Quae 21197
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Chapitre 5
Sécheresse, grande hydraulique
et modèles de développement :
delta du fleuve Senégal
NADÈGE GARAMBOIS, SAMIR EL OUAAMARI, MATHILDE FERT,
LÉA RADZIK ET THIBAULT LABETOULLE
La région du delta du fleuve Sénégal (figure 5.1) connaissait déjà, avant l’épisode
de sécheresse des années 1970-1980 qui a marqué l’ensemble du Sahel, de faibles
totaux pluviométriques. Elle était aussi particulièrement sujette aux variations inte-
rannuelles de la pluviométrie et de la crue du fleuve, rendant l’agriculture pluviale
hasardeuse (Lericollais, 1975). L’adaptation ancienne et systémique des agriculteurs
et éleveurs à des conditions climatiques et hydrographiques aléatoires et ponc-
tuellement extrêmes n’en était que plus centrale. La série de déficits extrêmement
lourds, à la fois pluviométriques et de la crue du fleuve, qu’ont connu la moyenne et
basse vallée du fleuve à partir des années 1970, a, comme dans le bassin arachidier
(chapitre 1), profondément fragilisé l’agriculture de cette région.
Aujourd’hui, la vallée du fleuve Sénégal assure pourtant l’essentiel de la production
nationale de riz (83 % en 2012 ; MAER, 2014), production inconnue dans la région
avant les années 1960. Cette production est le résultat d’une politique d’aménage-
ments hydrauliques de très grande ampleur menée ces cinquante dernières années.
Largement soutenue par les bailleurs internationaux, celle-ci a été initiée dès la
période coloniale. Elle a connu ses premiers grands développements, notamment la
mise en place de barrages en amont et en aval sur le fleuve, au cours de la profonde
sécheresse des années 1970-1980. La région du delta (figure 5.2), initialement peu
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Riziculture en zone inondable face à l’aléa
Figure 5.1. Localisation des régions du bas delta et du haut delta du fleuve Sénégal.
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Sécheresse, grande hydraulique et modèles de développement : delta du fleuve Senégal
peuplée, est celle dont l’agriculture a été la plus bouleversée par cette politique de
développement de l’irrigation. À la fin des années 2000, elle abritait à elle seule
la moitié des superficies aménagées de l’ensemble de la vallée (Dahou, 2009).
Aujourd’hui encore, elle présente toujours un fort potentiel de développement,
notamment dans le bas delta.
Pensés initialement aussi comme une politique d’adaptation au changement clima-
tique, ces aménagements sont désormais de plus en plus affichés comme relevant
d’une stratégie d’autosuffisance alimentaire. Or, malgré la concentration de la
majorité (60 %) des investissements publics alloués au secteur agricole dans les
aménagements hydro-agricoles, renforcées par des investissements privés crois-
sants, les importations de riz demeurent colossales au Sénégal : les deux tiers du
riz consommé en 2014 (FAO) et 8,5 % de la valeur totale des importations (ANSD,
2008). On s’interroge ici sur le rôle joué par ces aménagements dans l’adaptation
de l’agriculture du delta du fleuve Sénégal au profond et brutal bouleversement
climatique auquel sont soumis les agriculteurs depuis les années 1970 et leur effets
économiques, sociaux, alimentaires et environnementaux, ainsi que sur les modèles
de développement dont ils sont porteurs, jusqu’à la dernière vague d’aménagements
en date marquée par l’essor de l’agriculture entrepreneuriale.
149
Riziculture en zone inondable face à l’aléa
150
Sécheresse, grande hydraulique et modèles de développement : delta du fleuve Senégal
pour cette agriculture strictement manuelle. La surface cultivée par actif agricole est
en revanche limitée par les pointes de travail sur les cultures, tout particulièrement
le désherbage. Chaque actif peut ainsi mettre en valeur environ 0,5 ha sur les dunes
en cultures pluviales et 0,2 ha de cultures de décrue chaque année.
La différenciation sociale repose donc avant tout sur la taille du cheptel, qui peut
commander une certaine spécialisation des exploitations agricoles. Elle dépend aussi
de la localisation des villages par rapport au fleuve Sénégal et à ses défluents, qui
commande tout à la fois l’accès aux ressources piscicoles et la proximité à la frontière
mauritanienne pour exercer des activités de commerce transfrontalier. Les familles
disposant de grands troupeaux (100 à 300 têtes) sont spécialisées dans l’élevage. Avec
un cheptel de quelques dizaines de têtes de bétail, les familles combinent cultures,
élevage et pêche. Celles ne possédant que quelques têtes sont installées au pied
des dunes, en bordure du fleuve ou de ses défluents. Elles combinent les cultures
pluviales, les cultures de décrue et la pêche en saison des pluies et en saison sèche,
en confiant leurs animaux aux bergers des villages des dunes. Celles qui ne possèdent
pas leur propre pirogue versent une partie du produit de leur pêche au propriétaire de
l’embarcation. En complément, ils se rabattent sur des activités exigeantes en travail,
mais pas en capital : production de charbon de bois, tressage de nattes, etc.
Sans maîtriser les phénomènes naturels (crue du fleuve et pluviométrie), les agri-
culteurs ont su finement adapter leurs pratiques à cette courte saison des pluies et
aux aléas hydriques et pluviométriques. Dans la foulée de Lericollais (1975), nos
enquêtes montrent en effet que cette agriculture constituait à l’époque un système
complexe et anti-aléatoire. Elle reposait, pour cela, sur une combinaison de produc-
tions et d’activités (culture, élevage, pêche et cueillette) permise par l’utilisation
complémentaire des différents étages écologiques à la fois dans l’organisation du
calendrier de travail (cultures pluviales et cultures de décrue, semis progressif des
cultures de décrue au rythme du recul de la crue), dans la diversité des productions
(céréales, tubercules, légumineuses graines, légumes, produits de l’élevage, produits
de la pêche et combustible) et dans le calendrier alimentaire.
La mobilité au plus près des ressources (déplacement des campements semi-séden-
taires entre période de crue et saison sèche), la constitution de stocks alimentaires
de sécurité (greniers, techniques de stockage des produits animaux sous forme de
viande séchée, en poudre ou cuite et conservée dans la graisse), le troc entre produc-
teurs aux degrés de spécialisation variable, les réserves de trésorerie que constitue le
cheptel (capital sur pied) et les autres activités déployées selon le capital disponible
(charbon de bois, artisanat et commerce) : tout concoure à renforcer la robustesse
de ce système agraire caractérisé à l’époque par une faible densité de population,
face aux aléas pluviométriques, hydriques et économiques.
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500
400
300
200
100
0
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1907
1910
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1919
1922
1925
1928
1931
1934
1937
1940
1943
1946
1949
1952
1955
1958
1961
1964
1967
1970
1973
1976
1979
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1985
1988
1991
1994
1997
2000
2003
2006
2009
Figure 5.3. Évolution de la pluviométrie annuelle à Saint-Louis de 1892 à 2011 (Le Borgne,
1988 ; Kamara, 2013).
152
Sécheresse, grande hydraulique et modèles de développement : delta du fleuve Senégal
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sèche sont au contraire plus nombreux durant cette longue phase de sécheresse. Ils
contribuent à perturber le métabolisme des espèces arbustives et arborées par de
faux départs de végétation.
Par le passé, les agriculteurs ont su s’adapter à l’aléa en ensemençant des surfaces en
cultures de décrue plus réduites les années de faible crue du fleuve (Lericollais, 1976).
Les années où la pluviométrie connaissait un recul, ils ont su compenser les moindres
récoltes de cultures pluviales par d’autres productions ou activités. Néanmoins, ces
déficits majeurs et répétés de la pluviométrie et de la crue mettent excessivement à mal
cette agriculture. La crise affecte toutes les composantes du système agraire. En effet,
la très faible pousse des herbacées et arbustes de la steppe finit par atteindre le couvert
arboré et ne permet pas d’alimenter suffisamment les troupeaux. La crise engendre
également un rendement faible ou nul des cultures pluviales, une forte réduction des
surfaces ensemencées en cultures de décrue et des faibles rendements, un amenuise-
ment des ressources piscicoles, etc. Durant cette période, la survie des familles repose
régulièrement sur une aide alimentaire d’urgence (Reboul, 1984). La décapitalisation
dans le cheptel est brutale : Lericollais (1976) avance une baisse des trois quarts des
effectifs en 1972 dans certains secteurs de la vallée. Les services de l’élevage du secteur
de Dagana, qui couvrent la basse vallée du fleuve, indiquent une réduction par trois
des effectifs (décès ou vente en catastrophe et à bas prix) que les déplacements de plus
grande amplitude par transhumance ne suffisent pas à compenser.
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Riziculture en zone inondable face à l’aléa
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Sécheresse, grande hydraulique et modèles de développement : delta du fleuve Senégal
1. Celle-ci installe en complément son propre périmètre irrigué en régie (550 ha) quelques années plus
tard.
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Riziculture en zone inondable face à l’aléa
Figure 5.5. Effets de la mise en place des barrages le long du fleuve Sénégal sur l’extension
des périmètres irrigués dans le haut delta, décembre 1984 en haut et décembre 1999 en bas
(Google Earth).
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Sécheresse, grande hydraulique et modèles de développement : delta du fleuve Senégal
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Riziculture en zone inondable face à l’aléa
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300
250
indice base 100 = 1991
US$ constants
200
150
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50
0
1991
1992
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1994
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1996
1997
1998
1999
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2001
2002
2003
2004
2005
2006
2007
2008
2009
2010
2011
Figure 5.6. Évolutions du prix du riz au producteur au Sénégal et des cours de l’urée sur le
marché mondial de 1991 à 2011 (d’après les données FAOStat et de la Banque mondiale, 1991).
L’extension des surfaces rizicoles irriguées entre le milieu des années 1980 et le milieu
des années 1990, avant ces bouleversements de politique agricole, a bien permis
d’accroître l’autonomie en riz du pays, grâce à une production nationale permettant
de couvrir en moyenne le tiers des besoins du pays au début des années 1990. En
revanche, cette production nationale tombe à moins du quart de la consommation
nationale en moyenne entre 1995 et 2007. Sa progression sur cette période (+ 25 %)
connaît en effet un rythme plus lent que celle de la démographie et les importations
de riz qui explosent, en faisant plus que doubler sur la même période (figure 5.7).
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Riziculture en zone inondable face à l’aléa
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Sécheresse, grande hydraulique et modèles de développement : delta du fleuve Senégal
les terres envahies par sa crue en saison des pluies) en drain principal des périmètres
irrigués du haut et du bas delta.
Dans le haut delta, tous les réseaux de drainage des périmètres rizicoles ont bien été
connectés au drain principal (Djeuss, figure 5.2). Ces travaux ont, semble-t-il, permis
de sécuriser l’irrigation gravitaire sur les parcelles les plus éloignées des canaux
principaux et de rendre à nouveau cultivables des petits périmètres privés, sommai-
rement aménagés dans les années 1990 et vite abandonnés. Ces réhabilitations ont
permis d’étendre les surfaces irrigables cultivées. Dans le bas delta, l’endiguement
et le changement d’usage du Djeuss ont bouleversé le schéma hydraulique et se
sont accompagnés de la mise en place de deux canaux « compensateurs ». Ceux-ci
desservent les parcelles irriguées jusqu’alors par les usagers à partir du Djeuss. Ils
offrent aussi la possibilité d’étendre l’irrigation à de nouvelles surfaces, dans des
dépressions (cuvettes) et surtout sur les étages des anciennes terrasses marines et les
terres de dunes, à condition d’être équipé d’une motopompe.
Dans le delta, ce renforcement de la capacité d’irrigation s’inscrit dans une volonté
affichée de l’État sénégalais, depuis une dizaine d’années, de consolider l’auto-
suffisance alimentaire du pays en augmentant notamment la production de riz
(figure 5.8). Cette volonté s’est traduite, dès 2008, par la Goana (Grande offen-
sive agricole pour la nourriture et l’abondance) et le PNAR (Programme national
d’autosuffisance en riz) basés sur l’octroi de subventions à l’équipement (dons de
motopompes) et aux intrants (subventions aux engrais). Elle s’est manifestée aussi
par l’annulation des dettes des producteurs afin de leur permettre de contracter de
nouveaux emprunts auprès de la CNCAS. En parallèle des aménagements hydrau-
liques, ces mesures politiques ont été prolongées par la mise en place du Pracas
(Programme d’accélération de la cadence de l’agriculture sénégalaise, 2014-2017)
qui visait, entre autres, à atteindre l’autosuffisance du Sénégal en riz et en oignon
à l’horizon 2017. La hausse initialement envisagée de la production nationale de
paddy était de 1,6 million de tonnes (MAER, 2014), équivalente à l’ensemble des
importations de riz du pays et deux fois supérieure à la production nationale en 2014
(figure 5.8). Ce programme prévoyait notamment la distribution de matériel subven-
tionné, des subventions aux intrants, l’annulation des dettes des producteurs (budget
de près de 20 millions d’euros) et l’appui à l’aménagement de nouveaux périmètres
sur 5 000 ha en trois ans (budget de 7,5 millions d’euros). En 2015, 2 000 ha ont ainsi
été nouvellement aménagés avec l’appui de la Société d’aménagement et d’exploi-
tation des terres (Saed), à 50 % au profit de Groupements d’intérêt économique
familiaux et à 50 % pour des investisseurs. En 2016, 1 000 ha ont été aménagés et
affectés en lots de 5, 10, 20 et jusqu’à 100 ha.
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800 200
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200 50
0 0
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1967
1970
1973
1976
1979
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1985
1988
1991
1994
1997
2000
2003
2006
2009
2012
Importations riz Production riz Surface riz (x 1000 ha)
Figure 5.8. Sacs de riz produit dans la vallée du Sénégal en vente sur le marché de Saint-
Louis (Garambois, 2016).
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Sécheresse, grande hydraulique et modèles de développement : delta du fleuve Senégal
a d
Figure 5.9. Cultures maraîchères et rizicoles irriguées dans le haut delta : périmètres
villageois (a), périmètres privés (b et c), grands périmètres (d) (Garambois, 2016).
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Riziculture en zone inondable face à l’aléa
5 à 10 ha /
4000 actif familial
3500
Revenu familial total
3000
2500 0,8 ha /
0,45 à 0,6 ha /
actif familial
2000 actif familial
0,3 ha / actif familial
1500
1000
500
0
Salarié SP A SP B SP C SP D SP E SP F
permanent
Revenu agricole / actif fam. Revenu extérieur / actif fam. Rente foncière / actif fam.
Figure 5.10. Niveau et composition des revenus par actif des principaux systèmes de
production (enquêtes réalisées en 2016).
Nos enquêtes montrent que la place des revenus extra-agricoles (emploi salarié) est
non négligeable dans les revenus totaux des familles du bas delta. Ces revenus jouent
un rôle clé en matière de trésorerie pour financer les campagnes de riz et surtout
de maraîchage. La place centrale de la main-d’œuvre salariée dans le fonctionne-
ment des systèmes de production ressort de la lecture de la figure 5.11. L’immense
majorité des exploitants y ont recours :
− pour couvrir certaines pointes de travail (récolte notamment) de façon journalière ;
− par l’emploi de salariés saisonniers durant la contre-saison, notamment pour les
cultures maraîchères ;
− par l’emploi de salariés permanents, présents dix mois par an sur l’exploitation.
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100%
80%
en euros par ha
60%
40%
20%
0%
SP A SP B SP C SP D SP E SP F
Figure 5.11. Répartition de la valeur ajoutée créée par hectare entre revenu agricole, salaires
des ouvriers agricoles, location du foncier et intérêts du capital emprunté (enquêtes réalisées
en 2016).
167
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Sécheresse, grande hydraulique et modèles de développement : delta du fleuve Senégal
Figure 5.12. Installation récente d’une exploitation capitaliste sur les terres de dunes dans
le sud du bas delta, équipée de trois pivots, combinant productions maraichères et élevage
avicole (février 2015 en haut, juillet 2016 en bas) (Google Earth).
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Riziculture en zone inondable face à l’aléa
Nos enquêtes et les informations recueillies par Camara (2013) donnent un aperçu
non exhaustif des sociétés agricoles à capitaux étrangers actuellement installées
dans le bas delta (tableau 5.1).
Favorisées par leur capacité d’autofinancement mise au service des aménagements
hydrauliques tertiaires et de l’achat d’équipements, ces formes d’agriculture capi-
taliste n’apparaissent pour autant pas, pour des types de productions équivalentes,
plus performantes en termes de création de richesse que l’agriculture familiale.
D’après nos enquêtes et calculs, pour un système de production donné, une parcelle
située dans les cuvettes argileuses et cultivée avec deux campagnes de riz par an
(riz/riz) dégage une valeur ajoutée brute par hectare inférieure de 25 % par rapport
à une succession biennale (riz/riz/oignon). Cette valeur ajoutée est inférieure d’au
moins 35 % par rapport à une succession annuelle comprenant deux campagnes de
cultures maraîchères (par exemple tomate/pastèque + courge) pratiquées sur les
terres de dunes (pour lesquelles le recours à une motopompe est en revanche néces-
saire). Les valeurs ajoutées nettes enregistrées par hectare à l’échelle des systèmes
de production sont donc d’autant plus élevées que la part des terres exploitées dans
les cuvettes consacrées au moins une année sur deux à la culture du riz est réduite,
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50%
4000
3000 75%
80%
2000
100%
1000 (spécialisé riz)
0
SP A SP B SP G SP C SP G SP H
Figure 5.14. Valeur ajoutée nette dégagée par hectare pour différents systèmes de production
du bas delta, caractérisés par la place variable du riz dans l’assolement (enquêtes réalisées
en 2016).
171
Riziculture en zone inondable face à l’aléa
172
Sécheresse, grande hydraulique et modèles de développement : delta du fleuve Senégal
Figure 5.15. Travaux en cours en 2016 au sein du futur périmètre 3PRD dans le haut delta
en haut et vue satellite du périmètre 3PRD en 2018 en bas (Garambois, 2016 ; Google Earth,
2018).
173
Riziculture en zone inondable face à l’aléa
Par ailleurs, le cahier des charges du projet impose aux futurs producteurs un rende-
ment minimum de 7 tonnes de riz paddy par hectare et par an, sous peine de se voir
retirer le droit d’exploiter et le paiement d’une redevance de 150 euros par hectare
et par an. La constitution de la réserve foncière nécessaire à l’installation de ce
périmètre s’est faite en expropriant les villageois qui détenaient jusque-là un droit
d’usage sur ces parcelles. Basée sur l’historique de production, l’indemnisation a été
fixée à la valeur de deux années de mise en culture. Les agriculteurs qui ne cultivaient
pas ces surfaces depuis plus de deux ans n’ont reçu, quant à eux, aucune indemnité.
Paradoxalement, le PDMAS est inspiré de l’exemple du village de Thilène situé dans
le nord-est du bas delta. Or, le cas de la section villageoise de Thilène est emblé-
matique de stratégies à rebours du mode d’attribution des parcelles prévues dans
le cadre du PDMAS et tout particulièrement du 3PRD. Cet échelon administratif
centralise en effet l’expression des besoins des agriculteurs en crédit de campagne et
d’équipement pour le compte des unions hydrauliques. Face au désengagement de
l’État, la section villageoise de Thilène a ainsi pu, dès la fin des années 1990, s’impli-
quer à plusieurs reprises en toute autonomie et de façon collective afin de favoriser
l’extension des surfaces irrigables pour les villageois. Différentes stratégies ont été
déployées pour accéder au capital nécessaire à la mise en valeur des terres de dunes
en agriculture irriguée tout en maîtrisant les attributions foncières et en garantissant
une plus grande équité entre villageois dans les affectations.
Les premières initiatives, autofinancées à l’échelle du village, ont porté sur la création
de deux nouveaux petits périmètres (20 ha et 30 ha) destinés en priorité aux jeunes.
Dans les années 2000, la volonté d’aménager un périmètre de plus grande taille
(400 ha) et qui ne bénéficie pas pour autant qu’aux seules familles aisées de Thilène, a
conduit la section villageoise à rechercher collectivement des financements extérieurs
complémentaires auprès d’investisseurs et à procéder à une véritable concertation
dans les attributions foncières. Ces investisseurs extérieurs au village financent ainsi
une partie des aménagements contre l’octroi d’un droit d’exploitation sur une durée
limitée. Les surfaces aménagées sont ensuite attribuées aux différentes familles du
village, en tenant compte des surfaces qu’elles ont reversées au collectif pour consti-
tuer le périmètre de 400 ha, du capital, des équipements et du temps de travail qu’elles
ont mis à disposition lors des travaux d’aménagements, ainsi que de leur statut jugé
prioritaire (jeunes, familles moins bien dotées en terres irrigables jusqu’alors).
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Sécheresse, grande hydraulique et modèles de développement : delta du fleuve Senégal
Les agriculteurs sont conduits à faire reposer de plus en plus l’alimentation de leurs
animaux sur leurs ressources fourragères propres : résidus de cultures collectés (paille
et fanes) et friches herbeuses. Aujourd’hui, les agriculteurs familiaux ayant encore
de petits troupeaux (petits ruminants et plus rarement bovins) sont donc aussi ceux
qui disposent de plus vastes surfaces et qui peuvent se permettre de ne pas mettre
en culture leurs terres tout au long de l’année. Ils privilégient une seule campagne
(riz ou maraîchage) suivie d’une friche de quatre à six mois. Le parcage à proximité
des habitations des animaux nourris avec les sous-produits des cultures (figure 5.16)
permet quelques transferts de fumure organique effectués en priorité sur certaines
cultures maraîchères (piment). Pour cela, ils doivent disposer d’une charrette pour
transporter ces déjections. L’essentiel des apports de fertilité est néanmoins basé
sur les engrais de synthèse, avec des conséquences à la fois sur le taux de matière
organique des sols et sur la dépendance des familles aux achats d’intrants.
Figure 5.16. Alimentation des bovins gardés à proximité des habitations à partir des sous-
produits de la riziculture : transport, stockage, distribution (Garambois, 2016).
175
Riziculture en zone inondable face à l’aléa
dirigées vers des dépressions naturelles. Par ailleurs, le projet n’a pas mis fin, dans les
faits, à certaines activités productives réalisées sur le Djeuss avant sa transformation
en drain principal. Des activités de pêche ont toujours cours (figure 5.17), au prix
de risques sanitaires importants. Elles sont pratiquées notamment par des pêcheurs
maliens installés dans des campements en bordure du Djeuss, et qui expédient
ensuite le poisson séché sur place au Mali. Pour les agriculteurs qui ne disposent pas
de parcelles à proximité des canaux, les axes de drainage servent toujours de source
d’eau d’irrigation pour de petites parcelles maraîchères.
Figure 5.17. Pêche dans les drains du réseau hydraulique du delta (Garambois, 2016).
L’extension des canaux, des drains et des surfaces irriguées contribue également à
accroître les espaces de développement des moustiques, problème sanitaire que la
distribution de moustiquaires ne règle que partiellement. Elle augmente le risque de
bilharziose, dont les premiers cas apparus après la construction des barrages tendent
à se multiplier (Observatoire de l’environnement, 2006). Enfin, le recul des essences
arborées observé dès les années 1970 ne semble également pas seulement imputable
à la sécheresse. Les aménagements des zones de dépression, autrefois envahies par
la crue et abritant une dense population d’Acacia nilotica, contribuent à la quasi
disparition de cette espèce dans le delta du fleuve (Roquet, 2008).
Conclusion
Bien que finement adaptée à des conditions pluviométriques et de la crue du fleuve
difficiles et aléatoires, l’agriculture du delta du fleuve Sénégal a été profondément
affectée par la sécheresse des années 1970-1980. Sans occulter le bouleversement
induit sur les écosystèmes du delta, les aménagements hydro-agricoles mis en œuvre
176
Sécheresse, grande hydraulique et modèles de développement : delta du fleuve Senégal
dans la région depuis les années 1960 ont, dans ce contexte climatique, joué un
rôle central dans le maintien et le développement de l’agriculture de la région et
dans son adaptation à la sécheresse. Ces aménagements sont cependant loin d’avoir
bénéficié à la seule agriculture familiale. Le désengagement de l’État dans la gestion
du foncier et l’appui aux investissements, à partir du milieu des années 1980, a favo-
risé les producteurs les mieux dotés en capital et contribué à une première vague
de développement de systèmes patronaux et capitaliste, dès les années 1990 dans le
haut delta, en créant les conditions d’investissements suffisamment rémunérateurs
pour l’élite urbaine sénégalaise. Le renforcement des aménagements primaires dans
le delta depuis moins de dix ans se traduit déjà par une seconde vague d’essor de ces
formes d’agriculture, qui créent aujourd’hui une concurrence pour le foncier sans
précédent dans le bas delta.
Après des décennies de déficit drastique, le delta du fleuve Sénégal (comme tout le
nord du pays) enregistre, depuis le début des années 2000, une hausse timide de la
pluviométrie. Sans retrouver le niveau de 1946-1968, la moyenne des précipitations
enregistrées à la station de Saint-Louis sur la période 2001-2010 s’élève à 311 mm
(Ndong, 2015). Elle explique les tentatives réussies de réintroduction des cultures
pluviales sur les terres de dunes par les familles ayant un accès limité au foncier,
lorsque la pluviométrie dépasse les 300 mm. Une concurrence manifeste s’installe
ainsi dans le bas delta pour l’utilisation de ces terres de dunes entre les exploita-
tions de type patronal et surtout capitaliste d’une part, et les exploitations familiales
d’autre part. Les premières sont capables d’effectuer rapidement les investissements
nécessaires pour se raccorder au réseau d’irrigation et de drainage. Cela n’est pas le
cas des secondes, soucieuses de la mise en valeur de ces espaces à une échelle pluri-
générationnelle, probablement aussi grâce à l’irrigation, mais davantage connectées
aux activités d’élevage et attentives au redéploiement de cultures pluviales si le
rebond de la pluviométrie devait se confirmer.
L’attribution de la majorité des terres du haut delta s’est faite dès la fin des
années 1990, à la faveur des nouvelles possibilités d’irrigation offertes par les deux
barrages mis en place sur le fleuve Sénégal dans les années 1980. L’essentiel des
terres du bas delta semble avoir été à son tour distribué ces dernières années,
sans que les villageois ne soient toujours bien informés des attributions décidées
par leur conseil rural. Quelques rares villages du bas delta se sont organisés pour
mettre une partie de leurs terres non encore aménagées en réserve pour les géné-
rations futures, évitant ainsi leur attribution aux seules familles les plus aisées ou
à des investisseurs. Néanmoins, la situation foncière apparaît, dans l’ensemble,
particulièrement préoccupante.
En effet, le niveau des prix des produits agricoles et la productivité du travail de la
plupart des agriculteurs familiaux ne leur permettent pas de dégager les surplus et
de réaliser une accumulation de capital suffisamment rapide pour espérer investir
dans les aménagements à la parcelle et dans le matériel d’irrigation au rythme que
commanderaient les aménagements primaires colossaux mis en œuvre ces dernières
années. Ils sont ainsi totalement défavorisés face aux exploitants patronaux et surtout
face à l’élite urbaine sénégalaise (voire aux investisseurs étrangers), en position de
force dans les attributions foncières grâce à leur capacité d’investissement élevée et
parfois à des pratiques clientélistes. Face à cette situation, des projets relevant de
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Riziculture en zone inondable face à l’aléa
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