L'Enfant Dans Les Caractères de La Bruyère
L'Enfant Dans Les Caractères de La Bruyère
L'Enfant Dans Les Caractères de La Bruyère
Éric Tourrette
Dans Dix-septième siècle 2009/3 (n° 244), pages 511 à 521
Éditions Presses Universitaires de France
ISSN 0012-4273
ISBN 9782130572633
DOI 10.3917/dss.093.0511
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La question des âges de la vie successifs fait partie des quelques passages obligés
d’une réflexion de moraliste, et se voit régulièrement surdéterminée par les filtres
conceptuels de l’anthropologie classique, et en particulier par la théorie des
humeurs, qu’on sait baignée d’imaginaire : la jeunesse est le temps de la chaleur, de la
vivacité du sang, l’âge adulte parvient à un fragile tempérament des différentes com-
posantes chimiques de sa personnalité, et la vieillesse est un refroidissement général
du corps, qui préfigure tragiquement l’inertie sans retour du cadavre1. La Bruyère,
dans le chapitre XI ( « De l’Homme » ) des Caractères 2, le plus général peut-être, le
plus long aussi, et certainement l’un des plus libres et des plus foisonnants, ne
manque pas de s’inscrire dans cette tradition littéraire bien attestée – ou, pour mieux
dire, dans cette topique –, en livrant ses propres considérations sur les deux âges
extrêmes qui délimitent négativement la norme a priori de l’âge adulte, cible privi-
légiée du volume dans son ensemble. Plusieurs « remarques » successives (36 à 47)
focalisent ainsi l’attention du lecteur sur la vieillesse, présentée comme une initiation
douloureuse à l’inéluctable survenue de la mort : beaucoup datent de la cinquième
édition, mais s’y intercalent aussi des réflexions plus tardives (sixième édition) ou
plus précoces (première édition).
Suivent immédiatement les remarques consacrées à l’enfance (48 à 59), qui,
en revanche, constituent très précisément ce que M. Escola a appelé une « série »,
c’est-à-dire un groupe de textes dont l’unité se fonde non seulement sur des affinités
thématiques – critère nécessairement flou et souvent délicat à manier –, mais surtout
1. Pour une synthèse générale sur cette question, voir P. Ariès, L’enfant et la vie familiale sous l’Ancien
Régime [1960], rééd. Paris, Le Seuil, coll. « Points Histoire », 1973, p. 29-52. Pour un exemple d’applica-
tion à la littérature morale, voir É. Tourrette, « Le moraliste et le vieillard », dans A. Montandon (dir.),
Écrire le vieillir, Clermont-Ferrand, Presses universitaires Blaise-Pascal, 2005, p. 59-69.
2. Nous citons d’après l’édition de P. Soler, dans Moralistes du XVIIe siècle, sous la direction de
J. Lafond, Paris, Robert Laffont, coll. « Bouquins », 1992.
XVII e siècle, no 244, 61e année, no 3-2009
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signe clair d’une stratégie d’attaque réfléchie et méthodique. Or le discours du mora-
liste sur ce point a été, curieusement, bien délaissé par la critique, alors même que bon
nombre de travaux portent désormais sur l’enfance dans la littérature de l’âge clas-
sique4. Perçu comme farouchement hostile aux enfants, La Bruyère y fait parfois
figure de simple repoussoir permettant de souligner la position supposée plus souple
d’autres auteurs ; ainsi, J.-P. Collinet explique que La Fontaine « n’y met pas le maus-
sade acharnement d’un La Bruyère »5, et selon S. Gadhoum « Furetière n’est pas un
moraliste tel La Bruyère dont on connaît les diatribes contre les enfants »6. À cela, on
peut répondre, d’une part, que le discours de La Bruyère sur l’enfance ne se réduit pas
à la remarque 50, la seule qui soit volontiers alléguée ; d’autre part, que, à bien y regar-
der, même cette remarque ne constitue pas une sévère condamnation des enfants,
mais bien plutôt des adultes7. La célèbre clausule « ils sont déjà des hommes » est en
effet la mineure d’un enthymème qui laisse entrevoir une majeure cruelle pour l’âge
adulte : [les hommes sont détestables] ; or les enfants sont des hommes ; donc les
enfants sont détestables. La Bruyère inverse simplement l’ordre canonique des pro-
positions, en commençant par la conclusion, pour mieux conduire son lecteur à
remonter, par étapes, à la majeure présente dans l’absence. La vraie cible n’est donc
pas celle que l’on croit : l’enfance n’est jamais que prétexte à porter le coup.
LIMITATIONS ET PUISSANCE
On sait que l’enfant porte une limitation essentielle dans la constitution morpho-
logique originelle de son propre nom : in-fans, « celui qui ne parle pas (encore) ». Il y a
donc en lui, tel que le perçoit l’imaginaire collectif, une coupure essentielle, presque
une castration symbolique : il est saisi négativement, en creux pourrait-on dire, non
par ce qu’il peut faire mais au contraire par les procès qui lui échappent. L’enfant est,
ontologiquement et inévitablement, un actant incomplet, par essence inapte à assu-
mer les prédicats qui fondent la dignité supposée de l’adulte. H. Cazes observe ainsi
que « l’enfant est l’objet de discours qui ne sont jamais les siens et qu’il ne possède,
justement, qu’au sortir de l’enfance »8. De là, peut-être, ce malaise verbal que suscite
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l’enfance, et que tous les commentateurs ont relevé, avec une cohérence parfaite et
troublante, dans la littérature du XVIIe siècle. Un rapport problématique au langage
paraît induire une difficulté à dire l’enfant, comme s’il était malaisé de parler de celui
qui ne parle pas9 : d’une façon générale, pour A. L. Franchetti, « c’est l’absence du
thème de l’enfance qui marque surtout la littérature de cette époque »10. Le discours
critique devient collégial et, d’un essai à l’autre, une structure fixe se dégage, qui
conduit du constat liminaire de l’apparente rareté de l’enfant dans un genre déter-
miné au dévoilement de sa présence insoupçonnée11. Ainsi, les mémoires « sont
avares de souvenirs d’enfance »12 ; pour le théâtre, « l’enfant, à première vue, n’y a
8. H. Cazes, « Miroirs de l’enfance », Histoires d’enfants, op. cit., p. XIII. Nos propres analyses recou-
pent sur de nombreux points celles d’Hélène Cazes, dont nous n’avions pas connaissance lors de la
rédaction de la première version de cet article.
9. Rappelons toutefois que Philippe Ariès propose d’autres explications de ce phénomène. Selon
lui, une forte mortalité infantile explique un « sentiment d’indifférence à l’égard d’une enfance trop fra-
gile, où le déchet est trop grand » (op. cit., p. 61) : il y aurait là une distance sécurisante, destinée à parer à
l’avance aux probables souffrances à venir. Peut-être aussi est-ce la trace d’une indistinction plus
ancienne des âges de la vie. Observant qu’au Moyen Âge les enfants portaient des vêtements sem-
blables à ceux des adultes, hormis pour la taille, Philippe Ariès ajoute en effet que « le costume prouve
combien, dans la réalité des mœurs, l’enfance était alors peu particularisée » (p. 75). Comment parler de
ce qui n’est pas clairement perçu dans sa spécificité ?
10. A. L. Franchetti, « L’enfant dans l’art : présences et absences », Enfance et littérature au
XVIIe siècle, op. cit., p. 23. Hélène Cazes note de même que « le discours sur l’enfance paraît exception-
nel » (art. cité, p. XIII). La position de Jean-Pierre Van Elslande est plus nuancée : « Les enfants abon-
dent dans la littérature des XVIe et XVIIe siècles, mais ils s’y trouvent dispersés » (« Imiter et désobéir :
les enfants dans la littérature pré-moderne, XVIe-XVIIe siècles », Regards sur l’enfance au XVIIe siècle, op. cit.,
p. 46).
11. Une étude de Patricia Gauthier fait curieusement exception : « Un premier constat s’impose :
les enfants sont bien présents dans les récits utopiques » (« L’enfant vu par les utopistes du règne de
Louis XIV », Regards sur l’enfance au XVIIe siècle, op. cit., p. 295).
12. Fr. Charbonneau, « “Les petites choses de mon enfance” ou l’élaboration d’une écriture de
l’âge tendre dans trois mémoires d’Ancien Régime », Histoires d’enfants, op. cit., p. 249. Cf. A. L. Fran-
chetti : « On chercherait en vain chez les mémorialistes qui, à cette époque, ne relatent que les faits d’in-
térêt public » (art. cité, p. 24) ; Patrizia Oppici : « Les biographies et les autobiographies de l’époque,
qui, on le sait, n’accordent généralement pas beaucoup d’importance à la période enfantine »
(« L’enfant-modèle et le modèle de l’enfance dans la littérature religieuse du XVIIe siècle », Enfance et litté-
rature au XVIIe siècle, op. cit., p. 204).
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pas sa place »13 ; la nouvelle est de prime abord « un univers où l’enfant n’a pas sa
place »14 ; jusque dans le conte, ce qui est a priori plus surprenant, « en tant que per-
sonnage actant, il est le grand absent »15. Le constat est unanime : il semble qu’il y ait
quelque chose d’obstinément indicible dans l’enfant, et que le premier réflexe d’une
littérature adulte soit de l’écarter.
On comprend aussi, dans ces conditions, que cet âge de la vie soit décrit essen-
tiellement sous le régime de la négation : il y a là une confirmation stylistique des
promesses latentes du mot. Cette malédiction de l’incapacité se décline sous la
plume de La Bruyère en un versant strictement morphologique (« dédaigneux »,
« intempérants », « joies immodérées », 50 ; « indolence », 55) et en un versant syn-
taxique (« il ne se sent pas naître », 48 ; « un temps où la raison n’est pas encore », 49 ;
« n’ont ni passé ni avenir », 51 ; « sans une longue expérience », 58). Il faudrait réser-
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ver une place particulière à la négation dite « exceptive » ou « restrictive », qui saisit
non l’absence de validation d’un fait, mais la limitation dommageable de son champ
d’application : « l’on ne vit que par instinct » (49), « qui ne roule que sur le plai-
sir » (57). On voit que ce qui est ainsi vertement dénoncé comme contrefactuel et
refoulé à regret dans le virtuel, ce sont essentiellement les qualités placées sous le
signe de la vertu ( « modération », « tempérance » ) et les procès de perception déno-
tant la prise de conscience et la lucidité ( « sentir », « la raison » ). Cette limitation
grammaticale trouve son corrélat spatial dans la récurrence de l’adjectif « petit », qui
semble affecter tout ce qui concerne l’enfant, comme par une manière de contagion
métonymique, l’enfermant ainsi dans la regrettable spirale du médiocre, mais lui
attribuant aussi, du même élan, un monde idéalement adapté à son échelle : « très
petits sujets » (50), « petits jeux » (53), « petites lois » (57), « petites choses » (58).
On aurait grand tort de conclure de tout cela à une sévérité particulière de La
Bruyère à l’encontre de cet âge de la vie, qui, à tout prendre, se voit sans doute jugé
moins durement que les autres. L’adulte n’a pas le regard plus affûté que l’enfant,
loin s’en faut : il « oublie de vivre » (48), ce qui signifie que son existence n’est jamais
qu’impalpable virtualité. Les évolutions prévisibles avec l’avancée en âge ne sont
nullement des améliorations : « Ce qu’ils ignorent dans la suite de leur vie, [ils]
savent [...] être les arbitres de leur fortune » (53), « devenus hommes, ils sont chargés
à leur tour de toutes les imperfections dont ils se sont moqués » (54). Grandir, c’est
inévitablement se dégrader : le seul horizon de la croissance, c’est le pire. Les verbes
de progrès ou de transformation se voient ainsi appliqués à des référents morale-
ment répréhensibles : « un enchaînement de passions qui se succèdent les unes aux
autres » (49), « croissent les passions et les vices » (52). C’est une mécanique imper-
sonnelle et irrépressible d’engendrement du vice qui se dévoile ici. La remarque 49
nivelle de même par le bas la succession faussement ascendante des âges de la vie :
en définitive jamais la vertu ne s’impose. Le premier « temps » en effet est incomplet
13. J. Émelina, « L’enfant dans le théâtre du XVIIe siècle », Enfance et littérature au XVIIe siècle, op. cit.,
p. 79. Cf. R. Garrette : « On ne se soucie guère d’exhiber des enfants sur le théâtre » (« Joas : âge et lan-
gage de l’enfant racinien », ibid., p. 67).
14. Fr. Gevrey, « L’enfance du héros dans la nouvelle classique », ibid., p. 151.
15. A. Defrance, « L’enfant dans le conte de fées littéraire (1690-1715) », Regards sur l’enfance au
XVIIe siècle, op. cit., p. 265.
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une possession précoce par le contraste avec une privation irrrévocable, en opposant
deux formes, positive et négative, du même verbe : « Les enfants ont déjà de leur âme
l’imagination et la mémoire, c’est-à-dire ce que les vieillards n’ont plus » (53). L’ad-
verbe « déjà », qui atteste une accélération sensible du rythme du temps, selon laquelle
les promesses du devenir sont presque acquises d’emblée, apparaît également dans la
remarque 50, faisant de l’enfant un être pleinement accompli avant l’heure, c’est-à-
dire, aux yeux de La Bruyère, pleinement méprisable, le vice s’avérant autrement pré-
coce que la vertu, loin des mirages complaisants de l’idéalisme rétrospectif : « Ils sont
déjà des hommes ». Plus généralement, il y a chez les enfants une forme de lucidité
morale paradoxale et spontanée, qui se perd ensuite inéluctablement : ils voient plus
et mieux que les hommes, ne semblent guère sujets à l’erreur d’appréciation, et font
preuve en toutes choses d’un discernement natif, instinctif, à la fois fruste encore et
efficace déjà. La Bruyère note ainsi qu’ils « savent précisément et mieux que personne
ce qu’ils méritent » (59), et qu’il « n’y a nuls vices extérieurs et nuls défauts du corps »
qui leur échappent et qu’ils ne « saisissent d’une première vue » (54).
Mais, plus encore que sur la justesse du regard, la puissance réelle de l’enfant
réside selon le moraliste dans la « mémoire », qui ravive aux yeux de l’esprit l’expé-
rience passée, et dans l’ « imagination », qui ouvre de délectables possibles à l’avenir
rêvé (53). C’est par le jeu de ces deux facultés, complémentaires par leurs orienta-
tions respectives, que l’enfant rend « merveilleux » son univers, faisant surgir des
référents les plus triviaux une féerie inattendue et euphorique. En ce sens, l’enfant
dément radicalement l’étymologie de son nom, conduisant une révolte anticratylique
du référent concret contre le signifié construit abstraitement par la langue : s’il est
originellement censé être le contraire absolu de la fée, cet « être de parole »17 qui tire
sa puissance magique de sa maîtrise d’un verbe pleinement performatif, il semble
bien au contraire s’en approprier pleinement les pouvoirs évocateurs. Le moraliste
dissimule mal en effet sa fascination pour les conventions « préludiques », générale-
16. Cf. ce que Renée-Claude Breitenstein note au sujet de Rabelais : « Il y a – et là réside toute la
différence – une animalité de l’enfance, qui est absence de raison, et une animalité de l’âge adulte, qui
est déraison » (« De Gargantua à Eudémon : la parole enfantine chez Rabelais », Histoires d’enfants,
op. cit., p. 188).
17. J.-Ph. Saint-Gérand, Morales du style, Toulouse, Presses universitaires du Mirail, 1993,
p. 150.
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contradictoire – de critique et d’attrait, de rejet et d’adhésion. Malgré ses tares – qui
ne lui appartiennent pas en propre, mais qu’elle emprunte à d’autres âges –, l’enfance
le charme ou l’amuse. Il n’y a en lui ni idéalisme ni insensibilité : plutôt quelque dis-
tance intriguée. Tels qu’il les voit, les enfants atteignent par leur seul usage de la
parole préludique une forme prodigieuse d’ubiquité ( « ils se transportent dans des
palais et dans des lieux enchantés » ), ignorent superbement le principe, toujours
contraignant aux yeux de l’adulte, de non-contradiction ( « bien que seuls, ils se
voient un riche équipage » ), et transgressent avec une aisance déconcertante les
écarts chronologiques et sociaux les plus prononcés ( « ils sont rois eux-mêmes » ).
Le tiroir du présent, en modalité assertive, véhicule un présupposé de vérité des pro-
cès18 : ce sont, semble-t-il, des faits authentiques qui sont relevés, en un constat froi-
dement descriptif, comme si l’écrivain lui-même faisait siennes les rêveries infantiles.
La récurrence obsessionnelle de l’adjectif « grand » atteste qu’au fond l’enfant ne
s’accepte pas comme tel, et qu’il n’aspire qu’à se nier lui-même en devenant adulte, il
est vrai ; mais il a du moins le courage de s’investir totalement dans ses fantasmes.
Ce bovarysme avant l’heure, nourri aux contes merveilleux et aux récits épiques,
n’est pas dénoncé pour sa vanité intrinsèque, n’en doutons pas : il faut lire bien plu-
tôt ici le regret d’une euphorie perdue, avant que les pressions implacables du prin-
cipe de réalité ne viennent restreindre définitivement le champ du vécu aux évi-
dences sordides du hic et nunc. L’enfant vit dans la fiction et le sait19 ; l’adulte, tel que
le présentent souvent Les Caractères, se berce tout aussi volontiers d’imaginaire, mais
sans en avoir une claire conscience.
ÉTRANGETÉ ET FAMILIARITÉ
Ces quelques remarques sur les enfants ont une généralité et une abstraction
qui peuvent surprendre de la part d’un maître du détail saisi sur le vif. Nul por-
18. Selon John R. Searle, par exemple, « asserter, affirmer, dire (que p), revient à exprimer la croyance
(que p) » : Les actes de langage, Paris, Hermann, 1972, p. 107 ; souligné par l’auteur.
19. Certes passionné, le jeu n’en reste pas moins pleinement conscient, et ne saurait être assimilé à
une forme de schizophrénie : les remarques 55 et 57 signalent sans ambiguïté l’importance des
« règles » ou des « lois » pour les enfants.
L’enfant dans Les Caractères de La Bruyère 517
trait individuel ici, nulle figure nettement identifiée, nulle fiction de personnage,
pas davantage de dialogue, d’interpellation directe, de prise à partie : l’enfant n’est
saisi que de loin, à la troisième personne et au pluriel, en une masse collective et
indifférenciée, comme un être à ce point étrange que toute empathie virtuelle est
bloquée. Il est vrai que le volume est écrit par un adulte pour les adultes : la
scène d’énonciation impose originellement à l’enfant un simple rôle de thème
délocuté20. Mais il y a plus : B. Roukhomovsky, étudiant la topique, assurément
centrale dans le volume, du monstre de foire, estime qu’on n’a « pas suffisam-
ment pris la mesure [...] de la part de l’étrange dans l’esthétique de La Bruyère »21,
et il semble que l’enfant soit l’un des lieux de plus forte condensation de cette
inflexion générale. C’est un être proche encore des « animaux »22 (49) et pourtant
manifestement contre nature, au sens où convergent en lui des postulations
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a priori inconciliables, cette coincidentia oppositorum, moralement et logiquement
scandaleuse, construisant une manière d’oxymore biologiquement incarné. Mais
– et c’est là toute la cruauté narquoise de la leçon du moraliste –, loin que cette
étrangeté distingue nettement l’enfant de l’adulte, elle paraît constituer le point de
rencontre le plus sûr entre ces deux âges. L’enfant, par son éloignement intrin-
sèque, est un poste d’observation privilégié des faiblesses de l’adulte, qu’une trop
grande proximité nous empêche de saisir directement ; c’est un dispositif optique
stratégiquement agencé et savamment paradoxal, où l’apparent détour n’est jamais
qu’un retour plus retors23.
Ainsi, l’enfant est bifrons au même titre que l’adulte, mais ce caractère est plus
accusé, plus immédiatement visible, chez lui. Les mêmes êtres qui, en général, font
preuve de « paresse », d’ « indolence » et d’ « oisiveté » se révèlent dans le cadre du
jeu, c’est-à-dire de l’activité par nature la moins cruciale, « vifs, appliqués, exacts,
amoureux des règles et de la symétrie », ce qui atteste clairement que, devenus adul-
tes, « ils pourront un jour négliger leurs devoirs, mais qu’ils n’oublieront rien pour
leurs plaisirs » (55). Le chiasme enregistre ici le désordre du réel : c’est proprement
un monde à l’envers qui est promis aux enfants ; et la connotation de certitude
indubitable véhiculée par le futur évacue d’emblée tout espace de latitude dans ce
devenir objectivement imposé par la nature des choses. Le même procédé se mani-
20. Nous rejoignons ici Hélène Cazes, qui observe que « l’enfant semble n’être perceptible que
dans les conceptions qu’en forme autrui » (art. cité, p. XIII).
21. B. Roukhomovsky, « Les Caractères » de La Bruyère ou la cérémonie burlesque. Du théâtre du monde au
monde à la renverse, thèse, Université de Paris X, 1997, p. 44 ; souligné par l’auteur.
22. L’animalité supposée de l’enfant est un topos abondamment sollicité, dans les textes de l’âge
classique comme dans les gloses des commentateurs. Pour Philippe Ariès, par exemple, « on s’amusait
avec lui comme avec un animal, un petit singe impudique » (op. cit., p. 6). L’originalité de La Bruyère
réside peut-être en ceci que loin de creuser l’écart, comme chez d’autres auteurs, entre l’enfant et
l’adulte, chez lui l’animalité tendrait plutôt à l’annuler : elle n’est que la forme ponctuelle d’un état
structurellement permanent.
23. Emmanuel Bury a montré dans son édition des Caractères (Paris, Le Livre de poche, 1995, p. 28)
que pour La Bruyère « tout est [...] une question d’optique ». Plus généralement, la question de l’optique
des moralistes est au cœur des débats critiques actuels. Voir B. Roukhomovsky (dir.), L’optique des mora-
listes de Montaigne à Chamfort. Actes du Colloque international de Grenoble, Université Stendhal, 27 29 mars 2003,
Paris, Champion, 2005.
518 Éric Tourrette
feste dans la remarque 50, la plus célèbre assurément, et la plus habile probable-
ment, de la série :
Les enfants sont hautains, dédaigneux, colères, envieux, curieux, intéressés, pares-
seux, volages, timides, intempérants, menteurs, dissimulés ; ils rient et pleurent facile-
ment ; ils ont des joies immodérées et des afflictions amères sur de très petits sujets ;
ils ne veulent point souffrir de mal, et aiment à en faire : ils sont déjà des hommes.
Le lecteur est naturellement enclin à juger avec la plus grande sévérité ce monstre
odieux qu’on lui présente, jusqu’à ce qu’il comprenne que c’est de lui-même qu’il
s’agit. Les prédicats attributifs initiaux, si complaisamment accumulés par le mora-
liste, et dont l’orientation péjorative semble accusée encore par le jeu lancinant de
cette homophonie finale que la rhétorique appelle « homéotéleute »24, constituent
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une charge en règle, dont la chute saisissante et inattendue – ce que J. Hellegouarc’h
nomme, d’une formule hautement suggestive, l’ « effet de guillotine »25 – préserve
l’efficacité mais détourne la visée. Tout ce qui semblait devoir éloigner l’enfant de
l’adulte signe en définitive leur identité insoupçonnée, dont le principe, révélé dans
un second temps par les prédicats verbaux, est la jonction étonnante d’éléments dia-
métralement opposés, que souligne la valeur discrètement adversative de la conjonc-
tion « et »26, expression ténue d’une incapacité radicale de la raison et de la cons-
cience morale à embrasser conjointement l’euphorie et la dysphorie, ou la crainte de
souffrir et le goût de nuire. Lieu du contraste qualitatif, l’enfant est aussi celui de la
disproportion quantitative, comme l’atteste la disjonction sensible entre une cause
intrinsèquement dérisoire ( « de très petits sujets » ) et les conséquences démesurées
qu’elle entraîne ( « des joies immodérées et des afflictions amères » ). L’enfant est
certes proprement absurde, c’est un véritable monstre logique, nous dit le moraliste,
mais vous auriez grand tort de vous croire différents de lui : ce « ils » anonyme est en
somme un « vous » déguisé, selon une manière d’énallage de personne subreptice,
qui donne de la vigueur au coup porté sous couvert de le dévier.
Le rapport de l’enfant à l’adulte, on l’aura compris, relève d’une dialectique incer-
taine du même et de l’autre27. L’étrangeté constitutive de l’enfant, c’est aussi l’ambi-
24. On relève d’une part un écho entre « intéressés » et « dissimulés », d’autre part la longue série
« dédaigneux », « envieux », « curieux », « paresseux » et « menteurs ». Ce dernier mot est en effet cou-
ramment prononcé au XVIIe siècle sans [R] et avec une voyelle fermée, d’où le féminin « menteuse » : voir
É. et J. Bourciez, Phonétique française. Étude historique, Paris, Klincksieck, 1978, p. 184. À défaut du timbre,
la seule nasalité permet par ailleurs de rapprocher les voyelles finales respectives de « hautains » et
« intempérants ». Ces récurrences phoniques soulignent sensiblement l’effet de liste et dressent, par la
seule pression du microsystème, le fantasme d’un suffixe -eux homogène et intrinsèquement péjoratif,
tout en suggérant peut-être discrètement une incapacité à évoluer, à progresser dans la bonne voie.
25. J. Hellegouarc’h, La phrase dans Les Caractères de La Bruyère. Schémas et effets, Paris, Champion,
1975, passim, notamment p. 310, où la métaphore est filée : « ton tranchant », « brusquement », « tomber
brutalement ».
26. Sur le rôle central, trop longtemps méconnu, des conjonctions de coordination dans la pratique
stylistique de La Bruyère, voir C. Badiou-Monferran, Les conjonctions de coordination ou « l’art de lier ses
pensées » chez La Bruyère, Paris, Champion, 2000.
27. Sur ce point encore, nous rejoignons Hélène Cazes : « Participant à la fois de l’Autre et du
Même, la figure de l’enfant est bien souvent le détour qu’empruntent la pensée de soi et la formulation
de la norme » (art. cité, p. XVIII).
L’enfant dans Les Caractères de La Bruyère 519
guïté foncière de tout reflet, cette image à la fois objectivement semblable et irréduc-
tiblement différente. D’une part, les différences avec l’âge adulte sont accusées, en
particulier un rapport au temps spécifique. Pour l’enfant, en effet, le présent existe
bel et bien, le hic et nunc est même sa seule réalité, tandis que l’adulte flotte constam-
ment hors du temps, inapte à saisir l’instant présent et définitivement condamné à
l’insatisfaction :
Les enfants n’ont ni passé ni avenir, et, ce qui ne nous arrive guère, ils jouissent du
présent. (51)
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échappe. De fait, les personnages du moraliste, on le sait, sont souvent foncièrement
anachroniques, au sens où ils semblent détachés des exigences immédiates du
contexte situationnel, à l’image d’un Ménalque (XI, 7) dont les répliques et les agis-
sements sont systématiquement inadaptés aux circonstances, et qui « vit dans le pré-
sent un autre temps, ou encore [qui] vit un autre temps au présent »28, voire d’un
Hermagoras (V, 74) qui se réfugie définitivement dans une érudition ludique et
imaginaire par mépris pour le réel contingent.
D’autre part, en parallèle, le moraliste ne cesse de renvoyer dos à dos l’adulte et
l’enfant, en décelant dans celui-ci l’image grossière – proprement : la caricature – de
celui-là : au fond, mêmes faiblesses, mêmes fautes, mêmes obsessions29. Les enfants
offrent par exemple un saisissant concentré, sur un tempo simplement accéléré, des
fluctuations du régime politique ou de la vie sociale :
Les enfants commencent entre eux par l’état populaire, chacun y est le maître ; et
ce qui est bien naturel, ils ne s’en accommodent pas longtemps, et passent au monar-
chique. Quelqu’un se distingue, ou par une plus grande vivacité, ou par une meilleure
disposition du corps, ou par une connaissance plus exacte des jeux différents et des
petites lois qui les composent ; les autres lui défèrent, et il se forme alors un gouver-
nement absolu qui ne roule que sur le plaisir. (57)
La société des enfants est proprement le modèle réduit de celle des adultes : ses
proportions sont plus modestes, mais une étroite homologie de structure l’unit à son
aînée. Le présent gnomique, qui pose la vérité contraignante et intemporelle des pro-
positions, enregistre formellement une manière de fatalité de la reproduction : le
monde des adultes, avec ses faiblesses et ses mesquineries intrinsèques, est le seul
devenir envisageable pour son corrélat enfantin, et le parcours suivi, apparemment
aléatoire, est en réalité étroitement balisé. Dans le monde imaginaire des Caractères,
où règnent le travestissement et l’imitation30, les enfants s’approprient spontanément
les comportements adultes, et ce faisant en exposent le ridicule latent, tel un miroir
prétendument déformant que nous tendrait le moraliste : en riant d’eux, nous rions
de nous.
La Bruyère a donc soin de multiplier les vecteurs d’assimilation entre ces deux
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classes de référents indûment distinguées et hiérarchisées par la doxa : la fonction
attribut (« ils sont déjà des hommes », 50), les métaphores de la mascarade (« ils
contrefont ce qu’ils ont vu faire », 53) ou des augures (« présages certains », 55), ou
l’adjectif indéfini de l’identité (« par la même raison », 56). Il joue également sur le
sens des mots, avec une grande finesse dans la cruauté :
Aux enfants tout paraît grand, les cours, les jardins, les édifices, les meubles, les
hommes, les animaux ; aux hommes les choses du monde paraissent ainsi, et j’ose
dire par la même raison, parce qu’ils sont petits. (56)
De même que dans le portrait d’Arsène (I, 24)31, « effrayé de [la] petitesse » de ses
semblables parce qu’il croit pouvoir prendre de la hauteur, l’illusion d’optique, qui se
manifeste par une pure distorsion quantitative, est ici liée à une inadéquation fonda-
mentale du point de vue adopté : le sens de la déformation visuelle s’inverse mais
son principe demeure identique, car la « grandeur » feinte dépend davantage du sujet
percevant que de l’objet perçu. Mais La Bruyère, par la technique du parallèle, place
à dessein sur le même plan deux réalités bien distinctes : l’adjectif « petits », appliqué
conjointement aux enfants et aux adultes, n’a pas la même signification dans les
deux cas, il est donc le lieu de ce que la rhétorique appelle une « syllepse ». Petits, les
enfants le sont au sens propre, matériel, objectivement volumétrique et par là mora-
lement anodin. Si les adultes le sont aussi, à leur manière, c’est, figurément, par la
mesquinerie, la bassesse et la trivialité de leurs inclinations. Le passage par l’enfant
n’est donc pas autre chose, pour La Bruyère, qu’un accès stratégique à sa cible
réelle : en quelque sorte, « l’Autre revient au Même »32. Il est troublant de relever à cet
égard que l’adverbe « déjà », dont nous parlions plus haut, a en commun avec son
antonyme « pas encore » (« la raison n’est pas encore », 49) de saisir l’enfant non en
lui-même, mais en référence implicite à un point de repère fixe, au regard duquel
30. Par exemple, Paris est « le singe de la Cour » (VII, 15), et les courtisans eux-mêmes sont les
« singes de la royauté » (VIII, 12). Cf. ce que dit Philippe Ariès de « l’esprit d’émulation des enfants qui
les pousse à imiter les procédés des adultes, en les réduisant à leur échelle » (op. cit., p. 97).
31. Cette remarque date également de la quatrième édition.
32. G. Genette, « L’univers réversible », Figures I, Paris, Le Seuil, coll. « Points Essais », 1966, p. 20 ;
souligné par l’auteur.
L’enfant dans Les Caractères de La Bruyère 521
tout s’organise, et qui est l’âge adulte : l’enfant se définit négativement par opposi-
tion avec son devenir, comme si, à la limite, il n’avait pas à proprement parler de réa-
lité intrinsèque et n’était que le terme abstrait d’une relation33.
Ce contrepoint permanent, cette saisie spéculaire, atteste que l’enfant ne vaut pas
pour lui-même, qu’il n’est abordé que de biais et pour ainsi dire en creux : c’est une
utilité morale, c’est une stratégie de dénonciation, c’est une ruse qui feint d’éloigner
le regard critique pour mieux le focaliser sur la sphère immédiate. La réflexion sur
les âges de la vie conduit ainsi étrangement à l’abolition des différences, et presque
du temps : au fond, pour La Bruyère, l’homme est toujours semblable à lui-même, et
demeure le lieu permanent du pire. En définitive, ce qu’évacue ce long discours sur
l’enfant, c’est contre toute attente, semble-t-il, l’enfant lui-même...
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Éric TOURRETTE,
Université de Lyon 3.
33. Nous rejoignons une nouvelle fois Hélène Cazes : « Définie en creux, toujours en relation avec
l’autre que constituent l’adulte, le parent, le maître, le médecin, le fidèle, l’enfance est à la fois univer-
selle et étrangère » (art. cité, p. XXI).