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ABRÉGÉ DE L'HISTOIRE GÉNÉRALE DES VOYAGES;

“The Project Gutenberg eBook of Abrégé de l'Histoire Générale des Voyages (Tome 2)
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Title: Abrégé de l'Histoire Générale des Voyages (Tome 2)

Author: Jean-François de La Harpe

Release date: March 6, 2008 [eBook #24768]

Language: French

Credits: Produced by Carlo Traverso, Christine P. Travers and the


Online Distributed Proofreading Team at http://www.pgdp.net
(This file was produced from images generously made
available by the Bibliothèque nationale de France
(BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK ABRÉGÉ DE L'HISTOIRE GÉNÉRALE DES VOYAGES
(TOME 2) ***
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BIBLIOTHÈQUE FRANÇAISE.
ABRÉGÉ
DE
L'HISTOIRE GÉNÉRALE
DES VOYAGES;
Par J.-F. LAHARPE.
TOME DEUXIÈME.

PARIS,
MÉNARD ET DESENNE, FILS.
1825.

ABRÉGÉ DE L'HISTOIRE GÉNÉRALE DES VOYAGES.


PREMIÈRE PARTIE.
AFRIQUE.
LIVRE TROISIÈME.
VOYAGES AU SÉNÉGAL ET SUR LES CÔTES D'AFRIQUE JUSQU'À SIERRA-LEONE.
CHAPITRE PREMIER.
Voyages de Cadamosto sur la rivière du Sénégal et dans les pays voisins. Azanaghis.
Tegazza. Côte d'Anterota. Pays de Boudomel. Pays de Gambra.

Après avoir parcouru les principales îles placées dans l'Océan atlantique vis-à-vis
le continent africain, et dont les Européens se sont emparés à la même époque où
ils commencèrent à reconnaître la côte occidentale de cette partie du monde, nous
allons, en retournant un peu sur nos pas, suivre avec les voyageurs cette même
côte, depuis le désert de Sahara jusqu'à Sierra-Leone, où commence la Guinée
proprement dite.

Avant de passer par le détroit de Gibraltar dans l'Océan qui baigne la côte
occidentale d'Afrique, on trouve, sur les bords de la Méditerranée, les contrées
connues autrefois des anciens, et qui forment ce que les modernes ont appelé
Barbarie; Alger et son domaine, qui est l'ancienne Numidie; Tunis, qu'on croit être
Carthage; Tripoli, la grande Syrte, Barca, tout ce qui composait les possessions
romaines jusqu'au mont Atlas. Au-delà du détroit est le royaume de Fez, l'empire de
Maroc, autrefois la Mauritanie Tingitane; Dara, Tafilet, pays gouvernés jadis par
Syphax et par Bocchus, mais sous la dépendance ou la protection des Romains, qui
avaient poussé leurs conquêtes jusqu'au désert.

À l'orient, les Romains possédaient encore l'Égypte et la Nubie, et connaissaient


quelques ports de la mer Arabique. La grande région qu'ils appelaient Éthiopie, et
que nous nommons Abyssinie, ne leur était connue que de nom. Elle ne l'est guère
davantage aux modernes, qui pourtant en ont fréquenté quelques ports, comme Adel,
Zeyla, Souakem, etc., mais n'ont que peu pénétré dans l'intérieur des terres. À
l'égard de la côte orientale d'Afrique, que nous avons vu découvrir par les
Portugais après qu'ils eurent doublé le cap des Tourmentes, et qui contient les
royaumes de Mosambique, de Quiloa, de Monbassa, de Mélinde, tout ce qu'on appelle
le Zanguébar et la côte d'Ajan, les commerçans de Tyr et de Phénicie y descendaient
par la voie beaucoup plus courte de la mer Rouge, dans des temps dont il nous reste
bien peu de traces. Nous avons vu que, par la même voie, les Arabes ou Maures de la
Mecque, ceux de Barbarie, et plus récemment les Turcs, y venaient commercer quand
les Portugais y arrivèrent. Mais, quand ces mêmes Portugais, quand les Anglais et
les Français abordèrent en Guinée, ils n'y trouvèrent que des Nègres et des
serpens. Là commence donc pour nous la description d'une nouvelle terre découverte
par les modernes pour le malheur de ses habitans, qui depuis n'ont pas cessé d'être
vendus aux nations de l'Europe pour exploiter les possessions du Nouveau-Monde et
des îles de la mer des Indes.

Avant de parler de la Guinée proprement dite, nous nous arrêterons d'abord sur les
pays voisins de la rivière de Sénégal, en remontant dans l'intérieur des terres et
dans les contrées situées entre cette rivière et celle de Gambie.

Un Vénitien nommé Cadamosto, qui était au service de l'infant de Portugal don


Henri, et que nous avons cité à l'article des îles du cap Vert et des Canaries,
voyagea aussi sur les bords du Sénégal et de la Gambie, et nous a laissé quelques
détails sur ces contrées. La relation de ses voyages, la plus ancienne des
navigations modernes publiées par ceux qui les ont faites, est un véritable modèle;
elle ne perdrait rien à être comparée à celle des plus habiles navigateurs de nos
jours. Il y règne un ordre admirable; les détails en sont attachans, les
descriptions claires et précises. On reconnaît partout l'observateur éclairé. Parmi
les choses qu'il a entendu dire, il s'en trouve, à la vérité, qu'il est difficile
de croire; on en verra quelques-unes de ce genre dans l'extrait de sa relation
qu'on va lire. Cadamosto a la bonne foi de convenir lui-même de l'invraisemblance
de ces sortes de récits; mais ils étaient conformes au goût de son siècle, et sa
relation eût semblé dénuée d'intérêt s'il les eût omis.

Cadamosto observe d'abord qu'au sud du détroit de Gibraltar, la côte, qui est celle
de Barbarie, n'est pas habitée jusqu'au cap Cantin, d'où l'on trouve, jusqu'au cap
Blanc, une région sablonneuse et déserte, qui est séparée de la Barbarie par des
montagnes du côté du nord, et que ses habitans nomment Sahara. Du côté du sud, elle
touche au pays des Nègres, et, dans sa largeur, elle n'a pas moins de cinquante ou
soixante journées. Ce désert s'étend jusqu'à l'Océan. Il est couvert de sable
blanc, si aride et si uni, que, le pays étant d'ailleurs fort bas, il n'a
l'apparence que d'une plaine jusqu'au cap Blanc, qui tire aussi son nom de la
blancheur de son sable, où l'on n'aperçoit aucune sorte d'arbre ou de plante.
Cependant rien n'est si beau que ce cap. Sa forme est triangulaire, et les trois
pointes qu'il présente sont à la distance d'un mille l'une de l'autre.

Cadamosto parle ensuite des Azanaghis, peuples maures qui habitent, cette partie du
désert la plus voisine du Sénégal, et qu'on appelle Zanagha, sans doute à cause du
voisinage de ce fleuve, ainsi nommé par les naturels du pays, et dont nous avons
fait Sénégal. La partie de l'Afrique que nous considérerons dans ce chapitre et
dans les deux suivans est entre le 8e et le 18e degrés de latitude nord.

Derrière le cap Blanc, dans l'intérieur des terres, on trouve à six journées du
rivage une ville nommée Ouaden, qui n'a pas de murs, mais qui est fréquentée par
les Arabes et les caravanes de Tombouctou et des autres régions plus éloignées de
la côte. Leurs alimens sont des dattes et de l'orge. Ils boivent le lait de leurs
chameaux. Le pays est si sec, qu'ils y ont peu de vaches et de chèvres. Ils sont
mahométans, et fort ennemis du nom chrétien. N'ayant point d'habitations fixes, ils
sont sans cesse errans dans les déserts, et leurs courses s'étendent jusque dans
cette partie de la Barbarie qui est voisine de la Méditerranée. Ils voyagent
toujours en grand nombre, avec un train considérable de chameaux, sur lesquels ils
transportent du cuivre, de l'argent et d'autres richesses, de la Barbarie et du
pays des Nègres à Tombouctou, pour en rapporter de l'or et de la malaguette, qui
est une espèce de poivre. Leur couleur est fort basanée. Les deux sexes ont pour
unique vêtement une sorte de robe blanche bordée de rouge. Les hommes portent le
turban à la manière des Maures, et vont toujours nu-pieds. Leurs déserts sont
remplis de lions, de panthères, de léopards et d'autruches, dont l'auteur vante les
œufs, après en avoir mangé plusieurs fois.

Les Portugais établis dans le golfe d'Arguin commerçaient avec les Arabes qui
venaient sur la côte. Pour l'or et les Nègres qu'ils tiraient d'eux, ils leur
fournissaient différentes sortes de marchandises, telles que des draps de laine et
d'autres étoffes, des tapis, de l'argent et des alkazélis[1]. Le prince fit bâtir
un château dans l'île d'Arguin pour la sûreté du commerce; et tous les ans il y
arrivait des caravelles de Portugal. Les négocians arabes menaient au pays des
Nègres quantité de chevaux de Barbarie, qu'ils y changeaient pour des esclaves. Un
beau cheval leur valait souvent jusqu'à douze ou quinze Nègres. Il ne faut pas que
nous soyons étonnés de cette disproportion, puisque parmi nous un bon cheval coûte
cent pistoles, et un bon soldat vingt écus. Les Arabes y portaient aussi de la soie
de Grenade et de Tunis, de l'argent et d'autres marchandises pour lesquelles ils
recevaient des esclaves et de l'or. Ces esclaves étaient amenés à Ouaden, d'où ils
passaient aux montagnes de Barca, et de là en Sicile. D'autres étaient conduits à
Tunis et sur toute la côte de Barbarie; le reste venait dans l'île d'Arguin, et
chaque année il en passait sept ou huit cents en Portugal.

Avant l'établissement de ce commerce, les caravelles portugaises, au nombre de


quatre, et quelquefois davantage, entraient bien armées dans le golfe d'Arguin, et
faisaient pendant la nuit des descentes sur la côte pour enlever les habitans de
l'un et de l'autre sexe qu'elles vendaient en Portugal. C'est ce que les Européens
appellent le droit des gens, lorsqu'ils sont les plus forts. Ils poussèrent ainsi
leurs courses au long des côtes jusqu'à la rivière de Sénégal, qui est fort grande,
et qui sépare le désert de la première contrée des Nègres de la côte[2].

Les Azanaghis habitent plusieurs endroits de la côte au-delà du cap Blanc. Ils sont
voisins des déserts, et peu éloignés des Arabes d'Ouaden. Ils vivent de dattes,
d'orge et du lait de leurs chameaux. Comme ils sont plus près du pays des Nègres
que d'Ouaden, ils y ont tourné leur commerce, qui se borne à tirer d'eux du millet
et d'autres secours pour la commodité de leur vie. Ils mangent peu, et l'on ne
connaît pas de nation qui supporte si patiemment la faim. Les Portugais en
enlevaient un grand nombre, et les aimaient mieux pour esclaves que des Nègres. Il
est vrai qu'on vient de dire qu'ils mangeaient peu; mais l'esclave qui mange le
moins n'est pas toujours le meilleur, même pour l'avarice.

Cadamosto attribue une coutume fort singulière à la nation des Azanaghis. Ils
portent, dit-il, autour de la tête une sorte de mouchoir qui leur couvre les yeux,
le nez et la bouche; et la raison de cet usage est que, regardant le nez et la
bouche comme des canaux fort sales, ils se croient obligés de les cacher aussi
sérieusement que d'autres parties auxquelles on attache la même idée dans des pays
moins barbares; aussi ne se découvrent-ils la bouche que pour manger.

Ils ne reconnaissent aucun maître; mais les plus riches sont distingués par
quelques témoignages de respect. En général, ils sont tous fort pauvres, menteurs,
perfides, et les plus grands voleurs du monde. Leur taille est médiocre. Ils se
frisent les cheveux, qu'ils ont fort noirs et flottans sur leurs épaules. Tous les
jours ils les humectent avec de la graisse de poisson; et quoique l'odeur en soit
fort désagréable, ils regardent cet usage comme une parure. Ils n'avaient connu
d'autres chrétiens que les Portugais, avec lesquels ils avaient eu la guerre
pendant treize ou quatorze ans. Cadamosto assure que, lorsqu'ils avaient vu des
vaisseaux, spectacle inconnu à leurs ancêtres, ils les avaient pris pour de grands
oiseaux avec des ailes blanches, qui venaient de quelques pays éloignés. Ensuite
les voyant à l'ancre et sans voiles, ils avaient conclu que c'étaient des poissons.
D'autres, observant que ces machines changeaient de place, et qu'après avoir passé
un jour ou deux dans quelque lieu, on les voyait le jour suivant à cinquante
milles, et toujours en mouvement au long de la côte, s'imaginaient que c'étaient
des esprits vagabonds, et redoutaient beaucoup leur approche. En supposant que ce
fussent des créatures humaines, ils ne pouvaient concevoir qu'elles fissent plus de
chemin dans une nuit qu'ils n'étaient capables d'en faire dans trois jours; et ce
raisonnement les confirma dans l'opinion que c'étaient des esprits. Plusieurs
esclaves de leur nation que Cadamosto avait vus à la cour du prince Henri, et tous
les Portugais qui étaient entrés les premiers dans cette mer, rendaient là-dessus
le même témoignage.

Environ, six journées dans les terres au-delà d'Ouaden, on trouve une autre ville
nommée Tegazza, qui signifie caisse d'or, d'où l'on tire tous les ans une grande
quantité de sel de roche, qui se transporte sur le dos des chameaux à Tombouctou,
et de là dans le royaume de Melli. Les Arabes vagabonds qui font ce commerce
disposent en huit jours de toute leur marchandise, et reviennent chargés d'or.

Le royaume de Melli est situé dans un climat fort chaud, et fournit si peu
d'alimens pour les bêtes, que, de cent chameaux qui font le voyage avec les
caravanes, il n'en revient pas ordinairement plus de vingt-cinq. Aussi cette grande
région n'a-t-elle aucun quadrupède. Les Arabes mêmes et les Azanaghis y tombent
malades de l'excès de la chaleur. On compte quarante journées à cheval de Tegazza à
Tombouctou, et trente de Tombouctou à Melli. Tout le pays de Tombouctou qui est
situé dans la Nigritie touche au grand désert de Sahara, ou peut-être même en fait
partie. Il nous est fort peu connu, et celui de Melli encore moins. Cadamosto ayant
demandé aux Maures quel usage les marchands de Melli font du sel, ils répondirent
qu'il s'en consommait d'abord une petite quantité dans le pays, et que ce secours
était si nécessaire à ces peuples situés près de la ligne, que, sans un tel
préservatif contre la putridité qui naît de la chaleur, leur sang se corromprait
bientôt. Ils emploient peu d'art à le préparer. Chaque jour ils en prennent un
morceau qu'ils font dissoudre dans un vase d'eau, et, l'avalant avec avidité, ils
croient lui être redevables de leur santé et de leurs forces. Le reste du sel est
porté à Melli en grosses pièces, deux desquelles suffisent pour la charge d'un
chameau. Là, les habitans du pays le brisent en d'autres pièces, dont le poids ne
surpasse pas les forces d'un homme. On assemble quantité de gens robustes qui les
chargent sur leur tête, et qui portent à la main une longue fourche sur laquelle
ils s'appuient lorsqu'ils sont fatigués. Dans cet état, ils se rendent sur le bord
d'un grand fleuve dont l'auteur n'a pu savoir le nom.

Lorsqu'ils sont arrivés au bord de l'eau, les maîtres du sel font décharger la
marchandise et placent chaque morceau sur une même ligne, en y mettant leur marque;
ensuite toute la caravane se retire à la distance d'une demi-journée. Alors
d'autres Nègres, avec lesquels ceux de Melli sont en commerce, mais qui ne veulent
point être vus, et qu'on suppose habitans de quelques îles, s'approchent du rivage
dans de grandes barques, examinent le sel, mettent une somme d'or sur chaque
morceau, et se retirent avec autant de discrétion qu'ils sont venus. Les marchands
de Melli, retournant au bord de l'eau, considèrent si l'or qu'on leur a laissé leur
paraît un prix suffisant; s'ils en sont satisfaits, ils le prennent et laissent le
sel; s'ils trouvent la somme trop petite, ils se retirent encore en laissant l'or
et le sel, et les autres, revenant à leur tour, mettent plus d'or ou laissent
absolument le sel. Leur commerce se fait ainsi sans se parler et sans se voir:
usage ancien qu'aucune infidélité ne leur donne jamais occasion de changer. Quoique
l'auteur trouve peu de vraisemblance dans ce récit, il assure qu'il le tient de
plusieurs Arabes, des marchands Azanaghis, et de quantité d'autres personnes dont
il vante le témoignage.

Il demanda aux mêmes marchands pourquoi l'empereur de Melli, qui est un souverain
puissant, n'avait point entrepris par force ou par adresse de découvrir la nation
qui ne veut ni parler ni se laisser voir. Ils lui racontèrent que, peu d'années
auparavant, ce prince, ayant résolu d'enlever quelques-uns de ces négocians
invisibles, avait fait assembler son conseil, dans lequel on avait résolu qu'à la
première caravane, quelques Nègres de Melli creuseraient des puits au long de la
rivière, près de l'endroit où l'on plaçait le sel, et que, s'y cachant jusqu'à
l'arrivée des étrangers, ils en sortiraient tout d'un coup pour faire quelques
prisonniers. Ce projet avait été exécuté; on en avait pris quatre, et tous les
autres s'étaient échappés par la fuite. Comme un seul avait paru suffire pour
satisfaire l'empereur, on en avait renvoyé trois, en les assurant que le quatrième
ne serait pas plus maltraité; mais l'entreprise n'en eut pas plus de succès: le
prisonnier refusa de parler; en vain l'interrogea-t-on dans plusieurs langues, il
garda le silence avec tant d'obstination, que, rejetant toute sorte de nourriture,
il mourut dans l'espace de quatre jours. Cet événement avait fait croire aux Nègres
de Melli que ces négocians étrangers étaient muets. Les plus sensés pensèrent avec
raison que le prisonnier, dans l'indignation de se voir trahi, avait pris la
résolution de se taire jusqu'à la mort. Ceux qui l'avaient enlevé rapportèrent à
leur empereur qu'il était fort noir, de belle taille, et plus haut qu'eux d'un
demi-pied; que sa lèvre inférieure était plus épaisse que le poing, et pendante
jusqu'au-dessous du menton; qu'elle était fort rouge, et qu'il en tombait même
quelques gouttes de sang; mais que sa lèvre supérieure était de grandeur ordinaire;
qu'on voyait entre les deux ses dents et ses gencives, et qu'aux deux coins de la
bouche il avait quelques dents d'une grandeur extraordinaire; que ses yeux étaient
noirs et fort ouverts; enfin que toute sa figure était terrible.

Cet accident fit perdre la pensée de renouveler la même entreprise, d'autant plus
que les étrangers, irrités apparemment de l'insulte qu'ils avaient reçue,
laissèrent passer trois ans sans reparaître au bord de l'eau. On était persuadé à
Melli que leurs grosses lèvres s'étaient corrompues par l'excès de la chaleur, et
que, n'ayant pu supporter plus long-temps la privation du sel, qui est leur unique
remède, ils avaient été forcés de recommencer leur commerce. La nécessité du sel en
était établie mieux que jamais dans l'opinion des Nègres de Melli. Ces faits,
attestés avec les mêmes circonstances par beaucoup de voyageurs, ne sont pas
faciles à vérifier: s'ils sont vrais, cette bonne foi réciproque et si constante
dans le commerce des nations nègres prouve qu'il n'y a point de meilleur lien que
l'intérêt. Les uns avaient besoin de sel, et les autres voulaient de l'or.

L'or qu'on apporte à Melli se divise en trois parts: une qu'on envoie par la
caravane de Melli à Kokhia, sur la route du grand Caire et de la Syrie; les deux
autres à Tombouctou, d'où elles partent séparément, l'une pour Tret, et de là pour
Tunis en Barbarie; l'autre pour Ouaden, d'où elle se répand jusqu'aux villes d'Oran
et d'One, le long du détroit de Gibraltar, et jusqu'à Fez, Maroc, Arzila, Azafi et
Messa, dans l'intérieur des terres. C'est dans ces dernières places que les
Italiens et les autres nations chrétiennes viennent recevoir cet or pour leurs
marchandises. Enfin le plus grand avantage que les Portugais aient tiré du pays des
Azanaghis, c'est qu'ils trouvèrent le moyen d'attirer sur les côtes du golfe
d'Arguin quelque partie de l'or qu'on envoie chaque année à Ouaden, et de se les
procurer par leurs échanges avec les Nègres.
Dans les régions des Maures basanés, il ne se fabrique point de monnaie. On n'y en
connaît pas même l'usage, non plus que parmi les Nègres. Mais tout le commerce se
fait par des échanges d'une chose pour une autre, quelquefois de deux pour une.
Cependant les Azanaghis et les Arabes ont, dans quelques-unes de leurs villes
antérieures, de petites coquilles qui leur tiennent lieu de monnaie courante. Les
Vénitiens en apportaient du Levant, et recevaient de l'or pour une matière si vile.
Les Nègres ont pour l'or un poids qu'ils appellent mérical, et qui revient à la
valeur d'un ducat. Les femmes des déserts de Sahara portent des robes de coton qui
leur viennent du pays des Nègres, et quelques-unes des espèces de frocs qu'on
appelle alkhazeli; mais elles n'ont pas l'usage des chemises. Les plus riches se
parent de petites plaques d'or. Elles font consister leur beauté dans la grosseur
et la longueur de leurs mamelles. Dans cette idée, à peine ont-elles atteint l'âge
de seize ou dix-sept ans, qu'elles se les serrent avec des cordes, pour les faire
descendre quelquefois jusqu'à leurs genoux. Opposez à cette coutume celle des
femmes d'Europe, qui mettent des corps de baleine pour faire remonter leur gorge,
et ces contrariétés dérangeront un peu les idées du beau absolu. Les hommes montent
à cheval, et font leur gloire de cet exercice. Cependant l'aridité de leur pays ne
leur permet pas de nourrir un grand nombre de ces animaux, ni de les conserver
long-temps. La chaleur est excessive dans cette immense étendue de sables, et l'on
y trouve fort peu d'eau. Il n'y pleut que dans trois mois de l'année, ceux d'août,
de septembre et d'octobre. Cadamosto fut informé qu'il y paraît quelquefois de
grandes troupes de sauterelles jaunes et rouges, de la longueur du doigt. Elles
vont en si grand nombre, qu'elles forment dans l'air une nuée capable d'obscurcir
le soleil, et de douze ou quinze milles d'étendue. Ces incommodes visites
n'arrivent que tous les trois ou quatre ans; mais il ne faut pas espérer de vivre
dans les lieux où l'armée des sauterelles s'arrête, tant elle cause de désordre et
d'infection. L'auteur en vit une multitude innombrable en passant sur les côtes.

Après avoir doublé le cap Blanc, la caravelle portugaise qui portait Cadamosto,
continua sa course jusqu'à la rivière de Zanagha ou de Sénégal. Cinq ans avant le
voyage de Cadamosto, cette grande rivière avait été découverte par trois caravelles
du prince Henri, comme on l'a vu dans le récit des premiers établissemens; et
depuis ce temps-là il ne s'était point passé d'année où le Portugal n'y eût envoyé
quelques vaisseaux.

La rivière de Sénégal a plus d'un mille de largeur à son embouchure, et l'entrée en


est fort profonde. Cependant des sables amoncelés par l'action du cours des eaux,
opposée à celle de la mer lorsqu'elle monte, obligent les vaisseaux d'observer le
cours de la marée pour entrer dans le fleuve; on y remonte l'espace de soixante-dix
milles, suivant le témoignage que l'auteur en reçut d'un grand nombre de Portugais
qui y étaient entrés dans leurs caravelles. Depuis le cap Blanc, qui en est à trois
cent quatre-vingts milles, la côte se nomme Anterota, et borde le pays des
Azanaghis ou des Maures basanés. Cette côte est continuellement sablonneuse jusqu'à
vingt milles de la rivière.

Cadamosto fut extrêmement surpris de trouver la différence des habitans si grande


dans un si petit espace. Au sud de la rivière, ils sont extrêmement noirs, grands,
bien faits et robustes; le pays est couvert de verdure et rempli d'arbres
fruitiers. De l'autre côté, les hommes sont basanés, maigres, de petite taille, et
le pays sec et stérile.

Les peuples d'Anterota sont également pauvres et féroces. Ils n'ont pas de villes
fermées, ni d'autres habitations que de misérables villages, dont les maisons sont
couvertes de chaume. La pierre et le ciment ne leur manqueraient pas, mais ils n'en
connaissent pas l'usage. Le chef n'a pas de revenu certain: mais les seigneurs du
pays, pour gagner sa faveur, lui font présent de chevaux et d'autres bêtes, telles
que des vaches et des chèvres. Ils y joignent différentes sortes de légumes et de
racines, surtout du millet. Il ne subsiste d'ailleurs que de vols et de
brigandages. Il enlève, pour l'esclavage, les peuples des pays voisins. Il ne fait
pas plus de grâce à ses propres sujets. Une partie de ces esclaves est employée à
la culture des terres qui lui appartiennent: le reste est vendu, soit aux Azanaghis
et aux marchands arabes, qui les prennent en échange pour des chevaux, soit aux
vaisseaux chrétiens, depuis que le commerce est ouvert avec eux. Chaque Nègre peut
prendre autant de femmes qu'il est capable d'en nourrir. Le chef n'en a jamais
moins de trente ou quarante, qu'il distingue entre elles suivant leur naissance et
le rang de leurs pères. Il les entretient dans certaines habitations huit ou dix
ensemble, avec des femmes pour les servir, et des esclaves pour cultiver les terres
qui leur sont assignées. Elles ont aussi des vaches et des chèvres, avec des
esclaves pour les garder. Lorsqu'il les visite, il ne porte avec lui aucune
provision, et c'est d'elles qu'il tire sa subsistance pour lui-même et pour tout
son cortége. Tous les jours, au lever du soleil, chaque femme de l'habitation où il
arrive prépare trois ou quatre couverts de différentes viandes, telles que du
chevreau, du poisson, et d'autres alimens du goût des Nègres, qu'elle fait porter
par ses esclaves au logement du chef; de sorte qu'en s'éveillant il trouve quarante
ou cinquante mets qu'il se fait servir suivant son appétit. Le reste est distribué
entre ses gens. Mais, comme ils sont toujours en fort grand nombre, la plupart sont
toujours affamés. Il se promène ainsi d'une habitation à l'autre pour visiter
successivement toutes ses femmes: ce qui lui procure ordinairement une nombreuse
postérité. Mais, lorsqu'une femme devient grosse, il n'approche plus d'elle. Tous
les seigneurs suivent le même usage.

Ces Nègres font profession de la religion mahométane, mais avec moins de lumières
et de soumission que les Maures blancs. Cependant les seigneurs ont toujours près
d'eux quelques Azanaghis, ou quelques Arabes pour les exercices de leur culte; et
c'est une maxime établie parmi les grands de la nation, qu'ils doivent paraître
plus soumis aux lois divines que le peuple. Cette opinion, qui est assez
généralement celle des grands de toutes les nations, est-elle fondée sur la
reconnaissance ou sur la politique?

Les Nègres du Sénégal sont toujours nus, excepté vers le milieu du corps, qu'ils se
couvrent de peaux de chèvres, à peu près dans la forme de nos hauts-de-chausses.
Mais les grands et les riches portent des chemises de coton que les femmes filent
dans le pays. Le tissu de chaque pièce n'a pas plus de six pouces de largeur; car
ils n'ont pu trouver l'art de faire leurs pièces plus larges. Ils sont obligés d'en
coudre cinq ou six ensemble, pour les ouvrages qui demandent plus d'étendue. Leurs
chemises tombent jusqu'au milieu de la cuisse. Les manches en sont fort amples;
mais elles ne leur viennent qu'au milieu du bras. Les femmes sont absolument nues
depuis la tête jusqu'à la ceinture, le bas est couvert d'une jupe de coton qui leur
descend jusqu'au milieu des jambes. Les deux sexes ont la tête et les pieds nus;
mais ils ont les cheveux fort bien tressés, ou noués avec assez d'art, quoiqu'ils
les aient fort courts. Les hommes s'emploient comme les femmes à filer et à laver
les habits.

Le climat est si chaud, qu'au mois de janvier la chaleur surpasse celle de l'Italie
au mois d'avril; et plus on avance, plus on la trouve insupportable. C'est l'usage
pour les hommes et les femmes de se laver quatre ou cinq fois le jour. Ils sont
d'une propreté extrême pour leurs personnes; mais leur saleté, au contraire, est
excessive dans leurs alimens. Quoiqu'ils soient d'une ignorance et d'une
grossièreté étonnante sur toutes les choses dont ils n'ont pas l'habitude, l'art et
l'habileté même ne leur manquent pas dans les affaires auxquelles ils sont
accoutumés. Ils sont si grands parleurs, que leur langue n'est jamais oisive. Ils
sont menteurs et toujours prêts à tromper. Cependant la charité est entre eux une
vertu si commune, que les plus pauvres donnent à dîner, à souper, et le logement
aux étrangers, sans exiger aucune marque de reconnaissance.

Ils ont souvent la guerre, dans le sein de leur nation ou contre leurs voisins.
Leurs armes sont une espèce de bouclier qui est composé de la peau d'une bête
qu'ils nomment danta[3], et qui est fort difficile à percer; la zagaie, sorte de
dard qu'ils lancent avec une dextérité admirable, armée de fer dentelé, ce qui rend
les blessures extrêmement dangereuses; une espèce de cimeterre courbé en arc, qui
leur vient de la Gambie; car s'ils ont du fer dans leur pays, ils l'ignorent, et
leurs lumières ne vont pas jusqu'à le pouvoir mettre en usage. Ils ont aussi une
sorte de javeline qui ressemble à nos demi-lances. Avec si peu d'armes, leurs
guerres sont extrêmement sanglantes, parce qu'ils portent peu de coups inutiles.
Ils sont fiers, emportés, pleins de mépris pour la mort, qu'ils préfèrent à la
fuite. Ils n'ont point de cavalerie, parce qu'ils ont peu de chevaux. Ils
connaissent encore moins la navigation; et, jusqu'à l'arrivée des Portugais, ils
n'avaient jamais vu de vaisseaux sur leurs côtes. Ceux qui habitent les bords de la
rivière ou le rivage de la mer ont de petites barques qu'ils nomment zapolies et
almadies, composées d'une pièce de bois creux, dont la plus grande peut contenir
trois ou quatre hommes. Elles leur servent pour la pêche, ou pour le transport de
leurs ustensiles au long de la rivière. Ces Nègres sont les plus grands nageurs du
monde, comme le sont en général tous les peuples sauvages.

Après avoir passé la rivière de Sénégal, Cadamosto continua de faire voile le long
de la côte, jusqu'au pays de Boudomel, qui est plus loin d'environ huit cents
milles. Toute cette étendue est une terre basse sans aucune montagne. Boudomel est
le nom du prince nègre qui régnait sur cette côte.

L'auteur remarque qu'en ce pays les deux sexes sont également portés au
libertinage. Boudomel pressa beaucoup Cadamosto de lui apprendre quelque secret
pour satisfaire plusieurs femmes. Il était persuadé que les chrétiens avaient là-
dessus plus de lumières que les Nègres. Un petit-maître français lui aurait répondu
que le vrai moyen était de n'en aimer aucune.

Boudomel était toujours accompagné d'environ deux cents Nègres; mais ce cortége
n'étant retenu près de lui par aucune loi, les uns se retirent, d'autres viennent;
et par la correspondance qui règne entre eux, les places sont toujours remplies.
D'ailleurs il se rend sans cesse à l'habitation du prince quantité de personnes des
habitations voisines. À l'entrée de sa maison, on rencontre une grande cour qui
conduit successivement dans six autres cours avant d'arriver à son appartement. Au
milieu de chacune est un grand arbre pour la commodité de ceux que leurs affaires
obligent d'attendre. Tout le cortége du prince est distribué dans ces cours suivant
les emplois et les rangs. Mais, quoique les cours intérieures soient pour les plus
distingués, il y a peu de Nègres qui approchent familièrement de la personne du
prince. Les Azanaghis et les chrétiens sont presque les seuls qui aient l'entrée
libre dans son appartement, et qui aient la liberté de lui parler. Il affecte
beaucoup de grandeur et de majesté. On ne le voit chaque jour, au matin, que
l'espace d'une heure. Le soir, il paraît pendant quelques momens dans la dernière
cour, sans s'éloigner beaucoup de la porte de son appartement; et les portes ne
s'ouvrent alors qu'aux grands du premier ordre. Il donne néanmoins des audiences à
ses sujets: mais c'est dans ces occasions qu'on reconnaît l'orgueil des princes
d'Afrique. De quelque condition que soient ceux qui viennent solliciter des grâces,
ils sont obligés de se dépouiller de leurs habits, à l'exception de ce qui leur
couvre le milieu du corps. Ensuite, lorsqu'ils entrent dans la dernière cour, ils
se jettent à genoux en baissant le front jusqu'à terre, et des deux mains ils se
couvrent la tête et les épaules de sable. Personne, jusqu'aux parens du prince,
n'est exempt d'une si humiliante cérémonie. Les supplians demeurent assez long-
temps dans cette posture, continuant de s'arroser de sable. Enfin, lorsque le
prince commence à paraître, ils s'avancent vers lui sans quitter le sable et sans
lever la tête. Ils lui expliquent leur demande, tandis que, feignant de ne les pas
voir, ou du moins affectant de ne les pas regarder, il ne cesse pas de s'entretenir
avec d'autres personnes. À la fin de leurs discours, il tourne la tête vers eux,
et, les honorant d'un simple coup d'œil, il leur fait sa réponse en deux mots.
Cadamosto, qui fut témoin plusieurs fois de cette scène, s'imagine que Dieu
n'aurait pas plus de respects à prétendre, s'il daignait se montrer à la race
humaine. Quand on voit le chef de quelques peuplades nègres écraser ainsi de sa
morgue ridicule ses sujets aussi misérables que lui, ceux qui, chez les nations
policées, sont élevés par leur rang au-dessus des autres hommes, doivent sentir
aisément que l'orgueil n'est pas la mesure de la vraie grandeur.

La complaisance de Boudomel alla si loin pour Cadamosto, qu'il le conduisit dans sa


mosquée à l'heure de la prière. Les Azanaghis ou les Arabes, qui étaient ses
prêtres, avaient reçu ordre de s'y assembler. En entrant dans le temple, avec
quelques-uns de ses principaux Nègres, Boudomel s'arrêta d'abord, et tint quelque
temps les yeux levés au ciel. Ensuite, ayant fait quelques pas, il prononça
doucement quelques paroles, après quoi, il s'étendit tout de son long sur la terre,
qu'il baisa respectueusement. Les Azanaghis et son cortége se prosternèrent et
baisèrent la terre à son exemple. Il se leva, mais ce fut pour recommencer dix ou
douze fois les mêmes actes de religion; ce qui prit plus d'une demi-heure.

Aussitôt qu'il eut fini, il se tourna vers Cadamosto, en lui demandant ce qu'il
pensait de ce culte, et le priant de lui donner quelque idée de la religion des
chrétiens. Cadamosto eut la hardiesse de lui répondre en présence de ses prêtres
que la religion de Mahomet était fausse, et que celle de Rome était la seule
véritable. Ce discours fit rire les Arabes et Boudomel. Cependant, après un moment
de réflexion, ce prince dit à Cadamosto qu'il croyait la religion des Européens
fort bonne, parce qu'il n'y avait que Dieu qui pût leur avoir donné tant de
richesses et d'esprit. Il ajouta que celle de Mahomet lui paraissait bonne aussi,
et qu'il était même persuadé que les Nègres étaient plus sûrs de leur salut que les
chrétiens, parce que Dieu était un maître juste; que, donnant aux chrétiens leur
paradis dans ce monde, il fallait que dans l'autre il réservât de grandes
récompenses aux Nègres qui manquaient de tout dans celui-ci. Il y avait dans ce
discours plus de sens qu'on n'en devait attendre d'un despote nègre tel qu'on vient
de le peindre.

La chaleur est si excessive dans les régions des Nègres, qu'il n'y croît ni
froment, ni riz, ni aucune sorte de grain qui puisse servir à leur nourriture. Les
vignes n'y viennent pas plus heureusement. Ils ont mis leurs terres à l'épreuve en
y jetant diverses semences qu'ils reçoivent des vaisseaux portugais. Le froment
demande un climat tempéré et de fréquentes pluies qu'ils n'ont presque jamais, car
ils passent neuf mois sans voir tomber une goutte d'eau du ciel, c'est-à-dire
depuis le mois d'octobre jusqu'au mois de juin. Cependant ils ont du millet, des
féves et des noisettes de diverses couleurs. Leur féve est large, plate, et d'un
rouge assez vif. Ils en ont aussi de blanches. Ils plantent au mois de juillet pour
recueillir au mois de septembre. Comme c'est le temps des pluies, les rivières
s'enflent, et donnent à la terre une certaine fécondité. Tout l'ouvrage de
l'agriculture et de la moisson ne prend ainsi que trois mois; mais les Nègres
entendent peu l'économie, et sont d'ailleurs trop paresseux pour tirer beaucoup de
fruit de leur travail. Ils ne plantent que ce qu'ils jugent nécessaire pour le
cours de l'année, sans penser jamais à faire des provisions qu'ils puissent vendre.
Leur méthode pour cultiver la terre est de se mettre cinq ou six dans un champ, et
de la remuer avec leurs épées, qui leur tiennent lieu de hoyaux et de bêches. Ils
ne l'ouvrent pas à plus de quatre pouces de profondeur; mais les pluies lui donnent
assez de fertilité pour rendre avec profusion ce qu'on lui confie avec tant de
négligence.

Leurs liqueurs sont l'eau, le lait, et le vin de palmier; ils tirent la dernière
d'un arbre qui se trouve en abondance dans le pays, et qui n'est pas celui qui
produit la datte, quoiqu'il soit de la même espèce. Cette liqueur, qu'ils appellent
mighol, en sort toute l'année. Il n'est question que de faire deux ou trois
ouvertures au tronc, et d'y suspendre des calebasses pour recevoir une eau brune
qui coule fort lentement; car, depuis le matin jusqu'au soir, un arbre ne remplit
pas plus de deux calebasses: elle est d'un fort bon goût; et si l'on n'y mêle rien,
elle enivre comme le vin. Cadamosto assure que les premiers jours elle est aussi
agréable que nos meilleurs vins; mais elle perd cet agrément de jour en jour,
jusqu'à devenir aigre: cependant elle est plus saine le troisième ou le quatrième
jour que le premier, parce qu'en perdant un peu de sa douceur, elle devient
purgative. Cadamosto en faisait usage et la trouvait préférable au vin d'Italie. Le
mighol n'est pas en si grande abondance que tout le monde en ait à discrétion; mais
comme les arbres qui le produisent sont répandus dans les campagnes et les forêts,
chacun se procure une certaine quantité de liqueur par son travail, et les mieux
partagés sont toujours les seigneurs qui emploient plus de gens à la recueillir.

Les Nègres ont diverses sortes de fruits qui n'ont pas beaucoup de ressemblance
avec ceux de l'Europe, mais qui sont excellens, sans le secours d'aucune culture,
quoiqu'ils puissent être encore meilleurs, si l'on prenait soin de les cultiver. En
général, le pays est rempli d'excellens pâturages et d'une infinité de beaux arbres
qui ne sont pas connus en Europe. On y trouve aussi quantité d'étangs ou de petits
lacs d'eau douce, remplis de poissons qui ne ressemblent point aux nôtres, surtout
d'un grand nombre de serpens d'eau que les Nègres nomment kalkatrici.

Ils ont une huile dont ils font usage dans leurs alimens, sans que l'auteur ait pu
découvrir d'où ils la tirent, et de quoi elle est composée: elle a trois qualités
remarquables; son odeur, qui ressemble à celle de la violette; son goût, qui
approche de celui de l'olive; et sa couleur, qui teint mieux les vivres que le
safran.

On trouve dans le pays différentes sortes d'animaux, mais surtout une prodigieuse
quantité de serpens, dont quelques-uns sont fort venimeux. Les plus grands, qui ont
jusqu'à deux toises de longueur, n'ont pas d'ailes, comme on a pris plaisir à le
publier; mais ils sont si gros, qu'on en a vu plusieurs qui avalaient une chèvre
d'un seul morceau.

Le pays de Sénégal n'a pas d'autres animaux privés que des bœufs, des vaches et des
chèvres. Il ne s'y trouve pas de moutons, parce qu'ils ne s'accommodent pas d'un
climat si chaud. Ainsi la nature a pourvu, suivant la différence des pays, à toutes
les nécessités du genre humain. Elle a fourni de la laine aux Européens, qui ne
pourraient s'en passer dans un pays aussi froid que celui qu'ils habitent; au lieu
que les Nègres, qui n'ont pas besoin d'habits épais dans leurs chaudes contrées, ne
peuvent élever des moutons; mais le ciel y supplée en leur donnant du coton, qui
convient mieux à leur pays. Leurs bœufs et leurs vaches sont moins gros que ceux
d'Italie; ce qu'il faut encore attribuer à la chaleur. C'est une rareté parmi eux
qu'une vache rousse; elles sont toutes noires ou blanches, ou tachetées de ces deux
couleurs. Les animaux de proie, tels que les lions, les panthères, les léopards et
les loups, sont en grand nombre. Des éléphans sauvages y marchent en troupes, comme
les sangliers dans l'état de Venise; mais ils ne peuvent jamais être apprivoisés
comme dans les autres pays. Cet animal étant fort connu, l'auteur observe seulement
qu'il est d'une grosseur extraordinaire. On en peut juger par les dents ou défenses
qu'on en apporte en Europe; mais il n'en a que deux de cette espèce à la mâchoire
inférieure, comme le sanglier, avec la seule différence que celles du sanglier
tournent la pointe en haut, et que celles de l'éléphant la tournent en bas.
Cadamosto avait cru, sur les récits communs, avant son voyage, que les éléphans ne
pouvaient plier les genoux, et qu'ils dormaient debout; il déclare que c'est une
étrange fausseté, et qu'il les a vus non-seulement plier les genoux en marchant,
mais se coucher et se lever comme les autres animaux. On n'aperçoit jamais leurs
grandes dents avant leur mort. Quelque sauvages qu'ils soient naturellement, ils ne
font aucun mal lorsqu'ils ne sont point attaqués; mais si quelqu'un les irrite, ils
se défendent avec leur trompe, que la nature leur a donnée à la place du nez, et
qui est d'une excessive longueur: ils l'étendent et la resserrent à leur gré; s'ils
saisissent un homme avec cet instrument redoutable, ils le jettent presque aussi
loin qu'on jette une pierre avec la fronde. C'est en vain qu'on croit pouvoir
échapper par la fuite. Ils sont d'une vitesse surprenante; les plus jeunes sont
ordinairement les plus dangereux. La portée des femelles n'est que d'un petit à la
fois; ils se nourrissent de feuilles d'arbres et de fruits, qu'ils attirent jusqu'à
leur bouche avec le secours de leur trompe. L'auteur, pendant tout le séjour qu'il
fit chez les Nègres, ne découvrit pas d'autres quadrupèdes que ceux qu'on vient de
nommer; mais il vit un grand nombre d'oiseaux, et surtout quantité de perroquets,
que les Nègres haïssent beaucoup, parce qu'ils détruisent leur millet et leurs
légumes. Ces oiseaux ont beaucoup d'adresse à construire leurs nids; ils ramassent
quantité de joncs et de petits rameaux d'arbres dont ils forment un tissu qu'ils
ont l'art d'attacher à l'extrémité des plus faibles branches; de sorte qu'y étant
suspendu, il est agréablement balancé par le vent. Sa forme est celle d'un ballon
de la longueur d'un pied. Ils n'y laissent qu'un seul trou pour leur servir de
passage lorsqu'ils veulent se garantir des serpens, à qui la pesanteur ne permet
pas de les attaquer dans cette retraite.

Les femmes des Nègres ont l'humeur fort gaie, surtout dans leur jeunesse, et
prennent beaucoup de plaisir à la danse et au chant. Le temps de ce divertissement
est la nuit, à la lueur de la lune.

Rien ne causait tant d'admiration à ces barbares que les arquebuses et l'artillerie
de la caravelle portugaise. Cadamosto ayant fait tirer un coup de canon devant
quelques Nègres qui étaient montés à bord, leur effroi se fit connaître malgré eux
par de violentes agitations, et parut croître encore lorsqu'il leur eut déclaré que
d'un seul coup de cette furieuse machine il pouvait ôter la vie en un instant à
cent Maures. Après être un peu revenus de leur frayeur, ils déclarèrent à leur tour
qu'une chose si pernicieuse ne pouvait être que l'ouvrage du diable. Leur
étonnement fut plus doux lorsqu'ils entendirent le son d'une cornemuse. Les
différentes parties de cet instrument leur firent croire, d'abord que c'était un
animal qui chantait sur différens tons. Cadamosto, riant de leur simplicité, les
assura que c'était une simple machine, et la mit entre leurs mains sans être
enflée. Ils reconnurent que c'était effectivement l'ouvrage de l'art; mais ils
demeurèrent persuadés que des sons si doux et si variés ne pouvaient venir que du
pouvoir divin, en donnant pour raison qu'ils n'avaient rien entendu de semblable.
Tout leur paraissait également admirable, jusqu'aux moindres instrumens du
vaisseau. Ils répétaient sans cesse que les Européens devaient être des sorciers
beaucoup plus habiles que ceux de leur pays, et peu inférieurs au diable même; que
les voyageurs de terre trouvaient de la difficulté à tracer le chemin d'une place à
l'autre; au lieu qu'avec leurs vaisseaux, ceux-là ne manquaient pas leur route sur
mer, à quelque distance qu'ils fussent de la terre.

Les Nègres sucent le miel dans la gaufre, et laissent la cire comme une chose
inutile. L'auteur, ayant acheté d'eux quelques ruches, leur apprit la manière d'en
tirer du miel, et leur demanda ensuite ce qu'ils croyaient qu'on pût faire du
reste. Ils répondirent qu'ils ne le croyaient bon à rien. Mais ils furent fort
surpris de lui en voir faire de la bougie, qu'il alluma en leur présence. Les
blancs, s'écrièrent-ils, n'ignorent rien.

Un si long séjour ayant donné l'occasion à l'auteur de connaître la plus grande


partie du pays, il résolut, après avoir acheté quelques esclaves, de doubler le cap
Vert pour faire de nouvelles découvertes et tenter la fortune. Il se souvenait
d'avoir entendu dire au prince Henri qu'au-delà du Sénégal il y avait une autre
rivière nommée Gambra (Gambie), d'où l'on avait déjà rapporté quantité d'or, et
qu'on ne pouvait faire ce voyage sans acquérir d'immenses richesses. Une si belle
espérance lui fit regagner sa caravelle et mettre aussitôt à la voile.

Un jour au matin, il découvrit deux bâtimens dont il s'approcha: l'un appartenait à


Antonio Uso Dimarco, gentilhomme génois, et l'autre à quelques Portugais qui
étaient au service du prince Henri. Ils s'avançaient de concert vers les côtes
d'Afrique, dans le dessein de passer le cap Vert, et de chercher fortune en faisant
de nouvelles découvertes. Ils firent voile ensemble vers le sud, sans cesser de
voir la terre, et dès le jour suivant ils découvrirent le cap.
Après avoir doublé le cap Vert, ils continuèrent leur course, en conservant
toujours la vue de la terre. Ce côté du cap forme un golfe. La côte en est basse et
couverte de beaux arbres, dont la verdure s'entretient sans cesse, c'est-à-dire
que, des feuilles nouvelles succédant sans intervalles à celles qui tombent, on ne
s'aperçoit jamais, comme en Europe, que les arbres se flétrissent. Ils sont si près
de la mer, qu'on s'imaginerait qu'ils en sont arrosés. La perspective est si belle,
qu'après avoir navigué à l'est et à l'ouest, l'auteur déclare qu'il n'a jamais rien
vu de comparable. Le pays est arrosé de plusieurs petites rivières dont on ne peut
tirer aucun avantage, parce qu'il est impossible aux vaisseaux d'y entrer.

Enfin ils arrivèrent à l'embouchure d'une fort grande rivière. Dans sa moindre
largeur, elle n'avait pas moins de trois ou quatre milles, et rien ne paraissait
s'y opposer à la navigation. Ils y entrèrent avec confiance, et le jour suivant ils
apprirent que c'était la rivière de Gambie.

Abrégé de l'Histoire Générale des Voyages (Tome 2)


by Jean-François de La Harpe

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