
plus qualifiés d’administrés – concernent principalement la seule sphère administrative.
L’évolution concerne en effet au premier chef les relations entre les autorités administratives
et leurs destinataires. Le statut contentieux des requérants n’est donc pas, a priori, impacté par
cette valorisation de la situation des particuliers auxquels s’adressent les autorités
administratives.
55
P. Weil et D. Pouyaud, Le droit administratif, 24ème éd., 2013, Paris, PUF, Que sais-je ?, p. 3.
56
B. Delaunay, L’amélioration des rapports entre l’administration et les administrés, 1993, Paris, LGDJ,
Bibliothèque de droit public, t. 127, préf. Ch. Debouy, 1003 p.
37
51. Pour autant, l’on peut considérer que les évolutions qu’il est possible de constater dans
le seul cadre du droit administratif ne se limitent pas, par leurs incidences, à cette seule
matière. Parce que le droit et le contentieux administratif, sans être totalement confondus, ne
font pas l’objet d’une séparation hermétique et franche, le statut que possèdent les particuliers
dans la relation qu’ils entretiennent avec les autorités se répercute sur le traitement qui leur est
réservé au contentieux. D’une certaine manière, revaloriser les destinataires des décisions
administratives revient, incidemment, à améliorer leur situation dans le cas où ces derniers
deviendraient requérants en les contestant. Par conséquent, ces progrès mentionnés, produit
partiel d’une forte progression de l’individualisme dans la société contemporaine, peuvent
inciter la doctrine à se pencher plus sérieusement sur la place et le statut des requérants.
52. Or, les études menées et poursuivies dans le domaine du contentieux administratif sont
rarement, pour reprendre la formulation du professeur Rivero, centrées sur cette situation des
requérants. Du moins, pour le dire autrement, les recherches conduites en la matière n’ont pas
pour « habitude » d’adopter comme angle d’attaque la protection ou la situation des
requérants. Il y aurait donc une forme de rupture ou de discordance entre la manière très
traditionnelle d’appréhender le contentieux administratif et l’évolution contemporaine, non
pas de son contenu à proprement parler, mais de son contexte. Sur ces bases, l’étude de la
procédure administrative contentieuse peut être utile pour mettre en lumière cet écart qui
existe entre la construction classique du contentieux et l’état de la société et des rapports qui y
ont cours. De manière encore plus prononcée, s’intéresser au principe de l’absence d’effet
suspensif peut permettre d’illustrer ce décalage profond de l’organisation procédurale avec le
cadre général du contentieux (B). Parce qu’il illustre la conception traditionnelle visant à
favoriser l’efficacité de l’action administrative vis-à-vis de la protection des requérants,
l’étude de ce principe procédural paraît, dans l’optique mentionnée, idoine.
38
l’on peut alors deviner, ou avoir l’intuition, que ce principe et ce qu’il véhicule est en
décalage avec le cadre contemporain du contentieux administratif.
54. À partir de cette seule considération, mener une recherche à son propos peut permettre
de questionner cette distension entre une procédure administrative contentieuse arc-boutée sur
ses principes traditionnels et un contentieux en pleine mutation. En interrogeant la mesure de
cet écart – et même sa seule existence – entre la conception qui se dégage du principe de
l’absence d’effet suspensif et l’évolution qui se dessine du contentieux administratif, la
recherche envisagée peut être utile. Puisque le principe procédural mentionné est révélateur,
dans une certaine mesure, de la construction intellectuelle du contentieux administratif,
questionner son décalage c’est au bout du compte questionner celui de la conception de
l’ensemble du contentieux. En poussant encore plus loin le raisonnement, cet écart qui
semblerait se creuser entre l’organisation procédurale et le contexte global du contentieux
pose au bout du compte la question de la pertinence du principe concerné. Encore une fois,
comme pour le raisonnement précédent, au travers de cette interrogation du bien-fondé de
l’organisation de l’absence d’effet suspensif, c’est la pertinence de la construction du
contentieux administratif que l’on pourrait questionner.
55. Tout l’enjeu, dans l’interrogation de la pertinence du principe de l’absence d’effet
suspensif des recours, est donc de déterminer s’il est encore suffisamment adapté pour
conserver une certaine influence sans pour autant le soumettre totalement aux diverses
évolutions de la société contemporaine. L’étude de ce principe procédural peut donc
permettre, au moins dans le cadre du contentieux administratif, de fixer et placer le curseur
pour atteindre l’équilibre entre adaptation aux faits et volontarisme.
56. Se lancer dans une recherche consacrée au principe de l’absence d’effet suspensif,
n’est donc pas, contrairement à ce que l’on aurait pu croire au premier abord, dénué de tout
intérêt. Malgré l’unanimisme doctrinal qui le conforte et l’évidence qu’il est censé véhiculer,
étudier ce principe de la procédure administrative contentieuse est d’une utilité certaine. Un
tel travail est susceptible de permettre de comprendre comment le contentieux administratif et
sa procédure, sont construits sur le plan théorique pour ensuite envisager d’en questionner la
pertinence contemporaine. Toutes ces perspectives qui se dessinent au fur et à mesure que
l’on appréhende le principe de l’absence d’effet suspensif ne peuvent aboutir que si cette
étude peut être menée (section 3), ce qui reste encore à démontrer.
39
Section 3 – Possibilité d’une étude du principe de l’absence
d’effet suspensif des recours
57. Cette recherche s’inscrit, d’un point de vue global, dans le cadre très large du droit
administratif et de tous les recours contentieux qui s’y inscrivent. Par conséquent, en en
restant à ces considérations, la recherche aurait pour support le contentieux administratif,
entendu au sens large57. Or, le champ retenu pour cette étude (paragraphe 1) doit être restreint
par rapport à cette conception large si l’on veut espérer pouvoir atteindre les objectifs attendus
(paragraphe 2).
58. La recherche que l’on s’apprête à entamer porte donc sur le principe de l’absence
d’effet suspensif qui s’applique aux recours concernant, d’une manière générale, les litiges de
l’administration. Seulement, énoncée telle quelle, l’étendue de cette étude serait trop
importante pour être traitée convenablement. Au-delà de la charge substantielle que cela
représenterait, déployer autant l’envergure du sujet imposerait de traiter d’éléments disparates
et hétérogènes, ce qui risquerait de porter atteinte à la cohérence de la réflexion. Par
conséquent, malgré l’hégémonie du principe étudié qui implique que l’ensemble des recours
concernant les litiges de l’administration sont dépourvus d’effet suspensif, l’on en écartera
d’emblée certains. L’on procèdera ainsi à une nécessaire restriction du champ des recours
visés (A), c’est-à-dire les recours contentieux en droit administratif français, en excluant
certaines voies de droit (B).
59. Le principe de l’absence d’effet suspensif des recours, tel qu’il est prévu et fixé par les
termes de l’article L. 4 du Code de justice administrative, n’aurait vocation à s’appliquer
qu’aux seules « requêtes ». Dans son acception littérale, il ne concernerait ainsi que les seuls
« recours formés par des personnes autres que l’État »58. Par conséquent, l’État, dans le cadre
d’une potentielle contestation de l’activité des autorités administratives, pourrait se soustraire
à l’influence de ce principe. Pour faire simple, le principe de l’absence viserait à « protéger »
l’administration de l’action contentieuse de toutes les personnes autres que l’État.
57
Cf. supra n° 45, p. 35.
58
« Requête », in R. Rouquette, Dictionnaire du droit administratif, 2002, Paris, Moniteur, p. 704.
40
60. Seulement, la portée de cette disposition et du principe qu’elle contient dépasse très
largement le seul champ ouvert par la construction sémantique de cette disposition textuelle.
Sur la seule base de cette dernière, la doctrine et plus largement l’ensemble des acteurs du
contentieux administratif, déduisent une sphère d’influence beaucoup plus importante. Par
exemple, le commentaire sous cet article L. 4 laisse entendre qu’il « énonce une règle
fondamentale du contentieux administratif, selon laquelle les recours n’ont en principe pas
d’effet suspensif »59. Toujours dans ce même commentaire, ces auteurs lui rattachent
également les voies de recours ce qui revient à considérer que ce principe concerne tous les
« recours » entendus au sens des demandes adressées au juge administratif visant à contester
des décisions administratives ou juridictionnelles. Seulement, la « portée générale qui a […]
dépassé celle de son énoncé »60 ne s’est pas limitée à ce seul aspect juridictionnel de la
contestation des actes adoptés par les autorités administratives. Au contraire, il résulte de cette
seule formulation que les recours administratifs sont eux aussi régis par le principe de
l’absence d’effet suspensif61. Dans une telle configuration, ce dernier a vocation à concerner
tous les recours, peu importe leur nature, entendus au sens de la contestation des décisions des
autorités administratives. C’est en cela, malgré la présence de quelques exceptions et
possibles dérogations, que l’on peut qualifier le principe de l’absence d’effet suspensif de
principe procédural « hégémonique ».
61. D’ailleurs, sa prééminence est telle que, confrontés exceptionnellement à un recours
suspensif, les acteurs de la procédure administrative contentieuse ne savent pas vraiment
comment se comporter. Les autorités administratives comme les requérants ne possèdent pas
les « clés » leur permettant de comprendre les incidences d’un effet suspensif. Derrière ce qui
est d’une apparente simplicité, l’on a souvent recours au juge pour expliciter, de manière très
pédagogique, les conséquences du texte établissant une exception au principe de l’absence
d’effet suspensif. Par exemple, un arrêt Mme N62 « s’apparente à une explication de texte
attendue tant par les gestionnaires de l’allocation que par les bénéficiaires eux-mêmes, tous
déroutés par les effets de l’article L. 262-46 du Code de l’action sociale et des familles »63 qui
prévoit que les réclamations contre les décisions de récupération de l’indu bénéficient d’un
effet suspensif. Une telle situation, rare et exceptionnelle64, décontenance véritablement
59
Code de justice administrative , 2ème éd., 2017, Paris, Petits codes Dalloz, p. 9.
60
R. Chapus, op. cit., n° 457, p. 379.
61
Ibid., n° 463, p. 385.
62
CE, 31 mars 2017, req. n° 394926, Mme N.
63
H. Habchi, « Contentieux du RSA : le Conseil d’Etat se penche encore sur des décisions d’indu », JCP A,
2017, comm. n° 2203.
64
Au sens littéral du terme.
41
l’ensemble des acteurs du contentieux administratif. C’est là aussi, d’une certaine manière,
l’illustration de la domination sans partage de ce princinpe sur l’intégralité des modes de
contestation des décisions administratives.
62. Appréhendé de cette même manière, le principe de l’absence d’effet suspensif
représente un sujet d’étude trop vaste pour être abordé de manière intelligible – et intelligente.
En s’appliquant indistinctement à tous les modes de contestation de l’activité des autorités
administratives, le principe traite de « procédures » pour lesquelles les enjeux et les
problématiques se révèlent sensiblement différentes. Il ne peut dès lors pas être envisagé de
les traiter convenablement dans la même étude sous peine de faire perdre à la recherche
menée sa cohérence et son intérêt. C’est notamment pour cette raison essentielle que le sujet
se circonscrit aux seuls « recours contentieux en droit administratif français », ce qui devra
permettre d’exclure certaines voies de droit (B) pour ne finalement retenir que celles ouvertes
devant les juridictions administratives générales.
63. À première vue, utiliser ici l’expression de « voies de droit » peut donner l’impression
qu’une forme de confusion apparaît au moment de déterminer le champ de l’étude du principe
de l’absence d’effet suspensif. On l’a déjà dit, le titre proposé de cette étude que l’on envisage
de mener fait ressortir l’idée qu’il serait appréhendé à l’égard des seuls recours contentieux.
Or, affleure dans nos propos la notion de voies de droit dont il faudrait exclure certaines des
représentations. A priori, il y a là une forme de contradiction dans la mesure où le champ de
cette notion des voies de droit paraît, dans sa formulation même, plus large que celui des
recours contentieux. Dès lors, comment exclure de l’étude certaines voies de droit quand la
formulation du sujet laisse entrevoir une portée plus restreinte que cette seule dernière
notion ? À ce propos, tout dépend, comme souvent, de la définition et du sens que l’on
accorde aux expressions utilisées.
64. Cette appellation de « recours contentieux » est toute entière orientée par la présence
centrale du terme de recours. Celui-ci, à partir duquel il semble se dégager une forme de
familiarité, est empreint d’une polysémie et d’une complexité qu’il nous faut impérativement
démêler. En premier lieu, le recours se distingue assurément de l’action en justice, très
appréciée des habitués de la procédure civile et qui renvoie à la possibilité d’agir, en justice et
par le biais d’une voie de droit donc, pour la protection d’un droit ou d’un intérêt quelconque.
Là où cette expression ne désigne qu’une faculté, qu’une puissance potentielle, le recours
caractérise plutôt l’utilisation concrète et l’exercice de la voie de droit permettant de défendre
42
un droit ou un intérêt. Le premier constat laisse donc apparaître que le recours, qu’il soit
contentieux ou non, est finalement la mise en œuvre concrète de l’action en justice telle qu’on
vient de la définir. Traiter d’un recours, c’est donc évoquer la mise en œuvre concrète d’une
procédure devant servir à protéger la situation de celui qui agit. Derrière cette désignation,
nombreuses sont les techniques pouvant s’y assimiler, présageant ainsi d’une forme certaine
de diversité. Pour pallier cette hétérogénéité qui peut être la cause d’approximations, l’on a
donc choisi de ne retenir que les recours contentieux, renvoyant toujours à l’idée de la
concrétisation d’une action en justice, tout en la limitant à une seule perspective
juridictionnelle. Dans cette optique, le « recours contentieux » doit donc s’entendre comme
« l’acte initial de procédure saisissant une juridiction quelconque »65. L’expression permet
ainsi de spécifier qu’il s’agit des seuls recours relevant de la compétence et de la sphère
juridictionnelle.
65. Par conséquent, il ne faut pas avoir une vision restrictive de cette formule mais bien
l’entendre dans un sens très large, renvoyant finalement aux différentes procédures qu’il est
possible d’initier devant les juridictions administratives. En partant de ces considérations,
l’expression comporte encore plusieurs mécanismes juridiques66 pour parvenir à la défense ou
la protection des droits et intérêts des requérants. Au sein des recours contentieux, l’on peut
donc identifier plusieurs « voies de droit »67 dont il nous faudra traiter au travers du prisme du
principe de l’absence d’effet suspensif qui leur est applicable. À titre d’exemple, l’on
retrouvera ainsi, et indifféremment, aussi bien les requêtes devant le juge des référés que
l’exercice des voies de recours, autant d’éléments auxquels l’on devra nécessairement
s’intéresser. Avant de se lancer dans une telle recherche, il faut néanmoins, dans l’optique de
démontrer la possibilité de sa réalisation, justifier que certaines voies de droit concernées par
le principe de l’absence d’effet suspensif ne seront pas étudiées. Sur la seule base des
considérations sémantiques et terminologiques effectuées, l’on peut d’ores et déjà
effectivement exclure les recours administratifs (1) qui ne peuvent entrer dans la catégorie
identifiée des recours contentieux. L’intégralité des éléments pouvant être qualifiés comme
tels n’en seront pas pour autant intégrés à la réflexion menée. D’autres éléments pouvant
effectivement être rattachés à cette famille des voies de droit juridictionnelles ayant vocation à
65
« Recours », in R. Rouquette, Dictionnaire…, op. cit., p. 670.
66
Ce qui, justement, permet de qualifier et de désigner les voies de droit. V. en ce sens, « Voie de droit », in
R. Rouquette, Dictionnaire…, op. cit., p. 838.
67
Sur l’utilisation de cette notion, le doyen Duguit pouvait préciser qu’il l’employait, « dans un sens aussi large
que possible, pour désigner tout moyen, quel qu’il soit, établi afin d’assurer l’obéissance à la règle […] tout
moyen, légal ou coutumier, tendant à donner une sanction directe ou indirecte à une règle de droit » (L. Duguit,
Traité de droit constitutionnel, t. 1, 3ème éd., 1927, Paris, E. de Boccard, p. 225).
43
protéger les droits et intérêts des destinataires de l’activité des autorités administratives seront
exclus du champ de cette étude. C’est le cas des recours devant les juridictions administratives
spécialisées (2) et du contentieux judiciaire de l’administration (3). À l’issue de cette
délimitation, l’on pourra finalement affirmer que l’on s’intéressera, dans le cadre de cette
étude, aux seuls recours contentieux ouverts devant les juridictions administratives générales.
66. Les recours administratifs désignent, d’une manière finalement très large, la
contestation, devant l’administration, d’une des décisions adoptées par elle. En clair, c’est le
moyen pour le destinataire d’une décision administrative de la contester devant une autorité
administrative, sans que l’on précise laquelle. En quelque sorte, le recours administratif ne se
distingue des recours contentieux que sur la base de l’autorité à laquelle ils sont adressés. Là
où le recours contentieux mobilisera la compétence du juge administratif, le recours
administratif restera cantonné à la seule sphère dans laquelle interviennent les autorités
administratives. La notion de recours administratif peut donc se matérialiser autour de
quelques traits caractéristiques. Elle suppose bien évidemment l’existence d’un litige qui
concerne un acte juridique de l’administration, signifiant que ces recours ont le même objet
que les recours contentieux puisque le requérant y « conteste la validité ou l’opportunité d’un
acte administratif »68. Vis-à-vis des recours contentieux, « le recours administratif se
caractérise […] par le fait qu’il est adressé à un administrateur actif », statuant en tant que
tel »69. Par conséquent, l’objet du litige demeure le même que pour les recours contentieux, la
seule particularité étant que le requérant s’adresse dans ce cas directement aux autorités
administratives.
67. À partir de cette première approche, l’on peut comprendre la « classification » de ces
recours administratifs entre différents types dépendant directement de la qualité de l’autorité
administrative saisie du recours. L’on présente généralement une classification tripartite entre
le recours gracieux qui consiste à s’adresser à l’auteur de l’acte contesté, le recours
hiérarchique transmis pour sa part au supérieur de l’auteur de l’acte et enfin le recours de
tutelle70 qui revient à saisir une autorité qui possède le pouvoir de faire disparaître l’acte ou
d’en modifier le contenu. Il importe donc relativement peu de connaître l’identité ou la qualité
de l’autorité administrative saisie du recours dans la mesure où il s’agit, dans tous les cas,
68
J.-M. Auby, « Les recours administratifs », AJDA, 1955, I, p. 117.
69
Ibid., p 117.
70
L’on n’entrera pas ici dans le débat revenant à questionner la place des recours de tutelle parmi les recours
administratifs, l’interrogation semblant largement désuète. Pour une illustration de cette position, v. R. Bonnard,
Précis de droit administratif, 4ème éd., 1943, Paris, LGDJ, R. Pichon et R. Durand-Auzias, p. 323.
44
d’un mécanisme visant à demander à l’administration de revenir sur l’une de ses décisions.
C’est là ce qui caractérise et détermine l’existence et l’identification d’un recours
administratif.
68. Évoquer la possibilité pour l’administration de se prononcer sur les suites à donner
d’une contestation contre l’une de ses décisions peut donner l’impression d’une forme de
régression. D’une certaine manière, en donnant les « clés » de la contestation qui les concerne
aux autorités administratives, l’on peut se remémorer l’époque de « la confusion des pouvoirs
[qui] conduisait à confier le contrôle de légalité à l’administration, à la fois active et
juridictionnelle »71. En effet, longtemps, le contentieux administratif est resté le monopole de
l’administration, dans la droite ligne de la conception selon laquelle « juger l’administration,
c’est encore administrer »72. Par conséquent, l’apparition, au crépuscule du 19e siècle, d’une
justice administrative pleinement indépendante73 s’est apparentée à un progrès qui a fait
passer tout règlement d’un litige administratif par l’administration comme une profonde
régression. Sur ces bases, le circuit « parallèle » du contentieux administratif non
juridictionnel – et notamment des recours administratifs – a longtemps été délaissé. Cette
attitude ne nous semble pas aujourd’hui pouvoir être adoptée tant leur institutionnalisation est
devenue importante du fait de la montée en puissance des modes alternatifs de règlement des
litiges.
69. À partir de là, il paraît impératif de les évoquer aux fins de justifier leur exclusion du
champ de cette étude. C’est d’autant plus nécessaire que ces recours, par le biais d’une
extension du principe – ou d’une assimilation de leur régime à celui des recours contentieux –
, se voient appliquer l’absence d’effet suspensif74. Ils devraient donc logiquement être intégrés
au champ d’une étude justement consacrée à ce principe et son contenu. Seulement, ces
« procédures » n’entrent pas dans le champ défini des recours contentieux, celui-là même que
la formulation du sujet circonscrit dès son énonciation. La référence aux recours contentieux
détermine d’emblée le champ de la recherche que l’on envisage de poursuivre. En traitant du
principe de l’absence d’effet suspensif des recours contentieux en droit administratif français,
71
O. Gohin et F. Poulet, op. cit., n° 23, p. 21.
72
P.-P.-N. Henrion de Pansey, De l’autorité judiciaire en France, 3ème éd., 1827, Paris, Théophile Barrois Père.
73
Apparition que l’on situe classiquement en 1889, lorsque le Conseil d’Etat abandonnait la théorie classique du
ministre-juge. V. en ce sens, CE, 13 déc. 1889, req. n° 66145, Cadot : Rec. Leb., p. 1148, concl.
H. Jagerschmidt ; D., 1891, III, p. 41, concl. H. Jagerschmidt ; S., 1892, III, p. 17, note M. Hauriou.
74
Lorsque les recours administratifs se voient attacher un effet suspensif de l’exécution d’une décision
administrative, l’on parle effectivement de dérogations, qui sont, généralement présentées comme étant très
rares. À ce propos, l’on peut notamment mentionner la saisine du Comité national olympique français de
mesures des fédérations sportives (Art. 14 de la loi du 13 juill. 1992) bien que M. Bonichot présente plutôt cette
procédure comme une conciliation (J.-C. Bonichot, « La conciliation devant le Comité national olympique et
sportif français », in Mouvement du droit public : mélanges en l’honneur de Franck Moderne, 2004, Paris,
Dalloz, p. 23).
45
l’on exclut immédiatement, par cette seule énonciation, tout ce qui ne relève pas de cette
catégorie. Telle qu’on l’a identifiée, cette formule empêche de dépasser la sphère des
contestations juridictionnelles. Bien que les recours administratifs soient, dans certaines
circonstances – qui tendent à se généraliser –, le véritable préalable d’une saisine
juridictionnelle, ils n’en seront pour autant pas inclus dans cette étude, n’étant pas à
proprement parler des recours contentieux. En ne pouvant être adressés qu’aux seules
autorités administratives les recours administratifs excluent toute intervention juridictionnelle
et, par la même occasion, toute appartenance à la sphère des recours contentieux. Sur cette
seule considération, le cas des recours administratifs peut être considéré comme réglé ainsi
que la démonstration de la pertinence de leur éviction du champ de l’étude. Le même
raisonnement ne peut évidemment pas être tenu pour les recours dont sont saisies les
juridictions administratives spécialisées (2) qui, comme leur énonciation le laisse apparaître,
peuvent appartenir à la sphère des recours contentieux. Malgré cela, ils ne devront pas moins
être écartés du champ de notre recherche intéressant le principe de l’absence d’effet suspensif
des recours.
70. Traiter des recours formés contre les décisions des autorités administratives devant des
juridictions administratives spécialisées à la suite des recours administratifs peut s’expliquer.
Au-delà de leur exclusion commune du champ de la recherche relative au principe de
l’absence d’effet suspensif, l’on peut établir un lien entre les recours administratifs que l’on
vient d’écarter et ces recours formés devant les juridictions administratives spécialisées. Bon
nombre de ces derniers étaient, à l’origine, de simples recours administratifs qui bénéficiaient,
pour leur traitement, d’une cellule administrative qui y était exclusivement dédiée.
Progressivement, la mobilisation spécifique de cet organisme destiné à régler ces litiges
l’amène à se « professionnaliser » en se rapprochant du modèle juridictionnel. Par mimétisme,
l’exclusivité de cette mission pousse l’organisme concerné à agir peu à peu comme une
juridiction. L’évolution est généralement telle que ces recours administratifs, uniquement
dirigés devant un organe spécialisé, finissent par s’organiser autour d’une procédure dont les
garanties sont équivalentes à celle suivie devant les juridictions. C’est alors sur la base de ce
constat que l’organisme administratif en cause finit par être qualifié par le législateur ou le
juge, comme une juridiction. Nombreux sont ainsi les recours administratifs qui basculent
vers le versant juridictionnel à raison de leur organisation. La frontière entre ces deux
46
catégories est donc bien plus mince qu’il pourrait n’y paraître au premier abord, une forme de
passerelle entre les deux pouvant être relevée.
71. Cependant, ces liens ne doivent pas faire perdre de vue leurs dissemblances qui
impliquent qu’une réflexion particulière doive être menée à leur propos. Ils ne peuvent pas,
comme leur nom l’indique, être assimilés à des recours non contentieux, c’est-à-dire des
recours n’entrant pas dans le champ de l’étude que l’on cherche à mener. À ce propos, l’on
peut effectivement rappeler que ces recours juridictionnels spécialisés sont ouverts, comme
leur nom le laisse entendre, devant un organisme que l’on peut qualifier de juridictionnel. Dès
lors, ils participent à l’exercice de la fonction juridictionnelle, ce que confirme le fait que
toutes les décisions prises par ces organismes relèvent du contrôle de cassation du Conseil
d’État en vertu de l’article L. 821-1 du Code de justice administrative75. Le pourvoi en
cassation permet à ceux qui l’exercent d’effectuer un recours « contre les décisions rendues en
premier et dernier ressort et contre les arrêts rendus en dernier ressort […] visant à
l’annulation de la décision juridictionnelle dont la fonction est d’assurer la conformité des
jugements et arrêts à la règle de droit »76. Par définition, il est donc dirigé contre des décisions
juridictionnelles ce qui, en conséquence, permet d’affirmer que les décisions adoptées par les
juridictions administratives spécialisées, qu’il est possible de contester par cette voie, en sont.
Cette impression est en outre confirmée par le fait que les décisions rendues par ces
juridictions particulières le sont toujours au nom de l’État77. Les recours exercés devant les
juridictions administratives spécialisées engendrent, au bout du compte, de véritables
décisions juridictionnelles dotées par conséquent de l’autorité de chose jugée. Dans une
formule finalement très classique, ce genre de procédures permet à ces juridictions
d’exception78 de dire le droit et de trancher des litiges79, comme les recours contentieux
identifiés. Leur particularité réside simplement dans le fait qu’elles sont cantonnées à un
domaine spécifique de l’activité administrative80. Pour le dire autrement, les recours
75
En indiquant que la voie de la cassation est ouverte pour toute personne souhaitant contester le contenu d’une
décision rendue en dernier ressort par les juridictions administratives, le Code laisse effectivement la porte
ouverte à une telle appréciation. En ne précisant pas qu’il s’agit des seules juridictions administratives générales,
toutes les juridictions administratives, y compris spécialisées donc, voient leurs décisions pouvoir faire l’objet
d’un pourvoi en cassation.
76
« Recours en cassation, pourvoi en cassation », in R. Rouquette, Dictionnaire…, op. cit., p. 120.
77
V. à propos d’une juridiction universitaire, CE, sect., 27 févr. 2004, req. n° 217257, Popin : Rec. Leb., p. 86,
concl. R. Schwartz ; AJDA, 2004, p. 653, chron. F. Donnat et D. Casas.
78
C’est la formule notamment retenue par le professeur Chapus, v. en ce sens, R. Chapus, op. cit., n° 97, p. 102.
79
D. d’Ambra, L’objet de la fonction juridictionnelle, 1994, Paris, LGDJ, Bibliothèque de droit privé, t. 236,
préf. G. Wiederkher, 339 p.
80
Nous n’excluons pas pour autant que le caractère spécialisé puisse provenir d’une certaine particularité dans
les règles régissant l’organisation et le fonctionnement de telles juridictions. Cependant, ces spécificités, qui
seront étudiées par la suite, n’ont en soi et à proprement parler aucune incidence sur leur caractère juridictionnel,
du moins d’un point de vue formel.
47
juridictionnels spécialisés sont donc des recours formulés auprès d’un véritable juge
administratif focalisé sur un secteur précis des attributions des autorités administratives.
72. Cette seule caractéristique de la spécialité du domaine de l’activité administrative que
permettent de contester les recours devant les juridictions administratives spécialisées n’est
pas de nature à leur retirer leur armature juridictionnelle. Logiquement, ce caractère
juridictionnel devrait permettre, vu la définition que l’on a pu donner de la notion des recours
contentieux, aux recours juridictionnels spécialisés de faire partie du champ de l’étude que
l’on souhaite effectuer. Leur éviction ne peut donc être légitimée par la seule présence de
cette expression des « recours contentieux » utilisée pour encadrer, de manière primaire, la
réflexion envisagée. Pour autant, d’autres arguments, tout autant décisifs, peuvent être
avancés pour expliquer que les recours juridictionnels spécialisés n’ont pas leur place dans
cette étude.
73. En premier lieu, l’on peut arguer du fait que le principe de l’absence d’effet suspensif
des recours est prévu, on le rappelle, par l’article L. 4 du Code de justice administrative. Cette
particularité implique donc que seules les juridictions dont la procédure sera régie par ce Code
seront soumises à son respect. C’est logique dans la mesure où les organismes juridictionnels
n’entrant pas dans le champ du Code de justice administrative ne pourront pas se voir opposer
et donc appliquer les dispositions de ce fameux article L. 4. Or, il se trouve justement que
l’article L. 1 du Code de justice administrative prévoit expressément quelles sont les
juridictions pour lesquelles ses dispositions s’appliqueront. En affirmant qu’il « s’applique au
Conseil d’État, aux cours administratives d’appel et aux tribunaux administratifs »81, celui-ci
ne vise que les seules juridictions administratives générales, aussi qualifiées de droit commun.
En creux, il signifie également que « toutes les juridictions spécialisées y échappent »82,
signifiant du même coup et par conséquent qu’elles peuvent se soustraire à l’application du
principe de l’absence d’effet suspensif prévu dans ce même code.
74. Sur la base de cette seule considération, l’exclusion des recours juridictionnels
spécialisés peut s’entendre. En n’entrant pas dans le champ d’application du Code de justice
administrative, les recours juridictionnels spécialisés ne seraient pas soumis à son article L. 4
et au principe qu’il reprend à son compte. En n’étant pas concernés par celui-ci, ces recours
échapperaient donc au sujet de cette étude et pourraient, très logiquement, en être écartés.
Seulement, cette seule caractéristique ne signifie pas que les juridictions administratives
81
CJA, art. L. 1.
82
D. Chabanol, « note sous art. L. 1 », Code de justice administrative , 8ème éd., 2017, Paris, Éd. le Moniteur,
Code, p. 11.
48
spécialisées n’appliquent pas certaines règles ou principe que ce Code contient. Sur la même
base du raisonnement que celui de l’arrêt Blanco83, le fait qu’elles ne soient pas, par principe,
régies par les dispositions du Code de justice administrative ne les empêche pas, d’en
appliquer certaines règles ou principes qui y sont contenus. Le seul fait que les juridictions
administratives spécialisées ne soient pas visées par le Code de justice administrative « ne
signifie pas nécessairement que des règles ou principes qu’il contient ne leur sont pas
applicables »84. Le principe de l’absence d’effet suspensif exprimé à l’article L. 4 du Code de
justice administrative ne peut pas, en tant que disposition de ce Code, leur être appliqué. Par
contre, le contenu de ce principe peut très bien être repris par les dispositions qui encadrent
spécifiquement la reddition des décisions de justice par les juridictions administratives
spécialisées.
75. Mieux, il est traditionnellement jugé que les juridictions administratives spécialisées
doivent observer toutes les règles générales de procédure dont l’application n’est pas écartée
par une disposition formelle ou n’est pas incompatible avec son organisation85. Ainsi, il a par
exemple été décidé que les juridictions spécialisées devraient appliquer le principe du
contradictoire ou bien encore soumettre leurs jugements à la publicité. Certes, ces règles
auxquelles sont soumises les juridictions administratives spécialisées paraissent d’une
importance telle qu’elles dépassent l’influence du seul Code de justice administrative. Ce sont
des règles ou des principes qui transcendent la qualité et la nature des organes juridictionnels
pour concerner tous les procès, quels qu’ils soient. Néanmoins, en limitant le raisonnement à
83
Dans l’arrêt Blanco, le Tribunal des Conflits refusait que les principes établis et dégagés par le Code civil
s’appliquent immédiatement et par principe aux litiges qui engagent la responsabilité de l’État. Plus globalement,
il précisait que le droit applicable entre les particuliers, le droit commun, n’est pas applicable aux activités des
autorités administratives et aux litiges qui en découlent. Ce que l’arrêt Blanco introduit, c’est le refus de la
soumission aux principes du droit commun, du droit applicable aux particuliers. Pour autant, cela ne signifie pas
qu’aucun principe tiré du Code civil par exemple ne s’appliquera pas. Simplement, cela résultera du juge
administratif ou d’une règle particulière (souvent tirée d’une jurisprudence) qui se référera aux dispositions
concernées du droit commun. En effet, le corps de la décision laisse apparaître que « la responsabilité, qui peut
incomber à l'Etat, pour les dommages causés aux particuliers par le fait des personnes qu'il emploie dans le
service public, ne peut être régie par les principes qui sont établis dans le Code civil, pour les rapports de
particulier à particulier » (T. Confl., 8 févr. 1873, req. n° 00012, Blanco : Rec. Leb., p. 61, concl. E. David ; D.,
1873, III, p. 20, concl. E. David ; S., 1873, III, p. 153, concl. E. David.). L’on pourrait alors considérer qu’il
s’agit là d’un refus catégorique d’appliquer le droit commun aux litiges résultant de l’activité administrative. Le
Conseil d’État en retient pour sa part qu’il ne s'ensuit « pas que les solutions dégagées par le juge administratif
soient radicalement différentes de celles dégagées par le juge judiciaire, ni que le code civil ou les principes dont
il s'inspire ne s'appliquent jamais à la responsabilité administrative, comme le montre la responsabilité décennale
des constructeurs » (http://www.conseil-etat.fr/Decisions-Avis-Publications/Decisions/Les-decisions-les-plus-
importantes-du-Conseil-d-Etat/Tribunal-des-conflits-8-fevrier-1873-Blanco, [consulté le 21 nov. 2017]) . Il
s’agit donc bien, dans cet arrêt, d’un refus d’une soumission de principe des activités administratives au droit
commun qui ne signifie pas pour autant qu’aucune règle qui en est issue ne pourra s’appliquer.
84
D. Chabanol, « note sous art. L. 1 », op. cit., p. 11.
85
CE, 10 févr. 2008, req. n° 284159, Islam : Rec. Leb., p. 775 – CE, 14 mars 2011, req. n° 329909 A… : Rec.
Leb., p. 83 – CE, 24 avril 2013, req. n° 350705, M. Boualem : Rec. Leb., p. 725, 726 et 727 – CE, 1er oct. 2014,
req. n° 349560, M. E… : Rec. Leb., p. 288, concl. D. Hedary ; AJDA, 2014, p. 2185, chron. J. Lessi et
L. Dutheillet de Lamothe.
49
la seule sphère administrative, l’on peut considérer que les juridictions administratives
spécialisées pourraient très bien, sauf incompatibilité, appliquer le principe de l’absence
d’effet suspensif aux recours dont elles sont saisies. C’est d’ailleurs très largement le cas au
point que l’on puisse considérer que, dans leur ensemble, les juridictions administratives
spécialisées sont soumises, dans leurs sphères d’influences respectives, au principe de
l’absence d’effet suspensif. La présentation qui en est faite par le professeur Chapus le
confirme d’ailleurs implicitement puisqu’il classe les recours juridictionnels spécialisés qui
possèdent un effet suspensif dans la catégorie des dérogations au principe de l’absence d’effet
suspensif86. Dans leur ensemble, l’on peut donc considérer que les juridictions administratives
spécialisées sont soumises au principe qui nous intéresse. C’est là encore la réaffirmation de
ce que celui-ci possède une « portée générale »87 et un champ qui dépasse très largement celui
de son énoncé et de sa formulation.
76. Par conséquent, ils sont bien susceptibles d’entrer dans le champ de cette étude et l’on
ne peut les en écarter sur la seule base de ce que le Code de justice administrative ne leur
serait pas applicable. Dès lors, leur exclusion se basera sur d’autres arguments, cette fois
beaucoup plus pragmatiques et qui ont principalement trait à la diversité et l’hétérogénéité
manifeste des recours juridictionnels spécialisés. Puisque chaque juridiction administrative
spécialisée est « taillée » pour répondre aux litiges relevant d’un domaine bien particulier, il
ne paraît pas possible de les traiter comme étant constitutifs d’une catégorie uniforme.
77. L’on compte aujourd’hui plus d’une trentaine88 de ces juridictions spécialisées qui
renvoient donc à autant de recours, tous différents les uns des autres. Ces juges d’occasion et
l’ensemble des recours dont ils sont saisis donnent, en étant rassemblés sous une appellation
commune, l’impression d’une certaine homogénéité. Seulement, il ne s’agit là que d’une
façade tant cette cohésion nominative masque une profonde hétérogénéité. L’identité de cette
catégorie n’a vocation qu’à rassembler des procédures dont la spécialité est telle qu’elles sont,
d’une certaine manière, uniques. Les recours juridictionnels qualifiés de spécialisés le sont
donc à raison d’une caractéristique qui les éloigne par principe des autres voies de droit.
L’homogénéité des recours juridictionnels spécialisés réside finalement dans leurs
particularités respectives qu’on pourrait à juste titre qualifier d’autonomie procédurale. L’idée
que l’ensemble des recours juridictionnels spécialisés, pris un à un, forme une catégorie de
86
R. Chapus, op. cit., n° 461-3, p. 384.
87
Ibid., n° 457, p. 379.
88
C’est du moins sur ce chiffre que semble s’être mise d’accord une partie de la doctrine. V. en ce sens, O. Le
Bot, Contentieux administratif, 4ème éd., 2017, Bruxelles, Bruylant, Paradigme, n° 122, p. 69.
50
recours ne doit pas leurrer. Ils ne le sont qu’en tant que leurs traits distinctifs les empêchent
d’être intégrés à une autre catégorie de recours juridictionnels, quelle qu’elle soit.
78. Qu’elle concerne l’organisation procédurale des juridictions administratives
spécialisées et de leurs recours ou la matière à propos duquel elles interviennent, l’autonomie
de ces voies de droit est un obstacle sérieux à leur intégration au champ de cette étude. Si un
recours juridictionnel spécialisé existe, c’est justement parce qu’il a été considéré que ses
spécificités étaient telles qu’il ne pouvait être traité comme un recours juridictionnel
« classique ». Par conséquent, et sans même que l’on cherche à se réfugier derrière l’ampleur
de la tâche qui nous attendrait dans le cas où de tels recours auraient leur place dans cette
étude, cette caractéristique empêche de pouvoir mener une réflexion globale à leur propos
Parce que chaque recours est finalement « unique », tout comme les enjeux et les
problématiques qui le travaillent, il ne paraît finalement pas possible de les intégrer dans une
réflexion globale. Leur présence au sein du champ de cette recherche empêcherait donc de
pouvoir développer une étude synthéthique du principe de l’absence d’effet suspensif et de
toutes ses implications sur les recours contentieux, tels qu’on les a entendus. Au contraire, il
faudrait alors « individualiser » le raisonnement pour chacun des recours juridictionnels
spécialisés, ceux-ci étant, comme on l’a déjà dit, construits pour répondre à des litiges et des
problématiques spécifiques. Plus que la pertinence du principe de l’absence d’effet suspensif,
c’est finalement à une forme de catégorisation ou de classification des recours juridictionnels
spécialisés qu’il faudrait s’intéresser, ce à quoi contribuait notamment la thèse du professeur
Degoffe89. Sans cette appréhension, le régime des recours juridictionnels spécialisés repose
avant toute chose sur une forme de casuistique qui les empêche de pouvoir faire partie de
cette recherche consacrée au principe de l’absence d’effet suspensif des recours contentieux
en droit administratif français. Il en est de même en ce qui concerne le contentieux judiciaire
de l’administration (3), ce qu’il nous faut maintenant justifier.
79. L’on entend, par cette expression du contentieux judiciaire de l’administration, ce que
certains désignent, en opposition avec le contentieux administratif, comme le « contentieux
juridictionnel de l’administration »90. Cette expression désigne donc le contentieux concernant
l’action des autorités administratives qui ne relève pas de la compétence des juridictions
administratives. Ainsi, ce contentieux engendré par l’activité administrative, plutôt que d’être
89
M. Degoffe, La juridiction administrative spécialisée , 1996, Paris, LGDJ, Bibliothèque de droit public, t. 186,
559 p.
90
O. Gohin et F. Poulet, op. cit., n° 8, p. 6.
51
attrait devant l’ordre de juridiction spécialement créé à cet effet, celui des juridictions
administratives, est traité par d’autres juridictions. Évidemment, l’ordre juridictionnel français
étant dualiste, il ne peut s’agir, dans un tel cas, que des juridictions judiciaires91. Le
contentieux judiciaire de l’administration désigne donc les situations dans lesquelles le juge
judiciaire est compétent pour traiter de litiges administratifs qui auraient donc dû relever, au
vu de la matière concernée, a priori de la compétence des juridictions administratives.
80. Cela ne concerne donc pas le contentieux des litiges qui sont étrangers au contentieux
de l’administration à proprement parler. En effet, le juge judiciaire est compétent pour traiter
de litiges qui n’intéressent pas l’administration agissant « dans l’exercice des prérogatives de
puissance publique »92. Par exemple, lorsque l’administration adopte des actes de droit privé,
les litiges susceptibles d’en découler relèveront, par principe, de la compétence du juge
judiciaire. Sur ce point, l’on peut donc dire que « le juge administratif est seul compétent pour
connaître des actes administratifs et que le juge judiciaire est compétent pour apprécier le sens
ou la validité des actes de droit privé »93. Cela s’explique dans la mesure où la spécificité de
l’activité des autorités administratives, celle-là même qui fonde la particularité du droit
administratif et la compétence des juridictions administratives, n’est pas « présente » au sein
de ces actes. Par conséquent, le principe de l’absence d’effet suspensif ne les intéresse pas,
celui-ci, prévu par le Code de justice administrative, ne concernant que les recours relevant
des juridictions administratives, c’est-à-dire ceux pour lesquels la spécificité de l’action
administrative ressort. Dès lors, il n’y a aucune raison d’intégrer ces litiges, et plus
généralement ce contentieux, dans le champ de notre étude consacrée à ce principe. Dans la
mesure où l’administration y agit comme une personne privée et qu’elle y est traitée comme
telle, ils ne relèvent pas du Code de justice administrative. Il en est ainsi du contentieux relatif
à la nationalité qui, découlant d’actes de droit privé, relève de la compétence de la juridiction
91
Du moins pour des juridictions étatiques et institutionnalisées dans la mesure où l’on peut effectivement
considérer, du fait de clauses compromissoires, que des parties à un litige peuvent s’en remettre à la décision
d’une juridiction qu’ils auront eux-mêmes constituée. Cette pratique largement connue dans la matière
commerciale connaît un succès mesuré dans la sphère administrative, pour des raisons évidentes liées à la
présence de la puissance publique dans ces litiges. Pour une étude complète de ces questions, v. A. Patrikios,
L’arbitrage en matière administrative, 1997, Paris, LGDJ, Bibliothèque de droit public, t. 189, préf.
Y. Gaudemet, 339 p. ; P. Delvolvé, « L’arbitrage en droit public français », in D. Renders, P. Delvolvé et
T. Tanquerel (dir.) L’arbitrage en droit public, 2010, Bruxelles, Bruylant, Centre d’études constitutionnelles et
administratives, t. 31, p. 189.
92
Cons. const., 23 janv. 1987, n° 86-224 DC, Loi transférant à la juridiction judiciaire le contentieux des
décisions du Conseil de la concurrence : Rec. Cons. const. , p. 8 ; GAJA, 21ème éd., 2017, Paris, Dalloz, n° 84,
p. 585 ; GDCC, 18ème éd., 2016, Paris, Dalloz, n° 6, p. 60 ; AJDA, 1987, p. 345, note J. Chevallier ; JCP , 1987,
II, n° 20854, note J.-F. Sestier ; LPA, 7 août 1987, n° 95, p. 21, note V. Sélinsky ; Gaz. Pal., 1987, doctr., p. 209,
comm. C. Lepage-Jessua ; RFDA, 1987, p. 287, note B. Genevois, p. 301, note L. Favoreu ; RDP , 1987, p. 1341,
note Y. Gaudemet ; D., 1988, J., p. 117, note F. Luchaire ; RA, 1988, p. 29, note J.-M. Sorel.
93
J.-M. Sauvé, « Le juge administratif et les actes et activités de droit privé », http://www.conseil-
etat.fr/Actualites/Discours-Interventions/Le-juge-administratif-et-les-actes-et-activites-de-droit-prive [consulté le
22 nov. 2017].
52
judiciaire94 ce qui revient à appliquer, pour l’encadrer, le code de procédure civile 95. Ces
contentieux n’entrant pas dans la champ du principe procédural qui nous intéresse, l’on a
toutes les raisons d’écarter les litiges découlant des actes de droit privé du champ de cette
recherche. L’on peut tenir le même raisonnement à propos des actes d’exécution de la justice
judiciaire96 qui ne véhiculent pas, eux non plus, la spécificité de l’action des autorités
administratives à même de mobiliser la compétence des juridictions administratives.
81. D’autres litiges, au contraire, dérogent à la répartition traditionnelle des compétences
entre les deux ordres juridictionnels dans la mesure où le juge judiciaire intervient dans un
domaine qui devrait normalement ressortir de la compétence du juge administratif. L’on parle
alors, dans ce cas-là, de contentieux juridictionnel ou judiciaire de l’administration. Cette
situation peut résulter, soit d’une intervention législative97, soit d’une position
jurisprudentielle qui consiste, bien souvent, à créer des blocs de compétence au nom d’une
bonne administration de la justice. L’on peut ainsi citer le traditionnel exemple de la loi du 31
décembre 1957 qui confie aux juges judiciaires la compétence pour connaître des litiges
98
provoqués par l’accident d’un véhicule administratif ou celui du contentieux des contrats
conclus avec les usagers des services publics industriels et commerciaux99. En dehors de ces
blocs qui, sans atteindre parfois leurs objectifs, peuvent nourrir la confusion à propos de la
répartition des compétences, le juge judiciaire n’est par principe pas compétent pour apprécier
la légalité d’un acte administratif, qu’il soit individuel ou réglementaire100. Néanmoins,
plusieurs hypothèses peuvent permettre au juge de s’octroyer cette compétence et ainsi, de se
comporter comme un juge administratif. Traditionnellement, il s’agissait du cas où l’acte était
considéré comme « clair », ne posant donc aucune difficulté particulière ou de celui d’une
voie de fait aujourd’hui resserrée autour d’une extinction du droit de propriété ou d’une
94
C. civ., art. 29.
95
C. civ., art. 29-2.
96
T. confl., 27 nov 1952, req. n° 1420, Préfet de la Guyane : Rec. Leb., p. 642 ; JCP , 1953, II, n° 7598, note
G. Vedel ; GAJA, n° 63, p. 407.
97
Le législateur est en effet l’autorité qui est par principe compétente pour fixer les limites de la compétence des
ordres juridictionnels judiciaires et administratifs. V. en ce sens, CE, ass., 30 mai 1962, req. n° 48017,
Association nationale de la meunerie et autres : Rec. Leb., p. 233 ; D., 1962, p. 630, concl. M. Bernard ; AJDA,
1962, p. 286, chron. J.-M. Galabert et M. Gentot – T. confl., 2 mars 1970, req. n° 1936, Société Duvoir c/
S.N.C.F. : Rec. Leb., p. 885, concl. G. Braibant ; D., 1970, p. 695, note L. H. – T. confl., 7 déc. 1970, req.
n° 1970, Sieur Riehm c/ O.R.T.F. : Rec. Leb., p 895 ; D., 1971, p. 611, note J. Chevallier – Cons. const.,
20 févr. 1987, n° 87-149 L, Code rural et protection de la nature : Rec. Cons. const., p. 22.
98
Par ex., CE, 25 juin 1986, req. n° 60278, Mme Curtol : Rec. Leb., p. 177 ; AJDA, 1986, p. 654, note J. Moreau.
99
T. confl., 17 déc. 1962, req. n° 1780, Dame Bertrand c/ Commune de Miquelon : Rec. Leb., p. 831, concl.
J. Chardeau ; AJDA, 1963, p. 88, chron. M. Gentot et J. Fourré ; CJEG , 1963, p. 114, note A. C.
100
Il possède seulement la compétence d’interpréter ces derniers, en vertu d’une jurisprudence classique qui
assimile le contenu d’un règlement à celui d’une loi. V. en ce sens, T. confl., 16 juin 1923, req. n° 00732,
Septfonds : Rec. Leb., p. 498 ; D., 1924, III, p. 41, concl. P. Matter ; S., 1923, III, p. 49, note M. Hauriou.
53
atteinte à une liberté individuelle101. À ces deux situations, le Tribunal des conflits en a
rajouté deux autres dans un récent arrêt102 : il impose au juge judiciaire d’écarter les actes
administratifs contraires au droit de l’Union européenne et lui permet de faire application
d’une jurisprudence établie pour accueillir la contestation d’un tel acte.
82. Dans certaines situations, le juge judiciaire est donc compétent pour traiter de litiges
dont les caractéristiques devraient logiquement les faire ressortir de la compétence du juge
administratif. C’est dans ces cas, que l’on vient de mentionner, que l’on parle alors d’un
contentieux judiciaire de l’administration. Tous ces cas seront exclus de nos développements
et de nos réflexions. La raison de cette éviction, très pragmatique, est liée à la volonté de
s’arrimer à un socle de recours le plus cohérent et homogène possible afin d’analyser la
pertinence du principe dans cette sphère. En y intégrant le contentieux judiciaire de
l’administration, l’on mêlerait des litiges dans lesquels le juge judiciaire peut finalement avoir
le simple pouvoir d’écarter un acte ou encore des litiges dans lesquels l’acte, pour diverses
raisons, n’est plus vraiment considéré comme un acte administratif103. De plus, l’état même
du contenu du contentieux judiciaire de l’administration est fluctuant, certains blocs de
compétence pouvant s’effriter sous diverses influences. Le contenu du contentieux judicaire
de l’administration nous semble donc trop instable et trop hétérogène – les enjeux et les
problématiques des litiges qu’il contient peuvent être très différents – pour ne pas entamer la
cohérence de la réflexion propre au principe de l’absence d’effet suspensif des recours.
83. Dans l’optique de développer l’analyse la plus perspicace de ce principe, encore faut-il
que le champ retenu laisse présager d’une forme de similitude dans les enjeux véhiculés par
les litiges donnant lieu à ces recours. Le plus pertinent, dans ce cadre, nous a donc semblé de
ne retenir que les recours contentieux ouverts devant les juridictions administratives
générales, impliquant par conséquent d’écarter de cette étude le contentieux judiciaire de
l’administration. La recherche envisagée, pour être possible, s’intéressera donc au principe de
l’absence d’effet suspensif des seuls recours contentieux ouverts devant les juridictions
administratives générales. Mais si une telle étude est possible, du moins dans le champ qui
101
T. confl., 17 juin 2013, req. n° 3911, M. Bergoend c/ Société ERDF Annecy Léman : Rec. Leb., p. 370 ;
AJDA, 2013, p. 1568, chron. X. Domino et A. Bretonneau ; RJEP , oct. 2013, n° 712, p. 17, note B. Seiller ; JCP
A, 2013, n° 2301, note C.-A. Dubreuil ; LPA, 2013, n° 175, p. 6, note J. de Gliniasty ; RFDA, 2013, p. 1041, note
P. Delvolvé ; JCP , 2013, n° 1057, note S. Biagini-Girard ; DA, 2013, n° 12, comm. n° 86, note S. Gilbert.
102
T. confl., 17 oct. 2011, req. n° 3828, Société civile d’exploitation agricole (SCEA) du Chéneau et autres c/
Interprofession nationale porcine (INAPORC) ; Cherel et autres c/ Centre national interprofessionel de
l’économie laitière (CNIEL) : Rec. Leb., p. 698 ; JCP , 2011, n° 1423, note B. Plessix ; JCP A, 2011, n° 2354,
note H. Pauliat ; RTD Civ., 2011, p. 735, note P. Remy-Corlay ; RFDA, 2012, p. 1122, concl. J.-D. Sarcelet ;
RFDA, 2012, p. 1129, note B. Seiller ; RFDA, 2012, p. 1136, note A. Roblot-Troizier ; AJDA, 2012, p. 27, chron.
M. Guyomar et X. Domino ; LPA, 2012, n° 55, p. 7, note C. Groulier ; DA, 2012, n° 1, comm. n° 10, note
F. Melleray.
103
C’est le cas pour la voie de fait.
54
vient d’en être arrêté, encore faut-il qu’elle puisse atteindre les objectifs qui en sont attendus
(paragraphe 2).
84. Mener à bien une recherche consacrée au principe de l’absence d’effet suspensif des
recours contentieux ouverts devant les juridictions administratives générales n’est possible
qu’à la condition d’augurer des objectifs qu’elle pourra servir. La mise en relation du principe
procédural qui nous intéresse avec le contexte contemporain du champ des recours retenus et
les évolutions qui les travaillent permet de déterminer l’orientation principale de ce travail.
85. On l’a déjà brièvement dit, le principe de l’absence d’effet suspensif prévaut, voire
domine, la procédure administrative contentieuse depuis quasiment toujours. En étant
formellement prévu depuis 1806, l’absence d’effet suspensif des recours encadre la reddition
de la justice administrative depuis ses prémisses. Depuis lors, il n’a jamais été remis en cause
même si l’organisation de ces contrepoids a fait l’objet d’aménagements et de rénovations.
Aujourd’hui consacré à l’article L. 4 du Code de justice administrative, l’on peut qualifier ce
principe comme étant intemporel et, finalement, pérenne. La primauté de « l’efficacité de
l’action administrative »104 semble donc commander l’organisation et la construction de la
procédure administrative contentieuse au point, presque, d’en représenter l’essence. En
quelque sorte, le principe de l’absence d’effet suspensif serait l’illustration, voire le symbole,
de cette philosophie déséquilibrée du contentieux administratif.
86. Or, dans le cadre du contentieux ouvert devant les juridictions administratives
générales, l’on semble s’orienter progressivement vers la recherche d’un équilibre entre les
deux éléments en tension que sont donc l’efficacité administrative et la protection des
requérants. Sous l’effet de cette quête, l’on peut alors se questionner sur la pertinence
contemporaine des modalités du principe de l’absence d’effet suspensif des recours
contentieux en droit administratif.
87. Cette « épreuve » à laquelle l’on veut soumettre l’absence d’effet suspensif ne se
comprend qu’au travers de cette perspective d’évolution linéaire qui semble travailler le
contentieux administratif, et plus largement les relations entre les particuliers et les autorités
administratives. Le droit administratif, sans pour autant exagérer la portée des évolutions qui
l’ont secoué, a déjà fait sa mue en améliorant la prise en compte des particuliers et de leurs
situations. Le contentieux administratif semble pour sa part être resté au milieu du gué en
104
R. Chapus, op. cit., n° 457, p. 380.
55
promouvant quelques améliorations qui n’ont cependant pas permis d’atteindre l’équilibre
tant recherché entre les deux pôles qui tiraillent toute sa construction. La recherche que l’on
s’apprête à mener sera donc toute entière orientée vers la satisfaction de cette quête d’un
rééquilibrage de l’antagonisme qui anime le contentieux entre l’efficacité administrative et la
protection des requérants.
88. Au travers de cette étude, c’est donc une interrogation sur le décalage existant entre
une forme de philosophie contentieuse et procédurale et la réalité d’une évolution juridique
globale qui sera conduite. Soucieux de poursuivre et de concrétiser cette perspective du
rééquilibrage de la tension contentieuse qui oppose l’efficacité de l’action administrative à la
protection des droits et des intérêts des requérants, l’on souhaite ainsi comprendre la véritable
nature de ce principe, ce qui le constitue et la manière dont il est organisé. C’est là le seul
moyen de pouvoir se défaire des opinions préconçues du contentieux administratif selon
lesquelles le principe de l’absence d’effet suspensif est autant indispensable qu’inévitable.
Pour le dire autrement, cette réflexion devra nous permettre de nous départir de l’idée qu’il est
un « mal nécessaire » devant lequel il n’y aurait d’autre choix que l’acceptation résignée.
C’est là le préalable élémentaire à la mise en relation recherchée du principe avec le contexte
dans lequel il évolue. Il nous faut donc, dans une telle perspective, déconstruire le principe de
l’absence d’effet suspensif qui fait du juge une simple puissance tutélaire de l’administration
(première partie).
89. Cette entreprise, menée à son terme, fera apparaître que l’organisation actuelle du
principe de l’absence d’effet suspensif ne permet pas de satisfaire cette volonté d’aboutir à un
véritable équilibre dans sa conception. Dégagé des notions et des croyances qui l’entourent, le
principe de l’absence d’effet suspensif peut s’analyser comme un véritable choix, fruit d’une
volonté, et non plus comme le résultat logique d’une déduction juridique. Ce constat, associé
à celui qu’il constitue un obstacle à l’équilibrage recherché entre l’efficacité administrative et
la protection des requérants, peut permettre d’envisager sa réorganisation. Par conséquent, il
nous faut chercher à dépasser le principe actuel en aménageant un effet suspensif qui
permettrait de donner au juge l’image d’une puissance protectrice des citoyens (deuxième
partie).
56
57
Première partie –
Déconstruction du principe de
l’absence d’effet suspensif : le
juge comme puissance
tutélaire de l’administration
90. La procédure administrative contentieuse s’organise autour de principes directeurs qui
constituent son cadre général. Ces derniers participent à la « coloration » et l’orientation des
caractéristiques procédurales en faveur de la satisfaction de certains intérêts. La
règlementation d’une matière juridique est toujours politique car elle répond à un besoin
d’organisation de la vie sociale : c’est cette aspiration que les principes directeurs expriment
et véhiculent. En quelque sorte, ils seraient la traduction juridique des besoins et des intérêts
privilégiés dans le domaine concerné. Le contentieux administratif n’échappe pas à cette
« règle » générique : les bases de son organisation possèdent une portée politique. L’absence
d’effet suspensif des recours juridictionnels en contentieux administratif est l’un des pivots de
cette structure procédurale qui porte les enjeux débordant la simple relation entre les parties.
Le caractère non suspensif des recours n’est pas uniquement attaché à la problématique de
l’exécution des décisions contestées ; il est, à tous points de vue, le masque juridique d’une
construction politique du droit administratif (Titre 1). Ce principe a, en outre, fait preuve
d’une stabilité rare tant il a été constamment réaffirmé. Depuis sa première affirmation en
1806, tous les textes intéressant la procédure administrative contentieuse y ont toujours fait
référence. Pourtant, l’analyse du contexte contemporain laisse apparaître que cette
construction juridique qu’est le principe de l’absence d’effet suspensif des recours est
complètement dépassée (Titre 2).
58
Titre 1 – Le caractère non suspensif
des recours, masque juridique d’une
construction politique du droit
administratif
91. Les recours, sans distinction aucune, sont par principe dépourvus d’effet suspensif. Tel
qu’il est connu et présenté, ce principe permet à l’auteur de l’acte contesté de pourvoir à son
exécution le temps de l’instance. Les conséquences importantes qui sont susceptibles d’en
découler vis-à-vis des droits et des intérêts des requérants imposent qu’il soit justifié par un
solide raisonnement. Sans une telle rigueur, il serait difficile de justifier le « sacrifice » des
intérêts individuels au nom de la défense de l’intérêt général, monopole administratif. De
plus, vue l’importance d’une telle modalité – certains la disent fondamentale –, la
démonstration de son fondement paraît essentielle. Il ne semble pas envisageable, au nom de
la cohérence de l’ordonnancement juridique, qu’un principe aussi implanté ne possède pas de
solides ancrages juridiques. Pourtant, la logique juridique nécessaire à son acceptabilité n’est
qu’une apparence (Chapitre 1) dont le contenu véritable est plutôt ténu. En quelque sorte, une
fois le « masque » tombé, l’explication juridique – si l’on ne parle pas de supercherie – qui
justifie le principe devient très discutable. Sortie de ce paradigme, la véritable nature de
l’absence d’effet suspensif des recours dévoile la structure d’une fiction juridique au service
d’un discours axiologique (Chapitre 2).
59
Chapitre 1 – L’apparence d’une logique juridique
92. Le caractère non suspensif des recours est un principe de la procédure administrative
contentieuse. En tant qu’élément, plus globalement, de l’ordonnancement juridique, il doit
pouvoir s’expliquer par certaines composante de ce dernier. Mieux, il devrait pouvoir se
déduire logiquement d’autres aspects juridiques1, ou du moins être au cœur d’un réseau
complexe de notions juridiques. Or, malgré les voix qui portent cette « évidence »,
l’explication juridique du principe reste défaillante (Section 1). La faiblesse paradoxale de sa
justification n’est pas le seul argument à même de déprécier sa « valeur » juridique. Dans sa
gestion, la posture adoptée confine à la radicalité en ne laissant qu’une maigre place aux
dérogations. Or, ce « totalitarisme » – utile pour asseoir le principe – démontre en creux
l’insuffisance des arguments juridiques à même de fonder l’absence d’effet suspensif. En cela,
l’étude des correctifs du principe, symboles d’une gestion délicate d’un principe hégémonique
(Section 2), exprime pareillement le caractère superficiel de sa logique juridique.
93. Traditionnellement, l’absence d’effet suspensif des recours est fondée sur des notions
phares du droit et du contentieux administratif : la « décision exécutoire », règle fondamentale
du droit public2, et la séparation des pouvoirs – ou des autorités – ont toujours servi de contre-
feu à sa critique. Moins exposée, la présomption de légalité attachée aux décisions
administratives y contribue aussi efficacement. C’est donc l’analyse de ces trois éléments qui
nous permettra de faire apparaître la réalité de la substance des fondements juridiques du
principe en cause. Le premier, pour sa part, est dans cette entreprise l’objet d’une exagération
telle qu’il n’est plus question que d’une hyperbole de la décision exécutoire (Paragraphe 1).
Le deuxième, la séparation des pouvoirs, est lui utilisé comme une allégorie (Paragraphe 2)
tant le récit qui en est fait déborde les conséquences qui se dégagent de son idée. Enfin, la
présomption de légalité est plus délicate à aborder tant il paraît difficile de la remettre en
cause sur un plan statistique : c’est ici son origine politique qui en fait un faux-semblant
(Paragraphe 3) taillé sur mesure pour l’absence d’effet suspensif des recours.
1
Sauf à considérer que sa valeur de « principe » le place hors de toute discussion, au sommet de la hiérarchie de
l’ordonnancement juridique, tel un choix premier duquel devra découler ensuite un certain nombre de
conséquences.
2
CE, ass., 2 juill. 1982, req. n° 25288, Huglo : Rec. Leb., p. 257 ; AJDA, 1982, p. 657, concl. J. Biancarelli, note
B. Lukascewicz ; D ., 1983, I.R., p. 270, obs. P. Delvolvé, J., p. 327, note O. Dugrip ; RA, 1982, p. 627, note
B. Pacteau.
60
Paragraphe 1 – L’hyperbole de la décision exécutoire
94. La décision exécutoire est de ces notions qui véhiculent de nombreuses idées reçues.
Le flou qui l’entoure, la diversité des opinions à son propos et son martèlement doctrinal en
ont fait une notion particulièrement mystérieuse. Bien souvent, elle est l’objet d’une
application mécanique, sans qu’aucune réflexion sur sa substance ne soit menée. Ce contexte
a notamment permis à une interprétation erronée de la décision exécutoire de jouer le rôle de
fondement du principe de l’absence d’effet suspensif des recours (A). Il est ici question d’une
lecture inexacte de cette notion tant, après son étude approfondie, sa nature véritable, au
contraire de ce qui est affirmé, ne semble pas pouvoir fonder le principe étudié (B).
3
J. Rivero, « Le système français de protection des citoyens contre l'arbitraire administratif à l'épreuve des
faits », in Mélanges en l’honneur de Jean Dabin, t. 2, 1963, Bruxelles, Paris, Bruylant, Sirey, p. 825.
61
97. Le principe étudié voit le jour en 1806, dans le décret du 22 juillet disposant que « le
recours au Conseil d’État n’a pas d’effet suspensif, sauf s’il n’en est autrement ordonné »4. Ce
principe, directement issu de la Révolution, était déjà courant dans la pratique de l’époque.
Des années auparavant, le règlement d’Aguesseau prévoyait par exemple que « lesdites
ordonnances ou jugements seront exécutés par provision, nonobstant l’appel (au conseil) »5.
Sa « traduction moderne » est située dans le passage du 18e au 19e siècle, donc à la
Révolution française. À cette époque, l’absence de suspension est logique puisque la justice
administrative est retenue : l’administration, propre juge de ses décisions, ne laisse aucun tiers
s’immiscer dans la reddition de la justice. Le contentieux restant dans l’administration, celle-
ci peut continuer à les exécuter le temps de l’instance. L’idée d’un contrôle hiérarchique ne
semble guère propice à l’organisation d’une protection étendue et, de facto, d’une suspension.
98. Pour autant, l’élévation de l’absence d’effet suspensif au rang de principe à l’aune du
19e siècle marque une véritable naissance. L’ancien régime pour sa part connaissait une
application de cette caractéristique procédurale plus contrastée. Par exemple, dans le
contentieux des communautés de Provence, l’effet suspensif des recours est même un principe
général de procédure. Il existe à cette époque deux procédures de contrôle « juridictionnel »
des décisions administratives : l’appel – un acte administratif était considéré comme un
jugement – et l’opposition. À partir de 1703, ces deux voies ont bénéficié d’un effet suspensif
puisqu’à « l’occasion d’une modification du règlement de la Cour de Parlement : l’effet
suspensif de l’appel est étendu à l’opposition »6.
99. Dans le cadre spécifique de ce contentieux, les recours « formés contre une
délibération ont pour effet immédiat d’en suspendre l’exécution »7. L’exercice de la voie de
recours contentieuse, à la condition d’être « relevée8 », permet au requérant d’être protégé des
incidences de l’acte contesté. Cependant, les risques pratiques liés à un effet suspensif trop
général ont poussé à admettre des exceptions. D’abord limitées aux seules activités
essentielles à la bonne marche de l’administration active9, elles se sont généralisées jusqu’à ce
4
Décr., 22 juill. 1806, affaires contentieuses portées devant le Conseil d’État, art. 3.
5
F.-A. Isambert, Decrusy et A.-H. Taillandier, Recueil général des anciennes lois françaises depuis l’an 420
jusqu’à la Révolution de 1789, t. XXII, 1830, Paris, Verdière, Belin-Leprieur, Plon frères, p. 57.
6
J.-L. Mestre, Un droit administratif à la fin de l’ancien régime : le contentieux des communautés de Provence ,
1976, Paris, LGDJ, Bibliothèque de droit public, t. 121, préf. P. Ourliac, p. 62.
7
Ibid., p. 99.
8
Par-là, on entend l’idée d’une signification du recours suivie d’une assignation en bonne et due forme,
conditions absolument nécessaires à l’octroi de la suspension en vertu d’un arrêt du Parlement d’Aix du 26
janv. 1771. V. en ce sens, J.-L. Mestre, op. cit., p. 100.
9
C’était le cas notamment de la levée des impôts, de la nomination des fonctionnaires ou encore des mesures de
police au sens strict du terme.
62
qu’intervienne la bascule en 178410. À cette date, le sursis à exécution provoqué par le recours
cesse d’être de droit et devient conditionné. De principe, la suspension n’est plus qu’une
exception sur la base d’un raisonnement justifié par une approche administrative pragmatique.
100. Il est un point constant dans cette évolution : la « délibération » administrative ne
possède pas de force exécutoire. Celle-ci, plutôt que d’être inhérente à l’acte administratif, est
le résultat d’un acte ultérieur. Les délibérations des autorités administratives qui créent des
obligations à la charge des administrés n’acquièrent cette force « que par l’homologation qui
est accordée, selon leur objet, par le Parlement ou par la Cour des Aides »11. La généralité de
cette procédure d’homologation semble laisser penser que ces actes sont dépourvus de tout
caractère exécutoire. Dès lors, le maintien de cette situation après l’abandon de l’effet
suspensif permet de détacher son absence du caractère exécutoire de l’acte administratif. Le
principe contemporain a pu exister sans que l’acte administratif soit exécutoire, indice de ce
que l’absence d’effet suspensif ne lui est pas forcément liée. Même en 1806, à l’occasion du
décret du 22 juillet, texte fondateur du principe de l’effet non suspensif, il est délicat de le
rattacher à la force exécutoire de la décision administrative.
101. À cette époque, c’est la confusion et « l’enchevêtrement des fonctions administratives
et juridictionnelles »12 et de leurs actes qui a permis de généraliser un principe, destiné avant
toute chose aux recours contre les décisions juridictionnelles13. C’est par mimétisme que le
principe a été étendu à l’ensemble des contestations, de premier ressort ou empruntant les
voies de recours. La particularité exécutoire des actes administratifs n’a donc pas pu, dans ce
contexte, jouer de rôle quant à l’ascension de l’absence d’effet suspensif puisqu’il ne
concernait à l’origine pas les recours de premier ressort. En clair, l’application de ce principe
à tous les recours, même portés contre les décisions administratives, s’explique plus par
l’absence d’autonomie claire entre les fonctions juridictionnelles et administratives que sur la
base des propriétés de l’acte administratif.
10
C’est à l’occasion de la contestation d’une délibération du conseil général de la communauté de Berre à propos
de l’introduction des troupeaux dans le terroir que les juridictions ont commencé à faire dépendre la suspension
du cumul de plusieurs conditions, que l’on peut d’une certaine manière rapprocher de celles du sursis à exécution
ou du référé-suspension. V. sur cette affaire, J.-L. Mestre, op. cit., pp. 103-104.
11
Ibid., pp. 53-54.
12
S. Hourson, « Les recours suspensifs en matière administrative », DA, 2012, n° 5, ét. n° 9, p. 8.
13
La doctrine de l’époque ne traite du principe, même après 1806, que dans le cadre des décisions du juge :
v. not. T. Ducrocq, Cours de droit administratif, t. 1, 5ème éd., 1877, Paris, Ernest Thorin, p. 245 ; L. Royère,
Parallèle entre la procédure des actions administratives et la procédure judiciaire , th. Paris, 1901, Paris,
A. Rousseau, pp. 152-158.
63
102. De plus, la théorie de la décision exécutoire comme justification de l’absence d’effet
suspensif des recours a été façonnée par le doyen Hauriou14 à la fin du 19e siècle. Si ce terme
remonte dans le vocabulaire judiciaire au 14e siècle et que la notion a été employée pour la
première fois par Laferrière15, c’est néanmoins le célèbre toulousain qui l’a développé. Il lui a
donné sa résonnance qui s’est malheureusement immédiatement accompagnée des confusions
consubstantielles à ce mot. L’anachronisme est alors manifeste : la doctrine fonde
traditionnellement un principe consacré en 1806 sur une théorie et une notion – au demeurant
obscure – façonnée à la fin du 19e siècle. Raisonner ainsi, c’est « mettre la charrue de la
théorie avant les bœufs de l’histoire »16. La justification par la doctrine de l’absence d’effet
suspensif par le biais de la décision exécutoire constitue donc une erreur historique. Il est
impossible que le principe découle de la décision exécutoire, qui à l’époque n’était pas encore
pensée. Certains affirment même que « c’est le refus d’attacher au recours un effet suspensif
qui a déterminé dans une large mesure le caractère exécutoire de l’acte administratif »17.
103. Pour autant, il n’est pas question de considérer que la décision exécutoire ne peut pas
participer à l’explication contemporaine de l’absence d’effet suspensif des recours. Ce n’est
pas parce que cette théorie n’a pu la faire naître qu’elle ne peut pas aujourd’hui la justifier.
Simplement, à sa naissance, le principe de l’effet non suspensif des recours n’a pas pu
s’appuyer sur cette théorie puisqu’elle n’existait pas. Toute analyse contraire est donc soit une
erreur soit un discours visant à légitimer la construction procédurale. En étendant le
raisonnement à l’ensemble du contentieux administratif, « la logique de l’équation originelle
présidant à l’autonomie juridique du droit administratif mérite d’être renversée : ce n’est point
la spécificité des activités administratives qui impose nécessairement leur soumission à un
régime juridique autonome, mais c’est de l’application d’un tel régime qu’il est conclu à la
spécificité de certaines des activités de l’administration »18.
14
M. Hauriou, Étude sur la décentralisation , 1892, Paris, P. Dupont, p. 13 ; M. Hauriou, « De la formation du
droit administratif français depuis l’an VIII », in Mélanges Garsonnet, 1893, Paris, Berger-Levrault, p. 29 ;
M. Hauriou, Précis de droit administratif et de droit public généra l à l’usage des étudiants en licence et en
doctorat ès-sciences politiques, 3ème éd., 1897, Paris, L. Larose, p. 276 ; M. Hauriou, Précis de droit
administratif et de droit public général à l’usage des étudiants en licence (2e et 3e années) et en doctorat ès-
sciences politiques, 11ème éd., 1927, Paris, Société anonyme du Recueil Sirey, p. 362.
15
Celui-ci l’emploie d’ailleurs à propos des décisions juridictionnelles rendues en première instance. C’est leur
caractère juridictionnel qui leur confère cette caractéristique exécutoire si précieuse. V. en ce sens, É. Laferrière,
Traité de la juridiction administrative et des recours contentieux, t. 1, 1ère éd., 1887, Paris, Berger-Levrault,
p. 401.
16
J. Rivero, « Le système français de protection des citoyens contre l'arbitraire administratif à l'épreuve des
faits », in op. cit., p. 825.
17
Ibid., p. 825.
18
D. Costa, Les fictions juridiques en droit administratif, 2000, Paris, LGDJ, Bibliothèque de droit public, t. 210,
préf. É. Picard, p. 483.
64
104. Néanmoins, même de manière contemporaine, le contenu véritable de la décision
exécutoire, dépouillé de toute croyance, ne peut fonder le principe de l’absence d’effet
suspensif des recours. Ce dernier n’est donc pas la conséquence logique de la décision
exécutoire, mais celle d’une notion au contenu erroné et incompris (2).
19
Et ce, bien qu’elle s’applique avant toute chose au sein du droit administratif. Cf. en ce sens, Ch. Lavialle,
L’évolution de la conception de la décision exécutoire en droit administratif français, 1974, Paris, LGDJ,
Bibliothèque de droit public, t. 118, préf. P. Couzinet, 345 p.
20
Ch. Eisenmann, Droit administratif approfondi, 1953-1954, Paris, Cours de droit, p. 284.
21
G. Darcy, « La décision exécutoire, esquisse méthodologique », AJDA, 1994, p. 676.
22
G. Dupuis, Les privilèges de l’administration, th. Paris, 1962, p. 543.
65
107. Dans le Précis, la décision exécutoire matérialisait le privilège de l’action forcée sur la
base des rapports déséquilibrés entre l’auteur de l’acte et son destinataire. Les autorités
administratives doivent agir unilatéralement et immédiatement sans autorisation du juge. Mais
« si l’on se place au point de vue de la protection des droits individuels, toute cette
organisation laisse bien à désirer »23. Dans sa deuxième « version », le doyen Hauriou sera
moins catégorique puisque sa pensée « s’éloigne de l’image sommaire d’une administration
affirmant ses droits et les réalisant en ne rencontrant sur son chemin aucun obstacle »24. Par
exemple, la prérogative de l’exécution forcée doit être compensée par l’indemnisation des
dommages qu’elle occasionne. Seulement, c’est le schéma plus que le fond de sa pensée qui a
été retenu. Par conséquent, il arrive encore que sa vision de la force exécutoire soit présentée
comme « l’attribut en vertu duquel l’exécution de la décision peut être immédiatement
poursuivie par la voie administrative, c’est-à-dire, pour Hauriou, par la procédure d’office,
autrement appelée l’exécution d’office »25. De là, « le privilège d’action d’office devint un
dogme par le jeu des schématisations hâtives et sous l’influence de cette idée dangereuse que
le droit administratif est fondamentalement distinct du droit privé, ce qui conduit à n’exposer
que les règles dérogatoires (ici l’exécution administrative) à l’exclusion des règles communes
(ici la sanction judiciaire) »26.
108. Cette incompréhension qui règne autour de la décision exécutoire a été également
entretenue par les juridictions administratives qui ont utilisé à diverses fins le terme
d’exécutoire27, diluant alors la « substance » de la notion qui nous intéresse. Cette dernière
prenait en fait un sens différent selon la situation contentieuse en cause. Par exemple, dans le
recours en excès de pouvoir, toute décision intégrée à l’ordonnancement juridique était
23
M. Hauriou, La jurisprudence administrative de 1892 à 1929 , vol. 1, 1931, Paris, Recueil Sirey, pp. 107-108.
24
G. Dupuis, op. cit., p. 548.
25
L. Fontaine, La notion de décision exécutoire en droit public français , th. Paris-X, G. Darcy (dir.), 2001, p. 94.
26
G. Dupuis, op. cit., p. 548.
27
Il a ainsi pu s’attacher aux actes en en constituant leur vertu première (CE, ass., 2 juill. 1982, req. n° 25288,
Huglo , préc.). Seulement, celui-ci a aussi servi à apprécier la recevabilité d’un recours pour excès de pouvoir
(CE, 4 août 1922, req. n° 61607, Ville de Paris : Rec. Leb., p. 729 – CE, 19 mars 1975, req. n° 89284, Bat : Rec.
Leb., pp. 816, 885, 1112 et 1186 ; contra , CE, sect., 19 mars 1965, req. n° 58788, 58892 et 58893, Sieurs Jean-
Louis, Sévère et Caraman : Rec. Leb., p. 180 ; D., 1966, J., p. 162, concl. J.-M. Galabert) ; à fixer les conditions
d’octroi du sursis à exécution (CE, ass., 23 janv. 1970, req. n° 77861, Ministre d’État chargé des affaires
sociales c/ Amoros : Rec. Leb., p. 51 ; AJDA, 1970, p. 174, note X. Delcros ; RDP , 1970, p. 1035, note
M. Waline – CE, 29 janv. 1986, req. n° 72001, Kodia : Rec. Leb., p. 22 ; RFDA, 1986, p. 615, concl.
O. Dutheillet de Lamothe – CE, 23 juin 1993, req. n° 132260, Société Comelli – CE, 13 déc. 1993, req.
n° 126197, Association Les Quatre Vents) ; à préciser qu’une décision locale non transmise au préfet ne peut
entrer en vigueur ; à qualifier les états permettant à l’administration de recouvrer ses créances (J. Fournier,
« concl. sur CE, 13 janv. 1961, Magnier », RDP , 1961, p. 155 – CE, sect., 12 janv. 1973, req. n° 78730, Ville du
Cannet c/ Pantacchini : Rec. Leb., p. 36 – CE, 27 juin 1973, req. n° 85510, Ville de Marseille c/ Société
Anonyme coopérative Marseille-Madrague-ville : Rec. Leb., p. 444 – CE, 28 avril 1976, req. n° 94809, Syndicat
intercommunal d’assainissement Evian Neuvecelle Publier c/ Baud : Rec. Leb., pp. 843, 911 et 912) ou encore à
préciser le régime du retrait de l’acte créateur de droits (CE, 3 nov. 1922, req. n° 74010, Dame Cachet : Rec.
Leb., p. 790 ; RDP , 1922, p. 552, concl. R. Rivet ; S., 1925, III, p. 9, note M. Hauriou).
66
exécutoire alors que la notion était restreinte dans le sursis. En effet, « pour être susceptible de
faire l’objet d’une demande de sursis à exécution, la décision doit être exécutoire dans un sens
plus restrictif, car elle ne doit pas simplement être entrée dans l’ordonnancement juridique,
mais aussi avoir pour objet même de modifier cet ordonnancement »28. Si, aujourd’hui, la
distinction ne tient plus du fait de la rénovation des procédures d’urgence, elle dénote le flou
qui entoure cette notion.
109. La force des mots impacte souvent plus que la technique juridique, expliquant que,
pour les profanes comme pour la doctrine, le terme « exécutoire » témoigne souvent de
l’inscription contrainte du contenu juridique de la décision dans les faits. La décision
exécutoire permettrait, hors de toute intervention juridictionnelle, de transposer
matériellement les obligations ou droits tirés de la décision administrative. La cristallisation
de cette théorie avec des notions aussi obscures que le privilège du préalable ou l’exécution
d’office a fini par créer un sentiment de soumission chez les destinataires des actes
administratifs. C’est tout ce vocabulaire utilisé qui a laissé se diffuser l’idée d’une
administration toute-puissante dont la volonté doit être respectée. Bien que l’exécution forcée
ne soit qu’une exception circonstanciée, la force de ces termes a pu conditionner les citoyens
à l’obéissance. Dans un tel contexte, la suspension de l’exécution par l’exercice des recours
ne semble pas pouvoir être envisagée ou défendue29 : si la nature de la décision administrative
permet une exécution matérielle contrainte, la contestation juridictionnelle ne doit pas pouvoir
l’empêcher.
110. Le caractère exécutoire est souvent analysé comme synonyme du privilège de l’action
d’office appartenant aux autorités administratives. La confusion paraît inévitable tant
l’exécutoire est associé à « l’action d’office » qui suppose en soi un passage à l’acte matériel.
Or, l’administration ne possède pas, de manière générale, les pouvoirs nécessaires comme
l’exécution d’office pour contraindre à l’exécution30. Ce sont donc les mots utilisés et leur
imprécision qui ont ouvert le champ à cette lecture exagérée de la décision exécutoire comme
droit à l’exécution matérielle des décisions administratives par la force, fondement de
l’absence d’effet suspensif des recours. Il a fallu exagérer la portée de la décision exécutoire
28
P. Mouzouraki, L’efficacité des décisions du juge de la légalité administrative dans le droit allemand et
français, 1999, Paris, LGDJ, Bibliothèque de droit public, t. 205, préf. M. Fromont, p. 402.
29
Encore que, on pourrait très bien considérer que face à un recours, expression d’un doute sur la légalité, la
décision perdrait ce caractère exécutoire, même entendu ainsi.
30
CE, sect., 13 juill. 1956, req. n° 37656, OPHLM du dép. de la Seine : Rec. Leb., p. 343, concl. J. Chardeau –
CE, 9 juill. 1997, req. n° 163099, Agence nationale pour la participation des employeurs à l’effort de
construction (A.N.P.E.E.C.) : Rec. Leb., p. 298 ; AJDA, 1997, p. 701, concl. J. Arrighi de Casanova ; LPA, 1998,
n° 32, p. 9, note C. Trobo.
67
pour y rattacher ce principe. Or, il s’agit là d’une interprétation erronée tant son véritable
contenu ne peut pas engendrer le caractère non suspensif des recours contentieux (B).
112. La décision exécutoire, on l’a dit, s’interprète généralement comme permettant aux
autorités administratives de recourir à l’exécution forcée. La croyance qui en découle et selon
laquelle l’administration peut exécuter par la force ses décisions a totalement dévoyé cette
notion : décision exécutoire rime pour beaucoup avec force, exécution matérielle et
contrainte. Pourtant, son contenu est différent et l’étendue du pouvoir administratif est plus
restreinte. D’ailleurs, « la bonne exécution des actes administratifs unilatéraux exécutoires
dépend d’abord de leur exécution spontanée par les administrés – les voies d’exécution
forcées ne devant être que d’application exceptionnelle »31, justifiant qu’il faille appréhender
la véritable substance de la décision exécutoire.
113. Premièrement, cette dernière ne se confond pas avec la procédure de l’exécution
forcée. Cette assimilation serait même l’une « des plus contestables et des plus contraires à la
jurisprudence constante du Conseil d’État »32. Si « le caractère exécutoire des décisions
administratives est la règle fondamentale du droit public »33, l’exécution forcée ne possède
pas une telle valeur. Elle reste une procédure exceptionnelle permettant à l’administration de
passer outre les résistances à l’exécution matérielle de ses décisions. Il est faux cependant de
croire que l’institution administrative pourra mobiliser la force publique pour vaincre toute
résistance et poursuivre son activité. L’emploi de la force publique ne correspond pas à une
situation « normale » de l’activité administrative.
31
A. Lanza, L'expression constitutionnelle de l'administration française, 1984, Paris, LGDJ, Bibliothèque de
droit public, t. 148, préf. J. Boulouis, p. 787.
32
G. Darcy, op. cit., p. 670.
33
CE, ass., 2 juill. 1982, req. n° 25288, Huglo, préc.
68
114. C’est le commissaire du gouvernement Romieu, qui, dans de célèbres conclusions34, a
théorisé cet emploi de la force publique pour l’exécution des décisions administratives. Par
principe, les autorités administratives ne doivent pas exécuter de force leurs propres décisions.
Seulement, l’intérêt général peut parfois nécessiter ce recours à la force. Il doit simplement
demeurer circonscrit à des situations particulières et soumis à de nombreuses conditions.
L’administration pourra en user à l’encontre de récalcitrants dans deux situations génériques :
lorsque la loi l’y autorise expressément et en cas d’urgence. L’auteur d’un acte administratif
peut donc, conformément à sa mission d’application des volontés du législateur, sur sa
« demande », employer la force. Les cas sont classiques et circonscrits à des mesures
spécifiques qui concernent les réquisitions militaires35, l’entrée et le séjour des étrangers36, la
sécurité routière37 ou encore l’environnement38. Hors de ces cas, il est des situations où
l’exécution de la décision administrative est urgente : « quand la maison brûle, on ne va pas
demander au juge l’autorisation d’y envoyer les pompiers »39. L’urgence valide des mesures
qui, sans elle, seraient illégales du fait du recours à la force. Hors ces cas, l’exécution forcée –
aussi appelée à tort exécution d’office40 – n’est permise que par la réunion de quatre
circonstances :
Aucune autre sanction légale – qu’elle soit pénale, judiciaire ou autre – ne doit pouvoir
permettre à l’administration de mobiliser la force publique ;
L’acte administratif en cause doit être l’application directe d’un texte de loi ;
L’exécution de l’acte doit avoir rencontré une résistance ou une mauvaise volonté
caractérisée ;
Les mesures prises par l’administration doivent se limiter à ce que l’exécution
commande : c’est la proportionnalité. Il est évident que pour expulser un occupant du
domaine public, il n’est pas forcément nécessaire de le « passer à tabac ».
115. Dans ces conditions, l’exécution forcée ne peut constituer la règle fondamentale du
droit public qu’est la décision exécutoire. La fondamentalité, quel que soit le domaine, ne peut
34
T. confl., 2 déc. 1902, req. n° 00543, Société immobilière de Saint-Just : Rec. Leb., p. 713, concl. J. Romieu ;
D ., 1903, III, p. 41, concl. J. Romieu ; S., 1904, III, p. 17, concl. J. Romieu et note M. Hauriou.
35
L., 3 juill. 1877, relative aux réquisitions militaires, art. 21.
36
Ord. n° 45-2658, 2 nov. 1945, relative aux conditions d’entrée et de séjour des étrangers en France, art. 5 et 26
bis ; Cons. const., 13 août 1993, n° 93-325 DC, cons. 7 : Rec. Cons. const., 1993, p. 224.
37
C. route, art. L. 325-1.
38
C. envir., art. L. 514-1 et L. 581-29 ; C. for., art. L. 322-4.
39
J. Romieu, « Concl. sur T. confl., 2 déc. 1902, Société immobilière de Saint Just », in H. de Gaudemar et
D. Mongoin, Les grandes conclusions de la jurisprudence administrative , vol. 1, 2015, Issy-les-Moulineaux,
LGDJ Lextenso éditions, Les Grandes décisions, p. 206.
40
V. sur ce point Ch. Sirat, « L’exécution d’office, l’exécution forcée, deux procédures distinctes de l’exécution
administrative », JCP , 1958, I, n° 1440.
69
être conditionnée à une telle conjonction de circonstances. La décision exécutoire, vu sa
valeur, ne peut être matérialisée par la procédure de l’exécution forcée. Si tel était le cas, cette
dernière ne serait pas autant conditionnée car elle serait la règle fondamentale du droit public.
Le contenu de la décision exécutoire est donc ailleurs.
116. Deuxièmement, l’exécution d’office – distincte de celle dite forcée – ne semble pas
plus « matérialiser » l’idée évanescente de la décision exécutoire. Celle-ci, si l’on s’en tient
aux propos précédents, intervient lorsque l’administration se substitue au destinataire
récalcitrant. L’exécution d’office c’est, « à titre strictement subsidiaire, la possibilité, pour
l’administration, d’agir au lieu et place de l’administré dans l’exécution de l’obligation
imposée »41. Cette substitution peut intervenir, là encore, lorsque la loi le prévoit – cas des
immeubles menaçant ruine42 ou de la santé publique43 – ou dans des situations d’urgence.
Dans ce dernier cas, les circonstances effaceront l’illégalité attachée par principe à une action
administrative d’office. Le schéma est ici similaire à celui de l’exécution forcée et la
procédure d’exécution d’office ne peut pas davantage donner corps à la théorie de la décision
exécutoire44 : la règle fondamentale de droit public ne peut être autant conditionnée.
117. Dès lors, la décision exécutoire ne peut renvoyer à l’idée d’une inscription matérielle
forcée du contenu de la décision administrative. La tradition établie selon laquelle
« l’administration exécute elle-même et directement les décisions qu’elle a édictées »45 est, du
strict point de vue juridique, une erreur d’interprétation. Les propos du doyen Hauriou46 ainsi
que ceux des professeurs Waline47 et Laubadère48 doivent donc être « évacués » sous peine de
voir les autorités administratives véhiculer une force qui n’est juridiquement pas la leur.
118. Cette situation est le produit de l’ambiguïté congénitale attachée à la décision
exécutoire. Présentée comme l’une des expressions « les plus ambiguës qui soit en droit
41
Ch. Sirat, op. cit.
42
CCH, art. L. 511-2 et L. 511-3.
43
L., 15 févr. 1902, relative à la protection de la santé publique, art. 14.
44
Le Conseil d’État l’a d’ailleurs, de manière particulièrement constante et vigoureuse, affirmé. V. en ce sens,
CE, ass., 1er mars 1991, req. n° 112820, Le Cun : Rec. Leb., p. 70 ; RFDA, 1991, p. 612, concl. M. de
Saint Pulgent ; AJDA, 1991, p. 358, chron. R. Schwartz et Ch. Maugüé ; Quot. Jur., 1991, n° 62, p. 7, note M.-
Ch. Rouault.
45
Ch. Sirat, op. cit.
46
Il a pu ainsi écrire : « les décisions d’autorités administratives s’exécutent d’office par les soins du personnel
administratif, nonobstant toute opposition » (M. Hauriou, Précis de droit administratif et de droit public ,
12ème éd., 1933, Paris, Société anonyme du Recueil Sirey, p. 11).
47
Il est possible de relever ces mots : « les autorités administratives qualifiées peuvent prendre des décisions
créant par elles-mêmes des obligations aux administrés, et dont elles peuvent assurer l’obéissance par des
procédés de coercition pouvant aller jusqu’à l’emploi de la force » (M. Waline, Droit administratif, 7ème éd.,
1957, Paris, Sirey, Traités Sirey, p. 6).
48
Selon ses mots, l’administration a la faculté « lorsqu’elle a pris une décision exécutoire, d’en réaliser
directement elle-même l’exécution par la contrainte, en mettant en mouvement la force publique contre le
particulier récalcitrant » (A. de Laubadère, Traité de droit administratif, 2ème éd., 1957, Paris, LGDJ, p. 171).
70
administratif »49, son obscurité a été entretenue par les références hésitantes et contradictoires
de la doctrine, du législateur ou de la jurisprudence. Cette incompréhension aggrave la
situation : la référence chez Hauriou à l’exécution d’office a été mal comprise en ayant fait
croire à un privilège du recours à ces procédures de contrainte. Or, il semblerait que « le
doyen de Toulouse voulait seulement dire que la décision exécutoire entraîne par elle-même
une modification des situations juridiques »50. Il faut donc dépouiller la notion de toute
interprétation pour parvenir à sa véritable substance. Le problème se situe dans l’association
de deux termes devenus inégaux : le caractère « exécutoire » de la décision domine
l’expression. Aujourd’hui, son contenu dépend quasi uniquement du sens du mot exécutoire
qui contient tout le panel de la notion : « si par décision exécutoire, on entend décision entrée
en vigueur, seuls les actes administratifs dont les conditions d’entrée en vigueur ont été
remplies, sont des décisions exécutoires ; les autres ne le sont pas encore, mais sont appelés à
le devenir. Si, par caractère exécutoire, on vise "la règle fondamentale de droit public" en
vertu de laquelle une décision administrative s’applique immédiatement, préalablement à tout
contentieux, l’acte administratif et la décision exécutoire ne sont que deux appellations
différentes d’une même réalité : les deux expressions sont synonymes. Si, par caractère
exécutoire, on désigne l’effet que produit un acte administratif sur les droits et obligations
préexistants en les modifiant, seuls certains actes administratifs sont des décisions
exécutoires »51.
119. La théorie de la décision exécutoire est entièrement absorbée par le caractère
« exécutoire » qui, sous l’influence civiliste tend à l’exécution matérielle : « le caractère
exécutoire, ou exéqutoire, signifie, quand il apparaît en droit français, qu’un pouvoir de
contrainte est donné au titulaire d’un acte qui présente ce caractère, sur les biens ou la
personne d’un débiteur »52. Il se rapporte à la force et la contrainte afin d’obtenir d’une
personne récalcitrante sa mobilisation. Chargé de ces valeurs, le caractère « exécutoire » s’est
alors intégré au contentieux administratif : le mal était fait.
120. En outre, une autre explication peut être avancée pour expliquer l’amplification de la
qualification des décisions administratives comme exécutoires. Pendant longtemps, les
autorités administratives, ministres en tête, étaient aussi les juges de premier ressort des litiges
issus de l’activité administrative. Dans ce cadre, les décisions des ministres étaient des
49
P. Delvolvé, L’acte administratif, 1983, Paris, Sirey, Droit public, p. 23.
50
Ibid., pp. 22-23.
51
P. Delvolvé, op. cit., pp. 28-29.
52
L. Fontaine, op. cit., p. 42.
71
jugements et bénéficiaient d’une force leur permettant d’être exécutés matériellement. Les
jugements rendus par les autorités administratives étaient « exécutoires » au sens où, ayant
prononcé officiellement le droit, leurs effets devaient s’inscrire matériellement. Partant de là,
lorsque les autorités administratives ont perdu cette compétence au profit des juridictions, il y
aurait eu une confusion entre les jugements qu’elles eurent prononcé et les actes qu’elles
pouvaient encore adopter. Il s’agirait finalement d’un transfert de cette propriété puisque
« tout se passe comme si, à la faveur d’une confusion, la vertu exécutoire était passée du
jugement à l’acte, par perception abusive interposée de la nature de l’intervention du
ministre »53. C’est l’ancien caractère « juridictionnel » des décisions des autorités
administratives qui aurait favorisé l’idée que leurs actes disposeraient du sens le plus fort du
spectre polysémique de l’idée d’exécutoire. Pourtant, le mimétisme n’est pas aussi
systématique qu’il pourrait paraître au premier abord puisqu’à « l’image de la décision
juridictionnelle, la décision administrative se trouve pourvue d’une autorité spécifique,
comportant force obligatoire et, éventuellement, parfois, force exécutoire »54.
121. D’ailleurs, des voix se sont élevées contre cette déformation de la décision exécutoire
d’où découle le fantasme de l’exécution contrainte. Le professeur Chinot soutenait par
exemple dans sa thèse55 qu’aucun privilège de l’exécution d’office n’existait au bénéfice de
l’administration. La thèse du professeur Fontaine exprime sur ce point toute la substance de la
décision exécutoire en opposition à ces conceptions traditionnelles. Elle y affirme la nécessité
de détacher le caractère exécutoire des décisions administratives du sens qu’il porte en droit
privé. En contentieux administratif, il n’existe pas de rapport à la mise en œuvre d’une
exécution matérielle, quelle qu’elle soit. Mieux, dans cette sphère, « la notion de décision
exécutoire ne fait que renforcer celle de décision »56 : l’adjectif « exécutoiree ne transforme
pas la décision et n’est qu’une approche particulière de l’aspect décisionnel57.
122. Cette particularité permet uniquement à la décision administrative de s’inscrire
immédiatement dans l’ordonnancement juridique. La décision administrative, parce qu’elle
est exécutoire, s’inscrira par sa seule force au sein du droit et des obligations juridiques. En
revanche, elle ne franchit pas cette barrière du monde juridique et y reste cantonnée. La
décision exécutoire crée des obligations juridiques en assurant son inscription dans
53
G. Darcy, op. cit., p. 669.
54
R.-G. Schwartzenberg, L’autorité de chose décidée, 1969, Paris, LGDJ, Bibliothèque de droit public, t. 93,
préf. G. Vedel, p. 43.
55
R. Chinot, Le privilège d’exécution d’office de l’administration, th. Paris, 1945, Paris, J. Lavergne, 199 p.
56
L. Fontaine, op. cit., p. 160.
57
Le professeur Darcy exprimait d’ailleurs lui aussi cette idée lorsqu’il expliquait que la décision exécutoire
relevait assez largement « de l’étude du phénomène décisionnel ». V. en ce sens G. Darcy, op. cit., p. 674.
72
l’ordonnancement juridique, point de départ d’une future exécution matérielle. Mais la
décision « exécutoire », en tant que notion, ne permet pas de cumuler ces deux étapes
distinctes : « l’administration a certes le pouvoir d’émettre des décisions ayant force
obligatoire (et non pas exécutoire) et elle dispose de moyens matériels de contrainte pour les
mettre à exécution, mais entre ces deux éléments, s’intercale le pouvoir de donner force
exécutoire à ces décisions, et l’administration ne disposerait de ce pouvoir que dans certaines
hypothèses, qui, pour être nombreuses, n’en sont pas moins déterminées par la loi »58.
123. La décision administrative n’est pas « rendue » exécutoire, dans le sens d’un titre
exécutoire ouvrant exécution matérielle par la contrainte. Elle est exécutoire par l’origine
administrative de son auteur, mais pas au sens d’un titre exécutoire. Les effets sont moindres
que lorsqu’une intervention postérieure, juridictionnelle par exemple, attribue à un acte la
force exécutoire. Dès lors, dans la sphère administrative, « le caractère exécutoire désigne, le
plus souvent, la force obligatoire de l’acte administratif et ses divers aspects »59. Le caractère
exécutoire des décisions administratives renverrait donc paradoxalement au contenu de la
seule force obligatoire qui se distingue de son homologue exécutoire.
124. Au-delà de la confusion sémantique, cette force obligatoire permet à l’acte d’affecter
les situations des destinataires en modifiant l’ordonnancement juridique : la décision
administrative s’y impose. Dès l’instant où elle est valide, c’est-à-dire par sa signature, la
décision administrative intègre l’ordonnancement juridique. Elle est exécutoire en ce que, de
ce seul fait, elle produit ses effets dans le « monde juridique ». Les obligations et les droits qui
en découlent affectent le patrimoine juridique des destinataires. La décision exécutoire
modifie l’ordre juridique60 et se rapproche de la force obligatoire qui permet aux actes
d’affecter la situation juridique des intéressés. Il faut alors reconnaître que « le caractère
exécutoire de l’acte administratif ne saurait en général que désigner le fait que celui-ci
acquiert force obligatoire : l’idée qu’il peut ensuite être exécuté n’y est pas étrangère, mais
elle ne renseigne aucunement sur la concrétisation de l’exécution de la décision »61. D’autres
auteurs partagent la même idée lorsqu’ils affirment qu’en vertu du privilège du préalable –
autre dénomination du caractère exécutoire des décisions administratives – « les actes des
autorités administratives déploient des effets de droit dès leur publication »62.
58
G.-E. Lavau, « Du caractère non-suspensif des recours devant les tribunaux administratifs », RDP , 1950,
p. 779.
59
R.-G. Schwartzenberg, op. cit., p. 110.
60
Pour une dissociation avec la simple décision administrative, voir P. Delvolvé, op. cit., pp. 26-27.
61
L. Fontaine, op. cit., p. 214.
62
M. Guyomar et B. Seiller, Contentieux administratif, 4ème éd., 2017, Paris, Dalloz, Hypercours, n° 424, p. 193.
73
125. De ce contenu paradoxal, il ressort l’idée que « l’effet premier et essentiel d’une
décision exécutoire est de modifier unilatéralement l’ordre juridique »63 sans déborder dans la
sphère matérielle. En bref, elle existe sans encore être en vigueur et opposable64 : la décision
exécutoire produit une force obligatoire en inscrivant le contenu de l’acte dans
l’ordonnancement juridique. Les destinataires se trouvent titulaires de nouveaux droits ou
obligations qui ont vocation à s’inscrire dans le domaine des faits. La décision exécutoire
marque une étape nécessaire à cette transcription, pas son aboutissement. Ramenée à notre
réflexion, cette véritable « identité » de la décision exécutoire possède des effets inattendus
sur le principe de l’absence d’effet suspensif. Loin de le fonder, l’on se rend compte qu’elle le
dégraderait (2).
126. La décision administrative, parce qu’elle est exécutoire, produit des effets juridiques.
Aucune incidence matérielle directe ne découle de ce caractère exécutoire, ce qui nous amène
à repenser les liens avec le principe de l’effet non suspensif. Traditionnellement, le refus de
cette suspension s’explique par cette propriété attachée à l’acte. Or, si celle-ci n’inclut pas
l’exécution matérielle, cette argumentation traditionnelle tombe. Elle ne peut justifier le
principe parce que la mise en œuvre matérielle ne peut qu’être envisagée. L’inscription de la
décision dans les faits n’est pas, par la décision exécutoire, acquise, parce qu’elle ne peut être
ni contrainte ni forcée. N’impliquant pas cette exécution matérielle, il ne peut y être fait
référence pour considérer que le recours à l’encontre d’un acte qui en est pourvu ne peut
entraîner la suspension de son application. Comment considérer que la mise en œuvre
matérielle ne peut être suspendue du fait de la présence de la décision exécutoire quand celle-
63
R.-G. Schwartzenberg, op. cit., p. 89.
64
Cette autre formalité, à rapprocher de la mise en œuvre matérielle et de la transcription dans le monde
sensible, résulte pour sa part de l’accomplissement des mesures de publicité. Sur ces dernières, il faut d’ailleurs
établir une distinction entre les actes réglementaires et les actes individuels. Si la signature fait toujours exister
de son seul fait les actes administratifs, peu importe leur nature, le contenu des formalités nécessaires à leur
entrée en vigueur – donc le caractère exécutoire – dépendent ensuite de la nature de l’acte administratif. Les
articles L. 221-2 et L. 221-3 du Code des relations entre le public et l’administration prévoient que l’acte n’entre
en vigueur que lors de la publication ou de l’affichage de l’acte, seules modalités conformes à la portée d’un tel
acte. Dans le second cas, celui des actes individuels, il faut s’intéresser au sens de l’acte émis par les autorités
administratives. L’article L. 221-8 prévoit pour sa part qu’un acte individuel favorable à son destinataire entre en
vigueur du fait de la seule signature, contrairement aux actes individuels défavorables qui, pour leur part,
nécessitent une notification. Cette distinction est l’exacte reprise de la jurisprudence Dlle Mattei (CE, sect.,
19 déc. 1952, req. n° 7133 : Rec. Leb., p. 594) qui prévoyait déjà cela. Cette complication s’explique du fait que
les actes individuels créateurs de droits ne peuvent, sauf conditions bien particulières, pas être retirés. Or, ne
faire entrer en vigueur l’acte qu’à la réalisation de l’opération de publicité revenait à ouvrir une « fenêtre » de
retrait, ce qui était inconcevable. Enfin, notons sur ce point que la summa divisio présentée s’est trouvée
agrémentée d’une troisième voie par le Code des relations entre le public et l’administration, celle des décisions
ni réglementaires ni individuelles régie par l’article L. 221-7 sur cette question. Ce dernier prévoit d’ailleurs
simplement que l’entrée en vigueur de ces actes est régie par les dispositions applicables aux actes
réglementaires.
74
ci est dépourvue de la force nécessaire à sa réalisation ? C’est plutôt par conformisme social –
et exagération des caractéristiques juridiques – que les destinataires obéissent à
l’administration. Leur seule bonne volonté permet une exécution immédiate des décisions
administratives plus que la décision exécutoire.
127. Sur cette base, la question de la suspension de l’exécution de l’acte contesté semble
désuète. Quel intérêt attacher à la suspension de l’exécution matérielle quand celle-ci n’est
pas encore, par principe, obligée ? La décision exécutoire ne fonde pas, juridiquement, la
contrainte d’une exécution matérielle. En vidant d’intérêt la suspension – suspendre une
exécution à laquelle il est possible de résister s’avère inutile – le débat semble clos. La
question ne se pose plus puisque, par application du contenu de la décision exécutoire, il n’y
aurait plus rien à suspendre.
128. Raisonner en sens contraire imposerait de modifier complètement l’approche des
effets de la suspension. Le seul moyen de conserver un lien entre la question de la suspension
et la théorie de la décision exécutoire revient à penser différemment la suspension. Dans le
cas où il déborderait la seule mise en œuvre matérielle de l’acte administratif – ce que nous
contestons –, l’effet suspensif ou son absence retrouverait un intérêt. Il faudrait que les effets
de la suspension ne visent plus la seule exécution matérielle pour s’attacher à la force
obligatoire, c’est-à-dire l’inscription dans l’ordonnancement juridique.
129. Or, sa présentation doctrinale comme les exceptions qui s’y attachent semblent le
destiner à empêcher la paralysie de la mise en œuvre matérielle des actes contestés. Pour
preuve, nombreux sont ceux qui considèrent qu’en l’absence du principe, « tout recours en
premier ressort aurait pour résultat de paralyser l’action de l’administration »65. Appréhendé
de manière positive, d’autres considèrent que même en « faisant l’objet d’un recours, et étant
ainsi menacée d’annulation […] la décision pourra être exécutée »66. Clairement, l’absence de
suspension vise, pour la doctrine, à empêcher d’obstruer la mise en œuvre de l’activité
administrative. Les effets de la suspension sont logiquement liés à la conception doctrinale de
la décision exécutoire. Celle-ci étant interprétée comme synonyme de l’exécution forcée, la
question de la suspension concerne l’exécution matérielle et non l’inscription à l’ordre
juridique.
130. Si l’on rétablit le contenu véritable de la décision exécutoire, le débat quant à la
suspension des actes contestés n’a plus lieu d’être : leur édiction ne constituerait pas un péril
65
S. Hourson, op. cit., p. 7.
66
R. Chapus, Droit du contentieux administratif, 13ème éd., 2008, Paris, Montchrestien, Domat droit public,
n° 457, p. 380.
75
pour leurs destinataires. On pourrait alors aller jusqu’à dire que le renversement du principe
n’apporterait rien aux citoyens puisque l’exécution matérielle ne leur serait pas imposée. C’est
le professeur Israël, fort du constat que les actes de l’administration possèdent une force
obligatoire, qui considérait que l’on « pourrait donc tout à fait admettre que les recours aient
un effet suffisant »67. Seulement, la situation n’est pas si évidente pour le simple requérant,
même en admettant ces considérations. Car s’opposer aux autorités administratives nécessite
une conviction que tous n’ont pas. Laisser le destinataire « seul » face à l’administration sous
prétexte que la caractéristique « exécutoire » des actes ne le contraint pas à exécution, c’est
oublier la psychologie du contentieux. Le requérant, souvent citoyen, obéit à l’administration
car il est conditionné à ce que l’administration agisse en vue du bien commun, justification
suffisante à l’obtention de son obéissance sans résistance. L’argument juridique ne doit pas
éclipser la réalité du contentieux administratif qui oppose souvent un particulier à des
autorités administratives.
131. En intégrant cette dimension, la réflexion relative à la suspension de l’acte contesté
conserve sa pertinence et ce d’autant plus que les autorités administratives ont été imprégnées
de cette conception de la décision exécutoire. En la maniant, l’administration peut avoir
l’impression d’une toute-puissance allant jusqu’à l’exécution matérielle. La protection du
citoyen face à cette « religion » administrative devient alors un enjeu majeur imposant de bien
comprendre le principe de l’absence d’effet suspensif des recours. C’est pourquoi il faut
poursuivre l’étude de ses origines ce qui le révèlera aussi, à l’instar de l’immunité
contentieuse des mesures d’ordre intérieur, comme le fruit d’un contexte jurisprudentiel
particulier : l’octroi de la justice déléguée qui a amené le juge administratif à faire prévaloir
une interprétation rigoureuse de la règle de non-immixtion dans l’activité administrative68. Or,
la séparation des pouvoirs, dont est issue la règle de non-immixtion, est utilisée comme une
allégorie (paragraphe 2) qui vicie la solidité de l’ancrage juridique de l’absence de l’effet
suspensif.
132. La décision exécutoire ne fonde pas sérieusement l’absence d’effet suspensif des
recours en tant que principe. Pour autant, cela ne signifie pas que celui-ci est totalement
67
E. Jeuland, Droit processuel général, 3ème éd., 2014, Paris, LGDJ-Lextenso éditions, Domat droit privé, p. 589
faisant référence à un colloque de mai 2006 à l’Université Paris 1 sur l’appel administratif.
68
J. Chevallier, L'élaboration historique du principe de la séparation de la juridiction administrative et de
l'administration active , 1970, Paris, LGDJ, Bibliothèque de droit public, t. 97, préf. R. Drago, p. 280.
76
dépourvu de fondements juridiques. D’autres théories attachées à la conception de la justice
administrative française sont généralement invoquées dans cette entreprise. C’est le cas de la
séparation des pouvoirs forgée en pleine période révolutionnaire. Présentée comme
l’interdiction pour le juge administratif d’intervenir dans l’activité administrative, elle rendrait
impossible la suspension des décisions contestées car, cela l’amènerait à être responsable de
la mise en œuvre de l’activité administrative. Pourtant, le raisonnement apparaît trop léger
pour fonder la justification du caractère non suspensif des recours tant les récents progrès de
l’office du juge administratif ont donné à cet argument un caractère archaïque (C). Même
avant cela, le contenu de la séparation avait été édulcoré pour lui rattacher l’absence d’effet
suspensif. Cet argument a été mythifié en tant que principe fondamental de l’organisation
française alors qu’il n’est que la traduction juridique d’un contexte historique (A) et, surtout,
le résultat de la confusion mentale des activités juridictionnelles et administratives (B). Ainsi
dévoilée, la séparation des pouvoirs semble trop fragile pour fonder un principe aussi radical
que le caractère non suspensif des recours en contentieux administratif français.
134. La place de la loi des 16 et 24 août 1790 dans le droit et le contentieux administratif
fait partie de ces éléments pour lesquels les juristes restent attachés à une forme de romance
sociale. C’est dans cette loi jamais abrogée que « se situent en effet la matrice première de la
juridiction administrative française et la dynamique qui a dirigé son éclosion. Là est même
certainement son pivot profond, tiré du refus quasiment viscéral de l’action et du même coup
de l’intervention, donc en définitive de la compétence du juge judiciaire en matière
administrative »69.
69
B. Pacteau, Le Conseil d’État et la fondation de la justice administrative au XIXème siècle, 2003, Paris, PUF,
Léviathan, préf. R. Denoix de Saint Marc, pp. 1-2.
77
135. Cette œuvre fondatrice de la juridiction administrative autonome emporterait
également l’assise de la procédure administrative contentieuse et de ses spécificités, dont fait
partie l’absence d’effet suspensif. En clair, en imposant l’établissement d’une juridiction
autonome, elle serait aussi à la source de ces spécificités procédurales. Parce que justifier un
juge autonome revient à justifier ses particularités, le principe de l’effet non suspensif des
recours sera ici appréhendé au travers de l’explication par cette loi de la juridiction
administrative autonome. L’existence du juge administratif serait donc inspirée par le contenu
de son article 13 : « Les fonctions judiciaires sont distinctes et demeureront toujours séparées
des fonctions administratives. Les juges ne pourront (...) troubler de quelque manière que ce
soit, les opérations des corps administratifs, ni citer devant eux les administrateurs pour raison
de leur fonction »70. Cette idée est consacrée en 198771 lorsque la dualité de juridiction est
constitutionnalisée sur la base de cette loi, expression de la séparation des pouvoirs, devenant
« le fondement textuel de la justice administrative »72.
136. Or, en 1790, le texte pose plus de problèmes qu’il n’ouvre de solutions tant la
séparation introduite est « ambigüe ou incertaine quant au sort et au statut concrets du
contentieux administratif »73. La seule séparation des autorités, telle qu’entendue à l’époque,
ne pouvait engendrer à elle seule la construction du système juridictionnel français qui fût
ensuite bâti. C’est tout un appareillage de notions qui a permis, a posteriori, de faire de cette
loi le pilier du système juridictionnel. En effet, « la plupart des notions dont il fallut disposer
pour lire l’article 13 au cours des deux siècles qui ont suivi n’étaient pas alors forgées ou
avaient un contenu différent de celui que nous utilisons »74. En quelque sorte, il lui a été
donné un contenu et une valeur qu’il ne pouvait posséder à l’origine. Sans y voir une
manipulation, l’interprétation de cette loi de 1790 a été au moins constructive. Néanmoins, la
lecture du texte à l’aide du vocabulaire et de la technique juridique contemporaine déforme le
sens originel du texte. De manière pragmatique, les juristes ont pu l’analyser comme un
soutien à un choix dicté par des raisons de compétences et d’opportunité.
70
L., 16 et 24 août 1790, sur l’organisation judiciaire, titre II, art. 13.
71
Cons. const., 23 janv. 1987, n° 86-224 DC, Loi transférant à la juridiction judiciaire le contentieux des
décisions du Conseil de la concurrence : Rec. Cons. const., p. 8 ; GAJA, 21ème éd., 2017, Paris, Dalloz, n° 84,
p. 585 ; GDCC, 18ème éd., 2016, Paris, Dalloz, n° 6, p. 60 ; AJDA, 1987, p. 345, note J. Chevallier ; JCP , 1987,
II, n° 20854, note J.-F. Sestier ; LPA, 7 août 1987, n° 95, p. 21, note V. Sélinsky ; Gaz. Pal., 1987, Doctr.,
p. 209, comm. C. Lepage-Jessua ; RFDA, 1987, p. 287, note B. Genevois, p. 301, note L. Favoreu ; RDP , 1987,
p. 1341, note Y. Gaudemet ; D., 1988, J., p. 117, note F. Luchaire ; RA, 1988, p. 29, note J.-M. Sorel.
72
S. Velley, « La constitutionnalisation d’un mythe : justice administrative et séparation des pouvoirs », RDP ,
1989, p. 770.
73
B. Pacteau, op. cit., p. 3.
74
G. Vedel, « La loi des 16-24 août 1790 : Texte ? Prétexte ? Contexte ? », RFDA, 1990, p. 700.
78
137. Après tout, la loi salique du contentieux administratif possède une valeur uniquement
législative. Dépourvue de caractère constitutionnel75 – même depuis 198776 –, la séparation
des autorités administratives et judiciaires pouvait être évacuée par la seule volonté du
législateur. D’ailleurs, la loi du 31 décembre 195777 n’est qu’une illustration des dérogations78
posées par le législateur à l’encontre de cette interdiction d’un traitement judiciaire du
contentieux administratif. La réalité semble loin de l’impression laissée par la référence aux
lois des 16 et 24 août 1790 : le seul domaine pour lequel l’article 13 protège l’administration
du juge judiciaire est l’annulation et la réformation de ses décisions. En ce domaine, le
législateur n’a jamais dérogé au principe. C’est d’ailleurs sur cette base que le Conseil
constitutionnel a pu affirmer l’existence d’un principe fondamental reconnu par les lois de la
république79 assurant la pérennité de la juridiction administrative. Il a pu être déterminé « en
creux » : le Conseil constitutionnel, face à l’absence d’atteinte qui lui avait été portée plus
qu’en raison de sa consécration pérenne, a pu reconnaître son existence. Dès lors, ce n’est pas
la loi des 16 et 24 août 1790 qui a fondé l’indépendance de l’administration vis-à-vis des
autorités judiciaires et la naissance du juge administratif. C’est donc à tort que les auteurs s’y
réfèrent pour justifier la découverte de ce principe fondamental reconnu par les lois de la
république.
138. Le lien entre le contenu de la séparation des pouvoirs et l’existence d’un juge
administratif autonome n’est, pour sa part, pas plus avéré. Si l’indépendance reconnue au
75
L’idée selon laquelle cette loi et notamment le célèbre article 13 auraient un contenu constitutionnel parce
qu’ils ne seraient que l’expression du principe constitutionnel de la séparation des pouvoirs ne peut pas être
retenue. L’indépendance et l’autonomie dont doivent faire preuve chacun des trois pouvoirs les uns envers les
autres n’interdit pas forcément que les litiges de l’administration soient jugés par les juges judiciaires. Pour plus
de précisions sur ce point, v. G. Vedel, op.cit., p. 698 et spéc. pp. 702-703.
76
Cons. const., 23 janv. 1987, n° 86-224 DC, Loi transférant à la juridiction judiciaire le contentieux des
décisions du Conseil de la concurrence , préc. où le juge ne reconnaît aucune valeur constitutionnelle à cette
séparation des autorités, lui refusant le caractère de corollaire de la séparation des pouvoirs. Le juge tire
seulement de ce principe et de la loi qui l’exprime un principe fondamental reconnu par les lois de la république,
celui de l’existence de la juridiction administrative et de sa compétence. Il ne vise nullement à constitutionnaliser
la séparation des autorités.
77
L. n° 57-1424, 31 déc. 1957, attribuant compétence aux tribunaux judiciaires pour statuer sur les actions en
responsabilité des dommages causés par tout véhicule et dirigées contre une personne de droit public. Elle unifie
les règles de compétence à propos des actions en responsabilité pour les dommages causés par les véhicules. Le
juge judiciaire est désormais compétent pour l’ensemble de ces litiges, que ceux-ci soient le fait de véhicules
appartenant à des personnes privées ou bien encore à des personnes publiques. Le système précédent distinguait
la compétence de l’ordre juridictionnel en fonction du propriétaire du véhicule responsable du dommage et, dans
le cas d’une propriété publique, d’un possible rattachement à un travail public ou selon la nature du service
intéressé. La complexité était telle qu’il a été sagement décidé de déroger à la séparation des autorités
administratives et judiciaire pour confier à ces dernières la totalité de ce contentieux.
78
Par exemple, les dommages causés par les manœuvres et tirs d’exercice de l’armée, les préjudices du fait du
transport postal des objets recommandés, la responsabilité pour les accidents scolaires, le contentieux fiscal ou
encore le contrat pour l’affermage des taxes municipales.
79
Des critiques peuvent être élevées à l’encontre de ce raisonnement du Conseil constitutionnel sur ce point. Est
effectivement reconnu comme un principe établi par les lois républicaines un texte dont l’origine historique n’est
autre que celle de la première monarchie constitutionnelle française. La notion de république s’en trouve alors
grandement dévoyée, à moins de l’ouvrir à des régimes autres que ceux traditionnellement considérés comme
« républicains » par le Conseil constitutionnel.
79
bénéfice de l’administration était tirée de la séparation des pouvoirs – ou de sa « conception
française »80 –, la soustraction du contentieux administratif aux tribunaux judiciaires serait
globale. Or, dans la solution du Conseil constitutionnel, la référence à la séparation des
pouvoirs est purement superfétatoire à la reconnaissance du principe fondamental reconnu par
les lois de la république. En quelque sorte, le Conseil assure son raisonnement par une
surcharge argumentative. La référence à des principes larges et évasifs masque d’ailleurs la
fragilité du raisonnement : « confronté à des textes lacunaires et à une jurisprudence peu
probante, le Conseil constitutionnel s’est alors résigné à en appeler à la « nature des choses »,
procédé commode qui permet de postuler et de proclamer l’immanence de certaines
structures, faute de pouvoir en démontrer la pertinence »81.
139. Si le lien est sûrement contestable, certains y voient même une supercherie : la
séparation des pouvoirs ne permettrait pas de fonder la juridiction administrative. Vedel
affirme que « ce n’est que vers 1840 que, pour défendre l’état de choses ayant prévalu, l’on
imagina de faire de la séparation des autorités administratives et judiciaires un corollaire de la
séparation des pouvoirs »82. Cette date n’est pas prise au hasard puisque, « paru en 1841, le
manuel de Chauveau sera, semble-t-il, le premier à justifier l’existence d’une justice
administrative en se référant à une règle de séparation des autorités administratives et
judiciaires explicitement présentée comme la conséquence directe d’une interprétation
particulière du principe de séparation des pouvoirs »83. Laferrière, en affirmant que
« l’attribution du contentieux administratif à l’autorité administrative ou à des juridictions
spéciales […] a été admise, depuis 1789, comme une application normale du principe de la
séparation des pouvoirs »84 a conféré à cet arrimage ses lettres de noblesse avant d’être suivi
par Duguit et Carré de Malberg.
140. Pourtant, dans le contexte révolutionnaire de 1790, la séparation des pouvoirs n’avait
ni la nature ni la valeur permettant de faire le lien avec la dualité de juridiction. Elle a dû être
repensée au courant du 19e siècle pour justifier les choix opérés au préalable : la conception
« française » de la séparation des pouvoirs est inventée au 19e pour conforter l’existence
d’une justice administrative autonome et de ses spécificités procédurales. Le lien entre
séparation des pouvoirs et autonomie de la juridiction administrative fondé sur la loi des 16 et
80
Selon l’expression employée par le Conseil constitutionnel, cf. Cons. const., 23 janv. 1987, n° 86-224 DC, Loi
transférant à la juridiction judiciaire le contentieux des décisions du Conseil de la concurrence , préc.
81
S. Velley, op. cit., p. 770.
82
G. Vedel, op. cit., p. 708.
83
S. Velley, op. cit., p. 777.
84
É. Laferrière, Traité de la juridiction administrative et des recours contentieux, t. 1, 2ème éd., 1896, Paris,
Nancy, Berger-Levrault, p. 12.
80
24 août 1790 semble là aussi être une anaphore ou une « contre-vérité historique »85.
L’explication traditionnelle est d’autant plus axiomatique que l’idée de la séparation des
pouvoirs ne semble pas occuper les esprits révolutionnaires lors de l’adoption de cette loi.
Ceux-ci semblent plus préoccupés par la protection de l’activité administrative que par la mise
en œuvre d’une séparation des pouvoirs dont l’organisation restait à penser.
141. La présentation de la naissance du juge administratif comme découlant de la
séparation des autorités de 1790 elle-même conséquence de la séparation des pouvoirs est
faussée. L’existence de la juridiction administrative ne doit pas être affiliée à cette loi : elle est
à l’époque « plus qu’une séparation des moyens […] et plus qu’une séparation des
contentieux […] une radicale séparation des institutions qui isole et immunise pleinement
l’administration de tout contrôle comme de toute compétence de la justice, traduisant donc la
séparation des autorités administratives et judiciaires en séparation des autorités
administratives et juridictionnelles, c’est-à-dire : pas de juge sur et contre l’administration »86.
Il serait alors bon « d’effacer » toute référence à ces éléments des justifications des
particularités de la justice administrative dont fait partie le principe de l’absence d’effet
suspensif des recours. La confusion relevée résulte d’une succession temporelle appréciée
comme une filiation qu’elle n’est pourtant pas. Le professeur Chevallier, qui a longuement
étudié la question à l’occasion de sa thèse87, exprime cette proximité temporelle de deux
éléments distincts qui a leurré la doctrine : « un premier temps, marqué par la loi des 16-24
août, dans lequel les révolutionnaires font œuvre doctrinaire, en proclamant hautement
l’exigence de séparation des autorités administratives et judiciaires ; un second temps, qui
débouche sur les lois de septembre et octobre, dans lequel une solution très pragmatique est
apportée au problème du contentieux administratif »88. L’analyse fut rapide : la solution
pragmatique est malencontreusement devenue le fruit du choix précédent.
142. La référence à la séparation des pouvoirs et au texte révolutionnaire représente donc
un leurre qu’il faut démasquer. L’examen attentif du contenu de l’article 13 de la loi de 1790
nous y aidera en faisant apparaître un décalage entre son contenu et ce qui en est dit :
l’interdiction d’administrer, moins étendue que ce qu’elle en a l’air (2), ne peut fonder le
principe de l’absence d’effet suspensif des recours.
85
S. Velley, op. cit., p. 778.
86
B. Pacteau, op. cit., p. 3.
87
Bien que le sujet traité à cette occasion ne soit pas directement et spécifiquement celui-ci. V. J. Chevallier,
L'élaboration…, op. cit.
88
J. Chevallier, « Du principe de séparation au principe de dualité », RFDA, 1990, p. 713.
81
2 – Le principe de l’interdiction d’administrer
89
Celui-ci prévoit notamment que le gouvernement, émanation par excellence du pouvoir exécutif, « dispose de
l’administration et de la force armée ». L’administration, en tant qu’organe institutionnel, est donc rattaché
directement au pouvoir exécutif.
90
A. Lanza, op.cit., p. 15.
91
J. Rivero, « À propos des métamorphoses de l’Administration d’aujourd’hui : démocratie et administration »,
in Mélanges offerts à René Savatier , 1965, Paris, Dalloz, p. 825.
92
L., 16 et 24 août 1790, sur l’organisation judiciaire, titre II, art. 13.
82
poursuites dirigées contre les agents du Prince »93. Ainsi, « tout fut d’abord axé sur la réaction
contre les abus parlementaires et sur la remise en ordre des fonctions dans l’État »94 au point
que l’on puisse dire que « la constante volonté royale de soustraire les procès publics aux
Parlements anticipe assurément sur les textes de la Révolution »95. Plutôt que d’interdire toute
contrainte juridictionnelle sur les autorités administratives, l’idée était de ne pas reproduire les
erreurs de l’Ancien Régime. La prohibition visée s’adressait donc en premier lieu aux juges
judiciaires.
146. À l’époque, les parlements – c’est le nom des anciennes juridictions judiciaires –
possédaient des prérogatives très étendues au point de concurrencer l’administration et le
législateur. Le professeur Chevallier résume cette confusion entre les activités
juridictionnelles, administratives et législatives des juridictions de l’époque : « les parlements
n’étaient pas en effet sous l’Ancien Régime dotés de compétences seulement
juridictionnelles : d’une part, ils participaient à l’exercice de la fonction législative, par le
pouvoir d’enregistrement des ordonnances qui leur était reconnu et qui les avait
progressivement amenés à procéder à leur "vérification", c’est-à-dire au contrôle de leur
régularité, mais aussi à l’examen de leur bien-fondé, en débouchant sur la présentation au Roi
de "remontrances" ; d’autre part, ils s’étaient reconnu le droit de faire des règlements, non
seulement dans les matières judiciaires, mais encore dans toutes celles intéressant l’ordre
public, en exerçant des compétences de police et ils n’hésitaient pas à citer les agents du Roi à
leur barre et à leur donner des instructions »96.
147. C’est cette situation que l’article 13 de la loi des 16 et 24 août 1790 combat. Il n’est
pas question de retirer aux juges le pouvoir de trancher en appliquant la légalité mais
justement de les recentrer sur cette fonction qui est la leur. L’interdiction d’agir en
administrateur qui en résulte serait un rappel destiné aux juridictions plutôt qu’une véritable
prohibition. Il est donc essentiel de remettre dans son contexte cette loi qui a inspiré la
construction du contentieux administratif et de sa procédure. Les débats « parlementaires » de
l’époque sont à ce propos très instructifs. Le député Thouret97 rappelait que, par ses actions, le
juge de l’Ancien Régime était devenu « l’émule de la puissance législative » et le « rival du
pouvoir administratif [parce qu’] il en troublait les opérations, en arrêtait le mouvement, en
93
S. Velley, op.cit., p. 771.
94
G. Vedel, op. cit., p. 711.
95
B. Pacteau, op. cit., p. 6.
96
J. Chevallier, « Du principe… », op. cit., p. 714.
97
Jacques-Guillaume Thouret est un homme politique français qui a exercé son activité pendant la Révolution
Française. Il a notamment été président de l’Assemblée Nationale constituante de 1789.
83
inquiétait les agents »98. Il était devenu gênant au point d’amener les révolutionnaires à
assumer « leur méfiance à l’égard des tribunaux jusqu’à préférer les risques (non ignorés) de
l’administrateur-juge aux périls (selon eux plus tangibles et déjà éprouvés) du juge-
administrateur, et donc jusqu’à réaliser la confusion des fonctions juridictionnelles et actives
entre les mains de l’agent exécutif plutôt que de permettre cette conjonction chez les
magistrats »99. Cette crainte du pouvoir judiciaire s’accompagnait d’une révérence extrême
pour la loi, celle-là même que l’administration doit mettre en œuvre. Pour des raisons
philosophiques – l’influence de Rousseau100 et des Lumières – et politiques, elle doit rester
« sacrée » et intouchable, y compris de l’institution judiciaire. C’est la conjonction de ces
deux éléments qui explique l’instauration du principe de l’interdiction d’administrer, le but
étant de protéger l’application de la loi par les autorités administratives de juges que le
souvenir de l’Ancien Régime érigeait en menace. Le problème est qu’ils ont donné lieu à une
interprétation déformée, là aussi exagérée en enserrant le juge administratif dans une
procédure contraignante.
148. Le facteur politique paraît à cette époque prépondérant. La bourgeoisie révolutionnaire
installée au pouvoir exprimait sa volonté par la loi. La crainte d’un contrôle et d’un blocage
de leurs décisions par les magistrats les pousse à écarter le juge de ces sphères. Le même
député Thouret pouvait rapporter toute la méfiance et le mépris qu’il ressentait à l’égard de
l’institution judiciaire : « Disons enfin sans crainte, puisque la vérité et l’intérêt de la patrie le
commandent, que si la nation doit s’honorer de la vertu de quelques magistrats bons patriotes,
une foule de faits malheureusement incontestables annonce que le plus grand nombre résiste
encore à se montrer citoyen, et qu’en général l’esprit des grandes corporations judiciaires est
un esprit ennemi de la régénération »101. C’est cet esprit que l’on retrouve chez les
révolutionnaires dans la mesure où l’on ne saurait négliger « cet ancien souci de la monarchie
absolue (parce qu’elle était absolue, et… parce que les juges voulaient l’être aussi)
d’empêcher l’emprise judiciaire sur son action, cela ne serait-ce parce que les hommes de la
Révolution avaient été eux-mêmes nourris de sa crainte et qu’ils entendaient ainsi, à leur tour,
en prémunir leurs actes et leurs actions »102.
98
J. Mavidal et É. Laurent (dir.), Archives Parlementaires de 1787 à 1860 , 1ère série, t. 12, 1881, Paris,
P. Dupont, séance du 24 mars 1790, p. 344.
99
B. Pacteau, op. cit., p. 3.
100
J.-J. Rousseau, Du contrat social, 1996, Paris, Librairie générale française, Le livre de poche Classiques
Philosophie, n° 4644, préf. G. Mairet, 224 p.
101
J. Madival et É. Laurent, op. cit., p. 346.
102
B. Pacteau, op.cit., p. 7.
84
149. Sans organiser de véritable purge, le but était d’empêcher le juge d’administrer ou de
légiférer. Le Chapelier103 disait lui-même en séance que « les parlements étaient dangereux,
non parce qu’ils étaient juges, mais parce qu’ils étaient administrateurs et législateurs »104.
Mais ce n’est pas le « cœur de métier » du juge qui est visé ; il est seulement question de le
dépouiller de fonctions qui n’entrent pas dans ses attributions. En clair, le juge chargé du
contentieux administratif ne doit ni adopter des actes administratifs, ni agir comme un agent
administratif. Là est la seule limite : le reste n’est qu’interprétation et exagération d’une loi
visant à éviter les débordements des anciens tribunaux judiciaires et protéger la fonction de
l’administration. Or, l’effet suspensif n’amènerait en rien les juges administratifs à empiéter
de cette manière sur les plates-bandes des autorités administratives. L’interdiction
d’administrer à l’égard du juge administratif ne fonde donc en rien le principe de l’absence
d’effet suspensif.
150. Or, le contenu de la loi et de l’interdiction pour les juges d’administrer qui en résulte,
sûrement chargé de ce lourd contexte105, en sera profondément transformé. La limitation du
pouvoir juridictionnel tirée de la loi de 1790 ne concernait évidemment pas le juge
administratif : « jamais le Conseil d’État n’a mentionné explicitement le principe de
séparation comme un principe s’appliquant à l’ordre juridictionnel administratif ; il aurait
pourtant de bonnes raisons, et de belles occasions, de le faire, ne serait-ce que pour souligner
la nécessité de l’indépendance des membres des juridictions administratives qui lui sont
subordonnées »106. De toute manière, « les textes révolutionnaires des 16-24 août 1790 et
16 fructidor an III, considérés comme établissant le principe de séparation des autorités
administrative et judiciaire, s’appliquent expressément à la juridiction judiciaire, et ne
concernent évidemment pas une juridiction administrative qui n’existait pas alors »107.
151. Il est alors possible de dégager le noyau dur de cette prohibition : « l’interdiction aux
tribunaux judiciaires de tout pouvoir d’annulation ou de réformation des décisions
administratives comportant l’exercice de la puissance publique »108. Seulement, le cœur de
cette interdiction n’a cessé de grandir jusqu’à absorber le contentieux administratif soumis à
103
Isaac-René-Guy Le Chapelier est un homme politique français actif pendant la Révolution Française. Il est
notamment l’initiateur de la loi Le Chapelier qui interdisait les corporations et autres groupements d’intérêts
privés.
104
J. Mavidal et É. Laurent (dir.), Archives Parlementaires de 1787 à 1860 , 1ère série, t. 17, 1884, Paris,
P. Dupont, séance du 23 juill. 1790, p. 310.
105
La situation était telle que « dans la conception “mécaniste” de la fonction judiciaire alors prévalente, on allait
même jusqu’à prohiber l’interprétation de la loi par le juge » (G. Vedel, op. cit., p. 700).
106
J. Chevallier, L’élaboration…, op. cit., p. 16.
107
Ibid., p. 16.
108
G. Vedel, op. cit., p. 701.
85
la compétence du juge administratif. Au départ, c’est sur un raisonnement logique que la
doctrine a commencé à y faire application de cette règle : l’État de droit suppose une fonction
juridictionnelle administrative indépendante. À la fin de la justice déléguée109, il fallait une
séparation en vue de l’indépendance du juge administratif : « la cause profonde de la
séparation de l’administration active et de l’administration contentieuse, c’est le désir d’éviter
que l’administration soit juge et partie dans sa propre cause »110.
152. Puis la prohibition a dérivé : installée en tant qu’élément de sauvegarde de l’action
administrative, elle est devenue une tradition qui a influencé la construction de la procédure
administrative contentieuse pour empêcher tout ce qui pourrait laisser penser à un
empiètement. Dans son contrôle de légalité, le juge administratif a vu ses pouvoirs limités par
cette prohibition, censée protéger son champ de compétences mais qui a poussé à la restriction
de ses pouvoirs. Le professeur Chevallier détaille ce processus dans sa thèse : « la juridiction
administrative doit donc bénéficier des mêmes garanties d’indépendance que la juridiction
judiciaire. Mais, en développant l’analogie de la juridiction administrative avec la juridiction
judiciaire, on retrouve les lois révolutionnaires. Si la juridiction administrative devient
semblable à la juridiction judiciaire, la même réserve doit l’inspirer dans ses rapports avec
l’administration active. Et le Conseil d’État, conscient des limites qui s’imposent désormais à
lui du fait de son indépendance nouvelle, réduit lui-même ses pouvoirs d’investigation sur
l’administration active. La doctrine interprète cette limitation comme la conséquence logique
du principe de séparation »111.
153. Par une interprétation extensive, l’ancien refus de l’injonction ou l’érection d’un
principe de l’absence d’effet suspensif reflètent la méfiance révolutionnaire qui était dirigée à
l’endroit du juge judiciaire exprimée par l’interdiction d’administrer. Le raisonnement a été le
suivant : si le juge statuait à propos d’un acte suspendu, il administrerait lui-même et violerait
l’interprétation extensive de la prohibition relevée. Face à cette interprétation du contenu de la
loi des 16 et 24 août 1790, le juge administratif s’est retrouvé enfermé dans une conception
restrictive de son rôle du fait de l’orientation de la procédure administrative contentieuse. Ce
resserrement artificiellement rattaché à la séparation des pouvoirs dénote un autre élément,
tout aussi erroné que l’interprétation dont il vient d’être question : cette construction serait la
réponse au constat d’une certaine similitude des activités juridictionnelles et administratives
109
Elle est généralement située en 1889 avec l’arrêt Cadot (CE, 13 déc. 1889, req. n° 66145, Cadot : Rec. Leb.,
p. 1148, concl. H. Jagerschmidt ; D., 1891, III, p. 41, concl. H. Jagerschmidt ; S., 1892, III, p. 17, note
M. Hauriou) même si la loi du 24 mai 1872 l’avait auparavant prévue.
110
J. Biatarana, Les tribunaux administratifs spéciaux et la séparation entre l’administration et la juridiction,
th. Bordeaux, 1935, Bordeaux, Impr. J. de Bière, 161 p.
111
J. Chevallier, L’élaboration…, op. cit., p. 17.
86
que la séparation des pouvoirs imposait pourtant de dissocier. L’absence du pouvoir
d’injonction comme le principe de l’effet suspensif permettaient finalement d’assurer cette
séparation que la doctrine ne parvenait pas à dissocier du fait de leurs activités et fonctions.
En quelque sorte, le principe de l’absence d’effet suspensif devait aider le juge à assumer un
statut « distinct de l’administration active, qui lui interdit de bénéficier des pouvoirs d’un
véritable supérieur hiérarchique »112. Cette dissociation des activités à « marche forcée »
traduit bien l’existence, à l’origine, d’une confusion mentale entre les activités
juridictionnelles et administratives qu’il nous faut examiner (B).
155. Traditionnellement, la séparation des pouvoirs s’articule autour des trois pouvoirs :
législatif, exécutif et juridictionnel. Il existe une dépréciation de la matière juridictionnelle,
considérée comme le troisième pouvoir vis-à-vis des pouvoirs législatif et exécutif dits
« premiers » car ils dessinent l’équilibre institutionnel du pays. Raisonner ainsi, c’est oublier
que la séparation des pouvoirs implique leur égalité. Cette dévalorisation se nourrit de ce que
112
A. Lanza, op. cit., p. 812.
113
Qui en comprend trois : le pouvoir juridictionnel chargé de la mission de trancher les litiges en application de
la loi ; le pouvoir législatif chargé de voter les lois et le pouvoir exécutif chargé de mettre en œuvre la loi.
87
les éléments propres à la définition du pouvoir juridictionnel restent souvent obscurs, amenant
à une forme de confusion avec le pouvoir exécutif. Réapparaissent donc « les grandes
controverses dogmatiques quasi centenaires sur le point de savoir ce qui différencie le
judiciaire et l’exécutif, alors que l’un et l’autre tendent à l’exécution des lois »114. D’une
certaine manière, ce débat demeure stérile tant l’on est conduit de prime abord « à observer
que l’expression constitutionnelle de la fonction administrative interdit en fait de rechercher la
spécificité de celle-ci par rapport à la fonction juridictionnelle »115. C’est d’autant plus le cas
que la fonction administrative, partie de la fonction exécutive, correspond à l’exécution des
lois, comme la fonction juridictionnelle finalement.
156. Dans ce cadre, l’examen de la fonction juridictionnelle est essentiel tant
l’identification du pouvoir juridictionnel passe par la définition de sa fonction. Affirmer d’un
point de vue organique que le pouvoir juridictionnel se manifeste dès qu’une juridiction est
identifiée questionne la méthode d’identification revenant, in fine, à interroger la fonction
juridictionnelle. De même, déterminer que le pouvoir juridictionnel apparaît chaque fois
qu’un acte juridictionnel est édicté renvoie en fin de compte à la définition de la fonction
juridictionnelle car le contenu de cet acte se définit par celle-ci. Son étude est donc essentielle
pour appréhender le pouvoir juridictionnel. Le pouvoir exécutif, lui, semble mieux identifié en
matérialisant la mise en œuvre des lois. Il est le pouvoir qui « donne vie » à la volonté du
législateur en assurant son application par tous. Sur cette base, la différence avec le pouvoir
juridictionnel, lui aussi chargé d’appliquer la loi aux litiges qu’on lui présente, semble
délicate. C’est d’autant plus le cas d’un point de vue matériel : les fonctions de l’État se
réduisent alors à des actes de création ou d’exécution du droit. A partir de là, il est difficile de
dissocier les sphères administratives et juridictionnelles : « l’acte administratif – et par
conséquence, la fonction administrative – ne présente aucune spécificité, car tout comme le
jugement, acte de la fonction juridictionnelle, il ne se confond pas avec l’application de l’acte
existant ; il crée nécessairement du droit dans le processus de juridicisation des relations
sociales qui impose une concrétisation croissante de la règle juridique »116.
157. L’autonomie de la fonction juridictionnelle ouvre un débat ancien qui rejoint
l’identification des éléments à même de discerner les juridictions. Le caractère juridictionnel
d’un acte intéresse les administrativistes car il permet de fonder la distinction entre les
décisions des juridictions et des autorités administratives. Etablir cette dichotomie a toujours
114
G. Vedel, op. cit., p. 700.
115
A. Lanza, op. cit., p. 137.
116
A. Lanza, op. cit., pp. 144-145.
88
été – et est encore – une préoccupation majeure. La distinction des fonctions, et aussi des
actes, est nécessaire afin de ne pas engendrer une confusion des organes. Nos travaux
s’inscrivent dans la longue tradition du débat entre les conceptions de la fonction
juridictionnelle. La liste de nos prédécesseurs117 en la matière est aussi longue que
prestigieuse et l’on proposera une simple relecture des théories classiques.
158. Il existe deux visions de la fonction juridictionnelle : les conceptions formelle et
matérielle. La première s’attache aux formes dans lesquelles le juge intervient. Dans ce
système, il est admis qu’en « droit, il n’existe pas au sens matériel, une fonction
juridictionnelle distincte : il y a seulement des formes juridictionnelles, une voie
juridictionnelle distincte des formes et des voies administratives »118. Pour le dire autrement,
c’est l’idée que la fonction de juger n’est qu’une fonction de nature exécutive au point que
« les textes constitutionnels ne la caractérisent, lorsqu’elle est exercée par l’autorité judiciaire,
comme une fonction distincte de la fonction administrative qu’en raison d’une organisation
spécifique »119. L’idée selon laquelle la spécificité procédurale assurerait l’originalité de la
fonction juridictionnelle est partagée par de nombreux privatistes120. Une telle approche n’est
pour autant pas parfaite. Tout d’abord, elle aboutit à une tautologie puisque définir la fonction
juridictionnelle nécessite de définir la juridiction, ce qui nécessite justement d’identifier la
fonction. D’autre part, une juridiction n’exerce pas toujours dans le cadre de la fonction
juridictionnelle puisque des actes interviennent dans une fonction gracieuse121, qui ne
participent pas de celle qui nous intéresse.
159. La conception matérielle, pour sa part, présente une approche en adéquation avec le
travail quotidien du juge et la représentation juridique théorique. Dans cette optique
« moderne », la fonction juridictionnelle est envisagée comme une démarche intellectuelle
visant la résolution d’une contestation en s’interrogeant sur la violation alléguée d’une norme
juridique. Elle devient le résultat d’un acte d’application d’une norme juridique à un cas
117
Sans exhaustivité aucune, il est possible de citer : G. Jèze, « L'acte juridictionnel et la classification des
recours contentieux », RDP , 1909, p. 670 ; M. Waline, « Du critère des actes juridictionnels », RDP , 1933,
p. 565 ; J. Chevallier, « Fonction contentieuse et fonction juridictionnelle », in Mélanges en l'honneur du
professeur Michel Stassinopoulos , 1974, Paris, Athènes, LGDJ, Revue du droit public, Nomos kai Dike (loi et
justice), p. 275 ; R. Chapus, « Qu'est-ce qu'une juridiction? La réponse de la jurisprudence administrative », in
Recueil d'études en hommage à Charles Eisenmann , 1975, Paris, Éditions Cujas, préf. M. Waline, p. 265 ;
M. Bandrac, « De l'acte juridictionnel et de ceux des actes du juge qui ne le sont pas », in Le juge entre deux
millénaires : mélanges offerts à Pierre Drai , 2000, Paris, Dalloz, p. 171. Duguit et Hauriou, deux des penseurs
du droit administratif, s’étaient eux aussi intéressés à ce sujet de réflexion.
118
R. Carré de Malberg, Contribution à la théorie générale de l'État , t. 1, 1920-1922, Paris, Librairie de la
Société du Recueil Sirey, p. 704.
119
A. Lanza, op. cit., pp. 139-140.
120
L’un des plus illustres, Roger Perrot, souscrivait notamment à cette conception. V. en ce sens H. Solus et
R. Perrot, Traité de droit judiciaire privé , t. 1, 1961, Paris, Sirey, 1147 p.
121
Il en est de ceux qui n’interviennent pas afin de régler un conflit et, a fortiori, de trancher un litige. C’est le
cas lorsque le juge ordonne par exemple des mesures de constatation d’une situation.
89
d’espèce. Dans le vocable kelsenien, elle marque la confrontation de deux mondes qui tendent
à correspondre : ceux de la prescription juridique et de la réalité matérielle. Cependant, elle
comporte aussi des vices, car, en définissant la fonction juridictionnelle comme le fait de
trancher les litiges par application de la règle de droit, le ministre-juge exerçait la fonction
juridictionnelle.
160. De ce débat, plusieurs enseignements sont à retenir. Premièrement, la notion de
fonction juridictionnelle qui donne son contenu au pouvoir du même nom comporte sa part de
mystère. Ce « brouillard » intellectuel laisse persister une certaine idée du pouvoir
juridictionnel : le débat n’étant jamais clos, personne ne détiendrait la vérité. Et si aucune
théorie n’emporte la conviction, rien n’oblige à abandonner la présentation révolutionnaire
purement mécaniste de ce pouvoir. Deuxièmement, la lecture matérielle semble recueillir
moins de critiques : elle se rapproche de l’expérience juridictionnelle et se situe en cohérence
avec la présentation théorique qui, bien que débattue, reste un classique incontournable. En
dressant le bilan de ce bref examen, il apparaît que la présentation traditionnelle du pouvoir
juridictionnel n’a pas été remplacée de manière convaincante. Les nombreux travaux
postérieurs122 qui lui ont été consacrés ont obscurci le tableau sans jamais réussir à effacer
l’idée d’une application de la loi. C’est d’autant plus le cas que la conception matérielle, dite
moderne, renvoie le juge à une fonction d’application du texte. La mise en œuvre du texte
législatif est alors un élément central de la fonction juridictionnelle car le juge applique la loi
à des situations particulières non prévues.
161. Si l’état des choses a depuis évolué, à l’époque révolutionnaire, le juge devait
appliquer sans pouvoir interpréter le texte législatif. En effet, dans l’esprit qui prévalait de la
séparation des pouvoirs, la vie judiciaire est isolée des autres fonctions étatiques. L’immixtion
d’un juge administratif ou judiciaire dans les autres sphères n’était pas tolérée. Les
juridictions ne pouvaient alors pas apprécier ou interpréter une loi, même au sens obscur. La
tirade de Robespierre résonne en ce sens : « ce mot de "jurisprudence" doit être effacé de
notre langue [car] dans un État qui a une constitution, une législation, la jurisprudence des
tribunaux n’est autre chose que la loi »123. Le juge doit être soumis à la loi et devient l’esclave
plus que la bouche du texte législatif. Face au risque de déni de justice d’une telle solution, la
122
On peut citer notamment la thèse de Dominique d’Ambra pour qui, et le titre de sa thèse est en ce sens
éloquent, le pouvoir juridictionnel a pour fonction de trancher les litiges, en somme décider sur la base de
l’application d’une règle de droit. V. en ce sens D. d’Ambra, L’objet de la fonction juridictionnelle : dire le droit
et trancher les litiges, 1994, Paris, LGDJ, Bibliothèque de droit privé, t. 236, préf. G. Wiederkher, 339 p. ou plus
récemment I. Boucobza, La fonction juridictionnelle, contribution à une analyse des débats doctrinaux en
France et en Italie , 2005, Paris, Dalloz, Nouvelle bibliothèque de thèses, t. 41, préf. M. Troper, 449 p.
123
J. Mavidal et É. Laurent (dir.), Archives Parlementaires de 1787 à 1860 , 1ère série, t. 20, 1885, Paris,
P. Dupont, séance du 18 nov. 1790, p. 516.
90
loi des 16 et 24 août 1790 a créé le référé législatif. Dans le cas où le juge serait confronté à
une loi obscure, le juge aurait l’obligation de demander l’avis du législateur afin qu’il lui dicte
la bonne interprétation124. Comme toute procédure tirée du contexte révolutionnaire,
l’enracinement de cette vision de la fonction juridictionnelle est resté ancré au point que la
suppression du référé législatif par la loi du 27 Ventôse an VIII et la reconnaissance d’une
obligation d’interprétation du juge125 n’y changeront presque rien.
162. Sur la base de cette analyse de la fonction juridictionnelle, le juge et l’administration
ont pu être considérés comme remplissant la même fonction, tous deux soumis à la loi. Les
éventuelles différences étaient ignorées, la doctrine étant aveuglée par cette fonction
commune de mise en œuvre de la volonté législative. Cette analyse, plutôt que de rejeter tout
effet suspensif dans le but d’affirmer une franche séparation entre ces organes, aurait pu
justifier l’arrimage d’une suspension à l’exercice des recours : en agissant dans la même
fonction, la saisine du juge, comme un supérieur hiérarchique, aurait pu provoquer une
suspension. Seulement, cette vision était contraire à la conception radicale de la séparation des
pouvoirs.
163. À vrai dire, le fait de considérer le juge administratif comme étant rattaché à la
hiérarchie administrative n’est pas saugrenu. L’idée d’une suspension résultant de la saisine
juridictionnelle aurait alors pu être logique. Ce rattachement est d’autant moins extravagant
que, d’une certaine manière, la justice retenue l’illustrait. Dans ce schéma, c'est bien le
supérieur hiérarchique, le chef de l'administration donc, qui rend les décisions contentieuses.
A l’époque, le juge ne rendait qu’un avis que les autorités administratives avaient la faculté de
ne pas suivre. C’est la glorieuse époque de l’idéologie selon laquelle « juger l’administration,
c’est encore administrer »126. Au-delà de cette organisation, d’autres éléments sont
susceptibles de donner corps à cette perspective. Le Conseil d'État a notamment pu être
considéré comme le supérieur hiérarchique de l'administration du fait du système de la
garantie des fonctionnaires prévu par l'article 75 de la constitution de l'an VIII. Quelle plus
belle expression de cette domination hiérarchique que de faire revenir au Conseil d’État la
décision « de livrer ou non les agents de la fonction publique au bras judiciaire »127. Par cette
organisation, le Conseil d'État « gère » l'administration et ses agents au point d’être
responsable de leur protection, c’est-à-dire son supérieur hiérarchique. De ce système, l’on a
124
Il est possible de faire un parallèle avec la pratique désormais abandonnée du renvoi au ministère des affaires
étrangères de l’interprétation des conventions internationales et de l’appréciation de la clause de réciprocité.
125
L’article 4 du Code civil prévoyait déjà en 1804 que : « Le juge qui refusera de juger, sous prétexte du
silence, de l'obscurité ou de l'insuffisance de la loi, pourra être poursuivi comme coupable de déni de justice ».
126
P.-P.-N. Henrion de Pansey, De l’autorité judiciaire en France, 3ème éd., 1827, Paris, Théophile Barrois Père.
127
B. Pacteau, op. cit., p. 17.
91
pu penser que le Conseil d'État était à l'époque placé « au sommet de l'administration », dans
une forme de supériorité hiérarchique128. D’autres éléments démontrent également, plus
indirectement, la confusion qui règne entre le juge administratif et les autorités
administratives. Certains commentaires de textes de l’époque assimilent le juge à un organe
administratif à part entière comme le gouvernement. Par exemple, le professeur Pacteau a pu
considérer que « la loi du 11 germinal an XI (1er avril 1803), relative aux prénoms et
changements de noms, crée ainsi une procédure d'opposition devant le gouvernement, c'est à
dire concrètement le Conseil d'État »129. Les juridictions administratives ont donc, dans leur
histoire, déjà été assimilées à un supérieur hiérarchique de l’administration.
164. De cette période, il subsiste encore quelques traces, si ce n’est dans l’organisation
juridictionnelle, du moins dans la philosophie qui s’en dégage. Certes, l’on peut à raison
considérer que la conception selon laquelle juger l’administration c’est administrer renvoie à
un passé lointain. Pour autant, il ne faut pas négliger que cette organisation a imprégné la
construction de la justice administrative française au point que le Garde des Sceaux, en 1963,
puisse vouloir éviter « la transformation de la haute juridiction administrative en cour de
justice administrative […] car le Conseil d’État n’est pas extérieur à l’Administration, il est
l’administration qui se juge […], [sa] conscience intérieure »130. Aujourd’hui encore, certaines
modalités du contrôle juridictionnel peuvent laisser l’impression que le Conseil d’État, et dans
son giron le juge administratif, reste « une partie – et la plus haute – de l’administration elle-
même »131. C’est souvent le résultat du souci du juge « de ne pas entraver l’action de
l’administration, ni de la déconsidérer aux yeux des administrés »132 qui peut donner la
sensation d’une collusion. La justice administrative a d’ailleurs longtemps été stigmatisée sur
cette base car, d’une certaine façon, l'État y est à la fois « juge et partie dans sa propre
cause »133. Cette forme de connivence teintée d’un rapport hiérarchique aurait pu justifier
l’existence d’un effet suspensif, le recours au supérieur paralysant l’activité des
« subordonnés ».
128
L. M. de Lahaye Cormenin, Droit administratif, t. 2, 5ème éd., 1840, Paris, G. Thorel, Pagnerre, p. 339.
129
B. Pacteau, op. cit., p. 40.
130
J.-M. Théolleyre, « Dans une déclaration au " Monde " M. Jean Foyer expose les raisons des deux décrets qui
vont être publiés », Le Monde, 1er août 1963, http://abonnes.lemonde.fr/archives/article/1963/08/01/dans-une-
declaration-au-monde-m-jean-foyer-expose-les-raisons-des-deux-decrets-qui-vont-etre-
publies_3093548_1819218.html?xtmc=garde_des_sceaux&xtcr=1 [consulté le 22/06/2017].
131
J. Donnedieu de Vabres, « La protection des droits de l’homme par les juridictions administratives en
France », EDCE , 1949, n° 3, p. 30.
132
A. Lanza, op. cit., p. 812.
133
JO, 20 févr. 1872, p. 1209.
92
165. La réception de cette « assimilation » a été toute autre : l’expression « juridiction
administrative » s’est retrouvée absorbée par le dernier terme. Le caractère administratif a
absorba toute l’attention et l’idée de « juridiction » fut dépréciée. La séparation des pouvoirs,
sur la base de ce constat et de cette proximité, est indirectement venue justifier le principe de
l’absence d’effet suspensif. Puisque leurs fonctions étaient finalement similaires, il a été en
quelque sorte érigé une séparation franche entre eux par le biais de la procédure
administrative contentieuse. Seulement, un tel raisonnement n’a été rendu possible que du fait
d’une sous-estimation des profondes différences de nature qui distinguent les activités des
deux institutions (2). Une fois rétablie cette dichotomie, le principe de l’effet non suspensif ne
se présente plus comme une nécessité au nom de la séparation des pouvoirs.
134
F.-G. de la Rochefoucauld-Liancourt, Des attributions du Conseil d’État, 1829, Paris, Tétot frères, p. 24.
135
L’origine de la « paralysie » de l’exécution des actes contestés n’a d’ailleurs aucune incidence sur le
raisonnement mené. Que celle-ci soit le fruit d’une mesure juridictionnelle faisant suite à une requête ou qu’elle
soit de l’initiative spontanée des autorités administratives n’importe pas ici.
136
La décision juridictionnelle en l’espèce est celle rendue au fond dans la mesure où la suspension ne résulterait
pas d’une décision mais d’une simple saisine du juge.
93
une immixtion mais le simple exercice de sa fonction par le juge : les activités n’étant pas
comparables, l’empiètement annoncé n’aurait pas lieu.
168. Le juge poursuit un but unique : le contrôle de la régularité de l’action administrative.
Il tranche un litige entre deux parties137 opposées à propos de la légalité d’une décision
administrative. Le requérant la considère illégale et demande – dans la plupart des cas – son
annulation ou des dommages et intérêts selon le recours exercé. La partie défenderesse,
généralement l’auteur de l’acte, arguera du contraire. Le cadre de l’activité du juge est
déterminé par ces parties hors le cas des moyens que le juge doit soulever d’office, même
dans le cas où les parties n’en auraient pas fait mention. Cela implique que le but du juge n’est
pas d’affirmer la régularité de l’action administrative ; la conjonction de l’économie des
moyens138 et de l’interdiction de statuer ultra petita 139 s’oppose à ce que le juge épuise tous
les points de contrôle éventuels de la légalité. L’objectif du juge administratif n’est donc pas
la légalité en tant que valeur absolue.
169. La fonction du juge n’est pas d’affirmer si l’acte est légal : une telle mission étendrait
de trop la responsabilité des juridictions. Le juge, à défaut d’affirmer la légalité de l’action
administrative, traquera l’illégalité sur la seule base du débat contentieux. Son action sera
« négative » car il ne pourra désamorcer l’intégralité des potentiels contentieux qu’est
susceptible de comporter l’acte en lui conférant un « brevet » de légalité. Ce but explique,
même résiduellement, que les pouvoirs du juge administratif restent souvent négatifs et ne
s’accompagnent pas de mesures positives.
170. L’activité du juge administratif est donc une activité orientée vers la chasse des
illégalités administratives. Son action tend à constituer une barrière efficace contre la prise de
décisions illégales : là est l’objectif du juge administratif. L’administration, pour sa part, ne
poursuit pas le respect de la légalité. Cette dernière est au contraire une contrainte pesant sur
137
Nous éludons ici le débat relatif à l’existence des parties dans le cadre du recours en excès de pouvoir.
Certains considèrent effectivement qu’en tant que recours contentieux pleinement objectif, ce recours
n’opposerait pas des parties. Dans cette perspective, la personne à l’initiative du recours n’engagerait pas une
action contre une autre partie mais plutôt contre l’acte en lui-même. Sur ce point v. not. B. Kornprobst, La notion
de partie et le recours pour excès de pouvoir , 1959, Paris, LGDJ, Bibliothèque de droit public, t. 21, préf.
P. Weil, 393 p.
138
Cette « règle » du contentieux administratif est d’ailleurs plus une pratique du juge qui ressort d’une forme de
coutume à laquelle le juge s’est lui-même contraint. V. pour une illustration CE, 29 mai 1963, req. n° 54245 et
54373, Ministre de la santé publique et de la population et sieur Maurel : Rec. Leb., p. 334 et sur ses incidences
F. Dieu, « La règle de l’économie de moyens doit-elle paralyser le pouvoir d’injonction du juge administratif ? »,
AJDA, 2009, p. 1082.
139
C’est là une règle générale de procédure qui, dans une conception large, empêche les juridictions de trancher
des questions dont elles ne sont pas saisies ou encore d’accorder à des parties plus que ce qu’elles ne
réclamaient. Sur la formulation de cette règle par le Conseil d’État, v. CE, 8 août 1919, req. n° 66209, Delacour :
Rec. Leb., p. 738 – CE, 15 déc. 1937, req. n° 55668 et 56031, Ministre des Finances et société Campenon-
Bernard : Rec. Leb., p. 1030 – CE, 24 juill. 1947, req. n° 2744, Fondation Barth : Rec. Leb., p. 339. Pour une
étude plus approfondie v. J.-M. Auby, « L’ "ultra petita" dans la procédure administrative contentieuse », in
Mélanges offerts à Marcel Waline : le juge et le droit public , t. 2, 1974, Paris, LGDJ, p. 267.
94
son activité au nom de la protection des droits et des intérêts des citoyens. La légalité ne
s’impose que dans le but précis de protéger les citoyens face à un éventuel arbitraire. Si la
légalité représente une contrainte pour les autorités administratives, leur but est ailleurs.
Continuellement martelé comme justification première des privilèges administratifs, il s’agit
bien sûr de la réalisation de l’intérêt général. L’administration, chargée du service public, agit
en vue de l’intérêt de tous140 et adopte ses décisions afin de satisfaire l’intérêt général. La
légalité, elle, n’intervient que pour enserrer sa prise de décision, comme une contrainte.
171. Réaliser l’intérêt général et la légalité sont évidemment deux objectifs conciliables.
Nombreux sont ceux qui pensent que le respect de la légalité est une obligation car il
contribue à l’intérêt général. La légalité serait même, en tout cas en théorie, la meilleure façon
de le réaliser. Seulement, il est des situations concrètes dans lesquelles la correspondance
pourra ne pas jouer ou alors de manière imparfaite. L’essence même de l’intérêt général,
processus vivant, implique qu’il peut être en décalage avec l’expression momentanée de la
légalité. L’intérêt général, mouvant par nature, peut posséder un temps d’avance sur le
contenu juridique qui doit en permanence s’adapter.
172. Les deux éléments doivent donc être dissociés : agir en vue de l’intérêt général peut se
détacher d’un respect strict de la légalité et vice-versa. Les deux activités juridictionnelles et
administratives doivent être distinguées : il y a une différence téléologique franche « entre le
juge, guidé par la stricte légalité, et l’administrateur, inspiré par l’utilité pratique »141. À la
poursuite de deux objectifs différents, les deux autorités n’interviennent pas dans la même
sphère et ne participent pas à la même fonction. Malgré la mise en œuvre commune des textes
législatifs, ils sont deux entités distinctes et la suspension ne modifierait en rien ce rapport. La
reddition d’une décision juridictionnelle à propos d’une décision administrative suspendue ne
ferait pas empiéter le juge sur l’activité des autorités administratives puisque leurs actions ne
servent pas les mêmes objectifs. Il est vrai, et nous l’avons déjà dit, que « l’exécution des lois
est une fin pour le juge [là où] elle n’est qu’un moyen pour l’administrateur. L’administrateur
a pour objectif l’avantage de l’État ou l’intérêt général, le juge a pour objectif la légalité »142.
Cette profonde différence implique que les deux organes n’agissent pas dans la même sphère
et, en creux, que l’effet suspensif n’est que surabondant dans son entreprise de « séparation ».
140
Du moins dans la conception française de ce que peut représenter l’intérêt général. V. sur celle-ci les travaux
classiques : D. Linotte, Recherches sur la notion d’intérêt général en droit administratif français, th. Bordeaux
1, J.-M. Auby (dir.), 1975, 451 p. ; D. Truchet, Les fonctions de la notion d’intérêt général dans la jurisprudence
du Conseil d’État, 1977, Paris, LGDJ, Bibliothèque de droit public, t. 125, préf. J. Boulouis, 394 p.
141
R.-G. Schwartzenberg, op. cit., p. 268.
142
Ibid., p. 269.
95
C’est d’autant plus le cas qu’outre de ne pas partager le même but, elles ne raisonnent pas
selon les mêmes considérations (b).
143
CE, 14 janv. 1916, req. n° 59619 et 59679, Camino : Rec. Leb., p. 15 ; RDP , 1917, p. 463, concl. L. Corneille,
note G. Jèze ; S., 1922, III, p. 10, concl. L. Corneille ; GAJA, 21ème éd., 2017, Paris, Dalloz, n° 28, p. 170.
144
Pour un exemple de disproportion justement entre le coût et l’intérêt de l’opération, v. CE, ass., 28 mars 1997,
req. n° 170856 et 170857, Association contre le projet de l’autoroute transchablaisienne : Rec. Leb., p. 120 ;
RJE , 1997, p. 397, concl. M. Denis-Linton ; RFDA, 1997, p. 739, concl. M. Denis-Linton, p. 748, note F.
Rouvillois ; AJDA, 1997, p. 545, obs. Ph. Crestia ; RDP , 1997, p. 1433, note J. Waline ; LPA, 1997, n° 79, p. 33,
note Nguyen Van Tuong ; JCP , 1997, II, n° 22909, note G. Iacono ; LPA, 1997, n° 152, p. 14, note P. Thierry.
96
politique. Il n’intervient ni dans le choix des priorités budgétaires de la collectivité ni dans son
orientation politique.
176. En s’arrêtant à l’illégalité, même si l’acte est suspendu, le juge n’impose à
l’administration que la contrainte légale. Si l’acte contesté était suspendu, la décision
d’annulation rendue au bout du compte impliquerait qu’il n’aurait jamais été exécuté, ce qui
ne constituerait pour autant pas l’appropriation de pouvoirs administratifs. Certes, le juge
détiendrait, par sa décision, celle de la mise en œuvre des actes contestés, mais il ne baserait
son raisonnement que vis-à-vis de la légalité et non de questions d’opportunité ; en clair le
juge n’administrerait pas. L’acte juridictionnel, cantonné à l’application objective de la
légalité là où les autorités administratives adoptent une posture globale, n’implique alors pas
d’empiètement. La suspension ne changerait pas la réflexion du juge et n’entraînerait pas de
violation de la séparation des pouvoirs.
177. En n’analysant que des moyens de légalité, le juge n’entre pas dans les considérations
administratives et ne se substitue pas à l’administration. Ce n’est que dans le cas où la légalité
interdirait l’activité envisagée en ses formes qu’il agirait contre les autorités administratives.
Il ne ferait alors que les rappeler au respect du droit. C’est d’ailleurs le raisonnement avancé
pour justifier la substitution de base légale145, souvent critiquée. En s’arrogeant ce pouvoir, le
juge tutoie le raisonnement administratif sans le court-circuiter : « en procédant à la
substitution, le juge ne fait pas œuvre d’administrateur, car il ne fait pas prévaloir sa propre
volonté sur la volonté de l’auteur de l’acte administratif, mais il donne la prééminence à la
seule volonté qui ait de la valeur : celle de la loi »146. Le juge ne s’imposerait qu’en exprimant
la légalité objective et n’agirait pas en tant qu’administrateur, raisonnement qui pourrait être
repris dans le cadre d’un effet suspensif.
178. Cependant, la frontière reste très mince tant il est des situations dans lesquelles « la
distinction du contrôle de la légalité et de celui de l’opportunité n’apporte pas une réponse
valable »147. Certains contentieux conditionnent la légalité à la nécessité publique, ce qui, in
fine, relève du raisonnement administratif. Par exemple, les décisions mettant en jeu les
libertés publiques sont de ces contentieux « frontière » puisque l’atteinte à une liberté
145
CE, sect., 3 déc. 2003, req. n° 240267, Préfet de la Seine maritime c/ M. El Bahi : Rec. Leb., p. 479, concl. J.-
H. Stahl ; AJDA, 2004, p. 202, chron. F. Donnat et D. Casas ; RFDA, 2004, p. 733, concl. J.-H. Stahl.
146
P. Mouzouraki, L’efficacité des décisions du juge de la légalité administrative dans le droit allemand et
français, op. cit., p. 156.
147
M. Waline, « Note sous CE, ass., 28 mai 1971, Ministre de l’Equipement et du Logement contre Fédération
de défense des personnes concernées par le projet actuellement dénommé "Ville Nouvelle Est" », RDP , 1971,
p. 457.
97
publique n’est permise qu’au nom du bien commun148. Légalité et opportunité de la décision
ne forment alors qu’un seul élément. Cette situation porte une confusion : « il en est ainsi
notamment chaque fois que se trouve en cause une liberté publique, dont l’exercice ne peut
être empêché, ou même restreint, que si et dans la mesure où l’intérêt public l’exige ; de sorte
que le contrôle de l’opportunité des décisions portant atteinte à une liberté publique se trouve
ipso facto impliqué par le contrôle de leur légalité, et entre ainsi dans la mission du juge »149.
179. À première vue, l’on relève ici une contradiction. Pourtant, dans les cas où les
questions de légalité et d’opportunité se confondent, le contrôle de légalité ne rogne pas sur
les « terres » du raisonnement administratif. Au contraire, c’est ce dernier et l’opportunité qui
disparaissent, complètement absorbés par la légalité : l’administration n’a plus de capacité de
choisir. Le juge ne dépasse pas ses attributions car c’est l’aptitude des autorités
administratives qui est ramenée à la seule légalité, comme dans un cas de compétence liée.
Les autorités administratives, guidées par la seule légalité, ne peuvent plus intégrer les divers
éléments précédemment évoqués. Leur activité rejoint l’activité juridictionnelle en visant la
seule satisfaction de la légalité. Ainsi, le juge par son contrôle de légalité ne chevauche pas
l’opportunité, c’est au contraire l’autorité administrative qui est ramenée au niveau du juge en
ne possédant aucune marge de manœuvre. C’est l’administration qui se limite au
raisonnement du juge administratif et non l’inverse, impliquant que le juge ne viole donc pas
la séparation des pouvoirs.
180. Certaines méthodes ont néanmoins pu laisser entendre que le juge avait franchi la
barrière de l’opportunité et des pouvoirs administratifs. Le juge inaugure en 1971 150 le
contrôle de proportionnalité de la mesure contestée : « une opération ne peut être légalement
déclarée d’utilité publique que si les atteintes à la propriété privée, le coût financier et
éventuellement les inconvénients d’ordre social qu’elle comporte ne sont pas excessifs eu
égard à l’intérêt qu’elle présente »151. Le juge administratif est entré dans l’examen concret de
l’utilité publique d’une expropriation pour revigorer leur contrôle juridictionnel, auparavant
vidé de contenu : « le juge ne contrôlait plus vraiment que le respect de la procédure
148
C’est le cas notamment de l’atteinte au droit de propriété privée réalisée par la voie de l’expropriation pour
cause d’utilité publique.
149
M. Waline, « Note… », op. cit., pp. 457-458.
150
CE, ass., 28 mai 1971, req. n° 78825, Ministre de l’équipement et du logement c/ Fédération de défense des
personnes concernées par le projet actuellement dénommé « Ville nouvelle Est » : Rec. Leb., p. 409, concl.
G. Braibant ; GAJA, 21ème éd., 2017, Paris, Dalloz, n° 80, p. 538 ; AJDA, 1971, p. 404, chron. D. Labetoulle et
P. Cabanes, p. 463, concl. G. Braibant ; RA, 1971, p. 422, concl. G. Braibant ; CJEG , 1972, J., p. 38, note
J. Virole ; D., 1972, J., p. 194, note J. Lemasurier ; JCP , 1971, II, n° 16873, note A. Homont ; RDP , 1972,
p. 454, note M. Waline.
151
CE, ass., 28 mai 1971, req. n° 78825, Ministre de l’équipement et du logement c/ Fédération de défense des
personnes concernées par le projet actuellement dénommé « Ville nouvelle Est », préc.
98
d’expropriation (régularité du déroulement de l’enquête, de la composition du dossier),
contrôle indispensable, certes, mais qui ne permettait pas d’atteindre l’essentiel »152. Il était
trop facile, pour l’administration, d’invoquer l’intérêt général et d’échapper à la censure. Au
nom de la protection des citoyens, il était devenu nécessaire de redessiner les contours du
contrôle de ces opérations. Il a été alors décidé de « mettre en balance ses inconvénients avec
ses avantages, son coût avec son rendement, ou, comme diraient les économistes, sa désutilité
avec son utilité »153 autour de trois critères précis : le coût financier, le coût social et l’atteinte
à la propriété privée. Le juge ne reste plus au seuil du contrôle et entre dans le choix de
l’administration.
181. Cette théorie du bilan a vu s’étendre son champ d’application154 et ses critères155 de
contrôle sans qu’il n’agisse sur les terres de l’opportunité administrative. Par l’utilisation du
bilan, le juge ne viole pas la séparation des pouvoirs et assure un contrôle de légalité rendu
nécessaire par la protection des citoyens. Tout est question de mesure dans le contrôle : le
juge ne peut contrôler si l’opération ou la mesure est la meilleure pour l’intérêt général, il
contrôle seulement que ses conséquences ne le desservent pas.
182. Puisque la légalité pousse l’administration à ne pas agir contre l’intérêt général, ce
contrôle de proportionnalité permet au juge administratif de pousser le contrôle à son
extrémité : l’action administrative ne doit pas s’opposer au bien commun. La vocation de cette
théorie du bilan est de vérifier que l’activité administrative est légale parce qu’elle ne dessert
pas l’intérêt général plus qu’elle ne le sert. C’est finalement une application du principe de
légalité destiné à guider l’activité administrative vers l’intérêt général. Assuré de ce constat, le
juge laisse ensuite à l’administration le choix pour réaliser l’intérêt général. Il s’arrête aux
portes de l’opportunité sans y pénétrer. Les conclusions156 du commissaire du gouvernement
152
D. Labetoulle et P. Cabanes, « chron. sous CE, 28 mai 1971, Ville Nouvelle Est », AJDA, 1971, p. 405.
153
G. Braibant, « Concl. sur CE, ass., 28 mai 1971, Ministre de l’équipement et du logement c/ Fédération de
défense des personnes concernées par le projet actuellement dénommé "Ville nouvelle Est" », AJDA, 1971,
p. 463.
154
Il en est ainsi pour la décision d’instituer une zone de protection autour d’un site classé (CE, sect.,
8 juill. 1977, req. n° 01160, Dame Rié et autres : Rec. Leb., p. 317, concl. M. Gentot ; AJDA, 1977, p. 620, note
M. Nauwelaers et O. Dutheillet de Lamothe ; RJE , 1977, p. 396, concl. M. Gentot) ; l’approbation d’un plan de
servitudes aéronautiques (CE, 5 mai 1993, req. n° 131792, Association de défense des riverains de l’aéroport de
Deauville-Saint-Gatien : Rec. Leb., pp. 548 et1057) ; ou encore la décision du préfet de faire figurer un projet
d’intérêt général dans un plan d’occupation des sols communal (CE, sect., 30 oct. 1992, req. n° 140220, Ministre
des affaires étrangères et Secrétaire d’État aux grands travaux c/ Association de sauvegarde du site Alma
Champ de Mars : Rec. Leb., p. 384 ; AJDA, 1992, p. 821, concl. F. Lamy et note Y. Jegouzo).
155
Désormais, d’autres intérêts publics peuvent intégrer l’appréciation des avantages et des inconvénients de
l’opération projetée. V. en ce sens CE, ass., 20 oct. 1972, req. n° 78829, Société civile Sainte-Marie de
l’Assomption : Rec. Leb., p. 657, concl. M. Morisot ; RDP , 1973, p. 843, concl. M. Morisot ; AJDA, 1972,
p. 576, chron. P. Cabanes et Ph. Léger ; JCP , 1973, II, n° 17470, note B. Odent ; CJEG , 1973, J., p. 60, note
J. Virole.
156
L’on peut notamment citer : « Il reste, que l’autorité compétente n’est nullement tenue de choisir le meilleur
tracé possible, et qu’entre plusieurs tracés possibles, dont aucun ne met en cause l’utilité publique de l’ouvrage
99
Gentot sous une affaire Adam157 ou celles de Braibant expriment cette idée : « naturellement,
vous exercerez ce contrôle conformément à vos habitudes et, pour reprendre l’expression que
le Code de déontologie médicale applique à la fixation des honoraires, "avec tact et mesure".
Il n’est pas question que vous exerciez à la place de l’administration les choix discrétionnaires
qui lui appartiennent ; des questions comme celles de savoir si le nouvel aéroport de Paris
devrait être construit au nord ou au sud de la capitale, ou si l’autoroute de l’Est devait passer
plus près de Metz ou de Nancy demeurent des affaires d’opportunité. C’est seulement au-delà
d’un certain seuil, dans le cas d’un coût social ou financier anormalement élevé, et dépourvu
de justifications, que vous devrez intervenir. Ce qui importe, c’est que votre contrôle permette
de censurer des décisions arbitraires, déraisonnables ou mal étudiées, et qu’il oblige des
collectivités à présenter aux administrés d’abord, et ensuite, le cas échéant, au juge, des
justifications sérieuses et plausibles de leurs projets »158.
183. Ainsi, le juge ne dépasse pas la défense du principe de légalité159 et son raisonnement
se situe sur un autre plan que celui des autorités administratives ce qui remet en cause
l’argumentation de défense du principe de l’effet non suspensif des recours. Ce principe est
soutenu par l’idée qu’il est une nécessité pour la séparation des pouvoirs. Le discours revient
à considérer que sans lui, les juridictions agiraient comme les autorités administratives et
violeraient l’exigence de séparation. Or, il n’en est nullement besoin tant la confusion de leurs
activités n’est que prétendue, leurs différences étant sous-estimées. C’est le cas, tel qu’on
vient de le dévoiler, du contenu de leur activité et de leur raisonnement. Par conséquent, la
justification de ce principe procédural comme garantie de la séparation des pouvoirs ne tient
pas tant ils sont chacun dans leurs rôles respectifs. Que l’exécution matérielle de l’acte
projeté, elle doit rester libre de son choix. Vous n’avez donc pas à rechercher […] lequel des deux tracés réalise
l’utilité publique optimale […] ; entre deux décisions légales le gouvernement peut exercer son choix en toute
opportunité » (M. Gentot, « concl. sur CE, ass., 22 févr. 1974, Sieurs Adam et autres, Communes de Bernolsheim
et de Mommenheim », RDP , 1975, p. 490).
157
CE, ass., 22 févr. 1974, req. n° 91848 et 93520, Sieur Adam et autres, communes de Bernolsheim et
Mommenheim : Rec. Leb., p. 145 ; D . 1974, J., p. 430, note J.-P. Gilli ; JCP 1975, II, n° 18064, note B. Odent ;
RDP , 1975, p. 486, concl. M. Gentot ; RDP , 1974, p. 1780, note M. Waline ; AJDA, 1974, p. 197, chron.
M. Franc et M. Boyon ; AJPI, 1974, p. 430, note R. Hostiou et P. Girod ; CJEG , 1974, J., p. 211, note J. Virole.
158
G. Braibant, « Concl. sur CE, Ass., 28 mai 1971… », op. cit., p. 467.
159
Son contrôle s’arrête effectivement dès l’instant où le juge rencontre les terres de l’opportunité. La solution
est classique et affirmée avec une constance remarquable. V. en ce sens, CE, 14 janv. 1916, req. n° 59619 et
59679, Camino, préc. – CE, ass., 20 oct. 1972, req. n° 78829, Société civile Sainte-Marie de l’Assomption, préc.
– CE, ass., 26 nov. 1976, req. n° 97328, 98256, 98259, 99036, 00108 et 00565, Soldani et autres : Rec. Leb.,
p. 507 ; AJDA, 1977, p. 26, chron. L. Fabius et M. Nauwelaers, p. 33, concl. M.-A. Latournerie ; JCP , 1978, II,
n° 18959, note L. Balmond et Y. Luchaire – CE, 9 nov. 1984, req. n° 50763, Association Bretagne Europe : Rec.
Leb., p. 354 ; JCP , 1985, II, n° 20501, note C. S. – CE, 17 déc. 1986, req. n° 76115 et 77265, Société Hit TV,
Syndicat de l’Armagnac et des vins du Gers : Rec. Leb., p. 676 ; RFDA, 1987, p. 19, concl. M. Fornacciari – CE,
sect., 21 oct. 1988, req. n° 68638 et 69439, Église de scientologie de Paris : Rec. Leb., p. 354, concl. O. Van
Ruymbeke ; AJDA, 1988, p. 719, chron. M. Azibert et M. de Boisdeffre.
100
contesté soit ou non suspendue ne change rien à ce constat et l’absence d’effet suspensif ne
sert en rien à les distinguer.
184. Partant de là, l’on ne peut faire reposer le principe concerné sur la séparation des
pouvoirs en affirmant que la situation contraire ferait du juge un administrateur. Au contraire,
« on peut même soutenir qu’il est dans la fonction du juge qui est chargé d’un contrôle
objectif d’empêcher la réalisation d’actes qui sont fortement suspects d’être illégaux »160.
Présenter la séparation des pouvoirs comme pilier de l’absence d’effet suspensif usurpe donc
la nature du juge administratif, distincte des autorités administratives. Ce lien entre la
séparation des pouvoirs et l’absence d’effet suspensif apparaît donc factice. En outre, une telle
argumentation est devenue désuète suite aux progrès de l’office du juge (C).
160
P. Mouzouraki, op. cit., p. 115.
161
G. Jèze, « Les libertés individuelles », Ann. de l'institut int. de droit public, 1929, p. 180.
101
dans sa capacité à imposer les décisions juridictionnelles malgré l’autorité de chose jugée162.
Le Huron avait trop longtemps raison en comparant le juge au faible sachem de sa tribu qui,
« sachant son autorité contestée, n’a trouvé d’autre solution pour régner en paix que de ne
jamais user de son pouvoir de chef, sûr de n’être pas désobéi dès lors qu’il ne commandait
rien »163. Pour y pallier, l’astreinte a été instaurée au début des années 80 (a) avant que le juge
ne bénéficie enfin du pouvoir d’injonction avec la loi du 8 février 1995 (b).
162
CE, 8 juill. 1904, req. n° 11574, Botta : Rec. Leb., p. 557, concl. J. Romieu ; D ., 1906, III, p. 33, concl.
J. Romieu ; S. 1905, III, p. 81, note M. Hauriou.
163
J. Rivero, « Le Huron au Palais-Royal ou réflexions naïves sur le recours pour excès de pouvoir », D., 1962,
chron. VI, p. 38.
164
L. n° 80-539, 16 juill. 1980, relative aux astreintes prononcées en matière administrative et à l’exécution des
jugements par les personnes morales de droit public.
165
Le juge judiciaire apparaît compétent pour assortir chacune de ses décisions ou condamnations d’une astreinte
et ce de manière directe ; v. sur ce point not. Ph. Bretton, L’autorité judiciaire gardienne des libertés essentielles
et de la propriété privée , 1964, Paris, LGDJ, Bibliothèque de droit public, t. 58, préf. Ph. Ardant, p. 232 et ss.
166
J.-M. Le Berre, « Les pouvoirs d’injonction et d’astreinte du juge judiciaire à l’égard de l’administration »,
AJDA, 1979, p. 18.
167
Décr. n° 63-766, 30 juill. 1963, portant règlement d'administration publique pour l'application de l'ordonnance
45-1708 du 31 juillet 1945 et relatif à l'organisation et au fonctionnement du Conseil d’État.
168
L. n° 76-1211, 24 déc. 1976, modification de la loi n° 73-6 du 3 janvier 1973 instituant un médiateur.
102
que sa mission soit étendue à l’ensemble de celles des juridictions administratives169. Toute
partie intéressée pouvait ainsi lui signaler les difficultés rencontrées dans l’exécution d’une
décision dans l’espoir de faire évoluer la situation170. La procédure s’adressait aux particuliers
désireux de voir leurs droits ou intérêts reconnus par le juge respectés. Soucieuse de la bonne
exécution des décisions juridictionnelles, elle ouvrait un droit de consultation aux ministres
désirant un éclaircissement des obligations découlant d’une décision juridictionnelle171 les
condamnant. Une telle démarche avait le mérite de sensibiliser le juge administratif à la
question de l’exécution matérielle de ses décisions.
190. Le second texte créait une nouvelle compétence au bénéfice du médiateur de la
République, installé en 1973. Un palier était franchi puisqu’il reconnaissait un pouvoir
d’injonction à une autorité indépendante contre l’administration, au-delà de la seule gestion
privée172. L’article 4 de la loi du 24 décembre 1976 prévoyait que le médiateur pouvait, « en
cas d’inexécution d’une décision de justice passée en force de chose jugée, enjoindre à
l’organisme mis en cause de s’y conformer dans un délai qu’il fixe »173. Cette évolution était
nuancée par la faible sanction qui y était attachée : « la résistance de l’administration à
l’injonction n’a d’autre conséquence que sa mention dans un rapport spécial du médiateur
publié au Journal officiel, qui hélas en a vu bien d’autres »174.
191. Cependant, la démarche remet en cause, au moins dans sa philosophie, des interdits
traditionnels. L’astreinte pouvait alors s’envisager puisqu’elle était jusque-là refusée au motif
d’être une injonction. La formule consacrée était qu’« il n’appartient pas au juge d’adresser
des injonctions à l’administration sous la menace de sanctions pécuniaires »175 ou, plus
explicite, qu’il « n’appartient pas à la juridiction administrative d’adresser des injonctions à
l’administration et d’assortir ces injonctions d’une astreinte »176.
169
Aujourd’hui, cette section s’est recentrée sur la seule problématique des décisions du Conseil d’État, cette
compétence ayant fait l’objet d’une forme de déconcentration pour les décisions des tribunaux administratifs et
des cours administratives d’appel, cf. CJA, art. R. 921-1 à R. 921-8.
170
Depuis l’entrée en vigueur du décret n° 2017-493 du 6 avril 2017 modifiant le code de justice administrative
en sa partie réglementaire, l’article R. 931-2 du Code de justice administrative prévoit que les parties peuvent
désormais demander à la section d’adopter des mesures et non plus simplement leur signaler la difficulté
rencontrée.
171
Aujourd’hui, toutes les autorités administratives dont l’acte s’est vu annulé ou sa requête rejetée peut
effectuer cette demande d’éclaircissement, cf. CJA, art. R. 931-1.
172
Le juge judiciaire usait effectivement déjà de ce pouvoir dans cette situation bien particulière.
173
JORF , 28 déc. 1976, p. 7943.
174
G. Vedel, « La république mande et ordonne », Le Monde, 6 mai 1977,
http://abonnes.lemonde.fr/archives/article/1977/05/06/la-republique-mande-et-
ordonne_2872965_1819218.html?xtmc=&xtcr=1, [consulté le 28/06/2017].
175
CE, 8 sept. 1944, req. n° 66676, Sieur Issembé : Rec. Leb., p. 247.
176
CE, sect., 3 janv. 1958, req. n° 18061, Sieur Deschamps : Rec. Leb., p. 1.
103
192. En quelque sorte, l’autolimitation à l’origine de l’absence d’injonction s’est étendue à
l’astreinte. En raison des liens entre les deux procédures et pour d’autres raisons177, il
n’existait pas ce mécanisme de « condamnation au paiement d’une somme d’argent,
prononcée à titre accessoire par le juge, pour exercer une pression sur le débiteur de manière
que ce dernier exécute la condamnation mise à sa charge »178. Ce « moyen de contrainte
réservé au juge pour faire respecter par le destinataire l’ordre qui lui est adressé »179 ne
pouvait pas être utilisé contre l’administration et ce même s’il avait pu lui être reconnu « le
caractère d’un principe général du droit »180. C’est cette lacune que la loi du 16 juillet 1980 a
comblée en offrant au juge le pouvoir d’astreindre l’administration récalcitrante sans user des
voies d’exécution du droit commun. Permettre au juge de faire pression sur le titulaire de la
force publique et entamer un processus contraignant ne peut marquer qu’une progression de
l’État de droit. Quoi qu’il en soit, à « moins que la soumission de l’État au droit, le contrôle
juridictionnel de l’administration et tout simplement les droits des citoyens ne soient pures
fariboles, il fallait faire quelque chose »181.
193. Confronté à une inexécution partielle ou totale, le Conseil d’État182 a pu à partir de là,
d’office ou sur demande, prononcer une astreinte pour inciter à l’exécution. L’astreinte est
donc prononcée « en cas d’inexécution d’une décision rendue par une juridiction
administrative »183 et intervient bien après la reddition de la décision, comme un palliatif
donc. Dans un tel schéma, la contrainte sert la vigueur impersonnelle de l’autorité de la chose
jugée plutôt qu’un ordre ou un commandement du juge. Les principes étaient alors saufs
puisqu’il n’y avait pas de relation directe de commandement entre le juge et les autorités
administratives : celle-ci restait dissimulée derrière l’obligation impersonnelle de respect des
décisions juridictionnelles.
194. Malgré ces efforts, la révolution attendue n’aura pas eu lieu184 pour diverses raisons.
Parmi elles, il faut reconnaître que « l’innovation que constitue le prononcé de l’astreinte est
177
Parmi lesquelles on retrouve notamment la volonté de ne pas enrichir les particuliers avec des deniers publics.
V. pour un point complet sur cette question, E. Baraduc-Bénabent, « L’astreinte en matière administrative », D.,
1981, chron., p. 96.
178
P. Van Ommeslaghe, « Les obligations – Examen de jurisprudence (1974-1982) », RCJB, 1986, p. 198.
179
I. Moreau-Margrève, « L’astreinte », Ann. dr. Liège , 1982, p. 14.
180
CE, ass., 16 mai 1974, req. n° 85132 et 85149, Barre et Honnet : Rec. Leb., p. 276 ; AJDA, 1975, p. 525,
chron. M. Franc et M. Boyon.
181
G. Vedel, « La République…», op. cit.
182
La possibilité de prononcer une telle astreinte n’a été ouverte aux autres juridictions administratives que par la
loi du 8 février 1995.
183
L. n° 80-539, 16 juill. 1980, relative aux astreintes prononcées en matière administrative et à l'exécution des
jugements par les personnes morales de droit public, art. 2.
184
J. Rivero, « Rapport de synthèse », in L. Favoreu (dir.), Vingt Ans d’application de la Constitution de 1958 :
le domaine de la loi et du règlement , 1978, Aix-en-Provence, PUAM, p. 263.
104
fortement atténuée, à l’époque, par l’autolimitation du juge administratif »185. Ce dernier avait
tendance à prononcer des astreintes provisoires lui permettant, au moment de leur liquidation,
de les modérer ou les supprimer. Même dans le cas d’une inexécution persistante, le juge avait
tendance à réduire le montant de l’astreinte en prenant en considération l’intérêt général. Les
autorités administratives étaient en somme globalement ménagées puisque le juge n’était pas
allé au bout du raisonnement auquel l’invitait le législateur. Par exemple, le juge a interprété
restrictivement le champ de ceux à qui il pouvait adresser une astreinte en refusant
paradoxalement d’en user contre les organismes de droit privé chargés de la gestion d’un
service public186. Ainsi, il résista, malgré lui, à ce resserrement de la contrainte de la légalité.
La loi du 8 février 1995, en généralisant l’astreinte et en introduisant le pouvoir d’injonction
(b), va responsabiliser le juge qui, cette fois, s’en saisira pleinement. En outre, elle va surtout
achever de concrétiser l’idée que la séparation des pouvoirs impose, notamment par la
procédure administrative contentieuse, de séparer hermétiquement les autorités
administratives et juridictionnelles.
195. L’ouverture du pouvoir d’injonction par la loi du 8 février 1995187 marque un recul net
de la conception objective du contentieux administratif français. Le législateur inaugure les
injonctions « préventives », permettant au juge de préciser les obligations résultant de sa
décision dès la reddition de celle-ci. Est ainsi brisée une prohibition qu’on aurait pu croire, à
force d’affirmation, devenue un principe. Ce tabou, au départ justifié par les pouvoirs du juge
de l’excès de pouvoir limités à l’annulation, s’est ensuite trouvé lié à la séparation des
pouvoirs pour englober tout le contentieux administratif. Néanmoins, le Conseil d’État se
contentait bien souvent d’affirmer son refus « d’un ton particulièrement péremptoire, comme
pour compenser la faiblesse de son raisonnement par la fermeté de l’affirmation et symboliser
ainsi sa propre conception des relations d’un juge et d’une administration »188. Cette approche
185
E. Baraduc-Bénabent, op. cit., p. 98.
186
CE, sect., 17 oct. 1986, req. n° 63472, Vinçot : Rec. Leb., p. 234, concl. M. Roux ; AJDA, 1986, p. 686, chron.
M. Azibert et M. de Boisdeffre ; D., 1987, Somm. comm., p. 197, obs. F. Llorens ; RFDA, 1987, p. 244, note
X. Prétot.
187
L., n° 95-125, 8 févr. 1995, relative à l'organisation des juridictions et à la procédure civile, pénale et
administrative.
188
F. Moderne, « Étrangère au pouvoir du juge, l’injonction, pourquoi le serait-elle ? », RFDA, 1990, p. 798.
105
traditionnelle était donc essentiellement conduite par des raisons d’opportunité189 sous-
tendues par une certaine idéologie.
196. En clair, puisqu’aucun fondement juridique ne pouvait fermement justifier l’absence
de ce pouvoir d’injonction, les raisons ne pouvaient relever que de l’opportunité et d’un choix
visant à ménager l’administration. Cette analyse est d’autant plus crédible que « le doyen
Hauriou a, le premier, affirmé qu’une volonté de prudence animait le Conseil d’État quand il
refusait d’adresser des injonctions, car l’administration n’aimerait pas en recevoir »190. En
fait, comme l’on considérait que « l’injonction n’aurait d’autre effet que de froisser la
susceptibilité de l’administration, soucieuse de réserver sa liberté d’initiative, sans donner au
particulier de plus grandes garanties que l’arrêt sera exécuté »191, la question était réglée. Là
résidait le deuxième argument traditionnel : l’injonction aurait été inutile car si
l’administration n’exécutait pas la décision rendue, elle en ferait de même avec l’injonction.
Certains affirmaient même que l’injonction risquait de desservir les citoyens : « l’utilisation
par le juge administratif de ce procédé, loin de favoriser l’obéissance de l’administration,
aurait plutôt l’effet contraire, en suscitant la mauvaise volonté des administrateurs. Une
situation de conflit risquerait ainsi de se créer entre le juge administratif et l’administration,
d’où le prestige du juge sortirait atteint car il ne pourrait pas imposer sa volonté par la force.
Le fait que le Conseil d’État a renoncé à enjoindre quoi que ce soit à l’administration devait
ainsi être regardé comme faisant partie d’une “politique jurisprudentielle” de sa part,
empreinte de courtoisie, par laquelle il ménageait la susceptibilité de l’administration pour lui
créer l’impression que c’était à elle de décider si elle exécuterait ou non sa sentence et, par-là,
la disposer favorablement à la respecter »192.
197. La première conséquence de cette situation était une protection insuffisante des
requérants et ce malgré des décisions juridictionnelles favorables. Le juge comblait ce
manque par une stratégie procédurale souvent efficace : pression incitative, sanctions,
189
Sur les raisons d’opportunité qui animaient le Conseil d’État en matière d’injonctions : P. Weil, Les
conséquences de l’annulation d’un acte pour excès de pouvoir, 1952, Paris, A. Pedone, p. 61 ; J. Rivero, « Le
système français de protection des citoyens contre l’arbitraire administratif à l’épreuve des faits », in Mélanges
en l’honneur de Jean Dabin, op. cit., p. 813 et s. ; M. Dran, Le contrôle juridictionnel de l’administration et la
garantie des libertés publiques, 1968, Paris, LGDJ, Bibliothèque constitutionnelle et de science politique, t. 32,
préf. A. Castagné, pp. 485-486 ; J. Chevallier, « L’interdiction pour le juge de faire acte d’administrateur »,
AJDA, 1972, pp. 76-77 ; H. Oberdoff, L’exécution par l’administration des décisions du juge administratif, th.
Paris 2, J. Robert (dir.), 1981, [s.n.] ; M. Long, « Regard sur soixante-quinze ans d’histoire de la juridiction
administrative française » in J.-M. Woehrling (dir.), Les transformations de la justice administrative , 1995,
Paris, Strasbourg, Economica, Publications de l’institut du droit local alsacio-mosellan, p. 23 ; F. Moderne, op.
cit., pp. 807-809.
190
P. Mouzouraki, op. cit., p. 252.
191
Ibid., pp. 252-253.
192
Ibid., p. 253.
106
mécanismes proches de l’injonction, etc193. Par exemple, il informait l’administration sur les
suites à donner à la décision juridictionnelle afin de prévenir les risques d’inexécution. La
subtilité revenait alors à dicter aux agents la conduite à tenir sans exercer une vraie contrainte
juridique, pour sa part prohibée. Par exemple, le renvoi pour faire ce que de droit a pu, à un
moment donné, permettre au juge d’inviter les autorités administratives à agir conformément
aux décisions. On peut à ce propos parler d’une stratégie du juge administratif, notamment
entre 1900 et 1920. Seulement, il a ensuite « abandonné le terrain de l’exécution, terrain
dangereux pour l’administration active, et il s’est contenté de développer dans le contentieux
de l’excès de pouvoir, les techniques de son contrôle »194. En clair, le contenu des obligations
administratives tirées du droit positif se renforçait sans que cela ne se traduise matériellement
puisque le juge ne pouvait assurer son inscription dans les faits.
198. Face à l’absence de réaction franche du juge administratif qui a pourtant su
globalement faire évoluer le contentieux administratif, le législateur a mis fin à un « antique
tabou »195 avec l’injonction. Par-là, « le droit français a très largement rejoint le droit
allemand »196 en 1995. Cette reconnaissance, loin d’être inattendue, achève un long processus
lié à la prise en compte des conséquences matérielles des décisions juridictionnelles197. L’on
peut ainsi affirmer qu’avec « la loi du 8 février 1995, une page de l’histoire du régime du
contentieux administratif a été tournée »198 dans la mesure où le juge aurait « pris conscience
de la réalité »199.
199. Toutefois, le renversement n’est pas total puisqu’une double limite est prévue à
l’exercice du pouvoir d’injonction par le juge : seules certaines juridictions en sont investies
et les cas d’injonction sont précisés. C’est ainsi qu’il a pu être considéré par le juge qu’en
« dehors du cas prévu par l’article 77 de la loi du 8 février 1995 dont les conditions
d’application ne sont pas remplies en l’espèce, il n’appartient pas au juge d’adresser des
injonctions à l’administration »200. La loi du 8 février 1995201 ne reconnaît au juge le pouvoir
193
Pour une présentation exhaustive de l’ensemble des éléments permettant le contournement de l’interdiction du
pouvoir d’injonction à l’égard des personnes publiques, v. F. Blanco, « L’injonction avant l’injonction ?
L’histoire des techniques juridictionnelles apparentées à l’injonction », RFDA, 2015, p. 444.
194
P. Mouzouraki, op. cit., p. 257.
195
D. Chabanol, « Un printemps procédural pour la juridiction administrative ? », AJDA, 1995, p. 388.
196
M. Fromont, « Préface », in P. Mouzouraki, op.cit., p. XV.
197
Par ex., la loi du 4 janvier 1992 avait ouvert au président du tribunal administratif, dans le domaine
contractuel, le pouvoir « d’ordonner à l’auteur du manquement de se conformer à ses obligations ». V. en ce sens
L. n° 92-10, 4 janv. 1992, relative aux recours en matière de passation de certains contrats et marchés.
198
R. Chapus, Droit du contentieux administratif, op. cit., n° 1092, p. 974.
199
C. Broyelle, « Le pouvoir d’injonction du juge administratif », RFDA, 2015, p. 443.
200
CE, 16 nov. 1998, req. n° 190200, Ferly : Rec. Leb., p. 417 ; RFDA, 1999, p. 269 ; RJE , 1998, pp. 407 et 409,
obs. R. Schneider.
201
Spécialement ses art. 62 et 77.
107
d’assortir ses annulations d’une injonction et d’une astreinte que sous certaines conditions.
Les juridictions administratives spécialisées en sont privées et seul un cénacle juridictionnel202
en dispose. Les juridictions « habilitées » sont en outre limitées puisqu’elles ne peuvent
prononcer d’injonctions d’office : seule une demande en ce sens rend l’injonction possible.
Finalement, c’est le requérant, par sa demande, qui active le procédé de l’injonction. Le juge
est donc « suspendu » à la demande du requérant pour exercer le pouvoir d’injonction. Son
objet ensuite est restreint aux deux cas des articles L. 911-1 et L. 911-2 du Code de justice
administrative. Ce dernier, le plus évident, est l’injonction de réinstruction en vue de
l’adoption, dans un délai, d’une nouvelle décision par l’administration suite à l’annulation
d’un refus. L’autre cas, plus complexe, est celui où la décision juridictionnelle rendue
implique que l’administration adopte une mesure déterminée. Le débat tourne alors autour de
l’appréciation de ce qui est ou non rendu nécessaire par la décision juridictionnelle. Quoi qu’il
en soit, cette exigence restreint l’usage de l’injonction, considérée comme une précision du
contenu de la chose jugée.
200. Malgré tout, il s’agit bien d’une « révolution »203 procédurale qui a engagé un
renouvellement de la relation entre juge et autorité administrative. Nombreuses sont les
décisions qui enjoignent à l’administration le comportement à suivre, notamment dans les
domaines privilégiés que sont la fonction publique204 et la police des étrangers205.
202
Seuls les Tribunaux administratifs, les Cours administratives d’appel et le Conseil d’État en disposent.
203
La loi de 1995 ne s’est pas limitée à l’introduction du pouvoir d’injonction. Elle a également permis de
reconnaître l’existence d’un pouvoir d’astreinte préventif associé au prononcé des injonctions. De même, la loi
du 8 février 1995 a assuré la déconcentration de la procédure non pas préventive mais corrective. Les pouvoirs
reconnus à la Section du rapport et des études face à l’inexécution d’une décision juridictionnelle ont, de manière
similaire étés reconnus à l’ensemble des juridictions administratives générales. Ainsi, la loi du 8 février 1995
vise à doter la juridiction administrative dans sa globalité des moyens d’assurer la réalisation et l’exécution de
ses décisions. À partir de ce constat, certains n’ont pas hésité longtemps à utiliser les « grands mots ». V. en ce
sens Ch. Huglo et C. Lepage, « Le titre IV de la loi n° 95-125 du 8 février 1995 consacré à la juridiction
administrative contient-il des dispositions révolutionnaires ? », LPA, 1995, n° 33, p. 9 et s. A contrario, certains
n’y voient qu’une normalisation des relations malgré leur usage commun du terme de « révolution ». V. en ce
sens, C. Mialot, « Table ronde. Regards croisés sur l'injonction - La loi du 8 février 1995, une révolution dans les
rapports entre le juge administratif, l'administration et les citoyens ? », RFDA, 2015, p. 468.
204
CE, 29 déc. 1995, req. n° 129659, Kavvadias : Rec. Leb., p. 477 ; AJDA, 1996, p. 115, chron. J.-H. Stahl et
D. Chauvaux ; DA, févr. 1996, J., n° 99, p. 21 ; RFDA, 1996, p. 64 – CE, 25 mars 1996, req. n° 136910,
Commune de Saint-François c/ Mme Picard : Rec. Leb., p. 101 ; CFP , 1996, n° 148, p. 28, note T.-X. Girardot ;
DA, juin 1996, J., n° 327, p. 21 – CE, 11 mai 1998, req. n° 185049, Mlle Aldige : Rec. Leb., pp. 708, 749 et 974 ;
D., 1998, IR, p. 156 ; RFDA, 1998, p. 1011, concl. H. Savoie – CE, ass., 26 oct. 2001, req. n° 197018, Ternon :
Rec. Leb., p. 497, concl. F. Séners ; AJDA, 2001, p. 1034, chron. M. Guyomar et P. Collin ; RFDA, 2002, p. 77,
concl. F. Séners, p. 88, note P. Delvolvé ; DA, déc. 2001, comm. n° 253, p. 15, note I. Michallet ; CFP , 2002,
n° 218, p. 36, comm. M. Guyomar ; LPA, 2002, n° 31, p. 7, note F. Chaltiel – CE, 29 juill. 2002, req. n° 141112,
Griesmar : Rec. Leb., p. 284 ; AJDA, 2002, p. 823, concl. F. Lamy ; D ., 2002, p. 2832, note A. Haquet ; AJFP ,
sept.-oct. 2002, p. 4, ét. A. Fitte-Duval ; Dr. soc., 2002, n° 12, p. 1131, note X. Prétot – CE, 2 oct. 2002, req.
n° 227868, Chambre de commerce et d’industrie de Meurthe-et-Moselle : Rec. Leb., p. 319 ; AJDA, 2002,
p. 1294, concl. D. Piveteau et note M.-Ch. de Monteclerc ; DA, déc. 2002, comm. n° 200, p. 22, note D. P.
205
TA Lyon, 30 janv. 1996, req. n° 9502980, Mme Fatima Hamama : DA, juill. 1996, n° 391, p. 22 –– CAA
Paris, 23 janv. 1997, req. n° 96PA01237, Min. de l’intérieur c/ Hamlaoui : Rec. Leb., p. 1020 ; AJDA, 1997,
p. 278, note P.-E. Spitz ; RDP , 1997, p. 1165, concl. P.-E. Spitz – TA Lille, 26 juin 1997, req. n° 96-1902 et 96-
2174, Mlle Marie-Louise M’Pombo M’Bongi c/ Préfet de la région Nord -Pas-de-Calais : LPA, 1997, n° 149,
p. 17, concl. T. Célérier – CE, 4 juill. 1997, req. n° 156298, Epoux Bourezak : Rec. Leb., p. 278 ; AJDA, 1997,
108
L’injonction est donc un processus essentiel qui permet au juge administratif d’exercer
pleinement sa fonction juridictionnelle : il juge – enfin – car « dans l’image séculaire de la
justice, le glaive a sa place aux côtés de la balance »206. Cette capacité à commander
l’administration qui lui faisant tant défaut207 permet enfin de remettre à sa place la théorie de
la séparation des pouvoirs.
201. La prohibition pour le juge d’administrer et la séparation des pouvoirs, sans être
désuètes, sont ramenées à leur signification véritable. La déformation et l’exagération qu’elles
charriaient semble avoir été révélée. Le juge, dès lors qu’il se borne à faire respecter le
contenu de la légalité, n’a pas besoin de « surjouer » la séparation avec les autorités
administratives : la procédure administrative contentieuse n’est donc pas forcée d’organiser
une séparation « stricte ». Les caractéristiques procédurales restrictives pour la protection des
droits des requérants ne peuvent plus raisonnablement se fonder sur la séparation des
pouvoirs. Un tel raisonnement serait, en plus d’être erroné sur le plan théorique, anachronique
depuis que le juge administratif s’est engagé sur la voie de la contrainte, ouvrant la voie à une
organisation plus « souple »208 de la séparation des pouvoirs.
202. Cette avancée de 1995 est une étape considérable pour l’évolution de l’office du juge
administratif. Pourtant le changement de mentalité qui a découlé de ces pouvoirs semble
encore plus essentiel. En 1980, le juge hésitait à user de ses nouveaux pouvoirs, mettant plus
de cinq ans à prononcer une astreinte contre l’administration209. Quinze ans après, le juge était
prêt et s’est approprié sans sourciller ce pouvoir de commandement. Le juge, décomplexé par
ses pouvoirs (2), a finalement pleinement contribué à sa transformation.
p. 584, chron. D. Chauvaux et T.-X. Girardot ; RDP , 1998, p. 271, note P. Waschmann ; RFDA, 1997, p. 815,
concl. R. Abraham ; Quot. Jur., 1997, n° 85, p. 5.
206
F. Moderne, « Sur le nouveau pouvoir d’injonction du juge administratif », RFDA, 1996, p. 57.
207
Si, comme la doctrine majoritaire, l’on ne considère pas l’annulation comme un ordre, le débat restant ouvert
sur ce point. Pour un exemple de cette approche, l’on peut affirmer avec Charles-Louis Vier que « La réforme n'a
pas donné plus d'autorité à ces décisions qu'elles n'en avaient : l'injonction n'a pas plus de force exécutoire que la
décision sur le fond qu'elle complète » ; voir Ch.-L. Vier, « Table ronde. Regards croisés sur l'injonction - La loi
du 8 février 1995, une révolution dans les rapports entre le juge administratif, l'administration et les citoyens ? »,
RFDA, 2015, p. 467.
208
Dans laquelle le juge aurait donc de véritables moyens d’actions à l’encontre des autorités administratives, à
condition de rester dans son rôle et sa fonction. C’est donc là une reprise de la théorie qui prévaut en droit
constitutionnel à ce propos.
209
CE, sect., 17 mai 1985, req. n° 51592, Menneret : Rec. Leb., p. 149, concl. J.-M. Pauti ; RFDA, 1985, p. 467,
concl. J.-M. Pauti ; AJDA, 1985, p. 399, chron. S. Hubac et J.-E. Schoettl ; JCP , 1985, II, n° 20448, note
J. Morand Deviller ; D., 1985, J., p. 583, note J.-M. Auby.
109
envol210. L’injonction, indirectement, a engendré de nombreuses évolutions jurisprudentielles.
Le juge s’est libéré de sa timidité excessive pour emmener son contrôle vers l’effectivité211,
poussé en ce sens par l’article 13 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de
l’homme et des libertés fondamentales. Emporté par cette tendance, le juge s’est détaché du
texte et des limites évoquées visant à ne pas faire de l’injonction une voie d’exécution. La
jurisprudence qui s’en est suivie et les outils qu’elle a développés en sont la manifestation.
204. Le juge a inauguré cette évasion du cadre législatif de l’injonction dès 2001 sur la base
de trois décisions célèbres. Les arrêts Société Toulouse football club212, Vassilikiotis213 et
Titran214 ont détaché le juge du schéma législatif de l’injonction. Le juge agit dans un premier
temps bien entendu toujours en vue d’imposer des obligations « étant "nécessairement" la
conséquence (ou l’effet) de l’annulation »215, ce qui remplit ainsi l’exigence d’une mesure
rendue impérative par la décision. Néanmoins, elles peuvent désormais être adoptées d’office
par le juge administratif : l’obligation d’une demande expresse disparaît et l’injonction
s’échappe du champ législatif. Par la suite, le juge ne se bornera plus à ordonner les mesures
strictement nécessaires à sa décision216. Dans ce cas, il cherche à concrétiser la règle de droit
plus que sa seule décision : « dans l’affaire Société Football club de Toulouse, le Conseil
d’État, après avoir annulé la décision de la commission d’organisation des compétitions de la
Ligue nationale de football homologuant le classement final du Championnat de France
professionnel de première division, ne se borne pas à ordonner les mesures qu’impliquaient,
au sens des articles L. 911-1 et suivants du CJA, sa décision soit, en l’espèce, que ladite
commission se prononce à nouveau sur l’homologation du classement final du dit
championnat. Le Conseil d’État applique directement au cas d’espèce les dispositions des
210
R. Chapus, Droit du contentieux administratif, op. cit., n° 1105, p. 986.
211
Qu’il convient de dissocier de l’efficacité de la juridiction administrative, ce que nous nous emploierons à
démontrer plus bas.
212
CE, sect., 25 juin 2001, req. n° 234363, Société à objet sportif « Toulouse Football Club » : Rec. Leb.,
p. 281 ; AJDA, 2001, p. 887, note G. Simon ; D . 2001, p. 2241 ; LPA, 2001, n° 194, p. 4, concl. I. de Silva ;
RFDA, 2003, p. 47, ét. J.-M. Duval.
213
CE, ass., 29 juin 2001, req. n° 213229, Vassilikiotis : Rec. Leb., p. 303, concl. F. Lamy; AJDA, 2001, p. 1046,
chron. M. Guyomar et P. Collin ; LPA, 2001, n° 212, p. 12, note S. Damarey ; Europe, 2001, p. 265, comm.
P. Cassia ; RDP , 2002, p. 748, note Ch. Guettier ; RRJ , 2003, p. 1513, note F. Blanco ; DA, mars 2004, chron.
n° 6, p. 8, chron. C. Broyelle ; GACA, 5ème éd., 2016, Paris, Dalloz, n° 67, p. 1249.
214
CE, 27 juill. 2001, req. n° 222509, Titran : Rec. Leb., p. 411 ; AJDA, 2001, p. 1046, chron. M. Guyomar et
P. Collin.
215
R. Chapus, « Georges Vedel et l’actualité d’une "notion fonctionnelle" : l’intérêt d’une bonne administration
de la justice », RDP , 2003, p. 12.
216
Il est cependant important de noter que la frontière entre les mesures qui découlent nécessairement de la
décision de justice et ce qui y est rattaché artificiellement – la décision n’ayant que pour seul but l’exécution
d’une décision administrative – est aussi mince que contestée. On en veut pour preuve que les recours en excès
de pouvoir contre les refus d’adoption d’une décision administrative individuelle ressemblent désormais très
franchement à une voie d’exécution. Bien que cadré dans le domaine de l’article L. 911-1 du CJA, le prononcé
d’injonctions quasi systématique sous astreinte fait de ce pouvoir du juge une véritable voie d’exécution n’ayant
que pour but la seule exécution par l’administration de la décision réclamée.
110
règlements généraux de la Fédération française de football et ordonne les mesures d’exécution
qui en découlent, soit le retrait de trois points à l’Association sportive de Saint-Étienne,
l’attribution de ces points au Toulouse Football club et l’application de la même sanction pour
tout autre match dont les résultats n’auraient pas encore été définitivement homologués. Ces
mesures constituent, selon l’expression utilisée par le commissaire du gouvernement, les
« incidences pratiques » de la décision d’annulation. Ces « incidences pratiques », formant le
contenu de l’injonction, désignent en réalité les effets juridiques de la règle de droit appliquée
aux données de l’espèce »217.
205. Le juge vise donc désormais par ses mesures d’injonction les agents chargés de
l’exécution de la règle à proprement parler. La décision juridictionnelle n’est plus destinée
aux administrations mais elle vise directement ceux que la règle juridique ambitionne de
contraindre. Une telle situation aboutit par la seule volonté du juge à créer une véritable « voie
d’exécution »218 pourtant interdite contre les personnes publiques. La créativité
jurisprudentielle n’est certes pas une nouveauté : évoqué brièvement, un élan du début du
20e siècle a tenté de combler les lacunes procédurales dans le domaine de l’après-jugement219.
Le juge administratif a alors réactivé cette liberté en quittant le cadre étroit de la loi de 1995.
206. Ce nouveau souffle ne s’est pas arrêté à l’injonction. La loi de 1995 a, semble-t-il,
permis d’étendre l’office du juge, jusque-là soumis au feu des critiques. Ainsi libéré de
l’interprétation stricte de la séparation des autorités, le juge administratif a doublé sa fonction
originelle d’édiction du droit d’un intérêt pour les conséquences à en tirer. Les pouvoirs
« récents » consacrés par le juge vont dans cette direction, marquant ce changement profond
de la justice administrative. Par exemple, la modulation des effets dans le temps des
annulations220 s’y inscrit dans le sens où le juge apprécie les conséquences de sa décision et
217
A. Perrin, « Au-delà du cadre législatif initial : le pouvoir d’injonction en dehors de la loi du 8 février 1995 »,
RFDA, 2015, p. 646.
218
Ibid., p. 644.
219
Sans être exhaustif, v. CE, 30 nov. 1900, req. n° 97231 et 98295, Viaud, dit Pierre Loti : Rec. Leb., p. 683 –
CE, 30 nov. 1906, req. n° 25402 et 25247 Denis et Rage-Roblot : Rec. Leb., p. 884 ; S., 1907, III, p. 17, note
M. Hauriou.
220
Pour le principe, v. CE, ass., 11 mai 2004, req. n° 255886, 255887, 255888, 255889, 255890, 255891 et 25
5892, Association AC ! et autres : Rec. Leb., p. 197, concl. Ch. Devys ; RFDA, 2004, p. 454, concl. Ch. Devys,
p. 438, ét. J.-H. Stahl et A. Courrèges ; AJDA, 2004, p. 1049, comm. J.-C. Bonichot, p. 1183, chron. C. Landais
et F. Lenica, p. 1219, ét. F. Berguin ; DA, juill. 2004, comm. n° 115, p. 26, note M. Lombard ; DA, août-sept.
2004, ét. n° 15, p. 8, note O. Dubos et F. Melleray ; JCP , 2004, II, n° 10189, note J. Bigot ; JCP A, 2004,
n° 1826, note J. Bigot ; LPA, 2004, n° 230, p. 14, note P. Montfort LPA, 2004, n° 208, p. 15, note F. Melleray ;
D., 2004, p. 1603, obs. B. Mathieu ; Dr. soc., 2004, p. 766, ét. X. Prétot ; LPA, 2005, n° 25, p. 6, note
F. Crouzatier-Durand ; D ., 2005, p. 30, comm. P.-L. Frier ; RDP , 2005, p. 536, comm. Ch. Guettier ; Justice et
cassation , 2007, p. 15, comm. J. Arrighi de Casanova. Pour des applications, v. CE, 26 juin 2015, req.
n° 360212, Association France Nature Environnement : Rec. Leb., n° 6/2016, p. 834 – CE, 5 oct. 2015, req.
n° 383956, 383957 et 383958, Association des amis des intermittents et précaires et autres : Rec. Leb.,
n° 4/2016, p. 334 – CE, 7 mai 2015, req. n° 375882, Association des comédiens et intervenants audiovisuels et
M. Dufournier de Damas : Rec. Leb., n° 3/2016, p. 164.
111
régule ses effets pour ménager autant la sécurité juridique que les droits des citoyens. De
même, les vices non substantiels221 ou la substitution des motifs légaux222 permettent au juge
de gérer les conséquences de ses décisions. Par la pondération des conséquences de ses
décisions sur les justiciables et l’ordre juridique, le juge « administre » la légalité, ce que
l’interprétation stricte de la séparation des pouvoirs lui interdisait. C’est cette interdiction et
cette conception, fondement du principe de l’absence d’effet suspensif, qui a complètement
volé en éclats.
207. Cette situation ne résulte pas que d’une volonté jurisprudentielle puisque cette dernière
a été rendue possible par l’évolution législative de l’office du juge. En outre, le législateur a
continué à faire bouger les lignes, par exemple en déclinant à différentes procédures le
pouvoir d’injonction. Dans cette optique, celui-ci devient parfois même l’objet principal de la
requête plutôt qu’un simple accessoire à la reddition de la décision. C’est le cas dans le
contentieux du droit au logement opposable notamment : le requérant n’y conteste aucune
décision administrative contrairement aux cas prévus par la loi de 1995223. En effet, « le
demandeur qui a été reconnu par la commission de médiation comme prioritaire et comme
devant être logé d’urgence et qui n’a pas reçu, dans un délai fixé par décret, une offre de
logement tenant compte de ses besoins et de ses capacités peut introduire un recours devant la
juridiction administrative tendant à ce que soit ordonné son logement ou son relogement »224.
La situation est très claire : le juge administratif impose à l’autorité administrative d’assurer la
mise en œuvre du droit du particulier qui ne conteste aucun acte.
208. Le législateur, avec la loi du 30 juin 2000, a également reconnu au juge du provisoire
un pouvoir d’injonction dans le cadre du référé-mesures utiles. Par-là, le juge « peut prescrire
à des fins conservatoires toutes mesures, notamment sous la forme d’injonctions à l’égard de
221
Pour le principe, v. CE, ass., 23 déc. 2011, req. n° 335033, Danthony et autres : Rec. Leb., p. 649 ; RFDA,
2012, p. 284, concl. G. Dumortier, p. 296, note P. Cassia, p. 423, ét. R. Hostiou ; AJDA, 2012, p. 195, chron.
X. Domino et A. Bretonneau, p. 1484, ét. C. Mialot, p. 1609, trib. B. Seiller ; DA, mars 2012, comm. n° 22,
p. 29, note F. Melleray ; JCP , 2012, n° 558, p. 907, note D. Connil ; AJDA, 2013, p. 1733, chron. X. Domino et
A. Bretonneau. Pour des applications, v. CE, 27 avril 2012, req. n° 348637, Syndicat national de l’enseignement
technique agricole SNETAP-FSU : Rec. Leb., pp. 544, 814 – CE, 17 juil. 2013, req. n° 350380, SFR : Rec. Leb.,
p. 875 ; BJDU , 2013, n° 6, p. 435, concl. A. Lallet ; AJDA, 2013, p. 2326, note J.-B. Sibleau ; Construction-
Urbanisme, 2013, n° 10, comm. n° 130, p. 14, note L. Santoni – CAA Nancy, 23 juin 2014, req. n° 12NC01788
et 12NC01789, Association Paysages d’Alsace et Association N.A.R. -T.E.C.S..
222
Pour le principe, v. CE, sect., 6 févr. 2004, req. n° 240560, Mme Hallal : Rec. Leb., p. 48, concl. I. de Silva ;
RFDA, 2004, p. 740, concl. I. de Silva ; Rev. Trésor , 2004, p. 784, note J.-L. Pissaloux ; AJDA, 2004, p. 436,
chron. F. Donnat et D. Casas ; RDP , 2005, p. 530, chron. Ch. Guettier. Pour des applications, v. CE, 17 juin
2015, req. n° 388596, Commune de Montpellier : Rec. Leb., pp. 756 et 760 ; BJCP , 2015, n° 102, p. 386, concl.
G. Pellissier – CE, 18 nov. 2015, req. n° 369502, M. et Mme Ahmed : Rec. Leb., pp. 620, 829 et 842.
223
Dans ce cadre, l’injonction ne peut qu’être prononcée suite au constat de l’illégalité d’une décision
administrative contestée. Sans cette décision et sans cette illégalité, le juge administratif ne peut user de cette
injonction.
224
CCH, art. L. 441-2-3-1 issu de L. n° 2007-290, 5 mars 2007, instituant le droit au logement opposable et
portant diverses mesures en faveur de la cohésion sociale.
112
l’administration, à condition que ces mesures soient utiles, justifiées par l’urgence […] et ne
se heurtent à aucune contestation sérieuse »225. Les injonctions qu’il prononce à cette occasion
bénéficient d’un « caractère quasi-irréversible »226 et doivent être utiles à ceux qui les
réclament. Cette condition de l’utilité des mesures s’illustre notamment par les deux situations
auxquelles il apporte le plus souvent une réponse : l’expulsion d’occupants du domaine
public227 ou la communication de documents administratifs228. Le juge administratif, même
provisoire, impose maintenant à l’administration d’agir dans l’intérêt des citoyens.
209. Ce sont là autant de signes qui démontrent que l’interprétation stricte et traditionnelle
de la séparation des pouvoirs n’est pas pertinente pour fonder le principe de l’absence d’effet
suspensif. L’idée d’une limitation de « l’influence » du juge, par ses pouvoirs ou la
construction de la procédure, ne peut s’appuyer sur cet élément. La démonstration a été faite
que ce raisonnement se fondait sur une interprétation erronée de la dite séparation, qui s’est
même trouvée débordée par l’évolution des prérogatives juridictionnelles. Ceci étant, l’on n’a
pas encore prouvé de manière exhaustive la défaillance du phénomène juridique à justifier le
principe de l’effet non-suspensif des recours. Par exemple, la présomption de légalité est a
priori de ces éléments qui peuvent également justifier l’idée que les décisions contestées
doivent continuer à être exécutées pendant l’instance. Malgré l’impression de logique qui s’en
dégage, il ne s’agit en réalité que d’un faux-semblant (paragraphe 3).
210. Les actes administratifs, parce qu’ils sont adoptés par une autorité administrative en
vue de l’intérêt général, sont présumés respecter la légalité, elle-même vecteur de ce fameux
intérêt général. La loi pour sa part représente l’archétype de la volonté générale229 et ne peut
mal faire : le postulat est simple, les citoyens ne peuvent vouloir pour eux-mêmes ce qui leur
225
CE, sect., 6 févr. 2004, req. n° 256719, Masier : Rec. Leb., p. 45 ; AJDA, 2004, p. 1047 ; D., 2004, p. 677 ;
RFDA, 2004, p. 1170, concl. J.-H. Stahl ; RDI ¸ 2004, p. 221, obs. P. Soler-Couteaux ; BJDU , 2004, p. 138,
concl. J.-H. Stahl – CE, ord., 18 févr. 2008, req. n° 312534, Fédération nationale des transports routiers : Rec.
Leb., pp. 632, 633, et 862 ; AJDA, 2008, p. 1129, chron. L. Richer, P.-A. Jeanneney et S. Nicinski.
226
D. Chabanol, Code de justice administrative : annotations, commentaires, jurisprudence , 7ème éd., 2015,
Paris, Le Moniteur, préf. D. Labetoulle, p. 536.
227
V. not. CE, 28 mars 2003, req. n° 252448, Association Maison des jeunes et de la culture de Méru : Rec.
Leb., p. 934 ; JCP A, 2003, n° 22, n° 1517, note J. Moreau – CE, 3 févr. 2010, req. n° 330184, Commune de
Cannes : Rec. Leb., pp. 881 et 905 ; AJDA, 2010, p. 1591, note P. Caille ; BJCP , 2010, n° 70, p. 213, concl.
N. Boulouis.
228
CE, 29 avril 2002, req. n° 239466, Société Baggerbedrijf de Boer : Rec. Leb., p. 730 ; RDI, 2002, p. 401, obs.
J.-D. Dreyfus ; Contrats Marchés publ., juill.-août 2002, comm. n° 176, p. 31, note J.-P. Piétri – CE, ord.,
23 juin 2005, req. n° 281487, Michelet.
229
Dans sa conception telle qu’elle prévaut en France, notamment celle de Rousseau et de la philosophie des
Lumières.
113
porterait préjudice. La loi serait quelque part le moyen pour eux d’accéder à la liberté. Cette
majesté du texte législatif va couler en cascade dans tout l’ordre juridique. L’administration,
partie du pouvoir exécutif chargé d’appliquer les lois, bénéficie par analogie de la confiance
générale vis-à-vis de la loi en la mettant en œuvre, l’administration ne peut mal agir. Elle ne
ferait finalement que réaliser l’intérêt général par la légalité. C’est la conjonction de sa
mission « législative » et la dimension d’intérêt général qui s’en dégage qui permet de
conférer aux actes administratifs un sceau présumé de légalité. Sans en contester l’existence,
la présomption, du fait de deux caractéristiques, ne peut fonder le principe étudié. Son
rattachement à l’ordre juridique semble artificiel (A), toute comme son contenu en ce qu’il est
tiré d’une confiance excessive (B) envers la loi et les autorités administratives.
211. Il n’est pas question ici de remettre en cause l’existence de la présomption de légalité.
Véritable pilier du droit public français, le contentieux administratif en est profondément
empreint. Pour autant, l’ériger en principe juridique, potentiel fondement de l’absence d’effet
suspensif, semble exagéré tant elle semble servir la seule cohérence du droit administratif. À
l’origine, la présomption de légalité n’est que le fruit d’une nécessité propre à l’organisation
politique et sociale (1). Bien que ce constat ne soit pas rédhibitoire230, il nous renseigne sur la
consistance et la « densité » juridique de cette notion qui la rapproche d’un élément du
discours de présentation du droit administratif (2).
212. Juridiquement, la présomption de légalité ne signifie pas grand-chose : elle n’est qu’un
choix idéologique porteur d’une conception de la société. Il ne s’agit finalement que d’une
construction « politique » ou encore d’une simple « convenance adaptée au fonctionnement de
l’administration »231. D’ailleurs, l’obéissance aux actes administratifs est dans les faits
largement détachée de cette présomption puisque la majorité des destinataires les respecte et
les applique sans avoir conscience de cette règle. En effet, leur obéissance spontanée
s’explique surtout par un sentiment sociologique d’appartenance à une société dont les
problématiques générales sont assumées par les autorités administratives. C’est la nécessité
230
Le droit étant destiné à régir la société, c’est souvent le cas et les grands principes comportent tous une part
politique.
231
L. Fontaine, La notion de décision exécutoire en droit public français, op. cit., p. 278.
114
d’une direction sociale qui pousserait les particuliers à se soumettre à la volonté
administrative.
213. Quant à son contenu, la présomption de légalité est dite simple : devant la preuve
contraire, elle tombe et laisse place à la sanction de l’illégalité. Pour autant, cette
caractéristique ne présage pas de son importance ; d’un caractère irréfragable il n’a jamais été
déduit une quelconque importance. Bien que susceptible d’être renversée, la présomption de
légalité des actes administratifs demeure précieuse. Son incidence primordiale apparaît
notamment lorsqu’on imagine sa disparition : retirer à ces actes leur légalité présumée
placerait les autorités administratives dans une situation délicate. Leur pouvoir, détaché de la
légalité, basculerait dans l’arbitraire et l’administration perdrait, en théorie, toute la légitimité
à même de faire accepter ses privilèges. La présomption de légalité est donc pour
l’administration « une manière de s’exprimer »232 qui lui confère une crédibilité juridique à
même de pouvoir briser les éventuelles résistances de la société civile. En outre, la
présomption de légalité possède une vertu politique symbolique. L’enjeu déterminant pour la
conduite des affaires publiques et l’organisation sociale qu’elle représente lui confient une
dimension substantiellement politique. Cette présomption ne participe cependant pas à la
science du droit : elle n’explique pas et ne construit pas non plus le droit administratif, elle
l’idéologise sans contribuer spécifiquement à sa description.
214. D’ailleurs, l’obéissance spontanée aux actes administratifs ne s’explique pas
juridiquement par cette présomption. Ce n’est pas elle qui confère aux actes administratifs
leur « juridicité », leur caractère obligatoire, forçant le respect. Le fondement juridique
immédiat de cette force réside dans leur publication ou leur notification. La présomption de
légalité n’en est, elle, que le fondement médiat : c’est la raison qui justifie la situation
juridique sans la fonder directement. Elle n’est que l’explication lointaine et sous-jacente à un
phénomène juridique qu’elle justifie.
215. Cette distance vis-à-vis de la vigueur des actes administratifs illustre la consistance
juridique de la présomption de légalité. Celle-ci ne serait que la traduction juridique
d’éléments politiques propres à la vie en société : elle serait le principe métajuridique du
schéma de la vie en société. La seule existence sociale nécessiterait d’imposer l’obéissance
aux actes des autorités administratives – ce seul terme d’autorités démontre d’ailleurs cette
recherche d’obéissance. Sans cette subordination, justifiée par la présomption de légalité, la
société courrait un grave péril. Il n’y a donc nulle place pour l’analyse juridique de la
232
L. de Gastines, Les présomptions en droit administratif, 1991, Paris, LGDJ, Bibliothèque de droit public,
t. 163, préf. J.-L. de Corail, n° 6, p. 2.
115
présomption de légalité, tirée du fait social. Elle n’est que la traduction de la nécessaire
régulation des rapports sociaux. En clair, la présomption de légalité, comme l’ensemble de ces
phénomènes, est liée « à la préoccupation du maintien d’un certain ordre »233.
216. Vecteur d’une idéologie, la présomption étudiée se rapproche du mysticisme et habille
la construction politique et idéologique d’un voile juridique. Ce qui s’avère être un élément
fondamental du droit public, puisque « tout notre droit repose sur la présomption de régularité
des actes de l’administration »234, n’est donc qu’un argument de présentation du contentieux
administratif (2).
233
L. de Gastines, op. cit., n° 92, p. 38.
234
J. de Soto, Contribution à la théorie des nullités des actes administratifs unilatéraux, 1941, Paris, Impr.
R. Bernard, p. 63.
235
G. Jèze, « Essai d’une théorie générale de la compétence pour l’accomplissement des actes juridiques en droit
public français », RDP , 1923, p. 70.
116
administrative de l’acte236. Elle se double aussi de la considération qu’elle serait essentielle à
l’idée d’un encadrement juridique de l’activité administrative. Sans la présomption, il
deviendrait difficile d’apprécier l’administration comme encadrée par un phénomène
juridique contraignant. L’activité administrative « tomberait dans l’anarchie »237 en quelque
sorte. L’existence même de la spécificité du droit et du contentieux administratif serait ainsi
assise sur la présomption de légalité. Elle permettrait aussi d’étendre l’État de droit jusque
dans les domaines de l’activité administrative en présumant l’application du droit dans toute
l’activité administrative, même pour des actes dont on ne sait justement pas s’ils le respectent.
220. La « présomption de vérité légale qui fonde l’autorité de chose décidée »238 met en
avant une certaine effectivité du droit administratif. Derrière l’idée d’un arbitrage – favorable
aux autorités administratives – entre les intérêts privés et l’intérêt public, l’autorité de chose
décidée véhicule d’autres idées. Cette notion, développée par le professeur Schwartzenberg,
permet de choisir entre les deux réponses concevables de l’ordre juridique face à l’activité
administrative « selon qu’on choisit d’accorder la priorité aux libertés et droits privés ou bien
à l’intérêt public »239. L’autorité de chose décidée oriente le système vers l’exécution
immédiate de l’activité administrative et, par extension, le principe de l’absence d’effet
suspensif. C’est la conséquence la plus évidente de la présomption de légalité et de l’autorité
de chose décidée qu’elle engendre. Par-delà cet aspect, elle permet aussi à l’administration de
véhiculer l’idée qu’elle a respecté, sans qu’un contrôle n’ait été exercé, la contrainte juridique.
En admettant que ses actes sont présumés légaux, l’administration se présente comme
respectueuse des règles : c’est l’effectivité du droit administratif et l’éviction de l’arbitraire
administratif qu’assure cet encadrement idéologique.
221. L’anticipation du respect de la légalité administrative permet d’assurer la mise en
œuvre de l’activité administrative. L’argument paralyse toute critique envers l’administration
et l’effectivité du droit qui la contraint. D’autre part, en assurant la cohérence et l’autonomie
du droit administratif, elle le justifie pleinement, y compris en contentieux. Loin d’en être un
élément technique, la présomption de légalité n’y est qu’un argument, politique, de
236
Contra , v. sur la base des travaux institutionnalistes la nature juridique des actes émis par certaines personnes
privées, notamment les entreprises. Disposant d’un pouvoir normatif, sur la base notamment de l’édiction du
règlement intérieur, les personnes privées bénéficient alors dans ce cadre de la présomption de légalité comme
l’ensemble des actes administratifs. V. en ce sens : J. Rivero, « Note sur le règlement intérieur », Dr. soc., 1979,
n° 1, p. 1 ; J.-C. Venezia, « Puissance publique, puissance privée », in Recueil d'études en hommage à Charles
Eisenmann , 1975, Paris, Éditions Cujas, préf. M. Waline, p. 363 ; L. Fontaine, op. cit., p. 501 et s.
237
M. Waline, Traité élémentaire de droit administratif, 5ème éd., 1950, Paris, Librairie du recueil Sirey, 1950,
p. 406.
238
J. Rivero, « Sur le caractère exécutoire des autorisations administratives », in Études offertes à Pierre Kayser ,
t. 2, 1979, Aix-en-Provence, PUAM, p. 379.
239
R.-G. Schwartzenberg, L’autorité de chose décidée, op. cit., p. 133.
117
compréhension du droit administratif. Puisqu’elle contribue à fonder et justifier l’existence et
le contenu du droit de l’activité administrative, elle ne peut, du moins directement, en faire de
même pour le principe de l’absence d’effet suspensif des recours. Le fait qu’elle dépasse, par
sa dimension politique et juridique, ledit principe l’empêche d’en être l’arrimage juridique
recherché. Sa nature si particulière démontre qu’elle ne peut se limiter à fonder
spécifiquement un seul élément : la présomption de légalité ne fonde pas directement le
principe de l’effet non suspensif car elle assure la cohérence du discours d’ensemble.
D’ailleurs, bien qu’on la présente traditionnellement comme étant à l’origine et à la source de
cet enchevêtrement de notions, le professeur Seiller laisse pour sa part entendre le contraire.
Dans ses propos, il explique que la présomption de légalité n’est qu’une conséquence,
quasiment censée « adoucir » la réalité d’un choix politique concentré autour de l’idée qu’il
faut laisser l’administration agir. Il pouvait ainsi écrire que « le privilège du préalable déploie
d'importantes conséquences. Les administrés sont tenus d'obéir immédiatement aux décisions
prises, quelles qu'elles soient. Légales ou non, elles jouissent à leur égard de la même autorité.
Il en découle une véritable présomption de légalité des actes administratifs édictés, qui
dispense donc l'administration de démontrer, préalablement à l'entrée en vigueur de ses
décisions, leur conformité au droit »240. La présomption de légalité, plutôt que source du
système de commandement, n’en serait qu’une explication, une légitimation.
222. Au-delà de ce seul élément, le contenu même de la présomption de légalité ne serait
pas de nature à justifier le principe de l’absence d’effet suspensif des recours, comme le
confirme le professeur Schwartzenberg : « D’une part, les intérêts particuliers doivent plier
devant l’intérêt collectif, qu’expriment les lois et les actes administratifs, postulés appliquer
les lois. Donc, force doit rester à la loi et à l’acte administratif. L’échec à la loi, à la volonté
générale, dont se rend coupable par sa résistance le particulier, est inadmissible. Mais d’autre
part, l’acte administratif est, par essence contestable. Il ne bénéficie que d’une présomption de
légalité réfragable ; il peut être, sans invraisemblance, taxé d’illégalité par un administré
récalcitrant, injustement accusé de faire échec à la loi. Sous cet angle, cette résistance, en
précipitant, en anticipant le contrôle dont l’acte est justiciable par nature, devient
tolérable »241. La présomption de légalité, parce qu’elle serait réfragable, pourrait donc tolérer
l’inexécution d’un acte contesté du fait de l’allégation d’illégalité que la contestation
représente. Le principe de l’absence d’effet suspensif des recours ne semble donc pas
découler logiquement et nécessairement de la présomption de légalité.
240
B. Seiller, « Acte administratif : régime », Rép. Cont. Adm., oct. 2015, Dalloz, n° 413.
241
R.-G. Schwartzenberg, op. cit., p. 143.
118
223. Outre ces arguments, d’autres éléments expliquent que la présomption de légalité ne
peut fonder spécifiquement l’effet non suspensif des recours. Sur le plan théorique
notamment, la présomption, sans être un mensonge, constitue une déformation de la réalité
qui manifeste une confiance excessive envers l’administration (B).
224. La présomption de légalité est le produit d’une confiance excessive envers les autorités
administratives. Cet abus, en partie justifié par sa contribution au « progrès », concerne
l’administration au sens large. Elle exprime aussi une abstraction de l’administration écartant
l’idée que les agents au service des autorités administratives sont des hommes qui peuvent
faillir. La présomption de légalité s’appuie sur ce raisonnement, détaché de toute logique
scientifique, pour arguer du respect du droit. Basée sur une seule affirmation, il est impossible
d’y recourir en l’utilisant comme un fondement scientifique (1) et difficile d’y rattacher un
principe tel que l’absence d’effet suspensif des recours. C’est d’autant plus le cas que,
détachée de toute matérialité, la présomption de légalité ne serait que la manifestation de
l’autolimitation administrative et étatique (2).
242
J. Dabin, La technique de l’élaboration du droit positif, spécialement du droit privé, 1935, Bruxelles, Paris,
Bruylant, Sirey, p. 235.
119
réalité. On peut alors parler d’une démarche scientifiquement raisonnable. Or, la présomption
de légalité n’en est pas une.
226. Bien que la présomption de légalité admette la preuve contraire243, le raisonnement qui
la sous-tend est dénué de logique scientifique dans le sens où elle ne se démontre pas244.
D’une certaine manière, l’on pourrait considérer qu’elle n’a aucun sens : elle est évidente
lorsqu’elle s’applique aux actes illégaux alors qu’elle est superflue pour ceux respectueux de
la légalité. Son seul intérêt réside dans la justification du caractère obligatoire d’actes
irréguliers. Elle permet donc d’accorder à des actes illégaux des caractéristiques dont ils ne
devraient pas bénéficier. Finalement, cette technique uniformise le régime juridique des actes
légaux ou illégaux. La seule nature administrative suffit à les faire bénéficier de tous ces
privilèges.
227. La typologie des présomptions s’organise autour de deux catégories dans les
articles 1349 à 1353 du Code civil : les présomptions de droit ou légales et les présomptions
de fait, dichotomie qui fait concurrence à celle entre les présomptions simples et irréfragables.
Notre raisonnement, basé sur la première, sépare deux objets juridiques dont la nature est
différente, ce qui semble un critère plus pertinent que la caractéristique technique de son
éventuelle remise en cause. Le Code civil fait donc la distinction entre les présomptions de
droit établies par la loi245 et celles, de fait, qui ne le sont pas246, abandonnées aux lumières des
magistrats sur la base de ce qu’elles mobilisent un procédé différent.
228. Tandis que la présomption de droit « met en œuvre le procédé logique de la
présomption-affirmation », la présomption de fait « est un acte matériel du juge qui met en
œuvre la présomption-induction »247. La première méthode permet de faire exister quelque
chose comme vrai et peut être renversée, si elle est simple, ou non, si elle est irréfragable,
devant la preuve contraire. La règle ainsi contenue affirme quelque chose pour en faire
découler des conséquences. La présomption de légalité est de celles-là puisqu’elle vise, sur la
base d’aucun constat ou indice, la seule affirmation du respect de la légalité par les autorités
administratives. Présumer la légalité des actes administratifs, c’est simplement témoigner de
leur légalité sur la base d’aucune argumentation. L’induction n’est pas utilisée par la
présomption de légalité qui ne fait qu’affirmer un fait.
243
À la différence de l’autorité de chose jugée, par exemple.
244
L. de Gastines, op. cit., n° 35, p. 16.
245
C. civ, art. 1350 à 1352.
246
C. civ, art. 1353
247
L. de Gastines, op. cit., n° 114, p. 53.
120
229. En soutenant ce respect en dehors de tout lien avec la réalité, la présomption de
légalité se détache de toute vérité scientifique. La possibilité de la faire tomber par un recours
juridictionnel ultérieur n’empêche pas de considérer qu’au moment de son apparition elle
s’écarte de toute méthode scientifique. Il convient d’ailleurs de préciser immédiatement que
son caractère réfragable, simple renversement technique de la charge de la preuve, n’en fait
pas une expérience empirique. Il faut de même réfuter l’idée selon laquelle « la présomption
de régularité répond à la réalité, parce que les actes administratifs sont plus souvent réguliers
qu’irréguliers ; la régularité est la norme, non seulement en droit, mais en fait »248. C’est
souvent en ces termes qu’est tentée la défense du caractère scientifique de la présomption de
légalité à partir d’un constat empirique objectif qui n’existe pourtant pas.
230. Généralement, l’expérience empirique de la légalité administrative se fonde sur les
statistiques juridictionnelles, bien que les chiffres en la matière soient assez rares malgré la
mode statistique du Conseil d’État. Les rapports publics présentent les statistiques globales de
l’activité contentieuse des juridictions administratives249 sans tenir le compte des
condamnations. Ainsi, il est religieusement admis par la doctrine que l’administration respecte
le droit sans que l’on puisse confirmer cette affirmation qui vient, après coup, légitimer
l’existence de la présomption de légalité.
231. Les rares analyses méthodiques des décisions sont anciennes250 et peu convaincantes.
Le professeur Gjidara251 relevait par exemple au milieu des années 1960 qu’environ 40 % des
recours en excès de pouvoir émis par une personne privée aboutissaient à une annulation.
Bien qu’un tel constat pourrait permettre de critiquer ce fameux respect majoritaire de la
légalité, ce serait là prendre un raccourci statistique : avant de déduire que les autorités
administratives s’écartent près d’une fois sur deux de la légalité, il faudrait connaître le
rapport entre le nombre d’actes émis et celui de ceux qui sont déférés au juge, interrogation
sans réponse. Le taux d’actes illégaux pourrait alors se trouver substantiellement dilué, ce qui
paraît d’ailleurs probable au vu du nombre d’actes adoptés. Il ne peut donc y avoir dans la
présomption de légalité l’amorce d’une démarche scientifique. Basée sur une pure affirmation
dénuée d’empirisme, elle en devient presque dogmatique. Son affirmation « arbitraire »
perdure alors seulement dans l’optique de déterminer quelques conséquences juridiques.
248
M. Waline, Traité élémentaire…, op. cit., p. 406.
249
Affaires jugées, affaires enregistrées et répartition en fonction des matières notamment.
250
Le flux semble aujourd’hui trop important pour une telle entreprise.
251
M. Gjidara, La fonction administrative contentieuse , 1972, Paris, LGDJ, Bibliothèque de science
administrative, t. 5, préf. R. Drago, p. 101 et s.
121
232. La présomption de légalité n’est alors qu’une relation normative idéologique détachée
de tout constat empirique. Normalement, lorsqu’une présomption simple s’écarte d’un constat
empirique, elle ne devrait pouvoir jouer ; à moins, comme c’est le cas ici, de se baser sur un
objectif supérieur. En l’espèce, il peut s’agir notamment du service public et de sa continuité.
La valeur en cause remplace la probabilité matérielle puisqu’elle passe avant toute véracité
empirique. Ainsi, « justifier l’obligation d’obéissance immédiate aux actes administratifs par
une présomption de légalité de ces actes n’a aucun sens »252, si ce n’est idéologique ; ce qui
semble léger pour fonder, juridiquement du moins, le principe de l’absence d’effet suspensif.
Ramenée à sa réalité idéologique, la présomption de légalité n’est finalement plus que la
manifestation de l’autolimitation administrative (2).
233. Cette idée classique de l’autolimitation est l’une des explications avancées pour
expliquer le paradoxe de la soumission de l’État au droit. Puisque, d’une certaine manière,
l’État produit les normes de l’ordre juridique, sa soumission au droit ne peut résulter que de sa
propre volonté, aucun élément extérieur ne pouvant le contraindre à respecter ce dont il
décide. Sa subordination est le fruit de sa volonté étatique puisqu’il possède « le privilège de
se fixer à lui-même les règles encadrant l’exercice de ses pouvoirs, et éventuellement de les
modifier »253. Il est finalement logique que la contrainte juridique n’en soit une pour l’État
que du fait de sa seule volonté : « le droit public s’arrête là où l’intérêt supérieur de l’État
commence »254. Or, « si l’on applique cette théorie à l’organe exécutif, seul détenteur de la
force publique dans l’État, on voit que le dogme de l’État de droit (Rechstaat) perd beaucoup
de sa portée : l’Administration n’appliquera la loi que lorsqu’elle y trouvera son intérêt »255.
L’encadrement juridique de l’activité des autorités administratives semble alors plus fragile
que ne le laisse augurer sa présentation traditionnelle. L’on comprend ainsi tout l’intérêt de la
présomption de légalité : elle permet de désamorcer toute critique d’un arbitraire en certifiant
du respect de la légalité, rassurante pour tous. Elle permet aux autorités administratives de
renvoyer l’image d’une activité contrainte. Seulement, la réalité de celle-ci n’est pas aussi
franche puisqu’en étant à sa source, l’administration conserverait une forme de liberté.
252
L. de Gastines, op. cit., n° 6, p. 3.
253
J. Chevallier, L’État de droit, 4ème éd., 2003, Paris, Montchrestien, Clefs. Politique, p. 23.
254
L. Duguit, « La doctrine allemande de l’autolimitation de l’État », RDP , 1919, p. 188.
255
J. Chevallier, L’élaboration…, op. cit., p. 1.
122
234. En ce sens, il faut dire que la présomption de légalité n’exprime que le respect, par
l’administration, de la contrainte qu’elle se serait, d’une certaine manière, choisie. Elle rejoint
ainsi une forme de protection politique des autorités administratives, analysées comme
forcément vertueuses. Car si « de l’existence d’une présomption, on peut inférer la volonté de
protéger certains intérêts »256, la présomption de légalité protège évidemment les intérêts de la
puissance publique. Le renversement de la charge de la preuve qu’elle implique le démontre :
l’administration, présumée respecter la légalité n’a pas à le prouver, c’est au requérant
d’établir l’illégalité de l’action administrative. La situation est en cela largement confortable
pour les autorités administratives.
235. Ce schéma, conjonction d’une confiance en l’administration là où il n’y a
qu’autolimitation et d’une nécessité politique, présente de nombreux vices pour fonder le
principe de l’effet non suspensif des recours. Son détachement de tout raisonnement
empirique le rend d’abord trop fragile. De même, la présomption de légalité fait peser sur les
autorités administratives une grande responsabilité qui témoigne d’une confiance forte vis-à-
vis de ce qui n’est qu’une autolimitation, donc la source de potentielles dérives.
236. En effet, il « est humainement impossible que des hommes, sûrs de la valeur de leurs
solutions techniques, ne considèrent pas avec quelque impatience les résistances auxquelles
elles risquent de se heurter ; leur impatience à réaliser "le bonheur commun" peut servir de
masque à une inconsciente volonté de puissance ; à tout le moins, il est inévitable que, dans
l’aménagement des procédures, ils prêtent plus d’attention à ce qu’ils vivent quotidiennement
– les exigences de l’action administrative – qu’à ce qu’ils voient, en quelque sorte, de
l’extérieur – les incidences de cette action sur la vie des particuliers »257. Cette
instrumentalisation politique et sociale de la légalité et de son respect anticipé dénigre la
construction du système de protection contre l’arbitraire. Une analyse objective de ces
éléments implique qu’ils construisent une protection idéologique et politique de l’activité des
autorités administratives sans véritablement prendre leur source dans l’ordonnancement
juridique. Dans ce cadre, « la thèse de la présomption de légalité des décisions administratives
se présente donc sensiblement comme la théorie de la décision exécutoire : elle est à certains
égards superflue »258 et n’explique pas plus juridiquement le principe de l’absence d’effet
suspensif.
J.-M. Février, Recherches sur le contentieux administratif du sursis à exécution , 2000, Paris, L’Harmattan,
256
123
237. Arrivés au bout de cet examen des arguments avancés pour justifier le principe de
l’effet non suspensif des recours, le constat d’une lacune s’impose. Aucune des notions
envisagées ne le justifie objectivement, sans un détour idéologique. Par conséquent, il n’est au
bout du compte que le résultat d’un choix – non assumé – de prioriser certains intérêts. En
cela, il constitue avec d’autres éléments l’idéologie du contentieux administratif. Ainsi, cette
construction ramène le principe à un seul choix originel, la protection des intérêts
administratifs259.
238. Tous les éléments évoqués sont interdépendants dans un système centré autour de la
légitimation de l’activité administrative. Dans cette optique, le caractère non suspensif
pourrait lui-même être appelé à justifier les autres. Celui-ci est donc dépourvu de fondement
juridique et ne ferait qu’exprimer la philosophie choisie du contentieux administratif. Il est
ainsi l’égal de ces notions et n’est pas l’évidence juridique qu’il paraît être. Aucun fondement
juridique n’étant pertinent pour établir son bien-fondé, il est nécessaire de se recentrer sur ses
caractéristiques. Parce que le principe de l’absence d’effet suspensif est incapable de s’ancrer
sur une autre notion, il faut se questionner quant à l’éventualité d’une justification endogène.
Essentiellement politique, il se serait vu conférer une valeur juridique sur la base du seul
constat d’une affirmation vigoureuse. Sa force d’inertie et sa valeur idéologique auraient suffi
à la doctrine pour le considérer comme un principe juridique. Sa globalité et son hégémonie
l’auraient alors élevé au rang de principe structurant du contentieux administratif. Ce serait
ainsi son application radicale qui aurait permis d’en faire un principe juridique.
239. Il est vrai que plus on prend de la hauteur, plus les frontières et leur nécessité
s’évanouissent. Ainsi, le principe de l’absence d’effet suspensif des recours présente une telle
radicalité que son omniprésence amène à en oublier les frontières. En quelque sorte,
l’hégémonie de son application, liée à une explication politique, aurait permis d’en faire un
principe juridique. C’est sa gestion politique et juridique qui lui aurait permis d’accéder à
cette qualité. Pourtant, si cette règle est devenue un principe à raison de l’universalité de son
application, la gestion délicate de ce qui est donc une qualité est aussi l’une de ses faiblesses,
comme le démontre l’exemple de ses correctifs (Section 2).
259
À l’époque de la construction du système, le caractère non-suspensif des recours ne pouvait connaître
l’ambiguïté qui est la sienne selon qu’il concerne le recours de premier ressort ou les voies d’appel et de
cassation. En effet, limité au seul Conseil d’État, ce principe de l’absence d’effet suspensif favorisait toujours la
personne publique dont les intérêts étaient protégés. Ainsi, nous pouvons affirmer qu’à l’époque de la
construction du contentieux administratif, moment décisif pour la caractéristique étudiée, il était le résultat de ce
choix de protection des intérêts publics. Ce n’est qu’avec l’évolution de la justice administrative par la suite, au
cours du 20ème siècle, que le caractère non-suspensif des recours, appliqué indifféremment devant les
juridictions, a pu, dans le cadre de l’appel contre les décisions d’annulation du juge de premier ressort, jouer en
faveur des citoyens.
124
Section 2 – La gestion délicate d’un principe hégémonique
240. Le principe de l’effet non suspensif des recours a fait l’objet d’une attention constante.
Il a toujours été question de le « gérer » en ce qu’il portait, du fait de son hégémonie, un
risque pour le contentieux administratif. Il était impératif de le « cadrer » afin de l’imposer
avec légitimité comme un principe véritablement juridique. En ce sens, deux raisonnements
différents, en fonction de la nature des correctifs en cause, peuvent être relevés. Vis-à-vis des
exceptions260, la consolidation de son assise impose une sévère limitation. De cette restriction,
importante pour enraciner juridiquement le principe, a paradoxalement émergé une faiblesse
(Paragraphe1). Vis-à-vis des contrepoids261, l’hégémonie du principe est telle qu’elle appelle à
leur renforcement dans le but, paradoxalement, d’assurer son maintien (Paragraphe 2). La
gestion délicate de sa légitimité en tant que principe juridique passe donc par l’analyse de ses
correctifs, éléments indispensables à la vigueur de tout principe.
241. L’absence d’effet suspensif est un « principe général de procédure »262 du contentieux
administratif. Vu cette qualité, il s’étend à l’ensemble de la procédure administrative
contentieuse, quelle qu’elle soit. Sa formulation actuelle263 illustre d’ailleurs bien cette nature
puisqu’il n’y sera excepté que sur la base de dispositions législatives spéciales ou d’une
décision juridictionnelle. L’absence d’effet suspensif est donc bien un principe hégémonique
dont il ne sera possible de s’affranchir que dans un cadre précis. Partant de cette valeur, il
devrait lui être associé des exceptions, car elles sont indispensables à la vigueur d’un principe
(A). Cependant, l’effet non suspensif des recours ne présente que de rares exceptions
hétéroclites, ce qui est justement constitutif d’un relatif obstacle à sa vigueur (B).
260
C’est-à-dire les situations dans lesquelles le principe ne s’appliquera pas pour laisser place à la règle opposée,
c’est-à-dire l’existence d’un recours suspensif.
261
C’est-à-dire les procédures ou les techniques qui permettront aux requérants de réclamer du juge que, dans
leur espèce, il soit dérogé à l’application du principe.
262
J.-P. Chaudet, Les principes généraux de la procédure administrative contentieuse , 1967, Paris, LGDJ,
Bibliothèque de droit public, t. 74, préf. J. Moreau, p. 307.
263
CJA, art. L. 4.
125
célèbre locution proverbiale264 étant même empruntée « à un adage juridique signifiant
“l’exception confirme la règle à l’égard des cas qui ne sont pas exceptés” »265. De même,
l’adage « exceptio est strictissimae interpretationis », visant à limiter le plus possible
l’application normale d’une règle ou d’un principe, démontre ce lien entre eux. L’exception et
le principe seraient donc intimement liés puisqu’il ne pourrait exister de principe sans porte de
sortie à son application. L’éventualité de l’existence d’un principe totalement absolu est
purement et simplement niée.
243. Contrairement à Flaubert266, nous nous risquerons à comprendre la nécessité des
exceptions vis-à-vis du principe. Pour cela, il faut brièvement revenir aux origines du terme
« principe » car son usage multiple en a quelque peu dénaturé le sens. Il est désormais des
principes partout, en toute matière et même hors du monde juridique, l’attrait contemporain
pour la hiérarchisation ayant contribué à cette prolifération. Les principes se multiplient
notamment parce qu’ils assurent une cohérence, certes dogmatique, à l’action publique et
garantissent aux autorités une légitimité qui peut parfois leur faire défaut. C’est ce qui
explique en partie l’attrait du droit public pour des principes dénués de véritable contenu
normatif267. Ce succès de principes qui ne contiennent que l’ébauche d’une règle a fini par
dégrader ce terme, ce que certains déplorent : « Principe est synonyme de commencement ; et
c’est dans cette signification qu’on l’a d’abord employé ; mais ensuite à force d’en faire
usage, on s’en est servi par habitude, machinalement, sans y attacher d’idées, et l’on a eu des
principes qui ne sont le commencement de rien »268. Il faut donc revenir au sens premier de ce
terme pour déterminer le rôle des exceptions vis-à-vis des principes.
244. Puisque le principe doit représenter le point de départ de la détermination du
comportement à adopter, l’absence d’effet suspensif en constitue bien un : il pose en
préambule de toute réflexion que la décision administrative continuera à s’exécuter durant
l’instance et commande l’organisation de l’ensemble du régime des recours contentieux.
Malgré son importance, il n’est qu’une « racine » de ce régime juridique, ce que confirme
264
L’on entend assez couramment que « c’est l’exception qui confirme la règle ».
265
« Excepter » in A. Rey (dir.), Dictionnaire historique de la langue française , t. 1, 2016, Paris, Le Robert,
p. 851.
266
Il lui est souvent attribué l’idée suivante : « Exception. Dites qu’elle confirme la règle. Ne vous risquez pas à
expliquer comment ».
267
La bonne administration ou même la décision implicite d’acceptation peuvent être considérées, pour
différentes raisons, comme dénuées de contenu proprement normatif. Tandis que la première ne possède pas de
contenu spécifiquement précisé et applicable en renvoyant à une certaine idée du bon comportement
administratif, la seconde, malgré son appellation de principe, est strictement délimitée au point que l’on puisse
douter de cette dénomination.
268
E. Condillac, La logique ou les premiers développements de l’art de penser, 1780, Paris, L’esprit, 2ème partie,
chap. 6.
126
d’ailleurs son absence de fondement juridique. Cette base illustre l’un des points de départ de
la construction procédurale du contentieux administratif et lui offre une direction. Une fois
cette valeur établie, c’est la mise en œuvre d’un tel élément qui va faire apparaître le besoin
d’exceptions.
245. Le principe, en tant qu’amorce du raisonnement, est susceptible de résulter du constat
qu’il existe un comportement commun et son antinomie. La norme tirée du principe devient
alors le résultat de la confrontation entre un comportement majoritaire et quelques
dérogations. Sans cela, il s’agirait d’une loi naturelle plus que d’un principe et sa valeur ne se
questionnerait pas. L’idée de principe, particulièrement juridique, repose donc sur ce vase
communicant entre un comportement de principe et son antinomie, nécessairement plus
réduite. Il n’est donc pas envisageable d’évoquer un principe sans qu’existe une forme de
déséquilibre entre ces deux facettes. Sans cette controverse, il est question d’un état naturel
des choses et non d’un principe construit et pensé. En cela, l’exception est consubstantielle au
principe juridique car elle révèle son caractère « commun ».
246. La nature juridique du principe nécessite, au vu de sa valeur, l’idée d’exceptions à
même de former son antinomie et un espace de discussion. Ce véritable paradoxe ne se limite
pas qu’à un aspect purement théorique. En entrant dans le contenu d’un principe, la règle dont
il est le support impose un comportement à adopter, généralement conformément à certaines
valeurs ou encore une idéologie. Parce que le phénomène juridique est le lieu d’une tension
permanente entre différents objectifs, l’érection d’un principe permet d’en faire prévaloir
certains tout en prévoyant l’expression de leur antithèse. Par exemple, le droit administratif
français269 doit assurer l’ensemble de la société270 d’une protection tout en offrant aux
destinataires le respect de leurs droits et libertés. En clair, le droit tend à équilibrer deux
ambitions antagonistes, ce que la catégorie du principe traduit par la prédominance d’une
règle compensée par des exceptions. Les règles de principe doivent donc s’imprégner de cette
recherche d’équilibre sans aller vers une radicalité contre-productive. Si le juriste se tient droit
pour pouvoir dire qu’il fait du droit271, les postures figées n’ont guère leur place dans le
domaine juridique sous peine de faire des principes de simples monuments de l’esprit dénués
d’influence pratique. Tout principe juridique, afin de demeurer le « premier », requiert une
variable afin de l’adapter au réel. Les exceptions et les dérogations remplissent ce rôle en
maintenant un équilibre. Tout principe juridique, tel le contradictoire, la collégialité ou la
269
On peut, au moins sur ce point, le rapprocher du droit pénal, droit presque public dans son essence.
270
Il est souvent matérialisé par des notions génériques telles que l’intérêt général ou l’ordre public.
271
P. Bourdieu, « Les juristes, gardiens de l’hypocrisie collective » in F. Chazel et J. Commaille (dir.), Normes
juridiques et régulation sociale , 1991, Paris, LGDJ, Droit et société, p. 95, spéc. p. 97.
127
liberté contractuelle possède son antinomie. Un principe, pour demeurer applicable, doit
pouvoir être renversé au nom de l’appréhension globale du système juridique. Sans exception,
il n’est donc point de principe, et l’effet non suspensif des recours n’y échappe pas.
247. Dans son cas, les exceptions sont d’autant plus essentielles qu’elles conditionnent la
crédibilité de la procédure administrative contentieuse. Sur ce point, l’absence d’effet
suspensif semble exposée tant, avant 2000, « la quasi-inexistence du sursis à exécution,
combinée avec la lenteur de la procédure, abouti[ssaient] à conférer, à maintes annulations, un
caractère de censure doctrinale [et ne] sauvegard[ai]ent […] point les intérêts des
administrés »272. Pourtant, les dérogations sont importantes afin d’éviter une radicalité
susceptible de porter atteinte à l’équilibre du contentieux « eu égard aux inconvénients qui
peuvent résulter d’une exécution immédiate de l’acte attaqué par ce recours »273. Leur rareté
et leur éparpillement constituent donc un talon d’Achille pour sa vigueur (B).
248. La doctrine n’accorde que peu d’intérêt au principe de l’absence d’effet suspensif des
recours, tellement sa remise en cause semble inenvisageable. Les auteurs y font généralement
une référence rapide par le biais du décalogue du Code de justice administrative274 et peuvent
évoquer quelques exemples d’exceptions. Ces dernières, rappelons-le, s’entendent des
situations dans lesquelles s’applique la règle contraire au principe, c’est-à-dire la suspension
de l’exécution de l’acte par l’exercice du recours. En clair, les exceptions se rencontrent dans
les rares cas de recours contentieux suspensifs, où le simple dépôt de la requête permet au
requérant de figer la situation contentieuse jusqu’à reddition de la décision juridictionnelle.
249. Leur champ, clairsemé et éparpillé, n’est pas suffisant pour constituer un vrai domaine
« exceptionnel ». Les rares exceptions prévues par le droit positif sont largement méconnues
et l’on ne semble pas chercher à les élargir. La preuve, le Conseil constitutionnel a abrogé, par
une décision récente275, l’ancien article L. 3132-24 du Code du travail276 prévoyant que les
recours contre les arrêtés préfectoraux autorisant la dérogation au repos dominical des salariés
suspendraient l’exécution de l’acte contesté. L’intérêt d’une telle décision réside dans les
272
J. Rivero, « Le système français de protection des citoyens contre l’arbitraire administratif à l’épreuve des
faits » in Mélanges en l’honneur de Jean Dabin, op. cit., p. 813.
273
P. Mouzouraki, op. cit., p. 19.
274
CJA, art. L. 4.
275
Cons. Const., 4 avril 2014, n° 2014-374 QPC, Société Sephora : Procédures, 7 juill. 2014, n° 7, p. 23, note
A. Bugada.
276
Abrogé au 5 avril 2014, il disposait : « Les recours présentés contre les décisions prévues aux articles
L. 3132-20 et L. 3132-23 ont un effet suspensif ».
128
motifs de l’abrogation, décidée sur la base de ce que l’effet suspensif y était accordé sans que
ne s’impose au juge un délai pour statuer et sans que le bénéficiaire de l’arrêté ne dispose
d’une voie de recours. L’effet suspensif des recours y est ainsi déprécié malgré la
reconnaissance d’un lien avec l’effectivité du droit au recours277. Les recours suspensifs n’ont
guère bonne presse278 comme le confirme la suppression de l’effet suspensif, à compter du
1er janvier 2016, pour les recours contre les titres de perception liés au stationnement
payant279.
250. En outre, ce même champ des recours suspensifs n’est pas organisé par une ligne
directrice claire et un critère défini. Il est même difficile de faire ressortir un trait commun à
une telle diversité, si ce n’est un rapport à une certaine urgence. Or, les référés existent
aujourd’hui pour répondre à cette situation sans faire bénéficier les requérants d’une
suspension de plein droit, ce qui emporte une certaine confusion.
251. À toutes périodes, le principe était assorti d’exceptions qui, malgré une évolution,
n’ont pas connu de bouleversements. Afin de dresser leur « inventaire », il faut puiser dans
des sources éparses constituant un catalogue que l’on a tenté de rassembler dans trois
catégories au regard des raisons pour lesquelles les recours bénéficient d’un effet suspensif. Il
en est d’abord ainsi, et c’est naturel, lorsque le recours a vocation à défendre les « conditions
de vie »280 des requérants. L’on y retrouve :
Le recours contre l’obligation de quitter le territoire français281 et la fixation du pays
de destination282, suspensifs uniquement en première instance, l’exception étant exclue en
appel. Il permet au requérant de rester sur le territoire français jusqu’à la décision du juge
ce qui participe à la défense de ses conditions de vie.
277
Le droit à un recours effectif suppose la possibilité de suspendre l’exécution d’un acte administratif si cela est
justifié. Le Conseil constitutionnel a élevé cette faculté de suspension en tant que « garantie essentielle des droits
de la défense », v. sur ce point Cons. const., 23 janv. 1987, n° 86-224 DC, Loi transférant à la juridiction
judiciaire le contentieux des décisions du Conseil de la concurrence , préc. En dépassant le seul cadre national, la
Cour de justice des communautés européennes a fait du sursis une garantie dans le cadre des recours contre un
acte national contraire au droit communautaire, v. sur ce point, CJCE, 19 juin 1990, aff. n° C-213/89,
Factortame : Rec., p. I-2433 ; GACJUE , t. 1, 1ère éd., 2014, Paris, Dalloz, Grands Arrêts, n° 45, p. 614 ; RFDA,
1990, p. 914, note J.-C. Bonichot ; D., 1990, J., p. 548, note J.-C. Fourgoux ; AJDA, 1990, p. 834, obs.
P. Le Mire ; JDI, 1991, p. 447, comm. D. Simon ; YEL, 1991, p. 221, étude P. P. Craig.
278
Il est à ce titre manifeste que les recours contre les décisions fixant les droits à indemnisation des rapatriés
ainsi que leurs éventuels appels, qui étaient suspensifs, ont été supprimés par « ricochet » du fait de la
suppression des juridictions compétentes par la loi n° 2011-1862 du 13 décembre 2011.
279
Depuis la loi n° 2014-58 du 27 janvier 2014, les recours contre les titres de perception émis en matière de
stationnement payant ne sont plus suspensifs.
280
Cette idée doit s’entendre de la manière la plus large qui soit puisqu’elle prend en compte la défense de leur
lieu de « vie » ou de leurs opinions personnelles.
281
L’article L. 512-3 du Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile prévoit que la mesure
d’éloignement ne peut être exécutée tant que le juge administratif, saisi, n’a pas statué.
282
L’article L. 513-3 du Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile soumet néanmoins l’effet
suspensif à la condition que le recours contre l’acte fixant le pays de renvoi soit « présenté en même temps » que
le recours contre la mesure d’éloignement qu’il sert.
129
Le recours contre le refus d’entrée d’une personne désireuse de demander l’asile est
suspensif depuis la loi n° 2007-1631 du 20 novembre 2007. L’article L. 213-9 du Code de
l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile prévoit une interdiction d’exécuter ce
refus pendant 48 heures et, dans le cas d’un recours, jusqu’à ce que la décision du tribunal
administratif soit notifiée. Grâce à cet effet suspensif, le requérant entre provisoirement sur
le territoire français pour y trouver l’asile, assurant ainsi la défense de ses conditions de
vie.
Le recours contre la mise en demeure préfectorale de quitter les lieux destinée aux
gens du voyage est suspensif. Si le préfet peut poursuivre l’expulsion forcée de ces
derniers lorsqu’ils méconnaissent les règles applicables à leur installation, cette procédure
ouvre la possibilité d’un référé « évacuation des résidences mobiles »283, suspensif de
l’opération284. Celui-ci leur permet de continuer à vivre à l’endroit où ils résident le temps
de l’instance et de défendre au mieux leurs conditions de vie.
Bien que n’ayant plus d’incidence depuis la suppression du service militaire, le Code
du service national prévoit toujours que le recours contre le refus d’agrément opposé par
l’administration à l’individu souhaitant être qualifié d’objecteur de conscience est
suspensif de son incorporation à l’armée française285. Cette caractéristique permettait donc
au requérant de préserver son mode de vie au moins le temps de l’instance.
Sans que cela ne soit prévu par la loi, l’exécution des décrets d’extradition est dans les
faits suspendue tant qu’existe un risque d’annulation. Cette « coutume » semble être le
résultat de l’influence de la Cour de Strasbourg qui a « relevé l’importance du recours
suspensif lorsqu’elle s’est prononcée sur les obligations de l’État au titre du droit à un
recours effectif dans les cas d’expulsion ou d’extradition »286. Elle rattache à l’exigence
d’un recours effectif tirée de l’article 13 la nécessité d’empêcher, dans de tels cas,
l’exécution immédiate. L’effet suspensif évite ainsi au requérant le retour dans son pays
d’origine pour y être jugé et lui permet de demeurer en France.
252. Ensuite, certains recours juridictionnels sont suspensifs en raison de leur enjeu
« institutionnel ». C’est l’objectif du recours, matérialisé par la défense d’institutions ou
d’organes de la République, qui impose l’effet suspensif. C’est le cas pour :
283
V. O. Le Bot, Le guide des référés administratifs, 2013, Paris, Guides Dalloz, n°85 et s., p. 764 et s.
284
Le paragraphe II bis de l’article 9 de la loi n° 2000-614 du 5 juillet 2000 relative à l'accueil et à l'habitat des
gens du voyage prévoit que le recours prévu à l’article L. 779-1 du Code de justice administrative « suspend
l’exécution de la décision du préfet ».
285
C. serv. nat., art. L. 116-3.
286
CEDH, 4 févr. 2005, aff. n° 46827/99 et 46951/99, Mamatkulov & Askarov c/ Turquie , §124.
130
Les recours contre la démission d’office d’élus locaux prononcée par le préfet pour
une raison autre qu’une condamnation pénale définitive287 qui assurent l’élu de rester en
poste pendant la procédure.
Les recours visant à contester la procédure de création ou de fusion des communes, en
vertu de l’article L. 2113-3 du Code général des collectivités territoriales.
253. L’effet suspensif peut également découler de l’enjeu financier des recours. En
paralysant l’exécution de l’acte contesté, il empêche la survenance de conséquences
financières néfastes. Le but est alors de préserver des intérêts financiers qui peuvent être de
deux sortes. Il s’agit évidemment d’abord de ceux, très personnels, des requérants. Entrent
dans ce cadre :
Les recours contre les états exécutoires qui connaissent, chose rare, un effet
suspensif288 jurisprudentiel. En effet, le juge administratif, pour respecter la compétence
législative dans le domaine des exceptions, a érigé celle-ci en principe général du droit289,
évitant au règlement qui le prévoyait une censure. Il raccroche cet effet suspensif « à
l’essence et la généralité de cette règle classique, à l’origine de laquelle se trouve une
loi »290 et désamorce la probable irrégularité du texte réglementaire. Les recours contre les
titres exécutoires de perception sont donc suspensifs en vertu d’un principe général du
droit. Différentes dispositions ont ensuite repris cette modalité dès qu’un litige financier est
concerné : l’article L. 1617-5 du Code général des collectivités territoriales291, introduit par
la loi n° 2013-1117 du 6 décembre 2013, qui prévoit l’effet suspensif pour les contestations
contre les titres de recettes ou encore l’article 117 du décret n° 2012-1246 du 7 novembre
2012 relatif à la gestion budgétaire et à la comptabilité publique qui en fait de même pour
les procédures d’opposition à l’exécution et aux poursuites des titres de perceptions.
287
C. élect., art. L. 236, L. 239, L. 250, L. 341, L. 344, R. 120 et R. 121.
288
CE, sect., 13 déc. 1935, req. n° 24102, Ministre des Colonies c/ Cie des messageries fluviales de
Cochinchine : Rec. Leb., p. 1186 – CE, 26 mars 1982, req. n° 33490 et 33941, Cie générale frigorifique – CE,
18 juin 1985, req. n° 61917, Commune des Angles c/ Société Arény frères : Rec. Leb., p. 194 ; RFDA, 1986,
p. 837, concl. M. Roux.
289
CE, 30 avr. 2003, req. n° 244139,244186 et 244255, Union nationale des industries de carrières et des
matériaux de construction (UNICEM) et Association professionnelle des produits minéraux industriels et
autres : Rec. Leb., p. 191 ; DA, août-sept. 2003, comm. n° 164, note M. Bazex et S. Blazy ; AJDA, 2003, p. 1508,
note P.-L. Frier ; JCP A, 2003, n° 22, n° 1516 ; BJDU , 2003, p. 344, concl. M.-H. Mitjavile.
290
S. Hourson, op. cit., p. 11.
291
Il prévoit notamment que « l'introduction devant une juridiction de l'instance ayant pour objet de contester le
bien-fondé d'une créance assise et liquidée par une collectivité territoriale ou un établissement public local
suspend la force exécutoire du titre ».
131
L’exécution forcée des titres de perception est donc impossible en cas de contestation
juridictionnelle292.
Bien que les recours contre les arrêtés de débet ne soient pas suspensifs depuis
maintenant longtemps293, les oppositions à poursuite dans ce cadre bénéficient, elles, de
cette caractéristique294. Ils permettent donc à celui qui en fait l’objet de se prémunir de ces
poursuites le temps de l’instance.
Dans la conservation des monuments historiques, la mise en demeure de réalisation
des travaux fait l’objet d’un recours suspensif295 afin que le propriétaire de l’immeuble
concerné puisse ne pas les exécuter immédiatement. Ainsi, il défend son patrimoine
financier en n’engageant pas les sommes en cause avant « confirmation » de l’acte.
La question de l’insertion du référé précontractuel s’est posée au vu de ses
caractéristiques. Il possède, à proprement parler, un effet suspensif car il interrompt le
processus de signature du contrat. Pour autant, et c’est la différence, il ne suspend pas
l’exécution d’un acte administratif. Plutôt que d’empêcher la mise en œuvre de la volonté
des autorités administratives, le référé précontractuel intervient en amont en empêchant sa
formalisation. En clair, l’effet suspensif de cette procédure est différent en ce qu’il ne
s’applique pas à l’égard d’un acte adopté par les autorités administratives. Il se déploie vis-
à-vis d’un processus au bout duquel intervient une décision administrative, ce qui n’est
donc pas la même chose. L’on aurait alors pu ne pas en traiter au même titre que les autres
procédures sur la base de cette différence. Après réflexion, une telle caractéristique
s’inscrit dans la même logique de protection des requérants : le fait d’empêcher la
signature du contrat permet d’intervenir avant la décision, ce qui garantit au mieux leurs
intérêts. C’est à raison de cette essence que l’on a pu inclure le référé précontractuel dans
cette présentation, malgré un effet suspensif quelque peu original. En outre, ce mécanisme
a permis de résoudre un vice majeur de la procédure administrative contentieuse, celui de
l’impossible saisine du juge pour un manquement aux obligations de publicité et de mise
en concurrence dans la passation d’un contrat avant sa signature. Or, une fois signé, le
292
Néanmoins, certains recours restent attachés au principe de l’absence d’effet suspensif, même en ce domaine
consacré exceptionnel. Il existe donc des exceptions aux exceptions, comme dans le cadre de l’article L. 313-29-
1 du Code monétaire et financier relatif aux titulaires de contrat de partenariat ; celui de l’article L. 541-1du
Code de la construction et de l’habitation relatif aux créances liées aux travaux réalisés d’office pour des locaux
insalubres ou dangereux ; celui du récent article L. 218-5-2 du Code de la consommation pour les recours contre
les décisions préfectorales de suspension de mise sur le marché.
293
Décr. n° 62-1587, 29 déc. 1962, portant règlement général sur la comptabilité publique, art. 88.
294
Décr. n° 62-1587, 29 déc. 1962, portant règlement général sur la comptabilité publique remplacé par Décr.
n° 2012-1246, 7 nov. 2012, art. 117.
295
L’article L. 621-12 du Code du patrimoine prescrit expressément que « le recours au tribunal administratif est
suspensif ».
132
contrat est purgé de ces vices, même graves, impliquant que les pouvoirs adjudicateurs se
livraient généralement à une course à la signature afin de sécuriser le contrat en le
préservant des conséquences de ces illégalités. Le référé précontractuel permet
aujourd’hui296 d’annihiler cette course à la signature en suspendant, par son exercice, la
procédure de passation du contrat jusqu’à ce que soit notifiée l’ordonnance adoptée297. La
suspension évite que l’administration ne soit allée trop loin dans la procédure, au point de
ne pouvoir revenir dessus et de laisser les droits des particuliers violés. Elle permet aux
entreprises qui en usent de préserver leurs chances de conclure le contrat et de bénéficier
de ses fruits, traduisant donc un enjeu économique.
Le recours, de première instance ou en appel, en répétition de l’indu devant la
commission départementale d’aide sociale298 qui permet à ceux qui en usent de ne pas
rembourser immédiatement les sommes réclamées par la collectivité.
254. Enfin, un recours peut se voir attacher un effet suspensif pour préserver, là encore, des
intérêts financiers, mais cette fois de la collectivité. C’est le cas de l’appel contre les décisions
de la commission départementale prononçant l’admission à l’aide sociale de personnes âgées
ou handicapées préalablement refusées par la Commission centrale d’aide sociale 299. Le but
est d’éviter que la collectivité ne verse des sommes à des personnes à propos desquelles il
existe un doute quant à leur droit à en bénéficier. Cet exposé300, qui tend à l’exhaustivité dans
la présentation des exceptions au principe de l’effet non suspensif, n’inclut pas les recours
administratifs suspensifs301. Ceci s’explique très simplement par le fait qu’ils n’entrent pas, tel
qu’il a été défini en introduction, dans le champ de notre étude.
296
La précision a son importance tant il est vrai que cela n’a pas toujours été le cas. A l’origine, cette procédure
créée au début des années 1990 sous l’impulsion de directives européennes, ne possédait en aucun cas un effet
suspensif. L’introduction d’une telle requête ne faisait pas obstacle à la signature du contrat impliquant que les
parties pouvaient toujours se lancer dans cette course à la signature. Le but n’était alors que de faire intervenir le
juge plus rapidement dans l’espoir, justement, d’éviter que le juge n’intervienne trop tard. Car, dès l’instant où le
contrat était signé, le référé lui-même devenait sans objet. Face à ce phénomène, la loi du 30 juin 2000 a conféré
au juge le pouvoir d’enjoindre aux autorités administratives de différer la signature du contrat jusqu’au terme de
la procédure pour un maximum de 20 jours. L’insuffisance de ce dispositif mais aussi l’impulsion d’une nouvelle
directive auront eu raison de cette « résistance ». L’ordonnance n° 2009-515 du 7 mai 2009 a finalement
introduit ce mécanisme d’une suspension automatique de la signature jusqu’à la décision juridictionnelle à la
condition toutefois que le requérant notifie aux autorités le dépôt de sa requête.
297
L’article L. 551-4 du Code de justice administrative prescrit que « Le contrat ne peut être signé à compter de
la saisine du tribunal administratif et jusqu'à la notification au pouvoir adjudicateur de la décision
juridictionnelle ».
298
CASF, art. L. 262-46.
299
CASF, art. L. 134-8.
300
Il est tiré en grande partie de l’ouvrage de R. Rouquette, Petit traité du procès administratif, 7ème éd., 2016,
Paris, Praxis Dalloz, n° 223.06 et s., p. 269 et s.
301
Il est possible de citer notamment le recours administratif qu’il est possible de déposer contre les sanctions
pécuniaires adoptées à la suite d’un contrôle des structures des exploitations agricoles. V. en ce sens, C. rur, art.
L. 331-8.
133
255. L’équilibre entre la protection des citoyens et celle des intérêts des autorités
administratives est mis à mal par cette désorganisation des exceptions. Il ne peut exister de
véritable politique relative à l’instauration de dérogations dans la mesure où elles « ne
correspondent à aucune ligne directrice »302 et visent une très large « variété de matières »303.
Comment regrouper dans une seule catégorie l’expulsion des gens du voyage et la
contestation d’une fusion de communes ? Comment expliquer que certains recours ne soient
suspensifs qu’en première instance et non en appel ? Le législateur, titulaire d’un monopole
dans leur organisation304, fait preuve d’un « pragmatisme presque anarchique »305. Certains
rattachent, sans succès, son action à différents critères, relatifs à la nature de l’acte, à ses
conséquences ou à sa gravité. Dans cette entreprise, la doctrine ne fait finalement que classer
les différentes exceptions dans des catégories ; ceci ne permet pas de penser la construction
d’une politique en ce domaine, laquelle fait donc défaut.
256. Les exceptions au principe de l’absence d’effet suspensif représentent une solution
limitée, vu leur étendue et leur contenu, qui ne peut être suffisante pour asseoir la vigueur du
principe. L’absence d’un équilibre pensé entre le principe et ses exceptions, témoin de celle
qui prévaut entre les deux pôles qui les sous-tendent306, résulte en partie de la désorganisation
des exceptions. Les expliquer reviendrait alors à adopter une posture politique : dans certaines
situations, la protection des citoyens serait prioritaire. Afin d’agir conformément à celle-ci, il
est souvent question d’introduire l’effet suspensif en enfermant, dans le même temps, la
reddition de la décision juridictionnelle dans un délai pour ne pas trop préjudicier aux intérêts
publics. Ce renversement « politique » du principe s’accompagne donc souvent de mesures
visant à en limiter les incidences néfastes éventuelles. Même dans le cadre resserré des
exceptions, il est prévu des mesures pour ne pas perdre de vue cette orientation globalement
favorable aux autorités administratives. Ainsi, le champ des exceptions, trop limité, ne permet
pas d’atteindre l’équilibre nécessaire au principe de l’absence d’effet suspensif. C’est
d’ailleurs en réponse à cette situation que les contrepoids n’ont cessé, ces dernières années,
d’amplifier leurs effets (Paragraphe 2).
302
J.-M. Auby et R. Drago, Traité de contentieux administratif, t. 2, 3ème éd., 1984, Paris, LGDJ, p. 34.
303
O. Dugrip, L’urgence contentieuse, 1991, Paris, PUF, Les Grandes thèses du droit français, préf. R. Drago,
p. 216.
304
L’article L. 4 du Code de justice administrative prévoit que seules des « dispositions législatives spéciales »
peuvent faire exception au dit principe. Le parlement jouit d’un monopole de compétence pour introduire dans le
procès administratif cette garantie fondamentale accordée au justiciable.
305
S. Hourson, op. cit., p. 11.
306
L’efficacité de l’action administrative anime l’idée de l’absence d’effet suspensif et la protection des citoyens
celle de son antinomie, de ses exceptions.
134
Paragraphe 2 – L’amplification des effets des
contrepoids, source paradoxale du maintien du
principe
257. Depuis 1806307, le principe de l’effet non suspensif des recours peut faire l’objet, du
fait de sa simple formule littérale, d’atténuations. Son introduction a simultanément ouvert
des mécanismes ayant vocation à faire contrepoids. Ceux-ci sont essentiels en ce qu’ils
permettent d’équilibrer les incidences néfastes du principe et de le situer dans le contexte de
tension globale du droit administratif. C’est pour cela que le décret du 22 juillet 1806 ouvre
dans sa formulation la porte au sursis à exécution en tant que possibilité pour le juge de
déroger au principe et d’équilibrer ses conséquences. Le sursis à exécution finira pourtant par
échouer (A) dans cette « mission », essentiellement en raison du comportement du juge.
L’inauguration en 2000 des procédures d’urgence devait répondre à ces failles du sursis mais
les référés, notamment suspension et liberté, n’en ont opéré qu’une rénovation (B).
258. Cette procédure du sursis, « dérogatoire à l’un des principes les plus anciens du droit
administratif, le privilège de l’action d’office et son corollaire, le privilège du préalable »308,
est une nécessité. Son apparition concomitante au principe en 1806 donne l’espoir d’un
principe stabilisé et équilibré notamment du fait de la large liberté laissée à l’autorité
juridictionnelle pour établir les conditions du sursis (1). Seulement, la confiance vis-à-vis des
membres des juridictions administratives a rapidement cédé la place à une désillusion en
raison des relations particulières du juge avec l’administration (2).
307
Décr., 22 juill. 1806, art. 3 : « Le pourvoi au Conseil d’État n’est pas suspensif s’il n’en est pas autrement
ordonné ».
308
J. Carbajo, L’application dans le temps des décisions administratives exécutoires, 1980, Paris, LGDJ,
Bibliothèque de droit public, t. 134, préf. J.-F. Lachaume, p. 230.
309
J. Rivero, « Jurisprudence et doctrine dans l’élaboration du droit administratif », EDCE , 1955, n° 9, p. 27 ;
G. Vedel, « Le droit administratif peut-il rester indéfiniment jurisprudentiel ? », EDCE , 1979, n° 31, p. 31 ;
P. Gonod et O. Jouanjan, « À propos des sources du droit administratif. Brèves notations sur de récentes
remarques », AJDA, 2005, p. 992 ; F. Melleray, « Le droit administratif doit-il redevenir
jurisprudentiel ? », AJDA, 2005, p. 637 ; M. Deguergue, « La jurisprudence et le droit administratif : une
question de point de vue », AJDA, 2005, p. 1313.
135
juge comme artisan de la procédure administrative contentieuse a cependant reculé au profit
d’une codification à laquelle il n’échappe pas. Le sursis à exécution illustrait ce pouvoir
jurisprudentiel vis-à-vis de la procédure administrative contentieuse puisque les textes le
consacrant, comme le décret du 22 juillet 1806, mentionnaient sans plus de détails la
possibilité pour le juge d’ordonner un contournement du principe. Ce n’est que plus tard,
notamment en 1945310, que les autorités ont compilé le travail du juge en l’intégrant aux
dispositions écrites. À l’origine, c’est donc le juge qui organise le régime de cette procédure
notamment pour les conditions de son octroi, laissées vierges.
260. Aucune obligation ne limitait le pouvoir de la juridiction administrative en vue
d’agencer la procédure du sursis. Le juge a dû en dessiner les grandes lignes avant de le
teinter idéologiquement au travers de son application. Cette liberté laissée au juge pour définir
les conditions d’octroi du sursis pouvait laisser penser que l’esprit en serait respecté. En effet,
« comment douter que le corps qui, né serviteur de l’autorité impériale, s’est institué gardien
de la liberté des citoyens »311 ne poursuive pas le but de l’existence du sursis ? La politique
jurisprudentielle démontrera tout le contraire : l’interprétation restrictive des conditions
posées et la vision de l’octroi en tant que simple faculté a tué l’espoir d’un équilibre atteint
par une combinaison efficace entre absence d’effet suspensif et sursis.
261. La pratique du juge a ruiné cette éventualité tant il en a fait un champ totalement
inefficace. Sa liberté emportait effectivement une forme de responsabilité à l’égard du devenir
de la procédure : en organisant le sursis, la juridiction porte la charge de ce qu’il en est
advenu. Or, là où il ne devait être qu’un filtre, le juge s’est comporté en obstacle. En fixant les
conditions de son octroi, le Conseil d’État s’attaquait à un champ vierge. L’utilisation de
standards juridiques dans le cadre du sursis illustre bien cette marge de manœuvre que le juge
s’est octroyée. Cette technique, en offrant à son interprète312 une certaine liberté, assure au
juge la maîtrise de cette procédure. En effet, dans le cadre d’un standard juridique, c’est
l’autorité qui l’applique qui possède à son égard un pouvoir créateur. C’est donc le cas des
conditions d’octroi du sursis, au premier abord dépourvues de contenu matériel, qui sont bien
310
Ord. n° 45-1708, 31 juill. 1945, portant sur le Conseil d’État. Celui-ci a ensuite été suivi d’autres textes :
Décr. n° 53-934, 30 sept. 1953, portant réforme du contentieux administratif ; Décr. n° 63-766, 30 juill. 1963,
portant règlement d'administration publique pour l'application de l'ordonnance 45-1708 du 31 juillet 1945 et
relatif à l'organisation et au fonctionnement du Conseil d’État ; Décr. n° 69-87, 28 janv. 1969, modifiant le
décret n° 53-934 du 30 sept. 1953 sur la réforme du contentieux administratif ; Décr. n° 80-338, 12 mai 1980,
portant modification du 2ème alinéa de l'art. 23 et remplacement du dernier alinéa de ce même art. du décret 53-
1169 du 28 nov. 1953 portant règlement d’administration publique pour l'application du décret 53-934 du
30 sept. 1953 sur la réforme du contentieux administratif.
311
J. Rivero, « Le Conseil d’État, cour régulatrice », D , 1954, chron. n° 28, p. 162.
312
Sur l’utilisation de cette technique par le juge administratif, v. J. Rivero, « Le Conseil d’État, cour
régulatrice », op. cit.
136
des standards juridiques, signe d’un « abandon » au juge313. En l’espèce, le juge en use afin de
développer sa propre stratégie, ce que confirme M. Février en affirmant que « l’origine
jurisprudentielle de ces conditions, comme leur mise en œuvre prétorienne, prouvent le
caractère volontaire de la limitation des prérogatives juridictionnelles »314.
262. Avant d’entrer dans l’examen des conditions d’octroi du sursis, il faut comprendre que
cette suspension n’est qu’une faculté puisque leur réunion ne lie pas la décision du juge. En
effet, « même lorsque les conditions fixées par elles sont remplies, il appartient au juge
administratif d’apprécier dans chacun des cas qui lui sont soumis, s’il y a lieu d’ordonner le
sursis à l’exécution de la décision attaquée »315. Bien que les conditions de l’octroi soient
remplies, le juge administratif pouvait décider de ne pas surseoir à l’exécution. C’est au
requérant, en plus de satisfaire aux conditions posées, de convaincre de l’opportunité à
surseoir. Analysée comme le retour du « bon plaisir du juge », la forme de liberté qu’il s’est
octroyé fait naître un sentiment d’arbitraire et l’impression d’une solidarité entre lui et les
autorités administratives. Par cette pratique, le juge se détache d’un encadrement contraignant
relatant une forme de monopole jurisprudentiel dans l’organisation du sursis. De par la
pratique juridictionnelle, l’on peut dire que « l’image du contentieux du sursis comme
protection de l’administré se voile progressivement »316. Le juge s’est enfermé dans une
vision restrictive de son office, faisant dire qu’il a été influencé par la conception de ses
relations avec les autorités administratives (2).
313
Il faut cependant relever un changement vis-à-vis de la procédure du sursis à exécution entre le moment
d’apparition de cette procédure, période à laquelle le Conseil d’État était la seule juridiction administrative et,
suite aux réformes de 1953 et 1987, une nouvelle ère dans laquelle le même Conseil ne devait devenir qu’une
juridiction suprême, destinée à assurer l’unité du droit. Car, si dans ce premier temps, la haute juridiction
administrative pouvait rester quasiment muette sur les conditions pouvant mener à l’octroi du sursis dans le but
de ne pas lier son interprétation pour l’avenir, il en sera tout autre chose après l’apparition des tribunaux
administratifs et des cours administratives d’appel. En effet, ceux-ci dans une volonté d’ouverture et de
libéralisation de l’octroi du sursis, vont pousser les membres du Palais Royal à faire œuvre de précision et de
pédagogie dans le but de verrouiller le raisonnement à la base de la pratique du sursis à exécution.
314
J.-M. Février, op. cit., p. 360.
315
CE, ass., 13 févr. 1976, req. n° 99708, Association de sauvegarde du quartier Notre-Dame : Rec. Leb.,
p. 100 ; RA, 1976, p. 381, concl. M. Morisot ; AJDA, 1976, p. 326, chron. M. Nauwelaers et L. Fabius ; CJEG ,
1976, n° 306, p. 153 ; RDP , 1976, p. 903, note R. Drago.
316
J.-M. Février, op. cit., p. 281.
317
CE, 23 nov. 1888, req. n° 70796, Sœurs hospitalières de l’Hôtel-Dieu de Paris : Rec. Leb., p. 874 ; D ., 1890,
III, p. 7, concl. R. Marguerie.
137
arrêt rendu célèbre par l’interrogation de la présence de l’intérêt général comme condition à
part entière. Cette jurisprudence, bien qu’elle n’explicitait que des conditions déjà appliquées
en creux, est présentée comme fondatrice. Deux données cumulatives318 s’y retrouvent : « les
notions de “préjudice difficilement réparable” et de “moyen sérieux” »319. Alors que trois
approches du sursis étaient possibles320, le juge s’est tourné vers l’option la plus restrictive,
obligeant la réunion des deux conditions.
264. La première, celle des « conséquences difficilement réparables »321, a d’abord fait
l’objet d’une hésitation sémantique entre des formules proches mais diverses322. Pour en
découvrir la substance, il est nécessaire d’examiner le contenu des décisions juridictionnelles
afin de dévoiler la politique poursuivie. Seulement, une telle analyse est rendue délicate par le
fait qu’à l’époque « la plupart des décisions de rejet des demandes de sursis ne sont pas
motivées » et « la plupart des décisions accordant le sursis sont brèves et stéréotypées »323.
Quelques exemples permettent néanmoins de se faire une idée. Ainsi, les décisions
pécuniaires ou prises contre un fonctionnaire324 n’étaient à l’origine pas considérées comme
génératrices d’un préjudice difficilement réparable. A contrario, les décisions ayant une
incidence matérielle325 remplissent plus aisément la dite condition. Le caractère irréversible
de la décision semble donc se dégager, la rapprochant des conséquences matérielles,
nécessairement graves. Seules la gravité et l’irréversibilité des conséquences de la décision
permettaient donc d’apprécier la condition comme remplie. Par la suite, certains se sont
détachés de cette analyse pour la considérer comme telle en cas d’impossible compensation
318
CE, sect., 18 juin 1954, req. n° 32420, Préfet du Var : Rec. Leb., p. 365 ; S., 1954, p. 93, note G. Braibant.
319
R. Denoix de Saint Marc, « les notions de "préjudice difficilement réparable" et de "moyen sérieux" », Gaz.
Pal., 1985, doctr., p. 124.
320
Trois cas génériques ouvrant lieu à suspension peuvent être théoriquement distingués. Dans une première
option, la seule considération du préjudice, qualifié comme grave ou irréversible, pourrait suffire. De même, la
seconde option rendrait la suspension possible sur la seule base d’une présomption d’illégalité. Cette conception,
bien qu’en phase avec l’explication traditionnelle de la force des actes administratifs liée au caractère exécutoire
ou à la présomption de légalité, n’a pas été retenue. Le juge s’est donc tourné vers la « pire » solution pour le
citoyen, c’est-à-dire la conjonction des deux éléments précédents. Cela lui permet de combattre l’illégalité tout
en évitant la réalisation de préjudices susceptibles de donner par la suite lieu à engagement de la responsabilité
administrative.
321
C’est la formulation officielle depuis sa consécration par le décret du 30 juillet 1963.
322
Ont été indistinctement utilisées les expressions de « dommage », de « préjudice réel et irréparable », de
« préjudice grave et irréparable », de « conséquences difficilement réparables » avant que l’avènement des
tribunaux administratifs ne pousse le Conseil d’État à stabiliser sa formulation.
323
R. Denoix de Saint Marc, op. cit., p. 125.
324
CE, 13 nov. 1981, req. n° 37129, Lamberti : Rec. Leb., p. 871.
325
L’exemple d’une autorisation de déboisement ou encore d’un permis de construire peuvent être ici donnés.
V. respectivement : CE, ass., 19 déc. 1975, req. n° 00159, Préfet de Paris c/ Association de défense du marché
Saint-Germain ; AJDA, 1976, p. 422, concl. M. Franc – CE, 6 févr. 1981, req. n° 18434, Castella et autres : Rec.
Leb., pp. 574, 614, 827 et 871.
138
financière326. Le contenu de cette condition des conséquences difficilement réparables paraît
ainsi quelque peu confus. Il existe en revanche un point sur lequel la doctrine s’accorde, c’est
la particulière difficulté à la remplir cette condition. La « réticence du juge à considérer les
conséquences de l’exécution de la décision comme de nature à justifier le sursis 327 » paraît
ainsi manifeste. C’est d’autant plus le cas que l’intérêt général défendu par les décisions
contestées empêcherait, dans la plupart des situations, de satisfaire la condition et d’octroyer
le sursis.
265. La deuxième condition, celle du moyen sérieux soulevé par le requérant, est moins
ésotérique. La question revenant à se demander comment situer le curseur du sérieux a trouvé
sa réponse avec une constance remarquable : « est “sérieux” le moyen qui apparaît comme
pratiquement fondé, en l’état du dossier, à la date à laquelle le juge statue »328. Là encore, si
plusieurs conceptions étaient possibles, le juge s’est une nouvelle fois tourné vers la plus
restrictive : entre le souci d’éviter des recours purement dilatoires et la volonté d’exiger la
certitude de l’annulation, le juge a choisi la seconde option.
266. Ce choix implique que le sursis devienne un véritable défi pour le citoyen. Si « la
condition en elle-même semble logiquement fondée et équitable, la pratique juridictionnelle
329
s’avère particulièrement restrictive du seul fait de la volonté du juge » . Cette position
jurisprudentielle favorise l’auteur de l’acte contesté en ce que « le juge a opté délibérément
pour une compréhension de la condition des moyens qui montre bien son attachement à la
protection du pouvoir de décision unilatérale de la puissance publique »330. Le juge du sursis
agit alors comme un véritable juge du fond qu’il ne doit pas être et la procédure bascule dans
le préjugement. Elle en arrive à anticiper le raisonnement juridictionnel au fond puisque le
moyen avancé doit quasiment fonder l’annulation. Dans ce cadre, le juge préférera faire erreur
en refusant le sursis plutôt que de l’octroyer pour une décision qui pourrait être légale. Le
raisonnement des juges est tel, que si l’illégalité n’est pas certaine, ils invoquent l’intérêt
général pour refuser l’octroi du sursis. Par conséquent, ce n’est pas la procédure qui est
inadaptée puisque c’est l’attitude du juge qui a commandé l’usage de la suspension. C’est la
pratique résultant de cette condition qui a dévoyé le sursis de son essence première.
326
P.-J. Baralle, Les sursis à exécution devant les juridictions administratives , th. Lille II, M. Gros, (dir.), 1993,
p. 113.
327
J.-M. Février, op. cit., p. 365.
328
R. Denoix de Saint Marc, op. cit., p. 124.
329
J.-M. Février, op. cit., p. 384.
330
Ibid., p. 384.
139
267. Pourtant, la condition du moyen sérieux est à l’origine un bon outil pour remettre en
cause la présomption de légalité dans le sens où l’autorité attachée à cette décision n’a plus
lieu d’être si la présomption est balayée. Ainsi, la condition du moyen sérieux est une
nécessité qui peut, plutôt habilement, poursuivre l’équilibre des intérêts en jeu. Si sa raison
d’être paraît légitime, c’est sa pratique qui semble la rendre contestable. De plus, en
déterminant en grande partie l’office du juge du fond, cette condition paraît quelque peu
discréditée. Le sursis deviendrait presque un test pour le citoyen avant son passage devant le
juge du fond, voire une accélération de l’instance principale.
268. Le débat sur l’existence d’une troisième condition caractérisée par l’intérêt général au
sein du sursis ne sera pas ouvert ici331. Certes, nous admettons, sans qu’il soit formalisé, qu’il
plane sur l’ensemble de la politique jurisprudentielle. Il est même « un élément de très grand
poids dans l’appréciation par le juge du préjudice et facilite grandement l’octroi du sursis »332
sans constituer une véritable condition. En clair, l’intérêt général influence la procédure du
sursis sans être matérialisé en tant que tel. Il ne fait qu’aggraver la situation du requérant qui,
en vue de son succès, a tout intérêt à se présenter comme collaborant à la défense de l’intérêt
général. Dès lors, « le fait que la protection de l’intérêt public soit le but de la procédure du
sursis au moins autant que la préservation des intérêts particuliers ne fait guère de doute »333.
Autre élément en ce sens, lors de la création des tribunaux administratifs, le prononcé du
sursis à exécution leur était interdit pour toute décision intéressant le maintien de l’ordre, la
sécurité et la tranquillité publique334. Cette restriction, heureusement supprimée par la suite, a
longtemps permis à la juridiction suprême de refuser ou d’annuler des sursis prononcés335 et
de conserver la mainmise sur « sa » procédure en garantissant la continuité de l’activité
administrative. Si la conviction du lecteur n’avait pas encore été emportée, ces éléments
expriment la volonté du juge de transformer le sursis, véritable chance pour la protection des
requérants, en un soupirail inatteignable.
331
Les propos du commissaire du gouvernement Laurent en 1954 (CE, sect., 1 er oct. 1954, req. n° 33369 et
33494, Ministre des finances et affaires économiques c/ Crédit coopératif foncier : Rec. Leb., p. 492, concl.
M. Laurent) permettent en effet d’écarter l’équivoque et la confusion qu’avait pu introduire le professeur Lavau
sur la base de l’étude de différentes jurisprudences (CE, 23 nov. 1888, req. n° 70796, Sœurs hospitalières de
l’Hôtel-Dieu de Paris, préc. – CE, 28 déc. 1917, req. n° 64506, Dadolle : Rec. Leb., p. 883 – CE, ass., 17 juill.
1936, req. n° 54992, Mouvement social français des croix-de-feu : Rec. Leb., p. 788 ; D., 1936, III, p. 77, concl.
H. Detton) quant à l’existence formelle de cette troisième condition. Pour un exposé plus complet du débat et de
sa solution, v. M. Tourdias, Le sursis à exécution des décisions administratives , 1957, Paris, LGDJ, Bibliothèque
de droit public, t. 10, préf. J.-M. Auby, p. 147 et s.
332
Ibid., p. 150.
333
J.-M. Février, op. cit., p. 405.
334
L’alinéa 2 de l’article 9 du décret du 30 septembre 1953 prévoit que « en aucun cas, le tribunal administratif
ne peut prescrire qu’il soit sursis à l’exécution d’une décision intéressant le maintien de l’ordre, la sécurité et la
tranquillité publique ».
335
L’exemple le plus classique est le suivant : CE, sect., 26 nov. 1954, req. n° 33248, Ministre de l’intérieur c/
Van Peborgh : Rec. Leb., p. 626 ; AJDA, 1954, p. 484, note G. Braibant.
140
269. En outre, la rareté de l’octroi du sursis se combinait à une autre spécificité du sursis à
exécution. Celui-ci possédait un champ d’intervention réduit aux seules décisions positives.
En limitant son influence aux seules autorisations, c’est toute une part de l’activité des
autorités administratives qui lui échappait puisque les refus et décisions négatives laisseront
ceux qui les contestent dépourvus de toute opportunité de profiter d’un sursis. Ce refus de les
en faire bénéficier n’est pas discrétionnaire au point que plusieurs explications aient pu être
avancées pour le justifier. La plus classique, quoique contestable, se fondait sur l’absence de
caractère exécutoire des décisions négatives336 impliquant qu’il n’y aurait finalement rien à
suspendre. D’autre part, l’absence de pouvoir d’injonction au bénéfice du juge était souvent
invoquée : si suspendre un refus implique de tirer des conséquences positives, il faut pouvoir
enjoindre aux autorités administratives un comportement à adopter, ce que le juge
s’interdisait. Cette restriction, ou autolimitation, du juge en vue du sursis à exécution
constituait un obstacle à l’utilisation du sursis à exécution par les requérants.
270. Dans le cadre de cette procédure, l’octroi du sursis était donc loin d’être aisé. Il n’est
d’ailleurs pas anodin qu’entre 1806 et 1953 seulement 77 décisions juridictionnelles aient
octroyé le sursis à exécution. Celui-ci était trop peu développé et, jusqu’au milieu du 20e, la
tendance était confirmée : « de 1812 à 1850 il y eut, en effet, 43 arrêts de sursis contre 20 de
1850 à 1900 et 14 de 1900 à 1953 »337. Même l’explosion du flux contentieux n’a pas emballé
ce rythme. La faculté d’un refus discrétionnaire n’y était pas pour rien puisqu’entre 1954 et
1974, sur 56 affaires réunissant les deux conditions, seules 17 ont vu le sursis octroyé. Cette
situation faisait dire « que 17 fois en 20 ans c’est peu, surtout si l’on songe que, pour certains
auteurs, le développement de cette procédure conditionnait étroitement l’efficacité du
juge »338. Les réformes consécutives à l’évolution de la société après la Seconde Guerre
mondiale n’ont pas non plus influencé ce mouvement : en 1998, sur 5700 demandes de sursis
à exécution, seules 465 ont été satisfaites, faisant monter le taux de rejet à plus de 90 %339.
271. Le juge a finalement limité les conséquences de cette procédure dans le but de
défendre l’intérêt général censé symboliser l’activité administrative. Le sursis, au vu de sa
pratique, ne ramenait donc pas vraiment à l’équilibre les parties du contentieux administratif
du fait d’une certaine protection de la puissance publique. Sans aller jusqu’à décrire un
336
CE, ass., 23 janv. 1970, req. n° 77861, Ministre d’État chargé des affaires sociales c/ Amoros : Rec. Leb.,
p. 51 ; AJDA, 1970, p. 174, note X. Delcros ; RDP , 1970, p. 1035, note M. Waline.
337
M. Tourdias, op. cit., p. 199.
338
J. Carbajo, op. cit., p. 242.
339
La proportion mentionnée est celle reprise par le professeur Seiller qui renvoie sur ce point à la Chancellerie.
V. B. Seiller, « Du neuf avec du vieux : l'urgence en matière de référé-suspension », D., 2001, p. 1417, spéc. la
note de bas de page n° 19.
141
renversement du rapport entre administration et droit340, la situation éclaire quelque peu les
relations qui prévalent entre le juge et les autorités administratives. De là résulte un
déséquilibre entre les deux protagonistes puisque le sursis « équivaut à mettre en compétition
deux coureurs, dont l’un nanti de semelles de plomb »341. D’une certaine manière, l’on peut
dire que le juge « offre » à l’administration un rejet aisé des demandes de sursis342.
272. Dans la situation contentieuse, l’administration et les citoyens ne se trouvent pas à
égalité, ce qu’illustre notamment le principe de l’absence d’effet suspensif. Le sursis aurait dû
ramener un équilibre dès lors que la suspension faisait de l’acte contesté une simple prétention
juridique, similaires à celles des particuliers. Mais la compensation n’apparaît pas
franchement réussie par cette procédure. Le paradoxe est tel que le sursis à exécution participe
à l’« absence de neutralité procédurale »343 du contentieux administratif. Dans ce cadre,
l’activité des autorités administratives était une sorte de « vache sacrée » rappelant la
confusion originelle de la juridiction administrative. Une telle situation était généralement
expliquée par des considérations pratiques comme l’illustre la jurisprudence précitée344. En
l’espèce, le refus de statuer en appel sur un sursis hors de la compétence du juge de première
instance345 durcissait la position du Conseil d’État. Il s’agissait en fait d’une véritable
stratégie consécutive à l’évolution du contexte juridictionnel : « tant que le Conseil d’État est
resté juge unique, le contentieux du sursis n’est jamais apparu comme une menace pour la
puissance publique. La création de nouveaux degrés de juridiction a fait craindre l’émergence
d’une jurisprudence trop libérale. Dès lors, il était nécessaire de donner au Conseil d’État
l’occasion d’exercer son contrôle, globalement au profit de la puissance publique »346.
273. L’agencement du sursis l’empêchait généralement d’être un véritable contre-pouvoir,
le primat accordé à la puissance publique résultant d’une politique construite. Le sursis ne
pouvait qu’imparfaitement jouer son rôle de contrepoids. La sévérité unanime à l’égard du
sursis témoigne également d’une certaine façon de l’absence de neutralité du juge et de
l’origine politique de cette situation. Elle serait ainsi l’aboutissement d’un choix fondateur de
conception de la justice administrative. L’introduction de valeurs dans le champ du
contentieux administratif a transformé les modalités de contrôle juridictionnel de l’action
340
J.-M. Février, op. cit., p. 419.
341
J.-P. Markus, « Sursis à exécution et intérêt général », AJDA, 1996, p. 260.
342
Ch. Gabolde, « De l’art et la manière d’éliminer une demande de sursis à exécution », DA, 1993, n° 12 , p. 1.
343
J.-M. Février, op. cit., p. 202.
344
CE, sect., 26 nov. 1954, req. n° 33248, Ministre de l’intérieur c/ Van Peborgh, préc.
345
À l’époque, l’interdiction à l’endroit des tribunaux administratifs d’octroyer des sursis dans les matières
relatives à l’ordre public était encore en vigueur.
346
J.-M. Février, op. cit., p. 355.
142
administrative. Le lien avec l’intérêt général l’illustre tant il est admis que de la connivence
entre les intérêts du requérant et l’intérêt général découlera une bienveillance juridictionnelle.
De même, la procédure d’appel des rares sursis octroyés prévoyait une procédure
dérogatoire347 favorable aux intérêts de l’administration appelante, manifestation de la
politique jurisprudentielle évoquée.
274. En définitive, le juge adopte une attitude tournée vers la puissance publique et son
activité d’intérêt général. Sa conception, associée à l’essence du contentieux administratif, ont
fini par vider de sa substance la procédure du sursis à exécution, confirmant le fait que
« l’œuvre jurisprudentielle dépend en dernier ressort de la conception idéologique de la
puissance publique de celui qui l’émet »348. Ici, l’option idéologique a été clairement établie
en faveur de la supériorité de l’administration devant laquelle le juge doit modérer son
contrôle.
275. L’imprécision normative des standards utilisés permet au juge d’exprimer son
idéologie au travers de « sa » normalité. Comme le professeur Loschak, l’on peut en déduire
que le juge, notamment administratif, n’est qu’un organe de conservation sociale349. Les
multiples interventions législatives pour déroger en certains domaines aux conditions établies
ne sont d’ailleurs pas anodines. Le juge, en tant que gardien de la stabilité, opposait ainsi une
résistance farouche à ceux désireux de détacher le contentieux de ses présupposés
idéologiques. Seule l’instauration du référé parviendra, par la rénovation de la procédure du
sursis (B), à briser cette forme de résistance.
347
C’est l’article 23 du décret du 28 novembre 1953 portant règlement d’application publique pour l'application
du décret du 30 septembre 1953 sur la réforme du contentieux administratif qui a instauré cette procédure reprise
ensuite par divers articles du Code des tribunaux administratifs et des cours administratives d’appel (CTACAA,
art. R. 123-2, R. 124 et R. 135). Elle n’a été abrogée qu’à l’occasion de la réforme des procédures d’urgence en
2000. Cette procédure, spécialement applicable lorsque la décision du premier juge accordait le sursis, permettait
à l’administration d’obtenir la suspension provisoire du sursis et ce, dans l’attente du jugement de l’appel. Cette
suspension provisoire de la suspension octroyée provisoirement au requérant était organisée devant le Conseil
d’État d’une manière telle qu’elle s’apparentait quasiment à une bizarrerie juridique. En effet, la procédure
s’organisait autour d’un juge unique, le président de la section du contentieux ou l’un des présidents adjoints, qui
n’était tenu ni à une obligation de motivation, ni à une obligation de communication. Ainsi, le bénéficiaire de la
suspension n’était pas informé de l’existence de cette procédure et ne pouvait présenter une quelconque défense
de sa cause. La procédure devant le Conseil d’État échappait donc aux principes pourtant larges du contradictoire
et de la collégialité. La procédure de suspension du sursis devant la Cour administrative d’appel était bien moins
dérogatoire, bien que favorisant déjà l’administration. Le Conseil d’État verrouillait ainsi la procédure en
assurant à l’administration le maintien du caractère non-suspensif des recours portés à l’encontre de son activité.
348
J.-M. Février, op. cit., p. 484.
349
D. Loschak, Le rôle politique du juge administratif français , 1972, Paris, LGDJ, Bibliothèque de droit public,
t. 107, préf. P. Weil, p. 314 et s.
143
B – La rénovation par la procédure des référés
276. L’inauguration des procédures d’urgence est l’une « des grandes réformes
contemporaines du contentieux administratif »350. En introduisant une culture de l’urgence qui
manquait à la juridiction administrative351, cette réforme est souvent présentée comme la
révolution copernicienne de la procédure administrative contentieuse (1). Il nous faudra
pourtant dépasser ce constat laudateur car son contenu, son raisonnement et sa philosophie
traduisent une ressemblance avec le système précédent. L’instauration des référés, notamment
celui spécifique à la suspension352, reprodurait – en l’aménageant – la philosophie véhiculée
par le sursis à exécution. Cette particularité fait de cette dernière une révolution finalement
traditionaliste (2).
277. La loi du 30 juin 2000353 ayant introduit les référés d’urgence est un véritable
bouleversement de la justice administrative française. Celle-ci, préparée en amont par le
Conseil d’État, a repensé en profondeur le traitement de l’urgence. Elle est donc, en cela, une
révolution. Mais avant de l’analyser, il convient de comprendre les objectifs qui l’ont
motivée : la modernisation de l’action juridictionnelle dans un espace concurrentiel (a) et la
volonté d’instaurer, enfin, une véritable justice de l’urgence (b).
350
B. Pacteau, « Vu de l’intérieur : loi du 30 juin 2000, une réforme exemplaire », RFDA, 2000, p. 959.
351
L’ancien référé administratif prévu à l’article R. 130 du Code des tribunaux administratifs et des cours
administratives d’appel habilitait le président de juridiction ou son délégué à prendre en urgence toutes mesures
utiles sans ni faire préjudice au principal, ni faire obstacle à l’exécution d’une décision administrative. Son
efficacité était forcément contestable.
352
CJA, art. L. 521-1.
353
L. n° 2000-597, 30 juin 2000, relative au référé devant les juridictions administratives.
354
Cons. const., 23 janv. 1987, n° 86-224 DC, Loi transférant à la juridiction judiciaire le contentieux des
décisions du Conseil de la concurrence , préc.
144
279. La répartition a pu poser problème à partir du milieu des années 1980 pour la voie de
fait au regard de la comparaison de l’efficacité des deux ordres juridictionnels. Ces derniers
s’en disputaient la compétence et c’est notamment de cette rude concurrence que naîtra la
réforme des procédures d’urgence355 devant le juge administratif dans un but simple : rattraper
son retard sur les référés civils qui attirent les requérants. Le Conseil d’État, en engageant un
groupe de travail356 sur les procédures d’urgence, a souhaité se mettre au niveau de son
environnement juridictionnel concurrent. A ainsi été organisée une réponse rapide et efficace
aux situations d’urgence en se détachant des tabous traditionnels qui limitaient l’efficacité de
ses décisions si particulières du juge administratif.
280. C’est sur la base des carences du sursis à exécution et du référé administratif que le
Conseil d’État a souhaité se doter de pouvoirs analogues au juge civil. Si la prise de
conscience n’intervient qu’en 1997, à la suite du débat entourant la jurisprudence du Tribunal
des conflits357 sur la voie de fait, la doctrine s’y était déjà intéressée. C’est à l’occasion d’une
autre jurisprudence relative à la voie de fait que la crainte d’un recul du juge administratif
conséquent à son inefficacité est née. La jurisprudence Eucat358 avait fait craindre à la
doctrine une extension déraisonnée de la voie de fait liée à l’incapacité du juge administratif à
répondre à l’urgence. C’est ce « choc » pour les juges administratifs qui a poussé le Conseil
d’État et le gouvernement à mobiliser les ressources nécessaires à cette réforme.
281. L’enjeu dans cette affaire tournait autour du retrait du passeport d’un citoyen
redevable envers le Trésor public d’un arriéré important. Classiquement, une telle affaire
n’aurait pas dû constituer une voie de fait car le retrait n’est manifestement pas insusceptible
de se rattacher à un pouvoir administratif359. Malgré cela, le Tribunal des conflits a adopté un
raisonnement restrictif fondé uniquement sur les pouvoirs dont bénéficie l’administration dans
ce domaine. Celle-ci a bien le pouvoir de retirer le passeport d’un citoyen dans certaines
355
Et notamment le référé-liberté. Sur ce point v. G. Bachelier, « Le référé-liberté », RFDA, 2002, p. 261 ;
M. Lombard, « Éloge de la "folle du logis" : la dialectique de la théorie de la voie de fait et du référé-liberté », in
Libertés, justice, tolérance, Mélanges en hommage au doyen Gérard Cohen-Jonathan , vol. 1, 2004, Bruxelles,
Bruylant, p. 1126.
356
Le Vice-président du Conseil d’État constitue celui-ci par une lettre de mission en date du 31 octobre 1997
avant qu’il ne soit institué par arrêté du 7 novembre 1997. Il était composé de membres des juridictions
administratives ainsi que d’universitaires de renom et a poursuivi ses travaux pendant près de deux ans en
procédant à de nombreuses auditions.
357
T. confl., 12 mai 1997, req. n° 03056, Préfet de police de Paris c/ Tribunal de grande instance de Paris : Rec.
Leb., p. 528 ; JCP , 1997, II, n° 22861, rapp. P. Sargos ; Gaz. Pal., 1997, J., p. 386, concl. J. Arrighi de Casanova
et note S. Petit, p. 737, rapp. P. Sargos et note S. Petit ; AJDA, 1997, p. 575, chron. D. Chauvaux et T.-
X. Girardot ; RFDA, 1997, p. 514, concl. J. Arrighi de Casanova ; RDP , 1997, p. 667, ét. X. Prétot ; D., 1997, J.,
p. 567, note A. Legrand ; Quot. jur., 1997, n° 55, p. 8, note G. Pellissier ; LPA, 1997, n° 154, p. 153, note
C. Mamontoff ; LPA, 1998, n° 8, p. 15, note J.-P. Markus ; Gaz. Pal., 1998, J., p. 182, note Ch. Guettier.
358
T. confl., 9 juin 1986, req. n° 02434, Eucat c/ Trésorier-payeur général du Bas-Rhin : Rec. Leb., p. 301 ;
JCP , 1987, II, n° 20746, note B. Pacteau ; AJDA, 1986, p. 428, M. Azibert et M. de Boisdeffre ; D., 1986,
p. 493, note C. Gavalda ; RFDA, 1987, p. 53, concl. M.-A. Latournerie.
359
Le retrait du passeport peut être justifié en certaines circonstances telles que l’atteinte à la sécurité publique.
145
circonstances, mais, un arriéré d’impôts n’en fait pas partie. C’est ce simple écart entre la
situation d’espèce et les circonstances permettant à l’administration de retirer le passeport qui
constitue la voie de fait360.
282. L’on pouvait alors craindre une extension importante de la compétence judiciaire à
l’égard des litiges administratifs. Le juge administratif risquait, lui, de voir son prétoire se
réduire du fait de la perte de crédibilité de son action. Cette crainte liée à la réaffirmation de
l’autonomie du Tribunal sur le domaine de la voie de fait est alimentée par l’insuffisance de
l’arsenal du juge administratif en vue de la protection des droits et libertés individuelles. Cette
insuffisance entraînait une saisine abusive de la juridiction judiciaire par les citoyens. Le juge
administratif ne pouvait prendre encore longtemps ce risque de voir son « public » se
détourner de lui. À l’époque, « contrairement au juge judiciaire qui bénéficie d’une procédure
du référé civil, y compris à titre préventif, lui permettant d’obtenir des résultats en quelques
jours, voire quelques heures, le juge administratif est doté d’un système de référé très lourd et
par conséquent très insuffisamment performant »361. Le juge administratif, en délicatesse avec
la protection rapide des requérants, pouvait craindre de perdre tout le crédit qu’il avait acquis.
283. Sur cette base, les justiciables avaient déjà pu développer une tendance importante à
« l’erreur » de saisine. Or, « l’erreur dans le choix du juge compétent, lorsqu’elle se produit,
est presque toujours commise dans le même sens, ce qui conduit à douter sérieusement de son
caractère fortuit »362. Cette capacité du citoyen à se tromper en faveur de la compétence
judiciaire exprimait la tendance lourde d’une « faveur de plus en plus marquée par rapport à
son homologue administratif »363. Ce penchant à la saisine du juge judiciaire s’exprimait dès
que le contentieux était « urgent ». Le requérant victime d’un agissement irrégulier qui
nécessitait une protection rapide choisissait son juge en fonction de la capacité des deux
juridictions à lui répondre efficacement. Le juge judiciaire représentait, grâce à ses procédures
de référés364, toujours la meilleure solution. L’espace concurrentiel permis par un dualisme
poreux risquerait de provoquer à long terme l’assèchement de la compétence du juge
administratif. Afin de l’éviter, la juridiction administrative se devait de retrouver une
efficacité suffisante, ce qui passait par l’avènement de vrais contrepoids au principe de l’effet
non suspensif.
360
Pour une analyse plus poussée et plus complète de la décision, voir D. Thierry, « La jurisprudence Eucat dix
ans après : sa portée sur la théorie de la voie de fait », RFDA, 1997, p. 524.
361
D. Thierry, op. cit., p. 536.
362
R. Abraham, « L’avenir de la voie de fait et le référé administratif », in L’État de droit, mélanges en
l’honneur de Guy Braibant, 1996, Paris, Dalloz, p. 3.
363
Ibid., p. 3.
364
Codifiées aux articles 808 et 809 du Code de procédure civile.
146
284. Parce qu’il importait de redonner confiance aux justiciables en l’institution du juge
administratif, il fallait lui confier les moyens de devenir véritablement efficace. Le pouvoir de
suspendre en urgence les décisions administratives illégales est de ces moyens qui lui faisaient
défaut. C’est donc à la suite de ce « mépris » pour la justice administrative et une énième
erreur des requérants que le Conseil d’État va s’intéresser à la situation. Cette réforme
permettra d’en « sonner le glas »365. En ouvrant une brèche dans le principe de l’absence
d’effet suspensif par son contournement rapide, les référés d’urgence366 ont permis au juge, au
minimum, de rééquilibrer la concurrence qu’il vivait.
285. Depuis cette « mise à niveau », l’efficacité retrouvée a presque permis aux juridictions
administratives d’évincer cette théorie de la voie de fait. En effet, le Conseil d’État, armé de
son nouvel arsenal, s’est permis d’user de ses pouvoirs – en l’espèce du référé-liberté –
« quand bien même cette atteinte aurait le caractère d’une voie de fait »367. Sans entraîner la
« mort » de la voie de fait, les procédures d’urgence ont permis de vraiment rééquilibrer de
manière globale la concurrence entre les ordres juridictionnels. Le requérant possède
désormais le choix entre deux ordres de juridiction dont aucun n’est « inefficace ». Les
nouveaux moyens du juge administratif ont permis de combler le fossé entre eux.
286. Les contrepoids au principe de l’absence d’effet suspensif sont donc une conséquence
directe de l’environnement concurrentiel du juge administratif : les requérants ont toujours
interprété les règles du partage de compétences pour se présenter devant la juridiction la plus
à même de les satisfaire. C’est donc la quête rationnelle des justiciables qui a en grande partie
poussé les juridictions administratives à se doter de procédures d’urgence. En clair, ce sont les
attentes des requérants qui ont, indirectement, pu faire émerger une justice administrative de
l’urgence visant à faire contrepoids au principe de l’absence d’effet suspensif. Le
rehaussement de l’arsenal juridictionnel est donc aussi le fruit d’une autre nécessité, celle de
l’apparition d’une véritable justice de l’urgence (b) désirée par les requérants.
365
J. Fournier, « concl. sur CE, sect., 9 juill. 1965, Sieur Voskresensky », AJDA, 1965, p. 603.
366
Principalement le référé-suspension et le référé-liberté qui permettent, de manière générale d’empêcher quasi
immédiatement l’exécution matérielle de la décision administrative contestée. En entrant ensuite dans le détail
des procédures d’urgence, nombreux sont les référés permettant de figer la situation provisoirement ou encore de
la régler au fond. V. sur ce point, O. Le Bot, op. cit.
367
CE, ord., 23 janv. 2013, req. n° 365262, Commune de Chirongui : Rec. Leb., 2014, p. 6 ; AJDA, 2013, p. 199,
p. 788, chron. X. Domino et A. Bretonneau ; JCP A, 2013, n° 2047, note H. Pauliat, n° 2048, note O. Le Bot ;
DA, mars 2013, comm. n° 24, note S. Gilbert ; LPA, 2013, n° 73, p. 16, note B. Quiriny, n° 175, p. 6, note
J. de Gliniasty ; RFDA, 2013, p. 299, note P. Delvolvé.
147
b – La nécessaire apparition d’une véritable justice administrative
d’urgence
368
O. Le Bot, Le guide…, op. cit., p. 1.
369
Il faut cependant nuancer cette affirmation sur la base de ce que l’introduction des procédures d’urgence a
sensiblement fait baisser le délai global de reddition des décisions de justice (sans faire la distinction entre celles
rendues au fond et celles provisoires) grâce à leurs délais extrêmement courts. L’exemple du référé-liberté
soumis à un délai de 48 heures ou du référé-suspension résolu en moyenne en 20 jours permet effectivement de
largement réduire la moyenne du délai de jugement. En excluant les décisions d’urgence – ou en se concentrant
uniquement sur les décisions rendues au fond – l’amélioration, si elle est bien réelle, est tout de même moins
spectaculaire. Hors des contentieux d’urgence, les décisions du juge administratif restent encore détachées du
« temps social ». La décision du juge administratif se fait donc attendre encore trop longtemps au vu des
conséquences que les décisions administratives impliquent sur le patrimoine des citoyens.
370
« Rapport du groupe de travail du Conseil d'État sur les procédures d'urgence », RFDA, 2000, p. 942.
148
juridiction administrative. La montée en puissance de cette volonté de faire émerger une
justice « concrète » a dû être prise en compte en assurant les requérants d’une intervention
rapide. Ces procédures confèrent en outre, malgré leur caractère sommaire, des pouvoirs
importants au juge qui peut, pour ce qui nous intéresse, paralyser l’exécution d’une décision
administrative. En quelque sorte, le référé précontractuel, présageait déjà de la réforme du
juge de l’urgence puisqu’il pouvait déjà ordonner, suspendre ou encore annuler et
supprimer371 les décisions des autorités administratives.
290. C’est donc en partie pour répondre aux effets du principe de l’absence d’effet
suspensif que les référés, notamment les plus importants et les plus utilisés, ont vu le jour.
L’illustration la plus évidente en est sans aucun doute le référé-suspension, et dans une
moindre mesure le référé-liberté, comme une réponse aux effets du principe en cause. Plus
largement, tous les pouvoirs de suspension ouverts aux juges dans les procédures d’urgence
permettent de considérer que la réforme tente d’organiser une parade aux inconvénients de
l’application prolongée du principe de l’absence d’effet suspensif. Puisque la référence en ce
domaine reste le référé-suspension, c’est lui que nous analyserons en détail, le temps de
remarquer que, sans être le miroir du sursis à exécution, il se dégage de cette révolution une
forme de continuité, notamment dans son esprit. L’on peut finalement, à partir de cette
considération, la qualifier de traditionaliste(2).
291. Contrepartie directe du principe de l’effet non suspensif des recours, le référé-
suspension n’est pas si éloigné du sursis à exécution que la première impression peut le faire
croire. En effet, si l’on passe outre l’efficacité retrouvée d’une telle procédure, l’analyse
détaillée de la procédure est plus nuancée. Le référé-suspension n’est en réalité qu’une
exhortation à ce que le juge dépasse sa timidité vis à vis de l’activité administrative (b), ce
qu’il n’hésitera pas à faire. Malgré cela, le référé-suspension conserve un lien avec la
procédure du sursis à exécution en perpétuant son économie générale (a).
292. Le rapport du groupe de travail du Conseil d’État vis-à-vis des procédures d’urgence et
les travaux parlementaires de la loi du 30 juin 2000 éclairent leur raisonnement et leur
philosophie. A ce titre, il est significatif que le groupe de travail ait « cherché à renforcer
l’efficacité de l’intervention du juge administratif des référés par la rénovation du sursis à
371
CJA, art. L. 551-2.
149
exécution »372. L’approche est claire : plutôt que de repartir dans un nouveau paradigme sur la
base d’une politique de « terre brûlée », le juge administratif a souhaité corriger les vices du
système précédent. Ainsi, plutôt que le fond, c’est la pratique juridictionnelle qui va être
remise en cause.
293. Pour ce faire, le législateur s’inspire des multiples atténuations antérieures du régime
restrictif du sursis à exécution. Devant son insuffisance, le législateur avait déjà tenté d’ouvrir
plus largement la possibilité de suspendre les décisions contestées par le biais de nombreux
régimes spéciaux373. Il était allé jusqu’à instituer un « présursis » avec la loi du 8 février 1995.
Cette « nouveauté », c’était la suspension provisoire de l’exécution374, décidée pour trois mois
par le président du tribunal administratif ou de la formation de jugement en attendant le
résultat de la requête du sursis à exécution. Le but était de préserver l’efficacité du sursis à
exécution en bloquant tout commencement d’exécution qui ruinerait l’intérêt du sursis. Le
législateur s’orientait donc, avant la loi du 30 juin 2000, vers une intervention plus prompte
du juge et l’abandon de la contestée condition du préjudice difficilement réparable. Le
possible octroi d’un sursis en 48 heures pour un déféré préfectoral exercé contre un acte
compromettant l’exercice d’une liberté publique ou individuelle s’inscrivait dans cette même
orientation.
294. Toute la réforme de 2000 a été pensée dans le cadre de cette impulsion. Au lieu de
détruire une procédure pour en repenser une nouvelle, la loi du 30 juin 2000 a été réalisée
dans cette tendance à rénover le sursis à exécution, ce que l’étude du référé-suspension
confirme. En effet, son esprit reste en grande partie conforme à celui qui prévalait auparavant.
295. Au lieu de fonder l’octroi de la suspension sur une nouvelle méthode comme le bilan
« coûts-avantages »375 entre ce qu’en retirerait le requérant et l’efficacité administrative, le
système demeurera dans la même veine. L’on retrouvera deux conditions cumulatives, comme
372
« Rapport du groupe de travail… », op. cit., p. 946.
373
Par exemple, la loi n° 76-629 du 10 juillet 1976 relative à la protection de la nature institue un régime spécial
de sursis pour les autorisations et décisions d’approbation de projets obligatoirement précédés d’une étude
d’impact. La demande de sursis correspondant à ces décisions dénuées de l’étude d’impact exigée sera ainsi
soumise à des conditions particulières puisque l’idée d’un préjudice difficilement réparable n’est plus
indispensable. Il en est de même des actes devant être obligatoirement précédés d’une enquête publique depuis la
loi n° 83-630 du 12 juillet 1983 relative à la démocratisation des enquêtes publiques et à la protection de
l'environnement. Les demandes de sursis à exécution présentant un moyen sérieux contre ces actes adoptés après
des conclusions défavorables de la commission d’enquête ou sans l’enquête nécessaire doivent donc être
accueillies favorablement. Là encore, la nécessité d’avoir subi un préjudice difficilement réparable cède sous
l’impulsion du législateur.
374
CTACAA, art. L. 10.
375
Certes, cette comparaison entre les avantages et les inconvénients de la suspension intervient dans le
raisonnement du juge saisi d’un référé-suspension, nous le verrons. Cependant, ce n’est là pour lui qu’un moyen
d’apprécier que l’urgence, l’une des deux conditions présidant à l’octroi de la suspension, soit bel et bien
constituée. Il n’est alors pas question, comme on aurait pu l’imaginer, de faire dépendre le prononcé de la
suspension du seul résultat de cette « comparaison ».
150
dans la procédure du sursis à exécution, à la différence qu’elles auront été assouplies, dans le
but d’instiller une certaine efficacité. En quelque sorte, la réforme de l’urgence visait à
renforcer les palliatifs du système en facilitant notamment la suspension des décisions
administratives par une inflexion de l’interprétation des conditions d’octroi. Le législateur a
cherché à influencer le comportement du juge plutôt que de modifier le fond. Un signal fort
est envoyé au juge : à lui d’assurer la protection des droits des citoyens en suspendant plus
aisément sans que l’essence du cadre procédural ne soit bouleversée.
296. Afin de parvenir à ce résultat, la condition du préjudice difficilement réparable a été
remplacée par l’urgence « objective » de la situation, retenue en dépit de sa polysémie376. Ce
remplacement pousse à la recherche d’une décision juridictionnelle visant à assurer la
protection des citoyens. Le juge administratif est incité à intervenir et protéger plutôt qu’à
réparer une fois le « mal » fait. Cette première condition nécessaire à l’octroi de la suspension
reste attachée à la situation du requérant, mais d’une manière plus objective en quelque sorte.
L’interprétation juridictionnelle est sur ce point guidée par un certain nombre de critères
rapidement établis par le juge administratif. Moins d’un mois après l’entrée en vigueur de la
loi, le Conseil d’État affirmait que « la condition d’urgence à laquelle est subordonné le
prononcé d’une mesure de suspension doit être regardée comme remplie lorsque la décision
administrative contestée préjudicie de manière suffisamment grave et immédiate à un intérêt
public, à la situation du requérant ou aux intérêts qu’il entend défendre »377. L’urgence est
clairement définie et établie à partir d’une atteinte grave et immédiate à différents intérêts
énumérés. Dès lors, l’imminence de l’exécution de l’acte est insuffisante pour octroyer une
suspension.
297. Cette condition s’apprécie en outre de manière objective et globale378 mais également
concrète, à partir des éléments du dossier379. L’idée est donc d’objectiver l’interprétation
juridictionnelle sur ce point mais le fondement de cette condition demeure le même que celui
du caractère réparable ou non du préjudice subi : la situation personnelle du citoyen
376
V., sur la complexité de cette notion de l’urgence, G. Pambou Tchivounda, « Recherche sur l’urgence en droit
administratif français », RDP , 1983, p. 81 ; A. Vander Stichele, La notion d’urgence en droit public, 1986,
Bruxelles, Bruylant, Publications du centre interuniversitaire de droit public, préf. F. Delpérée, 149 p. ; P.-
L. Frier, L’urgence, 1987, Paris, LGDJ, Bibliothèque de droit public, t. 150, préf. G. Dupuis, 599 p. ; O. Dugrip,
L’urgence…, op. cit., p. 258 ; O. Ortega, « La notion d’urgence », RRJ , 2003, n° 3/18, p. 3057 ; L. Dutheillet
de Lamothe et G. Odinet, « L’urgence dans tous ses états », AJDA, 2016, p. 247.
377
CE, sect., 19 janv. 2001, req. n° 228815, Confédération nationale des radios libres : Rec. Leb., p. 29, concl.
L. Touvet ; RFDA, 2001, p. 378, concl. L. Touvet ; CJEG , 2001, n° 575, p. 161, concl. L. Touvet ; D., 2001,
p. 1414, note B. Seiller ; DA, juin 2001, comm. n° 153, p. 26, note L. Touvet et F. Sauvageot.
378
C’est l’idée d’une balance des intérêts entre les avantages qu’il y aurait à suspendre et ceux qu’il y aurait à
laisser l’exécution se poursuivre. Sur ce rôle de la théorie du bilan et de la confrontation entre intérêt général et
intérêts privés, v. B. Caviglioli, « Le recours au bilan dans l’appréciation de l’urgence », AJDA, 2003, p. 642.
379
CE, sect., 28 févr. 2001, req. n° 229562, 229563 et 229721, Préfet des Alpes-Maritimes et société sud-est
assainissement : Rec. Leb., p. 109 ; AJDA, 2001, p. 461, chron. M. Guyomar et P. Collin.
151
éventuellement atténuée par le jeu d’un intérêt public. Cette dernière doit en outre être atteinte
de manière grave et immédiate, ce qui a pour effet de rajouter un contenu matériel au texte
dont la jurisprudence assure une relecture. Dès lors, et malgré son objectivation, force est de
constater que « l’interprétation de la condition d’urgence donnée par le juge n’est pas sans
rappeler l’exigence de conséquences difficilement réparables »380 du sursis à exécution.
Mieux, le Conseil d’État n’a pas caché la « continuité de sa jurisprudence antérieure »381
puisqu’il se réfère pour apprécier l’urgence aux dispositions « de l’article 54 du décret du 30
juillet 1963 »382. Le rajout du critère matériel de la gravité du préjudice à celui strictement
temporel de l’urgence qui peut être nuancé par l’intérêt général renvoie à un schéma proche
du sursis à exécution. Heureusement, le juge n’y a pas réitéré les mêmes erreurs en
libéralisant son utilisation. Si, formellement, la condition a changé en se formalisant autour de
l’urgence, ses critères restaient proches impliquant que le juge devait en modifier
l’appréciation pour libérer le prononcé des suspensions.
298. La seconde condition d’octroi du sursis se matérialisait par la reconnaissance d’un
moyen sérieux de nature à justifier l’annulation. La lourdeur d’une telle exigence provoquait
une longue instruction, le temps que le juge analyse les moyens du requérant. Le juge
administratif du sursis opérait un contrôle de légalité poussé qui équivalait pratiquement à
celui exercé au fond. Cette exigence lui retirait tout intérêt puisqu’il ne pouvait répondre à
l’urgence, un tel contrôle étant trop lourd pour être effectué rapidement. La suppression de
cette condition ne pouvait néanmoins être envisagée : comment justifier de mettre en échec
l’activité administrative sinon sur la base de son irrégularité ? Les seules graves conséquences
de l’acte ne doivent pas suffire à paralyser l’activité administrative qui peut, légalement,
porter atteinte à la situation des citoyens. Par conséquent, la condition de l’irrégularité de
l’activité administrative devait être conservée parce que nécessaire au respect des fondements
théoriques de cette procédure. Afin de parvenir aux objectifs du législateur, il fallait organiser
différemment la recherche de l’illégalité pour tempérer l’exigence, le but étant d’agir vite
pour être efficace.
299. Revisitée, l’illégalité n’est devenue que l’expression d’un doute sérieux quant à la
légalité. Ramener le juge vers une décision rapide est rendu possible par la référence au doute
sérieux excluant la certitude. C’est donc l’expression d’une modération de la rigueur
précédente qui imposait de prouver l’illégalité de la décision contestée pour la suspendre.
380
B. Seiller, « Du neuf avec du vieux : l'urgence en matière de référé-suspension », D., 2001, p. 1415.
381
V. Ogier-Bernaud, « Le référé-suspension et la condition d’urgence », RFDA, 2002, p. 286.
382
CE, sect., 19 janv. 2001, req. n° 228815, Confédération nationale des radios-libres, préc.
152
Malgré cela, le raisonnement n’en est pas moins identique : la suspension ne peut se
comprendre pour une décision administrative dont la régularité est certaine.
300. Au-delà de ces deux conditions, l’organisation procédurale du référé-suspension
reprend le schéma du sursis à exécution. Contrairement au référé-liberté qui permet de
réclamer hors de toute procédure au fond « toute mesure nécessaire à la sauvegarde d’une
liberté fondamentale » dans un délai extrêmement court, le référé-suspension n’est que
l’accessoire d’un recours au fond. La recevabilité du référé-suspension est conditionnée à
l’existence d’un recours au fond, en vue de l’annulation de la décision concernée. La structure
du référé-suspension est calquée sur celle du sursis à exécution : la suspension doit
accompagner une demande d’annulation et ne se justifie que sur la base d’un raisonnement en
deux temps : le requérant doit être confronté à une urgence, c’est-à-dire subir un préjudice
grave et immédiat, puis le juge doit soupçonner l’illégalité de l’acte contesté. Le bilan des
intérêts concernés par la perspective de la suspension s’intègre pour sa part de manière
globale au raisonnement du juge. La philosophie de l’intervention juridictionnelle est donc
identique à celle qui prévalait pour le sursis : la suspension vise à préserver l’efficacité de la
future décision juridictionnelle à condition que la légalité de l’acte soit douteuse et qu’il fasse
naître un préjudice. L’économie générale de la procédure demeure donc malgré la
modification de son organisation en vue de la libération du pouvoir des juges.
301. Ces quelques améliorations s’inscrivent toutes dans une double volonté : affranchir les
membres des juridictions d’une forme de révérence à l’égard des autorités administratives. En
les soulageant d’une responsabilité et en les détachant de l’avenir de la contestation, le
législateur a, sans modifier l’esprit du contentieux, réussi son entreprise d’incitation du juge
administratif (b).
153
décision. Le référé-suspension, s’il n’est pas allé jusqu’à prévoir ce type de garanties, a
néanmoins fait bouger les lignes.
303. En France, la protection provisoire, telle que la suspension de l’exécution de l’acte,
découle de l’intervention juridictionnelle. La manière dont le juge interprète et use notamment
de la procédure du référé-suspension conditionne pour beaucoup son efficacité. À ce titre,
« elle reste dépendante de la façon selon laquelle celui-ci entend utiliser son pouvoir »383 :
tout est lié à son interprétation. Or, l’entreprise législative a déjà réussi à libéraliser l’usage
qui est fait des conditions d’octroi, l’interprétation restrictive ayant disparu au profit d’une
pratique mesurée. Le juge n’a pas hésité à saisir toutes les potentialités offertes par la réforme
pour faciliter l’usage de ses prérogatives.
304. Le fait de redonner à la décision prise en référé-suspension son caractère provisoire et
modulable a décomplexé le juge vis-à-vis du prononcé d’une suspension. L’idée du groupe de
travail a été reprise pour offrir le pouvoir au juge de s’adapter en permanence à la situation
rencontrée. Les intérêts de cette réadaptation sont parfaitement décrits par ce fameux groupe :
« la suspension pourrait, par exemple, être accordée rapidement à titre conservatoire, mais
pour une durée déterminée, le temps d’approfondir l’instruction ; statuant à nouveau, le juge
pourrait ensuite modifier la mesure ordonnée initialement ou y mettre fin »384. La suspension
devient une faculté que le juge peut moduler ou supprimer si un contexte nouveau ou une
argumentation nouvelle le permettent. L’article L. 521-4 du Code de justice administrative385
évite au juge de se retrouver face à une alternative radicale entre le prononcé d’une
suspension jusqu’à l’instance et un permis d’exécuter au bénéfice de l’administration. La
sérénité du juge vis-à-vis de la continuité de l’activité administrative est recherchée afin de
faciliter la suspension. Le mécanisme, simple et novateur, ouvre au juge le pouvoir de retirer
la suspension octroyée, l’avancée de l’instruction ayant par exemple permis de lever le doute
sur la légalité.
305. La multiplication des cas de suspension n’est cependant pas liée uniquement à cette
facilitation du sursis. La réforme du 30 juin 2000 a étendu le champ du référé-suspension,
notamment en ce qui concerne les actes négatifs. La procédure du sursis les excluait, à
l’exception des refus entraînant une modification de la situation des destinataires, par exemple
383
P. Mouzouraki, op. cit., p. 27.
384
« Rapport du groupe de travail… », op. cit., p. 947.
385
L’introduction de cet article permet à toute personne intéressée de saisir de nouveau le juge administratif des
référés dans le but de lui réclamer la modification ou la suppression des mesures ordonnées par lui. Cette
nouvelle intervention du juge administratif n’est conditionnée que par la survenance d’un élément nouveau sans
limitation par l’intervention d’un quelconque délai ou écoulement du temps. Face à un élément nouveau qui
modifie la situation contentieuse, les parties peuvent donc réclamer une nouvelle intervention du juge sous la
forme d’une réévaluation de la mesure adoptée auparavant.
154
lorsque le renouvellement d’un avantage ou d’un titre leur est refusé. La jurisprudence
Amoros386 restreignait le domaine des suspensions aux seules décisions exécutoires, entendues
comme assurant une modification du droit. Dans le référé-suspension, le législateur décide
d’abandonner cette réserve puisqu’il est censé pouvoir s’appliquer à l’encontre de toute
« décision administrative, même de rejet »387. Le pouvoir d’injonction a alors été très utile
puisqu’il a permis au juge d’apporter une réponse à la suspension d’une décision négative, ce
qu’il ne pouvait pas faire lorsqu’il en était démuni. Au vu de ces évolutions, le message
semble clair : le juge administratif ne doit plus « craindre » de paralyser l’activité
administrative. Cette invitation législative au dépassement d’une vision restrictive, le juge va
également la saisir en vue de l’analyse des conditions d’octroi de la suspension, ce que
confirme sa pratique jurisprudentielle.
306. Sur la première – l’urgence invoquée par le requérant –, une fois dépassée la continuité
avec le sursis, la jurisprudence a opéré un infléchissement notable. L’urgence de la situation
est, on l’a dit, composée de deux caractéristiques rattachées au préjudice du requérant qui doit
être immédiat et grave. S’il est peu de choses à dire sur l’élément temporel du préjudice, mis à
part qu’il s’apprécie au moment où le juge statue388 et qu’il doit se produire « à brève
échéance »389 ou être en train de se réaliser390, la gravité marque, elle, un important abandon.
Dès la jurisprudence Confédération nationale des radios libres, le juge a assumé la volonté de
faciliter l’octroi des mesures de référé. Il a assoupli sa position car la suspension pourra être
prononcée alors même que « cette décision n’aurait un objet ou des répercussions que
purement financiers et que, en cas d’annulation, ses effets pourraient être effacés par une
réparation pécuniaire »391. En clair, « cette nouvelle position montre que la possibilité
d’allouer une compensation financière ne constitue désormais plus un obstacle à la suspension
d’une décision litigieuse »392. Tout préjudice, dès l’instant où il est immédiat et grave est en
mesure de donner au juge le pouvoir d’octroyer la suspension. La nature du préjudice
386
CE, ass., 23 janv. 1970, req. n° 77861, Ministre d’État chargé des affaires sociales c/ Amoros , préc.
387
CJA, art. L. 521-1.
388
CE, ord., 31 oct. 2001, req. n° 239050, Mme Dourel : Rec. Leb., p. 527 – CE, 24 nov. 2006, req. n° 277981,
O’Dru : Rec. Leb., p. 1014 ; AJDA, 2006, p. 2312, obs. Z. Aït-El-Kadi ; RDI, 2007, p. 262, obs. L. Marion.
389
CE, sect., 25 avr. 2001, req. n° 230166 et 230345, Ministre de l’économie, des finances et de l’industrie c/
SARL Janfin : Rec. Leb., p. 197, concl. G. Bachelier ; RFDA, 2001, p. 837, concl. G. Bachelier.
390
CE, ord., 12 févr. 2001, req. n° 229797, 229876 et 230026, Association France Nature Environnement et
autres : Rec. Leb., p. 56 ; LPA, 2001, n° 46, p. 18, note H. de Gaudemar – CE, ord., 3 juill. 2009, req. n° 321634,
Mmes Lelin : Rec. Leb., pp. 893, 989 et 992 ; BJDU , 2009, n° 4, p. 285, concl. E. Geffray – CE, ord.,
25 juill. 2013, req. n° 363537, SARL Lodge At Val : Rec. Leb., pp. 765, 882 et 884 ; BJDU , 2016, n° 6, p. 468,
concl. A. Lallet.
391
CE, sect., 19 janv. 2001, req. n° 228815, Confédération nationale des radios-libres, préc. Sur la prise en
compte des intérêts financiers par le juge du référé-suspension, v. également CE, ord., 9 mai 2012, req.
n° 356209, Région Champagne-Ardenne : Rec. Leb., pp. 852 et 911.
392
V. Ogier-Bernaud, op. cit., p. 289.
155
n’importe plus, tout comme sa possibilité d’être réparé, seule compte la gravité du préjudice
subi par le requérant393. L’association de ce déverrouillage tourné vers les contentieux
pécuniaires à l’analyse concrète de la balance des intérêts laisse entrevoir une plus large
ouverture des cas de suspension des décisions administratives. La balance des intérêts entre
l’exécution et la suspension s’opère de manière plus favorable au requérant, évitant de nuire
au sens de la réforme. En clair, afin de répondre au souhait du législateur en libérant la
suspension, « le juge administratif accepte que toutes les conséquences potentielles de
l’exécution immédiate de la décision contestée soient prises en compte »394. En s’épargnant
une restriction classique, l’interprétation de la notion d’urgence a substantiellement ouvert les
possibilités d’une suspension.
307. La seconde condition, elle, ne laissait guère de doute : transformer le moyen sérieux en
doute sérieux sur le respect de la légalité est un message fort du législateur. Le juge du référé
est invité à modérer son examen de la légalité de l’acte contesté donc il n’est pas question
pour lui d’effectuer le travail du juge du fond ou de tout examen équivalent. Le juge des
référés doit se limiter au constat du doute, celui-ci suffisant à faire perdre à l’acte le bénéfice
du principe étudié. Alors que le moyen sérieux s’analysait comme un moyen fondé,
conduisant à l’annulation, désormais « le juge administratif peut suspendre l’exécution d’une
décision administrative sans avoir de certitude sur le caractère fondé des moyens
d’annulation »395. Cette amélioration, loin d’être négligeable, a permis au juge d’accorder des
suspensions sur la base de simples doutes, sans lier le juge du fond qui pourra rejeter la
demande d’annulation d’un acte suspendu396. L’illégalité doit désormais être probable plus
que certaine et il ne faut pas perdre de vue qu’elle s’apprécie dans un contentieux urgent397
393
CE, ord., 12 juin 2013, req. n° 358922, Commune de Lambesc : Rec. Leb., pp. 765 et 880.
394
B. Seiller, « Du neuf avec du vieux… », op. cit., p. 1417.
395
« Rapport du groupe de travail… », op. cit., p. 945.
396
Par ex., CE, sect., 11 juill. 2001, req. n° 231692 et 231862, Société Trans-Ethylène et Ministre de l’économie,
des finances et de l’industrie : Rec. Leb., p. 373 ; DA, oct. 2001, comm. n° 227, p. 36, note M.-Y. Benjamin ;
DA, févr. 2002, comm. n° 38, p. 31, note Ch. Maugüé ; Environnement, 2002, comm. n° 29, note P.-J. Baralle
pour la suspension et CE, 24 oct. 2001, req. n° 228543 et 233238, Commune de Marennes et autres : Rec. Leb.,
p. 957 ; Environnement, 2002, comm. n° 56, note D. Deharbe – CE, sect., 27 oct. 2006, req. n° 260767, 260791
et 260792, Société Techna SA et autres : Rec. Leb., p. 451 ; AJDA, 2006, p. 2385, chron. C. Landais et
F. Lenica ; JCP , 2006, I, chron. n° 201, p. 2383, chron. B. Plessix, II, n° 10208, p. 2394, note S. Damarey ; LPA,
2007, n° 1-2, p. 3, note F. Chaltiel ; JCP A, 2007, n° 1-2, comm. n° 2001, p. 24, note F. Melleray ; D ., 2007,
p. 621, note P. Cassia.
397
Ce caractère urgent a notamment pu justifier certaines restrictions quant à l’office du juge ou aux moyens
susceptibles d’être développés devant lui. Parce qu’il s’agissait d’un contentieux de l’urgence, le juge ne devait
être que celui de l’évidence tant il fallait offrir au requérant une réponse prompte et rapide. L’illustration la plus
classique d’une telle restriction était constituée par la considération selon laquelle il n’appartient pas au juge des
référés d’apprécier la conventionalité de la loi, une telle démarche l’éloignant trop de l’évidence consubstantielle
à l’urgence. V. en ce sens, CE, 30 déc. 2002, req. n° 240430, Ministre de l’aménagement du territoire et de
l’environnement c/ Carminati : Rec. Leb., p. 510 ; AJDA, 2003, p. 1065, note O. Le Bot ; AJDA, 2004, p. 465,
note P. Cassia ; AJDA, 2006, p. 1875, comm. T.-X. Girardot ; DA, mars 2003, comm. n° 74, p. 35, note
M. Guyomar. Depuis, le juge administratif est revenu sur cette position en considérant qu’il n’y a plus
156
marqué par l’office du juge unique. Le doute sérieux vise à accélérer le traitement de cette
procédure d’urgence en n’entrant pas dans l’analyse détaillée de la légalité de l’acte contesté
en même temps qu’il facilite considérablement l’octroi d’une suspension.
308. Le bilan de la réforme du 30 juin 2000 à propos de la suspension des actes contestés
est donc positif398. Elle a permis d’ouvrir substantiellement les possibilités de suspension
prononcées par le juge administratif. Celui-ci, tout en restant attaché à l’organisation générale
du sursis, a su dépasser son appréhension pour agir en faveur des requérants. La suspension
est ainsi devenue un pouvoir juridictionnel classique. Certes, l’on peut regretter que le
législateur n’ait fait que libérer la parole du juge sans organiser une réponse inédite au
principe de l’absence d’effet suspensif, mais le contrepoids paraît au moins efficace.
Néanmoins, le professeur Seiller semble critiquer ce manque d’originalité de la procédure :
« Le privilège du préalable accorde une présomption de légalité à l’action administrative. Il
renverse la charge de la preuve : l’Administration n’a pas à prouver la régularité de ses
décisions préalablement à leur édiction et l’administré est tenu, pour s’y soustraire, de
démontrer, par l’exercice d’un recours, leur illégalité. Il serait alors juste d’en déduire que,
dès qu’existent de forts indices d’illégalité, la décision doit être privée d’effets par l’octroi
d’une suspension. Comment, en effet, admettre que, même sans effets trop contraignants, des
décisions administratives illégales puissent bénéficier de leur caractère exécutoire jusqu’au
jugement du recours les contestant ? Une décision reconnue suspecte, évidemment par l’avis
d’un juge, ne devrait produire aucun effet, même négligeable. La condition d’urgence, ou
celle de risques de conséquences graves est en réalité secondaire »399.
309. Imposer des conditions en vue de l’octroi de la suspension est forcément une
entreprise de restriction. Logiquement, une seule condition devrait être examinée, la question
de la légalité. En ne la respectant pas, l’acte en cause se détacherait de l’intérêt général et rien
ne permettrait alors d’imposer aux destinataires d’en supporter l’exécution. Dès l’instant où le
lien avec la légalité serait incertain, plus rien ne justifierait que la décision s’exécute. L’on
peut alors regretter que, dans sa volonté de faire contrepoids aux effets néfastes de la
procédure administrative contentieuse, le législateur n’ait cherché qu’à adoucir le système
d’incompatibilités entre cette gestion de l’évidence et de l’urgence par le juge des référés et le contrôle de
conventionalité de la loi. V. en ce sens, CE, ass., 31 mai 2016, req. n° 396848, Mme G. : Rec. Leb., n° 3/2017,
p. 208, concl. A. Bretonneau ; RFDA, 2016, p. 754, concl. A. Bretonneau et note P. Delvolvé ; AJDA, 2016,
p. 1398, chron. L. Dutheillet de Lamothe et G. Odinet ; D., 2016, p. 1472, note H. Fulchiron, p. 1477, note
B. Haftel ; JCP , 2016, n° 29, n° 864, note J.-P. Vauthier ; Gaz. Pal., 2016, n° 24, p. 23, note M. Afroukh, n° 27,
p. 16, note P. Le Maigat, n° 28, p. 29, note M. Guyomar.
398
Le même constat pourrait assurément être admis pour la globalité de la réforme, ayant permis de faire entrer
la justice administrative dans l’ère moderne, particulièrement préoccupée par les soucis de célérité et d’efficacité
des procédures.
399
B. Seiller, « Du neuf avec du vieux… », op. cit., p. 1418.
157
plutôt qu’à le repenser. En quelque sorte, l’on pourrait même considérer que la loi aurait
étendu le domaine de la suspension de ce qu’il était nécessaire pour assurer la pérennité du
principe de l’absence d’effet suspensif. La brèche réalisée aurait ainsi visé le strict minimum :
des contrepoids qui rendent tolérable le principe étudié. La réforme des procédures d’urgence
serait donc animée d’une volonté de conserver le système en étendant quelque peu la
protection des requérants. En clair, le référé-suspension a permis de maintenir un principe, le
caractère non suspensif des recours, qui faute de réels contrepoids, pouvait être menacé.
158
159
CONCLUSION DU CHAPITRE 1
310. Le principe de l’absence d’effet suspensif des recours se présente, dans le contentieux
administratif, comme une évidence dont la pertinence et la valeur ne se discutent pas. Installé
dans la procédure administrative contentieuse en tant que principe, il s’est imposé sans qu’il
ne lui soit véritablement opposé de critiques. De là, il a pu être défendu qu’il s’en dégageait
une forme de logique juridique empêchant toute réflexion à son égard. Le principe de l’effet
non suspensif des recours ne pouvait être contesté puisqu’il découlait d’un raisonnement
juridique implacable. Sa vigueur juridique semble, à partir de cette base, ne faire aucun doute
au point que son étude puisse paraître saugrenue. Pourtant, les éléments qui sont
traditionnellement présentés comme les fondements du principe de l’effet non suspensif des
recours sont, lorsqu’on y regarde de plus près, quelque peu détachés d’une logique juridique
présentée comme mécanique. Que ce soit la décision exécutoire, la séparation des pouvoirs ou
la présomption de légalité, ces éléments théoriques censés justifier le principe sont tous l’objet
d’une déformation ou d’une exagération qui l’empêchent de s’ancrer solidement en droit.
Cette carence d’argumentation juridique à la source du principe de l’absence d’effet suspensif
des recours démontre en creux qu’il s’agit là d’un véritable discours construit et pensé pour le
légitimer. Celui-ci exprime au passage la conception et l’assise idéologique du contentieux
administratif dont le principe en cause, sans son « habillage » juridique, en est l’une des
illustrations les plus manifestes.
311. Confrontée à cette insuffisance, la valeur juridique du principe s’est alors
« recroquevillée » sur son affirmation hégémonique, la radicalité de son expression coupant
court à toute critique. La gestion de cette prépondérance par la procédure administrative
contentieuse est très intéressante dans la mesure où elle peut s’apparenter à une véritable
stratégie. Les arguments théoriques censés ancrer le principe ne résistant pas à une analyse
objective, il a fallu l’organiser de manière telle que la question de sa pertinence ne pourrait se
poser. Ainsi, ses exceptions ont été très largement restreintes ce qui, d’un côté, a permis
d’installer le principe mais, de l’autre, en constitue paradoxalement l’une des faiblesses. En
réponse à celle-ci, et toujours dans le but de légitimer la pérennité du principe de l’absence
d’effet suspensif, il a été porté une attention particulière à ses contrepoids. Leurs effets ont
d’ailleurs été amplifiés sous l’effet de la loi du 30 juin 2000, ce qui d’une certaine manière a
paradoxalement contribué au maintien du principe. L’on peut ainsi considérer que « le
maintien du principe de l’effet non suspensif des recours en premier ressort semble
160
aujourd’hui assuré par des instruments palliatifs plutôt que par son fondement théorique ou sa
formation historique »1. Cet agencement parvient, au vu du rayonnement et du prestige du
principe, efficacement à masquer ses lacunes théoriques. Pour autant, cela ne réussit pas à
dissimuler son caractère fictionnel, ce qui en fait un élément de présentation du droit
administratif (Chapitre 2).
1
S. Hourson, « Les recours suspensifs en matière administrative », DA, 2012, n° 5, ét. n° 9, p. 10.
161
162
Chapitre 2 – La structure d’une fiction juridique,
élément d’un discours axiologique
312. Le principe de l’effet non suspensif des recours n’est pas, contrairement à ce qui est
traditionnellement avancé, le produit d’une déduction de logique juridique. Les notions que
l’on vient d’évoquer ne peuvent, on l’a démontré, engendrer cette particularité qu’au prix
d’une exagération. Le principe ne s’impose donc pas naturellement au contentieux
administratif. Sa nature pose alors problème tant l’élévation d’une caractéristique procédurale
à un tel rang en dehors de toute déduction raisonnée n’est guère courant. Cela laisserait
entendre que ses fondements se situeraient sur un plan finalement plus politique. Il ne faut
toutefois pas s’arrêter à cette constatation si l’on veut révéler les enjeux dissimulés derrière ce
principe laissant aux autorités administratives la possibilité de poursuivre l’exécution de leur
activité. Il faut, pour cela, s’intéresser en détail à sa structure et à la méthode utilisée. Ce n’est
que par ce biais qu’il sera possible ou non de confirmer que ce principe est le vecteur d’une
idéologie. Or, sa teneur, quelque peu inédite d’artifice fictionnel (Section 1), confirmera
l’impression que le principe de l’absence d’effet suspensif est l’expression directe d’une
forme dogmatique. Mais plus que cette nature particulière fondée, on le verra, sur la négation
de l’existence d’un recours contentieux, c’est la manière dont la procédure l’utilise qui est
encore plus intéressante. Celle-ci ne se comprend effectivement que dans le champ d’un
discours de présentation pragmatique du droit et du contentieux administratifs (Section 2).
313. Avant d’analyser l’usage qui est fait de la nature du principe, il faut d’abord établir
cette dernière. À ce titre, sur la base d’un examen objectif de ses traits, l’absence d’effet
suspensif pourra être qualifiée de fiction juridique (paragraphe 1) parce que ce principe
revient à ignorer le fait qu’un recours a été déposé contre un acte administratif dont
l’exécution pourra être poursuivie. Le droit fait « comme si », dans la réflexion procédurale,
certains éléments n’existaient pas. En outre, l’emploi du mécanisme fictionnel peut se
confirmer en ce que le principe possède les principaux traits de la fiction juridique exogène
(paragraphe 2). Enfin, celle-ci est un principe, nous l’avons déjà dit, ce qui implique qu’elle
soit « première » et à la base d’un système. En étant à l’origine d’un système à réaction lui-
même fictionnel (paragraphe 3), sa nature de principe ne semble pas pouvoir être discutée.
163
Paragraphe 1 – Une véritable fiction juridique
314. Avant de confronter la structure du principe qui nous intéresse aux caractéristiques de
la fiction juridique, il faut identifier avec précision cette notion. Communément, elle se définit
par l’invention et l’imaginaire, ce qui en fait une œuvre, dans le sens d’une construction
humaine. En nous en tenant à cette seule approche, la fiction pourrait se confondre avec
d’autres phénomènes, risquant alors de nuire à la compréhension de nos propos. Afin
d’aboutir à l’intelligibilité de la notion, il convient donc de la différencier des mécanismes
voisins (A). C’est à partir de cette opération que le principe pourra être affirmé en tant que
fiction juridique au vu de ce qu’il manifeste une négation consciente de la réalité (B).
315. Il est important de comprendre que le phénomène de la fiction juridique n’est guère
répandu. En tant que tel, il est restreint car le droit, phénomène de régulation sociale, se
nourrit des faits pour assurer sa mission d’encadrement social. Néanmoins, cette entreprise
nécessite de traduire en termes juridiques des éléments bruts, donc de classifier et user de
notions génériques. Ainsi, ce que nous pouvons rassembler sous la bannière de la qualification
juridique est aussi une fiction puisque c’est une œuvre imaginée par l’esprit. Pourtant, la
qualification juridique qui fait du droit une fiction (1) n’est pas une fiction juridique, qui, elle,
a vocation à nier la vérité. Cette relation catégorique n’est heureusement que l’extrémité du
nuancier des mécanismes d’altération de la réalité. C’est donc au travers de la variété de ces
rapports à la vérité (2) que l’on pourra distinguer la fiction juridique.
316. Le droit, dans sa globalité, est un phénomène social puisqu’il a vocation à régir la vie
en société. Le droit est consubstantiel à l’existence d’une société en tant qu’elle est « un
ensemble d’individus dont les rapports sont consolidés en institutions et même, le plus
souvent, garantis par l’existence de sanctions, soit codifiées, soit diffuses qui font sentir à
l’individu l’action et la contrainte de la collectivité »1. La définition même de la société
intègre ainsi l’organisation des rapports entre les individus en vue d’assurer la pérennité du
groupe. Le phénomène juridique, impliqué par la vie en collectivité, s’appuie sur une méthode
basée sur la qualification juridique2.
1
« Société », in A. Lalande, Vocabulaire technique et critique de la philosophie , 18ème éd., 1996, Paris, PUF,
pp. 1001-1002.
2
Il est aussi possible de parler, entres autres, de catégorisation juridique.
164
317. Cette technique n’a pas fait l’objet d’une réflexion abondante en droit public3, hormis
quelques exceptions notables4. La qualification juridique n’apparaît sur les radars du
contentieux administratif qu’en 1914 avec la décision Gomel5. À cette occasion, le juge avait
justement dégagé la voie du contrôle de la qualification juridique des faits, ouvrant la doctrine
publiciste, et spécialement administrativiste à cette question. Si, pour M. Chapus, l’arrêt
Gomel est « le plus grand pas qui ait été accompli dans le sens d’un meilleur contrôle de la
légalité de l’action administrative : le plus remarquable du point de vue des principes ; le plus
important en pratique, en raison de la fréquente nécessité de contrôler la qualification des faits
et de la fréquence des erreurs commises par les autorités administratives »6, cela démontre en
creux qu’il est le fondement de tout raisonnement juridique. Elle serait, en un sens, le pivot à
partir duquel le phénomène juridique pourrait se penser puisque chaque solution
juridictionnelle « peut apparaître comme le résultat d’une opération de contrôle de la
qualification juridique des faits »7.
318. Le raisonnement juridique est donc le fruit de la technique de qualification qui assure
la traduction juridique des événements matériels. En quelque sorte, c’est une abstraction des
faits sensibles rendue possible par l’utilisation d’un « voile juridique ». Cette entreprise est
« une opération du raisonnement juridique qui consiste à faire entrer un objet dans une
catégorie juridique, préétablie ou non, à laquelle est attaché un régime juridique ou un effet de
droit, dans le but d’ouvrir l’application de ce régime juridique ou de cet effet de droit à l’objet
ainsi qualifié »8. C’est en quelque sorte l’étiquetage juridique permettant d’entraîner les effets
juridiques devant y être associés. La qualification permet en fait au juriste d’appréhender le
monde sensible et de le penser en usant des catégories juridiques.
319. Cette entreprise fondamentale est la conjonction de la nature du phénomène juridique
et de celle de sa mission. La qualification est donc au cœur du droit censé être le guide de
l’organisation des relations sociales. Les règles juridiques « s’inscrivent dans le cadre d’une
3
Les travaux classiques en la matière ont plutôt trait au droit privé. Nous citerons par exemple, H. Croze,
Recherche sur la qualification en droit processuel français , th. Lyon III, A. Decoq (dir.), 1981, 738 p. ; F. Terré,
L’influence de la volonté individuelle sur les qualifications, 1957, Paris, LGDJ, Bibliothèque de droit privé, t. 2,
préf. R. Le Balle, 599 p.
4
C.-H. Vautrot-Schwarz, La qualification juridique en droit administratif, 2009, Paris, LGDJ, Bibliothèque de
droit public, t. 263, préf. D. Truchet, 685 p.
5
CE, 4 avr. 1914, req. n° 55125, Gomel : Rec. Leb., p. 488 ; S., 1917, III, p. 25, note M. Hauriou ; GAJA,
21ème éd., 2017, Paris, Dalloz, n° 27, p. 160.
6
R. Chapus, Droit administratif général, t. 1, 15ème éd., 2001, Paris, Montchrestien, Domat droit public, n° 1238,
p. 1043.
7
S. Moutouallaguin, « Le centenaire de l’arrêt Gomel, entre ombre et lumière », DA, 2015, n° 6, ét. n° 8, pp. 14-
15.
8
C.-H. Vautrot-Schwarz, op. cit., n° 38, p. 23.
165
fonction de commandement de peuples, d’hommes vivant en population »9. Leur but premier
est d’assurer la conduite de la société en représentant un idéal vers lequel la société devrait
tendre. Kelsen avait pris l’habitude de désigner ce modèle sous l’expression du Sollein, le
devoir-être, en opposition au Sein, le fait brut. Le droit assure la représentation mentale
officielle des faits matériels pour mieux les encadrer sans pour autant appartenir à leur sphère.
M. Amselek souligne mieux que quiconque cette nature particulière des normes juridiques,
véritables « outils de texture psychique ou outils mentaux. Ils n’ont aucune matérialité
palpable ; ils sont taillés dans un tissu purement idéel : une règle, c’est un contenu de pensée
auquel est assignée une certaine vocation instrumentale »10.
320. Le phénomène juridique, sorte de tissu mental, doit pour mener à bien sa mission,
« coller » au monde auquel il s’applique. Sans intégrer toute la complexité de celui-ci, le droit
serait condamné à échouer dans la réglementation des rapports sociaux. Il doit se nourrir des
faits pour les encadrer et les diriger de manière pertinente. Cependant, la norme juridique ne
peut agir dans la casuistique permanente ; elle est forcée, pour réglementer la société, de
provoquer une généralisation et de prendre une certaine hauteur vis-à-vis des faits bruts
donnant lieu à son application. La qualification juridique serait donc la passerelle jetée entre
les mondes physiques et abstraits permettant d’assurer la pertinence et l’efficacité du
phénomène juridique. En quelque sorte, elle est la traduction du monde matériel en termes
juridiques. Le monde matériel devient l’élément d’un tout qui le dépasse tant « qualifier des
objets, des faits, des actes, des situations, c’est les subsumer sous des concepts (en particulier
des concepts spécifiquement juridiques), c’est leur donner un habillage conceptuel forgé par
notre esprit : entre le fait brut – les données immédiates de la perception – et le fait qualifié, il
y a cet intermédiaire de l’habillage qui n’est pas purement neutre et transparent, mais qui
emporte au contraire une certaine “vision du monde”, une manière de le voir sous certains
angles, avec certaines arrière-pensées, et de le répertorier en conséquence »11.
321. Par la qualification, le droit attribue une valeur à quelque chose : un élément
« X » dans le monde matériel comptera pour « Y » dans le monde du phénomène juridique12.
Ce qu’il faut comprendre, c’est que ces deux éléments, matériels et juridiques, demeurent : la
transformation juridique ne fait pas disparaître l’élément matériel du monde sensible. L’être
physique qui supporte la qualification demeure et sa nature n’en sera pas modifiée.
9
P. Amselek, « Le droit est-il une réalité ? », Conférence prononcée le 24 avril 2014 à la Faculté de droit de
Toulon, http://paul-amselek.com/textes/realite.pdf [consulté le 11/07/2017].
10
P. Amselek, « Le droit, technique de direction publique des conduites humaines », Droits, 1990, n° 10, p. 8.
11
P. Amselek, Cheminements philosophiques dans le monde du droit et des règles en général , 2012, Paris,
A. Colin, Le Temps des idées, p. 445.
12
Ch. Grzegorczyk, « Le droit comme interprétation officielle de la réalité », Droits, 1990, n° 11, p. 32.
166
Seulement, il lui aura été donné une valeur juridique en vue de l’application de règles. De ce
fait, l’on peut dire que « la juridicité n’est pas une qualité ou une propriété immanente des
choses, elle leur est apportée de l’extérieur et elle consiste en une qualification spécifique
octroyée par le droit aux objets et aux situations »13.
322. Par le biais des normes juridiques, il sera imputé un effet déterminé à l’objet qualifié.
Il lui sera donné une valeur de par son inscription dans l’une des cases ou catégories
déterminées par le phénomène juridique. Sera donc superposée à sa nature physique une
valeur juridique donnant lieu à l’application d’un régime particulier. Les catégories juridiques
sont extrinsèques des éléments physiques qu’elles caractérisent en vue de l’application de
règles y correspondant.
323. En cela, le droit « ne se résume pas dans un ensemble de règles contraignantes ; il est
aussi un discours, un discours sur le monde environnant qu’il découpe et reconstruit selon ses
propres notions et critères, mais en occultant ce que ce découpage a d’arbitraire et en le
présentant comme inhérent à l’ordre naturel des choses »14. Les catégories juridiques
renvoient aux « tableaux artificiels »15 de Locke qui ne sont pas la copie des éléments
physiques qu’elles ont vocation à traduire. Elles sont une création de l’esprit amenant à réunir
autour d’une idée abstraite des choses qui ne sont pas forcément liées. Les catégories
juridiques et l’entreprise de qualification assurent donc la représentation officielle du monde
matériel par l’ordre juridique : qualifier, c’est reconstruire dans le phénomène juridique les
faits matériels. L’idée est de construire un nouveau monde à partir de notions abstraites afin
d’appliquer aux éléments matériels des normes juridiques. La qualification, c’est la paire de
lunettes que le juriste chausse pour appréhender le monde : ainsi une table deviendra un bien
meuble et l’opéra de Toulon un monument historique bénéficiant d’un régime protecteur. Le
droit construit sa réalité légale en lieu et place de la réalité physique forçant chacun « à voir le
monde à travers le prisme (déformant) des catégories et des propositions juridiques, et l’image
de l’ordre social qui s’en dégage s’impose imperceptiblement à la conscience des individus
comme évidente et nécessaire »16.
324. Il est possible de ressortir de ce constat l’idée littéraire selon laquelle « le droit est la
plus puissante des écoles de l’imagination » au point qu’aucun poète n’a jamais « interprété la
13
Ch. Grzegorczyk, « Le droit comme interprétation officielle de la réalité », op. cit., p. 32.
14
D. Loschak, « La doctrine sous Vichy ou les mésaventures du positivisme », in CURAPP (dir.), Les usages
sociaux du droit, 1989, Paris PUF, Publications du Centre universitaire de recherches administratives et
politiques de Picardie, p. 276.
15
J. Locke, Essai philosophique concernant l’entendement humain, 1998, Paris, Librairie philosophique J. Vrin,
Bibliothèque des textes philosophiques, trad. P. Coste, rééd. 1755, Liv. II, chap. XXIV, § 3, p. 250.
16
D. Loschak, op. cit., p. 276.
167
nature aussi librement qu’un juriste la réalité »17. La qualification juridique assure donc une
déformation de la réalité physique et matérielle dans son appréhension du monde que
démontre bien le partage entre quelques catégories de la très grande diversité du monde
matériel. En modifiant ce dernier, « les entités juridiques apparaissent comme des fictions
[…] élaborées par l’esprit pour régler et ordonner le monde humain, voire pour le
constituer »18. En fabriquant une nouvelle réalité à partir du matériau brut, la qualification est
bien une fiction. Habiller le réel d’un manteau abstrait participe à créer un nouvel univers
partiellement détaché de celui qu’il encadre, ce qui en fait une fiction. L’exemple suivant
illustre cette création d’une nouvelle matière différente de la brute : « Supposons en effet que
le législateur veuille appliquer les mêmes dispositions normatives aux objets de la classe A, à
ceux de la classe B, à ceux de la classe C, etc. ; pour éviter d’avoir à énoncer autant de normes
qu’il y a de classes, il lui suffit de définir d’abord une classe M […] comme la simple union
des classes A, B, C, etc., pour appliquer ensuite globalement aux objets de la classe M les
dispositions souhaitées »19. Il peut donc exister dans le monde matériel une forme de diversité
que le phénomène juridique n’exprimera pas : le juriste ne verra qu’un élément là où la nature
en contenait trois. En cela, le droit est une fiction, puisque par la qualification juridique il
construit un système qui revisite les éléments bruts qu’il encadre.
325. Le schéma dans lequel le phénomène juridique crée « son » monde sur la base
d’éléments physiques à proprement parler inexistants est bien pire encore. C’est le cas
notamment de la législation antisémite de Vichy, qui permettait de qualifier juridiquement une
frange de la population. La création d’une « race juive » dans le domaine du droit a permis,
fictivement, de faire entrer certaines personnes dans celle-ci pour leur appliquer un régime
juridique. Or, qualifier des personnes comme relevant de la « race juive », c’est créer quelque
chose que le monde matériel ne connaît pas. La qualification donne alors naissance à une
fiction qui produit une image faussée et simplifiée du monde, aberration que dévoile le
professeur Loschak : « La loi ne lève pas pour autant toutes les incertitudes, dans la mesure où
elle conserve, pour des raisons idéologiques évidentes, une définition à base raciale, sans être
néanmoins en mesure, pour des raisons tout aussi évidentes de donner un critère sûr
permettant de reconnaître la race juive : d’où la référence à des éléments de présomption
fondés sur la religion. La race juive se transmet par les ascendants : à partir de trois
ascendants juifs, on est juif, en deçà de deux, on n’est pas juif. Soit. Encore faut-il déterminer
17
J. Giraudoux, La guerre de Troie n’aura pas lieu, 1994, Paris, Classiques Larousse, Acte II, Scène 5, p. 106.
18
R. Sève, « L’institution juridique : imposition et interprétation », Revue de métaphysique et de morale , 1990,
p. 321.
19
J.-L. Gardies, « La structure logique de la loi », APD , 1980, t. 25, p. 112.
168
si les grands-parents étaient juifs ou non, et pour cela la loi propose – de façon illogique mais
inévitable – de recourir à la détermination par la religion : l’appartenance à la religion juive
fait présumer l’appartenance à la race juive. Les choses se compliquent encore un peu plus si
deux des grands-parents sont juifs : dans ce cas, on est juif si on a un conjoint juif ou si on est
de religion juive, on n’est pas juif si on a épousé un non-juif et si on n’appartient pas à la
religion juive, cette non appartenance étant tenue pour acquise si on a adhéré au culte
catholique ou protestant »20.
326. Le droit, en assurant une « déformation » du monde physique, se raccroche aux
processus fictionnels. Parce que le processus de traduction qui sous-tend le raisonnement
juridique est porteur d’une fiction, sa construction peut s’analyser comme telle. L’omission de
cette vérité peut parfois venir de ce que l’objectivité des termes juridiques fait oublier que le
monde n’est pas tel qu’il se présente juridiquement. Parfois, la société finit par considérer que
la construction est fidèle au point d’exporter les catégories abstraites dans le monde sensible.
Le cas de la « race juive » est encore une fois parlant dans la mesure où la législation
antisémite a fini par être acceptée par la doctrine et la société. Ce fut d’autant plus facile que
« le droit neutralise le contenu polémique des termes qu’il intègre à son lexique et leur
confère une authenticité nouvelle : transmués en catégories juridiques, les mots se voient
parés de l’“objectivité” qu’on reconnaît au vocabulaire technique ; inscrits dans la loi, ils
acquièrent un poids, une vérité supplémentaires »21. Le poids de l’objectivation juridique est
tel que l’expression juridique influence la lecture du monde au point qu’il ait pu être considéré
que si l’on classait des personnes dans une « race juive », c’est qu’elle existait et qu’ils y
appartenaient naturellement. Or, il n’existe pas plus de propriétés physiques juives que de
« race juive ». Seulement, la société a pu faire le transfert inverse de la qualification classique
en exportant les catégories juridiques dans le monde sensible.
327. Le droit, construction idéelle, produit toujours une fiction. Il repose sur un tel
mécanisme puisqu’il assure une altération de la réalité. En assurant la production d’un monde
inédit, l’univers juridique est fictif. Pourtant, ce processus fictionnel de la qualification
juridique n’est pas en soi une « fiction juridique ». Cette dernière notion est plus concise car
elle renvoie à une catégorie de normes particulières, celles qui assurent l’introduction d’une
fiction propre à l’organisation juridique. Il n’est donc pas question d’évoquer le principe de
l’absence d’effet suspensif comme une fiction sur la base de sa seule nature de règle juridique
mais plutôt de la traiter directement comme une « fiction juridique ». Car si la construction du
20
D. Loschak, op. cit., p. 258.
21
Ibid., pp. 276-277.
169
mécanisme juridique est en soi une fiction, différentes catégories de normes présentent une
variété de rapports à la vérité (2) et la fiction juridique en est le rapport extrême.
328. Les règles juridiques assurent une représentation fictive du monde matériel. Cependant
leur contenu emprunte diverses techniques qui, pour des raisons de commodité, constituent
des rapports distants à la réalité. Il existe donc différents procédés qu’il est possible de classer
en fonction de cette relation. Dans cette échelle, la présomption simple figure une tentative
d’harmonie (a) entre ces deux mondes. En s’en éloignant, la présomption irréfragable se
charge de l’ignorer (b) avant de retrouver la fiction juridique qui nie purement et simplement
la réalité (c).
329. La présomption, sans revenir sur sa définition légale, est le point de départ du
raisonnement du juriste : c’est une hypothèse de travail et une méthode au service de la
recherche de la vérité. Les présomptions font l’objet de nombreuses distinctions entre les
matérielles et les formelles, celles de fait et de droit, affirmations et inductions, cognitives et
normatives… La principale reste la différence entre les présomptions simples et les
irréfragables. Elles se dissocient par leur rapport à la vérité en ce que la première peut être
renversée devant la preuve contraire tandis que la seconde perdure malgré la démonstration
inverse.
330. La présomption simple cristallise un vif intérêt du fait qu’elle est la plus répandue.
Cette technique particulière de recherche de la vérité est une opération intellectuelle qui se
définit sur la base des travaux de Gény « par deux éléments : un acte de volonté et la
probabilité »22. La présomption simple peut même par son schéma se penser comme une
norme puisqu’un effet juridique répond à une situation, celui du modèle normatif : « s’il y a
un état des choses E et si la preuve contraire manque, on doit reconnaître la conclusion de la
présomption CP »23. À l’inverse, si l’état des choses est doublé par la présence d’une preuve
contraire, la déduction ne pourra se produire. La conséquence contenue dans la présomption
simple résulte donc de la conjonction d’un état des choses supposé et de l’absence de preuve
contraire. À ce titre, le fait que l’article 323 du Code civil, avant sa réforme du
22
L. de Gastines, Les présomptions en droit administratif, 1991, Paris, LGDJ, Bibliothèque de droit public,
t. 163, préf. J.-L. de Corail, p. 14.
23
J. Wróblewski, « Structures et fonctions des présomptions juridiques », in Ch. Perelman et P. Foriers, Les
présomptions et les fictions en droit , 1974, Bruxelles, Bruylant, Travaux du Centre national de recherches de
logique, p. 48.
170
1er janvier 200624, utilisait l’expression de « présomptions ou indices » marque cette
attribution de conséquences juridiques à des faits pour lesquels l’on n’a aucune certitude.
331. La présomption n’est ainsi qu’une relation normative rattachée aux faits par une
méthode particulière n’amenant pas à une déconnexion de la réalité. Nous l’avons déjà dit, la
présomption est la volonté d’attribuer certains effets à une probabilité afin de faciliter la
preuve, mais subsiste un lien avec le monde matériel. Il ne s’agit en fin de compte que d’une
extension du sens des faits établis qui laisseraient penser que les éléments attendus pour
produire l’effet existent. En donnant à ce qui est probable la même valeur que ce qui serait
certain, la présomption simple tente de réunir ces deux mondes du fait et du droit. Elle est un
trait d’union entre la réception des faits et la gestion des conséquences normatives.
332. Le système de la présomption simple revient donc à fonder un « raisonnement par
lequel on pose, en matière de fait, une conclusion probable, quoique incertaine »25. Elle
favorise la preuve de faits permettant d’engendrer certaines conséquences juridiques. Il est
présumé que certains événements se sont produits pour entraîner l’application de normes.
Dans ce cadre, plusieurs méthodes sont concurrentes pour présumer et assurer « le
déplacement de la preuve »26 afin de faciliter la partie qui en est responsable.
333. Le professeur Foriers27 fait la différence entre des présomptions fondées sur un
raisonnement affirmatif, les présomptions-affirmations, et celles qui déduiraient un fait à
partir d’un élément partiel, les présomptions-inductions. Si les deux facilitent l’administration
de la preuve, leur valeur scientifique est nécessairement différente, la première pouvant être
plus détachée de la réalité que la seconde. En outre, l’évolution actuelle aggrave ce potentiel
détachement de la méthode scientifique. Car si « les présomptions simples supposent
l’existence d’un fait objectivement connu et excluent de la démarche rationnelle des
considérations qui seraient personnelles au juge »28, l’attachement à la réalité peut être
nuancé. Les présomptions-affirmations suivent un raisonnement élémentaire : un fait
incertain, par la seule qualité de la personne qui l’édicte, sera considéré comme authentique.
Certaines personnes en profitent puisque les fait qu’ils affirment sont considérés comme vrais
à moins que le contraire ne soit prouvé. La concordance avec la réalité n’est que supposée sur
24
Il disposait qu’« à défaut de titre et de possession d'état, ou si l'enfant a été inscrit, soit sous de faux noms, soit
sans indication du nom de la mère, la preuve de la filiation ne peut être judiciairement rapportée que s'il existe
des présomptions ou indices assez graves pour en déterminer l'admission ».
25
« Présomption », in A. Lalande, op. cit., p. 821.
26
Ch. Aubry et Ch. Rau, Cours de droit civil français, t. 12, 5ème éd., 1922, Paris, Marchal et Billard : G. Godde,
§ 749, note 10 bis, p. 78.
27
P. Foriers, « Présomptions et fictions », in Ch. Perelman et P. Foriers, op. cit., p. 7.
28
Ibid., p. 9.
171
la base d’un élément organique. Le second procédé, celui de la présomption-induction, peut
rappeler la technique du faisceau d’indices. C’est le raisonnement typique d’un juge qui va
considérer qu’un fait existe en constatant d’autres éléments concordants par la technique de
l’induction, donc. Certains l’évoquent en tant que présomption de l’homme dans la mesure où
lui seul, par son raisonnement, apporte la preuve de la présomption.
334. La présomption simple ouvre donc à celui qui l’utilise, généralement le juge, le
pouvoir de conférer une valeur à un élément rendu probable par un critère organique – la
présomption-affirmation – ou factuel – la présomption-induction – non mis en défaut. Malgré
l’introduction d’un certain artifice, la présomption simple se justifie en se conformant au
plerumque fit29. Le problème est que cette expérience ayant conduit à couvrir l’hypothèse la
plus vraisemblable par une présomption semble de plus en plus affirmée. Les présomptions-
affirmations sont les plus conséquentes par leur importance alors qu’elles se détachent le plus
du plerumque fit par leur seule affirmation. Jean Rivero exprime parfaitement ce passage
entre les deux techniques et les conséquences qui en découlent : « La présomption simple se
calque sur le plerumque fit, sur la plus grande probabilité, et l’hypothèse de travail qu’elle
constitue pour la recherche du vrai n’est pas, en ce sens, déraisonnable, ni, partant, injuste. Ce
n’est cependant pas toujours le cas, et il y a des présomptions simples qui ne se justifient pas
par leur conformité au plus probable »30.
335. Si l’excellent exemple31 qu’il donne ne vaut pas pour le contentieux administratif, il
peut nous faire réfléchir quant à la pertinence des présomptions. Car dans le cas où la
probabilité ne la fonde plus, la technique de la présomption prendra sa racine dans un autre
élément souvent idéologique. Elle ne se justifierait alors plus que dans le paradigme d’un
système signifiant que derrière cette objectivité se « cacherait » une volonté de prioriser des
conceptions. Cela justifierait l’idée selon laquelle les « présomptions sont basées sur certaines
valeurs acceptées comme leur fondement » et qu’elles « sont le moyen technique pour réaliser
certains objectifs, qui d’ailleurs dépendent des valeurs acceptées »32. Les présomptions ne
seraient que le vecteur d’une idéologie expliquant qu’elles n’ont pas toutes la même place :
tandis que certaines semblent essentielles, d’autres paraissent sporadiques et casuistiques. Le
vrai problème est que les premières, piliers du droit public ou du contentieux administratif,
29
C’est-à-dire l’affirmation que la présomption est conforme à la majorité des cas rencontrés.
30
J. Rivero, « Fictions et présomptions en droit public français », in Ch. Perelman et P. Foriers, op. cit., p. 109.
31
Il s’agit de la présomption d’innocence.
32
J. Wróblewski, « Structures et fonctions des présomptions juridiques », in Ch. Perelman et P. Foriers, op. cit.,
pp. 47 et 57.
172
servent généralement les autorités administratives, produisant alors un certain déséquilibre
idéologique.
336. La présomption simple, malgré une construction gardant un lien avec la recherche de
vérité, permet d’accorder des effets juridiques à des éléments seulement probables et, plus
globalement, d’assurer la défense des valeurs « prioritaires » du contentieux administratif.
Dans la construction de ce dernier, les présomptions auront donc une importance stratégique.
Bien entendu, cela a rendu possible une dérive tendant à privilégier les présomptions-
affirmations, détachées de l’hypothèse la plus probable, tendant à distendre le lien avec la
réalité. Celles-ci, parmi lesquelles se trouve la présomption de légalité, sont une illustration
importante de ce que le contentieux administratif véhicule manifestement une idéologie.
337. Quoi qu’il en soit, de par sa structure, le principe de l’effet non suspensif n’entre pas
dans cette catégorie des présomptions simples. Il n’y est question ni d’établissement de
preuve ni de probabilité mais d’une simple volonté : le recours ne doit pas suspendre
l’exécution de la décision contestée, ce qui revient à ne pas utiliser la technique de la
présomption simple. L’absence d’effet suspensif des recours implique que les autorités
administratives peuvent continuer à agir comme si aucun recours n’avait été déposé, dans une
forme de respect dû à la continuité de l’activité administrative. Cette caractéristique ne se
fonde pas sur une probabilité quelconque pour engendrer des effets juridiques ; elle ment
sciemment sur l’appréhension de la réalité. Ce mensonge n’est donc pas une présomption
simple, pas plus qu’il n’est une présomption irréfragable, technique visant à ignorer la réalité
(b).
33
C. civ., art. 1352, al. 1.
34
P. Foriers, « Présomptions et fictions », in Ch. Perelman et P. Foriers, op. cit., p. 10.
173
339. La présomption irréfragable n’implique pas systématiquement un décalage entre la
réalité sensible et les conséquences de l’ordonnancement juridique. Elle est une norme qui ne
s’explique pas dans le sens où il ne sert à rien d’en faire la démonstration. Celle-ci exprime
une volonté ayant valeur de vérité objective, sans jamais se baser sur la réalité constatable. La
notion de présomption irréfragable est hétérogène dans la mesure où son fondement peut
s’appuyer sur un plerumque fit comme sur une volonté politique. Elle n’est ni fausse ni vraie
car elle est tout simplement, et ce, sans qu’un lien doive être établi avec la réalité. La
présomption irréfragable se désintéresse de la vérité matérielle de par sa seule structure. En
cela, elle n’est qu’une norme qui n’a que peu à voir avec la technique de la présomption et
l’établissement de faits.
340. Ce procédé attribue une valeur à un événement qui peut être faux ou vrai sans que cela
n’ait d’importance : il a été décidé que cet événement a une valeur, ce qui doit faire plier toute
volonté contraire. L’illustration de cette situation est la règle qui attribue une valeur –
aujourd’hui elle vaut acceptation35 – au silence gardé par les autorités administratives vis-à-
vis d’une demande pendant deux mois. Traditionnellement, il valait rejet de la demande sans
que puisse être mise à mal cette idée. Peu importait que le silence résulte d’un manque de
moyens empêchant un traitement efficace des demandes ou qu’il découle d’un oubli :
l’administration avait rejeté la demande. Cette présomption n’était pas une fiction car elle
n’allait pas sciemment contre une réalité contraire et ne faisait que s’en désintéresser.
L’exemple est d’autant plus pertinent que le principe connaissait des exceptions impliquant
que le silence pouvait exprimer autant un rejet qu’une acceptation : le même fait pouvait avoir
deux valeurs complètement différentes. Le raisonnement peut être encore poussé en ce que le
35
C’est l’article L. 231-1 du Code des relations entre le public et l’administration qui prévoit, en prenant le relais
de l’article 1-I-2 de la loi n° 2013-1005 du 12 novembre 2013 habilitant le Gouvernement à simplifier les
relations entre l'administration et les citoyens, qu’une demande auprès de l’administration vaut son acceptation
au bout de deux mois de silence gardé par l’autorité administrative. C’est le renversement de l’ancien principe
qui prévoyait, au sein de la loi n° 2000-321 du 12 avril 2000 relative aux droits des citoyens dans leurs relations
avec les administrations, que le silence gardé par l’autorité administrative valait rejet de la demande. Pour autant,
la portée du nouveau « principe » doit être nuancée et mesurée, notamment au regard de la portée du principe de
l’absence d’effet suspensif qui nous intéresse. En effet, le principe selon lequel le silence gardé par
l’administration pendant deux mois vaut décision d’acceptation fait l’objet de très nombreuses exceptions
codifiées aux articles L. 231-4 et L. 231-5 du Code des relations entre le public et l’administration. Le
« problème » peut venir du fait que si le premier prévoit des situations génériques relativement limitées, comme
les demandes dont l’objet est financier ou ne visant pas à l’adoption d’une décision individuelle, le second
permet, par un décret en Conseil d’État et en conseil des ministres, de prévoir au nom de la bonne administration
ou de l’objet de certaines décisions, des exceptions à ce principe. Sur cette base, les exceptions se sont
multipliées au point que, dans un paradoxe certain, le même Code des relations entre le public et l’administration
renvoie à une liste recensant toutes les situations dans lesquelles le silence gardé pendant deux mois vaudra bel
et bien acceptation. Les articles D. 231-2 et D. 231-3 du Code des relations entre le public et l’administration
fixent même les différentes modalités de cette énumération des situations dans lesquelles le principe
s’appliquera. Cette situation témoigne de ce qu’elle n’a de principe que le nom tant dans la majorité des cas le
silence vaudra refus. Le paradoxe est complet puisque le principe se retrouve « enfermé » dans une sphère
précisément délimitée. Au moins, par un effet de comparaison, la vigueur du principe de l’absence d’effet
suspensif des recours apparaît en creux.
174
renversement récent de la valeur du silence démontre que les mêmes faits peuvent recevoir
une acception différente selon le contenu de la présomption irréfragable. Cette différence
détachée du contexte matériel démontre bien le désintérêt vis-à-vis de la réalité. Ce n’est donc
pas une méthode de recherche de la vérité qui peut faillir, c’est l’attribution « arbitraire »
d’une valeur à des faits. La vérité matérielle n’a ici pas d’intérêt : la norme confère une valeur
à une situation, sans recherche de la vérité matérielle.
341. La présomption irréfragable, au contraire de la présomption simple, se détache de
toute expérience empirique, censée s’attacher à la probabilité. En ne faisant que préciser les
conditions qui encadrent certaines conséquences juridiques, « la présomption irréfragable
correspond à la forme élémentaire de la norme juridique »36. En supprimant la référence à un
prétendu plerumque fit et à un probable réel, la présomption irréfragable ne correspond pas à
l’idée d’une présomption. Elle n’est qu’une norme qui ouvre un régime juridique particulier
sur la base d’un choix. La présomption simple n’était que le point de départ du raisonnement
du juriste qui avait de fortes chances de se retrouver dans les faits. La présomption
irréfragable, elle, écarte toute recherche de la vérité afin de tirer les conséquences juridiques
d’une situation. De fait, « du point de vue du souci de la vérité, un abîme sépare la
présomption simple de la présomption irréfragable »37.
342. La non-admission de la preuve contraire entraîne un désintérêt total de la réalité. En
cela, elle sert toujours certaines valeurs ou certains objectifs proches de l’organisation sociale.
La présomption irréfragable, en faisant disparaître la probabilité, n’exprime que la volonté
d’attribuer une valeur à une situation ou de servir des intérêts qui paraissent légitimes. Par
exemple, dans la volonté de ne pas exonérer de leur responsabilité les citoyens, la
connaissance de la loi par tous a été élevée au rang de vérité objective, sans que cela ne puisse
être confirmé. Par le biais d’une présomption irréfragable, « nul n’est censé ignorer la loi »,
plus aucun citoyen ne pourra avancer son ignorance pour s’exonérer. Cette affirmation ne
s’appuie sur aucun plerumque fit basé sur l’éducation juridique de la société. Cette maxime
exclut que le juge, avant de lui appliquer une norme, interroge son destinataire afin de vérifier
qu’il la connaissait. Peu importe la réalité de la situation puisqu’elle sera réglée en amont de
toute recherche de vérité, ce qui dénote la marque d’une présomption irréfragable.
343. Finalement, le seul abandon de l’influence de la preuve contraire a engendré une
dissociation de la présomption simple et de la réalité. Ainsi, la présomption irréfragable est
36
J. Wróblewski, « Structures et fonctions des présomptions juridiques », in Ch. Perelman et P. Foriers, op. cit.,
p. 69.
37
J. Rivero, « Fictions et présomptions en droit public français », in Ch. Perelman et P. Foriers, op. cit., p. 103.
175
une méthode de construction normative qui permet d’ignorer la réalité matérielle. En cela, elle
monte d’un cran dans l’artifice sans atteindre l’extrémité de la fiction juridique qui instaure un
mensonge. En effet, « la présomption irréfragable ne témoigne pas, à l’égard de la vérité, d’un
mépris aussi radical : elle ne la refuse pas, simplement, elle s’en désintéresse. Elle n’est pas,
comme la fiction, négation consciente de la réalité, mais refus de rechercher celle-ci »38. Elle
se différencie donc du procédé de la fiction39, c’est-à-dire une véritable négation (c), bien que
par leurs résultats les deux méthodes puissent être proches.
344. La fiction juridique, coup d’État juridique40, est une notion différente du sens commun
de la fiction. En effet, « celui qui dit que tout le droit est une fiction, ou que le droit
international public n’est que fiction, utilise cette notion dans un sens non juridique »41. Il faut
donc définir ce procédé avant d’y confronter le principe de l’absence d’effet suspensif.
345. De manière succincte, elle est un « artifice de technique juridique […] consistant à
[…] supposer un fait contraire à la réalité, en vue de produire un effet de droit »42. Pour être
plus explicite, cette notion contredit un élément à la vérité établie : « c’est un mensonge : ce
qui est faux est tenu pour vrai en vue d’arriver à un certain résultat convenable »43. Notre
attachement à la seule fiction juridique nous pousse à écarter la simple déformation consciente
de la réalité, thèse défendue par le professeur Dabin44. La dénaturation de la réalité, même
associée à un élément intentionnel, caractérise le phénomène juridique dans son ensemble et
dépasse la seule fiction juridique.
346. Sur la base de ces éléments, il faut tracer les lignes de cette notion pour mieux en
comprendre le raisonnement. La fiction juridique introduit un mensonge prouvant l’existence
d’une volonté. Il existerait donc une énergie positive visant à faire émerger des éléments
juridiques sans existence matérielle ou bien sa forme négative assurant la disparition
38
J. Rivero, « Fictions et présomptions en droit public français », in Ch. Perelman et P. Foriers, op. cit., p. 102.
39
Sur ce point, v. contra O. Cayla, « Le jeu de la fiction entre "comme si" et "comme ça" », Droits, 1995, n° 21,
p. 3.
40
R. Latournerie, « Essai sur les méthodes juridictionnelles du Conseil d’État », in Conseil d’État (dir.), Le
Conseil d’État, livre jubilaire publié pour commémorer son cent cinquantième anniversaire , 1952, Paris, Sirey,
préf. R. Cassin, p. 224.
41
Ch. Perelman, « Présomptions et fictions en droit, essai de synthèse », in Ch. Perelman et P. Foriers, op. cit.,
p. 342.
42
« Fiction », in G. Cornu (dir.), Vocabulaire juridique, 11ème éd., 2016, Paris, PUF, Quadrige, préf.
Ph. Malinvaud, p. 458.
43
J. Brèthe de la Gressaye, Introduction à l’étude générale du droit, 1947, Paris, Librairie du Recueil Sirey,
n° 187, p. 151. L’auteur rejoint ici les idées défendues par le professeur Lecocq dans sa thèse : v. en ce sens,
L. Lecocq, De la fiction comme procédé juridique, 1914, Paris, impr. Arthur Rousseau, 277 p.
44
J. Dabin, La technique de l’élaboration du droit positif, spécialement du droit privé, 1935, Bruxelles, Paris,
Bruylant, Sirey, p. 321.
176
d’éléments qui, dans ce cas, existent matériellement. La fiction juridique, c’est donc la
volonté d’amener la construction juridique à contrarier certains éléments objectivement
constatables. Pour marquer la différence avec la fiction commune, « la fiction juridique doit
être définie comme un rapport d’inadéquation entre deux termes, dont l’un au moins relève de
la réalité juridique »45. Sans entrer dans les sous-classifications de cette notion brièvement
décrite, il convient de relever sa particularité, donc le fait de conférer une valeur juridique à
un « mensonge ». La présence d’une réalité juridique ignorée ou l’invention d’une réalité
juridique révèlerait l’existence d’une telle fiction. Le support logique demeure l’utilisation
d’un mensonge et sa particularité ne vient que des éléments pris à défaut. Dans le nuancier des
phénomènes étudiés, elle reste le point le plus éloigné de la vérité et ce, malgré son caractère
juridique : elle est antithèse de la vérité. « La déformation propre à la technique atteint ainsi
son point culminant »46 au point de parler de négation de la réalité. M. Cayla confirme cette
position : « Ce qui constitue, strictement, une fiction juridique, est le fait qu’elle apparaisse
comme émettant des vues nettement controuvées, c’est-à-dire procède à des affirmations
assurément et objectivement fausses. Autrement dit, la fiction est beaucoup plus qu’une
élucubration vaguement hasardeuse, mais bel et bien un mensonge consommé, une
contrevérité caractérisée. De sorte qu’à nul n’échappe sa dimension intrinsèquement
fallacieuse : ni au sujet de droit, ni bien sûr à son auteur législatif ou judiciaire qui, sans
aucunement sombrer dans la folie d’une perte de contact avec la réalité, demeure parfaitement
conscient de l’état de celle-ci, et ne feint seulement de l’ignorer que pour les exclusifs besoins
de la cause pratique à traiter juridiquement »47.
347. Les présomptions avaient pour seul effet de donner à un élément, probable ou pas,
mais jamais identifié comme faux, une valeur juridique. Elles sont susceptibles d’attribuer un
sens juridique à un élément incertain sans qu’il soit question d’une déconnexion volontaire de
la réalité : la présomption, dans sa structure – dans sa pratique, elle peut être dévoyée – « tend
à l’établissement de la vérité scientifique »48. La fiction juridique, comme la fiction générale,
est elle aussi marquée par sa fausseté dès lors qu’elle amène son auteur à inscrire comme vrai
un élément manifestement faux. La fiction juridique, par sa contradiction entre des éléments,
dont un au moins juridique, vise à entraîner le droit vers un idéal. Son intervention dans le
45
D. Costa, Les fictions juridiques en droit administratif, 2000, Paris, LGDJ, Bibliothèque de droit public, t. 210,
préf. É. Picard, p. 294.
46
P. Foriers, « Présomptions et fictions », in Ch. Perelman et P. Foriers, op. cit., p. 17.
47
O. Cayla, op. cit., pp. 7-8.
48
L. de Gastines, op. cit., p. 22.
177
domaine juridique peut servir à corriger les conséquences logiques du phénomène juridique
dans sa totalité.
348. La fiction juridique, c’est la volonté de réceptionner l’expérience empirique par le
droit afin de mieux la « tromper ». Cependant, « si arbitraire qu’il soit en apparence, ce
procédé de la fiction répond, en effet, dans bien des cas, à une utilité nettement définie »49.
Bien que certains aient assumé de tenter, sans réussir, d’éliminer les fictions du discours
juridique50, elles restent utiles au phénomène juridique. Car, « il est, dans le monde du droit,
des fictions nécessaires dont l’ordre juridique ne peut se passer »,51 et ce malgré leur nature.
La fiction juridique ne renverrait pas à un arbitraire : le choix d’introduire des fictions
juridiques serait idéologique. C’est parce que le droit tend à organiser la société sur la base
d’un idéal que la résorption de contradictions, notamment par les fictions juridiques, sera
nécessaire. Lorsque le droit risquerait d’aller en sens contraire de l’objectif d’organisation
sociale, le pouvoir normatif recourrait alors à la technique de la fiction. Elle est rendue
nécessaire parce que les règles juridiques favorisent ou préservent les valeurs sous-jacentes à
l’organisation. Comme pouvait l’écrire Rivero, cette technique est une hérésie nécessaire52.
349. L’exemple le plus célèbre pour illustrer cette nécessité est l’immunité des agents
diplomatiques, à laquelle il fallait donner un fondement juridique. Cette immunité,
constitutive d’une fiction selon Salmon53, a longtemps été expliquée par l’extraterritorialité
des bâtiments dans lesquels ils travaillaient ou résidaient. De son fait, ces agents vivent dans
un pays qui ne possède sur eux qu’une autorité relative. Afin d’expliquer cette situation
contraire à la souveraineté territoriale d’un État, il fallait trouver une parade juridique.
Comment expliquer que des personnes situées sur un territoire soient considérées comme
juridiquement hors de celui-ci ? Le professeur Cavaré explique la solution, comme une
supercherie : « Les personnes qui vivent sur le territoire de l’État et qui sont exemptes de son
autorité sont donc traitées comme si elles étaient hors du territoire. Faisant un pas de plus, on
finit par les regarder comme vivant hors du territoire. Et comme il fallait les situer quelque
part, on les supposa restées dans leur pays d’origine. Là est la fiction. Donc l’hôtel de
l’ambassade était territoire étranger, l’agent diplomatique résidait à l’étranger »54.
49
R. Latournerie, op. cit., p. 224.
50
A. Bayart, « Peut-on éliminer les fictions du discours juridique ? », in Ch. Perelman et P. Foriers, op. cit.,
p. 27.
51
J. Rivero, « Fictions et présomptions en droit public français », in Ch. Perelman et P. Foriers, op. cit., p. 105.
52
Ibid., p. 105.
53
J. Salmon, « Le procédé de la fiction en droit international », Revue Belge de droit international , 1974, p. 11.
54
L. Cavaré, Le droit international public positif, t. 2, 2ème éd., 1962, Paris, A. Pedone, p. 22.
178
350. Pour expliquer l’inexplicable, l’idée selon laquelle un État peut ne pas exprimer sa
puissance partout sur le territoire55, il a fallu ruser. Il est vrai, tout d’abord, qu’un tel
raisonnement remettait en cause la nature des États. Dès lors qu’une ambassade était située
sur le territoire d’un État, celui-ci n’était plus en capacité de maîtriser l’intégralité de son
territoire, mettant en défaut la définition juridique de l’État. Pour y remédier, la fiction
juridique a permis de travestir juridiquement la situation des ambassades : c’est un mensonge
selon lequel les ambassades ne se situent pas sur le sol physique où ils sont, mais sur celui
qu’ils représentent. Ce déplacement dans la réalité juridique préservait l’autorité territoriale
des États tout en assurant, consciemment, une négation de la réalité. La fiction juridique
composait donc avec la réalité pour assurer une cohérence juridique.
351. Nous pouvons retrouver le même schéma fictionnel aux sources du droit public. Dans
une réflexion iconoclaste, le professeur Rivero considère que « le principe sur lequel repose
tout notre droit constitutionnel, et à travers lui, notre droit tout entier »56 est une fiction
juridique. Il affirme que la représentation de la volonté du peuple par les représentants
démocratiquement élus n’est qu’un « arrangement ». Le fait selon lequel la loi votée par les
représentants exprime la volonté du peuple n’est qu’un mensonge car tout simplement la
volonté ne se représente pas. L’élu pourra bien entendu avoir les mêmes vues que les citoyens
mais une volonté reste propre à chaque personne. La fiction intervient dès que la loi est
présentée comme l’expression de la volonté des citoyens là où elle n’est que le fruit de la
volonté d’une majorité d’élus. En transférant la volonté des représentants sur celle des
citoyens, le droit opère une fiction qui fonde la règle du jeu démocratique. L’objectif de paix
sociale y transparaît puisque cette fiction tente d’assurer l’adhésion des citoyens au système
de par leur participation. Sans elle, la légitimité des règles juridiques risquerait d’être atteinte
du fait qu’ils n’auraient pas, même fictivement, contribué à leur élaboration.
352. Nous pourrions multiplier les illustrations de la fiction juridique pendant longtemps
encore57 mais son procédé demeure unique. Chaque fiction juridique, peu importe sa fonction,
55
Ce qui constitue l’un des éléments indispensables à l’existence d’un État dans la théorie classique du
professeur Carré de Malberg. V. sur la description des trois éléments que sont le territoire, la population et la
souveraineté : R. Carré de Malberg, Contribution à la théorie générale de l'État , t. 1, 1920-1922, Paris, Librairie
de la Société du Recueil Sirey, pp. 2-7.
56
J. Rivero, « Fictions et présomptions en droit public français », in Ch. Perelman et P. Foriers, op. cit., p. 104.
57
Par exemple, la responsabilité de l’administration basée sur une faute de service est à proprement parler une
fiction. Il y a toujours à l’origine de cette responsabilité de l’administration le comportement d’un agent.
Seulement, afin de garantir la victime d’une indemnisation et également d’assurer les fonctionnaires d’une
certaine protection de leurs initiatives, les poussant ainsi à toujours agir, ce comportement sera transféré sur le
service tout entier. Pourtant, il est commun d’affirmer qu’un service, sans matérialité physique, ne peut agir
fautivement… Enfin, plus spécifiquement à notre matière du contentieux administratif, il est impossible de
passer sous silence la rétroactivité de l’annulation contentieuse, fiction juridique fondamentale dans
l’organisation et la construction du contentieux administratif. Celle-ci, suite au constat de l’illégalité de la
décision administrative qui a prévalu dans l’ordonnancement juridique et même souvent produit des effets réels
179
son contenu ou ses conséquences, est fondée sur une contrevérité. L’élément spécifique de la
fiction juridique, outre qu’elle concerne un élément de la réalité juridique, réside dans sa
structure. C’est l’association de ce mécanisme à un élément de la réalité juridique qui permet
d’identifier la fiction juridique. Dès lors, cette catégorie se ramène à la manifestation d’une
négation consciente de la réalité (B) par un élément juridique. C’est donc sur cette base qu’il
nous faudra envisager le principe de l’effet non suspensif des recours.
353. Cette notion de « fiction juridique » étant précisée, il reste encore à y confronter le
principe qui nous intéresse. Pour cela, il faut dissocier tous les éléments qui interviennent
dans sa construction. Tout d’abord, l’absence d’effet suspensif représente en apparence une
continuité de l’application de la décision exécutoire (1). Quel que soit notre avis sur cette
caractéristique, l’on n’y trouve pas à proprement parler de fiction juridique. Le plus évident
reviendrait alors à considérer que son mécanisme renvoie à celui d’une présomption. C’est
d’ailleurs ce que semble confirmer la référence appuyée à la célèbre présomption de légalité.
D’un tel raisonnement, il se dégage une cohérence qui n’amène pas à constater le
travestissement d’une réalité. Mais, c’est confondre la structure du principe avec les
explications qui sont avancées pour le justifier. La présomption, plutôt que sa structure, fait
partie du discours qui confère une légitimité au principe de l’absence d’effet suspensif. Celui-
ci est, au regard de sa construction, une fiction juridique puisqu’il est pensé à partir de
l’exclusion du recours contentieux (2) de la construction de la procédure administrative
contentieuse.
tout le long de l’instance, est tout simplement censée n’avoir jamais existé. Le droit affirme qu’une décision
administrative qui a existé dans l’ordonnancement juridique pendant parfois des années n’a finalement pas
existé. Cette situation est donc en totale contradiction avec la réalité juridique, preuve manifeste d’une fiction
juridique. Nous reviendrons plus loin spécifiquement sur cette fiction particulière.
58
En réalité, depuis le décret du 22 juillet 1806 sur les affaires contentieuses portées devant le Conseil d’État.
180
355. Cette justification classique laisse entendre l’idée que ce serait l’effet suspensif qui
constituerait une fiction juridique puisqu’il contrarierait la décision exécutoire. Dans le même
sens, certains affirment que le principe, dans la suite de la décision exécutoire, est le résultat
d’une des lois de Rolland, à savoir la continuité du service public. Cette « loi du service
public », devenue principe à valeur constitutionnelle59 s’impose à l’ensemble de l’activité de
l’administration qui ne peut fonctionner de manière intermittente au nom de l’intérêt général.
Cette nécessaire permanence de la satisfaction des besoins citoyens 60 rendrait le principe
incontournable. Il semble impossible d’imaginer qu’une contestation juridictionnelle,
potentiellement fantaisiste, s’oppose à la réalisation du service public. La procédure
administrative contentieuse doit intégrer cet état de fait selon lequel la décision
administrative, même individuelle, met d’une certaine manière en jeu les intérêts de la société.
C’est cette mise au service d’enjeux finalement supérieurs qui justifie le choix de l’absence
d’effet suspensif.
356. L’argumentaire semble implacable tant le principe est au cœur d’un réseau de notions
au cœur des fondations du droit administratif. Le professeur Chapus pouvait considérer que le
principe de l’effet non suspensif possède un « caractère fondamental, qui explique la
généralité de sa portée, et qu’il tient de sa liaison étroite avec la présomption de légalité des
actes administratifs, dont résulte d’autre part la force exécutoire »61. Leur imbrication est
manifeste, ce qui rend le principe inaccessible en ce qu’il est placé au cœur d’un nœud
fondamental qui, pourtant, ne le fonde pas62.
357. Par cette idée de continuité, en vue du respect de la décision exécutoire ou de l’intérêt
général, le principe semble cohérent. De ce point de vue, la construction procédurale ne pose
aucune interrogation et devient difficile à contester. Même si l’on a vu que ces notions
s’écroulaient devant une analyse poussée, la première impression force tout de même le
respect. La vue d’ensemble ne présente aucune contradiction et bien fou serait celui qui
s’aventurerait à la remettre en cause. Seulement, cet argumentaire infaillible ne serait que la
partie émergée de l’iceberg, laissée comme une preuve trop évidente de la nature implacable
du principe.
59
Cons. const., 25 juill. 1979, n° 79-105 DC, Droit de grève et de radio à la télévision : Rec. Cons. const., 1979,
p. 33 ; RDP , 1979, p. 1705, comm. L. Favoreu ; D., 1980, J., p. 101, note M. Paillet ; AJDA, 1980, p. 191, note
A. Legrand ; Dr. soc., janv. 1980, p. 7, note C. Leymarie ; JCP , 1981, II, n° 19547, note J.-C. Béguin.
60
V. not. J. Morand-Deviller, Droit administratif, 14ème éd., 2015, Issy-les-Moulineaux, LGDJ, Cours
Montchrestien, p. 470.
61
R. Chapus, Droit du contentieux administratif, 13ème éd., 2008, Paris, Montchrestien, Domat droit public,
n° 457, p. 380.
62
Cf. pour l’étude de ses liens avec la présomption de légalité, n° 210 et s., p. 112 et s. et pour le caractère
exécutoire des décisions administratives, n° 94 et s., p. 60 et s.
181
358. Celui-ci, au-delà de cette progression irrémédiable, use d’une dissimulation volontaire
dans sa structure qui est littéralement concentrée autour de l’exclusion de l’existence du
recours (2) dans l’appréciation de la situation des parties par le biais de la procédure.
359. Pour affirmer que cette modalité procédurale constitue une fiction juridique, il faut
recentrer l’analyse. La présentation dogmatique classique que l’on vient d’évoquer ne vaut
que du point de vue de la construction idéologique, c’est-à-dire une prolongation des
caractéristiques du droit administratif au sein du contentieux. Une telle réflexion ne situe ce
principe que dans la lignée des valeurs que partagent le droit et le contentieux administratifs.
L’intérêt d’une telle démarche est limité car, en stricte adéquation avec celles-ci, il ne peut
être pris en défaut. Pire, une telle démarche revient à concentrer l’analyse du contentieux et de
sa procédure à partir des seules propriétés de la décision contestée. Ce sont ces dernières qui
commandent alors le régime contentieux. Cela revient à prolonger l’application du « droit
administratif » dans le domaine contentieux là où la présence d’une contestation devrait
amener à en nuancer la logique.
360. L’illustration d’un tel positionnement s’exprime dans le lien très souvent fait entre la
présomption de légalité et le principe de l’effet non suspensif. Souvent encore, l’on peut lire
que sa nature n’est rien d’autre qu’une présomption tant il serait construit sur le modèle de la
présomption de légalité. Le raisonnement est séduisant : le recours ne doit pas engendrer de
suspension parce que la décision contestée est présumée être légale tant que les juridictions
n’ont pas affirmé le contraire. Il n’y a alors pas lieu de faire découler la suspension de
l’exécution de l’acte car, en l’absence de preuve contraire, il doit être considéré comme légal.
Si le raisonnement se tient, il ne représente pas la structure interne de l’absence d’effet
suspensif. Il figure plutôt la raison qui justifie la vigueur du principe. Cependant, il y a une
profonde différence entre ce qui motive le principe et ce qui constitue sa technique. Ainsi, le
principe recourt à la présomption de légalité pour acquérir une légitimité juridique, ce qui ne
signifie pas qu’il en ait une. Certes, la présomption de légalité permet, imparfaitement,
d’expliquer qu’une réponse soit apportée au doute du requérant à propos de la légalité de
l’acte qu’il conteste. Si l’on ne le suspend pas, c’est parce que cette incertitude doit bénéficier
de la même valeur que celle de la légalité. Mais il ne s’agit là que de la justification du
principe et non de la description objective de son fonctionnement interne.
361. Au lieu d’être, comme il est de coutume de la présenter, une source du principe, c’est
plutôt ce dernier qui, par son application, a fait naître la présomption de légalité, dans une
182
forme de légitimation a posteriori. Là encore, si l’on tire les conséquences de cette réflexion,
ce qui vient habiller juridiquement le principe ne peut être analysé comme étant sa nature
profonde. Affirmer le contraire, c’est donner du crédit à l’entreprise d’ancrage juridique du
principe. En sortant de ce « discours » pour adopter à son propos un regard neutre, sa
profonde nature, plus radicale, peut se révéler : par une appréciation objective de la situation
dégagée du prisme de la décision administrative, le principe peut alors s’apparenter à une
véritable fiction juridique. Dépourvu de son habillage idéologique, le principe de l’absence
d’effet suspensif prendrait une tournure plus radicale dans sa construction. Ainsi, le discours
juridique mis en avant pour le verrouiller a d’une certaine manière vocation à en atténuer la
stricte rigueur. Les multiples références auxquelles il peut être fait allusion serviraient à
masquer la réalité du principe afin de mieux le faire accepter.
362. En contentieux administratif, l’on retrouve à l’origine du litige l’activité d’une autorité
administrative, de sa propre initiative ou non. En quelque sorte, le contentieux vient toujours
après l’application du droit administratif par ses protagonistes. L’activité doit donc être obéie
et mise en œuvre dans une sorte de rapport transcendant au bien commun. C’est la
transposition de cette logique au contentieux administratif qui contribue à justifier le principe.
Cependant, pour aboutir à cette situation, l’organisation procédurale doit écarter de sa
construction la substance principale du contentieux : la contestation.
363. Car ceux qui sont intéressés par le contenu de cette activité des autorités
administratives ont l’opportunité de le contester, donc le remettre en cause sur la base d’une
argumentation raisonnée. La contestation exprime la volonté de faire « sanctionner » la
décision administrative, par exemple en assurant sa disparition de l’ordonnancement juridique
et la suppression de ses effets. Dès lors qu’il y a contestation, la relation entre l’auteur de
l’acte et son destinataire n’est plus la même. Là où l’adoption de la décision administrative
n’avait vocation qu’à provoquer obéissance et soumission, la contestation modifie cette
relation, d’une manière relative, sans que cela ne se répercute sur le régime de ce qui en est le
support, la décision. C’est cette modification de la relation entre ces deux « pôles » que le
droit et la procédure tend à ignorer dans sa construction. Justement, cette « mise à l’écart » de
l’élément juridique qu’est le recours contentieux implique que ce principe procédural est
construit comme une fiction juridique.
364. Lorsque le requérant dépose un recours contentieux à l’encontre d’une décision des
autorités administratives, il agit – majoritairement – dans le but de poursuivre la défense de
ses intérêts personnels. Mais une telle revendication exprime avant tout une contestation du
contenu de la décision contestée. La volonté de saisir le juge d’une requête exprime la ferme
183
volonté du requérant de s’y opposer, ce qui tranche avec l’obéissance et la soumission
promises par le droit administratif. Si les raisons les plus diverses motivent le recours, celui-ci
exprime toujours un désaccord avec le contenu de l’activité des autorités administratives.
C’est cette valeur du recours contentieux qui permet de considérer que la relation organisée
par le droit administratif entre le destinataire et l’auteur de l’acte a subi une vraie altération.
C’est parce que la procédure administrative contentieuse ne tient pas compte du recours et de
la transformation de la relation correspondante qui permet de parler, pour ce principe, d’une
fiction juridique.
365. La possibilité de continuer à faire bénéficier la décision contestée des caractéristiques
tirées du droit administratif malgré le recours implique que la construction procédurale écarte
l’existence de la contestation à son raisonnement. Il est ainsi décidé d’ignorer, simplement et
radicalement, l’élément contentieux dans l’appréciation de la situation. Les parties peuvent
alors continuer à développer leurs relations du fait de ce mépris juridique à l’égard de la
contestation élevée contre l’acte qui y est appliqué. La structure du principe est alors simple :
la procédure ignore qu’un contentieux a été soulevé pour continuer à régir de la même
manière la relation entre les parties. La décision de ne pas attribuer un effet à celui-ci traduit
la volonté de l’écarter de la réflexion à propos de l’encadrement des relations entre les parties.
En quelque sorte, le droit feint d’ignorer qu’il existe un contentieux constitué pour continuer à
appliquer les normes prévues dans les cas où il n’y en a pas. D’une certaine manière, le
contentieux administratif se plie aux impératifs du droit administratif en ignorant cette
caractéristique contentieuse. Les parties et la société doivent faire « comme si » la décision
administrative ne faisait l’objet d’aucun recours à raison de la prescription juridique qu’est le
principe de l’absence d’effet suspensif. En cela, il est techniquement construit comme la
méconnaissance de l’existence du recours : il est une fiction juridique.
366. Ce mépris de la réalité – l’existence d’un recours contre la décision administrative –
constitue une fiction juridique, ce qui commande la nature de ce principe. Celui-ci est donc,
par sa structure, l’exclusion du recours contentieux de la réflexion procédurale, une véritable
fiction. Sa structure n’est que l’expression d’un « mensonge » intégré à la procédure
administrative contentieuse, celui que la relation entre les parties n’a pas changé et donc
qu’aucun contentieux n’a été formé. C’est donc bien une fiction puisque le contentieux
s’oppose à la réalité juridique en étant sciemment construit « comme si » aucun recours
n’avait été déposé. Cette inadéquation63 assumée entre ce qui est objectivement constatable et
63
É. Picard, « Préface », in D. Costa, op. cit., p. VII.
184
sa réception par l’ordonnancement juridique révèle que la structure du principe est bien une
fiction juridique, ce que confirme le fait qu’un élément de cette sphère fasse partie intégrante
de ce « mensonge » procédural.
367. Le procédé en cause n’est donc pas construit comme une présomption mais plutôt
comme une fiction. Le recours au premier mécanisme, si souvent mis en avant, ne vient que
légitimer ce schéma fictionnel basé sur le refus de la prise en compte du recours contentieux.
Dès lors, le principe est assumé en tant que fiction juridique puisqu’il met volontairement à
l’écart un élément juridique et la présomption de légalité ne fait que la justifier. C’est ainsi
que se nouent les relations entre le principe qui nous intéresse, construit comme une fiction, et
la présomption de légalité. En usant du procédé identifié, la nature du principe bascule dans la
catégorie des fictions juridiques. Cependant, cette dernière n’est pas uniforme puisqu’il existe
différentes fictions juridiques identifiées par leurs caractéristiques. Classiquement, l’on
dissocie les fictions exogènes des endogènes, dichotomie qui entraîne des conséquences sur
leurs propriétés. C’est donc la réunion des traits propres à une fiction juridique exogène qui
fait de ce principe un élément de cette catégorie (paragraphe 2).
368. L’absence d’effet suspensif des recours repose sur un procédé logique simple : il
consiste à ignorer l’existence d’un recours déposé contre la décision administrative qui
s’exécute. La procédure administrative contentieuse, en feignant d’en ignorer l’existence,
intègre une fiction qui, pour être plus précis, se détaille comme une fiction juridique
exogène64. En effet, elle possède les deux traits caractéristiques de cette catégorie, à savoir
l’inadéquation avec la réalité ajuridique (A) et une installation pérenne (B).
64
Nous retenons donc ici comme dichotomie principale la séparation entre les fictions juridiques exogènes et les
fictions juridiques endogènes. En effet, la distinction entre les fictions négatives et les fictions positives, certes
reprise par de nombreux auteurs, nous semble plus secondaire. Le caractère positif ou négatif des fictions
utilisées n’indique clairement que le sens du procédé utilisé, à savoir la dissimulation d’un élément existant ou
plutôt « l’invention » d’un élément qui, a contrario, n’existe pas. Cette division ne renseigne donc pas sur la
nature même du procédé en question mais seulement sur le sens de son utilisation. En cela, elle paraît nettement
plus secondaire que celle ayant trait à la nature même de cette fiction, fondée sur ses caractéristiques
constitutives. Sur cette distinction entre les fictions positives et les fictions négatives, v. not. A.-M. Leroyer, Les
fictions juridiques, th. Paris 2, M. Gobert (dir.), vol. 1, 1995, n° 91, p. 107 ; J. Dabin, La technique de
l’élaboration du droit positif, spécialement du droit privé , 1935, Bruxelles, Paris, Bruylant, Sirey, p. 183 ; Y.
Thomas, « Fictio Legis. L’empire de la fiction romaine et ses limites médiévales », Droits, 1995, n° 21, p. 21 ;
O. Cayla, op. cit., p. 7.
185
A – L’inadéquation avec la réalité ajuridique
369. La fiction juridique, c’est ce que nous avons tenté de démontrer, « requiert avant tout
la certitude du faux »65. L’altération s’établit dès qu’il est constaté l’existence d’une
déformation consciente et assumée. Établir l’existence d’un « mensonge » au sein du
phénomène juridique ne suppose que de déceler une contradiction entre deux données ce qui
est le cas entre le contentieux ouvert et son absence de conséquences procédurales. Parce que
la procédure ignore que l’acte fait l’objet d’une contestation en continuant à lui appliquer le
même régime, il y a contradiction et fiction. La qualification de celle-ci relève, elle, d’une
tâche différente qui s’avère plus délicate. Afin d’en déterminer la nature, il faut s’attacher à
déceler le champ dans lequel prévaut l’inadéquation. C’est en effet une chose de démontrer
l’existence d’une situation « contrafactuelle »66 et c’en est une autre de révéler ce qui est
dévoyé. C’est à partir de cette analyse de ce qui est détourné par la réalité construite par le
droit que l’on pourra faire ressortir la nature complète du principe en tant que fiction
juridique. Il faut donc dépasser le seul constat de cette contrevérité pour en analyser la
relation constituée afin de pouvoir la présenter comme une fiction juridique exogène.
370. Cette dernière, l’une des notions de la dichotomie des fictions juridiques – entre
endogènes et exogènes – se définit par sa structure et sa finalité. Il faut donc retrouver ces
deux éléments avant de pouvoir l’étiqueter comme fiction juridique exogène. Avant d’entrer
dans le détail, la fiction juridique exogène pourra n’être découverte qu’à partir d’un point de
vue extérieur au phénomène juridique. Sans ce détachement, son caractère téléologique
risquerait d’aveugler notre perception. Ce n’est donc qu’au prix de cette approche qu’il sera
permis de qualifier en ces termes le principe de l’absence d’effet suspensif des recours.
371. Le premier trait d’une telle notion est sa structure qui « traduit une inadéquation entre
un élément de la réalité ajuridique et un élément de la réalité juridique »67. En clair, ce
procédé transforme, dans le champ de la réalité juridique, une réalité extérieure au droit. La
fiction juridique exogène apparaît dès lors que cette traduction juridique de la réalité
représente une « trahison ». La structure n’est donc rien d’autre que la déformation par la
réalité juridique, d’une autre réalité, qui lui est pour sa part extérieure. La fiction juridique
exogène représente donc la structuration de la réalité par le système juridique en introduisant
65
Y. Thomas, op. cit., p. 17.
66
L’expression est empruntée à O. Cayla, op. cit., p. 3.
67
D. Costa, op. cit., p. 114.
186
entre eux un rapport inadéquat. Elle rajoute donc un élément à la réflexion de Gény68 à propos
de l’utilisation de l’abstraction entre le « donné » et le « construit ». La seule
conceptualisation de la réalité extérieure au droit ne suffit pas puisqu’il faut, pour révéler une
fiction juridique exogène, constater une trahison de la première par la réalité construite par le
droit. C’est l’apparition de ce mensonge dans le rapport de traduction entre les deux
« mondes » qui permettra de débusquer une fiction juridique exogène.
372. Il est alors essentiel d’entrer dans la structure de la fiction remarquée à partir de
l’exclusion du recours contentieux de la réflexion procédurale. Ici, le caractère fictionnel
résulte de ce que la réalité juridique de la procédure administrative contentieuse laisse
s’appliquer un régime prévu par le droit administratif en dehors de tout contentieux, alors que
la réalité démontre qu’il y en a un de constitué. Ce principe structure le contentieux d’une
manière telle qu’une décision à l’encontre de laquelle a été exercé un recours continue à se
voir appliquer le même régime qu’en son absence. La procédure administrative contentieuse
ignore donc cet élément. Cette situation marque le décalage entre la situation de la réalité
juridique – la décision administrative bénéficie du régime prévu en l’absence de recours – et
de la réalité ajuridique – la décision fait l’objet d’une contestation : deux réalités se font face
de manière antinomique. Bien entendu, dans cette opposition, la réalité juridique « peut
structurer la réalité ajuridique de telle sorte que […] ce qui existe ajuridiquement n’existe pas
juridiquement »69.
373. Le décalage relevé manifeste une conceptualisation faussée de la réalité ajuridique par
le phénomène juridique, témoin d’une fiction juridique exogène. Seulement, nous l’avons
également dit, « la fiction exogène opère toujours un retraitement juridique de la réalité
ajuridique au nom d’une finalité juridique »70. Pour que le principe examiné puisse être
qualifié ainsi, il faut qu’il soit employé en vue d’une finalité. En clair, la dissemblance
relevée, pour être définie en tant que fiction juridique exogène, doit servir un objectif. En tant
que fiction, la divergence ne cherche même pas à être dissimulée car il lui est attribué la
valeur juridique de principe. Or, consacrer cette fiction comme élément normatif ne peut se
justifier que par l’idéologie contentieuse tant, sans cette vertu, ce mécanisme serait
condamnable.
68
F. Gény, Méthode d’interprétation et sources en droit privé positif, 2 t., 2ème éd., 2016, Issy-les-Moulineaux,
LGDJ, Anthologie du droit, préf. R. Saleilles, rééd. 1919, 570 p. ; F. Gény, Science et technique en droit privé
positif, 4 t., 2003, Bad Feilnbach, Schmidt Periodicals, rééd. 1922.
69
D. Costa, op. cit., p. 176.
70
Ibid., p. 176.
187
374. L’absence d’effet suspensif ne peut alors être justifiée que par cette « transcendance »
axiologique. En l’espèce, l’intérêt est d’assurer la continuité de l’action administrative,
nécessaire à la vie en société et à l’intérêt général. C’est finalement au nom de la défense de
cet intérêt commun cristallisé par les autorités administratives que ce principe, en tant que
fiction juridique exogène, se justifie. Il n’existerait ainsi, au regard de sa structure, que du fait
de sa participation à la poursuite de l’intérêt général. Bien que louable, il n’en demeure pas
moins que ce principe ne repose en fin de compte que sur la volonté politique d’accorder un
crédit à l’activité administrative censée réaliser l’intérêt général. L’effet non suspensif ne
serait que la traduction juridique d’une volonté politique, organisée comme fiction juridique
exogène.
375. En effet, il est permis de penser que le principe transforme un choix politique en règle
technique afin d’assurer la cohérence du droit administratif et l’autorité de l’administration.
Néanmoins, il est paradoxal que le contentieux, postérieur à l’activité administrative, serve
l’autorité de l’administration. C’est d’autant plus le cas que celui-ci n’a pas vocation à faire
exister la décision administrative ou à lui conférer une force juridique. Le contentieux
intervient à un moment où l’acte a déjà une existence et une force juridique qu’il tire de
certaines modalités. Pour autant, s’il n’est pas à la source de la vigueur juridique des
décisions, le contentieux apparaît, par le biais du principe de l’absence d’effet suspensif,
comme un moyen de la préserver ou la légitimer. Ainsi, cette fiction, de par sa construction
technique, permet d’appuyer la vigueur des décisions administratives auprès de la société.
376. Notre réflexion à propos de la nature de l’absence d’effet suspensif nous a donc menés
à la fiction juridique exogène. Cette qualité permet d’expliquer que ce principe repose sur une
motivation extérieure au droit, d’ordre politique. C’est à partir du rattachement à cette finalité
que nous avons pu affirmer que l’effet non suspensif des recours ne justifie son rang que par
l’objectif de poursuite de la continuité de l’activité administrative. Finalement, les notions et
principes appelés au soutien du principe ne serviraient qu’à dissimuler cette forme fictive
tournée vers la défense d’objectifs politiques, celle d’une fiction juridique exogène.
377. En outre, ce raisonnement permettrait d’expliquer d’autres propriétés dont celle de sa
longévité. En existant depuis le décret du 22 juillet 1806, ce principe forme l’un des plus
pérennes du contentieux administratif. Ainsi, il est un pilier fondamental de la procédure
administrative contentieuse, quasi indéboulonnable. En manifestant cette pérennité (B), le
principe examiné remplit encore les caractéristiques propres aux fictions juridiques exogènes.
188
B – La pérennité du principe
378. La dualité des fictions juridiques sur laquelle nous nous sommes basés entraîne la
différenciation des caractéristiques de chaque type. Si la fiction endogène, appelée à résoudre
un conflit entre deux notions ou catégories juridiques contradictoires, disparaît une fois
l’antagonisme solutionné, il en va différemment de l’exogène. Cette dernière baigne, par sa
nature, dans une durabilité qui s’explique par son caractère téléologique. En sus de la justifier,
la finalité de la fiction juridique exogène l’installera dans la réalité juridique. Il est logique
qu’une telle notion perdure tant le droit est en quête permanente d’un idéal de valeurs. La
poursuite par les fictions juridiques exogènes de leur finalité n’étant jamais véritablement
achevée, celles-ci s’inscrivent dans la durée.
379. En effet, c’est grâce à ce type de fictions que « la réalité juridique plie la réalité
ajuridique à ses finalités qui peuvent, au reste, consister à défendre certaines valeurs telles que
l’égalité ou la sécurité ou bien des valeurs moyennes »71. Leur caractère téléologique les
justifie en même temps qu’il les pérennise. Cette permanence n’est cependant pas uniquement
liée à leur défense d’une finalité structurante de la réalité. La première explication de cette
propriété, c’est l’appartenance des phénomènes fictifs au « monde juridique ». Pour qu’un
élément dure dans le temps, mieux vaut qu’il appartienne au monde du droit et des règles en
général72. Le système juridique présente l’avantage d’être structuré, organisé et hiérarchisé, ce
qui peut engendrer une certaine stabilité. De plus, l’attrait « récent » pour la sécurité juridique
n’a fait que renforcer cette immutabilité du phénomène juridique. Et justement, l’absence
d’effet suspensif est un élément de l’ordonnancement juridique. Il y fait figure de principe en
n’empêchant pas les autorités administratives d’exécuter leurs décisions malgré le recours
contentieux. Parce qu’il produit des conséquences juridiques, son appartenance au monde
juridique ne fait aucun doute : en tant que norme, ce principe relève du droit et de sa réalité, et
sa nature normative ne fait pas débat.
380. En outre, cette règle rassemble des propriétés relatives aux fictions exogènes à même
de justifier leur durabilité. Si leur permanence est réputée tenir « au savant dosage que les
fictions juridiques exogènes réalisent entre l’empirisme qui les habille de malléabilité et le
conceptualisme qui leur imprime un caractère téléologique »73, le principe en cause est un
modèle. La règle s’affirme dans une éminente généralité et s’applique par principe aux
recours relevant du contentieux administratif. Cette prétention à l’universalité est la marque
71
D. Costa, op. cit., pp. 113-114.
72
L’expression fait référence à l’ouvrage de P. Amselek, Cheminements…, op. cit.
73
D. Costa, op. cit., p. 202.
189
d’un conceptualisme visant à le concevoir sous un angle général et abstrait74. En voulant
englober tout recours, la règle cherche à conceptualiser la réalité ajuridique pour l’intégrer
aux valeurs de cette matière. Cependant, au-delà de cette portée théorique, le principe
comporte une véritable plasticité. En effet, le contenu des recours qu’il concerne est évolutif,
sans que cela ne remette en cause sa nature de principe. Son champ peut s’accroître comme se
réduire, il n’en demeurera pas moins. Sa vocation à structurer le contentieux administratif
l’emporte sur son contenu. Le principe de l’absence d’effet suspensif possède ainsi la faculté
de s’adapter aux évolutions sociales et juridiques. Cette fiction exogène associe un
conceptualisme marqué à un empirisme permettant sa constance. Ces caractéristiques
intrinsèques autour de la conjonction d’une vocation structurante et d’une prise en compte des
évolutions sont les propriétés idoines d’un principe durable.
381. Cependant, ces constatations expliquant la pérennité du principe ne valent, au bout du
compte, que par le fait qu’il participe à la réalisation d’un objectif idéologique. Sa longévité
est le fruit de la poursuite d’une finalité structurante du contentieux administratif. C’est donc
le caractère téléologique de l’absence d’effet suspensif qui détermine avant tout sa
permanence. La fiction exogène impose le « service » d’une finalité ou d’une valeur aux fins
de la justifier, ce qui lui permet de perdurer. C’est parce qu’il faut réaliser ces objectifs que les
fictions exogènes demeurent. La conceptualisation de la réalité ajuridique est un processus qui
mobilise en permanence les forces vives du phénomène juridique. Le droit est un idéal
imprégné de valeurs qui doivent se réaliser impliquant le passage par des étapes-clés comme
les fictions exogènes, ce qui explique qu’elles s’inscrivent dans la durée.
382. Les moyens qui lui permettent de se maintenir sont identifiés : la défense idéologique
de l’administration qui véhicule l’intérêt général et celle de sa légitimité à commander les
citoyens. Ce n’est qu’en décelant ces objectifs derrière le masque fictionnel que le principe
étudié prend sa cohérence. Il ne se justifie et ne s’explique finalement que par ces valeurs.
Celles-ci, qui déterminent la structure contentieuse, complètent le raisonnement dans la
mesure où, en tant que fiction exogène, le principe vise à modeler la réalité ajuridique dans
leur sens. Afin de favoriser la cohérence et l’unité du contentieux administratif, il était
nécessaire que les recours se voient appliquer ce principe. Leur absence d’effet suspensif est
donc un choix politique et idéologique mis en œuvre techniquement par la fiction juridique.
383. Celle-ci, qui remplit son rôle dans la durée, est tellement représentative de la
philosophie du contentieux que ce n’est que d’un point de vue extérieur à la réalité juridique
74
V. sur cette problématique Th. Fortsakis, Conceptualisme et empirisme en droit administratif français, 1987,
Paris, LGDJ, Bibliothèque de droit public, t. 152, préf. J. Rivero, 542 p.
190
qu’il est possible de la détecter. D’ailleurs, elle y est tellement ancrée qu’elle tend à se
projeter hors de son domaine et à modifier notre perception. En effet, il arrive qu’une telle
fiction puisse être projetée hors du phénomène juridique. Prenons l’exemple du professeur
Lavialle lorsqu’il affirmait que tout le monde semble connaître et identifier le domaine public
alors que « celui-ci n’existe pas en soi, n’est pas une donnée naturelle ; il correspond
seulement à des biens soumis, à un moment donné, à un régime juridique spécial par les
autorités publiques »75. La fiction juridique du domaine public a réussi son « exportation » en
acquérant une matérialité alors que « ce qui existe, c’est un régime spécifique à certains bien
commandé par une logique unique et non pas des biens originaux par eux-mêmes »76. Il
semblerait que le principe de l’effet non suspensif ait connu la même réussite en semblant
devenir naturel. Ce qui est un élément purement juridique, et en plus fictif, semble s’être
exporté pour en former l’élément caractéristique, comme l’eau est dite liquide. Les
contestations juridictionnelles en la matière semblent en effet spontanément dépourvues de
tout effet suspensif. Les requérants, la doctrine ou même les magistrats ont intégré cette
caractéristique au point d’en oublier qu’elle n’est qu’une pure construction intellectuelle sans
concordance avec la réalité constatable.
384. Au vu de sa forme hégémonique, il était bon de ramener le principe procédural à sa
nature. Ce n’est qu’en appréhendant cette règle dans sa forme la plus « vraie » qu’une analyse
pourra en être envisagée. Dans ce but, il est pertinent de rappeler que le caractère fictionnel du
principe dépasse son seul champ pour s’attacher à ses conséquences. Ainsi, l’absence d’effet
suspensif des recours commande un système fictionnel en cascade (paragraphe 3), chaque
fiction y étant commandée par la précédente.
385. Lorsqu’un requérant agit à l’encontre d’une décision administrative, celle-ci profite
des mêmes propriétés juridiques que celles dont la contestation a été résolue ou qui n’a pas été
contestée, et ce malgré l’exercice du recours contentieux. Ce principe, constitutif d’une fiction
qui exclut un élément, pose problème en ce que l’annulation qui peut éventuellement résulter
du recours pourra intervenir après que les effets de la décision aient été épuisés. Afin de
contrecarrer cet inconvénient, il a été attribué à une telle décision juridictionnelle certains
traits, dont la rétroactivité de l’annulation (A) et la reconstitution des situations passées (B).
75
Ch. Lavialle, « Du domaine public comme fiction juridique », JCP , 1994, I, n° 3766.
76
Ibid .
191
Ces deux éléments, en impliquant que ce qui avait eu lieu matériellement n’existe pas en
droit, témoignent d’une déformation du donné factuel et donc d’un procédé fictionnel qui se
décline en cascade.
A – La rétroactivité de l’annulation
77
« Annulation » in R. Rouquette, Dictionnaire du droit administratif, 2002, Paris, Moniteur, p. 61.
78
« Annulation » in Ch. Schaegis, Dictionnaire de droit administratif, 2008, Paris, Ellipses, Dictionnaire de
droit, p. 20.
192
existé »79 ; « l’acte […] doit être considéré comme n’ayant jamais existé »80 ; une annulation
« fait disparaître l’acte annulé qui est réputé n’être jamais intervenu »,81 etc.
388. En revenant à notre sinistre métaphore de la personne physique, l’annulation renverrait
à sa disparition physique et à la suppression de toute trace physique ou mémorielle de son
existence. L’annulation de l’acte, c’est l’expression même de l’idée très simple selon laquelle
tout doit disparaître car rien n’aurait dû exister. La solution est radicale et détonne puisque le
juge, même en excès de pouvoir censé ouvrir le minima de ses pouvoirs, peut anéantir la
volonté administrative irrégulière. Toute activité afférente aux actes annulés n’a donc pas lieu
d’être, et ce qu’elle consiste à les retirer82 ou à en proroger l’application83. En cela, le
président Odent pouvait légitimement être « d’accord avec le sieur Véron-Réville pour
reconnaître que les arrêtés annulés par le Conseil d’État ont perdu toute existence et que
l’administration n’a pas à les rapporter »84. Cette sanction « ultime » de l’illégalité régit donc
les situations présentes et passées puisque l’annulation déploie ses effets au jour d’édiction de
l’acte contesté. Elle intervient à propos de décisions déjà réalisées, parfois achevées, alors que
la loi se voit refuser cette rétroactivité en application de l’article 2 du Code civil85. La
situation, paradoxale, s’explique notamment par l’organisation de la procédure contentieuse et
l’impact de l’effet non suspensif des recours qui permet à l’administration d’exécuter, durant
tout le temps de l’instance, l’acte contesté.
79
CE, 16 mars 1984, req. n° 39943, 39944, 39945, 39946 et 39947, M. Laurent-Massot et autres : Rec. Leb.,
pp. 489 et 493.
80
R. Chapus, Droit du contentieux administratif, op. cit., n° 1217, p. 1103. Il faut noter en ce sens la formule très
proche utilisée par le Conseil d’État dans une décision CE, ass., 10 déc. 1954, req. n° 6732, 6741, 8065 et 8104,
Sieurs cru et autres : Rec. Leb., p. 659 ; D., 1955, J., p. 198, concl. A. Jacomet et note P. Weil.
81
R. Odent, « concl. sur CE, 27 mai 1949, Véron-Réville », Gaz. Pal., 1949, II, p. 35.
82
CE, 28 janv. 1972, req. n° 81569, Ministre de l’Équipement et du Logement c/ Association pour l’intérêt de la
résidence à Ecully et sieur Ceyte : Rec. Leb., p. 96 ; RDP , 1972, p. 1531, note M. Waline.
83
CE, 8 mars 1972, req. n° 85721, Sieur Thfoin et autres : Rec. Leb., p. 190.
84
R. Odent, op. cit., p. 35.
85
« La loi ne dispose que pour l’avenir ; elle n’a point d’effet rétroactif ». Sur cette disposition et les
conséquences de cette absence de rétroactivité législative, v. not. P. Roubier, « De l’effet des lois nouvelles sur
les procès en cours », in Mélanges offerts à Jacques Maury, t. 2, 1960, Paris, Dalloz & Sirey, p. 513 ; P. Louis-
Lucas, « Traits distinctifs des conflits de lois dans le temps et des conflits de lois dans l’espace », in Mélanges en
l’honneur de Paul Roubier, t. 1, 1969, Paris, Dalloz-Sirey, p. 323 ; E.-L. Bach, « Contribution à l’étude du
problème de l’application des lois dans le temps », RTD civ., 1969, p. 405 ; A. Ponsard, « Droit transitoire et
nom des personnes », in Mélanges en l’honneur de Paul Roubier, op. cit., p. 385 ; P. Hebraud, « Observations
sur la notion du temps dans le droit civil », in Études offertes à Pierre Kayser , t. 2, 1979, Aix-en-Provence,
PUAM, p. 1 ; J. Héron, « Étude structurale de l’application de la loi dans le temps », RTD civ., 1985, p. 277 ;
H. Moutouh, « La rétroactivité des lois fiscales : à propos de la taxation de l’assurance-vie », JCP , 1999, I,
n° 102, p. 63 ; B. Akkaraphimarn, « La non-rétroactivité des lois », Études en l’honneur du professeur Jean-
Arnaud Mazères, 2009, Paris, Litec, préf. H. Roussillon, p. 3 ; H. Péroz, « L’articulation des articles 1 et 2 du
Code civil », in Mélanges dédiés à la mémoire du doyen Jacques Héron , 2009, Paris, LGDJ, préf. L. Cadiet,
p. 411 ; A. Marais, « Le temps, la loi et la jurisprudence : le bon, la brute et le truand », in Au-delà des codes :
mélanges en l’honneur de Marie-Stéphane Payet, 2011, Paris, Dalloz, p. 384 ; Ch. Atias, « Coûteuse insécurité
juridique », D., 2015, p. 167.
193
389. Le caractère rétroactif de l’annulation doit d’abord être distingué de la rétroactivité
plus générale de la règle jurisprudentielle86 que le juge applique ou crée. Notre raisonnement
portera sur cette caractéristique en tant que conséquence de l’annulation, sujet d’étude
récurrent87. Cette approche permet de contourner la brillante démonstration du professeur
Rivero selon laquelle le caractère rétroactif serait lié à la technique jurisprudentielle et à la
norme fondatrice du raisonnement juridictionnel : « la rétroactivité est de l’essence même de
la règle jurisprudentielle telle que la crée le juge administratif »88. La jurisprudence, source de
droit, serait rétroactive par nature car le litige pour lequel le juge est saisi concerne toujours
des faits antérieurs, puisque le juge ne peut intervenir, sauf exception, avant que le litige ne se
produise. Ainsi, la règle qu’il applique est toujours rétroactive afin de s’appliquer aux faits
litigieux. Ce serait un mal nécessaire et consubstantiel à la décision juridictionnelle dans son
ensemble, ce que confirme le fait que les normes jurisprudentielles judiciaires connaissent ce
même schéma. La doctrine privatiste est en effet toujours restée hostile à l’application de la
jurisprudence pour l’avenir89 et le débat relatif aux caractéristiques des revirements de
jurisprudence90 reprend les mêmes termes.
390. La rétroactivité de la jurisprudence trouverait donc racine dans la décision
juridictionnelle. Le caractère rétroactif de l’annulation est pour sa part construit sur d’autres
considérations spécifiques à cette procédure contentieuse. L’annulation est devenue le pouvoir
premier du juge vis-à-vis de l’activité administrative du fait de sa présence dans l’excès de
pouvoir où le juge ne possède que des pouvoirs limités. Les deux éléments en sont presque
devenus indissociables au point que le contentieux de l’excès de pouvoir est souvent présenté
comme le contentieux de l’annulation.
391. Cette indivisibilité a pu faire courir l’idée que la rétroactivité de l’annulation, faculté
par excellence du juge de l’excès de pouvoir, serait liée à la date à laquelle il appréciait la
légalité de l’acte contesté. Il est vrai que dans ce contentieux, le juge contrôle la légalité de
l’acte à la date de son édiction. Ainsi, le constat d’une irrégularité impliquait sa présence dès
86
J. Rivero, « Sur la rétroactivité de la règle jurisprudentielle », AJDA, 1968, p. 15.
87
V. P. Weil, Les conséquences de l’annulation d’un acte pour excès de pouvoir, 1952, Paris, A. Pedone,
275 p. ; J. Gourdou, Les conséquences de la constatation de l’illégalité d’un acte administratif par le juge
administratif, th. Pau, Ph. Terneyre (dir.),1996, 781 p.
88
J. Rivero, « Sur la rétroactivité… », op. cit., p. 16.
89
V. sur ce point Cass. Civ. 1ère., 21 mars 2000, req. n° 98-11982 : D., 2000, p. 593, note Ch. Atias ; RTD Civ.,
2000, p. 666, art. N. Molfessis. V. aussi Ch. Mouly, « Le revirement pour l’avenir », JCP , 1994, I, n° 3776.
90
V. not. J. Maury, « Observations sur la jurisprudence en tant que source de droit », in Le droit privé au milieu
du XXe siècle : études offertes à Georges Ripert, t. 1, 1950, Paris, LGDJ, p. 28 ; P. Louis-Lucas, op. cit., p. 323 ;
P. Hebraud, op. cit., p. 1 ; Ph. Malinvaud, « L'étrange montée du contrôle par le juge des lois rétroactives » in
Y. Lequette et L. Leveneur (dir.), Le code civil : 1804-2004 : un passé, un présent, un avenir , 2004, Paris,
Dalloz, p. 671 ; H. Péroz, op. cit., p. 411 ; A. Marais, op. cit., p. 383.
194
sa naissance, ce qui devait entraîner sa sanction dès cet instant. La censure devait, du fait de
cette particularité, déployer ses effets dans le passé et donc être rétroactive. Cela signifierait
implicitement que le juge du plein contentieux, qui opère son contrôle au jour de sa décision,
ne pourrait ni annuler rétroactivement ni constater une illégalité originelle. Cette présentation
est largement contredite par la pratique, comme le constate le professeur Seiller, puisque le
fait que ce juge apprécie « la légalité de l’acte contesté en se plaçant à la date de son jugement
n’exclut pas, le plus souvent, l’effet rétroactif de sa décision d’annulation »91. Certes, le juge
du plein contentieux n’est pas limité à la seule annulation, mais ses pouvoirs ne lui sont pas
dictés par le moment de son intervention, et ce malgré l’évolution jurisprudentielle récente.
392. Depuis 2002, l’abrogation est devenue une obligation en fonction du moment de la
naissance des irrégularités. Dès l’instant où le juge constate que les mesures sont devenues
illégales du fait d’un changement de circonstances, de droit ou de fait, le juge « doit alors, non
pas annuler l’arrêté attaqué, comme l’a fait le tribunal administratif de Versailles car une telle
annulation revêt un caractère rétroactif, mais seulement l’abroger pour l’avenir »92. Certes, le
juge ne peut dans une telle situation faire disparaître rétroactivement la décision
administrative, car au moment de l’édiction, elle était légale. Le juge administratif est ainsi
conduit à la modulation des effets temporels de sa décision. Il ne peut recourir qu’à une sorte
d’annulation partielle, limitée à ce qui suivait l’apparition de l’illégalité. La portée de cette
jurisprudence doit être nuancée en ce qu’elle n’était que l’expérimentation de la modulation
des effets temporels de l’arrêt Association AC !. Cette jurisprudence s’inscrivait dans un
contexte de progression de la maîtrise juridictionnelle de la rétroactivité sans être une
véritable conséquence des différences relatives à l’organisation procédurale des contentieux.
D’ailleurs, quelque temps plus tard, cette différence disparaissait avec la reconnaissance du
juge, même en excès de pouvoir, comme maître de la rétroactivité93.
393. Si les fondements susmentionnés ne peuvent fonder cette annulation rétroactive, reste
la possibilité de la rattacher au principe de l’effet non suspensif des recours en tant que
conséquence indirecte. Si l’annulation rétroactive implique la disparition des effets présents et
91
B. Seiller, « L’illégalité sans l’annulation », AJDA, 2004, p. 964.
92
CE, 21 janv. 2002, req. n° 234227, Ministre de l’Aménagement du territoire et de l’environnement c/ Société
Schweppes France : Rec. Leb., p. 13.
93
CE, ass., 11 mai 2004, req. n° 255886, 255887, 255888, 255889, 255890, 255891 et 25 5892, Association AC !
et autres : Rec. Leb., p. 197, concl. Ch. Devys ; RFDA, 2004, p. 454, concl. Ch. Devys, p. 438, ét. J.-H. Stahl et
A. Courrèges ; AJDA, 2004, p. 1049, comm. J.-C. Bonichot, p. 1183, chron. C. Landais et F. Lenica, p. 1219, ét.
F. Berguin ; DA, juill. 2004, comm. n° 115, p. 26, note M. Lombard ; DA, août-sept. 2004, ét. n° 15, p. 8, note
O. Dubos et F. Melleray ; JCP , 2004, II, n° 10189, note J. Bigot ; JCP A, 2004, n° 1826, note J. Bigot ; LPA,
2004, n° 230, p. 14, note P. Montfort LPA, 2004, n° 208, p. 15, note F. Melleray ; D., 2004, p. 1603, obs.
B. Mathieu ; Dr. soc., 2004, p. 766, ét. X. Prétot ; LPA, 2005, n° 25, p. 6, note F. Crouzatier-Durand ; D ., 2005,
p. 30, comm. P.-L. Frier ; RDP , 2005, p. 536, comm. Ch. Guettier ; Justice et cassation , 2007, p. 15, comm.
J. Arrighi de Casanova.
195
passés de l’acte irrégulier, cela peut s’expliquer par le fait que celui-ci a continué à être
exécuté tout le temps de l’instance. En assumant de laisser se poursuivre l’exécution de la
décision et en reportant son intervention a posteriori, le juge s’impose ce retour en arrière. En
souhaitant apurer l’ordre juridique de tout vice, il est forcé de « rattraper son retard » en
supprimant les illégalités. La protection de la légalité administrative associée à cette absence
d’effet suspensif impose au juge de revenir sur ce qui a eu lieu pour effacer toute illégalité.
Dans la recherche de conformité de l’ordonnancement juridique à la légalité administrative,
les conséquences des décisions illégales que l’effet non suspensif a laissé se produire doivent
être effacées. C’est ainsi qu’il est possible de faire le lien entre le principe et la rétroactivité de
l’annulation. Cependant, afin de pouvoir en traiter comme d’un système fictionnel, il faut
encore démontrer le caractère fictif de l’annulation rétroactive.
394. L’évidence semble ici de mise puisque la contradiction entre la réalité juridique et la
réalité ajuridique est manifeste. Le but est de considérer que, malgré leur existence matérielle,
des faits n’ont pas eu lieu au regard de la sphère juridique. Le juge supprime par sa seule
décision juridictionnelle des conséquences qui ont existé. Il y a donc inadéquation entre ce qui
a été et sa traduction juridique. Le juge ne cherche pas à « réécrire » l’histoire, il la supprime,
produisant ainsi une fiction juridique. Le mensonge94 que forme le droit par rapport à la
réalité est la preuve de ce qu’il s’agit, comme le disait le président Odent, d’une « pure
fiction »95.
395. Cependant, si la rétroactivité de l’annulation demeure la sanction de base de
l’illégalité, aujourd’hui elle s’accommode d’un nouveau contexte. Le passage au 21e siècle a
fait évoluer les pouvoirs du juge administratif sous l’impulsion de la réforme des mesures
d’urgence. La rétroactivité n’a certes pas disparu, mais elle a été adaptée aux exigences d’une
société en demande d’efficacité. Cette caractéristique radicale enfermait le juge dans une
dualité parfois préjudiciable au requérant : annuler ou non, au moins en excès de pouvoir, était
une alternative devenue potentiellement étroite. Dans ce qui était une prémonition, le
professeur Weil annonçait déjà ce déclin de l’annulation rétroactive tant « la formule “l’acte
annulé est censé n’être jamais intervenu” se révèle de plus en plus inexacte. Le droit a dû tenir
94
Nous renvoyons pour la démonstration du caractère trompeur de l’opération aux propos de Rivero, selon qui
« l’acte annulé par le juge administratif sur recours pour excès de pouvoir est réputé n’avoir jamais existé. C’est
faux : l’acte a existé, il a produit ses effets dans le temps, parfois sur une longue durée. A la base des effets de
l’annulation, il y a donc la négation de cette réalité évidente, et l’affirmation volontaire de ce que l’on sait faux :
l’acte annulé est censé n’avoir pas existé » (J. Rivero, « Fictions et présomptions en droit public français », in
Ch. Perelman et P. Foriers, op. cit., p. 102).
95
L’ancien président de la section du contentieux pouvait affirmer que « la règle d’après laquelle un acte annulé
est censé n’avoir jamais existé présente le caractère contradictoire d’être à la fois une nécessité et une fiction.
C’est un idéal nécessaire pour tracer à l’administration et au juge leurs directives. Mais c’est une pure fiction, car
il n’appartient à aucune puissance humaine d’empêcher que ce qui a existé ait existé » (R. Odent, op. cit., p. 34).
196
compte du fait : l’acte annulé ne peut pas toujours être réduit à néant comme l’exigerait le
principe de la rétroactivité de l’annulation […]. L’annulation ne peut pas faire que cette
exécution n’ait pas eu lieu. L’acte annulé est intervenu effectivement ; il a bel et bien existé
jusqu’à son annulation : cette vérité de fait l’emporte chaque jour davantage sur la vérité de
droit selon laquelle un acte nul ne peut produire aucun effet »96.
396. De nombreuses voies97 s’offrent aujourd’hui au juge administratif pour contourner la
« trop vigoureuse » annulation. Sur le plan « temporel », c’est-à-dire l’application de
l’annulation au passé, plusieurs techniques jurisprudentielles existent. Outre la modulation des
effets temporels de l’annulation qui donne un maître98 à la rétroactivité, la modulation
temporelle des effets de l’annulation existe aussi. Cette dernière laisse un délai à l’autorité
administrative condamnée pour régulariser son activité et ce n’est que dans le cas où cela
n’aurait pas été effectué que l’annulation produirait ses effets99. Bien que l’évolution
contemporaine tende à atténuer l’importance de la rétroactivité fictive, elle demeure
importante au point de susciter encore la réflexion et la discussion100.
397. L’annulation, par sa rétroactivité, assure l’introduction d’une fiction au sein du
phénomène juridique qui peut, au moins partiellement, s’expliquer par le principe de
l’absence d’effet suspensif. En intervenant a posteriori de l’exécution de la décision
contestée, la rétroactivité devient le seul moyen pour donner une pleine portée à la décision
juridictionnelle et la légalité. L’annulation rétroactive découlerait en quelque sorte des
conséquences de l’absence d’effet suspensif des recours. Elle marque ainsi le second étage du
système fictionnel complété par la reconstitution des situations passées (B) qui tire l’entière
conséquence de la rétroactivité de l’annulation.
398. Lorsque le juge prononce son annulation, la décision disparaît dès son édiction, au
moment de son adoption. Le juge administratif supprime toute trace de son existence pour
96
P. Weil, op. cit., p. 8.
97
V. sur ces possibilités, B. Seiller, « L’illégalité… », op. cit., p. 963.
98
R. Chapus, Droit du contentieux administratif, op. cit., n° 1218, p. 1104.
99
V. sur ce point CE, 27 juill. 2001, req. n° 222509, Titran : Rec. Leb., p. 411 ; AJDA, 2001, p. 1046, chron.
M. Guyomar et P. Collin – CE, ass., 29 juin 2001, req. n° 213229, Vassilikiotis : Rec. Leb., p. 303, concl.
F. Lamy; AJDA, 2001, p. 1046, chron. M. Guyomar et P. Collin ; LPA, 2001, n° 212, p. 12, note S. Damarey ;
Europe, 2001, p. 265, comm. P. Cassia ; RDP , 2002, p. 748, note Ch. Guettier ; RRJ , 2003, p. 1513, note
F. Blanco ; DA, mars 2004, chron. n° 6, p. 8, chron. C. Broyelle ; GACA, 5ème éd., 2016, Paris, Dalloz, n° 67,
p. 1249.
100
Quelques études récentes postérieures à la jurisprudence Association AC ! témoignent de cet intérêt toujours
marqué. V. par exemple B. Seiller (dir.), La rétroactivité des décisions du juge administratif, 2007, Paris,
Economica, Collection Études juridiques, t. 29, 190 p. ; S. Ferrari, La rétroactivité en droit public français , th.
Paris 2, 2011, Y. Gaudemet (dir.)., 978 p.
197
apurer le phénomène juridique de toute illégalité. Pour autant, l’acte a existé, il s’est inscrit
dans l’ordre juridique, est entré en vigueur et a produit des effets impliquant que ses
conséquences ne s’arrêtent pas à la frontière du monde juridique. La décision administrative
engendre des conséquences matérielles qui modifient la situation de ses destinataires, que ce
soit positivement ou non. Mieux encore, l’exécution légale de l’acte contesté pourra
représenter le point de départ d’une succession d’actes qui s’enchaînent.
399. Dans ces situations, imposer le caractère rétroactif de l’annulation oblige le juge à
poursuivre plus que la disparition « juridique » de la décision administrative. Il se trouve
obligé de supprimer les manifestations matérielles liées à l’exécution de l’acte administratif.
Sans cela, le caractère rétroactif de l’annulation se limiterait à l’existence juridique de l’acte.
Or, il a vocation à s’étendre au-delà de celle-ci : l’intervention juridictionnelle doit supprimer
toute manifestation de l’illégalité. C’est en cumulant la rétroactivité de l’annulation avec les
modifications juridiques ou matérielles engendrées par l’acte que la reconstitution des
situations passées s’est imposée. Ainsi, la fiction de l’annulation rétroactive commande au
juge de recourir à cette technique de reconstitution des situations passées. Le lien entre ces
deux modalités est expressément confirmé par le Conseiller Latournerie qui savait « que, par
l’effet rétroactif attaché aux décisions d’annulation rendues par le Conseil d’État, comme juge
de l’excès de pouvoir, les situations atteintes par l’acte annulé doivent être rétablies, en
principe, en l’état même où elles se fussent trouvées si l’acte ne fût pas intervenu »101.
400. Le lien entre l’annulation rétroactive et la reconstitution des situations passées ne fait
pas de doute, la seconde étant la conséquence directe de la première. En effet, « la situation
affectée par la décision doit, de façon que la chose jugée reçoive toute l’exécution qu’elle
comporte, être reconstituée telle qu’elle serait si cette décision n’était jamais intervenue »102.
Le juge administratif ne décide pas, à proprement parler, d’utiliser cette technique qui
s’impose à lui dans sa lutte contre l’illégalité découlant de la condamnation qu’il prononce.
En vue de confirmer cette succession de fictions juridiques, il nous faut la définir comme
telle.
401. Envisager la reconstitution des situations passées, c’est analyser les conséquences de
la rétroactivité de l’annulation d’un acte par le juge103. Toute annulation prononcée par un
101
R. Latournerie, op. cit., p. 223.
102
R. Chapus, Droit du contentieux administratif, op. cit., n° 1239, p. 1122.
103
Cette position selon laquelle la reconstitution du passé ne représente que la conséquence de la rétroactivité de
l’annulation n’est cependant pas unanime. Bien que la plupart des manuels de référence la présentent comme
telle, il existe au moins une position contraire connue : Prosper Weil développe en effet dans sa thèse l’idée
selon laquelle cette refonte du passé n’est qu’une des différentes manifestations existantes de la rétroactivité. Il
classe effectivement, dans le rapport de l’annulation au temps, ses différentes conséquences en trois catégories
d’annulations distinctes. Il trie dans un premier temps les activités du juge selon les cas où l’annulation sera ou
198
juge administratif est rétroactive et peut par conséquent engendrer la reconstitution des
situations passées. Cette technique, objet de travaux104 et de jurisprudences105 classiques est
l’occasion d’explorer plus avant la logique du droit administratif que, selon la formule, la
logique ne connaît pas106.
402. Avant de démêler le contenu de ce qui s’apparente à une uchronie, il faut rappeler
qu’elle n’est pas limitée à certaines situations particulières. Bien que l’essentiel de ses
manifestations jurisprudentielles concerne la carrière des agents publics, le champ de cette
technique est bien plus large au point que « le mécanisme de reconstitution s’applique chaque
fois qu’un acte illégal annulé a bloqué ou modifié l’évolution d’une situation administrative
qui aurait normalement évolué avec le temps »107. Toute situation entamée qui aurait vu sa
progression être stoppée par un acte illégal doit retrouver le résultat qui aurait légalement dû
être le sien. Ce raisonnement est le fruit de ce que nombre d’auteurs qualifient de « cascade de
nullité »108, qui touche des actes s’enchaînant les uns les autres.
403. Le cas des tableaux d’avancement est frappant dans la mesure où ils conditionnent
l’appréciation des mérites et titres de chaque agent. La situation est assez simple : chaque
tableau se base sur les résultats du précédent pour définir l’évolution de la carrière de chacun.
Dès lors, « la nullité d’un tableau d’avancement entraîne par voie de conséquence la nullité
des tableaux des années postérieures »109. Leur imbrication est telle qu’ils peuvent rappeler
non rétroactive avant d’encore démêler la branche de l’annulation rétroactive. Dans les cas – majoritaires – où
elle se verra attaché un effet rétroactif, la rétroactivité peut n’être que simple ou statique mais aussi intégrale ou
dynamique. C’est dans cette dernière catégorie de la rétroactivité dynamique que le juge développe l’obligation
destinée à l’administration de relancer le déroulé de l’activité administrative à partir de la suppression de
l’illégalité. La rétroactivité est dynamique en ce qu’elle oblige le juge, après avoir supprimé les effets de
l’illégalité, à intervenir de nouveau pour remettre les choses dans l’état où elles auraient dû se trouver sans
l’illégalité. Cette proposition, bien qu’intéressante, ne nous semble cependant pas devoir emporter la conviction
dans la mesure où le juge, et Prosper Weil le note d’ailleurs, n’applique pas différentes rétroactivités déjà
établies et dissociées. Le juge administratif, par un empirisme qui l’honore, module la rétroactivité propre à
l’annulation en fonction des différentes situations qu’il rencontre. En raisonnant ainsi, il n’y aurait qu’une seule
rétroactivité et, au regard de ses conséquences sur la diversité des situations que le juge peut rencontrer, ce
dernier opèrerait une modulation, une pondération de ses effets. Cette obligation maximale à l’endroit de
l’administration que l’on envisage découlerait ainsi des conséquences du caractère rétroactif de l’annulation sur
la situation réglée au contentieux. Sur la position contraire v. P. Weil, op. cit., p. 177 et s.
104
P. Weil, op. cit.
105
CE, 26 déc. 1925, req. n° 88369, Rodière : Rec. Leb., p. 1065 ; RDP , 1926, p. 32, concl. J. Cahen-Salvador ;
S., 1925, III, p. 49, note M. Hauriou – CE, ass., 27 mai 1949, req. n° 93122 et 96949, Véron-Reville : Rec. Leb.,
p. 246 ; Gaz. Pal., 1949, t. 2, p. 34, concl. R. Odent et note G. Liet-Veaux – CE, ass., 10 déc. 1954, req. n° 6732,
6741, 8065 et 8104, Sieurs cru et autres : Rec. Leb., p. 659 ; D., 1955, J., p. 198, concl. A. Jacomet et note
P. Weil.
106
J. Delvolvé, « Une crise du principe de la séparation des autorités administratives et judiciaires », EDCE ,
1950, n° 4, p. 40.
107
R. Rouquette, Petit traité du procès administratif, 7ème éd., 2016, Paris, Praxis Dalloz, n° 512.47, p. 850.
108
P. Weil, op. cit., p. 179. v. également sur l’utilisation du terme « cascade », A. Jacomet, « concl. sur CE,
10 déc. 1954, Sieurs cru et autres », D ., 1955, p. 200.
109
R. Denoix de Saint Marc et D. Labetoulle, « chron. sous CE, 5 juin 1970, Puisoye », AJDA, 1970, p. 492 ;
v. également sur ce point de l’annulation des actes consécutifs influencés par les promotions et les décisions
relatives aux agents prises antérieurement CE, 19 déc. 1962, req. n° 50663, Sieur Rossignol : Rec. Leb., p. 694.
199
« ces cubes d’enfants dont l’édifice qu’ils forment s’écroule inexorablement dès qu’un des
éléments inférieurs vient à manquer »110.
404. Lorsque le juge annule la décision, il doit faire disparaître par la suite tous les maillons
de sa chaîne. Cette situation vaut notamment, on l’a dit, dans le cas de l’annulation des
tableaux d’avancement des fonctionnaires. C’est le cas classique de la jurisprudence Rodière
par laquelle le juge décide qu’après avoir fait disparaître le tableau d’avancement illégal,
l’administration doit le refaire mais aussi imaginer le déroulement légal de la carrière des
fonctionnaires111. Le juge applique en quelque sorte l’équité en considérant que l’illégalité ne
doit pas empêcher les bénéficiaires des avantages qui auraient dû se produire régulièrement
d’en profiter. Les conclusions du commissaire du gouvernement Salvador font d’ailleurs
référence à cette équité vis-à-vis de la gestion des conséquences de l’annulation rétroactive :
« Fort sagement, êtes-vous entrés dans une voie nouvelle et reconnaissez-vous à
l’administration le soin d’appliquer vos décisions dans un esprit d’équité, avec un sens plus
approché des réalités et des nécessités administratives. […] Il semble impossible que
l’administration n’opère pas un reclassement régulier conforme à l’esprit de votre décision. La
régularité exige qu’on efface l’effet d’un avancement trop hâtif. Mais elle réclame aussi qu’il
ne s’ensuive pas obligatoirement un avancement retardé au-delà des limites régulières. La
rétroactivité des mesures d’exécution est nécessaire pour rétablir l’avancement moyen, le
rythme normal et coutumier »112. L’idée, c’est donc de permettre aux fonctionnaires de
profiter des avantages qu’ils auraient dû retirer de l’action administrative régulière. Il y aurait
une iniquité à faire perdre aux intéressés toutes les opportunités résultant de cette action.
L’annulation ne doit pas faire manquer aux personnes concernées les avantages dont ils
auraient pu et dû profiter. Ceux-ci ne doivent pas voir leur situation figée parfois pendant des
années du seul fait d’une faute de l’administration. Le juge oblige l’administration à mettre
l’agent dans la situation qui aurait dû être la sienne en application de la légalité.
405. La seule tournure de cette dernière phrase révèle la nature fictionnelle de cette
opération de restitution rétroactive des avantages et des désavantages de la situation des
intéressés. L’agent concerné par la décision annulée se verra supprimer les avantages de sa
position illégale et, dans un second temps, l’administration utilisera la fiction pour réaliser la
« reconstitution fictive des positions dans la hiérarchie »113, c’est-à-dire imaginer le
110
R. Denoix de Saint Marc et D. Labetoulle, op.cit., p. 493.
111
Pour une étude complète sur le sujet et l’ensemble de ses problématiques, v. L. Milano, « La reconstitution de
carrière des fonctionnaires, entre principe et effectivité », AJFP , 2010, p. 18.
112
J. Cahen-Salvador, « concl. sur CE, 26 déc. 1925, Rodière », RDP , 1926, pp. 39-41.
113
P. Weil, op. cit., p. 246.
200
déroulement de carrière des intéressés. Cette restauration adopte le périmètre le plus large qui
soit puisqu’on y retrouve tous les éléments de l’évolution de la carrière d’un agent : les
avancements d’échelon mécaniques à l’ancienneté comme les avancements de grade au
choix114. Ici, l’administration doit se baser sur les notes obtenues par l’agent en cause, sa
progression comme l’évolution moyenne de ses collègues de même rang hiérarchique. De ce
fait, l’administration doit, bien longtemps après la décision, imaginer si l’agent concerné
aurait pu bénéficier d’un avancement afin de le lui attribuer. Le caractère fictionnel ne fait
guère de doute car on oppose à la réalité matérielle celle construite par le droit. L’ordre
juridique crée une situation contraire à la réalité objective : l’on va considérer qu’un agent a
bénéficié d’une situation pendant tout le temps de l’instance dont il ne profitait pourtant pas
en réalité. Le droit permet de faire que ce qui n’a pas été soit, preuve d’une fiction.
L’obligation de reconstitution va jusqu’à la prise en compte des chances de présentation et de
succès de l’agent aux examens et concours115. Enfin, l’écoulement des années est intégré en
tant que service effectif, même si l’agent avait été évincé, à la détermination des droits à
pension de retraite116. L’uchronie117 est complète car elle s’attache à toute situation que peut
rencontrer un agent dans le déroulement de sa carrière. L’opération est bien une fiction
puisqu’elle ouvre une dissociation consciente entre les réalités matérielle et juridique. Bien
entendu, la reconstitution par l’administration se réalise sous le contrôle du juge 118, qui vérifie
sa régularité et sa « cohérence factuelle ».
406. L’autre illustration de cette obligation consécutive à la rétroactivité, c’est l’annulation
de la révocation d’un fonctionnaire. Dans un tel cas, en sus de sa réintégration, il faudra
« déterminer, le cas échéant, sous le contrôle du juge de l’exécution, les avancements aux
choix qui auraient été décidés, si l’agent s’était présenté à un concours, les chances qu’il
aurait eues de le réussir… »119. Il est ainsi réclamé à l’administration de réécrire l’histoire
114
Sur cette obligation, v. CE, 13 juill. 1956, Caubel : Rec. Leb., p. 697 ; AJDA, 1956, II, p. 397, chron.
J. Fournier et G. Braibant – CE, 23 févr. 1979, req. n° 08329, Simon : RDP , 1979, p. 1501 – CE, 16 juin 1995,
req. n° 145136, Franceschi : Rec. Leb., p. 991.
115
CE, sect., 13 juill. 1956, req. n° 19496, Sieur Barbier : Rec. Leb., p. 338 ; AJDA, 1956, p. 386, p. 397, chron.
J. Fournier et G. Braibant.
116
CE, sect., 8 nov. 1957, req. n° 8921, Dame Veuve Champion : Rec. Leb., p. 590 – CE, sect., 20 mai 1960, req.
n° 32881 et 35564, Sieur Hennequin c/ la Ville de Paris et Caisse nationale des retraites des agents des
collectivités locales : Rec. Leb., p. 350 – CE, 9 nov. 1994, req. n° 120111, Mme Bensimon : Rec. Leb., pp. 1020,
1070 et 1149.
117
Cette notion s’entend comme une histoire refaite en pensée telle qu’elle aurait pu être et qu’elle n’a pas été,
comme une époque fictive ou encore une évocation imaginaire dans le temps. C’est donc un exercice consistant
à réécrire l’histoire qui s’est déroulée. Son auteur se détache donc de la réalité historique et matérielle pour
construire son propre déroulement de l’histoire.
118
CE, 4 janv. 1960, req. n° 42050, Sieur Guillot : Rec. Leb., p. 4 – CE, sect., 24 févr. 1961, req. n° 41382, Sieur
Zimmet : Rec. Leb., p. 144 ; AJDA, 1961, p. 338, note J.-M. Galabert et M. Gentot – CE, 13 avril 2005, req.
n° 250646, France Télécom : AJDA, 2005, p. 1366.
119
R. Rouquette, Petit traité…, op. cit., n° 512.47, p. 776.
201
telle qu’elle aurait dû se produire. Le schéma étant le même, il s’agit bel et bien d’une fiction
juridique.
407. Logiquement, une telle reconstitution est susceptible de se confronter au réel qui peut
être susceptible d’empêcher de la poursuivre au-delà de la mise à la retraite ou de réintégrer
l’agent dans le poste qu’il occupait. La sécurité juridique peut également peser de tout son
poids sur cette entreprise de reconstitution du passé. Ce principe général du droit120 occupe
une place essentielle dans les relations juridiques, ce qui l’amène à s’appliquer également
dans cette technique. Par exemple, le juge a pu sur cette base empêcher l’action rétroactive de
produire des effets négatifs sur d’autres agents121 que celui directement concerné par la
mesure annulée. De même, c’est au regard de cette notion qu’il a été décidé que la réédition
des mesures annulées doit être réalisée conformément à la réglementation en vigueur lors de
leur prise d’effet122 plutôt que leur édiction.
408. Pour résumer, « si la logique, qui est un “monstre froid”, peut se dérouler hors du
temps, la justice, spécifiquement humaine, ne le peut pas »123. L’annulation d’une mesure
illégale ne doit pas impliquer que ses destinataires voient leur situation revenir au jour de
l’édiction de l’acte et ne pas évoluer. Les autorités administratives leur doivent l’évolution
régulière de leur situation presque dans une forme de morale. Ainsi, « lorsque l’annulation
d’un acte administratif non réglementaire crée ce qu’il est convenu d’appeler, par une formule
dont la clarté est d’ailleurs plus apparente que réelle, un “vide juridique”, l’administration est
tenue, pour tirer les conséquences de l’annulation, de substituer un nouvel acte à l’acte annulé
et de modifier, le cas échéant, les actes postérieurs à ce dernier et qui en constituaient le
120
CE, ass., 24 mars 2006, req. n° 288460, 288465, 288474 et 288485, Société KPMG et Société Ernst & Young
Audit et autres : Rec. Leb., p. 154 ; RFDA, 2006, p. 463, concl. Y. Aguila, p. 483 ét. F. Moderne ; BJCP , 2006,
p. 173, concl. Y. Aguila et obs. Ph. Terneyre ; AJDA, 2006, p. 841, trib. B. Mathieu, p. 897, trib. F. Melleray,
p. 1028, chron. C. Landais et F. Lenica, p. 2214, ét. L. Tesoka ; D., 2006, p. 1190, ét. P. Cassia ; Europe, mai
2006, p. 9, note D. Simon ; JCP , 2006, I, n° 150, p. 1229 chron. B. Plessix, II n° 10113, note J.-M. Belorgey ;
JCP A, 2006, n° 1120 ; Procédures, mai 2006, p. 4, note B. Travier ; RDC, 2006, p. 856, note P. Brunet ; RDP ,
2006, p. 1169, ét. J.-P. Camby ; RTD civ., 2006, p. 527, obs. M. Encinas de Munagorri ; Rev. Soc., 2006, p. 583,
obs. Ph. Merle ; RDP , 2007, p. 285, ét.. J.-M. Woehrling.
121
CE, sect., 10 oct. 1997, req. n° 170341, Lugan : Rec. Leb., p. 346, concl. V. Pécresse ; AJDA, 1997, p. 952,
chron. T.-X. Girardot et F. Raynaud ; CFP , 1997, n° 163 ; RFDA, 1998, p. 21, concl. V. Pécresse ; LPA, 1998,
n° 10, p. 6, ét. G. Pellissier.
122
CE, sect., 11 juill. 1958, req. n° 20122, Sieur Fontaine : Rec. Leb., p. 433 ; RDP , 1958, p. 1081, note
M. Waline – CE, sect., 13 juill. 1965, req. n° 54083, Ministre des postes et télécommunications c/ Sieur
Merkling : Rec. Leb., p. 424 ; RA, 1966, p. 146, concl. G. Braibant – CE, 27 avril 1984, Margail : DA, 1984,
n° 243. Cependant, c’est en vue de ce même impératif que l’obligation de suivre les procédures prescrites à
l’époque de l’acte annulé a été simplifiée à la toute fin du 20 ème siècle : les procédures consultatives imposent
désormais de saisir l’organisme de consultation tel qu’il est composé à la date de réédition des mesures annulées.
La modification de la composition de l’organisme consulté n’entraînera donc plus l’illégalité de la mesure. Sur
ce revirement, v. CE, sect., 14 févr. 1997, req. n° 111648, Colonna : Rec. Leb., p. 38 ; AJDA, 1997, p. 426,
chron. D. Chauvaux et T.-X. Girardot ; DA, mai 1997, comm. n° 176, p. 22, comm. M. Céoara, obs. M. Céoara ;
RDP , 1997, p. 1449, concl. V. Pécresse.
123
P. Weil, op. cit., p. 175.
202
corollaire »124. Pour cela, les autorités doivent « reconstituer la carrière du fonctionnaire dans
les conditions où elle peut être réputée avoir dû normalement se poursuivre si aucune
irrégularité n’avait été commise »125. Le caractère fictionnel est évident tant la réalité
juridique se dissocie volontairement de la réalité matérielle. L’annulation rétroactive, qui est
déjà une fiction en soi, recourt à une autre fiction afin de faire profiter les requérants de la
protection juridique « maximale ».
409. La reconstitution du passé suite à une annulation juridictionnelle est « une fiction qui,
pour être nécessaire, n’en est pas moins une fiction »126. Sa nécessité découle de ce que « la
décision d’annulation ne peut donc avoir son plein effet que par l’intermédiaire de cette
fiction, qui se déduit ainsi directement de la notion de chose jugée et de la nature du recours
en excès de pouvoir »127. Les situations contentieuses particulières imposent parfois d’user
d’une nouvelle fiction en vue de défendre au mieux la légalité.
410. Le droit administratif et son pendant contentieux se nourrissent ainsi d’un
raisonnement faisant une large place aux fictions. Du fait des caractéristiques de la procédure
pour beaucoup liées à la spécificité de l’action administrative et de ses contraintes, la fiction
juridique semble être une voie dont le juge ne peut se passer. Le droit et la procédure n’ont
pas vocation à décrire le monde tel qu’il existe matériellement au point de laisser apparaître
certains « arrangements ». Ces dérogations peuvent même devenir souhaitables si elles sont
nécessaires à la réalisation des valeurs du système. Il est vrai que « si, par ses caractères
déductifs et logiques, le raisonnement juridique s’apparente aux méthodes de pensée
mathématiques, il s’applique à des réalités vivantes et humaines et, dans l’application […] des
principes les plus certains […] on ne saurait toujours aller jusqu’au bout du raisonnement sans
fermer les yeux devant l’évidence, sans aboutir à de véritables absurdités »128. S’écarter d’un
rigoureux respect de la réalité semble être consubstantiel au phénomène juridique et le
contentieux administratif n’y échappe pas, bien au contraire.
411. De ce que nous avons dégagé, il semblerait que le procédé fictionnel ne peut exister
que dans le but précis de servir des valeurs affirmées comme « supérieures ». La fiction n’est
jamais neutre et celle qui nous intéresse ne se comprend qu’en vue d’un discours pragmatique
(section 2) destiné à renforcer les assises du droit administratif.
124
R. Denoix de Saint Marc et D. Labetoulle, op. cit., p. 492.
125
CE, 26 déc. 1925, req. n° 88369, Rodière : Rec. Leb., p. 1065 ; RDP , 1926, p. 32, concl. J. Cahen-Salvador ;
S., 1925, III, p. 49, note M. Hauriou.
126
P. Weil, op. cit., p. 175.
127
R. Latournerie, op. cit., p. 223.
128
R. Odent, op. cit., p. 35.
203
Section 2 – L’absence d’effet suspensif : artifice d’un discours
pragmatique
412. Les recours qui permettent à ceux qui le souhaitent et y sont recevables de contester
les décisions administratives sont par principe dépourvus d’effet suspensif. Par conséquent,
celles-ci continueront à s’exécuter durant l’instance jusqu’à la reddition de la décision
juridictionnelle. Cette caractéristique, malgré sa nature fictionnelle, est un principe procédural
essentiel qui prend place au sein du décalogue du Code de la justice administrative. L’absence
d’effet suspensif aurait un double visage : profondément ancré dans le contentieux
administratif français, sa constitution le rend fragile car la déformation qu’il provoque pèse
relativement lourd. L’acceptation de cette nature, pour un principe si important, n’est possible
que du fait de sa conformité à un discours global qui assied la pérennité du contentieux
administratif, puisqu’il est en adéquation avec son paradigme (paragraphe 2). De plus, son
admission est facilitée parce qu’il est opportun (paragraphe 1) en servant la technique et
l’idéologie du contentieux administratif.
413. Le principe étudié, à défaut de répondre à une stricte logique juridique129, trouve sa
source ailleurs. Les principes, dans leur ensemble, nécessitent une « construction » qui doit
être le fruit d’une volonté. C’est un processus d’agrégation qui, au fil du temps, finit par être
oublié au point de devenir un « réflexe ». Cette organisation reprend toutes les raisons qui
poussent à faire de la solution un principe, c’est-à-dire sa conformité avec les valeurs
majeures de la matière. En s’inscrivant dans ce cadre, le principe est opportun puisqu’il sert
l’orientation du contentieux administratif. En l’espèce, les forces au soutien du principe
s’inscrivent dans deux axes : elles sont le fruit d’un choix politique (A) et celui d’une
conception juridique orientée (B).
204
le droit et la puissance publique. Évidemment, ces arguments décrivent un contexte général
susceptible d’expliquer que depuis 1806 ait été maintenu ce choix du principe de l’effet non
suspensif. Son installation a pu, en grande partie, s’expliquer par un contexte historique
favorable au principe (1). Par la suite, le maintien de ce principe est lié au fait qu’il s’est
intégré à l’idéologie sociale marquée par le respect de l’autorité administrative (2) et qu’il
porte un choix politique de société (3). Le principe de l’absence d’effet suspensif colle d’une
certaine manière aux aspirations idéologiques et politiques du pays.
415. L’opportunité du principe étudié doit s’apprécier au moment de sa naissance car c’est
à ce moment que sa pertinence tend à l’imposer. Lorsqu’il est apparu en 1806 en tant que
principe, il répondait à un besoin. Le contraire serait illogique tant son érection au rang de
principe n’a pu survenir accidentellement. Elle ne peut se justifier que si son contenu était en
phase avec l’état de la société. Tandis que son inscription dans l’ordre juridique n’exprimait
qu’une volonté des autorités administratives, l’efficacité et l’effectivité du principe sont liées
à son acceptation sociale. À défaut, comme un greffon, il aurait été rejeté. C’est donc dans le
contexte particulier de sa naissance que celui-ci a trouvé sa justification lui permettant de
s’enraciner.
416. Au sortir de la Révolution et de l’abandon de la monarchie, l’activité des autorités
administratives est apparue essentielle pour concrétiser les espoirs de changement. Leur
intervention, en tant que « chevilles ouvrières », était primordiale, ce qui justifie qu’à
l’occasion de « la Révolution, le Conseil [d’État] allait voir ses compétences réduites »131.
Pour de multiples raisons, le contexte dans lequel naît la formulation de ce principe en 1806
nécessitait l’existence d’une administration vigoureuse. En effet, « après la période punitive
qui suit la disparition de la monarchie absolue, les traditions réapparaissent dans le système
administratif si justement qualifié, par les historiens, de napoléonien. Une puissante
administration est devenue une exigence psychologique, car elle déculpabilise les individus
qui se sentent moins responsables de leurs actes et en même temps sont en position de pouvoir
exercer des droits »132. L’administration napoléonienne, influencée par l’omnipotent chef
d’État, s’impose comme la représentation du pouvoir politique. Mieux, ce même corps
131
B. Pacteau, Le Conseil d’État et la fondation de la justice administrative au XIXème siècle, 2003, Paris, PUF,
Léviathan, préf. R. Denoix de Saint Marc, p. 6.
132
P. Legendre, Histoire de l’administration de 1750 à nos jours, 1968, Paris, PUF, Thémis. Manuels juridiques,
économiques et politiques, p. 44.
205
administratif doit, dans le cadre de sa fonction d’exécution de la loi, concrétiser les
nombreuses réformes que le pouvoir politique engage sous l’impulsion de Napoléon. Ce rôle
des autorités administratives commandait de leur conférer des moyens ce qui peut expliquer,
par exemple, que le Conseil d’État ait « fait corps avec l’action de Napoléon, autant qu’il fut
lié à sa personne »133.
417. La reconnaissance du principe de l’effet non suspensif peut s’inscrire dans cette veine
en visant à ce que l’exécution des décisions administratives ne soit pas freinée. Le contraire
aurait pu engendrer des retards et mettre en péril les objectifs du régime. L’administration
napoléonienne réclamait en quelque sorte les coudées franches en vue de cette mission. En
refusant que l’activité administrative soit suspendue du fait de la saisine d’un juge, le principe
installe les autorités administratives dans une forme de confort. De plus, l’image véhiculée à
l’époque par l’institution judiciaire souffrait la comparaison vis-à-vis des autorités
administratives134. Ce défaut de considération, lié au passé, justifiait que la préférence soit
accordée à la mise en œuvre des décisions administratives. Il peut paraître aujourd’hui
surprenant de l’écrire, mais à l’époque, l’administration était mieux considérée que le juge
pour mener à bien un objectif de protection des droits de chacun. Les dérives monarchiques
avaient fait du mal à « l’institution » du juge et la « libération » passait par la voie
administrative. La pratique des remontrances et le blocage que les juges représentaient sous
l’Ancien Régime étaient trop présents dans les esprits au point de neutraliser le juge en
refusant que sa saisine n’engendre un immobilisme.
418. Certes, la crainte d’une potentielle résistance juridictionnelle était courante. De
manière générale, elle a amené le pouvoir à confier le contentieux administratif à une
juridiction spécialisée distincte des juridictions civiles. Il est vrai que l’idée même d’une
justice administrative spécifique remonte à cette volonté d’éviter l’emprise judiciaire sur
l’activité administrative135. Seulement, la juridiction administrative ne possédait à l’époque
pas les mêmes caractéristiques que celles qu’on lui prête aujourd’hui. Notamment, le juge
administratif était encore quelque peu balbutiant dans ses relations avec le pouvoir politico-
administratif qu’il avait pourtant vocation à contrôler. Si les raisons de ces bégaiements se
situaient pour beaucoup dans l’obsession d’éviter les excès des parlements de l’Ancien
Régime, son détachement du pouvoir a dû s’acquérir avec le temps. Il n’en demeure pas
133
B. Pacteau, op. cit., p. 14.
134
Dans la période révolutionnaire, les Parlements, anciennes juridictions de l’Ancien Régime, servaient de
repoussoir au regard de ce qu’ils avaient, par leur activité, pu constituer une source très importante de blocage,
notamment du fait de la pratique des « remontrances ».
135
B. Pacteau, op. cit., p. 7.
206
moins que la juridiction administrative, symbolisée par le Conseil d’État, entretenait une
confusion avec les autorités administratives à même d’expliquer l’absence d’effet suspensif. Il
est vrai que le Conseil d’État était à l’époque « serviteur, collaborateur et au besoin mentor du
Pouvoir bien davantage que son censeur »136. Sur la base de ces relations
« complémentaires », il était naturel que le recours au juge administratif ne suspende pas
l’exécution des décisions administratives.
419. Ayant globalement vocation à poursuivre la même entreprise en étant organiquement
proches, le juge ne devait pas paralyser l’activité administrative. Celui-ci, au seuil de son
histoire et n’ayant pas encore la force de s’imposer à l’égard de l’administration, la procédure
administrative contentieuse en tirait les conséquences en ne prévoyant pas d’effet suspensif.
Ce principe ne serait finalement que la représentation des rapports ambigus que nourrissaient
les autorités et les juridictions administratives à cette époque. Ce qui était « le Conseil d’État
de l’empereur Napoléon »137 ne pouvait forcer, par sa seule saisine, l’administration impériale
à l’immobilisme. Cette absence de césure nette entre ces organes laissait entendre que le
recours ne devait pas provoquer la suspension de l’exécution des décisions administratives.
420. L’ampleur de la tâche à accomplir, la conception très autoritaire du pouvoir et les
relations confuses entre l’administration et « son » juge ne laissaient guère de doute :
l’absence d’effet suspensif s’imposait. Ainsi, les contextes historiques et institutionnels se
sont mêlés pour élever ce qui n’était qu’une règle en principe. Ce faisceau a fait de cette
solution un besoin impératif qu’il fallait imposer devant l’évidence. L’administration, « fer de
lance » du pouvoir, devait agir et il n’était pas question que l’intervention juridictionnelle y
fasse obstacle. Dans ce contexte, la priorité devait être donnée à la poursuite de l’activité
administrative. Comme « l’administration est “tirée” dans une direction déterminée en
fonction des exigences précises qui l’emportent »138, la procédure administrative contentieuse
est le fruit du schéma social.
421. Cet ensemble d’éléments fournit les principales raisons d’instauration du principe de
l’absence d’effet suspensif qui, vu le contexte, était le seul envisageable. Toute autre solution
aurait contredit l’idée de l’époque selon laquelle la poursuite de l’activité administrative ne
devait pas être entravée. L’administration sortait gagnante de son rapport de forces avec le
pouvoir juridictionnel et c’est de cette période institutionnelle française que résulte le
principe.
136
B. Pacteau, op. cit., p. 15.
137
Ibid., p 13.
138
P. Legendre, op. cit., p. 56.
207
422. Ce retour à sa genèse nous permet de mieux le décrypter et le comprendre. Cependant,
depuis 1806, le contexte a évidemment évolué. Si la volonté de poursuivre l’œuvre
révolutionnaire ou de se conformer au pouvoir napoléonien justifiait à l’époque cette solution,
sa pérennité révèle l’intervention d’autres éléments. Progressivement, la méfiance envers les
juges comme la mise en œuvre des idées révolutionnaires ont été remplacées par une
confiance envers les autorités administratives. Il est vrai que, pour différentes raisons liées à
l’histoire, la mentalité collective ou l’impact de l’administration, l’idéologie nationale est
profondément marquée par le profond respect que lui inspirent les autorités administratives
(2).
423. Bien que la Révolution de 1789 ait abandonné la monarchie et son caractère absolu139,
la nation française conserve « derrière elle une longue tradition monarchique »140. Mitterrand
relevait d’ailleurs qu’il « existe dans notre pays une solide permanence du bonapartisme, où
se rencontrent la vocation de la grandeur nationale, tradition monarchique, et la passion de
l’unité nationale, tradition jacobine »141. La nation française entretient donc des relations
agitées avec le partage du pouvoir, ce que confirme le fait qu’elle se soit déjà rangée derrière
l’autorité d’un homme, détenteur de tout pouvoir. Il n’est d’ailleurs pas anodin que ce soit
dans ce type de régimes que la France a connu ses heures les plus glorieuses142.
424. L’inconscient collectif baigne dans cet illustre passé où le pouvoir n’appartenait qu’à
un seul. Mettre en parallèle ce fait avec la notion de nation qui reprend « la possession en
commun d’un riche legs de souvenirs […] et le consentement actuel, le désir de vivre
ensemble »143 ouvre des perspectives. L’héritage politique de la nation française est celui d’un
139
Le renoncement au système monarchique est symboliquement situé à cette date dans la mesure où le
processus d’enracinement de la démocratie républicaine qui s’en est suivi n’a pas été un long fleuve tranquille.
Au cours de ce long cheminement se sont succédés plusieurs républiques et d’autres régimes tout aussi peu
démocratiques tels que la monarchie voire l’Empire. La France est en effet le pays qui a certainement épuisé le
contingent le plus important de constitutions et donc de régimes. En effet, il a fallu passer par au moins deux
empires, deux monarchies, quatre républiques et des périodes dictatoriales pour qu’enfin en 1958 le régime
politique français adopte la voie de la stabilité autour de la forme républicaine. Les débats autour de sa
pertinence n’en sont pas pour autant épuisés puisque nombreux sont ceux, encore aujourd’hui, qui appellent à
l’avènement d’une 6ème République et donc d’un changement de régime constitutionnel.
140
J.-D. Bredin, Les français au pouvoir ? , 1977, Paris, B. Grasset, p. 57.
141
F. Mitterrand, Le coup d’état permanent, 1965, Paris, Union générale d’éditions, Le Monde en 10-18, p. 39.
142
Nous en voulons pour preuve l’admiration toujours vive qui existe en France pour Napoléon et son régime.
La période napoléonienne est en effet souvent présentée comme étant l’une des plus fastes de France. Le pays
dominait une bonne partie du continent européen et nombreuses sont les institutions qui nous ont été léguées de
cette époque. Celle-ci, riche d’évolutions juridiques et sociales, a permis de faire passer la France à la postérité et
à la modernité. D’ailleurs, la littérature relative à cette époque est abondante et démontre qu’il existe toujours
une certaine fascination pour l’expression d’un pouvoir autoritaire.
143
E. Renan, Qu’est-ce qu’une nation ? , 1992, Paris, Presses Pocket, Agora, p. 54.
208
apprentissage difficile de la démocratie et du partage du pouvoir, ce qui a laissé des traces
dans l’idéologie nationale au point de l’influencer, même indirectement.
425. Certes, la France semble être devenue « mature » sur le plan démocratique au point
que la Constitution ait souhaité figer sa nature républicaine144. L’exercice du pouvoir politique
est aujourd’hui partagé puisque la souveraineté nationale appartient au peuple. Le pouvoir
politique est diffus et chaque citoyen en détient une part. Cependant, toute trace de cet
« autoritarisme » historique n’a pas disparu : il a changé de destinataire en utilisant la
médiation du texte législatif. Chevillé à la tradition française, il s’est diffusé au bénéfice de
tout détenteur d’un pouvoir, aussi limité soit-il. Le culte de la loi hérité de Rousseau145 et de la
période révolutionnaire a doté les agents administratifs d’une partie des « propriétés
magiques »146 de l’œuvre législative. Le renversement de perspective fut tel que l’on a pu
considérer que « ce n’est plus, désormais, la Monarchie qui règne, c’est la loi »147. Dès lors,
toute personne agissant au nom de l’œuvre législative bénéficie indirectement de ses attributs.
426. En faisant du pouvoir politique une propriété collective, les autorités administratives
missionnées pour le concrétiser en ont indirectement bénéficié. Le respect traditionnel du
législateur s’est reporté sur les autorités administratives, chargées d’exécuter ses
prescriptions. À partir de ce constat, les Français ont abordé différemment la soumission aux
autorités administratives. Bien qu’elles ne décident pas, elles appliquent ce qui a été décidé :
se conformer à leurs commandements, c’est contribuer au projet politique global. Ce n’est que
dans ce raisonnement intimiste que la soumission « naturelle » des administrés peut se
comprendre. Sur cette base, le principe de l’absence d’effet suspensif est logique et se situe
dans le droit fil de l’idéologie nationale marquée par le respect dû au pouvoir, quel qu’il soit.
427. L’administrateur investi des prérogatives de puissance publique et représentant en
dernier lieu l’État148 est le vecteur de cette force institutionnelle. L’idée classique en droit de
la fonction publique selon laquelle la personne physique doit s’effacer derrière le
144
Aux deux extrêmes du texte constitutionnel, les articles 1 et 89 précisent la nature républicaine de la France.
Mieux, l’article 89 interdit toute révision constitutionnelle relative à la forme républicaine du gouvernement.
145
Toute sa théorie du contrat social est finalement plus qu’un dogme, c’est le manuel des révolutionnaires de
1789, celui qu’ils ont tous en tête et dont les idées véhiculent le mouvement. Dans sa pensée, la loi est
l’expression de la volonté générale, et y obéir c’est assurer sa liberté parce que le citoyen obéirait en fin de
compte à lui-même. La loi ne serait que la propre aliénation, par lui, de sa volonté. V. sur ce point, J.-
J. Rousseau, Du contrat social, 1996, Paris, Librairie générale française, Le livre de poche Classiques
Philosophie, n° 4644, préf. G. Mairet, 224 p.
146
La formule est attribuée à Georges Vedel par Pierre Legendre. V. sur ce point P. Legendre, Trésor historique
de l’État en France, 1992, Paris, Fayard, Les Savoirs, note 95, p. 397.
147
P. Legendre, Histoire…, op. cit., p. 458.
148
L’expression s’entend ici au sens large en rassemblant sous la même bannière étatique l’État et tous ses
démembrements : collectivités territoriales, établissements publics…
209
fonctionnaire149 manifeste cette médiation étatique réalisée par l’agent administratif.
D’ailleurs, les auteurs des décisions sont eux-mêmes souvent dépersonnalisés : la décision
devient celle d’une institution plus que d’un individu renforçant au passage le sentiment d’être
lié par une obligation non discutable. C’est sur cette idéologie diffuse que s’appuie fermement
le principe de l’absence d’effet suspensif, celui-ci n’étant finalement qu’une manifestation
supplémentaire de la révérence collective envers l’autorité administrative. L’on retrouve cette
idée dans les propos de l’historien Thierry lorsqu’il écrivait que « la monarchie en France,
quand elle cesserait d’être absolue, devrait rester administrative »150.
428. Au-delà de ces considérations symboliques, il est vrai que l’administration occupe une
place importante dans la société française. L’État français, longtemps construit comme un
État-Providence, a fini par créer une dépendance administrative. La reconstruction du pays
après la Seconde Guerre mondiale et les avancées sociales provoquées par l’administration en
ont fait l’interlocuteur privilégié des citoyens. Aujourd’hui encore, dans un contexte pourtant
différent, la France continue à offrir un service public étendu. La pression en faveur d’un
maintien quantitatif et qualitatif des services publics démontre cet attachement à la puissance
publique. La qualité et l’importance des prestations offertes par l’administration lui procurent
une légitimité au point de véhiculer, « dans la mentalité française, la présence diffuse de
l’instance paternelle »151. On obéirait donc à l’administration comme à son père, en rechignant
tout en étant conscient que c’est dans notre intérêt d’agir ainsi. Bien qu’il puisse ne pas y
avoir de gain immédiat, l’administration est réputée dépasser cette vue personnelle et faire le
bien de tous en appliquant la volonté générale.
429. L’opinion publique semble encline à se conformer à la volonté administrative et à ses
prescriptions. Les autorités administratives bénéficient d’un crédit important, qui en tant que
« capital confiance », a pu faciliter le maintien du principe. Les citoyens, idéologiquement
149
Paradoxalement, la neutralité des fonctionnaires est insérée par l’article 6 de la loi n° 83-634 du
13 juillet 1983 portant obligations et droits des fonctionnaires. Celui-ci dispose en effet que « la liberté d’opinion
est garantie aux fonctionnaires » laissant entendre qu’il ne s’agit là que d’une protection de l’agent public. En
réalité, ce principe de neutralité rattaché à l’idée de déontologie des fonctionnaires, est une médaille à deux
faces : il protège d’un côté en empêchant toute forme de discrimination au sein de la fonction publique et d’un
autre côté contraint en refusant à l’agent public de pouvoir exprimer ses opinions personnelles dans le cadre du
service. En effet, « l’agent public est donc strictement tenu de ne pas mêler sa qualité officielle à l’expression de
ses opinions, croyances et attachements et encore moins ses convictions à l’exercice de sa
fonction » (Ch. Vigouroux, Déontologie des fonctions publiques , 1ère éd., 2006, Paris, Praxis Dalloz, p. 297).
Mieux, cette forme de contrainte représentée par la déontologie du fonctionnaire dépasse le cadre de l’exercice
de sa fonction et s’avance même dans le domaine de sa vie privée, v. sur ce point J.-M. Auby, J.-B. Auby,
D. Jean-Pierre et A. Taillefait, Droit de la fonction publique, 7ème éd., 2012, Paris, Dalloz, Précis Droit public et
science politique, n° 611 et s., p. 401 et s. Pour approfondir la question, v. not. V. Kondylis, Le principe de
neutralité dans la fonction publique , 1994, Paris, LGDJ, Bibliothèque de droit public, t. 168, préf. G. Dupuis,
560 p. ; D. Jean-Pierre, L’éthique du fonctionnaire civil : son contrôle dans les jurisprudences administrative et
constitutionnelle françaises, 1999, Paris, LGDJ, Bibliothèque de droit public, t. 202, préf. J.-M. Pontier, 547 p.
150
A. Thierry, Essai sur l’histoire de la formation et des progrès du Tiers État, 1871, Paris, Garnier, p. 332.
151
P. Legendre, Histoire…, op. cit., p. 45.
210
disposés à accepter une domination administrative – avec à l’esprit l’idée que cela les servira
– étaient susceptibles d’accepter la poursuite de l’activité administrative en parallèle de la
contestation. Il y avait déjà une forme de fétichisme à ce que les citoyens usent de ce qui
relève du miracle et du prodige152 contre l’administration au point de ne pouvoir tolérer que
cette action permette de faire échec à la volonté générale.
430. L’idéologie partagée par la société rendait « supportable » l’absence d’effet suspensif.
Cette convenance est susceptible d’expliquer sa permanence en se substituant aux raisons
pragmatiques de sa naissance. Le principe s’inscrit donc dans un contexte juridique, politique
et social qui lui est favorable, ce qui permet de pallier les failles relevées à propos de ses
fondements juridiques. En outre, son importance ne s’explique pas directement et uniquement
par un réseau de notions et concepts juridiques. Ses conséquences, en véhiculant un choix
politique porteur d’une société (3), peuvent également contribuer à tisser son explication.
431. Appliquer aux recours contentieux en droit administratif l’absence d’effet suspensif
n’est pas anodin. L’élever au rang de principe de la procédure administrative contentieuse
nécessite un raisonnement qui dépasse le seul cadre des conséquences pratiques engendrées
au contentieux. La construction d’un postulat de base du contentieux administratif dépasse la
simple appréhension de cette matière juridique impliquant que pour mieux comprendre ses
ressorts, il nous faut sortir des strictes « frontières contentieuses ».
432. Un tel choix, privilégier la continuité de l’action administrative, a impliqué de trancher
entre les autorités administratives et juridictionnelles, au sens large du terme. Retenir d’une
manière aussi générale l’absence d’effet suspensif des recours revient, même indirectement, à
arbitrer entre deux pouvoirs constitutionnels, le pouvoir exécutif – auquel appartiennent les
autorités administratives – et le pouvoir juridictionnel – auquel se rattache le juge
administratif153. La question de l’effet suspensif dépasse donc la pure technique contentieuse
pour intéresser l’ensemble de la société. Le principe n’est pas uniquement l’affaire de
praticiens puisqu’il touche à l’organisation politique de l’État.
433. Ainsi, sans en être l’élément décisif, le principe de l’absence d’effet suspensif des
recours est l’une des manifestations de l’organisation politique française. C’est conformément
à la conception des pouvoirs politiques et administratifs que le choix a été fait de ne pas
152
Le professeur Weil employait ces expressions à propos du droit administratif. V. en ce sens, P. Weil et
D. Pouyaud, Le droit administratif, 24ème éd., 2013, Paris, PUF, Que sais-je ?, n° 1152, not. p. 3.
153
Bien que celui-ci n’y soit pas, constitutionnellement, rattaché. En effet, le titre VIII, n’intègre que les
juridictions de l’ordre judiciaire sans considérer les magistrats de l’ordre administratif. L’idée de pouvoir
judiciaire est donc appréhendée très largement en renvoyant à toute juridiction, quelle qu’elle soit.
211
attribuer d’effet suspensif. La solution contraire n’aurait pas été logique au point que la
philosophie du droit public ne pourrait pas – ou très difficilement – s’en accommoder. Ce
refus d’un effet suspensif s’intègre à la construction de la dichotomie classique entre
administration et politique154 liée au développement de ce que certains appellent « l’État
administratif »155. Dans le cadre de la séparation ternaire des pouvoirs 156, les autorités
administratives et politiques s’inscrivent dans la même branche du pouvoir exécutif. Pour
autant, poser une ligne de partage entre l’administratif et le politique représente une nécessité.
En clair, « il y a entre elles une division nécessaire des tâches qui empêche toute confusion :
l’administration ne fonctionne jamais sur le registre du politique qu’elle sert »157.
434. Cette séparation158 entre administration et pouvoir politique signifie généralement
subordination afin que les autorités administratives mettent en œuvre les décisions du pouvoir
politique. L’administration est ramenée au rôle de simple rouage dans l’exercice du pouvoir
qu’elle ne possède pas. Les présentations doctrinales159 font largement référence à cette
« vassalité » entre administration et pouvoir politique. L’administration occuperait un rôle
secondaire sans être élevé à celui du politique, considéré comme premier. Cela assure au
pouvoir administratif une forme de neutralité, le rendant insipide et dénué de toute capacité
attentatoire. C’est le propre de l’organisation étatique, puisqu’au fond « pour que
s’accompagne l’idéal de l’État modéré, il faut parvenir à neutraliser une part du gouvernement
154
La séparation des corps administratifs et politiques est l’objet d’une réflexion ancienne et constante, portée
par quelques auteurs rendus célèbres par leurs travaux. Le premier, bien entendu, est le sociologue Max Weber
qui envisageait cette dichotomie comme l’objectif idéal à atteindre dans le domaine de l’organisation
gouvernementale. Vient ensuite Woodrow Wilson, qui fut notamment président des États-Unis et qui a porté aux
nues cette séparation entre les deux institutions. V. not. sur ce point, W. Wilson, « The Study of
Administration », Political Science Quarterly, 1887, n° 2, pp. 210-211. Tout au long du 20ème Siècle, cette
tradition doctrinale s’est ensuite perpétuée et diffusée dans la doctrine qui n’a pas hésité à la reprendre. Pour un
exposé complet des travaux de la doctrine à ce sujet, v. P. Bongrand, J. Gervais et R. Payre, « Introduction : les
savoirs de gouvernement à la frontière entre "administration" et "politique" », Gouvernement et action publique,
2012, pp. 7-20.
155
P. Mbongo, « Avant-propos : État administratif et responsabilité politique », in P. Mbongo (dir.), La
séparation entre administration et politique en droits français et étrangers , 2014, Paris, Berger Levrault, 2014,
p. 18.
156
Elle divise le pouvoir entre les pouvoirs législatif, exécutif et juridictionnel notamment tirée de Montesquieu,
v. sur ce point Montesquieu, De l’esprit des lois, 2015, Paris, Ellipses, Philo-œuvres, 92 p.
157
J. Caillosse, « Le partage administration/politique : un impensé des doctrines de la séparation des
pouvoirs ? », in P. Mbongo (dir.), La séparation…, op. cit., p. 30.
158
Sur l’utilisation de ce terme en droit public, v. Ch. Alonso, Recherche sur le principe de séparation en droit
public français, 2015, Aix-en-Provence, PUAM, préf. J.-A. Mazères, 886 p.
159
Le professeur Drago a pu sur ce point évoquer l’idée que les missions de l’administration ne sont jamais
initiales mais toujours secondes en ce qu’elles exécutent les tâches que les organes étatiques lui confient. V. en
ce sens, R. Drago, Science administrative, 1971, Paris, Les Cours de droit, 258 p. Dans un autre style, l’on a pu
lire que « la fonction classique de l’administration consiste dans l’exécution des décisions politiques »
(Ch. Debbasch et F. Colin, Droit administratif, 11ème éd., 2014, Paris, Economica, p. 10).
212
de la cité : ainsi apparaît l’administration, elle est le gouvernement vidé de sa dimension et de
son identité politiques »160.
435. Par cette construction mentale, la situation de l’administration est rendue plus
« neutre ». Elle n’est que l’une des pièces d’un jeu qui la dépasse, poursuivant ce qui a trait au
« public » en ne faisant qu’exécuter une volonté supérieure. La représentation de
l’administration dans le jeu du pouvoir la dédouane de responsabilité quant aux conséquences
de son activité. Comme pouvait l’écrire Pierre Legendre, « le pouvoir revendique sa propre
disparition »161 dans le but de ne pas cristalliser de tensions. L’instauration du principe de
l’effet non suspensif des recours semble bien éloignée de ces considérations générales
relatives à la théorie constitutionnelle de l’État. Cependant, il relève de la même logique
visant à rendre plus « neutre » le pouvoir administratif. C’est au travers de cette tendance
commune qu’il est possible d’affirmer que le principe exprime un choix relatif à
l’organisation politique. Considérer que l’activité administrative n’a pas à être suspendue du
fait de sa contestation participe de l’idée qu’elle dérive du pouvoir politique et de ses
considérations. Ne pas suspendre la décision contestée, c’est considérer que ses conséquences
se parent d’une force supérieure et faire de l’administration le miroir du pouvoir politique
auquel il convient de donner la priorité. En partant de ce postulat, la procédure administrative
contentieuse confirme que les autorités administratives ne sont que la « main d’œuvre » du
pouvoir politique et de l’intérêt public. Or, « en droit français, il serait inconcevable que
l’intérêt privé puisse tenir en échec l’intérêt public »162.
436. Là est la finalité : en étant le démembrement ou la transparence du pouvoir politique,
l’activité administrative est dévaluée – elle n’est qu’une exécution mécanique – et légitimée –
elle contribue au projet politique global. Au vu de la continuité offerte à cette entreprise de
« neutralisation », l’on peut dire que c’est ce choix politique premier qui a permis de
développer l’absence d’effet suspensif des recours. En cela, cette dernière caractéristique
serait l’expression d’une pure volonté concernant l’organisation du pouvoir. En appuyant
l’idée classique selon laquelle l’administration ne fait qu’exécuter les décisions du pouvoir
politique, le pouvoir administratif est « neutralisé ». L’idéologie et la culture politique
française pèsent donc sur la construction de la procédure administrative contentieuse. Le fait
que l’administration soit à l’ombre du pouvoir politique implique que sur le plan contentieux
160
J. Caillosse, « Le partage administration/politique : un impensé des doctrines de la séparation des
pouvoirs ? », in P. Mbongo (dir.), La séparation…, op. cit., p. 31.
161
P. Legendre, « Qui dit légiste, dit loi et pouvoir », Politix, 1995, n° 32, p. 35.
162
E. Zoller, Introduction au droit public , 2ème éd., 2013, Paris, Dalloz, Précis droit public et science politique,
p. 179.
213
ses décisions ne soient pas suspendues. N’étant que l’expression d’un pouvoir supérieur
tourné vers l’intérêt général, il n’y aurait aucune raison d’en faire cesser l’exécution.
437. Le mouvement va dans les deux sens : si l’idéologie politique nourrit le schéma
contentieux, ses caractéristiques véhiculent également cette conception de la représentation
collective. Le principe illustre donc un véritable choix politique tiré de l’idéologie qui entoure
le pouvoir politique en France et, dans une sorte de rétribution, contribue à la renforcer. Si
l’aspect politique est indéniable dans son essence, il n’en est pas moins habité d’objectifs
juridiques précis. En sus d’imager l’organisation institutionnelle française, ce principe est
aussi l’expression nette d’une conception juridique orientée (B).
438. Si le principe de l’absence d’effet suspensif possède des racines et des répercussions
politiques, il résulte avant toute chose du phénomène juridique. Dire que le principe est
juridique ne serait qu’une banalité tant l’on sait qu’il est issu de textes réglementaires et que le
Code de justice administrative l’a placé au fronton163 de ses éléments. Le propos sera plus
large puisqu’il replacera le principe dans une représentation de ce qu’est – et ce que doit être –
l’ordonnancement juridique. En clair, l’idée défendue est que l’absence d’effet suspensif des
recours s’intégre à un discours sur la conception de l’ordre juridique. En véhiculant certaines
caractéristiques du phénomène juridique ou en lui ouvrant la possibilité de les poursuivre, le
principe diffuse une conception juridique. En effet, l’exclusion de la suspension sert certaines
aspirations de l’ordre juridique : le principe appuie ce qu’il est convenu d’identifier comme la
complétude du droit (1) en même temps que l’unité du droit (2).
439. L’étude du phénomène juridique permet de s’intéresser à la fois au contenu des règles
officielles et à l’objet juridique en tant que tel. La philosophie comme l’ontologie du droit
permettent de révéler aux praticiens et aux juristes les caractéristiques du « droit ». Leurs
adeptes, à l’instar de Jhering ou du doyen Carbonnier164, analysent le droit comme un
organisme vivant dont il faudrait apprécier les caractéristiques. En forçant le trait, ces
matières opèrent la « vivisection » du droit afin d’en comprendre les traits, le fonctionnement
et les objectifs essentiels.
163
Le caractère non-suspensif des recours fait effectivement partie de ce que l’on appelle communément le
« décalogue ». V. sur ce dernier, A. Ricci, Le "décalogue" du code de justice administrative, 2003, Aix-en-
Provence, PUAM, préf. A. Roux, 156 p.
164
J. Carbonnier, Flexible droit, 10ème éd., 2014, Paris, LGDJ, Anthologie du droit, rééd. 2001, pp. 13-14.
214
440. Dans le cadre de ces représentations théoriques, l’un des premiers éléments qui ressort
est la « complétude » de l’ordre juridique, impliquant qu’il forme un tout sans faille. En effet,
« la doctrine classique admet un principe de complétude juridique qui prévient le droit du
vide »165. Dans sa constitution, le phénomène juridique récuse le néant, ce que prouve
l’article 4 du Code civil166 en obligeant les magistrats à statuer, peu importe le contenu du
droit positif. Le vide juridique ou son obscurité ne doit pas signifier l’absence de droit,
exception faite de la matière pénale soumise à la légalité des délits et des peines. Le
phénomène juridique ne supporte finalement pas la discontinuité. La formule renvoie à l’idée
que « le droit, comme la nature, a horreur du vide »167 et qu’il a vocation à réguler l’ensemble
de la vie sociale. Il n’est dès lors pas question de tolérer la non-exhaustivité du droit, ce qui
fonde l’interdiction susmentionnée du déni de justice.
441. Cette prétention « hégémonique » du droit n’est pas un fantasme de juriste déconnecté
du corps social. Elle est au contraire la réponse à une attente profonde, tel que l’illustre le fait
que le Conseil d’État ait pu être saisi par une société de la contestation du refus d’un conseil
municipal de substituer une nouvelle délibération à celle qui avait été annulée168. Dans ce cas,
la société ne supportant pas le « vide » laissé par l’annulation réclame qu’il soit « comblé »
par l’application d’une norme à cette situation qui en était dépourvue. Les personnes privées,
en vue de la sécurité juridique et d’une certaine rationalité, ont besoin de connaître le contenu
des règles qui s’appliquent à elles. L’ordre juridique n’est donc qu’une réponse au besoin de
la société de connaître le régime juridique qui leur est applicable. Ce constat engendre l’idée
que le droit a vocation à englober toute la société afin d’apporter une solution à tous.
442. Cette « réputation » du droit comme technique universelle de régulation sociale
s’accompagne de l’idée que « c’est devenu une habitude mentale que d’identifier le progrès
des sociétés au progrès du droit »169. Les évolutions techniques, économiques et sociales des
sociétés occidentales imposeraient un encadrement normatif performant. En multipliant les
relations entre individus et en y intégrant plus de complexité, les sociétés entretiennent un
165
O. Jouanjan, « Faillible droit », Rev. Eur. Sciences Sociales, 2000, n° XXXVIII-119, p. 65.
166
Cet article prévoit l’interdiction et la condamnation de toute pratique aboutissant à un déni de justice. Il
dispose que « le juge qui refusera de juger, sous prétexte du silence, de l’obscurité de la loi ou de l’insuffisance
de la loi, pourra être poursuivi comme coupable de déni de justice ». V. sur cette disposition et son contenu,
L. Favoreu, « Résurgence de la notion de déni de justice et droit au juge », in Gouverner, administrer, juger :
liber amicorum Jean Waline , 2002, Paris, Dalloz, p. 513 ; L. Boré, « L’obscurité de la loi », in La création du
droit jurisprudentiel : mélanges en l’honneur de Jacques Boré, 2007, Paris, Dalloz, p. 27 ; J. Moury, « Les
limites de la quête en matière de preuve : expertise et jurisdictio », RTD civ., 2009, p. 665.
167
La formule, sans que l’on parvienne à identifier son origine, est reprise par divers auteurs dont le professeur
Jouanjan : O. Jouanjan, op. cit., p. 65. On la retrouve également dans des ouvrages plus généraux : v. M. Héron,
Les métiers de l’image, 2000, Paris, Éditions Carnot, p. 142.
168
CE, sect., 21 févr. 1958, req. n° 15265, Société Nouvelle des établissements Gaumont : Rec. Leb., p. 124 ; S.,
1958, J., p. 281, concl. B. Jouvin.
169
J. Carbonnier, Flexible droit, op. cit., p. 16.
215
« appétit » juridique qui se renouvelle. L’archaïsme des sociétés primitives et de leur
régulation traditionnelle laisseraient la place à un développement normatif accru allant jusqu’à
« l’inflation » normative tant décriée.
443. Le phénomène juridique court donc après cet idéal d’une société complètement
enserrée par les normes juridiques. La continuité du droit et son « omniprésence » le mettent
ainsi en quête permanente d’une complétude. Devant le constat de cette tension, les juristes
ont fini par devenir « dogmatiques » et le droit s’est paré des vertus – et des inconvénients –
du « panjurisme ». Cette forme de dévotion implique que « le droit est indéfiniment
expansible, de même qu’il est absolument homogène : il tend à emplir tout l’univers social
sans y laisser aucun vide »170. Ce « panjurisme » serait l’expression la plus achevée de cet
idéal et vise à l’hégémonie juridique. Dans ce courant, qu’il faut reconnaître comme une
tendance naturelle chez les juristes, toute chose peut être régie par le droit et sa vocation à
envahir les relations sociales.
444. Ceux que le doyen Carbonnier désigne comme des juristes dogmatiques, en ce qu’ils
pensent le droit comme « complet » et « total », représentent la majeure partie de la doctrine.
C’est logique si l’on considère qu’ils ont intérêt à repousser les frontières du juridique et que,
plus il y aura de juristes, plus il y aura besoin de textes à appliquer et travailler. Le droit serait
ainsi un système qui se nourrit lui-même pour se renouveler car « si le droit suscite les
juristes, les juristes suscitent le droit – c’est-à-dire le contentieux, la réglementation et la
sourde résistance à tout allégement du fardeau juridique »171.
445. Malgré la « boulimie juridique » des sociétés occidentales et l’attachement profond
des juristes à cette idée d’un système complet, le doyen Carbonnier portait également l’idée
d’une nécessité de laisser la place au « non-droit »172. S’il souhaitait voir le droit se retirer ou
réduire sa « pression », la construction contemporaine va en sens contraire tant il est avéré que
« la société étant partout, le droit ne devait être absent de nulle part »173. Celui-ci s’est installé
comme l’invisible gardien de la paix sociale au point que les juristes ont tendance à le faire
apparaître même lorsqu’il est absent. Cette dernière situation s’illustre chaque fois que l’on
transforme l’absence de contrainte juridique en une faculté ou un droit subjectif : une telle
interprétation fait du silence du droit un droit. De même, lorsque le bénéficiaire d’une
autorisation administrative y renonce, cela s’analyse souvent comme un transfert au profit de
170
J. Carbonnier, Flexible droit, op. cit., p. 24.
171
Ibid., p. 9.
172
J. Carbonnier, « L’hypothèse du non-droit », APD , 1963, t. 8, p. 55 ; contra A. Sériaux, « Question
controversée : la théorie du non droit », RRJ , 1995, p. 13 et s.
173
J. Carbonnier, « L’hypothèse… », op. cit., p. 55.
216
celui qui en profitera. Or, il n’en est rien tant la situation ouvre une occasion qui n’est pas
saisie systématiquement, ce que Georges Dupuis exprime justement174. L’analyse visant à y
voir un transfert de droits n’est donc qu’une manifestation de cet objectif de complétude du
phénomène juridique.
446. Le principe de l’effet non suspensif des recours peut lui aussi se rattacher à cette
prétention. En effet, selon l’expression du doyen Carbonnier, l’absence d’effet marque un
profond rejet de l’éventualité d’une « absence » du phénomène juridique : suspendre
l’exécution de l’acte contesté, c’est prendre le risque de produire temporairement un vide
juridique. L’acte litigieux a été adopté en vue d’engendrer ou de répondre à une situation
factuelle : ce peut être par exemple la demande d’un citoyen, la réglementation de la
circulation dans une commune ou la promotion d’un agent public. Suspendre l’acte et ses
effets, c’est abandonner la situation factuelle à la seule volonté des individus. Admettre la
suspension, ce serait retirer le « droit » de la relation que vise à régir l’acte contesté.
447. Le raisonnement est contestable car des palliatifs pouvant s’opposer à une telle lacune
sont envisageables175. Pour autant, mettre en relation ce principe avec cette conception
chevillée à l’ordonnancement juridique est loin d’être fantaisiste. L’absence d’effet suspensif
permettrait d’assurer et d’exprimer, dans la procédure administrative contentieuse, cet idéal
du droit qui régit tout comportement. Si suspendre la décision contestée aboutit à faire
disparaître le droit d’une relation sociale, même temporairement, celui-ci ne parviendrait plus
à cette fameuse omniprésence. Des failles juridiques risqueraient de mettre en danger la vision
dominante du « panjurisme ». Dès lors, cette mise en rapport de la suspension avec l’objectif
de complétude attaché à l’ordre juridique commanderait le refus d’un effet suspensif.
448. Le principe de l’effet non suspensif est un moyen de servir cet idéal des juristes d’un
monde où le droit pourrait concerner tout le champ social. Mais ce n’est pas là son seul rôle
vis-à-vis de la matière juridique appréhendée en théorie. En effet, les idéaux de ces matières
ne se résument pas à la seule complétude des règles juridiques. Dans la lignée de Kelsen et de
sa présentation pyramidale structurée, il doit se dégager une cohérence. Si appliquer le droit
c’est respecter la hiérarchie juridique, l’harmonie réside dans une forme d’unité. C’est l’idée
174
G. Dupuis, Les privilèges de l’administration, th. Paris, 1962, p. 92.
175
En effet, il est par exemple possible d’imaginer que la suspension ne fasse que figer la situation entre les
parties sans provoquer une absence ou une inexistence du phénomène juridique. La situation serait simplement
laissée en friche le temps de l’instance et le droit ordonnerait simplement aux parties de demeurer dans leurs
situations respectives. Cependant, cette solution ne semble pas convenir à tous les types de décisions
administratives, comme c’est le cas des réglementaires. Dans ces cas, il est alors possible d’imaginer que la
réglementation antérieure puisse être maintenue le temps de l’instance. Mais, maintenir la règlementation
précédente, c’est également contrarier la mutabilité qui doit par principe s’attacher à l’activité administrative et
la réalisation de l’intérêt général. Quoi qu’il en soit, répondre au vide juridique provoqué par la suspension liée
au recours contentieux ne semble pas insurmontable.
217
que le droit est « un » et qu’il ne doit pas présenter des contradictions. Là encore, le principe
de l’effet non suspensif a un rôle à jouer en ce sens en représentant un moyen de servir l’unité
du droit (2).
449. L’idée de l’unité qui doit se dégager du phénomène juridique doit, avant de se
raccorder à l’absence d’effet suspensif, être précisée. Au premier abord, l’unité du droit
s’oppose frontalement au pluralisme juridique rendu célèbre notamment par le professeur
Romano176. Or, il n’est pas question de nier la superposition, sur un même territoire, d’ordres
juridiques pluriels tant le 21e siècle est une époque où « droit » et État ne peuvent plus se
confondre de manière exclusive. Si l’État demeure le terrain privilégié d’expression de l’ordre
juridique, il n’est plus le seul en mesure de produire de telles normes. Leur édiction pèse
encore prioritairement à la charge de l’État mais cela ne relève plus de son domaine exclusif.
Il subit ce que l’on appréhende comme un effritement de sa souveraineté par le haut et par le
bas. L’État doit faire face à des institutions supranationales dont le champ d’action dépasse le
cadre national, et dans le même temps à l’apparition d’institutions locales proches des
citoyens. Le pouvoir normatif est aujourd’hui partagé, voire éparpillé, entre le cadre classique
de son exercice, l’État, et d’autres institutions. L’unité du droit semble mise en danger par la
coexistence et la concurrence à laquelle se livrent ces ordres. Pourtant, il faut nuancer
l’atteinte que porterait cette diversité au phénomène de l’unité du droit.
450. Bien que certains affirment que l’on est passé d’une pyramide écrasée par une norme
hypothétique177 à un réseau diversifié d’ordres178 entre lesquels le juge devra trancher, la
structure unitaire du droit demeure pleine d’intérêt. L’idée d’un ensemble juridique cohérent
et dépouillé de ses contradictions n’est pas abandonnée. Si celle d’une « Grund-norme »
commune aux ordres juridiques semble lointaine, il n’empêche qu’il existe entre les ordres
des « passerelles ». Les contacts entre l’ordre étatique et les autres sont incessants au point
qu’ils finissent par respectivement s’influencer. En clair, malgré la multiplication des ordres
juridiques, une forme de cohérence peut exister entre eux sans qu’on puisse parler non plus
d’un syncrétisme. La pluralité des ordres juridiques n’est pas à même de porter atteinte à
l’unité juridique parce qu’un destin global semble être en marche. Les différentes interactions
176
S. Romano, L’ordre juridique, 2ème éd., 2002, Paris, Bibliothèque Dalloz, préf. Ph. Francescakis et P. Mayer,
trad. L. François et P. Gothot, 174 p.
177
Dans la théorie de Kelsen, c’est la Grund-norme qui est au sommet de la pyramide. V. sur ce point,
H. Kelsen, Théorie pure du droit, 1962, Paris, Dalloz, Philosophie du droit, trad. Ch. Eisenmann, p. 255 et s.
178
F. Ost et M. van De Kerchove, De la pyramide au réseau ? , 2002, Bruxelles, Publications des facultés
universitaires Saint-Louis, t. 94, 597 p. ; B. Barraud, Repenser la pyramide des normes à l’ère des réseaux : pour
une conception pragmatique du droit , 2012, Paris, L’Harmattan, Logiques juridiques, 392 p.
218
que constituent le renvoi préjudiciel179 ou la transposition de certaines normes180 aident en ce
sens. De plus, les ordres juridiques supranationaux auxquels est confrontée la France visent
l’existence d’une communauté de droit181 et se fondent sur les traditions juridiques communes
aux États membres182. Quant aux ordres juridiques intermédiaires intégrés à l’ordre national,
la seule structuration juridictionnelle suffit à lui rendre sa cohérence. Le renvoi devant les
179
Par exemple, sur les bénéfices que le renvoi préjudiciel est susceptible de provoquer en termes de
communication et de dialogue entre les ordres juridiques, v. C. Vocanson, Le Conseil d'État français et le renvoi
préjudiciel devant la cour de Justice de l'Union Européenne , 2014, Paris, Dalloz, Nouvelle bibliothèque de
thèses, t. 140, préf. J. Biancarelli, 694 p. En effet, cette technique de dialogue juridictionnel a permis, en grande
partie, d’établir entre deux ordres juridiques distincts et même concurrents sur le territoire national, un échange
constructif. Celui-ci présente l’avantage certain d’avoir résolu bon nombre d’incompréhensions et
d’incohérences qui existaient entre les ordres juridiques. En partageant leurs vues sur tout un ensemble de
réglementations, les juges nationaux et unionistes ont rapproché les deux ordres juridiques pour finalement
aboutir à une quasi-assimilation. Preuve en est, le droit de l’Union européenne est désormais appliqué sans
discussion en étant directement intégré au droit national. Le réflexe « communautaire » n’en est plus vraiment un
puisque droit national et unioniste partagent désormais les mêmes vues sur la direction et le contenu même de la
réglementation juridique.
180
Il est fait ici référence à la transposition en droit interne des directives édictées par les institutions de l’Union
européenne. Outre le fait que c’est une obligation constitutionnelle depuis 2004 et la jurisprudence Loi de
confiance dans l’économie numérique (Cons. const., 10 juin 2004, n° 2004-496 DC : Rec. Cons. const., p. 101 ;
AJDA, 2004, p. 1385, obs. P. Cassia, p. 1497, obs. M. Verpeaux, p. 1535, note J. Arrighi de Casanova, p. 1537,
note M. Gautier et F. Melleray, p. 2261, chron. J.-M. Belorgey, S. Gervasoni et C. Lambert ; RFDA, 2004,
p. 651, note B. Genevois ; D., 2004, p. 1739, note B. Mathieu, p. 3089, note D. Bailleul ; LPA, 2004, n° 122,
p. 10, note J.-E. Schoettl, n° 141, p. 3, note F. Chaltiel, n° 161, p. 16, note P.-Y. Monjal ; RMCUE , 2004, p. 450,
note F. Chaltiel ; JCP , 2004, II, n° 10116, note J.-C. Zarka ; RDP , 2004, p. 878, note J.-P. Camby, p. 889, note
A. Levade, p. 912, note J. Roux ; Europe, août-sept. 2004, note X. Magnon ; RA, 2004, p. 590, comm. P.-
Y. Gadhoun ; JCP A, 2004, n° 1266, note O. Gohin ; RRJ , 2004, p. 1841, note D. Biroste ; RTD civ., 2004,
p. 605, comm. M. Encinas de Munagorri ; RGDIP , 2004, p. 1053, note N. Haupais ; ADE , 2004, p. 879, note
F. Fines ; RFDC, 2005, n° 61, p. 147, note O. Dupéré ; D., 2005, p. 199, note S. Mouton), cette opération permet
à l’État de prendre les mesures, au niveau interne, pour atteindre les objectifs fixés par la directive, donc par
l’ordre juridique européen. En clair, l’ordre juridique national réceptionne la « volonté » d’un autre ordre
juridique et s’y conforme. Par le biais de cette opération, les droits nationaux et européens se trouvent donc en
harmonie et arrivent, sinon à une certaine unité, du moins à une cohérence. De manière plus générale, l’idée de
transposition renvoie à l’adoption d’une norme applicable à un secteur ou un domaine dans un autre champ
d’activité. Bien entendu, il existe sous l’influence du droit comparé, des phénomènes de transposition entre les
ordres juridiques et qu’on appelle aussi souvent des phénomènes d’importation de droit positif.
181
Certes, l’ordre juridique communautaire est « un ordre juridique propre, spécifique, distinct à la fois de
l’ordre juridique interne des États membres et de l’ordre international » selon la définition qui en avait été
donnée par la CJCE dans les jurisprudences Van gend en Loos (CJCE, 5 févr. 1963, aff. n° 26/62, NV Algemene
Transport- en Expeditie Onderneming van Gend & Loos c/ Administration fiscale néerlandaise : Rec., p. 3,
concl. K. Roemer ; GACJUE , t. 1, 1ère éd., 2014, Paris, Dalloz, Grands Arrêts, n° 41, p. 562) et Costa c/ Enel
(CJCE, 15 juill. 1964, aff. n° 6/64, Costa c/ Enel : Rec., p. 1141 ; GACJUE , op. cit., n° 42, p. 576). Pour autant,
quelques années plus tard, dans sa décision Parti écologiste Les verts c/ parlement européen (CJCE, 23 avril
1986, aff. n° 294/83 Parti écologiste « Les Verts » c/ Parlement européen : Rec., p. 1339, concl. G. F. Mancini ;
GACJUE , t. 1, 1ère éd., 2014, Paris, Dalloz, Grands Arrêts, n° 1, p. 4 ; RTD eur., 1986, p. 500, note J.-P. Jacqué ;
CDE , 1987, p. 314, note R. Kovar ; D., 1987, p. 79, note V. Constantinesco et D. Simon ; K. Lenaerts, « The
Basci Constitutional Charter of a Community Based on the Rule of Law », in M. P. Maduro et L. Azoulai (dir.),
The Past and Future of EU Law, 2010, Oxford, Portland, Hart Publishing, p. 295), cette même juridiction n’avait
pas manqué d’affirmer qu’il était question d’une « communauté de droit » rejoignant en fin de compte cet idéal
de cohésion entre les ordres juridiques.
182
Là encore, la référence est directement tournée vers une jurisprudence communautaire proclamant le respect
des droits fondamentaux devant être assuré par la Cour comme faisant partie intégrante des principes généraux
du droit. Dans cette jurisprudence Internationale Handelgesellschaft (CJCE, 11 déc. 1970, aff. n° 11-70,
Internationale Handelsgesellschaft mbH c/ Einfuhr- und Vorratsstelle für Getreide und Futtermittel ), la Cour
affirme en outre que la définition de ces principes doit s’inspirer « des traditions constitutionnelles des États
membres ». Les relations entre les deux ordres sont donc à double sens puisque si le droit communautaire
s’impose à l’ordre juridique national, son mécanisme de création prend sa source dans les droits nationaux qui se
retrouvent dans certains traits du droit communautaire. Là encore, l’harmonie entre les deux ordres n’est pas
qu’une chimère et l’on sait que là où l’on retrouve de la cohérence, c’est un commencement d’unité.
219
juridictions suprêmes nationales183 permet, au bout de l’instance, de ramener une cohésion
dans la hiérarchie des normes. L’ensemble de ces mécanismes qui forme un système
dialectique permet de conserver, au-delà des disparités, une cohérence globale. Quoi qu’il en
soit, dans la réflexion qui nous occupe, le principe de l’effet non suspensif n’entretient guère
de liens avec le pluralisme juridique.
451. L’idée d’un droit unitaire rejoint plutôt le doyen Carbonnier qui affirmait que « le droit
est un, le droit est un tout homogène, un bloc sans fissure » ou encore que « le système
juridique est donc un bloc d’une seule coulée, à l’intérieur duquel ne peut se discerner aucun
pluralisme »184. Ce n’est pas tant le refus d’une incohérence au sein de l’ordre juridique qui
nous intéresse dans cette approche mais plutôt la vue selon laquelle il ne doit pas y avoir de
division au sein du droit positif. C’est un lieu commun que de l’écrire, mais l’ordre juridique
doit être tel qu’il ne forme qu’un seul corps de règles. Bien entendu, il n’est pas question, par
l’unité du droit, de refuser toute catégorisation de normes. La conception unitaire de ce droit
« anthropomorphisé » est donc plus fine que le rejet de toute classification normative.
452. La question classique de la présence de strates successives du droit185 ne pose
d’ailleurs guère plus de problèmes. Dans cette théorie, le principe étudié fait des normes
contenues par les actes administratifs, tant qu’elles peuvent être annulées – que le délai de
recours ne soit pas expiré ou qu’un recours ait été formé – les éléments d’une couche
« provisoire ». En clair, dans l’hypothèse d’une contestation, ils seraient « en suspens »
jusqu’à l’intervention juridictionnelle qui leur permettrait de rejoindre la couche définitive du
droit ou provoquerait au contraire leur disparition. De telles décisions seraient tel un grain de
sable qui attendrait de s’incorporer définitivement à la roche sous l’effet de la sédimentation.
Cette métaphore marine image cette appartenance commune des différentes strates à un même
univers. Comme le grain de sable fait partie d’un tout, la décision contestée, même provisoire,
fait partie du phénomène juridique dans son ensemble. Même dans l’attente de rejoindre sa
« couche » définitive, la décision contestée est un élément de l’ordonnancement juridique.
L’existence de strates provisoires ou définitives ne fait donc pas obstacle à l’appartenance de
tels actes au droit et à son unité. La distinction des actes provisoires et définitifs n’a aucune
incidence sur les propriétés intrinsèques des normes qu’ils contiennent.
183
En ce sens, nombreuses sont les décisions des autorités administratives indépendantes ou de juridictions
administratives spécialisées qui relèvent, en dernier ressort, de la compétence du Conseil d’État.
184
J. Carbonnier, Flexible droit, op. cit.,p. 18.
185
C’est, selon Maurice Tourdias, le doyen Hauriou qui opérait ce « découpage » du droit en deux couches, l’une
provisoire et l’autre définitive. Bien sûr le mouvement du provisoire au définitif était, dans cette présentation,
perpétuel et charriait de nombreuses normes. Pour cette présentation, v. M. Tourdias, Le sursis à exécution des
décisions administratives, 1957, Paris, LGDJ, Bibliothèque de droit public, t. 10, préf. J.-M. Auby, spéc. p. 8.
220
453. A contrario, le principe inverse aurait eu d’autres effets sur cet idéal unitaire.
Suspendre l’acte contesté introduirait une distinction substantielle entre des éléments de ce
tout qu’est l’ordre juridique. L’instauration d’un effet suspensif de principe conduirait à
opérer une distinction au sein de l’ordonnancement juridique. L’on y retrouverait alors deux
catégories de normes dont l’une produirait des effets contrairement à la seconde. Ainsi, les
propriétés des normes ne découleraient plus de leur appartenance à l’ordre juridique mais de
leur caractère ou non définitif. L’inscription à l’ordre juridique ne produirait plus d’effet dès
lors qu’une contestation serait soulevée. La corruption de l’unité du système juridique
découlerait de ce que les effets juridiques ne résulteraient plus uniquement de l’inscription des
actes au sein du droit positif : c’est l’absence de contestation juridictionnelle et non leur
appartenance au « droit » qui serait à même de faire produire aux règles juridiques leur effet.
454. Dans le cas d’une suspension des actes contestés, l’idéal d’un droit unitaire serait
dévoyé. Dès lors, coexisteraient au sein de l’ordre positif des normes à même de produire
leurs effets et d’autres qui ne pourraient plus entraîner de conséquences. Pire, une fois le
recours rejeté, la norme pourrait devenir pleinement effective sans que cela ne découle de
l’édiction et de son inscription à l’ordre juridique. Le risque de faire naître une telle division
au sein du système a pu en partie conduire à rejeter l’idée d’une telle solution. Le principe de
l’absence d’effet suspensif permet d’écarter cette « menace » d’une dichotomie normative. En
optant pour cette solution, toute norme, une fois dans l’ordonnancement juridique peut
produire ses effets. Il importe peu qu’elle ait été contestée ; son intégration au moule unitaire
du « droit » suffit. L’éventualité de l’annulation future n’ayant aucune incidence, il n’y a pas
lieu d’opérer une différence et il suffit d’affirmer que toute règle de l’ordre juridique entre en
vigueur et produit ses effets186. Toute idée de division est ainsi écartée : il n’y a que des règles
qui forment, unitairement, l’ordre juridique, opposées à ce qui en est exclu.
455. Les raisons ayant poussé à l’établissement et au maintien de ce principe dépassent le
champ du contentieux administratif. La solution choisie profite à l’image renvoyée par le droit
et à l’image véhiculée par les pouvoirs politique et administratif. Au départ simple fruit d’un
contexte politique, le principe s’est imposé car il s’accordait parfaitement avec des
considérations plus générales ayant trait à l’organisation du pouvoir et du phénomène
juridique. Pour autant, le principe n’est pas l’aboutissement d’une réflexion générale
impliquant qu’il soit propre au contentieux administratif. Au-delà de ces bénéfices généraux,
186
A l’exception, bien entendu, de quelques cas bien précis où l’entrée en vigueur se dissocie de l’intégration à
l’ordre juridique. C’est notamment le cas des décisions individuelles favorables qui produisent leurs effets dès
leur signature, v. en ce sens CE, sect., 19 déc. 1952, req. n° 7133, Dlle Mattei : Rec. Leb., p. 594.
221
ce choix s’est en outre trouvé en parfaite adéquation avec le paradigme du contentieux
administratif (paragraphe 2).
456. Le contentieux administratif désigne, d’une certaine manière, l’ensemble des litiges
provoqués par l’activité administrative et qui relèvent de la compétence de la juridiction
administrative. Ce champ disciplinaire a pleinement conquis son autonomie depuis le courant
du 19ème siècle. De par la particularité organique propre à ces litiges, celui-ci était un champ
vierge. Cette combinaison entre des enjeux singuliers et la nécessité d’une création inédite a
fait apparaître quelques orientations majeures guidant la construction du contentieux
administratif. Au fil de l’édiction des normes, il s’est dessiné une direction axiologique
rassemblée autour de principes directeurs formant un véritable paradigme. On y retrouve
notamment la volonté de favoriser l’assise de l’autorité sociale de l’administration (A) ; celle
d’étendre le champ de contrôle du contentieux administratif (B) ; et enfin, l’idée poursuivie
depuis la décision Blanco d’une autonomisation marquée (C). Or, le principe de l’absence
d’effet suspensif s’intègre parfaitement à ces lignes directrices, au point que l’on peut
considérer que le principe, en plus de les exprimer, les a consolidées.
457. L’autorité est une notion complexe sur laquelle de nombreux chercheurs se sont
penchés187. La question principale tourne autour de son origine et c’est à celle-ci que les
juristes tentent de répondre. Il est aisé de constater l’autorité de l’administration vis-à-vis du
corps social, mais comprendre le mécanisme qui lui permet d’y accéder est une tâche bien
plus ardue. Avant de réfléchir à la place du principe dans cette entreprise, encore faut-il
comprendre ce à quoi renvoie cette notion.
458. Émile Benveniste en a recueilli la substance à partir de sa technique d’analyse
grammaticale. Parti du latin auctor et de ses dérivés, il se dissocie de leur lecture littérale
évoquant l’accroissement et l’augmentation pour aboutir à une notion qui caractérise une
parole rare assurant la production d’une chose. Dans une formule poétique, Benveniste définit
l’autorité comme « le pouvoir qui fait surgir les plantes » et finit par en faire un « don réservé
187
V. par ex. A. Kojève, La notion de l’autorité, 2004, Paris, Gallimard, Bibliothèque des idées, préf. F. Terré,
204 p. ; A. Compagnon (dir.), De l’autorité, 2008, Paris, O. Jacob, Travaux du Collège de France, 328 p.
222
à peu d’hommes de faire surgir quelque chose et – à la lettre – de produire à l’existence »188.
L’autorité est le trait d’une parole qui lui offre la capacité de créer et produire un changement.
C’est ainsi une notion qui affirme le pouvoir d’une personne ou d’une institution sur le monde
et ses représentations officielles.
459. L’autorité est un pouvoir de pure création dont il est évident que l’administration use
quotidiennement. Les autorités administratives possèdent en effet la capacité de produire des
décisions dont les normes assurent la réglementation de la vie sociale. Elles prennent des
décisions qui font naître une construction ou une situation qui, in fine, structurent le monde.
En poussant l’idée, l’administration crée la représentation officielle du monde.
460. En cela, l’administration est titulaire d’une autorité puisqu’elle peut, dans l’optique de
l’intérêt général, créer des normes et au bout du compte des droits et obligations. Par exemple,
quand elle autorise une personne privée à occuper le domaine public, elle lui ouvre un droit
d’occuper et d’exploiter une parcelle du domaine public. C’est là un phénomène de pure
création puisque la personne publique fait surgir, sur un terrain, un droit qui pourra se
transformer ensuite en activité économique. L’administration produit, ex nihilo, une norme de
laquelle va suivre un comportement. En clair, la simple édiction de l’autorisation engendre
des conséquences sur le monde matériel et juridique : la parole de l’administration crée ce qui
témoigne d’une autorité.
461. D’ailleurs, l’administration en est tellement imprégnée que, comme de nombreux
juristes, l’on parle dans ce travail d’« autorités administratives »189. De même, la
responsabilité administrative se fonde aussi sur l’utilisation par l’administration d’une
autorité. Sa responsabilité ne peut être engagée que si elle détient la capacité d’adopter des
décisions susceptibles de produire des conséquences à l’égard des tiers. Sans cela, aucune
responsabilité ne pourra leur être imputée. La notion d’autorité semble donc bel et bien
chevillée au pouvoir administratif.
188
E. Benveniste, Le vocabulaire des institutions indo-européennes, t. 2, 1993, Paris, Éditions de minuit, Sens
Commun, p. 151.
189
De nombreuses thèses font une référence directe à cette expression : v. not. P.-B. Sabourin, Recherches sur la
notion d’autorité administrative en droit français, 1966, Paris, LGDJ, Bibliothèque de droit public, t. 69, préf. J.-
M. Auby, 393 p. ; F. Vincent, Le pouvoir de décision unilatérale des autorités administratives , 1966, Paris,
LGDJ, Bibliothèque de droit public, t. 70, préf. F.-P. Bénoit, 272 p. ; J. Cornu, Droit au procès équitable et
autorité administrative, th. Paris 2, dir. J. Petit, 2014, 439 p. Pour autant, cette expression n’est pas réservée aux
jeunes juristes en quête de leur doctorat. En effet, la formule se retrouve dans bon nombre de manuels classiques
du droit et du contentieux administratifs : v. not. D. Truchet, Droit administratif, 5ème éd., 2013, Paris, PUF,
Thémis, p. 103 et s. ; P.-L. Frier et J. Petit, Droit administratif, 10ème éd., 2015, Paris, LGDJ, Domat droit public,
n° 240 et s., p. 155 et s. ; D. Maillard Desgrées du Loû, Institutions administratives, 2ème éd., 2015, Paris, PUF,
Thémis, n° 30 et s., p. 44 et s. Nous attirons l’attention du lecteur sur le fait qu’il n’est ici fait mention que des
ouvrages qui contiennent dans leur index une entrée spécifique aux « autorités administratives ». L’utilisation de
la formule peut donc se retrouver dans bien d’autres ouvrages qui ne sont pas mentionnés par nous ici.
223
462. Reste à se questionner quant à l’origine de cette faculté de création qui profite à
l’administration. L’on ne prétend évidemment pas solutionner ici son essence, mais plutôt
ouvrir des pistes à sa compréhension. En permanente interaction avec le milieu social,
l’origine de l’autorité de l’administration est pour partie tirée de ceux qui le composent. Car,
bien qu’institutionnalisée, cette autorité ne peut s’accommoder d’une résistance acharnée des
individus auxquels elle s’applique. Sa reconnaissance par le système juridique n’empêche pas
que l’autorité de l’administration doive être supportée par ses « sujets ». L’autorité est un
mécanisme complexe qui suppose que son destinataire reconnaisse à celui qui en use cette
capacité. La société devait donc accepter cette soumission qu’implique l’existence d’une
autorité attachée à l’administration.
463. Pour faciliter cette obéissance citoyenne qu’il nous est impossible d’expliquer ici190,
l’ordonnancement juridique a également joué un rôle. Dans l’institutionnalisation de l’autorité
dont jouit l’administration, nul doute que les normes qui s’appliquent à elle ont eu un impact.
L’acceptation sociale, aussi réelle et naturelle qu’elle soit, s’est construite sur une base
juridique. Dans ce cadre, le principe de l’absence d’effet suspensif a favorisé la naissance de
l’autorité dont bénéficie l’administration.
464. À raison de son application, les autorités administratives adoptent une décision dont
l’exécution peut être poursuivie malgré la contestation. La décision administrative est, de ce
seul fait, pourvue d’une autorité sur les destinataires qui, malgré la contestation, demeure du
fait de l’effet non suspensif des recours. La décision et la norme qu’elle contient continuent à
s’exécuter le temps de l’instance, jusqu’à ce que le juge ait statué sur la légalité de l’activité.
En quelque sorte, l’administré qui souhaitait voir annulé l’usage par l’administration de son
autorité doit s’y conformer durant l’instance. D’une certaine façon, le principe de l’effet non
suspensif vient appuyer et consolider l’autorité attachée à l’administration en prolongeant ses
effets au-delà de la contestation juridictionnelle. Il est un moyen d’enraciner cette autorité
dans la société impliquant que cette notion dont profite l’administration tire, au moins en
partie, sa force de cette caractéristique procédurale.
465. Mise en place par une certaine idée de la théorie juridique, l’autorité de
l’administration est soutenue au plan contentieux par le principe d’absence d’effet suspensif.
Celui-ci rappelle aux requérants désireux de mettre en cause l’activité administrative qu’elle
forme un commandement auquel il faut obéir. Cette caractéristique remobilise l’autorité de
190
Les raisons de celle-ci sont essentiellement liées à l’intime de chacun et comportent une composante
psychologique et sociologique majeure. Se lancer dans une telle entreprise nous amènerait dans des domaines
scientifiques que nous ne maîtrisons pas et qui n’ont pas leur place dans une étude juridique.
224
l’administration et l’impose à la société. De ce constat, il faut comprendre qu’il participe à
asseoir cette autorité des décisions administratives. L’acceptation de la soumission qu’elle
implique sera facilitée et poussée par l’application constante de ce principe procédural.
Confrontés à la parole « autoritaire » même dans la voie contentieuse, les requérants n’auront
que plus de facilité à intégrer la légitime supériorité de l’administration. Ils en seront au bout
du compte plus enclins à respecter l’autorité qui se dégage de ses décisions.
466. Le principe selon lequel la saisine du juge n’engendre aucune suspension de l’acte
contesté dépasse par ses conséquences le seul champ du contentieux administratif. En
impactant les rapports entre la société et l’administration, le principe de l’effet non suspensif
déborde la seule procédure contentieuse. À cette occasion, il contribue à la constitution du
statut juridique et social dont pourra se prévaloir l’administration. Au-delà de la question des
conséquences d’un recours sur l’exécution de la décision administrative, le principe détermine
le schéma type des relations entre les parties dans la lignée du paradigme contentieux.
467. Pour autant, afin de mieux illustrer sa contribution au modèle contentieux, il faut
continuer à dénouer les liens tissés entre eux. À ce titre, l’on peut également considérer que le
principe de l’absence d’effet suspensif participe aussi à la politique jurisprudentielle
d’extension du champ de contrôle de l’activité administrative (B).
191
P.-P.-N. Henrion de Pansey, De l’autorité judiciaire en France, 3ème éd., 1827, Paris, Théophile Barrois Père.
225
autant, cet épanouissement de compétence n’est pas uniquement vertueux dans le sens où il a
pu, par certains aspects, amener le juge à modérer son intérêt pour l’intensité de la protection
résultant de son contrôle (2).
469. L’apparition du recours en excès de pouvoir est une longue histoire qui a fait l’objet de
travaux remarquables192. Sans prétendre les concurrencer, rappeler le contexte dans lequel il
s’est développé semble essentiel tant cela nous permettra d’en comprendre les caractéristiques
et d’expliquer le rôle qu’y a joué l’absence d’effet suspensif. Contrairement aux idées reçues,
le recours en excès de pouvoir n’est pas la voie de contestation originelle du contentieux
administratif. S’il a connu un rayonnement inédit au point de devenir la voie commune, il a au
départ été créé pour ouvrir le plus largement possible le contrôle juridictionnel de
l’administration. Dès lors, il concernait les domaines encore vierges de contrôle juridictionnel,
d’où l’idée qu’il devait ménager les susceptibilités des autorités administratives.
470. Le président Woehrling retrace en quelques lignes cette particularité en rappelant que
« la création du recours pour excès de pouvoir correspond à une situation où l’État de droit
restait partiel. Dans la première moitié du XIXe siècle, le contrôle juridictionnel de
l’administration n’était exercé que sur une partie des actes administratifs. L’État de droit
s’arrêtait où commençait la discrétion administrative »193. Les actes administratifs se
divisaient à l’époque entre deux catégories selon qu’ils étaient de nature « contentieuse » ou
de « pure administration ». La différence entre ces genres avait trait à leur régime
contentieux : tandis que les premiers pouvaient être contestés, les seconds relevaient du
pouvoir administratif discrétionnaire. Cette opposition se fondait sur « l’existence, ou
l’absence, d’un droit reconnu à un particulier comme opposable à l’administration »194 : la
justice administrative restait seulement réservée aux titulaires d’un droit qui leur était
individuellement reconnu.
471. Le recours en excès de pouvoir, significativement esquissé195 par l’arrêt Landrin196 et
consacré par le décret du 2 novembre 1864197 visait les anciens domaines de la pure
192
P. Lampué, « Le développement historique du recours pour excès de pouvoir depuis ses origines jusqu’au
début du XXème siècle », Rev. Int. des sciences adm. , 1954, p. 359 ; P. Landon, Histoire abrégée du recours pour
excès de pouvoir des origines à 1954 , 1962, Paris, LGDJ, Bibliothèque de droit public, t. 49, préf. M. Waline,
196 p.
193
J.-M. Woehrling, « Vers la fin du recours pour excès de pouvoir ? », in L’État de droit : mélanges en
l’honneur de Guy Braibant, 1996, Paris, Dalloz, p. 778.
194
F. Burdeau, Histoire du droit administratif, 1995, Paris, PUF, Thémis droit public, p. 156.
195
A. Cepko, L’exception de recours parallèle en contentieux administratif français, th. Toulon, M. Paillet (dir.),
2014, p. 46. De manière plus large, le débat quant à la portée de cette jurisprudence dans le mouvement
d’apparition du recours pour excès de pouvoir, v. A. Cepko, op. cit., p. 37 et s.
226
administration. Ce recours fut créé pour intervenir là où, quelques années auparavant, la
saisine de la juridiction n’aboutissait qu’au constat de son incompétence. Avec ce nouveau
champ juridictionnel, le Conseil d’État répondait à l’ambition d’une large compétence et à la
soumission de l’activité administrative au droit. Ainsi, le recours en excès de pouvoir a
nettement contribué à cette « mission historique d’assujettissement au principe de légalité de
l’ensemble de l’action administrative »198. Malgré tout, vu le caractère sensible des domaines
en cause, le juge administratif y était prudent.
472. On l’a dit, cette avancée poussa le juge à agir sur des terres où l’appréciation des
autorités administratives était affranchie de tout contrôle. Dès lors, il n’était pas envisageable
d’y appliquer un contrôle aussi poussé que lorsque le requérant prétendait être titulaire d’un
véritable droit subjectif. Là où il y avait encore pure administration peu de temps auparavant,
il ne pouvait y avoir désormais l’expression d’une toute-puissance juridictionnelle. Le juge
devait concilier le recul de l’arbitraire administratif et l’idée d’impératifs liés à l’intérêt
général : « ce qui caractérisait donc le recours pour excès de pouvoir, c’était le contrôle
restreint »199. De ce fait, le seul travail du juge devait s’arrêter à l’examen objectif de la
légalité de l’acte sans pousser plus le contrôle. Cette justification était double : d’une part, le
droit à la légalité remplaçait le droit subjectif qui conditionnait l’action en justice et d’autre
part, cela préservait l’appréciation administrative. En clair, le contrôle était suffisant pour
satisfaire « le souci de prémunir les administrés de l’arbitraire des administrateurs »200 et il
laissait à l’administration ce qu’il fallait de liberté.
473. Le recours en excès de pouvoir devait donc être suffisamment accessible201 afin
d’assurer une large protection et à la légalité de jouer son rôle. Au-delà, en tant que nouvelle
contrainte pour les autorités administratives, le recours en excès de pouvoir ne devait pas être
trop intrusif. Comme la large recevabilité, la bonne mesure de la contrainte envers
l’administration était essentielle en vue du développement du recours en excès de pouvoir. Il
fallait qu’il soit en quelque sorte « accepté » par l’administration. Les citoyens ne devaient
donc que rechercher la seule annulation des décisions sans réclamer autre chose. De même et
très logiquement, le recours ne devait pas entraîner la suspension de l’exécution de l’acte
196
CE, 4 mai 1826, req. n° 6628, Landrin : Rec. Leb., p 256.
197
D., 2 nov. 1864, procédure devant le Conseil d’État en matière contentieuse.
198
J.-M. Woehrling, « Vers la fin… », op. cit., p. 781.
199
Ibid., p. 778.
200
F. Burdeau, op. cit., p. 183.
201
La procédure applicable au recours en excès de pouvoir permet assurément de poursuivre un tel objectif
puisque les conditions de recevabilité sont simplifiées. L’exemple par excellence de cette large ouverture du
recours en excès de pouvoir est la dispense d’obligation de recourir au ministère d’un avocat. De même,
l’appréciation de l’intérêt à agir s’entend d’une manière très large facilitant de facto la recevabilité des recours.
227
contesté. En clair, muni de caractéristiques trop « contraignantes », ce recours n’aurait pas pu
se développer aussi vigoureusement.
474. De là, le principe étudié peut être célébré, au point que certains affirment que c’est « le
refus d’attacher d’effet suspensif à l’exercice d’un recours qui a permis au recours pour excès
de pouvoir d’avoir le développement qu’il a pu connaître »202. Le professeur Rivero lui-même
souscrivait à cette idée qu’un « recours suspensif n’aurait pu connaître le développement qui
fut celui du recours pour excès de pouvoir : il eût fallu, sous peine de compromettre l’activité
de l’administration et de permettre aux particuliers de tenir en échec l’intérêt général, en
limiter le champ de façon étroite »203. La forte contrainte qu’est la suspension de l’exécution
administrative aurait fait courir le risque d’un gel du développement de ce recours dit d’utilité
publique204. Celui-ci aurait alors été limité par des considérations liées à la défense de l’intérêt
général et du pouvoir administratif. Le fait que la fortune de ce recours soit en partie liée à cet
aspect procédural a, là encore, pu l’imposer.
475. Certes, ce principe de l’effet non suspensif prévaut depuis 1806, impliquant qu’il a
précédé l’avènement du recours en excès de pouvoir. Néanmoins, l’on peut considérer que
c’est avec lui qu’il va prend son envol pour s’affirmer en tant que principe : en ne réclamant
que l’annulation de la décision, c’est son appartenance à l’ordonnancement juridique que le
requérant conteste et donc son existence. La suspension de son exécution, le temps de lever le
doute sur la légalité, prenait donc tout son sens. Cependant, au nom du succès de ce recours et
de la justice administrative, le choix a été fait de laisser l’administration profiter de sa
capacité à exécuter ses décisions. L’effet non suspensif est donc encore renforcé en ce qu’il a
contribué à étendre la justice administrative par le recours en excès de pouvoir. En tant
qu’élément-clé de sa réussite, le principe a contribué à dessiner et à forger le paradigme du
contentieux administratif.
476. Cependant, ces progrès permis par le recours en excès de pouvoir et, indirectement,
l’absence d’effet suspensif ne sont restés qu’horizontaux. Ils ont permis aux juges
administratifs de repousser les frontières de leur compétence mais les ont détournés
202
P. Mouzouraki, L’efficacité des décisions du juge de la légalité administrative dans le droit allemand et
français, 1999, Paris, LGDJ, Bibliothèque de droit public, t. 205, préf. M. Fromont, p. 20.
203
J. Rivero, « Le système français de protection des citoyens contre l'arbitraire administratif à l'épreuve des
faits », in Mélanges en l’honneur de Jean Dabin, t. 2, 1963, Bruxelles, Paris, Bruylant, Sirey, p. 825.
204
C’est notamment René Chapus qui définit comme tel le recours en excès de pouvoir dans la mesure où l’objet
de ce dernier n’est autre que la seule sauvegarde de la légalité. En visant à protéger l’ordonnancement juridique
des éventuelles agressions de l’administration, le recours en excès de pouvoir transfigure le principe de légalité si
essentiel de l’État de droit que prétend être la France. Sa contribution essentielle à la sauvegarde de la légalité,
mission d’intérêt public qui lui est assignée, fait donc bien de ce recours un défenseur de l’intérêt public. C’est
l’attribution de cette mission qui l’élève donc au rang de recours d’utilité publique. Sur cette expression et son
utilisation, v. R. Chapus, Droit du contentieux administratif, op. cit., n° 251 et s., p. 230 et s.
228
d’éventuels progrès « verticaux », en direction d’un renforcement des pouvoirs
juridictionnels. Finalement, l’on peut penser que la conquête permanente de nouveaux champs
contentieux aurait détourné le juge d’une réflexion quant à l’intensité de son contrôle (2).
205
É. Laferrière, Traité de la juridiction administrative et des recours contentieux, 2ème éd., t. 2, 1896, Paris,
Nancy, Berger-Levrault, p. 561. V. sur la polémique relative à l’existence ou non de parties dans le contentieux
de l’excès de pouvoir B. Kornprobst, La notion de partie et le recours pour excès de pouvoir , 1959, Paris, LGDJ,
Bibliothèque de droit public, t. 21, préf. P. Weil, 393 p.
206
Les conditions enserrant l’analyse de l’intérêt à agir sont appréciées avec un libéralisme prononcé qui a pu
faire dire à certains qu’il était excessif. Sans aller jusqu’à l’étude de cette analyse, nous ne relèverons ici que
quelques exemples jurisprudentiels qui illustrent le libéralisme dont fait preuve le juge. Ainsi, est titulaire d’un
intérêt à agir le contribuable d’une commune pour toute décision ayant une incidence sur le budget de la
commune (CE, 29 mars 1901, req. n° 94580, Sieurs Casanova, Canazzi et autres : Rec. Leb., p. 333 ; S., 1901,
III, p. 73, note M. Hauriou ; GAJA, 21ème éd., 2017, Paris, Dalloz, n° 8, p. 50) ; l’habitant d’une commune
relativement à la dénomination de voies publiques ou privées (CE, 19 juin 1974, req. n° 88410, Sieur Broutin :
Rec. Leb., p. 346) ; une commune visant à contester des décisions n’ayant des effets que sur le territoire d’une
commune voisine, comme pour l’extension d’une zone industrielle limitrophe (CE, 19 mars 1993, req.
n° 119147, Commune de Saint-Egrève : Rec. Leb., p. 941) ; toute association contestant une décision ayant trait à
l’intérêt pour lequel elle s’est constituée, comme par exemple pour une association constituée pour le respect des
règles d’urbanisme (CE, 26 mai 1976, req. n° 96135, Association. « S.O.S. Paris » : Rec. Leb., p. 281). L’intérêt
229
Cette satisfaction partagée par la doctrine et les juridictions administratives n’a pas poussé le
pouvoir réglementaire ou le juge à remettre en cause ces modalités de contrôle. Cette
organisation particulière, favorisant l’étendue de la protection plutôt que son intensité, fait de
l’activité juridictionnelle une contrainte immatérielle. Le juge, toujours appelé à porter son
étendard au cœur de « l’arbitraire administratif », a détourné son regard de la situation
factuelle. Les magistrats ont toujours semblé plus préoccupés par la construction du
contentieux administratif que par ses retombées concrètes. La vocation de la juridiction
administrative à un contrôle hégémonique l’a poussée à façonner un ordre juridique avant de
protéger concrètement les requérants. Cette volonté d’extension de compétence et l’ambition
de construction d’un ordre normatif se retrouvent donc dans le principe de l’absence d’effet
suspensif des recours.
480. Non mécontent de pouvoir pousser les murs de sa compétence à l’aide, notamment du
principe étudié, le juge n’a pas tout de suite cherché à intensifier son contrôle. L’histoire
semble le confirmer car le contentieux administratif a connu deux phases avec une bascule au
21e siècle : la première vise à forger le matériau nécessaire à la soumission au droit des
autorités administratives, c’est la phase de l’extension, et la seconde s’attache à la gestion des
conséquences de ce matériau. Dans la construction, le juge – en se faisant accepter de
l’administration notamment grâce au principe étudié – s’est quelque peu éloigné, sans la
négliger totalement, de l’intensité de la protection accordée. Cette focalisation juridictionnelle
a fini par éclipser la nécessaire protection qui doit ressortir de son contrôle pour les
requérants. Le choix d’instaurer un effet non suspensif illustre cette préférence d’un
contentieux administratif propre à assurer l’État de droit plutôt que la protection concrète des
droits des requérants.
481. Cette indifférence marquée pour la protection juridictionnelle a pu faire dire que le
contentieux fût longtemps source de désillusions. Les difficultés à transformer les notions
juridiques en avancées concrètes ont fait germer l’idée d’un découplage entre le fond des
solutions, courageuses et audacieuses, et leurs incidences concrètes. Ainsi, il était possible
d’affirmer que « le juge administratif a su élaborer une jurisprudence audacieuse pour
protéger les administrés face aux agissements illégaux de la puissance publique. Néanmoins,
son audace se manifestait quant à la solution au fond ; par contre, lorsqu’il était question de la
faire respecter par les autorités administratives, il se montrait bien timide »207. L’on retrouve
à agir peut donc adopter différentes formes et il s’apprécie de manière très large permettant justement au recours
en excès de pouvoir de remplir sa mission « d’utilité publique ».
207
P. Mouzouraki, op. cit., p. 2.
230
d’ailleurs ce paradoxe dans la réaction du huron devant la protection des requérants liée à
l’intervention juridictionnelle : « on l’affirme audacieux, il me semble timide »208.
Aujourd’hui, le juge possède les moyens suffisants pour éviter que ses solutions protectrices
n’aient « d’autre portée pratique que les discussions d’une Académie ou les écrits de la
doctrine »209. Pour autant, la protection est longtemps restée cantonnée au stade de la
construction jurisprudentielle et à l’énonciation de la contrainte juridique. En laissant
s’appliquer le principe de l’absence d’effet suspensif, le juge pouvait parfaire son œuvre sans
« entraver » l’administration. Il a ainsi pu se concentrer sur la sphère juridique sans franchir la
barrière factuelle qui ne l’intéressait guère. En cela, ce principe témoignait de la tendance à ne
voir dans les litiges que des situations et des normes détachées de la situation concrète.
482. Le principe en cause s’intègre parfaitement aux axes idéologiques du contentieux
administratif. Il « préserve » les intérêts des autorités administratives en leur conférant une
légitimité à poursuivre l’exécution de leur décision. Il participe également, en contribuant à
éviter que le contentieux ne pèse trop sur l’activité administrative, à assurer son
développement par la conquête de nouvelles compétences. Ce principe est donc opportun en
ce qu’il s’accorde avec les objectifs du contentieux administratif, ce que confirme sa
participation à son autonomisation (C).
483. Depuis 1873 et la jurisprudence Blanco, le droit administratif et son contentieux ont
marqué la volonté de se dégager de l’application des règles prévues pour les relations privées.
Ils sont présentés comme dérogatoires au « droit commun », la matière juridique « civile ».
Ainsi, ils tendent, avec la procédure administrative contentieuse, à constituer un ordre
juridique autonome détaché des règles communes. Cette indépendance est fondée sur l’idée
que l’activité administrative ne peut pas être régie comme les activités des personnes privées.
Cet objectif affiché s’exprime logiquement aussi dans la construction de la procédure
administrative contentieuse. Le principe de l’absence d’effet suspensif exprime cette
recherche autonomiste sans que cela signifie qu’il soit spécifique au contentieux administratif.
La distinction est plus subtile : devant l’apparente équivalence du principe en procédure civile
(1), la différence objective de situation contentieuse (2) entre les litiges de ces deux natures
permet de marquer l’autonomie du contentieux administratif et de sa procédure.
208
J. Rivero, « Le Huron au Palais-Royal ou réflexions naïves sur le recours pour excès de pouvoir », D., 1962,
chron. VI, p. 39.
209
M. Waline, Le contrôle juridictionnel de l’administration, 1949, Le Caire, Université Fouad 1er, pp. 199-200.
231
1 – Une apparente équivalence du principe en procédure civile
484. Le fait que les recours n’entraînent pas, par principe, la suspension de l’exécution n’est
pas une extravagance dans le monde procédural. L’absence d’effet suspensif se retrouve
également, même partiellement, dans d’autres contentieux. Il en est notamment ainsi du
« droit commun » matérialisé par les litiges entre personnes privées : la procédure civile
applique le même principe dans le cadre des recours de première instance. Les voies de
recours ordinaires y sont en revanche pourvues d’un effet suspensif210 impliquant que la
décision juridictionnelle de première instance ne peut s’exécuter si un recours a été soulevé
contre elle211, sauf exécution provisoire. Le débat autour du renversement de ce principe212
applicable aux voies de recours en matière civile n’aura pas eu raison de cette suspension.
Mieux, « le délai de recours par une voie ordinaire suspend l’exécution du jugement »213,
permettant d’assurer au « perdant » une protection dans l’éventualité d’une erreur judiciaire.
Si l’exercice de l’appel provoque la suspension de l’exécution de la décision, l’exécution
210
C’est le cas depuis un décret n° 72-788 du 28 août 1972 instituant une troisième série de dispositions
destinées à s'intégrer dans le nouveau code de procédure civile.
211
Le même principe de l’effet suspensif se retrouve également pour les voies de recours qui existent en la
matière pénale, instaurées depuis peu.
212
La fin des années 2000 a été effectivement secouée par de multiples projets ou propositions allant dans le sens
d’une exécution immédiate des jugements rendus en première instance et donc du passage d’un effet suspensif
de l’appel au principe connu en matière administrative de l’absence d’effet suspensif. Tout a commencé avec le
rapport du Président Coulon en 1997 sur la réforme de la procédure civile : v. J.-M. Coulon, Réflexions et
propositions sur la procédure civile , 1997, Paris, La documentation française, collection des rapports officiels,
169 p. Un avant-projet de réforme édicté par la Chancellerie envisageait, lui aussi, la suppression de l’effet
suspensif de l’appel et préparait même le texte pour 2002. Suite aux élections présidentielles et législatives, le
nouveau gouvernement formé a finalement considéré qu’il ne fallait pas reprendre cette idée. Cette agitation a
fourni l’occasion aux universitaires de réfléchir massivement sur ce principe et l’opportunité de son
renversement. Le débat législatif s’est donc transporté en doctrine où il a littéralement scindé la doctrine en deux
« camps » : v. pour les opposants à la réforme S. Guinchard, « Un bon exemple de la France d’en haut contre la
France d’en bas : le projet de suppression de l’effet suspensif de l’appel », LPA, 2002, n° 112, p. 4 ;
S. Guinchard, « Pour une exécution provisoire à visage humain et le droit de libre critique des choses de la
justice », LPA, 2002, n° 215, p. 7 ; Th. Le Bars, « La charrue avant les bœufs : le projet de suppression de l'effet
suspensif de l'appel en matière civile », D ., 2002, p. 1987 ; J. Villacèque, « La charrue avant les bœufs : le projet
de suppression de l'effet suspensif de l'appel en matière civile », D ., 2002, p. 1989 ; M. Parmentier,
« N’achevons pas la voie d’achèvement », Gaz. Pal., 2002, n° 197, p. 20 ; J.-J. Fanet, « Faut-il supprimer l’effet
suspensif de l’appel », Gaz. Pal., 2002, n° 208, p. 24 ; R. Martin, « Des juges qui battent en retraite », Gaz. Pal.,
2002, n° 320, p. 2 ; J. Moury, « De la règle de l’effet suspensif de l’appel en matière civile », in Justice et droits
fondamentaux : études offertes à Jacques Normand , 2003, Paris, Litec, p. 353. A contrario , v. pour ceux qui
soutenaient le renversement du principe J.-M. Coulon, « Quelques remarques sur un projet de décret de
procédure civile », LPA, 2002, n° 125, p. 4 ; J.-M. Coulon, « Le projet de réforme de procédure civile :
l’exécution immédiate des décisions de justice », BICC, 2003, n° 576 ; J.-M. Coulon, « Restaurer l’autorité du
juge de première instance », in La procédure en tous ses états : mélanges Jean Buffet, 2004, Paris, Petites
Affiches, p. 171 ; L. Cadiet, « Feu l’exécution immédiate des jugements ? Regrets de la France du milieu », JCP ,
2002, act. n° 346, p. 1489 ; L. Cadiet, « L’exécution des jugements, entre tensions et tendances », in La justice
civile au vingt et unième siècle : mélanges Pierre Julien , 2003, Aix-en-Provence, Edilaix, préf. N. Fricero,
G. Taormina et M. Zavaro, p. 49 ; J.-C. Magendie, « L’exécution immédiate des décisions de justice : l’injuste
critique d’une réforme nécessaire », D ., 2002, p. 2411 ; Ph. Hoonakker, « L’exécution immédiate ou la
protection renforcée du perdant », LPA, 2002, n° 247, p. 13 ; Ph. Hoonakker, « L’exécution immédiate ou de
l’incohérence à la cohérence du droit à l’exécution », in La justice civile au vingt et unième siècle : mélanges
Pierre Julien, op. cit., p. 209 ; Ph. Hoonakker, « Retour sur l’arrêt de l’exécution provisoire de droit : un espoir
déçu », in Justices et droit du procès. Du légalisme procédural à l’humanisme processue l : mélanges en
l’honneur de Serge Guinchard, 2010, Paris, Dalloz, p. 713 ; E. Fischer-Achoura, « La conformité à la
Constitution d’une réforme de l’appel civil », Les cahiers du Conseil constitutionnel, 2014, n° 16, p. 131.
213
CPC, art. 539.
232
provisoire y est un véritable balancier entre les mains du juge, seul à même d’apprécier si le
contenu de la décision juridictionnelle la rend « nécessaire et compatible avec la nature de
l’affaire »214. Toute confiance est donc faite aux parties et aux magistrats dans la modération
de la suspension attachée aux voies de recours ordinaires.
485. Aujourd’hui encore, le doute doit en procédure civile profiter à l’appelant. Si, de notre
point de vue, la solution paraît audacieuse, il ne faut pas en faire un récit homérique. Toute
voie de recours n’est pas suspensive puisque celles dites extraordinaires telles que la cassation
n’offrent pas cette opportunité. Pour résumer, l’absence de suspension prévaut pour tous les
recours contentieux en procédure civile, exception faite des voies de recours ordinaires. Cette
exception – néanmoins large – ne doit pas faire oublier que l’effet non suspensif vaut pour
l’ensemble des recours restants. La saisine du juge civil, en première instance comme pour les
voies de recours extraordinaires, n’engendre donc aucune suspension quelle qu’elle soit. La
communauté et la généralité de cette caractéristique applicable aux deux contentieux,
exception faite des voies de recours ordinaires, pourrait laisser penser que c’est un principe
processuel général. Le contentieux administratif ne se différencierait alors pas des autres
procédures contentieuses et n’accèderait pas à cette autonomie recherchée.
486. La première analyse laisse ainsi apercevoir une similitude procédurale. Cette
ressemblance ne constitue cependant pas une faiblesse vis-à-vis de l’indépendance de la
procédure administrative contentieuse. En effet, celle-ci n’implique pas un rejet total des
règles communes. À partir de la jurisprudence Blanco, l’on peut relever que l’activité de
l’administration ne peut « être régie par les principes qui sont établis dans le Code civil, pour
les rapports de particulier à particulier » ou encore qu’elle a « ses règles spéciales qui varient
selon les besoins du service et la nécessité de concilier les droits de l’État avec les droits
privés »215. Mais derrière cette formule péremptoire, la réalité est plus nuancée : l’autonomie
du droit administratif se rapproche du concept de souveraineté. Contrairement aux
apparences, l’application du droit civil ou de ses principes n’est pas rejetée en bloc. Ce qu’il
s’agissait d’éviter, c’était qu’il s’impose de lui-même à l’activité administrative. L’application
de règles tirées du Code civil est possible, sous réserve de l’unique condition que « c’est le
214
CPC, art. 515. Afin d’être plus complet, v. le chap. IV du titre XV du Code de procédure civile relatif à
l’exécution provisoire. V. également en doctrine not. R. Rezenthel, « L’exécution provisoire de plein droit et la
hiérarchie des normes », Gaz. Pal., 1988, doctr., p. 310 ; R. Perrot, « Dossier : l’exécution provisoire, bilans et
perspectives », BICC, 2003, H-S, n° 2 ; J. Vallansan, « L’exécution provisoire dans les procédures collectives »,
LPA, 2008, n° 239, p. 31 ; R. Perrot, « Les métamorphoses de l’exécution provisoire », in De code en code :
mélanges en l’honneur de Georges Wierdekher, 2009, Paris, Dalloz, p. 611.
215
T. Confl., 8 févr. 1873, req. n°00012, Blanco : Rec. Leb., p. 61, concl. E. David ; D., 1873, III, p. 20, concl.
E. David ; S., 1873, III, p. 153, concl. E. David.
233
juge administratif qui décide s’il y a matière à appliquer le Code civil ou ses principes »216.
L’autonomie du droit administratif, c’est le fait pour le juge administratif ou le pouvoir
réglementaire de décider des règles qui s’y appliquent. De nombreuses règles ou principes
« civilistes » s’appliquent en droit administratif217 mais son indépendance reste sauve tant que
cette incursion est choisie et assumée. En l’espèce, le principe de l’effet non suspensif de la
procédure administrative contentieuse peut s’analyser comme une expression de cette
tendance autonomiste. Le fait que la situation contentieuse à laquelle le principe s’applique
soit différente de celle de la matière civile participe à démontrer ce lien entre le principe et la
visée autonomiste. Du fait de cette différence, le principe de l’absence d’effet suspensif n’a pu
s’appliquer dans la procédure administrative contentieuse par miroir de la procédure civile. La
situation litigieuse étant complètement distincte, ce que prouve la différence objective entre
les situations contentieuses (2), l’existence du principe démontre qu’il a dû exister une
volonté de l’instaurer.
487. La procédure administrative contentieuse ne répond pas, du fait de son autonomie, aux
standards de la procédure civile. Le désir d’indépendance n’est cependant pas le seul élément
motivant la création d’un ordre juridique spécifique. Le fait que le contentieux administratif
ne traite ni des mêmes litiges, ni des mêmes problématiques que son homologue civil a
également joué un rôle certain. Les litiges administratifs sont fort distincts de ceux pour
lesquels le juge civil est saisi, et cette différence possède de fortes incidences quant à la
possibilité d’organiser ou non une suspension. Au-delà du critère organique, l’on peut déjà
relever que tandis que le contentieux civil serait le royaume de l’égalité, celui spécifique à la
216
« Observations sous TC, 8 févr. 1873, Blanco », in M. Long et a., Les grands arrêts de la jurisprudence
administrative, 20ème éd., 2015, Paris, Dalloz, p. 6.
217
Nous pouvons par exemple citer l’article 2060 du Code civil relatif à l’arbitrage ; les articles 1153 et 1154
pour le calcul et la capitalisation des intérêts moratoires et compensatoires : v. sur ce point, CE, sect.,
6 mai 1983, req. n° 24050, Société d’exploitation des établissements Roger Revellin : Rec. Leb., p. 180, concl.
M. Roux – CE, 4 mai 2007, req. n° 264009, Société Sapibat Guyane : Rec. Leb., p. 197 ; AJDA, 2007, p. 1231,
chron. F. Lenica et J. Boucher ; CMP , 2007, p. 211, note G. Eckert ; DA, août-sept. 2007, comm. n° 115, pp. 27-
28, note A. Ménéménis ; JCP , 2007, I, n° 193, chron. B. Plessix. L’on peut également renvoyer à l’article 1641
relatif à la garantie des vices cachés : v. sur ce point CE, 24 nov. 2008, req. n° 291539, Centre hospitalier de la
région d’Annecy : Rec. Leb., p. 811 ; DA, févr. 2009, comm. n° 23, p. 22, note F. Melleray ; RJEP , mars 2009,
n° 662, p. 23, note F. Brenet. L’article 2227 sur la prescription quinquennale peut également être évoqué : v. sur
ce point CE, 29 oct. 2012, req. n° 346610, Société France Télécom : Rec. Leb., p. 746. D’autres fois, sans
directement et expressément utiliser les dispositions du Code civil, le juge en applique les principes qu’ils
expriment, comme c’est le cas pour ceux des articles 1792 et 2270 sur la responsabilité des constructeurs : v. sur
ce point CE, ass., 2 févr. 1973, req. n° 82706, Trannoy : Rec. Leb., p. 95, concl. M. Rougevin-Baville ; AJDA,
1973, p. 159, note F. Moderne ; CJEG , 1973, n° 274, p. 258, note M. Le Galcher-Baron. C’est également le cas
de l’article 1152 relatif à la modulation par le juge des pénalités de retard : v. sur ce point CE, 29 déc. 2008, req.
n° 296930, Office public d’habitations à loyer modéré (OPHLM) de Puteaux : Rec. Leb., p. 479 ; BJCP , 2009,
p. 123, concl. B. Dacosta ; RJEP , mars 2009, n° 662, p. 25, concl. B. Dacosta ; AJDA, 2009, p. 269, note J.-
D. Dreyfus ; CP-ACCP , mars 2009, p. 66, note H. Letellier ; CMP , févr. 2009, p. 24, note G. Eckert ; JCP A,
2009, n° 2050, note F. Linditch.
234
matière administrative serait empreint d’un phénomène inégalitaire. Dès lors, l’on peut penser
que le traitement juridique du litige ne serait que le miroir des relations218 existantes entre les
parties : équilibrées entre deux personnes privées « juridiquement »219 égales, et
déséquilibrées entre une personne publique et, la plupart du temps220, une personne privée. Le
fait que l’administration dispose de prérogatives de puissance publique justifiées par l’intérêt
général aurait des répercussions sur la procédure contentieuse. Ainsi, l’organisation du
contentieux administratif pencherait naturellement vers un déséquilibre. En étant confrontée à
un tel rapport, la procédure réceptionnerait et retranscrirait cette disparité. En quelque sorte, la
juridiction serait happée par le climat général des relations dont elle a à traiter.
488. Cette différence de la situation contentieuse, bien qu’objectivement constatable,
n’exprime rien d’autre qu’une différence matérielle sans liens suffisamment étroits avec le
principe de l’effet non suspensif pour qu’il exprime la fameuse autonomie. Afin de marquer le
lien entre l’indépendance du droit administratif et le principe en cause, l’on doit démontrer
que ce sont deux recours aux implications différentes pour lesquels existe un principe
commun. Pour cela, il faut alors remonter à la signification théorique du recours
juridictionnel.
489. Le doyen Bonnard présente221 la contestation juridictionnelle qui en est à l’origine
comme la réponse à une suspension naturelle. Sa théorie, largement inspirée des conceptions
218
Il ne faut effectivement pas oublier qu’il existe une forme de déséquilibre puisque « devant la juridiction
administrative, à la puissance publique (occupant au surplus, la position de défendeur), s’affronte, le plus
souvent du moins, un administré » (R. Chapus, « De l’office du juge : contentieux administratif et nouvelle
procédure civile », EDCE , 1977, n° 29, p. 13).
219
Il faut préciser ici que si, sur le plan strictement juridique, les personnes privées sont considérées comme
traitant d’égal à égal parce qu’elles disposent des mêmes droits et obligations, d’autres analyses parviennent à
différencier, voire à hiérarchiser, les personnes privées entre elles. En partant par exemple d’une analyse
économique du droit, il est possible dans les contrats entre deux personnes privées de déceler quelques situations
de profonde inégalité. Sans reprendre les analyses classiques relatives aux contrats liant un employeur et son
salarié, il est par exemple possible de se questionner sur des contrats passés entre de grandes multinationales et
leurs fournisseurs. Ainsi, un petit fournisseur semble ne pas avoir la même marge de négociation et le même
accès à la défense de ses droits qu’une grande entreprise de distribution avec laquelle il passe pourtant un
contrat. Si le patrimoine juridique est le même pour tous, son utilisation peut dépendre d’un ensemble d’autres
critères, qu’ils soient économiques, sociaux ou même culturels. Le droit privé peut s’appliquer à des situations
où le déséquilibre existe si ce n’est pareillement, du moins semblablement, dans les relations entre administration
et citoyens. La présentation d’une matière juridique visant à ne traiter que de l’égalité interindividuelle doit donc
être nuancée.
220
Il n’est pas question de caricaturer le contentieux administratif comme l’opposition d’un David, représenté
par le citoyen, face au Goliath administratif. Si, par le même raisonnement que dans la note précédente, il existe
d’autres critères qui entrent en jeu, les litiges traités par la juridiction administrative présentent une diversité
organique non négligeable. Le contentieux administratif n’opposera pas systématiquement une personne
publique à une personne privée : il est effectivement fréquent que deux personnes publiques « s’affrontent » et
certaines autorités administratives ont même pour mission de contrôler la légalité de l’activité d’autres
institutions. Si traditionnellement le contentieux administratif est donc la contestation d’un citoyen relativement
à l’activité d’une personne publique, d’autres situations peuvent se rencontrer.
221
R. Bonnard, Le contrôle juridictionnel de l'administration , 2005, Paris, Bibliothèque Dalloz, préf. B. Pacteau,
rééd. 1934, p. 78.
235
« romanistes » du droit222, se rapproche, malgré quelques nuances, fidèlement de la théorie de
l’action civiliste223. Le contentieux répondrait à la suspension naturelle du droit subjectif du
titulaire – logiquement le requérant – résultant de l’opposition à sa prétention par son
débiteur224. Le droit subjectif prétendu du demandeur serait suspendu sous l’effet de la
résistance exprimée par le sujet passif de l’obligation juridique soulevée. Ainsi, avant même
le procès, il y aurait une paralysie du droit subjectif auquel prétend le demandeur. Cet obstacle
aurait pour vecteur la volonté de ceux qui s’opposer à l’exécution du droit réclamé. Le recours
au juge serait alors la voie permettant de briser cette opposition. Le schéma dont nous venons
de brosser à grands traits le portrait est typique du contentieux civil auquel s’applique
majoritairement l’absence d’effet suspensif.
490. Ce modèle confère une certaine pertinence à sa présence en contentieux judiciaire. La
contestation juridictionnelle s’y oppose à cette suspension de la prétention naturelle au droit
subjectif et constitue un moyen de briser cette résistance. Dès lors, il ne semble pas y avoir
d’intérêt à ce qu’un effet suspensif y soit attaché225, la situation étant déjà figée. Le recours
aurait vocation à faire « bouger les lignes » en cherchant à confirmer le droit subjectif
revendiqué et possèderait une dimension offensive. En cela, l’effet suspensif, caractéristique à
la nature essentiellement défensive, y est logiquement refusé.
491. Le même raisonnement ne s’applique pas au contentieux administratif. La suspension
naturelle qu’il faudrait briser n’y existe pas. Le schéma théorique du recours civil ne peut en
ces termes s’appliquer aux litiges issus de l’action administrative. L’idée d’une suspension
naturelle est étrangère aux modalités de la situation litigieuse puisque l’administration peut
contraindre les destinataires sur la base de ses prérogatives de puissance publique. La
suspension naturelle ne peut exister au bénéfice de ceux-ci dans leurs relations avec les
autorités administratives. Ce sont donc eux, en tant que débiteur de l’obligation prévue par
222
V. sur ce point, F. C. von Savigny, Traité de droit romain , t. 1, 1840, Paris, Firmin Didot, trad. Ch. Guenoux,
p. 7 et s.
223
H. Vizioz, Études de procédure, 1956, Bordeaux, Editions Biere, p. 132 ; G. Cornu et J. Foyer, Procédure
civile, 1958, Paris, PUF, Thémis, p. 272 ; H. Solus et R. Perrot, Droit judiciaire privé, t. 1, 1961, Paris, Sirey,
n° 106, p. 105 ; P. Roubier, Droits subjectifs et situations juridiques , 1963, Paris, Dalloz, Philosophie du droit,
n° 35 et 37, pp. 282, 296 et 308 ; H. Motulsky, « Le droit subjectif et l’action en justice », APD , 1964, p. 215 et
s. ; P. Cuche et J. Vincent, Procédure civile, 13ème éd., 1966, Paris, Précis Dalloz, n° 9, p. 12.
224
Il s’entend ici dans le sens juridique classique du terme, c’est-à-dire celui qui doit quelque chose, qui est le
sujet passif d’une obligation et non pas au sens désormais courant utilisé spécifiquement à propos de celui qui
doit une somme d’argent.
225
La seule possibilité contraire est d’envisager que le recours puisse suspendre la suspension qui résulte de
l’opposition volontaire du débiteur de la prétention juridique. Bien que ni le droit dans sa généralité, ni la
procédure contentieuse ne soient contre l’introduction d’une quelconque complexité, la suspension d’une
suspension nous paraît relever d’un enchevêtrement presque « pervers ».
236
l’acte administratif226 qui vont devoir agir pour, non pas exiger l’exécution de leur droit, mais
faire cesser l’exécution de l’activité administrative. Ce système « aboutit en fait à réserver à
l’administration le rôle de défendeur avec tous les avantages que comporte une telle
situation »227. La situation se trouve totalement inversée, puisque l’administration peut
s’imposer face à un particulier qui devra démontrer l’illégalité de l’acte dans le but d’en faire
cesser les effets. Le système s’oppose au modèle civil car, entre particuliers, le contentieux
juridictionnel précède l’éventuelle réalisation du droit subjectif. Pour l’autorité administrative,
« son » droit subjectif précède le traitement du recours contentieux. Le recours n’y est donc
pas « offensif » en ce qu’il viserait à faire évoluer la situation mais purement défensif en ayant
vocation à préserver la situation antérieure à l’acte contesté. Le requérant ne cherche qu’à se
protéger, au sens large, de l’intervention des autorités administratives. Une telle situation
devrait entraîner une différence avec la procédure civile dans les caractéristiques techniques
de la contestation. En clair, le contentieux administratif appelle cette suspension que seul le
recours est capable de produire.
492. La différence matérielle est logique tant à « une séparation organique de compétences
correspond toujours une distinction matérielle entre ces compétences »228. En retournant la
proposition, sans l’existence de cette dissemblance matérielle entre les situations litigieuses, la
dichotomie organique entre les deux ordres de juridiction n’aurait pas de sens. Dans le droit
fil de cette logique, comme les juridictions sont distinctes organiquement – elles forment deux
institutions – et matériellement – la situation contentieuse est objectivement différente – une
différence procédurale doit y répondre. La construction de la procédure contentieuse devrait
suivre ces dissemblances matérielles et organiques et s’y adapter. Or, la forme procédurale du
recours reste identique, notamment sur la question de la suspension. C’est de cette identité
procédurale à laquelle ne correspond pas une similitude des situations contentieuses que l’on
peut déduire l’existence d’un véritable choix.
493. Ainsi, le principe de l’absence d’effet suspensif qui prévaut dans le contentieux
administratif français participe de son indépendance. En appliquant à une situation différente
la même caractéristique, la procédure administrative contentieuse n’a pas succombé à un
226
Affirmer que les actes administratifs peuvent contenir des obligations à l’égard de leurs destinataires, des
citoyens, ne signifie pas pour autant que nous relayons l’idée malheureusement trop répandue selon laquelle
l’acte administratif est toujours synonyme d’obligation et de contrainte. Pour répondre à cette critique, il n’est
pas question pour nous de nier la diversité des actes administratifs et toute la partie d’entre eux qui ouvre des
droits aux citoyens par le biais d’autorisations ou encore de permissions. Là encore, nous ne reprenons dans
notre argumentaire que le cas encore aujourd’hui « classique » du contentieux administratif où un citoyen
conteste un acte administratif qui fait peser sur lui une contrainte et une obligation.
227
M. Tourdias, op. cit., p. 8.
228
R. Bonnard, op. cit., p. 7.
237
impérialisme du droit commun. Il ne s’y est pas imposé puisque d’une part, les voies de
recours ordinaires ne sont pas suspensives en contentieux administratif et d’autre part, en
s’appliquant à une situation qui ne l’appelle pas naturellement, le principe résulte d’une
volonté. Le contentieux administratif l’applique, non pas par mimétisme du droit civil, mais
parce qu’il sert ses objectifs et axes majeurs impliquant qu’il illustre d’une certaine manière la
souveraineté de cette matière. L’existence de ce choix confirme, du fait de cette seule
caractéristique, que le principe de l’absence d’effet suspensif est le résultat d’une véritable
politique plutôt que celui d’une application mécanique de la logique juridique.
238
239
CONCLUSION DU CHAPITRE 2
494. L’absence d’effet suspensif des recours est une caractéristique de la procédure
administrative contentieuse qui a été élevée au rang de principe. Cette seule nature suffit à
couper court à toute interrogation ou étude à son propos dès lors qu’un principe ne peut se
discuter. C’est là l’un des mérites les plus notoires de cette qualification tant l’examen de sa
structure révèle une nature plus encline à la controverse. Son mécanisme interne renvoie
effectivement au procédé fictionnel dans la mesure où un tel principe impose d’écarter de la
réflexion l’existence du recours contentieux. En clair, l’effet non suspensif des recours revient
à faire, dans le cadre procédural, comme si aucun recours n’avait été déposé. Par-là, la
procédure opère une déformation consciente et assumée de la réalité matérielle dans laquelle
un recours contentieux a bel et bien été déposé dans le but de remettre en cause la décision
administrative. Le principe de l’absence d’effet suspensif est donc constitutif d’une véritable
fiction juridique qui, au regard de ses caractéristiques, peut être qualifiée d’exogène. La
conjonction de son inadéquation à la réalité extérieure au phénomène juridique – le droit
construit un monde différent de celui qu’il est possible d’observer – et sa remarquable
pérennité la classent effectivement parmi cette dernière catégorie. En outre, l’on a pu
également noter, toujours dans cette nébuleuse fictionnelle à laquelle l’on a raccroché
l’absence d’effet suspensif des recours, que ce principe se situe à l’origine d’un véritable
système fictionnel. Cet enchaînement successif et mécanique de fictions juridiques à la base
duquel l’on retrouve l’effet non suspensif appuie encore la nature fictionnelle de ce qui est
bien un principe, dans la mesure où il représente le point de départ d’un véritable système.
495. La découverte de cette structure permet notamment d’appuyer le fait que le principe de
l’effet non suspensif des recours est un véritable choix porté et assumé par les autorités. Sa
structure, en mettant au jour la conscience d’une déformation de la réalité objectivement
constatable, ne peut résulter que d’une véritable volonté. Partant de là, l’on a dû s’attacher à
comprendre les raisons ayant motivé les autorités en charge de la construction de la procédure
administrative contentieuse à trancher ainsi. L’idée même qu’il s’agit là d’une décision
implique qu’il faut s’affranchir des frontières juridiques pour s’approcher des raisons qui
justifient ce choix. L’on peut alors parler de véritable politique, tant il s’agissait d’une
solution opportune permettant de coller aux représentations mentales de la société et du
phénomène juridique. En outre, il se situait en totale adéquation avec le paradigme du
contentieux administratif en remplissant successivement ses objectifs et axes principaux. Le
240
principe de l’absence d’effet suspensif, structuré comme une fiction juridique, se justifie donc
par les objectifs au service desquels il est placé. C’est en cela un principe purement
téléologique qui repose sur une conception globale de la société et de la place de
l’administration en son sein. Il n’est finalement justifié que par une conjonction de structures
intellectuelles issues de la perception par le phénomène juridique de ce que doit être la
société.
241
242
CONCLUSION DU TITRE 1
496. Le principe de l’absence d’effet suspensif, par sa place dans le Code de justice
administrative ou son hégémonie au sein du contentieux administratif, se présente aux yeux
de celui qui l’aborde rapidement comme à proprement parler incontournable. Il peut à ce titre
être considéré comme l’un des piliers de la procédure administrative contentieuse dans la
mesure où il en guide la philosophie et la construction. Il fait alors bien figure de principe en
se situant à la source de nombreuses notions ou conceptions juridiques qu’il a pu engendrer ou
influencer. Ce constat est en contradiction avec l’apparence de logique juridique qui est
traditionnellement et généralement avancée au soutien de l’absence d’effet suspensif et qui
revient à en faire la conséquence de ces mêmes éléments. Ainsi, son inscription dans l’ordre
juridique et la procédure administrative contentieuse repose sur une explication juridique à
proprement parler défaillante. Le caractère artificiel de cette dernière a également pu être
démontré à partir de l’analyse de la gestion de l’hégémonie du principe. Les exceptions et
contrepoids, censés simplement réguler les conséquences de celui-ci, ont au contraire été
utilisés en vue d’assurer sa pérennité, ce qui démontre l’existence d’une faiblesse de son
ancrage juridique.
497. L’autre faiblesse de ce principe de l’absence d’effet suspensif, pourtant réputé si
solide, est encore plus « problématique » en ce qu’elle est le fruit de sa propre nature. L’étude
objective de la structure de ce principe fait effectivement apparaître qu’il utilise un procédé
fictionnel. Du fait de son application, le phénomène juridique et la procédure administrative
contentieuse ne retiennent pas tous les éléments dont il est possible de constater objectivement
la présence. La contestation juridictionnelle, support d’une remise en cause de la décision
administrative, est tout simplement écartée de la réflexion, ce qui fait de ce principe un
véritable artifice fictionnel. Son influence au sein de la procédure administrative contentieuse,
malgré cette structure si particulière, ne peut dès lors s’expliquer que par le fait qu’il
contribue à servir un discours axiologique. Le principe de l’absence d’effet suspensif,
construit comme une fiction juridique se justifie par sa conformité aux conceptions
globalement véhiculées par la société. L’intérêt de la démonstration de cette nature véritable
du principe est d’autant plus attrayant que cette sédimentation juridique sur laquelle le
principe repose encore aujourd’hui semble dépassée (Titre 2) par l’évolution des mentalités
sociales.
243
244
Titre 2 – Le caractère non suspensif
des recours, construction juridique
dépassée
1
M. Chemillier-Gendreau, « Commentaire sur la thèse de Y. Weber, L’administration consultative », Revue
internationale de droit comparé , 1969, n° 3, pp. 688-689.
245
l’évolution de l’ordre juridique qui amène au même constat (chapitre 2), le principe
contemporain ne pouvant y apporter une réponse satisfaisante.
246
Chapitre 1 – L’évolution des acteurs contentieux,
facteur propice à la réorganisation du principe
499. L’absence d’effet suspensif des recours est un principe « pérenne » de la procédure
administrative contentieuse. Son application constante depuis 1806 permettrait presque de le
placer au rang des fondements de l’organisation contentieuse. S’il a pu traverser les âges et les
périodes du contentieux administratif, c’est parce qu’il s’inscrit dans son idéologie originelle.
Au-delà, il a pu rester inflexible à toute évolution majeure – sauf quelques exceptions ou
dérogations – parce qu’il collait parfaitement au schéma contentieux marqué par l’opposition
entre les intérêts particuliers et l’intérêt général. Cependant, l’apparition d’une nouvelle
organisation contentieuse (section1) amène à douter de sa pertinence contemporaine. Par
ailleurs, même en demeurant dans le schéma traditionnel, son opportunité reste discutable. En
effet, les nouvelles relations qu’entretiennent les particuliers, désormais citoyens en toutes
circonstances, avec les institutions administratives et juridictionnelles (section 2) semblent
encourager au dépassement de l’organisation actuelle du principe de l’effet non suspensif.
500. Le contentieux administratif actuel a été en bonne partie, au moins pour son idéologie
et son essence, construit au cours des 19ème et 20ème siècles. À cette époque, le schéma de
l’organisation contentieuse était assez simple. Le juge administratif, saisi par des particuliers,
sanctionnait le non-respect de la légalité par les autorités administratives en charge de la
réalisation de l’intérêt général. L’absence d’effet suspensif permettait de préserver la
supériorité de ce dernier sur les intérêts des particuliers tout en garantissant à ceux-ci une
sanction juridictionnelle adéquate. La montée en puissance d’un juge armé de pouvoirs visant
à s’imposer face aux autorités administratives semblait conforter cette orientation. Une
récente orientation, paradoxalement en partie appuyée sur cet office élargi, fait du juge un
nouveau collaborateur des autorités administratives (paragraphe 1). Face à une telle situation,
le principe de l’absence d’effet suspensif des recours peut être amené à évoluer sur la base
d’argumentations parfois antagoniques. Ce dépassement envisagé du principe se dessine
également à partir du constat de la nouvelle position des autorités administratives au
contentieux. Traditionnellement défendeurs, ce qui justifiait l’absence d’effet suspensif au
247
nom de la défense de l’intérêt général, les autorités administratives apparaissent désormais
comme de « nouveaux » requérants (paragraphe 2).
502. La justice administrative contemporaine n’a plus rien à voir avec les balbutiements
juridictionnels que ses organes pouvaient, à leur création, laisser apercevoir. D’ailleurs, leur
caractère juridictionnel ne se discute aujourd’hui plus. Cette nature implique que le juge se
voit charger de faire respecter, au bénéfice des requérants, la légalité par l’activité
administrative. Malgré cela, le juge s’est longtemps détourné de cette tâche « naturelle »,
aspiré qu’il était par sa fonction d’architecte normatif (1). Néanmoins, le temps passant et
l’ordonnancement juridique se perfectionnant, le juge, moins accaparé par la construction du
système normatif, s’est doté des moyens de devenir le guide contraignant de l’administration
(2).
503. Les juges, à qui sont attribués de nombreuses fonctions2, forment un rouage essentiel
de l’État de droit. La quête de cet idéal a fait profiter le juge, chargé de montrer « le droit par
2
Nous en voulons pour preuve les multiples ouvrages qui sont dédiés au rôle des juges dans les sociétés
occidentales modernes. V. sur ce point not. A. Garapon, Le gardien des promesses, 1996, Paris, O. Jacob, préf.
P. Ricoeur, 281 p. ; A. Garapon, Juger les juges, 2000, Paris, La Documentation française, Collection Histoire
de la justice, 289 p. ; A. Garapon, Le rôle du juge dans la cité , 2002, Bruxelles, Bruylant, Les cahiers de l’institut
248
un acte de parole »3, d’un coup de projecteur en devenant un organe fondamental de
l’organisation étatique. Le juge est d’abord celui qui énonce le droit, impliquant qu’il
intervient a posteriori de sa création. C’est cette conception mécanique faisant du juge la
« bouche de la loi » qui s’est enracinée, notamment lors de la Révolution française, irriguant
ensuite l’ensemble de la doctrine.
504. La fonction juridictionnelle serait « déshumanisée », la juridiction ne faisant
qu’appliquer de manière impersonnelle les règles aux situations. Le juge se limiterait à
transposer l’énoncé d’une norme à une situation factuelle, car pour lui « la règle de droit est le
principe et la fin de son action, il en déduit ce qu’elle dit »4 : toute son action tourne autour de
la norme qu’il doit faire vivre. En théorie, le juge transfère le contenu d’une norme vers un
cas concret afin d’en déduire des conséquences. Le théoricien italien Mauro Cappelletti le
confirme en définissant la tâche des juges, qui demeure « de décider de cases and
controversies, c’est-à-dire de litiges qui n’ont pas un caractère abstrait, mais qui leur sont
déférés par des membres de la communauté intéressée, ou par certains des membres de cette
communauté »5.
505. Le juge est, de manière générique, appelé à résoudre des litiges d’espèce en appliquant
des normes générales. Le développement de la justice administrative n’y échappe pas et
s’inscrit dans cette veine. Les juridictions administratives, constitutionnellement compétentes
pour annuler ou réformer les décisions prises dans l’exercice des prérogatives de puissance
publique par des personnes publiques relevant de l’exécutif, agissent en ce sens. En leur
appliquant le modèle établi, les magistrats6 appliquent le droit administratif aux litiges dont
les requérants les saisissent. En quelque sorte, leur nature juridictionnelle les amène à
occuper « la fonction normale de tout juge : dire le droit à l’occasion des litiges qui lui sont
soumis »7.
506. En poussant le raisonnement, le but de l’intervention du juge administratif se dessine :
en faisant application des normes qui cadrent l’activité des autorités administratives, il agit
pour faire respecter la légalité administrative dans une forme de contrainte. En combinant
d’études sur la justice, 186 p. ; A. Garapon (dir.), Les juges, un pouvoir irresponsable ? , 2003, Paris, Nicolas
Philippe, Justement, 235 p. ; V. Fortier (dir.), Le juge, gardien des valeurs ? , 2007, Paris, CNRS droit, 217 p. ;
A. Garapon, J. Allard et F. Gros, Les vertus du juge, 2008, Paris, Dalloz, 184 p.
3
« Juge » in A. Rey (dir.), Dictionnaire historique de la langue française , t. 1, 2016, Paris, Le Robert, p. 1211.
4
M. Gjidara, La fonction administrative contentieuse , 1972, Paris, LGDJ, Bibliothèque de science
administrative, t. 5, préf. R. Drago, pp. 26-27.
5
M. Cappelletti, Le pouvoir des juges, 1990, Paris, Aix-en-Provence, Economica, PUAM, Droit public positif,
préf. L. Favoreu, trad. R. David, p. 91.
6
Ils ne sont reconnus comme tels que depuis la loi n° 2012-347 du 12 mars 2012 qui a modifié en ce sens
l’article L. 231-1 du Code de justice administrative.
7
J. Rivero, Droit administratif, 2011, Paris, Bibliothèque Dalloz, préf. J. Waline, rééd. 1960, p. 109.
249
l’objectif de concrétisation et la particularité de la situation contentieuse8, l’on peut déduire
que les juridictions administratives cherchent à faire respecter la légalité par l’administration.
C’est l’opinion du président Odent qui, en tant que commissaire du gouvernement,
s’exprimait ainsi devant une formation de jugement : « votre rôle est tout tracé : il est net ;
gardiens de la légalité administrative vous devez censurer toute erreur qui vous est déférée
dans l’application de ces règles tutélaires qui, protégeant les magistrats, protègent les droits de
l’homme, et ne tolèrent aucun écart juridique, si bénin fût-il »9. Par-là, le juge sauvegarde
objectivement la légalité et sert du même coup les citoyens en assurant leur protection.
507. La juridiction administrative rejoint l’objectif général qui sous-tend tout pouvoir
juridictionnel, c’est-à-dire la censure des illégalités ce qui, en bout de course, sert la défense
des requérants. C’est là le substrat de l’État de droit : garantir à tous une protection contre
l’illégalité et ses préjudices. Le pouvoir juridictionnel, y compris administratif, se justifie par
l’idée que « toute atteinte à la légalité doit pouvoir être déférée à un juge, et ce qui est
essentiel, un juge efficace. Le principe de légalité n’est donc pas suffisant, encore faut-il que
l’administré ait à sa disposition des procédures juridiques destinées à garantir le respect de ses
droits »10. Le juge se doit de concrétiser la légalité en transformant son abstraction en
prérogatives au bénéfice des citoyens. Sa mission de défense objective de la légalité se fait au
bénéfice des particuliers, ainsi protégés de l’arbitraire administratif. C’est cette tâche de
censure de l’illégalité administrative qui est naturellement confiée au juge administratif et
pour laquelle il dispose classiquement de deux moyens.
508. Par le premier, le juge poursuivra la suppression, peu importe ses modalités11, d’un
acte illégal. En quelque sorte, le juge « garantit l’apurement de l’ordonnancement juridique
par la disparition de l’acte illégal »12. Par le second, plutôt destiné aux activités matérielles, le
juge engage la responsabilité des autorités administratives. En ouvrant la perspective d’une
réparation pécuniaire des préjudices, le juge cherche à contraindre l’administration par le biais
d’une « menace » financière. Ce découpage simpliste de l’office du juge permet d’affirmer
8
Dans la majorité des cas, l’administration est en position de défenderesse devant justifier la légalité de son
comportement, que celui-ci soit matériel ou au contraire juridique. Cette situation est notamment le résultat du
caractère exécutoire de la décision et du principe de l’absence d’effet suspensif des recours qui nous intéresse
tout particulièrement.
9
R. Odent, « concl. sur CE, 27 mai 1949, Véron-Réville », Gaz. Pal., 1949, t. 2, p. 3.
10
M. Gjidara, op. cit., pp. 25-26.
11
Les récentes évolutions laissent apparaître que l’annulation rétroactive n’est plus la seule voie qui permet
d’atteindre l’apurement de l’ordonnancement juridique recherché. À ce titre, il faut rappeler que l’illégalité d’un
acte n’est plus de nature à entraîner automatiquement l’annulation. Désormais, les effets de l’annulation, de la
jurisprudence et même l’annulation sont « modulables ». De même, le constat de l’existence de vices de forme
n’est plus suffisant pour provoquer une annulation puisqu’il faut pour cela qu’ils soient en outre substantiels et
donc susceptibles d’influencer le sens de la décision ou de retirer une garantie au bénéfice des citoyens.
12
B. Seiller, « L’illégalité sans l’annulation », AJDA, 2004, p. 963.
250
qu’il est construit pour remplir sa mission, dont l’objet est de régler les litiges concrets des
requérants qui le saisissent.
509. Par conséquent, l’office du juge administratif est conçu pour protéger la société contre
l’arbitraire administratif. La puissance publique pouvant être attentatoire à chacun, le juge a
été érigé comme un rempart qu’il incarne par la défense de la légalité administrative.
Pourtant, cette tâche n’aura pas, pendant longtemps, constitué le « cœur de métier » du juge
administratif. Celui-ci a été parasité par d’autres défis tels que la construction de l’ordre
juridique. Il n’a pas pu être le rempart attendu parce qu’il a d’abord agi comme l’architecte
normatif, bien loin d’une collaboration avec l’administration.
510. En l’absence de norme applicable a priori à l’activité administrative, la jurisprudence
« a su créer ou inventer les principes (sic) qui devaient la régir. Répudiant le Code civil, mais
n’ayant pas de Code administratif pour y suppléer, le Tribunal des Conflits et le Conseil
d’État en quelques dizaines d’années (de 1873 à 1905) ont su établir, l’exemple est classique,
une théorie de la responsabilité administrative spécifique »13. Le juge administratif a
pleinement participé à la construction de cet ordre juridique chargé de contraindre les
autorités administratives. Certes, le Code civil14 a toujours interdit à la jurisprudence de
« créer » du droit par les arrêts de règlement, le juge devant se cantonner au seul règlement
des litiges. Le juge administratif était cependant confronté à un véritable juris vacuum : entre
le déni de justice et « l’usurpation » du législateur, le juge a choisi en prenant en charge la
définition de la légalité administrative, devenant même sa source principale. Il s’est ainsi
détaché de sa fonction pour se concentrer sur la construction de la légalité administrative, ce
que confirment les structures du droit et du contentieux15 administratif.
511. Dès lors, les juges ont constitué le principe de légalité, au point que la jurisprudence
en est le socle. Les débats sur la pérennité du caractère jurisprudentiel16 du droit administratif
démontrent, au-delà de cette question, que le juge a bien débordé sa fonction originelle en
13
D. Linotte, « Déclin du pouvoir jurisprudentiel et ascension du pouvoir juridictionnel en droit administratif »,
AJDA, 1980, p. 632.
14
C’est la combinaison des articles 5 et 1351 du Code civil qui permettent d’empêcher la jurisprudence de
constituer une véritable source de droit. En effet, tandis que le premier prohibe aux juges de rendre ce qu’on
appelle des « arrêts de règlement », c’est-à-dire des décisions qui poseraient des règles de droit générales, le
second limite l’autorité de la chose qui a été jugée aux seules parties, c’est ce qu’on appelle l’autorité relative de
chose jugée. Ainsi, sur la base de ces deux dispositions, toute décision juridictionnelle n’est censée s’adresser
qu’aux parties en cause en réglant leur litige par l’application de règles générales préalablement posées par les
titulaires du pouvoir normatif. L’intervention juridictionnelle n’est donc censée s’imposer qu’aux parties
engagées au contentieux sans poser une règle de droit applicable à tous.
15
V. sur ce point, B. Pacteau, « À propos des Grands arrêts du contentieux administratif », RFDA, 2008, p. 519.
16
Nous faisons ici référence à la célèbre contribution du doyen Vedel qui a provoqué, encore récemment, une
controverse doctrinale intéressante. V. donc G. Vedel, « Le droit administratif peut-il rester indéfiniment
jurisprudentiel ? », EDCE , 1979, n° 31, p. 31 ; F. Melleray, « Le droit administratif doit-il redevenir
jurisprudentiel ? », AJDA, 2005, p. 637.
251
édictant la réglementation en cause. Nous savons « quelle part lui revient dans l’élaboration
d’un droit administratif autonome et original »17, le doyen Vedel affirmant pour sa part que
« les principes fondamentaux, qui nous livrent à la fois le droit administratif commun et sa
signification générale, sont d’origine jurisprudentielle : le droit de la décision exécutoire, celui
de la responsabilité, celui des contrats sont d’origine purement jurisprudentielle ou à peu près.
[…] La jurisprudence fournit le droit commun et la législation le droit d’exception »18. Il va
même plus loin, en poussant le raisonnement – ou la provocation – lorsqu’il explique que « si
un législateur frappé de démence abrogeait en bloc – sans le remplacer – le Code civil, il n’y
aurait plus de droit civil. Mais si, non moins dément, il abrogeait en bloc les "lois
administratives" (à l’exception du principe de séparation des autorités administratives et
judiciaires), il y aurait encore un droit administratif, sûrement plus simple et peut-être plus
cohérent puisque les principes jurisprudentiels classiques, enrichis au besoin de quelques
créations, occuperaient aussitôt le “vacuum juris” ouvert par la disparition des lois
particulières »19.
512. La légalité administrative serait le résultat direct de l’activité juridictionnelle, le juge
jouant le rôle du législateur en matière civile : il pose la structure et dessine les contours de la
légalité. Ce constat, propre au droit applicable à l’activité administrative, ne vaut pas
forcément pour la procédure administrative contentieuse. D’ailleurs, l’origine textuelle du
principe de l’absence d’effet suspensif pourrait faire douter de la construction
jurisprudentielle de la procédure. Malgré tout, le rôle du juge y est essentiel tant le
contentieux « est marqué, à côté des postulats et principes généraux majeurs, de finissages et
ajustages jurisprudentiels. Le juge aura fourni au contentieux à la fois son armature et ses
ramures »20. Le principe en cause, sans être une exception, s’inscrit à contre-courant de ce
rôle d’architecte du juge. La tendance n’est pas à la dépréciation de cette activité puisque
« jamais le droit administratif n’a été aussi jurisprudentiel, spécialement le contentieux, qu’il
s’agisse de déterminer comme garanties le droit au recours juridictionnel […], qu’il s’agisse
aussi de maîtriser les pouvoirs que le juge administratif a historiquement conquis »21. Même
pour la procédure administrative contentieuse, le juge s’est concentré sur la construction, tel
un architecte là où, on l’a dit, il aurait dû se cantonner à faire respecter la légalité.
17
J. Rivero, op. cit., p. 114.
18
G. Vedel, op. cit., p. 31.
19
Ibid , p. 32. Il existe cependant quelques auteurs qui réfutent cette construction purement jurisprudentielle du
droit administratif, v. sur ce point, J. Rivero et J. Waline, Droit administratif, Dalloz, 21ème éd., 2006, Paris,
Précis Dalloz, n° 12, p. 9.
20
B. Pacteau, op. cit., p. 519.
21
Ibid., p. 519.
252
513. Certes, l’activité juridictionnelle comporte toujours une part de création normative.
Bien que soumis à la loi, le juge doit en interpréter les dispositions pour les appliquer. Or, en
exerçant une « création qualitative par approfondissement et enrichissement d’une règle »22,
l’interprétation est normative. Il est évident que « le processus d’interprétation des lois par les
juges comporte un certain degré de création du droit »23. Sans affirmer que l’interprétation est
en soi un processus créatif, elle comporte nécessairement une part de création. Ainsi, « le
législateur doit reconnaître comme le poète, que ce qu’il a écrit ne lui appartient plus »24. Pour
autant, le rôle du juge administratif vis-à-vis de l’ordonnancement juridique va au-delà de
cette interprétation créative. S’il n’existe pas de « droit libre »25 impliquant que les choix du
juge sont toujours déterminés par des impératifs, c’est bien le juge qui fonde les normes
essentielles de ces matières.
514. Le problème du « droit jurisprudentiel »26 n’est ainsi pas lié à son existence puisque
l’activité du juge comporte toujours une part de création. Le reproche ne peut porter que sur le
quantum de cette activité, le juge mettant en péril sa fonction naturelle car « le rôle des règles
jurisprudentielles est soit d’ajouter au réseau légal les mailles qui peuvent lui faire défaut, soit
de tisser dans le cadre des mailles de ce réseau légal, une manière de deuxième réseau aux
mailles plus fines dans lesquelles l’objet de la loi sera plus étroitement enfermé »27. Or, là où
le juge ne doit que seconder un système, la légalité administrative a été initialement construite
par le juge. Au lieu de compléter un contenu, le juge l’a érigé puisque « les règles de la
jurisprudence administrative ne sont pas venues combler d’étroites et exceptionnelles lacunes
de la loi, mais bien tenir lieu de loi pour régir l’ensemble et le détail de plusieurs très vastes
matières. Des pans de muraille entiers de l’ordonnancement administratif ont été construits
pierre après pierre par ces juges, les fondations légales faisant pratiquement ou absolument
défaut »28. C’est l’importance quantitative29 de cette tâche qui a détourné le juge de sa tâche.
22
M. Waline, « Le pouvoir normatif de la jurisprudence », in La technique et les principes du droit public :
études en l’honneur de Georges Scelle, t. 2, 1950, Paris, LGDJ, préf. C. Rousseau, p. 623.
23
M. Cappelletti, op. cit., p. 30.
24
O. Dupeyroux, « La jurisprudence, source abusive de droit », in Mélanges offerts à Jacques Maury, t. 2, 1960,
Paris, Dalloz & Sirey, p. 373.
25
Cette expression renvoie à la notion de Freirecht chez les auteurs allemands.
26
Mauro Cappelletti attribue cette expression à Bentham en ce qu’il critiquait le pouvoir de la jurisprudence dans
le système de son pays et notamment son monopole en tant que source de la production juridique. Nous citons ici
directement les propos de Cappelletti sur ce point : « l’expression même de droit jurisprudentiel (judiciary law) a
été employée il y a plus d’un siècle et demi par un grand philosophe et juriste, Jeremy Bentham, pour définir – et
condamner – le fait que, dans l’ordre établi en Angleterre », le juge soit le véritable créateur du droit. V. sur ce
point, M. Cappelletti, op. cit., p. 28.
27
O. Dupeyroux, op. cit., p. 361.
28
Ibid., p. 367.
29
L’importance du phénomène est telle que certains ont pu aller jusqu’à dire que, mieux qu’une création, le droit
administratif était une totale invention. Constitué ex nihilo, le système de la légalité administrative s’est retrouvé
253
515. Cette situation, certes critiquable, n’amène pas le juge à collaborer avec les autorités
administratives. Une telle activité est contestable car le particulier et sa requête ne deviennent
plus qu’un élément servant la construction du droit administratif. Son rôle s’est rapproché de
celui d’une autorité normative car le Conseil d’État s’est reconnu « le pouvoir de poser une
règle de droit, de la créer »30 en dépit des critiques dues à son illégitimité démocratique31. En
agissant ainsi, les juridictions administratives se dérobent à leur mission, ce que la confidence
d’un magistrat pouvait laisser entendre : « lui ayant fait part de mes états d’âme sur le sujet,
mon président de formation de jugement de l’époque s’est borné à me faire comprendre que je
n’étais pas là pour régler les litiges mais pour dire le droit »32.
516. Néanmoins, l’érection du principe de légalité par le juge n’est pas un élément à même
de laisser entrevoir une collaboration entre les juridictions et les autorités administratives. Au
contraire, une telle entreprise revient à prévoir l’encadrement visant à contraindre l’activité
des autorités administratives. Il s’agit davantage d’une démonstration de l’indépendance des
juridictions administratives vis-à-vis de l’organe qu’elles contrôlent que d’un signe de
collaboration. L’histoire de la juridiction administrative va aussi en ce sens puisque, une fois
le système construit, l’on a vu succéder une autre période, plus proche de la fonction attendue
du juge administratif. Cette progression ascendante du pouvoir juridictionnel a fait apparaître
un juge équipé pour être le guide contraignant de l’administration (2) éloignant encore plus
toute collaboration.
être intégralement pensé par le juge administratif. Le droit administratif n’est donc que le produit d’une
imagination juridictionnelle permettant ainsi au professeur Pontier de le qualifier d’utopie. En pouvant créer les
règles applicables au droit et au contentieux administratif, le juge, assisté de la doctrine qui glorifiait sa création,
pouvait réaliser sa propre utopie. Le juge a inventé, au sens propre du terme, son propre monde. Le professeur
Pontier pouvait ainsi considérer qu’historiquement « le droit administratif jurisprudentiel n’a jamais été
seulement la stricte et mécanique application de textes qui furent longtemps absents et qui, même en se
multipliant, n’ont pu supprimer la possibilité d’invention. Dans le jeu permanent entre la jurisprudence et la
doctrine, celle-ci a utilisé la première comme une clé ouvrant sur un ailleurs, celui d’une société utopique ».
V. sur ce point, J.-M. Pontier, « Le droit administratif et l’utopie », AJDA, 2004, p. 1001.
30
M. Waline, op. cit., p. 621.
31
L’idée généralement défendue est que, contrairement au législateur, le juge n’est aucunement lié par les
titulaires du pouvoir souverain, c’est-à-dire les citoyens. Tandis que le pouvoir législatif est leur représentant le
plus direct du fait de l’élection législative, le juge lui ne dispose d’aucune délégation et n’existe d’ailleurs
absolument pas dans le jeu démocratique institutionnel. Cette critique du juge en tant que composante
antidémocratique se retrouvera encore à propos du Conseil constitutionnel et de son activité de censure des lois,
pourtant décidées conformément à la représentation des « souverains ». Dans notre cas, deux arguments au
moins peuvent permettre de combattre ce reproche du déficit démocratique. D’une part, les décisions
juridictionnelles sont rendues au nom du peuple français, celui-là même qui exerce la souveraineté, et le juge
n’est pas isolé du milieu social qu’il a vocation à apaiser par son intervention. La majorité de ses décisions et de
ses créations n’en sont pas véritablement dans la mesure où, bien souvent, il ne fait que les découvrir ou les
déduire des attentes sociales existantes. D’autre part, le juge demeure soumis à un contrôle, celui du législateur,
qui peut, par sa seule volonté, anéantir la création jurisprudentielle en votant une loi au contenu contraire à cette
dernière. Il peut bien évidemment confirmer la position jurisprudentielle ou l’infirmer, conférant alors le sceau
de la légitimité démocratique dont certains disent qu’il lui manque.
32
F. Coquet, C. Mialot et Ch.-L. Vier, « Table ronde. Regards croisés sur l'injonction - La loi du 8 février 1995,
une révolution dans les rapports entre le juge administratif, l'administration et les citoyens ? », RFDA, 2015,
p. 467.
254
2 – Un juge équipé pour être le guide contraignant de
l’administration
517. Le juge administratif, censé faire respecter le principe de légalité et en faire bénéficier
les requérants, a longtemps cherché à construire l’ordre juridique au lieu de l’appliquer. La
majeure partie de l’histoire des juridictions administratives s’est concentrée autour de cette
édification du contenu normatif à appliquer. Puis, est arrivé un moment où le principe de
légalité était globalement déterminé. Chacun savait plus ou moins à quelle norme se référer et
le juge pouvait commencer à les appliquer concrètement. D’une certaine manière, l’on peut
dire que « le droit administratif sous nos yeux change d’âge, et avec lui le contentieux
administratif. De l’âge héroïque de la formation et de la création il passe à l’âge plus
tranquille, mais plus rassurant, de la maturité. Le juge administratif peut donner le pas à sa
fonction de contrôle sur sa fonction normative »33.
518. La présentation du juge comme le bâtisseur exclusif de l’ordonnancement juridique
rend « compte de la formation du droit administratif à l’âge classique (XIXème et début du
XXème). Elle rend moins bien compte du droit administratif d’aujourd’hui »34. La tâche
d’architecte à laquelle se sont astreintes les juridictions administratives pendant de
nombreuses années ne serait plus celle à laquelle elles se destinent désormais. Dès lors, le
pouvoir de construction normative de la jurisprudence, sans être à l’arrêt, est sur le déclin. Ce
constat peut en partie s’expliquer par l’attitude du « Conseil d’État qui peut légitimement
estimer que l’œuvre accomplie, devant une lacune historique, est déjà considérable et qu’il ne
lui appartient pas de se substituer éternellement au législateur compétent mais défaillant »35.
519. C’est un fait, l’époque des constructions jurisprudentielles est révolue et la
prolifération textuelle récente a largement réduit le pouvoir créateur du juge. Celui-ci « est
désormais confronté à des missions moins exaltantes, la première étant d’interpréter et
d’appliquer ces multiples textes souvent obscurs et trop souvent changeants, la seconde étant
de perfectionner les mécanismes de contrôle juridictionnel »36. Malgré l’absence de passion
que peuvent inspirer ces missions, elles reviennent dans le giron du rôle du juge attendu par la
société en délaissant la construction du principe de légalité. En outre, le juge dispose
désormais d’un ensemble normatif suffisamment élaboré pour enserrer l’activité
administrative.
33
D. Linotte, op. cit., p. 633.
34
Ibid., p. 632.
35
Ibid., p. 636.
36
C. Heumann, « Dix ans de jurisprudence du Conseil d’État », EDCE , 1976, n° 28, p. 35.
255
520. Le développement du droit administratif est tel que le principe de légalité que doit
faire respecter le juge ne laisse apparaître que de rares « failles ». Le principe de légalité est
arrivé à un point où il permet de contraindre l’activité administrative sous toutes ses facettes.
L’importance acquise par la notion de bonne administration illustre notamment cette tendance
« hégémonique » du système normatif sur l’activité des autorités administratives. Cette
notion, dont la nature fait débat37, a été médiatisée par l’Union européenne qui a trouvé sa
source dans le patrimoine juridique de quelques États européens comme les Pays-Bas, les
pays nordiques et dans une moindre mesure, l’Italie. Aujourd’hui, l’Union européenne semble
être la référence en termes de bonne administration du fait de son insertion dans la Charte des
droits fondamentaux de l’Union européenne38 et de l’adoption en son sein d’un Code de
bonne conduite administrative. La notion contraint les autorités administratives à agir selon un
morphotype empreint de valeurs subjectives en même temps qu’elle permet au juge de tracer
un horizon à leur activité.
521. La problématique du contenu de la bonne administration a été résolue par l’adoption
d’une conception restrictive autour d’une teneur précise et resserrée. L’idée d’une bonne
administration ramassée autour de frontières précises et au service d’un objectif permet au
juge d’exercer une véritable pression sur les choix des autorités administratives. Une rapide
approche de ses éléments à partir des travaux de M. Marty39 permet de distinguer les deux
dimensions de la bonne administration. La première perspective traite de l’encadrement du
comportement des autorités avec le public au sens large. Il y est en grande partie question de
37
À l’origine, elle a été consacrée par la Cour de justice comme un principe général du droit (CJCE,
10 déc. 1957, aff. n° 1/57 et 14/57, Sté des usines à tubes de la Sarre c/ Haute Autorité : Rec., p. 201) sans que
cela ne close pour autant totalement le débat. La diversité de son expression et le flou qui semble l’entourer n’ont
alors eu de cesse de nourrir le débat de sa nature, certains y voyant un standard juridique (E. Bernard, La
spécificité du standard juridique en droit communautaire , 2010, Bruxelles, Bruylant, Droit de l’Union
européenne, préf. D. Symon, p. 253). Si une telle qualification semble coller avec l’idée de standard dogmatique
avancée par le professeur Rials (S. Rials, Le juge administratif français et la technique du standard , 1980, Paris,
LGDJ, Bibliothèque de droit public, t. 135, préf. P. Weil, p. 61 et s.), d’autres contestent fermement cette idée de
standard (N. Marty, La notion de bonne administration à la confluence des droits européens et du droit
administratif français, th. Montpellier, J.-L. Autin (dir.), 2007, p. 337.). Ils évoquent alors bien souvent l’idée
d’un principe (M.-C. Runavot, « La « bonne administration » : consolidation d’un droit sous influence
européenne », RFDA, 2010, p. 398) en lieu et place de celle du standard.
38
L’article 41 de la Charte signée à Nice en 2000 mais qui n’est devenue juridiquement contraignante pour les
États qu’avec l’entrée en vigueur du Traité de Lisbonne et l’article 6 du Traité sur le fonctionnement de l’Union
européenne qui lui confère la même valeur que les traités, soit en 2009, ouvre expressément aux citoyens le droit
à une bonne administration. Certains n’hésitent pour autant pas à intégrer dans cette notion, de manière plus
large, les articles 42 et 43 de cette même Charte qui poussent en avant le contenu de la notion.
39
N. Marty, op. cit., pp. 252-293. Il est donc clair que l’on s’écarte ici de la définition proposée par Mme Bousta
qui, pour sa part, a retenu une approche beaucoup plus large et extensive. En effet, en retenant les éléments tels
que la « bonne procédure », la « bonne conciliation », le « bon formalisme », l’optimisation des moyens autour
de deux axes généraux que sont l’adaptation des moyens et la notion d’équilibre, le contenu demeure très obscur
et polysémique. Cf. sur ce point, R. Bousta, Essai sur la notion de bonne administration en droit public , 2010,
Pairs, L’Harmattan, Logiques juridiques, préf. G. Marcou, pp. 167-219.
256
déontologie des fonctionnaires40 et de l’administration41. Celle-ci, à la frontière entre
obligation juridique et morale, permet au juge de contrôler le comportement des autorités dans
leur rapport aux particuliers. Il peut par exemple, comme il l’a fait dans la jurisprudence
Vinolay, sanctionner un « défaut de diligence et de rigueur » au nom des « règles d’une bonne
administration »42. Malgré la censure de cette sanction disciplinaire disproportionnée, le juge
y a rattaché le bon comportement à la bonne administration. Sur cette base, le juge a ensuite
pu censurer la négligence, le manque de rigueur, le défaut de vigilance ou encore la
commission d’erreurs43, signe de son exigence forte envers l’administration.
522. La seconde perspective a trait à la qualité de l’institution administrative au plan de son
organisation interne et de l’organisation de son fonctionnement. L’organisation propre à
l’institution administrative, au nom de la cohérence de son action, a rejoint la mouvance de la
bonne administration par la décision Epoux Gloux44. Il en est de même pour l’organisation de
la répartition des compétences entre autorités45, la technique du contreseing46 ou encore la
transmission d’une demande à l’autorité compétente47. Ce sont là autant d’éléments qui
donnent la possibilité au juge de s’introduire au cœur des autorités administratives pour les
amener à évoluer de l’intérieur afin de faire bénéficier les citoyens d’une action qualitative.
Au plan externe, l’on retrouve les éléments les plus « célèbres » de cette notion, là encore
favorables aux administrés. Il s’agit de l’exigence d’une intervention administrative dans un
délai raisonnable au nom d’un règlement diligent des problématiques48 ; de l’exigence
grandissante de consultations préalables à la prise de décision au nom de la qualité de l’acte
40
Sur les évolutions récentes de la déontologie des fonctionnaires ainsi que de leur droits et obligations, une loi a
été adoptée le 5 avril 2016, apportant ainsi des modifications au statut des fonctionnaires issu de la loi du
13 juillet 1983. Sur ce point, v. M.-Ch. de Montecler, « Adoption définitive de la loi déontologie », AJDA, 2016,
p. 628.
41
D. Jean-Pierre, La déontologie de l’administration, 1999, Paris, PUF, Que sais-je ?, 127 p. ; F. Chambon et
O. Gaspon, La déontologie administrative , 2ème éd., 2015, Paris, LGDJ-Lextenso, Systèmes, 254 p.
42
CE, 26 juill. 1978, req. n° 93715, Vinolay : Rec. Leb., p. 315 ; AJDA, 1978, p. 576, note S. Salon.
43
S. Lasvignes, « concl. sur CE, 18 mai 1994, Chambre d’agriculture de la Réunion », non publiées.
44
CE, 9 févr. 1977, req. n° 99938, Epoux Gloux : Rec. Leb., p. 855.
45
J.-F. Thery, « concl. sur CE, Ass., 13 juill. 1968, Sieur Moreau », non publiées ; J.-D. Combrexelle, « concl.
sur CE, 7 juill. 1999, M. Veaux », non publiées ; T. Olson, « concl. sur CE, 15 nov. 2006, Département de
Meurthe et Moselle », non publiées ; Y. Aguila, « concl. sur CE, 13 juill. 2006, Fédération nationale des
syndicats de propriétaires forestiers sylviculteurs », non publiées.
46
G. Braibant, « concl. sur CE, 1er févr. 1963, Syndicat du personnel des organismes d’assurances de la région
parisienne CFTC et autres », CJEG , 1963, p. 97 ; Droit social, 1963, p. 273.
47
N. Boulouis, « concl. sur CE, 27 sept. 2006, SA Pertuy Constructions », non publiées.
48
CE, 3 mars 1976, req. n° 97322, Valette : Rec. Leb., p. 117 – CE, sect., 27 mai 1977, req. n° 93920, Loscos :
Rec. Leb., p. 248 – CE, 12 juin 1998, req. n° 188737, Fédération des aveugles et handicapés visuels de France :
Rec. Leb., p. 223. V. également, B. du Marais, « concl. sur CE, sect., 9 juin 1995, Époux Tchijakoff », non
publiées ; C. Maugüé, « concl. sur CE, 26 juin 1998, Confédération des syndicats médicaux français et autres »,
non publiées ; I. de Silva, « concl. sur CE, 27 juill. 2005, Région Nord Pas de Calais », BJCL, 2005, p. 749.
257
émis49 ; de l’obligation de motivation50 qui ne vaut que dans les cas prévus51 ; des droits de la
défense et du contradictoire52 ; de l’impartialité53 ; de la mention des voies et délais de
recours54 ou enfin de leur qualité rédactionnelle55.
523. Par conséquent, la bonne administration érige le juge comme un véritable protecteur
des administrés en cherchant à contraindre les autorités administratives dans leur
fonctionnement. En saisissant cette opportunité qu’est la bonne administration, le juge agit
comme le protecteur des particuliers en encadrant l’activité administrative en amont de son
édiction. L’application de cet « étalon » qu’il n’hésite pas à nourrir de nouveaux éléments
permet au juge de guider l’administration en la « réformant » de l’intérieur. Pour autant, cette
évolution du pouvoir juridictionnel vers l’exercice d’une vraie contrainte au service des
requérants ne se base pas sur la seule utilisation de la bonne administration.
524. D’autres éléments confirment ce recentrage de l’activité des juridictions
administratives vers leur mission naturelle. On l’a vu avec la bonne administration, le contenu
du principe de légalité s’est largement diversifié au point de pouvoir appréhender l’activité
administrative dès sa formulation. Le juge paraît mieux équipé pour encadrer les autorités
administratives et défendre les droits de ceux qui le saisissent. Cette recherche d’une
appréhension complète de l’activité des autorités administratives a pu aussi passer par la
réduction du champ des mesures d’ordre intérieur ou le resserrement des actes de
gouvernement, derniers domaines d’immunité juridictionnelle. En portant l’étendard de la
légalité jusque dans le cœur de l’activité administrative, le juge a pu devenir le véritable
protecteur des droits des citoyens en pressant l’administration par application du droit.
49
R. Denoix de Saint-Marc, « concl. sur CE, sect., 25 févr. 1983, M. et Mme Audibert », JCP , 1983, II,
n° 20065 ; J. Marimbert, « concl. sur CE, 30 avril 1987, Ministre chargée de l’environnement c/ Association
UDVN », non publiées ; J. de Guillenchmidt, « concl. sur CE, 10 nov. 1989, Association syndicale libre du
lotissement de la rue des tulipes », LPA, 1990, n° 4, p. 4 ; J.-H. Stahl, « concl. sur CE, 9 oct. 2002, Syndicat
national des pharmaciens gérants hospitaliers publics et privés », non publiées ; T. Olson, « concl. sur CE,
9 févr. 2004, Automobile club de l’Ile de France et Fédération française des automobiles-clubs et des usagers de
la route et Commune de Saint-Maur-des-fossés », non publiées ; Y. Aguila, « concl. sur CE, 12 mars 2007,
Syndicat national de l’environnement SNE-FSU », non publiées.
50
M. Gentot, « concl. sur CE, sect., 26 janv. 1973, Garde des Sceaux, Ministre de la justice c/ Sieur Lang », non
publiées ; O. Schrameck, « concl. sur CE, sect., 13 janv. 1988, M. Abina », non publiées.
51
CRPA, art. L. 211-2 à L. 211-4. Là encore, si ce n’est donc pas le juge qui a créé cette obligation, c’est lui qui
en a fait un élément incontournable de la notion de bonne administration.
52
CE, 17 févr. 1965, req. n° 63555, Ministre de l’intérieur c/ Fuger : Rec. Leb., pp. 835-965-968 – CE,
12 mars 1965, req. n° 57354, 58996 et 59419, Meunier : Rec. Leb., p. 835. V également, N. Questiaux, « concl.
sur CE, 23 avril 1969, Sieur Prat et Ville de Toulouse c/ Sieur Prat », non publiées ; I. de Silva, « concl. sur CE,
7 mars 2005, M. Zanardo », CFP , avril 2005, p. 36.
53
CE, ass., 3 déc. 1999, req. n° 207434, Didier : Rec. Leb., p. 399 ; GAJA, 21ème éd., 2017, Paris, Dalloz, n° 97,
p. 705 ; RFDA, 2000, p. 584, concl. A. Seban ; AJDA, 2000, p. 126, chron. M. Guyomar et P. Collin ; JCP , 2000,
II, n° 10267, note F. Sudre ; RDP , 2000, p. 349, note Ch. Guettier ; RA, 2000, p. 43, note J.-M. Brière ; RTD
Com., 2000, p. 405, note N. Rontchevsky.
54
Cette règle est originellement tirée du décret n° 83-1025 du 28 nov. 1983
55
CE, 8 juill. 2005, req. n° 266900 et 266944, Fédér ation des syndicats généraux de l’éducation nationale et de
la recherche publique SGEN CFDT et autres : Rec. Leb., p. 708.
258
525. À propos de cette capacité du juge à faire respecter le contenu de la légalité, les
évolutions de son office lui donnent les « armes » nécessaires pour agir comme le guide
contraignant qu’il doit être. Évidemment, ressortent des éléments déjà évoqués qui renforcent
la capacité des juridictions à s’imposer. La reconnaissance après de longues années de lutte
des pouvoirs d’injonction et d’astreinte est évidemment de ceux-là. En permettant au juge de
commander l’administration par ses seules décisions juridictionnelles, il est encouragé à ne
plus agir seulement comme un architecte mais bien comme l’organe capable de faire respecter
la légalité et défendre les droits des requérants. Dans le même sens, la libération des
procédures d’urgence est de ces évolutions qui tendent à « ramener » le juge à sa fonction de
protection des requérants par application de la légalité en ce qu’elle pousse les juridictions à
se concentrer sur les incidences concrètes des litiges.
526. L’on peut parler à cet égard de l’ascension du pouvoir juridictionnel56 relatée par le
professeur Linotte. Celui-ci évoquait par cette expression la valorisation de l’intérêt du juge
pour un « contrôle d’espèce poussé » des litiges plutôt que pour une construction du système
normatif. En somme, le juge est armé pour délaisser son costume d’architecte et se concentrer
sur la réalisation de son contrôle de légalité visant à assurer la protection de la légalité et des
droits en résultant. Là encore, nul sentiment de collaboration entre les autorités
administratives et le juge ne se dégage a priori de cet avènement du juge en tant que guide
contraignant de l’administration. L’apparition de ce pouvoir juridictionnel capable d’assurer
le respect de la légalité semble même se situer à l’opposé de l’idée de collaboration.
Seulement, cette consécration offre aux juges un pouvoir jusque-là inédit et ce d’autant plus
qu’ils sont encouragés à le développer. Dès lors, toute la question réside dans l’utilisation de
cette faculté offerte aux juges administratifs, incertitude qui a pu faire naître des craintes chez
le doyen Auby à l’idée « de voir l’arbitraire du juge succéder à l’arbitraire de
l’administration »57. On ne peut lui donner totalement tort dans la mesure où le juge a pu
devenir, par certains aspects de son action, le coauteur de l’action administrative, faisant
montre d’une collaboration bien réelle avec les autorités administratives (B).
56
À ce propos, il faut relever que le professeur Rials critiquait vigoureusement cette distinction sur des
arguments purement théoriques bien qu’il reconnaisse leur caractère judicieux dans les faits. Il disait notamment
que cette franche « distinction d’un pouvoir jurisprudentiel et d’un pouvoir juridictionnel, comme d’un pouvoir
d’élaboration du droit et d’un pouvoir d’administration du droit, d’un pouvoir de création de règles de fond ayant
pour destinataires les acteurs juridiques et d’un pouvoir de création de règles contentieuses ayant pour
destinataire le juge, n’a pas, au regard des exemples retenus par l’auteur, de fondement convaincant » (S. Rials,
« Sur une distinction contestable et un trop réel déclin », AJDA, 1981, p. 116).
57
Cité par D. Linotte, op. cit., p. 637.
259
B – Une collaboration bien réelle avec le rôle de « coauteur »
du juge
527. Les juridictions administratives possèdent désormais les moyens suffisants pour
exercer, en toutes circonstances, une contrainte vis-à-vis de l’activité administrative. Avec un
office du juge enrichi de techniques de contrôles permettant de coller à la configuration de
chaque litige et des normes construites comme des standards, le juge peut sanctionner
efficacement les autorités administratives. Seulement, le produit de ces avancées dépend pour
beaucoup de l’utilisation qu’en fait celui appelé à les manier. Or, en usant de ces nouvelles
possibilités, le juge administratif passe de la sanction à la réfection juridictionnelle et fait
preuve d’un attrait pour la réécriture des actes contestés (1). Cette nouvelle ambition, qui lui
permet de sauvegarder un acte atteint d’un vice qui aurait pu mener à l’annulation, l’élève au
rang de coauteur de l’activité administrative. Ainsi, la collaboration résulte de cette mutilation
des conséquences de sa décision sur les actes illégaux, souvent au nom de la défense de
l’intérêt général qu’ils portent. Ce n’est pas le seul indice à même d’exprimer cette idée de
collaboration. Car en plus de réécrire certains actes dans sa fonction contentieuse, l’intérêt
renouvelé pour sa fonction consultative a fait naître chez lui un attrait pour l’écriture des actes
administratifs (2).
260
« administrer » au mieux l’absorption des stocks, les juges ont dû renforcer leurs pouvoirs, ce
qui constitue les prémisses du pouvoir juridictionnel contraignant évoqué.
529. Une fois bien installé, ce pouvoir juridictionnel contraignant, équipé pour faire
respecter la légalité et les droits des requérants, a pu légitimement susciter un espoir. La
protection des situations individuelles par le retour à sa fonction d’application stricte du
système normatif est rendue possible par cette montée en puissance du juge. Pourtant, ce qui
semblait être une évidence se dissipe lorsqu’on analyse le bilan de l’utilisation du pouvoir
juridictionnel. Certains éléments de son activité contentieuse portent à croire que là où l’on
pouvait attendre une sanction ferme de l’illégalité, il s’est parfois transformé en coauteur de
l’activité administrative. En quelque sorte, il a développé une nouvelle approche de son rôle
dans la protection de la légalité qui l’amène à collaborer avec les autorités administratives.
Avant d’étudier les manifestations de ce « dévoiement » juridictionnel, il convient de préciser
ce qu’implique ce rôle de « coauteur ».
530. Lorsqu’un acte est adopté au bout d’un processus qui combine la participation de
plusieurs personnes ou organes, la recherche des responsabilités de chacun a fait apparaître
des figures – coauteurs, exécuteurs et perfecteurs – qui se rajoutent à celle d’auteur. Dans
cette distinction, trois plans se distinguent puisque « l’auteur et le coauteur font le contenu de
la norme de l’acte et l’exécuteur fait l’effectivité de l’acte, le perfecteur parfait l’acte »58.
Ainsi, toute personne ou organe qui modifie le contenu de l’acte tel qu’il a été décidé par les
autorités administratives peut être considéré comme coauteur. Instinctivement, la consultation
d’organismes dans le cadre d’un avis conforme fait émerger des coauteurs. Mais là n’est pas
la seule possibilité, le contentieux pouvant amener certains organes à se comporter en
coauteurs, ce que confirme le professeur Fardet : « le juge qui annule ou réforme l’acte
soumis à son contrôle est un coauteur car sa volonté – même liée par le droit – s’imprime sur
le contenu de la norme de l’acte »59. L’on s’écarte sur un point de cette dernière affirmation
dans la mesure où l’annulation ne semble pas faire du juge un coauteur puisqu’il n’y a plus
d’acte. Pour que le juge soit considéré comme tel, encore faut-il qu’après son intervention, il
demeure encore un acte sur lequel il a imprimé sa volonté. L’annulation, suppression
58
Ch. Fardet, « Auteur, coauteur, perfecteur » in D. Alland et S. Rials (dir.), Dictionnaire de la culture juridique,
2003, Paris, PUF, Quadrige, p. 109. V. contra le courant selon lequel l’on ne peut « retenir comme auteur, au
sens juridique du terme, que ceux qui ont un pouvoir libre et déterminant sur l’existence de la norme, peu
importe le contenu de ce pouvoir » exprimé par Pierre Ferrari (P. Ferrari, « Essai sur la notion de co-auteurs d’un
acte unilatéral » in Recueil d'études en hommage à Charles Eisenmann , 1975, Paris, Éditions Cujas, préf.
M. Waline, p. 215 et spéc. p. 219). Malgré tout l’intérêt de cette définition, l’auteur semble n’avoir étudié cette
notion qu’au regard de la participation de plusieurs autorités administratives à l’édiction de l’acte administratif.
Cette vision semblant trop étroite dans le cadre de notre étude, il semblait préférable de retenir la définition plus
complète et plus large du professeur Fardet.
59
Ch. Fardet, op. cit., p. 109.
261
rétroactive de l’acte, le fait totalement disparaître, impliquant qu’il ne peut y imprimer sa
volonté. Par l’annulation, le juge exprime la volonté de voir disparaître l’acte, pas de le
« retoucher » en quelque sorte. Par conséquent, l’on considérera le juge comme un coauteur
chaque fois que, par son intervention, il modifiera le contenu de l’acte. Un tel comportement
n’est évidemment pas critiquable en plein contentieux où le juge dispose du pouvoir de
réformation. C’est le débordement de cette sphère et les motivations de son utilisation qui
peuvent prêter le flanc à la critique.
531. À ce titre, les jurisprudences Danthony60, Hallal61 et Préfet de la Seine-Maritime c/M.
El Bahi62 représentent la première vague de cette évolution vers un juge coauteur des actes
administratifs. Ces décisions ont fait entrer le juge administratif dans un nouveau rôle, que
certains disent modernes, à propos de la défense du principe de légalité. Cette vague
jurisprudentielle a vu le juge s’ouvrir de nouvelles alternatives à l’annulation pour sanctionner
l’illégalité, qu’il trouvait parfois radicale et inadaptée. Ainsi, le constat d’un vice de forme ne
mènera plus automatiquement à l’annulation puisqu’il lui faudra être substantiel et une erreur
de base légale ou de motifs pourra ne plus mener à l’annulation, le juge acceptant d’y
substituer des éléments légaux. Plus que le glaive qui censure les illégalités commises par les
autorités, le juge tend à devenir un filet de sécurité. En « désarmant » les requérants de
60
CE, ass., 23 déc. 2011, req. n° 335033, Danthony et autres : Rec. Leb., p. 649 ; RFDA, 2012, p. 284, concl.
G. Dumortier, p. 296, note P. Cassia, p. 423, ét. R. Hostiou ; AJDA, 2012, p. 195, chron. X. Domino et
A. Bretonneau, p. 1484, ét. C. Mialot, p. 1609, trib. B. Seiller ; DA, mars 2012, comm. n° 22, p. 29, note
F. Melleray ; JCP , 2012, n° 558, p. 907, note D. Connil ; AJDA, 2013, p. 1733, chron. X. Domino et
A. Bretonneau. Cette jurisprudence instaure une dichotomie au sein des vices de forme entre ceux qui sont
susceptibles d’aboutir à l’annulation de la décision contestée et ceux qui ne sont pas suffisants pour produire une
telle conséquence. C’est la théorie dite des vices substantiels qui permet au juge de considérer que certaines
illégalités de l’administration ne doivent finalement pas entraîner de conséquences. En clair, le juge détermine
quelle illégalité de forme il devra sanctionner et quelles sont celles qui n’auront aucune conséquence. En ne
donnant aucun effet à l’illégalité administrative, il contribue à consolider l’œuvre des autorités administratives
dans l’ordonnancement juridique, et peut alors apparaître comme un coauteur. En effet, par son action, il permet
à l’autorité administrative de conserver des actes dans l’ordonnancement juridique qui lui sont pourtant
formellement contraires. En cela, il peut être regardé comme un coauteur de l’action des autorités
administratives.
61
CE, sect., 6 févr. 2004, req. n° 240560, Mme Hallal : Rec. Leb., p. 48, concl. I. de Silva ; RFDA, 2004, p. 740,
concl. I. de Silva ; Rev. Trésor , 2004, p. 784, note J.-L. Pissaloux ; AJDA, 2004, p. 436, chron. F. Donnat et
D. Casas ; RDP , 2005, p. 530, chron. Ch. Guettier. Cet arrêt, en renversant une jurisprudence de 1976 (CE, sect.,
23 juill. 1976, req. n° 96526, Min. du travail c/ Urssaf du Jura : Rec. Leb., p. 362 ; RA, 1976, p. 607 ; AJDA,
1976, p. 416, chron. M. Nauwelaers et L. Fabius) ouvre au juge la possibilité d’accepter que l’administration
substitue les motifs par lesquels elle avait justifié son activité. En clair, le juge offre une deuxième chance à
l’administration afin qu’elle corrige son erreur ou son illégalité. Le juge offre donc la perspective d’un
« sauvetage » de la légalité de l’acte administratif en remplaçant les motifs erronés et illégaux invoqués en
premier lieu. Le recours au juge devient en quelque sorte une chance pour les autorités administratives ce qui
peut permettre de le considérer comme une aide à l’édiction des actes et donc un coauteur.
62
CE, sect., 3 déc. 2003, req. n° 240267, Préfet de la Seine maritime c/ M. El Bahi : Rec. Leb., p. 479, concl. J.-
H. Stahl ; AJDA, 2004, p. 202, chron. F. Donnat et D. Casas ; RFDA, 2004, p. 733, concl. J.-H. Stahl. Cet arrêt
ouvre au juge la possibilité de recourir d’office, dans certaines conditions bien établies, à la substitution de base
légale. C’est un pouvoir qui fait donc partie de l’office du juge qui lui permet de remplacer l’administration dans
l’édiction de l’acte en visant le bon fondement juridique de l’acte dont il doit contrôler la légalité. Ainsi, un acte
peut très bien lui être déféré illégal, du fait d’un mauvais fondement juridique, et sortir de ce contrôle légal du
fait du remplacement de la base juridique en cause. Sans aller jusqu’à évoquer le recours contentieux comme une
« machine à laver » l’illégalité, il est possible de considérer qu’en s’alliant ainsi à l’administration pour
« sauver » l’acte, le juge participe bien à l’édiction de l’acte et devient ainsi son coauteur.
262
moyens fondés et en « rénovant » l’acte illégal, le juge devient le partenaire des autorités.
Reviennent à l’esprit les mots du professeur Pacteau qui se plaignait de voir le juge devenir
« un collaborateur plutôt qu’un censeur »63 de l’administration. En utilisant ces pouvoirs, le
juge, au lieu de censurer l’illégalité et de protéger les requérants, redirige les autorités vers la
légalité. Dans la mesure du possible, un acte illégal ressort légal de l’instance, impliquant que
le juge guide l’administration sur la voie de la légalité. Ce partenariat insolite fait de la
juridiction administrative le coauteur de la décision contestée puisqu’elle la réécrit dans
l’objectif de gommer ses illégalités.
532. Cette conception « assouplie » de la contrainte juridictionnelle fait du juge un pouvoir
de tutelle, presque une seconde chance. Certes, réformer l’acte c’est assurer la légalité de
l’action administrative, mais en faisant fi du requérant : c’est protéger une légalité désincarnée
au lieu de la mettre au service des requérants. Le rapport entre les citoyens et l’administration
se déséquilibre puisque le bouclier qu’était censé former la légalité se trouve abaissé. La
collusion avec les autorités apparaît d’autant plus que les raisons de ces « dérogations » à la
sanction penchent souvent du côté de l’administration. Si l’on souhaite éviter au juge de
prononcer des annulations inutiles, ces techniques peuvent aussi être utilisées pour préserver
l’intérêt général des conséquences excessives d’une annulation. En clair, l’importance de
l’acte en cause peut pousser le juge à « fermer les yeux » sur quelques irrégularités.
533. C’est ce genre de raisonnements, avec les conséquences qu’ils impliquent sur les
caractéristiques du contrôle de légalité, que le juge a poussé plus loin encore. Toujours dans
l’optique d’ouvrir des alternatives aux options de l’annulation et du rejet des requêtes, le juge
a développé une nouvelle technique resserrant ses « liens » avec les autorités administratives.
Si la substitution de motifs ou de base légale et les vices substantiels laissaient figurer un
partenariat pouvant faire du juge un coauteur des actes administratifs, la « réfection » de l’acte
est une totale réécriture de l’acte contesté. La technique de la réfection-interprétation64 amène
le juge à corriger l’acte illégal au lieu de le censurer. Ce procédé qui participe du contrôle de
légalité du juge a été consacré par lui dans la décision Association France nature
environnement et autres précitée.
63
B. Pacteau, Le juge de l’excès de pouvoir et les motifs de l’acte administratif, 1977, Clermont, Université de
droit et de science politique, Travaux et recherches de la faculté de droit et de science politique de l’Université
de Clermont 1, préf. J.-M. Auby, p. 90.
64
CE, 4 déc. 2013, req. n° 357839, France nature environnement, Société CBS Outdoor, et Association
Paysages de France : Rec. Leb., pp. 401, 710, 764, 777 et 786 ; AJDA, 2013, p. 2464, comm. D. Poupeau ; JCP ,
2013, n° 1347, p. 2337, obs. F. Tesson ; Gaz. Pal., 2014, n° 53, p. 19, chron. B. Seiller ; Environnement, févr.
2014, p. 33, note P. Trouilly – CE, 25 mars 2002, req. n° 224055, Caisse d'assurance-accidents agricole du Bas-
Rhin : Rec. Leb., p. 110.
263
534. Dans cette affaire, une association contestait un décret entaché d’une erreur de plume
telle qu’il était frappé « d'inintelligibilité, ce qui eût sans doute conduit, en d'autres temps, les
juges du Palais-Royal à procéder à leur annulation, faute de se résoudre au rejet pur et simple
du recours »65. Le texte, du fait de cette erreur rédactionnelle, posait de graves problèmes de
compréhension ce qui, depuis que l’intelligibilité est un objectif à valeur constitutionnelle66,
devrait mener à son annulation67, partielle ou totale. Or, la formation de jugement va
« préférer, conformément aux préconisations de son rapporteur public, la correction à la
censure, en rétablissant la légalité bafouée par une interprétation à visée corrective »68. Le
juge évite aux autorités une sanction qu’il considère excessive en rectifiant l’erreur matérielle
du texte sous couvert de l’idée – ou de l’alibi – qu’il faut donner le meilleur effet à sa
décision. L’article 2 de cette décision du Conseil d’État résume parfaitement l’œuvre de
réfection que le juge de l’excès de pouvoir effectue en substituant sa rédaction à celle du
gouvernement. Pour le dire très clairement, le juge se lance dans une entreprise de réécriture
de l’acte contesté69 et illégal.
535. Ainsi, le juge, au lieu de sanctionner l’irrégularité administrative, vient à son secours
en trouvant une « solution » à la place de l’annulation. Celle-ci dépasse la seule interprétation
d’un texte car elle revient à remplacer l’erreur commise par une nouvelle rédaction, légale.
Cette technique, qui fait du juge le coauteur de l’acte, applique la « révolution »70 qu’avait
laissé filtrer la jurisprudence Caisse d'assurance accidents agricole du Bas-Rhin précitée. Le
terme de révolution n’est pas galvaudé tant ce pouvoir s’apparente « à une forme de réfection
d'un dispositif réglementaire défectueux, destiné à purger l'acte contesté de son illégalité, en
évitant son annulation. Il s'agit ainsi d'une technique juridictionnelle de préservation de l'acte,
au même titre, par exemple, que les procédés plus classiques de la substitution de motifs ou de
65
F. Blanco, « Du juge censeur au juge correcteur », AJDA, 2014, p. 1723.
66
Cons. Const., n° 2005-514 DC, 28 avr. 2005, cons. 14.
67
CE, 29 oct. 2013, req. n° 360085, 360152 et 360353, Association Les amis de la rade et des calanques : Rec.
Leb., pp. 413, 715 et 716 ; AJDA, 2013, p. 2184, comm. D. Poupeau ; Environnement, janv. 2014, p. 26, note
P. Trouilly.
68
F. Blanco, op. cit., p. 1723.
69
Il y précise que « L'insertion des mots " , ni le cas échéant, dépasser les limites de l'égout du toit. ", prévue par
le III de l'article 12 du décret du 30 janvier 2012 au premier alinéa de l'article R. 581-60 du code de
l'environnement issu de l'article 2 de ce décret, s'entend comme prenant place après les mots " plus de 0,25 mètre
" et non après les mots " plus de 0,50 mètre " ». Certes, la formulation selon laquelle la rédaction « s’entend
comme prenant place » implique que le juge ne l’impose pas puisqu’il ne dit pas qu’une telle formulation
« prend place ». Néanmoins, il ne s’agit là que d’apparences, certes importantes, qui ne changent rien au contenu
véritable de l’opération entreprise par le juge administratif. Cette formule somme toute interprétative qui se
rapproche des réserves d’interprétation du Conseil constitutionnel est, dans son contenu beaucoup plus radicale.
En effet, là où le gouvernement écrit « 0,50 mètre », il faudra y lire et y entendre « 0,25 mètre ». Plus qu’une
simple interprétation juridique, il s’agit là à proprement parler, d’une véritable substitution de contenu. En
quelque sorte, l’on peut alors parler d’une entreprise de correction opérée sous couvert d'interprétation.
70
P. Delvolvé, « Rapport de synthèse », JCP A, 2005, n° 1302, p. 1266.
264
base légale »71. La philosophie de ces procédés est la même en ce que le juge substitue, par sa
décision, une nouvelle rédaction ou un nouveau contenu à l’acte émis par les autorités
administratives. Ainsi, le juge imprime sa volonté sur l’acte afin de le rendre légal, occupant
la position de coauteur.
536. Seulement, vis-à-vis des procédés précédents, le juge franchit un grand pas, tant la
méthode va « au-delà de ces techniques plus usuelles de réfection des actes administratifs
défaillants, puisque la décision du juge emporte ici modification du contenu matériel de l'acte
et qu'elle ne se limite pas à une simple rectification touchant à son fondement juridique ou à
ses motifs »72. Le juge administre pleinement en donnant à l’acte contesté son contenu
matériel ce qui amène certains, par prudence et pudeur, à parler de « réformation
interprétative »73 ou de réfection-interprétation74. Mais il s’agit bien là d’une collaboration qui
prend la forme d’une réécriture dans la mesure où le juge invite, pour ne pas dire enjoint, les
autorités à publier les extraits pertinents de sa décision au journal officiel. Le décret sera
publié avec la décision du Conseil d’État, cette dernière y étant pleinement attachée. Celle-ci
est officiellement indissociable du décret impliquant que la juridiction est associée aux
autorités en charge de son édiction. Quoi qu’il en soit, pour confirmer ce sentiment de
collaboration, « la technique étudiée favorise d'abord, il est vrai, la continuité de l'action
administrative, faisant un peu du Conseil d'État, pour reprendre le titre de la célèbre thèse
d'Achille Mestre, le "protecteur des prérogatives de l'administration" »75.
537. Les causes avancées pour justifier un tel comportement évoquent l’étroitesse des
possibilités du juge administratif, notamment de l’excès de pouvoir. Cette logique du tout ou
rien, entre annulation et rejet, ne semblait plus convenir aux juridictions qui cherchaient à
assouplir leur office. Seulement, le juge s’est laissé aspirer par cette tendance au point de
délaisser « toute entreprise de destruction pour faire œuvre constructive, abandonnant par
instant, pour reprendre les termes de la célèbre parabole vedélienne, la "gomme" en faveur du
"crayon" »76. En ce sens, cette expérience de réécriture s’analyserait comme la consécration
de l’idée selon laquelle « il est nécessaire que l'administrateur puisse se faire entendre, se faire
71
F. Blanco, op. cit., p. 1724.
72
Ibid., p. 1724.
73
D. Bailleul, « Les nouvelles méthodes du juge administratif », AJDA, 2004, p. 1627.
74
Le professeur Chapus évoque précisément une situation dans laquelle le juge traite « le recours en annulation
(pour excès de pouvoir) dont il était saisi comme un recours (de plein contentieux, d'ailleurs) en interprétation »
(R. Chapus, « Georges Vedel et l'actualité d'une "notion fonctionnelle" : l'intérêt d'une bonne administration de la
justice », RDP , 2003, p. 15).
75
F. Blanco, op. cit., p. 1725.
76
Ibid., p. 1723. V. sur l’ensemble de ces techniques, F. Blanco, Pouvoirs du juge et contentieux administratif de
la légalité, 2010, Aix-en-Provence, PUAM, Collection du Centre de recherches administratives, préf. J.-M.
Pontier, p. 265 et s.
265
écouter des juges, leur proposer les raisons d'intérêt public qu'il peut avoir et coopérer lui-
même au jugement... »77. Ce serait là la réception maximale de cette compréhension par les
juridictions des autorités administratives. En outre, un tel comportement, sensiblement éloigné
du rôle de contrainte légitimement attendu des juridictions, est en adéquation avec une
évolution globale de l’ordonnancement juridique. En effet, l’on peut dire qu’on pratique « de
moins en moins la règle impérative pour s'en remettre de plus en plus volontiers à des normes
d'orientation ou de négociation voulues pour s'adapter aux situations concrètes dépendantes
des marges d'appréciation politique des élus, et que le juge aura beaucoup de peine à
soumettre à la légalité (pactes, schémas, ententes, contrats d'objectifs...) »78.
538. Quoi qu’il en soit, cette collaboration entre les autorités et les juridictions
administratives, au point de faire du juge le coauteur des actes, ne s’inscrit pas vraiment dans
cette protection des requérants par la défense de la légalité. Or, comme pouvait le réclamer le
professeur Pacteau il y a des années, le temps est venu pour la justice administrative de
« s'afficher du côté justice plus que du côté administration »79 et de mettre au ban ces relations
collaboratives avec les autorités. Dans cette optique, la mise en place d’une procédure
contentieuse plus contraignante pourrait bien amener le juge à se détacher de cette forme de
bienveillance vis-à-vis de l’administration. D’une part, la crainte des conséquences de l’usage
de ses pouvoirs de sanction serait atténuée, lui évitant de devoir s’employer à ne pas les
utiliser et d’autre part, il serait ramené à son rôle originel de défense du principe de légalité.
Enfin, au vu des éléments relatés, l’on ne peut plus avancer à l’encontre d’un éventuel effet
suspensif l’idée qu’il remettrait en cause la séparation des pouvoirs. La collaboration que l’on
vient d’illustrer entre le juge et les autorités décrédibilise cette argumentation. C’est d’autant
plus le cas que l’intérêt renouvelé du juge pour la consultation démontre un attrait certain de
ce dernier pour l’écriture, plus que la réécriture, des actes administratifs (2).
539. Il n’y a rien d’innovant à rappeler que les juridictions administratives exercent vis-à-
vis des autorités une fonction consultative qui double leur tâche juridictionnelle. Pour le dire
de manière tout à fait classique, « le juge administratif est à la fois le juge et le conseiller de
77
P.-L. Roederer, Discours prononcé devant le corps législatif, séance du 27 pluviôse an VIII, Moniteur
Universel, 2 ventôse an VIII, p. 607.
78
B. Faure, « Les collectivités territoriales et les juges », AJDA, 2016, p. 583.
79
B. Pacteau, « Nouvelles attributions "administratives" pour les Cours administratives d'appel (et redéfinition
de celles des tribunaux administratifs interdépartementaux », RFDA, 1993, p. 110.
266
son principal justiciable »80. C’est là le produit de l’histoire de la juridiction administrative,
issue du Conseil d’État qui, comme son nom l’indique, avait à l’origine vocation à conseiller.
L’époque de la justice retenue à laquelle les juges administratifs ne rendaient que des avis aux
ministres qui les reprenaient à leur compte a également pu contribuer à l’existence de cette
fonction consultative. Quoi qu’il en soit, le juge administratif est historiquement consulté par
l’administration, dans une forme de constante historique, à toute époque, sous tout régime.
Pour le Conseil d’État, il a pu être évoqué les idées de « "rédaction" sous le Consulat,
"préparation" sous la Restauration, "proposition" sous la Monarchie de Juillet et sous
l’Empire, préparation sous la IIème République, "appel nécessaire à son avis" sous la IIIème
République, "préparation et rédaction" ou simple "consultation obligatoire" sous le régime de
Vichy »81 ce qui en a fait « l’auteur ou le coauteur d’un certain nombre de règlements »82.
Cette double activité rappelle, aussi, qu’on a longtemps considéré que « juger
l’administration, c’est encore administrer »83 dans une confusion de ces activités.
540. L’évocation de cette fonction consultative comme élément de la nouvelle organisation
contentieuse à même de justifier une rénovation de l’absence d’effet suspensif peut donc
surprendre. Seulement, il faut bien reconnaître que cette fonction consultative « connaît,
depuis 1958, un véritable renouveau : elle se développe avec le pouvoir réglementaire du
gouvernement, le contrôle du respect des normes constitutionnelles et du droit international ;
elle s’élargit avec l’apparition d’une fonction nouvelle d’étude et de proposition »84. Elle a
même connu une récente recrudescence, au point que « l’intensification de la consultation du
Conseil d’État »85 est régulièrement relevée. Par exemple, le rapport public de 2016 relevait
que « l’activité des sections administratives s’inscrit à un niveau élevé dans une tendance à la
hausse »86 avec plus de 1250 textes examinés ce qui permet d’évoquer une « activité
consultative record »87. C’est du fait de l’importance prise par la fonction consultative que le
contexte de la juridiction administrative se trouve renouvelé.
80
Y. Laidié, « La fonction consultative des tribunaux administratifs », in La loi du 28 pluviôse an VIII deux cents
ans après : survivance ou pérennité ? , 2000, Paris, PUF, Publications du Centre universitaire de recherches
administratives et politiques de Picardie, p. 249.
81
Y. Gaudemet, B. Stirn, T. Dal Farra et F. Rolin, Les grands avis du Conseil d’État, 3ème éd., 2008, Paris,
Dalloz, Grands avis, préf. M. Long, p. 11.
82
Y. Gaudemet, B. Stirn, T. Dal Farra et F. Rolin, op. cit., p. 11.
83
P.-P.-N. Henrion de Pansey, De l’autorité judiciaire en France, 3ème éd., 1827, Paris, Théophile Barrois Père.
84
M. Roux, « La fonction consultative du Conseil d’État », RA, 1999, n° spécial 6, p. 16.
85
H. Belrhali-Bernard, « Les avis conformes du Conseil d’État », AJDA, 2008, p. 1181.
86
Conseil d'État, Rapport public 2016 , 2016, Paris, La Documentation française, Études et Documents du
Conseil d’État, n° 67, p. 201.
87
J.-M. Pastor, « Une activité consultative record pour le Conseil d’État en 2015 », AJDA, 2016, p. 1036.
267
541. Dans cette activité consultative, il faut distinguer la situation des tribunaux
administratifs et des cours administratives d’appel de celle du Conseil d’État. Pour ce dernier,
c’est une activité primordiale tandis que pour les juridictions inférieures, l’activité
juridictionnelle est nettement plus importante. Certes, une telle fonction y existe aussi, mais
elle est de nature à engendrer des conséquences « néfastes ». En effet, une telle situation « a
permis d'associer étroitement les juges administratifs locaux aux préfets et à leur action, si
étroitement même que cela a considérablement altéré leur crédibilité de juge »88, du fait d’une
forme de collaboration : c’est tout l'« inconfort de cette fonction consultative locale »89. La
proximité entre les juridictions et les autorités locales empêcherait la fonction consultative de
s’y développer autant que devant le Conseil d’État. Nos propos, cherchant à comprendre
l’incidence de la fonction consultative sur la situation contentieuse, se concentreront par
conséquent sur le Conseil d’État.
542. Il faut, avant d’aller plus loin, se mettre d’accord sur le contenu de cette fonction
« consultative » dont le terme est finalement neutre. En réalité, il ne s’agit pas uniquement
« de donner des avis (sic) au gouvernement qui les sollicite, il s’agit aussi de prendre
l’initiative de proposer (sic) et parfois même de décider (sic) directement »90. D’autre part, en
dehors de toute consultation, grâce à la section du rapport et des études, le Conseil donne des
« pistes » aux autorités pour faire évoluer l’ordre juridique. Ainsi, le Conseil a pu « examiner
un grand nombre de questions dans les domaines les plus variés : du droit de l’urbanisme à
celui de la santé, de l’informatique aux droits de l’enfant, du régime de la discipline sportive à
l’aide juridique et à la bioéthique. Sur chacun de ces sujets, le Conseil s’est attaché à présenter
des propositions et l’on peut considérer que les deux tiers d’entre elles ont été suivies
d’effet »91. La fonction consultative englobe un spectre plus large que la simple demande
d’avis d’une autorité administrative ce qui élargit substantiellement les possibilités de
collaboration.
543. Néanmoins, c’est bien dans le cadre de la situation classique de la fonction
consultative – une autorité demande l’avis sur un acte – que l’on peut parler de collaboration.
Cette situation renvoie au schéma d’élaboration des décrets en Conseil d’État où les autorités
doivent nécessairement le consulter afin de bénéficier de son avis. Dans cette situation, la
jurisprudence a pu évoquer une compétence exercée « conjointement » par le Conseil d’État
88
Y. Laidié, op. cit., p. 250.
89
B. Pacteau, « Nouvelles attributions "administratives" … », op. cit., p. 108.
90
M. Roux, op. cit., p. 16.
91
Ibid., p. 17.
268
et le gouvernement, illustrant la collaboration92. Par ce biais, les autorités et le juge
administratif agissent « main dans la main ». Le président Genevois va jusqu’à dire que le
Conseil d’État « est coauteur de la décision selon des considérations de droit héritées de toute
une tradition historique »93 renvoyant au « degré d’implication du Conseil d’État dans le
processus de décision »94.
544. Pourtant, l’attribution d’une telle qualité, degré ultime de collaboration, est
objectivement contestable95, les autorités n’étant qu’obligées de demander l’avis, pas d’en
tenir compte. L’on a pu y voir « l’artifice d’une qualification erronée »96 ou une « fiction
juridique »97 tant il est vrai que « le fait que le Gouvernement puisse édicter un décret en
Conseil d’État, sans tenir compte de l’avis de ce dernier, est en effet un obstacle dirimant pour
toute tentative de qualifier le Conseil d’État de coauteur de ces décrets »98. Cependant, la
collaboration évoquée dépasse la seule analyse objective et tient compte de l’influence réelle
du Conseil d’État. Le professeur Weil soulignait d’ailleurs que l’impossibilité d’affirmer « sur
le plan juridique, que la Haute Assemblée est le coauteur des textes qu’elle examine ne règle
pas pour autant le problème du statut du Conseil d’État au sein de l’administration
consultative au sein de laquelle il se distingue nettement »99. La collaboration100 serait
tellement étroite entre les autorités et le juge que l’on pourrait conclure à un rôle essentiel,
proche du partage de la décision et du rôle de coauteur. De manière globale, l’organisation de
la fonction consultative – comme la désignation d’un pré-rapporteur avant saisine de la
92
CE, ass., 9 juin 1978, req. n° 02403, SCI 61-67 boulevard Arago : Rec. Leb., p. 237 ; AJDA, 1978, p. 573,
concl. B. Genevois ; JCP , 1979, II, n° 19032 – CE, 16 nov. 1979, req. n° 08787, Syndicat national de
l’éducation physique et de l’enseignement sportif : Rec. Leb., p. 416 ; AJDA, 1980, p. 195, concl. B. Genevois ;
D ., 1980, IR, p. 123, chron. P. Delvolvé.
93
B. Genevois, « concl. sur CE, 9 juin 1978, SCI, 61-67, boulevard Arago », AJDA, 1978, p. 573.
94
H. Belrhali, Les coauteurs en droit administratif, 2003, Paris, LGDJ, Bibliothèque de droit public, t. 231, préf.
J.-P. Biays, p. 222.
95
F. Raynaud et P. Fombeur, « chron. sous CE, ass., 3 juill. 1998, Syndicat national de l’environnement CFDT
et autres », AJDA, 1998, pp. 784-786.
96
Ch. Debouy, Les moyens d’ordre public dans la procédure administrative contentieuse, 1980, Paris, PUF,
Publications de la faculté de droit et des sciences sociales de Poitiers, préf. J.-F. Lachaume, p. 91.
97
« Le Conseil d’État ne saurait être regardé comme le coauteur des décisions sur lesquelles il est
obligatoirement consulté. Censurer pour incompétence les défauts de consultation de la Haute Assemblée résulte
alors d’une altération des conditions d’application de ce moyen de légalité externe. Puisque ces défauts
constituent des vices de forme, les traiter comme des vices d’incompétence ne résulte pas d’une assimilation
mais d’une fiction juridique » (D. Costa, Les fictions juridiques en droit administratif, 2000, Paris LGDJ,
Bibliothèque de droit public, t. 210, préf. É. Picard, p. 409).
98
H. Belrhali, Les coauteurs…, op. cit., p. 237.
99
L. Weil, L’erreur manifeste d’appréciation et le bilan coûts-avantages révélateurs de l’unité fonctionnelle du
Conseil d’État, th. Montpellier 1, dir. J.-L. Autin, 1993, p. 397.
100
Le professeur Belrhali parle notamment de « collaboration réelle » (H. Belrhali, Les coauteurs…, op. cit.,
p. 226).
269
formation consultative pour préparer le texte – révèle « une très forte implication de la haute
Assemblée dans le processus d’élaboration des décrets en Conseil d’État »101.
545. D’une certaine manière, le Conseil d’État a su s’élever dans les faits au rang de
coauteur. Il a « réussi, sans texte, par sa seule jurisprudence, à se hisser au rang de coauteur de
l’acte, aux côtés du gouvernement »102. Car si le gouvernement n’est pas forcé de prendre en
compte l’avis rendu par les formations consultatives, « la participation du Conseil à
l’élaboration des décrets s’exprime juridiquement en une compétence partagée avec le
gouvernement. Il en résulte que si l’avis du Conseil vient à manquer, le texte pris sans cette
consultation sera entaché d’incompétence et tout juge appelé à connaître de ce texte devrait
soulever d’office cette illégalité »103. Ce vice d’incompétence, qui fait du juge un auteur de
l’acte104 est une pure création prétorienne105, signe de la volonté du juge d’insister sur son
influence. La Haute Assemblée en tire les conséquences maximales en sanctionnant
d’incompétence un décret simple adopté à la place d’un décret en Conseil d’État106 ; quand,
malgré la consultation, le gouvernement édicte l’acte avant réception de l’avis107 ; quand la
section des travaux publics a été saisie à la place de l’assemblée générale108 et enfin, en
application du parallélisme des formes, quand un décret en Conseil d’État a été modifié ou
abrogé par un décret simple109. Autre manifestation de sa rigueur, le gouvernement ne peut
adopter d’autre solution que celle proposée au Conseil d’État ou celle que ce dernier aura
proposé. C’est une solution constante110 qui a été nuancée – afin de faciliter la prise en compte
101
H. Belrhali, Les coauteurs…, op. cit., p. 228.
102
Y. Gaudemet, B. Stirn, T. Dal Farra et F. Rolin, op. cit., p. 55.
103
M. Roux, op. cit., p. 20
104
Le professeur Belrhali le confirme lorsqu’elle affirme qu’en « invoquant l’incompétence, le Conseil d’État
s’affirme comme le coauteur des décrets » (H. Belrhali, Les coauteurs…, op. cit., p. 234).
105
D’abord de manière implicite : CE, 23 janv. 1953, req. n° 2696, Sieur Courajoux : Rec. Leb , p. 31. Puis de
manière explicite : CE, sect., 25 janv. 1957, req. n° 33796, Sieur Keindé Sérigné : Rec. Leb ., p. 63.
106
CE, sect., 28 mai 1971, req. n° 80819, Association des directeurs d’instituts et de centres universitaires
d’études économiques régionales : Rec. Leb., p. 390 – CE, ass., 8 févr. 1974, req. n° 88515, Fédération française
des syndicats professionnels des pilotes maritimes : Rec. Leb., p. 90 ; AJDA, 1974, p. 312 ; JCP , 1975, II,
n° 17928, note F. Moderne – CE, sect., 11 juill. 1975, req. n° 83089, Sieur Gabrielli et autres : Rec. Leb.,
p. 423 ; AJDA, 1976, p. 153, obs. S. Salon – CE, ass., 13 févr. 1976, req. n° 94707, Casanova : Rec. Leb., p. 97 –
CE, 16 nov. 1979, req. n° 08787, Syndicat national de l’éducation physique et de l’enseignement sportif, préc. –
CE, sect., 22 mars 1985, req. n° 43529, M. Desbordes : Rec. Leb., p. 85 ; AJDA, 1985, p. 503, note S. Salon –
CE, 29 mai 1985, req. n° 46946, Sauteron : Rec. Leb., p. 464 ; Quot. Jur., 11 janv. 1986, p. 15, note H. Moussa –
CE, 8 mars 1991, req. n° 96208, Roger : Rec. Leb., p. 84 – CE, 8 juill. 1994, req. n° 102112, SARL La colline du
Loup : Rec. Leb., p. 352.
107
CE, ass., 9 juin 1978, req. n° 02403, SCI 61-67 boulevard Arago, préc.
108
CE, ass., 13 juill. 1965, req. n° 54755, Sieur d’Alexis : Rec. Leb., p. 428.
109
CE, sect., 10 avril 1959, req. n° 22184, Sieur Fourré-Cormeray : Rec. Leb., p. 233 ; D., 1959, J., p. 210,
concl. C. Heumann ; S., 1959, p. 98, concl. C. Heumann – CE, ass., 9 nov. 1973, req. n° 85074, 85075, 85076,
85107 et 85108, Sieur Siestrunck : Rec. Leb., p. 625.
110
CE, sect., 1er juin 1962, req. n° 32633, 32665, 32691 et 32692, Union générale des syndicats de mandataires
des halles centrales et autres : Rec. Leb., p. 362 – CE, 7 févr. 1968, req. n° 72033, Ministre de l’économie et des
finances c/ Beau et Girard : Rec. Leb., p. 95 – CE, 26 avril 1974, req. n° 85597, Villatte : Rec. Leb., p. 253 – CE,
sect., 26 avril 1978, req. n° 04949, Comité d’entreprise de la société nationale de Télévision en couleur Antenne
270
des solutions du Conseil d’État – en autorisant le panachage111 entre les deux textes. Enfin,
dernière manifestation de l’importance de la consultation, le Conseil n’a pas hésité à étendre
le champ des décrets pris en cette forme en adoptant une conception formelle de ces textes. En
décidant qu’une simple mention formelle112 suffit à transformer un texte en décret en Conseil
d’État, il étend substantiellement le champ de sa « compétence ».
546. Or, cette valorisation de « la consultation du Conseil d’État repose sur une affirmation,
ressemblant fort à un postulat, selon laquelle le Conseil d’État est coauteur des décrets en
Conseil d’État »113. D’ailleurs, même l’expression choisie pour désigner ces textes adoptés
après consultation sert à valoriser le rôle des formations consultatives : « l’expression "décrets
en Conseil d’État" illustre le fort degré d’implication de la Haute Assemblée dans
l’élaboration de ces textes »114. Le Conseil se met au premier plan, comme si le texte était
adopté en son sein, à l’instar des décrets en Conseil des ministres. Le rôle de la Haute
juridiction vis-à-vis des décrets en Conseil d’État est ainsi suffisamment important pour parler
de collaboration.
547. Autre illustration de la collaboration qui peut naître de la consultation, c’est la
procédure des avis conformes : « placés au sommet des avis rendus par le Conseil d’État du
point de vue de leur caractère contraignant, les avis conformes ne laissent d'autre alternative à
l'autorité exécutive que d'édicter le texte tel qu'il a été reformulé par le Conseil d'État ou de
renoncer à édicter l'acte. Un rôle éminent est alors confié au Conseil d'État, faisant sans aucun
doute de lui le coauteur de l'acte »115. C’est le stade supérieur de la consultation organisée
pour l’élaboration des décrets en Conseil d’État, restriction faite de ce qu’il ne peut y être saisi
2 : Rec. Leb., p 186 ; AJDA, 1978, p. 502, concl. J. Massot ; Dr. soc., 1979, II, p. 308, note F. Chevallier – CE,
8 févr. 1989, req. n° 58712, 59082 et 60309, Comité national des internes et anciens internes en psychiatrie et
Intersyndicat des internes des hôpitaux : Rec. Leb., p. 50 – CE, 21 juill. 1989, req. n° 9889, Association des
médecins pour le respect de la vie : Rec. Leb., p. 163 ; RDP , 1990, p. 279, concl. B. Stirn ; AJDA, 1991, p. 469,
note D. Custos – CE, 20 nov. 1989, req. n° 69995, Ville de Paris : Rec. Leb., p. 230 – CE, 2 mai 1990, req.
n° 86662, Joannides et syndicat national des médecins, chirurgiens, spécialistes et biologistes des hôpitaux
publics : Rec. Leb., p. 107 ; AJDA, 1990, p. 729, concl. X. Prétot – CE, ass., 17 déc. 1993, req. n° 132744,
132759, 138591 et 138742, Chevallier et autres : Rec. Leb., p. 367 – CE, 9 févr. 1994, req. n° 129243, Préfet de
Seine-et-Marne : Rec. Leb., p. 60 – CE, 21 juin 1996, req. n° 150555 et 150556, Association nationale des
expéditeurs et exportateurs de fruits et légumes (ANEEFEL) : Rec. Leb., p. 236 – CE, ass., 30 oct. 1996, req.
n° 169407, Fédération des établissements et arsenaux de l’État F.E.A.E. -C.F.D.T. et Syndicat C.F.D.T.-G.I.A.T.,
centre de Roanne : Rec. Leb., p. 392 ; DA, 1996, n° 12, p. 23, note Ch. Maugüé – CE, 4 avril 1997, req.
n° 177987, M. Marchal : Rec. Leb., p. 1022 ; AJDA, 1997, p. 508, concl. J.-H. Stahl – CE, 1er avril 1998, req.
n° 188529 et 188539, Union hospitalière privée et Fédération intersyndicale des établissements
d’hospitalisation privée : Rec. Leb., p. 114 ; RDSS., 1998, p. 816, concl. J.-C. Bonichot.
111
Une solution qui permet au gouvernement de mélanger les dispositions de chacun des textes à condition bien
entendu qu’elles soient divisibles et non contradictoires. V. en ce sens, CE, 16 oct. 1968, req. n° 69186, 69206 et
70749, Union nationale des grandes pharmacies de France, sieur Grabez et Conseil national de l’Ordre des
pharmaciens : Rec. Leb., p. 488 ; AJDA, 1969, p. 98, note G. Peiser.
112
Sous la forme de « Le Conseil d’État entendu ».
113
H. Belrhali, Les coauteurs…, op. cit., p. 221.
114
Ibid., p. 211.
115
H. Belrhali-Bernard, « Les avis conformes… », op. cit., p. 1182.
271
d’un acte réglementaire. Seules les décisions individuelles116 peuvent faire l’objet d’une telle
procédure impliquant que le juge cherche à y préserver les droits de chacun avant édiction de
l’acte. Plus qu’une collaboration, il s’agit d’une action juridictionnelle préventive ayant les
mêmes incidences que l’effet suspensif. Le juge participe à la formulation du contenu de
l’activité administrative avant que celle-ci ne réalise ses conséquences. D’une certaine
manière, cette méthode lui permet de faire précéder le « contrôle » à la réalisation des effets
matériels de l’acte, comme l’effet suspensif.
548. Une telle collaboration, peu importe la procédure en cause et malgré ses avantages en
termes de protection des droits de chacun, risque de réellement influencer d’éventuels futurs
contentieux. En effet, « ne doit-on pas craindre que, dans certains cas, la consultation du
Conseil soit perçue comme allant au-delà de la prévention du contentieux, qu’elle ait un
véritable effet de dissuasion, qu’elle soit comprise comme privant en fait l’administré de son
droit au recours, puisque l’échec de celui-ci serait comme préjugé par le fait que le Conseil
d’État a été associé à l’élaboration du texte et a pu lui délivrer une forme de brevet de
légalité ? De la prévention du contentieux, on passerait à la privation du contentieux
(sic) »117. Bien entendu, l’avis du Conseil d’État ne le lie pas pour l’avenir, impliquant qu’il
peut se « déjuger » ce qui n’est pas impossible tant, vu les brefs délais de la fonction
consultative, il est « plus difficile de détecter une illégalité au niveau des sections
administratives que de la censurer au niveau du contentieux »118. Seulement, si l’on dépasse
cette seule appréhension juridique, la simple existence d’un avis du Conseil d’État peut suffire
à décourager les potentiels requérants ceux-ci ayant « le sentiment qu’il est vain de reprendre
aujourd’hui au contentieux une démonstration qui n’a pas convaincu les formations
administratives du Conseil »119. C’est d’autant plus le cas que souvent la consultation du
Conseil d’État permet à l’administration de « faire trancher rapidement une question
importante, à titre préventif, de façon à éviter des censures juridictionnelles ultérieures »120.
116
CE, sect., 7 janv. 1955, req. n° 11023, Sieur Ged : Rec. Leb., p. 11 ; D., 1955, J., p. 69, concl. C. Mosset –
Cons. const., 14 déc. 2006, n° 2006-544 DC, Loi de financement de la sécurité sociale pour 2007 : Rec. Cons.
const., p. 129 ; AJDA, 2007, p. 1643, note P. Luppi.
117
Y. Gaudemet, « La prévention du contentieux administratif par les avis du Conseil d'État », RA, 1999,
n° spécial 1, p. 103.
118
G. Braibant et B. Stirn, Le droit administratif français, 7ème éd., 2005, Paris, Presses de Sciences-Po, Dalloz,
Amphi, p. 561. Pour une illustration de cette possibilité de « déjugement » de la section administrative par la
formation contentieuse, v. CE, 8 avr. 1998, req. n° 178921, Mme Kam : Rec. Leb., p. 135. Dans cette dernière
affaire, un vice de procédure, en l’occurrence le défaut de transmission des observations en défense de
l’intéressée au Conseil avant qu’il ne rende son avis conforme, a permis de contredire l’avis rendu. Dans le
même sens, v. également CE, 8 avr. 1998, req. n° 179314, M. Habti.
119
Y. Gaudemet, « La prévention du contentieux… », op. cit., p. 103.
120
Ibid., p. 104.
272
De ce point de vue, la juridiction collabore avec les autorités afin d’éviter que des contentieux
soient soulevés et de se préserver d’éventuelles contestations.
549. De manière plus générale, le travail consultatif mené par les sections administratives
du Conseil d’État est de « permettre l’action de l’administration »121 là où les juges sont
censés protéger les droits de chacun par application de la légalité. La collaboration se révèle
plus franchement lorsqu’on étudie la réaction des autorités aux avis des juridictions
administratives. Car même si l’avis n’a aucune conséquence immédiate, l’éventualité d’une
saisine contentieuse ultérieure amène le gouvernement à la prudence et au respect. C’est ce
que confirme le président Stirn sur la base d’une étude du secrétariat général du
gouvernement qui démontrait, sur neuf mois, que « sur 420 décrets soumis au Conseil d’État,
le gouvernement a intégralement adopté le texte du Conseil d’État dans 399 cas. Pour les 21
autres projets, le texte du Conseil d’État a été repris à plus de 90% ; sur le restant, le
Gouvernement a maintenu ses positions sur des questions qui touchaient uniquement à
l’opportunité »122. En clair, même « s’ils sont rarement contraignants, les avis du Conseil
d’État sont toujours écoutés et le plus souvent suivis »123 au point que l’on n’hésite pas à
considérer que le gouvernement agissant seul et après avis du Conseil d’État sont deux
« autorités différentes »124. En bref, la Haute juridiction est « l’un des rouages du processus de
décision gouvernementale »125 et sa mission consultative « le place au cœur de l’action
administrative quotidienne »126.
550. Ainsi, le Conseil d’État pèse sur les choix du pouvoir exécutif par sa fonction
consultative. C’est notamment le cas en matière réglementaire, où « il y a longtemps que l’on
sait qu’un même objectif, l’exécution complète d’une loi, peut être atteint de différentes
manières et que le choix de ces diverses voies est une question d’opportunité à laquelle le
coauteur du texte qu’est le Conseil ne peut rester indifférent »127. Ce dernier influence les
choix du pouvoir réglementaire en collaborant avec les autorités administratives. Cette
inspiration passe également par la reddition de son rapport qui sert de « cadre à des
121
CE, ass., 20 mars 1964, req. n° 49630 et 49631, Sieur et dame Konarkowski : Rec. Leb., p. 197 ; AJDA, 1964,
p. 497, obs. H. A.
122
B. Stirn, Le Conseil d’État, 2ème éd., 1994, Paris, Hachette, Les fondamentaux, p. 45 ; v. également, M. Long,
« Le Conseil d’État et la fonction consultative : de la consultation à la décision », RFDA, 1992, p. 791.
123
Ibid., p. 791.
124
Ibid., p. 790 ; B. Stirn, Le Conseil d’État, op. cit., p. 43.
125
Ibid., p. 45.
126
M. Long, op. cit., p. 787.
127
J. Massot, « Le rôle du Conseil d'État dans l'élaboration du droit : Avis consultatif et propositions », RA,
1999, n° spécial 5, p. 164.
273
propositions de réforme à l’attention du gouvernement »128. Le Conseil y cherche à produire
un document « de nature à déboucher sur des propositions concrètes susceptibles d’être utiles
aux autorités exécutives et prises en compte par elles »129. C’est là un véritable moyen de
proposition du Conseil d’État130 à l’égard des autorités administratives, ce que confirme
l’objectif avoué par le conseiller Massot « d’inspirer aux pouvoirs publics des réformes
concrètes »131. Ainsi, le juge n’hésite pas à murmurer à l’oreille des autorités d’éventuelles
réformes132.
551. Cette activité consultative, prestigieuse et symbolique, fait apparaître une collaboration
étroite entre les juridictions et les autorités administratives qui explique qu’elle charrie une
suspicion de partialité des juridictions, trop proches des autorités. Dans un premier temps,
cette problématique a été niée en vertu de la jurisprudence Gadiaga 133, même dans le cas où
des membres de la formation consultative participaient au jugement du texte sur lequel ils
s’étaient prononcés. Aujourd’hui, une telle situation est proscrite puisque « les magistrats qui
ont antérieurement eu à connaître de la même question dans le cadre des attributions
consultatives du Tribunal »134 ne peuvent plus siéger. Une telle avancée n’empêche cependant
pas qu’une telle activité, quantitativement importante, soit susceptible d’entraîner une
impression légitime de partialité135. Il est pour le moins « déroutant pour le requérant de saisir
un juge qui apprécie la légalité d’un acte dont il se considère coauteur »136. Dès lors, marquer
une véritable « césure » contentieuse en remettant en cause l’absence d’effet suspensif peut
être utile. Etant donné que le principe contemporain peut laisser croire à une forme de
continuité de la collaboration, sa remise en cause permettrait de marquer la différence au
contentieux. Cela signifierait l’introduction d’une forme de distance entre ces institutions, ce
128
J. Massot, « Le rôle du Conseil d'État dans l'élaboration du droit : Avis consultatif et propositions », op. cit.,
p. 168.
129
Ibid., p. 171.
130
O. Henry, La fonction de proposition du Conseil d’État, th. Montpellier 1, dir. J.-L. Autin, 2000, 580 p.
131
J. Massot, op. cit., p. 175. D’ailleurs le tableau des suites législatives et réglementaires auxquelles ont donné
lieu différentes études démontre bien cette collaboration entre les juridictions administratives (dans leur fonction
consultative certes) et les autorités administratives dans l’édiction du droit positif.
132
La réciprocité n’existant pas sur ce point. V. en ce sens, G. Odinet et S. Roussel, « L'administration ne
murmure pas à l'oreille du juge », AJDA, 2017, p. 736.
133
CE, sect., 25 janv. 1980, req. n° 14260 et 14265, Gadiaga et autres : Rec. Leb., p. 44, concl. M. Rougevin-
Baville ; AJDA, 1980, p. 307, chron. Y. Robineau et M.-A. Feffer ; D., 1980, p. 270, note G. Peiser ; RA, 1980,
p. 609, note J.-J. Bienvenu et S. Rials.
134
Y. Laidié, op. cit., p. 266.
135
D’ailleurs, le raisonnement généralement avancé pour justifier, malgré cela, le maintien de cette fonction
consultative, ne convainc pas. Il tourne autour de l’idée que le juge doit conserver un lien avec l’administration
afin de conserver une bonne connaissance des réalités administratives et de juger avec le plus de pertinence les
litiges. Certes, la nécessité d’une bonne connaissance des problématiques de l’activité des autorités
administratives est une réalité. Seulement, l’apport de la fonction consultative apparaît trop faible pour peser
véritablement en ce sens. L’organisation d’un recrutement au tour extérieur et la possibilité de faire profiter les
magistrats d’un détachement sont des éléments qui, eux, pèsent véritablement dans cette optique.
136
H. Belrhali, Les coauteurs…, op. cit., p. 231.
274
qui pourrait servir à compenser l’impression de proximité entre l’organe et l’objet du contrôle.
En outre, la désuétude du principe peut, à partir de ces considérations, s’expliquer par cette
collaboration. On l’a dit, ce principe est en partie tiré de ce que le juge ne doit pas agir comme
un administrateur, ce qui est le cas dans la fonction consultative. Un tel raisonnement ne peut
que paraître suranné quand ces institutions font déjà la preuve d’une proximité.
552. Ainsi, l’évolution de la situation contentieuse fait apparaître une véritable
collaboration entre les juridictions et les autorités. Celle-ci démontre que le principe de
l’absence d’effet suspensif est assis sur une argumentation dépassée, notamment en ce qu’il
vise à empêcher le juge d’être un administrateur ou de s’en rapprocher. Dans le même temps,
l’on peut considérer qu’il pousse à faire apparaître une suspension dans la mesure où elle
permettrait de marquer la différence entre ces institutions et de faire taire toute impression de
partialité. Cela aurait le mérite de ramener le juge à sa mission première, détaché de toute
considération extérieure. Ce n’est là pas le seul argument tiré de la situation contentieuse qui
pousse à considérer le principe comme dépassé. L’évolution de l’identité des parties qui
s’opposent devant le juge administratif, notamment les requérants, est aussi de nature à
questionner la pertinence du principe. L’apparition des autorités administratives dans la
position de requérants (paragraphe 2) est susceptible de bousculer certaines des réflexions les
plus solidement établies en faveur du principe de l’absence d’effet suspensif.
553. La pertinence des principes de la procédure administrative contentieuse est pour une
bonne partie liée au schéma des litiges du contentieux administratif. Le principe de l’absence
d’effet suspensif a notamment pu perdurer parce qu’il était longtemps en adéquation avec le
cadre classique de la configuration contentieuse. Si la relation collaborative évoquée peut
peser sur cette affirmation, d’autres évolutions propres à cette organisation peuvent se
répercuter sur le principe. À cet égard, le fait que les autorités soient, dans bien des cas, des
requérants et non plus uniquement des défendeurs est susceptible de renouveler la réflexion.
La confrontation entre l’intérêt général et l’intérêt des particuliers ne s’y retrouve plus et une
bonne partie de l’argumentation justifiant le principe avec elle. Seulement, avant qu’émerge
ce « nouveau contentieux » porteur de spécificités marquées (B), il a fallu que soit reconnu
aux personnes publiques un patrimoine à défendre, condition préalable à toute ambition de
saisine juridictionnelle (A).
275
A – La reconnaissance d’un patrimoine juridique, préalable à
la saisine juridictionnelle
555. Le contentieux administratif a été construit sur un schéma tiré notamment des
caractéristiques de l’activité administrative. L’ensemble des règles de la procédure
contentieuse a été pensé sur la base d’un constat selon lequel les litiges mettaient aux prises
les destinataires de l’activité administrative, les particuliers, aux autorités. Ainsi, toute
l’activité du juge est organisée à partir du fait qu’il doit trancher la confrontation de personnes
qui portent des intérêts situés sur des plans différents. Les requérants, généralement des
personnes privées, sont motivés par la défense de leurs intérêts personnels là où les
défendeurs, classiquement les autorités administratives, portent la défense de l’intérêt général.
C’est cette comparaison, à l’avantage des dernières, qui justifie que le contentieux
administratif penche en leur faveur.
556. Cette situation traditionnelle du contentieux, dans laquelle les autorités sont
défendeurs, s’explique par le fait que leurs décisions ont des répercussions sur des particuliers
qui les contestent. Cependant, cette position des autorités administratives ne s’explique pas
uniquement par ces considérations. Si les administrations n’ont pas été considérées comme un
potentiel requérant, c’est aussi parce qu’en tant que personnes publiques, elles se sont
longtemps vues opposer des obstacles à la reconnaissance de leurs droits. En n’ayant aucun
droit à défendre, les autorités n’avaient aucune raison de saisir les juridictions. Par
conséquent, cette absence de droits a empêché les personnes publiques de diversifier la nature
organique des requérants.
557. Sur cette question de l’attribution de droits au bénéfice des personnes publiques,
l’ordonnancement juridique français n’a, pendant longtemps, pas été prolixe. La conception
276
française, sans être mal à l’aise avec cette idée, ne reconnaît pas aux personnes publiques, et
plus largement aux personnes morales, de droits. Il en est encore moins question pour les
droits « fondamentaux » qui s’apparentent largement aux « droits de l’homme et, par
conséquent, [ils] ne concernent pas normalement les personnes morales, fussent-elles
publiques »137. C’est sur la base de cette absence originelle d’intérêt pour les droits des
personnes publiques que la doctrine française a traité à leur égard de « libertés », terme moins
personnel. Pour autant, cela ne permettait pas à l’époque de leur ouvrir le prétoire au point
d’en faire des requérants réguliers.
558. Ce mépris à l’égard des droits appartenant aux personnes publiques, exception faite de
l’État138, s’explique par l’histoire constitutionnelle française. Le manque d’enthousiasme vis-
à-vis de l’existence de pouvoirs locaux qui a caractérisé la construction étatique française
s’est reporté sur le patrimoine juridique des personnes publiques. L’attribution de droits à leur
bénéfice ne pouvait être favorisée dans le contexte de construction d’un État centralisé comme
la France. Le lien peut être fait tant « la France centralisatrice qui, contre les Girondins, a
imaginé le "crime" de fédéralisme et dont Tocqueville a si bien défini le "despotisme
administratif" ne croit peut-être pas vraiment aux libertés locales et a toujours été tentée de
faire de ses structures locales décentralisées un théâtre d’ombres »139. Issu de ce contexte très
unitaire, il ne pouvait être fait de la place qu’à une seule personne publique, l’État. En quelque
sorte, l’ensemble des actes administratifs dont le juge était saisi se rattachait indirectement à
l’État comme s’il n’y avait pas une multitude d’autorités, et donc de potentiels titulaires de
droits.
559. Au-delà de cet éclairage historique sur l’absence de droits des personnes publiques
dans la tradition française, cette situation peut aussi s’expliquer par leur nature de personnes
morales. En effet, le rattachement à cette catégorie n’a pu favoriser une attribution de droits
tant elle en est, elle aussi, dépourvue. Les raisons du faible intérêt pour le patrimoine juridique
des personnes morales sont « certainement à rechercher dans notre histoire nationale et notre
conception de la démocratie libérale au sein de laquelle l'individu occupe le devant de la
scène débarrassée des corps intermédiaires qui ont pu s'interposer entre lui et l'autorité de
l'État. Le règne d'un État fort sur la société contient aussi sa part d'explication en ce que
l'autorité des personnes publiques qui l'incarne interdit d'étendre sans précaution à cette
catégorie de personnes des droits qui pourraient se retourner contre les libertés de
137
R. Drago, « Droits fondamentaux et personnes publiques », AJDA, 1998, n° spéc., p. 130.
138
La problématique à son égard est toute autre dans la mesure où il « est la première des personnes publiques et
ses droits fondamentaux ont un caractère initial » (R. Drago, op. cit., p. 130).
139
Ibid., p. 132.
277
l'individu »140. C’est là toute l’influence de l’idéologie révolutionnaire qui a irrigué la
construction de la société. Forgée à une époque où les individus cherchaient à se libérer de
l’emprise d’institutions qui entravaient leurs libertés, l’idéologie sur laquelle sont appuyés la
société et l’ordre juridique donne la priorité aux individus. La volonté d’assurer les libertés de
chacun a prévalu sur les problématiques de la situation des personnes morales. C’est ce que
confirme le professeur Faure lorsqu’il relève « qu'à la consécration des personnes morales, les
grands textes juridiques français relatifs aux libertés ne laissent pas de place. On a même le
sentiment que c'est, au contraire, à l'encontre des personnes morales qu'on a pu assurer
l'épanouissement des individus dont l'autonomie de la volonté ne pouvait s'exprimer si on ne
les dissociait pas des corps intermédiaires les intégrant »141.
560. Dans ce contexte, ces fameux droits des personnes morales, publiques ou privées,
n’ont été attribués que dans la mesure où ils servaient les individus. Par exemple, la loi du 1er
juillet 1901 qui reconnaît la liberté d’association ouvre des droits aux associations, personnes
morales. Cette « ouverture » s’explique par l’opportunité offerte aux particuliers de créer ou
d’adhérer à des associations. Ainsi, les personnes morales ne pouvaient bénéficier de droits
que s’ils permettaient d’exprimer indirectement une liberté destinée aux citoyens.
561. C’est cette priorité accordée par l’ordre juridique français à la liberté des individus qui
l’a conduit à se désintéresser d’un éventuel patrimoine juridique des personnes morales. En
conséquence de cette primauté, les personnes publiques ne sauraient « accéder au domaine
des libertés qu'à raison de celles qui sont personnellement reconnues à leurs membres. La
préoccupation première reste à l'individu, la personne qui les regroupe n'étant susceptible
d'acquérir des droits que "par ricochet" et non en propre »142. C’est d’ailleurs une position qui
a été confirmée par le Conseil constitutionnel lorsqu’il a, en 1982, reconnu au bénéfice des
personnes morales le principe d’égalité. À cette occasion, il a jugé que le principe « n'est pas
moins applicable entre les personnes morales qu'entre les personnes physiques, car les
personnes morales étant des groupements de personnes physiques, la méconnaissance du
principe d'égalité entre celles-là équivaudrait nécessairement à une méconnaissance de
l'égalité entre celles-ci »143. Par conséquent, c’est parce que les personnes morales regroupent
des individus, que le Conseil leur reconnaît des droits afin qu’ils se répercutent sur leurs
140
B. Faure, « Les droits fondamentaux des personnes morales », RDP , 2008, p. 234.
141
Ibid., p. 235.
142
Ibid., p. 236.
143
Cons. const., 16 janv. 1982, n° 81-132 DC, Loi de nationalisation : Rec. Cons. const., p. 18 ; GDCC,
18ème éd., 2016, Paris, Dalloz, n° 32, p. 442 ; AJDA, 1982, p. 377, note J. Rivero ; JCP , 1982, II, n° 19788, note
Nguyen Qoc Vinh et Franck ; RA, 1982, p. 153, note M. De Villiers, RDP , 1982, p. 377, note L. Favoreu ; D.,
1983, p. 169, note L. Hamon.
278
membres. Dès lors, « la personnalité morale apparaît comme un prisme à travers lequel c'est à
l'individu membre que le droit français accorde ses garanties. Il ne s'agit plus de la fiction
mais de la transparence de la personne morale »144.
562. Ainsi, les personnes publiques n’ont pendant longtemps pas bénéficié de droits à
proprement parler. Leur nature de personnes morales associée à l’idéologie de libération
individuelle promue depuis la Révolution ont représenté des obstacles trop importants. Or,
sans de telles prérogatives, il n’était pas envisageable pour les autorités administratives de
saisir les juridictions administratives. Sans droits à défendre, celles-ci ne pouvaient être que
défendeurs, quand leur activité est contestée par des particuliers. Pour pallier cette absence et
envisager que les autorités puissent ne plus se cantonner à ce seul rôle, il a fallu attendre une
évolution du contexte politique qui a joué le rôle de moteur de la reconnaissance des droits
des personnes publiques (2).
563. Pour que les autorités administratives puissent devenir, comme c’est le cas, de
potentiels requérants réguliers, il fallait avant tout que leur soit reconnu un patrimoine
juridique. Sans cela, le schéma contentieux dans lequel un particulier s’oppose à leurs
décisions ne pouvait pas être remis en cause. L’absence de droits à défendre à l’encontre
d’autres organes empêchait les autorités administratives de pouvoir prétendre à la saisine du
juge administratif. Tant que la situation restait figée, le schéma classique du contentieux sur
lequel avait été pensé la procédure administrative contentieuse prévalait, donnant du crédit au
principe de l’absence d’effet suspensif.
564. Seulement, une fois l’unité de l’État consolidée et les libertés individuelles ancrées
dans l’ordre juridique, l’on a progressivement vu émerger des personnes morales titulaires de
droits. L’on peut considérer les collectivités territoriales comme assimilées aux personnes
physiques, donc potentiellement titulaires de droits, ou comme de véritables fictions, limitant
cette possibilité. Dans le cadre de cette distinction145, le droit français aurait fini par laisser
l’emporter la première conception tant les personnes publiques saisissent désormais
facilement le juge.
565. Sont ainsi apparues à la suite d’une évolution de l’organisation du pouvoir en France,
de véritables autorités locales qui n’ont pas tardé à bénéficier d’une personnalité juridique et
144
B. Faure, « Les droits fondamentaux… », op. cit., p. 237.
145
V. sur celle-ci, Y. Guyon, « Droits fondamentaux et personnes morales de droit privé », AJDA, 1998,
n° spéc., p. 137 ; B. Faure, « Les droits fondamentaux… », op. cit., p. 233.
279
de droits afférents. En clair, ce n’est que lorsqu’un véritable pouvoir local est apparu avec
différentes collectivités que les droits et libertés ont pu s’attacher aux autorités
administratives. Par conséquent, l’engagement de la France sur la voie de la décentralisation
au début des années 1980 a sensiblement contribué à l’émergence d’autorités administratives
titulaires de droits invocables devant le juge administratif. C’est même la conjonction de cette
aspiration pour une politique de décentralisation associée à une forme de tension budgétaire
qui a facilité l’ascension des pouvoirs locaux. Malgré une tradition jacobine bien ancrée, le
pouvoir central a favorisé la montée en puissance d’autorités et de collectivités locales,
titulaires de compétences et de droits qui n’ont cessé de s’accroître.
566. Le pouvoir exécutif, sans remettre en cause l’unité nationale et sans se disloquer, s’est
partagé entre diverses autorités, toutes compétentes sur leurs circonscriptions et dans leurs
domaines. Ainsi, le pouvoir exécutif s’est désormais trouvé réparti entre les différents
échelons nationaux, régionaux, départementaux ou municipaux. L’essor connu par ces
collectivités vers la fin du 20ème siècle s’explique à l’origine par la volonté de renforcer le
maillage territorial afin de rapprocher les centres de décision des citoyens. C’est l’efficacité
des décisions des autorités et du pouvoir que la mise en œuvre de la décentralisation est venue
poursuivre. En rapprochant la prise de décision de chaque citoyen, le but est de chercher à
offrir le cadre de décision le plus pertinent possible. Faciliter le dialogue avec les citoyens et
la prise en compte des problématiques locales sont quelques-uns des avantages de la
décentralisation et des pouvoirs locaux. Par la suite, ce sont des arguments plus pragmatiques
qui ont poussé à accentuer la décentralisation entamée. L’apparition d’une problématique
budgétaire et d’une attention accrue à la dépense publique a progressivement poussé le
pouvoir central à déléguer aux autorités des compétences de plus en plus nombreuses. Or, afin
de les mener à bien, celles-ci ont progressivement bénéficié de droits qui sont venus étoffer
leur patrimoine. C’est l’évolution de l’organisation du pouvoir en France qui a quelque peu
« forcé » la reconnaissance de droits aux personnes publiques autres que l’État, c’est-à-dire
principalement les collectivités territoriales.
567. À partir de là, ces dernières ont pu accéder aux mêmes droits que les particuliers146,
ouvrant la potentielle saisine des juridictions. Elles disposent désormais de droits qui leur sont
146
Sont ainsi invocables par les collectivités territoriales, notamment : le droit de propriété (Cons. const.,
22 sept. 2010, n° 2010-29/37 QPC, Commune de Besançon et autres : AJDA, 2010, p. 1732, comm. M.-Ch. de
Montecler ; AJCT, 2010, p. 119, obs. M. Philip-Gay ; RFDA, 2010, p. 1257, chron. A. Roblot-Troizier et
T. Rambaud ; AJDA, 2011, p. 218, note M. Verpeaux) et le principe d’égalité devant les charges publiques
(Cons. const., 29 juin 2012, n° 2012-255/265 QPC, Départements de la Seine-Saint-Denis et du Var : AJDA,
2012, p. 1310, comm. S. Brondel ; AJCT, 2012, p. 569, obs. E. Péchillon).
280
propres et qu’on peut qualifier de « fondamentaux »147, favorisant la saisine juridictionnelle.
Toujours dans cette même optique, le Conseil constitutionnel leur a reconnu, comme à tout
individu ou citoyen, le droit d’exercer un recours devant une juridiction148. C’est là en
quelque sorte149 l’aboutissement de l’évolution esquissée. Par conséquent, là où la doctrine en
quête de droits des personnes publiques ne pouvait signaler à la fin du siècle dernier qu’une
« moisson médiocre »150, l’on pourrait, sans parler de « pêche miraculeuse », évoquer une
collecte fructueuse.
568. Le changement est tel qu’aujourd’hui, le recours au juge de la part des personnes
publiques est impulsé, sinon encouragé « par la protection accrue des droits et libertés des
collectivités et de leurs élus »151. C’est logique : ayant désormais quelque chose à
revendiquer, les personnes publiques peuvent plus facilement agir en justice. Cette
reconnaissance de droits à leur égard constituait le préalable à la mobilisation des personnes
publiques devant les prétoires. Dès lors que celles-ci ont été à la tête d’un véritable patrimoine
juridique, le « verrou théorique »152 à la saisine juridictionnelle était levé, entraînant la
potentielle remise en cause du schéma autour duquel a été pensé le contentieux administratif.
569. Par exemple, pour bénéficier de la procédure du référé-liberté, les autorités devaient
disposer de libertés fondamentales, condition de recevabilité des requêtes dans ce domaine. Si
certains avaient pu contester cette attribution153, la doctrine154 a globalement salué l’ouverture
de cette catégorie de droits et libertés au bénéfice des personnes publiques. Est par exemple
rapidement devenue une liberté fondamentale ouvrant droit au référé-liberté la libre
administration des collectivités territoriales155. Dans le même sens, le juge civil avait pu
ouvrir la possibilité pour une collectivité d’user de la procédure sanctionnant la voie de fait à
147
Il en est évidemment ainsi de la libre administration des collectivités territoriales (Cons. const., 2 juill. 2010,
n° 2010-12 QPC, Commune de Dunkerque : AJDA, 2010, p. 1594, note M. Verpeaux ; RFDA, 2010, p. 713, obs.
E. Geffray, p. 1257, chron. A. Roblot-Troizier et T. Rambaud) et de l’autonomie financière des collectivités
territoriales (Cons. const., 22 sept. 2010, n° 2010-29/37 QPC, Commune de Besançon et autres, préc. – Cons.
const., 18 oct. 2010, n° 2010-56 QPC, Département du Val-de-Marne : RFDA, 2010, p. 1257, chron. A. Roblot-
Troizier et T. Rambaud ; AJDA, 2011, p. 218, note M. Verpeaux).
148
Cons. const., 25 oct. 2013, n° 2013-350 QPC, Commune du Pré-Saint-Germain : AJDA, 2013, p. 2118,
comm. D. Poupeau ; AJCT, 2014, p. 119, obs. S. Lavric ; Constitutions, 2014, p. 218, chron. D. de Bellescize.
149
Les collectivités n’ont pas attendu cette reconnaissance expresse pour pouvoir saisir les juridictions.
150
R. Drago, op. cit., p. 134.
151
P. de Montalivet, « QPC et droit des collectivités territoriales », AJDA, 2016, p. 587.
152
O. Le Bot, « L'utilisation du référé-liberté par les collectivités territoriales », AJDA, 2016, p. 592.
153
G. Marcou, « Le référé administratif et les collectivités territoriales », LPA, 2001, n° 95, p. 47 ; É. Picard,
« La liberté contractuelle des personnes publiques constitue-t-elle un droit fondamental ? », AJDA, 1998, p. 651.
154
R. Drago, op. cit., p. 130.
155
CE, sect., 18 janv. 2001, req. n° 229247, Commune de Venelles : Rec. Leb., p. 18, concl. L. Touvet ; AJDA,
2001, p. 153, chron. M. Guyomar et P. Collin ; RFDA, 2001, p. 378, concl. L. Touvet, p. 681, note
M. Verpeaux ; D., 2002, p. 2227, obs. R. Vandermeeren ; LPA, 2001, n° 30, note N. Chahid-Nourai et
Ch. Lahami-Dépinay.
281
l’encontre d’une autre collectivité156. Le droit de propriété avait avant cela été lui aussi
reconnu au bénéfice des personnes publiques par le Conseil constitutionnel157 puis par le
Conseil d’État158. D’ailleurs, en poursuivant ce seul exemple, les personnes publiques n’ont
pas hésité à agir devant le juge pour le défendre avec plus ou moins de succès159.
570. Les autorités ont vu leur patrimoine juridique considérablement s’étoffer avec
l’évolution de l’organisation du pouvoir en France. Cette forme d’effervescence provoquée
par la reconnaissance de droits aux autorités a permis, in fine, de faire émerger un nouveau
contentieux porteur de spécificités relativement marquées (B) à même de remettre en cause le
schéma justificatif de la procédure administrative contentieuse.
571. Les personnes publiques et les autorités administratives se sont vues reconnaître des
droits opposables à d’autres organes ou institutions. Le juge administratif s’est alors
progressivement vu saisi de requêtes de la part d’autorités administratives visant à contester
les actes d’autres autorités. C’est là une nouvelle situation contentieuse, du moins vis-à-vis de
l’organisation traditionnelle, qui est en mesure de renouveler son approche procédurale. C’est
d’autant plus le cas du fait de l’importance acquise par l’activité des collectivités territoriales
devenue la source d’un contentieux considérable entre personnes publiques (1). Ainsi, est
apparu un contentieux où s’opposent deux organes en charge de l’intérêt général. Au lieu de
confronter ce dernier à des particuliers, ce « nouveau » contentieux supporte la confrontation
de deux visions de l’intérêt général (2).
156
Cass. Civ. 1ère, 28 nov. 2006, req. n° 04-19.134, Commune de Saint-Maur-des-Fossés : Bull. civ., I, n° 529 ;
AJDA, 2006, p. 2421 ; AJDI, 2007, p. 224.
157
Cons. const., 26 juin 1986, n° 86-207 DC, Loi autorisant le Gouvernement à prendre diverses mesures
d’ordre économique et social, cons. n° 58.
158
CE, ord., 21 nov. 2002, req. n° 251726, Gaz de France : Rec. Leb., p. 408. Il est ensuite allé plus loin en
affirmant que « le droit de propriété des personnes publiques a le caractère d'une liberté fondamentale » ouvrant
le bénéfice du référé-liberté (CE, ord., 9 oct. 2015, req. n° 393895, Commune de Chambourcy : Rec. Leb.,
p. 342 ; AJDA, 2015, p. 2388, note N. Foulquier).
159
TA Limoges, ord., 30 janv. 2015, req. n° 1500188, Commune de Châteauroux – TA Cergy-Pontoise, ord.,
8 juill. 2009, req. n° 0907687, Commune d'Herblay – TA Nice, ord., 28 sept. 2007, req. n° 0705112, Commune
de La Gaude – TA Rennes, ord., 29 juin 2007, req. n° 0702619, Département des Côtes-d'Armor – CE,
14 juin 2006, req. n° 294060, Association syndicale du Canal de la Gervonde : Rec. Leb., pp. 739, 892 et 1017 ;
AJDA, 2006, p. 1360.
282
prolifération des autorités locales et l’importance de leurs compétences a multiplié les
relations susceptibles de se développer entre elles. C’est le résultat mécanique de cette
croissance considérable des autorités locales qui voient leurs compétences se chevaucher ou
se concurrencer et leurs circonscriptions se superposer. Les différentes collectivités
entretiennent ainsi des relations entre elles en même temps qu’elles ont des rapports avec le
pouvoir central, rattaché aux autorités nationales. Se nouent donc de nombreux échanges et, à
l’occasion de ceux-ci, des litiges ne manqueront de surgir. L’activité des collectivités
territoriales est, d’une certaine manière, le support principal de ce nouveau contentieux qui
oppose des personnes publiques devant les juridictions administratives160.
573. Cette situation conflictuelle qui peut naître des relations entre les différentes
collectivités ou des rapports entre l’État et celles-ci avait pu être perçue il y a longtemps déjà
par le professeur Carré de Malberg. Ce dernier relevait que la commune a « ses tâches,
fonctions et droits propres, c’est-à-dire des droits qui ne lui viennent plus d’une délégation
étatique, mais qui répondent à l’administration de ses propres intérêts et affaires ; des droits
qu’elle exerce, non plus pour le compte ou comme organe de l’État, mais en son nom propre ;
enfin des droits dans l’exercice desquels elle exprime, non plus la volonté de l’État, mais sa
propre volonté. […] En tant que groupement local, la commune possède nécessairement
certains droits propres spéciaux, qui sont indépendants des droits généraux de l’État (en ce
sens qu’ils existeraient même si la commune ne faisait pas partie de l’État) »161. Plus que
l’énoncé des liens qui peuvent amener les autorités à se mettre en relation et parfois à
s’opposer, le professeur remarquait l’existence de droits communaux pouvant potentiellement
être opposés à l’État ou d’autres personnes publiques. En clair, il constatait que les
collectivités territoriales bénéficiaient d’un patrimoine juridique suffisamment étendu pour
faire apparaître une personnalité capable de réclamer une protection juridictionnelle.
574. Depuis, la multiplication des autorités et leur acquisition d’un riche patrimoine
juridique n’ont pu qu’accentuer les zones potentielles de « conflit » entre ces personnes
publiques. Par conséquent, les collectivités s’inscrivent dans une forme de « popularisation »
du droit par lequel ce dernier se place à la portée des personnes, physiques ou morales, qui y
font appel. Armées de nouvelles prérogatives dans un contexte favorable à la saisine
juridictionnelle, les « collectivités entendent désormais placer leurs relations à l'État ou aux
autres personnes publiques sous le regard protecteur des juges en demandant le bénéfice des
160
C’est ce que confirme dans son étude, le premier conseiller Deliancourt, cf. S. Deliancourt, « Le règlement
contentieux des litiges entre personnes publiques », DA, 2017, n° 8-9, acte n° 14.
161
R. Carré de Malberg, Contribution à la théorie générale de l'État , t. 1, 1920-1922, Paris, Librairie de la
Société du Recueil Sirey, p. 182.
283
procédures et des garanties qui sont à la portée des particuliers »162. À l’instar de ce qui a pu
avoir cours pour les associations, les collectivités territoriales ont fini par occuper les prétoires
dans une position de requérants. Cet intérêt des personnes publiques et des collectivités pour
les procédures juridictionnelles a pu s’illustrer lors de l’introduction de la question prioritaire
de constitutionnalité. Les statistiques montrent effectivement « que les collectivités
territoriales ont été des actrices du succès de la QPC, en se saisissant de ce nouveau droit et en
révélant ainsi l’étendue des droits renforcés par lui »163.
575. Cet attrait des collectivités pour la protection juridictionnelle est également vivifié par
les nombreux rapports financiers qui se nouent entre l’État et les collectivités. On le sait et on
l’a déjà évoqué, la décentralisation en partie motivée par la réduction de la « voilure » étatique
a placé les collectivités dans une nouvelle situation vis-à-vis du pouvoir central. Celles-ci sont
désormais en charge de nombreuses compétences dont il faut assumer la gestion financière.
Dès lors, depuis la réforme constitutionnelle du 28 mars 2003, il leur a été reconnu une
autonomie financière conjuguée à l’idée d’une compensation financière pour tout transfert de
compétences entre l’État et les collectivités ainsi que pour toute création ou extension de
compétences de ces dernières164. Cette disposition a ouvert une potentielle « faille » dans
laquelle pourraient naître de nombreux contentieux. Il est vrai que « l’existence même du
principe constitutionnel de compensation financière […] doublée de l’augmentation continue
des compétences des collectivités, ne pouvait déboucher que sur un contentieux abondant »165.
À chaque nouvelle compétence des collectivités, la question de l’exigence d’une
compensation, son montant ou son versement peuvent donner lieu à un litige entre les
autorités locales et le pouvoir central.
576. Au-delà de cette concentration des litiges autour de la nécessité pour l’État de
compenser l’aggravation des charges des collectivités, leurs relations financières peuvent
donner lieu à un contentieux nourri. Par exemple, l’autonomie financière et la libre
administration des collectivités territoriales sont des arguments qui peuvent motiver les
collectivités à agir contre l’État166 dans le cadre de leurs flux financiers. Enfin, toujours aux
162
B. Faure, « Les collectivités territoriales… », op. cit., p. 584.
163
P. de Montalivet, op. cit., p. 586.
164
Art. 72-2 al. 4 de la Constitution.
165
X. Cabannes, « Le contentieux des relations financières entre l'État et les collectivités territoriales », AJDA,
2016, p. 599.
166
CE, 3 avril 2013, req. n° 365131, Communauté de communes Monts d’Or Azergues – Cons. const., 14 juin
2013, n° 2013-323 QPC, Communauté de communes Monts d’Or Azergues : Rec. Cons. const., p. 838 ; AJDA,
2013, p. 1246, comm. M.-Ch. de Montecler ; Constitutions, 2013, p. 433, chron. A. Barilari – CE, 25 sept. 2013,
req. n° 369736, Communauté de communes du Val de Sèvre : AJDA, 2013, p. 1891, comm. J.-M. Pastor – Cons.
const., 22 nov. 2013, n° 2013-355 QPC, Communauté de communes du Val de Sèvre : Rec. Cons. const.,
284
fins d’illustrer cette potentialité contentieuse née des relations financières entre personnes
publiques, certaines questions techniques peuvent opposer les autorités locales au pouvoir
central. C’est le cas pour les litiges qui peuvent naître du versement des concours par l’État
aux collectivités territoriales. Le litige peut se cristalliser autour des critères retenus pour
calculer les dotations étatiques, qu’il s’agisse de la population retenue167, du décompte des
logements sociaux168, le calcul du potentiel fiscal ou financier169 ou encore le calcul du
coefficient d’intégration170. D’autre part, toujours dans le cadre de ce domaine du contentieux
financier, les collectivités n’hésitent pas à attaquer le refus du préfet de leur attribuer une
dotation à laquelle elles prétendent avoir droit, comme cela a pu être le cas pour la dotation de
solidarité rurale171 ou le fonds de compensation pour la taxe sur la valeur ajoutée172.
577. L’activité des collectivités territoriales et les compétences dont elles sont titulaires
laissent apparaître un contentieux potentiellement nourri à partir des nombreux rapports qui
existent entre ces autorités. Certes, la présentation qui vient d’en être faite n’est qu’une infime
part de la diversité du contentieux entre personnes publiques. Les questions d’urbanisme ou
de police administrative notamment peuvent représenter des domaines dans lesquels les
autorités peuvent régulièrement s’opposer devant les juridictions administratives, impliquant
une remise en cause de leur position de défendeur. De même, la défense de la libre
administration des collectivités territoriales donne fréquemment lieu à saisine juridictionnelle.
Elle motive les collectivités à agir dans le cadre du référé-liberté173, procédure efficace dès
qu’il s’agit de protéger la compétence d’un organe vis-à-vis d’un autre, exemple typique de la
confrontation d’autorités. C’est d’autant plus le cas que cette liberté fondamentale « garantie
par l’article 72 de la Constitution peut être évidemment menacée par l’État. Mais pas
uniquement. Le danger peut venir aussi d’autres collectivités locales »174. Dès lors, des
p. 1043 ; AJDA, 2013, p. 2342, comm. J.-M. Pastor – CE, 16 juill. 2014, req. n° 369736, Communauté de
communes du Val de Sèvre – CE, 23 nov. 2015, req. n° 393173, Département de Paris.
167
CE, 3 juill. 2009, req. n° 300378, Ministre de l’intérieur et de l’aménagement du territoire c/ Commune de
Colomiers : Rec. Leb., p. 642 ; BJCL, 2009, p. 469, concl. E. Geffray – CE, 29 juin 2011, req. n° 337138,
Commune de la Ville-aux-Dames : Rec. Leb., p. 800.
168
CE, 1er mars 1995, req. n° 138473, Commune de Saint-Martin d’Hères : Rec. Leb., p. 115 – CE, 16 nov. 2009,
req. n° 301762, Commune de Béziers – CE, 26 mars 2014, req. n° 355690, Commune de Béziers.
169
CE, 4 juill. 1997, req. n° 165155, Commune de Trappes.
170
CE, 11 avril 2012, req. n° 340444, Communauté d’agglomération de Castres-Mazamet.
171
CE, 20 mars 2013, req. n° 352570, Ministre de l’intérieur, de l’outre-mer, des collectivités territoriales et de
l’immigration c/ Commune de Cysoing : Rec. Leb., p. 467 ; AJDA, 2013, p. 655, comm. M.-Ch. de Montecler ;
AJCT, 2013, p. 422, obs. M. Houser ; JCP A, 2013, n° 27, concl. E. Cortot-Boucher ; BJCL, 2013, p. 360, concl.
E. Cortot-Boucher, obs. X. Cabannes.
172
V. sur cette question, X. Cabannes, « Le fonds de compensation pour la taxe sur la valeur ajoutée [FCTVA] »,
Encycl. Coll. Loc., juin 2015, Dalloz, folio n° 7952.
173
V. V. Haïm, « Référé-liberté et administration des collectivités territoriales », AJDA, 2005, p. 810.
174
V. Haïm, op. cit., p. 810.
285
recours devant le juge peuvent potentiellement être déposés par des personnes publiques à
l’encontre d’autres. Ainsi, c’est un « nouveau » contentieux qui se découvre aux yeux de tous
et qui supporte une confrontation entre des organes censés porter l’intérêt général (2).
286
vie, explicitement reconnu comme liberté fondamentale175 et pour lequel une personne morale
comme une collectivité territoriale peut agir. Lorsqu’un tel organe agit à l’encontre d’une
autre autorité publique dans le but de défendre ce droit, il s’engage dans une procédure
juridictionnelle au nom de l’intérêt de ses administrés et in fine de l’intérêt général renvoyant
à l’idée d’une saisine « pour autrui »176.
581. Les autorités locales peuvent agir en justice contre l’action ou l’abstention du pouvoir
central afin de défendre le droit à la vie de leurs concitoyens. Le choix de ce droit si
particulier, et pour le moins fondamental, n’est pas anodin tant chacun peut s’imaginer que sa
défense est intimement lié à l’intérêt général. Si la défense de la vie des citoyens de leur
circonscription par les autorités locales ne participe pas à l’intérêt général, il semblerait
difficile d’envisager comment elles peuvent y contribuer. Un tel litige peut être illustré par
une récente affaire177 liée aux attaques de requins subies par les baigneurs et surfeurs
réunionnais. Le maire d’une commune – une collectivité territoriale – a réclamé et obtenu du
juge administratif que le préfet – représentant du pouvoir étatique – prenne des mesures
d’interdiction et d’information pour prévenir toute nouvelle attaque mortelle. Ainsi, l’on peut
déterminer la configuration du litige dans lequel le maire attaque devant le juge l’abstention
du pouvoir central à propos de la prévention d’un péril qui menace la vie de ses administrés.
582. Le maire promeut ainsi l’intérêt général en défendant la vie des citoyens. Le
défendeur, représentant du pouvoir central, ne peut, vu sa nature, invoquer des arguments
ayant trait à l’intérêt général. Dans cette affaire, celui-ci peut être matérialisé par la
préservation de l’activité touristique qu’une éventuelle interdiction ou limitation de la
baignade aurait pu mettre à mal. D’autres arguments ayant trait à la protection de
l’environnement auraient également pu se rattacher à l’intérêt général en justifiant cette
abstention. Le juge administratif est, dans un tel litige, en présence de deux autorités qui,
malgré leur divergence, sont censés agir en vue de l’intérêt général. Il n’est pas confronté à ce
déséquilibre traditionnel de la situation classique où un particulier conteste une décision
administrative.
583. L’illustration choisie révèle l’évolution qu’engendre la présence des personnes
publiques en tant que requérantes. En effet, celles-ci peuvent agir en justice dans l’optique de
175
CE, sect., 16 nov. 2011, req. n° 353172, Ville de Paris et Société d'économie mixte PariSeine : Rec. Leb.,
p. 552, concl. D. Botteghi ; AJDA, 2011, p. 2207, comm. M.-Ch. de Montecler ; AJCT, 2012, p. 156, obs.
L. Moreau ; RFDA, 2012, p. 269, concl. D. Botteghi, p. 455, chron. H. Labayle, F. Sudre, X. Dupré de Boulois et
L. Milano.
176
X. Dupré de Boulois, « Le référé-liberté pour autrui », AJDA, 2013, p. 2137.
177
CE, ord., 13 août 2013, req. n° 370902, Ministre de l'intérieur c/ Commune de Saint-Leu : AJDA, 2013,
p. 2104, note O. Le Bot.
287
défendre l’intérêt général à l’encontre d’autorités qui ont elles aussi adopté un comportement
dans cette optique. Devant la confrontation de deux conceptions de l’intérêt général, comment
justifier le principe de l’absence d’effet suspensif censé le préserver ? Certains pourraient
objecter que la relative confidentialité d’une telle configuration contentieuse ne doit pas
amener à bouleverser la structure procédurale du contentieux. Outre qu’une telle affirmation
n’est pas tout à fait exacte vu l’importance de ce contentieux, un bref regard sur l’avenir
impose de la remettre en cause. Il est effectivement très « probable que les collectivités
territoriales se saisiront de nouveau de la jurisprudence Ville de Paris, notamment en matière
d'environnement ou de santé, pour contester des actions ou abstentions de l'État susceptibles
de créer un péril ou un danger »178, ramenant le juge administratif à cette confrontation
particulière. Dans ce schéma qui prend de l’importance, le principe de l’absence d’effet
suspensif des recours ne semble ni adapté ni justifié.
584. Néanmoins, malgré l’essor de ce « nouveau » contentieux, aujourd’hui encore « les
collectivités territoriales occupent en principe la position de défendeur dans les instances en
référé-liberté, en raison d'atteintes aux libertés fondamentales qui leur sont reprochées. La
plupart des demandes sont introduites par des administrés »179 contre les autorités
administratives. En clair, si le contentieux évolue et les autorités ne se cantonnent plus au rôle
de défendeur ce qui affaiblit le principe étudié, c’est encore la situation la plus répandue que
celle d’un administré qui conteste la décision d’une autorité administrative, comme l’étude du
professeur Le Bot le démontre180. Dans le domaine des procédures d’urgence aussi « il
apparaît que les recours formés par les collectivités territoriales représentent une fraction
extrêmement réduite des requêtes présentées sur le fondement de l'article L. 521-2 »181. Cette
– relative – faible propension des recours des personnes publiques peut encore s’expliquer par
leur absence de réflexe juridictionnel, celles-ci ayant plus facilement tendance à négocier ou à
user de leur privilège du préalable.
178
O. Le Bot, op. cit., p. 597.
179
Ibid., p. 592.
180
V. Ibid., p. 592. Celui-ci y fait un véritable exposé de la nature des instances et des contentieux de référé-
liberté où le particulier endosse encore majoritairement la figure du requérant. Ce dernier peut y contester la
suppression d’un accès à la voie publique (CE, ord., 31 mai 2001, req. n° 234226, Commune d'Hyères-les-
Palmiers : Rec. Leb., p. 253) ; la réalisation de travaux publics sur un terrain privé (CE, ord., 23 janv. 2013, req.
n° 365262, Commune de Chirongui : Rec. Leb., p. 6 ; AJDA, 2013, p. 788, chron. X. Domino et A. Bretonneau ;
RFDA, 2013, p. 299, note P. Delvolvé ; LPA, 2013, n° 175, p. 6, note J. de Gliniasty ; LPA, 2013, n° 73, p. 16,
note B. Quiriny) ; la fermeture d'un commerce (CE, 14 mars 2003, req. n° 254827, Commune d'Evry : Rec. Leb.,
p. 931) ; le refus d'ouverture d'une mosquée (CE, ord., 19 janv. 2016, req. n° 396003, Association musulmane El
Fath : Rec. Leb., p. 1 ; AJDA, 2016, p. 71, comm. M.-Ch. de Montecler ; Gaz. Pal., 2016, n° 11, p. 31, chron.
M. Guyomar ; JCP A, 2016, n° 2036, note Ch. Alonso ; AJDA, 2016, p. 732, note L. Le Foyer de Costil) ; le
refus de mise à disposition d'une salle municipale (CE, ord., 19 août 2002, req. n° 249666, Front national,
Institut de formation des élus locaux : Rec. Leb., p. 311 ; AJDA, 2002, p. 1017 ; note X. Braud) ; etc…
181
O. Le Bot, op. cit., p. 592.
288
585. Ce dernier constat devrait relativiser l’incidence de l’évolution décrite sur la
dégradation du principe de l’absence d’effet suspensif. Bien que ce soit un contentieux en
pleine progression, son caractère « minoritaire » peut justifier qu’il ne donne pas encore lieu à
une remise en cause d’un tel principe. Une telle entreprise nécessite que le schéma
contentieux encore majoritaire soit lui aussi affecté par des évolutions amenant à douter de
l’opportunité du maintien de l’absence d’effet suspensif dans ses modalités contemporaines.
En ce sens, l’apparition d’une nouvelle organisation des relations entre les citoyens,
principaux requérants, et les institutions administratives et juridictionnelles (section 2) peut
contribuer à renouveler la réflexion.
586. Le contentieux administratif met en présence trois acteurs – un juge et deux parties –
liés par un litige, c’est-à-dire une « opposition de prétentions, comportant du fait et du droit,
apte à être entendue par un juge et tranchée par référence à une norme »182. Le particulier qui
conteste la décision administrative est en relation avec son auteur et le juge administratif. Ces
échanges, loin d’être neutres, traduisent souvent la considération réciproque que ces parties se
portent. Au fil du temps, les rapports des particuliers avec les autres acteurs se transforment
progressivement, appelant au renouvellement des structures de la procédure contentieuse. Ces
particuliers, longtemps qualifiés d’administrés, se sont vus élevés au fil des évolutions
législatives au rang de citoyens. Certes, l’évolution textuelle a vu apparaître, pour désigner
ces mêmes particuliers, le terme de « public » que nous ne reprendrons pas ici. Ce dernier, par
sa généralité, semble abstraitement renvoyer à l’ensemble des potentiels individus en relation
avec les autorités administratives. En quelque sorte, c’est le terme général qui renvoie à la
« masse » des personnes susceptibles d’entrer en relation avec l’administration. Le terme de
« public » s’intéresse à l’appréhension abstraite de la relation susceptible de naître entre les
autorités et les particuliers. Ce nouveau statut n’empêche pas, une fois la relation concrétisée,
le « public » d’être individuellement analysé comme de véritables citoyens. C’est ce dernier
terme que nous retiendrons, notamment parce qu’il s’agit pour nous d’étudier le contenu
concret de la relation entre les particuliers et les autorités. Son analyse fera apparaître un
renouvellement de leur relation avec l’administration (paragraphe 1) qui les pousse à
182
M.-C. Rivier, « Conflit/Litige », in L. Cadiet (dir.), Dictionnaire de la justice , 2004, Paris, PUF, p. 198.
289
rehausser leurs exigences envers la justice administrative (paragraphe 2) forçant les structures
de la procédure contentieuse à évoluer.
587. Avant même que les particuliers ne contestent l’activité des autorités administratives,
existait entre eux une forme de « conflit », qui précède toujours le litige à proprement parler.
Ce conflit suppose donc qu’ils aient, au préalable, noués des liens. À partir de leur analyse, la
dénomination courante des particuliers véhicule une avancée considérable et d’importantes
conséquences. Utiliser le terme de « citoyens » pour les destinataires de l’action des autorités
n’est effectivement pas anodin. La transformation des administrés en citoyens, du moins dans
l’appellation, marque le point de départ d’une amélioration de leur considération par
l’administration (A). C’est une forme de renouvellement « par le haut » qui rehausse le statut
des particuliers et influence leur relation avec les autorités administratives. En outre, leurs
rapports se sont aussi transformés du fait de la détérioration de la « supériorité » traditionnelle
de l’administration sur les citoyens (B). Constitutive d’un abaissement des autorités
administratives, c’est l’autre face du renouvellement, cette fois « par le bas ».
589. En droit administratif, évoquer les citoyens pour traiter du public en relation avec
l’administration, principalement les destinataires des décisions administratives, est loin d’être
naturel. L’activité de l’administration s’est développée sur un schéma établi selon lequel les
290
individus devaient céder devant le pouvoir exécutif. La division était nette entre la démocratie
politique où les individus disposaient d’un rôle actif et l’activité administrative où ils n’étaient
que des sujets soumis à la volonté des autorités. Le statut de l’individu était empreint d’une
dichotomie car « si la citoyenneté définit la relation des individus dans la communauté
politique, l’homme n’est pas saisi comme citoyen dans l’ordre administratif »183.
L’incorporation de l’idée démocratique dans l’action administrative ne s’envisageait alors pas.
L’association de l’administration au fonctionnement démocratique apparaissait antinomique à
l’idée de bureaucratie véhiculée.
590. Longtemps l’aspiration à la démocratie administrative a été écartée trop aisément.
Certes, la question n’est pas essentielle si l’on se rappelle que l’administration est soumise au
pouvoir exécutif responsable devant le parlement, faisant lien avec l’idée démocratique. C’est
ce raisonnement qui permet de fonder le contrôle parlementaire de l’administration184,
permanent185 ou exceptionnel186, et de donner corps à l’idée de démocratie administrative. En
outre, cette dernière était associée à l’origine démocratique du texte législatif que le pouvoir
exécutif devait appliquer. Les autorités administratives intégrées au pouvoir exécutif tenu de
mettre en œuvre les lois, il existait une forme de contrôle démocratique indirect. C’est ce
rattachement constitutionnel qui a longtemps permis à l’administration d’échapper à la
critique. La représentation de la loi en France, influencée par Roussea, a longtemps dédouané
l’administration de toute accusation antidémocratique. De fait, « assurer l’élaboration
démocratique de la loi, en faire, par le jeu du suffrage et de la représentation, l’exacte
expression de la volonté générale, c’était, ipso facto, étendre à l’action administrative le règne
de la démocratie ; car obéir à l’administration, c’est obéir à la loi, donc au peuple souverain.
Dans cette optique, le respect de la légalité, assuré par le progrès du contrôle juridictionnel,
est la condition nécessaire, mais suffisante, du caractère démocratique de l’action
administrative ; il ne saurait être question d’introduire de la démocratie à l’intérieur même des
183
J.-L. Autin, « Citoyenneté et administration en droit français », in J.-Y. Faberon et Y. Gautier (dir.), Identité
nationalité, citoyenneté outre-mer , 1999, Paris, Centre des Hautes Etudes sur l’Afrique et l’Asie Modernes,
p. 181.
184
Pour un point complet sur cette question, v. B. Seiller (dir.), Le contrôle parlementaire de l’administration,
2010, Paris, Dalloz, Thèmes et commentaires, 172 p.
185
Celui-ci se réalise par le biais des commissions permanentes (six par chambre) compétentes dans six
domaines précis (par exemple à l’Assemblée nationale, les affaires culturelles, les affaires économiques, les
affaires étrangères, la défense, les finances et les lois).
186
Il s’agit alors de commissions d’enquête permettant de recueillir des informations sur des faits ou des
événements précis. L’on peut par exemple évoquer la commission réunie en 2000 à propos de la situation dans
les prisons, celle réunie en 2004 à propos des conséquences sanitaires et sociales de la canicule ou enfin celle de
2006 réunie à propos des dysfonctionnements de la justice à l’occasion de l’affaire dite d’Outreau.
291
mécanismes par lesquels s’élabore la décision administrative, puisque celle-ci est, par
essence, réalisation de la souveraineté du peuple »187.
591. L’action administrative serait donc « naturellement » démocratique. Mieux, par sa
mission constitutionnelle, elle serait nécessaire à la démocratie : en tendant « à l’adoption
d’attitudes uniformes dans ses rapports avec les administrés, la bureaucratie assure l’égalité
des citoyens devant la loi et le service public, exigence fondamentale de la démocratie »188.
Longtemps donc « le domaine administratif conserva son immunité, île dont les falaises
surplombent de très haut la montée du flot démocratique »189. La question du caractère
démocratique du droit et du contentieux administratif ne se posait pas plus que celle de
l’activité administrative, la question étant résolue par la mention selon laquelle les juges
administratifs rendent leurs décisions « au nom du peuple français »190. Le renvoi au peuple,
titulaire de l’exercice de la souveraineté nationale191, clôt là encore le débat.
592. Seulement, cette présentation idyllique est largement contredite par la pratique
constitutionnelle192. L’idée selon laquelle le pouvoir exécutif et les autorités administratives
n’agissent qu’en vue de l’exécution de la volonté législative est depuis 1958 trop éloignée de
la réalité. En effet, « sous la Ve République, l’exécutif est tout sauf un pur exécutant.
Véritable inspirateur des politiques publiques […] il offre au regard du droit administratif la
face d’un acteur puissant, nullement celle d’une force facile à contenir »193. Sa prétendue
soumission à la volonté souveraine semble plus incertaine que la doctrine ne pouvait le
prétendre. Le pouvoir exécutif, titulaire d’un pouvoir réglementaire autonome protégé des
velléités législatives n’est pas naturellement soumis au jeu démocratique. Cette ère
constitutionnelle voulue par De Gaulle autour d’un exécutif fort lui a offert un pouvoir dont il
n’avait jamais disposé, continuellement sous la pression des parlementaires.
593. Fort de ce constat, le moins que l’on puisse dire est qu’il « y a beaucoup de naïveté
dans le schéma représentatif qui fait du droit administratif un matériau démocratique
simplement parce que ceux qui le produisent et le mettent en œuvre sont inscrits dans des
chaînes de contrôle qui convergent vers la représentation nationale, et sont l’instrument de la
187
J. Rivero, « À propos des métamorphoses de l’Administration d’aujourd’hui : démocratie et administration »,
in Mélanges offerts à René Savatier , 1965, Paris, Dalloz, p. 825.
188
A. Mathiot, « Bureaucratie et démocratie », EDCE , 1961, n° 15, p. 15.
189
J. Rivero, « À propos des métamorphoses… », op. cit., p. 826.
190
CJA, art. L. 2.
191
Art. 3 de la Constitution.
192
Pour un résumé rapide de la théorie classique et des éléments qui la contredisent, v. B. Delaunay,
L’amélioration des rapports entre l’administration et les administrés, 1993, Paris, LGDJ, Bibliothèque de droit
public, t. 172, préf. Ch. Debouy, pp. 32-33.
193
J.-B. Auby, « Droit administratif et démocratie », DA, 2006, n° 2, ét. n° 3, p. 7.
292
loi que celle-ci produit »194. Si l’on peut évoquer une forme de candeur doctrinale, certains y
voient un moyen de légitimation à même de désamorcer toute critique. Ce décalage est
également confirmé par le constat du professeur Mathiot qui remarquait que « sauf les
exceptions de certains hommes, de certaines périodes ou de quelques problèmes, il était vrai
de dire que le pouvoir de l’exécutif était largement celui de la haute administration »195. Or, la
haute administration, sans être anti-démocratique, n’en est pas le lieu d’expression idéal.
594. Le schéma traditionnel qui place l’administration au cœur du jeu démocratique
apparaît trop élémentaire. En outre, la complexité croissante à laquelle les autorités sont
confrontées rend un tel schéma trop simpliste. La société, toujours plus friande de règles
techniques et pointues dévalorise le législateur vis-à-vis de l’administration dans cette
« concurrence normative ». Dès lors, la concentration « sur le seul lieu du Parlement, la
polarisation sur le temps de l’élection, ou celui de l’adoption de la loi, n’offre à la démocratie
qu’une garantie bien rudimentaire »196. L’évolution institutionnelle a même obligé à repenser
l’approche de l’exercice démocratique, impliquant certaines incidences sur l’analyse de
l’activité des autorités administratives. Finalement, « ce que l’évolution contemporaine de la
théorie démocratique nous invite à comprendre, c’est que l’exigence démocratique ne peut pas
se satisfaire d’un schéma aussi sommaire »197.
595. À vrai dire, la critique de ce schéma ne se limite pas à la seule sphère administrative.
C’est plutôt la réprobation de l’approche globale de notre démocratie qui produit ses effets sur
le regard porté sur l’appareil administratif. L’examen le plus cinglant des rouages
démocratiques du pays est souvent attribué au professeur Rosanvallon pour qui la
« démocratie électorale-représentative repose sur l’axiome selon lequel la volonté générale
s’exprime directement et complètement dans le processus électoral. Se superposent dans cet
énoncé une modalité d’expression de la volonté politique (le bulletin de vote), la désignation
d’un sujet politique (les électeurs) et la détermination d’un régime de temporalité (le moment
électoral). Les éléments structurants de cette vision de la démocratie se lient à trois
présupposés : l’identification du choix électoral à l’opinion de la volonté générale ;
l’assimilation des électeurs au peuple ; l’inscription durable de l’activité politique et
parlementaire dans la continuité du moment électoral. La fragilité de ces énoncés n’a pas à
être démontrée, tant les réductions de la réalité qu’ils traduisent sont patents »198. Par ces
194
J.-B. Auby, « Droit administratif… », op. cit., p. 7.
195
A. Mathiot, op. cit., p. 22.
196
J.-B. Auby, « Droit administratif… », op. cit., p. 7.
197
Ibid , p. 7.
198
P. Rosanvallon, La légitimité démocratique , 2008, Paris, Éd. du Seuil, Les Livres du nouveau monde, p. 195.
293
mots, c’est l’idée que le pouvoir exécutif, limité par les prescriptions du pouvoir législatif,
agissait conformément à la volonté du peuple souverain qui s’effondre.
596. Les multiples constats des défauts de l’analyse classique de ce que l’administration
serait démocratique démontrent qu’une nouvelle approche était nécessaire, justifiant le
recours à la démocratie administrative199. La réflexion devait aller plus loin que cette seule
soumission de l’administration à la loi censée protéger les administrés, simples sujets.
L’organisation du système n’étant pas en mesure de garantir le respect des administrés, il a
fallu développer d’autres moyens, dont leur élévation vers un statut moins passif. C’est
directement la citoyenneté administrative qui concrétise cet espoir en conférant aux individus
des droits vis-à-vis de l’administration. Faire des particuliers un contre-pouvoir, c’est la voie
choisie pour « rassurer » M. Debré qui s’interrogeait sur le point de savoir « si ce n’est pas
l’administration qui exerce désormais la réalité et la totalité du pouvoir »200.
597. Ces problématiques de démocratie et de citoyenneté administrative traduisent, au-delà
de ces exigences la mutation du concept démocratique subsumé par le suffrage. La
démocratie, transcendée par le suffrage universel, a fait poindre le peuple comme un être réel
capable d’exercer la souveraineté par le vote. Toute activité, pour être démocratique, nécessite
alors cette « ratification » populaire et l’administration n’y échappera pas. Car si la loi que
doivent appliquer les autorités n’exprimait qu’une volonté générale informelle, elle manifeste
aujourd’hui la souveraineté du peuple par le suffrage. Cette transformation n’a pas manqué de
se propager sur les modalités de l’activité administrative. C’est ainsi que « de l’idée d’une
participation par le suffrage des électeurs à celle d’une participation par la consultation des
administrés – le “peuple” des administrés –, il n’y a qu’un pas, vite franchi, d’abord parce que
le fondement est le même : l’idée que la démocratie se situe dans le fait de recueillir le
consentement des citoyens censé pouvoir se retrouver ailleurs que dans la volonté générale
édictée en forme de loi »201.
598. Tous ces éléments, sous-tendus par la démocratie administrative, convergent vers
l’amélioration du statut des destinataires de l’activité administrative. Toute la réflexion
s’engage autour de leur lutte visant à dépasser le statut traditionnel de sujet passif. La
dichotomie entre un citoyen politiquement actif et un administré soumis aux prétentions
199
J. Chevallier, « De l’administration démocratique à la démocratie administrative », RFAP , 2011, n° 137-138,
p. 217.
200
M. Debré, La république et son pouvoir , 1950, Paris, Nagel, Écrits politiques, p. 127.
201
B. Daugeron, « La démocratie administrative dans la théorie du droit public : retour sur la naissance d’un
concept », RFAP , 2011, n° 137-138, p. 29.
294
administratives202 semble appartenir au passé. L’origine du terme « administré » est à ce titre
intéressante puisqu’il s’appliquait aux choses sur lesquelles l’administration exerçait un
contrôle ou opérait une gestion. Ce n’est qu’en 1795 selon M. Rey que le terme s’est
« substantivé sous la Révolution pour “citoyen relevant d’une administration” »203.
L’expression signifierait donc que c’est un citoyen qui, en relevant d’une administration,
perdrait ce statut pour ne devenir qu’un administré, un objet. Le contact du citoyen avec
l’administration prendrait le pas sur sa qualité première et lui ferait perdre son statut actif.
Avec le temps, est apparue une bascule entre les termes, permettant de prioriser la qualité de
citoyen, peu importe l’institution avec laquelle il est en relation. Le citoyen ne pouvait plus
être cantonné à la seule sphère politique et se devait d’apparaître dans le cadre de l’activité
administrative. L’interrogation est de savoir si « l’homme, qui a réussi à se libérer après
plusieurs siècles de lutte et quelques révolutions pour devenir un citoyen en face du pouvoir
politique, a […] acquis le même attribut en tant qu’administré ? Ou bien demeure-t-il dans un
état de sujétion à l’égard de la puissance publique »204 ? De cette réponse dépendent les
incidences sur les relations susceptibles de se développer entre les parties.
599. La citoyenneté administrative a fait de grands progrès, transformant les rapports entre
l’administration et son public. Car si « la démocratie administrative suppose que les individus
se voient reconnaître des droits à l’égard de l’administration »205, encore fallait-il leur
reconnaître une qualité capable de les supporter. L’attribution de droits aux administrés
reviendrait à ouvrir des droits à un majeur incapable. Il a donc fallu, dans cette entreprise,
élever leur statut et basculer de l’administré au citoyen actif.
600. Traditionnellement, l’individu qualifié d’administré est un sujet résigné à l’obéissance.
L’idée de la transformation c’est, pour l’administré, de « devenir un citoyen, autrement dit un
individu qui jouit effectivement de ses droits politiques en cessant de subir les ukases de
202
C’est l’idée notamment développée par Jean Rivero lorsqu’il affirmait que « la tradition du droit public
français accepte […] une dissociation évidente entre la situation de l’homme face au pouvoir politique, et face au
pouvoir administratif ; citoyen à l’égard de l’un, appelé à l’exercice de la souveraineté par ses représentants élus,
il n’est plus, vis-à-vis de l’autre, qu’un sujet », cf. J. Rivero, « Àpropos des métamorphoses… », op. cit., p. 825.
Le professeur Bigot reprend lui aussi cette dissociation du statut de l’individu selon la nature des autorités avec
qui il est en relation. Pour lui, « l’inadéquation de l’État et de la démocratie se double d’une tension irréductible
entre l’État – en tant que forme du pouvoir administratif – et les droits individuels accordés en principe à tous les
citoyens par la démocratie en tant que forme du pouvoir politique. L’individu, libéré politiquement depuis 1789,
est du point de vue de l’État un administré, soumis et obéissant. Les rapports harmonieux, basés sur la
transparence, que sont censés entretenir le citoyen et le pouvoir auquel il consent dans le cadre d’une démocratie
se trouvent contrariés par le rapport inégalitaire – de domination opaque – que cultive l’État avec ses administrés
[…] On peut en effet proclamer la liberté au plan politique et, dans le même moment l’administrer, c’est-à-dire
le réduire potentiellement à rien », cf. G. Bigot, L’administration française, t. 1, 1ère éd., 2010, Paris,
LexisNexis-Litec, Manuels, p. 2.
203
« Administré, ée », in A. Rey (dir.), op. cit, t. 1, p. 23.
204
A. Mestre, « La démocratie administrative », in Mélanges offerts à Paul Couzinet , 1974, Toulouse, Université
des sciences sociales de Toulouse, 1974, pp. 561-562.
205
P.-Y. Chicot, « La démocratie administrative : essai de conceptualisation », RA, 2011, n° 380, p. 141.
295
l’administration pour n’obéir qu’à sa propre volonté »206. L’abandon de la relation verticale
entre une autorité qui commande et des administrés qui obéissent laisse émerger le citoyen.
Ce fut un processus tout du long jalonné par l’ouverture, au profit des individus, de droits
qu’ils peuvent exiger des autorités. La qualité de citoyen s’est gagnée lorsque le panel de
droits dont les particuliers disposaient à l’égard de l’administration permettait d’arrêter de les
considérer comme des sujets. Ce sont donc les droits à l’information, à la transparence, à la
motivation, à la célérité, à la communication des actes, à la qualité des normes, leur
intelligibilité207, leur simplicité – droits au passage largement issus de la bonne administration
–, ou plus récemment encore le droit au logement opposable qui ont fait évoluer les
mentalités. De même, la multiplication d’institutions208 et d’instruments juridiques209 chargés
de leur défense a fait germer l’idée que leur statut de sujet n’était plus adapté.
601. C’est par ce lent processus que l’on « voit se dessiner une nouvelle figure de
l’administré : celui-ci n’apparaît plus seulement comme un “assujetti”, soumis au pouvoir
administratif, ou comme un “usager”, tenu de consommer docilement les prestations que
l’administration lui offre, mais encore comme un “citoyen” disposant d’un ensemble de droits
vis-à-vis de l’administration »210. Si l’on peut faire remonter le point de départ de cette
évolution à 1865211, date à laquelle le juge a cessé de ne défendre que les intérêts de
l’administration, la démocratie administrative sur laquelle s’est greffée la citoyenneté
administrative212 a pris son envol plus récemment. Sous couvert de l’amélioration des rapports
entre l’administration et son public, elle est impulsée en France dans les années 70. À cette
époque, les lois sur le Médiateur en 1973, sur l’accès aux documents administratifs en 1978,
sur l’informatique et les libertés la même année et enfin sur la motivation des décisions un an
plus tard marquent l’ascension irrémédiable de l’administré. Sa progression vers le statut de
citoyen s’est faite en étapes, matérialisées par l’extension de son patrimoine juridique.
602. Quelques lois célèbres permettent de retracer l’évolution sémantique : en quittant le
statut passif d’administré, ils ont été qualifiés de « public »213, puis d’« usager »214 pour enfin
206
B. Daugeron, op. cit., p. 35.
207
Sur ce point v. récemment, CE, 11 déc. 2015, Polynésie française, req. n° 378622 : AJDA, 2016, p. 579.
208
L’exemple type en ce sens est évidemment le défenseur des droits, chargé de protéger les citoyens dans leurs
relations avec les différentes autorités.
209
Par exemple, la Charte Marianne est un instrument centré sur l’usager qui doit servir à encadrer le
comportement des autorités dans leurs relations avec les citoyens.
210
J. Chevallier, op. cit., p. 223.
211
CE, 14 janv. 1865, req. n° 35050, Ville de Marseille : Rec. Leb., p. 58.
212
G. Dumont, La citoyenneté administrative , th. Paris 2, dir. J. Chevallier, 2002, 744 p.
213
L. n° 79-587, 11 juill. 1979, relative à la motivation des actes administratifs et à l’amélioration des relations
entre l’administration et le public ; L. n° 78-753, 17 juill. 1978, portant diverses mesures d’amélioration entre
l’administration et le public et diverses dispositions d’ordre administratif, social et fiscal.
296
devenir des « citoyens »215. C’est le rapport parlementaire de la loi du 12 avril 2000 et le texte
de celle-ci qui sont venus mettre le point final au processus216 puisqu’il n’y est plus question
« d’octroyer des droits à un administré, même sous le nom d’usager, mais de respecter ceux
que détient le citoyen dans un État démocratique »217. Devant le contenu considérable des
obligations qui pèsent sur les autorités dans leurs relations avec les individus, ce sont
désormais de véritables citoyens à qui l’administration s’adresse. Le processus de
l’amélioration qualitative des relations entre ces parties a donc fini par « restaurer l’administré
dans sa dignité de citoyen »218.
603. Cette qualification particulière, augurant d’une amélioration des relations entre
particuliers et autorités administratives, peut emporter quelques inconvénients liés à la
définition de la citoyenneté administrative. Traditionnellement, la citoyenneté s’entend
comme la capacité d’un individu de « participer à la vie du corps politique »219 ou à
« l’autorité souveraine »220. Dès lors, tout dépend du champ de ces différents éléments et pour
une majorité de la doctrine, il ne fait aucun doute que l’activité administrative en est exclue, la
citoyenneté se limitant au champ politique.
604. Dans la lignée du professeur Truchet qui considère que cette dénomination revient à
faire « une comparaison boiteuse entre le pouvoir politique et le pouvoir administratif »221, les
attaques contre ce débordement de la sphère politique sont vigoureuses. Le professeur Picard
214
Décr. n° 83-1025, 28 nov. 1983, concernant les relations entre l’administration et les usagers.
215
L. n° 2000-321, 12 avril 2000, relative aux droits des citoyens dans leurs relations avec les administrations.
216
Bien que la consécration intervienne donc au début des années 2000, le terme de « citoyen » a commencé à
être utilisé très régulièrement dès les années 1980. Le professeur Gilles Dumont relève dans sa thèse le
changement du titre d’une rubrique de la Revue française d’administration publique consacrée en 1983 aux
« relations de l’administration et des administrés » pour s’intéresser en 1984 aux « relations entre
l’administration et les citoyens ». Cf. G. Dumont, op.cit., p. 588 et s. De même, il notait déjà l’apparition de
nombreuses études faisant référence au citoyen plutôt qu’à la figure de l’administré, cf. J. Rivero, « Le système
français de protection des citoyens contre l'arbitraire administratif à l'épreuve des faits », in Mélanges en
l’honneur de Jean Dabin, t. 2, 1963, Bruxelles, Paris, Bruylant, Sirey, p. 813 ; G. Braibant, N. Questiaux,
C. Wiener, Le contrôle de l’administration et la protection des citoyens, 1973, Paris, Éd. Cujas, Bibliothèque de
l’Institut international d’administration publique, 325 p. ; E. Sultan, C. Preiss, « Les citoyens et
l’administration », in M. Crozier et a., Décentraliser les responsabilités, 1976, Paris, La Documentation
française, p. 137 ; G. Braibant, « Le droit et l’équité dans la protection des citoyens à l’égard de
l’administration », in Itinéraires, Études en l’honneur de Léo Hamon, 1982, Paris, Economica, Collection
Politique comparée, p. 99 ; F. Delpérée (dir.), Citoyen et administration , 1985, Louvain-la-Neuve, Bruxelles,
Cabay, Bruylant, préf. A. Molitor, 288 p. ; F. Delpérée (dir.), La participation du citoyen à la vie politique et
administrative, 1986, Bruxelles, Bruylant, Bibliothèque de la Faculté de droit de l’Université catholique de
Louvain, 421 p. ; M. Prieur, « Le droit à l’environnement et les citoyens : la participation », RJE , 1988, p. 397 ;
J.-C. Hélin, « La protection du citoyen contre l’administration. Réflexion sur l’évolution contemporaine des
voies de protection », LPA, 1990, n° 141, p. 8.
217
Rapport parlementaire de la loi du 12 avril 2000, cité par J. Chevallier, op. cit., p. 223.
218
P.-Y. Chicot, op. cit., p. 145.
219
D. Lamoureux, « La citoyenneté : de l’exclusion à l’inclusion », in D. Colas, C. Émeri et J. Zylberberg (dir.)
Citoyenneté et nationalité, 1991, Paris, PUF, Politique d’aujourd’hui, p. 55.
220
J.-J. Rousseau, Du contrat social, 1996, Paris, Librairie générale française, Le livre de poche Classiques
Philosophie, n° 4644, préf. G. Mairet, Livre I, Chapitre VI, p. 55.
221
D. Truchet, « Le point de vue du juriste : personnes, administrés, usagers, clients ? », in Administration :
Droits et attentes des citoyens, 1998, Paris, la Documentation française, p. 26.
297
par exemple affirme que « si la notion de “citoyenneté administrative” prétendait se situer sur
le terrain du droit, elle aurait surtout pour effet de brouiller gravement la répartition des
pouvoirs et responsabilités de chacun. Car, quelle que puisse être l’importance de tous leurs
droits, les usagers et les administrés ne sauraient entretenir, avec l’Administration, un vrai
rapport de citoyenneté : l’Administration n’est pas une République (et chaque administration
particulière l’est encore moins). L’administration, en toutes ses branches, est un organe de
l’État. Dans un État républicain et démocratique, elle obéit aux lois qu’adoptent les citoyens
ou leurs représentants et non à des usagers maquillés en citoyens, alors qu’ils n’en ont aucune
des responsabilités »222. L’idée de conférer aux citoyens des prérogatives en dehors de la
participation au politique semble donc à exclure.
605. L’obstacle, aussi sérieux soit-il, n’est pas dirimant au regard de l’évolution
contemporaine de la citoyenneté. Certaines de ses manifestations récentes l’ouvrent sur des
champs qui dépassent le seul domaine politique. Sans même mentionner la citoyenneté
européenne, un exemple strictement national permet d’écarter la critique formulée : la
citoyenneté néo-calédonienne. Celle-ci, définie par les accords de Nouméa223, a été intégrée à
l’ordre juridique français par la loi organique du 19 mars 1999224 à l’article 77 de la
Constitution. Tout l’intérêt de cette citoyenneté est qu’elle permet à ses titulaires, outre
l’exercice électif, d’être avantagés sur le marché de l’embauche. La participation au pouvoir
politique semble éloignée de cette considération économique et sociale garantie. Ainsi, « pour
la première fois dans notre histoire, la reconnaissance d’un droit social est imputée au statut
de citoyen »225. Le schéma aurait pu se répéter avec le projet de loi constitutionnelle sur la
Polynésie française qui prévoyait, avant son abandon, d’introduire une citoyenneté ouvrant
des droits économiques.
606. La citoyenneté déborde le champ politique et découvre d’autres dimensions226, ouvrant
la porte à une potentielle citoyenneté administrative. Devant ce constat, il faut repousser la
critique évoquée et affirmer que « le citoyen est toujours une seule et même personne. Il ne
222
É. Picard, « La notion de citoyenneté », in Y. Michaud (dir.), Qu’est-ce que la société ? , 2000, Paris,
O. Jacob, Université de tous les savoirs, p. 727.
223
C’est l’article 2 de l’accord de Nouméa signé le 5 mai 1998 entre l’État français et divers groupes néo-
calédoniens qui prévoit « la reconnaissance d’une citoyenneté de la Nouvelle-Calédonie ».
224
C’est l’article 4 de la loi organique du 19 mars 1999 relative à la Nouvelle-Calédonie qui applique
juridiquement les principes de l’accord précité en instituant « une citoyenneté de la Nouvelle-Calédonie » pour
les personnes qui remplissent les conditions en ce sens.
225
J.-L. Autin, « La pluri-citoyenneté », in J.-Y. Faberon et G. Agniel (dir.), La souveraineté partagée en
Nouvelle-Calédonie et en droit comparé , 2000, Paris, La Documentation française, Notes et études
documentaires, p. 435.
226
On en veut pour preuve l’émergence de ce que certains nomment la citoyenneté environnementale, cf.
Conseil d’État, La démocratie environnementale , 2012, Paris, La Documentation française, Droits et débats,
p. 19 ; M. Moliner-Dubost, « La démocratie environnementale », AJDA, 2016, p. 646.
298
sert à rien, au prix de divisions scolastiques, de l’écarteler en un homo politicus qui ne se
confondrait pas avec l’homo administrativus (ou bien parlera-t-on du servus publicum…),
lequel n’aurait non plus rien à voir avec l’homo economicus. Ce citoyen a, devant lui, un
pouvoir qu’il tend également à identifier à une autorité unique : l’État ou l’administration,
avec un grand A, ou – si l’on préfère encore – la puissance publique »227. Ce débordement ne
fait pas par lui-même obstacle à l’apparition du citoyen sur le « radar » de l’administration.
607. D’autre part, l’on opposait régulièrement à la citoyenneté administrative l’idée que la
qualité de citoyen s’acquérait par la nationalité. Or, comme les autorités administratives ne
peuvent limiter leurs actions aux seuls nationaux228, il n’était pas concevable qu’elles
s’adressent aux « seuls » citoyens. Cette confusion entre nationalité et citoyenneté est tirée de
l’interprétation de l’article 3 de la Constitution229 qui fait des nationaux les électeurs.
Seulement, raisonner ainsi, c’est limiter la citoyenneté à la seule participation au suffrage.
C’est également la conditionner à la nationalité quand cette dernière n’est qu’un indice. Le
professeur Dumont répond parfaitement à cette confusion, soulignant que l’on a « trop
souvent tendance à concevoir la citoyenneté à travers le filtre déformant de ce seul article, qui
a pour seul objectif d’indiquer que seuls les “nationaux français” peuvent exercer ce droit
particulier de citoyenneté qu’est le droit de vote et d’éligibilité “pour tout suffrage politique”.
De cet article spécifique, on a déduit que la citoyenneté était indissolublement liée à la
nationalité. Si la confusion de ces deux notions n’est pas une spécificité française, elle n’en
traduit pas moins une interprétation quelque peu détournée de la lettre de la Constitution »230.
608. Là encore, l’émergence de nouvelles formes de citoyenneté a changé la donne. Par
exemple, l’accès à la fonction publique n’est, sauf exception liée à la sécurité nationale, plus
conditionné à la nationalité française à raison de la libre circulation des travailleurs de l’Union
européenne. Des citoyennetés supranationales231 et infranationales232 émergent même si
l’histoire avait déjà pu instaurer une telle dichotomie entre nationalité et citoyenneté 233. La
citoyenneté n’est donc plus limitée à la nationalité, restriction qui rejoignait la stricte
227
M. Chauvière et J. Godbout, « Conclusion : l’usager entre le marché et la citoyenneté », in M. Chauvière et
J. Godbout (dir.), Les usagers entre marché et citoyenneté , 1992, Paris, L’Harmattan, Logiques sociales, préf.
M. Sapin, p. 307.
228
Au contraire, certaines autorités administratives doivent continuellement traiter et gérer le cas d’étrangers
comme en attestent autant les reconduites à la frontière que l’attribution des visas de séjour.
229
Il dispose que « sont électeurs les nationaux français des deux sexes ».
230
G. Dumont, op. cit., p. 156.
231
La citoyenneté européenne reconnue par le titre XV de la Constitution.
232
La citoyenneté néo-calédonienne introduite par l’accord de Nouméa.
233
L’union française sous la IVe République et la Communauté française au départ de la Ve République sont
deux exemples de ce dépassement du cadre strictement national. Il faut aussi faire référence à la Constitution du
24 juin 1793 qui, malgré son absence totale d’application, avait prévu de pouvoir attribuer la qualité de citoyen à
des étrangers.
299
conception politique. Il nous faut donc, dans l’appréhension de la citoyenneté, se dégager de
ces préjugés : la qualité de citoyen ne contient pas, en soi, d’obstacles dirimants à son
application aux individus en relation avec les autorités administratives.
609. Malgré les critiques234 tendant à considérer la démocratie administrative et la
citoyenneté administrative comme un « monument bancal » ou un « effet d’annonce »235, le
statut des particuliers a considérablement évolué. Le regard des autorités sur les destinataires
de leurs actes a été profondément modifié à raison des multiples obligations qui la grèvent. En
dépit de ce que pour certains n’aurait « jamais été rompu ce consentement général à un statut,
non de citoyen administratif, mais de sujet »236, l’on pense au contraire que « le citoyen est
désigné comme nouveau référent de l’action administrative »237. Les autorités agiraient en
fonction de citoyens et non plus à l’égard d’administrés forcés à l’obéissance. Leurs rapports
s’en trouvent complètement transformés, ce qui déborde sur leurs relations contentieuses.
610. Accompagné par la cohorte de droits qui l’ont propulsé dans la sphère administrative,
le citoyen ne peut plus être considéré comme un sujet238 par les autorités. L’administration a
dû – et doit encore – apprendre à fonctionner démocratiquement en convainquant par le
consensus et le dialogue plutôt qu’en s’imposant. Ce nouveau fonctionnement, à rapprocher
des thèses de Habermas ou Luhmann239, implique « une plus grande participation du citoyen
dans l’art d’administrer et dans le pouvoir de commander »240. Afin d’adopter une posture
active et d’éviter que ces notions ne soient qu’un discours de légitimation de l’action
administrative, il convient de faire entrer le citoyen dans le fonctionnement administratif.
234
Jacques Chevallier considérait notamment que « l’image d’une administration dialoguant avec les administrés
sur un pied d’égalité, travaillant sous le regard du public et en phase avec la société est une image idéalisée,
idyllique, une image d’Epinal : c’est celle que l’administration entend désormais donner d’elle-même, en
réponse aux attentes du public et afin de renforcer le consensus autour de son action ; elle n’est cependant qu’un
reflet tronqué de la réalité administrative », cf. J. Chevallier, « Le mythe de la transparence administrative », in
Information et transparence administratives , 1988, Paris, PUF, Publications du Centre universitaires de
recherches administratives et politiques de Picardie, p. 263.
235
Cf. B. Faure, « Les deux conceptions de la démocratie administrative », RFDA, 2013, pp. 710 et 711.
236
B. Faure, op. cit., p. 711.
237
P.-Y. Chicot, op. cit., p. 145.
238
Nous parlons ici du strict point de vue de la représentation juridique de l’individu qui était en relation avec
l’administration. Il n’est bien sûr pas question pour nous d’affirmer que tout le temps où les particuliers n’étaient
que des administrés, les autorités administratives ne s’attachaient pas à les prendre en considération, dans
l’optique de servir au mieux les intérêts de la collectivité. Notre raisonnement ne s’attardait ici que sur le plan du
statut juridique des destinataires de l’activité administrative et non pas sur la réalité des échanges qu’ils
entretenaient avec les autorités administratives.
239
Réduire la pensée de ces deux auteurs en ces quelques mots est trop ambitieux mais nous pouvons notamment
affirmer que leurs réflexions relatives à la constitution d’un espace de délibération et d’échange, le tout légitimé
par l’organisation d’une procédure entrent dans cette nouvelle forme d’organisation démocratique. Nous
renvoyons ici, pour exemple à quelques-uns de leurs travaux : J. Habermas, L’espace public, 1993, Paris, Payot,
Critique de la politique, trad. M. Buhot de Launay, 324 p. ; J. Habermas, Droit et démocratie, 1997, Paris,
Gallimard, NRF Essais, trad. R. Rochlitz et Ch. Bouchindhomme, 551 p. ; N. Luhmann, La légitimation par la
procédure, 2001, Paris, Laval, Cerf, Les Presses de l’Université Laval, Passages, trad. L. K. Sosoe et
S. Bouchard, 247 p.
240
P.-Y. Chicot, op. cit., p. 139.
300
Outre l’invocation de ses multiples droits dont il peut exiger le respect, le citoyen doit peser
sur les choix des autorités. Sans cela, l’abandon du statut passif ne serait pas constitué. C’est
donc « dans les ressorts de la machine, dans le tréfonds du fonctionnement de la “boîte noire”
administrative que l’exigence démocratique doit être formulée et mise en œuvre »241 afin que
la citoyenneté administrative ne reste pas un vœu pieux. Succombant à l’idée que « pour
qu’un organe ou qu’un pouvoir soit considéré comme démocratique, il sera désormais
nécessaire de le confronter à l’idée d’une participation du peuple »242, les autorités ont dû
faire progresser l’association des citoyens à leur prise de décision (2).
611. Les autorités administratives, dans leur poursuite de l’intérêt général, agissent pour
garantir un fonctionnement social pacifié et le maintien de l’ordre. Les décisions prises,
porteuses de choix, impactent durablement l’orientation et le fonctionnement de la société.
Pourtant, malgré cette responsabilité, l’administration a longtemps, sous la forme de
puissance publique, décidé « seule », sans que les personnes intéressées puissent prendre part
à l’élaboration des choix. Dans ce schéma, en forçant le trait, la société était placée sous la
tutelle des autorités administratives qui décidaient de la direction à prendre. Certes, elles
n’étaient pas totalement seules à déterminer cet avenir collectif. Le lien fort entre
l’administration et le pouvoir politique, muni d’une légitimité démocratique, impliquait que
l’orientation de ce dernier se répercute sur l’activité administrative. C’est ce que dénote
l’expression du professeur Lanza affirmant que l’administration, en tant qu’ « instrument du
Gouvernement et par suite de l’État » est « logiquement au service de la Société dans la
mesure où le gouvernement en dispose […] en vue d’un objectif précis : déterminer et
conduire la politique de la Nation »243.
612. Le développement de la citoyenneté administrative sous l’impulsion de la démocratie
administrative est venue changer la donne. À la base, la participation des citoyens à
l’élaboration des décisions administratives n’a pas de raison d’être. Mieux, la question ne se
pose pas puisque « l’administration exécute les ordres inscrits dans la loi et l’on ne voit pas
comment le citoyen pourrait l’en détourner voire influer sur la manière dont elle administre.
Seulement une telle position a vécu. Reposant sur les traditions d’une administration
241
J.-B. Auby, « Droit administratif… », op. cit., p. 8.
242
B. Daugeron, op. cit., p. 30.
243
A. Lanza, L'expression constitutionnelle de l'administration française , 1984, Paris, LGDJ, Bibliothèque de
droit public, t. 148, préf. J. Boulouis, pp. 252-253.
301
napoléonienne, elle ne tient compte ni de l’évolution bien connue du rôle de l’État ni des
exigences des administrés. […] Il n’est dès lors pas déplacé de croire que les citoyens aient
“leur mot à dire” sur les décisions administratives »244. Au-delà de cette évolution, le spectre
des activités administratives, plus large qu’il n’a pu l’être, semble désormais imposer ce
mouvement délibératif. La multiplicité des interventions administratives dans des domaines
techniques pousse les autorités à faire appel à des compétences extérieures. Le recours à des
experts ou des professionnels s’est développé en même temps que l’éventail de l’activité
administrative s’est étoffé. Sur ce point, le professeur Rivero constatait déjà qu’il « n’est pas,
sans ce ressort essentiel de l’adhésion, d’action administrative possible dans l’ordre
économique et social »245.
613. Différents facteurs se sont donc conjugués afin de favoriser la participation accrue des
citoyens à l’élaboration des décisions administratives, piquant alors l’intérêt de la doctrine246.
L’association de ce besoin de compétences techniques à la reconsidération des destinataires a
régénéré les modalités de l’intervention administrative. Dans l’état du droit positif, le constat
s’oriente dans une double direction : si la participation des citoyens a connu une amélioration
sensible, le mécanisme s’étant accéléré, la participation demeure incomplète et doit progresser
afin de remplir sa fonction. En clair, « la panoplie des mécanismes de participation des
citoyens aux décisions administratives qu’offre le droit français est à la fois conséquente et
lacunaire »247. L’ordre juridique étant parti de loin, le travail réalisé doit être souligné sans
faire perdre de vue le chemin qu’il reste à accomplir.
614. Afin d’analyser comment la société prend une part active dans l’élaboration des choix
administratifs, il faut rappeler que la doctrine s’est arrêtée sur le terme de « participation »248.
L’introduction des citoyens dans le processus d’élaboration de la décision administrative est,
244
P. Zavoli, « La démocratie administrative existe-t-elle ? Plaidoyer pour une refonte de l’enquête publique et
du référendum local », RDP , 2000, p. 1498.
245
J. Rivero, « À propos des métamorphoses… », op. cit., p. 830.
246
Ibid., p. 821 ; G. Langrod (dir.), La consultation dans l’administration contemporaine, 1972, Paris, Cujas,
préf. A. Sauvy, 970 p. ; J.-P. Ferrier, « La participation des administrés aux décisions de l’administration », RDP ,
1974, p. 663 ; J. Chevallier, J.-L. Picard et F. Rangeon (dir.), La participation dans l’administration française,
1975, Paris, PUF, Publications de la Faculté de droit et des sciences politiques et sociales d’Amiens, 220 p. ;
L. Ibos, La concertation dans la prise de décision administrative en France , th. Paris 1, dir. P. Lavigne, 1975 ;
J. Chevallier, « La participation dans l’administration française : discours et pratiques », Bull. de l’IIAP, 1976,
p. 85 et 497 ; G. Braibant, « Administration et participation », RISA, 1978, p. 159 ; E. Chaperon, « La
participation à l’élaboration de l’acte administratif », in G. Dupuis (dir.), Sur la forme et la procédure de l’acte
administratif , 1979, Paris, Economica, Recherches Panthéon-Sorbonne. Série Sciences juridiques.
Administration publique, p. 112 ; F. Delpérée (dir.), La participation directe du citoyen à la vie politique et
administrative, 1986, Bruxelles, Bruylant, Bibliothèque de la Faculté de droit de l’Université catholique de
Louvain, 421 p. ; J. Morand-Deviller, « La concertation : une simple reconnaissance ou une nouvelle
obligation ? », RA, 1986, p. 323 ; J. Morand-Deviller, « Les instruments juridiques de la participation et de la
contestation des décisions d’aménagement », RJE , 1992, p. 453.
247
J.-B. Auby, « Nouvelles de la démocratie administrative », DA, 2010, n° 4, repère n° 4, p. 1.
248
C’est pourquoi nous préférons utiliser ce terme malgré la consécration dans le Code des relations entre le
public et l’administration de « l’association du public aux décisions prises par l’administration ».
302
de manière générale, subsumée par la participation à la réflexion qui aboutira à la décision.
Elle s’entend globalement comme la possibilité donnée à des personnes de prendre elles-
mêmes une certaine part à l’exercice du pouvoir, cette part pouvant aller de l’information au
dialogue jusqu’à l’association à la prise de décision. Il y aura participation lorsque les
citoyens élaborent avec les autorités le contenu de leurs décisions. Pour résumer, la
participation se matérialise dès lors que le citoyen cesse « d’être étranger à la préparation de
l’acte qui le concerne ; entre l’autorité et lui, un dialogue se noue ; il peut faire valoir son
point de vue, verser au dossier les éléments qu’il possède »249. Ainsi, elle « suppose que les
administrés aient prise sur les processus administratifs »250, entraînant de facto l’abandon de
la situation d’administré. La participation implique que l’autorité administrative, dans
l’élaboration de la décision à prendre, n’est plus isolée de la société concernée251. C’est donc
un procédé qui renvoie à l’échange, au débat et à la délibération entre les citoyens et les
autorités. Au lieu d’être opposées frontalement, ces deux parties s’unissent dans la quête de
l’intérêt général.
615. Sur cette question, il faut rendre à la matière environnementale son rôle moteur illustré
par la loi du 12 juillet 1983252. C’est fort logique tant l’environnement est, par nature, un bien
collectif. Les questions environnementales concernant toute la société, il semble évident que
chacun doit pouvoir intervenir dans le processus menant à la prise de décision en ces
domaines. Par son caractère collectif253, la préservation environnementale est un de ces
objectifs impliquant naturellement la participation de la société civile. Il n’est pas anodin que
le principe de participation soit devenu en la matière une exigence constitutionnelle254 à
laquelle le Conseil constitutionnel prête une attention particulière. Par exemple, c’est sa
cascade de censures255 poussant à une mise en œuvre approfondie de la participation qui a
249
J. Rivero, « À propos des métamorphoses… », op. cit., pp. 822-823.
250
J. Chevallier, Science administrative , 5ème éd., 2013, Paris, PUF, Thémis. Droit, p. 422.
251
Bien entendu, la « société » visée s’adapte à la portée des décisions administratives. Si certaines pourront
véritablement intéresser la société sur le plan national, d’autres ne concerneront au contraire que des
collectivités, ou même des groupes particuliers de citoyens.
252
L. n° 83-630, 12 juill. 1983, relative à la démocratisation des enquêtes publiques et à la protection de
l'environnement.
253
Le professeur Prieur affirmait notamment que « l’environnement est la chose de tous », cf. M. Prieur, Droit
de l’environnement, 6ème éd., 2011, Paris, Précis Dalloz, n° 127, p. 136.
254
La Charte de l’environnement, composante à part entière du bloc de constitutionnalité en ce qu’elle a été
introduite dans le préambule de la Constitution de 1958 par la loi constitutionnelle n° 2005-205 du 1er mars
2005, fait de cette participation un impératif. L’article 7 de cette charte dispose entre autre que « toute personne a
le droit […] de participer à l’élaboration des décisions publiques ayant une incidence sur l’environnement ».
255
Cons. const., 14 oct. 2011, n° 2011-183/184 QPC : JO , 15 oct. 2011, p. 17466 ; AJDA, 2011, p. 260, étude
B. Delaunay ; D., 2012, p. 2557, obs. F. G. Trébulle ; Constitutions, 2012, p. 150, obs. A. Faro ; RSC, 2011,
p. 844, obs. J.-H. Robert ; Dr. envir., 2011, n° 194, p. 274 – Cons. const., 13 juill. 2012, n° 2012-262 QPC :
AJDA, 2012, p. 1430 ; D., 2012, p. 2557, obs. F. G. Trébulle ; AJCT, 2012, p. 492, obs. M. Moliner-Dubost ;
Constitutions, 2012, p. 657, obs. K. Foucher – Cons. const., 27 juill. 2012, n° 2012-269 QPC : AJDA, 2012,
p. 1554 ; D., 2012, p. 2557, obs. F. G. Trébulle ; AJCT, 2012, p. 492, obs. M. Moliner-Dubost ; Constitutions,
303
amené la réforme du 27 septembre 2012 venant concrétiser cet impératif autour des
articles L110-1 et L120-1 du Code de l’environnement. C’est à partir de ce modèle que nous
arrêterons la définition du principe de participation : c’est celui « en vertu duquel toute
personne est informée des projets de décisions publiques ayant une incidence sur
l’environnement dans des conditions lui permettant de formuler ses observations, qui sont
prises en considération par l’autorité compétente »256.
616. La participation ne s’est pas heureusement limitée aux seules décisions ayant une
incidence environnementale, et ce, depuis la fin des années 60257. En effet, si des critiques –
souvent légitimes – les touchent, ces procédures se sont multipliées au point de concerner une
large partie de l’activité administrative258. Cet aspect de l’élaboration de la décision
administrative n’est pas anodin tant la participation « est sans doute l’un des aspects les plus
remarquables de la politique d’amélioration des rapports entre les administrés et
l’administration, car elle est susceptible de limiter l’un des principaux privilèges dont dispose
cette dernière, et qui consiste à pouvoir modifier unilatéralement l’ordonnancement juridique
sans le consentement des intéressés, ainsi que de démocratiser le système administratif »259. Il
nous faut donc dresser l’inventaire de ces procédures qui associent la société à l’élaboration
des décisions. Ce bilan sera très utile dans l’analyse de l’évolution des rapports entre les
citoyens et l’administration et de leurs conséquences contentieuses.
2012, p. 657, obs. K. Foucher – Cons. const., 27 juill. 2012, n° 2012-270 QPC : AJDA, 2012, p. 1554 ; AJCT,
2012, p. 492, obs. M. Moliner-Dubost ; Constitutions, 2012, p. 657, obs. K. Foucher – Cons. const.,
23 nov. 2012, n° 2012-282 QPC : AJDA, 2012, p. 2246 ; D., 2012, p. 2743 ; JCP A, 2013, n° 2005, comm.
A. Capitani et M. Moritz – Cons. const., 23 nov. 2012, n° 2012-283 QPC : AJDA, 2012, p. 2246 ; D., 2012,
p. 2743.
256
C. envir., art. L. 110-1.
257
J. Chevallier, « La participation dans l’administration française : discours et pratiques », Bull. de l’IIAP, 1976,
n° 37, p. 85 et s. et n° 39, p. 85 et s.
258
L’article L131-1 du Code des relations entre le public et l’administration vient à ce titre sceller le fait que
l’administration peut décider en dehors des cas où cela est rendu obligatoire par des dispositions législatives ou
réglementaires d’associer le public à la conception de tout acte, réforme ou débat émanant d’une administration.
Le Code prévoir désormais en outre, une procédure de droit commun dans ce cas d’une soumission volontaire à
l’organisation d’une participation des citoyens à la prise de décision. Bien que cette liberté d’organiser des
procédures spontanées de participation ait toujours existé (B. Tricot, « concl. sur CE, ass., 29 janv. 1954,
Institution Notre-Dame du Kreisker », RFDA, 1954, p. 53 – CE, sect., 19 déc. 1980, req. n° 15736, Ministre du
commerce et de l’artisanat c/ société Au Printemps : Rec. Leb., p. 481, concl. B. Genevois ; AJDA, 1981, p. 252,
chron. M.-A. Feffer et M. Pinault – CE, sect., 8 janv. 1982, req. n° 17270, S.A.R.L. Chocolat de régime
Dardenne : Rec. Leb., p. 1 ; D., 1982, J., p. 261, concl. B. Genevois ; RA, 1982, p. 624, note B. Pacteau – CE,
sect., 25 févr. 2005, req. n° 265482, Syndicat de la magistrature : Rec. Leb., p. 80 ; AJDA, 2005, p. 995, chron.
C. Landais et F. Lenica – CE, 29 mai 2009, req. n° 297522, Association citoyenne intercommunale des
populations concernées par le projet d’aéroport Notre-Dame-des-Landes – CE, ass., 21 déc. 2012, req.
n° 362347, 363542 et 363703, Société Groupe Canal Plus et autres : Rec. Leb., p. 446 ; AJDA, 2013, p. 215,
chron. X. Domino et A. Bretonneau ; RFDA, 2013, p. 70, concl. V. Daumas), elle est aujourd’hui confirmée,
consacrée et par le même coup encadrée. Ainsi que l’affirme le professeur Saunier, avec cet article, « toute
autorité administrative peut construire une procédure en l’absence de textes applicables complets », cf.
S. Saunier, « L’association du public aux décisions prises par l’administration », AJDA, 2015, p. 2430.
259
B. Delaunay, L’amélioration des rapports…, op. cit., p. 32.
304
617. La participation des citoyens à l’élaboration des décisions administratives n’est pas un
phénomène nouveau260. Bien que la doctrine et l’administration y aient été longtemps hostiles
sur la base de la théorie de l’acte unilatéral, des éléments de participation existaient déjà il y a
un certain temps. Par exemple, malgré une carence textuelle sur ce point, les communes
françaises ont usé du référendum administratif dès la IIIe République261. D’autre part, le
respect du contradictoire, élevé au rang de principe général du droit262, entre pour beaucoup
dans ce cadre de la participation des citoyens. Sur ce point, nous ne rejoignons pas la doctrine
car, si le contradictoire permet au citoyen de contribuer à l’opinion administrative, il est
surtout dans une position défensive. À l’instar du procès pénal, le contradictoire permet
surtout aux citoyens de se défendre contre une sanction par exemple. L’idée de participation
dépasse largement cette seule garantie. Participer à l’élaboration des décisions
administratives, c’est poursuivre à l’instar de l’administration la recherche de l’intérêt général.
Or, le contradictoire ne permet aux individus que de défendre leur situation personnelle et
leurs intérêts privés. L’opération n’ayant pas le même but, le contradictoire sera exclu de nos
développements comme c’est d’ailleurs le cas dans le Code des relations entre le public et
l’administration263. De même, l’administration consultative, en permettant à des relais
représentatifs de peser sur la décision, est trop institutionnalisée pour assurer une participation
citoyenne. Sa nature confère un avantage aux groupes structurés et formalisés qui finissent
souvent par être intégrés à la personne publique comme organes consultatifs. Ces mécanismes
font par conséquent intervenir des interlocuteurs qui paraissent bien trop éloignés du simple
destinataire susceptible d’avoir un avis.
618. L’on ne se concentrera que sur les procédures qui emportent un mécanisme de
consultation, de concertation ou de participation par lesquelles la société civile contribue aux
choix de l’action administrative. Aujourd’hui, ces possibilités sont diversifiées à un point qui
260
Cf. par ex. B. Geny, La collaboration des particuliers avec l’administration, 1930, Paris, Recueil Sirey, préf.
G. Renard, 300 p.
261
Ils sont plusieurs à relever que des communes, en nombre considérable, avaient pu tenter l’expérience du
référendum administratif. Le doyen Hauriou relève ainsi que « des conseils municipaux, embarassés (sic) devant
certaines mesures, avaient imaginé de les soumettre directement à la population par un référendum de
consultation » (M. Hauriou, Précis de droit constitutionnel , 2ème éd., 2015, Paris, Bibliothèque Dalloz, rééd.
1929, p. 548). Le professeur Delaunay quant à elle parle d’une « certaine "gloire" à la fin du XIXème siècle »
(B. Delaunay, L’amélioration des rapports…, op. cit., p. 93) pour la pratique du référendum administratif.
Néanmoins, il faut également préciser qu’au début du 20 ème siècle le Conseil d’État a annulé comme illégales ce
type de délibérations qui lui ont été soumises (CE, 7 avril 1905, req. n° 14140, Commune d’Aigre : Rec. Leb.,
p. 345 – CE, 15 janv. 1909, req. n° 31389, Commune de Brugnens : Rec. Leb., p. 34) ce qui, une fois la
répression passée, n’a pas empêché des municipalités de recourir à cette pratique du référendum administratif
(E. Duthoit, Le suffrage de demain, régime électoral d’une démocratie organisée, 1901, Paris, Perrin, p. 69 et s.).
262
CE, sect., 5 mai 1944, req. n° 69751, Dame Veuve Trompier-Gravier : Rec. Leb., p. 133 ; D., 1945, p. 110,
concl. B. Chenot, note J. de Soto ; RDP , 1944, p. 256, concl. B. Chenot, note G. Jèze.
263
En effet, la procédure contradictoire d’élaboration des décisions individuelles se situe dans le titre II de ce
Code, consacré au droit de présenter des observations avant l’intervention de certaines décisions.
305
nous empêchera d’être exhaustifs. En effet, les conférences de consensus, les conférences de
citoyens, les états généraux, les grenelles ou même les modalités émergentes d’espaces
délibératifs citoyens comme « Nuit Debout » renvoient à une forme de participation citoyenne
à la définition de la destinée collective – ou du moins ils le prétendent. Ces mouvements,
répondant à un besoin momentané du pouvoir ou des citoyens, ne sont par contre pas
suffisamment formalisés pour que l’on en traite ici.
619. Il sera donc question des procédés les plus importants qui ont acquis un caractère
officiel et une médiatisation du fait de leur implication dans la démocratie administrative. Ce
sont les mécanismes qui permettent à la société, et non à un groupe privilégié de citoyens,
d’influer sur l’élaboration de la décision administrative. La procédure la plus ancienne264 en
ce sens est l’enquête publique sur laquelle il convient de revenir tant elle a évolué. Si elle a
longtemps fait exception au modèle centré sur l’unilatéralité, elle n’était au départ pas une
procédure participative puisqu’elle visait la seule défense des droits des propriétaires. Comme
le contradictoire, elle était individualiste et déconnectée de cette recherche de l’intérêt général
avant la loi du 12 juillet 1983265. Cette dernière a réorienté cette procédure vers le mouvement
participatif, les textes postérieurs266 ne faisant qu’approfondir cette entreprise.
620. Son domaine de prédilection demeure l’urbanisme267 et la protection environnementale
mais le processus semble s’être élargi et popularisé sous l’influence anglo-saxonne du notice
and comment268. L’enquête publique intervient postérieurement à l’élaboration d’un projet
que l’administration entend mettre en œuvre. C’est un projet de décision formalisé que
l’administration soumet à tout citoyen qui souhaite faire connaître son avis, par le biais d’un
264
C’est un procédé pour le moins ancien étant donné qu’il a été créé pour la première fois par le décret du
26 décembre 1790, assurément porté par les idées libérales de la Révolution. Cette enquête publique intervenait
alors dans le cadre du dessèchement des marais avant que la loi du 8 mars 1810 ne l’étende notamment à
l’expropriation. C’est alors la loi du 7 juillet 1833 sous la Monarchie de Juillet qui a fait connaître cette
procédure dans le cadre de l’expropriation.
265
L. n° 83-630, 12 juill. 1983, relative à la démocratisation des enquêtes publiques et à la protection de
l'environnement.
266
Plusieurs textes ont poursuivi ensuite cette réorientation en approfondissant les modalités « participatives » de
l’enquête publique : la loi « Barnier » du 2 février 1995 est de celles-ci, tout comme les lois « Grenelle » des
3 août 2009 et 12 juillet 2010. Ces modifications postérieures tendent toutes à préciser et compléter la procédure
notamment pour le rôle et les pouvoirs du commissaire-enquêteur, mais aussi à la simplifier et à appuyer son
effectivité en traitant du rapport et des conclusions du commissaire-enquêteur.
267
L’enquête publique est notamment utilisée en vue de l’élaboration des schémas de cohérence territoriale, des
plans locaux d’urbanisme, des cartes communales.
268
Le « notice and comment » est une procédure d’origine américaine qui a inspiré bon nombre de pratiques
anglo-saxonnes. Elle permet à l’administration de rendre son projet public afin d’ouvrir aux personnes
intéressées la possibilité de donner leur avis et faire évoluer ainsi l’orientation décidée. Ce mécanisme a
notamment été repris en France dans le cadre de l’article L 32-1-III du Code des postes et des communications
électroniques. Pour être complet, il faut préciser que celui-ci a été adopté sous la pression européenne puisque la
directive européenne du 7 mars 2002 sur les services et réseaux de communications électroniques l’imposait
littéralement. En outre, l’autre élément qui s’intègre à ces pratiques administratives est le résultat de la loi du
27 décembre 2012 qui consacre, dans la matière environnementale, la publicité des projets auxquels pourront
réagir l’ensemble des citoyens.
306
commissaire-enquêteur indépendant qui rend ensuite ses conclusions. Le mécanisme met à la
disposition de la société un interlocuteur pour recueillir les avis et opinions provoqués par la
décision envisagée. Ce protagoniste, en formalisant l’ensemble des avis, assure le dialogue et
la circulation des informations entre la société civile et l’administration et permet de faire
naître une décision la plus pertinente possible. Les citoyens, en exprimant leur ressenti
contribuent à ce que l’administration prenne la meilleure décision possible. La société, en
répondant à l’enquête publique, peut influencer et améliorer le contenu de la décision
administrative par ses avis. Ainsi, il s’agit bien d’une participation de la société à
l’élaboration des décisions administratives.
621. L’essentiel des critiques auxquelles elle est confrontée porte sur le moment où elle
intervient dans l’élaboration de la décision administrative. En effet, l’enquête publique est
souvent taxée d’inefficacité, présentée comme un instrument de légitimation des choix étant
donné qu’elle intervient après la formalisation de la décision par l’administration. Le débat
serait « faussé » car orienté par le projet de décision communiqué. En intervenant après qu’un
texte soit arrêté, la société n’aurait que peu de chances de peser véritablement. C’est
notamment pour répondre à ce défaut qu’a été instaurée en 1995 la procédure du « débat
public ». La finalité est la même puisque la société et l’administration échangent par le biais
d’une institution choisie afin d’améliorer les décisions adoptées. Seulement, elle est plus
souple puisqu’elle s’applique à des projets larges à la résonance nationale, et surtout plus
efficace puisque le débat se déroule avant la formalisation d’un projet. En se situant en amont
des décisions, alors que leur réflexion n’est pas encore achevée, l’on peut espérer que
l’influence des citoyens sera maximale. Avec cette procédure, naît la Commission nationale
du débat public, devenue en 2002269 une autorité administrative indépendante aux
compétences et aux moyens étendus. Le débat y est toujours le plus large possible au point de
faire penser que le but est de faire entendre la voix des « sans-voix », celle des citoyens dans
toute leur hétérogénéité. Le débat public est donc un espace délibératif qui précède la
réflexion administrative sur un projet d’aménagement ou de construction d’infrastructure par
exemple.
622. Leurs finalités étant proches, le débat public possède un fonctionnement analogue à
l’enquête publique : une fois la décision prise d’organiser un débat public, la Commission
demande au porteur du projet de constituer un dossier pour le soumettre à l’avis de tout
269
C’est l’article 134 de la loi du 22 février 2002 relative à la démocratie de proximité et son décret d’application
du 22 octobre 2002 adoptés sous l’influence de la Convention internationale dite d’Arhus du 25 juin 1998 qui a
introduit ces modifications.
307
citoyen à l’occasion de réunions publiques ou par internet270. L’institution insiste sur le fait
que la procédure se veut la plus large qui soit puisque « tous les citoyens peuvent confronter
leurs opinions au maître d’ouvrage et lui poser des questions » rajoutant que « tous les
moyens sont bons pour s’informer et participer »271. Bien que cette procédure n’entraîne
aucun partage ou transfert de décision, elle a le mérite de confronter les spécialistes aux
profanes faisant vivre la démocratie par le dialogue et le débat, en dehors de la représentation.
Nombreux sont les projets qui ont fait l’objet d’une telle procédure dont le très controversé
projet d’aéroport de Notre-Dame des Landes ou, plus localement, la construction d’une ligne
à grande vitesse dans la région Provence Alpes Côtes d’Azur. Les résultats sont assez
hétérogènes mais la procédure forme au minimum une caisse de résonance par laquelle le
projet et les opinions progressent en faisant participer la société à la réflexion.
623. Dans la même optique, les concertations préalables, souvent obligatoires272, poussent
les autorités à discuter avec la société ou des représentants. Ainsi, elles participent à la
définition de l’activité administrative qui n’est plus le produit d’une volonté administrative
imposée. L’idée, c’est de trouver un consensus entre les autorités et le corps social impacté
par les décisions. On évoque souvent le modèle du budget participatif de Porto Alegre 273 mis
en place il y a presque trente ans où les citoyens participent directement à l’exercice du
pouvoir. Ces procédures de concertation permettent d’assurer que « le mode de relations
traditionnel, fondé sur la distance et l’autorité, fait place à des rapports à base d’interaction et
d’interdépendance »274. Par la concertation entre les autorités et les citoyens impliqués, les
décisions qui en découlent sont le produit de l’échange et du consensus. Ici, la participation
est rehaussée d’un cran puisque le débat s’accompagne d’un partage de la décision, celle-ci
étant issue de la réflexion conjointe là où les procédés précédents dissocient l’échange de la
prise de décision.
624. Ces concertations ne sont pour autant pas le mécanisme le plus abouti en matière de
participation de la société à la définition de l’activité publique. Le simple dialogue, qu’il
270
La Commission nationale du débat public met en place une plateforme par débat lancé pour recueillir les avis
formulés par la société.
271
https://www.debatpublic.fr/comment-ca-marche [consulté le 15/08/2017].
272
Depuis les lois du 18 juillet 1985 et du 13 juillet 1991, les autorités locales sont souvent tenues de faire
participer les habitants aux décisions locales importantes en matière d’aménagement en organisant des
procédures de concertation. Ainsi, l’article L 103-2 du Code de l’urbanisme impose une concertation entre les
autorités administratives locales et les habitants pour l'élaboration ou la révision du schéma de cohérence
territoriale ou du plan local d'urbanisme ; la création d'une zone d'aménagement concerté ; les projets et
opérations d'aménagement ou de construction ayant pour effet de modifier de façon substantielle le cadre de vie
et notamment l’environnement ou l’activité économique et enfin les projets de renouvellement urbain.
273
S. Langelier, « Que reste-t-il de l’expérience pionnière de Porto Alegre ? », Le Monde Diplomatique , oct.
2011, pp. 2-3 ; B. Leubolt, A. Novy et J. Becker, « L’évolution des modes de participation à Porto Alegre »,
RISS, 2007, n° 193-194, p. 489.
274
J. Chevallier, Science administrative , op. cit., p. 425.
308
implique ou non un partage de la décision, ne rend jamais les citoyens maîtres de la destinée
collective. Il existe une différence profonde entre peser sur la prise de décision et être titulaire
de ce pouvoir. Dès lors, le passage par la voie référendaire reste la procédure la plus
accomplie en ce sens. Là encore, si l’idée d’un référendum administratif a pu poindre au fil de
l’histoire constitutionnelle française, il a fallu attendre les fruits de la démocratie
administrative, notamment au tournant des années 80. La consultation directe des habitants
s’est d’abord développée sous l’impulsion d’élus locaux décidés à renvoyer la responsabilité
de la décision aux citoyens. Au départ, aucun cadre normatif n’était prévu, les élus agissant
sur la seule base de leur bonne volonté. Devant le développement de cette pratique à l’ombre
de la loi275, le législateur est intervenu276 avant que le pouvoir constitutionnel n’offre aux
référendums locaux une protection constitutionnelle277. L’une des innovations majeures est,
par l’article LO1112-7 de la loi organique du 1er août 2003278, d’en faire une procédure
décisionnelle. Ainsi, les citoyens sont responsables de la mise en œuvre ou de l’abandon du
projet de décision qui leur est soumis par les autorités locales. C’est la société qui décide de
l’action administrative en donnant ou non son assentiment. Le cadre référendaire représente
même un nouveau mode décomplexé de l’action publique puisque l’on retrouve cette
participation des citoyens au plan national avec le référendum d’initiative partagée279.
625. Les possibilités pour les citoyens de participer avec les autorités administratives à
l’élaboration des choix sont en droit positif largement développées. Si l’on partait de loin dans
le sens où « notre tradition n’est pas très favorable à ces procédures qui interfèrent avec les
275
Seule la fusion et le regroupement des communes étaient de nature à entraîner une consultation référendaire
locale en vertu de la loi n° 71-588 du 16 juillet 1971 sur les fusions et regroupements de communes.
276
La loi n° 92-125 du 6 février 1992 relative à l'administration territoriale de la République encadre la
consultation référendaire locale d’initiative municipale sur une affaire relevant de la compétence communale
portée par le maire ou un tiers des conseillers municipaux. Si juridiquement, la consultation n’a aucune valeur
décisionnelle, son poids est de nature à lier la décision des autorités. Par la suite, la loi n° 95-115 du
4 février 1995 d'orientation pour l'aménagement et le développement du territoire va introduire l’initiative
populaire puisqu’un cinquième des citoyens pourra réclamer l’organisation d’une consultation. De même, cette
loi va étendre le champ de ces consultations au territoire de l’intercommunalité. Ces interventions législatives ne
sont que l’une des conséquences de la loi n° 82-213 du 2 mars 1982 relative aux droits et libertés des communes,
des départements et des régions, loi dite de décentralisation qui entendait notamment favoriser « le
développement de la participation des citoyens à la vie locale ».
277
L’article 72-1 de la Constitution, introduit par la réforme constitutionnelle du 28 mars 2003, en son deuxième
alinéa, prévoit la capacité des collectivités territoriales de soumettre aux électeurs de la circonscription une
décision par la voie du référendum. La loi organique n° 2003-705 du 1er août 2003 relative au référendum local
est ensuite venue en préciser le champ d’application et les conditions d’adoption des projets.
278
Celui-ci dispose que « le projet soumis à référendum local est adopté si la moitié au moins des électeurs
inscrits a pris part au scrutin et s'il réunit la majorité des suffrages exprimés » abandonnant ainsi la simple valeur
consultative attribuée jusque-là à ces consultations.
279
Cette procédure a été introduite à l’article 11 de la Constitution par la loi constitutionnelle n° 2008-724 du
23 juillet 2008 de modernisation des institutions de la Ve République. Elle peut désormais être mise en œuvre
depuis l’entrée en vigueur de la loi organique n 2013-1114 du 6 décembre 2013 portant application de l'article
11 de la Constitution, c’est-à-dire le 1er janvier 2015. Celle-ci permet d’associer les parlementaires (au moins un
cinquième d’entre eux) et les citoyens (au moins un dixième d’entre eux) pour organiser la tenue d’un
référendum national sur une action dans l’un des domaines suivants : l’organisation des pouvoirs publics ; les
réformes relatives à la politique économique, sociale ou environnementale et enfin la ratification d’un traité.
309
circuits classiques de la démocratie représentative »280, le bilan semble positif. La démocratie
administrative a poussé l’administration à se moderniser puisque désormais « il existe une
réelle participation des citoyens à l’élaboration des normes »281. Le modèle traditionnel,
profondément unilatéral, qui isolait l’autorité administrative s’effrite devant la diversité des
modalités de participation offertes au citoyen. Le « cloître » administratif a ouvert ses portes
au débat au point que le processus décisionnel en est régénéré. La participation n’est plus un
exercice de style282, les autorités étant confrontées à des citoyens informés et impliqués sous
l’impulsion de la bonne administration. C’est également la réception de l’idée selon laquelle
l’application des décisions est plus efficace lorsque leurs destinataires l’ont comprise et y ont
adhéré. La décision sera d’autant mieux appliquée qu’elle est, au moins en partie, le produit
de la volonté de ceux à qui elle se destine. En quelque sorte, la participation est devenu
nécessaire et ne se discute plus : « parce que l’homme est doué de liberté et de raison, on ne
peut espérer obtenir de lui, là où la contrainte s’avère vaine, des attitudes qui n’emporteraient
pas, de sa part, un minimum d’adhésion »283.
626. La profondeur de la transformation illustre un changement « copernicien » porté
également par la révolution numérique qui a rapproché – même virtuellement – la société
civile de l’administration. L’outil informatique multiplie les possibilités pour les citoyens de
faire entendre leur point de vue, les autorités étant à portée de « clic ». La consultation est
plus facile à organiser et moins chère ce qui facilite son utilisation. Certes, tout n’est pas
parfait284, mais le numérique permet de « démocratiser » la participation qui est longtemps
restée le privilège de groupes organisés. Le citoyen peut désormais se faire entendre de chez
lui sur l’activité administrative, le dialogue s’engageant plus facilement. Ainsi, l’utilisation de
l’informatique semble peser lourd dans ce partage du pouvoir des autorités administratives et
son rôle est encore appelé à progresser285. Bien que les vertus du dialogue réel ne puissent pas
toujours être remplacées, c’est là un outil essentiel de cette démocratie dialogique.
280
J.-B. Auby, « Nouvelles de la… », op. cit., p. 2.
281
O. Pfersman, « Principe majoritaire et démocratie juridique. Àpropos d’un argument de Kelsen revisité par
Michel Troper », in D. de Béchillon, P. Brunet, V. Chameil-Desplats et É. Millard (dir.), L’architecture du
droit : mélanges en l’honneur de Michel Troper, 2006, Paris, Economica, p. 859.
282
M. Prieur, « Un nouvel instrument de démocratie participative », AJDA, 2013, p. 193.
283
J. Rivero, « À propos des métamorphoses… », op. cit., p. 830.
284
Pour une étude approfondie de la question, v. H. Belrhali-Bernard, « La pratique des consultations sur
Internet par l'administration », RFAP , 2011, n° 137-138, p. 181 et s. V. également sur l’occasion manquée par le
Code des relations entre le public et l’administration de faire avancer l’ordonnancement juridique sur ce point,
S. Saunier, op. cit., pp. 2429-2430.
285
Le rapport public du Conseil d’État de 2011 était favorable à la consécration de six grands principes
directeurs de la concertation numérique : garantir l’accessibilité des informations, assurer le dépôt des
observations de tous les participants et favoriser leur publicité, garantir l’impartialité et la loyauté de
l’organisateur de la concertation, assurer des délais raisonnables aux citoyens ou aux organes représentatifs pour
310
627. Cette dernière est entrée dans les mœurs au point que l’administration cumule les
procédures en tentant d’atteindre le consensus. Les rebondissements de l’affaire de l’aéroport
de Notre-Dame des Landes en sont l’exemple le plus récent286 bien que les autorités y aient
été confrontées à une résistance idéologique. Les vertus du débat ne seraient plus une simple
faculté mais un impératif auquel est conditionnée la bonne mise en œuvre des projets. Bien
que certains y voient un simple « outil d’amélioration de la qualité de la décision »287 et non
un mode alternatif de la gestion administrative, le modèle traditionnel apparaît aujourd’hui
largement affaibli. Ce progressif abandon de l’unilatéralité traduit autant qu’il produit « le
résultat du déclin d’une tendance, celle du modèle du pouvoir administratif qui tend à s’ériger
contre la société au profit de la tendance d’un modèle ascendant, celle de la société
s’affirmant face au pouvoir administratif »288.
628. Devant ce qui se présente comme une telle révolution, il faut concéder que le tableau
n’est pas idyllique. Si le droit administratif a profondément transformé l’action des autorités,
la participation des citoyens reste perfectible. Ils sont encore nombreux à critiquer l’efficacité
de ces mécanismes et leur influence sur les autorités. Entendre les revendications des citoyens
est une chose, les écouter et prendre en compte leur avis en est une autre pour laquelle des
progrès sont attendus. Depuis le professeur Rivero qui avait pu voir en ces pratiques un rite
plutôt qu’un authentique débat289, la doctrine a perpétué le constat. Dernièrement, le
professeur Chevallier pouvait affirmer que la participation « apparaît souvent comme un
s’exprimer, veiller à la représentativité des organes et groupes de travail et enfin donner les informations sur les
suites du projet dans un délai proportionné à l’importance de la réforme.
286
Au départ, la construction de cet aéroport se dessinait comme une décision administrative unilatérale avant
qu’elle ne soit mise en sommeil par le pouvoir politique. La réactivation du projet, bien des années après, a dû
passer par la voie de la consultation publique qui était entre temps devenue une exigence. Le projet a donc dû
faire l’objet d’une enquête publique alors que pendant ce temps, de nombreuses associations avaient eu le temps
de se constituer en vue de faire abandonner le projet. La contestation citoyenne, pendant qu’une frange
s’engageait sur la voie de la violence et de la guérilla judiciaire, s’est organisée, produisant des rapports visant à
contrer les vues de l’administration. Devant la contestation du projet et l’embarras politique qui en a découlé, le
précédent Chef de l’État, dans son dernier entretien télévisé, avait organisé un référendum local pour que la
population s’exprime. Celui-ci, qui a conduit la population locale à donner leur assentiment au projet, semblait
être la solution pour le légitimer et enfin clore le débat. Malgré ce « succès », le débat n’est malheureusement
pas clos, les résistances étant parfois idéologiques. Si l’organisation de consultations publiques et du référendum
n’a donc pas réussi à empêcher la violence et à arrêter une décision claire, elle aura au moins eu le mérite de
pousser les citoyens à s’informer, s’intéresser et, pour certains d’entre eux, à développer un dialogue constructif
avec les autorités administratives. Le dialogue et le consensus semblent donc être devenus aujourd’hui
indispensables pour l’administration, comme le démontre l’exemple de ce projet si controversé. Pour un retour
sur l’historique de la consultation des citoyens dans l’affaire de l’aéroport de Notre-Dame des Landes, malgré
leurs relatives anciennetés, cf. Y. Tanguy, « La perception d’un débat public par ses principaux acteurs : le cas
du projet aéroportuaire de Notre-Dame-des- Landes », in Études offertes au professeur René Hostiou , 2008,
Paris, Litec, p. 513 ; J. Chevallier, « Le débat public à l'épreuve, le projet d'aéroport Notre-Dame des Landes »,
AJDA, 2013, p. 781.
287
P. Idoux, « Une approche comparatiste. Eléments de débat », in Contractualisation, participation publique et
protection de l’environnement, 2007, Montpellier, Mon Éditeur.com pour l’Université de Montpellier I, Actes de
colloque, t. 2, p. 132.
288
P.-Y. Chicot, op. cit., p. 140.
289
J. Rivero, « À propos des métamorphoses… », op. cit., p. 824.
311
trompe-l’œil, dans la mesure où elle ne confère que l’illusion du partage du pouvoir »290.
L’administration fausserait le débat en l’utilisant à dessein : au lieu de partager et
démocratiser la prise de décision, les autorités cherchent à légitimer leur action. Le seul
recours à ces procédures permettrait d’étouffer toute contestation, la décision ayant été
adoptée au bout d’un processus délibératif.
629. Plusieurs critiques techniques sont susceptibles d’être soulevées à l’égard des
procédures participatives. Si elles sont ouvertes à toute la société – ou toute personne
intéressée –, tous les citoyens n’y semblent pas égaux. Leur capacité à se faire entendre est en
partie conditionnée à la maîtrise d’outils numériques et d’un vocabulaire qui n’est pas
toujours à la portée de tous. En fin de compte, de par la complexité des projets soumis à
consultation publique, les procédures participatives « sont biaisées par l’existence de
processus socialement sélectifs, qui réduisent le cercle des participants et encadrent les
échanges. La participation profite d’abord aux relais représentatifs du milieu social,
professionnels de la communication, “notables” avec lesquels l’administration entretient des
rapports privilégiés : l’administré “de base” n’a guère plus qu’auparavant la possibilité
effective de se faire entendre »291.
630. Le deuxième élément à même de faire douter de la pertinence de ces procédures, c’est
le manque de sincérité des participants. À l’instar d’une négociation, la participation ne peut
fonctionner que lorsque les deux parties sont à même d’accepter le compromis et d’entendre
le point de vue « adverse ». Il faut donc une certaine qualité du dialogue engagé, ce qui n’est
pas toujours une priorité ce qu’illustre le fait « que le code des relations entre le public et
l’administration ne se prononce pas de façon générale sur “la qualité du dialogue” que
suppose cette association »292. Le problème, c’est que « la démocratie administrative a aussi
ses effets de miroir : on n’y trouve parfois pas plus que ce que l’on a apporté. Les
administrations soumettent souvent à la discussion publique des questions auxquelles elles ont
déjà répondu. Quant aux citoyens, ils ont le plus souvent du mal à voir dans les sujets qui leur
sont soumis autre chose que l’écho de leurs problèmes particuliers, comme l’expérience des
enquêtes publiques le montre depuis longtemps »293. En s’arc-boutant sur des positions
idéologiques ou en ne poursuivant que des intérêts personnels, les citoyens peuvent dévoyer
l’objectif de ces procédures participatives. L’idée de procédures rituelles ou d’exercices
290
J. Chevallier, « De l’administration démocratique… », op. cit., p. 227.
291
Ibid., p. 227.
292
S. Saunier, op. cit., p. 2427.
293
J.-B. Auby, « Remarques préliminaires sur la démocratie administrative », RFAP , 2011, n° 137-138, pp. 18-
19.
312
formels294 n’est pas à écarter totalement. Pour autant, l’argument le plus pertinent de la
critique exercée à l’encontre de cette participation des citoyens reste plus concret : il s’agit de
« la déconnexion du moment délibératif et de la phase décisionnelle : l’élaboration de la
décision finale relève en effet comme toujours d’un espace de négociation fermé, ouvert aux
seuls acteurs influents ; le débat public n’entraîne ni transfert ni réel partage du pouvoir de
décision. L’ouverture inhérente aux procédures délibératives est ainsi payée d’une relégation
de celles-ci en marge du processus décisionnel »295. Aujourd’hui encore, l’impact de ces
consultations sur la prise de décision est incertain. Si ces pratiques ont fait leur chemin, il leur
reste encore à devenir effectives296 en pesant sur les autorités administratives. D’ailleurs, dans
le domaine environnemental, le Conseil constitutionnel veille à éviter qu’elles ne soient
qu’une entreprise de communication297.
631. Malgré ces critiques, ces procédures ont renouvelé le schéma des rapports entre les
citoyens et les autorités. Sous l’effet de l’élévation du statut des citoyens et de cette
participation à la définition de l’action administrative, leurs relations ont abandonné le
classique commandement. L’administration ne peut plus agir ainsi parce que les destinataires
de son activité ont vu leur statut changer en leur offrant une posture active tant la situation de
l’administration est marquée par la détérioration de sa « supériorité » (B).
632. L’analyse des relations entre l’administration et son public de citoyens, ne peut se
contenter de l’étude de leur statut et de leurs facultés d’action. Une introspection sur la
manière dont ils envisagent les autorités et leur activité doit être menée afin de dresser le
tableau complet de leurs relations. Il est question de l’examen de la surface sociale de
l’administration, c’est-à-dire la place qu’elle occupe dans la société. L’idée défendue est que
si l’administration a longtemps bénéficié d’une position préférentielle, de « supériorité », elle
est aujourd’hui sur le recul ce qui devrait l’amener à repenser les modalités de son action.
294
J.-B. Auby, « Droit administratif… », op. cit., p. 9.
295
J. Chevallier, « De l’administration démocratique… », op. cit., p. 227.
296
L’intitulé du rapport public du Conseil d’État pour l’année 2011 n’est à ce titre pas innocent, cf. Conseil
d’État, Rapport public 2011. Consulter autrement, participer effectivement , 2011, Paris, La Documentation
Française, Études et Documents, 226 p.
297
Les censures précitées des dispositions de la loi n° 2010-788 du 12 juillet 2010 par le Conseil constitutionnel
en ce qu’elles n’assuraient pas suffisamment la mise en œuvre du principe de participation du public en attestent
notamment. Le législateur a dû revoir sa copie, ce qu’il a notamment fait avec la loi n° 2012-1460 du
27 décembre 2012 relative à la mise en œuvre du principe de participation du public défini à l’article 7 de la
Charte de l’environnement. Celle-ci a approfondi, par certaines mesures techniques, les conséquences des
procédures participatives en même temps qu’elle a notablement élargi le spectre des citoyens appelés à y
participer. V. sur cette loi, B. Delaunay, « La réforme de la participation du public », AJDA, 2013, p. 344 et s.
313
Cette forme de détérioration de leur ascendant affaiblit la position des autorités
administratives. Cet affaiblissement possède principalement des origines idéologiques (1) qui
ont fini par se répercuter sous la forme de manifestations juridiques (2), notamment dans le
contenu de leur statut.
298
J. Chevallier, Science administrative , op. cit., p. 153.
314
était omniprésente299, elle a continué d’occuper l’espace social300 posant la question de
l’identification de ses frontières. L’État-providence a succédé à l’État gendarme, poursuivant
cette mutation du rapport entre le pouvoir et la société. Dans un contexte économique
favorable où les recettes s’accroissent, l’administration voit sa faculté d’agir grandir,
notamment dans le domaine social. Cette figure de l’État-providence repose sur le mythe de
son infaillibilité à remplir ses missions. Le mythe du service public a également joué un rôle
important puisqu’il implique que l’administration use de la meilleure voie possible et agisse le
plus efficacement possible.
636. Dès lors, censé répondre de la meilleure manière à toute demande sociale parce qu’il
est infaillible, l’État-providence est devenu omniprésent. Son rayonnement prend une
dimension considérable et ses activités connaissent une expansion inédite. Devant cette
hégémonie, la société développe une « vision nouvelle d’une administration entièrement
préposée au service du public et exclusivement soucieuse de répondre aux aspirations de tout
ordre des individus et des groupes. Dès lors, l’administration se trouve parée d’une supériorité
incontestable par rapport à l’entreprise privée »301. Les vertus de la gestion publique sont
louées favorisant au passage l’extension du champ de l’intervention administrative. C’est
l’âge d’or de l’administration qui domine alors la société. Seulement, cet essor, parti pour
monopoliser le corps social, a été stoppé au tournant des années 70. Cette chronologie est
confirmée par le professeur Auby qui affirmait au début du XXIe Siècle que « les démocraties
occidentales ont connu, dans les trente dernières années, un double mouvement de réduction
de l’espace de l’État au profit de celui du marché, et de réduction de l’espace de l’État au
profit des citoyens »302.
637. Si les « trente Glorieuses » et l’État-providence laissaient croire que l’administration
avait réponse à tout, l’apparition d’un nouveau contexte a changé la donne. Parti d’un
contexte purement factuel, ce recul administratif s’est répercuté sur le plan idéologique,
engageant à le prolonger. Les deux chocs pétroliers303 provoquent des crises monétaires et une
299
Cette omniprésence se dédouble puisque d’une part l’administration prend en charge les secteurs
économiques clés tels l’armement et d’autre part, elle assume les activités rendues complexes par le déroulement
du conflit comme les transports notamment. L’administration devient en ces périodes à proprement parler
tentaculaire sous ce double effet.
300
En réalité, elle a souvent conservé les domaines « conquis » pendant la période belliqueuse. Mais le terme est
préféré dans le cadre de l’évolution globale de la surface sociale occupée par l’administration.
301
J. Chevallier, Science administrative , op. cit., p. 163.
302
J.-B. Auby, « La bataille de San Romano », AJDA, 2001, p. 914.
303
Ce que l’on considère comme une modification brutale du coût du baril de pétrole brut, entraînant des
conséquences néfastes sur l’économie mondiale s’est produit pour la première fois en 1973 suite à la dévaluation
du dollar et l’embargo arabe pendant la guerre du Kippour. Quelques années plus tard, en 1979, de nouveaux
événements ont provoqué une nouvelle flambée des prix de cette matière première. Les effets conjugués de la
315
dépression économique qui marquent la fin de l’ère administrative faste. L’incapacité de
l’État et de son appareil administratif à résoudre la crise économique a gravement altéré la
situation des autorités administratives : « le mythe de l’État-providence reposait sur le dogme
de l’infaillibilité de l’État et sur l’affirmation corrélative de la supériorité de la gestion
publique sur la gestion privée. Or, ces postulats, jusqu’alors incontestés, ne vont plus relever
de l’évidence : alors que la confiance en l’État s’émousse, la gestion publique fait l’objet de
critiques acerbes »304. La croissance et l’emploi reculant, l’influence et le prestige dont
bénéficiait l’administration s’évaporaient, cette dernière ne pouvant offrir de solutions. De
plus, les déséquilibres budgétaires structurels auxquels elle est confrontée fragilisent son
action sociale coûteuse. Il faut dire que « le développement des activités de prestation a
entraîné la mise en place d’un énorme appareil, aux ramifications innombrables, dont la
productivité globale est faible »305.
638. Si ce lourd appareil ne posait pas problème pendant la période prospère des trente
Glorieuses, le changement profond auquel les États ont été confrontés a fait surgir de
nouvelles problématiques, notamment budgétaires, amenant à repenser l’organisation
administrative sur de nouvelles bases. Devant le constat du coût élevé des services publics,
« le dogme de la supériorité de la gestion publique se trouve ainsi battu en brèche »306. C’est
toute l’activité administrative qui est critiquée là où elle était glorifiée : au lieu d’agir en
faveur de l’égalité sociale, l’action sociale de l’administration ne ferait que pérenniser la
pauvreté. L’idéologie libérale reprend le dessus sur les théories de Keynes fragilisées par la
mondialisation et l’administration ne créerait que des rigidités insupportables au capitalisme.
La réponse gouvernementale à ces critiques n’a alors pas tardé à faire son œuvre, notamment
autour des figures de Thatcher ou Reagan.
639. Ces derniers, suivis par de nombreux pays, ont lancé dans les années 80 un grand
mouvement de privatisation. La gestion publique, souvent monopolistique, est décriée au nom
de la rationalité budgétaire. La spectaculaire étendue de la privatisation jusque dans les
secteurs-clés des transports, de l’énergie ou des télécommunications témoignent d’une
tendance hostile à l’appareil public. La privatisation ne se limite d’ailleurs pas à la seule vente
d’entreprises publiques puisque des activités jusque-là gérées en régie sont concédées au
secteur privé. En France, le phénomène de privatisation entamé en 1986 s’est installé dans la
révolution iranienne provoquant la fuite du Shah et du conflit irano-irakien ont encore multiplié les prix du
pétrole.
304
J. Chevallier, Science administrative , op. cit., p. 203.
305
Ibid., p. 205.
306
Ibid., p. 205.
316
durée, révélant le discrédit latent des activités de la personne publique accentué par la crise
économique de 2008.
640. Devant l’ampleur des conséquences de la crise dite des subprimes et les risques qu’un
effondrement bancaire fait peser sur les économies nationales, les plans de sauvetage et de
relance se sont multipliés sous l’impulsion des personnes publiques. Mais cette implication de
l’administration n’a pas marqué le retour à un interventionnisme régulateur. Au contraire, ces
dépenses autant nécessaires qu’importantes ont lourdement grevé le budget des États
concernés qui se sont lancés dans une politique de rigueur. Ce coûteux secourisme a ensuite
justifié le resserrement de l’administration autour d’activités restreintes. Elle a une nouvelle
fois dû reculer et abandonner de nombreux domaines à l’initiative privée. Aux yeux de la
société, la situation s’est dégradée car « l’État n’apparaît plus capable de répondre à tous les
besoins, de faire face à tous les problèmes ; et le protectorat qu’il exerçait sur la vie sociale
tend à être frappé d’obsolescence »307. Les réflexions critiques sur l’assistanat et l’activité
administrative se sont libérées au point de transformer ses caractéristiques. Sous la pression
des théories néolibérales308 enhardies par les écrits de Hayek309, la fameuse surface sociale de
l’administration s’est réduite. Ne semblant plus capable de guider la société, elle a quitté son
promontoire en l’abandonnant au marché. L’activité de l’administration, dans une relecture
caricaturale, serait désormais perçue comme l’instrument d’une planification totalitaire.
641. Dans ce nouveau contexte, la position de l’administration est fragilisée. En outre, la
mondialisation ne l’aide en rien à conserver sa place sociale. Les États, traversés par des flux
que leurs frontières ne peuvent endiguer, voient leur administration s’affaiblir face à de
grandes multinationales à l’influence mondiale. Ce phénomène pousse à l’étiolement de
l’administration en affaiblissant l’impact de son activité sur le territoire national. Dans un
307
J. Chevallier, Science administrative , op. cit., p. 208.
308
Cette idéologie, construite sur le libéralisme historique, s’en distingue dans la mesure où le marché n’est pas
un produit naturel mais une véritable construction historique. Le paradoxe est que l’État doit y adopter un rôle
actif, mais strictement limité à l’organisation de la concurrence qui s’apparente à une compétition. La seule
activité où la spécificité administrative et publique se justifie réside donc dans l’instauration de ce cadre
concurrentiel. Ainsi, il ne s’agit donc pas d’assurer l’égalité des résultats mais l’égalité des chances dans la
participation à la compétition. La singularité de la personne publique disparaît une fois sorti de cette activité,
impliquant qu’elle est elle-même soumise au jeu concurrentiel. Sa surface sociale est donc réduite au minimum
ne pouvant jouer aucun rôle de protection ou de balance des effets du système. Une fois sa tâche remplie,
l’administration n’est donc plus qu’un acteur comme les autres du jeu concurrentiel qui caractérise le marché. En
cela, la considération et le regard que porte la société sur l’administration ne peut qu’aller en empirant. Pour un
regard plus complet sur cette idéologie, cf. W. Brown, Les habits neufs de la politique mondiale , 2007, Paris, Les
Prairies Ordinaires, préf. L. Jeanpierre, trad. Ch. Vivier, Ph. Mangeot et I. Saint-Saëns, 136 p. ; P. Dardot et
Ch. Laval, La nouvelle raison du monde , 2009, Paris, La Découverte, 497 p. ; B. Daviron et E. Fouilleux,
« Néolibéralisme », in A.-J. Arnaud (dir.), Dictionnaire de la globalisation , 2010, Paris, LGDJ, Lextenso Éd.,
trad. W. de L. Capeller, p. 369.
309
F. A. Hayek, Droit, législation et liberté , 2ème éd., 2013, Paris, PUF, Quadrige, préf. Ph. Nemo, trad.
R. Audouin, 948 p.
317
autre mouvement, le développement d’espaces de régulation régionale310 et mondiale311 la
dépasse et limite aussi son influence.
642. L’ensemble de ces évolutions ont progressivement fait perdre à l’administration sa
position sociale supérieure, celle d’un organe qui coiffe la société qu’elle doit mener vers le
bien commun. Ces conceptions idéologiques et sociales ne cessant de gagner du terrain et le
droit leur étant perméable, la dégradation des autorités a fini par se concrétiser par certaines
manifestations juridiques (2).
643. La position de l’administration et son influence ont nettement reculé, passant d’un
« guide » surplombant le corps social à la négation de toute spécificité. Cette nouvelle
configuration implique un renouvellement de ses relations avec les particuliers, ce que
confirme l’évolution de son régime juridique. Il n’est question que de relever l’existence
d’indices laissant à penser que la personne publique ne jouit plus de la protection juridique
vigoureuse dont elle a pu bénéficier ce qu’illustre par exemple l’engagement facilité de la
responsabilité administrative. Sans remonter aux origines, l’administration est longtemps
demeurée irresponsable312 et les évolutions récentes en ce domaine marquent la
« dégradation » subie par l’administration. Notamment, l’exigence de faute lourde, sans
totalement disparaître, est sur le recul dans certains domaines historiques313. Dans ces cas, la
faute simple suffit afin de faciliter l’indemnisation des personnes qui en bénéficient. Dans le
même temps, la responsabilité sans faute a vu son influence s’accroître considérablement. En
310
L’Union européenne, avec sa propre administration et ses objectifs, est ainsi en position de court-circuiter
l’administration nationale. Par ailleurs, d’autres organisations internationales ou plutôt régionales, s’orientent
progressivement vers ce modèle d’intégration européenne.
311
Dans cette perspective, les organisations mondiales sont très nombreuses, chacune possédant son propre
domaine de compétences. Sans être exhaustifs et à titre d’exemple, il est possible de citer le Fonds Monétaire
International, l’Organisation mondiale du Commerce, la Banque mondiale, l’Organisation internationale du
travail, la Cour Pénale Internationale, la Cour Internationale de la Justice, l’Organisation mondiale de la Santé.
312
À l’origine en effet, l’administration, et plus généralement l’État, n’étaient pas responsables sur le plan
juridique des actions entreprises. Il n’était à ce titre pas anodin que le président Laferrière considère que « le
propre de la souveraineté est de s’imposer à tous, sans qu’on puisse réclamer d’elle aucune compensation », cf.
É. Laferrière, Traité de la juridiction administrative et des recours contentieux, t. 1, 2ème éd., 1896, Paris, Nancy,
Berger-Levrault, p. 13. Rattachée à l’exercice de la souveraineté et au pouvoir politique, l’administration était
donc intouchable, expliquant également le système dit de la garantie des fonctionnaires, par lequel l’article 75 de
la Constitution de l’an VII exigeait une autorisation du Conseil d’État pour attaquer le fonctionnaire auteur d’un
dommage. Ainsi, la nation ne pouvant mal faire, l’indemnisation des quelques victimes collatérales de l’activité
administrative ne reposait que sur le bon vouloir de l’administration, liée organiquement à la souveraineté. Ce
n’est qu’en 1873 avec la célèbre jurisprudence Blanco que la responsabilité de l’administration s’est trouvée
consacrée, bien qu’elle ne soit ni générale ni absolue. Depuis lors donc, elle n’a jamais cessé de s’étendre,
renforcée par le délitement de la position administrative privilégiée.
313
Par exemple en matière hospitalière depuis CE, ass., 10 avril 1992, req. n° 79027, Epoux V. : Rec. Leb.,
p. 171, concl. H. Legal ; AJDA, 1992, p. 355, concl. H. Legal ; RFDA, 1992, p. 571, concl. H. Legal ; D., 1993,
SC, p. 146, obs. P. Bon et Ph. Terneyre ; JCP , 1992, II, n° 21881, note J. Moreau ; LPA, 1992, n° 80, p. 23, note
V. Haïm.
318
grossissant le trait, la responsabilité de l’administration deviendrait presque un système
d’assurance tant l’importance de la faute semble décliner. En effet, « la rupture entre faute et
responsabilité est une chose commune en droit administratif et l’importance du domaine de la
responsabilité sans faute est une des caractéristiques les plus remarquables de la responsabilité
de la puissance publique »314. Ainsi, « l’administration-citadelle qui apparaissait comme
inattaquable »315 devient vulnérable. Sa « supériorité » laisse même la place à une nouvelle
singularité : le privilège est devenu sujétion.
644. Cette transformation se confirme également dans l’approche juridique des possibilités
d’intervention économique de l’administration. L’analyse de la protection de la liberté du
commerce et de l’industrie a profondément changé, et avec elle l’endroit du curseur de la
limite acceptable de l’intervention publique dans le domaine économique. Au départ, celle-ci
n’était possible que du fait de la carence de l’initiative privée316. La liberté du commerce et de
l’industrie était sauve dès lors que l’intervention de l’administration était conditionnée à la
défaillance des entrepreneurs privés. Aujourd’hui, le raisonnement est inversé puisque de la
restriction, l’on est passé à une obligation d’égalité : la personne publique peut intervenir dans
le domaine économique à condition de se comporter et d’être traitée comme une personne
privée. Ainsi, la personne publique perd sa spécificité et doit abandonner ses avantages afin
de respecter le droit de la concurrence317. En se pliant aux mêmes règles que les personnes
privées dans la sphère économique, l’administration est considérée comme telle. Sa
singularité et sa supériorité semblent donc avoir complètement disparu en ce domaine318.
645. Partant de là, les principes de l’activité administrative se sont adaptés à ce nouveau
statut. Désormais, « le principe fondamental de subsidiarité sur lequel repose ce modèle
signifie que l’intervention publique n’est légitime qu’en cas d’insuffisance ou de défaillance
des mécanismes d’autorégulation sociales (suppléance), étant entendu qu’il convient alors de
314
R. Chapus, Droit administratif général, t. 1, 15ème éd., 2001, Paris, Montchrestien, Domat droit public,
n° 1484, pp. 1335-1336.
315
P.-Y. Chicot, op. cit., p. 140.
316
CE, sect., 30 mai 1930, req. n° 06781, Chambre syndicale du commerce en détail de Nevers : Rec. Leb.,
p. 583 ; RDP , 1930, p. 530, concl. P.-L. Josse ; S, 1931, III, p. 73, concl. P.-L. Josse, note R. Alibert ; RJEP ,
févr. 2011, p. 1, comm. M. Lombard.
317
Cf. CE, sect., 3 nov. 1997, req. n° 169907, Société Million et Marais : Rec. Leb., p. 406, concl. J.-H. Stahl ;
CJEG , 1997, p. 441, concl. J.-H. Stahl ; RFDA, 1997, p. 1228, concl. J.-H. Stahl ; AJDA, 1997, p. 945, chron. T.-
X. Girardot et F. Raynaud ; RDP , 1998, p. 256, note Y. Gaudemet ; AJDA, 1998, p. 247, note O. Guézou ; AJDA,
2014, p. 110, note B. Lasserre – CE, ass., 31 mai 2006, req. n° 275531, Ordre des avocats au barreau de Paris :
Rec. Leb., p. 272 ; BJCP , 2006, p. 295, concl. D. Casas ; CJEG , 2006, p. 430, concl. D. Casas ; RFDA, 2006,
p. 1048, concl. D. Casas ; AJDA, 2006, p. 1584, chron. C. Landais et F. Lenica ; ACCP , oct. 2006, p. 78, note
L. Renouard ; CCC, oct. 2006, comm. F. Rolin ; CMP , juill. 2006, n° 202, note G. Eckert ; DA, août-sept. 2006,
n° 129, note M. Bazex ; JCP A, 2006, n° 113, note F. Linditch ; Gaz. Pal., 2006, n° 341, p. 7, note O. Renaudie ;
RLC, 2006, oct.-déc., p. 44, note G. Clamour.
318
Sur ce plan, l’influence du droit européen est loin d’être négligeable comme en témoigne la conception
beaucoup plus stricte et restreinte de la notion de service public, limitée aux « services universels ».
319
privilégier les dispositifs les plus proches des problèmes à résoudre (proximité) et de faire
appel à la collaboration d’acteurs sociaux (partenariat) »319. L’administration, tombée de son
piédestal, a dû repenser sa manière d’interagir avec la société et les particuliers.
646. Le recours au droit souple, à la régulation, à l’information et la participation
contribuent à cette modification, démontrant que l’administration est pourvue d’un nouveau
statut, à la considération sociale diminuée. Ainsi, « l’encadrement par l’État du
fonctionnement du marché tend à passer par des voies plus souples […] ; par la régulation,
l’État ne se pose donc plus en acteur mais en arbitre du jeu économique, en se bornant à poser
des règles aux opérateurs et en s’efforçant d’harmoniser leurs actions »320. Conformément au
nouveau rôle qui lui est confié par les néolibéraux, l’administration voit ses modalités
d’intervention évoluer. Le recours préférentiel à la technique contractuelle et le
renouvellement du droit des contrats publics vont en ce sens d’une intervention plus
consensuelle. La perte du statut « privilégié » de l’administration, dont on ne sait s’il est
l’origine ou la conséquence de ces évolutions, se traduit à de multiples niveaux de
l’ordonnancement juridique, allant de l’encadrement de son action aux moyens qu’elle y
utilise.
647. Les indices relevés dans cette tendance dépassent la seule analyse de
l’ordonnancement juridique. Le rapprochement de l’administration avec les personnes privées
n’est pas uniquement imposé par le droit puisque certaines techniques font ressortir une
intériorisation du processus : l’administration agit de plus en plus conformément aux
préceptes et techniques privés. Devant intervenir dans un contexte concurrentiel,
l’administration s’est soumise aux règles du « jeu ». L’introduction du « management
administratif » en lien avec la recherche d’efficience et de rentabilité, nouveaux repères de
l’activité administrative, est significative. Autour d’une « nouvelle gestion publique »321
apparaissent des méthodes par lesquelles l’administration s’autocontrôle dans le but de
remplir ses objectifs. Au départ basés sur des critères qualitatifs, ils ont fini par s’orienter en
direction de la performance budgétaire depuis la loi organique relative aux lois de finances du
319
J. Chevallier, Science administrative , op. cit., p. 213. Pour le détail des trois éléments mentionnés, voir cette
même page.
320
Ibid., p. 220.
321
L’usage de cette expression remonterait à 1975 dans le titre de l’ouvrage du directeur général de la fonction
publique : M. Massenet, La nouvelle gestion publique : pour un État sans bureaucratie, 1975, Suresnes, Éditions
Hommes et Techniques, préf. O. Gélinier, 145 p. Cf. sur ce point J. Ziller, « Vrais et faux changements dans les
administrations en Europe », RFAP , 2003, p. 71.
320
1er août 2001322. L’aspect qualitatif n’intervient désormais que dans un second temps, censé
prolonger l’optimisation des ressources publiques. Cette nouvelle contrainte budgétaire a
poussé les autorités à s’astreindre à de nouvelles pratiques importées de l’entreprise : les
audits et les évaluations visent à responsabiliser les autorités administratives en leur confiant
un budget avec lequel elles doivent atteindre leurs objectifs. Les administrateurs ne sont plus
si éloignés que cela des techniques entrepreneuriales autant par leur fonctionnement interne
que par leur encadrement externe.
648. La franche délimitation dont bénéficiait l’administration vis-à-vis des sphères
politiques et économiques est désormais confuse. La séparation catégorique semble s’être
dissoute emportant avec elle la position préférentielle de l’administration. Par conséquent,
l’on peut parler d’un véritable affaissement de la position des autorités au sein de la société
qui se superpose à l’amélioration du statut des destinataires de l’activité administrative. À ce
titre, il n’est pas exclu que les deux phénomènes se recoupent, l’affaiblissement de l’un
pouvant logiquement entraîner l’élévation de l’autre et inversement. Quoi qu’il en soit, les
relations entre l’administration et son public de citoyens s’en trouvent modifiées. Partant du
principe que « le système administratif français et son droit reposent – comme tout ordre
juridique – sur une certaine représentation de l’homme, et de sa place dans la société »323, ces
nouveaux rapports sont susceptibles de déboucher sur un rééquilibrage du droit et du
contentieux administratif. Mais là ne sont pas les seules relations des citoyens engagés au
contentieux, ces derniers ayant considérablement rehaussé leurs exigences envers la justice
administrative (paragraphe 2), ce qui est susceptible de peser sur les principes structurants du
contentieux administratif.
649. Si l’existence d’un droit administratif qui enserre l’activité administrative relève du
miracle324, il en est de même pour les juridictions administratives et leur contentieux. La
situation précaire – du moins dans l’esprit populaire – du juge administratif a pu longtemps
donner l’impression que ceux qui le saisissaient usaient d’une faveur concédée par
l’institution. Sur ces bases, le seul fait de pouvoir contester les décisions administratives a
322
P. Jan, « La loi organique du 1er août 2001 relatives aux lois de finances ou l’entrée en scène de la culture de
performance et de résultat », LPA, 2005, n° 146, p. 6 ; A. Pariente, « La démarche de performance issue de la
LOLF : quelles perspectives ? », RDP , 2006, p. 37.
323
J. Rivero, « À propos des métamorphoses… », op. cit., p. 821.
324
P. Weil et D. Pouyaud, Le droit administratif, 24ème éd., 2013, Paris, PUF, Que sais-je ?, pp. 3 et 5.
321
longtemps été considéré comme un aboutissement. Cette seule possibilité a suffi à satisfaire le
désir de justice des citoyens vis-à-vis de l’activité administrative. Seulement, le temps aidant,
les citoyens ont apprivoisé cette technique juridictionnelle et s’y sont habitués.
650. Une fois entrée dans les mœurs, la saisine du juge est devenue un droit. Dès lors, ce
qui est devenu un instrument banal a révélé, à l’usage, certaines lacunes dans la protection des
intérêts des citoyens. Ces derniers, assurés que le recours au juge leur est un dû, ont
commencé à revendiquer son évolution. Leurs aspirations tournent autour d’une « soif de
subjectivisation » du travail juridictionnel (A) et d’une volonté de voir leur « patrimoine »
enrichi du fait de la montée en puissance des droits publics subjectifs (B). Ces évolutions, qui
pourraient d’une certaine manière se rattacher à l’évolution de l’ordre juridique, sont traitées
dans ce chapitre consacré à l’évolution des acteurs contentieux parce qu’elles concernent
essentiellement les attentes que ces derniers, et notamment les particuliers, peuvent placer
dans l’action juridictionnelle.
651. L’ordre juridique possède une sorte de double nature : s’il s’applique à la société par la
contrainte, il en est aussi un véritable produit. Les spécialistes de droit comparé ne le savent
que trop bien dans la mesure où l’importation d’une règle de droit étrangère est soumise à la
compatibilité des cultures et des coutumes sociales. Les échanges susceptibles d’exister entre
deux ordres sont toujours conditionnés à la faculté d’acceptation du milieu social dans lequel
doivent s’intégrer les nouvelles règles, d’origine étrangère donc. L’exemple type n’est autre
que l’importation difficile de l’ombudsman, institution traditionnelle des pays nordiques, en
France. Il a fallu user de pédagogie et laisser le temps faire son œuvre pour que le médiateur
de la République, désormais fondu dans le Défenseur des Droits, soit une institution reconnue
des citoyens. L’ordre juridique tisse des liens ambivalents avec la société, entre contrainte et
adaptation. C’est fort de ce constat selon lequel, « le droit, en tant que production sociale, est
appelé à évoluer en fonction des mutations sociales »325, que l’évolution en faveur d’une
subjectivation du contentieux pourra être appréhendée. En ce que les tendances juridiques
résultent donc de mouvements sociaux profonds, la subjectivation est au moins partiellement
poussée par les requérants.
652. Pour bien mettre en lumière cette métamorphose, il faut revenir à ses origines. À la
base, le droit administratif français a été bâti « sur des notions beaucoup plus communautaires
325
J. Chevallier, « Vers un droit post-moderne ? Les transformations de la régulation juridique », RDP , 1998,
p. 660.
322
qu’individuelles [… et] est donc longtemps apparu, et apparaît encore aujourd’hui, comme un
droit de la communauté plus que comme un droit de l’individu »326. La tendance naturelle du
droit administratif va vers la préservation d’un ordre objectif qui colle à sa finalité originelle
de protection de la puissance publique en charge de l’intérêt général. Il est vrai que l’intérêt
général invoqué par l’administration dépasse les intérêts individuels des citoyens. Cette
situation déséquilibrée implique que l’individu ne peut y occuper la place centrale qui est la
sienne ailleurs. Le droit administratif est construit comme le « royaume » des normes
objectives, seules capables d’assurer la réalisation de l’intérêt général par les autorités. Dans
cette architecture, les droits et intérêts subjectifs des citoyens ne pouvaient jouer que les
seconds rôles. D’ailleurs, la question ne se posait pas dans la mesure où le respect objectif des
règles était censé garantir les situations subjectives des citoyens au travers de l’intérêt général.
653. Or, cette dissolution des intérêts particuliers dans le destin collectif semble avoir vécu.
Le professeur Melleray le constate lorsqu’il affirme « que c’est aujourd’hui ce droit
administratif classique, holiste (socialiste aurait écrit Duguit), valorisant prioritairement la
totalité sociale, qui s’efface devant les revendications individualistes contemporaines »327. Le
droit administratif, dans son large champ, aurait un nouvel horizon, le respect du droit objectif
étant concurrencé, voire doublé, par la prise en compte du sujet individuel. Cet effritement de
la prédominance du collectif est l’une des manifestations les plus évidentes de cette
dynamique de subjectivation. D’un système résolument objectif, attaché à parfaire l’activité
administrative, le droit administratif serait devenu un moyen de défendre les intérêts des
particuliers. En clair, le système construit aurait vu son objectivité s’éroder du fait de
l’entreprise globale de « subjectivisation du droit »328.
654. En cela, il ne fait que suivre la société moderne329 et ses tendances individualistes
fortes. L’époque « est à la valorisation, à l’exacerbation des revendications communautaires et
des inclinaisons individualistes mues par des mobiles purement égotiques »330. Les récentes
crises n’ont d’ailleurs fait qu’accentuer ce phénomène d’individualisation. Là encore, le reflux
de l’État-providence et le regain des thèses libérales participent à ce mouvement profond où
l’individu devient la référence suprême. Dans ce contexte, la norme juridique, y compris en
326
S. Braconnier, Jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme et du droit administratif français,
1997, Bruxelles, Bruylant, préf. Y. Madiot, p. 306.
327
F. Melleray, « L’exorbitance du droit administratif en question(s) », AJDA, 2003, p. 1962.
328
L. Ferry et A. Renaut, Philosophie politique. 3 , 1985, Paris, PUF, Recherches politiques, p. 72.
329
Sans prendre parti sur le fait de savoir si la société contemporaine serait moderne ou post-moderne, nous
souhaitons simplement marquer le changement des mentalités qu’ont connues les sociétés occidentales depuis
1945, mouvement accéléré au tournant des années 1970.
330
P. Fraisseix, « La "subjectivisation" du droit administratif », LPA, 2004, n° 207, p. 12.
323
droit administratif, se doit « de traquer le risque, voire l’inconfort ou le simple
désagrément »331. En faisant de l’épanouissement individuel la principale valeur332, la société
pèse sur l’orientation du droit administratif. Celui-ci doit devenir un moyen de protection et
de libération de l’individu, au point qu’il paraisse « réduit à un produit de consommation de
masse dont chacun s’emploie à user (voire abuser) aux mieux de ses intérêts »333.
655. La subjectivation du droit administratif évoquée serait le prolongement de cette
propension à l’individualisme qu’a contribué à révéler la « modernité ». Ce mouvement
traduit au plan juridique une tendance sociale profonde qui implique de penser le tout à partir
du seul individu. Subjectiver le droit administratif, c’est en faire une relation personnelle en le
détachant des considérations strictement normatives. Si les droits subjectifs constituent
grossièrement des pouvoirs appartenant aux individus en vue de la satisfaction de leurs
intérêts propres, subjectiver le droit administratif, c’est y introduire l’individu et sa situation
personnelle. Si la prétention objective du droit administratif n’a pas complètement disparu, sa
présentation monolithique ne peut plus avoir cours, les deux tendances y existant.
656. La polémique, maintenant résolue, qui a agité la doctrine au début du 21e Siècle à
propos du rôle de l’ex-commissaire du gouvernement est de celles qui manifestent cette
tendance. Celui qui n’était qu’un membre à part entière de la juridiction avec la tâche
d’éclairer les magistrats sur l’affaire a dû, sous la pression de la Cour de Strasbourg, ne plus
assister au délibéré. Cette évolution, sous l’influence directe de la théorie des apparences,
s’adressait directement aux individus. En cherchant à réformer l’image de la juridiction
administrative, la modification s’adresse à ceux qui la saisissent. Elle n’est réalisée que dans
le seul intérêt des parties engagées et particulièrement des profanes : c’est la prise en compte
du ressenti de l’individu qui a justifié la condamnation, par la Cour européenne des droits de
l’homme, de la « participation »334 du commissaire au délibéré. En effet, « pour la Cour, un
justiciable non rompu aux arcanes de la justice administrative peut assez naturellement avoir
tendance à considérer comme un adversaire un commissaire du gouvernement qui se
prononce pour le rejet de son pourvoi. À l’inverse, il est vrai, un justiciable qui verrait sa
331
G. Carcassonne, « Société de droit contre État de droit », in L’État de droit, Mélanges en l’honneur de Guy
Braibant, 1996, Paris, Dalloz, p. 38.
332
G. Lipovetsky, L’ère du vide, 1983, Paris, Gallimard, Les Essais, 246 p. ; A. Minc, La machine égalitaire ,
1987, Paris, B. Grasset, 284 p. ; C. Taylor, Le malaise de la modernité , 2015, Paris, Cerf, Lexio, trad.
C. Melançon, 125 p.
333
P. Fraisseix, op. cit., p. 13.
334
Flou autour des termes qui a notamment permis au Conseil d’État de retarder l’échéance : participation,
assistance…
324
thèse appuyée par le commissaire le percevrait comme son allié »335. La Cour développe cette
introspection à partir de l’individu attaché au « sentiment d’inégalité » que pourraient
éprouver les citoyens qui voient le commissaire se retirer avec les juges lors du délibéré. Cette
condamnation qui a fait évoluer son rôle et sa dénomination336 n’était basée sur aucune
constatation objective. La Cour reconnaissait même que « nul n’a jamais mis en doute
l’indépendance ni l’impartialité du commissaire du gouvernement, et la Cour estime qu’au
regard de la Convention son existence et son statut organique ne sont pas en cause »337. La
seule approche subjective, à partir du justiciable désavoué par le commissaire du
gouvernement, permet à la Cour de condamner cette présence338. C’est en dehors de tout
constat objectif que fut menée cette réforme, marquant « le triomphe de la psychologie du
plaideur qui pénètre la motivation d’une décision de justice »339.
657. Le contentieux administratif intègre, à raison de ce constat, les sensibilités et
appréhensions des individus profanes dans la réflexion sur sa construction. Cette prise en
compte illustre la tendance globale à la subjectivation mentionnée. Cependant, le décret du 1er
335
CEDH, 7 juin 2001, aff. n° 39594/98, Kress c/ France, § 81. V. également, D. Chabanol, « Théorie de
l’apparence ou apparence de théorie ? Humeurs autour de l’arrêt Kress », AJDA, 2002, p. 9 ; S. Guinchard,
« Dialogue imaginaire entre un justiciable moyen et un justiciable désespéré par l’arrêt Kress », D., 2003, p. 852.
336
A la suite de plusieurs condamnations de situations équivalentes en droit comparé (CEDH, 30 oct. 1991, aff.
n° 12005/86, Borgers c/ Belgique : RTDH , 1992, p. 204, note V. Callewaert ; CEDH, 20 févr. 1996, aff.
n° 15764/89, Lobo Machado c/ Portugal ; CEDH, 20 févr. 1996, aff. n° 19575/91, Vermeulen c/ Belgique :
RTDE , 1997, p. 373, note F. Benoît-Rohmer), la participation du commissaire du gouvernement au délibéré a été
condamnée dans le cadre du contentieux administratif français par l’arrêt Kress précité. A la suite de cette
jurisprudence qui condamnait le simple fait que les commissaires de gouvernement siègent au délibéré, les
juridictions administratives opposèrent une farouche résistance allant jusqu’à contourner la condamnation de la
Cour, devant la confusion des termes de l’arrêt qui évoque l’assistance, la présence et la participation du
commissaire du gouvernement au délibéré. La présence, certes silencieuse des commissaires du gouvernement
était confirmée par un décret du 19 décembre 2005 précisant que le commissaire du gouvernement assiste au
délibéré sans y prendre part. En voulant jouer sur les mots, le Conseil d’État a développé une interprétation
contraire à celle de la Cour, ce qui a logiquement donné lieu à de nouvelles condamnations précisant qu’était
exclue la seule présence du commissaire du gouvernement, qu’elle soit silencieuse ou non (CEDH, 5 juill. 2005,
aff. n° 55929/00, Mme Loyen c/ France ; CEDH, 12 avril 2006, aff. n° 58675/00, Martinie c/ France : AJDA,
2006, p. 986, note F. Rolin ; RFDA, 2006, p. 577, note L. Sermet ; JCP A, 2006, n° 1131, p. 799, note
J. Andriantsimbazovina ; Rev. Trésor , 2006, p. 350, note M. Lascombe et X. Vandendriessche ; LPA, 2006,
n° 123, p. 12, note L. Benoiton ; LPA, 2006, n° 169, p. 3, note V. Boré Eveno ; JDI, 2007, p. 707, note
M. Eudes). Le pouvoir réglementaire français était donc appelé à revoir sa copie, ce qui fut chose faite avec le
décret du 1er août 2006 excluant par principe la présence du commissaire au délibéré devant les tribunaux
administratifs et les cours administratives d’appel et sur simple demande écrite d’une partie devant le Conseil
d’État. Cette réforme du contentieux administratif français, que le juge administratif considère comme conforme
aux exigences de la Convention (CE, 25 mai 2007, req. n° 296327, Courty : Rec. Leb., pp. 852, 927 et 1023 ;
AJDA, 2007, p. 1424, concl. R. Keller ; JCP , 2007, I, n° 193, chron. B. Plessix), s’achève avec son homologation
par la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH, 15 sept. 2009, aff. n° 11396/08, Mme Etienne c/France ).
Dans la lignée de cette évolution, la France a poursuivi son effort en « rénovant » cette institution par un décret
n° 2009-14 du 7 janvier 2009. Par celui-ci, l’appellation de « commissaire du gouvernement » était abandonnée
pour celle de « rapporteur public », considérée comme plus neutre en ce qu’elle n’exprime pas de « lien » avec le
pouvoir exécutif et les autorités administratives. Cette appellation a notamment le mérite de lever, pour le public
et les profanes, toute ambiguïté quant au rôle et à la position de ce membre à part entière de la juridiction.
337
CEDH, 7 juin 2001, aff. n° 39594/98, Kress c/ France, § 71.
338
CEDH, 12 avril 2006, aff. n° 58675/00, Martinie c/ France, préc. V. également, B. Genevois, « Conserver
l'apport du commissaire du gouvernement tout en prenant en compte la jurisprudence européenne », AJDA, 2006,
p. 900 ; G. Miler, « Les chambres régionales et territoriales des comptes depuis l’arrêt Martinie », AJDA, 2007,
p. 467.
339
J. Andriantsimbazovina, « "Savoir n’est rien, imaginer est tout" », D., 2001, p. 2613.
325
août 2006 qui exclut la présence du commissaire du délibéré340 est adopté sous l’influence de
la Convention européenne des droits de l’homme. Le mouvement remarqué ne serait, dès lors,
qu’imposé au droit français. D’autres éléments, pour leur part endogènes, viennent contredire
cette objection.
658. Par exemple, en étendant l’influence du préjudice indemnisable au titre de la perte de
chance341, le juge administratif se place dans un raisonnement subjectif, le préjudice étant
impalpable. Le juge doit, dans son raisonnement, se placer dans la situation du requérant pour
analyser, quelles étaient ses chances que l’événement, selon les cas, se produise ou non. Dans
le droit fil de l’indemnisation du manque à gagner, le juge s’attache à la perte de ce qu’il
aurait pu légitimement espérer. Cette analyse de la perte de chance, notamment dans le
domaine médical, implique « de sonder les tréfonds psychologiques du patient, de décrypter
les traits spécifiques de son caractère pour se projeter dans une dimension virtuelle et mesurer
les probabilités d’un consentement éclairé aux soins dans l’hypothèse où celui-ci aurait
disposé d’informations exhaustives »342. Le juge doit raisonner « comme si » il était le
requérant, en se projetant dans sa position. La décision juridictionnelle doit prendre en compte
les situations des citoyens, se placer dans leur situation et imaginer leurs potentialités. Le
travail juridictionnel s’en trouve transformé, obligé de prendre en compte le ressenti des
individus dans le sens d’une subjectivation.
659. D’autres phénomènes évoquent aussi le recul de la construction profondément
objective du droit administratif. L’attrait toujours plus marqué du juge pour une conception
d’un droit administratif qui servirait à organiser des relations individuelles est sur ce point
remarquable. Même là où l’objectivité est censée régner, comme pour le recours en excès de
pouvoir, le juge s’intéresse à la situation des individus. Censé seulement réaliser un contrôle
de stricte légalité, le juge en adopte une vision personnelle. Il ne doit protéger le respect
objectif des normes qu’en ce qu’il sert les intérêts des citoyens engagés au contentieux. La
légalité tend à ne plus être défendue pour elle-même, y compris là où le recours avait cette
vocation.
660. Les jurisprudences s’inscrivant dans ce courant subjectif se sont multipliées ces
dernières années : la jurisprudence Danthony343 qui ne fait du vice de forme un motif
d’annulation que dans le cas où il est substantiel en est l’une des illustrations. Tout l’intérêt
340
À l’exception bien entendu du Conseil d’État pour qui les parties doivent formuler une demande en ce sens.
341
La chance, en matière contractuelle, de signer un contrat avec une administration ; la chance pour un candidat
de réussir un concours administratif ou encore la chance, en la matière médicale, d’échapper par une information
préalable au risque opératoire qui s’est réalisé.
342
P. Fraisseix, op. cit., p. 16.
343
CE, ass., 23 déc. 2011, req. n° 335033, Danthony et autres, préc.
326
réside dans la définition de la substantialité des vices de forme. Or, dans cette entreprise, le
juge impose des critères qui s’orientent vers une forme de subjectivation en liant cette
caractéristique à la situation des requérants. En effet, le vice sera substantiel dans la mesure
où il influencera le sens de la décision adoptée – sans lui, le contenu de la décision ne serait
pas le même – ou lorsqu’il privera le requérant d’une garantie. Ainsi, la sanction des
illégalités formelles est conditionnée, en contentieux objectif, au constat de leur incidence sur
la situation des citoyens. Même dans le strict contentieux de la légalité, celle-ci n’est protégée
qu’en ce qu’elle sert les requérants. Cette évolution a une double conséquence : elle assouplit
l’office du juge en détachant l’illégalité de l’annulation et elle refuse aux requérants
l’invocation de tout moyen en vue de réclamer l’annulation. La relation désormais tissée entre
les citoyens et les juridictions est subjective, basée sur l’analyse des situations respectives de
chacun. L’objectif de cette intervention juridictionnelle, auparavant centrée sur la seule
sanction de l’illégalité, se tourne vers la régulation des parties. C’est plus le patrimoine
juridique de chacun, composé de droits et obligations, qui doit être protégé que le respect
objectif des normes. Le respect de la légalité est appréhendé du point de vue des parties
engagées – le juge protège « leur » légalité – plus que du point de vue de l’ordre juridique.
661. Ce mouvement de subjectivation brièvement illustré n’a pas encore trouvé son
expression finale. Au contraire, de nouvelles décisions sont venues renforcer cette tendance
qui ne cesse d’étendre son emprise, comme c’est le cas du contentieux contractuel où la
subjectivation a imprimé un puissant mouvement de fond. L’opération de subjectivation
pousse toujours plus loin la construction objective des droits et contentieux administratifs
dans ses retranchements.
662. À l’origine, le contentieux administratif connaît une règle fondamentale : la
recevabilité des requêtes s’apprécie au regard des conclusions, c’est-à-dire ce qui est demandé
au juge et non au regard des moyens développés. Cette règle, qui installe une dichotomie entre
moyens et conclusions, permet aux parties de soulever tout moyen qui vient soutenir leurs
conclusions344. Cette situation, loin d’être universelle, permettait aux requérants de critiquer la
régularité d’éléments même à leur avantage dans l’unique but d’obtenir l’annulation de l’acte
contesté. Tout était permis, les requérants n’hésitant pas en ce sens à user de mauvaise foi345,
344
CE, ass., 22 juin 1963, req. n° 51115, Sieur Albert : Rec. Leb., p. 385 – CE, 13 déc. 1974, req. n° 91496,
Ministre de l’aménagement du territoire, de l’équipement, du logement et du tourisme c/ Dlle de Gratet du
Bouchage : Rec. Leb., p. 630.
345
Par exemple, un citoyen qui ne cesse d’affirmer, pour gagner du temps, à l’administration qu’une enquête
publique n’est pas indispensable, peut très bien, dans le débat contentieux, affirmer le contraire soutenant que le
non-respect d’une telle formalité est de nature à entraîner l’annulation de l’acte administratif.
327
« encouragés » par le refus du Conseil d’État d’introduire la règle de l’estoppel346. Ainsi, les
moyens de légalité étaient appréciés objectivement, sans lien avec la situation ou le
comportement de ceux qui les invoquaient. Leur seule adéquation aux conclusions suffisait à
les rendre « recevables », bien que cette question ne se pose pas vraiment.
663. Seulement, outre les dérogations traditionnelles liées aux délais347, à la situation des
membres d’assemblées délibérantes des collectivités territoriales348, le contentieux de la
légalité a accéléré la prise en compte des situations individuelles pour apprécier la recevabilité
des moyens. Néanmoins, la règle selon laquelle celle-ci dépend des conclusions plutôt que de
la situation des requérants s’applique toujours dans le contentieux de la légalité. Par contre,
les exceptions à cette règle se multiplient, introduisant des éléments subjectifs au sein d’un
contentieux objectif. Ainsi, les juges ont récemment poussé le raisonnement déjà tenu par eux
dans la jurisprudence Drannikova 349 en refusant à une partie ayant produit une note en
délibéré de se plaindre, au regard du contradictoire, de ce qu’il n’en avait pas été fait mention
346
C’est un principe anglo-saxon qui implique qu’il n’est pas possible dans le débat contentieux, de se
contredire. Avec cette règle, tout n’est donc pas permis dans la mesure où il faut respecter une forme de fair-
play, d’équité. Si la Cour de cassation en a admis l’introduction dans la procédure civile, le Conseil d’État a
expressément refusé de l’appliquer. Sur ce point, v. Cass., ass. plén., 27 févr. 2009, req. n° 07-19.841 : D., 2009,
p. 1245, note D. Houtcieff ; RTD Civ., 2010, p. 459, étude N. Dupont – CE, 1er avril 2010, req. n° 334465, SAS
Marsadis : Rec. Leb., p. 93 ; AJDA, 2010, p. 1327, note H. Belrhali-Bernard ; Procédures, 2010, n° 6, n° 256,
note L. Ayrault ; RJEP , 2010, n° 678, p. 18, note M. Collet ; Dr. Fisc., 2010, n° 299, concl. P. Collin – CE,
2 juill. 2014, req. n° 368590, Société Pace Europe : Rec. Leb., p. 206 ; AJDA, 2014, p. 1897, concl.
G. Dumortier ; AJDA, 2014, p. 1935, chron. J. Lessi et L. Dutheillet de Lamothe.
347
CE, sect., 20 févr. 1953, req. n° 9772, Intercopie : Rec. Leb., p. 88 ; GACA, 5ème éd., 2016, Paris, Dalloz,
n° 50, p. 1013 ; S., 1953, III, p. 77, note M. L. Par cette jurisprudence, le Conseil d’État empêche les requérants
de développer des moyens qui ne se rattachent pas aux causes juridiques – légalité interne ou externe – qui ont
été invoquées dans le délai de recours contentieux, c’est-à-dire dans les deux mois qui suivent la publication de
l’acte administratif.
348
A l’origine, la loi du 5 avril 1884 avait prescrit l’interdiction pour les conseillers municipaux d’exercer un
recours contre les actes du conseil municipal dans lequel ils siègent. Leurs recours étaient donc par principe
irrecevables avant que le juge ne se penche sur cette spécificité. En effet, par une décision Bergeon, Dalle et
autres du 1er mai 1903, le Conseil d’État ouvre la recevabilité de ces actions contentieuses dans le cas où le
membre du conseil municipal attaque un acte de ce conseil en arguant d’un moyen portant sur une atteinte aux
prérogatives de son corps, c’est-à-dire le conseil municipal. Ainsi, la recevabilité de la requête est conditionnée à
celle des moyens développés par le requérant. Le juge administratif considère ainsi que ces requérants
particuliers ont, ou n’ont pas, un intérêt à soulever certains moyens. Ce raisonnement est ensuite étendu aux
autres organes administratifs collégiaux, qu’ils prennent de véritables décisions ou qu’ils ne fassent qu’œuvre de
consultation. Par exemple, le membre d’une commission consultative n’est pas recevable à contester en cette
qualité les décisions prises après consultation de son organisme sauf en invoquant le moyen que les compétences
de ce dernier n’ont pas été respectées, donc pour protéger les prérogatives de son corps. Par plusieurs décisions
(CE, sect., 23 déc. 1988, req. n° 60678, Département du Tarn c/ Barbut : Rec. Leb., p. 466 – CE, 16 oct. 1995,
req. n° 124385, M. Fourcade ; CE, sect., 3 nov. 1995, req. n° 82096, 90883 et 135073, Mme Velluet et autres :
Rec. Leb., p. 389 ; AJDA, 1996, p. 215, conc. R. Schwartz ; DA, 1995, n° 12, comm. n° 777, p. 15, obs.
R. Schwartz), les membres de ces organes administratifs collégiaux se voient finalement recevables à contester
tous les actes pris par ces organes en invoquant tout moyen. Cette extension considérable ne pose aucun
problème lorsque l’acte contesté est adopté par le collège où siège le requérant. Cependant, dans le cas où l’acte
contesté n’est pas pris par le collège auquel appartient le membre, l’invocation de sa compétence suffirait à lui
permettre de contester tout acte par tout moyen. Pour résoudre cette problématique, le juge en est revenu à
conditionner la recevabilité des recours de ces requérants à la recevabilité des moyens soulevés : l’absence de
consultation de l’organisme en cause ne pourra être invoquée comme moyen que dans le cas où cette
consultation était véritablement requise. Il faut donc que la situation que le requérant conteste porte atteinte à ses
prérogatives à défaut de quoi le recours sera irrecevable. La recevabilité des moyens conditionne donc la
recevabilité de la requête dans ce cas-là. V. sur ce dernier point, CE, 12 mars 2014, req. n° 371841, Syndicat de
la juridiction administrative : Rec. Leb., pp. 730 et 784.
349
CE, 15 mars 2000, req. n° 185837, Drannikova : Rec. Leb., pp. 1047, 1161 et 1184.
328
dans la décision juridictionnelle350. Du fait qu’elle avait connaissance du contenu de la note
qu’elle avait elle-même produite, elle ne pouvait invoquer le non-respect du contradictoire. En
clair, il ne peut y avoir défaut d’information vis-à-vis d’un document que la partie
« plaignante » a produit. C’était déjà le sens de la décision Drannikova où la méconnaissance
du contradictoire ne pouvait être soulevée que par la partie subissant le manquement. En
l’espèce, le juge avait refusé qu’une partie ayant produit un mémoire sans le communiquer
puisse se plaindre du non-respect du contradictoire. L’idée n’est pas éloignée du principe de
l’estoppel en empêchant les requérants de jouer d’une mauvaise foi au nom du respect objectif
de la légalité.
664. Le développement de cette subjectivation a pris une autre dimension avec la création
du recours Tarn-et-Garonne351 qui ouvre un « changement copernicien »352. Cette
transformation prend le parti d’une lecture subjective du contentieux développé entre
l’administration et les citoyens. Outre le fait que la contestation des contrats par les tiers passe
du recours en excès de pouvoir – par le biais des actes détachables – au plein contentieux, son
apport à la subjectivation réside dans le lien instauré entre les situations individuelles et la
recevabilité des moyens. Dans l’optique de préserver la sécurité juridique des contrats et
d’assurer au « monde des affaires » une certaine visibilité, cette extension des requérants
potentiels s’est accompagnée d’une restriction des moyens qu’ils peuvent invoquer. C’est le
schéma classique selon lequel « l’exigence d’un intérêt à soulever le moyen n’est pas une
restriction mais la condition d’un élargissement de l’accès au prétoire »353, celui des vases
communicants entre étendue des requérants potentiels et intensité du contrôle exercé.
665. Dans ce nouveau cadre va être transposé le principe de la jurisprudence
SMIRGEOMES354 selon laquelle les requérants – en plus du préfet ou d’une personne ayant
intérêt à conclure le contrat – ne peuvent invoquer que des manquements susceptibles de les
avoir lésés. Ainsi, les tiers qui attaquent un contrat ne pourront invoquer que des moyens en
rapport direct avec l’intérêt lésé dont ils se prévalent à moins que la gravité des manquements
350
CE, 2 déc. 2015, req. n° 382641, M. Vernet : Rec. Leb., pp. 819 et 829.
351
CE, ass., 4 avril 2014, req. n° 358994, Tarn-et-Garonne : Rec. Leb., p. 70, concl. B. Dacosta ; AJDA, 2014,
p. 1035, chron. A. Bretonneau et J. Lessi ; RDI, 2014, p. 344, obs. S. Braconnier ; AJCT, 2014, p. 375, obs.
S. Dyens ; AJCA, 2014, p. 80, obs. J.-D. Dreyfus ; RFDA, 2014, p. 438, note P. Delvolvé ; Rev. UE , 2015,
p. 370, ét. G. Eckert.
352
L. Dutheillet de Lamothe et G. Odinet, « La recevabilité des moyens en contentieux administratif », AJDA,
2016, p. 481.
353
L. Dutheillet de Lamothe et G. Odinet, op. cit., pp. 481-482.
354
CE, sect., 3 oct. 2008, req. n° 305420, SMIRGEOMES : Rec. Leb., p. 324, concl. B. Dacosta ; AJDA, 2008,
p. 2161, chron. E. Geffray et S.-J. Liéber ; AJDA, 2008, p. 2374, ét. P. Cassia ; DA, nov. 2008, comm. n° 154,
p. 47, note B. Bonnet et A. Lalanne ; RDI, 2008, p. 499, obs. S. Braconnier ; RFDA, 2008, p. 1128, concl.
B. Dacosta ; RFDA, 2008, p. 1139, note P. Delvolvé ; BJCP , 2008, n° 61, p. 451, concl. B. Dacosta et obs. R. S.
329
ne soit telle qu’ils doivent être relevés d’office. La subjectivation est frappante mais le juge ne
s’est pas arrêté à cette simple restriction à l’égard des tiers. Il devra opérer une différence en
fonction de la qualité du requérant, adaptant l’étendue de son contrôle : tandis que le préfet et
les membres de l’organe délibérant d’une collectivité territoriale pourront soulever tout
moyen de légalité, les tiers, dont les candidats évincés, devront invoquer une irrégularité en
rapport avec l’intérêt dont ils se prévalent. Le rôle du juge sera dissocié entre contrôle objectif
de la légalité dans le cas du contentieux porté par des requérants institutionnels, et un contrôle
purement subjectif dans le cas du contentieux porté par des particuliers. C’est au regard de
leurs situations et de leurs objectifs que le juge adapte son contrôle et restreint plus ou moins
les moyens qu’il est possible d’invoquer. Cette « discrimination » produit des conséquences
basées sur les situations des requérants : c’est une manifestation supplémentaire de la
subjectivation du travail juridictionnel.
666. Le contentieux administratif, malgré sa construction objective – l’influence du recours
en excès de pouvoir manifeste bien cette orientation – est touché par une tendance profonde à
la subjectivation. Il l’est d’autant plus qu’il répond à une évolution profonde de la société. En
laissant prospérer l’individualisme et en renvoyant chacun à ses responsabilités, les sociétés
occidentales modernes font naître l’idée que le droit ne doit être qu’un moyen de protection
individuel. En cela, le contentieux administratif s’insère dans un mouvement plus large de
subjectivation des rapports interindividuels. Cette évolution implique que les parties, et
notamment les particuliers, attendent désormais des magistrats « la sanction rapide et efficace
des violations du droit (ou de leurs droits) qui les lèsent, pas une contribution à une
construction normative qui les dépasse et que souvent elles redoutent »355.
667. Le juge répond à ces nouvelles attentes, engendrant une forme de cercle vertueux. En
développant la subjectivation, le juge fait changer le regard des citoyens à son propos,
entraînant mécaniquement de nouvelles revendications. Par exemple, le justiciable, ou du
moins leur grande majorité, ne se soucie pas de la reconnaissance de la violation de ses droits
par l’administration qui a agi illégalement. Ce qu’espère le citoyen, ce sont des conséquences
concrètes, un changement dans sa situation matérielle ou juridique personnelle. Il semble
révolu le temps où le juge ne pouvait considérer le requérant que comme un moyen de
professer et construire sa doctrine en se détournant quelque peu des incidences concrètes du
litige.
355
Y. Gaudemet, « le juge administratif, futur administrateur », in L. Mermoz (dir.), Trentième anniversaire des
tribunaux administratifs, 1986, Paris, Éd. du CNRS, p. 180.
330
668. Cette véritable « soif de subjectivation » du travail juridictionnel que la société partage
est à la base d’un système incrémental. Les relations entre le juge et les citoyens-requérants
s’en trouvent transformées, décomplexant ces derniers face au pouvoir juridictionnel. Leur
parole et leurs revendications se libèrent, notamment sous l’effet conjugué de la montée en
puissance des droits publics subjectifs (B).
669. Le concept de droit public subjectif ne s’inscrit pas, en droit administratif français,
dans une longue tradition. Au contraire, il est possible d’affirmer que celui-ci en a été
longtemps absent. L’influence fondamentale du recours en excès de pouvoir, véritable moteur
de sa construction et manifestation la plus aboutie de l’objectivisme juridique, n’y est pas
pour rien. Alors que le droit comme le contentieux administratif s’est moulé dans cet
objectivisme, l’idée de développer des droits publics subjectifs a longtemps été perçue comme
une dérive dangereuse. Malgré quelques exceptions356, le droit administratif français était
fermé à leur introduction dans le commerce juridique.
670. Ce constat, encore incontestable il y a peu, est aujourd’hui remis en cause. Il est vrai
que « depuis quelques années, les choses évoluent en droit administratif français : le concept
de droit public subjectif paraît être considéré, autant par le juge que par la doctrine, comme
l’outil idoine pour exposer et promouvoir les prérogatives reconnues aux administrés »357.
L’idée que le droit administratif français contient des droits publics subjectifs n’est plus
exclue et le concept semble pénétrer sa réflexion.
671. Les facteurs de cette poussée ne seraient pas à rechercher dans l’émergence d’un
courant doctrinal arrimé à cette catégorie de droits. En réalité, la montée en puissance des
droits publics subjectifs serait l’aboutissement des évolutions susmentionnées. C’est donc
d’une certaine manière la rénovation des relations qui unissent les citoyens aux autorités
administratives et aux juges administratifs qui a rendu possible la reconnaissance de droits
publics subjectifs à leur égard. En clair, le regain d’intérêt pour cette catégorie n’est que le
356
J. Barthélémy, Essai d’une théorie des droits subjectifs des administrés dans le droit admini stratif français,
th. Toulouse, dir. M. Hauriou, 1899, Paris, Société du recueil général, 204 p. ; I. Choumenkovitch, Les droits
subjectifs publics des particuliers, th. Paris, 1912, Paris, A. Rousseau, 206 p. ; R. Bonnard, « Les droits publics
subjectifs des administrés », RDP , 1932, p. 695 ; R. Bonnard, Précis de droit administratif, 3ème éd., 1940, Paris,
LGDJ, 795 p. ; R. Bonnard, Le contrôle juridictionnel de l'administration , 2005, Paris, Bibliothèque Dalloz,
préf. B. Pacteau, rééd. 1934, 266 p. De manière moins directe, d’autres auteurs ont également contribué à
contester l’absence de droit public subjectif au sein du droit administratif français. V. not., B. Kornprobst, La
notion de partie et le recours pour excès de pouvoir , 1959, Paris, LGDJ, Bibliothèque de droit public, t. 21, préf.
P. Weil, 393 p. ; L. Dubouis, La théorie de l’abus de droit et la jurisprudence administrative, 1962, Paris, LGDJ,
Bibliothèque de droit public, t. 45, préf. E. Desgranges, 471 p. ; C. Blumann, La renonciation en droit
administratif, 1974, Paris, LGDJ, Bibliothèque de droit public, t. 113, préf. J. Lamarque, 498 p.
357
N. Foulquier, Les droits publics subjectifs des administrés , 2003, Paris, Dalloz, Nouvelle bibliothèque de
thèses, t. 25, préf. F. Moderne, p. 3.
331
prolongement logique des changements relevés. Finalement, c’est une concordance
d’éléments, un « alignement des planètes » qui permet de penser l’existence de droits publics
subjectifs au sein du droit administratif français.
672. Si le doyen Carbonnier prophétisait qu’on assisterait à « la pulvérisation du droit […]
en une averse de droits subjectifs »358, la promotion politique et juridique de l’État de droit a
grandement favorisé l’apparition de ces droits. En effet, « l’État de droit repose en fin de
compte sur l’affirmation de la primauté de l’individu dans l’organisation sociale et politique,
ce qui entraîne à la fois l’instrumentalisation de l’État (sic) dont le but est de servir les
libertés, et la subjectivisation du droit (sic), qui dote chacun d’un statut, lui attribue un
pouvoir d’exigibilité et lui confère une capacité d’action »359. À ce propos, le professeur
Carcassonne considérait que progressivement, « l’État de droit devient “les tas de droits” »360.
Dans cette logique renforcée par la subjectivisation que l’on vient de relater, « le principe de
légalité n’est dorénavant qu’un moyen de la préservation des droits des individus. L’essentiel
est d’assurer que les administrés peuvent faire valoir leurs droits contre l’État, le principe de
légalité n’en étant que l’accessoire. Avant d’avoir à respecter la loi, l’administration doit
respecter les droits des administrés »361. L’ordonnancement juridique, d’un instrument
purement objectif de régulation, est devenu le moyen de garantir les individus et leur
patrimoine. Le droit est donc appréhendé comme un instrument à la disposition de chacun et
le droit administratif n’échappe pas à cette tendance en vivifiant la catégorie des droits publics
subjectifs dans une tendance forte de « subjectivisme »362.
673. Dans ce contexte, où les individus sont titulaires de droits qu’ils peuvent exercer et
revendiquer à l’encontre de l’administration, le droit public subjectif va prendre de l’ampleur.
L’importance attachée à la protection des droits de l’Homme et le vocabulaire prospère de la
garantie des droits fondamentaux témoignent de ce recentrage profond en direction de
l’individu. Ainsi, c’est l’ensemble du droit moderne « qui est fondé sur la figure de l’individu,
censé être premier par rapport à l’organisation sociale et détenteur de “droits subjectifs” »363.
L’idée de cette évolution globale, c’est que l’individu est détenteur de droits que l’État se doit
358
J. Carbonnier, Droit et passion du droit sous la Cinquième République , 1996, Paris, Flammarion, Champs.
Essais, 276 p.
359
J. Chevallier, « L’État de droit », RDP , 1988, p. 366.
360
G. Carcassonne, « Société de droit contre État de droit », in L’État de droit, Mélang es en l’honneur de Guy
Braibant, op. cit., p. 38.
361
N. Foulquier, op. cit., p. 7.
362
J. Chevallier, « L’obligation en droit public », APD , 2000, t. 44, p. 189.
363
J. Chevallier, « Vers un droit post-moderne ?… », op. cit., p. 667.
332
de garantir. Le droit, moyen de sauvegarde et de libération individuelle, ouvre la possibilité
aux particuliers d’exiger des autorités un comportement en vue de servir leurs intérêts.
674. Cette montée en puissance des droits publics subjectifs est en partie issue de ce
phénomène global de subjectivation. L’individualisme ambiant encourage lui aussi ce
recentrage de la réflexion juridique en direction des individus. Le droit administratif ne doit
plus être considéré comme des normes encadrant objectivement l’action administrative, mais
plutôt comme des règles destinées à garantir aux citoyens le respect de leur patrimoine. La
perception s’est inversée et le droit public subjectif tend à devenir « l’outil idoine pour
exposer et promouvoir les prérogatives reconnues aux administrés »364. Dans ce qui constitue
le travail de référence en la matière, le professeur Foulquier définit ce qu’il considère comme
un droit public subjectif : « un administré est titulaire d’un droit subjectif quand il remplit les
conditions lui permettant d’être considéré comme bénéficiaire du pouvoir d’exiger – reconnu
par une norme générale ou individuelle, ce sans être obligé d’utiliser ce pouvoir, dans un but
personnel socialement légitime –, un certain comportement de la part des personnes publiques
– ce qui constitue l’objet de leur obligation –, afin de se procurer un certain avantage moral ou
matériel que l’ordre juridique a, expressément ou implicitement, considéré comme licite »365.
Cette définition, dans la lignée des travaux de Jellinek366, possède l’avantage de battre en
brèche l’idée que ces prérogatives ne se comprendraient que dans un cadre jusnaturaliste.
675. L’affirmation selon laquelle ces droits ne seraient qu’un résidu jusnaturaliste se base
sur une conception particulière selon laquelle ils précèdent l’ordre juridique étatique et se
rattachent à la qualité humaine. Dans cette lecture, ces droits sont rattachés à un individu qui
préexiste à l’État, issu pour sa part d’un contrat social. Ainsi, du seul fait de son appartenance
à l’humanité, l’individu serait détenteur de droits que l’État doit garantir. Le but même du
contrat social serait la sauvegarde des droits naturels dont l’homme dispose. Longtemps ce
raccourci entre droits subjectifs et jusnaturalisme a prévalu et les critiques à son encontre
débordaient sur cette catégorie de droits. Or, au regard de la définition précitée, si la puissance
de volonté individuelle a son rôle à jouer, les droits publics subjectifs ne sont ni naturels ni
ante-étatiques. En effet, en ce qu’ils se rattachent à une téléologie reconnue comme licite,
l’intervention de l’ordre juridique est nécessaire. De plus, comme le droit public subjectif ne
peut naître qu’entre deux personnalités juridiques, encore faut-il que celles-ci aient une
existence. Or, comme cette qualité ne peut être attribuée que par un ordre juridique constitué,
364
N. Foulquier, op. cit., p. 3.
365
Ibid., p. 405.
366
G. Jellinek, System der subjektiven öffentlichen Rechte , 2ème éd., 2011, Tübingen, Mohr Siebeck, rééd. 1905,
366 p.
333
« cette construction logique implique que l’ordre juridique objectif de l’État, logiquement,
précède et fonde la personnalité des personnes dans l’État. Les droits publics subjectifs ne
sont donc pas premiers par rapport à l’ordre juridique »367. En ce que c’est l’État, au travers de
son ordre juridique, qui rend possible l’existence de ces droits, ces derniers lui sont rattachés
réfutant tout recours à un jusnaturalisme.
676. De même, la définition du professeur Foulquier fait apparaître un autre élément de
nature à expliquer la recrudescence de la réflexion sur l’idée de droits publics subjectifs. Le
pouvoir d’exiger de l’administration un comportement suppose que les particuliers puissent,
dans la sphère du droit public, développer leur puissance de volonté, ce qui n’a pas toujours
été le cas. Longtemps, le droit public n’a laissé exister juridiquement qu’une seule volonté,
celle de la puissance publique. Tant que le droit public en général – et tout particulièrement le
droit administratif – est « le droit d’une volonté qui s’exprime dans un rapport hiérarchisé et,
en principe, unilatéral »368, l’émergence des droits publics subjectifs était contrariée. Pire, elle
était inconstructible tant que « le statut que le droit public attribue au sujet (Unterthan) n’est
que celui de dominé par l’État »369. Dès lors que la relation susceptible de se développer entre
administration et particuliers ne va que dans un sens, celui de la volonté de la personne
publique qui s’impose, les droits publics subjectifs ne peuvent exister. Jellinek l’avait compris
expliquant que « la possibilité de prétentions juridiques des assujettis à l’égard de l’État paraît
a priori exclue si seul l’État peut être le support du droit public »370. Il était donc nécessaire
qu’une personnalité par laquelle l’individu pouvait affirmer sa volonté apparaisse dans la
sphère publique car sans une telle figure l’État régnait en ce domaine tout seul, sans vis-à-vis
avec qui engager une relation juridique.
677. Si en ce sens, « la France a fait au monde un présent durable en proclamant la
reconnaissance des droits de l’individu »371 à l’occasion de la Révolution, l’amélioration de la
situation des particuliers en tant que sujets de droit public a été longue. Partant du principe
que « tout droit est relation entre sujets de droits », Jellinek considère que la conception dans
laquelle la puissance de l’État est seule à s’imposer est erronée. Pour que celle-ci s’exprime
juridiquement, un espace d’échange et de reconnaissance mutuelle doit s’ouvrir entre les
autorités administratives et les particuliers. En clair, « un rapport de domination factuel ne
367
O. Jouanjan, « Les fondations de la théorie des droits publics subjectifs dans la pensée de Georg Jellinek »,
RUDH , 2004, p. 13. V. aussi sur ce point, G. Jellinek, op. cit., p. 9.
368
O. Jouanjan, op. cit., p. 8.
369
C. F von Gerber, Über öffentliche Rechte , 1852, Tübingen, Laupp, p. 63.
370
G. Jellinek, op. cit., p. 10.
371
G. Jellinek, « Réponse de M. Jellinek à M. Boutmy », RDP , 1902, p. 386.
334
devient juridique qu’à partir du moment où les deux membres de la relation, le dominant et le
dominé, se reconnaissent comme les titulaires de droits et de devoirs réciproques. […] Un
ordre juridique qui n’attribue de droits qu’à une seule personne est une chose absurde »372. Il
existe donc une contrainte logique à l’apparition de droits publics subjectifs : les particuliers
doivent disposer d’un statut373 juridique reconnu par l’ordre juridique comme capable de
porter des droits. Dès lors que le droit est relation, le droit public subjectif nécessite que
puisse s’ouvrir un espace d’échange dans lequel interviendrait une reconnaissance de la
qualité de sujets de droit.
678. C’est au prix de l’accession des particuliers à une telle personnalité juridique que les
droits publics subjectifs peuvent apparaître dans les relations entre administration et citoyens.
Or si ceux-ci sont longtemps restés dans une posture passive dominée par la puissance
publique, ils ont acquis aujourd’hui un autre statut. Leur transformation en citoyens s’inscrit
dans cette dynamique de montée en puissance. En basculant d’un statut passif, objet de la
domination administrative, à un statut actif, ils sont désormais en position pour exiger des
autorités un comportement afin de protéger un intérêt reconnu comme légitime.
679. Tous les éléments sont réunis pour que les citoyens se voient reconnaître de véritables
droits publics subjectifs. Leur progression semble irrésistible, transformant en profondeur les
relations des citoyens avec l’administration et les juridictions administratives. Cette
« nouvelle » structure va renouveler l’approche que les citoyens auront du recours
juridictionnel. En effet, le requérant est dans une posture complètement nouvelle par rapport
au juge. Ce dernier est contraint de renforcer sa considération vis-à-vis de la situation de
l’intéressé : ayant en face de lui un véritable sujet de droit titulaire de prétentions juridiques
subjectives, le juge lui rend ce qui lui est dû. Dans le schéma traditionnel où les droits publics
subjectifs n’avaient pas leur place, le juge n’agissait qu’en vue du rétablissement de la légalité
objective, faisant fi des situations personnelles. Le citoyen, titulaire de droits publics
subjectifs, saisit désormais le juge en revendiquant la protection de ses droits. Sa motivation
est donc complètement transformée par ce changement.
680. Véritable sujet de droit, le citoyen s’adresse au juge pour défendre sa situation et
revendiquer une protection qui lui est due. C’est une chose de saisir le juge pour lui demander
372
G. Jellinek, System der…, op. cit., p. 10.
373
Nous faisons ici une référence directe à la doctrine des statuts de Jellinek qui situait les particuliers dans une
série de quatre statuts vis-à-vis des autorités publiques. C’est de ces statuts que Jellinek déterminera notamment
quelles sont les prétentions auxquelles pourront prétendre les individus et si donc leur seront reconnus des droits
publics subjectifs. On y retrouve ainsi un statut passif où l’individu n’est qu’un pur objet soumis à la domination
étatique ; un statut négatif où l’individu possède une liberté là où l’État est nié ; un statut positif dans lequel le
particulier peut utiliser à son compte les institutions publiques et enfin un statut actif où l’individu peut même,
par son action, contribuer à l’intérêt collectif. Cf. G. Jellinek, System der…, op. cit., p. 86.
335
l’annulation d’un acte et le rétablissement de la légalité, c’en est une autre de demander la
protection de ses droits. Le citoyen pense désormais que le juge lui est redevable d’une
prestation, ce qui l’amènera à être critique vis-à-vis de la justice administrative et à
revendiquer une certaine efficacité. Fortifié par la reconnaissance progressive d’un véritable
patrimoine juridique, le citoyen réclame que le juge réponde aux exigences contemporaines
auxquelles doit satisfaire la protection des citoyens. Ainsi, ce nouveau schéma favorise par les
prétentions qu’il fait naître l’émergence d’une nouvelle conception dans laquelle le juge « ne
doit pas réserver à [l’administration] un traitement de faveur, mais la soumettre aux mêmes
règles que les particuliers »374. Inutile de dire que le principe qui nous intéresse peut, dans ce
mouvement de revendication, être concerné. Dans la recherche d’une garantie toujours
améliorée des droits des citoyens, l’idée que l’exécution de la décision peut être suspendue
par l’exercice du recours juridictionnel n’est pas saugrenue. Car si le caractère non suspensif
des recours est avant tout l’assurance d’une liberté administrative, c’est aussi un risque pour le
patrimoine des citoyens.
374
P. Mouzouraki, L’efficacité des décisions du juge de la légalité administrative dans le droit allemand et
français, 1999, Paris, LGDJ, Bibliothèque de droit public, t. 205, préf. M. Fromont, p. 459.
336
337
CONCLUSION DU CHAPITRE 1
681. La nature des rapports qu’entretiennent entre eux l’ensemble des acteurs du
contentieux administratif – juges, citoyens et autorités – a historiquement pesé sur
l’organisation de la procédure administrative contentieuse. Le principe de l’absence d’effet
suspensif des recours est même, d’une certaine manière, l’une des illustrations du schéma du
contentieux. L’on peut ainsi dire qu’il a été forgé dans le moule traditionnel de ce contentieux
qu’il représente et qui le justifie. L’évolution de ces rapports est donc, du fait de leur
importance, susceptible de faire vaciller les soubassements de la procédure contentieuse et
donc le principe qui nous intéresse. En ce sens, l’apparition d’une nouvelle organisation
contentieuse est de nature à ouvrir la réflexion sur sa pertinence contemporaine. Sur ce point,
deux éléments au moins peuvent en faire douter en remettant en cause les arguments les plus
traditionnellement appelés au soutien du principe de l’absence d’effet suspensif. Le fait que le
juge administratif puisse apparaître, par certains aspects de son action, comme un nouveau
collaborateur des autorités administratives est de ceux-là. Il remet notamment en cause l’idée
qu’il faudrait, par son application, absolument assurer une franche séparation entre les deux
autorités, juridictionnelles et administratives. En outre, le fait que les autorités administratives
apparaissent désormais comme de véritables requérants réguliers et ne soient plus que de
simples défendeurs affaiblit également le principe de l’absence d’effet suspensif. Ce dernier,
en grande partie justifié par la défense de l’intérêt général attaché aux actes contestés des
autorités, ne l’est plus dans cette nouvelle configuration où l’intérêt général est aussi porté par
les requérants.
682. Ce profond renouvellement du schéma contentieux n’est pas arrivé subitement. Il s’est
accompagné – ou a provoqué – une nouvelle organisation des relations entre les particuliers et
les autorités administratives et juridictionnelles. Les requérants traditionnels du contentieux
administratif, qui n’ont longtemps été considérés que comme des administrés soumis à la
domination de la puissance publique, sont désormais qualifiés de citoyens jusque dans leur
relations aux autorités. Ce changement de dénomination, qui pourrait n’être qu’un artifice,
ouvre pourtant une nouvelle relation entre les autorités et les citoyens dans laquelle l’échange
et le consensus cherchent à remplacer le commandement unilatéral. Ce nouveau rapport s’est
ensuite répercuté dans les prétoires, où les citoyens font désormais preuve d’une exigence
plus importante à l’égard des juridictions administratives. Tout cet ensemble d’évolutions ne
concourt qu’à accentuer l’importance que doit prendre la protections des situations
338
individuelles dans le cadre du contentieux administratif ce qui réduit sensiblement
l’importance de l’effet non suspensif des recours. Est en quelque sorte né un décalage entre le
schéma contentieux dans lequel ce principe a pu prospérer et la situation contemporaine.
Celui-ci peut ainsi paraître inadapté au point de pouvoir provoquer, comme l’appelle
également l’évolution de l’ordre juridique, sa réorganisation (Chapitre 2).
339
340
Chapitre 2 – L’évolution de l’ordre juridique,
facteur propice à la réorganisation du principe
683. Le principe de l’absence d’effet suspensif des recours doit, pour conserver sa
pertinence, demeurer adapté à son environnement. En tant que partie prenante d’un système, il
doit répondre à ses caractéristiques essentielles. Dans cette optique, il faut garder en tête que
le contentieux administratif et sa procédure n’évoluent pas dans un système autarcique. Ils
font eux-mêmes partie d’un plus grand ensemble, celui du droit public et, pour prendre encore
plus de hauteur, de l’ordre juridique. Dès lors, différents facteurs sont susceptibles de peser
sur la position de principe du contentieux administratif quant à l’effet du recours sur
l’exécution de la décision contestée. En effet, l’environnement juridique dans sa globalité
évolue vers la mise en place d’une protection accrue des citoyens (Section 1), tendance
opposée à la philosophie de l’absence d’effet suspensif. Enfin, en élargissant encore le point
de vue adopté, l’évolution des mentalités juridiques, matérialisée par une ouverture doctrinale
et certaines évolutions législatives, participe au délitement du principe étudié (Section 2).
684. La protection des particuliers portée par une forme de valorisation sociale de
l’individu a le vent en poupe au point de pousser à l’évolution de l’ordre juridique. Cette
situation, de nature à peser sur la pertinence contemporaine du caractère non suspensif des
recours, est le résultat d’une double influence. D’une part, un mouvement endogène tiré de la
transformation partielle de l’office du juge administratif (paragraphe 1) et d’autre part, un
mouvement exogène issu d’une pluralité d’ordres juridiques (paragraphe 2), qui s’unissent en
faveur d’une amélioration de la protection des citoyens.
685. L’office du juge, sujet classique de la doctrine, a fait l’objet de nombreux travaux
pratiques et théoriques. Avant d’entrer dans celui du juge administratif, il nous faut apporter
une précision sémantique indispensable à la compréhension de notre propos. L’office du juge
341
peut s’entendre comme « la fonction de trancher les litiges au service de la justice et du
respect des règles de droit »1. En clair, ce serait le « travail » confié au juge ou sa mission
« sociale ». Pour autant, ce n’est là qu’un des aspects d’une notion tellement polysémique
qu’il « conviendrait avant toute chose de ne pas le définir »2. Malgré cet avertissement, l’on se
basera pour le définir sur les travaux de M. Morin qui se demandait « pourquoi juge-t-
on comme on juge ? »3. Cette réflexion qui interroge les raisons de la fonction de juger
s’intéresse aussi à la manière dont le juge rend une décision, c’est-à-dire les pouvoirs dont il
dispose et la manière dont il les utilise. Dans la perspective retenue, l’office du juge
concernera ce dernier aspect, la manière dont les juridictions administratives jugent, avec
quels pouvoirs et comment. En quelque sorte, si « l’office du juge réside, avant toute autre
fonction, dans "la juridiction" qui consiste à déterminer la solution de droit applicable au litige
qu’il lui est demandé de trancher »4, son appréhension revient à se demander comment le juge
parvient à remplir cette mission et à trancher le litige qui lui est soumis. Ainsi, cette question
réclame de savoir comment il juge et non ce qu’il juge impliquant de s’intéresser aux pouvoirs
et devoirs du juge dans le cadre du procès5. Sur ce point, au regard des efforts conséquents
réalisés en direction des citoyens, la procédure administrative contentieuse se renouvelle (A),
abandonnant progressivement la conception « selon laquelle l’administration ne peut pas être
traitée sur le même pied que les particuliers »6. Cet élan n’est pas encore achevé tant l’effort
en direction des citoyens est perfectible vu que la réception du nouveau cadre procédural reste
parfois superficielle (B). En clair, si les pouvoirs reconnus au juge ces dernières années
marquent une avancée, l’évolution n’est pas encore achevée et « sans doute faudra-t-il demain
aller plus loin encore »7, menaçant alors le principe contemporain.
1
M. Deguergue, « Des influences sur les jugements des juges », in G. Darcy, V. Labrot, M. Doat et Ch Poncelet
(dir.), L’office du juge, 2006, Paris, Les Colloques du Sénat, p. 370.
2
G. Darcy, « Regard elliptique sur l’office du juge », in Confluences, mélanges en l’honneur de Jacqu eline
Morand-Deviller , 2007, Paris, Montchrestien, préf. R. Drago, p. 287.
3
F. Morin, Pourquoi juge-t-on comme on juge ? , 2005, Montréal, Liber, 111 p.
4
J.-L. Bergel, « Introduction générale », in G. Darcy, V. Labrot, M. Doat et Ch Poncelet (dir.), L’office du juge,
op. cit., p. 17.
5
Ibid., p. 20 et s.
6
P. Mouzouraki, L’efficacité des décisions du juge de la légalité administrative dans le droit allemand et
français, 1999, Paris, LGDJ, Bibliothèque de droit public, t. 205, préf. M. Fromont, p. 313.
7
L. Jospin, « Le Conseil d’État, passé, présent et avenir », RA, 2000, n° spécial 3, p. 191.
342
l’individu l’amenant à introduire dans son modèle objectif des éléments de subjectivation.
Mais là n’était qu’une partie du mouvement car, partie d’un schéma exprimant l’ascendant de
l’administration, la procédure tend à se rééquilibrer. La subjectivation permet d’intégrer plus
facilement les faits et la situation des parties dans le travail juridictionnel. Le juge s’oriente de
plus en plus vers l’appréhension des incidences concrètes de ses interventions, l’amenant
indirectement à améliorer la protection des requérants. C’est l’émergence de nouveaux
pouvoirs, autant pour une meilleure prise en compte des situations concrètes des citoyens (1)
que pour une meilleure transcription de la décision juridictionnelle dans la société (2), qui
fonde ce nivellement procédural.
687. Évoquer cette idée de rééquilibrage implique de rejoindre l’idée selon laquelle le juge
administratif est longtemps demeuré un gardien prudent de la légalité. Retranché derrière la
conception objective de son contrôle, il a veillé à ne pas être trop vindicatif à l’encontre des
autorités. Pour autant, il n’y est pas question d’une protection volontaire de l’administration
mais plutôt d’une simple autolimitation liée à l’intériorisation des problématiques
administratives. Rompu à la question de l’intérêt général, le juge aurait fini par en oublier la
protection des requérants. Parti de là, le juge s’est lentement détaché – comme sur le plan
organique – des problématiques administratives pour pleinement utiliser ses pouvoirs.
L’histoire de la juridiction administrative est marquée par cette « déconnexion » progressive
et la conquête du statut de juge, chargé d’une protection des requérants par la légalité. En ce
sens, la réforme de la juridiction administrative8 et de l’office du juge avec elle a pris toute sa
dimension en 1987. C’est à cette date que le juge a enfin bénéficié de l’organisation
juridictionnelle « à trois niveaux », la réforme bénéficiant depuis lors non pas d’une
accélération mais d’un nouveau souffle9.
688. La création des Cours administratives d’appel a marqué le point de départ d’un
mouvement de réformes ambitieuses qui ont redessiné l’office du juge. Très connues et
largement commentées, il ne sera question que d’un bref rappel des évolutions impulsées par
le législateur pour mieux se concentrer sur les innovations jurisprudentielles qui ont suivi. Le
8
Expression générique qui renvoie à l’ensemble des modifications ayant trait à la juridiction administrative.
Celles-ci peuvent donc autant concerner le fonctionnement de la juridiction en tant qu’administration, la
procédure contentieuse qu’elle se doit de suivre, le statut des agents qui y travaillent et finalement tout ce qui
concerne de près ou de loin la juridiction administrative et son fonctionnement.
9
P. Gonod, « Sur les réformes en cours de la justice administrative », AJDA, 2012, p. 1195 ; J.-M. Sauvé,
« Conclusions et perspectives », AJDA, 2012, p. 1220.
343
juge, revigoré et décomplexé, n’a pas eu de mal à étendre ses pouvoirs en vue de protéger les
citoyens, dans la droite ligne de l’idée que la justice « est rendue par des juristes, non pour les
juristes »10. Sans relever toutes ces évolutions, c’est à la constitution d’un panel témoin de
cette expansion de l’office du juge vers une amélioration de la protection des citoyens que
nous nous essaierons.
689. Dans cette analyse, comment ne pas commencer par la reconnaissance, en 1995, d’un
pouvoir devenu essentiel du juge administratif ? La loi du 8 février 199511 lui a ouvert la
possibilité d’enjoindre aux autorités le respect des obligations découlant de ses décisions.
Depuis, la décision juridictionnelle possède – dans les faits – la même force contraignante
pour les particuliers et les autorités. Cette injonction qui peut s’accompagner d’une astreinte12
permet au juge d’imposer sa volonté à l’égard des dépositaires de la force publique. Ces
pouvoirs sont devenus courants pour le juge et, en remettant les deux parties à égalité devant
la décision juridictionnelle, ils participent du rééquilibrage évoqué.
690. Le deuxième élément renvoie à la création d’une véritable justice administrative de
l’urgence. C’est la loi du 30 juin 2000 qui a introduit de nouvelles procédures avec, à la clef,
de nouveaux pouvoirs pour le juge. Les différentes procédures – essentiellement les référés
suspension, liberté, et mesures utiles même si d’autres plus spécifiques existent13 – font que
« le juge des référés est largement un administrateur, il a des dossiers qui sont tout frais, avec
des questions qui viennent de se poser ou qu’on se pose encore devant l’Administration »14.
Par cet aspect et d’autres encore, cette réforme a libéré les juges administratifs. Ces
procédures, censées combler le déficit de la justice administrative à intervenir rapidement, ont
renforcé l’arsenal juridictionnel à même de protéger les citoyens. Pour ce faire, des juges
uniques disposent des pouvoirs d’une formation collégiale et sont incités à en user largement
dans l’intérêt direct des requérants. L’exemple le plus manifeste est évidemment le référé-
liberté, où le juge dispose de tout pouvoir nécessaire à la sauvegarde d’une liberté
fondamentale. Ainsi, il peut user des pouvoirs les plus adaptés à l’urgence vécue par les
citoyens. Même hors de ce cadre, l’ensemble des pouvoirs du juge administratif de l’urgence
est destiné à la protection des citoyens. C’est un pan entier du contentieux dans lequel les
10
F. Julien-Laferrière, « La dualité de juridiction, un principe fonctionnel », in J.-B. Auby, J.-M. Auby et J.-J.
Bienvenu, L’unité du droit : mélanges en hommage à Roland Drago , 1996, Paris, Economica, p. 425.
11
L. n° 95-125, 8 févr. 1995, relative à l’organisation des juridictions et à la procédure civile, pénale et
administrative.
12
L. n° 80-539, 16 juill. 1980, relative aux astreintes prononcées en matière administrative et à l'exécution des
jugements par les personnes morales de droit public.
13
Pour un exposé complet, v. O. Le Bot, Le guide des référés administratifs, 2013, Paris, Guides Dalloz, 914 p.
14
B. Stirn, « Le contentieux administratif en mouvement », DA, 2008, n° 10, entretien n° 3, p. 8.
344
pouvoirs du juge sont destinés à la protection des requérants. Les référés ont introduit l’idée
que l’office du juge peut s’orienter en faveur de la protection des requérants. Mieux, en
« démocratisant » ces pouvoirs, les procédures d’urgence ont décomplexé l’usage de pouvoirs
énergiques.
691. Cette impulsion législative a innové du fait du développement de pouvoirs vigoureux
du juge l’engageant à améliorer la protection des requérants. C’est en ramenant un équilibre
dans les pôles de l’office du juge que le législateur a contribué à cette réorientation. À la suite
de cet encouragement législatif, le juge s’est engouffré dans cette tendance en se lançant à la
poursuite d’une meilleure protection des requérants. Cette effusion implique que « le juge
définit son cadre procédural et précise l’étendue de ses pouvoirs »15 tout en prenant en compte
que « le bon fonctionnement de la justice […], c’est d’abord la satisfaction du justiciable et le
premier droit du justiciable »16. En ce sens, bien que certaines évolutions lui soient
postérieures, l’introduction de l’oralité n’est pas anodine. Cette nouvelle organisation
processuelle consécutive au décret du 23 décembre 201117 qui fait du procès devant le juge
administratif un moment d’échange et de débat18 a permis de rapprocher le juge des
requérants19. Bien qu’il ne s’agisse pas de pouvoirs, cette nouvelle organisation20 favorise une
meilleure prise en compte des citoyens et, au bout du compte, leur protection.
692. C’est dans ce contexte renouvelé que le juge a développé de véritables pouvoirs afin
de s’ouvrir de nouvelles perspectives en vue d’une meilleure prise en compte des incidences
concrètes de ses décisions : l’on y retrouve naturellement la modulation dans le temps des
effets de l’annulation21. Bien que ce pouvoir permette d’assurer une meilleure transcription de
15
B. Stirn, op. cit., p. 12.
16
F. Julien-Laferrière, op. cit., pp. 425-426.
17
Décr. n° 2011-1950, 23 déc. 2011, modifiant le code de justice administrative.
18
Pour une réflexion générale à ce sujet, v. P. Mindu, « Une audience rénovée », ADJA, 2012, p. 1201 ;
P. Idoux, « Vers un redéploiement de la contradiction en droit administratif français », AJDA, 2009, p. 637.
19
En effet, il n’est pas vraiment possible de parler d’un rapprochement du juge administratif avec
l’administration puisque dès sa création, le juge a été amené à comprendre et à prendre en compte les
problématiques liées au fonctionnement de l’administration. Leur formation commune est, au moins, un élément
en ce sens.
20
Par exemple, l’obligation pour le rapporteur public de faire connaître aux parties le sens des conclusions qu’il
va prononcer en vertu de l’article R. 711-3 du Code de justice administrative. Il en est également de même de
l’inversion par le décret précité du 23 décembre 2011, du moment de la prise de paroles du rapporteur public et
des parties. Désormais, après qu’une expérimentation en ce sens ait été effectuée, les parties prendront la parole
après les conclusions du rapporteur public, pouvant ainsi lui répondre et ajuster au mieux leurs plaidoiries.
21
CE, ass., 11 mai 2004, req. n° 255886, 255887, 255888, 255889, 255890, 255891 et 25 5892, Association AC !
et autres : Rec. Leb., p. 197, concl. Ch. Devys ; RFDA, 2004, p. 454, concl. Ch. Devys, p. 438, ét. J.-H. Stahl et
A. Courrèges ; AJDA, 2004, p. 1049, comm. J.-C. Bonichot, p. 1183, chron. C. Landais et F. Lenica, p. 1219, ét.
F. Berguin ; DA, juill. 2004, comm. n° 115, p. 26, note M. Lombard ; DA, août-sept. 2004, ét. n° 15, p. 8, note
O. Dubos et F. Melleray ; JCP , 2004, II, n° 10189, note J. Bigot ; JCP A, 2004, n° 1826, note J. Bigot ; LPA,
2004, n° 230, p. 14, note P. Montfort LPA, 2004, n° 208, p. 15, note F. Melleray ; D., 2004, p. 1603, obs.
B. Mathieu ; Dr. soc., 2004, p. 766, ét. X. Prétot ; LPA, 2005, n° 25, p. 6, note F. Crouzatier-Durand ; D ., 2005,
p. 30, comm. P.-L. Frier ; RDP , 2005, p. 536, comm. Ch. Guettier ; Justice et cassation , 2007, p. 15, comm.
J. Arrighi de Casanova.
345
la décision au sein de la société, ce que nous verrons plus tard, il permet d’en adapter les
conséquences à la situation concrète des parties. En s’assurant cette maîtrise, le juge peut
intégrer à sa réflexion l’impact d’une annulation de l’acte contesté sur la société et les
situations de chacun. Dès lors, si la légalité doit s’imposer, elle ne doit pas être un facteur de
déstabilisation : lorsque les conséquences d’une telle décision seraient excessives, le juge est
susceptible de protéger les situations établies. En ne produisant des effets que pour l’avenir ou
en les retardant, le juge a élargi ses potentialités pour intégrer les enjeux concrets du litige.
693. L’autre modulation qui rejoint l’idée de sécurité juridique22 et que s’est reconnue le
juge administratif, c’est celle de ses règles jurisprudentielles 23. Celui-ci a considéré sa
jurisprudence comme une norme qu’il ne pourra appliquer que pour le futur24. Ainsi, il s’évite
de bouleverser les relations des parties engagées au contentieux en changeant les règles
applicables. Si la situation n’est pas fréquente, cette modulation des effets de sa jurisprudence
offre au juge la possibilité de sécuriser la situation de chacun. En évitant une instabilité
juridique, le juge protège les droits de tous et évince le sentiment d’arbitraire parfois encore
associé aux matières juridiques administratives. Plus récemment, il est intervenu à propos de
ce pouvoir25 en précisant que dans le cas où cette modulation n’avait pu être effectuée,
l’utilisation de règles jurisprudentielles postérieures à la clôture de l’instruction devait
22
Le juge administratif a notamment fait de cette notion un principe général du droit. V. en ce sens, CE, ass.,
24 mars 2006, req. n° 288460, 288465, 288474 et 288485, Société KPMG et Société Ernst & Young Audit et
autres : Rec. Leb., p. 154 ; RFDA, 2006, p. 463, concl. Y. Aguila, p. 483 ét. F. Moderne ; BJCP , 2006, p. 173,
concl. Y. Aguila et obs. Ph. Terneyre ; AJDA, 2006, p. 841, trib. B. Mathieu, p. 897, trib. F. Melleray, p. 1028,
chron. C. Landais et F. Lenica, p. 2214, ét. L. Tesoka ; D., 2006, p. 1190, ét. P. Cassia ; Europe, mai 2006, p. 9,
note D. Simon ; JCP , 2006, I, n° 150, p. 1229 chron. B. Plessix, II, n° 10113, note J.-M. Belorgey ; JCP A, 2006,
n° 1120 ; Procédures, mai 2006, p. 4, note B. Travier ; RDC, 2006, p. 856, note P. Brunet ; RDP , 2006, p. 1169,
ét. J.-P. Camby ; RTD civ., 2006, p. 527, obs. M. Encinas de Munagorri ; Rev. Soc., 2006, p. 583, obs.
Ph. Merle ; RDP , 2007, p. 285, ét.. J.-M. Woehrling.
23
V. sur ce point, C. Pros-Phalippon, Le juge administratif et les revirements de jurisprudence, th. Saint-Etienne,
B. Bonnet (dir.), 2014, p. 113 et s.
24
CE, ass., 16 juill. 2007, req. n° 291545, Société Tropic Travaux Signalisation : Rec. Leb., p. 360, concl.
D. Casas ; RFDA, 2007, p. 696, concl. D. Casas ; RJEP , 2007, p. 327, concl. D. Casas et note P. Delvolvé ;
BJCP , 2007, n° 54, p. 391, concl. D. Casas et obs. Ch. Maugüé, R. Schwartz et Ph. Terneyre ; RDP , 2007,
p. 1383, note F. Melleray et concl. D. Casas ; AJDA, 2007, p. 1577, chron. F. Lenica et J. Boucher ; JCP , 2007,
I, n° 193, chron. B. Plessix ; LPA, 2007, n° 147, p. 9, note M. Gaudemet ; LPA, 2007, n° 167, p. 3, note
F. Chaltiel ; LPA, 2007, n° 181, p. 6, note J.-M. Glatt ; JCP A, 2007, n° 2227, note B. Seiller ; JCP , 2007, II,
n° 10160, note B. Seiller ; D., 2007, Ét. et comm., p. 2500, note D. Capitant ; RFDA, 2007, p. 923, note
D. Pouyaud ; LPA, 2007, n° 208, p. 10, note F. Buy ; JCP A, 2007, n° 2212, note F. Linditch ; RFDA, 2007,
p. 917, note F. Moderne ; RFDA, 2007, p. 935, note M. Canedo-Paris ; JCP , 2007, II, n° 10156, note M. Ubaud-
Bergeron ; JCP A, 2007, n° 2222, note M.-Ch. Rouault ; Gaz. Pal., 2007, J., p. 3254, note O. Guillaumont ; DA,
2007, n° 10, comm. n° 142, p. 34, note P. Cossalter ; Rev. Trésor , 2007, p. 1140, obs. J.-L. Pissaloux – CE, sect.,
6 juin 2008, req. n° 283141, Conseil départemental de l’ordre des chirurgiens-dentistes de Paris : Rec. Leb.,
p. 204, concl. J.-P. Thiellay ; RFDA, 2008, p. 689, concl. J.-P. Thiellay ; AJDA, 2008, p. 1316, chron.
B. Bourgeois-Machureau et E. Geffray ; RFDA, 2008, p. 964, note B. Pacteau ; DA, 2008, n° 8-9, comm. n° 118,
p. 40, note F. Melleray.
25
CE, sect., 19 avril 2013, req. n° 340093, Chambre de commerce et d’industrie d’Angoulême : Rec. Leb.,
p. 105 ; AJDA, 2013, p. 1276, chron. X. Domino et A. Bretonneau ; DA, 2013, n° 7, comm. n° 56, note
F. Brenet ; JCP A, 2013, n° 2271, note S. Mérenne ; JCP A, 2013, n° 2253, note S. Ziani.
346
respecter le contradictoire26. En devenant maître des effets de ses décisions, le juge améliore
la protection de chacun face aux changements risquant de secouer l’ordre juridique.
694. Cette entreprise visant à garantir une activité juridictionnelle adaptée aux incidences
de ses décisions contribue indirectement à l’amélioration de la protection résultant de
l’intervention d’un juge en quête de solutions concrètes. L’extension de ses pouvoirs est
souvent liée à la nécessité d’adapter son office aux caractéristiques des litiges, l’idée étant de
satisfaire au mieux les attentes de chacun. Le contentieux qui illustre le mieux cette souplesse
permettant au juge de s’adapter aux situations litigieuses, c’est celui des contrats
administratifs. Outre les célèbres jurisprudences Société Tropic Travaux Signalisation27,
Tarn-et-Garonne28 ou SMIRGEOMES29, l’exemple le plus topique de cet élargissement en
faveur de la protection des requérants, c’est la « saga » des arrêts Commune de Béziers 30.
695. Dans ses deux premiers actes, le juge a étendu ses possibilités d’agir face à une
illégalité au sein du contrat. Désormais, son seul constat n’en entraîne plus systématiquement
l’annulation puisque le juge pourra moduler l’utilisation de ses pouvoirs. L’annulation ne sera
26
Afin de respecter le contradictoire, le juge administratif a la possibilité soit, de rouvrir naturellement
l’instruction permettant aux parties de se positionner, soit de rendre une décision avant-dire droit indiquant la
solution qu’il envisage de donner sur la base de cette nouvelle règle pour que chacun exprime ses observations.
Dans le cadre de cette option, il est certain que la première semble beaucoup plus adaptée dans la mesure où la
décision avant-dire droit n’a pas, en principe, vocation à offrir un délai aux parties. Quoi qu’il en soit, le juge est
donc forcé de prévenir les parties, renforçant donc la sécurisation de leurs situations et donc, in fine, leur
protection.
27
CE, ass., 16 juill. 2007, req. n° 291545, Société Tropic Travaux Signalisation , préc.
28
CE, ass., 4 avril 2014, req. n° 358994, Tarn-et-Garonne : Rec. Leb., p. 70, concl. B. Dacosta ; AJDA, 2014,
p. 1035, chron. A. Bretonneau et J. Lessi ; RDI, 2014, p. 344, obs. S. Braconnier ; AJCT, 2014, p. 375, obs.
S. Dyens ; AJCA, 2014, p. 80, obs. J.-D. Dreyfus ; RFDA, 2014, p. 438, note P. Delvolvé ; Rev. UE , 2015,
p. 370, ét. G. Eckert.
29
CE, sect., 3 oct. 2008, req. n° 305420, SMIRGEOMES : Rec. Leb., p. 324, concl. B. Dacosta ; AJDA, 2008,
p. 2161, chron. E. Geffray et S.-J. Liéber ; AJDA, 2008, p. 2374, ét. P. Cassia ; DA, nov. 2008, comm. n° 154,
p. 47, note B. Bonnet et A. Lalanne ; RDI, 2008, p. 499, obs. S. Braconnier ; RFDA, 2008, p. 1128, concl.
B. Dacosta ; RFDA, 2008, p. 1139, note P. Delvolvé ; BJCP , 2008, n° 61, p. 451, concl. B. Dacosta et obs. R. S.
30
Il est ici possible de parler des jurisprudences parce que l’approche contentieuse de la matière contractuelle a
été renouvelée en quatre étapes du fait de recours des communs de Béziers et de Villeneuve-lès-Béziers. Ce qui
constitue une véritable série jurisprudentielle est donc généralement désigné sous l’appellation générique des
jurisprudences Commune de Béziers. Dans le cadre de notre démonstration, nous ne nous référerons qu’aux deux
premiers arrêts, le troisième visant spécifiquement à encadrer le pouvoir de résiliation unilatérale dans les seuls
contrats conclus entre personnes publiques. V. donc pour ces trois arrêts, CE, ass., 28 déc. 2009, req. n° 304802,
Commune de Béziers : Rec. Leb., p. 509, concl. E. Glaser ; AJDA, 2010, p. 142, chron. S.-J. Liéber et
D. Botteghi ; Gaz. Pal., 2010, n° 75, p. 13, note B. Seiller ; JCP A, 2010, n° 2072, note F. Linditch ; BJCP ,
2010, n° 69, p. 138, conl. E. Glaser ; RFDA, 2010, p. 506, concl. E. Glaser ; Dr. imm., 2010, n° 5, p. 265, note
R. Noguellou ; RFDA, 2010, p. 519, note D. Pouyaud ; Contrats et marchés pub., 2010, n° 6, repère n° 6, note
F. Llorens et P. Soler-Couteaux ; RJEP , 2010, n° 676, p. 19, note J. Gourdou et F. Terneyre ; AJDA, 2011,
p. 310, note E. Glaser – CE, sect., 21 mars 2011, req. n° 304806, Commune de Béziers : Rec. Leb., p. 117, concl.
E. Cortot-Boucher ; RFDA, 2011, p. 507, concl. E. Cortot-Boucher ; RFDA, 2011, p. 518, note D. Pouyaud ; DA,
2011, n° 5, comm. n° 46, note F. Brenet et F. Melleray ; JCP A, 2011, n° 2171, note F. Linditch ; ACCP , 2011,
n° 110, p. 64, note G. Le Chatelier ; Gaz. Pal., 2011, n° 141, p. 25, note J.-L. Pissaloux ; JCP , 2011, n° 658, note
M. Ubaud-Bergeron ; BJCP , 2011, n° 76, p. 184, note R. Schwartz ; Dr. imm., 2011, n° 5, p. 270, note
S. Braconnier ; LPA, 2011, n° 124, p. 16, note S. Hul – CE, 27 févr. 2015, req. n° 357028, Commune de Béziers,
Rec. Leb., p. 66, concl. E. Cortot-Boucher ; BJCL, 2015, n° 5, p. 381, concl. E. Cortot-Boucher ; BJCP , 2015,
n° 101, p. 247, concl. E. Cortot-Boucher ; Contrats et marchés pub., 2015, n° 4, comm. n° 101, note G. Eckert ;
DA, 2015, n° 6, ét. n° 6, note F. Brenet ; ACCP , 2015, n° 155, p. 61, note C. Tirolien et M. Chachereau ; BJCL,
2015, n° 5, p. 388, note J.-D. Dreyfus ; RFDA, 2015, p. 907, note P. Delvolvé.
347
prononcée que lorsque le juge sera confronté à « un vice d’une particulière gravité relatif
notamment aux conditions dans lesquelles les parties ont donné leur consentement »31. La
souplesse de la formule laisse au juge une large faculté d’adaptation et l’élargissement de ses
pouvoirs lui permet de rendre la décision la plus adaptée aux droits de chacun. Dans le
deuxième « épisode », le juge s’est reconnu la possibilité d’user de nouveaux pouvoirs : saisi
d’une demande d’indemnisation liée à la résiliation unilatérale d’un contrat, le juge peut ne
plus se limiter à indemniser celui qui subit la cessation des relations contractuelles. En effet,
« eu égard à la gravité des vices constatés et, le cas échéant, à celle des manquements du
requérant à ses obligations contractuelles, ainsi qu’aux motifs de la résiliation »32, le juge peut
prononcer la reprise des relations contractuelles si cela ne porte pas une atteinte excessive à
l’intérêt général. Par-là, il peut offrir au cocontractant une meilleure protection en l’assurant
de bénéficier du contrat signé. En restreignant la liberté que la personne publique pouvait
« acheter », le juge améliore la protection des requérants.
696. Cette amélioration ne se limite pas à ces seuls aspects liés à la sécurité juridique. Elle
s’exprime aussi notamment lorsque l’administré33 fait l’objet d’une sanction de la part de
l’administration où le passage du contrôle au plein contentieux34 ouvre de nouveaux pouvoirs
au juge. Dorénavant capable de réformer une sanction plutôt que de l’annuler, le juge peut
l’adapter au plus près de la situation et donc mieux protéger le destinataire. Ce renforcement
de la protection individuelle passe aussi par l’attention croissante à la situation du requérant
rendue possible par la plasticité de son office. Le juge bénéficie d’une souplesse inédite lui
permettant de parer à toute éventualité et de s’adapter aux situations des requérants. Par
exemple, la combinaison des articles R. 772-6 et R. 772-7 du Code de justice administrative
créés par le décret du 13 août 201335 différencient l’office du juge dans le contentieux des
droits sociaux selon que le requérant est, ou non, assisté par un avocat. Dans le cas où le
requérant – n’ayant pas réclamé l’aide juridictionnelle ou n’y étant pas recevable – n’aurait
pas les moyens de se faire représenter par un avocat36, le juge devra user de pédagogie à son
égard. Mieux, les conditions du rejet pour défaut ou insuffisance de motivation de la requête
31
CE, ass., 28 déc. 2009, req. n° 304802, Commune de Béziers, op. cit.
32
CE, sect., 21 mars 2011, req. n° 304806, Commune de Béziers, op. cit.
33
Le choix du terme est ici justifié au regard de la situation « d’objet soumis à la volonté administrative » que
connaît la personne qui se voit sanctionné.
34
CE, ass., 16 févr. 2009, req. n° 274000, Société ATOM : Rec. Leb., p. 25, concl. C. Legras ; RFDA, 2009,
p. 259, concl. C. Legras ; Dr. fisc., 2009, p. 275, concl. C. Legras ; JCP A, 2009, n° 2089, note D. Bailleul ;
RJEP , 2009, n° 665, p. 35, note F. Melleray ; Gestion et fin. pub., 2009, n° 7, p. 620, note J.-L. Pissaloux.
35
Décr. n° 2013-730, 13 août 2013, portant modification du code de justice administrative (partie réglementaire).
36
Pour un examen plus complet de la situation des requérants qui, malgré la complexité grandissante du
contentieux administratif, se dispensent d’un avocat, v. M. de Drouâs, « Le juge administratif et le requérant sans
avocat », AJDA, 2013, p. 900.
348
sont dans ce cas allégées, le juge allant jusqu’à inviter le requérant à régulariser sa requête. A
contrario, un requérant assisté d’un avocat ne jouirait pas de la même mansuétude.
697. Enfin, dans cette redéfinition de son office, le juge a pris le soin d’orienter l’usage de
ses pouvoirs dans le référé mesures utiles. Cette procédure issue de l’article L. 521-3 du Code
de justice administrative provoquait encore il y a peu une incompréhension à propos des
pouvoirs dont le juge devait user37. Ce n’est que récemment que le juge en a précisé l’office38.
La question était importante dans la mesure où, depuis la loi du 30 juin 2000, certaines
conditions de ces pouvoirs – le caractère subsidiaire et l’interdiction de faire obstacle à
l’exécution d’une décision administrative39 – n’avaient pas été définies. Tout l’intérêt de la
définition de l’office du juge dans ce cadre, c’est qu’il l’a dessiné pour assurer la protection
des citoyens : il doit intervenir chaque fois que ce dernier est démuni d’autres moyens d’agir
au niveau juridictionnel ou administratif. La subsidiarité de cette procédure s’est construite en
adéquation avec cet impératif de protection des citoyens : si l’un d’entre eux « ne peut, en
raison de l’urgence, attendre l’intervention d’une décision administrative (par exemple, parce
qu’il a besoin d’obtenir un document administratif dans de brefs délais pour pouvoir agir
utilement en justice, parce que l’écoulement du temps crée immédiatement un préjudice
important auquel il sera difficile de remédier, parce que la carence de l’administration crée un
danger immédiat et grave, ou encore parce qu’aucune décision implicite n’est susceptible de
37
Paradoxalement, les pouvoirs dont il y dispose avaient principalement été définis dans le cadre de l’ancienne
procédure du référé conservatoire, à propos d’une grande diversité de domaines et donc de potentielles mesures.
Pour illustrer cette variété d’objectifs, l’on peut par exemple citer la continuité et le bon fonctionnement des
services publics (CE, 3 mars 1978, req. n° 06079, Lecoq : Rec. Leb., p. 116 ; AJDA, 1978, p. 581, concl.
D. Labetoulle et note F. de B. – CE, 1er mars 2012, req. n° 354628, Société Assistance conseil informatique
professionnelle, Rec. Leb., pp. 915, 916 et 946 ; BJCP , 2012, n° 82, p. 183, concl. B. Dacosta ; ACCP , 2012,
n° 123, p. 76, note O. Guillaumont), la protection du domaine public (CE, 2 mars 1977, req. n° 00047, Commune
de Sallanches : Rec. Leb., p. 926 – CE, sect., 25 janv. 1980, req. n° 11514, Société des terrassements mécaniques
[SOTEM] et Mariani : Rec. Leb., p. 49 ; AJDA, 1980, p. 615, concl. M. Rougevin-Baville ; CE, sect.,
16 mai 2003, req. n° 249880, S.A.R.L. Icomatex : Rec. Leb., p. 228 ; BJCL, 2003, p. 579, concl. G. Bachelier ;
AJDA, 2003, p. 1156, chron. F. Donnat et D. Casas ; JCP A, 2003, n° 1674, note J. Moreau ; LPA, 2004, n° 60,
p. 4, concl. G. Bachelier) ou enfin le rôle de voie d’exécution au bénéfice de l’administration (CE, ass.,
1er mars 1991, req. n° 118382, Société des bourses françaises : Rec. Leb., p. 78 ; AJDA, 1991, p. 358, chron.
R. Schwartz et Ch. Maugüé ; RFDA, 1991, p. 612, concl. M. de Saint Pulgent ; RFDA, 1991, p. 633, obs.
J. Buisson ; Quot. Jur., 1991, n° 62, p. 7, note M.-Ch. Rouault ; RTD com., 1991, p. 582, obs. J.-C. Dubarry et
E. Loquin – CE, ord., 10 mars 2005, req. n° 278035, Fonds de garantie des dépôts : Rec. Leb., p. 99).
38
CE, sect., 5 févr. 2016, req. n° 393540, M. B. : Rec. Leb., p. 13, concl. A. Bretonneau ; RFDA, 2016, p. 323,
concl. A. Bretonneau ; AJDA, 2016, p. 474, chron. L. Dutheillet de Lamothe et G. Odinet ; JCP A, 2016,
n° 2205, note F. Barque ; DA, 2016, n° 5, comm. n° 28, note G. Eveillard.
39
Pour être complet, il faut rajouter les autres conditions, déjà délimitées qui présidaient à l’emploi du référé
mesures-utiles : le constat d’une urgence comme toute procédure commune de référé ; l’obligation de ne
prononcer des mesures qu’à des fins conservatoire ou à titre provisoire (CE, sect., 27 mars 2015, req.
n° 385332, Section française de l'Observatoire international des prisons : Rec. Leb., p. 132, concl. E Crépey ;
AJDA, 2015, p. 979, chron. J. Lessi et L. Dutheillet de Lamothe ; RFDA, 2015, p. 491, concl. E. Crépey ; DA,
2015, n° 7, comm. n° 47, note G. Eveillard) et l’exigence qu’aucune contestation sérieuse ne puisse être opposée
vis-à-vis de la mesure (CE, sect., 6 févr. 2004, req. n° 256719, Masier : Rec. Leb., p. 45 ; BJDU , 2004, n° 2,
p. 138, concl. J.-H. Stahl ; RFDA, 2004, p. 1170, concl. J.-H. Stahl).
349
naître du silence de l’administration), il pourra saisir directement un juge des référés, sur le
fondement de l’article L521-3 »40.
698. Mieux, dans l’articulation de cette subsidiarité, le référé mesures utiles devrait être
fermé dès qu’est en cause une liberté fondamentale. Or, les juges semblent considérer que
l’urgence et la gravité de la situation commandent au juge de ne pas fermer son prétoire41.
Cette même orientation se confirme dans l’appréciation du « péril grave », notion qui permet
de déroger à l’interdiction de faire obstacle à l’exécution d’une décision administrative et que
le juge a fait dépasser le seul domaine des travaux publics42. Au regard de ces constatations43,
le juge semble avoir fait pencher la procédure du référé mesures utiles en direction d’une
protection maximale des citoyens.
699. S’il y a donc « des questions procédurales majeures pour lesquelles la créativité
jurisprudentielle est forte »44, le mouvement dessiné par le juge semble s’orienter vers une
amélioration de la protection des situations individuelles. Le juge est sensiblement mieux
armé que ce qu’il n’avait pu l’être pour répondre aux attentes de protection de chaque citoyen
et il n’hésite pas à en user. En outre, cette « marche » vers une protection des citoyens a aussi
emprunté d’autres chemins, plus indirects tels que l’amélioration de la capacité du juge à
transcrire sa décision dans la société du fait de l’émergence de nouveaux pouvoirs (2).
700. Notre réflexion, bien entamée, fait progressivement apparaître que le juge réceptionne
l’idée que la justice est faite pour les justiciables45. Ainsi, la reddition de la décision
juridictionnelle ne serait pas un aboutissement mais plutôt le commencement du processus de
transcription de son contenu dans la réalité sociale, c’est-à-dire l’exécution. Le processus
judiciaire n’est complet que lorsque les effets concrets de la décision juridictionnelle se sont
appliqués aux justiciables, ce que confirme l’incorporation de l’exécution dans le calcul du
40
L. Dutheillet de Lamothe et G. Odinet, « Référé mesures utiles : la quadrature du cercle », AJDA, 2016, p. 476.
41
CE, sect., 16 nov. 2011, req. n° 353172 et 353173, Ville de Paris et SEM PariSeine : Rec. Leb., p. 552, concl.
D. Botteghi ; BJCL, 2012, n° 1, p. 60 ; JCP A, 2012, n° 2017, note B. Pacteau ; JCP , 2012, n° 24, note
O. Le Bot ; DA, 2012, n° 2, comm. n° 18, p. 49, note P.-É. Spitz.
42
CE, sect., 18 juill. 2006, req. n° 283474, Mme Elissondo Labat : Rec. Leb., p. 369 ; AJDA, 2006, p. 1839, chron.
C. Landais et F. Lenica ; JCP A, 2006, n° 1267, note Ch. Guettier ; JCP , 2006, I, n° 170, p. 1757, chron.
B. Plessix.
43
Pour une étude précise et détaillée des conséquences de cette décision, v. L. Dutheillet de Lamothe et
G. Odinet, « Référé mesures utiles… », op. cit., p. 474.
44
B. Stirn, op. cit., p. 12.
45
J. Rivero, « Le Huron au Palais-Royal ou réflexions naïves sur le recours pour excès de pouvoir », D., 1962,
chron. VI, p. 39.
350
« délai raisonnable »46. La reddition de la justice ne peut donc nullement écarter le
phénomène d’exécution de la décision juridictionnelle qui lui est chevillée.
701. Cette transcription des décisions juridictionnelles dans la société renvoie aux
opérations d’exécution qui permettent de concrétiser leur contenu. Plus précisément, cette
entreprise revient à faire passer les prescriptions de la décision juridictionnelle du domaine
juridique au réel. Logiquement, l’on rejette alors l’idée kelsenienne selon laquelle un droit se
réalise par le biais de la seule édiction de la décision juridictionnelle. Partant de là, tout ce qui
tend à inscrire le contenu des décisions juridictionnelles dans les relations sociales participe
de l’opération évoquée.
702. L’intitulé de ces développements peut alors sembler paradoxal : l’idée que le juge
détienne des pouvoirs afin de mener à bien l’exécution d’une décision rendue ou à rendre
n’est pas évidente. Partant du principe que sa reddition épuise les pouvoirs du juge et le
dessaisit47, il semble impossible pour lui d’intervenir dans l’après-jugement. Une telle
conception prohibant l’intervention juridictionnelle en faveur de l’exécution, en plus
d’enfermer le juge dans un contrôle purement objectif, le coupe de la société. La réponse à
cette interrogation a déjà été évoquée, le temps de l’exécution étant incorporé dans le calcul
de l’appréciation du délai raisonnable. En faisant officiellement partie de la fonction
juridictionnelle, l’exécution peut faire l’objet de pouvoirs du juge.
703. Malgré tout, l’étude de ces éléments peut continuer d’étonner. Si certains
parlementaires ont pu relever en 1995 que « les dernières statistiques font apparaître que les
taux de jugements qui présentent des difficultés d’exécution, n’ont cessé de croître au cours
de ces dernières années »48, il est connu que seulement 1 % des affaires jugées connaissent
des problèmes d’exécution49. Dès lors, pourquoi le juge se pencherait sur un problème
46
Dans un premier temps, ce n’était le cas qu’au niveau conventionnel : CEDH, 7 déc. 1999, req. n° 38952/97,
Bouilly c/ France , § 17 – CEDH, 21 oct. 2003, req. n° 27928/02 et 31694/02, Broca et Texier-Micault, § 11 :
RUDH , 2003, p. 417, note O. Guillaumont et F. Bien ; D., 2004, p. 1061, obs. N. Fricero. La haute juridiction
administrative a, bien sûr, emboîté le pas à la Cour de Strasbourg sur ce point : CE, ass., 28 juin 2002, req.
n° 239575, Garde des Sceaux, ministre de la Justice c/ Magiera : Rec. Leb., p. 247, concl. F Lamy ; RFDA,
2002, p. 756, concl. F Lamy ; LPA, 2002, n° 197, p. 15, concl. F. Lamy ; AJDA, 2002, p. 596, chron. F. Donnat
et D. Casas ; Gaz. Pal., 2002, J., p. 1444, note O. Guillaumont ; DA, 2002, n° 10, comm. n° 167, p. 27, note
M. Lombard ; LPA, 2002, n° 221, p. 17, note M.-Ch. Rouault ; D., 2003, J., p. 23, note V. Holderbach-Martin.
47
CE, 14 déc. 1979, req. n° 10755, Mme Pointe : Rec. Leb., pp. 845 et 847.
48
P. Fauchon, JO Sénat, 13 déc. 1994, p. 7408.
49
Cette statistique est corroborée par plusieurs auteurs à différentes périodes : C. Charles, « Dix ans après : à
quoi a servi la loi du 8 février 1995 ? », DA, 2005, n° 4 , ét. n° 7, p. 11 ; C. Jeangirard-Dufal, « Le juge
administratif et l'injonction : expérience de vingt années d'application », RFDA, 2015, p. 465 ; G. Bardou,
« Pouvoir d’injonction et exécution des décisions de justice », RFDA, 2015, p. 455 ; D. Bonmati, « L’office
d’injonction », in L’injonction, l’exécution du jugement, la loi du 8 février 1995 après vingt ans de pratique –
Réflexions sur l’effectivité des décisions du juge administratif, colloque organisé le 5 septembre 2014 à
Montpellier, http://montpellier.tribunal-
administratif.fr/content/download/34842/300162/version/1/file/conferencepresidents_dominiquebonmati.pdf,
p. 9, [consulté le 25/08/2017].
351
finalement résiduel ? Outre le fait qu’il n’y a pas de petit désagrément en matière de justice,
des affaires récentes50 nous rappellent à quel point l’exécution des décisions est une garantie
des droits de chacun. L’existence de pouvoirs du juge en ce sens est donc un élément essentiel
de la protection des citoyens.
704. Or, la juridiction administrative a longtemps souffert d’un déficit en ce domaine. Parce
que reconnaître au juge le pouvoir de contraindre les autorités à s’exécuter revenait à lui
donner les moyens de s’imposer à l’égard de la force publique, la situation est longtemps
restée figée. En sus de cet obstacle – obliger ceux qui possèdent la force publique n’est pas
évident –, une autre difficulté s’opposait à l’existence de tels pouvoirs. L’idée selon laquelle
ordonner d’agir à l’administration ferait du juge un administrateur51 violant la séparation des
pouvoirs a longtemps empêché toute réflexion. Du fait de ce blocage, les constats d’une
insuffisance juridictionnelle n’ont pas manqué d’affleurer. Outre le plus célèbre52, le constat
du président du Tribunal administratif d’Orléans est sans appel : « je ne peux que souscrire au
constat fait par des collègues, que les juges se préoccupaient assez peu de l’exécution concrète
de leurs jugements avant 1995 »53. Même le conseiller d’État Chabanol révélait que ses
50
Si le cas classique généralement rappelé par la doctrine est très ancien (CE, 23 juill. 1909, req. n° 33151,
33335, 33336, 33686, 33687, 34365, 34679, 35136, 35614, 36102 et 36528, Fabrègue : Rec. Leb., p. 727 ; S.
1911, III, p. 121, note M. Hauriou), le refus persistant d’exécution d’une décision juridictionnelle par
l’administration trouve malheureusement toujours une expression contemporaine. Actuellement, le contentieux
de la mosquée de Fréjus, opposant une association musulmane au maire « Front National » de la commune est de
ceux-là. A l’origine du litige, l’association souhaite construire une mosquée dans la commune de Fréjus et
obtient en 2011 un permis de construire pour ce faire. Le Front National arrivant au pouvoir dans la municipalité
en 2014 et ayant notamment promis que l’édifice religieux ne verrait pas le jour, le maire s’est entêté dans un
refus répété de respecter l’autorité de chose jugée. En vue de cette entreprise, il édicte un arrêté municipal le
17 novembre 2014 pour mettre en demeure la mosquée de faire cesser les travaux. Celui-ci étant suspendu par le
tribunal administratif de Toulon, la construction du lieu de culte s’achève. Dès lors, l’association poursuit la
délivrance de l’autorisation d’ouverture au public, reçoit pour cela l’avis favorable de l’organisme compétent
mais voit malgré tout sa demande rejetée par le maire. Le tribunal administratif de Toulon, saisi par l’association
d’un référé-liberté enjoint le maire de réexaminer la demande sous 15 jours (TA Toulon, 17 sept. 2015, req.
n° 1503276). Le maire persistant dans son silence, refusant de prendre une décision, un nouveau référé-liberté
aboutit à enjoindre de délivrer l’autorisation sous huit jours avec une astreinte de 500€ par jour de retard (CE,
ord., 9 nov. 2015, req. n° 394333, Association musulmane El Fath et autres : Rec. Leb., p. 806 ; AJDA, 2016,
p. 385, note E. Debaets). Malgré cela, le maire persiste dans son refus d’exécution de la chose jugée poussant le
Conseil d’État à liquider l’astreinte à hauteur de 6500€ (CE, ord., 3 déc. 2015, req. n° 394333, Association
musulmane El Fath et autres : Rec. Leb., pp. 807 et 826 ; AJDA, 2015, p. 2350, obs. M.-Ch. de Montecler). Le
maire de Fréjus, après cette nouvelle condamnation, n’a pour autant pas délivré l’autorisation d’ouverture au
public poussant l’association à réclamer du préfet qu’il se substitue au maire, ce qu’elle a obtenu devant le
Conseil d’État (CE, ord., 19 janv. 2016, req. n° 396003, Association musulmane El Fath : Rec. Leb., p. 1 ; Gaz.
Pal., 2016, n° 11, p. 31, chron. M. Guyomar ; JCP A, 2016, n° 2036, note Ch. Alonso ; AJDA, 2016, p. 732, note
L. Le Foyer de Costil). Pour une étude plus complète des entêtements administratifs opposés à l’exécution de
décisions juridictionnelles, v. F. Donnat et D. Casas, « Le respect dû aux décisions du juge administratif »,
AJDA, 2003, p. 2253.
51
J. Chevallier, « L’interdiction pour le juge de faire acte d’administrateur », AJDA, 1972, p. 67.
52
J. Rivero, « Une crise sous la Ve République : de l'arrêt Canal à l'affaire Canal », in J. Massot (dir.), Le
Conseil d'État de l'An VIII à nos jours , 1999, Paris, Adam Biro, préf. R. Denoix de Saint Marc, p. 36.
53
C. Jeangirard-Dufal, op. cit., p. 464.
352
professeurs lui enseignèrent que la juridiction souffrait « d’un vice fondamental, à savoir que
les juges administratifs n’avaient pas les moyens de faire exécuter leurs décisions »54.
705. Aujourd’hui, il n’en est plus vraiment question tant l’exécution semble indissociable
du processus juridictionnel. Elle est a d’ailleurs été reconnue comme le corollaire du droit à
un procès équitable au niveau conventionnel55 tandis qu’en droit interne, elle est une exigence
constitutionnelle tirée de la Déclaration de 178956. Le juge administratif, en réaffirmant que
« la durée globale de jugement […] est à prendre en compte jusqu’à l’exécution complète de
ce jugement »57 leur emboîte le pas. Dans cette évolution, la loi du 8 février 199558, l’un des
« moments fondateurs »59 de la justice administrative contemporaine, est essentielle. Certes,
avant elle et même avant 198060, le juge détenait quelques pouvoirs pour mener à bien
l’exécution de sa décision dans le domaine des contraventions de grande voirie61 et du référé
précontractuel62. De même, existait depuis 196363 et la création de la Section du rapport et des
études – on parlait alors de commission du rapport –, l’aide à l’exécution pour les citoyens et
la demande d’éclaircissement pour l’administration afin de réduire les risques d’inexécution.
706. Si la juridiction administrative n’était pas complètement dépourvue de moyens
d’action, cette absence de contrainte à l’égard des autorités découlant de la décision
juridictionnelle s’était insinuée dans les esprits des magistrats. Même alors que les lois
précitées de 1980 et 1995 étaient intervenues, les juges étaient demeurés paralysés devant
l’idée d’imposer leur volonté à l’administration. Par conséquent, les juges ont longtemps
54
D. Chabanol, « L'exécution en contentieux administratif : actualité », in L'exécution , 2001, Paris, Montréal,
Budapest, etc.,l’Harmattan, p. 143. Cependant, pour être tout à fait complet, l’auteur développait cette idée pour
mieux la combattre quelques lignes plus loin, relevant que « même avant la réforme de 1995, il est inexact de
dire qu’il y avait un problème d’exécution des décisions de la juridiction administrative ». Pour ce faire, il se
basait notamment sur l’analyse statistique couramment reprise selon laquelle le nombre d’affaires dont était
saisie la Section du rapport et des études pour des problèmes liés à leur exécution est toujours demeuré restreint
vis-à-vis de la masse d’affaires tranchées par la juridiction administrative.
55
CEDH, 19 mars 1997, aff. n° 18357/91, Hornsby c/ Grèce : Rec., I, p. 495 ; GACEDH , 8ème éd., 2017, Paris,
PUF, Thémis, n° 33, p. 404 ; AJDA, 1997, p. 986, obs. J.-F. Flauss ; JCP , 1997, II, n° 22949, note O. Dugrip et
F. Sudre ; RTD Civ., 1997, p. 1009, note J.-P. Margueanud ; D., 1988, p. 74, note N. Fricero.
56
Cons. const., 29 juill. 1998, n° 98-403 DC, Loi d’orientation relative à la lutte contre les exclusions, cons. 46 :
Rec. Cons. const., p. 276 ; AJDA, 1998, p. 705, chron. J.-E. Schoettl ; RFDC, 1998, p. 765, note J. Trémeau.
57
CE, 26 mai 2010, req. n° 316292, Mafille : Rec. Leb., pp. 842 et 980 ; LPA, 2010, n° 206, p. 5, note
R. Bonnefont ; AJDA, 2010, p. 1784, note S. Théron.
58
L. n° 95-125, 8 févr. 1995, relative à l’organisation des juridictions et à la procédure civile, pénale et
administrative.
59
J.-M. Sauvé, « L’injonction – la loi du 8 février 1995 après vingt ans de pratique », in L’injonction, l’exécution
du jugement, la loi du 8 février 1995 après vingt ans de pratique – Réflexions sur l’effectivité des décisions du
juge administratif, colloque organisé le 5 septembre 2014 à Montpellier, http://www.conseil-
etat.fr/content/download/33244/288199/version/3/file/2014-09-
05%20Conference%20des%20pdts%20Montpellier.pdf, p. 1 [consulté le 25/08/2017].
60
L. n° 80-539, 16 juill. 1980, relative aux astreintes prononcées en matière administrative et à l'exécution des
jugements par les personnes morales de droit public.
61
CE, 8 janv. 1960, req. n° 46105, Sieur Lafon : Rec. Leb., p. 15.
62
CJA, art. L. 551-2 et s.
63
Décr. n° 63-766, 30 juill. 1963, portant règlement d'administration publique pour l'application de l'ordonnance
n° 45-1708 du 31 juillet 1945 et relatif à l'organisation et au fonctionnement du Conseil d'État.
353
freiné la mise en œuvre de leurs pouvoirs : les conclusions du rapporteur public à propos de
l’arrêt Menneret64 illustrent cette résistance à l’astreinte, pourtant reconnue. Il a ainsi fallu
attendre une décision Bandesapt65 pour que soit prononcée la première astreinte d’office, soit
six ans après la reconnaissance de ce pouvoir par la loi de 1995.
707. L’association de l’astreinte et de l’injonction en vue d’assurer le citoyen de la bonne
exécution par les autorités de leurs obligations juridictionnelles a changé la donne. Désormais
armé des moyens d’édicter de véritables prescriptions à l’administration, au besoin sous la
menace financière, le juge a rénové son approche, améliorant sensiblement la protection
individuelle. Mieux encore que la seule intégration de ces pouvoirs au sein de l’arsenal
juridictionnel, c’est leur pleine utilisation qui illustre le renouvellement de l’office en vue de
la concrétisation sociale des décisions juridictionnelles. Car c’est un nouveau souffle qu’ont
porté ces évolutions, amenant le juge vers un rôle d’« administrateur » au sens où il pourra
modifier la réalité sociale et y inscrire concrètement ses vues. En ordonnant aux autorités les
conséquences concrètes à retirer de sa décision, le juge va réglementer les rapports entre
citoyens et administration et « administrer » les litiges qui lui sont soumis en indiquant sous la
contrainte l’issue décidée.
708. Depuis lors, le juge a dû repenser en profondeur son office car l’environnement qui
l’entoure a été chamboulé. Il a dû prendre la mesure de ses nouveaux pouvoirs et entrer dans
le costume de celui qui s’impose vis-à-vis de l’administration. Le changement psychologique
est pour lui d’autant plus difficile à appréhender que la tradition contraire s’est ancrée dans les
mentalités. Ces nouveaux pouvoirs font que « non seulement ce dernier est conduit, invité en
ce sens par les parties, à s’intéresser de plus en plus aux conséquences des décisions qu’il
rend, mais encore prend-il la peine de s’assurer que les conséquences de ses décisions seront à
la fois certaines et adéquates »66. Le juge a ainsi dû évoluer du rôle de gardien objectif d’une
légalité objective et désincarnée à celui d’un administrateur de la situation litigieuse qui doit,
par ses pouvoirs, y rétablir « la paix ». Force est de constater que malgré la difficulté, le juge
administratif n’a pas reculé devant l’obstacle. En effet, « mis en situation, projeté dans
l’avenir et contraint de réfléchir aux effets de ses décisions, le juge a pris conscience de la
réalité »67 et sait désormais la commander.
64
CE, sect., 17 mai 1985, req. n° 51592, Menneret : Rec. Leb., p. 149, concl. J.-M. Pauti ; RFDA, 1985, p. 467,
concl. J.-M. Pauti ; AJDA, 1985, p. 399, chron. S. Hubac et J.-E. Schoettl ; JCP , 1985, II, n° 20448, note
J. Morand Deviller ; D., 1985, J., p. 583, note J.-M. Auby.
65
CE, 28 mai 2001, req. n° 230537, Bandesapt : Rec. Leb., p. 251 ; DA, 2001, n° 7, comm. n° 176, p. 33, note
D. Piveteau.
66
X. Domino et J.-H. Stahl, « Injonctions : le juge administratif face aux réalités », AJDA, 2011, p. 2229.
67
C. Broyelle, « Le pouvoir d’injonction du juge administratif », RFDA, 2015, p. 443.
354
709. Ces pouvoirs comme l’ensemble des procédures d’exécution ont eu le mérite d’être
déconcentrés dans toutes les juridictions administratives. Ainsi, les potentialités de ces outils
et la fréquence de leur utilisation se sont trouvées multipliées, facilitant alors l’acclimatation
psychologique à ce nouvel environnement. C’est ainsi que « l’astreinte avec l’injonction,
l’une et l’autre dans leurs diverses modalités, font désormais pleinement partie de notre
paysage contentieux et du carquois du juge administratif »68. La présidente Bonmati confirme
le succès de cette révolution en affirmant que la question de l’injonction « s’était sobrement
résolue d’elle-même, le juge ayant investi d’emblée, complètement et avec le discernement
qui sied, cette nouvelle possibilité que lui donnait la loi »69. De plus, la maîtrise de ces
pouvoirs par l’ensemble des formations de jugement est un signal fort impliquant que toute
autorité doit plier le genou, peu importe le juge concerné.
710. Pour résumer, l’émergence de ces nouveaux pouvoirs favorisant la « réalisation » des
décisions juridictionnelles a amené « le juge de l’excès de pouvoir, depuis 1995, à devenir un
juge de la situation litigieuse, qu’il apprécie dans son ensemble, et non plus seulement un juge
de l’acte litigieux »70. Son office est plus concret, sa mission n’étant plus d’apprécier
abstraitement la légalité mais de « pénétrer » le litige pour lui offrir une issue concrète. Cette
nouvelle approche, en rénovant la mentalité des juges, a propagé l’attention croissante portée
aux conséquences concrètes des décisions juridictionnelles. Dans ce cadre, le juge a
pleinement saisi l’opportunité, faisant évoluer son activité vers une administration concrète
des situations litigieuses comme l’illustre le développement d’une forme d’injonction
prétorienne71 qui dépasse le cadre législatif de ce pouvoir.
711. En dépassant la seule sphère de l’injonction et de l’astreinte, plusieurs éléments
peuvent laisser penser que la loi du 8 février 1995 a eu un rôle décisif en étant « à l’origine
d’une levée d’inhibition du prétoire du Palais Royal »72. L’évolution récente de la position des
juges vis-à-vis de la motivation de leurs décisions s’inscrit dans ce mouvement visant à
68
B. Pacteau, « Conclusions générales : le pas du juge », RFDA, 2015, p. 668.
69
D. Bonmati, op. cit., p. 1 [consulté le 25/08/2017].
70
C. Charles, op. cit., p. 12.
71
C. Broyelle, « De l’injonction légale à l’injonction prétorienne : le retour du juge administrateur », DA, 2004,
n° 3, chron. n° 6, p. 8. Pour une illustration jurisprudentielle de ces injonctions prétoriennes, v. p. ex. CE, sect.,
25 juin 2001, req. n° 234363, Société à objet sportif « Toulouse Football Club » : Rec. Leb., p. 281 ; AJDA,
2001, p. 887, note G. Simon ; D . 2001, p. 2241 ; LPA, 2001, n° 194, p. 4, concl. I. de Silva ; RFDA, 2003, p. 47,
ét. J.-M. Duval – CE, ass., 29 juin 2001, req. n° 213229, Vassilikiotis : Rec. Leb., p. 303, concl. F. Lamy; AJDA,
2001, p. 1046, chron. M. Guyomar et P. Collin ; LPA, 2001, n° 212, p. 12, note S. Damarey ; Europe, 2001,
p. 265, comm. P. Cassia ; RDP , 2002, p. 748, note Ch. Guettier ; RRJ , 2003, p. 1513, note F. Blanco ; DA, mars
2004, chron. n° 6, p. 8, chron. C. Broyelle ; GACA, 5ème éd., 2016, Paris, Dalloz, n° 67, p. 1249 – CE,
27 juill. 2001, req. n° 222509, Titran : Rec. Leb., p. 411 ; AJDA, 2001, p. 1046, chron. M. Guyomar et P. Collin.
72
D. de Bechillon, « Le juge et son œuvre. Un an de fabrication du droit administratif dans la jurisprudence du
Conseil d’État », in D. de Béchillon, P. Brunet, V. Champeil-Desplats et É. Millard (dir.), L’architecture du
droit : mélanges en l’honneur de Michel Troper , 2006, Paris, Economica, p. 361.
355
améliorer leur transcription dans le réel. Le juge, parti de sa traditionnelle imperia brevitas, a
su largement évoluer : conscient qu’il s’adresse à des justiciables, parfois profanes, et qu’une
décision est mieux exécutée si ses destinataires la comprennent, le juge n’hésite plus à
« pousser » son argumentation. Sans adopter un style-fleuve, les juridictions administratives
ont intégré la pédagogie à leur office, favorisant l’idée d’une justice démocratique. Le fait que
le Conseil d’État se soit officiellement penché sur la question de la qualité rédactionnelle de
ses jugements73 n’est d’ailleurs pas négligeable. De plus en plus, le juge détaille le « mode
d’emploi »74 de ses décisions, abandonnant sa « vision cybernétique de la justice »75. Les
efforts fournis par le Conseil d’État pour détailler ses nouveaux pouvoirs de modulation
temporelle76 illustrent le tournant emprunté. Dans le même mouvement, le juge n’a pas hésité
à cataloguer les jurisprudences utiles en matière de gestion des services publics par les
collectivités territoriales77 ou à fixer précisément les obligations de l’administration en cas
d’irrégularité d’un acte créateur de droits tiré d’un contrat de la fonction publique78. La
transmission de véritables communiqués de presse accompagnant ses jurisprudences
importantes démontre encore cette volonté de dialogue qui anime la juridiction administrative,
désireuse de se faire comprendre de tous.
712. Par ces moyens, le juge cherche à éviter que les autorités n’exécutent pas les
obligations découlant pour elle des décisions juridictionnelles. En les explicitant ou en les
rendant contraignantes, le juge souhaite empêcher leur inexécution. Ainsi, il s’attaque à
l’incompréhension – réelle ou de mauvaise foi – et à l’indifférence des administrateurs envers
les prescriptions juridictionnelles. Pour autant, tout n’est pas complètement résolu tant les
difficultés d’exécution des décisions juridictionnelles pouvaient aussi s’expliquer par leur
73
V. à l’issue de plus d’une année de travaux, le groupe de travail sur la rédaction des décisions de la juridiction
administrative présidé par Philippe Martin qui a rendu son rapport en 2012.
74
M. Deguergue, « Les obiter dicta dans la jurisprudence du Conseil d’État », in M. Hecquard-Théron et
Ph. Raimbault (dir.), La pédagogie au service du droit, 2011, Toulouse, Paris, Presses de l’Université Toulouse 1
Capitole, LGDJ, Les travaux de l’IFR Mutation des normes juridiques, Actes de colloque, n° 10, p. 235.
75
F. Rolin, « La qualité des décisions du Conseil d’État », in P. Mbongo (dir.), La qualité des décisions de
justice, 2007, Éditions du Conseil de l’Europe, Les études de la CEPEJ, n° 4, pp. 159-160.
76
CE, ass., 11 mai 2004, req. n° 255886, 255887, 255888, 255889, 255890, 255891 et 25 5892, Association AC !
et autres, préc.; CE, ass., 16 juill. 2007, req. n° 291545, Société Tropic Travaux Signalisation , préc.
77
CE, sect., 6 avril 2007, req. n° 284736, Commune d ’Aix-en-Provence : Rec. Leb., p. 155 ; RJEP , 2007, p. 273,
concl. F. Séners ; RFDA, 2007, p. 812, concl. F. Séners et J.-C. Douence ; BJCP , 2007, n° 53, p. 283, concl.
F. Séners et obs. R. Schwartz ; AJDA, 2007, p. 1020, chron. F. Lenica et J. Boucher ; LPA, 2007, n° 147, p. 13,
note J.-M. Glatt ; DA, 2007, n° 6, comm. n° 95, p. 35, note M. Bazex et S. Blazy ; JCP A, 2007, n° 2125, note
F. Linditch ; JCP A, 2007, n° 2128, note J.-M. Pontier ; JCP A, 2007, n° 2111 et n° 2128, note M. Karpenschif ;
JCP , 2007, II, n° 10132, note M. Karpenschif ; JCP A, 2007, n° 2151, ét. E. de Fenoyl ; Gaz. Pal., 2007, J.,
p. 2603, note M. Touzil-Divina ; RDP , 2007, p. 1367, note O. Bui-Xan ; BJCL, 2007, p. 558, obs. G. Mollion.
78
CE, sect., 31 déc. 2008, req. n° 283256, Cavallo : Rec. Leb., p. 481, concl. E. Glaser ; RFDA, 2009, p. 89,
concl. E. Glaser ; AJDA, 2009, p. 142, chron. S.-J. Liéber et D. Botteghi ; JCP A, 2009, n° 2062, note D. Jean-
Pierre ; DA, 2009, n° 3, comm. n° 41, p. 29, note F. Melleray.
356
impossibilité à s’inscrire dans le réel. Le juge, revigoré par l’utilisation des pouvoirs
mentionnés, a alors pu prendre à bras le corps ce problème.
713. Par exemple, la prise en compte des conséquences concrètes des abrogations et des
retraits a convaincu le juge de rénover leur régime afin de s’assurer d’être respecté. Les juges
y ont intégré l’idée d’une plus grande sécurité juridique afin d’éviter un décalage inconciliable
avec la réalité. L’idée est de favoriser l’inscription de ces décisions dans le réel et d’éviter que
le juge ne force l’administration à prononcer le retrait rétroactif d’un acte sur lequel, ayant
produit ses conséquences, il serait impossible de revenir. À cette fin, l’arrêt Ternon, leçon de
droit sous la forme d’un « exercice législatif […] frôlant l’arrêt de règlement »79 réduit à
quatre mois le retrait d’un acte administratif créateur de droit illégal. C’est le même
raisonnement lorsque le juge se reconnaît le pouvoir de moduler dans le temps les effets de
ses décisions : plutôt que de voir son autorité bafouée à raison d’une exécution matériellement
impossible, le juge retient une modalité plus adéquate. Conscient que l’exécution de sa
décision serait susceptible de se heurter à la réalité, il contourne le problème.
714. Dans une logique voisine, le juge a développé de nouvelles politiques
jurisprudentielles portées par la sécurité juridique. Chaque fois que sa décision l’amènerait à
déstabiliser des situations constituées, le juge repère un risque potentiel de difficultés et
cherche à les désamorcer. C’est dans cette optique qu’il a considéré que l’annulation d’un acte
réglementaire n’a pas d’effet sur les décisions individuelles créatrices de droit prises sur son
fondement et qui sont devenues définitives80. Le juge, prévoyant, assure la stabilité des
relations sociales et du patrimoine de chacun en même temps qu’il désamorce toute difficulté
d’exécution. Dans cette même optique, la théorie du fonctionnaire de fait a récemment été
appliquée de nouveau81. En l’espèce, des actes avaient été pris sur la base d’une délégation de
signature confiée à des fonctionnaires par un préfet de police qui avait dépassé la limite d’âge,
rendant son investiture irrégulière. Dans le souci de préserver les situations établies et d’éviter
des difficultés d’exécution, le juge a écarté l’irrégularité par application de cette théorie.
715. Ainsi, le juge administratif a fait sienne, près d’un siècle plus tard, la doctrine de Jèze
à propos du rapport entre la décision juridictionnelle et le milieu social : « on ne saurait trop
répéter que le droit n’est pas un jeu de l’esprit, un exercice de logique pour théoriciens de
79
Y. Gaudemet, « Faut-il retirer l’arrêt Ternon ? », AJDA, 2002, p. 738.
80
CE, sect., 10 oct. 1997, req. n° 170341, Lugan : Rec. Leb., p. 346, concl. V. Pécresse ; AJDA, 1997, p. 952,
chron. T.-X. Girardot et F. Raynaud ; CFP , 1997, n° 163 ; RFDA, 1998, p. 21, concl. V. Pécresse ; LPA, 1998,
n° 10, p. 6, ét. G. Pellissier.
81
CE, sect., 16 mai 2001, req. n° 231717, Préfet de police c/ Ihsen Mtimet : Rec. Leb., p. 234 ; AJDA, 2001,
p. 643, chron. M. Guyomar et P. Collin ; AJDA, 2001, p. 672, note A. Legrand ; RDP , 2001, p. 645, note
X. Prétot ; DA, 2001, n° 7, p. 35, note M.-L. Laurent ; AJFP , janv.-févr. 2002, p. 18, ét. S. Traoré.
357
cabinet ; il s’agit avant tout de trouver des solutions pratiques, de concilier d’une manière
aussi élégante que possible les intérêts opposés ; une solution juridique n’a de valeur que dans
la mesure où elle contribue à faire régner la paix sociale ; une théorie juridique doit être
appréciée, avant tout, d’après ses conséquences sociales »82. Le juge s’est alors forcé à
intégrer dans sa réflexion la prise en compte des conséquences concrètes de sa décision.
716. Somme toute, la loi de 1995, considérée à tort – au regard de son contenu – comme
une révolution en est devenue une du fait des conséquences qu’elle a engendrée. Plus que de
véritables instruments juridiques, c’est un esprit nouveau que ces pouvoirs ont apporté. Il est
vrai que « le développement de la pratique de l’injonction d’exécution de la chose jugée ait
incité le Conseil d’État, sensible […] au besoin général d’efficacité de l’intervention des
juridictions […] à manifester que le juge administratif est ce qu’il doit être : un juge
administrateur »83. Or, en devenant administrateur de la situation litigieuse, le juge peut
malheureusement aussi se détourner de l’amélioration de la protection des requérants. En
quelque sorte, le juge serait au milieu du gué, ayant fourni des efforts en ce sens tout en ne
réceptionnant que partiellement les conséquences de ce cadre procédural. En cela, son effort
apparaît perfectible (B).
717. Le juge administratif, devenu l’administrateur des situations litigieuses, a fait de son
office un instrument souple. En quelque sorte, il maîtrise ses pouvoirs dans un cadre
procédural renouvelé où il peut satisfaire les attentes des requérants. Les juges, s’ils ont
pleinement saisi la portée de leurs nouveaux pouvoirs, n’en ont pour autant pas encore tiré
toutes les vertus. Si le juge est encouragé à protéger plus concrètement les situations des
individus, les bénéfices qu’en retirent ces derniers ne sont que partiels, la réception de
l’impulsion n’étant que superficielle. En effet, les juges administratifs semblent parfois
détourner ce nouvel esprit pour absoudre certains agissements irréguliers de l’administration.
À bien y regarder, cette attitude du juge s’organise autour d’une lecture particulière de la
sécurité juridique, qualifiée d’administro-centrée (1), et d’une « mode » de l’effectivité (2).
82
G. Jèze, « Essai d'une théorie générale des fonctionnaires de fait », RDP , 1914, p. 48.
83
R. Chapus, Droit du contentieux administratif, 13ème éd., 2008, Paris, Montchrestien, Domat droit public,
n° 1105, p. 986.
358
1 – Le ralliement du juge à une lecture « administro-centrée » de la
sécurité juridique
718. Dans le contexte renouvelé que l’on s’attache à décrire, les individus sont devenus
dans le champ de l’action administrative des citoyens titulaires de droits. Mieux, ils tendraient
à devenir la préoccupation centrale des autorités. Dès lors, la consécration de la sécurité
juridique84 « visant à garantir l’administré dans ses droits face à une administration
potentiellement dangereuse et un droit administratif génétiquement abscons et donc
difficilement accessible, n’est pas étonnante, elle est dans l’air du temps »85. Si jusque-là tout
est cohérent, certaines conséquences de cette notion peuvent interpeller. En défendant la
stabilité des situations de chacun, par une sorte d’effet ricochet, le juge risquerait d’affaiblir la
légalité car en pérennisant des situations irrégulières au nom de la sécurité juridique, le juge
préserve les autorités de censures. Il « valide » alors au nom de la stabilité juridique certaines
conséquences illégales des décisions administratives. Or, cette situation paradoxale censée
demeurer exceptionnelle s’est progressivement multipliée.
719. L’objet serait de répondre à l’interrogation du professeur Lebreton qui, constatant la
« vivacité » du juge, se demandait « si cela ne conduit pas le juge à prendre excessivement en
compte les exigences d’efficacité de l’administration »86. Répondant à de nouvelles exigences,
le juge garantit la sécurité juridique et, dans son maniement, « ferme les yeux » sur certaines
illégalités. Puisque « permanence et stabilité de la position de l’administration sont
génératrices de sécurité pour l’administré et de confiance envers l’administration »87, le
respect de la sécurité juridique semble suffire à protéger les citoyens au point que la légalité
finisse par moins importer que la stabilité. La croyance et la confiance en la régularité de
l’action administrative suffisent alors à faire plier le juge devant le constat de l’illégalité.
Partant du principe qu’il « faut que l’administré soit convaincu du bien-fondé de cette norme
ou tout au moins de sa légitimité, a minima de son caractère régulier »88, c’est la croyance en
la régularité de la norme qui importe plus que la réalité de sa régularité.
720. Le raisonnement est le suivant : saisi d’un acte administratif, le juge va contrôler sa
légalité et le censurer devant le constat d’une irrégularité. C’est à ce moment qu’intervient la
sécurité juridique et le déploiement de ses effets : au regard des conséquences d’une telle
84
Selon l'expression de C. Landais et F. Lenica, « Sécurité juridique : la consécration », AJDA, 2006, p. 1028.
85
B. Bonnet, « L'analyse des rapports entre administration et administrés au travers du prisme des principes de
sécurité juridique et de confiance légitime », RFDA, 2013, p. 718.
86
G. Lebreton, « L'efficacité de l'administration vue par le juge administratif (et par un Huron) », AJDA, 2013,
p. 945.
87
B. Bonnet, « L'analyse des rapports… », op. cit., p. 719.
88
Ibid., p. 719.
359
censure, celle-ci est soit atténuée soit évitée. Ainsi, la sécurité juridique apparaît comme le
« contrepoids » du principe de légalité. Dans le but de ne pas emporter de conséquences
excessives, les effets de la censure sont dans le meilleur des cas reportés et les exemples
jurisprudentiels de ce conflit entre sécurité juridique et légalité ne manquent pas89. Sans
démonter cette construction jurisprudentielle, le pouvoir de modulation des effets temporels
des décisions juridictionnelles doit, sur cette base, voir son apport nuancé : la protection des
situations dont bénéficient les citoyens est permis par un relâchement de la contrainte de la
légalité sur les autorités. La sécurité juridique est bien alors administro-centrée.
721. La protection des situations de chacun légitimée par la sécurité juridique induit que les
intérêts, administratifs ou privés, prévalent sur la légalité. En clair, sur cette protection de
l’individu peut se greffer une protection de l’efficacité administrative. En répondant à cette
demande de stabilité, les institutions juridictionnelles et administratives se détachent de la
légalité : ce qui est fait est fait et il n’est plus question de le remettre en cause. En clair,
malgré ses bonnes intentions originelles, l’utilisation de ces pouvoirs par le juge vise parfois
« à permettre à l’administration d’avancer coûte que coûte »90. Or, si la stabilité amène une
confiance indispensable à toute société, elle ne doit pas affaiblir la légalité en absolvant
l’administration de ses erreurs.
722. La réflexion selon laquelle la sécurité juridique vient balancer la protection de la
légalité doit nous amener à regarder d’un œil moins laudateur les pouvoirs de modulation du
juge. Différer la censure juridictionnelle peut s’analyser de deux manières : l’une revient à
dire que le juge fait preuve de pragmatisme en évitant les décisions inutiles et l’autre qu’il fait
la démonstration de ses limites en cédant devant l’activité administrative. Notre analyse nous
amène donc à ne pas occulter cette dimension plus « sombre » de cette évolution.
723. Afin de l’illustrer, plusieurs indices jurisprudentiels d’un décentrage en faveur de
l’administration peuvent être relevés. Par exemple, lorsque le juge rejette une demande de
suspension d’un acte que la loi lui imposait de prescrire91 au nom de la continuité du service
89
Les plus célèbres d’entre eux ont eu lieu à propos des conséquences des irrégularités formelles des actes
administratifs (CE, ass., 23 déc. 2011, req. n° 335033, Danthony et autres : Rec. Leb., p. 649 ; RFDA, 2012,
p. 284, concl. G. Dumortier, p. 296, note P. Cassia, p. 423, ét. R. Hostiou ; AJDA, 2012, p. 195, chron.
X. Domino et A. Bretonneau, p. 1484, ét. C. Mialot, p. 1609, trib. B. Seiller ; DA, mars 2012, comm. n° 22,
p. 29, note F. Melleray ; JCP , 2012, n° 558, p. 907, note D. Connil ; AJDA, 2013, p. 1733, chron. X. Domino et
A. Bretonneau) ou dans le contentieux contractuel puisque les irrégularités n’entraînent plus nécessairement de
conséquences, la stabilité des relations contractuelles y faisant obstacle (CE, ass., 28 déc. 2009, req. n° 304802,
Commune de Béziers, préc.).
90
G. Lebreton, op. cit., p. 945.
91
CE, sect., 16 avr. 2012, req. n° 355792 et 355867, Commune de Conflans-Sainte-Honorine et autres et
collectif inter-associatif du refus des nuisances aériennes et Houbart : Rec. Leb., p. 153, concl. D. Botteghi ;
RFDA, 2012, p. 719, concl. D. Botteghi ; AJDA, 2012, p. 943, chron. X. Domino et A. Bretonneau ; RJEP , 2012,
n° 701, comm. n° 47, note E. Chabrier ; JCP A, 2012, n° 2295, note R. Hostiou.
360
public aérien, le conflit entre légalité et sécurité juridique a tourné à l’avantage du second. En
l’espèce, était contesté par un référé environnemental92 un arrêté ministériel modifiant le
dispositif de circulation aérienne en région parisienne. Dans le cadre de cette procédure qui
prévoit qu’il doit être fait droit sous certaines conditions à la demande de suspension, le juge
s’est arrogé un pouvoir d’appréciation « en opportunité de valeur supra-législative »93. Certes,
la seule protection de la légalité pesait peu face à la sécurité du service public aérien et il est
évident que le juge ne pouvait prendre aucun risque de provoquer un accident aérien.
Cependant, en se réappropriant un pouvoir d’appréciation décrié par le passé94 là où ses
pouvoirs sont liés, la juridiction retient la solution la plus protectrice de la sécurité juridique et
de l’action administrative puisque l’idée d’une suspension différée laissant le temps à
l’administration d’assurer la sécurité aérienne est écartée. L’administration avait fait son
œuvre et le juge, devant les lourdes implications d’une suspension, a rejeté la demande malgré
la réunion des deux conditions présidant à son octroi. Ainsi, le juge assure l’efficacité d’une
décision administrative présentant de sérieux doutes quant à sa régularité95 alors que le
législateur lui enjoint le contraire. Certes, si le pragmatisme imposait au juge de tenir compte
de la spécificité de la situation, il n’était pas obligé de rompre l’équilibre entre protection de la
légalité et prise en compte de la complexité. Malgré l’insistance de son caractère
exceptionnel, « la solution ne nous semble ni justifiée, ni opportune »96 sauf à considérer qu’il
faut préserver l’efficacité de l’administration. Le renouvellement procédural n’a donc pas fait
son effet partout, laissant parfois le juge adopter une lecture administro-centrée des situations.
724. Malgré la large diversité de pouvoirs reconnus au juge dans ce nouveau cadre
procédural propice à la protection des droits individuels, celui-ci sait demeurer prudent envers
l’administration. Si la poursuite de la sécurité juridique est souvent invoquée, certaines
données ne s’y rattachent qu’indirectement. Par exemple, des critiques s’élèvent à l’encontre
92
Cette procédure est régie par les articles L. 554-12 du Code de justice administrative et L. 123-16 du Code de
l’environnement. Ce dernier prévoit notamment que « le juge administratif des référés, saisi d'une demande de
suspension d'une décision prise après des conclusions défavorables du commissaire enquêteur ou de la
commission d'enquête, fait droit à cette demande si elle comporte un moyen propre à créer, en l'état de
l'instruction, un doute sérieux quant à la légalité de celle-ci ».
93
X. Domino et A. Bretonneau, « De la bien curieuse existence d'un droit naturel des référés », AJDA, 2012,
p. 948.
94
CE, ass., 13 févr. 1976, req. n° 99708, Association de sauvegarde du quartier Notre-Dame : Rec. Leb., p. 100 ;
RA, 1976, p. 381, concl. M. Morisot ; AJDA, 1976, p. 326, chron. M. Nauwelaers et L. Fabius ; CJEG , 1976,
n° 306, p. 153 ; RDP , 1976, p. 903, note R. Drago.
95
Il les reconnaît d’ailleurs lui-même expressément dans le corps même de sa décision : « Considérant, en
second lieu, que les moyens tirés, d'une part, de la consultation irrégulière de la commission consultative de
l'environnement de l'aérodrome Paris-Charles-de-Gaulle […] d'autre part, de ce que l'arrêté du
15 novembre 2011 portant modification du dispositif de la circulation aérienne en région parisienne méconnaît
les objectifs constitutionnels d'accessibilité et d'intelligibilité de la norme, […] sont, en l'état de l'instruction, de
nature à créer un doute sérieux quant à la légalité de cet arrêté ».
96
X. Domino et A. Bretonneau, « De la bien curieuse… », op. cit., p. 948.
361
du référé-suspension en ce qu’il manquerait sa cible du fait qu’il serait encore « trop bridé »97.
La suspension de l’exécution d’une décision administrative – qui place les parties dans une
relative incertitude juridique – ne serait pas pleinement entrée dans les mœurs du juge. Celui-
ci « s’est mis, dans une certaine mesure, à prendre son temps »98 et à céder du terrain au
référé-liberté plus prompt à agir. La dissociation de l’urgence entre ces procédures99, tant
comme condition de recevabilité qu’élément d’appréciation du délai de reddition de sa
décision, implique que le citoyen qui souhaiterait voir une décision suspendue rapidement va
souvent tenter d’user du référé liberté malgré ses conditions plus restrictives. Ce défaut est
directement lié au fait que le juge hésite trop souvent à se prononcer sur la base du seul doute
sérieux quant à la légalité du texte. Le réexamen100 est encore trop rarement utilisé et le juge
rechigne à stopper le bras de l’administration avant qu’il ne s’abatte pour ne pas contrarier
l’efficacité administrative dans le cas où son doute serait désavoué. Dans le même esprit, son
refus de prononcer des injonctions qui auraient le même effet qu’une annulation101 plombe le
référé-suspension. La sécurité juridique plane sur cet ensemble de considérations ce qui se
ressent d’ailleurs dans l’intérêt que provoque cette procédure chez les particuliers : au départ
très utilisées, leur nombre tend à progressivement décroître. Le juge se limite dans ce cadre en
faisant trop d’honneur à la sécurité juridique et à l’administration à travers elle : ne pas libérer
la suspension, c’est chercher à assurer la stabilité des situations établies et ne pas remettre en
cause les choix de l’administration.
725. Ce détournement du nouveau cadre procédural ne vaut pas uniquement pour les
référés. Par exemple, dans le domaine de la responsabilité, lorsque le juge refuse de tenir pour
fautif un comportement illégal de l’administration parce qu’il lui paraît irréprochable 102,
97
L. Dutheillet de Lamothe et G. Odinet, « Référé mesures utiles… », op. cit., p. 478.
98
L. Dutheillet de Lamothe et G. Odinet, « L’urgence dans tous ses états », AJDA, 2016, p. 252.
99
CE, ord., 28 févr. 2003, req. n° 254411, Commune de Pertuis : Rec. Leb., p. 68 ; AJDA, 2003, p. 1171, note
P. Cassia et A. Béal ; BJCL, 2004, n° 3, p. 159, concl. F. Séners ; JCP A, 2004, n° 1196, note J. Moreau – CE,
16 juin 2003, req. n° 253290, Mme Hug-Kalinkova et autres : Rec. Leb., p. 931 ; BJCL, 2003, n° 8, p. 6047,
concl. S. Austry ; AJDA, 2003, p. 1677 – CE, 16 févr. 2004, req. n° 259679, Mme Bousbaa épouse Chetioui :
Rec. Leb., p. 827 ; AJDA, 2004, p. 891, concl. F. Lamy.
100
CJA, art. L. 521-4. Les chroniqueurs de l’AJDA confirment d’ailleurs cette utilisation encore trop mesurée :
v. L. Dutheillet de Lamothe et G. Odinet, « L’urgence… », op. cit., p. 252.
101
CE, 9 juill. 2001, req. n° 232818, Ministre de l’intérieur c/ Le Berre : Rec. Leb., p. 1121 – CE, 20 mai 2009,
req. n° 317098, Ministre de la défense ; Rec. Leb., p. 893 ; AJDA, 2009, p. 1623, note M.-C Runavot – CE,
23 oct. 2015, req. n° 386649, Ministre du travail, de l’emploi, de la formation professionnelle et du dialo gue
social c/ Syndicat départemental CGT des agents Direccte 76 : Rec. Leb., p. 803. Au contraire, le juge du référé-
liberté qui avait été le premier à poser cette condition en est lui revenu : CE, ord., 1er mars 2001, req. n° 230794,
Paturel : Rec. Leb., p. 965 et 1134 – CE, 31 mai 2007, req. n° 298293, Syndicat CFDT Interco 28 : Rec. Leb.,
p. 222 ; AJDA, 2007, p. 1237, chron. F. Lenica et J. Boucher ; JCP , 2007, I, n° 193, chron. B. Plessix.
102
CE, 31 août 2009, req. n° 296458, Commune de Cregols : Rec. Leb., p. 343 ; RJEP , 2010, n° 673, p. 34,
concl. C. de Salins ; AJDA, 2009, p. 1824, chron. S-J. Liéber et D. Botteghi ; JCP A, 2009, n° 2288, note
J. Moreau – CE, 22 oct. 2014, req. n° 361464 et 366191, Société Métropole Télévision (M6) : Rec. Leb., p. 312 ;
AJDA, 2014, p. 2413, chron. J. Lessi et L. Dutheillet de Lamothe.
362
l’amélioration de la protection des requérants, et plus largement des administrés, ne paraît pas
être ici recherchée. Les commentateurs n’hésitent d’ailleurs pas à affirmer que « cette solution
résulte d’une prise en compte prioritaire des contraintes de l’action publique, renvoyant au
second plan celle des conséquences sur l’activité privée des choix collectifs, dans une société
rétive à tout risque »103. La solution retenue, faisant peser les conséquences de l’illégalité sur
la seule personne privée qui en a subi les effets plutôt que sur la collectivité autour d’une
responsabilité sans faute, illustre que le regard du juge s’est tourné vers l’administration.
L’orientation globale du contentieux administratif vers une amélioration de la protection
individuelle est donc loin d’être hégémonique.
726. Dans cette même analyse, la réactivation de la théorie du fonctionnaire de fait relevée
précédemment est aussi destinée à préserver l’action administrative au nom de la sécurité
juridique. Une partie de la doctrine avait pu avancer que cette théorie « a été imaginée en
faveur des tiers de bonne foi »104 évitant de remettre en cause les situations individuelles sur
la seule base de l’incompétence du fonctionnaire. Or, d’autres commentateurs ont pu adopter
un regard différent : « qu’il nous soit permis de nous inscrire en faux contre cette opinion. Le
seul fondement de la théorie des fonctionnaires de fait est la nécessité d’assurer le
fonctionnement régulier des services publics et de préserver la sécurité juridique des décisions
administratives »105. En évitant la censure de décisions administratives touchées par
l’incompétence d’un seul, c’est l’ensemble de l’activité administrative que le juge préserve.
Derrière la sécurité juridique et l’anticipation de difficultés d’exécution – ce qu’il n’est pas
question de nier –, c’est un recul de la légalité qui se dessine. Encore une fois, l’on n’a pas
vocation à s’insurger des conséquences de telles décisions mais simplement de rétablir
l’équilibre dans leur présentation qui appuie trop souvent sur les seuls effets positifs du
pragmatisme. Or, celui-ci ne doit pas trop s’étendre au risque de voir le juge se courber devant
le fait accompli et affaiblir la protection des citoyens106.
103
S.-J. Liéber et D. Botteghi, « L'autorité de police face à la prévention des risques », AJDA, 2009, p. 1826.
104
G. Jèze, op. cit., p. 48.
105
M. Guyomar et P. Collin, « La circonstance que le préfet de police ne pouvait légalement être maintenu en
fonctions après son admission à la retraite n'entache pas d'incompétence les actes pris en vertu de délégations de
signature qu'il a consenties », AJDA, 2001, p. 646.
106
Deux situations au moins peuvent être citées pour illustrer cette forme de déséquilibre en faveur de
l’administration issu de la protection grandissante de la sécurité juridique et des situations établies. Par exemple,
l’absence de remise en cause du principe de l’intangibilité d’un ouvrage public malgré l’irrégularité de son
implantation sauf à considérer qu’aucune régularisation ne soit possible et que l’atteinte à l’intérêt général soit
excessive (CE, sect. 29 janv. 2003, req. n° 245239, Syndicat départemental de l’électricité et du gaz des Alpes-
Maritimes et Commune de Clans : Rec. Leb., p. 21, concl. Ch. Maugüé ; CJEG , 2003, n° 597, p. 243, concl.
Ch. Maugüé ; RFDA, 2003, p. 477, concl. Ch. Maugüé ; RFDA, 2003, p. 484, note Ch. Lavialle ; BJCL, 2003,
n° 6, p. 419, concl. Ch. Maugüé et obs. J. Morand-Deviller ; AJDA, 2003, p. 761, ét. S. Brondel ; AJDA, 2003,
p. 784, note P. Sablière ; JCP , 2003, II, n° 10118, note G. Noël ; JCP A, 2003, n° 1342, note J. Dufau ; LPA,
2003, n° 101, p. 4, note J. Bougrab ; LPA, 2003, n° 113, p. 20, note J. Charret et S. Deliancourt ; DA, 2003, n° 4,
363
727. Il en est de même pour l’analyse de la loi du 8 février 1995. Celle-ci a rénové l’office
du juge en direction des citoyens au travers de cet imperium qui lui faisait défaut. Ses
conséquences immédiates sont positives pour les citoyens – malgré le développement de
stratégies de la part de l’administration107 – et l’explicitation des conséquences des jugements
a profité à tous. Seulement, au-delà de ce que l’injonction a posteriori n’empêchera jamais le
mauvais vouloir, certaines conséquences indirectes font reculer la légalité. La dynamique de
cette loi et la volonté d’influer concrètement sur les litiges conduit le juge « en premier lieu à
éviter de rendre des décisions inutiles »108. Autrement dit l’on retrouve derrière cette
expression le refus de condamner des illégalités aux conséquences disproportionnées ou
inutiles ce qui revient à les « légitimer ». Sur ce point, le constat du professeur Pacteau
résume nos propos : « quand bien même le juge ne devient pas vraiment administrateur, il est
nécessairement dans son état d’esprit, avec ses préoccupations de la vie publique et de ses
contraintes. Le juge de l’excès de pouvoir, en particulier, avait été conçu comme une sorte de
tueur des actes illégaux. Tourné vers le futur, il lui faut presque aussi en devenir le tuteur »109.
La situation mérite donc quelques ajustements afin que le pragmatisme et la sécurité juridique
ne prennent pas, à long terme, le pas sur la légalité.
728. Ce détournement, ou ce « revers de la médaille », n’est pas le seul élément critiquable
tant le ralliement du juge à une certaine mode de l’effectivité (2) le détourne aussi de la
dynamique relative à l’efficacité de sa décision et de la protection qu’en retirent les citoyens.
729. Le droit est aujourd’hui lancé à la poursuite de son effectivité sous l’impulsion de la
doctrine et des praticiens. Le mot, sur toutes les lèvres, est comme toujours dans ces cas-là
p. 33, note Ch. Maugüé ; JCP N, 2003, comm. n° 1405, p. 1030, ét. Y. Stremmer). De même, sur la base d’une
protection ferme de la sécurité et de la stabilité juridique, le juge refuse de remettre en cause la vente d’un bien
acquis par l’administration sur la base d’une préemption illégale. En considérant que l’annulation d’une décision
de préemption illégale n’emporte aucune conséquence sur la revente de ce bien par l’administration au regard de
ce qu’il n’y aurait aucun lien entre ces deux mesures, le juge empêche l’acquéreur évincé de voir sa situation
corrigée (CE, sect., 26 févr. 2003, req. n° 231558, M. et Mme Bour et autres : Rec. Leb., p. 59 ; BJCP , 2003,
n° 29, p. 307, concl. P. Fombeur ; BJDU , 2003, n° 2, p. 106, concl. P. Fombeur ; CJEG , 2003, n° 599, p. 346,
concl. P. Fombeur ; BJDU , 2003, n° 3, p. 168, ét. E. Fatôme ; BJCL, 2003, n° 10, p. 710, chron. E. Charpentier ;
AJDA, 2003, p. 729, chron. F. Donnat et D. Casas ; DA, 2003, n° 6, p. 43, note A. Laquièze ; DA, 2003, n° 8-9,
p. 38, note C. Broyelle ; JCP A, 2003, n° 1900, note P. Billet ; AJDI, 2004, p. 211, obs. A. Lévy).
107
À ce titre, les mots du Conseiller d’État Bardou à propos de l’injonction laissent transparaître le calcul
cynique que peut faire l’administration en intégrant la protection de la sécurité juridique, l’idée d’obtenir une
décision réaliste, donc qui ménagera les situations déjà passées, bien que parfois illégales : « Pour ma part, ayant
été amené à enseigner à des fonctionnaires la pratique de l'injonction, j'ai toujours conseillé à l'administration de
défendre à des conclusions d'injonction, non pas pour infléchir la position du juge sur les conséquences
nécessaires, mais pour lui donner les éléments, notamment de délai ou de procédure, qui vont lui permettre de
prononcer une injonction réaliste, et ce d'autant que l'injonction appartient au plein contentieux et donc s'apprécie
à la date de la décision juridictionnelle et non de la décision annulée » (G. Bardou, « Pouvoir d’injonction et
exécution des décisions de justice », RFDA, 2015, p. 454).
108
C. Charles, op. cit., p. 14.
109
B. Pacteau, « Conclusions générales… », op. cit., p. 669.
364
utilisé à tort et à travers. Généralement, l’objectif est associé à la réflexion sur les droits
individuels : « Sont-ils effectifs ? » est la problématique qui occupe les juristes en ce domaine.
À force de l’invoquer, l’usage du mot s’est répandu au point de devenir un poncif. Ainsi,
certains ont pu affirmer qu’« il n’est pas possible, à notre époque, de concevoir la justice
abstraitement, en dehors de ses conditions d’exercice et des contraintes sociales et il faut
prendre celles-ci en compte, en poursuivant avec exigence des objectifs de qualité : en
particulier […] l’effectivité des décisions rendues »110, comme si l’effectivité était
indissociable de la matière juridique. Dans la même lignée, l’on a pu lire que « les pouvoirs
d’injonction conférés par la loi du 8 février 1995 sont au nombre des outils qui ont contribué à
rendre la justice plus effective »111. En bref, l’effectivité est devenue l’étalon premier de la
qualité de la justice.
730. Avant d’entrer dans le détail des conséquences de cette entreprise, il faut préciser
comment nous entendrons cette notion fuyante. Là où des juristes semblent s’être égarés112,
qu’il nous soit permis de relater brièvement la substance que l’on retient de l’effectivité. La
notion étant généralement confondue avec l’efficacité, le mieux nous a semblé de la
distinguer de celle-ci afin de déterminer son contenu. L’efficacité s’entend, elle, comme « la
relation entre l’intention ou l’objectif supposé recherché par les auteurs de l’énoncé initial et
le résultat obtenu »113 ; ce qui est efficace est ce « qui produit l’effet attendu »114. Elle
implique une corrélation entre le résultat de l’intervention et ce qui en était attendu. Si
l’effectivité est souvent confondue avec cette dernière115, il convient de rappeler qu’elle
« n’est pas l’efficacité »116. En effet, l’effectivité s’applique à un élément juridique qui peut
être mis en action, donc qui peut exister dans la réalité. Vis-à-vis de la décision
juridictionnelle, l’effectivité implique que celle-ci puisse s’inscrire dans les faits et y avoir
une existence. Poursuivre cette traduction matérielle n’implique donc pas les mêmes
110
J.-M. Sauvé, « Conclusions et perspectives », op. cit., p. 1222.
111
C. Jeangirard-Dufal, op.cit., p. 466.
112
La traduction de et dans la Théorie pure du droit de Hans Kelsen a pu notamment poser problème sur la
distinction entre l’effectivité et l’efficacité. V. sur ce point, É. Millard, « Deux lectures critiques d’Alf Ross », in
O. Jouanjan (dir.), Théories réalistes du droit, 2000, Strasbourg, Presses universitaires de Strasbourg, Annales de
la Faculté de droit de Strasbourg, pp. 13-14.
113
V. Champeil-Desplats et É. Millard, « Efficacité et énoncé de la norme », in P. Hammje, L. Janicot et
S. Nadal (dir.), L'efficacité de l'acte normatif, 2013, Paris, Lextenso éditions/LEJEP, Collection LEJEP, p. 65.
114
« Efficace », in A. Rey (dir.), Dictionnaire historique de la langue française , t. 1, 2016, Paris, Le Robert,
p. 755.
115
Par exemple, dans sa définition de l’effectivité, Jacques Commaille utilise indistinctement les deux et les
rapproche grandement en affirmant notamment qu’elle renvoie à la « correspondance entre les règles de droit et
les comportements », v. J. Commaille, « Effectivité », in D. Alland et S. Rials (dir.), Dictionnaire de la culture
juridique, 2003, Paris, PUF, Quadrige, p. 583.
116
É. Millard, Théorie générale du droit, 2006, Paris, Dalloz, Connaissance du droit, p. 53.
365
conséquences que la poursuite par le juge des objectifs alloués à sa décision juridictionnelle,
ce qui pour le coup relève de l’efficacité.
731. Dès lors, rallié à la recherche de l’effectivité de ses décisions, le juge opère des choix
qui, au regard de la protection des requérants, le placent dans une forme de retenue. En axant
son travail juridictionnel sur la réparation (a), le juge s’assure de rendre une décision effective
sans pour autant protéger efficacement les droits des requérants. Finalement, cette retenue
juridictionnelle se traduit par une économie processuelle (b) qui fleure l’autolimitation.
732. « Qu’elle fasse, mais qu’elle paie »117 écrivait le doyen Hauriou à la fin du 19e Siècle
à propos des illégalités administratives. Ce mot peut aujourd’hui encore être d’actualité tant,
en souhaitant s’assurer de l’effectivité de ses décisions, la condamnation pécuniaire est pour
le juge la solution idoine. Réparer le préjudice subi du fait de l’illégalité administrative pourra
toujours être effectif quand la perspective d’une incidence matérielle sera délicate. Comme le
juge intervient a posteriori de l’activité des autorités administratives, le juge peut être
confronté à une sorte de « fait accompli » sur lequel il ne pourra revenir en arrière, les
autorités administratives ayant déjà agi.
733. C’est pour cette raison qu’intervient la fiction de la rétroactivité de l’annulation.
Conscient qu’il est compliqué de défaire ce qui a été fait, le juge recourt à une fiction qui,
bien souvent, ne peut produire les conséquences matérielles qu’elle implique. L’exemple
typique se retrouve classiquement dans le cadre de la gestion des conséquences de
l’annulation d’un licenciement. La décision juridictionnelle fait disparaître le licenciement,
assurant l’effectivité de cette intervention. Seulement, sa mise en œuvre matérielle, qui aurait
trait à l’efficacité, s’avère plus délicate, du fait de la problématique d’une réintégration
équivalente et de la reconstitution des carrières impactées. La postériorité de la décision
juridictionnelle vis-à-vis de l’exécution implique que l’idée même de protection des droits des
citoyens par le juge soit à tempérer. En effet, la protection renvoie à la défense d’une chose ou
d’une personne contre un danger ou un risque alors que le juge est confronté à une atteinte
constituée. Le juge désireux d’assurer l’inscription de sa décision dans le réel préférera
réparer le mal fait en octroyant une compensation financière plutôt que de tenter de modifier
117
M. Hauriou, « Les actions en indemnité contre l'État pour préjudices causés dans l'administration publique »,
RDP , 1896, p. 51.
366
des faits réalisés. En poursuivant l’effectivité de sa décision, le juge est tenté de se tourner
vers la réparation des préjudices.
734. Quelles conséquences a cet attrait du juge pour la réparation plutôt que pour la
poursuite d’une protection qui, au regard de la situation matérielle constituée, le ferait
basculer dans l’ineffectivité ? En premier lieu, il ne faut pas oublier que la règle fondamentale
de l’intervention juridictionnelle « veut que l’action de l’administration soit conforme au
droit, à la légalité comme à la jurisprudentialité »118. Or, intervenant après l’action
administrative, le juge ne peut agir sur sa légalité sous peine de déconnecter sa décision du
réel. Par conséquent, sa quête d’effectivité le pousse à sanctionner les agissements illégaux de
l’administration en réparant les conséquences sur les citoyens. Or, cette sanction ne constitue
ni une exécution ni une protection de la légalité : en ne réalisant pas le schéma idéal de la
norme et en ne produisant pas les effets attendus par son application, la réparation et la
sanction ne constituent en rien l’exécution du principe de légalité : il ne s’agit que d’une
compensation. Partant du principe que la protection de la légalité doit poursuivre « la
réalisation du schéma abstrait inclus dans la norme »119, la sanction et la réparation ne font
que se substituer à la norme violée sans jamais l’exécuter. Ainsi, « sur la base de la norme
inexécutée, une mesure est prise, destinée à compenser en quelque sorte l’inexécution. Mais
une analyse correcte fait apparaître dans ce cas une véritable substitution à la norme
inexécutée d’une autre norme portant sanction contre le sujet passif récalcitrant »120.
735. Le constat va plus loin que la substitution évoquée du fait de la réparation sous couvert
d’une garantie de l’effectivité de sa décision. Incapable de rendre des décisions effectives qui
protègent les requérants, le juge indemnise les atteintes qui leur auront été portés. Or, face au
« fait accompli », « l’indemnisation n’est qu’un pis-aller ; elle ne saurait cacher la rigoureuse
réalité consistant en la création d’une situation contraire à l’ordre juridique mais dont
l’existence même est admise par lui : l’administration, à condition de payer, peut violer le
droit »121. En appuyant le fait que « le Conseil d’État s’interdit à lui-même (et par conséquent,
interdit aux juridictions de l’ordre administratif) d’imposer à l’administration l’obligation de
réparer matériellement le dommage »122, le professeur Chapus critique – presque malgré lui –
l’entreprise de réparation du juge. La réparation pécuniaire n’est jamais une protection du
118
G. Dupuis, Les privilèges de l’administration, th. Paris, 1962, p. 257.
119
Ibid., p. 298.
120
Ibid., pp. 298-299.
121
Ibid., p. 533.
122
R. Chapus, Responsabilité publique et responsabilité privée , 1957, Paris, LGDJ, Bibliothèque de droit public,
t. 8, préf. M. Waline, p. 538.
367
principe de légalité et des requérants censés en bénéficier. Au contraire, le constat de
l’impuissance123 du juge à assurer une protection l’amènerait à s’engager sur la voie de
l’indemnisation. Puisqu’il ne peut les protéger, le juge indemnise les requérants des préjudices
résultant des illégalités des autorités et s’assure ainsi de l’effectivité de ses décisions.
Néanmoins, l’effectivité ne garantit pas les citoyens et la société du respect de la légalité par
l’administration ; elle ne garantit que l’indemnisation de sa violation. C’est dommageable car
« hors les hypothèses où précisément le dommage s’analyse lui-même en une perte d’argent,
la réparation pécuniaire est très imparfaite – inférieure certainement à la réparation en
nature »124.
736. Puisque la réparation n’est que compensation, sa capacité à protéger les requérants
dépend de son effet dissuasif. Bien que l’engagement de la responsabilité et la réparation ne
puissent pas être une solution à long terme, cette dernière peut parfois être efficace. Elle l’est
« dans les cas où la perspective d’une condamnation dissuade l’administration de méconnaître
ses obligations »125 et la légalité. Cette efficacité est généralement conditionnée à
l’importance des sommes à laquelle elle est condamnée. Or, la jurisprudence française
présente « bien des exemples où des personnes publiques ont persisté dans leur refus
d’exécuter des décisions d’annulation, sans se soucier des sommes qu’elles seraient ainsi
condamnées à payer –, la solution de la réparation du préjudice du requérant n’est, en dernière
analyse, que la confirmation de leur volonté de maintenir la situation illégale »126. Cette
relative inefficacité est aggravée par le fait que c’est la personne morale qui est condamnée à
verser les indemnités. Les autorités sont donc moins enclines – sans pour autant qu’elles
soient irresponsables – à appliquer scrupuleusement la légalité puisque les personnes
physiques échappent majoritairement127 à la condamnation.
123
On a ainsi pu lire que « la mise en œuvre de la responsabilité de l’administration n’est que « l’aveu de
l’impuissance du juge qui, ne pouvant exercer une contrainte directe sur les pouvoirs publics, se contente de les
frapper dans leurs biens » (P. Montané de la Roque, L’inertie des pouvoirs publics, 1950, Paris, Dalloz, préf.
P. Couzinet, pp. 411-412).
124
G. Dupuis, op. cit., p. 533.
125
P. Mouzouraki, op. cit., p. 281.
126
Ibid., pp. 281-282.
127
L’on peut citer comme sorte d’exception à cette irresponsabilité des personnes physiques la responsabilité
financière des ordonnateurs qui peut être engagée devant la Cour de discipline budgétaire et financière. Cette
dernière, juridiction administrative spécialisée dont la nature est plutôt répressive sanctionne les ordonnateurs
qui se sont rendus coupables d’irrégularités (précisées aux articles 313-2 à 313-7-1 du Code des juridictions
financières) sur leurs deniers personnels par une amende. Les administrateurs peuvent donc voir leur
responsabilité personnelle engagée sur un plan financier (le montant de l’amende est par principe fixé par
l’article L. 313-1 du Code des juridictions financières) du fait de leurs activités dans le cadre de l’administration.
Pour autant, il n’est pas question de dresser une hagiographie de cette forme de responsabilité qui, par certains de
ses aspects, est très largement restreinte. Par exemple, de très nombreux ordonnateurs échappent à cette
responsabilité dans la mesure où ils ne sont pas justiciables de cette Cour (le II de l’article L. 312-1 du Code des
juridictions financières en dresse la très longue liste) et ceux qui le sont peuvent échapper à toute sanction s’ils
368
737. De ce constat selon lequel le juge, omnibulé par l’effectivité de ses décisions, assure
plus facilement la réparation pécuniaire des conséquences de l’illégalité que la protection de
la légalité, plusieurs enseignements peuvent être tirés. Vis-à-vis de la sauvegarde des droits de
chacun, cette tendance démontre que le mouvement en faveur de la protection des droits des
requérants est encore perfectible. En condamnant l’administration financièrement, le juge
« consolide, en quelque sorte, l’illégalité : au prix de l’indemnité, l’administration achète le
droit de maintenir les effets de la décision arbitraire »128. En se concentrant sur cette
réparation garantie de l’effectivité, la légalité fait l’objet d’un monnayage et l’administration
peut agir illégalement à condition d’indemniser. Ce n’est pas autre chose qu’affirmait le huron
lorsque, dubitatif, il pouvait dire : « si j’ai bien compris, moyennant le paiement d’une rançon
qui lui sera d’autant plus légère qu’elle sera, je pense, prélevée sur le trésor public
qu’alimentent de leurs offrandes les citoyens contribuables, l’administration acquerra
définitivement sa liberté et le droit de ne pas respecter le droit »129. Sans affirmer que par-là
« survit encore aujourd’hui ce principe de l’époque monarchique, selon lequel les sujets
devaient supporter les illégalités du monarque, quitte à demander ultérieurement une
indemnité »130, il serait parfois préférable que le juge se préoccupe plus de l’efficacité que de
l’effectivité de sa décision. Or, pour cela, il faut intégrer que « parce que les décisions de
l’administration sont immédiatement exécutoires, parce que les intéressés doivent s’y
soumettre avant même que de pouvoir les contester, les garanties les plus efficaces contre
l’arbitraire se situent en amont du processus d’édiction des actes administratifs »131.
738. Là encore, la poursuite par le juge de l’effectivité de ses décisions n’est pas en soi
négative. Il ne faut simplement pas que cette notion concentre toute l’attention du juge sous
peine d’oublier ses fonctions. Si l’on considère que la légalité n’est utile qu’en ce qu’elle sert
à protéger les individus, la réparation consécutive à cette recherche d’effectivité peut desservir
le contentieux. Afin de s’assurer de l’inscription de sa décision dans le réel, le juge agit en
tenant compte de la situation matérielle. Situé en bout de course du parcours de la décision
administrative, le juge ne pourra remonter le temps. Constatant que le comportement des
autorités était illégal, il pourra rectifier la situation pour l’avenir et indemniser les préjudices.
ont agi conformément aux directives d’un supérieur (en vertu de l’article L. 313-9 du Code des juridictions
financières). C’est ce qui explique, en grande partie, la faible activité annuelle de cette juridiction.
128
J. Rivero, Les libertés publiques, t. 1, 7ème éd., 1995, Paris, PUF, Thémis, p. 221 ; voir aussi M. Gjidara, La
fonction administrative contentieuse, 1972, Paris, LGDJ, Bibliothèque de droit public, t. 5, préf. R. Drago,
p. 315.
129
J. Rivero, « Le Huron au Palais-Royal… », op. cit., p. 39.
130
P. Mouzouraki, op. cit., p. 391.
131
D. Loschak, « Le droit administratif, rempart contre l’arbitraire ? », Pouvoirs, 1988, n° 46, p. 50.
369
C’est d’ailleurs le sens de la reconnaissance des pouvoirs de modulation des effets de ses
décisions : si cela a permis une meilleure prise en compte des situations de chacun, cela ne
rime pas à long terme avec l’amélioration de la protection de la légalité. D’une certaine
manière, c’est une forme d’économie processuelle (b) : conscient de ses limites, le juge
restreint sa faculté à protéger la légalité et, par ce biais, les requérants.
739. Avant de conclure sur les conséquences de ce ralliement du juge à l’effectivité, l’on
essaiera de synthétiser cette facette de l’évolution contemporaine de l’office du juge
administratif. Si le projecteur est braqué sur la jurisprudence Danthony et sa limitation de
l’annulation aux vices substantiels, la réflexion vaut pour toutes les évolutions mentionnées.
En clair, l’effectivité serait susceptible d’amener le juge à limiter l’usage de ses pouvoirs dans
une forme d’économie processuelle. Le juge administratif fait parfois l’économie de la
légalité pour s’assurer que sa décision puisse basculer du droit au fait et qu’elle ne bouleverse
pas trop la sécurité juridique. Il y aurait donc une double motivation, la seconde venant
aggraver la première : le juge doit protéger les droits des requérants sans rendre des décisions
ineffectives et sans porter atteinte à la sécurité juridique. Pour ce faire, le juge peut ne pas user
pleinement de ses pouvoirs ou paradoxalement user pleinement de ses nouveaux pouvoirs qui
assouplissent ceux qu’il détenait déjà afin de respecter ces contraintes. En somme, dans
l’équilibre fragile qu’il poursuit, le juge rogne sur la protection de la légalité pour satisfaire
les nouveaux impératifs de son action.
740. Le juge fait alors parfois l’économie de la légalité, notamment formelle. En effet,
contrairement au système allemand où « aucun intérêt général ne saurait justifier l’exécution
immédiate d’un acte administratif illégal »132, le juge français a dissocié les illégalités qui
comptent de celles qui ne comptent pas. Il y aurait donc les irrégularités formelles dites
substantielles pouvant donner lieu à annulation tandis que d’autres, mineures, n’auraient
aucune incidence sur l’acte contesté. Tout le paradoxe est résumé par le vice-président
Laferrière : si « toutes les formalités prescrites par la loi doivent être réputées substantielles,
parce que le législateur n’est pas présumé en avoir édicté de superflues »133, « la vie
administrative deviendrait impossible si l’omission de la moindre formalité entraînait
132
BVerwG 29.4.1974, DVBl 1974, p. 566 ; OVG Münster 24.4.1981, JZ 1981, p. 1479 ; OVG Münster
23.7.1982, NVwZ 1983, p. 431 ; OVG Hamburg 15.12.1983, NVwZ 1984, p. 256.
133
É. Laferrière, Traité de la juridiction administrative et des recours contentieux, t. 2, 1ère éd., 1888, Paris,
Berger-Levrault, p. 494.
370
l’annulation de l’acte »134. D’une part, l’assouplissement de l’office du juge est positif car il
permet de ne pas paralyser le fonctionnement de l’administration, mais d’autre part, pourquoi
prévoir des contraintes légales si c’est pour ne pas les sanctionner lorsqu’elles sont violées ?
741. C’est sur cette étroite arête que se situent le juge et la doctrine malgré le silence de
cette dernière sur la seconde partie du questionnement. À première vue, le raisonnement du
juge ne peut que séduire. Porté par la doctrine qui « valide » les conditions de la substantialité
d’un vice formel – l’influence sur le sens de la décision ou la privation d’une garantie – , on
peut lire que « le juge recherche l’effet utile réel pour les administrés plus que le respect
scrupuleux de la lettre de la loi. Il se réserve le pouvoir de ne pas annuler un acte, à partir du
moment où la violation d’une règle ne méconnaît pas les droits des administrés »135. Cette
lecture « idyllique » de ce pouvoir s’inscrit dans la perspective consistant « à éviter de
paralyser le fonctionnement de l’administration et d’empêcher alors une annulation vaine »136.
Supprimer les conséquences de l’illégalité partout où elles n’ont pas d’intérêt est un projet
ambitieux auquel l’on ne peut que se rallier. L’illégalité sans l’annulation137 ne devrait plus
choquer dès lors que cette nouvelle modalité permettrait au juge de se concentrer sur les
litiges où ses pouvoirs sont requis.
742. Néanmoins, le postulat selon lequel cette logique s’applique dans les « cas où l’acte
est affecté d’une illégalité formelle, c’est-à-dire d’une illégalité qui, de façon certes
contestable, est considérée comme mineure »138 peut être renversé. Par exemple, dans un
contentieux relatif à un acte unilatéral, les conséquences d’une telle illégalité peuvent ne pas
être si « mineures ». L’analyse de leur régime juridique fait apparaître que pour lier les
destinataires, il faut faire grand soin du formalisme, seul moyen d’exprimer son caractère
juridique. Le respect des formalités, dans ce schéma, est le seul moyen de faire naître un
rapport juridique. Lorsqu’on compare avec le contrat, « l’acceptation, qui caractérise l’accord
des volontés, faisant ici défaut, il faut chercher ailleurs le moyen de lier la volonté unilatérale
et donner à l’acte qui l’exprime certitude et stabilité ; et c’est ainsi que le formalisme est
appelé à jouer un rôle plus large quand une seule volonté suffit à engendrer le droit »139. Les
formalités qui n’ont pas de conséquences concrètes pour les citoyens ont pour autant une
134
É. Laferrière, Traité de la juridiction administrative et des recours contentieux, t. 2, 1ère éd., op. cit., p. 495.
135
R. de Bellescize, « L’évolution de l’office du juge administratif », in C. Vallar et P. Chrestia (dir.), Les 60 ans
des tribunaux administratifs, 2015, Aix-en-Provence, PUAM, p. 35.
136
D. Costa, Les fictions juridiques en droit administratif, 2000, Paris, LGDJ, Bibliothèque de droit public,
t. 210, préf. É. Picard, p. 414.
137
B. Seiller, « L’illégalité sans l’annulation », AJDA, 2004, p. 963.
138
P. Mouzouraki, op. cit., p. 74.
139
G. Dupuis, op. cit., p. 118.
371
utilité juridique dans un tel schéma. Elles constituent même les éléments essentiels à
l’inscription de l’acte unilatéral dans l’ordre juridique. Il est donc possible de critiquer la
construction jurisprudentielle car elle écarte des éléments sur la base de leur « inutilité »
matérielle sans analyser leur portée du point de vue de l’ordonnancement juridique.
743. L’économie processuelle du juge n’est pas que positive et la légalité écartée n’est pas
toujours inutile. Il faudrait donc prendre garde à ne pas trop affranchir l’administration de ses
obligations, même formelles, qui protègent le citoyen. L’instauration de paliers de légalité
entre ce qui « compte » et ce qui est superflu ne semble pas devoir être généralisée. Si
l’utilisation de cette technique peut se justifier, il convient de l’utiliser avec parcimonie car il
est des symboles auxquels il vaut mieux ne pas s’habituer. Voir le juge « opérer de véritables
modifications des actes administratifs en vue de les sauver de l’annulation »140, que ce soit du
fait de la légalité substantielle ou d’autres techniques ne contribue pas à sa légitimité. Le
citoyen profane, éloigné des subtilités juridiques, peut se sentir lésé à force que le juge
constate l’illégalité sans la sanctionner ou sauvegarde l’acte en le « lavant » de son illégalité.
Le déséquilibre que cette orientation peut apporter dans la pondération de l’efficacité
administrative et de la protection des droits des requérants risque à long terme d’atteindre la
légitimité de la juridiction administrative.
744. Au-delà de ces conséquences, c’est la situation concrète des citoyens qui risque d’en
pâtir. Ces derniers pourraient craindre du juge qu’il n’ouvre une issue à l’administration
pourtant dans l’illégalité. Dans le même sens, partant du principe que l’intérêt général est
toujours « desservi par l’application de décisions illégales »141, rien ne fonde la préservation
de l’efficacité administrative si ce n’est un respect du juge vis-à-vis des autorités. Si ce n’est
d’affirmer que certains éléments de la légalité sont superflus et ne concourent pas à l’intérêt
général, comment justifier leur absence de censure ? Pourquoi, si tel est le cas, les laisser dans
l’ordonnancement juridique ? Autant libérer l’administration de ces obligations qui n’en sont
pas et éviter au juge de sermonner l’administration sans sévir, au risque d’affaiblir son
autorité.
745. Certes, le juge a par le passé démontré sa capacité à tenir son rôle amenant à penser
qu’il « convient dès lors de ne pas trop remettre en cause ses méthodes, l’essentiel résidant
140
J.-M. Peyrical, « Le juge administratif et la sauvegarde des actes de l’administration. Études sur la
neutralisation et la substitution des motifs », AJDA, 1996, p. 22.
141
R. Chapus, Droit du contentieux administratif, op. cit., n° 464, p. 386. L’on a pu aussi lire qu’il « est en soi
d’intérêt public qu’une décision dont l’illégalité est vraisemblable ne soit pas exécutée par provision »
(G. Dupuis, op. cit., p. 405).
372
sans doute dans les résultats qui, eux, ne sauraient être réellement contestés »142. Cependant,
l’on reste circonspect devant ce contrepoids de l’amélioration de la protection juridictionnelle
des requérants. Cette situation peut laisser l’amère impression que le juge, effrayé du
changement majeur de son office, freine une avancée qui semble inéluctable. Or, « il est
permis de penser que par les temps actuels où la perte de confiance des citoyens envers leurs
institutions publiques est de plus en plus marquée, cette tendance jurisprudentielle qui revient
à les traiter en sous-ordre dans le domaine du contrôle juridictionnel de l’administration n’est
pas des mieux venues »143. C’est d’autant plus regrettable qu’en sus d’atténuer l’effort fourni,
l’entreprise menée contrevient à un mouvement global qui dépasse le seul droit administratif
français. Celui-ci n’étant pas un vase clos, il est soumis à une influence exogène matérialisée
par l’emprise d’une pluralité d’ordres juridiques qui se conjuguent (paragraphe 2).
746. L’utilisation par le juge administratif de son office élargi lui a permis de bénéficier
d’un pouvoir l’engageant à « administrer » la situation litigieuse. Cette nouvelle approche
tend à se substituer au pouvoir jurisprudentiel qui l’amenait à déterminer le contenu du droit
administratif. L’abandon progressif de ce pouvoir ne résulte pas que de sa seule volonté. Sans
y avoir été forcé, le juge s’est trouvé en concurrence avec d’autres autorités qui l’ont poussé à
évoluer. Indiscutablement, « les sources du droit administratif se sont diversifiées et
enrichies » donnant naissance à une « nouvelle architecture du droit administratif, qui relève
davantage de la mise en réseau que du modèle pyramidal ou hiérarchique »144. Reprenant
l’idée selon laquelle le droit serait aujourd’hui le résultat d’un nœud de relations en
réseaux145, le juge n’aurait plus la main sur la construction du droit administratif et de la
procédure administrative contentieuse. Du moins, il ne possède plus en la matière le
monopole, n’étant qu’un acteur parmi d’autres. Au sein de ce réseau complexe, la
jurisprudence constitutionnelle nationale (A) et les ordres juridiques supranationaux (B)
possèdent une influence considérable.
142
J.-M. Peyrical, op. cit., p. 34.
143
F. Rolin, « Le droit administratif est-il au service du Grand Capital ? », AJDA, 2016, p. 921.
144
B. Stirn, « Le droit administratif vu par le juge administratif », AJDA, 2013, p. 389.
145
F. Ost et M. Van de Kerchove, De la pyramide au réseau ? , 2002-2010, Bruxelles, Publications des facultés
universitaires Saint-Louis, 597 p.
373
A – L’influence de la jurisprudence constitutionnelle
nationale
747. Le droit administratif, comme toute composante de l’ordre juridique national, est
soumis à la norme constitutionnelle, suprême sur le territoire. Comme l’ensemble des
dispositions de l’ordre juridique national sont issues – indirectement – des prescriptions de la
Constitution, le droit administratif est sous son influence. Puisque chaque norme doit
respecter celle qui lui est directement supérieure, ce mécanisme amène à reconnaître la
supériorité de la Constitution sur toute autre norme. En poussant le raisonnement, la
Constitution dépasse le seul bloc de constitutionnalité car ses dispositions ne peuvent prendre
« vie » que sous l’impulsion d’un interprète. En effet, si toute norme nécessite d’être
interprétée, la réflexion vaut particulièrement en matière constitutionnelle. Souvent composée
de textes laconiques ou évanescents, la Constitution plus que tout texte nécessite un interprète.
Le Conseil constitutionnel joue ce rôle en France en ce qu’il est chargé de contrôler la
constitutionnalité des lois. C’est lui qui confère à cette norme son contenu concret et fixe ses
orientations. Le respect de la Constitution impose d’ailleurs d’intégrer les conceptions du juge
constitutionnel et le contenu de la procédure administrative contentieuse n’y échappe pas.
D’une certaine manière, le cadre dans lequel s’inscrit l’activité du juge administratif est
influencé par les avancées du droit constitutionnel.
748. Par conséquent, l’ascension remarquable du « droit au juge » dans la sphère
constitutionnelle peut peser et ainsi améliorer la protection juridictionnelle des requérants tant
sa formulation paraît à même d’engager le contentieux administratif à se rénover. Le droit au
juge, c’est « la faculté de demander et d’obtenir jugement »146 offerte à chacun dans le but de
faire valoir le respect de ses droits subjectifs – du moins dans le plein contentieux147 – et plus
généralement celui de ses intérêts148 – notamment sur la base du schéma classique de l’excès
de pouvoir. Celui-ci est, vu son contenu, à même d’influencer profondément l’organisation du
contentieux administratif. En effet, le contenu de ce droit à saisir un juge pour qu’il se
146
V.-N. Marcadé, Explication théorique et pratique du Code civil , t. 1, 7e éd., 1873, Paris, Delamotte et Fils,
p. 69.
147
Dans lequel il s’agit « de protéger un droit subjectif » (G. Schmitter, « Étendue et limites du droit au recours
juridictionnel », RFDC, 2015, n° 104, p. 948). En quelque sorte, l’on peut dire que l’intérêt à agir ne peut alors y
être matérialisé que par la défense d’un véritable droit.
148
En effet, la saisine du juge est conditionnée à l’invocation par les requérants d’intérêts et non de droits. Il est
effectivement très classique d’affirmer que « tout requérant doit justifier, pour saisir le juge, d'un intérêt de
nature à lui donner qualité pour demander ce qu'il entend obtenir du juge » (A. de Chaisemartin, « Intérêt pour
agir », Rép. Cont. Adm., févr. 2008, actu. juin 2015, Dalloz, n° 1). C’est là une condition qui dépasse même les
catégories contentieuses et juridictionnelles puisque l’article 31 du code de procédure civile ouvre la possibilité
d’intenter une action de justice « à tous ceux qui ont un intérêt légitime ».
374
prononce sur le fond d’une prétention peut influencer la manière du juge d’aborder le
règlement des litiges.
749. Avant toute chose, il faut réaffirmer le constat encore valable selon lequel « le Conseil
constitutionnel n’a jamais, à ce jour, affirmé l’existence, stricto sensu, d’un droit au juge »149.
Mieux que cela, il existe une carence textuelle puisqu’aucune disposition n’ouvre la
reconnaissance constitutionnelle d’un droit au juge. Il n’existe donc pas, à proprement parler,
de protection constitutionnelle d’un tel droit. Si certains projets ont pu se référer expressément
à cette garantie150, sa proclamation par le droit positif pourrait de toute manière ne pas amener
la révolution attendue tant il existe une tradition française « de proclamer de façon générale
des droits et libertés mais de ne jamais s’intéresser à leur garantie effective et à leur sanction
juridictionnelle, un peu comme si le problème ne pouvait se poser auprès d’un peuple
vertueux dont les représentants ne sont jamais susceptibles de voter des lois scélérates et
l’administration de se comporter abusivement »151. Au-delà de cette controverse, la lacune
constitutionnelle peut s’expliquer par le fait que les juges n’étaient considérés que comme des
« bouches de la loi », sans puissance ni pouvoir. Dans ce schéma, la protection est inutile car
la loi protège déjà les citoyens : dès lors qu’ils bénéficient du bouclier de la loi, pourquoi
participer à la reconnaissance d’un droit au juge qui serait superflu ?
750. Sur cette lacune, la France demeure isolée vis-à-vis de ses voisins européens. La
plupart des régimes étrangers consacrent ce droit qui, dans le contenu, renvoie peu ou prou à
la même idée. Sans prétendre à l’exhaustivité, les constitutions du royaume des Pays-Bas152,
de la Grèce153, de la Belgique154, du Luxembourg155, de l’Italie156, du Portugal157, de
149
J.-É. Callon, « L’abus du droit au juge peut-il être sanctionné ? », LPA, 2000, n° 62, p. 5.
150
Il est notamment question de la constitution du 3 septembre 1791 en son article 4 du chapitre V et de la
constitution du 4 novembre 1848 en son article 4. De même, l’article 11 de la déclaration des droits du projet du
2 juin 1946 est à ranger parmi eux ainsi que le projet de constitution élaboré dans la clandestinité par « Défense
de France », v. sur ce dernier point J.-É. Callon, Les projets constitutionnels de la résistance , 1998, Paris, La
Documentation française, préf. D. Maus, p. 62.
151
Ph. Terneyre, « Le droit constitutionnel au juge », LPA, 1991, n° 145, p. 4.
152
L’article 17 de la Constitution du royaume des Pays-Bas du 17 février 1987 dispose que « nul ne peut être
distrait contre son gré du juge que la loi lui assigne ».
153
L’article 8 de la Constitution de la Grèce du 11 juin 1975 dispose que « nul ne peut être distrait contre son gré
du juge que la loi lui a assigné. La constitution de commissions juridictionnelles et de juridictions
extraordinaires, sous quelque dénomination que ce soit, est interdite ». En outre, l’article 20-1 prévoit également
que « chacun est en droit d’obtenir des tribunaux une protection légale et de pouvoir développer devant eux ses
vues concernant ses droits ou ses intérêts, ainsi qu’en dispose la loi ».
154
L’article 13 de la Constitution de la Belgique du 17 février 1994 dispose que « nul ne peut être distrait, contre
son gré, du juge que la loi lui assigne ».
155
L’article 13 de la Constitution du Grand-Duché de Luxembourg du 17 octobre 1868 dispose que « nul ne peut
être distrait contre son gré du juge que la loi lui assigne ».
156
L’article 24 alinéa 1 de la Constitution de la République italienne du 27 décembre 1947 dispose qu’il « est
reconnu à tous, le droit d’ester en justice pour la protection de leurs droits et de leurs intérêts légitimes ».
375
l’Espagne158 ou de l’Allemagne159 garantissent aux citoyens le droit au juge. L’ensemble du
vieux continent est ainsi attaché à la garantie de la protection juridictionnelle des droits,
dernière expression qui rappelle que le droit au juge est téléologique : il est garanti en vue de
la défense des intérêts qu’invoquent les requérants. Sans cette volonté de protéger son
patrimoine juridique, le droit au juge n’a pas de raison d’être ; il ne se justifie que par la
défense des autres droits le renvoyant à un « bouclier des autres droits fondamentaux »160.
751. La garantie de la protection juridictionnelle des citoyens n’a pas trouvé sa place dans
le texte constitutionnel. Pour autant, le texte contient certains éléments susceptibles de fonder
cette garantie. Le premier d’entre eux – le plus évident – est l’article 16 de la Déclaration de
1789. Celui-ci, affirmant que « toute société dans laquelle la garantie des droits n’est pas
assurée ni la séparation des pouvoirs garantie n’a point de Constitution », pourrait être le
fonds dans lequel puiser cette protection constitutionnelle du droit au juge. En effet, « posant,
en relation avec la garantie des droits, le principe de la séparation des pouvoirs, l’article 16
confierait à l’autorité judiciaire, d’ailleurs gardienne de la liberté individuelle aux termes de
l’article 66 de la Constitution du 4 octobre 1958, la garantie de tous les droits »161. La
déclaration contiendrait donc, dans une lecture moderne du texte162, un potentiel droit au juge
en sommeil.
752. D’autres éléments, tels l’interdiction du déni de justice ou l’exercice des droits de la
défense163, plus fragiles dans leur origine constitutionnelle, ne semblent pas pouvoir porter ce
droit au juge. A contrario, le principe d’égalité semble pour sa part bien armé pour le fonder.
À partir des affirmations selon lesquelles « les Hommes naissent et demeurent libres et égaux
en droit »164 ou que la France « assure l’égalité devant la loi de tous, sans distinction
157
L’article 20 alinéa 1 de la Constitution de la République portugaise du 2 avril 1976 dispose que « l'accès au
droit et aux tribunaux pour la défense de ses droits et de ses intérêts protégés par la loi est garanti à toute
personne. La justice ne peut être refusée pour insuffisance de moyens économiques ».
158
L’article 24 alinéa 1 de la Constitution de l'Espagne du 27 décembre 1979 dispose que « toute personne a
droit à obtenir la protection effective des juges et tribunaux dans l’exercice de ses droits et intérêts légitimes ».
159
L’article 19 alinéa 4 de la Constitution de la Fédération allemande du 23 mai 1949 prévoit que « quiconque
est lésé dans ses droits par l’autorité publique peut recourir à la voie judiciaire. Le recours à la juridiction
ordinaire est ouvert si une autre juridiction n’est pas compétente ».
160
Th. Renoux, « Le droit au recours juridictionnel », JCP , 1993, I, n° 3675, p. 215. Il est rejoint par le
professeur Terneyre qui présente le droit au juge comme « un principe de valeur supralégislative excluant toute
disposition législative contraire » et « un droit fondamental de l'homme, consubstantiel à un État de droit »
Ph. Terneyre, « Le droit constitutionnel au juge », op. cit., p. 4).
161
M. Bandrac, « L'action en justice, droit fondamental », in Nouveaux Juges, nouveaux pouvoirs ? Mélanges en
l'honneur de Roger Perrot, 1995, Paris, Dalloz, p. 6.
162
Dans le contexte de l’époque, il apparaît peu probable que cette garantie des droits implique forcément d’être
confiée au juge. En effet, de par l’influence de la philosophie de Rousseau mais surtout du souvenir des abus des
parlements de l’Ancien Régime, la France s’est engagée dans un raisonnement légicentriste où la protection des
citoyens est essentiellement assurée par le règne de la loi.
163
Sur ces éléments et d’autres encore, v. Th. Renoux, « La constitutionnalisation du droit au juge en France »,
in J. Rideau (dir.), Le droit au juge dans l’Union européenne, 1998, Paris, LGDJ, p. 112.
164
Art. 1 de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen.
376
d’origine, de race, ou de religion »165, il serait possible de tirer l’existence constitutionnelle du
droit au juge : « affirmer l’égalité en droit suppose évidemment un juge pour dire le droit »166.
Car comment garantir l’égalité de tous si personne ne peut la faire respecter ? Au nom de cet
impératif, le droit au juge peut représenter une nécessité constitutionnelle.
753. L’existence de cette garantie constitutionnelle au sein de l’ordonnancement juridique
français ne peut donc être qu’indirecte et découler d’un raisonnement téléologique. Ce n’est
que sur la base des éléments indirects relevés qu’il a été permis, sous l’impulsion du juge
constitutionnel depuis les années 1980, d’ériger le « droit au juge ». Car, en « dépit de cette
carence textuelle, l’accès à la justice s’est inséré dans l’ordonnancement juridique national,
notamment par l’entremise de la jurisprudence du Conseil constitutionnel »167. C’est donc
l’interprète officiel du texte qui a libéré la constitutionnalité de ce droit.
754. Avant lui, les juges « ordinaires » avaient déjà entamé la construction de ce droit de
manière unanime autour de l’idée selon laquelle « tout individu en face de l’arbitraire possible
du pouvoir a droit au juge »168. Depuis longtemps, les juges laissaient apparaître dans leur
pratique un droit au juge supra-législatif. Certaines interprétations contra legem ou praeter
legem permettaient aux juges ordinaires d’appeler à l’insertion du droit au juge dans le droit
positif. Le juge administratif avait agi le premier en ce sens, le Conseil d’État interprétant
l’expression « sans recours » comme n’excluant pas le recours en cassation169. Dans cette
perspective, il avait ensuite ouvert, alors qu’elle semblait exclue par la loi, la possibilité de
contester une décision administrative par un recours en excès de pouvoir170. Le juge judiciaire
n’est pas en reste puisque la Cour de Cassation, à l’encontre d’une disposition législative
prévoyant que des avis ne pouvaient faire l’objet de recours, a jugé « qu’il résulte des
principes généraux du droit que cette disposition n’exclut pas le pourvoi en cassation lorsqu’il
est fondé sur une violation de la loi qui, à la supposer établie, serait de nature à priver la
décision rendue des conditions essentielles de son existence légale »171. Les juges ordinaires
s’opposent frontalement aux prescriptions législatives. Pour ce faire, ils se réfèrent à des
165
Art. 1 de la Constitution.
166
Th. Renoux, « La constitutionnalisation du droit au juge en France », op. cit., p. 111.
167
P. Fraisseix, « Droit au juge et amende pour recours abusif », AJDA, 2000, pp. 26-27.
168
J.-F. Henry, « concl. sur CE, 11 mai 1962, Salan », RDP , 1962, p. 549.
169
CE, ass., 7 févr. 1947, req. n° 79128, D’Aillières : Rec. Leb., p. 50 ; RDP , 1947, p. 68, concl. R. odent et note
M. Waline ; JCP , 1947, II, n° 3508, note G. Morange.
170
CE, ass., 17 févr. 1950, req. n° 86949, Dame Lamotte : Rec. Leb., p. 110 ; RDP , 1951, p. 478, concl.
J. Delvolvé et note M. Waline – CE, ass., 17 avril 1953, req. n° 24044, Falco et Vidaillac : Rec. Leb., p. 175 ;
RDP , 1953, p. 448, concl. J. Donnedieu de Vabres et note M. Waline ; D., 1953, p. 683, note Ch. Eisenmann ;
JCP , 1953, II, n° 7598, note G. Vedel.
171
Cass. Crim., 17 mai 1984, req. n° 83-92068, Dore : Bull., n° 183 ; D., 1984, p. 536, note W. Jeandidier ; JCP ,
1985, II, n° 20332, note J. Borricand ; Gaz. Pal., 1984, J., p. 779, rapp. J. Cruvellié.
377
principes qui dépassent la loi et interprètent cette dernière au regard de l’intention du
législateur censé ne pas avoir pu violer de tels principes. En clair, ils consacrent l’existence
d’un principe supra-législatif de protection du droit au juge.
755. Profitant de cette impulsion, le Conseil constitutionnel a enraciné le droit au juge dans
le paysage constitutionnel. Le constat selon lequel « la “constitutionnalisation” du droit au
juge est donc avant tout le fruit du volontarisme du Conseil constitutionnel »172 n’est pas
exagéré même si les juridictions ordinaires avaient ouvert la voie. Aux premiers temps de
cette entreprise, le Conseil constitutionnel reconnaissait, sans le qualifier de principe à valeur
constitutionnelle, le « droit d’agir en justice dont le libre exercice relève de la loi en vertu de
l’article 34 de la Constitution »173. Ainsi, l’accès à la justice devenait une matière législative
démontrant cette volonté de garantir au mieux la protection juridictionnelle de chacun.
D’autres décisions se sont positionnées en faveur du « droit au recours »174 ou du « droit des
intéressés d’exercer des recours »175 sans encore donner au droit au juge sa portée générale.
Le juge constitutionnel balbutiait en quelque sorte sa reconnaissance.
756. Le tournant intervint en 1996176 dans une décision où il a directement fondé le principe
selon lequel « il ne doit pas être porté d’atteintes substantielles au droit des personnes
intéressées d’exercer un recours effectif devant une juridiction »177 sur l’article 16 de la
Déclaration de 1789, faisant entrer le droit au juge dans une autre dimension. Il y a explicité
son contenu tel qu’il prévaut en France, c’est-à-dire le droit de chacun de pouvoir bénéficier
pour la protection de ses droits et intérêts d’un recours juridictionnel effectif. Le rattachement
direct de ce droit à l’article 16 de la Déclaration des droits de 1789 lui permet de le consacrer
à un niveau constitutionnel. Le changement est majeur et les juges de Montpensier s’y
tiendront : lorsqu’ils réaffirment que « le droit à un recours effectif devant une juridiction » –
172
H. Labayle et R. Mehdi, « Le droit au juge et le mandat d’arrêt européen : lectures convergentes de la Cour de
Justice de l’Union européenne et du Conseil constitutionnel », RFDA, 2013, p. 700.
173
Cons. const., 2 déc. 1980, n° 80-119 L, cons. 6 : Rec. Cons. const., p. 74.
174
Cons. const., 13 août 1993, n° 93-325 DC, Loi relative à la maîtrise de l'immigration et aux conditions
d'entrée, d'accueil et de séjour des étrangers en France , cons. 3 : Rec. Cons. const., p. 224 : le Conseil
constitutionnel y accorde aux étrangers le bénéfice de l'exercice de recours assurant la garantie des « libertés et
droits fondamentaux de valeur constitutionnelle reconnus à tous ceux qui résident sur le territoire de la
République ».
175
Cons. const., 21 janv. 1994, n° 93-335 DC, Loi portant diverses dispositions en matière d'urbanisme et de
construction : Rec. Cons. const., p. 40.
176
V. contra le point de vue du professeur Fromont pour qui « le droit des individus à disposer d’un recours
juridictionnel contre les autorités administratives a été consacré par le Conseil constitutionnel le 21 janvier 1994
et a ainsi acquis un rang égal à la règle allemande correspondante posée par l’article 19, alinéa 4 de la loi
fondamentale » allemande (M. Fromont, « Préface », in P. Mouzouraki, op. cit., p. XII).
177
Cons. const., 9 avril 1996, n° 96-373 DC, Loi organique portant statut d'autonomie de la Polynésie française ,
cons. 83 ; Rec. Cons. const., p. 43 ; AJDA, 1996, p. 371, note O. Schrameck. La formule a depuis lors été reprise
par le Conseil constitutionnel : Cons. const., 23 juill. 1999, n° 99-416 DC, Loi portant création d'une couverture
maladie universelle, cons. 38 : Rec. Cons. const., p. 100 ; AJDA, p. 700, note J.-E. Schoettl ; RFDC, 1999,
p. 809, note L. Gay ; RTD Civ., 1999, p. 724, note N. Molfessis.
378
autrement dit le droit au juge – se rattache exclusivement à la garantie des droits que toute
société constitutionnelle doit assurer en vertu de l’article 16 de la Déclaration des droits de
l’homme et du citoyen178, ils écartent d’autres fondements éventuels. Au vu de la matière
concernée, certaines interprétations auraient pu les conduire à rattacher cette protection aux
références européennes. Souhaitant en appuyer la nature interne, le Conseil constitutionnel a
résisté à ces aspirations, ancrant le droit au juge dans la matière constitutionnelle.
757. Muni de ce bagage, nul ne peut plus contester que « le droit au juge est un principe de
valeur constitutionnelle »179 parmi « les grands principes qui structurent un État de droit »180.
Sur cette base, « toute personne, physique ou morale, nationale ou étrangère, masculine ou
féminine, jeune ou âgée, libre ou incarcérée, riche ou pauvre, instruite ou analphabète, urbaine
ou rurale, etc. a “droit” à un juge pour faire valoir ses “droits” »181. L’affaire est entendue, le
citoyen doit bénéficier d’un recours juridictionnel afin de s’assurer que les autorités respectent
son patrimoine juridique. Jusque-là, la procédure administrative contentieuse ne semble alors
pas condamnable. Même dans les domaines où il est traditionnellement question d’« immunité
juridictionnelle » comme les mesures d’ordre intérieur ou les actes de gouvernement que
certains se plaisent à discuter182, le droit de saisir une juridiction est respecté, les citoyens
pouvant déposer une requête. Certes, ces actes dits « insusceptibles de recours » peuvent
laisser croire à une véritable exception. Pourtant c’est là une anticipation de la réponse
juridictionnelle, le juge se déclarant toujours incompétent. Car, pour que le juge puisse rejeter
la requête, cela implique qu’il soit saisi d’un recours, permettant ainsi de satisfaire le droit au
juge. Par conséquent, même encadré par les délais et les règles de recevabilité, l’accès au
juge, en tant que droit, est globalement respecté au sein du contentieux administratif.
758. Les ressorts de la potentielle évolution de la procédure administrative contentieuse ne
se situent donc pas dans cette protection constitutionnelle du simple accès à un juge. Le droit
au juge, tel qu’il est entendu au plan constitutionnel, dépasse cet aspect « primaire » de
l’accès à une juridiction. Le droit au juge assure en effet aux citoyens de pouvoir exercer un
recours « effectif », ce qui est susceptible d’influencer la procédure administrative
contentieuse. Certes, l’obligation de faire bénéficier les citoyens d’un recours effectif – au
sens premier du terme –, c’est-à-dire d’un recours qui n’aurait pas été vidé de sa substance par
d’importantes contraintes, n’est pas en mesure d’inquiéter l’organisation de la procédure
178
Cons. const., 14 juin 2013, n° 2013-314 QPC, cons. 5.
179
Ph. Terneyre, « Le droit constitutionnel au juge », op. cit., p. 5.
180
P. Fraisseix, op. cit., p. 28.
181
Ph. Terneyre, « Le droit constitutionnel au juge », op. cit., p. 4.
182
Ibid., pp. 10-14.
379
administrative contentieuse. Cependant, la réorientation de cette exigence vers l’organisation
d’un recours efficace qui semble en « gestation » est susceptible d’entraîner quelques
conséquences.
759. Si comme l’affirme le professeur Renoux, le contenu du droit au juge est en pleine
transformation en faveur de la protection des citoyens, l’influence sur la procédure
administrative contentieuse peut être grande. En s’orientant vers un « droit à la protection par
le juge [qui] n’a plus rien à voir avec le droit d’accès à la justice »183, le juge administratif
sera redevable envers les citoyens de cette protection efficace. Le droit de saisir une
juridiction ou d’exercer un recours effectif ne serait – et à terme ne sera – plus suffisant pour
assurer le respect du droit constitutionnel au juge. Le contexte contemporain dans lequel la
qualité de l’ordre juridique s’apprécie à ses effets concrets tend à favoriser cette orientation
qui semblerait se dessiner. Le Conseil constitutionnel ne semble d’ailleurs pas avoir fermé la
porte à une telle appréciation puisqu’il cherche à garantir que les citoyens puissent « faire
utilement valoir leurs droits devant le juge »184. En imposant une intervention utile, c’est bien
une protection efficace des droits des citoyens vers laquelle le droit au juge s’oriente185. Or,
cette approche est susceptible de faire évoluer la procédure administrative contentieuse :
passer de l’effectivité à l’efficacité nécessite de repenser le cadre contentieux. Bien que le
juge administratif soit « enfin » devenu juge, du moins plus qu’il ne l’a jamais été186, il aurait
encore du chemin à parcourir pour satisfaire ces nouvelles tendances. Dans ce mouvement, la
rigidité du principe pourrait bien ne pas résister si cela représentait, comme nous le pensons,
un frein à l’efficacité de l’intervention juridictionnelle.
760. Le cadre constitutionnel dans lequel se moule l’ordre juridique est un élément essentiel
de l’organisation des différentes matières juridiques. Les évolutions constitutionnelles sont
donc à même de se répercuter dans la totalité de l’ordonnancement juridique y compris le
contentieux administratif. Les caractéristiques de la garantie constitutionnelle du droit au juge
et son évolution187 vers une protection efficace sont ainsi en mesure d’influencer la structure
de la procédure administrative contentieuse et le principe de l’absence d’effet suspensif. Les
183
Th. Renoux, « La constitutionnalisation du droit au juge en France », op. cit., p. 117.
184
Cons. const., 9 avril 1996, n° 96-375 DC, Loi portant diverses dispositions d'ordre économique et financier,
cons. 7 et 8 : JO , 13 avril 1996, p. 5730. C’est nous qui soulignons ici.
185
D’ailleurs, l’affirmation par le Conseil constitutionnel que l’existence du sursis à exécution est une garantie
essentielle des droits de la défense dont la protection est un principe constitutionnel va dans ce sens d’une
protection juridictionnelle utile et efficace. V. sur ce point Cons. const., 17 janv. 1989, n° 88-248 DC, CSA : Rec.
cons. const., p. 18.
186
Ph. Terneyre et D. de Béchillon, « Le Conseil d’État, enfin juge ! », Pouvoirs, 2007, n° 123, p. 62.
187
Évolution d’autant plus probable que la carence textuelle en la matière favorise nettement le pouvoir de
création du juge.
380
évolutions de la matière constitutionnelle sont susceptibles d’appeler à faire évoluer ce
principe qui peut s’analyser comme un obstacle à l’efficacité de la protection juridictionnelle.
Mais là n’est pas le seul élément qui le menace de la sorte. En prenant encore plus de hauteur,
le droit constitutionnel n’est pas seul à influencer la procédure administrative contentieuse.
Aujourd’hui, l’ensemble du droit français est sous l’influence d’ordres juridiques
supranationaux (B) qui pèsent sur la destinée du contentieux administratif.
761. Les rapports entre le droit administratif et les droits supranationaux – particulièrement
européens – ont longtemps été teintés d’une méfiance assortie d’une lutte d’influence. Le juge
administratif désirait conserver le « leadership », ne pas perdre son autonomie et refusait
l’hégémonie de l’Union et de la Convention. Cette lutte n’a pris fin qu’avec la jurisprudence
Nicolo par laquelle le Conseil d’État a finalement reconnu la supériorité des traités, et donc du
droit supranational, sur les dispositions législatives nationales. Cette position lui a permis de
consacrer l’application du droit européen au sein de l’ordre interne tout en préservant le
domaine constitutionnel de toute « soumission ». Si les relations sont désormais moins
tumultueuses, la bataille d’influence n’a pas complètement pris fin. En jouant pleinement le
jeu des ordres supranationaux, le juge administratif a pris un pari – appliquer le droit européen
pour mieux influencer son contenu – qu’il semble en passe de gagner tant il est « infiniment
plus puissant et plus mordant depuis qu’il a pris le parti de jouer à fond les engagements
internationaux de la France »188. Pour autant, cette position n’est pas sans conséquences : le
juge administratif doit réceptionner et appliquer les obligations qui en résultent. En cela,
autant le potentiel – partiellement méconnu – des articles 6 et 13 de la Convention européenne
des droits de l’homme (1) que le processus mécanique du droit au juge dans l’Union
européenne (2) peuvent modifier profondément la procédure administrative contentieuse.
D. de Béchillon et Ph. Terneyre, « Le Conseil d’État et la Cour de justice des communautés européennes.
188
381
son applicabilité directe n’est intervenue qu’en 1974 avec sa ratification 189 et la possibilité
d’exercer un recours individuel devant la Cour européenne des droits de l’Homme date
seulement de 1981. Ce « retard » s’explique par la position des juges nationaux – notamment
administratifs – qui y voyaient un empiètement sur l’autorité et l’autonomie de leurs
constructions juridiques.
763. Le temps a passé et la Convention s’est intégrée au droit national, les juges
développant une relation nourrie avec la Cour de Strasbourg. En bref, la méfiance initiale
semble progressivement laisser la place à une coopération qui a pour objectif la protection des
droits et libertés de chacun190 que la Convention, texte contraignant191, a vocation à assurer.
Parmi eux, deux au moins, les articles 6 et 13, peuvent faire évoluer le cadre général de la
procédure administrative contentieuse. Tous les citoyens des États membres du Conseil de
l’Europe doivent donc disposer d’un « recours effectif devant les autorités nationales en cas
de violation de droits protégés par la Convention »192 et dans le cadre de ce recours, ils
bénéficieront du droit à un procès équitable dès que le tribunal saisi « décidera, soit des
contestations sur ses droits et obligations de caractère civil, soit du bien-fondé de toute
accusation en matière pénale »193. En obligeant la juridiction administrative à offrir aux
citoyens un recours effectif et une procédure équitable, la Convention force à repenser en
partie le contentieux administratif. En outre, le potentiel de ces deux dispositions pourrait
« exiger » de la procédure administrative contentieuse une nouvelle évolution.
764. L’article 13, une des dispositions les plus obscures de la Convention194 contient, avec
la mention d’effectivité, un potentiel immense en ce sens195. Tout l’enjeu du contenu du droit
189
Sur ce point v. A. Pellet, « La ratification par la France de la Convention européenne des droits de l’homme »,
RDP , 1974, p. 1319.
190
V. not., F. Sudre, « Vers la normalisation des relations entre le Conseil d'État et la Cour européenne des
Droits de l'Homme », RFDA, 2006, p. 287.
191
V. not., R. Abraham, « L'applicabilité directe de la Convention devant la juridiction administrative », RUDH ,
1991, p. 275.
192
Art. 13 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales.
193
Art. 6 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales.
194
V. en ce sens l'opinion partiellement dissidente des juges Matscher et Pinheiro Farinha sous CEDH,
2 août 1984, req. n° 8691/79, Affaire Malone c/ Royaume-Uni :
http://hudoc.echr.coe.int/fre#{"fulltext":["malone"],"documentcollectionid2":["GRANDCHAMBER","CHAMB
ER"],"itemid":["001-62091"]} [consulté le 27/08/2017].
195
C’est d’autant plus le cas que le contenu de cet article 13 et du droit à un recours effectif a été repris
indépendamment de toute référence conventionnelle tant par la jurisprudence constitutionnelle qu’administrative.
V. en ce sens, Cons. const., 17 janv. 1989, n° 88-248 DC, CSA, préc. – Cons. const., 13 août 1993, n° 93-325
DC, Loi relative à la maîtrise de l'immigration et aux conditions d'entrée, d'accueil et de séjour des étrangers en
France, préc. – Cons. const., 21 janv. 1994, n° 93-335 DC, Loi portant diverses dispositions en matière
d'urbanisme et de construction , préc. – Cons. const., 9 avril 1996, n° 96-373 DC, Loi organique portant statut
d'autonomie de la Polynésie française , préc. – CE, ass., 30 oct. 1998, req. n° 200286 et 200287, Sarran et
Levacher et autres : Rec. Leb., p. 369 ; RFDA, 1998, p. 1081, concl. Ch. Maugüé ; RFDA, 1998, p. 1094, note
D. Alland ; AJDA, 1998, p. 962, chron. F. Raynaud et P. Fombeur ; RFDA, 1999, p. 57, note L. Dubouis ; RFDA,
1999, p. 67, note B. Mathieu et M. Verpeaux ; RFDA, 1999, p. 77, note O. Gohin ; Europe, 1999, n° 3, p. 4, note
382
à un recours effectif réside dans l’appréciation de son dernier terme, véritable pivot.
L’expression, polysémique, doit être fixée afin de déterminer l’incidence sur les procédures
nationales. Or, les juges ont pour l’instant choisi de l’apprécier dans un sens restrictif.
765. À l’origine, cet article s’inspire de l’amparo, procédure de « protection »196 des droits
fondamentaux197. Inspiré par cette vision, l’article 13 pourrait emprunter cette voie du recours
effectif en épousant la fonction de protection des droits et intérêts des citoyens. Or, sa
rédaction et son interprétation impliquent que le droit à un recours effectif n’a pu encore
prendre son entière mesure ce qui s’explique en partie par le fait « qu’une interprétation par
trop constructive de l’article 13 risquerait d’entraîner, surtout dans un premier temps, une
explosion du contentieux devant les organes de la Convention »198.
766. La première contrainte à son égard concerne sa nature. Celui-ci, malgré son
importance – il permet de sauvegarder les droits issus de la Convention –, n’est pas reconnu
comme autonome. En effet, si la Cour a permis au requérant de l’invoquer sans avoir à établir
la violation d’un droit garanti par la Convention199, il n’est recevable à le faire qu’à la
condition d’en alléguer une200. Ainsi, la seule volonté d’un citoyen de faire protéger ses droits
est suffisante pour lui permettre d’en bénéficier. Si le raisonnement semble cohérent, son
utilisation est plus contestable tant démontrer le caractère plausible d’une telle allégation est
délicat : le grief soulevé doit être « défendable » ce qui revient à user d’un standard dans
D. Simon ; RDP , 1999, p. 919, note J.-F. Flauss ; LPA, 1999, n° 146, p. 11, note E. Aubin ; JDI, 1999, p. 675,
note J. Dehaussy ; D., 2000, J., p. 152, note E. Aubin – Cons. const., 16 juin 1999, n° 99-411 DC, Loi portant
diverses mesures relatives à la sécurité routière et aux infractions sur les agents des exploitants de réseau de
transport public de voyageurs : Rec. cons. const., p. 75 – Cons. const., 23 juill. 1999, n° 99-416 DC, Loi portant
création d'une couverture maladie universelle, préc. – CE, avis, 29 déc. 1999, req. n° 210147, Leboulch : Rec.
Leb., p. 426 – Cons. const., 7 déc. 2000, n° 2000-436 DC, Loi relative à la solidarité et au renouvellement
urbains : Rec. cons. const., p. 176 – Cons. const., 19 déc. 2000, n° 2000-437 DC, Loi de financement de la
sécurité sociale pour 2001 : Rec. cons. const., p. 190 – Cons. const., 28 déc. 2000, n° 2000-441 DC, Loi de
finances rectificative pour 2000 : Rec. cons. const., p. 201 – Cons. const., 27 nov. 2001, n° 2001-451 DC, Loi
portant amélioration de la couverture des non salariés agricoles contre les accidents du travail et les maladies
professionnelles : Rec. cons. const., p. 145 – CE, 21 déc. 2001, req. n° 222862, M. et Mme Hofmann : Rec. Leb.,
p. 652 – CE, 26 févr. 2003, req. n° 241385, Mekhantar : Rec. Leb., p. 57 ; AJDA, 2003, p. 1234, concl.
P. Fombeur – Cons. const., 2 mars 2004, n° 2004-492 DC, Loi portant adaptation de la justice aux évolutions de
la criminalité : JO, 10 mars 2004, p. 4637, § 125.
196
En espagnol, le terme d’amparo se traduit spécifiquement par celui de « protection ».
197
V. sur ce point P. Mertens, Le droit de recours effectif devant les instances nationales en cas de violation
d’un droit de l’homme, 1973, Bruxelles, Éd. de l’Université de Bruxelles, Thèses et travaux juridiques, préf.
R. Cassin, p. 18 et s.
198
J.-F. Flauss, « Le droit à un recours effectif – L'article 13 de la Convention européenne des droits de
l'homme », RUDH , 1991, p. 325.
199
CEDH, 25 mai 1983, req. n° 5947/72, 6205/73, 7052/75, 7061/75, 7107/75, 7113/75 et 7136/75, Silver et
autres c/ Royaume-Uni.
200
CEDH, 6 sept. 1978, req. n° 5029/71, Klass et autres c/ Allemagne ; CEDH, 27 avril 1988, req. n° 9659/82 et
9658/82, Boyle and Rice c/ Royaume-Uni. Le terme « recours » comprend « tout procédé par lequel on soumet
un acte constitutif d'une violation alléguée de la Convention à une instance qualifiée à cet effet, en vue d'obtenir,
selon le cas, la cessation de l'acte, son annulation, sa modification, ou une réparation » (A. Drzemczewski et
C. Giakoumopoulos, « Article 13 », in L.-E. Pettiti, E. Decaux et P.-H. Imbert (dir.), La Convention européenne
des droits de l'homme , 2e éd., 1999, Paris, Economica, p. 467).
383
lequel la Cour de Strasbourg applique un « très sévère test de la défendabilité qui pourrait
vider l’Article 13 de son contenu »201. Plusieurs exemples jurisprudentiels attestent d’une telle
position202 limitant l’influence de cette disposition.
767. La seconde contrainte concerne l’appréciation de l’effectivité associée au recours. Il y
est question d’un contenu réduit, renvoyant à l’accessibilité : le recours effectif, c’est un
recours pour lequel aucun élément matériel ne remet en cause l’accès du citoyen au juge.
Dans un second temps, l’accessibilité s’est doublée d’une adéquation aux caractéristiques du
litige, sans pour autant changer les choses. Pour être effectif, le recours doit avoir « la double
qualité d’être à la fois accessible et adéquat c’est-à-dire adapté à la satisfaction
recherchée »203. L’objectif aperçu de protection concrète des droits est donc largement
assoupli. Le contenu du droit au recours effectif est ainsi rogné par cette interprétation au
point de faire considérer que « ce n’est pas tant le principe même de l’assouplissement des
garanties de l’Article 13 qui est mis en doute mais le degré de cet assouplissement »204.
768. Si le caractère effectif du recours que protège la Convention européenne des droits de
l’Homme renvoie à un recours juridictionnel accessible et adéquat, les incidences sur le
contentieux administratif français seront limitées. De même, qu’apporte au citoyen la
possibilité d’engager un recours si l’on ne s’assure pas qu’il pourra permettre de protéger ses
droits et intérêts ? Si l’idée d’adéquation peut contenir cet impératif de protection, le juge ne
lui donne pas la portée nécessaire en la délaissant. Cette conception « littérale » laisse même
la Convention à la surface de la problématique. Exiger qu’un recours puisse être déposé par
tout citoyen qui souhaite défendre ses droits et intérêts est une chose, exiger qu’un recours
pouvant assurer leur protection soit disponible en est une autre. Or, en faisant sortir de
l’ornière la notion de l’effectivité, l’article 13 pourrait remplir ce rôle.
769. Le débat quant à la relation entre l’exigence du recours effectif et l’éventualité d’un
effet suspensif est au cœur de la question. En relevant qu’il « fait peser sur l’État une
obligation positive telle que soit offert en droit interne à l’individu un moyen de redressement
201
A. Drzemczewski et C. Giakoumopoulos, « Article 13 », op. cit., p. 464. V. également sur ce point, P. van
Dijk et G. J. H. Van Hoof, Theory and practice of the European Convention on Human Rights , 2ème éd., 1990,
Deventer, Boston, Kluwer, p. 520 et s. ; G. H. Thune, « The right to an effective remedy in domestic law », in
Broadening the frontiers of human rights : essays in honour of Asbjørn Eide , 1993, Oslo, Scandinavian
university press, p. 79 et s.
202
CEDH, 27 avril 1988, aff. n° 9659/82 et 9658/82, Boyle and Rice c/ Royaume-Uni ; CEDH, 21 juin 1988, aff.
n° 10126/82, Plattform « Ärzte für das Leben » c/ Autriche ; CEDH, 21 févr. 1990, req. n° 9310/81, Powell et
Rayner c/ Royaume-Uni.
203
L. Favoreu, Droit des libertés fondamentales, 7ème éd., 2015, Paris, Précis Dalloz, n° 653, p. 550.
204
A. Drzemczewski et C. Giakoumopoulos, « Article 13 », op. cit., p. 469.
384
d’une situation contraire à la Convention quel que soit l’auteur de la violation »205, plusieurs
réflexions sont possibles. D’une part, il peut en découler la protection concrète des citoyens,
mais d’autre part, le « redressement » indique que les interprètes écartent toute protection
préventive. L’effectivité du recours ne semble pas liée à la protection des citoyens, la
perspective d’une réparation semblant suffisante.
770. Ainsi, « on ne saurait dire que l’effectivité d’un recours devant une instance nationale
implique nécessairement que le recours en question ait un caractère suspensif »206 dans
l’esprit de la Cour. Pour le dire autrement, « le principe de l’effet non suspensif des recours
devant la juridiction administrative n’apparaît qu’indirectement menacé par le jeu de
l’Article 13 de la Convention européenne des droits de l’homme »207. L’effet suspensif du
recours ne conditionne son effectivité que dans certaines circonstances. La prohibition des
traitements inhumains ou dégradants, droits qui ne pourront être compensés, réparés ou
annulés imposera par exemple l’effet suspensif. D’autres contentieux, comme celui des
étrangers, peuvent également l’imposer. Ainsi, « la suspension automatique de l’exécution de
l’acte contesté dans de tels cas peut s’imposer au droit français par la Convention européenne
des droits de l’homme, car l’absence d’effet suspensif du recours peut être considérée comme
lui faisant perdre son efficacité et, à ce titre, elle peut poser des problèmes de conformité avec
l’article 13 »208. De là, le droit français peut s’en trouver modifié : par exemple, pour les refus
d’entrée sur le territoire français au titre de l’asile, il n’existait à l’origine pas de recours
suspensif en interne, obligeant à saisir la Cour en vue d’une mesure provisoire209. De même,
le fait que le référé-liberté ne soit pas suspensif l’a rendu ineffectif aux yeux de la Cour dès
lors qu’il existe un risque de traitement inhumain ou dégradant 210. Par conséquent, il a fallu y
remédier en introduisant un recours suspensif211.
771. De fait, le recours ne doit être suspensif, pour être effectif, que lorsque risquent d’être
accomplis des actes irréparables212. Dès lors, vis-à-vis de l’expulsion d’étrangers, un recours
205
F. Sudre, Droit européen et international des droits de l’homme, 13ème éd., 2016, Paris, PUF, Droit
fondamental, n° 434, p. 673. C’est nous qui soulignons ici.
206
A. Drzemczewski et C. Giakoumopoulos, « Article 13 », op. cit., p. 470.
207
J.-F. Flauss, « Le droit à un recours effectif… », op. cit., p. 333.
208
P. Mouzouraki, op. cit., p. 118.
209
S. Slama, « Roissy-Paris via Strasbourg : les aléas de la protection juridictionnelle des demandeurs d'asile à la
frontière », AJDA, 2005, p. 2134.
210
CEDH, 26 avril 2007, aff. n° 25389/05, Gaberamadhien (ou Gebremedhin) c/ France : Rec., 2007-V ; AJDA,
2007, p. 940, obs. Z. Aït-El-Kadi ; JCP A, 2007, n° 2315, chron. O. Dubos.
211
Il est prévu à l’article L. 213-9 du Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile.
212
V. mutatis mutandis, CEDH, 7 juill. 1989, aff. n° 14038/88, Soering c/ Royaume-Uni, § 90. Dans cet arrêt
alambiqué, les juges considèrent en effet que, même dans le domaine des étrangers, un recours non suspensif
reste effectif tant qu’il ne concerne pas des actes dont l’exécution risque d’être irréparable.
385
ne peut être effectif – entendu ici au sens d’efficace – s’il intervient postérieurement à
l’exécution de la décision d’éloignement qui aurait des conséquences irréversibles. Si le
professeur Flauss pouvait relevait que « la Cour a considéré, quant à elle, qu’un recours sans
effet suspensif n’était pas constitutif d’un recours efficace au sens de l’Article 26 de la
Convention, dès lors qu’une violation de la Convention pouvait être consommée par la mise à
exécution d’une mesure d’éloignement »213, il faut que la mesure risque d’engendrer un effet
irréversible.
772. C’est ce que confirme un cas récent pour lequel la Cour a décidé, bien que « le recours
exigé par l’article 13 [doive] être “effectif” en pratique comme en droit »214, que l’absence
d’effet suspensif d’un recours contre un arrêté de reconduite à la frontière215 ne violait pas
l’article 13. Le raisonnement, brutal au premier abord – le fait de quitter le territoire semble
suffisamment grave –, se justifie parce que l’atteinte à sa vie privée familiale était réversible.
Seuls la torture ou des mauvais traitements pourraient alors imposer un recours suspensif au
nom de l’article 13. Cette position est critiquable et ce d’autant plus qu’en raisonnant par
l’absurde, puisque seule la mort est définitive, tout est par principe réversible. Sans souscrire à
cette position farfelue, la Cour s’en rapproche puisque seule la protection de l’intégrité
physique lui permet d’envisager le recours effectif comme suspensif. Pourtant, certains actes
peuvent engendrer des incidences suffisamment graves pour qu’il soit opportun
d’appréhender cet impératif sous un œil nouveau.
773. L’on a cru, à un moment, relever ce renversement dans un arrêt Sümerli c/
Allemagne216, où la Cour avait marqué « sa préférence pour un recours à caractère préventif
[…] qui est à ses yeux la solution la plus efficace »217. La solution visait spécifiquement le
recours en vue de la condamnation de la durée déraisonnable d’une procédure, domaine où
l’on ne voit pas en quoi la situation est irréversible. L’on pouvait alors soupçonner une
volonté d’aller vers une protection préventive des droits et intérêts de chacun en abandonnant
la configuration entrevue. En consacrant cette efficacité sous couvert d’effectivité, les juges
semblaient donner sa pleine mesure à cet article 13. Seulement, la solution n’a jamais fait
« système » et est demeurée limitée à ce domaine.
213
J.-F. Flauss, « Le droit à un recours effectif… », op.cit., p. 332.
214
CEDH, 30 juin 2011, aff. n° 22689/071, France c/ A, § 41 : JCP A, 2012, n° 2031.
215
En l’espèce, le cas se déroulait en Guyane ce qui expliquait cette absence d’effet suspensif en vertu de
l’article L. 514-1 du Code des étrangers.
216
CEDH, 8 juin 2006, aff. n° 75529/01, Sürmerli c/ Allemagne.
217
F. Sudre, Droit européen et international des Droits de l'Homme , op. cit., n° 439, p. 679.
386
774. Ce constat permet de considérer, à l’instar d’autres218, que la conception du droit à un
recours effectif est restrictive. Parce que « la Cour a fait preuve de beaucoup de retenue »219,
le contenu serait limité. En ne lui donnant sa pleine mesure que dans le cas de graves
violations, il apparaît inutile. Lui donner les moyens d’entraîner une protection efficace des
droits imposerait d’opter pour une lecture dynamique. Un recentrage semble alors nécessaire
pour lui permettre, conformément à la volonté première des rédacteurs de la Convention, de
s’imposer comme « l’article clef du système de garanties institué par la Convention, en
soulignant l’exigence de garanties nationales contre l’abus de pouvoir et la violation des droits
garantis par la Convention »220.
775. La redéfinition du contenu de ce droit permettrait d’en faire « un outil fondamental de
la mise en œuvre de la protection des droits de l’Homme »221. Cela peut même devenir
nécessaire puisque si « la Convention européenne des Droits de l’Homme doit contribuer au
renforcement des droits processuels des justiciables en matière administrative, ce sera par
l’intermédiaire des exigences de l’Article 13 »222. Une telle évolution est loin d’être farfelue
tant l’article 13 contient les éléments nécessaires à sa réalisation. Des formules démontrent
même qu’il contient ce potentiel : en relevant que « le recours doit être “effectif” en pratique
comme en droit »223, ou encore que « l’article 13 ne requiert qu’un "recours aussi effectif qu’il
peut l’être" »224, le professeur Sudre ouvre des pistes vers une telle extension. Le professeur
Terneyre s’engage lui aussi sur cette voie en relevant que « le droit au juge tel que reconnu de
façon plus générale à l’article 13 de la Convention doit avoir un effet utile »225. L’utilité
pouvant s’apparenter à l’efficacité de la protection, l’article 13 contiendrait cette potentialité.
776. En menant à bout cette évolution, il pourrait influencer la procédure administrative
contentieuse. Le professeur Flauss présageait il y a longtemps que « pour ce qui est des
atteintes administratives aux droits garantis par la Convention européenne, l’effet non
suspensif des voies de recours devant le juge administratif devrait sans doute faire l’objet de
218
G.H. Thune, op. cit., p. 92.
219
A. Drzemczewski et C. Giakoumopoulos, op. cit., p. 474.
220
Ibid., p. 474.
221
Ibid., p. 474.
222
J.-F. Flauss, « Des répercussions de l'Article 13 de la Convention Européenne des droits de l'homme sur le
droit du contentieux administratif », LPA, 1989, n° 93, p. 27.
223
F. Sudre, Droit européen et international des Droits de l'Homme , op. cit., n° 436, p. 676.
224
Ibid., n° 438, p. 678.
225
Ph. Terneyre, « Le droit constitutionnel au juge », op. cit., p. 9.
387
certains aménagements »226. En ouvrant les potentialités de la polysémie restrictivement
interprétée, l’on peine à imaginer que le contentieux administratif ne soit pas bousculé227.
777. L’article 13 serait donc sous-estimé et ce d’autant plus lorsqu’on le compare à
l’influence de l’article 6 et du droit à un procès équitable. Celle-ci paraît inépuisable,
notamment du fait de l’interprétation extensive de la notion d’accusation pénale ou de
contestation relative aux droits civils. L’on peut même considérer que son développement a
pu empêcher l’article 13 de prospérer. Certains pourraient y voir une « astuce » car son
contenu risquait de moins bouleverser l’organisation contentieuse, les standards y étant déjà
respectés. Pour répondre à cette critique, d’une part la procédure administrative contentieuse a
connu d’importantes modifications du fait de l’article 6 et d’autre part, c’est une vision trop
« française ». Le Conseil de l’Europe comprend en effet des pays qui ne possèdent pas la
même rigueur processuelle et qui ont connu, sur la base de cette disposition, des évolutions
sensibles. Enfin, le contenu du droit à un procès équitable ne doit pas être négligé car il recèle
des éléments susceptibles de peser sur la procédure administrative contentieuse.
778. La situation est inversée par rapport au droit à un recours effectif où les juges
apparaissent timorés. En l’espèce, l’interprétation aurait, au lieu de restreindre sa portée,
assuré son extension. En constatant que « par-delà les dispositions de l’article 6§1 de la
Convention Européenne des droits de l’homme la jurisprudence interprétative dont elles sont
l’objet de la part de la Cour européenne étend sur la juridiction administrative une ombre
dominatrice »228, l’on peut attribuer à la Cour un rôle moteur. Pour autant, il ne faut pas
exagérer l’influence du droit à un procès équitable sur le contentieux administratif. Rappelons
que « l’application de ces dispositions par le droit administratif français ne soulève pas de
difficultés particulières »229 tant le juge administratif a porté haut ses exigences. Les
dispositions de l’article 6, « au demeurant classiques dès lors qu’il s’agit de juridictions, sont
en principe respectées dans l’ordre juridique interne sans difficulté majeure »230.
779. De fait, si la question de l’application d’un article destiné aux contestations civiles ou
aux accusations pénales s’est rapidement résolue231, son contenu ne pose guère
226
J.-F. Flauss, « Des répercussions de l'Article 13… », op. cit., p. 31.
227
L’apparition des procédures de référés, et notamment du référé-suspension, depuis la réflexion du professeur
Flauss n’est pas à même de changer la donne. En effet, dépourvues elles-mêmes d’effet suspensif, ces procédures
ne semblent qu’atténuer la contrariété de l’organisation contentieuse avec cette vision élargie du droit à un
recours effectif.
228
R. Chapus, « Vues sur la justice administrative », in Juger l’administration, administrer la justice : mélanges
en l’honneur de Daniel Labetoulle, 2007, Paris, Dalloz, préf. R. Denoix de Saint-Marc, p. 171.
229
F. Moderne, « Le juge administratif français et les règles du procès équitable », RUDH , 1991, p. 354.
230
Ibid., p. 356.
231
Bien entendu par l’affirmative puisque les dispositions de l’article 6 de la Convention européenne des droits
de l’Homme s’appliquent dans le cadre du contentieux administratif au prix d’une interprétation complètement
388
d’interrogations quant à la conformité de la procédure administrative contentieuse. En son
sein232, l’on retrouve le fait de pouvoir bénéficier d’un tribunal accessible et adéquat au sens
où il doit être à la fois indépendant, impartial, apte à décider et établi par la loi. À ces
exigences se rajoutent celles d’une procédure équitable, publique, traitée dans un délai
raisonnable et aboutissant à l’exécution du jugement prononcé, le tout apprécié au regard de
l’intégralité du procès. Or, « bien avant la conclusion de la Convention, le Conseil d’État a
dégagé les règles permettant d’assurer le respect des obligations découlant de l’article 6 »233.
780. Les quelques points de friction, situés autour de la publicité dans les juridictions
ordinales et spécialisées, de la longueur des procédures ou de l’impartialité semblent réglés ou
en voie de l’être. Néanmoins, « la Cour européenne des droits de l’homme, en étendant les
exigences de l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme, a imposé
l’adoption d’une nouvelle conception de la justice administrative ; ce n’est plus la défense de
la légalité, c’est-à-dire du droit objectif qui se trouve au premier plan, mais la protection des
autonome de ce à quoi renvoient les notions d’accusation en matière pénale et de contestations portant sur des
droits et obligations de caractère civil. Sur la première d’entre elles, le contentieux des sanctions administratives,
disciplinaires ou encore fiscales est considéré, au regard du degré de leur coloration pénale comme entrant sous
le coup de l’article 6 en ce qu’il constitue une accusation en matière pénale : CEDH, 8 juin 1976, aff. n° 5100/71,
Engel et autres c/ Pays-Bas : Ann. fr. de dr. int. , 1977, p. 480, obs. R. Pelloux ; Cah. dr. européen , 1978, p. 368,
note G. Cohen-Jonathan – CEDH, 24 févr. 1994, req. n° 12547/86, Bendenoun c/ France : DA, 1994, n° 5,
n° 295, p. 20 ; Dr. fiscal, 1994, p. 878, note J.-P. Le Gall et L. Gérard ; JCP , 1995, n° 22372, note
S. N. Frommel ; LPA, 1994, n° 56, p. 21, note J.-F. Flauss ; RFDA, 1995, p. 1182, note L. Maublanc-Fernandez
et J.-F. Maublanc – CEDH, 23 oct. 1995, aff. n° 15963/90, Gradinger c/ Autriche : DA, 1996, n° 2, n° 116,
p. 30 – CEDH, 23 sept. 1998, aff. n° 27812/95, Malige c/ France : DA, 1998, n° 11, n° 350, p. 21 ; D., 1999, SC,
p. 154, obs. B. de Lamy ; JCP , 1999, I, n° 128, chron. J. Petit ; JCP , 1999, n° 10086, note F. Sudre ; LPA, 1999,
n° 234, p. 9, note G. Pellissier ; RDP , 1999, p. 883, obs. F. Sudre. Sur la seconde, l’appréciation autonome des
contestations relatives à des droits et obligations de caractère civil pousse à faire basculer sous l’empire du droit
à un procès équitable toute procédure dont l’issue est déterminante pour des droits et obligations de nature
privée, entendus au sens large. Ainsi, dès lors que la procédure fait encourir un risque à l’exercice d’une
profession privée ou qu’elle concerne la fonction publique, qu’elle vise à engager la responsabilité de la
puissance publique ou enfin qu’elle ait trait au droit de propriété, le juge administratif sera soumis aux exigences
du droit à un procès équitable : CEDH, 16 juill. 1971, aff. n° 2614/65, Ringeisen c/ Autriche : RGDIP, 1972,
p. 111, note C. Vallée ; Ann. fr. de dr. int., 1974, p. 341, obs. R. Pelloux – CEDH, 28 juin 1978, aff. n° 6232/73,
König c/ Allemagne : Ann. fr. de dr. int. , 1979, p. 348, obs. R. Pelloux ; Cah. dr. européen , 1979, p. 474, note
G. Cohen-Jonathan ; Journal de dr. int., 1979, p. 460, note P. Rolland ; RDSS, 1980, p. 55, note L. Dubouis –
CEDH, 23 juin 1981, aff. n° 6878/75 et 7238/75, Le Compte, Van Leuven et De Meyere c/ Belgique : GACEDH ,
op. cit., n° 21, p. 245 ; CDE , 1982, p. 201, obs. G. Cohen-Jonathan ; RDSS, 1982, p. 65, note L. Dubouis ; Gaz.
Pal., 1982, doctr., p. 338, ét. J.-F. Flauss ; AFDI, 1982, p. 495, chron. R. Pelloux ; JDI, 1982, p. 216, obs.
P. Rolland – CEDH, 24 oct. 1989, aff. n° 10073/82, H. c/ France : Journal de dr. int., 1990, p. 709, note
P. Rolland ; LPA, 1990, n° 26, p. 12, note L. Richer ; RFDA, 1990, p. 203, note O. Dugrip et F. Sudre – CEDH,
16 déc. 1992, aff. n° 12964/87, Geouffre de la Pradelle : AJDA, 1993, p. 110, chron. J.-F. Flauss ; D., 1993,
p. 561, note F. Benoit-Rohmer ; JCP , 1993, I, n° 3670, chron. É. Picard ; LPA, 1993, n° 76, p. 25, note
G. Gonzalez – CEDH, 22 sept. 1994, aff. n° 13616/68, Mme Hentrich c/ France : JCP , 1995, n° 22374, note J.-
P. Le Gall et L. Gérard – CEDH, 24 nov. 1994, aff. n° 15287/89, Beaumartin c/ France : D., 1995, IR, p. 27 et
29 ; D., 1995, p. 273, note X. Prétot ; D., 1996, SC, p. 199, obs. S. Perez – CEDH, 21 févr. 1997, aff.
n° 19362/92, Guillemin c/ France : AJDA, 1997, p. 399, note R. Hostiou – CEDH, 19 avril 2007, aff.
n° 63235/00, Vilho Eskelinen et autres c/ Finlande : AJDA, 2007, p. 1360, note F. Rolin ; DA, 2007, n° 7, comm.
n° 108, p. 31, note F. Melleray ; JCP , 2007, I, n° 166, chron. B. Plessix ; RFDA, 2007, p. 1031, note
G. Gonzalez.
232
Nous nous appuyons ici sur l’analyse qui est faite de cet article par ses commentateurs, v. donc J.-C. Soyer et
M. de Salvia, « Article 6 », in L.-E. Pettiti, E. Decaux et P.-H. Imbert (dir.), op. cit., p. 256 et s.
233
O. Dugrip et F. Sudre, « Du droit à un procès équitable devant les juridictions administratives », RFDA, 1990,
p. 217.
389
situations juridiques individuelles, c’est-à-dire des droits publics subjectifs »234. Ce
mouvement de subjectivation235 n’est pas étranger au contentieux administratif confirmant
alors sa conformité. La juridiction administrative ne semble donc pas « menacée » par
l’interprétation européenne du droit à un procès équitable.
781. Seulement, sous peine d’une interprétation plus « offensive », cet article peut pousser
à modifier en profondeur l’organisation du contentieux administratif. Dans la conception du
droit à un procès équitable de la Cour, l’on retrouve l’idée qu’il faut « protéger des droits non
pas théoriques ou illusoires, mais concrets et effectifs »236. Partant de là, « l’égalité entre les
protagonistes, ce que précisément la Cour européenne dénomme parfois l’égalité des
armes »237 est susceptible de prendre un nouveau tour. En poussant le raisonnement, l’idée
revient à placer les parties sur la même « ligne de départ » afin de leur assurer une protection
équivalente. Le procès ne serait alors équitable que si chaque partie est à égalité devant le
temps pris par le juge pour rendre sa décision. Le principe de l’absence d’effet suspensif du
recours pourrait donc s’avérer en totale contradiction avec cette exigence. Dans une lecture
étendue de ce droit, les « privilèges » procéduraux de l’administration seraient menacés.
782. En consacrant « le droit à un tribunal dont le droit d’accès, à savoir le droit de saisir le
tribunal en matière civile, ne constitue qu’un aspect »238, la Convention laisse en suspens de
nombreuses évolutions qui peuvent peser sur le contentieux administratif. La probabilité
d’une telle évolution est plausible car « la Cour européenne des droits de l’homme a été
instituée plus récemment dans un contexte international profondément marqué par la volonté
de garantir les libertés fondamentales de l’individu [impliquant qu’] il ne peut être exclu a
priori que la jurisprudence de la Cour s’oriente vers une protection maximale de l’administré
en litige avec l’Administration »239. Dans ce cas, les juridictions administratives, Conseil
d’État en tête, n’auraient guère le choix. Confronté au processus mécanique du droit au juge
dans l’Union européenne (2), il pourrait se retrouver dans la même forme d’impasse.
234
M. Fromont, « Préface », in P. Mouzouraki, op. cit., p. XII.
235
Cf., n° 649, p. 316.
236
CEDH, 9 oct. 1979, aff. n° 6289/73, Airey c/ Irlande : JDI, 1982, p. 187, chron. P. Rolland ; AFDI, 1980,
p. 323, chron. R Pelloux.
237
F. Moderne, « Le juge administratif français… », op. cit., p. 352.
238
Le droit d'agir en justice ne constitue qu'un « aspect » du droit à un « procès équitable » (CEDH,
21 févr. 1975, aff. n° 4451/70, Golder c/ Royaume-Uni : AFDI, 1975, p. 330, note R. Pelloux) ; exigence étendue
dans le domaine pénal (CEDH, 27 févr. 1980, aff. n° 6903/75, Deweer c/ Belgique : JDI, 1982, p. 197, obs.
P. Rolland).
239
F. Moderne, « Le juge administratif français… », op. cit., p. 359.
390
2 – Le droit au juge dans l’Union européenne : un processus
mécanique
240
CJCE, 23 avril 1986, aff. n° 294/83, Parti écologiste « Les Verts » c/ Parlement européen : Rec., p. 1339,
concl. G. F. Mancini ; GACJUE , t. 1, 1ère éd., 2014, Paris, Dalloz, Grands Arrêts, n° 1, p. 4 ; RTD eur., 1986,
p. 500, note J.-P. Jacqué ; CDE , 1987, p. 314, note R. Kovar ; D., 1987, p. 79, note V. Constantinesco et
D. Simon ; K. Lenaerts, « The Basci Constitutional Charter of a Community Based on the Rule of Law », in
M. P. Maduro et L. Azoulai (dir.), The Past and Future of EU Law, 2010, Oxford, Portland, Hart Publishing,
p. 295.
241
D. Blanc, L’Union européenne, 2006, Paris, Ellipses, Optimum, p. 77.
242
CJCE, 23 avril 1986, aff. n° 294/83, Parti écologiste « Les Verts » c/ Parlement européen, § 23, préc.
243
L. Dubouis, « À propos de deux principes généraux du droit communautaire », RFDA, 1988, p. 700.
244
CJCE, 15 mai 1986, aff. n° 222/84, Marguerite Johnston c. Chief Constable of the Royal Ulster
Constabulary : Rec., p. 1651, concl. M. Darmon ; GACJUE , t. 1, 1ère éd., 2014, Paris, Dalloz, Grands Arrêts,
n° 20, p. 276 ; RFDA, 1998, p. 691, ét. L. Dubouis.
391
conféré par le traité aux ressortissants communautaires doivent pouvoir faire l’objet d’un
recours juridictionnel efficace devant les juridictions internes »245.
785. Certes, il n’y est question que d’un principe général du droit de l’Union ce qui lui
permet d’exister en dehors des textes officiels, sur la base de la seule « volonté »
juridictionnelle. Pour autant, il n’est pas secondaire au sein de l’Union européenne tant la
nature et la structure de cet ordre ainsi que ses rapports avec les États membres tend à imposer
son respect. La Cour de justice a ainsi reconnu à cette catégorie de principes une valeur
certaine en les élevant au rang des traités originaires. Mieux, depuis l’article 6 du traité sur
l’Union européenne, chacun des droits fondamentaux garantis au sein de l’Union y est
qualifié de principe général du droit de l’Union, ce qui tend, par une forme de parallélisme, à
renforcer les éléments qualifiés comme tels. Quoi qu’il en soit, la combinaison de l’effet
direct du droit de l’Union et sa primauté246 sur les droits nationaux ne semblait guère laisser
de doutes quant à la vigueur du droit au juge en tant que principe général du droit de l’Union.
786. Le droit au juge est donc une création jurisprudentielle visant à donner sa pleine
mesure au droit de l’Union en s’assurant que chacun puisse en réclamer l’application. Son
importance l’a ensuite fait accéder à une forme de consécration textuelle. Par son édiction à
l’article 47 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, il est devenu un droit
fondamental concrétisé par le droit de toute personne d’exercer un recours effectif devant un
tribunal en vue de la sauvegarde de ses droits. Ce juge devra en outre répondre aux exigences
d’équité, d’impartialité ou encore d’indépendance. En bref, le droit à un recours effectif tel
que garanti réunit en une disposition les articles 6 et 13 de la Convention européenne.
787. Cette garantie textuelle ne lève pour autant pas le brouillard qui peut gêner dans la
recherche du contenu du droit au juge. La question demeure : qu’est-ce qu’un recours effectif
au sens de la Charte et quelles exigences en découlent ? Si pour certains « le droit au juge est
une notion très dynamique, qui implique un droit au juge administratif efficace »247, l’on n’est
pas plus avancé dans la mesure où il faut définir les conséquences procédurales de cette
245
D. Maidani, B. Pommiès et J.-C. Bonichot, « Chronique générale de jurisprudence communautaire », Revue
du marché commun , 1988, n° 313, p. 36.
246
CJCE, 15 juill. 1964, aff. n° 6/64, Costa c/ Enel : Rec., p. 1141 ; GACJUE , op. cit., n° 42, p. 576 ;
N. Catalano, « Portée des traités instituant les Communautés européennes et limites des pouvoirs souverains des
États membres », Le droit et les affaires, 1964, n° 49, doc. LXXXVI ; P. Gori, « La preminenza del diritto della
Comunità europea sul diritto interno degli Stati membri », Giu It., 1964, I Sez., I Col., p. 1073 ; R. Kovar, JDI,
1965, p. 697 ; C. Ribolzi, « La nazionalizzazione dell’energia elettrica in Italia e la Comunità economica
europea », For. Pad., 1964, V Col., p. 25 ; C. Sasse, « The Common Market : Between International and
Municipality Law », Yale Law Journal, 1965-1966, n° 5, p. 695 ; E. Stein, « Toward Supremacy of Treaty-
Constitution by Judicial Fiat : On the Margin of the Costa Case », Michigan Law Review, 1965, p. 491 ;
J. Virole, « Questions posées par l’interprétation du traité du 25 mars 1957 institutant la Communauté
économique européenne à propos de la nationalisation de l’électricité en Italie », RTD eur., 1965, p. 369.
247
Observatoire des Mutations Institutionnelles et Juridiques, La justice administrative en Europe , 2007, Paris,
PUF, Droit et justice, préf. Y. Aguila et Y. Kreins, trad. A. Warren, p. 67.
392
exigence d’un juge efficace. Par exemple, les commentateurs de l’arrêt Johnston248 précisaient
que « le principe signifie que doit exister un recours juridictionnel, mais il ne nous semble pas
préjuger ce que doit être le degré de contrôle du juge et l’étendue de ses pouvoirs »249. En
l’espèce, la Cour exigeait que le juge puisse connaître et analyser les moyens nécessaires à la
résolution du litige sans préjuger des conséquences de cet impératif.
788. Le « mystère » est d’autant plus épais que le vocabulaire utilisé varie : la Cour a pu
exiger « l’existence d’un contrôle juridictionnel “effectif”, selon l’arrêt Johnston, ou
“efficace”, selon l’arrêt UNECTEF »250. Les caractéristiques attendues du contrôle
juridictionnel ne peuvent se déduire de l’affirmation du droit au juge. Il faut s’intéresser au
contenu des décisions afin de dresser un aperçu de l’influence du droit à un recours
juridictionnel effectif sur les procédures nationales. L’on retrouve alors le découpage
classique entre droit de saisir un juge et protection efficace, ici immédiate et adéquate251.
789. Les qualificatifs employés ne permettent pas de donner à la protection due aux
citoyens une tournure concrète. Il faut comprendre et découvrir derrière ces mots ce à quoi ils
renvoient. Cette réflexion ne peut se détacher du fait que « la Cour de justice a toujours eu une
conception finaliste des principes de droit qu’elle a dégagés. Le principe du droit au juge ne
nous paraît pas pouvoir être limité au droit de former un recours juridictionnel. Il ne peut être
isolé de l’objectif vers lequel il tend, à savoir la protection juridictionnelle des personnes
victimes d’une violation du droit communautaire. On verra que ce principe implique tout
d’abord un véritable droit de soumettre au juge toute violation du droit de l’Union. Considéré
en tant que tel, ce droit n’aurait qu’une faible portée s’il ne se traduisait pas ensuite par une
protection efficace des droits tirés du droit communautaire »252. L’accès au juge garanti par le
droit à un recours juridictionnel effectif ne peut se limiter à la saisine juridictionnelle puisque
celle-ci n’est conforme que si elle débouche sur une protection efficace des citoyens.
790. Quelques illustrations de cette exigence émergent dans la jurisprudence de la Cour de
justice. Par exemple, elle considère en droit des étrangers qu’un « recours doit être ouvert à
toute personne relevant de la directive, contre toute décision susceptible de donner lieu à un
éloignement, avant qu’elle soit exécutée »253. Le raisonnement est simple : quel intérêt y
248
CJCE, 15 mai 1986, aff. n° 222/84, Marguerite Johnston c. Chief Constable of the Royal Ulster
Constabulary, préc.
249
D. Maidani, B. Pommiès et J.-C. Bonichot, op. cit., p. 36.
250
L. Dubouis, « À propos de deux principes… », op. cit., p. 695.
251
Pour une étude fouillée de chacune de ces caractéristiques, v. F. Picod, « Le droit au juge en droit
communautaire », in J. Rideau (dir.), op. cit., p. 141.
252
Ibid., p. 146.
253
CJCE, 5 mars 1980, aff. n° 98/79, Pecastaing , § 10 : Rec., p. 691.
393
aurait-il à saisir le juge et réclamer sa protection quand la mesure contestée a produit ses
effets ? L’exigence semble impliquer que le comportement du juge et l’organisation
procédurale doivent s’adapter aux situations. Un citoyen confronté à l’exécution d’un acte
administratif devrait en être protégé si elle risque de porter atteinte à ses droits sous peine,
dans le cas contraire, de violer les impératifs du droit de l’Union.
791. Le principe de l’absence d’effet suspensif semble menacé par un tel raisonnement.
Cependant, l’intégration européenne a ses limites : la Cour considère que « les États membres
portent la responsabilité d’assurer dans chaque cas, une protection effective à ces droits »254
des requérants. En clair, l’ordre juridique de l’Union contraint les États à aboutir à un résultat,
celui d’une garantie juridictionnelle élevée, sans imposer les moyens en ce sens 255, comme
dans le cadre d’une directive. Dès lors, il est très important de déterminer précisément le
résultat espéré et ce, d’autant plus que c’est « au sujet de la protection juridictionnelle par le
juge national que la question de l’étendue de cette protection se pose avec le plus
d’acuité »256. Sans faire l’étude complète du contenu de ce droit, il nous revient d’étudier ses
relations avec l’éventualité d’une suspension automatique des actes contestés. La question de
l’exigence européenne d’efficacité procédurale peut se penser vis-à-vis de cette
caractéristique. Si l’État doit mettre en place une protection juridictionnelle provisoire et
accessoire257, cet impératif d’efficacité n’en restera sûrement pas là. Plusieurs indices
jurisprudentiels amènent à penser que ce mouvement en vue de l’efficacité est en marche,
amenant les juges européens à exiger davantage des procédures nationales.
792. Si pour l’instant, en vertu de cette exigence de « l’organisation de voies de droit
suffisamment efficaces pour que le justiciable puisse faire valoir utilement ses droits »258, les
juges européens ont obligé les États membres à assurer une protection juridictionnelle
provisoire259, les choses sont amenées à progresser. La protection juridictionnelle provisoire
254
CJCE, 9 juill. 1985, aff. n° 179/84, Bozzetti c/ Invernizzi, § 17 : Rec., p. 2301 – CJCE, 19 janv. 1996, aff.
n° C-446/93, SEIM, § 32 : Rec., p. I-73 – CJCE, 17 sept. 1997, aff. n° C-54/96, Dorsch Consult
Ingenieurgesellschaft, § 40.
255
CJCE, 11 févr. 1971, aff. n° 39/70, Fleischkontor : Rec., p. 49.
256
F. Picod, op. cit., p. 146.
257
Par exemple un système de sursis à exécution du texte national : CE, sect., 25 sept. 1998, req. n° 194348,
Association Greenpeace France : Rec. Leb., p. 343 ; JCP , II, 1998, n° 10216, note J. de Malafosse ; DA, 1998,
n° 10, n° 310, p. 18, note de « La rédaction ».
258
D. Simon, « « Droit au juge » et contentieux de la légalité en droit communautaire : La clé du prétoire n'est
pas un passe-partout », in Libertés, justice, tolérance, Mélanges en hommage au doyen Gérard Cohen-Jonathan ,
t. 2, 2004, Bruxelles, Bruylant, p. 1402.
259
CJCE, 19 juin 1990, aff. n° C-213/89, Factortame : Rec., p. I-2433 ; RFDA, 1990, p. 914, note J.-C.
Bonichot ; D., 1990, J., p. 548, note J.-C. Fourgoux ; AJDA, 1990, p. 834, obs. P. Le Mire ; JDI, 1991, p. 447,
comm. D. Simon ; YEL, 1991, p. 221, étude P. P. Craig – CJCE, 21 févr. 1991, aff. n° C-143/88 et C- 92/89,
ZuckerFabrik Sudderditmarschen : Rec., p. I-1415 – CJCE, 9 nov. 1995, aff. n° C-465 et 466/93, Atlanta : Rec.,
p. I-3761 – CJCE, 17 juill. 1997, aff. n° C-334/95, Kruger : Rec., p. I-4517 – CJCE, 8 févr. 2000, aff. n° C-
17/98, Emesa Sugar : Rec., p. I-675.
394
dont il est question dans les exigences de la Cour n’impose pas que le recours soit suspensif.
Le débat est sur ce point épineux, plusieurs éléments pouvant se contredire. Par exemple,
l’instauration, en France d’un effet suspensif pour les recours contre les titres émis pour
assurer la récupération d’une aide d’État, est contraire au droit de l’Union260. Cet élément, à
l’inverse de la position défendue, s’explique par un contexte particulier, lié à l’ambition de
l’Union de défendre l’objectif de concurrence poursuivi. Ici, la volonté de protéger les
entreprises nationales en instaurant un recours suspensif contre les ordres de récupération
émis par les États membres sur injonction de la Commission est contraire à la jurisprudence
de l’Union. L’objectif de cette prohibition est d’éviter de prolonger ou d’encourager des
situations de distorsion à la concurrence. En clair, c’est une interdiction spécifique qui ne
remet pas en cause la tendance de fond visant à approfondir les caractéristiques du droit au
juge. En ce sens, l’on peut relever que la Cour de justice a récemment reconnu que les États
membres pouvaient instaurer un recours suspensif pour la contestation de l’extension des
poursuites concernées par un mandat d’arrêt européen261.
793. La question de l’effet ou non suspensif du recours n’est donc pas tranchée par la Cour
de justice, la protection juridictionnelle provisoire n’étant imposée que si la situation l’exige.
Mieux, certains objectifs tels que l’organisation d’une libre concurrence peuvent peser sur la
garantie du droit à un recours juridictionnel effectif. Une certaine ambivalence existe autour
de la question de l’effet suspensif en fonction du résultat de la confrontation entre les intérêts
de l’acte contesté et la garantie de la protection juridictionnelle. Comme au niveau national, la
suspension, automatique ou non, dépend de la confrontation d’intérêts antagoniques. Par
exemple, la suspension d’une norme nationale appliquant le droit de l’Union met à jour une
contradiction : si sa suspension permet d’assurer la protection des particuliers, l’application
uniforme du droit de l’Union risque d’en pâtir. Ainsi, il a fallu sortir de cet antagonisme en
encadrant la suspension des actes européens par le juge national ou la Cour. Cette dernière
garde la mainmise sur les conditions présidant au sursis en la matière et fixe le cap à suivre.
794. Sur la question de l’effet suspensif ou de son absence, la position de la Cour est donc
mouvante, en fonction des intérêts de chaque espèce. Le droit de l’Union européenne serait en
somme pragmatique, confrontant pour chaque litige l’intérêt de la protection juridictionnelle
effective aux autres intérêts en jeu. Or, l’on pense que cette attitude nuancée – qui revient à
n’arrêter aucune position – n’est qu’intermédiaire. Ce ne serait qu’une étape dans le
260
CJCE, 5 oct. 2006, aff. n° C-232-05, Commission c/ République française : Rec., p. I-10071 ; AJDA, 2006,
p. 2279, chron. E. Broussy, F. Donnat et C. Lambert ; Europe, 2006, n° 350, note E. Meisse.
261
CJUE, 30 mai 2013, aff. n° C-168-13 PPU. Pour un examen plus complet de l’affaire, v. H. Labayle et
R. Mehdi, op. cit., p. 691.
395
mouvement amenant à imposer aux droits nationaux d’assurer « l’effet utile de l’effet direct
du droit communautaire »262 par une efficacité maximale de la garantie juridictionnelle liée à
l’exigence, dans certaines situations, d’un effet suspensif.
795. Cette idée semble présente en creux de certaines formules jurisprudentielles de la Cour
qui attendrait de pouvoir leur donner une pleine application : par exemple, « les dispositions
des articles 31 et 32 obligent les autorités et, notamment, les juridictions compétentes des
États membres à sauvegarder les intérêts des justiciables affectés par une méconnaissance
éventuelle desdites dispositions en leur assurant une protection directe et immédiate de leurs
intérêts »263. L’idée de protection directe et immédiate semble ouvrir une fenêtre pour
qu’émerge l’exigence d’un effet suspensif. Comment en effet assurer un tel degré de
protection sans empêcher l’acte de produire ses effets vis-à-vis des requérants ?
796. Plus récemment, et plus subtilement, la jurisprudence Simmenthal semble porter les
prémices d’une telle exigence. La Cour y détaille le rejet de « toute disposition d’un ordre
juridique national ou toute pratique, législative, administrative ou judiciaire, qui aurait pour
effet de diminuer l’efficacité du droit communautaire par le fait de refuser au juge compétent
pour appliquer ce droit, le pouvoir de faire, au moment même de cette application, tout ce qui
est nécessaire pour écarter les dispositions nationales formant éventuellement obstacle à la
pleine efficacité des normes communautaires »264. Le juge national est donc, au nom de la
protection des droits reconnus par l’Union, dans l’obligation d’écarter les dispositions du droit
national qui y feraient obstacle265. Si en partant de ce raisonnement, le juge a déduit que « la
pleine efficacité du droit communautaire se trouverait tout aussi diminuée si une règle de droit
national pouvait empêcher le juge saisi d’un litige régi par le droit communautaire d’accorder
des mesures provisoires en vue de garantir la pleine efficacité de la décision juridictionnelle à
intervenir »266, il pourrait alors imposer, au moins dans certains cas, la suspension
automatique. Mais le juge national n’a pour l’instant que l’obligation d’écarter les règles
nationales pour assurer la protection des droits de l’Union et seulement la possibilité de
surseoir à l’exécution d’un acte au nom du respect des impératifs du droit de l’Union267.
262
J. Mertens de Wilmars, « L’effectivité des différentes techniques nationales de protection juridique contre les
violations du droit communautaire par les autorités nationales et les particuliers », Cah. dr. européen , 1981,
p. 381.
263
CJCE, 19 déc. 1968, aff. n° 13/68, Salgoil : Rec., p. 675.
264
CJCE, 9 mars 1978, aff. n° 106/77, Simmenthal : Rec., p. 629 ; AJDA, 1978, p. 324, note J. Boulouis ; Cah.
dr. européen , 1978, p. 265, obs. A. Barav.
265
CJCE, 9 mars 1978, aff. n° 106/77, Simmenthal, § 21, préc.
266
CJCE, 19 juin 1990, aff. n° C-213/89, Factortame, § 21, préc.
267
Il faut d’ailleurs noter que le régime de ce sursis est aligné sur les conditions du référé tel qu’il se déroule
devant la juridiction communautaire. Sur les conditions qui y sont applicables, v. J. Rideau et F. Picod, « Les
mesures provisoires ordonnées par la juridiction communautaire », J.T. dr. eur., 1995, n° 20, p. 121.
396
797. Ces indices démontrent que la « terre » européenne est déjà ensemencée de cette idée
que la suspension est nécessaire à la protection des droits. Le champ paraît fertile car le juge,
dans sa lecture téléologique classique, a fait basculer le droit à un recours juridictionnel
effectif vers l’exigence d’une protection efficace des droits des citoyens. De même,
« l’obligation de tout faire pour assurer l’effet utile »268 ou « le plein effet »269 des normes
européennes peut, à terme, fonder l’impératif d’une suspension des actes dont l’exécution
risquerait de porter atteinte aux citoyens. Il n’y aurait donc qu’à donner leur pleine mesure à
ces formules pour que la suspension devienne un impératif.
798. Ce raisonnement est d’autant plus plausible qu’il colle à la méthode des petits pas qui
sous-tend la progression de l’Union, passée d’une organisation à la vocation économique
restreinte, la Communauté économique du charbon et de l’acier, à un système juridique
politique et monétaire. Même au seul niveau de l’ordre juridique, c’est par étapes que la
protection des droits individuels des citoyens s’est organisée : plutôt que d’affronter en bloc
un refus de prescriptions ambitieuses, le droit de l’Union assure la protection de droits qui,
dans un premier temps, ne posent pas problème, pour ensuite rehausser ses exigences. La
question de l’effet suspensif pourrait connaître la même progression et l’hypothèse paraît
crédible quand on se rappelle que « les sujétions que le droit communautaire impose à
l’Administration et aux autres autorités nationales ne se découvrent que progressivement »270.
Le droit au juge, « fer de lance du droit au droit »271, pourrait se révéler « dans son acception
large comme un cheval de Troie permettant d’envahir la fonction juridictionnelle dans son
ensemble »272.
799. L’Union européenne, dans cette perspective, parachève un environnement externe
plutôt favorable à l’abandon du principe étudié. S’il n’y est pas déjà suranné, il semble que
s’y dessine sa « péremption ». C’est donc l’approche globale de l’environnement juridique –
interne et externe – qui permet de penser le principe de l’effet non suspensif des recours
comme dépassé, poussant à l’abandon de ses modalités.
800. Mais celui-ci ne se trouve pas uniquement menacé par les ordres juridiques
susceptibles d’influencer la procédure administrative contentieuse. De manière plus générale,
l’on peut relever une tendance à l’ouverture de la doctrine à des domaines et des
268
CJCE, 17 déc. 1970, aff. n° 30/70, Scheer : Rec., p. 1197.
269
CJCE, 10 avril 1984, aff. n° 14/1983, Van Colson : Rec., p. 1891.
270
L. Dubouis, « À propos de deux principes… », op. cit., p. 691.
271
J. Rideau,« Le droit au juge : conquête et instrument de l'État de droit », in J. Rideau (dir.), Le droit au
juge…, op. cit., p. 3.
272
Ibid., p. 7.
397
raisonnements auxquels elle était jusque-là hermétique. Les mentalités sont ainsi aujourd’hui
nettement moins arrimées à une posture dogmatique au point que la synergie de croyances qui
assurait l’ancrage du principe se désagrège progressivement. La progression et l’ouverture des
mentalités juridiques participent donc activement au délitement de l’absence d’effet suspensif
des recours en tant que principe (section 2).
801. L’ensemble des données juridiques censées fonder l’assise du principe étudié est sujet
à discussion. Ce constat nous a permis d’affirmer que le principe ne repose que sur une
croyance dogmatique chevillée à la philosophie de la procédure administrative contentieuse.
Cependant, l’évolution des mentalités juridiques met à mal les croyances intellectuelles qui
fondent et justifient cette dernière. D’une part, la désagrégation du lien entre absence d’effet
suspensif et garantie de la « bonne marche » de l’administration (paragraphe1) implique une
perte de légitimité du principe. D’autre part, la notion d’intérêt général, pivot du contentieux
administratif et de sa procédure, fait elle aussi l’objet de cette désagrégation (paragraphe 2).
Ces phénomènes, par leur importance, empêchent la doctrine d’affirmer qu’aucun autre choix
n’est possible sans remettre en cause ces éléments. C’est donc la croyance même de ce pour
quoi le principe a été instauré qui s’efface, engendrant sa fragilisation.
273
J. Chevallier, « Le droit administratif, droit de privilège ? », Pouvoirs, 1988, n° 46, pp. 67-68 ; R. Chapus,
Droit du contentieux administratif, op. cit., p. 380 ; S. Hourson, « Les recours suspensifs en matière
administrative », DA, 2012, n° 5, ét. n° 9, p. 7 ; J. Morand-Deviller, Droit administratif, 14ème éd., 2015, Issy-les-
Moulineaux, LGDJ, Lextenso éditions, Cours, p. 644.
398
radicale – il nous semble qu’existent entre la suspension ou son absence des nuances –, elle
paraît contestable. Des éléments permettent aujourd’hui de contrarier cet argument selon
lequel l’abandon de l’organisation du principe de l’absence d’effet suspensif fait peser un
risque sur le maintien d’une efficacité administrative nécessaire à la société. Ainsi, il serait
possible d’instaurer un autre schéma, à condition de ne pas être radical, sans mettre
l’administration en délicatesse. L’exemple allemand, où le recours est suspensif sans que cela
n’ait provoqué un chaos, peut contrarier cette argumentation classique (A). Il n’est plus
aujourd’hui la seule considération à même de contrarier ce discours traditionnel du fait de
l’existence d’un nouvel environnement, en droit interne (B), qui est de nature à réduire le
crédit d’une telle position.
803. Le droit administratif, comme toute matière académique, possède ses poncifs. Loin
d’être naturels, ils sont inculqués au cours de la formation par la médiatisation d’une
construction dogmatique. Parmi ceux-ci, l’on retrouve l’idée que le principe de l’absence
d’effet suspensif des recours, tel qu’il est organisé, évite à la société la désorganisation
sociale. Réfléchir à l’éventualité de repenser ce particularisme de la procédure administrative
contentieuse c’est déjà prendre le risque de se faire taxer d’anarchiste. Le caractère non
suspensif des recours serait ainsi le bouclier de la paix sociale et la garantie du bon
fonctionnement de l’administration et sa remise en cause une folie. En bref, impossible dans
un tel contexte d’entamer une réflexion à propos de la rénovation du principe.
804. Pourtant, et c’est fréquent en matière de poncifs, ils sont souvent contredits par
l’expérience, ce qui est le cas en l’espèce puisque la société allemande fonctionne depuis plus
de 50 ans avec un contentieux administratif par principe suspensif. Il nous faut donc l’étudier
pour en tirer les enseignements qui conviennent quant à la pertinence de l’argument évoqué
en faveur de la pérennité du principe.
805. La procédure administrative contentieuse allemande est régie originellement par la loi
du 21 janvier 1960. Cette dernière qui reprenait en grande partie le système prévalant depuis
1946 dans les zones d’occupations britanniques et américaines a été aménagé, notamment par
les lois du 26 mai 1976 et du 12 septembre 1996. Ces lois qui concernent l’État fédéral
allemand ont ensuite été complétées pour chaque « Lander »274 par d’autres instruments
normatifs. La particularité de cet ensemble, c’est d’être largement inspiré par la Constitution
contenue dans la loi fondamentale allemande. C’est d’ailleurs une caractéristique de
274
C’est le nom donné à chacun des États fédérés de la République fédérale d’Allemagne.
399
l’Allemagne telle que reconstruite après la Seconde Guerre mondiale : la Constitution a pris
une place primordiale et toutes les dispositions juridiques en découlent. Cette importance
résulte du renouvellement des relations entre l’État et la contrainte juridique : en érigeant en
garantie fondamentale l’État de droit, le phénomène juridique appelle à être repensé sous la
bannière constitutionnelle. Cette situation, en favorisant « l’avènement d’un État de droit
(Rechtsstaat) aussi complet que possible, a bouleversé le droit administratif et le système de
justice administrative »275.
806. L’Allemagne se présente comme un État de droit abouti dans lequel la contrainte
juridique pèse pareillement sur les particuliers et les autorités. L’organisation de la juridiction
administrative a dû, comme la totalité de l’ordre juridique, se penser conformément à cette
exigence constitutionnelle. C’est l’article 19 alinéa 4 de la loi fondamentale allemande qui a
en ce sens le plus pesé sur la construction de la procédure administrative contentieuse. En
garantissant le droit à une protection juridictionnelle pour « quiconque est lésé dans ses droits
par la puissance publique », ce dernier ne semblait pourtant pas en soi « révolutionnaire ».
Son intérêt, c’est l’interprète officiel, la Cour constitutionnelle, qui va le lui conférer en
raisonnant en deux temps : l’obligation impose que tout acte du pouvoir exécutif puisse faire
l’objet d’un recours juridictionnel avant d’appuyer que ce recours n’a de sens que s’il peut
protéger les droits des citoyens. La protection juridictionnelle devient ainsi un mécanisme
exhaustif et effectif. C’est donc de son interprétation de la protection juridictionnelle effective
qu’a découlé le principe du caractère suspensif des recours contentieux.
807. En cela, le juge constitutionnel allemand est remarquable : il tire de l’impératif d’un
recours juridictionnel l’idée qu’il doit être effectif avant de maximiser la portée de ce
qualificatif. En effet, « l’exigence d’effectivité (Effektivität) a été mise en valeur par la
jurisprudence constitutionnelle constante depuis la décision BVerfGE 35, 263 [274], selon
laquelle l’exercice concret de la protection requiert la possibilité pour le juge d’intervenir à un
stade précoce, avant que l’administration ait créé une situation irréversible ou des dommages
irréparables. C’est cette exigence d’effectivité qui justifie le principe du caractère suspensif du
contredit et de l’action en annulation »276. Le juge constitutionnel allemand s’intéresse à
l’effet utile des dispositions constitutionnelles et pousse le raisonnement à l’effectivité
attachée au recours juridictionnel. En Allemagne, le droit à un recours juridictionnel effectif
aboutit à la mise en place d’une protection précoce des droits, avant qu’ils ne puissent être
275
M. Fromont, Droit administratif des États européens , 2006, Paris, PUF, Thémis, p. 37.
276
Ch. Autexier, Introduction au droit public allemand , 1997, Paris, PUF, Droit fondamental, n° 315, p. 310.
400
violés, par l’effet suspensif des recours277. Le lien entre le droit à un recours juridictionnel
effectif et l’effet suspensif est explicitement consacré par le juge constitutionnel qui a pu
affirmer que « l’effet suspensif est une expression adéquate de la protection juridictionnelle
constitutionnellement garantie »278. Dans le même sens, le conseiller allemand Fischer avait
fait état de ce lien en mettant « en relief le fait que l'effet suspensif et le sursis sont arrivés
dans la constitution du fait de l'article 19 alinéa 4 de la loi fondamentale allemande »279
808. Le recours juridictionnel a donc, en Allemagne, un effet suspensif de principe afin
d’éviter que l’administration ne porte atteinte aux droits des citoyens. C’est le §80 I 1 de la loi
sur la juridiction administrative280 qui « confère ipso facto effet suspensif au contredit et au
recours en annulation, sans donc qu’il soit besoin d’une intervention du juge »281. Tout
citoyen qui conteste un acte administratif par une action en annulation ou un contredit
bénéficie de la protection juridictionnelle provisoire, l’administration ne pouvant mettre en
œuvre sa décision. En clair, un tel principe bénéficie aux particuliers puisque « les droits du
requérant ne peuvent être mis en cause par des faits accomplis avant qu'une décision
définitive ne soit prise et le requérant a la garantie qu'il ne sera pas privé du succès de son
procès »282. En outre, l’effet suspensif est garanti de la manière la plus large possible. Avant le
dépôt de tout recours contentieux contre un acte défavorable, le citoyen doit passer par des
recours précontentieux obligatoires283 comme le contredit ou l’opposition284, également
suspensifs. Les droits du citoyen sont donc, par ces mécanismes, protégés : pendant l’échange
contentieux entre le requérant et l’administration, la situation sera figée.
809. L’importance de cette protection précoce est résumée par le professeur Lemasurier :
« l’action comporte des effets beaucoup plus radicaux que le recours pour excès de pouvoir,
puisqu’en principe, elle suspend les effets de l’acte attaqué, ou bien permet au juge de prendre
des mesures provisoires dans le cadre de l’action en émission d’acte. L’effet suspensif de
277
Sur cette base, force est de reconnaître que les positions des Cours européennes à ce sujet peuvent être
qualifiées de frileuses, laissant donc la place à une marge d’évolution assez importante.
278
BVerfG, 18 juill. 1973 – BVerfG, 25 sept. 1986 : NVwZ, 1987, p. 403.
279
« Compte-Rendu du quatrième colloque des juridictions administratives des États membres des
Communautés européennes tenu à Berlin du 16 au 20 Octobre 1974, p. 4, http://aca-
europe.eu/images/media_kit/colloquia/1974/suj.pdf [consulté le 18/08/2017].
280
En allemand, elle s’abrège « Vwgo ».
281
Ch. Autexier, op. cit., p. 341.
282
A. Fischer, « Le pouvoir du juge de suspendre l'exécution des décisions administratives qui lui sont déférées
et les moyens dont il dispose pour contraindre l'administration d'exécuter les décisions juridictionnelles en
matière administrative », p. 12, http://aca-europe.eu/images/media_kit/colloquia/1974/germany.pdf [consulté le
18/08/2017].
283
V. sur ce point la loi du 21 janv. 1960, § 68 à 73.
284
On peut les rapprocher dans notre système contentieux des recours gracieux étant donné que par ces
mécanismes, le citoyen s’adresse à l’auteur de la décision administrative pour lui demander de vérifier à nouveau
sa décision, autant vis-à-vis de son opportunité que de sa légalité.
401
l’action n’interdit pas seulement d’exécuter la décision, mais il interdit de tenir compte de la
modification qu’elle apporte à l’ordre juridique, si la situation de l’intéressé s’en trouve
amoindrie : par exemple, le fonctionnaire révoqué doit être considéré comme restant en
fonction, jusqu’à la fin du procès ; si la décision a été exécutée, le juge, à la demande du
requérant, peut prendre toute mesure nécessaire pour rétablir la situation antérieure »285.
Ainsi, l’on comprend bien que l’effet suspensif sert foncièrement la protection juridictionnelle
des citoyens contre les actes défavorables286.
810. C’est notamment le cas du fait de l’extension de la suspension par l’article § 80 I 2 de
la Loi sur la juridiction administrative aux actes « à double effet », c’est-à-dire qui produisent
des effets à l’égard de destinataires et de tiers287. De même, en faisant remonter les effets de la
suspension à l’édiction de l’acte contesté, le juge s’oriente vers une protection maximale.
L’effet utile est garanti puisque « les mesures de mise en œuvre qui auraient pu intervenir
jusqu’au dépôt du contredit ou de l’action en annulation doivent être rapportées »288. Cette
recherche d’utilité est encore renforcée par le fait que l’effet suspensif octroyé n’est pas
conditionné à la recevabilité ou au bien-fondé du recours. La seule saisine permet
d’enclencher le processus de protection juridictionnelle en stoppant l’évolution de la situation
des parties. Bien entendu, l’irrecevabilité manifeste, pour éviter les recours dilatoires ou
fantaisistes, permettra d’écarter la suspension.
811. Assurément, « la caractéristique la plus spectaculaire du système allemand est l’effet
suspensif qui est attaché à l’introduction de l’action en annulation (mais non de l’action en
carence) auprès du juge administratif et même à celle du recours administratif qui en est le
préalable obligatoire »289. La procédure administrative contentieuse allemande associe à la
saisine du juge une protection immédiate. Ainsi, les citoyens ne sont pas défavorisés par le
temps qui file pendant l’instance puisque celle-ci forme le support de leur protection. Par
conséquent, « la loi fondamentale de la République fédérale d'Allemagne a voulu assurer une
protection juridictionnelle complète et efficace contre toutes les mesures de la puissance
285
J. Lemasurier, Le contentieux administratif en droit comparé , 2001, Paris, Economica, p. 50.
286
Il existe dans le cadre des recours en carence ou en émission d’actes une procédure, le référé, qui permet au
juge, non pas d’octroyer la décision ou l’avantage sollicité, mais d’assurer la possibilité d’une réalisation
ultérieure des droits « s’il existe le risque qu’une modification de l’état de choses rende impossible ou
sensiblement plus difficile la réalisation d’un droit du requérant ». V. sur ce point le § 123 de la loi sur les
juridictions administratives.
287
Dans ce cadre cependant, le droit allemand n’hésite pas à donner des pouvoirs très larges au juge afin qu’il
puisse prendre la meilleure décision au regard des intérêts en présence dans l’espèce. L’effet suspensif est donc
la règle mais la situation appelle souvent une intervention du juge qui peut être saisi par toute personne
intéressée pour le supprimer ou au contraire l’instaurer selon la configuration contentieuse.
288
Ch. Autexier, op. cit., p. 342.
289
M. Fromont, Droit administratif…, op. cit., p. 179.
402
publique »290. Bien entendu, il est impossible de dissocier cette caractéristique de l’esprit
général de la procédure administrative contentieuse tant elle est en conformité avec celui-ci,
lui-même baigné par des impératifs constitutionnels.
812. L’effet suspensif s’insère dans un système global où « le jugement apparaît beaucoup
plus qu’en France comme un jugement portant sur un litige opposant deux parties que sur la
régularité d’une décision de l’autorité administrative »291. En clair, le contentieux
administratif allemand affirme « l’idée que l’action portée devant le juge administratif et
dirigée contre une décision administrative doit être aussi proche que possible d’une action
portée devant le juge civil »292. L’égalité doit y être respectée : les parties sont traitées de la
même manière et l’administration, malgré sa charge d’intérêt général, n’est pas supérieure aux
particuliers. Au contraire, la protection de leurs droits individuels doit l’emporter sauf
exception liée à l’intérêt supérieur de la collectivité. En bref, « l’administration est ainsi
traitée, comme une personne privée »293.
813. Même si « ce système est tellement parfait qu’il a exercé une grande influence sur tous
les pays qui souhaitaient améliorer leur propre système de protection juridictionnelle contre
l’administration »294, il ne faut pas en exagérer la portée. Ce n’est qu’au bout d’une étude
« complète » sur l’effet suspensif allemand qu’il est possible d’en déduire les conséquences
sur l’affirmation selon laquelle le principe français garantit la paix sociale.
814. Le postulat allemand de protection des droits individuels subjectifs n’est pas une
profession de foi détachée de la réalité. L’effet suspensif, véritable principe, est un monument
qui sait céder à l’impératif social quand il le faut. Il en est ainsi en matière de prélèvements –
dans le but de ne pas mettre en péril les finances publiques –, de mesures de police ayant trait
à l’ordre public – dans le but de ne pas provoquer l’anarchie – ou tout autre cas exceptionnel
prévu par le législateur fédéral ou les Lander. En outre, les autorités peuvent également
ordonner l’exécution immédiate295 écartant ainsi l’effet suspensif. Toutes ces situations,
290
A. Fischer, « Le pouvoir du juge de suspendre l'exécution des décisions administratives qui lui sont déférées
et les moyens dont il dispose pour contraindre l' administration d'exécuter les décisions juridictionnelles en
matière administrative », p. 12, http://aca-europe.eu/images/media_kit/colloquia/1974/germany.pdf [consulté le
18/08/2017].
291
M. Fromont, Droit administratif…, op. cit., p. 181.
292
Ibid , p. 177.
293
J. Lemasurier, op. cit., p. 50.
294
M. Fromont, Droit administratif…, op. cit., p. 38.
295
Exception à nuancer dans la mesure où elle est soumise à certaines conditions restrictives : elle ne peut être
ordonnée qu’au nom de l’intérêt général ou de l’intérêt prédominant d’une des parties (pas nécessairement
l’administration). La décision d’exécution immédiate doit être par principe motivée par écrit et l’intérêt de
l’exécution doit l’emporter sur les inconvénients. En outre, cette situation ouvre aux intéressés la possibilité de
réclamer devant le juge ou l’administration le sursis de cette exécution immédiate, ou encore le rétablissement de
l’effet suspensif de principe.
403
prévues de manière générique, n’empêchent pas que l’administration ou le juge puisse
rétablir, rétroactivement s’il le faut, l’effet suspensif. Tout est donc mis en œuvre pour assurer
au requérant une protection contre une violation éventuelle de ses droits et ce d’autant plus
que le juge choisit dans ces cas l’interprétation la plus favorable à la protection des
particuliers : en effet, « le tribunal doit prononcer le sursis lorsqu’il arrive à la conclusion que
l’intérêt du requérant l’emporte sur l’ensemble des autres intérêts en présence »296. De plus,
même dans le cas où le juge déroge à l’effet suspensif, le requérant peut toujours former un
pourvoi. Ainsi, même dans le cadre des dérogations au principe, le requérant bénéficie d’une
protection maximale de ses droits illustrant que la philosophie de la procédure est tournée en
faveur de la protection des droits individuels.
815. Cependant, la tendance relevée n’est pas non plus une perspective immuable. En effet,
le contentieux administratif allemand semble démontrer un penchant à la restriction de l’effet
suspensif. Ce mouvement, lié en partie à l’encombrement et à la lenteur des juridictions
administratives marque une forme de recul de l’objectif prioritaire de protection maximale des
droits individuels. En pratique, ce mouvement s’illustre par la loi du 12 septembre 1996 qui
ouvre aux Lander la faculté d’écarter l’effet suspensif dans certaines matières. Cet abandon du
monopole fédéral multiplie mécaniquement l’éventualité d’exceptions au principe. Cette
nouvelle faculté a permis d’ouvrir des exceptions là où le contexte contemporain exige de
l’action publique une efficacité maximale. L’Allemagne, souhaitant alors attirer des
investisseurs étrangers tente de sécuriser les normes encadrant l’activité économique : toutes
les mesures relatives aux investissements ou à la création d’emplois ont vocation à ne pas être
concernées par l’effet suspensif. Quelque part, cette réforme répercute l’ascension de la
sécurité juridique, illustration de l’influence de l’économie sur l’évolution du droit297.
L’influence du droit de l’Union n’est également pas anodine puisque la Cour de justice a jugé
que l’autorité administrative allemande devait exclure l’effet suspensif par une ordonnance
d’exécution immédiate chaque fois que l’acte applique le droit de l’Union298. Le paradoxe est
grand dans la mesure où deux ordres garantissant le droit à un recours juridictionnel effectif
aboutissent à des conclusions contraires, signe qu’il n’est question que d’interprétation,
laissant envisager une possible évolution sur ce point dans le cadre de l’Union européenne299.
296
Ch. Autexier, op. cit., p. 346.
297
Nous pouvons rejoindre sur ce point les interrogations du professeur Rolin qui se questionnait sur
l’orientation économique qui semble se dessiner derrière l’influence grandissante de la sécurité juridique dans le
droit administratif, v. sur ce point F. Rolin, « Le droit administratif est-il… », op. cit., p. 921.
298
CJCE, 10 juill. 1990, aff. n° C-217/88, Commission c/ Allemagne : Rec., p. I-2789.
299
Cf. supra. n° 783 et s., p. 385 et s.
404
816. Par principe, la protection de l’intérêt des particuliers l’emporte en Allemagne sur les
intérêts de la personne publique. C’est au nom du droit à un recours juridictionnel effectif
garanti par la loi fondamentale allemande que le citoyen bénéficie, dans son recours contre un
acte administratif, d’un effet suspensif. Dès 1960, l’Allemagne a adopté « le principe de
l’effet suspensif des actions en annulation et même des recours administratifs qui en
constituent le préalable obligatoire et ouvert largement la possibilité pour le juge de prendre
des mesures provisoires chaque fois que l’intérêt du requérant lui semble l’emporter sur
l’intérêt général défendu par l’autorité administrative »300. Depuis cette date, l’Allemagne301 a
opté pour la suspension des actes administratifs contestés qui profite à tout recours visant la
disparition d’une mesure administrative défavorable. Certes, cette solution n’a pas que des
avantages puisque « les statistiques du contentieux suggèrent que la facilité d’accès à cette
protection précoce a bien eu pour effet pervers de paralyser l’action de l’administration et de
contribuer à l’allongement des délais pour le règlement définitif d’une affaire »302. Le
contentieux administratif allemand a même opéré un rétropédalage partiel, preuve qu’en la
matière, l’équilibre est possible. Partie d’une position dogmatique, la procédure administrative
contentieuse allemande semble s’orienter vers une position modérée303 ce qui ne permet pas
pour autant de confirmer la doctrine classique selon laquelle l’effet suspensif engendre le
désordre social.
817. Si le contentieux administratif français pouvait s’inspirer de la démarche allemande –
dans le sens inverse –, deux enseignements ressortent : la radicalité en ce domaine ne peut
fonctionner à long terme et surtout l’on peut affirmer que le blocage du pays, l’anarchie ou le
chaos en cas de remaniement du principe contemporain est un fantasme. L’administration
allemande – seulement la RFA à l’époque – connaît depuis la fin de la Seconde Guerre
mondiale un système dans lequel l’administration voit ses décisions suspendues par l’exercice
des recours. Cela n’a pas empêché les autorités et le gouvernement d’administrer, et le pays
ne s’est pas effondré. Certes, le schéma ne peut être transposé à l’identique – certains facteurs
culturels ou sociologiques peuvent faire défaut à la France –, mais sa connaissance a le mérite
300
M. Fromont, « La justice administrative en Europe, convergences », in Mélanges René Chapus, 1992, Paris,
Montchrestien, p. 205.
301
Bien sûr l’expression renvoie à l’Allemagne réunifiée, telle qu’on la connaît aujourd’hui et, dans le contexte
de la Guerre Froide à la seule République fédérale d’Allemagne. En effet, l’on ne peut vraiment dire que dans la
République démocratique allemande, la protection des droits individuels contre les prérogatives administratives
ait vraiment été une priorité.
302
Ch. Autexier, op. cit., p. 346.
303
L’impératif d’une protection efficace des citoyens contre les autorités administratives reste néanmoins très
prégnant dans ce système. On en veut pour preuve la récente limitation du risque d’apparition d’un trop large
pouvoir d’appréciation de l’administration face auquel le juge pourrit être affaibli, v. sur ce point U. Bick,
« Jurisprudence de la Cour fédérale d’Allemagne : l’étendue du contrôle du juge administratif », RFDA, 2016,
p. 181.
405
de forcer les prédicateurs du pire à la prudence. Car c’est la rigueur de leur position qui
dérange : ils affirment qu’il est impossible de modifier le principe parce qu’un renversement
serait « dangereux ». Certes, un effet suspensif hégémonique pourrait causer des
désagréments mais l’idée d’une position modérée est envisageable sans mettre en péril
l’administration. C’est ce raccourci entre les risques d’une position inverse radicale et
l’impossible réflexion relative au principe contemporain que l’on dénonce. L’idée trop
répandue selon laquelle l’absence d’effet suspensif doit persister sous peine de provoquer la
« mort administrative » n’est que le produit d’une réflexion fermée aux systèmes étrangers ou
celui d’une volonté conservatrice d’un ordre dogmatique.
818. Un autre système est possible sans mettre en péril la société et L’Allemagne en est la
preuve. L’effet non suspensif des recours n’est pas le garant de la paix sociale et du bon
fonctionnement de l’administration impliquant que sa remise en cause est possible, à
condition de construire un système raisonné. Par exemple, « dans le droit allemand, les actes
réglementaires ne sont pas considérés comme des actes administratifs, mais comme des
normes »304 qui ne peuvent faire l’objet des recours suspensifs. La suspension est limitée aux
actes individuels pour ne pas bloquer la société tout en protégeant les situations individuelles.
De même, « le juge allemand, dans un système de stricte séparation des pouvoirs, se borne à
résoudre les litiges individuels entre Administration et administrés »305 et la recevabilité des
recours est strictement limitée aux titulaires de droits subjectifs individuels touchés par l’acte.
La protection peut donc être d’autant plus forte que la recevabilité est moins large renvoyant à
l’idée d’un lien entre intensité de la protection et champ des potentiels requérants.
819. Au moyen d’une ouverture de notre réflexion à l’étude du système allemand, l’on
rejette l’idée selon laquelle le principe étudié garantirait la bonne marche administrative.
Cependant, l’argument comparé doit toujours être appréhendé prudemment car les différences
culturelles et sociologiques expliquent souvent les différences constatées. Afin de ne pouvoir
prêter le flanc à cette critique, nous doublerons ce constat de l’analyse du nouvel
environnement de droit interne qui entoure l’activité administrative, également de nature à
contrarier la vision du principe comme garantie de la « bonne marche » administrative (B).
304
P. Mouzouraki, « La modification du Code des tribunaux administratifs en Allemagne fédérale », RFDA,
1999, p. 150.
305
J. Lemasurier, op. cit., p. 46.
406
B – Un argument classique contrarié par un nouvel
environnement interne
820. La restructuration du principe de l’absence d’effet suspensif des recours est possible
sans que l’administration ne puisse plus mener à bien ses missions. D’ailleurs, l’idée selon
laquelle le principe est intangible parce que garant de l’ordre social est contestée par certaines
évolutions propres à l’ordre interne. L’on retrouve alors la constante réduction des délais de
jugement (1) qui limite l’atteinte à l’efficacité administrative en cas de suspension : la
décision juridictionnelle étant rendue plus rapidement, le « retard » dans l’exécution de l’acte
administratif sera plus supportable. De même, la modification du sens de la décision implicite
est un symbole (2), malgré les exceptions, de ce que l’administration sait s’adapter aux
changements imposés à son fonctionnement. Enfin, le développement d’une culture du
« provisoire » (3) au sein de la juridiction administrative participe à cette contestation interne
de l’idée qu’aucun autre schéma n’est possible.
306
G. Liet-Veaux, « La justice administrative au ralenti », D., 1948, chron. n° 31, p. 136.
307
CE, 16 juill. 1926, req. n° 41981 et 79620, Dame Veuve Mehl : Rec. Leb., p. 745.
308
CE, sect., 9 janv. 1948, req. n° 64416, Syndicat du canal de Mokta Maklouf : Rec. Leb., p. 13.
309
G. Liet-Veaux, op. cit., p. 133.
407
823. L’on aurait pu penser que cette situation était liée à la conjoncture de la sortie de la
Seconde Guerre mondiale qui favorisait les recours. La réforme de 1953 était censée pallier ce
défaut d’organisation, le Conseil d’État étant trop seul pour absorber le flot contentieux.
Seulement, la lenteur s’est pérennisée même après que la création des tribunaux administratifs
ait produit ses effets. L’augmentation constante du nombre de recours n’était pas absorbée au
point qu’à la fin des années 1980, la juridiction administrative était à nouveau au bord de
l’asphyxie310. Le professeur Hélin relevait qu’en 1988, alors que la seconde grande réforme
n’avait pas encore produit ses effets, « il fallait en moyenne deux ans pour obtenir une
décision devant le juge du premier degré et de quatre à six ans dès lors qu’un appel était
introduit devant le Conseil d’État »311. Les délais de jugement se comptaient alors en années
et ce d’autant plus que « le déficit ne cessant d’augmenter on pouvait calculer – rebus sic
stantibus – le jour où le Conseil d’État fêterait son 50 000e dossier et les tribunaux
administratifs leur 150 000e dossier en réserve »312. C’est dans ce contexte que la loi du 31
décembre 1987 « portant réforme du contentieux administratif » fut adoptée.
824. À cette occasion, c’est la réorganisation de l’ordre juridictionnel administratif par le
rajout d’un troisième « étage » qui a été retenue comme solution à la lenteur chronique. Ainsi,
la création des Cours administratives d’appel parachevait l’ordre juridictionnel en vue de
résorber l’encombrement du Conseil d’État, seule juridiction saisie de l’appel. Seulement,
cette réforme n’a pas été satisfaisante puisque « ce qui a été fait a été bien fait mais, très
malheureusement, la réforme a laissé de côté certains problèmes et, les faits étant têtus, cela
se traduit mécaniquement dans les statistiques »313.
825. Plus récemment encore, certaines affaires illustrent l’idée d’un engorgement des
juridictions administratives et de leur incapacité à décider dans un délai correct. En 2006, un
rapporteur public avait pu remarquer que « dix-sept années se sont écoulées entre
l’enregistrement des demandes au greffe et le jugement des litiges. Huit ans et six mois ont
séparé l’audience au rôle de laquelle les affaires furent inscrites pour la première fois et la
lecture des jugements »314. C’est donc sur plus d’un demi-siècle que se constate
l’engorgement des juridictions et leur incapacité à rendre en temps voulu leurs décisions. La
310
A. Marion, « Du mauvais fonctionnement de la justice administrative et de quelques moyens d’y remédier »,
Pouvoirs, 1988, n° 46, p. 27.
311
J.-C. Hélin, « La protection du citoyen contre l’administration. Réflexion sur l’évolution contemporaine des
voies de protection », LPA, 1990, n° 141, p. 10.
312
J. Waline, « La réforme de la juridiction administrative : un tonneau des Danaïdes ? », Études offertes à Jean-
Marie Auby, 1992, Paris, Dalloz, p. 349.
313
Ibid., p. 356.
314
Y. Struillou, « La condamnation de l'État pour délai excessif de jugement », RFDA, 2006, p. 300.
408
croyance collective en cette lenteur possède bien des fondements. La situation peut paraître
d’autant plus « angoissante »315 que la doctrine et les juges ont depuis longtemps conscience
de l’importance que les délais de jugements soient brefs. Les membres des juridictions savent
parfaitement qu’une lenteur chronique affaiblit « sensiblement l’efficacité du contrôle
juridictionnel et constituait même, pour beaucoup d’affaires, un véritable déni de justice »316.
Dans son commentaire de la réforme de 1987, le professeur Jean Waline avait pu noter à ce
propos que des mouvements de grève étaient intervenus pour attirer l’attention sur cette
question317, preuve que les membres des juridictions ne prenaient pas le problème à la légère.
De même, des objectifs précis318 et des remèdes319 étaient régulièrement proposés par ces
mêmes protagonistes. Ce défaut majeur est donc d’autant plus préjudiciable qu’il n’est ignoré
de personne et que des actions ont été menées pour tenter de le résoudre. La longueur des
délais de jugement semblait devoir être acceptée, comme une situation irrémédiable.
826. Pourtant, le 21e siècle a permis aux juges de progresser au point d’affirmer qu’il faut
cesser de répéter un constat qui n’est plus vraiment exact aujourd’hui. En effet, l’on peut
retenir du dernier rapport d’activité du Conseil d’État que devant tous les degrés de la
juridiction administrative, le délai prévisible moyen de jugement des affaires en stock est
inférieur à un an : 10 mois et 9 jours devant les tribunaux administratifs, 10 mois et 25 jours
devant les Cours administratives d’appel et 6 mois et 23 jours donc devant le Conseil
d’État320. La Cour de Strasbourg a aussi joué un rôle moteur dans cette évolution car ses
semonces jurisprudentielles ont poussé les autorités à changer, avec succès, de méthode.
827. La Cour européenne des droits de l’homme s’est saisie du problème suite à
l’applicabilité de l’article 6§1 au contentieux administratif français, le droit à un procès
équitable comprenant le droit à ce que sa cause soit entendue dans un délai raisonnable. La
première sanction de la Cour à l’encontre de la France pour un retard dans la reddition de la
justice ne tarda pas321 pour une instance où la juridiction administrative avait mis plus de sept
ans à rendre sa décision. Cette condamnation invitait les autorités françaises à se pencher sur
315
G. Liet-Veaux, op. cit., p. 133.
316
R. Viargues, « Plaidoyer pour les tribunaux administratifs », RDP , 1979, p. 1251.
317
V. J. Waline, op. cit., p. 357.
318
L’on a pu ainsi lire que « le fonctionnement normal de la juridiction exigerait que les délais n’excédassent pas
une année », v. sur ce point R. Viargues, op. cit., p. 1251.
319
V. p. ex. M. Bonifait, « Plaidoyer pour les premiers juges », AJDA, 1978, p. 152. Dans cet article, le
conseiller souhaite doubler, voir tripler le rendement des magistrats amenant ainsi à absorber le stock des affaires
restantes et ce, sans recrutement supplémentaire. Sa solution s’appuie sur un changement des mentalités des
juges qui donneraient une priorité absolue à la célérité sans vraiment que l’on puisse déceler de propositions
concrètes.
320
Conseil d’État, Rapport public 2016 , 2016, Paris, La Documentation française, Études et documents du
Conseil d’État, n° 67, p. 17.
321
CEDH, 24 oct. 1989, req. n° 10073/82, H. c/ France, préc.
409
la situation des juridictions administratives et non plus du seul Conseil d’État. L’invitation est
devenue d’autant plus pressante que les sanctions pour violation du délai raisonnable se
multipliaient, marquant le système français dans sa globalité322. Le rapporteur public Lamy
pouvait noter qu’à « de nombreuses reprises, la France a été condamnée par la Cour de
Strasbourg du fait de la lenteur excessive de procédures suivies devant des juridictions
administratives (au moins huit fois en 2001) »323. Le chemin était long avant que la juridiction
ne parvienne à refaire son retard structurel lui permettant de fonctionner à un rythme où le
délai moyen se rapproche d’une année.
828. Les condamnations européennes ont eu d’autant plus d’impact qu’elles n’en sont pas
restées aux seules sanctions financières. Souhaitant se décharger de cette tâche, la Cour
européenne a considéré que la Convention imposait aux droits nationaux de prévoir en droit
interne un recours effectif permettant aux citoyens de poursuivre la réparation du préjudice
subi du fait de la durée excessive d’une procédure324. Le Conseil d’État n’a pas tardé en
ouvrant un recours en responsabilité pour violation du délai raisonnable au bénéfice du
citoyen325. En se fondant sur le fait que la reddition d’une décision dans un délai
déraisonnable est un dysfonctionnement du service public de la justice, le Conseil reconnaît
qu’il faut assurer la « réparation de l’ensemble des dommages tant matériels que moraux,
directs et certains, qui ont pu lui être causés et dont la réparation ne se trouve pas assurée par
la décision rendue sur le litige principal »326. Aujourd’hui, c’est l’article R. 311-1 du Code de
justice administrative qui s’applique en matière de responsabilité de l’État du fait de la durée
excessive de la procédure devant les juridictions administratives. Ce recours en responsabilité
donne compétence au Conseil d’État en premier et dernier ressort pour traiter de ces recours
en indemnisation du préjudice subi pour violation du délai raisonnable. Les juges ont, en
outre, su donner à ce recours l’interprétation large qu’il convenait de lui appliquer,
l’effectivité de la protection étant essentielle327.
322
Il l’était d’autant plus que la Cour européenne a autant condamné les juridictions administratives, que civiles
ou pénales : CEDH, 27 nov. 1991, aff. n° 12325/86 et 14992/89, Kemmache c/ France : D., 1992, SC, p. 329,
obs. J.-F. Renucci – CEDH, 27 août 1992, aff. n° 12850/87, Tomasi c/ France : D., 1993, SC, p. 383, obs. J.-F.
Renucci ; Rev. sc. crim., 1993, p. 33, note F. Sudre – CEDH, 25 févr. 1993, aff. n° 13089/87, Dobbertin c/
France : D., 1993, SC, p. 384, obs. J.-F. Renucci ; JCP G , 1994, I, n° 3742, obs. F. Sudre.
323
F. Lamy, « La responsabilité de l'État pour faute simple en raison du retard de la justice administrative »,
RFDA, 2002, p. 757.
324
CEDH, 26 oct. 2000, aff. n° 30210/96, Kudla c/ Pologne : Rec., 2000, p. XI ; RTD Civ., 2001, p. 42, obs. J.-P.
Marguénaud ; JCP G , 2001, I, n° 6, chron. F. Sudre ; RTDH , 2002, p. 169, note J.-F. Flauss – CEDH,
26 mars 2002, aff. n° 48215/99, Lutz c/ France.
325
CE, ass., 28 juin 2002, req. n° 239575, Garde des Sceaux, ministre de la Justice c/ Magiera , préc.
326
CE, ass., 28 juin 2002, req. n° 239575, Garde des Sceaux, ministre de la Justice c/ Magiera , préc.
327
V. en ce sens CE, 25 janv. 2006, req. n° 284013, SARL Potchou et autres : Rec. Leb., pp. 935, 1064 et 1067 ;
RFDA, 2006, p. 299, concl. Y. Struillou ; Dr. fisc., 2006, p. 494, concl. Y. Struillou ; JCP A, 2006, n° 1110, note
410
829. La prise de conscience semble avoir été totale du fait de la pression européenne. Les
souhaits du professeur Jean Waline qui, devant l’encombrement appelait à renouveler
l’approche du problème sous peine de pratiquer « la politique de l’autruche »328, ont été
exaucés. Jamais les « stocks » n’ont été aussi bas et la juridiction administrative autant
capable de rendre ses décisions dans des délais raisonnables. Pour arriver à ces résultats,
plusieurs efforts se sont conjugués : outre les réformes de 1953 et de 1987, l’on peut citer
l’ouverture du pouvoir d’injonction en 1995329 et la réforme des procédures d’urgence en
2000… En assurant le traitement dans l’urgence des décisions qui le nécessitent et en
facilitant l’exécution des décisions rendues, ces réformes contribuent à améliorer le délai dans
lequel le juge épuise sa fonction. Mais malgré ces efforts, la situation était encore
insupportable, les Cours administratives d’appel voyant en 2003, « le délai d’élimination du
stock d’affaires en instance [atteindre] environ trois ans »330.
830. Les progrès de la juridiction administrative sur la question des délais ont pu être
impulsés par d’autres réformes, moins clinquantes mais plus efficaces. C’est par des
modifications techniques que le juge administratif a pu se conformer à cet objectif de célérité
devenu un impératif du monde judiciaire331. La juridiction administrative a dû rompre
« symboliquement avec la tradition d’ouverture et de proximité qui la caractérisait jusqu’ici et
[sacrifier] à son tour à un certain réalisme dans la gestion des flux contentieux »332. En appui
d’une politique de recrutement soutenue333 et diversifiée334, les techniques utilisées ont
renforcé le « management » juridictionnel et les pouvoirs du juge de maîtrise de l’instance.
D’ailleurs, cette dernière extension peut être perçue comme la contrepartie de la
Ch. Guettier ; JCP E , 2006, n° 2216, note Ch. Guettier qui rend l’indemnisation possible pour un préjudice
résultant d’une procédure à la durée déraisonnable qui serait encore pendante devant le juge.
328
J. Waline, op. cit., p. 361.
329
Il est vrai que le calcul du délai raisonnable intègre en son sein l’exécution complète de la décision
juridictionnelle définitive.
330
S. Boissard, « Vers un désencombrement des cours administratives d'appel ? », AJDA, 2003, p. 1375.
331
V. en procédure civile le rapport Magendie qui exprime bien cette volonté ferme de réduire les délais de
jugement. Cf. sur ce point Ph. Gerbay, « Les contours du décret Magendie (suite...) : l'irrecevabilité des
conclusions », JCP G , 2012, n° 48, p. 2135 ; H. Guettard, « Le décret Magendie : cela suffit ! », Gaz. Pal., 2013,
n° 263-264, p. 11 ; S. Ceccaldi, « Les décrets Magendie : 100 ans déjà ! », Gaz. Pal., 2014, n° 262-263, p. 11. La
réduction des délais, et mieux, son versant positif qu’exprime la célérité est aujourd’hui un objectif majeur, dans
toute procédure. V. sur l’influence de cet impératif en matière civile S. Tardy-Joubert, « À Paris, l'État sur le
banc des accusés », LPA, 2016, n° 45, p. 4.
332
S. Boissard, op. cit., p. 1378.
333
P. ex. « le titre VI de la loi du 9 septembre 2002, relatif à la justice administrative, entend répondre au
problème de personnels lequel était devenu une véritable antienne pour répondre à la critique portant sur la
lenteur du traitement des dossiers ». Cf. sur ce point, J.-B. Prouvez, « Efficacité, rapidité: un nouveau discours de
la méthode pour le juge administratif d'appel », Procédures, 2003, n° 6, p. 3.
334
C’est dans le courant des années 2000 que l’on a vu apparaître au sein des juridictions administratives les
premiers « assistants de justice » censés assister le magistrat dans la rédaction et la prise des décisions. Ceux-ci
font indiscutablement gagner un temps précieux aux magistrats qui peuvent alors se concentrer sur le cœur de
leur métier et les affaires complexes. Sur leur apport, v. R. Matta-Duvignau, « Les "petites mains" des
juridictions administratives : les assistants de justice », RRJ , 2008, n° 4, p. 2199.
411
« contractualisation » des objectifs à atteindre sur cette question qui a engagé les tribunaux,
armés de nouveaux pouvoirs, dans un processus de réduction progressive des délais.
831. Avant d’évoquer cette « contractualisation » des relations entre le Conseil d’État et les
juridictions inférieures, il faut rappeler que la juridiction du Palais-Royal est depuis 1987 en
charge de la gestion335 des tribunaux administratifs, cours administratives d’appel et aussi de
la Cour nationale du droit d’asile. Cette responsabilité permet à la haute juridiction
administrative de peser sur la poursuite, par les juridictions inférieures, de l’objectif de
raccourcissement des délais de jugement. Pour ce faire, il a été engagé entre le Conseil et
« ses » juridictions une relation contractuelle par laquelle il fixe, sur la base des moyens
alloués, des objectifs de gestion basés sur certains indicateurs. Parmi eux, outre la bonne santé
financière, l’on retrouve des marqueurs liés à l’activité juridictionnelle dont fait partie le délai
raisonnable de jugement.
832. C’est ainsi que le 9 décembre 2002, « le Vice-président du Conseil d’État et les sept
présidents des Cours administratives d’appel s’engageaient par un contrat d’objectifs à réduire
de manière significative les délais de traitement des dossiers »336. Les présidents de
juridictions se sont vus remettre un mandat, devenant des gestionnaires locaux. Le Conseil
d’État responsabilise les juridictions dans la poursuite des objectifs fixés. Étant gestionnaire
de l’ensemble des juridictions administratives générales, il a développé avec les tribunaux
administratifs le même genre de relations puisque « lorsque des efforts particulièrement
importants ont été nécessaires, de véritables contrats pluriannuels d’objectifs et de moyens ont
été conclus et, depuis 2008, chaque juridiction élabore sous le pilotage de son président, un
projet triennal de juridiction qui fixe le cadre collectif des orientations souhaitées »337. Le
Conseil d’État, en bon « administrateur », guide les juridictions administratives sur la voie
qu’il se charge de tracer et allouera en fonction des besoins de chacun les ressources
disponibles. C’est paradoxalement en véritable administration que se comporte la justice
administrative : à sa tête, le Conseil d’État engage les chefs de juridiction à mener une
politique de raccourcissement des délais. Les condamnations de la Cour européenne et leurs
335
Cette gestion, techniquement budgétaire, s’accompagne d’un droit de regard sur le fonctionnement des
juridictions lié à l’autorité morale que possède la Haute juridiction administrative. En plus de cette seule autorité
morale qui suffit déjà largement à influencer, et faire pression sur les différentes orientations des juridictions
administratives, le Conseil d’État dispose d’un instrument en ce sens. En effet, la mission permanente
d’inspection des juridictions administratives dont l’organisation est régie par l’article R. 112-1 du Code de
justice administrative, permet au Palais Royal de contrôler l’organisation et le fonctionnement des juridictions
placées sous son autorité.
336
J.-B. Prouvez, op. cit., p. 3.
337
http://www.conseil-etat.fr/Actualites/Discours-Interventions/Le-Conseil-d-Etat-gestionnaire-des-tribunaux-
administratifs [consulté le 01/06/2016].
412
conséquences ont poussé la haute juridiction administrative à impulser une politique
d’envergure.
833. Si la volonté est bien présente, elle ne suffit pas en ce domaine, les magistrats ne
pouvant par leur seul travail multiplier à l’infini leur productivité. Il fallut alors repenser
l’organisation procédurale pour donner aux juridictions les moyens de rendre leurs jugements
dans un délai raisonnable. Outre les moyens matériels et humains, l’attribution de nouveaux
pouvoirs ouvrant sur une direction franche de la procédure arme les juges en vue de cette
tâche.
834. C’est pour faire du juge le « maître du temps » que le décret du 22 février 2010 a
introduit certaines dispositions lui permettant de déterminer un calendrier de procédure338.
Celui-ci lui permet d’adresser une information aux parties visant à jalonner jusqu’à l’audience
le temps des différentes étapes. Le cadre est posé dès le début de l’instruction et les parties
connaissent la cadence à suivre. Se greffent à cet échéancier d’autres dispositions telles que
l’article R. 612-3 du Code de justice administrative qui offre au juge un pouvoir de mise en
demeure des parties appelées à produire un écrit dans un délai arrivé à son terme. Cet
avertissement peut, depuis le décret du 22 février 2010, indiquer la date prévue d’audience,
engageant les parties à ne pas laisser traîner l’instruction. Le juge peut même sanctionner le
non-respect de ces mises en demeure par une clôture de l’instruction. Il est ainsi amené, sans
accélérer le tempo, à faire garder la cadence aux parties afin de rendre sa décision dans un
délai raisonnable. C’est l’occasion de rappeler que l’incapacité traditionnelle du juge à
répondre dans un délai raisonnable n’était pas due qu’à l’engorgement de leur prétoire mais
qu’il résultait bien souvent du comportement des parties, et notamment de l’administration. Il
était courant que la personne publique prenne tout son temps, pour diverses raisons, pour
répondre aux demandes de transmission des écrits ou de réponse aux conclusions. Désormais,
tout le monde est prévenu : le non-respect des délais peut valoir désistement, acquiescement et
donner au juge le pouvoir de renvoyer l’affaire à l’audience en l’état. Le juge n’est plus, du
moins en théorie, en position de subir la « nonchalance » des parties. Bien entendu, si les
choses ont largement évolué sur ce point, tout n’est pas encore parfait et il peut
malheureusement toujours arriver au juge, du fait de stratégies procédurales, d’être impuissant
face aux parties. Pour autant, la tendance générale va bien vers ce renforcement de la maîtrise
du juge sur le processus juridictionnel et son temps.
338
CJA, art. R. 611-1-1. Sur le maniement pratique de ce calendrier de procédure, v. not. J.-C. Duchon-Doris et
C. Schaegis, « La prévisibilité de la procédure devant la juridiction administrative », in M. Paillet (dir.), La
modernisation de la justice administrative en France , 2010, Bruxelles, Larcier, p. 237.
413
835. En accentuant l’autorité du juge sur cette gestion, c’est un grand pas en faveur de
l’amélioration des délais de jugement qui a été fait. De plus, l’on peut relever que les
présidents de juridiction339 et les magistrats peuvent « trier » les requêtes et se prononcer par
ordonnance. Ce nouvel arsenal vise à garantir la maîtrise des stocks en écartant les requêtes ne
méritant pas l’attention « complète » de la juridiction, comme celles manifestement
irrecevables. Le juge peut rejeter par ordonnance les recours pour lesquels il n’est
manifestement pas compétent et peut statuer par cette voie sur les requêtes relevant d’une
série, sur celles qui ne laissent à juger que la charge des dépens et peut enfin dispenser
d’instruction une affaire dont la solution est certaine. C’est la technique du tri par laquelle le
juge sélectionne les affaires pour lesquelles son entière attention est réclamée, le reste étant
évacué rapidement. Ainsi, il maîtrise le flux des recours et mobilise ses forces vives à la
résolution d’affaires qui le nécessitent. L’ascension fulgurante du juge unique illustre donc
aussi cette prise en main de la problématique des délais de jugement.
836. D’autres éléments concourent encore à cette meilleure gestion des flux et des stocks
sans que le juge ne bénéficie de nouveaux pouvoirs. Le décret du 24 juin 2003 est par
exemple venu modifier la procédure devant les Cours administratives d’appel dans le but
d’endiguer leur flot contentieux. En premier lieu, la restriction du champ de l’appel est
intervenue par la suppression de cette voie pour les litiges de faible importance,
essentiellement ceux où un juge unique est intervenu. Ainsi, c’est 10 % des affaires dont
étaient saisies les Cours340 qui furent privées d’appel. En second lieu, le recours à un avocat –
sorte de « filtre » – a été rendu obligatoire pour la majorité des litiges en appel, la dispense ne
concernant plus que les recours en excès de pouvoir des agents publics et assimilés, le
contentieux des contraventions de grande voirie et les demandes d’exécution d’une décision.
Ainsi, en obstruant quelque peu l’appel, le pouvoir réglementaire espérait faciliter la
résorption des stocks en retard des Cours et donc la réduction des délais de jugement. En clair,
moins il y a de recours, plus il y a de temps pour les traiter.
339
Par exemple, le président du tribunal administratif est quasiment devenu une juridiction à part entière au
regard de ses nombreux pouvoirs. Il est vrai que la nécessaire accélération de la justice passait par une réforme
de l’organisation juridictionnelle impliquant que la formation à juge unique se généralise, valorisant
indirectement les attributions juridictionnelles du président. Le chef de juridiction est en outre, en vertu de
l’article L. 511-2 du Code de justice administrative, par principe le juge des référés et désigne les magistrats
expérimentés qui l’accompagneront dans cette tâche. Il assure également en vertu de l’article R 711-1 du Code
de justice administrative l’inscription au rôle des affaires et y applique des priorités certaines. En clair, de
manière générale, le chef de juridiction « a un rôle important à jouer dans la maîtrise de l’instance et assure ainsi
l’émergence dans les meilleurs délais d’une décision au fond ». Leur rôle dans le respect du délai raisonnable par
les juridictions est donc fondamental. Sur le rôle du président du tribunal administratif not., v. C. Chevallier-
Govers, « Le président du tribunal administratif au secours de la célérité de la justice administrative », Gaz. Pal.,
2000, Doctr., p. 1030.
340
S. Boissard, op. cit., p. 1378.
414
837. Le résultat de ces évolutions techniques est cette fois au rendez-vous. En effet, le vice-
président du Conseil d’État notait récemment que le délai prévisible moyen de jugement
devant le Conseil d’État « s’élevait au 31 décembre 2015 à 6 mois et 23 jours »341 alors que
dans le même temps, « dans les cours et les tribunaux […], les affaires enregistrées depuis
plus de 2 ans ont diminué, respectivement, de 27,1 % et de 10,3 %, avec des délais de
jugement plus courts ou maintenus »342. Ce constat est d’autant plus intéressant qu’il
parachève une tendance profonde sur ce point. On a pu ainsi lire il y a quelques années que
l’année 2012 marquait « un nouveau “seuil historique” pour le délai prévisible moyen de
jugement : passé sous le seuil d’un an en 2009, évalué à onze mois et trois jours en 2010 et à
dix mois et vingt-sept jours en 2011, il s’établit en 2012 à neuf mois et vingt-huit jours en
moyenne nationale »343. L’histoire se répète, chaque année amenant une nouvelle
« performance » quant au aux stocks ou à la concision des délais. L’élan est d’autant plus
remarquable que les auteurs du rapport avaient déjà pu penser que l’évolution était arrivée à
son terme, le seuil alors atteint semblant difficile à dépasser. Elle est d’autant moins
contestable qu’elle s’étend sur plusieurs années comme le démontre un tableau récapitulatif
du délai prévisible moyen de jugement des affaires en stock344 ici reproduit :
1 an,
1 an, 6 10
10 1 an et 9 mois 9 mois 10 10
Tribunaux mois et mois et
mois et 29 et 28 et 25 mois et mois et
administratifs 10 27
11 jours jours jours 1 jour 9 jours
jours jours
jours
2 ans, 11 11 11 10
Cours 1 an et 11
2 ans et 1 mois mois et mois et mois et mois et
administratives 21 mois et
6 mois et 23 16 11 12 25
d’appel jours 1 jour
jours jours jours jours jours
9 mois 8 mois 8 mois 7 mois 6 mois
1 an et
Conseil d’État et 15 et 12 et 26 et 25 8 mois et 23
2 mois
jours jours jours jours jours
838. Aussi positif que soit ce constat, il faut tout de même le tempérer. Si la situation
présentée laisse comprendre que le juge administratif ne devrait plus pouvoir être condamné
341
J.-M. Sauvé, « Éditorial », in Conseil d’État, Rapport public 2016, op. cit. , p. 10.
342
Ibid., p. 10.
343
« Un bilan globalement positif », Semaine sociale Lamy, 2013, n° 1586, p. 5.
344
Source des chiffres mentionnés : Conseil d’État, Rapport public 2016, op. cit. , p. 61.
415
par la Cour européenne des droits de l’homme, d’autres indicateurs doivent être pris en
compte pour brosser un tableau complet. S’arrêter au seul délai prévisible moyen de jugement
apparaît « factice » car ce chiffre mêle toutes les procédures, même d’urgence ce qui améliore
artificiellement le résultat. Logiquement, les nombreuses affaires rapidement réglées par le
biais des procédures d’urgence font baisser le délai moyen. C’est donc au délai de jugement
d’une affaire « normale » qu’il faut s’intéresser. Pour cela, mieux que le délai moyen constaté
– qui mêle les procédures d’urgence et celles « normales » –, c’est le délai moyen constaté
pour les affaires ordinaires qui est le mieux susceptible de donner un aperçu des conséquences
de l’abandon du principe étudié sur le fonctionnement de l’administration. Dans ce cadre, ne
sont prises en compte ni les procédures d’urgence ni celles enserrées dans des délais
particuliers ni les affaires réglées par ordonnance présidentielle. Le constat semble là aussi
aller dans le bon sens puisque celui-ci, « depuis 2012 inférieur à deux ans dans les deux
niveaux de juridiction, s’élève à 1 an et 9 mois et 7 jours dans les tribunaux administratifs et à
1 an 1 mois et 15 jours dans les cours »345. Mieux, pour confirmer l’existence d’une tendance
à la baisse, l’on peut reprendre le relevé précédent pour cette donnée346 :
839. L’évolution semble aller vers une baisse des délais de jugement qui, si elle n’est pas
spectaculaire, est progressive ce qui peut augurer d’une forme de pérennité. Certes, pour une
affaire ordinaire, le délai reste encore assez long. Pour autant, le mouvement envisagé de
réduction des délais ramène l’argument de l’impossible fonctionnement administratif à ses
réalités. Si les délais sont encore trop longs pour qu’un effet suspensif hégémonique soit
envisagé, leur substantiel raccourcissement permet au moins d’entrevoir une réorganisation
des modalités du principe contemporain. Du moins, l’argument selon lequel le principe
345
Conseil d’État, Rapport public 2016 , op. cit., p. 27.
346
Source des chiffres mentionnés : Conseil d’État, Rapport public 2016, op. cit. , p. 61.
416
garantit la continuité administrative au vu de la lenteur du juge administratif doit être revu car
la perspective d’une amélioration pérenne amène à repenser la question.
840. Certes, malgré des efforts et des résultats certains, il y aura toujours des cas isolés de
lenteur juridictionnelle. Ces exemples permettront à certains d’affirmer que « la justice est de
plus en plus pointée du doigt, car les personnes qui ont recours à cette voie pour régler leur
litige se lancent parfois dans des procédures interminables »347. Le même auteur continue
même à voir l’engorgement des juridictions comme « une réalité à laquelle les pouvoirs
publics ne daignent pas encore donner de réponses. Alors que les affaires se multiplient, il y a
comme un “bug” au niveau de la machine judiciaire qui n’arrive plus à répondre dans les
délais »348. Or, les réformes et les chiffres relevés permettent au moins de « nuancer » cette
« accusation » et de ramener à la réalité l’idée que le principe de l’absence d’effet suspensif
sauvegarde la continuité de l’action administrative parce que les juges sont trop lents. Au
regard du mouvement constaté, c’est là une exagération dans le sens du maintien du principe.
841. Ce discours selon lequel un autre système n’est pas possible s’appuie sur cet argument
massue de l’impossible fonctionnement de l’administration. Si au vu de l’amélioration des
délais de jugement le danger semble s’éloigner, demeure tout de même l’idée d’une
désorganisation administrative. Cependant, penser ainsi, c’est sous-estimer l’administration et
sa faculté d’adaptation : devant chaque réforme, nombreux sont ceux qui présagent le
désordre social. C’est déjà arrivé à plusieurs reprises dans l’histoire du droit administratif, par
exemple lors de l’élargissement substantiel des dérogations à l’absence d’obligation de
motivation des actes administratifs. Plus récemment encore, l’exemple du sens attribué à la
décision implicite née du silence administratif (2) symbolise bien qu’à condition d’évolutions
raisonnables et progressives, l’administration sait s’adapter.
842. L’idée qu’un silence administratif prolongé fasse naître une décision révèle
immédiatement son caractère fictionnel. Le droit fait ainsi naître une volonté – positive ou
négative – de ce qui s’analyse comme l’absence même de volonté. Toute la question de la
décision implicite, c’est-à-dire la décision née du silence administratif pendant un laps de
temps, outre la détermination de ce délai, intéresse la valeur à attribuer à ce silence. La
naissance d’une décision implicite par l’écoulement d’un délai pendant lequel l’administration
347
R. Goma, « De la responsabilité de l'État pour inobservation du délai raisonnable par la justice », AJDA,
2013, p. 564.
348
Ibid., p. 565.
417
est restée muette est consécutive à la formulation d’une demande d’un citoyen 349. La question
du contenu de la décision implicite revient donc à savoir si elle entend répondre
favorablement à la demande du citoyen ou si elle tend à la rejeter : le silence vaut-il
acceptation ou rejet ?
843. À l’origine, le silence gardé pendant 4 mois valait rejet de la demande350, ce qui a
permis de mettre fin à ce que Hauriou appelait le « privilège du silence »351. En vertu de ce
dernier, l’administration pouvait ne pas répondre et empêcher le citoyen d’engager un
contentieux, démuni qu’il était de décision préalable indispensable à la liaison du contentieux.
Ainsi, la décision implicite de rejet s’est imposée dans « la doctrine du début 20e Siècle
comme une avancée contre l’arbitraire de l’administration qui pouvait retenir la réponse à une
demande justifiée ou la reconnaissance d’un droit en restant simplement silencieuse »352.
844. L’extension continue du champ de cette règle353 lui a permis, par le décret du 30
septembre 1953, de devenir un principe applicable à toute décision susceptible de recours
devant les tribunaux administratifs avant que celui du 11 janvier 1965 ne l’applique à toute
demande formulée auprès des autorités administratives. La décision implicite de rejet avait
pris une nouvelle dimension au point d’être élevée par le Conseil constitutionnel au rang de
principe général du droit354 ce que le Conseil d’État355 niait. Quoi qu’il en soit, cette « arme
défensive »356 des citoyens fut confirmée comme principe par l’article 21 de la loi du 12 avril
2000357 qui a raccourci son délai d’apparition à 2 mois. Les choses semblaient alors figées.
845. Pourtant, ce mouvement s’est poursuivi avec la loi du 12 novembre 2013 qui a
renversé la valeur de principe attribuée au silence de l’administration. Ce changement majeur
a été annoncé par le précédent Président de la République qui souhaitait contribuer par cette
« révolution » au « choc de simplification » appelé de ses voeux. Cette annonce représente
349
Pour que l’administration soit silencieuse sur quelque chose, encore faut-il qu’elle ait une question sur
laquelle garder le silence. Sans interrogation de l’administration, il est évident que la question du silence des
autorités administratives ne se pose pas.
350
C’est l’article 7 du décret du 2 novembre 1864 qui le prévoyait.
351
Cf. J.-M. Auby et R. Drago, Traité des recours en matière administrative , 1992, Paris, Litec, p. 591.
352
D. Ribes, « Le nouveau principe "silence de l’administration vaut acceptation" », AJDA, 2014, p. 389.
353
L’article 3 de la loi du 7 juillet 1900 a par exemple étendu la règle selon laquelle « le silence gardé pendant
plus de quatre mois sur une réclamation par l’autorité compétente vaut décision de rejet » à l’ensemble des
décisions susceptibles de recours devant le Conseil d’État.
354
Cons. const., 26 juin 1969, n° 69-55 L, Protection des sites : Rec. cons. const., p. 27 ; JCP , 1969, I, n° 229 ;
Cons. const., 18 janv. 1995, n° 94-352 DC, Loi d’orientation et de programmation relative à la sécurité : Rec.
cons. const., p. 170 ; RFDC, 1995, p. 362, note L. Favoreu ; JCP , 1995, II, n° 22525, note F. Lafay ; RDP , 1995,
p. 577, comm. F. Luchaire.
355
CE, ass., 27 févr. 1970, req. n° 76380, Commune de Bozas : Rec. Leb., p. 139 ; AJDA, 1970, p. 225, note
R. Denoix de Saint-Marc et D. Labetoulle ; JCP , 1970, II, n° 16340, note M. C.
356
M. Perier, « L'éloge du silence », Gaz. Pal., 2010, n° 229, p. 13.
357
Il disposait que « sauf dans les cas où un régime de décision implicite d'acceptation est institué dans les
conditions prévues à l'article 22, le silence gardé pendant plus de deux mois par l'autorité administrative sur une
demande vaut décision de rejet ».
418
l’aboutissement d’une évolution tant, « progressivement, le silence négatif a cédé du terrain
au profit d’un silence positif »358 et de nombreuses procédures dérogatoires359 sont apparues.
Malgré les craintes provoquées par un tel renversement360, l’article 21 de la loi du 12 avril
2000 tel que modifié par la loi n° 2013-1005 du 12 novembre 2013361 a érigé que le silence
gardé pendant deux mois par l’administration vaut en principe acceptation. Ainsi, au
« principe selon lequel, en droit administratif, “qui ne dit mot, refuse”, on substitue le
principe, plus commun dans la vie courante, “qui ne dit mot, consent” »362. En vertu de cette
modification, tout citoyen adressant une demande à une autorité administrative363 bénéficie de
l’avantage sollicité dès que l’administration ne lui aurait pas répondu dans un délai de deux
mois.
846. Les arguments des opposants ne manquaient pas, notamment vis-à-vis des
conséquences sur le fonctionnement de l’administration et la défense de l’intérêt général.
Permettre aux citoyens de disposer de droits tirés du silence des autorités impose à celles-ci de
répondre rapidement, en respectant les conditions de forme, à toute demande qu’elles
voudraient refuser. Leur probable débordement risquait de faire bénéficier certains citoyens
de droits dont ils n’étaient légalement pas titulaires, parfois au mépris de l’intérêt général. De
plus, le risque de voir apparaître de nombreux vices de forme dans des décisions précipitées
augurait d’une explosion contentieuse regrettable.
847. Par conséquent, une telle réforme a dû s’accompagner de mesures destinées à prévenir
les atteintes à la sécurité juridique : nécessité d’un accusé de réception pour fixer la date de
l’acceptation implicite ou encore publication pour informer les tiers364. C’est également pour
échapper aux critiques évoquées que de nombreuses exceptions ont été attachées à ce
358
M. Collin-Demumieux, « Quelques éléments nouveaux sur les décisions implicites d’acceptation », LPA,
1996, n° 12, p. 15.
359
Elles ont été souvent évaluées par la doctrine à la hauteur de 400 ou 500 cas de décisions implicites
d’acceptation.
360
Le rapport Picq du 20 mai 1994 sur « l’État de la France » qui proposait une telle inversion avait fait naître
des inquiétudes liées à ce que l’administration serait obligée de rejeter explicitement les demandes et donc de les
motiver. La doctrine a effectivement exprimé des doutes, le principe de l’acceptation risquant de contribuer « à
alourdir, et de ce fait, à ralentir le travail de l’autorité administrative. La suppression programmée de
l’échappatoire du rejet implicite ne pourra que renforcer cette tendance en exerçant une pression constante sur
les services instruisant les demandes » (M. Collin-Demumieux, op. cit., p. 15).
361
Il est aujourd’hui intégré à l’article L. 231-1 du Code des relations entre le public et l’administration.
362
J.-Ph. Derosier, « La nouvelle règle "le silence vaut acceptation" si rarement applicable », JCP A, 2014,
n° 45, n° 2305, p. 14.
363
Le principe est aujourd’hui pleinement applicable puisqu’il est entré en vigueur en novembre 2014 pour l’État
et ses établissements publics et en novembre 2015 pour les collectivités territoriales et leurs groupements.
364
L. n° 2000-321, 12 avril 2000, relative aux droits des citoyens dans leurs relations avec les administrations,
art. 22.
419
principe. Celles-ci ont été d’abord prévues par la loi365 puis par la voie réglementaire366
notamment dans certains domaines inévitables, tel l’urbanisme où il ne faudrait pas « que
l’autorité compétente pût, en usant d’inertie, se soustraire à l’obligation d’organiser une
enquête publique ou d’obtenir un accord exigé par les textes et ainsi permettre la délivrance
d’autorisations tacites »367. Cependant, les exceptions sont tellement nombreuses que c’est
paradoxalement la liste des situations où prévaudra le principe qui sera publiée sur Légifrance
avec mention du délai prévu et de l’autorité compétente368.
848. Le domaine dérogatoire est tellement étendu que certains n’hésitent pas à contester
l’existence du nouveau principe : on a pu ainsi lire que cette appellation de « “principe” ne
peut décemment s’écrire sans guillemets »369 ou que le nombre des exceptions en fait un
« principe exceptionnel »370. Que ce soit dans le cadre des relations entre les citoyens et l’État
ou les collectivités locales, nombreux sont les décrets permettant d’y déroger371. Dès lors, la
mesure « phare » de la simplification a pâli, cette dernière étant contredite par la diversité de
régimes dérogatoires. La situation est telle que le principe est, sur un plan quantitatif,
minoritaire372 ce qui pose un problème de logique juridique. Elle crée en effet « un inquiétant
oxymoron juridique : poser une règle comme un principe et entendre en préciser strictement le
champ d’application contrevient à un axiome fondamental de la logique juridique. Un
365
Prévues par l’article 21-1 de la loi du 12 avril 2000 tel que modifié par la loi n° 2013-1005 du
12 novembre 2013, elles sont au nombre de cinq et ouvrent déjà à elles seules un très large domaine dérogatoire.
Il concerne les demandes ne tendant pas à l'adoption d'une décision individuelle ; les demandes ne s'inscrivant
pas dans une procédure prévue par un texte législatif ou réglementaire ou présentant le caractère d'une
réclamation ou d'un recours administratif ; les demandes présentant un caractère financier sauf en matière de
sécurité sociale dans certains cas prévus par décret ; les demandes prévues par décret en Conseil d'État où
l’acceptation implicite serait incompatible avec le respect des engagements internationaux et européens de la
France, la sécurité nationale, la protection des libertés et des principes à valeur constitutionnelle et la sauvegarde
de l'ordre public ; les demandes présentées par les agents à l’encontre de l’administration. Elles sont aujourd’hui
reprises à l’article L. 231-4 du Code des relations entre le public et l’administration.
366
L’article L. 231-5 du Code des relations entre le public et l’administration ouvre cette faculté par le biais d’un
décret en conseil des ministres et en Conseil d’État. Il est important de noter que le champ de ces exceptions est
balisé par cet article qui fait référence à l’objet des décisions ou à des motifs de bonne administration.
367
J.-P. Lebreton, Droit de l’urbanisme, 1993, Paris, PUF, Droit fondamental, p. 200.
368
V. CRPA, art. D. 231-2 et D. 231-3.
369
C. Lantero, « Le silence est décrété », JCP , 2014, n° 46-47, n° 1168, p. 2061.
370
J.-Ph. Derosier, op. cit., p. 15.
371
Près de quarante décrets ont été prévues par le gouvernement en conseil des ministres le 23 octobre 2014 pour
ce qui concerne l’État et ses établissements publics alors que les décrets n° 2015-1459 et n° 2015-1461 du
10 novembre 2015 ouvraient plus de 81 exceptions dans le cadre des collectivités territoriales.
372
Les mots de la doctrine ont été très durs en raison de cet état du principe : « le principe antérieur est mort,
relégué au rang d’exception. Le « principe » nouveau n’est pas un principe. Le silence est réglé par un tintamarre
de décrets qui deviendra cacophonie dans un an lorsque le « principe » entrera en vigueur pour les collectivités
territoriales, leurs établissements publics, les organismes de sécurité sociale et autres organismes chargés d’une
mission de service public », cf. C. Lantero, op. cit., p. 2062. On a aussi pu lire que « le législateur ment
ouvertement aux citoyens en affirmant que désormais le silence vaudra en principe acceptation de la demande »,
cf. B. Seiller, « Quand les exceptions infirment (heureusement) la règle : le sens du silence de l’administration »,
RFDA, 2014, p. 38. En clair, la révolution annoncée est écornée, « la voilà donc fastidieuse, peinant à produire
les résultats attendus, à triple titre : elle n’est que peu, voire pas, lisible, elle n’a que peu, voire pas, d’effets, elle
n’est que peu, voire pas, utile », cf. J.-Ph. Derosier, op. cit., p. 15.
420
principe est une norme “ouverte”, destinée à régir tous les cas, imaginables ou non, ne
rentrant pas dans les éventuelles exceptions aménagées. Ces hypothèses d’application peuvent
être illustrées et non énumérées »373.
849. Il n’en demeure pas moins qu’il existe au sein de l’ordre juridique sans que, même s’il
est encore tôt pour tirer un constat, la société ne se soit désagrégée, l’administration pouvant
toujours poursuivre l’intérêt général. En bref, la société ne semble pas déséquilibrée par ce
renversement empreint de libéralisme tant le nouveau principe permet l’octroi immédiat de
droits positifs aux citoyens. Cette « rupture symbolique »374 permet d’engendrer une situation
très favorable pour ces derniers : lorsqu’ils formulent une demande aux autorités
administratives, les citoyens se verront accorder le « bénéfice » sollicité du fait du silence de
l’administration. Malgré notre désaccord de fond avec le professeur Seiller sur la question, on
le rejoint sur un point, celui selon lequel « prévoir la sauvegarde de l’intérêt général au titre
seulement des exceptions à un principe privilégiant les intérêts particuliers est hautement
symbolique d’une évolution de notre système juridique et, plus largement, de notre
société »375. Aujourd’hui, la défense de l’intérêt général par les autorités ne doit plus justifier
le maintien de règles ou principes contraires aux intérêts particuliers. Ainsi, comme pour le
maintien du rejet implicite, celui de l’effet suspensif ne pourrait plus se justifier par la
protection de l’intérêt général : « En renversant ce principe, la loi du 12 novembre 2013,
déplace de façon très symbolique le point d’équilibre entre l’intérêt général et les intérêts
particuliers. Affirmer que, désormais, le silence conservé par l’administration sur la demande
fait naître en principe une décision d’acceptation de cette demande, aboutit en effet à donner
la priorité aux intérêts particuliers du demandeur, éventuellement au détriment de l’intérêt
général que l’acceptation de sa demande peut menacer. Dans le nouvel état du droit, le silence
de l’administration nuit potentiellement, sinon à l’administration, du moins à l’intérêt général
dont elle a la charge. L’intérêt général est contraint de s’incliner a priori devant les intérêts
particuliers. Il ne peut l’emporter in fine qu’à la condition que l’administration prenne
l’initiative de le faire prévaloir »376. Le sénateur Alain Richard relevait la même évolution
malgré une forme d’inquiétude en affirmant que cette réforme était le symbole d’une nouvelle
organisation où le conflit entre intérêt général et particuliers est corrigé : « il ne faut pas le
méconnaître, ce que nous sommes en train de faire, et qui s’inscrit au demeurant parfaitement
373
S. Braconnier et a., « Le silence de l’administration vaudra acceptation. Big Bang ou trou noir juridique ? »,
JCP , 2013, n° 51, n° 1324, p. 2309.
374
D. Ribes, op. cit., p. 389.
375
B. Seiller, « Quand les exceptions… », op. cit., p. 42.
376
Ibid., p. 41.
421
dans l’esprit du temps, consiste à accorder une priorité de principe à l’intérêt particulier sur
l’intérêt général »377.
850. La protection du « bon fonctionnement administratif » au nom de la supériorité de
l’intérêt général – derrière lequel se cache un conservatisme – ne serait plus un argument
recevable au maintien des modalités contemporaines du principe. Celui de la décision
implicite d’acceptation, aussi affaibli qu’il soit, encourage l’administration à renouveler son
fonctionnement en ne délaissant378 plus la défense des particuliers au nom de l’intérêt général.
Mieux, ce changement serait possible sans mettre en danger la structure sociale et l’activité
administrative, confirmant que la même approche est possible à propos de l’absence d’effet
suspensif. La construction d’un système raisonnable, moins rigide et dogmatique est dans l’air
du temps, et ce, parce qu’il permet de poursuivre un équilibre entre efficacité de l’action
administrative et préservation des droits des particuliers. Ce système d’équilibre dépourvu de
principe hégémonique propre à la décision implicite pourrait être repris dans le cadre du
principe qui nous intéresse. Comme « la coexistence d’un double régime de décision implicite
de l’administration, selon la nouvelle clé de répartition établie par la loi du 12 novembre
2013, doit permettre d’assurer un équilibre entre le renforcement souhaité des droits des
administrés et la préservation des principes supérieurs et des capacités de l’administration à
assurer le respect de l’intérêt général »379, il pourrait en être de même pour l’absence d’effet
suspensif des recours contentieux.
851. Les arguments les plus classiques avancés à son soutien semblent largement fragilisés.
Du moins, son maintien au nom de la préservation de l’activité administrative et de l’intérêt
général paraît sur le déclin. Le schéma traditionnel, c’est-à-dire la poursuite immédiate de
l’exécution des décisions administratives au nom de l’intérêt général, perd progressivement
pied. Le développement récent, notamment par les référés, d’une culture du « provisoire » (3)
au sein du contentieux administratif contraste lui aussi avec le schéma susmentionné
suggérant donc une évolution progressive.
852. La notion du « provisoire » est de ces notions vaporeuses dont il est fait un usage
fréquent. C’est un paradoxe auquel le chercheur peut être régulièrement confronté : ne pas
parvenir à expliquer un élément qui semble s’imposer naturellement à lui. C’est que « bon
nombre de ces notions usuelles, forgées empiriquement, ne dépassent pas de notre part un
377
JO Sénat, 17 oct. 2013, p. 9754.
378
Au sens où ce n’était qu’un objectif secondaire.
379
D. Ribes, op. cit., p. 394.
422
emploi quasi somnambulique – il est vrai, suffisant en pratique ; de sorte qu’elles restent plus
ou moins floues à notre conscience tant qu’on n’a pas pris la peine de s’y arrêter, de leur
prêter une attention soutenue, de les étudier systématiquement, en bref, d’en faire la
théorie »380. Signe de cette obscurité du « provisoire », les études qui lui sont consacrées en la
matière juridique ne sont pas légion381. Avant même de l’utiliser dans notre réflexion, il faut
en apercevoir même sommairement le contenu.
853. Si son sens courant renvoie à ce qui n’a pas vocation à durer et qui n’aurait qu’une
existence temporaire382, c’est une amputation de son sens juridique. Le terme est formé à
partir du latin providere qui signifie voir en avant et de provisus renvoyant à l’action de voir à
distance383 ce qui renvoie à la prévision et la prévoyance. Ce mot est apparu en France sous
l’impulsion des juristes en 1499 pour « qualifier une décision rendue ou prononcée, à laquelle
on procède par provision, avant un règlement définitif »384. L’on distingue ainsi à l’orée de
cette analyse deux sens distincts : dans sa racine latine, il représente l’appréhension du futur
par l’adoption de mesures appropriées aux différentes éventualités tandis que le terme
introduit par les juristes se rapproche d’une étape établie dans l’attente de la conclusion d’un
processus. En clair, « avec ce terme juridique, on est passé de l’idée générale primitive de
prévoyance, opposée à l’imprévoyance, à l’idée nouvelle de « provisoire », opposée à
« définitif »385. L’on est passé d’une anticipation du futur à la gestion du présent dans l’attente
du définitif. Le provisoire, comme bien d’autres notions, ne se comprend alors qu’en
comparaison de son antithèse, le définitif. Dans ce parallèle, le « provisoire » prend toute sa
mesure sous la plume du professeur Amselek, dont on ne peut égaler la clarté : « le définitif
juridique est toujours le terme d’un certain processus de décision, et le provisoire une mesure
adoptée en attente de ce terme »386.
854. À partir de cette définition, est provisoire ce qui est adopté non pas temporairement,
mais dans l’attente d’une décision définitive. Conformément aux articles L. 511-1 et L. 521-4
du Code de justice administrative, l’office du juge administratif des référés – ou plutôt des
380
P. Amselek, « Enquête sur la notion de "provisoire" », in A. Vidal-Naquet (dir.), Le provisoire en droit
public, 2009, Paris, Dalloz, Thèmes et commentaires, p. 1.
381
L’on peut relever, essentiellement, L. Lorvellec, « Remarques sur le provisoire en droit privé », in Études
dédiées à Alex Weill, 1983, Paris, Dalloz, Litec, p. 385 ; R. Perrot, « Du provisoire au définitif », in Le juge entre
deux millénaires, mélanges offerts à Pierre Drai , 2000, Paris, Dalloz, p. 447 ; L. Merland, Recherche sur le
provisoire en droit privé , 2001, Aix-en-Provence, PUAM, Institut de droit des affaires, 514 p.
382
V. sur ce point, S. Guinchard et Th. Debard (dir.), Lexique des termes juridiques, 24ème éd., 2016, Paris,
Dalloz, Lexique, p. 880.
383
Nous nous fions pour ces « traductions » latines à l’ouvrage de F. Gaffiot, Le grand Gaffiot, 2000, Paris,
Hachette, pp. 1283-1284.
384
« Provisoire », in A. Rey (dir.), op. cit., t. 2, p. 1893.
385
P. Amselek, op. cit., p. 2.
386
Ibid., p. 13.
423
juges des référés – est alors au premier abord baigné du provisoire387. En disposant que « le
juge des référés statue par des mesures qui présentent un caractère provisoire » ou qu’il
« peut, à tout moment, au vu d’un élément nouveau, modifier les mesures qu’il avait
ordonnées ou y mettre fin », le référé semble entièrement au service du « provisoire ». L’idée
de ces procédures introduites c’est, en sus de répondre à l’urgence, d’offrir aux requérants le
bénéfice d’une protection provisoire dans l’attente d’une décision au principal. Dans ce cadre,
le référé-suspension exprime parfaitement l’expérience du provisoire, d’autres procédures
n’étant pas conditionnées à un recours principal. Pour autant, même dans ces procédures
n’accompagnant aucun recours au fond, l’on peut retenir que les mesures prescrites en référé
ne doivent pas avoir des effets « irréversibles ».
855. Il faut comprendre que « la mission du juge des référés est conçue comme tendant, non
pas à trancher un différend mais à aménager provisoirement la situation des parties ou à
préserver la situation du requérant dans l’attente d’un jugement au fond »388. Dans le cas où
cette attente d’une décision principale fait défaut, comme en référé-liberté389 par exemple, la
dissociation entre les conséquences de la décision en droit et en fait ramène au provisoire. Le
professeur Le Bot l’exprime clairement : « une mesure non provisoire prononcée par le juge
du référé-liberté – par exemple l’injonction de louer une salle municipale – demeure réputée
provisoire sur le plan du droit. Il s’ensuit que dans l’hypothèse où un recours pour excès de
pouvoir a été formé contre un refus de location de salle, le juge du principal reste tenu de
statuer sur cette demande nonobstant la décision du juge du référé-liberté enjoignant de mettre
cette salle à la disposition du demandeur »390. Ainsi, le juge des référés peut adopter des
décisions dans les faits définitives parce qu’elles auront vidé le litige sans l’être en droit
puisqu’elles ne résolvent pas juridiquement le litige. C’est pour cela que ce juge ne peut
387
Sur la critique de ce caractère provisoire des mesures prononcées en référé, cf. B. Plessix, « Le caractère
provisoire des mesures prononcées en référé », RFDA, 2007, p. 76 ; D. Labetoulle, « Le provisoire et le référé »,
in A. Vidal-Naquet (dir.), op. cit., p. 123.
388
O. Le Bot, Le guide des référés administratifs, op. cit., n° 212-32, p. 45.
389
Cette procédure est particulièrement visée depuis que la décision Syndicat CFDT Interco a notamment énoncé
que les mesures prononcées par le juge dans le cadre de cette procédure « doivent en principe présenter un
caractère provisoire, sauf lorsque aucune mesure de cette nature n’est susceptible de garantir l’exercice effectif
de la liberté fondamentale à laquelle il est porté atteinte ». Derrière cette affirmation d’une possibe dérogation
téléologique, motivée en somme par la protection de la liberté fondamentale en jeu, l’on remarque en premier
lieu que l’exigence d’un respect du provisoire est maintenu en tant que principe, la possible dérogation étant
conditionnée par la spécificité de la situation rencontrée. Cf. sur ce point, CE, 31 mai 2007, req. n° 298293,
Syndicat CFDT Interco 28 : Rec. Leb., p. 222 ; AJDA, 2007, p. 1237, chron. F. Lenica et J. Boucher ; JCP , 2007,
I, n° 193, chron. B. Plessix.
390
O. Le Bot, Le guide des référés administratifs, op. cit., n° 234-91, p. 373.
424
annuler une décision391, réparer un préjudice392 ou prononcer une injonction qui aurait des
effets identiques à ceux d’une annulation393.
856. Sur cette base, l’instauration des procédures de référés par la loi du 30 juin 2000 a
introduit en grande pompe le provisoire dans la justice administrative. Si on leur associe la
« culture de l’urgence »394, la place de l’article L. 511-1 du Code de justice administrative,
véritable porte d’entrée des référés, confirme que c’est aussi la culture du provisoire qu’ils ont
apportée. La décision rendue au principal n’est plus la seule arme juridictionnelle capable
d’assurer la protection des droits des citoyens. Celle-ci n’est plus que le point d’orgue d’une
instance pendant laquelle le juge doit régler provisoirement la situation en attendant la
décision principale. Le changement est total pour le juge qui doit, en plus de préparer sa
décision, se pencher provisoirement sur l’organisation des relations des parties. Cet aspect du
travail juridictionnel « moderne » est désormais aussi important que l’examen « traditionnel »
des litiges. En intervenant dans l’attente de sa décision principale, c’est aussi l’efficacité de
cette dernière que le juge poursuit en s’assurant de ne pas intervenir sur une situation devenue
irréversible.
857. L’évolution est importante car la décision principale n’est plus déconnectée de la
situation des parties lors de l’intervention juridictionnelle. Renforcée par la gestion provisoire
de leurs relations, la décision principale, sans arriver en terrain conquis, n’est plus en terre
hostile. L’action juridictionnelle provisoire durant l’instance permet au juge d’assurer un suivi
régulier du litige jusqu’à la décision principale.
391
CE, ord., 24 janv. 2001, req. n° 229501, Université Paris VIII Vincennes Saint-Denis : Rec. Leb., p. 37 – CE,
ord., 29 oct. 2001, req. n° 239443, SARL Objectif – CE, 12 juin 2002, req. n° 246618, Commune de Fauillet et
autres : Rec. Leb., p. 215 ; AJDA, 2002, p. 590, chron. F. Donnat et D. Casas – CE, ord., 11 août 2005, req.
n° 283995, Millan – CE, ord., 11 juill. 2007, req. n° 307334, Sanguin .
392
Le référé-provision n’est pas une réparation définitive sur le plan juridique puisque le débiteur peut saisir le
juge dans le but de statuer sur le montant du préjudice subi. C’est là une application classique de la jurisprudence
Mergui selon laquelle une personne publique ne peut être condamnée à payer que ce qu’elle doit. V. également
sur cette interdiction de réparation du préjudice subi CE, ord., 29 oct. 2001, req. n° 239443, SARL Objectif ; CE,
ord., 2 avril 2003, req. n° 255597, Gaiffe ; CE, ord., 15 oct. 2004, req. n° 273110, Sahi.
393
CE, ord., 10 avril 2001, req. n° 232308, Nasser Merzouk : Rec. Leb., p. 1134 – CE, ord., 9 juill. 2001, req.
n° 235696 , Boc – CE, ord., 2 août 2002, req. n° 249189, Chamouma – CE, ord., 17 juill. 2003, req. n° 258494,
Syndicat de la magistrature .
394
Cette expression est aujourd’hui utilisée assez unanimement, autant par les praticiens que par la doctrine.
V. not. sur ce point l’ouverture du vice-président Jean-Marc Sauvé à l’occasion de la 5ème édition des États
généraux du droit administratif, colloque organisé par le Conseil d’État et le Conseil national des Barreaux à la
Maison de la Chimie le 26 juin 2015 (http://www.conseil-
etat.fr/content/download/44666/388170/version/1/file/2015-06-26-L-urgence-devant-le-juge-administratif.pdf,
p. 6 [consulté le 28/08/2017]) et le bilan d’activité du Conseil d’État en 2014 intitulé « La justice administrative
en 2014 » (http://www.conseil-
etat.fr/content/download/42947/372282/version/1/file/bilan_activite_2014_VF.pdf, p. 26 [consulté le
28/08/2017]). V. également, F. Moderne, « Vers une culture de l’urgence dans le contentieux administratif ? »,
D., 2001, p. 3283 ; J.-M. Sauvé, « Et maintenant, que faire ? », JCP A, 2006, n° 42, p. 1242 ; M. Vialettes,
A. Courrèges et A. Robineau-Israel, « Les temps de la justice administrative », in Juger l’administration,
administrer la justice, mélanges en l’honneur de Daniel Labe toulle, 2007, Paris, Dalloz, préf. R. Denoix de Saint
Marc, p. 842 ; J. Piasecki, L'office du juge administratif des référés : Entre mutations et continuité
jurisprudentielle, th. Toulon, M. Paillet (dir.), 2008, p. 402.
425
858. C’est à une administration provisoire du litige que la juridiction se livre. Ce nouveau
« réflexe juridictionnel » remet en cause l’idée que l’administration ne peut assurer l’intérêt
général qu’en exécutant immédiatement ses prescriptions. Cette possibilité pour le juge
d’administrer le « provisoire » sans déstabiliser la société contribue à notre réflexion. L’effet
non suspensif des recours est souvent célébré parce qu’il permet l’exécution sur-le-champ de
l’acte administratif, exigence nécessaire au nom de l’intérêt général. Seulement, ce
développement d’une culture du « provisoire » chez le juge administratif qui peut « gérer »
l’attente fait apparaître qu’un autre fonctionnement est possible : l’exécution immédiate des
décisions administratives n’est pas la condition sine qua non de la réalisation de l’intérêt
général ce qui fragilise alors l’absence d’effet suspensif et la décision exécutoire395.
859. Cette culture du provisoire éclaire d’un nouveau regard les modalités de l’action
administrative. Elle pourrait engager l’administration à envisager une exécution « provisoire »
de ses décisions contestées. Celle-ci serait provisoire en ce qu’elle rechercherait un équilibre
entre la préservation de l’intérêt général et des droits individuels dans l’attente de la décision
juridictionnelle. Ainsi, la décision du juge pourrait faire partie intégrante du processus
d’édiction de l’acte administratif396, renvoyant son caractère définitif à cette intervention
juridictionnelle. C’est vers la mise en place d’un équilibre « provisoire » dans l’attente des
modalités définitives de l’acte administratif résultant de la décision juridictionnelle que
pourrait s’orienter l’administration. L’équilibre entre l’intérêt général et les droits individuels
aurait tout à gagner à se voir appliquer cette culture du provisoire en matière d’exécution des
décisions administratives.
860. Ainsi, vu cette configuration du contentieux, c’est une idée trop répandue que
d’affirmer que l’administration, en charge de l’intérêt général, ne peut supporter une attente,
même « provisoire ». Le refus de la prétendue paralysie du fonctionnement administratif au
nom de l’intérêt général que risquerait d’entraîner une modification du principe de l’absence
d’effet suspensif est donc quelque peu désuet. D’autres éléments, d’autres réflexions
contribuent aussi à cette obsolescence du discours qui appuie le principe. Parmi eux figure la
lente désagrégation de la notion d’intérêt général, véritable pivot du contentieux administratif
(paragraphe 2) qui s’oppose traditionnellement à toute évolution sur ce point.
395
Cette notion juridique essentielle n’est pour autant pas totalement dénuée de croyances ou d’exagérations qui
participent à son ancrage. Nous renvoyons sur ce point aux développements précédemment menés dans le cadre
de cette étude, cf. supra n° 94 et s., p. 60 et s.
396
Cette idée renvoie à nos réflexions précédentes sur les rapports du juge administratif avec l’acte
administratif : est-il ou doit-il en être le coauteur ou le perfecteur… ? Cf. supra n° 527 et s., p. 254 et s.
426
Paragraphe 2 – La désagrégation de la notion
d’intérêt général, pivot du contentieux administratif
861. Le principe de l’absence d’effet suspensif est baigné, comme l’ensemble du droit
public, par la notion d’intérêt général : si l’exécution de la décision contestée ne peut être
suspendue, c’est parce qu’elle concourt à l’intérêt général. Cette notion héritée de la
Révolution a supplanté la notion du « bien commun »397, trop marquée par la religion. Elle est
devenue, au fil du temps « l’idée mère du droit public »398 et « l’alpha et l’oméga »399 du droit
administratif. Sans être une valeur constitutionnelle en soi – il est qualifié de but à valeur
constitutionnelle400 – il est « l’étalon de la valeur juridique des agissements
administratifs »401. C’est la construction du droit public et son autonomie qui reposent sur
cette notion d’intérêt général dans la mesure où c’est parce que les autorités agissent en vue
de l’intérêt général qu’elles bénéficient d’un régime juridique particulier.
862. Malgré sa prééminence, le professeur Pontier dit de lui qu’aucune définition juridique
ne peut en être donnée402. Si son influence est tentaculaire sur le droit public, la notion reste
vaporeuse. Son absence de définition et son évanescence font de cette notion un monopole
administratif hypothétique (A) qui a tendance à glisser entre les doigts des juristes qui tentent
de l’appréhender. Il nous faut donc tenter de percevoir l’essence de cette notion avant d’en
apercevoir l’évolution. Nous pourrons alors remarquer que celle-ci, restée longtemps
uniquement entre les mains de l’administration, prend peu à peu une tournure collective.
L’intérêt général tend ainsi à devenir une véritable chose collective (B) dans sa définition et
son analyse.
397
V. sur ce passage de l’une à l’autre M. P. Deswarte, « Intérêt général, Bien commun », RDP , 1988, p. 1289.
398
C’est Marcel Waline qui avait employé cette expression dans sa préface au jurisclasseur administratif de
1963.
399
J.-M. Pontier, « L’intérêt général existe-t-il encore ? », D., 1998, chron., p. 327.
400
Cons. const., 14 déc. 2006, n° 544 DC, Loi de financement de la sécurité sociale pour 2007 : Rec. cons.
const., p. 129 ; JCP , 2007, Actu 1, note B. Mathieu ; LPA, 2007, n° 45, p. 3, note M. Disant ; RFDA, 2007,
p. 134, note J.-É. Schoettl.
401
J. Belin, Recherches sur la notion d’utilité publique en droit administratif français, th. Paris, 1933, Paris,
Dalloz, p. 250.
402
J.-M. Pontier, op. cit., p. 332.
427
A – L’intérêt général classique, monopole administratif
hypothétique
863. Malgré son omniprésence, l’intérêt général paraît insaisissable403. On ne trouve « dans
les textes ni définition d’ensemble de l’intérêt général, de l’utilité publique, de l’intérêt public,
ni détermination de mécanismes, de critères permettant de les reconnaître »404. S’approcher de
l’intérêt général pour un juriste, c’est se pencher d’une falaise pour admirer le vide. Si
« l’intérêt général est une notion trop vague, trop large »405 pour être définie, elle se diffuse
dans le droit public tout aussi largement. Dès lors, il « se moule dans les exigences des
gouvernants et des décideurs qui le mobilisent, parfois sans le distinguer de notions proches
comme intérêt public, bien commun ou intérêt national »406. Son contenu est en cela un
polymorphe omniprésent qu’on ne peut qu’essayer de comprendre sans le définir.
864. Le contenu comme la méthode d’identification de l’intérêt général est contingent dans
le sens où il n’existe pas un intérêt général, mais seulement des activités qui le révèlent à un
moment donné. En conséquence, il est difficile de le saisir car il « est essentiellement
changeant, non seulement d’un lieu à l’autre, mais dans le temps, si bien que les services
publics ne sont pas immuables dans leur cadre général comme dans leurs modalités
d’exécution »407. Malgré cette nature, le droit public français a développé son approche de la
notion. Sans en faire un élément concret, le droit français a fini par identifier l’intérêt général
par la subsomption des intérêts particuliers (1). Ainsi, son contenu transcende la simple
totalité des intérêts particuliers. Les autorités sont donc chargées de la réalisation de cet intérêt
général supérieur à l’ensemble des intérêts particuliers qui, d’une certaine manière, se voit
attribuer la fonction de légitimer l’activité de l’administration (2).
403
F. Rangeon parle pour sa part d’une notion « indéfinissable » parce qu’elle possède des sens variables ou
encore qu’elle est dépourvue d’une essence fixe. Cf. F. Rangeon, L’idéologie de l’intérêt général, 1986, Paris,
Economica, Collection Politique comparée, pp. 7-8.
404
D. Truchet, Les fonctions de la notion d’intérêt général dans la jurisprudence du Conseil d’ État, 1977, Paris,
LGDJ, Bibliothèque de droit public, t. 125, préf. J. Boulouis, p. 264.
405
Ibid., p. 34.
406
P. Lascousmes et J.-P. Le Bouhris, « Le bien commun comme construit territorial, identités d’action et
procédures », in B. Gaïti, A. Jobert et J. Valluy (dir.), Définir l’intérêt général, 1998, Paris, L’Harmattan, Politix,
n° 42, p. 37.
407
P.-L. J., « Note sur CE, 12 juill. 1939, Chambre syndicales des maîtres buandiers de Saint-Etienne », D.,
1940, III, p. 1.
428
ne soit pas mise en échec par le recours. C’est à partir de l’opposition entre l’intérêt général
qu’est censée poursuivre l’administration et les intérêts que tendent à défendre le recours qu’a
pu être pensé le caractère non suspensif des recours. Par conséquent, il nous faut analyser
cette incidence de l’intérêt général dans la construction du principe.
866. L’intérêt général se dissocie d’abord des intérêts collectifs qui sont ceux d’un groupe
d’individus distingués des intérêts particuliers de chaque membre. Sur la base de cette
définition, la dissociation avec l’intérêt général semble assez simple. Une difficulté peut
néanmoins intervenir lorsque « l’intérêt collectif se rapproche singulièrement de l’intérêt
général quand la collectivité visée est tellement importante qu’elle confine à la généralité »408.
L’intérêt collectif, c’est donc l’intérêt d’un groupe intermédiaire à l’intérieur de la société. La
différence avec l’intérêt général n’est pas pour autant qu’une question de nombre, mais
d’objectif : l’intérêt collectif se limite aux prétentions du groupe alors que l’intérêt général
transcende la société. Dès lors, certains intérêts collectifs portés par un groupe très nombreux
peuvent ne pas intégrer l’intérêt général alors que certains intérêts d’un petit groupe pourront
être généraux. Il peut en être ainsi, sans tomber dans la démagogie, d’intérêts collectifs portés
par de grands groupes industriels ou de grandes associations qui défendent, parfois à
l’encontre de l’intérêt général, leurs intérêts.
867. Pour le reste, en élargissant le point de vue, il faut faire la différence avec l’intérêt
public, encore plus proche de l’intérêt général que l’intérêt collectif. À ce titre, le dictionnaire
Lalande considère que « l’intérêt général est proprement l’ensemble des intérêts communs
aux différents individus qui composent une société ; l’intérêt public, l’ensemble des intérêts
de cette société en tant que telle »409. Il distingue l’intérêt général qui sert les intérêts
communs des individus de la société et un intérêt public qui sert la société comme un objet
unitaire qui abolit toute individualité. Dans ce cadre, l’intérêt général ne s’affranchirait pas
des individualités ; elle permettrait de les dépasser en leur attribuant une destinée et un
objectif commun. En ce sens, l’intérêt général ne nie pas les intérêts particuliers : il les
subsume en faisant ressortir le général du particulier. L’intérêt général est donc le liant qui
permet de faire société en trouvant dans l’amas d’individus une destinée commune.
868. Le professeur Chevallier appuie cette idée lorsqu’il écrit que « le concept d’intérêt
général implique d’abord la possibilité de surmonter les antagonismes sociaux et de dégager
408
CE, 10 juin 1921, req. n° 45681, Commune de Monségur : Rec. Leb., p. 573, concl. L. Corneille ; S., 1921, III,
p. 49, concl. L. Corneille et note M. Hauriou ; D., 1922, III, p. 26, concl. L. Corneille ; RDP , 1921, p. 361, concl.
L. Corneille et note G. Jèze.
409
« Intérêt », in A. Lalande, Vocabulaire technique et critique de la philosophie , 18ème éd., 1996, Paris, PUF,
p. 531.
429
un intérêt commun à l’ensemble des participants : ce qui unit les membres est plus fort que ce
qui les oppose ; leur appartenance à une même communauté surdétermine leur identité
singulière. Les intérêts particuliers vont être rendus compatibles et harmonisés par
l’intervention d’une instance de totalisation qui est chargée d’opérer la synthèse des volontés
individuelles, de rassembler les points de vue disparates en un projet cohérent, de ramener les
éléments atomisés et soumis à l’attraction centrifuge dans les limites de l’ordre établi »410.
Toutes les divisions sociales ou individuelles ne remettent alors pas en cause « l’unité sociale,
car elles sont transcendées et dépassées dans l’ordre politique par la définition d’un “intérêt
général” commun à l’ensemble des membres »411. L’intérêt général est consubstantiel à
l’apparition d’une sphère politique dans la société civile. Il écarte les dissensions et les
fractures au sein d’une communauté d’hommes qui, en tant que citoyens s’accordent sur
l’essentiel, c’est-à-dire l’intérêt général qu’il faut poursuivre.
869. Une fois l’intérêt général pensé en théorie, la doctrine a dû déterminer comment
aboutir à sa détermination concrète. Quelque part, c’est le « calcul » retenu par le droit public
français qu’il faut questionner. Sur cette question, « les divergences sont profondes sur ce que
peut être (ou doit être) cet intérêt collectif, sur le point de savoir s’il est la somme des intérêts
particuliers ou est d’une nature propre, etc. »412. Il existe deux conceptions : une volontariste
également appelée rousseauiste et une utilitariste renvoyant à la différence entre l’utilité pour
tous et l’utilité de tous. Tandis que la première définit l’intérêt général tel qu’il figure dans la
tradition juridique française, la seconde est représentative de l’approche anglo-saxonne. Dans
le contenu, cette dernière n’y est que la somme des intérêts de chacun : c’est l’intérêt de tous
imprégné des idées de Adam Smith. La régulation spontanée par le jeu des intérêts individuels
et la main invisible du marché traduisent la coloration économique d’une telle conception. Si
les théories libérales y ont puisé leurs racines afin de favoriser le libre jeu des intérêts privés,
l’intérêt général n’y est qu’un calcul arithmétique de la somme des intérêts particuliers.
870. A contrario, « dans la tradition politique française, l’intérêt général s’inscrit
principalement dans la filiation volontariste et républicaine qui conçoit l’État unitaire comme
son garant »413. Dès lors, cela implique que « dans la conception classique de la souveraineté
nationale, la volonté générale ne se réduisait pas à la sommation des opinions et des intérêts
410
J. Chevallier, « Réflexion sur l’idéologie de l’intérêt général », in J. Chevallier (dir.), Variations autour de
l’idéologie de l’intérêt général, vol. 1, 1978, Paris, PUF, Publications du centre universitaire de recherches
administratives et politiques de Picardie, pp. 12-13.
411
Ibid., pp. 15-16.
412
J.-M. Pontier, op. cit., p. 327.
413
Conseil d’État, L’intérêt général, 1999, Paris, La Documentation française, Études et documents, p. 265.
430
particuliers »414. L’intérêt général y représente l’intérêt pour tous plutôt que celui « de tous ».
Ainsi, il dépasse, transcende et subsume les intérêts particuliers unis vers un objectif qui les
rassemble, celui de faire société.
871. Ce choix arrêté sur la conception volontariste résulte en grande partie de l’influence de
Rousseau sur la construction de l’ordre juridique français. Le philosophe considérait que
l’intérêt général est une fiction qui subsume les intérêts particuliers dans un mouvement qui
les dépasse. Il se basait alors sur le calcul intégral pour déterminer ce qui en relevait : « il y a
bien souvent de la différence entre la volonté de tous et la volonté générale ; celle-ci ne
regarde qu’à l’intérêt commun, l’autre regarde à l’intérêt privé, et n’est qu’une somme de
volontés particulières : mais ôtez de ces mêmes volontés les plus et les moins qui
s’entredétruisent, reste pour somme des différences la volonté générale »415. La formule se
comprend lorsqu’elle est mise en perspective de l’autre vision, utilitariste, de l’intérêt général.
Tandis que celle-ci renvoie à l’addition de chaque intérêt personnel – l’intérêt de M. X
additionné à celui de M. Y, etc. –, la vision volontariste la dépasse pour faire ressortir la
destinée commune de cette collection d’individualités.
872. Un autre esprit de la Révolution, l’abbé Siéyès poursuivit ce travail sans parvenir à la
clarification réussie par la conception utilitariste. Sans formule mathématique
« accrocheuse », il décrivait le processus d’apparition de l’intérêt général qui est tout sauf un
« contenu déterminable a priori »416 : « dans toutes les délibérations, il y a comme un
problème à résoudre, qui est de savoir dans un cas donné, ce que prescrit l’intérêt général.
[…] Sans doute l’intérêt général n’est rien s’il n’est pas l’intérêt de quelqu’un : il est celui des
intérêts particuliers qui se trouvent communs au plus grand nombre des votants. De là, la
nécessité du concours des opinions. […] Il faut laisser tous les intérêts se presser, se heurter
les uns les autres […]. Dans cette épreuve les avis utiles et ceux qui seraient nuisibles se
séparent, les uns tombent, les autres continuent à se mouvoir, à se balancer jusqu’à ce que,
modifiés, épurés par leurs efforts réciproques, ils finissent par se concilier, par se fondre en un
seul avis »417. Cette idée de représentation démontre que l’intérêt général n’existe pas en soi
mais qu’il est construit. Le raisonnement comporte aussi l’idée qu’un individu ne peut
s’opposer à l’intérêt général car cela reviendrait pour lui à se mettre en travers de la société.
414
P. Mazeaud, « Vœux du président du Conseil constitutionnel, M. Pierre Mazeaud, au président de la
République », CCC, 2006, n° 20, p. 5.
415
J.-J. Rousseau, Du contrat social, 1996, Paris, Librairie générale française, Le livre de poche Classiques
Philosophie, n° 4644, préf. G. Mairet, Livre II, Chapitre III, p. 64.
416
C. Gautier et J. Valluy, « Générations futures et intérêt général, éléments de réflexion à partir du débat sur le
"développement durable" », in B. Gaïti, A. Jobert et J. Valluy (dir.), op. cit., p. 21.
417
E. Siéyès, Vues sur les moyens d’exécution dont les représentants de la France pourront disposer en 1789,
p. 91, http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k41688x/f98.image [consulté le 28/08/2017].
431
873. En France, « la société est autre chose que la simple réunion d’éléments atomisés et
l’intérêt général n’est pas réductible à la somme des intérêts particuliers »418. Il transcende les
intérêts particuliers l’amenant à les dominer. En faisant le choix de cette conception, les
intérêts particuliers sont balayés devant l’intérêt général. Rappelons-le, « faire appel à l’intérêt
général, c’est vouloir transcender ces oppositions, penser qu’il est possible de définir un
intérêt que tous pourraient reconnaître comme supérieur aux autres intérêts, particuliers et
partiels »419. Cette transcendance qui distingue l’intérêt général des intérêts privés420 implique
que le premier domine les seconds et que les particuliers ne peuvent définir l’intérêt général.
En ce qu’il leur est supérieur, sa détermination est de facto refusée aux particuliers. Par
conséquent, il est réservé à l’État, le seul à disposer de la hauteur de vue permettant de mener
à bien cette mission. Ainsi, « personne abstraite, ne relevant pas de l’ordre sensible, l’État
constitue le principe d’unification de la société et donc le seul dépositaire de l’intérêt général ;
par essence neutre, indépendant et objectif, l’État est la “conscience claire” (Durkheim), le
cerveau de la société, qui unit, rassemble, ordonne, ce qui est dispersé, atomisé, irrationnel, le
catalyseur qui transforme les antagonismes sociaux en projet collectif, le facteur de
polarisation indispensable pour combattre l’attraction centrifuge et homogénéiser le champ
social placé sous son emprise »421.
874. Si « pour unir les hommes, il faut transformer leurs volontés particulières en une
volonté générale »422, cette opération ne peut résulter que de l’État423 chargé de synthétiser
l’unité nationale. Dès lors, il porte la responsabilité de réaliser cet intérêt général et par la
même occasion de déterminer ce qui y participe ou non. Celui-ci nécessite une objectivation
que seuls l’État et les autorités administratives sont à même de posséder. Cette position
418
J. Chevallier, « Réflexion sur… », op. cit., p. 19.
419
J.-M. Pontier, op. cit., p. 327.
420
L’idée est notamment appuyée par le professeur Truchet qui avait pu écrire dans sa thèse qu’« il existe des
intérêts privés, indiscutablement privés, et aisément identifiables : l’intérêt de quelques particuliers déterminés,
d’une société… Ils sont « privés » parce qu’ils coïncident étroitement avec la personnalité des intéressés et ne
comportent aucun élément de transcendance » (D. Truchet, op. cit., p. 302).
421
J. Chevallier, « Réflexion sur… », op. cit., p. 18.
422
Conseil d’État, L’intérêt général, op. cit., p. 258.
423
L’idée est finalement ancienne en ce qu’elle était déjà présente dans les écrits d’Aristote. En effet, selon lui, la
communauté politique est liée à une notion qui dépasse l’ensemble des individualités et des particuliers de la
société. Si à l’époque cette notion n’était rien d’autre que le bien commun, le parallèle avec l’intérêt général et
son influence dans la société actuelle peut sans aucun doute être poursuivi. Il pouvait ainsi écrire : « Puisque
toute cité, nous le voyons, est une certaine communauté, et que toute communauté a été constituée en vue d’un
certain bien (car c’est en vue de ce qui leur semble un bien que tous les hommes font ce qu’ils font), il est clair
que toutes les communautés visent un certain bien et que, avant tout, c’est le bien suprême entre tous que vise
celle qui est la plus éminente de toutes et qui contient toutes les autres. Or, c’est celle que l’on appelle la cité,
c’est-à-dire la communauté politique ». Cf. Aristote, Les politiques, 2ème éd., 1993, Paris, Garnier Flammarion,
trad. P. Pellegrin, Livre III, 6, 1279 b 17, p. 227. Pierre Legendre parle à ce propos de l’État comme de la
« soudure centraliste » de la France, cf. P. Legendre, Trésor historique de l’État en France, 1992, Paris, Fayard,
Les savoirs, p. 607.
432
semble confirmer l’idée de Mme Coq qui liait la transcendance de la notion à son impossible
expression hors de la sphère politique. Elle écrivait à ce propos que « l’intérêt général ne
s’assimile jamais totalement aux intérêts privés. Il résulte d’une volonté politique […] mise en
place par les pouvoirs publics. L’intérêt général est donc bien transcendant »424. Malgré les
critiques récentes425 sur ce point, il n’y a aucun « doute que la tradition française, telle qu’elle
s’exprime dans la législation et la jurisprudence, a clairement pris le parti de promouvoir un
intérêt général qui aille au-delà d’un simple arbitrage entre intérêts particuliers »426.
875. Or, au-delà d’un simple arbitrage, l’intérêt général est politique, donc in fine mis en
œuvre par l’administration. Cette orientation donne à ceux chargés de fixer son contenu un
pouvoir puisqu’une fois qu’un acte ou qu’une activité se sera vue apposer le sceau de sa
contribution à l’intérêt général, il sera très délicat de s’y opposer, l’intérêt général ne pouvant
que se constater et s’énoncer sans se démontrer. Puisque l’intérêt général est ce qui est bon
pour tous, une fois son énonciation, il estdifficile de voir dans la parole individuelle autre
chose qu’un intérêt particulier devant plier. Cette particularité explique notamment que
« l’intérêt général dans la jurisprudence administrative (au niveau juridique) est le reflet de la
volonté de l’action publique (politique) »427.
876. Dans ce schéma classique de la conception française, la valeur d’une décision est liée à
sa contribution pour l’intérêt général qui se révèle en « fonction de la force reconnue à
l’autorité légale [qui l’édicte], c’est-à-dire en dernière analyse à l’administration »428. Les
autorités administratives, taillées pour donner à la société une orientation et la diriger, sont
naturellement en charge de donner son contenu à cette notion. Sa transcendance sert alors à
renforcer la valeur de la parole prononcée tant il est « indéniable que les fonctionnaires font
majoritairement appel au registre de l’intérêt général comme notion transcendante, liée au
pouvoir des administrations […] se positionnant ainsi au nom d’un principe supérieur contre
les particularismes ou les intérêts particuliers : ils véhiculent plutôt une idée préconçue de ce
qui est bon pour la collectivité »429.
877. L’administration, lieu d’une certaine objectivité, s’est vue attribuer la mission de
mener à bien la poursuite de l’intérêt général. Dès lors, comme elle est censée poursuivre
424
V. Coq, Nouvelles recherches sur les fonctions de l’intérêt général dans la jurisprudence administrative,
2015, Paris, L’Harmattan, Logiques juridiques, préf. B. Plessix, p. 164.
425
L’intérêt général est devenu pour certains membres de la doctrine une simple norme ainsi dénuée de tout
caractère transcendental. Cf. sur ce point, V. Coq, op. cit., p. 164.
426
Conseil d’État, L’intérêt général, op. cit., p. 245.
427
V. Coq, op. cit., p. 433.
428
P. Lascousmes et J.-P. Le Bouhris, op. cit., p. 65.
429
X. Piechaczyk, « Les rôles des commissaires enquêteurs et l’intérêt général », in B. Gaïti, A. Jobert et
J. Valluy (dir.), op. cit., p. 95.
433
l’intérêt général, chacune de ses actions bénéficie de l’éclat de cette notion. L’on peut alors
considérer qu’elle a joué à son égard un double rôle : la mise en œuvre de l’intérêt général
représente pour les autorités une lourde responsabilité mais aussi un moyen de légitimer leur
action (2).
878. L’intérêt général possède une relation particulière avec le droit administratif et son
versant contentieux. En tant qu’idée mère du droit public dans sa généralité, c’est logiquement
un élément-clé du droit et du contentieux administratif, une de ces notions dont l’on ne peut se
passer pour en comprendre le système. Le professeur Truchet dans sa thèse classique430
considérait qu’il « définit le champ maximum d’application du droit administratif »431. En
somme, il constitue le critère initial d’application et de reconnaissance du droit administratif
et du droit public en général. Mieux, le professeur écrivait que l’intérêt général « sert de
critère initial à l’application d’un régime de droit public, et donc de “plus grand dénominateur
commun” aux grandes notions du droit administratif »432.
879. Cette place particulière crée une ambiguïté dans le sens où l’intérêt général ne peut
demeurer une simple charge : s’il définit les frontières d’application du droit administratif, il
justifie l’existence du régime juridique autonome du droit privé. En arrêtant le spectre du droit
administratif, il le pousse à exister puisque les activités de l’administration sont rendues
possibles sous leur forme par le fait qu’elles poursuivent ce but d’intérêt général. De fait,
« c’est au nom de ce seul intérêt que l’administration dispose de pouvoirs exorbitants, qui ont
d’ailleurs pour contrepartie des servitudes publiques, et impose des contraintes aux
administrés. Le rapport inégal qui s’instaure entre l’administration et les citoyens ne peut être
justifié qu’à condition de protéger un intérêt public des revendications des particuliers »433.
L’exorbitance du droit administratif et les particularités de l’action administrative sont donc
légitimées, voire fondées sur cette notion d’intérêt général.
880. Cette légitimation de l’activité des autorités administratives par l’intérêt général est
essentielle. Certes, c’est une contrainte puisque son respect est nécessaire sous peine de faire
basculer l’activité administrative dans l’illégalité. Cependant, c’est surtout un moyen de
justifier un régime qui comporte des prérogatives et des sujétions exorbitantes du droit
430
On peut en dire autant du travail du professeur Linotte sur cette même notion qui date à peu près de la même
époque. Cf. D. Linotte, Recherches sur la notion d’intérêt général en droit administratif français, th. Bordeaux I,
dir. J.-M. Auby, 1975, 451 p.
431
D. Truchet, op. cit., p. 56.
432
Ibid., p. 5.
433
Conseil d’État, L’intérêt général, op. cit., p. 266.
434
commun. La notion permet de justifier l’action administrative et ses modalités auprès de ses
destinataires que l’intérêt général permettra de convaincre.
881. La légitimation s’entend « comme l’ensemble des actions par lesquelles les dirigeants
tendent à établir leur légitimité (sic), à la revendiquer (sic), en fonction des représentations
qu’ils ont du régime désirable et désiré par les gouvernés »434. Ici, la double représentation –
régime désirable/régime désiré – ne s’entend que par référence à la poursuite de l’intérêt
général. Celui-ci trace ainsi les frontières de la domination légitime de l’administration car,
« si l’État a le monopole de la violence légitime et s’affirme comme l’unique source du droit à
la contrainte, cette contrainte ne peut dès lors s’exercer que si elle est acceptée par les
citoyens, c’est-à-dire s’ils en reconnaissent la légitimité. La référence à l’intérêt général
permet, à cet égard, de renouveler en permanence la confiance dans le bien-fondé de l’autorité
de l’État. La théorie de l’intérêt général consolide la différence entre le droit et la force. La
fonction de cette notion est d’asseoir la légitimité de la puissance publique »435. C’est pour
cela que « l’intérêt général apparaît le plus souvent dans des discours tendant à légitimer
l’action des gouvernants »436. D’ailleurs, cette notion a pris son ampleur au moment de la
Révolution française, période cruciale dans le mouvement de désolidarisation entre l’Église et
l’État. Sous l’Ancien Régime, le pouvoir ne nécessitait pas de recourir à des instruments
juridiques pour se faire accepter car la question de l’acceptation de l’activité de
l’administration royale ne se posait pas. En l’occurrence, toute contestation était refoulée
intérieurement par chaque citoyen du fait que le pouvoir était donné par Dieu, suffisant à faire
plier toute résistance car s’opposer à l’administration, c’était s’opposer à la volonté divine. La
monarchie tirait sa force et sa légitimité de la religion alors omniprésente.
882. À la suite de la Révolution, le choix divin des titulaires du pouvoir s’est lentement
effrité jusqu’à disparaître avec la loi du 9 décembre 1905 concernant la séparation des Églises
et de l’État. La « nudité » du pouvoir s’est révélée à tous et les autorités ont dû puiser leur
légitimité ailleurs. L’intérêt général, en fondant et légitimant le pouvoir de l’administration,
est devenu le dieu laïc des sociétés modernes en remplaçant les croyances religieuses. Ainsi,
« l’idéologie de l’intérêt général apparaît bien comme une couverture indispensable à
l’exercice du pouvoir étatique »437. La notion est primordiale car elle permet d’inculquer « la
434
J. Lagroye, F. Bastien et F. Sawicki, Sociologie politique , 6ème éd., 2012, Paris, Presses de Sciences Po,
Dalloz, Amphi, p. 457.
435
Conseil d’État, L’intérêt général, op. cit., p. 253.
436
F. Rangeon, op.cit., p. 21.
437
J. Chevallier, « Réflexion sur… », op. cit., p. 12.
435
croyance dans le bien-fondé de l’ordre social et politique »438 et ce d’autant plus facilement
que l’intérêt général dépersonnalise la relation au pouvoir. Le recours à cette notion par les
autorités implique que leur commandement devient aussi transcendantal. Le citoyen n’est plus
confronté à une autorité mais à la société car l’autorité n’agit qu’en considération de l’intérêt
général. En clair, en obéissant aux autorités, le particulier n’obéit qu’aux prescriptions de
l’intérêt général qui n’est « personne » ce qui facilite le rapport de domination. Mieux, par
l’interdépendance que crée cette notion, obéir aux autorités qui portent l’intérêt général, c’est
un peu obéir à soi-même. Le professeur Chevallier évoque cette dissimulation de la
« brutalité » du pouvoir : « par la dépersonnalisation systématique du rapport de pouvoir,
l’idéologie de l’intérêt général dissimule efficacement la réalité de la domination ; elle exclut
toute possibilité pour les dirigeants d’user de leurs prérogatives, non pas dans l’intérêt
collectif des membres, mais pour leur profit personnel. Cette représentation est indispensable
pour justifier la soumission, en la fondant sur des bases rationnelles, et mettre l’autorité à
l’abri de toute contestation »439. Il poursuit même en affirmant que l’intérêt général est « un
instrument de manipulation des consciences, un discours mystificateur, produit par les
dirigeants et destiné à imprégner la croyance en l’excellence du pouvoir en dissimulant les
véritables ressorts qui sous-tendent sa conquête et son exercice : elle présente les dirigeants
comme les serviteurs du groupe alors qu’ils sont, en réalité, les maîtres et disposent d’une
emprise totale sur les membres, réduits à l’état de sujets »440.
883. C’est donc entre dissimulation et légitimation du pouvoir que l’intérêt général fait son
œuvre dans la sphère juridique et politique. Le principe de l’absence d’effet suspensif
l’intègre ainsi : une notion attachée de manière indéfectible à l’activité de l’administration. En
ce que le pouvoir est censé porter un intérêt qui transcende les intérêts particuliers, le
contentieux administratif réceptionne par ce principe la supériorité de l’activité administrative
sur les intérêts des particuliers. Partant du principe que l’opinion de l’administration renvoyait
à ce qui « est “bien” ou “souhaitable” pour la collectivité »441, l’activité de l’administration ne
pouvait être suspendue par la simple contestation de requérants « égoïstes ». Dès lors, la
procédure administrative contentieuse a saisi l’intérêt général « en tant que construit
argumentaire permettant la transfiguration d’intérêts particuliers ou de rapports de domination
438
J. Chevallier, « Réflexion sur… », op. cit., p. 12.
439
Ibid., p. 34.
440
Ibid., p. 34.
441
C. Gautier et J. Valluy, op. cit., in B. Gaïti, A. Jobert et J. Valluy (dir.), op. cit.,, p. 35.
436
relayés par l’administration »442. Ainsi, même suspectées d’en être déconnecté, les actions
unilatérales de la puissance publique seraient « légitimées par l’affichage d’une démocratie
formelle via l’invocation purement rhétorique de “l’intérêt général” »443.
884. La conception transcendantale de l’intérêt général et la légitimation qu’il entraîne
poussent le juge à l’intégrer dans la construction de la procédure administrative contentieuse.
C’est à ce titre – du moins en partie – qu’il a été décidé de ne pas rendre les recours
suspensifs. En quelque sorte, son influence justifie les atteintes portées aux situations
individuelles444 du fait de son lien à l’activité administrative. L’influence de cette conception
de l’intérêt général portée par les autorités, bien que sur le déclin, est demeurée très forte.
Dans bon nombre de décisions récentes, l’intérêt général vient légitimer certaines situations
pourtant contestables. Or, le bien de tous peut parfois être difficile à percevoir derrière cette
seule invocation à moins de considérer que toute action de l’administration y concourt par
nature.
885. Ainsi, si la légalité de l’action administrative n’a pu se constater dans un premier
temps, le juge peut, en mobilisant l’intérêt général, contourner cet obstacle. Le professeur
Jean-Bernard Auby analyse cette référence comme un « amortisseur de la chose jugée » en
conférant une « sorte d’immunité d’exécution » à la personne publique445. Le juge invoque
dans ces « réserves » l’intérêt général pour moduler les conséquences de l’illégalité d’un acte
contesté. En clair, après avoir constaté l’illégalité, le juge peut mobiliser l’intérêt général pour
en « tempérer les conséquences »446. Le recours à l’intérêt général lui permet de préserver
l’administration des conséquences d’une annulation. Plusieurs décisions relativement récentes
en ont fait application en ce sens447. Dans celles-ci, il faut distinguer les réserves temporelles
442
P. Lascousmes et J.-P. Le Bouhris, op. cit., p. 37. V. également sur ce point, J. Chevallier, « L’intérêt général
dans l’administration française », RISA, 1978, n° 4, p. 325.
443
P. Lascousmes et J.-P. Le Bouhris, op. cit., p. 40.
444
V. pour une critique de cet arbitrage entre protection des situations individuelles et défense de l’intérêt
général par le Conseil constitutionnel, P. Waschmann, « De la légitimité de l’atteinte à un droit individuel pour
des motifs d’intérêt général », AJDA, 1991, p. 382.
445
J.-B. Auby, « À propos des réserves d’intérêt général », DA, 2003, n° 6, repère n° 6, p. 3.
446
F. Brenet, « Les réserves d’intérêt général », in Le droit administratif : permanences et convergences,
mélanges en l’honneur de Jean-François Lachaume, 2007, Paris, Dalloz, p. 142.
447
CE, sect., 29 janv. 2003, req. n° 245239, Syndicat départemental de l’électricité et du gaz des Alpes-
Maritimes et Commune de Clans, préc. – CE, sect., 26 févr. 2003, req. n° 231558, M. et Mme Bour , préc. – CE,
10 déc. 2003, req. n° 248950, Institut de recherche pour le développement : Rec. Leb., p. 501 ; BJCP , 2004,
p. 136, concl. D. Piveteau ; Contrats et marchés publics, 2004, n° 31, comm. J.-P. Pietri ; AJDA, 2004, p. 394,
note J.-D. Dreyfus ; DA, 2004, n° 3, n° 45, p. 22 ; RDC, 2004, p. 1046, note P. Brunet – CE, ass., 11 mai 2004,
req. n° 255886, 255887, 255888, 255889, 255890, 255891 et 25 5892, Association AC ! et autres, préc. – CAA
Lyon, plén., 13 juill. 2004, req. n° 99LY00005, Moreau : AJDA, 2004, p. 1824, note F. Bourrachot ; DA, 2004,
n° 11, comm. n° 159, note G. Pellissier – – CAA Paris, 18 nov. 2004, req. n° 01PA03035, Société Sodisfom :
AJDA, 2005, p. 453 – CE, sect., 25 févr. 2005, req. n° 247866, France Télécom : Rec. Leb., p. 86 ; RFDA, 2005,
p. 802, concl. E. Prada-Bordenave ; AJDA, 2005, p. 997, chron. C. Landais et F. Lenica ; RJEP/CJEG , 2005,
n° 624, p. 355 ; RDP , 2005, p. 1643, note P. Idoux ; DA, 2005, n° 4, p. 26, note M. Bazex et S. Blazy ; JCP A,
2005, n° 1162, note E. Saulnier-Cassia ; Gaz. Pal., 2005, Somm., p. 3619, note D. Véret et A. Vève – TA
437
et celles matérielles. Les premières permettent au juge de différer ou de moduler les effets
temporels de l’annulation d’un acte quand les secondes permettent à l’administration de rester
inactive « comme si elle n’avait jamais commis une illégalité dont l’existence est pourtant
établie »448. Le juge y reconnaît l’illégalité et la sanctionne mais sa censure ne produit aucun
effet au nom de la protection de l’intérêt général. Le juge se « réserve » le pouvoir de ne pas
mener au bout le constat de l’illégalité administrative. Si l’on devait classer ces deux réserves
au regard de l’atteinte qu’elles portent au droit au recours et à l’exécution des décisions de
justice, les réserves temporelles sont moins « graves » que les matérielles : tandis que les
premières ont vocation à laisser du temps à l’administration afin de tirer les conséquences
d’une annulation, les secondes se rapprochent d’une loi de validation.
886. Quoi qu’il en soit, la situation amène le juge à mobiliser l’intérêt général pour
préserver l’administration des conséquences d’une annulation. C’est au nom de l’intérêt
général que « le juge administratif s’accorde le pouvoir de modeler à sa guise les
conséquences résultant normalement de l’illégalité d’un acte administratif »449. Certes,
l’intérêt général a toujours permis de « balancer, corriger les effets de la règle commune au
profit de la puissance publique »450. L’exemple de la jurisprudence451 devenue célèbre dans le
sursis à exécution et reprise pour les référés452 permettant au juge de ne pas octroyer le sursis
ou la suspension alors que les conditions étaient remplies l’illustre bien.
887. Mobiliser l’intérêt général pour éviter les conséquences d’une annulation fait partie de
ces arguments qui assouplissent la contrainte de la légalité sur l’administration. Par cette
technique, le juge s’approprie l’intérêt général pour déroger au principe de légalité, à la
rétroactivité des annulations contentieuses, au droit au recours et au droit à l’exécution des
décisions de justice. Cette situation a pu faire dire à certains qu’il « s’agit d’une validation
jurisprudentielle soumise pour l’essentiel aux conditions posées pour la validation
Amiens, 24 mai 2005, req. n° 0201856 0201961 0201962 0201963 0201925, M. Dubruque et autres : AJDA,
2005, p. 2416, note F. Melleray – CAA Bordeaux, 8 nov. 2005, CCI de Bordeaux et Michaud : JCP A, 2006,
chron. n° 1041, p. 255, note B. Pacteau – CE, sect., 18 nov. 2005, req. n° 271898, Société fermière de
Campoloro et autre : Rec. Leb., p. 515 ; JCP A, 2005, n° 1387, n° 1869, concl. N. Boulouis ; BJCL, 2006, n° 1,
p. 43, concl. N. Boulouis et obs. L. Touvet ; AJDA, 2006, p. 137, chron. C. Landais et F. Lenica ; DA, 2006, n° 3,
p. 33, note Ch. Guettier ; JCP , 2006, II, n° 10044, note R. de Moustier et O. Béatrix – CE, 21 déc. 2006, req.
n° 287812, Union syndicale Solidaires Fonctions publiques et assimilés : Rec. Leb., p. 576.
448
F. Brenet, « Les réserves d’intérêt général », op. cit., p. 143.
449
Ibid., p. 143.
450
J.-B. Auby, « À propos… », op. cit., p. 3.
451
CE, ass., 13 févr. 1976, req. n° 99708, Association de sauvegarde du quartier Notre-Dame, préc.
452
CE, 12 févr. 2001, req. n° 229797, 229876 et 230026, Association France Nature Environnement et autres :
Rec. Leb., p. 56 ; LPA, 2001, n° 46, note H. de Gaudemar – CE, 15 juin 2001, req. n° 230637, Société Robert
Nioche et ses fils : Rec. Leb., p. 1120.
438
législative »453. Le juge offre « un véritable droit à l’erreur à l’administration et les requérants
pourront sans doute y voir un alibi, voire un droit, à la violation du principe de légalité qui ne
dit pas son nom »454. C’est une seconde chance qui est offerte à l’administration455 d’autant
plus que le juge entend avec bienveillance la protection d’un intérêt général transcendant que
seule la personne publique peut poursuivre. Si selon les membres du Conseil d’État, il est
nécessaire de « comparer les inconvénients qui résulteraient de l’inexécution d’une décision
de justice avec ceux qui seraient provoqués par son exécution afin de ne pas imposer des
mesures excessives ou déraisonnables »456, l’intérêt général ouvre toutes les dérogations
possibles. Puisque l’exécution de la décision juridictionnelle doit composer avec l’intérêt
général au détriment de la légalité, celui-ci « écrase » bien le droit public.
888. C’est d’autant plus problématique que le juge colle assez largement aux visions
administratives de l’intérêt général. En pratique, le juge considère quasi systématiquement
que l’intérêt général justifie les refus de visas aux étrangers qui invoquent le droit au respect
de la vie privée et familiale457. De la même manière, l’intérêt général influence le juge qui
annule rarement la déclaration d’utilité publique d’un projet de grande ampleur458. En plus,
453
P.-L. Frier, « Panorama de contentieux administratif et de responsabilité de la puissance publique », D., 2005,
p. 31.
454
F. Brenet, « Les réserves d’intérêt général », op. cit., p. 161.
455
V. contra V. Coq, op. cit., p. 371 et s. Selon elle, la notion d’intérêt général, utilisée par le juge, même dans le
cadre des réserves matérielles ou temporelles, permet depuis maintenant plusieurs années une meilleure
protection des justiciables dans le même courant que l’apport de la sécurité juridique. Pour notre part, nous
considérons que cette notion d’intérêt général n’assure une meilleure protection que de certains citoyens au
détriment d’autres. Or, nous l’avons déjà dit, il y a une différence entre l’intérêt de quelques-uns et l’intérêt
général qui s’identifie plus dans la légalité. En cela, nous pouvons rejoindre les professeurs Seiller et Delvolvé
qui voient l’intérêt général comme un moyen de servir les droits subjectifs, ce qui, l’on en conviendra, diffère de
l’intérêt général. La thèse de Mme Coq est sur ce point d’autant plus critiquable que ce n’est pas l’intérêt général
qui protège les citoyens. C’est au contraire simplement une appréciation plus stricte de cette notion qui légitime
les atteintes qui améliorent la protection des citoyens. Cette confusion s’explicite notamment à la page 373 de la
thèse précitée de Mme Coq. Cf. les articles mentionnés P. Delvolvé, « Propos introductifs. Droits publics
subjectifs des administrés et subjectivisation du droit administratif », in Les droits publics subjectifs des
administrés, 2011, Paris, LexisNexis, Litec, Colloques & débats, t. 34, Travaux de l’AFDA, t. 4, p. 3 ; B. Seiller,
« Droits publics subjectifs des administrés et transformations contemporaines du contentieux », in Les droits
publics subjectifs des administrés, op. cit., p. 191.
456
F. Donnat et D. Casas, « La remise en cause de la revente d'un bien illégalement préempté est un litige
distinct de celui de l'annulation de la décision de préemption », AJDA, 2003, p. 730.
457
CE, 30 juin 2000, req. n° 211982, M. Z et autres – CE, 19 févr. 2001, req. n° 210877, Aouichi : Rec. Leb.,
p. 77 – CE, 26 mars 2001, req. n° 213259, Mlle X. – CE, 14 déc. 2005, req. n° 274390, Mme A. – CE,
25 juill. 2008, req. n° 305697, M. et Mme Issaiden : Rec. Leb., p. 765 – CE, 19 oct. 2010, req. n° 327857, M. A. –
CE, 1 juill. 2011, req. n° 338080, M. et Mme A.
458
CE, 1 juin 1973, req. n° 89173, Sieur Abraham et autres : Rec. Leb., p. 394 – CE, ass., 7 mars 1975, req.
n° 89011 et 89128, Association des amis de l’abbaye de Fontevraud et Groupement de défense
interdépartemental de la Forêt de Fontevraud : Rec. Leb., p. 179 – CE, ass., 7 mars 1976, req. n° 95983, Tarlier
et autres : Rec. Leb., p. 132 ; AJDA, 1976, p. 198, chron. M. Boyon et M. Nauwelaers ; AJDA, 1976, p. 203, note
J.-P. Colson – CE, 10 déc. 1982, req. n° 25946, Comité régional d’information et de lutte antinucléaire de
Basse-Normandie : Rec. Leb., p. 416 – CE, 3 déc. 1990, req. n° 111677, 111820, 111821 et 111834, Ville
d’Amiens et autres : Rec. Leb. , p. 345 – CE, ass., 3 mars 1993, req. n° 115073, Commune de Saint-Germain-en-
Laye et autres : Rec. Leb., p. 54 ; CJEG , 1993, n° 490, p. 360, concl. M. Sanson ; AJDA, 1993, p. 340, chron.
Ch. Maugüé et L. Touvet ; JCP , IV, 1993, n° 1197, obs. M.-Ch. Rouault – CE, ass., 29 avril 1994, req.
n° 112910 et 115044, Association Unimate 65 et autres : Rec. Leb., p. 203 ; CJEG , 1994, n° 501, p. 443, concl.
P. Frydman ; AJDA, 1994, p. 367, chron. Ch. Maugüé et L. Touvet – CE, 23 oct. 2009, req. n° 322327,
Normand : BJCL, 2009, n° 11, p. 764, concl. B. Bourgeois-Machureau.
439
comme le Conseil d’État n’explicite pas l’intérêt général mais qu’il « le déclare, en donnant le
sentiment de faire un constat de bon sens, évident ou relevant de la nature des choses »459,
l’impression d’une soumission aux vues administratives peut être renforcée.
889. Pour illustrer cette position, plusieurs exemples peuvent être relevés. À la lecture
d’arrêts et de conclusions de rapporteurs publics, l’on a pu lire que l’intérêt général à même
de tempérer les conséquences d’une annulation pouvaient être matérialisé par la nécessité de
respecter « le droit communautaire et [d’assurer le] développement de la concurrence sur les
marchés des nouveaux services de télécommunications »460 ; « la préservation de l’ordre
public » ou le « fonctionnement d’un service public »461 ou encore « la continuité du régime
d’assurance chômage »462. Même si certains des arguments peuvent convaincre, d’autres
visent surtout à faciliter la « vie administrative ». Certains silences du juge sont aussi très
instructifs comme lorsque, même si elle n’est pas évoquée, la défense des intérêts financiers
de l’administration est souvent sous-jacente à ces réserves d’intérêt général. Il en est ainsi
dans les conclusions du rapporteur public Devys expliquant que la disparition des hausses de
cotisation décidées par les partenaires sociaux, la réduction des périodes d’indemnisation, la
multiplication des remboursements et des paiements risquait de mettre à mal les finances de
l’organisme considéré463. L’on retrouve aussi des considérations similaires dans les affaires
France Telecom464 ou Société fermière de Campoloro et autres465.
890. Logiquement, « on a la faiblesse de penser que l’impact financier d’une décision
d’annulation fait nécessairement partie des motifs d’intérêt général pouvant justifier une
atténuation des conséquences de la chose jugée »466. En effet, « comment imaginer que le coût
induit par l’annulation de la décision d’implanter un ouvrage public mal construit ne jouera
pas le plus souvent un rôle décisif ? Nul doute que la balance entre les avantages de la
démolition (défense de la propriété privée, de l’environnement…) et ses inconvénients
(disparition d’un ouvrage affecté par définition à l’intérêt général…) penchera le plus souvent
459
D. Truchet, « L’intérêt général dans la jurisprudence du Conseil d’État : retour aux sources et équilibre »,
EDCE , 1999, n° 50, p. 370.
460
CE, sect., 25 févr. 2005, req. n° 247866, France Télécom, préc.
461
Ch. Maugüé, « concl. sur CE, 29 janv. 2003, Syndicat départemental de l'électricité et du gaz des Alpes-
Maritimes et Commune de Clans », RFDA, 2003, p. 482.
462
CE, ass., 11 mai 2004, req. n° 255886, 255887, 255888, 255889, 255890, 255891 et 25 5892, Association
AC ! et autres, préc.
463
Ch. Devys, « concl. sur CE, ass., 11 mai 2004, Association AC ! et autres », RFDA, 2004, p. 469.
464
Le rapporteur public précisait notamment que l’annulation rétroactive de la décision pourrait couter 60
millions aux opérateurs concernés.
465
Dans cette affaire, derrière la situation de la collectivité et les impératifs d’intérêt général, se cache la
possibilité pour le préfet de prendre en compte la santé financière de la collectivité.
466
F. Brenet, « Les réserves d’intérêt général », op. cit., p. 152.
440
en faveur du maintien en place de l’ouvrage public irrégulièrement construit »467. La réserve
d’intérêt général est donc susceptible de participer à la protection de l’administration en même
temps qu’elle concourt à une forme de sécurité juridique en évitant les conséquences
excessives d’une annulation. Seulement, le contenu de ce standard de l’intérêt général est
« très peu prévisible »468, ce qui complique les choses.
891. Cette conception particulière de l’intérêt général et la responsabilité qu’en a
l’administration ont donc influencé le contentieux administratif, sa procédure, mais aussi le
juge qui l’invoque en « dernier recours ». Au regard de sa prédominance, l’intérêt général
peut donc être « regardé à bon droit comme la pierre angulaire de l’action publique, dont il
détermine la finalité et fonde la légitimité »469. Dès lors, son influence n’a pas pu ne pas peser
sur la construction du principe de l’absence d’effet suspensif. Seulement, même l’intérêt
général, notion illustre, est sujet à l’évolution de la société et des mœurs.
892. Car « l’invocation de l’intérêt général n’apparaît plus, dans les sociétés
contemporaines, comme suffisante pour établir la légitimité du pouvoir »470. Le relâchement
du lien social se traduit souvent par la contestation de plus en plus relayée de projets
administratifs. Les exemples symptomatiques de l’aéroport de Notre-Dame des Landes, du
barrage de Sivens, de l’abandon coûteux des portiques Ecotaxe ou du « Contrat Première
Embauche » démontrent qu’invoquer l’intérêt général ne suffit plus. Ce retour en force d’une
société morcelée empêche pour beaucoup de croire en une destinée commune.
L’administration, en contribuant à l’intérêt général, est alors perçue comme porteuse d’un
commandement qu’il faut combattre au nom de divers intérêts. Du moins, le monopole de
l’administration sur la défense de l’intérêt général est sur le recul. Auparavant, « il était
admis, explicitement ou implicitement, que l’intérêt général était la finalité de toute l’action
administrative, qui lui donnait sens. Cette référence automatique ne fonctionne plus tandis que
le doute, lui, est devenu systématique. De même que certaines pratiques religieuses se sont
effondrées, de même s’effondre la croyance en un intérêt général qui guiderait
l’administration et les dirigeants »471. Dès lors, c’est l’approche de l’activité des autorités qui
risque de devoir être repensée sur le plan juridique. Aujourd’hui, « chaque projet semble
devoir être justifié au cas par cas sans qu’un référentiel global s’impose d’emblée à
467
F. Brenet, « Les réserves d’intérêt général », op. cit., p. 152.
468
J.-B. Auby, « À propos… », op. cit., p. 6.
469
Conseil d’État, op. cit., p. 245.
470
J. Chevallier, « Déclin ou permanence du mythe de l’intérêt général ? », in L’intérêt général, mélanges en
l’honneur de Didier Truchet, 2015, Paris, Dalloz, p. 86.
471
J.-M. Pontier, op. cit., p. 330.
441
l’ensemble des acteurs »472, impliquant qu’il faille lui donner une attache « circonstanciée ».
Ce recul de la conception traditionnelle de l’intérêt général se propage sur l’autorité des
décisions censées le porter. Ainsi, comme l’évolution de l’intérêt général tend à en faire une
chose collective par nature (B), l’administration ne semble plus pouvoir, à partir de sa seule
volonté, accéder à sa transcendance à même de justifier que les intérêts privés cèdent.
472
A. Jobert, « L’aménagement en politique, ou ce que le syndrome NIMBY nous dit de l’intérêt général », in
B. Gaïti, A. Jobert et J. Valluy (dir.), op. cit., p. 75.
473
J.-M. Pontier, op. cit., p. 328.
474
D. Truchet, Les fonctions de la notion d’intérêt général…, op. cit., p. 19.
475
V. Coq, op. cit., p. 561.
476
D. Truchet, Les fonctions de la notion d’intérêt général…, op. cit., p. 348.
442
revendiquent avec succès un droit d’intervention ou de veto »477. La décentralisation a fait son
œuvre et les autorités locales sont maintenant légitimes à contester à l’administration
nationale la définition de l’intérêt général. Les conflits entre autorités locales et nationales
autour de l’intérêt général sont apparus, comme à l’occasion du découpage des nouvelles
régions.
895. Seulement, il n’y a pas que les autorités locales qui contestent la définition
monopolistique de l’intérêt général. La société civile dans son ensemble est aujourd’hui
largement critique vis-à-vis des choix de l’administration en vue de sa réalisation.
Nombreuses sont les associations qui se constituent contre des activités voulues au nom de
l’intérêt général et nombreuses sont les mobilisations spontanées contre de tels projets. Si l’on
ne peut pas dire qu’il existe un attrait soudain pour le collectif, les citoyens n’entendent plus
se laisser dicter leur destin collectif sans y participer. Paradoxalement, c’est la motivation
individuelle de chacun de participer aux choix collectifs qui permet aux citoyens de contester
le monopole de l’administration à produire l’intérêt général.
896. Il serait relativement injuste de faire aux citoyens le procès de n’être omnibulés que
par leur intérêt individuel478. Plusieurs tendances laissent penser que l’intérêt de la société
civile pour s’approprier l’intérêt général n’est pas mû que par des prétentions individualistes.
Par exemple, l’intégration de la question environnementale dans les préoccupations des
citoyens n’est pas anodine. L’écologie et l’environnement sont des questions majeures qui
intéressent les citoyens et, par effet de cascade, le pouvoir politique comme le démontre la
récente promotion de la conférence environnementale dite COP21. Certes, la préoccupation
environnementale peut manifester un individualisme exacerbé dans la mesure où les citoyens
réclament le droit de vivre dans un environnement sain afin de défendre leur propre santé.
Cependant, il apparaît aussi une préoccupation environnementale tournée en direction des
générations futures479. Les citoyens tendent à assumer cette dimension transcendantale de
l’intérêt général en dépassant leur personne et la société à laquelle ils appartiennent. Dans le
même sens, tend à s’imposer la conception moderne du domaine public selon laquelle il est
une richesse collective. Le domaine public devient un enjeu important qu’il faut exploiter
dans la perspective de l’intérêt général, processus dans lequel les citoyens prennent une part
active.
477
P. Lascousmes et J.-P. Le Bouhris, op. cit., p. 66.
478
Bien que ce soit évidemment le cas de certains.
479
Sur cette question, v. not. C. Gautier et J. Valluy, op. cit., in B. Gaïti, A. Jobert et J. Valluy (dir.), op. cit.,
p. 40.
443
897. Loin d’être parvenus à cet idéal d’une société tournée vers le collectif, les travaux de
Hegel480 prennent tout leur sens au moment d’analyser la situation et l’état de la société. Il
s’avère que « dans la perspective hégélienne, il y a liaison intime de l’intérêt général et de
l’intérêt particulier, qui s’impliquent réciproquement : l’individualité personnelle et les
intérêts particuliers ne reçoivent leur plein développement que dans la mesure où ils
s’intègrent d’eux-mêmes à l’intérêt général et sont orientés vers l’universel ; à l’inverse,
l’universel suppose l’intérêt particulier »481. En quelque sorte, ce qu’il développe, c’est l’idée
d’un mélange ou d’une connexion entre l’intérêt général et les intérêts particuliers. Les
citoyens seraient alors appelés à développer leurs intérêts dans le cadre de l’intérêt général.
898. L’illustration de cette nouvelle approche du rôle des citoyens, c’est l’amélioration de
leur participation à l’élaboration des décisions administratives déjà évoquée. Il est certain que
« la légitimité des choix retenus sera renforcée par une meilleure association des citoyens à
l’élaboration et à la mise en œuvre des décisions qui les concernent »482. Leur participation au
débat public ou à l’enquête publique leur permet d’intégrer leurs intérêts personnels dans
l’intérêt général tel qu’il a été envisagé par l’administration. Certes, la participation citoyenne
n’est pas idéale tant sur le plan qualitatif que quantitatif, mais gageons que celle-ci nécessite
un temps d’apprentissage.
899. Quoi qu’il en soit, la discussion qui s’ouvre entre l’administration et les citoyens
démontre que les autorités partagent de plus en plus cette responsabilité avec la société civile.
L’on passe d’une conception substantielle imposée de l’intérêt général à une conception
dialogique où il est discuté par tous. Ce changement considérable peut amener à réfléchir à la
pertinence contemporaine des modalités du principe de l’absence d’effet suspensif qui se
justifiaient par la protection de l’intérêt général contre les particuliers et leurs prétentions
individuelles. En somme, « autant l’action publique classique suppose une conception
préalable de “l’intérêt général”, autant l’action procédurale se propose de construire par étapes
un “bien commun” localisé, assurant la cohérence et la légitimité des décisions »483. C’est un
modèle délibératif qui s’impose dans la définition de l’intérêt général puisque là où il n’y
480
G. W. F. Hegel, Principes de la philosophie du droit , 12ème éd., 1949, Paris, Gallimard, préf. J. Hyppolite,
trad. A. Kaan, 266 p. Il souligne notamment l’opposition entre la sphère civile où les individus ne font que
poursuivre des intérêts personnels et la sphère politique, domaine de prédilection de l’intérêt général.
481
J. Chevallier, « Présentation », in J. Chevallier (dir.), Public/Privé, 1995, Paris, PUF, Publications du Centre
universitaire de recherches administratives et politiques de Picardie, p. 7.
482
Conseil d’État, « Réflexions sur l'intérêt général - Rapport public 1999 », http://www.conseil-
etat.fr/Decisions-Avis-Publications/Etudes-Publications/Rapports-Etudes/Reflexions-sur-l-interet-general-
Rapport-public-1999 [consulté le 30/08/2017].
483
P. Lascousmes et J.-P. Le Bouhris, op. cit., p. 40.
444
avait qu’un acteur sur la scène, l’on en retrouve désormais une pluralité venue d’horizons qui
dépasse la seule sphère administrative.
900. Dans ce nouveau contexte, la contestation de la légitimité des choix des autorités ne
peut « se résoudre qu’au cas par cas dans une co-construction de l’intérêt général. Dans cette
co-construction (dont les élus locaux se méfient d’ailleurs du fait des risques électoraux
qu’elle présente), les aménageurs se retrouvent en position de devoir être des “assembleurs”
d’intérêts et de légitimités. Paradoxalement, ils sont donc amenés à remplir une fonction plus
explicitement politique : construire l’intérêt général sur la place publique et non plus dans le
huis clos des bureaux… »484. Si l’administration n’est pas encore une maison de verre, elle est
forcée d’ouvrir ses portes à la société civile avant de trancher le contenu de l’intérêt général.
C’est assez logique, car « faute de centralité dans la définition de l’intérêt général – ni
l’autorité administrative ni les experts ne pouvant plus jouer ce rôle – sa définition reviendrait
aux citoyens, c’est-à-dire aux mécanismes qui associeraient la société civile à la décision
publique »485. Par conséquent, le dialogue ouvert pourrait se prolonger jusque dans le prétoire,
à condition, pour qu’il soit efficace, de lui permettre d’encore influencer la décision,
impliquant que cette dernière ne soit plus autant automatiquement mise en œuvre.
901. L’intégration de la société civile dans la définition de l’intérêt général apporte le
développement d’une obligation de convaincre et la culture du compromis. L’émergence du
débat quant au contenu de l’intérêt général aboutit à ce qu’il apparaisse « désormais comme le
produit d’un rapport de forces politique et social contingent, résultant de la confrontation
d’une série d’acteurs publics et privés, internes et externes, qui entendent peser sur les choix
collectifs »486.
902. L’État et son administration ne sont plus seuls dans la définition de l’intérêt général.
Celui-ci se « révèle » au bout d’un processus démocratique où le choix se partage entre les
autorités et la société. Le renouvellement progressif de ses modalités de définition influence
son contenu et le partage de ce pouvoir provoque un mélange des sphères publiques et
privées. Cette situation entraîne des conséquences, parmi lesquelles « l’opposition rigide
établie entre intérêt général et intérêts particuliers tend du même coup à s’estomper,
conformément à la problématique hégélienne : les intérêts particuliers ne sont plus frappés
d’illégitimité, puisqu’ils sont appelés à concourir à la formation de l’intérêt général ; et, à
484
A. Jobert, op. cit., in B. Gaïti, A. Jobert et J. Valluy (dir.), op. cit., p. 92.
485
V. Contantinesco, « De NIMBY à BANANA ou les vicissitudes de l’intérêt général », in L’intérêt général,
mélanges en l’honneur de Didier Truchet, op. cit., p. 112.
486
J. Chevallier, « Déclin ou permanence du mythe de l’intérêt général ? », in L’intérêt général, mélanges en
l’honneur de Didier Truchet, op. cit., p. 89.
445
l’inverse, l’intérêt général ne saurait être envisagé sans référence aux intérêts particuliers à
partir desquels il est construit. […] les citoyens eux-mêmes doivent avoir la possibilité de se
faire entendre et de participer à l’exercice des responsabilités collectives »487. Le
renouvellement de l’intérêt général induit une nouvelle appréhension de son contenu : loin
d’écarter les intérêts particuliers, les autorités doivent les intégrer pour les convaincre du
projet qui leur est destiné. L’on semble loin de cet intérêt général transcendant imposé qui
justifiait les prérogatives de l’administration, dont le principe de l’absence d’effet suspensif.
903. L’évolution autour de l’intérêt général, élément moteur du droit administratif est donc
importante. Sur cette base, le professeur Chevallier pouvait déjà détailler à ses prémices ses
conséquences : « le thème de la participation est venu relayer, dans les sociétés
contemporaines, celui de l’intérêt général. La promotion de l’idéologie de la participation a
pour but de remédier à la perte de légitimité qui résulte de la crise de la représentation ; il
s’agit désormais de fonder les systèmes de pouvoir existants, non plus sur un principe
transcendant, mais sur une pratique démocratique ; la légitimité ne vient plus du sommet, de
l’institution, mais de la base, des membres. L’intérêt général n’apparaît donc que par le biais
de la discussion, du débat »488.
904. L’intérêt général doit être issu du dialogue car l’approche « d’un droit administratif
animé des ambitions les plus nobles et les plus éthérées, favorisant le général transcendant et
éclairé sur le particulier égoïste et étriqué, ne paraît plus guère répondre aux attentes
sociétales contemporaines »489. Cela ne peut rester sans incidences sur le régime de l’acte
administratif et son autorité au sein du contentieux. Sans cette délibération collective, et
parfois alors qu’elle en a fait l’objet, la décision administrative est plus facilement contestée
au nom de l’intérêt général. Ceux qui attendaient auparavant des autorités qu’elles leur
indiquent la voie à suivre peuvent aujourd’hui revendiquer de formuler un avis sur l’intérêt
général. Dès lors, la question du maintien de l’effet non suspensif peut se poser dans la
mesure où l’intérêt général possédait une place prépondérante dans son enracinement au sein
du contentieux administratif. En effet, si la légitimité des autorités à poursuivre l’intérêt
général est contestée, comment imposer l’exécution immédiate de la décision administrative ?
905. Les intérêts particuliers ont désormais leur place au sein de l’activité administrative et
peuvent s’y exprimer parce que « la croyance en la transcendance de l’État sur les personnes
487
J. Chevallier, « Déclin ou permanence du mythe de l’intérêt général ? », op. cit., p. 92.
488
J. Chevallier, « Réflexion sur l’idéologie de l’intérêt général », op. cit., p. 44.
489
P. Fraisseix, « La « subjectivisation » du droit administratif », LPA, 2004, n° 207, p. 12.
446
privées, de l’intérêt général sur les intérêts particuliers »490 semble décliner. L’ouverture
démocratique de l’identification de l’intérêt général par les autorités a permis de revaloriser
les intérêts des particuliers. Certes, là encore, tout n’est pas parfait et la délibération collective
de l’intérêt général peut paraître viciée par l’utilisation que peuvent parfois en faire les
citoyens491. Si de telles critiques peuvent s’entendre, certains pouvant paraître arc-boutés sur
leurs positions sans esprit de dialogue, il n’en demeure pas moins que cette réorganisation de
la formulation de l’intérêt général est une réalité que le contentieux et sa procédure ne peuvent
raisonnablement ignorer.
490
F. Melleray, « L’exorbitance du droit administratif en question(s) », AJDA, 2003, p. 1962.
491
Ces prétentions individualistes qui parasitent le renouvellement envisagé autour de l’intérêt général
s’expriment souvent par le biais d’acronymes (NIMEY (Not in My Electoral Yard ou Year), BANANA (Build
Absolutely Nothing Anywhere Near Anyone), LULU (Locally Unwanted Land Use), CAVE (Citizen Against
Virtually Everything), NODAM (No Development After Mine)…) qui signifient tous la même chose : une
opposition systématique à tout projet, tout aménagement au nom de la préservation de sa propre qualité de vie,
de sa situation personnelle. Le plus célèbre d’entre eux, le NIMBY (Not In My Back-Yard) illustre la
déliquescence de l’esprit public par la défense prioritaire des intérêts particuliers. L’idée, c’est que
« l’implantation de tout équipement collectif crée des nuisances pour les riverains proches de l’équipement alors
qu’ils n’en tirent pas d’avantages directs. Ceux-ci auront donc pour réaction “naturelle” et égoïste de refuser le
projet et de réclamer qu’il se fasse ailleurs (Not In My Backyard = “Pas dans mon jardin” et, implicitement,
“dans le jardin du voisin si cela vous arrange” » (A. Jobert, op. cit.,, in B. Gaïti, A. Jobert et J. Valluy (dir.), op.
cit., p. 71).
447
448
CONCLUSION DU CHAPITRE 2
449
et de l’idée que le principe garantit la bonne marche de la société remet en cause cette défense
traditionnelle du principe et, par conséquent, sa place au sein de la procédure.
450
451
CONCLUSION DU TITRE 2
908. Le principe de l’absence d’effet suspensif des recours est un élément qui s’applique à
la procédure administrative contentieuse depuis le décret du 22 juillet 1806, soit plus de deux
siècles. Il démontre ainsi une pérennité remarquable en ayant « survécu » à toutes les
réformes depuis lors. Cette caractéristique exceptionnelle, qui dénote d’une certaine volonté
« politique » de le maintenir, s’explique également en grande partie par une forme d’harmonie
avec l’ensemble des composantes qui pèsent sur le contenu de la procédure administrative
contentieuse. D’une certaine manière, il était une représentation fidèle à la fois de la nature
des rapports qui unissaient les différentes parties et de la philosophie globale du droit public
et, plus largement, de l’ordre juridique. Seulement, ces deux éléments laissent aujourd’hui
apparaître une évolution de nature à remettre en cause la pertinence de l’organisation
contemporaine du principe de l’absence d’effet suspensif. D’une part, les relations
qu’entretiennent entre eux les protagonistes de la scène du contentieux administratif ont été
profondément transformées, appelant alors à renouveler le cadre procédural dans lequel elles
s’inscrivent. Autant les rapports que développent le juge administratif avec « son » justiciable,
les autorités administratives, que ceux entre les citoyens, principaux requérants avec les
institutions administratives et juridictionnelles s’inscrivent dans cette perspective. Les
premiers, marqués par une forme de confusion de leurs rôles respectifs, mettent à mal
l’argument traditionnel de la séparation des pouvoirs, obstacle à toute évolution du principe.
Les seconds, caractérisés par l’avènement remarqué de la démocratie administrative, poussent
à revaloriser la position des particuliers, désormais considérés comme de véritables citoyens.
Le principe de l’absence d’effet suspensif paraît donc, au vu de ce nouveau statut, les enserrer
un peu trop étroitement.
909. D’autre part, l’ordre juridique, appréhendé de la manière la plus large qui soit, est lui
aussi l’objet d’une modification à même de « menacer » la pertinence de l’organisation
contemporaine du principe de l’absence d’effet suspensif. La profonde tendance qui s’en
dégage en faveur de l’amélioration de la protection des droits des citoyens peut laisser
circonspect face à l’existence d’un principe autant contraire à ce même objectif. Il est en effet
clair qu’en forçant le juge à intervenir dans la plupart des cas après même l’exécution de la
décision administrative contestée, ce principe laisse leurs destinataires démunis de toute
sauvegarde de leurs éventuels droits. Dans le même temps, l’évolution des mentalités
juridiques se conjugue au délitement annoncé du principe en révélant la supercherie des
452
croyances et des idéologies qui justifiaient traditionnellement le principe de l’absence d’effet
suspensif. Par conséquent, l’on peut considérer sans l’ombre d’un doute que celui-ci, en tant
que construction juridique, apparaît complètement dépassé par cette somme d’évolutions.
453
454
CONCLUSION DE LA PREMIÈRE PARTIE
910. L’effet non-suspensif des recours est, dans le cadre de la procédure administrative
contentieuse, un véritable principe inscrit au « fronton » du Code de justice administrative.
Son ancrage juridique, sa pérennité, son organisation et la forme d’évidence qui l’entourent
font partie des raisons qui expliquent son absence quasi-totale de remise en cause. Pourtant, à
l’instar de croyances ou de préjugés solidement établis, le principe de l’absence d’effet
suspensif des recours laisse apparaître, au terme de sa déconstruction, une certaine fragilité.
Cette forme de faiblesse concerne aussi bien son assise juridique en tant que principe de la
procédure administrative contentieuse que les modalités de son organisation contemporaine,
semblant quelque peu dépassées. Le principe de l’effet non suspensif des recours trouve sa
source dans l’article L. 4 du Code de justice administrative, au cœur de son décalogue,
impliquant qu’il structure juridiquement la procédure administrative contentieuse. Face à cette
importance, l’étude de sa construction révèle pourtant que son ancrage juridique est plus
précaire qu’il n’y paraît. La logique juridique qui le porte n’est effectivement qu’apparente,
tout l’appareillage qui l’entoure n’étant que le fruit d’une forme de volonté politique. Alors
dépourvu de réel fondement juridique et ne se justifiant plus que par son aménagement, il
découvre sa nature fictionnelle, mise à l’entier service d’un discours de présentation du droit
administratif. Cette entreprise aura alors au moins eu le mérite de faire tomber le masque
juridique du principe pour faire apparaître sa nature « politique ».
911. Cette origine, particulière mais pour autant pas inédite, ne suffit pas à elle seule à
susciter un abandon du principe. Par contre, le fait que la lente sédimentation de sa
constitution qui l’a amené à son organisation contemporaine soit quelque peu dépassé permet
au moins d’envisager sa réorganisation. Ses modalités, encore aujourd’hui largement
hégémoniques, semblent anachroniques au regard du bouleversement qu’a connu
l’environnement de la procédure administrative contentieuse. L’évolution des principaux
protagonistes de la scène du contentieux administratif, en revalorisant notamment
substantiellement la position des requérants, pousse à entamer la suprématie du principe de
l’absence d’effet suspensif sur la procédure administrative contentieuse. Il en est de même
pour la tendance qui anime l’ordre juridique et qui use progressivement les piliers
traditionnels de l’effet non suspensif des recours. Que ce soit, là encore, du fait de la
revalorisation des droits des particuliers ou de l’abandon de croyances fermement établies, les
modalités du principe étudié appellent à être réorganisées. En somme, c’est à son dépassement
455
par l’admission d’un effet suspensif aménagé donnant du juge l’image d’une puissance
protectrice des citoyens (partie 2) que la déconstruction proposée invite à poursuivre.
456
457
Deuxième partie –
Dépassement du principe par
l’admission d’un effet
suspensif aménagé : l’image
du juge comme puissance
protectrice des citoyens
912. Le raisonnement poursuivi a permis de conclure que les modalités du principe de
l’absence d’effet suspensif ne sont pas inamovibles. L’enracinement du principe a été
largement éventé et son décalage avec le contexte contemporain a permis de déconstruire la
croyance de sa vigueur intemporelle. Après avoir entamé la confiance en l’organisation de la
procédure administrative contentieuse, il est nécessaire de proposer un nouveau schéma
contentieux sur ce point. Ce n’est qu’à ce prix, sans faire de notre travail un aboutissement
indiscutable, que l’étude menée autour de ce principe sera complète. Après avoir tenté de
défaire les croyances et les dogmes les plus établis en la matière, il faut proposer à ce qui
semblait être une impasse une solution satisfaisante. Reprenant en cela l’idée selon laquelle
« on ne détruit que ce qu’on remplace »1, il nous faut réorganiser le principe déconstruit dans
la précédente partie.
913. Dans cette optique, appuyé sur l’idée que « le droit français ne s’est pas encore décidé
à abandonner sa conception de base, consistant à ne pas agir en amont pour éviter qu’une
illégalité ne produise d’effets, mais à sanctionner cette illégalité a posteriori »2, l’on reconnaît
la nécessité d’étendre le champ des recours pourvus d’un effet suspensif. Loin de considérer
que cette perspective n’est qu’une solution de fortune3, elle serait la solution idoine pour
1
M. Hauriou, Principes de droit public , 2010, Paris, Bibliothèque Dalloz, préf. O. Beaud, rééd. 1910, p. 61.
2
P. Mouzouraki, L’efficacité des décisions du juge de la légalité administrative dans le droit allemand et
français, 1999, Paris, LGDJ, Bibliothèque de droit public, t. 205, préf. M. Fromont, p. 458.
3
J. Carbajo, L’application dans le temps des décisions administratives exécutoires, 1980, Paris, LGDJ,
Bibliothèque de droit public, t. 134, préf. J.-F. Lachaume, p. 244.
458
parvenir à un équilibre entre protection des citoyens et efficacité administrative. En ce sens,
plusieurs pistes ont dû être envisagées pour ne retenir au final que celle semblant permettre
d’aboutir à cette solution équilibrée. Avant donc de proposer un dépassement du principe basé
sur la nature de la situation contentieuse (Titre 2) il nous faudra écarter les solutions de
renversement du principe qui ne peuvent qu’échouer (Titre 1).
459
Titre 1 – L’échec des propositions
théoriques de renversement du
principe
460
Chapitre 1 – Des propositions radicales
impraticables
461
Paragraphe 1 – Une mise en œuvre à la charge du juge
5
R. Odent, Contentieux administratif, t. 1, 2007, Paris, Dalloz, préf. R. Denoix de Saint Marc, rééd. 1981, p. 34.
462
marge des textes, les principes essentiels du contentieux administratif »6, la construction de
cette procédure est jurisprudentielle. Ainsi, « de même que les pouvoirs publics ont laissé au
Conseil d’État le soin de créer le droit substantiel applicable à l’administration, de même lui
ont-ils confié la tâche de poser les règles du procès qui se tient devant lui »7. Certes, le rôle du
juge administratif est plus restreint8 depuis le Code de justice administrative9, symbole de la
montée en puissance du droit écrit. Ce code rassemble en un document unique les règles
procédurales applicables devant les juridictions administratives générales10 là où n’existaient
que des règles et documents épars. Pour autant, l’affaiblissement du pouvoir jurisprudentiel
doit être nuancé car le juge garde d’une certaine manière la main puisque « tous les textes
intéressant la justice administrative – des grandes réformes aux plus modestes innovations –
ont été voulus et conçus par [le Conseil d’État] »11. Avant ce tournant, il n’existait pour
réglementer la procédure administrative contentieuse que des textes disséminés et incomplets.
Par exemple, les textes régissant la procédure devant le Conseil d’État et les juridictions
inférieures n’étaient pas les mêmes. Pour la Haute juridiction administrative, le décret du 22
juillet 180612 prévoyait l’essentiel des principes procéduraux avant d’être refondu par
l’ordonnance du 31 juillet 1945. De leur côté, les juridictions de premier ressort ont dû
attendre la loi du 22 juillet 1889 pour bénéficier d’un texte qui s’appliquera à leur création
aux tribunaux administratifs avant que ne naisse le « Code des tribunaux administratifs » qu’il
a fallu étendre aux Cours administratives d’appel.
920. Ce constat appelle plusieurs remarques quant au rôle du juge administratif dans la
construction procédurale. D’une part, le pouvoir réglementaire ou législatif s’est penché sur la
question ne laissant pas les juridictions démunies pour organiser le déroulement du procès.
Certes, les conseils de préfecture créés par la loi du 28 pluviôse an VIII ont dû attendre près
d’un siècle avant de pouvoir se référer à la loi du 22 juillet 1889 pour voir leur procédure
6
Ch. Debbasch et J.-C. Ricci, Contentieux administratif, 8ème éd., 2001, Paris, Précis Dalloz, p. 6.
7
C. Broyelle, Contentieux administratif, 2ème éd., 2013, Paris, LGDJ, Lextenso-éditions, Manuel, p. 10.
8
F. Melleray, « Le droit administratif doit-il redevenir jurisprudentiel ? », AJDA, 2005, p. 637.
9
Ce code est en effet institué en vertu de la loi d’habilitation du 16 décembre 1999 par une ordonnance pour sa
partie législative et deux décrets pour sa partie réglementaire en date du 4 mai 2000. Il est entré en vigueur le
1er janvier 2001. V. à l’occasion de ce changement majeur dans la procédure administrative contentieuse
J. Arrighi de Casanova, « Commentaire de l'ordonnance n° 2000-387 du 4 mai 2000 relative à la partie
Législative du Code de justice administrative ; Commentaire des décrets n° 2000-388 et 2000-389 du 4 mai 2000
relatifs à la partie Réglementaire du Code de justice administrative », AJDA, 2000, p. 639 ; M.-A. Latournerie,
« Réflexions sur l’évolution de la juridiction administrative française », RFDA, 2000, p. 921 ; R. Chapus, « La
justice administrative : évolution et codification », RFDA, 2000, p. 929.
10
Les statuts et les règles de la procédure qui prévalent devant les juridictions administratives spécialisées ne
sont pas régis par les dispositions de ce Code.
11
C. Broyelle, op. cit., n° 2, p. 11.
12
Celui-ci s’inspirait assez largement du règlement dit « d’Aguesseau » du 28 juin 1738.
463
réglée. Pendant ce long laps de temps, ceux-ci ont alors dû « improviser »13 ou penser la
procédure à suivre14, les membres de ces juridictions ayant toute liberté en ce sens. Bien
entendu, cette autoréglementation ne fut pas « arbitraire », les choix des Conseils de
préfecture étant contrôlés par le Conseil d’État par le jeu des voies de recours. D’autre part,
un tel éparpillement des sources de la procédure démontrait une absence de ligne directrice et
de cohérence. C’est pour pallier ce défaut que le juge a pris part à la construction de « sa »
procédure lui permettant de « rendre plus homogènes les préceptes qui doivent guider
l’administration de la justice »15.
921. Son activité la plus manifeste en ce sens est la « découverte » des « règles générales
de procédure »16 ou des « principes généraux de procédure »17, normes qui ont une « fonction
d’unification »18. Car si le Code de justice administrative a pu rassembler les règles
applicables à toutes les juridictions administratives générales, ces principes demeurent le
fonds commun de la procédure. Leur portée, ils valent même pour les juridictions
administratives spécialisées, dépasse celle d’une simple règle : en les révélant, le juge a fait
« système » puisqu’au lieu de suppléer les lacunes, il a dessiné les traits fondamentaux du
procès.
922. Plus qu’un simple substitut, le juge a fait de la procédure administrative contentieuse
un système qui dépasse son expression écrite. La parole du juge a joué un rôle essentiel dans
la construction de la procédure et, malgré l’essor de l’écrit19, elle continue à contribuer à la
13
Ch. Debbasch et J.-C. Ricci, op. cit., p. 26.
14
V. not. pour une étude complète de la question C. Méjean, La procédure devant le Conseil de préfecture ,
1949, Paris, Dalloz, préf. M. Prélot, 320 p.
15
A. Heurté, « Les règles générales de procédure », AJDA, 1964, p. 9.
16
L’expression apparaît dans la jurisprudence en 1918 : CE, 10 août 1918, req. n° 63407, Villes : Rec. Leb.,
p. 841, concl. M. Berget.
17
Pour sa part, elle fait son apparition quelques années plus tard en 1922 : CE, 17 nov. 1922, req. n° 76209 et
75618, Sieurs Légillon : Rec. Leb., p. 849 ; Gaz. Pal., 1922, p. 662. Elle devient connue de tous en partie du fait
de l’ouvrage référence en la matière : J.-P. Chaudet, Les principes généraux de la procédure administrative
contentieuse, 1967, Paris, LGDJ, 528 p. Certains n’hésitent pas à faire une différence entre ces principes et
l’appellation précédente, comme deux notions distinctes. L’idée, c’est que les principes généraux de procédure
s’appliqueraient sauf disposition législative expresse ou formelle contraire quand les règles générales de
procédure seraient un cran en deça en ne s’appliquant qu’en l’absence de dispositions législatives ou
réglementaires contraires. Cette position doctrinale fréquente fut impulsée par les conclusions du président
Braibant sur la jurisprudence Arbousset : v. en ce sens, G. Braibant, « concl. sur CE, 2 mars 1973, Dlle
Arbousset », RDP , 1973, p. 1074 ; J.-M. Auby et R. Drago, Traité de contentieux administratif, t. 2, 3ème éd.,
1984, Paris, LGDJ, p. 862 ; B. Genevois, « Le conseil d’État et les principes », in S. Caudal (dir.), Les principes
en droit, 2008, Paris, Economica, Collection Études juridiques, pp. 326-327 ; O. Gohin, Contentieux
administratif, 8ème éd., 2014, Paris, LexisNexis, Manuel, n° 225 et s., pp. 223-225 ; M.-Ch. Rouault, Contentieux
administratif, 2014, Bruxelles, Larcier, Masters Droit, p. 23 ; J. Sirinelli, « Les règles générales de procédure »,
RFDA, 2015, p. 358 et s. D’autres reprennent également cette dichotomie en nuançant cependant le critère de la
valeur juridique et en faisant une confiance quasi aveugle à l’énonciation du Conseil d’État : v. en ce sens
A. Blanc, « Les règles générales de procédure contentieuse applicables en l'absence de texte devant les
juridictions administratives », DA, 2016, n° 4, ét. n° 6.
18
Ch. Debbasch et J.-C. Ricci, op. cit., p. 32.
19
Pour une illustration de cette montée en puissance, v. Y. Robineau, « Droit administratif et codification »,
AJDA, 1995, n° spéc., p. 110.
464
construction de la procédure administrative et contentieuse, de manière supplétive ou
impérative20. Mieux, le juge administratif a permis que « toutes ces procédures, malgré les
différences de détail, présentent des caractères communs de telle sorte qu’on peut en extraire
un corps de règles générales »21. L’on peut même aller jusqu’à dire que la procédure
administrative contentieuse a gagné son autonomie sous l’impulsion du juge22, en refusant de
voir le modèle de la procédure civile s’appliquer à lui. En agissant ainsi, le juge administratif
a favorisé l’apparition d’un encadrement procédural autonome au point que l’acte fondateur
du contentieux administratif résulte de la volonté du juge23.
923. Par la suite, il a noué le cœur de ce système en adoptant une vision globale de la
procédure, son essence s’exprimant au fil de ses décisions. Par exemple, autant le principe
d’égalité devant la justice24 que le droit d’exercer un recours juridictionnel25, l’impartialité de
la juridiction26, le respect des droits de la défense27 ou le contradictoire28 ont été élevés par le
juge administratif au rang de principe général de la procédure. D’autres éléments, moins
médiatiques et plus techniques ont eux aussi été intégrés à ce fonds commun comme la
conservation du secret des délibérés29, la demande de renvoi de l’affaire pour suspicion
légitime30 ou l’obligation de motiver les jugements31. Mais plus encore que ce « travail de
20
Cette dichotomie renvoie à celle du professeur Gohin entre les principes généraux de procédure et les règles
générales de procédure. Dans ce schéma où toutes ces normes sont désignées indifféremment par les deux
appellations, il y a une différence entre celles, impératives, que seul le législateur peut écarter expressément et
celles, supplétives, qui ne s’appliquent qu’en l’absence de texte contraire même s’il n’est que réglementaire. Sur
cette différenciation, v. R. Chapus, Droit du contentieux administratif, 13ème éd., 2008, Paris, Montchrestien,
Domat droit public, n° 206 et s., p. 192 et s.
21
V. R. Odent, « concl. sur CE, 25 nov. 1949, Société technique des appareils centrifuges industriels », S., 1950,
III, p. 33.
22
CE, sect., 25 oct. 1929, req. n° 2428, Sieur Thoreau : Rec. Leb., p. 932 – CE, 6 juill. 1938, req. n° 2583, Sieur
Gomma : Rec. Leb., p. 632.
23
CE, sect., 25 oct. 1929, req n° 2428, Sieur Thoreau, préc. On peut notamment y lire qu’étant donné « que les
tribunaux départementaux et cours régionales de pensions présentent, à raison tant de la nature de leur
compétence que du recours ouvert devant le Conseil d’État contre leurs décisions par l’art. 35 de la loi du
31 mars 1919, le caractère des tribunaux administratifs ; que, par suite, les règles du Code de procédure civile ne
leur sont pas par elles-mêmes applicables ».
24
CE, ass., 12 oct. 1979, req. n° 01875, 01905, 01948, 01949, 01950 et 01951, Rassemblement des nouveaux
avocats de France et autres : Rec. Leb., p. 370 ; JCP G , 1980, II, n° 19288, concl. M. Franc et note J. Boré ; D.,
1979, J., p. 606, note A. Bénabent ; AJDA, 1980, p. 248, note C. Debouy.
25
CE, 10 janv. 2001, req. n° 211878 et 13462, Mme Coren : Rec. Leb., p. 5 ; RFDA, 2001, p. 518.
26
CE, ass., 6 avril 2001, req. n° 206764 et 206767, SA Entreprise Razel frères et Le Leuch : Rec. Leb., p. 176 ;
CJEG , 2001, n° 578, p. 301, concl. A. Seban ; LPA, 2001, n° 156, p. 19, concl. A. Seban ; RFDA, 2001, p. 1299,
concl. A. Seban et note M. Lascombe et X. Vandendriesche ; AJDA, 2001, p. 453, chron. M. Guyomar et
P. Collin ; DA, 2001, n° 6, p. 20, note C. Descheemaeker ; DA, 2001, n° 7, p. 24, note H.-M. Crucis ; RA, 2001,
n° 322, p. 367, comm. S. Ruelle.
27
CE, ass., 31 oct. 1980, req. n° 11629, 11692, 11733 et 11739, Fédération nationale des unions de jeunes
avocats et autres : Rec. Leb., p. 394 ; RDP , 1981, p. 499, concl. M. Franc ; GACA, 5ème éd., 2016, Paris, Dalloz,
n° 59, p. 1149.
28
CE, 16 janv. 1976, req. n° 94150, Gate : Rec. Leb., p. 39.
29
CE, 17 nov. 1922, req. n° 76209 et 75618, Sieurs Légillon , préc.
30
CE, 8 janv. 1959, req. n° 36950, Commissaire du gouvernement près le Conseil supérieur de l’Ordre des
experts-comptables et comptables agréés : Rec. Leb., p. 15 ; D., 1960, J., p. 42, note Ch. Debbasch.
31
CE, 8 juill. 1970, req. n° 75362, Sieur Doré : Rec. Leb., p. 471 ; RDSS, 1970, p. 355, concl. G. Braibant.
465
l’ombre » par lequel le juge bâtit la procédure, ce sont ses coups d’éclat que l’on retient, ceux
par lesquels le juge en a « changé » le visage.
924. Parmi ces interventions, la jurisprudence Dame Lamotte par laquelle le recours en
excès de pouvoir a été reconnu comme étant ouvert contre toute décision administrative,
même sans texte32, est incontournable. La seule volonté du juge a suffi pour étendre son
contrôle à toute la sphère administrative, sauf exception traditionnelle, dans le but de faire du
contentieux administratif un système complet. De même, par d’autres décisions, le juge a
repensé le contentieux administratif et sa procédure. À ce titre, la suppression du lien
automatique en excès de pouvoir entre illégalité et annulation rétroactive33 ou la modulation
de l’application dans le temps des règles jurisprudentielles34 ont pesé. Les récents
bouleversements du contentieux contractuel illustrent également cette tendance : en autorisant
l’ouverture d’un recours de plein contentieux à toute personne intéressée, y compris les tiers35
contre un contrat administratif, le juge « rebat les cartes » du contentieux. Ainsi, il participe
donc toujours à la fixation du contenu des règles de la procédure, et ce, malgré le Code de
justice administrative.
925. Le juge administratif a occupé – et occupe encore – un rôle essentiel dans l’érection de
la procédure administrative contentieuse. Par conséquent, confier au juge l’organisation d’un
système fondé sur une approche casuistique afin de déterminer si le recours contentieux doit
32
CE, ass., 17 févr. 1950, req. n° 86949, Dame Lamotte : Rec. Leb., p. 110 ; RDP , 1951, p. 478, concl.
J. Delvolvé et note M. Waline.
33
CE, ass., 11 mai 2004, req. n° 255886, 255887, 255888, 255889, 255890, 255891 et 25 5892, Association AC !
et autres : Rec. Leb., p. 197, concl. Ch. Devys ; RFDA, 2004, p. 454, concl. Ch. Devys, p. 438, ét. J.-H. Stahl et
A. Courrèges ; AJDA, 2004, p. 1049, comm. J.-C. Bonichot, p. 1183, chron. C. Landais et F. Lenica, p. 1219, ét.
F. Berguin ; DA, juill. 2004, comm. n° 115, p. 26, note M. Lombard ; DA, août-sept. 2004, ét. n° 15, p. 8, note
O. Dubos et F. Melleray ; JCP , 2004, II, n° 10189, note J. Bigot ; JCP A, 2004, n° 1826, note J. Bigot ; LPA,
2004, n° 230, p. 14, note P. Montfort LPA, 2004, n° 208, p. 15, note F. Melleray ;, D., 2004, p. 1603, obs.
B. Mathieu ; Dr. soc., 2004, p. 766, ét. X. Prétot ; LPA, 2005, n° 25, p. 6, note F. Crouzatier-Durand ; D ., 2005,
p. 30, comm. P.-L. Frier ; RDP , 2005, p. 536, comm. Ch. Guettier ; Justice et cassation , 2007, p. 15, comm.
J. Arrighi de Casanova.
34
CE, ass., 16 juill. 2007, req. n° 291545, Société Tropic Travaux Signalisation : Rec. Leb., p. 360, concl.
D. Casas ; RFDA, 2007, p. 696, concl. D. Casas ; RJEP , 2007, p. 327, concl. D. Casas et note P. Delvolvé ;
BJCP , 2007, n° 54, p. 391, concl. D. Casas et obs. Ch. Maugüé, R. Schwartz et Ph. Terneyre ; RDP , 2007,
p. 1383, note F. Melleray et concl. D. Casas ; AJDA, 2007, p. 1577, chron. F. Lenica et J. Boucher ; JCP , 2007,
I, n° 193, chron. B. Plessix ; LPA, 2007, n° 147, p. 9, note M. Gaudemet ; LPA, 2007, n° 167, p. 3, note
F. Chaltiel ; LPA, 2007, n° 181, p. 6, note J.-M. Glatt ; JCP A, 2007, n° 2227, note B. Seiller ; JCP , 2007, II,
n° 10160, note B. Seiller ; D., 2007, Ét. et comm., p. 2500, note D. Capitant ; RFDA, 2007, p. 923, note
D. Pouyaud ; LPA, 2007, n° 208, p. 10, note F. Buy ; JCP A, 2007, n° 2212, note F. Linditch ; RFDA, 2007,
p. 917, note F. Moderne ; RFDA, 2007, p. 935, note M. Canedo-Paris ; JCP , 2007, II, n° 10156, note M. Ubaud-
Bergeron ; JCP A, 2007, n° 2222, note M.-Ch. Rouault ; Gaz. Pal., 2007, J., p. 3254, note O. Guillaumont ; DA,
2007, n° 10, comm. n° 142, p. 34, note P. Cossalter ; Rev. Trésor , 2007, p. 1140, obs. J.-L. Pissaloux.
35
CE, ass., 4 avril 2014, req. n° 358994, Département de Tarn-et-Garonne : Rec. Leb., p. 70, concl. B. Dacosta ;
BJCP , 2014, n° 94, p. 204, concl. B. Dacosta ; AJDA, 2014, p. 1035, chron. A. Bretonneau et J. Lessi ; RDP ,
2014, p. 1175, note L. Janicot et J.-F. Lafaix ; RDP, 2014, p. 1198, note F. Rolin ; LPA, 2014, n° 202, p. 4, note
M. Cachereau et J. Mestres ; BJCL, 2014, n° 5, p. 316, note Ch. Fardet ; DA, 2014, n° 6, comm. n° 36, note
F. Brenet ; RJEP , 2014, n° 721, comm. n° 31, note J.-F. Lafaix ; JCP A, 2014, n° 2152, note J.-F. Sestier ; JCP ,
2014, n° 25, n° 732, note P. Bourdon ; RFDA, 2014, p. 438, note P. Delvolvé ; Contrats et marchés pub., 2014,
n° 5, p. 7, note P. Rees ; Dr. imm., 2014, n° 6, p. 344, note S. Braconnier ; LPA, 2014, n° 123, p. 13, note
S. Douteaud ; JCP A, 2014, n° 2153, note S. Hul.
466
être suspensif ne semble pas insensé. Grâce à son expérience en la matière, le juge saura
adopter la hauteur de vue nécessaire à la formation d’un système. L’affranchissement de tout
principe lié aux recours contentieux dans le but de confier au juge cette responsabilité ne
l’obligerait pas à acquérir un bagage supplémentaire. Fort de son implication, le juge semble
posséder toutes les qualités requises en vue de cette « mission ». Néanmoins, certains
arguments, vu l’enjeu sensible de cette problématique, peuvent s’opposer à cette solution.
Parmi elles, le lourd passif de l’héritage d’un juge administratif orienté vers la défense de
l’administration (B) crée le risque de faire déboucher cette solution sur une option résolument
tournée vers la garantie de l’efficacité de l’action administrative.
926. Confier la question de l’exécution des décisions contestées au juge, c’est lui donner la
responsabilité de la procédure, ce qui n’est pas en soi une nouveauté. Néanmoins, plus qu’un
choix entre efficacité de l’action administrative et garantie des droits des citoyens, les parties
concernées réclameront de sa part une prise de position : soit le juge laisse les autorités
poursuivre l’exécution de la décision administrative et prend, dans l’esprit des justiciables,
leur parti, soit il la suspend et se place symboliquement du côté des requérants. Plus que le
résultat d’une analyse objective de la situation, le choix du juge risque d’être caricaturé,
notamment parce que le juge a cultivé par le passé une proximité avec l’administration. Cet
héritage, ancré dans les mentalités, est susceptible de mettre en doute l’impartialité du juge
chaque fois qu’il prendra la décision de ne pas suspendre l’acte contesté. Même une fois la
jurisprudence arrêtée, le juge risque de ne pouvoir échapper à la critique selon laquelle sa
vision, proche de l’administration, pèse dans la balance.
927. Il n’est pas question de refaire ici l’histoire de la juridiction administrative et de son
apparition, déjà largement évoquée. Néanmoins, l’on peut rappeler que le juge est né au sein
de l’administration à laquelle il est longtemps resté attaché. Son détachement et son
autonomie sont aujourd’hui une réalité mais la confusion durant un siècle a pu laisser des
traces dans l’organisation du contentieux administratif. Devenu un véritable juge dégagé de
toute nécessité d’approbation ministérielle36 de sa décision, son histoire commune avec
36
Longtemps la juridiction administrative n’était qu’un conseil pour les autorités administratives qui, elles,
prenaient la décision. En clair, saisies d’un litige, les juridictions administratives rendaient un projet de décision
que les autorités compétentes reprenaient à leur compte à moins qu’elles n’en décident autrement. Dans la quasi-
totalité des cas, l’avis des juridictions était repris par les ministres mais d’un point de vue formel, c’était bien eux
qui possédaient le pouvoir de trancher les litiges administratifs. Cette théorie de la justice retenue a finalement
été abandonnée par la loi fondatrice du 24 mai 1872 tandis que le système du ministre-juge qui l’accompagnait a
lui été abandonné sous l’impulsion de la haute juridiction administrative elle-même avec la jurisprudence Cadot
467
l’administration a cependant influencé la construction de son office. D’ailleurs, encore
aujourd’hui, la formation des membres du Conseil d’État est partagée avec celle des membres
des futures autorités administratives au sein de l’Ecole Nationale d’Administration37. Ceux-là
mêmes qui seront appelés à contrôler l’activité de l’administration commencent par intégrer
les multiples contraintes qui pèsent sur elle. Ce passé et cet apprentissage communs
impliquent une forme de porosité entre ces deux institutions.
928. Dans la même veine, la double fonction des juridictions administratives, partagées
entre contentieux et conseil, peut véhiculer ce sentiment de perméabilité. Depuis toujours, le
Conseil d’État, comme son nom l’indique, fait connaître son avis sur certains projets
gouvernementaux. Au sein des formations administratives, les membres du Conseil d’État
sont obligatoirement consultés sur les projets de loi, d’ordonnance ou certains décrets et, au-
delà de ce qui s’impose au gouvernement, celui-ci peut faire appel à ses services de manière
volontaire. En éclairant le gouvernement sur un tel document, les juges administratifs – même
s’ils n’en sont plus vraiment dans ce cas – orientent le contenu de l’activité administrative. À
leur niveau également, les Tribunaux administratifs38 et les Cours administratives d’appel
jouent un rôle consultatif39 vis-à-vis des préfets. La dualité fonctionnelle est donc répandue
dans l’ensemble de l’ordre juridictionnel bien que les juridictions « locales » ne soient
consultées que marginalement. Globalement, « le juge administratif est à la fois le juge et le
conseiller de son principal justiciable »40 ce qui peut, pour les profanes, interpeller. Certes, la
question de l’impartialité dans ce cadre a été résolue, le Conseil d’État ayant fini par
abandonner sa position initiale41 sous la pression européenne42. Néanmoins, pour bon nombre
en 1889 (CE, 13 déc. 1889, req. n° 66145, Cadot : Rec. Leb., p. 1148, concl. H. Jagerschmidt ; D., 1891, III,
p. 41, concl. H. Jagerschmidt ; S., 1892, III, p. 17, note M. Hauriou).
37
Si ce n’est pas la seule voie de recrutement du Conseil d’État, c’est néanmoins la voie « historique » pour ne
pas dire « royale ». Aujourd’hui, il est possible d’intégrer ce corps prestigieux de diverses manières (le tour
extérieur, le détachement…) mais le principal accès demeure le concours et la formation au sein de l’École
nationale d’administration. Les élèves ayant achevé leur scolarité à l’École nationale d’administration peuvent
choisir cette carrière en devenant auditeurs.
38
Pour ces juridictions, héritières des Conseils de préfecture, l’on aurait pu penser que cette fonction consultative
aurait pu être exacerbée. Pourtant, il n’en est rien, l’activité restant très marginale. Pour une étude complète sur
la question, bien que relativement ancienne, v. Y. Laidié, « La fonction consultative des tribunaux
administratifs », in La loi du 28 pluviôse an VIII deux cents ans après : survivance ou pérennité ? , 2000, Paris,
PUF, Publications du Centre universitaire de recherches administratives et politiques de Picardie, p. 249.
39
Cf. CJA, art. L. 212-1 et L. 212-2.
40
Y. Laidié, op. cit., p. 249.
41
Le cumul des fonctions consultatives et juridictionnelles sur un même texte ne signifiait pas qu’existait un
manquement au principe d’impartialité (CE, sect., 25 janv. 1980, req. n° 14260 et 14265, Gadiaga et autres :
Rec. Leb., p. 44, concl. M. Rougevin-Baville ; AJDA, 1980, p. 307, chron. Y. Robineau et M.-A. Feffer ; D.,
1980, p. 270, note G. Peiser ; RA, 1980, p. 609, note J.-J. Bienvenu et S. Rials – CE, 6 juill. 1994, req.
n° 110494, Comité mosellan de sauvegarde de l'enfance, de l'adolescence et des adultes : Rec. Leb., p. 343).
Désormais, le fait qu’un juge se soit prononcé au cours d’une procédure consultative sur un texte l’empêche de
siéger dans une formation contentieuse sur cette même disposition (CE, sect., 5 avril 1996, req. n° 116594,
Syndicat des avocats de France : Rec. Leb., p. 118 ; RFDA, 1996, p. 1195, concl. J.-C. Bonichot ; LPA, 1996,
n° 119, p. 18, ét. W. Sabete ; JCP , 1996, IV, n° 1672, obs. M.-Ch. Rouault ; JCP , 1997, II, n° 22817, note J.-M.
468
de citoyens il découle de cette dualité fonctionnelle l’amère impression que le juge est au
service de l’institution qu’il est censé contrôler, sentiment qui pourrait avoir son importance
lors de la mise en œuvre concrète de la solution envisagée.
929. Cette particularité de la juridiction administrative se justifie par un argument
classique : pour être capables de trancher les litiges de l’administration, les juges doivent
avoir une « bonne connaissance des réalités administratives ». Derrière cette considération,
l’on retrouve une véritable exigence envers les membres des juridictions administratives : le
juge doit rester au contact de la réalité des autorités. En clair, il doit appréhender et intégrer
leur situation pour ne pas basculer dans une poursuite « fanatique » de la légalité. Le
recrutement au tour extérieur43 s’inscrit dans cette optique en permettant de « brasser » les
membres des juridictions administratives avec des fonctionnaires venus de divers horizons
administratifs.
930. Tous ces éléments contribuent à véhiculer le sentiment que peuvent avoir les citoyens
d’une porosité entre les membres des juridictions administratives et les autorités
administratives. Le président Braibant reconnaissait lui-même qu’il « existe des relations
étroites et une véritable symbiose entre les deux secteurs »44 ce qui fait l’originalité et la force
du système en même temps qu’une anomalie. Dès lors, en ayant une même considération de
l’intérêt général, les deux institutions partagent une vision de la société qui, au moment de
décider s’il faut suspendre l’acte contesté, risquerait de ressortir. Certes, il n’est pas question
de remettre en cause la qualité et l’indépendance des juges administratifs. Néanmoins, le juge
Breton). Les juges sanctionnent cette situation au nom des apparences nécessaires de l’impartialité sur la base
des principes généraux relatifs à la composition des juridictions (CAA Paris, 23 mars 1999, req. n° 97PA02245,
M. Sarran : Rec. Leb., pp. 867, 901 et 961 ; AJDA, 1999, p. 623, note M. Chauchat). La situation dans laquelle le
même magistrat pouvait d’abord donner son avis sur un texte avant de trancher un litige le concernant semble
donc désormais pleinement proscrite. Cette problématique renvoie à ce que l’on peut finalement considérer
comme son corollaire, la question de savoir si un juge administratif pouvait trancher un litige relatif à une
décision dont il était l’auteur. Longtemps, là encore, la juridiction administrative n’y voyait aucune atteinte à
l’impartialité de la juridiction (CE, sect., 21 mars 1958, req. n° 40702, Tussau : Rec. Leb., p. 192). En réaction à
la réception de l’impartialité dans le giron de la composition des juridictions, le juge a dégagé une règle générale
de procédure selon laquelle un juge administratif ne peut pas participer au jugement d'un recours relatif à une
décision administrative dont il est l'auteur ou à laquelle il a participé (CE, sect., 2 mars 1973, req. n° 84740,
Demoiselle Arbousset : Rec. Leb ., p. 189 ; RDP , 1973, p. 1066, concl. G. Braibant). Désormais, l’impartialité est
donc entendue très largement, le juge n’ayant pas eu peur d’élargir à chaque éventualité cette exigence. En effet,
aucun membre d'une juridiction administrative ne peut participer au jugement d'un recours dirigé contre une
décision administrative ou juridictionnelle dont il est l'auteur ou qui a été prise par une juridiction ou un
organisme collégial dont il était membre et aux délibérations desquelles il a pris part (CE, 21 févr. 2014, req.
n° 359716, M. Marc-Antoine : Rec. Leb., p. 835) ou sur laquelle il s'est publiquement exprimé (CE, 29 mai 2000,
req. n° 199321, M. Michel X) ou si, en juge des référés, il a préjugé de l'issue du litige (CE, 4 févr. 2008, req.
n° 270119, M. Jacques A).
42
La Cour européenne des droits de l’homme considérait ce cumul des fonctions du fait de la dualité comme
contraire aux prescriptions de l’article 6§1 de la Convention : CEDH, 28 sept. 1995, aff. n° 14570/89, Procola c/
Luxembourg : D., 1996, J., p. 301, note F. Benoit-Rohmer ; RFDA, 1996, p. 777, note J.-L. Autin et F. Sudre ;
RTDH , 1996, p. 271, note D. Spielmann.
43
C’est la nomination de fonctionnaires de catégorie A qui justifient d’une certaine ancienneté au sein des
juridictions administratives sur la base d’auditions et d’un dossier.
44
G. Braibant, « concl. sur CE, 2 mars 1973, Dlle Arbousset », op. cit., p. 1072.
469
fait preuve d’une « implication personnelle »45 dans la reddition de ses décisions, dans
laquelle sa formation pèse nécessairement. Même si ce n’est pas le cas, la situation du juge
implique qu’il risque d’être critiqué, accusé d’adopter une « attitude sophistique, celui qui
feint d’écouter et de considérer les arguments mais qui, dans son for intérieur, interdit à ceux-
ci toute puissance d’influer sur l’issue du litige »46. La position du juge, présumée perméable,
risque d’être inconfortable : c’est lui faire courir le risque de devoir « en faire plus » pour
démontrer son impartialité ou d’être taxé de privilégier les autorités. Dès lors, le juge pourrait
se risquer à ne « plus seulement se limiter à la stricte application objective du droit existant
mais, au nom d’une “équité” qu’il se réserverait seul le droit d’apprécier, tenter de prendre en
considération l’inégalité des situations en présence, par un rééquilibrage nécessaire entre
elles »47. À la réflexion, ses relations synergiques passées avec l’administration mettraient le
juge en délicatesse en l’obligeant à choisir, de manière casuistique, entre suspendre l’activité
de l’administration pour protéger les citoyens ou ne pas suspendre.
931. Néanmoins, c’est déjà ce que fait – dans d’autres conditions – le juge dans le cadre du
référé-suspension. Son expérience et sa légitimité pourraient lui être utiles et il ne faut pas
oublier que le juge administratif a toujours su gagner sa légitimité, en toutes circonstances.
L’histoire nous apprend donc qu’il faut lui faire confiance, lui qui patiemment, parvient à
amener son œuvre vers un équilibre respectueux de chacun. Cependant, d’autres arguments
dirimants s’opposent à cette solution dont la mise en œuvre pratique est délicate
(paragraphe 2).
45
D. Chabanol, « Autour de la décision de justice : questions-réponses à partir d’une grille de questions élaborée
par les doctorants du C.E.R.C. » in M. Lei et L. Yboud (dir.), De la mobilisation du fait à la réalisation du droit ,
2016, Paris, l’Harmattan, Droit privé et sciences criminelles, p. 103.
46
M.-A. Frison-Roche, « L’impartialité du juge », D., 1999, chron., p. 54.
47
J. Robert, « La bonne administration de la justice », AJDA, 1995, n° spéc., p. 129.
470
illustrent la potentielle confusion de cette solution : en attendant la décision du juge, à quel
régime est soumise la décision administrative ? Est-elle par principe toujours exécutée ? Son
exécution doit-elle répondre à certaines conditions précises ? Ou au contraire l’exécution est-
elle conditionnée à l’autorisation expresse du juge ? Si oui, comment l’administration peut-
elle gérer l’urgence ? L’affranchissement brutal du principe – sans penser les conséquences
d’une telle opération – fait basculer la procédure administrative contentieuse dans l’inconnu et
l’inconstance. C’est cette plongée vers l’inédit qu’entraîne cette solution qui implique qu’elle
ne peut pas être mise en œuvre au plan pratique sur la base, au moins, de deux critères. Tant
que le système jurisprudentiel ne sera pas arrêté, la bonne administration de la justice (A)
comme le bon fonctionnement administratif (B) seront, sinon rendus impossibles, du moins
menacés.
933. La bonne administration de la justice est une notion entièrement conditionnée par son
adjectif. Placé à son fronton, il détermine son contenu et ses incidences au détour d’une forme
de subjectivité. Chacun, en fonction de sa propre conception, est à même de se forger son
opinion sur ce qu’est ou non la bonne administration de la justice rendant complexe la
constitution d’une notion juridique. En clair, « la bonne administration de la justice est une
notion fuyante »48 qu’il est délicat de mobiliser. Par conséquent, une bonne partie de la
doctrine a pu en déduire « que la bonne administration de la justice [n’était] qu’une formule
incantatoire, présentant l’intérêt d’imposer certaines solutions péremptoirement »49.
Nombreux étaient ceux enclins à lui refuser tout contenu juridique jusqu’à l’article fondateur
du professeur Jacques Robert50. C’est à partir de ses réflexions qu’a commencé à être pensée
la bonne administration de la justice : deux visions, outre le qualificatif de « notion-
fonctionnelle »51, s’opposent quant à son contenu. La première, « étroite », en fait une
référence pour justifier l’assouplissement des règles de compétence du contentieux
administratif. La seconde, retenue par le professeur, renvoie à l’ambition de dresser le
morphotype idéal d’une justice bien administrée. Elle constitue alors le catalogue des critères
constitutifs de la bonne administration de la justice. D’un côté, c’est un moyen à la disposition
48
P. Gonod, « Introduction à la notion de bonne administration de la justice en droit public », Justice et
cassation , 2013, p. 41.
49
A. Meynaud, « La bonne administration de la justice et le juge administratif », RFDA, 2013, p. 1029.
50
J. Robert, op. cit., p. 117.
51
R. Chapus, « Georges Vedel et l’actualité d’une "notion fonctionnelle" : l’intérêt d’une bonne administration
de la justice », RDP , 2003, p. 3.
471
des autorités pour adapter le fonctionnement du service public tandis que de l’autre c’est un
objectif, proche de la « bonne justice ».
934. D’un point de vue positiviste, la première utilisation de cette notion remonte à 1987 et
la consécration de la compétence constitutionnelle de la juridiction administrative. À cette
occasion, c’est le sens étroit précédemment défini qui a été retenu. En effet, l’aménagement
précis et limité des règles de compétence juridictionnelle s’y est trouvé « justifié par les
nécessités d’une bonne administration de la justice »52. La notion y légitime un déplacement
de la frontière des compétences juridictionnelles ce qui colle au rôle d’une « notion-
justification […] de mesures exceptionnelles aptes à rendre plus aisés la mise en œuvre et le
déroulement de l’instance juridictionnelle »53. Le droit positif fait de la bonne administration
de la justice une notion fonctionnelle, destinée à servir les intérêts des justiciables en clarifiant
la répartition des compétences. Puisqu’une « justice bien administrée est une justice à la fois
accessible, sereine et efficace »54, la notion sert de variable d’ajustement afin de surmonter
tout obstacle en ce sens.
935. En droit positif, la notion, « érigée en “principe directeur” de l’organisation du
contentieux administratif »55, est restreinte au rôle de « régulateur ». A contrario, la doctrine
appréhende de la manière la plus large cette notion puisqu’elle s’y entend comme l’ambition
de voir la justice remplir les critères permettant de satisfaire un standard attendu par la
société. La bonne administration de la justice devient un élément qu’il faut poursuivre. Elle
est le résultat de ce qu’il « n’existe pas de “main invisible” en contentieux administratif, qui
pousserait les parties au procès à agir, naturellement, en conformité avec les objectifs de
célérité et de qualité de la justice »56. Certains, dont le professeur Gonod57, considèrent que la
bonne administration de la justice n’est qu’une forme d’expression de la bonne justice. Certes,
la première concourt à constituer une justice de qualité mais une telle approche semble
exagérée tant elle reviendrait à absorber toutes les préoccupations voisines.
936. Les deux éléments renvoient parfois à des logiques contradictoires. Par exemple, au
nom d’une bonne administration de la justice il peut être prôné « la dissociation entre une
52
Cons. const., 23 janv. 1987, n° 86-224 DC, Loi transférant à la juridiction judiciaire le contentieux des
décisions du Conseil de la concurrence : Rec. Cons. const. , p. 8 ; GAJA, 21ème éd., 2017, Paris, Dalloz, n° 84,
p. 585 ; GDCC, 18ème éd., 2016, Paris, Dalloz, n° 6, p. 60 ; AJDA, 1987, p. 345, note J. Chevallier ; JCP , 1987,
II, n° 20854, note J.-F. Sestier ; LPA, 7 août 1987, n° 95, p. 21, note V. Sélinsky ; Gaz. Pal., 1987, doctr., p. 209,
comm. C. Lepage-Jessua ; RFDA, 1987, p. 287, note B. Genevois, p. 301, note L. Favoreu ; RDP , 1987, p. 1341,
note Y. Gaudemet ; D., 1988, J., p. 117, note F. Luchaire ; RA, 1988, p. 29, note J.-M. Sorel.
53
J. Robert, op. cit., p. 118.
54
Ibid., p. 118.
55
S. Boissard, « concl. sur CE, 25 avr. 2001, Association Choisir la vie », non publiées.
56
A. Meynaud, op. cit., p. 1038.
57
P. Gonod, op. cit., p. 31.
472
organisation du service public de la justice et l’exercice de la fonction juridictionnelle »58
marquant le rapport antagonique potentiel entre bonne administration de la justice et bonne
justice. Tandis que la première renvoie une vision managériale poussant à rationaliser
l’utilisation des moyens, la bonne justice véhicule des exigences procédurales contraires au
« management ». La défense des droits individuels et le respect du procès équitable
nécessitant la mise en œuvre de lourds moyens, les contraintes de la bonne justice alourdissent
le processus juridictionnel là où sa bonne administration pourrait appeler à une « épuration ».
Ce point de vue défendu par le professeur Fricero59 doit certes être nuancé car l’objectif de
bonne administration de la justice est aussi de poursuivre l’ambition d’une justice qualitative.
Plutôt qu’opposer ces notions, on peut soutenir l’idée qu’elles concernent deux champs
différents : le service public de la justice pour la bonne administration de la justice et la
fonction juridictionnelle pour la bonne justice.
937. Or, autant la fonction juridictionnelle est épargnée par l’affranchissement du principe
en cause, autant le service public de la justice risquerait d’en pâtir. L’attribution de nouveaux
pouvoirs au juge aux fins d’adapter la procédure à la situation des parties améliore
qualitativement son intervention juridictionnelle et renforce la fonction juridictionnelle. Bien
entendu, le ralentissement ou la complexification éventuelle de l’instance sont des arguments
audibles mais l’on peut penser que l’incidence serait mineure. La décision relative à la
suspension s’apparente aux mesures avant-dire droit par lesquelles le juge règle certaines
questions en vue de la solution au fond, ce qu’il fait sans trop de problème.
938. Au contraire, la bonne administration de la justice pourrait être, elle, mise à mal par
cette suppression de tout principe. Cela pourrait peser sur les juges qui semblent déjà arrivés à
leur pic de productivité. Or, une telle solution risque de de désorganiser les juridictions et
leurs membres ce qui les forcerait à repenser leur organisation. De nombreuses interrogations
en suspens viennent alors à l’esprit : faut-il organiser une audience pour résoudre la question ?
Les greffes enregistrent-ils une demande des parties sur ce point ? Quelle procédure suivre ?
Le magistrat a-t-il un délai dans lequel il doit intervenir… ? Autant de difficultés auxquelles
les juridictions devraient répondre sans, avant que le Conseil d’État n’intervienne, pouvoir
garantir une harmonie. La désorganisation du service public de la justice serait alors profonde
du fait de cette responsabilité confiée au juge d’une suspension ou d’une exécution de l’acte
administratif.
58
G. Thouvenin, « Éditorial », Justice et cassation , 2013, p. 6.
59
N. Fricero, « Double degré de juridiction : de la « bonne justice » à la « bonne administration de la justice »,
Justice et cassation , 2013, p. 67.
473
939. L’utilisation jurisprudentielle de la bonne administration de la justice semble
s’opposer à cette absolution du principe de l’absence d’effet suspensif. Certes, la notion
combat les solutions figées dans la mesure où elle joue un rôle de régulateur. Logiquement,
cet affranchissement de tout principe s’inscrit d’une certaine manière dans la tendance de
cette notion qui appele à coller la justice au plus près des réalités. Or, en creusant, on
s’aperçoit que la notion cherche à réguler l’organisation procédurale en justifiant les
dérogations aux règles. En soi, son schéma suppose donc une base à laquelle le contentieux se
rattacherait afin de permettre, en cas de besoin, d’y déroger. En étant une variable
d’ajustement, la bonne administration de la justice s’appuie sur des principes dont elle peut
autoriser le contournement. Or, la solution envisagée ne s’oriente absolument pas vers la
constitution d’un principe « de base » auquel il serait possible de déroger.
940. Dans le même sens, la Cour européenne des droits de l’homme n’a pas hésité à
associer la bonne administration de la justice à la sécurité juridique, de manière évidente60. La
poursuite d’une justice bien administrée ne semble guère compatible avec un potentiel
désordre procédural, même provisoire, que comporte une telle solution. Plonger les parties
dans une forme d’insécurité juridique vis-à-vis de la procédure, c’est obscurcir la
compréhension de la justice par les citoyens et porter atteinte à son accessibilité. Dans un
domaine tel que le contentieux administratif où s’opposer à l’administration « entraîne
d’autant plus de réticences que les administrés craignent, pour la plupart, un combat inégal ou
des “représailles” par d’autres voies »61, une justice bien administrée impose d’offrir aux
parties un cadre clair et défini. D’ailleurs, la sécurité juridique62 peut obliger les autorités à
prévoir des régimes transitoires entre deux réglementations. C’est une obligation pour les
autorités, lorsqu’elles modifient une réglementation, de retarder la mise en œuvre des
nouvelles règles et de mettre en place un régime provisoire lorsque le principe de la
modification immédiate risque de porter une atteinte excessive aux intérêts publics ou
60
CEDH, 24 févr. 2009, req. n° 49230/07, L’Érabliere A.S.B.L. c/ Belgique.
61
N. Marty, La notion de bonne a dministration à la confluence des droits européens et du droit administratif
français, th. Montpellier, J.-L. Autin (dir.), 2007, p. 29.
62
Elle est bien entendu un principe général du droit depuis CE, ass., 24 mars 2006, req. n° 288460, 288465,
288474 et 288485, Société KPMG et Société Ernst & Young Audit et autres : Rec. Leb., p. 154 ; RFDA, 2006,
p. 463, concl. Y. Aguila, p. 483 ét. F. Moderne ; BJCP , 2006, p. 173, concl. Y. Aguila et obs. Ph. Terneyre ;
AJDA, 2006, p. 841, trib. B. Mathieu, p. 897, trib. F. Melleray, p. 1028, chron. C. Landais et F. Lenica, p. 2214,
ét. L. Tesoka ; D., 2006, p. 1190, ét. P. Cassia ; Europe, mai 2006, p. 9, note D. Simon ; JCP , 2006, I, n° 150,
p. 1229 chron. B. Plessix, II n° 10113, note J.-M. Belorgey ; JCP A, 2006, n° 1120 ; Procédures, mai 2006, p. 4,
note B. Travier ; RDC, 2006, p. 856, note P. Brunet ; RDP , 2006, p. 1169, ét. J.-P. Camby ; RTD civ., 2006,
p. 527, obs. M. Encinas de Munagorri ; Rev. Soc., 2006, p. 583, obs. Ph. Merle ; RDP , 2007, p. 285, ét.. J.-M.
Woehrling.
474
privés63. L’objectif est d’éviter un bouleversement brutal de la situation et ses potentielles
conséquences en assurant une forme de transition. En clair, par des notions comme la sécurité
juridique ou la bonne administration de la justice, l’on favorise l’évolution en douceur de
l’encadrement normatif. Or, c’est vers le contraire que la solution envisagée s’oriente.
941. Laisser la procédure administrative contentieuse vierge de toute esquisse de
réglementation sur la question risque de peser sur le bon déroulement des procès du fait
d’interrogations légitimes. La bonne administration de la justice, autant « notion-
justification » que « notion-ambition »64 en vue d’une justice satisfaisante, s’en trouverait
mise à mal. Le refus de toute solution prédéterminée à laquelle se raccrocher éloigne la
procédure de cette organisation optimale. La bonne administration de la justice impulse un
mouvement visant à écarter tout ce qui va à l’encontre de « l’objectif premier de ces
dispositifs, à savoir permettre un accès plus efficient au juge administratif »65. Au regard des
conséquences probables de la proposition, celle-ci ne semble pas être conforme à la bonne
administration de la justice. L’influence de cette notion désormais importante implique que la
justice moderne doive être comprise comme « une œuvre de conciliation »66 entre les parties,
mais aussi entre des objectifs antagoniques. Dès lors, « l’allégorie de la déesse Thémis, tenant
entre ses mains les plateaux de la balance lors d’un jugement, nous enseigne que la justice ne
peut être pensée comme une œuvre de radicalité »67. Or, la solution envisagée, en
affranchissant de tout principe la procédure administrative contentieuse, s’oppose
frontalement à ce courant tempéré de la bonne administration de la justice.
942. Pour autant, cette notion n’est pas la seule à représenter un obstacle à l’adoption d’une
telle solution. Celle-ci pourrait aussi engendrer des conséquences qui risqueraient, au moins
pour un temps et malgré sa faculté d’adaptation, d’empêcher le bon fonctionnement de
l’administration (B).
943. L’administration, au sens le plus large, agit de manière classique en vue de l’intérêt
général. Certes, elle privilégie une vision globale de la société plutôt qu’un accompagnement
personnel. Par conséquent, les autorités administratives peuvent parfois défendre un intérêt
63
CE, sect., 13 déc. 2006, req. n° 287845, Mme Lacroix : Rec. Leb., p. 540, concl. M. Guyomar ; RFDA, 2007,
p. 6, concl. M. Guyomar ; AJDA, 2007, p. 358, chron. F. Lenica et J. Boucher ; D., 2007, p. 847, note O. Bui-
Xuan.
64
J. Robert, op. cit., p. 118.
65
A. Meynaud, op. cit., p. 1039.
66
Ibid., p. 1029.
67
Ibid., p. 1029.
475
général déconnecté des aspirations des citoyens. Le décalage susceptible d’exister entre ces
derniers et leurs « élites » administratives ne doit ni être exagéré ni faire oublier leurs efforts
en vue du « bien commun ».
944. L’action administrative joue donc un rôle fondamental dans la société contemporaine.
En la rassemblant autour d’un avenir et d’un projet commun, elle contribue au maintien du
lien social. De tout temps, l’administration a fédéré en faisant de chaque citoyen le membre
d’une destinée collective qui transcende ses intérêts personnels impliquant que c’est au-delà
de ses actions concrètes qu’elle crée du lien social. Son activité, loin d’être superflue, charrie
des enjeux qui tiennent à la constitution de la société. C’est donc toujours d’une « main
tremblante » qu’il faut toucher aux équilibres qui président à l’inscription de la volonté
administrative dans la réalité matérielle.
945. Or, la suppression de toute règle préétablie quant à l’incidence du recours sur
l’exécution de la décision administrative et le flou – temporaire – qui en suivra peut laisser
penser que l’administration pourrait en pâtir. Dans le cas où le choix de laisser au juge une
entière responsabilité serait assumé, il faudrait un certain temps pour qu’apparaisse une
politique jurisprudentielle. La principale interrogation porterait sur le devenir du caractère
« exécutoire » dont les actes administratifs bénéficient dès leur adoption. Au-delà de ses
conséquences – exagérées –, il existe un lien très fort entre l’absence d’effet suspensif des
recours et cette qualité. Si, comme l’écrivait le professeur Rivero, le principe de l’effet non
suspensif la fonde, sa disparition le mettrait gravement à mal. Par conséquent, c’est toute la
capacité de l’administration à mettre en œuvre ses prescriptions qui serait menacée. Cette
dernière interrogation – ou inquiétude – ouvrirait une période de latence marquée par une
profonde incertitude sur l’action administrative. Celle-ci, qui pourrait durer, mettrait le
fonctionnement de l’administration en délicatesse.
946. Les autorités administratives adoptent des actes allant de la simple décision
individuelle au règlement applicable au territoire national. Bien évidemment, les enjeux de
ces actes ne sont pas les mêmes et la question de leur suspension en dépend. Or, la disparition
de tout principe quant à l’effet des recours sur l’exécution des actes entraîne dans sa « chute »
leurs qualités et c’est alors toute l’administration de la société qui est menacée. Le temps que
toutes les questions soulevées, et notamment la dernière, soient réglées, l’activité
administrative risque d’étouffer. L’interdépendance des notions qui « entourent » le principe
de l’absence d’effet suspensif68 des recours implique que sa disparition brutale mettrait en
68
Nous les avions mentionnés au tout début de notre réflexion dans le but d’expliquer la part d’artifice qui
existait dans ces relations.
476
danger, au moins symboliquement, la présomption de légalité et le caractère exécutoire des
actes. Or, c’est leur prestige qui permet notamment aux prescriptions administratives d’être
matérialisées dès leur adoption.
947. Cette incertitude autour de l’autorité des actes administratifs ne peut rester sans
conséquences. Sans doctrine établie, les fondements de l’autorité administrative seraient
fragilisés et le fonctionnement administratif bouleversé. En dépassant les frontières du seul
contentieux, cette solution impacte les rapports de l’administration avec la société. Certes,
cette remise en cause de l’autorité de l’administration peut ne poser aucun problème, par
exemple lorsqu’elle développe des rapports individuels avec les citoyens. Gageons dans ces
cas qu’un dialogue constructif pourrait désamorcer les situations les plus périlleuses. Les
inconvénients naissent quand le nombre d’individus potentiellement concernés se décuple.
C’est donc essentiellement pour les actes réglementaires que la question se pose.
948. L’interrogation est d’autant plus épineuse qu’elle touche les actes administratifs qui
participent directement à l’organisation de la société. L’incertitude autour de la mise en œuvre
des actes par les autorités risque de porter atteinte au bon fonctionnement de l’administration,
surtout lorsque les actes réglementaires sont concernés. Remettre en question leur exécution
immédiate, c’est ôter à l’administration le pouvoir qui lui permet d’encadrer la société car
c’est par eux que les autorités dessinent les grandes orientations. Le risque, sans aller jusqu’à
évoquer une paralysie, c’est que la volonté des autorités soit retardée au point de perturber les
relations du tissu social. En outre, pour ramener cette problématique dans des proportions
juridiques, la potentielle décrue de l’autorité des actes administratifs peut mettre en
délicatesse l’État au regard de ses engagements supranationaux. L’Union européenne par
exemple réclame que les actes qu’elle adopte soient transposés dans l’ordre juridique
français69. De manière plus générale, elle impose aussi que le droit français soit en conformité
avec le droit de l’Union dans son ensemble. Dans ce cadre, la dégradation de l’autorité des
actes administratifs internes, importants dans cette entreprise, risque de fragiliser la position
française.
69
C’est notamment le cas pour les directives de l’Union européenne depuis que le Conseil constitutionnel a tiré
de l’article 88-1 de la Constitution une obligation constitutionnelle de transposition de ces actes. Cf. en ce sens
Cons. const., 10 juin 2004, n° 2004-496 DC, Loi pour la confiance d ans l’économie numérique, cons. n° 7 : Rec.
cons. const., p. 101 ; AJDA, 2004, p. 1385, obs. P. Cassia ; AJDA, 2004, p. 1497, obs. M. Verpeaux ; AJDA,
2004, p. 1534, note J. Arrighi de Casanova ; AJDA, 2004, p. 1537, note M. Gautier et F. Melleray ; AJDA, 2004,
p. 2261, chron. J.-M. Belorgey, S. Gervasoni et C. Lambert ; RFDA, 2004, p. 651, note B. Genevois ; D., 2004,
p. 1739, note B. Mathieu ; D., 2004, p. 3089, note D. Bailleul ; LPA, 2004, n° 122, p. 10, note J.-É. Schoettl ;
LPA, 2004, n° 141, p. 3, note F. Chaltiel ; LPA, 2004, n° 161, p. 16, note P.-Y. Monjal ; RMCUE , 2004, p. 450,
note F. Chaltiel ; JCP , 2004, II, n° 10116, note J.-C. Zarka ; RDP , 2004, p. 878, note J.-P. Camby ; RDP , 2004,
p. 889, note A. Levade ; RDP , 2004, p. 912, note J. Roux ; Europe, 2004, n° 8-9, ét. n° 9, ét. X. Magnon ; RA,
2004, p. 590, comm. P.-Y. Gadhoun ; JCP A, 2004, n° 1266, note O. Gohin ; RRJ , 2004, p. 1829, note
D. Biroste ; RTD Civ., 2004, p. 605, comm. M. Encinas de Munagorri ; RGDIP , 2004, p. 1053, note N. Haupais ;
RFDC, 2005, n° 61, p. 147, note X. Dupré de Boulois ; D., 2005, p. 199, note S. Mouton.
477
949. Les conséquences de l’affranchissement de tout principe à propos de l’impact du
recours juridictionnel sur l’acte contesté dépassent la sphère contentieuse. En affaiblissant
l’autorité des décisions administratives, cette solution propage ses conséquences dans la
sphère administrative, là où elles sont les plus graves. L’insécurité juridique dans laquelle
serait plongée l’administration le temps de clarifier les choses porterait atteinte à son activité.
La situation est d’autant plus gênante qu’elle est différente de celle évoquée lorsque
l’administration avait dû s’adapter à la motivation des actes défavorables. Dans ce cas,
l’administration pouvait adopter le comportement le plus adéquat vis-à-vis de ces nouvelles
modalités. Sa faculté d’adaptation pouvait jouer car l’administration bénéficiait d’un
référentiel à partir duquel repenser son action. Face à la dissolution du principe étudié,
l’administration serait confrontée à un flottement juridique. Pour elle, il serait impossible de
réagir en conséquence car la base juridique applicable reste à déterminer par le juge. C’est
justement ce flou temporaire qui risque de porter préjudice à la capacité de l’administration à
remplir ses mission. Sans visibilité sur les solutions futures du juge, les autorités
administratives auraient la plus grande peine à maintenir un fonctionnement qualitatif.
950. Reconstruire un système capable de remplacer ce pilier procédural qu’est l’absence
d’effet suspensif n’est pas chose aisée. Partis de la première impression selon laquelle
l’organisation procédurale était solide, les premières réflexions sur « l’après-principe »
révèlent une chaîne complexe et précaire, dès lors que toute modification risque de se
répercuter en série. Ce sentiment se confirme lorsque l’on examine la proposition d’une
inversion du principe autour d’un recours suspensif. Ce système, plus protecteur des citoyens,
ne peut être retenu tant la suspension généralisée est utopique (section 2).
951. Le principe de l’absence d’effet suspensif mérite, dans ses modalités actuelles, une
rénovation. Ce constat est notamment basé sur l’aspiration de la société en vue d’une
progression mesurée de la protection des citoyens. Par conséquent, la solution la plus évidente
est de répondre à cette désuétude par son inverse, tout aussi absolu. Cette proposition, qui
satisferait le désir de protection de la société, doit néanmoins être écartée. Pour résumer la
pensée de la doctrine, certes « la protection maximale est accordée au requérant lorsque la
saisine du juge suspend automatiquement l’exécution de l’acte attaqué. Mais, d’un autre côté,
on voit clairement les inconvénients d’un tel système : la suspension automatique de
l’exécution de l’acte comme conséquence du recours tendant à son annulation pourrait inciter
478
les administrés à intenter des recours purement dilatoires dans le seul but de retarder
l’application d’un acte qui leur est défavorable »70. C’est le paradoxe de la proposition : le
totalitarisme d’un effet suspensif systématique engendre des attraits qui rendent alléchante
une telle proposition (paragraphe 1) en même temps qu’il entraîne des excès dont la nature
dirimante justifie le rejet de la proposition (paragraphe 2).
952. Le renversement du principe de l’absence d’effet suspensif, puisque c’est bien de cela
qu’il s’agit, serait une solution vigoureuse tant il renverserait l’orientation du système. La
force de cette option réside dans la fascination pour la protection des droits qu’elle véhiculer
(A) et la fascination immodérée du système allemand (B) sur lequel elle s’appuie.
953. Le renversement du principe, signifiant que tout recours contestant la légalité d’un acte
en suspendrait les effets, améliorerait la protection des requérants. Certes, le juge ne
bénéficierait pas de nouveaux pouvoirs comme c’était le cas avec les réformes de 1995 ou de
2000. Par cette proposition, la seule saisine du juge deviendrait un bouclier efficace pour les
droits et les intérêts des requérants. Il deviendrait ainsi une institution entièrement vouée à la
défense des requérants. Cette perspective a de quoi enchanter tant sa mise en œuvre
provoquerait une inversion de la philosophie du contentieux administratif (1) et une
transformation du rôle du juge (2).
954. Le juge administratif français, armé d’une solide réputation de défenseur des citoyens,
n’évolue pas vraiment dans un environnement taillé en ce sens. La procédure administrative
contentieuse et le contentieux administratif dans son ensemble n’ont pas été construits dans le
but de protéger les requérants. Initialement, plus que la défense individuelle des citoyens,
c’était l’éradication de l’arbitraire qui était poursuivie par cette entreprise. La naissance du
recours en excès de pouvoir puis son importance attestent de cette recherche « objective » de
légalité.
955. Le contentieux administratif s’est construit sur la volonté d’encadrer juridiquement
l’activité des autorités administratives à l’aide d’un ordonnancement juridique porteur de
70
P. Mouzouraki, op. cit., p. 17.
479
droits et d’obligations. Le contentieux administratif, en servant de base au droit administratif,
s’est désintéressé de la situation des requérants. Cette vision particulière a pesé sur la
construction procédurale puisque sans abandonner le requérant, elle ne fait pas de sa
protection une priorité. Le principe de l’absence d’effet suspensif des recours dénote de cette
forme de désintérêt que certains commissaires du gouvernement n’ont pas hésité à justifier de
manière plus triviale : « Nous sommes en droit administratif et il s’agit ici de protéger les
intérêts supérieurs de l’administration »71. De ce point de vue, l’on peut penser que les intérêts
administratifs en jeu ne permettent pas de prendre le risque de protéger prioritairement les
droits des requérants. De manière plus nuancée, un autre commissaire du gouvernement
pouvait confirmer cette tendance, la jurisprudence étant « moins encline à opposer
l’interdiction de faire préjudice au principal lorsque la demande en référé, présentée par une
personne publique, l’est dans l’intérêt public »72. En poussant le raisonnement plus loin, l’on
peut noter que la tradition longtemps hostile à l’emploi de l’injonction et l’astreinte dans
l’arsenal juridictionnel peut illustrer cette orientation.
956. Ces raisonnements traditionnels de la juridiction administrative française expriment
une tendance globalement favorable à l’administration. A contrario, la mise en œuvre d’une
suspension généralisée rattachée au dépôt d’un recours juridictionnel revient à renverser le
principe et cette philosophie qui vient d’être rapidement rappelée. En effet, refuser de
suspendre l’exécution des décisions administratives, c’est assurer l’efficacité de l’action
administrative. De là, les conséquences sur les parties se font ressentir : « le droit français, en
mettant des obligations très étendues à la charge de l’administration, dont il est souvent trop
ambitieux d’espérer leur réalisation, court le risque de réduire à être seulement platonique
l’effet des décisions d’annulation. Il fait ainsi preuve de la même philosophie qu’en matière
de protection provisoire, consistant à refuser d’agir en amont, mais à reculer au moment de
l’exécution le souci de traduire en réalité concrète la décision d’annulation afin de donner une
protection effective au requérant »73. Sans suspension, l’administration est obligée de rétablir
la situation qui aurait dû exister. En clair, « le droit administratif français se contente […] de
sanctionner a posteriori l’illégalité »74 et l’efficacité du schéma dépend de la capacité du juge
à faire exécuter ses décisions. La protection des droits de chacun n’est donc, du moins jusqu’à
ce que furent introduits les référés qui nuancent cette philosophie, pas vraiment organisée.
71
J.-P. Costa, « concl. sur CE, 28 nov. 1980, Société d’exploitation des sous-produits des abattoirs », AJDA,
1981, p. 371.
72
J. Arrighi de Casanova, « concl. sur CE, 14 nov. 1997, Communauté urbaine de Lyon », AJDA, 1998, p. 60.
73
P. Mouzouraki, op. cit., p. 239.
74
Ibid., p. 312.
480
957. La solution envisagée, la suspension généralisée, est l’antithèse du schéma décrit. En
« bloquant » d’emblée l’exécution des décisions contestées, c’est vers un autre système
qu’irait le contentieux administratif. Faire du recours juridictionnel le déclencheur d’une
suspension de l’exécution de la décision contestée, c’est repenser le point de départ du
contentieux administratif. En raisonnant ainsi, la priorité ne serait plus donnée à l’efficacité
administrative et ce qui en découle. De l’organisation projetée, il ressortirait un nouveau
rapport de forces entre l’activité des autorités administratives et ses destinataires. Entre
l’exécution de la décision administrative et sa suspension, c’est une option collective – la
décision administrative défend les intérêts de la collectivité – et une option individuelle – la
défense des situations personnelles – qui s’envisagent. On le sait, le contentieux, comme le
droit administratif, « a essentiellement été bâti, depuis des décennies, sur des notions
beaucoup plus communautaires qu’individuelles »75. Jusqu’à présent, l’absence d’effet
suspensif des recours traduisait la primauté du collectif76. En renversant la perspective, c’est
cette préférence originelle du système qui serait aussi renversée.
958. Suspendre l’exécution de toute décision contestée, c’est faire le choix de la protection
individuelle. Bien entendu, cette préférence se répercuterait sur le reste de la procédure. En se
situant à « l’entrée » du contentieux, ce nouveau principe, comme l’actuel, donnerait le ton de
la procédure. En envoyant dès le départ le signal d’une protection préventive, la procédure
entière serait attirée par ce choix. Puisque ce nouveau principe serait en amont de
l’organisation procédurale, il en commanderait l’orientation au nom d’une certaine cohérence.
En fixant le « cap », le choix de ce principe entraînerait tout le reste de la procédure.
959. Au regard de son importance, le renversement du principe et la protection individuelle
qu’il ouvre feraient basculer la procédure. En recherchant la prévention des atteintes aux
droits plutôt que d’assurer la réalisation des prescriptions collectives, c’est tout le
raisonnement du contentieux administratif qui serait rénové. Là où le procès contrôlait a
posteriori la régularité de l’action administrative, la suspension des actes contestés en ferait le
lieu de la protection subjective des droits individuels. Au lieu d’aborder le contentieux du
point de vue collectif, il serait appréhendé sous un angle individuel. L’enjeu ne serait plus
d’assurer la compatibilité du contrôle de légalité et la préservation de l’exécution des
décisions administratives, mais plutôt d’empêcher préventivement que des atteintes soient
commises par les autorités. Plutôt que l’intervention à rebours, contrepartie nécessaire de la
75
S. Braconnier, Jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme et du droit administratif fr ançais,
1997, Bruxelles, Bruylant, préf. Y. Madiot, p. 306.
76
L’idée s’exprime notamment en termes juridiques par l’important crédit attribué à l’intérêt général.
481
vie en collectivité, le contentieux administratif deviendrait une action préventive. L’essence
de la procédure administrative contentieuse serait bien impactée par cette inversion du
principe.
960. Logiquement, le juge doit faire respecter la procédure pour trancher les litiges dont il
est saisi. Le déroulement du procès est rythmé par ces règles permettant au juge d’amener les
parties jusqu’à la reddition de sa solution. Si la procédure est une ressource stratégique pour
les parties, le juge y est lui enfermé. En bouleversant l’essence du contentieux administratif,
ce sont plus que de simples règles que la proposition modifierait. Le but même vers lequel la
procédure guide le contentieux administratif changerait, plaçant le juge dans une nouvelle
position. C’est en plus d’un renversement de la philosophie contentieuse à une transformation
du rôle du juge (2) qu’inviterait ce principe d’un effet suspensif.
77
Plusieurs moyens peuvent être soulevés d’office par le juge, c’est notamment le cas des moyens d’ordre public
qui ne peuvent être ignorés, et ce même si les parties les taisent. L’on peut citer à titre d’exemple l’incompétence
de l’auteur de l’acte (CE, 11 juill. 2008, req. n° 279923, Province des îles Loyauté ), la détermination de la date
d’entrée en vigueur d’une loi ou encore le principe qu’une personne ne peut être condamnée à payer une somme
qu’elle ne doit pas (CE, sect., 19 mars 1971, req. n° 79962, Sieurs Mergui (Maurice et André) : Rec. Leb., p. 235,
concl. M. Rougevin-Baville ; AJDA, 1971, p. 274, note D. Labetoulle et P. Cabanes ; RDP , 1972, p. 234, note
M. Waline).
482
reproches des requérants. Le moment de son intervention permet à lui seul de comprendre
cette caractéristique de son contrôle : en intervenant a posteriori de l’activité administrative, il
est plus délicat d’effectuer un contrôle exhaustif.
963. L’inversion du principe implique que l’intervention juridictionnelle ne se situerait plus
au même moment. Vis-à-vis de l’objet du contrôle, l’acte administratif, le juge interviendrait
en effet avant son exécution ce qui modifierait substantiellement son rôle. En premier lieu, le
juge devrait s’accommoder d’une attente liée à sa nouvelle image de protecteur des
requérants. Les citoyens – potentiellement requérants – le saisiraient alors dans le but
préventif d’empêcher toute atteinte à leur situation. Le juge devra répondre à cette attente
découlant de cette position renouvelée en orientant son action vers leur protection. C’est un
recentrage de son œuvre que le juge serait invité à réaliser : de la traque de l’illégalité à la
réalisation de la légalité, il lui faudrait franchir un pas important.
964. Ces transformations impacteraient le contenu du contrôle exercé par le juge.
L’association de l’antériorité du contrôle juridictionnel et de cet objectif de protection des
requérants imposera au juge de changer ses usages habituels, comme c’est le cas pour
l’économie des moyens. En effet, lorsque le juge sera saisi de la requête, l’action
administrative n’aura pas été réalisée et son but sera de protéger les requérants. Afin d’être
capable d’arrêter l’administration tout en conservant son attrait pour la légalité, les modalités
du contrôle devront changer. La meilleure manière de protéger les citoyens a toujours été, au
moins en théorie, de purger les illégalités avant qu’elles ne produisent leurs effets. C’est
l’occasion qu’offrirait au juge ce renversement de principe. En contrôlant la légalité de l’acte
avant qu’il n’ait pu produire ses effets, le juge pourra purger la totalité de ses vices afin de
s’assurer de sa légalité avant son exécution. Là où le juge ne faisait qu’affirmer la « non-
illégalité » de l’acte administratif, il devra ici certifier de sa parfaite légalité. L’objectif de
l’intervention juridictionnelle, protéger les droits des requérants, impose au juge de modifier
son rôle. Là où il ne devait que répondre aux doutes des requérants, il devra désormais
affirmer que l’acte est ou non légal et qu’en conséquence, il peut ou non être exécuté. Le juge
administratif deviendrait le filtre de la légalité en retenant dans son escarcelle tous les actes
contestés et illégaux. Ainsi, il mettrait son contrôle au service de la protection des citoyens en
prévenant les atteintes qui risquent de leur être portées.
965. En muant ainsi, le juge administratif abandonnerait sa fonction traditionnelle. Ce
changement est d’autant plus tentant qu’il s’inscrit dans la lignée des évolutions récentes du
contentieux administratif. En effet, ce qui a été recherché dans ces dernières années par et
pour le juge, c’est une meilleure capacité à influencer le réel. La reconnaissance du pouvoir
483
d’injonction et de l’astreinte, la réforme des procédures d’urgence ainsi que la politique
jurisprudentielle en matière contractuelle sont autant d’indices de cette tendance. Que ce soit
en offrant au juge de nouvelles armes ou en permettant son intervention avant la production
d’une situation irréversible, l’objectif est toujours de renforcer sa capacité à protéger
efficacement les requérants. En cela, les conséquences qui résulteraient d’une inversion du
principe de l’absence d’effet suspensif, notamment quant au rôle du juge, s’inscriraient en
continuité de ce mouvement. La mise en place d’une telle solution pourrait même en être une
forme de consécration.
966. Au regard de ces conséquences, autant vis-à-vis de l’économie générale du
contentieux administratif que du rôle du juge, le renversement du principe fascine par
l’amélioration franche de la protection juridictionnelle de chacun qu’elle permet d’envisager.
En s’inscrivant parfaitement dans ce profond mouvement, la mise en œuvre de cette
proposition semble ne poser guère de problèmes. D’autres éléments, plus informels, peuvent
expliquer le crédit accordé à cette proposition comme c’est le cas de la fascination immodérée
d’une partie de la doctrine pour le système allemand (B) qu’elle semble reprendre.
967. Réfléchir à la mise en place d’un effet suspensif attaché par principe aux recours sans
évoquer le système allemand n’est pas envisageable tant il semble inspirer une telle
proposition. En termes d’influence, l’on peut d’ailleurs relever que le système français se voit
rattrapé et concurrencé par l’organisation du contentieux administratif allemand78. L’Union
européenne y contribue vigoureusement tant ce modèle influence les tendances impulsées par
les institutions européennes dans leur entreprise d’harmonisation79. Le contentieux
administratif allemand bénéficie ainsi d’un crédit important, le professeur Melleray n’hésitant
par exemple pas à en faire « probablement le modèle de contrôle juridictionnel et de
valorisation des libertés fondamentales le plus performant en Europe »80.
968. Ce magnétisme nous concerne d’autant plus que sur cette question de l’exécution de
l’acte contesté, sa position inédite81 est à l’inverse du choix français. L’état d’esprit allemand,
78
L’exemple type de cette situation, c’est le cas du droit administratif espagnol qui a été construit sur la base du
modèle français et qui, au fil de l’histoire, s’est progressivement rapproché du schéma allemand. V. sur ce point,
A. Gallego Anabitarte, « La influencia extranjera en el derecho administrativo espanol desde 1950 a hoy »,
Revista de administracion publica , 1999, n° 150, p. 75.
79
V. not. sur l’influence du droit comparé dans la constitution du droit de l’Union européenne, K. Lenaerts, « Le
droit comparé dans le travail du juge communautaire », RTD eur., 2001, p. 487.
80
F. Melleray, « L'imitation de modèles étrangers en droit administratif français », AJDA, 2004, p. 1224.
81
Hormis le droit allemand qui fait découler du dépôt du recours juridictionnel la suspension de l’acte contesté,
l’effet suspensif est prévu dans le droit finlandais et dans celui de certains cantons suisses. V. sur ce point
P. Mouzouraki, op. cit., p. 117, note de bas de page n° 69.
484
c’est qu’il est préférable « que l’administration attende avant de passer à l’exécution de son
acte plutôt que le requérant ait à supporter une atteinte dans sa sphère juridiquement protégée
jusqu’à l’intervention du jugement au fond »82. Ce raisonnement remarquable prend en outre
sa source au niveau de la Constitution fédérale83, norme suprême de l’ordre normatif
allemand. C’est la Cour constitutionnelle fédérale qui a rattaché ce principe de l’effet
suspensif au texte constitutionnel en considérant que l’article 19 « garantit pour le citoyen non
pas le droit formel et la possibilité théorique de saisir les tribunaux, mais le droit à une
protection juridictionnelle vraiment efficace. […] En cela consiste l’importance
constitutionnelle de l’effet suspensif attaché aux recours qui sont prévus dans la procédure
administrative contentieuse, sans lequel la protection juridictionnelle contre l’administration
serait souvent platonique en raison de la durée nécessaire des instances »84.
969. Devant un tel choix, le juriste français est souvent étonné de voir qu’un système dont
la philosophie est radicalement différente fonctionne. Associé au constat que l’organisation
actuelle du principe français serait dépassée, la tentation est grande d’envisager une reprise du
système allemand. Or, le « recopiage » du schéma allemand ne peut, tel quel, produire les
mêmes effets dans le cadre français. Affirmer le contraire, c’est mener une analyse
décontextualisée (1) et hagiographique (2) du principe et du système allemand.
970. Encenser le système allemand en raison de la suspension attachée par principe aux
recours – contentieux et administratifs – est un réflexe pour l’administrativiste français en
quête d’une protection des requérants. Néanmoins, appeler à l’importation du principe
allemand, c’est oublier les règles élémentaires du droit comparé. Chaque ordre juridique est le
produit d’un ensemble complexe de facteurs au sein desquels l’histoire, la sociologie, la
culture ou l’organisation politique se conjuguent. En somme, la naissance – et la pérennité –
de tout système est soumise à l’influence décisive de son environnement (a). L’implantation
d’un principe étranger ne peut alors fonctionner qu’à la condition de retrouver sur ce point de
fortes similitudes. Le problème, c’est que dans son schéma, le système allemand et son effet
suspensif présentent une double différence dans les facteurs ayant influencé (b) son érection.
82
P. Mouzouraki, op. cit., p. 27.
83
L’effet suspensif découle effectivement de l’article 19 alinéa 4 de la loi fondamentale allemande.
84
BVerfG 13.6.1979 ; BVerfG 11.2.1982.
485
a – L’influence décisive de l’environnement sur la naissance du
système juridique
971. Comme chaque personne est le produit de son histoire personnelle, l’ordre juridique
est le fruit de l’histoire sociale, économique, politique ou culturelle du territoire auquel il
s’applique. En quelque sorte, un système juridique ne peut se justifier qu’à la condition d’être
en adéquation avec les données de son contexte. Partant de cette idée, le « déracinement »
d’une norme ne peut produire d’effet sous peine, comme pour une greffe, de risquer le rejet.
Adopter une règle d’un système étranger conçu pour un système qui lui est propre ressemble à
vouloir assembler deux pièces de puzzle incompatibles.
972. Cette idée selon laquelle chaque ordre juridique est « situé » sans pouvoir s’exporter a
longtemps justifié le gallicanisme juridique. Cette tendance a longuement parasité le
développement de l’étude comparative en réduisant à néant toute curiosité pour les droits
étrangers. L’idée est d’autant plus vraie en droit public où les liens entre l’organisation
politique et l’ordre juridique ne sont plus à démontrer. Il n’était d’ailleurs pas rare de lire qu’il
n’y a « rien de plus dangereux que les emprunts au droit étranger pour le droit public »85 et la
construction juridique était un moyen de se démarquer de ses États rivaux ou ennemis.
L’adoption de règles étrangères en droit public pouvait alors s’analyser comme une perte de
souveraineté. D’ailleurs, l’ensemble des théories de Duguit – et de Hauriou dans une moindre
mesure –, si importantes dans le droit public français, se sont construites en opposition à la
doctrine allemande. Par exemple, le premier volume des Études de droit public, L’État, le
droit objectif et la loi positive de Duguit « a été écrit en 1901 en réponse au livre de Jellinek,
System der öffentlichen subjektiven Rechte »86. En outre, le droit et le contentieux
administratif sont des vecteurs forts de cette tendance du fait de l’influence du Conseil d’État.
973. La doctrine publiciste française démontre une certaine indifférence vis-à-vis des droits
étrangers et de la méthode comparatiste du fait d’une regrettable assimilation entre droit
public et souveraineté nationale. Le doyen Vedel l’a exprimé avec véhémence lorsque le
Conseil constitutionnel avait réfléchi à un éventuel contrôle des lois de révision
constitutionnelle à partir de réflexions d’une Cour constitutionnelle étrangère. Souhaitant
marquer l’importance du contexte et de l’environnement, le doyen avait affirmé qu’il « faut se
défaire de l’idée que telle ou telle théorie, telle ou telle pratique adoptée par une Cour
85
F. Larnaude, « Droit comparé et droit public », RDP , 1902, p. 5.
86
L. Duguit, Traité de droit constitutionnel, t. 1, 3ème éd., 1927, Paris, E. Boccard, p. 549.
486
constitutionnelle étrangère dans une démocratie parfois juvénile s’impose comme le dernier
cri de la mode féminine lancé dans les collections de printemps »87.
974. Le temps passant, de nouveaux juristes ont amené un regard nouveau – voire naïf – sur
l’analyse comparatiste des droits étrangers et décomplexé la doctrine française. Sans
abandonner toutes les traditions, l’idée selon laquelle « s’intéresser aux droits étrangers
s’apparente à voyager »88 a gagné en consistance. Il fallut alors acquérir toute une culture
comparatiste pour utiliser pertinemment cette technique juridique. Parmi celle-ci, replacer la
règle dans son environnement et son contexte n’est pas une option pour celui qui s’aventure
en droit comparé. En effet, il « faut avoir une connaissance des concepts juridiques dans leurs
propres contextes pour éviter précisément des erreurs d’interprétation »89. L’utilisation du
droit comparé pour inspirer d’éventuelles réformes doit répondre à une méthode. Il est certain
qu’une « réforme ou toute autre innovation juridique ne peut être correctement évaluée sans
connaître ses origines. Si ces origines se trouvent dans un droit étranger, seule la connaissance
de ce droit étranger permettra de dégager les tenants et aboutissants d’une telle nouveauté »90.
975. L’étude d’une règle de droit étranger doit s’accompagner d’une analyse de la
philosophie de l’ensemble de l’ordre juridique. À titre d’illustration, l’analyse du droit
français impose d’entrer dans le discours juridique romano-germanique « centré sur le texte,
pyramidal, vertical, légi-centré, écrit, logico-déductif, dogmatique, entièrement dominé par les
figures de la loi, de l’État, de la puissance publique, elles-mêmes fortement théorisées sur la
base de certains dogmes politiques ou idéologiques »91. Ainsi, chaque norme est un élément
de l’ordre juridique dont elle ne peut être dissociée, celui-ci formant un système intégral dont
on ne peut isoler une donnée. Cette indivisibilité a été reprise par les juges de la Cour suprême
des Philippines dans un arrêt de 1920 dit In Re Shoop où ils ont affirmé que c’est
« l’éducation du juriste, l’organisation de la justice, la manière de raisonner en droit,
d’interpréter les sources du droit et en fin de compte le “legal discourse” [qui] constituaient
les éléments prédominants dans la détermination du système juridique »92. Dès lors, toute
analyse correcte d’un droit étranger, quel qu’il soit, doit passer par la compréhension du
fonctionnement du système juridique.
87
G. Vedel, « Souveraineté et supraconstitutionnalité », Pouvoirs, 1993, n° 67, p. 96.
88
G. Frankenberg, « Critical Comparisons : Re-thinking Comparative Law », Harvard International Law
Journal, 1985, vol. 26, p. 411.
89
M.-C. Ponthoreau, « Le droit comparé en question(s) entre pragmatisme et outil épistémologique », RIDC,
2005, n° 1, p. 22.
90
F. Lichère, « Du droit comparé et du droit tout court », AJDA, 2004, p. 2017.
91
É. Picard, « L’état du droit comparé en France en 1999 », RIDC , 1999, n° 4, p. 900.
92
Cité par M.-C. Ponthoreau, op. cit., p. 14.
487
976. L’acquisition de cet « arrière-plan » est une des clés indispensables à la bonne
utilisation du droit comparé. Se départir de l’idée que « la pré-compréhension d’une règle
juridique est déterminée par les préjugés traduisant l’appartenance du juriste à la
communauté, unie par une commune tradition, qui l’a éduqué »93, c’est s’exposer à des
erreurs d’interprétation. C’est d’une certaine manière ce que rappelait le président de la Cour
suprême d’Israël affirmant que les institutions et les concepts juridiques n’étaient comparables
que dans le cas où un certain nombre de valeurs communes seraient partagées94. La
comparaison entre les droits de différents pays doit prendre en compte les similitudes et
différences de leurs cultures juridiques respectives sous peine de fausser les conclusions d’un
tel travail. De fait, sans socle commun, impossible de raisonner à partir d’un droit étranger.
Puisque chaque ordre juridique est unique, résultat d’une culture globale, il faut « comprendre
le travail des idées, des pensées et des sensibilités dans un système juridique déterminé, pour
ultimement pouvoir restituer les principes, les concepts, les croyances et les raisonnements
qui y sont à l’œuvre »95. En ce sens, le président de la Cour constitutionnelle sud-africaine96,
avait considéré qu’interpréter la Constitution nationale à la lumière d’un droit étranger ne
pouvait se faire qu’en tenant compte de « [leur] système juridique, de [leur] histoire et de la
structure et du langage de [leur] Constitution »97.
977. La mise en perspective du droit étranger est donc la première étape de toute étude
sérieuse de droit comparé. Plus récemment, le droit comparé a même élargi cette exigence
d’appropriation des données nécessaires à la bonne compréhension du droit étranger. En effet,
le courant « Law as Culture », fait du phénomène juridique une part intégrante de la culture
nationale. En conséquence de cette intégration du droit au patrimoine culturel, appréhender
l’essence du système juridique ne suffirait plus à mener une étude de droit comparé. En
assurant le « désenclavement » du système juridique de la culture nationale, ce courant pousse
les comparatistes à plonger les règles, non plus dans le seul environnement juridique, mais
dans la société. En plus d’être attentif à « la manière particulière par laquelle les valeurs, la
pratique et les concepts sont intégrés dans l’activité des institutions juridiques et dans
93
M.-C. Ponthoreau, op. cit., p. 14.
94
A. Barak, « Constitutional Interprétation », Rapport pour la table ronde de l’A.I.D.C. « L’interprétation de la
Constitution », cité par M.-C. Ponthoreau, op. cit., p. 22.
95
É. Zoller, « Qu’est-ce que faire du droit constitutionnel comparé ? », Droits, 2000, n° 32, p. 133.
96
Opinion du président Arthur Chaskalson exprimée dans l’affaire State v. Markwaniane de la Cour
constitutionnelle sud-africaine du 6 juin 1995.
97
Cité par D. Carey-Miller, « South Africa : a World in One Country on the Long Road to Reality », in
A. Harding et E. Örücü (dir.), Comparative Law in the 21st Century, 2002, Londres, New York, The Hague,
Kluwer academic pub., W.G. Hart legal workshop series, p. 294.
488
l’interprétation des textes juridiques »98, ce mouvement pousse les juristes à quitter leur
« zone de confort ». En utilisant la « tradition », la « culture » et les « mentalités sociales », le
comparatiste doit immerger les règles étudiées dans leur contexte social. Analyser des règles
étrangères sans prendre en compte tout ce qui les explique, c’est vouloir utiliser des solutions
pensées pour des problèmes que le système français ne connaît peut-être pas. La règle de droit
étranger n’est donc plus une curiosité que le juriste peut invoquer au secours de son
argumentation. L’utilisation du droit comparé se doit désormais, sous peine d’être déloyale,
de s’accompagner d’une mise en contexte du phénomène juridique, simple élément du
patrimoine national.
978. Pour en revenir à notre étude, mobiliser le droit allemand comme référence en vue de
la mise en place d’un effet suspensif de principe ne peut avoir du poids qu’à la condition que
les environnements français et allemands partagent des valeurs communes. La question est
donc de savoir si ces deux pays occidentaux industrialisés possèdent la même culture
juridique et sociale ou si leurs systèmes juridiques sont construits sur des bases résolument
opposées. À l’heure de la globalisation et de l’émergence du droit administratif européen, la
question de l’existence d’une véritable spécificité peut se poser. Plusieurs phénomènes
contemporains99 ou anciens100 se conjuguent pour lisser les sensibilités de ces pays, semblant
pouvoir suffire à envisager un partage juridique. Or, entre la France et l’Allemagne subsistent
des disparités juridiques et sociales qui semblent de nature à refuser toute copie par la
première du schéma du contentieux administratif de la seconde101. C’est ce que confie le
professeur Autexier avec un certain étonnement qui s’attendait « à ce que le commun
enracinement des droits français et allemand dans la grande famille des droits dits “romano-
germaniques” permette un accès simple au droit du voisin. Or, il n’en est rien. Deux
décennies de commerce juridique franco-allemand m’ont convaincu que la communication
98
J. Bell cité par M. Van Hoecke et M. Warrington, « Legal Cultures, Legal Paradigms, Legal Doctrine :
Towards a New Model for Comparative Law », International Comparative Law Quarterly, 1998, vol. 47, p. 498.
99
L’on peut citer pêle-mêle l’intégration commune dans le système juridique de l’Union européenne, la
soumission commune aux dispositions de la Convention européenne des droits de l’homme, le rapprochement
politique relatif, le partage de certains phénomènes sociaux…
100
Il ne faut pas oublier malgré toutes les divergences qui peuvent émailler le débat entre juristes français et
allemands que ces deux pays sont issus d’une tradition juridique commune, dite romano-germanique en
opposition aux pays dits de common law. Cela signifie donc qu’ils se situent dans le fil, certes désormais
lointain, de la Rome antique, partageant certains traits communs tels que la division entre le droit public et le
droit privé ou encore la prédominance du droit écrit. Ainsi, malgré les différences, il ne faut pas oublier que les
droits français et allemands font partie de la même famille juridique.
101
Sur les problématiques liées aux phénomènes de réception et transposition des différents modèles dans les
matières administratives, v. J. Rivero, « Les phénomènes d'imitation des modèles étrangers en droit
administratif », in Miscellanea W.J. Ganshof Van Der Meersch , t. 3, 1972, Paris, Bruxelles, LGDJ, Bruylant,
p. 619 ; Y. Gaudemet, « L'exportation du droit administratif français. Brèves remarques en forme de paradoxe »,
in Droit et politique à la croisée des cultures : mélanges Philippe Ardant, 1999, Paris, LGDJ, préf. G. Vedel,
p. 431.
489
entre juristes allemands et français est rien moins qu’évidente et qu’il existe une profonde
différence des cultures juridiques qui se superpose à celle des cultures nationales »102.
979. Au-delà de la seule présomption – difficilement vérifiable – véhiculée dans
l’imaginaire collectif selon laquelle le citoyen allemand s’inscrirait dans une discipline
collective, d’autres solides arguments nous laissent penser qu’un transfert du principe
allemand serait périlleux. Le constat d’une double différence au sein des facteurs (b) qui
justifient en Allemagne la suspension de toute décision contestée par un recours nous fait
fortement douter de la possibilité d’un transfert, en droit français, de ce principe.
982. La constitution du système juridique et politique, tous deux forgés dans l’expression
collective de la société, s’inscrit dans une perspective historique. L’histoire constitutionnelle
102
Ch. Autexier, Introduction au droit public allemand , 1997, Paris, PUF, Droit fondamental, n° 1, p. 13.
103
P. Mouzouraki, op. cit., pp. 238-239.
104
Ibid., p. 239.
490
française illustre parfaitement cette réplique permanente à l’histoire que sont les systèmes
juridiques et politiques. Dans le cas de la France, c’est en opposition au régime précédent que
se pensent les schémas structurants de la société contrairement à la culture britannique où
l’histoire politique et juridique est le résultat d’une lente évolution sans rupture. Le système
de réflexion français est donc de considérer que « toute constitution s’élabore par opposition
au régime politique qu’elle entend abolir »105. Par exemple, la révolution de 1789 est fondée
sur le refus de l’absolutisme royal et la suite n’est qu’une succession d’alternances de régimes
politiques. Ce mouvement exprime l’oscillation de l’opinion publique entre les idées
« réactionnaires » et la volonté de voir la démocratie progresser. En clair, l’on pense les
systèmes politiques en fonction des expériences et des erreurs passées.
983. Le système juridique est prédisposé à l’utilisation de ce schéma de construction.
Comme l’on a pu le relever pour l’instrument constitutionnel, la conception du système
juridique se pense en opposition du système précédent. Ainsi, le contentieux administratif
allemand ne peut s’analyser qu’en considérant le contexte bien particulier duquel il est issu.
Car si la naissance de la juridiction administrative au début du 19ème siècle renvoie aux mêmes
interrogations que le système français, il en ira différemment lors de l’apparition de la justice
administrative moderne, après la Seconde Guerre mondiale.
984. La Loi fondamentale pour la République fédérale d’Allemagne, acte fondateur du
système juridique contemporain, date du 23 mai 1949, soit quelques années après la fin du
second conflit mondial. C’est dans ce contexte, après la guerre et les totalitarismes, que le
système politique et juridique allemand moderne a été pensé. Il faut garder en tête que « le 8
mai 1945, après la capitulation sans condition du gouvernement national-socialiste, il ne reste
apparemment plus rien de l’ancienne Allemagne. L’année zéro de l’Allemagne d’aujourd’hui,
c’est d’abord cette situation difficilement concevable de la disparition simultanée des
structures sociales, économiques et politiques d’un peuple »106 qui a lui aussi souffert du
nazisme. Il est logique, dans cette conjoncture, que dès transmission des « documents de
Francfort » aux ministres-présidents des Lander, la volonté d’établir des garanties fortes pour
les libertés individuelles s’exprime. Seulement, « pour les rédacteurs de la Loi fondamentale
de 1949 (Gundgesetz), il ne s’agissait pas seulement de rompre avec un passé récent et
douloureux, il s’agissait aussi d’exorciser cette période du IIIe Reich qui pendant douze ans
avait profané le visage de l’Allemagne en même temps que son droit »107.
105
M. Pédamon, Le droit allemand , 1985, Paris, PUF, Que sais-je ?, p. 55.
106
Ch. Autexier, op. cit., p. 19.
107
M. Pédamon, op. cit., p. 55.
491
985. Afin de bien comprendre l’environnement dans lequel s’est forgé le contentieux
administratif allemand, il faut se replonger dans la régime qui l’a précédé. Évoquer le droit de
l’Allemagne nazie ressemble à un oxymore tant ce pouvoir s’est affranchi de tout cadre
normatif. Si Hitler s’est toujours méfié des éléments juridiques, quelques juristes108 ont tenté
de développer la théorie générale du droit public national-socialiste. Cependant, celle-ci
« visait seulement à renverser l’ordre étatique traditionnel, notamment à délivrer le pouvoir de
toutes les limitations inhérentes à la notion classique d’État »109. Véritable État policier fondé
sur une idéologie raciale, l’Allemagne nazie ne faisait pas grand cas des libertés. Le peu de
droits encore garantis textuellement aux citoyens pouvait ne pas être respecté dans les faits.
986. Pour faire simple, le régime nazi s’est affranchi du droit puisqu’à « la loi
impersonnelle et générale (même émanant du gouvernement) se substituait souvent l’ordre du
chef (Führerbefehl) ; aux jugements des tribunaux répressifs se substituaient le plus souvent
les décisions policières ; enfin les droits des individus devaient céder la place aux exigences
de la race et du peuple (lois de Nuremberg) »110. En outre, l’émancipation du gouvernement
national-socialiste vis-à-vis de la contrainte juridique n’est pas circonscrite à quelques
dérapages mais elle est pensée comme en témoigne cette décision du Reichstag du 26 avril
1942 : « sans être lié par les règles de droit existantes, en qualité de chef (Fuhrër ) de la nation,
de commandant suprême des armées, de chef de gouvernement et de détenteur suprême du
pouvoir exécutif, de juge suprême (Gerichtsheer ) et de chef du parti, le Führer doit être à tout
instant en mesure d’obliger tout Allemand… à faire son devoir en utilisant tous les moyens
qui lui paraissent adéquats et en cas de manquement… de lui infliger le châtiment qu’il
mérite, notamment de lui retirer… son emploi sans respecter les procédures prévues »111.
L’Allemagne était régie par des autorités administratives qui ne se référaient qu’aux ordres du
parti et de ses chefs. Inutile de dire dans un tel contexte que les tribunaux jouaient un rôle
réduit, voire inexistant. Pour l’illustrer, la recevabilité des recours devant les tribunaux
administratifs était « subordonnée à une autorisation préalable de l’administration à partir de
1939, ce qui explique qu’en mai 1945, la Cour administrative de Wurtemberg n’ait eu que…
trois affaires inscrites à son rôle »112.
108
Bien évidemment, l’on pense ici à Carl Schmitt, juriste allemand devenu célèbre pour ses recherches sur la
Constitution, et que certains n’hésitent pas à qualifier d’ennemi intelligent de la démocratie.
109
M. Fromont et A. Rieg, Introduction au droit allemand , t. 1, 1977, Paris, Cujas, Les systèmes de droit
contemporains, pp. 39-40.
110
M. Fromont et A. Rieg, op. cit., p. 40.
111
Cité par M. Fromont et A. Rieg, op. cit., p. 40.
112
Ibid., p. 41.
492
987. Tout au long de cette période trouble, les libertés individuelles de chacun ont été niées.
Les citoyens n’étaient appréhendés qu’en ce qu’ils donnaient vie au « peuple » et l’individu
n’intéressait pas ce « droit » idéologique. La prédominance du collectif imposait de sacrifier
les intérêts individuels au nom d’une destinée qui devait primer. Dès lors, une fois « libérés »
de leur propre joug, les Allemands se sont dotés d’un arsenal juridique protecteur. Il n’est pas
anodin qu’en « réaction à l’État de non-droit du national-socialisme, le nouveau régime a
démonstrativement placé la dignité de l’être humain au centre de la communauté sociale et
choisi de bâtir une république démocratique et sociale sur un modèle fédéral »113.
L’Allemagne a ainsi exprimé sa volonté de structurer un système où les citoyens seraient des
sujets de droit.
988. En réaction à cette période de quasi vide juridique, la réflexion technique n’avait que
peu d’importance. Avant de penser l’imbrication des différents étages normatifs du système
allemand, c’est l’inspiration sur laquelle fonder toute la construction juridique qui fut
recherchée. Les constituants allemands ont d’abord déterminé le cap vers lequel devrait
s’orienter le système juridique. C’est pour cette raison que « ce qui caractérise la loi
fondamentale, notamment aux yeux de la Cour constitutionnelle fédérale, c’est qu’elle
constitue un système de valeurs (Wertsysteme) au service de la personne humaine, considérée
comme la valeur suprême »114.
989. Ainsi, plus qu’un assemblage technique de règles, les constituants ont souhaité
impulser une dynamique. La Loi fondamentale allemande qui joue le rôle d’une Constitution,
en plus d’organiser le rapport entre les pouvoirs, construit une société où l’individu est placé
« au centre du jeu ». D’ailleurs, le fait que ses premiers articles visent la protection des droits
fondamentaux n’est pas un hasard, cet objectif se répercutant ensuite dans toute la structure.
Ainsi, « la fin de la dictature nazie conduisit les Allemands à construire la nouvelle
République fédérale d’Allemagne sur des bases radicalement nouvelles, c’est-à-dire en
donnant à la protection des droits individuels une priorité quasi absolue et au pouvoir
judiciaire une force quasi irrésistible »115. Les constituants allemands ont donc commencé par
dessiner les axes majeurs du système pour ensuite les concrétiser sur le plan technique. La
Cour constitutionnelle fédérale allemande ne cache d’ailleurs pas ce rôle de « valeur » joué
par le texte constitutionnel. Selon elle, « l’ordre constitutionnel libéral et démocratique peut
113
Ch. Autexier, op. cit., p. 88.
114
M. Fromont et A. Rieg, op. cit., p. 153. V. en ce sens également Cour constitutionnelle fédérale,
15 janv. 1958, affaire Lüth, BVerfGE , t. 7, p. 198 ; Cour constitutionnelle fédérale, 2 mai 1967, BVerfGE , t. 21,
p. 362 et Cour constitutionnelle fédérale, 27 mars 1974, BVerfGE , t. 37, p. 57.
115
M. Fromont, «Préface », in P. Mouzouraki, op. cit., p. XI.
493
être défini comme un ordre qui, excluant toute domination fondée sur la force et l’arbitraire,
constitue un ordre de domination conforme à l’État de droit, s’appuyant sur la libre
détermination du peuple suivant la volonté de chaque majorité, sur la liberté et sur l’égalité.
Parmi les principes constitutifs de cet ordre, il faut compter au minimum : le respect des droits
de l’être humain concrétisés dans la Loi fondamentale, notamment le droit de la personnalité à
la vie et au libre épanouissement, la souveraineté du peuple, la division du pouvoir, la
responsabilité du gouvernement, la légalité de l’action administrative, l’indépendance des
tribunaux, le pluralisme des partis et l’égalité des chances pour tous les partis politiques, avec
le droit de fonder et d’exercer une opinion constitutionnelle »116.
990. En outre, les droits fondamentaux des citoyens ont en droit allemand un double visage.
Ils se présentent tantôt comme l’essence de la loi fondamentale allemande et tantôt comme de
véritables droits individuels. C’est d’ailleurs le tour de force du système allemand : au-delà de
leur caractère de source d’inspiration propre à toute déclaration de droits, les droits
fondamentaux y sont des droits subjectifs, c’est-à-dire des droits de l’individu contre l’État.
Ainsi, ces droits, base du système allemand, sont destinés en premier lieu « à préserver la
sphère de liberté de l’individu contre le pouvoir étatique »117. Cette vision permet aux
citoyens d’exiger une véritable protection : remparts contre l’administration, ils peuvent
imposer à l’administration de mobiliser ses ressources pour les réaliser. Les droits
fondamentaux irradient le droit objectif118 en même temps qu’ils ouvrent un patrimoine
juridique avec lequel les autorités ne peuvent transiger. Lorsque cette position des droits
fondamentaux est mise en parallèle avec le contexte, l’on peut y voir une réponse à
l’organisation totalitaire. La relation entre l’État et les citoyens qui découle de l’existence de
ces droits s’inscrit dans cette réaction directe au national-socialisme. Dans l’Allemagne post-
seconde guerre mondiale, « l’État est considéré comme une personne juridique et la relation
État sujet est analysée comme un rapport juridique bilatéral entre deux personnes »119,
situation qui permet aux citoyens d’exiger de l’administration le respect de leurs droits.
991. Cette présentation du droit allemand consacre l’idée que l’encadrement juridique doit
y être l’instrument de l’épanouissement individuel. En Allemagne, avant l’intérêt général,
c’est l’individu et ses droits qui sont pris en compte. Comme une conséquence mécanique de
cette orientation, l’installation d’un pouvoir judiciaire fort est devenu nécessaire. Ces droits
116
Cour constitutionnelle fédérale, 23 oct. 1952, BVerfGE , 2, 1 [12, 13] I, SRP , cité par Ch. Autexier, op. cit.,
pp. 88-89.
117
Cour constitutionnelle fédérale, BVerfGE 7, 198 [204] 1, Lüth.
118
Ce qui implique qu’autant le juge que l’administration doivent interpréter toutes les branches du droit à la
lumière de ce système de valeurs matérialisé par la Loi fondamentale.
119
M. Fromont et A. Rieg, op. cit., p. 29.
494
fondamentaux qui « affectent l’ordre juridique dans son ensemble et […] s’imposent à tous
les organes investis d’une parcelle de la souveraineté nationale »120 ont besoin d’une
institution pour les défendre. Sans cette figure du juge, toute la structure de la Loi
fondamentale risquerait de n’être qu’illusoire. C’est donc en tant que garant des choix
juridiques structurants que le pouvoir judiciaire a pu s’imposer en Allemagne.
992. En effet, si « toutes les libertés ont pour effet de limiter les pouvoirs de
l’administration vis-à-vis du citoyen, et par conséquent de réduire considérablement le
caractère discrétionnaire de certaines de ses décisions »121, encore fallait-il inscrire ces vœux
dans le quotidien des citoyens. Parce que les Allemands connaissaient la fragilité des
dispositions juridiques, ils ont souhaité donner au juge les moyens de s’opposer aux autorités.
C’est ainsi que les juridictions – peu importe leur spécialité – font partie d’un seul pouvoir
capable de s’imposer. C’est là une garantie que l’État de droit y soit une réalité et non un
simple aménagement des pouvoirs. Puisqu’en Allemagne, l’État de droit implique « la
soumission de la puissance publique à certains principes et valeurs juridiques supérieurs, donc
finalement une compréhension dynamique incluant les droits fondamentaux et une certaine
idée de la justice »122, la fonction juridictionnelle est essentielle. C’est pour cet ensemble de
raisons, liées à cette période de l’histoire123, que le contentieux administratif allemand
comporte des droits publics subjectifs servis par un juge aux pouvoirs considérables.
993. L’Allemagne, conformément à sa tradition romano-germanique, a confié le
contentieux administratif à une juridiction spécialisée124. Ces tribunaux administratifs ont
baigné dans ce contexte favorable aux droits individuels et le contentieux administratif, moulé
dans le creuset constitutionnel, s’est mis au service de la protection individuelle. Très
naturellement fut alors installé, en opposition à l’oppression passée, « un système de contrôle
subjectif de la légalité des refus administratifs, impliquant des pouvoirs étendus du juge aux
phases d’instruction, de décision et d’exécution de sa décision »125. Le poids de l’histoire se
ressent dans la construction et la conception du contentieux administratif et de la justice
administrative. Ses missions ou objectifs furent alors complètement transformés, comme le
résument les professeurs Fromont et Rieg : « Lorsque la juridiction administrative fut créée au
120
M. Pédamon, op. cit., p. 59.
121
M. Fromont et A. Rieg, op. cit., p. 170.
122
Ch. Autexier, op. cit., p. 103.
123
Hannah Arendt ne disait-elle pas que l’élément fondateur de nos systèmes contemporains n’est rien d’autre
que ce second conflit mondial. Celui-ci serait en somme le tournant à partir duquel analyser et penser les
évolutions politiques, sociales, économiques et bien entendu juridiques.
124
C’est la loi fédérale du 28 janvier 1960 qui a confié aux tribunaux administratifs le soin de trancher tous les
litiges de droit public à l’exception de ceux confiés aux juridictions constitutionnelles, sociales ou financières.
125
P. Mouzouraki, op. cit., p. 395.
495
début de la seconde moitié du XIXe Siècle, elle ne reçut pas pour mission exclusive de
protéger les administrés ; […] Après la Seconde Guerre mondiale, les juridictions
administratives furent établies sur le modèle des juridictions civiles et intégrées
définitivement dans l’organisation judiciaire. En même temps, elles obtinrent une compétence
générale, c’est-à-dire une compétence s’étendant à l’ensemble du contentieux de droit public à
l’exception toutefois du contentieux constitutionnel qui fut confié aux juridictions
constitutionnelles et du contentieux de l’indemnisation qui continua de relever des tribunaux
civils »126. Le juge administratif a dû, lors de ce tournant, se recentrer vers la protection des
droits. Le contentieux administratif, soumis à la philosophie du droit allemand, devait devenir
subjectif et insister sur la protection des droits publics subjectifs de chacun.
994. Dans ce contexte, les juges n’ont cessé d’approfondir la protection juridictionnelle des
individus. Pour ce faire, la Cour constitutionnelle fédérale a par exemple pu interpréter
« généreusement » la loi organisant la juridiction administrative127 : « le 18 juillet 1973128,
elle a donné tort au tribunal administratif de Würzburg qui avait rejeté la demande d’un
étranger tendant à ce que soit rétabli l’effet suspensif de l’action dirigée contre l’expulsion
dont il avait fait l’objet ; dans son jugement, elle donne une interprétation extensive de
l’article 19, alinéa 4, de la loi fondamentale selon lequel “quiconque est lésé dans ses droits
fondamentaux par la puissance publique dispose d’une voie de droit auprès des tribunaux” ;
selon elle, en effet, la protection juridictionnelle des administrés serait illusoire si l’effet
suspensif des recours dirigés contre les actes administratifs ne demeurait pas la règle »129. Le
lien entre ce principe procédural allemand et la philosophie de la loi fondamentale est
expressément reconnu par la Cour. Cela démontre combien la Loi fondamentale influence par
ses valeurs tout l’ordre juridique allemand. Vis-à-vis de la juridiction administrative, elle a, du
fait de son exigence de garantie d’une protection effective des droits130, dessiné ses traits
procéduraux. C’est de cet impératif qu’a découlé l’idée que le juge doit intervenir avant toute
situation ou dommage irréparable, en fin de compte avant toute exécution. Par conséquent,
c’est l’exigence constitutionnelle « d’effectivité qui justifie le principe du caractère suspensif
du contredit et de l’action en annulation »131 que la loi sur les tribunaux administratifs a repris.
126
M. Fromont et A. Rieg, Introduction au droit allemand , t. 2, 1984, Paris, Cujas, Les systèmes de droit
contemporains, p. 169.
127
Loi fédérale du 21 janvier 1960, VwGO .
128
Cour constitutionnelle fédérale, 18 juill. 1973, BVerfGE , t. 35, p. 382 ; RDP , 1975, p. 148, comm.
M. Fromont.
129
M. Fromont et A. Rieg, Introduction au droit allemand , t. 1, op. cit., p. 171.
130
Cette obligation découle directement de l’article 19 IV de la Loi fondamentale. V. en ce sens, Cour
constitutionnelle fédérale, BVerfGE , 35, 263 [274].
131
Ch. Autexier, op. cit., p. 310.
496
Celle-ci a introduit formellement « le principe de l’effet suspensif des recours dirigés contre
les actes administratifs, c’est-à-dire que l’introduction du recours a automatiquement pour
effet d’empêcher l’administration d’exécuter la décision contestée »132.
995. Le système contemporain allemand est directement issu du contexte historique dans
lequel il est né, suite à la Seconde Guerre mondiale. Le contentieux administratif allemand ne
se comprend qu’en réponse à la répression d’une administration omnipotente. Ce n’est qu’à
partir de 1949 que l’Allemagne, « guidée par la volonté de ne plus permettre au pouvoir
exécutif d’opprimer les individus comme pendant l’époque national-socialiste »133, a opté
pour un système dont le but premier était la protection des droits. La discordance de vues – et
de contenu – entre les contentieux allemand et français s’explique, au moins en partie, par ce
contexte historique. En effet, si les fondements procéduraux du contentieux administratif
français sont issus du contexte révolutionnaire, c’est le pouvoir judiciaire qui allait être
muselé en réaction aux abus des Parlements. De même, la Vème République est une réponse à
la difficulté de gouverner la France et sa toute-puissance parlementaire. Il n’a donc jamais été
question de réduire une administration trop encombrante, mais plutôt, lors de la constitution
du système juridique contemporain, de la renforcer.
996. En bref, l’Allemagne, sensibilisée par les événements de la période national-socialiste,
a été surtout préoccupée de se prémunir contre un exécutif trop fort et le risque d’arbitraire
qui en découle, tandis que le souvenir de la domination du Parlement à l’occasion de la IIIème
République a conduit la France à plutôt limiter les prérogatives du pouvoir législatif. Pour le
dire autrement, « à l’époque de la création de la juridiction administrative en France, il
paraissait indispensable de laisser à l’administration une sphère d’action libre des immixtions
du juge ; à la date où furent élaborés en Allemagne les textes régissant la procédure
administrative contentieuse, la préoccupation primordiale était de garantir au citoyen une
protection juridictionnelle efficace contre les atteintes de l’administration à ses droits »134. La
divergence majeure entre l’organisation de ces deux contentieux s’explique par cette
différence radicale de contexte. Tandis qu’en France, le contentieux administratif n’est que le
résultat d’une lente autolimitation, le système allemand résulte d’une volonté de protéger les
citoyens.
997. L’histoire explique au moins en partie pourquoi la France n’a pas adopté le principe
d’une suspension de toute décision contestée. Certes, l’on pourrait raisonnablement objecter
132
M. Fromont et A. Rieg, Introduction au droit allemand , t. 2, op. cit., p. 172.
133
P. Mouzouraki, op. cit., p. 6.
134
Ibid., p. 461.
497
que le même type de réaction aurait très bien pu avoir lieu en France à la suite du régime de
Vichy qui peut, au moins, être qualifié de liberticide. En réponse à cette situation, il aurait très
bien pu être fait le choix d’axer la « reconstruction » nationale en direction des libertés
individuelles. Seulement, la « révolution nationale » promue par Pétain, sans en atténuer
l’importance ni entrer dans un débat historique, semblait moins ancrée dans les mentalités.
L’idée largement véhiculée qu’il ne s’agissait que d’une forme de soumission contrainte au
pouvoir allemand135 associée à celle, largement exagérée, que la France était incarnée par la
Résistance et le Général de Gaulle, implique que la riposte juridique en faveur des particuliers
n’a pas eu lieu. D’autre part, là où le régime nazi a dégagé une forme de pérennité et
d’adhésion populaire, le régime de Vichy semble être le résultat d’une contrainte temporaire
qui n’a pas pu mener à leur terme les ambitions qu’il projetait de poursuivre. Par conséquent,
le « besoin » d’une réaction juridique vigoureuse ne s’est pas fait ressentir en France dans la
mesure où ce régime a, en grande partie pour les raisons évoquées, été considéré comme un
épiphénomène. Dès lors, la France, assise à la table des vainqueurs, n’a guère fait l’effort de
tirer les conséquences de cette période liberticide.
998. Au-delà de sa formation historique, tout principe ne peut se penser qu’en adéquation
avec le reste du système juridique. Il doit exister une cohérence entre un principe, même
procédural, et le système juridique. Le principe de la suspension automatique fonctionne en
Allemagne parce qu’il s’inscrit dans un schéma qui recherche, en premier lieu, la protection
des droits individuels. C’est au regard de cette cohérence que l’organisation juridique globale,
largement différente (2), augure d’une incompatibilité de la suspension automatique avec le
droit français.
135
Position qui peut largement prêter à débat sur le plan des faits mais qui est néanmoins régulièrement défendue
et avancée dans la société française.
136
L’on pense par exemple à la définition des délais de recours contentieux, modalité procédurale la plus
technique qui soit. Cette question comporte en effet un véritable enjeu de société dans la mesure où elle
conditionne la sécurité juridique de chacun. En allongeant ou en réduisant au contraire les délais de recours
contentieux, c’est toute la société que cette simple règle technique impacte. Plus les délais seront longs et moins
les citoyens bénéficieront de situations juridiques stables ce qui peut avoir de nombreuses conséquences sur la
498
1000. Au regard des enjeux d’un tel principe, il n’est pas possible de le déconnecter de
l’orientation du système juridique. En quelque sorte, le fait de savoir si la contestation
entraîne ou non la suspension ne serait que l’aboutissement de la conception sociale véhiculée
par le système juridique. Dès lors, les subtilités procédurales peuvent illustrer des tendances
profondes des systèmes juridiques. C’est notamment pour cette raison qu’un droit européen
unique a du mal à émerger. De simples pointillismes peuvent ne jamais s’harmoniser parce
qu’ils s’inscrivent dans une tendance globale. Faisant partie d’un système, le contenu de
chaque règle devient dépendant et solidaire du reste. Or, loin d’être une différence minime, le
principe allemand est une totale inversion de l’option du contentieux administratif français.
1001. Par conséquent, si de légères différences sont censées illustrer les tendances profondes
des systèmes, l’inversion d’un principe devrait résumer l’incompatibilité profonde qui existe
entre eux. En somme, le droit allemand conférerait un effet suspensif aux recours portés à
l’encontre des décisions administratives parce que le système juridique dans son ensemble
pousse en ce sens. En somme, pur produit du système dans lequel s’est moulé le droit
allemand, ce principe ne pourrait s’exporter dans le système français qui, par le même
raisonnement déductif, a décidé l’inverse. S’il fascine le juriste désireux de voir la protection
des droits s’améliorer, il ne faut pas négliger le fait que l’effet suspensif allemand est avant
tout le fruit d’un système juridique.
1002. Ce pays est en effet ce qu’il convient d’appeler une « démocratie militante »137, c’est-
à-dire un système constitutionnel apte à défendre « de manière offensive » ses choix.
Soucieux de ne pas reproduire ses erreurs138, la démocratie allemande a souhaité se prémunir
de tout danger menaçant l’État de droit démocratique, libéral et social. Il n’est pas question,
dans le système allemand, de laisser les principes sans « défense » en faisant confiance à la
seule autorité des règles. C’est au nom de cette volonté de sauvegarder les valeurs instaurées
par l’ordre juridique que la Loi fondamentale organise des procédures visant à prohiber toute
association contraire à l’ordre constitutionnel139 ou à prononcer l’inconstitutionnalité de tout
vie économique notamment. A contrario , des délais brefs entraîneront bien souvent l’impossibilité pour les
requérants de contester les décisions, le délai étant trop rapidement écoulé. Dans ce cas, si le milieu économique
bénéficierait d’une vue à long terme intéressante, c’est le respect de la légalité qui pourrait en pâtir. Toute
question procédurale, et même plus largement toute interrogation relative au contenu d’une règle juridique,
possède clairement un enjeu social.
137
C’est la traduction du concept allemand de Streitbare Demokratie, cf. en ce sens Ch. Autexier, op. cit., p. 110.
138
La République de Weimar a prouvé la faiblesse du droit face à l’histoire et la volonté politique de renverser
l’ordre établi. Dans cette période trouble de l’histoire, le droit n’a pas joué son rôle de bouclier, celui auquel il
est pourtant destiné. L’Allemagne, convaincue par cet épisode de la fragilité des instruments juridiques, a
souhaité donner aux juristes des armes pour défendre l’ordre démocratique mis en place même s’il faut avoir
conscience que tout système juridique est conditionné par les hommes qui l’utilisent.
139
Art. 9 II de la Loi Fondamentale.
499
parti140 visant à porter atteinte ou à renverser l’ordre constitutionnel voire même à mettre en
péril l’existence de l’Allemagne141. À titre de comparaison, la Constitution française n’impose
pas aux partis politiques le respect des principes de l’identité constitutionnelle républicaine142.
La suppression d’un parti politique anticonstitutionnel est même régie par la loi de 1901
relative aux associations143 puisqu’on applique aux partis le régime juridique associatif.
1003. Cette démocratie active dans la défense de ses valeurs ne se limite pas à la seule
sphère politique. L’administration, partie du pouvoir exécutif, n’est pas épargnée par cette
forme de précaution. En plus de se prémunir des risques politiques, c’est l’appareil
administratif que le système allemand souhaite contrôler. Cette volonté de garder la main sur
l’activité administrative a conduit la Cour constitutionnelle fédérale à obliger les
fonctionnaires à s’engager en toutes circonstances en faveur de l’ordre constitutionnel
libéral144. Cela démontre la volonté du système juridique allemand de défendre ses choix forts
de société. En clair, l’Allemagne souhaite garder le contrôle sur la vie politique et
administrative afin d’éviter tout effacement progressif des valeurs qu’elle a placées au
sommet de son ordre juridique. Bien entendu, le principe de l’effet suspensif véhicule
parfaitement cette volonté.
1004. Le lien entre l’essence du système et le principe de l’effet suspensif prend encore plus
de poids quand on étudie précisément le contentieux administratif. Dans son cadre, la défense
prioritaire des valeurs constitutionnelles implique que « l’individu ne doit pas être seulement
l’objet de la décision du juge, il doit pouvoir influer sur celle-ci avant qu’elle ne soit
rendue »145. Par conséquent, toute la procédure contentieuse est centrée autour du requérant.
Si certains de ses principes sont communs avec la procédure française – le contradictoire,
l’inquisitoire, la publicité –, ils sont organisés de manière telle qu’ils s’éloignent de la
construction française. En effet, ils traduisent concrètement les éléments constitutionnels de la
construction juridique allemande que sont la protection de la dignité humaine et de l’État de
droit. Ainsi, ils impriment une orientation différente de la procédure française pouvant
140
Ce fut notamment le cas du parti communiste allemand (KPD) qui avait été interdit par la Cour
constitutionnelle fédérale allemande le 17 août 1956. Auparavant, cette même Cour avait interdit le SRP, un
héritier du parti nazi en 1952.
141
Art. 21 II de la Loi Fondamentale.
142
La seule disposition, l’article 4 de la Constitution de 1958 prévoit que « les partis et groupements politiques
concourent à l’expression du suffrage universel. Ils se forment et exercent leur activité librement. Ils doivent
respecter les principes de la souveraineté nationale et de la démocratie ».
143
C’est l’article 3 de la loi du 1er juillet 1901 qui permet la suppression de tels groupes : « toute association
fondée sur une cause ou en vue d’un objet illicite, contraire aux lois, aux bonnes mœurs, ou qui aurait pour but
de porter atteinte à l’intégrité du territoire national et à la forme républicaine du gouvernement est nulle et de nul
effet ».
144
Cour constitutionnelle fédérale, BVerfGE , 39, 334, II.
145
Ch. Autexier, op. cit., p. 312.
500
légitimer que « le juge allemand, appelé à accorder une protection provisoire contre un refus
de l’administration d’édicter un acte administratif, semble, en effet, se faire une conception
différente de son rôle de celle que s’en fait son homologue français »146.
1005. Baigné dans un environnement omnibulé par la garantie des droits individuels et la
défense de son système de valeurs, le contentieux administratif allemand a logiquement
adopté le principe de l’effet suspensif, ce dernier permettant de préserver les citoyens
d’éventuelles atteintes résultant de l’administration. Dans cette « atmosphère », la protection
est maximale, de manière telle que l’exécution de l’acte semble être suspendue à l’écoulement
du délai contentieux, signifiant que ce dernier serait suspensif. C’est ce que relevait le
professeur Autexier qui affirmait que « le terme est atteint soit lorsque l’acte est devenu
inattaquable, par exemple du fait de l’absence d’une introduction d’une action en annulation
dans le délai d’un mois à compter du rejet du contredit, soit, lorsque l’action en annulation a
été rejetée en première instance, trois mois après l’expiration du délai légal de motivation de
la voie de réformation (appel ou révision) existante contre la décision de rejet »147. Ainsi, dans
le but de garantir la protection du citoyen, l’administration allemande doit attendre
l’épuisement des délais de recours ou la décision juridictionnelle là où le droit français est
marqué par le caractère exécutoire des décisions administratives.
1006. Le décalage manifeste de philosophie entre les deux ordres juridiques se propage sur la
construction de leurs systèmes juridictionnels. L’effet suspensif ne vient y exprimer que la
préférence générale d’un système tourné vers la protection des droits individuels et de l’ordre
constitutionnel. Or, instaurer le même principe en France contreviendrait à la philosophie
contentieuse. Si au regard de son décalage avec la société contemporaine la perspective est
intéressante, il se retrouverait aussi en opposition avec toute la construction juridique. La
réussite du principe allemand, si attrayante, ne doit pas faire oublier qu’elle est le fruit d’un
système construit en ce sens. Il faut donc rappeler que ce n’est pas le cas du système français
et qu’une telle entreprise nécessiterait de très lourds aménagements. De la même manière, le
système allemand bénéficie dans la doctrine française d’un traitement hagiographique (2)
qu’il serait temps de nuancer.
1007. La doctrine juridique française n’a jamais été adepte de la méthode comparatiste. Le
domaine juridique confirme à lui seul la réputation du chauvinisme français. L’isolement est
146
P. Mouzouraki, op. cit., p. 429.
147
Ch. Autexier, op. cit., p. 342.
501
d’autant plus fort dans la matière administrative, où la France fait figure de modèle du fait de
l’influence du Conseil d’État. Les études de droit administratif ou de contentieux administratif
comparé ne sont donc pas légion148. Plus spécifiquement, les relations tumultueuses qui
prévalaient entre la France et l’Allemagne ont poussé les juristes français à ignorer le système
établi outre-Rhin. Ce n’est qu’à la fin de la Seconde guerre mondiale avec le projet de
construction européenne que les échanges intellectuels ont pu se développer. Malgré tout,
l’étude de systèmes étrangers constitue encore plus une carence qu’un bagage ordinaire du
juriste français.
1008. De ce constat découle celui d’une méconnaissance par la doctrine française des
systèmes voisins, hormis quelques spécialistes. C’est cette « ignorance » qui explique que le
modèle allemand puisse faire l’objet d’une forme de fantasme. La doctrine n’hésite
effectivement pas à le présenter comme une organisation totalement protectrice des droits de
chacun, parfois de manière exagérée. Le plus gênant reste que cette méconnaissance provoque
deux sortes de réactions : l’incompréhension et le rejet d’un système trop différent ou la
louange excessive d’une protection prioritaire des droits individuels. Si ces réactions peuvent
paraître démesurées, c’est surtout la présentation excessive du principe de l’effet suspensif
que l’on regrette. En effet, à force de le célébrer sans en étudier précisément les
caractéristiques, la doctrine laisse entendre que l’Allemagne suspend l’exécution de tout acte
contesté, ce qui n’est pas le cas. En effet, il ne faut pas considérer, d’une part, la suspension
comme une solution miracle, l’exemple allemand illustrant que « même l’effet suspensif ne
peut pas toujours empêcher la réalisation d’un fait accompli »149 et, d’autre part, que tout
recours y paralyse l’exécution de tout type d’acte administratif.
1009. Loin de cette présentation « totalitaire », le principe de l’effet suspensif allemand est
en réalité équilibré. Par conséquent, la déformation doctrinale du système allemand peut
l’empêcher de servir de référent dans la volonté d’inverser le principe actuel. Au contraire,
une étude approfondie du système allemand démontrerait qu’une « justice qui veut être
efficace à l’absolu aboutit à l’être beaucoup moins en définitive »150. C’est donc à un exercice
148
L’on peut tout de même citer sans être exhaustif, J. Rivero, Cours de droit administratif comparé, 1958, Paris,
Les cours de droit, 163 p. ; J. Lemasurier, Le contentieux administratif en droit comparé , 2001, Paris,
Economica, 108 p. ; F. Melleray (dir.), L’argument de droit comparé en droit administratif français, 2007,
Bruxelles, Bruylant, Droit administratif, préf. J.-B. Auby, 374 p. ; E. Schmidt-Aβmann et S. Dagron, « Les
fondements comparés des systèmes de droit administratif français et allemand », RFAP , 2008, n° 127, p. 525 ;
A. S. Ould Bouboutt, « Le contentieux administratif comparé en France et dans les pays d'Afrique
francophone », RDP , 2013, p. 379.
149
P. Mouzouraki, op. cit., p. 118.
150
Ibid., p. 460.
502
critique du principe allemand que nous allons nous astreindre afin de lui rendre sa véritable
consistance. Ce n’est qu’à ce prix que l’argument de droit comparé peut être pertinent.
1010. La première série de tempéraments réside dans la mise en perspective du principe avec
l’organisation générale du contentieux administratif allemand. En effet, plusieurs
caractéristiques balancent son importance en tant que « bouclier » des citoyens. En premier
lieu, si le règlement administratif – malgré sa portée – ne fait pas l’objet d’une voie de recours
spécifique en France151, il bénéficie en Allemagne d’un contentieux spécifique. Car si le
contentieux administratif allemand est subjectif, ce qui légitime l’effet suspensif, c’est « en
dehors de ce système que se situent les recours dirigés contre les règlements administratifs,
appelés demandes de contrôle des normes (Normenkontrollanträge), car ceux-ci présentent un
caractère objectif indéniable »152. Même si ce contrôle de régularité des règlements a pour
objet de prévenir les atteintes aux droits des citoyens, il ne bénéficie pas de l’effet suspensif
du fait de ses potentielles conséquences sur le reste de la société. En anticipant les incidences
sociales de la suspension des actes réglementaires, le contentieux administratif allemand a
créé une procédure spécifique dépourvue d’effet suspensif. Certes, le juge peut y prononcer le
sursis à l’exécution, mais le chemin en ce sens est plus ardu que pour un acte individuel. La
démarche du juge y est profondément différente et c’est une disposition bien spécifique,
l’alinéa 6 de l’article 47 du Code des tribunaux administratifs, qu’appliquera le juge dans un
tel cas. Or, il prévoit des conditions en vue de l’octroi de la protection provisoire plus
restrictives que dans le cas classique de l’article 80 : la protection doit s’imposer en urgence là
où sa nécessité suffit pour un acte individuel.
1011. En deuxième lieu, à l’opposé du système français, le contentieux administratif
allemand a resserré le spectre des personnes recevables à agir contre une décision. Le système
français, profondément objectif, fait de chaque citoyen le gardien de la légalité en ouvrant la
contestation sur la base d’un seul intérêt à agir. Cette largesse implique que le champ potentiel
des requérants est très large. C’est devant cette étendue que le droit français, pour ne pas
risquer une paralysie administrative liée à un flot de recours, a limité l’intensité de la
protection. A contrario, le droit allemand a inversé l’entonnoir : la recevabilité y est restreinte
ce qui permet d’engendrer une protection très efficace. En effet, le juge administratif ne peut
151
Certains actes réglementaires, comme c’est le cas pour ceux émanant directement de ministres, bénéficient
d’une sorte de privilège de juridiction en ne pouvant être contestés que devant le Conseil d’État. Néanmoins, le
privilège se limite à la définition de la juridiction compétente puisque le recours répond pour le reste aux mêmes
caractéristiques que ceux qui concernent des décisions individuelles.
152
M. Fromont et A. Rieg, Introduction au droit allemand , t. 2, op. cit., p. 170.
503
être saisi qu’en raison de la lésion prétendue de droits subjectifs. Cette expression, certes
difficile à appréhender, resserre les mailles de la recevabilité.
1012. Pour être plus clair, « les tribunaux admettent l’existence d’un droit public subjectif
chaque fois que les intérêts privés sont protégés en tant que tels par l’ordre juridique et qu’ils
ne sont pas simplement avantagés par des normes édictées exclusivement dans l’intérêt de
tous »153. Le recours ne sera recevable que lorsque l’acte portera atteinte aux droits que le
droit objectif protège. Le requérant devra arguer d’une situation individuelle défendue par le
droit et non pas d’un simple intérêt, même lointain. Ce choix, destiné à permettre d’accorder
la protection la plus efficace qui soit, présente des inconvénients. Par exemple, elle laisse de
côté les associations, parfois efficaces pour suppléer l’initiative individuelle. Dans certains
domaines comme la défense de l’environnement, ce manque peut parfois se faire ressentir. En
effet, « le voisin du bénéficiaire du permis de construire une usine peut invoquer la violation
des règles relatives à la construction des usines dans les zones d’habitation. En revanche, si le
tiers est un individu défendant des intérêts généraux (protection de l’environnement par
exemple) ou une personne morale ayant pour objet la défense d’intérêts collectifs, il ne sera
pas, en général, recevable à agir : en effet, le requérant doit pouvoir invoquer des droits
subjectifs qui lui soient propres, ce qui ne sera pratiquement jamais le cas d’une association et
assez rarement le cas d’une commune qui, pour contester, par exemple, l’autorisation de
construire une centrale nucléaire, devra invoquer l’atteinte portée à ses équipements
(alimentation en eau potable, évacuation de ses eaux usées), à ses biens propres (forêts, eaux
superficielles) ou encore à son pouvoir de planifier son propre développement »154. Cette
recevabilité restreinte, qui rend possible l’effet suspensif, peut ainsi paradoxalement faire
surgir des faiblesses dans la protection de la société.
1013. Indéniablement, il existe une différence philosophique entre les deux systèmes qui
s’illustre notamment dans l’inversion du principe. Cependant, derrière ce choix dirimant, il
faut rappeler que cela est possible en droit allemand car l’action en annulation est moins
étendue vis-à-vis des actes individuels, seule la violation des droits subjectifs permettant de
saisir le juge. En outre, l’effet suspensif n’est pas, à proprement parler, généralisé, puisqu’il se
limite aux recours de premier ressort et ne s’applique jamais aux voies d’appel ou de
cassation. Ainsi, « l’appel contre un jugement confirmant la régularité de l’acte ne produit pas
d’effet suspensif et la mesure contestée peut être exécutée alors qu’en droit français, il est
possible d’obtenir le sursis à exécution à l’encontre d’un jugement donnant raison à
153
M. Fromont et A. Rieg, Introduction au droit allemand , t. 2, op. cit., pp. 175-176.
154
Ibid., pp. 176-177.
504
l’administration »155. Autre atténuation, celui-ci n’a en réalité qu’un domaine limité « tenant à
ce que le principe a essentiellement un caractère défensif : il a pour objet d’empêcher que la
situation de l’administré s’aggrave pendant l’examen de son recours et non de permettre que
celle-ci s’améliore par rapport à ce qu’elle était avant l’acte »156. En bref, l’effet suspensif ne
joue que pour les actes qui imposent à un particulier des obligations ou lui retirent des droits.
1014. Quoi qu’il en soit, le contraste reste important puisque toute décision « positive »
contestée est suspendue. L’administration est forcée d’attendre la décision du juge pour mettre
en œuvre l’acte contesté. Elle peut anticiper l’exécution à condition de prendre
« expressément une décision d’exécution immédiate (pour elle-même ou pour un tiers
bénéficiaire). Cette décision doit être motivée et elle peut être annulée par le juge à la
demande du requérant dans le cadre d’une procédure d’urgence. De fait, la plupart des
décisions administratives positives qui sont contestées devant le juge ne sont pas exécutées
immédiatement et donnent lieu à un contentieux d’urgence qui est assez abondant et a
d’ailleurs pour effet de ralentir le cours normal de la justice administrative »157. En droit
allemand, le requérant bénéficie de la suspension de l’exécution de l’acte qu’il conteste et son
auteur peut, en contrepartie, adopter une décision d’exécution immédiate. Ce système mesuré
fait néanmoins naître un contentieux de l’urgence qui ralentit le cours de la justice. Certains
ont pu alors se « demander si, à l’inverse du droit français qui ne va pas assez loin, le droit
allemand ne va pas parfois trop loin, puisqu’une grande partie de l’activité des tribunaux
administratifs allemands est consacrée au contentieux de la protection provisoire, ce qui
retarde d’autant le jour où est rendue la décision définitive »158.
1015. Le principe allemand instaure donc tout un système de contreparties procédurales.
Comme toute appréciation juridictionnelle dans l’attente du fond, ces interventions allongent
la durée de l’instance. L’organisation consécutive à l’effet suspensif n’a donc pas que des
incidences positives sur la protection des droits de chacun. Mais au-delà de ce seul
rallongement de la durée des instances, le principe allemand peut représenter un obstacle pour
l’activité des autorités. À force de vouloir garder le contrôle sur ces dernières, leur efficacité
peut être questionnée comme a pu le faire le professeur Autexier : « Est-on allé trop loin ? Les
statistiques du contentieux suggèrent que la facilité d’accès à cette protection précoce a bien
155
M. Fromont, « Préface », in P. Mouzouraki, op. cit., p. XIII.
156
M. Fromont et A. Rieg, Introduction au droit allemand , t. 2, op. cit., p. 172.
157
M. Fromont, « Préface », in P. Mouzouraki, op. cit., p. XIII.
158
Ibid., p. XIV. La doctrine allemande se plaint en effet bien souvent de la lenteur de la juridiction
administrative consécutive à la multiplication de ces procédures d’urgence. Cette torpeur aurait même pour
conséquence d’empêcher les administrés d’obtenir une protection juridictionnelle efficace, comme le garantit
l’article 19 alinéa 4 de la Loi fondamentale.
505
eu pour effet pervers de paralyser l’action de l’administration et de contribuer à l’allongement
des délais pour le règlement définitif d’une affaire. L’évolution législative récente suggère
l’image du retour du balancier »159.
1016. Ce constat – qui conforte les défenseurs du principe français – a amené les autorités à
rééquilibrer les modalités du principe. Originellement convaincues que seul son absolutisme
permettrait une protection des droits, les autorités ont tempéré leur position. Parti d’une
protection exclusivement confiée à la juridiction, l’exemple allemand serait désormais la
preuve de ce qu’elle passe aussi par l’administration. Dans ce mouvement remarquable de
pondération, les dispositions visant la réduction du champ du principe – par de nouvelles
exceptions – n’ont cessé de se propager. Loin de la vision idéalisée parfois véhiculée, cet
accès facilité à la suspension aurait progressivement mené le droit d’outre-Rhin à la
surprotection. Il est admis, devant ces effets pervers, que « les auteurs français peuvent être
confortés dans leur opinion après la décision du législateur allemand de remettre en cause,
dans certains domaines, l’effet suspensif »160.
1017. Le contentieux administratif allemand n’a jamais été intégralement soumis au principe
de l’effet suspensif. Le fait qu’il soit éclaté entre plusieurs juridictions avec chacune leur
propre organisation procédurale implique que les actes administratifs contestés peuvent
parfois y échapper. Au-delà du fait que les tribunaux judiciaires possèdent une large
compétence en matière de droit public161, deux autres ordres – les tribunaux des finances et du
contentieux social – sont spécialisés dans les litiges de l’administration. Or, dans ces deux cas,
« la loi sur les tribunaux sociaux n’admet l’effet suspensif des recours que dans des cas très
limités et […] la loi sur les tribunaux des finances ne l’admet jamais »162. Ainsi, l’effet
suspensif est évincé d’une partie du contentieux administratif à raison de sa soustraction à la
compétence des juridictions administratives.
159
Ch. Autexier, op. cit., p. 340.
160
P. Mouzouraki, op. cit., p. 118.
161
Les tribunaux ordinaires possèdent une compétence quasi exclusive dans la matière des indemnisations. C’est
en effet la Loi fondamentale qui confère à ces tribunaux la compétence des litiges ayant trait à la responsabilité
pour faute de l’État (Art. 34) et ceux tendant à indemniser la victime d’expropriation (Art. 14). De même, la loi
sur les tribunaux administratifs (§40) elle-même confie aux tribunaux ordinaires les cas d’indemnisation pour
charge spéciale, lorsque un acte à la fois légal et volontaire de l’État cause un dommage. Par la suite, d’autres
lois ont également étendu cette compétence des juridictions ordinaires pour des litiges relevant organiquement
du droit public comme pour les réquisitions, la propreté des eaux fluviales. Néanmoins, cette compétence ne se
limite pas à la seule indemnisation, le juge ordinaire étant aussi amené à statuer sur la validité de décisions
administratives. C’est le cas notamment des décisions de l’administration judiciaire et pénitentiaire (§ 23 et § 25
de la loi d’application de la loi d’organisation judiciaire du 27 janvier 1877), des décisions à propos de la vente
ou la location de biens ruraux (Loi du 21 juillet 1953 sur les litiges ruraux), des décisions relatives aux ententes
et aux positions dominantes (Loi du 27 juillet 1957 contre les pratiques restrictives et modifiée le 4 avril 1974)
ou encore des décision de l’Office fédéral des brevets et de l’Office fédéral des variétés de plantes (Loi du
5 mai 1936 sur les brevets, les modèles déposés et les marques de fabrique modifiée le 2 janvier 1968 et loi du
20 mai 1968 sur la protection des variétés de plantes).
162
M. Fromont et A. Rieg, Introduction au droit allemand , t. 2, op. cit., p. 172.
506
1018. Outre ces exceptions organiques, le législateur allemand a écarté le principe dans
plusieurs domaines de l’activité administrative, des secteurs-clés où l’exécution ne saurait
attendre l’intervention juridictionnelle. Traditionnellement, échappent à l’effet suspensif les
décisions ayant trait au recouvrement des prélèvements publics et des frais de procédures163
ainsi que les ordres et mesures des fonctionnaires de police164. Ce sont là les deux seuls
domaines qui ont été prévus en même temps que le principe de l’effet suspensif. À ceux-ci, il
faut rajouter les cas où le législateur fédéral refusait l’effet suspensif aux recours contre des
décisions relevant de sa compétence. Si la liste des exceptions s’est ensuite peu à peu élargie,
son ampleur a explosé depuis que la loi du 1er novembre 1996 ouvre aux Länder la possibilité
d’écarter le principe dans les domaines de leur compétence. Cette libéralisation a engendré
une multiplication des exceptions au principe de l’effet suspensif puisqu’en application de
cette législation sont « intervenues de nombreuses lois écartant l’effet suspensif, ce qui a
considérablement réduit la portée de la règle de l’effet suspensif »165. Il est possible, pour les
illustrer, de citer dans le désordre166 :
L’article 35 al. 1 de la loi sur le service militaire qui exclut la suspension du
recensement et de l’appel sous les drapeaux167 ;
Les articles 28 et 30 de la loi sur le commerce extérieur ;
Les articles 11 al. 4 et 10 al. 8 de la loi sur les épidémies ;
L’article 3 al. 2 de la loi relative aux recherches pétrolières sur le plateau continental ;
L’article 49 de la loi sur le crédit ;
L’article 20 de la loi sur la diffusion de publications dangereuses pour la jeunesse ;
L’article 72 al. 1 de la loi sur les étrangers ;
L’article 75 de la loi sur la procédure d’asile168 ;
Les articles 6 al. 2 et 8 al. 2 de la loi sur les associations ;
163
Art. 80 al. 2-1 n° 1 du Code des tribunaux administratifs. Cette disposition a pour but d’assurer aux
organismes publics le financement nécessaire afin qu’ils puissent poursuivre leurs activités. D’ailleurs,
l’importance de la raison de cette exception explique que la question de son étendue ait pu se poser. La notion de
prélèvements publics aurait en effet très bien pu concerner toutes les redevances, y compris celles visant d’autres
buts que le financement des activités administratives. Au regard de l’importance du principe de l’effet suspensif,
l’interprétation de cette notion n’a pu qu’être restrictive pour n’écarter l’effet suspensif que relativement aux
redevances couvrant prioritairement les dépenses nécessaires au fonctionnement des organismes publics. Cf. en
ce sens, OVG Münster, 22 janv. 1985, NVwZ, 1987, p. 62.
164
Art. 80 al. 2-1 n° 2 du Code des tribunaux administratifs. Dans ce cas, l’intérêt général revient à appliquer
immédiatement des mesures qui préviennent ou éliminent un risque pour l’ordre et la sécurité publics. Là encore,
l’interprétation est restrictive puisque seuls les fonctionnaires de la police judiciaire sont concernés.
165
P. Mouzouraki, op. cit., p. 38.
166
La présente liste est essentiellement tirée de l’énumération qu’en fait Mme Mouzouraki dans sa thèse. Cf.
P. Mouzouraki, op. cit., pp. 38-39.
167
§ 35 I 1 WpfG.
168
§ 75 AsylVfG, 26 juin 1992.
507
L’article 32 al. 4 de la loi sur les partis ;
L’article 10 al. 2 de la loi du 28 avril 1993 sur les mesures relatives au Code
d’urbanisme, qui exclut l’effet suspensif de l’action en annulation lorsqu’elle est exercée
contre un permis de construire un projet à usage d’habitation dominant169 ;
La loi du 24 décembre 1993 sur la simplification de la procédure de création de voies
de circulation, qui a exclu l’effet suspensif de l’action en annulation contre les
autorisations de créer certaines voies de métro et plus largement de la planification des
voies de circulation.
169
§ 10 II BauGBMaßnG, 17 mai 1990.
170
§ 80 II 1, n°3 VwGO, 21 janv. 1960.
171
Dans le contexte allemand du moins.
508
stricte. Certains, de manière quelque peu exagérée, n’hésitent pas à considérer que les
dérogations à l’effet suspensif le dénaturent en tant que principe, l’absence de suspension
étant la règle contemporaine172. En clair, l’état du droit allemand serait tel que « les
exceptions qui y sont apportées […] et, surtout, les possibilités de sa mise en échec à l’infini
font douter du caractère de “règle” de l’effet suspensif »173 pourtant présenté comme un
principe.
1021. Finalement, son étude fouillée fait apparaître que le fossé entre les contentieux
administratifs allemands et français est moins grand qu’il n’y paraît. Outre leur convergence
récente sous l’impulsion de l’Union européenne, les deux voisins tendent à atténuer leurs
particularités, même sur la question de la suspension. Tandis qu’en France le principe s’est vu
atténué par les référés, le système allemand est de moins en moins hermétique à l’exécution
immédiate. Ainsi, « le droit allemand manifeste une tendance, qui cependant n’a pas pu
encore s’imposer, à se rapprocher des solutions du droit français, afin de diminuer l’efficacité
de la protection accordée lorsque celle-ci peut entraîner des effets négatifs sur le
fonctionnement tant des tribunaux que de l’administration »174. En clair, le principe a été
assorti de contrepoids afin d’assurer le bon fonctionnement administratif.
1022. Derrière la présentation hagiographique du principe allemand se cache donc une réalité
subtile devenue nécessité à raison des effets pervers de son organisation idéologique. En cela,
malgré la fascination immodérée pour la protection des droits permise par le système
allemand, le principe est bien moins radical que celui retenu en France. Au regard de ces
caractéristiques, le succès de l’organisation allemande ne peut servir de modèle à la
proposition d’un renversement complet du principe de l’absence d’effet suspensif.
Finalement, au lieu de représenter un archétype démontrant sa « faisabilité », le système
allemand appelle à se prémunir, toutes proportions gardées, des excès d’un effet suspensif
systématique (paragraphe 2).
172
M. Mouzouraki les recense dans sa thèse : P. Mouzouraki, op. cit., p. 38, note de bas de page n° 92.
173
Ibid., p. 114.
174
Ibid., p. 457.
509
actuelle tout lui donnant un contenu inverse. Prendre le contrepied du principe contemporain,
c’est assumer l’idée d’une introduction généralisée de la suspension de toute décision
contestée. En poussant le raisonnement, les délais contentieux devraient eux aussi provoquer
la suspension de l’exécution des actes. Dans ce nouveau contexte, les autorités devraient
patienter jusqu’à l’épuisement des délais de recours ou, le cas échéant, leur aboutissement.
Cette modification technique, le renversement du principe, entraînerait des conséquences qui
déborderaient les seuls aspects juridiques. Or, ce nouveau principe serait susceptible de
provoquer des conséquences sociales (A) et politiques (B) qui nuiraient à la société.
1024. Les relations entre droit et société sont ambiguës, le droit étant à la fois le vecteur et la
source de ses évolutions. D’une part, le phénomène juridique dirige et, in fine, produit une
forme de société tandis que d’autre part, il n’est que le miroir qui renvoie à la société son
image. Au regard de ces rapports, il est toujours bon d’appréhender les éventuelles incidences
d’une modification de l’ordre juridique. Sur ce point, le renversement du principe établi
pourrait consacrer, à terme, un changement de société. Car donner sans concession le pouvoir
d’empêcher ou d’arrêter l’exécution des décisions administratives par le dépôt d’un recours,
risque d’exacerber la tendance individualiste de la société (1). Cette possibilité de s’opposer
directement à l’intérêt général risque de mettre encore plus de distance avec la destinée
collective à laquelle il devrait prendre part. Ce risque d’émiettement social est d’autant plus
marqué que ce renversement est susceptible de faire disparaître le pouvoir administratif (2).
1025. L’individualisme est un terme devenu courant des sociétés contemporaines, parfois
mal utilisé. Il peut être employé comme un terme générique renvoyant à une forme de dérive,
le plus souvent par des réactionnaires nostalgiques. Mais il est également utilisé par ceux qui
s’intéressent au contenu du tissu social et qui constatent la montée en puissance de la figure
de l’individu dans la société. Le modèle des sociétés occidentales modernes est profondément
individualiste en opposition avec la structure traditionnelle, profondément collective. En clair,
« pour bon nombre d’analystes de la société contemporaine, en effet, la modernité se confond
avec l’émergence de l’individu, c’est-à-dire d’une figure nouvelle de l’homme, délié de la
plupart des attaches qui l’enserraient dans la société traditionnelle »175. Les sociétés modernes
ont donc fini par donner raison au sociologue Norbert Elias et sa société des individus176.
175
J. Roman, La démocratie des individus, 1998, Paris, Calmann-Lévy, Essai société, p. 28.
176
N. Elias, La société des individus, 1991, Paris, Fayard, trad. J. Etoré-Lortholary, préf. R. Chartier, 301 p.
510
1026. Le courant individualiste, duquel est issue l’organisation moderne de la société
française, est une tendance qui fait de l’individu la valeur suprême, celle à partir de laquelle
penser le reste. C’est une « théorie d’après laquelle la société n’est pas une fin en elle-même
ni l’instrument d’une fin supérieure aux individus qui la composent, mais n’a pour objet que
le bien de ceux-ci ; ce qui peut encore s’entendre en deux sens : 1° les institutions sociales
doivent avoir pour but le bonheur des individus ; 2° elles doivent avoir pour but la perfection
des individus (de quelque manière d’ailleurs qu’on entende cette perfection) »177.
Globalement, l’individualisme exprime l’idée que la société se pense pour et à partir des
individus parce qu’ils en sont la raison d’être. Là où les sociétés traditionnelles, essentielles à
la survie de leurs membres, faisaient naître une dépendance entre eux, la modernité aurait fait
émerger une nouvelle organisation. Cette nouvelle modalité individualiste serait liée à la
réception de cette philosophie visant à affranchir l’individu de toute contrainte. L’émergence
des sociétés modernes consacrerait cette soustraction des individus « au maximum à l’emprise
de l’État, ou de toute forme de coercition supra-individuelle »178.
1027. Pour bien comprendre la genèse de cette idéologie, il faut remonter à l’apparition de la
figure de l’individu. Ce long mouvement s’est découpé en trois plans majeurs que nous
n’aurons pas le temps de détailler ici179. C’est la conjonction de trois catégories d’individus
qui, mises bout à bout, ont fait naître l’individu tel qu’il s’entend désormais : l’individu
chrétien180 – ou religieux – impliqué dans le monde temporel, l’individu politique appelé à
jouer un rôle dans l’État et enfin l’individu économique, acteur du marché. C’est sur cette
base d’un monde d’individus acteurs de leur destinée que se sont appuyés les théoriciens du
177
« Individualisme », in A. Lalande, Vocabulaire technique et critique de la philosophie , 18ème éd., 1996, Paris,
PUF, pp. 499-500.
178
J. Roman, op. cit., p. 211.
179
Pour de plus amples développements sur la question, cf. L. Dumont, Essais sur l’individualisme, 1991, Paris,
Le Seuil, Esprit, pp. 33-134.
180
Chez les chrétiens le monde entier était perçu, dans son intégralité, en fonction de la relation de l’individu à
Dieu, chaque individu en étant le fils. Ainsi, l’individu est pensé en dehors du monde, en relation avec une entité
transcendante. Le bouleversement de cet état de fait traditionnel intervient au VIIIème Siècle lorsque les papes se
sont arrogés le pouvoir temporel en rompant avec l’empereur de Byzance. L’Église règne alors sur le monde
temporel marquant l’entrée de l’individu dans le monde en y étant engagé à un degré sans précédent. Par la suite,
le protestantisme, notamment sous la houlette de Calvin, va poursuivre ce mouvement d’intégration des chrétiens
au monde temporel. En effet, les protestants, au nom de l’autosuffisance de l’individu-en-relation-à-Dieu,
mettent fin à la division du travail instituée au plan religieux par l’Eglise et font entrer de plain-pied l’individu
dans le monde. L’œuvre d’Occam réceptionne cette situation puisque le droit devient sous sa plume la
reconnaissance d’un pouvoir individuel plus que la raison de l’ordre naturel inscrit dans le social. Parler de
nominalisme, de positivisme et de subjectivisme juridique, c’est marquer la naissance de l’Individu dans la
philosophie et dans le droit. Lorsqu’il n’y a plus rien d’ontologiquement réel au-delà de l’être particulier, lorsque
la notion de « droit » s’attache, non à un ordre naturel et social, mais à l’être humain particulier, cet être humain
particulier devient un individu au sens moderne du terme. Cf. en ce sens, L. Dumont, op.cit., p. 88.
511
« contrat social »181. L’idée selon laquelle l’Homme passe de l’état de nature à l’état de
société nécessite avant toute chose que puisse s’exprimer cette volonté. De là, les sociétés
modernes ont dû adapter leur système à la place conquise par l’individu dans la vie sociale.
Comment concilier la singularité de l’individu avec la soumission du collectif à un projet
commun ? Très tôt, avant que l’individualisme n’atteigne son intensité, le phénomène
juridique a dû s’intéresser à cette question182.
1028. Pour faire simple, reprenant la dichotomie de Louis Dumont entre holisme et
individualisme, un système juridique est individualiste lorsqu’il « valorise l’individu […] et
néglige ou subordonne la totalité sociale »183. C’est le contraire du holisme qui, pour sa part,
« valorise la totalité sociale et néglige ou subordonne l’individu humain »184. Il faut alors
remonter au point de départ : lorsque les institutions sont pensées à partir de la société plutôt
que l’individu, le système sera holiste et inversement. Aujourd’hui, l’individualisme s’est
largement répandu. Pour autant, en contradiction avec la forte prégnance de l’individualisme,
il semblerait que le contentieux administratif conserve une essence holiste.
1029. C’est un fait qu’il faut accepter, l’idéologie moderne est individualiste en ayant
renversé « la primauté traditionnelle des relations entre hommes sur les relations des hommes
aux choses »185. Dans ce cadre, le principe de l’absence d’effet suspensif, comme l’ensemble
du contentieux administratif, semble incongru. En partant du point de vue des intérêts de la
société qu’il faut défendre, ce principe procédural ressemble à un îlot holiste au milieu d’une
tendance largement individualiste qui peut représenter une menace pour la cohésion sociale.
Le renforcement de la tendance individualiste doit toujours être mûrement réfléchi tant il est
vrai que « la société française contemporaine est en proie à des inquiétudes et à des tensions
[…] qui tiennent non à un défaut d’individuation et d’autonomie, mais à un excès
d’individualisme »186 qu’il faudrait tempérer.
1030. Individualisme et holisme paraissent antagoniques tant ils renvoient à des modes de
pensées différents. Malgré leur opposition, il est nécessaire que ces deux tendances existent
pour éviter que chacune ne produise, par son hégémonie, ses effets négatifs. L’on peut
181
J.-J. Rousseau, Du contrat social, 1996, Paris, Librairie générale française, Le livre de poche Classiques
Philosophie, n° 4644, préf. G. Mairet, 224 p. ; T. Hobbes, Léviathan , 1971, Paris, Sirey, trad. F. Tricaud, 780 p. ;
J. Locke, Traité du gouvernement civil, 2012, Paris, Hachette livre, BNF, 367 p.
182
L’on retrouve ainsi quelques études maintenant anciennes du traitement juridique de cette mouvance
individualiste, v. not. en ce sens M. Waline, L’individualisme et le droit, 2007, Paris, Bibliothèque Dalloz, préf.
F. Mélin-Soucramanien, rééd. 2ème éd., 1949, 436 p.
183
L. Dumont, op. cit., p. 304.
184
Ibid., p. 303.
185
Ibid., p. 51.
186
J. Roman, op. cit., p. 203.
512
considérer qu’une organisation juridique et politique « animée par des valeurs exclusivement
holistes […] ne [peut] être que totalitaire »187 et a contrario « une société où les “décideurs”
seraient animés par des valeurs exclusivement individualistes ne pourrait […] qu’aboutir à
l’anarchie »188. L’idée, c’est que ces deux mouvements doivent se neutraliser,
l’individualisme étant « incapable de remplacer complètement le holisme et de régner sur
toute la société »189 ou inversement. C’est pourquoi « les sociétés modernes ne sont
heureusement ni exclusivement holistes ni uniquement individualistes » 190 mais bien plutôt le
fruit d’un savant équilibre.
1031. Pour faire simple, il y aurait trois modèles possible : le premier, strictement libéral –
donc individualiste –, fait du lien social un contrat. La société est alors une association
juridique d’individus mus par leurs intérêts, un consensus juridique organisé par contrat. Le
deuxième, sorte d’intermédiaire, réceptionne les prétentions individualistes tout en y
apportant une nuance : afin de ne pas risquer l’atomisation de la société, il faut rajouter la
poursuite d’un bien commun supérieur permettant de faire accepter des contraintes aux
individus. Enfin, le dernier modèle, antithèse du premier est un « multiculturalisme » où la
société est un amas de cultures fondées sur une différence individuelle ou personnelle.
1032. Dans cette échelle, il est nécessaire de conserver un équilibre entre l’émancipation de
l’individu et la soumission à une destinée collective. Le système français, malgré des écueils,
réussit à conserver ce précaire équilibre. En effet, « libéral, le républicanisme français l’est
dans la mesure où il valorise plus que tout l’autonomie de l’individu, en tant que celui-ci est
censé obéir à la seule raison. Mais il n’est pas moins communautaire, puisqu’il fait de
l’inscription de cet individu dans une singularité historique (l’exception française) et de sa
prise en charge par l’État la condition de son émancipation »191. Il est donc nécessaire de se
montrer précautionneux avant d’y toucher.
1033. Aujourd’hui, nombreuses sont les « menaces » qui pèsent sur l’équilibre du système
français : « le chômage et la montée de l’exclusion, la fragilisation du lien social, les
tentations du populisme médiatique, les risques de repli identitaire, ethniques ou nationalistes,
la perte de légitimité des partis politiques et des grandes organisations représentatives, la
187
F. Melleray, Essai sur la structure du contentieux administratif français , 2001, Paris, LGDJ, Bibliothèque de
droit public, t. 212, préf. J. de Gaudusson, p. 278. Cf. également en ce sens, G. Fassó, Histoire de la philosophie
du droit, 1976, Paris, LGDJ, Bibliothèque de philosophie du droit, t. 20, trad. C. Rouffet, p. 238 ; M. Waline,
L’individualisme…, op. cit., p. 55.
188
F. Melleray, Essai…, op. cit., p. 279.
189
L. Dumont, Homo Aequalis, 1991, Paris, Gallimard, Tel, p. 21.
190
F. Melleray, Essai…, op. cit., p. 279.
191
J. Roman, op. cit., p. 212.
513
corruption des institutions… Partout semble triompher le même individualisme »192. Les
relations économiques, relations sociales ou même la vie politique193 sont des domaines
marqués par la progression de la tendance individualiste. La justice administrative, au
contraire du modèle civil, est d’inspiration holiste. Le caractère non suspensif des recours qui
y prévaut est l’un des marqueurs forts de cette préférence. Le renverser, d’une manière
intégrale, sans compromis, reviendrait à inverser cette philosophie. Si l’idée est séduisante en
vue de l’amélioration de la protection des requérants, elle est difficile à admettre en ce qu’elle
prive la société française d’un de ses « bastions » holistes.
1034. Certes, la « conscience moderne attache la valeur de façon prédominante à
l’individu »194 et le phénomène juridique se doit d’intégrer cet état de fait. En ce sens, la
grande majorité du système normatif est pensée à partir de l’individu et de ses intérêts. La
montée en puissance de la sécurité juridique, la soumission progressive des normes aux vues
des opérateurs économiques ou le caractère prédominant de la liberté individuelle195 en sont
des exemples notoires. Pour autant, il est des domaines dans lesquels cette philosophie ne doit
pas faire disparaître tout holisme. Le contentieux administratif, lié aux problématiques
collectives et à la capacité de l’administration d’imprimer une destinée collective, en est.
1035. L’on ne souhaite pas pour autant rejeter l’évolution individualiste, la déconstruction du
principe de l’absence d’effet suspensif en étant l’illustration. Néanmoins, la solution de son
renversement et l’existence d’un effet suspensif généralisé emporte un déséquilibre. Loin de
n’être que le tempérament de l’essence holiste du contentieux administratif, ce serait là
s’engager sur la voie de sa suppression. En suivant le raisonnement précédent, faire le jeu de
cette domination totale de l’individualisme, c’est prendre le risque de déséquilibrer la société.
Quelque part, si la perspective d’une meilleure protection des droits individuels est fascinante,
il ne faut pas oublier que les autorités participent, par leur action, à l’érection d’un cadre qui
garantit le respect des droits.
1036. La société doit rester une agglomération d’individus réunis autour d’un projet
commun. Or, cet individualisme forcené que provoquerait le renversement intégral de
192
J. Roman, op. cit., p. 8.
193
À prendre au sens large, toutes les activités qui ont un rapport relatif à la société organisée.
194
L. Dumont, Essais…, op. cit., pp. 256-257.
195
N’en déplaise à une frange identitaire de la société française, la récente décision du Conseil d’État sur la
polémique du « burkini » vient l’illustrer (CE, ord., 26 août 2016, req. n° 402742 et 402777, Ligue des droits de
l’homme et autres et Association de défense des droits de l’homme -Collectif contre l’islamophobie en France :
Rec. Leb., p. 390 ; RFDA, 2016, p. 1227, note P. Bon ; DA, 2016, n° 11, comm. n° 59, note G. Eveillard ; JCP ,
2016, n° 910, p. 1560, note N. Lenoir). Plus classiquement, la jurisprudence Benjamin (CE, 19 mai 1933, req.
n° 17413 et 17520, Sieur Benjamin [René] et Syndicat d’initiative de Nevers : Rec. Leb., p. 541 ; GAJA, op. cit.,
n° 43, p. 265 ; S., 1934, III, p. 1, concl. G. Michel et note A. Mestre ; D., 1933, III, p. 354, concl. G. Michel ;
RFDA, 2013, p. 1020, art. P.-H. Prélot) pose comme règle qu’en matière d’ordre public, la liberté est la règle
tandis que l’interdiction ne doit demeurer qu’exceptionnelle.
514
l’absence d’effet suspensif finirait par supprimer cette forme de rassemblement autour de
l’intérêt général. Cette destinée collective serait remplacée, au cas de renversement du
principe, par la self-reliance, terme qui signifie que l’individu ne dépend que de lui-même au
point de nier toute implication collective et donc tout sacrifice d’intérêts personnels. C’est ce
risque que l’inversion totale du principe de l’absence d’effet suspensif comporte.
1037. En faisant de la suspension de tout acte contesté la conséquence du seul dépôt d’un
recours, la singularité de l’individu ne cèderait plus devant l’impératif de la destinée
collective. Car au fond, faire de la suspension la solution de droit commun du contentieux
administratif, c’est mettre en péril toute la chaîne – privilège du préalable, présomption de
légalité, théorie de la décision exécutoire – qui fonde le pouvoir des autorités administratives.
En quelque sorte, adopter cette solution, c’est prendre le risque d’entraîner, dans une certaine
mesure, la disparition du pouvoir administratif (2).
1038. Les autorités administratives bénéficient d’un crédit important à l’égard des
destinataires de leurs décisions. Ceux-ci, qu’ils soient des particuliers – c’est le cas des actes
individuels – ou qu’ils soient une catégorie – c’est le cas des actes réglementaires –
entretiennent un rapport particulier avec l’administration. Si cette dernière est décriée du fait
de son importance, certains se plaignant qu’elle étoufferait la société et ses talents196, il n’en
demeure pas moins que son pouvoir de commandement est essentiel, notamment parce qu’il
engendre l’existence d’un projet collectif.
1039. À ce titre, l’activité administrative possède une importance considérable qu’il ne
faudrait pas, malgré l’affaiblissement relevé, faire disparaître. En quelque sorte, s’il ne faut
pas exagérer la position de l’administration au sein de la société afin qu’elle bénéficie de
privilèges, il ne faut pas nier son influence. En proposant un dessein commun autour duquel
se rassembler, l’administration institutionnalise la vie collective. C’est au travers de celle-ci et
des relations qu’elle fait naître que la masse des individus peut former une société, leur
soumission à un projet d’intérêt général y contribuant assurément. Le pouvoir de
l’administration est donc directement lié au bien-vivre ensemble et il conviendrait de ne pas le
faire disparaître. Pour autant, cela n’est en rien contradictoire avec le constat de la partie
196
Le propos est plutôt répandu dans les milieux économiques et libéraux qui souhaitent libérer du mieux
possible l’initiative individuelle. Il a dernièrement pris un ton clairement axé sur la pression fiscale qui pèse sur
la société dans son ensemble et plus particulièrement encore sur les entreprises et la création de richesse. La
société française serait malade d’un encadrement normatif complexe, foisonnant et surtout bien trop lourd. V. en
ce sens, J. Attali (dir.), 300 décisions pour changer la France, 2008, Paris, XO Editions, La Documentation
française, 333 p.
515
précédente selon lequel ce même pouvoir était juridiquement exagéré. Ce constat n’appelait
pas à supprimer la totalité des prérogatives des autorités administratives mais seulement de les
ramener à des proportions raisonnables. Par conséquent, il faut s’assurer que les solutions
proposées ne risquent pas de produire les conséquences inverses, tout aussi néfastes, de la
solution contemporaine.
1040. Supprimer le principe actuel de l’absence d’effet suspensif pour le remplacer par son
antithèse – la suspension de toute décision contestée –, c’est faire perdre à l’administration le
crédit dont elle bénéficie dans la société. Parler d’un affaiblissement serait un euphémisme
tant la suspension de l’exécution de toute décision contestée reviendrait à bouleverser la
relation entre les autorités et la société civile. Pour analyser ce changement, il faut entrer dans
le schéma de leurs rapports afin de comprendre l’impact d’une telle solution. Actuellement,
les destinataires de l’activité administrative dépendent des autorités à la volonté desquelles ils
sont soumis. Plus qu’une séparation, c’est un rapport de domination qui existe entre eux,
permettant de rappeler aux individus qu’ils ne sont rien de plus qu’un élément d’un tout. Le
principe de l’absence d’effet suspensif participe de cette domination en accordant sa
confiance à l’administration qui peut inscrire provisoirement sa décision dans les faits. En
cela, ce principe n’est que la réception, au contentieux, du pouvoir dont bénéficie
l’administration.
1041. Or, au cas d’inversion de l’absence d’effet suspensif, c’est toute la relation entre les
autorités et les destinataires de leur activité qui serait repensée. Loin de ce surplomb
dominateur qui leur permet d’imposer leur projet collectif, une forme d’égalité serait instaurée
entre eux. Parce que la volonté des requérants suffirait à faire échec à la volonté de
l’administration, ils deviendraient son égal et auraient la capacité de discuter le projet collectif
de l’administration. Certes, la démocratisation de la définition de l’intérêt général est loin
d’être regrettable. Néanmoins, cette entreprise tend à réduire la distance entre l’administration
et la société civile afin d’intégrer cette dernière au projet de société. La suppression brutale de
l’effet suspensif marquerait une nouvelle étape en abolissant toute distinction entre elles. En
supprimant totalement la différence dans leur rapport à l’intérêt général, c’est leur relation
inégalitaire et le pouvoir qu’en tirait l’administration qui serait abandonné. En remplaçant un
privilège par une faiblesse, l’administration deviendrait l’égale du citoyen et perdrait tout
pouvoir de commandement.
1042. Les répercussions d’un tel renversement ne se limitent donc pas seulement à des
perspectives juridiques et contentieuses. En supprimant ce qui différenciait l’administration
des citoyens – la capacité à passer outre la contestation –, c’est toute la position de
516
l’administration qui risque d’être modifiée. La suppression de cette « résilience » juridique
fait perdre à l’administration sa supériorité qui lui assurait la direction de la société. C’est tout
le crédit de l’institution administrative qui est affaibli, le doute profitant au citoyen et, comme
une conséquence, c’est le pouvoir administratif qui est menacé.
1043. La société et les relations qui s’y tissent seraient « apaisées » par la perte du privilège
des autorités administratives vis-à-vis des citoyens. Leurs rapports se rapprocheraient de ceux
noués entre deux personnes égales, du moins vis-à-vis de leur capacité juridique. Mais plus
que cet égalitarisme, c’est toute la structure sociale fondée sur le commandement administratif
qui serait ébranlée. La société, en abolissant la distance avec l’administration, se priverait
d’une institution qui soude les individus autour d’un idéal commun. Elle perdrait la référence
permettant à chacun de dépasser sa situation personnelle en vue de l’intérêt général. Plus
qu’une simple institution, c’est le repère de la société que le renversement de l’effet non
suspensif des recours risque de ruiner. La société française, jacobine et centraliste, nécessite
d’être organisée par le haut en suivant une voie tracée. Faire reculer la capacité des autorités
d’inscrire unilatéralement leur volonté juridique dans le monde matériel, c’est aussi priver la
société d’un élément fondamental de son ancrage.
1044. Cette optique, associée à l’ ascendant pris par l’individualisme dans la société
française, nous amène à conclure au rejet du renversement radical du principe. Néanmoins,
afin de bien apprécier la mise en œuvre d’une telle proposition, il faut appréhender de manière
large ses répercussions potentielles et intégrer les conséquences politiques de ce nouveau
principe trop radical (B).
1046. La solution du renversement complet dont nous tentons d’appréhender les incidences
concerne avant tout un principe procédural. Cette nature explique qu’autant le fonctionnement
global de la juridiction administrative que le travail quotidien du juge s’organisent en partie à
517
partir du fait que les décisions administratives continuent – sauf décision contraire – à
s’exécuter. Cette situation est en outre assez confortable pour ceux lancés à la poursuite d’une
forme d’idéal de la justice. Celui-ci, bien que vaporeux, fait l’objet d’un certain consensus
dans la doctrine. Le triptyque d’une justice accessible, sereine et efficace – qui vaut pour
« toutes les justices » – est quasi unanimement partagé. Les citoyens seraient donc à même
d’attendre de la justice administrative qu’elle leur soit accessible avant d’exiger de son
fonctionnement sérénité et efficacité. C’est au regard de ces caractéristiques, et surtout de la
seconde, que le renversement de l’absence d’effet suspensif risque de gêner la poursuite de la
bonne administration de la justice.
1047. Sur le plan de l’accessibilité, l’existence d’un effet suspensif par principe attaché aux
recours contentieux ne change pas la donne. Comme le changement envisagé ne concerne que
les conséquences attachées au dépôt du recours contentieux, il ne modifie pas les règles
présidant à la saisine du juge ou à la recevabilité des recours. Cette modification ne produit
donc pas d’effets dans la réglementation de l’accès à la justice administrative mais interroge
la question des effets à donner au fait, justement, d’avoir pu y accéder. Le principe de l’effet
suspensif ou non suspensif n’intervient que postérieurement à la saisine du juge. Ainsi, la
solution envisagée n’a pas de conséquences sur la question de l’accessibilité si ce n’est de
renforcer l’attrait de la saisine contentieuse.
1048. Néanmoins, le bouleversement d’un élément si fondamental ne peut rester sans
incidences sur le fonctionnement de la juridiction administrative et le travail des juges. La
question qui a accompagné l’existence des juridictions administratives est celle de leurs
relations avec l’administration. En effet, son lent détachement du sérail de l’administration a
longtemps justifié que se pose la problématique de son indépendance. Or, la justice rendue ne
peut être de qualité qu’à la condition de l’être dans la sérénité, ce qui suppose d’agir « loin des
pressions »197. Sur ce point, l’inversion du principe actuel risque de placer le juge dans une
situation délicate vis-à-vis des autorités.
1049. Faire du recours le déclencheur de la suspension de l’acte contesté modifie les rapports
censés s’établir entre le juge et les autorités. En provoquant par sa mobilisation la paralysie de
leur action, le juge devient pour elles un obstacle. Au lieu d’être le censeur des illégalités
administratives, le juge deviendrait celui qui autoriserait ou non l’exécution de la décision
contestée. Il deviendrait ainsi un enjeu majeur de la gestion administrative. S’il est vrai que
197
J. Robert, op. cit., p. 122.
518
l’importance du juge en serait revigorée, il l’est tout autant que la sérénité nécessaire à la
reddition de sa décision s’en trouverait dégradée.
1050. La volonté des autorités se confronterait, dans le cadre de cette solution directement à
l’institution juridictionnelle. Dès lors, l’administration engagée pourrait être tentée, dans une
société où le temps est devenu un impératif, de faire sentir au juge que le temps presse.
Certes, cela pourrait la pousser à conclure dans les temps là où elle avait parfois l’habitude de
répondre tardivement198, mais le juge, devant l’importance des enjeux soulevés, pourrait être
tenté d’accélérer. Le magistrat, loin d’être coupé des réalités, sait combien l’application d’un
règlement importe en vue de l’intérêt général. Saisi d’un recours suspensif contre un tel acte,
sa sérénité pourrait alors bien s’évanouir.
1051. Sans brandir la menace d’une pression de l’administration sur les juges en charge de
tels contentieux – l’administration a cessé de se comporter comme un organe de tutelle –,
l’environnement de travail du juge pourrait s’alourdir. Le juge pourrait être tenu responsable
d’une forme d’enlisement et risquerait de voir l’administration se décharger de sa
responsabilité. Pour faire simple, entre l’administration ou le citoyen – lorsque le schéma
contentieux respecte cette opposition –, mieux vaut que le second ait quelque chose à attendre
du juge car il a une capacité de nuisance moindre. Dans le contexte local, la situation pourrait
être encore plus pénible. Les exécutifs locaux pourraient trouver dans le juge administratif le
bouc émissaire rêvé : malgré leur volonté, d’obscurs magistrats auraient mis en péril leur
projet politique.
1052. Dans un tel contexte, la lenteur consubstantielle à la reddition de la justice deviendrait
problématique, les décisions contestées étant en suspens. Dans le cas contraire, celui du
principe actuel, les intérêts du requérant sont sacrifiés au bénéfice de l’intérêt général. Si cette
situation semble justifiée dans le cas des actes réglementaires, elle existe aussi dans le cas des
actes individuels qui, malgré leur portée moindre, sont adoptés au nom de l’intérêt général.
Dans le cadre de la sanction d’un agent administratif par exemple, l’intérêt général et la
collectivité restent présents en creux, la qualité du service public pouvant fonder ces
décisions. Dès lors que le principe deviendrait celui de la suspension, les intérêts de la
collectivité et de l’ensemble des tiers intéressés par la situation créée par la décision seraient
sacrifiés au nom de la protection du requérant, quel qu’il soit.
1053. En outre, la question du délai raisonnable, donnée fondamentale de la bonne
administration de la justice, prendrait plus de poids. Dans le cas de cette proposition,
198
Encore que la récente instauration des calendriers de procédure avec l’ensemble des sanctions qui peuvent s’y
attacher a permis de considérablement réduire cette fâcheuse pratique.
519
l’environnement du juge serait transformé, son intervention étant attendue et réclamée. La
question de la suspension des règlements serait épineuse, celle-ci confrontant la paralysie
d’une décision destinée à tous sous l’effet du recours d’un seul. C’est d’autant plus vrai que le
renversement complet du principe, tel qu’il existe aujourd’hui, signifierait que les voies de
recours, aussi concernées199, deviendraient suspensives, laissant l’acte contesté sans exécution
jusqu’à la décision de justice définitive. Dans un tel cas, les autorités administratives
n’hésiteraient pas à rappeler, subtilement ou non, que l’attente préjudicie à tous. Le contexte
dans lequel devrait intervenir le juge serait rendu complexe par la nuisance potentielle d’un
effet suspensif généralisé. La sérénité du travail du juge pourrait donc bien en faire les frais.
1054. Outre cette dégradation du climat dans lequel devra intervenir le juge administratif,
d’autres conséquences de cette inversion risquent de causer du tort à la bonne administration
de la justice. Pour achever le triptyque mentionné, l’instauration d’un effet suspensif attaché
par principe aux recours risque d’impacter l’efficacité des décisions juridictionnelles. Sur ce
point, la question se rapproche de la problématique existante pour le principe contemporain, à
propos de la gestion des conséquences à tirer de la décision juridictionnelle. Les données en
seront cependant différentes : actuellement, il faut gérer les atteintes subies par le requérant
durant l’instance et rétablir la situation qui aurait dû être la sienne ; dans ce nouveau cadre, il
faudrait assurer l’exécution d’un acte qui pourrait n’être plus adapté au nouveau contexte. Du
fait de ce nouveau principe, la décision de justice pourrait, là encore, être d’une utilité
pratique limitée, celle-ci pouvant donner aux autorités l’autorisation d’exécuter un acte adopté
il y a longtemps.
1055. La gestion des conséquences du jugement semble plus facile dans le cas de l’absence
généralisée d’effet suspensif que dans le cas d’une suspension généralisée. Dans le premier
cas, il suffit d’indemniser le requérant des effets nuisibles qu’il aura subis pendant l’instance.
Le juge, armé de pouvoirs en ce sens, rétablit la situation qui aurait été la sienne tout en
limitant les répercussions sur la société. Dans le second, il ne semble n’y avoir aucune autre
perspective que la mise en œuvre de l’acte légal à condition que celui-ci soit encore adapté.
En effet, il n’y a rien à rétablir et à indemniser puisque rien n’a été fait. Si l’on considère
actuellement que les autorités exécutent leurs prescriptions à leurs risques et périls, qui
pourrait être tenu responsable de la paralysie dans laquelle aurait été plongée
l’administration ? Puisqu’il ne semble pas possible d’incriminer le juge, l’État, ou le
199
L’on a coutume de lire en effet que « les voies de recours, formées contre les jugements, et notamment les
recours en appel et en cassation, sont en principe dépourvues d’effet suspensif » (R. Chapus, Droit du
contentieux administratif, op. cit., n° 1320, p. 1187).
520
requérant, les torts occasionnés seraient subis sans espoir d’être redressés ou compensés.
L’efficacité de la justice administrative s’en trouverait d’autant diminuée, surtout dans les cas
où la mise en œuvre de l’acte contesté apparaîtrait désuète.
1056. D’autres problèmes susceptibles de porter atteinte au fonctionnement de la justice
administrative risquent de peser sur sa bonne administration. On le sait, les autorités
administratives sont chargées de mettre en œuvre, en plus des dispositions législatives, le droit
de l’Union européenne. Dès lors, dans le cadre de la réception des normes supranationales par
des actes administratifs, devenue obligation constitutionnelle200, leur suspension du fait d’une
contestation risque d’amener la France à violer ses engagements. Il est en effet possible
qu’apparaisse une incompatibilité entre la contrainte européenne et la possibilité de s’en
échapper par le jeu de la contestation juridictionnelle. Pour l’Union, il n’est pas question
qu’un État puisse se soustraire à l’obligation de mettre en œuvre le droit supranational sur la
base d’une contestation ou d’une disposition interne201. L’harmonisation juridique qui sous-
tend le projet européen implique que les États ne puissent pas appliquer « à la carte » le
contenu du droit de l’Union européenne. Dans le cas de la solution envisagée, l’application de
l’effet suspensif aux actes assurant la réception des obligations liées au droit de l’Union
reviendrait pour la France à violer ses engagements internationaux. Le juge saisi se
retrouverait coincé entre le respect des exigences supranationales et le principe de la
procédure administrative contentieuse. Sur ce point, l’environnement du travail quotidien du
juge serait donc rendu problématique par ce nouveau principe de l’effet suspensif.
1057. Suspendre toutes les décisions contestées risque de déséquilibrer le contentieux
administratif et le fonctionnement des juridictions. Ces perturbations interrogent la
compatibilité de cette proposition avec la qualité du service public de la justice. Dans
l’optique de cette exigence qualitative, la bonne administration de la justice, manifeste visant
à améliorer ses caractéristiques, a pris une importance considérable. Or, au regard des
incidences du principe envisagé, la solution risque de contrarier l’ambition d’une justice bien
administrée. En outre, les inconvénients d’un renversement du principe contemporain ne se
limitent pas à cette seule sphère contentieuse. En sapant une bonne partie des fondements du
pouvoir des autorités administratives, c’est aussi le bon fonctionnement administratif qui
risque de devenir problématique (2).
200
Notamment depuis que le Conseil constitutionnel a tiré toutes les conséquences de l’article 88-1 de la
Constitution dans sa décision du 10 juin 2004. Cf. Cons. const., 10 juin 2004, n° 2004-496 DC, Loi pour la
confiance dans l’économie numérique, cons. n° 7, préc.
201
CJCE, 19 juin 1990, aff. n° C-213/89, The Queen c/ Secretary of State for Transport, ex parte : Factortame
Ltd e.a : GACJUE , t. 1, 1ère éd., 2014, Paris, Dalloz, Grands Arrêts, n° 45, p. 614.
521
2 – La problématique du bon fonctionnement administratif
1058. Toute l’action et l’influence de l’administration sont entièrement basées sur sa faculté
à imposer unilatéralement sa volonté. Si les autorités administratives peuvent « commander »,
c’est parce qu’outre leur considération sociale en grande partie liée au recrutement par
concours202, le système juridique les installe dans une position confortable. À vrai dire, le
droit comme le contentieux administratif placent les autorités administratives en surplomb de
la société avec « mission » de l’emmener vers l’intérêt général. En ayant la capacité de
décider puis d’inscrire cette orientation dans la réalité sans l’assentiment de ses destinataires
et outre leur mobilisation juridictionnelle, les autorités bénéficient d’un véritable pouvoir.
Celui-ci résulte, on l’a dit, de l’exagération de la décision exécutoire ou de la présomption de
légalité qui engendrent le principe de l’absence d’effet suspensif.
1059. En supprimant le dernier maillon de ce triptyque qui fonde la capacité des autorités à
inscrire leur volonté dans le réel, c’est toute cette construction juridique que la solution
envisagée menace. La grande force de l’organisation actuelle réside dans sa cohérence,
résultat de la continuité entre le droit et le contentieux administratif. Le renversement complet
du principe mettrait à mal l’harmonie qui assure aux autorités le bénéfice d’une position
préférentielle. En apparence limitée à la situation de l’administration au contentieux, le
principe généralisé de l’effet suspensif fragiliserait tout le système juridique conçu pour
confier à l’administration un pouvoir de direction.
1060. Le principe contemporain ne peut se dissocier de la construction du système établi.
Son inscription au sein d’un processus global en fait un élément indissociable de la
combinaison juridique qui fonde le pouvoir administratif. Comme toute association, leur
inscription en vue d’un but commun les place dans une interdépendance de laquelle il est
difficile de sortir sans mettre en péril la totalité. Pour certains203, le caractère non suspensif
des recours serait d’autant plus inamovible qu’il serait à l’origine de la construction juridique
complexe qui fonde le pouvoir des autorités. Dans cette optique, le renverser aurait pour effet
202
Il faut tout de même reconnaître que cette estime sociale, résultat de l’idée selon laquelle les représentants des
autorités administratives seraient les meilleurs d’entre nous, fait aujourd’hui l’objet d’une double lecture. Si cette
technique neutre a incontestablement le mérite d’organiser une certaine forme de « méritocratie », les autorités
administratives sont souvent taxées d’être avant toutes choses technocratiques. Le symbole de cette haute
administration complètement décalée des principales prétentions du tissu social est parfaitement renvoyé par
l’administration dite de Bruxelles. Cette nouvelle appréhension du phénomène administratif laisse à penser que
ce sont donc des personnes « hors-du-monde » qui décident pour l’ensemble de la société civile.
203
Notamment le professeur Rivero lorsqu’il considérait, en opposition avec la majeure partie de la doctrine, que
la décision exécutoire et la présomption de légalité étaient la conséquence de l’absence d’effet suspensif plus que
son fondement. Ainsi, en entraînant le reste des notions considérées, il serait bel et bien le point de départ du
système plutôt qu’une seule donnée parmi les autres. Cf. en ce sens, J. Rivero, « Le système français de
protection des citoyens contre l'arbitraire administratif à l'épreuve des faits », in Mélang es en l’honneur de Jean
Dabin , t. 2, 1963, Bruxelles, Paris, Bruylant, Sirey, p. 825.
522
d’inverser, par un effet « domino », les notions qui suivent. In fine, la conclusion de ce
système, en partant d’une position opposée à la règle actuelle, serait aussi différente. C’est
donc la capacité de l’administration à inscrire ses décisions dans le réel et à imaginer une
perspective qui serait remise en cause. Dans tous les cas, la cohérence du système actuel serait
balayée et avec elle ses conclusions garantissant à l’administration la capacité d’imposer ses
choix. C’est finalement l’idée, qui fait consensus204, que « l’effet suspensif ne peut pas être
adopté comme règle, en raison des risques qu’il comporte pour l’efficacité de l’action
administrative »205.
1061. Cette évolution – ou plutôt cette révolution – risque de ne pas s’arrêter à la
désaffection du pouvoir des autorités. Sous peine de basculer dans l’inefficacité,
l’administration devrait réagir, forcée de s’adapter à ce nouveau cadre. Cette « réplique »
pourrait alors prendre la forme d’un paradoxe : la disparition du système qui lui ouvrait
légalement une sphère où exprimer une forme de pouvoir l’oblige à s’ouvrir elle-même un tel
espace. Réduit à sa stricte expression et forcée de faire la démonstration de sa légitimité, son
pouvoir risque de n’être « même plus “tutélaire et bon”, comme jadis l’avait envisagé
Tocqueville, mais impuissant et veule, en même temps qu’arbitraire et menaçant »206.
1062. Au-delà de ces considérations générales, le fonctionnement de l’administration est
susceptible de subir des conséquences plus précises. En effet, la question de l’effet du
principe suspensif sur les actes de refus par exemple pourrait être tout sauf une sinécure.
Puisque le recours serait suspensif, dans tout contentieux contre tout acte, quel en serait l’effet
sur une décision négative et quel comportement serait attendu de la part de l’administration en
pareil cas ? L’essence de la suspension d’un acte implique qu’une action ait été entamée – ou
en tout cas puisse l’être – afin qu’elle puisse être stoppée. Comment dès lors envisager la
suspension d’un acte qui empêche de mener une action ? La situation est complexe pour
l’auteur du refus, forcé d’en suspendre les effets. La conséquence logique voudrait que
l’administration accède alors à la requête du citoyen. En clair, l’autorité devrait octroyer le
droit réclamé le temps que le juge statue. La situation risque d’être ubuesque, l’administration
204
Nombreux sont les auteurs qui se sont exprimés en ce sens. V. not., J. Rivero, Cours de droit administratif
comparé, 1956, Paris, Les Cours de droit p. 178 ; J. Chevallier, « Le droit administratif, droit de privilège ? »,
Pouvoirs, 1988, n° 46, p. 57 ; A. Guihal, « L’amélioration des procédures d’urgence devant le tribunal
administratif », RFDA, 1991, pp. 823-824 ; O. Dugrip, L’urgence contentieuse, 1991, Paris, PUF, Les Grandes
thèses du droit français, préf. R. Drago, pp. 234-236 ; R. Vandermeeren, « Les espoirs et les interrogations d’un
juge », in H. Oberdorff et G. Gardavaud (dir.), Le juge administratif à l’aube du XXIème siècle, 1995, Grenoble,
Presses universitaires de Grenoble, Collection de l’École doctorale Droit, science politique, relations
internationales, p. 244 ; R. Hanicotte, « Le sursis à exécution : point névralgique de la protection de
l’environnement », RDP , 1995, p. 1606 ; R. Chapus, Droit du contentieux administratif, op. cit., n° 462, p. 385.
205
P. Mouzouraki, op. cit., p. 117.
206
J. Roman, op. cit., p. 222.
523
étant forcée d’accorder des droits sur la base de la seule contestation de son refus. Parce
qu’une telle situation paraît impensable, il faudrait apporter des correctifs ce qui reviendrait à
sortir du cadre d’un renversement radical du principe actuel.
1063. Si l’on devait tirer un enseignement de cette proposition d’inversion du principe,
marquée du sceau de la radicalité, c’est que la viabilité d’une reconstruction semble
conditionnée à l’émergence d’une solution raisonnable. La quête est alors de parvenir à une
réorganisation du contentieux qui permette le rééquilibrage de la tension entre l’efficacité
administrative et la protection des libertés individuelles. C’est l’organisation radicale du
principe contemporain de l’absence d’effet suspensif qui nous a mené, dans la première partie,
à le déconstruire. Afin d’éviter que les mêmes maux ne produisent les mêmes effets, il faut
écarter toutes les solutions qui expriment aussi une radicalité. L’idée d’une répartition basée
sur la classification formelle des recours entre ceux bénéficiant de l’effet suspensif et ceux
attachés au principe contemporain semblerait présenter cette forme d’équilibre. Pourtant, c’est
bien son application « à la lettre », donc radicale, qui fait de cette répartition basée sur la
classification formelle une chimère (Section 3).
207
« Classification », in R. Rouquette, Dictionnaire du droit administratif, 2002, Paris, Moniteur, p. 142.
208
Cf. G. Perec, Penser-Classer , 2003, Paris, Éd. du Seuil, La Librairie du XXI ème Siècle, 175 p.
209
R. Chapus, Droit du contentieux administratif, op. cit., n° 227 et s., p. 209 et s. ; R. Chapus, Droit
administratif général, t. 1, 15ème éd., 2001, Paris, Montchrestien, Domat droit public, n° 996 et s, p. 785 et s.
524
conceptualisé par Aucoc210 et Laferrière. Celui-ci, connu comme la classification211 formelle –
en opposition à la matérielle –, utilise comme critère de différenciation des recours l’étendue
des pouvoirs du juge. Cette présentation revient, de manière très synthétique, à opposer
l’excès de pouvoir au plein contentieux ou, pour le dire autrement, le contentieux de moindre
juridiction à celui de pleine juridiction.
1065. Dans l’optique du rééquilibrage poursuivi, cette dichotomie primaire – et radicale –
entre des recours où le juge n’aurait que des pouvoirs réduits et ceux où il possèderait la
plénitude de sa juridiction212, semble idoine. Elle permettrait une distribution claire et efficace
de l’effet suspensif (paragraphe 1) tout en permettant l’amélioration de la protection des
citoyens. La suspension compenserait le déficit de pouvoirs du juge de l’excès de pouvoir
tandis que la pleine juridiction serait épargnée, preuve d’un rééquilibrage. En outre, cette
répartition aurait l’avantage d’être en adéquation avec les caractéristiques de ces catégories,
renforçant l’impression d’une mise en œuvre. Cependant, comme les précédentes solutions, la
radicalité qu’elle dégage risque d’engendrer de nombreuses apories. Cette distribution
faussement évidente n’est en somme qu’idéaliste (paragraphe 2).
1066. Calquer l’application d’un effet suspensif sur la dichotomie de Laferrière entre les
recours où le juge serait limité à l’annulation, et ceux où il bénéficierait d’un office complet
est une solution qui semble évidente. Elle a le mérite de s’appuyer sur une vision
traditionnelle bien enracinée. Elle présente donc l’intérêt de s’appuyer sur un fonds commun
qui peut constituer une solide base de répartition. En effet, elle comporte un double avantage :
210
Sur la contribution décisive de Léon Aucoc à l’apparition de cette classification formelle basée sur les
différents pouvoirs dont dispose le juge au contentieux, v. F. Melleray, Essai…, op. cit., pp. 38-46.
211
Sur l’usage même de ce terme, l’on pourra noter que « la classification consiste à déterminer abstraitement
des catégories ou classes en indiquant une caractéristique que présenteront tous les objets rangés dans cette
classe » (F. Hamon et M. Troper, Droit constitutionnel, 37ème éd., 2016, Issy-les-Moulineaux, LGDJ, Lextenso,
Manuel, n° 109, pp. 119-120).
212
Nous n’ignorons bien évidemment pas que cette classification donne lieu à une répartition quadripartite des
recours entre les deux contentieux mentionnés, celui de la répression et enfin celui de l’interprétation.
Cependant, nous ne conserverons dans cette démonstration que la distinction principale, essentiellement parce
que la question de l’effet suspensif n’est pas vraiment adaptée aux deux autres catégories de recours. En effet, le
contentieux de la répression, symbolisé par celui des contraventions de grande voirie qui vise à poursuivre des
citoyens s’étant rendus coupables d’atteintes au domaine public, n’est pas adapté à l’effet suspensif. En l’espèce
qu’y aurait-il à suspendre puisqu’aucune décision administrative n’a été prise et que c’est l’autorité
administrative qui poursuit le citoyen, schéma inversé de celui qui prévaut classiquement. De même, dans le
contentieux de l’interprétation, la question de l’effet suspensif ou non n’a à proprement parler aucun intérêt
puisque le juge n’est pas saisi dans le cadre de l’éventuelle application d’un acte administratif aux particuliers, il
n’a qu’à interpréter ou apprécier la légalité d’un acte. Les requérants demandent au juge d’interpréter un acte et
la suspension n’apporterait rien dans un tel cadre. C’est pourquoi donc, l’on ne retiendra dans cette construction
que les deux contentieux principaux, celui de l’annulation et celui de pleine juridiction.
525
celui d’incorporer la problématique de l’effet suspensif à une typologie intangible, donc de la
baser sur un critère incontestable (A) en même temps que de se rallier aux caractéristiques
procédurales des recours ce qui en fait un critère adéquat (B).
1067. La répartition quadripartite des recours de Laferrière dont le critère se base sur les
pouvoirs reconnus au juge, est vieille de deux siècles. Si elle n’est que le fruit d’un débat
doctrinal contextualisé (1) visant à différencier le recours commun, de pleine juridiction, de
celui qui a finalement accaparé l’attention de tous, le recours en excès de pouvoir, cette
dichotomie s’est perpétuée. Le contentieux administratif s’est même structuré autour de cette
disjonction entre recours en excès de pouvoir et recours de pleine juridiction. Cette
structuration, outre qu’elle dénote d’une présentation claire, démontre que ce critère formel a
fait l’objet d’une application intemporelle (2).
1068. La classification formelle des recours, telle qu’elle est connue, est celle proposée par le
président Laferrière dans son « Traité de la juridiction administrative et des recours
contentieux »213. Si la paternité de cette « œuvre » lui revient, la vérité imposerait de remonter
à Aucoc, le premier à l’avoir insufflée214. Quoiqu’il en soit de leur influence respective215,
cette classification répond à un contexte particulier. Sa formulation remonte pour l’essentiel
au Second Empire, moment du développement de l’autonomisation de l’excès de pouvoir216.
Ce n’est que devant l’apparition d’un recours en excès de pouvoir différencié de celui de
pleine juridiction, à l’époque de droit commun, que la poursuite d’une classification est
devenue nécessaire. Plutôt que de laisser s’installer une présentation éparpillée des recours, la
213
É. Laferrière, Traité de la juridiction administrative et des recours contentieux, t. 1, 1ère éd., 1887, Paris,
Berger-Levrault, p. 15 et s. ; É. Laferrière, Traité de la juridiction administrative et des recours contentieux, t. 1,
2ème éd., 1896, Paris, Nancy, Berger-Levrault, p. 15 et s.
214
L. Aucoc, « concl. sur CE, 13 mars 1867, Bizet », Rec. Leb., 1867, pp. 272 et s. ; L. Aucoc, Conférences sur
l’administration et le droit administratif, t. 1, 1ère éd., 1869, Paris, Dunod, p. 361 et s.
215
La matière juridique n’est effectivement pas, du moins selon nous, telle la navigation ou l’alpinisme un
domaine où les protagonistes peuvent ou ont pu se lancer dans une course à la découverte ou au record.
216
P. de Font-Réaulx, Le contrôle juridictionnel du Conseil d’État sur les décisions des autres tribunaux
administratifs, 1930, Paris, Recueil Sirey, p. 72 et s. ; R. Guillien, L’exception de recours parallèle, 1934, Paris,
Libr. du Recueil Sirey, p. 49 et s. ; P. Landon, Le recours pour excès de pouvoir sous le régime de la justice
retenue, th. Paris, J. Laferrière (dir.), 1942, Paris, Sirey, p. 93 et s. ; P. Lampué, « Le développement historique
du recours pour excès de pouvoir depuis ses origines jusqu’au début du XX ème Siècle », RISA, 1954, p. 379 et s. ;
G. Peiser, Le recours en cassation en droit administratif français , 1957, Metz, impr. St-Martin, p. 84 et s. ;
J. Chevallier, L’élaboration historique du principe de séparation de la juridiction administrative et de
l’administration active, 1970, Paris, LGDJ, Bibliothèque de droit public, t. 97, préf. R. Drago, p. 178 et s. ;
F. Burdeau, Histoire du droit administratif, 1995, Paris, PUF, Thémis, p. 174 et s. ; A. Cepko, L’exception de
recours parallèle en contentieux administratif français , th. Toulon, M. Paillet (dir.), 2014, p. 79 et s., spéc.
p. 85.
526
rigueur du président Laferrière a poussé à la systématiser. C’est la multiplication des voies de
recours devant la juridiction qui a provoqué cette volonté de rationaliser la présentation,
encore « barbare », de celles-ci.
1069. À l’époque où Aucoc et Laferrière développent la classification formelle, le
contentieux administratif est secoué par la montée en puissance de l’excès de pouvoir et son
extension de l’influence juridictionnelle. En effet, durant le Second Empire est intervenue « la
transformation d’un recours permettant uniquement de sanctionner les irrégularités les plus
manifestes, les plus choquantes en une voie de droit ouvrant la possibilité de censurer toutes
les sortes d’illégalités, nonobstant leur degré de gravité et ce afin d’assurer la licéité de
l’action administrative »217. La doctrine a alors dû gérer l’émergence d’un nouveau recours
qui a rapidement pris de l’importance, fort du resserrement du champ des actes insusceptibles
de recours. En effet, l’idée qui a fait naître le recours en excès de pouvoir était « de permettre
aux administrés de porter directement devant le Conseil d’État, par la voie d’un recours
omisso medio, des demandes dirigées contre des actes qui bénéficiaient auparavant d’une
totale immunité juridictionnelle »218. Il a alors fallu reprendre la présentation de la matière en
y intégrant ce recours. Le raisonnement mérite d’être souligné tant il motive la construction de
la classification formelle : « le décret de 1864 inaugure une phase nouvelle dans l’histoire du
contentieux dans la mesure où, dotant le recours pour excès de pouvoir d’un régime
procédural particulier, il achève de lui donner une configuration telle qu’il ne peut plus
paraître n’être que l’une des modalités d’un unique recours contentieux. Désormais, il est
acquis que le contentieux se compose de deux voies nettement différenciées »219.
1070. C’est là l’élément-clé de la compréhension de la classification formelle. Sans cet
arrière-fond, l’on peut voir cette structure comme un simple système servant à distribuer les
différences entre ce nouveau recours et celui de pleine juridiction. Or, c’est bien la fracture220
qu’a fait naître l’excès de pouvoir au sein du contentieux administratif qui a poussé la doctrine
à organiser la présentation de la matière. Dès lors que l’exigence de classification était
évidente, il fallait l’organiser sur un critère fiable. Pour différencier le contentieux « de
moindre juridiction » où le juge était cantonné à l’annulation et le contentieux de pleine
juridiction où le juge pouvait notamment réformer la décision contestée, le critère des
217
F. Melleray, Essai…, op. cit., p. 26.
218
M. Guyomar, « Quel est l’office du juge de l’excès de pouvoir, cent ans après l’arrêt Boussuge ? », JCP A,
2012, n° 2310.
219
F. Burdeau, op. cit., p. 182.
220
Il a pu être relevé par exemple que depuis 1874, apparaît au Recueil Lebon une division entre recours
contentieux et excès de pouvoir. Cf. en ce sens, O. Le Bot, Contentieux administratif, 4ème éd., 2017, Bruxelles,
Bruylant, Paradigme, n° 148, p. 88.
527
pouvoirs du juge s’est logiquement imposé pour distinguer ces deux catégories. Pour
compléter le système, il fallait distinguer les cas où le juge peut infliger une peine – le
contentieux de la répression – et ceux où il ne peut que constater – le contentieux de
l’interprétation ou de l’appréciation de légalité. C’est au bout d’un tel raisonnement que
Laferrière et ses disciples, sur la base des travaux d’Aucoc, ont construit cette répartition en
fonction des pouvoirs du juge, dite formelle221. Au sein de chacune de ces catégories
coexistent des recours rassemblés sur la base de la similitude des pouvoirs du juge. Plus
précisément, dans les deux catégories qui nous intéressent, l’on retrouve l’opposition entre le
recours en excès de pouvoir222 et les contentieux indemnitaires et contractuels223.
1071. Une telle classification est intéressante car elle fait ressortir les degrés de protection
que les requérants peuvent espérer de la procédure contentieuse. En détaillant le nuancier des
pouvoirs du juge, la doctrine hiérarchise les procédures. La classification formelle fait donc,
sans le vouloir, émerger les forces et faiblesses du contentieux administratif en termes de
protection des requérants. À ce titre, il existe un paradoxe : le contentieux « de moindre
juridiction », où le juge ne dispose que d’un pouvoir d’annulation, est susceptible d’offrir une
forte protection. En clair, si « à l’évidence, le simple anéantissement de l’acte ne sera pas
toujours suffisant à régler définitivement le litige qui s’y rapporte »224, cette seule perspective
dans laquelle est « enfermé » l’excès de pouvoir peut avantager la protection des particuliers.
1072. Annuler un acte administratif est le pouvoir le plus énergique du juge car il fait
disparaître rétroactivement l’acte et ses conséquences. La protection des requérants peut
221
Pour une présentation plus complète de cette classification, et notamment du classement des différents recours
dans chaque catégorie, nous renvoyons à la présentation que peuvent en faire les différents manuels de référence
en la matière du contentieux administratif : Ch. Debbasch et J.-C. Ricci, op. cit., p. 714 et s. ; B. Pacteau,
Contentieux administratif, 7ème éd., 2005, Paris, PUF, Droit fondamental, p. 30 et s. ; R. Chapus, Droit du
contentieux administratif, op. cit., n° 228 et s., p. 209 et s. ; H. Le Berre, Droit du contentieux administratif, 2ème
éd., 2010, Paris, Ellipses, Universités, p. 70 et s. ; A. Courrèges et S. Daël, Contentieux administratif, 4ème éd.,
2013, Paris, PUF, Thémis, p. 69 et s. ; D. Costa, Contentieux administratif, 2ème éd., 2014, Paris, LexisNexis,
Objectif droit, p. 187 ; M.-Ch. Rouault, Contentieux administratif, 2014, Bruxelles, Larcier, Masters droit, n° 35,
p. 37 ; J.-C. Ricci, Contentieux administratif, 5ème éd., 2015, Vanves, Hachette supérieur, n° 60 et s., p. 36 et s. ;
O. Le Bot, Contentieux administratif, op. cit., n° 144 et s., p. 85 et s. ; M. Guyomar et B. Seiller, Contentieux
administratif, 4ème éd., 2017, Paris, Dalloz, Hypercours, n° 223 et s., p. 116-117.
222
En effet, dans leur ouvrage MM. Debbasch et Ricci pouvaient affirmer que « le principal recours en
annulation est le recours pour excès de pouvoir » (Ch. Debbasch et J.-C. Ricci, op. cit., p. 716) et ce dernier
assimilait complètement le contentieux de l’annulation au contentieux de l’excès de pouvoir (J.-C. Ricci, op. cit.,
n° 68, p. 39).
223
Ce sont en effet les deux matières qui illustrent ou caractérisent principalement ce domaine du plein
contentieux bien que sa grande diversité l’amène à contenir une palette très large de procédures. C’est ainsi que
l’on y retrouve le contentieux électoral, le contentieux fiscal, le contentieux des pensions ou encore celui des
installations classées et celui des immeubles insalubres ou menaçant ruine. Néanmoins, nous y reviendrons plus
tard, ceux-ci peuvent être considérés comme constitutifs de ce que l’on a aujourd’hui coutume d’appeler le plein
contentieux objectif rejoignant d’une certaine manière le raisonnement de l’excès de pouvoir. Bien sûr,
l’énumération qui vient d’être mentionnée ne fait pas une présentation exhaustive des recours de pleine
juridiction, qui sont nombreux et divers.
224
D. Bailleul, L’efficacité comparée des recours pour excès de pouvoir et de plein contentieux objectif en droit
public français, 2002, Paris, LGDJ, Bibliothèque de droit public, t. 220, préf. G. Lebreton, p. 23.
528
même être nettement favorisée par l’utilisation de l’annulation : il en est ainsi lorsque le juge
annule une sanction financière disproportionnée alors qu’en plein contentieux, son pouvoir de
réformation pourrait l’amener à réduire le montant de la sanction225. L’image d’un juge
« atrophié » en excès de pouvoir doit être nuancée par l’extrême vigueur du pouvoir
d’annulation. En étant ainsi restreinte, son intervention peut être compliquée par la gestion des
conséquences de son intervention226, ce qui pousse à conclure à la meilleure protection –
parce qu’adaptée – des requérants en plein contentieux. En quelque sorte, « abondance de
biens ne nuit pas » en ce domaine car plus le juge possède de pouvoirs, mieux il peut adapter
son office par rapport à la protection attendue.
1073. En partant du principe selon lequel la diversité de pouvoirs du juge lui permet
d’assurer une meilleure protection des requérants, le recours en excès de pouvoir se situerait
en retrait dans ce domaine, malgré la puissance de l’annulation. Cette présentation concorde
avec l’essence du recours en excès de pouvoir, né pour élargir le contrôle juridictionnel aux
domaines de la pure administration. Afin de faire accepter cette entreprise, il a fallu « réduire
la voilure » du juge, ce qui explique la réduction de ses pouvoirs. Par conséquent, dans notre
volonté de rééquilibrer le contentieux administratif en étendant la suspension, la répartition
entre des recours où les pouvoirs du juge sont suffisants et ceux où ils ne le sont pas paraît
pertinente. En effet, l’effet suspensif viendrait compenser le déficit des pouvoirs du juge.
1074. Cette dichotomie semble d’autant plus appropriée qu’elle colle aux buts poursuivis par
les requérants dans ces procédures. Ces derniers, lorsqu’ils agissent en excès de pouvoir,
souhaitent faire annuler un acte administratif qui exerce sur eux une contrainte. Ainsi, ils
cherchent à la faire cesser en remettant en cause ce qui en est le support, l’acte administratif.
L’amélioration de leur protection sans remettre en cause l’organisation traditionnelle du
contentieux fondée sur les pouvoirs des juges pourrait passer par la suspension de la décision
225
C’est le professeur Melleray qui considère l’arrêt Le Cun (CE, ass., 1er mars 1991, req. n° 112820, Le Cun :
Rec. Leb., p. 70 ; RFDA, 1991, p. 612, concl. M. de Saint-Pulgent ; AJDA, 1991, p. 358, chron. R. Schwartz et
Ch. Maugüé ; Quot. Jur., 1991, n° 62, p. 7, note M.-Ch. Rouault) comme favorable aux requérants. Cet arrêt par
lequel le Conseil d’État avait considéré que les sanctions prononcées par le Conseil des bourses de valeur
relevaient de l’excès de pouvoir permettrait donc d’assurer une meilleure protection que si elle relevait du plein
contentieux. En effet, prenons « le cas de l’auteur d’une infraction qui conteste uniquement le montant de celles-
ci. Si la sanction est légèrement disproportionnée, le juge de l’excès de pouvoir (dans la mesure où, rappelons-le,
il exerce en la matière un plein contrôle depuis l’arrêt Le Cun ) l’annulera alors que le juge de pleine juridiction
se serait contenté d’en diminuer légèrement le montant. Les effets du recours pour excès de pouvoir sont dans ce
cas indéniablement plus favorables au requérant puisqu’ainsi il verra la sanction qui lui avait été infligée
disparaître alors qu’un juge de pleine juridiction n’en aurait que faiblement diminué le montant » (F. Melleray,
Essai…, op. cit., p. 74-75). V. dans le même sens, M. de Saint-Pulgent, « concl. sur CE, ass., 1er mars 1991, Le
Cun », RFDA, 1991, p. 618.
226
Sur ce point, de nombreuses évolutions ont cherché à faciliter l’intervention du juge en lui donnant une
flexibilité. C’est le cas de la modulation dans le temps des effets de sa décision ou des différents pouvoirs de
substitution que le juge s’est reconnu. L’ensemble de ces évolutions fait d’ailleurs dire à certains que les
différences avec le plein contentieux se sont substantiellement atténuées.
529
contestée, figeant les parties dans la situation antérieure à celle qui résulte de l’application de
l’acte attaqué. A contrario , les requérants engagés au plein contentieux poursuivent autre
chose que cette annulation : ils réclament une intervention positive du juge pour modifier leur
situation, ils demandent « l’annulation plus quelque chose ». Par exemple, le requérant engagé
au plein contentieux indemnitaire poursuit la réparation du préjudice déjà subi, la suspension
n’étant alors pas adaptée. Celle-ci n’est qu’un obstacle à la modification et constitue un
pouvoir négatif visant à immobiliser les parties. Cette nature de la suspension est en totale
contradiction avec l’objectif des requérants au plein contentieux qui souhaitent, plutôt que
lever un obstacle, se voir attribuer « quelque chose ».
1075. La distribution de l’effet suspensif entre les catégories de recours, dans le but d’éviter
une solution radicale, semble s’accommoder de cette classification formelle. Néanmoins, la
présentation de cette organisation issue du contexte décrit nous renvoie au dernier quart du
19ème siècle. Cependant, l’aménagement de la suspension basé sur la distinction entre le
contentieux de l’annulation et celui de pleine juridiction ne peut être envisagé que si la
construction de Laferrière est encore un cadre de référence227. Après avoir été la clé de voûte
de la compréhension du contentieux administratif, son abandon doctrinal marquerait une
forme de désuétude. Dans ce cas, l’on devrait écarter la répartition envisagée, ce qui ne sera
pas le cas vu l’application intemporelle dont bénéficie le critère formel (2).
227
Attention, nous ne jugerons pas encore dans ces développements de la pertinence, au regard de l’évolution
contemporaine des pouvoirs du juge, de ce cadre de répartition ordonnée des recours contentieux. Cette question,
en vérité très intéressante, ne sera abordée que plus tard, lorsqu’il sera question de juger de la possible mise en
œuvre de cette solution (cf. infra n° 1133 et s, p. 547 et s.).
530
praticien, en lui fournissant des indications sur le régime applicable, dans les hypothèses où le
législateur laisse dans l’ombre un aspect ou une conséquence de la règle de droit. Et, en
ramenant à l’unité des institutions qui, de prime abord, paraîtraient distinctes, elle permet à
l’étudiant de parer aux inconvénients de l’infidélité de la mémoire par la solidité du
raisonnement »228. La classification, ou « répartition hiérarchique », cherche à soumettre les
matières juridiques à une forme de logique229. Cette tâche, souvent présentée comme
indispensable, semble désormais appartenir au socle des connaissances de base du contentieux
administratif, les auteurs ne prenant guère la peine de la justifier230. La répartition des recours
est donc une question qui a traversé le temps pour devenir un aspect central du contentieux
administratif.
1078. L’idée d’une classification n’est donc pas anachronique et continue à prévaloir.
Toutefois, malgré son importance, cette question n’est longtemps restée qu’un lieu commun
sans autre intérêt que l’étude archéologique d’auteurs « canonisés ». Bien entendu, l’étude du
professeur Melleray231 a renouvelé la question et le débat qui l’entoure. En proposant
d’abandonner les schémas traditionnels pour leur substituer une nouvelle approche, il a
ramené l’étude de la classification au premier plan. Ces éléments démontrent que la question
de la répartition des recours mobilise toujours la doctrine. Pour justifier l’utilisation de la
classification formelle dans la distribution de l’effet suspensif envisagé, il reste à démontrer
qu’elle demeure encore utilisée pour présenter la matière.
1079. Sur ce point, l’œuvre du professeur Melleray peut servir de repère, sa construction
étant basée sur le rejet des classifications « usuelles »232 dont fait partie la formelle. À lire
l’exposé qui précède sa proposition, la doctrine, comme les juges, est baignée de ce schisme
entre classification formelle et matérielle. La première est encore « enseignée dans les facultés
228
F. Hage-Chahine, « Essai d’une nouvelle classification des droits privés », RTDC, 1982, p. 706.
229
On ressent ici fortement l’influence de la taxinomie, la science des lois et des principes de la classification des
organismes vivants, technique de laquelle est issue la classification au sens où on l’entend aujourd’hui. V. sur ce
point, M. Foucault, Les mots et les choses, 1966, Paris, Gallimard, Bibliothèque des sciences humaines, 400 p. ;
E. Durkheim et M. Mauss, « De quelques formes primitives de classification », in M. Mauss, Essais de
sociologie, 1971, Paris, Editions du Seuil, Points, p. 162 et s.
230
Par exemple, l’on a pu lire que « le contentieux dont les tribunaux administratifs sont appelés à connaître est
d’une extrême variété ; aussi va-t-on s’efforcer de distinguer plusieurs branches » (P. Duez et G. Debeyre, Traité
de droit administratif, 1952, Paris, Dalloz, p. 333). D’autres expressions sont également significatives de ce que
la classification n’est plus qu’un réflexe qu’il n’est même plus besoin de questionner. L’on peut ainsi relever les
propos d’André de Laubadère : « Les recours contentieux que l’on vient d’énumérer et de définir sont très divers.
Cependant, on peut chercher à établir parmi eux des groupements, à les classer en grandes catégories » (A. De
Laubadère et J.-C. Venezia, Traité élémentaire de droit administratif, 1953, Paris, LGDJ, p. 344). Enfin, et c’est
peut-être l’illustration la plus frappante, même si elle a trait à un tout autre domaine : « La diversité de la justice
constitutionnelle dans le monde impose de trouver une classification permettant de mettre en lumière les
différences essentielles qui opposent les différents systèmes de justice constitutionnelle » (M. Fromont, La
justice constitutionnelle dans le monde , 1996, Paris, Dalloz, Connaissance du droit, p. 41).
231
F. Melleray, Essai…, op. cit., 466 p.
232
Ibid., p. 13.
531
de droit, reproduite dans les manuels de contentieux administratifs et dans nombre d’ouvrages
consacrés au droit administratif général »233. Elle semble toujours être une référence du
contentieux administratif. Mieux, elle serait encore le point de départ de toute réflexion propre
à cette matière, le dogme sur lequel ériger ses réflexions.
1080. L’idée selon laquelle la structure du contentieux administratif se pense toujours à
partir de ses « cathédrales »234 est confirmée, malgré eux, par ceux qui se sont essayés à
rénover ces édifices qui n’ont jamais menacé ruine. En ce sens, autant le professeur Chapus
que MM. Auby et Drago ont pu proposer leur structure du contentieux administratif, affirmant
leur insatisfaction des classifications usuelles. Ces derniers ont envisagé de distinguer le
« contentieux de la légalité » où est apprécié un acte au regard d’une règle et le « contentieux
des droits » où le juge statue sur l’existence, le contenu et les effets des droits subjectifs ou
l’atteinte qui leur est portée235. L’approche, novatrice, permettrait d’abandonner les
constructions classiques. À la lecture du professeur Chapus, les mêmes conclusions semblent
s’imposer tant sa présentation du contentieux semble, à première vue, éloignée des
classifications usuelles. Le professeur y répartit le contentieux administratif entre les
catégories du « contentieux des recours » et du « contentieux des poursuites »236. Résolu à ne
pas en rester à cette dichotomie, celui-ci a sous-catégorisé le « contentieux des recours » entre
celui de « l’excès de pouvoir » et celui de « la pleine juridiction » construisant un système
entre trois catégories, les deux dernières auxquelles s’ajoute le contentieux des poursuites.
1081. Ces deux alternatives organisent leur propre structure du contentieux administratif.
Néanmoins, elles se rejoignent sur la base de leurs fondements. Tous deux basés sur le rejet
des classifications « usuelles », ces systèmes n’arrivent pas à s’en départir totalement. En
effet, les professeurs Auby et Drago reconnaissent expressément que leur construction
combine les intérêts des deux systèmes traditionnels, qu’ils mélangent : « si une certaine
primauté paraît devoir être attribuée à la classification de Duguit en raison de son fondement,
il est possible d’utiliser l’autre point de vue pour essayer d’introduire, à l’intérieur de cette
classification, certains des éléments qui font le mérite de la conception opposée »237. L’on
233
F. Melleray, Essai…, op. cit.,, p. 23.
234
L’expression est employée par le professeur Burdeau pour évoquer les différentes constructions de la doctrine
pendant la période dite de « floraison » du droit administratif, soit entre 1870 et le milieu des années vingt. V. en
ce sens, F. Burdeau, op. cit., p. 323.
235
V. en ce sens, leur proposition, réitérée dans les éditions successives de leur traité : J.-M. Auby et R. Drago,
Traité de contentieux administratif, t. 2, 1ère éd., 1962, Paris, pp. 370-371 ; J.-M. Auby et R. Drago, Traité de
contentieux administratif, t. 2, 2ème éd., 1975, Paris, LGDJ, pp. 86-88 ; J.-M. Auby et R. Drago, Traité de
contentieux administratif, t. 2, 3ème éd., 1984, Paris, LGDJ, pp. 79-81.
236
R. Chapus, Droit du contentieux administratif, op. cit., n° 230, p. 211.
237
J.-M. Auby et R. Drago, Traité de contentieux administratif, t. 2, 1ère éd., op. cit., p. 370.
532
peut en dire autant du professeur Chapus qui admet qu’il « est possible de les [référence aux
classifications matérielles et formelles] combiner en prenant de l’état du droit une vue
synthétique qui se traduit par une distinction tripartite : entre le contentieux de l’excès de
pouvoir, le contentieux de pleine juridiction et le contentieux de la répression »238, soit sa
proposition. Ces deux répartitions « alternatives »239 qui voulaient se détacher des
classifications usuelles ont fini par les mélanger sans arriver à s’en échapper.
1082. Cette situation est paradoxale : partis pour renoncer aux répartitions traditionnelles
dites dépassées, ces auteurs ont fini par renouveler leur place. Ce raisonnement s’est alors
généralisé, chacun proposant sa formule dans laquelle il s’agit d’instiller une dose plus ou
moins importante de chaque classification. Le professeur Gohin n’a par exemple pas hésité à
reprendre les combinaisons précitées pour les écarter et proposer sa « recette ». Il affirme
ainsi la volonté de faire « prévaloir la classification matérielle – celle de Duguit – car elle est
conforme à la logique juridique », mais aussi de tenir « le plus grand compte, en tant que
sous-distinction, de la classification formelle – celle de Laferrière »240. Les apparences sont
trompeuses car malgré leur volonté de dépasser le cadre traditionnel qu’ils jugent bancal, les
auteurs construisent un système à partir de ce cadre. Ainsi, l’on peut rejoindre le professeur
Viguier constatant qu’il « y a donc bien permanence des catégories de recours contentieux, ce
qui est préférable pour le justiciable, qui peut mieux déterminer à l’avance les pouvoirs du
juge et les règles de procédure différant suivant les recours »241. L’impuissance de la doctrine
à changer de « structure » peut nous amener à conclure au caractère intemporel des
classifications usuelles et donc de la « formelle ». Celle-ci, sans juger de sa pertinence, reste
un moyen privilégié d’appréhender le contentieux administratif.
1083. L’on pourrait opposer à cette dernière réflexion la structure novatrice du professeur
Melleray basée sur un critère détaché de ceux des classifications usuelles. En effet, bien qu’on
puisse faire un parallèle avec la répartition matérielle, sa classification est originale en usant
d’un critère finaliste : les fins poursuivies par les requérants permettent de dégager les
catégories de recours. Cependant, l’opinion du professeur Melleray est dissonante dans cet
ensemble qui ne s’est jamais détaché des systèmes d’Aucoc, Laferrière et Duguit. Conclure au
désintérêt doctrinal pour les théories classiques à partir d’une seule perspective de substitution
238
R. Chapus, Droit administratif général, t. 1, 15ème éd., 2001, Paris, Montchrestien, Domat droit public,
n° 997, p. 786.
239
Il existe d’autres ébauches de classifications alternatives qui sont cependant beaucoup moins achevées et c’est
pourquoi nous ne les retiendrons pas ici. Nous renvoyons ici aux développements du professeur Melleray dans sa
thèse. V. F. Melleray, Essai…, op. cit., pp. 256-261.
240
O. Gohin, op. cit., n° 236, p. 232.
241
J. Viguier, Le contentieux administratif, 2ème éd., 2005, Paris, Dalloz, Connaissance du droit, pp. 67-68.
533
semble exagéré. Dans sa thèse, le professeur tente même de démontrer qu’il faut changer le
cadre classique utilisé par la doctrine, preuve qu’il reste encore une référence.
1084. Ainsi, sur la base de l’utilisation pérenne de la classification formelle, l’on peut
considérer qu’elle peut servir de base à la répartition de l’effet suspensif entre les recours.
Malgré son ancienneté, le fait qu’elle demeure un cadre de référence permet de l’utiliser. Ce
renouvellement du principe de l’absence d’effet suspensif par la distribution d’une suspension
basée sur la classification formelle a l’avantage de la clarté. En incorporant la suspension dans
une telle typologie, l’on se baserait sur un système connu, mettant d’une certaine manière la
répartition envisagée à l’abri des critiques sur sa base.
1085. Répartir l’effet suspensif en fonction des catégories déterminées à partir des pouvoirs
du juge, c’est proposer un cadre solide sans que ce ne soit là son seul avantage. Dans la
perspective du rééquilibrage poursuivi, l’attribution d’un effet suspensif aux recours où le
juge est limité par le contenu de ses pouvoirs a un intérêt certain. En outre, il faut aussi relever
que l’option retenue serait d’autant plus adéquate que la répartition envisagée paraît
appropriée aux caractéristiques des catégories des recours (B).
1086. La classification formelle instaure quatre catégories de recours à partir des pouvoirs du
juge. L’on a pris le parti de ne retenir dans la distribution envisagée que les deux classes
principales242 de l’excès de pouvoir et la pleine juridiction. Entre ces deux catégories, des
différences peuvent être relevées. Parmi elles, et c’est le critère premier de la dichotomie, le
juge n’y bénéficie pas des mêmes pouvoirs : c’est la différence entre un juge limité à
l’annulation et un juge bénéficiant d’une plénitude de juridiction. Au-delà de cette différence,
la distinction du contentieux de l’annulation et de la pleine juridiction révèle de nombreuses
autres divergences. Pour n’en citer qu’une243, les deux contentieux se distinguent sur
242
L’exclusion des deux genres restants, le contentieux de la répression et de l’interprétation, peut se justifier
d’abord par leur quantité résiduelle. Mais pour proposer un système complet, nous pouvons aussi leur refuser
toute application d’un effet suspensif pour d’autres raisons, liées à leur nature. En effet, la suspension ne
présente aucun intérêt dans le contentieux de la répression puisqu’il n’y a, par principe, rien à suspendre en
raison de la configuration contentieuse : un individu s’étant rendu coupable d’infractions est jugé en vue de le
sanctionner pour les faits commis. La sanction n’étant encore pas déterminée et les faits étant déjà réalisés, il n’y
a à proprement parler rien à suspendre. Le contentieux de l’interprétation lui non plus ne semble pas propice à
l’apparition d’un effet suspensif puisqu’il vise simplement à demander au juge quel est le sens d’un acte
administratif. Les parties ne cherchent pas à l’annihiler, elles souhaitent simplement savoir quel est son « statut »
(légalement existant ou non, en vigueur ou non, légal ou non…) ou encore ce qu’il contient. La suspension de cet
acte n’apporterait donc à proprement parler rien aux parties qui cherchent simplement à clarifier les termes de
leur litige. Ainsi, reste à distribuer l’effet suspensif entre les deux catégories restantes, les plus importantes et
celles où elle présente un véritable enjeu pour les parties.
243
La démarcation du contentieux de l’annulation et du contentieux de la pleine juridiction entraîne des régimes
procéduraux qui diffèrent notamment quant à la qualité pour agir, quant aux délais, à l’invocation des moyens…
534
l’importance du ministère d’avocat. Tandis que le contentieux de l’annulation, symbolisé par
l’excès de pouvoir, est détaché de l’obligation d’assistance d’un avocat, le contentieux de
pleine juridiction y conditionne la recevabilité du recours. De même, la date à laquelle le juge
se place pour résoudre le litige244 sépare également les contentieux : tandis que le
raisonnement du juge de l’annulation se situe au jour de l’édiction de l’acte (1), celui de
pleine juridiction statuera en fonction de la situation existante au jour de l’audience (2). Tout
l’intérêt de cette dissemblance, c’est que la distribution de l’effet suspensif – qui pose une
question de temporalité – est en parfaite adéquation avec cette caractéristique.
1087. Le recours en excès de pouvoir est un « procès fait à un acte »245 ce qui illustre qu’il
n’est qu’un contentieux objectif visant à décider du sort de l’acte. Le litige est vidé dès que la
question de légalité est résolue. Pour le dire autrement, le contentieux de l’annulation revient
à déterminer si l’acte est ou non illégal. De cette nature particulière a pu être déduit ce qui a
été un « principe général maintes fois rappelé par la jurisprudence »246, selon lequel le juge de
l’excès de pouvoir situe son contrôle au jour d’édiction de l’acte. Puisque la question soulevée
ne concerne que la légalité, il est logique qu’elle soit traitée dans son contexte d’élaboration.
C’est d’autant plus logique que le juge peut seulement l’annuler ce qui fera remonter sa
disparition à son édiction : l’appréciation de la légalité doit donc se faire à cette date. Pour
reprendre le professeur Chapus, c’est « en fonction de la situation de fait existant et des règles
juridiques applicables à la date de son édiction (c’est-à-dire, de sa signature) que sa légalité
doit être appréciée »247. Cette caractéristique, forçant le juge à analyser l’acte lors de son
édiction248 le pousse à opérer spontanément une forme de suspension de son raisonnement au
Pour un exposé complet des différences qui existent entre ces deux régimes procéduraux, v. Ch. Debbasch et J.-
C. Ricci, op. cit., pp. 719-722 ; M. Guyomar et B. Seiller, op. cit., n° 237 et s., pp. 120-140.
244
L’illustration de cette différence procédurale entre les recours en excès de pouvoir et de plein contentieux
s’exprime très clairement dans un arrêt récent : CE, 14 mai 2012, req. n° 349026, Marcelle A.
245
É. Laferrière, Traité de la juridiction administrative et des recours contentieux, t. 2, 2ème éd., 1896, Paris,
Nancy, Berger-Levrault, p. 561.
246
C. Heumann, « concl. sur CE, 21 déc. 1956, Pin », D., 1957, J., p. 77. V. également en ce sens, CE, sect.,
29 avril 1949, req. n° 82679 et 87245, Sieur Poussier : Rec. Leb., p. 189 – CE, 2 oct. 1968, req. n° 72083, Sieur
Hucleux : Rec. Leb., p. 468.
247
R. Chapus, Droit du contentieux administratif, op. cit., n° 249, p. 226.
248
Si le juge de l’excès de pouvoir n’hésite parfois pas à se placer au jour où il statue pour indiquer que la
décision attaquée, bien que légale lors de son édiction, ne peut désormais plus être exécutée, il ne peut en tirer à
proprement parler aucune conséquence juridique. L’on peut relever en ce sens une décision dans laquelle, en
tirant la conséquence de la naissance d’un enfant français intervenue pendant l’instance, une Cour administrative
d’appel a commis une erreur de droit en enjoignant pour cette raison au préfet de délivrer une autorisation
provisoire de séjour alors qu’elle était saisie d’un contentieux de l’excès de pouvoir (CE, 20 juin 2012, req.
n° 346073, Ministre de l’intérieur, de l’outre-mer, des collectivités te rritoriales et de l’immigration c/ Mme
Ketsopa : Rec. Leb., pp. 797, 927 et 932). Le même raisonnement a pu également être tenu pour une situation
similaire dans laquelle l’événement intervenu pendant l’instance était cette fois un mariage (CE, 21 mars 2001,
req. n° 208541, Mme Mathio Emma Essaka : Rec. Leb., p. 150).
535
sein du monde juridique (a). En clair, l’excès de pouvoir reviendrait à mettre en suspens un
acte vis-à-vis de son environnement et l’effet suspensif permettrait de réunir les temporalités
factuelles et juridiques afin de faire naître un juge plus efficace et concret (b). Enfin, cette
suspension serait en parfaite adéquation avec les objectifs des requérants faisant du recours en
excès de pouvoir le domaine privilégié d’un effet suspensif (c).
1088. Dans le cadre du recours en excès de pouvoir, le juge statue sur la légalité de la
décision contestée en fonction des circonstances qui existaient au moment de son édiction. Ce
que certains présentent comme un principe249 est une règle constante250. L’on a ainsi pu lire
que « la légalité d’une décision administrative, notamment au regard de la compétence de son
auteur, s’apprécie au regard des dispositions en vigueur à la date à laquelle elle est prise »251
ou encore que « la légalité d’une décision s’apprécie au jour où elle a été prise »252. Par
conséquent, toute modification postérieure à l’édiction de l’acte contesté ne pourra être prise
en compte par le juge253, sauf circonstances particulières254.
249
V. en ce sens, R. Chapus, Droit du contentieux administratif, op. cit., n° 249, p. 226.
250
CE, sect., 22 juill. 1949, req. n° 85735 et 86680, Société des Automobiles Berliet : Rec. Leb., p. 367 – CE,
9 juin 1951, req. n° 5767 et 5768, Sieurs Lassus et Cottin : Rec. Leb., p. 518 – CE, 20 déc. 1967, req. n° 71383,
Ministre de l’intérieur c/ Fabre-Luce : Rec. Leb., p. 511 – CE, sect., 7 mars 1975, req. n° 91411, Commune de
Bordères-sur-l’Echez : Rec. Leb., p. 179 – CE, ass., 1er févr. 1985, req. n° 46488, Association chrétienne « Les
Témoins de Jéhovah en France : Rec. Leb., p. 22 ; RDP , 1985, p. 483, concl. F. Delon ; RDP , 1985, p. 497, note
J. Robert ; RFDA, 1985, p. 566, note P. Soler-Couteaux – TA Nantes, 23 mai 1990, Kanouté : D., 1990, J.,
p. 601, concl. G. Bachelier – CE, 3 sept. 2008, req. n° 298445, Ministre de l’agriculture et de la pêche c/ Mme
A.
251
CE, 6 mars 1989, req. n° 98570, Société de bourse J.F.A. Buisson c/ Chambre de compensation des
instruments financiers de Paris (C.C.I.F.P.) : Rec. Leb., p. 83 ; RFDA, 1989, p. 627, concl. E. Guillaume.
252
CE, sect., 27 mai 1994, req. n° 112026, Braun Ortega et Buisson : Rec. Leb., p. 265 ; JCP , 1994, IV, n° 1790,
obs. M.-Ch. Rouault.
253
C’est ainsi que les illégalités qui vicient l’acte postérieurement à son édiction comme le défaut de publication,
l’irrégularité de la publication ou encore le vice de notification, n’ont aucune incidence sur l’appréciation de la
légalité de l’acte (CE, 27 mars 1914, req. n° 50770, Laroche : Rec. Leb., p. 404 ; S. 1914, III, p. 97, note
M. Hauriou – CE, 27 oct. 1948, req. n° 86865, 88778 et 88846, Sieur Cazaubon et Caisse d’Allocations
familiales de la Gironde : Rec. Leb., p. 393 – CE, 9 mai 1962, req. n° 53499, Association « Le cercle d’entr’aide
sociale et culturelle » : Rec. Leb., p. 303 – CE, sect., 7 juill. 1967, req. n° 63219, Office public d’H.L.M. de la
ville du Mans : Rec. Leb., p. 306 ; AJDA, 1967, p. 536, note J. Massot et J.-L. Dewost – CE, sect., 31 mars 1989,
req. n° 69547 et 71747, Ministre de l’intérieur et de la décentralisation et Lambert : Rec. Leb., p. 110 ; AJDA,
1989, p. 308, chron. E. Honorat et E. Baptiste). De même, l’abrogation, partielle ou complète, de l’acte contesté
postérieurement au dépôt du recours ou encore son remplacement en cours d’instance, n’empêche en aucun cas
le juge d’examiner la légalité de l’acte en fonction de l’état du droit au moment de son édiction.
254
C’est le cas par exemple de circonstances qui, si elles sont révélées postérieurement à la décision, n’en sont
pas moins intervenues antérieurement à celle-ci. C’est le cas de témoignages intervenant après l’édiction de la
décision et qui révèleraient des faits antérieurs ayant une incidence sur le litige (CE, 17 mars 1965, req.
n° 62596, Ministre de la Construction c/ Société Cinélorrain : Rec. Leb., p. 176 – CE, 26 déc. 2012, req.
n° 355059, Société Boldis). Ce peut être également le cas lorsque les circonstances éclairent le juge quant à la
légalité de la décision contestée. Il en est ainsi par exemple, dans le cas d’un licenciement pour cause de
suppression d’emploi du fait que l’emploi existe toujours après la décision ou lorsque l’exécution d’une
autorisation de licenciement traîne, révélant ainsi l’erreur manifeste d’appréciation de cette décision (CE,
1er avril 1987, req. n° 54204 et 54206, Mme Morange et Mme Laforêt : Rec. Leb., p. 117).
536
1089. Cette situation n’est que le fruit du raisonnement du juge qu’il déduit logiquement de
la nature du recours en excès de pouvoir255, contentieux porté à l’encontre d’un acte pris dans
son contexte d’édiction. Le recours en excès de pouvoir est donc impuissant pour agir à
l’encontre d’un acte dont l’illégalité résulte d’un changement de circonstances. Cette
« inefficacité » se justifie dans la mesure où le juge ne peut que prononcer une annulation.
L’idée, c’est que « l’acte ayant été légal jusqu’au moment où est intervenu le changement
dans les circonstances de droit ou de fait qui le motivaient, sa disparition rétroactive ne se
justifierait pas »256. C’est l’une des raisons qui justifient que le juge statue en se plaçant au
moment de l’émission de l’acte : en annulant un acte devenu illégal, l’annulation serait
disproportionnée car elle s’appliquerait aussi au temps où l’acte était légal. Dans le cadre de
l’excès de pouvoir, vu les conséquences vigoureuses de l’annulation257, le juge ne peut se
placer qu’au moment de l’édiction de l’acte sous peine de sanctionner rétroactivement un acte
qui a pu être légal.
1090. Le juge saisi d’un tel recours se voit contraint d’analyser la situation telle qu’elle
existait au jour de l’édiction de l’acte : d’une certaine manière, le temps suspend son vol pour
le contrôle du juge. Dans le cadre du litige, la vie juridique s’est arrêtée au moment de
l’édiction de l’acte administratif. Le contentieux de l’excès de pouvoir ouvrirait alors un
espace détaché du temps sur le plan juridique. En effectuant son contrôle, le juge se replace
dans la situation de l’autorité administrative à l’époque. Le contentieux de l’annulation est
alors rétrospectif : le juge remonte le temps pour apprécier la conformité de la décision à son
environnement d’origine. Dans une autre perspective, l’on peut considérer que le juge ne
remonte pas le temps et que le litige constitue une parenthèse temporelle, fixant l’état de
l’ordre juridique donc en quelque sorte suspendu.
1091. Le contentieux de l’excès de pouvoir provoquerait un « gel » normatif. Naturellement,
il est le lieu d’une suspension, non pas de l’exécution de la décision, mais de l’ordre juridique.
Cette suspension, forme d’extrapolation des caractéristiques du recours en excès de pouvoir,
est intéressante en faisant de celui-ci le domaine privilégié d’un éventuel effet suspensif.
Comme l’état du droit est figé au jour de la contestation, il serait bénéfique d’accorder les
faits à l’encadrement juridique en suspendant aussi l’exécution matérielle. Cela aurait le
255
Pour une opinion dissidente sur ce point v. F. Melleray, Essai…, op. cit., p. 81. Celui-ci considère en effet que
ce n’est que « la conséquence du fait que le recours pour excès de pouvoir a été historiquement conçu et
développé comme un moyen de contrôle de l’administration ».
256
J. Carbajo, L’application dans le temps des décisions administratives exécutoires, 1980, Paris, LGDJ,
Bibliothèque de droit public, t. 134, préf. J.-F. Lachaume, p. 192.
257
L’on peut dire à son propos que si le juge de l’excès de pouvoir est bel et bien limité à la seule possibilité
d’annuler, excluant toutes les autres solutions, l’annulation reste le pouvoir le plus radical, notamment du fait de
son effet rétroactif.
537
mérite de tirer les conséquences de la nature du contentieux et de réunir les temporalités
juridiques et matérielles pour promouvoir un juge plus efficace et concret (b).
258
N. Foulquier, « L’arrêt Boussuge », JCP A, 2012, ét. n° 2309.
259
G. Pichat, « concl. sur CE, 8 mars 1912, Lafage », Rec. Leb., 1912, p. 351.
538
requérants une protection dont ils étaient dépourvus. C’est l’occasion pour le juge de devenir
le rempart efficace de la légalité en s’assurant, avant l’exécution, que l’illégalité ne puisse pas
produire d’effets. Ainsi, le juge de l’excès de pouvoir exercerait un office concret en
protégeant, en plus de la légalité, les situations de chacun. Instaurer une suspension provoquée
par la contestation permettrait d’instiller la subjectivation que le contentieux administratif se
refuse d’assumer. Cette modification procédurale présenterait le mérite de forcer le recours en
excès de pouvoir à « sortir du bois ». L’idée d’un contentieux objectif et désintéressé,
« dogme hérité de la fin du XIXe Siècle »260 n’est plus d’actualité. La suspension
matérialiserait cette transformation en permettant de satisfaire la démarche personnelle du
requérant. Elle marquerait également la fin de l’idée selon laquelle il y aurait une « noblesse »
à s’engager au contentieux, le requérant le faisant dans l’intérêt de tous. De même, l’on
retrouverait dans le même sens le fait que le caractère objectif du recours en excès de pouvoir
avait pu « séduire une large part de la doctrine administrativiste en quête de l’originalité de
leur discipline et de son irréductibilité avec le droit privé »261. La défense des intérêts de
chacun n’est pas honteuse et il est temps de l’exprimer au sein du recours en excès de
pouvoir.
1095. En ce sens, l’existence d’un effet suspensif est très intéressante car faire cesser
l’exécution de l’acte contesté permet d’introduire dans l’excès de pouvoir la question
matérielle. Ce serait alors accorder ce contentieux avec ce qu’il est, c’est-à-dire une question
de légalité motivée par un intérêt individuel. Ce serait un soutien certain au mouvement
impliquant que « le juge de l’excès de pouvoir n’est plus seulement en charge du contrôle
objectif de la légalité des actes administratifs »262. L’on a pu, dans le même sens, relever que
l’influence de la Convention européenne des droits de l’homme « est susceptible de modifier
les données du litige au sens où le juge ne peut plus se limiter à une approche strictement
objective de la situation litigieuse mais doit prendre en considération les effets de l’acte ou de
son annulation sur la situation du requérant »263. Techniquement, l’introduction de cette
dimension de l’excès de pouvoir serait spontanée au cas de la mise en place d’un effet
suspensif de principe. La seule saisine du juge produirait des effets concrets et matériels et
permettrait à l’intervention du juge de ne plus être seulement normative Mieux, c’est de
l’intervention juridictionnelle que dépendra la réalisation des effets de l’acte contesté.
260
N. Foulquier, op. cit.
261
Ibid .
262
M. Guyomar, « Quel est l’office… », op. cit.
263
J.-F. Brisson, « L’influence de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés
fondamentales sur le recours pour excès de pouvoir », JCP A, 2012, ét. n° 2312.
539
1096. D’une certaine manière, le juge deviendra responsable de la dimension matérielle du
litige. Il répondra à la montée en puissance de la « tangibilité croissante du droit public »264,
c’est-à-dire l’intérêt pour les aspects concrets des décisions du juge administratif. Ce
rééquilibrage serait le moyen d’accorder, chronologiquement, le droit au fait dans le but
d’aller au bout de la logique procédurale. Le fait que le recours en excès de pouvoir impose au
juge de contrôler la légalité au jour de l’édiction de l’acte provoque la mise en suspens de
l’évolution juridique : dans le litige, le temps juridique s’est arrêté à l’édiction de l’acte. Le
juge est dans une situation délicate, contraint de contrôler objectivement l’acte vis-à-vis de
l’ordre juridique passé, il doit « fermer les yeux » sur ce qui a pu évoluer.
1097. D’ailleurs, l’ensemble des récentes transformations du recours en excès de pouvoir
découle de ce décalage entre la théorie – le juge est censé contrôler rien que la légalité – et la
pratique où les conséquences matérielles d’une annulation peuvent se faire ressentir. En raison
de celui-ci, le juge s’est notamment reconnu le pouvoir de moduler les effets temporels de sa
décision afin de prendre en compte l’évolution de la situation matérielle et de ne pas porter
atteinte aux situations constituées. C’est là raisonner à l’inverse : pour « tranquilliser » le
magistrat et faciliter son contrôle de la légalité, mieux vaut préserver l’environnement de
l’édiction de l’acte de toute évolution. En clair, le gel de l’évolution des normes devrait se
doubler de la même action à l’encontre de l’exécution matérielle de l’acte.
1098. Cette fixation de la suspension matérielle intervient parfois dans le raisonnement du
juge. S’il ne suspend pas l’exécution de l’acte contesté, certains pouvoirs lui imposent de
remonter dans le temps au plan matériel. C’est le cas vis-à-vis du pouvoir de substitution des
motifs qu’il peut effectuer en cas de demande de l’autorité administrative. En effet,
« l’administration peut […] faire valoir devant le juge de l’excès de pouvoir que la décision
dont l’annulation est demandée est légalement justifiée par un motif […] fondé sur la situation
existant à la date de cette décision »265. En réponse à cette obligation, le juge doit contrôler
que le motif invoqué se fonde sur la situation existante au jour de l’édiction de l’acte,
l’obligeant à remonter le temps. Dans d’autres situations, comme c’est le cas par exemple
avec l’article L. 600-9 du Code de l’urbanisme, le juge de l’excès de pouvoir est invité à faire
l’inverse, en tenant compte d’éléments intervenus après l’édiction de la décision.
264
J.-H. Stahl et X. Domino, « Injonctions : le juge administratif face aux réalités », AJDA, 2011, p. 2229.
265
CE, sect., 6 févr. 2004, req. n° 240560, Mme Hallal : Rec. Leb., p. 48, concl. I. de Silva ; RFDA, 2004, p. 740,
concl. I. de Silva ; Rev. Trésor , 2004, p. 784, note J.-L. Pissaloux ; AJDA, 2004, p. 436, chron. F. Donnat et
D. Casas ; RDP , 2005, p. 530, chron. Ch. Guettier.
540
1099. Saisi d’un recours contre certains documents d’urbanisme266 à l’encontre desquels il
constate une illégalité, le juge peut fixer un délai aux autorités pour leur laisser la possibilité
de régulariser la situation. Pendant que le juge sursoit à statuer, le document continue à
s’appliquer et la situation matérielle à évoluer. Ainsi, lorsque la régularisation intervient, le
juge statue en dérogeant à la règle selon laquelle le juge de l’excès de pouvoir raisonne au
jour de l’édiction de l’acte contesté. Seulement, il s’agit là encore d’un raisonnement effectué
« à l’inverse » de celui qu’il faudrait mener, comme on a pu le dire précédemment. À ce
propos, il paraîtrait plus approprié de limiter l’évolution de la situation matérielle en la
suspendant. Une telle option, en renforçant la défense efficace de la légalité par le juge qui
peut donner l’impression de subir la situation au lieu de la maîtriser, permettrait de mettre en
conformité les faits avec la conception de la procédure.
1100. En réunissant dans la même sphère temporelle les éléments juridiques et matériels du
litige, la philosophie de l’excès de pouvoir pourrait même être réalisée : contrôler l’acte tel
qu’il a été conçu pour le faire disparaître rétroactivement. En l’empêchant d’en produire avant
que le juge ne réalise son contrôle de légalité, celui-ci est déchargé de toute pression pour
rendre sa décision. Même en ne se concentrant que sur la seule légalité, le juge assurerait la
protection des requérants. Suspendre l’exécution matérielle, c’est donc désamorcer les conflits
qui pourraient surgir entre ce que la légalité commande et ce que le bon sens recommande.
Cette « concordance » des deux temps qui divergeaient aurait, à première vue, de nombreux
mérites.
1101. Premièrement, le recours en excès de pouvoir et sa présentation traditionnelle seraient
« rafraîchis », celui-ci n’étant pas – ou plus – désintéressé. Le requérant y vient défendre son
intérêt, exception faite des associations, syndicats ou encore des préfets qui défendent un
projet collectif. Deuxièmement, la suspension de l’exécution matérielle de l’acte ferait du juge
un acteur efficace et concret et non plus le défenseur soucieux d’une légalité abstraite. Par sa
saisine, il fait « d’une pierre deux coups » en garantissant la pureté de l’ordre juridique et en
empêchant l’illégalité de produire des effets matériels. Plutôt qu’un interlocuteur éloigné des
réalités, le juge deviendrait le défenseur concret des droits et intérêts de chacun. Cette solution
permettrait enfin d’admettre que le droit des requérants « n’équivaut pas à une puissance
arbitraire, les droits de puissance publique de l’administration se démarquant des droits des
personnes privées par leur but, mais non par leur nature »267. L’effet suspensif rénoverait donc
l’image et la position du juge en allant au bout de la logique du contentieux de l’excès de
266
Il s’agit des schémas de cohérence territoriale, des plans locaux d’urbanisme ou enfin des cartes communales.
267
N. Foulquier, op. cit.
541
pouvoir. En souhaitant charger le juge de contrôler l’acte tel qu’il a été conçu, c’est toute la
situation qu’il faut figer et non le seul état du droit. La suspension devient alors une déduction
logique de l’idée qui sous-tend l’excès de pouvoir. En poussant celle-ci, l’on pourrait affirmer
que ce contentieux illustre le domaine privilégié pour attacher aux recours l’effet suspensif
recherché (c).
1102. Toute procédure contentieuse possède un schéma de base censé refléter la situation des
parties engagées. Le contentieux de l’excès de pouvoir n’y échappe pas en tant que réponse
procédurale aux relations existant entre les citoyens et les autorités, ce recours n’étant rien
d’autre que le « recours par lequel le requérant demande au juge l’annulation d’un acte
administratif pour illégalité »268. En clair, si le requérant poursuit l’annulation de l’acte, c’est
pour le faire supprimer de l’ordre juridique. Ce sont, par cette disparition, les effets de cet acte
qu’il considère illégaux que le requérant souhaite ne pas voir s’appliquer269. Le requérant agit
rarement pour le seul plaisir de la légalité270 et souhaite ne pas subir les conséquences
matérielles d’une décision. D’ailleurs, « l’importance sans cesse grandissante des droits
fondamentaux du requérant – de leur effectivité et pas seulement de la norme qui les fonde –,
sous l’influence de la Convention européenne des droits de l’homme, du droit communautaire
et du droit constitutionnel, illustre […] le fait que le requérant n’agit pas dans l’intérêt
général, mais bien de façon égoïste pour défendre ses droits »271. Le schéma classique de
l’excès de pouvoir met aux prises « l’administré en demande qui attaque l’acte litigieux et
[…] l’administration en réponse qui le défend »272. L’enjeu n’y est rien d’autre que
268
Ch. Debbasch et J.-C. Ricci, op. cit., n° 831, p. 729.
269
Mis à part bien entendu dans le cadre du déféré préfectoral, contentieux qui, s’il se rattache à l’excès de
pouvoir, est tout de même assez particulier puisque le requérant, qui s’avère être le préfet, n’agit jamais pour
défendre ses propres intérêts. Ici, la dimension individuelle et quelque peu subjective de la démarche du
requérant ne peut pas se retrouver car le préfet n’implique dans ses déférés aucun intérêt personnel : il n’agit,
pour le coup, qu’en vue de la seule défense de la légalité, dans le but de garantir que les collectivités territoriales
respectent bien l’intégralité de leurs obligations juridiques. Il y a, dans cette catégorie de recours, une forme de
volonté de défendre l’unité du droit applicable sur l’ensemble du territoire de la République. Pour ceux-ci, l’effet
suspensif se justifie d’autant plus aisément qu’il s’applique déjà pour un certain nombre d’entre eux, en fonction
de certaines modalités bien particulières. Sa généralisation pourrait en outre se légitimer du fait de l’objectif
assigné au préfet de défendre la légalité en tant que représentant de l’État, qualifié à la défense de la légalité.
D’ailleurs, mieux qu’un « objectif », il s’agit ici d’une véritable mission constitutionnelle en vertu de l’article 72
de la Constitution.
270
L’on pense bien évidemment au célèbre M. Tête et à ses nombreux recours. Pour une étude plus fouillée sur
cette question, v. F. Lemaire, « Les requérants d’habitude », RFDA, 2004, p. 554. La question a également été
traitée plus récemment par le président Genevois vis-à-vis du « GISTI », association ayant donné lieu à de
nombreuses jurisprudences. V. sur ce point, B. Genevois, « Le Gisti : requérant d’habitude ? La vision du
Conseil d’État », http://www.gisti.org/IMG/pdf/hc_dalloz30ans_genevois.pdf, [consulté le 13 sept. 2017].
271
N. Foulquier, op. cit.
272
O. Gohin, op. cit., n° 240, p. 235.
542
l’effacement – juridique et matériel – de l’acte litigieux, c’est-à-dire sa disparition de l’ordre
juridique et la suppression de ses conséquences.
1103. De là, à rebours de Hauriou273, l’on peut déduire que le recours en excès de pouvoir
s’attache à la poursuite de deux objectifs : il tend à déployer ses effets autant pour protéger le
droit positif que pour garantir la situation des citoyens. Par son seul contrôle de légalité, le
juge doit garantir à la société que l’administration respecte le droit et assurer au requérant que
l’acte illégal n’aura aucune incidence. L’excès de pouvoir est de ce point de vue une « double
lame », partagé entre l’objectivité du contrôle et l’attente individuelle du requérant : le juge se
doit d’y « dire le droit, avec la portée générale qui s’attache à ses décisions, en même temps
qu’il tranche le litige particulier qui lui est soumis »274. Actuellement, l’absence d’effet
suspensif tendrait à illustrer que cette dernière dimension est complètement niée alors que
c’est ce que recherche le requérant.
1104. Il faut comprendre que « le recours pour excès de pouvoir est bien un procès fait à un
acte – sans que cela démarque ce recours de celui de pleine juridiction ! –, mais comme un
acte administratif est l’expression de la volonté de la personne publique dont l’agent qui en est
l’auteur est un organe, et comme le requérant este en justice pour défendre ses droits, le
recours pour excès de pouvoir est tout autant un litige entre parties. Plus encore, il ne peut pas
être l’un sans l’autre »275. Au regard de ce double enjeu, l’effet suspensif paraît parfaitement
adapté. Les desseins des requérants276 et l’ambition de la doctrine impliquent que l’effet
suspensif y serait presque logique. Sans aborder ses conséquences pratiques, l’effet suspensif
permettrait de prolonger les attentes des requérants et de l’ordre juridique car suspendre la
décision contestée, c’est assurer le respect du droit et la garantie des droits des requérants
Associer l’effet suspensif à l’excès de pouvoir revient à empêcher les illégalités de produire
un effet et préserver l’enjeu du recours.
1105. Ce serait par conséquent le moyen de garantir l’efficacité future de la décision
juridictionnelle en lui assurant de protéger l’ordre juridique en même temps que les situations
273
Le doyen Hauriou considérait en effet que la sanction des illégalités dans le cadre de l’excès de pouvoir visait
simplement à garantir la « moralité administrative » de son action. V. en ce sens, M. Hauriou, « note sous CE,
8 déc. 1899, Ville d’Avignon », S., 1900, III, p. 73 ; M. Hauriou, « note sous CE, 4 avril 1919, Gomel », S., 1917,
III, p. 25 ; H. Welter, Le contrôle juridictionnel de la moralité administrative , 1929, Paris, Librairie du Recueil
Sirey, 513 p.
274
M. Guyomar, « Quel est l’office… », op. cit.
275
N. Foulquier, op. cit.
276
Il a pu en effet être affirmé par la Cour européenne des droits de l’homme que le requérant qui introduit en
recours en annulation vise à obtenir « non seulement la disparition de l’acte litigieux, mais aussi et surtout la
levée de ses effets » (CEDH, 19 mars 1997, aff. n° 18357/91, Hornsby c/ Grèce : Rec., I, p. 495 ; GACEDH ,
8ème éd., 2017, Paris, PUF, Thémis, n° 33, p. 404 ; AJDA, 1997, p. 986, obs. J.-F. Flauss ; JCP , 1997, II,
n° 22949, note O. Dugrip et F. Sudre ; RTD Civ., 1997, p. 1009, note J.-P. Margueanud ; D., 1988, p. 74, note
N. Fricero).
543
individuelles. Mais au-delà de ces considérations, l’effet suspensif serait en harmonie avec les
pouvoirs du juge et les « objectifs » du recours en excès de pouvoir. En effet, le requérant
vient chercher la « remise à zéro » de l’ordre juridique et de sa situation car « l’utilité réelle
du recours pour excès de pouvoir dépend en dernière analyse, des conséquences juridiques qui
s’attachent aux annulations contentieuses, et de la suite qui leur est donnée en pratique »277.
Or, la suspension empêcherait les autorités de faire évoluer l’état des relations entre les
parties. C’est donc bien une caractéristique procédurale qui serait en parfaite cohérence avec
le schéma de l’excès de pouvoir. A contrario, l’on ne pourrait pas en dire autant d’un recours
indemnitaire. Le requérant y réclame l’indemnisation de son préjudice donc l’effet suspensif
n’aurait guère d’intérêt pratique sauf à considérer la suspension du refus préalable comme
devant entraîner le versement de la somme réclamée. D’une part, il n’y a rien à suspendre 278
et d’autre part, les effets de la suspension ne sont pas cohérents avec le schéma contentieux et
les objectifs poursuivi par les requérants. Ces derniers y réclament l’obtention d’un avantage
et donc une intervention « créatrice » alors que la suspension ne possède qu’une nature
« destructrice » empêchant d’agir.
1106. Le recours en excès de pouvoir, caractérisé par le pouvoir négatif de l’annulation,
semble être le domaine idoine de l’effet suspensif. Puisque les requérants y cherchent « que
l’acte attaqué soit annulé, qu’il disparaisse, si possible avec effet rétroactif »279, dans la
gestion de l’attente du jugement au fond, la suspension possède une pertinence car elle a les
mêmes caractéristiques que les pouvoirs du juge. En effet, la suspension comme l’annulation
ont une dimension destructrice adaptée aux objectifs du recours en excès de pouvoir.
1107. D’ailleurs, la correspondance entre le domaine de l’excès de pouvoir et du référé-
suspension tend à confirmer ce raisonnement. En se basant sur le raisonnement du professeur
277
G. Braibant, « Remarques sur l’efficacité des annulations pour excès de pouvoir », EDCE , 1961, p. 53.
278
Si ce n’est éventuellement le refus des autorités administratives d’indemniser les requérants pour le préjudice
subi qui, grâce au référé-provision, peut permettre d’octroyer provisoirement la somme d’argent demandée. Il
faut dire que les quelques recours suspensifs qui existent au sein du contentieux administratif ne sont
généralement pas proposés à l’encontre de décisions « négatives » mais bien plutôt de décisions qui comportent
une véritable obligation à l’encontre du destinataire. Nous ne pensons donc pas qu’en l’état actuel du droit
positif, le dépôt d’un recours suspensif serait à même d’obliger l’administration à octroyer au requérant le
bénéfice demandé. Certes, la procédure du référé-suspension prévoit que la suspension d’une décision de rejet
nécessite que l’administration intervienne par exemple pour octroyer une autorisation provisoire de séjour. Le
juge semble même être obligé d’assortir sa décision d’une injonction à l’endroit de l’administration (CE,
13 févr. 2006, req. n° 285184, Commune de Fontenay-le-Comte : Rec. Leb., pp. 1015 et 1016 ; BJCL, 2006, n° 4,
p. 293, concl. E. Glaser ; DA, 2006, n° 6, p. 34, note E. G.) mais peut soit enjoindre de prendre une décision dans
un sens déterminé (CE, ord., 22 juin 2001, req. n° 234434, Creurer : Rec. Leb., pp. 1018, 1113 et 1118) soit de
statuer à nouveau sur la demande dont elle était saisie (CE, 16 févr. 2004, Naudet, req. n° 261110 : Rec. Leb.,
p. 820). Quoi qu’il en soit, la suspension est ici le résultat d’une véritable décision juridictionnelle qui, si elle
n’est pas définitive, n’en demeure pas moins l’aboutissement du raisonnement d’un magistrat. L’on peut alors
très bien considérer que les effets d’une telle suspension sur une décision négative soient quelque peu plus
importants que ceux tirés du simple dépôt d’un recours. Du moins, l’on peut penser qu’elle se limite à figer la
situation établie entre les parties sans octroyer de droits aux citoyens.
279
F. Brenet, « Le recours pour excès de pouvoir et le contrat », JCP A, 2012, ét. n° 2313.
544
Gohin280, l’on peut dire que l’utilité du référé-suspension est à son paroxysme dans le
contentieux de l’annulation. D’une part, du fait de sa nature, le référé-suspension concerne
majoritairement le contentieux des actes administratifs unilatéraux281, ce que confirme
l’article L. 521-1 du Code de justice administrative. En précisant que même les décisions de
rejet pouvaient faire l’objet d’une suspension, c’est tout le contentieux des actes unilatéraux
qui est visé, de telles décisions s’y rattachant. D’autre part, cet article indique implicitement le
lien entre l’excès de pouvoir et le référé-suspension : « lorsque la suspension est prononcée, il
est statué sur la requête en annulation […] de la décision dans les meilleurs délais » alors que
« la suspension prend fin au plus tard lorsqu’il est statué sur la requête en annulation […] de
la décision »282. Le professeur approfondit cet alignement entre le référé-suspension et l’excès
de pouvoir en affirmant que le schéma contentieux est similaire : l’urgence « s’assimile […] à
l’intérêt à agir devant le juge de l’excès de pouvoir »283 tandis que le doute sérieux renverrait
à l’appréciation de la légalité. Le contentieux de la suspension ne serait, dans son schéma,
qu’une forme d’analogie de l’excès de pouvoir.
1108. C’est là une cohérence qui corrobore les constats visant à démontrer l’intérêt et la
logique qu’il y aurait à attacher un effet suspensif au recours en excès de pouvoir. A
contrario, le plein contentieux que la classification formelle oppose au précédent, présente
d’autres caractéristiques à même de justifier le rejet de l’effet suspensif. Parmi elles, et pour
280
O. Gohin, « Le recours pour excès de pouvoir et les référés », JCP A, 2012, ét. n° 2314.
281
Certes, le référé-suspension est aussi ouvert au bénéfice des requérants (tiers au contrat susceptible d’être lésé
dans ses intérêts de façon suffisamment directe et certaine par sa passation ou ses clauses, membre de l’organe
délibérant de la collectivité territoriale ou du groupement de collectivités territoriales concerné par le contrat et
représentant de l’État dans le département) qui agissent à l’encontre d’un contrat par le biais d’un recours dit
« Tarn-et-Garonne ». Par-là, ils peuvent donc poursuivre la suspension de l’exécution du contrat dont ils
contestent la validité, impliquant que la notion de « décision administrative » visée à l’article L. 521-1 du Code
de justice administrative soit entendue de manière très large. C’est déjà ce qu’avait affirmé le commissaire du
gouvernement Casas dans ses conclusions sur l’arrêt Tropic Travaux Signalisation en considérant que le recours
contestant la validité du contrat « doit pouvoir être regardé sans grand effort comme la "requête en annulation ou
en réformation" dirigée contre une "décision administrative" mentionnée par l'article L. 521-1 » (D. Casas,
« concl. sur CE, ass., 16 juill. 2007, Société Tropic Travaux Signalisation », RFDA, 2007, p. 707). Le référé-
suspension peut donc également être utilisé en matière contractuelle. Néanmoins, c’est un euphémisme que de
dire que son efficacité très limitée n’en fait pas un recours très utilisé et apprécié par les praticiens. La rigueur
avec laquelle est appréciée la condition d’urgence, l’une des deux nécessaires à l’octroi de la suspension,
engendre un rejet quasi-automatique des demandes en ce sens. L’urgence ne peut effectivement être remplie que
lorsque « la décision administrative contestée préjudicie de manière suffisamment grave et immédiate à un
intérêt public, à la situation du requérant ou aux intérêts qu'il entend défendre » (CE, sect., 19 janv. 2001, req.
n° 228815, Confédération nationale des radios libres : Rec. Leb., p. 29, concl. L. Touvet ; RFDA, 2001, p. 378,
concl. L. Touvet ; CJEG , 2001, n° 575, p. 161, concl. L. Touvet ; D., 2001, p. 1414, note B. Seiller ; DA, juin
2001, comm. n° 153, p. 26, note L. Touvet et F. Sauvageot). Dès lors, cela implique que les requérants devront
démontrer une atteinte grave et immédiate à la situation de l’emploi dans leur entreprise, la perte de chiffre
d'affaires, voire la menace qui pèse sur sa propre existence du fait de son éviction, dans la plupart des cas en vain
(TA Châlons-en-Champagne, ord., 28 août 2008, req. n° 801856, CIBC c/ ANPE – CE, 19 janvier 2015, req.
n° 385634, Société Ribière : Rec. Leb., pp. 758 et 803 ; BJCL, 2015, n° 3, p. 228, concl. G. Pellissier ; LPA,
2015, n° 70, p. 18, note D. Connil).
282
CJA, art. L. 521-1. C’est nous qui soulignons ici.
283
O. Gohin, « Le recours pour excès de pouvoir… », op. cit.
545
illustrer le fossé entre ces deux catégories, l’on a retenu que le raisonnement du juge doit se
situer au jour de l’audience (2).
546
en l’obligeant à tenir compte des évolutions, elle le force à mettre en adéquation les temps
juridique et factuel (a). Ce dernier élément laisse à penser que le domaine du plein
contentieux serait le domaine naturel de l’absence d’effet suspensif (b) ce que confirme le fait
qu’une telle solution soit adaptée aux objectifs de ces recours (c).
1111. Le juge saisi d’un recours de pleine juridiction va au bout de son intervention en
utilisant tous les pouvoirs dévolus – en plein contentieux objectif il peut réformer l’acte et en
plein contentieux subjectif il peut notamment indemniser – et en prenant en compte la
situation juridique et matérielle qu’il rencontre. Les illustrations jurisprudentielles d’une telle
règle sont constantes, et ce malgré la diversité des domaines du plein contentieux. Que ce soit
dans le cadre du contentieux des installations classées288, de celui de la récupération des
allocations d’aide sociale289, des pensions civiles et militaires290, du contentieux électoral291
ou encore du contentieux des sanctions292, le juge du plein contentieux résout le litige en
fonction du droit et du fait rencontré lors de sa prise de décision. Le fait que toutes ces
procédures soient concernées par cette règle démontre que c’est la nature du plein contentieux
qui la justifie. Loin d’être une règle attachée aux seules circonstances des espèces, cette
caractéristique résulte de la mission dévolue au juge du plein contentieux.
1112. L’illustration de cette situation renvoie à la jurisprudence Aldana Barreña où il avait
été affirmé que la juridiction était « habilitée à reconnaître elle-même qu’un individu remplit
288
CE, 27 janv. 1967, req. n° 62350, Société Massilia : Rec. Leb., p. 825 – CE, sect., 17 mars 1972, req.
n° 77445, Sieur Auchier : Rec. Leb., p. 231 – TA Dijon, 16 juin 1981, Dame Bonnel c/ Ministre de
l’Environnement : D., 1982, J., p. 81, note J.-P. Gilli – TA Clermont-Ferrand, 30 janv. 1986, M. René Lambert c/
Ministre de l’Environnement : AJDA, 1986, p. 522, obs. A. Bonnet – CE, sect., 7 févr. 1986, req. n° 36746,
Colombet : Rec. Leb., p. 29 ; RDP , 1986, p. 1161, concl. M. Dandelot – CE, 1er juill. 1987, req. n° 69948,
Hardy : Rec. Leb., p. 243 – CE, 25 nov. 1988, req. n° 83647, Ministre délégué auprès du ministre de
l’équipement, du logement, de l’aménagement du territoire et des transports, chargé de l’environnement c/
Fraisse : Rec. Leb., pp. 909, 980 et 1077 – CAA Nantes, 31 déc. 1991, req. n° 89NT00903 et 89NT01037,
Mainguy : Rec. Leb., p. 1063 – CAA Bordeaux, 25 févr. 1993, req. n° 90BX00257, S.A. Fametal. : Rec. Leb.,
p. 431.
289
CE, 25 nov. 1998, req. n° 181242, Département du Nord : Rec. Leb., p. 439 ; DA, 1999, n° 2, n° 33, p. 14,
note Ch. Maugüé – CE, sect., 25 avr. 2001, req. n° 214252, Garofalo : Rec. Leb., p. 193 ; RDSS, 2001, p. 620,
concl. S. Boissard ; AJDA, 2001, p. 449, chron. M. Guyomar et P. Collin ; D., J., comm. n° 2001, p. 3315, note
Y. Dagorne-Labbé – CE, sect., 19 nov. 2004, req. n° 249358, Ramond : Rec. Leb., p. 430, concl. Ch. Devys ;
RDSS, 2005, n° 1, p. 89, concl. Ch. Devys ; BJCL, 2005, n° 3, p. 158 ; AJDA, 2005, p. 194, chron. C. Landais et
F. Lenica. Il en est de même pour le contentieux des allocations de RMI (CE, 27 mars 2000, req. n° 200591,
Mme Wery : Rec. Leb., pp. 837 et 1155).
290
CE, 29 juill. 2002, req. n° 141112, Griesmar : Rec. Leb., p. 284 ; AJDA, 2002, p. 823, concl. F. Lamy ; D.,
2002, p. 2382, note A. Haquet ; AJFP , sept.-oct. 2002, p. 4, ét. A. Fitte-Duval ; Dr. soc., 2002, n° 12, p. 1131,
note X. Prétot – CE, ass., 4 juill. 2003, req. n° 254850 et 244349, Papon : Rec. Leb., pp. 307 et 309 ; RFDA,
2003, p. 917, concl. L. Vallée ; AJDA, 2003, p. 1603, chron. F. Donnat et D. Casas – CE, 30 juill. 2003, req.
n° 226304, Mme Kadi : Rec. Leb., p. 885 ; JCP A, 2003, n° 1945, p. 1391, note D. Jean-Pierre.
291
CE, 22 janv. 1965, req. n° 61090, Election du maire de Sarcelles (Sieur Psalmon) : Rec. Leb., p. 47.
292
CE, sect., 23 nov. 2001, req. n° 195550, Compagnie nationale Air France : Rec. Leb., p. 576 ; CJEG , 2002,
n° 586, p. 230, concl. I. de Silva – CE, 14 juin 2002, req. n° 228549, Ministre de l’intérieur c/ Compagnie
nationale Air France : Rec. Leb., pp. 896 et 944.
547
les conditions d’éligibilité au statut de réfugié »293. En clair, parce que le juge de plein
contentieux peut octroyer au requérant les droits tirés d’un statut particulier, il est nécessaire
qu’il statue au vu du contexte présent. Ce lien se justifie dans le sens où toute analyse
différente mènerait le juge dans une impasse : faire le choix contraire pourrait l’amener, sur la
base d’une situation passée, à refuser au requérant ce qui lui est dû ou à lui octroyer ce dont il
ne peut bénéficier. Au regard « de la finalité de leur intervention »294, les juges de plein
contentieux doivent agir en fonction du contexte qui entoure leur décision. En pouvant fixer
les droits de chacun, le juge doit agir au regard des règles applicables. C’est parce qu’il « fait
en matière de pleine juridiction œuvre de justice distributive et rend au requérant ce qui lui est
dû »295 que le juge doit prendre en compte toute évolution postérieure à sa saisine.
1113. Le contentieux administratif présente une constance remarquable dans son application
comme son contenu puisque le juge tient à la fois compte du changement des circonstances de
fait et de droit. Le juge doit statuer vis-à-vis de la situation des parties au jour de sa décision.
Dès lors, la décision du juge de plein contentieux n’engendre aucune disjonction entre son
raisonnement et son environnement. Sans faire de l’excès de pouvoir un contentieux passéiste,
le juge doit y remonter le temps pour raisonner dans le passé. Au contraire, le plein
contentieux fait intervenir le juge du « présent » qui met en adéquation le raisonnement
juridique et la situation matérielle. Là où le juge de l’excès de pouvoir était forcé de mettre en
suspens l’évolution de l’ordonnancement juridique en laissant l’exécution produire ses effets,
il est en plein contentieux appelé à tirer toutes les conséquences de ces évolutions.
1114. Le recours de plein contentieux ne déploie pas un espace détaché de la société et du
contentieux, ce qui permet de faire concorder le raisonnement du juge avec la vie quotidienne
des requérants. L’adéquation entre le temps de la réflexion du juge et celui des parties est le
résultat direct du choix du juge de statuer en fonction de la situation existante au moment de
la décision. De cette harmonie, plusieurs conséquences peuvent être tirées parmi lesquelles le
fait que le contentieux de pleine juridiction puisse représenter le domaine naturel de l’absence
de suspension (b).
1115. Le juge du plein contentieux statue en fixant l’état des relations que les parties devront
entretenir. À la suite de son intervention juridictionnelle, le litige sera complètement vidé.
293
B. Genevois, « concl. sur CE, 8 janv. 1982, Aldana Barreña », Rec. Leb., 1982, p. 16.
294
CE, 25 nov. 1998, req. n° 181242, Département du Nord , préc.
295
F. Melleray, Essai…, op. cit., p. 81.
548
Sans dire que le recours en excès de pouvoir ne donne lieu qu’à une solution incomplète, le
plein contentieux permet de dispenser à chacun le contenu de ses droits. La décision
juridictionnelle suffit pour donner une tournure concrète au jugement en dessinant le contenu
des relations entre parties : il déterminera les obligations des parties, le résultat d’une élection,
le contenu de la sanction, bref l’organisation de leurs rapports. Sans être un administrateur –
parce que la décision reste juridictionnelle – le juge doit organiser la situation sur la base des
éléments qui permettraient aux autorités de décider.
1116. Le plein contentieux permet de fixer la situation entre les parties, le juge y statuant sur
le contenu des droits de chacun. Dans ce cadre, plutôt que de suspendre l’évolution du litige,
il semble pertinent de la laisser « vivre ». En effet, pour octroyer leurs droits aux citoyens, il
est nécessaire de prendre en compte le contexte dans lequel intervient le juge saisi. Dans ce
cadre, quel intérêt pourrait présenter la suspension ? En suspendant sa réflexion à une époque
révolue, le juge se mettrait en porte à faux avec sa mission. Prendre en compte le contenu de
l’ordre juridique au moment de la prise de décision administrative, c’est-à-dire suspendre
l’évolution juridique dans le litige, c’est prendre le risque d’octroyer à un citoyen des droits
qui devraient, au jour de la décision juridictionnelle, lui être refusés. En clair, c’est faire
prendre au juge le risque d’un anachronisme qui pourrait s’analyser comme une illégalité. De
même, le refus d’un droit sur la base d’un texte désuet reviendrait à forcer la survivance de
normes inapplicables. En bref, suspendre l’évolution du droit applicable, c’est en plein
contentieux le forcer à appliquer des règles passées à une situation actuelle.
1117. Seulement, la suspension n’a pas vocation à concerner uniquement le droit applicable
au litige. L’effet suspensif envisagé est avant tout centré sur l’exécution matérielle des
décisions administratives. De fait, le recours en excès de pouvoir y semble adapté parce que,
plus que la situation des parties, c’est l’acte et sa légalité que le juge contrôle. De plus,
suspendre garantit l’efficacité future de la décision juridictionnelle la rétroaction n’étant plus
nécessaire du fait que l’acte n’aura produit aucun effet matériel.
1118. En plein contentieux, le schéma est différent. Bien que le juge puisse annuler, ce n’est
qu’une option parmi d’autres. Dans le cas d’une utilisation classique de ses pouvoirs, le juge
apporte concrètement une solution aux requérants et règle définitivement leur condition
matérielle. Dès lors, la « suspension » de l’évolution matérielle n’aurait aucun sens, le juge
étant poussé à appliquer des normes à une situation dépassée. Si l’on passe qu’il est des
choses sur lesquelles l’effet suspensif ne peut influer296, il reste possible d’envisager, au plan
296
Nous reviendrons sur ce point au moment de détailler les conséquences de l’effet suspensif dans le système
envisagé.
549
matériel, une suspension du cadre du litige. Celle-ci reviendrait alors à remonter le temps pour
ne tenir compte que des éléments dont disposait l’administration. Très concrètement, le
recours de plein contentieux suspensif imposerait au juge d’appliquer des normes à une
situation qui pourrait ne plus exister. Par exemple, dans l’affaire précitée Aldana Barreña , la
suspension du raisonnement matériel du juge l’aurait obligé à ne pas tenir compte des
attentats perpétrés contre le domicile et la famille du requérant, éléments essentiels en vue de
l’octroi du statut de réfugié.
1119. Parce que c’est avant tout sur l’octroi de droits que le juge statue, la suspension
matérielle n’a pas de sens en plein contentieux. Puisqu’un « juge de plein contentieux n’est
pas seulement saisi d’une décision, mais […] aussi, et souvent même d’abord, saisi d’une
situation »297, comment empêcher l’environnement du litige d’évoluer ? Dans le cadre d’un
contentieux limité à l’annulation d’un acte, il suffit de suspendre son exécution pour préserver
l’efficacité du raisonnement juridictionnel. Alors qu’il est ici question d’appliquer à une
situation matérielle des normes, l’intervention du juge cherche à encadrer juridiquement une
situation plus qu’à vérifier, après coup, si l’administration avait adopté le bon comportement.
C’est parce que « le demandeur va poser au juge de véritables questions d’administration
l’amenant à se comporter un peu comme le supérieur hiérarchique de l’administration »298 que
l’effet suspensif n’y a que peu d’intérêt.
1120. Le juge étant chargé de régler la situation des parties, la suspension n’est pas adaptée
au plein contentieux alors qu’elle semble se fondre parfaitement dans l’excès de pouvoir.
C’est parce qu’il appartient au juge du plein contentieux « saisi de se prononcer lui-même sur
les droits des intéressés »299 que la suspension n’a guère de sens. Le juge étant forcé d’être en
phase avec son environnement, l’effet suspensif semble ne pas y être adapté. Cela permet
notamment de penser qu’attacher un effet suspensif en plein contentieux serait contre-
productif au point que cette matière puisse s’analyser comme le domaine naturel de l’absence
d’effet suspensif.
1121. Néanmoins, là n’est pas la seule raison, d’autres éléments que des considérations
procédurales théoriques peuvent expliquer ce refus de l’effet suspensif en contentieux
administratif. Sans prétendre parvenir à se mettre dans la peau des requérants, il est possible à
partir de l’analyse des pouvoirs du juge de mesurer l’adéquation de la suspension avec
l’objectif poursuivi. Puisque l’objectif assigné à de tels recours se répercute sur la nature des
297
X. Domino et A. Bretonneau, « Les terres mêlées du plein contentieux », AJDA, 2012, p. 1846.
298
J.-C. Ricci, op. cit., n° 86, p. 47.
299
CE, 13 juill. 2007, req. n° 296183, M. Michel A. ; CE, 3 sept. 2008, req. n° 280122, M. Pierre A ; CE, 27 avril
2011, req. n° 320999, M. Serge A.
550
pouvoirs du juge, l’on peut déterminer l’intérêt qu’il y aurait à arrimer un effet suspensif en
plein contentieux. Or, au bout de cette analyse, le refus de la suspension semble, pour
l’essentiel, être adapté aux objectifs des recours (c).
300
R. Chapus, Droit du contentieux administratif, op. cit., n° 261, p. 236.
301
J.-C. Ricci, op. cit., n° 83, p. 46.
302
B. Genevois, « concl. sur CE, 8 janv. 1982, Aldana Barreña », op. cit., p. 15.
551
contestées »303. L’intervention du juge se rapproche donc d’une activité administrative qui
servirait à décider du sort des particuliers. Ce que le requérant vient rechercher, c’est
l’édiction d’un droit, la reconnaissance d’une créance ou l’octroi d’un statut particulier ; bref,
c’est une décision au sens où elle détermine la situation d’une personne.
1124. Mis à part les incidences pratiques de contentieux spécifiques, la neutralisation
résultant d’un effet suspensif est en décalage avec le contenu de l’action juridictionnelle. Le
recours de pleine juridiction réclame du juge qu’il décide « positivement ». En partant de
l’idée que l’effet suspensif paralyse les facultés d’agir de l’autorité administrative, il est en
contradiction avec la tendance de fond du plein contentieux. C’est de l’antinomie entre
l’orientation négative de la suspension et l’attente d’une intervention « positive » du juge que
le refus de l’effet suspensif peut s’y trouver justifié. Par exemple, en se basant sur la grille
précitée du président Genevois plutôt que sur l’exposé du président Heilbronner304 trop
ancien, l’on peut illustrer en termes pratiques cette incompatibilité. Pour simplifier le propos,
l’on s’intéressera aux domaines classiques du plein contentieux, ceux auxquels le président
Labetoulle résumait la matière en « laissant presque entendre que le plein contentieux c’était
le contentieux contractuel et celui de la responsabilité »305.
1125. Dans le cadre du contentieux indemnitaire, le juge agit à propos d’une situation
constituée, le requérant réclamant l’allocation d’une somme d’argent correspondant au
préjudice subi. Dans un tel cadre, l’effet suspensif semble inefficace. En effet, tandis que le
requérant poursuit une intervention positive – au sens de créatrice –, une décision qui lui
reconnaîtrait une créance, la suspension ne peut que paralyser les conséquences d’une
décision administrative306. Alors que le requérant attend que le juge impose à l’administration
d’agir – concrètement de l’indemniser –, la suspension viserait à « paralyser » son action.
Ainsi, les enjeux du plein contentieux indemnitaire s’opposent aux conséquences d’un effet
suspensif. Pareillement, lorsque le requérant demande de fixer la base de la liquidation de
pensions ou de fixer le montant d’une créance ou d’une dette de l’État, c’est la même
303
R. Chapus, Droit du contentieux administratif, op. cit., n° 259, p. 233.
304
A. Heilbronner, « Recours pour excès de pouvoir et recours de plein contentieux », D., 1953, chron. XXXIV,
p. 183.
305
D. Labetoulle, « Propos conclusifs : Recours pour excès de pouvoir et contentieux de l’annulation », JCP A,
2012, ét. n° 2317.
306
Bien entendu, la règle de la décision préalable qui implique que le particulier ne peut agir qu’à l’encontre
d’une décision administrative pourrait permettre d’envisager l’instauration d’un effet suspensif, celui-ci
s’appliquant à la décision de refus opposée par les autorités administratives. Seulement, la suspension d’une
décision de refus, que ce soit en l’état du droit positif ou de ce qui pourrait être envisagé, ne peut avoir guère de
conséquences pratiques pour le particulier qui la conteste. En effet, l’on imagine mal que la suspension de la
décision préalable de refus de l’indemnisation réclamée permette au particulier d’en bénéficier. La suspension
d’une telle décision n’aurait alors qu’un intérêt théorique, sans incidence concrète au bénéfice des particuliers.
552
incompatibilité avec une éventuelle suspension qui apparaît. C’est donc, là encore, le signe
que l’effet suspensif semble ne pas être adapté au plein contentieux.
1126. L’autre versant évoqué de la pleine juridiction, celui des contrats, est plus délicat.
Certes, si le requérant peut y réclamer une intervention positive307, d’autres actions peuvent
donner l’impression contraire. C’est le cas de l’action en reprise des relations contractuelles
consacrée par la jurisprudence Béziers II308 motivée par la volonté du requérant d’empêcher
que la décision unilatérale de résiliation produise son effet. Certes, la règle ancienne309,
qualifiée de « principe jurisprudentiel fondamental »310 selon laquelle le juge ne peut annuler
les mesures de l’administration à l’égard de son cocontractant, implique que les requérants ne
peuvent espérer qu’une indemnisation. Seulement, « eu égard à la portée d’une telle mesure
d’exécution » qu’est la résiliation, le juge a permis au requérant de la contester, faisant penser
à une action en annulation. C’est d’autant plus le cas que le référé-suspension, même soumis à
une aggravation de ses conditions, est admis pour permettre le maintien provisoire de la
relation contractuelle.
1127. Le schéma contentieux est clair : le cocontractant souhaite ne plus se voir appliquer les
effets de la résiliation unilatérale du contrat. Seulement, malgré cette similitude avec l’excès
de pouvoir et l’intérêt de l’effet suspensif, l’assimilation est moins évidente qu’il n’y paraît.
Dans ce cadre, « le juge du contrat, juge de plein contentieux, se voit reconnaître un pouvoir
additionnel, qui ne consiste pas à annuler la résiliation, mais à ordonner, à la demande du
cocontractant “déchu”, la reprise des relations contractuelles à compter d’une date fixée par le
juge »311. Plutôt que l’annulation d’une « décision », ce recours est destiné à la reprise des
relations contractuelles. Ainsi, « l’essentiel, en la matière comme dans la plupart des litiges de
plein contentieux, n’est pas de statuer sur la légalité de la décision administrative et de
l’anéantir, mais bien de se prononcer sur les droits du requérant »312. Bien que l’efficacité de
307
Par exemple, en poursuivant la condamnation financière de l’autre partie sur la base de la responsabilité
contractuelle ou encore la résiliation du contrat.
308
CE, sect., 21 mars 2011, req. n° 304806, Commune de Béziers : Rec. Leb., p. 117, concl. E. Cortot-Boucher ;
RFDA, 2011, p. 507, concl. E. Cortot-Boucher ; RFDA, 2011, p. 518, note D. Pouyaud ; DA, 2011, n° 5, comm.
n° 46, note F. Brenet et F. Melleray ; JCP A, 2011, n° 2171, note F. Linditch ; ACCP , 2011, n° 110, p. 64, note
G. Le Chatelier ; Gaz. Pal., 2011, n° 141, p. 25, note J.-L. Pissaloux ; JCP , 2011, n° 658, note M. Ubaud-
Bergeron ; BJCP , 2011, n° 76, p. 184, note R. Schwartz ; Dr. imm., 2011, n° 5, p. 270, note S. Braconnier ; LPA,
2011, n° 124, p. 16, note S. Hul.
309
Classiquement, on la fait remonter à la deuxième moitié du 19ème siècle. V. en ce sens, CE, 20 févr. 1868, req.
n° 39761, Goguelat : Rec. Leb., p. 198 – CE, sect., 24 nov. 1972, req. n° 84054, Société ateliers de nettoyage,
teinture et apprêts de Fontainebleau : Rec. Leb., p. 753 – CE, 17 mars 1976, req. n° 87204, Leclert : Rec. Leb.,
pp. 815, 1008, 1080 et 1086.
310
M. Laurent, « concl. sur CE, 9 janv. 1957, Daval », non publiées, cité par A. Lallet et X. Domino, « Résilier
n’est pas jouer : l’action en reprise des relations contractuelles », AJDA, 2011, p. 670.
311
A. Lallet et X. Domino, op. cit., p. 672.
312
Ibid., p. 673.
553
ce recours dépende de la rapidité de l’intervention juridictionnelle, la nature des pouvoirs du
juge le pousse à exercer une action positive en ordonnant aux parties de reprendre leur
relation contractuelle. Dès lors, au vu de l’intervention poursuivie, l’effet suspensif n’est pas
adapté à l’objectif du recours bien qu’il puisse avoir un intérêt pratique.
1128. Dans le même sens, les recours contestant la validité du contrat, que ce soit par voie
d’action313 ou d’exception314, peuvent prêter à discussion. En effet, lorsque le juge doit traiter
un tel recours, l’on peut considérer qu’il est saisi d’une demande d’annulation du contrat. Dès
lors, mieux vaut distinguer les deux voies consacrées en ce sens. Dans le cadre de la voie
d’exception – à l’occasion d’un litige sur une mesure d’exécution –, les parties saisissent le
juge pour régler un litige ponctuel sans remettre en cause leur engagement. Le but du recours
est de vider un litige né de l’exécution du contrat et à cette occasion, l’illégalité du contrat
pourra être soulevée. La volonté des parties dans le cadre de ce recours n’est pas d’obtenir la
résolution du contrat, mais de trouver une solution à un problème d’exécution de leurs
obligations. En ce sens, la destruction des liens contractuels n’est pas recherchée semblant
indiquer que la suspension y est en décalage.
1129. À propos de la contestation de la validité d’un contrat par la voie de l’action, la
recherche de la destruction des liens contractuels est ici présente. La situation est délicate
puisque la nature du recours vise à interrompre le cours des relations contractuelles comme la
suspension qui permet cette « action d’interrompre »315. L’argument est de taille tant l’objectif
destructeur du recours concorde avec l’effet de la suspension. Néanmoins, il est possible de
nuancer ce constat, voire, sauf certains cas résiduels, de l’écarter. Dans la philosophie du
contentieux contractuel telle qu’elle résulte des jurisprudences Tropic, Béziers et Tarn-et-
Garonne, le juge a retrouvé une pleine juridiction dans laquelle il doit jouer « un rôle d’arbitre
ou même de collaborateur des parties pour assurer l’exécution du contrat dans des conditions
satisfaisantes pour le service et équitable pour elles »316.
1130. Désormais, dans le cadre de la voie d’action, le juge a repris ce rôle alors qu’il agissait
depuis longtemps comme en excès de pouvoir : la jurisprudence a défait « les habits du juge
vétilleux de la légalité objective dont le raisonnement était enfermé dans une alternative
313
Les parties liées par le contrat saisissent le juge pour contester directement sa validité. Au regard de sa nature,
il faut reconnaître que c’est un contentieux quantitativement limité. V. en ce sens, S.-J. Liéber et D. Botteghi,
« Le contrat public aurait-il (enfin) son juge ? », AJDA, 2010, p. 143. Cependant, depuis 2014 et la jurisprudence
Tarn-et-Garonne, cette voie de contestation du contrat est également ouverte aux tiers sous certaines conditions.
Il est clair que cette multiplication des requérants potentiels est à même de développer cette voie.
314
Dans le cadre d’un contentieux relatif à l’exécution du contrat, sa nullité peut être constatée.
315
« Suspension » in A. Rey (dir.), Dictionnaire historique de la langue française , t. 2, 2016, Paris, Le Robert,
p. 2358.
316
M. Long, « concl. sur CE, 20 avril 1956, Ville de Nice », RDP , 1956, p. 580.
554
(légalité ou nullité) caractérisant davantage l’office classique du juge de l’excès de pouvoir
que celui du juge de plein contentieux »317. D’une certaine manière, l’annulation n’y est plus
que le dernier recours là où, avant, elle se déduisait de toute irrégularité. Ce changement
majeur résulte de la modification de l’objectif assigné au juge. Là où il traquait le simple
constat de la nullité du contrat, le juge saisi d’une telle contestation fait de sa stabilité
l’objectif premier318.
1131. Pour ce faire, il a développé ses pouvoirs en multipliant les mesures qu’il peut
prononcer après constat de l’irrégularité : il peut désormais autoriser la poursuite du contrat,
ordonner sa régularisation, sa résiliation ou enfin son annulation. Finalement, l’objectif d’un
tel recours, plutôt que la traque de l’illégalité, est de déterminer les conséquences des
irrégularités. Au lieu de s’intéresser à la légalité objective, c’est la situation des parties au
regard de la légalité de leurs engagements que ce recours permet de déterminer. En clair, le
juge doit « être animé par le souci d’arbitrer des volontés opposées plutôt que de contrôler la
légalité objective »319. C’est dans une telle acception que l’objectif d’un tel recours pourra être
considéré comme incompatible avec la suspension.
1132. Globalement, les objectifs attachés à l’ensemble des recours de plein contentieux
semblent ne pas être conciliables avec les effets d’une suspension. Dès lors, ils semblent
s’accommoder du principe contemporain de l’absence d’effet suspensif. Certes, dans la
grande diversité du plein contentieux, il est probable que le raisonnement avancé soit mis en
défaut. Cependant, au lieu de considérer que ces points d’accroche sont voués à détruire la
construction envisagée, ils rappellent l’hétérogénéité du contentieux de pleine juridiction.
Traiter du plein contentieux comme d’une seule matière est le résultat de la classification
formelle des recours mais cela ne doit pas occulter que cela revient à rassembler des litiges
qui n’offrent pas toujours le même schéma. Devant une telle diversité, il « est bien peu de
généralités que l’on peut avancer sur l’office du juge de plein contentieux sans
immédiatement se trouver démenti par un contre-exemple »320. Cette dernière constatation
pourrait faire douter de la pertinence du système envisagé d’une distribution de l’effet
suspensif basée sur la répartition formelle des recours. Elle démontre surtout à quel point
attacher un effet suspensif au seul contentieux de l’excès de pouvoir par opposition à la pleine
juridiction n’est qu’une solution idéaliste (paragraphe 2).
317
S.-J. Liéber et D. Botteghi, op. cit., p. 142.
318
A. Lallet et X. Domino, « Retour à Béziers », AJDA, 2011, p. 665.
319
S.-J. Liéber et D. Botteghi, op. cit., p. 143.
320
X. Domino et A. Bretonneau, op. cit., p. 1846.
555
Paragraphe 2 – Une distribution assurément idéaliste
1133. La distribution envisagée de l’effet suspensif est basée sur la classification formelle
des recours. Celle-ci, fondée sur le constat que le juge possède des pouvoirs différents selon
les recours, paraît claire et efficace. Elle a le mérite d’être une présentation intelligible du
contentieux administratif, divisé entre le contentieux de l’annulation symbolisé par l’excès de
pouvoir et celui de la pleine juridiction. Cette répartition, entre un juge limité à la destruction
de l’illégalité et un juge attaché à déterminer la situation des parties, se prête bien à ce
système de partage entre les recours dotés d’un effet suspensif et ceux qui demeurent soumis
au principe contemporain. Le schéma envisagé séduit car il offrirait une porte de sortie à
l’application radicale de l’absence d’effet suspensif. Pourtant, il nous faut rejeter cette
proposition. Ce refus est notamment motivé par certaines conséquences pratiques, comme le
fait que l’instauration d’un contentieux de l’excès de pouvoir suspensif implique que tout acte
ainsi contesté sera suspendu. L’idée est illusoire tant la suspension automatique des actes
réglementaires (A) contestés pourrait être problématique. En outre, cette radicalité pratique se
double d’un vice théorique, la base de la distribution faisant appel à une catégorisation trop
artificielle des recours contentieux (B).
1134. La solution envisagée impose d’attacher aux recours en excès de pouvoir un effet
suspensif qui permettrait d’empêcher les autorités de poursuivre l’exécution de la décision
contestée. Classiquement, le recours en excès de pouvoir s’entend comme « le recours qui est
ouvert même sans texte contre tout acte administratif et qui a pour effet d’assurer,
conformément aux principes généraux du droit, le respect de la légalité »321. Ainsi, il est
précisé par ce principe général du droit qu’un tel recours est destiné à permettre la
contestation de tout acte administratif322. En attachant un effet suspensif à cette catégorie,
l’ensemble des actes administratifs risque de voir son exécution suspendue. C’est là la stricte
321
CE, ass., 17 févr. 1950, req. n° 86949, Dame Lamotte, préc. C’est nous qui soulignons ici.
322
Précisons d’emblée que l’expression d’acte administratif exclut d’emblée les contrats par application d’une
jurisprudence classique (CE, 4 août 1905, req. n° 14220, Martin : Rec. Leb., p. 749, concl. J. Romieu ; S., 1906,
III, p. 49, note M. Hauriou ; RDP , 1906, p. 249, note G. Jèze ; D., 1907, III, p. 49, concl. J. Romieu). En clair, le
recours en excès de pouvoir permet de contester toute sorte d’acte administratif, expression qui s’entend comme
les actes qui possèdent un caractère unilatéral. De même, cette notion d’acte administratif peut être réduite aux
actes qui présentent seulement un caractère décisoire tant il est classique que ceux qui ne sont pas des décisions
sont généralement insusceptibles de recours. Pour résumer, l’idée c’est que le recours en excès de pouvoir
permet de contester tout acte administratif, expression qui s’entend au sens des actes unilatéraux décisoires. Il
faut également soustraire de ce spectre les actes de gouvernement et les mesures d’ordre intérieur pour lesquelles
le juge administratif s’est toujours déclaré incompétent.
556
application d’un syllogisme : puisque tout acte peut être contesté par l’excès de pouvoir, lui
associer un effet suspensif revient à admettre que l’exécution de tout acte puisse être
interrompue.
1135. Sur la base de cette logique, il est possible d’entrevoir certains effets d’une telle
construction, notamment au regard de la diversité des actes administratifs. Aujourd’hui,
malgré un débat qui a longtemps agité la doctrine323, il est admis que les actes administratifs
se répartissent entre trois catégories, scindées à partir du critère du public visé par leur
contenu : les actes réglementaires, les actes individuels324 et enfin, récemment consacrée, les
actes ni individuels ni réglementaires325. Malgré cette répartition tripartite, l’on basera notre
réflexion sur la dichotomie classique entre les catégories traditionnelles des décisions
réglementaires et individuelles. Sans nier l’existence de la troisième catégorie mentionnée326,
l’on ne la retiendra pas dans les propos qui suivront immédiatement327. Outre que de tels actes
paraissent quantitativement limités, leur existence ne remet pas en cause la spécificité du
contentieux des actes réglementaires et son incompatibilité pratique avec un éventuel effet
suspensif. En ce sens, le seul fait qu’existe une catégorie des actes réglementaires suffit à
justifier notre raisonnement. Pour simplifier, nous aurions même pu en rester à la répartition
des actes entre ceux qui sont réglementaires et ceux qui ne le sont pas. Seulement, une telle
classification est trop simpliste car elle rassemble sous la bannière des actes non
réglementaires un ensemble d’actes hétérogènes.
1136. Comme a pu l’écrire le professeur Ricci, « si les deux sortes de décisions sont prises
par les mêmes autorités, possèdent toutes deux un caractère unilatéral, sont édictées l’une et
l’autre dans l’intérêt général et sont, chacune, des “décisions”, il importe cependant de les
323
Le principal opposant de la classification matérielle n’est autre que Carré de Malberg. Ce dernier refusait dans
son plus célèbre ouvrage d’appliquer le critère matériel pour distinguer au sein de l’État les fonctions législatives
et administratives. Carré de Malberg rejette la répartition des différentes fonctions de l’État à partir d’un critère
matériel pour la simple et bonne raison que cela reviendrait à restreindre l’étendue du champ d’action du
législateur. Or, comme dans son esprit ce dernier n’est rien d’autre que le représentant de la nation et du
souverain, cet « enfermement » matériel lui est insupportable. C’est à partir de ce raisonnement que le célèbre
constitutionnaliste en est venu à rejeter la classification matérielle de Laband après celle « finaliste » de Jellinek.
V. en ce sens, R. Carré de Malberg, Contribution à la théorie générale de l’État, t. 1, 1920-1922, Paris, Librairie
de la Société du Recueil Sirey, pp. 263-268. Sur l’analyse de ce rejet de la classification matérielle, v. P. Brunet,
« Les idées constitutionnelles de Raymond Carré de Malberg (1861-1935) », 2012, https://halshs.archives-
ouvertes.fr/halshs-00662018/document [consulté le 13/09/2017].
324
Attention, cette dénomination ne signifie en aucun cas que cette catégorie d’actes ne peut être adoptée
qu’envers une seule personne. Nous préférons tout de même cette appellation à celle d’actes non réglementaires
dans la mesure où elle permet de mieux faire la distinction avec les actes sui generis. En effet, ces derniers ne
sont pas réglementaires mais ils ne sont pas pour autant individuels. Or, parler d’actes non réglementaires
impose de ranger ces derniers actes dans la même catégorie que les actes « individuels ».
325
CRPA, art. L. 221-7.
326
Leur existence a même été reconnue explicitement par le juge : CE, 25 sept. 2009, req. n° 310873, Commune
de Coulomby : Rec. Leb., pp. 600, 617, 885 et 993 ; BJCL, 2009, n° 9, p. 644, concl. N. Escaut ; DA, 2009, n° 11,
comm. n° 144, p. 20, note F. Melleray.
327
Nous l’étudierons par contre plus en détail dans la suite de ce travail, n° 1409 et s., p. 689 et s.
557
distinguer soigneusement »328. L’élément-clé de la distribution des actes entre les catégories
réglementaires et individuelles n’est pas purement quantitatif contrairement à la première
impression. La première catégorie, celle des actes réglementaires, regroupe des actes à la
portée générale et impersonnelle. L’acte ne vise personne précisément impliquant qu’il puisse
s’adresser à tous : à défaut d’interlocuteur identifié, toute la société est concernée. A
contrario, les actes individuels ont un contenu qui permet d’identifier leur portée. Ainsi, ce
n’est pas toute la société qui est intéressée par sa mise en œuvre mais une fraction qu’il est
possible d’identifier. L’acte individuel détermine le public visé et exclut le reste de la
population. Pour reprendre l’idée sous-jacente à cette division, l’on oppose les actes destinés à
encadrer l’ensemble du phénomène social aux actes qui ne disposent qu’à l’égard d’une seule
partie de cet ensemble. Pour illustrer la différence entre acte individuel et réglementaire, l’on
peut se servir de l’exemple du permis de construire : tandis que l’acte réglementaire précise
les conditions dans lesquelles les citoyens pourront l’obtenir, l’acte individuel l’octroiera ou
non au citoyen qui en a fait la demande. Ainsi, alors que l’acte réglementaire est susceptible
de s’appliquer à tous, l’acte individuel se limite à une frange de la population.
1137. Dans le cadre de la solution envisagée, l’effet suspensif serait attaché à la nature du
recours exercé. Le fait de déposer un recours en excès de pouvoir contre une décision
administrative entraînerait, mécaniquement, la suspension de ses conséquences matérielles.
En combinant le changement envisagé avec le champ du recours, la nature de l’acte contesté
n’aurait aucune incidence sur l’existence de l’effet suspensif. Ainsi, autant les actes
réglementaires qu’individuels verraient leur exécution suspendue sous l’effet de la
contestation juridictionnelle. Les conséquences pratiques d’une telle situation pourraient alors
être fâcheuses. En effet, tous les actes, même contestés par une personne aux motivations
troubles, se verraient empêchés de déployer leurs effets matériels. Or, si cela peut s’envisager
pour les actes individuels, certaines questions pouvant quand même se poser comme la
situation des tiers, de sérieux inconvénients empêchent cette réflexion à l’égard des actes
réglementaires. En ne visant personne, ces actes s’adressent à la totalité du champ
social. Finalement, leur imprécision implique qu’ils ne réglementent pas un élément – les
relations d’un groupe visé de personnes, la réglementation d’un projet, l’établissement d’une
sanction – mais qu’ils doivent au contraire déterminer le fonctionnement du cadre global.
1138. De la sorte, les actes réglementaires forment le support sur lequel l’ensemble de la
société peut déterminer son comportement, ce qui est en conformité avec leur fonction
328
J.-C. Ricci, Droit administratif général, 6ème éd., 2016, Vanves, Hachette supérieur, HU, n° 310, p. 171.
558
originelle, visant à concrétiser la volonté du législateur329. Ce type d’actes est donc essentiel à
la cohésion sociale, afin de fixer le cadre et les limites de la société. C’est au regard de leur
importance sociale que leur suspension est susceptible de poser problème. Suspendre
l’application des actes réglementaires priverait la société de ses repères normatifs. En cela, la
suspension peut être un « danger » car c’est toute la société qui serait figée et toute sa
structure qui serait menacé.
1139. De plus, le schéma contentieux du recours contre un acte réglementaire ne semble pas
adapté à l’effet suspensif. En effet, le recours en excès de pouvoir contre un tel acte reste le
fait d’un particulier330 qui n’agit que très rarement de manière désintéressée. Ainsi, le
requérant oppose à la dimension générale de l’acte réglementaire son seul intérêt personnel.
Étant dans le cadre d’un excès de pouvoir, le fait qu’il doive seulement invoquer la légalité
objective ne signifie pas qu’il n’agisse pas pour son intérêt personnel. Ainsi, s’opposent les
visées personnelles du requérant à la dimension collective de l’acte réglementaire. Or,
attacher un effet suspensif à de tels recours, c’est empêcher la société « d’avancer » à raison
de la seule défense des intérêts « personnels » du requérant. Mettre en place cette solution
revient à faire de l’individu la valeur suprême puisqu’il primerait sur l’encadrement de la
société. A contrario, la suspension dans le cadre des recours contre les actes individuels est
moins problématique car ce contentieux – au pire – met aux prises un particulier, qu’il soit
membre de la catégorie visée par l’acte ou un tiers intéressé, avec les autorités. L’action
juridictionnelle du requérant ne suspendrait qu’un acte qui lui est spécialement destiné ou,
dans le cas du tiers intéressé, qui ne concerne qu’une situation précise. En quelque sorte, la
suspension peut se justifier par le fait que la société n’est pas impliquée dans le litige. Ses
effets, en ne s’appliquant qu’à la frange de la société intéressée, sont plus supportables que
pour l’acte réglementaire dont le contentieux convoque l’ensemble de la société au prétoire.
1140. Pour résumer, le contentieux des actes réglementaires possède une nature particulière.
Par exemple, il a pu être relevé qu’en vertu de son pouvoir de réformation, le juge de pleine
juridiction est « particulièrement inadapté au contentieux des actes réglementaires »331. Ce
constat est d’autant plus logique qu’un tel acte est impersonnel, qu’il ne crée jamais de droits
329
Bien que depuis 1958 et l’article 37 de la Constitution de la 5 ème République existe un pouvoir réglementaire
autonome, le règlement demeure dans son essence destiné à permettre l’application de la loi.
330
Bien que ce soit le cas le plus classique, le recours peut également être le fait d’une association. Dans ce cas,
cette dernière oppose un intérêt sectoriel à l’intérêt général défendu par l’administration au nom de la société.
C’est donc, malgré la nuance, le même rapport que dans le cas du requérant : un acte pris en vue de satisfaire
l’intérêt général, donc toute la société, est paralysé au nom de la protection d’un intérêt dont le spectre est, par
nature, moins large que celui défendu par l’acte réglementaire. Même dans le cas désormais fréquent où le juge
est saisi de la légalité d’un acte réglementaire par une administration, c’est une collectivité territoriale qui
défendra donc les intérêts d’une partie seulement du spectre plus large que défend l’acte réglementaire.
331
M. Guyomar, « Quel est l’office… », op. cit.
559
acquis332, qu’il n’a pas pour vocation de régler des relations subjectives, autant d’indices
allant dans le sens d’un litige limité à un pur contrôle de légalité objective. De là, il semble
permis de considérer que l’idée d’y accoler un effet suspensif, caractéristique subjective, n’est
pas vraiment adaptée. Si la seule existence du pouvoir de réformation du juge ne paraît pas
appropriée à la contestation des actes réglementaires, l’on voit mal comment le seul dépôt du
recours pourrait être suspensif. Cette atrophie des pouvoirs du juge333 dans le cadre du
contentieux réglementaire s’explique par le fait que la compétence pour adopter des actes
réglementaires n’est pas très répandue dans l’ordre juridique français334. De cette restriction
découle le fait que « le juge d’un décret réglementaire ne s’arrogera pas le pouvoir que le
premier ministre tient de l’article 21 de la Constitution »335. La nature particulière des actes
réglementaires commande donc les caractéristiques de leur contentieux : à ce propos, il
semblerait que les actes réglementaires ne puissent pas être confrontés à un pouvoir
juridictionnel fort disposant de pouvoirs élargis.
1141. Puisqu’attacher un effet suspensif aux recours en excès de pouvoir implique d’accepter
la suspension de tous les actes pouvant y être déférés, la solution doit être rejetée dans son
ensemble. Le refus de cette proposition peut en grande partie se justifier par les conséquences
pratiques de la suspension des actes réglementaires : en ce qu’ils fixent les règles de
332
La formulation explicite de la jurisprudence dispose que « nul n’a de droit acquis au maintien d’une
disposition réglementaire » ce qui implique que l’administration, par le biais de l’autorité compétente en la
matière puisse à tout moment abroger ou modifier ce type d’actes. En ce sens, v. CE, 25 juin 1954, req.
n° 13993, Syndicat national de la meunerie à seigle : Rec. Leb., p. 379 ; D., 1955, J., p. 49, concl. J. Donnedieu
de Vabres – CE, sect., 27 janv. 1961, req. n° 38661, Sieur Vannier : Rec. Leb., p. 60, concl. J. Kahn ; AJDA,
1961, p. 75, note J.-M. Galabert et M. Gentot – CE, sect., 5 mai 1972, req. n° 83752, Ministre de la santé
publique et de la Sécurité sociale c/ Demoiselle Noyer : Rec. Leb., p. 342 – CE, sect., 26 janv. 1973, req.
n° 89179 et 89180, Société Leroi et Lardereau. Syndicat général du commerce en gros des viandes de Paris-La-
Villette. Chambre syndicale des commissaires en bestiaux de Paris-La-Villette : Rec. Leb., p. 74 – CE, 19 nov.
1986, req. n° 41852 et 45416, Société Smanor : Rec. Leb., p. 260 ; AJDA, 1986, p. 681, chron. M. Azibert et
M. de Boisdeffre – CE, ass., 1er juill. 1988, req. n° 63263, Avesques et autres : Rec. Leb. , p. 267 ; AJDA, 1988,
p. 580, chron. M. Azibert et M. de Boisdeffre ; AJDA, 1988, p. 605, concl. C. de la Verpillière – CE, 10 mars
1995, req. n° 117094, Association des pilotes professionnels : Rec. Leb., p. 645 – CE, sect., 13 déc. 2006, req.
n° 287845, Mme Lacroix, préc.
333
Le juge administratif ne s’autorise que rarement à commander le titulaire du pouvoir réglementaire, sauf en
cas de carences de sa part. Par exemple, il n’a pu le faire que pour rectifier de simples erreurs matérielles qui
n’entachaient pas, sur le fond, la légalité des dispositions contestées. Dans ce cas, le juge ne réécrivait pas la
volonté du pouvoir réglementaire puisqu’il ne faisait que redonner à celle-ci la teneur qui était réellement la
sienne en corrigeant simplement une erreur « de frappe ». Cf. en ce sens, CE, 25 mars 2002, req. n° 224055,
224177, 224254, 224327 et 22437, Caisse d’assurance-accidents agricoles du Bas-Rhin et autres : Rec. Leb.,
p. 110.
334
Il est de coutume de dire que c’est le Premier ministre qui possède, en vertu de l’article 21 de la Constitution
de 1958, le pouvoir réglementaire de droit commun exception faite des domaines « réservés » en cette matière au
Président de la République par l’article 13 de ce même texte. Pour être complet, il nous faut rappeler qu’en vertu
d’une jurisprudence classique (CE, sect., 7 févr. 1936, req. n° 43321, Sieur Jamart : Rec. Leb., p. 172 ; S., 1937,
III, p. 113, note J. Rivero), l’ensemble des ministres et des autorités locales déconcentrées ou décentralisées
dispose également du pouvoir réglementaire dans le seul but d’organiser leur service. Enfin, ce pouvoir a
également été reconnu aux autorités administratives indépendantes dans le but de leur permettre de mener à bien
leur mission et aux collectivités territoriales dans le cadre de leurs compétences (cf. Art. 72 al. 3 de la
Constitution).
335
D. Labetoulle, op. cit, ét. n° 2317.
560
l’ensemble de la société, leur contestation ne doit pas pouvoir entraîner leur paralysie. En
outre, le schéma de ce contentieux particulier semble ne pas être adapté à un tel élargissement
de la protection des requérants. Mais ce n’est pas le seul vice dont souffre cette solution
puisqu’attacher un effet suspensif aux seuls recours en excès de pouvoir est fondé sur une
catégorisation trop artificielle (B).
1142. La solution envisagée revient à n’attribuer un effet suspensif qu’aux recours en excès
de pouvoir sur la base de leur opposition avec le plein contentieux. La distribution de la
suspension attachée au dépôt du recours serait ainsi toute entière fondée sur la classification
formelle des recours qui les répartit en fonction des pouvoirs du juge. Celle-ci, au regard de
son utilisation fréquente peut être encore considérée comme pertinente. C’est donc à la fois
sur un lieu commun du contentieux administratif, une de ses théories intemporelles et – au
moins en apparence – des plus solides, que se fonde le système envisagé. Seulement, le critère
sur lequel elle est construite, la différence de pouvoirs du juge, semble avoir vécu.
1143. L’histoire de la classification formelle débute lorsque le recours en excès de pouvoir
devient une voie de droit autonome du plein contentieux. Son extraordinaire développement
est lié avec l’essor considérable de l’excès de pouvoir dans la justice administrative. Par
conséquent, il était quasiment naturel d’opposer ce contentieux « médiatique » où le juge était
limité à l’annulation et le contentieux dans lequel il pouvait s’imposer vis-à-vis des autorités.
La classification avait le mérite d’être ancrée dans les esprits en imageant, dans une formule
quasi « publicitaire », cette distinction de la moindre juridiction et de la pleine juridiction.
Puisque tout l’intérêt de la dichotomie était d’opposer un juge borné à l’annulation des actes
illégaux à un juge disposant de tous les pouvoirs possibles, celle-ci ne vaut que si la différence
signifie encore quelque chose. Or, comme le relève le professeur Melleray, le critère des
pouvoirs du juge n’est aujourd’hui plus véritablement pertinent336.
1144. Avant de remonter jusqu’à la loi de 1995 et la reconnaissance du pouvoir d’injonction
dans l’excès de pouvoir, élément moteur du rapprochement, l’on peut dire que l’office de ce
juge s’est largement assoupli. Le schéma selon lequel en excès de pouvoir le juge ne peut
qu’annuler rétroactivement les actes à propos desquels il constate une illégalité est dépassé.
En effet, le rapport entre l’illégalité et l’annulation s’est relâché dans la mesure où le juge
dispose d’un important panel de solutions à opposer à l’illégalité administrative. Dans le
336
F. Melleray, Essai…, op. cit., p. 79 et s.
561
schéma originel, le juge de l’excès de pouvoir était lié par le constat d’une illégalité qui devait
entraîner la disparition rétroactive de l’acte. En clair, dans la classification formelle, la
spécificité de l’excès de pouvoir est de contraindre le juge à ne pouvoir qu’annuler l’acte
contesté.
1145. Or, ce temps n’est plus tant la tâche contemporaine « du juge de l’excès de pouvoir ne
se borne pas à détecter des violations de la légalité et à en déduire automatiquement que la
décision viciée doit être annulée : le juge recourt à toute une palette de solutions ou de
mécanismes qui peuvent le conduire à confirmer finalement la décision en rejetant le
recours »337. L’annulation n’y est que le dernier recours lorsque toutes les alternatives ne
pourront pas jouer. Ainsi, là où le juge administratif devait rester aveugle aux conséquences
de sa décision d’annulation, il doit entrer dans le cœur du litige pour prononcer la décision la
plus adaptée à la situation rencontrée. Le juge peut désormais mobiliser un ensemble de
pouvoirs en fonction de paramètres338 qu’il doit prendre en compte. Ce changement, bien
connu et largement documenté, a déjà été traité en amont et c’est pourquoi l’on ne reviendra
que très rapidement dessus.
1146. En lieu et place de la seule annulation, l’on retrouve au bénéfice du juge de l’excès de
pouvoir la possibilité de procéder à une abrogation de l’acte, voire de décaler dans le temps
les effets de cette dernière. Ainsi, le juge peut moduler dans le temps 339 les conséquences de
sa décision. C’est là la première illustration de ce que le juge s’est considérablement élargi
l’horizon possible des décisions qu’il peut rendre dans le cadre de l’excès de pouvoir. Par ce
seul élément déjà, le critère de la classification formelle entre un juge qui ne peut qu’annuler
et un autre qui pourrait s’adapter à la situation rencontrée perd de sa pertinence. Mais ce n’est
pas la seule donnée qui permet d’évoquer une transformation de l’office du juge de l’excès de
pouvoir. Celui-ci peut également « neutraliser » l’illégalité que le requérant soulève justement
contre l’acte administratif.
337
I. de Silva, « concl. sur CE, 6 févr. 2004, Mme Hallal », RFDA, 2004, p. 741.
338
Parmi ces variables, l’on retrouve notamment la gravité du vice de légalité, les conséquences pour les parties
ou l’intérêt général de la rétroactivité ou encore la possibilité de régularisation de l’acte.
339
CE, 27 juill. 2001, req. n° 222509, Titran : Rec. Leb., p. 411 ; AJDA, 2001, p. 1046, chron. M. Guyomar et
P. Collin – CE, ass., 29 juin 2001, req. n° 213229, Vassilikiotis : Rec. Leb., p. 303, concl. F. Lamy; AJDA, 2001,
p. 1046, chron. M. Guyomar et P. Collin ; LPA, 2001, n° 212, p. 12, note S. Damarey ; Europe, 2001, p. 265,
comm. P. Cassia ; RDP , 2002, p. 748, note Ch. Guettier ; RRJ , 2003, p. 1513, note F. Blanco ; DA, mars 2004,
chron. n° 6, p. 8, chron. C. Broyelle ; GACA, 5ème éd., 2016, Paris, Dalloz, n° 67, p. 1249 – CE, ass.,
11 mai 2004, req. n° 255886, 255887, 255888, 255889, 255890, 255891 et 25 5892, Association AC ! et autres,
préc.
562
1147. Pour ce faire, plusieurs techniques sont à la disposition du juge pour constater
l’illégalité sans en tirer de conséquence parce qu’elle est mineure340. Ainsi, le juge s’ouvre
une « porte de secours » pour éviter de prononcer l’annulation sans rejeter la requête. Dans le
même sens, il peut user de la substitution des motifs341 ou de la base légale342 de l’acte
contesté devant lui. Par ces voies, il constate un vice de légalité sans faire disparaître
rétroactivement l’acte de l’ordre juridique. Pis, il va confirmer son existence et sa validité en
modifiant lui-même, du fait de sa seule initiative – pour la substitution de base légale343 – ou
sur demande de l’administration – pour la substitution de motifs –, son contenu.
1148. Plus qu’une simple nuance d’un office restreint à la seule annulation, ces techniques
ont libéré le champ des pouvoirs du juge de l’excès de pouvoir qui se défait de l’image d’un
juge « de moindre juridiction ». En pouvant – sous certaines conditions – neutraliser les
irrégularités, basculer de l’annulation à l’abrogation et même modifier les fondements de
l’acte administratif, le juge de l’excès de pouvoir semble ne plus être enfermé dans une option
restreinte à l’annulation ou au rejet. Dès lors, c’est tout le fondement de la classification
formelle qui s’effrite.
1149. Cette distinction entre recours en excès de pouvoir et pleine juridiction sur la base des
pouvoirs du juge semble appartenir au passé. C’est ce que confirme la perplexité du président
Labetoulle « à l’égard de la distinction, parmi les recours contestant la légalité d’actes
administratifs unilatéraux, entre ceux relevant de l’excès de pouvoir et ceux relevant du plein
contentieux »344. Ce sentiment que « la tendance à long terme va dans le sens de la poursuite
du rapprochement et peut-être de l’unification »345 entre les contentieux s’est renforcé au fil
de l’enrichissement de l’office du juge de l’excès de pouvoir. À la fin de cet exposé, « s’il
reste un (dernier) élément (vraiment) caractéristique de ce qu’est l’essence du contentieux de
340
C’est ce que l’on appelle le vice de légalité non substantiel. V. en ce sens, CE, ass., 23 déc. 2011, req.
n° 335033, Danthony et autres : Rec. Leb., p. 649 ; RFDA, 2012, p. 284, concl. G. Dumortier, p. 296, note
P. Cassia, p. 423, ét. R. Hostiou ; AJDA, 2012, p. 195, chron. X. Domino et A. Bretonneau, p. 1484, ét.
C. Mialot, p. 1609, trib. B. Seiller ; DA, mars 2012, comm. n° 22, p. 29, note F. Melleray ; JCP , 2012, n° 558,
p. 907, note D. Connil ; AJDA, 2013, p. 1733, chron. X. Domino et A. Bretonneau.
341
CE, sect., 6 févr. 2004, req. n° 240560, Mme Hallal, préc. Cet arrêt renversait une jurisprudence de 1976 qui
refusait d’accepter que l’administration puisse procéder à cette substitution de motifs (CE, sect., 23 juill. 1976,
req. n° 96526, Min. du travail c/ Urssaf du Jura : Rec. Leb., p. 362 ; RA, 1976, p. 607 ; AJDA, 1976, p. 416,
chron. M. Nauwelaers et L. Fabius).
342
CE, sect., 8 mars 1957, req. n° 33931 et 33932, Sieur Rozé et autres : Rec. Leb., p. 147, concl. C. Mosset ;
AJDA, 1957, II, p. 181, chron. J. Fournier et G. Braibant – CE, sect., 3 déc. 2003, req. n° 240267, Préfet de la
Seine-maritime c/ M. El Bahi : Rec. Leb., p. 479, concl. J.-H. Stahl ; AJDA, 2004, p. 202, chron. F. Donnat et
D. Casas ; RFDA, 2004, p. 733, concl. J.-H. Stahl.
343
Ilest possible pour le juge de l’excès de pouvoir de faire, sur la base de sa seule initiative, une substitution de
base légale bien que cela ne reste qu’une simple faculté depuis la jurisprudence Préfet de la Seine-Maritime c/
M. El-Bahi précitée.
344
D. Labetoulle, op. cit., ét. n° 2317.
345
M. Rougevin-Baville, R. Denoix de Saint-Marc et D. Labetoulle, Leçons de droit administratif, 1989, Paris,
Hachette, PES, p. 486.
563
l’excès de pouvoir, il tient en effet à ce qu’en excès de pouvoir le juge n’a pas à substituer sa
décision à celle de l’administration »346. Or, cet argument s’est trouvé un temps menacé par
une interprétation de l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme selon
laquelle il exigerait, peu importe le contentieux, un pouvoir de réformation347. Cette lecture
n’était pas partagée par le Conseil d’État qui a estimé que le recours en annulation, dénué de
toute possibilité de réformation, répond, au sens de la Convention, aux exigences de la pleine
juridiction348. Si ce péril fut écarté, la question a pris un tour nouveau depuis 1995 et la loi,
révolution349 de la procédure administrative contentieuse, qui a ouvert un pouvoir d’injonction
au juge de l’excès de pouvoir.
1150. Il est à peu près certain que « la distinction excès de pouvoir/plein contentieux a été
reléguée à l’arrière-plan dans le grand remodelage du droit du contentieux administratif qui a
suivi la loi de 1995 »350. L’affaiblissement de la répartition formelle des recours est en grande
partie la conséquence de ce que le juge de l’excès de pouvoir peut enjoindre aux autorités
administratives. C’est assez naturel car, en maniant l’injonction, le juge peut forcer
l’administration à réexaminer la situation du requérant dans le but de prendre une nouvelle
décision351 ou la forcer à agir dans un sens qu’implique la décision juridictionnelle352. Ce
nouveau pouvoir, destiné à faciliter l’exécution des décisions du juge administratif, permet au
juge d’imposer à l’administration de modifier la décision contestée. Mieux, le juge peut aller
jusqu’à dessiner les contours du nouvel acte administratif que doivent prendre les autorités.
En clair, si le juge ne réécrit pas la décision ayant fait l’objet du contrôle, l’administration le
fait sous sa dictée ce qui revient, in fine, au même. Il est vrai que « si le juge de plein
contentieux se distingue du juge de l’excès de pouvoir en ce qu’après avoir constaté
l’illégalité d’une décision il peut la réformer, cette réformation est-elle très différente de la
prescription de prendre une mesure dans un sens déterminé ? Différence de degré peut-être,
mais sans doute pas de nature »353. Ainsi, le juge, qu’il intervienne en excès de pouvoir ou en
plein contentieux – bien que l’injonction soit conditionnée dans le premier cas à une situation
346
J.-F. Brisson, op. cit.
347
Cass. com., 29 avril 1997, req. n° 95-20001, Ferreira : Bull. civ., 1997, IV, n° 110 ; D., 1997, p. 134 – Cass.
com., 22 févr. 2000, req. n° 97-17945, Mme Ferrière : Bull. civ., 2000, IV, n° 37.
348
V. en ce sens, CE, ass., 1er mars 1991, req. n° 112820, Le Cun, préc.
349
L’expression s’entend ici comme la caractéristique d’un « brusque changement », de ceux-là mêmes qui
modifient profondément le régime d’une chose, qu’elle soit politique, juridique ou même scientifique. Nous
écartons donc ici l’idée d’un retour en arrière, jusqu’à un point de départ.
350
D. Labetoulle, op. cit, ét. n° 2317.
351
CJA, art. L. 911-2.
352
CJA, art. L. 911-1.
353
D. Labetoulle, op. cit, ét. n° 2317.
564
de compétence liée – possèderait des pouvoirs similaires354. La réforme de 1995, si elle n’a
pas supprimé au niveau formel la principale dissemblance entre les contentieux, les a au
moins rapprochés.
1151. Ce constat a amené certains à considérer qu’il existe « beaucoup plus de différence
entre le juge de l’excès de pouvoir d’avant la loi de 1995 et le juge de l’excès de pouvoir
d’après la loi de 1995 qu’entre ce juge de l’excès de pouvoir d’après la loi de 1995 et le juge
de l’annulation de plein contentieux »355. La reconnaissance de l’injonction au bénéfice du
juge de l’excès de pouvoir aurait fait plus qu’effriter les bases de la classification formelle,
elle les aurait fait voler en éclats. C’est d’autant plus vrai que dans le cadre de l’exercice du
pouvoir d’injonction, le juge « est tenu, ne serait-ce que pour instruire la demande
d’injonction, de se comporter à la manière du juge de plein contentieux et de se placer à la
date où il statue afin de se prononcer sur les mesures d’exécution demandées par le
requérant »356. En effet, depuis des décisions Leveau 357, Bourezak358 et Berrad359 qui viennent
renverser une jurisprudence Reghis360 encore hésitante, le juge de l’injonction, même en excès
de pouvoir, doit tenir compte des éléments intervenus depuis le jour d’édiction de la décision
contestée. La formulation est claire puisqu’il « appartient au Conseil d’État, lorsqu’il est saisi
(…) de conclusions tendant à ce que soit prescrite une mesure d’exécution dans un sens
déterminé, de statuer sur ces conclusions en tenant compte de la situation de droit et de fait
existant à la date de sa décision »361. Ainsi, l’attribution au juge de l’excès de pouvoir de
nouveaux pouvoirs, comme pour l’injonction, semble aller plus loin que le rapprochement
entrevu. Le recours en excès de pouvoir subit une transformation telle qu’il impose au juge de
souscrire à l’utilisation des règles du plein contentieux. Ces nouveaux pouvoirs semblent bien
ouvrir un mouvement par lequel le juge de l’excès de pouvoir voit son office se transformer
peu à peu.
354
V. sur cette équivalence les développements très fouillés du professeur Melleray dans sa thèse : F. Melleray,
Essai…, op. cit., p. 84 et s.
355
D. Labetoulle, op. cit, ét. n° 2317.
356
J.-F. Brisson, op. cit. V. également en ce sens CE, 4 juill. 1997, req. n° 156298, Epoux Bourezak : Rec. Leb.,
p. 278 ; AJDA, 1997, p. 584, chron. D. Chauvaux et T.-X. Girardot ; RDP , 1998, p. 271, note P. Waschmann ;
RFDA, 1997, p. 815, concl. R. Abraham ; Quot. Jur., 1997, n° 85, p. 5.
357
CE, 4 juill. 1997, req. n° 161105, Leveau : Rec. Leb., p. 282 ; RFDA, 1997, p. 819, concl. J.-H. Stahl ; AJDA,
1997, p. 584, chron. D. Chauvaux et T.-X. Girardot.
358
CE, 4 juill. 1997, req. n° 156298, Epoux Bourezak, préc.
359
CE, sect., avis, 30 nov. 1998, n° 188350, Berrad : JO , 22 déc. 1998, p. 19392 ; DA, 1999, n° 3, n° 75, note
S. Traoré ; RFDA, 1999, p. 551, concl. F. Lamy et note Ch. Guettier.
360
CE, 18 oct. 1995, req. n° 156252, Ministre de l’intérieur c/ Epoux Reghis : Rec. Leb., pp. 832 et 989 ; AJDA,
1996, p. 115, chron. J.-H. Stahl et D. Chauvaux.
361
CE, 4 juill. 1997, req. n° 156298, Epoux Bourezak, préc.
565
1152. D’ailleurs, cette distinction procédurale déterminant le moment où le juge doit se
placer pour statuer peut paraître artificielle du fait d’autres aspects que l’utilisation du plein
contentieux dans le cadre de l’injonction. Il est vrai que « le “principe” selon lequel le juge de
plein contentieux se place à la date à laquelle il statue pour apprécier la situation de droit et de
fait ne s’applique ni en matière fiscale ni en matière de pensions »362 ce qui relativise la
présentation classique, parfois dogmatique. Logiquement, la rupture entre le recours en excès
de pouvoir et celui de pleine juridiction est aussi en perte de vitesse du fait de la codification
et de la simplification qui en découle. Ainsi, dans le Code de justice administrative, de plus en
plus d’articles font une simple référence aux « recours »363 sans préciser leur nature ou aux
« requêtes en annulation »364, semblant transcender les catégories traditionnelles. C’est toute
la dichotomie de Laferrière qui se désagrège du fait du rapprochement des régimes
contentieux.
1153. Deux éléments au moins, en sus de ceux mentionnés, soutiennent cette tendance.
Premièrement, la jurisprudence choisit de diriger petit à petit les requérants vers le juge de
plein contentieux, et ce, dans des contentieux « de masse ». Des domaines entiers, tel celui
des sanctions365, se voient transférés de l’excès de pouvoir au plein contentieux au point que
le premier puisse paraître voué à disparaître. Tout se passe « comme si le contentieux des
contrats administratifs était absorbé par le plein contentieux, à tel point que le recours pour
excès de pouvoir n’aurait désormais qu’un rôle de second plan à y jouer, voire peut-être
même demain plus aucun rôle du tout »366. Le juge de l’excès de pouvoir perd du terrain au
profit du juge de plein contentieux, censé assurer une meilleure protection des requérants.
Deuxièmement, l’excès de pouvoir est en proie à un profond mouvement de subjectivation.
Du fait de cette tendance récente, le juge de l’excès de pouvoir tend à devenir le juge de la
situation litigieuse et plus seulement celui de la légalité des actes. Dès lors, il semble délicat
de qualifier encore aujourd’hui le contentieux de l’excès de pouvoir de contentieux de la
362
D. Labetoulle, op. cit, ét. n° 2317.
363
L’article L. 311-7 du CJA prévoit la compétence en premier et dernier ressort du Conseil d’État pour un
ensemble de « recours » listés en son sein.
364
L’article R. 779-1 du CJA prévoit que, dans le contentieux du stationnement des gens du voyage, les requêtes
contre les décisions de mise en demeure de quitter les lieux se voient appliquer le régime juridique des « requêtes
en annulation » sans pour autant préciser cette catégorie dans le cadre de la distinction traditionnelle. Or, quand
l’on sait que la catégorie des recours objectifs de plein contentieux ne cesse de voir ses rangs gonfler, le
« contentieux de l’annulation » est de plus en plus partagé entre les deux catégories, celles du recours en excès
de pouvoir et celles du plein contentieux.
365
CE, ass., 16 févr. 2009, req. n° 274000, Société ATOM : Rec. Leb., p. 25, concl. C. Legras ; RFDA, 2009,
p. 259, concl. C. Legras ; Dr. fisc., 2009, p. 275, concl. C. Legras ; JCP A, 2009, n° 2089, note D. Bailleul ;
RJEP , 2009, n° 665, p. 35, note F. Melleray ; Gestion et fin. pub., 2009, n° 7, p. 620, note J.-L. Pissaloux.
366
F. Brenet, « Le recours pour excès de pouvoir… », op. cit.
566
moindre juridiction et ce d’autant plus lorsque l’on sait que le juge y dispose par exemple du
pouvoir d’enjoindre au premier ministre.
1154. Cette conjonction d’une réduction progressive du champ de l’excès de pouvoir
associée à sa subjectivation a pu faire croire que l’excès de pouvoir était en voie de
disparition367. Sans aller jusque-là, l’excès de pouvoir se rapproche par contre sérieusement
du contentieux de la pleine juridiction. En bref, les différences qui existaient entre les deux
contentieux tendent à disparaître ce qui a pour conséquence de fragiliser la pertinence de la
classification formelle. Le propos pourrait paraître excessif mais l’évolution est loin d’être
anodine comme le confirme le président Labetoulle qui considère que « si la distinction
subsiste, elle n’est plus un élément constitutif ou explicatif ; elle n’a plus le caractère
structurant du droit du contentieux administratif ; les évolutions de ces dernières années se
sont faites non pas tant contre elle que sans référence à elle ; elles l’ont presque ignorée »368.
Sur la base de ce constat, c’est toute la classification formelle qui perd son intérêt. Par
conséquent, c’est aussi toute la distribution envisagée de l’effet suspensif qui tomberait avec
elle. Puisque « le rapprochement des offices du juge de l’excès de pouvoir et celui de pleine
juridiction est tel qu’il n’est plus possible de qualifier le premier, au moyen d’un a contrario
provocateur, de “juge de moindre juridiction” »369, la répartition des recours basée sur
l’étendue des pouvoirs du juge doit être abandonnée et ne peut donc servir à distribuer l’effet
suspensif.
367
M. Bernard, « Le recours pour excès de pouvoir est-il frappé à mort ? », AJDA, 1995, n° spéc., p. 190.
368
D. Labetoulle, op. cit, ét. n° 2317.
369
M. Guyomar, « Quel est l’office… », op. cit.
567
568
CONCLUSION DU CHAPITRE 1
1
R. Odent, Contentieux administratif, t. 1, 2007, Paris, Dalloz, préf. R. Denoix de Saint Marc, rééd. 1981, p. 52.
570
571
Chapitre 2 – Des propositions intermédiaires aux
fondements théoriques incertains
1159. Le principe de l’absence d’effet suspensif des recours est de ces principes
hégémoniques du contentieux administratif. C’est notamment à raison de son application
« absolue » et du déséquilibre qui en est la conséquence que l’on propose de reconstruire son
dépassement. Par-là, c’est plus que son contenu, son expression absolutiste que l’on cherche à
évincer. Soucieux de ne pas reproduire à l’opposé le déséquilibre évoqué, l’on a dû envisager
de construire une proposition intermédiaire par laquelle la distribution mesurée d’un effet
suspensif serait possible. Dès lors, il fallait se mettre en quête d’un critère à même d’élaborer
des catégories de recours entre lesquelles l’on pourrait répartir l’effet suspensif. En ce sens, il
est possible d’envisager de nombreuses répartitions à partir de critères dont l’origine peut être
variée. Autant la doctrine, le droit positif que le droit comparé peuvent effectivement nous
inspirer dans cette entreprise d’envergure.
1160. Dans ces potentialités, l’on ne peut retenir que celles pour lesquelles il est possible
d’envisager une forme d’abstraction. Il est nécessaire, au vu des hypothèses déjà écartées, que
la solution espérée puisse constituer un vrai schéma répartiteur sans tomber dans une
casuistique. Ensuite, les propositions de distribution de l’effet suspensif doivent s’inscrire
dans la perspective d’une amélioration mesurée de la protection des requérants, et
spécialement des particuliers : le but du dépassement proposé est effectivement de parvenir à
rééquilibrer la relation contentieuse entre les autorités administratives et les destinataires des
actes qu’elles adoptent.
1161. À partir de cette grille d’analyse, il a été possible de retenir deux propositions
intermédiaires1 qui semblent taillées en ce sens. En tentant d’abord de distinguer en fonction
1
Cette présentation n’est évidemment pas exhaustive dans la mesure où d’autres critères de différenciation
pouvant représenter une porte d’entrée à une reconstruction intermédiaire auraient pu être envisagés. À vrai dire,
il existe autant de possibilités que de lectures ou d’appréciations du contentieux administratif et il n’est
décemment pas possible de toutes les analyser, voire même de les envisager dans le cadre de ce travail. Les deux
propositions retenues sur lesquelles notre attention s’est concentrée nous ont semblé les plus pertinentes. C’est
d’ailleurs pour cette raison qu’on les étudiera plus en détail ici. Car, parmi la grande variété de ces potentielles
propositions, la plupart d’entre elles ne sont manifestement pas conformes aux caractéristiques attendues. Sur
cette base, de nombreuses propositions intermédiaires, parmi lesquelles l’on dira un mot que quelques-unes,
auraient pu pareillement être rejetées. Qu’il s’agisse des classifications du professeur Kornprobst (fondée sur la
cause de la demande) ou des professeurs Debbasch et Ricci (fondée sur l’objet de la demande), elles aboutissent
toutes les deux à une forme de présentation casuistique. L’on aurait pu également envisager fonder un
renouvellement du principe sur la base du critère d’une forme d’urgence attachée au recours, qui, au bout du
compte, reviendrait à organiser un système casuistique. Il est possible de tenir le même raisonnement dans le cas
de la perspective d’une réorganisation fondée sur le caractère établi ou non de la jurisprudence utilisée par le
requérant. Enfin, en ce qui concerne une potentielle redistribution à partir de la qualité du requérant (par exemple
selon qu’il est une personne publique ou une personne privée), quelles qu’en soient les modalités, le système
ainsi établi serait profondément déséquilibré.
572
de la nature des actes contestés la relation nouée entre leurs auteurs (les autorités
administratives) et leurs destinataires pour en tirer des conséquences procédurales, l’on peut
espérer construire un schéma qui remplit les caractéristiques attendues. Ainsi, lorsque le
requérant est confronté à une administration « exorbitante » et unilatérale, qu’il subit la
décision contestée, le contentieux peut rééquilibrer la relation par un effet suspensif. La
situation inverse pourrait au contraire ne pas appeler une protection au bénéfice des
requérants, leur relation avec les autorités n’étant pas totalement déséquilibrée. La distinction
entre les actes de puissance et ceux de gestion est à même de supporter la construction d’un
tel schéma. Si la perspective est intéressante, cette attraction des actes de puissance ne résiste
pas à une analyse poussée au bout de laquelle elle se révèle illusoire (Section 1). Dans sa
lignée, la structure finaliste propose de répartir les recours en fonction de l’objectif pour
lequel ils ont été créés. Selon qu’ils ont vocation à défendre prioritairement les intérêts des
requérants ou de la collectivité, les recours seront individualistes ou holistes. À partir de cette
dichotomie, il semble possible de construire un système de répartition susceptible d’aboutir à
l’équilibre recherché. Là encore, malgré ce potentiel, l’attraction de la structure finaliste
apparaît après une analyse poussée, inappropriée (Section 2).
1162. La puissance publique est une notion que l’on retrouve au croisement du droit
administratif et du droit constitutionnel2. Celle-ci, représentant à la fois la source, le
fondement et l’expression de l’autorité de l’État est une notion mythique, voir mystique, du
droit public. Elle peut s’apprécier comme étant au point de départ de sa spécificité dans la
mesure où elle possède un rapport particulier avec le sacré et le transcendant3. Partant de
l’idée que la puissance publique irrigue toute la construction du droit public en possédant un
rapport privilégié au pouvoir étatique, le droit administratif et son contentieux ne pouvaient
s’en détourner. Sans prétendre régler le débat entre les disciples de l’école du service public
de Duguit et ceux de la puissance publique d’Hauriou, il semble que cette dernière, comme
son homologue d’ailleurs, soit solidement arrimée à l’idéologie du droit et du contentieux
2
Ce croisement est notamment lié au fait que la notion est souvent rapprochée de la souveraineté. V. en ce sens,
É. Picard, « L’impuissance publique en droit », AJDA, 1999, n° spéc., p. 16 ; J.-M.Sauvé, « État de droit et
efficacité », AJDA, 1999, p. 119 ; J.-A. Mazères, « Qu’est-ce que la puissance publique ? », in Ph. Raimbault
(dir.), La puissance publique à l’heure européenne, 2006, Paris, Dalloz, Thèmes et commentaires, p. 32. Pour
une étude complète sur la question qui conclut pour sa part à une dissociation des notions, v. A. Haquet, « La
puissance publique entre droit constitutionnel et droit administratif », in La puissance publique, 2012, Paris,
LexisNexis, Colloques & Débats, t. 37, Travaux de l’AFDA, t. 5, p. 45.
3
V. en ce sens, Ch. Lavialle, « De la pérennité de la puissance publique », JCP G , 1992, I, n° 3602, p. 339.
573
administratifs4. Pour résumer son importance, l’on peut dire qu’elle est « la traduction au plan
administratif de la réalité politique qu’est le pouvoir »5. Qu’elle fonde la réflexion sous-
jacente au droit et au contentieux administratifs ou qu’elle n’y soit qu’un élément parmi
d’autres, la puissance publique y joue un rôle important. À partir d’elle, l’on peut, en suivant
une partie de la doctrine et de la jurisprudence, certes ancienne, construire une classification
des recours selon qu’ils visent à contester des actes d’autorité – ou de puissance – ou bien des
actes de gestion. Celle-ci, au-delà de son importance, nous intéresse parce qu’elle pourrait
servir de support à la distribution de l’effet suspensif : tandis que les recours contre des actes
d’autorité seraient suspensifs, ceux concernant les actes de gestion ne le seraient pas. Ce
système mérite d’être étudié dans la mesure où la séparation des activités de gestion et de
puissance présente un intérêt marqué (Paragraphe 1). Toutefois, malgré la sensible
amélioration de la protection entrevue, sa mise en œuvre semble délicate du fait de l’opacité
profonde de la dichotomie des actes de puissance et de gestion (Paragraphe 2).
1163. Dans l’optique du dépassement du principe de l’absence d’effet suspensif des recours,
l’on peut s’appuyer sur la nature des actes attaqués. Une telle idée semble logique tant elle
revient à définir le régime des recours en fonction de la nature des actes contestés. Les actes
d’autorité font naître entre l’auteur de l’acte et son destinataire une relation où ce dernier est
passif et sa volonté niée. Dès lors, si l’on va au bout de cette logique, les actes d’autorité font
du processus d’édiction de l’acte un lieu où le destinataire est nié en tant que sujet. Dans la
perspective du rééquilibrage recherché, l’on peut envisager d’ouvrir à l’égard de ceux traités
ainsi par l’administration des recours suspensifs. Dans le cas des actes de gestion, le
destinataire bénéficierait, dès ce même processus, de garanties pouvant au contraire justifier
l’absence d’effet suspensif. Cette solution ferait bénéficier les requérants qui contestent des
actes basés sur une relation inégalitaire, de l’effet suspensif. Une telle solution favoriserait
l’accroissement de la protection de ces destinataires (B), ceux qui en ont le plus besoin. Cela
4
Le fait qu’un certain nombre d’études se rattachent spécialement à l’étude de cet élément démontre d’ailleurs à
la fois l’intérêt qu’il suscite dans la doctrine mais également l’importance qu’il possède en vue de la bonne
compréhension de ces matières. A titre d’exemple, et sans que l’on prétende à une quelconque exhaustivité,
v. M. Rousset, L’idée de puissance publique en droit administratif, 1960, Paris, Dalloz, Essais et travaux, t. 15,
préf. A. Mathiot, 269 p. ; F. Moderne, Recherches sur la puissance publique et ses prérogatives en droit
administratif français, 4 vol., th. Bordeaux, 1960, [s.n.] ; La puissance publique, op. cit., 314 p. ; Ph. Raimbault
(dir.), La puissance publique à l’heure européenne, op. cit., 237 p.
5
J. Rivero, cité par A. Van Lang, G. Gondouin et V. Inserguet-Brisset, Dictionnaire de droit administratif,
6ème éd., 2012, Paris, Sirey, Dalloz, p. 345.
574
contribuerait substantiellement au rééquilibrage de la relation entre les autorités et les
destinataires de leurs décisions. En outre, elle semble d’autant moins contestable qu’elle est
fondée sur une distinction doctrinale classique (A).
1164. La distinction entre les actes qui seraient l’expression directe de la puissance publique
– les actes d’autorité ou de puissance – et ceux qui n’exprimeraient qu’une forme de gestion
des autorités – les actes de gestion – est loin d’être moderne. Au contraire, cette séparation
mobilisait la doctrine à l’époque où elle s’attachait à donner au droit administratif sa
« coloration ». Dans le même temps, elle a joué un rôle prépondérant dans l’identification
d’un contentieux réservé au juge administratif distinct de celui du juge judiciaire. La
classification entre les actes d’autorité et de gestion a donc joué un rôle important vis-à-vis du
droit et du contentieux administratif, tendant à confirmer que cette dichotomie peut entraîner
des conséquences contentieuses. Néanmoins, l’utilisation de cette division a souvent évolué,
autant dans sa présentation que des conséquences en découlant. Afin de bien spécifier le
contenu de cette proposition, l’on tentera de déterminer comment s’envisage la différence
entre les actes d’autorité et de gestion, ce qui nous amène à distinguer l’option retenue de
celles de la doctrine.
1165. Le premier à utiliser de manière aboutie cette dichotomie est Laferrière qui en faisait
la clé de répartition des contentieux administratifs et judiciaires. Si le célèbre juriste 7 l’a
utilisé le premier, il n’en est pas à l’origine8 mais il l’a vulgarisée et médiatisée. Mieux, il va
en faire le critère de ventilation de la compétence entre les ordres juridictionnels afin de ne
réserver au juge administratif que le contentieux des actes d’autorité. Dans cette optique,
6
Sur le système d’Hauriou, voir L. Sfez, Essai sur la contribution du doyen Hauriou au droit administratif
français, 1966, Paris, LGDJ, Bibliothèque de droit public, préf. J. Rivero et A. Hauriou, p. 136 et s. ; Sur la
distinction des actes de puissance publique et des actes de gestion au 19 ème Siècle, v. P. Grivellé, De la
distinction des actes d’autorité et des actes de gestion, 1901, Paris, A. Pedone, 132 p.
7
L’utilisation de cette qualité n’exprime nullement la volonté de limiter le statut d’Edouard Laferrière à celui de
juriste mais fait référence à l’expression retenue par le professeur Gonod dans sa thèse consacrée à l’éminent
personnage : P. Gonod, Édouard Laferrière, un juriste au service de la République, 1997, Paris, LGDJ,
Bibliothèque de droit public, t. 190, préf. G. Braibant, 446 p.
8
A vrai dire, toute la doctrine de droit public du 19 ème Siècle utilisait ou faisait référence à cette dichotomie entre
les actes de gestion et les actes d’autorité. Traditionnellement, l’on fait remonter à cette époque cette distinction
des actes d’autorité et des actes de gestion, avec un contenu cependant éloigné de celui qui pourra être développé
par la suite. V. en ce sens, le professeur Moderne dans sa thèse (F. Moderne, op. cit., p. 157). L’on peut citer
plusieurs exemples de l’utilisation de cette distinction par les auteurs de cette époque, sans prétendre à
l’exhaustivité, l’accès à l’intégralité de ces sources anciennes étant devenu quelque peu compliqué.
V. R. Dareste, La justice administrative en France, 1862, Paris, A. Durand, p. 222 ; A. Gautier, Précis des
matières administratives, 1880, Paris, A. Lahure, Cours de droit administratif, p. 192 ; T. Ducrocq, Cours de
droit administratif, t. 1, 2ème éd., 1881, Paris, E. Thorin, n° 111 et 208 ; M. Hauriou, Précis de droit administratif
et de droit public général à l’usage des étudiants en licence et en doctorat ès -sciences politiques, 3ème éd., 1897,
Paris, L. Larose, p. 271 et s., p 276 et s. ; T. Ducrocq, Cours de droit administratif, t. 2, 7ème éd., 1898, Paris,
A. Fontemoing, n° 423 et 427.
575
Laferrière introduit l’idée d’un système de répartition des compétences là où n’existait qu’une
distinction floue entre les actes par lesquels l’administration agissait comme puissance
publique et ceux par lesquels elle administrait ses biens comme un propriétaire.
1166. L’idée répandue avant ce système, c’est que « le pouvoir administratif statue sur les
rapports des citoyens avec l’État, sur les difficultés qui se décident par la loi politique et qui
intéressent le gouvernement comme gouvernement. L’autorité judiciaire statue sur les
rapports des citoyens entre eux, sur les affaires qui intéressent le gouvernement comme
propriétaire »9. En clair, la question de la compétence se résout sur la base de la qualité de
l’autorité administrative déterminée à partir de la nature de l’acte en cause en retenant l’idée
que « les questions de propriété entre le gouvernement et de simples particuliers
appartiennent, par le droit commun, à la juridiction des tribunaux »10 – sous-entendu
judiciaires. Il faut préciser que cette distinction entre l’État propriétaire et l’État puissance
publique se basait sur la finalité poursuivie par l’administration plus que sur les moyens
utilisés : l’activité des autorités relevait du juge administratif lorsqu’elle agissait dans l’intérêt
public qui personnifiait la puissance publique. L’opposition entre l’État puissance publique et
l’État propriétaire s’entendait comme la « distinction entre intérêt public et intérêt privé »11.
1167. C’est pour mettre fin à ce schéma sans grande utilité pratique que la jurisprudence et la
doctrine se sont cristallisées autour de l’opposition entre l’État puissance publique et l’État
gestionnaire. C’est de cette distinction que découle celle des actes de puissance – adoptés par
l’État en tant que puissance publique – ou de gestion – adoptés par l’État en tant que
gestionnaire. C’est le doyen Ducrocq et le Conseiller d’État Aucoc notamment qui, dans la
lignée des jurisprudences Rotschild12 ou Dekeister 13, ont relevé ce basculement du critère de
ventilation des compétences juridictionnelles vers l’opposition des actes d’autorité et de
gestion. D’après Aucoc, « la juridiction administrative est compétente, de plein droit, à
l’exclusion de l’autorité judiciaire, pour reconnaître les obligations et les droits qui dérivent,
soit pour l’administration, soit pour les particuliers […] des actes d’autorité faits par
l’administration »14. Le professeur Ducrocq résumait l’opposition entre la compétence des
juges judiciaires et administratifs autour de la dichotomie des actes de gestion et de puissance
en distinguant « les actes contractuels émanés de l’administration dans lesquels elle ne figure
9
H. de Pansey, De l’autorité judiciaire en France, 2ème éd., 1818, Paris, T. Barrois père, p. 456.
10
CE, 8 juill. 1807, Desimple : Rec. Leb., p. 90 ; S., 1816, II, p. 277.
11
T. Le Yoncourt, « Le critère de la puissance publique dans la formation du contentieux administratif
français », in La puissance publique , op. cit., p. 107.
12
CE, 6 déc. 1855, req. n° 26953, Rotschild c/ Larcher et administration des postes : Rec. Leb., p. 707.
13
CE, 6 août 1861, req. n° 32934, Dekeister : Rec. Leb., p. 674.
14
L. Aucoc, Conférences sur l’administration et le droit administratif, t. 1, 1869, Paris, Dunod, p. 373.
576
que comme partie contractante [et] les actes administratifs proprement dit qui […] au lieu
d’être des actes de gestion comme les contrats passés par l’administration, constituent des
actes d’autorité et de commandement et donc des actes de la puissance publique. Ce sont les
réclamations élevées contre ces derniers actes qui appartiennent de plein droit au contentieux
administratif, lorsque ces actes violent les droits acquis aux citoyens en vertu des lois,
règlements ou contrats »15.
1168. Les auteurs mentionnés constataient ce basculement progressif des critères
déterminants de la compétence de la juridiction administrative. Les actes d’autorité et de
gestion prenaient ainsi une certaine consistance sans encore former une construction
intellectuelle capable de faire système. La synthèse viendra de l’esprit lumineux de Laferrière
qui va faire de cette opposition l’élément déterminant de la compétence du juge administratif.
En clair, il reprend les travaux de la doctrine et la jurisprudence pour synthétiser le contenu du
contentieux administratif. C’est le premier à explicitement faire le lien entre contentieux
administratif et puissance publique qu’il souhaite protéger des juges de droit commun.
1169. Toutefois, l’illustre administrativiste restreint la compétence du juge administratif à un
noyau dur, rappelant que celle du juge judiciaire doit rester le principe duquel l’administration
ne peut s’échapper que lorsqu’elle mobilise la souveraineté. En effet, l’on ne doit « pas
considérer, comme échappant de plein droit à la compétence judiciaire tout acte émané de
l’administration, toute opération accomplie ou prescrite par elle en vue d’un intérêt général ;
mais seulement les actes et les opérations qui se rattachent à l’exercice de la puissance
publique »16. Le système est d’autant plus restrictif que la puissance publique ne renvoie qu’à
l’activité où elle s’exprimera spécifiquement. La catégorie des actes de gestion définie par
Laferrière l’est même de manière négative, en miroir de celle des actes de puissance : tout ce
qui n’exprime pas un rapport d’autorité est un acte de gestion relevant du juge judiciaire.
L’idée, c’est donc que les actes de gestion sont accomplis par l’administration en qualité
d’intendant des services publics et non comme dépositaire de la souveraineté. Cela aboutit à
un élargissement de la compétence judiciaire car « les marchés passés par l’administration
pour assurer le fonctionnement des services publics et l’exécution des travaux d’intérêt
général, les actes faits pour la mise en valeur des propriétés publiques, les engagements
pécuniaires contractés par l’État ou par les administrations locales pour subvenir aux besoins
15
T. Ducrocq, Cours de droit administratif, t. 1, 2ème éd., 1881, Paris, E. Thorin, pp. 231-236.
16
É. Laferrière, Traité de la juridiction administrative et des recours contentieux, t. 1, 2ème éd., 1896, Paris,
Nancy, Berger-Levrault, p. 477.
577
qu’ils ont mission de satisfaire, sont des actes de gestion »17. Selon lui, seule la loi pouvait
déroger au principe de la compétence judiciaire dans le cadre des activités de gestion, ce qu’il
appuyait en écrivant que « le contentieux des actes de puissance publique est administratif de
par sa nature, celui des actes de gestion n’est administratif que par détermination de la loi »18.
1170. La distinction de Laferrière est intéressante car elle classe l’activité administrative en
deux catégories, selon que l’administration utilise un procédé autoritaire ou la voie de la
gestion. Au-delà de son contenu quelque peu imprécis19, cette séparation entre un contentieux
d’autorité et de gestion peut se révéler utile. Seulement, si l’on peut envisager de la reprendre,
son utilisation servira des fins différentes de celles qui lui sont allouées. L’idée est de
distinguer le régime procédural en fonction de la nature de l’acte contesté, impliquant que les
actes de gestion et d’autorité relèvent de la compétence du juge administratif. Or, le président
Laferrière utilisait cette opposition comme le critère de ventilation des compétences
juridictionnelles en excluant du champ du judiciaire ceux de gestion. L’on se détache de cette
idée qui fait du juge administratif un juge d’exception sur la base d’une conception restrictive
de la puissance publique.
1171. Comme pour confirmer cette appréhension limitée de la puissance publique, le
président Laferrière l’appréhende « comme l’instrument d’un pouvoir unilatéral,
essentiellement coercitif, ce qui ne traduit qu’une petite partie de la réalité de l’action
administrative »20. En ne confiant au juge administratif que cette seule frange de l’activité des
autorités, toute une partie de l’administration échappe à « son » juge. Mieux, dans le système
décrit, instaurer un effet suspensif pour les recours contre les actes d’autorité reviendrait à le
généraliser au contentieux administratif qui serait, certes, limité. Utiliser ce système restrictif
pour appliquer un effet suspensif aux recours visant à contester les actes de puissance
reviendrait à faire de l’effet suspensif le principe du contentieux administratif, ce que l’on a
rejeté du fait de ses conséquences pratiques.
1172. Néanmoins, l’on ne peut en conclure que toute utilisation au contentieux de la
dichotomie des actes de gestion et d’autorité est à proscrire. Par contre, il faut se détacher de
l’opinion qu’en avait le président Laferrière. Cette distinction peut servir à différencier les
recours selon qu’ils concerneraient des actes de puissance ou de gestion à la condition que
17
É. Laferrière, Traité de la juridiction administrative et des recours contentieux, t. 1, 2ème éd., op. cit., pp. 484-
485.
18
Ibid., p. 484.
19
Le président Laferrière le reconnaissait lui-même implicitement en multipliant les exceptions à la compétence
judiciaire dans le cadre des activités de gestion hors du cadre prescrit par le législateur. V. en ce sens, T. Le
Yoncourt, op. cit., p. 114.
20
Ibid., p. 115.
578
tous ces actes restent dans le giron du contentieux administratif. L’opposition « actes de
gestion/actes de puissance » ne peut être utilisée qu’à condition de faire naître des différences
entre des recours qui relèvent du contentieux administratif. Il faut donc utiliser ce critère
comme une clé de répartition à l’intérieur de ce contentieux plutôt qu’un élément de
distribution des compétences juridictionnelles. Pour insister, ce critère ne peut enceindre la
compétence du juge administratif mais doit permettre de différencier la procédure qui encadre
son intervention.
1173. Cette conception, c’est celle du doyen Hauriou21 qui tire « la conclusion doctrinale
qu’il existerait deux modes d’activité de l’administration, l’un qui est la voie d’autorité,
l’autre qui est la voie de gestion »22. Cependant, Hauriou se différencie de Laferrière en
n’attachant pas les mêmes conséquences à ce constat car s’il « n’abandonne pas la distinction
entre acte de puissance et acte de gestion, il la reprend en lui conférant toutefois une
signification différente »23. Il reconnaît que les autorités peuvent agir en mobilisant la
puissance publique ou en prenant la voie de la gestion. Par contre, il ne limite pas sur cette
base la compétence de la juridiction administrative au contentieux des actes d’autorité. Dans
son raisonnement, le maître toulousain « oppose la voie d’autorité, celle qu’emploie
l’administration lorsqu’elle prend des décisions exécutoires et la voie de gestion qui
correspond aux mesures d’exécution des décisions exécutoires ; cependant, à l’intérieur de la
voie de gestion, Hauriou distingue la gestion publique qui consiste à assurer le
fonctionnement des services publics et la gestion privée dans laquelle il voit essentiellement la
gestion domaniale »24. Ainsi, il réserve à la juridiction judiciaire une compétence restreinte
pour le contentieux issu de l’activité de l’administration.
1174. Pour lui, le principe est clair : tous les actes administratifs, d’autorité ou de gestion,
relèvent du juge administratif puisqu’il affirmait que toutes les matières de gestion
« relevaient en principe de la compétence administrative »25. Sur ce point, il pouvait
s’appuyer sur des jurisprudences restées très célèbres. Par exemple, le système médiatisé par
le commissaire du gouvernement Romieu dans ses conclusions sous Terrier 26 consacre la
compétence du juge administratif pour les actes d’autorité et de gestion. Pour autant, l’ancien
président de la Section du contentieux ne renonce pas « à distinguer acte d’autorité et acte de
21
T. Le Yoncourt, op. cit., pp. 116-119.
22
L. Sfez, op. cit., p. 139.
23
T. Le Yoncourt, op. cit., p. 116.
24
J.-M. Auby et R. Drago, Traité de contentieux administratif, t. 1, 3ème éd., 1984, Paris, LGDJ, p. 402.
25
M. Hauriou, La gestion administrative , 2013, Paris, Bibliothèque Dalloz, préf. N. Foulquier, rééd. 1899, p. 80.
26
J. Romieu, « concl. sur CE, 6 févr. 1903, Terrier », Rec. Leb., p. 94.
579
gestion, mais il n’en fait plus un critère de ventilation des compétences »27. Il avait même
affirmé que « tout ce qui concerne l’organisation et le fonctionnement des services publics
proprement dits généraux ou locaux, soit que l’administration agisse par voie de contrat, soit
qu’elle procède par voie d’autorité, constitue une opération administrative qui est, par sa
nature, du domaine de la juridiction administrative, au point de vue des litiges auxquels elle
peut donner lieu »28. Outre ce soutien jurisprudentiel, le système du maître toulousain était en
totale cohérence avec la séparation des autorités – notion moteur de l’existence de la
juridiction administrative – telle qu’elle résulte de la loi des 16 et 24 août 1790. Si ce texte
interdit aux juges – judiciaires – de « troubler, de quelque manière que ce soit, les opérations
des corps administratifs », il entend soustraire de la compétence judiciaire le contentieux des
actes d’autorité et de gestion. Le doyen Hauriou s’inscrit dans cette veine en appuyant que
« les opérations des corps administratifs, ce ne sont pas seulement les actes de puissance
publique proprement dits, ce sont les actes d’exécution, par conséquent de gestion »29.
1175. Cette position selon laquelle le partage de la compétence entre juges administratifs et
judiciaires ne serait pas lié à la nature de l’acte contesté ne remet pas en cause la célèbre
décision Conseil de la concurrence 30. Dans cette dernière, était élevée au rang de principe
fondamental reconnu par les lois de la république la compétence de la juridiction
administrative. Le champ de compétence ainsi garanti concerne les recours visant à contester
un acte adopté par une autorité administrative « dans l’exercice des prérogatives de puissance
publique »31. Ainsi, la réserve de compétence garantie au juge administratif est directement
liée à la puissance publique : son champ s’étend à tout recours visant un acte adopté par
l’administration par le biais d’une prérogative de puissance publique, ce qui peut renvoyer
aux actes d’autorité. L’on pourrait en déduire que le juge administratif est, depuis cette
décision, uniquement le juge de la puissance publique. Cela nous ramènerait à la situation
précédente où rééquilibrer la relation découlant des actes de puissance par le biais d’un effet
suspensif reviendrait à le généraliser à tout le contentieux administratif.
27
T. Le Yoncourt, op. cit., p. 120.
28
J. Romieu, op.cit., p. 96.
29
M. Hauriou, La gestion administrative , op. cit., p. 81.
30
Cons. const., 23 janv. 1987, n° 86-224 DC, Loi transférant à la juridiction judiciaire le contentieux des
décisions du Conseil de la concurrence : Rec. Cons. const. , p. 8 ; GAJA, 21ème éd., 2017, Paris, Dalloz, n° 84,
p. 585 ; GDCC, 18ème éd., 2016, Paris, Dalloz, n° 6, p. 60 ; AJDA, 1987, p. 345, note J. Chevallier ; JCP , 1987,
II, n° 20854, note J.-F. Sestier ; LPA, 7 août 1987, n° 95, p. 21, note V. Sélinsky ; Gaz. Pal., 1987, doctr., p. 209,
comm. C. Lepage-Jessua ; RFDA, 1987, p. 287, note B. Genevois, p. 301, note L. Favoreu ; RDP , 1987, p. 1341,
note Y. Gaudemet ; D., 1988, J., p. 117, note F. Luchaire ; RA, 1988, p. 29, note J.-M. Sorel.
31
Cons. const., 23 janv. 1987, n° 86-224 DC, Loi transférant à la juridiction judiciaire le contentieux des
décisions du Conseil de la concurrence , cons. n° 15.
580
1176. Il faut s’opposer à cette dérive assimilant l’idée du juge administratif juge de la
puissance publique à celle qu’il ne pourrait juger que les seuls actes de puissance. Certes, la
décision précitée fait triompher la notion de puissance publique puisque la compétence
réservée au juge administratif est basée sur les « prérogatives de puissance publique ». Le
doyen Vedel, membre du Conseil constitutionnel à l’époque, reconnaît d’ailleurs cette
« victoire » de la puissance publique32. Si d’autres vont en ce sens33, M. Espuglas va plus loin
en considérant que Vedel, rapporteur dans cette affaire, a pesé pour faire « consacrer par le
droit positif une solution dégagée auparavant comme auteur »34. En clair, il aurait profité de
cette occasion pour faire triompher l’école de la puissance publique. Ainsi, la puissance
publique structure le droit et le contentieux administratifs : si elle les fonde en partie, c’est
parce qu’elle est avant tout une particularité de l’action administrative. Pour autant, et l’on
souhaite insister sur ce point, si le juge administratif est le juge des actes de la puissance
publique, il n’est pas limité à cette seule compétence.
1177. Il convient de rappeler que la compétence constitutionnellement garantie au juge
administratif ne représente pas l’intégralité de son champ de compétences. Le champ réservé
n’en est que le noyau dur, celui qu’il n’est pas possible, sauf à raison de bonne administration
de la justice ou de matières exclusivement réservées au juge judiciaire, de soustraire à la
compétence de la juridiction administrative. En quelque sorte, il s’agit du cœur de métier de la
juridiction administrative, celui qui doit par principe demeurer dans son giron. En clair, ses
compétences sont plus larges que ce qui lui est garanti par la Constitution, ce qui implique que
le contentieux administratif ne se limite pas aux seuls actes de puissance. Le professeur
Blanco le relevait en expliquant que « la réserve consacrée en 1987 ne forme ainsi qu’un
noyau dur au sein des compétences actuellement dévolues au juge administratif : elle intègre
uniquement les recours pour excès de pouvoir, ainsi que ce qu’il est convenu d’appeler le
contentieux objectif de pleine juridiction. Se trouvent en revanche exclus du bloc de
compétence constitutionnellement protégé le contentieux subjectif de pleine juridiction
(responsabilité, contrats), les recours en appréciation de validité et en interprétation, ainsi que
les recours en annulation ou en réformation qui ne seraient pas introduits contre des actes des
autorités administratives agissant dans le cadre de leurs prérogatives de puissance
32
P. Espuglas, Conseil constitutionnel et service public , 1994, Paris, LGDJ, Bibliothèque constitutionnelle et de
science politique, t. 80, préf. G. Vedel, 321 p.
33
G. Darcy et M. Paillet, Contentieux administratif, 2000, Paris, A. Colin, Compact, p. 35.
34
P. Espuglas, « Georges Vedel et la décision du Conseil constitutionnel du 23 janvier 1987 : Conseil de la
concurrence (À propos de la réserve constitutionnelle de compétence du juge administratif) », RA, 2002, n° 326,
p. 217.
581
publique »35. Le fait que toutes ces matières n’appartiennent pas au champ
constitutionnellement protégé du juge administratif ne les empêche pas d’en relever.
Simplement, sa compétence n’y est pas protégée par le fameux principe fondamental reconnu
par les lois de la république.
1178. Dès lors, autant les actes de gestion que de puissance peuvent relever de la juridiction
administrative et il n’est en plus pas certain que la garantie constitutionnelle ne vise que les
actes de puissance. La frontière de la compétence juridictionnelle est ailleurs et Hauriou ouvre
au juge judiciaire un champ de compétences dans le contentieux administratif au sein même
de la catégorie des actes de gestion. En distinguant parmi eux la gestion publique de la gestion
privée, le doyen Hauriou fixe la clé de ventilation des compétences entre les ordres
juridictionnels36. Ses conclusions étaient sans appel tant « Hauriou prenait bien soin de
préciser cette signification par la distinction de deux voies différentes de gestion
administrative : la voie de la gestion publique, qui constituait la voie normale et donnait lieu
au contentieux administratif de pleine juridiction, et la voie de la gestion privée, qui formait
une voie extraordinaire pour laquelle l’administration utilisait les procédés du droit privé et
donnait lieu au contentieux judiciaire »37. Il anticipait les conclusions du professeur Chapus
qui a pu écrire que « le juge judiciaire connaît de la gestion privée, le juge administratif de la
gestion publique, conformément à leurs aptitudes respectives »38. Dès lors, la dichotomie
première, qui distribue l’activité administrative entre la voie de l’autorité et de la gestion, ne
35
F. Blanco, « La puissance publique : un Lazare contentieux ? », in La puissance publique , op. cit., p. 154.
36
Cela ne signifie pas pour autant que la puissance publique en tant que notion ne participe pas à la définition de
la compétence de la juridiction administrative. À vrai dire, l’on ne souhaite pas débattre pour savoir laquelle de
ces notions intemporelles fonde la compétence du juge administratif. Ecrire que l’opposition des actes de gestion
et des actes d’autorité ne divise pas la compétence des ordres juridictionnels ne signifie en aucun cas que c’est la
présence du service public qui est la condition nécessaire en vue de la mobilisation du juge administratif. Nous
ne reprendrons donc pas ici l’idée de Duguit qui, dans la lignée de l’arrêt Thérond, pouvait ramener toute
question de compétence à la présence de la notion de service public. Il écrivait en effet que « toute question de
compétence se ramène à ceci : l’administration est-elle ou non assignée à raison d’un acte se rattachant au
fonctionnement d’un service public ? Si oui, la compétence est administrative ; sinon elle est judiciaire »
(L. Duguit, Les transformations du droit public , 1913, Paris, A. Colin, Le mouvement social contemporain,
p. 169). Notre propos se limite à affirmer et considérer que la distinction des actes de gestion et de puissance ne
représente pas la frontière de répartition des compétences du juge judiciaire et du juge administratif. Pour le
reste, la délimitation des compétences des deux ordres juridictionnels ne nous intéresse guère et ce d’autant plus
que la clé de voûte du système semble largement reposer sur une combinaison, plus que sur une opposition, des
deux notions déjà mentionnées. D’ailleurs, certains n’hésitent pas à évoquer l’idée de gestion publique pour
mêler d’une certaine manière ces deux notions. Si l’on peut l’envisager comme un élargissement de la notion de
puissance publique de Laferrière, l’on pourrait aller jusqu’à considérer que la gestion publique n’est rien d’autre
que l’enrichissement de la puissance publique par la notion du service public. Sur l’usage de cette notion de la
gestion publique dans le cadre du contentieux administratif, v. F. Blanco, op. cit., p. 135 et s.
37
P. Sandevoir, Études sur le recours de pleine juridiction , 1964, Paris, LGDJ, Bibliothèque de droit public,
t. 56, préf. R. Drago, p. 412.
38
R. Chapus, Responsabilité publique et responsabilité privée , 1957, Paris, LGDJ, Bibliothèque de droit public,
t. 8, préf. M. Waline, p. 139. De même, les professeurs Duez et Debeyre défendaient la même opinion lorsqu’ils
écrivaient que « la gestion privée conduit logiquement à la compétence judiciaire, puisque les règles spéciales du
droit public n’entrent pas en jeu » (P. Duez et G. Debeyre, Traité de droit administratif, 1952, Paris, Dalloz,
p. 256).
582
trace pas la frontière des compétences juridictionnelles. Par conséquent, distribuer les
caractéristiques procédurales en fonction de la nature de l’acte contesté est possible dans la
mesure où la contestation des deux sortes d’actes – déduction faite de la gestion privée –
appartient au contentieux administratif.
1179. Le doyen Hauriou ne s’arrête pas là. En plus de bouleverser les conséquences
attachées à cette opposition, il rénove aussi son contenu et sa construction. Selon Laferrière, le
rattachement de l’activité administrative à une part de souveraineté révélait la puissance
publique, critère quelque peu incertain. Hauriou, sans s’éloigner de cette casuistique pour
déterminer le contenu des catégories d’autorité et de gestion, précise ce qui commande la
distinction. Pour lui, « le critérium de la gestion administrative est la collaboration des
administrés à l’action administrative, parce que cette collaboration est signe
d’accomplissement du travail d’exécution des services publics »39. Les actes de gestion
seraient alors le fruit d’une relation entre les autorités et les citoyens dans laquelle il existerait
une coopération. A contrario, l’on peut donc considérer que « dans ses actes d’autorité,
l’administration agit seule. Même si elle agit pour ses administrés, elle le fait sans eux. […]
Ce qui caractérise la gestion administrative, c’est donc qu’elle est conduite avec les
administrés »40. La différence entre les actes d’autorité et de gestion résulterait du contraste de
la nature de la relation qu’ils feraient naître entre leurs auteurs et leurs destinataires : un
rapport de collaboration41 pour la gestion là où il n’y a qu’un commandement pour les actes
d’autorité. L’idée d’Hauriou, c’est qu’il « s’établit dans la gestion, d’une façon nécessaire,
une collaboration entre l’administration et le milieu administrable »42. Le professeur
Gaudemet ne disait pas autre chose lorsqu’il parlait de l’État comme puissance publique
uniquement « lorsqu’il agit sous forme d’ordres, interdictions, réglementations, bref, en
manifestant une volonté commandante ; les actes qu’il accomplit ainsi sont des actes
d’autorité ou de puissance publique. Mais il peut aussi se comporter comme un simple
particulier, traiter d’égal à égal avec les administrés, par exemple conclure avec eux des
contrats ; ce sont les actes de gestion »43.
39
M. Hauriou, La gestion administrative , op. cit., p. 7.
40
T. Le Yoncourt, op. cit., p. 116.
41
Le mot s’entend ici dans sa valeur neutre, loin de l’idée politique qui a pu lui être conférée à la suite de la
Seconde guerre mondiale. Il renvoie à l’idée d’un travail commun ou de l’action de travailler en commun, en
bref d’une personne travaillant avec une autre (v. en ce sens, « Collaboration » in A. Rey (dir.), Dictionnaire
historique de la langue française , t. 1, 2016, Paris, Le Robert, p. 504). En appliquant cette idée au cadre
spécifique de l’activité administrative, l’on peut développer l’idée que les actes de gestion sont le fruit d’un
« travail commun » à son auteur et son destinataire, ce dernier participant donc d’une certaine manière à son
édiction.
42
M. Hauriou, La gestion administrative , op. cit., p. III.
43
Y. Gaudemet, Droit administratif, 21ème éd., 2015, Paris, LGDJ, Lextenso éditions, Manuel, n° 41, p. 40.
583
1180. Il est possible d’approfondir cette distinction des catégories d’actes à partir de la
nature de la relation qu’ils créent entre les auteurs et les destinataires de l’activité
administrative. En poussant l’étude des rapports que les actes engendrent, c’est la situation
des destinataires vis-à-vis de l’acte qui commande la catégorisation. Là encore, les écrits du
maître toulousain mettent en lumière cet aspect : « la raison profonde de la distinction des
deux contentieux est dans l’opposition de deux qualités que l’administré peut prendre vis-à-
vis de l’administration, celle de sujet ou celle de partie […] de telle sorte que la sujétion serait
corrélative à la décision exécutoire, laquelle représenterait le domaine propre de l’autorité,
tandis que la qualité de partie serait corrélative aux faits d’exécution et de gestion, lesquels
représenteraient le domaine du commerce juridique »44. Ainsi, la dichotomie qui sépare les
voies de l’autorité et de la gestion renverrait aux « deux degrés de société établis entre
l’administration et l’administré »45, celui où ce dernier n’est justement qu’un administré, et
celui où il pèse sur le processus d’édiction de l’acte. Pour Hauriou, plus que le contenu de la
relation, c’est ce qui en découle, c’est-à-dire le statut du destinataire, qui importe. En fin de
compte, c’est la considération de l’auteur de l’acte pour son destinataire qui permettra de
répartir les actes administratifs dans ces catégories.
1181. Sur ce point, l’on peut renvoyer avec le professeur Chifflot46 aux statuts des sujets de
droit : la classification traditionnelle de Jellinek47 balaie les quatre statuts possibles du
destinataire de l’action administrative. Pour faire court, il existerait un statut actif où
l’individu participe à l’action de l’État – ce qui peut renvoyer à l’idée de collaboration des
actes de gestion – ; un statut positif où l’État offre des prestations aux individus ; un statut
négatif où la volonté et la capacité de l’État sont niées par les citoyens afin de l’empêcher
d’agir dans leur sphère et enfin un statut d’exclusion, dit passif, où l’individu est nié dans sa
capacité à vouloir. Le destinataire de l’acte administratif devient dans ce dernier cas passif
vis-à-vis de la volonté de l’autorité administrative : il devient objet de la puissance publique
pour qui l’État décide et a la capacité de vouloir. Le sujet de droit est alors « un pur objet de la
puissance publique, c’est-à-dire que la personne visée, située face à l’État, se trouve privée de
son pouvoir propre de volonté »48. Bien entendu, ce dernier statut renvoie à la situation des
44
M. Hauriou, Précis de droit administratif et de droit public général , 10ème éd., 1921, Paris, recueil Sirey,
p. 417.
45
M. Hauriou, La gestion administrative , op. cit., p. 52.
46
N. Chifflot, « Les prérogatives de puissance publique. Une proposition de définition », in La puissance
publique, op. cit., p. 182.
47
Pour une présentation plus poussée de cette classification, v. O. Jouanjan, Une histoire de la pensée juridique
en Allemagne, 2005, Paris, PUF, Léviathan, pp. 334-335.
48
N. Chifflot, op. cit., p. 183.
584
actes d’autorité puisque pour ces derniers, le destinataire est complètement soumis à la
volonté de l’autorité administrative.
1182. Ainsi, si l’on résume la dichotomie dessinée à partir du doyen Hauriou, les actes de
puissance sont ceux dans lesquels le destinataire voit la décision s’imposer à lui
unilatéralement. A contrario, les actes de gestion renvoient à la situation où le destinataire de
l’acte pèse sur son contenu en collaborant à son édiction. En outre, il est important de noter
que ces catégories d’actes administratifs relèvent du juge administratif déduction faite de la
gestion privée. C’est sur la base de cette opposition classique qu’il peut être envisagé de
distribuer l’effet suspensif en fonction de la nature des actes contestés. Celui-ci ne
concernerait alors que les recours déposés à l’encontre des actes de puissance et ce, dans le
but de rééquilibrer le statut passif de leurs destinataires.
1183. Cette distribution envisagée est d’autant plus intéressante que le rééquilibrage de la
situation passive n’est pas le seul argument en sa faveur. Implicitement, le raccrochement
réclamé par Hauriou – il cherchait à faire évoluer l’état du contentieux administratif – des
actes de gestion à la compétence du juge administratif renvoie au plein contentieux qui, à
l’époque, était délaissé. En effet, par cette construction, le doyen Hauriou souhaitait
« provoquer une transformation, du moins un rééquilibrage de la jurisprudence. Depuis
l’individualisation du recours pour excès de pouvoir en 1864, le contentieux de l’annulation a
connu un développement considérable dû aux effets conjugués de la lumière nouvelle sous
laquelle l’a placé Laferrière et de la volonté unanime de la doctrine de l’époque de soumettre
l’État au droit. Hauriou ne condamne évidemment pas cette évolution mais regrette qu’elle se
soit faite au détriment du contentieux de pleine juridiction »49. Selon le professeur Sandevoir,
la réhabilitation du plein contentieux poursuivie par Hauriou passait par le crédit accordé à
l’idée de dissocier excès de pouvoir et plein contentieux en fonction de la nature des actes,
d’autorité ou de gestion. En effet, « pour Hauriou, à cette époque, les actes administratifs se
différencient en deux catégories : les actes d’autorité et les actes de gestion ; mais, alors que
pour les auteurs comme Laferrière cette distinction traçait la ligne de partage entre le
contentieux administratif par nature et le contentieux administratif par détermination de la loi,
Hauriou reprend la ligne de partage de la distinction en établissant que, d’une façon générale,
chacune de ces deux catégories des actes d’autorité et des actes de gestion suscite un
contentieux administratif déterminé : les actes d’autorité produisent le contentieux de l’excès
de pouvoir, les actes de gestion produisent le contentieux de pleine juridiction »50. Le doyen
49
T. Le Yoncourt, op. cit., p. 117.
50
P. Sandevoir, Études sur le recours de pleine juridiction , op. cit., p. 411.
585
appuyait fermement cette position et affirmait expressément que « le contentieux de
l’annulation semble attaché aux actes d’autorité, tandis que celui de la pleine juridiction serait
réservé aux actes et aux situations de gestion »51. Dès lors, attacher un effet suspensif aux
recours contre les actes d’autorité rendrait suspensif le contentieux de l’excès de pouvoir
tandis que celui des actes de gestion, rattaché au plein contentieux, resterait soumis au
principe contemporain. Le schéma collerait alors au constat de ce que l’excès de pouvoir
semblait adapté à l’effet suspensif, ce qui n’était pas le cas de la pleine juridiction.
1184. Toutefois, cette solution ne doit pas être surestimée puisqu’elle a fini par être
abandonnée. Certes, le professeur Sandevoir a repris à son compte cette idée52, réitérant que
« le critère fondamental de la distinction (…) reste (…) le même depuis la formation de la
justice administrative : c’est la distinction des actes d’administration ou d’autorité et des actes
de gestion »53. Il s’appuyait alors notamment sur les conclusions de Romieu dans l’arrêt
Jacquin 54 où il considérait que « la différence entre les deux natures de recours tenait à la
nature de l’acte attaqué et à la nature de la conclusion sollicitée, et non à la nature du grief
invoqué »55. Romieu y différenciait clairement la pleine juridiction de l’excès de pouvoir
selon que l’acte contesté était dit de gestion ou de puissance. Pourtant, malgré ces voix qui
appellent à l’utiliser comme critère de distinction des deux recours les plus courants du
contentieux administratif, cette théorie est aujourd’hui complètement abandonnée par la
doctrine. Depuis un certain temps, « l’ensemble des manuels contemporains de contentieux
administratif présentent la classification formelle sans faire de lien entre actes d’autorité et
excès de pouvoir et entre actes de gestion et pleine juridiction »56. D’ailleurs, bien avant déjà,
le commissaire du gouvernement Pichat dans ses conclusions sur l’arrêt Lafage avait noté le
déclin de cette position : « la jurisprudence a paru incliner un moment dans le sens d’une
distinction entre l’acte d’autorité et l’acte de gestion, le premier seul pouvant faire l’objet d’un
recours pour excès de pouvoir (…) La distinction entre l’acte d’autorité et l’acte de gestion est
(…) de plus en plus abandonnée »57.
51
M. Hauriou, La gestion administrative , op. cit., p. 2.
52
Selon lui, « le critère profond et primordial de la distinction entre contentieux de l’excès de pouvoir et le
contentieux de la pleine juridiction doit être avant toute chose recherché dans le seul élément, dans le seul facteur
auquel le juge administratif daigne accorder la totalité de sa confiance : le contenu même, la nature même de
l’acte » (P. Sandevoir, Études sur le recours de pleine juridiction , op. cit., p. 410). V. aussi dans le même sens
P. Sandevoir, « Note sous CE, 6 janv. 1966, Dlle Gacon », D., 1966, J., p. 362.
53
P. Sandevoir, Études sur le recours de pleine juridiction , op. cit., pp. 414-415.
54
CE, 30 nov. 1906, req. n° 25481, Sieur Jacquin : Rec. Leb., p. 880.
55
J. Romieu, « Concl. sur CE, 30 nov. 1906, Sieur Jacquin », Rec. Leb., p. 867.
56
F. Melleray, Essai sur la structure du contentieux administratif français , 2001, Paris, LGDJ, Bibliothèque de
droit public, t. 212, préf. J. de Gaudusson, p. 55.
57
G. Pichat, « Concl. sur CE, 8 mars 1912, Lafage », Rec. Leb., pp. 349-350.
586
1185. Si la juridiction administrative s’est expressément détachée de cette association de la
nature de l’acte à celle des recours, l’on peut néanmoins en comprendre le fondement. On l’a
déjà rappelé, le recours en excès de pouvoir est une autolimitation visant à rendre possible la
contestation d’actes qu’il était auparavant impossible d’attaquer. C’est ce rapprochement entre
ces actes de « pure administration » et l’idée que ceux d’autorité sont la quintessence de
l’activité administrative qui a pu justifier ce couplage « actes d’autorité-excès de pouvoir ».
Ainsi, l’on peut comprendre le raisonnement sous-jacent au système présenté. Comme l’excès
de pouvoir a été créé pour les situations les plus déséquilibrées illustrant la puissance des
autorités, l’on peut entendre le parallèle avec les actes d’autorité. La doctrine et la
jurisprudence ont simplement exagéré la portée de ce lien susceptible de relier la distinction
des actes et des contentieux. Certes, le partage entre excès de pouvoir et plein contentieux
n’est pas déterminé par la distinction des actes de puissance et de gestion mais elle lui est au
moins sous-jacente. Au lieu d’en faire la ligne de démarcation, l’on pourrait dire que les actes
de puissance, vu la relation autoritaire qu’ils font naître, sont plus susceptibles d’être contestés
par la voie de l’excès de pouvoir. En clair, si la frontière des contentieux ne réside pas dans la
nature des actes contestés, ceux d’autorité s’orientent vers l’excès de pouvoir ce qui
n’empêche pas que ce dernier ne s’y limite pas. D’ailleurs, le commissaire du gouvernement
Pichat ne disait rien d’autre en expliquant que le système avait dû être abandonné parce que
« le recours pour excès de pouvoir est donc ouvert même contre les actes de gestion, et c’est
ce qui résulte d’un grand nombre d’arrêts du Conseil d’État »58. Ainsi, comme les actes
d’autorité relèveraient plutôt de l’excès de pouvoir, l’idée d’attacher un effet suspensif aux
recours les contestant est cohérente avec le constat que ce contentieux est le mieux adapté, par
ses caractéristiques, à ce régime procédural.
1186. La solution envisagée amène à séparer le régime procédural des recours selon qu’ils
concernent des actes de puissance ou des actes de gestion. Ce système, fondé sur les travaux
du doyen Hauriou, est d’autant plus intéressant qu’il semble cohérent vis-à-vis de la
compatibilité des contentieux avec l’effet suspensif. En outre, il a le mérite de s’appuyer
indirectement sur la notion de puissance publique, « notion immanente au contentieux
administratif, dont le lustre, à peine terni, n’a qu’un temps été éclipsé par le rayonnement et la
gloire naguère attachés au service public »59. Mais ce ne sont là que des arguments mineurs en
comparaison de ce que cette solution permettrait, par le rééquilibrage de la situation passive
du destinataire d’un acte de puissance, un profond accroissement de leur protection (B).
58
G. Pichat, op. cit., p. 350.
59
F. Blanco, op. cit., p. 167.
587
B – Une division favorable à une protection accrue du
destinataire de l’acte de puissance
1187. L’idée étudiée est basée sur la réception, en contentieux administratif, de la diversité
des actes administratifs contestés. Assurer aux recours des caractéristiques différentes en
fonction des propriétés de l’action administrative, c’est intégrer au contentieux administratif
la variété de cette activité et y opérer une nouvelle division. En distinguant le régime des
recours selon qu’ils contestent des actes d’autorité ou de gestion, l’on instaure une nouvelle
dichotomie basée sur la nature des actes dont le juge est saisi. Ainsi, outre les catégorisations
existantes qui conditionnent le champ du contentieux soulevé60, il faudra déterminer au
préalable la nature de l’acte concerné pour envisager les propriétés du recours. Mettre sur pied
cette solution, c’est opposer un contentieux non suspensif, celui des actes de gestion, à un
contentieux suspensif, celui des actes de puissance. Si l’on met de côté la relative complexité
du système, l’on a de bonnes raisons de penser qu’il améliorerait la protection des requérants.
1188. Afin de faire apparaître cet apport, il faut revenir à la définition – ou à l’idée sous-
jacente – convenue de ce qu’est un acte de puissance. Rappelons que, pour déterminer cette
nature, ce n’est pas le contenu de l’acte qu’il faut examiner mais la nature de la relation qu’il
fait naître entre l’auteur et son destinataire dont il cherche à réglementer la situation. Ainsi, ce
sont plus les modalités de cette relation que le contenu des prescriptions qui permettront de
fixer la nature de l’acte. Le sens de la relation engendrée par un acte d’autorité entre l’auteur
et son destinataire est des plus simples. L’autorité qui en est à l’origine va imposer sa volonté
à ceux à qui il est destiné. Là où l’acte met en relation deux titulaires de volonté, le rapport
institué n’en laisse s’exprimer qu’une seule, celle de l’administration. Dès lors, le destinataire
n’est ni considéré ni consulté dans l’élaboration du contenu de l’acte. Sa volonté, plutôt que
profondément niée, ce qui impliquerait qu’il en possèderait une, est ignorée et inexistante.
L’autorité administrative, par l’acte d’autorité, s’adresse à son destinataire comme à un objet :
s’il est encore un sujet de droit, c’est uniquement pour lui imposer un devoir d’obéissance. De
cette absence de considération découle l’idée que l’acte d’autorité place son destinataire dans
la situation passive d’un « pur objet de la puissance publique ». L’acte d’autorité transforme
donc tout sujet de droit en objet soumis à la faculté de domination administrative.
1189. Au regard de ce qui fait la spécificité des actes d’autorité ou de puissance, leur lien
avec la puissance publique doit être précisé à partir de la notion des « actes de la puissance
publique ». C’est une conception restreinte de la puissance publique qu’il faut adopter pour
60
Il n’y a qu’à évoquer la dissociation entre le recours en excès de pouvoir et le recours de pleine juridiction
pour illustrer celles-ci.
588
faire des actes d’autorité les « actes de la puissance publique ». En effet, « il ne faut pas que
l’expression “puissance publique” nous égare, la puissance publique c’est aussi le pouvoir
exécutif appliqué au fonctionnement des services publics, par conséquent elle existe non
seulement dans les actes d’autorité qui correspondent à la situation de repos ou de “puissance”
proprement dite, mais aussi dans les actes de gestion qui correspondent au mouvement et à
l’exécution »61. Ce n’est qu’une part restreinte mais vigoureuse de l’expression potentielle de
la puissance publique que les actes d’autorité permettent. Celle-ci doit s’entendre, dans le
cadre des actes d’autorité, comme sa manifestation la plus radicale, celle qui permet à
l’autorité administrative d’imposer sa volonté. Les actes d’autorité sont donc bien les actes de
la puissance publique à condition de l’entendre dans sa forme la plus vigoureuse, celle de
prérogative de puissance publique. Par conséquent, comme « l’exercice de prérogatives de
puissance publique […] nie le pouvoir de volonté du sujet visé »62, leur présence fait des actes
qui les contiennent des actes d’autorité. En quelque sorte, ces derniers sont ceux dans lesquels
l’on retrouve la présence de prérogatives de puissance publique63.
1190. De ces prérogatives et de ces actes, il ressort une unilatéralité et une inégalité qui
traduisent la posture de sujet soumis à la volonté administrative du destinataire. D’une
certaine manière, l’on peut retrouver l’idée que les actes d’autorité traduisent juridiquement
l’expression d’une « puissance publique non consentie »64. Mieux, outre cette idée de
domination de la volonté individuelle des destinataires65, la prérogative de puissance publique
et l’acte d’autorité comporteraient une dimension négative ou encore nuisible pour le
destinataire. Il est vrai que « le pouvoir du titulaire de prérogatives de puissance publique
serait négateur, destructeur de droits, c’est-à-dire qu’il serait destructeur de l’intérêt particulier
d’un ou de quelques individus. Disons-le plus nettement encore : l’objet même des
prérogatives de puissance publique serait la destruction d’une norme en tant qu’elle est
attributive de droits pour les individus visés, en tant qu’elle consacre une situation
61
M. Hauriou, La gestion administrative , op. cit., p. 73.
62
N. Chifflot, op. cit., p. 183.
63
Bien entendu, le terme de prérogative de puissance publique renvoie, en plus des pouvoirs et des facultés dont
les autorités disposent par rapport aux particuliers, à l’ensemble de leurs sujétions. La prérogative de puissance
publique se limite ainsi, dans ce sens, à l’ensemble des facultés d’action dont disposent les autorités
administratives et dont sont, par principe, dépourvues les personnes privées.
64
X. Dupré de Boulois, « Puissance publique, puissance privée », in La puissance publique , op. cit., p. 66.
65
L’acte administratif en question, même s’il s’impose à ses destinataires par voie de puissance ou d’autorité et
donc engendre un rapport de domination, est parfois adopté à la demande des intéressés. Dans ce cas, le rapport
demeure inégal dans la mesure où l’autorité administrative décidera unilatéralement de son contenu ce qui
permet toujours de le qualifier comme un acte de puissance. Néanmoins, il faut reconnaître que la domination
dégagée par l’acte administratif est atténuée lorsqu’il est pris pour répondre à la demande de particuliers.
L’administration agit alors parce qu’un particulier le réclame mais elle le fait toujours par voie d’autorité dans la
mesure où l’intéressé reste dans une posture passive tout au long du processus d’édiction de l’acte. En clair, il ne
fait que le déclencher, charge ensuite à l’administration de « trancher » la question du sens de cet acte.
589
juridiquement protégée »66. L’acte d’autorité, en ignorant la capacité de son destinataire à
exprimer et opposer une volonté, est destructeur de cette faculté reconnue à tous. Comme
l’acte de puissance empêche le destinataire de s’exprimer, il détruit sa qualité de sujet de
droit. Cette faculté est confirmée par le fait que ces actes mettent en exergue des « pouvoirs
juridiques par lesquels (au moyen notamment de la création d’une norme) leurs titulaires
disposent de la faculté de nier la volonté de certains sujets de droit, c’est-à-dire d’agir sans
leur consentement (élément d’unilatéralité), en disposant plus précisément de l’un de leurs
droits acquis et/ou reconnu par l’ordre juridique (en décidant soit de détruire ou de nier l’un
de leurs droits acquis, soit de refuser un droit qu’ils revendiquent), faculté assortie d’un
monopole (ou plus exactement d’un privilège d’exclusion) à l’égard de tout autre sujet de
l’ordre juridique qui ne peut donc en revendiquer l’usage »67.
1191. Dès lors, au bout de cet exposé de la situation du destinataire d’un acte de puissance, il
faut se demander ce qu’apporterait un effet suspensif attaché aux recours visant à les
contester. En simplifiant la réponse, l’on pourrait partir de l’idée que les autorités « sont
chargées de nous donner des ordres et de nous rendre des services »68, étant entendu que la
première fonction passe par les actes de puissance. Dès lors, face aux ordres véhiculés par ces
actes, l’effet suspensif assurerait une protection importante. Seulement, l’appréciation précitée
ne peut nous satisfaire tant elle est éloignée de la réalité contemporaine. La réponse est plutôt
dans le schéma des actes d’autorité qui, par leur nature, s’imposent à leurs destinataires. Ces
derniers, en subissant leur contenu, sont particulièrement démunis. Pour eux, le seul moyen de
faire valoir leurs droits, intérêts ou volontés est de changer de « dimension ». En restant dans
le cadre de l’action administrative, ils restent dans leur position passive. Demeurer le
destinataire de l’acte de puissance implique de ne demeurer qu’un objet, sans moyen de se
faire entendre. Dans la sphère administrative, la relation est figée sur ce modèle inégalitaire
renvoyant l’idée que le droit n’y est qu’un « droit de personnages puissants que sont les
administrations publiques »69.
1192. Contester un acte d’autorité permet au requérant d’espérer bénéficier d’une nouvelle
organisation de sa relation avec les autorités. C’est le moyen de redevenir un sujet de droit et
de faire valoir ses prétentions. Or, vu le contenu de la procédure administrative contentieuse,
historiquement soucieuse de préserver l’administration, l’on ne peut pas dire que le recours
66
N. Chifflot, op. cit., p. 189.
67
Ibid., p. 194.
68
H. Berthélémy, « Défense de quelques vieux principes », in Mélanges Maurice Hauriou , 1929, Paris, Sirey,
p. 818.
69
M. Hauriou, Précis de droit administratif et de droit public à l’usage des étudiants en licence (2 e et 3e années)
et en doctorat ès-sciences politiques, 7ème éd., 1911, Paris, L. Larose & L. Tenin, p. VII.
590
soit un facteur de rééquilibrage. Même si les choses progressent, les relations des auteurs et
des destinataires de l’acte de puissance n’évoluent que peu au plan contentieux par rapport à
celles qui prévalent dans la sphère administrative. La relation contentieuse qu’ils nouent
s’inscrirait dans la continuité du rapport que fait naître l’acte administratif. Le principe de
l’absence d’effet suspensif illustre justement ce schéma qui permet à l’administration
d’ignorer la volonté du destinataire. Par cette caractéristique, et plus généralement la tendance
globale de la procédure, le destinataire n’est pas mieux considéré que dans la relation
qu’engendrait déjà l’acte de puissance. Certes, il peut, grâce au recours, engager un dialogue,
argumenter, et réclamer la garantie de ses droits. Cependant, cette contestation n’aura aucune
conséquence sur la relation née, du moins tant que le juge ne se sera pas prononcé.
1193. Par conséquent, le recours contre un acte de puissance ne provoquera, en l’état, aucune
amélioration sensible de la situation du destinataire et donc requérant. En poussant le
raisonnement, de bout en bout de la chaîne – de l’édiction de l’acte d’autorité à la reddition de
la décision juridictionnelle –, le destinataire de l’acte de puissance aura été nié. En clair, le
recours ne ferait pas espérer la perspective d’un rééquilibrage des rapports noués. Attacher un
effet suspensif aux recours dirigés contre des actes d’autorité, c’est considérer les requérants,
souvent destinataires, comme des sujets de droit pouvant faire valoir leurs droits et ainsi les
rétablir dans leur qualité première. Enfin, cela revient également à conférer aux citoyens, les
destinataires « naturels » de l’activité administrative, une protection là où la sphère
administrative de décision ne leur en reconnaît pas. Tirer des conséquences de leur volonté,
c’est les réhabiliter dans leur statut de sujet de droit qu’il faut respecter.
1194. A contrario, prendre le parti inverse pour les actes de gestion, c’est tirer les
conséquences de ce que, pour leur édiction, les autorités collaborent avec leurs destinataires.
Étant donné qu’ils auront pu, lors de cette « réflexion collaborative », faire valoir leurs
volontés, droits et intérêts et ainsi peser sur le contenu de l’acte à prendre, il n’y aurait pas de
raison de renforcer leurs garanties contentieuses. Comme ils bénéficient d’une certaine
considération, il n’est pas nécessaire de revaloriser leur situation au contentieux. D’autre part,
en épuisant cette idée de collaboration entre les autorités et leurs destinataires, un autre
argument peut justifier l’absence d’effet suspensif des recours. L’absence de protection
découlant de la suspension serait la suite logique de la règle70 selon laquelle « nul ne peut se
prévaloir de sa propre turpitude ». Comme le destinataire de l’acte de gestion a participé à la
70
Nous nous fions ici à la qualification de cette maxime défendue par les professeurs Terré, Simler et Lequette
dans leur manuel. V. en ce sens, F. Terré, Y. Lequette et Ph. Simler, Droit civil, 11ème éd., 2013, Paris, Dalloz,
Précis, n° 428 et s., p. 472 et s.
591
définition de son contenu, il y aurait un paradoxe à ce qu’il bénéficie d’une protection
renforcée contre ce à quoi, au moins en partie, il a contribué.
1195. Cette division du régime procédural des recours selon qu’ils concernent les actes de
gestion ou d’autorité améliorerait la protection de ceux qui en auraient besoin. L’effet
suspensif serait tourné en direction de ceux dépourvus de toute protection dans leur relation
administrative. Cette amélioration de leur situation découlerait de la revalorisation de leur
volonté dans la sphère contentieuse. Leur situation contentieuse compenserait alors la
négation subie lors du processus de décision. En outre, les effets d’un tel système seraient,
comme ceux éprouvés par le destinataire d’un acte de puissance, très concrets. Cette catégorie
d’actes, plus que la négation du destinataire en tant que sujet de droit, est aussi un moyen pour
les autorités de transposer leurs initiatives au plan matériel. Les actes de puissance sont, pour
elles, un formidable moyen d’action concrète en obligeant, par leur autorité, leurs
destinataires à les traduire matériellement. En fin de compte, traiter des prérogatives de
puissance publique et des actes de puissance, c’est « énoncer le fait que les autorités
administratives disposent d’un ensemble de moyens d’action, de procédés, leur permettant de
réaliser leurs volontés beaucoup plus vite, beaucoup plus efficacement et beaucoup mieux que
ne pourraient le faire de simples particuliers »71. Puisque ces actes représentent la voie royale
de l’action administrative qui influe sur le réel, l’administration pèse sur la situation
matérielle des destinataires. L’optique d’une garantie contentieuse qui balancerait la
soumission théorique et matérielle72 des destinataires des actes d’autorité à l’administration
semble être bienvenue dans l’objectif qui anime ce travail.
1196. Cette perspective d’un rééquilibrage qui dépasserait la seule relation contentieuse est
d’autant plus intéressante qu’elle s’accorde aux origines de cette distinction, qui est une
« tentative doctrinale destinée à faire descendre partiellement l’administration de son
piédestal »73. Mieux encore, ce système représenterait une solution « chirurgicale ». Dans la
réorganisation du principe de l’absence d’effet suspensif, l’on souhaite éviter toute forme de
71
F. Moderne, op. cit., p. 2.
72
Il est essentiel de ne pas occulter que « la puissance, c’est d’abord cette potentialité de l’action, l’énergie
première qui permet d’entreprendre quelque chose, de créer, de fonder, de réaliser une idée ou un projet » (J.-A.
Mazères, op. cit., p. 31). D’autres reprennent également cette idée essentielle que la puissance qui sous-tend les
actes d’autorité « demeure indissociable de l’idée de force en mouvement, d’énergie comme l’était l’ imperium
antique puis royal, de sorte que l’on a du mal paradoxalement à l’associer à la seule production normative »
(Ch. Lavialle, op. cit., n° 3602, p. 343). Ainsi, avant même d’en arriver à l’idée d’un commandement juridique,
la puissance, qu’elle soit publique ou non, est une faculté d’agir, de créer, de mettre en œuvre quelque chose sur
le plan matériel. Rapporté à la puissance publique, c’est la faculté et la possibilité d’agir à l’égard d’un sujet dont
la volonté est totalement niée et ainsi de lui imposer cette mise en œuvre, cette action entreprise. Plus qu’une
domination, la puissance est une énergie, et une énergie qui s’imposerait à ceux à qui elle s’adresse sur le plan
matériel comme juridique.
73
F. Moderne, op. cit., p. 155.
592
radicalité. Or, la modification ainsi envisagée n’interviendrait que lorsque les destinataires des
actes administratifs en ressentiraient le besoin. En somme, la division entre les recours
suspensifs contre les actes d’autorité et les recours non suspensifs contre les actes de gestion
présente des avantages considérables : elle poursuit un équilibre entre préservation de
l’administration et défense des requérants en même temps qu’elle est mesurée. Malgré cela,
l’opacité qui ressort de la séparation des activités de gestion et de puissance (paragraphe 2)
doit pousser à rejeter cette solution.
1197. La séparation franche des actes entre ceux qui expriment autorité ou puissance et ceux
qui usent d’un mode de gestion collaboratif est à première vue très claire. Cette fausse
évidence est pour beaucoup liée au fait que l’expression la plus aboutie de la puissance
publique, que l’on retrouve dans les actes d’autorité, semble aller de soi. Il ressortirait de cette
idée, et cela a pu parfois être développé74, une idée métaphysique qui permettrait
d’appréhender aisément les actes d’autorité. Dès lors, cette division entre les recours contre
les actes d’autorité et de gestion ne semble pas poser de question et ce, d’autant moins que
l’on a défini ces catégories d’actes par la nature de la relation instituée. Seulement, lorsqu’il
faut l’envisager concrètement pour en déterminer la mise en œuvre pratique, surgit un
malaise. Bien que la solution paraisse bénéfique, l’utilisation de cette dichotomie est trop
incertaine. La difficulté pour le juge à se saisir de cette distinction s’explique en partie par
l’utilisation d’une notion fonctionnelle en contradiction avec son objectif traditionnel (A) et,
surtout, par ses contours insaisissables (B).
1198. Dans le cadre du système envisagé, l’activité de l’administration est dissociée entre
deux branches en fonction de la nature de l’acte. Le produit de l’action administrative – ou
son support – se divise entre des actes de gestion et d’autorité. La dichotomie ainsi dessinée
est apparemment claire et l’idée sous-jacente aux actes de puissance semble résonner en
chacun de nous. Cette impression s’explique notamment par l’imprécision de cette catégorie
construite à partir d’une notion fonctionnelle qui donne lieu à un usage engagé (1). Du fait de
74
C’est notamment le cas du doyen Hauriou dans la 4ème édition de son précis lorsqu’il considérait que la
puissance publique pouvait parfois se détacher de la volonté des autorités administratives pour se rapprocher
d’une volonté objective existant en soi. V. en ce sens, M. Hauriou, Précis de droit administratif et de droit public
général à l’usage des étudiants en licence et en doctorat ès -sciences politiques, 4ème éd., 1901, Paris, L. Larose,
p. 228.
593
leur imprécision, le juge peut s’en saisir dans le but de conduire le droit et le contentieux
administratifs vers la défense de certaines valeurs. C’est d’ailleurs le but de ce type
d’éléments qui permettent à ceux qui les manipulent d’échapper à la critique lorsqu’ils
introduisent, sous couvert de juridicité, une part de subjectivité. En l’espèce, les actes de
puissance sont les témoins de la spécialité de l’action administrative et ils justifient à ce titre
les privilèges administratifs (2). C’est là que réside la contradiction du système proposé :
tandis que les actes de puissance visent à faire accepter à la société les contraintes qui
résultent des actes, le système en ferait un critère de protection des requérants et destinataires.
1199. Les autorités administratives concourent, par leur activité, à l’intérêt général. Pour ce
faire, elles peuvent emprunter la voie du commandement et des actes de puissance. Cette
catégorie, fortement liée à la puissance publique, n’est pas précisément identifiable. Plus
qu’une liste d’actes clairement établie, les actes de puissance représentent d’abord l’idée
d’une action administrative qui outrepasse la volonté de ses destinataires. Avant de se définir
juridiquement, ils s’envisagent en ce qu’ils placeraient l’administration en situation de
puissance. En bref, ils renvoient à l’idée d’une supériorité de l’administration vis-à-vis des
destinataires de son action.
1200. L’identification des actes de puissance par le biais de leur philosophie plutôt qu’à
l’aide d’une définition juridique précise, les rapproche des notions fonctionnelles. Celles-ci,
opposées aux notions conceptuelles ne peuvent abstraitement s’appréhender par leur contenu.
Empreintes de plasticité, elles ne peuvent être figées quant à leur définition. Cette catégorie
juridique est particulière en ce qu’il n’est pas possible de l’identifier, sur le plan intellectuel,
avant son expression. Les notions fonctionnelles, pures productions intellectuelles, ne
s’appréhendent que par leurs illustrations et manifestations concrètes. Finalement, elles
appartiennent aux « catégories que l’on est en peine de définir logiquement »75. Pour autant,
« elles ne sont pas un pur mot, car elles s’inspirent d’une idée ou d’un faisceau d’idées que
l’on peut formuler ; mais elles constituent des notions “ouvertes”, prêtes à s’enrichir de tout
l’imprévu du futur »76. Ainsi, elles renvoient tout simplement à une fonction, ce qui
complique leur identification.
1201. L’on a pu déterminer que les actes de puissance étaient ceux dans lesquels la relation
entre les autorités et les destinataires était marquée par la négation de la volonté de ces
75
G. Vedel, « De l’arrêt Septfonds à l’arrêt Barinstein (la légalité des actes administratifs devant les tribunaux
judiciaires) », JCP , 1948, I, n° 682.
76
Ibid .
594
derniers. Dès lors, il semble possible d’opposer la « définition » que l’on a arrêtée des actes de
puissance pour nier leur qualification « fonctionnelle ». Puisque l’on a pu s’entendre
abstraitement sur ce qu’étaient les actes de puissance, il serait possible de ne pas les qualifier
d’éléments fonctionnels. Or, les notions fonctionnelles ont un caractère évolutif impliquant
que par sédimentation, elles peuvent finir par se figer. En effet, « le plus souvent, après une
évolution assez longue, on peut dresser un catalogue des cas d’espèce qui leur correspondent.
Quand ce catalogue est assez fixé, ou bien la catégorie est à un point de maturité qui permet
d’en faire une théorie cohérente, ou bien elle se résorbe dans une ou plusieurs catégories plus
logiques et disparaît »77. En l’espèce, les actes de puissance seraient donc arrivés, non pas au
terme de leur évolution, mais à une unité suffisante pour parvenir à l’appréhender sans
recourir à ses illustrations.
1202. Ce point culminant de l’unité des actes de puissance ne signifie pas qu’ils perdent leur
qualité de notion fonctionnelle puisque leur unité fondamentale réside dans l’emploi qu’en
font les juges et les institutions administratives. C’est là que réside la caractéristique des
éléments fonctionnels : empreints d’une subjectivité permise par leur imprécision, ceux qui
les manient les mettent au service de fins supérieures. Leur absence de contenu figé et leur
nature évanescente autorisent que les institutions qui les manient, et notamment les juges, les
utilisent de manière utilitariste. Leur imprécision conceptuelle associée à leur fausse évidence
confère à leur utilisateur la responsabilité et le pouvoir de les orienter. Le véritable créateur de
la notion fonctionnelle est ainsi celui qui l’utilise et l’applique quotidiennement. En ce que
l’élément fonctionnel n’est appréhendé qu’au travers de ses manifestations, ce sont eux qui lui
donnent sa teneur et son orientation. Comme la notion fonctionnelle ne peut pas être abordée
abstraitement, c’est la rencontre entre une espèce concrète et la défense d’une valeur qui
assure la détermination de ses caractéristiques. Ainsi, c’est bel et bien celui qui l’utilise qui
dessinera son visage et son rôle.
1203. Ainsi, à chaque utilisation, celui qui a la charge et la responsabilité de s’engager doit
abandonner une partie de sa neutralité. L’idée n’est pas de dire que celui qui utilise ces
notions le fait arbitrairement mais leur orientation sera déterminée par le but qu’il poursuit à
travers elles. Encore une fois, comme ces éléments ne possèdent à l’origine pas de contenu
précis, ils sont suffisamment malléables pour qu’il soit possible de s’en servir dans un but
précis. En ce sens, l’on peut prendre l’exemple de la notion de droits acquis, qui, sur le plan
conceptuel, ne signifie rien. Par contre, cette notion présente, pour le juge, une « utilité
77
G. Vedel, op. cit., n° 682.
595
certaine, puisqu’elle permet d’atténuer les répercussions sur les penitus extranei d’une
exécution trop ambitieuse des arrêts d’annulation »78. En fait, le juge la mobilise afin de
réduire les conséquences qui pourraient résulter de ses décisions. Il s’en sert comme d’une
variable d’ajustement afin d’adapter son office aux situations rencontrées. Cette notion ne
prend corps qu’au travers de l’engagement du juge visant à concilier la légalité avec la
sécurité juridique. Les notions fonctionnelles n’ont donc de consistance que par le but que
celui qui les manie – souvent le juge – sert au travers d’elles. En cela, on peut parler
d’éléments qui poussent leurs utilisateurs à s’engager dans une forme de « politique ». Dans le
cadre contentieux, ces notions servent alors une politique jurisprudentielle.
1204. Finalement, les notions fonctionnelles sont précieuses au juge pour s’adapter aux
différentes situations rencontrées. Elles sont le moyen de « s’ouvrir » des issues et des
possibilité d’habiller juridiquement des choix qui, sans cela, ne pourraient s’expliquer. Ces
éléments peuvent apparaître comme la carte que le juge pourra abattre en dernier recours et
qui, par leur nature, font taire toute critique. C’est d’ailleurs pour cela qu’ils sont parfois
présentés comme des éléments juridiques d’opportunité. En permettant l’introduction de
valeurs axiologiques, ces notions favoriseraient les solutions d’opportunité en se détachant
d’une forme de rigueur juridique. En reprenant un raisonnement tenu à propos de la notion
fonctionnelle de l’indivisibilité des actes juridiques, le danger d’arbitraire n’est jamais très
loin : plutôt que « de donner du réel une représentation plus exacte en vue de la mise en
mouvement de la règle de droit appropriée, elle peut n’être plus qu’un mot qui couvre, d’une
apparence flatteuse, une solution d’opportunité »79.
1205. Bien entendu, l’on ne rejoint pas ces critiques que l’on peut néanmoins comprendre.
Les notions fonctionnelles ne véhiculent pas d’arbitraire jurisprudentiel et ne permettent pas
de se détacher de la contrainte juridique. Seulement, ils sont une soupape permettant au juge
de s’adapter à la diversité des situations rencontrées et d’introduire certains objectifs au sein
du droit positif. Pour autant, il n’y est pas question d’un arbitraire jurisprudentiel. C’est la
simple expression de la volonté d’amener le système juridique à défendre certaines valeurs
que le juge considérerait prioritaires. Plus largement, ces outils donnent la possibilité au juge
d’adapter le phénomène juridique à la société. Une fois cette nature particulière des actes de
puissance arrêtée, l’on peut en conclure qu’elle pousse le juge à s’engager en direction d’une
valeur. Cette catégorie d’actes illustrerait une fonction bien spécifique qu’il nous faut
caractériser.
78
P. Weil, Les conséquences de l’annulation d’un acte pour excès de pouvoir, 1952, Paris, A. Pedone, p. 109.
79
F. Boulanger, « Usage et abus de la notion d’indivisibilité des actes juridiques », RTD Civ., 1950, p. 1.
596
1206. Sur ce point, l’on peut les rapprocher des catégories fonctionnelles que sont les actes
de gouvernement et les mesures d’ordre intérieur qui visent à faire échapper des actes au
contrôle juridictionnel. La notion des actes de puissance rejoint ce mouvement dans la mesure
où ils ont d’abord permis d’empêcher tout contrôle avant d’en limiter, d’une manière ou d’une
autre, les modalités. La catégorie des actes d’autorité ne vise donc pas qu’à consacrer la
domination de l’administration dans ses relations avec la société : cette force de
l’administration impose au juge d’adapter en conséquence son office. En quelque sorte, cette
catégorie permettrait de justifier les privilèges administratifs (2), ce que le système proposé
contredit.
1207. Le schéma de l’action administrative suppose l’établissement d’une relation entre deux
acteurs, l’un auteur et l’autre destinataire. Ainsi, les actes administratifs représentent
l’aboutissement et le vecteur de cette relation censée s’établir entre eux. Dans le cadre des
actes d’autorité, cette relation est « à sens unique ». Agir ainsi assure aux autorités la capacité
d’imposer leur volonté en renvoyant le destinataire au statut d’objet. L’on pourrait aller
jusqu’à dire que les actes de puissance n’instaurent pas vraiment de relation entre ces acteurs.
Puisqu’il n’y a qu’une seule volonté qui s’exprime et qu’aucun échange n’est possible, la
relation entre auteur et destinataire est réduite à son minimum : le premier ordonne au second
qui s’exécute. D’une certaine manière, cette catégorie légitime par le droit une force
administrative « nécessaire ». Ainsi, les actes de puissance cristalliseraient la différence entre
les facultés juridiques des particuliers et les moyens de l’administration. En cela, l’on peut
entendre l’idée que les actes de puissance aggloméreraient tous les privilèges de
l’administration. Ils constituent alors le domaine privilégié d’expression du pouvoir
administratif et des éléments juridiques qui l’expriment.
1208. Par conséquent, cette catégorie n’est qu’un moyen de théoriser juridiquement la
conjonction de privilèges administratifs qui permettent aux autorités d’agir. Le rattachement
d’un acte à la « famille » des actes d’autorité permet d’éteindre toute contestation de cette
« force ». Ce type d’actes donnerait un cadre juridique à la domination naturelle de l’autorité
administrative. Ainsi, l’obéissance recherchée par l’édiction de tels actes ne répond plus à la
seule légitimité sociale de l’administration à commander mais aussi à une obligation
juridique. En clair, grâce aux actes d’autorité, la voix de l’administration se pare d’un
appareillage juridique qui lui confère une force particulière. Ces actes sont à la fois le vecteur
597
et l’illustration de la capacité de l’administration à agir comme puissance publique et à
mobiliser des privilèges80 au bénéfice de l’administration. La catégorie des actes de puissance
sert donc à justifier, en droit, l’existence et l’utilisation de privilèges par les autorités.
1209. L’utilisation de cette dichotomie entre autorité et gestion s’inscrit d’ailleurs dans cette
optique visant à conférer des avantages contentieux aux autorités qui usent de la première
voie. À l’origine, cette distinction est pensée comme la clé de répartition des compétences
juridictionnelles en considérant que les actes de puissance relèvent du juge administratif.
Aujourd’hui, l’on n’y voit guère de privilège tant ce dernier a su construire un droit à même
de garantir les droits et intérêts des requérants. Cependant, sans remettre en cause la
juridiction administrative, vouloir attribuer le contentieux découlant de l’activité
administrative à un juge spécialisé, revient à vouloir le faire échapper au juge judiciaire, à le
prémunir de l’intervention des juges de droit commun. Dans la même lignée que le principe
de séparation des autorités, les actes de puissance visent à protéger l’action administrative en
lui assurant d’éviter le juge judiciaire : il s’agit bien d’un privilège.
1210. Par la suite, les utilisations de cette dichotomie et donc, de la catégorie des actes de
puissance, supportent aussi, dans une mesure moindre, l’existence de privilèges
administratifs. Dans le système construit par Hauriou, la nature des actes commandait la
distinction de l’excès de pouvoir et de la pleine juridiction, donc en fonction des pouvoirs
reconnus au juge. Sans que cette clé de répartition ne soit fiable, le fait que les actes de
puissance expriment une domination justifiait selon le maître toulousain que les pouvoirs du
juge doivent être limités. En d’autres termes, le contentieux des actes de puissance devait
emprunter la voie du recours en excès de pouvoir tandis que celui résultant des actes de
gestion emprunterait la voie de la pleine juridiction. Là encore, il s’agissait d’assurer aux
autorités administratives, dans le champ des actes d’autorité, un privilège. En garantissant à
l’administration qui agit ainsi qu’elle ne pourra être « attaquée » que par un recours en excès
de pouvoir, le doyen Hauriou lui assure, dans le contexte de l’époque, de ne faire l’objet que
d’un « recours de moindre juridiction ». Il vise là encore à garantir à l’administration une
relative protection. Certes, la progression de l’État de droit impose que ces actes auparavant
80
Il faut ici l’entendre au sens dans lequel le professeur Dupuis avait défini cette idée de privilège. En effet, dans
sa thèse, il considérait que « le privilège est une dérogation au droit commun qui assure à des bénéficiaires plus
ou moins nombreux des avantages juridiques ou économiques par attribution d’un droit particulier ou par
soustraction à une obligation générale » (G. Dupuis, Les privilèges de l’administration , th. Paris, 1962, p. 15).
Dans le même sens, Alain Rey définit le privilège comme « un avantage accordé à une personne ou à un groupe,
qui en jouit à l’exclusion des autres » (« Privilège », in A. Rey (dir.), op. cit., t. 2, p. 1866). En appliquant ces
éléments de définition à la situation rencontrée, l’on peut retenir l’idée que les actes d’autorité ou de puissance
sont le support juridique qui justifie l’avantage de l’administration selon lequel elle peut imposer sa volonté aux
tiers sans leur consentement. C’est bien là la manifestation d’un avantage juridique qui attribue à
l’administration un droit particulier en dérogation du droit commun.
598
insusceptibles de recours81 se voient aujourd’hui ouverts à la contestation. Néanmoins, le
maître toulousain souhaite limiter l’étendue des pouvoirs du juge qui en sera saisi. Ainsi, le
contentieux des actes d’autorité « échappera » aux recours de droit commun, c’est-à-dire la
pleine juridiction, dans lesquels le juge dispose de tous les pouvoirs dévolus à une juridiction.
Ainsi, cette catégorie fonde un privilège administratif en limitant les pouvoirs du juge saisi de
leur contestation.
1211. Sur la base de ce constat, le système proposé visant à attacher aux recours portés
contre les actes d’autorité un effet suspensif est construit sur une contradiction. L’on vient de
démontrer que la catégorie des actes de puissance permet de justifier l’existence de privilèges
administratifs. En insistant sur cette idée, dire d’un acte administratif qu’il est un acte
d’autorité favorise son auteur. Agir par la voie de la puissance, c’est pour l’administration
s’assurer de privilèges, que ce soit vis-à-vis du droit commun ou du droit de l’activité
administrative. Les actes de puissance sont donc une garantie, l’on serait tenté de dire un
bouclier, au bénéfice de leurs auteurs. La nature fonctionnelle des actes d’autorité implique
qu’ils peuvent être mis au service d’une fonction. L’idée d’attacher à ces actes certaines
conséquences contentieuses et d’en faire un critère de distribution du régime procédural des
recours ne pose donc pas problème au vu de la nature de cette catégorie.
1212. Seulement, la contradiction réside dans le contenu des conséquences qui y sont
traditionnellement attachées. La présence d’actes d’autorité justifie l’existence d’une « force
administrative » et de privilèges qui doivent en découler. Ainsi, appréhendée à la base comme
un élément qui libère l’administration d’une contrainte ou qui lui octroie une capacité
supplémentaire, cette notion se transformerait, au bout du compte, en une véritable contrainte.
Là où les actes de puissance limitaient les pouvoirs du juge ou affranchissaient de tout
contrôle, ils offriraient désormais aux requérants un renforcement de leurs garanties. Mettre
en place un tel système reviendrait à faire passer le bouclier que sont les actes d’autorité des
mains des autorités à celles des destinataires. Si traditionnellement, la contestation d’actes
d’autorité offrait un avantage aux autorités, le système proposé renverserait complètement la
perspective en en faisant un élément de protection des requérants.
1213. Si l’on a conscience que le phénomène juridique n’est pas figé et qu’il n’y a pas, a
priori, d’incompatibilité à un tel renversement, d’autres éléments incitent à penser le
contraire. Dans sa dénomination, la catégorie des actes de puissance contient l’idée qu’ils
expriment une force et une domination. Attacher aux recours les contestant un effet suspensif
81
L’on peut les rapprocher en cela de la catégorie des actes considérés comme discrétionnaires avant que le
recours en excès de pouvoir ne permette de les attraire devant la juridiction administrative.
599
s’inscrit dans la perspective du rééquilibrage recherché mais cela reviendrait à méconnaître
l’essence de cette catégorie. Ce serait aller contre l’esprit de ces actes et tirer des
conséquences contraires à leur philosophie. Ce système reviendrait à attacher à la nature de
ces actes un effet qui serait totalement opposé à son « identité ». Ce serait un peu comme
déduire de la dénaturation de l’action administrative résultant de la voie de fait le
renforcement de la protection administrative.
1214. Une telle contradiction ne paraît pas acceptable tant le système serait basé sur une
négation profonde de l’identité de ces actes, et donc fragilisé. Envisager la mise en œuvre
d’un tel système reviendrait à remplacer le système critiqué pour la vulnérabilité de ses
fondements par un système contenant les mêmes vices. En outre, ce n’est pas le seul défaut du
système projeté. Il se rajoute à cette vulnérabilité l’idée qu’il repose sur une division aux
contours insaisissables (B).
1215. Le système proposé revient à répartir l’effet suspensif entre deux catégories de recours
déduites de la nature des actes contestés. L’idée est d’attacher cette caractéristique aux
recours visant à contester des actes de puissance. A contrario, les recours juridictionnels
concernant un acte de gestion ne seraient pas suspensifs. D’une certaine manière, ce système
répartit l’effet suspensif non pas selon la nature des recours, mais plutôt selon celle des actes.
Ce sont donc les caractéristiques des actes soumis au juge qui dessineront les propriétés des
recours. Établir une telle distinction à partir des actes contestés est déjà une petite révolution
car cela revient à conditionner la procédure aux attributs des actes. Si la perspective est
intéressante, encore faut-il que le critère qui la commande soit fiable. En effet, si « parler
d’une chose sans pouvoir la définir, c’est au fond parler sans savoir de quoi l’on parle »82,
appliquer à une catégorie des effets sans pouvoir identifier précisément son contenu, c’est
proposer une impasse.
1216. La séparation des actes entre deux catégories, de puissance et de gestion, ne peut être
appréhendée comme une théorie vierge de toute analyse. On l’a dit, elle a connu son heure de
gloire au 19e Siècle, époque où la doctrine théorisait un droit positif en évolution permanente.
Dans ce foisonnement doctrinal, cette distinction a eu différents contenus et on lui a attaché
différentes conséquences. De ce constat, deux enseignements peuvent être tirés :
premièrement, la séparation entre les actes d’autorité et de gestion est très volatile et
deuxièmement, ce foisonnement a été suivi d’un long silence, signe de l’abandon de cette
82
A. Kojève, Esquisse d’une phénoménologie du droit, 2007, Paris, Gallimard, Collection Tel, rééd. 1981, p. 9.
600
théorie. Par conséquent, si l’on combine la « confusion » à l’abandon, l’on peut – certes
rapidement –voir celui-ci comme une conséquence de l’imprécision. Dès lors, adopter la
solution envisagée ferait ressurgir une notion trop floue pour être conservée par la doctrine et
la jurisprudence.
1217. Si « la distinction entre actes d’autorité et actes de gestion n’est plus reçue en
jurisprudence et en doctrine depuis le début du XXe Siècle »83, il faut reconnaître que cela ne
plaide pas en faveur de son application. L’unanimité de la renonciation est d’autant plus
frappante qu’elle contraste avec les nombreuses utilisations qui avaient été faites de cette
séparation. Le constat de la disparition de la dualité des actes administratifs est tellement
partagé que « le seul point qui soit controversé est la détermination de la date à laquelle elle
fut abandonnée »84. Sans prendre parti, l’on peut considérer que la suppression des deux
catégories – et du système afférent – est le résultat de la prise de position marquée de
plusieurs commissaires du gouvernement.
1218. À l’époque, la théorisation la plus aboutie de cette distinction était proposée par
Laferrière qui cherchait à expliquer la répartition des compétences juridictionnelles. Le
système qu’il dessinait « correspondait, sinon à l’état même du droit, du moins aux
orientations qui sont celles du Conseil d’État en ce dernier tiers du XIXe siècle »85. En
reprenant sa théorie, la doctrine s’est, malgré quelques nuances, placée dans le sillage de la
jurisprudence administrative en lui donnant du sens. Par conséquent, comme les auteurs
ambitionnaient d’expliquer la politique jurisprudentielle en la matière, les juges et
commissaires du gouvernement possédaient le destin de cette théorie.
1219. Seulement, si au crépuscule du 19e siècle l’on ne dénombrait que peu de
contestataires, le début du 20e les vit proliférer. En orientant la répartition des compétences
juridictionnelles vers un nouveau critère de ventilation, les commissaires du gouvernement
ont précipité la disqualification de l’opposition de la gestion et de la puissance. Parmi eux,
quelques noms ont marqué cette entreprise. Sans oublier Romieu qui a, dans ses conclusions
sur l’arrêt Terrier , posé les bases de l’abandon de cette théorie, les commissaires du
gouvernement Teissier et Pichat se sont illustrés dans la démolition de cette dichotomie.
1220. Le premier, à l’occasion de l’affaire Feutry86, a explicitement rejeté cette opposition
entre l’autorité et la gestion. Dans son esprit, « la vérité, c’est que tous les actes accomplis par
83
F. Melleray, op. cit., p. 55.
84
F. Moderne, op. cit., p. 179.
85
F. Burdeau, Histoire du droit administratif, 1995, Paris, PUF, Thémis, p. 336.
86
T. Confl., 29 févr. 1908, req. n° 624, Feutry c/ Département de l’Oise : Rec. Leb., p. 218, concl. G. Teissier ;
D., 1908, p. 349, concl. G. Teissier ; S., 1908, p. 397, concl. G. Teissier ; RDP , 1908, p. 206, note G. Jèze.
601
la puissance publique ou ses agents, pour assurer la gestion des services publics, sont tous des
actes administratifs au même titre, que tous les faits d’exécution de ces services constituent
des applications de loi ou de règlements administratifs, des exécutions d’ordres donnés par les
autorités administratives »87. Teissier n’introduit ainsi aucune séparation dans la sphère des
actes administratifs. Ainsi, l’on peut dire que « les conclusions Teissier optent pour une
parfaite unité des actes de la puissance publique, non seulement quant aux auteurs de ces actes
(agents de l’État de ses démembrements), quant à leur finalité (l’exécution des services
publics est ici, comme chez Hauriou, le sens même de l’action publique), mais également
quant à leur nature (gestion et autorité) »88. Le commissaire du gouvernement explicite donc
son aversion pour l’opposition entre les activités de gestion en la remplaçant par l’unicité des
actes administratifs qu’il fonde sur la notion de puissance publique qu’il considère indivisible.
Peu importe son mode d’expression, la volonté de la puissance publique est toujours
administrative et relève du juge administratif.
1221. Ce même commissaire Teissier ne s’est pas arrêté à la condamnation implicite de la
dissociation des actes en fonction de leur nature. Il a au contraire appuyé qu’il n’avait pas à
critiquer une distinction qui « n’a aucune base légale, qui ne repose sur rien de réel et qui ne
correspond nullement à la réalité des faits »89. Comme si ce triptyque ne suffisait pas, il
prévenait ceux qui seraient tentés de s’en servir que « prendre une semblable distinction
purement métaphysique et sur la portée de laquelle personne n’a jamais pu se mettre d’accord
pour en faire la base d’un départ des compétences, ce serait poser aux malheureux justiciables
des énigmes insolubles et organiser dans ce pays à l’état chronique le conflit
d’attributions »90. Ainsi, au-delà de l’indivisibilité de la puissance publique, sa position est
motivée par le manque de vertu de cette distinction. Le commissaire lui nie toute matérialité,
allant jusqu’à affirmer qu’il est impossible de s’entendre à son propos. Ainsi, c’est la nature et
l’imprécision de cette dichotomie qui empêchent d’en faire un critère sur lequel attacher des
conséquences. Pour le dire autrement, le caractère insaisissable et immatériel d’un tel critère
l’empêche d’être à la source d’un système contentieux.
1222. Le second, à l’occasion d’un arrêt Thérond 91, a pu « parfaire » l’œuvre du commissaire
Teissier. Dans cette affaire, le Conseil d’État s’est reconnu compétent pour connaître d’une
87
G. Teissier, « concl. sur TC, 29 févr. 1908, Feutry », Rec. Leb., p. 216.
88
T. Le Yoncourt, op. cit., p. 123.
89
G. Teissier, « concl. sur TC, 29 févr. 1908, Feutry », op. cit., p. 216.
90
Ibid., p. 216.
91
CE, 4 mars 1910, req. n° 29373, Thérond c/ Ville de Montpellier : Rec. Leb., p. 197, concl. G. Pichat ; D.,
1912, III, p. 57, concl. G. Pichat ; S., 1911, III, p. 17, concl. G. Pichat, note M. Hauriou ; RDP , 1910, p. 249,
note G. Jèze.
602
contestation élevée contre « un marché passé entre une ville et un particulier, ayant pour objet
la capture et la mise en fourrière des chiens errants, ainsi que l’enlèvement des bêtes mortes,
dans les gares de chemins de fer, à l’abattoir, sur la voie publique ou au domicile des
particuliers »92. Pour en arriver à résoudre ainsi cette question, le Conseil d’État dit de ce
contrat entre un particulier et une commune qu’il est passé dans le but d’assurer un service
public, justifiant la compétence de la juridiction administrative. Par ce raisonnement, le
Conseil adopte le service public comme nouveau critère à même de déterminer cette
compétence. Sans entrer dans la controverse entre ces notions qui se disputent la qualité de
critère du droit administratif et de fondement de la compétence du juge administratif93, cet
arrêt éloigne la répartition des compétences juridictionnelles de la distinction des actes de
puissance et de gestion. Car avant de conclure à la compétence du juge administratif, le
commissaire du gouvernement a refusé d’appliquer la séparation qui nous intéresse comme
critère. Il l’a d’ailleurs fait sur la base du constat que « la jurisprudence ancienne du Conseil
d’État, d’après laquelle seuls les recours contre les actes d’autorité, qualifiés, à l’exclusion de
tous autres, d’actes de puissance publique, étaient considérés comme appartenant par leur
nature au contentieux administratif, les litiges concernant des actes de gestion faits dans
l’intérêt de services publics étant, comme ceux relatifs au domaine privé ou à des contrats de
pur droit civil, laissés à la compétence judiciaire à moins d’un texte spécial, a été
définitivement abandonnée »94.
1223. Ces deux illustrations du déclin de la distinction des actes d’autorité et de gestion ne
sont que des exemples d’un courant prédominant95. Au bout de ce processus, la répartition des
actes entre ces deux catégories a fini par disparaître. Logiquement, la doctrine qui avait
systématisé cette distinction dans le but d’expliquer la jurisprudence n’a pas tardé à s’en
détacher. Ainsi, bien que certains aient affirmé que la dichotomie actes de gestion/actes
d’autorité n’a jamais eu l’influence prêtée96, elle a eu son succès avant de disparaître car il est
92
M. Hauriou, « note sous CE, 4 mars 1910, Thérond », S., 1911, III, p. 17 in M. Hauriou, Notes d’arrêts sur
décisions du Conseil d’État et du Tribunal des conflits publiées au recueil Sirey de 1892 à 1928 , t. 3, 2000,
Paris, Éd. La mémoire du droit, p. 687.
93
V. en ce sens la célèbre controverse : P. Amselek, « Le service public et la puissance publique. Réflexions
autour d’une étude récente », AJDA, 1968, p. 492 ; R. Chapus, « Le service public et la puissance publique »,
RDP , 1968, p. 235.
94
G. Pichat, « concl. sur CE, 4 mars 1910, Thérond », Rec. Leb., p. 194.
95
Selon les professeurs Auby et Drago, nombreux sont les arrêts et les conclusions des commissaires du
gouvernement qui souscrivent à cette ligne jurisprudentielle. Dans leur ouvrage (J.-M. Auby et R. Drago, op. cit.,
p. 403), ils relèvent les manifestations d’hostilité jurisprudentielle à l’égard de cette opposition des actes
d’autorité et de gestion. L’on peut citer, à partir de leur énumération, J. Romieu, « concl. sur CE, 27 févr. 1903,
Olivier et Zimmermann », S., 1905, III, p. 17 ; G. Teissier, « concl. sur CE, 29 mai 1903, Le Berre », Rec. Leb.,
p. 414 ; G. Teissier, « concl. sur CE, 2 juin 1905, Blanchard », Rec. Leb., p. 496.
96
G. Quiot, Aux origines du couple « gestion publique-gestion privée », th. Nice, H. Charles (dir.), 1992, spéc.
1ère partie.
603
« incontestable que la première décennie du XXe Siècle a été marquée par son abandon à peu
près unanime »97. La solution proposée d’attacher des conséquences procédurales en fonction
de la nature des actes contestés userait ainsi d’une construction abandonnée. Le professeur
Moderne faisait déjà le constat, au milieu du dernier siècle, que « certains de ses résultats
auxquels elle aboutissait, sont aujourd’hui théoriquement inadmissibles et de toute façon ne
correspondent plus aux données du droit positif »98. L’évolution qui s’en est suivie n’a pas
infirmé son propos mais l’a accentué au point que l’on puisse le reprendre dans le contexte
contemporain.
1224. Par conséquent, la mise en œuvre du système risquerait de provoquer une impasse, la
distinction utilisée étant dépassée. Cependant, l’abandon mentionné porte sur une dichotomie
dont le contenu et les conséquences sont différentes de celles envisagées dans le système
proposé. Toutes les critiques évoquées visent une opposition des actes d’autorité et de gestion
que l’on n’a pas retenue. Dans la conception abandonnée, la dissociation des actes engendrait
un dédoublement inadmissible de la personnalité de l’État. Or, ce n’est pas le sens de la
séparation retenue dans cette proposition.
1225. Le professeur Moderne s’est pour sa part attaqué à la division des actes d’autorité et de
gestion qui qualifiait l’État de personne publique ou de personne privée. Ce n’est pas le cas du
système de Hauriou que l’on a repris, tant ce dernier ne cessait de rappeler que les actes de
gestion exprimaient aussi une forme de puissance publique. Certes, cette dernière s’exprime
d’une manière différente que pour les actes d’autorité puisqu’elle collabore là où ces derniers
l’amènent à s’imposer, mais elle reste présente en creux. Le système du doyen Hauriou ne
prévoit aucun dédoublement de la personnalité des autorités, la présence de la puissance
publique dans les deux catégories permettant d’appréhender l’État comme personne publique.
L’illustration de cette différence de la distinction des deux sortes d’actes entre la critique du
professeur Moderne et le système défendu se résume en ce que selon lui, « il faut ajouter que
la distinction des actes d’autorité et des actes de gestion, réduisait exagérément le champ
d’application du régime administratif et partant de la compétence administrative. Les actes de
gestion étant soumis en principe aux juridictions de l’ordre judiciaire, c’étaient les règles de
droit privé qui leur étaient applicables »99. Ainsi, le professeur traite cette dichotomie comme
servant à la répartition des compétences juridictionnelles. Or, ce n’est pas le cas dans le
schéma proposé.
97
F. Melleray, op. cit., p. 55.
98
F. Moderne, op. cit., p. 164.
99
Ibid., p. 185.
604
1226. Malgré tout, ce système semble difficile à penser de manière claire car le critère sur
lequel la distribution de l’effet suspensif est envisagée – la nature de l’acte contesté – est, une
fois passée la première impression, insaisissable. Derrière sa fausse évidence, il est délicat
d’identifier rigoureusement la catégorie à laquelle se rattachent les actes des autorités. Si
chacun peut avoir la sensation intuitive de ce qu’est un acte de puissance ou de gestion,
nombreux sont les cas concrets où le doute peut demeurer. En quelque sorte, ces catégories ne
représentent pas une « acception juridique viable »100. Les définir pour leur conférer une
portée juridique et des conséquences procédurales introduirait incertitudes et confusions.
Après réflexion, lorsqu’on tente d’entrer dans le contenu du système proposé, « le juriste en
quête de certitudes se heurte toujours à des exceptions ou à des imprécisions fortes »101. Cette
difficulté à répartir les actes administratifs entre les deux catégories résulte directement du
vice théorique de leur construction intellectuelle. L’on peut d’ailleurs faire un lien entre la
difficulté pour saisir la différence entre ces actes et le vertige qui peut saisir le juriste qui se
penche sur la notion de puissance publique puisqu’il existe une corrélation entre cette
dichotomie et la puissance publique : la division des actes de gestion et d’autorité illustre les
différentes formes d’expression de la puissance publique. Or, si « peu de locutions ont dans
notre droit administratif un passé aussi prestigieux que celle de puissance publique […], il en
est peu également qui soient aussi confuses »102. Cette distinction, irriguée de cette notion, est
autant affublée de son prestige que du flou qui l’entoure.
1227. Au-delà de ces considérations profondes, des exemples valent mieux que de longues
réflexions. Le doyen Hauriou, dans son ouvrage de référence en la matière103 donne un aperçu
de la dichotomie qu’il construit. Arrêtons-nous un instant sur l’une des idées qu’il y défend :
« il a toujours été admis que les riverains des voies publiques ont pour leurs maisons des
droits de vue et d’accès mais ces aisances de voirie ne sont point de nature civile quoiqu’on
l’ait prétendu d’abord ; ce sont des droits administratifs provenant d’une situation de gestion.
La notion de voie publique est complexe, la voie est pour la circulation, mais elle est aussi
pour les accès, sans lesquels la circulation ne pourrait pas s’amorcer ; les maisons qui se
bâtissent le long de la voie viennent donc coopérer à celle-ci en établissant des accès ; d’autre
part, ces maisons ne sauraient s’établir sans des vues qui, d’ailleurs, donnent à la voie de
100
Ch. Denizeau, L’idée de puissance publique à l’épreuve de l’Union européenne, 2004, Paris, LGDJ,
Bibliothèque de droit public, t. 239, préf. C. Goyard, p. 4 et s ; A. Antoine, Prérogatives de puissance publique
et droit de la concurrence , 2009, Paris, LGDJ, Bibliothèque de droit public, t. 261, préf. S. Bernard et B. Stirn,
pp. 7-13.
101
N. Chifflot, op. cit., p. 176.
102
M. Waline, « La situation actuelle du droit administratif », JCl. Adm., 1952, préf., p. 7.
103
M. Hauriou, La gestion administrative , op. cit., 94 p.
605
l’animation et de la physionomie ; enfin il se conclut réellement entre l’administration et le
riverain qui bâtit une sorte d’accord consacré par la délivrance des alignements. Cette
collaboration est évidente dans les rues des villes, car la rue ne se conçoit pas sans
maisons »104. Ainsi, si l’on reprend son analyse, la construction de maisons le long de la voirie
publique ferait naître entre l’autorité et les citoyens une collaboration. Celle-ci résulterait de
ce qu’en bâtissant leurs habitations, les particuliers participeraient à « l’animation » de la
voirie et organiseraient sa circulation en rajoutant des accès.
1228. Outre que ce raisonnement étend largement cette notion de collaboration – au point
d’en perdre la spécificité –, il mène, poussé à son terme, à une contradiction. Avant de
pouvoir entamer la construction de l’édifice, les particuliers doivent obtenir un permis délivré
par une autorité administrative. Ainsi, l’idée que bâtir le long de la voie publique fait
collaborer les deux parties implique que l’acte à l’origine de cette situation, le permis de
construire, est un acte de gestion. Or, sa délivrance, sans être le modèle d’un acte d’autorité,
ne tend pas à la gestion. Certes, le particulier intervient dans sa procédure d’édiction en
réclamant le permis et en renseignant l’autorité administrative de toute information nécessaire
à l’appréciation de la demande formulée. Seulement, une fois cette « participation » –
sommaire – effectuée, le particulier n’est plus « maître de son destin ». L’administration, sur
la base des éléments recueillis, décide et impose sa volonté au destinataire de l’acte. En clair,
il y aurait un échange nécessaire entre les deux parties en vue de la délivrance de l’acte. Pour
autant, peut-on déduire de ce bref commerce105 à la suite duquel l’autorité décide
unilatéralement, que l’acte est un acte de gestion ? On ne le pense pas tant la réflexion qui
mène à la décision semble ignorer le particulier. D’ailleurs, la contestation d’un permis de
construire passe par la voie de l’excès de pouvoir, recours plutôt destiné aux actes d’autorité.
Ainsi, là où Hauriou soutient que la construction de maisons le long de la voirie fait naître une
collaboration, l’on peut y voir une dénaturation de la relation entrevue.
1229. En outre, il résulte de cet exemple que la collaboration entre les autorités et leurs
destinataires reste délicate à appréhender. C’est d’autant plus le cas que le maître toulousain
ne considère pas que l’opposition entre les actes d’autorité et de gestion trace les limites de la
puissance publique : « pour lui la puissance publique est dans la gestion, comme la gestion est
dans la puissance publique »106. Par conséquent, si les actes d’autorité expriment cette notion,
les actes de gestion n’en seraient pas dépourvus. Toute la complexité de leur identification est
104
M. Hauriou, La gestion administrative , op. cit., p. 16.
105
Encore faut-il considérer que la formulation d’une demande d’un acte administratif fait naître un véritable
échange entre l’autorité administrative et les particuliers.
106
L. Sfez, op. cit., p. 140.
606
donc qu’il y aurait à la fois recours à la puissance publique – procédé de domination – et
collaboration. Or, associée à cette idée de puissance, la coopération dérive vers une
collaboration « forcée » proche de la situation d’autorité. Le doyen Hauriou reconnaissait lui-
même que ce mélange des genres entre concours des particuliers – qui suppose une forme
d’égalité – et manifestation de puissance publique – qui suppose a contrario une profonde
inégalité – rendait délicate l’identification de la gestion administrative107.
1230. Dans la droite ligne de cette répartition rendue complexe par l’imprécision de la notion
de collaboration, le droit administratif contemporain présente des situations délicates. Du fait
du processus de démocratisation de l’activité administrative108, les procédures participatives
se sont multipliées quantitativement et qualitativement109. Celles-ci peuvent être des procédés
par lesquels les autorités font participer les administrés intéressés à la prise de décision,
laissant augurer d’une collaboration. Or, si elles permettent toutes de peser sur la réflexion de
l’administration, très peu invitent les particuliers à décider ou à partager le pouvoir de
décision. Si le débat est désormais ouvert entre citoyens et autorités, l’accès des premiers à la
prise de décision demeure rare. Dès lors, comment qualifier des actes adoptés à l’issue d’une
procédure où leurs destinataires seront intervenus sans décider ou partager la prise de
décision ? Doit-on considérer que la participation implique collaboration et que la prise de
décision unilatérale ne fait qu’exprimer la puissance publique résiduelle dans la gestion ? Ou
doit-on considérer que cette prise de décision qui s’impose efface toute participation préalable
dans la réflexion, faisant ainsi naître des actes d’autorité ? La question démontre à elle seule
combien la rigidité de ces catégories juridiques n’est que doctrinale, laissant ceux qui
107
Il exprimait en effet cette forme de confusion qui peut résulter du procédé de la gestion de par l’existence
d’une nécessaire collaboration et la présence en son sein de la puissance publique. Ainsi, il y aurait bien
coopération entre les particuliers et l’administration, mais une coopération dans laquelle, pour le moins, les
autorités administratives garderaient la main. Une longue citation issue de son ouvrage déjà largement cité vient
enrichir notre propos visant à démontrer toute la difficulté qu’il y aurait à identifier, au sein des actes
administratifs, ceux qui sont dits de « gestion ». Il pouvait ainsi écrire : « En réalité, si nous revenons à l’idée de
la collaboration, nous comprenons parfaitement la situation ; la puissance publique collabore avec certains
administrés à la gestion du service public, si elle collabore c’est donc qu’elle continue d’être ; elle est liée en
partie par la collaboration et par les concessions que celle-ci entraîne, il se crée là un état de société spécial qui
pour n’être pas contractuel n’en engendre pas moins des effets juridiques, mais de ce que la puissance publique
est liée, il ne s’ensuit pas qu’elle soit anéantie, ni même qu’elle soit ramenée au degré d’une volonté privée. La
collaboration, contractuelle ou non, n’implique pas forcément égalité. Il y a collaboration entre le maître et le
domestique, entre le maître et le disciple, il n’en subsiste pas moins une autorité magistrale ; il y a collaboration
entre les époux, entre le père et les enfants, il n’en subsiste pas moins une autorité patronale. Ainsi en est-il de la
puissance publique dans l’entreprise coopérative des services publics, elle accepte des concours et des
dévouements, elle a des auxiliaires et des serviteurs, elle n’abdique pas pour cela la maîtrise ; elle reste un patron
qui impose son droit en même temps que sa volonté » (M. Hauriou, La gestion administrative , op. cit., pp. 75-
76).
108
Cf. supra n° 589 et s., p. 285 et s.
109
En effet, le recours à ces procédures participatives est de plus en plus fréquent et elles présentent aujourd’hui
une grande diversité. La preuve en est, différentes voies de participation des citoyens existent aujourd’hui.
607
devraient les manier dans l’incertitude. Dès lors, leur attacher un régime procédural contenant
un effet suspensif ne semble pas possible.
1231. La dichotomie proposée, au vu des confusions qui entourent son critère répartiteur,
serait délicate à mettre en œuvre parce que les deux catégories se confondent du fait de la
présence commune de la puissance publique. Cette porosité est d’autant moins négligeable
que pour toute tentative de qualification d’actes administratifs, l’on « se rend compte que très
fréquemment on pourrait aussi bien les comprendre dans l’une que dans l’autre »110 catégorie.
Ainsi, si l’on ne nie pas « l’importance de la conception doctrinale des actes d’autorité et des
actes de gestion »111, l’on ne peut ignorer que la contradiction théorique qu’elle contient112
met à mal la faisabilité du système. Ainsi, l’on peut dire à propos de cette proposition que « la
décomposition que l’on prétend établir entre deux éléments distincts… s’ignorant en quelque
sorte l’un l’autre et ayant chacun une sphère d’action différente est une conception a priori de
l’esprit qui ne correspond à aucune réalité dans notre droit public »113. Cette absence de
représentation concrète de la distinction théorique évoquée nous pousse donc à rejeter un tel
schéma.
1232. En bref, c’est parce que cette classification des actes relève d’une argumentation
artificielle114 « dans la mesure où rien n’autorise à déterminer fermement où s’arrête l’autorité
et où commence la gestion »115, que la proposition n’est pas viable. Par conséquent, l’on
pourrait nous reprocher de rejeter ce système sur la base d’un critère pratique, en ce qu’il
serait impossible à mettre en œuvre. La position défendue pourrait être critiquée dans la
mesure où nous avions affirmé vouloir rejeter des propositions sur la base de leurs
fondements théoriques incertains. Or, l’impossible mise en œuvre pratique de la proposition
détaillée peut trouver sa source dans sa construction théorique. Cette impossibilité n’est
d’ailleurs rien d’autre que le résultat du caractère insaisissable du fondement de la
dichotomie, ce qui renvoie à ses propriétés théoriques. C’est donc bien la construction
intellectuelle de cette opposition des actes d’autorité et de gestion qui justifie que l’on rejette
cette solution. C’est le même genre d’arguments qui nous permettra de rejeter la perspective,
110
G. Teissier, La responsabilité de la puissance publique , 2009, Paris, Éd. la Mémoire du droit, rééd. 1906,
n° 145, p. 173.
111
F. Moderne, op. cit., p. 185.
112
Selon laquelle il y aurait manifestation de puissance publique dans la collaboration de l’administration avec
les particuliers.
113
G. Teissier, La reponsabilité de la puissance publique , op. cit., n° 139, p. 160.
114
V. en ce sens, L. Sfez, op. cit., p. 141.
115
F. Burdeau, op. cit., p. 336.
608
intéressante mais inappropriée, de distribuer l’effet suspensif sur la base d’une structure
finaliste du contentieux administratif (Section 2).
1234. Évoquer l’organisation finaliste, c’est rassembler les recours dans des catégories
différentes selon la nature des aspirations poursuivies par le jurislateur lors de leur création.
La finalité du recours se détermine à partir de l’objectif en vue duquel est créée l’action en
justice. Ainsi, parler de structure finaliste, c’est faire du but des recours le critère de leur
classification (A). Cette structure alternative nous intéresse parce qu’elle supporte une
potentielle distribution de l’effet suspensif (B) dans la perspective poursuivie.
116
V. pour l’utilisation de cette formule R. Chapus, Droit du contentieux administratif, 13ème éd., 2008, Paris,
Montchrestien, Domat droit public, n° 227 et s., p. 209 et s.
117
« Structure » in R. Rouquette, Dictionnaire du droit administratif, 2002, Paris, Moniteur, p. 771.
118
F. Melleray, op. cit., p. 221 et s.
119
Nous détaillerons plus amplement ce à quoi renvoient ces deux finalités particulières dans le corps de nos
développements.
609
A – Le but du recours comme critère de classification
1235. La structure finaliste base la répartition des recours sur le but, non pas que les
requérants poursuivent – il s’agirait de la fonction des recours –, mais de celui que le pouvoir
qui les crée souhaite les voir poursuivre. Le critère s’intéresse donc à l’ambition du pouvoir120
lorsqu’il crée un nouveau recours. Cette volonté pourrait paraître obscure tant il est délicat de
l’identifier après coup. Si la question est sensible, comme lorsque le juge interprète des
normes législatives sur la base de la prétendue volonté de son auteur, la volonté du pouvoir à
l’origine des recours ne prête guère à contestation. Pour déterminer la « mission » assignée au
recours, il faut s’attacher à l’étude de son régime juridique occasionné par des principes
axiologiques, c’est-à-dire l’objectif dans lequel doit s’inscrire ce recours. L’étude des
caractéristiques des recours établira précisément le but pour lequel ils sont créés. L’analyse de
leurs spécificités permet de les classer en deux catégories : soit leur construction les pousse à
viser la défense des intérêts de la collectivité ce qui en fait des recours holistes (1), soit elle les
pousse à assurer la défense d’intérêts personnels ce qui en fait des recours individualistes (2).
1236. La classification des recours, individualistes et holistes, est l’une des plus récentes
propositions de renouvellement de la structure contentieuse. Afin d’éviter toute confusion, il
faut rappeler que ce n’est pas le but poursuivi par les requérants qui est à prendre en compte
mais le but soutenu par le jurislateur lorsqu’il élabore le régime juridique d’une action en
justice121. C’est ce critère qui permettra de répartir les recours entre les différentes catégories.
1237. L’action du pouvoir qui est à l’origine de la création des recours peut aboutir à en
constituer certains que l’on peut qualifier d’holistes. Ce terme s’inspire des écrits et des
travaux de l’anthropologue Louis Dumont qui a contribué à l’étude et à la compréhension des
sociétés modernes par son analyse de l’individualisme. Ainsi, il ne faut pas l’entendre dans
son sens originel, celui du néologisme construit par le sud-africain Jan Smuts122. Dans cette
perspective, il n’était que la somme des individus sans représenter ou expliquer le tout que
forment la société et l’humanité. Ce dernier élément est par principe un phénomène
120
Il nous faut d’emblée préciser que n’est pas visé par cette appellation le seul pouvoir législatif ou
réglementaire. En effet, malgré une nette tendance au recul du pouvoir du juge administratif en matière de
construction du droit et du contentieux administratifs, celui-ci, notamment par l’intermédiaire du Conseil d’État,
reste un centre d’impulsion très fort du système. C’est pourquoi référence sera régulièrement faite au jurislateur
dans ces développements, conformément au vocabulaire du professeur Melleray auquel se réfère l’ensemble de
ce passage.
121
F. Melleray, op. cit., p. 283.
122
J. C. Smuts, Holism and evolution , 1926, New York, The Macmillan company, 388 p.
610
indivisible qui ne peut s’analyser comme l’addition de plusieurs éléments constitutifs. Le
holisme est défini classiquement par M. Smuts comme la tendance dans la nature à constituer
des ensembles qui sont supérieurs à la somme de leurs parties, au travers de l’évolution
créatrice. L’on peut aussi le résumer en le ramenant à « la théorie selon laquelle l’homme est
un tout indivisible qui ne peut être expliqué par ses différents composants isolés les uns des
autres »123.
1238. Entendu ainsi, le holisme n’est que la transposition, voire l’extrapolation de sa racine
grecque, holos124. Ainsi, ce terme exprime l’idée qu’il existerait des phénomènes qui, plutôt
que subsumer des particularités, ne pourraient s’appréhender que comme un tout, une totalité
indivisible. On peut rapprocher le holisme du globalisme qui tend à comprendre les
phénomènes comme des totalités dissociées de leurs éléments constitutifs. Cette analyse n’est
pas celle retenue par MM. Dumont et Melleray dans leurs travaux respectifs. Dès lors, c’est
dans une optique dérivée de la notion de totalité qu’ils en usent.
1239. L’association de ce courant de pensée, de cette philosophie, au but pour lequel sont
institués les recours se fait aisément. L’idée qui fonde ce rapprochement résulte de l’idée que
lorsqu’il est créé, le recours a vocation à jouer un rôle. En ce que l’organisation de la justice
participe à une fonction sociale et joue un rôle dans le maintien du lien social, chaque recours
créé – ou modifié – l’est en vue d’une fonction. L’action du jurislateur dans l’aménagement
des recours n’est jamais neutre puisqu’il leur assigne des objectifs. Instaurer ou modifier un
recours, c’est vouloir solutionner une source de litiges. Dès lors, il sera amené, en établissant
son régime juridique, à l’orienter vers un but principal et à décider, non pas de la fonction du
recours125, mais de ce pour quoi il est destiné.
1240. À propos du contentieux administratif, la question est particulière car les recours
mettent en tension le respect de la légalité et la préservation des moyens d’action de
l’administration. Cette confrontation du principe de légalité avec l’activité administrative a
pour but d’éviter que les citoyens ne subissent une forme d’arbitraire. L’éviction de
l’arbitraire peut se faire au nom de deux éléments spécifiques du contentieux administratif qui
se confondent avec la double vocation du principe de légalité : il peut servir les particuliers
qui l’invoquent ou la société qui a tout intérêt à ce que l’administration se soumette à la
contrainte juridique. Le principe de légalité peut donc autant servir certains individus que la
société dans son ensemble ce qui revient à dire que dans leur construction, les recours peuvent
123
« Holisme », in A. Rey (dir.), op. cit., p. 1089.
124
Qui renvoie à l’idée du tout, du caractère entier ou encore complet.
125
Celle-ci résultera de l’usage que feront les requérants des recours contentieux.
611
pencher d’un côté ou de l’autre des axes mentionnés. Ils sont ainsi holistes lorsqu’ils ont
vocation à défendre prioritairement les intérêts de la collectivité ou pour le dire autrement
l’intérêt général.
1241. Évoquer ces recours holistes, c’est reprendre l’idée qu’il y aurait des recours dans
lesquels le juge aurait pour vocation première de défendre la collectivité. Dans une telle
conception, « le requérant a pour but de promouvoir des intérêts qui le dépassent et sont ceux
de la “totalité sociale” »126. Dès lors, un recours dont la finalité serait holiste n’a pas vocation
à défendre la seule légalité ou la capacité juridique de l’administration à agir pour l’intérêt
général ; c’est un recours qui défend la légalité au nom de la société et de tous. Les requérants
n’y agissent pas en leur nom propre – même si cela peut leur bénéficier – mais ils le font pour
défendre toute la société. Cela implique que le jurislateur, lorsqu’il crée un tel recours, a pour
but prioritaire de satisfaire les intérêts de la collectivité. C’est la totalité sociale qui a vocation
à être valorisée par la défense de la légalité et à qui elle doit profiter.
1242. Maintenant qu’a pu être déterminé à quoi renvoyait cette catégorie des recours
holistes, il faut dresser leurs principaux traits pour en faire un bref inventaire. Cette catégorie
de recours a vocation à défendre la société, et ce, même s’ils sont déposés par un particulier.
Dans un tel schéma, le requérant s’efface pour devenir la voix de la société. Cette
particularité, liée à l’ambition pour laquelle il a été créé, implique que ses caractéristiques
favorisent la défense de la société. Ainsi, le régime du recours cherchera à ouvrir largement
les portes du prétoire ainsi qu’à maximiser la portée des décisions qui y seront rendues.
1243. Le but étant de protéger la collectivité, il est juste et logique que la recevabilité du
recours soit la plus large possible. Comme le recours concerne et intéresse tout le monde, la
faculté d’agir doit être ouverte au plus grand nombre. Par conséquent, l’intérêt à agir doit y
être apprécié largement dans le but de faciliter la contestation juridictionnelle. De même, l’on
peut envisager que l’obligation de saisine y soit plus développée, notamment pour les
personnes publiques. Puisque les recours holistes défendent la société, les conditions de
saisine du juge doivent favoriser leur mobilisation. Dans cette même perspective, la
possibilité, pour le juge, de soulever d’office les moyens d’ordre public doit être favorisée.
Comme il s’agit des vices de légalité les plus graves, le juge doit pouvoir préserver la société
de leurs effets. Enfin, au bout du processus, il paraît évident que ces décisions holistes doivent
bénéficier d’une autorité de chose jugée vigoureuse.
126
F. Melleray, op. cit., p. 280.
612
1244. Ainsi, il ressort de cet exposé que « dans le cadre d’une action holiste, le jurislateur
doit organiser les règles procédurales, de l’accès au prétoire aux effets de la décision statuant
sur les prétentions du demandeur, afin d’assurer une défense optimale des intérêts de la
collectivité »127. Répondent, en contentieux administratif, aux attributs holistes certains
recours qu’il convient de distinguer brièvement. Les premiers sont ceux par nature réservés à
des personnes publiques, ces dernières ayant un lien fort avec l’intérêt général. L’on y
retrouve le contentieux des contraventions de grande voirie dans lequel une personne privée
est poursuivie par le préfet afin de protéger le domaine public, le référé audiovisuel – désuet –
et le déféré préfectoral. Ce dernier, souvent assimilé à l’excès de pouvoir, peut pourtant s’en
dissocier tant le préfet « a pour mission constitutionnelle d’assurer la garantie des intérêts de
la collectivité nationale »128. Dès lors, il agit au nom de la société et ne défend pas de
quelconques intérêts particuliers. Au bénéfice des personnes privées, l’on retrouve les recours
des contribuables locaux dans le but de se substituer à leur collectivité défaillante 129, ceux
visant à contester des opérations électorales et enfin les recours en excès de pouvoir visant à
contester des normes impersonnelles. Hormis ces actions qui donnent la priorité à la défense
de la collectivité, le contentieux administratif est pour le reste composé de recours
individualistes visant à assurer la primeur de la défense d’intérêts strictement personnels (2).
1245. Le contentieux administratif, malgré ses particularités, reste avant tout le fait d’un
requérant motivé par les éventuels bénéfices qu’il pourrait retirer de son action. Pour faire
bref, s’engager au contentieux n’est que rarement altruiste. Par conséquent, il est plutôt
exceptionnel qu’un requérant soit seulement motivé par la défense des droits et intérêts de la
collectivité.
1246. Dès lors, le jurislateur construit principalement des recours dans lesquels le juge doit
être une institution armée pour la défense d’intérêts personnels. Pour ce faire, le jurislateur
127
F. Melleray, op. cit., p. 295.
128
Ibid., p. 322.
129
CGCT, art. L. 2132-5 à L. 2132-7. Le recours contentieux exercé à ses frais et risques par le contribuable
local en lieu et place de la commune ne peut intervenir qu’après que le tribunal ait accordé une autorisation de
plaider, celle-ci étant consécutive à un double refus d’agir de la part de l’autorité concernée. D’abord un refus
opposé à une requête de la part du contribuable exercée directement devant l’autorité administrative, puis celui
opposé à la demande formulée indirectement par la juridiction saisie. Ce n’est que dans ce cas que le tribunal
pourra potentiellement prononcer l’autorisation de plaider au bénéfice du contribuable qui pourra alors exercer
son action au nom de la collectivité. L’intérêt considérable de cette procédure holiste ouverte au bénéfice des
personnes privées peut notamment être illustré par l’affaire des emplois fictifs de la ville de Paris qui avait pu
aboutir à la suite d’une information judiciaire provoquée par l’action d’un seul contribuable parisien, M. Alain
Brossault. V. en ce sens, TGI Paris, 15 déc. 2011, req. n° 9834923017, Ministère public c/ Roussin, Chardon,
Monier et autres.
613
crée un recours individualiste qui vise prioritairement la défense de l’individu. Ce type de
recours « valorise » les requérants potentiels en cherchant à leur offrir un moyen de défense
de leur patrimoine juridique vis-à-vis de l’intervention des autorités. Tout le régime d’un tel
recours sera pensé en direction du désir de protection individuelle des requérants. Dans ce
cadre, la protection de la légalité sera orientée au bénéfice des requérants et de leur volonté
d’obtenir une protection individuelle du juge.
1247. Le recours individualiste, dans la tension du contentieux administratif, met au premier
plan l’individu qui doit prévaloir sur la collectivité. En ce qu’il doit avoir vocation à assurer la
défense des droits et des intérêts des requérants, leur situation est prioritairement prise en
compte. Toutes les conséquences sociales, toutes les problématiques susceptibles de découler
de l’activité de l’administration pour l’intérêt général passent au second plan, après la défense
des requérants. Les recours individualistes manifestent l’individualisme dans sa plus pure
expression, celle où l’individu est la valeur suprême du système. Ces recours tendent à
véhiculer l’idée que le droit et le contentieux administratifs doivent servir les particuliers.
1248. Cette tendance est l’exacte antinomie des recours holistes. Tandis que ces derniers
faisaient prévaloir la totalité sociale, les recours individualistes inversent le rapport de
soumission des particuliers à la globalité. Par conséquent, ils expriment la manière
contemporaine de penser le système juridique et le phénomène social à partir des individus.
Logiquement, cette approche ne se limite pas à un seul support idéel et théorique.
L’appartenance à cette catégorie ne se décide pas sur la base de la seule intuition que le
recours doit servir prioritairement les intérêts du requérant. Le rattachement de recours
contentieux à cette catégorie résulte de ce qu’ils ont été créés pour la défense des intérêts du
requérant. Bien évidemment, le jurislateur n’explicite pas sa position impliquant qu’il faut,
comme pour les recours holistes, déduire leur qualité de leur régime juridique. C’est
l’orientation de leurs caractéristiques techniques en faveur de la protection des requérants qui
dictera leur dénomination.
1249. La première remarque sur ce régime est qu’il s’agit d’un miroir inversé des qualités
holistes. Ces recours voient, on l’a dit, le champ de leur recevabilité s’étendre à son maximum
afin que chacun puisse y recourir et ainsi assurer la totalité sociale au respect de la légalité.
Les recours individualistes sont pour leur part construits au bénéfice des requérants et de leurs
droits et intérêts. Le schéma y est renversé et la recevabilité est plus restreinte et limitée.
Comme le recours individualiste est censé n’être destiné qu’à la défense d’intérêts
particuliers, l’orientation de ses caractéristiques techniques est cardinalement opposée.
614
1250. Pour les présenter, l’on pourrait reprendre la métaphore de l’entonnoir déjà utilisée
afin d’illustrer le fossé séparant la construction du régime juridique des recours individualistes
et holistes. D’une certaine manière, les derniers sont un entonnoir dans son sens normal : leur
recevabilité est large et les requérants potentiels sont nombreux ; la large possibilité
d’invoquer tout moyen de légalité, celle que le juge en soulève d’office certains… Le champ
du recours est le plus large possible dans le but de concerner tous ceux qui pourraient être
intéressés. Par contre, la protection personnelle du requérant y est resserrée comme le goulot
de l’entonnoir. Les recours individualistes sont eux l’exact contraire de ce schéma et peuvent
être représentés par un entonnoir inversé.
1251. L’étroit goulot est cette fois la porte d’entrée du recours, chargé de filtrer les
contestations : ce sont les conditions de recevabilité. Puisque ces recours sont censés ne viser
que la seule défense des droits et intérêts de particuliers, ils mettront aux prises les autorités
avec certains individus dont il conviendra d’assurer la protection. En ce que le recours est
censé valoriser ces individualités au détriment de la collectivité, l’accession à ce statut
privilégié sera plus compliquée. Cette priorité au bénéfice de l’individu doit rester
exceptionnelle et l’accès au juge doit alors être resserré. De même, il n’est possible
d’invoquer que des moyens de légalité qui ont un lien suffisant avec les droits et intérêts que
le requérant souhaite défendre. Par contre, comme ils ont vocation à assurer aux particuliers la
protection de leur situation personnelle, les requérants qui auront réussi à passer ce filtre
accèderont à une protection élargie. Puisque le recours a pour ambition première de protéger
les particuliers, ceux qui auront réussi à saisir le juge devront bénéficier d’une protection
vigoureuse. En somme, le recours est réservé à un nombre restreint de requérants car il fait
accéder à un système de sauvegarde accrue des droits et intérêts des particuliers. L’entonnoir
est inversé : la recevabilité est restreinte afin d’ouvrir ensuite plus largement à ses
bénéficiaires une protection élargie.
1252. Sur la base de ce profilage des caractéristiques des recours individualistes, certains
recours peuvent entrer dans cette catégorie. L’on peut qualifier ainsi une bonne partie du
contentieux de pleine juridiction, le requérant venant y réclamer « la reconnaissance de droits
subjectifs, notamment le droit à l’obtention de dommages-intérêts en réparation d’un
préjudice ou encore le droit au maintien en vigueur du contrat auquel l’administration a mis
fin de façon irrégulière »130. Plus généralement, l’on y considère que « la mission du juge du
plein contentieux est de remplacer les décisions dont il est saisi, et qui sont contestées à juste
130
O. Gohin, Contentieux administratif, 8ème éd., 2014, Paris, LexisNexis, Manuel, n° 241, p. 235.
615
titre, par ses propres décisions, qui se substitueront à celles qui étaient ainsi contestées »131.
Ainsi, la pleine juridiction vise à régler la situation du requérant, ce qui explique que le juge
est invité à faire application de la légalité telle qu’elle existe au jour du jugement. Les recours
de pleine juridiction sont donc l’archétype même du recours individualiste car il y est question
d’un requérant qui saisit le juge avec l’ambition de le voir trancher la question de ses droits.
Au regard de ce que réclame le requérant – et de l’étendue des pouvoirs du juge –, ce n’est
qu’en vue de la défense de son intérêt qu’il saisit le juge. Par conséquent, l’on peut défendre
l’idée « que les principales actions ouvertes au titre du recours de pleine juridiction sont
individualistes »132 à condition d’exclure celles d’entre elles auparavant qualifiées d’holistes.
1253. Sur ces bases, l’on peut considérer, sans entrer dans une exhaustivité rendue
impossible par l’hétérogénéité de la pleine juridiction133, que le plein contentieux illustre cette
catégorie individualiste. Dans une énumération qui n’honore pas la réflexion scientifique, l’on
se contentera de citer les plus célèbres d’entre eux et de brièvement justifier leur rattachement
à cette catégorie. Le contentieux phare de la pleine juridiction individualiste est évidemment
le contentieux de la responsabilité. L’on pourrait même dire que c’est un modèle
individualiste tant il est construit pour permettre au requérant d’obtenir réparation de ses
préjudices subis. Le recours est entièrement destiné à la satisfaction d’un intérêt personnel,
celui de l’indemnisation. Il en est, tout aussi logiquement, des recours rattachés aux
contentieux contractuels, fiscaux, pécuniaires, du changement de nom ou des sanctions et
amendes administratives. Ces recours ont été ouverts dans le but de ne satisfaire que l’intérêt
individuel du requérant. Dans leur cadre, l’intérêt de la collectivité est dévalué vis-à-vis de
celui du particulier.
1254. La justification est plus délicate pour d’autres recours de plein contentieux, pourtant
individualistes. Ces derniers, qui méritent notre attention, renvoient au contentieux des
installations classées, des édifices menaçant ruine, des immeubles insalubres – tous trois
traversés par une problématique d’ordre public – et enfin du recours direct en interprétation au
bénéfice des particuliers. Ces recours visent des décisions adoptées par les autorités et qui
comportent des restrictions à la liberté du commerce et de l’industrie ou au droit de propriété.
Ces recours ont été créés par le jurislateur pour permettre aux entrepreneurs et propriétaires de
saisir le juge afin d’assurer la défense de leurs droits. Le but des recours est donc de garantir
aux particuliers la défense de leurs situations, ce qui permet de les qualifier d’individualistes.
131
R. Chapus, Droit du contentieux administratif, op. cit., n° 259, p. 233.
132
F. Melleray, op. cit., p. 333.
133
Nous renvoyons, pour une étude approfondie de la question aux développements que consacre le professeur
Melleray dans sa thèse déjà largement citée. V. en ce sens, F. Melleray, op. cit., p. 334 et s.
616
En ce qui concerne le recours direct en interprétation d’un acte ouvert aux particuliers134, la
question de la classification peut aussi se poser. Le requérant qui demande, en cas de litige né
et actuel dont l’issue dépend de l’appréciation d’un acte, au juge de l’interpréter pourrait agir
pour la société. En demandant la bonne interprétation d’un acte administratif, cette requête
pourrait servir à l’ensemble de la collectivité qui peut avoir intérêt à en connaître le sens.
Cependant, dans l’analyse des conditions de recevabilité d’un tel recours, son caractère
individualiste ressort nettement. C’est de l’interprétation de la notion du « litige né et actuel »
que découle le caractère individualiste. Le président Odent l’a définie clairement :
« l’expression de litige né et actuel vise les cas dans lesquels le requérant justifie qu’un droit
lui appartenant est nié par une personne tenue de respecter ce droit, à la double condition que
la personne qui nie le droit dont il s’agit soit en mesure d’y porter atteinte et que sa négation
soit fondée sur l’interprétation d’un texte ou de l’acte dont l’interprétation est sollicitée »135.
Ce recours existe donc afin d’offrir aux individus qui ne pouvaient « obtenir d’interprétation
sans l’accord de l’administration alors même que leurs intérêts individuels étaient en
cause »136 l’explication dont ils ont besoin. C’est le fait que ce recours vise la protection de
personnes qui doivent démontrer un intérêt personnel qui permet de le qualifier
d’individualiste. Il en est de même, hors de la pleine juridiction, d’une partie du recours en
excès de pouvoir. Lorsque celui-ci vise à contester un acte contenant des normes personnelles,
son objectif est de permettre au requérant la défense de ses intérêts personnels. La finalité est
alors guidée par la nature de l’acte contesté : puisque le recours en excès de pouvoir vise la
défense objective de la légalité, si l’acte est personnel cette défense apparaît individualiste.
1255. Dès lors, l’on peut en conclure que les recours individualistes sont ceux pour lesquels
le but est de satisfaire l’intérêt de celui qui s’y engage. La classification finaliste tend donc à
opposer des recours holistes, dont l’ambition prioritaire est de servir la collectivité, et des
recours individualistes, prioritairement destinés à servir les particuliers. Le critère de cette
dichotomie n’est rien d’autre que celui de l’objectif assigné par le pouvoir qui crée ces
recours : soit ils servent à défendre la légalité au bénéfice de la société, soit ils servent à
défendre la légalité au bénéfice du requérant. Dès lors, ou le recours, tel qu’il est pensé, vise à
défendre un intérêt personnel, ou il vise à défendre l’intérêt de la collectivité. Ce critère et la
répartition qu’il commande peuvent potentiellement supporter la distribution de l’effet
suspensif (B).
134
Au passage, il nous faut préciser que ce recours est bel et bien un recours de pleine juridiction. V. en ce sens,
R. Chapus, Droit du contentieux administratif, op. cit., n° 270, p. 249.
135
R Odent, Contentieux administratif, t. 2, 2007, Paris, Dalloz, préf. R. Denoix de Saint Marc, p. 693.
136
F. Melleray, op. cit., p. 346.
617
B – Le support potentiel d’une distribution de l’effet
suspensif
1256. La classification finaliste vise à répartir les recours en fonction du but pour lequel ils
ont été créés. Nous avons dissocié les deux catégories, holistes et individualistes, selon qu’ils
permettent de défendre prioritairement les intérêts de la société ou du requérant. L’étude de ce
système est justifié par son intérêt potentiel en vue de la tentative de dépassement du principe
de l’absence d’effet suspensif. Dans la recherche d’un critère susceptible de fonder la
distribution d’un effet suspensif, celui qui sous-tend le schéma finaliste est doublement
pertinent. Tout d’abord, il est au cœur de la tension entre intérêt général et intérêts individuels
ce qui en fait un système approprié à la répartition recherchée (1). En partageant les recours
selon l’intérêt qu’ils visent à défendre, la classification finaliste se rapproche de la
problématique qui sous-tend la suspension de l’exécution d’un acte, elle aussi traversée par le
conflit entre ces deux éléments. Bien évidemment, décider d’une telle suspension dans le
cadre d’un conflit entre les autorités et un requérant revient à privilégier la défense de l’intérêt
individuel. Au regard de cette finalité, une telle caractéristique paraît adaptée aux recours
individualistes qui font eux aussi prévaloir l’individu, et qui pourraient alors bénéficier de
l’effet suspensif (2).
1257. La classification finaliste, du moins telle que présentée par le professeur Melleray,
distingue les recours en fonction du but pour lequel ils ont été construits. Puisqu’il les répartit
entre ceux qui font primer l’intérêt individuel sur celui de la collectivité et ceux qui vont en
sens inverse, le système est construit sur la tension qui sous-tend le système. Le contentieux et
le droit administratifs, vu la matière qu’ils intéressent – l’activité des autorités administratives
–, se situent au point de friction de la défense de l’intérêt général et des intérêts particuliers.
L’activité administrative s’impose, du fait de sa nature, aux particuliers au nom de l’intérêt
général. Les autorités administratives peuvent imposer sujétions et contraintes parce qu’ils ont
la mission de poursuivre l’intérêt général. Tout l’intérêt du droit et du contentieux
administratif est de déterminer comment réguler du mieux possible cette concurrence entre
ces deux pôles que sont l’efficacité de l’action administrative et la protection des intérêts
particuliers. Ils doivent donc permettre de résoudre cette difficile équation de la conciliation
entre ces éléments. Les recours, plus que tout autre élément, se situent à l’arête de cette
opposition entre intérêt général et intérêts individuels.
618
1258. Ainsi, la proposition de classification finaliste se situe dans la droite ligne de la
construction intellectuelle de ces matières. Répartir les recours dans des catégories en fonction
de ce critère est logique tant cela s’appuierait sur la substance de ces matières, c’est-à-dire le
conflit entre intérêt général et intérêts particuliers. Puisque c’est à la qualité – voire la
quintessence – de ces matières que la répartition finaliste renvoie, ce système pourrait être
utilisé pour distribuer des différences procédurales. Toutes les caractéristiques techniques des
recours peuvent être analysées – parce qu’elles sont pensées – en fonction de la dichotomie
qui oppose les deux catégories d’intérêts qui se confrontent. En effet, la catégorisation des
recours dépend de l’orientation majoritaire du recours qui s’identifie grâce au contenu du
régime procédural. Pour le dire autrement, la tendance holiste ou individualiste résulte de
l’accumulation des spécificités procédurales des recours qui dessinent une tendance globale.
Par conséquent, les différents choix opérés dans la construction procédurale d’un recours
peuvent se penser à partir de la primauté donnée ou non à l’intérêt général. Ce constat
implique que la question de l’effet suspensif est aussi, d’une certaine manière, le fruit de la
prévalence d’une catégorie d’intérêts sur l’autre.
1259. La suspension de l’exécution de la décision contestée est un choix qui engage à
prendre parti sur le conflit entre l’intérêt général défendu par l’autorité administrative et les
intérêts portés par les requérants. La décision d’instaurer un effet suspensif est au cœur de
l’opposition traditionnelle déjà mentionnée et y répond, en partie. En cela, elle rejoint le
critère de la répartition des recours en fonction des intérêts qu’ils visent à défendre
prioritairement. L’on peut alors dire que la classification finaliste, est, vu son critère, adaptée
à la réception de l’effet suspensif puisque c’est le même que celui qui sous-tend la question de
l’effet suspensif. Par conséquent, en partageant la même philosophie, la répartition de l’effet
suspensif pourrait se greffer sur la classification finaliste. L’attribution de l’effet suspensif aux
différents recours pourrait utiliser le support de la structure finaliste qui semble parfaitement
adaptée à l’entreprise poursuivie.
1260. Rassurés à propos de la compatibilité des schémas de distribution des recours et de
l’effet suspensif, il faut établir la nature de leur relation. Évidemment, la répartition des
recours doit servir de support à la distribution de l’effet suspensif qu’il faut penser à partir de
l’opposition entre recours holistes et individualistes. Ce n’est qu’une fois que ces catégories
auront été fixées que l’effet suspensif pourra être distribué entre celles-ci. Après coup, la
présence ou l’absence de l’effet suspensif pourrait même être un indice servant à déterminer
la qualité holiste ou individualiste du recours. L’effet suspensif est effectivement susceptible
de faire partie de ces éléments techniques qui orientent le régime du recours et dessinent son
619
orientation. Par conséquent, cette question procédurale ne peut être qu’une sous-catégorie de
la classification finaliste.
1261. Dès lors, le partage entre les recours suspensifs et ceux qui ne le seraient pas pourrait
se décider à partir de cette division entre recours holistes et individualistes. Comme la
réflexion qui fonde ces distributions est la même, c’est-à-dire le sens de résolution du conflit
des intérêts antagoniques des parties, la classification finaliste peut fonder la distribution de
l’effet suspensif. Une fois établie leur adéquation, il faut établir la manière dont pourront être
utilisées ces catégories afin d’arrêter le champ de l’effet suspensif. Faire du dépôt du recours
la cause de la suspension de l’exécution de la décision contestée revient à faire prévaloir les
intérêts des requérants sur ceux de la collectivité ce qui implique que les recours suspensifs
seront individualistes. L’effet suspensif vise à faire primer l’intérêt des particuliers ce qui le
raccroche à la catégorie individualiste. La classification finaliste est ainsi une répartition
apparemment appropriée à la distribution de l’effet suspensif aux recours individualistes (2).
137
Art. 72 al. 6 de la Constitution.
620
classification finaliste, elle tendrait à opposer les recours des personnes publiques à ceux des
personnes privées. Or, l’intérêt de la classification finaliste est ailleurs car il s’attache au
critère de l’objectif que permet de révéler le régime juridique du recours. D’une certaine
manière, la proposition finaliste permet de tirer les conséquences des caractéristiques du
régime des recours sans en analyser l’utilisation par les requérants. Dès lors, est un recours
individualiste celui dont les éléments sont orientés vers la défense des intérêts des requérants.
Par conséquent, le recours cherche à offrir la meilleure protection possible au requérant au
détriment des intérêts collectifs. En revenant au régime procédural de ces recours les pouvoirs
du juge sont taillés en fonction de l’objectif pour lequel ils doivent intervenir. Puisque le
recours holiste vise à protéger la collectivité, l’intervention du juge doit être habitée de cette
tendance. L’office du juge sera tourné en direction de la défense des intérêts collectifs dans le
but de lui donner les armes nécessaires à la poursuite de cet objectif.
1264. Ainsi, pour déterminer si l’effet suspensif situerait les recours qui en bénéficient dans
une perspective holiste ou individualiste, il s’agira de comprendre la perspective dans laquelle
cet élément procédural inscrit le recours. Il faut analyser ce que signifie l’effet suspensif vis-à-
vis du sens de la résolution de la tension entre les pôles du contentieux. Pour rattacher les
recours suspensifs à l’une ou l’autre des catégories, il faut comprendre les conséquences d’un
tel choix sur le conflit entre les intérêts des particuliers et l’intérêt général. Que signifie la
suspension de la décision contestée au regard de l’antagonisme qui traverse les recours ?
1265. Pour répondre à cette interrogation, il faut replacer dans son contexte la caractéristique
de l’effet suspensif. La décision qui fait l’objet du recours est adoptée par une autorité
administrative au nom de l’intérêt général. Dans le cadre de la proposition finaliste, il faut la
contester par un recours visant à opposer à l’intérêt général un intérêt particulier ou celui de la
collectivité. En clair, soit le recours vise à défendre l’intérêt du requérant d’une contrainte qui
s’imposerait au nom de l’intérêt général, soit il tend à préserver l’intérêt général d’une activité
administrative qui s’en serait détournée. Il y a donc deux natures différentes d’intérêts pour
lesquels les recours tendent à assurer une protection vis-à-vis de l’activité des autorités : les
intérêts particuliers et, paradoxalement, l’intérêt général.
1266. Attacher un effet suspensif aux recours, c’est faire de l’action du requérant qui
conteste l’activité administrative, la cause de l’arrêt de son exécution. Faire du dépôt du
recours le déclencheur de la suspension de l’exécution de l’acte contesté, c’est donner au
requérant le pouvoir de stopper la continuité de l’administration. Le simple fait de faire
bénéficier les requérants d’un recours suspensif est donc, en soi, une caractéristique
procédurale qui, sans mobiliser le juge, les avantage. C’est un élément qui place le requérant
621
dans une situation privilégiée vis-à-vis de l’autorité appelée à défendre la légalité de son
action. Mettre en place un effet suspensif, c’est « handicaper » l’administration dont l’action
est contestée. Dans le rapport instauré avec la partie adverse, la relation serait, dès le départ,
organisée en faveur du requérant. Dès lors, entre le particulier, titulaire de son intérêt propre,
et l’autorité administrative, défenderesse de l’intérêt général, le curseur s’orienterait en faveur
du requérant. La suspension de l’exécution de la décision contestée, caractéristique technique
du recours, vise à protéger le requérant. Entre l’intérêt général, censé porter l’activité de
l’administration et l’argumentaire du requérant, l’effet suspensif donne la priorité au second.
1267. Instaurer un recours suspensif donne la primauté au requérant et à ses intérêts au
détriment de l’intérêt général. L’effet suspensif est une caractéristique technique qui valorise
le requérant au détriment de l’intérêt général puisque l’activité contestée par un recours qui en
bénéficie sera, du fait de son dépôt, figée. Peu importe alors que la fonction défendue soit
collective et serve l’intérêt général. Ce qui compte, c’est que dans le rapport entre le requérant
et l’administration, le caractère suspensif permet de faire prévaloir le premier sur la deuxième.
Ainsi, il colle parfaitement à la philosophie individualiste qui tend à faire primer la situation
des requérants.
1268. De même, si l’on reprend les traits principaux du régime des recours individualistes,
l’on peut voir une analogie avec l’effet suspensif. À partir de l’idée que ces recours
privilégieraient les intérêts du requérant vis-à-vis de ceux de l’autorité administrative, leur
régime juridique restreint la recevabilité pour, dans un second temps, offrir une protection
élargie aux requérants. L’accès au juge constitue une barrière qui, une fois franchie, permet au
requérant de bénéficier d’une protection renforcée. L’effet suspensif n’entre évidemment pas
dans l’appréciation des conditions de recevabilité. Mieux, dans le schéma du régime des
recours, il élargit la protection des requérants, trait typique des recours individualistes.
1269. Plusieurs éléments concordent donc à présenter l’effet suspensif comme un élément
révélateur de la tendance individualiste. C’est donc le genre d’indices qui peut laisser penser
que les recours suspensifs doivent s’analyser comme des recours individualistes. En inversant
la proposition, la distribution de l’effet suspensif doit concerner prioritairement les recours
individualistes. Comme cet aspect procédural est en adéquation avec les caractéristiques
techniques de cette catégorie et qu’il fait primer les intérêts du requérant sur ceux de la
collectivité, il est logique qu’il s’applique aux recours individualistes. Sa parfaite adéquation
avec le régime des recours individualistes implique que leur attacher un effet suspensif serait
logique. En dépit du fait que les recours peuvent mêler les deux tendances, l’effet suspensif,
622
par la protection qu’il engendre, est profondément individualiste. Dès lors, il semble destiné
aux recours individualistes puisqu’il s’accorde avec leur essence.
1270. De plus, l’étude menée appréhende la question de l’effet suspensif dans la perspective
d’une amélioration de la situation des requérants. La déconstruction du principe
contemporain, essentiellement à raison de ses modalités, a été abordée à travers ce prisme. La
volonté d’y substituer une nouvelle organisation nécessite de penser un domaine dans lequel
l’effet suspensif renforcerait la protection des requérants pour s’inscrire dans la perspective
recherchée de consolidation de leurs droits et intérêts. À partir de là, la distribution de l’effet
suspensif doit s’entendre au bénéfice des recours individualistes taillés pour garantir aux
requérants la protection de leurs droits. L’objectif poursuivi étant d’améliorer le rééquilibrage
de la tension entre les parties, ce renforcement de la protection des requérants doit privilégier
les recours individualistes.
1271. Dans l’optique du dépassement de l’absence d’effet suspensif, il pourrait être envisagé
de partager l’effet suspensif à partir de la structure finaliste. Au regard de la cohérence de ces
deux systèmes, la distribution de l’effet suspensif pourrait être calquée sur la classification
finaliste. Dans ce cadre, au regard de l’individualisme qu’exprime l’effet suspensif, sa
distribution devrait se limiter aux recours individualistes138. Cette orientation est le prix à
payer pour assurer une forme de cohérence. Comme l’effet suspensif fait primer les intérêts
des requérants sur celui défendu par l’administration en empêchant l’exécution de l’acte, il
exprime naturellement une tendance individualiste. La distribution d’un effet suspensif sur la
base de la structure finaliste doit ainsi être réservée aux recours individualistes sous peine
d’être en contradiction avec l’essence du schéma utilisé et le sens de notre recherche.
1272. Au regard de ces considérations, adopter la classification finaliste comme support de la
distribution de l’effet suspensif semble être envisageable. Cette solution permettrait de
138
Ce qui ne signifie d’ailleurs absolument pas que l’intérêt général ne mérite pas non plus d’être protégé, bien
au contraire. L’on ne prétend effectivement pas que par certains de ses aspects, l’intérêt général ne soit pas
« qualifié » à bénéficier d’un effet suspensif. Par exemple, l’on peut très bien entendre l’idée que la protection de
l’environnement, par ses enjeux collectifs essentiels, soit à même de justifier l’existence d’un effet suspensif
attaché aux recours. Néanmoins, et malgré la pertinence de cette rhétorique, l’argumentation développée ne se
situait pas dans cette perspective revenant à interroger l’intérêt pratique de l’effet suspensif. Bien évidemment,
que ce soit au nom de l’intérêt général ou de celui d’un particulier, l’effet suspensif est utile aux intérêts
défendus par le requérant dans une grande majorité des cas et il n’y a pas de raison que l’intérêt général n’en
bénéficie pas. Seulement, l’on affirmait pour notre part que, dans sa construction même, l’effet suspensif était
une caractéristique procédurale individualiste, qui donne la priorité à l’argumentation défendue par les
requérants par rapport à celle de l’auteur de la décision contestée. C’est au regard de cette forme de connivence
entre la philosophie individualiste et l’effet suspensif que l’on affirme que sa distribution s’orienterait vers cette
catégorie de recours et non pas à celle des recours holistes. D’autre part, même sur le fait d’attacher un effet
suspensif aux recours holistes dans le but de défendre l’intérêt général, l’on peut au moins objecter qu’un tel
schéma contentieux met aux prises deux argumentations tournées en direction de l’intérêt général. Autant le
requérant que l’auteur de l’acte contesté prétendent défendre l’intérêt général. Dès lors, au nom de la
préservation de l’intérêt général, autant l’effet suspensif que son absence peuvent se justifier. Voilà, entre autres,
comment l’on en arrive à réserver l’effet suspensif aux seuls recours individualistes sans pour autant nier que
l’intérêt public mérite lui aussi d’être protégé.
623
concilier l’objectif poursuivi avec les contraintes qui pèsent sur cette entreprise, notamment
d’éviter de produire un nouveau déséquilibre. Pour autant, nonobstant ses qualités, une telle
proposition ne peut prospérer, au moins pour deux raisons, qui la rendent inadéquate
(paragraphe 2).
1273. La distribution d’un effet suspensif entre plusieurs catégories de recours paraît être
l’organisation idéale en vue d’une solution intermédiaire à même de remplacer le « vide »
laissé par la déconstruction du principe. La structure finaliste paraît opportune dans la mesure
où ses catégories sont adaptées aux enjeux de la suspension. Cette concordance a pu faire
naître l’idée que l’effet suspensif, au cœur de la tension entre intérêts particuliers et intérêt
général, pouvait se distribuer à partir de cette structure. Malgré cette impression, le système
proposé ne permettrait pas, vu les caractéristiques de la structure finaliste, d’atteindre
l’objectif poursuivi. Celle-ci n’est malheureusement pas, dans le champ de notre travail,
exhaustive puisqu’elle exclut notamment les voies de recours (A). Notre démonstration
n’ayant pas vocation à les proscrire, la question de la suspension – de la décision
juridictionnelle – y restant entière, le champ des deux répartitions est trop différent pour que
la structure finaliste supporte la distribution de l’effet suspensif. De même, le critère
répartiteur, celui qui répartit les recours dans les catégories établies, n’a pas toutes les qualités
requises pour distribuer de manière satisfaisante l’effet suspensif. En effet, il fait apparaître
des contentieux hybrides (B), ce qui peut causer de sérieuses difficultés.
1274. La classification finaliste détaillée est tirée de la thèse du professeur Melleray, celle-là
même qui propose le renouvellement de la structure du contentieux administratif. Par
conséquent, l’éventuel support de la distribution de l’effet suspensif possède les mêmes
caractéristiques que le schéma développé par le professeur. Si l’on décide de construire un
système de partage de l’effet suspensif appuyé sur la classification finaliste, il convient de
l’utiliser dans ses termes exacts. Ainsi, la structure devant servir à répartir l’effet suspensif
doit avoir le même contenu que sa formulation initiale. Toute différence relative au champ de
la structure impliquerait qu’elle ne peut supporter l’utilisation envisagée. L’étendue de la
classification finaliste doit être la même que le champ des recours concernés par cette étude.
624
Or, cette alternative aux classifications usuelles est plus restreinte que le champ dans lequel le
principe a vocation à s’appliquer.
1275. La structure finaliste tend à former un schéma facilitant la présentation des principales
voies de droit ouvertes devant la juridiction administrative générale. L’expression « voie de
droit » ne s’emploie pas fréquemment au sein du contentieux administratif. Il faut alors
rappeler, à partir de Duguit, qu’elle renvoie à « tout moyen, légal ou coutumier, tendant à
donner une sanction directe ou indirecte à une règle de droit »139. Dès sa première lecture, l’on
perçoit sa plasticité et la large étendue à laquelle elle renvoie. En restant fidèle à l’idée que
« si tout dire est le secret d’ennuyer, ce n’est pas toujours celui de bien prouver »140, le
professeur Melleray limite son entreprise, on l’a dit, aux « principales » voies de droit. Ainsi,
sans être arbitraire, il clôt le débat de l’exclusion de voies de droit moins utilisées. Par la suite,
au sein de cet espace, dans lequel on retrouve les actions en justice, les voies de recours, les
consultations, les procédures d’urgence et les questions préjudicielles, la structure finaliste ne
se concentrera que sur les actions en justice. Cette opération est parfaitement justifiée par la
cohérence de la présentation, l’idée inverse impliquant que des voies de droit réparties dans
des genres différents seraient « alors plus proches de voies de droit appartenant à d’autres
genres que de voies de droit appartenant au genre auquel elles ont été rattachées »141.
Seulement, si cela peut se comprendre dans le cadre de la structure finaliste, sa limitation aux
actions en justice est un obstacle majeur à son utilisation pour répartir l’effet suspensif.
1276. Afin de bien comprendre le propos, il faut revenir sur ce qui s’entend par la notion
d’action en justice visée. Ce n’est qu’après l’avoir démêlée des autres catégories mentionnées
que le professeur Melleray définit positivement ce qu’elle est. Au bout du compte, l’action en
justice est « le pouvoir de saisir un juge de premier (ou de premier et dernier) ressort d’une
prétention afin qu’il statue sur le fond de cette dernière »142. La prétention, ce sur quoi repose
l’action en justice et qui la motive, s’entend comme le fait de dire « qu’il y a quelque chose,
soit un acte, soit une attitude, soit une situation qui est contraire au droit »143. En clair,
l’élément fondamental de l’action en justice est « l’allégation qu’un (ou plusieurs) agissement
(s) ou et acte (s) juridique (s) a (ou ont) violé une (ou plusieurs) norme (s) »144. Par
139
L. Duguit, Traité de droit constitutionnel, t. 1, 3ème éd., 1927, Paris, E. Boccard, p. 225.
140
R. Ladreit de Lacharrière, Le con trôle hiérarchique de l’administration dans la forme juridictionnelle, 1937,
Paris, Librairie du Recueil Sirey, p. 4.
141
F. Melleray, op. cit., p. 238.
142
Ibid., p. 234.
143
L. Duguit, Traité de droit constitutionnel, t. 2, 3ème éd., 1928, Paris, E. de Boccard, p. 423.
144
F. Melleray, op. cit., p. 234.
625
conséquent, saisir le juge du fond d’une prétention revient, pour un requérant, à affirmer
qu’un agissement ou une décision administrative est irrégulier.
1277. La précision selon laquelle le juge saisi doit être de premier ou de dernier ressort
permet de distinguer les actions en justice retenues par la classification finaliste des voies de
recours qui en sont exclues. Si le juge saisi dans la structure finaliste ne doit être qu’un juge
de premier, ou de premier et dernier ressort, cela implique que toutes les voies de recours sont
exclues. La définition des voies de recours doit donc se distinguer de celle des actions en
justice. D’ailleurs, l’on peut généralement désigner les voies de recours comme l’ensemble
des « voies de droit qui ont pour objet propre de remettre en cause une décision de justice »145.
Pour appuyer la différence entre les actions en justice et les voies de recours, l’on peut dire
que ces dernières « sont des moyens par lesquels les parties à un procès, et même parfois des
tiers, attaquent un jugement ou un arrêt qui leur porte préjudice, en vue d’obtenir une solution
qui leur soit plus favorable. Elles sont, pour les plaideurs, des mesures de protection, contre
l’erreur du juge »146.
1278. Les voies de recours sont exclues de la classification finaliste qui se limite aux actions
en justice. Cette éviction est justifiée par la diversité de cette catégorie qui impliquerait que
les éléments qui la composent ne pourraient être fondues dans un seul système. Au-delà des
différences mentionnées, c’est surtout parce que le juge n’y a pas les mêmes pouvoirs, que la
procédure n’est pas la même et, au bout du compte, que l’objectif poursuivi y est
dissemblable. En les écartant ainsi, c’est la cohérence et l’unité de la structure finaliste qui est
préservée.
1279. Pour résumer, l’on peut dire que dans leur diversité, les voies de recours permettent
d’indiquer « avec force obligatoire à un autre juge la réponse à une question de droit »147 ce
qui les amène à questionner ou contester le contenu d’une décision juridictionnelle. A
contrario, l’action en justice saisit le juge d’une prétention afin qu’il statue sur celle-ci et qu’il
vérifie sa conformité à la régularité juridique. Il existe une divergence capitale entre les
actions en justice et les voies de recours : tandis que les dernières cherchent à obtenir la
remise en cause d’une décision juridictionnelle, les premières cherchent à faire tirer les
conséquences, le cas échéant, de l’irrégularité d’un comportement de l’administration. C’est
sur la base de cette antinomie d’où découlent diverses conséquences que les voies de recours
145
R. Perrot, Institutions judiciaires, 15ème éd., 2012, Paris, Montchrestien, Domat droit privé, n° 615, p. 489.
146
R. L. Morel, Traité élémentaire de procédure civile , 2ème éd., 1949, Paris, Librairie du Recueil Sirey, p. 471.
147
F. Melleray, op. cit., p. 237.
626
ont pu être écartées de la structure finaliste ce qui explique en partie, qu’elle ne peut supporter
la distribution de l’effet suspensif.
1280. Néanmoins, l’évacuation des voies de recours de la classification finaliste n’est ni
franche ni complète. En effet, le professeur Melleray oppose les voies de recours aux actions
en justice tout en distinguant la voie de recours qu’est l’appel qu’il rapproche de l’action en
justice. Cette voie est analysée comme visant le contrôle de la régularité de la décision de
première instance, ce qui l’éloigne des actions en justice, mais aussi le rejugement au fond du
litige soulevé, ce qui la ramène dans cette catégorie. C’est sur la base de cette propriété que la
structure finaliste intègre l’appel considérée comme similaire aux recours de premier ressort.
Le raisonnement est soutenu par le fait que cette qualité prendrait le pas sur sa fonction visant
à juger la régularité de la décision juridictionnelle contestée. D’ailleurs, le professeur Pacteau
considérait que le juge d’appel se comportait pleinement comme le nouveau et second juge du
procès148 en épuisant le procès et rejugeant les prétentions des parties. Dès lors, comme
l’appel est la continuation de l’action en justice et la poursuite de la résolution du fond du
litige, il est analysé de la même manière que le recours de premier ressort : l’appel prenant la
suite d’un recours individualiste le sera aussi puisqu’il prolonge l’action initiale. Pour le dire
autrement, « l’appel (dans sa dimension d’action) se ramène forcément à une action incluse
dans la classification des différentes espèces composant ce genre de voie de droit qui sera ici
développée puisqu’y est rejugé un litige déjà soumis à une juridiction de premier ressort. Par
suite, opérer une classification des actions suffit et il convient simplement de constater et
garder à l’esprit que celle-ci est transposable et applicable aux recours en appel »149.
1281. Finalement, l’éviction des voies de recours n’est pas complète puisque l’appel,
considéré comme hybride, y est intégré. Restent écartés les recours en cassation qui ont pour
but la remise en cause d’une décision juridictionnelle, tout comme les recours en rectification
d’erreur matérielle, l’opposition ou enfin la tierce opposition. Cette distinction de l’appel des
autres voies de recours ne permet pas de justifier l’exclusion sur la base d’un partage entre les
voies de réformation et de rétractation150. Cette question n’est pas négligeable car cette
séparation de l’appel et de la cassation révèle une incohérence du système proposé. C’est
d’autant plus le cas que le maintien de l’appel est justifié par son importante faculté à rejuger
148
B. Pacteau, Contentieux administratif, 7ème éd., 2005, Paris, PUF, Droit fondamental, n° 347, p. 425.
149
F. Melleray, op. cit., p. 243.
150
Sur cette distinction, l’on peut dire que la voie de rétractation permet à toute personne intéressée, de faire
rejuger à une même juridiction un litige sur lequel elle a déjà eu l’occasion d’intervenir et de décider. A
contrario, les voies de réformation, matérialisées par l’appel et la cassation, permettent là encore à toute
personne intéressée de saisir des juges hiérarchiquement supérieurs pour leur réclamer de réformer la décision
juridictionnelle prise par les juges inférieurs.
627
le litige, ce qui permet de l’assimiler aux actions en justice. Or, cette caractéristique n’est pas
le monopole du juge d’appel, le juge de cassation pouvant également agir en ce sens. Certes,
ce n’est pas son rôle premier – quand il le fait, il n’agit plus en juge de cassation151 –, mais la
juridiction saisie d’un recours en cassation peut et parfois doit152 régler le litige au fond.
Malgré la spécificité de ce recours, dans les faits, « c’est une perspective de troisième degré
de juridiction qui se trouve offerte, et avec quelle ampleur, aux justiciables insatisfaits de leur
sort en appel »153. Sans être la situation de principe, la proportion de cassations qui amènent le
Conseil d’État à régler le litige lui-même est relativement conséquente. Il était donc possible,
vu l’esprit général, de considérer qu’il existait un moyen de rapprocher, comme l’appel, le
recours en cassation de l’action en justice.
1282. L’exclusion des voies de recours de la classification finaliste n’est donc pas complète.
Au-delà de cette critique du rejet du recours en cassation qui pouvait s’analyser comme le
prolongement du litige de premier ressort, l’on peut dire que la structure finaliste n’intègre pas
les voies de recours. Certes, l’on pourrait s’accommoder de cette exclusion dans la
construction d’un système de distribution de l’effet suspensif. L’on pourrait très bien
considérer que la question de l’effet suspensif des voies de recours pose un problème
spécifique qui justifie qu’elles échappent à la construction du schéma recherché. Seulement, si
attribuer aux voies de recours un effet suspensif relève d’une réflexion autonome, la question
se pose néanmoins. Le fait qu’elles soient concernées par le principe de l’absence d’effet
suspensif ainsi que la pertinence de l’interrogation implique de ne pas ignorer ces procédures.
Si la possibilité d’y attacher un effet suspensif ne peut se régler sur la base des mêmes
arguments que les recours de premier ressort, il n’est pas question d’en éluder la
problématique. Or, la distribution de l’effet suspensif à partir de la structure finaliste
reviendrait à ne pas s’y intéresser. C’est en partie ce qui justifie de ne pas la retenir comme
base de la répartition envisagée.
1283. En outre, avec un réel pouvoir de conviction, le professeur Melleray écarte toutes les
autres voies de droit recensées, procédures d’urgence, consultations et questions
151
En effet, « quand la juridiction qui a été saisie du recours en cassation procède au règlement du litige, parce
qu’elle y est tenue ou en conséquence de son choix, elle cesse de se comporter en juridiction de cassation. Son
rôle de juridiction de cassation a pris fin avec le jugement de la décision entreprise et son annulation.
Entreprenant alors de juger le litige, la juridiction se mue en juge du fond et, plus précisément, elle va se
comporter en juridiction du même degré que celle dont la décision a été cassée. Ainsi, deux phases procédurales,
dont l’arrêt rendra compte, se seront succédé » (R. Chapus, Droit du contentieux administratif, op. cit., n° 1466,
p. 1320).
152
Cette faculté de régler lui-même le fond du litige devient une obligation dans le cas où, saisi d’un second
recours en cassation, il casse le jugement de la juridiction de renvoi parce qu’il serait contesté par des moyens
nouveaux ou qu’il en résulterait une violation de la chose jugée. V. pour un exemple rare d’obligation du
règlement du litige par le Conseil d’État, CE, 27 oct. 1997, req. n° 164187, Delmas : Rec. Leb., p. 374.
153
R. Chapus, Droit du contentieux administratif, op. cit., n° 1466, p. 1320.
628
préjudicielles. Or, certaines procédures d’urgence peuvent aujourd’hui s’analyser comme des
actions en justice – c’est le cas du référé-liberté – et non plus, comme les a définies le
professeur154, comme de simples procédures prévenant le futur jugement. Le cas des
procédures d’urgence est donc, lui aussi, susceptible de faire débat. Mais au-delà de ces
problématiques, ces restrictions empêchent son utilisation dans la perspective envisagée de
distribution de l’effet suspensif.
1284. S’il n’est pas question de dénigrer le travail entrepris, notre recherche s’inscrit dans
une perspective plus large que celle de la catégorie des actions en justice. La volonté d’étudier
les classifications existantes n’est justifiée que par l’idée d’y greffer par-dessus la répartition
de l’effet suspensif. Plus qu’une perspective doctrinale visant à rendre intelligible le
contentieux administratif, l’objectif est d’apporter une solution concrète au déséquilibre que
connaît la relation des deux parties au contentieux. Il n’est pas question, dans cette optique, de
fermer les yeux sur une partie de l’activité juridictionnelle et « d’abandonner à leur sort » ces
requérants. La recherche d’un critère – ou d’une combinaison de critères – afin de partager
l’effet suspensif est tournée vers la protection des requérants. Cette volonté implique que la
question soulevée par ce travail se pose pour tous ceux susceptibles d’agir devant le juge
administratif, et ce, peu importe la voie empruntée.
1285. De plus, il est évident, au-delà de cet objectif assumé, que la question de l’effet
suspensif peut être pertinente pour certaines voies de droit comme les voies de recours et,
dans une moindre mesure, les procédures d’urgence. À propos des premières, lorsqu’un
recours vise à contester la régularité d’une décision juridictionnelle ou son contenu, la
question de son incidence sur le jugement contesté se pose. L’engagement du requérant dans
une telle procédure peut permettre d’envisager, au nom de la protection de ses droits et
intérêts, une suspension de l’exécution de la décision juridictionnelle contestée.
L’interrogation est d’autant plus pertinente que l’appel et l’opposition bénéficient par principe
d’un effet suspensif en procédure civile155. En outre, lorsqu’un jugement est contesté, le débat
qui en résulte tourne autour du doute sur sa régularité, incertitude qui, par le risque qu’elle
peut comporter pour les requérants, peut potentiellement engendrer sa suspension.
1286. Vis-à-vis des procédures d’urgence, la question de la suspension est aussi pertinente.
Les procédures d’urgence, du moins certaines, visent à mobiliser le juge le plus rapidement
possible pour assurer aux requérants une protection efficace de leurs droits et intérêts. Ces
procédures peuvent avoir une visée préventive ou conservatoire mais aussi avoir pour objectif
154
F. Melleray, op. cit., p. 236, spéc. note de bas de page n° 54.
155
Conformément aux dispositions tirées de l’article 539 du Code de Procédure Civile.
629
de faire intervenir rapidement le juge sur le fond. Quoi qu’il en soit de leur diversité, certaines
peuvent poser la question d’une éventuelle suspension. Encore faut-il pour cela que la
situation litigieuse présente un acte à suspendre. En ce sens, viennent à l’esprit quelques
procédures comme le référé-suspension156 ou le référé-liberté pour lesquelles la question de
leur impact sur l’exécution de la décision contestée est légitime.
1287. Le champ de la structure finaliste est donc limité aux seules actions en justice et ne
concerne pas les autres catégories de voies de droit mentionnées. Or, sur la base d’une brève
démonstration de l’intérêt qui pourrait s’attacher à l’existence d’un effet suspensif dans
certains cas, l’on doit adopter une vision plus large de la question. La classification finaliste
est alors trop restreinte pour parvenir à l’objectif poursuivi. Sans la critiquer, cette structure
est en inadéquation avec l’ambition affichée ce qui explique qu’elle ne peut fonder la
distribution de l’effet suspensif. Mais ce refus n’est pas uniquement motivé par cet aspect
puisque le critère finaliste de l’objectif en vue duquel est créé le recours fait naître des
contentieux hybrides (B) pour lesquels la distribution de l’effet suspensif serait compliquée.
156
L’on pourrait dire les référés-suspension tant existent, à côté de la procédure classique, de nombreuses
variantes. V. en ce sens, O. Le Bot, Le guide des référés administratifs, 2013, Paris, Guides Dalloz, n° 71 et s.,
86 et s., 89 et s., p. 706 et s., 770 et 773.
630
mieux qu’il est possible de l’envisager, donc par le biais de la prévention qui pourrait passer
par la suspension de l’exécution des actes contestés. Ainsi, en distribuant l’effet suspensif aux
recours individualistes tout en conservant son absence dans le cadre holiste, l’on pourrait
adapter la protection de la légalité en fonction des buts des recours. Au passage, cela
permettrait de donner sa place à un effet suspensif sans basculer dans un absolutisme
problématique.
1290. La distribution de l’effet suspensif sur la base du critère finaliste est séduisante.
Cependant, certaines de ses implications liées à la construction de son critère risquent
d’engendrer des difficultés qui nous poussent à rejeter cette solution. Afin d’étudier les
conséquences du système proposé, il faut revenir au support qu’est la classification finaliste.
C’est, là encore, sur la base des travaux du professeur Melleray que l’on se basera afin
d’étudier les conséquences qu’il est possible de tirer de la matière des deux classes de recours.
1291. Celui-ci caractérise , comme on l’a dit, le contentieux holiste à partir de trois recours à
l’initiative des personnes publiques et de trois recours portés par des particuliers. L’on y
retrouve, pour les premiers, le désuet référé audiovisuel, le contentieux des contraventions de
grande voirie et enfin les déférés préfectoraux. En ce qui concerne les seconds, il est question
des recours qui ont trait au contentieux électoral, du recours en excès de pouvoir porté contre
un acte édictant une norme impersonnelle et l’action de particuliers qui demandent
l’autorisation de plaider au nom de leur commune. Tous ces recours sont holistes car ils sont
créés pour que les requérants agissent au nom et dans l’intérêt de la collectivité. Sans entrer
dans les difficultés liées au fait que ce critère divise certains recours, comme l’excès de
pouvoir, la question de la détermination du régime procédural des recours considérés comme
holistes peut se poser. Du fait de cette nature, ces recours devraient ne pas entraîner la
suspension de l’exécution de la décision qu’ils contestent. Puisque leurs caractéristiques
visent à développer leur recevabilité, il n’est pas question d’approfondir l’intensité de la
protection au bénéfice du requérant. L’effet suspensif, destiné à assurer une protection
immédiate des requérants, n’est donc pas cohérente avec l’orientation du régime de ces
recours.
1292. Or, l’un de ceux mentionnés, sans posséder à proprement parler d’effet suspensif, peut,
indirectement, provoquer la suspension de l’exécution de la décision contestée. Le déféré
préfectoral, puisqu’il s’agit de lui, permet au préfet de contester devant le juge administratif la
légalité des actes des collectivités locales. D’ailleurs, certains d’entre ces actes doivent
obligatoirement être transmis au préfet aux fins de l’informer ce qui renforce son rôle. C’est
sur la base de ces informations et de sa vigilance que le préfet remplit sa mission
631
constitutionnelle de contrôle du respect de la légalité. Le déféré préfectoral, action en justice
intégrée à la structure finaliste, n’est par principe pas suspensif. Partant de là, il n’est pas
illogique qu’il soit qualifié de recours holiste, et ce d’autant plus que son objectif est d’assurer
prioritairement la défense des intérêts de la collectivité. Néanmoins, en quittant cet
agencement intellectuel et théorique, le déféré préfectoral a des liens privilégiés avec l’effet
suspensif : la suspension de l’exécution de la décision contestée y est plus facile à obtenir que
pour d’autres recours.
1293. Certes, même si ce n’est que le résultat de voies exclues du champ de la classification
finaliste, les procédures d’urgence, l’accès à la suspension de l’exécution de la décision n’en
reste pas moins privilégié. Concrètement, cette commodité au bénéfice du préfet passe par le
dépôt d’un recours complémentaire, le déféré-suspension. Généralement, l’examen de la
demande de suspension associée à un déféré préfectoral bénéficie d’une faveur, la condition
de l’urgence y étant remplie. Le juge fait droit à la demande de suspension sur la seule base de
l’existence d’un moyen de nature à faire naître un doute sérieux à propos de la légalité de la
décision157. Ce resserrement des conditions qui président à l’octroi de la suspension n’est que
le premier étage des avantages dont bénéficie le déféré préfectoral. Dans certaines
circonstances, des articles L. 554-2 du Code de justice administrative et L. 2131-6 du Code
général des collectivités territoriales, cette demande accessoire peut provoquer, par son seul
dépôt, la suspension recherchée. Ainsi, toute demande de suspension associée au déféré d’un
acte communal en matière d’urbanisme, de marchés, de contrats de partenariat ou de
délégations de service public dans les 10 jours suivant son adoption provoque sa suspension.
La procédure d’urgence rattachée au déféré préfectoral peut donc devenir suspensive sans que
le déféré bénéficie pour sa part d’un effet suspensif. Ce dernier, qui se voit appliquer le
principe contemporain, reste cohérent avec l’analyse effectuée de la classification finaliste. Si
l’on élargit l’analyse, l’on peut développer une autre opinion selon laquelle l’autorité en
charge de la construction du régime du déféré préfectoral a souhaité accroître au maximum158
la potentialité de le faire profiter d’un effet suspensif.
1294. Dès lors, comment analyser cette procédure holiste du déféré préfectoral qui aurait un
accès privilégié à la suspension de la décision contestée ? Le premier réflexe serait d’y voir
157
C’est l’article L. 2131-6 du Code général des collectivités territoriales qui prévoit cette limitation des
conditions de l’octroi à la seule existence d’un moyen de nature à faire naître un doute sérieux.
158
Le champ de la suspension semble effectivement avoir atteint son sommet dans le cadre du déféré préfectoral
tant la question de sa compatibilité avec la libre administration des collectivités territoriales serait épineuse au
cas d’un effet suspensif systématique par exemple. La problématique est d’autant plus délicate que cette notion
de la libre administration des collectivités territoriales est aujourd’hui garantie au niveau constitutionnel, par
l’article 72 de la Constitution.
632
une exception : tandis que l’effet suspensif serait réservé aux recours individualistes, le déféré
préfectoral holiste disposerait d’une facilité en vue de la suspension de l’exécution de la
décision contestée. Seulement, en approfondissant le raisonnement, l’on peut se demander en
quoi l’effet suspensif ne pourrait pas être mis au service de l’intérêt de la collectivité et des
recours holistes. Le raisonnement inverse à celui tenu jusque-là pourrait se justifier,
l’importance de l’intérêt de tous pouvant justifier l’effet suspensif. Il suffirait de vouloir
appuyer la défense de la collectivité pour que la suspension puisse être provoquée par les
recours holistes159. Le système proposé peut donc être critiqué sur l’utilisation du critère
d’attribution de l’effet suspensif, critère qui est réversible comme le démontre cette analyse
du déféré préfectoral.
1295. C’est là aussi l’un des défauts de cette proposition. Comme le critère de différenciation
des recours est attaché à l’objectif pour lequel ils sont créés, l’association de l’effet suspensif
à chacune des deux finalités, l’intérêt général ou celui des particuliers, peut se défendre. La
distribution de l’effet suspensif ne serait plus que le fruit d’un choix teinté d’une forme de
subjectivité. Comme on l’a rapidement évoqué, l’intérêt général est au moins aussi légitime
que celui des particuliers pour bénéficier de recours suspensifs. La distribution de l’effet
suspensif serait alors le résultat d’une priorité subjective donnée à l’un ou l’autre des intérêts
défendus, méthode utilisée pour le principe contemporain qu’on a largement critiquée. Baser
la répartition envisagée sur un critère finaliste, c’est opposer, et in fine niveler, l’intérêt
général et celui des particuliers là où l’on cherche à équilibrer leurs rapports pour mieux les
concilier, voire les associer. Pire, c’est reconstruire cet aspect de la procédure administrative
contentieuse à partir d’un critère réversible subjectif.
1296. Clairement opposés aux recours holistes, les individualistes contiennent, eux aussi,
leur lot de tourments. Leur énumération est plus délicate tant effectuer « une présentation des
différentes actions individualistes ouvertes devant les juridictions administratives françaises à
compétence générale est malaisé et ce pour au moins deux raisons : ces voies de droit sont
nombreuses et particulièrement hétérogènes »160. Si l’on peut étiqueter comme individualiste
toute la diversité du contentieux de pleine juridiction, l’objectif d’une présentation exhaustive
est une quête qui reste encore inaboutie. Par conséquent, l’on ne peut donner un aperçu
complet des recours individualistes. Même le professeur Melleray limite sa présentation du
159
À condition bien entendu qu’une telle caractéristique ne soit pas contraire à la libre administration des
collectivités territoriales, ce qui risquerait d’être le cas par exemple dans le cadre du déféré préfectoral.
160
F. Melleray, op. cit., p. 331.
633
contenu de la catégorie individualiste à l’ensemble de la pleine juridiction auquel il rajoute le
recours direct en interprétation d’un acte administratif161.
1297. Sur cette base, l’on peut analyser, au moins en surface, ce qui fait la substance des
recours individualistes. Outre le recours direct en interprétation, ceux-ci forment une catégorie
hétérogène : l’on y retrouve le contentieux des sanctions et des amendes162, le contentieux
contractuel, le contentieux fiscal, le contentieux relatif aux oppositions aux changements de
nom, le contentieux pécuniaire et enfin la trilogie du contentieux des installations classées,
des immeubles insalubres et des édifices menaçant ruine. Pour cet ensemble de recours – si
tant est qu’on puisse parler d’un ensemble –, le rattachement à la catégorie individualiste est
évident tant ils sont construits pour satisfaire prioritairement les intérêts des requérants. De
même, l’intérêt à suspendre l’activité contestée est lui aussi évident. Dans leur schéma
contentieux, les requérants y contestent une décision de l’administration dont l’application, ou
l’exécution, leur fait grief. Les requérants recherchent la cessation des effets du comportement
de l’administration qui leur cause du tort. Ils poursuivent bien un intérêt personnel – qui
permet de parler de recours d’individualistes – et leur protection serait renforcée par la mise
en place d’un effet suspensif. Prenons l’exemple d’un citoyen, peu importe sa qualité, qui
conteste une sanction administrative mettant en péril sa situation personnelle ou
professionnelle. Cette opposition, qui emprunte la voie de la pleine juridiction, implique que
le particulier devient un requérant qui agit dans le cadre d’un recours visant à défendre, en
priorité, ses intérêts personnels. Dans la balance entre intérêt de la collectivité et intérêt
161
Étant entendu bien sûr qu’il ne s’agit que du recours direct en interprétation d’un acte administratif ouvert aux
particuliers qui voudraient connaître le sens d’un acte administratif qui subordonne l’issue d’un litige né et
actuel. Sont donc exclus les recours en interprétation à propos des actes juridictionnels ainsi que les recours en
interprétation d’actes administratifs en l’absence de litige né et actuel ouverts aux seuls ministres.
162
Pour le transfert du contentieux des sanctions et des amendes du recours en excès de pouvoir au plein
contentieux, v. CE, ass., 16 févr. 2009, req. n° 274000, Société ATOM : Rec. Leb., p. 25, concl. C. Legras ;
RFDA, 2009, p. 259, concl. C. Legras ; Dr. fisc., 2009, p. 275, concl. C. Legras ; JCP A, 2009, n° 2089, note
D. Bailleul ; RJEP , 2009, n° 665, p. 35, note F. Melleray ; Gestion et fin. pub., 2009, n° 7, p. 620, note J.-L.
Pissaloux. Cet arrêt renverse les solutions des décisions Texier (T. Confl., 22 oct. 1979, req. n° 02125, Texier :
Rec. Leb., pp. 646 et 663) et Le Cun (CE, ass., 1er mars 1991, req. n° 112820, Le Cun : Rec. Leb., p. 70 ; RFDA,
1991, p. 612, concl. M. de Saint-Pulgent ; AJDA, 1991, p. 358, chron. R. Schwartz et Ch. Maugüé ; Quot. Jur.,
1991, n° 62, p. 7, note M.-Ch. Rouault). Attention, cette bascule du contentieux des sanctions et des amendes ne
concerne pas toutes les sanctions. Certains domaines résistent encore aujourd’hui à l’application du régime de
plein contentieux : c’est le cas par exemple des sanctions disciplinaires prononcées à l’encontre des agents
publics (CE, ass., 13 nov. 2013, req. n° 347704, M. D. : Rec. Leb., p. 279 ; RFDA, 2013, p. 1175, concl.
R. Keller ; AJDA, 2013, p. 2432, chron. A. Bretonneau et J. Lessi ; LPA, 2014, n° 25, p. 6, note A. Charron ; DA,
2014, n° 2, comm. n° 11, note A. Duranthon ; JCP , 2014, n° 149, note Ch. Vautrot-Schwartz ; AJFP , 2014, n° 1,
p. 5, concl. R. Keller ; AJFP , 2014, n° 1, p. 11, note C. Fortier) ; des sanctions professionnelles prononcées dans
le cadre des professions réglementées (CE, sect., 22 juin 2007, req. n° 272650, Arfi : Rec. Leb., p. 263, concl.
M. Guyomar ; RFDA, 2007, p. 1199, concl. M. Guyomar ; CFP , 2007, n° 269, p. 33, comm. M. Guyomar ; DA,
2007, n° 10, comm. n° 145, p. 39, note F. Melleray) ; des sanctions prononcées par une fédération sportive pour
dopage (CE, 2 mars 2010, req. n° 324439, Fédération française d’athlétisme : Rec. Leb., p. 894 et 925 ; AJDA,
2010, p. 644, chron. S.-J. Liéber et D. Botteghi ; DA, 2010, n° 5, p. 41, note F. Melleray) et enfin, plus
récemment, des sanctions qui prennent la forme d’une déchéance de nationalité (CE, 8 juin 2016, req. n° 394348,
M. T. : Rec. Leb., p. 231 ; AJDA, 2016, p. 1758, concl X. Domino ; DA, 2016, n° 12, comm. n° 61, note
G. Eveillard ; RFDA, 2016, p. 1188, note J. Lepoutre – CE, 8 juin 2016, req. n° 394350, M. A. – CE, 8 juin 2016,
req. n° 394352, M. A. – CE, 8 juin 2016, req. n° 394354, M. G. – CE, 8 juin 2016, req. n° 394356, M. C.).
634
individuel du requérant, une telle action fait primer la défense du second. Lui attacher un effet
suspensif reviendrait à approfondir sa finalité qui s’intéresse à la protection du requérant.
Ainsi, la distribution envisagée est cohérente et ne prête pas, sur ce point, à débat.
1298. Cependant, d’autres contentieux individualistes, qui devraient donc bénéficier de
l’effet suspensif, ne possèdent pas de véritable intérêt pour la suspension. Deux sortes de
recours au moins n’amélioreraient pas, malgré leur caractère individualiste, la protection des
requérants. Dans la mesure où la perspective de l’effet suspensif n’est appréhendée que dans
ce but, il faut le limiter aux seules situations où il est susceptible d’aller en ce sens. Autant
dans le champ du contentieux de la responsabilité que du recours direct en interprétation163,
les requérants n’ont aucun intérêt à ce que l’exécution de l’acte soit suspendue. À propos du
contentieux de la responsabilité, il n’y a d’une certaine manière plus rien à suspendre164
puisque le mal a été fait et le préjudice causé. Ici, le dommage a été subi et il est demandé au
juge de le réparer. Le requérant attend du juge une intervention positive de sorte que la
suspension, c’est-à-dire le pouvoir de figer l’activité administrative, n’est d’aucun secours.
Puisque le préjudice résulte d’un comportement qu’il est impossible de prévenir, l’effet
suspensif n’a pas vocation à être poursuivi. De même, le schéma du recours direct en
interprétation ne laisse pas de place au doute : le citoyen y réclame du juge qu’il lui indique le
sens d’un acte dont dépend le dénouement d’un litige né et actuel auquel il est partie. Quel
intérêt aurait ce citoyen à voir son exécution suspendue alors que la résolution de son litige en
dépend ? Alors que l’issue de son litige est subordonnée à l’application de l’acte dont il
demande à éclaircir le sens, il recherche une intervention « positive » du juge. Il lui réclame
l’interprétation d’un acte afin de décider s’il doit, ou non, s’engager au contentieux. Il n’y a ni
similitude ni équivalence entre ce qui motive le requérant à agir et le sens de l’effet suspensif.
Ainsi, dans les cas mentionnés, il n’existe pas de cohérence entre le but du recours et l’effet
suspensif malgré la nature individualiste de ces recours.
1299. Là encore, l’on pourrait parler de simples exceptions s’il n’était pas possible de relever
d’autres recours pour lesquels l’effet suspensif fait débat. On l’a dit, sont des contentieux
individualistes ceux qui se rattachent au contentieux des installations classées, des immeubles
insalubres et des édifices menaçant ruine. Tous comportent des recours profondément
individualistes car construits pour répondre à la demande de protection individuelle des
requérants. Le propriétaire d’un immeuble ou d’une habitation qui a fait l’objet d’un arrêté de
163
Tel qu’il a été défini précédemment.
164
Si ce n’est éventuellement le refus de l’administration d’indemniser les victimes du préjudice mais qui
n’aurait que des conséquences nécessairement limitées en ce que la décision est négative. Par exemple, une
simple obligation de réexaminer la situation pour adopter, à nouveau, une décision.
635
péril ou d’insalubrité n’agit qu’au nom de la défense de ses intérêts. Ces requérants
recherchent l’annulation ou la modification des arrêtés concernés qui peuvent aller jusqu’à
l’interdiction d’habiter tout en enjoignant à la réalisation de travaux ou, pire, à la démolition
du bien. Le contentieux des installations classées est pour sa part un ensemble de recours
individualistes, qu’ils soient le fait de l’industriel ou de tiers intéressés par l’autorisation
d’exploitation ou la décision de classement. Les requérants y viennent, par exemple lorsque
c’est l’industriel, réclamer l’autorisation d’exploitation ou l’allègement des contraintes
résultant du classement. A contrario, les tiers souhaitent voir le juge assurer la préservation de
leur qualité de vie. Là encore, ces recours sont donc entièrement tournés vers la défense de
stricts intérêts personnels.
1300. Sur la seule base de ce constat que ces contentieux « spéciaux » font naître des recours
individualistes, ces recours devraient, dans le schéma proposé, bénéficier d’un effet suspensif.
Or, ce ne serait pas sans risque au regard du syncrétisme que ces contentieux forment entre
l’intérêt général teinté de protection de l’ordre public et les intérêts personnels des
protagonistes. L’action des autorités en ces matières, essentiellement le préfet et le maire, est
directement motivée par la préservation de l’ordre public. Que ce soit en matière
d’installations classées, d’édifices menaçant ruine ou d’immeubles insalubres, l’enjeu de
l’activité administrative est d’assurer le maintien de la sécurité165, de la salubrité166, ou encore
de participer à la défense de l’environnement167. Ainsi, si les recours poursuivent des intérêts
individuels, il n’est pas possible de fermer les yeux sur l’enjeu de l’activité administrative.
1301. Dès lors, ces recours supportent une confrontation entre des intérêts personnels et
l’intérêt de tous à ce que soit respecté l’ordre public. La préservation de l’ordre public, de la
sécurité ou la salubrité, ne semble vu son importance, pouvoir supporter aucun délai. Ces
questions, sans mettre en péril la société, encore qu’un désastre écologique puisse avoir de
graves répercussions, semblent engager de trop lourds enjeux pour se concilier avec un effet
suspensif. Il suffit d’envisager les potentiels effets d’une suspension de l’exécution de ces
décisions pour prendre conscience de la complexité de la situation. Par exemple, dans le cas
165
Empêcher qu’un immeuble ne tombe en ruine participe à assurer, de manière générale, la sécurité des
citoyens, des passants. Le contentieux des installations classées contribue lui aussi au maintien de la sécurité
dans la mesure où l’encadrement de certaines activités industrielles qui pourraient s’avérer dangereuses assure
l’ensemble de la population d’une certaine sécurité.
166
Le contentieux des immeubles insalubres est évidemment directement concerné ici puisqu’il vise à empêcher
que des habitations insalubres puissent être occupées, voir louées.
167
Si la défense de l’environnement ne fait pas encore partie des éléments qu’il est possible de rattacher à l’ordre
public, il n’en demeure pas moins que la montée en puissance des questions liées à l’environnement participe
d’une certaine défense de l’intérêt général. Le contentieux des installations classées, en ce que la décision de
classement est justement motivée par la protection de l’environnement, met donc en jeu une problématique
essentielle de l’intérêt général contemporain.
636
où un arrêté de péril serait contesté par un propriétaire et que le recours aurait un effet
suspensif, l’arrêté serait suspendu. Ainsi, les habitants de l’immeuble concerné pourraient
continuer à y vivre sans que des travaux n’aient été réalisés. Imaginons un seul instant que,
dans l’attente du procès, la situation se dégrade au point que l’immeuble s’écroule avec ses
occupants à l’intérieur, circonstance tragique rendue possible par l’effet suspensif. Il en est de
même pour le contentieux relatif aux immeubles insalubres tant l’insalubrité peut avoir de
graves répercussions sur la santé de ceux qui la subissent ce qui justifie que l’exécution de
l’arrêté du préfet ne doive pas être reportée, malgré les recours. Enfin, le classement d’une
activité industrielle et sa soumission à des conditions d’exercice contraignantes ne doivent pas
non plus être suspendus sous peine de faire courir un risque grave à l’environnement et aux
travailleurs. Il semble là aussi préférable d’appliquer « le principe de précaution » en laissant
s’exécuter les décisions contestées. Plutôt que la qualité individualiste de ces recours qui
devraient par conséquent engendrer un effet suspensif, c’est l’enjeu des décisions contestées
qui impose de ne pas appliquer cette caractéristique procédurale.
1302. Au bout du compte, l’on dénombre de nombreux contentieux qui seraient hybrides.
L’application exhaustive du critère signifierait que la seule optique de la défense prioritaire
des intérêts personnels du requérant devrait motiver l’existence d’un recours suspensif. Dès
lors que l’inspiration à l’origine du recours servirait à protéger prioritairement le requérant,
celui-ci devrait être suspensif. L’application exhaustive de ce critère comporte une part
d’automaticité que les frictions avec la réalité du contentieux remettent en cause. Les
nombreuses entorses à l’utilisation du critère démontrent l’existence d’un vice théorique
consubstantiel à son contenu. Si son utilisation ne répond plus en fin de compte à une
répartition fondée sur la finalité du recours, c’est au moins en partie parce que le critère utilisé
est foncièrement réversible. En effet, la naissance de recours hybrides serait permise par le
fait qu’en s’attachant à l’objectif poursuivi par le recours pour distribuer l’effet suspensif, tout
dépend du point de vue auquel on se place. Ainsi, il est possible de faire de chacune des
finalités évoquées un intérêt digne de provoquer la suspension de l’activité administrative. En
raisonnant ainsi, l’on aboutit à une distribution subjective qui ne dépend plus que de l’endroit
où l’on place le curseur de la protection juridictionnelle. Autant d’une manière globale –
pourquoi ne pas considérer que, vu son importance, la protection de l’intérêt de la collectivité
induite par les recours holistes devrait aussi bénéficier d’une suspension – que dans le détail
de l’attribution – l’importance de l’enjeu de la protection de l’ordre public peut amener à faire
machine arrière –, c’est la substance du critère qui amène à multiplier les exceptions. Au bout
du compte, c’est la qualité théorique du critère envisagé pour la distribution qui pousse à créer
637
de nombreux contentieux « hybrides », c’est-à-dire ceux dont le rattachement à l’une des deux
catégories ne donne pas lieu à l’application de la règle correspondante.
638
639
CONCLUSION DU CHAPITRE 2
641
642
CONCLUSION DU TITRE 1
1306. Trouver une alternative au principe de l’absence d’effet suspensif des recours impose
de refonder un élément central et intemporel de la procédure administrative contentieuse.
L’entreprise est délicate tant la modification d’un aspect minime de l’encadrement juridique
des recours peut s’apprécier comme une boîte de Pandore. Le plus dérisoire des changements
est susceptible d’entraîner des conséquences qu’il est difficile d’appréhender de manière
abstraite, la matière contentieuse étant une affaire avant toute chose pratique. En effet, l’enjeu
des litiges et des procédures est avant toute chose commandé par la situation matérielle des
parties et, dans le cadre du contentieux administratif, spécialement des requérants. Il est donc
nécessaire d’étudier dans le détail les potentielles propositions de solutions afin d’en
appréhender tous les enjeux et toutes les conséquences. Face à cette forme de vide que
laisserait dans l’ordre juridique la réception de la désuétude du principe de l’absence d’effet
suspensif, plusieurs propositions pouvaient immédiatement surgir à l’esprit. En ce sens, l’on a
pu avoir la tentation de ne pas faire de choix et de laisser le juge décider en fonction des
caractéristiques de chaque litige, d’inverser totalement le principe existant ou encore de
diviser l’application de l’effet suspensif à partir de la classification formelle des recours.
Toutes ces propositions de potentielles substitutions au principe contemporain de l’absence
d’effet suspensif, aussi alléchantes qu’elles soient, sont en pratique impossible à mettre en
œuvre du fait de leur caractère radical.
1307. Partant de là, il est devenu évident qu’il fallait orienter nos travaux vers la recherche
d’une proposition intermédiaire au sens d’un système qui distribuerait de manière mesurée les
modalités procédurales de l’effet suspensif et de son absence. Le premier constat fut alors
celui d’une diversité infinie de critères potentiels pour supporter la répartition de l’effet
suspensif. Au sein de cette large variété, il fallait ne retenir que les systèmes qui paraissaient
capables de parvenir à la réalisation de l’objectif assumé d’une amélioration mesurée de la
protection des requérants. Par cette amélioration, c’est le rééquilibrage de la relation
déséquilibrée qu’ils entretiennent avec les autorités qui serait rendue possible. Pour ce faire, il
faut impérativement que les critères retenus puissent aboutir à la constitution de véritables
systèmes éloignés de toute casuistique ainsi qu’à s’inscrire dans la perspective de
l’amélioration recherchée des requérants. Sur la base de ces critères élémentaires, de
nombreuses propositions ont pu être écartées et ce, relativement aisément. D’autres au
contraire méritaient d’être analysées dans le détail puisqu’elles semblaient remplir les
643
propriétés attendues. L’idée de réserver l’effet suspensif aux recours individualistes ou à ceux
visant à contester des actes de puissance paraissent effectivement pouvoir supporter un
véritable schéma de répartition à même d’entraîner l’amélioration attendue de la protection
des requérants. Seulement, les propriétés de leurs fondements théoriques les rendent,
essentiellement pour des raisons d’opacité ou d’absence d’exhaustivité, inappropriées en vue
de la démonstration envisagée.
1308. Ce constat d’échec doit au moins nous permettre de tirer une conséquence dans
l’optique de la constitution du système que l’on appelle de nos vœux. Par exemple, envisager
l’objectif vers lequel est orienté le régime du recours, c’est adopter une méthode qui introduit
un critère qui contient une part importante de subjectivité. Ce sont les valeurs de celui qui
décidera de situer le curseur en faveur des intérêts des particuliers ou de l’intérêt général qui
justifiera le système construit. Afin de ne pas prêter le flanc à de telles critiques, l’on prendra
donc le parti de construire notre raisonnement sur des fondations situées à l’exact opposé de la
finalité des recours. En effet, au lieu de se baser sur ce qui doit constituer l’aboutissement du
recours, il semble préférable de se situer au point de départ du litige pour partager l’effet
suspensif à partir de la nature de la situation contentieuse (Titre 2).
644
645
Titre 2 – La proposition d’un
dépassement du principe basé sur la
nature de la situation contentieuse
1
H. Berthélémy, « Défense de quelques vieux principes », in Mélanges Maurice Hauriou , 1929, Paris, Librairie
du Recueil Sirey, p. 811.
646
proposée sera basée sur une organisation matérielle de la structure du contentieux
administratif (Chapitre 1), organisation qui réunit des critères déjà connus. D’une certaine
manière, l’on s’inspirera dans cette entreprise de la philosophie de la classification matérielle
du contentieux administratif français, rattachée à la nature de la situation contentieuse, sans
pour autant la reprendre tel quelle. Cette dernière, sera une base de réflexion que l’on
redéfinira dans son contenu comme ses critères de répartition afin d’affiner le système
proposé. Une fois cette structure délimitée et le classement des recours arrêté en fonction de
leur nature contentieuse, il sera possible de régénérer le principe et d’atteindre l’équilibre tant
recherché en distribuant de manière raisonnée l’effet suspensif entre les catégories de recours
contentieux (Chapitre 2).
647
Chapitre 1 – La régénération du principe basée
sur une organisation matérielle de la structure du
contentieux
1311. Afin de pouvoir envisager la répartition de l’effet suspensif entre les différents recours
existants, il est nécessaire d’arrêter précisément le cadre de cette distribution. Pouvoir
déterminer que certains recours – ou certaines catégories de recours – doivent bénéficier d’un
effet suspensif de l’exécution des actes contestés impose au préalable de définir l’agencement
des recours contentieux qui servira de support à cette répartition. Il est à proprement parler
impensable d’envisager la distribution d’une telle caractéristique procédurale sans avoir
présenté la « structure du contentieux administratif »1 à même de permettre cette opération.
Avant toute chose, il est alors essentiel de délimiter les frontières de l’organisation envisagée
afin de savoir quels sont les recours qui seront visés par cette entreprise. Pour ce faire, l’on
peut affirmer que le champ du principe de l’absence d’effet suspensif servira de support à
celui du système de distribution proposé (section 1). Ainsi, l’ensemble des voies de droit
ouvertes devant les juridictions administratives générales pour lesquelles le principe
s’appliquera seront contenues dans la solution que l’on s’attache à construire. Une fois cette
sélection effectuée, pourra être entamée la définition du critère – ou des critères – à même
d’assurer la concentration des différentes voies de droit retenues au sein de catégories. Étant
donné que la distribution de l’effet suspensif ne peut s’envisager qu’à partir de leur
présentation structurée, celles-ci seront divisées en plusieurs groupes à partir d’une analyse de
la situation contentieuse, véritable clé de voûte du système proposé (section 2). Cette solution
de construction d’une structure du contentieux à partir de ce raisonnement permet de la baser
sur une méthode différente de celles expérimentées jusque-là par la doctrine. L’idée est
d’inverser la perspective en faisant de la substance même du contentieux le critère de
différenciation des recours. Ainsi, l’on pense pouvoir éviter, par un processus ascendant, de
teinter, comme les classifications traditionnelles, la présentation des recours d’une idéologie
servant à satisfaire certains objectifs. Il ressort donc du système proposé une forme de
pragmatisme dont découlent des avantages considérables au point que cette tendance constitue
la qualité première du système proposé (section 3).
1
Sur l’utilisation de cette expression et son sens, cf. supra n° 1064, p. 515.
648
Section 1 – Le champ du principe de l’absence d’effet suspensif,
support du système proposé
1312. Envisager la distribution d’un effet suspensif entre les recours du contentieux
administratif revient à proposer de substituer un nouveau système aux modalités radicales du
principe contemporain. La réflexion en faveur d’une méthode de répartition de l’effet
suspensif implique de faire table rase de la disposition actuelle du principe de l’absence
d’effet suspensif. Néanmoins, le sens même d’un travail consacré à son étude et à son
éventuelle rénovation, s’il implique de l’abandonner, nous impose de rester dans ses jalons
afin de conserver une certaine cohérence d’ensemble. Au regard de cet impératif, il paraît
évident de considérer que le champ du système de distribution de l’effet suspensif doit coller à
celui de notre sujet d’étude, le principe de l’absence d’effet suspensif. Or, au-delà des seuls
« recours juridictionnels » qu’il faudra définir, son influence est telle qu’il concerne de
nombreux instruments par lesquels les juridictions administratives peuvent être saisies. Il est
vrai que les voies de droit ouvertes devant elles sont nombreuses et permettent de répondre à
des situations et des objectifs profondément distincts. Seulement, cette grande diversité n’est
pas, dans son intégralité, concernée par ce principe de l’absence d’effet suspensif. Dans
l’optique dégagée – qui vise à coller à son champ –, l’on doit rejeter toutes les voies de droit
pour lesquelles il ne s’applique pas (paragraphe 2). Malgré cela, nombreuses sont encore
celles ouvertes devant les juridictions administratives générales que l’absence d’effet
suspensif vise. Entrent dans cette sphère l’ensemble des « recours juridictionnels », entendus
au sens large, catégorie de procédures qu’il nous faut nécessairement admettre dans le
système de répartition proposé (paragraphe 1).
649
suspensif et la caractéristique inverse entre les recours contentieux doit s’inscrire dans le
champ même du principe contemporain. Ce n’est d’ailleurs qu’à cette condition que l’on peut
traiter de sa régénération et non d’une réflexion qui en serait détachée. Par conséquent, il faut
revenir, au moins dans la sphère juridictionnelle, sur le spectre des voies de droit ouvertes
devant les juridictions administratives générales auxquelles le principe s’applique.
Traditionnellement, et la doctrine n’y déroge pas, ce dernier est présenté comme attaché aux
« recours »2, terme permettant à chacun de se faire une brève idée de son étendue sans pour
autant être suffisamment précis pour l’arrêter rigoureusement. Ce choix d’une expression
souple peut en partie s’expliquer par la portée générale de ce principe : en parlant de
« recours », la place qu’il s’est taillé au sein de la procédure administrative contentieuse se
trouve d’une certaine manière légitimée.
1314. Or, sa rédaction officielle au sein de l’article L. 4 du Code de justice administrative,
loin d’être impalpable, prévoit que l’absence d’effet suspensif prévaut à l’égard des seules
« requêtes ». Ce dernier mot ne désigne, au départ, rien d’autre que les « recours formés par
des personnes autres que l’État »3. Cette énonciation semble alors impliquer que le principe a
été construit dans le seul but d’empêcher les seuls particuliers d’entraver la bonne marche de
l’action administrative, ce qui n’est pas tout à fait faux. Or, cette approche spécifique des
« requêtes » semble désormais être complètement ignorée, notamment par la doctrine. Si le
Conseil d’État semble encore faire la distinction formelle dans le chapeau de ses décisions, il
est courant d’admettre que les « recours » dont sont saisis les juridictions administratives
peuvent être le fait de personnes publiques ou de personnes privées. Néanmoins, le fait que
l’article L. 4 du Code de justice administrative traite encore de « requêtes » pourra être utile
dans le but d’identifier rigoureusement les voies de droit auxquelles il est destiné à
s’appliquer.
1315. Par conséquent, c’est à partir de la manière dont le principe est rédigé que l’on déduira
l’étendue de son application dans le cadre des voies de droit ouvertes devant les juridictions
administratives générales. Nous l’avons dit, le principe est exclusivement orienté vers les
« requêtes », c’est-à-dire tous les recours non formés par des ministres. Seulement, cette
expression est aujourd’hui devenue l’équivalent sinon le synonyme, au moins dans
l’utilisation à laquelle elle donne lieu, de ce à quoi renvoient les « recours ». Le conseiller
2
R. Chapus, Droit du contentieux administratif, 13ème éd., 2008, Paris, Montchrestien, Domat droit public,
n° 457, p. 379 ; O. Le Bot, Contentieux administratif, 4ème éd., 2017, Bruxelles, Bruylant, Paradigme, n° 448,
p. 234 ; Ch. Debbasch et J.-C. Ricci, Contentieux administratif, 8ème éd., 2001, Paris, Précis Dalloz, n° 533,
p. 489.
3
« Requête », in R. Rouquette, Dictionnaire du droit administratif, 2002, Paris, Moniteur, p. 704.
650
Chabanol confirme l’idée que « l’usage fait rarement la différence »4 dans son commentaire
de l’article L. 4 lorsqu’il évoque le « caractère non suspensif des recours »5. Le principe
semble ainsi ne pas se limiter aux seules « requêtes » mais concerner la grande famille des
« recours » sans se limiter à ceux d’entre eux qui ne seraient pas formés par les ministres.
D’ailleurs, si cette expression était encore entendue dans sa stricte acception, cela signifierait
à rebours que les recours des ministres bénéficieraient, pour leur part, d’un effet suspensif. Or,
l’évocation de toutes les exceptions existantes au principe de l’absence d’effet suspensif6 ne
l’a pas fait apparaître, impliquant alors que le terme de « requêtes » touche un champ plus
large que sa stricte définition pouvait le laisser penser. Autant la doctrine que la pratique
quotidienne des juridictions semblent avoir réduit à néant cette portée de la dissociation des
recours et des requêtes. Par conséquent, l’on peut considérer que c’est bien à l’ensemble des
recours que le principe est aujourd’hui destiné. Cette intuition est notamment confirmée par le
fait que, malgré ce qui a pu en être dit, on le présente comme découlant du caractère
exécutoire des actes administratifs, « principe fondamental de notre droit public »7. Ce lien
implique alors d’étendre son influence à l’ensemble des recours juridictionnels, ceux-là
mêmes qui visent à contester l’activité administrative tout en restant limité par son caractère
exécutoire.
1316. Les recours juridictionnels, visés par le principe, doivent s’entendre de la manière la
plus classique qui soit, c’est-à-dire celle d’un « acte de procédure par lequel une personne
saisit au principal une juridiction de premier (ou de premier et dernier) ressort de prétentions
(autrement dit, de “conclusions”) dont elle veut faire reconnaître le bien-fondé »8. De cette
définition, l’on peut déduire qu’en limitant la notion des recours juridictionnels aux seules
saisines du juge du principal, sont immédiatement exclues les procédures d’urgence et les
voies de recours. Leur exclusion de cette catégorie des recours juridictionnels devrait
logiquement induire qu’ils ne sont pas soumis au principe de l’absence d’effet suspensif, et
qu’ainsi, l’on peut ne pas les intégrer au système proposé. Or, l’on va s’attacher à démontrer
4
« Recours », in R. Rouquette, op. cit., p. 669.
5
D. Chabanol, « Commentaire sous l’article L. 4 », in Code de justice administrative , 7ème éd., 2015, Paris, Éd.
le Moniteur, Code, p. 14.
6
Cf. supra, n° 248, p. 127.
7
CE, ass., 2 juill. 1982, req. n° 25288, Huglo : Rec. Leb., p. 257 ; AJDA, 1982, p. 657, concl. J. Biancarelli, note
B. Lukascewicz ; D ., 1983, I.R., p. 270, obs. P. Delvolvé, J., p. 327, note O. Dugrip ; RA, 1982, p. 627, note
B. Pacteau.
8
R. Chapus, op. cit., n° 450, p. 373. Précisons également que c’est peu ou prou la même philosophie que le
professeur Melleray adopte dans sa définition de l’action en justice, qui n’est rien d’autre que la prérogative
permettant de saisir le juge tandis que le recours représente son exercice concret, ou encore pour le dire
autrement la formulation de la demande. V. en ce sens F. Melleray, Essai sur la structure du contentieux
administratif français, 2001, Paris, LGDJ, Bibliothèque de droit public, t. 212, préf. J. de Gaudusson, p. 234.
651
le contraire dans la mesure où les voies de recours, comme les procédures d’urgence, se
voient appliquer ce principe et doivent par conséquent faire partie du système proposé. L’on
verra d’ailleurs que le fait que le principe ait vocation à concerner des « requêtes » ne sera pas
sans incidence.
1317. En premier lieu et s’agissant des voies de recours, il est admis à propos de celles-ci
qu’en contentieux administratif, elles ne sont pas suspensives de l’exécution du jugement
qu’elles permettent de contester. Mieux, cette caractéristique, distincte de celle de la
procédure civile, au moins sur la question de l’appel, s’applique par principe aux voies de
recours sauf à ce que la juridiction saisie prononce le sursis à exécution de la décision
juridictionnelle visée. Le terme de « principe » n’est pas usurpé ou exagéré tant les auteurs
s’accordent à le lier à celui de l’article L. 4 du Code de justice administrative. C’est ainsi que
le professeur Pacteau présente, dans un article consacré à la seule voie de l’appel, l’absence
d’effet suspensif des voies de recours comme « une implication du principe plus large de
l’effet non suspensif des recours »9. Le Conseil d’État lui-même élève, certes pour la seule
voie de l’appel, la caractéristique procédurale de l’absence d’effet suspensif au rang de
« principe »10. Cette appréciation est en partie confirmée par le fait que la voie de l’appel
comme celle du pourvoi en cassation peuvent se voir associer une demande de sursis à
exécution11. La suspension de l’exécution de la décision juridictionnelle contestée doit donc
être réclamée par le requérant auprès du juge saisi qui ne pourra l’octroyer que sous certaines
conditions précisément déterminées. Ainsi, l’octroi de la mesure s’apparente à déroger à une
règle de principe qu’il faut contourner et qui vaut également pour les voies de recours
« spéciales ». Le professeur Chapus ne dit rien d’autre lorsqu’il indique « que, comme les
recours dirigés contre les décisions administratives, les voies de recours, formées contre les
jugements, et notamment les recours en appel et en cassation, sont en principe dépourvues
d’effet suspensif »12. Par le biais de ce raisonnement, les voies de recours entrent sous la
« coupe » du principe exprimé à l’article L. 4 du Code de justice administrative,13 et ce, sans
qu’un lien quelconque puisse être fait entre sa dénomination et les voies de recours.
9
B. Pacteau, « Paradoxes et périls du principe de l’effet non suspensif de l’appel en contentieux administratif »,
in Mélanges René Chapus, 1992, Paris, Montchrestien, p. 493.
10
Conseil d’État, « Rapport du Conseil d’État sur l’exécution des décisions des juridictions administratives »,
RFDA, 1990, p. 492. Même s’il est spécifiquement question de l’appel, l’on a toutes les raisons de penser que le
raisonnement peut être étendu avec la même force à l’ensemble des autres voies de recours.
11
C’est l’article R. 811-15 du Code de justice administrative qui ouvre cette possibilité à celui qui agit par la
voie de l’appel et l’article R. 821-5 du même Code qui le prévoit pour l’auteur d’un pourvoi en cassation.
12
R. Chapus, op. cit., n° 1320, p. 1187.
13
Dans son commentaire sous cet article L. 4 du Code de justice administrative, le conseiller Chabanol confirme
lui aussi, même implicitement, qu’il vaut également à l’égard des voies de recours. V. en ce sens, D. Chabanol,
op. cit., p. 14.
652
1318. En second lieu, l’autre catégorie à priori exclue du champ de l’absence d’effet
suspensif était constituée des procédures d’urgences. Sur ces dernières, il faut distinguer deux
types de procédures qui sont, à tort, trop souvent rangées dans cette catégorie. Il faut opposer
depuis la loi du 30 juin 2000 relative au référé devant les juridictions administratives, deux
sortes de référés14 qui peuvent, ou non, relever du domaine des recours juridictionnels. En
effet, il y aurait de véritables référés qui seraient des procédures d’urgence tandis que d’autres
n’en seraient que par « assimilation »15. La différence qui les sépare réside dans la nature de
l’intervention du juge qui, dans le premier cas, ne pourra statuer sur le fond du droit là où il le
pourra dans le second cas. En clair, les véritables procédures d’urgence ne sont que
« l’accessoire d’une action en justice […] et conduisent au prononcé de mesures provisoires
[tandis que les secondes] amènent à trancher le fond du droit et conduisent au prononcé de
mesures définitives »16. Ainsi, la catégorie généralement présentée comme étant celle des
procédures d’urgence mélange celles qui en sont vraiment à d’authentiques recours
juridictionnels17. En tant que telles, ces dernières sont soumises à l’application du principe de
l’absence d’effet suspensif et doivent par conséquent être intégrées à la distribution envisagée.
Reste donc à aborder la question des authentiques procédures d’urgence, accessoires d’une
procédure principale et visant à organiser la situation dans l’attente de la solution au fond.
1319. C’est sur cette question que le terme de « requêtes » présent au sein de l’article L. 4 du
Code de justice administrative prend toute son importance. En effet, il est couramment admis
que les référés, notamment en matière administrative, s’apprécient comme des « requêtes
tendant à ce que soient ordonnées des mesures insusceptibles d’acquérir l’autorité de chose
jugée »18. Ces voies de droit s’entendent donc comme des requêtes ce qui permet de les faire
basculer dans le giron du principe de l’absence d’effet suspensif. D’autre part, l’on peut aussi
relever, toujours selon le même auteur, que « l’on dit exclusivement requête pour des
demandes en référé (même exceptionnellement introduites par l’administration »19. Dans le
même sens, le professeur Le Bot évoque également, pour les présenter, « les requêtes en
référé »20. Ainsi, ces voies de droit que sont les procédures d’urgence seraient des requêtes,
14
C’est le nom classiquement attribué aux procédures d’urgence, autant en procédure civile qu’en procédure
administrative.
15
R. Chapus, op. cit., n° 1511, p. 1356
16
O. Le Bot, Le guide des référés administratifs, 2013, Paris, Guides Dalloz, n° 000.12, p. 4.
17
Il s’agit donc des référés dits « au fond » qui, au vu de leurs caractéristiques, sont des recours juridictionnels
dont la procédure est simplement accélérée. Au vu de cette nature et de ce que l’on a pu déduire précédemment,
ils sont donc soumis au principe de l’absence d’effet suspensif et intégrés au système envisagé.
18
« Référé », in R. Rouquette, op. cit., p. 676.
19
« Recours », in R. Rouquette, op. cit., p. 669.
20
O. Le Bot, Le guide…, op. cit., n° 120.09, p. 10.
653
impliquant que le principe de l’absence d’effet suspensif s’y applique et qu’elles doivent, par
conséquent, intégrer notre proposition. C’est ce que corrobore également le fait que les rares
procédures de référé pourvues d’un effet suspensif doivent le préciser expressément, ce qui
renvoie au schéma d’une dérogation à une situation de principe. On en veut pour preuve le
référé « évacuation des résidences mobiles » dont l’effet suspensif est explicitement prévu par
l’article 27 de la loi du 5 mars 2007. L’idée, c’est que pour qu’un effet suspensif soit attaché à
la simple saisine du juge des référés, cette caractéristique doit être prévue impliquant que
l’effet suspensif, loin d’être la situation « normale », est dérogatoire21.
1320. Au vu des éléments avancés, le principe de l’absence d’effet suspensif s’applique
formellement aux « requêtes », ce qui comprend les recours juridictionnels, les procédures
d’urgence et les voies de recours, qui, bien qu’elles ne soient pas visées, y sont bien soumises.
D’une certaine manière, l’étendue ainsi définie peut s’entendre comme celle des « recours » à
condition d’entendre cette notion dans son sens large. Vont dans ce sens les propos du
professeur Chapus selon lequel « il n’est pas exclu que le terme de recours soit employé dans
le plus large sens générique possible (englobant actes initiaux de saisine, procédures
d’urgence et voies de recours) »22. L’étendue du système que l’on souhaite proposer, calqué
sur le champ du principe de l’absence d’effet suspensif, regroupe donc ces trois catégories de
voies de droit qui, dans une acception large, peuvent être qualifiées de « recours ».
1321. Dès lors, l’on peut se demander, afin de pouvoir ensuite justifier l’exclusion des voies
de droit non retenues, quelle est la caractéristique commune de ces procédures. L’absence
d’effet suspensif, en étant applicable à ces voies de droit qualifiées de requêtes, s’y impose
parce qu’elles présentent un élément susceptible d’ouvrir la question d’un éventuel effet
suspensif. D’une certaine manière, le principe contemporain, en s’appliquant aux voies de
recours, aux procédures d’urgence et aux recours juridictionnels, ne concerne que des
procédures où le requérant exprime une prétention sur laquelle le juge est invité à trancher. Le
critère majeur à même d’expliquer que le principe visé s’y applique n’est rien d’autre que la
présence de cette « prétention ». À son propos, il faut y voir l’énonciation « qu’il y a quelque
21
Le référé précontractuel l’illustre parfaitement. Avant que l’ordonnance n° 2009-515 du 7 mai 2009 ne le
prévoie expressément, le simple dépôt du référé précontractuel n’entraînait pas la suspension de la signature du
contrat dont la procédure de passation était contestée. Au contraire, pour que cette suspension intervienne, il
était nécessaire que le requérant obtienne du juge saisi une première ordonnance prononçant la suspension. Cela
résultait notamment de ce qu’aucune disposition n’attachait au référé précontractuel un effet suspensif. Par
conséquent, ce n’est que depuis l’introduction par l’ordonnance précitée d’un article L. 551-4 du Code de justice
administrative disposant que le contrat ne peut être signé à compter de la saisine du tribunal que le référé
précontractuel est « suspensif ». C’est là bien l’exemple de ce que l’effet suspensif, même en matière de référés,
doit être prévu et qu’il n’est pas la situation normale du contentieux administratif.
22
R. Chapus, op. cit., n° 450, p. 373-374.
654
chose, soit un acte, soit une attitude, soit une situation qui est contraire au droit »23. Le
professeur Melleray y voyait « l’allégation qu’un (ou plusieurs) agissement(s) ou (et) actes(s)
juridique(s) a (ou ont) violé une (ou plusieurs) norme(s) »24. Bien que l’expression ait
tendance à prévaloir en procédure civile et qu’il soit plutôt question en contentieux
administratif de « conclusions », cet élément semble essentiel à l’application du principe de
l’absence d’effet suspensif.
1322. En saisissant le juge en vue de lui faire reconnaître une prétention, c’est-à-dire
finalement un « droit que l’on revendique »25 par le biais d’une voie de droit, le requérant
s’appuie sur une violation de la légalité pour obtenir du juge la mesure26 espérée. Toutes les
voies de droit évoquées entrent dans cette grille d’analyse et comportent une prétention en
s’attaquant à un comportement, une décision de l’administration ou encore une décision
juridictionnelle. Ainsi, les recours juridictionnels27 permettent de prétendre que le
comportement, matériel ou juridique, de l’administration est illégal, et ce, dans le but d’y
apporter une solution. Les voies de recours, constituées de l’ensemble des « voies de droits
qui ont pour objet propre de remettre en cause une décision de justice »28, comportent
également une véritable prétention. Cette dernière, presque évidente, est l’affirmation qu’une
23
L. Duguit, Traité de droit constitutionnel, t. 2, 3ème éd., 1928, Paris, E. de Boccard, p. 423.
24
F. Melleray, Essai…, op. cit., p. 234.
25
« Prétention », in R. Rouquette, op. cit., p. 622.
26
Certes, il peut arriver, très rarement, que les prétentions formulées par les requérants ne s’appuient pas sur une
violation de la légalité. C’est le cas du référé-provision dont le régime est prévu à l’article R. 541-1 du Code de
justice administrative. Selon ce dernier, l’octroi de la provision réclamée est conditionné à l’absence de
contestation sérieuse de la créance pour laquelle le requérant réclame une provision. Or, l’illégalité de l’acte qui
fonde la créance n’est pas de nature à rendre la contestation de la partie adverse sérieuse (CE, sect., 16 déc. 2005,
req. n° 274545, Lacroix : Rec. Leb., p. 584 ; GACA, 5ème éd., 2016, Paris, Dalloz, n° 18, p. 426 ; RFDA, 2006,
p. 313, concl. S. Verclytte ; AJDA, 2006, p. 582, chron. F. Landais et C. Lenica ; DA, 2006, n° 5, comm. n° 84,
p. 29, note P. Cassia ; JCP , 2006, I, n° 12027, note C. Boiteau). Ainsi, la satisfaction de la prétention du
requérant (l’obtention d’une provision pour sa créance), n’est pas conditionnée à une question de légalité mais à
l’existence non sérieusement contestable de la créance, c’est-à-dire l’établissement de son existence avec un
degré suffisant de certitude (CE, sect., 6 déc. 2013, req. n° 363290, M. T. : Rec. Leb., p. 309 ; AJDA, 2014,
p. 237, concl. D. Hedary ; Gaz. Pal., 2014, n° 30, p. 21, note M. Guyomar). Pour une illustration plus complète
de cette exigence d’obligation non sérieusement contestable : CE, sect., 10 avril 1992, req. n° 108294, Centre
hospitalier général d’Hyères : Rec. Leb., p. 169 ; RFDA, 1993, p. 88, concl. D. Tabuteau ; JCP , 1992, n° 1767,
obs. M.-Ch. Rouault ; LPA, 1992, n° 82, p. 12, chron. T. Celerier ; Quot. jur., 1992, n° 96, note anonyme –
CE, 19 nov. 1993, req. n° 135772, Port autonome de Marseille : Rec. Leb., p. 324 – CAA Lyon, 26 oct. 1994,
req. n° 93LY00605, SARL Régie Dauphinoise Cabinet A. Forest : Rec. Leb., p. 666 – CE, 4 avril 1997, req.
n° 171969, Ville de Marseille : Rec. Leb., p. 1001 – CE, ord., 12 déc. 2001, req. n° 239168, Mme Pantz : Rec.
Leb., pp. 1010, 1018 et 1088 – CE, 29 janv. 2003, req. n° 250345, Ministre de l’économie, des finances et de
l’industrie c/ Société anonyme Générale Electric Capital Fleet Services : Rec. Leb., p. 909 – CE, 19 févr. 2003,
req. n° 247908 et 249524, Assistance publique-Hôpitaux de Paris c/ M. et Mme M. : Rec. Leb., p. 41 – CE,
2 avril 2003, req. n° 249805 et 249862, Chantalou : Rec. Leb., p. 909 – CE, 18 juin 2003, req. n° 249630,
Groupement d’entreprises solidaires ETPO Guadeloupe, Société Biwater et Société Aqua TP : Rec. Leb., p. 909 ;
DA, 2003, n° 10, comm. n° 190, p. 23, note G. Le Chatelier – CE, 2 juin 2004, req. n° 254400, Société Sélécom :
Rec. Leb., p. 812 ; AJDA, 2004, p. 1358, chron. C. Landais et F. Lenica ; DA, 2004, n° 8-9, p. 25, note
A. Ménéménis ; JCP A, 2004, n° 1545, note F. Linditch ; CJEG , 2005, n° 616, p. 12, note F. L. – CE, 8 mars
2006, req. n° 273352, Bertein : Rec. Leb., pp. 1007 et 1093 – CE, 22 oct. 2010, req. n° 339013, Commune de
Strasbourg : Rec. Leb., pp. 896 et 932 ; BJCL, 2011, n° 2, p. 123, concl. C. de Salins ; JCP A, 2010, n° 2374,
note J.-M. Pontier – CE, 8 juin 2014, req. n° 372803, Électricité de France : Rec. Leb., pp. 789 et 790.
27
Cette fois entendus non plus au sens large, mais dans leur stricte acception.
28
R. Perrot, Institutions judiciaires, 15ème éd., 2012, Paris, Montchrestien, Domat droit privé, n° 615, p. 489.
655
décision de justice, erronée, doit être reconsidérée. Enfin, et c’est sûrement l’élément le moins
flagrant de cette démonstration vu leur diversité, le schéma de la prétention des voies
d’urgence semble délicat à appréhender. Pourtant, elles n’en sont pas dépourvues dans la
mesure où le requérant y réclame une solution en lien avec l’affirmation qu’un comportement
ou qu’une décision est contraire à la légalité. Le simple fait que certaines mesures réclamées
le soient en prévention d’un éventuel futur contentieux n’influence pas, à proprement parler,
la question de la présence d’une prétention. Le requérant, s’il n’agit pas toujours a posteriori
de l’illégalité, n’en exprime pas moins une prétention lorsqu’il réclame du juge qu’il adopte
des mesures en lien avec une irrégularité, future ou éventuelle.
1323. Le raisonnement que l’on vient de tenir pour les voies de droit incorporées au sein du
la structure proposée et qui devra permettre la distribution de l’effet suspensif ne peut être
étendu à toutes celles ouvertes devant les juridictions administratives générales. Pour
certaines d’entre elles, parmi lesquelles l’on pourra retrouver des procédures habituellement
rangées dans les catégories mentionnées, l’absence d’expression de prétention en leur sein
implique que le principe de l’absence d’effet suspensif ne peut s’y appliquer. C’est justement
cette exclusion du domaine du principe qui justifie qu’on ne peut les introduire dans la
structure proposée (paragraphe 2).
1324. Le principe de l’absence d’effet suspensif des recours semble, par sa formulation et
l’hégémonie qu’il engendre, concerner toute l’activité de la juridiction administrative. Or, à
partir de la réflexion menée autour de la notion de « requête » et de son critère central de la
prétention, l’on peut affirmer qu’une part substantielle des voies de droit ouvertes devant les
juridictions administratives générales n’est pas soumise au principe étudié. Cette remarque,
dans le cadre d’un travail portent sur le contentieux administratif, peut paraître surprenante au
premier abord. En effet, il peut, souvent de manière légitime, être fait le reproche aux juristes
qui s’intéressent à ces questions d’avoir une vision conflictuelle et contentieuse des rapports
du tissu social. Il nous faut donc, sans aller jusqu’à une introspection, prendre conscience de
ce risque de déformation afin d’avoir la vision la plus complète qui soit des différentes voies
de droit existantes.
1325. Avant d’entrer dans cette question des voies de droit dépourvues de prétentions et pour
lesquelles le principe de l’absence d’effet suspensif n’a pas vocation à s’appliquer, l’on
656
précise immédiatement que l’on n’aboutira pas à leur présentation exhaustive. Notre étude
s’inscrivant dans le cadre classique du contentieux administratif, l’on y retrouvera l’essentiel
de ses voies de droit tout en sachant que le résultat risque potentiellement d’en laisser
certaines de côté. Sur cette question, l’on peut reprendre le constat de Duguit pour le
transposer à notre époque lorsqu’il affirmait que l’organisation juridique « si compliquée
comprend bien d’autres voies de droit que l’action, et par exemple l’exception, les procédures
judiciaires d’exécution, les décisions et les procédures administratives exécutoires, les divers
recours administratifs, et ce ne sont que des exemples »29. C’est là la contrepartie du choix de
retenir la notion de voie de droit qui véhicule une grande souplesse. Cette plasticité qu’elle
comporte permet notamment d’affirmer que nombreux sont les procédés juridiques pouvant
entrer dans cette grande « famille » des voies de droit et qu’on ne pourra malheureusement
pas tous évoquer30.
1326. Ces précisions apportées, l’on peut entrer dans l’analyse spécifique des voies de droit
dénuées de prétention et qui, pour cette raison, ne sont pas soumises à l’influence du principe
de l’absence d’effet suspensif des recours. Dans ce cadre, l’on s’est inspiré en grande partie
des travaux du professeur Melleray qui, dans l’optique de la construction de sa classification,
s’est attelé à exposer les principales voies de droit ouvertes devant les juridictions
administratives générales. Outre celles déjà retenues dans l’optique de la distribution de l’effet
suspensif31, certaines voies de droit « invitent » le juge administratif à intervenir sans qu’il ait
à trancher une quelconque prétention. Entrent au minimum dans cette catégorie les procédures
qui s’apparentent à une consultation et celles que l’on peut désigner comme les questions
préjudicielles.
1327. Au vu de ce qui vient d’être avancé, certaines voies de droit relevant de la compétence
des juridictions administratives générales ne sont pas soumises au principe de l’absence
29
L. Duguit, Traité de droit constitutionnel, t. 1, 3ème éd., 1927, Paris, E. Boccard, p. 225.
30
L’on peut notamment penser aux demandes en intervention ou à toute la diversité des conclusions et
prétentions qui peuvent être soulevés devant le juge administratif, telles que les conclusions additionnelles ou
encore reconventionnelles. Ces dernières, comme les demandes en intervention, peuvent par certains aspects être
considérées comme des recours ou des requêtes en ce qu’elles peuvent permettre de demander au juge une
intervention visant à tirer les conséquences d’une irrégularité. Seulement, il ne s’agit là bien souvent que de
demandes plus que de recours dans la mesure où ces procédures ont vocation à se greffer sur une instance déjà
en cours. L’on a déjà expliqué par ailleurs que si les procédures d’urgence peuvent également être accessoires
aux recours juridictionnels, celles-ci comportent une véritable prétention à laquelle le juge doit répondre certes
parfois en vue de la bonne gestion de l’instance. En clair, les procédures d’urgence permettent de trancher un
véritable problème, une véritable prétention qui se pose, certes, dans le cadre d’une instance. A contrario , les
procédures ou voies de droit dont il est question et font partie les interventions ne tranchent à proprement parler
aucune prétention, le but est simplement de participer à une instance déjà en cours. Celui qui veut intervenir
n’avance pas qu’il y a une irrégularité qu’il aimerait que le juge résolve, il veut simplement intervenir dans un
procès en cours. C’est donc cette absence de prétention qui, là encore, ferait défaut à l’introduction de ces voies
de droit au sein de notre système.
31
On rappelle ici qu’il s’agit des recours juridictionnels, des procédures d’urgence et des voies de recours.
657
d’effet suspensif car elles ne permettent pas au requérant de poursuivre une quelconque
prétention. C’est notamment le cas, en premier lieu, des consultations. Cette dernière
expression peut dans un premier temps surprendre tant il est généralement admis qu’un « juge
n’est pas fait pour délivrer des consultations »32 ou encore que les juges « sont chargés de
trancher des litiges et non pas de donner des consultations »33. Par conséquent, il y aurait une
forme d’incohérence à affirmer que certaines voies de droit ouvertes devant les juridictions
administratives générales amènent les juges saisis à formuler des consultations juridiques.
Pour faire simple, ces procédures consultatives se définissent comme celles qui ouvrent à
ceux qui en usent la faculté de réclamer du juge qu’il réponde à une question de droit. Par
conséquent, le « requérant », si tant est que l’on puisse s’exprimer ainsi, ne présente pas une
prétention puisqu’il ne réclame pas du juge qu’il résolve un problème lié à l’existence d’une
illégalité. Au contraire, son action ne s’appuie pas sur ce qu’il pense pouvoir considérer
comme étant constitutif d’une illégalité. Il interroge le juge sur une question de droit en lui
demandant son avis sur un point de droit sans « prétendre » quoi que ce soit à son propos. De
plus, entrent également dans cette catégorie les voies de droit par lesquelles le juge est amené
à répondre à une question de droit sans pouvoir en tirer la moindre conséquence. En se
limitant à « dire le droit » sans que cela n’aboutisse sur une intervention, même symbolique
d’apurement de l’ordonnancement juridique, le juge ne rend qu’un avis sur la question de
droit posée et agit sous la forme d’une consultation.
1328. Au vu de ce qui vient d’être énoncé, les procédures consultatives ne comportent donc
aucune prétention de la part du requérant qui ne poursuit aucune illégalité. Ce dernier réclame
simplement l’avis du juge sur une question de droit, d’ailleurs que cela l’intéresse directement
ou non. D’une certaine manière, l’on peut considérer dans la lignée du conseiller Chabanol
que la juridiction administrative saisie d’une telle voie de droit se transforme en « bureau
d’études juridiques »34. Le juge devient le consultant, voire le conseiller juridique du
requérant qui l’a saisi. Ces voies de droit, dont l’utilisation est quantitativement négligeable,
ne sont guère répandues devant les juridictions administratives générales. Pour autant, il n’est
pas totalement dénué d’intérêt d’en présenter le contenu. En effet, l’on y rangera certaines
voies que la doctrine présente traditionnellement comme des recours à part entière, laissant
planer l’idée qu’ils se verraient eux aussi appliquer le principe de l’absence d’effet suspensif.
32
R. Chapus, op. cit., n° 856, p. 759.
33
R. Odent, Contentieux administratif, t. 2, 2007, Paris, Dalloz, préf. R. Denoix de Saint Marc, rééd. 1981,
p. 691.
34
D. Chabanol, « Commentaire sous l’article L. 112-2 », in Code de justice administrative , op. cit., p. 36.
658
1329. À partir des éléments de définition permettant d’identifiés les voies de droit relevant
de la catégorie des consultations, il est logique que la procédure qui permet aux ministres de
consulter le Conseil d’État « sur les difficultés qui s’élèvent en matière administrative »35 s’y
rattache. Dans ce cadre, le ministre demande un avis à la haute juridiction administrative, de
manière spontanée et facultative, sans être lié par la réponse qui lui sera rendue. L’analyse est
exactement la même pour les voies de droit qui donnent la possibilité aux préfets de demander
leur avis aux cours administratives d’appel ou aux tribunaux administratifs36. Dans cette
configuration, une autorité administrative demande au juge son avis sur une difficulté
rencontrée, comme un véritable consultant. Ici, c’est la volonté d’obtenir un point de vue
extérieur, un conseil ou encore un avis qui motive les autorités à saisir le juge. Il n’est donc
nullement question d’une prétention mais plutôt d’un simple éclaircissement d’une situation
susceptible de poser problème.
1330. Au-delà de ces situations, presque évidentes, la qualification de certaines voies de
droit comme des consultations peut se révéler plus délicate. La difficulté est notamment liée
au fait qu’ils sont généralement rattachés à la nébuleuse des recours, laissant entendre qu’ils
peuvent et surtout doivent faire partie du schéma de distribution de l’effet suspensif. Il en est
ainsi tout d’abord du recours direct en interprétation exercé par un ministre vis-à-vis d’un acte
administratif. Celui-ci, très peu utilisé dans la mesure où il est plus facile pour lui de consulter
de manière formelle ou informelle, les sections administratives du Conseil d’État, possède la
particularité d’être ouvert aux ministres même en l’absence de litige né et actuel37. Cette
dernière précision a son importance puisque c’est la seule nature ministérielle du requérant
qui qui dispense ce recours de la condition de recevabilité suivant laquelle l’interprétation doit
servir à résoudre un litige né et actuel. En effet, la recevabilité de telles voies de droit
intentées par des particuliers, des requérants « ordinaires », est soumise à la condition que
l’interprétation réclamée permette la résolution d’un litige38 remplissant ces propriétés. Cette
caractéristique procédurale permet d’ailleurs de classer le recours direct en interprétation
formulé par les particuliers dans la catégorie des recours juridictionnels car le requérant y
émet une prétention. Celle-ci est constituée par le fait que l’interprétation de l’acte donnée est
contraire au droit et qu’il faut lui en substituer une autre, régulière donc. Il y a bien une
prétention à laquelle la voie de droit doit apporter une solution concrète et applicable. Dans ce
35
CJA, art. L. 112-2.
36
CJA, art. R. 212-1.
37
J. Romieu, « concl. sur CE, 22 févr. 1895, Min. de l’intérieur et Ville et Saint-Quentin », Rec. Leb., p. 173.
38
V. en ce sens, CE, sect., 23 mai 1980, req. n° 17583, Commune d’Evaux-les-Baux : Rec. Leb., p. 239 ; AJDA,
1981, p. 157, concl. D. Labetoulle.
659
même cas, cette fois ouverts aux ministres, l’existence d’un litige né et actuel n’est pas exigée
impliquant que « le ministre n’allègue nullement qu’un fait ou acte a violé une norme, que
quelque chose est contraire au droit mais se contente, ce qui n’est pas la même chose, de poser
une simple question de droit »39. En limitant la procédure à cette simple question de droit sans
incidence concrète, la voie de droit tombe alors véritablement dans la catégorie des
consultations.
1331. Il en est de même pour le recours permettant aux parties de réclamer l’interprétation
d’un jugement prononcé40. Parce que la requête porte sur le contenu d’une décision
juridictionnelle, cette voie de droit est généralement qualifiée de voie de recours, même si elle
est portée devant la juridiction qui est l’auteur du jugement dont il faut assurer
l’interprétation41. Dans la lignée du raisonnement qui vient d’être tenu à l’égard des recours
directs en interprétation ouverts au bénéfice des ministres, ces voies de droit peuvent être
considérées comme des consultations. Les parties n’y demandent pas au juge de trancher une
quelconque prétention et n’affirment pas non plus qu’il existe une irrégularité. Au contraire,
elles cherchent à bénéficier des « lumières » du juge dans le but de connaître l’exact contenu
de la décision juridictionnelle qui les concerne : elles ne demandent donc qu’à consulter le
juge administratif. Enfin, et par un raisonnement différent, l’on peut également ranger dans
cette même catégorie les recours dans l’intérêt de la loi, que ceux-ci concernent
indifféremment une décision juridictionnelle42 ou un acte administratif43.
1332. Ces deux voies de droit visent à rectifier une erreur juridique inhérente à l’acte visé,
laissant ainsi apercevoir le début d’une prétention par l’affirmation d’une irrégularité.
Néanmoins, vu l’objectif du recours, il ne peut y avoir à proprement parler de « prétention ».
Sa dénomination laisse entendre l’idée que le requérant qui agit ne le fait pas pour lui mais au
nom de la loi. Par conséquent, il ne peut émettre de véritable prétention puisqu’il ne demande
pas au juge de trancher dans le sens de ses intérêts. La voie de droit ainsi présentée ne possède
aucune vertu directe pour celui qui la déclenche semblant impliquer qu’elle n’exprime aucune
forme de prétention. On parle ainsi de recours à la « portée doctrinale » sans aucune espèce de
39
F. Melleray, Essai…, op. cit., p. 247.
40
Ce recours, comme celui dans l’intérêt de la loi, existe sans support textuel, cf. en ce sens, J.-H. Stahl (dir.),
Code de justice administrative , 1ère éd., 2017, Paris, Petits codes Dalloz, Livre VIII, p. 200. V. pour l’illustration
jurisprudentielle de l’utilisation de ce recours : CE, 11 janv. 1980, req. n° 16165, Fédération nationale du
bâtiment et des travaux publics – CE, ord., 4 juill. 2001, req. n° 235295, Marza : Rec. Leb., p. 1087.
41
CE, sect., 28 janv. 1966, req. n° 60273, Société « La Purfina française » : Rec. Leb., p. 68. On parle dans ce
cas-là de voie de rétractation.
42
L’objet sur lequel porte la procédure implique qu’elle est généralement rangée dans la catégorie des voies de
recours.
43
A l’inverse de celui qui vise une décision juridictionnelle, le recours dans l’intérêt de la loi porté vis-à-vis d’un
acte administratif est traditionnellement analysé comme un simple recours juridictionnel.
660
conséquence, ou pour le dire autrement, de voies de droit platoniques excluant logiquement
l’idée d’une prétention. En limitant le juge à la diction du droit et en lui retirant toute forme
d’influence sur la situation, le recours dans l’intérêt de la loi permet de consulter le juge afin
qu’il donne un avis pouvant servir de référence à l’avenir sur ce qui est légal et ce qui ne l’est
pas. Dès lors, le schéma du recours dans l’intérêt de la loi fait apparaître qu’il permet de
recueillir l’avis du juge sur une question de droit ce qui permet de le classer dans la catégorie
des consultations que l’on peut alors clore.
1333. La catégorie des questions préjudicielles se rapproche, dans une certaine mesure, de
celle des consultations. En effet, elles peuvent se définir comme les voies de droit constituées
d’une « question de droit nécessaire à la résolution du litige que la juridiction saisie ne peut
pas ou ne veut pas trancher elle-même pour une raison de compétence »44. Dans le seul cadre
du contentieux administratif, il est question des voies de droit par lesquelles « l’une des
parties à une instance pendante devant la juridiction judiciaire est conduite à demander au
juge administratif de se prononcer »45 sur la validité – dénommé recours en appréciation de
validité – ou le sens d’un acte administratif – dénommé recours en interprétation. En clair, les
seules questions préjudicielles dont peut être saisi le juge administratif – encore une fois
entendues dans la seule sphère du contentieux administratif français – sont celles qui
permettent au juge judiciaire, certes de manière indirecte, de poser aux juridictions
administratives une question de droit dont dépend la solution d’un litige ouvert devant lui.
Dès lors, l’on peut affirmer que ces voies de droit ne contiennent aucune prétention : le juge
ne fait qu’y répondre à une question de droit sans trancher entre deux lectures contradictoires
portées par des parties adverses. Le juge administratif donne au juge judiciaire la solution
juridique qui lui permettra, ainsi, de trancher la prétention soulevée devant lui.
1334. En soi, ni recours ni requête, cette voie de droit se rapproche plutôt d’une simple
demande d’appréciation d’une situation juridique, donc d’une consultation. Ce raisonnement
s’applique indistinctement aux deux formes de questions préjudicielles qui peuvent être
soulevées par le juge judiciaire devant le juge administratif. En effet, ce type de voie de droit
peut permettre au juge judiciaire de demander au juge administratif d’apprécier pour lui la
validité d’un acte ou bien d’en interpréter le contenu. Dans les deux cas, l’intervention
réclamée ne vise pas à trancher une prétention, critère justifiant que s’applique le principe de
l’absence d’effet suspensif des recours. Certes, c’est une demande d’avis juridique que l’autre
juge devra suivre dans le litige ouvert devant lui mais le juge administratif ne tranche à
44
« Préjudiciel, elle », in R. Rouquette, op. cit., p. 615.
45
Ch. Gabolde, « Recours en appréciation de validité », in Rép. Cont. Adm., n° 5.
661
proprement parler aucune prétention : il donne les « clés » au juge judiciaire pour que celui-ci
parvienne à trancher la prétention dont il a été saisi.
1335. Dans la droite ligne de ces considérations, l’on peut en profiter pour exclure du
système envisagé la question prioritaire de constitutionnalité introduite en droit français par la
révision constitutionnelle du 23 juillet 200846. Cette voie de droit permet au juge, sur son
initiative ou celle des parties concernées, de saisir le Conseil constitutionnel de la
constitutionnalité d’une loi à l’occasion d’un litige dont il est saisi et pour lequel la question
de la régularité du texte législatif peut apparaître. À partir de là, il semble possible d’en traiter
comme d’une question préjudicielle, notamment sur la base d’une réflexion comparée47.
Pourtant, et sans que l’on souhaite véritablement entrer dans ce débat, d’autres voix s’élèvent
pour contester cette qualification au premier abord évidente. Sur la base de critères différents,
Mme Fatal48 comme M. Casu49 ont pu, dans leurs thèses respectives, refuser de ranger la
question prioritaire de constitutionnalité dans la catégorie des questions préjudicielles. Le
professeur Magnon, sans être aussi catégorique, met en doute, après une analyse pleine de
finesse, cette même qualité de question préjudicielle de la question prioritaire de
constitutionnalité. Dans son étude, il considère que « la mise en place d’une question
préjudicielle vise à préserver la compétence exclusive d’une juridiction sur une question
particulière, en permettant à d’autres juridictions de lui transmettre une question qui relève de
cette compétence, alors que cette question est posée à l’occasion d’un litige que ces dernières
doivent résoudre et qu’elles ne peuvent le faire sans que cette question l’ait été au
préalable »50. Or, en confrontant les propriétés de la question prioritaire de constitutionnalité
aux deux critères mis en évidence, l’on se rend compte que ce mécanisme ne les remplit
qu’imparfaitement. En effet, le Conseil constitutionnel voit sa compétence pour juger de la
régularité de la loi concurrencée en même temps que le lien entre le procès principal et celui
de la loi est très relatif. Dès lors, la présentation relativement courante selon laquelle la
question prioritaire de constitutionnalité est une question préjudicielle doit être au moins
nuancée.
46
L. const. n° 2008-724, 23 juill. 2008, de modernisation des institutions de la Ve République, art. 29.
47
Th. Santolini, « La question prioritaire de constitutionnalité au regard du droit comparé », RFDC , 2013, p. 83.
48
S. Fatal, Recherche sur la catégorie juridique des questions préjudicielles, th. Montpellier, dir. P. Idoux, 2014,
p. 166 et s. Elle va jusqu’à parler à son égard de procédure sui generis (S. Fatal, op. cit., p. 172).
49
G. Casu, Le renvoi préalable, 2016, Issy-les-Moulineaux, LGDJ Lextenso éditions, Bibliothèque de droit
privé, t. 569, préf. P.-Y. Gadhoun, p. 188 et s.
50
X. Magnon, « La question prioritaire de constitutionnalité est-elle une "question préjudicielle" ? », AJDA,
2015, p. 255.
662
1336. Quoi qu’il en soit à propos de sa nature, question préjudicielle ou voie de droit inédite,
le schéma de la question prioritaire de constitutionnalité ne semble pas être concerné par le
principe de l’absence d’effet suspensif. Tout d’abord, l’on s’éloigne quelque peu du cadre
déterminé pour cette recherche, celui des recours contentieux en droit administratif français et
ce bien qu’elle puisse permettre au requérant engagé dans un procès administratif de saisir le
juge administratif. Ce mécanisme, plutôt relatif au contentieux constitutionnel, transcende la
spécialité des procédures juridictionnelles en intéressant autant le contentieux judiciaire
qu’administratif. Mais au-delà de cet aspect finalement résiduel, la question de l’effet
suspensif, si elle peut éventuellement avoir un intérêt, ne se pose pas dans les mêmes termes
que ceux de la suspension des actes administratifs contestés, problématique sous-jacente du
principe de l’absence d’effet suspensif. Dans un tel schéma, la contestation de la régularité de
la loi n’est qu’un aspect incident du litige principal dans lequel le requérant s’oppose aux
autorités administratives.
1337. Mieux, l’irrégularité de la loi « applicable » au litige n’est qu’un élément, qui peut
d’ailleurs être soulevé par le juge, du contentieux qui a été déclenché. Pour autant, il n’est pas
certain que cet argument touche un aspect du litige qui serait susceptible de lui profiter, même
dans le cas où la loi serait irrégulière51, le lien entre les deux procès pouvant être bien trop
distendu. Cette situation paradoxale s’explique en grande partie par l’appréciation des
juridictions administratives sur l’intérêt de ce mécanisme, qu’ils destinent à servir à
l’unification du droit. Dès lors que le lien entre la situation concrète du requérant et la
question de la régularité de la loi est par conséquent fragile, attacher un effet suspensif à la
question prioritaire de constitutionnalité qui peut être déposée devant les juridictions
administratives semble ne pas s’intégrer dans la perspective qui motive notre recherche. Cette
inadéquation s’explique également par le fait que l’existence d’un effet suspensif dans le
cadre de la question prioritaire de constitutionnalité ne satisferait pas le requérant. En effet, la
prétention qu’il formule concerne avant tout l’activité administrative qu’il conteste et pour
laquelle il a saisi la juridiction administrative. Or, la suspension de l’application de la loi sur
laquelle un doute existe à propos de la régularité ne permettrait pas de le satisfaire à moins
d’imaginer qu’en conséquence, l’application de tous les actes pris sur son fondement serait
51
CE, 14 avril 2010, req. n° 329290, Mme L. : Rec. Leb., p. 108 ; RFDA, 2010, n° 4, p. 696, concl C. de Salins ;
D., 2010, p. 1061, note A. Levade et note B. Mathieu ; AJDA, 2010, p. 1355, chron. S.-J. Liéber et D. Botteghi –
CE, ass., 13 mai 2011, req. n° 329290, Mme L. : Rec. Leb., p. 235 ; AJDA, 2011, p. 1136, chron. X. Domino et
A. Bretonneau ; LPA, 2011, n° 150, p. 7, chron. F. Chaltiel ; RDSS, 2011, n° 4, p. 749, note D. Cristol ; RFDA,
2011, p. 806, note M. Verpeaux ; Constitutions, 2011, n° 3, p. 403, note X. Bioy . Pour une étude complète et
critique de cette appréciation, v. X. Magnon, « L’inconstitutionnalité de la cristallisation des pensions devant le
Conseil d’État : dubia in meliorem partem interpretari debent », RFDC , 2001, p. 865.
663
aussi suspendue. Or, une telle configuration basée sur une interrogation, aussi sérieuse soit-
elle52, à propos de la régularité de la loi, fruit de la volonté souveraine du parlement, paraît
quelque peu excessive. Pour toutes ces raisons, l’on peut considérer que la question prioritaire
de constitutionnalité est une voie de droit qui n’est pas concernée par la question, telle que
posée, du principe de l’absence d’effet suspensif des recours.
1338. Arrivé à ce point de notre réflexion, le champ de la structure envisagée pour distribuer
l’effet suspensif a été précisé. Il s’agit de l’ensemble des voies de droit ouvertes devant les
juridictions administratives générales pour lesquelles le principe de l’absence d’effet
suspensif prévaut. Par cette dernière expression, il ne faut retenir que les recours
juridictionnels, les voies de recours et les procédures d’urgence, le reste des voies de droit
existantes ne pouvant, faute de comporter une véritable prétention, être concernées. Ainsi,
l’on peut désormais s’entendre sur le contenu des éléments du système qu’il nous faut
construire. Afin d’avoir une idée plus précise de ce dernier en même temps que de pouvoir
envisager une distribution claire et efficace de l’effet suspensif, il nous faut encore définir leur
méthode d’agencement. Pour ce faire, la définition des différentes catégories entre lesquelles
répartir ces éléments sera envisagée à partir de l’analyse de la situation contentieuse qui
devient ainsi la véritable clé de voûte du système (section 2).
52
C’est une condition de transmission de la question au Conseil constitutionnel.
664
l’orientation arrêtée par l’encadrement procédural sur ce point. Du fait que l’exécution de
l’acte administratif contesté est ou non suspendue, les requérants, comme les autorités
administratives, voient leur situation substantiellement modifiée. La « décision » de suspendre
ou non la décision ainsi contestée, question technique par excellence, possède un lien très fort
avec la situation matérielle vécue par les parties. L’effet suspensif comporte naturellement
cette vocation à assurer la protection des requérants engagés au contentieux. Par conséquent,
il paraît cohérent de penser le système de répartition de cet effet suspensif à partir d’une
analyse de la situation de ceux qu’il a vocation à défendre. En même temps que cela
permettrait de répondre favorablement à l’évolution des attentes des requérants, la cohérence
générale du système contentieux s’en trouverait renforcée car le cadre procédural des recours
serait directement adapté aux propriétés des situations contentieuses qu’ils doivent servir à
résoudre. C’est donc sur la base de ces considérations que l’on a pensé qu’il était bénéfique de
fonder le renouvellement du principe de l’absence d’effet suspensif des recours à partir de la
situation contentieuse qu’ils doivent servir à traiter. L’on n’est pas dupes, malgré la
conviction qui nous habite, que le choix de retenir un tel critère pourra être discuté tant il est
vrai qu’on ne peut « démontrer more geometrico que tel critère soit le meilleur et doive donc
être choisi, à l’exclusion de tout autre »53. En outre, déterminer le régime procédural des
recours en fonction de la nature de la situation contentieuse s’inscrit dans un mouvement « de
fond » du contentieux administratif. Par conséquent, baser le système recherché de
distribution de l’effet suspensif sur l’analyse de la situation contentieuse traduit la réception
de l’influence croissante de cette notion sur les différentes caractéristiques procédurales
(paragraphe 1). En faisant de cette « situation » la base de la classification des recours
proposée, l’on suggère de l’installer à la source de l’organisation procédurale des recours.
Reste encore à déterminer la technique par laquelle la situation contentieuse de chaque
recours pourra être déterminée, ce qui se fera ici par le biais d’une double distinction
(paragraphe 2) de leurs caractéristiques.
53
Ch. Eisenmann, « Essai d’une classification théorique des formes politiques », Politique, 1968, p. 12. Il va
même plus loin en consisérant que « reconnaître le critère le plus valabe relève d’un certain « sens rationnel »
qui est, comme le sens esthéthique, finesse et justesse, affaire de goût et d’instinct ; on ne peut pas ici démontrer
ni déduire avec nécessité. Certes, on peut invoquer, pour ou contre un critère, des considérations d’ordre
rationnel ; mais jamais ces considérations ne s’imposeront avec la rigueur d’un théorème » (Ibid., p. 12).
665
Paragraphe 1 – La réception d’une influence
croissante de la situation contentieuse sur les
caractéristiques procédurales
1340. L’étude des propriétés procédurales des recours juridictionnels à partir de l’analyse des
situations contentieuses qu’ils doivent résoudre paraît au premier abord cohérente. Puisque le
recours juridictionnel est un procédé dont l’essence est de résoudre des litiges, construire la
méthode par laquelle ils devront être réglés en fonction de leurs propres caractéristiques
semble frappé du bon sens. Au-delà de cette forme de logique, la distribution de l’effet
suspensif en fonction de l’analyse des situations contentieuses a le mérite de s’appuyer sur un
critère qui n’est pas totalement inconnu, autant de la doctrine que du droit positif. La
perspective d’une distribution des règles procédurales en fonction des situations contentieuses
se distingue autant comme le résultat d’une persévérance doctrinale ayant donné lieu à de
nombreuses tentatives (A) que celui de l’amorce d’une consécration juridique de cette notion
(B) au sein du droit positif.
1341. L’adaptation de l’encadrement procédural des recours contentieux aux traits notoires
du litige dont ils sont l’expression n’est pas une idée totalement novatrice. C’est d’ailleurs
logique tant le recours juridictionnel, censé aboutir à une solution au litige, doit y être le plus
possible adapté. L’illustration de cet attrait doctrinal pour la conciliation des caractéristiques
de ces deux éléments nous permettra au passage de préciser et de justifier l’utilisation de cette
notion de « situation contentieuse ». Il est nécessaire de s’arrêter sur celle-ci afin de
déterminer précisément l’élément qui devra nous permettre de fonder les catégories de recours
juridictionnels au sein desquelles l’on pourra distribuer l’effet suspensif. Cette entreprise est
d’autant plus importante que l’idée de « situation contentieuse », qui n’est pas inconnue de la
littérature juridique, peut être connotée. C’est donc autant pour appuyer notre démarche que
pour préciser le sens de cette notion retenue que l’on s’imposera ce rapide retour en arrière.
1342. À l’origine, la « situation contentieuse »54 fut appréhendée en contentieux
administratif dans une optique bien précise, sous l’influence des doyens Hauriou 55 et
54
Le terme peut très bien être substitué par celui de « situation litigieuse » et il pourra arriver qu’au cours de ces
développements l’on utilise indifféremment les deux expressions que l’on considère comme équivalentes.
55
V. sur sa conception, not. M. Hauriou, Précis de droit administratif et de droit public général , 10ème éd., 1921,
Paris, recueil Sirey, p. 417.
666
Bonnard56. Les deux illustres auteurs ont eu l’occasion de développer57 cette notion à
l’occasion de la présentation de leurs structures respectives du contentieux administratif. La
situation contentieuse ou litigieuse servait alors à marquer la séparation entre les deux
contentieux majeurs que sont l’excès de pouvoir et le plein contentieux. L’un comme l’autre y
voyaient évidemment la source de la dichotomie principale des recours juridictionnels du
contentieux administratif. Dans le même temps, cette notion devait servir à justifier que le
recours en excès de pouvoir se limite à une simple analyse de l’acte litigieux tandis que la
pleine juridiction dépasse cette seule problématique pour appréhender la fameuse situation
contentieuse. Le juge y serait appelé à franchir la barrière qui le limite dans l’excès de pouvoir
– en tout cas dans sa conception traditionnelle, tel qu’elle prévalait à l’époque de ces auteurs –
à analyser l’acte en dehors de son contexte contemporain. Ainsi, le plein contentieux
« connecterait » le juge aux implications matérielles de l’acte contesté et à ses incidences sur
ses destinataires. L’on peut résumer cette distinction en relevant qu’en « matière de
contentieux de l’acte, le juge se limite à l’examen de la licéité de celui-ci. Il ne peut alors
évidemment faire autre chose que l’annuler ou rejeter la demande. C’est en fait la conception
classique de l’excès de pouvoir. Au contraire, en matière de contentieux de la situation, le
juge examine l’ensemble de la situation litigieuse et en tire toutes les conséquences qui
s’imposent »58.
1343. Dès lors, l’effort pour construire une conception de la procédure administrative
contentieuse à parti des caractéristiques des situations litigieuses rencontrées est
nécessairement orienté par l’existence de ces illustres travaux qui nous précèdent. La
« situation litigieuse » renvoie alors dans la doctrine classique au contentieux de pleine
juridiction qui s’oppose à l’excès de pouvoir, présenté comme limité. S’approprier cette
notion dans le cadre des recours juridictionnels du contentieux administratif – entendus au
sens large bien entendu – implique d’adopter un point de vue matériel des problématiques
soulevées par le contentieux. Raisonner en termes de situation contentieuse, c’est donc assurer
l’intégration de la dimension concrète des recours dans l’organisation de leurs caractéristiques
procédurales. Le doyen Bonnard ou le maître toulousain ne disaient pas autre chose lorsqu’ils
évoquaient respectivement le « contentieux des exécutions matérielles »59 et celui dans lequel
56
V. sur la distinction telle qu’il l’appréhende, R. Bonnard, Le contrôle juridictionnel de l'administration, 2005,
Paris, Bibliothèque Dalloz, préf. B. Pacteau, rééd. 1934, p. 66 ; R. Bonnard, Précis de droit administratif,
4ème éd., 1943, Paris, LGDJ, R. Pichon et R. Durand-Auzias, p. 220.
57
S’ils l’ont développé, d’autres l’ont ensuite reprise, dans le but notamment de la vulgariser. V. en ce sens,
G. Scelle, Principes de droit public , 1944-1945, Paris, Cours de droit, p. 169.
58
F. Melleray, Essai…, op. cit., p. 99.
59
R. Bonnard, Le contrôle juridictionnel…, op. cit., p. 66.
667
« il y a eu des faits d’exécution et des conséquences dommageables »60. La situation
contentieuse ou litigieuse est donc, d’une certaine manière, le versant concret du recours
juridictionnel.
1344. L’exercice d’un recours exprime principalement la volonté du requérant de défendre
ses droits et ses intérêts propres, c’est-à-dire au bout du compte sa situation concrète et
personnelle. Cette volonté de se prémunir des effets matériels de l’action des autorités
administratives, c’est la dimension concrète du litige et du contentieux, celle qui motive le
requérant à agir devant le juge. L’autre dimension du recours se situe dans les arguments
mobilisés qui doivent permettre de satisfaire cette prétention matérielle. Ces derniers
cherchent à convaincre la formation de jugement de l’illégalité de l’action administrative. Le
recours en excès de pouvoir serait donc un recours qui ne serait limité qu’à cette seconde
dimension des recours juridictionnels et ne s’intéresserait pas, ou de très loin, à la situation
concrète dans laquelle se trouvent les parties engagées. L’idée de situation litigieuse ou
contentieuse renvoie ainsi à la condition des parties et, spécialement pour les requérants, à la
manière dont ils sont exposés aux conséquences de l’activité contestée.
1345. Fonder le régime des recours sur la situation contentieuse, c’est y intégrer la
perspective des incidences matérielles de l’activité contestée. En clair, c’est dépasser la seule
dimension juridique de la recherche de la légalité pour tirer toutes les conséquences de la
décision administrative en cause ainsi que celles de la décision juridictionnelle à prendre.
Apprécier la situation contentieuse doit permettre au juge de ne plus « déraciner » l’activité
administrative pour la limiter à une simple question de légalité ; c’est adopter une vision
globale du contentieux afin de mêler les considérations juridiques à celles qui sont factuelles
et matérielles.
1346. L’analyse sémantique de cette notion à partir de laquelle on envisage de fonder le
système de répartition des différentes voies de droit retenues confirme cette première
impression d’une étude « concrète » du litige. L’idée de « situation », que l’on associe au
contentieux, renferme en son sein la perspective d’une analyse contextualisée d’un élément en
même temps que celle d’une réflexion globale. Cette approche est corroborée par le sens du
terme retenu, celui-ci renvoyant à « l’ensemble des circonstances dans lesquelles une
personne se trouve, des relations qui l’unissent à son milieu »61. La même idée se dégage de
son utilisation dans la philosophie existentialiste au travers de laquelle il s’entend comme
60
M. Hauriou, Précis de droit administratif et de droit public , 12ème éd., 1933, Paris, Société anonyme du
Recueil Sirey, p. 395.
61
« Situer » in A. Rey (dir.), Dictionnaire historique de la langue française , t. 2, 2016, Paris, Le Robert, p. 2239.
668
« l’ensemble des situations concrètes qui, à un moment donné, unissent un sujet à son
milieu »62. À partir de là, si l’on fait le lien avec le contentieux, cette notion peut s’analyser
comme la prise en compte de toutes les relations qui unissent les acteurs entre eux et à l’acte
contesté. La situation contentieuse, c’est donc la description synthétique du litige par le biais
de quelques éléments essentiels permettant d’exprimer l’ensemble des rapports entretenus par
les parties à partir de la matrice du litige, c’est à dire l’acte administratif contesté. En quelques
éléments, l’on pourrait résumer toutes les relations susceptibles de naître à partir de l’acte et
de sa contestation. Ainsi, l’on pourra identifier, à partir de cette grille de lecture, ce
qu’attendent les requérants du recours en même temps que les incidences concrètes de
l’application de l’acte administratif pour les parties.
1347. Utiliser la situation contentieuse comme critère de détermination du régime procédural
des recours juridictionnels va dans le sens d’une prise en compte des incidences pratiques et
concrètes des voies de droit pour les parties engagées. Or, cette volonté de connexion entre le
contenu de la procédure administrative contentieuse et la situation matérielle qu’ils ont pour
ambition de résoudre a déjà pu s’exprimer par le canal de la doctrine. Multiples sont les
propositions, les critiques, les points de vue, les tribunes ou les simples réflexions que la
doctrine, à toute époque, a produites dans le sens d’une amélioration de la prise en compte de
la situation litigieuse. L’on pourrait, dans un accès de facilité, dater cette considération
doctrinale pour les aspects concrets des litiges à la célèbre critique acerbe de la justice
administrative par le huron qui n’était que la voix du professeur Rivero. Pourtant, l’analyse
des litiges à partir de celle de leur situation concrète avait déjà été véhiculée par la doctrine
bien avant l’arrivée du « bon sauvage » au Conseil d’État. Le commissaire du gouvernement
Blum, derrière des considérations théoriques sur la distinction des contentieux de l’excès de
pouvoir et de la pleine juridiction, proposait par exemple de différencier les caractéristiques
procédurales des recours selon la nature – réglementaire ou non – de l’acte contesté. Toutes
les critiques visant la lenteur de la justice administrative et les propositions d’y remédier sont
également motivées par cette idée que, derrière la « bataille juridique », c’est la vie pratique,
notamment des requérants, qui est concernée par les contentieux. L’on retrouve également
cette approche concrète dans le livre blanc du syndicat de la juridiction administrative de
1985 dans lequel ce dernier propose d’instaurer un effet suspensif dans les cas où le
62
« Situer » in A. Rey (dir.), op.cit., p. 2239. V. également sur ce point J.-P. Sartre, Situations I, 2010, Paris,
Gallimard, 2010, rééd., 412 p.
669
décideraient des commissions paritaires63. Confier à des organismes composés
d’administrateurs et de citoyens la question de l’incidence du recours sur l’acte contesté
permettrait en effet aux parties d’échanger sur leurs situations respectives afin de trouver le
point d’équilibre idoine.
1348. Par bien des manières, la doctrine a poussé le contentieux administratif à se renouveler
afin de permettre une amélioration de la prise en compte des aspects concrets du contentieux.
Ces derniers, longtemps occultés par la question de la légalité administrative qui concentrait
toute l’attention, est devenu à force de persévérance doctrinale, l’un des enjeux majeurs du
contentieux administratif du 21e siècle. Il est vrai, après tout, que ce versant des litiges n’a
cessé de prendre de l’ampleur autant dans la littérature spécialisée que dans l’évolution du
droit positif. S’inscrit dans cette mouvance le constat selon lequel l’attitude du juge qui
« consiste à dire le droit sans commander les mesures propres à en assurer le respect est de
moins en moins comprise. Elle donne au procès administratif un caractère théorique, irréel,
qui peut sans doute dissuader et par là servir la prévention du contentieux, mais certainement
ni le crédit du juge, ni l’état du droit »64. Devant un tel constat, il n’y a rien d’étonnant à ce
que cette montée en puissance de l’intérêt de la doctrine pour la situation contentieuse ait fini
par se traduire au sein du droit positif, amorçant une forme de consécration juridique (B).
1349. L’idée que les recours juridictionnels doivent s’attacher à résoudre les problématiques
immanentes aux situations contentieuses a fait l’objet, on vient de le voir, d’un soutien
doctrinal pérenne. Cependant, celui-ci est longtemps demeuré vain tant les juridictions sont
restées hermétiques à ces questions éloignées de la défense de la légalité et des éléments qui
la composent. Essentiellement concentrées sur cette question, les juridictions administratives
ont longtemps « méprisé » ces questions pourtant consubstantiellement attachées au pouvoir
qui leur est confié. L’acte juridictionnel, produit de la fonction du même nom, s’analyse
comme la conjonction des deux éléments que sont la juris dictio, c’est-à-dire le fait « de dire
le droit », et l’imperium, c’est-à-dire « le pouvoir de donner des ordres » et d’adresser des
injonctions. Entre les deux caractéristiques, c’est l’imperium, de par le pouvoir de
commandement qu’il constitue, que le juge administratif devra mobiliser pour appréhender les
63
V. sur cette proposition, L. Richer, « Des droits du juge à ceux du justiciable », AJDA, 1986, p. 278 ;
D. Chabanol, « Barrages contre le contentieux », Droit fiscal, 1986, p. 993 ; M. Courtin, « Les recours
précontentieux, une voie vers le désengorgement des tribunaux administratifs », Gaz. Pal., 1987, I, doctr., p. 467.
64
Y. Gaudemet, « Le juge administratif, futur administrateur ? », in G. Gardavaud et H. Oberdoff (dir.), Le juge
administratif à l’aube du XXIème siècle, 1995, Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, Collection de l’École
doctorale Droit, science politique, relations internationales, p. 183.
670
incidences matérielles de sa décision. Ainsi, c’est l’utilisation de ce pouvoir qui permettra aux
juges de faire basculer leur activité vers la résolution des implications matérielles du
contentieux. Dès lors, tout renforcement de cette facette des pouvoirs du juge contribue
sûrement à valoriser l’importance de la situation contentieuse.
1350. Justement, les évolutions du droit positif se sont sur ce point multipliées et accélérées
au cours des vingt dernières années. Cette tendance à l’intégration progressive de la situation
litigieuse au sein de la procédure administrative contentieuse n’est pas le fruit, du moins dans
un premier temps, de l’activité du juge administratif. Si celui-ci a pu impulser ou réclamer les
réformes menées, il n’en a pour autant pas été officiellement à l’initiative du mouvement.
C’est donc essentiellement le législateur qui a, sur ce point, été à la manœuvre. Le point de
départ de cette « bascule » réside dans la reconnaissance du pouvoir d’injonction au juge de
l’excès de pouvoir alors même qu’il s’était jusque-là lui-même refusé cette prérogative. Sans
remonter jusqu’aux prémices65 de ce bouleversement de l’office du juge administratif, c’est la
loi du 8 février 1995 qui lui a reconnu le pouvoir de prononcer des injonctions à l’endroit des
personnes publiques. Aujourd’hui, les modalités d’utilisation de ce pouvoir sont codifiées aux
articles L. 911-1 et suivants du Code de justice administrative et permettent au juge
d’enjoindre aux autorités administratives, selon les circonstances et lorsqu’il est saisi de
conclusions en ce sens, d’adopter une mesure d’exécution précise ou une nouvelle décision
administrative.
1351. Cette réforme ne s’est pas limitée à la seule libération66 des modalités de l’intervention
juridictionnelle. Celle-ci, par ses conséquences même indirectes, a fait remonter à la surface
une évolution profonde des recours juridictionnels et de leurs caractéristiques. Confier au juge
de l’excès de pouvoir la faculté d’adresser des injonctions à l’administration a entraîné une
évolution importante de son rôle vis-à-vis du litige dont il est saisi. L’injonction impose au
juge de s’engager au-delà de la seule question de la légalité de l’acte contesté pour traiter de
ses implications, notamment matérielles et concrètes. Ainsi, forcé de prendre en compte la
demande d’injonction, le juge, même en excès de pouvoir, ne pourra plus demeurer à la
surface du contentieux, c’est-à-dire à la seule question de la légalité. En prescrivant aux
parties les conséquences qui découlent de sa décision juridictionnelle, le juge administratif
65
La reconnaissance du pouvoir d’injonction avait été d’une certaine manière annoncée par la loi du
16 juillet 1980 relative aux astreintes prononcées en matière administrative et à l’exécution du jugement par les
personnes morales de droit public.
66
Le vice-président du Conseil d’État considérait en effet que cette réforme de 1995 confiant au juge
administratif un pouvoir d’injonction avait « libéré » les pouvoirs du juge administratif. V. en ce sens, J.-M.
Sauvé, « Intervention du 5 septembre 2014 dans le cadre de la Conférence nationale des présidents des
juridictions administratives qui s'est tenue à Montpellier », http://www.conseil-etat.fr/Actualites/Discours-
Interventions/L-injonction-la-loi-du-8-fevrier-1995-apres-vingt-ans-de-pratique#1, [consulté le 04/10/2017].
671
parviendra à régler la situation matérielle des parties. Par conséquent, de par la reconnaissance
puis l’usage de ce pouvoir d’injonction, l’on peut considérer qu’à « l’examen de la légalité
d’un acte se substitue l’analyse d’une situation juridique »67. L’injonction, autant en excès de
pouvoir68 qu’en plein contentieux, amène le juge à s’intéresser à la question des situations
contentieuses en sus de la seule problématique de la légalité de l’activité des autorités
administratives.
1352. En bénéficiant du pouvoir d’injonction, le juge administratif fait sienne la formule
selon laquelle « le droit n’est pas un jeu de l’esprit, un exercice de logique pour théoriciens de
cabinet [mais] il s’agit avant tout de trouver des solutions pratiques, de concilier de façon
aussi élégante que possible des intérêts opposés ; une solution juridique n’a de valeur que
dans la mesure où elle contribue à faire régner la paix sociale »69. Avec l’introduction
remarquée de l’injonction dans l’arsenal de la juridiction administrative, le contentieux prend
une tournure à proprement parler concrète. En ce sens, il n’est pas possible d’ignorer que
l’usage du pouvoir d’injonction par le juge impose qu’il soit « éclairé sur les circonstances de
fait qui sont à l’origine de la décision de l’administration »70. Cette manifestation extrême de
son pouvoir de commandement, presque d’administration pourrions-nous dire, implique que
le juge adopte un regard complet vis-à-vis de la situation contentieuse. Mieux, en déposant
des conclusions à ce propos, les requérants démontrent également que ce qu’ils attendent du
juge ne se limite plus à la seule énonciation de la légalité mais qu’ils désirent au contraire une
protection complète et concrète de leur situation personnelle. Les multiples rapports instaurés
entre les parties par l’acte et son contentieux se trouvent ainsi transformés par cette possible
mobilisation de l’imperium : la dimension matérielle jusque-là délaissée devient une
problématique centrale du recours juridictionnel et de la procédure administrative
contentieuse censée l’encadrer.
1353. Pour être tout à fait franc, l’intérêt du juge pour les conséquences concrètes de sa
décision n’est pas subitement apparu avec la loi du 8 février 1995. La problématique des
suites concrètes des décisions juridictionnelles, surtout lorsqu’elles prennent la forme d’une
67
F. Melleray, Essai…, op. cit., p. 95.
68
En ce domaine, elle a notamment pu inspirer au huron cette réflexion qui démontre que l’injonction oblige le
juge à basculer dans l’appréciation des conséquences concrètes : « N’est-ce point méconnaître la nature des
choses que de dissocier l’annulation de ses conséquences ? Mettre à néant l’acte, mais se refuser à dire ce qui
doit nécessairement découler de cette disparition, n’est-ce point, pour le juge, s’arrêter à mi-chemin, sans aller au
bout de sa tâche ? Et que dirait-on du bûcheron qui couperait les racines d’un arbre, mais se refuserait à l’abattre,
laissant ce soin à la tempête d’hiver ? » (J. Rivero, « Le Huron au Palais-Royal ou réflexions naïves sur le
recours pour excès de pouvoir », D., 1962, chron. VI, p. 38).
69
G. Jèze, « Essai d’une théorie générale des fonctionnaires de fait », RDP , 1914, p. 52.
70
Y. Gaudemet, op. cit., p. 190.
672
annulation contentieuse, avait déjà bien avant mobilisé l’attention des juges administratifs71. Il
est classique de se référer à la jurisprudence Rodière72 pour illustrer la gestion par le juge des
conséquences matérielles d’une annulation appelée à faire disparaître tous les effets passés de
la décision annulée. Le juge tirait au sein de cet arrêt les suites concrètes de l’édiction du droit
et de l’application du principe de légalité en prescrivant aux autorités la marche à suivre. En
basculant dans une réflexion propre aux prolongements matériels de l’illégalité mise au jour
par le recours contentieux, le juge administratif se positionne ouvertement comme
responsable de l’ensemble de la situation contentieuse. Le commissaire du gouvernement
Blum ne disait rien d’autre en affirmant qu’en « matière d’état de fonctionnaires, par exemple,
qu’il s’agisse de promotions, de tableau d’avancement ou de tout autre cas analogue, vous
communiquez à tous les intéressés, vous formulez des dispositifs qui ne se bornent pas à
annuler ce qui a été fait à tort, mais qui indiquent avec précision ce qui aurait dû être fait. Vos
décisions consacrent des droits, elles les précisent, elles les délimitent, elles les distribuent. En
ces matières et bien d’autres matières encore, vous renvoyez devant les ministres en indiquant
avec exactitude les mesures d’exécution que votre décision comporte »73. La question de
l’appréciation des situations contentieuses est donc loin d’être inconnue du droit positif en ce
qui concerne la détermination des caractéristiques procédurales des recours existant dans la
sphère du contentieux administratif français. La reconnaissance par la loi du pouvoir
d’injonction n’est finalement que venue encourager le juge à faire ce qu’il faisait déjà
timidement : « s’intéresser de plus en plus aux conséquences des décisions qu’il rend »74.
1354. C’est encore plus le cas depuis la loi du 30 juin 2000 venue bouleverser la
construction de cet ensemble et de la présentation des procédures d’urgence. Les référés, par
leur nature même, imposent au juge de basculer dans la gestion de la situation contentieuse en
intégrant, même dans un but seulement provisoire, les incidences concrètes du litige. Que ce
soit en assurant la gestion de l’urgence ou en prévenant d’éventuels problèmes ultérieurs, les
référés invitent le juge administratif à franchir cette forme de barrière qu’il s’était lui-même
imposée. Plus que la seule question de la légalité de l’action ou de la décision administrative,
c’est l’ensemble d’une situation contentieuse dont il doit traiter et qu’il doit résoudre. Il est
71
Au moins dans le domaine de la fonction publique et plus spécifiquement de l’annulation d’une nomination,
d’un avancement ou encore d’une promotion. Dans ce cas, la question de l’impact d’une telle décision sur les
carrières des autres fonctionnaires du service a pu sensibiliser le juge à cette question des incidences de ses
décisions juridictionnelles.
72
CE, 26 déc. 1925, req. n° 88369, Rodière : Rec. Leb., p. 1065 ; RDP , 1926, p. 32, concl. J. Cahen-Salvador ;
S., 1925, III, p. 49, note M. Hauriou.
73
L. Blum, « concl. sur CE, 29 nov. 1912, Boussuge », in H. de Gaudemar et D. Mongoin, Les grandes
conclusions de la jurisprudence administrative , vol. 1, 2015, Issy-les-Moulineaux, LGDJ Lextenso éditions, Les
Grandes décisions, p. 537.
74
J.-H. Stahl et X. Domino, « Injonctions : le juge administratif face aux réalités », AJDA, 2011, p. 2226.
673
vrai que les référés issus de la loi de 2000 possèdent pour leur majeure partie des conditions
déterminant l’octroi des mesures réclamées qui mélangent les questions de pure légalité et la
situation matérielle des parties. Si l’on s’en tient au seul exemple du référé-suspension, la
suspension ne pourra être prononcée que si des considérations juridiques – l’existence d’un
doute sur la légalité – et matérielles – l’existence d’une urgence – se cumulent. Tout l’intérêt
d’une telle procédure est donc de permettre au juge de prévoir les éventuelles conséquences
matérielles qui sont susceptibles d’intervenir durant le règlement du contentieux engagé. Le
but n’est rien d’autre que d’assurer au juge qu’il puisse assumer la gestion des conséquences
matérielles du contentieux, et donc, in fine, la situation contentieuse. Il n’en va pas
différemment lorsque le juge intervient par exemple dans le cadre d’un référé-liberté en court-
circuitant l’analyse détaillée de la légalité pour assurer la protection de situations matérielles
critiques. Ainsi, la situation des parties comme les incidences concrètes des décisions
contestées sont par principe intégrées à la réflexion des juges, mais aussi, et surtout, à la
construction du régime juridique des recours juridictionnels.
1355. Sur la base de ces réformes ayant « secoué » la philosophie générale du contentieux
administratif, le juge administratif a poursuivi ce mouvement en accentuant d’une manière
plus importante encore la prise en compte de la situation contentieuse. Il s’est inscrit dans
cette nouvelle orientation insufflée par le législateur en diversifiant la palette de ses pouvoirs.
Son office s’enrichit ainsi progressivement de prérogatives lui servant à assurer la bonne
gestion des conséquences de sa décision juridictionnelle. Que ce soit la pratique renouvelée
des « annulations en tant que ne pas »75, de la modulation des effets de l’annulation76, de la
théorie des vices substantiels77 ou encore des diverses régularisations78 désormais possibles, le
75
CE, ass., 29 juin 2001, req. n° 213229, Vassilikiotis : Rec. Leb., p. 303, concl. F. Lamy; GACA, op. cit., n° 67,
p. 1249 ; AJDA, 2001, p. 1046, chron. M. Guyomar et P. Collin ; LPA, 2001, n° 212, p. 12, note S. Damarey ;
Europe, 2001, p. 265, comm. P. Cassia ; RDP , 2002, p. 748, note Ch. Guettier ; RRJ , 2003, p. 1513, note
F. Blanco ; DA, mars 2004, chron. n° 6, p. 8, chron. C. Broyelle.
76
CE, ass., 11 mai 2004, req. n° 255886, 255887, 255888, 255889, 255890, 255891 et 25 5892, Association AC !
et autres : Rec. Leb., p. 197, concl. Ch. Devys ; RFDA, 2004, p. 454, concl. Ch. Devys, p. 438, ét. J.-H. Stahl et
A. Courrèges ; AJDA, 2004, p. 1049, comm. J.-C. Bonichot, p. 1183, chron. C. Landais et F. Lenica, p. 1219, ét.
F. Berguin ; DA, juill. 2004, comm. n° 115, p. 26, note M. Lombard ; DA, août-sept. 2004, ét. n° 15, p. 8, note
O. Dubos et F. Melleray ; JCP , 2004, II, n° 10189, note J. Bigot ; JCP A, 2004, n° 1826, note J. Bigot ; LPA,
2004, n° 230, p. 14, note P. Montfort LPA, 2004, n° 208, p. 15, note F. Melleray ;, D., 2004, p. 1603, obs.
B. Mathieu ; Dr. soc., 2004, p. 766, ét. X. Prétot ; LPA, 2005, n° 25, p. 6, note F. Crouzatier-Durand ; D ., 2005,
p. 30, comm. P.-L. Frier ; RDP , 2005, p. 536, comm. Ch. Guettier ; Justice et cassation , 2007, p. 15, comm.
J. Arrighi de Casanova.
77
CE, ass., 23 déc. 2011, req. n° 335033, Danthony et autres : Rec. Leb., p. 649 ; RFDA, 2012, p. 284, concl.
G. Dumortier, p. 296, note P. Cassia, p. 423, ét. R. Hostiou ; AJDA, 2012, p. 195, chron. X. Domino et
A. Bretonneau, p. 1484, ét. C. Mialot, p. 1609, trib. B. Seiller ; DA, mars 2012, comm. n° 22, p. 29, note
F. Melleray ; JCP , 2012, n° 558, p. 907, note D. Connil ; AJDA, 2013, p. 1733, chron. X. Domino et
A. Bretonneau.
78
Pour la substitution de motifs, v. CE, sect., 6 févr. 2004, req. n° 240560, Mme Hallal : Rec. Leb., p. 48, concl.
I. de Silva ; RFDA, 2004, p. 740, concl. I. de Silva ; Rev. Trésor , 2004, p. 784, note J.-L. Pissaloux ; AJDA,
2004, p. 436, chron. F. Donnat et D. Casas ; RDP , 2005, p. 530, chron. Ch. Guettier. Pour la substitution de base
674
juge s’est permis de poursuivre immédiatement la résolution de la situation contentieuse. La
question de la légalité ne devient qu’un élément de plus au sein du « nœud » contentieux que
le juge doit résoudre là où elle était auparavant, sinon la seule, au moins la problématique qui
accaparait l’attention du juge. Désormais, celui-ci n’est plus seulement responsable de la
bonne application du principe de légalité mais il est devenu le responsable d’une situation
contentieuse à laquelle il doit trouver la « meilleure »79 solution.
1356. Ainsi, la procédure administrative contentieuse, par le biais du régime des recours
contentieux, a subi des modifications importantes depuis l’avènement du 21e Siècle. Mises
bout à bout, elles dessinent une tendance profonde qui se révèle être bien plus qu’une simple
inflexion de la philosophie traditionnelle du contentieux administratif. Elles semblent au
contraire être « le présent et l’avenir » de la procédure administrative contentieuse et des
propriétés des recours juridictionnels. Cette intégration puissante de la situation contentieuse
dans la détermination des attributs des recours sert, in fine, à adapter la procédure aux traits
des problématiques qu’ils doivent servir à résoudre. La situation contentieuse tend ainsi à
devenir la matrice à partir de laquelle penser le contenu des règles applicables aux recours
juridictionnels. La volonté de construire un système de répartition de l’impact des recours à
partir d’une schématisation des différentes situations contentieuses qu’ils ont vocation à traiter
n’est pas inédite. Au contraire, elle s’inscrit dans une perspective doctrinale qui est devenue
un pilier, sinon le moteur, de toute l’évolution du contentieux administratif80. Le système
envisagé paraît donc pleinement justifié quant au choix de son fondement dans la mesure où
ce dernier se situe en totale adéquation avec la perspective d’évolution relevée. Dès lors, il
légale, v. CE, sect., 3 déc. 2003, req. n° 240267, Préfet de la Seine-maritime c/ M. El Bahi : Rec. Leb., p. 479,
concl. J.-H. Stahl ; AJDA, 2004, p. 202, chron. F. Donnat et D. Casas ; RFDA, 2004, p. 733, concl. J.-H. Stahl.
79
Ici, la meilleure solution n’est pas forcément toujours celle du rigorisme juridique. En basculant dans la
gestion de la situation contentieuse, le juge entre dans un schéma où il retrouve sa place originelle, celle de
« pacificateur ». Ainsi, si l’application de la légalité participe indubitablement à la formation de cette paix
sociale, il est des cas où son application rigoureuse pourrait finalement entraîner plus d’inconvénients. C’est
donc dans cette optique que le juge se place désormais pour trouver la « meilleure » résolution de la situation
contentieuse. En cela, le juge administratif a parfaitement intégré les conseils que Jèze pouvait prodiguer aux
juristes dans certains de ses développements : « Le juriste a à résoudre non pas des problèmes de mathématique
pure, mais des problèmes sociaux éminemment complexes ; il doit s’efforcer de concilier les intérêts divers en
conflit, d’obtenir le maintien de la paix sociale. Voilà ce que le juriste ne doit jamais perdre de vue. Trop souvent
le raisonnement logique et mathématique aboutit à appliquer à un problème compliqué une formule écrite pour
une hypothèse beaucoup plus simple et même quelquefois tout à fait différente ». V. en ce sens G. Jèze, op. cit.,
p. 52.
80
Sur cette incidence de la prise en compte de la situation contentieuse dans l’évolution des recours
juridictionnels et de la procédure contentieuse administrative, l’on a volontairement omis de faire mention de la
récente action en reconnaissance de droits. Celle-ci, qui n’a rien à voir avec l’action en déclaration de droits qui
est, elle, bien motivée par le règlement des situations contentieuses, ne s’inscrit pas vraiment dans cette
perspective. En ayant en effet pour vocation première de permettre à une association de réclamer la
« reconnaissance « sérielle » de droits à un nombre important d’individus qui n’ont pas eux-mêmes formé de
recours à l’encontre de l’administration, c’est une optique de maîtrise des flux contentieux qu’elle illustre plus
qu’autre chose. C’est en somme une mesure liée à l’importante incidence de la bonne administration de la justice
plus qu’une démonstration de la progression de la prise en compte de la situation contentieuse. V. sur cette
question, O. Mamoudy, « L’action en reconnaissance de droits », AJDA, 2016, p. 2265.
675
reste à déterminer quelle sera la méthode retenue pour rassembler les recours dans les diverses
catégories renvoyant à une situation contentieuse commune. Celles-ci pourront être établies à
partir d’un double critère d’analyse de leurs caractéristiques (paragraphe 2).
1357. L’adaptation du régime des recours juridictionnels aux situations contentieuses a pour
ambition de permettre d’assurer aux parties l’intervention la plus efficace qui puisse être. Sur
ce point, l’on peut penser que l’introduction d’une forme de souplesse dans l’organisation de
la procédure administrative contentieuse contribuera à l’adapter du mieux possible à la
situation des parties. Ajuster les propriétés des recours à la situation contentieuse, c’est donner
au juge la possibilité d’influer véritablement, par la seule reddition de sa décision, sur les
situations vécues par les parties tout en demeurant un bouclier du principe de légalité et de
l’État de droit. Le problème d’un tel raisonnement, c’est que l’on peut rapidement aboutir à
une réflexion casuistique dans le but de maximiser la souplesse, et donc l’adaptation de
l’encadrement des voies de droit. En allant jusqu’à une telle extrémité, le système risquerait
de perdre les bénéfices de cette faculté d’ajustement recherchée au prix d’une complexité
accrue du déroulement de la procédure administrative contentieuse. Afin de l’éviter, il faut là
aussi trouver le bon équilibre entre l’adaptation des recours et le maintien d’un « système ».
Pour ce faire, il paraît possible de regrouper dans différentes catégories certains recours qui
partagent des situations contentieuses similaires en réduisant leur analyse à deux traits
distinctifs : la « nature » du contentieux engagé (A) et la « nature » des actes contestés (B)
serviront à aiguiller les voies de recours vers des groupes susceptibles ensuite de supporter la
distribution de l’effet suspensif des recours.
676
contentieuse qui pourra être analysée à partir de l’étude de ses caractéristiques. En toute
logique, le premier trait retenu est celui de la « nature » du contentieux ouvert devant le juge
administratif. Cette dernière notion doit, au regard des voies de droit intégrées au système de
distribution envisagé, se dédoubler. En premier lieu, la situation contentieuse est
profondément différente selon que le requérant a ou non déjà bénéficié d’une décision
juridictionnelle. C’est donc l’analyse de la relation des parties, et plus spécialement du
requérant, vis-à-vis de l’activité administrative contestée qui permettra de déterminer les
premiers éléments de la nature du contentieux81 (1). L’on pourra ainsi différencier selon qu’il
est en prise directe avec l’activité administrative ou si une autorité juridictionnelle
indépendante est déjà intervenue pour dire le droit. Ainsi, soit le requérant est confronté à
l’activité administrative face à laquelle il est « démuni », soit il a pu bénéficier d’une
« diction » du droit et, grâce à elle, d’une certaine protection impliquant une forme de
confrontation indirecte. Ce critère porté sur la nature de la situation contentieuse permettra de
faire la différence entre les voies de recours et les autres voies de droit qu’il nous faut répartir.
En second lieu, c’est la dissociation de ces dernières entre deux catégories qui mobilisera
notre attention. En accord avec la volonté affichée d’étudier la situation contentieuse, l’on a
décidé de remonter à ce qui constitue in fine l’essence de la saisine juridictionnelle, c’est-à-
dire ce qui est demandé au juge, en s’intéressant au sens de l’intervention juridictionnelle
réclamée par le requérant (2). Ces deux critères forgent la nature du contentieux puisqu’ainsi,
l’on sait si le requérant a pu bénéficier d’une protection et ce qu’il attend de l’intervention
juridictionnelle réclamée.
81
C’est la situation du requérant qui compte ici, a-t-il déjà bénéficié ou non de l’édiction du droit en vue de sa
protection ?
677
de cette situation que le requérant entretient vis-à-vis de l’activité contestée découlent des
caractéristiques contentieuses primordiales.
1360. Dans cette optique, il existe deux types de relations possibles entre ces deux
« éléments ». En premier lieu, celui qui agit contre une décision de l’administration peut être
« en prise directe » avec elle : le requérant est confronté à un acte administratif auquel il doit
se plier et qu’il doit appliquer. Dans ce cas, l’acte en question n’est passé par le biais d’aucun
filtre – si ce n’est celui de la seule administration – avant de « toucher » ou d’impacter, même
indirectement dans le cas du tiers, celui qui agit en justice à son encontre. Schématiquement,
le requérant fait intervenir une autorité indépendante pour se défendre d’un acte qui lui a été
imposé et pour lequel il n’a bénéficié d’aucune « protection »82. La relation du requérant vis-
à-vis de l’activité administrative est immédiate et ne connaît ou n’a connu aucun filtre. En
poussant le raisonnement jusqu’à, sinon une caricature, au moins une forme extrême, le
requérant apparaît dans cette situation « démuni » face à l’activité administrative et ses
conséquences. Aucune autorité indépendante quelconque n’est venue s’immiscer entre le
requérant et le produit de l’activité administrative qu’il conteste. Pour le dire autrement, l’acte
administratif en question n’a fait l’objet d’aucune forme de contrôle, d’interrogation ou de
remise en cause.
1361. En second lieu, celui qui agit contre une décision de l’administration peut être
considéré comme ayant une relation « indirecte » à l’acte administratif ou comme ayant
bénéficié d’une forme de « médiation »83. Ce que l’on veut ici dire, c’est que parfois, lorsque
le requérant agit, il ne fait plus l’objet d’un lien direct avec l’acte administratif qu’il conteste.
Au contraire, celui-ci peut avoir déjà fait l’objet d’un contrôle, de nature juridictionnelle.
D’une certaine manière, la relation entre l’acte contesté et le requérant n’est alors plus
immédiate puisqu’une autorité se sera justement penchée sur la légalité de celle-ci. Ainsi, le
requérant ne sera plus « démuni » dans la mesure où une autorité indépendante aura eu
l’occasion, certes de manière non définitive, de trancher le litige qui les oppose. Les
82
Si ce n’est dans le cas de certains actes, de l’organisation par l’administration d’une procédure contradictoire
préalable qui aura dû lui permettre de faire valoir ses arguments et entendre sa position. C’est notamment la
combinaison des articles L. 121-1 et L. 121-2 du Code des relations entre le public et l’administration qui précise
le champ de cette obligation qui pèse sur l’administration tandis que celle des articles L. 122-1 et L. 122-2 en
précise le contenu.
83
Ce terme ne doit pas ici s’entendre dans son sens le plus courant qui en fait l’illustration parfaite ou l’exemple
type du mode alternatif de règlement des litiges. Dans cette optique, « la médiation est une entremise réalisée par
un tiers et destinée à réconcilier les parties en litige » (Ch. Jarrosson, « Médiation », in D. Alland et S. Rials
(dir.), Dictionnaire de la culture juridique , 2003, Paris, PUF, Quadrige, p. 1009). Même si dans le langage
courant c’est devenu désormais son sens premier, l’idée de médiation renvoie ici au simple fait qu’une autorité
indépendante soit intervenue dans la relation qui unit l’acte administratif contesté au requérant. Ainsi, l’on veut
simplement exprimer l’idée qu’un « intermédiaire » était déjà venu se positionner « entre » l’acte administratif et
le requérant. V. sur cette idée d’intermédiaire, « Intermède » in A. Rey (dir.), Dictionnaire historique de la
langue française, t. 1, 2016, Paris, Le Robert, p. 1169.
678
requérants ont, dans ce second cas, pu bénéficier d’une protection à l’égard de l’activité
administrative constituée par un contrôle de la légalité exercé par le juge.
1362. De cette différence qui ressort de la relation nouée entre l’acte administratif et le
requérant, c’est tout le contexte contentieux qui ressort changé. L’optique et le but même de la
voie de droit ainsi concernée ne peuvent pas être les mêmes selon que le requérant a, ou non,
déjà bénéficié d’une protection vis-à-vis de l’acte administratif. La nature de l’instance et du
contentieux seront complètement différentes selon que le requérant est en prise « directe » ou
« indirecte » avec la décision administrative contestée. Dans le premier cas, le juge doit pour
la première fois dire le droit et contrôler l’acte administratif, son contenu comme son
processus d’édiction, au regard de la légalité. Par conséquent, l’on peut y considérer que l’acte
est vierge de toute vérification et le requérant de tout « bouclier ». A contrario, dans le second
cas la nature du contentieux est substantiellement modifiée par le fait que le droit y ait déjà été
dit avec l’autorité suffisante pour que les requérants disposent d’une première forme de
garantie de leurs droits et intérêts. Cette intervention remanie la situation contentieuse en ce
que l’acte administratif en question a déjà été contrôlé, son exécution paraît dès lors moins
brute. Sa conformité à la légalité a pu, ou non, être prononcée et avec elle c’est la question de
la légitimité de l’obéissance du requérant à l’acte administratif qui a pu être réglée, certes là
aussi de manière non définitive.
1363. En toute logique, la différence relevée à propos de la nature de la relation entre le
requérant et la décision contestée implique d’opérer une première dichotomie au sein des
procédures intégrées au système. Celui qui use d’une voie de recours connaît un rapport à
l’activité administrative contestée qui est par conséquent devenu médiat. Dans ces voies de
droit, la première intervention du juge s’est interposée entre l’acte contesté et le requérant,
quel qu’il soit84. Sa situation est profondément différente de celle où aucune figure
juridictionnelle n’a agi, circonstance impliquant qu’il est confronté à un acte administratif
simplement pourvu d’une présomption de légalité. Par conséquent, celui qui agit en formant
une voie de recours85 est mis en présence d’une décision juridictionnelle qui possédait
l’autorité nécessaire pour « dire le droit ». Dans le premier cas, le requérant s’oppose à la
84
Il en est ainsi même dans le cas où celui qui agit par le biais de la voie de recours n’était pas présent ou même
représenté au premier procès. En effet, dans le cas de la tierce opposition par exemple, sa situation a été réglée,
certes indirectement, par un juge qui a dû apprécier la régularité de l’activité administrative. Le préjudice quant à
ses droits et intérêts n’est donc pas le fait direct de l’activité administrative. C’est l’appréciation de la régularité
de cette dernière par le juge qui entraîne la formation d’une atteinte à sa situation. D’une certaine manière, l’on
ne peut donc considérer que ce requérant était démuni face à une activité administrative qu’il devait respecter et
ce, en dehors de tout contrôle de conformité à la légalité.
85
Qui s’entendent, on le rappelle, comme les procédures qui permettent de contester une décision
juridictionnelle.
679
volonté d’une autorité qui cherche à s’appuyer sur l’ordonnancement juridique pour imposer
sa décision tandis que dans le second, il cherchera à remettre en cause l’édiction du droit tel
qu’il a été formulé par son interprète officiel. La situation du requérant n’est donc pas la
même et la nature du contentieux s’en trouve bouleversée. Dans un cas, il fait appel au
« serviteur » de la légalité pour obtenir une protection à l’égard de l’activité administrative
tandis que dans l’autre, la contrainte que cette dernière comporte apparaît plus lointaine, celle-
ci ayant été « légitimée » par le juge.
1364. Dès lors, et on l’aura compris, l’analyse de cette relation entre le requérant et l’activité
administrative conduit à distinguer les voies de recours, celles où le droit a déjà été dit, des
autres voies de droit retenues. Puisque c’est le fait que la situation litigieuse qui lie les parties
ait déjà bénéficié d’une intervention juridictionnelle et de l’énonciation du droit qui
transforme le contentieux engendré, il est clair que les voies de recours se distinguent
foncièrement des autres voies. Dans le cadre de leur utilisation, les requérants ont déjà
bénéficié d’une intervention juridictionnelle visant à trancher la question de la régularité de
l’activité administrative qui a provoqué le litige. Le juge s’est déjà interposé entre la volonté
des autorités administratives et celle de ses destinataires en répondant de manière officielle à
la question de la régularité juridique des contraintes qui en découlent. Le requérant, quel qu’il
soit, n’y est pas en quête d’une protection servant à le protéger vis-à-vis d’une décision à la
légalité supposée. En intervenant, le juge a substantiellement modifié la nature du contentieux
puisque ce n’est plus l’expression d’une force devant être encadrée par le droit que le
requérant combat, mais l’interprétation du principe de légalité et du contenu de
l’ordonnancement juridique donnée par le juge.
1365. Cette première dichotomie tend à répartir dans deux catégories dissemblables pour
lesquelles il est envisageable de distribuer des caractéristiques procédurales différentes, les
voies de recours d’un côté, et l’ensemble constitué des procédures d’urgence et des recours
juridictionnels de l’autre. Tel qu’on a pu le laisser affleurer dans nos propos, les deux groupes
identifiés se répartissent traditionnellement en fonction de la nature des actes qu’ils
contestent. Tandis que les voies de recours offrent aux requérants la possibilité de saisir le
juge de la contestation d’une décision juridictionnelle, les autres voies de droit les amènent à
s’attaquer aux actes de l’administration active. Or, la dissociation des voies de droit en
fonction de la nature des actes concernés renvoie au second critère du système envisagé. Dès
lors, utiliser le critère traditionnel de ces deux voies de droit reviendrait à introduire une
forme certaine d’incohérence.
680
1366. Certes, les différences relevées peuvent partiellement s’analyser comme les
conséquences de la disparité qui existe entre la contestation d’un acte administratif et celle
d’un acte juridictionnel. Un tel raisonnement peut d’ailleurs paraître parfaitement cohérent
tant la nature de l’acte contesté est essentielle pour appréhender la nature du contentieux
engagé devant le juge. Cependant, l’on adopte un point de vue différent en considérant qu’au-
delà de cet élément, qui participe d’une certaine manière à la distinction, c’est la nature
profonde de la relation et la situation contentieuse – l’angle d’attaque retenu – qui est distincte
selon que la voie de droit utilisée est, ou non, une voie de recours. Il est effectivement apparu
logique d’admettre, dans un système fondé sur la nature de la situation contentieuse, que ce
sont, entre ces deux espèces de voies de droit, les traits qui s’y arriment qui doivent primer sur
la seule nature de l’acte attaqué. Par conséquent, et afin de demeurer cohérent, c’est la nature
de la situation contentieuse, notamment commandée par le fait que le « droit » a été prononcé,
qui permet de distinguer les voies de recours des autres voies de droit. Cette seule
dissemblance est tellement importante qu’elle est de nature à permettre la distinction de ces
deux types de voies de droit. L’on verra également plus tard que cette seule différence
permettra de régler efficacement la question de l’éventualité d’une distribution de l’effet
suspensif aux voies de recours.
1367. Au vu de ce qui vient d’être avancé, il nous faut poursuivre l’introspection de la
situation contentieuse pour les autres voies de droit intégrées au système proposé, les voies de
recours étant isolées de celles-ci du fait de l’intervention de l’interprète officiel de
l’ordonnancement juridique. Reste ainsi à déterminer quelles sont les différences notoires
qu’il est possible de relever entre les deux types de voies de droit restantes que sont les
recours juridictionnels et les procédures d’urgence. Dans cette perspective, l’analyse du sens
de l’intervention juridictionnelle espérée par le requérant (2) constituera le second élément
permettant d’apprécier la nature du contentieux ouvert devant le juge administratif.
1368. La notion de situation contentieuse, celle-là même qui doit fonder l’existence des
différentes catégories de recours entre lesquelles distribuer un effet suspensif, a vocation à
coller au plus près du contexte qui entoure les parties engagées au contentieux. Le but de la
démarche n’est rien d’autre que la volonté d’adapter les caractéristiques procédurales de ces
recours aux attentes des requérants et aux problématiques qui se nouent au sein du litige. Dans
681
cette entreprise, l’idée de s’arrêter sur la nature du contentieux engagé pour en déterminer les
caractéristiques techniques paraît finalement naturelle.
1369. Pour ce faire, la nature du contentieux est en grande partie, si ce n’est totalement,
déterminée par ce que l’on y trouve à l’origine. Au-delà de la question de l’acte administratif
que l’on retrouve toujours86 à la source du litige, il semble qu’un élément dirige encore plus la
nature du contentieux ouvert devant le juge : celle-ci est toujours commandée par la nature de
la requête que le requérant adresse au juge. Plus encore que la nature de la requête ou de la
question posée au juge, c’est le sens de l’intervention qui en est attendu, ce pour quoi le
requérant se tourne vers le juge qui doit assurer la séparation des différentes catégories de
« recours ». En analysant ce qu’espère le requérant, c’est autant la nature des mesures que
peut prendre le juge que la nature de la relation qui unit le requérant aux autorités
administratives qui peuvent se dessiner. La nature de la requête, ce que vise donc le requérant
en agissant, c’est le point de départ de la situation litigieuse qui appelle l’intervention
juridictionnelle. Puisque cet élément commande l’étendue des pouvoirs du juge comme le
reste de la procédure, l’on se propose de répartir les voies de droit restantes, donc les recours
juridictionnels et les procédures d’urgence, en fonction de la nature de la question87 qu’ils
introduisent devant le juge.
1370. Faire de cette nature le critère de ventilation des voies de droit retenues n’est pas une
entreprise à proprement parler révolutionnaire. Au contraire, c’est le raisonnement défendu
par tous les promoteurs de la classification matérielle des recours. Sur ce point, et sans vouloir
digresser, l’on avait – en partie – fait le choix de ne pas retenir la structure finaliste parce
qu’elle n’intégrait pas dans son schéma les voies de recours. Or, cette antinomie entre le
champ de la structure et celui de la reconstruction espérée condamnait du même coup
l’utilisation des classifications traditionnelles, la structure matérielle comme formelle excluant
de leur schéma ces mêmes voies de recours. Afin de demeurer cohérent, le raisonnement tenu
pour la structure finaliste doit l’être également pour ces constructions, dont fait partie la
classification matérielle. Dès lors, la proposition que l’on s’apprête à retenir pourrait laisser
perplexe vis-à-vis de la cohérence scientifique de ce travail.
1371. Pourtant, il n’en est rien car il n’est heureusement pas question, ici, de baser la
répartition de l’effet suspensif sur la classification matérielle des recours, telle qu’elle est
traditionnellement arrêtée. On l’aura compris, le point de départ de la construction envisagée
86
Ou du moins dans la grande majorité, voire quasi-totalité des cas qui donnent lieu à la formation d’un recours
devant le juge administratif.
87
Au sens précédemment entendu qui renvoie somme toute au sens de l’intervention juridictionnelle attendue
par le requérant.
682
n’est pas la classification matérielle et il ne s’agit en aucun cas de superposer la distribution
de l’effet suspensif sur cette organisation intemporelle. Au contraire, l’on a souhaité pour
aboutir au dépassement recherché, s’intéresser objectivement à l’analyse de la situation
contentieuse portée par le recours. Plutôt que la classification matérielle en elle-même et la
dichotomie qui s’en suit, l’on ne retient ici que la philosophie et l’essence de son critère,
c’est-à-dire la nature de la question posée au juge, afin de l’insérer dans un ensemble qui s’en
démarque. En clair, certes, la classification matérielle ne vaut pas mieux que la finaliste dans
la mesure où elle exclut aussi les voies de recours et il n’est pas question d’envisager de
construire un quelconque système à partir de celle-ci. D’ailleurs, même le contenu du critère
de cette organisation, tel qu’il est traditionnellement établi, ne sera pas retenu tel quel. En
quelque sorte, l’on s’inspirera de l’essence de la classification matérielle pour repenser
l’organisation de la procédure sans baser notre proposition ni sur son contenu, ni sur son
champ. Ainsi, le schéma de répartition qui aboutira à la distribution de l’effet suspensif
s’inspire de la classification matérielle sans se baser intégralement dessus, ce qui permet
d’échapper à la critique qui nous avait permis d’écarter la structure finaliste qui ne laissait pas
de place aux voies de recours88.
1372. L’organisation matérielle, puisqu’il s’agit d’elle, a été entièrement échafaudée à partir
de la nature de la question posée au juge dans le but d’identifier la nature du contentieux
ouvert. Classiquement, cette présentation organisée du contentieux administratif est rattachée
à Duguit bien que sa forme actuelle soit le résultat de l’influence de multiples auteurs qu’il
paraît difficile de démêler89. Cette méthode de répartition des recours juridictionnels en
fonction de la nature de la question posée par le requérant aboutit à distinguer les contentieux
objectifs et subjectifs. La dichotomie est apparemment très claire en ce qu’elle dépendrait
directement de la nature de la question à résoudre et qu’il « est possible de résoudre deux
sortes de questions touchant la violation du droit : des questions de droit objectif et des
questions de droit subjectif »90.
88
D’ailleurs, l’on aurait très bien pu considérer pour clore le débat que le critère utilisé par la classification
matérielle permet de créer une troisième catégorie, celle des voies de recours et donc de les intégrer dans son
champ. Ainsi, la critique permettant de proscrire l’utilisation de la structure finaliste dans l’optique de la
reconstruction poursuivie n’aurait pas pu être défendue vis-à-vis de la classification matérielle. En effet, comme
celle-ci vise à répartir les recours en fonction de la question posée par les requérants, l’on peut considérer que
toute question visant à porter une appréciation sur une décision juridictionnelle est une voie de recours. De cette
manière, le champ de la classification matérielle pourrait être élargi à l’ensemble des voies de recours, la nature
de la question posée étant clairement différente des deux autres. Par le biais de ce raisonnement, l’émergence de
cette troisième catégorie compléterait le champ de cette classification qui, en intégrant les voies de recours, serait
exhaustif en vue de l’objectif poursuivi.
89
V. pour une présentation complète de la structure matérielle et des multiples auteurs qui l’ont influencée,
F. Melleray, Essai…, op. cit., p. 107 et s.
90
P. Lampué, « La distinction des contentieux », in La technique et les principes du droit public : études en
l’honneur de Georges Scelle, t. 1, 1950, Paris, LGDJ, préf. Ch. Rousseau, p. 300.
683
1373. Dans ce raisonnement, tout part de l’idée selon laquelle la décision juridictionnelle
revient à faire un constat à partir d’une question de droit. C’est la nature de la situation sur
laquelle portera l’interrogation juridique qui commandera alors son identité et celle du
contentieux. Pour ses promoteurs, la nature de la situation juridique sur laquelle repose la
question posée au juge permet d’apprécier la nature objective ou subjective du contentieux.
Fort logiquement, l’on retrouve deux situations juridiques, subjectives ou objectives qu’il est
possible de différencier, du moins en apparence, très clairement. Sur cette base, il est
généralement considéré que la situation juridique, c’est-à-dire les droits et les devoirs qui
existent à l’encontre d’une personne et sur lesquels portent la question posée au juge, peut
naître soit directement d’une règle de droit positif – c’est la situation objective – soit d’une
manifestation de volonté qui imprime sa marque – c’est la situation subjective. Selon que la
question posée au juge portera sur l’une ou l’autre des situations, le contentieux pourra en
conséquence être qualifié d’objectif ou de subjectif.
1374. Malgré cette présentation qui ne souffre apparemment aucune contestation, la
dichotomie de la classification matérielle demeure informelle et floue en ce qui concerne son
contenu. Cette séparation entre les contentieux objectifs et subjectifs perd en précision et en
homogénéité dès que l’on entre dans le vif du contenu de la répartition. L’on peut aller
jusqu’à dire qu’il existe « quasiment autant de versions de la classification matérielle que
d’auteurs qui en ont fait une étude approfondie ou se sont contentés d’en opérer une
présentation »91. Dès lors, et malgré quelques vertus pratiques potentielles, la classification
matérielle peut être apparentée à une « œuvre de doctrine »92 ou à une simple classification
« intellectuelle »93.
1375. Ce « défaut » s’explique en grande partie par le fait que le critère de distinction entre
ce qui est un contentieux subjectif et ce qui en est un objectif n’est pour le coup pas neutre.
Au contraire, il est saturé de significations philosophiques94 parfois même contradictoires.
L’opposition entre ces deux pôles a tellement été utilisée dans différents domaines et de
manières tellement diverses que l’on peut légitimement se demander à quoi elle renvoie et
91
F. Melleray, Essai…, op. cit., p. 108.
92
J. Laferrière, Droit administratif, 1932/1933, Paris, Cours de droit, p. 143.
93
X. Philippe, Droit administratif général, 1996, Aix-en-Provence, PUAM, 2ème éd., p. 255.
94
Une simple recherche sommaire suffit d’ailleurs à se rendre compte de la grande complexité que la distinction
de ces deux termes laisse apparaître. La simple lecture de la définition de ces deux termes par le philosophe
André Lalande donne déjà un bon aperçu de la situation. V. « Objectif », in A. Lalande, Vocabulaire technique
et critique de la philosophie , 18ème éd., 1996, Paris, PUF, p. 695 et s. et « Subjectif », in A. Lalande, Vocabulaire
technique et critique de la philosophie , op. cit., p. 1036 et s. L’on peut également, en approfondissant le
raisonnement, faire référence aux travaux de Kant et de Hegel qui démontrent une certaine forme de plasticité de
la distinction de ces deux notions.
684
quel est son contenu95. En outre de ces applications confuses des notions objectives et
subjectives, se greffe une tare qui handicape plus lourdement encore l’éventuelle utilisation de
cette classification. Tout simplement, à force d’usages et de références, le sens des mots qui
servent de repères à ces notions s’est progressivement dévoyé. En quelque sorte, l’on peut
affirmer que « de graves difficultés de terminologie sont nées d’un emploi trop fréquent des
mots “subjectif” et “objectif” dans le droit contemporain »96 ce qui empêche d’avoir un regard
suffisamment précis à leur égard. C’est pour toutes les raisons qui viennent d’être évoquées
que l’on ne basera pas la distinction des voies de droit retenues sur la nature de la question
posée au juge telle qu’elle s’entend dans la classification matérielle des recours. Sans pour
autant nous départir de la formulation de ce critère, l’on s’attachera à le retravailler dans le
seul but de l’adapter au plus près des caractéristiques de la situation contentieuse et des
attentes des requérants. Ce sont d’ailleurs ces dernières que l’on utilisera dans le but de
déterminer le sens et la nature de la question posée au juge et, en conséquence, le sens et la
nature du contentieux ouvert devant lui.
1376. À l’origine des recours juridictionnels et des procédures d’urgence, l’on retrouve une
question, quels que soient son sens et sa nature, qui permet de saisir le juge de la prétention
qu’elle comporte. C’est un élément essentiel de ces voies de droit que de comporter, on l’a
déjà dit, une prétention. Cette dernière tend à exprimer la revendication d’un droit ou d’une
mesure en se basant sur l’affirmation qu’il existerait un élément contraire à la régularité. Dès
lors, le sens même de cette prétention portée par le requérant permettra de déduire la nature de
la question posée au juge, et au bout du compte, la nature du contentieux. Sur ce point, l’on
pense qu’il existe deux types de prétentions susceptibles de constituer des catégories dans
lesquelles regrouper les procédures retenues : de la manière la plus schématique possible, les
prétentions portées par les questions posées au juge peuvent avoir une vocation soit offensive,
soit défensive.
1377. D’emblée, l’on peut préciser que ces deux dimensions concurrentes ne s’assimilent
pas, même s’il était tentant de donner ce tour à notre travail, aux conceptions objectives et
subjectives des droits fondamentaux. L’idée de former un trait d’union entre l’analyse
classique de la nature de la question posée au juge – qui oppose les contentieux objectifs et
95
Dans le seul domaine juridique, l’utilisation de cette séparation franche entre ce qui serait objectif et ce qui ne
le serait pas n’est pas non plus exempt de débats ou de discussions. L’incertitude planant autour de ces deux
éléments entraîne effectivement une forme d’inconstance dans leur utilisation par la doctrine. Le professeur
Capitant évoquait ainsi à ce propos « la querelle du droit objectif et du droit subjectif ». V. sur ce point,
R. Capitant, Introduction à l’étude de l’illicite, 1928, Paris, Dalloz, p. 208 ; V. Larrosa, Recherches sur la notion
de hiérarchie en droit administratif français , 2 vol., th. Toulouse, J.-A. Mazères (dir.), 1998, p. 409.
96
P. Roubier, Droits subjectifs et situations juridiques , 1963, Paris, Dalloz, Philosophie du droit, p. 11.
685
subjectifs – et le système porté sur la nature des mesures poursuivies par les requérants était
effectivement séduisante. L’idée d’une distinction dans l’analyse de la nature des droits
fondamentaux, objectifs ou subjectifs donc, aurait pu être reprise puisqu’au fil de son contenu,
l’on retrouve l’expression de l’idée d’un caractère offensif ou défensif. En effet, ceux-ci
seraient subjectifs lorsqu’ils délimitent « une sphère d’exclusion de la puissance publique
laissée par principe à l’autodétermination des individus »97 et auraient à l’inverse une
dimension objective lorsque l’État ou plus généralement l’administration devient leur
« serviteur »98. Ainsi, lesdits droits seraient subjectifs lorsqu’ils permettraient de prémunir les
particuliers d’une intervention de l’État et objectifs lorsqu’ils obligeraient l’État à offrir des
prestations ou accomplir des actions positives : les premiers sont plutôt défensifs tandis que
les seconds sont offensifs. Cependant, ce schéma ne restera dans le cadre de la construction
envisagée qu’une inspiration que l’on se refuse catégoriquement à reprendre telle quelle. Au-
delà du fait qu’il puisse être critiqué99, son contenu qui permet de faire la différence entre les
deux catégories de droits fondamentaux ne peut s’adapter aux procédures juridictionnelles.
1378. Cette précision apportée, il faut nous pencher plus précisément sur cette nature de la
prétention telle qu’on l’entendra dans les développements qui vont suivre. L’expression
renvoie, on l’a déjà dit, au sens de l’intervention juridictionnelle réclamée par le requérant à
l’occasion de sa prétention ce sur quoi l’on pourra distinguer si le recours possède une portée
offensive ou défensive. Dans toutes les voies de droit encore concernées, le requérant attend
du juge qu’il intervienne à l’égard de la situation contentieuse dont il le saisit. Il peut alors
réclamer du juge soit une intervention positive, faisant du recours exercé un recours
« offensif », soit une intervention négative, faisant du recours exercé un recours « défensif ».
1379. Dans le premier cas, le requérant réclame du juge qu’à raison de l’illégalité qu’il
soulève – ou bien même du risque qu’il s’en produise une –, celui-ci intervienne afin
d’octroyer quelque chose de positif au requérant, que ce soit l’établissement d’un droit ou
l’édiction d’une mesure positive. En somme, par ces voies de droit, il demande au juge de
fixer l’étendue des droits dont il est titulaire : c’est une intervention positive du juge dans la
mesure où celui-ci devra prononcer la légalité en octroyant au requérant un droit ou bien alors
une intervention, en clair une mesure qui s’inscrit dans « l’action ». Le juge est dans ces cas
97
O. Jouanjan, « La théorie allemande des droits fondamentaux », AJDA, 1998, n° spéc., p. 44.
98
C. Grewe et H. Ruiz Fabri, Droits constitutionnels européens, 1995, Paris, PUF, Droit fondamental, p. 176.
99
Au premier chef d’entre eux, l’on peut notamment mentionner la sensation que la frontière entre les deux est
poreuse et que leurs effets s’ils ne se conjuguent peut-être pas, se mélangent néanmoins dans une certaine
mesure. V. pour une critique complète de cette dichotomie, D. Capitant, Les effets juridiques des droits
fondamentaux en Allemagne , 2001, Paris, LGDJ, Bibliothèque constitutionnelle et de science politique, t. 87,
préf. M. Fromont, p. 181 et s.
686
appelé à modifier la situation contentieuse en y ajoutant ou en y octroyant quelque chose.
Entrent de manière naturelle dans ce champ toutes les mesures qui poussent le requérant à
réclamer du juge qu’il prononce une sanction, une injonction, qu’il attribue des droits, ou
encore, et sans que cette liste soit exhaustive, qu’il nomme un expert.
1380. Dans le second cas, celui du recours « défensif », le requérant réclame qu’à raison de
l’illégalité qu’il soulève, le juge intervienne pour retrancher ou paralyser un élément de la
situation contentieuse. Le sens de la prétention est négatif dans la mesure où le requérant
réclame que le juge supprime, paralyse ou arrête une action ou une décision de
l’administration. La demande du requérant s’inscrit dans le sens d’une intervention négative
vis-à-vis de l’activité administrative qu’il conteste. Le requérant agit pour faire cesser
l’illégalité constatée : il ne fait que poursuivre la neutralisation de ce qu’il considère comme
étant illégal. Plus que l’obtention d’un droit ou d’une mesure positive quelconque, le
requérant agit dans le cadre d’un recours défensif dans le but d’annihiler la volonté exprimée
par les autorités administratives. Bien évidemment, entrent dans cette catégorie toutes les
voies de droit par lesquelles le requérant cherche à faire annuler ou suspendre le contenu de
l’activité contestée.
1381. Ce schéma, malgré sa simplicité apparente, appelle quelques précisions à propos de
l’utilisation des termes « offensifs » et « défensifs » retenus. Le lien entre l’opposition de ces
deux types de voies de droit et le sens de l’intervention juridictionnelle réclamée par les
requérants doit être argumenté. L’idée qui sous-tend la dichotomie rapidement présentée doit
être justifiée parce que le raisonnement selon lequel tout recours est par essence défensif peut
se tenir. L’une des spécificités du contentieux administratif est en effet de représenter une
solution de défense ou de protection contre le contenu de l’activité administrative et les
éventuels vices qu’elle peut contenir. Le requérant, particulièrement lorsqu’il s’agit d’un
particulier, qui agit devant le juge administratif cherche à se défendre contre une autorité
administrative qui a adopté une décision100. L’ensemble des voies de droit retenues peut donc,
à partir de ce raisonnement et sans faire véritablement fausse route, être qualifié de procédures
« défensives ».
1382. Pour autant, le système de distribution envisagé adopte un point de vue différent pour
séparer les procédures défensives et offensives. L’on part, dans l’optique défendue, de l’idée
que deux types de procédures peuvent être retenues en fonction de la nature de l’intervention
juridictionnelle réclamée par le requérant. Ce n’est pas la motivation « profonde » du
100
Qui peut bien entendu être constituée par une abstention.
687
requérant qui nous intéresse, celle-ci pouvant toujours être défensive en ce qu’elle vise à se
prémunir de l’administration, mais plutôt le sens de l’intervention juridictionnelle qu’il
cherche à obtenir. Sur cette base, l’on peut considérer que lorsque le requérant poursuit
l’obtention d’une mesure dite « négative » – conformément au sens arrêté –, il inscrit son
action dans une dimension défensive : il cherche à mettre fin à une situation établie qui lui
porte préjudice. Le simple fait de la clore et ainsi d’arrêter l’administration suffit à satisfaire
ses prétentions et à régler la situation litigieuse. L’on peut donc dire qu’en poursuivant la
seule « neutralisation » des décisions des autorités administratives, et ce peu importe la
manière, le requérant cherche à se défendre de celles-ci. Il ne réclame rien d’autre que la
« suppression » des situations dans lesquelles l’administration est sortie de ses attributions ou,
pour le dire autrement, de celles où elle s’est détournée de la légalité. C’est en cela que les
recours comportant en premier lieu une telle prétention peuvent être qualifiés de défensifs.
1383. A contrario, le requérant s’inscrit dans une dimension plutôt offensive lorsqu’il espère
que le juge reconnaisse à son égard un droit ou une mesure qui s’additionnera à sa situation
personnelle dans le but de l’opposer à l’administration. Il agit alors devant le juge à l’encontre
de l’administration dans le but qu’il prononce une mesure positive susceptible de modifier
positivement la relation qu’il entretient avec l’administration. L’on parle de recours offensif
parce que dans ce genre de procédures, le requérant cherche à obtenir du juge une mesure qui
obligera par exemple l’administration à agir, à mobiliser sa compétence, ou encore quelque
chose qui aura une portée concrète positive. Le requérant s’inscrit dans une posture offensive
parce qu’il agit en justice afin d’imposer aux autorités, non pas qu’elles fassent cesser les
effets d’une éventuelle illégalité, mais plutôt qu’elles agissent en sa faveur, conformément à la
légalité. C’est là toute la différence entre les procédures défensives où le requérant agit pour
mettre fin, définitivement ou provisoirement à une situation établie, et celles offensives où
celui-ci agit dans le but d’obtenir une mesure qui doit contraindre l’administration à
intervenir.
1384. D’autre part, il nous faut insister sur la démarche que l’on se propose de suivre aux
fins d’arrêter précisément l’identification des deux catégories mentionnées et la répartition des
différentes voies de droit existantes entre elles. Notre insistance a pour seul but d’éviter que
l’on puisse se méprendre sur le contenu du système de répartition devant supporter la
distribution envisagée de l’effet suspensif. L’idée, s’il est encore besoin de la détailler, n’est
pas de répartir les recours en fonction du contenu des pouvoirs du juge, comme le propose la
classification formelle précédemment écartée. Aux fins de s’adapter au plus près des
caractéristiques de la situation contentieuse et notamment aux attentes des requérants, l’idée
688
retenue a été de ne s’attacher qu’à leurs prétentions. Bien entendu, il n’est pas question
d’étudier au cas par cas les conclusions formulées dans chaque litige sous peine de retomber
dans un système casuistique lui aussi précédemment dénoncé. L’idée, c’est d’analyser la
direction dans laquelle s’inscrivent les voies de droit relevées afin, à partir de là, de conclure à
la nature des prétentions généralement poursuivies par les requérants en leur sein.
1385. Le raisonnement peut par conséquent être critiqué en ce qu’il serait « à rebours » de la
démarche proposée mais ce n’est là que la contrepartie de l’abstraction dans laquelle la
réflexion poursuivie s’inscrit. Dans l’impossibilité d’examiner concrètement chacune des
prétentions avancées par les requérants au sein de chaque litige, c’est la nature du schéma
contentieux provoqué par le dépôt des recours qui permettra de déduire la nature des
prétentions formulées. Certes, toute schématisation comporte son lot de torts et de vices au
premier rang desquels l’on retrouve une forme « d’idéalisation » des situations rencontrées.
Malheureusement, l’on ne pourra totalement nous affranchir de ces défauts qui seront
susceptibles, parfois par certains exemples concrets, de contredire notre proposition. Il n’y a
là rien de rédhibitoire tant l’on est persuadé que la solution ici envisagée devra, pour avoir une
portée concrète, nécessairement s’affiner au fil de la pratique contentieuse.
1386. Enfin, et l’on en terminera avec l’analyse de ce critère, la distinction entre les
procédures offensives et défensives ne doit pas être aveuglée par le contenu des mesures
qu’est susceptible d’adopter, au bout du compte, le juge administratif. Pour clarifier cette
dernière affirmation, l’on peut dire que ce qui compte, plus que la mesure adoptée par le juge,
c’est la prétention principale poursuivie par le requérant en rapport avec l’illégalité qu’il
poursuit. Celle-ci, que l’on pourra déduire de la nature du contentieux ouvert, permet par
l’adjonction du caractère « principal », de régler la question des recours objectifs de pleine
juridiction. Ces recours sont par principe situés entre le contentieux défensif de l’excès de
pouvoir et celui offensif de la pleine juridiction. Leur situation paradoxale appelle quelques
développements qui devront permettre de justifier qu’ils soient rangés parmi les procédures
« défensives ». Certes, il semble au premier abord qu’en permettant au requérant de réclamer
du juge des mesures positives101, ces voies de droit sont offensives. Seulement, ce serait là
101
Il en est ainsi notamment du contentieux objectif concluant à une condamnation pécuniaire puisqu’il permet,
au requérant de réclamer une condamnation pécuniaire de l’administration. L’on peut également relever le
contentieux électoral dans lequel le juge peut aller jusqu’à désigner les candidats élus, mesure éminemment
positive (CE, 31 janv. 2007, req. n° 295025, Elections municipales de Lantheuil : AJDA, 2007, p. 1365, note
B. Maligner). Il en est de même dans le cadre du contentieux des pensions civiles et militaires de retraite où, là
encore, le juge peut fixer les droits des intéressés (CE, 7 janv. 2004, req. n° 232465, C. : Rec. Leb., p. 1 ; AJDA,
2004, p. 1653, note O. Dord ; CFP , juill.-août 2004, p. 32, comm. M. Guyomar). Sans être exhaustif, l’on peut
également mentionner pêle-mêle le contentieux de la tarification sanitaire et sociale (CE, 7 févr. 1986, req.
n° 27433, Caisse régionale d’assurance maladie Rhône-Alpes : Rec. Leb., p. 396), le contentieux fiscal ou
encore le contentieux de la reconnaissance de la qualité d’handicapé (CE, 4 nov. 1994, req. n° 144345,
689
adopter un angle d’attaque trop grossier : ces mesures positives qu’y réclament les requérants
ne sont en rien constitutives de la prétention originelle formalisée par la question posée au
juge.
1387. Dans ces recours, ce que cherche principalement à obtenir du juge le requérant, c’est
avant tout qu’il supprime l’illégalité dont il se dit victime. Le requérant y prétend qu’une
irrégularité mise en œuvre et appliquée par l’autorité administrative lui fait du tort et qu’il faut
la faire cesser. La prétention originelle – ou principale pour reprendre la terminologie
précédente – n’est rien d’autre que la mise en œuvre d’un pouvoir négatif, concentré autour de
la cessation d’une violation de la légalité et de l’ordonnancement juridique. Le requérant agit
principalement devant le juge afin qu’il neutralise l’activité de l’administration et non pas
qu’il détermine précisément ses droits. Ce n’est que dans un second temps, une fois le constat
à propos de la légalité arrêté et dans un souci de bonne administration de la justice, que le
requérant s’est finalement vu offrir la possibilité de réclamer « quelque chose » en plus. La
tendance à développer au bénéfice des juges « le pouvoir de terminer pleinement les
litiges »102 a poussé le juge à la suite des pouvoirs législatifs et réglementaires, à reconnaître
aux requérants la possibilité d’adjoindre à la prétention principale concernant la légalité une
forme de conclusion additionnelle, dans le cas où l’illégalité serait confirmée. D’une certaine
manière, la nature profonde de ces voies de droit demeure défensive puisque toutes les
mesures positives qu’il est possible de réclamer ne renvoient qu’à une forme de requête
« accessoire » au cas où il serait répondu positivement à la première question. Au terme de ce
raisonnement, la nature véritable de ces procédures, commandée par celle de la prétention
principale dont est saisi le juge, demeure strictement défensive.
1388. Arrivés au bout de l’étude de ce second critère de nature à fonder les différentes
catégories des voies de droit juridictionnelles entre lesquelles l’on pourra assurer la répartition
de l’effet suspensif, il ne reste plus qu’à brièvement en présenter le contenu. Logiquement,
entreront dans la catégorie des procédures à vocation défensive toutes celles qui ambitionnent
de donner la possibilité aux requérants de défendre une prétention négative en souhaitant faire
cesser une illégalité. Par conséquent, l’on y retrouvera toutes les voies de droit dans lesquelles
la prétention principale du requérant n’est rien d’autre que la neutralisation, l’annulation, la
suspension, ou toute autre mesure de nature à mettre fin à l’activité administrative. Ainsi,
Abderrahmane : Rec. Leb., p. 1110 ; DA, 1994, n° 12 ,comm. n° 670, p. 17, obs. H. Toutée – CE, avis,
6 avril 2007, req. n° 293238, Douwens Prats : Rec. Leb., p. 153 ; DA, 2007, n° 6, comm. n° 89, p. 30, note
F. Melleray ; AJDA, 2007, p. 2049, note H. Rihal ; RDSS, 2007, n° 6, p. 1116, note A. Boujeka ; DA, 2007,
n° 10, comm. n° 144, p. 38, note E. Glaser.).
102
R. Chapus, op. cit., n° 266-2, p. 242.
690
peuvent être considérées comme poursuivant la première des modalités de neutralisation, à
savoir l’annulation, prétention négative par excellence, les voies de droit suivantes :
l’ensemble des procédures assimilées au contentieux de l’excès de pouvoir103 ;
en application de l’argumentation précédemment développée, le contentieux objectif
de pleine juridiction ;
les procédures de référés spécifiques au droit des étrangers104 ;
les procédures de référés qui prévalent en matière fiscale105 ;
le référé « évacuation des résidences mobiles »106.
1389. L’on retrouve ensuite, rattachées à la deuxième modalité énoncée, les voies de droit
permettant aux requérants de prétendre à la suspension de l’activité administrative, mesure qui
en annihile le contenu. Peuvent y être rangées les voies de droit suivantes :
le référé-suspension107 ;
le référé étude d’impact108 ;
le référé enquête publique109 ;
le référé-suspension des professionnels de santé110 ;
le référé-suspension en matière de communication électronique111.
103
L’on y retrouve au moins le recours en excès de pouvoir classique, le recours en déclaration d’inexistence qui
vise à établir qu’un acte est entaché d’une particulière gravité imposant qu’il soit réputé inexistant dans
l’ordonnancement juridique. L’on décide également d’y adjoindre le déféré préfectoral qui est traditionnellement
considéré par la haute juridiction administrative comme étant assimilé au recours en excès de pouvoir et ce, bien
que le débat doctrinal ait pu parfois trouver une résonance au sein de sa jurisprudence. V. dans le sens de cette
similitude du déféré et du recours en excès de pouvoir, CE, sect., 26 juill. 1991, req. n° 117717, Commune de
Sainte-Marie : Rec. Leb., p. 302 ; RFDA, 1991, p. 966, concl. H. Legal ; AJDA, 1991, p. 693, chron. Ch. Maugüé
et R. Schwartz – CE, 6 déc. 1999, req. n° 196403, Société Aubettes SA : Rec. Leb., p. 412 ; CJEG , 2000, p. 158,
concl. H. Savoie ; AJDA, 2000, p. 669, obs. S. Brotons. V. not. pour une opinion contraire de cette assimilation,
F. Melleray, Essai…, op. cit., p. 321.
104
Qui rassemblent le référé des refus d’entrée au titre de l’asile, la procédure de contestations des obligations de
quitter le territoire français ainsi que la procédure de contestation des arrêtés préfectoraux de reconduite à la
frontière, autant de voies de droit qui poursuivent l’annulation de mesures décidées par les autorités
administratives.
105
Qui rassemblent le référé fiscal permettant de contester le refus des garanties constituées par un contribuable
qui demande le sursis de paiement ou de contester les mesures conservatoires prises en ce sens par le comptable
ainsi que le référé « flagrance fiscale » permettant de mettre fin à une procédure de flagrance fiscale entamée à
l’encontre d’un contribuable.
106
Celui-ci vise à obtenir l’annulation d’une mise en demeure préfectorale d’évacuer une propriété sur laquelle
sont irrégulièrement installés des habitations mobiles, ou encore des caravanes.
107
Qui comme son nom l’indique, permet au requérant de poursuivre la suspension de l’exécution d’une décision
administrative. Il nous faut ici préciser que conformément à l’assimilation du déféré préfectoral à l’excès de
pouvoir, le « déféré-suspension » sera rattaché à la procédure classique du référé-suspension.
108
C’est une procédure qui vise à obtenir la suspension d’une décision autorisant ou approuvant un projet
d’aménagement qui n’a pas bénéficié de l’étude d’impact nécessaire.
109
C’est une procédure qui vise à obtenir la suspension d’une décision d’aménagement qui n’a pas bénéficié de
l’enquête publique rendue nécessaire par l’avis défavorable du commissaire-enquêteur.
110
Cette voie de droit permet aux professionnels de santé (chirurgien-dentiste, sage-femme ou même médecin)
d’obtenir la suspension de la sanction prise à leur encontre par le directeur général de l’agence régionale de santé
et qui les empêche d’exercer.
691
1390. Enfin, et l’on en aura fini avec les voies de droit dans lesquelles le requérant émet une
prétention négative, y entrent également toutes celles par lesquelles le juge est appelé, par tout
moyen, à mettre fin au déroulement d’une activité administrative. C’est évidemment le cas du
référé-liberté qui permet au requérant de poursuivre, par le biais du prononcé d’une mesure de
sauvegarde – qui pour sa part peut être positive –, de mettre fin à une situation où
« l’administration porte à une liberté fondamentale une atteinte grave et manifestement
illégale »112. Ce rattachement illustre, s’il était encore besoin, la différence entre la nature de
la prétention du requérant, ici profondément négative, et la nature des mesures qui peuvent
être prononcées par le juge. L’on retrouve également dans cette dernière sphère et sur la base
du même raisonnement, le référé « informatique et libertés » visant à faire cesser un
traitement liberticide. Ce dernier permet au requérant de poursuivre la cessation d’une
« atteinte grave et immédiate à des droits et libertés du fait de la mise en œuvre par
l’administration d’un traitement informatique ou de l’exploitation de données à caractère
personnel »113.
1391. Dans le second « volet » des voies de droit juridictionnelles, celles ayant une vocation
offensive à partir de l’analyse des prétentions qu’y poursuivent les requérants, établir une
nomenclature autour de quelques modalités génériques paraît largement plus complexe. Afin
d’éviter de devoir les énumérer dans le désordre, l’on essaiera de constituer des « groupes »
au sein desquels l’on pourra retrouver des prétentions positives types. Ainsi et en premier lieu,
font partie de cette catégorie offensive par laquelle le requérant poursuit une prétention
positive, toutes celles où il cherche à faire sanctionner son contradicteur. Il en est évidemment
ainsi :
du contentieux répressif, dit des contraventions de grande voirie114 ;
des référés contractuel et précontractuel115 ;
d’une partie du référé audiovisuel116.
111
Ici, c’est la stricte reprise de la procédure du référé-suspension qui est appliquée à un domaine particulier,
celui de la suspension de diverses décisions administratives adoptées par l’autorité de régulation des
communications électroniques et des postes.
112
O. Le Bot, Le guide…, op. cit., n° 230.09, p. 297.
113
Ibid., n° 770.10, p. 738.
114
Contentieux par lequel les autorités administratives cherchent à faire sanctionner les atteintes portées à
l’intégrité matérielle ou à la destination des dépendances protégées.
115
Ces deux procédures, qui ne se distinguent que par le moment auquel elles peuvent intervenir (après la
signature du contrat pour la première et avant celle-ci pour la seconde) permettent aux requérants qui peuvent
agir en ce sens, de prétendre à faire sanctionner, de diverses manières, les passations de contrats dans lesquelles
un manquement aux règles de publicité et de mise en concurrence a pu être décelé.
116
Celle qui, en vertu des articles 42 à 42-7 de la loi n° 86-1067 du 30 septembre 1986, permet au requérant de
réclamer au CSA qu’il adopte une sanction à l’égard, petite singularité, d’une personne privée qui ne respecterait
pas ses engagements.
692
1392. En deuxième lieu, font également partie de ces procédures à vocation offensive celles
dans lesquelles le requérant réclame qu’une mesure soit prise par la partie adverse en sa
faveur. Ce genre de procédures peut permettre au requérant de poursuivre l’adoption d’une
injonction « générale » ou l’adoption d’un comportement particulier. Le but ici n’y est rien
d’autre que de chercher à forcer son contradicteur à agir. Vont en ce sens :
la seconde partie du référé audiovisuel117 ;
le référé-Dalo ou « droit au logement118 ;
le référé provision et son « jumeau » le référé-provision réquisition119 ;
le référé injonction en matière de communication électronique120 ;
les référés sur saisine du défenseur des droits121 ;
le référé mesures-utiles122.
1393. En troisième lieu, entrent dans ce même champ des voies de droit offensives, toutes
celles par lesquelles le requérant poursuit une prétention qui n’aura que pour seul but de
prévenir une situation future. Dans un tel schéma, le requérant n’y agit pas pour « détruire »
un acte réalisé mais plutôt pour anticiper une situation litigieuse ou en faciliter la résolution.
Par-là, le requérant espère que le juge interviendra positivement en sa faveur en lui
reconnaissant par exemple un droit ou en lui permettant de recourir à une quelconque
expertise. S’inscrivent dans cette perspective :
le référé sécurité des immeubles à usage principal d’habitation123 ;
le référé immeuble menaçant ruine124 ;
117
Celle qui, en vertu de l’article 42-10 de la loi n° 86-1067 du 30 septembre 1986, permet au requérant de
demander au président de la Section du contentieux du Conseil d’État qu’il adopte certaines mesures.
118
Par cette voie de droit, les demandeurs de logement reconnus comme prioritaires par une commission
administrative spécialisée cherchent à contraindre l’État à remplir ses obligations en les logeant.
119
Ici, il est question de détenteurs d’une créance, qui résulte dans le cas de la seconde procédure d’une
réquisition par l’administration d’un citoyen quelconque, qui cherchent à obtenir, en provision, une partie ou la
totalité du montant de la créance qu’ils possèdent sur leur créancier.
120
Comme son nom l’indique, il s’agit ici d’une voie de droit qui permet au requérant, il s’agit ici du président
de l’autorité administrative indépendante qu’est l’autorité de régulation des communications électroniques et des
postes, de réclamer que le juge adresse des injonctions à certaines personnes privées ayant manqué à leurs
obligations.
121
L’on vise par cette expression deux voies de droit qui permettent au requérant, soit de pouvoir prétendre
obtenir du juge certaines informations soit de pouvoir obtenir de ce même juge l’autorisation d’accéder à certains
locaux, deux prétentions qui saisissent le juge d’une question éminemment positive.
122
Le référé-mesures utiles permet au requérant de prétendre à ce que le juge prononce toutes les mesures utiles
pour répondre à sa situation à la condition de ne pas porter atteinte à l’exécution d’une décision administrative.
Les prétentions, qui doivent être différentes de celles qui ont cours dans le cadre du référé-suspension et du
référé-liberté, ne peuvent, au vu de ces considérations, qu’être « positives ». D’ailleurs, elles permettent
généralement aux requérants d’afficher leurs prétentions à poursuivre la communication de documents ou
l’expulsion d’occupants sans titre du domaine public. Les requérants réclament donc une intervention active et
positive du juge administratif.
123
L’objet de cette procédure, ce qui constituera donc le cœur de la prétention du requérant, c’est la nomination
d’un expert afin qu’il intervienne dans le cadre d’une procédure municipale visant à prévenir un danger qui
touche un immeuble collectif à usage principal d’habitation.
693
le référé-constat125 ;
le référé-instruction126 ;
le référé « informatique et libertés » visant à prévenir la dissimulation ou la disparition
de données127.
1394. Enfin, et la présentation du contenu des deux catégories relevées sera ainsi complète,
entrent aussi dans la sphère des voies de droit « offensives » sans que l’on puisse effectuer à
leur égard une quelconque systématisation des procédures qu’il ne faut pas pour autant
négliger. D’abord, y figurent deux voies de droit quantitativement négligeables et qui
permettent au requérant de poursuivre des prétentions « positives » comme celle du déblocage
d’une suspension – c’est le référé-levée des consignations en matière environnementale – ou
de connaître le sens d’un acte administratif – c’est le recours direct en interprétation lorsqu’est
exigé un intérêt né et actuel. Par ces deux procédures, le requérant agit afin d’obtenir quelque
chose de positif du juge qui devrait servir à débloquer des situations litigieuses. Par
conséquent, ces recours ne peuvent être considérés que comme des voies de droit offensives.
Reste enfin la dernière voie de droit, qui est constituée par l’imposante voie du recours de
pleine juridiction. En effet, le requérant qui agit par ce biais demande au juge qu’il statue sur
ses droits, qu’il règle sa situation et enfin sa relation à l’administration, le tout en fonction du
droit applicable. Il exprime une prétention positive à l’égard du juge puisqu’il cherche à
obtenir de celui-ci qu’il fixe l’état de ses droits et de sa situation. Il n’est, là encore, pas
question pour lui, du moins à titre principal, de remettre en cause ce qui a été fait par les
autorités administratives mais plutôt de réclamer que soit prononcée « positivement » la
légalité. L’illégalité n’y est finalement qu’un moyen devant servir, par exemple, à justifier la
fixation positive des droits du requérant par le juge. L’ensemble des recours subjectifs de
pleine juridiction complète ainsi la catégorie des procédures offensives.
1395. Ainsi, il nous faut récapituler l’état du système de classification des recours que l’on
propose d’utiliser comme support à la distribution de l’effet suspensif envisagé. Dans un
124
Ici, le requérant poursuit du juge la désignation d’un expert afin qu’il intervienne, là encore dans le cadre
d’une procédure municipale destinée à prévenir un danger imminent qui touche un bâtiment menaçant ruine.
125
Cette voie de droit permet à un requérant de faire constater par le juge certains faits en vue de conserver
certains éléments de preuve pouvant servir dans le cadre d’un procès administratif. La prétention est donc
positive puisque le requérant cherche à obtenir du juge un « constat ».
126
Dans le cadre du référé-instruction ou expertise, le requérant prétend pouvoir obtenir du juge le prononcé de
mesures d’instruction ou d’expertise se rattachant là encore à un litige actuel ou éventuel. Le but est donc de
faire intervenir le juge positivement en vue d’un litige.
127
Cette procédure, calquée sur le référé mesures utiles permet au requérant de chercher à faire intervenir le juge
pour qu’il enjoigne à l’administration de s’abstenir de dissimuler ou faire disparaître certaines données. Ainsi,
même si la mesure peut être négative puisque le requérant poursuit une paralysie de l’activité administrative, l’on
considère que la prétention est offensive dans la mesure où l’on cherche à faire donner un ordre à
l’administration pour lui dicter le comportement à tenir.
694
premier temps, l’on a pu analyser la situation des requérants en considérant que certaines
voies de droit les amenaient à se présenter démunis de toute protection juridictionnelle. Ce
critère nous a alors conduit à faire la distinction entre les voies de recours où les protagonistes
avaient déjà pu bénéficier de l’édiction par son interprète officiel du principe de légalité et les
autres voies de droit où le requérant est justement à la recherche de cette protection originelle.
Au sein de ces dernières, l’on vient de distinguer deux nouveaux types de voies de droit à
partir cette fois de l’analyse du sens de l’intervention juridictionnelle réclamée par le
requérant ou pour le dire autrement, de la nature de la prétention qu’il exprime. S’opposent
ainsi les voies de droit dont la dimension est offensive dans lesquelles le requérant poursuit
des prétentions positives et celles qualifiées de défensives où ce dernier ne fait que
poursuivre, à l’inverse, des prétentions négatives. Pourtant déjà complexe, le système ainsi
conçu n’est pas encore achevé, une dernière dichotomie restant à introduire pour parfaire
l’analyse théorique et abstraite de la situation contentieuse : au-delà de la seule analyse de la
nature du contentieux qui nous a jusque-là occupé, la nature des actes concernés doit dans un
second temps, permettre d’aiguiller les voies de droit prenant part au système (B).
128
P. Delvolvé, L’acte administratif, 1983, Paris, Sirey, Droit public, p. 11.
129
M. Hauriou, Précis de droit administratif et de droit public à l’usage des étudiants en licence (2 ème et
3 années) et en doctorat ès sciences politiques , 11ème éd., 1927, Paris, Société anonyme du Recueil Sirey,
ème
695
1397. Les voies de droit ouvertes devant les juridictions administratives permettent donc aux
requérants de s’opposer à la volonté130 exprimée par les autorités administratives et véhiculée
par le biais des actes administratifs. D’ailleurs, le fait que l’exigence d’une décision préalable
de nature à lier le contentieux soit érigée en condition de recevabilité à part entière des
recours juridictionnels131 démontre, si besoin était, que le juge ne peut être saisi qu’à propos
d’une manifestation de volonté des autorités132. Les voies de droit entre lesquelles l’on
propose de partager l’application de l’effet suspensif tendent pour l’essentiel133 à contester des
actes adoptés par les autorités administratives qui comportent une décision. On l’a dit, la
nature de la situation contentieuse est le résultat de la conjonction des différents liens et des
différentes relations que le litige fait naître. En sus de la situation des parties – et
particulièrement du requérant – ou de la nature de la prétention dont est saisi le juge
administratif, la nature de l’acte que conteste le requérant influence elle aussi grandement
l’analyse que l’on peut faire de la situation contentieuse.
1398. Traiter le contentieux administratif comme la contestation de la légalité d’un acte
administratif par un requérant fait parfois oublier toute la diversité que cette expression en
apparence évidente de « l’acte administratif » comporte. Ces actes ne sont effectivement une
catégorie homogène qu’au regard des précédents éléments de définition établis et qui
permettent de les identifier. Tous manifestent finalement une volonté de la part des autorités
administratives ayant au bout du compte vocation à produire des effets de droit. Cependant,
au-delà de ces données, le contenu, la forme ou le sens des actes administratifs peuvent
largement varier. Cette grande diversité est de nature à rejaillir sur les caractéristiques de la
p. 358. Certes, le doyen Hauriou, en rajoutant à cette assertion l’idée d’une exécution d’office, évoquait la notion
de décision exécutoire. Cependant, et en suivant en cela le professeur Delvolvé, l’on peut voir dans cette
assimilation une forme de confusion regrettable entre les deux notions. La suppression de la référence à
l’exécution d’office permet donc de ne rester centré que sur la notion d’acte administratif qui rejoint donc en
grande partie la définition classique du professeur Delvolvé.
130
Parfois, et d’une manière quelque peu paradoxale, la volonté des autorités administratives résulte de leur
absence de manifestation de volonté. Ainsi, l’on considère que l’absence de volonté maintenue durant un certain
laps de temps exprime, au bout du compte, une volonté de la part des autorités administratives. C’est ainsi que
du silence de l’administration peuvent naître, au bout d’un certain temps et de manière implicite, des actes
administratifs.
131
Aujourd’hui, cette règle de l’exigence de la décision préalable est formulée à l’article R. 421-1 du Code de
justice administrative.
132
L’on ne dit pas pour autant que toutes les manifestations de volonté de la part des autorités administratives
peuvent être déférées devant le juge. Encore faut-il effectivement, qu’elles aient un caractère décisoire.
133
Il est clair que certaines procédures retenues ne visent pas à contester une décision adoptée par
l’administration. C’est notamment le cas de certaines voies de droit offensives dans lesquelles le requérant
poursuit l’obtention d’une mesure positive telle que la nomination d’un expert. Dans ces cas en effet, il n’y pas
d’acte à proprement parler qui soit contesté impliquant que la distinction selon la nature des actes concernés n’ait
à proprement parler aucun intérêt. Cet écueil, qu’il n’est pas question pour nous d’ignorer, sera compensé par le
fait que, nous le verrons, l’effet suspensif sera catégoriquement écarté de ces procédures dites offensives,
l’intérêt à la suspension ne s’y rencontrant pas pour le requérant. De plus, l’on pourrait également dire que pour
les quelques voies de droit qui ne visent pas à s’opposer de quelque manière que ce soit à un acte administratif,
la question de l’effet suspensif ne se pose alors même pas.
696
situation contentieuse qu’est susceptible d’engendrer le dépôt de la requête. À titre d’exemple,
celle-ci sera différente selon que l’acte contesté exprime un refus ou une acceptation : le
requérant, ses prétentions, le rôle du juge ou encore les éléments qui pourront peser sur le
contenu de la décision à prendre pourront se trouver profondément modifiés en fonction de la
nature de l’acte contesté. Cette question de la nature des actes mis en cause par les voies de
droit juridictionnelles est ainsi susceptible d’influencer autant la situation contentieuse qui en
résulte que leurs caractéristiques procédurales.
1399. Par conséquent, il nous faut dans ce cadre sélectionner le trait des actes administratifs
qui est le plus à même d’influencer la possibilité ou non d’attacher un effet suspensif aux
recours exercés à leur encontre. Dans cette perspective, l’on peut, en accord avec la
classification principale qui s’applique aux actes administratifs, s’intéresser à la
caractéristique du public visé par ceux-ci. De manière traditionnelle, et il faut bien le dire
quelque peu grossière134, les actes administratifs se répartissent à partir de ce raisonnement
entre les actes réglementaires et les actes individuels. Si l’on verra par la suite que la
dichotomie n’est pas si radicale, l’on peut néanmoins la résumer en détaillant à la fois son
critère et ses potentielles répercussions contentieuses. Tout d’abord, l’idée de retenir la
caractéristique du public visé par l’acte dont on se demande si le recours qui le concerne doit
provoquer la suspension de son exécution se justifie. Puisque l’enjeu d’une telle
caractéristique est de figer la situation litigieuse, le champ de l’acte comme l’étendue du
public auquel il se destine figurent parmi les éléments qu’il semble essentiel de prendre en
compte dans la réflexion qui nous mobilise. En effet, selon le public visé par l’acte contesté,
le contentieux ouvrira, plus ou moins, une relation individualisée entre les parties similaire à
celle qui existe entre le requérant et la décision. C’est la nature donc individuelle ou non de la
relation qui peut exister entre le requérant et l’acte qu’il conteste qui modifiera les
caractéristiques de la situation contentieuse au point de pouvoir décider de l’application, ou
non, de la modalité de l’effet suspensif. Mais avant d’aller plus en avant sur ce point, il est
nécessaire de préciser la conception retenue du contenu de la classification des actes
administratifs.
1400. Traditionnellement, ces actes sont répartis dans diverses catégories selon qu’ils visent
une ou plusieurs personnes spécialement identifiées ou qu’ils concernent au contraire
134
Derrière cette apparente simplicité se cache effectivement une relative complexité que certains n’ont pas
hésité à relever. Par exemple, l’on a pu lire à son propos que « la distinction des actes réglementaires et des actes
qui ne méritent pas ce qualificatif est aussi importante que malaisée à effectuer. C’est une sorte d’arbre
généalogique où la branche aînée est clairement discernable, mais où l’autre ligne se fragmente en sous-classes
d’ascendance quelque peu incertaine » (J. Moreau, Droit administratif, 1989, Paris, PUF, Droit fondamental,
p. 159).
697
l’ensemble d’une catégorie juridique qui peut même aller jusqu’à se confondre avec
l’ensemble de la société. Ce schéma reprend très clairement l’opposition entre les actes dits
réglementaires et ceux qualifiés d’individuels, distinction traditionnelle qui possède une
importance centrale en droit administratif, certains en faisant même un pilier135 de cette
matière. Certains actes, qualifiés de réglementaires, s’adressent à un public non défini et
peuvent être considérés, toutes proportions gardées, comme ayant une fonction se rapprochant
sensiblement de celle des lois. Les règlements permettent, sur cette base, d’organiser
l’ensemble des rapports susceptibles d’exister au sein de la société. C’est en premier lieu en
édictant de tels actes, réglementaires donc, que les autorités peuvent mener à bien leur
mission de direction et d’organisation de la société.
1401. Cette fonction est en grande partie le résultat de l’une de leurs caractéristiques
majeures et renvoie essentiellement à sa généralité ou, pour le dire autrement, au caractère
impersonnel de la norme qu’il comporte. Ainsi, « l’acte réglementaire n’est au fond qu’une
règle de droit : décréter une règle signifie déterminer ou créer le droit pour toute personne
ayant les traits caractéristiques fixés à l’avance d’une façon générale »136. Mieux qu’un critère
quantitatif qu’il est possible de mal comprendre, c’est l’abstraction du public auquel l’acte
s’adresse qui permet d’identifier un acte comme réglementaire. L’idée qu’il faut en retenir,
c’est que l’acte réglementaire, en portant une norme générale et impersonnelle, « touche les
individus dans la qualité de membres d’un milieu juridique. Les administrés sont atteints en
raison de l’affiliation spéciale qui les relie à une organisation. Le critère nominatif, quantitatif
n’est plus d’aucun intérêt. Le fait essentiel n’est pas que le pouvoir administratif s’exerce sur
un certain nombre d’individus, mais sur une catégorie d’individus qui perdent leur
individualité au profit d’une société plus ou moins restreinte »137. Pour le dire autrement et
bien insister sur ce point, l’acte réglementaire s’identifie par la nature de la norme qu’il
comporte, norme qui est « destinée à régir la conduite définie a priori et de manière abstraite
d’une catégorie d’individus extraite abstraitement du corps social »138.
1402. A contrario, l’acte individuel assure de son côté la création d’une véritable norme, à la
différence remarquable que celle-ci vise des destinataires précisément et nommément
identifiés : « il ne se contente pas d’appliquer une règle plus générale, il la traduit
135
J. Rigaud, « concl sur CE, 19 nov. 1965, Delattre-Floury », JCP , 1966, II, n° 14697.
136
M. Stassinopoulos, Traité des actes administratifs, 1973, Paris, LGDJ, Collection de l’institut français
d’Athènes, t. 82, préf. R. Cassin, rééd. 1954, p. 65.
137
J.-M. Rainaud, La distinction de l’acte réglementaire et de l’acte individuel, 1966, Paris, LGDJ, Bibliothèque
de droit public, t. 73, p. 7.
138
M. Hecquard-Théron, Essai sur la notion de réglementation , 1977, Paris, LGDJ, Bibliothèque de droit public,
t. 126, préf. J.-A. Mazères, p. 31.
698
concrètement, l’adapte à tel ou tel cas particulier ; il prescrit, permet une certaine conduite à
tel ou tel individu, crée une situation subjective, génératrice de droits et d’obligations
individualisés »139. Le rapport personnel et par conséquent individuel que crée l’acte
administratif est pour beaucoup lié au fait que les destinataires soient nommément désignés
par les autorités. Un tel acte est finalement adopté en considération des personnes visées ce
qui sera de nature à modifier considérablement leur rapport à l’acte et au contentieux. C’est
« cette désignation, cette rupture de l’anonymat qui justifient la qualification d’acte individuel
et par là même la négation du caractère général et impersonnel de l’acte. […] Il y a donc une
confirmation de ce qui avait été dégagé pour les actes réglementaires ; le critère de distinction
entre les actes ne saurait être quantitatif, il est seulement qualitatif »140.
1403. Cette « impression » est notamment appuyée par le fait que derrière cette appellation
des actes individuels, l’on ne retrouve pas uniquement des décisions qui ne touchent qu’une
seule et unique personne. La catégorie des actes individuels ne doit pas tromper du fait de sa
seule dénomination : elle contient des décisions qui sont individuelles au sens courant du
terme et des décisions dites collectives qui, tout en concernant un public précisément identifié,
reste plus nombreux que celui constitué d’une seule personne. Ainsi, « la décision collective
ne saurait alimenter une nouvelle catégorie d’actes administratifs. Celle-ci n’est qu’une
variété de la décision individuelle »141 qui intéresse simplement un « ensemble de personnes
nommément désignées »142.
1404. L’autre pôle traditionnel de cette « famille » des actes « individuels »143, est ainsi
constitué de ceux dont les destinataires se limitent à un cercle nommément identifié de
personnes. Par conséquent, ces actes individuels qui touchent plusieurs personnes n’ont
évidemment ni la même fonction ni le même impact « social ». Malgré tout, cette différence
n’influence en rien notre raisonnement puisqu’il ne s’intéresse en rien à l’impact des décisions
contestées sur la situation des requérants. Il n’a en effet jamais été question de faire de cet
élément le critère de la distinction des voies de droit. Ce refus se justifie d’autant plus que le
simple fait pour le requérant de déposer un recours juridictionnel suffit à démontrer que l’acte
dont il y est question possède une incidence non négligeable sur sa situation. Le sens de la
démarche que l’on retient s’inscrit plutôt dans la prise en compte de la nature de la situation
que les actes font naître au niveau non contentieux, hors des seules sphères juridictionnelles.
139
I. Poirot-Mazères, « Les décisions d’espèce », RDP , 1992, p. 493.
140
M.-Ch. Bergerès, « Les actes non réglementaires », AJDA, 1980, p. 13.
141
Ibid., p. 7.
142
I. Poirot-Mazères, op. cit., p. 502.
143
Cette classe comprend les décisions individuelles comme les décisions collectives.
699
C’est l’existence d’une relation individualisée entre les parties ainsi qu’entre le requérant et
l’acte qui permettra alors de répartir la caractéristique de l’effet suspensif en fonction de la
nature de l’acte contesté.
1405. Seulement, l’apparente simplicité avec laquelle l’on vient de séparer les actes
administratifs entre deux sphères selon qu’ils désignent ou non nommément le public qu’ils
visent ne doit pas nous aveugler. Si le raisonnement suivi jusque-là fut assez limpide, il ne
faut pas ignorer qu’une analyse poussée de la nature des actes administratifs peut faire
apparaître d’autres types d’actes que les deux que l’on vient de mentionner. Ainsi, selon
certains, « la summa divisio des actes de droit administratif oppose une catégorie relativement
bien déterminée à un assemblage d’actes dont le dénominateur commun est de ne pas être des
actes réglementaires »144. Ce type de raisonnement s’explique par le fait que la classification
des actes administratifs ne se ramène pas à la seule juxtaposition des règlements et des actes
individuels. Au sein de cette forme de classification, le spectre d’une grande diversité laisse
apparaître des actes qui ont par exemple pu être qualifiés comme étant sui generis145.
1406. Longtemps, confrontée à ce qu’elle ne réussissait pas à ranger convenablement dans
l’opposition traditionnelle, la doctrine s’est contentée de traiter « d’actes non réglementaires »
pour conserver la classification bipartite et intégrer toute la variété des actes dans une seule et
même catégorie. Seulement, « la démarche intellectuelle qui préside à la qualification des
actes non réglementaires est simplificatrice, voire mutilante. L’élément privilégié de référence
devient l’acte réglementaire. Il suffit de dégager le ou les critères de ce type d’actes pour
obtenir une classification en deux termes qui sera nécessairement homogène mais artificielle.
Mais force est de constater que cette simplification n’est qu’apparente car le régime juridique
des actes administratifs est largement guidé par l’opposition des actes administratifs
individuels »146. Pour aller dans le même sens et de manière certainement pessimiste, certains
n’ont pas hésité à affirmer qu’il « n’existe pas un critère général et unique permettant de
144
I. Poirot-Mazères, op. cit., p. 454.
145
Il peut ici être dressé une liste, non exhaustive, de tels actes : les arrêtés constituant une commission de
remembrement (CE, sect., 19 nov. 1965, req. n° 60647, Époux Delattre-Floury : Rec. Leb., p. 623 ; AJDA, 1966,
p. 40, note J.-P. Puissochet et J.-Ph. Lecat) ; les déclarations d’utilité publique (CE, ass., 10 mai 1968, req.
n° 71583, Commune de Broves : Rec. Leb., p. 297, concl. A. Dutheillet de Lamothe ; AJDA, 1968, p. 455, note
J. Massot et J.-L. Dewost ; RDP , 1968, p. 1079, note M. Waline ; CJEG , 1968, J., p. 151, note P. Magnier) ; les
décisions de découpage des circonscriptions électorales (CE, sect., 30 nov. 1990, req. n° 103889, Association
« Les Verts » : Rec. Leb., p. 339 ; AJDA, 1991, p. 114, chron. E. Honorat et R. Schwartz ; RFDA, 1991, p. 571,
concl. M. Pochard) ; les décrets authentifiant les chiffres de la population issus du recensement (CE,
31 oct. 2014, req. n° 377349, 377389, 378808, 380107, 380108, 380109, 380111, 381179, 382541 et 382979,
Département des Hauts-de-Seine et autres : Rec. Leb., pp. 489, 539, 678 et 819) ; les décisions portant
reclassement d’une section de route nationale dans la voirie d’une collectivité territoriale ; les arrêtés ministériels
autorisant l’ouverture d’un concours (CE, 27 juin 2011, req. n° 340164, Association Sauvons l’université et
autres : Rec. Leb., pp. 725, 849 et 1062 ; DA, 2011, n° 10, comm. n° 87, p. 49, note F. Melleray).
146
M.-Ch. Bergerès, op. cit., p. 4.
700
distinguer aisément un acte réglementaire d’un acte qui ne l’est pas »147. La classification
traditionnelle des actes administratifs risquait donc d’apparaître confuse entre ceux qui
peuvent être qualifiés de réglementaires et ceux qui ne le peuvent pas, au point que certains
commissaires du gouvernement aient proposé d’adopter une classification tripartite148.
1407. Cette problématique s’est notamment posée lorsque la question de la nature juridique
de la déclaration d’utilité publique a pris de l’épaisseur149. Cet acte qualifié par la doctrine
comme appartenant à une catégorie « sui generis »150 a forcé le juge administratif à se pencher
sur cette troisième catégorie d’actes. Dans un premier temps, saisi de la question de savoir si
un tel acte était soumis à l’obligation de motivation introduite par la loi du 11 juillet 1979, le
juge administratif a refusé à la déclaration d’utilité publique « le caractère d’une décision
administrative individuelle »151. Or, il avait au préalable également refusé à ce même type de
décision la qualification d’acte réglementaire dans une affaire où un fonctionnaire, bénéficiant
d’une délégation du préfet pour signer en son nom tout acte à l’exception des dispositions
réglementaires, avait pu signer une déclaration d’utilité publique152. Ni acte réglementaire, ni
acte individuel, la déclaration d’utilité publique ouvrait logiquement la voie à la création
d’une troisième catégorie d’actes administratifs.
1408. Aujourd’hui, la question ne se pose plus dans la mesure où le Code des relations entre
le public et l’administration règle désormais la question par le biais de son article L. 200-1.
Dans le cadre des actes unilatéraux décisoires, ceux qu’il est possible de contester par le biais
de recours et qui par conséquent nous intéressent, le Code prévoit leur rangement entre trois
catégories : en sus des deux classes traditionnelles d’actes administratifs, donc individuels et
réglementaires, le Code rassemble au sein d’un même groupe « les autres actes décisoires non
réglementaires » ou, expression synonyme, les « décisions ni réglementaires ni
individuelles ». Cette consécration officielle tranche enfin la question de l’existence de cette
147
J.-L. Dewost et R. Denoix de Saint-Marc, « Chronique générale de jurisprudence administrative française »,
AJDA, 1969, p. 428.
148
O. Dutheillet de Lamothe, « concl. sur CE, 10 mai 1968, Commune de Broves », Rec. Leb., p. 297 ; J. Vught,
« concl. sur CE, 8 janv. 1971, U.R.S.S.A.F. des Alpes-Maritimes », Rec. Leb., p. 11.
149
V. sur ce point, CE, sect., 29 juin 1951, req. n° 95155, Sieur Lavandier et autres : Rec. Leb., p. 380 – CE,
20 déc. 1963, req. n° 59005, Demoiselle du Halgouet : AJDA, 1964, p. 383, obs. P. Laporte – CE, 20 mars 1968,
req. n° 70371, Dame Veuve Guillaume et autres : Rec. Leb., pp. 817, 823, 824, 825, 839, 971, 972 et 1076.
150
J. Massot et J.-L. Dewost, « Chronique générale de jurisprudence administrative française », AJDA, 1968,
p. 456.
151
CE, 11 févr. 1983, req. n° 41233, Commune de Guidel : Rec. Leb., p. 54 ; AJDA, 1983, p. 296, chron.
B. Lasserre et J.-M. Delarue ; D., 1984, I.R., p. 194 – CE, 6 mars 1987, req. n° 56537, Ministre de l’intérieur et
de la décentralisation c/ Commune de Saint-Egrève – CE, 27 juill. 1988, req. n° 80020, Association de défense
des riverains des contournements routiers de Colmar – CE, 7 nov. 1990, req. n° 89123, Ministre de l’industrie et
de l’aménagement du territoire c/ Butant : Rec. Leb., p. 545 ; CJEG , 1991, p. 67, note G. Gonzalez.
152
CE, sect., 29 juin 1951, req. n° 95155, Sieur Lavandier et autres, op. cit. – CE, 20 déc. 1963, req. n° 59005,
Demoiselle du Halgouet, op. cit. – CE, 20 mars 1968, req. n° 70371, Dame Veuve Guillaume et autres , op. cit.
701
troisième catégorie sans régler le caractère vaporeux de son contenu, mais aussi de sa
dénomination. Sur ce dernier point, le professeur Petit lui préfère par exemple encore
l’expression de « décisions d’espèce »153 plus laconique à son goût. Cette impression quelque
peu confuse est notamment renforcée par le fait que le Conseil d’État fait pour sa part
« référence à des actes non réglementaires qu’il prend soin de distinguer des actes individuels
ou collectifs »154.
1409. Notre volonté de dissocier les caractéristiques procédurales des voies de droit en
fonction de la nature des actes dont elles sont le support de la contestation doit nous amener à
nous pencher plus spécifiquement sur le contenu de cette troisième catégorie. Ce n’est qu’à ce
prix qu’il sera alors possible de proposer une répartition exhaustive des procédures étudiées.
Pour ce faire, l’on aurait pu envisager dans un accès de facilité la séparation des actes
administratifs entre les catégories des actes réglementaires et de ceux non réglementaires, ces
derniers étant censés rassembler autant les actes individuels et collectifs que la grande
diversité de ce que l’on qualifiera ici comme les décisions d’espèce. Le problème d’un tel
schéma, qui a pourtant le mérite d’engendrer une forme de simplicité, est que la classe des
actes non réglementaires est trop imprécise et hétérogène. En effet, « la catégorie des actes
auxquels celui-ci155 est refusé est vaste et nécessairement hétérogène. Le terme non
réglementaire renvoie à tant de significations différentes que l’on ne peut le définir autrement
que par sa négativité »156. C’est là le deuxième inconvénient de cette approche par laquelle
l’on se trouve forcé de définir tout un ensemble d’actes par ce qu’ils ne sont pas. Leur
identification est par conséquent le fruit d’une démarche négative : sont des actes non
réglementaires tous ceux qui ne peuvent être ainsi qualifiés. Dès lors, l’élément de référence
devient forcément l’acte réglementaire « mais la classification qui résulte d’une telle
démarche intellectuelle est nécessairement simplificatrice, opposant, sans justification autre
que fonctionnelle, deux catégories, l’une positivement qualifiée, l’autre négativement
appréhendée, cette dernière n’ayant d’autre cohérence que sa négativité même. Cette
présentation classique, dégagée des solutions jurisprudentielles, ne permet pas de donner une
définition satisfaisante ni de l’une de l’autre »157. En outre, cette qualification des actes non
153
J. Petit, « L’entrée en vigueur des actes administratifs dans le Code des relations entre le public et
l’administration », AJDA, 2015, p. 2434.
154
I. Poirot-Mazères, op. cit., p. 444.
155
En l’occurrence, le qualificatif d’acte réglementaire.
156
Ibid., p. 447.
157
I. Poirot-Mazères, op. cit., p. 445. Le président Odent reconnaissait d’ailleurs lui-même, après avoir défini les
critères d’identification des actes réglementaires, que la distinction n’était pour autant pas si franche que cela
pouvait paraître. Ainsi, après avoir déterminé que les actes non réglementaires étaient considérés ainsi en ce que
les critères de la généralité, du caractère impersonnel et de sa permanence lui faisaient défaut, il reconnaissait
702
réglementaires suffit pour l’essentiel « à justifier des prises de position uniquement pratiques,
la mise à l’écart des règles propres aux actes réglementaires »158. Ainsi, la reconnaissance
d’une telle nature « non réglementaire » ne paraît pas être une solution convenable, que ce soit
du fait de ses motivations, de son contenu ou bien encore de sa définition.
1410. Ce constat aurait pu finalement nous amener à nier l’existence de cette troisième
catégorie d’actes administratifs, et ce, dans le seul but de faciliter la présentation du système
de répartition des voies de droit. Cette position aurait pu être justifiée par la complexité de son
identification qui revient à complexifier largement un schéma dont la vocation est avant toute
chose pratique. Ainsi, l’on pourrait reprendre à notre compte l’idée qu’il serait inutile
d’ajouter de la confusion « en dégageant une nouvelle catégorie d’actes administratifs qui
prendrait, de par son régime juridique mixte, nécessairement place entre les deux catégories
traditionnelles aux frontières indécises »159. Seulement, cette nouvelle classe possède une
existence officielle consacrée à la fois par la jurisprudence et par le Code des relations entre le
public et l’administration. Ce constat impose par conséquent de l’étudier afin, on le répète, de
constituer le schéma le plus exhaustif possible. Pour autant, dans l’appréhension de cette
catégorie, l’on se refusera à adopter la posture négative déjà évoquée et traditionnellement
défendue160 qui passe par le rejet des qualifications réglementaires et individuelles.
1411. Cette position nous impose de facto d’adopter une approche positive de cette catégorie
d’actes qu’il est impossible de ranger dans l’un des deux pôles traditionnels de la répartition
bipartite. Par conséquent, il nous faut accepter que « l’acte particulier relève d’une autre
logique que celle qui préside à la distinction acte réglementaire, acte individuel ou collectif.
La démarche d’identification doit adopter cette logique différente et pour ce faire, doit
chercher à définir non pas l’acte “non réglementaire”, mais l’acte “particulier” ou “décision
d’espèce” tel qu’il existe par lui-même »161. Dans cette entreprise, l’on précise
immédiatement que parmi les nombreux synonymes qui renvoient à la même notion, l’on
qu’ils ne sont pas faciles à manier et qu’il peut parfois exister une sorte de zone grise entre les deux catégories.
V. en ce sens, R. Odent, Contentieux administratif, t. 1, 2007, Paris, Dalloz, préf. R. Denoix de Saint Marc, rééd.
1981, p. 246.
158
I. Poirot-Mazères, op. cit., p. 445.
159
M.-Ch. Bergerès, op. cit., p. 18.
160
Cette dernière peut se résumer en ces termes : « l’acte particulier est identifié comme celui qui, d’une part, n’a
pas un contenu normatif, c’est-à-dire ne pose pas de règle générale, impersonnelle et autonome et, d’autre part,
n’a pas pour objet l’organisation d’un service public, critères traditionnels de l’acte réglementaire.
Symétriquement, l’acte particulier est distingué de l’acte individuel, parce qu’il n’a pas de destinataires
nommément désignés et n’a pas le caractère acquisitif. Ayant admis le principe que les décisions sui generis sont
dans leur grande majorité celles qui ne répondent ni aux critères de l’acte réglementaire ni à ceux de l’acte
individuel, il suffit dès lors d’établir la liste des actes qui selon l’ordre administratif, n’obéissent pas à ces
critères. Dans cette optique, la distinction se présente comme une simple énumération qui ne saurait être
exhaustive et apparaît uniquement comme une suite d’exemples ». V. en ce sens, I. Poirot-Mazères, op. cit.,
p. 472.
161
I. Poirot-Mazères, op. cit., p. 479.
703
retiendra le terme de décisions d’espèce162 qui semble être à la fois le plus courant et le plus
adapté à la situation.
1412. Certains n’hésitent pas à identifier les décisions d’espèce à l’aide de la mixité de leur
régime juridique, qui emprunte autant à celui des actes réglementaires qu’à celui des actes
individuels. En effet, comme les actes réglementaires, les décisions d’espèce ne sont pas
soumises à l’obligation de motivation, ne créent pas de droits acquis et entrent en vigueur à la
suite d’une publication. Néanmoins, comme les actes individuels, la possibilité de soulever à
leur encontre une exception d’illégalité est temporaire et leur adoption par un ministre n’ouvre
pas la compétence en premier et dernier ressort du Conseil d’État. La méthode ainsi présentée,
pourtant séduisante, nous paraît devoir être écartée parce qu’elle revient à inverser le
processus logique de l’identification de ces décisions. Qualifier un acte à partir de son régime
juridique, c’est faire de la conséquence – l’application d’un régime juridique spécifique – de
l’opération de qualification sa cause. En outre, le but de l’appréhension entreprise de la nature
des actes administratifs, c’est-à-dire la prise en compte de leur incidence sur les
caractéristiques de la situation contentieuse, nous « impose » de nous intéresser
rigoureusement à leur substance véritable. Par conséquent, il nous faut nous écarter de la
position défendue par le professeur Melleray selon lequel la décision d’espèce est « un sous-
ensemble de décisions impersonnelles et non une tierce catégorie à mi-chemin entre décisions
réglementaires et individuelles »163.
1413. Dans la droite ligne de certains travaux, l’on peut apprécier les décisions d’espèce au
regard de deux caractéristiques qui, par leur présence, sont de nature à justifier l’application
de leur régime juridique particulier. Ainsi, ce serait la conjonction de la nature de la norme
portée par les décisions d’espèce associée à leur « cible » qui permettrait d’appréhender leur
nature si particulière. Pour en résumer l’idée et ne pas surcharger le travail entamé, l’on peut
considérer que les décisions d’espèce renferment une simple norme d’application impliquant
qu’elles ne créent ni droits ni obligations. Elles se contentent simplement de renvoyer à une
autre norme dans laquelle seront contenues ces prescriptions. La décision d’espèce n’a donc
aucun pouvoir de création d’une norme ou de toute autre forme d’obligation juridique, son but
n’étant que d’appliquer un régime juridique préexistant. Il reste encore à savoir à qui est
destinée cette volonté d’apposer une telle norme : sur ce second point, disons clairement
qu’aucun sujet de droit n’est identifié par la décision d’espèce. Simplement, l’acte
162
C’est notamment celui retenu par le professeur Seiller. V. en ce sens, B. Seiller, « Acte administratif :
identification », Rép. Cont. Adm., oct. 2015, Dalloz, n° 392 et s.
163
F. Melleray, « Les apports du CRPA à la théorie de l’acte administratif unilatéral », AJDA, 2015, p. 2493.
704
administratif considéré comme une décision d’espèce ne désignera personne nommément
parce qu’il a vocation à s’appliquer à une situation, un territoire ou encore un bien. En cela,
on peut parler de norme « a-personnelle » ce qui permet de la distinguer de la norme
impersonnelle caractéristique de l’acte réglementaire. En bref, l’on peut dire à leur propos que
« ne visant directement aucun sujet, la considération de l’individualité des personnes
concernées n’est d’aucun secours pour leur identification ; se bornant à l’application d’une
norme préétablie, elles ne sont que des fragments de normes par rapport à l’élément
objectif »164.
1414. À partir de là, il est possible d’affirmer que les décisions d’espèce matérialisent l’étape
d’une opération ou d’un processus juridique. Elles font le lien entre la création d’une règle
générale, d’un régime juridique qui crée des droits et des obligations, et les situations ou les
biens auxquels il sera susceptible de s’appliquer. Elles ont en définitive pour vocation de
décider « l'application d'une norme générale préexistante »165 qui n’est destinée à personne
qu’il est possible d’identifier mais qui concerne au contraire une situation ou un bien dans le
but affiché de rendre ensuite possible l’édiction d’actes individuels de concrétisation. En cela,
les décisions d’espèce peuvent être rapprochées de l’acte réglementaire dont la généralité se
caractérise « par le fait que son objet est défini sans considération pour les personnes qui
devront le respecter »166. En outre, l’on peut également le rapprocher de la notion, telle que
matérialisée par Duguit, d’acte condition. Cela serait en outre logique tant les autres éléments
de sa classification tripartite collent aux deux autres pôles de la dichotomie traditionnelle :
l’acte subjectif peut être assimilé, même artificiellement, à l’acte individuel, et de la même
manière l’acte-règle à l’acte réglementaire ce qui pu amener à se demander si la troisième
catégorie ne renvoyait pas pour sa part à celle de l’acte condition. Les critères évoqués pour
caractériser les décisions d’espèce s’inscrivent en plus parfaitement dans cette optique, à la
condition néanmoins d’y apporter quelques précisions : « la référence à l’acte condition ne se
conçoit qu’au niveau de l’examen des situations juridiques. Ce niveau d’analyse doit être
complété, pour dégager la spécificité des décisions d’espèce, par la considération de la portée
juridique de l’acte, acte sans destinataires directs. Au total, si les notions d’acte condition et
de décision d’espèce coïncident parfois, elles n’en doivent pas moins être soigneusement
distinguées »167. Par conséquent, l’on peut conclure en retenant que les décisions d’espèce
164
I. Poirot-Mazères, op. cit., p. 488.
165
B. Seiller, « Acte administratif : identification », Rép. Cont. Adm., op. cit., n° 392.
166
Ibid., n° 376.
167
I. Poirot-Mazères, op. cit., p. 496.
705
sont formées d’un acte d’application d’une norme préétablie qui n’est directement adressée à
personne puisque ses potentiels destinataires se trouvent dans une ignorance totale ou quasi
physique168 de celui-ci.
1415. Dans l’optique de la perspective de la démonstration poursuivie, il nous faut tirer les
conséquences de cette nature particulière des décisions d’espèce sur les situations
contentieuses qu’elles concernent. Dans un tel cadre, l’absence de destinataires directs d’une
décision d’espèce implique que la relation susceptible d’exister entre les parties comme celle
entre le requérant et l’acte contesté ne seront pas individualisées. Au contraire, cette absence
de destinataires directs ou indirects tend à les rapprocher des rapports contentieux nés de la
contestation d’actes réglementaires, ceux-là mêmes qui introduisent une distance entre le
requérant et l’acte, empêchant ainsi de parler de rapport « personnel ».
1416. Seulement, l’on sait également que les décisions d’espèce sont des actes censés servir
d’intermédiaire ce qui implique qu’ils sont la condition de l’existence future de certains actes
individuels. Par conséquent, l’on pourrait envisager d’y voir un rapport personnel ou
individuel entre les requérants et l’acte contesté, certes de manière indirecte. Mais ce n’est là
pas le sens de notre réflexion qui s’attache pour sa part plutôt à la caractéristique essentielle
des décisions d’espèce : l’absence de destinataires directs. Selon nous, cet attribut particulier
démontre que l’administration n’agit pas ici aux fins d’attribuer des droits ou des obligations
aux individus. La volonté d’assurer la gestion de biens ou de situations spécifiques qui ressort
de ces décisions implique qu’elles ne créent pas vraiment de lien avec les particuliers et
qu’elles contribuent plutôt à une mission globale de direction de la société. Au regard de ces
éléments, l’on considère que la situation contentieuse qu’ouvre la contestation juridictionnelle
d’une décision d’espèce doit s’analyser comme relativement équivalente à celle des actes
réglementaires.
1417. Ainsi, la dernière étape de la répartition des voies de droit qui nous intéressent amène
à se pencher sur la nature de l’acte administratif qu’elles permettent de contester. Dans cette
entreprise, il faudra donc distinguer selon que la procédure juridictionnelle vise, soit un acte
réglementaire ou une décision d’espèce, soit un acte individuel. En effet, la nature de l’acte
contesté est de ces propriétés qui sont susceptibles de modifier en profondeur l’organisation
de la situation contentieuse. L’on peut effectivement considérer, lorsque le litige porte sur un
acte individuel, que la spécificité de l’activité administrative, sans disparaître totalement, en
ressort très certainement atténuée. Certes, les autorités administratives agissent toujours en
168
M.-Ch. Bergerès, op. cit., p. 8.
706
vue du bien commun et dans l’adoption des actes individuels, la direction de la société reste
toujours présente en creux. Cependant, le litige paraît avoir changé de dimension, il y est alors
question d’un rapport « personnel », aussi bien entre les parties qu’entre le requérant et l’acte
contesté, qualifié d’individuel donc. C’est d’ailleurs en ce sens que le commissaire du
gouvernement Blum s’exprimait lorsqu’il déclarait qu’il « en est ainsi, à notre avis, chaque
fois que le recours pour excès de pouvoir est dirigé contre un acte nominatif visant un
individu ou une catégorie déterminée d’individus. En dépit de la forme extérieure du recours,
bien que l’acte attaqué soit un acte de puissance publique, le débat porté devant vous, dans
toutes les espèces de cette nature, est bien un litige entre des intérêts individuels. […] Mais il
en est autrement, à notre avis, quand il s’agit non plus d’actes nominatifs et individuels, mais
d’actes réglementaires »169.
1418. Les répercussions d’un contentieux destiné à contester un acte réglementaire ou une
décision d’espèce ne concernent par conséquent plus des individus mais plutôt la maîtrise de
la direction de la société par les autorités. A contrario, la contestation d’un acte individuel
verra son enjeu limité à un public précis et directement intéressé, même s’il s’agit de tiers, ce
qui fera naître des liens beaucoup plus personnels. Les rapports de force noués et l’impact du
contentieux y sont sensiblement différents comme le démontrent au passage d’autres
réflexions et expériences passées170. Ainsi, lorsque le professeur Gaudemet réfléchissait à la
possibilité d’ouvrir au bénéfice du juge de l’excès de pouvoir l’injonction, il évoquait cette
éventualité de distinguer l’existence de cette prérogative en fonction de la nature des actes
contestés, le domaine des décisions administratives individuelles lui semblant
« manifestement plus propice à l’extension des pouvoirs d’injonction »171. Il allait même
jusqu’à affirmer que « l’évolution qu’on envisage ici ne devrait concerner d’autre part que le
169
L. Blum, « concl. sur CE, 29 nov. 1912, Boussuge », in H. de Gaudemar et D. Mongoin, Les grandes
conclusions de la jurisprudence administrative , vol. 1, 2015, Issy-les-Moulineaux, LGDJ Lextenso éditions, Les
Grandes décisions, p. 538.
170
Au départ de la réforme du contentieux administratif de 1987, la compétence en appel des Cours
administratives d’appel devait être limitée aux seuls recours de plein contentieux ainsi qu’aux recours en excès
de pouvoir qui seraient exercés contre des actes non réglementaires. La réforme prévoyait donc de faire une
distinction entre le contentieux selon qu’il concernait des actes réglementaires ou non réglementaires, preuve s’il
en est encore besoin, que le régime juridique des recours juridictionnels peut se trouver différenciée sur la base
de la nature de l’acte qu’il concerne. Le contentieux de l’excès de pouvoir des actes non réglementaires devait
donc être transféré progressivement de la compétence du Conseil d’État à celle des cours administratives d’appel
par le biais de décret successifs. A l’occasion du dernier décret, celui qui devait donc clôturer cette étape
d’ouverture de la compétence des cours administratives en matière d’appel, la loi du 8 février 1995 a finalement
abrogé la disposition de 1987 qui réservait l’appel des recours en excès de pouvoir contre les actes
réglementaires au Conseil d’État. Ainsi, la distinction entre la contestation des actes réglementaires ou non qui
devait être mise en place n’a jamais vu le jour et a complètement disparu. Le régime initialement prévu, certes
compliqué (v. en ce sens, CAA Nantes, 10 juin 1998, req. n° 94NT01238, Confédération syndicale du cadre de
vie de Maine-et-Loire : AJDA, 1998, p. 892, chron. E. Coënt-Bochard) n’a donc pas été retenu mais il démontre
bien que l’on peut imaginer adapter le régime des recours juridictionnels à la nature des actes concernés.
171
Y. Gaudemet, « Réflexions sur l’injonction dans le contentieux administratif », in Le pouvoir : mélanges
offerts à Georges Burdeau , 1977, Paris, LGDJ, p. 820.
707
contentieux des actes individuels, accentuant par-là les différences maintenant fondamentales
qui distinguent les régimes administratifs et contentieux des actes réglementaires et non
réglementaires »172.
1419. Le fait d’envisager cette différence de régime procédural en fonction de la nature des
actes contestés peut notamment s’expliquer par le fait que contrairement au cas des actes
individuels, dans la matière des actes réglementaires, « les intérêts ou les droits particuliers
disparaissent ; ils sont apparus un moment pour rendre le pourvoi possible ; aussitôt l’action
engagée, ils s’effacent, parce que leur violation même ne pourrait servir de motif à
l’annulation »173. C’est toujours cette différence de nature contentieuse qui a pu faire dire à ce
même commissaire du gouvernement que les recours « qui sont dirigés contre des actes
nominatifs, ne sont que des actions privées de droit public ; les autres, ceux qui sont dirigés
contre des actes réglementaires, sont vraiment, dans la réalité des choses, des actions
publiques »174.
1420. La nature du contentieux ouvert est donc véritablement différente selon la nature de
l’acte contesté ce qui doit permettre de conclure que cette caractéristique légitime leur
distinction pour ensuite, potentiellement entraîner leur classement dans des « catégories »
différentes. Parce que la nature de la situation contentieuse résultant de l’exercice du recours
est complètement différente selon que celui-ci vise à contester un acte réglementaire et une
décision d’espèce ou acte individuel, il faut les séparer entre deux classes distinctes. Ainsi
s’achève la présentation du système de répartition des voies de droit pour lesquelles le
principe contemporain de l’absence d’effet suspensif s’applique. En fonction de l’analyse du
schéma de la situation contentieuse qu’ils engendrent, l’on peut ainsi déterminer leur
classement entre différentes catégories. Le système ainsi arrêté possède le mérite de coller à la
nature des contentieux et dans le même temps de permettre à la procédure de s’y adapter
pleinement dans le but d’offrir la meilleure réponse possible aux requérants. En d’autres
termes, le système qu’il est proposé d’adopter est imprégné d’un profond pragmatisme
constitutif de sa qualité première (section 3).
172
Y. Gaudemet, « Le juge administratif, futur administrateur ? », op. cit., p. 190.
173
L. Blum, op. cit., p. 539.
174
Ibid., p. 539.
708
Section 3 – Le pragmatisme, qualité première du système
proposé
1422. L’étude de la structure du contentieux fait partie de ces sujets dans lesquels la doctrine
est en position de diffuser ses conceptions, autant théoriques qu’idéologiques. Organiser la
présentation des principales voies de droit ouvertes devant les juridictions administratives
générales permet effectivement de donner une orientation à cette matière. En déterminant le
critère qui permet de classer les recours entre les diverses catégories, les auteurs peuvent faire
175
« Pragmatique » in A. Rey (dir.), Dictionnaire historique de la langue française , t. 2, op. cit., p. 1835.
709
ressortir un aspect des contestations ainsi formulées. Plus que des spécificités, l’entreprise
visant à choisir l’élément de nature à répartir les recours entre différents groupes permet aux
auteurs de faire ressortir ce qui fait la substance des recours. En choisissant la grille de lecture
et la manière de présentation du contentieux administratif, ils impulsent bien souvent une
manière de l’appréhender dans sa globalité. Un peu comme la recherche du critère du droit
administratif a donné lieu à la constitution de deux écoles doctrinales radicalement
opposées176, celle de la structure du contentieux administratif a pu à sa manière engendrer une
opposition doctrinale marquée. Qu’il s’agisse des tenants de la classification matérielle,
formelle ou bien encore de ceux qui les synthétisent au sein d’une vision plus « moderne »,
chacun développe sa propre perception du contentieux.
1423. Chaque structure conçue est avant toute chose une manière de donner un aperçu de la
diversité du contentieux administratif. Comme toute forme de présentation agencée, elle est le
fruit du choix subjectif de son créateur d’appuyer sur certaines propriétés bien précises des
éléments qu’il lui faut classer. En se détachant d’une simple énumération, l’on pourrait dire
pêle-mêle, des différentes voies de droit qui composent le contentieux administratif, les
auteurs apportent une plus-value théorique et idéologique. Ils donnent une « coloration » au
contentieux en définissant les critères substantiels à partir desquels le penser. En bref, la
présentation de la structure du contentieux administratif n’est jamais neutre ce qui est
d’ailleurs confirmé par la nette opposition entre les tenants des classifications formelles et
matérielles. Si la première est organisée à partir de la nature des pouvoirs que possède le juge,
c’est pour une raison précise, liée à la volonté d’expliquer et de justifier l’existence de l’excès
de pouvoir au sein du contentieux administratif. Ainsi, le critère retenu n’est pas dénué
d’orientation idéologique puisqu’il a été choisi dans un but clairement identifié. La
construction a donc été pensée par le haut, ou à l’aide d’un processus descendant dans la
mesure où les auteurs ont d’abord choisi un critère de répartition, non pas tiré de l’analyse
même du contentieux, mais plutôt parce qu’il servait une entreprise doctrinale déterminée au
préalable. La structure ainsi conçue est imprégnée d’une orientation et d’un choix directeur
qui servent à conférer au contentieux la conception attendue.
1424. La seconde, la classification matérielle, est elle aussi le résultat d’une politique
doctrinale orientée. Encore une fois, loin d’être neutre, son critère de la nature de la question
posée au juge n’a été choisi qu’en vue d’un but bien arrêté. Afin d’identifier la perspective
dans laquelle s’inscrivent les défenseurs de la structure matérielle, l’on peut rappeler que ses
176
Il s’agit bien évidemment de la vive controverse qui a animé les tenants de l’école de la puissance publique à
ceux du service public, chacune respectivement menée par les professeurs Hauriou et Duguit.
710
auteurs l’ont construite et adoptée alors que la question de la détermination de la nature de
l’excès de pouvoir, encore lui, agitait toute la doctrine. Le recours en excès de pouvoir ayant
été rattaché au contentieux administratif, il fallait s’interroger sur la pertinence de sa nature
juridictionnelle. Dans le but de concilier l’existence de ses spécificités, et surtout ses
limitations, avec son prétendu caractère juridictionnel, l’idée de distinguer entre deux
contentieux, objectif et subjectif, s’est imposée. Avec cet agencement, il est possible de saisir
le juge d’une question objective, qui ne s’intéresse qu’à une question de pure légalité
désincarnée ce qui permet de justifier la nature juridictionnelle du recours pour excès de
pouvoir.
1425. Par conséquent, les deux présentations traditionnelles de la structure du contentieux
administratif renvoient l’image d’un processus construit de manière descendante. L’utilisation
de ce terme est tirée en grande partie de l’idée et des processus de la démocratie descendante,
dans lesquels l’expression et la participation des citoyens vient du haut, c’est-à-dire qu’elles
sont rendues possibles par les autorités. Pour imager ces phénomènes, l’on peut dire que les
autorités « descendent » à la rencontre du peuple pour lui donner le moyen de s’exprimer et
du même coup l’impression de se sentir impliqué dans les prises de décision. Ces
mécanismes, souvent utilisés dans le cadre des régimes centralisés, peuvent servir aux
autorités à donner la fausse impression qu’ils partagent le pouvoir tant ils gardent par ces
méthodes l’initiative et la maîtrise des événements. À partir de là, l’on peut considérer que la
construction des structures traditionnelles du contentieux administratif est bien basée sur un
modèle descendant. En effet, l’idée que la doctrine décide d’instaurer un critère pour répartir
les recours et donner sa présentation du contentieux administratif revient à déterminer à
l’avance l’image qui pourra en être dessinée. En clair, la doctrine applique un critère
répartiteur de son choix dans le but de construire un système dont elle aurait au préalable
déterminé les caractéristiques. Ainsi c’est la doctrine qui impulse au sein du contentieux une
certaine idéologie dans le but d’en influencer la présentation.
1426. Le modèle proposé est l’exacte antinomie de cette manière de penser et d’aborder la
structure du contentieux administratif. En effet, plutôt que d’impulser au sein du contentieux
une idéologie à partir de laquelle déterminer l’orientation la plus appropriée qui soit du
contentieux administratif, l’on a pris le contre-pied de cette méthode. Au lieu d’imposer parmi
les recours juridictionnels un critère qui ne serait que le vecteur d’une idéologie, l’on a préféré
inverser le processus dans le but d’aboutir à la présentation la plus objective qui puisse être de
la structure du contentieux administratif. En partant de la base, c’est-à-dire la réalité de la
situation vécue par les parties engagées au contentieux, l’on cherche à coller au plus près de la
711
configuration des recours. En ne décidant pas à l’avance d’une clé de compréhension des
voies de droit mais en s’imprégnant de la physionomie des situations litigieuses qu’ils
encadrent, l’on use ainsi d’un mécanisme construit sur un « modèle » ascendant. L’idée, c’est
qu’encore une fois comme pour les mécanismes de démocratie ascendante, ce soit l’objet
même des décisions à prendre qui fasse remonter ses particularités jusqu’à l’organisation de la
présentation du contentieux administratif. Ainsi, ce serait la réalité contentieuse qui
commanderait la structure ce qui pourrait permettre de parler à son propos d’un système de
présentation objectif. Au lieu de l’orienter vers les caractéristiques attendues pour satisfaire un
objectif déterminé à l’avance, l’idée est de laisser s’exprimer les spécificités des schémas des
situations contentieuses portées par les recours. L’on parle alors de phénomène ascendant
dans la mesure où l’on laisse remonter ces traits au sein de la présentation du contentieux
administratif au lieu d’y faire « descendre » un critère porteur d’une idéologie.
1427. Par conséquent, le schéma proposé n’est que le fruit de l’opération visant à assurer la
réception de la réalité contentieuse vécue par les requérants, les autorités et les juges. Parce
que le contentieux est avant tout l’affaire d’un requérant qui conteste l’acte ou le
comportement d’une autorité administrative, c’est avant tout le schéma contentieux dans
lequel se trouvent ces parties qui doit guider la structure recherchée. En s’inscrivant dans cette
perspective étroite, la présentation du contentieux administratif est ascendante car elle est
directement tirée de ce qu’il est objectivement possible de constater à partir d’une analyse de
la réalité contentieuse. Ainsi, grâce à cette méthode de construction, le système de répartition
proposé colle au plus près des situations dans lesquelles se trouvent les parties engagées au
contentieux. Parce que c’est le schéma contentieux qui commande spontanément la
conception retenue du contentieux administratif, la représentation dessinée ne fait finalement
qu’en exprimer la substance. De ce mécanisme ascendant – les propriétés contentieuses
dirigent la présentation théorique du contentieux – l’on peut retenir l’idée qu’il en est la
description fidèle, au plus près des réalités contentieuses.
1428. Cet aspect inédit se double d’une tendance certaine au pragmatisme. Comme on l’a
indiqué, ce courant privilégie l’étude des faits aux conceptions idéologiques. Plutôt que de
développer des représentations orientées du contentieux administratif, le système proposé,
complètement inspiré de la réalité contentieuse, est pragmatique en ce qu’il laisse l’analyse
objective des recours contentieux gouverner la structure du contentieux administratif. En
mêlant ces deux aspects, à la fois pragmatiques et objectifs, le système proposé rénove
complètement la méthode utilisée en vue de l’aménagement d’une telle organisation. Fort
logiquement, le renouvellement ainsi engendré se répercute en conséquence sur le contenu du
712
système proposé. Celui-ci, à proprement parler tiré de la réalité des situations des parties
engagées au contentieux, est lui aussi inédit dans la mesure où il colle aux propriétés de la
situation provoquée par le recours. Cette représentation objective de la réalité contentieuse
permet en outre de dessiner des catégories de recours contentieux qui auront vocation à
concentrer des voies pour lesquelles les schémas seront, au moins, largement semblables.
Celles-ci, dont on peut espérer qu’elles reproduiront fidèlement les situations de chacun au
sein des recours, pourraient alors jouer le rôle tant espéré de pivot du régime procédural
(paragraphe 2).
713
une base solide de l’explication des différents régimes procéduraux pouvant être appliqués
aux recours concernés. Logiquement, les propriétés déterminées pour organiser les catégories
de recours doivent avoir un lien, ou pour le dire autrement, un impact sur les règles qui
encadrent le « déroulement » des procès. C’est ainsi que la classification matérielle, construite
à partir de la nature de la question posée au juge, explique à partir de ce critère les
nombreuses distinctions procédurales qu’il est possible de relever entre les contentieux
objectif et subjectif. Par exemple, dans le premier, l’interrogation étant limitée à des questions
de pure légalité désincarnée, il a pu être considéré que les pouvoirs d’annulation du juge
suffisent là où le contentieux subjectif, visant à déterminer les droits des requérants, nécessite
qu’il dispose de la totalité de l’arsenal des pouvoirs juridictionnels. Cet exemple permet de
comprendre à quel point la construction de la structure du contentieux administratif possède
un lien avec l’explication des différences susceptibles d’émailler les régimes procéduraux des
recours.
1431. La structure proposée, partie de l’analyse de la situation contentieuse, est parfaitement
adaptée à cette perspective d’explication du régime procédural. Mieux, l’on pense même
qu’elle est le support idoine, plus que d’une justification, d’une distribution de règles
procédurales. En rassemblant les recours dont les situations contentieuses sont relativement
similaires, la structure proposée peut, plus qu’expliquer a posteriori les dissemblances
procédurales, être à l’origine de leur distribution. Le schéma construit s’intéresse
particulièrement aux propriétés des situations contentieuses et regroupe les schémas des
recours en fonction de la conjoncture qui s’en dégage. À partir de celle-ci, il est alors possible
d’imaginer le régime procédural qui pourrait y être le plus adapté. Puisque l’organisation de la
procédure administrative contentieuse doit logiquement être ajustée à cette situation, la
répartition des recours en fonction de celle-ci peut permettre de fixer la procédure qu’il
faudrait y appliquer.
1432. Dès lors, selon que le requérant a déjà ou non bénéficié de l’intervention d’un juge,
selon qu’il réclame l’intervention offensive ou défensive du juge et enfin selon que le recours
vise à contester un acte réglementaire ou non, le contenu de la procédure administrative
contentieuse peut être adapté. Puisque le cumul de ces catégories permet de déterminer les
différents schémas des recours contentieux, il est possible d’apprécier la situation dans
laquelle se trouvent les parties dans le but d’aménager en conséquence la procédure
administrative contentieuse. Ainsi, en distribuant le régime procédural en fonction des
propriétés des recours plutôt qu’en justifiant les différences qui l’émaillent, le système
proposé peut permettre d’envisager la construction de recours spécialement destinés à
714
satisfaire les attentes de chacune des parties. Le régime procédural encadrant les recours
contentieux pourra ainsi être spécialement pensé en fonction du schéma auquel les juges saisis
seront confrontés. Finalement, en inversant le processus de construction de la structure du
contentieux administratif, l’on renverse également l’utilisation qui peut en être faite vis-à-vis
de la procédure administrative contentieuse. Là où les mécanismes descendants servaient à
justifier les disparités procédurales connues, celui construit à l’aide d’un processus ascendant
à partir de ce qui fait le cœur même du contentieux administratif, la situation litigieuse née du
recours, pourrait servir à distribuer les règles et principes de la procédure administrative
contentieuse.
1433. D’une certaine manière, le schéma que l’on a présenté peut être confirmé à partir de
l’étude du droit positif. En effet, l’on peut relever à partir de certains exemples que des
éléments de la procédure administrative contentieuse sont déjà distribués au regard des
propriétés de la situation litigieuse résultant du recours. De même, le droit allemand distingue
le contenu de la procédure en fonction de catégories tirées de l’analyse de la situation
contentieuse, ce que l’on envisage justement de faire. Par exemple, il existe une opposition
procédurale entre les règlements et les actes administratifs177 qui renvoie pour une bonne
partie à la distinction proposée selon que le recours vise à contester un acte réglementaire et
une décision d’espèce ou un acte individuel. Outre-Rhin, cette distinction entraîne des
différences procédurales fondamentales puisqu’elle est « à la base de la recevabilité des
recours juridictionnels. Seuls les actes administratifs peuvent faire l’objet d’un recours en
annulation (Anfechtungsklage) »178. Il n’est cependant pas besoin d’aller jusqu’à l’étude de ce
droit étranger pour s’apercevoir que cette même nature des actes contestés peut entraîner des
conséquences procédurales importantes. En effet, la compétence des juges judiciaires non
répressifs179 en vue de l’appréciation de la légalité ou de l’interprétation d’un acte
administratif n’est pas la même selon que l’acte en cause est ou non réglementaire. En effet, la
classique jurisprudence Septfonds180 base les différences qui peuvent émailler cette
compétence du juge judiciaire en fonction de la nature de l’acte contesté : tandis que le juge
en question ne possède aucune de ces facultés lorsque l’acte n’est pas réglementaire, il peut au
177
Qui ne représente rien d’autre que la catégorie des actes individuels.
178
M.-Ch. Bergerès, op. cit., p. 5.
179
Pour les juges répressifs, la combinaison de l’article L. 111-5 du Code pénal et de la jurisprudence Avranches
et Desmarets (T. confl., 5 juill. 1951, req. n° 1187, Sieurs Avranches et Desmarets : Rec. Leb., p. 638 ; D., 1952,
p. 271, note C. Blaevoet ; JCP , 1951, II, n° 6623, note A. Homont ; RA, 1951, p. 492, note G. Liet-Veaux ; S.,
1952, III, p. 1, note J.-M. Auby) implique qu’ils sont toujours compétents, que ce soit pour apprécier la légalité
ou donner l’interprétation d’un acte administratif, qu’ils soient réglementaires ou individuels.
180
T. confl., 16 juin 1923, req. n° 00732, Septfonds : Rec. Leb., p. 498 ; D., 1924, III, p. 41, concl. P. Matter ; S.,
1923, III, p. 49, note M. Hauriou.
715
contraire interpréter un acte ainsi qualifié et, dans certaines circonstances181, aller jusqu’à en
apprécier la légalité. Ainsi, l’idée de distribuer les caractéristiques des procédures
juridictionnelles en fonction de la nature des actes administratifs contestés est loin de
représenter une chimère puisque cela est déjà le cas pour certains de ses aspects. L’on se
propose donc simplement de réceptionner cette dichotomie tout en accentuant les différences
procédurales qu’il est possible de distribuer à partir d’elles.
181
Il s’agit tout d’abord du cas dans lesquels l’acte en cause concerne une compétence qui appartient en vertu de
la constitution au juge judiciaire, c’est-à-dire lorsqu’il porte une atteinte au droit de propriété ou à la liberté
individuelle. V. en ce sens, T. confl., 30 oct. 1947, req. n° 938, Époux Barinstein c/ Sieur Lemonnier : Rec. Leb.,
p. 511 ; D., 1947, p. 476, note P.-L. Josse ; JCP , 1947, II, n° 3966, note M. Fréjaville ; S., 1948, III, p. 1, note
A. Mestre ; RDP , 1948, p. 86, note M. Waline. Par la suite, le juge judiciaire s’est vu ouvrir cette compétence
dans le cas où l’illégalité invoquée est manifeste ou qu’elle relève du droit de l’Union européenne. V. en ce sens,
T. confl., 17 oct. 2011, req. n° 3828 et 3829, SCEA du Chéneau c/ INAPORC et Cherel et autres c/ CNIEL : Rec.
Leb., p. 698 ; RFDA, 2011, p. 1122, concl. J.-D. Sarcelet ; AJDA, 2012, p. 27, chron. M. Guyomar et
X. Domino ; RFDA, 2011, p. 1136, note A. Roblot-Troizier ; JCP , 2011, n° 1423, note B. Plessix ; RFDA, 2011,
p. 1129, note B. Seiller ; JCP A, 2011, n° 2354 ; RTDC, 2011, p. 735, note P. Remy-Corlay ; LPA, 2012, n° 55,
p. 7, note C. Groulier ; DA, 2012, n° 1, comm. n° 10, p. 56, note F. Melleray.
716
717
CONCLUSION DU CHAPITRE 1
719
720
Chapitre 2 – La régénération du principe par une
distribution raisonnée de l’effet suspensif attaché
aux recours
1
J.-M. Sauvé, « À la recherche des principes du droit de la procédure administrative », http://www.conseil-
etat.fr/Actualites/Discours-Interventions/A-la-recherche-des-principes-du-droit-de-la-procedure-administrative,
[consulté le 31/10/2017].
721
provoquée. Sur ce dernier point, il semblerait que sa nature devra être déterminée à partir de
l’appréhension globale de ses conséquences (paragraphe 2), afin d’éviter tout excès.
1440. Attacher un effet suspensif aux recours juridictionnels tend à servir les droits et les
intérêts des requérants. Par conséquent, toute démarche visant à introduire un effet suspensif
est une évolution procédurale qui leur est favorable. Elle mène au passage au rééquilibrage du
déséquilibre traditionnel existant entre la protection de l’activité administrative et celle des
requérants. Pour espérer y aboutir, l’ouverture d’un effet suspensif doit être strictement
délimitée afin d’éviter que le système ne soit taxé des mêmes vices et sujet aux mêmes
reproches. Par conséquent, le principe de l’absence d’effet suspensif ne peut être aboli, de
manière ciblée, que pour les recours de première instance (A). Ainsi, certains d’entre eux
pourraient bénéficier d’un effet suspensif tandis que les voies de recours verraient se
maintenir le principe actuel (B).
1441. Au sein des recours de première instance retenus, l’effet suspensif ne sera pas
généralisé. Le principe contemporain ne sera aboli que pour une partie des procédures
d’urgence et des recours juridictionnels, là où il sera utile aux requérants, toujours dans
l’optique de ne pas être excessif. Par conséquent, l’effet suspensif sera attaché aux recours à
vocation défensive car la suspension de l’exécution de la décision y est naturellement utile
(1). Pour autant, même cette catégorie des contentieux défensifs ne sera pas intégralement
concernée par cette caractéristique. En effet, pour des raisons purement pratiques, seules les
voies de droit défensives ouvertes à l’encontre d’un acte individuel entraîneront la suspension
de l’exécution de la décision contestée (2).
1442. Suspendre l’exécution d’une décision contestée, c’est assurer la protection immédiate
des requérants. Attribuer à un recours un effet suspensif revient à donner aux requérants, et
non aux juges, la possibilité de faire cesser l’exécution de l’activité administrative. Leur seule
volonté de s’opposer aux autorités administratives empêche alors l’exécution de la décision
administrative. Instaurer un effet suspensif élève la volonté des requérants au même rang que
722
celle des autorités administratives ce qui a pour effet de combler le fossé entre
l’administration et la société civile. Au-delà de cet aperçu des incidences de l’effet suspensif,
ce n’est qu’en déterminant l’impact de la suspension sur la situation litigieuse que l’on pourra
arrêter les voies de droit avec lesquelles cette modalité procédurale servira les requérants.
1443. La suspension de l’exécution de la décision contestée se répercute sur la situation
litigieuse. Afin de mesurer son utilité pour les requérants, il nous faut nous pencher sur la
nature de ces conséquences : pour que la suspension bénéficie au requérant, elle doit s’inscrire
dans le même sens que l’intervention juridictionnelle qu’il réclame. Il serait incongru
d’attacher un effet suspensif là où le requérant poursuit des prétentions dont la nature est
opposée à la suspension car cela ne servirait pas l’amélioration de sa protection. On l’a dit, les
voies de droit peuvent avoir deux dimensions, défensive et offensive, à partir de l’analyse des
prétentions défendues par les requérants, selon qu’ils réclament « des mesures
juridictionnelles positives, le juge prescrivant un acte d’instruction ou l’action d’une partie, ou
négatives, le juge proscrivant l’exécution d’un acte administratif »2. Ainsi, il faut déterminer
dans laquelle de ces vocations pourrait s’inscrire l’effet suspensif afin de l’attribuer aux seules
voies de droit qui y sont adaptées.
1444. La suspension, telle que définie3, renvoie à l’idée d’une mise entre parenthèses spatiale
ou temporelle de l’élément qu’elle concerne. L’interruption de son évolution et de son
application concerne, dans le cas de l’effet suspensif des recours, l’exécution de la décision
contestée. D’une certaine manière, la suspension neutralise le contenu de la décision dont il
stoppe temporairement la mise en œuvre. Par conséquent, l’on peut définir comme suspensif
« un recours contentieux ou une voie de recours “dont l’exercice paralyse l’exécution de
l’acte administratif ou le caractère exécutoire du jugement attaqué” »4. Ainsi, l’effet suspensif
conditionne l’exécution de la décision administrative à l’appréciation de sa légalité par le juge
administratif. En d’autres termes, le poids du temps procédural reposerait sur l’administration.
1445. La suspension a donc vocation à bloquer l’exécution de la volonté administrative
exprimée par le contenu de la décision contestée. L’effet suspensif n’ajouterait donc rien à la
situation litigieuse, du moins positivement, tel qu’elle se noue lorsque le contentieux est
formé. Par conséquent, cette caractéristique n’ouvrirait aucun droit supplémentaire au
bénéfice des requérants en ajoutant un élément à la situation litigieuse existante. Au contraire,
elle tend à préserver l’état de cette situation. La démarche n’est pas d’attribuer un droit ou un
2
D. Bailleul, L’efficacité comparée des recours pour excès de pouvoir et de plein contentieux objectif en droit
public français, 2002, Paris, LGDJ, Bibliothèque de droit public, t. 220, préf. G. Lebreton, p. 157.
3
Cf. supra, n° 2, p. 15.
4
« Suspensif, ive », in R. Rouquette, Dictionnaire du droit administratif, 2002, Paris, Moniteur, p. 783.
723
avantage réclamé mais plutôt de préserver les requérants des conséquences de l’acte contesté.
L’introduction d’un effet suspensif sert alors à « défendre » la situation des requérants de
l’activité administrative : il n’y est question que de maintenir ses droits en interdisant toute
exécution matérielle.
1446. Au regard de ces brèves considérations, la suspension est une mesure dont la vocation
est essentiellement négative. En rendant impossible l’exécution d’une décision administrative,
l’effet suspensif a vocation à figer l’activité des autorités administratives et l’ensemble de la
situation litigieuse. En effet, la décision contestée est celle qui règle, du seul fait de la volonté
des autorités, la situation des parties. En interrompant son exécution, l’on fige la situation des
parties, de l’administration comme des particuliers. Par conséquent, l’on ne peut pas vraiment
dire que la suspension impacte de manière positive la situation litigieuse. D’ailleurs, la nature
de la décision à laquelle est susceptible de s’appliquer la suspension n’importe guère dans
l’appréciation de la nature d’une telle mesure. Qu’il s’agisse d’un acte exprimant le refus
opposé par les autorités à la demande de particuliers ou au contraire d’une décision à l’origine
de la création de droits, comme c’est le cas d’une acceptation, la suspension reste une mesure
dont l’essence est négative. Comme une voie de droit demeure défensive qu’elle vise une
décision au contenu négatif ou positif, la suspension demeure aussi défensive, même si elle
vise une décision de refus. Les critères jusque-là relevés pouvaient amener à s’interroger sur
l’analyse de la contestation d’une décision de refus, ou plus largement, négative. L’on
pourrait considérer que le requérant qui exerce une voie de droit défensive à l’encontre d’un
acte lui refusant un droit ou un avantage réclamé s’inscrit dans une démarche résolument
offensive. La suspension aurait pu, dans cette même analyse, être considérée comme offensive
dès lors qu’elle aurait vocation à empêcher l’exécution d’une décision de refus. Après tout,
espérer du juge l’adoption d’une mesure négative à l’encontre d’une décision dont la portée
est elle-même négative n’aboutit-elle pas, comme en mathématiques, à une action positive ?
Au bout du compte, il est vrai que, l’action, même défensive, du requérant est sous-tendue par
l’idée de bénéficier du droit ou de l’avantage qui lui a été refusé.
1447. C’est sur la base de telles réflexions que le classement, dans ces circonstances, de la
suspension comme une mesure « offensive » aurait pu être proposé. Il n’en sera rien ici, tant
pour préserver le système construit d’une complexité inutile que pour respecter sa logique.
D’autre part, une brève analyse de la suspension et de son application positive est à même de
donner du corps à la position retenue. Si l’ancienne procédure du sursis à exécution ne
permettait pas à ceux qui l’utilisaient de poursuivre la suspension de l’exécution des décisions
724
négatives5, il en est autrement depuis l’avènement du référé-suspension, celui-ci étant ouvert
contre toute décision administrative, « même de rejet »6. Or, ce recours est l’accessoire du
recours en excès de pouvoir, voie de droit défensive. L’idée même que la suspension s’inscrit
dans ce cadre défensif illustre le fait que la nature, positive ou négative, de la décision
concernée n’a pas d’incidence sur son essence négative. En outre, si l’on admet que l’action
du requérant est sous-tendue par sa volonté de bénéficier de l’avantage qui lui a été refusé, il
n’en réclame pas moins strictement qu’une intervention négative du juge. En attaquant le
refus par un excès de pouvoir, le requérant réclame du juge qu’il l’annule, qu’il la retranche
de l’ordonnancement juridique. C’est là le sens de l’intervention qu’il réclame, les éventuelles
injonctions n’en étant qu’une conséquence sans constituer le cœur de l’intervention. Dès lors,
puisque la qualification offensive ou défensive d’une voie de droit dépend du sens de
l’intervention juridictionnelle réclamée7, le contenu de la décision visée n’importe guère. Que
le requérant recherche la suspension ou l’annulation d’une décision négative ou positive,
l’intervention juridictionnelle reste de la même nature négative : elle vise à retrancher de
l’ordonnancement juridique l’existence ou l’exécution d’un acte administratif. Par
conséquent, l’on ne distinguera pas, du moins pour l’instant, selon que la suspension, comme
la voie de droit, concerne une décision positive ou négative pour qualifier la nature de cette
prérogative. Faire le contraire reviendrait à « trahir » la cohérence du système de répartition
envisagé.
1448. L’on peut d’ailleurs adopter le même raisonnement pour préciser que la nature du
requérant n’impactera pas plus l’appréciation de l’effet suspensif. L’idée revient à affirmer
que l’effet suspensif vaudra autant pour les recours des destinataires des actes contestés que
pour ceux formés par les tiers. Parce que l’identité du requérant n’influe pas sur le sens de
l’intervention juridictionnelle réclamée, le recours défensif, qu’il soit le fait d’un tiers ou non,
a vocation à suspendre l’exécution de la décision contestée. D’autre part, un autre argument
est de nature à justifier la présence de l’effet suspensif dans un tel cadre. Lorsque le recours
est le fait d’un tiers, le contentieux est « triangulaire » et oppose – indirectement – le
requérant au bénéficiaire de l’acte. Dans une telle situation, « chaque droit créé au profit d'une
personne comporte une obligation inverse au détriment d'une ou plusieurs autres »8. D’une
certaine manière, l’on peut rapprocher ce contentieux de celui susceptible de naître entre
5
CE, ass., 23 janv. 1970, req. n° 77861, Ministre d’État chargé des affaires sociales c/ Amoros et autres : Rec.
Leb., p. 51 ; AJDA, 1970, p. 174, note X. Delcros ; RDP , 1970, p. 1035, note M. Waline.
6
CJA, art. L. 521-1.
7
Cf. supra n° 1368 et s., p. 668 et s.
8
B. Seiller, « Acte administratif : régime », Rép. Cont. Adm., oct. 2015, Dalloz, n° 467.
725
particuliers dans lequel il ne peut y avoir de mise en œuvre matérielle sans décision du juge9.
Puisque le requérant agit dans ces circonstances pour faire cesser la résistance du prétendu
débiteur, il n’y a aucune exécution matérielle des droits invoqués durant l’instance. En
introduisant l’effet suspensif dans les litiges triangulaires, le contentieux administratif
appuierait ce « rapprochement » avec le contentieux entre particuliers. Quoi qu’il en soit, le
contentieux provoqué par les tiers intéressés ne peut être écarté, malgré sa particularité, du
champ de l’effet suspensif délimité.
1449. La suspension, en ayant pour perspective de figer l’exécution d’une décision
administrative, comporte une dimension négative, peu importe le contenu de ce qu’elle vise à
figer. C’est cette considération qui nous incite à pencher vers l’attribution de l’effet suspensif
aux seules procédures défensives10 dans lesquelles le requérant réclame une intervention
juridictionnelle dont la vocation est négative. Avant même de définir concrètement
l’organisation susceptible d’en découler, il nous faut démontrer la pertinence de cette
distribution afin de ne l’allouer qu’aux seules voies de droit pour lesquelles elle semble
adaptée.
1450. Suspendre l’exécution de la décision contestée revient à prémunir ceux qui l’attaquent
de ses effets. Dans sa construction, l’effet suspensif a une portée « négative » et empêche
l’autorité administrative d’exécuter sa volonté là où le schéma des procédures offensives
comporte une action positive, visant à octroyer quelque chose au requérant dont il ne dispose
pas. Puisque l’idée est de préserver le requérant de modifications éventuelles, il n’est pas
adapté aux procédures offensives qui s’inscrivent justement dans cette perspective. Par
conséquent, l’effet suspensif n’étant pas une mesure offensive, une telle caractéristique est
inadaptée aux voies de droit offensives. Le fait que les prétentions des requérants y soient à
l’inverse de la nature de l’effet suspensif signifie que son introduction n’améliorerait pas leur
situation. Dès lors, une telle perspective n’irait pas dans le sens du rééquilibrage recherché ce
qui nous amène à écarter l’effet suspensif pour les voies de droit offensives.
1451. Néanmoins, de cette impossible attribution de l’effet suspensif aux recours offensifs,
l’on ne peut déduire sa compatibilité avec ceux défensifs. On l’a dit, les conséquences de la
suspension vont dans le sens d’une interruption des conséquences matérielles de la décision
contestée. Attacher un effet suspensif au recours revient à opposer aux autorités un obstacle à
9
Cf. supra n° 484, p. 229.
10
Cette idée reprend finalement la logique allemande selon laquelle « un contredit s’inscrivant dans la
perspective d’une action en émission d’un acte individuel n’a pas d’effet suspensif, puisqu’il n’a pas pour objet
de protéger les droits du requérant, mais d’améliorer sa situation. L’effet suspensif n’a de sens que pour écarter
provisoirement les effets d’une décision administrative défavorable » (Ch. Autexier, Introduction au droit public
allemand , 1997, Paris, PUF, Droit fondamental, n° 367, p. 342).
726
la mise en œuvre de leur volonté. Certes, en améliorant la situation des requérants – ils ne
subiraient pas les effets de la décision qu’ils contestent –, la technique peut paraître positive.
Seulement, il faut appréhender la nature de la suspension vis-à-vis du contenu de la situation
litigieuse. Cette modalité s’appliquera, on l’a dit, au contenu de l’activité administrative : le
cœur de la relation entre les parties sera neutralisé impliquant que la suspension fige la
situation litigieuse, ce qui va dans le sens d’une mesure défensive.
1452. Dans le cadre des prétentions formulées par le requérant dans une voie de droit
défensive, celui-ci réclame du juge qu’il supprime, paralyse ou arrête l’exécution de l’acte
contesté. Par conséquent, il espère que le juge neutralise le contenu de l’activité
administrative et « efface » de l’ordonnancement juridique cette décision. Ses conclusions
appellent le juge à mobiliser des pouvoirs négatifs visant à « défaire » l’acte contesté. Son
intervention n’a que pour but de prémunir les requérants des effets des actes qu’ils contestent.
Au sein des voies défensives, les requérants cherchent à maintenir en l’état la situation qui
prévaut sans l’application de l’acte contesté. Or, c’est ce que permet la suspension de
l’exécution de l’acte : l’effet suspensif préserve les requérants de l’exécution de l’acte
contesté. En interdisant aux autorités de poursuivre l’exécution de la décision contestée,
l’effet suspensif a une essence négative. Pour cette raison, il ne peut que s’inscrire dans le
cadre des recours défensifs. La restriction du champ de l’effet suspensif à ces seules voies
s’explique par le fait que cette caractéristique n’est utile aux requérants que dans cette seule
catégorie. C’est parce que la suspension n’est en adéquation qu’avec les prétentions
défensives formulées par le requérant que l’introduction de l’effet suspensif doit s’y limiter.
1453. Par conséquent, toutes les voies de droit défensives11 sont recevables, au regard de la
nature des prétentions qui y sont poursuivies, à se voir attacher un effet suspensif. Ce dernier
y est parfaitement adapté car, dans le cadre de tels recours, il permet d’anticiper les
conclusions des requérants et de leur offrir une protection immédiate et efficace. Par contre,
l’effet suspensif doit s’y limiter dans la mesure où les voies de droit dites offensives, aux
conclusions inversées par rapport à l’effet suspensif, ne sont pas adaptées à cette modalité
procédurale : l’effet suspensif doit s’orienter exclusivement en direction des procédures
défensives, là où il est utile.
1454. Cette modalité ne doit pas y devenir hégémonique. Le vif intérêt attaché à l’existence
d’un effet suspensif ne doit pas être annihilé par la réalisation des prédictions doctrinales d’un
éventuel délitement social. En clair, l’évolution proposée ne doit pas risquer d’être anéantie
11
Cf. supra n° 1388 et s., p. 677 et s.
727
du fait des inconvénients pratiques susceptibles de découler de la suspension. On l’a déjà
indiqué, paralyser la mise en œuvre des décisions administratives peut, selon les modalités
retenues, empêcher la poursuite efficace des missions de l’administration. C’est dans le but
d’éviter cette situation regrettable que l’ouverture proposée de la suspension devra rester
restreinte au seul contentieux individuel (2).
1455. L’introduction d’un champ pour lequel l’effet suspensif est le principe poursuit
l’accroissement notable de la protection des requérants. Une telle mesure, et la modification
du principe procédural qui en découle, ne peuvent s’analyser sur un seul plan théorique. Il
n’est pas question de se cacher derrière la seule perspective intellectuelle de ce travail pour ne
pas voir qu’attacher un effet suspensif aux voies de droit défensives est susceptible d’entraîner
d’importantes conséquences pratiques. La proposition formulée doit immédiatement être
nuancée dans le seul but de prévenir les potentiels troubles qui s’y attachent.
1456. La suspension de l’activité administrative n’est pas anodine tant ses incidences
peuvent se répercuter en cascade. C’est ce risque de multiplication mécanique des
conséquences de la suspension qu’il nous faut estimer. Ce n’est qu’à ce prix qu’il sera
possible d’éviter de donner du crédit aux fatalistes qui arguent d’un affaiblissement du
pouvoir administratif et d’une désagrégation sociale. Dans cette optique, le critère de la nature
de la situation litigieuse, appréhendé à travers le spectre des destinataires des actes
contestés12, est le plus pertinent. Celui-ci, rappelons-le, distingue les actes individuels des
12
L’idée ainsi avancée n’est pas totalement inédite, bien au contraire. Plusieurs auteurs se sont déjà penchés sur
l’utilisation de ce critère pour introduire des variantes au sein de la procédure administrative contentieuse. Le
professeur Bailleul pouvait ainsi s’appuyer sur « la nature de l’acte attaqué qui […] différencierait les actes non
réglementaires et les actes réglementaires » pour appliquer un encadrement procédural différent aux recours
concernés. En effet, dans son raisonnement, « alors qu’à l’égard des premiers le juge ferait usage de ses pouvoirs
normaux, c’est-à-dire de pleine juridiction, s’agissant des seconds, il devrait se cantonner à un pouvoir
d’annulation, agrémenté de la possibilité d’enjoindre l’édiction d’un nouveau règlement. Les pouvoirs du juge
constitueraient donc toujours un élément distinctif du régime des recours, non plus comme critère de
classification a priori mais comme conséquence de la différenciation des actes selon leur nature » (D. Bailleul,
op. cit., p. 382). Dans le même ordre d’idée, l’on peut également relever l’interrogation du professeur Gaudemet
qui se demandait s’il ne fallait pas repenser le droit et le contentieux administratif à partir de la « distinction qui
existe chez nous, mais surtout dans certains systèmes étrangers, qui est la distinction de l’acte réglementaire et de
l’acte non réglementaire. Je suis frappé de voir qu’un grand nombre des solutions du droit administratif et du
contentieux administratif moderne n’ont de sens qu’au regard de l’acte individuel, et non de l’acte réglementaire.
Je pense à la motivation, à la contradiction ; je pense à ce que peut être demain le droit du sursis à exécution,
voire le caractère suspensif du recours, qui peut éventuellement exister à l’égard des actes individuels et qui n’est
pas concevable à l’égard des actes réglementaires (…). L’acte administratif, l’acte d’autorisation, mais pas
seulement l’acte d’autorisation, donnent finalement naissance à des relations qui sont triangulaires, alors que
l’acte réglementaire concerne toujours ce débat de légalité, cette construction de la légalité à laquelle le
contentieux administratif est habitué (…). Le contentieux des actes réglementaires est dans l’excès de pouvoir. Il
y a donc très anciennement, finalement, une répartition qui s’est faite un petit peu naturellement et qui me paraît
devoir être accélérée par un certain nombre de solutions qu’on envisage et qu’on a inscrites dans la législation
actuelle » (Y. Gaudemet, « Questions pour le droit administratif », AJDA, 1995, n° spéc., pp. 24-25).
728
autres types existants – actes réglementaires et décisions d’espèce13 – selon qu’ils désignent
ou non précisément leurs destinataires. En bref, le schéma proposé vise à transposer au
contentieux le constat qu’il est « vain de nier les différences profondes et maintes fois
soulignées qui existent entre les actes réglementaires et les actes non réglementaires, dont le
droit administratif tire déjà les conséquences sur de nombreux points »14. En assurant la prise
en compte des destinataires visés, ce critère de répartition s’approche au plus près des
incidences sociales de la suspension. En ayant un aperçu des destinataires de l’acte, l’on
pourra saisir, au moins sommairement, la nature de la fonction remplie par l’administration au
travers de cet acte. C’est l’identification de cette fonction qui permettra de déterminer
l’impact pratique de la suspension envisagée.
1457. L’opposition proposée vise à différencier la répercussion des voies de droit sur la
situation contentieuse suivant la dimension sociale attachée aux actes contestés. Il est possible
de la résumer de la manière suivante : « L'acte réglementaire est général parce qu'il s'adresse à
une catégorie de personnes, définies par des caractéristiques génériques : les mineurs, les
personnes présentant une menace pour l'ordre public, les étrangers, etc. En ce sens, l'acte
réglementaire est impersonnel. […] La généralité permet d'opposer l'acte réglementaire à
l'acte individuel, qui vise une, voire plusieurs personnes déterminées, identifiées grâce à leurs
noms et prénoms, ou identifiables grâce à certaines caractéristiques concrètes de temps ou de
lieu. […] La généralité permet également de distinguer l'acte réglementaire de la décision
d'espèce […]. L'acte d'espèce est celui qui ne s'adresse à personne, ni de manière générale, ni
à titre individuel. Son champ d'application est dépourvu de dimension personnelle : il est, non
pas impersonnel, mais apersonnel »15.
1458. Selon la manière de désigner leurs destinataires, les actes ne jouent pas le même rôle
vis-à-vis de l’organisation du corps social. L’importance de l’activité administrative, certes
appréciée quantitativement, est différente selon que l’acte s’adresse à des destinataires
identifiés ou qu’il s’étend au contraire à une masse de destinataires qu’il n’est pas possible
d’identifier. De cette caractéristique, l’on pourra déduire le rôle joué par l’autorité
13
Qui, on le rappelle, s’appréhendent comme un acte qui « ne vise pas tel ou tel individu précisément identifié
mais, comme l'acte réglementaire, s'applique indépendamment des personnes concernées » (B. Seiller, « Acte
administratif : identification », Rép. Cont. Adm., oct. 2015, Dalloz, n° 392). À partir de cette définition, l’on avait
déterminé que leur régime, dans le cadre de notre schéma, suivrait celui des actes réglementaires, dès lors qu’ils
ne s’adressaient pas directement à des destinataires précisément identifiés, cf. supra n° 1414, p. 692. Par
conséquent, ils ne seront, comme les actes réglementaires, pas concernés par l’application de cet effet suspensif.
14
V. J.-J. Tramoni, « L’acte, le juge, les délais », RRJ , 2000, p. 255. V. pour une illustration, CE, 12 févr. 1997,
req. n° 180780, Syndicat national des inspecteurs des affaires sanitaires et sociales : Rec. Leb., p. 36 ; RFDA,
1997, p. 471, concl. Ch. Maugüé ; DA, 1997, n° 6, comm. n° 252, p. 26, note Ch. Maugüé.
15
É. Untermaier-Kerléo, « L'acte administratif réglementaire, un acte de portée générale ? », DA, 2017, n° 6, ét.
n° 11.
729
administrative. En effet, selon que l’administration s’adresse nommément à des destinataires
ou qu’elle vise un ensemble de populations, l’objectif poursuivi sera différent, ce qui est
susceptible d’impacter la potentielle application de l’effet suspensif.
1459. Édicter des actes administratifs permet aux autorités d’appliquer au tissu social une
norme visant à régir les rapports qui y ont cours. Selon que la norme en cause se destine à des
individus précis ou à des destinataires qu’il n’est pas possible d’identifier, les enjeux seront
complètement différents. Dès lors que la volonté normative des autorités n’est pas destinée à
des personnes – physiques ou morales – nommément désignées, elle réglemente par exemple
la situation d’une profession ou d’un statut. Ce caractère impersonnel, ou non individuel, se
retrouve pour les actes réglementaires et les décisions d’espèce. L’abstraction des individus
visés rapproche ces actes de l’acte législatif dont la norme est impersonnelle. La loi, entendue
comme « une règle de droit édictée par le législateur compétent selon les formes prescrites par
la Constitution »16, nous intéresse ici pour la généralité17 de sa norme. Les règlements et les
décisions d’espèce partagent avec lui leur caractère général. Ces deux types d’actes visent de
la même manière des destinataires informels pouvant laisser entendre qu’ils s’appliquent à la
société.
1460. La comparaison de ces actes, notamment réglementaires, avec la loi, peut s’organiser
autour des propriétés impersonnelles et générales de la norme qu’ils contiennent. Sur cette
base d’une assimilation des normes impersonnelles au régime juridique législatif, le doyen
Vedel expliquait que « la conséquence logique de la reconnaissance de ce second type de
pouvoir réglementaire eût été de déclarer irrecevable tout recours, et notamment le recours
pour excès de pouvoir, tendant à contester la validité des règlements de cet ordre »18. Si l’idée
est loin d’être absurde tant « le règlement continue de présenter une physionomie qui le
rapproche de la loi sur différents points »19, ce parallèle possède logiquement une résonance
au niveau des fonctions poursuivies.
1461. En adoptant des actes à l’égard de destinataires non identifiés, les autorités agiraient
relativement de la même manière que le législateur. Or, si la loi se définit par la généralité des
16
J.-F. Kervégan, « Loi », in M. Canto-Sperber (dir.), Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale, 1996,
Paris, PUF, p. 857.
17
Elle est effectivement souvent présentée de manière synthéthique comme une « règle de droit écrite, générale
et permanente » (v. S. Guinchard et Th. Debard (dir.), Lexique des termes juridiques, 24ème éd., 2016, Paris,
Dalloz, Lexique, p. 663). Ce terme peut également, en poussant quelque peu le raisonnement, s’entendre comme
« l’ensemble des préceptes de droit acceptés par l’assemblée des citoyens consultés par le magistrat et rendus
publics par l’autorité compétente » (v. « Loi » in A. Rey (dir.), Dictionnaire historique de la langue française ,
t. 1, 2016, Paris, Le Robert, p. 1290) reprenant là aussi cette idée de généralité.
18
G. Vedel et P. Delvolvé, Droit administratif, t. 1, 12ème éd., 1992, Paris, PUF, Thémis, p. 58.
19
J.-P. Négrin, « Aspects du régime contentieux des règlements administratifs en France », in État - loi -
administration : Mélanges en l'honneur de Epaminondas P. Spiliotopoulos , 1998, Athènes, Bruxelles, Editions
Ant. N. Sakkoulas, Bruylant, p. 309.
730
individus auxquels elle se destine, c’est pour marquer la portée de sa fonction sociale. Elle est
générale parce qu’elle vise à régir l’ensemble de la société. Cette vocation des dispositions
législatives se retrouve dans son caractère impersonnel. Par conséquent, le caractère
impersonnel des actes réglementaires permet d’en tirer les mêmes conséquences, celui de leur
inscription dans une perspective de réglementation sociale.
1462. Les actes administratifs impersonnels, comme les actes réglementaires et les décisions
d’espèce, permettraient aux autorités d’agir dans le but de régir, au mieux, la société.
L’administration, en adoptant de tels actes, contribue à l’ordonnancement juridique censé
encadrer la société, et ce même si le destinataire sera en pratique unique20. En ne visant à
proprement parler personne, les autorités sont censées agir pour définir le projet commun de
la société. Les destinataires sont donc tous ceux, présents et à venir, qui possèdent la qualité
visée par l’acte réglementaire tendant à garantir le bon fonctionnement de la société. C’est
pour ces raisons que l’acte réglementaire21 se présente comme la « condition de la liberté des
citoyens »22 : il érige le cadre général. Dès lors, l’acte réglementaire comporte, par sa
fonction, un degré plus important de puissance publique23. Au regard de cette particularité,
lier sa suspension au simple dépôt d’un recours juridictionnel par un seul citoyen semble
excessif. Le rapport entre la fonction accolée à de tels actes et la possibilité d’octroyer à un
requérant le pouvoir d’en arrêter la mise en œuvre apparaît déséquilibré. L’idée que la volonté
d’un seul puisse s’opposer à une entreprise censée intéresser toute la société ne semble pas
devoir être approfondie.
1463. A contrario, « pour qu’une décision puisse être reconnue comme individuelle, il est
nécessaire que la norme qu’elle édicte ait pour destinataires une ou plusieurs personnes
nominativement désignées »24. Ainsi, les autorités agissent en fonction de la situation des
personnes qu’ils cherchent à « toucher ». Certes, en réglementant la situation des individus
visés, un tel acte contribue aussi à réglementer la société. Cependant, la volonté première des
autorités reste de fixer les droits ou les obligations de personnes et c’est à raison de leur
situation que les autorités interviennent. Parfois, l’administration impose même sa volonté à
des individus ayant réclamé son intervention, impliquant une atténuation de l’unilatéralité. Le
20
C’est le cas lorsque l’acte désigne indirectement quelqu’un, par sa qualité ou sa fonction.
21
Le même raisonnement est évidemment applicable aux décisions d’espèce qui comportent, elles aussi, des
normes à la vocation profondément impersonnelle.
22
J.-M. Rainaud, La distinction de l’acte réglementaire et de l’acte individuel, 1966, Paris, LGDJ, Bibliothèque
de droit public, t. 73, p. 34.
23
J.-P. Négrin, op. cit., p. 310.
24
R. Chapus, Droit administratif général, t. 1, 15ème éd., 2001, Paris, Montchrestien, Domat droit public, n° 698,
p. 525.
731
requérant ne s’opposerait alors pas à une norme « sociale ». Le schéma mettrait aux prises un
requérant avec d’autres individus par le prisme de l’acte administratif. La puissance publique
et la société sont moins présents, laissant la place à un éventuel effet suspensif. En résumé,
c’est parce que « l’acte réglementaire a pour objet, comme la loi, de modifier
l’ordonnancement juridique général [tandis que] l’acte individuel vise un résultat totalement
différent : la stabilisation d’une situation juridique précise en faveur d’un bénéficiaire »25 que
leur fonction et leur régime contentieux devront se démarquer.
1464. Plus encore que l’importance de la fonction sociale des actes réglementaires et des
décisions d’espèce, la nature de la relation créée entre l’administration et les destinataires sera
profondément modifiée en fonction des destinataires visés. Selon que l’acte comporte une
norme impersonnelle ou individuelle, la relation entre son auteur et ceux pour lesquels il a
vocation à s’appliquer sera différente. De son analyse, pourront être tirées plusieurs
caractéristiques de la relation contentieuse dont certaines seront susceptibles de questionner la
pertinence d’un effet suspensif26.
1465. La finalité d’un acte administratif impersonnel n’est pas orientée vers des individus
dont il faut établir la situation juridique. Un tel acte n’est pas de nature, du moins dans
l’immédiat, à ouvrir une relation entre l’auteur de la décision et un individu. L’acte
réglementaire et la décision d’espèce, étant pensés pour régir des catégories abstraites, ne
créent pas de lien direct entre les autorités et les personnes. Les actes individuels, eux, sont
directement façonnés pour s’appliquer à des personnes précises. Leur contenu a alors vocation
à s’intéresser à leur situation concrète. L’acte individuel touche directement des individus
pour ce qu’ils sont : la relation qu’ils créent est personnelle, contrairement aux autres actes.
1466. C’est donc aussi sur cette base qu’il est possible de justifier que l’effet suspensif
proposé ne s’applique qu’aux recours défensifs visant à contester des actes individuels. En
allant au bout de l’analyse de la relation induite par les actes, le contentieux d’un acte
impersonnel ne concerne que l’ordonnancement juridique là où celui qui concerne les actes
individuels tourne autour du patrimoine juridique d’une personne. Le contentieux met alors
aux prises des individus dont la situation a été régie pour ce qu’ils sont, rendant l’existence
d’un effet suspensif plus légitime. Le fait que ce soit la situation matérielle d’individus qui
25
P. Auvret, « La notion de droit acquis en droit administratif français », RDP , 1985, p. 67.
26
Cette perspective d’une adaptation du régime contentieux en fonction de la relation entre les parties engendrée
par l’acte n’est pas totalement inédite puisqu’on a pu notamment lire que « la dimension subjective du recours
pour excès de pouvoir est plus aisément admise par les administrativistes lorsque celui-ci porte sur des actes
nominatifs » (N. Foulquier, « L’arrêt Boussuge », JCP A, 2012, n° 38-39, ét. n° 2309, p. 15).
732
soit en jeu signifie que le régime contentieux peut lui aussi prêter une attention accrue aux
intérêts individuels : l’introduction d’un effet suspensif jouera ce rôle.
1467. Pour le dire autrement, autant les actes réglementaires que les décisions d’espèce ne
créent aucun droit au bénéfice de leurs destinataires. Si la solution est classique pour les actes
réglementaires, les décisions d’espèce, dépourvues de destinataires individualisés, ne
sauraient non plus « créer un quelconque droit acquis c’est-à-dire un lien entre
l’administration et le bénéficiaire direct de l’acte »27. Ainsi, les requérants qui contestent de
tels actes ne pourraient bénéficier, dans le cadre d’un tel recours, d’un effet suspensif.
D’ailleurs, les conditions qui encadrent le retrait ou l’abrogation des actes adoptés28 se
distinguent selon que ces derniers créent ou non des droits. Dans le cas où ils n’en créent pas,
comme pour les actes réglementaires et ceux qui lui sont assimilés, les personnes intéressées
ne peuvent s’opposer à leur modification ou abrogation. Ainsi, bien que l’acte leur soit
appliqué, leur situation n’influence en rien les possibilités ouvertes aux autorités de le
modifier. C’est là un indice supplémentaire de ce qu’il n’existe aucun lien individuel entre
eux et les actes réglementaires et ceux assimilés, non créateurs de droits donc. Dans le même
sens, les actes réglementaires29 et les décisions d’espèce30, ne sont pas soumis à l’obligation
de motivation qui a en partie pour but de convaincre les destinataires de la pertinence du
choix des autorités31. Par conséquent, l’on peut par analogie considérer que les requérants qui
contestent de tels actes n’ont aucun droit à bénéficier d’un effet suspensif. Après tout, « sans y
voir une volonté de limiter le contrôle juridictionnel sur les actes réglementaires, il faut
simplement admettre que le recours pour excès de pouvoir, en tant qu’il permet au juge de les
annuler, donne pleine et entière satisfaction à leur égard »32.
1468. Ce rejet de l’effet suspensif pour les recours visant à contester un acte dont la norme
est impersonnelle ne revient pas à nier le caractère « individuel » de l’action menée par le
27
I. Poirot-Mazères, « Les décisions d’espèce », RDP , 1992, p. 504.
28
Il s’agit des deux techniques à la disposition des autorités pour provoquer la sortie de vigueur de leurs actes
administratifs.
29
CE, 28 sept. 1998, req. n° 162289, Association séfarade de Mulhouse : Rec. Leb., p. 343 – CE, 29 mars 2000,
req. n° 205253, Société fromagerie le Centurion et autres : Rec. Leb., p. 830 – CE, 5 avr. 2002, req. n° 221890,
SCP Patrick Coulon, Eric Laurent, Jean-Christophe Augustin et SCP Jean-François Gaillard, Emmanuel
Mauris : Rec. Leb., p. 122.
30
CE, 18 nov. 1988, req. n° 79628, Commune de Mireval : Rec. Leb., p. 574 – CE, 7 févr. 1992, req. n° 118488,
Ministre de la Culture, de la communication, des grands travaux et du bicentenaire c/ S.C.I. du Vieux Château et
autres : Rec. Leb., p. 688 – CE, 31 mars 2004, req. n° 247924, 248202, 247925 et 248201, SA Blanchiment de
Xonrupt et S.C.I. des Lacs : Rec. Leb., p. 774 ; JCP A, 2004, n° 1609, note Ph. Billet – CE, 3 mars 2009, req.
n° 300570, Lachère-Gest et Association Opale Environnement : Rec. Leb., p. 70 ; AJDA, 2009, p. 775, concl.
F. Lenica ; BJDU , 2009, n° 3, p. 219, concl. F. Lenica.
31
B. Seiller, « Acte administratif : régime », op. cit., n° 258.
32
D. Bailleul, op. cit., p. 381.
733
requérant. Il agit forcément pour défendre ses droits et intérêts33 et il n’est pas question, en
refusant au contentieux réglementaire le bénéfice de l’effet suspensif, d’en conclure que ce
n’est pas le cas. Seulement, il convient de relever que le recours est plus altruiste lorsqu’il
concerne un acte réglementaire et qu’il est au contraire profondément égoïste lorsque l’acte
est individuel34. Cette différence n’est que la réception, au niveau contentieux, de la relation
existant entre les autorités administratives et les destinataires de l’acte.
1469. Restreindre l’effet suspensif proposé au seul contentieux ouvert contre les actes
individuels reviendrait à différencier le régime contentieux en fonction de la nature des actes
contestés. Ce serait alors une révolution tant traditionnellement le contrôle juridictionnel ne
change pas de nature selon les actes auxquels il s’applique. Cependant, cette innovation n’est
pas farfelue tant « la présomption de légalité de l’acte administratif […] s’impose davantage
pour les règlements que pour les actes individuels »35. Dans ce même sens, le professeur
Négrin avait pu relever que « la liste, régulièrement allongée par le législateur, des recours à
caractère suspensif ne contient pas d’actes à caractère réglementaire »36. La « protection » de
ces actes porteurs d’une norme impersonnelle d’un éventuel effet suspensif des recours peut
également être justifiée par le rôle attendu du juge à leur égard. Par exemple, à propos de la
suspension, « si un tel pouvoir est envisageable et même souhaitable en ce qui concerne les
actes individuels et plus généralement les actes non réglementaires, il en va autrement pour
les règlements. C’est là à notre sens une limite qui s’impose d’elle-même, car le juge
administratif n’a pas vocation à édicter des normes générales et impersonnelles à la place de
l’administration ; sa fonction essentielle consiste à se prononcer sur des situations juridiques,
nées de l’application ou de la violation de ces normes générales et impersonnelles préétablies
et cristallisées par des actes individuels ou suffisamment individualisés »37.
1470. En outre, cette distribution différenciée de l’effet suspensif entre les actes
impersonnels et individuels peut s’appuyer sur d’autres éléments qui, sans être décisifs,
concourent à l’asseoir. Par exemple, l’introduction de l’effet suspensif permet d’éviter dans le
contentieux de l’excès de pouvoir qu’une annulation tardive n’entraîne de graves
inconvénients pratiques. Certes, il arrive heureusement que la disparition rétroactive ne pose
aucun souci38, mais cette dernière hypothèse est « beaucoup plus fréquente dans le cas des
33
V. not. B. Kornprobst, La notion de partie et le recours pour excès de pouvoir , 1959, Paris, LGDJ,
Bibliothèque de droit public, t. 21, préf. P. Weil, p. 255.
34
J.-M. Rainaud, op. cit., p. 184 ; J.-P. Négrin, op. cit., p. 290.
35
J.-P. Négrin, op. cit., p. 295.
36
Ibid., p. 295.
37
D. Bailleul, op. cit., p. 380.
38
C’est par exemple le cas lorsque la décision annulée n’a produit aucun effet irréversible.
734
actes réglementaires que des actes individuels »39. Ainsi, il y a moins d’intérêt « pratique » à
attribuer un effet suspensif aux recours ouverts à l’encontre des actes impersonnels. Dans ces
situations, « l’annulation de la réglementation prise n’aura d’autre effet que de remettre en
vigueur la réglementation antérieure voire, si la réglementation annulée était la première du
genre, de rendre ce secteur d’activité à la libre initiative des particuliers »40. À l’inverse, « il
est bien rare qu’une décision individuelle n’ait pas déjà produit ses effets avant que le juge
statue »41 ce qui laisse entendre que l’effet suspensif y serait utile.
1471. Enfin, l’on peut relever dans cette même perspective que le contentieux réglementaire,
même non suspensif, renvoie déjà à une forme de « transgression » du juge administratif : « la
jurisprudence primitive du Conseil d’État et la doctrine ancienne refusaient toute sorte de
recours contre les règlements du chef de l’État »42 démontrant qu’il fallait les appréhender
avec prudence. Cette retenue du juge vis-à-vis des recours contre des actes impersonnels
passe aussi par le fait que, contrairement aux actes individuels, il a fallu attendre 1907 pour
que le Conseil d’État décide d’ouvrir le recours en excès de pouvoir à l’encontre des
règlements d’administration publique43. Si cette attente a connu en France une fin heureuse,
ce n’est paradoxalement44 pas le cas en Allemagne où le contrôle de ces actes est limité. Dans
un pays où l’effet suspensif est par principe attaché aux recours juridictionnels, le fait qu’il
soit exclu pour le contentieux réglementaire est de nature à nous interpeller sur sa nature.
1472. Dès lors, pour des raisons théoriques – le caractère impersonnel des normes qu’ils
contiennent – que pratiques, l’effet suspensif n’a pas vocation à s’appliquer aux recours visant
à contester des actes réglementaires et des décisions d’espèce. Par conséquent, son champ se
limitera aux seuls recours défensifs destinés à contester des actes individuels. Ainsi, la
distribution de l’effet suspensif entre les voies de droit retenues se base sur la nature des
prétentions poursuivies par les requérants et celle de l’acte qu’ils contestent. Par conséquent,
si cette méthode vaut pour les recours juridictionnels et les procédures d’urgence, elle ne peut
s’appliquer aux voies de recours dont il nous faut traiter. En offrant aux requérants la
39
J. Massot, « Portée et conséquences de l’annulation par le juge d’un acte administratif », EDCE , 1979, n° 31,
p. 116.
40
Ibid., p. 117 ; v. pour illustrer ces situations, CE, ass., 15 févr. 1980, req. n° 08596, Association pour la
protection du site du vieux Pornichet : Rec. Leb., p. 84 ; AJDA, 1980, p. 291, chron. Y. Robineau et M.-A.
Feffer ; JCP , 1980, II, n° 19735, concl. B. Genevois et note G. Liet-Veaux.
41
J. Massot, op. cit., p. 117.
42
F. Moreau, Le règlement administratif, 1902, Paris, A. Fontemoing, p. 284.
43
CE, 6 déc. 1907, req. n° 4244, 4245, 4246, 4247, 4248 et 4249, Compagnie du Nord, d’Orléans, du Midi, de
l’Est et de l’Ouest : Rec. Leb., p. 919, concl. J. Tardieu ; D., 1909, III, p. 57, concl. J. Tardieu ; S., 1908, III, p. 1,
note M. Hauriou, concl. J. Tardieu ; RDP , 1908, p. 38, note G. Jèze ; GAJA, 21ème éd., 2017, Paris, Dalloz,
Grands Arrêts, n° 17, p. 99.
44
L’on parle de paradoxe dans la mesure où sur bien des points, le système allemand offre une meilleure
protection aux requérants.
735
possibilité de contester le contenu de décisions juridictionnelles, elles ne visent plus –
directement – les actes administratifs. Par conséquent, cette spécificité justifie qu’on leur
réserve un traitement particulier. À ce propos, c’est justement cette nature juridictionnelle des
actes contestés qui nous amène à maintenir le principe contemporain de l’absence d’effet
suspensif (B) et à refuser toute introduction d’une suspension liée à leur exercice.
1473. La question des caractéristiques procédurales des voies de recours est une
problématique qui transcende les particularités des différents contentieux. Sans dire que
l’analyse des voies de recours est la même peu importe la matière concernée, certaines
problématiques dépassent le contenu des matières concernées. En clair, que le fond de
l’affaire soit rattaché au droit pénal, civil ou administratif, le schéma d’une voie de recours
demeure sensiblement le même. Le requérant qui en use poursuit toujours la même
prétention : il conteste le contenu d’une décision juridictionnelle. Ces voies de droit mettent
toujours aux prises un requérant et une décision juridictionnelle. Leur analyse peut se
cantonner à cette seule dimension générique afin d’en déduire des caractéristiques
susceptibles de permettre, ou non, l’introduction d’un effet suspensif.
1474. L’étude abordera tout de même la spécificité des voies de recours au sein du
contentieux administratif. L’enjeu n’y mobilise forcément pas les mêmes interrogations qu’en
première instance, notamment vis-à-vis de la question de l’effet suspensif. Paradoxalement,
son application n’a plus vocation à « protéger » le contenu de l’activité administrative. Cela
revient à dire que l’effet non suspensif n’a pas la même portée vis-à-vis d’une voie de recours
que pour une procédure de première instance. Le maintien de l’absence d’effet suspensif
préconisé en est d’ailleurs la conséquence directe, puisqu’il est le résultat de la réception de la
nature complètement différente de l’instance engendrée (1). Plus généralement, le refus de
leur attribuer un effet suspensif s’analyse globalement, au regard de caractéristiques des voies
de recours qui transcendent la matière du contentieux administratif. Dans le cadre d’une voie
de recours, le litige en cause a, dans la grande majorité des cas, déjà reçu une solution
juridique (2) impliquant que le requérant a bénéficié d’une protection juridictionnelle. C’est
parce que celui-ci a déjà été « protégé » qu’il convient de ne pas lui « offrir » une protection
provisoire supplémentaire.
736
1 - L’absence d’effet suspensif, résultat d’une nature différente de
l’instance
1475. Pour un requérant, saisir le juge administratif d’un recours a pour objet la contestation
de la volonté des autorités administratives. Le juge, saisi d’une telle voie de droit, doit
trancher la question de la régularité de l’acte qui la matérialise. Dès lors, attacher au recours
un effet suspensif permet de conférer au requérant des « armes » supplémentaires dans sa
relation à l’administration. L’idée est d’atténuer la « brutalité » que dégage l’activité
administrative unilatérale. L’effet suspensif est une forme de modération du pouvoir des
autorités administratives vis-à-vis des destinataires de leurs décisions. Pour autant, la question
de l’introduction d’un effet suspensif pour les voies de recours ne répond pas à la même
logique. Au contraire, une telle caractéristique irait paradoxalement à l’inverse de la logique
de protection poursuivie, ce qui s’explique par la nature particulière des voies de recours :
« l’effet non suspensif des voies de recours n’a pas les mêmes conséquences non plus que la
même portée que l’effet non suspensif du recours initial. Il a même communément des
incidences diamétralement opposées »45 et cela s’explique par la structure particulière des
voies de recours.
1476. Le principe de l’absence d’effet suspensif des recours de premier ressort est un
privilège pour les autorités administratives qui peuvent ainsi imposer leur volonté de manière
unilatérale. L’administration est en position de force dans la mesure où l’acte contesté pourra
être exécuté durant l’instance. Chercher à le renverser, c’est se placer « du côté » du requérant
et rééquilibrer le rapport de forces favorable aux autorités. D’une certaine manière, pour les
voies de recours, le même principe aboutit à des conclusions opposées. Sans affirmer que ce
même principe, dans le cadre des voies de recours, a été autant pensé en faveur des requérants
que le précédent en faveur des autorités, il avantage les requérants initiaux. Le professeur
Pacteau le confirme lorsqu’il détaille que « l’effet non suspensif des voies de recours, et plus
spécialement de l’appel, avantage au contraire plutôt l’administré, en tout cas l’auteur de la
requête initiale et bénéficiaire du jugement dont il a été interjeté appel, non que l’appelant soit
toujours lui mais parce qu’il n’y a à exécuter réellement et matériellement un jugement que
s’il comporte une condamnation ou une annulation qui sera par définition, et en tout cas
presque toujours, à la charge d’une personne publique (et dans le cas le plus général au
bénéfice d’un administré) »46.
45
B. Pacteau, « Paradoxes et périls du principe de l’effet non suspensif de l’appel en contentieux administratif »,
in Mélanges René Chapus, 1992, Paris, Montchrestien, p. 494.
46
Ibid., p. 494.
737
1477. Le principe de l’absence d’effet suspensif des voies de recours n’a donc une incidence
concrète que dans le cas où le jugement contesté déclarait l’acte litigieux illégal. Le fait que
l’exercice d’une voie de recours ne suspende pas le jugement contesté permet de l’exécuter
durant l’instance, sauf lorsque le juge a prononcé son sursis. Le fait qu’une partie conteste un
jugement ne doit pas empêcher de le mettre en œuvre concrètement. Cependant, cet obstacle
n’a un impact que si le juge de première instance a analysé l’acte comme étant contraire à la
légalité. Lorsque le jugement écarte au contraire le doute soulevé, son exécution n’est que la
continuation d’une situation déjà constituée. Le fait que la voie de recours soit suspensive ne
changerait alors rien puisque l’on retomberait dans la situation où l’acte s’appliquait du fait de
sa présomption de légalité. Tout l’intérêt du principe ressort lorsque l’acte litigieux a été
déclaré illégal : dans ce cas, il « a pour premier effet d’interdire toute application d’un acte
annulé en premier ressort, et non moins d’obliger en droit l’administration à exécuter des
jugements rendus contre elle, fussent-ils déférés au juge supérieur et appelés peut-être à être
effacés par lui »47. L’absence de caractère suspensif des voies de recours n’a donc d’effet
qu’en vue d’une protection de l’auteur d’une requête initiale ayant mené le juge à déclarer
l’activité administrative illégale.
1478. C’est parce que le principe s’applique aux décisions juridictionnelles susceptibles de
protéger les requérants initiaux là où il concerne en premier ressort les décisions
administratives susceptibles de leur porter préjudice que l’on peut le conserver dans le cadre
des voies de recours. Puisque leur attribuer un effet suspensif donnerait à l’administration un
moyen d’échapper aux obligations résultant des jugements, le maintien du principe, même
imparfait, semble s’imposer. Bien entendu, ce raisonnement vaut dans la configuration
actuelle du contentieux administratif, où les recours juridictionnels ne suspendent pas
l’exécution de l’acte. Dans le cas d’éventuels recours suspensifs, il faut déterminer si la
suspension ne serait pas une solution plus équilibrée. Certes, la création d’un effet suspensif
en première instance ne doit pas nécessairement entraîner l’application de la même
caractéristique pour les voies de recours. Néanmoins, il faut déterminer – rapidement –
quelles sont les conséquences du maintien du principe contemporain dans les cas où le recours
de premier ressort deviendrait, pour sa part, suspensif48.
1479. Dans cette situation, l’effet suspensif prolongerait le gel de la situation contentieuse.
Dès l’introduction du recours, les deux parties verraient leur relation paralysée, les autorités
47
B. Pacteau, op. cit., p. 494. V. également en ce sens, M. Paillet, « L’exécution des jugements et le double
degré en matière administrative », Justices. Revue générale de droit processuel , 1996, n° 4, p. 139.
48
À raison de sa vocation défensive et de la contestation d’un acte individuel.
738
administratives ne pouvant mettre en œuvre leur volonté. Par principe, seule la décision
juridictionnelle pourrait « débloquer » la situation en permettant49 notamment aux autorités
d’exécuter l’acte édicté. Dans ce cas, attacher un effet suspensif aux voies de recours ouvertes
contre un tel jugement est une aubaine pour les requérants qui pourraient prolonger la
« paralysie ». Le maintien de l’absence d’effet suspensif serait finalement de nature à
redonner à l’administration le pouvoir « d’agir ». En quelque sorte, conserver l’organisation
contemporaine du principe dans les cas où l’effet suspensif aura été introduit pourra permettre
aux autorités d’assurer la mise en œuvre matérielle de leur volonté, dans le cas où elle n’aura
pas été annulée. Par conséquent, en refusant une forme de protection juridictionnelle
maximale aux requérants, une telle solution s’inscrit bel et bien dans le cadre du rééquilibrage
poursuivi.
1480. Ainsi, « quel que soit le bien-fondé de telles craintes, il n’y a pas lieu de revenir sur le
principe du caractère non suspensif de l’appel »50 et plus généralement de toutes les voies de
recours. En plus, les éléments généralement avancés par ceux qui défendent l’introduction
d’un effet suspensif à leur égard n’emportent pas notre conviction. Par exemple, la réflexion
selon laquelle une telle solution permettrait d’éviter les potentielles difficultés d’exécution des
décisions juridictionnelles ne traite selon nous que des symptômes sans remonter à l’origine
du « mal ». En outre, il n’est après tout « même pas sûr que l’exécution immédiate, même
provisoire, engendre toujours plus de difficultés que l’exécution seulement finale, mais
tardive »51. D’autres ont également pu, en comparaison avec la procédure civile où l’appel est
suspensif, reprendre la justification avancée52 en cette matière. Le professeur Jeanneau avait
par exemple pu affirmer que « l’appel remettant le fond en question, il est dans la logique de
cette voie de recours d’être suspensive […]. Le caractère non suspensif des recours devant les
tribunaux administratifs apparaît donc en ce qui concerne l’appel, comme une anomalie
procédurale, comme une règle contraire à la nature des choses. L’octroi du sursis à exécution
ne fait que rétablir la situation en permettant à la partie succombante de bénéficier d’une
garantie découlant normalement du double degré de juridiction »53.
49
Uniquement dans le cas où le jugement serait favorable à l’administration. Dans le cas contraire, le constat de
l’illégalité administrative laisserait la situation en l’état en l’empêchant d’exécuter.
50
« Rapport du Conseil d’État sur l’exécution des décisions des juridictions administratives », RFDA, 1990,
p. 492.
51
B. Pacteau, op. cit., p. 501.
52
Il est ainsi couramment avancé que « puisque la cause entière est remise en question, puisqu’on vient débattre
ab integro devant le tribunal ou devant la cour d’appel la demande sur laquelle ont statué les premier juges, il
serait peu logique, et en général peu prudent, de poursuivre l’exécution d’une sentence dont la validité est mise
en doute » (J.-E. Boitard, Leçons de procédure civile , 13ème éd., 1879, Paris, Pichon, n° 697).
53
B. Jeanneau, « note sous CE, 20 nov. 1959, Jaouen et CE, 23 déc. 1959, Gliksman », D., 1961, p. 258.
739
1481. Tous ces éléments, malgré leur pertinence relative, ne seront pas retenus, la solution
retenue conservant l’absence d’effet suspensif pour les voies de recours. Ce qui n’était qu’une
particularité historique54, résultat de « l’organisation intime de la justice administrative »
conduisant à traiter « les décisions qui en émanent… comme celle des administrateurs et non
comme celles des magistrats »55 sera donc maintenu. Pour résumer, le principe contemporain
doit être préservé parce qu’il représente, dans le cadre des voies de recours, un bouclier
destiné à protéger les bénéficiaires de la décision de première instance. Ainsi, malgré le
renversement de perspective provoqué par l’introduction envisagée d’un effet suspensif élargi
en première instance, le principe actuel doit être conservé pour les voies de recours. L’on peut
s’appuyer sur ce point sur les propos du professeur Chapus qui, malgré les inconvénients du
principe, considère que l’on « doit, toutefois, s’en accommoder, car ils sont moins graves que
ceux que présenterait le principe inverse »56. En quelque sorte, au « terme d’un bilan coût-
avantage, on préfère quand même une règle généralement bénéfique aux administrés, fut-elle
à aménager au service de l’administration (comme on y parvient) à ce qui deviendrait
triomphalement son contraire à l’avantage de l’administration, et qu’on aurait sans doute bien
plus de mal à atténuer dans l’intérêt des administrés »57.
1482. Au bout de cette analyse des voies de recours dans le cadre spécifique du contentieux
administratif, l’on peut conclure au maintien de l’absence d’effet suspensif pour ces dernières.
En sus de cette argumentation, cette caractéristique peut également s’analyser comme le fruit
de la représentation théorique de ces voies. D’une certaine manière, le maintien du principe
est aussi le résultat du fait que le litige y a déjà été résolu en termes juridiques (2).
54
En effet, le Conseil d’État lui-même prenait la peine de « rappeler que ce principe trouve son origine dans
l’histoire de la juridiction administrative. […] La solution des litiges administratifs était alors conçue comme un
élément de l’action d’administrer. Il était dans la logique de cette conception que la décision du juge
administratif ait le même caractère exécutoire que toute décision administrative » (« Rapport du Conseil d’État
sur l’exécution des décisions des juridictions administratives », op. cit., p. 492).
55
R. Jacquelin, « L’évolution de la procédure administrative », RDP , 1903, p. 409.
56
R. Chapus, Droit du contentieux administratif, 13ème éd., 2008, Paris, Montchrestien, Domat droit public,
n° 1321, p. 1189.
57
B. Pacteau, op. cit., p. 501.
740
justifier le maintien du principe de l’absence d’effet suspensif. Bien évidemment, le fait que
ces voies permettent de réclamer que des juges reviennent sur la volonté de leurs
prédécesseurs58 implique des conséquences. Premièrement, cela signifie forcément qu’un juge
est intervenu et a rendu une décision donc en suspendre le contenu reviendrait à remettre en
cause son autorité. Maintenir l’absence d’effet suspensif revient ainsi à préserver l’autorité du
juge ayant rendu la décision de première instance59, celle contestée (a). D’autre part, le fait
qu’il s’agisse d’une voie de recours implique que le requérant n’est plus « brutalement »
confronté à la décision de l’interprète subordonné60 de la légalité, l’administration active. Dès
lors qu’il est question d’une voie de recours, il y a nécessairement eu, peu importe le contenu
de la décision contestée, intervention de l’interprète authentique de la légalité, le juge (b).
58
Qui peuvent d’ailleurs être eux-mêmes lorsque la voie de recours en question n’est rien d’autre qu’une voie de
rétractation.
59
Cette expression ne doit pas s’entendre ici dans son acception stricte, qui renverrait aux seuls juges de premier
ressort.
60
L’utilisation de cette expression s’inspire en grande partie du professeur Chevallier qui présentait le pouvoir
d’interprétation administrative comme précaire et subordonné en opposition au pouvoir de l’interprète légitime
qu’est le juge. V. en ce sens, J. Chevallier, « Les interprètes du droit », in P. Amselek (dir.), Interprétation et
droit, 1995, Bruxelles, Bruylant, pp. 118-119. Pour un débat plus complet relatif à l’utilisation de cette
expression, v. F. Rolland, « L’interprétation juridique administrative et la théorie réaliste de l’interprétation »,
Revue juridique de l’Ouest, 2003, n° 4, p. 371 et s.
61
Le terme est ici particulièrement approprié puisque rares sont les situations dans lesquelles ce sont les
décisions rendues par les membres du Conseil d’État qui feront l’objet d’une voie de recours.
741
raisonnement des premiers juges, ils remettent en cause leur analyse. Si leur compétence
juridictionnelle n’est pas remise en cause, leur « compétence » d’analyse juridique est
questionnée. Ceux qui usent d’une voie de recours saisissent une formation de jugement qu’ils
espèrent plus « avisée » au regard de leur litige. Le réexamen réclamé revient pour les
requérants à remettre en cause la capacité des premiers juges à résoudre correctement les
litiges et, au bout du compte, leur autorité.
1486. Cette situation résulte des caractéristiques génériques des voies de recours. Seulement,
la dégradation de l’autorité des juges ayant décidé, élément attaché aux voies de recours, est
renforcé dans le contentieux administratif. Cela est dû au fait que la constitution d’un système
abouti de juridictions sur trois niveaux ne s’y est réalisé que lentement et progressivement. À
l’origine, après s’être détaché de l’administration active, seul le Conseil d’État était compétent
pour contrôler la régularité de l’action administrative. Les membres du Palais-Royal étaient
les juges en premier et dernier ressort de l’activité des autorités administratives. Les tribunaux
administratifs et les cours administratives d’appel, respectivement juges de premier ressort et
d’appel62, sont ainsi venus se greffer à un système juridictionnel monopolistique. Associé au
fait que le contrôle juridictionnel de l’activité administrative a dû gagner une forme de
légitimité, l’ancrage historique du Conseil d’État explique qu’il possède une autorité naturelle
sur le reste des juridictions administratives.
1487. Cette influence est d’autant plus renforcée que les juridictions « inférieures » ont
longtemps souffert d’un déficit de légitimité et d’autorité qui s’exprime encore dans les cas où
la juridiction administrative suprême supplante encore aujourd’hui ces juges63. Pour toutes ces
raisons, rendre les voies de recours suspensives « dans le contexte spécifique du contentieux
administratif français, ce serait […] un coup porté à l’autorité des juges de premier ressort »64
et d’appel.
1488. En empêchant les parties de poursuivre l’exécution de la décision juridictionnelle
contestée, la procédure contentieuse donnerait sa « préférence » à l’analyse du requérant, dont
la vision serait présumée la « bonne ». Le rapport entre les deux conceptions défendues
tournerait à l’avantage des requérants, et ce, alors même que les juges qui se seraient
prononcés sont censés être les interprètes officiels de la légalité. En outre, cela reviendrait à
62
Et ce, bien qu’il existe encore aujourd’hui des matières dans lesquelles le Conseil d’État est juge de premier et
dernier ressort ou même juge d’appel. Il est ainsi juge d’appel pour connaître des appels formés contre les
jugements des tribunaux administratifs rendus en matière d'élections municipales et cantonales et juge de
premier et dernier ressort pour juger les requêtes formées notamment contre les décrets , les actes réglementaires
des ministres ou bien encore le contentieux des élections régionales ou européennes.
63
Par exemple, la contestation des décrets relève encore aujourd’hui, du Conseil d’État, en premier et dernier
ressort.
64
B. Pacteau, op. cit., p. 500.
742
considérer que l’activité des premiers juges ne serait pas sûre, leur décision n’ayant qu’une
importance limitée65. Les premiers juges seraient décrédibilisés dès lors que l’exercice d’une
voie de recours pourrait mettre en échec l’exécution de leur décision. Certes, une telle
solution aurait pour effet d’assurer une meilleure protection des droits des requérants engagés
au contentieux. Seulement, les conséquences indirectes d’un tel schéma risqueraient à long
terme de nuire à l’autorité des tribunaux administratifs et, dans une moindre mesure des cours
administratives d’appel, leurs décisions étant susceptibles de faire l’objet de voies de recours.
L’autorité des juridictions inférieures pourrait alors être substantiellement altérée ce qui est
susceptible de diminuer, à long terme, l’efficacité de la justice administrative.
1489. En clair, si « l’exécution immédiate mais par définition provisoire d’un jugement peut
se révéler lourde et complexe, problématique et coûteuse, voire source d’excentricités
juridiques »66, l’empêcher risquerait de mettre à mal l’autorité des décisions de ces juges. Ils
ne deviendraient qu’une justice de second rang destinée à ceux n’ayant pas les moyens de
poursuivre la procédure jusque devant des juges « confirmés ». Au-delà de leur seule autorité
organique, c’est le contenu même de leur intervention qui serait dévalué. Par leurs décisions
juridictionnelles, les juges sont censés « dire le droit » en tranchant les litiges. Or cette
formulation du « droit » par les interprètes authentiques de la légalité modifie le rôle des voies
de recours qui n’ont par conséquent pas de raison d’être pourvues d’un effet suspensif (b).
1490. Agir dans le cadre d’une voie de recours revient à contester la décision juridictionnelle
rendue. La contradiction portée par les voies de recours vise une décision pourvue de
l’autorité de chose jugée. L’enjeu n’est donc rien d’autre que la cessation des effets de la
décision juridictionnelle contestée. Dès lors, puisque les requérants y ont pour ambition de
faire cesser l’application de la décision juridictionnelle contestée, il pourrait être logique de
leur accorder cette protection provisoire. Cependant, provoquer la suspension d’une décision
juridictionnelle reviendrait à la priver de certains de ses traits essentiels.
1491. Avant toute chose, il convient de rappeler que toute décision juridictionnelle bénéficie
de l’autorité de chose jugée. Cette caractéristique des décisions juridictionnelles qui
transcende le seul domaine de la procédure administrative contentieuse découle du prononcé
du jugement. En effet, « la date de la lecture du jugement est celle à laquelle il acquiert
65
Du moins, dans l’appréhension théorique et intellectuelle du système qui serait ainsi envisagé. Bien entendu,
une telle organisation prévalant devant le juge judiciaire n’aboutit pas forcément et spécialement à de telles
conséquences.
66
B. Pacteau, op. cit., p. 495.
743
l’autorité de la chose jugée »67, élément central du régime des décisions juridictionnelles leur
permettant de s’imposer auprès des parties ou de la société entière68. C’est parce que les
décisions juridictionnelles en sont « revêtues » qu’elles doivent être exécutées. C’est même de
ce trait particulier que découle l’idée selon laquelle le jugement doit être respecté et ne peut
être remis en cause sauf par une voie de recours. Le jugement rendu s’impose donc au public
auquel il se destine en vertu de l’autorité de chose jugée.
1492. L’on peut déduire de cette caractéristique que le jugement, dès sa prononciation,
représente la vérité légale. L’adage res judicata pro veritate habetur qui vaut encore
aujourd’hui en droit français signifie qu’est attachée à la décision juridictionnelle une
présomption irréfragable de « vérité ». La solution rendue ne peut plus faire l’objet de
résistance parce qu’elle s’impose à tous comme la vérité. Ainsi, ce qui est décidé devra être
considéré comme l’affirmation officielle de la légalité et il ne pourra par conséquent pas y être
fait obstacle : « l’obligation de respecter la chose jugée possède exactement la même nature
que celle de n’importe quelle autre norme. Elle s’oppose par là à toutes les formes de remise
en cause, depuis le fait de rejuger ce qui l’a déjà été jusqu’à la simple tentation de ne pas tenir
pour exacte et impérative la prescription née du jugement »69. Cette « force de vérité légale »
est telle que, par exemple, le juge administratif est tenu de réceptionner les décisions des
juridictions des autres ordres70.
1493. Logiquement, l’on aurait pu considérer que cette autorité de chose jugée n’est que le
résultat de la compétence juridictionnelle « exclusive » des formations de jugement. Puisque
seuls les juges sont compétents pour résoudre ainsi les litiges, il aurait pu être décidé
d’attribuer à leur volonté cette force spécifique. L’existence de la compétence juridictionnelle
aurait pu provoquer l’existence de l’autorité de la chose jugée. Or, la compétence n’apparaît
pas l’élément déterminant puisqu’il importe peu que la formation de jugement ayant rendu la
décision soit compétente pour que la décision en bénéficie71. Par conséquent, l’autorité de
chose jugée « ne tient pas à sa forme ; elle procède des propriétés intrinsèques de la
proposition considérée, qui doit bien emporter “jugement” »72.
67
R. Chapus, Droit du contentieux administratif, op. cit., n° 1193, p. 1051.
68
Tout dépend sur ce point de la question de savoir s’il est question d’une autorité absolue ou relative de chose
jugée.
69
D. de Béchillon, « Sur l’identification de la chose jugée dans la jurisprudence du Conseil d’État », RDP , 1994,
p. 1795.
70
Il en est ainsi pour les décisions des tribunaux correctionnels que le Conseil d’État se doit de respecter ainsi
que pour les décisions adoptées par une Cour d’Assises. V. en ce sens et respectivement, CE, 13 mars 1959, req.
n° 34731, Société Caunes et Thaveneta : Rec. Leb., p. 177 – CE, 17 juin 1970, req. n° 77119, Ministre de
l’Économie et des Finances c/ sieur X. : Rec. Leb., p. 407.
71
CE, ass., 16 mars 1945, req. n° 75637, Sieur Dauriac : Rec. Leb., p. 53 ; D ., 1946, p. 141, concl. A. Lefas.
72
D. de Béchillon, op. cit., p. 1802.
744
1494. La force de vérité légale puiserait alors ses racines dans le rôle joué par la formation
de jugement dans la société. Ce que viennent rechercher les requérants engagés dans une
procédure, au-delà de la compétence, c’est la capacité du juge à faire application du droit pour
résoudre le litige dont il est saisi. Le juge n’est ainsi pas un simple organe de résolution des
litiges. Son intervention vise également à faire respecter le contenu du droit positif. Parce que
toute norme est par principe abstraite, les juridictions, se sont vues attribuer cette fonction
indispensable d’interprétation et d’application de la légalité. Celles-ci, lorsqu’elles sont saisies
d’un litige, agissent dans l’optique d’en assurer la résolution, ce qui ne sera possible qu’à la
condition pour le juge d’édicter concrètement le droit qui lui est applicable. En tranchant la
question posée, le juge interprète et prononce la légalité.
1495. Finalement, l’autorité de chose jugée ne serait que la réception de cette fonction
« sociale ». Puisque le juge administratif, comme tout magistrat, est appelé à prononcer
officiellement la « bonne parole » juridique, le régime juridique de sa décision en tire les
conséquences. C’est parce qu’en résolvant le litige le juge prononce le droit applicable que la
décision rendue bénéficiera de cette autorité. Plus que la résolution d’un litige, le juge
prononce la parole officielle de la légalité et c’est pour cela que sa décision est pourvue de
l’autorité de chose jugée. Le professeur De Béchillon ne disait rien d’autre lorsqu’il faisait le
lien entre cette notion et le fait de trancher effectivement et définitivement73 la question
juridique soulevée. Ce n’est d’ailleurs pas pour rien que les magistrats sont traditionnellement
qualifiés de « bouches de la loi », laissant entendre que leur intervention dépasse le simple
cadre litigieux. Ainsi, la particularité de la décision juridictionnelle résiderait dans
l’énonciation officielle de la légalité. La reddition d’une telle décision signifie que le juge
aura, à condition d’avoir statué sur le fond, fixé l’état du droit applicable à la situation. Il aura
officiellement prévu quelle est la norme juridique qui s’applique et quelles doivent en être les
conséquences. En clair, « les jugements administratifs font et sont le droit tant qu’ils n’ont pas
été démentis »74. Cet attachement profond à la méthode juridictionnelle pour justifier
l’existence de l’autorité de chose jugée est aussi confirmé par le fait qu’elle s’applique
indifféremment aux décisions des juridictions administratives générales ou spéciales75.
73
D. de Béchillon, op. cit., p. 1801 et s.
74
B. Pacteau, op. cit., p. 494.
75
Les décisions de la Cour des comptes par exemple ont été implicitement reconnues comme étant pourvues de
l’autorité de chose jugée. V. en ce sens, CE, sect., 10 janv. 1958, req. n° 32431, Sieur Gournay : Rec. Leb., p. 21
– CE, 7 déc. 1973, req. n° 83107 et 83108, Sieur Juille et dame Pelissou c/ Hospice de Graulhet : Rec. Leb.,
p. 709. Par le passé, il avait pu en être de même avant sa suppression en 2001 pour les décisions rendues par la
commission spéciale de cassation des pensions (CE, 12 juill. 1967, req. n° 18847, Ministre c/ Sieur Fonteny :
Rec. Leb., p. 336).
745
1496. Par conséquent, toutes les parties bénéficient, sans que la décision leur soit forcément
favorable, de son intervention pourvue de l’autorité de chose jugée. Lorsqu’ils sont saisis
d’une voie de recours, les interprètes authentiques de la légalité se seront au moins déjà
penchés sur le litige. Dès lors, « entre l’acquiescement à un acte administratif et
l’acquiescement à un jugement, les données sont différentes. Dans un cas, le litige n’aura pas
encore fait l’objet d’une appréciation par le juge, tandis que dans l’autre, il aura déjà bénéficié
d’une telle appréciation en sorte qu’il sera entouré d’une certaine garantie juridictionnelle »76.
Ainsi, ceux qui usent d’une voie de recours n’arrivent pas dépourvus de protection, même
minime. L’interprète authentique de la légalité a traité du litige et l’a tranché, ou a décidé de
ne pas le faire, en application du droit. Certes, si certains contestent la solution, ils ne peuvent
plus dire qu’aucune autorité officielle d’interprétation du droit ne se sera prononcée. Tant
qu’un juge n’est pas intervenu dans la situation litigieuse, celui qui se « plaint » peut arguer
qu’il n’a pas bénéficié de la protection de l’autorité habilitée à prononcer le « droit ». Dans ce
cas, il peut être légitime d’offrir aux requérants une protection provisoire en attendant son
intervention.
1497. La question des voies de recours est différente dans la mesure où leur schéma est
distinct. Le requérant qui agit contre une décision juridictionnelle n’est pas « démuni » de
protection vis-à-vis de la situation qu’il conteste. Ce dont il se plaint n’est plus le fruit de la
volonté des autorités administratives de lui imposer des obligations juridiques fortes dont la
régularité n’est pas certaine. Au contraire, l’intervention d’une juridiction visant à trancher la
situation litigieuse change la perspective. Vu l’autorité des décisions juridictionnelles, le fait
qu’un juge se soit prononcé est de nature, en théorie, à lever les doutes sur la régularité de la
situation. Celui qui la conteste ne peut plus se plaindre de subir la volonté d’une autorité
appliquant le droit sans en être l’interprète officiel, ce qui laisse planer un doute à même de
justifier une forme de protection. Pour les voies de recours, le requérant conteste une situation
adoptée par l’autorité qui possède le pouvoir d’édicter officiellement le droit. En clair, les
inconvénients qu’il combat sont revêtus de la « marque » du droit positif.
1498. Suspendre les décisions juridictionnelles contestées par une voie de recours reviendrait
à saper l’autorité des premiers juges et à ignorer que ceux qui en usent ont profité de
l’édiction du droit. La situation dont ils se plaignent, même si elle n’a pas changé, est le
résultat de l’application « officielle » du droit positif. Accorder une protection provisoire à ces
requérants reviendrait à leur offrir un « bouclier » que le droit est censé avoir constitué. De
76
D. Bailleul, op. cit., p. 66.
746
plus, si l’on entre dans les conséquences concrètes d’un tel schéma, l’on peut se demander,
comme le professeur Pacteau, s’il est « imaginable et acceptable qu’un acte dit et déclaré
illégal par un tribunal administratif continue à déployer impunément ses effets dans l’attente
de l’arrêt à rendre en appel »77. En quelque sorte, « la “présomption” de conformité au droit
dont profite l’acte administratif doit pour le moins céder dès lors que des juges ont constaté
son irrégularité, et l’annulation doit donc au moins avoir des effets suspensifs… d’exécution
de l’acte considéré »78. Dès lors qu’une juridiction est venue officiellement régler la question
de l’application du principe de légalité, sa mise en œuvre ne doit et ne peut être retardée par
l’exercice d’une voie de recours.
1499. Pour toutes ces raisons, il serait profondément « regrettable que les décisions
juridictionnelles donnant raison à l’administration, garante de l’intérêt général, ne soient pas
exécutoires en raison de l’appel formé par la personne privée condamnée, et tout aussi
choquant qu’un particulier ait l’obligation d’attendre le résultat de l’appel formé par
l’administration alors qu’une décision administrative le concernant a été annulée pour excès
de pouvoir »79. Dès lors que le juge s’est prononcé, sa solution doit produire ses effets parce
qu’elle est l’expression officielle de la régularité. Par conséquent, tous les inconvénients liés à
l’exécution immédiate ne sont que « la conséquence normale, naturelle et nécessaire, de la
chose jugée à laquelle soumission et obéissance sont dues immédiatement comme seule vérité
juridique »80. Or, le respect du juge et de son autorité doit l’emporter sur l’ensemble de ces
potentiels désagréments. C’est le résultat de ce « rapport de forces » qui implique que
l’exercice des voies de recours ne puisse pas suspendre l’exécution des décisions
juridictionnelles contestées.
1500. Celui-ci tourne tellement à l’avantage du respect de l’autorité du juge de première
instance que le maintien du principe contemporain vaut pour toutes les voies de recours
retenues. Cela implique que le contenu de l’intervention, et in fine de la décision du juge de
première instance, n’a pas d’incidence sur l’existence de cette caractéristique procédurale. Ce
qui compte, c’est que le requérant ait pu saisir l’interprète authentique de la légalité de sa
requête. La protection du requérant résulte de la mobilisation du juge administratif, chargé de
faire appliquer la légalité. Partant de là, le contenu de la décision n’importe guère, l’important
étant que son intervention ait interrompu la « solitude » dans laquelle se trouvait celui qui
77
B. Pacteau, op. cit., p. 501.
78
Ibid., p. 501.
79
« Rapport du Conseil d’État sur l’exécution des décisions des juridictions administratives », op. cit., p. 493.
80
B. Pacteau, op. cit., p. 495.
747
l’aura saisi. Ce qui justifie le maintien de l’absence d’effet suspensif, c’est que l’interprète
authentique de la légalité se soit, à un moment, « trouvé entre »81 le requérant et l’auteur de
l’acte contesté.
1501. Dès lors, un tel raisonnement motive le maintien intégral du principe de l’absence
d’effet suspensif à l’égard des voies de recours, sans distinction de la nature de la décision de
première instance contestée. Concrètement, l’on ne fait pas de distinction, notamment, selon
que le juge ait ou non tranché le fond du litige. Le simple fait qu’il soit intervenu, en raison du
rôle qui est le sien, nous amène à considérer que le requérant qui a agi n’est plus dénué de
protection face aux autorités administratives. Par exemple, dans le cas où le juge de première
instance déclare le recours dont il était saisi irrecevable par une ordonnance de tri, il ne s’est
pas prononcé sur le fond du litige et sa décision ne bénéficie pas de l’autorité de chose jugée.
Par conséquent, l’on peut douter du caractère substantiel de la protection résultant d’une telle
décision juridictionnelle, le juge ne s’étant pas penché sur la régularité de l’acte. Néanmoins,
l’autorité chargée de faire respecter la légalité, le juge, sera intervenu dans la relation établie
entre le requérant et l’auteur de l’acte contesté. Certes, il se limitera au constat que la requête
formée n’est pas recevable et qu’il n’a en conséquence pas besoin de contrôler la régularité de
l’acte. Pour autant, le requérant aura ainsi pu user de la possibilité qui lui est offerte de
mobiliser l’interprète authentique de la légalité dans sa situation. En bref, plus que la
matérialité de la protection susceptible de résulter de la décision juridictionnelle, le fait que le
requérant ait pu saisir l’interprète authentique de la légalité permet de considérer qu’il a
bénéficié d’une « protection » vis-à-vis des autorités. C’est là aussi le témoin d’une marque de
confiance importante envers l’interprète authentique de la régularité des actes administratifs et
à son intervention, quel qu’elle soit.
1502. En outre, mais cet élément est à la marge, l’on ne peut négliger le fait que
l’introduction d’une distinction en fonction de la nature de la décision contestée par les voies
de recours semble difficilement envisageable d’un point de vue pratique. Différencier les
caractéristiques procédurales des voies de recours selon que le juge de première instance ait
ou non tranché le fond du litige risque de complexifier un schéma de distribution qui l’est déjà
quelque peu. La disproportion entre la complication introduite et son apport pratique minime
semble être de nature à motiver le refus de son utilisation.
1503. Globalement, les voies de recours ne seront pas pourvues d’un effet suspensif de
l’exécution des décisions qu’elles permettent de contester. Par conséquent, elles pourront
81
« Intervenir » in A. Rey (dir.), op. cit., p. 1172.
748
prendre le relais d’instances durant lesquelles l’exécution de l’acte administratif aura été
suspendu. Dès lors, il nous faut aborder la question de la gestion des conséquences de cet effet
suspensif dans le cas où, justement, le contentieux se prolongerait par l’exercice de voies de
recours. Puisque les voies de recours ne sont pas suspensives, cela implique que l’exécution
de l’acte est susceptible, dans un certain cas de figure, d’être poursuivie. Deux situations
peuvent alors être envisagées : dans le cas où la requête aura, en première instance, été rejetée
l’acte suspendu ne sera pas irrégulier et dans le cas où la requête aura abouti, l’acte aura été
déclaré illégal.
1504. Dans la première situation, il n’y aurait aucun obstacle à sa mise en œuvre. L’on voit
d’ailleurs mal ce qui, pour un acte sur lequel aucune violation de la légalité n’aura été relevée,
empêcherait les autorités de l’exécuter. La protection, même sommaire, du requérant par le
juge aura levé les doutes à propos de la régularité de l’acte et il n’y aura pas de raison d’en
empêcher l’exécution. Ainsi, l’instance liée à l’exercice de la voie de recours se déroulera,
comme aujourd’hui, en parallèle de l’exécution de l’acte par les autorités concernées. La
seconde situation, celle du constat d’une illégalité, est encore plus simple à envisager. Il
conviendra alors de tirer les conséquences de l’illégalité d’un acte qui n’aura pas été appliqué,
son exécution étant suspendue par l’exercice du recours. Ainsi, l’acte ne sera pas mis en
œuvre et la contestation n’y changera rien : la situation restera figée durant toute l’instance,
jusqu’à ce que le juge saisi de la voie de recours rende sa propre décision. La gestion de
l’effet suspensif de première instance peut parfaitement s’adapter à la continuation de
l’instance contentieuse par l’exercice de voies de recours.
1505. Au bout du compte, le champ de l’effet suspensif dont il est proposé l’introduction se
limitera à la seule sphère des recours juridictionnels défensifs de première instance visant à
contester des actes individuels. La proposition apparaît ainsi ciblée puisque sont exclus de ce
principe de l’effet suspensif les voies de recours, les recours « offensifs » et enfin les recours
qui ne contestent pas un acte individuel. Dans ces conditions, il ne pourra pas nous être
reproché d’ouvrir démesurément la suspension au point de saper l’autorité de l’administration.
D’autre part, en arrêtant précisément les bornes de l’effet suspensif, chacun des acteurs du
contentieux administratif pourra déterminer l’incidence du dépôt d’une requête. Seulement, la
délimitation du champ des recours suspensifs n’est pas le seul élément qu’il nous faut
appréhender. Dans le but d’assurer une présentation optimale de l’organisation censée se
substituer au principe contemporain, il faut également s’intéresser à la nature de la suspension
engendrée par le recours. Celle-ci pourra, là encore, être délimitée à la suite d’une prise en
749
compte des conséquences globales de la suspension de l’exécution de la décision contestée
(paragraphe 2).
1506. Proposer l’instauration d’un effet suspensif attaché aux recours au sein du contentieux
administratif, même strictement délimité, est susceptible de heurter la doctrine. Spécialistes
ou profanes entendent plus aisément les arguments des défenseurs de l’exécution immédiate
des décisions contestées. La culture et l’histoire administrative française, profondément
jacobines, ne sont pas pour rien dans l’attachement à ce « privilège ». Sans reprendre les
termes d’un débat déjà évoqué, ce contexte nous impose de déterminer précisément la
solution envisagée.
1507. Forts de ce constat, l’on s’impose de délimiter la nature de la suspension engendrée
par le dépôt d’une contestation juridictionnelle82 après avoir établi le champ des recours
suspensifs. Au travers de cette question, l’on pourra appréhender la problématique des effets
de la suspension dans le but d’en limiter les éventuelles répercussions néfastes. C’est aussi
pour tenter de désamorcer le scepticisme que ne manquera pas de rencontrer notre proposition
qu’il nous faut insister sur ses modalités. Parce qu’empêcher l’exécution des décisions
administratives est susceptible de préjudicier à l’organisation de la société, il est nécessaire de
préciser les limites de la suspension envisagée (A). De même, toujours dans le but de ne pas
déséquilibrer à l’inverse le contentieux administratif, il est nécessaire de réfléchir à la mise en
place de « garde-fous » (B).
82
Cette expression implique nécessairement que seul l’exercice du recours contentieux est en mesure de
provoquer la suspension de l’exécution de l’acte en cause. Par-là, l’on veut bien entendu signaler que le simple
écoulement du délai de recours contentieux ne serait pour sa part pas suspensif de cette exécution. Cette solution
peut paraître, au premier abord, en décalage ou en contradiction avec le schéma que l’on se propose de
construire. En effet, l’idée d’attacher un effet suspensif aux recours contentieux est directement motivée par la
volonté d’assurer une meilleure protection des droits et des intérêts des requérants. Par conséquent, si leur
défense est à même de pouvoir justifier de l’existence d’un effet suspensif des recours, elle devrait également
attacher le même effet au seul délai des recours contentieux. Ce serait effectivement le moyen d’aboutir à la
protection attendue des particuliers et, en conséquence, au rééquilibrage de leur relation avec les autorités.
Pourtant, malgré ces éléments, l’on défend l’idée que le délai dans lequel les requérants peuvent former leur
recours ne doit pas être suspensif de l’exécution de l’acte concerné. En effet, il est susceptible de découler d’une
telle caractéristique d’importantes conséquences qu’il est difficile à appréhender, notamment sur les modalités de
l’entrée en vigueur des actes. Dans un tel cas, l’entrée en vigueur – on peut aussi dire l’applicabilité – de l’acte
ne dépendrait plus, comme dans la majorité des cas, de la réalisation des modalités de publicité, mais elle serait
soumise au cumul d’un terme suspensif – l’écoulement du délai de contestation – ainsi que d’une condition
suspensive – l’absence de contestation contentieuse ou la reddition d’une décision juridictionnelle définitive.
Une telle situation compliquerait donc nécessairement la situation des auteurs comme des destinataires des actes
qui devraient calculer le moment à partir duquel l’acte pourrait être appliqué. D’autre part, une telle solution
nécessiterait également d’attacher à l’exercice des recours des modalités de publicité équivalentes à celles
prévalant pour l’acte administratif.
750
A – La nécessité d’une limitation des effets de la suspension
83
Conception dont nous nous sommes attachés à démontrer qu’elle n’était qu’une exagération du caractère
exécutoire dont étaient originellement pourvues les décisions administratives. Cependant, pour faciliter la
rédaction, la lecture et, in fine, la compréhension par tous de notre pensée, l’on reprend ici cette conception quasi
unanime. Il nous faut également préciser que cela n’en altère pour autant pas le contenu des critiques formulées à
son égard. V. en ce sens, supra, n° 94 et s., p. 60 et s.
751
serait également paralysé. Pour autant, une telle suspension ne s’arrête pas à cette seule
paralysie matérielle. En mettant entre parenthèses l’intégralité du régime juridique de l’acte,
c’est l’ensemble de ses éléments dont la volonté de l’administration sera privée. Dès lors, en
allant au bout de la démarche, la suspension empêcherait de parler d’acte administratif. Au-
delà de ce « seul » impact, certaines conséquences paraissent plus importantes encore.
1511. En adoptant un autre point de vue que celui des requérants – qui seraient ainsi
largement préservés –, donner une telle portée à l’effet suspensif peut entraîner d’autres
répercussions. Par exemple, une telle suspension déploierait ses effets au-delà de la seule
sphère matérielle. En niant sa qualité d’acte administratif, son appartenance à l’ordre juridique
serait elle aussi suspendue. Ce dernier laisserait alors apparaître une lacune signifiant que la
situation ne serait plus régie, le droit positif n’offrant aucune perspective d’encadrement.
Certes, sur un plan pratique, l’incidence est mineure, voire insignifiante au point que ce vide
juridique ne soit gênant qu’au plan théorique. Il exprime, là encore, une radicalité que notre
travail a exclu au profit d’un rééquilibrage. Une telle analyse de la suspension provoquée par
cette modalité procédurale, celle de la « disparition » de la qualité d’acte administratif, paraît
relativement excessive.
1512. Dès lors, il faut mener à bien la poursuite de cet objectif de conciliation entre la
protection des intérêts des requérants et le maintien d’un ordre social à même de garantir le
bien-vivre ensemble. Dans cette optique, limiter les conséquences de l’effet suspensif à la
seule sphère matérielle paraît être une solution pertinente. La sauvegarde des droits et des
intérêts des requérants serait alors assurée, n’étant pas obligés d’appliquer l’acte 84 et d’en
subir les conséquences durant l’instance. Dans le même temps, la restriction de la portée de la
suspension à ce seul champ préserverait certaines caractéristiques de l’acte essentielles à la
vie en société. Mais avant tout, il faut déterminer si un tel resserrement des effets de la
suspension est concevable.
1513. Or, l’idée que l’on se propose de défendre n’est pas franchement répandue en doctrine.
Nombreux sont ceux qui pensent qu’en « définitive, la norme étant une règle de la conduite
humaine, son exécution est toujours un comportement humain. Il est absolument indéfendable
de distinguer “exécution matérielle” et “exécution purement juridique”, cette dernière
n’existant pas en principe »85. D’un point de vue pratique, la norme contenue par l’acte n’a
qu’une prétention matérielle. Celle-ci, destinée à régir les comportements, n’a de sens qu’à
84
Après tout, « l’autorité compétente ne se voit pas reconnaître en principe le pouvoir de contraindre par la force
les administrés à respecter ses décisions » (B. Seiller, « Acte administratif : régime », op. cit., n° 459). Cela
implique donc que l’application des actes résulte normalement des particuliers et de leur action.
85
G. Dupuis, Les privilèges de l’administration, th. Paris, 1962, p. 298.
752
l’occasion de son exécution concrète, où elle s’ancre dans les vies de ses potentiels
destinataires. Sans cela, les normes ne sont que des simples textes dépourvus de toute
contrainte. D’autres confirment encore qu’on « peut s’interroger quant à la portée pratique
d’une telle distinction. Dire que l’acte n’existe plus ou qu’il existe encore mais cesse d’être
applicable, d’un point de vue pratique, cela aboutit au même résultat : l’acte ne peut plus être
appliqué »86. Sur cette base, que l’acte soit seulement suspendu d’un point de vue matériel ou
non, cela aboutirait au même résultat. Il n’y aurait alors pas lieu d’envisager une séparation
des caractéristiques des actes administratifs pour y répartir les effets de la suspension.
1514. Parce que majorité n’est pas raison, il est possible de distinguer, en appréhendant les
effets d’un acte administratif, les sphères des conséquences juridiques et matérielles. Avant
d’envisager les éléments d’un tel découpage, il faut remettre en cause la confusion
traditionnelle des incidences matérielles et juridiques des actes administratifs. L’on peut par
exemple relever qu’un acte administratif n’est pas nécessairement appelé à régir la conduite
humaine, celui-ci pouvant servir de « repoussoir » sans entraîner une modification directe des
comportements. D’une certaine manière, en mélangeant les deux domaines précités, la
doctrine classique confondrait l’exécution stricto sensu de l’acte, c’est-à-dire la production de
ses effets, et les conséquences sociales qui en résultent.
1515. Dans la perspective de la dissociation évoquée, l’on peut aussi arguer du fait que le
droit administratif français ne prévoit pas la disparition des textes désuets : « même si, en fait,
le texte a cessé d’être respecté, il reste en vigueur et est donc susceptible d’être à nouveau
appliqué »87. L’appartenance des textes au droit positif n’est pas conditionnée à leur
application matérielle ou, pour le dire autrement, la validité juridique ne dépend pas de
l’efficacité du texte. L’acte peut exister sans forcément posséder de résonance dans le monde
matériel, signe que les deux se distinguent bien.
1516. Un autre exemple de cette dissociation entre l’autorité formelle d’un acte – son
habillage juridique – et son autorité matérielle – ses conséquences pratiques – nous vient d’un
aspect classique du droit administratif. L’exception d’illégalité permet à un requérant de « se
prévaloir, à l’appui du recours exercé (en temps utile) contre une autre décision, de l’illégalité
d’une décision définitive [de sorte que] si cette illégalité a en quelque sorte contaminé la
décision attaquée, on puisse obtenir l’annulation de celle-ci, même si elle est exempte de tout
86
J. Carbajo, L’application dans le temps des décisions administratives exécutoires, 1980, Paris, LGDJ,
Bibliothèque de droit public, t. 134, préf. J.-F. Lachaume, p. 193.
87
Ibid., p. 185.
753
vice propre »88. La décision dont le requérant a excipé l’illégalité demeurera, malgré le
constat de son illégalité par le juge, dans l’ordonnancement juridique. Ainsi, « son autorité ne
semble donc pas en être affectée formellement »89 puisqu’en tant qu’acte administratif, il
continue à faire partie du droit positif. Malgré cela, il ne pourra plus en être fait application
par les autorités, la mise en œuvre d’un acte illégal étant proscrite90. À partir de cette
situation, le professeur Seiller relevait, en comparaison de l’autorité formelle d’un tel acte,
que « son autorité matérielle en est évidemment considérablement amoindrie »91. Son
raisonnement ouvre une potentielle dissociation des effets des actes administratifs, entre
valeur juridique pérenne et abandon de leur incidence matérielle. D’ailleurs sa distinction
entre l’autorité formelle – ou juridique – d’un acte et son autorité matérielle pose le cadre
d’une restriction des effets de la suspension à une seule sphère, celle de l’exécution matérielle
de l’acte contesté. Cette idée est d’autant plus crédible que d’autres réflexions remettent en
cause cette confusion traditionnelle des sphères juridique et matérielle.
1517. Les défenseurs de ce « mélange », en le présentant, se placent toujours d’un strict point
de vue « pratique ». Or, l’on souhaite appréhender la question de l’effet suspensif des recours
dans une perspective plus large, à partir de ses conséquences globales. Par conséquent, l’on ne
peut pas se limiter à la seule dimension pratique de la situation litigieuse. Certes, à partir de
pures considérations pratiques, l’on rejoint le point de vue de la doctrine majoritaire.
Seulement, dès lors que l’on dépasse cette unique dimension, d’autres éléments confèrent un
intérêt à la limitation franche des effets de la suspension. En élargissant la perspective, la
distinction proposée est susceptible d’éviter l’existence de vides juridiques consécutifs à la
« disparition » provisoire de l’acte de l’ordonnancement92. En cela, la restriction de la portée
de la suspension envisagée, au-delà de son intérêt pratique, préserve le système proposé
d’éventuelles critiques théoriques, rattachées aux particularités du phénomène juridique. Par
conséquent, l’argument pratique d’une confusion des deux sphères mentionnées ne peut être
pertinent puisqu’il opère sur un plan trop restreint au regard de l’objectif poursuivi par cette
distinction.
88
R. Chapus, Droit du contentieux administratif, op. cit., n° 768, p. 681.
89
B. Seiller, « Acte administratif : régime », op. cit., n° 425.
90
CE, sect., 14 nov. 1958, req. n° 35399, Sieur Ponard : Rec. Leb., p. 554. Il peut parfois exister de rares
exceptions à ce principe, prévues par la loi : CE, avis, 9 mai 2005, req. n° 277280, Marangio : Rec. Leb., p. 195 ;
BJDU , 2005, n° 3, p. 162, concl. E. Glaser et obs. J.-C. B. ; RFDA, 2005, p. 1024, concl. E. Glaser ; JCP A,
2005, n° 1253, note Ph. Billet ; Rev. Trésor , 2005, n° 12, p. 713, note J.-L. Pissaloux.
91
B. Seiller, « Acte administratif : régime », op. cit., n° 425.
92
Vide qui pourrait potentiellement donner la possibilité aux autorités administratives de le « combler » en
adoptant un autre acte visant à régir la situation le temps de l’instance.
754
1518. Après avoir expliqué en quoi il pouvait être pertinent de distinguer les dimensions
matérielles et juridiques des effets de l’acte administratif pour limiter la portée de leur
suspension, il reste à l’organiser. Pour renforcer la solidité des fondements de notre
proposition, l’on se basera dans cette entreprise sur le régime juridique des actes
administratifs et des travaux théoriques. Il convient alors de décortiquer les étapes par
lesquelles l’acte administratif doit passer pour qu’il « s’applique », en droit comme en fait. La
chose n’est pas simple tant l’autorité de chose décidée des actes semble leur être
consubstantiellement attachée. Le processus de son apparition n’est par conséquent pas de
ceux qui mobilisent le plus l’attention de la doctrine ce qui explique bien souvent qu’il se
dégage de ces notions une forme de flou.
1519. Avant qu’un acte n’entre en vigueur, c’est-à-dire qu’il soit applicable93 par les
destinataires qui devront s’y conformer, il y a un certain nombre de phases. D’une certaine
manière, l’acte ne sera rendu applicable – donc prêt à bénéficier d’une portée matérielle –
qu’au bout d’un processus complexe. À l’origine de celui-ci, il y a toujours un acte
administratif, ce qui suppose qu’il existe : c’est la première étape de la mise en œuvre
matérielle – entrée en vigueur – d’un acte. Celui-ci ne peut avoir une existence que dès
l’instant où il a été signé, cette date servant à arrêter le moment auquel le juge de l’excès de
pouvoir appréciera sa légalité. Lorsque l’autorité administrative signe l’acte, ce dernier
« naît » en quelque sorte. Cette simple existence n’a que des effets réduits, liés à l’écoulement
de délais. Une fois que l’acte existe, il doit devenir opposable – la deuxième étape –, c’est-à-
dire être pourvu de la force obligatoire avant, dans une dernière étape, de pouvoir devenir
applicable. À propos de l’opposabilité, l’acte administratif n’en est pourvu que lorsqu’il aura
fait l’objet de mesures de publicité régulières94. À partir de cet instant, il sera en mesure de
déployer ses effets juridiques à l’égard des destinataires, des tiers et de l’auteur 95. Arrivé à
cette phase, l’acte possède un statut grâce auquel il peut prétendre provoquer des effets dans
la sphère juridique sans encore provoquer d’effets matériels. Les particuliers comme les
autorités peuvent s’en prévaloir dans leurs relations juridiques mais la simple opposabilité ne
suffit encore pas à obliger les destinataires à le mettre en œuvre.
1520. Cette dernière caractéristique, qui parachève l’autorité de chose décidée et rend
applicable l’acte en le faisant entrer en vigueur, ne se confond pas avec l’opposabilité. Il faut
préciser que « c’est uniquement à compter de son applicabilité qu’un acte administratif entre
93
En effet, il s’agit de tirer les conséquences de ce que « c’est uniquement à compter de son applicabilité qu’un
acte administratif entre en vigueur » (B. Seiller, « Acte administratif : régime », op. cit., n° 362).
94
Il peut alors s’agir soit d’une publication, d’un affichage ou encore d’une notification.
95
B. Seiller, « Acte administratif : régime », op. cit., n° 303.
755
en vigueur »96 impliquant que cette dernière n’est pas le fruit des modalités de publicité. Dans
la majorité des cas, la publication rend l’acte administratif à la fois opposable et applicable.
Seulement, cette entrée en vigueur peut être décalée puisqu’elle peut être conditionnée à la
survenance d’un événement quelconque97. D’autres situations peuvent illustrer l’apparition
décalée de l’applicabilité de l’acte administratif : par exemple, tous les actes publiés au
journal officiel n’entreront en vigueur que le lendemain de leur publication98. En bref, l’entrée
en vigueur qui rend l’acte applicable n’est pas consubstantielle à la production de ses effets
juridiques. Arrivés à ce stade, l’acte administratif est « entré en vigueur » et est prêt à
déployer ses effets dans la sphère juridique et matérielle car il bénéficie de l’autorité de chose
décidée. De là, les personnes intéressées doivent s’y conformer et sont dans ce cadre soumis à
une obligation d’obéissance immédiate.
1521. De cette présentation fouillée du processus visant à rendre les actes applicables, l’on
peut retenir qu’il est possible de dissocier les effets juridiques des actes de leurs effets
matériels. Par conséquent, il est possible d’envisager la suspension de l’entrée en vigueur d’un
acte, son application matérielle, sans remettre en cause ses effets juridiques. Le découpage
reviendrait à distinguer l’applicabilité de l’acte, qui serait touchée par la suspension, de son
opposabilité qui serait épargnée. Sur cette base, l’on peut envisager de limiter l’impact de la
suspension à la seule portée matérielle de l’acte sans jamais remettre en cause son existence
juridique.
1522. Pour développer cette idée, l’on peut encore noter que certains actes sont susceptibles
de fonder des normes juridiques et avoir une incidence juridique sans produire d’effets
matériels, faute d’entrée en vigueur. Le professeur Eisenmann l’affirmait en relevant que
l’administration possède le « pouvoir de poser des décisions individuelles fondées sur des
normes réglementaires signées mais encore non publiées à la date où elle les pose »99. Le droit
96
B. Seiller, « Acte administratif : régime », op. cit., n° 362.
97
Il s’agit bien souvent de l’adoption des mesures d’application qui permettent alors à l’acte d’entrer en vigueur.
98
C’est également le cas, de manière plus générale, des actes réglementaires en vertu de l’article L. 221-2 du
Code des relations entre le public et l’administration.
99
Ch. Eisenmann, « Sur l’entrée en vigueur des normes administratives unilatérales », Mélanges en l’honneur du
professeur Michel Stassinopoulos , 1974, Paris, Athènes, LGDJ, Revue du droit public, Lois et justices, p. 203.
Attention, le professeur Eisenmann relevait à partir de cet élément que certains avaient pu relever qu’ainsi les
décisions simplement signées qui servent de fondement sont entrées en vigueur. Cela avait notamment permis
d’ouvrir un débat doctrinal sur la question de savoir quelle était la formalité qui provoquait véritablement
l’entrée en vigueur des décisions administratives. C’est ce même débat qu’il clôt en affirmant qu’aucun « des
arguments qu’elle avance ne justifie la théorie de l’entrée en vigueur des N.A.U. – écrites – par le seul fait de
leur signature et donc à sa date ; aucun d’entre eux n’est valable ; elle est mal fondée et fausse, s’appuyant sur
des interprétations ou des analyses incomplètes et, par suite, déformantes. La vérité est, on a essayé de le
démontrer, que jamais le fait de la signature d’un « texte normatif » ne suffit à lui seul à assurer de façon absolue
qu’il devienne norme en vigueur, que ce soit immédiatement ou même dans l’avenir. […] En bref : pour l’entrée
en vigueur, il faut très généralement que la signature soit suivie de la publication ( lato sensu ). Pour les simples
administrés en tout cas, elle n’a jamais lieu, à titre définitif, avant qu’il soit satisfait aux règles sur la
publication » (Ch. Eisenmann, op. cit., pp. 214-215).
756
positif retient que la décision, sans être entrée en vigueur, peut faire l’objet d’un recours en
excès de pouvoir. Le fait d’annuler une telle décision, non encore opposable, implique qu’il
est possible de dissocier son existence et ses effets « juridiques » de ses conséquences
matérielles. De là, la suspension peut ne concerner que les effets liés à l’entrée en vigueur de
l’acte ce qui limiterait sa portée à sa seule dimension matérielle.
1523. Au-delà de cette reprise de la dissociation entre les effets matériels et juridiques des
actes, il est possible d’aller plus loin en distinguant entre les décisions administratives et les
normes qu’ils contiennent. Une telle idée revient à faire la différence entre l’acte, support de
la norme qui devra s’appliquer, et le contenu normatif en lui-même. Sur cette base, l’acte peut
exister et posséder une autorité juridique dès l’instant où il a été signé et publié tandis que la
norme que cette enveloppe contient, c’est à dire le contenu des droits et obligations, nécessite
d’entrer en vigueur. Ainsi, l’acte peut bénéficier d’une véritable portée juridique là où la
norme et son contenu pourraient n’être encore qu’en « puissance », ou bien encore
susceptibles d’être appliqués. C’est ce cheminement intellectuel que l’on retiendra pour
limiter l’impact de la suspension provoquée par le recours.
1524. Dès lors, la suspension ne devrait toucher que la norme véhiculée par l’acte sans
concerner la décision qu’elle supporte. L’acte en lui-même ne produit alors aucun effet,
positif ou négatif, à l’égard des destinataires, sans jamais disparaître, même temporairement,
de l’ordre juridique. Pour reprendre la terminologie précédente, la suspension provoquée par
le recours ne paralyserait que l’applicabilité de l’acte sans remettre en cause son opposabilité.
En allant au bout de la réflexion, l’acte administratif ne serait plus que le « projet de
normes »100 dont faisait mention le professeur Eisenmann et qu’il faudrait maintenir. En
somme, comme l’acte n’est qu’un projet de normes, si la suspension concerne le seul contenu
de la norme, cette dernière peut retourner à l’état de projet et l’acte être maintenu. Dans le
même ton, le professeur Seiller évoquait les actes administratifs dont les droits créés ne
seraient que « susceptibles d’être acquis »101 pour désigner ceux qui sont applicables sans être
définitifs. L’on pourrait alors envisager de considérer les droits et obligations créés par les
actes suspendus sous l’effet d’un recours comme « susceptibles d’être appliqués ». Cette
expression laisserait entendre l’idée que l’acte continuerait à exister juridiquement durant
l’instance suspensive, qu’il aurait un contenu mais que celui-ci ne serait pas applicable « dans
l’attente de » la décision juridictionnelle.
100
Ch. Eisenmann, op. cit., p. 207.
101
B. Seiller, « Acte administratif : régime », op. cit., n° 471.
757
1525. Allant dans ce même sens d’une dissociation des caractéristiques de l’acte pour limiter
l’incidence de la potentielle suspension, le professeur Dubois rejetait « la confusion si
répandue entre actes juridiques de l’Administration et normes administratives. Sans entrer
dans un débat aussi classique que fondamental, on considèrera ici que l’acte juridique est une
manifestation de volonté par laquelle une (ou plusieurs) autorité (s) administrative (s) produi
(sen) t une norme : il n’est que l’opération d’insertion d’une norme dans l’ordonnancement
juridique. C’est la date de cette insertion que désigne l’expression d’“entrée en vigueur de
l’acte” ; en revanche, comme c’est bien entendu la norme et elle seule qui est obligatoire, la
date de naissance de l’obligation doit être appelée “date de naissance de la norme” (et non
“date d’entrée en vigueur de l’acte”) »102. Les travaux du professeur Dubois sont d’autant plus
intéressants qu’il a analysé, toujours en dissociant l’acte de la norme qu’il contient, l’impact
d’un effet suspensif sur la question de leur entrée en vigueur103. Selon lui, cette « question
n’est pas, loin s’en faut, de pure forme terminologique. L’entrée en vigueur d’une norme
administrative unilatérale, pour liée qu’elle soit à l’entrée en vigueur de l’acte unilatéral qui la
produit, ne saurait s’y réduire sans illogisme : celle-là peut précéder celle-ci (dans l’hypothèse
de la rétroactivité) ou au contraire la suivre (en cas de condition ou de terme suspensif) »104. Il
serait donc possible d’introduire un effet suspensif qui n’aurait pour seul effet que de retarder
l’entrée en vigueur de la norme – dans l’autre dichotomie on parle de simple entrée en vigueur
– et non pas l’entrée en vigueur de l’acte – l’on parle dans l’autre dichotomie de son existence
et de son opposabilité.
1526. Au bout de ce raisonnement, la suspension de la mise en œuvre matérielle de l’acte
contesté, peu importe le terme utilisé pour la désigner (l’entrée en vigueur – opposée à son
existence – ou l’entrée en vigueur de la norme qu’il contient – opposée à l’entrée en vigueur
de l’acte), semble envisageable. Cela l’est d’autant plus que, toujours selon le professeur
Dubois, il faut éviter « de confondre la date d’insertion d’une norme dans l’ordonnancement
juridique, c’est-à-dire la date de prise d’effet de l’acte (administratif unilatéral) qui la produit,
avec la date d’entrée en vigueur de cette norme, c’est-à-dire de début de son “impérativité”,
102
J.-P. Dubois, « L’entrée en vigueur des normes administratives unilatérales », in Études en l’honneur de
Georges Dupuis, 1997, Paris, LGDJ, préf. G. Vedel, p. 106.
103
Dans son propos, ce que l’on a jusque-là présenté comme l’existence de l’acte administratif n’est rien d’autre
que son entrée en vigueur. S’il se permet ce qui ressemble à une confusion, c’est que pour lui, la dichotomie est
ailleurs. L’acte et la norme étant dans son raisonnement complètement séparés, il est possible de concevoir que
ces deux éléments entrent en vigueur à deux moments complètement distincts. Cela revient au final au même que
de distinguer l’existence et l’entrée en vigueur dans la mesure où ces deux modalités concernent au final des
éléments distincts de l’acte.
104
J.-P. Dubois, op. cit., p. 106.
758
laquelle varie »105. C’est ce que l’on appelle « l’entrée en vigueur différée, c’est-à-dire
l’entrée en vigueur de la norme repoussée au-delà de la date d’entrée en vigueur de l’acte qui
la produit par la volonté libre de l’auteur même de cet acte »106. Il est donc possible, à partir
de ce schéma, d’imaginer que l’effet suspensif ne concerne que la norme tout en laissant
l’acte exister au plan juridique. L’effet suspensif préserverait ainsi les particuliers des
conséquences matérielles des actes contestés. Il est donc possible d’imaginer que la
suspension ne paralyse que l’applicabilité de l’acte – qui lui confère une autorité matérielle –
sans remettre en cause son existence et son opposabilité – source de son autorité juridique107.
Ainsi, l’on aboutirait à la fameuse conciliation entre protection des requérants – par la
paralysie de l’action matérielle – et préservation de l’autorité de l’administration permettant
d’éviter un déséquilibre contentieux.
1527. Une telle perspective présente en outre le mérite d’une forme de cohérence avec les
rares analyses de l’incidence d’un éventuel effet suspensif des recours sur les caractéristiques
des actes administratifs. Par un effet de miroir, l’on peut relever l’analyse du professeur
Seiller qui constatait qu’en « l’absence d’effet suspensif conféré au dépôt du recours
juridictionnel, l’acte administratif est donc exécutoire par provision »108. Implicitement, il
considère que si le recours devenait suspensif, l’acte concerné ne serait plus exécutoire. Or,
cette notion, utilisée ici conformément à son interprétation traditionnelle, renvoie à l’entrée en
vigueur et l’applicabilité, donc la possible mise en œuvre matérielle. Toujours implicitement,
le professeur Seiller confirme que l’effet suspensif ne porterait que sur l’autorité matérielle de
l’acte sans impacter ses autres modalités. Il « appuie » encore cette idée lorsqu’il assimile la
suspension d’une décision administrative contestée à la suspension de son autorité de chose
décidée109. L’effet suspensif remettrait ainsi en cause l’autorité de chose décidée, c’est-à-dire
la conjonction de son autorité juridique – son existence et son opposabilité – et de son autorité
matérielle – son applicabilité. Pour autant, cela ne signifie pas que l’ensemble de ces éléments
doit être paralysé par le recours. Dès lors que la seule remise en cause du dernier élément
suffit pour faire perdre l’autorité de chose décidée à l’acte, la suspension des autres éléments
suffit afin de ne pas faire perdre à l’acte toute sa portée.
105
J.-P. Dubois, op. cit., p. 107.
106
Ibid., p. 109.
107
Le professeur Lavialle parle pour sa part plus facilement de « force juridique » (Ch. Lavialle, L’évolution de
la conception de la décision exécutoire en droit administratif français , 1974, Paris, LGDJ, Bibliothèque de droit
public, t. 118, préf. P. Couzinet, p. 33 et s.).
108
B. Seiller, « Acte administratif : régime », op. cit., n° 415.
109
Ibid., n° 420.
759
1528. Sur ces bases, la suspension provoquée par le recours impliquerait que l’acte bénéficie
de son autorité juridique mais les droits et obligations qu’il contient ne seraient pas
susceptibles d’être appliqués, en attendant la décision juridictionnelle. La situation se
rapprocherait alors de celle dans laquelle se trouve un acte dont l’entrée en vigueur est
conditionnée à un événement. Dans ce cas, l’acte existe et est opposable dans les relations
juridiques mais les effets de sa norme ne peuvent pas intervenir matériellement. Ainsi, « la
subordination d’un acte à une condition suspensive emporte des conséquences particulières
pour l’administré : tant que l’événement en cause ne s’est pas produit, il n’a que vocation aux
effets de l’acte »110. C’est en des termes similaires que la jurisprudence traite de ces actes
subordonnés à l’existence d’une condition suspensive sur la base de laquelle le bénéfice des
effets de l’acte n’est qu’hypothétique, malgré son autorité juridique111. Pour revenir au
professeur Seiller, le destinataire d’un tel acte « ne jouit donc que d’un droit à l’application de
l’acte "en puissance" »112. L’effet suspensif proposé aurait donc cette même portée en laissant
demeurer l’acte administratif tout en prévoyant que les droits et obligations contenus seraient
pour leur part susceptibles d’être appliqués.
1529. Ainsi, l’effet suspensif attaché aux recours figerait la seule exécution matérielle des
décisions contestées dans l’attente de l’intervention juridictionnelle. En reprenant la
distinction qui oppose l’entrée en vigueur et l’existence de l’acte ou celle entre l’acte et la
norme qu’il contient, l’on peut limiter la portée de la suspension à la seule dimension
matérielle de l’acte. Pour autant, cette seule appréciation ne suffit pas à régler la délicate
question de l’incidence de l’effet suspensif sur les décisions de refus. Puisque ces dernières
ont été conservées dans le champ de l’effet suspensif, leur contestation n’étant pas
« offensive »113, les recours visant à contester une décision de refus seront suspensifs. Or, les
décisions de refus emportent, par leur seule édiction, leur exécution, impliquant que le schéma
présenté soit quelque peu bousculé.
1530. La nature et le contenu d’une décision de refus, qui fait obstacle à la production d’un
effet, est un obstacle en vue de l’application d’un effet suspensif. D’une part, « il paraît
difficile de considérer que des droits acquis soient susceptibles de naître d’une décision de
refus » et d’autre part, aucune obligation ne semble en résulter. Le simple fait qu’elle
110
B. Seiller, « Acte administratif : régime », op. cit., n° 493.
111
CE, 26 nov. 1993, req. n° 103579, Ministre de l'industrie et de l'aménagement du territoire c/ Société
industrielle française du tout terrain : Rec. Leb., p. 593 – CE, 29 mai 1996, req. n° 146001, Secrétaire d'État à
la mer : Rec. Leb., p. 805 ; LPA, 1996, n° 127, p. 11, note J.-P. Markus – CE, 30 sept. 2002, req. n° 220127,
220128, 220131 et 220132 Pausé : Rec. Leb., p. 784.
112
B. Seiller, « Acte administratif : régime », op. cit., n° 493.
113
Cf. supra n° 1368 et s., p. 668 et s.
760
empêche celui qui l’a provoquée d’accéder à un régime juridique espéré démontre qu’une
décision de refus n’est rien d’autre qu’un obstacle. Logiquement, la suspension ne provoque
alors aucune conséquence dans la mesure où le refus fixe déjà la situation. C’est d’autant plus
le cas que l’on se refuse, de manière très pragmatique, à considérer que la contestation
suspensive d’un refus entraîne l’octroi des droits ou avantages réclamés par le requérant. Il
s’en suivrait une forme de désordre administratif si la seule contestation du refus permettrait
d’acquérir des droits dont le requérant ne disposait pas. Pour justifier cette position, la
suspension est appréhendée dans ce travail comme l’instrument de l’équilibrage des relations
entre les parties par l’amélioration de la protection des particuliers. Or, cette dernière idée ne
signifie pas que le patrimoine des requérants doit bénéficier d’une extension ou d’un
accroissement. Au contraire, elle vise à préserver de l’intervention d’une autorité qui lui
porterait atteinte. L’effet suspensif d’un recours portant sur une décision de refus ne doit pas
amener le requérant à se comporter comme si l’administration avait fait droit à sa demande. Il
y a, là encore, une certaine forme de logique quand on analyse les conséquences d’une
suspension des décisions de refus par le biais du référé-suspension, ouvert au bénéfice de ceux
souhaitant obtenir la suspension d’une décision, même de rejet.
1531. Or, bien que certains considèrent que « la suspension d’une décision de rejet a par elle-
même un effet purement platonique »114, ce que l’on conteste115, le prononcé d’injonctions
visant à tirer les conséquences de la suspension n’est pas automatique. Dans tous les cas, que
le juge agisse en ce sens à la demande du requérant 116 ou de sa propre initiative117, il ne
prononce des injonctions que dans le cas où la suspension l’implique nécessairement. Par
conséquent, si le juge des référés peut, par exemple, ordonner aux autorités de délivrer une
autorisation provisoire d’installation118, d’ordonner l’interruption de travaux entrepris119 ou de
restituer un permis de conduire120, c’est le fruit d’une décision « autonome » adjointe à celle
de la suspension. Sur cette base, la suspension automatique liée à l’exercice du recours ne doit
pas provoquer l’ouverture de droits ou d’avantages que le juge des référés accordait au bout
d’un raisonnement autonome. Il paraîtrait exagéré que le seul dépôt du recours permette au
requérant de bénéficier d’un droit qui lui avait été refusé par les autorités.
114
O. Le Bot, Le guide des référés administratifs, 2013, Paris, Guides Dalloz, n° 224.141, p. 266.
115
Cf. infra, n° 1532 et s., p. 747 et s.
116
Sur le fondement des articles L. 911-1 et L. 911-2 du Code de justice administrative.
117
CE, 15 avril 2005, req. n° 271600, Société Socrate : Rec. Leb., p. 1023 et 1056.
118
CE, sect., 28 févr. 2001, req. n° 230112 et 230520, Philippart et Lesage : Rec. Leb., p. 111 ; RFDA, 2001,
p. 390, concl. D. Chauvaux.
119
CE, 9 mai 2001, req. n° 231076, Époux Delivet et Me Samzun : Rec. Leb., pp. 1103, 115 et 1123 ; BJDU ,
2001, n° 4, p. 287, concl. S. Austry.
120
CE, 7 juin 2004, req. n° 264946, Dubus : Rec. Leb., pp. 819 et 822.
761
1532. Ainsi, l’effet suspensif attaché aux recours visant à contester un refus n’aurait pas pour
conséquence automatique d’accorder aux requérants ce qu’ils réclamaient auprès des
autorités. Pour autant, cette suspension de l’exécution du refus ne serait pas totalement
dépourvue d’effets pour les requérants. Même dans ce cadre, limiter la suspension à la seule
exécution matérielle peut améliorer leur protection en figeant la situation du requérant pour
lui permettre, dans le cas d’une annulation, de profiter pleinement des avantages réclamés.
Les droits ou avantages espérés seront, durant l’instance, en puissance car l’effet suspensif n’a
qu’une vocation conservatoire. Le but de l’effet suspensif est d’empêcher que le refus opposé
par les autorités s’inscrive dans les faits au point d’enlever tout intérêt au recours. Par
exemple, pour donner du relief à nos propos, suspendre un refus pourrait empêcher son
application, c’est-à-dire l’adoption d’actes tirant les conséquences de ce refus. Parce que les
conséquences matérielles du refus passent souvent par l’élaboration de nouveaux actes en
découlant, l’effet suspensif préserverait les requérants de cet enchaînement. À titre d’exemple,
l’on peut évoquer la suspension d’un refus de titre de séjour qui fige la situation du requérant
et empêche à l’administration d’adopter, sur la base de l’acte suspendu, un arrêté d’expulsion
ou de reconduite à la frontière. Au bout du compte, cette suspension aurait une incidence
pratique puisque le non-respect d’une telle mesure d’éloignement est constitutif d’un délit121.
La paralysie de l’exécution du refus empêche ainsi le requérant de s’exposer à des poursuites
pénales qui, vu sa situation, pourraient lui être préjudiciables.
1533. D’autres exemples peuvent permettre d’appréhender l’impact positif d’un effet
suspensif attaché aux recours exercés contre un refus. Bien que celui-ci ne permette pas
d’octroyer les droits espérés, la suspension de son exécution peut améliorer la protection des
requérants. Prenons l’exemple d’un requérant qui conteste le refus de sa nomination à un
poste. Vu la portée de l’effet suspensif retenu, il n’impliquerait pas que la personne bénéficie
de la nomination à laquelle il prétendait. Malgré tout, la suspension de l’exécution du refus
peut lui bénéficier. Actuellement, les autres membres du corps concerné par ce refus se
verraient reconnaître de véritables droits acquis en découlant122, illustrant au passage que le
refus peut produire des effets positifs à l’égard des tiers123. Dans ce cas, ils peuvent s’en
prévaloir pour acquérir des droits à leur nomination ou leur installation. En attachant un effet
121
CESEDA, art. L. 624-1.
122
CE, sect., 4 févr. 1955, req. n° 15695, Sieur Rodde : Rec. Leb., p. 72 – CE, sect., 12 juin 1959, req. n° 40144
et 40145, Syndicat chrétien du ministère de l'Industrie et du commerce (C.F.T.C.) et Syndicat central du
personnel administratif du ministère de l’Industrie et du commerce : Rec. Leb., p. 360 ; AJDA, 1960, p. 62,
concl. H. Mayras.
123
CE, 12 janv. 1962, req. n° 48837, Sieur Canton : Rec. Leb., p. 23 ; AJDA, 1962, p. 234, concl.
M. Combarnous.
762
suspensif au recours, aucun droit acquis ne pourrait découler du refus pour les tiers. Bien
entendu, le poste pourrait être pourvu mais l’installation de celui qui en bénéficierait ne serait
que susceptible d’être acquise, à la condition que le recours suspensif soit rejeté. En
empêchant les autres membres du corps de voir cette décision de refus leur créer des droits
acquis, l’effet suspensif préserve la situation future du requérant. Lorsque le juge rendra sa
décision, celle-ci ne se confrontera pas aux situations établies et acquises. Ainsi, sa protection
sera améliorée dans le sens où la réalisation future de ses droits n’est pas compromise par
« l’exécution » du refus. Puisqu’aucun droit n’aura pu être acquis, le juge administratif pourra
mettre en œuvre les éventuels droits du requérant là où ceux-ci doivent être conciliés avec les
situations acquises. En somme, par cette modalité, le recours améliorerait considérablement la
protection des droits des requérants en empêchant les autorités d’adopter des actes en
conséquence et les tiers de bénéficier de droits acquis.
1534. De cette façon, que la suspension concerne un refus ou un acte pourvu d’un
« contenu » positif, la protection des requérants serait atteinte grâce à la suspension. Pour
autant celle-ci, déjà restreinte aux seuls recours identifiés, est limitée quant à sa portée. Cette
nouvelle limitation a pour intérêt de préserver deux des éléments essentiels à la
réglementation de la société par l’administration (2).
1535. La suspension, ainsi bornée, concerne la seule mise en œuvre matérielle de l’acte qui
préjudicie aux droits et aux intérêts des requérants. Même avec une telle restriction, le
système étend considérablement l’influence de l’effet suspensif sans pour autant annihiler les
prérogatives de l’administration. Toujours dans l’optique de la poursuite d’un équilibre, la
portée de la suspension retenue a le mérite de préserver l’ordre social en continuant à faire
bénéficier l’acte de son caractère obligatoire (a). D’autre part, elle permet également de
préserver la juridicité de l’acte (b) ce qui a le bénéfice d’assurer la complétude de
l’ordonnancement juridique.
763
précautionneuse envers l’administration. La procédure administrative contentieuse démontre,
et c’est le cas de ce principe, que sont souvent privilégiées les prérogatives des autorités. Sans
dire que le contentieux administratif ne peut pas protéger les droits et les intérêts des citoyens,
il faut admettre que cette protection n’intervient qu’à rebours de la réalisation des effets de
l’activité administrative. Cette situation, qui s’explique notamment par l’histoire, ne doit pas
être une fatalité et il est nécessaire d’élargir le champ de l’effet suspensif. Pour autant, et on
l’a déjà montré, il n’est pas question de renverser complètement la perspective et de produire
un nouveau déséquilibre. C’est notamment cette considération qui implique de limiter la
portée de l’effet suspensif, seul moyen de préserver l’organisation sociale d’un éventuel
désordre.
1537. En restreignant la portée de la suspension à la seule exécution matérielle, l’effet
suspensif proposé n’est pas excessif puisque l’acte demeure valide au sein de
l’ordonnancement juridique tandis que les requérants ne seront plus « forcés » de l’appliquer
matériellement. Cette distinction entre les sphères matérielles et juridiques aboutit, au bout du
compte, à revenir sur une notion déjà appréhendée : l’effet suspensif, en empêchant les
autorités de poursuivre l’exécution matérielle, s’oppose à ce que la doctrine dit être son
caractère exécutoire.
1538. Celui-ci, devenu le principe fondamental du droit public, fonde pour beaucoup le
pouvoir des autorités d’imprimer au monde réel leur volonté. Ce terme, en découlant de
l’exécution, véhicule l’idée que les actes peuvent être mis en œuvre sur un plan matériel.
C’est la collusion du terme courant « d’exécution » et de cette notion « exécutoire » des actes
qui a engendré, outre l’exagération de la pensée du doyen Hauriou, l’idée que les actes des
autorités s’exécutaient d’eux-mêmes ce qui, on l’a dit, n’est pas le cas. Pour autant, cela ne
nous empêchera pas, afin de bien se faire comprendre, de considérer que la suspension
paralyserait ce caractère exécutoire. L’exécution matérielle de l’acte étant empêchée, c’est cet
élément exécutoire, tel qu’il est présenté, qui serait neutralisé.
1539. A contrario, en laissant l’acte exister au sein de l’ordre juridique, c’est son caractère
obligatoire, tel que défini124, qui perdure puisque l’acte suspendu reste rattaché au droit positif
tandis que ses effets matériels sont paralysés. La transformation de la parole administrative en
règle de droit positif ne sera pas affectée par la suspension liée au recours. C’est justement ce
124
Cette spécificité du régime juridique des actes administratifs, c’est-à-dire leur capacité à modifier l’état du
droit positif, est ici évoquée comme leur caractère obligatoire. En reprenant cette formulation, l’on se base sur la
sémantique la plus couramment utilisée par la doctrine. L’acte modifie immédiatement et par sa seule édiction
l’ordonnancement juridique parce qu’il est obligatoire. Pour autant, il faut bien reconnaître que nous avions
précédemment décrit cet élément comme le véritable caractère exécutoire, tel qu’il s’entend en dehors de toute
forme d’exagération qu’il véhicule.
764
que l’on avait désigné comme constitutif du caractère obligatoire des actes administratifs,
c’est-à-dire leur capacité à être considérés comme une règle juridique. Ainsi, l’acte, même
suspendu, conserverait son caractère obligatoire. Cette caractéristique, éloignée de l’exécution
matérielle, signifie que la volonté des autorités, dès lors qu’elle est édictée, « rejoint » le droit
positif. L’acte administratif, parce qu’il est obligatoire, modifie l’état de l’ordonnancement
juridique.
1540. Cette nature obligatoire, par laquelle l’acte fait évoluer le contenu des droits et des
obligations juridiques, sera épargnée et par la même occasion son rattachement au droit
positif. Parce que la suspension empêche la seule mise en œuvre matérielle, l’acte en cause
conserve sa place au sein de l’ordre juridique. Logiquement, l’élément qui commande son
appartenance au phénomène juridique n’est pas atteint par cette modalité de l’effet
suspensif. L’avantage d’une telle restriction réside dans le fait que l’acte continue ainsi à
bénéficier de sa place au sein du droit positif. Certes, il ne pourra plus découler de
conséquences matérielles de cette existence juridique mais au moins, l’acte continuera à être
valide.
1541. Cette sauvegarde du caractère obligatoire de l’acte permet d’empêcher sa sortie de
l’ordre juridique. Cela a le mérite de faire de la suspension un moment provisoire en évitant
de lui conférer une trop grande portée : elle se limite à paralyser temporairement l’exécution
matérielle de l’acte qui risque de préjudicier aux droits ou aux intérêts des requérants. Pour
autant, l’acte ne sera pas annihilé puisqu’il conservera son existence juridique. Dès lors, dans
le cas où l’acte suspendu ne serait pas déclaré illégal par le juge, l’autorité administrative
n’aurait plus qu’à lui donner sa pleine portée, sans avoir à reprendre le processus du départ.
La suspension proposée ne s’appliquerait ainsi qu’aux éléments qui servent véritablement la
protection des requérants. Il n’est donc pas question de faire déborder cette modalité au-delà
de ce qu’il est nécessaire en vue de cet objectif. En outre, et c’est un élément lié à la
préservation du caractère obligatoire de l’acte, ce dernier, même suspendu, conserve sa
juridicité (b).
765
justement, un acte administratif. La volonté de l’autorité ayant édicté l’acte suspendu
conserve une portée juridique d’où l’on peut déduire qu’il est toujours question d’un acte
juridique.
1543. L’acte suspendu par l’effet du recours demeurera toujours un acte juridique. Cela
permet, en plus de limiter l’intensité de la suspension, de sauvegarder l’exhaustivité de l’ordre
juridique. Ce dernier, ayant vocation à être complet, ne doit pas laisser se développer une
forme de carence qui, à long terme, risquerait d’en dégrader l’autorité. Il serait finalement
malvenu qu’une telle modalité aboutisse à la naissance d’un ordre juridique à éclipses. La
perte de la qualité d’acte juridique reviendrait justement à faire de l’ordre juridique un
système discontinu dans lequel des actes « disparaîtraient » temporairement. Dès lors, la
situation qui nécessitait qu’un acte juridique soit adopté se retrouverait, le temps de l’instance,
dépourvue d’encadrement. Ce sont là les conséquences « sociales » de la perte de la qualité
juridique de l’acte contesté et suspendu. L’ordre juridique, en en étant amputé serait
incomplet, mettant à mal sa fameuse complétude.
1544. Au-delà de ces éléments, d’autres arguments liés à l’organisation contentieuse vont
dans ce même sens. On l’a dit, il est possible de contester devant le juge un acte dès lors qu’il
possède une existence juridique, c’est-à-dire lorsqu’il a été signé. Au-delà du fait qu’il existe,
c’est le fait qu’il soit reconnu comme un élément de la sphère juridique qui implique qu’il est
possible de le contester. Il n’est évidemment pas envisageable de pouvoir contester devant le
juge un acte qui ne possède pas une portée « juridique ». Parce que le rôle du juge125 est de
contrôler la légalité d’un acte juridique, la contestation juridictionnelle n’aurait plus de sens si
l’acte en était privé. En quelque sorte, la suspension provoquée par le recours ferait « perdre »
au contentieux l’élément même qui justifie la saisine du juge.
1545. D’une certaine manière, la suspension de l’inscription de l’acte administratif dans le
droit positif reviendrait à faire de la volonté administrative une prétention contre laquelle le
recours n’aurait plus d’intérêt. Certes, une telle suspension ne serait que provisoire et n’aurait
pas vocation à durer. De plus, comme la recevabilité du recours s’apprécie au jour de son
dépôt126 moment auquel l’acte possèderait la dimension juridique nécessaire, le recours
pourrait être exercé. Seulement, il ne faut pas se méprendre sur le sens de notre propos : l’on
125
Du moins dans les cas retenus comme pouvant bénéficier de l’effet suspensif. Il est bien évident que le juge
administratif intervient parfois et dans de nombreux domaines à propos d’actions purement matérielles qui n’ont
vraiment rien de juridique. Il en est notamment ainsi dans le domaine du plein contentieux, domaine que nous
avons exclu du bénéfice de l’effet suspensif que le système vise ici à introduire.
126
Le contentieux de l’urbanisme fait, comme souvent, exception à cette règle en situant le moment de
l’appréciation de l’intérêt à agir au jour de l’affichage en mairie de la demande du pétitionnaire. V. en ce sens,
C. urb., art. L. 600-1-3.
766
ne dit pas que la suspension de la juridicité de l’acte rendrait irrecevable le recours mais
qu’elle bouleverserait le contentieux, au moins sur le plan théorique. Si l’acte perdait sa
dimension juridique, il faudrait éventuellement la faire revivre ensuite, ce qui d’un strict point
de vue théorique, est susceptible d’entraîner de nombreuses perturbations.
1546. C’est au regard de ces inconvénients que risque d’engendrer l’adoption d’une
conception large de la suspension qu’il a paru, dans l’optique d’un système équilibré,
préférable de la limiter à la seule dimension matérielle de l’acte. Ainsi, le schéma proposé ne
comporte pas le risque de provoquer un désordre social tant les incidences de la suspension
auront été soupesées. Ce n’est qu’à ce prix que la solution envisagée pourra être mise en
œuvre, l’effet suspensif ne débordant pas le champ de son utilité. Ainsi, en limitant à sa stricte
nécessité l’étendue et la portée de la suspension envisagée, le risque d’un déséquilibre tant
redouté semble s’éloigner. Pour autant, confrontés à un principe appuyé sur des convictions
idéologiques fortes, il nous faut insister sur la « mesure » de la solution envisagée au point
d’envisager l’introduction de garde-fous devant répondre à l’introduction d’une suspension
« automatique » (B).
1547. Le système défendu vise, non pas à introduire l’effet suspensif au sein du contentieux
administratif127, mais plutôt à l’installer comme principe dans certaines situations génériques.
L’idée est de mettre fin à l’hégémonie du principe contemporain en libérant la possibilité pour
les voies de droit d’être suspensives. Ainsi, la procédure administrative contentieuse serait
plus équilibrée, l’exécution immédiate des actes contestés n’étant plus, à proprement parler,
généralisée. Malgré la modération dégagée par la proposition retenue, il n’en demeure pas
moins que l’idée d’une suspension de l’acte liée au dépôt du recours reste pour beaucoup
saugrenue. L’histoire, les mentalités et l’idéologie de la procédure administrative contentieuse
font de cette modalité une anomalie. Les craintes liées à son instauration sont profondes et
tournent essentiellement autour de la viabilité du système. Pour y répondre, c’est à deux des
arguments les plus sérieux qu’il nous a fallu trouver une « parade » : les garde-fous envisagés
doivent répondre à la crainte qu’un tel système n’encourage les recours dilatoires (1) ou
qu’elle ne provoque un blocage de l’activité administrative (2).
127
Cela signifierait en effet que ce contentieux en est totalement dépourvu et que l’effet suspensif y serait une
nouveauté. Or, même si ce ne sont là que des exceptions, il existe déjà un certain nombre de procédures qui
provoquent la suspension de l’exécution de l’acte administratif concerné, cf. en ce sens, supra n° 248 et s., p. 127
et s. Ainsi, le système défendu n’insère pas l’effet suspensif, il étend plutôt son champ d’application en en
faisant, dans certaines situations, le principe.
767
1 – Les solutions en réponse à la crainte du dilatoire
1550. La lutte des juridictions contre les procédures dilatoires est devenue un objectif majeur
du service public de la justice. La politique menée est « punitive » car elle vise à décourager
les requérants tentés d’abuser du droit d’agir. Cette stratégie n’est pas critiquable tant l’on ne
voit pas comment les citoyens pourraient être incités à saisir « correctement » les juridictions.
Ainsi, c’est par le biais de sanctions financières à l’encontre des « mauvais requérants » que la
procédure administrative contentieuse cherche à se prémunir des recours dilatoires. Dans ce
768
cadre, la théorie de l’abus de droit (α) permet de sanctionner les recours « abusifs » d’une
amende conséquente (β). En ce domaine, la formule du doyen Carbonnier selon laquelle il
faut atteindre le portefeuille pour toucher la volonté semble plus que jamais d’actualité.
α – L’abus de droit
1551. Attacher un effet suspensif à certains recours implique que les particuliers trouveront
un regain d’intérêt à former un recours, source de leur protection immédiate. La suspension
bénéficierait au requérant qui verrait l’exécution de la décision contestée être stoppée ce qui
pourrait inciter à la saisine. Cette inquiétude est basée sur le constat que les titulaires d’un
droit, ici celui d’agir en justice, sont susceptibles d’en abuser. Or, en liant l’effet suspensif au
dépôt des recours, l’on pourrait assister à une recrudescence d’actions dilatoires motivées par
le gain de temps. Cette situation renvoie, au bout du compte, à l’idée qu’en raison de cette
nouvelle modalité procédurale, les titulaires du droit au recours risqueraient d’abuser des
recours pour profiter du temps de l’instance contentieuse.
1552. C’est donc à un risque d’abus dans l’exercice du droit au recours qu’il faut préparer le
contentieux administratif. La théorie de l’abus de droit peut être une solution car elle vise à
protéger la société d’un usage « anormal » des droits par leurs titulaires. Elle a vocation à
empêcher une telle utilisation risquant « d’aboutir à des conséquences iniques. L’exercice
sans contrôle des droits privés serait une menace pour la Justice, qui reste la fin essentielle du
système juridique »128. Pour bien comprendre, l’ordre juridique contient au bénéfice de
chacun une multitude de prérogatives dans laquelle chacun peut puiser, ce qui peut donner
lieu à certains abus. Au premier abord, il y a une contradiction à sanctionner celui qui
mobilise une prérogative qui est sienne tant on peut considérer que celui qui use de son droit
ne peut faire de tort.
1553. Pourtant, depuis la déclaration des droits de l’homme et du citoyen129, les droits
existants ne doivent pas être appréhendés d’une manière absolue mais être enfermés dans des
limites nécessaires à la protection de l’organisation sociale. Certes, quelques prérogatives,
rares, peuvent être qualifiées de discrétionnaires130 ou d’absolues131 mais ce sont des
exceptions. Cette limitation de l’exercice de ses prérogatives par tous est logique dans la
mesure où elles se concurrencent, voire se confrontent au point de devoir les concilier. Parce
128
J. Ghestin et G. Goubeaux, Traité de droit civil, 4ème éd., 1994, Paris, LGDJ, n° 761, p. 747.
129
En son article 4, il est prévu que « la liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui ».
130
A. Rouast, « Les droits discrétionnaires et les droits contrôlés », RTD Civ., 1944, p. 1.
131
L’on peut notamment citer comme exemple le droit d’un propriétaire d’acquérir la mitoyenneté d’un mur
(C. civ., art. 661), de couper les racines des arbres d’un voisin qui se situent sur son fonds (C. civ., art. 673) ou
encore le droit de tester et d’exhéréder les héritiers naturels dans la limite de la quotité disponible.
769
que l’ordre juridique doit contribuer à l’organisation sociale, il ne peut être toléré que chacun
use de ses prérogatives de manière autarcique et anarchique.
1554. Dès lors, le fondement de la théorie de l’abus de droit réside en ce que « toute
construction juridique suppose, en effet, un progrès social. Elle implique la substitution à la
violence de solutions paisibles des conflits humains au vu de règles préétablies et jugées
équitables à un instant donné dans le groupe social. Laisser faire usage d’un droit, même dans
ses limites légales, sans discernement, de mauvaise foi, par haine, recherche du lucre, volonté
de nuire par atteinte au bien ou au crédit moral d’autrui, serait alors méconnaître les raisons
profondes des normes juridiques, car une technique qui est progrès social et instrument de
recherche des solutions pacifiques des heurts humains deviendrait une procédure créatrice de
conflits, dans des conditions susceptibles, en fin de compte, de bénéficier à l’auteur d’un abus
inspiré par l’intention de nuire ou par une pensée égocentriste anti-sociale »132. Cela revient in
fine à considérer que la reconnaissance de droits s’accompagne d’une responsabilité sociale,
celle de leur usage raisonné. En fin de compte, l’abus de droit existe parce que l’ordre
juridique « tend à des fins qui le justifient, le polarisent et l’orientent : son usage vers d’autres
buts, sa déformation volontaire doivent être condamnés comme une trahison même de son
essence et comme la cause profonde de désordre social »133. Vu sa nature, cette notion paraît
susceptible de poser le cadre d’un usage raisonné des recours suspensifs.
1555. Dans cette optique, l’abus de droit, d’origine civiliste134, s’entendra comme la
procédure visant à juguler l’exercice des droits et non pas, comme c’est le cas en droit fiscal,
132
M. Mignon, « Les instances actives et passives et la théorie de l’abus du droit », D., 1949, p. 183.
133
Ibid., p. 183.
134
R. Saleilles, De la déclaration de volonté :contribution à l’étude de l’acte juridique dans le Code civil
allemand , 1901, Paris, F. Pichon, 421 p. ; J. Bosc, Essai sur les éléments constitutifs du délit civil , 1901, Paris,
A. Rousseau, 273 p. ; E. Porcherot, De l’abus de droit, 1901, Dijon, L. Venot, 221 p. ; J. Charmont, « L’abus de
droit », RTD Civ., 1902, p. 113 ; R. Buttin, L’usage abusif du droit, 1904, Grenoble, impr. Allier frères, 211 p. ;
L.-C.-H. Reynaud, L’abus du droit, 1904, Paris, A. Rousseau, 96 p. ; L. Josserand, De l’abus des droits, 1905,
Paris, Librairie nouvelle de droit et de jurisprudence Arthur Rousseau, 89 p. ; G. Ripert, « L’exercice des droits
et la reponsabilité civile », Rev. crit., 1905, p. 352 ; M. Dessertaux, « Abus de droit et conflits de droits », RTD
Civ., 1906, p. 119 ; R. Jannot, De la responsabilité civile par suite de l’abus de droit, th. Dijon, 1906, Paris,
168 p. ; M. Vallet, De l’exercice fautif des droits, 1907, Poitiers, Société française d’imprimerie et de librairie,
154 p. ; J. Charmont, Le droit et l’esprit démocratique, 1908, Montpellier, Coulet et fils, Travaux et mémoires de
Montpellier, p. 88 ; L. de Montera, De l’abus dans les voies de droit, 1912, Lyon, Impr. coopérative de la source,
97 p. ; A. Bardesco, L’abus du droit, 1913, Paris, V. Giard et Brière, 305 p. ; P. Roussel, L’abus du droit, étude
critique, 1914, Paris, Dalloz, 184 p. ; R. Savatier, Des effets de la sanction du devoir moral en droit positif et
devant la jurisprudence , 1916, Paris, Société française d’impr. et de librairie, 451 p. ; A. Perrochet, Essai sur la
théorie de l’abus du droit dans ses rapports avec la responsabilité pour actes illicites, 1920, Lausanne, Impr.
Ch. Pache, 315 p. ; L. Campion, De l’exercice antisocial des droits subjectifs, 1925, Bruxelles, Bruylant, 346 p. ;
L.-R. Sultan, Contribution à l’étude de l’abus des droits (jurisprudence), 1926, Constantine, impr. M. Attali
aîné, 185 p. ; J. Marson, L’abus du droit en matière de contrat, 1935, Paris, A. Rousseau, 179 p. ; D.-G.
Radulesco, Abus des droits et matière contractuelle , 1935, Paris, L. Rodstein, 200 p. ; G. Morin, « Quelques
observations critiques sur le concept d’abus du droit », Introduction à l’étude du droit comparé : recueil d’études
en l’honneur d’Édouard Lambert, t. II, 1938, Paris, Recueil Sirey, LGDJ, p. 467 ; R. Prieur, L’abus des droits
dans la formation et dans la dissolution du contrat de travail , th. Paris, H. Mazeaud (dir.), 1942, Paris, impr. de
M. Lavergne, 155 p. ; G. Ripert, La règle morale dans les obligations civiles, 4ème éd., 1949, Paris, LGDJ, 421 p.
770
comme une conception large de la fraude135. Sur ces bases, l’on peut aussi préciser que l’abus
de droit ne s’applique que dans les seuls cas où les personnes disposent d’un droit clairement
établi et délimité. L’abus de droit sanctionne l’exercice excessif d’une prérogative reconnue
par le droit positif. Dès lors, il semble possible de s’en servir pour empêcher ceux qui seraient
tentés d’abuser du droit d’exercer un recours en déposant une requête ayant pour seul but de
retarder l’exécution de l’acte contesté. Cela paraît d’autant plus crédible que, malgré le débat
qui persiste à son égard136, il existe un véritable « droit » d’agir en justice, situé au croisement
de différents ordres juridiques. En ce sens, le professeur Bandrac affirmait que « le droit
d’agir en justice, l’action, n’est assorti d’aucun devoir d’agir, mais l’étroitesse de son contenu
lui donne de même la configuration d’un droit. […] Or, il apparaît aujourd’hui que tant le bloc
de constitutionnalité que les normes communautaires et européennes attribuent à l’action un
caractère de droit fondamental et lui confèrent, en conséquence, une protection faisant
échapper les règles qui conditionnent ce droit à la souveraineté législative »137.
1556. Partant de là, la saisine d’une juridiction est un droit dont l’exercice peut donner lieu à
l’application de l’abus de droit. D’un autre point de vue, du fait de son importance, lui
administrer une telle « limitation » peut être contradictoire. Une telle démarche paraît
« s’écarter des objectifs poursuivis par certaines jurisprudences nationales et supranationales,
tant elles obèrent le principe matriciel de la sécurité juridique que le juge, quel qu’il soit,
concourt à maintenir. Au surplus, elles ne s’inscrivent pas dans l’entreprise de proximité et de
démocratisation de la justice lancée par les pouvoirs publics, à une époque de forte
“judiciarisation” et “juridictionnalisation” de la société »138. Il serait en conséquence légitime
que le droit d’ester en justice ne fasse l’objet d’aucune restriction, le recours au juge étant de
nature à garantir le respect des droits de tous.
1557. C’était l’idée qu’exprimait l’article 107 de la coutume de Bretagne prévoyant
qu’« Icelui n’attente que n’use que de son droit »139. L’on peut aussi relever en ce sens la
pression exercée par la conjonction de divers textes comme la Convention européenne des
droits de l’homme140. Tous ces éléments défendent l’idée que, pour garantir le patrimoine
135
V. en ce sens, M. Cozian, « La notion d’abus de droit en matière fiscale », Gaz. Pal., 1993, doctr., p. 50.
136
Le Conseil constitutionnel avait fait de cette notion une liberté publique. V. en ce sens, Cons. const.,
2 déc. 1980, n° 80-119 L, Nature juridique de diverses dispositions figurant au Code général des impôts
relatives à la procédure contentieuse en matière fiscale .
137
M. Bandrac, « L’action en justice, droit fondamental », in Nouveaux juges, nouveaux pouvoirs ? Mélanges en
l’honneur de Roger Perrot, 1996, Paris, Dalloz, pp. 4-6.
138
P. Fraisseix, « Droit au juge et amende pour recours abusif », AJDA, 2000, p. 20.
139
Cité par E. Porcherot, op. cit., p. 5.
140
Ce droit n’est cependant pas organisé comme étant absolu et irréfragable, chaque État membre ayant la
possibilité de réglementer cette faculté ouverte au bénéfice de chacun. V. en ce sens, CEDH, 28 mai 1985, aff.
n° 8225/78, Ashingdane c/ Royaume-Uni ; CEDH, 23 oct. 1997, aff. n° 21319/93, National and Provincial
771
juridique de tous, l’action en justice doit toujours être possible. Par conséquent, l’on peut se
demander si « dans ces conditions, agir en justice, même pour défendre les prétentions les
plus “extravagantes”, ne doit […] pas être pris en considération et normalement examiné par
les tribunaux ? »141. Après tout, « n’incombe-t-il pas à l’État de proportionner les moyens du
service de la justice aux besoins ? Quand une liberté publique et des considérations
budgétaires sont en présence, n’est-ce pas la première qui doit l’emporter »142 ? Dans un État
de droit, il ne pourrait alors pas y avoir d’abus dans l’exercice du droit d’agir en justice.
1558. Malgré tout, même le droit de saisir une juridiction ne peut être absolu sous peine de
mettre en péril la fonction de ce droit. Par exemple, le droit conventionnel de chacun à
disposer d’un recours effectif ne défend pas l’idée de permettre toute requête, même
injustifiée143. Cette volonté de faire du droit d’ester en justice un sanctuaire inviolable doit
être mise en perspective avec l’organisation de la justice, son bon fonctionnement voir même
sa bonne administration. Le droit au juge est soumis à une forme de contradiction entre la
protection de cette opportunité individuelle et son insertion dans un système global. En effet,
« la crainte a été exprimée que le droit d’ester en justice ne conduise, si on n’y prend garde, à
un engorgement des tribunaux. […] Ainsi, le droit d’agir en justice est limité par la nécessité
d’évacuer un contentieux de masse, jugé envahissant »144. Les considérations théoriques et
pratiques, tant « l’encombrement des tribunaux par des actions “chicanières” nuit à
l’ensemble des justiciables »145, se conjuguent pour imposer à l’exercice du droit de recours
certaines restrictions.
1559. Pour constater qu’un citoyen commet une faute – qui pourrait donner lieu à réparation
– en abusant de son droit de saisine, le recours doit exprimer une intention de nuire ou être
détourné de sa fonction sociale. Ainsi, « le titulaire d’un droit abuse de celui-ci, tout en restant
dans les limites objectives de son droit, s’il l’exerce dans l’unique intention de nuire à autrui,
donc en le détournant de son but légal, à l’instar du détournement de pouvoir dont est passible
un acte administratif »146. D’autre part, sans aller jusqu’à la volonté de nuire, l’utilisation d’un
droit peut donner lieu à abus si celui-ci est détourné de la fonction qui lui est assignée.
Building Society, The Leeds permanent building society & The Yorkshire building society c/ Royaume-Uni. La
seule limite en ce sens étant que la substance même du droit ne s’en trouve pas affectée (CEDH, 27 août 1991,
aff. n° 12750/87, Philis c/ Grèce ; CEDH, 16 déc. 1992, aff. n° 12964/87, De Geouffre de la Pradelle c/ France ).
141
M. Kdhir, « Le recours abusif devant le juge administratif », RA, 1991, p. 520.
142
L. Richer, « L’amende pour recours abusif devant le Conseil d’État et les tribunaux administratifs », AJDA,
1983, p. 451.
143
CEDH, 27 avril 1988, aff. n° 9659/82 et 9658/82, Boyle and Rice c/ Royaume-Uni.
144
M. Kdhir, op. cit., p. 520.
145
L. Richer, op. cit., p. 451.
146
P. Fraisseix, op. cit., p. 30.
772
1560. En bref, toute personne possède le droit de saisir les tribunaux d’une requête, cette
prérogative juridique étant reconnue et ouverte à tous. Cependant, « si la loi veut que toute
personne puisse librement recourir aux tribunaux et leur soumettre ses prétentions […], elle
n’autorise pas pour autant les plaideurs à abuser du service public de la justice qu’elle met
ainsi gratuitement147 à leur disposition et cela au détriment tout à la fois de la collectivité dans
son ensemble qui doit assurer les charges de ce service, des autres plaideurs qui voient
retarder le moment où ils pourront eux-mêmes faire valoir leurs prétentions enfin et tout
particulièrement de celui qui a été attrait en justice sans aucune raison valable »148. Ainsi,
l’exercice du droit de recours est sanctionné s’il en est fait une utilisation détournée des
objectifs qui y sont attachés : « tout justiciable peut saisir le juge, s’il estime que ses droits ont
été méconnus. L’exercice d’actions en justice constitue un droit juridiquement protégé et celui
qui intente une action ne fait qu’user de son droit. Mais le droit d’ester en justice a – comme
tout droit – des limites (se limiter n’est-il pas de l’essence même du droit ?). C’est pourquoi
aucune objection au droit d’agir en justice ne peut intervenir, tant qu’on ne détecte pas dans
les mobiles du requérant la mauvaise foi, le but de nuire, l’esprit de chicane ou une
argumentation fantaisiste et manifestement mal fondée »149.
1561. Ce qui constitue le caractère abusif de la requête, c’est donc le décalage entre la nature
des prétentions qu’elle doit théoriquement servir et celles poursuivies. Classiquement, le
plaideur « de bonne foi » est une « personne lésée dans son intérêt qui poursuit d’abord un
avantage et qui, ensuite, se demande ou va demander à un avocat si elle peut trouver dans
l’arsenal juridique quelque moyen d’obtenir cet avantage »150. Le droit de recours est ouvert
parce que celui qui l’exerce croit sincèrement au bien-fondé de ses arguments et agit dans le
but sincère d’obtenir la décision espérée. Le droit d’agir en justice est alors détourné lorsque
« le requérant a pleine conscience du caractère vain et infondé de son entreprise, alors qu’un
justiciable doit toujours être intimement convaincu de la légitimité et du sort favorable réservé
à son initiative. Il la diligente cependant pour satisfaire une visée personnelle, subjective et
florentine, sans rapport avec un règlement juridictionnel proprement dit »151.
1562. L’idée revient à affirmer que « les instances en demande ou en défense n’ont pour but
que de permettre l’exercice des droits des citoyens et la sauvegarde de ceux-ci. Elles ne
147
Malgré la suppression du droit de timbre d’un montant de 35 euros auparavant attaché à toute requête depuis
le 1er janvier 2014 par l’article 128-1 de la loi n° 2013-1278 du 29 décembre 2013, un procès est souvent loin
d’être gratuit.
148
J.-F. Théry, « concl. sur CE, ass., 27 avril 1979, Ministre des finances c/ Lestrade », Rec. Leb., p. 174.
149
M. Kdhir, op. cit., p. 524.
150
L. Richer, op. cit., p. 451.
151
P. Fraisseix, op. cit., p. 25.
773
sauraient être détournées de leur raison d’être par la poursuite de fins malveillantes sous-
tendues par la volonté de nuire. Dès lors qu’il est constant qu’un plaideur use des armes du
droit pour alimenter ses haines, ses querelles, ou favoriser illégitimement ses intérêts moraux
ou pécuniaires, la logique postule que le juge sanctionne cet abus au nom du droit dont il est
précisément la négation, la parodie, – retour inavoué à un état social que la civilisation s’est
plu à condamner et à supprimer, dans la recherche de mœurs toujours plus paisibles dans les
collectivités humaines »152. En quelque sorte, l’abus de droit est constitué, dans le cas de la
saisine d’une juridiction, dès l’instant où le recours est formé d’une manière telle que son
auteur en perd son « droit » d’agir. En détournant le rôle de garantie des droits qui lui est
attaché, le requérant sort du cadre qui lui permet d’en bénéficier.
1563. C’est au bout du compte l’intime conviction du requérant qui importe afin de déceler
l’intention abusive d’un recours. Rapporté à notre volonté d’éviter le développement des
recours dilatoires, l’abus de droit serait constitué lorsque le recours juridictionnel servirait
uniquement à faire « gagner du temps » au requérant. Celui qui engage un procès pour
bénéficier durant l’instance de l’effet suspensif du recours entre dans le champ de l’abus de
droit car il détourne l’usage pour lequel lui est reconnu ce droit à l’exercice du recours.
1564. La théorie de l’abus de droit est censée représenter, pour l’ensemble des potentiels
requérants, la limite à ne pas outrepasser dans l’exercice du recours contentieux. Ainsi, cette
notion encadre les droits de chacun afin de leur en assurer un usage paisible. Appliqué au
droit d’ester en justice, l’abus de droit fixe à chacun les bornes de la saisine juridictionnelle
acceptable et non fautive. Par-là, l’on pourrait éviter la multiplication des recours dilatoires
que l’effet suspensif pourrait susciter en identifiant celui qui s’est rendu coupable d’un tel
abus pour le sanctionner. Les juges, par exemple confrontés au recours contre une sanction
administrative d’un requérant qui ne chercherait qu’à bénéficier de sa suspension, pourront,
grâce à l’abus de droit, envisager des sanctions. Ainsi, leur crainte pourrait dissuader les
éventuelles velléités de détourner cet avantage procédural.
1565. D’ailleurs, les juridictions civiles avaient prévu à l’origine que les plaideurs puissent
réclamer réparation à la partie adverse du fait d’une citation abusive. C’est l’application
directe de la théorie de l’abus de droit, lorsque le recours « répond à une intention malicieuse
ou vexatoire, à un usage dolosif, ou révèle une erreur grossière ou inexcusable équipollente au
dol »153. Dans ce schéma où les relations sont égalitaires, cette demande de réparation
152
M. Mignon, op. cit., p. 186.
153
Cass. Civ., 7 juill. 1910 : D ., 1913, I, p. 43 – Cass. Civ., 20 avril 1915 : D ., 1916, I, p. 175 – Cass. Civ.,
22 oct. 1929 : Gaz. Pal., 1929, II, p. 820 – Cass. Civ., 14 mai 1929 : Gaz. Pal., 1929, II, p. 144 – Cass. Civ.,
774
consécutive à l’abus de droit prend tout son sens. Il en est de même pour le contentieux de
l’urbanisme154 où les recours déposés dans l’unique but de monnayer un désistement, sont
légions.
1566. Bien qu’en contentieux administratif, le dépôt d’une telle demande s’apprécie plus
strictement155, l’exercice d’un recours dilatoire constitue bien un abus du droit d’agir. Cette
seule intention dilatoire prouve que l’usage du droit au recours est détourné ce qui porte un
préjudice à la partie adverse qui peut demander sa réparation156. Ainsi, la crainte de voir se
multiplier les recours dilatoires peut potentiellement être jugulée par l’application de cette
théorie. Au-delà de cette seule possibilité, l’abus de droit est souvent condamné indirectement
par la mise à la charge de la partie fautive de l’obligation de régler les dépens ou les frais
d’expertise. Par-là, le Conseil d’État démontre « sa volonté de censurer, même en dehors
d’une requête formelle, tout ce qui, dans l’attitude du demandeur ou du défendeur, dépasse
l’exercice normal du droit par une exagération constitutive d’une faute »157. Pour résumer,
« le Conseil d’État censure le plaideur qui, manifestement à tort, n’a fait aucune offre
raisonnable, rendant nécessaire une introduction d’instance, aussi bien que celui qui,
demandeur fondé en droit, a rendu plus onéreuse la procédure par l’exagération de ses
prétentions. Il y a dans cette attitude l’admission tacite d’une notion de faute, d’abus, de
malveillance »158 qui pourrait être constituée par une intention dilatoire.
29 juill. 1930 : Gaz. Pal., 1930, II, p. 580 – Cass. Civ., 18 nov. 1930 : Gaz. Pal., 1931, I, p. 72 – Cass. Civ.,
25 juin 1934 : Gaz. Pal., 1934, II, p. 391.
154
Dans ce contentieux particulier, le principe de l’absence d’effet suspensif ne peut empêcher ces situations
dans la mesure où le financement des projets immobiliers est généralement conditionné à la « purge » de tous les
recours contentieux potentiels. Ce domaine spécifique fera d’ailleurs l’objet d’une étude particulière, cf. infra
n° 1680 et s., p. 806 et s.
155
Elle est limitée au plein contentieux. V. en ce sens CE, sect. 24 oct. 1952, req. n° 12029, Sieur Combaz : Rec.
Leb., p. 461 – CE, 27 nov. 1968, req. n° 7075, Commune de Cour non d’Auvergne : Rec. Leb., p. 1066 –
P. Landon, « note sous CE, sect., 7 déc. 1979, Delarue », AJDA, 1980, p. 550.
156
CE, sect., 22 déc. 1950, req. n° 84686, Sieur Barbier : Rec. Leb., p. 640.
157
M. Mignon, op. cit., p. 186. L’on peut par exemple illustrer cette condamnation indirecte de l’abus de droit
par la juridiction administrative par le fait que tout refus juridiquement injustifié d’accorder au demandeur les
indemnités qu’il sollicite rendant nécessaire l’introduction d’une instance contentieuse entraîne la condamnation
du défendeur aux dépens (CE, sect., 28 juin 1929, req. n° 75890, Ville de Segré c/ Sieur Ferron : Rec. Leb.,
p. 633 – CE, 16 juill. 1929, req. n° 89652, Compagnie P.-L.-.M. c/ Commune de Piolenc : Rec. Leb., p. 742 –
CE, 6 mai 1931, req. n° 90074, Sous-secrétaire d’État aux finances c/ Sieur Bayon : Rec. Leb., p. 490 – CE,
17 juin 1931, req. n° 91239, Ville de Morez : Rec. Leb., p. 641 – CE, sect., 27 nov. 1931, req. n° 94932 et 99216,
Ville d’Enghien-les-Bains : Rec. Leb., p. 1038 – CE, 25 juill. 1934, req. n° 21026, Société industrielle
Girondine : Rec. Leb., p. 896 – CE, 13 janv. 1937, req. n° 40852, Sieur Jean : Rec. Leb., p. 44 – CE,
28 août 1942, req. n° 57090, Préfet de la Drôme c/ Sieur de Vitry d’Avancourt et Société « Le Givre » : Rec.
Leb., p. 262 – CE, 22 mars 1944, req. n° 72002, Ville de Lyon c/ Société Librairie catholique Emmanuel Vitte :
Rec. Leb., p. 98). Il en est de même pour toute demande exagérée tendant à l’octroi d’une indemnité excessive
qui rend l’expertise plus onéreuse et entraîne la condamnation du requérant à une part importante des frais
d’expertise (CE, 27 oct. 1937, req. n° 50925, Compagnie des chemins de fer de la Provence : Rec. Leb., p. 874 –
CE, sect., 16 déc. 1938, req. n° 41814 et 41887 Ministre des travaux publics c/ Sieurs Druy et Sieurs Druy c/
Ministre des travaux publics : Rec. Leb., p. 948).
158
M. Mignon, op. cit., p. 186.
775
1567. Sur cette base, la possible dissuasion des requérants qui ne chercheraient qu’à gagner
du temps par l’exercice du recours est séduisante. Seulement, la sanction n’est pas adaptée au
système proposé dans la mesure où les dommages et intérêts n’intéressent que le plein
contentieux, domaine épargné par l’effet suspensif. En outre, l’appréciation du caractère
« abusif » du recours paraît impalpable et inaccessible. Étant soumis à l’appréciation
subjective des juges, l’abus de droit ne peut être l’obstacle solide, pérenne et efficace au
risque des recours dilatoires. Si cette théorie n’est pas en mesure de remplir ce rôle, elle n’est
heureusement pas le seul mécanisme susceptible de sanctionner un usage fautif de la justice.
Seulement, une bonne partie des reproches formulés à l’endroit de l’abus de droit empêchent
également l’amende pour recours abusif (β) d’être vraiment efficace.
1568. Dans la même lignée que l’abus de droit, l’amende pour recours abusif « sanctionne
une saisine qui ne serait manifestement pas déposée dans le but d’obtenir une décision sur le
fond même de la prétention »159. Celle-ci pourrait représenter une matérialisation procédurale
de l’abus de droit que l’on vient d’examiner. Son schéma est assez simple puisqu’elle permet
au juge de sanctionner financièrement le requérant qui se serait rendu coupable d’un exercice
abusif du droit au recours. Le juge saisi d’une requête qualifiée d’abusive pourra condamner
son auteur au paiement d’une amende. Au premier abord, cette prérogative juridictionnelle
doit permettre de dissuader les requérants d’encombrer les prétoires par des recours inutiles
ou fantaisistes. Son objectif fait dire à certains qu’il est une entrave au libre accès à la justice
mais l’idée est d’empêcher que certains recours, de mauvaise foi, soient exercés. Parce qu’elle
vise au bout du compte à empêcher l’obstruction de la justice par la multiplication de saisines
indigentes160, cette procédure a pu être déclarée compatible avec les dispositions
constitutionnelles ou conventionnelles garantissant le droit au recours161.
1569. Cette sanction juridictionnelle des recours abusifs est apparue à l’origine dans la
procédure civile où elle fut d’ailleurs largement appliquée, l’échec du pourvoi suffisant à
entraîner l’amende pendant longtemps. Aujourd’hui, il est associé à chaque type de recours
159
P. Fraisseix, op. cit., p. 25.
160
En ce sens, l’on peut relever que l’amende « a une fonction dissuasive et non réparatrice puisqu’elle est
versée au Trésor public » (R. Noguellou, « Les recours abusifs », DA, 2017, n° 6, alerte n° 46, p. 3).
161
À condition tout de même que le montant de l’amende ne soit pas trop élevé pour être apprécié comme un
véritable obstacle à l’accès au juge. V. en ce sens, CE, 18 oct. 2000, req. n° 194029, Poilly : Rec. Leb., p. 1173 ;
D., 2000, p. 293 – CEDH, 6 déc. 2005, aff. n° 35009/02, Maillard c/ France .
776
une disposition162 visant à sanctionner son exercice abusif d’une amende pouvant aller, au
maximum, jusqu’à 3.000 euros.
1570. Pour la juridiction administrative, l’article 48 de la loi du 4 août 1956 a introduit, au
sein du Code général des impôts, cette possible sanction pécuniaire d’un recours abusif. Plus
qu’une faculté, cette disposition créait une obligation à l’égard du juge, celle de sanctionner la
partie ayant « abusé » d’une amende. Le constat de l’abus devait nécessairement entraîner
l’amende : « du moment qu’il a souverainement établi l’existence d’un abus du droit au juge
(expression d’un “pouvoir propre”), il [le juge administratif] s’estime lié quant au prononcé
de l’amende »163. Dès lors, le juge administratif était plus sévère, dans une forme de
compétence liée, que son homologue judiciaire dans l’infliction d’amendes sanctionnant les
requêtes abusives164. Aujourd’hui, ce pouvoir est régi par le Code de justice administrative en
son article R. 741-12165. Si le juge administratif était au départ lié par l’existence d’une
requête juridictionnelle abusive166, c’est aujourd’hui à raison de cet article, une simple faculté
laissée à la discrétion du juge. Autre évolution, le précédent plafond de 3.000 euros, plus
« suffisamment dissuasif »167, vient d’être rehaussé à 10.000 euros par le décret dit « justice
administrative de demain »168. Par contre, le juge peut évidemment moduler le montant de
l’amende en fonction des circonstances, la somme n’étant là aussi qu’un plafond à ne pas
dépasser.
1571. L’amende pour recours abusif est donc une prérogative juridictionnelle visant à
sanctionner toute requête qui reviendrait à abuser du service public de la justice. Ce pouvoir
sanctionne finalement « une catégorie particulière de faute consistant à porter atteinte à la
fonction juridictionnelle »169. Ce pouvoir a ainsi pour but de mieux définir les frontières du
droit d’ester en justice afin qu’il puisse rester à la libre disposition de tous. Cette forme de
restriction peut sembler paradoxale vu l’intensité de la protection du droit au recours et son
162
Les articles 32-1, 88, 559, 581 et 628 du Code de procédure civile prévoient respectivement cette amende
venant respectivement sanctionner l’usage abusif d’une action en première instance au fond, d’un contredit, d’un
appel, d’une voie de recours extraordinaire ou enfin d’un pourvoi en cassation.
163
P. Fraisseix, op. cit., p. 24.
164
J.-E. Callon, « L’abus du droit au juge peut-il être sanctionné ? », LPA, 2000, n° 62, p. 4.
165
Ce dernier prévoit notamment que « le juge peut infliger à l'auteur d'une requête qu'il estime abusive une
amende dont le montant ne peut excéder 10.000 euros ».
166
L’amende pour recours abusif ne peut intervenir que dans le seul cadre d’une procédure juridictionnelle
signifiant a contrario que toute autre forme de procédure, même abusive, ne doit en aucun cas pouvoir entraîner
de condamnation au paiement d’une amende. V. en ce sens, CE, 13 mai 1994, req. n° 150047, Levais : Rec. Leb.,
p. 235 – CE, 10 juin 1994, req. n° 109358, Ministre de l’intérieur c/ Mlle Chalard et autres : Rec. Leb., pp. 842,
844 et 863.
167
http://www.conseil-etat.fr/Actualites/Communiques/Parution-du-decret-dit-Justice-administrative-de-demain-
portant-modification-du-code-de-justice-administrative [consulté le 07/04/2017].
168
En réalité, il s’agit du décret n° 2016-1480 du 2 novembre 2016 portant modification du code de justice
administrative, spécifiquement en son article 24. Il est entré en vigueur depuis le 1 er janvier 2017.
169
L. Richer, op. cit., p. 456.
777
importance capitale. Ce paradoxe doit nous amener à préciser que la sanction des recours
abusifs est conforme à l’article 6§1 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de
l’homme et des libertés fondamentales170 ainsi qu’aux articles 3 et 14 du Pacte international
relatif aux droits civils et politiques171. Elle l’est d’ailleurs aussi vis-à-vis du droit au recours
juridictionnel effectif qui a eu le mérite d’être consacré constitutionnellement172. Cette
procédure, malgré son caractère restrictif, ne viole donc pas ces différentes normes, à raison
de l’utilité qui s’en dégage.
1572. Le fait que l’amende pour recours abusif soit utile en vue de la préservation de la
substance du droit au juge implique que cette modalité a une fonction précise dans
l’organisation juridictionnelle. Afin de la déterminer, l’on s’arrêtera d’abord sur certains de
ses éléments les plus typiques. Il faut avant tout savoir qu’une telle amende ne se réclame pas
et que toute conclusion en ce sens est jugée irrecevable173. Ensuite, le juge administratif peut
sanctionner tout requérant, qu’il soit une personne privée ou publique174, y compris l’État175.
Enfin, le défendeur échappe toujours à une telle amende, bien qu’il puisse abuser de
procédures telles que l’appel en garantie176.
1573. Partant de là, le but d’une telle prérogative reste de décourager les plaideurs abusifs ou
dilatoires. L’idée ne serait pas de sanctionner le comportement d’une partie au sein d’une
instance mais plutôt de dissuader les potentiels requérants d’user de la voie juridictionnelle
pour de « mauvaises raisons ». L’amende pour recours abusif cherche donc, dans la mesure du
possible, à éviter aux juridictions toute charge de travail « inutile ». Un tel pouvoir est alors
destiné « à dissuader l’ardeur contentieuse des plaideurs, qui encombrent anormalement et
170
CE, 25 juill. 1986, req. n° 50095, Casanovas : Rec. Leb., p. 669. D’ailleurs, sur ce point, la question de
l’intégration de telles procédures dans le champ de l’article 6§1 n’est pas totalement réglée. Tandis que la
commission européenne des droits de l’homme avait exclu ces sanctions du champ de l’article (CEDH,
2 juill. 1991, aff. n° 12275/86, Société les travaux du Midi c/ France : AJDA, 1991, p. 809, note J.-F. Flauss et
J.-P. Pietri), la Cour européenne des droits de l’homme a pu estimer que des sanctions qui s’en rapprochaient
entraient sous la coupe de cet article.
171
CE, 10 déc. 2004, req. n° 264858, Association et délégation générale de Lomar .
172
Cons. const., 9 avril 1996, n° 96-373 DC, Loi organique portant statut d'autonomie de la Polynésie
française : Rec. Cons. const., p. 43 – Cons. const., 17 juin 2011, n° 2011-138 QPC, Association Vivraviry : Rec.
Cons. const., p. 291.
173
CE, 2 avril 1971, req. n° 79245 et 79389, Ministre de l’équipement et du logement et sieur Rousseau et
Société Strudel : Rec. Leb., p. 1158 – CE, 20 avril 1977, req. n° 98914, Le Pelletier : Rec. Leb., p. 931.
174
Pour le cas d’une collectivité territoriale, v. CE, 26 mars 1971, req. n° 78753, Département de Seine-et-
Marne : Rec. Leb., p. 261. Pour un établissement public, v. CE, 20 juin 1958, req. n° 40312, « Électricité de
France » c/ Sieur Ronsin : Rec. Leb., p. 372 – CE, 16 nov. 1966, req. n° 65345, Gaz de France : Rec. Leb.,
p. 1062.
175
Dans un premier temps, l’État avait été jugé comme ne pouvant pourtant pas être sanctionné d’une amende
consécutive à un recours abusif (CE, ass., 27 avril 1979, req. n° 11485, Ministre délégué à l’économie et aux
finances c/ Mme Lestrade : Rec. Leb., p. 172, concl. J.-F. Théry ; RDP , 1980, p. 1163, note M. Waline). Par la
suite, cette jurisprudence avantageuse pour l’État fut abandonnée, celui-ci pouvant alors y être sujet (CAA Paris,
21 févr. 2002, req. n° 00PA01400, Ministre de l’intérieur c/ Air France).
176
CE, 15 avril 1988, req. n° 69315, Commune de Lompnieu : Rec. Leb., p. 964.
778
abusivement les tribunaux »177. La mobilisation de ce pouvoir juridictionnel permet au juge de
mettre l’accent sur sa mission d’intérêt général, un tel recours étant « assimilé à un usage
abusif du service public de la justice contraire à la bonne administration de la justice »178.
Certains, plus pragmatiques, voient en cette amende un moyen de punir la mauvaise foi de
ceux qui se jouent de la juridiction. Dans cette optique, la sanction viserait « à compenser le
coût, pour la collectivité, du service public de la justice, aujourd’hui gratuit, qui a inutilement
fonctionné, à sanctionner la désinvolture à l’égard du juge ou le refus de s’incliner devant ses
décisions »179.
1574. Malgré tout, il semble bien qu’il s’agit par cette procédure « d’éviter que les
requérants n’usent et n’abusent des recours juridictionnels à leur disposition en utilisant à des
fins personnelles le service public de la justice sans avoir réellement un quelconque droit
subjectif à faire valoir »180. La fonction d’une telle amende s’exprime sous la plume de
M. Fraisseix qui relève qu’elle « répond avant tout à une finalité procédurale et matérielle
consistant en une protection du fonctionnement pratique de la justice. Si “différer la justice est
faire acte d’injustice” selon La Bruyère, il convient de favoriser toute mesure susceptible
d’éviter un engorgement paralysant (pour la société) et démoralisant (pour les justiciables) des
prétoires »181. Même la commission européenne des droits de l’homme a affirmé que le but
d’un tel pouvoir « est de se prémunir contre des plaideurs téméraires, assurant ainsi une bonne
administration de la justice »182. Dès lors, si l’amende sanctionne le plaideur abusif, c’est afin
d’avertir la société qu’un tel comportement n’est pas acceptable. Par conséquent, l’utilisation
d’un tel pouvoir est de ceux qui contribuent à dissuader les citoyens d’introduire des recours
dilatoires que l’effet suspensif fait craindre. C’est d’autant plus le cas que cette prérogative est
relativement facile à mobiliser dans la mesure où le seul constat du caractère abusif d’une
requête suffit au juge pour infliger une amende, sans qu’aucune motivation particulière ne soit
exigée de sa part183. Cependant, c’est aussi en quelque sorte un inconvénient car, à défaut de
motivation circonstanciée, il n’existe aucune typologie du recours abusif, au point qu’il faille
recourir à un « catalogue » pour le définir.
177
M. Kdhir, op. cit., p. 521.
178
L. Richer, op. cit., p. 456.
179
M. Heinis, « L’amende pour requête abusive devant le juge administratif », Gaz. Pal., 1999, doctr., p. 168.
180
P. Fraisseix, op. cit., p. 20.
181
Ibid., pp. 20-21.
182
CEDH, 2 juill. 1991, aff. n° 12275/86, Société les travaux du Midi c/ France , op. cit.
183
CE, 17 nov. 1999, req. n° 199098, Société Sodex : Rec. Leb., pp. 899, 964 et 986 – CE, sect., 9 nov. 2007, req.
n° 293987, Mme Pollart : Rec. Leb., p. 444 ; RFDA, 2008, p. 137, concl. T. Olson ; DA, 2008, n° 1, comm.
n° 11, p. 41, note F. Melleray.
779
1575. Il est donc vain de rechercher une définition objective du recours abusif tant, « pour se
faire une idée, il faut tout simplement se remettre à la souveraine appréciation du juge qui
dispose d’un large pouvoir d’appréciation pour constater le caractère abusif d’un tel ou tel
recours »184. Seule l’idée de mauvaise foi se dégage de cet impressionnisme jurisprudentiel
renvoyant à l’idée que, plus que les recours systématiques, ceux-ci deviennent néfastes
lorsqu’ils « sont détournés de leur objectif normal qui est la garantie du respect du droit »185.
Sur cette base, est sanctionné comme abusif le recours d’un requérant qui s’en prend de
manière diffamatoire à l’indépendance et l’impartialité des juges186 ; qui injurie les autorités
politiques ou judiciaires187 ; qui fonde son recours sur des éléments dont il sait pertinemment
qu’ils sont faux188 ; qui conteste un jugement annulant une élection où avait été décompté un
nombre de bulletins supérieur au double de celui des électeurs inscrits189 ou encore celui d’un
requérant qui s’était vu saisir sa comptabilité occulte et affirmait en appel qu’il s’agissait du
cahier intime de son fils190. Globalement, dans toutes ces hypothèses, « l’action initiée évoque
une approche irrespectueuse de la justice »191.
1576. Au vu de ce qui vient d’être avancé à propos de la diversité de ce qui constitue un
recours abusif, il faut réfléchir à la potentielle qualification des recours dilatoires comme
« abusifs ». Le recours abusif, on le rappelle est avant tout un recours qui véhicule une
certaine mauvaise foi. Il se trouve que cette dernière « peut revêtir trois formes allant de
l’intention de nuire au comportement dilatoire en passant par la revendication en justice des
conséquences de sa propre turpitude »192. Par conséquent, un recours dilatoire, de par son
l’intention de bloquer la machine administrative, est abusif car il est un moyen d’expression
de la mauvaise foi.
1577. Un tel raisonnement reste cependant aléatoire du fait qu’on ne dispose pas « de modèle
de plaignant, sorte d’étalon de mesure ou d’éclaireur qui gère le recours en bon père de
famille »193 auquel comparer ceux qui abusent. Tout le problème de cette appréciation est de
parvenir à déterminer « où la frontière entre le vice d’entêtement et la vertu de
184
M. Kdhir, op. cit., p. 521.
185
B. Seiller, « Une efficacité renforcée par un accès accru aux prétoires : approche juridique », in R. Matta
Duvignau et M. Lavaine (dir.), L’efficacité de la justice administrative, 2016, Paris, Éditions Mare et Martin,
Droit public, p. 193.
186
CE, 3 nov. 2004, req. n° 273369, M. X.
187
CE, 10 juill. 2006, req. n° 294971, M. A.
188
CE, 17 avril 1970, req. n° 77176, Sieur Simonpaoli : Rec. Leb., p. 260.
189
CE, 29 avril 1970, req. n° 80044, Élections municipales de Corte (Corse) (Sieur Baldacci) : Rec. Leb., p. 289.
190
CE, 27 juin 1979, req. n° 9530, M. X : Rev. jurisp. fisc., 1979, p. 311.
191
P. Fraisseix, op. cit., p. 25.
192
L. Richer, op. cit., p. 453.
193
M. Kdhir, op. cit., p. 524.
780
persévérance »194 se situe. La limite est ténue et profondément subjective au point que la
notion paraît vaporeuse. C’est cet élément, parmi d’autres, qui nous amène à penser qu’il est
impossible d’user de cette prérogative comme d’un garde-fou à la crainte provoquée par
l’instauration des recours suspensifs. Mais au-delà de l’incertitude qui entoure cette notion de
recours abusif, c’est plus largement son incapacité à dissuader les requérants qui
l’empêcherait d’en dissiper les craintes.
1578. Cette forme « d’impuissance » du juge à la dissuasion peut se constater dans certaines
situations extrêmes. Une telle prérogative a été en partie instaurée par le législateur pour
dissuader les requérants d’habitude195, qui saisissent de manière compulsive la juridiction
administrative. Certes, la logique économique devrait amener ces derniers à préférer, vu
l’importance de la sanction pécuniaire, s’abstenir de toute saisine196. Seulement, les magistrats
semblent plus dubitatifs en pratique puisque de telles « mesures, comme la condamnation aux
paiements des frais irrépétibles, n’ont pas les effets escomptés »197. Cette inefficacité de la
sanction des recours abusifs est également confirmée par l’étude du comportement des
requérants le plus susceptibles d’être condamnés, ceux d’habitude. L’étude fouillée de
M. Lemaire a fait apparaître que « ces différentes mesures ne les détournaient aucunement de
leur volonté de saisir le juge. M. Paisnel condamné à 41 amendes a toujours continué ses
recours. De même que MM. Bertin (17 amendes d’un montant variant de 500 F à 10 000 F),
Chauffour et Montaignac (11 amendes chacun de 500 à 20 000 F), Bidalou (9 amendes allant
de 1000 à 10 000 F), Pignard et Vincent (7), Job (5), Gonzales-Mestres (4 dont 2 d’un
montant de 10 000 F), Libotte (3), Coz, Tête et Van Lierde (2) et Ternon (1 de 10 000 F) »198.
1579. Certes, ce constat est relativement ancien et le montant de l’amende a été largement
rehaussé, laissant penser qu’elle a gagné en efficacité. Néanmoins, même si c’était le cas, ce
dont on doute, il ne serait pas légitime, vu les objectifs de ce travail, d’user massivement
d’une telle procédure. Celle-ci semble « représenter une survivance procédurale d’une période
révolue marquée par une très forte défiance envers le justiciable, jugé incapable de faire le
départ entre la satisfaction parfois outrancière de ses droits et l’intérêt général. Dès lors, s’il
convient de considérer que l’amende pour recours abusif constitue une technique de bonne
administration de la justice, elle n’en traduit pas moins une méfiance envers le justiciable »199.
194
L. Richer, op. cit., p. 453.
195
F. Lemaire, « Les requérants d’habitude », RFDA, 2004, p. 563.
196
G.-J. Guglielmi, « Le réveil des vieux démons du droit administratif : l’obligation de timbrer les requêtes »,
LPA, 1994, n° 38, p. 17.
197
F. Lemaire, op. cit., p. 563.
198
P. Fraisseix, op. cit., pp. 563-564.
199
Ibid., p. 20.
781
Or, une telle conception est frontalement opposée à la philosophie du système que l’on
propose. Faire bénéficier les requérants d’un effet suspensif attaché aux recours tend à
revaloriser leur statut et leurs prérogatives. Dès lors, si la réflexion part du constat que le
déséquilibre provoqué par le « mépris » des requérants doit être en partie abandonné, il serait
incohérent de le solutionner par une méthode véhiculant cette même attitude.
1580. Sanctionner l’auteur d’une requête d’une amende ramène le requérant à une position
particulière, résultant d’une forte méfiance. Car « l’amende infligée au requérant […] paraît
non seulement sévère, mais aussi contestable. Le justiciable accède au rang d’acteur du champ
normatif en provoquant des modifications jurisprudentielles dans l’ordonnancement juridique
et encourt parallèlement une sanction pour cette action en cas d’abus discrétionnairement
apprécié par une juridiction »200. En conférant aux citoyens un droit au juge, il leur est confié
un rôle particulier, visant à participer à l’édiction du droit et de la légalité. L’amende pour
recours abusif interviendrait alors pour sanctionner la trahison de cette « confiance » des
citoyens, comme dans une forme de responsabilité.
1581. Le flou qui entoure le caractère abusif du recours ne semble plus correspondre « aux
canons modernes d’une justice et d’une administration plus respectueuses des droits des
individus »201. Or, c’est cette même approche, plutôt équilibrée, qui motive la construction du
système proposé, laissant entendre que l’amende pour recours abusif, au vu de son essence,
paraît difficilement compatible avec lui. Une telle prérogative semble en quelque sorte
appartenir à une époque que le schéma contentieux envisagé se propose de dépasser. D’une
certaine manière, le sens de notre réflexion est de ne plus avoir recours à de telles méthodes.
L’on s’inscrit finalement dans la perspective selon laquelle « les droits et les juges, autrement
dit la culture juridique, après être apparus aux XVIIIe et XIXe siècles, après s’être développés
tout au long du XXe siècle, doivent désormais s’ancrer définitivement dans la vie sociétale. Le
XXIe siècle devrait permettre au droit de se mettre au service de l’homme »202 impliquant
qu’il ne devrait plus être question de le sanctionner lorsqu’il use de ses droits.
1582. Par conséquent, il serait illogique de se servir d’une procédure restrictive comme d’un
contrepoids, une telle démarche étant en contradiction avec la philosophie de l’entreprise
poursuivie. Une telle prérogative peut même inquiéter tant elle « revient finalement à faire de
la liberté d’accès à la justice et à la gratuité des actes de justice, des “illusions textuelles” et
aurait malheureusement pour effet de supprimer toute libre discussion et par le fait donc,
200
P. Fraisseix, op. cit., pp. 29-30.
201
Ibid., p. 30.
202
Ibid., p. 30.
782
l’accès le plus “démocratique” possible à la justice qu’il est de l’esprit même […] de
développer »203. Le justiciable de bonne foi qui voit son pourvoi rejeté n’est en soi pas plus
fautif que les juges dont la décision est cassée et il ne doit pas être question de jeter l’opprobre
sur les requérants. Dès lors que la thèse défendue a pour ambition d’améliorer la considération
des requérants engagés au contentieux administratif, il ne paraît pas légitime d’employer de
tels procédés.
1583. Par conséquent, une telle solution, finalement comme l’abus de droit, ne peut
raisonnablement être qu’un correctif exceptionnel204. De tels éléments ne pourront jamais
remplacer le dialogue et la discussion, qui, dans l’optique retenue, sont les seuls à pouvoir
concilier l’exercice des droits individuels et l’organisation de la société205. Ainsi, les
méthodes examinées ne sont ni efficaces ni conformes à la démonstration menée. Dès lors,
seule l’influence d’un changement de paradigme matérialisé par la démocratie administrative
(b) est susceptible de faire contrepoids pour éviter le fameux appel d’air annoncé.
1584. Le droit à la saisine du juge est un bien précieux. Sa saisine est une prérogative
fondamentale en ce qu’elle est le seul moyen susceptible de permettre à chacun de faire valoir
ses droits et ses intérêts. Au-delà de cet aspect, le droit d’ester en justice est lié à la
constitution d’un État de droit. L’accès au juge doit pouvoir être utilisé par tous sous peine de
prendre le risque de voir apparaître un ordre juridique platonique. Le droit au recours
juridictionnel doit donc impérativement concilier cette double nature, entre un droit dont
l’opportunité de l’exercice s’apprécie individuellement et son utilisation qui doit être
raisonnable pour respecter sa fonction sociale. Cette recherche du compromis est d’autant plus
impératif dans le cas où le recours deviendrait suspensif de l’exécution matérielle de l’acte
contesté. L’envie pourrait alors être grande de n’y recourir que dans le but de voir l’activité
administrative paralysée.
1585. Dans cette optique, on l’a dit, les méthodes punitives206 ne doivent pas être
privilégiées. Ainsi, l’on s’inscrit à contre-courant de la doctrine dominante selon laquelle il
faut, par la menace de sanction, décourager ceux tentés de saisir les juridictions. Si l’on
entend que « trop de recours tuent le recours », l’on s’écarte cependant de l’affirmation selon
203
J. Crespel, « note sous CE, 16 nov. 1979, Melki et CE, 27 juin 1980, req. n° 17764 », JCP , 1981, II, n° 19633.
204
J. Ghestin et G. Goubeaux, op. cit., n° 761, p. 747.
205
A. Pirovano, « La fonction sociale des droits : Réflexions sur le destin des théories de Josserand », D., 1972,
chron., p. 67.
206
Pour reprendre la sémantique bien souvent utilisée dans le cadre de la protection de l’environnement.
783
laquelle « l’accès au juge [est] une chose trop sérieuse pour être confiée aux justiciables »207.
Une telle position reviendrait à considérer les requérants comme des irresponsables incapables
de penser en société. Pire, une telle méthode ne les incite pas à faire un usage mature de leur
droit à saisir les juridictions. Quelque part, une telle méthode reviendrait à « infantiliser » les
titulaires du droit à l’exercice d’un recours.
1586. En outre, menacer les requérants d’une sanction financière, c’est les traiter comme de
potentiels dangereux individus qu’il faudrait éloigner des prétoires. Faire d’une telle
prérogative la clé de voûte d’un usage raisonnable des recours traduit l’expression d’une
méfiance profonde envers les justiciables, la même qui a ancré l’absence d’effet suspensif
comme un principe pérenne de la procédure administrative contentieuse. Ne souhaitant pas
poursuivre dans une telle direction, il est plus efficace à long terme de créer les conditions
propices à la conciliation de l’initiative individuelle et des problématiques « collectives ».
L’on préfère ainsi considérer qu’il revient « à la collectivité tout entière de préciser a priori, et
non au seul juge a posteriori, la finalité des droits »208, dont celui d’exercer un recours.
1587. L’idée est d’anticiper, autant que possible, les velléités des requérants tentés d’user de
manière abusive du service public de la justice. Pour ce faire, conformément au rehaussement
des garanties des requérants, la meilleure méthode pour empêcher la multiplication des
recours motivés par la seule volonté de bénéficier de l’effet suspensif est d’intégrer les
requérants à la gestion du système. Il est vrai que les individus sont généralement plus
concernés dès lors qu’ils possèdent un rôle actif. S’il est plus facile de respecter ce que l’on
contribue à créer, l’on peut plus aisément jouer le rôle attendu lorsqu’on est un acteur du
système en cause. En quelque sorte, l’on cherche à responsabiliser, dans la mesure du
possible, les requérants.
1588. Qu’il s’agisse de particuliers ou de personnes publiques, les requérants sont avant tout
des citoyens. Si ce terme s’est aujourd’hui coupé de sa prétention originelle sous l’impulsion
de l’individualisme, les citoyens s’entendent ici comme « les individus ou les institutions qui
se préoccupent du bien public ou de l’intérêt général »209. Ce lien avec l’intérêt général est
renforcé dans le cadre de l’excès de pouvoir car le requérant est censé y participer à la défense
de la légalité qui sert in fine la collectivité. Or, c’est essentiellement là que le « nouvel » effet
suspensif sera élevé au rang de principe semblant appuyer l’idée qu’il est possible d’améliorer
la considération des requérants, donc « citoyens ». À grand renfort de dialogue, l’on espère
207
B. Seiller, « Une efficacité renforcée… », op. cit., p. 196.
208
A. Pirovano, op. cit., p. 70.
209
J. Roman, La démocratie des individus, 1998, Paris, Calmann-Lévy, Essai société, pp. 8-9.
784
véhiculer l’idée que si l’accès à la justice est un principe intangible, il « n’implique pas que
tous les litiges doivent être immédiatement portés devant un juge, ni que le juge doive régler
tous les litiges. Ce n’est tout simplement plus soutenable budgétairement et, sans doute aussi,
socialement »210. Ainsi, la fonction juridictionnelle pourrait être préservée et valorisée en
devenant « exceptionnelle »211.
1589. La meilleure parade au « raz-de-marée » contentieux que craignent les observateurs
demeurerait l’implication des requérants au système. Pour y parvenir efficacement, il faut
trouver le moyen de leur confier une place afin qu’ils ne perdent pas de vue la problématique
de l’intérêt général que véhicule leur prérogative individuelle. Faire des requérants de
véritables garants du système implique de les traiter dans le cadre procédural comme des
citoyens et de les faire sortir de cette posture passive212 qui leur est attachée. La méthode
envisagée semble d’autant plus être la bonne que, une fois le contentieux constitué, l’on ne
voit pas comment le juge ou la procédure pourraient faire obstacle à l’exercice d’une saisine
abusive. L’obstacle doit être constitué avant que le recours abusif ne soit exercé : le dialogue
intervient en amont du recours ou, au pire, en parallèle de l’instance contentieuse. Dès lors
que la saisine aura été effectuée, il sera trop tard pour le juge de tenter de raisonner l’auteur de
la requête. L’idée serait de modifier le contenu de la relation existant entre les deux pôles
contentieux que sont le requérant et l’auteur de l’acte contesté.
1590. En réduisant la « distance » entre les autorités et les potentiels requérants, il semble
possible d’envisager une utilisation de la justice administrative paisible et raisonnée à
condition d’instaurer une véritable démocratie administrative. Or, le citoyen, malgré une
récente incitation au dialogue, voit le recours demeurer l’une des meilleures possibilités
d’engager un échange avec l’administration. Ce peut être le moyen d’obliger les autorités à
s’ouvrir aux citoyens et pour ceux-ci d’obtenir les réponses aux questions qu’ils se posent.
L’idée serait de favoriser cette démocratie administrative afin de permettre aux parties
d’échanger sur leurs positions respectives. Puisqu’une décision comprise permet d’envisager
sa meilleure acceptation, il est essentiel de proposer aux autorités de formuler un cadre leur
permettant de convaincre les destinataires de son activité. En fin de compte, il faut
210
J.-M. Sauvé, « Réunion annuelle des présidents des juridictions administratives au Conseil d’État »,
19 mars 2014, http://www.conseil-etat.fr/Actualites/Discours-Interventions/Reunion-annuelle-des-presidents-
des-juridictions-administratives, [consulté le 02/11/2017].
211
Ce terme ne doit pas laisser entendre que la saisine du juge administratif se fera rare du fait de conditions de
saisine rendues drastiques. Il ne sera simplement question que d’une remise en perspective de ce qu’implique et
signifie, au niveau social, de saisir le juge. En quelque sorte, celui-ci ne doit être que le dernier recours, lorsqu’il
existera un conflit et non une simple incompréhension que la discussion et le débat démocratique devraient
suffire à désamorcer.
212
Cela est d’autant plus le cas que la procédure y est inquisitoire dans la mesure où le juge, seul, dirige
l’instruction.
785
« rapprocher » l’administration et son « public » afin que ce dernier se tourne moins
précipitamment vers le juge administratif. Le dialogue et la compréhension restent, sans
candeur, l’une des meilleures options pour répondre à la crainte des recours compulsifs.
1591. Faire de l’administration un lieu d’échange et de débat est la clé d’un exercice plus
raisonnable de la justice administrative. Aujourd’hui, la conception française est telle que le
citoyen, « quand il n’est pas dans le moment d’exercice de la souveraineté, va apparaître au
contraire comme un individu isolé, un peu mesquin, tributaire d’intérêts privés ou particuliers
face à un intérêt général qui sera représenté par l’État. D’où cette caractéristique de la
citoyenneté à la française qui instaure constamment un face-à-face entre l’individu et l’État
[…]. D’où aussi un style assez méprisant, arrogant, de l’Administration en général à l’égard
de l’individu. Quand on est du côté de l’Administration, de l’État, on est du côté du général,
de la volonté générale, et non pas du côté de l’intérêt particulier »213. En renouvelant la
manière d’agir des autorités et leur relation avec les potentiels destinataires, c’est cette
opposition entre particuliers et intérêt général que l’on souhaite combattre. Or, c’est souvent
l’incompréhension qui provoque les recours juridictionnels. En ne comprenant pas pourquoi
les autorités agissent ainsi, ceux qui s’en trouvent impactés sont plus susceptibles de saisir
indûment la justice administrative. En poussant plus loin la procédure contradictoire préalable
existant pour les décisions individuelles défavorables, le potentiel requérant pourrait se
raviser, après discussion. L’on réceptionnerait ainsi l’évidence qu’agir « en amont du
contentieux, motiver les décisions à l’égard des tiers, renforcer le principe du contradictoire,
bref, multiplier les garanties procédurales en faveur de l’administré – tiers à l’acte
administratif unilatéral, c’est désamorcer des litiges et donc désencombrer les tribunaux »214.
Au bout du compte, l’on pourrait même y trouver une forme de consécration de l’objectif
selon lequel « il s'agit d'améliorer la transparence de l'action administrative et d'inciter au
dialogue entre l'administration et les administrés »215.
1592. En expliquant la décision administrative au cours d’une discussion dans laquelle les
personnes intéressées seraient traitées en tant que citoyens, l’administration pourrait
transporter le « débat contentieux » devant elle. La saisine ne serait, dans un tel cas, plus que
le fruit de sa mauvaise foi – auquel cas la parade procédurale pourrait répondre – ou celui
d’un doute auquel le juge devrait répondre. C’est là l’expression de l’idée que l’intérêt
général, fondement de l’activité administrative, peut et doit se discuter avant sa mise en
213
J. Roman, op. cit., p. 107.
214
E. Untermaier-Kerléo, « Le tiers à l’acte administratif unilatéral : un administré et un justiciable de second
rang », RFDA, 2013, p. 298.
215
B. Seiller, « Acte administratif : régime », op. cit., n° 151.
786
œuvre. Sans remettre en cause le fait que l’administration le porte, la démocratie
administrative cherche à faire admettre qu’elle n’en détient pas le monopole. En intégrant
l’idée que les autorités administratives doivent convaincre plutôt qu’imposer leur vision, c’est
l’idée d’un vrai dialogue qui est promue. À l’aide de celui-ci, les potentiels requérants
pourront comprendre la démarche des autorités administratives et ainsi, les positions des
parties seraient quelque peu rationalisées.
1593. Ce type de réflexion ne peut fonctionner tant que l’on reste focalisé sur la conception
d’un intérêt général qui ne peut être exprimé que par l’administration. L’approfondissement
de la démocratie administrative implique donc d’abandonner cette culture française d’une
volonté générale unitaire, exprimée par les organismes publics. Pour basculer vers « une
culture de la convention collective, il faut croire un peu qu’il existe des forces sociales et que
ces forces ne sont pas simplement des menaces pour l’intégrité de la communauté nationale,
mais qu’elles ont aussi une capacité d’enrichissement et de production »216. En considérant les
citoyens, non plus comme des adversaires, mais comme une potentielle contribution au bien
commun, l’administration modifierait leur relation au recours. L’organisation d’un débat
démocratique aura le mérite de résoudre les mésententes et incompréhensions qui auraient pu
les amener à saisir le juge217.
1594. Une telle entreprise ne peut qu’être à l’initiative des pouvoirs publics. Néanmoins,
comme tout échange, elle nécessite de mettre en relation deux éléments animés de la volonté
de discuter et, in fine, d’entendre l’autre. Cette autre logique de l’action publique que l’on
appelle à instaurer « suppose aussi qu’on substitue au fonctionnement de guichet une logique
de projet : il n’y a pas d’un côté une administration détentrice de l’intérêt général, et de l’autre
des administrés, mais une définition progressive de cet intérêt général à partir de la
construction de projets, puis de leur évaluation. […] Mais cette nouvelle logique
d’intervention suppose qu’il y ait du répondant en face. Parce qu’au lieu d’être logique de
guichet elle essaie d’être dans une logique de projet, mais pour qu’il y ait des projets, il faut
qu’il y ait des gens qui soient capables d’en faire, même si ces projets doivent ou peuvent être
plus ou moins aidés »218. Dès lors, il n’y a pas que l’administration qui doit faire évoluer son
comportement. Si celle-ci doit offrir aux particuliers la possibilité d’entendre son
argumentaire, encore faut-il qu’ils soient capables de l’entendre. La tenue d’un débat
216
J. Roman, op. cit., p. 137.
217
C’est là l’expression d’une vision qui, sans être qualifiée d’utopiste, peut néanmoins être taxée d’un certain
optimisme. Afin d’éviter un tel biais, il convient de se détacher de l’angle avec lequel on appréhende
généralement les relations sociales contemporaines.
218
J. Roman, op. cit., p. 150.
787
nécessite de ces deux parties qu’elles s’y impliquent de bonne foi : c’est en confrontant leurs
points de vue respectifs que les résistances infondées pourront s’évanouir ou, a contrario, être
révélées et logiquement sanctionnées.
1595. En quelque sorte, la démocratie administrative est susceptible de faire échec, de deux
manières, à l’éventuelle recrudescence de recours liés à l’effet suspensif. Soit le dialogue fait
de ces parties de véritables « partenaires » pour lesquels le recours au juge sera exceptionnel,
soit il fera apparaître le caractère dilatoire de la contestation219. L’on pourrait alors imaginer
lier le caractère abusif à la qualité du dialogue qu’auront établi les deux parties, ce qui les
encouragerait à y participer activement. En outre, les juridictions pourraient, dans une telle
situation, user du rejet par ordonnance pour les requêtes manifestement irrecevables,
infondées et pour lesquelles où il n’y a pas lieu de statuer220. Ainsi, le dialogue pourrait fonder
une forme d’efficacité des sanctions a posteriori de la saisine abusive des juridictions.
1596. Une telle solution a le mérite de ne pas paraître inaccessible, improbable ou lointaine.
Elle est crédible car la démocratie administrative n’est ni un mirage ni une chimère. En effet,
avec « les lois sur la transparence et les droits des citoyens dans leurs relations avec les
administrations, et les lois sur les procédures de consultation et de participation du public,
s’est renouvelé le “socle démocratique” du droit public. Cette “démocratie administrative” est
en effet moins polarisée “sur un lieu – le Parlement – et sur un temps – celui de l’élection et
de l’adoption des lois”, et elle est désormais plus soucieuse de transparence et de pluralisme
dans la pratique quotidienne des procédures administratives »221. Si elle est encore en voie de
développement222, elle est bien ancrée dans l’élaboration et l’adoption des décisions
219
Après tout, il ne s’agit pas d’être complètement naïf ou innocent en affirmant que la seule vertu du dialogue et
du débat démocratique est la solution à même d’assurer la résorption de tous les vices. En effet, il ne faut
nullement oublier que « comme pour la justice, qui se présente de manière oblique quand une injustice est
commise, et qui trouve son ressort dans ce sentiment d’injustice, la volonté citoyenne est le plus souvent mue par
la revendication d’un droit qu’on a lésé. Le civisme s’apprend contre, dans le conflit, face à une injustice, un
déni de droit, ou pour s’opposer à un projet dont on juge les conséquences néfastes. Le citoyen, c’est celui qui
prend la totalité de la communauté politique à témoin, pour faire valoir une revendication, une proposition, une
initiative. Mais le ressort de celles-ci, c’est bien son individualité qui le fournit » (J. Roman, op. cit., p. 177).
Ainsi, il est possible qu’en ne restant centré que sur sa seule personne, le potentiel requérant n’agisse pas en tant
que citoyen mais demeure empreint de sa seule « individualité ».
220
V. en ce sens l’article R. 122-12 du Code de justice administrative qui reconnaît ce pouvoir, au sein du
Conseil d’État, au président de la section du contentieux et aux présidents de sous-sections ainsi que l’article
R. 222-1 du même Code qui l’attribue aux présidents de tribunal administratif et de cour administrative d’appel,
à leurs premiers vice-présidents, au vice-président du tribunal administratif de Paris et enfin aux présidents de
formation de jugement des tribunaux et des cours.
221
J.-M. Sauvé, « À la recherche des principes… », op. cit.
222
Mais l’idée de démocratie peut-elle être véritablement aboutie et achevée un jour? S’il s’agit, comme on peut
le penser, d’une idée et d’une philosophie plus que d’un véritable système technique, l’on peut alors
raisonnablement en douter.
788
administratives, au point que « la citoyenneté administrative s’entend non plus seulement de
la garantie contentieuse mais aussi de la protection non contentieuse »223.
1597. Le débat à propos de la pertinence, la légitimité et la légalité de l’activité
administrative entre les autorités et les potentiels requérants peut favoriser leur
compréhension mutuelle. Ce serait le moyen de participer à la « détente » de leurs relations et
à faire de la saisine juridictionnelle l’ultime recours de ceux, de bonne foi, qui n’auront pas
été convaincus par les autorités. Le point d’achoppement principal d’une telle parade à la
crainte soulevée réside dans la capacité des citoyens à se défaire de leur statut passif pour
devenir des partenaires de la définition de l’intérêt général. Or, face à cette incertitude, au lieu
d’attendre un hypothétique changement de mentalités, il vaudrait mieux l’encourager. C’est
donc aux autorités administratives d’impulser ce changement visant à témoigner aux citoyens
leur confiance. L’on ne doute pas que les requérants, ainsi responsabilisés, soient à même de
faire preuve d’un usage raisonné de leur droit au recours. Dans le cas contraire, cela permettra
de faciliter la preuve du caractère mal intentionné de la requête formulée.
1598. De manière plus large, cette dynamique démocratique « est heureuse et elle doit être
encouragée, car elle correspond à un progrès dans la garantie des droits et à une maturation de
la démocratie : celle-ci ne consiste pas à déléguer l’exercice de la souveraineté tous les quatre
ou cinq ans, mais elle se nourrit aussi de relations claires, sereines, respectueuses et efficaces
entre le public et les autorités publiques »224. Pour autant, une telle solution ne peut constituer
le seul obstacle à ces craintes nées de cette modalité procédurale. Il faut aussi répondre, après
le risque dilatoire, à l’éventualité d’un blocage de l’activité administrative (2).
1599. L’exercice d’un recours suspensif contre un acte administratif a pour conséquence de
stopper sa mise en œuvre matérielle. Les autorités administratives sont alors forcées de
retarder l’exécution de leur volonté tant que le recours sera pendant. Or, celle que portent les
autorités administratives se rattache à la réalisation concrète de l’intérêt général. Sa paralysie,
bien qu’elle concerne des décisions individuelles, revient à « mettre en péril » le projet porté
par l’administration. Conscients de ce problème, il nous faut démontrer qu’il est possible de
concilier cette sauvegarde des droits individuels avec le maintien des prérogatives
administratives. Pour ce faire, il est intéressant, en s’inspirant du modèle allemand,
223
D. Custos, « Droits administratifs américain et français : sources et procédure », RIDC, 2007, n° 2, p. 296.
224
J.-M. Sauvé, « À la recherche des principes… », op. cit.
789
d’introduire une responsabilité partagée dans les cas qui nécessitent une exécution immédiate
(a). Cependant, une telle solution ne peut, là encore à elle seule, suffire à écarter tous les
risques de dysfonctionnement. Celle-ci se trouve, comme pour l’ensemble du système
proposé, en grande partie conditionnée à l’existence d’un dialogue efficace entre les acteurs
de la procédure (b).
1600. La suspension de l’acte contesté paralyse la mise en œuvre matérielle de l’acte. Au-
delà de la crainte de l’utilisation dilatoire de cette modalité, la gestion de la diversité des
contextes rencontrés est susceptible de poser problème. Même réduit à un champ précis de
l’action administrative, l’effet suspensif peut toucher des décisions dont l’exécution pourrait
ne pas supporter d’être repoussée.
1601. Ce genre de critiques ne doit pas être pris à la légère tant en Allemagne, « les
statistiques du contentieux suggèrent que la facilité d’accès à cette protection précoce a bien
eu pour effet pervers de paralyser l’action de l’administration et de contribuer à l’allongement
des délais pour le règlement définitif d’une affaire »225. De fait, il faut aborder sérieusement
les critiques selon lesquelles l’effet suspensif comporte le risque de mettre à mal la supériorité
de l’intérêt général que sont censées défendre les autorités. Il est effectivement, comme pour
le principe contemporain, essentiel de prévoir des échappatoires sous peine d’en faire un
dogme. En outre, il est des situations particulières dans lesquelles l’activité administrative se
doit d’être menée dans des délais plus courts que ceux d’une instance juridictionnelle226. Au-
delà de la seule défense de l’intérêt général, de nombreuses raisons peuvent amener les
autorités à envisager une exécution immédiate de leurs actes. Qu’elles soient liées à l’ordre
public, la sécurité de tous ou la rationalité budgétaire, l’administration peut avoir le besoin
d’agir sans délai.
1602. Pour pallier cet écueil, le plus simple aurait été d’inverser la solution du principe
contemporain. Dans ce cadre, les autorités devraient alors demander au juge l’autorisation de
procéder à l’exécution des actes contestés. Écartons l’argument selon lequel une telle
démarche violerait le privilège du préalable227, sorte de prérogative doublée d’une contrainte :
225
Ch. Autexier, op. cit., n° 365, p. 340.
226
Et ce, malgré l’important effort de réduction des délais qui a été mené par les juridictions administratives tout
au long de ces dernières années.
227
CE, 30 mai 1913, req. n° 49241, Préfet de l’Eure : Rec. Leb., p. 583 ; S., 1915, p. 39, note M. Hauriou – CE,
sect., 13 juill. 1956, req. n° 37656, Office public d’habitation à loyers modérés du département de la Seine : Rec.
Leb., p. 343, concl. J. Chardeau ; AJDA, 1956, p. 312, concl. J. Chardeau ; AJDA, 1956, p. 398,
chron. J. Fournier et G. Braibant ; RDP , 1957, p. 296, note M. Waline.
790
en reconnaissant à l’administration le pouvoir d’adopter unilatéralement des actes, une
contrepartie empêche l’administration de demander au juge de l’autoriser à faire ce qu’elle a
le pouvoir de réaliser. Dès lors que l’effet suspensif s’appliquerait, l’administration n’aurait
plus le pouvoir de mettre en œuvre les décisions contestées. En se tournant alors vers le juge,
elle ne violerait pas le privilège du préalable puisqu’elle réclamerait au juge quelque chose
qu’elle ne possède plus.
1603. Le choix de ne pas retenir comme seule solution ce schéma n’est pas le fruit de cette
réflexion. L’idée revient plutôt, dans un premier temps, à responsabiliser les acteurs de la
procédure administrative contentieuse. Ainsi, après avoir ambitionné de faire confiance aux
requérants, le système proposé en fera de même avec les autorités administratives qui
pourront imposer, dès leur adoption, l’exécution immédiate des actes. Ce n’est que dans le cas
où les autorités n’auraient pas saisi cette opportunité qu’elles bénéficieraient alors d’une
procédure de « rattrapage ». Dans ce cadre, l’on pourrait imaginer attacher une malléabilité au
référé-suspension qui deviendrait le mécanisme chargé d’assouplir, de manière casuistique,
les incidences de l’effet suspensif ou de son absence. L’idée serait, lorsque les autorités
n’auraient pas prononcé l’exécution immédiate d’un acte228 contesté par un recours suspensif,
de permettre à ces autorités de réclamer au juge qu’il lui permette de l’exécuter. En clair, elles
peuvent demander au juge d’écarter, en l’espèce, l’effet suspensif du recours. Le plus simple
est de se baser sur la procédure du référé-suspension, qu’il n’a jamais été question de
supprimer, et d’en inverser le mécanisme.
1604. Ainsi, le juge saisi d’une telle demande pourrait autoriser la mise en œuvre matérielle
de l’acte à condition que l’autorité administrative justifie sa demande par une urgence et une
réponse aux moyens du requérant laissant penser que l’acte est régulier. Le référé-suspension,
qu’il faudrait alors entendre au sens large du terme, deviendrait le mécanisme destiné à
adapter les caractéristiques des recours aux situations concrètes. Il pourrait alors servir, dans
le cas où le recours ne serait pas suspensif, à prononcer la suspension de l’acte contesté, et,
dans le cas où il le serait, à permettre aux autorités de l’exécuter. Ce mécanisme pourrait jouer
dans le cas où une autorité administrative serait confrontée à un recours suspensif contestant
un acte pour lequel elle n’aurait pas, à son adoption, prononcé l’exécution immédiate. C’est ce
schéma qu’il nous faut détailler en tant qu’il est censé être la principale réponse aux craintes
d’un blocage de l’activité administrative du fait de l’application du schéma retenu.
228
Possibilité dont on va étudier les modalités dans les développements qui suivent, cf. infra, n° 1608 et s.,
p. 778 et s.
791
1605. L’idée est donc de permettre aux autorités de prévoir, dès l’édiction de leurs actes,
qu’ils pourront être exécutés immédiatement nonobstant d’éventuels recours. Bien entendu,
un tel pouvoir doit être encadré. Dans cette optique, l’on s’inspirera du système allemand qui
partage habilement les responsabilités de l’exécution immédiate entre les autorités
administratives et juridictionnelles. En Allemagne, le principe attaché aux recours formés est
de provoquer la suspension de leur exécution matérielle, dans une forme de tradition juridique
profondément ancrée. Mieux, cet effet suspensif est le fruit de garanties constitutionnelles
inscrites dans la « loi fondamentale ». Malgré cela, il n’y est pas non plus considéré comme
un dogme sourd à toute prise en compte des situations concrètes.
1606. Les autorités allemandes, potentiellement confrontées à une paralysie de leur activité,
peuvent empêcher une telle situation dès l’adoption de l’acte administratif en ordonnant son
exécution immédiate. L’auteur d’un acte peut donc faire savoir qu’elle s’exempte de toute
suspension liée au dépôt d’un recours. La précocité de cette intervention est intéressante en ce
qu’elle permet d’éviter toute réaction mal intentionnée des autorités confrontées à un recours
suspensif. En leur imposant de préciser dès l’adoption de l’acte leur volonté de se préserver de
l’effet suspensif, l’exécution immédiate ne peut être une réaction. En étant obligée d’anticiper
cette question, l’administration ne peut motiver une telle prérogative que par le contenu de sa
décision dont l’exécution ne seaurait être retardé.
1607. En poussant ce raisonnement, un tel mécanisme permet d’imposer à l’administration
de motiver229 cette exécution immédiate pour faciliter le contrôle ultérieur du juge.
L’exclusion de l’effet suspensif ne peut alors être motivée qu’au nom de la protection de
l’intérêt général ou de l’intérêt prédominant d’une partie intéressée. Dans ces conditions, le
pouvoir d’ordonner l’exécution immédiate – et de neutraliser l’effet suspensif – semble
encadré. Ses éventuels débordements sont annihilés par le « timing » d’une telle décision et
l’obligation de motivation qui l’enserre.
1608. Les autorités françaises pourraient, sur la base d’un tel schéma, décider lors de
l’adoption d’un acte susceptible d’être contesté par un recours suspensif que son exécution ne
saurait être suspendue. Reprenant les mêmes caractéristiques que l’ordre d’exécution
immédiate allemand, il y aurait moyen d’éviter, dans les cas sensibles, une paralysie fâcheuse.
Le système visant à éviter un tel inconvénient n’en est pas pour autant achevé. Au-delà de ce
que, dans ce contexte, « l’intérêt de l’exécution immédiate doit l’emporter sur ses
229
En effet, « l’intérêt justifiant une exécution immédiate doit être motivé par écrit (§80 III Vwgo) »
(Ch. Autexier, op. cit., n° 368, p. 343) sauf au cas d’urgence ou d’un péril imminent.
792
inconvénients, par exemple parce qu’il existe un véritable danger pour la collectivité »230, il
faut envisager les contrepoids à même de compenser cette prérogative. Bien que l’on ne doute
pas, comme les requérants, de son utilisation raisonnable, il semble préférable de répartir cette
responsabilité entre les acteurs de la procédure contentieuse. Ainsi, cette décision de
l’exécution immédiate d’un acte ne doit pas être définitive. Un peu à l’instar du référé
réexamen231 qui permet au juge de modifier ou faire cesser l’application de mesures
ordonnées, l’exécution immédiate doit être empreinte d’une certaine souplesse.
1609. Dans le cas où l’effet suspensif a été annihilé par l’auteur de l’acte lors de son
adoption, il doit être possible de le « réactiver ». S’il paraît logique que cette même autorité,
dans une forme de parallélisme des compétences232, puisse la « défaire », elle ne doit pas être
seule à pouvoir agir ainsi. Le juge, saisi d’un recours contre l’acte dont il a été prévu
l’exécution immédiate, doit pouvoir remettre en cause la neutralisation de l’effet suspensif. Là
encore, le mécanisme allemand peut nous inspirer puisqu’il prévoit la possibilité pour les
autorités et le juge de rétablir l’effet suspensif. Si la première perspective n’appelle pas de
développements particuliers233, la prérogative juridictionnelle d’une « remise en vigueur » de
l’effet suspensif doit être évoquée. Rappelons d’abord que dans un tel cas, « la mise en
vigueur immédiate d’un acte administratif doit être considérée comme une exception. Même
prévue par une règle abstraite et générale, elle doit pouvoir faire l’objet d’une remise en cause
dans le cas individuel »234. Ce rapport théorique entre le principe et son contournement ou ses
exceptions explique même que le juge rétablisse rétroactivement la suspension.
1610. Seulement, le juge doit être expressément saisi d’une requête en ce sens. La perte du
bénéfice de l’effet suspensif concerne au premier chef le requérant. C’est à son profit, dans le
but de le protéger, que la suspension est attachée au recours. Logiquement, c’est à lui de
réclamer la restauration de l’effet suspensif dont il aurait dû normalement bénéficier. Afin que
la suspension de l’acte contesté soit rétablie, il faut déterminer si la requête est recevable et
bien-fondée.
1611. À propos de la recevabilité, le juge recherchera si « le requérant a déjà exercé contre
l’acte un contredit ou une action en annulation qui ne sont pas manifestement irrecevables
230
Ch. Autexier, op. cit., n° 368, p. 343.
231
CJA, art. L. 521-4.
232
CE, ass., 13 mars 1953, req. n° 7423, Sieur Teissier : Rec. Leb., p. 133 ; D ., 1953, p. 735, concl. J. Donnedieu
de Vabres.
233
Sauf à dire que l’autorité administrative doit alors raisonner à partir des différents intérêts qui s’affrontent
dans le schéma rencontré tels qu’ils se constatent au moment de ce réexamen et non plus à l’occasion de la
première décision.
234
Ch. Autexier, op. cit., n° 368, p. 344.
793
mais sont dénués de l’effet suspensif […], et si par ailleurs il n’existe pas d’autres recours
permettant d’obtenir plus simplement et à moindres frais le résultat souhaité, ne serait-ce que
par un recours informel tendant au rétablissement de l’effet suspensif »235. Dès lors que ces
conditions sommaires sont remplies, le requérant est recevable à demander au juge la remise
en vigueur de l’effet suspensif attaché aux recours. Une fois ce filtre rudimentaire passé, le
rétablissement de l’effet suspensif est conditionné au bien-fondé de la demande, élément lié
au contexte, selon lequel il n’y aurait pas ou plus lieu d’ordonner l’exécution.
1612. Dans le cadre de cette demande, il « incombe au juge de prendre une décision initiale,
c’est-à-dire une nouvelle décision et non pas simplement une décision par laquelle il se limite
à vérifier le bien-fondé de la décision administrative, laquelle est discrétionnaire (Originäre
Ermessensentscheidung) »236. Ce dernier terme, loin de sa signification traditionnelle,
« signifie simplement que le tribunal procède à une propre appréciation des intérêts opposés
des parties (Interessenabwägung) »237, indépendamment de celle des autorités. Une telle
requête, plutôt qu’une voie de recours, se rapproche d’un réexamen de la position initiale de
l’administration selon laquelle il faudrait procéder à l’exécution matérielle. Néanmoins, le
juge adapte en grande partie sa méthode de travail à la diversité des situations rencontrées.
1613. La philosophie de cette perspective de rétablissement de l’effet suspensif demeure
toujours la même : « le tribunal doit prononcer le sursis lorsqu’il arrive à la conclusion que
l’intérêt du requérant l’emporte sur l’ensemble des autres intérêts en présence »238. Dans
l’optique de favoriser le principe, le juge considère qu’en « cas d’équilibre des intérêts en
présence, c’est la préférence générale qui découle du système du § 80 Vwgo, à savoir l’effet
suspensif comme règle et l’applicabilité immédiate comme exception, qui doit servir de ligne
directrice »239. Confronté à une forme d’équilibre entre les intérêts servis par l’exécution
immédiate et ceux de la suspension, l’avantage revient aux seconds. En clair, le doute profite
aux requérants plutôt qu’à l’administration.
1614. Une fois ce contexte général posé, le juge allemand affine sa position en fonction des
situations. Dès lors que les autorités ont opté pour l’exécution immédiate au nom de l’intérêt
général, le juge se penchera sur la légalité de l’acte pour déterminer s’il doit rétablir la
suspension. Lorsque l’acte est manifestement illégal, aucun intérêt général ne peut découler
235
Ch. Autexier, op. cit., n° 370, p. 345.
236
P. Mouzouraki, L’efficacité des décisions du juge de la légalité administrative dans le droit allemand et
français, 1999, Paris, LGDJ, Bibliothèque de droit public, t. 205, préf. M. Fromont, p. 57.
237
Ibid., p. 57.
238
Ch. Autexier, op. cit., n° 370, p. 346.
239
Ibid., n° 370, p. 346.
794
de son exécution et le juge rétablira l’effet suspensif240. A contrario, le juge pourra, à partir de
la seule légalité de l’acte, confirmer l’exécution immédiate. La difficulté intervient lorsque le
sort de la requête est indéterminé : le juge compare alors les inconvénients d’une exécution
immédiate pour le requérant et les inconvénients d’une suspension pour l’intérêt général241.
1615. Lorsque l’acte a bénéficié d’une exécution immédiate, au nom d’un intérêt privé qu’il
faudrait favoriser, l’action contentieuse est en fin de compte le fruit d’un « tiers ». Le juge
devient un véritable « arbitre entre les intérêts opposés du bénéficiaire de l’acte et du
tiers »242. Dès lors, si l’acte est légal, son bénéficiaire possède un droit subjectif à son
exécution et le juge ne peut rétablir l’effet suspensif. S’il est illégal, l’effet suspensif peut être
rétabli même si « dans le contentieux administratif allemand, l’illégalité est appréhendée par
rapport à la situation du requérant, c’est-à-dire de façon subjective. Par conséquent, l’effet
suspensif n’est rétabli que si l’illégalité de l’acte lèse le requérant dans un droit subjectif »243.
Dans le cas où il n’est pas permis, après une analyse sommaire des chances d’annulation, de
connaître le sort de la requête, « le tribunal procède à une appréciation des intérêts opposés
des parties, celui du bénéficiaire de l’acte à en faire aussitôt l’usage et celui du tiers à ce que
ne se produise pas une situation irréversible, et il rétablit l’effet suspensif s’il considère ce
dernier comme supérieur »244. L’on retombe alors dans le schéma visant à comparer les
intérêts qui divergent autour de la question de l’exécution immédiate de l’acte. Enfin, dans le
cas où la requête visant à rétablir l’effet suspensif est fondée sur le fait que l’administration
n’a pas respecté les conditions de forme, la démarche est simplifiée. Lorsque l’auteur de l’acte
n’a pas ou a mal motivé son exécution immédiate, ce seul motif permet au juge de rétablir
l’effet suspensif.
1616. Les contrepoids allemand prévus pour compenser l’effet suspensif sont riches
d’enseignements intéressants. En confiant aux autorités la responsabilité de l’exécution
immédiate dans les cas où le contenu de l’acte le nécessite et en organisant un « filtrage »
juridictionnel, le système semble équilibré. Il offre à l’administration la faculté de déroger à la
suspension liée au recours lorsque les enjeux sont tels que l’exécution de l’acte ne peut pas
240
BVerwG, 29 avril 1974 : DVBl, 1974, p. 566 – OVG Münster, 24 avril 1981 : JZ, 1981, p. 1479 – OVG
Münster, 23 juill. 1982 : NVwZ, 1983, p. 43 – OVG Hamburg, 15 déc. 1983 : NVwZ, 1984, p. 256.
241
Prenons par exemple un cas concret : confronté à une expulsion que l’administration avait assortie d’une
exécution immédiate, le juge devra apprécier l’intérêt général qui motive une telle décision ainsi que l’intérêt du
requérant qui cherche à rester sur le territoire. L’expulsion bouleverse sa vie familiale, professionnelle et sociale
tandis que l’intérêt général ne pourra prévaloir que si la présence de l’étranger fait peser un trouble ou une
menace sur l’ordre public.
242
P. Mouzouraki, op. cit., p. 62.
243
Ibid., pp. 62-63.
244
Ibid., p. 63.
795
être retardée. Cette prérogative, afin d’éviter l’expression d’une certaine mauvaise foi, est
ainsi efficacement encadrée.
1617. C’est pourquoi il nous a paru judicieux de l’intégrer au schéma envisagé. L’idée est de
faire confiance aux autorités tout en laissant le juge – du fait de la saisine de requérants
souhaitant bénéficier de l’effet suspensif – affiner les modalités de ce pouvoir. C’est en
adoptant un tel schéma que l’on peut être en mesure d’éviter la potentielle paralysie de
l’activité administrative par l’effet suspensif. En reprenant un tel schéma, l’on parviendrait à
concilier la sauvegarde des droits individuels avec les prérogatives nécessaires de
l’administration. Pour autant, ce mécanisme satisfaisant nécessite d’être soutenu par un
dialogue efficace entre les acteurs de la procédure (b).
796
1620. À chacune des étapes d’un potentiel contentieux, le dialogue entre les parties pourrait
être un rempart aux éventuelles dérives de l’effet suspensif. Afin d’éviter de voir les recours
se multiplier contre les actes administratifs dans le but d’en suspendre l’exécution matérielle,
la pédagogie des autorités est primordiale. Faciliter la compréhension de l’activité
administrative préservera les autorités de nombreux recours et les prétoires d’être encombrés.
Il est possible d’en dire autant à propos de la possibilité pour les autorités administratives de
prononcer l’exécution immédiate d’un acte. Dialoguer et expliquer cette volonté aux
juridictions ou aux parties intéressées, c’est le moyen de faire comprendre à chacun la
démarche et ainsi éviter d’éventuelles contestations. C’est pourquoi il semble fondamental
d’améliorer « la qualité et l’importance des services juridiques dans les ministères et dans les
administrations décentralisées. Car nous sommes en présence de services qui, outre leur
incompétence bien connue dans beaucoup de cas, sont toujours orientés dans le sens du rejet,
du refus constant, alors qu’ils devraient potentiellement devenir des organismes de médiation,
avec éventuellement, comme c’est le cas pour la ville de Paris, un “comité consultatif”
permettant de résoudre de nombreux problèmes »246.
1621. Au-delà de la réduction, du fait d’un échange constructif, des potentielles
contestations, l’enjeu du dialogue intéresse au premier chef le juge car il peut faciliter son
travail ultérieur. Il sera plus facile pour lui de définir une ligne jurisprudentielle à partir de cas
étayés d’échanges nourris ou encore de déceler plus aisément les éventuels comportements
abusifs et dilatoires. Au départ flous et incertains, les critères d’appréciation de la régularité
des comportements s’affineront au gré des jurisprudences enrichies par le dialogue nourri
entre les acteurs de la procédure administrative contentieuse. C’est ainsi, au-delà de tous les
mécanismes envisagés, que la réussite d’un tel système réside principalement dans la bonne
volonté de tous. D’une certaine manière, l’on est ici dépendant des protagonistes bien que l’on
pense qu’ils seraient « forcés » d’agir en ce sens du fait de leur interdépendance, peut-être le
meilleur atout pour éviter la dérive du système. Cela est d’autant plus essentiel que, malgré les
craintes, l’organisation proposée comporte de nombreux bénéfices pour l’ensemble de la
procédure administrative contentieuse (section 2).
246
R. Drago, « Questions pour le droit administratif », AJDA, 1995, n° spéc., p. 31.
797
Section 2 – Les bénéfices de la mise en place du système sur la
procédure administrative contentieuse
1622. Le dépassement proposé du principe contemporain n’est possible qu’à la condition d’y
substituer un système viable, donc équilibré. Le schéma proposé, tendant à élever l’effet
suspensif au rang de principe dans certains domaines, modifie l’organisation de la procédure
administrative contentieuse. Ce bouleversement d’un ordre qui semblait immuable n’est pas
sans conséquence sur le reste de la structure et ce d’autant plus qu’il n’est pas possible
d’isoler une telle modalité des autres éléments de cette procédure. Sans dire que le système
s’attaque à la matrice de la philosophie contentieuse, faire de l’effet suspensif un principe,
même au champ restreint, se répercute sur la conception du contentieux administratif. En ce
sens, la mise en œuvre du système proposé, outre d’être possible, peut provoquer des
bénéfices attendus et espérés par la conception moderne de la justice. À cet égard, il
déploierait ses effets sur la procédure administrative contentieuse de deux manières : des
avantages contentieux en découlent immédiatement (paragraphe 1) tandis que d’autres en
résultent de manière plus lointaine, permettant d’en traiter comme des avantages contentieux
indirects (paragraphe 2).
798
A – Une adéquation de la réponse juridictionnelle aux attentes
des requérants
1624. Les motivations des requérants ne peuvent pas être appréhendées globalement, les
parties ayant dans chaque litige des attentes uniques. Néanmoins, certains traits peuvent être
communs dans le cadre de cette profonde diversité. Tout d’abord, à condition qu’elles soient
fondées, le juge doit satisfaire ces espérances en rendant sa décision. Or, l’effet suspensif des
recours est de nature à considérablement améliorer la capacité des juridictions à remplir cette
mission. Dans cette optique, l’on peut différencier les aspirations des requérants en fonction
de leur identité. Globalement, il existerait deux types de requérants partagés, entre les
particuliers, « simples citoyens », et, les personnes publiques, qui possèdent des
revendications différentes : tandis que le citoyen tentera d’obtenir une protection contre les
autorités, les personnes publiques agiront souvent dans l’idée d’exercer une tutelle. Dans ces
deux configurations, l’effet suspensif est à même de perfectionner la capacité des juridictions
à coïncider avec ces souhaits. Il permet d’accroître tant la protection des intérêts des citoyens
requérants (1) que la tutelle des administrations « supérieures » sur les autres (2).
1625. Les juges, souvent désignés comme des magistrats247, bénéficient d’un crédit social
important, résultat des responsabilités qui leur sont confiées248. D’ailleurs, il n’est pas anodin
que l’office du juge soit assimilé à une charge publique, témoignant de l’idée que ceux qui
l’occupent doivent assumer un devoir ou plus simplement un service public. La reddition de la
justice doit donc servir tous les intérêts de la société en faisant respecter la légalité.
1626. Au-delà de cette vocation collective, la reddition de la justice a un intérêt pour les
requérants qui, de fait, en attendent quelque chose. C’est d’ailleurs là leur motivation
première pour saisir les juridictions car le requérant agit toujours aux fins d’obtenir un
avantage ou un profit249. Schématiquement, en formulant un recours, les requérants cherchent
à bénéficier de l’application de la légalité, voir à être protégés par le juge qui mettrait fin à
« l’injustice ». Le rôle du juge se comprend alors dans la formule de Frédéric II de Prusse
247
Nous excluons bien entendu les membres du Conseil d’État de cette appellation, ceux-ci ayant leur propre
terminologie tirée de l’histoire, de la tradition, mais aussi de la nature et du rôle de cette institution.
248
Cela s’illustre notamment par le fait que les juges, dans une terminologie générique, rendent leurs décisions
au nom du peuple français. Ce principe s’exprime notamment dans le cadre de la justice administrative par le
biais des dispositions du Code de justice administrative et son article L. 2. Il faut cependant préciser ici que cette
particularité ne s’applique absolument pas aux avis contentieux rendus par le Conseil d’État qui ne sont pas à
proprement parler des décisions (v. en ce sens, CE, avis, sect., 23 mars 2012, req. n° 355151, Centre hospitalier
d’Alès-Cévennes : Rec. Leb., p. 118, concl. B. Dacosta ; AJDA, 2012, p. 1397, chron. X. Domino et
A. Bretonneau ; AJDA, 2012, p. 1642, note G. du Puy-Montbrun ; DA, 2012, n° 12, ét. n° 19, p. 17, ét. J.-B.
Bousquet).
249
Sans que ne soit attachée à ce terme la connotation financière qu’il peut parfois véhiculer.
799
selon qui « si l’injustice a trouvé un moyen d’embrouiller les affaires, il faut que la justice ait
un art de les débrouiller »250. Ceux qui recourent à l’intervention du juge cherchent donc à
mettre fin à une injustice constituée par une violation de la légalité.
1627. Par conséquent, le juge est appelé à faire application de la légalité dans le but d’assurer
à ceux qui le saisissent son application régulière. Les requérants cherchent, par le recours, à
défendre leur situation par le biais de l’application de la légalité. Ils attendent donc du juge la
protection qu’ils estiment devoir leur être due, surtout dans le cadre du contentieux
administratif. Sans nier que les citoyens qui saisissent le juge judiciaire cherchent à être
protégés en appliquant la légalité, le requérant y est néanmoins dans « l’action » car il cherche
à briser la résistance passive – et irrégulière – d’un autre particulier. C’est lui qui veut agir en
cherchant à imposer, au nom de la légalité, sa volonté à d’autres qui lui réfutent cette
prérogative. Le recours au juge n’est alors un moyen de défense que dans la seule mesure où
il permet de sauvegarder la capacité des requérants d’agir, sans constituer un « bouclier ».
1628. Devant les juridictions administratives, le citoyen qui agit dans cette voie saisit le juge
d’une décision adoptée par une autorité administrative251. Il cherche donc à remettre en cause
ce qui a été décidé ou effectué à son égard. Son action vise à contester une décision qui, du
fait de ses caractéristiques, s’applique globalement à la société et spécialement à ses
destinataires. Les requérants cherchent donc, devant le juge administratif qui matérialise la
légalité, à faire cesser l’application de la volonté administrative. Les requérants attendent de
lui qu’il joue le rôle du rempart face aux volontés administratives qu’il prétend irrégulières.
Dans le cadre de la procédure administrative contentieuse, c’est une véritable protection que
le requérant recherche. D’ailleurs, si la construction du principe de légalité a pu sembler –
pendant longtemps – primer devant la juridiction administrative, les espoirs des requérants ont
désormais pris la place qui aurait toujours dû leur revenir. Le président Labetoulle relatait il y
a longtemps cette évolution « des différentes fonctions du recours, et notamment du recours
250
Préf. au Code Frédéric, Exposition abrégée du plan du roi pour la réformation de la justice , § XV ; cité par
S. Guinchard, A. Varinard et Th. Debard, Institutions juridictionnelles, 14ème éd., 2017, Paris, Dalloz, Précis,
n° 1, p. 2.
251
Les règles de la décision préalable ou de la décision implicite illustrent bien le fait qu’il n’est pas possible, en
droit français, de saisir le juge administratif d’une abstention de l’administration (cette dernière faisant naître une
décision afin de pouvoir éventuellement l’attaquer). La première d’entre elles prévoit que « sauf en matière de
travaux publics, la juridiction ne peut être saisie que par voie de recours formé contre une décision » en vertu de
l’article R. 421-1 du Code de justice administrative. Dans le cas où l’administration s’abstient de répondre, c’est
la deuxième règle qui « prend le relais » en ce que son silence fait naître une véritable décision qui a la même
valeur qu’une décision expresse et explicite. Auparavant, elle liait forcément le contentieux dans la mesure où le
silence gardé pendant deux mois faisait naître une décision de rejet. Aujourd’hui, le principe a été inversé et le
Code des relations entre le public et l’administration, en son article L. 231-1, prévoit que le silence gardé
pendant deux mois fait naître une décision d’acceptation. Dès lors, il n’y a plus besoin « d’attaquer » le silence
de l’administration sauf dans le cas où la situation est constitutive d’une des nombreuses exceptions à cette
nouvelle règle.
800
pour excès de pouvoir. Au fond, pendant très longtemps, celui-ci a été, avant tout,
l’exaltation, l’expression abstraite du principe de légalité : l’affirmation abstraite de la légalité
comptait plus que les données concrètes sur lesquelles se greffait cette contestation de la
légalité ; c’est pourquoi, par exemple, la question de l’exécution de la décision de justice
restait au second plan… Or, notamment dans le cadre de ces nouvelles relations, triangulaires,
l’aspect concret l’emporte très largement sur l’aspect référence aux principes de légalité »252.
1629. Désormais, ce désir de protection qui anime les requérants est l’une des
préoccupations majeures de la procédure administrative contentieuse. Instaurer l’effet
suspensif, même de manière limitée, revient à réceptionner cette primauté de l’attente des
requérants. Certes, lier la suspension de la décision contestée au dépôt d’un recours à son
encontre n’étoffe pas l’arsenal du juge qui n’aura pas un pouvoir de coercition supplémentaire
en faveur de la légalité. Néanmoins, le renouvellement du cadre de leur intervention
provoquera un accroissement considérable de la sauvegarde des intérêts des requérants.
1630. Ainsi, c’est la « figure » du juge qui sera créditée d’une image plus protectrice des
particuliers. Sa seule saisine suffisant à stopper l’exécution de l’activité administrative, le juge
devient, dans l’esprit de ceux qui l’ont saisi, le symbole d’une protection concrète. Par le seul
recours au juge, les conséquences matérielles de l’acte contesté seraient paralysées ce qui
satisferait les requérants poursuivant l’obtention d’une protection. Le juge, par cette seule
caractéristique et sans même agir, se parerait des habits du protecteur que les requérants
attendent.
1631. L’introduction de l’effet suspensif a le mérite d’accroître de manière notable la
protection des requérants. La paralysie censée toucher les autorités dans le cadre de l’exercice
d’un recours suspensif ouvrira un laps de temps dans lequel la protection des requérants sera
efficacement assurée : tant que le doute à propos de la légalité de l’acte ne sera pas levé, les
requérants ne risqueront pas de se le voir appliquer. L’effet suspensif engendre une
importante valorisation de la protection offerte par la procédure administrative contentieuse
aux requérants. Bien que la suspension ne soit pas un remède miracle, « l’exemple du droit
allemand ayant démontré que même l’effet suspensif ne peut pas toujours empêcher la
réalisation d’un fait accompli »253, un tel schéma rehausse considérablement la protection des
requérants.
1632. Sans être parfaite, la suspension de l’exécution de la décision contestée est une
solution efficace en vue de la sauvegarde des droits des citoyens qui forment un recours. Par
252
D. Labetoulle, « Questions pour le droit administratif », AJDA, 1995, n° spéc., p. 20.
253
P. Mouzouraki, op. cit., p. 118.
801
son aspect automatique et par l’étendue de la protection offerte, l’effet suspensif proposé
semble sur ce point incomparable. Le commissaire du gouvernement Vught attestait d’ailleurs
des qualités inégalables de la suspension de l’exécution des décisions contestées 254 en
affirmant qu’il « n’est sans doute pas de meilleur exemple de ces garanties accordées aux
citoyens pour l’exercice des libertés publiques que la faculté donnée au juge de l’excès de
pouvoir d’ordonner qu’il soit sursis à l’exécution des décisions qui lui sont déférées. Quels
que soient les effets d’une décision d’annulation rendue sur un recours pour excès de pouvoir,
et pour importantes que soient, en pratique, les vertus préventives ou normatives de (la)
jurisprudence, rien ne peut sur ce point, et pour l’exercice courant des libertés publiques,
remplacer le sursis à exécution… »255. Plus que le sursis à exécution, c’est la suspension que
cette procédure permettait d’envisager que le commissaire visait, ce qui nous amène à dire
que l’effet suspensif est à même d’assurer la protection immédiate espérée. Le juge pourra, en
conséquence de cet effet suspensif, assurer facilement la protection des requérants car « dans
le cas où le juge suspend l’exécution de l’acte qui lui est déféré jusqu’au moment où il se
prononcera sur sa légalité, la décision d’annulation suffira, par elle-même, à rétablir le
requérant dans ses droits »256. Le caractère automatique de cette modalité procédurale, sans
que le juge ait besoin de se prononcer, se répercute ainsi sur l’incidence de sa décision, ainsi
en mesure de satisfaire la protection concrète des requérants. C’est, d’une certaine manière,
une consécration du « nouveau » rôle du juge administratif « appelé à se comporter davantage
comme juge et donc à se préoccuper beaucoup plus qu’auparavant de la dimension
proprement juridictionnelle de son intervention, c’est-à-dire des prétentions et des intérêts des
parties »257.
1633. Le schéma proposé possède par conséquent la vertu de répondre à ce désir d’une
protection efficace des intérêts des particuliers. Il offre au contentieux administratif la
perspective d’une résolution d’une bonne partie de ses problématiques actuelles. Au-delà de
ce renforcement immédiat de la protection des citoyens et de l’équilibrage qui en découle,
d’autres avantages ressortent du système proposé. Plus spécifiquement vis-à-vis des personnes
254
Il faut certes reconnaître que ses réflexions se limitent au domaine de l’excès de pouvoir ainsi qu’à la
procédure du sursis à exécution, la seule qui à l’époque pouvait permettre aux requérants de bénéficier de la
suspension de l’exécution des décisions administratives contestées. Néanmoins, l’on peut les reprendre dans la
perspective de notre raisonnement dans la mesure où le principe de l’effet suspensif proposé concerne également
au premier chef ce même domaine de l’excès de pouvoir et que le sursis à exécution a justement vocation à
permettre une suspension de l’exécution matérielle de la décision contestée. Dès lors, malgré la « spécialité » de
ses propos, l’on peut considérer qu’il est possible d’en reprendre l’esprit de l’argumentation.
255
G. Vught, « concl. sur CE, 8 oct. 1971, S.A. Librairie François Maspero », cité par D. Labetoulle et
P. Cabanes, « Chronique générale de jurisprudence administrative française », AJDA, 1971, p. 648.
256
P. Mouzouraki, op. cit., p. 312.
257
Y. Gaudemet, « Questions pour le droit administratif », AJDA, 1995, n° spéc., p. 21.
802
publiques requérantes, l’effet suspensif est en mesure de sublimer les caractéristiques
procédurales. Ainsi, lorsqu’il s’agit d’une requête d’une personne publique contre un acte
administratif, l’objectif poursuivi réside souvent dans le contrôle de l’activité de son auteur, le
recours étant souvent le support d’un ascendant institutionnel. Dans ce schéma, l’effet
suspensif renforce alors cette « tutelle » des autorités nationales vis-à-vis de l’activité de
celles dites décentralisées (2).
1634. Associer la tutelle et les autorités décentralisées ne surprendra a priori pas le lecteur
avisé. Traiter de ces dernières revient à évoquer le pouvoir administratif local qui constitue le
premier niveau du maillage territorial dans la mesure où elles sont de véritables pouvoirs
exécutifs locaux dont les compétences excluent l’intervention étatique258. Souvent, leur tutelle
est très naturellement associée à l’existence d’un contrôle par l’État des activités qu’elles
poursuivent sur « leur » territoire. En bref, parler de tutelle des autorités décentralisées revient
à évoquer leur contrôle par les autorités hiérarchiquement supérieures avec, au bout de la
perspective, les autorités étatiques. L’exemple le plus connu vient du préfet, autorité
administrative représentant l’État dans les territoires décentralisés et autour duquel l’on basera
essentiellement nos propos.
1635. La mainmise des autorités nationales doit être abordée minutieusement tant elle ne
peut « dégénérer » en une emprise totale. Le principe constitutionnel de libre administration
des collectivités territoriales259 empêche que la pression exercée sur les autorités locales ne
soit trop prononcée au point que la tutelle d’une collectivité territoriale par une autre soit
interdite260. Le contrôle des autorités décentralisées est donc loin d’être neutre tant il lui faut
respecter la libre administration des collectivités territoriales. En conséquence, le contrôle
préfectoral passe en grande partie par les juridictions administratives : certains actes des
collectivités territoriales261 doivent être transmis au préfet afin qu’il ait la possibilité d’exercer
un recours.
258
C’est notamment le cas depuis la loi n° 82-213 du 2 mars 1982 relative aux droits et libertés des communes,
des départements et des régions couramment aussi appelée loi Defferre. L’on parle également parfois de
compétences « réservées ».
259
Il est garanti à l’article 72 al. 3 de la Constitution qui a été entièrement réécrit par la loi constitutionnelle
n° 2003-276 du 28 mars 2003 relative à l’organisation décentralisée de la République.
260
Cette interdiction est pour sa part mentionnée à l’article 72 al. 5 de la Constitution. Pour un examen précis de
ses modalités et de ce qu’elle implique, v. Y. Luchaire et F. Luchaire, Décentralisation et constitution , 2003,
Paris, Economica, pp. 28-29.
261
La « liste » complète de ces actes qui doivent, pour devenir exécutoires, être transmis au préfet est définie et
exprimée aux articles L. 2131-2, L. 3131-2 et L. 4141-2 du Code général des collectivités territoriales.
803
1636. L’obligation d’informer le représentant de l’État du contenu de l’activité projetée doit
en effet lui permettre de saisir le juge d’une requête visant à en vérifier la légalité262.
L’objectif d’un tel recours, au-delà de la défense objective de la régularité, est de permettre
aux autorités étatiques de s’assurer que l’activité des autorités décentralisées s’inscrit dans le
cadre qu’elles ont dessiné. Le recours devient un moyen de garantir que les autorités
décentralisées s’inscrivent bien dans le projet national tel qu’il aura été balisé par les lois et
les règlements. La saisine du juge est finalement directement motivée par le besoin impératif
des autorités nationales de contrôler l’activité décentralisée, ce que confirme le fait que les
actes locaux ne deviennent exécutoires qu’après transmission au préfet. Ainsi, les autorités
nationales souhaitent conserver une assise sur l’activité des pouvoirs locaux puisque la mise
en œuvre de leurs décisions ne peut être entamée qu’après communication au représentant
étatique. L’idée d’une tutelle exercée par les autorités nationales se dégage donc bien de cette
organisation et des recours qui en découlent.
1637. Le but du préfet, et par extension de toute autorité qui forme un recours, est de faire
respecter le principe de légalité par les autorités décentralisées. Derrière cette volonté
primaire, le but est de maintenir une certaine harmonie afin d’éviter que les pouvoirs locaux
ne « dérivent ». Clairement, le préfet, en saisissant le juge, poursuit l’objectif de « mettre sous
tutelle » le pouvoir des autorités décentralisées, ce qui pourrait être renforcé par l’effet
suspensif. Or, le déféré préfectoral, vu sa dimension défensive proche de l’excès de pouvoir,
est concerné par cette modalité, lorsque le recours vise un acte individuel. C’est bien
évidemment possible puisque l’obligation de transmission à laquelle sont soumises les
autorités décentralisées, si elle a généralement trait aux actes réglementaires263, concerne aussi
des actes individuels264. Les recours du préfet peuvent d’autant plus bénéficier de l’effet
suspensif qu’en sus des actes individuels soumis à obligation de transmission, il peut
262
L’on parle alors d’un déféré préfectoral qui doit être exercé dans les deux mois suivant la transmission des
actes par les autorités décentralisées au représentant de l’État. Les modalités de ce recours sont précisées aux
articles L. 2131-6, L. 3132-1 et L. 4142-1 du Code général des collectivités territoriales.
263
Les articles déjà mentionnés (L. 2131-6, L. 3132-1 et L. 4142-1 du Code général des collectivités
territoriales) font spécifiquement mention des décisions réglementaires prises par le maire ou le président du
conseil départemental dans l’exercice de leur pouvoir de police à l’exclusion de celles relatives à la circulation et
au stationnement ou de celles relatives à l'exploitation par les associations de débits de boissons pour la durée
des manifestations publiques qu'elles organisent. De manière générale, l’on peut relever que ce sont tous les
actes réglementaires adoptés par les autorités locales dans le cadre des compétences que leur auront reconnues la
loi.
264
Ces articles visent également les mêmes décisions, cette fois individuelles, adoptées dans le cadre des
pouvoirs de police de ces autorités locales ainsi que celles relatives à la nomination, au recrutement, ou encore
au licenciement des agents non titulaires, à l'exception de celles prises pour faire face à un besoin lié à un
accroissement temporaire ou saisonnier d'activité. D’autres renvoient à un champ de compétence des autorités
décentralisées plus restreint encore comme ce peut être le cas de la délivrance des permis de construire, des
autorisations d’utilisation du sol ou encore des certificats d’urbanismes (cas spécifique aux autorités
administratives communales).
804
demander communication du contenu de tout acte non soumis à cette obligation 265. Le large
spectre des actes que le préfet peut déférer au juge implique donc que ses recours peuvent
bénéficier d’un effet suspensif, ce qui resserrerait la tutelle étatique sur les autorités
décentralisées.
1638. La question de la suspension en ce domaine n’est pas totalement nouvelle puisque
certains déférés préfectoraux possèdent, dans certaines conditions, déjà un effet suspensif266.
Cette paralysie de l’exécution matérielle dans les domaines « sensibles » permet aux autorités
« supérieures » de garder la main sur l’activité décentralisée. Dès lors, la logique de l’effet
suspensif est de nature à renforcer cette tutelle des autorités supérieures. En effet, la saisine du
juge suffirait pour le préfet à paralyser l’action administrative le temps que le « conflit » soit
réglé. Ainsi, les caractéristiques du recours seront nettement améliorées au regard des attentes
spécifiques de ces requérants particuliers. Le fait que soit attaché au recours un effet suspensif
renforce considérablement la satisfaction par l’organisation procédurale des aspirations
particulières de ces requérants : en figeant l’exécution matérielle des actes des autorités
décentralisées, l’autorité du représentant étatique sur ces dernières est largement renforcé.
L’objectif pour lequel les autorités administratives saisissent généralement le juge, l’exercice
d’une tutelle vis-à-vis d’autorités « subordonnées », serait atteint par ce seul effet suspensif.
1639. La compatibilité d’une telle situation avec la libre administration des collectivités
territoriales peut poser problème tant la « contrainte » sur les autorités locales serait resserrée.
Les autorités qui agiraient devant le juge à l’encontre des actes des pouvoirs locaux
possèderaient, grâce à l’effet suspensif, une importante capacité de nuisance et la pression des
autorités nationales se trouverait renforcée. Pour autant, cela ne violerait pas le principe
constitutionnel de libre administration des collectivités territoriales267, cette notion visant à
prémunir les exécutifs locaux d’empiètements des autorités nationales sur leur champ de
compétences. En clair, le principe susvisé impose aux administrations supérieures de respecter
un espace de liberté au bénéfice des autorités subordonnées. Il vise à garantir que les autorités
nationales n’agissent pas dans les domaines « réservés » aux administrations locales.
265
V. en ce sens, les articles L. 2131-3, L. 3131-4 et L. 4141-4 du Code général des collectivités territoriales.
266
Les articles L. 2131-6, L. 3132-1 et L. 4142-1 du Code général des collectivités territoriales prévoient que le
préfet peut assortir son déféré d’une demande de suspension qui entraîne automatiquement celle-ci lorsqu’elle
est formulée à l’encontre d’un acte en matière d'urbanisme, de marchés et de délégation de service public attaqué
par le représentant de l'État dans les dix jours à compter de sa réception.
267
Qui est au passage également une liberté fondamentale au sens de l’article L. 521-2 du Code de justice
administrative. V. en ce sens, CE, sect., 18 janv. 2001, req. n° 229247, Commune de Venelles et Morbelli : Rec.
Leb., p. 18, concl. L. Touvet ; RFDA, 2001, p. 378, concl. L. Touvet ; CJEG , 2001, n° 575, p. 161, concl.
L. Touvet ; RFDA, 2001, p. 681, note M. Verpeaux ; DA, 2001, n° 6, p. 31, note L. Touvet.
805
1640. Partant de là, la consolidation de la tutelle étatique sur les autorités décentralisées ne
semble pas contrevenir à la libre administration des collectivités territoriales. En conférant
seulement aux autorités nationales la possibilité de suspendre, par un recours, les actes des
pouvoirs locaux, il ne leur est confié qu’un pouvoir d’empêcher : c’est une faculté négative
qui ne constitue pas un débordement de l’État sur les compétences des collectivités
territoriales. L’effet suspensif n’est qu’un moyen indirect pour les autorités étatiques de faire
respecter la légalité, de garantir une cohérence nationale sans ouvrir une ressource pour
marcher sur les « plates-bandes » des autorités locales. Par conséquent, il ne s’agirait en rien
d’une transgression de la libre administration des collectivités territoriales.
1641. En outre, un tel resserrement de l’emprise nationale peut avoir du sens dans le contexte
d’expansion des compétences locales. En effet, vu les contraintes budgétaires contemporaines,
les autorités nationales ont tendance à se décharger financièrement sur les autorités
décentralisées, ce qui a provoqué une multiplication de leurs compétences. Le renforcement
d’une forme de contrainte nationale ne serait alors qu’une sorte de contrepartie au
développement des pouvoirs de l’administration locale. Ce serait d’autant plus logique que le
désengagement évoqué peut s’analyser comme un recentrage de la tutelle nationale. En effet,
« si l’État se retire de la cogestion des territoires en confiant aux élus locaux la pleine
responsabilité de la mise en œuvre et de la mise en cohérence des politiques publiques, il
reprend subtilement en main la définition des finalités et du contenu de ces politiques à l’aide
d’instruments fondés sur l’incitation, la persuasion, la fixation de standards, l’audit et le
reporting »268. Plutôt que de diriger l’action décentralisée, il l’encadre ce qui signifie qu’il a
besoin d’exercer un contrôle sur son contenu. L’effet suspensif pourrait alors représenter une
aubaine en vue de la bonne gestion des problèmes publics, désormais interdépendants et qui
appellent une coopération des différents échelons de l’administration.
1642. En reprenant de la hauteur, l’introduction de l’effet suspensif proposé sert les
motivations et les attentes des requérants. Qu’ils soient de simples particuliers ou des
personnes publiques, l’effet suspensif sert l’objectif qu’ils poursuivent en formant le recours,
plaçant cette caractéristique en parfaite adéquation avec les attentes des requérants. L’effet
suspensif vient donc consolider la capacité des juridictions administratives à remplir le rôle
qui en est attendu. Mais là n’est pas le seul mérite du système proposé dans la mesure où il
permet également d’adapter l’organisation contentieuse à l’évolution de l’activité
administrative (B).
268
P. Duran, « Rapport introductif. L’(im)puissance publique, les pannes de la coordination », in AFDA, La
puissance publique , 2012, Paris, LexisNexis, Colloques & Débats, t. 37, Travaux de l’AFDA, t. 5, p. 30.
806
B – Une adéquation de l’organisation contentieuse à
l’évolution de l’activité administrative
269
Dans une telle situation, le conflit, plutôt que d’opposer des intérêts à la nature différente (intérêts particuliers
et intérêt général), tourne à l’opposition entre deux visions, deux conceptions différentes de l’intérêt général.
807
administratif et les recours qui la contestent ne mettent pas, du moins directement, les intérêts
particuliers aux prises avec l’intérêt général classique. Là encore, l’on ne dit pas qu’en
édictant un acte administratif, les autorités compétentes ne contribuent pas à l’intérêt général.
L’administration, dont la finalité de l’action est censée être tournée vers cet objectif, agit
toujours, même indirectement, dans le sens de l’intérêt général.
1646. Seulement, il est des cas dans lesquels le contenu de l’acte est au cœur d’une tension
détachée de cette référence au bien commun. En sus du cas évoqué de litiges entre deux
personnes publiques, il arrive que la confrontation entre l’intérêt général et les intérêts privés
ne se rencontre pas également en d’autres circonstances. L’acte administratif, cœur du
contentieux, peut paradoxalement être le lieu d’un conflit entre des particuliers qui opposent
leurs intérêts personnels. C’est le cas des contentieux triangulaires270 dans lesquels deux
particuliers défendent leurs intérêts personnels concernés par l’application d’un acte
administratif. L’autorité administrative compétente adopte dans ce cas-là un acte, à la
demande ou non d’un particulier, qui porte préjudice à un ou plusieurs autres particuliers.
1647. Dans ce cas, l’acte n’implique pas d’effets qu’à l’égard de son ou ses destinataires.
Ces derniers ne sont que la partie la plus visible de l’incidence de l’acte administratif.
D’autres citoyens, tiers271 à la décision donc, peuvent aussi y être intéressés. C’est de là qu’est
susceptible de naître une relation litigieuse entre particuliers dont les intérêts divergent autour
d’un acte administratif. Il faut garder en tête que « le tiers ne se confond pas avec le
destinataire de l’acte : ses intérêts peuvent s’avérer diamétralement opposés. Les décisions
positives pour leurs destinataires ont souvent des retombées négatives pour les tiers […]. À
l’inverse, les décisions défavorables à leurs destinataires, telles que des refus d’autorisation ou
de promotion au sein de la fonction publique, sont susceptibles de produire des effets
favorables pour les tiers, qui auront par conséquent intérêt à leur maintien »272. C’est de ces
antagonismes personnels qu’est susceptible de naître un contentieux où l’administration sera
appelée à défendre sa position, presque artificiellement. Ces situations triangulaires peuvent
être débusquées dans tous les cas où « l’administration édicte des décisions qui produisent des
conséquences négatives pour les tiers : les voisins habitant à proximité d’une installation
classée pour l’exploitation de laquelle une autorisation préfectorale a été accordée, les
270
V. sur cette expression, J.-H. Stahl, « concl. sur CE, sect., 30 oct. 1998, Ville de Lisieux », RFDA, 1999,
p. 129.
271
Globalement, le droit administratif et le contentieux administratif ne s’intéressent que de manière incidente à
leur statut et leur position dans l’ordonnancement juridique. Les études fouillées à son sujet sont rares, bien qu’il
en existe. Sur ce point, v. not., E. Jurvilliers-Zuccaro, Le tiers en droit administratif, th. Nancy II, B. Plessix
(dir.), 2010, 601 p.
272
E. Untermaier-Kerléo, op. cit., p. 286.
808
collègues d’un fonctionnaire qui a obtenu la promotion qu’eux-mêmes convoitaient, le
candidat évincé d’un appel d’offres pour l’attribution de fréquences hertziennes qui voit ces
fréquences attribuées à ses concurrents, les membres de la famille du testateur léguant ses
biens à une association autorisée par décret à accepter ce legs… »273.
1648. Dans ce schéma, et encore plus lorsque l’acte contesté fait suite à la demande d’un
particulier, l’administration doit « arbitrer » entre des intérêts privés qui s’opposent. Dès lors,
elle décide en fonction de ce qui, selon elle, est la meilleure option pour assurer la
préservation des intérêts de la société. Néanmoins, en adoptant l’acte, l’autorité administrative
prend le parti d’un protagoniste puisqu’elle arbitre un antagonisme entre eux. Certains
affirment que l’autorité administrative assimilerait la situation d’un des particuliers à celle
d’une personne publique chargée de l’intérêt général. Là n’est pas notre opinion tant
l’administration, saisie d’une demande, doit arbitrer un conflit entre des administrés désireux
de défendre leurs propres situations. Plutôt que de parer les intérêts des citoyens des vertus de
l’intérêt général, ces litiges restent un conflit entre particuliers dans lequel chacun interprète la
légalité à son avantage. La spécificité de l’intérêt général, celle qui justifie le principe de
l’absence d’effet suspensif, s’atténue très certainement.
1649. Certes, l’activité administrative a vocation à intervenir dans la société pour y garantir
une forme d’harmonie. Pour ce faire, les autorités font régulièrement le jeu de particuliers et
de leurs intérêts tout en en délaissant d’autres, tout en respectant la légalité. Seulement, la
société est aujourd’hui un espace complexe où les intérêts de chacun s’entremêlent au point
qu’il soit rare pour l’administration de ne pas trancher entre des intérêts particuliers dans
l’édiction d’un acte. L’intérêt général transparaît alors d’une manière moins directe que cela a
pu être le cas et l’opposition entre l’intérêt général et les intérêts particuliers est bien moins
franche. Plutôt que de prendre en charge la réalisation de l’intérêt général, les autorités
administratives doivent réguler les initiatives individuelles ce qui explique que leur action
consiste souvent à arbitrer un « conflit » entre des particuliers.
1650. Dans cette configuration, les autorités compétentes ont vu leur unilatéralité reculer
bien qu’elles ne soient pas totalement descendues de leur piédestal. Néanmoins,
l’administration est moins dans l’initiative puisqu’elle réagit à la demande de particuliers qui
poursuivent un avantage. À l’obtention de ce dernier, le litige susceptible d’en découler prend
la forme d’un « contentieux triangulaire ». Certes, l’administration doit répondre de la légalité
de son acte du fait de la requête d’un particulier qui la conteste. Cependant, si l’on élargit la
273
E. Untermaier-Kerléo, op. cit., p. 286.
809
perspective, l’autorité en défendant sa position « représente » d’une certaine manière les
intérêts de celui qui en bénéficie. L’administration, sans être le porte-parole d’un particulier,
intervient dans un litige qui, au fond, oppose le bénéficiaire de l’acte à celui qui le conteste.
1651. Plus précisément, cette idée du contentieux triangulaire en plein essor274 s’entend
comme celle d’un litige « entre l’administration, le tiers qui conteste une décision individuelle
créatrice de droits, et le bénéficiaire de ladite décision »275. Par conséquent, la contestation des
autorisations administratives individuelles est le domaine de prédilection de ces contentieux
triangulaires sans qu’ils s’y limitent. Cela s’explique par le fait que l’on y retrouve trois
protagonistes : un tel litige « met aux prises un requérant, qui veut faire annuler l’autorisation,
l’administration auteur de l’acte, et le bénéficiaire de ce dernier, au profit duquel la décision
de l’administration a fait naître des droits »276.
1652. Sans dire que les autorités compétentes se retrouvent mêlées à un litige qui ne les
regarde pas, la spécificité de leur activité est nettement atténuée. Cet amalgame entre les
intérêts des particuliers et l’intérêt général se répercute sur les fondements de la procédure
administrative contentieuse et du principe de l’absence d’effet suspensif des recours. Ce
dernier, on l’a déjà affirmé, s’explique par l’idée que l’intérêt général ne doit pas supporter
d’être mis en échec par la volonté de particuliers. Or, dans les situations triangulaires, la
spécificité de l’intérêt général est franchement tempérée.
1653. Cette particularité des contentieux triangulaires n’est pas une révélation tant certaines
spécificités procédurales leur sont propres, comme le démontre la procédure applicable aux
litiges des autorisations administratives individuelles. Dans ce schéma, le requérant – tiers à
l’autorisation – est protégé des manœuvres de l’administration ou du bénéficiaire de l’acte
contesté visant à écarter sa requête. Par exemple, toute substitution d’une nouvelle décision à
l’autorisation attaquée doit faire l’objet d’une notification au requérant, alors qu’il n’est qu’un
tiers277. Il faut également mentionner les dispositions de l’article R. 600-1 du Code de
l’urbanisme grâce auquel le tiers à un « document d’urbanisme »278 qui l’attaque ou conteste
274
La question de leur appréhension est même d’une actualité très fraîche. V. en ce sens, H. Habchi, « Délai
raisonnable de recours et licenciement des salariés protégés », AJDA, 2017, p. 878.
275
E. Untermaier-Kerléo, op. cit., p. 289.
276
N. Gabayet, « Pas d’appel, pas de pourvoi ! », AJDA, 2009, p. 168.
277
CE, ass., 23 mars 1973, req. n° 80513, Compagnie d'assurances l'Union : Rec. Leb., p. 251 ; RDP , 1973,
p. 1763, concl. L. Bertrand ; AJDA, 1973, p. 430, note B. Odent ; AJDA, 1973, p. 476, note Ph. Léger et
M. Boyon ; AJPI, 1973, p. 696, note L.-J. Chapuisat ; RDP , 1973, p. 1316, note M. Waline – CE, ass.,
15 avr. 1996, req. n° 128997 et 129835, Institut de radiologie et autres : Rec. Leb., p. 138 ; RFDA, 1996, p. 761,
concl. R. Abraham ; RDSS, 1997, p. 325, obs. J.-M. De Forges.
278
Cette expression est commode pour englober toute la diversité des autorisations visées par cet article R. 600-1
du Code de l’urbanisme. L’on y retrouve notamment les certificats d’urbanisme, la non-opposition à une
déclaration préalable ou à un permis de construire, d’aménager ou de démolir.
810
une décision de rejet rendue à son propos doit notifier à l’auteur et au bénéficiaire de l’acte
son action. Cette obligation d’information a même amené la doctrine à se questionner sur le
fait de savoir si le bénéficiaire de l’autorisation est ou non une partie à l’instance279.
1654. Malgré ces particularités, le régime des contentieux triangulaires reste largement à
l’avantage des bénéficiaires des actes contestés. Le législateur comme le « juge tendent à
favoriser la stabilité juridique des situations des destinataires des décisions aux dépens des
droits des tiers. À l’inverse, lorsqu’il s’agit pour ces derniers d’obtenir le maintien de
décisions qui leur sont favorables mais qui, du même coup, ne le sont pas à l’égard de leurs
destinataires, le juge ne reconnaît qu’avec rigueur l’existence de droits au profit des tiers,
droits qui empêcheraient l’administration de retirer ou d’abroger les décisions dont ils sont
tirés, ou qui, à tout le moins, permettraient aux tiers de participer à une instance en qualité de
parties »280. Ainsi, l’introduction d’un effet suspensif pourrait balancer ce désintérêt de la
procédure pour des tiers confrontés à d’autres particuliers : la réalité du contentieux
triangulaire appelle à faire évoluer les choses.
1655. L’effet suspensif envisagé pourrait être une réponse immédiate aux problématiques
qu’engendre l’organisation des contentieux triangulaires. Après tout, le statut actuel des tiers
– requérants – est précaire et lacunaire. Souvent mis à l’écart dans la procédure
administrative, le tiers « à l’acte administratif unilatéral est considéré comme un administré et
un justiciable de second rang, dont les droits et intérêts semblent moins dignes de protection
que ceux des destinataires des décisions administratives »281. Le système proposé peut
constituer l’une des parades à cette tendance procédurale favorisant les destinataires directs
des décisions contestées.
1656. Par conséquent, la réduction de la portée du principe étudié peut s’apparenter à une
mise à jour de la procédure administrative contentieuse et de la philosophie du droit et du
279
Sur ce débat, plusieurs positions doctrinales divergent d’une manière assez importante. En effet, le professeur
Ricci considère pour sa part que la personne à qui est notifié le recours et qui est finalement ainsi appelée à
l’instance a systématiquement la qualité de partie (J.-C. Ricci, Contentieux administratif, 5ème éd., 2015, Vanves,
Hachette supérieur, n° 179, p. 90). Le professeur Chapus se situe pour sa part à l’autre extrémité en considérant
pour sa part qu’elle n’est pas à proprement parler une partie, sauf pour lui reconnaître le bénéfice de l’article
L. 761-1 du Code de justice administrative lui permettant ainsi de bénéficier du remboursement des frais
auxquels l’instance l’a exposé (R. Chapus, Droit du contentieux administratif, op. cit., n° 895, p. 789). D’autres,
tels que les professeurs Paillet et Darcy adoptent une position beaucoup plus nuancée en considérant que le
bénéficiaire informé du recours ne devient pas une partie et ce, bien que le juge puisse être amené à recueillir ses
réactions (G. Darcy et M. Paillet, Contentieux administratif, 2000, Paris, A. Colin, Compact, p. 154). La
jurisprudence elle-même paraît hésitante sur ce point dans la mesure où si le rapporteur public Yann Aguila
n’hésite pas à affirmer dans ses conclusions que le bénéficiaire d’une autorisation administrative attaquée est
toujours une partie, la juridiction administrative limite cette qualité au champ de l’article L. 761-1 du Code de
justice administrative (CE, 10 janv. 2005, req. n° 265838, Association Quercy-Périgord contre le projet
d’aéroport de Brive-Souillac et de ses nuisances : Rec. Leb., p. 1052 ; AJDA, 2005, p. 332, concl. Y. Aguila).
280
E. Untermaier-Kerléo, op. cit., p. 298.
281
Ibid., p. 287.
811
contentieux administratif. Ainsi, en resserrant le champ du principe contemporain, l’on
permet à la procédure contentieuse de suivre l’évolution de l’activité administrative. Le
système défendu permet d’intégrer l’idée que la spécificité de l’action administrative est, au
moins dans ces situations, sur le recul. Puisque les litiges prennent l’allure d’un contentieux
entre particuliers autour d’intérêts personnels arbitrés par un acte administratif, l’effet
suspensif n’est plus adapté. En affaiblissant le lien entre l’acte contesté et l’intérêt général, la
présence automatique de l’absence d’effet suspensif doit être repensée. C’est justement ce que
le système proposé, visant sa disparition pour les recours contestant des décisions
individuelles – pour lesquelles la situation triangulaire est fréquente – permet d’instaurer.
1657. Finalement, l’évolution avancée réceptionne le constat déjà ancien du président
Labetoulle qui relevait l’évolution du contentieux des décisions administratives dans lequel on
ne soulignait pas suffisamment « que la nature des décisions administratives qui sont déférées
au juge administratif a considérablement évolué au cours des trente ou quarante dernières
années. Pendant très longtemps, dans un contexte purement bilatéral entre administration et
administrés, le juge ne connaissait que des décisions par lesquelles, si je simplifie,
l’administration exerçait ses rigueurs à l’égard de l’administration et l’administré se défendait.
Or de plus en plus souvent, aujourd’hui, la configuration est différente : l’administration
délivre un titre ou une autorisation à un administré, et c’est un autre administré qui se présente
comme demandeur devant le juge, et l’on est ainsi en présence d’une situation “triangulaire”
dans laquelle, au fond, le véritable défendeur, n’est plus l’administration mais le détenteur de
l’autorisation administrative. Et il y a là, je crois, un changement assez radical de la notion de
contentieux et de procès “fait à un acte” et je suis frappé de voir, par exemple, que la lecture,
l’interprétation des règles relatives au caractère exécutoire des décisions administratives et des
conséquences que l’on en tire, par exemple en matière de sursis à exécution, continuent d’être
présentées par référence implicite à la vision traditionnelle. Alors que, dans ce contentieux
triangulaire, les données sont complètement différentes »282. Cet appel, il y a plus de vingt
ans, en faveur d’une évolution des piliers du régime des contentieux triangulaires, ouvrait la
porte à l’érection d’un système tel que celui que l’on propose. En tout cas, il possède au moins
le mérite d’adapter les caractéristiques des recours à ces données nouvelles283 du contentieux.
1658. L’activité des autorités administratives, cœur de « métier » des juridictions
administratives est en perpétuelle évolution. Dès lors, la procédure administrative
contentieuse, support de leurs décisions, doit suivre cette évolution pour demeurer efficace.
282
D. Labetoulle, « Questions pour le droit administratif », AJDA, 1995, n° spéc., p. 20.
283
Au regard de l’ancienneté du principe de l’absence d’effet suspensif des recours bien entendu.
812
La proposition d’une introduction nuancée de l’effet suspensif, sans être parfaite, permet cette
mise à niveau de la procédure vis-à-vis de l’évolution de l’activité administrative qu’elle
contrôle. Mais là n’est pas sa seule qualité, la suspension immédiate de l’activité des autorités
administratives étant susceptible de freiner la dilution de l’intérêt général que risque
d’accentuer la multiplication des autorités administratives (2).
1659. La réflexion menée ne s’est, dès l’origine, pas cantonnée à une appréhension purement
technique. Convaincus que le contentieux est avant tout un phénomène social évolutif, l’on
cherche à adapter les éléments juridiques aux faits. La solution avancée, en permettant la
paralysie de l’activité contestée, réalise, au moins partiellement, cette modernisation
nécessaire de la procédure administrative contentieuse en fonction de son environnement.
Malgré le caractère évolutif de ce dernier, certains éléments restent pour leurs parts
invariables : c’est le cas de la mission de l’administration visant à satisfaire l’intérêt général.
1660. Le droit et le contentieux administratif ne sont qu’une « complication »284 dans le
domaine juridique. Malgré cela, l’on peut retenir de ces éléments que l’action de
l’administration n’a de légitimité285 que dans la mesure où elle sert l’intérêt général. Les
citoyens « subissent » les sujétions de l’activité administrative parce qu’elles servent, au bout
du compte, l’intérêt de tous. Sur ces bases, l’intérêt général peut être « regardé à bon droit
comme la pierre angulaire de l’action publique, dont il détermine la finalité et fonde la
légitimité »286.
1661. Ce lien entre l’administration et l’intérêt général, au-delà de la « justification »287 de
son activité, dépasse le seul rapport idéologique. Certes celui-ci n’est pas exclusif,
l’intervention des autorités administratives pouvant dans certaines conditions particulières ne
pas être fondée sur l’intérêt général288. Pour autant, l’imprégnation de l’intérêt général au sein
284
L’on ne fait que reprendre ici l’expression de M. Braibant qui possédait pourtant une connaissance détaillée
de ces matières. V. G. Braibant, « Questions pour le droit administratif », AJDA, 1995, n° spéc., p. 17.
285
Cette notion, éminemment idéologique, sert effectivement à légitimer l’intervention des autorités
administratives au sein de la société. V. en ce sens, P.-L. Frier et J. Petit, Droit administratif, 10ème éd., 2015,
Paris, LGDJ, Domat droit public, n° 357, p. 223.
286
Conseil d’État, L’intérêt général, 1999, Paris, la Documentation française, Études et documents du Conseil
d’État, n° 50, p. 245.
287
Ibid., p. 271.
288
C’est le cas lorsque l’administration assure la gestion de son domaine privé ce qui revient pour elle à exploiter
une propriété dans une logique purement financière, finalement comme n’importe quel particulier peut le faire.
Cf. C. Gomel, « concl. sur CE, 4 avril 1884, Barthe », Rec. Leb., p. 279 ; T. Confl., 18 juin 2001, req. n° 3241,
Lelaidier c/ Ville de Strasbourg : Rec. Leb., p. 743 ; CFP , 2001, n° 12, p. 33, comm. M. Guyomar ; AJFP , 2001,
n° 6, p. 4, comm. C. Fortier.
813
des actes administratifs demeure l’élément sur lequel repose en grande partie leur acceptation
par les citoyens. Cette notion se trouve même être imbriquée avec l’autre vecteur idéologique
– peut-être le fondement du droit administratif289 – qu’est le service public, entendu comme
toute « activité d’intérêt général assurée ou assumée par l’administration »290. Au-delà du
rattachement organique, l’intérêt général est au cœur de l’activité de service public et fonde
les prérogatives des autorités administratives.
1662. L’importance de l’intérêt général dans l’activité administrative n’est donc pas à
démontrer. Cette notion existentielle du droit administratif cristallise, malgré son caractère
insaisissable291, l’attention de la doctrine et de la société civile. Le juge lui-même y accorde
un intérêt soutenu puisqu’il l’a érigé « en critère important d’appréciation de la légalité des
actes dont il a à connaître »292. C’est là une constante depuis une décision Pagès où le Conseil
d’État a affirmé que « l’administration ne doit se décider que pour des motifs d’intérêt
général »293. Par conséquent, si le juge est chargé de contrôler que les actes administratifs
contribuent à l’intérêt général, cela implique qu’il fait partie du principe de légalité. L’on doit
en conclure que la procédure doit confier aux juges les armes nécessaires à la défense de
l’intérêt général par l’activité administrative.
1663. Or, le contexte contemporain de l’activité des autorités est susceptible de faire courir à
l’intérêt général un péril. Là encore, l’on n’affirme pas que dans l’édiction de leurs décisions,
les autorités administratives bafouent la mission qui leur est confiée. L’éventuelle « menace »
de sa dilution ne résulte pas d’un désintérêt des pouvoirs publics à son égard mais plutôt du
fait qu’il n’est plus possible de traiter des autorités administratives comme d’un seul et même
corps. On l’a évoqué, la décentralisation a fait apparaître de nouvelles autorités qui se sont
vues reconnaître des compétences au point d’aboutir à une forme de « millefeuille »
administratif. Les autorités administratives sont donc nombreuses et il faut partager entre elles
cette « tâche » complexe qu’est la satisfaction de l’intérêt général.
289
Tout dépend pour cela de la réponse que l’on fait à la querelle intemporelle qui oppose les tenants du service
public et ceux de la puissance publique.
290
R. Chapus, « Le service public et la puissance publique », RDP , 1968, p. 239.
291
Certains n’hésitent d’ailleurs pas à critiquer son importance du fait de ses caractéristiques si particulières. Au
sein même du Conseil d’État, des voix ont pu s’élever par le passé pour condamner son utilisation du fait de son
caractère relatif et évolutif. C’est notamment le cas du commissaire du gouvernement Josse qui avait pu déclarer
qu’en ce domaine, « ce qui n’est pas jugé indispensable aujourd’hui pourra l’être demain » (P. Josse, « concl. sur
CE, sect., 30 mai 1930, Syndicat professionnel des épiciers en détail et Chambre syndicale du commerce en
détail de Nevers » in H. de Gaudemar et D. Mongoin, Les grandes conclusions de la jurisprudence
administrative, vol. 1, 2015, Issy-les-Moulineaux, LGDJ Lextenso éditions, Les Grandes décisions, pp. 782-
783). V. également sur cette critique de l’évanescence de l’intérêt général, J. Chevallier, « Réflexions sur
l’idéologie de l’intérêt général », in J. Chevallier (dir.), Variations autour de l’idéologie de l’intérêt général,
vol. 1, 1978, Paris, PUF, Publications du centre universitaire de recherches administratives et politiques de
Picardie, p. 12.
292
Conseil d’État, L’intérêt général, op. cit., p. 305.
293
CE, sect., 22 mars. 1901, req. n° 98812 et 99146, Sieur Pagès : Rec. Leb., p. 315.
814
1664. L’on souhaite ainsi se centrer, sans en faire une obsession, sur la confusion susceptible
de se dégager d’un tel enchevêtrement. L’agitation désordonnée qui peut ressortir de cette
recrudescence d’autorités et d’un empiètement de leurs compétences respectives fait peser sur
l’identification de l’intérêt général un risque d’affaissement. Plus que son contenu, c’est le
contexte de l’activité administrative qui est susceptible de porter atteinte à la portée
idéologique de l’intérêt général. Derrière cet aspect théorique et abstrait, ce danger peut
prendre un aspect sérieux dans la mesure où il touche à la justification des sujétions
administratives et à un élément fédérateur.
1665. Avant d’en venir aux bienfaits du système proposé pour la défense de l’intérêt général,
il faut expliquer en quoi le nouveau contexte de l’activité administrative fait craindre sa
dilution. En soi, la recrudescence d’autorités pourrait renforcer la contribution de
l’administration à l’intérêt général. En multipliant les pouvoirs publics, l’on pourrait espérer
additionner et conjuguer les efforts en vue de la mise en œuvre de l’intérêt général. D’une
certaine manière, l’abondance d’autorités n’est pas censée nuire à l’intérêt général.
Seulement, ce développement des autorités s’est doublé de leur spécialisation croissante.
Chaque « niveau » de pouvoirs publics, en agissant dans son champ de compétences, œuvrera
pour réaliser une partie de l’intérêt général. Dès lors, cette notion, à l’origine d’un projet
unificateur, est découpée en portions que les autorités se partagent. Derrière l’idée que
l’administration porte l’intérêt général, la réalité fait apparaître des administrations chargées
de le mettre en œuvre.
1666. En clair, là où une autorité administrative avait la charge de porter l’intérêt général,
l’on retrouve désormais des voix et des volontés dissonantes parce que plusieurs personnes
publiques peuvent intervenir en son sens. Là où la voix d’un seul suffisait pour arrêter le
contenu de l’intérêt général, plusieurs voix y contribuent désormais. Un tel schéma s’est
accentué lors de l’accélération de la décentralisation et du durcissement des contraintes
budgétaires. Par conséquent, il existe dans cette opération de définition de l’intérêt général le
risque d’une cacophonie administrative. La multiplication des intervenants fait prendre le
risque de voir apparaître des contradictions renforçant le sentiment qu’il existe plusieurs
conceptions de l’intérêt général. Dès lors, c’est sa légitimité et sa capacité à fédérer qui s’en
trouvera remise en cause au point de provoquer une forme de désenchantement à son égard.
En outre, le fait que des pouvoirs publics aux compétences différentes doivent s’associer pour
le mettre en œuvre donne une impression de délitement : ce qui devait être un projet fort
visant à rassembler devient une représentation incertaine au contenu négocié.
815
1667. Face à cette problématique, l’effet suspensif proposé peut être une solution efficace et
pérenne en remettant l’intérêt général au centre des débats. Cette caractéristique, sans
résoudre à elle seule l’affaissement de l’intérêt général, peut défendre activement la place de
l’intérêt général dans la société. Le raisonnement s’articulera en deux temps pour démontrer
avec force les bénéfices de cette caractéristique nouvelle294 de la procédure administrative
contentieuse sur ce point.
1668. Tout d’abord, sans parler de gouvernement des juges, une telle modalité assurerait
qu’une seule vision de l’intérêt général puisse être matérialisée. La paralysie de toute mise en
œuvre des décisions contestées permettra d’éviter la confusion relevée. En empêchant que les
différentes autorités impriment concrètement leurs conceptions de l’intérêt général, le recours
devient une parade à son délitement. Les juridictions seront ainsi les garantes de l’uniformité
de l’intérêt général et de sa capacité à fédérer. Le fait que le recours suspende l’activité
administrative implique, par ricochet, que le juge donnera ce « label » aux actes au point de
devenir son incarnation. La procédure contribuerait à retrouver le liant que l’intérêt général
doit véhiculer pour fédérer la société. Elle ferait du juge un interlocuteur capable d’arrêter le
contenu de l’intérêt général afin d’empêcher les autorités de s’en détourner. Par-là, l’intérêt
général retrouverait une forme d’unicité et de transcendance qui doit lui être attachée.
1669. Dans un second temps, le « blocage » de l’activité administrative du fait de la saisine
juridictionnelle a un autre mérite. Un tel mécanisme fait immédiatement du juge le garant
efficace de l’intérêt général puisque le recours empêche le projet de se réaliser tant qu’il n’y
aura pas été déclaré conforme. Le juge devient alors le dépositaire de cette notion qu’est
l’intérêt général, lui rendant sa capacité à rassembler. En outre, une telle modification, loin
d’être anodine, fait aussi des requérants, quels qu’ils soient, les collaborateurs de l’intérêt
général. En leur permettant d’empêcher l’administration d’agir prétendument au nom de
l’intérêt général, l’effet suspensif fait de chacun d’entre eux les « sentinelles » du bien
commun. Cette modification procédurale leur permet d’empêcher l’administration de
véhiculer dans la société une vision détournée de l’intérêt général.
1670. La procédure confère à chaque requérant les armes pour contrer efficacement le risque
de diversification et, à terme, de dilution de l’intérêt général. Outre cette mobilisation
collective que l’effet suspensif peut créer en faisant de chacun une « vigie » active, elle
actualise la formulation de l’intérêt général. L’attribution de cette faculté d’empêcher – sous
le contrôle du juge appelé à intervenir ensuite – à tout requérant lui confère un rôle actif dans
294
En tout cas, au regard de l’étendue qui lui a été conférée au sein de ce système.
816
la défense de l’intérêt général. L’effet suspensif ne ferait pour autant pas entrer de nouveaux
acteurs dans l’opération de définition de l’intérêt général. Plus que l’intégration
supplémentaire d’un nouvel acteur dans le processus de définition de l’intérêt général, c’est le
retour à l’essence de cette notion collective qui, vu sa vocation, doit être l’affaire de tous. En
intéressant la société, l’effet suspensif lui rendrait sa nature collective, celle qui est nécessaire
à la responsabilisation des citoyens.
1671. L’extension inédite de l’effet suspensif, modification profonde de la procédure
administrative contentieuse, permet d’adapter le règlement des litiges à l’évolution de
l’activité administrative. Elle permet de mieux répondre aux enjeux et défis de l’activité
administrative contemporaine. Finalement, et c’est logique vu la « désuétude » du principe
relevée dans la première partie, les avantages du schéma proposé tendent à mettre à jour
l’organisation du contentieux vis-à-vis de ses défis. La dernière série d’avantages contentieux
immédiats de l’effet suspensif qu’il est proposé d’introduire concerne une autre forme
d’adaptation procédurale. Le système construit a l’avantage d’adapter la procédure au plus
près de la situation contentieuse, ce qui laisse espérer une plus grande efficacité de l’arsenal
juridictionnel (C).
817
1 – Un système souple malgré une protection inédite dès la saisine
du juge
295
Ou plutôt, bien entendu dans une réflexion abstraite comme la nôtre, à une appréciation générique des
différentes situations contentieuses qu’il est possible d’envisager dans le cadre du contentieux administratif.
818
1676. Cette dernière caractéristique, essentielle en vue de la mise en œuvre du système
défendu, s’est presque imposée conformément au désir de dépasser les modalités radicales du
principe contemporain pour aboutir au rééquilibrage des relations entre les autorités
administratives et la société. Les objectifs poursuivis ne pouvaient qu’aboutir à la constitution
d’un schéma flexible afin de lui laisser l’opportunité de s’adapter aux différentes situations
possibles. Par conséquent, l’idée d’une solution « vivante » est privilégiée par rapport à un
schéma rigide dont les caractéristiques seraient figées. Certes, l’on pourrait arguer qu’il s’agit
là d’une solution d’opportunité tant il est délicat d’envisager abstraitement toutes les
incidences de cette proposition. Cependant, là n’est pas la première raison de cette volonté de
flexibilité qui est surtout motivée par le refus de l’expérience absolutiste du principe critiqué.
1677. Le système proposé, à l’instar de certaines normes296, est un organisme vivant amené à
évoluer. L’organisation proposée, par ses frontières, les effets de la suspension ou la
distribution de l’effet suspensif, n’est qu’une base qui pourra évoluer au fil d’un dialogue
nourri entre les protagonistes. Le schéma proposé ne doit pas être compris comme une « fin
en soi », mais plutôt comme une porte ouverte sur la réorganisation du contentieux
administratif. Il a finalement le mérite de s’accorder avec les perspectives ouvertes d’un
dialogue entre les acteurs de la procédure administrative contentieuse. La capacité
d’adaptation du système, consubstantiellement liée à son élasticité, épouse la forme d’une
« évidence ».
1678. Outre son « identité », la souplesse du schéma construit réside surtout dans certains de
ses éléments. Deux points au moins, sans que l’on soit exhaustif, nous paraissent essentiels en
vue de la modulation que doit permettre la procédure administrative contentieuse. En premier
lieu, l’effet suspensif est souple car il n’est pas, contrairement aux modalités du principe
contemporain, hégémonique. Cette modalité procédurale ne prévaut qu’à l’égard de certains
recours bien spécifiques, ceux défensifs visant à contester les décisions individuelles. Par
conséquent, la mise en œuvre immédiate des actes réglementaires sera préservée. Ce n’est que
dans les situations où la spécificité de l’intérêt général sera quelque peu atténuée que l’effet
suspensif se déploiera. Ainsi, la solution envisagée à la place du principe contemporain est
adaptée à la situation contentieuse : les recours suspensifs ne prospèrent qu’à condition de ne
pas mettre en péril l’intérêt général et sa réalisation.
296
L’on utilise souvent cette expression à l’égard de la Constitution à laquelle son interprète officiel, le Conseil
constitutionnel, donne vie au travers de ses interprétations. Par ces dernières, le juge constitutionnel peut ainsi
faire évoluer le sens du texte constitutionnel au fil des évolutions de la société et du contexte politique.
819
1679. En second lieu, le système proposé est souple même dans les cas où le recours
provoque automatiquement la suspension de l’acte contesté. Grâce aux contrepoids proposés,
l’effet suspensif n’est pas une « fatalité »297. Le fait que soit reconnue aux auteurs de l’acte
susceptible d’être suspendu la capacité de décider l’exécution immédiate permet au système
défendu de s’adapter. Dans le même sens, la faculté du juge saisi de rétablir l’effet suspensif
en contrôlant la « régularité » de l’exécution immédiate accentue cette impression que rien
n’est figé. Le bénéfice majeur de la proposition formulée serait presque dans cette aptitude du
système construit à se plier à la diversité des litiges contentieux : la solution avancée n’est
qu’un socle dont les parties devront faire usage pour l’adapter aux réalités. Sans dire que
l’avenir de la proposition réside entièrement entre les mains des acteurs, sa flexibilité leur
donne une opportunité de coller aux caractéristiques des litiges. D’ailleurs, c’est grâce à une
telle perspective que le système défendu pourra se perfectionner au travers d’évolutions
postérieures comme ce peut être le cas du contentieux des permis de construire (2).
1680. Le contentieux des permis de construire est ici mis en lumière. Dans le contexte de ce
travail, son examen laisse entendre l’idée qu’en ce domaine, les adaptations du système
proposé sont plausibles298. Pour démontrer que la solution proposée n’est pas rigide et qu’elle
peut adapter ses incidences pratiques, le choix des litiges concernant les autorisations
d’urbanisme – actes individuels potentiellement concernés par l’effet suspensif – s’est
imposé.
1681. La saisine du juge d’une requête contre une autorisation d’urbanisme est, par ses
caractéristiques, de celles qui pourront bénéficier d’un effet suspensif. Cependant, le fait que
ce soit celui-ci que l’on retienne s’appuie sur ses particularités. Parmi elles, l’on peut rappeler
qu’en matière de procédure contentieuse, l’urbanisme « est, pour bien des raisons, propice à
l’initiative et à l’innovation. Le nombre et la densité juridique des recours ; la diversité et
l’importance des enjeux - droit de propriété, politiques d’aménagement et d’environnement -
297
Au sens où il serait impossible d’y échapper ou d’y déroger.
298
Ce qui est finalement paradoxal quand on pense que le syndicat de la juridiction administrative avait pu, lors
de journées d’étude de Décembre 1976, notamment proposer d’attribuer un effet suspensif aux recours contre
l’attribution d’un permis de construire (c’était également le cas des autorisations de déboisement, des refus de
dispense du service national, des décisions de révocation ou de mutation d’un agent public ainsi que les
autorisations de licencier les salariés protégés). V. sur cette proposition, J. Robert, « Journées d’études du
syndicat de la juridiction administrative (Décembre 1976) », RDP , 1977, p. 1379 ; J.-M. Woehrling, « Réflexions
sur une crise : la juridiction administrative à la croisée des chemins », in Service public et libertés : Mélanges
offerts au professeur Robert-Édouard Charlier , 1981, Paris, Éd. de l’Université et de l’enseignement moderne,
pp. 353-354 et 366-367.
820
dont le droit de l’urbanisme doit organiser la combinaison ; la configuration procédurale de
type triangulaire dans laquelle, face au requérant, la défense de l’acte attaqué est assurée par
son bénéficiaire plus que par l’administration : toutes ces données concourent au caractère
créatif et imaginatif du contentieux du permis »299. Si l’on souhaite faire apparaître la capacité
d’évolution du système proposé, le domaine de l’urbanisme, toujours à l’avant-garde, paraît
bien le plus approprié.
1682. Au-delà de cette seule considération, l’urbanisme présente d’autres caractéristiques
intéressantes. C’est de loin le domaine le plus sensible et le plus perméable aux recours
dilatoires ou abusifs. Or, en attachant à ces recours un effet suspensif, l’on risque de renforcer
cette propension à détourner les recours de leur vocation première. Offrir la possibilité aux
requérants de voir l’exécution matérielle des autorisations contestées être suspendue risque
d’accroître la potentielle utilisation condamnable de la justice. L’interrogation de Maître Vier,
avocat au Conseil d’État et à la Cour de cassation, confirme ce fort risque
d’instrumentalisation procédural dans le domaine de l’urbanisme : « en dehors de l’urbanisme
et de ses recours mafieux, des voisins malgracieux, des gens qui cherchent à se faire un peu
d’argent, en monnayant un désistement, y a-t-il d’autres cas statistiquement significatifs,
d’instrumentalisation du juge de ce genre ? Je n’en suis pas sûr »300. En relevant que « les
désistements peuvent aisément être monnayés lorsque les intérêts en jeu sont suffisamment
importants »301, le poids, financier et matériel, de ceux mobilisés par les autorisations
d’urbanisme expose leur contestation à de fâcheux arrangements. C’est ce que confirmait le
professeur Noguellou affirmant que « les enjeux financiers liés à l’exécution de la décision
administrative sont tels qu’ils peuvent générer des recours "crapuleux", dont le seul objet est
de monnayer un désistement »302. La situation est telle que la sanction pécuniaire d’éventuels
recours abusifs et le reste des contrepoids y sont inefficaces, impliquant que le contentieux
des autorisations d’urbanisme soit sujet à une adaptation.
1683. Ce probable ajustement pratique du schéma construit est d’autant plus plausible que le
nombre de recours contre les autorisations d’urbanisme a récemment explosé303. Le cocktail
d’un contentieux fourni où les requérants sont susceptibles de tenter d’abuser la justice
combiné à un effet suspensif est inquiétant. La situation est encore plus préoccupante quand
299
D. Labetoulle, « Bande à part ou éclaireur ? », AJDA, 2013, p. 1899.
300
Ch.-L. Vier, in H. Cassara, N. Belkacem et Ch. Pouly, « Table ronde : l’instrumentalisation de l’intérêt à agir
devant les juridictions administratives », in C. Teitgen-Colly (dir.), L’accès au juge, 2016, LGDJ, Issy-les-
Moulineaux, Grands Colloques, p. 179.
301
D. Bailleul, op. cit., p. 59
302
R. Noguellou, « Les recours abusifs », op. cit., p. 3.
303
V. sur ce point, D. Gillig, « Explosion du contentieux de l’urbanisme », Constr.-Urb., 2012, Focus n° 22.
821
on pense « qu’en pratique un recours en annulation contre une autorisation d’urbanisme soit
paralysant, car il bloque généralement le financement des opérations immobilières, le spectre
d’une condamnation à la démolition freinant les organismes financiers et les notaires. La seule
introduction d’un tel recours conduit en conséquence à retarder considérablement l’exécution
des travaux et peut même aboutir à l’abandon du projet »304.
1684. L’exercice d’un recours destiné à contester une autorisation d’urbanisme affecte sa
mise en œuvre pratique puisqu’elle n’est pas exécutée par son bénéficiaire. Sans même que le
recours ne soit suspensif, « le caractère exécutoire de l’acte administratif demeure, mais
l’incertitude sur le devenir du permis paralyse toute utilisation »305. Souvent, cette paralysie
est le fruit de la rédaction des contrats de financement qui contiennent généralement des
clauses conditionnant le déblocage des fonds à la purge des recours. Par conséquent, ces
stipulations font « obstacle à toute construction pendant la durée des instances devant les
juridictions administratives soit en moyenne 6 à 7 années, depuis le recours gracieux, jusqu’au
recours devant le Conseil d’État »306. Pendant ce long délai, « compte tenu des modifications
d’équilibre économique des opérations sur ces longues périodes, des modifications des
normes de construction qui rendent les projets initiaux totalement caducs, voire de clauses
contenues dans les mêmes contrats de financement qui organisent cette caducité au bout d’un
certain délai, les constructions ne sont plus réalisables, et les projets sont non seulement
bloqués mais même souvent purement et simplement abandonnés »307.
1685. Or, c’est à raison de cette suspension « factuelle » que les requérants peuvent parasiter
la justice en empêchant la réalisation des projets ou, pour les plus malveillants, soutirer aux
bénéficiaires des autorisations une somme d’argent ou un avantage en contrepartie de leur
désistement. Le souci, c’est qu’il est justement question de rajouter, par le système construit,
un effet suspensif institutionnalisé.
1686. Une telle solution, malgré son crédit et les vertus des dialogues censés l’accompagner,
peut avoir de graves conséquences sur la construction immobilière et l’administration de la
justice. Certes, « la majorité des requérants ne sont pas mafieux, et ne font pas de recours
abusifs, et bien plus que la majorité, la quasi-totalité »308 au point que l’avocat déjà cité puisse
304
S. Marie, « Recours abusifs et recours "mafieux" : la chasse est ouverte ! », AJDA, 2013, p. 1909.
305
J. Tremeau, « La régulation de l’accès au prétoire : la redéfinition de l’intérêt pour agir », AJDA, 2013,
p. 1901.
306
F. Rolin, « Quelques solutions simples pour lutter contre les effets de blocage des recours en matière
d'autorisation d'urbanisme », http://www.lagazettedescommunes.com/163553/quelques-solutions-simples-pour-
lutter-contrer-les-effets-de-blocage-des-recours-en-matiere-dautorisation-durbanisme/ [consulté le 02/11/2017].
307
Ibid .
308
H. Cassara, « Débats », in C. Teitgen-Colly (dir.), op. cit., p. 181.
822
reconnaître avoir « du mal à croire que l’effort de construction en France soit ralenti ou freiné
par le simple fait qu’il y ait ces quelques recours malveillants »309. Le constat doit également
être nuancé dans le sens où « le contentieux des autorisations d’urbanisme devant les
tribunaux administratifs ne porte que sur une très faible proportion des autorisations (environ
1 %) et ne croît pas » 310 permettant de penser que les inquiétudes soulevées ne risquent de
concerner qu’une proportion infime des permis de construire. Néanmoins, l’on ne peut ignorer
que le recours est devenu, dans certaines régions sensibles, « un moyen de pression sur les
pétitionnaires […] un instrument de chantage, le désistement du recours étant monnayé »311.
La difficulté est d’autant plus importante que ce contentieux « porte dans une proportion
considérablement renforcée sur des opérations importantes et a alors des conséquences
économiques lourdes »312. Enfin, et toujours sur un plan statistique, il est important de relever
que « parmi les diverses branches du contentieux de l’urbanisme, celle des autorisations
d’urbanisme donne lieu à un nombre significatif de désistements (de 15 à 20 % des
affaires) »313, confirmant que les recours abusifs restent nombreux. Par conséquent,
l’introduction d’un effet suspensif attaché aux recours semble poser quelques problèmes.
1687. Toute la problématique tourne autour de la question, déjà mentionnée, « des retards
occasionnés à des opérations immobilières par des recours plus ou moins justifiés »314.
L’enjeu dépasse la problématique de l’abus des recours juridictionnels puisque ceux-ci,
mafieux ou non, amènent les banques à suspendre le financement et consécutivement la mise
en œuvre du projet. Ainsi, même « dans une situation juridique où l’on peut dire à la banque
que rien dans la requête ne pourra nuire au projet, la banque refusera toujours d’accorder son
financement. C’est aussi une réalité que les pouvoirs publics et les juges doivent prendre en
compte »315. C’est donc une « épreuve de force qu’engagent souvent le requérant et le
bénéficiaire de l’autorisation contestée, le premier trouvant avantage à prolonger au maximum
l’incertitude pesant sur la légalité de cette autorisation, le second cherchant à donner à penser
que l’exécution des travaux a été entreprise, pour provoquer une demande de suspension en
référé »316. Les recours, peuvent donc servir à gagner du temps sur la future exécution des
309
Ch.-L. Vier, op. cit., p. 179.
310
R. Noguellou, « L’intérêt à agir et le contentieux de l’urbanisme », in C. Teitgen-Colly (dir.), op. cit., p. 129.
311
B. Seiller, « Une efficacité renforcée… », op. cit., pp. 193-194.
312
R. Noguellou, « L’intérêt à agir… », op. cit., p. 129.
313
Ibid., p. 129.
314
Ibid., p. 130.
315
H. Cassara, op. cit., p. 181.
316
Ph. Pelletier (dir.), « Propositions pour une meilleure sécurité juridique des autorisations d’urbanisme »,
http://www.ladocumentationfrancaise.fr/var/storage/rapports-publics/054000147.pdf [consulté le 02/11/2017],
p. 56.
823
autorisations contestées ou encore, vu les conséquences économiques importantes, servir de
« moyen de pression »317 à l’égard des promoteurs ou des bénéficiaires du projet. Les
professionnels n’hésitent d’ailleurs pas à dire « qu’ils se trouvent fréquemment confrontés à
des contentieux qui s’apparentent à un chantage financier »318. La chambre criminelle de la
Cour de cassation a même réagi en retenant la qualification « d’escroquerie » vis-à-vis de
requérants ayant formé des recours dans le seul but de bénéficier d’un désistement
monnayé319. Le dévoiement320 est tel que « la survenance d’un projet de construction dans un
quartier est parfois perçue comme une aubaine par des voisins, certains qu’ils sont d’obtenir
une contrepartie à l’abandon d’une action contentieuse aisément introduite »321.
1688. Face à ce constat, le droit positif et la doctrine n’ont pas manqué d’imaginer des
remèdes, entièrement orientés vers une direction diamétralement opposée à l’idéologie du
schéma proposé. L’effet suspensif automatique des recours juridictionnels serait à contre-
courant de l’évolution de ce contentieux322 : plutôt qu’à une revalorisation ou une
amélioration de la position des requérants, le droit positif et la doctrine s’orientent vers une
restriction des facultés d’action des requérants. Ainsi, la question centrale des litiges relatifs
aux autorisations d’urbanisme tourne autour de l’appréciation resserrée de l’intérêt à agir323.
Par exemple, en déclarant, par le biais de l’article L. 600-1-1 du Code de l’urbanisme324,
irrecevable toute requête contre une autorisation d’urbanisme d’une association constituée
après son édiction, les requêtes de circonstances ou d’opportunité sont visées. D’autres
317
R. Noguellou, « Les recours dans les montages immobiliers : l’intérêt à agir », Actes pratiques et ingénierie
immobilière, 2013, ét. n° 2, p. 13.
318
Ph. Pelletier (dir.), op. cit., p. 60.
319
Cass. crim., 22 janv. 2014, req. n° 12-88042.
320
L’on parle, très pudiquement et commodément d’ailleurs, de « recours abusifs » en la matière. V. not. en ce
sens, P. Hansen, « Les recours abusifs dans le contentieux de l'urbanisme », BJDU , 2005, p. 234.
321
J. Tremeau, op. cit., p. 1901.
322
V. not. en ce sens, la position du Conseil d’État, cf. Conseil d’État, L’urbanisme, 1992, Paris, La
Documentation française, Les Études du Conseil d’État, 203 p.
323
Ch. Vigouroux, « Intérêt pour agir et urbanisme : où en est la jurisprudence ? », BJDU , 1994, n° 3, p. 4 ;
J. Moreau, « L’intérêt à agir dans le contentieux administratif de la légalité en matière de permis de construire »,
in Mélanges offerts à Emmanuel Langavant, 1999, Paris, Montréal, l’Harmattan, p. 317 ; D. Labetoulle, « Droit
du contentieux de l’urbanisme et du droit du contentieux administratif », in Gouverner, administrer, juger : liber
amicorum Jean Waline , 2002, Paris, Dalloz, p. 629 ; R. Noguellou, « Intérêt pour agir et contentieux de
l’urbanisme », in Études offertes au professeur René Hostiou , 2008, Paris, Litec, p. 435 ; R. Noguellou, « Les
recours dans les montages… », op. cit., p. 13.
324
Sa rédaction a pu être inspirée par une décision juridictionnelle allant en ce sens et qui l’a précédée, cf. CAA
Lyon, 22 juin 2006, req. n° 06LY00237 et 06LY00238, Société Celaur énergies et Mme Derail : Rec. Leb.,
p. 604. Il a été introduit par la loi n° 2006-872 du 13 juillet 2006 portant engagement national pour le logement.
Il est également important de préciser que ce dispositif de l’article L. 600-1-1 a été, malgré les doutes à son
propos, déclaré conforme autant à la Constitution (Cons. const., 17 juin 2011, n° 2011-138 QPC, Association
Vivraviry : D ., 2011, p. 1492, note O. Le Bot ; D ., 2011, p. 2694, obs. F.-G. Trébulle ; RDI, 2011, p. 465, obs.
P. Soler-Couteaux ; Constitutions, 2011, p. 577, chron. A. Faro) qu’à l’article 6 de la Convention européenne des
droits de l’homme (CAA Bordeaux, 3 févr. 2009, req. n° 08BX00890, Association de défense de
l’environnement vent de la gartempe : RDI, 2009, p. 559, obs. P. Soler-Couteaux).
824
éléments325 vont dans ce même sens en visant à renforcer les contraintes procédurales qui
enserrent les potentiels requérants en matière d’urbanisme.
1689. Le contentieux des autorisations d’urbanisme tend à restreindre les prérogatives des
requérants, ce qui contredit frontalement la philosophie contentieuse dont l’introduction est
proposée. Pour autant, vu le contexte particulier de ces litiges, cette limitation, sans retenir
notre préférence, n’est peut-être pas la pire option. D’autres propositions visent par exemple à
sécuriser les actes contestés en instaurant « un nouveau paradigme selon lequel la
régularisation est la règle et l’annulation l’exception qui rendrait les professionnels moins
inquiets à l’égard des risques encourus dans le cadre d’un contentieux du permis de
construire »326. De telles perspectives aboutissent à bouleverser complètement le rapport entre
la sécurité juridique et la légalité au bénéfice de la première, ce que l’on se refuse de faire.
1690. Seulement, faire profiter les requérants qui contestent une autorisation d’urbanisme de
la suspension de son exécution risque d’aggraver le constat précédent. Cela renforcerait la
volonté de ceux qui détournent l’usage de la justice, voire les encouragerait à le faire. La
situation est paradoxale puisque le bénéficiaire de l’acte souhaite généralement qu’un référé-
suspension soit entrepris afin « d’avoir un indicateur sur un éventuel doute sérieux, même
seulement “en l’état de l’instruction”, concernant la légalité du permis »327. Ce qu’il désire,
c’est finalement obtenir une première appréciation de la requête afin de pouvoir envisager la
« suite ». Mais le contentieux de l’urbanisme ne semble guère prêt à accueillir en tant que
principe l’effet suspensif.
325
L’ordonnance n° 2013-638 du 18 juillet 2013 relative au contentieux de l'urbanisme faisant suite au rapport
Labetoulle a par exemple réduit le spectre de l’intérêt à agir des requérants individuels en complément de celui
évoqué pour les associations. Celui-ci était en effet encore apprécié avec une grande bienveillance, la seule
qualité suffisante de voisin pour constituer un intérêt à agir contre une autorisation d’urbanisme étant appréciée
avec une grande libéralité remarquable (est un voisin celui qui loue un bureau ou un garage à proximité du
projet : CE, 11 déc. 1991, Gaudin , req. n° 103369 : Rec. Leb., p. 1110 et 1264 ; celui qui habite à plus de 700
mètres du projet : CE, 15 avril 1983, req. n° 28555, Commune de Menet : Rec. Leb., p. 154 – CE, 24 juin 1991,
req. n° 117736, Société Scaex Inter Provence-Côte d’Azur : Rec. Leb., p. 1110 et 1264 ; Quot. jur., 1991, n° 138,
p. 8, note anonyme – CE, 15 avril 2005, req. n° 273398, Association des citoyens et contribuables de la
communauté des communes Saane-et-Vienne (ACSV) et autres : Rec. Leb., p. 901, 1012, 1013 et 1143 ; BJDU ,
2005, n° 3, p. 197, concl. F. Séners ; DA, 2005, n° 7, comm. n° 109, p. 35, note P. Cassia). Après avoir été
temporellement limitée, comme les associations (C. urb., art. L. 600-1-3), le requérant doit établir qu’il est
susceptible de subir un préjudice du fait de la construction projetée et non plus qu’il est un simple voisin (CE,
10 févr. 2016, req. n° 387507, M. et Mme Peyret et M. et Mme Vivier : Rec. Leb., p. 891 et 996 ; AJDA, 2016,
p. 971, concl. A. Bretonneau ; BJDU , 2016, n° 3, p. 239, concl. A. Bretonneau ; Gaz. Pal., 2016, n° 13, p. 27,
note A. Sayede Hussein ; DA, 2016, n° 6, comm. n° 42, note C. Raux ; Construction-Urbanisme, 2016, n° 4,
comm. n° 52, note D. Gillig ; LPA, 2016, n° 123, p. 10, note F. Nicoud). D’autres particularités appuient encore
cette tendance à la sécurisation des autorisations d’urbanisme et à la limitation de leur contestation. L’article
L. 600-7 du Code de l’urbanisme prévoit effectivement la possibilité pour le défendeur de former une demande
reconventionnelle qui doit lui permettre d’obtenir réparation du préjudice subi du fait d’un recours exercé dans
des conditions qui excèdent la défense des intérêts légitimes du requérant. En clair, il s’agit d’une procédure qui
permet d’offrir aux bénéficiaires d’autorisations d’urbanisme une perspective d’indemnisation pour le préjudice
causé par des recours parasites, et d’avoir un effet dissuasif sur les requérants. L’idée est donc, globalement, de
resserrer « l’entonnoir » du contentieux pour protéger les autorisations d’urbanisme des conséquences pratiques
de leur contestation.
326
F. Rolin, op. cit.
327
J. Tremeau, op. cit., p. 1901.
825
1691. Exclure ce contentieux reviendrait à faire une exception au système proposé et à renier
une partie de son crédit. En outre, malgré le caractère « autonomiste »328 de cette matière, tout
justiciable a intérêt, dans un État de droit, à faire annuler un acte illégal. Les recours, peu
importe leur usage, sont toujours la garantie du respect de la légalité et, dans ce domaine, ils
permettent de préserver l’environnement ou la politique urbaine. En quelque sorte, « le droit
au recours contre les décisions administratives ne peut pas être supprimé ou réduit
drastiquement, tout simplement parce que nous sommes dans un État de droit et que la
possibilité de contester des décisions d’urbanisme, qui ont un effet important pour le
voisinage, fait partie des logiques essentielles de la démocratie administrative : le propriétaire
d’un fonds voisin qui conteste le permis de construire un immeuble, n’abuse pas de son droit,
il essaye de protéger sa propriété. On peut en contester les motivations, mais cela ne
caractérise pas un abus du droit d’ester en justice »329. Notre opinion est finalement partagée
sur cette question du contentieux des autorisations d’urbanisme entre la nécessaire restriction
de la capacité des requérants à perturber les constructions et celle, promue, de leur protection.
Là encore tout est question d’équilibre entre la philosophie défendue et la confrontation avec
les réalités pratiques.
1692. La solution, plutôt qu’une exception, est de laisser la porte ouverte à un éventuel
assouplissement, illustration de la capacité d’adaptation du système. En quelque sorte, il s’agit
de démontrer, à travers cet exemple, que la proposition n’est pas inflexible et qu’elle saura se
plier aux exigences des situations litigieuses. Pour en revenir au contentieux évoqué, l’on peut
s’y inspirer de l’exemple allemand, abouti sur la question de la contestation des « actes à
double effet », qui supportent une opposition entre particuliers. Le principe de l’effet
suspensif allemand, confronté à ces actes, est largement atténué et va dans le sens d’une
adaptation précise.
1693. L’effet du recours sur l’acte dépend de la nature des situations litigieuses et peut même
être remis en cause. En premier lieu, le recours visant à contester un permis de construire
accordé pour un bâtiment à usage professionnel est suspensif tandis que celui visant un permis
pour un bâtiment à usage d’habitation n’a pas cet effet. Au-delà de cette particularité, le
328
D. Labetoulle, « Bande à part ou éclaireur ? », op. cit., p. 1897. Ce mouvement viserait selon les termes du
président Labetoulle à doter le contentieux de l’urbanisme d’un régime distinct et spécifique de celui du
contentieux administratif de droit commun. Cependant, le président Labetoulle, a également pu exprimer la
volonté de ne « ne pas accentuer le particularisme, déjà très marqué du contentieux de l'urbanisme sans de
solides justifications [...] ; à trop le distinguer du contentieux administratif général, on introduirait une forme de
désordre et on s'exposerait, en outre, à des critiques sur le terrain de l'égalité devant la justice » (« Construction
et droit au recours : pour un meilleur équilibre », rapport du groupe de travail créé par lettre du 11 février 2013
de Madame Cécile DUFLOT, ministre de l’Égalité des territoires et du Logement, http://www.cohesion-
territoires.gouv.fr/IMG/pdf/Rapport_Labetoulle.pdf [consulté le 02/11/2017], p. 5.
329
F. Rolin, op. cit.
826
système allemand peut s’ajuster : dans le premier cas, le destinataire peut demander à l’auteur
de l’acte d’ordonner son exécution immédiate et dans le second, le requérant peut réclamer le
sursis à exécution. Mieux, les mesures décidées par les autorités pourront être modifiées,
annulées ou confirmées par le juge après une mise en balance des intérêts. Le schéma instaure
donc un principe en fonction des cas ouverts pour ensuite laisser la liberté aux acteurs engagés
de l’affiner.
1694. Sans reprendre à l’identique la solution allemande, l’on peut en emprunter l’esprit.
L’idée n’est pas d’utiliser la distinction guidée par la vocation professionnelle ou à usage
d’habitation du bâtiment à construire. L’on souhaite ainsi maintenir une distribution uniforme
des caractéristiques procédurales évoquées. Seulement, les contrepoids peuvent n’être qu’une
base que les protagonistes doivent pouvoir faire évoluer. L’objectif est d’assurer la libération
de l’effet suspensif en encourageant sa possible remise en cause, si nécessaire. Par exemple,
en sus de la prononciation, par les autorités, de l’exécution immédiate, les particuliers doivent
pouvoir réclamer l’exécution auprès de l’administration ou du juge. En jetant un premier
regard sur les chances de succès du recours, il serait possible d’adapter les caractéristiques
procédurales. Ainsi, l’urbanisme pourrait demeurer dans le giron de l’effet suspensif tout en
s’adaptant à ses particularités. En outre, la situation du bénéficiaire de l’acte s’en trouverait
clarifiée, puisqu’il n’aurait plus le droit de mettre en œuvre le projet là où le seul manque de
soutien financier l’en empêchait auparavant.
1695. L’application du système proposé au contentieux de l’urbanisme, comme pour les
autres domaines concernés, dépendrait en grande partie de l’implication des acteurs
contentieux. L’urbanisme, dont on ne souhaite pas faire une exception, illustre la conception
retenue de la proposition formulée. L’introduction de l’effet suspensif dans un champ délimité
forme le socle de l’équilibrage recherché mais doit en même temps pouvoir s’adapter aux
différentes situations litigieuses. L’idée, sans le remettre en cause, serait de donner aux parties
l’opportunité, dans certains domaines sensibles, de débattre de sa pertinence au fil de la
pratique contentieuse.
1696. La flexibilité du schéma envisagé est un avantage immédiat pour le contentieux
administratif tant cette caractéristique lui permet d’adapter la procédure aux litiges.
Néanmoins, la modification d’un tel principe, symbole de la philosophie traditionnelle du
contentieux administratif ne peut limiter son incidence à la relation immédiate des parties
engagées. Dès lors, l’on peut également parler des avantages contentieux indirects
(paragraphe 2) de la proposition formulée.
827
Paragraphe 2 – Les avantages contentieux indirects
1698. Le contentieux administratif met aux prises des parties qui confrontent leurs
argumentations respectives à propos de la conformité de l’acte à la légalité. Cet antagonisme
n’est que la face visible d’un affrontement plus insidieux dessiné par les intérêts
dissemblables de ces parties. Or, l’adaptation de ses caractéristiques procédurales aux
situations litigieuses est de nature à assurer une plus grande maîtrise de cette tension entre les
intérêts défendus par le requérant et ceux portés par l’acte administratif (2). Au-delà de cette
amélioration de la capacité du contentieux à régler ce type de conflit, une telle modalité
intéresse aussi la construction du contentieux administratif. La question de la suspension
concerne le conflit des notions cardinales que sont la légalité et la sécurité juridique. Jusque-
là, le deuxième élément était quelque peu privilégié sans que la légalité ne soit pour autant
330
Au sens où elle s’intéresse aux seules incidences du système défendu à l’égard des individus, des citoyens,
bref des potentiels requérants.
828
complètement délaissée. Sans inverser ce rapport de forces, l’aménagement d’un effet
suspensif, même délimité, est de nature à améliorer la maîtrise de la tension entre légalité et
sécurité juridique (1).
331
CE, ass., 24 mars 2006, req. n° 288460, 288465, 288474 et 288485, Société KPMG et Société Ernst & Young
Audit et autres : Rec. Leb., p. 154 ; RFDA, 2006, p. 463, concl. Y. Aguila, p. 483 ét. F. Moderne ; BJCP , 2006,
p. 173, concl. Y. Aguila et obs. Ph. Terneyre ; AJDA, 2006, p. 841, trib. B. Mathieu, p. 897, trib. F. Melleray,
p. 1028, chron. C. Landais et F. Lenica, p. 2214, ét. L. Tesoka ; D., 2006, p. 1190, ét. P. Cassia ; Europe, mai
2006, p. 9, note D. Simon ; JCP , 2006, I, n° 150, p. 1229 chron. B. Plessix, II n° 10113, note J.-M. Belorgey ;
JCP A, 2006, n° 1120 ; Procédures, mai 2006, p. 4, note B. Travier ; RDC, 2006, p. 856, note P. Brunet ; RDP ,
2006, p. 1169, ét. J.-P. Camby ; RTD civ., 2006, p. 527, obs. M. Encinas de Munagorri ; Rev. Soc., 2006, p. 583,
obs. Ph. Merle ; RDP , 2007, p. 285, ét.. J.-M. Woehrling. Il est à noter également que le Conseil d’État en a fait
le thème central de ses travaux annuels à deux reprises, cf. Conseil d'État, Rapport public 1991 , 1991, Paris, La
Documentation française, Études et Documents du Conseil d’État, n° 43, p. 15 ; Conseil d'État, Rapport public
2006, 2006, Paris, La Documentation française, Études et Documents du Conseil d’État, n° 57, p. 223.
332
CJCE, 14 juill. 1972, aff. n° 57-69, Azienda Colori Nazionali – ACNA S.p.A. c/ Commission des
communautés européennes : Rec., p. 934.
333
CEDH, 13 juin 1979, aff. n° 6833/74, Marckx c/ Belgique : AFDI, 1980, p. 317, note R. Pelloux ; JDI, 1982,
p. 182, obs. P. Rolland ; GACEDH , 8ème éd., 2017, Paris, PUF, Thémis, n° 51, p. 603.
334
Cons. const., 16 déc. 1999, n° 99-421 DC, Codification par ordonnance : Rec. Cons. const., p. 136 ; AJDA,
2000, p. 31, note J.-E. Schoettl ; RFDC, 2000, p. 120, note D. Ribes ; RTD Civ., 2000, p. 186, note N. Molfessis ;
DA, 2002, n° 4, chron. n° 7, p. 6, note H. Moysan.
335
Cons. const., 21 janv. 1994, n° 93-335 DC, Loi portant diverses dispositions en matière d'urbanisme et de
construction : Rec. Cons. const., p. 40 ; RA, 1994, p. 75, note J. Morand-Deviller ; RFDC, 1994, p. 364, note
F. Mélin-Soucramanien ; RFDA, 1995, p. 7, note P. Hocreitère.
829
1701. Au regard de la perspective de ce travail, c’est dans cette dernière optique que la
sécurité juridique devra être entendue, comme un moyen de réduire l’incertitude et de
permettre à l’ordre juridique d’inspirer une forme de confiance. En l’évoquant dans le cadre
contentieux et de sa possible collision avec la légalité, il ne pouvait être question de la sécurité
juridique comme garantie de l’intelligibilité des règles. En déposant un recours, le requérant
cherche à évincer l’acte et à remettre en cause la situation qu’il établit ce qui peut porter
atteinte à la stabilité du droit positif. Dès lors, des deux dimensions inhérentes à la sécurité
juridique, la qualité et la prévisibilité, c’est sa deuxième facette qu’il faut concilier avec la
défense de la légalité. L’on peut alors rappeler que « la sécurité est sans nul doute une des
finalités du droit, et ce doit être plus précisément, d’un point de vue fonctionnel, parmi ses
premières qualités »336. La stabilité traduit justement cette idée de sécurité que la société
recherche autour du contenu des règles juridiques au point de devenir pour certains « le besoin
juridique élémentaire et, si l’on ose dire, animal »337.
1702. Avant d’entrer dans l’étude de cette tension, il y a un paradoxe à opposer la sécurité
juridique et la légalité. En effet, la jurisprudence KPMG , en élevant la sécurité juridique au
rang de principe général du droit, n’en fait pas une concurrente de la légalité. Au contraire,
elle « introduit expressément dans l’ordre juridique national le principe de sécurité juridique
en tant que norme de référence du contrôle de légalité »338. Par conséquent, la sécurité
juridique fait partie de la légalité ce qui amène à douter de leur confrontation qui affleure dans
nos propos.
1703. La sécurité juridique est donc intégrée à la légalité et les autorités doivent édicter des
actes clairs sans bouleverser les situations établies339. Dans le cadre du contrôle de légalité de
l’acte, les juridictions vérifieront qu’il ne lui sera pas porté atteinte. L’on peut alors évoquer
une collusion entre la sécurité juridique et la légalité. Seulement, dans le cas où l’acte serait
irrégulier et où le juge le ferait disparaître à la suite d’un recours non suspensif, la question de
la sécurité juridique se pose. L’acte irrégulier aura été exécuté durant l’instance et toutes les
personnes intéressées auront dû s’y conformer. Dès lors, dans le cas où le juge évincerait
l’acte illégal, il peut naître une forme d’instabilité du droit positif. L’illustration typique de
cette situation résulte de l’annulation rétroactive d’un acte : les personnes qui l’auraient
appliqué de bonne foi se retrouvent en porte à faux, le juge les obligeant à remonter le temps.
336
B. Pacteau, « La sécurité juridique, un principe qui nous manque ? », AJDA, 1995, n° spéc., p. 151.
337
J. Carbonnier, Flexible droit, 7ème éd., 1992, Paris, LGDJ, p. 172.
338
B. Mathieu, « Le principe de sécurité juridique entre au Conseil d’État », AJDA, 2006, p. 841.
339
Du moins, pas sans prévoir ni organiser la mise en place de mesures transitoires. V. en ce sens, CE, sect.,
13 déc. 2006, req. n° 287845, Mme Lacroix : RFDA, 2007, p. 6, concl. M. Guyomar ; AJDA, 2007, p. 358, chron.
F. Lenica et J. Boucher ; D., 2007, p. 847, note O. Bui-Xuan.
830
C’est donc suite au constat d’une illégalité administrative, lorsque le juge en tire les
conséquences, que la contradiction entre la légalité et la sécurité juridique peut apparaître.
1704. Ce conflit doit, vu sa configuration, être arbitré par le juge lorsqu’il rend sa décision.
Or, on l’a déjà évoqué, la tendance n’a pas penché vers la défense rigoureuse de la légalité.
Au contraire, le juge a développé, avec de nouvelles prérogatives, des moyens de contourner
l’utilisation de ses pouvoirs l’amenant à remettre en cause des actes dont l’exécution a déjà
été entamée. Sans revenir dans le détail sur ces mécanismes340, il n’en demeure pas moins que
le juge assume de faire primer la sécurité juridique sur la légalité en encourageant par
exemple la régularisation. La vie économique et sociale française 341 semble aujourd’hui ne
plus pouvoir supporter une instabilité liée au bouleversement de l’ordre juridique. La
complexité et l’inflation normative sont assez vertement critiquées pour l’incertitude qu’elles
font peser sur l’état du droit positif. La remise en cause de situations établies ne paraît pas
supportable, amenant le juge à les « sauver ».
1705. Sans remettre en cause ce comportement, le principe de légalité semble en pâtir de
manière prononcée. Entre ce qui n’est pas substantiel, ce qui peut être régularisé et les
modulations possibles, le principe de légalité voit sa capacité contraignante considérablement
réduite. Quel est l’intérêt d’y insérer des normes pour ne pas les appliquer ou pour en écarter
l’application dès lors qu’elles seraient « embarrassantes » ? Le respect de la légalité ne doit
pas devenir une option qui s’appliquerait à la carte, au gré des situations contentieuses.
1706. Certes, ce n’est heureusement pas le cas même si la nette tendance à la préférence pour
la sécurité juridique risque de tourner au déséquilibre. L’introduction d’un effet suspensif
permettrait de rééquilibrer quelque peu le rapport entre ces deux notions puisque, lorsque le
juge adopterait sa décision, l’acte n’aurait reçu aucune application matérielle, lui évitant de
devoir constater l’illégalité sans pouvoir en tirer de conséquences. L’effet suspensif libèrerait
la mobilisation, par le juge, de ses pouvoirs les plus énergiques. Les requérants n’auraient
alors plus la fâcheuse impression que le juge donne l’illusion d’avoir rendu la justice en
constatant l’illégalité en même temps que son impuissance à intervenir. L’effet suspensif
neutralisera cette situation de « fait accompli » devant lequel il peut se trouver en intervenant
après l’exécution. Il n’y aura alors plus à choisir entre la sécurité juridique et la légalité, la
sanction de cette dernière n’entraînant pas de bouleversement.
340
Cf. supra, n° 718 et s, p. 353 et s.
341
Ça n’est pas là une spécificité nationale, l’ensemble de la communauté internationale pouvant faire ce même
constat.
831
1707. Par conséquent, cette modification procédurale donnera aux juges la possibilité de
maîtriser la « tension que nous ressentons entre la stabilité des situations juridiques, qui est
tout de même une des fonctions sociales du droit, et une vision plus rigoureuse mais un peu
trop abstraite du principe de légalité »342. Le système éviterait ainsi une forme de
détraquement du système juridique et son aspiration par la sécurité juridique. En redonnant
aux juges le pouvoir de défendre la légalité sans craindre de déstabiliser la société, l’on évite
au contentieux d’atteindre le « degré paroxystique de dérèglement » prophétisé par le
professeur Seiller qui évoquait une « schizophrénie » d’un ordre juridique qui crée
« continuellement des normes dont il impose le respect au nom du principe de légalité mais
dont il prévoit par ailleurs que leur violation n’affectera pas nécessairement les actes
incriminés »343. En organisant la suspension de l’acte contesté, l’on sortirait de cette ornière
tant la légalité ne serait plus un péril pour la sécurité juridique.
1708. La proposition avancée contribuerait ainsi à permettre à la procédure administrative
contentieuse de répondre aux enjeux qui sont les siens. Une autre illustration des bénéfices de
cette révolution concerne la meilleure maîtrise de la tension, par le juge, qui existe entre les
intérêts portés par l’acte administratif et ceux que cherche à défendre le requérant (2).
1709. L’exercice d’un recours contre une décision administrative est le fait d’un requérant
qui cherche à satisfaire certains intérêts. Le schéma théorique du contentieux renvoie à la
confrontation d’une série d’intérêts divergents puisque ceux portés par les requérants se
trouvent atteints par le contenu de l’acte contesté. En quelque sorte, le juge doit arbitrer, au
moyen de la légalité, cette opposition des intérêts portés par l’acte contestés avec ceux des
requérants.
1710. Il existe donc une tension entre les intérêts antagonistes portés par l’auteur de l’acte
administratif et ceux qui poursuivent sa « remise en cause ». C’est d’ailleurs à partir de celle-
ci que la procédure administrative contentieuse a été pensée : le constat du déséquilibre de
cette opposition a amené à construire un modèle qui le retranscrit. C’est parce que l’acte porte
des intérêts susceptibles d’intéresser la société que celui-ci pourra être exécuté durant
l’instance. Mieux, c’est parce que les intérêts portés par les actes sont considérés comme
342
D. Labetoulle, « Questions pour le droit administratif », AJDA, 1995, n° spéc., p. 20.
343
B. Seiller, « Les validations préétablies, stade ultime du dérèglement normatif », AJDA, 2005, p. 2384.
832
prioritaires par rapport à ceux du requérant que l’absence d’effet suspensif est devenue un
principe pérenne.
1711. Au-delà de cet aspect, c’est surtout la mission du juge administratif que de maîtriser au
mieux cette tension. Seulement, cette gestion est rendue délicate par la radicalité du principe
de l’absence d’effet suspensif des recours. Malgré l’existence des référés344, la procédure ne
permet pas aux magistrats de suffisamment maîtriser cet antagonisme. En autorisant les
auteurs des actes contestés à poursuivre leur exécution matérielle, la concurrence entre les
intérêts des requérants et ceux portés par l’acte tourne à l’avantage des derniers. La maîtrise
de cette tension est réglée antérieurement à toute analyse concrète sur la base de ce que le
particulier doit céder devant les prétentions du général.
1712. La modification proposée permettra, par l’adaptation des caractéristiques procédurales
aux litiges, d’améliorer le traitement par le juge de cette mission. Le principe contemporain
empêche le juge administratif de se pencher sur ce conflit et d’en assurer une bonne maîtrise.
En réglant d’emblée la question sans nuance, la procédure n’offre pas aux protagonistes le
moyen de gérer au mieux cette contradiction. La déconstruction de la procédure sur ce point
et sa substitution par un schéma plus mesuré est à même de pallier cette carence.
1713. En accordant un effet suspensif, dans certaines situations, au doute qu’exprime le
recours, l’on cesse de faire primer les intérêts défendus au travers de l’acte au seul prétexte
qu’ils sont légitimes à faire plier ceux des requérants. Pour autant, le schéma ne propose pas
de basculer vers un autre extrême, tout autant déséquilibré. L’amélioration de la gestion de la
confrontation des intérêts des parties ne peut résulter que d’un schéma équilibré. L’absence
d’hégémonie dans le système proposé permettrait au contentieux administratif de maîtriser la
lutte de ces intérêts contradictoires. En outre, l’adaptation des caractéristiques procédurales à
la nature des recours améliore également les qualités du contentieux administratif sur ce point.
1714. En ne présupposant plus que les intérêts portés par l’acte sont par principe toujours
supérieurs à ceux des requérants, l’on réceptionnerait la diversité des situations du
contentieux : tous les actes ne sont pas sous-tendus par des intérêts impliquant que leur
exécution ne doive pas être suspendue par un recours. L’abandon de cette domination
écrasante des intérêts défendus par les autorités tend à adapter les caractéristiques du
contentieux aux différentes situations qu’il doit traiter. Ainsi, le contentieux serait plus
efficace dans la réponse qu’il devrait apporter à la tension des intérêts des parties en assurant
une maîtrise équilibrée des débats. Le déséquilibre de la procédure contemporaine sera
344
Dont on a souligné la faiblesse et les insuffisances, cf. supra, n° 276 et s., p. 142 et s.
833
remplacé par un schéma visant à s’adapter aux différentes situations litigieuses. Dans le cadre
de la proposition formulée, certaines conjonctures verront les intérêts de l’acte primer, comme
aujourd’hui, sur ceux des requérants mais il en est d’autres pour lesquelles la perspective sera
inversée. Le schéma proposé permettra de retenir que l’acte individuel contesté ne contient
pas toujours un lien fort avec l’intérêt général ce qui permettra de considérer que les intérêts
portés par les requérants peuvent entraîner sa suspension. L’idée du système est d’aboutir à un
équilibre dans l’appréhension du conflit d’intérêts que contiennent les litiges. Ainsi, le
système proposé recherche l’organisation d’une meilleure gestion de l’opposition entre les
intérêts des parties. Il y arrive car l’organisation de la procédure sera plus adaptée aux
situations litigieuses que le juge doit solutionner.
1715. D’autres éléments peuvent véhiculer l’idée que le contentieux sera ainsi à même de
mieux gérer l’opposition des intérêts évoqués. L’on trouve dans sa souplesse et sa manière de
laisser aux parties le soin d’aménager la règle une arme supplémentaire en ce sens. Que ce
soit dans la possibilité pour l’auteur d’ordonner son exécution immédiate ou dans les
aménagements juridictionnels qui pourront suivre, le système ouvre la porte à une adaptation
précise de la procédure. En bénéficiant d’un cadre établi et néanmoins souple, la procédure
pourra évoluer pour répondre au rapport de forces qui se dégage des litiges. L’organisation du
schéma proposé est donc de nature à proposer aux protagonistes une meilleure gestion de la
tension des intérêts qui s’y opposent.
1716. Cependant, ce n’est pas le seul domaine pour lequel le système proposé est source de
bénéfices, le droit administratif pouvant lui aussi en tirer avantage. À première vue, il n’a
aucune vocation à être impacté par l’évolution de la procédure qui n’est que le support de
l’intervention juridictionnelle visant à faire respecter le droit administratif. Pour autant, l’effet
suspensif des recours valorise le respect de la légalité. Dès lors, le système resserre la
contrainte entre l’activité de l’administration et le droit positif, bénéfice considérable pour
l’application du droit administratif (B).
834
ses normes. Par conséquent, toute modification de sa construction est susceptible de se
répercuter sur le droit administratif. En l’occurrence, la suspension de l’exécution des actes
contestés est susceptible d’améliorer la contrainte juridique sur l’activité administrative (1)
ainsi que la contrainte juridictionnelle sur l’appareil administratif (2), deux éléments
essentiels en vue de l’avènement d’un droit administratif efficace et contraignant.
1718. Le droit administratif tel qu’on l’entend n’est qu’une partie du droit applicable aux
autorités. Derrière cette appellation, l’on retrouve les « règles spécifiques, différentes,
exorbitantes en plus ou en moins du droit “commun” ; règles dont l’application, en cas de
contentieux, relève pour l’essentiel de la compétence d’un juge spécial, le juge
administratif »345. En bref, il est constitué de l’ensemble des règles spéciales applicables à
l’activité administrative. L’on parle ici d’une définition restrictive du droit administratif qui
représente une véritable contrainte à l’égard des autorités administratives.
1719. Certes, le droit administratif n’est pas qu’une contrainte puisqu’elles y puisent aussi
ses privilèges et ses prérogatives. Pour autant, le respect de ce contenu normatif est une
exigence à laquelle l’administration ne peut échapper puisqu’elle ne peut agir qu’en
application de ces règles. C’est ce qu’on a pour habitude de nommer comme le « principe de
légalité », l’ensemble des normes que l’administration doit respecter. Dès lors que
l’administration adopte un acte, elle est contrainte par l’application de ce droit qui commande
sa régularité au point que certains considèrent que « le principe de la légalité est une gêne
pour l’administration »346.
1720. Or, l’application rigoureuse du droit administratif ne semble pas dans l’air du temps.
L’activité administrative paraît traversée par des pressions qui l’amènent à s’écarter du
respect franc de la légalité. Certes, le droit administratif n’a pas relâché son emprise,
seulement, sa contrainte se relâche du fait d’évolutions amenant le contenu du droit
administratif à se « déjudiciariser ». Cette détente de la contrainte juridique sur l’activité
administrative prend sa source dans une pluralité d’éléments : d’une part, l’on retrouve
l’évolution de l’action publique et de ses défis et d’autre part la procédure contemporaine qui
retarde l’application du droit a posteriori de l’exécution de l’acte contesté. La force du
345
P.-L. Frier et J. Petit, op. cit., n° 45, p. 42.
346
A. de Laubadère, J.-C. Venezia et Y. Gaudemet, Droit administratif, 17ème éd., 2002, Paris, LGDJ, Manuel,
p. 97.
835
principe de légalité est ainsi autant menacée par la complexification croissante de l’activité
publique et de ses problématiques que par un vice inhérent à l’organisation procédurale.
1721. La situation interpelle d’autant plus que le contexte dans lequel s’inscrit l’activité
administrative a amené les institutions à repenser les critères permettant d’apprécier la
pertinence des actes administratifs. Aspirée par des préoccupations d’efficacité et
d’efficience347, l’administration se sent de plus en plus à l’étroit dans le principe de légalité :
« la recherche, devenue majeure, de l’efficacité et du rendement ne trouve plus dans le droit
public – tel qu’il demeure, notamment dans un pays comme la France – un cadre approprié à
ses exigences pratiques. Le “New Public Management” […] exerce sur le vieux système de
notre droit des pressions destinées à le faire craquer : d’ores et déjà, ce n’est plus dans le cadre
du droit administratif, même largement entendu, que peut s’accomplir l’action publique »348.
La priorité donnée à la performance ou à l’efficience conduit à faire reculer l’influence des
connaissances juridiques dans le pilotage de l’action administrative, désormais tourné vers la
recherche de compétences techniques.
1722. La transformation de l’activité administrative a poussé la doctrine à utiliser un
nouveau vocabulaire qui illustre cette perte d’influence de la contrainte juridique. La
gouvernance et le management ont désormais supplanté l’idée d’une activité administrative
qui serait le produit des normes juridiques. L’administration prend la forme d’un
« manager »349 dans lequel « le droit n’est plus l’élément central »350 de son activité. Certains,
allant encore plus loin, considèrent que l’État-Juriste, au sens de producteur de normes
juridiques, devient un « État-Manager partout où il fait passer, et jusque dans son propre droit,
les préoccupations d’efficacité avant les considérations relatives à la régularité et à la légalité
de ses interventions »351, ce qui devient progressivement le cas.
1723. La gouvernance s’inscrit expressément dans cette lignée. Ce mécanisme, désormais
courant pour les autorités administratives, « génère ses propres champs normatifs, elle en
arrive à redoubler le droit par de nouveaux mécanismes de pouvoir […] qui permettent de
faire prévaloir la logique de l’effectivité et de la performance sur celle de la régularité »352. Il
est exact que « sans évacuer complètement la question du droit, la gouvernance en fait une
347
Not. sous l’impulsion et l’influence du courant Law and Economics qui prône une vision économique de
l’ordonnancement juridique.
348
J. Caillosse, « Quel droit la gouvernance fabrique-t-elle ? », Dr. et soc., 2009, p. 464.
349
Ibid., p. 463.
350
D. Mockle, La gouvernance, le droit et l’État, 2007, Bruxelles, Bruylant, Mondialisation et droit
international, p. 250.
351
J. Caillosse, op. cit., p. 464.
352
Ibid., p. 464.
836
proposition mineure, la majeure étant dictée par l’amélioration des modes de gestion et des
outils d’intervention »353. Par conséquent, l’importance acquise par la gouvernance peut
mener à une « déjuridicisation »354 de l’activité des autorités administratives.
1724. De manière générale, l’administration a progressivement desserré « l’étau » du droit
administratif sur son activité en cherchant à satisfaire de nouveaux impératifs. Dans le même
temps, l’institution juridictionnelle censée maintenir la pression juridique s’est soumise, sous
l’influence de la procédure, aux faits auxquels elle est confrontée dans le cadre de ses
décisions juridictionnelles. En intervenant après l’existence d’une situation aboutie,
l’intervention juridictionnelle peut être en porte à faux. Cette confrontation à une réalité déjà
constituée dont il faut assurer la remise en cause se heurte à ces impératifs d’efficience. La
rationalité économique et sociale d’une « disparition » de l’acte paraît souvent bien trop faible
pour « motiver » le juge à user de ces prérogatives, preuve d’une forme d’intériorisation de la
problématique administrative.
1725. L’opposition caricaturale entre la régularité de l’action administrative et son
efficacité355 exprime une tendance nette à privilégier la seconde. L’importance du droit dans
la définition du contenu de l’activité administrative est sur le recul. Les principes qui « étaient
sensés gouverner le modèle classique d’administration (publicité, transparence, régularité,
validité, neutralité, égalité, cohérence formelle) ont été beaucoup contestés au nom de
l’efficacité de l’action tant pour la gestion des personnes que pour la détermination des
actions à entreprendre, au point de faire primer l’efficacité de la gestion publique sur la
conformité au droit établi »356. Au fil du temps, le rapport entre l’efficacité et la légalité a
tourné à l’avantage du premier. En effet, « en ne faisant plus de la légalité et de la conformité
au droit les sources uniques de la légitimité, une telle situation ne pouvait que favoriser un
mouvement de déjudiciarisation de l’action publique et entraîner nos dirigeants dans le
développement de démarches gestionnaires »357.
1726. Même si tout n’est évidemment pas perdu, le droit administratif n’a plus la même
vigueur vis-à-vis de l’activité administrative : « aujourd’hui le droit est clairement devenu un
instrument de gouvernement et l’ingénierie juridique une dimension essentielle de l’ingénierie
institutionnelle. Si le droit n’a plus la même fonction structurante tant pour penser
353
D. Mockle, op. cit., p. 113.
354
Ibid., p. 32.
355
Sur cette question, v. not. P. Duran, « Piloter l’action publique avec ou sans le droit ? », Politiques et
management public, 1993, vol. 11, n° 4, p. 1.
356
P. Duran, « Rapport introductif. L’(im)puissance publique… », op. cit., p. 32.
357
Ibid., p. 10.
837
l’organisation de l’État que pour gérer l’activité de son administration, il demeure
indispensable par la capacité de coordination dont il peut être porteur »358. Plutôt que sa
dimension structurante, le droit a désormais tendance à jouer un rôle d’aiguillage de l’action
publique. Si l’action administrative n’est plus structurée par le droit et sa contrainte, ce
dernier possède donc une place particulière. Le système défendu, en désamorçant la
problématique procédurale, peut ainsi redonner à la légalité sa dimension contraignante.
1727. La prééminence du principe de légalité dans la définition de l’activité administrative
est « mise en péril » du fait de l’intervention du juge censée arriver après l’exécution de l’acte
contesté. Les magistrats, sans que ce soit là une critique, ne sont pas hermétiques359 à
l’environnement décrit et ont pu alors évité de « bouleverser » des situations établies, toujours
dans un souci d’efficience. Les juridictions administratives ont finalement « lâché du lest »
vis-à-vis des autorités qui, dans l’édiction de leurs décisions, ont su en tirer profit. Sachant
que l’efficacité et l’efficience prévalaient quelque peu sur la régularité de l’action
administrative, les autorités ont pu « sélectionner » les éléments de la légalité compatibles
avec ces objectifs. Paradoxalement, cette situation a pu être confortée par le fait que « pour le
justiciable ce qui compte n’est pas le plan de validité, auquel le juriste peut éventuellement se
satisfaire, mais celui de l’efficacité »360.
1728. Cette dernière affirmation ne doit pas être mal comprise : si les particuliers désirent de
l’efficacité, elle concerne aussi le principe de légalité et la protection concrète qui doit en
découler. En clair, la contrainte juridique qui pèse sur l’activité administrative doit être
efficace. Or, celle-ci est susceptible d’être considérablement améliorée par l’ouverture d’un
champ conséquent de recours suspensifs en redonnant sa vigueur au principe de légalité. En
empêchant toute exécution matérielle avant que le juge ne puisse intervenir, la défense de la
légalité se trouve renforcée et, logiquement, la contrainte qu’elle représente pour l’activité
administrative aussi. Ce regain de vigueur de la contrainte juridique est le fruit de deux séries
de considérations : d’une part, cette caractéristique empêche toute violation matérielle de la
légalité et d’autre part, elle facilite la sanction des illégalités.
1729. En premier lieu, la suspension des décisions contestées fait du doute qu’exprime le
recours un obstacle à leur réalisation matérielle. L’organisation procédurale garantira donc à
358
P. Duran, « Rapport introductif. L’(im)puissance publique… », op. cit., p. 33.
359
L’on peut relever sur ce point les propos éclairants de M. Patrick Henriot, secrétaire national du syndicat de la
magistrature à propos de la perméabilité, là encore non coupable, des magistrats vis-à-vis du contexte de
l’activité administrative (en l’espèce il s’agissait du droit des étrangers). Il pouvait ainsi craindre
« malheureusement que des juges ne soient pas à cet égard mieux armés et plus résistants que le reste de
l’opinion ». V. R. Godechot et C. Peschanski, « Internement à la française », Le Monde diplomatique , mai 2017,
p. 16.
360
P. Mouzouraki, op. cit., p. 121.
838
tous ceux capables d’exprimer officiellement un doute sur la conformité de l’acte contesté à la
légalité qu’aucune violation matérielle de celle-ci ne pourra être mise en œuvre. En second
lieu, en agissant avant toute exécution matérielle, le juge ne risquerait plus d’être confronté à
ce « fait accompli » qui le contraint à abaisser la protection de la légalité pour ne pas
bouleverser des situations établies et porter atteinte à la sécurité juridique. En suspendant
l’exécution de l’acte contesté, la procédure affranchit les juridictions de cette problématique.
Certains avaient déjà constaté que dans le cas « des actes positifs qui, n’ayant pas été
exécutés, ne posent pas le problème de rétablir la situation antérieure – , la reconnaissance au
juge d’annulation du pouvoir de réformation n’est pas nécessaire pour la protection du
requérant. L’annulation suffit, par elle-même, à lui assurer une protection juridictionnelle
efficace »361. Ainsi, en l’absence d’exécution de l’acte, la décision du juge est rendue plus
facile : il n’a qu’à faire appliquer la légalité sans craindre d’éventuelles conséquences
matérielles regrettables. Sa décision n’imposera pas de revenir en arrière ou de remettre en
cause une situation établie mais empêchera la commission d’une illégalité administrative.
1730. Globalement, l’effet suspensif proposé replace la légalité au centre de l’activité
administrative en renforçant sa défense et consécutivement son aspect contraignant. La
modification de la procédure administrative contentieuse est ainsi susceptible de renforcer
l’influence du droit administratif sur les autorités. En outre, ce « recentrage » est susceptible,
à terme, d’encourager les autorités à se montrer plus attentives à son égard.
1731. Un tel resserrement de la contrainte juridique est susceptible de présenter un autre
mérite, beaucoup plus indirect. L’on peut se demander si la meilleure façon de désengorger
les juridictions ne serait pas « de sanctionner de manière systématique les illégalités commises
par les autorités administratives, qui, ainsi informées par des décisions juridictionnelles claires
et motivées, ne prendront peut-être plus le risque de transgresser le droit »362. En quelque
sorte, le renforcement de l’aspect contraignant de la légalité peut faire « peur » aux autorités
et aboutir à un respect scrupuleux de la légalité. Le droit administratif serait ainsi doté d’une
plus grande capacité de direction de l’administration, l’image du juge comme organisme
contraignant étant renforcée et améliorée (2).
361
P. Mouzouraki, op. cit., p. 170.
362
E. Untermaier-Kerléo, op. cit., p. 298.
839
2 – L’amélioration de la contrainte juridictionnelle sur l’appareil
administratif
1732. Le juge, du fait de sa mission de contrôle, est un organisme qui exerce une contrainte
sur les autorités administratives. Dans cette optique, les juridictions administratives possèdent
des prérogatives importantes pour imposer et commander aux autorités administratives de
respecter la légalité. En agissant ainsi, le juge entrave bel et bien la liberté d’action des
autorités et les presse d’agir de manière régulière. Cette forme de contrainte est censée servir
le respect du droit administratif, l’administration étant incitée, par la crainte ou l’obéissance, à
s’y soumettre. D’ailleurs, la simple idée que l’administration doit respecter les décisions
juridictionnelles, dans une forme de soumission vis-à-vis des juges, démontre l’existence
d’une contrainte forte.
1733. Le système proposé, qui balance entre recours suspensifs et non suspensifs,
améliorerait cette contrainte juridique. Il y a là un paradoxe : en étant attaché au seul exercice
du recours, action pour laquelle le juge n’intervient pas, la modification procédurale
envisagée ne renforce pas directement les prérogatives du juge et ne lui ouvre aucun pouvoir
supplémentaire. Par conséquent, l’idée d’un raffermissement de la contrainte juridictionnelle
du fait de cette réorganisation peut laisser perplexe. La matérialisation de la force
juridictionnelle est effectivement censée passer par l’existence de pouvoirs juridictionnels
coercitifs. En ce sens, l’organisation défendue ne provoquerait pas un renforcement de cette
contrainte juridictionnelle.
1734. Seulement, la construction de la procédure contribue à façonner l’image du juge. C’est
aussi en fonction de ses caractéristiques que la représentation sociale du juge est constituée.
Or, la capacité de l’institution juridictionnelle à encadrer l’activité administrative passe par la
force du symbole incarné par les juges. Si les questions procédurales sont particulièrement
techniques, l’autorité juridictionnelle dépasse la seule analyse du contenu de ses pouvoirs. Le
contentieux administratif est après tout le lieu d’un rapport entre des institutions – les
juridictions et les autorités administratives – ancrées dans la société. Par conséquent, leur
image et la représentation qu’on s’en fait jouent un rôle important dans l’organisation de leur
relation, censée aboutir à l’obéissance des autorités aux juges.
1735. La reconstruction proposée de la procédure administrative contentieuse est justement
en mesure de renouveler la figure du juge administratif. Faire de sa saisine la source d’une
suspension de la volonté administrative est susceptible d’impacter la considération attachée à
l’institution juridictionnelle. En effet, le juge devient, sans même ne rien faire en ce sens,
capable de stopper l’exécution matérielle d’une action dont la régularité est mise en doute.
840
Que ce soit pour les citoyens ou les autorités, le juge possède la capacité de s’opposer
efficacement à la volonté de ces dernières. Par conséquent, là où les autorités ne craignaient
que la décision juridictionnelle, c’est désormais leur mobilisation qu’ils pourraient craindre.
Sans exagérer, la suspension de leur action découlant de la saisine du juge change leur rapport
à ce dernier. Celui-ci est renforcé car le temps ne joue plus contre l’efficacité de son contrôle.
1736. L’administration est ainsi ramenée à un rang équivalent à celui des requérants et, dans
le même temps, perd un de ses privilèges essentiels. Le juge se trouve ainsi renforcé dans sa
relation à l’administration, sa seule figure représentant une contrainte pour les autorités
administratives qui doivent attendre son intervention pour exécuter l’acte adopté. Là où la
seule décision juridictionnelle était contraignante, la présence du juge l’est désormais. Le
mécanisme proposé renforce donc vigoureusement la contrainte juridictionnelle sur
l’administration : la seule figure du juge suffira à tenir en respect les autorités administratives
qui devront encore plus prendre au sérieux le juge et les contestations soulevées devant lui.
1737. C’est tout le droit administratif qui bénéficierait de cette revalorisation du juge et de sa
capacité contraignante. Plus le juge est coercitif, plus les autorités seront forcées de mettre en
œuvre le contenu du droit administratif. C’est au bout du compte le respect de la légalité qui
s’en trouvera renforcé, celle-là même qui pourrait en conséquence émerger comme un
véritable droit public subjectif (C).
1738. Évoquer l’existence de droits publics subjectifs n’est pas naturel tant le phénomène est
négligé et critiqué. L’étude de cette question, après la remise en cause d’un principe
procédural traditionnel, constitue encore un outrage à l’endroit des canons de l’idéologie du
droit et du contentieux administratif. Ce mépris des droits publics subjectifs s’explique par
des phénomènes qui dépassent les aspects techniques de ces matières, impliquant qu’ils ne
sont pas en soi incompatibles avec celles-ci. Seulement, la doctrine et les praticiens français,
mal à l’aise avec une notion qu’ils maîtrisent imparfaitement, ont préféré s’en détourner.
Celle-ci, en grande partie inspirée par la théorie allemande de Jellinek363, a suscité – et suscite
encore – de fortes réticences à son utilisation. Certes, des travaux lui ont été consacrés à
différentes époques364 ce qui démontre un intérêt pérenne. Malgré cela, il est clair que « les
363
G. Jellinek, System der subjektiven öffentlichen Rechte , 2ème éd., 1905, Tübinghen, J.C.B. Mohr.
364
J. Barthélémy, Essai d’une théorie des droits subjectifs des administrés dans le droit administratif français,
1899, Paris, impr. Société du recueil général, 204 p. ; I. Choumenkovitch, Les droits subjectifs publics des
particuliers, 1912, Paris, impr. Arthur Rousseau, 206 p. ; R. Bonnard, « Les droits publics subjectifs des
841
droits publics subjectifs des administrés ont connu un étonnant parcours dans le droit
administratif français »365.
1739. Partant de ce constat, l’idée que le système proposé contribuerait à faire apparaître un
droit public subjectif à la légalité accentue encore plus le caractère iconoclaste de ce travail.
Le renouvellement envisagé de la procédure administrative contentieuse serait l’occasion de
consacrer l’émergence de cette notion, spécialement associée à la légalité. Rapidement, il
nous faut reprendre la définition de ce qu’est un droit public subjectif. Dans le but d’être
fidèle à sa conception classique, l’on peut reprendre la philosophie qui se dégage des travaux
du doyen Bonnard : « l’essence du droit subjectif est constituée par le pouvoir détenu par son
titulaire d’exiger quelque chose d’un tiers pouvant consister en une activité positive, ou
négative, une action ou une abstention. Le tiers aura un devoir subjectif consistant en
l’obligation de donner satisfaction à l’exigence émise »366. De manière plus synthétique, le
droit public subjectif est « la puissance de volonté humaine qui, protégée et reconnue par
l’ordonnancement juridique, a pour objet un bien ou un intérêt »367.
1740. Sur cette base, l’effet suspensif des recours serait en mesure d’élever le principe de
légalité au rang de droit public subjectif au bénéfice des citoyens. La réorganisation
procédurale appuierait l’idée que les citoyens peuvent exiger de la puissance publique le
respect de la légalité, soutenant l’idée qu’il constituerait un véritable droit public subjectif. Or,
une telle affirmation est loin d’être évidente tant l’existence de cette catégorie de droits est
traditionnellement niée en droit et en contentieux administratif. Mais les deux arguments qui
fondaient ce raisonnement sont, aujourd’hui, largement critiquables.
1741. Tout d’abord, assumer l’existence d’une telle prérogative implique de faire de la
puissance publique un élément du commerce juridique. Or, une telle position n’a pu être
défendue pendant longtemps tant il était inconcevable de considérer que la puissance publique
pouvait être « utilisée » au bénéfice de droits individuels. Déjà au « XIXe siècle, les auteurs se
sont élevés contre cela afin, notamment, de préserver l’autorité de l’État. […] À supposer
même que la puissance publique soit un droit pour les administrations, elle ne pouvait être
simultanément l’objet des droits des administrés »368. S’il n’était donc pas question d’accepter
administrés », RDP , 1932, p. 695 ; R. Bonnard, Le contrôle juridictionnel de l’administration, 2005, Paris,
Bibliothèque Dalloz, rééd. 1934, préf. B. Pacteau, 266 p. ; R. Bonnard, Précis de droit administratif, 3ème éd.,
1940, Paris, LGDJ, 795 p. ; N. Foulquier, Les droits publics subjectifs des administrés, 2003, Paris, Dalloz,
Nouvelle bibliothèque de thèses, t. 25, préf. F. Moderne, 805 p.
365
N. Marty, La notion de bonne administration à la confluence des droits européens et du droit administratif
français, th. Montpellier, J.-L. Autin (dir.), 2007, p. 448.
366
N. Marty, op. cit., p. 448.
367
G. Jellinek, op. cit., p. 44.
368
N. Marty, op. cit., p. 455.
842
la limitation de la souveraineté de l’appareil étatique, cet argument ne semble plus en mesure
d’empêcher la naissance de droits publics subjectifs. En ce sens, l’on a déjà relevé la
désacralisation de la puissance publique, évolution liée à la montée en puissance des droits
fondamentaux, terreau fertile des droits publics subjectifs des administrés. Avec cette
évolution, « le pouvoir discrétionnaire des autorités administratives se trouve fortement réduit
or il avait été longtemps un des blocages majeurs à l’introduction des droits subjectifs des
administrés »369. Le premier argument se trouve donc sensiblement affaibli.
1742. Ensuite, au-delà de ce qu’un tel droit exige de mettre en rapport deux personnalités
juridiques, ce qui ne pose guère de problèmes, un autre argument s’oppose à l’existence des
droits publics subjectifs. Classiquement, le droit subjectif est associé aux actes individuels,
actes qui concernent le patrimoine juridique d’individus identifiés. Or, le principe de légalité
possède a contrario une vocation générale et impersonnelle. Le fait que la légalité soit une
« chose » collective empêcherait donc d’y voir la source d’une situation juridique individuelle
là où le droit public subjectif en est forcément une. Cette analyse, partant « du postulat que la
jurisprudence ne connaissait de droits subjectifs que consacrés par des actes individuels »370,
est longtemps restée un obstacle sérieux aux droits publics subjectifs en ces matières.
1743. Or, des éléments juridiques bien loin de la situation des actes individuels, tels que la
liberté religieuse, créent des droits subjectifs au profit des citoyens. Ainsi, certaines situations
juridiques individuelles sont issues de normes générales laissant apparaître que les droits
publics subjectifs ne sont pas toujours le fruit d’actes individuels. Dès lors, les principaux
arguments niant l’existence de droits publics subjectifs au sein du droit et du contentieux
administratif semblent aujourd’hui dépassés. Il n’y a donc plus de raison de s’opposer à cette
notion du droit public subjectif à la légalité sur la base de sa seule nature. Reste alors à
déterminer qu’un doit public subjectif à la légalité est susceptible d’exister et que la
modification procédurale contribuerait à son épanouissement.
1744. À l’origine, cette notion était connotée puisque son existence a été souvent défendue
dans un but idéologique. Généralement, l’on remonte pour évoquer son apparition à
Barthélémy pour qui « les particuliers ne bénéficiaient de ce droit que lorsque les dispositions
précises invoquées avaient pour objet de protéger les particuliers »371. Le professeur
Foulquier, au terme d’une étude fouillée, renvoyait à des auteurs tels que Serrigny, Foucart et
369
N. Marty, op. cit., p. 460.
370
N. Foulquier, Les droits publics subjectifs…, op. cit. n° 620, p. 597. Sur ce point de vue, v. not., L. Michoud,
« La personnalité et les droits subjectifs de l’État dans la doctrine française contemporaine », Festschrift Otto
Gierke, Weimar, 1911, pp. 510-511.
371
N. Marty, op. cit., p. 462 ; V. en ce sens également l’affirmation du professeur Foulquier dans sa thèse, cf. N.
Foulquier, Les droits publics subjectifs…, op. cit., n° 590, p. 571.
843
Vivien, qui évoquaient un droit à la compétence, aux formes et aux procédures372. Mais c’est
encore le doyen Bonnard qui cristallise la position de la doctrine à propos de ce droit public
subjectif à la légalité qu’il appréhende comme l’obligation pour l’administration de respecter
le contenu des prescriptions légales. Il a, sur ce point, développé sa pensée en affirmant que
« si, dans l’accomplissement de ses actes juridiques, l’administration est tenue d’observer
certaines règles de compétence, de forme et de fond, si cette obligation est établie dans
l’intérêt particulier de certains administrés, si l’un de ces administrés vient exiger
l’observation de cette obligation, il n’y a aucune raison de dire qu’il n’y a pas là au profit de
cet administré un droit public subjectif »373. En somme, ce droit permet aux requérants
« d’exiger que l’administration exerce son activité juridique suivant les règles qui sont
imposées à cette activité »374.
1745. Malgré la force de ces déclarations la reconnaissance du droit public subjectif à la
légalité ne doit pas être considérée comme acquise. Sa « réalité » a été questionnée par des
membres éminents de la doctrine, signe d’une forme de réticence. Le professeur André de
Laubadère a ainsi pu se demander si « l’administré a un droit subjectif à la légalité, droit à la
compétence, à la forme, au contenu et au but de l’acte »375 ce à quoi certains répondaient par
la négative. Au moyen de la jurisprudence du Conseil d’État376 ayant rejeté le recours d’un
requérant qui invoquait « le droit fondamental à vivre dans un État de droit », nombreux sont
ceux qui ont refusé au principe de légalité cette qualification.
1746. Ce point de vue ne doit pas être exagéré dans la mesure où il ne nie pas l’existence
d’un tel droit public subjectif. Simplement, il rejette l’idée que l’intégralité du principe de
légalité constitue une telle prérogative, position que l’on partage. L’admettre imposerait
d’accepter que la seule invocation de la « loi » justifie le recours de n’importe qui. Certains
vont plus loin en affirmant que la généralité d’une telle prérogative aurait été « double : elle
signifiait, d’une part, que toute illégalité pouvait ouvrir une action et, d’autre part, que tous les
administrés, du fait de leur égalité devant la loi, étaient recevables à intenter un recours pour
372
V. en ce sens les travaux du professeur Foulquier sur ce point, cf. N. Foulquier, Les droits publics
subjectifs…, op. cit., n° 590, p. 571. Serrigny pouvait par exemple défendre l’idée que « l’omission ou la
violation des formes privent les citoyens d’une garantie établie en leur faveur et […] il en résulte la lésion d’un
droit et non d’un simple intérêt » (D. Serrigny, Traité de l’organisation de la compétence et de la procédure en
matière contentieuse administrative dans leurs rapports avec le droit civil , 2ème éd., vol. 1, 1865, Paris, Aug.
Durand, p. 27), laissant entendre la possible existence d’un tel droit.
373
R. Bonnard, Précis de droit administratif, 4ème éd., 1943, Paris, LGDJ, R. Pichon et R. Durand-Auzias,
pp. 94-95.
374
Ibid., p. 92.
375
A. de Laubadère, Manuel de droit administratif, 9ème éd., 1969, Paris, LGDJ, R. Pichon et R. Durand-Auzias,
p. 88.
376
CE, 16 juin 1993, req. n° 69952, M. Y.
844
excès de pouvoir. Autrement dit, le droit subjectif général à la légalité était la formulation
moderne de l’actio popularis »377. En ce sens, l’on épouse ce rejet de la conception générale
du droit public subjectif à la légalité qui amènerait au bout du compte à faire du recours
juridictionnel une action ouverte à tous, sans restriction.
1747. Seulement, un tel rejet n’empêche pas l’existence d’un droit public subjectif à la
légalité au bénéfice des citoyens. Par contre, au lieu d’un droit substantiel, il s’agira d’un droit
procédural ayant pour but de participer à la protection des droits substantiels ouverts aux
citoyens. En analysant, même sommairement, les conditions qui président à l’examen de la
recevabilité des recours il serait même possible de déceler l’existence d’un droit public
subjectif accessoire des droits substantiels. Un recours n’est recevable devant le juge que s’il
est allégué une violation de la légalité – ce serait l’idée d’un droit subjectif général à la
légalité – qui doit constituer une atteinte à un intérêt du requérant, intérêt juridiquement
protégé. Le respect de la légalité ne peut être invoqué que si les requérants ont intérêt à le
faire : le principe de la légalité doit servir la défense de leurs intérêts. Sur ce point, la
jurisprudence s’explique effectivement « par la notion de droit subjectif à la légalité des actes
administratifs, mais en tant que droit procédural et accessoire aux libertés et droits
substantiels des particuliers »378. L’idée, c’est « que la violation de la loi n’est un moyen
d’annulation que si elle constitue en même temps une atteinte à un droit »379. Les particuliers,
sans invoquer la légalité de manière autonome, peuvent l’utiliser au bénéfice de leurs autres
droits subjectifs : c’est ainsi que le principe de légalité peut être appréhendé comme un droit
public subjectif. Ce constat, déjà valable « à l’époque où le recours pour excès de pouvoir
était au faîte de son “objectivisme”, ne peut que se confirmer aujourd’hui sous l’effet de la
dogmatique des droits fondamentaux et du néolibéralisme économique »380. L’on peut alors
affirmer que « tout le contentieux administratif, même celui de l’excès de pouvoir, est un
contentieux des droits publics subjectifs substantiels des particuliers, droits qui ne peuvent se
réaliser que par le respect du principe de légalité »381.
1748. En bref, le respect du principe de légalité « forme l’accessoire – certes essentiel – de la
protection des droits et libertés des administrés. Dit autrement, l’administration et ses agents
ont l’obligation de respecter les prescriptions législatives (et par extension, réglementaires,
377
N. Foulquier, Les droits publics subjectifs…, op. cit., n° 639, p. 611.
378
Ibid., n° 630, p. 606.
379
É. Laferrière, Traité de la juridiction administrative et des recours contentieux, 2ème éd., t. 2, 1896, Paris,
Nancy, Berger-Levrault, p. 572.
380
N. Foulquier, Les droits publics subjectifs…, op. cit., n° 631, p. 606.
381
Ibid., n° 641, p. 612.
845
constitutionnelles, etc.) car celles-ci sont réputées au service des droits et libertés des
administrés »382. Ainsi, la légalité n’a « pas, en dernière analyse, d’autre justification que de
rendre service à l’homme »383, raisonnement qui fonde l’existence d’un droit public subjectif
à la légalité au bénéfice des citoyens. Comme il leur est reconnu le pouvoir d’exiger des
autorités administratives le respect de la légalité dans le but de défendre leur situation
juridique, il doit leur être reconnu « un droit accessoire à leurs droits subjectifs substantiels et
en partie autonome de ces derniers »384. C’est ce pouvoir d’exiger de la puissance publique le
respect de la légalité qui doit emporter l’adhésion autour du droit public subjectif à la légalité.
1749. Maintenant que celui-ci a été identifié, il reste à expliquer en quoi le système proposé
contribue à sa consécration, en quoi l’effet suspensif des recours renforce l’idée qu’il existe
un droit public subjectif à la légalité. Cette consolidation résulte du renfort qu’une telle
modalité apporte à l’idée que les personnes publiques doivent respecter les prescriptions du
droit positif : « une fois fixé le cadre de la légalité, celle de crise ou celle du quotidien,
l’administration doit s’y conformer. Dans ce cadre déterminé, l’obligation de respecter les
exigences de la légalité est impérative »385. Dès lors, tout ce qui tend à renforcer la capacité
des requérants à exiger des autorités la régularité de leur action participe du droit public
subjectif à la légalité.
1750. Toute évolution procédurale qui permet aux requérants d’améliorer la garantie de leurs
droits individuels et substantiels contribue à l’érection du droit public subjectif à la légalité.
La question est donc de savoir en quoi l’effet suspensif est susceptible d’aller en ce sens.
Plutôt que de renvoyer aux conséquences déjà évoquées de la suspension, il semble plus
opportun de reprendre quelques-unes des réflexions propres aux dernières évolutions
procédurales. L’évolution de la philosophie du contentieux administratif que ces
modifications impliquent permet de révéler cette tendance au soutien de l’existence du droit
public subjectif à la légalité. Par exemple, le raisonnement qu’a pu engendrer la
reconnaissance de l’injonction peut s’appliquer, par analogie, au système dont on propose
l’introduction. Il était dit à ce propos que « le législateur a tiré les conséquences positives du
droit subjectif à la légalité. […] Cette modification passe par une nouvelle conception de la
fonction juridictionnelle. En particulier, il n’est plus demandé au juge de l’excès de pouvoir
de sanctionner les violations du Droit, mais de faire respecter positivement, par
382
N. Foulquier, « L’arrêt Boussuge », JCP A, 2012, n° 38-39, ét. n° 2309, p. 16.
383
P. Mouzouraki, op. cit., p. 359.
384
N. Foulquier, « L’arrêt Boussuge », op. cit., p. 16.
385
N. Foulquier, Les droits publics subjectifs…, op. cit., n° 643, p. 614.
846
l’administration, le principe de légalité »386. L’effet suspensif proposé s’inscrit directement
dans cette perspective : faire respecter positivement la légalité en empêchant les autorités
d’agir dès lors qu’un doute est exprimé à propos de la régularité de leur action. Ainsi, le juge
imposera au bénéfice des requérants le respect de la légalité.
1751. Le même auteur évoque ensuite le lien susceptible d’exister entre la suspension de
l’exécution des décisions contestées et le droit public subjectif à la légalité. Même si dans son
raisonnement la suspension résulte d’une procédure juridictionnelle, il établissait un lien avec
le droit public subjectif qui nous intéresse. Par conséquent, l’introduction de recours
suspensifs serait encore plus en mesure de développer le contenu de ce droit. Il relevait que la
procédure du « sursis à exécution est indéniablement une sorte d’injonction et d’emprise par
le juge sur l’exercice de la puissance publique. En effet, c’est le moyen de paralyser
temporairement les effets des décisions administratives. La libéralité du régime du sursis à
exécution dépend de la conception retenue du pouvoir administratif et des recours
contentieux. Plus le juge est sensible à la théorie des droits publics subjectifs, plus il a
tendance à prononcer facilement le sursis des actes administratifs qui apparaissent comme des
atteintes à ces droits »387. Or, si plus la procédure est libérale pour prononcer la suspension
plus le droit public subjectif à la légalité est renforcé, l’existence d’un effet suspensif
automatique incarne le degré « extrême » de la libéralité analysée. Dès lors, le système
proposé, en introduisant cette caractéristique procédurale, pourrait former la consécration de
ce droit public subjectif.
1752. Une telle conséquence, pour le coup la plus indirecte relevée, possède en outre le
mérite de provoquer, en cascade, d’autres incidences, plus lointaines. Pousser l’émergence du
droit public subjectif à la légalité revient à aller au bout de ce « constat de la finalité
individualiste du principe de légalité, longtemps étouffé, en doctrine, par son acception
institutionnaliste »388. L’émergence de ce droit public subjectif est « un appui à l’évolution du
contentieux de la légalité afin de rendre plus efficace l’annulation des actes administratifs
illicites »389, ce qui a motivé notre réflexion. Enfin, et c’est peut-être l’élément essentiel,
« admettre que les particuliers sont titulaires d’un droit subjectif à la légalité des actes
administratifs, c’est ainsi traduire l’esprit du contentieux administratif »390 dont la société a
aujourd’hui besoin.
386
N. Foulquier, Les droits publics subjectifs…, op. cit., n° 665, p. 633.
387
Ibid., n° 666, p. 633.
388
Ibid., n° 673, p. 643.
389
Ibid., n° 673, p. 643.
390
Ibid., n° 673, p. 643.
847
848
CONCLUSION DU CHAPITRE 2
850
851
CONCLUSION DU TITRE 2
853
854
CONCLUSION DE LA SECONDE PARTIE
856
857
CONCLUSION GÉNÉRALE
1763. L’étude du principe de l’absence d’effet suspensif des recours contentieux en droit
administratif français n’était pas chose vaine. S’il faut reprendre très brièvement les éléments
de la démonstration menée, il semble surtout utile, en guise de conclusion, de faire état des
enseignements qu’il est intéressant d’en retenir. Par sa dimension critique et sa force de
proposition, le travail mené autour de ce principe procédural, finalement très technique, n’est
qu’un moyen de dessiner une perspective plus large. C’est logique tant l’on sait que les
aspects procéduraux sont travaillés par des phénomènes – juridiques et sociaux par exemple –
dont ils ne sont, au bout du compte, qu’une retranscription. Une telle caractéristique implique
d’ailleurs que la recherche menée peut très bien s’exporter, avec succès, dans d’autres
contentieux qui connaissent cette même tension qui justifie la question d’un potentiel effet
suspensif des recours. Dans cette lignée, une comparaison du produit de ces études pourrait
même permettre de comprendre et de construire une sorte de théorie générale de cette
caractéristique procédurale. Bien qu’une telle éventualité permette d’appréhender les
perspectives qu’est susceptible d’ouvrir la réflexion menée, il paraît plus pertinent de dessiner
les contours de ses répercussions et de ses enseignements dans le champ déjà établi à son
propos.
1764. Le principe de l’absence d’effet suspensif des recours contentieux en droit
administratif français, peut-être plus que tout autre, est la traduction directe d’une volonté
politique de faire prévaloir la volonté de l’administration. Les différentes notions qui ont
permis de l’ancrer au sein de l’ordre juridique ne représentent d’ailleurs qu’un des aspects –
certes principaux – du discours censé justifier et légitimer ce qui n’est au bout du compte
qu’un choix. Après avoir admis qu’il était possible de discuter l’organisation d’un principe
qui, loin d’être impératif, pouvait se critiquer, l’on a pu établir que l’agencement de ses
modalités n’était plus adapté au contexte contemporain. Dans une forme de volonté
prospective d’offrir une perspective de renouvellement de la procédure administrative
contentieuse sur ce point, il a donc été proposé de remplacer le principe hégémonique de
l’absence d’effet suspensif. En substitution, il a été proposé d’organiser une répartition
nuancée et équilibrée de l’effet suspensif entre les voies de droit ouvertes devant les
juridictions administratives générales. Tout l’intérêt de cette étude, au-delà de cette seule
solution technique qu’il est évidemment possible de discuter, réside dans sa contribution au
mouvement global du rééquilibrage de la tension qui anime le contentieux administratif entre
858
l’efficacité de l’action des autorités administratives et la protection des requérants. Dès lors,
plus que le changement procédural envisagé, c’est la conception du droit et du contentieux
administratif qu’il véhicule qui est stimulante.
1765. Cela implique que l’on est à peu près convaincu que la thèse défendue ne doit pas être
appréhendée comme un aboutissement qu’il faudrait réfuter ou approuver. Certes, il est
effectivement proposé de modifier substantiellement l’état de la procédure administrative
contentieuse et d’introduire en son sein un système de répartition inédit là où une solution est
pour l’instant clairement établie. L’on peut douter qu’une telle entreprise soit partagée ou
adoptée par la majorité de nos lecteurs ou même qu’elle soit, au bout du compte, mise en
œuvre. La recherche effectuée n’en est pour autant pas stérile puisque l’on espère avant toute
chose que son résultat, dont on peut entendre qu’il bouscule les convictions des lecteurs,
ouvre le débat et amène à la réflexion. En proposant de déplacer le point d’équilibre de la
procédure administrative contentieuse et donc, in fine du droit et du contentieux administratif,
la thèse défendue aurait le mérite de dépasser la seule question technique du principe de
l’absence d’effet suspensif. En effritant quelque peu sa solidité comme son influence, l’on
souscrit nécessairement à un renouvellement de l’essence de la procédure et, encore une fois,
plus largement du droit et du contentieux administratif. C’est là tout l’intérêt de la recherche
menée que de proposer une solution au recentrage recherché de l’antagonisme qui structure
ces matières. Plus qu’une seule réponse technique à un pur principe procédural, l’étude doit
s’appréhender comme une forme de participation à la quête d’une régénération de l’approche
intellectuelle du droit et du contentieux administratif, partagées – on le répète – entre
efficacité de l’action administrative et garantie de ses destinataires.
1766. La réflexion menée tendrait même, dans cette perspective, à redéfinir cette notion de
l’efficacité de l’action administrative, un des deux pôles de la fameuse tension à laquelle l’on
souhaite apporter une nouvelle réponse. Le schéma dessiné, en substitution à l’organisation
contemporaine du principe de l’absence d’effet suspensif, véhicule l’idée que « l’efficacité de
l’administration se mesure […] par le degré auquel l’activité administrative parvient, en
dehors de la réalisation des objectifs d’intérêt général, également au respect et à la
concrétisation des droits des individus »1. Dans une telle approche, la protection des
requérants peut évidemment être plus facilement conciliée avec celle de l’efficacité
administrative. Mieux, loin d’être antagoniques, ces deux éléments se serviraient
mutuellement puisqu’en garantissant la protection de chacun, l’efficacité administrative s’en
1
V. Kapsali, Les droits des administrés dans la procédure administrative non contentieuse , 2015, Paris, LGDJ,
Bibliothèque de droit public, t. 291, préf. Y. Gaudemet, n° 29, p. 37.
859
trouverait par conséquent renforcée, ce qui, au bout du compte, servirait également l’objectif
d’une protection individuelle. Au lieu de simplement s’inscrire dans ces perspectives, la
proposition défendue aurait finalement le mérite de tirer toutes les conséquences procédurales
de l’idée selon laquelle « une puissance publique efficace […] n’est en rien incompatible avec
l’État de droit, dont elle constitue un moyen de mise en œuvre »2. C’est là encore une fois
l’intérêt d’une telle étude car si le droit et le contentieux administratif sont depuis longtemps
travaillés par ce mouvement qui se répercute sur la situation des particuliers, il n’en demeure
pas moins qu’ils n’en tirent pas totalement toutes les implications. L’étude menée, plus que
pour son contenu, est susceptible d’ouvrir le débat par le constat de cette imperfection et de la
perspective de sa résolution qu’elle offre. Ce serait là, au moins, déjà, une contribution
importante de cette recherche.
1767. En poussant la réflexion, l’on peut considérer que la refondation de la procédure
administrative contentieuse – au travers d’un de ses principes élémentaires – donnerait enfin
toute sa portée à l’idée que le droit administratif, par son « souci de réaliser la synthèse entre
les libertés des particuliers et l’intérêt étatique [est] une technique au service des libertés
publiques »3. Dans ce cadre renouvelé, l’amélioration de la protection des requérants
s’analyserait alors comme un moyen, in fine, de renforcer l’efficacité des autorités
administratives, ces deux éléments pouvant se confondre. Mieux encadrée juridiquement et
bénéficiant d’un État de droit renforcé, l’influence de l’action administrative s’en trouverait
également, à long terme, profondément valorisée. Toute l’armature intellectuelle qui sous-
tend la réflexion menée s’exprime finalement dans l’idée que c’est en parvenant à la « juste
proportion entre la liberté d’action des autorités publiques et la limitation de leurs pouvoirs »4
que le droit et le contentieux administratif pourront, dans le contexte contemporain,
pérenniser leur pertinence. C’est donc dans cette perspective qu’il faut apprécier autant la
manière d’aborder cette recherche que son résultat.
1768. D’une certaine manière, c’est également à la nature de l’action administrative et de la
considération que peuvent avoir ses auteurs pour leurs « destinataires »5 auxquelles l’étude
que l’on achève appelle à réfléchir. L’idée démocratique, on l’a déjà évoqué durant cette
recherche, a déjà essaimé dans l’organisation et l’appréhension des relations qui naissent dans
le cadre du droit et du contentieux administratif. Pour autant, là encore, la démonstration
2
J.-M. Sauvé, « État de droit et efficacité », AJDA, 1999, p. 122.
3
Th. Fortsakis, Conceptualisme et empirisme en droit administratif français, 1987, Paris, LGDJ, Bibliothèque de
droit public, t. 152, préf. J. Rivero, p. 240.
4
A. Mestre, Le Conseil d’État, protecteur des prérogatives de l’administration, 1974, Paris, LGDJ, Bibliothèque
de droit public, t. 116, préf. J. Rivero, p. 287.
5
Entendus ici au sens le plus large qui soit.
860
effectuée est une bonne occasion de « révéler » les insuffisances de ces matières sur ce point,
d’une certaine manière encore restées en surface. Par la même occasion, la perspective d’un
renouvellement idéologique de la procédure provoqué par l’abandon du mécanisme phare du
principe de l’absence d’effet suspensif est susceptible d’ouvrir le débat sur les éventuelles
incidences qui pourraient s’en suivre sur ces questions.
1769. Cette même perspective amène, tout aussi incidemment, à repenser la manière dont
s’organisent les relations entre la société et le phénomène juridique. Traditionnellement, celui-
ci a pour fonction d’encadrer la conduite des populations humaines. En effet, c’est parce que
« les êtres humains ne vivent pas isolés les uns des autres, mais en peuples, en sociétés [et
que] l’être humain est doté d’une aptitude à être "sujet", à vivre en état d’assujettissement ou
soumission à un pouvoir public, à des règles de conduite mises en vigueur par des dirigeants
publics coiffant les populations humaines »6. La technique juridique n’existe donc que pour
représenter la « direction publique des conduites »7 et ainsi permettre aux hommes de vivre
paisiblement en société. Si l’on souscrit aux propos du professeur Virally selon lequel
« poursuivre une définition du droit est une entreprise désespérante »8, l’on peut donc au
moins – même très sommairement – identifier la « fonction » du droit. À partir de celle-ci, le
droit doit être en mesure d’influencer la brute réalité de la société ce qui signifie qu’il doit,
dans une certaine mesure9 y être adapté. L’argumentation du commissaire du gouvernement
Gazier dans ses conclusions sur la jurisprudence Dehaene10, l’illustre d’ailleurs pleinement.
En justifiant la reconnaissance du droit de grève aux fonctionnaires par « l’analyse réaliste des
vraies nécessités politiques, administratives et sociales de la vie nationale d’aujourd’hui »11,
ce dernier confirme que le phénomène juridique doit tenir compte des faits pour mieux les
influencer. Dans une telle approche, le décalage perçu entre le cadre général du contentieux et
l’organisation du principe contemporain est insupportable au point d’appeler sa modification.
1770. Pour autant, l’on convient également que l’état du droit positif ne doit pas suivre
rigoureusement – ou aveuglément – l’évolution de la société. Il n’est pas non plus question de
6
P. Amselek, Cheminements philosophiques dans le monde du droit et des règles en général , 2012, Paris,
A. Colin, Le temps des idées, p. 261.
7
Ibid., p. 261.
8
M. Virally, La pensée juridique , 2010, Paris, Université Panthéon-Assas, Les introuvables, préf. P.-M. Dupuy
et Ch. Leben, rééd. 1960, p. 1.
9
Sans qu’il ne doive pour autant s’y soumettre totalement.
10
CE, ass., 7 juill. 1950, req. n° 1645, Sieur Dehaene : Rec. Leb., p. 426 ; RDP , 1950, p. 691, concl. F. Gazier et
note M. Waline ; JCP , 1950, II, n° 5681, concl. F. Gazier ; RA, 1950, p. 366, concl. F. Gazier et note G. Liet-
Veaux ; Dr. soc., 1950, p. 317, concl. F. Gazier ; S., 1950, III, p. 109, note J. Donnedieu de Vabres ; D., 1950,
p. 538, note A. Gervais.
11
F. Gazier, « concl. sur CE, 7 juill. 1950, Dehaene », JCP , 1950, II, n° 5681.
861
nier la perspective « volontariste de l’élaboration des lois »12 et de souscrire à l’idée que le
contenu du droit positif « doit se lire dans les faits, les "épouser", les "suivre", "coïncider"
avec eux, s’aligner sur eux, les calquer, les serrer au plus près, s’incliner devant eux, se
soumettre enfin sans réserve »13. Le contenu du droit comme de la procédure doivent donc
prendre en compte l’évolution sociale pour mieux l’influencer sans s’y soumettre totalement.
Le droit reste donc avant toute chose une affaire de volonté, certains parlant en ce sens de
politique juridique pour exprimer son caractère « intentionnel ». D’ailleurs l’idée souvent
véhiculée que l’on « construit » l’ordre juridique et son contenu illustre bien le volontarisme
qui sous-tend ces éléments. C’est cet aspect de la tension sous-jacente à la manière dont le
phénomène juridique doit servir la société qui nous a poussé à poursuivre une organisation
pondérée.
1771. Globalement, le recentrage du point d’équilibre de la procédure administrative
contentieuse proposé peut apparaître pour certains comme trop franchement orienté en
direction de la protection des droits des requérants. Pour d’autres au contraire, une telle
organisation peut être appréciée comme le travail d’un chercheur qui serait resté au milieu du
gué en voulant, à tort, concilier tous les impératifs qui traversent ces questions. La
confrontation à ces deux potentielles réactions, critiques donc, ne nous tourmentent pas dans
la mesure où elles contribueraient, comme on a tenté de le faire, à redéfinir la manière de
résoudre l’antagonisme entre l’efficacité administrative et la protection des requérants. Ce
serait là au moins la preuve que la proposition défendue est suffisamment stimulante pour
ouvrir la réflexion sur ces enjeux qui paraissaient, au commencement de notre étude,
complètement figés. C’est là le paradoxe du chercheur qui, au moment de conclure sa
recherche, souhaite qu’elle permette d’entamer une nouvelle réflexion, plus globale, sur les
soubassements intellectuels de la construction du droit et du contentieux administratif.
12
Ch. Atias et D. Linotte, « Le mythe de l’adaptation du droit au fait », D., 1977, chron. n° 34, p. 253.
13
Ibid., p. 253.
862
863
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J
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1001, 1011, 1013-1014, 1020-1021, 1433, 1631 74-75, 78, 199, 921
Droit au M
Juge, 748-761, 775, 782, 784-789, 792, 798, 1558,
1570, 1572, 1580 Management, 647, 830, 936, 1722
Recours, 249, 512, 548, 755, 767, 885, 887, 1551- Modulation, 206, 392, 396, 692-693, 711, 720, 722,
1552, 1566, 1568, 1571, 1584, 1597, 1691 738, 924, 1355, 1678
N
Droit public subjectif, 650, 668-679, 780, 992-993,
1012, 1697, 1737-1752 Notre-Dame des Landes, 622, 627, 892
E O
Economie processuelle, 731, 738-739, 743 Office du juge, 132, 184, 186-187, 202, 206-207, 267,
282, 285-286, 307, 508-509, 527, 660, 684-685,
Effectivité, 203, 220-221, 249, 415, 530, 717, 728- 687-688, 690-691, 696-697, 707, 727, 739-740,
735, 737-739, 759, 764, 767-770, 773, 807, 828, 835, 854, 906, 955, 987, 1132, 1146, 1149, 1263,
994, 1102, 1723 1350, 1352, 1430, 1561, 1623, 1625, 1629, 1671-
1672, 1755
Efficacité administrative, 37, 39, 41-42, 45, 47, 53,
86-87, 89, 295, 721, 724, 743-744, 802, 820, 913, P
957, 1063, 1437, 1766, 1771 Paralysie, 129, 489, 802, 860, 948, 1011, 1049, 1053,
1055, 1141, 1479, 1510, 1526, 1532, 1599, 1606,
Enquête publique, 619-622, 847, 898, 1389 1608, 1617, 1631, 1638, 1659, 1668, 1684
Hégémonie, 13, 28, 58, 60, 92, 238-241, 311, 384, Procédures d’urgence, 17, 108, 257, 276, 279, 285-
441, 443, 468, 479, 496, 520, 636, 725, 761, 817, 286, 290, 292, 309, 525, 584, 690, 829, 838, 965,
839, 850, 1030, 1157, 1313, 1324, 1454, 1547, 1275, 1283, 1285-1286, 1293, 1316, 1318-1321,
1678, 1713, 1756, 1764 1338, 1354, 1365, 1367, 1369, 1376, 1435, 1441,
1472
Holisme, 1028, 1030, 1034, 1237-1238
894
Question
Préjudicielle, 1275, 1283, 1326, 1333-1336 S
Prioritaire de constitutionnalité, 574, 1335-1337 Séparation
R Des autorités, 133, 136-137, 139, 141, 150, 188,
206, 511, 1174, 1209
Recours Des pouvoirs, 93, 131-132, 135, 138-142, 153-
Administratif, 60, 65-70, 254, 811, 816, 1325 155, 161-162, 165, 167, 176, 179, 181, 183-
Défensif, 1380, 1386, 1446-1448, 1452, 1466, 184, 194-195, 200-201, 206, 209, 310, 538,
1472, 1753, 1758, 1761 704, 751, 818, 908
Direct en interprétation, 1254, 1296-1298, 1330,
1394 Structure du contentieux, 382, 1064, 1080-1081,
Effectif, 23, 251, 756, 758-759, 763-765, 767, 769, 1233, 1236, 1274, 1310-1311, 1421-1423, 1425-
772, 774, 778, 786-787, 828, 1558 1426, 1428-1430, 1432, 1434, 1753, 1756-1757,
Holiste, 1235, 1241-1243, 1248, 1255, 1260-1262, 1761
1294, 1296, 1302
Individualiste, 1233, 1235, 1244, 1246-1250, Subjectivation, 650-651, 653, 655, 657-658, 660-661,
1252, 1255-1256, 1261, 1263, 1268-1271, 664-668, 672, 674, 686, 780, 1093-1094, 1153-
1280, 1289, 1294, 1296-1297, 1299-1300, 1154
1305, 1307
Offensif, 1383, 1393-1394, 1450-1451 Substitution
Suspensif, 12, 16, 61, 249-251, 253, 474, 770, 772, De base légale, 177, 1147
792, 818, 884, 950, 1050, 1156, 1163, 1196, Des motifs, 206, 1098, 1147
1261, 1264, 1266-1267, 1269, 1295, 1302,
1438, 1478, 1505, 1507, 1533, 1542, 1554, Supériorité, 163, 274, 465, 500, 587, 631-633, 636-
1577, 1599, 1603-1604, 1606, 1608, 1631, 638, 643-644, 747, 761, 850, 883, 1042, 1199,
1678, 1728, 1733, 1751 1601
Référé Sursis à exécution, 16-17, 19, 99, 108, 247, 257, 259,
Liberté, 285, 290, 300, 569, 577, 584, 690, 724, 268-270, 272, 274, 276, 280, 290-295, 297, 300,
770, 855, 1283, 1286, 1354, 1390 302, 886, 1013, 1317, 1447, 1480, 1632, 1657,
Mesures utiles, 208 1693, 1751
Suspension, 14, 16-20, 23-25, 290-291, 300, 724,
854, 931, 1107, 1126, 1286, 1354, 1389, 1447, Syndicat de la juridiction administrative, 1347
1530, 1603-1604, 1690
T
Retrait, 204, 281, 713, 1073, 1467 Tutelle, 67, 387, 532, 611, 1051, 1624, 1633-1638,
1640-1641
Rétroactivité, 385, 387-393, 395-397, 399, 401, 404,
406, 733, 887, 1525 V
Revalorisation, 906, 911, 915, 1195, 1673, 1688, Vide juridique, 408, 440, 446, 988, 1313, 1511
1737
895
896
TABLE DES MATIÈRES
AVERTISSEMENT .............................................................................................................................................. 3
REMERCIEMENTS ............................................................................................................................................. 6
PRINCIPALES ABRÉVIATIONS ............................................................................................................................ 9
SOMMAIRE .................................................................................................................................................... 13
INTRODUCTION GÉNÉRALE ............................................................................................................................ 15
Section 1 – I t t d’u e tude du p i ipe de l’a se e d’effet suspe sif des recours ......................................... 18
Paragraphe 1 – Le p i ipe de l’a se e d’effet suspe sif, vi ti e d’u d si t t do t i al ........................... 19
A – Le postulat d’u e e iste e i dis uta le ................................................................................................. 19
B – U e i p essio e fo e depuis l’i t odu tio du f -suspension .................................................. 21
Paragraphe 2 – Le principe de l’a se e d’effet suspe sif, e p essio de l’auto o ie de la p o du e
administrative contentieuse ............................................................................................................................... 27
A – Une singularité procédurale .................................................................................................................... 27
B – Le f uit de l’o jet a a t isti ue du o te tieu ad i ist atif .............................................................. 29
Section 2 – Utilit d’u e tude du p i ipe de l’a se e d’effet suspe sif des e ou s .......................................... 30
Paragraphe 1 – Un moyen de comprendre la construction théorique du contentieux administratif ................. 31
A – Les litiges ad i ist atifs au œu d’u e te sio e t e effi a it ad i ist ative et p ote tio des
requérants ..................................................................................................................................................... 31
B – L’a se e d’effet suspe sif, ve teu de p i aut de l’effi a it ad i ist ative ..................................... 34
Paragraphe 2 – Un moyen de questionner la pertinence contemporaine de la construction théorique du
contentieux administratif .................................................................................................................................... 36
A – Une tendance profonde à l’a lio atio de la o sid atio des pa ti ulie s ........................................ 36
B – Un décalage profond avec le cadre général du contentieux .................................................................... 38
Section 3 – Possi ilit d’u e tude du p i ipe de l’a se e d’effet suspe sif des e ou s .................................... 40
Paragraphe 1 – Le champ retenu ........................................................................................................................ 40
A – La nécessaire restriction du champ des recours visés ............................................................................. 40
B – L’e lusio de e tai es voies de d oit .................................................................................................... 42
1 – Le cas des recours administratifs ........................................................................................................ 44
2 – Le cas des recours devant les juridictions administratives spécialisées .............................................. 46
3 – Le as du o te tieu judi iai e de l’ad i ist atio ........................................................................... 51
Paragraphe 2 – Les objectifs attendus ................................................................................................................ 55
PREMIERE PARTIE – DECONSTRUCTION DU PRINCIPE DE L’ABSENCE D’EFFET SUSPENSIF : LE JUGE COMME
PUISSANCE TUTELAIRE DE L’ADMINISTRATION .............................................................................................. 58
TITRE 1 – LE CARACTERE NON SUSPENSIF DES RECOURS, MASQUE JURIDIQUE D’UNE CONSTRUCTION POLITIQUE DU DROIT
ADMINISTRATIF ..................................................................................................................................................... 59
Chapitre 1 – L’appa e e d’u e logi ue ju idi ue ....................................................................................... 60
Section 1 – Une explication juridique défaillante ..................................................................................................... 60
Paragraphe 1 – L’h pe ole de la d isio e utoi e ........................................................................................ 61
A – Une interprétation erronée de la décision exécutoire, fondement du principe ...................................... 61
1 – Une déduction de l’a se e d’effet suspe sif a a h o i ue ............................................................. 61
2 – Une incompréhension de la substance exécutoire ............................................................................. 65
B – La nature véritable de la décision exécutoire, impossible fondement du principe .................................. 68
1 – Un rapprochement naturel avec le caractère obligatoire ................................................................... 68
2 – La d g adatio de l’effet o suspe sif, sultat du app o he e t................................................. 74
Paragraphe 2 – L’all go ie de la séparation des pouvoirs ................................................................................... 76
A – La t adu tio ju idi ue d’u o te te histo i ue .................................................................................... 77
1 – La canonisation de la loi des 16 et 24 août 1790 ................................................................................ 77
2 – Le p i ipe de l’i te di tio d’ad i ist e .......................................................................................... 82
B – La confusion mentale des activités juridictionnelles et administratives .................................................. 87
1 – La t aditio d’u e fo tio o u e d’appli atio de la loi ............................................................. 87
2 – La sous-esti atio d’u e p ofo de disti tio de atu e .................................................................. 93
a – Une activité orientée vers deux buts différents............................................................................. 93
b – Une activité sous-tendue par deux raisonnements différents ...................................................... 96
897
C – U d at a haï ue du fait des p og s de l’offi e du juge ................................................................... 101
1 – Une évolution progressive des pouvoirs de contrainte du juge ........................................................ 101
a – Les premiers pas : la e o aissa e du pouvoi d’ast ei te e ........................................ 102
b – Le tournant : la loi du f v ie et le pouvoi d’i jo tio .................................................. 105
2 – Une évolution vers un juge décomplexé par ses pouvoirs ................................................................ 109
Paragraphe 3 – Le faux-semblant de la présomption de légalité ...................................................................... 113
A – La présomption : un rattachement artificiel à l’o do a e e t ju idi ue ......................................... 114
1 – L’o igi e politi ue et so iale de la p so ptio de l galit ............................................................. 114
2 – Un argument de présentation du contentieux administratif ............................................................ 116
B – La présomption : p oduit a tifi iel d’u e o fia e e essive ............................................................... 119
1 – L’i possi le e ou s à la présomption de légalité comme fondement scientifique ......................... 119
2 – La p so ptio de l galit o e a ifestatio de l’autoli itation administrative ..................... 122
Section 2 – La gestio d li ate d’u p i ipe h g o i ue .................................................................................. 125
Paragraphe 1 – U e est i tio des e eptio s, sou e d’u e fai lesse pa ado ale du p i ipe ..................... 125
A – Les e eptio s, i dispe sa les à la vigueu d’u p i ipe ..................................................................... 125
B – Le constat d’e eptio s a es et h t o lites, o sta le à la vigueu du p i ipe ................................... 128
Paragraphe 2 – L’a plifi atio des effets des o t epoids, source paradoxale du maintien du principe ........ 135
A – L’ he de la p o du e du su sis à e utio ....................................................................................... 135
1 – Un espoir : la li e t du juge da s la ise e œuv e de la p o du e .............................................. 135
2 – La d sillusio de l’i possi le su sis : t oi des elatio s e t e le juge et l’ad i ist atio ........... 137
B – La rénovation par la procédure des référés ........................................................................................... 144
1 – Une révolution copernicienne de la procédure administrative contentieuse .................................. 144
a – La nécessaire modernisation du juge administratif dans un espace concurrentiel ..................... 144
b – La essai e appa itio d’u e v ita le justi e ad i ist ative d’urgence................................. 148
2 – Une révolution traditionaliste ........................................................................................................... 149
a – U e o se vatio de l’ o o ie g ale du su sis à e utio ................................................ 149
b – U e si ple e ho tatio au e ouvelle e t de l’i te p tatio ju idi tio elle ........................ 153
CONCLUSION DU CHAPITRE 1 .................................................................................................................... 160
Chapitre 2 – La st u tu e d’u e fi tio ju idi ue, élé e t d’u dis ou s axiologi ue ............................... 163
Section 1 – L’a tifi e fi tio el de l’a se e d’effet suspe sif des e ou s............................................................ 163
Paragraphe 1 – Une véritable fiction juridique ................................................................................................. 164
A – La différenciation des mécanismes voisins ............................................................................................ 164
1 – Le droit comme fiction : le problème de la qualification juridique ................................................... 164
2 – La variété des différents rapports à la « vérité » .............................................................................. 170
a – La présomption simple : u e te tative d’ha o ie ..................................................................... 170
b – La présomption irréfragable : une ignorance de la réalité .......................................................... 173
c – La fiction juridique : une négation de la réalité ........................................................................... 176
B – La a ifestatio d’u e gatio o s ie te de la alit ..................................................................... 180
1 – U e appa e te o ti uit d’appli atio de la d isio e utoi e .................................................. 180
2 – U e st u tu e e t e su l’e lusio de l’e iste e du e ou s ...................................................... 182
Paragraphe 2 – La réunion des traits propres à une fiction juridique exogène................................................. 185
A – L’i ad uatio à la alit aju idi ue .................................................................................................... 186
B – La pérennité du principe ........................................................................................................................ 189
Paragraphe 3 – La sou e d’u s st e fi tio el e as ade ......................................................................... 191
A – La t oa tivit de l’a ulatio .............................................................................................................. 192
B – La reconstitution des situations passées ................................................................................................ 197
Section 2 – L’a se e d’effet suspe sif : a tifi e d’u dis ou s p ag ati ue ........................................................ 204
Paragraphe 1 – Une solution opportune ........................................................................................................... 204
A – Le f uit d’u hoi politi ue ................................................................................................................... 204
1 – Un contexte historique favorable au principe du recours non suspensif.......................................... 205
2 – U e id ologie so iale a u e pa le espe t de l’auto it ad i ist ative ..................................... 208
3 – U p i ipe po teu d’u hoi politi ue de so i t ......................................................................... 211
B – Le f uit d’u e o eptio ju idi ue o ie t e ......................................................................................... 214
1 – Un moyen de servir la complétude du droit ..................................................................................... 214
2–U o e de se vi l’u it du d oit .................................................................................................. 218
Paragraphe 2 – Une solution adéquate au paradigme du contentieux administratif ....................................... 222
A – L’assise de l’auto it so iale de l’ad i ist atio ................................................................................... 222
B – L’e te sio du ha p de o t ôle de l’a tivit ad i ist ative ............................................................. 225
1 – La condition du succès du recours en excès de pouvoir ................................................................... 226
2 – La contrepartie : u i t t od pou l’i te sit de la p ote tio ju idi tio elle ..................... 229
C – U e a ifestatio de l’auto o isatio du o te tieu ad i ist atif .................................................. 231
1 – Une apparente équivalence du principe en procédure civile ........................................................... 232
2 – Une différence objective majeure de la situation contentieuse ....................................................... 234
898
CONCLUSION DU CHAPITRE 2 .................................................................................................................... 240
CONCLUSION DU TITRE 1 ................................................................................................................................ 243
TITRE 2 – LE CARACTERE NON SUSPENSIF DES RECOURS, CONSTRUCTION JURIDIQUE DEPASSEE ........................................... 245
Chapitre 1 – L’évolutio des a teu s o te tieux, facteur propice à la réorganisation du principe .......... 247
Section 1 – L’appa itio d’u e ouvelle o ga isatio o te tieuse ...................................................................... 247
Paragraphe 1 – Le juge administratif, nouveau collaborateur des autorités administratives ........................... 248
A – U e olla o atio diffi ile à d ele ave l’a lio atio de la o t ai te ju idi tio elle ................... 248
1 – U juge t aditio elle e t d tou de sa issio atu elle pa sa fo tio d’a hite te o atif
................................................................................................................................................................ 248
2 – U juge uip pou t e le guide o t aig a t de l’ad i ist atio ................................................ 255
B – Une collaboration bien réelle avec le rôle de « coauteur » du juge....................................................... 260
1 – De la sa tio à la fe tio ju idi tio elle, l’att ait d’u e itu e de l’a te ............................. 260
2 – De l’i t t e ouvel de la o sultatio , l’att ait de l’ itu e de l’a te ......................................... 266
Paragraphe 2 – Les autorités administratives, nouveaux requérants au contentieux ...................................... 275
A – La e o aissa e d’u pat i oi e ju idi ue, p ala le à la saisi e ju idi tio elle ............................ 276
1 – La tradition juridique française, obstacle aux droits des personnes publiques ................................ 276
2 – L’ volutio du o te te politi ue, oteu de la e o aissa e des d oits des pe so es pu li ues
................................................................................................................................................................ 279
B – L’ e ge e d’u ouveau o te tieu po teu de sp ifi it s a u es .......................................... 282
1 – L’a tivit des olle tivit s te ito iales, sou e d’u o te tieu e t e pe so es pu li ues ......... 282
2 – Un « nouveau » o te tieu , suppo t d’u e o f o tatio d’i t ts g au ............................. 286
Section 2 – L’appa itio d’u e ouvelle o ga isatio des elatio s e t e les ito e s et les institutions
administratives et juridictionnelles ........................................................................................................................ 289
Paragraphe 1 – U e elatio e ouvel e e t e l’ad i ist atio et les ito ens ............................................... 290
A – L’a lio atio de la o sid atio des ito e s pa l’ad i ist atio ................................................... 290
1 – Le sultat de l’ e ge e de la ito e et ad i ist ative ........................................................... 290
2 – La o ditio d’u e p og essio de l’asso iatio des ito e s à la p ise de d isio ........................ 301
B – La détérioration de la « supériorité » de l’ad i ist atio su les ito e s ............................................ 313
1 – Les o igi es id ologi ues de l’affai lisse e t des auto it s ad i ist atives .................................. 314
2 – Les manifestations juridiques de l’affai lisse e t des auto it s ad i ist atives ............................ 318
Paragraphe 2 – Une exigence rehaussée des citoyens envers la justice administrative ................................... 321
A – La « soif de subjectivisation » du travail juridictionnel .......................................................................... 322
B – La montée en puissance des droits publics subjectifs ............................................................................ 331
CONCLUSION DU CHAPITRE 1 .................................................................................................................... 338
Chapitre 2 – L’évolutio de l’o d e ju idi ue, fa teu p opi e à la éo ga isatio du principe ................. 341
Section 1 – L’ volutio de l’e vi o e e t ju idi ue e di e tio d’u e p ote tio a ue des ito e s ........... 341
Paragraphe 1 – U e i flue e e dog e ti e de la t a sfo atio pa tielle de l’offi e du juge ad i ist atif341
A – Un effort conséquent en direction des citoyens : le renouvellement du cadre de la procédure
contentieuse ................................................................................................................................................ 342
1 – L’ e ge e de ouveau pouvoi s pou u e eilleu e p ise e o pte des situatio s o tes des
citoyens................................................................................................................................................... 343
2 – L’ e ge e de ouveau pouvoi s pou u e eilleu e t a s iptio de la d isio ju idi tio elle
dans la société ........................................................................................................................................ 350
B – Un effort perfectible en direction des citoyens : la réception superficielle du nouveau cadre procédural
..................................................................................................................................................................... 358
1 – Le ralliement du juge à une lecture « administro-centrée » de la sécurité juridique ....................... 359
2 – Le ralliement du juge à la « mode » de l’effe tivit .......................................................................... 364
a – Le choix de la réparation comme aboutissement du travail juridictionnel .................................. 366
b – L’ o o ie p o essuelle du juge ad i ist atif : l’e e ple de la l galit su sta tielle .............. 370
Paragraphe 2 – U e i flue e e og e ti e de l’e p ise o jugu e d’u e plu alit d’o d es ju idi ues ...... 373
A – L’i fluence de la jurisprudence constitutionnelle nationale .................................................................. 374
B – L’i flue e des o d es ju idi ues sup a atio au ................................................................................. 381
1 – Les articles et 3 de la Co ve tio eu op e e des d oits de l’ho e : un potentiel méconnu . 381
2 – Le d oit au juge da s l’U io eu op e e : un processus mécanique ............................................. 391
Section 2 – L’ volutio des e talit s ju idi ues, fa teu de d lite e t du p i ipe .......................................... 398
Paragraphe 1 – La désagrégation de la croyance en la nécessaire « bonne marche » de l’ad i ist atio ...... 398
A – Un argument classique contrarié par le modèle allemand .................................................................... 399
B – Un argument classique contrarié par un nouvel environnement interne .............................................. 407
1 – La constante réduction des délais de jugement................................................................................ 407
2 – Le symbole de la décision implicite ................................................................................................... 417
3 – Le d veloppe e t d’u e ultu e du « provisoire » .......................................................................... 422
Paragraphe 2 – La d sag gatio de la otio d’i t t g al, pivot du o te tieu ad i ist atif .............. 427
A – L’i t t g al lassi ue, o opole ad i ist atif h poth ti ue ....................................................... 428
899
1 – L’ide tifi atio pa la su so ptio des i t ts pa ti ulie s ............................................................ 428
2 – L’att i utio d’u e fo tio de légitimation étatique ...................................................................... 434
B – L’i t t g al o te po ai , hose olle tive pa atu e ................................................................ 442
CONCLUSION DU CHAPITRE 2 .................................................................................................................... 449
CONCLUSION DU TITRE 2 ................................................................................................................................ 452
CONCLUSION DE LA PREMIÈRE PARTIE ......................................................................................................... 455
DEUXIEME PARTIE – DEPASSEMENT DU PRINCIPE PAR L’ADMISSION D’UN EFFET SUSPENSIF AMENAGE :
L’IMAGE DU JUGE COMME PUISSANCE PROTECTRICE DES CITOYENS ........................................................... 458
TITRE 1 – L’ECHEC DES PROPOSITIONS THEORIQUES DE RENVERSEMENT DU PRINCIPE ........................................................ 460
Chapitre 1 – Des propositions radicales impraticables .............................................................................. 461
Section 1 – Le i age d’u e suspe sio asuisti ue .............................................................................................. 461
Paragraphe 1 – U e ise e œuv e à la ha ge du juge ................................................................................... 462
A – L’e p ie e du « faiseur de systèmes » : la création prétorienne de la procédure administrative
contentieuse ................................................................................................................................................ 462
B – Un lourd passif : l’h itage de la d fe se de l’ad i istration................................................................ 467
Paragraphe 2 – U e ise e œuv e p ati ue d li ate ...................................................................................... 470
A – L’i possi le « bonne administration de la justice » .............................................................................. 471
B – L’i possi le o fo tio e e t ad i ist atif .................................................................................... 475
Section 2 – L’utopie d’u e suspe sio g alis e ................................................................................................ 478
Paragraphe 1 – Les att aits all ha ts d’u e suspe sio s st ati ue ........................................................... 479
A – La fascination de la protection des droits des citoyens ......................................................................... 479
1 – Un renversement complet de philosophie contentieuse .................................................................. 479
2 – Une transformation complète du rôle du juge ................................................................................. 482
B - La fascination immodérée du système allemand ................................................................................... 484
1 – Une analyse décontextualisée .......................................................................................................... 485
a – L’i flue e d isive de l’e vi o e e t su la aissa e du s st e ju idi ue ......................... 486
b – U e dou le diff e e des fa teu s d’i flue e .......................................................................... 490
1 – Un contexte historique différent ............................................................................................ 490
2 – Une organisation juridique globale différente ....................................................................... 498
2 – Une analyse hagiographique ............................................................................................................. 501
Paragraphe 2 – Les e s di i a ts d’u e suspe sio s st ati ue ............................................................... 509
A – Les conséquences sociales d’u p i ipe t op adi al ............................................................................ 510
1 – Le is ue d’e a e e la te da e i dividualiste .............................................................................. 510
2 – Le risque de disparition du pouvoir administratif ............................................................................. 515
B – Les o s ue es politi ues d’u p i ipe t op adi al ........................................................................ 517
1 – La problématique de la bonne administration de la justice .............................................................. 517
2 – La problématique du bon fonctionnement administratif ................................................................. 522
Section 3 – La hi e d’u e pa titio de la suspe sio selo la lassifi atio fo elle des recours................ 524
Paragraphe 1 – Une distribution apparemment claire et efficace .................................................................... 525
A – L’ava tage d’u e i o po atio à u e t pologie i ta gi le : un critère incontestable ......................... 526
1 – Le f uit d’u d at do t i al o te tualis ....................................................................................... 526
2 – Une application intemporelle du critère formel ............................................................................... 530
B – L’ava tage d’u allie e t au a a t isti ues des e ou s : un critère adéquat ............................... 534
1 – Le aiso e e t du juge au o e t de l’ di tio de l’a te ............................................................ 535
a – Une suspension spontanée dans le monde juridique .................................................................. 536
b – La réunion des deux temporalités : un juge plus efficace et intéressé aux situations concrètes 538
c – Le recours en excès de pouvoir, domaine privilégié de la suspension ......................................... 542
2 – Le aiso e e t du juge au o e t de l’audie e ......................................................................... 546
a – L’ad uatio des te po alit s ju idi ues et fa tuelles ............................................................... 547
b – Le e ou s de plei o te tieu , do ai e atu el de l’a se e d’effet suspe sif ...................... 548
c – Une réponse adaptée aux objectifs des recours .......................................................................... 551
Paragraphe 2 – Une distribution assurément idéaliste ..................................................................................... 556
A – L’illusio p ati ue : le cas de la suspension des actes réglementaires .................................................. 556
B – Une inadaptation théorique : une catégorisation trop artificielle ......................................................... 561
CONCLUSION DU CHAPITRE 1 .................................................................................................................... 569
Chapitre 2 – Des propositions intermédiaires aux fondements théoriques incertains .............................. 572
Section 1 – L’att a tio illusoi e des a tes de puissa e ........................................................................................ 573
Paragraphe 1 – L’i t t a u d’u e s pa atio des a tivit s de gestio et de puissa e .......................... 574
A – Une division doctrinale classique ........................................................................................................... 575
B – U e divisio favo a le à u e p ote tio a ue du desti atai e de l’a te de puissance ....................... 588
Paragraphe 2 – L’opa it d’u e s pa atio des a tivit s de gestio et de puissa e ....................................... 593
900
A – Une division construite sur une contradiction ....................................................................................... 593
1 – Les actes de puissance, notion fonctionnelle engagée ..................................................................... 594
2 – Les actes de puissance, justification traditionnelle des privilèges administratifs ............................. 597
B – Une division aux contours insaisissables ................................................................................................ 600
Section 2 – L’att a tio i app op i e de la st u tu e fi aliste du o te tieu ad i ist atif ................................. 609
Paragraphe 1 – Une organisation propice à une meilleure considération des droits des citoyens ................... 609
A – Le but du recours comme critère de classification ................................................................................ 610
1 – Les recours holistes : la défense des intérêts de la collectivité ......................................................... 610
2 – Les recours individualistes : la d fe se d’i t ts st i te e t pe so els ...................................... 613
B – Le suppo t pote tiel d’u e dist i utio de l’effet suspe sif .................................................................. 618
1 – U e pa titio app op i e à la suspe sio , a is e au œu de la te sio e t e i t t g al
et individuel ............................................................................................................................................ 618
2 – Une répartition apparemment appropriée à la distribution de la suspension pour les recours
individualistes ......................................................................................................................................... 620
Paragraphe 2 – Une organisation inadéquate ................................................................................................... 624
A – Une classification non exhaustive : l’e lusio lassi ue des voies de e ou s ..................................... 624
B – Un critère suspensif non exhaustif : l’e iste e de o te tieu « hybrides » ....................................... 630
CONCLUSION DU CHAPITRE 2 .................................................................................................................... 640
CONCLUSION DU TITRE 1 ................................................................................................................................ 643
TITRE 2 – LA PROPOSITION D’UN DEPASSEMENT DU PRINCIPE BASE SUR LA NATURE DE LA SITUATION CONTENTIEUSE .............. 646
Chapitre 1 – La régénération du principe basée sur une organisation matérielle de la structure du
contentieux ................................................................................................................................................ 648
Section 1 – Le ha p du p i ipe de l’a se e d’effet suspe sif, suppo t du s st e p opos ........................... 649
Paragraphe 1 – L’ad issio des e ou s ju idi tio els au se s la ge .............................................................. 649
Paragraphe 2 – Le rejet des voies de droit non concernées par le principe ...................................................... 656
Section 2 – La situation contentieuse, clé de voûte du système proposé .............................................................. 664
Paragraphe 1 – La eptio d’u e i flue e oissa te de la situation contentieuse sur les caractéristiques
procédurales ..................................................................................................................................................... 666
A – Des tentatives doctrinales répétées ...................................................................................................... 666
B – L’a o e d’u e o s atio ju idi ue .................................................................................................. 670
Paragraphe 2 – La eptio de la situatio o te tieuse pa u dou le it e d’a al se des e ou s .......... 676
A – La atu e du o te tieu o e p e ie it e d’aiguillage .............................................................. 676
1 – L’a al se de la situatio du e u a t au ega d de l’a tivit administrative .................................. 677
2 – L’a al se du se s de l’i te ve tio ju idi tio elle la e pa le e u a t ............................... 681
B – La atu e des a tes o e s o e se o d it e d’aiguillage ....................................................... 695
Section 3 – Le pragmatisme, qualité première du système proposé ...................................................................... 709
Paragraphe 1 – Une construction ascendante, fruit de la réalité contentieuse ................................................ 709
Paragraphe 2 – La catégorisation de la réalité contentieuse, pivot du régime procédural ............................... 713
CONCLUSION DU CHAPITRE 1 .................................................................................................................... 718
Chapitre 2 – La égé é atio du p i ipe pa u e dist i utio aiso ée de l’effet suspe sif atta hé aux
recours ....................................................................................................................................................... 721
Section 1 – La ise e pla e d’u effet suspe sif guid pa l’o je tif de p ote tio des i t ts des e u a ts 721
Paragraphe 1 – Le domaine de la suspension délimité par son utilité pour les requérants .............................. 722
A – L’a olitio i l e de l’effet o suspe sif pou les e ou s de p e i e i sta e ................................ 722
1 – Une suspension naturellement utile dans le contentieux défensif ................................................... 722
2 – Une suspension restreinte en pratique au seul contentieux individuel ............................................ 728
B – Le ai tie d’u effet o suspe sif pou les voies de e ou s ............................................................ 736
1 - L’a se e d’effet suspe sif, sultat d’u e atu e diff e te de l’i sta e ...................................... 737
2 - L’a se e d’effet suspe sif, sultat de la solutio ju idi ue du litige .......................................... 740
a - La p se vatio de l’auto it du juge de p e i e i sta e ......................................................... 741
b – L’i te ve tio du juge, i terprète authentique de la légalité ..................................................... 743
Paragraphe 2 – La atu e de la suspe sio d li it e pa l’app he sio glo ale de ses conséquences ......... 750
A – La essit d’u e li itatio des effets de la suspe sio ..................................................................... 751
1 – Une suspension de la seule exécution matérielle de la décision administrative contestée ............. 751
2 – L’i t t de la li itatio de la suspe sio : une double préservation .............................................. 763
a – La p se vatio de l’o d e so ial : le maintien du caractère obligatoire ..................................... 763
b – La p se vatio de la ju idi it de l’a te ad i istratif ................................................................ 765
B – La nécessaire introduction de garde-fous à l’i stau atio de la suspe sio .......................................... 767
1 – Les solutions en réponse à la crainte du dilatoire ............................................................................. 768
a – L’i effi a it av e des a is es ju idi tio els e ista ts ................................................... 768
α – L’a us de d oit ........................................................................................................................ 769
β – L’a e de pou e ou s a usif ................................................................................................ 776
901
b – L’effi a it d’u e volutio pa adig ati ue : l’av e e t de la d o atie ad i ist ative ... 783
2 – Les solutio s e po se à la ai te d’u lo age de l’a tivit ad i ist ative ............................... 789
a – L’i spi atio du a is e alle a d d’u e espo sa ilit pa tag e pou l’e utio i diate
........................................................................................................................................................... 790
b–U a is e o ditio à l’effi a it du dialogue e t e les acteurs de la procédure ........... 796
Section 2 – Les bénéfices de la mise en place du système sur la procédure administrative contentieuse ............ 798
Paragraphe 1 – Les avantages contentieux immédiats ..................................................................................... 798
A – Une adéquation de la réponse juridictionnelle aux attentes des requérants ........................................ 799
1 – Une protection accrue des intérêts des citoyens requérants ........................................................... 799
2 – Une tutelle accrue sur les autorités décentralisées .......................................................................... 803
B – U e ad uatio de l’o ga isatio o te tieuse à l’ volutio de l’a tivit ad i ist ative .................... 807
1 – La multiplication des contentieux triangulaires : une administration « arbitre » d’u o flit d’i t ts
individuels ............................................................................................................................................... 807
2 – La multiplication des autorités et des compétences administratives : une tutelle nécessaire face au
da ge de dilutio de l’i t t g al ................................................................................................... 813
C – Une adéquation à la situation o te tieuse s o e d’effi a it de l’a se al ju idi tio el ............. 817
1 – Un système souple malgré une protection inédite dès la saisine du juge ........................................ 818
2 – La possi ilit d’adaptatio s ju isp ude tielles ult ieu es : l’e e ple du do ai e du pe is de
construire................................................................................................................................................ 820
Paragraphe 2 – Les avantages contentieux indirects ........................................................................................ 828
A – Les bénéfices pour le contentieux administratif : le rééquilibrage des multiples tensions contentieuses
..................................................................................................................................................................... 828
1 – La maîtrise de la tension entre légalité et sécurité juridique ............................................................ 829
2 – La aît ise de la te sio e t e les i t ts po t s pa l’a te et eu du e u a t ......................... 832
B – Les bénéfices pour le droit administratif : le resserrement de la relation entre droit et administration
..................................................................................................................................................................... 834
1 – L’a lio atio de la o t ai te ju idi ue su l’a tivit ad i ist ative ............................................. 835
2 – L’a lio atio de la o t ai te ju idi tio elle su l’appa eil ad i istratif .................................... 840
C – Les bénéfices pour les citoyens : la l galit au se vi e des ito e s, e ge e d’u d oit pu li
subjectif ....................................................................................................................................................... 841
CONCLUSION DU CHAPITRE 2 .................................................................................................................... 849
CONCLUSION DU TITRE 2 ................................................................................................................................ 852
CONCLUSION DE LA SECONDE PARTIE .......................................................................................................... 855
CONCLUSION GÉNÉRALE .............................................................................................................................. 858
BIBLIOGRAPHIE ............................................................................................................................................ 864
INDEX ........................................................................................................................................................... 893
TABLE DES MATIÈRES ................................................................................................................................... 897
902
Maxime LEI
Université de Toulon
Centre d’études et de recherches sur les contentieux
Le principe de l’absence d’effet suspensif des recours
contentieux en droit administratif français
Dans le cadre de la procédure administrative contentieuse, les recours ne sont pas pourvus
d’un effet suspensif. Par conséquent, les autorités administratives ont la possibilité d’exécuter
les décisions contestées jusqu’à la décision juridictionnelle. Cette situation, constitutive d’un
principe, est le produit d’une philosophie contentieuse marquée par un déséquilibre à
l’avantage de l’administration. Le principe de l’absence d’effet suspensif en est une des
formes d’expression les plus directes tant il est susceptible de grever la protection des droits
des requérants. Son étude permet indirectement de questionner la pertinence contemporaine
des fondements idéologiques du droit et du contentieux administratif. Sa déconstruction fait
apparaitre son caractère désuet au regard des évolutions en cours. Celles-ci, qu’elles soient
propres au phénomène juridique ou qu’elles le dépassent, servent à déterminer les
caractéristiques attendues des recours contentieux. La recherche d’une solution équilibrée, à
mi-chemin entre efficacité administrative et protection des requérants, devient un impératif.
Celui-ci sera atteint à partir d’une reconstruction de cet aspect épineux de la procédure
administrative contentieuse en s’appuyant sur une analyse matérielle de la situation litigieuse.
Mot clés : Contentieux administratif, Procédure administrative contentieuse, Principe, Effet
suspensif, Recours, Office du juge, Protection des citoyens, Démocratie administrative.
In contentious administrative disputes, appeal actions do not trigger any suspensive effect on
the case. As a consequence, the administrative authorities can enforce the appealed decisions
until the court gives its final decision. This position constitutes a principle and is due to a
highly unbalanced dispute philosophy, as it tends to be favourable to the administration. The
non-suspensive effect principle is one of the most direct expressions of this phenomenon as it
is most likely to encumber the protection of the plaintiff rights. Studying this principle allows
to question the relevance, nowadays, of the ideological basis on which law and administrative
disputes are built. A deconstructive analysis shows that, due to several evolutions, this
principle seems to be “outdated”. These developments, whether they are part of the legal
dimension or part of something bigger, help shaping the expected features of the dispute
actions. Finding a balanced solution, between administrative effectiveness and protection of
plaintiffs, has become an essential requirement. And this may be reached through rebuilding
this rather thorny aspect of the administrative proceedings from a legal analysis of the
position in controversy.
Keywords: Administrative dispute, Contentious administrative procedure, Principle,
Suspensive effect, Appeal, Court, Protection of citizens, Administrative democracy.
903