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Sous la direction de Hubert Cochet, Olivier Ducourtieux et Nadège Garambois

Systèmes agraires et changement climatique au Sud


Les chemins de l'adaptation

Chapitre 5 - Sécheresse, aménagements


hydrauliques et modèles de développement : delta
du fleuve Sénégal
Nadège Garambois, Samir El Ouaamari, Mathilde Fert, Léa Radzik et
Thibault Labetoulle

Éditeur : Éditions Quæ


Lieu d’édition : Versailles
Publication sur OpenEdition Books : 30 janvier 2020
Collection : Update Sciences & Technologie
ISBN numérique : 978-2-7592-3027-3

https://books.openedition.org

Référence numérique

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- Pas de Modification 4.0 International - CC BY-NC-ND 4.0 sauf mention contraire.
Chapitre 5
Sécheresse, grande hydraulique
et modèles de développement :
delta du fleuve Senégal
NADÈGE GARAMBOIS, SAMIR EL OUAAMARI, MATHILDE FERT,
LÉA RADZIK ET THIBAULT LABETOULLE

La région du delta du fleuve Sénégal (figure 5.1) connaissait déjà, avant l’épisode
de sécheresse des années 1970-1980 qui a marqué l’ensemble du Sahel, de faibles
totaux pluviométriques. Elle était aussi particulièrement sujette aux variations inte-
rannuelles de la pluviométrie et de la crue du fleuve, rendant l’agriculture pluviale
hasardeuse (Lericollais, 1975). L’adaptation ancienne et systémique des agriculteurs
et éleveurs à des conditions climatiques et hydrographiques aléatoires et ponc-
tuellement extrêmes n’en était que plus centrale. La série de déficits extrêmement
lourds, à la fois pluviométriques et de la crue du fleuve, qu’ont connu la moyenne et
basse vallée du fleuve à partir des années 1970, a, comme dans le bassin arachidier
(chapitre 1), profondément fragilisé l’agriculture de cette région.
Aujourd’hui, la vallée du fleuve Sénégal assure pourtant l’essentiel de la production
nationale de riz (83 % en 2012 ; MAER, 2014), production inconnue dans la région
avant les années 1960. Cette production est le résultat d’une politique d’aménage-
ments hydrauliques de très grande ampleur menée ces cinquante dernières années.
Largement soutenue par les bailleurs internationaux, celle-ci a été initiée dès la
période coloniale. Elle a connu ses premiers grands développements, notamment la
mise en place de barrages en amont et en aval sur le fleuve, au cours de la profonde
sécheresse des années 1970-1980. La région du delta (figure 5.2), initialement peu

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Riziculture en zone inondable face à l’aléa

Figure 5.1. Localisation des régions du bas delta et du haut delta du fleuve Sénégal.

Figure 5.2. Organisation schématique du réseau hydrographique et des principaux axes


hydrauliques actuels de la région du delta du fleuve Sénégal.

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Sécheresse, grande hydraulique et modèles de développement : delta du fleuve Senégal

peuplée, est celle dont l’agriculture a été la plus bouleversée par cette politique de
développement de l’irrigation. À la fin des années 2000, elle abritait à elle seule
la moitié des superficies aménagées de l’ensemble de la vallée (Dahou, 2009).
Aujourd’hui encore, elle présente toujours un fort potentiel de développement,
notamment dans le bas delta.
Pensés initialement aussi comme une politique d’adaptation au changement clima-
tique, ces aménagements sont désormais de plus en plus affichés comme relevant
d’une stratégie d’autosuffisance alimentaire. Or, malgré la concentration de la
majorité (60 %) des investissements publics alloués au secteur agricole dans les
aménagements hydro-agricoles, renforcées par des investissements privés crois-
sants, les importations de riz demeurent colossales au Sénégal : les deux tiers du
riz consommé en 2014 (FAO) et 8,5 % de la valeur totale des importations (ANSD,
2008). On s’interroge ici sur le rôle joué par ces aménagements dans l’adaptation
de l’agriculture du delta du fleuve Sénégal au profond et brutal bouleversement
climatique auquel sont soumis les agriculteurs depuis les années 1970 et leur effets
économiques, sociaux, alimentaires et environnementaux, ainsi que sur les modèles
de développement dont ils sont porteurs, jusqu’à la dernière vague d’aménagements
en date marquée par l’essor de l’agriculture entrepreneuriale.

 L’agriculture du delta du fleuve Sénégal


et la profonde sécheresse des années 1970-1980 :
aux limites de l’adaptation des agriculteurs ?

Une agriculture sous climat sahélien dès la première moitié


du XXe siècle, soumise à un double aléa pluviométrique
et de la crue du fleuve
La région du delta du fleuve Sénégal est située à l’extrémité septentrionale du
Sénégal. Elle enregistre une pluviométrie encore plus faible — depuis que des
mesures sont effectuées, dès 1892 pour la station de Saint-Louis — que celle du nord
du bassin arachidier (chapitre 1). Contrairement au bassin arachidier, cette région
connaît un climat sahélien dès la première moitié du XXe siècle (figure 5.3) et elle est
soumise à une forte variabilité interannuelle de la pluviométrie. Le cumul annuel de
pluviométrie est compris entre 250 et 400 mm, la limite des 400 mm de pluie étant
supposément aussi celle de l’existence d’une agriculture pluviale.
Avant les aménagements hydrauliques de la seconde moitié du XXe siècle qui ont
bouleversé les écosystèmes du delta, le paysage de la région se structure autour du
fleuve Sénégal et de ses principaux défluents (Djeuss, Lampsar). Il s’organise entre
trois principaux étages agroécologiques inégalement soumis à la crue, en raison de
leur position topographique :
− les « cuvettes » en position basse sont les plus longuement inondées ;
− en position topographique intermédiaire, les levées et dépôts fluvio-deltaïques
dans le haut delta ou les terrasses marines et vasières dans le bas delta (région

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Riziculture en zone inondable face à l’aléa

davantage soumise dans son histoire géologique à l’influence des transgressions


marines) sont moins longuement envahies par l’eau ;
− les dunes fixées demeurent exondées toute l’année.
La décrue s’opérait progressivement d’octobre à janvier, depuis les côtes altitudi-
nales plus élevées jusqu’aux plus basses. En période d’étiage, l’eau salée remontait
en sens inverse depuis l’estuaire du fleuve dans le lit mineur jusqu’à Richard-Toll.
Elle était refoulée dans les marigots de vidange et stagnait en saison sèche dans les
parties basses des cuvettes. Comme la pluviométrie, la crue se caractérise alors par
un fort aléa, à la fois dans son intensité (hauteur d’eau) et dans sa date d’arrivée. Les
sols de la région sont à l’époque marqués par leur caractère halomorphe, fonction
de leur durée respective d’envahissement par la langue salée, ainsi que par la durée
et l’intensité de la saison des pluies et de la saison sèche (Michel et al., 1984).

Une agriculture sahélienne adaptée de longue date aux aléas


Face à l’aléa de la pluviométrie et au climat sahélien, l’agriculture du delta ne repose
que partiellement sur les cultures pluviales dès la première moitié du XXe siècle. Les
agriculteurs pratiquent alors durant l’hivernage une rotation type (mil/niébé/pastèque/
arachide/friche de 3 à 5 ans) sous parc arboré, sur les terres exondées des dunes. Ces
cultures pluviales ont des récoltes incertaines les années de faible pluviométrie. Elles
sont complétées par des cultures de décrue qui jouent un rôle clé dans cette agriculture.
Au rythme de la décrue, manioc, maïs, patate douce, maraîchage (piment, aubergine
amère et tomate) sont installés sur les espaces recouverts sinon par la crue du fleuve
durant l’hivernage, à l’exception des cuvettes où reflue la langue salée en saison sèche
et dont les sols sont trop halomorphes pour être mis en culture. L’apport régulier d’allu-
vions par la crue du fleuve et l’ennoiement de ces étages dédiés aux cultures de décrue
autorisent une mise en culture chaque année. Semés en pluvial en juin, le niébé et le
mil sont récoltés respectivement dès septembre et octobre et assurent l’alimentation
des familles jusqu’à la récolte des cultures de décrue à partir de février.
Les troupeaux de ruminants sont conduits en saison des pluies sur les savanes arbo-
rées des dunes, en arrière des campements d’hivernage. Ils consomment la strate
herbacée présente à cette saison sur ces espaces. Ces troupeaux sont ensuite conduits
en vaine pâture sur les parcelles de cultures pluviales après la récolte, puis en avan-
çant dans la saison sèche et au rythme de la décrue, sur les espaces inondés en saison
des pluies, peu à peu dégagés, où se développe progressivement une strate herbacée.
Au plus fort de la saison sèche, les feuilles et les fruits des arbres du parc arboré
des dunes complètent l’alimentation si l’herbe vient à manquer sur les parcours des
espaces de décrue. Le parcage nocturne des animaux sur les parcelles qui seront
mises en culture l’année suivante assure ainsi des transferts de fertilité. La région
du delta est aussi le lieu de transhumance d’éleveurs du Ferlo septentrional ou de
Mauritanie. Enfin, pratiquée en saison sèche tous les deux à trois jours, la pêche
prend le relais du lait caillé dans l’alimentation protéique des familles à cette saison.
De type semi-sédentaire, l’habitat suit l’utilisation alternée des différents étages
écologiques au cours de l’année, pour les cultures comme pour l’élevage bovin.
Les villages sont ainsi installés sur les dunes en saison des pluies et en bordure des
espaces de décrue en saison sèche. Le foncier n’est à l’époque pas le facteur limitant

150
Sécheresse, grande hydraulique et modèles de développement : delta du fleuve Senégal

pour cette agriculture strictement manuelle. La surface cultivée par actif agricole est
en revanche limitée par les pointes de travail sur les cultures, tout particulièrement
le désherbage. Chaque actif peut ainsi mettre en valeur environ 0,5 ha sur les dunes
en cultures pluviales et 0,2 ha de cultures de décrue chaque année.
La différenciation sociale repose donc avant tout sur la taille du cheptel, qui peut
commander une certaine spécialisation des exploitations agricoles. Elle dépend aussi
de la localisation des villages par rapport au fleuve Sénégal et à ses défluents, qui
commande tout à la fois l’accès aux ressources piscicoles et la proximité à la frontière
mauritanienne pour exercer des activités de commerce transfrontalier. Les familles
disposant de grands troupeaux (100 à 300 têtes) sont spécialisées dans l’élevage. Avec
un cheptel de quelques dizaines de têtes de bétail, les familles combinent cultures,
élevage et pêche. Celles ne possédant que quelques têtes sont installées au pied
des dunes, en bordure du fleuve ou de ses défluents. Elles combinent les cultures
pluviales, les cultures de décrue et la pêche en saison des pluies et en saison sèche,
en confiant leurs animaux aux bergers des villages des dunes. Celles qui ne possèdent
pas leur propre pirogue versent une partie du produit de leur pêche au propriétaire de
l’embarcation. En complément, ils se rabattent sur des activités exigeantes en travail,
mais pas en capital : production de charbon de bois, tressage de nattes, etc.
Sans maîtriser les phénomènes naturels (crue du fleuve et pluviométrie), les agri-
culteurs ont su finement adapter leurs pratiques à cette courte saison des pluies et
aux aléas hydriques et pluviométriques. Dans la foulée de Lericollais (1975), nos
enquêtes montrent en effet que cette agriculture constituait à l’époque un système
complexe et anti-aléatoire. Elle reposait, pour cela, sur une combinaison de produc-
tions et d’activités (culture, élevage, pêche et cueillette) permise par l’utilisation
complémentaire des différents étages écologiques à la fois dans l’organisation du
calendrier de travail (cultures pluviales et cultures de décrue, semis progressif des
cultures de décrue au rythme du recul de la crue), dans la diversité des productions
(céréales, tubercules, légumineuses graines, légumes, produits de l’élevage, produits
de la pêche et combustible) et dans le calendrier alimentaire.
La mobilité au plus près des ressources (déplacement des campements semi-séden-
taires entre période de crue et saison sèche), la constitution de stocks alimentaires
de sécurité (greniers, techniques de stockage des produits animaux sous forme de
viande séchée, en poudre ou cuite et conservée dans la graisse), le troc entre produc-
teurs aux degrés de spécialisation variable, les réserves de trésorerie que constitue le
cheptel (capital sur pied) et les autres activités déployées selon le capital disponible
(charbon de bois, artisanat et commerce) : tout concoure à renforcer la robustesse
de ce système agraire caractérisé à l’époque par une faible densité de population,
face aux aléas pluviométriques, hydriques et économiques.

Les limites de l’adaptation du système agraire ancien du delta


à la sécheresse des années 1970-1980
À l’instar du bassin arachidier (chapitre 1), la région du delta du fleuve Sénégal
connaît une nette péjoration de la pluviométrie dès le début des années 1970. La
péjoration s’observe également tout le long de la vallée et entraîne une réduction
massive et généralisée de la crue du fleuve, contribuant à bouleverser doublement
l’agriculture de la région.

151
Riziculture en zone inondable face à l’aléa

La description des conditions pluviométriques et hydriques dans la vallée du Sénégal


en 1972 est édifiante (Lericollais, 1976) : diminution de la pluviométrie annuelle à
152 mm à la station de Saint-Louis, réduction du débit moyen du fleuve Sénégal
par trois, réduction extrême des surfaces inondées, étiage précoce se traduisant par
une forte remontée de l’eau de mer et de la langue salée dans la basse vallée du
fleuve Sénégal. La récolte des cultures de décrue n’atteint pas 10 % de la production
moyenne habituelle. Celle des cultures pluviales est nulle pour le mil et l’arachide,
très limitée pour le niébé. La perturbation de la reproduction hivernale des pois-
sons, du développement et du charriage des alevins dans les eaux de crue conduit à
une réduction par deux du volume de la pêche cette année-là. La très faible pluvio-
métrie dans le delta ne permet pas la reconstitution du tapis herbacé sur les terres
de parcours des dunes. Parallèlement, comme dans tout le Ferlo septentrional, la
strate arborée est durement touchée, alors que les fruits constituent pourtant des
ressources essentielles : source de devises (gomme arabique), activités de charbon-
nage, ressource fourragère en saison sèche et source de bois domestique (Poupon,
1976). Si les coupes d’arbres, notamment pour le charbonnage, contribuaient
déjà à réduire progressivement le couvert arboré dans la région, la sécheresse
prolongée accentue largement la dénudation des sols. Cette dénudation favorise la
morpho-dynamique éolienne et avive le modelé dunaire (Roquet, 2008).
Cependant, 1972 n’est que la première année d’une longue série de déficits inter-
venus jusqu’au début des années 1990 (figure 5.3). La moyenne annuelle entre 1968
et 1992, au plus fort de la sécheresse, s’élève à 223 mm de pluie, soit une chute de plus
d’un tiers en comparaison de la période 1946-1967. À cette période, la pluviométrie
moyenne était déjà faible au regard de celle enregistrée les décennies précédentes.
La région bascule ainsi, en moyenne annuelle, sous la limite des 250 mm séparant
le climat sahélien du climat sahélo-saharien. Parallèlement, la répartition intra-
annuelle des pluies évolue (figure 5.4). Les pluies utiles des quatre mois de saison
des pluies (juillet à octobre) sont réduites en moyenne d’un quart en début et en fin
de saison entre la période 1922-1945 et 1968-1992, et de près de 50 % au cœur de
la saison des pluies (août-septembre). Les rares épisodes pluvieux durant la saison

1000 Moy. 1946-1967


Moy. 1923-1945 700 mm/an
900 650 mm/an
800 Moy. 1987-2010
Pluviométrie annuelle (mm)

Moy. 1968-1986 500 mm/an


700 450 mm/an
600

500

400

300

200

100

0
1892
1895
1898
1901
1904
1907
1910
1913
1916
1919
1922
1925
1928
1931
1934
1937
1940
1943
1946
1949
1952
1955
1958
1961
1964
1967
1970
1973
1976
1979
1982
1985
1988
1991
1994
1997
2000
2003
2006
2009

Figure 5.3. Évolution de la pluviométrie annuelle à Saint-Louis de 1892 à 2011 (Le Borgne,
1988 ; Kamara, 2013).

152
Sécheresse, grande hydraulique et modèles de développement : delta du fleuve Senégal

180

Pluviométrie mensuelle (mm)


160
140
120
100
80
60
40
20
0
jan fév mars avril mai juin juil août sept oct nov déc

Moyenne 1922-1945 Moyenne 1946-1967 Moyenne 1968-1985

Figure 5.4. Pluviométrie mensuelle moyenne à Saint-Louis (Le Borgne, 1988).

sèche sont au contraire plus nombreux durant cette longue phase de sécheresse. Ils
contribuent à perturber le métabolisme des espèces arbustives et arborées par de
faux départs de végétation.
Par le passé, les agriculteurs ont su s’adapter à l’aléa en ensemençant des surfaces en
cultures de décrue plus réduites les années de faible crue du fleuve (Lericollais, 1976).
Les années où la pluviométrie connaissait un recul, ils ont su compenser les moindres
récoltes de cultures pluviales par d’autres productions ou activités. Néanmoins, ces
déficits majeurs et répétés de la pluviométrie et de la crue mettent excessivement à mal
cette agriculture. La crise affecte toutes les composantes du système agraire. En effet,
la très faible pousse des herbacées et arbustes de la steppe finit par atteindre le couvert
arboré et ne permet pas d’alimenter suffisamment les troupeaux. La crise engendre
également un rendement faible ou nul des cultures pluviales, une forte réduction des
surfaces ensemencées en cultures de décrue et des faibles rendements, un amenuise-
ment des ressources piscicoles, etc. Durant cette période, la survie des familles repose
régulièrement sur une aide alimentaire d’urgence (Reboul, 1984). La décapitalisation
dans le cheptel est brutale : Lericollais (1976) avance une baisse des trois quarts des
effectifs en 1972 dans certains secteurs de la vallée. Les services de l’élevage du secteur
de Dagana, qui couvrent la basse vallée du fleuve, indiquent une réduction par trois
des effectifs (décès ou vente en catastrophe et à bas prix) que les déplacements de plus
grande amplitude par transhumance ne suffisent pas à compenser.

 La politique de développement dans le delta jusqu’aux


années 1990 : endiguer la crise climatique ?
L’accélération des aménagements avec la crise climatique :
sécurisation par la maîtrise totale de l’eau
et l’extension des surfaces irriguées
Au cours des années 1950-1960, l’État sénégalais a initié l’aménagement de grands
périmètres rizicoles dans le delta, sous l’égide de la Société d’aménagement et
d’exploitation des terres du delta (Saed). Cet aménagement a été assorti de la

153
Riziculture en zone inondable face à l’aléa

création de villages à proximité des périmètres, où se sont installés des familles


du delta ou, pour certaines, issues de la moyenne vallée du fleuve Sénégal (Leri-
collais, 1975). Afin de substituer dans l’urgence les cultures irriguées aux cultures
pluviales et de décrue durement compromises par la sécheresse, l’État accélère et
renforce cet aménagement.
Pour pallier l’inefficience des seuls aménagements primaires, les aménagements
secondaires et tertiaires de ces grands périmètres sont mis en œuvre dès les
années 1970. Dès lors, la gestion de la lame d’eau devient possible à l’échelle de la
parcelle et permet d’enregistrer un rendement d’environ 4 à 5 tonnes de paddy par
hectare sur un cycle.
Parallèlement, afin d’étendre les surfaces irriguées à des coûts plus raisonnables, la Saed
facilite la mise en place de périmètres irrigués villageois (PIV) dans le haut delta, grâce
au financement de l’acquisition de motopompes flottantes par des groupes villageois et
à l’appui des travaux de terrassement. Le coût d’investissement de ces petits périmètres
est sensiblement plus faible par hectare que dans les grands périmètres pour des rende-
ments en paddy équivalents (Tricart, 1990). S’ils occupent des surfaces nettement plus
réduites que les grands périmètres, ces périmètres villageois contribuent néanmoins à
la sécurité alimentaire des familles du haut delta. Cependant, l’absence fréquente de
système de drainage conduit les agriculteurs à abandonner certains d’entre eux après
seulement quelques années (Dahou, 2009 ; enquêtes des auteurs).
Loin des objectifs ambitieux initialement fixés en termes de surfaces, ce sont néan-
moins près de 14 000 hectares de terres du delta qui sont aménagées en maîtrise
totale de l’eau à la fin des années 1980 (Seck, 1991 ; Maiga, 1995).
C’est cependant la construction de deux ouvrages majeurs sur le fleuve Sénégal,
planifiée et exécutée au cours des années 1980, qui acte le bouleversement complet
de l’agriculture du delta à partir des années 1990. Le barrage aval de Diama qui
vise à éviter la remontée de la langue salée en saison sèche (en période d’étiage)
est achevé en 1986. Le barrage-réservoir amont de Manantali est achevé en 1988.
Il permet de maîtriser la crue du fleuve et d’assurer une disponibilité en eau toute
l’année pour la riziculture et le maraîchage irrigués. Parallèlement à ces grands
ouvrages, des travaux complémentaires sont entrepris dans les années 1980 dans
le bas delta le long du Lampsar, défluent du fleuve Sénégal. Ils portent sur la sépa-
ration des réseaux d’irrigation et de drainage sur le réseau primaire, l’équipement
en stations de pompage électrifiées des canaux primaires et des principaux fossés
d’évacuation des eaux, ainsi que la mise en place d’un dense réseau de diguettes et le
nivelage des parcelles (aménagements tertiaires). L’ensemble de ces aménagements
permet une régulation précise de la crue et l’arrêt définitif des remontées d’eau de
mer dans les périmètres irrigués.

Un bouleversement de l’agriculture du delta, déterminant


dans l’adaptation des agriculteurs à la sécheresse
La mise en place de ces barrages et la maîtrise totale de la crue du fleuve se traduisent
par la progression spectaculaire des surfaces dédiées à la riziculture irriguée au
cours des années 1990 ; tout spécialement dans le haut delta où les dépressions

154
Sécheresse, grande hydraulique et modèles de développement : delta du fleuve Senégal

qui se prêtent bien à l’installation de la riziculture irriguée sont particulièrement


nombreuses (figure 5.5). D’après les données de la Saed (2015), de 14 000 ha à la fin
des années 1980, ces surfaces sont de 38 000 ha à la fin des années 1990.
Le maintien d’un niveau minimum d’eau toute l’année et la diffusion de variétés de
riz de quatre mois permettent de pratiquer la culture de riz de contre-saison de mars
à juillet et rendent désormais possible la réalisation de deux campagnes de riz par an.
Dans le bas delta, de nouveaux périmètres rizicoles sont aménagés, particulièrement le
long du Lampsar où la Saed distribue des parcelles aménagées de 0,2 à 0,3 ha par actif.
Des cultures maraîchères de contre-saison (oignon et tomate) peuvent également
s’intercaler dans les rotations entre deux années dédiées à la culture de riz. Leur essor
est facilité par la création de la Société de conserverie du Sénégal (Socas) au début
des années 1970, qui a pour but de répondre à la demande sénégalaise en concentré
de tomate et de tenter de réduire les importations. Sous l’influence de la proximité
de l’usine de la Socas1 et grâce à l’établissement des contrats avec les producteurs, la
culture de tomates de contre-saison connaît une forte progression dans le bas delta.
L’extension du réseau d’irrigation et de drainage s’accompagne également d’une multi-
plication de petites parcelles maraîchères irriguées manuellement le long des canaux
et axes de drainage. Avec l’arrêt des cultures pluviales imposé par les déficits pluvio-
métriques, et le recul puis la disparition des surfaces en cultures de décrue liée à la
construction des barrages, les agriculteurs utilisent aussi ces petites parcelles irrigables
pour certaines cultures jusqu’alors conduites en pluvial (niébé et arachide).
Il semble que le développement de la riziculture inondée et des cultures irriguées
(riz et maraîchage) dans le haut et le bas delta ait ainsi joué un rôle important dans
l’adaptation des systèmes de production agricole à cette profonde sécheresse, au prix
d’une intensification importante en travail. Les agriculteurs ont ainsi pu continuer à
cultiver une céréale de base (riz au lieu du mil) et des légumineuses, et développer
des cultures maraîchères destinées à la vente (tomate notamment) qui permettent
des achats complémentaires de riz. Les producteurs n’en cherchent pas moins, dès
les années 1970, des revenus extra-agricoles. La Société de conserverie du Sénégal
et surtout la Compagnie sucrière du Sénégal installée à la même époque au nord du
delta (Richard-Toll) sont les premiers employeurs du delta (Tourrand et al., 1994).
Outre le salariat dans ces sociétés, les familles du delta recherchent d’autres revenus
complémentaires en essayant de se faire embaucher à Saint-Louis ou en confortant
leurs activités artisanales ou commerciales.
Ces transformations apportées à l’agriculture du delta, véritable changement d’état
de ce système agraire, permettent de limiter les effets de la crise et des aléas clima-
tiques. Jusque dans les années 1980, elles reposent sur une intervention systématique
des organismes publics, dans toutes les composantes de la politique agricole :
− gestion du foncier avec le classement en « zones pionnières » des terres du delta
dès 1964, qui confère à la Société d’aménagement et d’exploitation des terres du
delta (Saed) une totale maîtrise foncière ;
− organisation des marchés (monopole de l’achat et de l’écoulement des céréales
nationales par la Caisse de péréquation et de stabilisation des prix, CPSP) ;

1. Celle-ci installe en complément son propre périmètre irrigué en régie (550 ha) quelques années plus
tard.

155
Riziculture en zone inondable face à l’aléa

− subvention des intrants, accès au crédit, prise en charge des investissements et


aménagements à des fins agricoles ;
− gestion de l’eau d’irrigation et conduite des cultures pratiquées au sein des péri-
mètres irrigués selon un modèle basé sur le recours à la moto-mécanisation et aux
intrants chimiques. Cette conduite repose sur des itinéraires techniques très normés
allant jusqu’à la fixation par la Saed des dates de récolte.

Figure 5.5. Effets de la mise en place des barrages le long du fleuve Sénégal sur l’extension
des périmètres irrigués dans le haut delta, décembre 1984 en haut et décembre 1999 en bas
(Google Earth).

156
Sécheresse, grande hydraulique et modèles de développement : delta du fleuve Senégal

Ces interventions, déterminantes dans la sécurisation des producteurs, s’accom-


pagnent néanmoins d’une forte dépendance technique et financière des
producteurs à la Société d’aménagement et d’exploitation des terres du delta —
Saed (Seck, 1986). Les producteurs sont réduits au rôle de simples exécutants
au sein des périmètres irrigués dans lesquels ils n’auraient jamais eu les moyens
d’investir en propre. Seuls les périmètres irrigués villageois (PIV) sont gérés de
façon autonome par les agriculteurs.
La progression des périmètres irrigués entraîne par ailleurs le recul des espaces
dédiés aux cultures de décrue et au pâturage de saison sèche. Elle conduit nombre
d’éleveurs du haut delta à s’orienter plus largement vers les cultures et à se séden-
tariser. Une nouvelle articulation entre cultures et élevage se met en place. La
consommation des pailles et du son de riz par les bovins en saison sèche s’efforce
de compenser le recul des parcours autrefois disponibles sur les terroirs de décrue.
Santoir (1994) avance que la présence de périmètres hydro-agricoles offre des sous-
produits fourragers et d’autres sources de revenus agricoles et qu’elle a pu contribuer
à amortir le recul massif et les fortes fluctuations des fourrages spontanés dispo-
nibles durant la sécheresse des années 1970-1980, pour les producteurs du delta du
fleuve. Cet auteur souligne aussi que les transhumances, auparavant orientées vers
le nord et le lit majeur du fleuve Sénégal, se sont parallèlement réorientées vers
le sud, où la pluviométrie est supérieure. Elles se sont d’ailleurs étendues jusqu’à
l’extrême sud-est du pays, dans la région des Terres neuves, où une colonisation
agricole est à l’œuvre depuis les années 1970 (Devillers et al., 2016).

Une rupture dans la politique agricole et foncière


au tournant des années 1980
La grande continuité dans l’objectif des aménagements (maîtrise totale de l’eau
à l’échelle de la parcelle, allongement de la durée d’accès à l’irrigation au cours
de l’année, extension des surfaces irrigables) contraste avec le bouleversement des
conditions de production et d’accès aux ressources que connaissent les producteurs
à partir des années 1980.
Au cours des années 1960-1970, la sécurisation technique et économique des
producteurs se caractérise par leur encadrement étroit par les organismes d’État,
au premier rang desquels la Saed, aussi bien au plan technique et financier que dans
l’accès au foncier irrigable. La sécurisation passe également par des tentatives de
régulation du marché intérieur du riz dans les années 1970. Créé en 1971, l’Office
national de coopération et d’assistance au développement (Oncad) fédère et admi-
nistre alors l’ensemble des fonctions d’appui aux producteurs et vise à promouvoir
la production nationale. Il est chargé de l’importation et du stockage du riz importé,
de l’approvisionnement et de la distribution d’intrants subventionnés à hauteur de
50 % et de l’octroi de crédits de campagne. À partir de 1973, l’Oncad s’appuie sur
la Caisse de péréquation et de stabilisation des prix (CPSP). Cette caisse dispose
d’un monopole sur l’achat et l’écoulement des céréales nationales et sur les impor-
tations de céréales (aide alimentaire américaine incluse). Elle dispose d’un système
de régulation (quotas pour le blé et taxes) devant lui permettre de contrôler le prix
intérieur des céréales. L’État s’efforce de soutenir le prix du riz entier proposé aux

157
Riziculture en zone inondable face à l’aléa

producteurs sénégalais — forme sous laquelle est vendue l’essentiel de la produc-


tion locale — en apposant une taxe ad valorem sur le riz importé et en procédant à
des contingentements d’importation (Benz, 1996).
Le plan d’ajustement structurel auquel est soumis le Sénégal dès 1981 et la nouvelle
politique agricole (NPA) qui en découle (initiée en 1984) bouleversent le cadre
productif des agriculteurs du delta à partir des années 1980, alors que se poursuivent
en parallèle les aménagements hydro-agricoles. Face au laxisme dans le rembour-
sement des crédits de campagne et d’équipement, la faillite de l’Oncad en 1979
illustre le déséquilibre économique de la filière rizicole (Lavigne-Delville, 1993).
Elle s’accompagne du « désengagement » progressif de la Saed tout au long des
années 1980 et 1990 et de la délégation progressive de la gestion de l’eau aux produc-
teurs au sein des grands aménagements, grâce à la formation d’Unions hydrauliques.
Ces unions prennent en charge la collecte des redevances, l’entretien des canaux
et des ouvrages de distribution, ainsi que l’acquisition éventuelle d’équipements
collectifs. Désormais, la Saed n’assure plus que la coordination de l’approvisionne-
ment en intrants et la collecte, ainsi que la transformation et la commercialisation
du riz. L’accès au crédit assuré par la CNCAS (Caisse nationale de crédit agricole
du Sénégal) est basé sur des prêts à court terme pour les intrants et à moyen terme
pour les équipements. Ces crédits sont accordés aux seuls producteurs possédant
une terre et structurés en Groupement d’intérêt économique (GIE), qui peuvent
être familiaux ou liés aux Unions hydrauliques. Les producteurs doivent également
composer avec un arrêt de la subvention des intrants.
Avec la loi relative aux communautés rurales de 1972 qui prévoit le basculement
des « zones pionnières » en « zones de terroir », la Saed se voit retirer la gestion du
foncier. Les communautés rurales, par l’intermédiaire des Conseils ruraux élus en
leur sein, deviennent responsables de l’attribution et de la gestion des terres (Boutil-
lier, 1989). Cette volonté décentralisatrice de transfert de la gestion du foncier aux
communautés rurales directement concernées peut paraître louable. Néanmoins, la
gestion qui en découle n’est pas exempt d’inégalités à cause des dérives clientélistes
liées à la rentabilité nouvelle que confèrent potentiellement ces aménagements à
une partie des terres agricoles (Dahou, 2004).

De nouvelles fragilités malgré la progression de l’irrigation :


spécialisation, endettement et insécurité foncière
Dès lors, l’extension des surfaces irrigables (supra) porte avant tout sur la mise en
place de périmètres privés qui connaissent un essor rapide dès les années 1980, tout
particulièrement dans le haut delta. Si les surfaces des aménagements publics ne
progressent pratiquement pas avec moins de 13 000 ha au milieu des années 1990,
celles des aménagements privés passent en une décennie (de 1987 à 1996) de moins
de 4000 ha à plus de 29 000 ha (Dahou, 2009). Elles constituent donc l’essentiel de
l’extension des surfaces irriguées au cours des années 1990.
Ces périmètres privés bénéficient d’une gestion beaucoup plus souple que les grands
périmètres des années 1970. Il s’agit en revanche d’aménagements de moins bonne
facture, moins pérennes et ne permettant souvent pas d’enregistrer des rende-
ments en riz aussi élevés que ceux atteints, à partir des années 1990, dans les grands

158
Sécheresse, grande hydraulique et modèles de développement : delta du fleuve Senégal

périmètres. La progression des surfaces irriguées se traduit également par une


spécialisation accrue des producteurs autour de la riziculture, notamment dans le
haut delta. Cette spécialisation les fragilise davantage en cas de mauvaise récolte.
En parallèle, les coûts de production augmentent à cause de l’arrêt de la subvention
des intrants et de la prise en charge par les producteurs des frais de maintenance
et d’équipement des unités hydrauliques. Ce déploiement des périmètres privés
s’accompagne donc d’une progression rapide de l’endettement des producteurs. Face
aux énormes besoins en capital (à court et moyen termes) que suppose l’extension
des surfaces irriguées, et face aux crédits octroyés sur la seule base de la détention de
foncier, sans expertise préalable quant à la viabilité technique et à la solidité finan-
cière des structures emprunteuses, la Caisse nationale de crédit agricole (CNCAS)
se retrouve lourdement endettée dès le début des années 1990 (Dahou, 2006).
En outre, les producteurs de riz du haut delta subissent de plein fouet la dévaluation
du franc CFA en 1994, qui contribue à renchérir le prix des intrants. La même année,
ils souffrent également du démantèlement de la Caisse de péréquation et de stabili-
sation des prix (CPSP) qui achetait jusque-là le riz local à un prix soutenu (par une
taxe ad valorem de 15 % et des quotas d’importations), relayée par des opérateurs
privés. Si une taxe ad valorem à l’importation de 15 FCFA/kg est maintenue, l’évolu-
tion relative des prix du riz et des intrants s’avère très défavorable aux producteurs,
qui subissent ainsi, en monnaie constante, une baisse du prix du riz de 25 % entre le
début des années 1990 et la période 1996-2007 (figure 5.6).

300

250
indice base 100 = 1991
US$ constants

200

150

100

50

0
1991
1992
1993
1994
1995
1996
1997
1998
1999
2000
2001
2002
2003
2004
2005
2006
2007
2008
2009
2010
2011

Prix du riz au producteur au Sénégal Cours de l'urée sur le marché mondial

Figure 5.6. Évolutions du prix du riz au producteur au Sénégal et des cours de l’urée sur le
marché mondial de 1991 à 2011 (d’après les données FAOStat et de la Banque mondiale, 1991).

L’extension des surfaces rizicoles irriguées entre le milieu des années 1980 et le milieu
des années 1990, avant ces bouleversements de politique agricole, a bien permis
d’accroître l’autonomie en riz du pays, grâce à une production nationale permettant
de couvrir en moyenne le tiers des besoins du pays au début des années 1990. En
revanche, cette production nationale tombe à moins du quart de la consommation
nationale en moyenne entre 1995 et 2007. Sa progression sur cette période (+ 25 %)
connaît en effet un rythme plus lent que celle de la démographie et les importations
de riz qui explosent, en faisant plus que doubler sur la même période (figure 5.7).

159
Riziculture en zone inondable face à l’aléa

Nos enquêtes montrent également que le nouveau contexte de production, d’accès


au foncier et d’endettement des producteurs familiaux offre des conditions favo-
rables aux personnes à forte disponibilité en capital et disposant des relations et du
réseau d’influence nécessaires à l’attribution de droits sur de vastes surfaces agri-
coles par les autorités des communautés rurales. Au besoin, ces derniers recourent
à des pratiques clientélistes, au sujet desquelles Boutillier (1989) formulait déjà des
craintes il y a près de trente ans. Ces détenteurs de capitaux procèdent également
à des arrangements à l’amiable avec nombre de villageois qui ne disposent pas du
capital nécessaire à la réalisation d’aménagements secondaires et tertiaires. Ces
derniers formulent des demandes de terres auprès de la Communauté rurale. Les
surfaces obtenues sont ensuite intégralement aménagées par l’investisseur, qui leur
rétrocède une partie et se réserve l’exploitation de l’essentiel des parcelles aména-
gées en ayant recours à de la main-d’œuvre salariée. Dans le haut delta, l’essor des
périmètres privés s’accompagne ainsi, dès les années 1990, d’une première vague
de développement de systèmes patronaux conduits par les familles les plus aisées.
Des systèmes de type capitaliste commencent ainsi à se développer dès cette époque
(rejoignant les observations de Boutillier en 1989), portés par des investisseurs
sénégalais et, dans une moindre mesure, des investisseurs internationaux.

 De l’adaptation au changement climatique


au renforcement de l’autosuffisance alimentaire :
quel modèle de développement pour l’agriculture du delta ?
Une nouvelle vague d’aménagements hydrauliques
sous l’effet de la flambée des prix des céréales de 2008
Depuis 2008, la flambée des prix des céréales et la crise alimentaire qui s’est ensuivie,
le delta du fleuve Sénégal connaît une nouvelle vague d’aménagements hydrauliques.
Dès 2009, afin de renforcer le schéma hydraulique du delta, de réhabiliter certains
périmètres abandonnés et d’accroître les surfaces irrigables, différents programmes
ont été menés de façon conjointe avec l’appui de bailleurs étrangers. Dans le haut
delta, le Projet de promotion des partenariats rizicoles dans le delta (3PRD) a permis
de soutenir le débit du Gorom (connecté au fleuve Sénégal, figure 5.2). Il prévoyait
l’aménagement de 2 500 ha de terres irrigables dédiées à la riziculture sur les terres
de dunes. Dans le bas delta, le Programme pour le développement des marchés agri-
coles au Sénégal (PDMAS) a porté sur le renforcement du débit du Lampsar grâce à
la construction du canal de Krankaye à partir du Gorom (figure 5.2).
Financé par l’État américain à hauteur de 540 millions de dollars, le Millenium chal-
lenge account (MCA) mené de 2010 à 2015 visait lui aussi à compléter et renforcer
le schéma hydraulique du delta en :
− sécurisant par des adducteurs les 40 000 ha déjà irrigables ;
− étendant de 10 000 ha la surface irriguée ;
− transformant l’un des émissaires du fleuve Sénégal, le Djeuss, utilisé jusque-là
pour l’irrigation, la pêche et l’élevage (abreuvement, pâturage en saison sèche sur

160
Sécheresse, grande hydraulique et modèles de développement : delta du fleuve Senégal

les terres envahies par sa crue en saison des pluies) en drain principal des périmètres
irrigués du haut et du bas delta.
Dans le haut delta, tous les réseaux de drainage des périmètres rizicoles ont bien été
connectés au drain principal (Djeuss, figure 5.2). Ces travaux ont, semble-t-il, permis
de sécuriser l’irrigation gravitaire sur les parcelles les plus éloignées des canaux
principaux et de rendre à nouveau cultivables des petits périmètres privés, sommai-
rement aménagés dans les années 1990 et vite abandonnés. Ces réhabilitations ont
permis d’étendre les surfaces irrigables cultivées. Dans le bas delta, l’endiguement
et le changement d’usage du Djeuss ont bouleversé le schéma hydraulique et se
sont accompagnés de la mise en place de deux canaux « compensateurs ». Ceux-ci
desservent les parcelles irriguées jusqu’alors par les usagers à partir du Djeuss. Ils
offrent aussi la possibilité d’étendre l’irrigation à de nouvelles surfaces, dans des
dépressions (cuvettes) et surtout sur les étages des anciennes terrasses marines et les
terres de dunes, à condition d’être équipé d’une motopompe.
Dans le delta, ce renforcement de la capacité d’irrigation s’inscrit dans une volonté
affichée de l’État sénégalais, depuis une dizaine d’années, de consolider l’auto-
suffisance alimentaire du pays en augmentant notamment la production de riz
(figure 5.8). Cette volonté s’est traduite, dès 2008, par la Goana (Grande offen-
sive agricole pour la nourriture et l’abondance) et le PNAR (Programme national
d’autosuffisance en riz) basés sur l’octroi de subventions à l’équipement (dons de
motopompes) et aux intrants (subventions aux engrais). Elle s’est manifestée aussi
par l’annulation des dettes des producteurs afin de leur permettre de contracter de
nouveaux emprunts auprès de la CNCAS. En parallèle des aménagements hydrau-
liques, ces mesures politiques ont été prolongées par la mise en place du Pracas
(Programme d’accélération de la cadence de l’agriculture sénégalaise, 2014-2017)
qui visait, entre autres, à atteindre l’autosuffisance du Sénégal en riz et en oignon
à l’horizon 2017. La hausse initialement envisagée de la production nationale de
paddy était de 1,6 million de tonnes (MAER, 2014), équivalente à l’ensemble des
importations de riz du pays et deux fois supérieure à la production nationale en 2014
(figure 5.8). Ce programme prévoyait notamment la distribution de matériel subven-
tionné, des subventions aux intrants, l’annulation des dettes des producteurs (budget
de près de 20 millions d’euros) et l’appui à l’aménagement de nouveaux périmètres
sur 5 000 ha en trois ans (budget de 7,5 millions d’euros). En 2015, 2 000 ha ont ainsi
été nouvellement aménagés avec l’appui de la Société d’aménagement et d’exploi-
tation des terres (Saed), à 50 % au profit de Groupements d’intérêt économique
familiaux et à 50 % pour des investisseurs. En 2016, 1 000 ha ont été aménagés et
affectés en lots de 5, 10, 20 et jusqu’à 100 ha.

Des prix aux producteurs de moins en moins régulés


et un accès inégal au crédit
Depuis 2000, le Sénégal a aligné la taxe appliquée au riz importé sur le tarif extérieur
commun pratiqué par les pays de l’Union économique et monétaire ouest-africaine
(UEMOA) (10 %) et il a supprimé le régime de contingentement des importations.
Le prix du riz au producteur sénégalais est donc directement indexé sur le prix
pratiqué sur le marché international. Après une quinzaine d’années de baisse, le prix

161
Riziculture en zone inondable face à l’aléa

Importations et production (en milliers de tonnes)


1200 300

Surfaces cultivées (en milliers d’hectares)


1000 250

800 200

600 150

400 100

200 50

0 0
1961
1964
1967
1970
1973

1976
1979
1982
1985
1988
1991
1994
1997
2000

2003
2006
2009
2012
Importations riz Production riz Surface riz (x 1000 ha)

Figure 5.7. Surface, production et importations de riz au Sénégal de 1961 à 2014


(données FAOStat).

Figure 5.8. Sacs de riz produit dans la vallée du Sénégal en vente sur le marché de Saint-
Louis (Garambois, 2016).

162
Sécheresse, grande hydraulique et modèles de développement : delta du fleuve Senégal

du riz au producteur sénégalais a retrouvé, en monnaie constante, son niveau de la


première moitié des années 1990 (figure 5.6) grâce au renchérissement du prix du
riz sur le marché mondial depuis la fin des années 2000. Ce contexte de prix plutôt à
la hausse contribue aussi probablement à expliquer l’intérêt récent des investisseurs
pour le secteur rizicole.
Aujourd’hui, la commercialisation du riz est assurée par le secteur privé sénéga-
lais. En parallèle des grands opérateurs, des initiatives commencent à émerger
pour permettre aux agriculteurs familiaux de mieux maîtriser le prix de vente et la
commercialisation de leur riz. C’est ainsi qu’un magasin a été récemment installé
dans le nord du bas delta, avec l’appui des bailleurs étrangers, qui permet d’effectuer
décorticage, ensachement, stockage, et bientôt calibrage (grains et brisures) et tri du
riz selon les variétés et les qualités. Ces initiatives visent à s’adapter à la demande
des marchés urbains sénégalais, où le riz représente plus de la moitié des céréales
consommées (Fall, 2010).
L’oignon sénégalais bénéficie encore d’une taxe à l’importation de 26,5 % qui
contribue à soutenir le prix au producteur. Mais il reste très concurrencé par
l’importation d’oignons hollandais dont les fins de stocks sont vendues à très bas
prix sur le marché international (David-Benz et al., 2010). La production de tomate,
très majoritairement destinée à la transformation industrielle (double-concentré),
est vendue sous contrat à la Société de conserverie du Sénégal (Socas). Le prix au
producteur est ici fixé dans le cadre du Comité national de concertation de la tomate
industrielle (Fall et al., 2010). En revanche, les marchés de la tomate fraîche et des
autres productions maraîchères ne sont pas encadrés. Ils connaissent une fluctua-
tion des prix marquée et la concurrence directe des autres bassins de production
maraîchers sénégalais, en premier lieu celle de la région des Niayes.
Les producteurs de riz du delta s’approvisionnent aujourd’hui en intrants auprès des
fournisseurs privés en bénéficiant d’une avance sur récolte (bons de la CNCAS) sous
forme de crédits de campagne centralisés à l’échelle de leur GIE, puis de l’Union
hydraulique. Le remboursement s’effectue en théorie juste après la récolte du riz,
mais il peut, dans les faits, être plus tardif. En effet, les crédits pour la campagne
suivante ne sont octroyés qu’à condition que l’ensemble des producteurs membres
d’un même GIE aient tous remboursé leur crédit, et les retards de rembourse-
ment peuvent entraîner parfois un report à la campagne suivante. D’autre part,
d’après nos enquêtes, l’hétérogénéité des situations économiques d’un producteur à
l’autre au sein d’un même GIE conduit à des échanges à l’amiable d’intrants entre
producteurs. Certains producteurs n’utilisent pas l’intégralité des engrais qu’ils ont
commandés et dont la quantité est fondée sur un itinéraire technique à l’hectare
déterminé par la Société d’aménagement et d’exploitation des terres du delta - Saed.
Une partie de ces engrais à crédit peut être cédée — revente ou en échange de
l’usage d’une motopompe par exemple — à des producteurs plus aisés membres du
GIE, qui peuvent les employer sur certaines de leurs parcelles situées en dehors du
périmètre du GIE. Un semblable système de crédit de campagne est mis en place
par la Société de conserverie du Sénégal (Socas) pour la culture de la tomate.
L’accès à des crédits de campagne auprès de la CNCAS pour l’achat d’intrants est
beaucoup plus hypothétique hors périmètre rizicole, notamment pour les produc-
tions maraîchères pratiquées sur les dunes. Il oblige les agriculteurs à adopter

163
Riziculture en zone inondable face à l’aléa

d’autres stratégies. Ceux-ci choisissent alors des productions maraîchères moins


exigeantes en trésorerie et privilégient l’autofinancement grâce à :
− des activités extérieures ou en jouant sur les complémentarités de trésorerie entre
les productions d’hivernage et les productions de contre-saison. Ces complémenta-
rités sont facilitées par l’étalement des récoltes entre les étages agroécologiques ;
− la mise en location d’une partie des terres pour une campagne d’hivernage ou de
contre-saison ;
− l’utilisation de l’élevage (pour ceux qui en possède un) comme source de trésorerie ;
− le recours au microcrédit, mais à des taux non bonifiés de 10 à 14 %.

Adaptation, mais renforcement des inégalités


au sein de l’agriculture familiale
Dans le haut delta, l’agriculture familiale s’est largement spécialisée depuis les
années 1990 dans la riziculture en irrigation gravitaire, menée dans les casiers des
grands périmètres (figure 5.9a ; photo 5.1, planche 6). Aménagés pour certains dès
les années 1960, la plupart d’entre eux ont vu leur gestion transférée aux Unions
hydrauliques à partir des années 1980. D’après nos enquêtes, chaque foyer nucléaire
dispose en général aujourd’hui de 2 à 3 ha dans ces grands casiers, où deux campagnes
de riz peuvent être conduites par an. Ces surfaces sont complétées par 0,5 à 1 ha dans
les petits périmètres (périmètres irrigués villageois ou foyers) où les producteurs
pratiquent une campagne de riz par an et souvent un peu de maraîchage (figure 5.9b
et 5.9c). Les jeunes ménages les plus précaires n’ont souvent hérité que de 0,5 ha
dans un grand périmètre dédié à la production de riz. Ils pratiquent plus largement
le maraîchage (sur 0,5 ha) en louant une motopompe pour irriguer ensuite à la raie
(figure 5.9d). À l’exception des Peuls souvent organisés en familles élargies et dont
le troupeau collectif de 30 à 40 bovins peut être confié à l’un des jeunes membres de
la fratrie, personne ne possède de ruminants.
Depuis les années 1990, les exploitations familiales côtoient des systèmes patro-
naux mis en œuvre par les agriculteurs suffisamment aisés pour avoir formulé des
demandes d’allocations foncières dès cette époque et qui ont pu progressivement
aménager des périmètres privés. Ces allocations foncières peuvent parfois s’étendre
sur plusieurs dizaines d’hectares. Ces agriculteurs patronaux cèdent alors l’usage
de la majorité de la surface à des investisseurs — riches urbains de Dakar, Rosso
ou Richard Toll — qui réalisent à leurs frais l’aménagement de l’ensemble de la
parcelle, et leur rétrocèdent ensuite en échange quelques hectares aménagés. Ces
agriculteurs aisés, équipés d’une motopompe, possèdent ainsi aujourd’hui 4 à 5 ha
situés aux deux tiers dans les grands périmètres ou dans les petits périmètres, ainsi
qu’un périmètre privé dédié à la riziculture, où une campagne, souvent de contre-
saison, peut alors atteindre jusqu’à 20 ha.
Dans le bas delta, nos enquêtes montrent que les ménages les plus précaires (souvent
jeunes) disposent de moins d’un hectare, d’une motopompe en copropriété et n’ont
pas d’animaux. Plus des trois quarts de leurs cultures sont situés dans les grands péri-
mètres irrigués où ils alternent une année à deux campagnes de riz et une année de
culture d’oignon (riz/riz//oignon). Le reste de leurs parcelles cultivées est pris en loca-
tion sur des terres de dunes dédiées à des cultures maraîchères de contre-saison peu

164
Sécheresse, grande hydraulique et modèles de développement : delta du fleuve Senégal

exigeantes en capital (aubergine, gombo et concombre). Leur récolte précoce joue


un rôle clé dans le calendrier de trésorerie (système de production A ou SP A). Des
ménages un peu plus âgés, équipés d’une motopompe et d’un pulvérisateur à dos mais
toujours dépourvus d’élevage, sont à peine mieux lotis. Ils exploitent 1 à 1,2 ha en strict
faire-valoir direct (SP B), avec toujours moins de la moitié de leur surface dédiée aux
mêmes cultures maraîchères, plus risquées et plus gourmandes en trésorerie que le
riz. Comparativement, le riz occupe donc une place importante de leur assolement.
Le seul revenu agricole ne suffit pas à faire vivre ces familles, qui doivent s’orienter
vers des activités salariées complémentaires pour dégager un revenu total par actif
légèrement supérieur à celui des salariés agricoles de la région (figure 5.10).
D’autres exploitations familiales ne sont pas limitées en terres (0,45 à 0,6 ha par actif
familial contre 0,3 ha dans la catégorie précédente), mais leurs parcelles sont situées
sur les dunes et très peu dans les dépressions. Elles sont équipées d’une moto-
pompe, d’un ou deux pulvérisateurs à dos et d’un troupeau de 10 à 20 chèvres. Dans
ces conditions, elles se sont largement, voire exclusivement spécialisées dans les
productions maraîchères, qui occupent au moins les trois quarts de leur assolement

a d

Figure 5.9. Cultures maraîchères et rizicoles irriguées dans le haut delta : périmètres
villageois (a), périmètres privés (b et c), grands périmètres (d) (Garambois, 2016).

165
Riziculture en zone inondable face à l’aléa

(SP C et SP D). Ces exploitants combinent des productions exigeantes en trésorerie


(oignons et piments) et en fumure organique (piment), et d’autres cultures moins
risquées (aubergine amère). Néanmoins, ils mettent en location la moitié de leurs
terres, faute d’une trésorerie suffisante pour les exploiter en propre.
Mieux dotés en terres avec 0,8 ha par actif familial (SP E) et en proportions équi-
librées entre périmètres rizicoles ([riz/riz//oignon] ou [riz/riz//friche 1 an]) et terres
de dunes dédiées aux cultures maraîchères, certains producteurs familiaux ont
progressivement évolué vers des systèmes patronaux, où plus de la moitié du travail
agricole est fourni par des salariés. Le riz occupe environ le tiers de leur assolement
et les deux tiers restants sont consacrés à des cultures plus exigeantes en trésorerie
(tomate, oignon et piment). Ces producteurs sont également en capacité de réaliser
un peu d’embouche ovine.
Les familles les plus aisées sont les seules à avoir conservé un troupeau bovin et
caprin avec des mères reproductrices, conduit au niveau de la famille élargie, qu’elles
complètent d’embouche ovine. Ces agriculteurs ont disposé des appuis nécessaires
pour se voir attribuer de vastes surfaces (5 à 10 ha par actif familial) dont l’essentiel
est pour l’instant mis en location, ce qui leur assure une confortable rente foncière
(SP F). Cette aisance foncière et financière leur a permis de se spécialiser assez
largement dans les cultures maraîchères (oignon et piment).
En considérant l’ensemble des sources de revenus agricoles, extra-agricoles et la
rente foncière, les écarts de revenus par actif entre les foyers les plus pauvres et les
familles les plus aisées peuvent ainsi varier d’un facteur un à cinq (figure 5.10).
(en euros par actif familial et par an)

5 à 10 ha /
4000 actif familial
3500
Revenu familial total

3000
2500 0,8 ha /
0,45 à 0,6 ha /
actif familial
2000 actif familial
0,3 ha / actif familial
1500
1000
500
0
Salarié SP A SP B SP C SP D SP E SP F
permanent

Revenu agricole / actif fam. Revenu extérieur / actif fam. Rente foncière / actif fam.

Figure 5.10. Niveau et composition des revenus par actif des principaux systèmes de
production (enquêtes réalisées en 2016).

Nos enquêtes montrent que la place des revenus extra-agricoles (emploi salarié) est
non négligeable dans les revenus totaux des familles du bas delta. Ces revenus jouent
un rôle clé en matière de trésorerie pour financer les campagnes de riz et surtout
de maraîchage. La place centrale de la main-d’œuvre salariée dans le fonctionne-
ment des systèmes de production ressort de la lecture de la figure 5.11. L’immense
majorité des exploitants y ont recours :
− pour couvrir certaines pointes de travail (récolte notamment) de façon journalière ;
− par l’emploi de salariés saisonniers durant la contre-saison, notamment pour les
cultures maraîchères ;
− par l’emploi de salariés permanents, présents dix mois par an sur l’exploitation.

166
Sécheresse, grande hydraulique et modèles de développement : delta du fleuve Senégal

Si la main-d’œuvre journalière est plutôt recrutée localement (jeunes actifs souvent


issus des ménages plus pauvres), la main-d’œuvre saisonnière ou permanente est le
plus souvent originaire d’autres régions du Sénégal, majoritairement de Casamance.
Elle est composée de jeunes actifs qui migrent dans la région du delta du fleuve
Sénégal durant la saison sèche, période où la charge de travail agricole est moindre
dans leur région d’origine. Les systèmes patronaux (SP E par exemple) sont ceux qui
mobilisent le plus de main-d’œuvre salariée.

100%

80%
en euros par ha

60%

40%

20%

0%
SP A SP B SP C SP D SP E SP F

Revenu agricole / ha Salaires / ha Intérêt K / ha Location / ha

Figure 5.11. Répartition de la valeur ajoutée créée par hectare entre revenu agricole, salaires
des ouvriers agricoles, location du foncier et intérêts du capital emprunté (enquêtes réalisées
en 2016).

Le choix assumé d’une agriculture à plusieurs vitesses


pour le delta
Dans le haut delta, la forte progression des périmètres privés s’est traduite, dès les
années 1990, par le développement de systèmes de production capitalistes reposant
exclusivement sur le salariat et spécialisés dans la production de riz. Ces exploita-
tions vont de 40 à 50 ha jusqu’à plus de 100 ha. Dans ce dernier cas, la riziculture est
associée à un élevage bovin de plusieurs dizaines de têtes (réservoir de trésorerie)
confié à un bouvier et complété d’activités de prestation de service (travail du sol et
moisson) pour rentabiliser leurs équipements motorisés de grande capacité.
Dans le bas delta, ces mesures et aménagements récents se sont soldés par une
nouvelle vague de course au foncier, dans laquelle les agriculteurs patronaux et les
investisseurs sont tout particulièrement avantagés par leur disponibilité élevée en
capital (emprunt ou autofinancement), pour l’équipement comme pour la trésorerie
de chaque campagne (intrants et main-d’œuvre). À son tour, le bas delta connaît
ainsi, depuis quelques années, une vague de développement de systèmes capitalistes
à la faveur du renforcement et de l’extension des grands aménagements hydrauliques,
mais aussi des modalités d’attribution du foncier et des appuis à l’investissement par
les pouvoirs publics.
L’extension du réseau d’irrigation primaire et le renforcement de son débit a conduit
à une flambée des demandes d’attribution foncière et, semble-t-il, à l’attribution de
la majorité des terres du bas delta. Ces demandes concernent tout particulièrement
les espaces des dunes dont une partie a déjà commencé à être exploitée, mais aussi
les dépressions qui n’étaient pas jusque-là desservies par les canaux primaires.

167
Riziculture en zone inondable face à l’aléa

D’après nos enquêtes, les formes capitalistes d’agriculture se matérialisent dans


différents types d’exploitations, pour la plupart détenues par des investisseurs
nationaux :
− des fonctionnaires retraités du secteur agricole originaires du bas delta. Ils
délèguent à des salariés la mise en valeur de cinq à dix hectares en maraîchage
(infra, SP G) ;
− des investisseurs issus de Dakar, Thiès ou Touba ayant souvent d’autres exploi-
tations agricoles dans d’autres régions du Sénégal. Ils aménagent progressivement
10 à 20 ha sur les dunes, équipés en système d’arrosage par aspersion ou en goutte-
à-goutte, pour des cultures maraîchères spécialisées à haute valeur ajoutée destinées
aux marchés nationaux de niche (pomme de terre, niébé rouge, etc.) ;
− ces mêmes investisseurs ou des étrangers en poste à Dakar ayant également
accédé plutôt à des terres dans les dépressions (cuvettes). Leurs plus grandes
surfaces (25 à 30 ha) sont pour le moment valorisées en riz à moindre coût (infra,
SP H) afin, à terme, de pouvoir combiner (après désalinisation suffisante des terres)
la riziculture et le maraîchage ;
− certains investisseurs originaires de la région (dont des élus locaux) ont pu bénéfi-
cier de vastes attributions en plusieurs lots de 30 à 70 ha dans des dépressions ou sur
les dunes. Ils peuvent être équipés de pivots (figure 5.12). Ils combinent la riziculture,
les productions maraîchères et parfois l’élevage en confiné (poulets de chair, ateliers
d’engraissement (feed-lots ou parcs d’engraissement de bovins)). Celui-ci valorise
alors les sous-produits et d’éventuelles productions fourragères complémentaires
(maïs et légumineuses).
L’investissement se limite le plus souvent à l’aménagement des parcelles (défriche
éventuelle, clôtures, gradeur et installation des diguettes) et à l’achat et l’installa-
tion du matériel d’irrigation (groupe motopompe, tuyaux, pivot, asperseurs, système
de goutte à goutte), beaucoup plus rarement de matériel motorisé (tracteur, offset
pour le planage, pulvérisateur, moissonneuse-batteuse). Les investisseurs font
plutôt appel, pour la préparation du sol, le semis, les traitements et la récolte du riz,
à des entreprises de prestation de services qui se développent dans la région, tout
en comptant néanmoins sur une main-d’œuvre salariée pour de nombreuses tâches
demeurées manuelles.
Les calculs, effectués sur la base de nos enquêtes auprès de ces investisseurs,
montrent que l’achat et l’exploitation de 30 ha pour la production de riz irrigué
(SP H) est rentable pour des taux d’intérêt réels inférieurs à 17 % (évaluation
financière menée sur vingt ans). Or, les taux d’intérêt bancaires réels en vigueur
au Sénégal n’ont pas dépassé les 8 % ces dix dernières années (Banque mondiale).
Pour un taux d’intérêt réel de 5 %, le bénéfice cumulé sur vingt ans, après actuali-
sation, est de 40 000 euros, qui demeure néanmoins sensible aux variations de prix
du riz. Le taux de rentabilité interne élevé de ce type de projet d’investissement
témoigne de son caractère peu risqué. Il laisse la latitude à ces investisseurs, une
fois les terres dessalées par plusieurs années de culture irriguée de riz, de consa-
crer une partie de la surface à des productions plus exigeantes en capital, plus
risquées. La rentabilité de ces nouvelles cultures est plus sensible aux variations
des taux d’intérêt, mais potentiellement beaucoup plus rémunératrice pour des
taux d’intérêt modérés.

168
Sécheresse, grande hydraulique et modèles de développement : delta du fleuve Senégal

Figure 5.12. Installation récente d’une exploitation capitaliste sur les terres de dunes dans
le sud du bas delta, équipée de trois pivots, combinant productions maraichères et élevage
avicole (février 2015 en haut, juillet 2016 en bas) (Google Earth).

Une dernière catégorie d’investisseurs (5) rassemble des entreprises d’agro-business


détenues par des investisseurs internationaux, le plus souvent en place depuis les
années 2000. Leurs surfaces exploitées ont pu être étendues ces dernières années
jusqu’à atteindre plusieurs centaines d’hectares sur les dunes, répartis en différents
îlots (avec des sous-baux de deux ans pour les parcelles dépassant 100 ha ; photo 5.2,
planche 6). Ces investisseurs possèdent leur propre matériel motorisé (figure 5.13)
et sont équipés de pivot, asperseur ou système d’irrigation goutte-à-goutte. Ils sont
spécialisés dans des productions maraîchères ou fruitières destinées à l’exportation
(melon, pastèque, courge, bananes et agrumes) dont les produits hors calibre sont
écoulés sur le marché local ou national.

169
Riziculture en zone inondable face à l’aléa

Figure 5.13. Station de pompage, équipement motorisé de grande capacité et minibus


véhiculant les ouvriers agricoles d’une exploitation agricole à capitaux étrangers du bas delta
(Garambois, 2016).

Nos enquêtes et les informations recueillies par Camara (2013) donnent un aperçu
non exhaustif des sociétés agricoles à capitaux étrangers actuellement installées
dans le bas delta (tableau 5.1).
Favorisées par leur capacité d’autofinancement mise au service des aménagements
hydrauliques tertiaires et de l’achat d’équipements, ces formes d’agriculture capi-
taliste n’apparaissent pour autant pas, pour des types de productions équivalentes,
plus performantes en termes de création de richesse que l’agriculture familiale.
D’après nos enquêtes et calculs, pour un système de production donné, une parcelle
située dans les cuvettes argileuses et cultivée avec deux campagnes de riz par an
(riz/riz) dégage une valeur ajoutée brute par hectare inférieure de 25 % par rapport
à une succession biennale (riz/riz/oignon). Cette valeur ajoutée est inférieure d’au
moins 35 % par rapport à une succession annuelle comprenant deux campagnes de
cultures maraîchères (par exemple tomate/pastèque + courge) pratiquées sur les
terres de dunes (pour lesquelles le recours à une motopompe est en revanche néces-
saire). Les valeurs ajoutées nettes enregistrées par hectare à l’échelle des systèmes
de production sont donc d’autant plus élevées que la part des terres exploitées dans
les cuvettes consacrées au moins une année sur deux à la culture du riz est réduite,

170
Sécheresse, grande hydraulique et modèles de développement : delta du fleuve Senégal

et que le système de production est spécialisé dans les productions maraîchères. La


corrélation est alors directe au capital et à la trésorerie des familles. Pour un même
degré de spécialisation (par exemple 100 % des terres consacrées à des cultures
maraîchères), il apparaît que la création de richesse par unité de surface est sensi-
blement la même, pour des productions maraîchères semblables (tomates, oignons,
piments), entre système de production de type capitaliste à forte disponibilité en
capital (SP G) et système de production familial (SP C). La stricte spécialisation
rizicole ne se rencontre, dans le bas delta, qu’au sein de systèmes de production de
type capitaliste (SP H), elle est bien plus faiblement créatrice de richesse par unité
de surface (figure 5.14).

Tableau 5.1. Caractéristiques de certaines sociétés agricoles à capitaux étrangers instal-


lées depuis les années 2000 dans le bas delta (enquêtes de 2016 ; Camara, 2013)
Société Origine Date Surface agricole Surface Principales Destinations
principale d’installation disponible agricole productions principales
des (affectation + cultivée des produits
capitaux location) (année) (année)
GDS France 2003 - 200 ha Tomate, Union
(Grands (2011) cerise, européenne
domaines du asperge, maïs
Sénégal) doux
Soldive France 2006 165 ha loués > 120 ha Melon France
(2016) (2016) charentais
SCL France, 2006 300 ha affectés 500 ha Maïs doux, Angleterre
(Société Maroc et + 200 ha loués (2011) asperge,
de cultures Angleterre (2011) courge et
légumières) arachide
STS Italie 2007 200 ha affectés 110 ha Tomate Italie
(Société (2011) (2011)
de tomates
séchées)

Part des terres dans les cuvettes (« walo »),


lieu privilégié de la riziculture irriguée
6000
0% 0%
5000
en euros par hectare

50%
4000

3000 75%
80%

2000
100%
1000 (spécialisé riz)

0
SP A SP B SP G SP C SP G SP H

Systèmes de production Systèmes de prod.


familiaux ou patronaux capitalistes

Figure 5.14. Valeur ajoutée nette dégagée par hectare pour différents systèmes de production
du bas delta, caractérisés par la place variable du riz dans l’assolement (enquêtes réalisées
en 2016).

171
Riziculture en zone inondable face à l’aléa

Le déploiement de nouveaux formats de projets


avec les partenariats publics-privés (PPP) :
la garantie d’une plus grande équité ?
Financés par des bailleurs de fonds étrangers, deux principaux projets de type parte-
nariat public-privé (PPP) sont en cours dans le delta du fleuve Sénégal. Ils prévoient
de s’adresser à différentes catégories de producteurs en proposant des surfaces à
exploiter variant de quelques hectares à des lots de 50 ou 100 ha. Intégralement
financés par les bailleurs pour les aménagements primaires, ces projets prévoient
des niveaux de subventions variables d’une catégorie de producteurs à l’autre pour
les aménagements secondaires et tertiaires, en fonction de la surface du lot attribué.
L’un de ces projets est conduit dans le cadre du Programme pour le développement
des marchés agricoles au Sénégal (PDMAS) et porte sur l’extension de 2 500 ha des
surfaces maraichères dans le bas delta (photo 5.3, planche 7). Le second, le Projet
de promotion des partenariats rizicoles dans le delta (3PRD), porte quant à lui sur
l’aménagement d’un périmètre irrigué de 2 500 ha dans le haut delta.
Dans le cadre du PDMAS, les attributions portent sur 2 500 ha aménagés répartis en
cinq périmètres installés sur les terres de cinq villages du bas delta. Ces aménage-
ments se sont soldés par des attributions foncières de lots de 2 à 100 ha au sein de ces
nouveaux périmètres, assorties de subventions à l’investissement et à l’équipement
de niveau variable selon les surfaces allouées. Ce programme comprenait tout à la
fois une rétrocession partielle des terres aux villages expropriés et l’attribution de
lots de plus de 10 ha à des opérateurs privés disposant des ressources nécessaires à la
valorisation de plus vastes surfaces. Les objectifs initiaux de la répartition des terres
étaient de confier environ :
− 50 % de ces périmètres aux exploitants agricoles organisés en groupements
d’intérêt économique, avec des surfaces réservées aux femmes et aux jeunes ;
− 25 % pour des petites et moyennes entreprises (lots de 10 ou 20 ha) ;
− 25 % pour l’agro-industrie (de 20 à 100 ha) (PDMAS, 2009).
Nos enquêtes menées dans ces cinq périmètres témoignent néanmoins de modalités
d’affectation des parcelles très différentes d’un village à l’autre. Ces affectations
peuvent aller de l’attribution de lots inférieurs à 10 ha aux seules familles du village
détentrices, avant les aménagements, d’un droit d’usage sur ces terres (cas du
périmètre de Polo), à l’attribution des deux tiers des surfaces aménagées à un entre-
preneur étranger comme la Société de cultures légumières (SCL) dans le cas du
périmètre de Massar Gabou (tableau 5.1). Le projet prend en charge l’essentiel des
coûts des aménagements terminaux (subvention portée à 80 % des coûts) et d’équi-
pement des exploitants familiaux, à condition qu’ils s’équipent en irrigation de type
goutte-à-goutte ou par micro-aspersion. Cependant, le capital nécessaire à la couver-
ture des frais d’aménagement demeure élevé : environ 1 200 euros par hectare en
assurant en propre 20 % des coûts totaux. Il est équivalent à l’ensemble des revenus
dégagés par un actif agricole familial durant un, voire deux ans (figure 5.11). Le
coût de mise en valeur de lots de plus d’un hectare demeure ainsi trop discrimi-
nant pour la plupart des producteurs familiaux issus de ces villages, notamment
ceux qui ne sont pas équipés en propre d’une motopompe et qui ne disposent pas
de la main-d’œuvre familiale ou de la trésorerie pour embaucher la main-d’œuvre

172
Sécheresse, grande hydraulique et modèles de développement : delta du fleuve Senégal

salariée nécessaire. Lorsque les foyers plus pauvres parviennent à se constituer en


GIE collectif pour faire une demande groupée, les surfaces attribuées ne dépassent
pas 0,1 ha par famille. Certains de ces GIE n’ont pour l’instant pas pu démarrer de
campagne faute de matériel, espérant à défaut céder leurs terres en location.
Le périmètre irrigué installé dans le haut delta dans le cadre du projet de promotion
des partenariats rizicoles dans le delta (3PRD) (figure 5.15), autre exemple de projet
de type partenariat public-privé, porte sur 2 500 ha. Il prévoit des attributions de lots
de 5 ha à 100 ha dont la distribution était basée, en 2016, sur la répartition suivante :
− 51 attributaires de 5 ha (255 ha, soit 14 % de la surface totale) ;
− 36 attributaires de 10 ha (360 ha, 20 %) ;
− 32 attributaires de 25 ha (800 ha, 45 %) ;
− 5 attributaires de 50 ha (250 ha, 14 %) ;
− 1 attributaire de 100 ha (6 %).

Figure 5.15. Travaux en cours en 2016 au sein du futur périmètre 3PRD dans le haut delta
en haut et vue satellite du périmètre 3PRD en 2018 en bas (Garambois, 2016 ; Google Earth,
2018).

Ici aussi, le taux de subvention de l’investissement, dégressif à mesure que la surface


allouée augmente (95 % pour 5 ha, 85 % pour 10 ha, 70 % pour 25 ha et 40 % au-delà),
vise à soutenir plus largement les attributaires des plus « petits » lots. Pour un lot de
5 ha, l’investissement initial représente néanmoins plus de 1 000 euros. Cette somme
est inaccessible aux producteurs familiaux du haut delta limités par leur surface,
même en se réunissant en GIE familial élargi.

173
Riziculture en zone inondable face à l’aléa

Par ailleurs, le cahier des charges du projet impose aux futurs producteurs un rende-
ment minimum de 7 tonnes de riz paddy par hectare et par an, sous peine de se voir
retirer le droit d’exploiter et le paiement d’une redevance de 150 euros par hectare
et par an. La constitution de la réserve foncière nécessaire à l’installation de ce
périmètre s’est faite en expropriant les villageois qui détenaient jusque-là un droit
d’usage sur ces parcelles. Basée sur l’historique de production, l’indemnisation a été
fixée à la valeur de deux années de mise en culture. Les agriculteurs qui ne cultivaient
pas ces surfaces depuis plus de deux ans n’ont reçu, quant à eux, aucune indemnité.
Paradoxalement, le PDMAS est inspiré de l’exemple du village de Thilène situé dans
le nord-est du bas delta. Or, le cas de la section villageoise de Thilène est emblé-
matique de stratégies à rebours du mode d’attribution des parcelles prévues dans
le cadre du PDMAS et tout particulièrement du 3PRD. Cet échelon administratif
centralise en effet l’expression des besoins des agriculteurs en crédit de campagne et
d’équipement pour le compte des unions hydrauliques. Face au désengagement de
l’État, la section villageoise de Thilène a ainsi pu, dès la fin des années 1990, s’impli-
quer à plusieurs reprises en toute autonomie et de façon collective afin de favoriser
l’extension des surfaces irrigables pour les villageois. Différentes stratégies ont été
déployées pour accéder au capital nécessaire à la mise en valeur des terres de dunes
en agriculture irriguée tout en maîtrisant les attributions foncières et en garantissant
une plus grande équité entre villageois dans les affectations.
Les premières initiatives, autofinancées à l’échelle du village, ont porté sur la création
de deux nouveaux petits périmètres (20 ha et 30 ha) destinés en priorité aux jeunes.
Dans les années 2000, la volonté d’aménager un périmètre de plus grande taille
(400 ha) et qui ne bénéficie pas pour autant qu’aux seules familles aisées de Thilène, a
conduit la section villageoise à rechercher collectivement des financements extérieurs
complémentaires auprès d’investisseurs et à procéder à une véritable concertation
dans les attributions foncières. Ces investisseurs extérieurs au village financent ainsi
une partie des aménagements contre l’octroi d’un droit d’exploitation sur une durée
limitée. Les surfaces aménagées sont ensuite attribuées aux différentes familles du
village, en tenant compte des surfaces qu’elles ont reversées au collectif pour consti-
tuer le périmètre de 400 ha, du capital, des équipements et du temps de travail qu’elles
ont mis à disposition lors des travaux d’aménagements, ainsi que de leur statut jugé
prioritaire (jeunes, familles moins bien dotées en terres irrigables jusqu’alors).

Des effets environnementaux et sanitaires préoccupants


L’élevage connaît un recul majeur dans le delta du fleuve Sénégal depuis plusieurs
décennies. La longue période de sécheresse des années 1970 à 1990 a conduit les
agriculteurs et les éleveurs du delta à réduire la taille de leur cheptel. Le boule-
versement de la mise en valeur des différents étages agroécologiques, entraîné par
les aménagements hydrauliques dans le haut comme dans le bas delta, a fortement
réduit les espaces dévolus aux activités pastorales :
− grignotage progressif des espaces pâturables au rythme de la progression des
parcelles irriguées ;
− mise en défens (clôtures) des surfaces croissantes occupées par les exploitations
patronales et capitalistes, rendues inaccessibles aux troupeaux même durant les
périodes d’inter-cultures (parfois de plusieurs mois).

174
Sécheresse, grande hydraulique et modèles de développement : delta du fleuve Senégal

Les agriculteurs sont conduits à faire reposer de plus en plus l’alimentation de leurs
animaux sur leurs ressources fourragères propres : résidus de cultures collectés (paille
et fanes) et friches herbeuses. Aujourd’hui, les agriculteurs familiaux ayant encore
de petits troupeaux (petits ruminants et plus rarement bovins) sont donc aussi ceux
qui disposent de plus vastes surfaces et qui peuvent se permettre de ne pas mettre
en culture leurs terres tout au long de l’année. Ils privilégient une seule campagne
(riz ou maraîchage) suivie d’une friche de quatre à six mois. Le parcage à proximité
des habitations des animaux nourris avec les sous-produits des cultures (figure 5.16)
permet quelques transferts de fumure organique effectués en priorité sur certaines
cultures maraîchères (piment). Pour cela, ils doivent disposer d’une charrette pour
transporter ces déjections. L’essentiel des apports de fertilité est néanmoins basé
sur les engrais de synthèse, avec des conséquences à la fois sur le taux de matière
organique des sols et sur la dépendance des familles aux achats d’intrants.

Figure 5.16. Alimentation des bovins gardés à proximité des habitations à partir des sous-
produits de la riziculture : transport, stockage, distribution (Garambois, 2016).

Le bouleversement du schéma hydraulique mis en œuvre dans le cadre du Millenium


challenge account contribue à étendre les surfaces et à sécuriser l’accès à l’eau aussi
pour les agriculteurs familiaux. En parallèle, il se solde néanmoins d’effets envi-
ronnementaux et sanitaires préoccupants. Désormais exutoire des eaux chargées
de résidus de pesticides et d’engrais chimiques, le Djeuss ne centralise pas encore
pour autant l’ensemble des eaux de drainage du bas delta, dont certaines demeurent

175
Riziculture en zone inondable face à l’aléa

dirigées vers des dépressions naturelles. Par ailleurs, le projet n’a pas mis fin, dans les
faits, à certaines activités productives réalisées sur le Djeuss avant sa transformation
en drain principal. Des activités de pêche ont toujours cours (figure 5.17), au prix
de risques sanitaires importants. Elles sont pratiquées notamment par des pêcheurs
maliens installés dans des campements en bordure du Djeuss, et qui expédient
ensuite le poisson séché sur place au Mali. Pour les agriculteurs qui ne disposent pas
de parcelles à proximité des canaux, les axes de drainage servent toujours de source
d’eau d’irrigation pour de petites parcelles maraîchères.

Figure 5.17. Pêche dans les drains du réseau hydraulique du delta (Garambois, 2016).

L’extension des canaux, des drains et des surfaces irriguées contribue également à
accroître les espaces de développement des moustiques, problème sanitaire que la
distribution de moustiquaires ne règle que partiellement. Elle augmente le risque de
bilharziose, dont les premiers cas apparus après la construction des barrages tendent
à se multiplier (Observatoire de l’environnement, 2006). Enfin, le recul des essences
arborées observé dès les années 1970 ne semble également pas seulement imputable
à la sécheresse. Les aménagements des zones de dépression, autrefois envahies par
la crue et abritant une dense population d’Acacia nilotica, contribuent à la quasi
disparition de cette espèce dans le delta du fleuve (Roquet, 2008).

 Conclusion
Bien que finement adaptée à des conditions pluviométriques et de la crue du fleuve
difficiles et aléatoires, l’agriculture du delta du fleuve Sénégal a été profondément
affectée par la sécheresse des années 1970-1980. Sans occulter le bouleversement
induit sur les écosystèmes du delta, les aménagements hydro-agricoles mis en œuvre

176
Sécheresse, grande hydraulique et modèles de développement : delta du fleuve Senégal

dans la région depuis les années 1960 ont, dans ce contexte climatique, joué un
rôle central dans le maintien et le développement de l’agriculture de la région et
dans son adaptation à la sécheresse. Ces aménagements sont cependant loin d’avoir
bénéficié à la seule agriculture familiale. Le désengagement de l’État dans la gestion
du foncier et l’appui aux investissements, à partir du milieu des années 1980, a favo-
risé les producteurs les mieux dotés en capital et contribué à une première vague
de développement de systèmes patronaux et capitaliste, dès les années 1990 dans le
haut delta, en créant les conditions d’investissements suffisamment rémunérateurs
pour l’élite urbaine sénégalaise. Le renforcement des aménagements primaires dans
le delta depuis moins de dix ans se traduit déjà par une seconde vague d’essor de ces
formes d’agriculture, qui créent aujourd’hui une concurrence pour le foncier sans
précédent dans le bas delta.
Après des décennies de déficit drastique, le delta du fleuve Sénégal (comme tout le
nord du pays) enregistre, depuis le début des années 2000, une hausse timide de la
pluviométrie. Sans retrouver le niveau de 1946-1968, la moyenne des précipitations
enregistrées à la station de Saint-Louis sur la période 2001-2010 s’élève à 311 mm
(Ndong, 2015). Elle explique les tentatives réussies de réintroduction des cultures
pluviales sur les terres de dunes par les familles ayant un accès limité au foncier,
lorsque la pluviométrie dépasse les 300 mm. Une concurrence manifeste s’installe
ainsi dans le bas delta pour l’utilisation de ces terres de dunes entre les exploita-
tions de type patronal et surtout capitaliste d’une part, et les exploitations familiales
d’autre part. Les premières sont capables d’effectuer rapidement les investissements
nécessaires pour se raccorder au réseau d’irrigation et de drainage. Cela n’est pas le
cas des secondes, soucieuses de la mise en valeur de ces espaces à une échelle pluri-
générationnelle, probablement aussi grâce à l’irrigation, mais davantage connectées
aux activités d’élevage et attentives au redéploiement de cultures pluviales si le
rebond de la pluviométrie devait se confirmer.
L’attribution de la majorité des terres du haut delta s’est faite dès la fin des
années 1990, à la faveur des nouvelles possibilités d’irrigation offertes par les deux
barrages mis en place sur le fleuve Sénégal dans les années 1980. L’essentiel des
terres du bas delta semble avoir été à son tour distribué ces dernières années,
sans que les villageois ne soient toujours bien informés des attributions décidées
par leur conseil rural. Quelques rares villages du bas delta se sont organisés pour
mettre une partie de leurs terres non encore aménagées en réserve pour les géné-
rations futures, évitant ainsi leur attribution aux seules familles les plus aisées ou
à des investisseurs. Néanmoins, la situation foncière apparaît, dans l’ensemble,
particulièrement préoccupante.
En effet, le niveau des prix des produits agricoles et la productivité du travail de la
plupart des agriculteurs familiaux ne leur permettent pas de dégager les surplus et
de réaliser une accumulation de capital suffisamment rapide pour espérer investir
dans les aménagements à la parcelle et dans le matériel d’irrigation au rythme que
commanderaient les aménagements primaires colossaux mis en œuvre ces dernières
années. Ils sont ainsi totalement défavorisés face aux exploitants patronaux et surtout
face à l’élite urbaine sénégalaise (voire aux investisseurs étrangers), en position de
force dans les attributions foncières grâce à leur capacité d’investissement élevée et
parfois à des pratiques clientélistes. Face à cette situation, des projets relevant de

177
Riziculture en zone inondable face à l’aléa

partenariats public-privé se déploient ces dernières années à la faveur du renforce-


ment des possibilités d’irrigation dans la région. Mais, ils ne s’adressent dans les faits,
lorsqu’ils ne sont pas issus d’initiatives villageoises, que marginalement aux familles
agricoles les plus en difficulté et ils contribueraient plutôt à renforcer les inégalités
sociales. Ces premières tentatives inviteraient donc à la plus grande prudence, alors
que d’autres projets de même nature se profilent sur des surfaces plus vastes encore,
à l’image du PDIDAS (Projet pour le développement inclusif et durable de l’agro-
business au Sénégal) qui concernerait 10 000 ha sur les rives du lac de Guiers voisin.
« L’accélération de la cadence » en agriculture, dont les pouvoirs publics sénégalais
semblent avoir fait leur adage au nom d’un légitime objectif d’autosuffisance alimen-
taire, apparaît, dans les faits, déconnectée des réalités de l’agriculture familiale du
delta et devient une source d’accaparements fonciers majeurs. Les propos volon-
taristes de Macky Sall, président de la République du Sénégal, en introduction du
récent Programme d’accélération de la cadence de l’agriculture sénégalaise (Pracas)
prennent, dans ce contexte, une résonance toute particulière : « Si tout le monde s’y
met, d’ici peu, nous allons changer radicalement le visage du Sénégal grâce à l’agri-
culture » (MAER, 2014). En voulant aller (trop) vite, ne risque-t-on pas d’écarter la
majorité des producteurs du delta de ces processus de développement et de préca-
riser la génération à venir des producteurs familiaux, à rebours des impératifs de
durabilité pourtant affichés dans le Pracas ?

 Références
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du Sénégal et de la Guinée face aux exportations de la Thaïlande et des États-Unis. Tome 2. Paris :
École des Hautes Études en Sciences Sociales, 325 p.
Boutillier J.L., 1989. Irrigation et problématique foncière dans la vallée du Sénégal, Cahiers des
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Paris : Karthala-Enda, Graf Sahel, 364 p.
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