De La Vie Communautaire Ch.1
De La Vie Communautaire Ch.1
De La Vie Communautaire Ch.1
La vie communautaire.
« Voici, oh ! qu'il est agréable, qu'il est doux pour des frères de
demeurer ensemble, bien unis » (Ps. 133, 1).
Notre but, dans les pages qui suivent, est d'examiner quelques
enseignements et règles de l'Écriture touchant notre vie en commun
sous l'autorité de la parole Dieu. Contrairement à ce qu'on pourrait
penser au premier abord, il ne va pas de soi, pour un chrétien, qu'il
puisse vivre parmi d'autres chrétiens. Jésus-Christ lui-même a vécu
au milieu de ses ennemis. Finalement tous ses disciples l'ont
abandonné. Sur la croix, il s'est trouvé seul, entouré de malfaiteurs et
de moqueurs. Il venu en fait pour apporter la paix aux ennemis de
Dieu. De même, le cadre de la vie du chrétien n’est pas la solitude
d'un cloître, mais le camp même des ennemis. C'est là qu'il a sa
tâche, son travail. « Le règne de Jésus-Christ doit être dressé en plein
milieu de tes ennemis. Refuser ce fait, c'est refuser d’être de ce
royaume et vouloir passer sa vie entouré d’amis. assis parmi les
roses et les lis, loin des méchants, dans un cercle de gens pieux. Ne
voyez-vous pas qu'ainsi vous blasphémez et vous trahissez le Christ !
Si Jésus avait voulu faire comme vous, qui donc aurait pu être sauvé ?
» (Luther).
12 DE LA VIE COMMUNAUTAIRE
« Je les disperserai parmi les peuples et, au loin, ils se souviendront
de moi » (Zach. 10, 9). C'est la volonté de Dieu que la chrétienté soit
un peuple dispersé, disséminé comme une semence jetée « parmi
tous les royaumes de la terre » (Deut. 4, 27). C'est à la fois la
malédiction et la promesse attachée à son existence. Oui, le peuple
de Dieu doit vivre au loin, parmi les incroyants, mais il sera par là
même la semence du Royaume jetée dans le monde entier. « Je les
rassemblerai car je veux les racheter », « ils reviendront » (Zach. 10,
8-9). Quand cela arrivera-t-il ? Cela est arrivé en Jésus-Christ, qui est
mort « pour réunir en un seul corps les enfants de Dieu dispersés »
(Jean 11, 52), et cela deviendra visible à la fin des temps, quand les
anges de Dieu « rassembleront les élus des quatre vents, depuis une
extrémité des cieux jusqu'à l'autre » (Mat. 24, 31). Mais jusque-là, le
peuple de Dieu demeure dans la dispersion ; c'est Jésus-Christ seul
qui l'empêche de se disloquer, et ce qui fait son unité, c'est que,
disséminé au loin parmi les incroyants, il se souvient de son Seigneur.
Si donc dans la période qui va de la mort du Christ au dernier jour,
des chrétiens peuvent vivre avec d'autres chrétiens dans une
communauté déjà visible sur la terre, ce n'est en fait que par une
sorte d'anticipation miséricordieuse du Royaume à venir. C'est Dieu
qui, dans sa grâce, permet l'existence dans le monde d'une telle
communauté, réunie autour de la parole et du sacrement. Cette
grâce n'est pas accessible à tous les croyants. Les prisonniers, les
malades, les isolés de la dispersion, les prédicateurs missionnaires
sont seuls. Ils savent, eux, que l'existence d'une communauté visible
est une grâce.
Leur prière est celle du psalmiste : « Je me rappelle avec effusion de
cœur quand je marchais entouré de la foule et que je m’avançais à sa
tête vers la maison de Dieu, au milieu de cris de joie et des actions de
grâce d'une en fête » (Ps. 42, 5). Mais ils restent isolés, comme les
grains d'une semence que Dieu a voulu disperser. Cependant, ils
saisissent d'autant plus intensément par la foi ce qui leur demeure
refusé en tant qu'expérience sensible. C'est ainsi que l'apôtre Jean,
l'auteur de l'Apocalypse, exilé dans la solitude de l'île de Patmos,
célèbre le culte céleste « en esprit, le jour du Seigneur » (Apoc. 1,
10), avec toutes les églises. Les sept chandeliers qu'il voit sont les
églises, les sept étoiles, leurs anges ; au centre, et dominant
l'ensemble, il voit Jésus-Christ, le Fils de l'homme, dans la gloire de sa
résurrection. Il est fortifié et consolé par sa parole. Telle est, au jour
anniversaire de la résurrection de son Seigneur, la communauté
céleste qui remplit la solitude de l'apôtre exilé.
Mais il n'en demeure pas moins que, pour le chrétien, la présence
sensible d'autres frères constitue une source incomparable de joie et
de réconfort. A la fin de sa vie, l'apôtre Paul prisonnier, ne peut
contenir le désir qui le fait appeler auprès de lui, dans sa prison,
Timothée, « son bien-aimé fils dans la foi », il veut le revoir et l'avoir
à ses côtés. Il n'a pas oublié les larmes de Timothée lors du dernier
adieu (2 Tim. 1, 4).
Ailleurs, pensant à l'église de Thessalonique, il prie Dieu « nuit et jour
avec une extrême ardeur de nous donner de vous revoir » (1 Thes. 3,
10) ; et l'apôtre Jean, devenu vieux, sait que sa joie ne sera parfaite
que lorsqu'il aura pu venir chez les siens et leur parler de vive voix,
au lieu de le faire avec le papier et l'encre (2 Jean, 13). Le croyant n'a
pas à avoir honte et à se croire encore trop charnel de désirer voir le
visage d'autres croyants. C'est avec un corps que l'homme a été
créé, c'est dans un corps que le Fils de Dieu est apparu pour nous sur
la terre, c'est dans un corps qu'il est ressuscité, c'est dans son corps
que le croyant reçoit le Christ au moment du sacrement, et c'est enfin
la pleine communauté entre des créatures à la fois « esprit et corps »
que créera la résurrection des morts. A travers la présence d'un frère
en la foi, le croyant peut louer le Créateur, le Sauveur et le
Rédempteur, Dieu le Père, le Fils et le Saint-Esprit. Le prisonnier, le
malade, le chrétien isolé reconnaissent dans un frère qui les visite un
signe visible et miséricordieux de la présence du Dieu trinitaire. C'est
la présence réelle du Christ qu'ils éprouvent lorsqu'ils se voient, et
leur rencontre est comme une rencontre de joie. La bénédiction qu'ils
se donnent est comme celle de Jésus-Christ lui-même. Si donc une
seule rencontre entre deux croyants comporte déjà une telle joie,
quel trésor inépuisable de béatitude ne s'ouvre-t-il pas pour ceux
auxquels Dieu permet de vivre journellement dans la communion
d'autres croyants ! Certes, cette grâce de la communauté que l'isolé
considère comme un privilège inouï, est facilement dédaignée et
foulée aux pieds par ceux qui en sont chaque jour les objets.
Nous oublions vite que la vie entre chrétiens est un don du royaume
de Dieu qui peut nous être repris chaque jour, et que nous pouvons
d'un instant à l'autre être précipités dans la solitude la plus totale. Il
faut donc que celui à qui il est encore donné de connaître cette grâce
extraordinaire en loue Dieu de tout son cœur, le remercie à genoux et
confesse : c'est une grâce, rien qu'une grâce !
La communauté visible que Dieu nous donne peut être plus ou moins
complète. Une visite, une prière, un geste de bénédiction, une simple
lettre suffit pour donner au chrétien isolé la certitude qu'il n'est pas
seul. La salutation que l'apôtre Paul écrivait de sa propre main dans
ses épîtres était certes aussi un signe de communion visible. Certains
connaissent la grâce de la communauté dans le culte dominical,
d'autres dans le sein d'une famille croyante. Les jeunes théologiens
bénéficient durant leurs études d'une vie communautaire plus ou
moins développée. Et actuellement, des chrétiens très sincères
éprouvent le besoin de prendre part à des « retraites », pour vivre
avec d'autres croyants sous l'autorité de la Parole. Les chrétiens
d'aujourd'hui comprennent de nouveau que la vie communautaire est
vraiment cette grâce qu'elle n'a jamais cessé d'être, cette chose
extraordinaire, cet « instant de repos parmi les roses et les lis » dont
parle Luther.
La communauté chrétienne.
Communauté chrétienne signifie : communauté en Jésus-Christ et par
Jésus-Christ. Elle ne saurait être ni plus ni moins que cela. C'est vrai
pour toutes les formes de communauté qui peuvent rassembler des
croyants, de celle qui naît d'une simple et brève rencontre, jusqu'à
celle qui résulte d'une longue communion de tous les jours. Si nous
pouvons être des frères, c'est uniquement par Jésus-Christ et en
Jésus-Christ.
Cela signifie tout d'abord que Jésus-Christ est à la source du besoin
que les chrétiens ont les uns des autres ; ensuite, que Jésus-Christ
seul rend possible, leur communion ; et, enfin, que Jésus-Christ nous
a choisis avant tous les siècles pour nous accueillir pendant le temps
de notre vie et nous unir pour l'éternité.
16 DE LA VIE COMMUNAUTAIRE
La communauté des croyants.
Concernant le premier point, nous disons que le chrétien est un
homme qui ne cherche plus son salut, sa liberté et sa justice en lui-
même, mais en Jésus-Christ seul. Il sait que la parole de Dieu en
Jésus-Christ le déclare coupable même s'il est incapable de sentir sa
culpabilité, et que cette même parole le déclare libre et juste même
s'il ne se sent ni libre, ni juste. Comme tel, le chrétien ne tire plus sa
vie de lui-même, d'un acte d'accusation ou de justification qu'il
trouverait en lui-même. Il vit de l'accusation et de la justification qui
viennent de Dieu. Il vit totalement soumis à la parole que Dieu
prononce sur lui pour le déclarer coupable ou juste. La clef de sa vie
et de sa mort, il ne la cherche pas dans son cœur, mais dans une
parole qui lui est adressée de l'extérieur, par Dieu lui-même.
C'est là le sens de l'affirmation des réformateurs : notre justice est
une « justice étrangère », qui vient d'ailleurs (extra nos). Par là ils
nous renvoient à la parole que Dieu lui-même nous adresse, forçant
notre attention vers cette démarche qui nous sollicite de l'extérieur.
Le chrétien vit entièrement de la vérité de la parole de Dieu en Jésus-
Christ. Si on nous demande : où donc est votre salut, votre paix, votre
justice ? bien loin d'appeler l'attention sur nous-mêmes, nous ne
pouvons que renvoyer nos interlocuteurs à la parole de Dieu en Jésus-
Christ. Cette parole nous oblige à nous tourner sans cesse vers
l'extérieur d'où seul peut nous venir cette grâce justifiante que nous
attendons chaque jour comme une nourriture et un breuvage. En
nous, nous ne trouvons que pauvreté et mort, et s'il doit y avoir un
secours, il ne peut venir que d'ailleurs.
Or, voici la bonne nouvelle : ce secours est vraiment venu et il nous
est redonné chaque jour dans la parole de, Dieu qui, en Jésus-Christ,
nous apporte libération, justice, innocence et béatitude.
Cette parole, Dieu l'a mise dans des bouches d'hommes. Et
pourquoi ? Précisément pour qu'elle puisse atteindre les hommes et
se répandre parmi eux. Car celui qu'elle saisit ne peut que la redire à
d'autres. Telle est la volonté de Dieu : nous sommes tenus de
chercher et de trouver sa Parole dans le témoignage du frère qu'il
met près de nous, en écoutant une parole humaine.
Le chrétien a donc absolument besoin des autres chrétiens ; ce sont
eux qui peuvent vraiment et toujours à nouveau lui ôter ses
incertitudes et ses découragements. En voulant s'aider lui-même, il
ne fait que s'égarer davantage. Il lui faut la présence du frère dont
Dieu se sert pour lui porter et lui annoncer sa parole de salut. Il en a
besoin à cause de Jésus-Christ. Car le Christ que nous portons dans
notre propre cœur est plus faible que celui que nous apporte la parole
; l'un est sûr, l'autre ne l'est pas.
Le but de toute communauté chrétienne apparaît ainsi clairement :
elle nous permet de nous rencontrer pour nous apporter
mutuellement la bonne nouvelle du salut. Voilà ce que Dieu a en vue
lorsqu'il nous rassemble. En un mot, cette communauté est l'œuvre
de Jésus-Christ seul et de sa justice «étrangère». Et notre conclusion
sera : la communauté des croyants est le fruit de la justification de
l'homme par la seule grâce de Dieu, telle qu'elle est annoncée dans la
Bible et prêchée par les réformateurs. C'est cette bonne nouvelle qui
est à la source du besoin que les chrétiens ont les uns des autres.
18 DE LA VIE COMMUNAUTAIRE
Christ médiateur.
Nous avons dit en second lieu : Jésus-Christ seul rend possible cette
communauté. Les hommes sont en état de guerre. Mais « Jésus-Christ
est notre paix » (Eph. 2, 14). En lui l'humanité déchirée a retrouvé
son unité. Mais sans lui, c'est vraiment la guerre : guerre entre Dieu
et les hommes, guerre des hommes entre eux. Le Christ est devenu
le médiateur avec Dieu et avec les hommes. Sans lui, nous ne
pourrions ni connaître Dieu, ni l'invoquer, ni aller à lui. Mais sans lui, il
nous serait tout aussi impossible de reconnaître les hommes comme
nos frères et d'aller à eux.
Notre « moi » nous barre la route vers Dieu et vers nos frères. Mais
cette route barrée, le Christ l'a ouverte, de sorte que les siens
peuvent désormais vivre en paix, non seulement avec Dieu, mais
aussi entre eux. Il leur est donné de s'aimer, de s'entraider, de
devenir un seul corps. Mais encore une fois, cela n'est possible que
par Jésus-Christ. Lui seul crée notre union, lui seul constitue le lien qui
nous lie ensemble. Il reste à jamais le seul médiateur qui nous rend à
Dieu et à nos frères.
La communauté appartient à Jésus-Christ.
Nous avons dit en troisième lieu : en Jésus-Christ nous sommes élus
et unis pour le temps et l'éternité. L'incarnation du Fils de Dieu
signifie que, par pure grâce et selon le décret éternel du Dieu
trinitaire, il a pris et accepté notre nature, notre être, dans sa réalité
concrète et corporelle. Désormais, nous sommes en lui. C'est notre
chair, c'est nous-mêmes qu'il porte. Il nous prend avec lui, dans son
incarnation, sur la croix et dans sa résurrection. Nous lui appartenons
parce qu'il nous a pris en lui. C'est pourquoi l'Écriture nous appelle
son corps. Mais si, avant même que nous puissions le savoir et le
vouloir, nous avons été élus et adoptés en Jésus-Christ avec l'Église
entière, cette élection et cette adoption signifient que nous lui
appartenons pour l'éternité, et que la communauté que nous formons
sur la terre sera un jour une communauté éternelle auprès de lui.
En face d'un frère en la foi, nous devons donc savoir que notre
destinée est d'être lié à lui en Jésus-Christ pour l'éternité. Nous le
répétons communauté chrétienne signifie communauté en Jésus-
Christ et par Jésus-Christ. C'est sur cet axiome que reposent tous les
enseignements et toutes les règles de l'Écriture touchant la vie
communautaire des chrétiens.
« Pour ce qui est de l'amour fraternel, vous n'avez pas besoin qu'on
vous en écrive ; car vous avez vous-mêmes appris de Dieu à vous
aimer les uns les autres... Mais nous vous exhortons, frères, à
abonder toujours plus dans cet amour » (1 Thes. 4, 9 s.). C'est Dieu
lui-même qui se charge de nous instruire dans l'amour fraternel ; tout
ce que nous pouvons faire, nous, consiste à renvoyer à cet
enseignement qui ne vient pas de nous, et à exhorter à y persévérer.
Cette instruction, Dieu l'a commencée à l'instant même où il nous est
devenu miséricordieux, où il nous a révélé Jésus-Christ comme notre
frère et nous a gagnés à son amour. Sa miséricorde nous a du même
coup appris la miséricorde envers nos frères ; son pardon, le pardon
que nous leur devions. Nous sommes devenus redevables envers nos
frères de ce que Dieu nous a fait à nous-mêmes. Recevoir, ici, signifie
en même temps donner, et pouvoir donner d'autant plus qu'on a reçu
davantage. Notre amour fraternel est à la mesure de la vie que
20 DE LA VIE COMMUNAUTAIRE
nous recevons de la miséricorde et de l'amour de Dieu. Dieu nous a
donc appris à nous rencontrer entre frères comme il nous a
rencontrés lui-même en Christ. « Accueillez-vous donc les uns les
autres comme Christ vous a accueillis » (Rom. 15, 7).
C'est en partant de là, qu'étant appelés par Dieu à vivre avec
d'autres chrétiens, nous pouvons apprendre ce que signifie : avoir
des frères. Paul appelle sa paroisse de Philippes « frères dans le
Seigneur » (Phil. 1, 14). C'est par Jésus-Christ seul que nous sommes
frères les uns des autres. Je suis le frère de mon prochain à cause de
ce que Jésus-Christ a fait pour moi ; mon prochain est mon frère à
cause de ce que Jésus-Christ a fait pour lui. C'est un fait d'une
importance incalculable. Car, cela étant, mon frère, dans l'Église, ce
n'est pas tel brave homme pieux assoiffé de fraternité, mais bien
l'homme que Jésus-Christ a sauvé, libéré de son péché et appelé,
comme moi, à croire cette bonne nouvelle et à vivre éternellement.
Ce qui est décisif ici, ce qui fonde vraiment notre communauté, ce
n'est pas ce que nous pouvons être en nous-mêmes, avec toute notre
vie intérieure et toute notre piété, mais ce que nous sommes par la
puissance du Christ. Notre communauté chrétienne est constituée
uniquement par l'acte rédempteur dont nous sommes l'objet, et cela
n'est pas seulement vrai au début, en sorte qu'il pourrait encore s'y
ajouter par la suite un nouvel élément, mais cela demeure vrai pour
tout le temps qu'elle dure et pour toute l'éternité. Jésus-Christ seul
crée la communauté qui s'établit ou s'établira un jour entre moi et un
autre croyant. Et nous remarquerons que plus cette communauté se
purifiera et s'approfondira, plus aussi elle fera passer à l'arrière-plan
nos différences personnelles, pour ne plus laisser de place entre nous
qu'à une seule réalité : Jésus-Christ et ce qu'il a fait pour nous. C'est
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lui seul qui nous donne l'un à l'autre, mais il le fait réellement et
totalement, pour le temps et pour l'éternité.
La fraternité chrétienne.
Nous devons désormais renoncer sans espoir à l'obscur sentiment
qui, dans ce domaine, nous fait toujours désirer quelque chose de
plus. Vouloir davantage que ce que le Christ a établi entre nous, ce
n'est pas désirer une fraternité chrétienne, c'est s'en aller à la
recherche de je ne sais quelles expériences communautaires inédites
qu'on pense trouver dans l'Église parce qu'on ne les a pas trouvées
ailleurs, et c'est introduire dans la communauté chrétienne le trouble
ferment de ses désirs. C'est ici que la fraternité des croyants court les
plus graves dangers — et cela, la plupart du temps, dès les tout
premiers jours : l'intoxication par l'intérieur, provoquée par la
confusion entre fraternité chrétienne et un rêve de communauté
pieuse, par le mélange de nostalgie communautaire que tout homme
religieux porte en soi, avec la réalité d'ordre spirituel qu'implique la
fraternité en Christ. Or, il est de toute importance de prendre
conscience dès le début que, tout d'abord, la fraternité chrétienne
n'est pas un idéal humain, mais une réalité donnée par Dieu ; et,
ensuite, que cette réalité est d'ordre spirituel et non pas d'ordre
psychique.
On ne saurait faire le compte des communautés chrétiennes qui ont
fait faillite pour avoir vécu d'une image chimérique de l'Église. Certes,
il est inévitable qu'un chrétien sérieux apporte avec lui, la première
fois qu'il est introduit dans la vie de la communauté, un idéal très
précis de ce qu'elle doit être et essaye de le réaliser. Mais c'est une
grâce de Dieu que ce genre de rêves doivent sans cesse être brisés.
Pour que Dieu
22 DE LA VIE COMMUNAUTAIRE
puisse nous faire connaître la communauté chrétienne
authentique, il faut même que nous soyons déçus, déçus par les
autres, déçus par nous-mêmes. Dans sa grâce, Dieu ne nous permet
pas de vivre, ne serait-ce que quelques semaines, dans l'Église de
nos rêves, dans cette atmosphère d'expériences bienfaisantes et
d'exaltation pieuse qui nous enivre.
Car Dieu n'est pas un Dieu d'émotions sentimentales, mais un Dieu
de vérité. C'est pourquoi seule la communauté qui ne craint pas la
déception qu'inévitablement elle éprouvera en prenant conscience de
toutes ses tares, pourra commencer d'être telle que Dieu la veut et
saisir par la foi la promesse qui lui est faite. Il vaut mieux pour
l'ensemble des croyants, et pour le croyant lui-même, que cette
déception se produise le plus tôt possible. Vouloir à tout prix l'éviter
et prétendre s'accrocher à une image chimérique de l'Église, destinée
de toute façon à se « dégonfler », c'est construire sur le sable et se
condamner, tôt ou tard, à faire faillite.
Nous devons bien nous persuader que, transportés à l'intérieur
de la communauté chrétienne, nos rêves de communion humaine,
quels qu'ils soient, constituent un danger public et doivent être brisés
sous peine de mort pour l'Église. Celui qui préfère son rêve à la
réalité devient un saboteur de la communauté, même si ses
intentions étaient, selon lui, parfaitement honorables et sincères.
Dieu hait la rêverie pieuse, car elle fait de nous des êtres durs et
prétentieux. Elle nous fait exiger l'impossible de Dieu, des autres et
de nous-mêmes. Au nom de notre rêve, nous posons à l'Église des
conditions et nous nous érigeons en juges sur nos frères et sur Dieu
lui-même. Notre présence est pour tous comme un reproche
perpétuel. Nous ressemblons à des gens qui pensent qu'ils vont
pouvoir enfin fonder une vraie
COMMUI\A UTÉ 23
communauté chrétienne et qui exigent que chacun partage l'image
qu'ils s'en font.
Et quand les choses ne vont pas comme nous le voudrions, nous
parlons de refus de collaborer, quitte à proclamer que l'église
s'écroule lorsque nous voyons notre rêve se briser. Nous
commençons par accuser nos frères, puis Dieu, puis, en désespoir de
cause, c'est contre nous-mêmes que se tourne notre amertume. Il en
va tout autrement quand nous avons compris que Dieu lui-même a
déjà posé le seul fondement sur lequel puisse s'édifier notre
communauté et que, bien avant toute démarche de notre part, il nous
avait liés en un seul corps à l'ensemble, des croyants par Jésus-
Christ ; car alors, nous acceptons de nous joindre à eux, non plus
avec nos exigences, mais avec des cœurs reconnaissants et prêts à
recevoir.
Nous remercions Dieu de ses bienfaits. Nous le remercions de nous
donner des frères qui, eux aussi, vivent de son élection, de son
pardon et sous sa promesse. Nous ne songeons plus à nous plaindre
de ce qu'il nous refuse, et nous lui rendons grâces de ce qu'il nous
donne chaque jour. Il nous donne des frères appelés à partager notre
vie faillible et inquiète sous la bénédiction de sa grâce. Que nous
faut-il de plus ? Ne nous donne-t-il pas tous les jours, même aux plus
difficiles et aux plus menaçants, cette présence incomparable ?
Lorsque la vie de la communauté est gravement menacée par le
péché et l'incompréhension, un frère demeure un frère, même
coupable. Je reste placé avec lui sous la parole du Christ, et sa faute
peut être chaque fois pour moi une nouvelle occasion de remercier
Dieu, qui nous permet à l'un et à l'autre de vivre sous sa grâce. Le
moment où se produit la grande déception dont nous avons parlé à
propos de nos premiers contacts avec les autres croyants, peut-être
pour nous tous une heure vraiment salutaire ; car elle nous fait
compren-
24 DE LA VIE COMMUNAUTAIRE
dre que nous ne pouvons absolument pas compter, pour vivre
ensemble, sur nos propres paroles, sur nos propres actions, mais
uniquement sur la Parole et sur l'Action qui réellement nous lient les
uns aux autres, à savoir le pardon de nos péchés par Jésus-Christ. La
vraie communauté chrétienne est à ce prix : c'est quand nous
cessons de rêver à son sujet qu'elle nous est donnée.
La reconnaissance.
Nous devons dire ici un mot de la reconnaissance. La communauté
chrétienne implique la reconnaissance, comme la vie chrétienne
individuelle. Dieu donne beaucoup à celui qui sait le remercier des
moindres choses qu'il reçoit journellement.
Notre manque de reconnaissance sur ce point précis empêche Dieu
de nous dispenser les grâces spirituelles plus importantes qu'il nous
destine et après lesquelles nous soupirons sans cesse, en pensant
que nous avons de bonnes raisons d'être mécontents de la faible
mesure de connaissance, d'expérience et de charité chrétiennes qui
nous est accordée. Nous nous lamentons alors de n'avoir pas reçu la
même puissance de foi et la même richesse d'expérience que
d'autres croyants, et nous nous imaginons que ce mécontentement
est un signe de piété. Nous demandons de grandes choses dans nos
prières, et nous oublions de rendre grâces pour toutes les petites
choses — mais sont-elles si petites ? — que nous recevons
journellement. Comment Dieu pourrait-il confier de grandes choses à
celui qui ne veut pas recevoir les petites de sa main avec
reconnaissance ?
Ce que nous venons de dire s'applique exactement à notre vie à
l'intérieur de la communauté : nous devons
COMMUNAUTÉ 25
apprendre à remercier Dieu tous les jours pour la grâce qu'il nous
accorde en nous plaçant dans une communauté chrétienne, quelle
qu'elle soit. Il se peut qu'elle n'ait rien d'extraordinaire à nous offrir. Il
se peut qu'elle se distingue plutôt par beaucoup de faiblesse, par
beaucoup de difficultés intérieures et très peu de foi ; qu'importe ! Si,
au lieu d'être reconnaissants, nous ne savons que répéter à Dieu
notre plainte sur la pauvreté et l'insuffisance spirituelles des
chrétiens, qui nous déçoivent par tant de côtés, nous empêchons
Dieu de donner à notre communauté la croissance selon la mesure et
la richesse des dons qu'il a préparés pour nous en Jésus-Christ.
Cela vaut en particulier pour cette attitude de plaignants perpétuels
qu'adoptent certains pasteurs et membres zélés de l'Église à l'égard
de leurs paroisses. Un pasteur ne doit pas se plaindre de sa paroisse,
serait-ce à Dieu lui-même ; elle ne lui a pas été confiée pour qu'il s'en
fasse l'accusateur devant Dieu et devant les hommes. Le croyant,
membre d'église, qui commettrait l'erreur d'accuser sa paroisse,
ferait bien de se demander avant tout si Dieu n'est justement pas en
train de détruire la chimère qu'il s'est fabriquée. Si tel est le cas, qu'il
le remercie de cette épreuve. Si tel n'est pas le cas, qu'il se garde de
jamais accuser l'Église de Dieu ; qu'il s'accuse plutôt lui-même à
cause de son incrédulité, qu'il prie Dieu de lui faire connaître sur quel
point particulier il a désobéi ou failli et de l'empêcher d'être en
scandale aux autres membres de la communauté, qu'il intercède pour
eux auprès de lui, et, après avoir fait ce que Dieu commande, qu'il lui
rende grâces.
Il en est de la communauté des chrétiens comme de la sanctification
dans notre vie personnelle. C'est un don de Dieu sur lequel nous
n'avons aucun droit à faire valoir. Lui seul sait ce qui se passe
vraiment.
26 DE LA VIE COMMUNAUTAIRE
Ce qui nous semble insignifiant peut être très important à ses yeux.
Le chrétien n'a pas à se demander sans cesse où en est sa vie
spirituelle. De même, Dieu ne nous donne pas son Église pour que
nous mesurions continuellement sa température. Il nous la donne
pour que nous l'en remerciions chaque jour, et c'est dans la mesure
où nous saurons le faire qu'elle deviendra de jour en jour plus forte et
plus nombreuse selon le bon plaisir de son Seigneur.
La spiritualité de la communauté chrétienne.
La fraternité chrétienne n'est pas un idéal à réaliser, mais une réalité
créée par Dieu en Christ, à laquelle il nous est permis d'avoir part.
C'est dans la mesure où nous apprendrons à reconnaître que Jésus-
Christ est vraiment le fondement, le moteur et la promesse de notre
communauté dans son ensemble, que nous pourrons apprendre à
penser à elle, à prier et à espérer pour elle, avec sérénité.
Mais nous avons dit que, du fait que Jésus-Christ est son unique
fondement, la communauté chrétienne n'est pas une réalité d'ordre
psychique mais d'ordre spirituel. Elle se distingue par-là de toutes les
autres formes de communauté. Par « spirituel » la Bible entend : ce
qui vient du Saint-Esprit, lequel nous fait reconnaître Jésus-Christ
comme Seigneur et Sauveur. Par « psychique » la Bible entend au
contraire tout ce qui, dans nos âmes, est l'expression de nos désirs,
de nos vertus et de nos possibilités naturelles.
Toute réalité d'ordre spirituel repose sur la parole claire et évidente
que Dieu nous a adressée en Jésus-Christ. Au contraire le fond d'où
procèdent les réalités d'ordre psychique, c'est l'ensemble trouble des
passions
COMMUNAUTÉ 27
et des désirs qui agitent l'âme humaine. S'agissant du problème de la
communauté, nous distinguons entre celle d'ordre spirituel dont le
fondement est la vérité révélée, et celle d'ordre psychique où c'est
l'homme et ses désirs qui commandent.
La première est lumière « car Dieu est lumière et il n'y a point de
ténèbres en lui » (1 Jean 1, 5), et « si nous marchons dans la lumière,
comme il est lui-même dans la lumière, nous sommes mutuellement
en communion » (1, 7). La seconde est ténèbres — « car c'est du
dedans, c'est du cœur des hommes, que sortent les mauvaises
pensées » (Marc 7, 21) ; il s'agit de ces ténèbres qui enveloppent
nécessairement toute initiative de l'homme, y compris ses
entreprises religieuses.
Communauté spirituelle veut dire communauté de ceux que le Christ
a appelés à lui, communauté psychique veut dire communauté des
âmes pieuses. L'une est le domaine de la transparence, de la charité
fraternelle, de l'agapè ; l'autre est le domaine de l'éros, de l'amour
plus ou moins désintéressé, de l'équivoque perpétuelle ; l'une
implique le service fraternel dans l'ordre, l'autre la convoitise, la
première une attitude d'humilité et de soumission à l'égard des
autres, la seconde un asservissement plus ou moins hypocrite des
autres à ses propres désirs.
Dans la communauté spirituelle c'est la parole de Dieu seule qui
gouverne, dans la communauté pieuse c'est l'homme, avec ses
expériences, ses vertus, sa puissance de suggestion et sa magie
religieuse, qui, à côté de la Parole, prétend encore commander. Là,
c'est la parole de Dieu seule qui oblige ; ici, des hommes prétendent,
en plus, nous lier à eux-mêmes. Et tandis que l'une laisse le Saint-
Esprit régner sur elle dans toute sa souveraineté, l'autre devient le
théâtre de rivalités personnelles et de luttes d'influences où chacun
proteste de la pureté et de la noblesse de ses intentions sans voir,
qu'en fait, il
28 DE LA VIE COMMUNAUTAIRE
détrône le Saint-Esprit pour lui donner une place si lointaine qu'il en
devient irréel. En vérité le « psychique » est devenu maître de la
place, c'est-à-dire la psychotechnique, la méthode psychologique et
psychanalytique que l'on applique scientifiquement au prochain
devenu objet d'expérience. Dans la communauté chrétienne
authentique, c'est au contraire le Saint-Esprit qui est maître de la
place, rendant possible une charité et un service à l'état pur, vierge
de tout artifice psychologique.
La remarque suivante fera peut-être ressortir le contraste dans la
communauté d'ordre spirituel, il n'existe en aucun cas de rapport «
direct » entre ceux qui en font partie ; dans la communauté d'ordre
psychique, au contraire, on peut voir se manifester une nostalgie
profonde, primitive et tout instinctive vers cette forme de communion
directe d'essence si authentiquement charnelle. Instinctivement
l'âme humaine cherche une autre âme avec qui se confondre, soit sur
le plan de l'amour, soit, ce qui revient au même, sur le plan de
l'asservissement du prochain à sa propre volonté de puissance. Tel
est le jeu épuisant des forts à la recherche de l'admiration, de l'amour
ou de la crainte des faibles. Obligations, influences et servitudes
purement humaines tiennent ici toute la place et sont la caricature de
ce qui constitue la vraie communauté dont Christ est le médiateur.
Il y a une conversion d'ordre « psychique ». Elle se présente avec
toutes les apparences d'une vraie conversion. C'est le cas lorsqu'un
homme, abusant consciemment de son pouvoir personnel, réussit à
ébranler profondément et à subjuguer un individu ou une
communauté entière. Qu'est-il arrivé ? L'âme a agi directement sur
d'autres âmes et il s'est produit un véritable acte de violence du fort
sur le faible qui, sous la pression qu'il
COMMUNAUTÉ 29
subit, finit par capituler. Il est conquis par un homme mais non par la
chose elle-même. On le voit bien dès qu'il lui est demandé d'agir
indépendamment de la personne dont il subit l'influence ou en
contradiction avec sa volonté : le converti « psychique » y trouve
infailliblement une occasion de chuter, montrant ainsi que sa
conversion n'était pas l'œuvre du Saint-Esprit mais celle d'un homme,
c'est-à-dire une illusion.
Il y a de même un amour du prochain d'ordre purement « psychique
». Capable des sacrifices les plus inouïs, il l'emporte souvent de
beaucoup par l'ardeur de son dévouement et les succès tangibles
qu'il remporte, sur l'authentique charité chrétienne. En outre, il use et
subjugue. Mais c'est de cet amour que l'apôtre dit : « Et quand je
distribuerais tous mes biens pour la nourriture des pauvres et
livrerais même mon corps pour être brûlé — c'est-à-dire si je joignais
le comble de l'amour au comble du sacrifice — si je n'ai pas la
charité, cela ne me sert de rien » (1 Cor. 13, 3). C'est que l'amour
d'ordre psychique aime l'homme pour lui-même, tandis que l'amour
d'ordre spirituel l'aime à cause du Christ. De ce fait, le premier est
amené à chercher un contact direct avec l'être aimé sans respecter
sa liberté ; il faut au contraire toujours qu'il le considère comme son
bien, comme une proie à gagner par tous les moyens. Il se veut
irrésistible, en un mot, il veut dominer. Un tel amour fait peu de cas
de la vérité ; il la relativise, parce que rien, pas même la vérité, ne
doit mettre sa présence gênante entre lui et l'être aimé. L'amour
psychique est une convoitise et non pas un service ; il convoite le
prochain, sa compagnie, son amour. Il est convoitise là même où il se
donne toutes les apparences d'un service.
Ces deux ordres d'amour, l'amour spirituel et l'amour psychique, se
distinguent sur deux points qui en somme n'en sont qu'un : d'abord
l'amour psychique
SU LL LA VIL C,VMMU1VAUlAI1(L
ne peut supporter qu'au nom de la vraie communauté, la fausse
communauté qu'il engendre soit détruite ; et, ensuite, il est incapable
d'aimer son ennemi, c'est-à-dire celui qui ose lui tenir tête avec
obstination. Ce double fait provient: de la même cause : l'amour
psychique est essentiellement convoitise, et ce qu'il désire c'est une
communauté à sa mesure. Tant que ce qu'il trouve le satisfait, il
refuse de capituler, même quand il y va de la vérité ou de la vraie
charité. Mais dès qu'il ne rencontre plus rien qui puisse alimenter sa
convoitise, il est au bout de ses moyens. En réalité il est dans le
champ de l'ennemi. A ce point, il tourne très vite à la haine, au
mépris et à la calomnie.
C'est précisément ici qu'entre en scène l'amour d'ordre spirituel dont
le propre est de servir et non de convoiter. A son contact, l'amour
purement psychique se change en haine. Car le propre de l'amour
d'ordre psychique est de chercher son but en soi-même et de devenir
une idole qui exige l'adoration et la soumission totale. Il est incapable
de vouer ses soins et son intérêt à autre chose qu'à lui-même.
L'amour qui a sa source en Jésus-Christ, au contraire, le sert lui seul
et il sait qu'il n'y a pas de voie d'accès directe vers le prochain. Le
Christ se tient entre moi et le prochain.
Ce qu'est l'amour du prochain, je ne le sais pas en partant d'abord
d'un concept général de l'amour né d'une nostalgie intérieure — pour
le Christ un tel sentiment peut au contraire n'être précisément qu'une
forme de la haine ou de l'égoïsme le plus nuisible — mais c'est le
Christ seul qui me le dit dans sa Parole. Lui me dira, à l'encontre de
mes idées et convictions personnelles, comment je puis aimer mon
frère en vérité. C'est pourquoi l'amour spirituel n'accepte d'être lié
qu'à la parole de son Seigneur. Le Christ peut, au nom de sa charité
et de sa vérité, exiger que je maintienne ou que je rompe tel lien qui
m'unit à
COMMUNAUTÉ 31
d'autres. Dans les deux cas je dois obéir, en dépit de toutes les
protestations de mon cœur. L'amour spirituel s'étend aussi aux
ennemis, car il veut servir et non asservir. Et ce n'est pas de
l'homme, ami ou ennemi, qu'il tire son existence, mais du Christ et de
sa parole. Il vient vraiment du ciel, et c'est pourquoi l'amour
purement terrestre demeure incapable de le comprendre ; il reste
pour lui quelque chose d'absolument étranger, une nouveauté
insaisissable.
Entre moi et mon prochain il y a le Christ. C'est la raison pour laquelle
il ne m'est pas permis de désirer une forme de communauté directe
avec mon prochain. Le Christ seul peut l'aider, comme seul il a pu
m'aider moi-même. Cela signifie que je dois renoncer à mes
tentatives passionnées de décider, de forcer ou de dominer mon
prochain. Mon prochain entend être aimé tel qu'il est,
indépendamment de moi, c'est-à-dire comme celui pour qui le Christ
s'est fait homme, est mort et est ressuscité, pour qui il y a un pardon
des péchés et une vie éternelle. Parce que, avant que je ne puisse
rien faire, le Christ avait déjà tout accompli pour lui, je suis tenu de
laisser mon prochain libre pour le Seigneur auquel il appartient et qui
veut que je le rencontre comme tel. C'est cela que nous voulons dire
quand nous affirmons que nous ne pouvons rencontrer le prochain
qu'à travers le Christ.
L'amour psychique se fabrique une image préconçue du prochain, de
ce qu'il est et de ce qu'il doit être. Il veut manipuler sa vie. L'amour
spirituel part de Jésus-Christ pour connaître la vraie image de
l'homme ; c'est l'image que Jésus-Christ a marquée et veut marquer
de son empreinte.
Il en résulte que l'amour spirituel se manifeste, dans tout ce qu'il dit
et fait, par son souci de placer le prochain devant le Christ souverain.
Il ne cherche pas à agir sur l'émotivité des gens en donnant à son
action un
32 DE LA VIE COMMUNAUTAIRE
caractère trop personnel et direct ; il renoncera à s'introduire
indiscrètement dans la vie d'autrui et à se réjouir des manifestations
purement sentimentales et exaltées de la piété.
Il se contentera d'aborder le prochain avec la claire parole de Dieu,
quitte à le laisser seul avec elle pour que le Christ puisse agir sur lui
en toute liberté. Il respectera la limite que le Christ a voulu mettre
entre nous, et se contentera de la communauté fondée en Christ qui
seul nous lie et nous unit vraiment ; plutôt que de parler sans cesse
du Christ avec les autres, il sera amené à parler davantage des
autres avec le Christ. Car il sait que le chemin le plus court vers les
autres, passe toujours par l'intercession, et que l'amour du prochain
est indissolublement lié à la vérité qui est en Christ. C'est cet amour
qui fait dire à l'apôtre Jean : « Je n'ai pas de plus grande joie que
d'apprendre que mes enfants marchent dans la vérité » (3 Jean, 4).
L'amour psychique vit de désirs troubles incontrôlés et incontrôlables,
l'amour spirituel vit dans la clarté du service que lui assigne la vérité.
L'un asservit, enchaîne et paralyse l'homme, l'autre le rend libre sous
l'autorité de la Parole. L'un cultive des fleurs de serre chaude, l'autre
produit des fruits sains qui croissent comme Dieu veut, librement
sous son ciel, exposés à la pluie, au soleil et aux vents.
La communauté fait partie de l'Église chrétienne.
C'est une question vitale pour n'importe quelle communauté
chrétienne de réussir à distinguer au bon moment entre idéal humain
et réalité de Dieu, entre
COMMUNAUTÉ 33
communauté d'ordre psychique et communauté d'ordre spirituel.
C'est pour elle une question de vie ou de mort de parvenir le plus vite
possible à une vue lucide des choses dans ce domaine En d'autres
termes, la vie d'une communauté sous l'autorité de la Parole
demeurera saine dans la mesure où cette communauté renoncera à
vouloir être un mouvement, une société, un ordre religieux, un
collegium pietatis, pour consentir à être une partie de l'Église
chrétienne, une, sainte et universelle, et à partager, dans ce qu'elle
fait et ce qu'elle souffre, la détresse, le combat et la promesse de
l'Église tout entière. C'est pourquoi toute tendance séparatiste qui ne
serait pas objectivement justifiée par des circonstances locales, une
tâche commune à remplir ou des raisons d'ordre semblable, constitue
un très grave danger pour la vie d'une communauté de toute
efficacité spirituelle en la poussant dans le sectarisme. Exclure de la
vie d'une paroisse tel chrétien faible et sans apparence, sous le
prétexte qu'on ne peut rien en faire, peut précisément signifier
repousser le Christ lui-même, qui frappe à notre porte sous l'aspect
de ce frère misérable. Aussi devons-nous faire preuve ici de beaucoup
de vigilance.
Au premier coup d'œil, on pourrait penser que la confusion entre
idéalité et réalité, entre psychique et spirituel, risque surtout de se
produire dans les communautés de caractère composite, comme le
mariage, la famille ou l'amitié, où le psychique joue un rôle essentiel
dès le début et où le spirituel ne fait que s'ajouter ensuite. Il en
résulterait que le danger d'une confusion de ces deux ordres de
réalités n'existerait que pour ces sortes d'associations, alors qu'il
serait pratiquement inexistant à l'intérieur d'une communauté de
caractère purement spirituel.
En raisonnant ainsi, cependant, on commet une grave erreur.
L'expérience et un examen
34 DE LA VIE COMMUNAUTAIRE
objectif de la question prouvent exactement le contraire. En général,
dans le mariage, la famille ou l'amitié, chacun se rend fort bien
compte de ses vraies possibilités sur le plan de la vie
communautaire ; ces formes de société humaine, quand elles sont
restées saines, permettent très bien de discerner où se trouve la
limite du psychique et du spirituel. Elles nous rendent conscients de
la différence qui oppose entre elles ces deux ordres de réalités.
Inversement, c'est précisément à l'intérieur d'une communauté
d'ordre purement spirituel qu'il faut redouter le plus une irruption
désordonnée ou subtile de l'élément psychique. Nous affirmons que
cette forme de communauté est non seulement dangereuse, mais
qu'elle constitue aussi un phénomène absolument anormal ; la
vigilance et le sang-froid y sont spécialement de rigueur lorsque la
vie familiale, le travail en commun, bref l'existence journalière avec
toutes ses exigences, n'y occupent que peu de place. On constate par
expérience que ce sont les courts moments de pause qui sont les plus
favorables à l'irruption du psychique. Il est très facile de susciter une
ivresse communautaire parmi des gens appelés à vivre quelques
jours tout à fait ensemble ; mais c'est une entreprise extrêmement
dangereuse pour la vie journalière que nous sommes appelés à vivre
dans une fraternité saine et lucide.
Le lien avec Jésus-Christ.
Certes, il n'y a aucun chrétien auquel Dieu n'accorde, au moins une
fóis dans sa vie, la grâce de ressentir le bonheur que donne une vraie
communauté chrétienne. Mais une telle expérience reste un
événement exceptionnel accordé gratuitement à côté du pain
quotidien de la vie chrétienne communautaire. Nous n'avons pas le
COMMUNAUTÉ 35
droit de réclamer de telles expériences et nous ne vivons pas avec
d'autres chrétiens pour cela. Ce n'est pas l'expérience de la fraternité
chrétienne qui nous maintient ensemble mais bien le fait que nous
croyons fermement et vraiment à cette fraternité. Dieu a exercé et
veut exercer son action sur nous tous, voilà ce que nous acceptons
par la foi comme son plus grand cadeau, voilà ce qui nous rend
contents et heureux, et voilà aussi ce qui nous permet de renoncer à
toutes les expériences qu'il plaît à Dieu de nous refuser.
« Voici, oh ! Qu’il est agréable, qu'il est doux, pour des frères de
demeurer ensemble, bien unis. » C'est ainsi que l'Écriture sainte
célèbre la grâce de pouvoir vivre ensemble sous l'autorité de la
Parole. Nous pouvons dire maintenant, en donnant une exégèse plus
exacte et plus concrète des mots « bien unis » : « qu'il est doux pour
des frères de demeurer ensemble par Christ » ; car Jésus-Christ seul
est le lien qui nous unit. « Il est notre paix ». C'est par lui que nous
avons accès les uns aux autres et que nous nous réjouissons
ensemble dans la joie de la communauté retrouvée.