Les Fondamentaux de La Rose Croix 2014
Les Fondamentaux de La Rose Croix 2014
Les Fondamentaux de La Rose Croix 2014
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Première affiche paris 1622
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ous, Deputez du Collège principal des
Frères de la Roze-Croix, faisons séjour vi-
sible et invisible en ceste ville, par la grâce
du Très Haut vers qui se tourne le coeur des justes.
Nous monstrons et enseignons sans liures ny marques
à parler toutes sortes de langues des païs où voulons
estre, pour tirer les hommes nos semblables d’erreur
et de mort. »
S
’il prend enuie à quelqu’un de nous voir par
curiosité seulement, il ne communiquera ja-
mais auec nous mais, si la volonté le porte réel-
lement et de fait à s’inscrire sur le registre de nostre
confraternité, nous, qui jugeons les pensées, luy fe-
rons voir la verité de nos promesses, tellement que
nous ne mettons point le lieu de nostre demeure,
puisque les pensées, iointes à la volonté reelle du
lecteur, seront capables de nous faire cognoistre à
luy et luy à nous.
FAMA FRATERNITATIS
OU
UN APPEL DE LA FRATERNITÉ DE
L’ORDRE TRÈS VÉNÉRABLE DE LA ROSE+CROIX
Aux chefs d’État, gouvernements et savants de l’Europe.
N
ous, les frères de la Fraternité de la Rose-Croix, offrons notre salut et nos prières
à tous ceux qui liront notre Fama d’inspiration chrétienne.
Après que dans ces derniers temps le seul Dieu sage et miséricordieux a si abon-
damment répandu sa grâce et sa bonté sur le genre humain, que la connaissance aussi bien
de son fils que de la nature se soit de plus en plus approfondie, nous pouvons, à bon droit,
parler d’un temps heureux dans lequel il ne nous a pas seulement presque fait découvrir
la moitié du monde inconnu et caché et nous a montré de nombreuses et merveilleuses
œuvres et créatures de la nature jamais vues auparavant, mais en outre il a fait surgir des
intelligences hautement éclairées et douées de sagesse, qui ont en partie rétabli l’an dé-
généré et imparfait afin que l’homme finisse par avoir conscience de sa noblesse et de sa
gloire, en quoi consiste la nature du microcosme et quelle est l’étendue de son art dans la
nature.
Le monde inconsidéré sera toutefois peu servi par cela et c’est pourquoi la médisance, le
rire et la raillerie iront toujours en argumentant. Chez les savants aussi, la fierté et l’orgueil
sont si grands qu’ils ne peuvent s’assembler pour, à partir de tout ce que Dieu a si abon-
damment répandu en notre siècle, colliger et produire de concert un Librum Naturae ou
règle de tous les arts ; mais chaque parti s’oppose tant à l’autre et se tient en telle aversion
que l’on en reste encore à la même ritournelle : le Pape, Aristote, Galien, oui, tout ce qui
ne ressemble qu’à un Codex, doivent de nouveau être pris pour la claire Lumière manifes-
tée, alors qu’ils auraient sans doute, s’ils vivaient encore, grande joie à se réorienter. Mais
on est ici trop faible pour un si grand travail ! Et bien qu’en théologie, physique et ma-
thématique la vérité lui soit opposée, l’adversaire classique démontre toujours amplement
sa malice et sa fureur, freinant par des belliqueux et des vagabonds une si belle évolution
et la rendant détestable. C’est dans une telle intention de réforme générale que feu notre
bien-aimé Père spirituel très illuminé Fr. C.R. Allemand, chef et fondateur de notre fra-
ternité a consacré pendant longtemps beaucoup de peines et d’efforts.
Bien que ce frère soit mort à Chypre, et ainsi n’ait pas pu voir Jérusalem, notre frère
C.R.C se dirigea vers Damas, se proposant de partir de là pour visiter Jérusalem. Mais,
par sa santé précaire, l’empêcha d’atteindre Jérusalem et il s’arrêta à Damas, et, grâce aux
médicaments (dont il n’était pas sans quelques connaissance), il y gagna la faveur des
Turcs. Il entendit par hasard parler des sages de Damcar en Arabie, des miracles qu’ils
accomplissaient et du fait que la nature entière leur était dévoilée.
Il y apprit l’existence d’un groupe de Mystiques et Sages demeurant dans la ville arabe de
Damcar. Le récit des miracles accomplis par eux et de la manière dont la nature entière
leur était dévoilée, éveilla le haut et noble Ingenium de frère C.R.C. de sorte que Jérusa-
lem n’occupa plus dans ses pensées une place aussi élevée que Damcar. Il se mit donc d’ac-
cord avec les Arabes pour se faire conduire dans cette ville, où il fut reçu à bras ouverts,
comme quelqu’un qu’on attendait depuis longtemps.
Ces mystiques le nommèrent par son nom et lui indiquèrent d’autres mystères de son
cloître, ce dont il fut émerveiller. Il y apprit la langue et, l’année suivante déjà, il traduisit
en bon latin le livre M pour l’emporter par la suite en Europe. C’est là aussi qu’il chercha
ses connaissances physiques et mathématiques.
Il revint au bout de trois ans et, muni du sauf-conduit adéquat, fit voile de sinu Arcabico à
l’Égypte, où cependant il ne resta pas longtemps mais où il prêta désormais une meilleure
attention aux plantes et aux créatures. Puis il traversa toute la mer Méditerranée, jusqu’à
arriver en vue de Fez. A Fez, les Arabes lui enseignèrent de nouvelles connaissances et lui
apprirent à communiquer avec les êtres dits «élémentaux», qui lui révélèrent beaucoup de
leurs secrets.
Au sujet de ces habitants de Fez, il reconnut souvent que leur magie n’était pas abso-
lument pure et que leur cabale était ternie par leur religion. Il sut néanmoins en faire
excellent usage et trouva un fondement encore meilleur à sa foi, car celle-ci concordait
maintenant avec l’harmonie du monde entier, incarnée de merveilleuse façon dans toutes
les periodis seculorum.
Deux ans plus tard Frère R. C, quitta Fez pour l’Espagne, porteur de nombreux et pré-
cieux éléments, espérant voir, puisqu’ il avait tiré pour lui-même tant de profit de son
voyage, les savants d’Europe se réjouir grandement avec lui et régler désormais toutes
leurs études sur des fondements aussi assurés. C’est pourquoi il s’entretint avec les savants
d’Espagne, quant à ce qui manquait de nos arts et quant à la façon de les aider, d’où l’on
pouvait tirer des indices certains sur les siècles suivants, et en quoi ils devaient concorder
avec les siècles passés ; comment réformer les défauts de l’Ecclésial et toute la philosophie
morale. Il leur montra de nouvelles plantes, de nouveaux fruits et animaux qui ne sui-
vaient pas les lois de l’ancienne philosophie et il leur communiqua de nouveaux axiomes
qui pouvaient tout résoudre parfaitement.
Malheureusement, il ne trouva dans chaque pays que déception, une sourde opposition
et du ridicule, car ces soi-disants savants craignaient de perdre leur prestige en montrant
leur ignorance. Plus tard, par sa vocation, Théophrastus ( Paracelse) lut le livre M et en
tira des connaissances qui le rendirent célèbre en Europe par ses guérisons.
Malgré ses tribulations et fatigues, C.R.C. ne se découragea pas dans ses efforts infruc-
tueux ; il revint en Allemagne, où il construisit une maison dans laquelle, il put pour-
suivre tranquillement ses études et recherches.
Il réalisa des instruments scientifiques très précieux pour ses expériences, et bien qu’il eût
pu atteindre à la gloire s’il avait commercialement mis à profit sa science et ses connais-
sances de la transmutation des métaux, il préféra garder son idéal pur plutôt que de re-
chercher l’estime des hommes.
Après 5 années de retrait du monde, son esprit décida de tenter un nouvel effort vers la
réforme mais cette fois-ci, avec l’aide de quelques amis sincères ; il trouva ces collabora-
teurs dans le couvent où il avait éduqué. Trois de ses anciens confrères vinrent à lui ; il
leur fit prêter serment pour préserver inviolés les secrets qu’il leur donnerait ; il leur fit,
également‚ écrire pour la postérité‚ les renseignements exacts qu’il leur donna par la suite.
Ainsi fut fondée par quatre personnes la Fraternité des R+C ; elle imagina un langage
chiffré et magique, ainsi qu’un dictionnaire pour classer cette sagesse à la gloire de Dieu.
Après avoir achevé une demeure plus spacieuse appelée La Maison du Saint-Esprit, ils dé-
cidèrent d’admettre 4 nouveaux membres dans leur association portant ainsi leur nombre
à 8, qui, tous, étaient célibataires.
Après un travail en commun très assidu, ils achevèrent l’ouvrage, où se trouvait réuni tout
ce que l’homme peut connaître et désirer, ainsi que les instructions et arcanes de l’Ordre.
Tout étant réglé, ils décidèrent de se séparer et de se rendre dans d’autres pays, non pas
seulement pour divulguer cette sagesse à ceux qui en étaient dignes, mais aussi pour rec-
tifier des erreurs possibles ayant pu se glisser dans leur propre système.
1. Que nul d’entre eux, s’il est en voyage, ne déclare d’autre profession que celle de
soigner gratuitement les malades ;
2. Que nul ne doit être forcé, à cause de son affiliation, de revêtir un costume spé-
cial, mais qu’il s’accommode des habitudes du pays où il se trouve ;
3. Que chaque frère est tenu chaque année au jour C.(jour de la Croix) de se rendre
au Temple du Saint-Esprit, ou de déclarer par lettre les causes de son absence ;
4. Que chaque frère doit choisir avec soin une personne habile et apte à lui succéder
après sa mort ;
5. Que ce mot R.C. leur serve de sceau, de mot de passe et de signature ;
6. Que cette Fraternité doit être cachée cent ans.
Les règles fondamentales de cette société sont de révéler et de craindre Dieu par-dessus
toute chose ; de faire tout le bien possible à son prochain ; de rester honnête et modéré ;
de chasser le diable ; de se contenter des moindres choses dans la nourriture et le vêtement
et d’avoir honte du vice.
Après avoir prêté serment sur ce règlement cinq frères s’en allèrent. Seuls les frères B. et D.
restèrent auprès du Père Fr C. pendant un an. Lorsque ceux-ci partirent aussi, son cousin
et I.O. restèrent près de lui, de telle manière qu’il ait toujours avec lui, chaque jour de sa
vie deux frères.
Il faut aussi tenir pour certain que de telles personnes, orientées ensemble par Dieu et par
toute la Machina céleste, choisies parmi les plus sages de plusieurs siècles, ont vécu dans
la plus haute unité, dans le plus grand secret et dans la plus grande charité possibles, entre
elles et avec les autres. Leur vie s’écoula dans un tel comportement vénérable. Et bien que
leur corps ait été libéré de toute maladie et de toutes douleurs, ces âmes ne pouvaient pas
franchir le seuil précis de la dissolution.
Le premier de cette fraternité qui mourut fut I.O. et cela en Angleterre, comme Fr. C.
le lui avait prédit depuis longtemps. Il était très versé dans la cabale et particulièrement
savant, ce dont témoigne son petit livre H. Sa renommée était grande en Angleterre, sur-
tout parce qu’il chassa le lèpre d’un jeune comte de Norfolk.
Ils avaient décidé que leur sépulcre resterait, aussi longtemps que possible, secret. Si bien
que nous ne savons pas même aujourd’hui où nombre d’entre eux sont restés. Mais la
place de chacun a été pourvue d’un successeur approprié.
Nous voulons par là faire savoir publiquement, pour la gloire de Dieu, quoi que nous
ayons pu constater secrètement d’après le Livre M. et bien que nous puissions avoir de-
vant les yeux l’image du monde entier et de sa contrepartie ; nous ne sommes conscients
ni de notre infortune ni de l’heure de notre mort, que le grand Dieu, qui veut nous y voir
constamment prêts, garde pour lui.
Mais nous traiterons de cela plus en détail dans notre Confessio, où nous indiquerons les
trente-sept causes pour lesquelles nous ouvrons notre fraternité et proposons de si hauts
mystères librement, sans contraintes et sans aucune rétribution et promettons encore plus
d’or que le roi d’Espagne n’en peut rapporter des deux Indes. Car l’Europe est enceinte et
accouchera d’un puissant enfant qui doit être richement doté de ses parrains.
Après la mort de O., Fr. C. ne cessa pas son travail mais convoqua les autres aussitôt que
possible ; et il nous parait ainsi que ce n’est qu’alors que son sépulcre a pu être fait. Bien
que nous, ses disciples, n’ayons jusqu’à maintenant jamais su le moment de la mort de
notre bien-aimé père R.C. et n’ayons possédé rien de plus que les noms des fondateurs et
de tous leurs successeurs jusqu’à nos jours, nous avons encore pu nous souvenir d’un se-
cret que nous avait révélé et confié A. successeur de D. qui, le dernier du deuxième cercle,
avait vécu avec nombre d’entre nous, représentant du troisième cercle. Mais nous devons
reconnaître qu’après la mort de A. aucun d’entre nous ne savait rien de R.C. et de ses pre-
miers confrères, à part ce qu’ils avaient laissé dans notre bibliothèque philosophique, dont
nous tenons nos Axiomata pour le principal, les Rotae Mundi pour le plus artistique et le
Proteus pour le plus utile. Nous ne savons donc pas avec certitude si ceux du deuxième
cercle ont été de la même sagesse que ceux du premier et s’ils ont eu accès à tout.
Il faut cependant encore rappeler au très bienveillant lecteur que non seulement ce que
nous avons appris du sépulcre de Fr. C. mais aussi ce que nous avons fait ici connaître, fut
prévu, permis et enjoint par Dieu, lui auquel nous obéissons avec une telle foi que, pour
autant que l’on revienne à nous avec discrétion et raison chrétienne, nous n’avons aucune
crainte de révéler par écrit public nos noms de baptême et de famille, nos assemblées et
ce qui pourrait encore être souhaité de nous.
Après le trépas paisible de A. in Gallia Narbonensi, notre frère bien-aimé N.N. vint à sa
place. Celui-ci, lors de son installation chez nous pour solenne Fidei et silentii Jaramem-
tum praestirem, nous rapporta confidentiellement que A. l’avait laissé espérer que cette
fraternité ne serait bientôt plus si secrète mais serait pour toute patrie, la nation alle-
mande, secourable, nécessaire et digne d’éloges, ce dont lui, N.N.., en sa position, n’avait
pas la moindre raison d’avoir honte. L’année suivante, alors qu’il venait de terminer son
apprentissage et avait l’occasion de se mettre en voyage avec un viatique considérable ou
bourse de Fortune, il pensa - car il était en particulier bon architecte - modifier quelque
peu cette construction et l’aménager plus commodément.
Nous rendîmes grâce à Dieu et le même soir laissâmes tout en place, parce que nous vou-
lions d’abord consulter notre Rota.
De nouveau et pour la troisième fois, nous nous sommes référés à la Confessio, car ce que
nous révélons ici arrive à ceux qui en sont dignes pour leur bien ; mais aux indignes cela
ne peut, grâce à Dieu, guère servir . Car de même que nos portes se sont, après tant d’an-
nées, ouvertes de manière merveilleuse, de même une porte s’ouvrira pour l’Europe une
fois que la maçonnerie sera dégagée, porte qui est déjà visible et impatiemment attendue
par un grand nombre.
Au matin, nous ouvrîmes la porte et une crypte apparut, de sept côtés et angles, chaque
côté mesurant cinq pieds sur huit de hauteur. Cet hypogée, bien que jamais éclairé par le
soleil, était clairement illuminé grâce à un autre (soleil) qui en avait été instruit par lui et
qui se trouvait en haut, au centre de la voûte. Au milieu, en guise de pierre tombale, avait
été placé un autel circulaire avec une plaquette de laiton portant l’inscription suivante :
A.C.R.C. Hoc universi compendium vivus mihi sepulcrum feci.
Autour du premier cercle : Jesus mihi omnia. (Jésus est tout pour moi)
Au milieu , quatre figures inscrites dans des cercles, portant chacune l’une des devises
suivantes :
Sur chacune des 7 faces de la cellule se trouvait une petite porte donnant accès à un cer-
tain nombre de boîtes renfermant tous. Les livres de l’ordre. Un des coffrets contenait des
miroirs de diverses vertus, des clochettes, des lampes allumées, d’étranges chants artificiels
(peut-être la T.S.P. moderne). Dans l’ensemble tout était organisé de manière à pouvoir
reconstituer l’Ordre, au cas où celui-ci disparaîtrait dans les siècles à venir. En déplaçant
l’autel on découvrit une grosse plaque de cuivre jaune qui, après avoir été soulevée, laissa
apercevoir le corps glorieux et intact de C.R.C., sans la moindre décomposition, avec tous
les ornements et attributs de l’Ordre, tenant dans sa main un petit livre de parchemin
intitulé T, dont les caractères étaient en or. Ce document, le plus sérieux après la Bible,
ne devait pas être divulgué trop facilement. A la fin de ce petit opuscule on pouvait lire
l’Éloge suivant « C.R.C. est issu d’une noble et illustre famille allemande ; il eut le privi-
lège, durant tout un siècle, d’être instruit par révélation divine ; grâce à son intuition très
subtile et sans égale et à un labeur inlassable il atteignit la compréhension des mystères
divins et humains les plus secrets. Il fut admis à l’enseignement des mystères au cours de
ses voyages en Arabie et en Afrique. Cette science ne convenait pas à son siècle ; mais il
eut la charge de la conserver pour la postérité. Pour la transmission de cet art, il choisit des
héritiers à grand coeur, fidèles et dévoués, pour leur léguer sa science des choses passées,
présentes et futures et il décida que cette science, le résumé de toutes ses connaissances
acquises, serait retrouvée après un intervalle de 120 années qui suivraient sa mort et son
ensevelissement secret.
Après avoir vérifié tout le contenu de la cellule, on remit en place la plaque de cuivre et
l’autel ; la porte du caveau fut à nouveau scellée et les frères se séparèrent, avec une foi ac-
crue par le spectacle miraculeux qu’ils venaient de contempler, en laissant tous ces trésors
aux héritiers naturels et en attendant l’opinion et la réponse des savants aussi bien que
des ignorants. Le manifeste continue en disant qu’il y aura une réforme générale divine
et humaine. C’est le désir des frères et de tous les autres aussi ; entre temps la fraternité
augmentera en nombre et en considération, se partageant dans l’humilité et l’amour les
trésors philosophiques, facilitant par là tous les travaux dans le monde, ne marchant plus
en aveugle, au milieu des merveilles créées par Dieu.
La suite du manifeste expose en ces termes une profession de foi à l’usage des chrétiens
: « Nous croyons en Jésus-Christ nous avons deux sacrements tels qu’ils ont été établis
et rituellement réglés par l’église primitive rénovée. « En politique, nous reconnaissons
l’Empire Romain et la « Quarta Monarchia » comme étant notre chef et celui des chré-
tiens. Ayant été initiés aux transformations futures, nous désirons de tout coeur les faire
connaître à tous les savants qui croient en Dieu. Nous sommes dépositaires de ce manus-
crit dont aucune puissance, hormis le Dieu unique, ne peut nous faire dessaisir ; aussi
apporterons-nous notre aide occulte à la Bonne cause, selon Ses vues et Ses desseins.
Notre Dieu n’est pas aveugle comme le fétiche des païens ; Il anime et éclaire l’église.
Notre philosophie n’est pas nouvelle, mais telle qu’Adam la reçut après la chute et telle
que Moise et Salomon l’ont mise en pratique. Elle ne doit donc pas être mise en doute ou
opposée à d’autres opinions La vérité est une, toujours semblable à elle-même, en harmo-
nie avec Jésus-Christ qui est l’image du ’Père. Il ne doit pas être dit : « Hoc non per phi-
losophiam verum est sed per theologiam » car partout où philosophes (Platon, Aristote,
Pythagore, etc.) et théologiens (Enoch, Abraham, Moïse, Salomon, etc.), sont d’accord
avec le grand livre des miracles, ils sont, les uns et les autres, également rapprochés du
grand centre lumineux qu’est la vérité.
Mais à notre époque où la fabrication athée et damnée de l’Or a pris une grande exten-
sion, certaines créatures, abusant de la crédulité publique, affirment et réussissent mal-
heureusement à faire croire que la transmutation des métaux constitue le summum de
la Philosophie. Dieu mériterait, selon eux, d’autant mieux être adoré qu’Il ferait de plus
grandes quantités de lingots d’or aussi tentent-elles tout pour le fléchir par la prière et par
des exercices de piété véritablement maladifs. Par les présentes, nous déclarons hautement
que cette conception est fausse, très éloignée de la philosophie vraie où la fabrication de
l’or n’est qu’un accessoire, un simple Parangon.
D’accord avec le Père C.R.C., nous invitons tous les savants d’Europe à lire notre Fama et
la Confession rédigés en cinq langues différentes ; qu’ils veuillent bien étudier attentive-
ment ces deux documents et méditer avec impartialité sur leurs conceptions scientifiques
personnelles, puis nous faire connaître leurs conclusions soit sous la forme imprimée, soit
communicato consilio, soit encore à titre purement privé.
Bien que nous conservions actuellement l’anonymat et que nous nous abstenions de
mentionner le lieu de nos réunions, la réponse de chacun n’en viendra pas moins certai-
nement jusqu’à nous. Bien mieux, tout signataire peut être assuré qu’il entrera en relation
avec l’un d’entre nous, soit verbalement, soit par écrit. Tout homme qui se fera de nous
une opinion raisonnable et sincère éprouvera du bonheur dans ses biens, dans son corps
et dans son âme. Quant aux fourbes et aux êtres cupides, avides d’argent, loin de nous
porter préjudice, ils iront eux-mêmes au-devant des plus grands et des plus extrêmes
dangers. Notre édifice, que cent mille témoins ont vu de près, demeurera pour l’éternité
intact, en restant invisible pour le monde athée.
Sub umbra alarum tuarum Jehova
(A l’ombre de tes ailes Jehovah).
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CHAPITRE PREMIER
N’interprétez pas prématurément et ne jugez point avec parti pris le tableau de notre
Fraternité tel qu’il est exposé dans le présent manifeste, la Fama Fraternitatis. En présence
de la décadence de la civilisation, Jéhovah a cherché à sauver l’humanité en révélant aux
hommes de bonne volonté les secrets que, précédemment, il avait réservé pour ses élus.
Cette sagesse acquise permettra à l’homme vraiment pieux d’être sauvé, tandis que les
malheurs s’abattront, multipliés, sur tous les impies. Au moment où fut promulgué dans
la Fama le véritable but de notre Ordre, il a surgi des malentendus par lesquels on nous
accuse faussement d’hérésie et de trahison. Nous espérons que ce document nous ré-
habilitera en incitant les savants d’Europe à se joindre à nous pour la propagande de la
connaissance de Dieu selon la volonté de notre illustre fondateur.
CHAPITRE II
Maints esprits se prétendent amplement satisfaits de la philosophie ordinaire de notre
époque. Nous la déclarons fausse et appelée à disparaître par sa propre faiblesse. Mais de
même que la Nature nous donne un remède pour chaque maladie, ainsi notre Fraternité
pourvoit à toutes les infirmités des divers systèmes philosophiques existants. La philoso-
phie secrète des R.C. est basée sur la connaissance de la totalité des facultés sciences et arts.
Notre système de révélation divine qui s’occupe beaucoup de théologie et de médecine,
mais peu de jurisprudence , nous permet d’étudier les cieux et la Terre et, en particulier,
l’homme, dans la nature duquel se trouve enfoui le grand secret. Si les savants auxquels
nous faisons appel se joignent à nous, nous leur révélerons des secrets insoupçonnés, les
merveilles du travail caché de la Nature.
CHAPITRE III
Nous ne pouvons malheureusement décrire en entier les beautés de notre Fraternité,
car nous risquons, d’une part, d’éblouir les ignorants par des explications dépassant leur
conception et, d’autre part, de voir ridiculiser par le vulgaire des mystères qu’il ne com-
prendrait pas. Nous craignons aussi que certains esprits ne soient déconcertés par la por-
tée de notre proclamation : ne comprenant pas les merveilles de ce sixième âge, ils n’ont
pas la perception des grands changements à venir, tout comme l’aveugle vivant dans un
monde de lumière ne peut s’en rendre compte qu’au moyen d’un des autres sens, le tou-
cher.
CHAPITRE IV
Nous croyons fermement que grâce à de longues méditations sur les inventions de l’esprit
humain et sur les mystères de la vie, grâce à la coopération des anges et des esprits, en-
fin par son expérience et ses laborieuses observations personnelles, notre bien-aimé Père
Christian R.-C. a été pleinement illuminé par la sagesse divine. Aussi pouvons-nous affir-
mer que si toutes les publications du monde entier venaient à se perdre, ou les fondations
de la science à s’écrouler, la Fraternité des R.-C. serait à même de rétablir la structure in-
tellectuelle du monde sur une base de vérité et d’intégrité divines. En présence de l’éten-
due et de la profondeur de cette connaissance, les esprits désireux d en comprendre les
mystères n’ont pas, généralement, les moyens d’atteindre directement à cette sagesse ; ils
y parviendront par des efforts successifs. Aussi, notre Fraternité comprend-elle un certain
nombre de grades que chacun doit franchir pour avancer pas à pas vers le Grand Arcane.
Puisqu’il a plu à Dieu de nous éclairer par Son sixième luminaire. n’est-il pas préférable
de chercher la vérité de cette manière, plutôt que de s’égarer dans le labyrinthe de l’igno-
rance, humaine ?
Tous ceux qui acquièrent cette connaissance se rendent maîtres de tous les arts et de tous
les métiers il n’existe pour eux aucun secret et toutes les belles oeuvres du passé, du pré-
sent et de l’avenir leur sont accessibles. Le monde entier devient pour eux comme un livre
ouvert ; il n’y aura plus aucune contradiction entre la science et la théologie. Réjouis-toi,
ô humanité le moment est venu où Dieu décrète l’agrandissement et la prospérité de
notre Fraternité ce travail, nous l’entreprenons avec joie.
Le portail de la sagesse s’est actuellement ouvert au monde ; mais les Frères ne pourront se
faire connaître qu’à ceux qui méritent ce privilège car il nous est interdit de révéler notre
connaissance, même à nos propres enfants. Le droit d’accéder aux vérités spirituelles ne
s’obtient pas par héritage, il doit s’acquérir par la pureté de l’âme.
CHAPITRE V
Bien qu’on puisse nous accuser d’indiscrétion, puisque nous offrons si librement nos
trésors, sans faire de distinction entre le devin, le sage, le prince, le paysan, nous affir-
mons que nous ne trahissons pas votre confiance. La publication de notre Fama n’est
compréhensible que pour ceux qui ont droit à l’initiation ; notre société même ne peut
être découverte par la curiosité des chercheurs, mais seulement par les penseurs sérieux et
sanctifiés. Si notre Fama a paru en cinq langues mères, c’est afin que les justes de tous pays
puissent nous connaître, fussent-ils en dehors de la catégorie des savants. Les indignes au-
ront beau se présenter à nos portes et en réclamer l’entrée ; Dieu nous a interdit d’écouter
leur voix. Il nous enveloppe de Ses nuées en nous donnant Sa protection et nous met ainsi
à l’abri du danger.
Dieu a également décidé que les membres de l’Ordre des R-C ; ne pourront être aper-
çus par aucun oeil humain tant qu’il n’aura pas reçu l’énergie visuelle de l’aigle. Nous
engageons encore à réformer les gouvernements de l’Europe pour leur donner la forme
du système appliqué par les philosophes de Damcar. Tout homme désireux d’acquérir la
connaissance en recevra proportionnellement à son degré de compréhension.
Les règles de la fausse théologie seront abolies, et Dieu fera connaître Sa volonté par Ses
philosophes élus.
CHAPITRE VI
Dans le but d’abréger, il suffit de dire que notre Père C.R.C., né au XIIII, siècle, mourut
à l’âge de 106 ans, nous laissant la tâche de répandre dans le monde entier la doctrine de
la religion philosophique. Notre Fraternité est à la disposition de tous ceux qui cherchent
sincèrement la vérité ; mais nous prévenons publiquement les hypocrites et les impies
qu’ils sont hors d’état de nous trahir et de nous nuire, car notre Fraternité est sous la
protection effective de Dieu ; tous ceux qui chercheraient à lui faire tort verraient leurs
mauvais desseins se retourner contre eux-mêmes, tandis que les trésors de notre Fraternité
resteront inviolés pour être utilisés par le Lion (le Christ), lorsqu’il viendra établir Son
royaume.
CHAPITRE VII
Nous déclarons qu’avant la fin du monde Dieu fera jaillir un grand flot de lumière spiri-
tuelle pour alléger nos souffrances. Tout ce qui aura obscurci ou vicié les arts, les religions
et les gouvernements humains et qui gène même le sage dans la recherche du réel, sera mis
au grand jour, afin que chacun puisse recueillir le fruit de la vérité. Sans aucunement nous
mettre en cause, on admettra que ces réformes sont les résultats du progrès. La Fraternité
des R.-C. ne prétend pas accaparer la gloire de cette vaste réforme divine, car bien d’autres
individualités honnêtes, sincères et sages, étrangères à notre fraternité, contribueront par
leur intelligence et leurs écrits à en hâter l’avènement.
CHAPITRE VIII
Personne ne doit douter, affirmons-nous, que Dieu a envoyé des messagers en dévoilant
des indices célestes, tels que les nouvelles étoiles du Serpent et du Cygne pour annoncer
la venue d’un grand conseil des Élus. Cela prouve que Dieu manifeste dans la Nature
visible pour le petit nombre sachant discerner les signes et symboles de tout ce qui doit
arriver. Dieu a donné à l’homme deux yeux, deux narines, deux oreilles, mais une seule
langue, tandis que les trois premiers organes perçoivent la sagesse de la Nature dans l’es-
prit, la langue seule est capable de la traduire. De tous temps il y a eu des êtres illuminés
qui ont vu, senti, entendu la volonté de Dieu, et il adviendra bientôt que ceux qui ont vu,
senti, entendu élèveront la voix et révéleront la vérité ; mais auparavant le monde devra
se débarrasser des intoxications de la fausse science et de la fausse théologie en ouvrant
son coeur à la vertu et à l’entendement ; c’est alors qu’il pourra saluer le soleil levant du
vrai, du beau, du bien.
CHAPITRE IX
Nous avons une écriture magique, reproduction de ce divin alphabet avec lequel Dieu a
transcrit Sa volonté sur la nature terrestre et céleste. Avec ce nouveau langage nous lisons
la volonté de Dieu pour toutes Ses créatures ; aussi, de même que les astronomes prédi-
sent les éclipses, ainsi nous pronostiquons les obscurations de l’église et leur durée Notre
langage est semblable à celui d’Adam et d’Enoch avant la chute et bien que nous compre-
nions ces mystères et sachions les expliquer dans cette langue sacrée, nous ne pouvons en
faire autant en latin, qui est une langue contaminée par la confusion de Babylone.
CHAPITRE X
Malgré certaines personnalités puissantes qui nous sont hostiles et nous entravent motif
pour lequel nous gardons l’incognito nous exhortons tous ceux qui voudraient adhérer à
notre Fraternité d’étudier sans cesse les écritures sacrées ; en le faisant, ils ne pourront être
loin de nous. Cela ne veut pas dire de citer la Bible à tous propos ; mais ils doivent re-
chercher sa signification véridique et éternelle, que découvrent rarement les théologiens,
les scientistes ou mathématiciens par la suite de l’aveuglement dû à l’esprit de ces sociétés.
Nous prétendons que, depuis le commencement du monde, l’homme n’a jamais reçu de
meilleur livre que la sainte Bible. Béni soit celui qui la possède, doublement béni celui qui
en fait sa lecture, plus encore celui qui s’y conforme.
CHAPITRE XI
Nous désirons ardemment faire comprendre l’exposé que nous avons fait dans la Fama
Fraternitatis de la question de la transmutation des métaux et de la Panacée. Tout en ad-
mettant que ces deux opérations puissent être réalisées par l’homme, nous craignons que
certains grands esprits ne se fourvoient dans la vraie recherche de la connaissance et de
l’entendement, pour se limiter à celle de la transmutation des métaux. Lorsqu’on donne
à l’homme le pouvoir de guérir, d’éviter la pauvreté, d’atteindre aux dignités mondaines,
il est inévitablement assailli par de nombreuses tentations, et à moins de posséder la vraie
connaissance et une pleine compréhension, il deviendra une menace pour l’humanité.
L’alchimiste qui réussit dans l’art de transmuer muer les métaux inférieurs peut faire
bien du mal, à moins que son entendement ne soit aussi grand que la fortune qu’il s’est
créée lui-même. Nous affirmons, par conséquent, que l’homme doit d’abord obtenir la
connaissance, la vertu et l’entendement ; après cela, toutes choses pourront lui être accor-
dées par surcroît.
CHAPITRE XII
En matière de conclusion, nous vous exhortons de toute notre âme à rejeter tous les livres
sans valeur de pseudo-alchimistes et philosophes (nombreux à cette époque), qui faussent
l’idée de la Sainte-Trinité et trompent le crédule par des énigmes vides de sens. De tels
hommes se confondent avec ceux qui cherchent le bien, ce qui rend la vérité difficile à dis-
cerner. Croyez-nous, la vérité est simple et ne saurait se dissimuler, tandis que la fausseté
est compliquée, profondément cachée, orgueilleuse et sa connaissance factice ; semblant
refléter un éclat divin, elle est souvent prise pour l’expression de la sagesse divine. Vous
qui êtes sages, vous vous détournerez de ces faux enseignements et viendrez à nous, qui
ne cherchons pas à posséder votre argent, mais vous offrons librement notre plus grand
trésor.
Nous ne désirons pas vos biens, mais vous faire partager les nôtres. Nous ne nous mo-
quons pas des paraboles ; au contraire, nous vous invitons à comprendre toutes les para-
boles et tous les secrets ; nous ne demandons pas que vous nous receviez, mais nous vous
invitons à venir dans nos palais royaux, non pas de notre propre mouvement, mais de par
la volonté de l’Esprit Divin, sur le désir de notre tout bienveillant Père R.-C. et pour les
besoins de votre vie présente, qui sont si grands.
CHAPITRE XIII
Notre position vis-à-vis de vous étant ainsi bien définie, puisque nous reconnaissons le
Christ, nous vouons notre existence à la vraie philosophie et à une vie faite de dignité, et
nous invitons journellement et admettons dans notre Fraternité les plus dignes de toutes
nationalités, appelés plus tard à partager avec nous la lumière divine. Ne voudriez-vous
pas vous joindre à nous pour vous perfectionner dans le développement de tous les arts et
rendre service au monde ? Si vous faites ce pas en avant, les trésors du monde entier vous
seront donnés un jour et l’obscurité qui enveloppe la connaissance humaine par suite de
la vanité des arts et des sciences matérielles sera dissipée à tout jamais.
CHAPITRE XIV
Nous avertissons à nouveau ceux qui se laisseraient fasciner par le scintillement de l’or
ou ceux qui, tout en étant intègres, à présent, pourraient plus tard devenir victimes des
grandes richesses et mener une vie paresseuse et mondaine, de ne pas venir troubler notre
silence sacré par leurs clameurs. Bien qu’il existe un remède guérissant toutes les maladies
et donnant à tous les hommes la sagesse, il est toutefois contraire à la volonté de Dieu que
les hommes atteignent à l’entendement par des moyens autres que la vertu, le travail et
l’intégrité. Il ne nous est pas permis de nous manifester à qui que ce soit, excepté si c’est
la volonté de Dieu. Ceux qui croiraient partager nos richesses spirituelles, en dépit de Sa
Volonté ou sans Sa consécration, s’apercevront qu’ils perdront plus vite leur voie à nous
chercher qu’à atteindre au bonheur en nous trouvant.
Cependant, comme cette tentative du diable, qui m’a accablé de bien des peines, resta
sans succès, je repris courage et persévérai dans ma méditation. Tout à coup je me sens
touché au dos ; j’en fus si effrayé que je n’osai me retourner, quoiqu’en même temps j’en
ressentisse une joie comme la faiblesse humaine n’en peut connaître que dans de sem-
blables circonstances.
Comme on continuait à me tirer par mes vêtements, à plusieurs reprises, je finis cepen-
dant par me retourner et je vis une femme admirablement belle, vêtue d’une robe bleue
parsemée délicatement d’étoiles d’or, tel le ciel. Dans sa main droite elle tenait une trom-
pette en or, sur laquelle je lus aisément un nom, que l’on me défendit de révéler par la
suite ; dans sa main gauche elle serrait un gros paquet de lettres, écrites dans toutes les
langues, qu’elle devait distribuer dans tous les pays comme je l’ai su plus tard. Elle avait
des ailes grandes et belles, couvertes d’yeux sur toute leur étendue ; avec ces ailes elle
s’élançait et volait plus vite que l’aigle.
Peut-être aurais-je pu faire d’autres remarques encore, mais, comme elle ne resta que très
peu de temps près de moi tandis que j’étais encore plein de terreur et de ravissement, je
n’en vis pas davantage. Car, dès que je me retournai, elle feuilleta son paquet de lettres,
en prit une et la déposa sur la table avec une profonde révérence ; puis elle me quitta sans
m’avoir dit une parole. Mais en prenant son essor, elle sonna de sa trompette avec une
telle force que la montagne entière en résonna et que je n’entendis plus ma propre voix
pendant près d’un quart d’heure.
Ne sachant quel parti prendre dans cette aventure inattendue, je tombai à genoux et priai
mon Créateur qu’il me sauvegardât de tout ce qui pourrait être contraire à mon salut
éternel. Tout tremblant de crainte je pris alors la lettre et je la trouvai plus pesante que si
elle avait été toute en or. En l’examinant avec soin, je découvris le sceau minuscule qui la
fermait et qui portait une croix délicate avec l’inscription : In hoc signo + vinces.
Dès que j’eus aperçu ce signe je repris confiance car ce sceau n’aurait pas plu au diable qui
certes n’en faisait pas usage. Je décachetai donc vivement la lettre et je lus les vers suivants,
écrits en lettres d’or sur champ bleu :
Aujourd’hui, aujourd’hui, aujourd’hui,
Ce sont les noces du roi ;
Si tu es né pour y prendre part
Elu par Dieu pour la joie,
Va vers la montagne
Qui porte trois temples
Voir les événements.
Prends garde à toi,
Examine-toi toi-même.
Si tu ne t’es pas purifié assidûment
Les noces te feront dommage.
Malheur à qui s’attarde là-bas.
Que celui qui est trop léger s’abstienne.
Au-dessous comme signature :
Sponsus et Sponsa.
A la lecture de cette lettre je faillis m’évanouir ; mes cheveux se dressèrent et une sueur
froide baigna tout mon corps. Je comprenais bien qu’il était question du mariage qui
m’avait été annoncé dans une vision formelle sept ans auparavant ; je l’avais attendu et
souhaité ardemment pendant longtemps et j’en avais trouvé le terme en calculant soi-
gneusement les aspects de mes planètes ; mais jamais je n’avais soupçonné qu’il aurait lieu
dans des conditions si graves et si dangereuses.
En effet, je m’étais imaginé que je n’avais qu’à me présenter au mariage pour être accueilli
en convive bienvenu et voici que tout dépendait de l’élection divine. Je n’étais nullement
certain d’être parmi les élus ; bien plus, en m’examinant, je ne trouvais en moi qu’inin-
telligence et ignorance des mystères, ignorance telle que je n’étais même pas capable de
comprendre le sol que foulaient mes pieds et les objets de mes occupations journalières
; à plus forte raison je ne devais pas être destiné à approfondir et à connaître les secrets
de la nature. A mon avis, la nature aurait pu trouver partout un disciple plus méritant, à
qui elle eût pu confier son trésor si précieux, quoique temporel et périssable. De même
je m’aperçus que mon corps, mes mœurs extérieures et l’amour fraternel pour mon pro-
chain n’étaient pas d’une pureté bien éclatante ; ainsi, l’orgueil de la chair perçait encore
par sa tendance vers la considération et la pompe mondaines et le manque d’égards pour
mon prochain. J’étais encore constamment tourmenté par la pensée d’agir pour mon pro-
fit, de me bâtir des palais, de me faire un nom immortel dans le monde et autres choses
semblables.
Mais ce furent surtout les paroles obscures, concernant les trois temples, qui me donnè-
rent une grand inquiétude ; mes méditations ne parvinrent pas à les éclaircir, et, peut-
être, ne les aurais-je jamais comprises si la clef ne m’en avait été donnée d’une manière
merveilleuse. Ballotté ainsi entre la crainte et l’espérance, je pesais le pour et le contre ;
mais je n’arrivais qu’à constater ma faiblesse et mon impuissance. Me sentant incapable
de prendre une décision quelconque, rempli d’effroi par cette invitation, je cherchai enfin
une solution par ma voie habituelle, la plus certaine : je m’abandonnai au sommeil après
une prière sévère et ardente, dans l’espoir que mon ange voudrait m’apparaître avec la per-
mission divine pour mettre un terme à mes doutes, ainsi que cela m’avait été déjà accordé
quelques fois auparavant. Et il en fut encore ainsi, à la louange de Dieu, pour mon bien
et pour l’exhortation et l’amendement cordial de mon prochain.
Car, à peine m’étais-je endormi, qu’il me sembla que j’étais couché dans une tour sombre
avec une multitude d’autres hommes ; et, là, attachés à de lourdes chaînes nous grouillions
comme des abeilles sans lumière, même sans la plus faible lueur ; et cela aggravait encore
notre affliction. Aucun de nous ne pouvait voir quoi que ce fut et cependant j’entendais
mes compagnons s’élever constamment les uns contre les autres, parce que la chaîne de
l’un était tant soit peu plus légère que celle de l’autre ; sans considérer qu’il n’y avait pas
lieu de se mépriser beaucoup mutuellement, car nous étions tous de pauvres sots.
Après avoir subi ces peines pendant assez longtemps, nous traitant réciproquement
d’aveugles et de prisonniers, nous entendîmes enfin sonner de nombreuses trompettes et
battre le tambour avec un tel art que nous en fûmes apaisés et réjouis dans notre croix.
Pendant que nous écoutions, le toit de la tour fut soulevé et un peu de lumière put pé-
nétrer jusqu’à nous. C’est alors que l’on put nous voir tomber les uns sur les autres, car
tout ce monde remuait en désordre, de sorte que celui qui nous dominait tantôt était
maintenant sous nos pieds. Quant à moi, je ne restai pas inactif non plus mais je me glis-
sai parmi mes compagnons et, malgré mes liens pesants, je grimpai sur une pierre dont
j’avais réussi à, m’emparer ; mais là aussi je fus attaqué par les autres et je les repoussai en
me défendant de mon mieux des mains et des pieds. Nous étions convaincus que nous
serions tous libérés mais il en fut autrement.
Lorsque les Seigneurs qui nous regardaient d’en haut par l’orifice de la tour se furent
égayés quelque peu de cette agitation et de ces gémissements, un vieillard tout blanc nous
ordonna de nous taire, et, dès qu’il eut obtenu le silence, il parla, si ma mémoire est fidèle,
en ces termes :
Si le pauvre genre humain
Voulait ne pas se révolter,
Il recevrait beaucoup de biens
D’une véritable mère,
Mais refusant d’obéir,
Il reste avec ses soucis,
Et demeure prisonnier.
Toutefois, ma chère mère ne veut pas
Leur tenir rigueur pour leur désobéissance ;
Et laisse ses biens précieux
Arriver à la lumière trop souvent,
Quoiqu’ils y parviennent très rarement,
Afin qu’on les apprécie ;
Sinon on les considère comme fables.
C’est pourquoi, en l’honneur de la fête,
Que nous célébrons aujourd’hui,
Pour qu’on lui rende grâce plus souvent
Elle veut faire une bonne œuvre.
On descendra la corde ;
Celui qui s’y suspendra
Sera délivré.
A peine eut-il achevé ce discours, que la vieille dame ordonna à ses serviteurs de lancer la
corde dans la tour à sept reprises et de la ramener avec ceux qui auront pu la saisir.
Oh Dieu ! que ne puis-je décrire avec plus de force l’angoisse qui nous étreignit alors, car
nous cherchions tous à nous emparer de la corde et par cela même nous nous en empê-
chions mutuellement. Sept minutes s’écoulèrent, puis une clochette tinta ; à ce signal les
serviteurs ramenèrent la corde pour la première fois avec quatre des nôtres. A ce moment
j’étais bien loin de pouvoir saisir la corde, puisque, pour mon grand malheur, j’étais
monté sur une pierre contre la paroi de la tour, comme je l’ai dit ; de cet endroit je ne
pouvais saisir la corde qui descendait au milieu.
La corde nous fut tendue une seconde fois ; mais beaucoup parmi nous avaient des chaînes
trop lourdes et des mains trop délicates pour y rester accrochés, et, en tombant ils en en-
traînaient beaucoup d’autres qui se seraient peut-être maintenus. Hélas ! j’en vis qui, ne
pouvant se saisir de la corde en arrachaient d’autres, tant nous fûmes envieux dans notre
grande misère. Mais je plaignis surtout ceux qui étaient tellement lourds que leurs mains
s’arrachèrent de leurs corps sans qu’ils parvinssent à monter.
Il arriva donc qu’en cinq allées et venues, bien peu furent délivrés ; car à l’instant même
où le signal était donné, les serviteurs ramenaient la corde avec une telle rapidité que la
plupart de ceux qui l’avaient saisie tombaient les uns sur les autres. La cinquième fois no-
tamment la corde fut retirée à vide de sorte que beaucoup d’entre nous, dont moi-même
désespéraient de leur délivrance ; nous implorâmes donc Dieu pour qu’il eût pitié de nous
et nous sortit de cette ténèbre puisque les circonstances étaient propices ; et quelques-uns
ont été exaucés.
Comme la corde balançait pendant qu’on la retirait elle vint à passer près de moi, peut-
être par la volonté divine ; je la suivis au vol et m’assis par-dessus tous les autres ; et c’est
ainsi que j’en sortis contre toute attente. Ma joie fut telle que je ne sentis pas les blessures
qu’une pierre aiguë me fit à la tête pendant la montée ; je ne m’en aperçus qu’au moment
où, à mon tour, je dus aider les autres délivrés à retirer la corde pour la septième et der-
nière fois ; alors, par l’effort déployé, le sang se répandit sur tous mes vêtements, sans que
je le remarquasse, dans ma joie.
La vieille dame prit place à côté de son fils sur le siège disposé à son intention et fit comp-
ter les délivrés. Quand elle en eut appris le nombre et l’eut marqué sur une tablette en
or, elle demanda le nom de chacun qui fut noté par un page. Elle nous regarda ensuite,
soupira et dit à son fils (ce que j’entendis fort bien) :
Ah ! que je plains les pauvres hommes dans la tour ; puisse Dieu me permettre
de les délivrer tous.
Le fils répondit :
Mère, Dieu l’a ordonné ainsi et nous ne devons pas lui désobéir. Si nous étions
tous seigneurs et possesseurs des biens de la terre, qui donc nous servirait
quand nous sommes à table ?.
A cela, sa mère ne répliqua rien.
Enfin chacun reçut comme viatique une médaille, commémorative en or ; elle portait sur
l’endroit l’effigie du soleil levant, sur l’envers, si ma mémoire est fidèle, les trois lettres D.
L. S.1
Puis on nous congédia en nous exhortant à servir notre prochain pour la louange de Dieu,
et à tenir secret ce qui nous avait été confié ; nous en fîmes la promesse et nous nous sé-
parâmes.
Or, je ne pouvais marcher qu’avec difficulté, à cause des blessures produites par les an-
neaux qui m’avaient encerclé les pieds et je boitais des deux jambes. La vieille dame s’en
aperçut, en rit, me rappela et me dit :
Mon fils, ne t’attriste pas pour cette infirmité, mais souviens-toi de tes faiblesses
et remercie Dieu qui t’a-laissé parvenir à cette lumière élevée, tandis que tu
séjournes encore en ce monde, dans ton imperfection ; supporte ces blessures
en souvenir de moi.
A ce moment, les trompettes sonnèrent inopinément ; j’en fus tellement saisi que je
m’éveillai. C’est alors seulement que je m’aperçus que j’avais rêvé. Toutefois, j’avais été
si fortement impressionné que ce songe me préoccupe encore aujourd’hui et qu’il me
semble que je sens encore les plaies de mes pieds.
En tous cas, je compris que Dieu me permettait d’assister aux noces occultes ; je lui en
rendis grâce, en sa majesté divine, dans ma foi filiale, et je le priai de me garder toujours
dans sa crainte, de remplir quotidiennement mon cœur de sagesse et d’intelligence et de
me conduire enfin, par sa grâce, jusqu’au but désiré, malgré mon peu de mérite.
Mais avant de quitter ma caverne, prêt pour le départ et paré de mon habit nuptial, je
me prosternai à genoux et priai Dieu qu’Il permît que tout ce qui allait advenir fût pour
mon bien ; puis je Lui fis la promesse de me servir des révélations qui pourraient m’être
faites, non pour l’honneur et la considération mondaines, mais pour répandre Son nom
et pour l’utilité de mon prochain. Ayant fait ce vœu, je sortis de ma cellule, plein d’espoir
et de joie.
DEUXIÈME JOUR
A peine étais-je entré dans la forêt qu’il me sembla que le ciel entier et tous les éléments
s’étaient déjà parés pour les noces ; je crus entendre les oiseaux chanter plus agréablement
et je vis les jeunes cerfs sauter si joyeusement qu’ils réjouirent mon cœur et l’incitèrent à
chanter. Je chantai donc à haute voix :
Sois joyeux, cher petit oiseau ;
Pour louer ton créateur
Elève ta voix claire et fine,
Ton Dieu est très puissant ;
Il t’a préparé ta nourriture
Et te la donne juste en temps voulu,
Sois satisfait ainsi.
Pourquoi donc serais-tu chagrin,
Pourquoi t’irriter contre Dieu
De t’avoir fait petit oiseau ?
Pourquoi raisonner dans ta petite tête Parce qu’il ne t’a pas fait homme ?
Oh ! tais-toi, il a profondément médité cela,
Sois satisfait ainsi.
Que ferais-je, pauvre ver de terre
Si je voulais discuter avec Dieu ?
Chercherais-je à forcer l’entrée du ciel
Pour ravir le grand art par violence ?
Dieu ne se laisse pas bousculer ;
Que l’indigne s’abstienne.
Homme, sois satisfait.
S’il ne t’a pas fait empereur
N’en soit pas offensé ;
Tu aurais peut-être méprisé son nom
Et de cela seul il se soucie.
Les yeux de Dieu sont clairvoyants ;
Il voit au fond de ton cœur
Donc tu ne le tromperas pas.
Et mon chant, partant du fond de mon cœur se répandit à travers la forêt en résonnant
de toutes parts. Les montagnes me répétèrent les dernières paroles au moment où, sortant
de la forêt, j’entrais dans une belle prairie. Sur ce pré s’élançaient trois beaux cèdres dont
les larges rameaux projetaient une ombre superbe. Je voulus en jouir aussitôt car malgré
que je n’eusse pas fait beaucoup de chemin, j’étais accablé par l’ardeur de mon désir ; je
courus donc aux arbres pour me reposer un peu.
Mais en approchant de plus près j’aperçus un écriteau fixé à un arbre et voici les mots
écrits en lettres élégantes que je lus :
Etranger, salut : Peut-être as-tu entendu parler des Noces du Roi, dans ce cas,
pèse exactement ces paroles : Par nous, le Fiancé t’offre le choix de quatre
routes, par toutes lesquelles tu pourras parvenir au Palais du Roi, à condi-
tion de ne pas t’écarter de sa voie. La première est courte, mais dangereuse,
elle passe à travers divers écueils que tu ne pourras éviter qu’à grand peine ;
l’autre, plus longue, les contourne, elle est plane et facile si à l’aide de l’ai-
mant tu ne te laisse détourner, ni à droite, ni à gauche. La troisième est en
vérité la voie royale, divers plaisirs et spectacles de notre Roi te rendent cette
voie agréable. Mais à peine un sur mille peut arriver au but par celle-là.
Par la quatrième, aucun homme ne peut parvenir au Palais du Roi, elle est
rendue impossible car elle consume et ne peut convenir qu’aux corps incor-
ruptibles. Choisis donc parmi ces trois voies celle que tu veux, et suis la avec
constance. Sache aussi que quelle que soit celle que tu as choisie, en vertu
d’un Destin immuable, tu ne peux abandonner ta résolution, et revenir en
arrière sans le plus grand danger pour ta vie.
Voilà ce que nous avons voulu que tu saches, mais prends garde aussi d’ignorer
que tu déploreras d’avoir suivi cette voie pleine de périls : En effet s’il doit
t’arriver de te rendre coupable du moindre délit contre les lois de notre Roi,
je te prie pendant qu’il en est encore temps de retourner au plus vite chez toi,
par le même chemin que tu as suivi pour venir . 2
Haec sunt quae te suivisse eolvimus : sed heus cave ignores, quanto cum periculo te huie
viae commiseris : nam si te vel minimi delicti contra Regis nostri leges nosti obnoxium :
quaeso dum adhuc licet pereandem viam, qua accessisti : domum te confer quam citis-
sime.
Dès que j’eus lu cette inscription, ma joie s’évanouit ; et après avoir chanté si joyeusement
je me mis à pleurer amèrement ; car je voyais bien les trois routes devant moi. Je savais
qu’il m’était permis d’en choisir une ; mais en entreprenant la route de pierres et de rocs,
je m’exposais à me tuer misérablement dans une chute ; en préférant la voie longue je
pouvais m’égarer dans les chemins de traverse ou rester en route pour toute autre cause
dans ce long voyage. Je n’osais pas espérer non plus, qu’entre mille je serais précisément
celui qui pouvait choisir la voie royale. La quatrième route s’ouvrait également devant
moi ; mais elle était tellement remplie de feu et de vapeur que je ne pouvais en approcher,
même de loin.
Dans cette incertitude je réfléchissais s’il ne valait pas mieux renoncer à mon voyage ;
d’un part, je considérais mon indignité ; mais d’autre part, le songe me consolait par le
souvenir de la délivrance de la tour, sans que je pusse cependant m’y fier d’une manière
absolue. J’hésitais encore sur le parti à prendre, lorsque mon corps, accablé de fatigue,
réclama sa nourriture. Je pris donc mon pain et le coupai. Alors une colombe, blanche
comme la neige, perchée sur un arbre et dont la présence m’avait échappée jusqu’à ce
moment, me vit et descendit ; peut-être en était-elle coutumière. Elle s’approcha tout
doucement de moi et je lui offris de partager mon repas avec elle ; elle accepta, et cela me
permit d’admirer sa beauté, tout à mon aise.
Mais un corbeau noir, son ennemi, nous aperçut ; il s’abattit sur la colombe pour s’empa-
rer de sa part de nourriture, sans prêter la moindre attention à ma présence. La colombe
n’eut d’autre ressource que de fuir et ils s’envolèrent tous deux vers le midi. J’en fus tel-
lement irrité et affligé que je poursuivis étourdiment le corbeau insolent et je parcourus
ainsi, sans y prendre garde, presque la longueur d’un champ dans cette direction ; je chas-
sai le corbeau et je délivrai la colombe.
A ce moment seulement, je me rendis compte que j’avais agi sans réflexion ; j’étais entré
dans une voie qu’il m’était interdit d’abandonner dorénavant sous peine d’une punition
sévère. Je m’en serais consolé si je n’avais regretté vivement d’avoir laissé ma besace et mon
pain au pied de l’arbre sans pouvoir les reprendre ; car dès que je voulais me retourner,
le vent me fouettait avec tant de violence qu’il me jetait aussitôt à terre ; par contre en
poursuivant mon chemin je ne sentais plus la tourmente. Je compris alors que m’opposer
au vent, c’était perdre la vie.
Je me mis donc en route en portant patiemment ma croix, et, comme le sort en était jeté,
je pris la résolution de faire tout mon possible pour arriver au but avant la nuit. Maintes
fausses routes se présentaient devant moi ; mais je les évitai grâce à ma boussole, en re-
fusant de quitter d’un pas le méridien, malgré que le chemin fût fréquemment si rude et
si peu praticable que je croyais m’être égaré. Tout en cheminant, je pensais sans cesse à la
colombe et au corbeau, sans parvenir à en comprendre la signification.
Enfin je vis au loin un portail splendide, sur une haute montagne ; je m’y hâtais malgré
qu’il fût très, très éloigné de ma route, car le soleil venait de se cacher derrière les mon-
tagnes sans que j’eusse pu apercevoir une ville au loin. J’attribue cette découverte à Dieu
seul qui aurait bien pu me laisser continuer mon chemin sans m’ouvrir les yeux, car j’au-
rais pu le dépasser facilement sans le voir.
Je m’en approchai, dis-je, avec la plus grande hâte et quand j’y parvins les dernières lueurs
du crépuscule me permirent encore d’en distinguer l’ensemble.
Or c’était un Portail Royal admirable, fouillé de sculptures représentant des mirages et des
objets merveilleux dont plusieurs avaient une signification particulière, comme je l’ai su
plus tard. Tout en haut le fronton portait ces mots :
LOIN D’ICI, ÉLOIGNEZ-VOUS PROFANES. . 3
Au moment où j’arrivai au portail, un inconnu, vêtu d’un habit bleu du ciel, vint à ma
rencontre. Je le saluai amicalement et il me répondit de même en me demandant aussitôt
ma lettre d’invitation. Oh ! combien fus-je joyeux alors de l’avoir emportée avec moi car
j’aurais pu l’oublier aisément, ce qui, d’après lui, était arrivé à d’autres. Je la lui présentai
donc aussitôt ; non seulement il s’en montra satisfait, mais à ma grande surprise, il me dit
en s’inclinant : Venez, cher frère, vous êtes mon hôte bienvenu. Il me pria ensuite de lui dire
mon nom, je lui répondis que j’étais le frère de la Rose-Croix Rouge, il en témoigna une
agréable surprise. Puis il me demanda : Mon frère, n’auriez-vous pas apporté de quoi acheter
un insigne ? Je lui répliquai que je n’étais guère fortuné mais que je lui offrirais volontiers
ce qui pourrait lui plaire parmi les objets en ma possession. Sur sa demande, je lui fis
présent de ma fiole d’eau, et il me donna en échange un insigne en or qui ne portait que
ces deux lettres : S.C. . Il m’engagea à me souvenir de lui dans le cas où il pourrait m’être
4
utile. Sur ma question il m’indiqua le nombre des convives entrés avant moi ; enfin, par
amitié, il me remit une lettre cachetée pour le gardien suivant.
Tandis que je m’attardais à causer avec lui, la nuit vint ; on alluma sous la porte un
grand falot afin que ceux qui étaient encore en route pussent se diriger. Or le chemin qui
conduisait au château se déroulait entre deux murs ; il était bordé de beaux arbres portant
fruits. On avait suspendu une lanterne à un arbre sur trois de chaque côté de la route et
une belle vierge vêtue d’une robe bleue venait allumer toutes ces lumières avec une torche
merveilleuse ; et je m’attardais plus qu’il n’était sage à admirer ce spectacle d’une beauté
parfaite.
Enfin l’entretien prit fin et après avoir reçu les instructions utiles je pris congé du premier
gardien. Tout en cheminant je fus pris du désir de savoir ce que contenait la lettre ; mais
comme je ne pouvais croire à une mauvaise intention du gardien je résistai à la tentation.
J’arrivai ainsi à la deuxième porte qui était presque semblable à la première ; elle n’en dif-
férait que par les sculptures et les symboles secrets. Sur le fronton on lisait :
DONNEZ ET L’ON VOUS DONNERA. . 5
Un lion féroce, enchaîné sous cette porte, se dressa dès qu’il m’aperçut et tenta de bondir
sur moi en rugissant ; il réveilla ainsi le second gardien qui était couché sur une dalle
en marbre ; celui-ci me pria d’approcher sans crainte. Il chassa le lion, prit la lettre que
lui je tendis en tremblant et me dit en s’inclinant profondément : Bienvenu en Dieu soit
l’homme que je désirais voir depuis longtemps. Ensuite il me présenta un insigne et me de-
manda si je pouvais l’échanger. Comme je ne possédais plus rien que mon sel, je lui offris
et il accepta en me remerciant. Cet insigne ne portait encore que deux lettres : S. M. . 6
Comme je m’apprêtais à converser avec lui également, on sonna dans le château ; alors le
gardien me pressa de courir de toute la vitesse de mes jambes, sinon tout mon travail et
mes efforts seraient vains car on commençait déjà à éteindre toutes les lumières en haut.
Je me mis immédiatement à courir, sans saluer le gardien car je craignais d’arriver trop
tard, non sans raison.
En effet, quelque rapide que fût ma course, la vierge me rejoignait déjà et derrière elle on
éteignait toutes les lumières. Et je n’aurais pu rester dans le bon chemin si elle n’avait fait
arriver une lueur de son flambeau jusqu’à moi. Enfin, poussé par l’angoisse, je parvins à
entrer juste derrière elle ; à cet instant même les portes furent refermées si brusquement
que le bas de mon vêtement fut pris ; et je dus l’y abandonner car ni moi ni ceux qui ap-
pelaient à ce moment au dehors, ne pûmes obtenir du gardien de la porte qu’il l’ouvrît de
nouveau ; il prétendit avoir remis les clefs à la vierge, qui les aurait emportées dans la cour.
mystérieuses que les plus sages de la terre n’eussent pu les expliquer ; mais, pourvu que
Dieu le permette, je les décrirai tous sous peu et je les expliquerai.
En passant sous la porte il m’avait fallu dire mon nom, qui fut inscrit le dernier sur le
parchemin destiné au futur époux. Alors seulement le véritable insigne de convive me fut
donné ; il était un peu plus petit que les autres mais beaucoup plus pesant. Les trois lettres
suivantes y étaient gravées : S.P.N. . ; ensuite on me chaussa d’une paire de souliers neufs,
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car le sol entier du château était dallé de marbre clair. Comme il m’était loisible de donner
mes vieux souliers à l’un des pauvres qui s’asseyaient fréquemment mais très décemment
sous la porte, j’en fis présent à un vieillard.
Quelques instants après, deux pages tenant des flambeaux, me conduisirent dans une
chambrette et me prièrent de me reposer sur un banc ; ce que je fis, tandis qu’ils dis-
posaient les flambeaux dans deux trous pratiqués dans le sol ; puis ils s’en allèrent, me
laissant seul.
Tout à coup, j’entendis près de moi un bruit sans cause apparente et voici que je me sentis
saisi par plusieurs hommes à la fois ; ne les voyant pas je fus bien obligé de les laisser agir
à leur gré. Je ne tardai pas à m’apercevoir qu’ils étaient perruquiers ; je les priai alors de ne
plus me secouer ainsi et je déclarai que je me prêterais à tout ce qu’ils voudraient. Ils me
rendirent aussitôt la liberté de mes mouvements et l’un d’eux, tout en restant invisible,
me coupa adroitement les cheveux sur le sommet de la tête ; il respecta cependant mes
longs cheveux blanchis par l’âge sur mon front et sur mes tempes.
J’avoue que, de prime abord, je faillis m’évanouir ; car je croyais que Dieu m’avait aban-
donné à cause de ma témérité au moment où je me sentis soulevé si irrésistiblement.
Enfin, les perruquiers invisibles ramassèrent soigneusement les cheveux coupés et les em-
portèrent ; les deux pages revinrent alors et se mirent à rire de ma frayeur. Mais à peine
eurent-ils ouvert la bouche qu’une petite clochette tinta, pour réunir l’assemblée ainsi
qu’on me l’apprit.
Les pages me précédèrent donc avec leurs flambeaux et me conduisirent à la grande salle,
à travers une infinité de couloirs, de portes et d’escaliers. Une foule de convives se pres-
sait dans cette salle ; on y voyait des empereurs, des rois, des princes et des seigneurs, des
nobles et des roturiers, des riches et des pauvres et toutes sortes de gens ; j’en fus extrême-
ment surpris en songeant en moi-même :
Ah ! suis-je assez fou ! pourquoi m’être tant tourmenté pour ce voyage ! Voici des
compagnons que je connais fort bien et que je n’ai jamais estimés ; les voici
donc tous, et moi, avec toutes mes prières et mes supplications, j’y suis entré
le dernier, et à grand’peine !
Ce fut encore le diable qui m’inspira ces pensées et bien d’autres semblables, malgré tous
mes efforts pour le chasser.
Alors les deux pages entrèrent, et l’un d’eux récita de si admirables prières que mon cœur
en fut réjoui ; cependant quelques-uns des grands seigneurs n’y prêtaient aucune atten-
tion, mais riaient entre eux, se faisaient des signes, mordillaient leurs chapeaux et s’amu-
saient avec d’autres plaisanteries de ce genre.
Puis on servit. Quoique nous ne pussions voir personne les plats étaient si bien présentés
qu’il me semblait que chaque convive avait son valet.
Lorsque ces gens-là furent rassasiés et que le vin leur eût ôté la honte du cœur, ils se van-
tèrent tous et prônèrent leur puissance. L’un parla d’essayer ceci, l’autre cela, et les plus
sots crièrent les plus fort ; maintenant encore je ne puis m’empêcher de m’irriter, quand
je me rappelle les actes surnaturels et impossibles que j’ai entendu raconter. Pour finir ils
changèrent de place ; ça et là un courtisan se glissa entre deux seigneurs, et alors ceux-ci
projetaient des actions d’éclat telles que la force de Samson ou d’Hercule n’eût pas suffi
pour les accomplir. Tel voulait délivrer Atlas de son fardeau, tel autre parlait de retirer
le Cerbère tricéphale des enfers ; bref chacun divaguait à sa manière. La folie des grands
seigneurs était telle qu’ils finissaient par croire à leurs propres mensonges et l’audace des
méchants ne connut plus de bornes, de sorte qu’ils ne tinrent aucun compte des coups
qu’ils reçurent sur les doigts comme avertissement. Enfin, comme l’un d’eux se vanta de
s’être emparé d’une chaîne d’or, les autres continuèrent tous dans ce sens. J’en vis un qui
prétendait entendre bruisser les cieux ; un autre pouvait voir les Idées Platoniciennes ;
un troisième voulait compter les Atomes de Démocrite et bien d’autres connaissaient le
mouvement perpétuel.
A mon avis, plusieurs avaient une bonne intelligence, mais, pour leur malheur, ils avaient
trop bonne opinion d’eux-mêmes. Pour finir, il y en avait un qui voulait tout simplement
nous persuader qu’il voyait les valets qui nous servaient, et il aurait discuté longtemps
encore, si l’un de ces serveurs invisibles ne lui avait appliqué un soufflet sur sa bouche
menteuse, de sorte que, non seulement lui, mais encore bon nombre de ses voisins, de-
vinrent muets comme des souris.
Mais, à ma grande satisfaction, tous ceux que j’estimais, gardaient le silence dans ce bruit
; ils n’élevaient point la voix, car ils se considéraient comme gens inintelligents, incapables
de saisir le secret de la nature, dont, au surplus, ils se croyaient tout à fait indignes. Dans
ce tumulte, j’aurais presque maudit le jour de mon arrivée en ce lieu, car je voyais avec
amertume que les gens méchants et légers étaient comblés d’honneurs, tandis que moi,
je ne pouvais rester en paix à mon humble place ; en effet, un de ces scélérats me raillait
en me traitant de fou achevé. Comme j’ignorais qu’il y eût encore une porte par laquelle
nous devions passer, je m’imaginais que je resterais ainsi en butte aux railleries et au mé-
pris pendant toute la durée des noces ; je ne pensais cependant pas avoir tellement démé-
rité du fiancé ou de la fiancée et j’estimais qu’ils auraient pu trouver quelqu’un d’autre
pour tenir l’emploi de bouffon à leurs noces. Hélas ! c’est à ce manque de résignation que
l’inégalité du monde pousse les coeurs simples ; et c’est précisément cette impatience que
mon rêve m’avait montrée sous le symbole de la claudication.
Et les vociférations augmentaient de plus en plus. Déjà, certains voulaient nous donner
pour vrai des visions forgées de toutes pièces et des songes d’une fausseté évidente.
Par contre mon voisin était un homme calme et de bonnes manières ; après
avoir causé de choses très sensées il me dit enfin : Vois, mon frère ; si en
ce moment quelque nouvel arrivant voulait faire entrer tous ces endurcis
dans le droit chemin, l’écouterait-on ?—Certes non, répondis-je ;—C’est
ainsi, dit-il que le monde veut à toute force être abusé et ferme ses oreilles à
ceux qui ne cherchent que son bien. Regarde donc ce flatteur et observe par
quelles comparaisons ridicules et par quelles déductions insensées il capte
l’attention de son entourage ; là-bas un autre se moque des gens avec des
mots mystérieux inouis. Mais, crois m’en, il arrivera un temps où l’on ôtera
les masques et les déguisements pour montrer à tous, les fourbes qu’ils ca-
chaient ; alors on reviendra peut-être à ceux que l’on avait dédaignés.
Et le tumulte devaient de plus en plus violent. Soudain une musique délicieuse, admi-
rable, telle que je n’en avais entendue de ma vie, s’éleva dans la salle ; et, pressentant des
événements inattendus, toute l’assemblée se tut. La mélodie montait d’un ensemble d’ins-
truments à corde avec une harmonie si parfaite que j’en restai comme figé, tout absorbé
en moi-même, au grand étonnement de mon voisin ; et elle nous tint sous son charme
près d’une demi-heure durant laquelle nous gardâmes le silence ; du reste quelques-uns
ayant eu l’intention de parler furent aussitôt corrigés par une main invisible ; en ce qui me
concernait, renonçant à voir les musiciens je cherchais à voir leurs instruments.
Une demi-heure s’était écoulée lorsque la musique cessa subitement sans que nous eus-
sions pu voir d’où elle provenait.
Dès que la vierge fut parvenue au centre de la salle, elle descendit de son siège et toutes les
lumières s’abaissèrent comme pour la saluer. Nous nous levâmes tous aussitôt sans quitter
notre place.
Elle s’inclina devant nous et après avoir reçu nos hommages, elle commença d’une voix
adorable le discours suivant :
Le roi, mon gracieux seigneur,
Qui n’est plus très loin maintenant,
Ainsi que sa très chère fiancée,
Confiée à son honneur,
Ont vu avec une grande joie
Votre arrivée tantôt.
Ils honorent chacun de vous
De leur faveur, à tout instant,
Et souhaitent du fond du cœur
Que vous réussissiez ; à toute heure.
Afin qu’à la joie de leurs noces futures
Ne fût mêlée l’affliction d’aucun.
Puis elle s’inclina de nouveau avec courtoisie, ses lumières l’imitèrent et elle continua
comme suit :
Vous savez par l’invitation
Que nul homme n’a été appelé ici
Qui n’eût reçu tous les dons précieux
De Dieu, depuis longtemps,
Et qui ne fût paré suffisamment
Comme cela convient en cette circonstance.
Mes maîtres ne veulent pas croire
Que quelqu’un pût être assez audacieux,
Vu les conditions si sévères,
De se présenter, à moins
Qu’il ne se fût préparé par leurs noces
Depuis de longues années.
Ils conservent donc bon espoir
Et vous destinent tous les biens, à tous ;
Ils se réjouissent de ce qu’en ces temps difficiles
Ils trouvent réunis ici tant de personnes.
Cependant les hommes sont si audacieux
Que leur grossièreté ne les retient pas.
Ils s’introduisent dans des lieux,
Où ils ne sont pas appelés.
Donc, pour que les fourbes ne puissent donner le change, Pour qu’aucun imposteur ne se
glisse parmi les autres, Et afin qu’ils puissent célébrer bientôt, sans rien cacher
Des noces pures,
On installera pour demain
La balance des Artistes ;
Alors, chacun s’apercevra facilement
De ce qu’il a négligé d’acquérir chez lui.
Si quelqu’un dans cette foule, à présent
N’est pas sûr de lui entièrement,
Qu’il s’en aille vivement ;
Car s’il advient qu’il reste ici,
Toute grâce sera perdue pour lui.
Et demain il sera châtié.
Quant à ceux qui veulent sonder leur conscience,
Ils resteront aujourd’hui dans cette salle.
Ils seront libres jusqu’à demain,
Mais qu’ils ne reviennent jamais ici.
Mais que celui qui est certain de son passé
Suive son serviteur
Qui lui montrera son appartement.
Qu’il s’y repose aujourd’hui
Dans l’attente de la balance et de la gloire.
Aux autres le sommeil apporterait mainte douleur ;
Qu’ils se contentent donc de rester ici
Car mieux vaudrait fuir
Que d’entreprendre ce qui dépasse les forces.
On espère que chacun agira pour le mieux.
Dès qu’elle eut terminé ce discours, elle s’inclina encore et reprit gaiement son siège ; aus-
sitôt les trompettes sonnèrent de nouveau mais elles ne purent étouffer les soupirs anxieux
de beaucoup. Puis les invisibles la reconduisirent ; cependant ça et là, quelques petites lu-
mières demeurèrent dans la salle ; l’une d’elles vint même se placer derrière l’un de nous.
Il n’est pas aisé de dépeindre nos pensées et nos gestes, expressions de tant de sentiments
contradictoires. Cependant la plupart des convives se décida enfin à tenter l’épreuve de la
balance, puis, en cas d’échec de s’en aller de là en paix (ce qu’ils croyaient possible).
Ma décision fut bientôt prise ; comme ma conscience me démontrait mon inintelligence
et mon indignité, je pris le parti de rester dans la salle avec les autres et de me contenter du
repas auquel j’avais pris part, plutôt que de poursuivre et de m’exposer aux tourments et
aux dangers à venir. Donc, après que quelques-uns eussent été conduits par leurs lumières
dans leurs appartements (chacun dans le sien comme je l’ai su plus tard), nous restâmes
au nombre de neuf, dont mon voisin de table, celui qui m’avait adressé la parole.
Une heure passa sans que notre lumière nous quittât ; alors l’un des pages déjà nommés
arriva, chargé de gros paquets de cordes et nous demanda d’abord si nous étions décidés à
rester là. Comme nous répondîmes affirmativement en soupirant, il conduisit chacun de
nous à un endroit désigné, nous lia puis se retira avec notre petite lumière, nous laissant,
pauvres abandonnés, dans la nuit profonde. C’est à ce moment surtout que l’angoisse
étreignit plusieurs d’entre nous ; moi-même je ne pus empêcher mes larmes de couler.
Accablés de douleur et d’affliction nous gardâmes un profond silence quoique personne
ne nous eût défendu de converser. Par surcroît, les cordes étaient tressées avec un tel art
que personne ne put les couper et moins encore les dénouer et les retirer de ses pieds. Je
me consolais néanmoins en pensant qu’une juste rétribution et une grande honte atten-
daient beaucoup de ceux qui goûtaient le repos tandis qu’il nous était permis d’expier
notre témérité en une seule nuit.
Enfin, malgré mes tourments je m’endormis, brisé par la fatigue ; par contre la majeurs
partie de mes compagnons ne put trouver de repos. Dans ce sommeil, j’eus un songe ;
quoiqu’il n’ait pas une signification importante je pense qu’il n’est pas inutile de le rap-
porter.
Il me semblait que j’étais sur une montagne et que je voyais s’étendre devant moi une
large vallée. Une foule innombrable était assemblée dans cette vallée, et chaque individu
était suspendu par un fil attaché sur sa tête ; ces fils partaient du ciel. Or, les uns étaient
suspendus très haut, d’autres très bas et plusieurs étaient sur la terre même. Dans les airs
volait un homme tenant des ciseaux à la main et coupant des fils de-ci et de-là. Alors ceux
qui étaient près du sol tombaient sans bruit ; mais la chute des plus élevés fit trembler la
terre. Quelques-uns eurent la bonne fortune de voir le fil descendre de sorte qu’ils tou-
chèrent le sol avant qu’il ne fut coupé.
Ces chutes me mirent en gaieté ; quand je vis des présomptueux, pleins d’ardeur pour assister aux
noces, s’élancer dans les airs, y planer un long moment, puis tomber honteusement en entraînant du
même coup quelques voisins, je me réjouis de tout mon cour. Je fus heureux également quand l’un des
modestes qui s’était contenté de la terre fut détaché sans bruit, de sorte que ses voisins même ne s’en
aperçurent point. Je goûtais ce spectacle avec le plus grand contentement, quand un de mes compa-
gnons me poussa si maladroitement que je m’éveillai en sursaut, fort mécontent. Je réfléchis cependant
à mon songe et je le racontai à mon frère qui était également couché près de moi. Il m’écouta avec
satisfaction et souhaita que cela fût l’heureux présage d’un secours.
C’est en nous entretenant de cet espoir que nous passâmes le reste de la nuit en appelant
le jour de tous nos désirs.
TROISIÈME JOUR
Le jour pointa. Dès que le soleil parut derrière la montagne pour accomplir sa tâche dans
la hauteur du ciel, nos vaillants combattants commencèrent à sortir de leur lit et à se
préparer peu à peu pour l’épreuve. Ils arrivèrent dans la salle, l’un après l’autre, se souhai-
tèrent mutuellement le bonjour et s’empressèrent de nous demander si nous avions bien
dormi ; en voyant nos liens beaucoup nous raillèrent ; il leur semblait risible que nous
nous fussions soumis par peur, plutôt que d’avoir osé à tout hasard, comme eux ; toute-
fois, quelques-uns dont le coeur ne cessait de battre fort, se gardaient de les approuver.
Nous nous excusâmes de notre inintelligence, en exprimant l’espoir qu’on nous laisserait
bientôt partir libres et que cette raillerie nous servirait de leçon à l’avenir ; puis nous leur
fîmes remarquer qu’eux, par contre, n’étaient pas encore libres à coup sûr et qu’il se pour-
rait qu’ils eussent de grands dangers à surmonter.
Enfin, quand nous fûmes tous réunis, nous entendîmes comme la veille l’appel des trom-
pettes et des tambours. Nous nous attendions à voir paraître le fiancé ; mais quant à cela
beaucoup ne l’ont jamais vu.
C’était encore la vierge d’hier, vêtue entièrement de velours rouge et ceinte d’un ruban
blanc ; une couronne verte de lauriers paraît admirablement son front. Sa suite était for-
mée, non plus de lumières, mais d’environ deux cents hommes armés, tous vêtus de rouge
et de blanc, comme elle. Se levant avec grâce, elle s’avança vers les prisonniers et, nous
ayant salués, elle dit brièvement :
Mon maître sévère est satisfait de constater que quelques-uns parmi vous se sont
rendus compte de leur misère ; aussi en serez-vous récompensés.
Et lorsqu’elle me reconnut à mon habit elle rit et dit :
Toi aussi tu t’es soumis au joug ? Et moi qui croyais que tu t’étais si bien préparé
!.
Avec ces paroles elle me fit venir les larmes aux yeux.
Sur ce, elle fit délier nos cordes, puis elle ordonna de nous attacher deux par deux et de
nous conduire à l’emplacement qui nous était réservé d’où nous pourrions facilement
voir la balance ; puis elle ajouta :
Il se pourrait que le sort de ceux-ci fût préférable à celui de plusieurs des auda-
cieux qui sont encore libres.
Cependant la balance, tout en or, fut suspendue au centre de la salle ; à côté d’elle on
disposa une petite table portant sept poids. Le premier était assez gros ; sur ce poids on
en avait posé quatre plus petits ; enfin deux gros poids étaient placés à part. Relativement
à leur volume, les poids étaient si lourds qu’aucun esprit humain ne pourrait le croire ou
le comprendre.
Puis la vierge se tourna vers les hommes armés, dont chacun portait une corde à côté de
son épée et les divisa en sept sections conformément au nombre des poids ; elle choisit un
homme dans chaque section pour poser les poids sur la balance, puis elle retourna à son
trône surélevé.
Aussitôt, s’étant inclinée elle prononça les paroles suivantes :
Si quelqu’un pénètre dans l’atelier d’un peintre,
Et sans rien comprendre à la peinture
A la prétention d’en discourir avec emphase,
Il est la risée de tous.
Celui donc qui pénètre dans l’Ordre des Artistes
Et, sans avoir été élu,
Se vante de ses ouvres,
Est la risée de tous.
Aussi, ceux qui monteront sur la balance
Sans peser autant que les poids,
Et seront soulevés avec fracas
Seront la risée de tous.
Dès que la vierge eut achevé, l’un des pages invita ceux qui devaient tenter l’épreuve à se
placer suivant leur rang et à monter l’un après l’autre sur le plateau de la balance. Aussitôt
l’un des empereurs vêtu d’un habit luxueux, se décida ; il s’inclina d’abord devant la vierge
et monta. Alors chaque préposé posa son poids dans l’autre plateau et l’empereur résista
à l’étonnement de tous. Toutefois le dernier poids fut trop lourd pour lui et le souleva, ce
qui l’affligea au point que la vierge même parut en avoir pitié ; aussi fit-elle signe aux siens
de se taire. Puis le bon empereur fut lié et remis à la sixième section.
Après lui vint un empereur qui se campa fièrement sur la balance ; comme il cachait un
grand et gros livre sous son vêtement, il se croyait bien certain d’avoir le poids requis.
Mais il compensa à peine le troisième poids et le suivant l’enleva sans miséricorde. Dans
sa frayeur il laissa échapper son livre et tous les soldats se mirent à rire. Il fut donc lié et
confié à la garde de la troisième section. Plusieurs empereurs lui succédèrent et eurent le
même sort ; leur échec provoqua le rire et ils furent liés.
Après eux s’avança un empereur de petite taille, portant une barbiche brune et crépue.
Après la révérence d’usage il monta également et fut trouvé tellement constant que l’on
n’aurait sans doute pas pu le soulever avec plus de poids encore. Alors la vierge se leva vi-
vement, s’inclina devant lui et lui fit mettre un vêtement de velours rouge ; elle lui donna
en outre une branche de laurier, dont elle avait une provision à côté d’elle et le pria de
s’asseoir sur les marches de son trône.
Il serait trop long de raconter comment se comportèrent les autres empereurs, les rois et
les seigneurs, mais je ne dois pas omettre de relater que bien peu d’entre eux sont sortis
victorieux de l’épreuve. Toutefois, contre mon attente, bien des vertus devinrent mani-
festes : ceux-ci résistèrent à tel ou tel poids ceux-là à deux, d’autres à trois, quatre ou cinq.
Mais bien peu avaient la véritable perfection ; et tous ceux qui échouèrent furent la risée
des soldats rouges.
Quand les nobles, les savants et autres eurent également subi l’épreuve, et que dans
chaque état on eut trouvé tantôt un, tantôt deux justes, souvent aucun, ce fut le tour
de messeigneurs les fourbes et des flatteurs, faiseurs de Lapis Spitalauficus. On les posa
sur la balance avec de telles railleries que, malgré mon affliction, je faillis éclater de rire
et que même les prisonniers ne purent s’en empêcher. Car à ceux-là, pour la plupart on
n’accorda même pas un jugement sévère ; mais ils furent chassés de la balance à coups de
fouet et conduits à leurs sections près des autres prisonniers.
De toute cette grande foule il subsista un si petit nombre que je rougirais de le révéler.
Parmi les élus il y eut aussi des personnes haut placées mais les unes comme les autres
furent honorées d’un vêtement de velours, et d’une branche de laurier.
Quand tous eurent passé par cette épreuve sauf nous, pauvres chiens en-
chaînés deux par deux, un capitaine s’avança et dit : Madame, s’il plaisait
à votre Honneur, on pourrait peser ces pauvres gens qui avouent leur inap-
titude, sans risque pour eux, mais pour notre plaisir seulement ; peut-être
trouverait-on quelque juste parmi eux.
Tout d’abord cette proposition ne laissa de me chagriner, car, dans ma peine, j’avais au
moins la consolation de ne pas être exposé honteusement et chassé de la balance à coups
de fouet. J’étais convaincu que beaucoup de ceux qui étaient prisonniers maintenant eus-
sent préféré passer dix nuits dans la salle où nous avions couché que de subir un échec si
pitoyable. Mais comme la vierge donna son assentiment il fallut bien se soumettre. Nous
fûmes donc déliés et posés l’un après l’autre. Quoique mes compagnons échouassent le
plus souvent, on leur épargna les sarcasmes et les coups de fouet et ils se rangèrent de côté,
en paix.
J’étais le huitième. Lorsque tout tremblant je pris place sur la balance, mon camarade,
déjà vêtu de son habit de velours m’engagea d’un regard affectueux, et, même, la vierge
eut un léger sourire. Je résistai à tous les poids ; la vierge ordonna alors d’employer la force
pour me soulever et trois hommes pesèrent encore sur l’autre plateau ; ce fut en vain.
Au moment où le dernier prenait place sur la balance—dont les poids furent trop lourds
pour lui—, la vierge aperçut les roses que j’avais détachées de mon chapeau et que je te-
nais à la main ; elle me fit la grâce de me les demander par son page et je les lui donnai
avec joie.
C’est ainsi que le premier acte se termina à dix heures du matin ; sa fin fut marquée par
une sonnerie de trompettes, invisibles pour nous à ce moment.
En attendant le jugement, les sections emmenèrent leurs prisonniers. Le conseil fut com-
posé des cinq préposés et de nous-mêmes, et l’affaire fut exposée par la vierge faisant
office de présidente ; puis on demanda à chacun son avis sur la punition à infliger aux
prisonniers.
La première opinion émise fut de les punir tous de mort, les uns plus durement que les
autres, attendu qu’ils avaient eu l’audace de se présenter malgré qu’ils connussent les
conditions requises, clairement énoncées.
D’autres proposèrent de les retenir prisonniers. Mais ces propositions ne furent approu-
vées ni par la présidente ni par moi. Finalement on prit une décision conforme à l’avis
émis par l’empereur que j’avais délivré, par un prince, par mon camarade et par moi : les
premiers, seigneurs de rang élevé, seraient conduits discrètement hors du château ; les
seconds seraient congédiés avec plus de mépris ; les suivants seraient déshabillés et mis
dehors tout nus ; les quatrièmes seraient fouettés par les verges ou chassés par les chiens ;
mais ceux qui avaient reconnu leur indignité et renoncé à l’épreuve hier soir, repartiraient
sans punition. Enfin, les audacieux qui s’étaient conduits si honteusement au repas d’hier,
seraient punis de prison ou de mort selon la gravité de leurs forfaits.
Cet avis eut l’assentiment de la vierge et fut accepté définitivement ; on accorda en outre
un repas aux prisonniers. On leur fit part aussitôt de cette faveur et le jugement fut fixé à
douze heures de l’après-midi. Cette décision prise, l’assemblée se sépara.
La vierge se retira avec les siens dans sa retraite coutumière ; on nous fit servir une colla-
tion sur la première table de la salle avec la prière de nous contenter de cela jusqu’à ce que
l’affaire fut complètement terminée ; ensuite on nous conduirait devant le saint fiancé et
la fiancée, ce que nous apprîmes avec joie.
Cependant les prisonniers furent amenés dans la salle ; on les plaça selon leur rang avec la
recommandation de se conduire plus décemment qu’auparavant ; mais cette exhortation
était superflue car ils avaient perdu leur arrogance. Et je puis affirmer, non par flatterie,
mais par amour de la vérité, que les personnes de rang élevé savaient en général mieux
se résigner de cet échec inattendu, car, quoique assez dure, leur punition était juste. Les
serviteurs leur restaient invisibles, tandis qu’ils étaient devenus visibles pour nous ; cette
constatation nous fut une grande joie.
Mais, quoique la fortune nous eût favorisés, nous ne nous estimions cependant pas supé-
rieurs aux autres et nous les engagions à reprendre courage en leur disant qu’ils ne seraient
pas traités trop durement. Ils auraient voulu connaître la sentence ; mais nous étions
tenus au silence de sorte qu’aucun de nous ne pouvait les renseigner. Cependant nous les
consolions de notre mieux et nous les invitions à boire avec nous dans l’espoir que le vin
les égayerait.
Notre table était recouverte de velours rouge et les coupes étaient en or et argent ; ce qui
ne laissait d’étonner et d’humilier les autres. Avant que nous eussions pris place à table,
les deux pages vinrent présenter à chacun de nous, de la part du fiancé, une Toison d’or
portant l’image d’un Lion volant, en nous priant de nous en parer pour le repas. Ils nous
exhortèrent à maintenir dûment la réputation et la gloire de l’Ordre ;—Car S. M. nous
conférait l’Ordre dès cet instant, et nous confirmerait bientôt cet honneur avec la solen-
nité convenable.—Nous reçûmes la Toison avec le plus grand respect et nous nous enga-
geâmes à exécuter fidèlement ce qu’il plairait à Sa Majesté de nous ordonner.
En outre, le page tenait la liste de nos demeures ; je ne chercherais pas à cacher la mienne
si je ne craignais qu’on ne me taxât d’orgueil, péché, qui cependant ne peut surmonter
l’épreuve du quatrième poids.
Or, comme nous étions traités d’une manière merveilleuse, nous demandâmes à l’un des
pages s’il nous était permis de faire porter quelques aliments à nos amis prisonniers, et,
comme il n’y avait aucun empêchement à cela, nous leur en fûmes porter abondamment
par les serviteurs, toujours invisibles pour eux. Ils ignoraient donc, de ce fait, d’où leur
venaient les aliments ; c’est pourquoi je voulus en porter moi-même à l’un d’eux ; mais
aussitôt l’un des serviteurs qui se trouvaient derrière moi m’en dissuada amicalement. Il
m’assura que si l’un des pages avait compris mon intention, le roi en serait informé et
me punirait certainement ; mais comme personne ne s’en était aperçu, sinon lui, il ne se
trahirait point. Toutefois, il m’invita à mieux garder le secret de l’Ordre dorénavant. Et en
me parlant ainsi, le serviteur me rejeta si violemment sur mon siège, que j’y restai comme
brisé pendant longtemps. Néanmoins je le remerciai de son avertissement bienveillant,
dans la mesure où mon trouble et mon effroi le permirent.
Bientôt les trompettes sonnèrent ; comme nous avions remarqué que cette sonnerie an-
nonçait la vierge, nous nous apprêtâmes à la recevoir. Elle apparut sur son trône, avec le
cérémonial habituel, précédée de deux pages qui portaient, le premier une coupe en or,
l’autre un parchemin. Elle se leva avec grâce, prit la coupe des mains du page et nous la
remit par ordre du Roi afin que nous la fassions circuler en son honneur. Le couvercle de
cette coupe représentait une Fortune exécutée avec un art parfait ; elle tenait dans sa main
un petit drapeau rouge déployé. Je bus ; mais la vue de cette image me remplit de tristesse
car j’avais éprouvé la perfidie de la fortune.
La vierge était parée, comme nous, de la Toison d’or et du Lion, je présumai donc qu’elle
devait être la présidente de l’Ordre. Quand nous lui demandâmes le nom de cet Ordre,
elle nous répondit, qu’elle ne nous le révélerait qu’après le jugement des prisonniers et
l’exécution de la sentence ; car leurs yeux étaient encore fermés pour la lumière de cette
révélation, et les événements heureux qui nous étaient survenus ne pouvaient être pour
eux que pierres d’achoppement et objets de scandale, quoique les faveurs que l’on nous
avait accordées ne fussent rien en comparaison des honneurs qui nous étaient réservés.
Puis, des mains du second page, elle prit le parchemin ; il était divisé en deux parties.
S’adressant alors au premier groupe de prisonniers la vierge lut à peu près ce qui suit : Les
prisonniers devaient confesser qu’ils avaient ajouté foi trop aisément aux enseignements
mensongers des faux livres ; qu’ils s’étaient cru beaucoup trop méritants ; de sorte, qu’ils
avaient osé se présenter dans ce palais où ils n’avaient jamais été conviés ; que, peut-être,
la plupart comptaient y trouver de quoi vivre ensuite avec plus de pompe et d’ostentation
; en outre, qu’ils s’étaient excités mutuellement pour s’enfoncer dans cette honte et qu’ils
méritaient une punition sévère pour tout cela.
Nos gaillards ne convinrent pas volontiers de tout cela ; mais, comme la vierge les me-
naçait de mort, tandis que le premier groupe les accusait véhémentement et se plaignait
d’une seule voix d’avoir été dupé par eux, ils finirent par avouer, pour échapper à de plus
grands maux. Cependant ils prétendaient que l’on ne devait pas les traiter avec une rigu-
eur excessive car les grands seigneurs, désireux d’entrer dans le château les avait alléchés
par de belles promesses pour obtenir leur aide ; cela les avait amenés à ruser de mille ma-
nières pour happer l’appât, et, de fil en aiguille, ils avaient été entraînés jusque-là. Ainsi
donc, à leur avis, ils n’avaient pas démérité plus que les seigneurs, parce qu’ils n’avaient
pas réussi. Car les seigneurs auraient dû comprendre qu’ils ne se seraient pas exposés à
de grands dangers en escaladant les murs avec eux, contre une faible rémunération, s’ils
avaient pu entrer en toute sécurité. D’autre part, certains livres avaient été édités si fruc-
tueusement que ceux qui se trouvaient dans le besoin se crurent autorisés à exploiter cette
source de bénéfices. Ils espéraient donc que, si l’on voulait rendre un jugement équitable
et, sur leur demande pressante, examiner leur cas avec soin, l’on chercherait en vain une
action blâmable à leur charge, car ils avaient agi en serviteurs des seigneurs.—C’est avec,
de tels arguments qu’ils cherchaient à s’excuser.
Mais on leur répondit que Sa Majesté Royale était décidée à les punir tous, toutefois avec
plus ou moins de sévérité ; car les raisons qu’ils invoquaient étaient, en effet, véridiques
en partie, c’est pourquoi les seigneurs ne resteraient point sans punition. Mais ceux qui,
de leur propre initiative avaient proposé leurs services, et ceux qui avaient circonvenu et
entraîné des ignorants malgré leur volonté, devaient se préparer à mourir. Le même sort
serait réservé à ceux qui avaient lésé Sa Majesté Royale par leur mensonges, ce dont ils
pouvaient se convaincre eux-mêmes par leurs écrits et leurs livres.
Alors ce furent des plaintes lamentables, des pleurs, des supplications, des prières et des
prosternations, qui cependant demeurèrent sans effet. Et je fus étonné de voir que la
vierge supporta cela si vaillamment, tandis que, pleins de commisération, nous ne pûmes
retenir nos larmes, quoique beaucoup d’entre eux nous eussent infligé maints peines
et tourments. Loin de s’attendrir elle fit chercher par son page tous les chevaliers qui
s’étaient rangés près de la balance. On leur ordonna de s’emparer de leurs prisonniers et
de les conduire en file dans le jardin, chaque soldat devait se placer à côté de son prison-
nier. Je remarquai, non sans étonnement, avec quelle aisance chacun reconnut le sien.
Ensuite mes compagnons de la nuit précédente furent autorisés à sortir librement dans le
jardin pour assister à l’exécution de la sentence.
Dès qu’ils furent sortis, la vierge descendit de son trône et nous invita à nous asseoir sur
les marches afin de paraître au jugement. Nous obéîmes sans tarder en abandonnant tout
sur la table, hormis la coupe que la vierge confia à un page. Alors le trône se souleva tout
entier et s’avança avec une telle douceur qu’il nous sembla planer dans l’air ; nous arri-
vâmes ainsi dans le jardin et nous nous levâmes.
Le jardin ne présentait aucune particularité ; toutefois des arbres avaient été distribués
avec art et une source délicieuse y jaillissait d’une fontaine, décorée d’images merveilleuses,
d’inscriptions et de signes étranges ; j’en parlerai plus amplement dans le prochain livre
s’il plaît à Dieu.
Un amphithéâtre en bois orné d’admirables décors avait été dressé dans ce jardin. Il y
avait quatre gradins superposés ; le premier, d’un luxe plus resplendissant était masqué
par un rideau en taffetas blanc ; nous ignorions donc si quelqu’un s’y trouvait à ce mo-
ment. Le second était vide et à découvert ; les deux derniers étaient de nouveau cachés à
nos regards par des rideaux de taffetas rouge et bleu.
Lorsque nous fûmes près de cet édifice la vierge s’inclina très bas ; nous en fûmes très
impressionnés, car cela signifiait clairement que le Roi et la Reine n’étaient pas loin. Nous
saluâmes donc également. Puis la vierge nous conduisit par l’escalier au second gradin, où
elle prit la première place, les autres conservant leur ordre.
Je ne puis raconter à cause des méchantes langues, comment l’empereur que j’avais délivré
se comporta envers moi, tant à cet endroit que précédemment à table ; car il se rendait fa-
cilement compte dans quels soucis et tourments il attendrait l’heure du jugement, tandis
que maintenant, grâce à moi, il était parvenu à cette dignité.
Sur ces entrefaites, la vierge qui m’avait apporté jadis l’invitation et que je n’avais plus
aperçu depuis, s’approcha de nous ; elle sonna de sa trompette et, d’une voix forte, elle
ouvrit la séance par le discours suivant :
Sa Majesté Royale, Mon Seigneur, aurait désiré de tout son cour que tous, ici
présents eussent parus seulement sur Son invitation, pourvus de qualités suf-
fisantes, pour assister en grand nombre, en Son honneur, à la fête nuptiale.
Mais, comme Dieu tout-puissant en avait disposé autrement, Sa Majesté ne
devait pas murmurer, mais continuer à se conformer aux usages antiques et
louables de ce royaume, quelque fussent les désirs de Sa Majesté. Mais, afin
que Sa clémence naturelle soit célébrée dans le monde entier, Elle est parve-
nue, avec l’aide de Ses conseillers et des représentants du royaume, à miti-
ger sensiblement la sentence habituelle. Ainsi, Elle voulait, premièrement,
que les seigneurs et gouvernants, n’eussent pas seulement la vie sauve, mais
même que la liberté leur fut rendue. Sa Majesté leur transmettait Sa prière
amicale de se résigner sans aucune colère à ne pouvoir assister à la fête en
Son honneur, de réfléchir que Dieu tout-puissant leur avait déjà confié sans
cela une charge qu’ils étaient incapables de porter avec calme et soumission
et que, d’ailleurs, le Tout-puissant partageait ses biens suivant une loi in-
compréhensible. De même, leur réputation ne serait pas atteinte par le fait
d’avoir été exclus de notre Ordre, car il n’est pas donné à tous d’accomplir
toutes choses. D’ailleurs les courtisans pervers qui les avaient trompés ne res-
teraient pas impunis. En outre, Sa Majesté était désireuse de leur communi-
quer sous peu un Catalogue des Hérétiques et un Index expurgatorium, afin
qu’ils pussent discerner dorénavant le bien du mal avec plus de facilités. De
plus, comme Sa Majesté avait l’intention d’opérer un classement dans leur
bibliothèque et de sacrifier à Vulcain les écrits trompeurs, Elle les priait de
lui prêter leur aide amicale à cet effet. Sa Majesté leur recommandait éga-
lement de gouverner leurs sujets ; de manière à réprimer tout mal et toute
impureté. Elle les exhortait de même à résister au désir de revenir inconsidé-
rément, afin que l’excuse d’avoir été dupés ne fut reconnue comme menson-
gère et qu’ils ne fussent en butte à la risée et au mépris de tous. Enfin, si les
soldats leur demandaient une rançon, Sa Majesté espérait que personne ne
songerait à s’en plaindre et ne refuserait de se racheter soit avec une chaîne,
soit avec tout autre objet qu’il aurait sous la main ; puis il leur serait loisible
de prendre congé de nous, amicalement, et de s’en retourner vers les leurs,
accompagnés de nos voeux.
Les seconds qui n’avaient pu résister aux poids, un, trois et quatre, n’en seraient pas quittes
à si bon compte, mais afin que la clémence de Sa Majesté leur fut sensible également, leur
punition serait d’être dévêtus entièrement et renvoyés ensuite.
Ceux qui avaient été plus légers que les poids deux et cinq, seraient dévêtus et marqués
d’un, de deux ou de plusieurs stigmates suivant qu’ils avaient été plus ou moins lourds.
Ceux qui avaient été soulevés par les poids six et sept et non par les autres, seraient traités
avec moins de rigueur.
Et ainsi de suite ; pour chacune des combinaisons une peine particulière était édictée. Il
serait trop long de les énumérer toutes.
Les modestes, qui hier avaient renoncé à l’épreuve de leur plein gré seraient délivrés sans
aucune punition.
Enfin, les fourbes qui n’avaient pu contrebalancer un seul poids seraient punis de mort
par l’épée, la corde, l’eau ou les verges, suivant leurs crimes ; et l’exécution de cette sen-
tence aurait lieu irrévocablement pour l’exemple des autres.
Alors notre vierge rompit le bâton ; puis la seconde vierge, celle qui avait lu la sentence,
sonna de sa trompette et, s’approchant du rideau blanc ; fit une profonde révérence.
Je ne puis omettre, ici, de révéler au lecteur, une particularité relative au nombre des pri-
sonniers : Ceux qui pesaient un poids étaient au nombre de sept ; ceux qui en pesaient
deux, au nombre de vingt et un ; pour trois poids il y en avait trente-cinq ; pour quatre,
trente-cinq ; pour cinq, vingt et un ; et pour six, sept. Mais pour le poids sept, il n’y en
avait qu’un seul qui avait été soulevé avec peine ; c’était celui que j’avais délivré ; ceux qui
avaient été soulevés aisément étaient en grand nombre. Ceux qui avaient laissé descendre
tous les poids à terre étaient moins nombreux.
Et c’est ainsi que j’ai pu les compter et les noter soigneusement sur ma tablette tandis
qu’ils se présentaient un à un. Or, chose étrange, tous ceux qui avaient pesé quelque chose
étaient dans des conditions différentes. Ainsi ceux qui pesaient trois poids étaient bien
au nombre de trente-cinq, mais l’un avait pesé 1, 2, 3, l’autre 3, 4, 5, le troisième 5, 6, 7
et ainsi de suite ; de sorte, que par le plus grand miracle il n’y avait pas deux semblables
parmi les cent vingt-six qui avaient pesé quelque chose ; et je les nommerai bien tous,
chacun avec ses poids si cela ne m’était défendu pour l’instant. Mais j’espère que ce secret
sera révélé dans l’avenir avec son interprétation.
Après la lecture de cette sentence les seigneurs de la première catégorie exprimèrent une
grande satisfaction, car, après cette épreuve rigoureuse, ils n’avaient osé espérer une puni-
tion aussi légère. Ils donnèrent plus encore que ce qu’on leur demanda et se rachetèrent
avec des chaînes, des bijoux, de l’or, de l’argent, enfin tout ce qu’ils avaient sur eux.
Quoique l’on eût défendu aux serviteurs royaux de se moquer d’eux pendant leur départ,
quelques railleurs ne purent réprimer le rire ; et, en vérité, il était fort amusant de voir
avec quelle hâte ils s’éloignèrent. Toutefois quelques-uns avaient demandé qu’on leur fît
parvenir le catalogue promis afin qu’ils pussent faire le classement des livres selon le désir
de Sa Majesté Royale, ce qu’on leur avait promis à nouveau. Sous le portail on présenta à
chacun la coupe remplie de breuvage d’oubli afin qu’aucun ne fut tourmenté par le sou-
venir de ces incidents.
Ils furent suivis par ceux qui s’étaient rétractés avant l’épreuve ; on laissa passer ces derniers sans encombre,
à cause de leur franchise et de leur honnêteté ; mais on leur ordonna de ne jamais revenir dans d’aussi dé-
plorables conditions. Toutefois si une révélation plus profonde les y invitait, ils seraient, comme les autres,
des convives bienvenus.
Pendant ce temps les prisonniers des catégories suivantes furent dévêtus ; et là encore on
faisait des distinctions, suivant les crimes de chacun. On renvoya les uns tout nus, sans
autres punitions ; à d’autres on attacha des sonnettes et des grelots ; quelques autres en-
core furent chassés à coup de fouet. En somme leurs punitions furent trop variées pour
que je pusse les relater toutes.
Enfin ce fut le tour des derniers ; leur punition demandait plus de temps, car suivant le
cas, ils furent ou pendus ou décapités, ou noyés ou encore expédiés différemment. Pen-
dant ces exécutions je ne pus retenir mes larmes, non tant par pitié pour eux—en toute
justice, ils avaient mérité leur punition pour leurs crimes,—mais j’étais ému par cet aveu-
glement humain qui nous amène sans cesse à nous préoccuper avant tout de ce en quoi
nous avons été scellés depuis la chute première.
C’est ainsi que le jardin qui regorgeait de monde un instant auparavant se vida, au point
qu’il ne resta guère que les soldats.
Après ces événements il se fit un silence qui dura cinq minutes. Alors une belle licorne,
blanche comme la neige, portant un collier en or signé de quelques caractères, s’approcha
de la fontaine, et, ployant ses jambes de devant, s’agenouilla comme si elle voulait hono-
rer le lion qui se tenait debout sur la fontaine. Ce lion, qui en raison de son immobilité
complète m’avait semblé en pierre ou en airain, saisit aussitôt une épée nue qu’il tenait
sous ses griffes et la brisa au milieu ; je crois que les deux fragments tombèrent dans la
fontaine. Puis il ne cessa de rugir jusqu’à ce qu’une colombe blanche, tenant un rameau
d’olivier dans son bec, volât vers lui à tire d’ailes ; elle donna ce rameau au lion qui l’avala
ce qui lui rendit de nouveau le calme. Alors, en quelques bonds joyeux, la licorne revint
à sa place.
Un instant après, notre vierge nous fit descendre du gradin par un escalier tournant et
nous nous inclinâmes encore une fois devant la draperie ; puis on nous ordonna de nous
verser de l’eau de la fontaine sur les mains et sur la tête et de rentrer dans nos rangs après
cette ablution jusqu’à ce que le Roi se fût retiré dans ses appartements par un couloir se-
cret. On nous ramena alors du jardin dans nos chambres, en grande pompe et au son des
instruments, tandis que nous nous entretenions amicalement. Et cela eut lieu vers quatre
heures de l’après-midi.
Afin de nous aider à passer le temps agréablement, la vierge ordonna que chacun de nous
fût accompagné par un page. Ces pages, richement vêtus, étaient extrêmement instruits
et discouraient sur toute chose avec tant d’art que nous avions honte de nous-mêmes. On
leur avait donné l’ordre de nous faire visiter le château—certaines parties seulement—et
de nous distraire en tenant compte de nos désirs autant que possible.
Puis la vierge prit congé de nous en nous promettant d’assister au repas du soir ; on célé-
brerait, aussitôt après, les cérémonies de la Suspension des poids ; ensuite, il nous faudrait
prendre patience jusqu’à demain, car demain seulement nous serions présentés au Roi.
Dès qu’elle nous eût quittés, chacun de nous chercha à s’occuper selon ses goûts. Les uns
contemplèrent les belles inscriptions, les copièrent, et méditèrent sur la signification des
caractères étranges ; d’autres se réconfortèrent en buvant et en mangeant. Quant à moi,
je me fis conduire par mon page par-ci, par-là, dans le château et je me réjouirai toute
ma vie d’avoir fait cette promenade. Car, sans parler de maintes antiquités admirables, on
me montra les caveaux des rois, auprès desquels j’ai appris plus que ce qu’enseignent tous
les livres. C’est là que se trouve le merveilleux phénix, sur lequel j’ai fait paraître un petit
traité il y a deux ans. J’ai l’intention de continuer à publier des traités spéciaux conçus
sur le même plan et comportant le même développement sur le lion, l’aigle, le griffon, le
faucon et autres sujets.
Je plains encore mes compagnons d’avoir négligé un trésor aussi précieux ; cependant
tout me porte à croire que telle a été la volonté de Dieu. J’ai profité plus qu’eux de la
compagnie de mon page, car les pages conduisaient chacun suivant ses tendances intel-
lectuelles, aux endroits et par les voies qui lui convenaient. Or, c’est à mon page qu’on
avait confié les clefs et c’est pour cette raison que je goûtai ce bonheur avant les autres.
Mais maintenant, quoiqu’il les appelât, ils se figuraient que ces tombeaux ne pouvaient se
trouver que dans des cimetières, et là ils les verraient toujours à temps—si toutefois cela
en valait la peine. Pourtant ces monuments, dont nous avons pris tous deux une copie
exacte, ne resteront point secrets à nos disciples méritants.
Ensuite nous visitâmes tous deux l’admirable bibliothèque ; elle était encore telle qu’elle
avait existé avant la Réforme. Quoique mon cœur se réjouisse chaque fois que j’y pense, je
n’en parlerai cependant point ; d’ailleurs le catalogue en paraîtra sous peu. Près de l’entrée
de cette salle, l’on trouve un gros livre, comme je n’en avais jamais vu ; ce livre contient
la reproduction de toutes les figures, salles et portes ainsi que des inscriptions et énigmes
réunies dans le château entier. Mais quoique j’eusse commencé à divulguer ces secrets, je
m’arrête là, car je ne dois en dire davantage, tant que le monde ne sera pas meilleur qu’il
n’est.
Près de chaque livre je vis le portrait de son auteur ; j’ai cru comprendre que beaucoup
de ces livres-là seront brûlés, afin que le souvenir même en disparaisse parmi les hommes
de bien.
Quand nous eûmes terminé cette visite, sur le seuil même de la porte, un autre page ar-
riva en courant ; il dit quelques mots tout bas à l’oreille de notre page, prit les clefs qu’il
lui tendait et disparut par l’escalier. Voyant que notre page avait affreusement pâli, nous
l’interrogeâmes et, comme nous insistâmes, il nous informa que Sa Majesté défendait que
quiconque visitât ni la bibliothèque ni les tombeaux et il nous supplia de garder cette
visite absolument secrète, afin de lui sauver la vie parce qu’il avait déjà nié notre passage
dans ces endroits. A ces mots nous fûmes saisis de frayeur et aussi de joie ; mais le secret
en fut gardé strictement ; personne d’ailleurs ne s’en soucia, quoique nous eussions passé
trois heures dans les deux salles.
Sept heures venaient de sonner ; cependant on ne nous appela pas encore à table. Mais
les distractions sans cesse renouvelées nous faisaient oublier notre faim et à ce régime je
jeûnerais volontiers ma vie durant. En attendant le repas on nous montra les fontaines,
les mines et divers ateliers, dont nous ne pourrions produire l’équivalent avec toutes nos
connaissances réunies. Partout les salles étaient disposées en demi-cercle, de sorte que l’on
pouvait observer facilement l’Horloge précieuse établie au centre sur une tour élevée et
se conformer à la position des planètes qui s’y reproduisait avec une précision admirable.
Ceci nous montre à l’évidence par où pèchent nos artistes ; mais il ne m’appartient pas
de les en instruire.
Enfin je parvins à une salle spacieuse qui avait déjà été visitée par les autres ; elle renfer-
mait un Globe terrestre dont le diamètre mesurait trente pieds. Presque la moitié de cette
sphère était sous le sol à l’exception d’une petite bande entourée de marches. Ce Globe
était mobile et deux hommes le tournaient aisément de telle manière que l’on ne pouvait
jamais apercevoir que ce qui était au-dessus de l’Horizon. Quoique j’eusse deviné qu’il
devait être affecté à un usage particulier, je n’arrivais cependant pas à comprendre la signi-
fication de certains petits anneaux en or qui y étaient fixés ça et là. Cela fit sourire mon
page, qui m’invita à les regarder plus attentivement. A la fin je découvris que ma patrie
était marquée d’un anneau d’or ; alors mon compagnon y chercha la sienne et trouva
une marque semblable, et, comme cette constatation se vérifia encore pour d’autres qui
avaient réussi dans l’épreuve, le page nous donna l’explication suivante qu’il nous certifia
être véridique.
Ce globe m’apprit encore bien des choses que toutefois je ne publierai pas. Que le lecteur
tâche cependant de trouver pourquoi toutes les villes ne possèdent pas un Philosophe.
Ensuite on nous fit visiter l’intérieur du Globe ; nous entrâmes de la manière suivante :
Sur l’espace représentant la mer, qui prenait naturellement beaucoup de place, se trouvait
une plaque portant trois dédicaces et le nom de l’auteur. Cette plaque se soulevait faci-
lement et dégageait l’entrée par laquelle on pouvait pénétrer jusqu’au centre en abattant
une planche mobile ; il y avait de la place pour quatre personnes. Au centre, il n’y avait, en
somme, qu’une planche ronde ; mais quand on y était parvenu on pouvait contempler les
étoiles en plein jour—toutefois à cet instant il faisait déjà sombre.—Je crois que c’étaient
de pures escarboucles qui accomplissaient dans l’ordre leur cours naturel et ces étoiles
resplendissaient avec une telle beauté que je ne pouvais plus me détacher de ce spectacle ;
plus tard le page raconta cela à la vierge qui me plaisanta maintes fois à ce sujet.
Mais l’heure du dîner était sonnée et je m’étais tellement attardé dans le globe que j’allais
arriver le dernier à table. Je me hâtai donc de remettre mon habit—je l’avais ôté aupara-
vant—et je m’avançai vers la table ; mais les serviteurs me reçurent avec tant de révérences
et de marques de respect que, tout confus, je n’osai lever les yeux. Je passai ainsi, sans
prendre garde, à côté de la vierge qui m’attendait ; elle s’aperçut aussitôt de mon trouble,
me saisit par mon habit et me conduisit ainsi à table.
Je me dispense de parler ici de la musique et des autres splendeurs, car, non seulement
les paroles me manquent pour les dépeindre comme il conviendrait, mais encore je ne
saurais ajouter à la louange que j’en ai faite plus haut ; en un mot il n’y avait là que les
productions de l’art le plus sublime.
Puis elle demanda l’avis des autres. Mon récit les avait déjà éclairés ; celui qui me succéda
parla donc ainsi :
Dans ma ville une vierge fut condamnée à mort dernièrement ; mais comme
son juge en eut pitié, il fit proclamer que celui qui voudrait entrer en lice
pour elle, afin de prouver son innocence par un combat serait admis à faire
cette preuve. Or elle avait deux galants, dont l’un s’arma aussitôt et se pré-
senta dans le champ clos pour y attendre un adversaire. Bientôt après, l’autre
y pénétra également ; mais comme il était arrivé trop tard, il prit le parti de
combattre et de se laisser vaincre, afin que la vierge eût la vie sauve. Lorsque
le combat fut terminé, ils réclamèrent la vierge tous les deux. Et dites-moi
maintenant, messeigneurs, à qui la donnez-vous ?
Alors la vierge ne put s’empêcher de dire :
Je croyais vous apprendre beaucoup et me voici prise à mon propre piège ; je
voudrais cependant savoir si d’autres prendront la parole ?
Les énigmes proposées ensuite par les autres furent un peu plus embrouillées de sorte
que je ne pus les retenir toutes ; cependant je me souviens encore de l’histoire suivante
racontée par l’un de mes compagnons : Quelques années auparavant un médecin lui avait
acheté du bois dont il s’était chauffé pendant tout l’hiver ; mais quand le printemps était
revenu il lui avait revendu ce même bois de sorte qu’il en avait usé sans faire la moindre
dépense.
— Cela s’est fait par acte, sans doute ? dit la vierge, mais l’heure passe et nous
voici arrivés à la fin du repas.—En effet répondit mon compagnon ; Que
celui qui ne trouve pas la solution de ces énigmes la fasse demander à cha-
cun ; je ne pense pas qu’on la lui refusera.
Puis on commença à dire le gratias et nous nous levâmes tous de table, plutôt rassasiés et
gais que gavés d’aliments. Et nous souhaiterions volontiers que tous les banquets et festins
se terminassent de cette manière.
Quand nous nous fûmes promenés un instant dans la salle, la vierge nous demanda si
nous désirions assister au commencement des noces. L’un de nous répondit : Oh oui,
vierge noble et vertueuse.
Alors, tout en conversant avec nous, elle dépêcha en secret un page. Elle était devenue si
affable avec nous que j’osai lui demander son nom. La vierge ne se fâcha point de mon
audace et répondit en souriant :
Mon nom contient cinquante-cinq et n’a cependant que huit lettres ; la troisième est le tiers de
la cinquième ; si elle s’ajoute à la sixième, elle forme un nombre, dont la racine est déjà plus
grande de la première lettre que n’est la troisième elle-même, et qui est la moitié de la qua-
trième. La cinquième et la septième sont égales ; la dernière est, de même égale, à la première,
et elles font avec la seconde autant que possède la sixième, qui n’a cependant que quatre de plus
que ne possède la troisième trois fois. Et maintenant, seigneurs, quel est mon nom ?
Mais voici que nous vîmes paraître plusieurs vierges magnifiquement vêtues ; elles étaient
précédées de deux pages qui éclairaient leur marche. Le premier de ces pages nous mon-
trait une figure joyeuse, des yeux clairs et ses formes étaient harmonieuses ; le second avait
l’aspect irrité ; il fallait que toutes ses volontés se réalisent ainsi que je m’en aperçus par la
suite. Ils étaient suivis, tout d’abord, par quatre vierges. La première baissait chastement
les yeux et ses gestes dénotaient une profonde humilité. La deuxième était également une
vierge chaste et pudique. La troisième eut un mouvement d’effroi en entrant dans la salle ;
j’appris plus tard qu’elle ne peut rester là où il y a trop de joie. La quatrième nous apporta
quelques fleurs, symboles de ses sentiments d’amour et d’abandon. Ensuite nous vîmes
deux autres vierges parées plus richement ; elles nous saluèrent. La première portait une
robe toute bleue semée d’étoiles d’or ; la seconde était vêtue de vert avec des raies rouges
et blanches ; toutes deux avaient dans leurs cheveux des rubans flottants qui leur seyaient
admirablement.
Mais voici, toute seule, la septième vierge ; elle portait une petite couronne et, néanmoins
ses regards allaient plus souvent vers le ciel que vers la terre. Nous crûmes qu’elle était la
fiancée ; en cela nous étions loin de la vérité ; cependant elle était plus noble que la fiancée
par les honneurs, la richesse et le rang. Ce fut elle qui, maintes fois, régla le cours entier
des noces. Nous imitâmes notre vierge et nous nous prosternâmes au pied de cette reine
malgré qu’elle se montrât très humble et pieuse, Elle tendit la main à chacun de nous tout
en nous disant de ne point trop nous étonner de cette faveur car ce n’était-là qu’un de ses
moindres dons. Elle nous exhorta à lever nos yeux vers notre Créateur, à reconnaître sa
toute-puissance en tout ceci, à persévérer dans la voie où nous nous étions engagés et à
employer ces dons à la gloire de Dieu et pour le bien des hommes. Ces paroles, si diffé-
rentes de celles de notre vierge, encore un peu plus mondaine, m’allaient droit au coeur.
Puis s’adressant à moi : Toi, dit-elle, tu as reçu plus que les autres, tâche donc de donner plus
également.
Ce sermon nous surprit beaucoup, car en voyant les vierges et les musiciens nous avions
cru qu’on allait danser.
Cependant les poids dont nous parlions plus haut étaient encore à leur place ; la reine—
j’ignore qui elle était—invita chaque vierge à prendre l’un des poids, puis elle donna le
sien qui était le dernier et le plus lourd à notre vierge et nous ordonna de nous mettre
à leur suite. C’est ainsi que notre gloire majestueuse se trouva un peu rabaissée ; car je
m’aperçus facilement que notre vierge n’avait été que trop bonne pour nous et que nous
n’inspirions point une si haute estime que nous commencions presque à nous l’imaginer.
Nous suivîmes donc en ordre et l’on nous conduisit dans une première salle. Là, notre
vierge suspendit le poids de la reine le premier, tandis qu’on chanta un beau cantique.
Dans cette salle, il n’y avait de précieux que quelques beaux livres de prières qu’il nous
était impossible d’atteindre. Au milieu de la salle se trouvait un prie-dieu ; la reine s’y age-
nouilla et nous nous prosternâmes tous autour d’elle et répétâmes la prière que la vierge
lisait dans l’un des livres ; nous demandâmes avec ferveur que ces noces s’accomplissent à
la gloire de Dieu et pour notre bien.
Ensuite nous parvînmes à la seconde salle, où la première vierge suspendit à son tour le
poids qu’elle portait ; et ainsi de suite, jusqu’à ce que toutes les cérémonies fussent accom-
plies. Alors la reine tendit de nouveau la main à chacun de nous et se retira accompagnée
de ses vierges.
Notre présidente resta encore un instant parmi nous ; mais comme il était presque deux
heures de la nuit elle ne voulut pas nous retenir plus longtemps ;—j’ai cru remarquer
à ce moment qu’elle se plaisait en notre société.—Elle nous souhaita donc une bonne
nuit, nous engagea à dormir tranquilles et se sépara ainsi de nous amicalement, presqu’à
contre-cœur.
Nos pages, qui avaient reçu des ordres, nous conduisirent dans nos chambres respectives,
et afin que nous puissions nous faire servir en cas de besoin, notre page reposait dans un
second lit installé dans la même chambre. Je ne sais comment étaient les chambres de mes
compagnons, mais la mienne était meublée royalement et garnie de tapis et de tableaux
merveilleux. Cependant je préférais à tout cela la compagnie de mon page qui était si
éloquent et si versé dans les arts que je pris plaisir à l’écouter pendant une heure encore,
de sorte que je ne m’endormis que vers trois heures et demie.
Ce fut ma première nuit tranquille ; cependant un rêve importun ne me laissait pas jouir
du repos tout à mon aise, car toute la nuit je m’acharnais sur une porte que je ne pouvais
ouvrir, finalement j’y réussis. Ces fantaisies troublèrent mon sommeil jusqu’à ce que le
jour m’éveillât enfin.
QUATRIÈME JOUR
Je reposais encore sur ma couche en regardant tranquillement les tableaux et les statues
admirables quand j’entendis soudain les accords de la musique et le son du triangle ; on
aurait cru que la procession était déjà en marche. Alors mon page sauta de son lit comme
un fou, avec un visage si bouleversé qu’il ressemblait bien plus à un mort qu’à un vivant.
Qu’on s’imagine mon désarroi lorsqu’il me dit qu’à l’instant même mes compagnons
étaient présentés au Roi. Je ne pus que pleurer à chaudes larmes et maudire ma propre
paresse, tout en m’habillant à la hâte. Cependant mon page fut prêt bien avant moi et
sortit de l’appartement en courant pour voir où en étaient les choses. Il revint bientôt
avec l’heureuse nouvelle que rien n’était perdu, que j’avais seulement manqué le déjeuner
parce qu’on n’avait pas voulu me réveiller à cause de mon grand âge, mais qu’il était temps
de le suivre à la fontaine où mes compagnons étaient déjà assemblés pour la plupart. A
cette nouvelle je repris mon calme ; j’eus donc bientôt achevé ma toilette et je suivis mon
page à la fontaine.
Cette inscription était donc facile à lire et à comprendre ; aussi l’avait-on placée ici, parce
qu’elle était plus aisée à déchiffrer qu’aucune autre.
Après nous être lavés d’abord à cette fontaine, nous bûmes dans une coupe tout en or.
Puis nous retournâmes avec la vierge dans la salle pour y revêtir des habits neufs. Ces ha-
bits avaient des parements dorés et brodés de fleurs ; en outre chacun reçut une deuxième
Toison d’or garnie de brillants, et de toutes ces Toisons se dégageaient des influences
selon leur puissance opérante particulière. Une lourde médaille en or y était fixée ; sur la
face on voyait le soleil et la lune face à face ; le revers portait ces mots : Le rayonnement
de la Lune égalera le rayonnement du Soleil ; et le rayonnement du Soleil deviendra sept
fois plus éclatant. Nos anciens ornements furent déposés dans des cassettes et confiés à la
garde de l’un des serviteurs. Puis notre vierge nous fit sortir dans l’ordre.
Devant la porte les musiciens habillés de velours rouge à bordure blanche nous atten-
daient déjà. On ouvrit alors une porte—que j’avais toujours vue fermée auparavant,—
donnant sur l’escalier du Roi.
La vierge nous fit entrer avec les musiciens et monter trois cent soixante-cinq marches.
Dans cet escalier de précieux travaux artistiques étaient réunis ; plus nous montions plus
les décorations étaient admirables ; nous atteignîmes enfin une salle voûtée embellie de
fresques.
Les soixante vierges, toutes vêtues richement, nous y attendaient ; elles s’inclinèrent à
notre approche et nous leur rendîmes leur salut du mieux que nous pûmes ; puis on
congédia les musiciens qui durent redescendre l’escalier.
Alors, au son d’une petite clochette, une belle vierge parut et donna une couronne de
laurier à chacun de nous ; mais à notre vierge elle en remit une branche. Puis un rideau
se souleva et j’aperçus le Roi et la Reine.
Or, la vierge s’étant approchée, chacune de ses compagnes prit l’un de nous par la main
et nous présenta au Roi avec une profonde révérence ; puis la vierge parla comme suit :
En l’honneur de Vos Majestés Royales, Très Gracieux Roi et Reine, les seigneurs
ici présents ont affronté la mort pour parvenir jusqu’à Vous. Vos Majestés s’en
réjouiront à bon droit car, pour la plupart, ils sont qualifiés pour agrandir
le royaume et le domaine de Vos Majestés, comme Elles pourront s’en assurer
en éprouvant chacun. Je voudrais donc les présenter très respectueusement à
Vos Majestés, avec l’humble prière de me tenir quitte de ma mission et de
bien vouloir prendre connaissance de la manière dont je l’ai accomplie, en
interrogeant chacun. Puis elle déposa sa branche de laurier.
Maintenant, il aurait été convenable que l’un de nous dise aussi quelques mots. Mais
comme nous étions tous trop émus pour prendre la parole, le vieil Atlas finit par s’avancer
et dit au nom du Roi :
Sa Majesté Royale se réjouit de votre arrivée et vous accorde sa grâce royale,
à vous tous réunis ainsi qu’à chacun en particulier. Elle est également très
satisfaite de l’accomplissement de ta mission, chère vierge, et, comme récom-
pense, il te sera réservé un don du Roi. Sa Majesté pense cependant que tu
devrais les guider aujourd’hui encore car ils ne peuvent avoir qu’une grande
confiance en toi.
La vierge reprit donc humblement la branche de laurier et nous nous retirâmes pour la
première fois, accompagnés par nos vierges.
La salle était rectangulaire à l’avant, cinq fois aussi large que longue, mais, au bout elle prenait
la forme d’un hémicycle, complétant ainsi, en plan, l’image d’un porche ; dans l’hémicycle, on
avait disposé suivant la circonférence du cercle trois admirables sièges royaux ; celui du milieu
était un peu surélevé.
Le premier siège était occupé par un vieux roi à barbe grise, dont l’épouse était par contre
très jeune et admirablement belle.
Un roi noir, dans la force de l’âge était assis sur le troisième siège ; à son côté on voyait
une vieille petite mère, non couronnée, mais voilée.
Le siège du milieu était occupé par deux adolescents ; ils étaient couronnés de lauriers et
au-dessus d’eux était suspendu un grand et précieux diadème. Ils n’étaient pas aussi beaux
à ce moment que je me l’imaginais, mais ce n’était pas sans raison.
Plusieurs hommes, des vieillards pour la plupart, avaient pris place derrière eux sur un
banc circulaire. Or, chose surprenante, aucun d’eux ne portait d’épée ni d’autre arme ; en
outre je ne vis point de garde du corps, sinon quelques vierges qui avaient été parmi nous
hier et qui s’étaient placées le long des deux bas-côtés aboutissant à l’hémicycle.
Devant la Reine se trouvait un autel de dimensions restreintes mais d’une beauté incom-
parable ; sur cet autel un livre couvert de velours noir rehaussé de quelques ornements
en or très simples ; à côté une petite lumière dans un flambeau d’ivoire. Cette lumière
quoique toute petite brûlait, sans s’éteindre jamais, d’une flamme tellement immobile que
nous ne l’eussions point reconnu pour un feu si l’espiègle Cupidon n’avait soufflé dessus
de temps en temps. Près du flambeau se trouvait une sphère céleste, tournant autour de
son axe ; puis une petite horloge à sonnerie près d’une minuscule fontaine en cristal, d’où
coulait à jet continu une eau limpide couleur rouge sang. A côté, une tête de mort, refuge
d’un serpent blanc, tellement long que malgré qu’il fit le tour des autres objets, sa queue
était encore engagée dans l’un des yeux, alors que sa tête rentrait dans l’autre. Il ne sortait
donc jamais complètement de la tête de mort, mais quand Cupidon s’avisait à le pincer,
il y rentrait avec une vitesse stupéfiante.
Nous quittâmes donc la salle avec nos vierges, heureux et satisfaits de cette réception ; nos
musiciens nous attendaient sur le palier et nous descendîmes en leur compagnie ; derrière
nous la porte fut fermée et verrouillée avec soin.
Quand nous fûmes de retour dans notre salle, l’une des vierges s’exclama :
Ma soeur, je suis étonnée que tu aies osé te mêler à tant de monde.
— Chère soeur, répondit notre présidente, celui-ci m’a fait plus de peur
qu’aucun autre.
Et ce disant elle me désigna. Ces paroles me firent de la peine car je compris qu’elle se
moquait de mon âge ; j’étais en effet le plus âgé. Mais elle ne tarda pas à me consoler avec
la promesse de me débarrasser de cette infirmité à condition de rester dans ses bonnes
grâces.
Puis le repas fut servi et chacun prit place à côté de l’une des vierges dont la conversation
instructive absorba toute notre attention ; mais je ne puis trahir les sujets de leurs cause-
ries et de leurs distractions. Les questions de la plupart de mes compagnons avaient trait
aux arts ; j’en conclus donc que les occupations favorites de tous, tant jeunes que vieux,
se rattachaient à l’art. Mais moi, j’étais obsédé par la pensée de pouvoir redevenir jeune et
j’étais un peu plus triste à cause de cela. La vierge s’en aperçut fort bien et s’écria :
Je sais bien ce qui manque à ce jouvenceau. Que gagez-vous qu’il sera plus gai
demain, si je couche avec lui la nuit prochaine ?
À ces mots elles partirent d’un éclat de rire et quoique le rouge me montât au visage, je
dus rire moi-même de ma propre infortune. Mais l’un de mes compagnons se chargea de
venger cette offense et dit :
J’espère que non seulement les convives, mais aussi tes vierges ici présentes ne re-
fuseront pas de témoigner pour notre frère et certifieront que notre présidente
lui a formellement promis de partager sa couche cette nuit.
Cette réponse me remplit d’aise ; la vierge répliqua :
Oui, mais il y a mes soeurs ; elles ne me permettraient jamais de garder le plus
beau sans leur consentement.
— Chère soeur, s’écria l’une d’elles, nous sommes ravies de constater que ta
haute fonction ne t’a pas rendue fière. Avec ta permission, nous voudrions
bien tirer au sort les seigneurs que voici, afin de les partager entre nous
comme compagnons de lit ; mais tu auras, avec notre consentement, la pré-
rogative de garder le tien.
Cessant de plaisanter sur ce sujet nous reprenions notre conversation ; mais notre vierge
ne put nous laisser tranquilles et recommença aussitôt :
Mes seigneurs, si nous laissions à la fortune le soin de désigner ceux qui dormi-
ront ensemble aujourd’hui ?
— Eh bien ! dis-je, s’il le faut absolument nous ne pouvons refuser cette offre.
Nous convînmes d’en faire l’expérience aussitôt après le repas ; alors aucun de nous ne
voulant s’y attarder plus longtemps, nous nous levâmes de table ; de même nos vierges.
Mais notre présidente nous dit :
Non, le temps n’en est pas encore venu. Voyons cependant comment la fortune
nous assemblera.
Nous quittâmes nos compagnes pour discuter sur la manière de réaliser ce projet, mais
cela était bien inutile et les vierges nous avaient séparés d’elles à dessein. En effet, la pré-
sidente nous proposa bientôt de nous placer en cercle dans un ordre quelconque ; elle
nous compterait alors en commençant par elle-même et le septième devrait se joindre au
septième suivant, quel qu’il fût. Nous ne nous aperçûmes d’aucune supercherie ; mais
les vierges étaient tellement adroites qu’elles parvinrent à prendre des places déterminées
tandis que nous pensions être bien mêlés et placés au hasard. La vierge commença donc
à compter ; après elle, la septième personne fut une vierge, en troisième lieu encore une
vierge et cela continua ainsi jusqu’à ce que toutes les vierges fussent sorties, à notre grand
ébahissement, sans que l’un de nous eût quitté le cercle. Nous restions donc seuls, en
butte à la risée des vierges, et nous dûmes confesser que nous avions été trompés fort ha-
bilement. Car il est certain que quiconque nous aurait vu dans notre ordre aurait plutôt
supposé que le ciel s’écroulerait que de nous voir tous éliminés. Le jeu se termina donc
ainsi et il fallut laisser rire les vierges à nos dépens.
Cependant le petit Cupidon vint nous rejoindre de la part de Sa Majesté Royale, sur
l’ordre de Qui une coupe circula parmi nous ; il pria notre vierge de se rendre près du
Roi et nous déclara qu’il ne pouvait rester plus longtemps en notre compagnie pour nous
distraire. Mais la gaieté étant communicative, mes compagnons organisèrent rapidement
une danse, avec l’assentiment des vierges. Je préférais rester à l’écart et je prenais grand
plaisir à les regarder ; car, à voir mes mercurialistes se mouvoir en cadence, on les aurait
pris pour des maîtres en cet art.
Mais bientôt notre présidente revint et nous annonça que les artistes et les étudiants
s’étaient mis à la disposition de Sa Majesté Royale pour donner, avant Son départ, une
comédie joyeuse en Son honneur et pour Son plaisir ; il serait agréable à Sa Majesté
Royale et Elle nous serait gracieusement reconnaissante si nous voulions bien assister à
la représentation et accompagner Sa Majesté à la Maison Solaire. En remerciant très res-
pectueusement pour l’honneur qu’on nous faisait, nous offrîmes bien humblement nos
faibles services, non seulement dans le cas présent mais en toutes circonstances. La vierge
se chargea de cette réponse et revint bientôt avec l’ordre de nous ranger sur le passage de
Sa Majesté Royale. On nous y conduisit bientôt et nous n’attendîmes pas la procession
royale car elle y était déjà ; les musiciens ne l’accompagnaient pas.
En tête du cortège s’avançait la reine inconnue qui avait été parmi nous hier, portant une
petite couronne précieuse et revêtue de satin blanc ; elle ne tenait rien qu’une croix mi-
nuscule faite d’une petite perle, qui avait été placée entre le jeune Roi et sa fiancée ce jour
même. Cette reine était suivie des six vierges nommées plus haut qui marchaient en deux
rangs et portaient les joyaux du Roi que nous avions vus exposés sur le petit autel. Puis
vinrent les trois rois, le fiancé étant au milieu. Il était mal vêtu, en satin noir, à la mode
italienne, coiffé d’un petit chapeau rond noir, garni d’une petite plume noire et pointue.
Il se découvrit amicalement devant nous, afin de nous montrer sa condescendance ; nous
nous inclinâmes comme nous l’avions fait auparavant. Les rois étaient suivis des trois
reines dont deux étaient vêtues richement ; par contre le troisième qui s’avançait entre les
deux autres, était tout en noir et Cupidon lui portait la traîne. Puis on nous fit signe de
suivre. Après nous vinrent les vierges et enfin le vieil Atlas ferma la procession.
C’est ainsi qu’on nous conduisit par maints passages admirables à la Maison du Soleil ;
et là nous prîmes place sur une estrade merveilleuse, non loin du Roi et de la Reine, pour
assister à la comédie. Nous nous tenions à la droite des rois :—mais séparés d’eux,—les
vierges à notre droite, excepté celles à qui la Reine avait donné des insignes. A ces der-
nières, des places particulières étaient réservées tout en haut ; mais les autres serviteurs
durent se contenter des places entre les colonnes, tout en bas.
Cette comédie suggère bien des réflexions particulières ; je ne puis donc omettre d’en
rappeler ici brièvement le sujet.
PREMIER ACTE
Un vieux roi apparaît entouré de ses serviteurs ; on apporte devant son trône un petit
coffret que l’on dit avoir trouvé sur l’eau. On l’ouvre et on y découvre une belle enfant,
puis à côté de quelques joyaux, une petite missive en parchemin, adressée au roi. Le roi
rompt le cachet aussitôt et, ayant lu la lettre, se met à pleurer. Puis il dit à ses courtisans
que le roi des nègres a envahi et dévasté le royaume de sa cousine, et exterminé toute la
descendance royale sauf cette enfant.
Or, le roi avait fait le projet d’unir son fils à la fille de sa cousine ; il jure donc une inimitié
éternelle au nègre et à ses complices et décide de se venger. Il ordonne ensuite que l’on
élève l’enfant avec soin et que l’on fasse des préparatifs de guerre contre le nègre.
Ces préparatifs, ainsi que l’éducation de la fillette—elle fut confiée à un vieux précepteur
dès qu’elle eut grandi un peu,—emplissent tout le premier acte par leur développement
plein de finesse et d’agrément.
ENTR’ACTE
Combat d’un lion et d’un griffon ; nous vîmes parfaitement que le lion fut vainqueur.
DEUXIÈME ACTE
Chez le roi nègre ; ce perfide vient d’apprendre avec rage que le meurtre n’est pas resté
secret et que, de plus, une fillette lui a échappé par ruse. Il réfléchit donc aux artifices
qu’il pourrait employer contre son puissant ennemi ; il écoute ses conseillers, gens pressés
par la famine qui se sont réfugiés près de lui. Contre toute attente la fillette tombe donc
de nouveau dans ses mains et il la ferait mettre à mort immédiatement s’il n’était trompé
d’une manière fort singulière par ses propres courtisans. Cet acte se termine donc par le
triomphe du nègre.
TROISIÈME ACTE
Le roi réunit une grande armée et la met sous les ordres d’un vieux chevalier valeureux. Ce
dernier fait irruption dans le royaume du nègre, délivre la jeune fille de sa prison et l’ha-
bille richement. On élève ensuite rapidement une estrade admirable et on y fait monter
la vierge. Bientôt arrivent douze envoyés du roi. Alors le vieux chevalier prend la parole et
apprend à la vierge comment son très gracieux Seigneur, le Roi, ne l’avait pas seulement
délivrée une seconde fois de la mort, après lui avoir donné une éducation royale,—et ceci
quoiqu’elle ne se soit pas toujours conduite comme elle l’aurait dû—mais encore que Sa
Majesté Royale l’avait choisie comme épouse pour son jeune seigneur et fils et donnait
ordre de préparer les fiançailles ; celles-ci devaient avoir lieu dans certaines conditions.
Puis, dépliant un parchemin, il donne lecture de ces conditions, qui seraient bien dignes
d’être relatées ici si cela ne nous entraînait trop loin.
Bref, la vierge prête le serment de les observer fidèlement et remercie en outre avec grâce
pour l’aide et les faveurs qui lui ont été accordées.
Cet acte se termine par des chants à la louange de Dieu, du Roi et de la vierge.
ENTR’ACTE
On nous montra les quatre animaux de Daniel tels qu’ils lui apparurent dans sa vision et
tels qu’il les décrit minutieusement. Tout cela a une signification bien déterminée.
QUATRIÈME ACTE
La vierge a repris possession de son royaume perdu ; on la couronne et elle paraît sur la
place dans toute sa magnificence au milieu de cris de joie. Ensuite les ambassadeurs, en
grand nombre font leur entrée pour lui transmettre des vœux de bonheur et pour admirer
sa magnificence. Mais elle ne persévère pas longtemps dans la piété car elle recommence
déjà à jeter des regards effrontés autour d’elle, à faire des signes aux ambassadeurs et aux
seigneurs, et, vraiment, elle ne montre aucune retenue.
Le nègre, bientôt instruit des mœurs de la princesse en tire parti adroitement. Cette
dernière, trompant la surveillance de ses conseillers, se laisse aveugler facilement par une
promesse fallacieuse, de sorte que, pleine de défiance pour son Roi, elle se livre peu à
peu, et en secret, au nègre. Alors celui-ci accourt et quand elle a consenti à reconnaître sa
domination, il parvient par elle à subjuguer tout le royaume. Dans la troisième scène de
cet acte il la fait emmener, puis dévêtir complètement, attacher au pilori sur un grossier
échafaud et fouetter ; finalement il la condamne à mort.
Tout cela était si pénible à voir que les larmes vinrent aux yeux à beaucoup des nôtres.
Ensuite la vierge est jetée toute nue dans une prison pour y attendre la mort par le poison.
Or ce poison, ne la tue pas mais la rend lépreuse.
Ce sont donc des événements lamentables qui se déroulent au cours de cet acte.
ENTR’ACTE
On exposa un tableau représentant Nabuchodonosor portant des armes de toutes sortes,
à la tête, à la poitrine, au ventre, aux jambes, aux pieds, etc... Nous en reparlerons par la
suite.
CINQUIÈME ACTE
On apprend au jeune roi ce qui s’est passé entre sa future épouse et le nègre. Il intervient
aussitôt auprès de son père avec la prière de ne point la laisser dans cette affliction. Le père
ayant accédé à ce désir, des ambassadeurs sont envoyés pour consoler la malade dans sa
prison et aussi pour la réprimander pour sa légèreté. Mais elle ne veut pas les accueillir et
consent à devenir la concubine du nègre. Tout cela est rapporté au roi.
Voici maintenant un chœur de fous, tous munis de leur bâton ; avec ces bâtons ils écha-
faudent une grande sphère terrestre et la démolissent aussitôt. Et cela fut une fantaisie
fine et amusante.
SIXIÈME ACTE
Le jeune roi provoque le nègre en combat. Le nègre est tué, mais le jeune roi est égale-
ment laissé pour mort. Cependant il reprend ses sens, délivre sa fiancée et s’en retourne
pour préparer les noces ; en attendant il la confie à son intendant et à son aumônier.
D’abord l’intendant la tourmente affreusement, puis c’est le tour du moine qui devient si
arrogant qu’il veut dominer tout le monde.
Dès que le jeune roi en a connaissance, il dépêche en toute hâte un envoyé qui brise le
pouvoir du prêtre et commence à parer la fiancée pour les noces.
ENTR’ACTE
On nous présenta un éléphant artificiel énorme, portant une grande tour, remplie de
musiciens ; nous le regardâmes avec plaisir.
C’est ainsi que, par cette comédie, les artistes fêtaient d’une manière superbe le Roi et la
Reine, et—je m’en aperçus aisément—ils y étaient très sensibles.
Enfin les artistes firent encore quelquefois le tour de la scène dans cette apothéose et, à la
fin, ils chantèrent en chœur,
I
Ce jour nous apporte une bien grande joie avec les noces du Roi ;
chantez donc tous pour que résonne : Bonheur à celui qui nous la donne.
II
La belle fiancée que nous avons attendue si longtemps lui est unie
maintenant. Nous avons lutté mais nous touchons au but. Heureux celui
qui regarde en avant.
III
Et maintenant qu’ils reçoivent nos vœux. Que votre union soit
prospère ; elle fut assez longtemps en tutelle. Multipliez-vous dans
cette union loyale pour que mille rejetons naissent de votre sang.
Et la comédie prit fin au milieu des acclamations et de la gaieté générale et à la satisfaction
particulière des personnes royales.
Le jour était déjà à son déclin quand nous nous retirâmes dans l’ordre de notre arrivée ;
mais, loin d’abandonner le cortège, nous dûmes suivre les personnes royales par l’escalier
dans la salle où nous avions été présentés. Les tables étaient déjà dressées avec art et, pour
la première fois, nous fûmes conviés à la table royale. Au milieu de la salle se trouvait le
petit autel avec les six insignes royaux que nous avions déjà vus.
Le jeune roi se montra constamment très gracieux envers nous. Cependant il n’était guère
joyeux, car, tout en nous adressant la parole de temps en temps, il ne put s’empêcher de
soupirer à plusieurs reprises, ce dont le petit Cupidon le plaisanta. Les vieux rois et les
vieilles reines étaient très graves ; seule, l’épouse de l’un d’eux était assez vive, chose dont
j’ignorais la raison.
Les personnes royales prirent place à la première table ; nous nous assîmes à la seconde
; à la troisième, nous vîmes quelques dames de la noblesse. Toutes les autres personnes,
hommes et jeunes filles, assuraient le service. Et tout se passa avec une telle correction
et d’une manière si calme et si grave que j’hésite d’en parler de crainte d’en dire trop.
Je dois cependant relater que les personnes royales s’étaient habillées de vêtements d’un
blanc éclatant comme la neige et qu’elles avaient pris place à table ainsi vêtues. La grande
couronne en or était suspendue au-dessus de la table et l’éclat des pierreries dont elle était
ornée, aurait suffi pour éclairer la salle sans autre lumière.
Toutes les lumières furent allumées à la petite flamme placée sur l’autel, j’ignore pour-
quoi. En outre j’ai bien remarqué que le jeune roi fit porter des aliments au serpent blanc
sur l’autel, à plusieurs reprises, et cela me fit réfléchir beaucoup. Le petit Cupidon faisait
presque tous les frais de la conversation à ce banquet ; il ne laissa personne en repos, et
moi en particulier. A chaque instant il nous étonna par quelque nouvelle trouvaille.
Mais il n’y avait aucune joie sensible et tout se passait dans le calme. Je pressentis un grand
danger et l’absence de musique augmenta mon appréhension, qui s’aviva encore quand
on nous donna l’ordre de nous contenter de donner une réponse courte et nette si l’on
nous interrogeait. En somme tout prenait un air si étrange que la sueur perla sur tout
mon corps et je crois que le courage aurait manqué à l’homme le plus audacieux.
Le repas touchait presqu’à sa fin, quand le jeune roi ordonna qu’on lui remit le livre
placé sur l’autel et il l’ouvrit. Puis il nous fit demander encore une fois par un vieillard si
nous étions bien déterminés à rester avec lui dans l’une et l’autre fortune. Et quand, tout
tremblants, nous eûmes répondu affirmativement, il nous fit demander tristement si nous
voulions nous lier par notre signature. Il nous était impossible de refuser ; d’ailleurs il
devait en être ainsi. Alors nous nous levâmes à tour de rôle et chacun apposa sa signature
sur ce livre.
Dès que le dernier eut signé, on apporta une fontaine en cristal et un petit gobelet égale-
ment en cristal. Toutes les personnes royales y burent, chacune selon son rang ; on nous
le présenta ensuite, puis pour finir à tous ceux qui étaient présents. Et cela fut l’épreuve
du silence [Haustus silentii].
Alors toutes les personnes royales nous tendirent la main en nous disant que, vu que nous
ne tiendrions plus à elles dorénavant, nous ne les reverrions plus jamais ; ces paroles nous
mirent les larmes aux yeux. Mais notre présidente protesta hautement en notre nom, et
les personnes royales en furent satisfaites.
Tout à coup une clochette tinta ; aussitôt nos hôtes royaux pâlirent si effroyablement que
nous avons failli nous évanouir de peur. Elles changèrent leurs vêtements blancs contre
des robes entièrement noires ; puis la salle entière fut tendue de velours noir ; le sol fut
couvert de velours noir et on garnit de noir la tribune également.—Tout cela avait été
préparé à l’avance.
Les tables furent enlevées et les personnes présentes prirent place sur le banc. Nous nous
revêtîmes de robes noires. Alors notre présidente, qui venait de sortir, revint avec six ban-
deaux de taffetas noir et banda les yeux aux six personnes royales.
Dès que ces dernières furent privées de l’usage de leurs yeux, les serviteurs apportèrent
rapidement six cercueils recouverts et les disposèrent dans la salle. Au milieu on posa un
billot noir et bas.
Enfin un géant, noir comme le charbon, entra dans la salle ; il tenait dans sa main une
hache tranchante. Puis le vieux roi fut conduit le premier au billot et la tête lui fut tran-
chée subitement et enveloppée dans un drap noir. Mais le sang fut recueilli dans un grand
bocal en or que l’on posa près de lui dans le cercueil. On ferma le cercueil et on le plaça
à part.
Les autres subirent le même sort et je frémis à la pensée que mon tour arriverait égale-
ment. Mais il n’en fut rien ; car, dès que les six personnes furent décapitées, l’homme noir
se retira ; il fut suivi par quelqu’un qui le décapita à son tour juste devant la porte et revint
avec sa tête et la hache que l’on déposa dans une petite caisse.
Ce furent, en vérité, des noces sanglantes. Mais, dans l’ignorance de ce qui allait advenir,
je dus dominer mes impressions et réserver mon jugement. En outre, notre vierge, voyant
que quelques-uns d’entre nous perdaient la foi et pleuraient, nous invita au calme. Elle
ajouta :
La vie de ceux-ci est maintenant en vos mains. Croyez-moi et obéissez-moi ;
alors leur mort donnera la vie à beaucoup.
Puis elle nous pria de goûter le repos et de laisser tout souci, car ce qui s’était passé était
pour leur bien. Elle nous souhaita donc une bonne nuit et nous annonça qu’elle veillerait
les morts. Nous conformant à ses désirs nous suivîmes nos pages dans nos logements
respectifs.
Mon page m’entretint avec abondance de nombreux sujets dont je me souviens fort bien.
Son intelligence m’étonna au plus haut point ; mais je finis par remarquer qu’il cherchait
à provoquer mon sommeil ; je fis donc semblant de dormir profondément, mais mes yeux
étaient libres de sommeil car je ne pouvais oublier les décapités.
Or, ma chambre donnait sur le grand lac, de sorte que de mon lit, placé près de la fenêtre,
je pus facilement en parcourir toute l’étendue du regard. A minuit, à l’instant précis où les
douze coups sonnèrent, je vis subitement un grand feu sur le lac ; saisi de peur, j’ouvris ra-
pidement la fenêtre. Alors je vis au loin sept navires emplis de lumière qui s’approchaient.
Au-dessus de chaque vaisseau brillait une flamme qui voletait ça et là et descendait même
de temps en temps ; je compris aisément que c’étaient les esprits des décapités.
Les vaisseaux s’approchèrent doucement du rivage avec leur unique pilote. Lorsqu’ils
abordèrent, je vis notre vierge s’en approcher avec une torche ; derrière elle on portait les
six cercueils fermés et la caisse, qui furent déposés dans les sept vaisseaux.
Je réveillai alors mon page qui m’en remercia vivement ; il avait fait beaucoup de chemin
dans la journée, de sorte que, tout en étant prévenu, il aurait bien pu dormir pendant que
se déroulaient ces événements.
Dès que les cercueils furent posés dans les navires, toutes les lumières s’éteignirent. Et
les six flammes naviguèrent par delà le lac ; dans chaque vaisseau l’on ne voyait plus
qu’une petite lumière en vigie. Alors quelque cent gardiens s’installèrent près du rivage
et renvoyèrent la vierge au château. Celle-ci mit tous les verrous avec soin ; j’en conclus
aisément qu’il n’y aurait plus d’autres événements avant le jour. Nous cherchâmes donc
le repos.
Et, de tous mes compagnons, nul que moi n’avait son appartement sur le lac ; et seul
j’avais vu cette scène. Mais j’étais tellement fatigué que je m’endormis malgré mes mul-
tiples préoccupations.
CINQUIÈME JOUR
Je quittai ma couche au point du jour, aiguillonné par le désir d’apprendre la suite des
événements, sans avoir goûté un repos suffisant. M’étant habillé je descendis, mais je ne
trouvai encore personne dans la salle à cette heure matinale. Je priai donc mon page de
me guider encore dans le château et de me montrer les parties intéressantes ; il se prêta
volontiers à mon désir, comme toujours.
Ayant descendu quelques marches sous terre, nous nous heurtâmes à une grande porte en
fer sur laquelle se détachait en grandes lettres de cuivre l’inscription suivante :
Le page ouvrit donc cette porte et me conduisit par la main dans un couloir complète-
ment obscur. Nous parvînmes à une petite porte qui était entrebâillée, car, d’après mon
page, elle avait été ouverte la veille pour sortir les cercueils et on ne l’avait pas encore
refermée.
Nous entrâmes ; alors la chose la plus précieuse que la nature eût jamais élaborée appa-
rut à mon regard émerveillé. Cette salle voûtée ne recevait d’autre lumière que l’éclat
rayonnant de quelques escarboucles énormes ; c’était, me dit-on, le trésor du Roi. Mais
au centre, j’aperçus la merveille la plus admirable ; c’était un tombeau précieux. Je ne
pus réprimer mon étonnement de le voir entretenu avec si peu de soins. Alors mon page
me répondit que je devais rendre grâce à ma planète, dont l’influence me permettait de
contempler plusieurs choses que nul œil humain n’avait aperçu jusqu’à ce jour, hormis
l’entourage du Roi.
Le tombeau était triangulaire et supportait en son centre un vase en cuivre poli ; tout le
reste n’était qu’or et pierres précieuses. Un ange, debout dans le vase, tenait dans ses bras
un arbre inconnu, qui, sans cesse, laissait tomber des gouttes dans le vaisseau ; parfois un
fruit se détachait, se résolvait en eau dès qu’il touchait le vase et s’écoulait dans trois petits
vaisseaux en or. Trois animaux, un aigle, un bœuf et un lion, se tenant sur un socle très
précieux supportaient ce petit autel.
Puis le page la couvrit de nouveau et tira le rideau ; mais son image me resta comme gra-
vée dans les yeux.
Examinant les animaux de plus près, je m’aperçus, à ce moment seulement, qu’une torche
résineuse brûlait à chaque coin. Je n’avais pas aperçu ces lumières auparavant, car le feu
était si clair qu’il ressemblait plutôt à l’éclat d’une pierre qu’à une flamme. L’arbre exposé
à cette chaleur ne cessait de fondre tout en continuant à produire de nouveaux fruits.
Ecoutez dit le page, ce que j’ai entendu dire à Atlas parlant au Roi. Quand
l’arbre, a-t-il dit, sera fondu entièrement, dame Vénus se réveillera et sera
mère d’un roi.
Il parlait encore et m’en aurait peut-être dit davantage, quand Cupidon pénétra dans
la salle. De prime abord il fut atterré d’y constater notre présence ; mais quand il se fut
aperçu que nous étions tous deux plus morts que vifs, il finit par rire et me demanda quel
esprit m’avait chassé par ici. Tout tremblant je lui répondis que je m’étais égaré dans le
château, que le hasard m’avait conduit dans cette salle et que mon page m’ayant cherché
partout m’avait finalement trouvé ici ; qu’enfin j’espérais qu’il ne prendrait pas la chose
en mal.
C’est encore excusable ainsi, me dit-il, vieux père téméraire. Mais vous auriez
pu m’outrager grossièrement si vous aviez vu cette porte. Il est temps que je
prenne des précautions.
Sur ces mots il cadenassa solidement la porte de cuivre par où nous étions descendus.
Je rendis grâce à Dieu de ne pas avoir été rencontrés plus tôt et mon page me sut gré de
l’avoir aidé à se tirer de ce mauvais pas.
Cependant, continua Cupidon, je ne puis vous laisser impuni d’avoir presque surpris ma
mère. Et il chauffa la pointe d’une de ses flèches dans l’une des petites lumières et me pi-
qua à la main. Je ne sentis presque pas la piqûre à ce moment tant j’étais heureux d’avoir
si bien réussi et d’en être quitte à si bon compte.
Entre temps mes compagnons étaient sortis de leur lit et s’étaient rassemblés dans la salle
; je les y rejoignis en faisant semblant de quitter mon lit à l’instant. Cupidon qui avait
fermé toutes les portes derrière lui avec soin me demanda de lui montrer ma main. Une
gouttelette de sang y perlait encore ; il en rit et prévint les autres de se méfier de moi car
je changerai sous peu. Nous étions stupéfaits de voir Cupidon si gai ; il ne paraissait pas
se soucier le moins du monde des tristes événements d’hier et ne portait aucun deuil.
Cependant notre présidente s’était parée pour sortir ; elle était entièrement habillée de
velours noir et tenait sa branche de laurier à la main ; toutes ses compagnes portaient de
même leur branche de laurier. Quand les préparatifs furent terminés, la vierge nous dit de
nous désaltérer d’abord et de nous préparer ensuite pour la procession. C’est ce que nous
fîmes sans perdre un instant et nous la suivîmes dans la cour.
Six cercueils étaient placés dans cette cour. Mes compagnons étaient convaincus qu’ils
renfermaient les corps des six personnes royales ; mais moi je savais à quoi m’en tenir ;
toutefois j’ignorais ce qu’allaient devenir les autres cercueils.
Huit hommes masqués se tenaient près de chacun des cercueils. Quand la musique se
mit à jouer—un air si grave et si triste que j’en frémis,—ils levèrent les cercueils et nous
suivîmes jusqu’au jardin dans l’ordre qu’on nous indiqua. Au milieu du jardin on avait
érigé un mausolée en bois dont tout le pourtour était garni d’admirables couronnes ; le
dôme était supporté par sept colonnes. On avait creusé six tombeaux et près de chacun se
trouvait une pierre ; mais le centre était occupé par une pierre ronde, creuse, plus élevée.
Dans le plus grand silence et en grande cérémonie on déposa les cercueils dans ces tom-
beaux, puis les pierres furent glissées dessus et fortement scellées. La petite boîte trouva sa
place au milieu. C’est ainsi que mes compagnons furent trompés, car ils étaient persuadés
que les corps reposaient là. Au sommet flottait un grand étendard décoré de l’image du
phénix, sans doute pour nous égarer encore plus sûrement. C’est à ce moment que je
remerciai DIEU de m’avoir permis de voir plus que les autres.
Les funérailles étant terminées, la vierge monta sur la pierre centrale et nous fit un court
sermon. Elle nous engagea à tenir notre promesse, à ne pas épargner nos peines et à
prêter aide aux personnes royales enterrées là afin qu’elles pussent retrouver la vie. A cet
effet nous devions nous mettre en route sans tarder et naviguer avec elle vers la tour de
l’Olympe pour y chercher le remède approprié et indispensable.
Ce discours eut notre assentiment ; nous suivîmes donc la vierge par une autre petite
porte jusqu’au rivage, où nous vîmes les sept vaisseaux, que j’ai déjà signalés plus haut,
tous vides. Toutes les vierges y attachèrent leur branche de laurier et, après nous avoir em-
barqués, elles nous laissèrent partir à la grâce de Dieu. Tant que nous fûmes en vue, elles
ne nous quittèrent pas du regard ; puis elles rentrèrent dans le château accompagnées de
tous les gardiens.
Chacun de nos vaisseaux portait un grand pavillon et un signe distinctif. Sur cinq des
vaisseaux on voyait les cinq Corpora Regalia ; en outre, chacun, en particulier le mien, où
la vierge avait pris place, portait un globe.
Nous naviguâmes ainsi dans un ordre donné, chaque vaisseau ne contenant que deux
pilotes.
A
BCD
EF
G
En tête venait le petit vaisseau a, où, à mon avis, gisait le nègre ; il emportait douze mu-
siciens ; son pavillon représentait une pyramide. Il était suivi des trois vaisseaux b-c-d,
nageant de conserve. On nous avait distribués dans ces vaisseaux-là ; j’avais pris place
dans c. Sur une troisième ligne flottaient les deux vaisseaux e et f, les plus beaux et les plus
précieux, parés d’une quantité de branches de laurier ; ils ne portaient personne et bat-
taient pavillon de Lune et de Soleil. Le vaisseau g venait en dernière ligne ; il transportait
quarante vierges.
Ayant navigué ainsi par delà le lac, nous franchîmes une passe étroite et nous parvînmes à
la mer véritable. Là, des Sirènes, des Nymphes, et des Déesses de la mer nous attendaient
; nous fûmes abordés bientôt par une jeune nymphe, chargée de nous transmettre leur ca-
deau de noces ainsi que leur souvenir. Ce dernier consistait en une grande perle précieuse
sertie, comme nous n’en avions jamais vue ni dans notre monde ni dans celui-ci ; elle
était ronde et brillante. Quand la vierge l’eut acceptée amicalement, la nymphe demanda
que l’on voulût bien donner audience, à ses compagnes et s’arrêter un instant ; la vierge
y consentit. Elle ordonna d’amener les deux grands vaisseaux au milieu et de former avec
les autres un pentagone.
C
B // \\ D
E :: ::F
G \\ // A
Puis les nymphes se rangèrent en cercle autour et chantèrent d’une voix douce :
I
Rien de meilleur n’est sur terre
Que le bel et noble amour ;
Par lui nous égalons Dieu,
Par lui personne n’afflige autrui.
Laissez-nous donc chanter le Roi,
Et que toute la mer résonne,
Nous questionnons, donnez la réplique.
II
Qui nous a transmis la vie ?
L’amour.
Qui nous a rendu la grâce ?
L’amour.
Par qui sommes-nous nés ?
Par l’amour.
Sans qui serions-nous perdus ?
Sans l’amour.
III
Qui donc nous a engendrés ?
L’amour.
Pourquoi nous a-t-on nourris ?
Par amour.
Que devons-nous aux parents ?
L’amour.
Pourquoi sont-ils si patients ?
Par amour.
IV
Qui est vainqueur ?
L’amour.
Peut-on trouver l’amour ?
Par l’amour.
Qui peut encore unir les deux ?
L’amour.
V
Chantez donc tous,
Et faites résonner le chant
Pour glorifier l’amour ;
Qu’il veuille s’accroître
Chez nos Seigneurs, le Roi et la Reine ;
Leurs corps sont ici, l’âme est là.
VI
Si nous vivons encore,
Dieu fera,
Que de même que l’amour et la grande grâce
Les ont séparés avec une grande puissance ;
De même aussi la flamme d’amour
Les réunira de nouveau avec bonheur.
VII
Cette peine,
En grande joie,
Sera transmuée pour toujours,
Y eût-il encore des souffrances sans nombre.
En écoutant ce chant mélodieux, je compris parfaitement qu’Ulysse eût bouché les oreilles
de ses compagnons, car j’eus l’impression d’être le plus misérable des hommes en me
comparant à ses créatures adorables.
Mais bientôt la vierge prit congé et donna l’ordre de continuer la route. Les nymphes
rompirent donc le cercle et s’éparpillèrent dans la mer après avoir reçu comme rétribution
un long ruban rouge.—A ce moment je sentis que Cupidon commençait à opérer en moi
aussi, ce qui n’était guère à mon honneur ; mais, comme de toute manière mon étourderie
ne peut servir à rien au lecteur, je veux me contenter de la noter en passant. Cela répon-
dait précisément à la blessure que j’avais reçue à la tête, en rêve, comme je l’ai décrit dans
le premier livre ; et, si quelqu’un veut un bon conseil, qu’il s’abstienne d’aller voir le lit de
Vénus, car Cupidon ne tolère pas cela.
Quelques heures plus tard, après avoir parcouru un long chemin, tout en nous entrete-
nant amicalement, nous aperçûmes la tour de l’Olympe. La vierge ordonna donc de faire
divers signaux pour annoncer notre arrivée ; ce qui fut fait. Aussitôt nous vîmes un grand
drapeau blanc se déployer et un petit vaisseau doré vint à notre rencontre. Quand il fut
près de nous accoster, nous y distinguâmes un vieillard entouré de quelques satellites ha-
billés de blanc ; il nous fit un accueil amical et nous conduisit à la tour.
La tour était bâtie sur une île exactement carrée et entourée d’un rempart si solide et si
épais que je comptai deux cent soixante pas en la traversant. Derrière cette enceinte s’éten-
dait une belle prairie agrémentée de quelques petits jardins où fructifiaient des plantes
singulières et inconnues de moi ; elle s’arrêtait au mur protégeant la tour. Cette dernière,
en elle-même, semblait formée par la juxtaposition de sept tours rondes ; celle du centre
était un peu plus haute. Intérieurement elles se pénétraient mutuellement et il y avait sept
étages superposés.
Quand nous eûmes atteint la porte, on nous rangea le long du mur côtoyant la tour afin
de transporter les cercueils dans la tour à notre insu, comme je le compris facilement ;
mais mes compagnons l’ignoraient.
Aussitôt après on nous conduisit dans la salle intérieure de la tour qui était décorée avec
art ; mais nous y trouvâmes peu de distractions, car elle ne contenait rien qu’un labora-
toire. Là nous dûmes broyer et laver des herbes, des pierres précieuses et diverses matières,
en extraire la sève et l’essence et en emplir des fioles de verre que l’on rangea avec soin.
Cependant notre vierge si active et si agile, ne nous laissa pas manquer de besogne ; nous
dûmes travailler assidûment et sans relâche dans cette île jusqu’à ce que nous eussions
terminé les préparatifs nécessaires pour la résurrection des décapités.
Enfin quand nos travaux furent presque terminés on nous apporta, pour tout repas, une
soupe et un peu de vin, ce qui signifiait clairement que nous n’étions point ici pour notre
agrément ; et quand nous eûmes accompli notre tâche, il fallut nous contenter, pour dor-
mir, d’une natte qu’on étendit par terre pour chacun de nous.
J’observai ainsi longuement le ciel au-dessus de la mer quand, à minuit, dès que les douze
coups tombèrent, je vis les sept flammes parcourir la mer et se poser tout en haut sur la
pointe de la tour ; j’en fus saisi de peur car, dès que les flammes se reposèrent, les vents
se mirent à secouer la mer furieusement. Puis la lune se couvrit de nuages, de sorte que
ma joie prit fin dans une telle terreur que je pus à peine découvrir l’escalier de pierre et
rentrer dans la tour. Je ne puis dire si les flammes sont restées plus longtemps sur la tour
ou si elles sont reparties, car il était impossible de me risquer dehors dans cette obscurité.
SIXIÈME JOUR
Le lendemain, le premier réveillé tira les autres du sommeil et nous nous mîmes aussitôt à
discourir sur l’issue probable des événements. Les uns soutenaient que les décapités revi-
vraient tous ensemble ; d’autres les contredisaient parce que la disparition des vieux devait
donner aux jeunes non seulement la vie mais encore la faculté de se reproduire. Quelques-
uns pensaient que les personnes royales n’avaient pas été tuées mais que d’autres avaient
été décapitées à leur place.
Quand nous eûmes ainsi conversé pendant quelque temps le vieillard entra, nous salua et
examina si nos travaux étaient terminés et si l’exécution en avait été correcte ; mais nous
y avions apporté tant de zèle et de soins qu’il dut se montrer satisfait. Il rassembla donc
les fioles et les rangea dans un écrin.
Bientôt nous vîmes entrer quelques pages portant des échelles, des cordes et de grandes
ailes, qu’ils déposèrent devant nous et s’en furent. Alors le vieillard dit :
Mes chers fils, chacun de vous doit se charger d’une de ces pièces pendant toute
la journée, vous pourrez les choisir ou les tirer au sort.
Nous répondîmes que nous préférions choisir.
— Non, dit le vieillard, on les tirera au sort.
Puis il fit trois fiches ; sur la première il écrivit échelle ; sur la seconde : corde, et sur la
troisième : ailes. Il les mêla dans un chapeau ; chacun en tira une fiche et dut se charger
de l’objet désigné. Ceux qui eurent les cordes se crurent favorisés par le sort ; quant à moi
il m’échut une échelle, ce qui m’ennuya fort car elle avait douze pieds de long et pesait
assez lourd. Il me fallut la porter tandis que les autres purent enrouler aisément les cordes
autour d’eux ; puis le vieillard attacha les ailes aux derniers avec tant d’adresse qu’elles pa-
raissaient leur avoir poussé naturellement. Enfin il tourna un robinet et la fontaine cessa
de couler ; nous dûmes la retirer du centre de la salle. Quand tout fut en ordre, il prit
l’écrin avec les fioles, nous salua et ferma soigneusement la porte derrière lui, si bien que
nous nous crûmes prisonniers dans cette tour.
Mais il ne s’écoula pas un quart d’heure, qu’une ouverture ronde se produisit dans la
voûte ; par là nous aperçûmes notre vierge qui nous interpella, nous souhaita une bonne
journée et nous pria de monter. Ceux qui avaient des ailes s’envolèrent facilement par le
trou ; de même nous qui portions des échelles en comprîmes immédiatement l’usage.
Mais ceux qui possédaient des cordes étaient dans l’embarras ; car dès que l’un de nous
fut monté on lui ordonna de retirer l’échelle. Enfin chacune des cordes fut attachée à un
crochet en fer et on pria leurs porteurs de grimper de leur mieux, chose qui, vraiment, ne
se passa pas sans ampoules. Quand nous fûmes tous réunis en haut, le trou fut refermé et
la vierge nous accueillit amicalement.
Une salle unique occupait tout cet étage de la tour. Elle était flanquée de six belles cha-
pelles, un peu plus hautes que la salle ; on y accédait par trois degrés. On nous distribua
dans les chapelles et on nous invita à prier pour la vie des rois et des reines. Pendant ce
temps la vierge entra et sortit alternativement par la petite porte a et fit ainsi jusqu’à ce
que nous eussions terminé.
Dès que nous eûmes achevé notre prière, douze personnes—elles avaient fait fonction de
musiciens auparavant—firent passer par cette porte et déposèrent au centre de la salle, un
objet singulier, tout en longueur qui paraissait n’être qu’une fontaine à mes compagnons.
Mais je compris immédiatement que les corps y étaient enfermés ; car la caisse inférieure
était carrée et de dimensions suffisantes pour contenir facilement six personnes. Puis les
porteurs disparurent et revinrent bientôt avec leurs instruments pour accompagner notre
vierge et ses servantes par une harmonie délicieuse.
Notre vierge portait un petit coffret ; toutes les autres tenaient des branches et de petites
lampes et, quelques-unes des torches allumées. Aussitôt on nous mit les torches en mains
et nous dûmes nous ranger autour de la fontaine dans l’ordre suivant :
La vierge se tenait en A ; ses servantes étaient postées en cercle avec leurs lampes et leurs
branches en c ; nous étions avec nos torches en b et les musiciens rangés en ligne droite
en a ; enfin les vierges en d, également sur une ligne droite. J’ignore d’où venaient ces
dernières ; avaient-elles habité la tour, ou y avaient-elles été conduites pendant la nuit ?
Leurs visages étaient couverts de voiles fins et blancs de sorte que je n’en reconnus aucune.
Alors la vierge ouvrit le coffret qui contenait une chose sphérique dans une double en-
veloppe de taffetas vert ; elle la retira et, s’approchant de la fontaine, elle la posa dans la
petite chaudière supérieure ; elle recouvrit ensuite cette dernière avec un couvercle percé
de petits trous et muni d’un rebord. Puis elle y versa quelques-unes des eaux que nous
avions préparées la veille, de sorte que la fontaine se mit bientôt à couler. Cette eau était
rentrée sans cesse dans la chaudière par quatre petits tuyaux.
Sous la chaudière inférieure on avait disposé un grand nombre de pointes ; les vierges y
fixèrent leurs lampes dont la chaleur fit bientôt bouillir l’eau. En bouillant, l’eau tombait
sur les cadavres par une quantité de petits trous percés en a ; elle était si chaude qu’elle les
dissolvait et en fit une liqueur.
Mes compagnons ignorent encore ce qu’était la boule enveloppée ; mais moi, je compris
que c’était la tête du nègre et que c’était elle qui communiquait aux eaux cette chaleur
intense.
En b, sur le pourtour de la grande chaudière, se trouvait encore une quantité de trous ; les
vierges y plantèrent leurs branches. Je ne sais si cela était nécessaire pour l’opération, ou
seulement exigé par le cérémonial ; toutefois les branches furent arrosées continuellement
par la fontaine et l’eau qui s’en écoula pour retourner dans la chaudière, était un peu plus
jaunâtre.
Cette opération dura près de deux heures ; la fontaine coulait constamment d’elle-même,
mais peu à peu le jet faiblissait.
Pendant ce temps les musiciens sortirent et nous nous promenâmes ça et là dans la salle.
Les ornements de cette salle suffisaient amplement à nous distraire car rien n’y était oublié
en fait d’images, tableaux, horloges, orgues, fontaines et choses semblables.
Enfin l’opération toucha à sa fin et la fontaine cessa de couler. La vierge fit alors apporter
une sphère creuse en or. A la base de la fontaine il y avait un robinet ; elle l’ouvrit et fit
couler les matières qui avaient été dissoutes par la chaleur des gouttes ; elle récolta plu-
sieurs mesures d’une matière très rouge. L’eau qui restait dans la chaudière supérieure fut
vidée ; Puis cette fontaine—qui était très allégée—fut portée dehors. Je ne puis dire si elle
a été ouverte ensuite et si elle contenait encore un résidu utile provenant des cadavres ;
mais je sais que l’eau recueillie dans la sphère était beaucoup trop lourde pour que nous
eussions pu la porter à six ou plus, quoique, à en juger par son volume, elle n’aurait pas dû
excéder la charge d’un seul homme. On transporta cette sphère au dehors avec beaucoup
de peine et on nous laissa encore seuls.
Comme j’entendais que l’on marchait au-dessus de nous, je cherchai mon échelle des
yeux. A ce moment on aurait pu entendre de singulières opinions exprimées par mes
compagnons sur cette fontaine ; car, persuadés que les corps reposaient dans le jardin du
château, ils ne savaient comment interpréter ces opérations. Mais moi, je rendais grâce
à Dieu d’avoir veillé en temps opportun et d’avoir vu des événements qui m’aidaient à
mieux comprendre toutes les actions de la vierge.
Un quart d’heure s’écoula ; puis le centre de la voûte fut dégagé et on nous pria de mon-
ter. Cela se fit comme auparavant à l’aide d’ailes, d’échelles et de cordes ; et je fus passa-
blement vexé de voir que les vierges montaient par une voie facile, tandis qu’il nous fallait
faire tant d’efforts. Cependant je m’imaginais bien que cela se faisait dans un but déter-
miné. Quoi qu’il en soit il fallut nous estimer heureux des soins prévoyants du vieillard,
car les objets qu’il nous avait donnés, les ailes, par exemple, nous servaient uniquement à
atteindre l’ouverture.
Quand nous eûmes réussi à passer à l’étage supérieur, l’ouverture se referma ; je vis alors
la sphère suspendue à une forte chaîne au milieu de la salle. Il y avait des fenêtres sur
tout le pourtour de cette salle et autant de portes alternant avec les fenêtres. Chacune des
portes masquait un grand miroir poli. La disposition optique des portes et des miroirs
était telle que l’on voyait briller des soleils sur toute la circonférence de la salle, dès que
l’on avait ouvert les fenêtres du côté du soleil et tiré les portes pour découvrir les miroirs ;
et cela malgré que cet astre, qui rayonnait à ce moment au delà de toute mesure ne frap-
pât qu’une porte. Tous ces soleils resplendissants dardaient leurs rayons par des réflexions
artificielles, sur la sphère suspendue au centre ; et comme, par surcroît, celle-ci était polie,
elle émettait un rayonnement si intense qu’aucun de nous ne put ouvrir les yeux. Nous
regardâmes donc par les fenêtres jusqu’à ce que la sphère fût chauffée à point et que l’effet
désiré fût obtenu. J’ai vu ainsi la chose la plus merveilleuse que la nature ait jamais pro-
duite : Les miroirs reflétaient partout des soleils, mais la sphère au centre rayonnait encore
avec bien plus de force de sorte que notre regard ne put en soutenir l’éclat égal à celui du
soleil même, ne fût-ce qu’un instant.
Enfin la vierge fit recouvrir les miroirs et fermer les fenêtres afin de laisser refroidir un peu
la sphère ; et cela eut lieu à sept heures.
Nous étions satisfaits de constater que l’opération, parvenue à ce point, nous laissait assez
de liberté pour nous réconforter par un déjeuner. Mais, cette fois encore, le menu était
vraiment philosophique et nous n’avions pas à craindre qu’on insistât pour nous pousser
aux excès ; toutefois on ne nous laissa pas manquer du nécessaire. D’ailleurs, la promesse
de la joie future—par laquelle la vierge ranimait sans cesse notre zèle—nous rendit si gais
que nous ne prenions en mauvaise part aucun travail et aucune incommodité. Je certifie-
rai aussi que mes illustres compagnons ne songèrent à aucun moment à leur cuisine ou
à leur table ; mais ils étaient tout à la joie de pouvoir assister à une physique si extraordi-
naire et méditer ainsi sur la sagesse et la toute-puissance du Créateur.
Après le repas nous nous préparâmes de nouveau au travail, car la sphère s’était suffisam-
ment refroidie. Nous dûmes la détacher de sa chaîne, ce qui nous coûta beaucoup de
peine et de travail, et la poser par terre.
Nous discutâmes ensuite sur la manière de la diviser, car on nous avait ordonné de la
couper en deux par le milieu ; enfin un diamant pointu fit le plus gros de cette besogne.
Quand nous eûmes ouvert ainsi la sphère, nous vîmes qu’elle ne contenait plus rien de
rouge, mais seulement un grand et bel œuf, blanc comme la neige. Nous étions au comble
de la joie en constatant qu’il était réussi à souhait ; car la vierge appréhendait que la coque
ne fût trop molle encore. Nous étions là autour de l’œuf, aussi joyeux que si nous l’avions
pondu nous-mêmes. Mais la vierge le fit bientôt enlever, puis elle nous quitta également
et ferma la porte comme toujours. Je ne sais ce qu’elle a fait de l’œuf après son départ ;
j’ignore si elle lui a fait subir une opération secrète, cependant je ne le crois pas.
Nous dûmes donc nous reposer de nouveau pendant un quart d’heure, jusqu’à ce qu’une
troisième ouverture nous livrât passage et nous parvînmes ainsi au quatrième étage à
l’aide de nos outils.
Dans cette salle nous vîmes une grande chaudière en cuivre remplie de sable jaune, chauf-
fée par un méchant petit feu. L’œuf y fut enterré afin d’y achever de mûrir. Cette chau-
dière était carrée ; sur l’un de ses côtés, les deux vers suivants étaient gravés en grandes
lettres :
O. BLI. TO. BIT. MI. LI.
KANT. I. VOLT. BIT. TO. GOLT.
Sur le deuxième côté on lisait ces mots :
SANITAS. NIX. HASTA.
Le troisième côté portait ce seul mot :
F. I. A. T.
Mais sur la face postérieure il y avait toute l’inscription suivante :
CE QUI EST :
Le Feu, l’Air, l’Eau, la Terre :
AUX SAINTES CENDRES
DE NOS ROIS ET DE NOS REINES,
Ils ne pourront l’arracher.
LA TOURBE FIDÈLE OU CHYMIQUE
DANS CETTE URNE
EST CONTENUE
Aò . 11
Je laisse aux savants le soin de chercher si ces inscriptions étaient relatives au sable ou à
l’œuf ; je me contente d’accomplir ma tâche en n’omettant rien.
L’incubation se termina ainsi et l’œuf fut déterré. Il ne fut pas nécessaire d’en percer la
coque car l’oiseau se libéra bientôt lui-même et prit joyeusement ses ébats ; mais il était
tout saignant et difforme. Nous le posâmes d’abord sur le sable chaud, puis la vierge nous
pria de l’attacher avant qu’on ne lui donnât des aliments ; sinon nous aurions bien des
tracas. Ainsi fut fait. On lui apporta alors sa nourriture qui n’était pas autre chose que le
sang des décapités dilué avec de l’eau préparée. L’oiseau crût alors si rapidement sous nos
yeux que nous comprîmes fort bien pourquoi la vierge nous avait mis en garde. Il mordait
et griffait rageusement autour de lui et s’il avait pu s’emparer de l’un de nous, il en serait
bientôt venu à bout. Comme l’oiseau—noir comme les ténèbres—était plein de fureur,
on lui apporta un autre aliment, peut-être le sang d’une autre personne royale. Alors ses
plumes noires tombèrent et des plumes blanches comme la neige poussèrent à leur place
; en même temps l’oiseau s’apprivoisa un peu et se laissa approcher plus facilement ;
toutefois nous le regardions encore avec méfiance. Par le troisième aliment ses plumes se
couvrirent de couleurs si éclatantes que je n’en ai vu de plus belles ma vie durant, et il se
familiarisa tellement et se montra si doux envers nous que nous le délivrâmes de ses liens,
avec l’assentiment de la vierge.
Maintenant, dit la vierge, comme la vie et la plus grande perfection ont été
donnés à l’oiseau, grâce à votre application, il sied qu’avec le consentement
de notre vieillard nous fêtions joyeusement cet événement.
Puis elle ordonna de servir le repas et nous invita à nous réconforter parce que la partie la
plus délicate et la plus difficile de l’oeuvre était terminée et que nous pouvions commen-
cer, à juste titre, à goûter la jouissance du travail accompli.
Mais nous portions encore nos vêtements de deuil, ce qui, dans cette joie, paraissait un
peu ridicule ; aussi nous nous mîmes à rire les uns des autres.
Cependant la vierge ne cessa de nous questionner, peut-être pour découvrir ceux qui
pourraient lui être utiles pour l’accomplissement de ses projets. L’opération qui la tour-
mentait le plus était la fusion ; et elle fut bien aise quand elle sut que l’un de nous avait
acquis les tours de mains que possèdent les artistes.
Le repas ne dura pas plus de trois quarts d’heure ; et encore nous en passâmes la majeure
partie avec notre oiseau qu’il fallait alimenter sans arrêt. Mais maintenant il atteignait son
développement complet.
On ne nous permit pas de faire une longue sieste après notre repas ; la vierge sortit avec
l’oiseau, et la cinquième salle nous fut ouverte ; nous y montâmes comme précédemment
et nous nous apprêtâmes au travail.
On avait préparé un bain pour notre oiseau dans cette salle ; ce bain fut teint avec une
poudre blanche de sorte qu’il prit l’aspect du lait. Tout d’abord il était froid et l’oiseau
qu’on y plongea s’y trouva à son aise, en but, et prit ses ébats. Mais quand la chaleur des
lampes commença à faire tiédir le bain, nous eûmes beaucoup de peine à y maintenir
l’oiseau. Nous posâmes donc un couvercle sur la chaudière et nous laissâmes passer sa
tête par un trou. L’oiseau perdit toutes ses plumes dans le bain de sorte qu’il eut la peau
aussi lisse qu’un homme ; mais la chaleur ne lui causa pas d’autre dommage. Chose éton-
nante, les plumes se dissolvèrent entièrement dans ce bain et le teignirent en bleu. Enfin
nous laissâmes. l’oiseau s’échapper de la chaudière ; il était si lisse et si brillant qu’il faisait
plaisir à voir ; mais comme il était un peu farouche nous dûmes lui passer un collier avec
une chaîne autour du cou ; puis nous le promenâmes ça et là dans la salle. Pendant ce
temps on alluma un grand feu sous la chaudière et le bain fut évaporé jusqu’à siccité, de
sorte qu’il resta une matière bleue ; nous dûmes la détacher de la chaudière, la concasser,
la pulvériser et la préparer sur une pierre ; puis cette peinture fut appliquée sur toute la
peau de l’oiseau. Alors ce dernier prit un aspect plus singulier encore ; car, à part la tête
qui resta blanche, il était entièrement bleu.
C’est ainsi qu’à cet étage notre travail prit fin et nous fûmes appelés par une ouverture
dans la voûte au sixième étage, après que la vierge nous eût quittés avec son oiseau bleu ;
et nous y montâmes.
Sa mort nous attrista ; cependant comme nous pensions bien que l’oiseau lui-même ne
pouvait être utile à grand’chose, nous en primes vite notre parti.
Nous débarrassâmes ensuite le petit autel et nous aidâmes la vierge à incinérer sur l’autel
même le corps ainsi que la tablette qui y était suspendue, avec du feu pris à la petite lu-
mière. Cette cendre fut purifiée à plusieurs reprises et conservée avec soin dans une petite
boîte en bois de cyprès.
Mais maintenant je dois relater l’incident qui m’arriva ainsi qu’à trois de mes compa-
gnons. Quand nous eûmes recueilli la cendre très soigneusement, la vierge prit la parole
comme suit :
Chers seigneurs, nous sommes dans la sixième salle et nous n’en avons plus
qu’une seule au-dessus de nous. Là, nous toucherons au terme de nos peines
et nous pourrons songer à votre retour au château pour ressusciter nos très
gracieux Seigneurs et Dames. J’aurais désiré que tous ici présents se fussent
comportés de manière à ce que je pusse proclamer leurs mérites et obtenir
pour eux une digne récompense auprès de nos Très Hauts Roi et Reine. Mais
comme, contre mon gré, j’ai reconnu que parmi vous ces quatre—et elle me
désigna avec trois autres—sont des opérateurs paresseux et que, dans mon
amour pour tous, je ne demande cependant point à les désigner pour leur
punition bien méritée, je voudrais cependant, afin qu’une telle paresse ne
demeurât point impunie, ordonner ceci : Seuls ils seront exclus de la sep-
tième opération, la plus admirable de toutes ; par contre on ne les exposera
à aucune autre punition plus tard, quand nous serons en face de Sa Majesté
Royale.
Que l’on songe dans quel état me mit ce discours ! La vierge parla avec une telle gravité
que les larmes inondaient nos visages et que nous nous considérions comme les plus in-
fortunés des hommes. Puis la vierge fit appeler les musiciens par l’une des servantes, qui
l’accompagnaient toujours en nombre, et on nous mit à la porte en musique au milieu
d’un tel éclat de rire que les musiciens eurent de la peine à souffler dans leurs instruments
tant ils étaient secoués par le rire. Et ce qui nous affligea particulièrement, ce fut de voir
la vierge se moquer de nos pleurs, de notre colère et de notre indignation ; en outre,
quelques-uns de nos compagnons se réjouissaient certainement de notre malheur.
Mais la suite fut bien inattendue ; car à peine eûmes-nous franchi la porte, que les mu-
siciens nous invitèrent à cesser nos pleurs et à les suivre gaiement par l’escalier ; ils nous
conduisirent sous les combles, au-dessus du septième étage.
Là nous retrouvâmes le vieillard, que nous n’avions pas vu depuis le matin, se tenant de-
bout devant une petite lucarne ronde. Il nous accueillit amicalement et nous félicita de
tout cœur d’avoir été élu par la vierge ; mais il faillit mourir de rire quand il sut qu’elle
avait été notre désolation au moment d’atteindre un tel bonheur.
Apprenez donc par cela mes chers fils, dit-il, que l’homme ne connaît jamais la
bonté que Dieu lui prodigue.
Nous nous entretenions ainsi quand la vierge vint en courant avec le petit coffret ; après
s’être moquée de nous, elle vida ses cendres dans un autre coffret et remplit le sien avec
une matière différente en nous disant qu’elle était obligée de mystifier maintenant nos
compagnons. Elle nous exhorta à obéir au vieillard en tout ce qu’il nous commanderait et
à ne pas faiblir dans notre zèle. Puis elle retourna dans la septième salle, où elle appela nos
compagnons. J’ignore le début de l’opération qu’elle fit avec eux ; car, non seulement on
leur avait défendu d’une manière absolue d’en parler, mais nous ne pouvions les observer
des combles à cause de nos occupations.
Or voici quel fut notre travail. Il fallut humecter d’abord les cendres avec l’eau que nous
avions préparée auparavant, de manière à en faire une pâte claire ; puis nous plaçâmes la
matière sur le feu jusqu’à ce qu’elle fût très chaude. Alors nous la vidâmes toute chaude
dans deux petits moules qu’ensuite nous laissâmes refroidir un peu. Nous eûmes donc
le loisir de regarder un instant nos compagnons à travers quelques fissures pratiquées à
cet effet ; ils étaient affairés autour d’un fourneau et chacun soufflait dans le feu avec un
tuyau. Les voici donc réunis autour du brasier, soufflant à perdre haleine, bien convaincus
qu’ils étaient mieux partagés que nous ; et ils soufflaient encore quand notre vieillard nous
rappela au travail, de sorte que je ne puis dire ce qu’ils firent ensuite.
Nous ouvrîmes les petites formes et nous y aperçûmes deux belles figurines presque trans-
parentes, comme les yeux humains n’en ont jamais vues. C’étaient un garçonnet et une
fillette. Chacune n’avait que quatre pouces de long ; ce qui m’étonna outre mesure, c’est
qu’elles n’étaient pas dures, mais en chair molle comme les autres hommes. Cependant
elles n’avaient point de vie, si bien qu’à ce moment j’étais convaincu que dame Vénus
avait été également faite ainsi.
Nous posâmes ces adorables enfants sur deux petits coussins en satin et nous ne cessâmes
de les regarder sans pouvoir nous détacher de ce gracieux spectacle. Mais le vieillard nous
rappela à la réalité ; il nous remit le sang de l’oiseau recueilli dans la petite coupe en or et
nous ordonna de le laisser tomber goutte à goutte et sans interruption dans la bouche des
figurines. Celles-ci grandirent dès lors à vue d’œil, et ces petites merveilles embellirent
encore en proportion de leur croissance. Je souhaitai que tous les peintres eussent été là
pour rougir de leurs œuvres devant cette création de la nature.
Mais maintenant elles grandirent tellement qu’il fallut les enlever des coussins et les cou-
cher sur une longue table garnie de velours blanc ; puis le vieillard nous ordonna de les
couvrir jusqu’au-dessus de la poitrine d’un taffetas double et blanc, très doux ; ce que
nous fîmes à regret, à cause de leur indicible beauté.
Enfin, abrégeons ; avant que nous leur eussions donné tout le sang, elles avaient atteint la
grandeur d’adultes ; elles avaient des cheveux frisés blonds comme de l’or et, comparée à
elles, l’image de Vénus que j’avais vue auparavant, était bien peu de chose.
— Ici je dois mettre le lecteur en garde, afin qu’il ne considère point ces lumières comme
indispensables, car l’intention du vieillard était d’y attirer notre attention pour que la
descente des âmes passât inaperçue. De fait, aucun de nous ne l’aurait remarquée, si je
n’avais pas vu les flammes deux fois auparavant ; cependant je ne détrompai pas mes com-
pagnons et je laissai ignorer au vieillard que j’en savais plus long.
Alors le vieillard nous fit prendre place sur un banc devant la table et bientôt la vierge
arriva avec ses musiciens. Elle apporta deux beaux vêtements blancs, comme je n’en avais
jamais vus dans le château et qui défient toute description ; en effet, ils me semblaient être
en pur cristal et, néanmoins, ils étaient souples et non transparents ; il est donc impossible
de les décrire autrement. Elle posa les vêtements sur une table et, après avoir rangé ses
vierges autour du banc, elle commença la cérémonie assistée du vieillard et cela encore
n’eut lieu que pour nous égarer.
Le toit sous lequel se passèrent tous ces événements avait une forme vraiment singulière ;
à l’intérieur il était formé par sept grandes demi-sphères voûtées, dont la plus haute, celle
du centre, était percée à son sommet d’une petite ouverture ronde, qui était obturée à ce
moment et qu’aucun de mes compagnons ne remarqua. Après de longues cérémonies,
six vierges entrèrent, portant chacune une grande trompette, enveloppée d’une substance
verte phosphorescente comme d’une couronne. Le vieillard en prit une, retira quelques
lumières du bout de la table et découvrit les visages. Puis il plaça la trompette sur la
bouche de l’un des corps, de telle sorte que la partie évasée, tournée vers le haut, vînt juste
en face de l’ouverture du toit que je viens de désigner.
A ce moment tous mes compagnons regardaient le corps, tandis que mes préoccupations
dirigeaient mes regards vers un tout autre point. Ainsi, lorsqu’on eut enflammé les feuilles
ou la couronne entourant la trompette, je vis l’orifice du toit s’ouvrir pour livrer passage
à un rayon de feu qui se précipita dans le pavillon et s’élança dans le corps ; l’ouverture se
referma aussitôt et la trompette fut enlevée.
Mes compagnons furent trompés par la jonglerie car ils se figuraient que la vie était com-
muniquée aux corps par le feu des couronnes et des feuilles.
Dès que l’âme eut pénétré dans le corps, ce dernier ouvrit et ferma les yeux, mais ne faisait
guère d’autres mouvements.
Ensuite une seconde trompette fut appliquée sur sa bouche ; on alluma la couronne et
une seconde âme descendit de même ; et cela eut lieu trois fois pour chacun des corps.
Toutes les lumières furent éteintes ensuite et enlevées ; la couverture de velours de la table
fut repliée sur les corps et bientôt on étendit et on garnit un lit de voyage. On y porta les
corps tout enveloppés, puis on les sortit de la couverture et on les coucha l’un à côté de
l’autre. Alors, les rideaux fermés, ils dormirent un long espace de temps.
Il était vraiment temps que la vierge s’occupât des autres artistes ; ceux-ci étaient fort
contents car, ainsi que la vierge me le dit plus tard, ils avaient fait de l’or. Certes, cela est
aussi une partie de l’art, mais non la plus noble, la plus nécessaire et la meilleure. En effet
ils possédaient eux aussi une partie de cette cendre, de sorte qu’ils crurent que l’oiseau
n’était destiné qu’à produire de l’or et que c’est par cela que la vie devait être rendue aux
décapités. Quant à nous, nous restions là en silence, en attendant le moment où les époux
s’éveilleraient ; il s’écoula environ une demi-heure dans cette attente. Alors le malicieux
Cupidon fit son entrée et après nous avoir salués à la ronde, il vola près d’eux sous les
rideaux et les agaça jusqu’à ce qu’ils s’éveillassent. Leur étonnement fut grand à leur ré-
veil, car ils pensaient avoir dormi depuis l’heure où ils avaient été décapités. Cupidon les
fit connaître l’un à l’autre, puis se retira un instant pour qu’ils pussent se remettre. En
attendant il vint jouer avec nous et finalement il fallut lui chercher la musique et montrer
de la gaieté.
Bientôt après la vierge revint également ; elle salua respectueusement le jeune Roi et la
Reine—qu’elle trouva un peu faibles—leur baisa la main et leur donna les deux beaux
vêtements ; ils s’en vêtirent et s’avancèrent. Deux sièges merveilleux étaient prêts à les
recevoir ; ils y prirent place et reçurent nos hommages respectueux, pour lesquels le Roi
nous remercia lui-même ; puis il daigna nous accorder de nouveau sa grâce.
Comme il était près de cinq heures, les personnes royales ne purent tarder davantage ; on
réunit donc à la hâte les objets les plus précieux et nous dûmes conduire les personnes
royales par l’escalier, par tous les passages et corps de garde, jusqu’au vaisseau. Ils y prirent
place en compagnie de quelques vierges et de Cupidon et s’éloignèrent si vite que nous
les perdîmes bientôt de vue ; d’après ce qu’on m’a rapporté, on était venu à leur rencontre
avec quelques vaisseaux de sorte qu’ils traversèrent une grande distance sur mer en quatre
heures.
Cinq heures étaient sonnés quand on ordonna aux musiciens de recharger les vaisseaux et
de se préparer au départ. Mais comme ils étaient un peu lents, le vieux seigneur fit sortir
une partie de ses soldats que nous n’avions pas aperçus jusque-là car ils étaient cachés dans
l’enceinte. C’est de cette manière que j’appris que cette tour était toujours prête à résister
aux attaques. Ces soldats eurent tôt fait d’embarquer nos bagages, de sorte qu’il ne nous
restait qu’à songer au repas.
Quand les tables furent dressées, la vierge nous réunit en présence de nos compagnons ;
alors il nous fallut prendre un air malheureux et étouffer le rire. Ils chuchotaient tout le
temps entre eux ; cependant quelques-uns nous plaignaient. A ce repas le vieux seigneur
était des nôtres. C’était un maître sévère ; il n’y eut de parole, si sage fût-elle, qu’il ne sût
réfuter, ou compléter, ou du moins développer pour nous instruire. C’est auprès de ce
seigneur que j’appris le plus de choses et il serait bon que chacun se rendît près de lui pour
s’instruire ; beaucoup y trouveraient leur avantage.
Après le repas le seigneur nous conduisit d’abord dans ses musées édifiés circulairement
sur les bastions ; nous y vîmes des créations naturelles fort singulières ainsi que des imita-
tions de la nature produites par l’intelligence humaine ; il aurait fallu y passer une année
entière pour tout voir.
Nous prolongeâmes cette visite à la lumière, bien avant dans la nuit. Enfin le sommeil
l’emporta sur la curiosité et nous fûmes conduits dans nos chambres ; nous fûmes étonnés
de trouver dans le rempart non seulement de bons lits mais encore des appartements très
élégants tandis que nous avions dû nous contenter de si peu la veille. J’allai donc goûter
un bon repos et comme j’étais presque sans soucis et fatigué par un travail ininterrompu,
le bruissement calme de la mer me procura un sommeil profond et doux que je continuai
par un rêve depuis onze heures jusqu’à huit heures du matin.
SEPTIÈME JOUR
Il était plus de huit heures quand je m’éveillai. Je m’habillai donc rapidement pour rentrer
dans la tour, mais les chemins se croisaient en si grand nombre dans le rempart que je
m’égarai pendant assez longtemps avant d’avoir trouvé une issue. Le même désagrément
arriva à d’autres ; pourtant nous finîmes par nous retrouver dans la salle inférieure. Nous
reçûmes alors nos Toisons d’or et nous fûmes vêtus d’habits entièrement jaunes. Alors la
vierge nous apprit que nous étions Chevaliers de la Pierre d’Or, chose que nous avions
ignorée jusque-là.
Ainsi parés nous déjeunâmes ; puis le vieillard remit à chacun une médaille en or. Sur
l’endroit on voyait ces mots :
AR. NAT. MI . 12
Au revers :
TEM. NA. F. . 13
Nous partîmes alors par delà les mers. Or, nos vaisseaux étaient parés admirablement ; à
les voir il semblait certain que toutes les belles choses que nous voyions ici nous avaient
été envoyées.
Les vaisseaux étaient au nombre de douze, dont six des nôtres, les six autres appartenant
au vieillard. Ce dernier remplit ses vaisseaux de soldats de belle prestance puis il prit place
dans le nôtre où nous étions tous réunis. Les musiciens, dont le vieux seigneur possédait
un grand nombre, vinrent en tête de notre flottille pour nous distraire. Les pavillons
battaient les douze signes célestes ; le nôtre portait l’emblème de la Balance. Entre autres
merveilles, notre vaisseau contenait une horloge d’une beauté admirable qui marquait
toutes les minutes.
La mer était d’un calme si parfait que notre voyage était un véritable agrément ; mais
l’attrait principal était la causerie du vieillard. Il savait nous charmer avec des histoires
singulières au point que je voyagerais avec lui ma vie durant.
Cependant les vaisseaux s’avançaient avec une rapidité inouïe ; nous n’avions pas navi-
gué pendant deux heures que le capitaine nous avertit qu’il apercevait des vaisseaux en
tel nombre que le lac entier en était presque couvert. Nous en conclûmes qu’on venait à
notre rencontre et il en était ainsi ; car dès que nous fûmes entrés dans le lac par le canal
déjà nommé, nous aperçûmes environ cinq cents vaisseaux. L’un d’eux étincelait d’or et
de pierreries ; il portait le Roi et la Reine ainsi que d’autres seigneurs, dames et demoi-
selles de haute naissance.
Dès que nous fûmes à proximité, on tira les batteries des deux côtés, et le son des trom-
pettes et des tambours fit un tel vacarme que les navires en tremblèrent. Enfin quand
nous les eûmes rejoints, ils entourèrent nos vaisseaux et stoppèrent.
Aussitôt le vieil Atlas se présenta au nom du Roi et nous parla brièvement mais avec élé-
gance ; il nous souhaita la bienvenue et demanda si le cadeau royal était prêt.
Certains de mes compagnons étaient grandement surpris d’apprendre que le Roi était
ressuscité, car ils étaient persuadés que c’étaient eux qui devaient le réveiller. Nous les
laissions à leur étonnement, en faisant semblant de trouver le fait également très étrange.
Après Atlas, notre vieillard prit la parole et répondit un peu plus longuement ; il fit des
voeux pour le bonheur et la prospérité du Roi et de la Reine et remit ensuite un petit cof-
fret précieux. J’ignore ce qu’il contenait, mais je vis qu’on le confia à la garde de Cupidon
qui jouait entre eux deux.
Après ce discours on tira une nouvelle salve et nous continuâmes à naviguer de conserve
assez longtemps et nous parvînmes enfin au rivage. Nous étions près du premier portail
par lequel j’étais entré tout d’abord. A cet endroit un grand nombre de serviteurs du Roi
nous attendaient avec quelques centaines de chevaux.
Dès que nous fûmes à terre, le Roi et la Reine nous tendirent très amicalement la main et
nous dûmes tous monter à cheval.
— Ici je voudrais prier le lecteur de ne pas attribuer le récit suivant à mon orgueil ou au
désir de me glorifier ; mais qu’il soit persuadé que je tairais volontiers les honneurs que je
reçus s’il n’était indispensable de les relater.
On nous distribua donc tous, à tour de rôle, entre les divers seigneurs. Mais notre vieillard
et moi, indigne, nous dûmes chevaucher aux côtés du Roi en portant une bannière blanche
comme la neige avec une croix rouge. J’avais obtenu cette place à cause de mon grand
âge, car, tous deux, nous avions de longues barbes blanches et les cheveux gris. Or, j’avais
attaché mes insignes autour de mon chapeau ; le jeune Roi les remarqua bientôt et me
demanda si c’était moi qui avait pu résoudre les signes gravés sur le portail. Je répondis
affirmativement, avec les marques d’un profond respect. Alors il rit de moi et me dit que
dorénavant il n’était nullement besoin de cérémonies : que j’étais son père. Puis il me
demanda de quelle manière je les avais dégagés ; je répondis : Avec de l’eau et du sel. Alors
il fut étonné que je fusse si fin. M’enhardissant je lui racontai mon aventure avec le pain,
la colombe et le corbeau ; il m’écouta avec bienveillance et m’assura que c’était la preuve
que Dieu m’avait destiné à un bonheur particulier.
Tout en cheminant nous arrivâmes au premier portail ; alors le gardien vêtu de bleu se
présenta. Dès qu’il me vit près du Roi il me tendit une supplique et me pria respectueu-
sement de me souvenir de l’amitié qu’il m’avait témoignée, maintenant que j’étais auprès
du Roi. Je questionnai d’abord le Roi au sujet de ce gardien ; il me répondit amicalement
que c’était un astrologue célèbre et éminent qui avait toujours été en haute considéra-
tion auprès du Seigneur son père. Or il était advenu que le gardien avait agi contre dame
Vénus, l’ayant surprise et contemplée dans son lit de repos ; pour sa punition il avait été
détaché comme gardien à la première porte jusqu’à ce que quelqu’un le délivrât. Je de-
mandai si cela pouvait se faire et le Roi répondit :
Oui ; si l’on découvre quelqu’un qui ait commis un péché aussi grand que le
sien, il sera placé comme gardien à la porte et l’autre sera délivré.
Ces mots me troublèrent profondément, car ma conscience me montra bien que j’étais
moi-même ce malfaiteur ; cependant je me tus et je transmis la supplique. Dès que le
Roi en eut pris connaissance il eut un mouvement d’effroi tellement violent que la Reine
qui chevauchait derrière nous en compagnie de ses vierges et de l’autre reine—que nous
avions vue lors de la suspension des poids,—s’en aperçut et le questionna sur cette lettre.
Il ne voulut rien dire mais il serra la lettre sur lui et parla d’autre chose jusqu’à ce que
nous fussions parvenus dans la cour du château ; ce qui eut lieu à trois heures. Là nous
descendîmes de cheval et nous accompagnâmes le Roi dans la salle que j’ai déjà dépeinte.
Aussitôt le Roi se retira avec Atlas dans un cabinet et lui fit lire la supplique. Alors Atlas
monta à cheval sans tarder afin de compléter ses renseignements près du gardien. Puis le
Roi s’assit sur son trône ; son épouse et d’autres seigneurs, dames et demoiselles l’imitè-
rent. Alors notre vierge fit l’éloge de notre application, de nos peines et de nos œuvres,
et pria le Roi et la Reine de nous récompenser royalement, ainsi que de la laisser jouir à
l’avenir des fruits de sa mission. Le vieillard se leva à son tour et certifia l’exactitude des
dires de la vierge ; il affirma qu’il serait juste que l’on donnât satisfaction aux deux de-
mandes. Nous dûmes nous retirer pendant un instant et l’on décida d’accorder à chacun
le droit de faire un souhait qui serait exaucé s’il était réalisable, car l’on prévoyait avec
certitude que le plus sage ferait le souhait qui lui serait le plus profitable, et on nous invita
à méditer sur ce sujet jusqu’après le repas.
Ensuite le Roi et la Reine décidèrent de se distraire en jouant. Le jeu était semblable aux
échecs, mais se jouait selon d’autres règles. Les vertus étaient rangées d’un côté, les vices
de l’autre, et les mouvements montraient exactement par quelles pratiques les vices ten-
dent des pièges aux vertus et comment il faut les combattre ; il serait à souhaiter que nous
eussions également un jeu semblable.
Sur ces entrefaites, Atlas revint et rendit compte de sa mission à voix basse. Le rouge me
monta alors au visage car ma conscience ne me laissait pas en repos. Le Roi me tendit lui-
même la supplique et me la fit lire ; elle contenait à peu près ce qui suit :
Tout cela était exposé longuement et avec un art parfait. J’étais vraiment bien placé pour
apprécier à sa juste valeur la perspicacité du gardien, mais elle était pénible pour moi et
j’aurais préféré l’ignorer à jamais ; cependant je me consolai en pensant que je pourrais
peut-être lui venir en aide par mon souhait. Je demandai donc au Roi s’il n’y avait pas
d’autre voie pour sa délivrance.
Non,
répondit le Roi,
car ces choses ont une gravité toute particulière ; mais nous pouvons accéder à
son désir pour cette nuit.
Il le fit donc appeler.
Entre-temps les tables avaient été dressées dans une salle où nous n’avions jamais pris
place auparavant ; celle-ci s’appelait le Complet ; elle était parée d’une manière si mer-
veilleuse qu’il m’est impossible d’en commencer seulement la description. On nous y
conduisit en grande pompe et avec des cérémonies particulières.
Cette fois-ci Cupidon était absent ; car, ainsi qu’on me l’apprit, l’insulte faite à sa mère
l’avait fortement indisposé ; voilà comment à chaque instant mon forfait, entraînant la
supplique, fut la cause d’une grande tristesse. Il répugnait au Roi de faire une enquête
parmi ses invités ; car elle aurait fait connaître l’événement à ceux qui l’ignoraient encore.
Il laissa donc au gardien déjà arrivé le soin d’exercer une surveillance étroite et fit de son
mieux pour paraître gai.
Je m’abstiens de rappeler le menu et les cérémonies, car le lecteur n’en a nul besoin et cela
n’est pas utile pour notre but. Tout était excellent, au delà de toute mesure, au delà de
tout art et de toute habileté humaine ; ce n’est pas à la boisson que je songe en écrivant
cela. Ce repas fut le dernier et le plus admirable de tous ceux auxquels j’ai pris part.
Après le banquet les tables furent enlevées rapidement et de beaux sièges furent rangés en
cercle. De même que le Roi et la Reine, nous y prîmes place auprès du vieillard, des dames
et des vierges. Puis un beau page ouvrit l’admirable livre dont j’ai déjà parlé. Atlas se plaça
au centre de notre cercle et nous parla comme suit :
Sa Majesté Royale n’avait point oublié nos mérites et l’application avec laquelle nous avi-
ons rempli nos fonctions ; pour nous récompenser, Elle nous avait donc élus tous, sans
exception, Chevaliers de la Pierre d’Or. Il serait donc indispensable non seulement de
prêter serment encore une fois à Sa Majesté Royale, mais encore de nous engager à obser-
ver les articles suivants. Ainsi, Sa Majesté Royale pourrait décider de nouveau comment
Elle devra se comporter vis-à-vis de ses alliés.
Puis Atlas fit lire par le page les articles que voici :
I
Seigneurs Chevaliers, vous devez jurer de n’assujettir votre Ordre à
aucun diable ou esprit, mais de le placer constamment sous la seule
garde de Dieu, votre créateur, et de sa servante, la Nature.
II
Vous répudierez toute prostitution, débauche et impureté et ne salirez
point votre Ordre par ces vices.
III
Vous aiderez par vos dons tous ceux qui en seront dignes et en auront
besoin.
IV
Vous n’aurez jamais le désir de vous servir de l’honneur d’appartenir
à l’Ordre pour obtenir le luxe et la considération mondaine.
V
Vous ne vivrez pas plus longtemps que Dieu ne le désire.
Ce dernier article nous fit rire longuement et sans doute l’a-t-on ajouté pour cela. Quoiqu’il
en soit nous dûmes prêter serment sur le sceptre du Roi.
Ensuite nous fûmes reçus Chevaliers avec la solennité d’usage ; on nous accorda, avec
d’autres privilèges, le pouvoir d’agir à notre gré sur l’ignorance, la pauvreté et la mala-
die. Ces privilèges nous furent confirmés ensuite dans une petite chapelle où l’on nous
conduisit en procession. Nous y rendîmes grâce à Dieu et j’y suspendis ma Toison d’or
et mon chapeau, pour la gloire de Dieu ; je les y laissai en commémoration éternelle. Et
comme l’on demanda la signature de chacun j’écrivis :
La Haute Science est de ne rien savoir.
Frère CHRISTIAN ROSENCREUTZ,
Chevalier de la Pierre d’Or :
Année 1459. . 14
Puis nous fûmes reconduits dans la salle où l’on nous invita à prendre des sièges et à déci-
der vivement les souhaits que nous voudrions faire. Le Roi et les siens s’étaient retirés dans
le cabinet ; puis chacun y fut appelé pour y formuler son souhait, de sorte que j’ignore les
voeux de mes compagnons.
En ce qui me concerne, je pensais qu’il n’y aurait rien de plus louable que de faire hon-
neur à mon Ordre en faisant preuve d’une vertu ; il me semblait aussi qu’aucune ne fut
jamais plus glorieuse que la reconnaissance. Malgré que j’eusse pu souhaiter quelque
chose de plus agréable, je me surmontai donc et je résolus de délivrer mon bienfaiteur, le
gardien, fût-ce à mon péril. Or, quand je fus entré, on me demanda d’abord si je n’avais
pas reconnu ou soupçonné le malfaiteur, étant donné que j’avais lu la supplique. Alors,
sans nulle crainte, je fis le récit détaillé des événements et comment j’avais péché par igno-
rance ; je me déclarai prêt à subir la peine que j’avais méritée ainsi.
Le Roi et les autres seigneurs furent très étonnés de cette confession inattendue ; ils me
prièrent de me retirer un instant. Dès que l’on m’eut rappelé, Atlas m’informa que Sa
Majesté Royale était très peinée de me voir dans cette infortune, moi, qu’Elle aimait par-
dessus tous ; mais qu’il Lui était impossible de transgresser Sa vieille coutume et Elle ne
voyait donc d’autre solution que de délivrer le gardien et de me transmettre sa charge,
tout en désirant qu’un autre fût bientôt pris afin que je pusse rentrer. Cependant on ne
pouvait espérer aucune délivrance avant les fêtes nuptiales de son fils à venir.
Accablé par cette sentence, je maudissais ma bouche bavarde de n’avoir pu taire ces évé-
nements ; enfin, je parvins à ressaisir mon courage et, résigné à l’inévitable, je relatai com-
ment ce gardien m’avait donné un insigne et recommandé au gardien suivant ; que, grâce
à leur aide, j’avais pu subir l’épreuve de la balance et participer ainsi à tous les honneurs
et à toutes les joies ; qu’il avait donc été juste de me montrer reconnaissant envers mon
bienfaiteur et que je les remerciais pour la sentence, puisqu’elle ne pouvait être différente.
Je ferais d’ailleurs volontiers une besogne désagréable en signe de gratitude envers celui
qui m’avait aidé à toucher au but. Mais, comme il me restait un souhait à formuler, je
souhaitai de rentrer ; de cette manière, j’aurais délivré le gardien et mon souhait m’aurait
délivré à mon tour.
On me répondit que ce souhait n’était pas réalisable, sinon, je n’aurais eu qu’à souhaiter la dé-
livrance du gardien. Toutefois Sa Majesté Royale était satisfaite de constater que j’avais arrangé
cela adroitement ; mais Elle craignait que j’ignorasse encore dans quelle misérable condition
mon audace m’avait placé.
Alors le brave homme fut délivré et je dus me retirer tristement.
Ensuite mes compagnons furent appelés également et revinrent tous pleins de joie, ce qui
m’affligea encore plus ; car j’étais persuadé que je terminerais mes jours sous la porte. Je
réfléchissais aussi sur les occupations qui m’aideraient à y passer le temps ; enfin, je son-
geais, que, vu mon grand âge, je n’avais que peu d’années à vivre encore, que le chagrin et
la mélancolie m’achèveraient à bref délai et que de cette manière ma garde prendrait fin ;
que, bientôt je pourrais goûter un sommeil bienheureux dans la tombe.
J’agitais beaucoup de pensées de cette nature ; tantôt je m’irritais en pensant aux belles
choses que j’avais vues et dont je serais privé ; tantôt je me réjouissais d’avoir pu participer,
malgré tout, à toutes ces joies, avant ma fin et de ne pas avoir été chassé honteusement.
Tel fut le dernier coup qui me frappa ; ce fut le plus fort et le plus sensible.
Tandis que j’étais plongé dans mes préoccupations, le dernier de mes compagnons revint
du cabinet du Roi ; ils souhaitèrent alors une bonne nuit au Roi et aux seigneurs et furent
conduits dans leurs appartements.
Enfin, puisque je ne devais plus le revoir sous sa forme actuelle, le Roi m’exhorta à me
conformer à ma vocation et à ne pas agir contre mon Ordre. Puis il m’embrassa et me
baisa, de sorte que je crus comprendre que je devais prendre la garde dès le lendemain.
Psaume CXXXIII :
Puisqu’un jour dans tes parvis
en vaut plus de mille,
j’ai choisi :
plutôt rester au seuil de la maison de mon Dieu
que de loger sous les tentes des infidèles.
Oui, le SEIGNEUR Dieu est un soleil et un bouclier ;
Le SEIGNEUR donne la grâce et la gloire,
Il ne refuse pas le bonheur
À ceux qui sont sans reproche.
Jésus-Christ pour toujours.
Ce nouvel État qui est nôtre est digne d’attention et de louange. Comme notre minuscule
colonie qui émane de la grande Jérusalem, que tu as érigée malgré les sophistes par ton
esprit éminent, tout doit en effet t’être attribué. Je dois te remercier pour les institutions
et les lois, et de même te prier de ne pas tenir pour inférieur à ta dignité de me faire savoir
avec bienveillance ce qui, à ton avis, doit être adjoint ou amélioré. Qu’en conséquence,
que Dieu veuille accorder des ans à ta haute respectabilité afin que beaucoup puissent voir
la dévotion, la loyauté et la science de tes disciples ! Porte-toi bien, honorable Père dans
le Christ, et recommande à Dieu celui qui essaie de te suivre.
La véritable cause de cette affaire, qui s’oppose beaucoup à la raison n’est pas suffisam-
ment mise en évidence. Que ce soit en effet par une ambition qui ne se laisse blâmer par
personne, ou par une cupidité qui fait naître entre le hommes les égarements de l’usure,
ou par l’abrutissement de l’esprit, qui ne peut distinguer ni choisir entre le bien et le mal,
ou par l’accoutumance aux objets les plus absurdes, qui affaiblit devant tous les vices, il
n’est rien de tel que la grande témérité avec laquelle nous résistons à la vérité la plus ma-
nifeste et au bien le plus désirable.
A cause de cela, non sans raison, beaucoup estiment que Dieu laisse venir cette obscu-
rité sur les âmes des méchants afin qu’ils ne puissent se satisfaire de ce qui est tolérable
et modéré en acceptant leurs conséquences, en sorte qu’ils confondent les abominations
les plus impudentes, estiment indignes d’eux de céder davantage, qu’on leur demande de
s’améliorer, et que, à cause de cela, ils ne partagent pas la modestie des bons et, après que
le masque soit tombé ils perdent leur crédit auprès du peuple.
Alors apparut à ceux-là le grand homme invincible, notre Docteur Luther. Alors qu’on
ne voulait pas entendre ses prières et ses larmes, il commença à puiser des menaces dans
la parole de Dieu. Comme il ne faisait aucun progrès par la soumission, il commença à
s’insurger. Après en avoir longtemps fait le siège, il commença avec courage à donner as-
saut au monument d’Hadrien, avec un tel succès que nous jubilons, alors qu’ils grincent
des dents. Je ne sais pas si cette action ne va pas se répéter de notre temps.
La lumière d’une pure religion s’est levée sur nous, et à partir de là, l’administration de la
Cité fut modelée, et l’art et la science reprirent leur ancien éclat. Nous pûmes triompher
de tous nos adversaires, de la superstition, de la dépravation et de la barbarie. Mais les
embûches secrètes du Diable nous accablent, en sorte que la joie est moins complète, et
que seul n’en reste à beaucoup que le nom, sans la chose. Car quoique tous nos actes doi-
vent être accomplis d’après notre Christ, dont nous portons et professons le nom, notre
très malheureuse indulgence fait que les Chrétiens ne diffèrent en rien des mondains. En
effet, que nous observions ou les Églises, ou les cours, ou les académies, en aucun lieu ne
manquent ces ambition, cupidité, gourmandise, luxure, jalousie, oisiveté, et autres vices
repoussants, pour lesquels le Christ éprouve une vive répugnance, mais dont nous nous
délectons grandement.
Ainsi peut-on très facilement comprendre la joie de Satan, toutes les fois qu’il arrache très
habilement le cœur de nos gens de bien, laissant peau et écorce vides, qu’il se fait gloire
qu’on le laisse faire sans volonté. Et il est facile de remarquer notre naïveté, avec laquelle
nous nous satisfaisons de l’ombre des choses, et nous considérons cependant en quelque
endroit comme religieux, policés et savants.
Mais tous ne sont pas dupés par ces trompeurs : ceux, au moins, qui portent en eux la
sublime lumière ; et ainsi beaucoup d’hommes à l’esprit embrasé ont déjà élevé la voix de-
vant nous, et le feront à l’avenir avec un très grand zèle. Parmi beaucoup d’autres, j’aime à
mentionner le Docteur Johann Gehrardt, le Docteur Johann Arndt et le Docteur Martin
Mollet, qui ont pris de moi un soin méritoire - irréprochables théologiens, même si ce
dernier n’apparaît pas tout à fait assuré, relativement au mystère de l’Eucharistie.
Comme ceux-ci le virent, des dialogues polémiques se déchaînèrent ; aussi, alors que
l’Esprit du Christ ne pouvait être qu’à peine entendu, tentèrent-ils d’obtenir une pause
de silence, de servir la piété, qu’il leur soit permis de reprendre haleine dans la chaleur de
la discussion. Ainsi l’érudition se combine à l’intégrité, afin que son éclat soit transmis à
tous les autres. Ainsi une très grande discipline succéda-t-elle à l’absence de modération
des demandes.
Si nous en croyons les arguments contraires, l’Église entière est munie de fenêtres et d’al-
véoles par lesquelles vole et bourdonne qui le veut et où il veut. L’État est un marché où
l’on achète des vices, où l’on vend des autorisations. L’Université est un labyrinthe où pré-
valent jeux et ruses : quiconque y dépense à profusion en tire profit. Il est des défenseurs
qui proclament que sont volés ceux qui veulent l’être : les gens de bien prêtent serment
de bonté, alors que les méchants repoussent en public les témoignages de leur malignité.
Car le monde se trompait, en effet, voilant ces méfaits plutôt que de prononcer des
éloges. Ils s’irritaient des sacrifices, ne donnant pas de preuves de leur fermeté, mais au
contraire de leur nullité par la nonchalance de leurs discours, par l’excès des soins consa-
crés au monde, auxquels s’opposent cependant les théologiens. Dans leur ronde graisse,
ils reprochaient que ne soit pas invoquée la rigueur de la justice devant le relâchement
des mœurs, l’accumulation des richesses, le mépris des choses éternelles, que pourtant la
« Politique » elle-même interdit. Les colporteurs des lettres jacassent par ignorance des
sciences, par pauvreté de langage, par le bon marché qu’ils font de leur rang, par leurs
dépenses insatiables, à la vérité, bien malgré les savants, et ils admirent même l’hypocrisie
dans la religion, la tyrannie dans la Cité, la justification sophistique des lettres, se rendant
à la volonté et aux ordres de l’ignorance, et ils font usage de la violence, et sans doute ont-
ils assurément abusé nombre de jugements divers, mais sans troubler les athlètes de Dieu,
qui se donnent tout entier à la cause du Bien.
Qui a du cœur ne voit pas sans étonnement l’étalage de l’asservissement au ventre au sein
de l’Église, de la dissolution publique des mœurs, de la corruption des talents dans les
écoles où s’exerce l’esprit, des titres distribués de toute part sans raison et de la prodigalité
en excuses sans fin, et, bien plus, de leur distinction par des éloges.
Ceci est aussi la raison pour laquelle ceux chez lesquels aurait subsisté un petit espoir se
soumettent plutôt vite, en vérité, et cèdent la place quand, convaincus de quelque faute,
ils ne se trouvent livrés qu’à une impudence infâme et à une honteuse raillerie alors qu’ils
font en vain effort pour se disculper. Ainsi, dans leur bonne foi, entendent-ils et endu-
rent-ils docilement les sermons, reconnaissant leurs erreurs, et plus encore les ténèbres de
l’esprit, les ruses de Satan, la force de l’habitude, la crédulité, et autres entraves de cette
sorte, et souhaitent-ils en être corrigés.
Concernant ce qui précède, un nouvel écrit théologique digne d’attention fut publié par
une Fraternité, à mon avis, une plaisanterie, considéré visiblement comme un témoi-
gnage. Il promettait d’abord ce qui correspond au goût pour les curiosités, pour les choses
insolites et les plus grandes, et, sans doute, à ce que les hommes ont l’habitude de sou-
haiter, de trouver une remarquable espérance en la correction de l’état de corruption des
choses, et y ajoutait l’imitation du Christ. Il est superflu de dire quelle agitation résulta
de la Nouvelle de cette affaire pour les hommes, quel débat des esprits, quelles agitation
et gesticulation des imposteurs et des obscurantistes. Mais sur ce seul volume certains
d’entre nous furent jetés en une terreur panique, et voulurent bruyamment conserver et
défendre tout ce qui était ancien, désuet et corrompu.
Il fut des gens qui abandonnèrent les refuges de l’opinion et accusèrent le lourd joug de
la servitude, pressés par l’aspiration à la liberté. Et pour nous rapprocher davantage de
notre affaire, il en fut qui accusèrent l’apprentissage de la vie chrétienne d’être responsable
des hérésies et des sectes fanatiques. Et il y eut ceux qui s’y adonnèrent grandement et de
tout leur cœur. Pendant qu’ils rivalisaient et occupaient les ateliers, beaucoup, considé-
rant cela avec étonnement, se donnèrent le temps d’en juger. Précisément, nous qui avons
joui de pouvoir observer le monde avec respect ne sommes pas aussi assurés de ce qui lui
appartient, ni de son être, qu’on veut le voir, ni tellement obstinés dans nos opinions que
nous ne puissions en changer, et le point important est de voir que tout cela est étranger
au Christ, afin que personne à qui ses lois sont offertes ne les accepte et même ne veuille
ensuite y conformer sa vie entière.
J’ai par contre l’habitude de louanger le jugement d’un homme pieux, de mœurs et d’es-
prit très nobles, qui observait attentivement et rendait généralement vaines les intentions,
de cette Nouvelle. A la question : « Si cela nous paraît bon, pourquoi l’essayer en quelque
manière et ne pas l’attendre ? », il répondait que rien d’arbitraire ne nous empêche d’en-
treprendre, si nous voulons imiter le Christ, de réformer nos mœurs comme nous l’ap-
prenons dans l’Évangile, et en suivant l’exemple louable des dévots. Nous commettrions
en effet une telle injustice à l’égard du Christ, et de sa parole, en préférant rechercher
dans n’importe quelle obscure société (s’il en est une), société qui n’a d’omniscience que
dans sa jactance mais s’abrite de ce bouclier de papier et de nombreuses sottes souillures,
se fait passer pour une vie bienheureuse, qui est la voie elle-même, qui conduit à la vérité
et à la vie, et en propose une mauvaise, alors que les prescriptions de la véritable sont si
évidentes et si aisément établies que de grandes intrigues et de nombreux détours nous
sont nécessaires si nous voulons nous y soustraire.
Tu te trouves en présence d’un exemple de cette tranquillité chrétienne, bon lecteur, dans
ce nouvel État qui se plaît à se donner comme nom Christianopolis. Comme en effet
aucun des autres ne veut être blâmé, et que cela me convient, je me suis moi-même bâti
une ville où j’exerce la dictature : si tu dis qu’il s’agit de mon propre petit corps, tu n’es
pas loin d’avoir deviné la chose. Comme à dire vrai, en tous lieux, les lois sont bonnes et
les usages licencieux, je crains que tu soupçonnes même mes citoyens. Quoiqu’il en soit,
je ne veux pas faire la louange de mes desseins, mais les décrire, t’inviter à te décider à
découvrir leurs dispositions, vivre selon elles et t’en fortifier. Il ne m’était pas possible de
m’entretenir avec toi de ces diverses choses avec plus de franchise, plus de liberté, il ne
m’était pas possible de te les faire connaître dans une plus grande nudité, il ne m’était pas
possible de provoquer autrement ton attention et ton jugement. Que tu approuves ou
désapprouves cela, je te louerai si tu me réponds avec une égale sincérité ; rien ne m’est
plus facile que de faire peu de cas de toi, si c’est avec un esprit malade. Si tu sollicites la ci-
toyenneté de notre état, elle ne te sera pas déniée ; si tu la refuses, elle ne te sera pas impo-
sée. Mes citoyens ne prodiguent pas ce qui est leur, ni ne convoitent ce qui est tien ; mais
ils acceptent ce que tu leur donnes, donnent ce que tu sollicites. Nos lois ne contraignent
pas, ni ne supplient : mais elles conseillent et exposent la parole de Dieu, et ne cèdent rien
à Satan ; raisons pour lesquelles elles rappellent au Bien tous les hommes avertis.
L’organisation de mon ouvrage n’a rien de facile, ni de vain. Nous n’avons pas tout dit,
mais peut-être davantage que les méchants n’en peuvent supporter ; nous offrons aux
bons très peu de ce à quoi ils veulent avoir part.
C’est enfin un jeu public que n’eut pas désapprouvé un homme illustre, Thomas More.
Mon ouvrage a assez peu de sérieux, assez peu d’ingéniosité, il est facile d’en faire peu
de cas. Je l’ai écrit pour mes amis, avec lesquels il me plait de jouer ; je n’aurais ni osé ni
voulu l’écrire pour les grands ; ni pu, si je l’avais osé, ni voulu, même s’ils l’avaient per-
mis. Ma déférence est telle, telle est ma conscience de mon ignorance, je le confesse en
conscience ! Que le lisent cependant ceux qui le veulent, que l’on se souvienne que l’on
tolère entre amis et bienveillants bien davantage que ce qui résiste à l’examen des mal-
veillants. Si quelqu’un devait douter de la véracité de mon histoire, je le prie de mettre en
suspens son jugement jusqu’à cc que soit éprouvée la vérité de toutes mes relations de na-
vigation et pérégrination. Mais le plus sûr reste pour toi, si le ciel le permet, si la terre ne
l’empêche pas, et si la mer est calme, de faire l’essai de voyager avec le Christ pour guide et
compagnon de voyage, de t’embarquer sur le vaisseau qui porte l’emblème du Cancer, de
visiter Christianopolis par cet heureux voyage, et là, de tout examiner très soigneusement,
sous la crainte de Dieu.
Adieu donc, lecteur Chrétien, et arme-toi pour la voie du Ciel.
CHRISTIANOPOLIS
La Cité Chrétienne
Origine de Christianopolis
En m’approchant de la ville, j’admirais son aspect extérieur, et sa splendeur frappa mon
esprit : il n’en est aucune dans tout le reste de la Terre qui lui soit semblable ou qui
puisse lui être comparée. C’est pourquoi je me tournais vers mon guide et demandais :
« Quelle félicité a établi ici votre résidence ? » Alors, lui « Celle-là même qui prend soin
de ce monde généralement malheureux. Car comme ce monde se déchaîne contre les
bons et les chasse hors de ses frontières, la Religion exilée a rassemblé ses adeptes les plus
fidèles, ses compagnons, et les a conduits au-delà des mers, et après avoir assez poussé
les recherches, choisit enfin cette terre, où elle débarqua. Elle bâtit ensuite cette ville que
nous appelons Christianopolis, et souhaita qu’elle puisse devenir le siège de la Vérité et
du Bien, ou si tu le préfères, le bastion. Tu feras l’expérience de la générosité de notre État
envers tous ceux qui sont exposés à la misère. Sans même parcourir cette ville, mais si tu
éprouves le vif désir d’un regard modeste, d’une langue concise, et de mœurs vertueuses,
non seulement elle ne te sera pas refusée, mais encore, elle te sera accessible en chacune de
ses parties ». Je lui répondis : « Oh ! Heure bienheureuse, qui après le spectacle pénible et
l’examen laborieux de tant de laideur, m’accorde de considérer avec étonnement quelque
chose vraiment élégant et harmonieux ! Je n’échapperai à aucun bain, aucun rasoir, au-
cune brosse, afin d’être admis, lavé, rasé et purifié, dans la résidence de la Vérité et du
Bien. Car mes fautes et mes errances infortunées sont déjà connues depuis longtemps.
Que je voudrais voir un jour, Oh ! Que je voudrais voir le plus vrai, le meilleur, le plus
certain, le plus stable, semblable à ce que le monde promet, mais ne montre jamais et
nulle part ! »
Deuxième Examen,
de la Constitution Corporelle
Il me fit alors revêtir de nouveaux vêtements, non pas somptueux, mais bon marché, et
adaptés à la pratique des exercices du corps et me confia à des serviteurs qui me condui-
sirent au deuxième examinateur. Je le perçus comme examinant de manière approfondie
les replis les plus reculés de l’homme, presque mis à nu. Il répondit avec beaucoup d’obli-
geance à mon salut, et poursuivit en s’informant avec amitié par diverses questions, tout
en regardant attentivement et avec pénétration l’ensemble de mon corps et les traits de
mon visage. Il s’enquit avec vivacité de ma Patrie, de mon âge, de l’origine de ma vie,
plutôt en souriant qu’avec un air de réprimande. Après que quelques propos aimables
aient été échangés, il me dit : « Hôte bienvenu, il convint indubitablement à Dieu que
tu fasses l’expérience que le Mal guide toujours, et qu’il est indispensable de vivre selon
les mœurs des barbares. Nous devons aujourd’hui t’en donner toutes les raisons, te repré-
senter la Foi, et ceci d’autant plus volontiers que tu n’as rien à l’encontre ni de la nature,
ni du ciel, mais que tu as reçu de part et d’autre la faveur de la résidence d’un homme
libre. Nul doute que Dieu lui-même t’ait dirigé, afin qu’ensuite tu sois soustrait aux lois
de l’humanité, à être des nôtres, et peur l’Éternité ». Je remarquai que tout en parlant il
prêtait attention à la sérénité de mon esprit, la pudeur de mon front, la retenue de mon
langage, le calme de mon regard, la maîtrise de mon corps, en vérité avec une telle habi-
leté que je crus qu’il lui était possible de scruter mes pensées, avec une telle affabilité qu’il
n’était pas en mon pouvoir de taire mon respect, et que je dus m’en remettre totalement
à lui. Mon esprit étant ainsi envahi de toutes parts, il en arriva enfin à la Connaissance,
et dit : « Ami, pardonne-moi d’avoir conversé avec toi comme avec un illettré, mais c’est
de bon augure, car en effet, ils s’égareront hors de notre pays, ceux qui n’ont que le par-
fum de la Connaissance ». Et en même temps, il chargea un serviteur de m’accompagner
au troisième examinateur. Il me salua d’un signe de la main droite et m’invita à avoir
confiance. Mais je pensais encore, par-devers moi : « Hein ? Si ceux-ci sont des illettrés,
qu’en résultera-t-il ? »
Description de la Ville
Je ne commets aucune faute en décrivant avant tout l’aspect extérieur de la ville. Elle est
très bien fortifiée et a la forme d’un carré dont chaque côté mesure 700 pas, quatre rem-
parts et un talus. Elle regarde très directement les directions du monde : s’ajoutent à sa
puissance huit tours très solides réparties dans la ville, en plus de seize autres tours, plus
petites, mais non méprisables, et, au milieu, d’une citadelle presque invincible. Il y a deux
rangées d’édifices, ou quatre, si on compte le siège du gouvernement et les magasins de
la ville, une seule grande rue, un seul forum, très majestueux. Si tu mesures les construc-
tions, tu vois à partir de la place centrale, une grande rue de 20 pas de large, formant un
carré, s’élevant par des marches réparties cinq par cinq jusqu’au centre, où se trouve un
Temple rond, de cent pas de diamètre. Si tu pars du Temple, il y a des édifices séparés
par des intervalles de rues de 20 pas et des remparts de 25 pas, chaque bâtiment ayant
trois étages auxquels le public monte par des escaliers : le dessin le montre cependant plus
facilement. Tous ces bâtiments sont construits en pierres et en briques et sont séparés par
des parois, de telle façon que le feu ne puisse jamais nuire gravement. L’eau est en grande
abondance, aussi bien jaillissante que courante, fournie en quantité par la nature et par la
technique. L’apparence des choses est partout égale, ni fastueuse ni pauvre, et appropriée
à la respiration et à l’évacuation de l’humidité. Vivent ici environ 400 citoyens, accomplis
en religion, accomplis dans la paix, et nous pourrions presque dire quelque chose au sujet
de chacun d’eux. A l’extérieur des murailles se trouve un fossé de 50 pas de large, plein de
poissons, en sorte que rien ne soit inutilisé, même en temps de paix. A l’extérieur des rem-
parts, une bande de terrain renferme des bêtes sauvages, non pour le divertissement, mais
pour l’utilité. La ville tout entière est divisée en trois parties destinées à l’alimentation,
à l’exercice et à la contemplation. Le reste est destiné à l’agriculture et à diverses fabrica-
tions. De toute manière, je montre cela en marge du document. Nous devons maintenant
nous promener par la ville.
Agriculture et Élevage
La partie la plus éloignée de la ville, qui regarde vers l’Est, est consacrée à l’Agriculture et
séparée en deux parties destinées l’une au domaine rural, l’autre aux troupeaux. Tout ce
dont l’État peut avoir besoin en fait de blé, de légumes et d’oléagineux, il l’obtient dans
l’île. Tout le fruit de son ouvrage en bêtes de somme, gros et menu bétail, est conservé
dans quatorze bâtisses où les hommes gardent en même temps les choses habilement
travaillées. En effet, comme cela fut dit, les édifices comportent trois étages et à mon avis
disposent d’une grande capacité. Si trop d’immondices s’accumulent, on les sort par des
ouvertures percées dans les tours d’angles, on les entasse en attendant l’époque où on les
emploie dans les champs et dans les friches. Traversant ces bâtiments se trouve une grande
tour d’une largeur de 20 pas et de 45 pas de hauteur qui est consacrée à l’agriculture tout
en reliant les maisons d’habitation placées face à face, et qui en même temps délimite
un espace de terrain couvert sous la voûte duquel il est possible de marcher dans la ville,
ainsi que par les étroites portes des bâtiments, par lesquelles il est possible de se rendre
à l’abri de l’une à l’autre, afin que nul ne puisse menacer de pénétrer dans la ville forte.
Cette cour intérieure est protégée du côté de la tour par des meurtrières disposées en
haut, capables de la défendre de tous côtés, et les citoyens s’y réunissent en sûreté, toutes
les fois que les lois l’ordonnent pour les services du culte ou de la Cité. Habite en haut
de cet édifice Uriel, homme expert en bâtiments et en agriculture et très habile en soins
animaliers, qu’assistent les deux Préfets de la Tour, Kapreel et Simea, qui l’aident et qui
l’épaulent si nécessaire. Tout est ici sain, et éloigné de toute grossièreté, et ramené à l’état
de l’agriculture des Patriarches, d’autant plus féconde qu’elle est plus proche de Dieu et
obéit davantage à la simplicité.
Moulins et Boulangeries
Des magasins sont réunis deux par deux et faciles à trouver dans cette Cité ; vers le midi,
sept moulins et autant de boulangeries ; vers le Nord, sept boucheries et autant de ma-
gasins renferment les victuailles, séparés des grandes tours comme des tours plus petites.
Les moulins ne servent pas seulement à broyer le blé, mais aussi à le conserver sur le
plancher de l’étage supérieur. Mais tout ce qui peut être accompli à l’aide des roues, sans
feu, est effectué ici, toutes les diverses choses que l’intelligence humaine a imaginées pour
le plaisir et l’admiration du spectateur. On y fabrique même du papier, on y découpe des
arbres en petites pièces de bois et on y polit les armes. Tout le pain nécessaire pour l’île
est cuit dans les boulangeries et toute la farine y est conservée. On y place aussi tout ce
qui peut y être roulé et, en-dessous, sont creusées des cavités qui forment des celliers dans
lesquels est conservé le vin. Ceux qui en assurent la surveillance sont des hommes dotés
d’un goût excellent, commandés par Neria, qui habite dans la tour intermédiaire, auquel
sont adjoints deux Préfets de la Tour, Simea et Gadiel, car cette organisation place quatre
hommes, réunis deux par deux, sous l’autorité du Préfet. Il n’est pas possible de trop ad-
mirer ici une telle tempérance de tous, alors même que l’abondance règne en suffisance.
Car quoique dans toute l’île nul ne soit rassasié, ils sont cependant éloignés de l’ivresse
et de l’ivrognerie, alors que grâce à la bénédiction divine, ou grâce à la générosité de la
nature tout abonde toujours. Je parlerai plus tard de la répartition des victuailles, ajoutant
maintenant seulement ici cela, que tout est fait proprement et avec respect pour les dons
de Dieu. Les hommes consacrés au travail ne deviennent pas sauvages, mais pleins d’obli-
geance, ceux commis à la surveillance ne sont pas des gloutons, mais des hommes tempé-
rants, non des puants, mais des hommes soignés. Et toute chose est exécutée en fonction
de l’avenir, afin que le peuple en jouisse mais, que le plaisir de la masse soit décent.
Boucherie et Magasin de Comestibles
Il y a en outre dans la région Nord quatorze autres bâtiments destinés à l’abattage et à ce
qui concerne le bétail, sans qu’il y ait aucune trace des entrailles des gros animaux. On
n’y voit pas non plus d’hommes rendus insensibles, souillés par le sang et la chair, par la
graisse ou la peau, comme on le voit dans de telles professions. On voit ici des cuisines
qui servent à faire bouillir, rôtir et purifier les animaux, mais où l’on n’apprend ni la que-
relle ni l’insensibilité. Près d’eux se trouvent encore des ateliers où sont lavés vêtements et
linges, car on fait ici grand éloge de la blancheur. Les comestibles sont conservés dans dif-
férentes pièces bien ordonnées, où se trouvent beurre, suif, graisse de porc, huile, graisse
fondue, cire et autres produits semblables, mais aussi du poisson séché et frais, et diffé-
rentes espèces de volailles, pas tellement pour les locataires, mais plutôt pour le commerce
avec l’étranger. En effet, le commerce de cette île présente de grandes commodités, mais
les citoyens qui s’en occupent n’ont rien en commun avec ceux qui, ailleurs, s’y consa-
crent résolument. Ainsi la véritable valeur des rapports communs d’équité apparaît-elle
ici, elle n’est pas de servir le goût du lucre, mais la diversité des objets, considérant en tout
le bénéfice du monde, et ainsi nous fortifions-nous, voulant regarder comme un universel
tous les lieux du globe terrestre pour en jouir complètement. D’où vient la connaissance
que la lumière de Dieu est distribuée avec générosité pour éclairer également tous les
points de la terre, et qu’enfin, comme elle est donnée à tous les hommes, elle est de don-
née à chacun d’eux. Je ne veux pas en dire davantage sur ces choses, puisque ce serait le
travail de beaucoup, et qu’il faudrait même souvent y revenir. Ces quartiers sont dirigés
par Tirhena et ses deux compagnons, Kapzeel et Zarphat, qui surveillent les mœurs et le
travail de leurs serviteurs.
Métaux et Minéraux
Reste la région occidentale, qui est consacrée au feu. On voit en effet dans cette autre
zone que, d’un côté sept ateliers sont précisément assignés au travail de cuisson, de forge,
de fonte et de mise en forme des métaux, alors qui l’autre côté est non seulement le siège
d’autres travaux concernant le sel, le verre, la brique, l’argile, mais aussi de tous les autres
ouvrages qui requièrent l’usage fréquent du feu, auxquels sont assignés sept autres ate-
liers. On y voit assurément le spectacle de l’examen de la nature, ainsi que de tout ce que
la terre renferme dans ses entrailles, contraint à se plier aux lois et aux instruments de la
science, non par des hommes forcés, comme des bêtes de somme, à des travaux irréfléchis,
mais par des hommes déjà instruits auparavant de la connaissance exacte des choses de la
physique, qui trouvent ensuite leurs délices au sein de la Nature. Ils considèrent ne t’avoir
rien dit ni rien montré, si ce n’est en obéissant à cette Raison et en gardant les yeux fixés
sur les éléments les plus intimes du Macrocosme. Tu es bien vulgaire, si tu ne décides pas
par l’expérimentation, et ne corriges pas les lacunes de la Science par les instruments les
plus convenables. Crois moi, si la Sophistique veut rejeter cela par ses arguties, elle sera
objet de risée, tant ils préfèrent les choses aux paroles. On estime et on est favorable ici
à la véritable et authentique Chimie, généreuse et active, quand l’autre chimie insinue
ses mensonges et impose à beaucoup ses ténèbres. Elle a en fait l’habitude d’examiner
ces travaux, et de les favoriser par diverses recherches soigneuses, et en mettant en œuvre
des essais. Ceci, pour débrouiller l’affaire en un seul mot, est de la physique pratique,
celle qu’accomplit Sesbazar avec l’aide de Zarphat et de Gadiel, qui n’ont pas tant en vue
d’exiger du corps humain que de l’exercer. Car comme la fatigue nous use sous le joug, un
travail et des loisirs équilibrés fortifient ici les hommes, sans que jamais la joie ne manque
de s’ajouter au travail. Je me rendis compte en outre, en considérant ce travail ininter-
rompu, qu’il était un reproche à l’intelligence qui emploie tant de temps, conduit à tant
de dépenses, à l’aide de tant de livres, sans savoir ce qui ici est attribué à tous, et que par
une inexcusable négligence, nous faisons peu de cas du spectacle de la Nature.
Les Édifices
En tout cas, après avoir parcouru en premier des yeux les ateliers des hommes et les ma-
gasins, j’entrai par la Tour de l’Est et regardais la ville elle-même, carrée, avec ses doubles
rangées de bâtiments. La grande rue, élégante, a 20 pas de large, ce qui est assurément
assez étendu, si tu penses qu’on n’emploie ici aucun coche ou voiture à cheval. Les bâ-
timents extérieurs sont larges de 15 pas, les intérieurs de 25 pas, hauts de 33 pas, géné-
ralement longs de 40 ; ils sont orientés vers la place, avec un déambulatoire de 5 pas de
large, dont la voûte est soutenue par des colonnes, haute de 12, afin que la pluie du ciel
n’incommode en rien ; les murs qui se font face sont accessibles à la promenade aux deu-
xième et troisième étages par des balcons, dont toutes les descriptions font ressortir l’agré-
ment. Si on inclut les tours, la partie la plus grande de la ville compte treize bâtiments,
la plus petite onze, soit quatre-vingt-huit si on compte tout, ce qui, triplé, fait deux
cent quarante-quatre habitations. On peut le voir sur le plan ci-joint. Mais personne ne
pourra s’étonner de leur étroitesse, car elles ne doivent héberger qu’un très petit nombre
d’hommes, qui doivent n’avoir presque aucun mobilier. D’autres hommes, qu’invitent la
vanité, le luxe et autres choses apparentées, qui font leur nid sous le faux de l’iniquité, ne
demeurent jamais dans une suffisante abondance. Accablant et accablés, et sans aucune
nécessité, et même estimant sans peine leur commodité au-dessus de tout, ils se rendent
intolérables et ne supportent pas le fardeau. Enfin, aussi riches qu’ils soient, ayant tout,
ils sont en réalité indigents, s’ils ne reconnaissent pas qu’ils possèdent l’abondance ! En
vérité, qui considère le travail sur cette terre voit que la faim est toujours présente, alors
qu’ici même, où se trouve l’abondance, cela nous paraîtrait du repos.
Les Artisans
En me promenant dans la ville, la répartition des hommes de métiers m’apparut sans
peine. En effet, comme elle est carrée, on y travaille quatre matières, le métal, la pierre,
le bois et ce qui sert au tissage. Avec cette différence, que ceux qui ont le plus de talent
et d’intelligence sont vers l’intérieur ; ceux qui ont le plus de facilité vers l’extérieur, ou
si vous aimez mieux, s’étendent vers le carré le plus grand. On distingue par exemple les
horlogers des serruriers, qui ont des méthodes différentes, les facteurs d’instruments de
musique des menuisiers, ou les statuaires des lapidaires. Mais ce qui est tout à fait nou-
veau est que, ici, ces hommes de métiers sont presque tous lettrés ; en vérité, ailleurs,
quelques-uns seulement le sont, alors que tu les vois gorgés d’ignorance, mais, toutefois,
chacun de ces Christianopolitains t’en apporterait la preuve. Car il n’est pas un seul
homme, s’il en a l’âge, qui ne soit capable de dominer l’une et l’autre : les finesses des
Lettres et des Sciences, et les difficultés de l’artisanat. Il est des hommes qui sont davan-
tage attirés par l’artisanat que par les Lettres et les Sciences, qui, s’ils s’adonnent plus au
métier, en deviennent pour les autres des professeurs, avec l’intention, de temps en temps,
d’instruire les autres. Je vis tous les artisans imaginables, chaudronniers, étameurs, serru-
riers, couteliers, tourneurs, ébénistes, statuaires en bronze, plâtriers, tanneurs, tisserands,
fourreurs, cordonniers, et même, parmi les plus estimés, sculpteurs, horlogers, orfèvres,
facteurs d’instruments de musique, joailliers, tailleurs, bijoutiers, et un grand nombre de
métiers semblables, non négligeables. En ces lieux sont aussi des mégissiers, ferronniers,
charpentiers, tonneliers, maçons, vitriers. Parmi les travaux dans lesquels les femmes sont
compétentes, citons le tricotage et les travaux d’aiguilles. En outre, ils ne font pas toujours
tout cela seulement quand la nécessité l’exige, mais comme l’émulation mutuelle de leur
habileté, par laquelle se développe avec diverses inventions le génie des hommes, et même
cette prérogative de la raison, cette véritable étincelle divine en nous et qui, de toutes ma-
nières, brille dans l’objet matériel qui s’offre aux regards. Nous parlerons un peu plus tard
des examens et des aiguillons, des temps de vacances et de travail.
La Prière Publique
Avant de poursuivre, il est nécessaire de parler un peu de la piété publique. Chaque jour
des prières ont lieu par trois fois, matin, midi et soir, dans lesquelles ont rend grâce à Dieu
de ses bienfaits et de ses secours ininterrompus, et même du bonheur de la mort, l’in-
voquant par des formules solennelles, genoux fléchis et mains jointes. Personne ne peut
y manquer si ce n’est avec les excuses les plus grandes. Les parents y assistent en grand
nombre avec leurs enfants, qu’ils ont amené ici pour chanter la louange de Dieu, même
s’ils balbutient. Après cela, ils écoutent la lecture de la Parole sacrée, et la complètent par
des hymnes chantés en chœur pendant environ une demi-heure. Si c’est un jour férié,
par lequel on rappelle quelque œuvre particulière de Dieu, ils consacrent davantage de
temps à ces dévotions. L’emplacement attribué est l’atrium des grandes tours, où chacun
a sa place. Rien qui ne soit digne des principes des Chrétiens. En effet, bien que la prière
secrète à Dieu soit la plus grande, et même que nous devions très souvent la pratiquer, je
ne sais pas ce qui retentit le plus et est le plus puissant à l’oreille de Dieu, de cette prière
ou de cette unanimité des esprits et des prières. Ceux qui la négligent sont peut-être
trop confiants. Ceux qui s’attendent un jour à la justice des Cieux, de telle sorte qu’ils se
conforment en tout, sur cette terre, en vue de la patrie céleste, s’emploient avec plus de
soin et d’ardeur qu’à toute autre chose à l’invocation de Dieu. A la vérité, ils sont pour
cela heureux et très sages, ceux chez qui l’emportent les prémices de la vie éternelle et qui
l’anticipent. Mais ils sont très stupidement très malheureux, ceux qui se bornent en tout
au très désagréable fardeau de la vie mortelle.
La Nourriture
La nourriture de tous est consommée en privé, mais elle est prise sur la propriété com-
mune. Comme en effet il est presque impossible d’éviter saletés et bruit, là où se trouve
une très grande multitude de convives, ils préfèrent que chacun mange chez soi. Les vivres
sont répartis en raison de la récolte de l’année, et ils sont distribués chaque semaine en
fonction de l’importance numérique de chaque famille. Cependant, le vin est attribué
par semestre, ou davantage, si l’approvisionnement le permet. Ils se procurent la viande
fraîche chez le boucher, et y reçoivent ce qui leur est attribué. Poissons, gibier et volailles
de toutes sortes leurs sont distribués en fonction de l’époque et de leur âge. Il y a à l’or-
dinaire quatre services, magnifiquement préparés par les soins des femmes, et relevés par
.des propos pieux et cordiaux. Qui veut recevoir un invité y est autorisé, et ils peuvent
ou prendre leurs repas en commun ou, s’il y a un voyageur, prendre ce qui convient sur
le bien commun. Car en effet, la cuisine décrite plus haut est utilisée pour recevoir avec
les marques de respect nécessaire. Comme les grands enfants sont nourris ailleurs, une
famille rassemble la plupart du temps quatre ou cinq têtes, rarement six, le père, la mère
et un ou deux enfants. Il est en effet très rare qu’il y ait un serviteur ou une servante, et
ce n’est pas volontiers, si ce n’est pour les soins pendant la maladie, l’accouchement et la
prime enfance. Homme et femme accomplissent ensemble leurs devoirs mutuels ; le reste
est effectué dans les ateliers publics. Nous apprendrons plus tard ce qu’il en est des jeunes
enfants. Considérons cependant maintenant combien il nous serait possible d’être libérés
d’une grande charge, si on nous enlevait les nombreuses difficultés de la boisson et de
l’alimentation, et de l’embarras et du soin quotidien de se remplir le ventre.
Le Travail
Ils effectuent le travail ou, comme ils préfèrent dire, l’exercice manuel, selon leurs ins-
tructions, et apportent tout dans des magasins publics, où se trouve à la disposition de
chacun ce qui suffit pour l’ouvrage de la semaine, où chacun reçoit le matériel nécessaire
au travail dans lequel il est maître. Ainsi la ville entière est-elle en fait un seul atelier, mais
dans lequel sont effectués des métiers très divers. Ceux qui sont à la tête de ces affaires,
disposées à l’angle des petites tours, savent à l’avance ce qu’il faut recommander de faire,
en quel nombre, sous quelle forme, et en avertissent les fabricants. Si la quantité des
choses produites par magasin est suffisante, il leur est permis de se laisser aller à leur talent
et de se divertir avec invention. Non seulement personne ne possède d’argent, mais il ne
leur est d’aucun usage privé. L’État a cependant son Trésor public. Ces citoyens sont très
heureux que personne ne puisse l’emporter par sa richesse, car la prérogative est plutôt ac-
cordée aux capacités de courage et d’intelligence, et le rang le plus élevé à la piété. Ils n’ont
que très peu d’heures de travail, mais n’en sont pas moins laborieux, car tous considèrent
un repos excessif comme un mal moral. Lorsque, ailleurs, dix travailleurs nourrissent à
grand-peine un seul oisif, on peut aisément imaginer qu’il en va différemment ici, où ab-
solument tous travaillent, et qu’il reste même à chacun quelque temps de repos. Quoique
tous doivent accomplir ce travail, il semble manifestement que cela n’est pas un mal, mais
un bien pour leur corps. Là où il n’y a pas d’esclavage, aucun excès de travail n’accable le
corps des hommes, ne le surcharge ou ne l’épuise. Et qui mettra en doute que, là où Dieu
apporte son secours, il facilite et multiplie les forces et toute l’activité, alors que là où l’on
va à l’encontre du souffle de Dieu, on accumule des édifices insensés ?
Les Loisirs
Les loisirs des Christianopolitains ou, pour les nommer convenablement, leur temps
de pause, comme ils nous l’expliquent, n’ont rien d’injuste. Lorsqu’ils ont accompli de
manière satisfaisante, avec plaisir et dévotion, ce qui est requis par l’intérêt public, les
Sciences et les Lettres, et les fabrications matérielles, il leur est permis de disposer d’in-
tervalles de repos plus ou moins longs selon l’époque de l’année. Ils se doivent de les
employer, disent-ils, moins pour la chair que pour l’esprit, et non moins pour l’âme que
pour le corps. Il est d’une extrême importance que nous nous retirions très souvent en
nous-mêmes et chassions la poussière de la terre, afin que nous concevions les nobles ré-
solutions de l’âme et détruisions le vice. De nous tenir ou de siéger à la pointe du rocher,
afin que nous ressuscitions les facultés fatiguées de l’âme et aiguisions le fil de l’esprit.
C’est pourquoi l’on n’attend pas de ces loisirs philosophiques un divertissement déplacé
ou de bruyantes divagations, mais en quelque sorte de tendre au délassement de l’esprit,
en nous rappelant plutôt au soin de ce qui touche à la plus grande affaire, qui est celle de
l’éternité, car il n’est rien qui soit supérieur ou de plus brande valeur que de rendre à Dieu
son amitié. D’habitude, la plus grande tranquillité règne entre les citoyens, pendant ces
heures, car la plupart, ou les consacrent à la Divinité, ou à se préoccuper de leur prochain,
au pied de la Croix, ou à s’instruire mutuellement par de fidèles entretiens chrétiens.
Mais hélas, au contraire, combien sur terre se préoccupent du monde et fêtent Satan !
Tourmentent l’esprit et relâchent la chair ! Se consacrent à l’argile et se reposent dans la
lie ! Et ne sont jamais moins en eux-mêmes qu’ils ne sont au-dessous ! Comment donc
entendraient-ils Dieu qui s’exprime en nous ? Comment essaieraient-ils de s’élever aux
vertus viriles ? Comment produiraient-ils de nouveaux fruits du talent ou des inventions
extraordinaires, quand ils deviennent en même temps sourds et insensibles, comme s’ils
étaient étranger à tout bruit, en eux et avec nous ?
Les Rétributions
Je pense que tu t’attends maintenant à savoir ce qui aide dans cette ville à l’établissement
de mœurs bien ordonnées, d’un talent supérieur, alors que tu n’entends parler d’aucune
rétribution. Mais le Christianopolitain résout tout à fait aisément cette objection, car
plaire à Dieu lui est une gloire et un gain suffisants. L’aiguillon du Saint-Esprit ne leur fait
pas défaut : c’est qu’en effet il y a tellement d’exemples que Dieu se tient avec amitié au-
près de ces citoyens, qu’ils l’exaltent fréquemment, et l’impriment dans l’esprit de la jeu-
nesse de diverses manières, que l’esprit le plus noble brûle d’imiter ses braises. En outre, la
douceur d’une conscience droite, la dignité d’une intelligence qui triomphe des ténèbres,
la grandeur de la maîtrise des passions, et par dessus tout l’intimité ineffable avec le Ciel,
remplissent tant l’âme purifiée, qu’il est facile de renoncer aux félicités terrestres. S’il est
permis ici à celui qui se comporte comme un Chrétien d’être à la tête des autres, ce n’est
pas seulement la prérogative du mérite, c’est ici la règle, car on accorde le plus grand prix
à la dévotion envers Dieu, ensuite à la tempérance des mœurs, puis à la culture de l’es-
prit, enfin à la vigueur des hommes, et on considère que celui qui est le plus proche de la
volonté de Dieu est le plus apte à gouverner les autres. Comme il en va à l’inverse dans
ce monde, et qu’il est sourd aux conseils des bons esprits, il dresse l’oreille aux flûtes de la
vanité, se livre corps et âme au plus impur : il n’est pas étonnant que celui qui, sans savoir
ce qu’il veut ou ne veut pas, suit des guides aveugles qui promettent cependant la lumière,
se retrouve en aveugle dans les gouffres des ténèbres.
Les Châtiments
Nous pouvons dire de même que les châtiments ne sont d’aucune utilité là où se trouve
le sanctuaire de Dieu et la Cité élue, où précisément la liberté chrétienne ne comporte
pas des ordres, encore moins des menaces, mais se porte d’elle-même librement vers le
Christ. Mais il est absolument fatal que la chair des hommes ne se laisse jamais suffisam-
ment soumettre. C’est là le rôle de fréquents avertissements et même, si elle échappe à des
blâmes sérieux, de la soumettre par de rigoureuses flagellations, par des remèdes adaptés
au caractère, non d’une seule manière, mais en tenant prêtes diverses dispositions conve-
nables. Assurément, tu en changes complètement beaucoup, si tu soustrais à la chair sa
graisse, si tu lui substitues le chatouillement du bâton. Ceci est l’art de l’art, éviter, ne pas
être enclin au péché : de telle sorte qu’il est par contre très injuste de se déchaîner contre
les ruines de ceux qu’on lapide. Les juges de la Cité chrétienne, par contre, prêtent sur-
tout attention à punir ceux qui s’opposent directement à Dieu, sévèrement, aux hommes,
légèrement, aux choses étrangères, très légèrement : ce monde fait tout autrement, qui
châtie trois fois plus sévèrement le voleur que le blasphème, ou même que l’adultère, que
l’on ne peut nullement comparer. Ceux d’ici sont avares à répandre le sang, ils ne consen-
tent pas volontiers aux supplices sanguinaires : le juge de ce monde est prodigue en sang
fraternel et innocent, parmi les distractions, toute espèce de condamnation à mort lui
vient en premier à la bouche, il se jette à l’abri de la responsabilité, car il ne tient pas lui-
même le glaive, ou la corde, ou la roue, ou le feu, mais qu’un serviteur l’applique. C’est
pour moi un beau raisonnement, dans un État chrétien qui fait d’un homme faible un
voleur, d’un intempérant un adultère, d’un vagabond un meurtrier, d’une courtisane une
sorcière, pour avoir quelqu’un dont le sang puisse être agréable à un Dieu vengeur : alors
qu’il est beaucoup plus humain d’arracher d’abord le début et les racines du vice que de
tailler les troncs adultes. Car il est donné à chacun de détruire un homme, mais il ne l’est
pas de le corriger, et ce n’est pas non plus ce qui est le meilleur.
La Noblesse
Dans cet État, nulle dignité n’est objet de succession et même le sang n’est nullement
pris en considération. Car quoiqu’ils jugent certains comme dignes de reconnaissance,
et d’être honorés par des monuments, il ne reste ici à leurs enfants que la faveur d’être
fréquemment rappelés à l’exemple de leur famille et d’être imprégnés des vertus de leur
héritage. Parce que s’ils possèdent cela, d’approcher facilement des choses invoquées par
la mémoire de leur parenté, elle ne les fait toutefois pas injustement préférer à des vertus
nouvelles. Ils distinguent en effet le serviteur de Dieu, qui est le premier moteur de toute
vertu, et le tiennent en haute estime en référence à Dieu, et l’invitent à administrer les af-
faires. Mais il apparaît clairement aussi aux yeux de tous que d’une part il prend sa source,
que d’autre part il s’accomplit, dans l’offrande divine : ainsi est-il évident qu’exceller ne
provient pas de l’être humain, et n’est attribué qu’à peu d’hommes, mais est attribué par
le Ciel. Il n’est pas nécessaire de mentionner combien se trompent ceux qui cherchent à
acquérir la licence de pécher dans les prérogatives de leur naissance, et qui se livrent aux
flammes de la corruption, et il est admirable que leur postérité ne soit pas méprisable :
ainsi tombent-ils sans entrave des labyrinthes de la volupté dans les profonds abîmes
du vice, alors que, s’ils avaient regardé en arrière, ou parcouru du regard les choses qui
concernent les mortels, ils n’auraient assurément jamais encouru auprès de Dieu et des
hommes qu’on puisse, en les flattant d’une manière infâme, détourner leur corps et leur
âme, et les précipiter dans les abîmes.
Les Préfets
Le cœur de cette ville est gouverné par huit hommes qui habitent séparément chacun
l’une des grandes tours. Huit autres Préfets répartis dans les petites tourelles leur sont su-
bordonnés. Aucun ne possède une âme de maître, mais de père, et chacun inspire moins
une grande crainte que du respect. Ils accomplissent en effet en même temps ce qu’ils
engagent les autres à faire, moins par la voix que par l’exemple qu’ils présentent. Aucune
imitation n’est plus aisée, aucune conséquence plus librement consentie que là où per-
sonne ne fait de reproches sans être irréprochable lui-même, où personne n’enseigne sans
être instruit, où la règle elle-même est préceptrice. Qui introduit d’abord dans le monde
la-violence et le mépris n’a en lui rien de divin. Dieu s’approche des siens et en est appro-
ché ; Il entend les siens et en est entendu ; nous en sommes bien éloignés, quand parmi
nous il est permis à ceux qui sont comme nous des vases issus de la même argile non
seulement de nous fouler aux pieds, mais aussi de s’en honorer. Dans cet État chrétien,
tout se rapporte à Dieu, nulle action n’est secrète, ou décidée pour des raisons dont Satan
puisse se réjouir dans son royaume. Tout est au vu de tout le monde ; craindre Dieu et
aimer son prochain vont de soi ; c’est pourquoi la société humaine est un résumé de la
loi divine. Comment par conséquent sera-t-il répondu à ceux qui détournent la religion,
la justice et la fréquentation des hommes uniquement en chaînes, entraves et cachots, et,
la mine renfrognée, la langue trompeuse, le cœur fermé et les mains avides, veulent non
diriger des hommes, mais commander à des bêtes, et remplissent des livres entiers de
ces monstruosités. Vraiment, ni la loi de Dieu, ni l’Évangile du Christ n’autorisent une
telle confusion : ils ne louent nulle part la souveraineté des hommes sur les hommes, ils
inculquent toujours l’organisation fraternelle de la communauté. Pour y avoir renoncé,
l’Église s’est-elle faite sans doute plus opulente et plus redoutable, mais en aucune ma-
nière plus sainte, et même la dernière épuration ne put la conduire à désapprendre son
faste et sa cruauté, et de convaincre ses administrateurs d’une autorité raisonnable. Ainsi
peine-t-on, et au cœur du Christianisme, ne retient-on suffisamment ni les préceptes, ni
la discipline du Christianisme.
Les Demeures
Personne n’est propriétaire des habitations, dont l’usage est reparti et attribué ; ils peuvent
facilement en changer si l’État le permet. Presque toutes les constructions sont d’un seul
modèle, simples et, comme ils y sont tout-à-fait attentifs, exemptes de saleté. Il y a habi-
tuellement trois pièces, séjour, chambre à coucher et cuisine, et ces deux dernières sont le
plus souvent séparées par une cloison de bois. la partie centrale d’une tour possède une pe-
tite cour, une large fenêtre, par laquelle on monte avec des machines le bois et les fardeaux
pesants. Un domicile a une porte d’entrée dont le père a la charge, et par laquelle on sort
sur une balustrade à laquelle on monte ou par la tour, ou par un escalier en colimaçon. Il
faut en regarder attentivement le plan ; nous n’avons pas ici le loisir de passer en revue les
autres détails. A l’arrière de chaque édifice sont situés des jardins qu’ils cultivent avec une
attention et un goût d’autant plus grands qu’ils leur procurent salubrité et parfums. La
toiture sert l’intérêt public, ainsi que les murailles en degrés qui les séparent et empêchent
la propagation du feu, et les gouttières qui les enclosent de tous côtés. Ils ont des fenêtres
doubles, de verre et de bois, disposées dans les murs de telle façon qu’il soit permis de les
ouvrir autant qu’on veut ou de les clore des deux côtés. Les caves privées sont étroites,
car il y a peu de choses qu’ils y conservent. Ainsi réunissent-ils ici très opportunément,
avec de faibles dépenses, dans ce qui est pour ainsi dire leur coquille, où rien ne manque
de ce qui abrite les hommes, ce qui requiert en ce monde les dépenses les plus grandes et
des efforts démesurés. Ils les entretiennent en outre à frais publics, et prévoient par des
inspections attentives qu’elles ne sont pas détériorées ou modifiées de manière irréfléchie.
Le feu ne peut provoquer presque aucun dommage ni se propager au loin. Ils repoussent
le froid avec des fourneaux, la grande chaleur avec des parasols. Ils sont vraiment malheu-
reux, tous ceux qui croient avoir construit ici leur tente pour l’éternité, qui s’aperçoivent
plus tard qu’ils se sont donnés de la peine pour d’autres, et à leur préjudice, qui pendant
ce temps-là ne furent jamais dans leur demeure, qui à la vérité n’est pas leur corps ! Mais
ils sont plus malheureux encore, lorsque le Christ visite les petites cabanes des pauvres, et
néglige les malheureux palais !
L’Équipement Ménager
On peut facilement déduire de cela que leur mobilier est sans valeur, et que par consé-
quent ils n’en ont besoin que de peu. Les lits, pour la famille et pour les étrangers, sont
de bonne qualité, apprêtés et propres ; linge, serviettes, chemises et sous-vêtements des
femmes sont nettoyés et blanchis. Les tables préparées comme il se doit, et la vaisselle de
cuisine, sont suffisants. Pourquoi donc en effet exigeraient-ils une grande quantité de ce
qui est commun à tous et que ce qu’ils demandent raisonnablement ne manquera jamais ?
Les vêtements ne sont que de deux sortes, qui conviennent l’une pour le travail, l’autre
pour les fêtes ; leur forme est différente selon le sexe et l’âge ; leur matière est le lin et la
laine, et change en été et en hiver, de couleur blanche ou gris-cendre et personne ne porte
des vêtements cousus de manière exubérante. Les coupes sont généralement en verre et
le reste de la vaisselle d’étain et d’airain. Nous nous occuperons plus tard des armes et
des lettres. D’autre part, il est clair que cet équipement n’exige aucun soin autre que le
nettoyage, aucun entretien autre que très simple, aucune dépense autre que minime, et
ils n’en sont cependant pas moins satisfaits que par ce qui requiert en ce monde des amas
de richesses, qu’on conserve dans des cavernes, des coffres ou autres prisons semblables.
S’ils ont besoin d’un outillage autre que celui qui est habituel, un atelier y pourvoit. De
fait, il y a abondance de matériel, tant public que privé, car la ville entière est un atelier.
Ils devraient avoir honte, par contre, ceux qui forment une grande tourbe inactive, qui
cependant s’enorgueillissent de vaisselle et de matériel variés, alors qu’ils ne pratiquent
rien, si ce n’est par les mains, les yeux et les oreilles des autres, et qui de même amoncel-
lent l’inutile avec sollicitude. Comme sont misérables, ceux qui amoncellent en se faisant
soutenir de tant de labeur de la multitude et espèrent s’élever comme sur des échasses
au-dessus du sol et paraître sublimes, alors qu’ils sont également incapables de parcourir
la terre et de s’élancer vers les cieux.
L’Éclairage Nocturne
De nuit, ils ne permettent pas de complètes ténèbres, mais les éclairent ça et là en allumant
des lampes dont l’utilité est ici de pourvoir à la sécurité de la Cité, non seulement d’em-
pêcher des vagabondages inutiles, mais encore de rendre les gardes moins effrayantes :
bien plus, ils s’opposent de cette manière au Royaume obscur de Satan et à ses sombres
illusions, et veulent se remémorer l’existence de la lumière éternelle. Pourquoi ne pas
adoucir ce que l’Antéchrist désire lui-même voir grâce à une abondance de cierges, quand
nous nous éloignons avec effroi de ses usages, et ne pas dissiper de bon gré les ténèbres qui
bouleversent les hommes tremblant de crainte, et les voiles sous lesquelles se dissimulent
la jouissance et même la faiblesse de notre chair. Je ne sais pas non plus pourquoi nous
surestimerions cette dépense, alors qu’on est très frugal pour d’autres choses, pour être
dans le plus grand excès dans presque toutes les autres choses. Oh ! Si nous dépensions
davantage pour la lumière, il n’y aurait pas tant, la nuit, de conditions favorables à toutes
espèces de malignités ! Oh ! Puisse la lumière s’embraser fréquemment dans nos cœurs :
nous ne nous efforcerions pas si souvent d’échapper à la très grande lucidité de Dieu ! A
présent, les ténèbres du monde servent d’excuse, et ils ont coutume de donner leur cécité
pour prétexte de tout ce qu’il y a de plus honteux. Que se passera-t-il au retour du soleil,
Christ, qui dissipe toute obscurité, quand apparaîtra leur laideur, que dissimulent tant de
voiles ? Lorsque le désir de leurs cœurs, l’hypocrisie de leurs bouches, les larcins de leurs
mains et l’importance de leurs souillures dissimulées dans l’obscurité de la nuit provo-
quera la raillerie des bienheureux ?
Le Collège
Il est maintenant temps de pénétrer au cœur même de la ville, dont on peut dire avec
raison qu’il est le centre vital de la Cité. Elle a la forme d’un carré d’une dimension ex-
terne de 270 pas, interne de 190 pas, dont quatre tours forment les angles et divisé en un
même nombre de sections correspondantes, et limité en outre par une double rangée de
jardins. Les constructions ont au total quatre étages qui s’élèvent de 12, 11, 10 et 9 pieds,
et les tours les dépassent encore de 8 pieds. La place publique qui se trouve à l’intérieur
présente un remarquable péristyle de 72 colonnes. La Religion, la justice et la Science,
qui assurent le gouvernement de la Cité, ont ici leur siège, et l’éloquence leur est adjointe
comme interprète. Je n’ai jamais vu tant de perfections humaines réunies en un seul lieu ;
comme vous le reconnaîtriez si vous connaissiez tous les aspects de la Cité. On peut ce-
pendant admirer jusqu’à quel point ils préfèrent, distinguent et répandent les choses les
meilleures, dont la réunion serait capable de nous rendre heureux par toute la terre. Il est
des hommes qui veulent être religieux, mais qui avilissent tout ce qui est humain ; il en est
à qui commander plaît, et qui sont même tout-à-fait irréligieux. Les connaissances font
vacarme entre les deux, favorisent tantôt celui-ci, tantôt celui-là, s’applaudissant cepen-
dant surtout elles-mêmes. Sinon, comment la parole parviendrait-elle à irriter Dieu, trou-
bler les hommes, s’anéantir elle-même ? Et ainsi la concorde accomplit-elle son œuvre,
que rien, si ce n’est le Christianisme, ne peut accorder, qui associe Dieu aux hommes et
réunit les hommes entre eux, afin qu’ils croient pieusement, agissent bien, connaissent ce
qui est vrai, et en fin de compte meurent dans le bonheur et vivent dans l’éternité. Ah !
Puissions-nous être un jour réunis, sans jamais nous désunir, pour toute l’éternité !
Le Triumvirat
Il faut réfléchir aux raisons pour lesquelles ils préfèrent l’Aristocratie à la Monarchie. En
vérité, quoique dans la Monarchie beaucoup de choses soient appropriées, ils préfèrent
réserver cette dignité au Christ, et ils se défient avec pleine raison de la modestie humaine.
Personne n’est le Légat absolu du Christ, et un homme trop élevé ne regarde pas le Ciel
avec autant d’admiration qu’il ne considère la Terre. Les preuves par expérience sont
proches, et d’autant plus attristantes que l’homme est enclin à la tyrannie et à la déprava-
tion. C’est pourquoi est assurément le plus sûr le Triumvirat, qui n’admet que les hommes
les meilleurs et les plus exercés, en vue du bien public, puisqu’il doit d’élever par tous les
degrés de la Vertu. Parce que chacun accomplit ce qui fait partie de son obligation, sans
que cela soit à l’insu des autres ; ils délibèrent tous ensemble de ce qui est favorable à l’in-
térêt public. Chacun a son grand conseil, mais ils se réunissent à jours déterminés pour
décider d’un commun accord des affaires les plus importantes. Il convient réellement que
chacun soit pieux, prudent, savant : ce sont comme des exigences pour qu’un homme se
distingue à ce rang. Le Chancelier explique, dicte, publie, toutes les décisions des Cen-
seurs, et doit être un homme de confiance et de très grand talent. On ne règle ici aucun
différend : et de fait il n’y a pas là-bas tant de controverses qui ne puissent être réglées par
l’arbitrage des tribuns. On délibère plutôt des vérités de la Religion chrétienne, la culture
de la vertu et de l’affûtage des dispositions naturelles de la raison. Viennent ensuite en
délibération les alliances, les guerres, le commerce, les constructions et des besoins en
nourriture, avec la plus grande liberté d’esprit, quoiqu’avec mesure, en association avec
les dons de Dieu. Ils accomplissent avec un esprit serein, ces choses sérieuses alors que
d’autres s’agitent dans le trouble et l’anxiété, témoignage très évident de leur vanité, des
désagréments qu’ils causent et s’imposent à eux-mêmes ou du moins, s’ils imaginent s’en
éloigner, se torturent sous leur propre jour.
La Religion
A considérer cela, j’aurais pu imaginer me trouver dans une ville passablement fanatique,
car par tout le monde, on considère hérétique quiconque aspire au Ciel. Mais je fus
bientôt tiré de cette erreur par une double tablette qui délivrait, inscrite en lettres d’or, la
somme de leur confession et de leur déclaration publique, dont je recopiais les paroles,
que voici :
Nous croyons de tout notre cœur en un Dieu unique et triple, le meilleur, le très sage et
le plus grand ; le Père qui a créé le monde à partir du néant, et le sert, le meut et le régit,
dont les serviteurs sont les bons anges, contre lequel se révolte Satan le damné, qui est la
joie de l’homme, image du Dieu et du Prince du monde, à qui le péché est odieux, dont
les Écritures représentent un abrégé de toute sa Science et de sa Bonté, dont l’affection est
enseignée très manifestement par la clémence du Fils.
Nous croyons de tout notre cœur en Jésus-Christ, Fils de Dieu et de Marie, égal au Père
et entièrement semblable à nous, notre Rédempteur, dont les deux natures sont unies et
mutuellement intriquées, notre Prophète, Roi et Prêtre, dont la Loi est la Grâce, dont le
sceptre est la Paix, dont la Croix est le Sacrifice.
Nous croyons que par Sa Passion et Sa Mort il satisfait à la Justice de Dieu, mérite Sa
Miséricorde, et que par l’Évangile et la Foi qu’il nous offre, il nous confie la purification
de notre vie, et qu’il est crucifié, mort et enseveli, et par conséquent Maître du péché.
Nous croyons que le Royaume des Enfers et le venin de la Mort seront détruits, et que
la tranquillité de l’âme dans la sollicitude de Dieu nous sera rendue par la victoire de la
Résurrection.
Nous croyons en un Royaume du Christ infini et éternel, qu’à la droite du Père Omnipo-
tent et Omniprésent, Il assiste son Église, et qu’Il la nourrit, la soutient et l’anime autant
par l’esprit de Sa Parole que par la réalité de Sa Chair et de Son Sang.
Nous croyons en son jugement dernier, dans lequel il distinguera et séparera en majesté
entre tous les hommes les bons et les méchants, le droit en suprême Majesté sur tous les
hommes, bons et méchants, et séparent très exactement le juste de l’injuste.
Nous croyons de tout notre cœur au Saint-Esprit, notre consolateur et maître, par lequel
nous sommes sanctifiés, vivifiés et honorés, après avoir été déchus de notre aptitude à
choisir librement le Bien, qui nous enseigne la nature, nous arme contre la nature, nous
réconcilie avec la nature, qui nous enflamme, unis et séparés par les langues. Par la mesure
duquel nous voyons et entendons le passé, le présent et le futur. Par lequel nous entrons
dans la Parole de Dieu.
Nous croyons en une Église sainte et universelle, qui purifie dès l’enfance, par l’eau du
Baptême, repaît par la Communion eucharistique, et nous assiste ainsi par les marques
distinctives de la Nouvelle Alliance, enseignée en ce temps par le Ministre de la Parole,
mise en pratique par la Croix, légitimée par la prière, mise en œuvre dans la Charité, oc-
troyée par la Communion, redoutable dans l’excommunication, qui est accordée univer-
sellement à toute la terre, réunit dans l’unité de la Foi, accroît la diversité des dons, rend
invincible par l’union avec le Christ, Fiancé et Chef, convient à l’ordre et pare la pureté
du mariage.
Nous croyons en la gracieuse rémission de tous les péchés par le Ministre du culte, d’où
naît notre gratitude et notre devoir d’obéissance.
Nous croyons en une Résurrection universelle de la chair de l’homme, que les Fidèles
désirent si vivement qu’ils se préparent scrupuleusement à la mort naturelle qui parait si
redoutable aux impies qu’ils ont en exécration la vie naturelle.
Nous croyons en la vie éternelle par laquelle nous posséderons la parfaite Lumière, l’ac-
complissement, le repos, la connaissance, l’abondance et la joie, qui réprime la méchance-
té de Satan, les impuretés du monde, et rend visibles la Bonté des Bons et la Méchanceté
des Méchants, et que la Gloire de la Sacro-sainte Trinité sera nôtre pour l’Éternité.
L’Organisation Politique
Jusqu’ici, il ne nous est permis que d’entendre parler de la Religion. Les mœurs et en fait
les lois étaient renfermées sur une autre tablette, dont voici les paroles :
Nous nous efforçons de nous consacrer de tout notre être à Dieu, unique Créateur et
Souverain du genre humain, de nous en approcher par le culte et l’adoration, de ne rien
lui préférer de terrestre ou de céleste, de rapporter à sa Grâce notre vie et la totalité de nos
actes.
Nous nous efforçons de n’invoquer en vain son Sacro-saint Nom par aucun blasphème,
de ne pas nous en éloigner par aucune plainte, de ne pas l’outrager par faiblesse, ne pas
le négliger par nonchalance, et d’avoir toujours le plus grand respect pour le très Saint
Mystère de notre Salut.
Nous nous efforçons de prendre en Dieu notre repos et d’imposer silence au tumulte de
la chair, d’offrir à la Trinité un sanctuaire paisible, à notre prochain une pure demeure, et
le repos aux créatures, et de nous consacrer uniquement à la Parole divine.
Nous nous efforçons de servir et de faire preuve d’amour pour nos parents, de respect
pour nos supérieurs, d’attention pour nos pairs, de réserve envers ceux qui nous sont
confiés, de travailler au Bien public, de laisser un bon renom à la postérité, et de remplir
par des services mutuels les devoirs de la Charité chrétienne.
Nous nous efforçons de refréner la colère, refroidir l’impatience, estimer le sang humain,
oublier la vengeance, abhorrer la jalousie et de chercher à imiter avec soin le Très-Clément
cœur du Christ.
Nous nous efforçons de jouir des biens octroyés par Dieu en paix, dans de bonnes condi-
tions et très scrupuleusement, de nous employer en toute sécurité autant à leur augmen-
tation qu’à leur partage, dans l’équité et la tempérance.
Nous nous efforçons de ne pas troubler autrui, de ne pas confondre l’humain et le divin,
de trouver notre repos en notre sort, à habiter tranquillement nos demeures, et à entière-
ment mépriser ce monde qui est notre gîte.
Nous nous efforçons d’organiser notre communauté de telle sorte que chacun se satisfasse
de ce qui est sien et de ce qu’il reçoit, et qu’aucun ne convoite ce qui est la possession ou le
décor d’un autre, mais se consacre à la Gloire de Dieu et à ce qui est utile au bien public.
Après avoir lu ces tablettes, je ne fus pas peu confirmé dans la conviction qu’ici est un
peuple du Christ, dont la Religion est en accord avec les Apôtres et l’organisation poli-
tique avec la Loi de Dieu. Car quoique de faux chrétiens parlent publiquement de ces
deux choses, qui en a l’expérience voit facilement qu’ils sont vertueux en parole, secrète-
ment inflexibles ; leur profession de foi est auguste, leur désordre vicieux ; leur doctrine
est de concorde, et la discorde fréquente sur la place publique ; alors qu’ils accusent la
chair, ils n’acceptent cependant pas l’aide de la main de Dieu et les entraves de l’Esprit.
Le Théologien
Après m’avoir instruit de cela, on me présenta au Prêtre, assurément pas quelque Pontife à
la romaine, mais un Chrétien. Il s’appelait Abaldon, était un homme d’un âge vénérable,
et de son visage irradiait quelque chose comme de divin. Personne ne connaît comme
lui la Parole sacrée, personne n’en a une aussi profonde expérience. Comme il parlait
avec moi, avec un zèle obligeant, je reconnus en lui un légat et un messager de Dieu qui
ne rappelait rien de terrestre. Comme je voulais honorer cet homme des titres que nous
avons en usage, il ne supporta pas l’indignité de ces inepties mondaines, se disant suffi-
samment honoré si je voyais en lui un serviteur de Dieu et mon père. Ils disent qu’il est
très souvent conduit par Dieu, et de là dévoile des choses inaccoutumées, mais avec la
plus grande modestie de l’esprit. Il ne prêche devant le peuple qu’une seule fois par se-
maine, et l’instruit en exposant la parole divine, qu’on reconnaît ne jamais entendre sans
un bon mouvement de l’esprit Ce lui serait une honte, d’exhorter les autres à faire ce qu’il
n’aurait pas lui-même fait en premier, ou bien dit publiquement en se tenant immobile
et sans rien dire. Il consacre tout son temps à des méditations et à des exercices sacrés, à
élever lui-même le plus possible la cause de la Chrétienté, sans rechercher plaisir autre que
la nourriture céleste. Quand il me bénit, je ne sais quelle sensation de chaleur me pénétra
et envahit toute mon âme. La vraie Théologie est réellement plus efficace auprès de la
multitude que les proclamations charnelles, je rougis quand me viennent à l’esprit toute
l’ambition, la convoitise, la malveillance, l’ivrognerie, et la profanation des autres règles
sacrées. On croirait cependant qu’ils veulent persuader les autres de ce qu’ils ne croient
pas eux-mêmes. Avec son bienveillant assentiment, comme Abaldon me plaît, homme à
l’esprit ardent et à la chair froide, qui aime le ciel et néglige la terre, prêt à l’action, éloigné
de la verbosité, ivre de Dieu, sobre de plaisir, attentif au troupeau, oublieux de lui-même,
premier par le mérite, dernier dans le désir de gloire.
La Conscience
Je ne peux me retenir de célébrer encore son épouse, car vous apprendrez qu’il est ma-
rié. Elle se nomme Senidis, femme très distinguée, qui observe dévotion et tempérance
jusqu’aux plus petits détails, ne néglige rien et rappelle aux hommes ce qui est à propos.
Elle est très sagace, aussi est-elle rarement trompée, comme sa noblesse ne trompe pas.
Son visage est toujours serein, son esprit tranquille, il va sans dire que l’épouse est tou-
jours la meilleure : elle combla son époux d’une descendance nombreuse et florissante,
parmi laquelle son Alethea et, Parrhesia. Elle s’occupe avec soin de ses affaires, et comme
son mariage lui est une richesse, elle ne cherche à atteindre rien qui lui soit étranger, que
rien ne s’altère, ne trouble, par négligence, et recherche la propreté en tout. Elle ne parle
que quand c’est nécessaire, et pour le reste aime le silence ; elle n’ pas d’égale en dextérité
et en industrie ; c’est pourquoi vêtement et rideau du sanctuaire sont tissés de sa main.
Quand je me souviens de cela, elles sont pour moi misérables, les femmes nées de la terre,
qui de fait ou bien s’inquiètent superstitieusement du moindre détail, ou bien sont assou-
pies devant tout, ou blâment inopportunément, ou admettent tous les crimes possibles,
ou se renfrognent, ou se livrent lascivement à la débauche, n’avertissent jamais opportu-
nément leur époux, jamais ne les aiment simplement, ne favorisent la frugalité. Bien sûr
la conscience des choses du monde leur est légère, et après la danse des vanités, lorsque
le miel des vices devient amer, elles ne se retournent pas vers Dieu pour une opportune
réforme, mais rabattent les oreilles d’aboiement canin, et, désespérées, entraînent vers le
précipice. Elle est bonne, cette sainte matrone, qui montre par son exemple qu’il est pos-
sible d’appliquer à nos problèmes le plus grand soin et pourtant se rassasier en Dieu avec
un visage joyeux.
Le Diacre
L’Eglise de la Cité Chrétienne a aussi un Diacre, du nom d’Arban, étroitement lié à Abal-
don, dont la fonction consiste à enseigner la jeunesse, dispenser les sacrements, unir par
le mariage, consoler les malades : non pas que cela ne concerne pas le Prêtre, mais cela
le concerne moins ; l’aîné ne regarde pas de haut son collègue, mais il élève son regard
vers lui. Il n’alourdit pas son travail et ne le presse pas, mais celui-ci le soulage ; il ne lui
ordonne pas, mais celui-ci lui est soumis. Il s’en exprime un parfum d’affection mutuelle
entre père et fils quoiqu’ils ne diffèrent pas d’un grand nombre d’années. Rien ne com-
mande avec plus d’efficacité, rien n’est plus prompt à l’attention que la Charité. Le Diacre
n’aime pas modifier quelque chose, et n’introduit jamais rien de lui-même sans raison. Il
éprouve autant de joie à entendre par son Père, ce que Dieu, ordonne, ce qui est à propos
pour l’Eglise. Il fait un sermon au peuple en milieu de semaine et une seule fois. De fait,
je ne sais pas pourquoi il leur convient de s’assembler plus rarement que d’autres. Si ce
n’est qu’ils soupçonnent que des sermons très élaborés peuvent difficilement être présentés
si fréquemment, et qu’ils peuvent compléter soit par de grandes invocations soit par des
prières quotidiennes, soit par des lectures. Bien sûr, il y a des hommes, venant de l’école
de Théologie, qui lisent excellemment les ouvrages de Dieu en expliquant publiquement
leurs pieuses réflexions, dont ils jugent que la valeur l’emporte sur les autres formations
de la jeunesse. Cela non plus ne me déplaît pas, car il est très clair qu’on entend plus fi-
dèlement des lectures assurées que des souvenirs douteux. Ecouter le Saint-Esprit, mettre
un frein à la chair, domestiquer les barbares, s’acquitter de son travail, prendre soin de sa
famille, et chercher sa nourriture, est certainement trop pour un homme, et c’est cepen-
dant ce que le monde exige d’un Diacre de 20 ans, et lui, alors qu’ils exigent cela, ne cesse
de lutter contre la faim. Je fus vraiment surpris de deux choses chez ces hommes, qu’ils
amènent les jeunes à prendre soin de leur âme, et qu’ils soient amenés à confier leur âme
à ces jeunes. Cela nous serait cependant permis, si de nombreux Thimothée nous étaient
donnés. Je n’en vois que rarement, je vois bien au contraire des scélérats, je suis affligé du
sort de l’Eglise, qui ronge son frein sous la négligence et la témérité du monde.
Le Juge
Je saluais ensuite le troisième triumvir, du nom d’Abiesers, un homme dont la règle de
nature est de ne faire à personne ce qu’il ne veut pas qu’on lui fasse, qui veut prendre
soin de tous. Ni la naissance, ni les œuvres, qui sont ici considérées comme nulles, ne le
distinguent des hommes, mais la tranquillité de l’âme et l’amour de la paix. Par exemple,
il ne prononce pas des réponses à partir d’un tripodes, ni ne fait trembler les citoyens à
sa vue, mais il apparaît à tous et les rassérène tous comme le soleil levant. Pour tout dire,
c’est le père de famille de la Cité, et il aime être appelé serviteur de Christ. Il a pour cou-
tume d’user de mesure, poids et nombre, et de régler les affaires avec l’exactitude la plus
appropriée. Il pense que son art est de réunir, apaiser les hommes et subjuguer le vieil
Adam, et il considère tout cela comme un prologue qui imite la vie éternelle. En effet, il
est d’opinion que la meilleure forme de l’Etat est celle qui rapproche le plus du Ciel, et
comme il est très pieux, il croit qu’un Dieu favorable est propice à la Cité, que sa colère est
pernicieuse. C’est pourquoi il agit, afin qu’il ne soit offensé par aucun péché des citoyens,
pour qu’ils soient les ornements de la Foi. Ainsi une ville est-elle invincible, si elle ne
succombe pas d’abord à ses propres vices. Aucun mal, aussi petit soit-il, n’y sera introduit
par Satan, et la ville ne craint pas son accroissement mais le terrasse aussitôt. On ne peut
vraiment jamais assez s’étonner que le monde se sente si assuré, qu’il tolère le commerce
public avec le vice ni n’en craigne la contagion ; qu’il reproche à Dieu des abominations
et doute qu’il en ait la nausée ; qu’il s’amuse de la politique et se vante d’être une société
chrétienne ; et qu’il croie être suffisamment prévoyant si un seul garde les commande
avec une grande pompe et les plus grands plaisirs. C’est pourquoi la Cité chrétienne est
toujours majestueuse et florissante sous la garde de la Justice, alors que les cités terrestres
se flétrissent dans la stupidité des injustices.
La Raison
Je vous prie d’apprendre encore quelque chose sur ce mariage. Je n’ai jamais vu femme
moins crédule, jamais je n’ai entendu de propos plus profonds et réfléchis. Si elle croit
vraiment quelque chose et l’exprime, on peut très certainement le tenir pour vrai. Elle
ne fait rien sans raison, cependant cela doit aussi convenir aux affaires de son mari. Elle
a presque un œil d’aigle qui peut supporter le soleil et regarder très loin. Elle ne supporte
pas les vaines rumeurs, ou l’insensibilité vulgaire, ne supporte pas que la vertu reste dans
l’obscurité, ni la renommée du vice, ne supporte pas d’entraves à la liberté et le relâche-
ment des serviteurs ; elle ne supporte aucune précipitation. Son époux ne craint pas de
parler avec elle des problèmes les plus difficiles ; et il l’écoute également volontiers, mais
prend lui-même les décisions. Si elle est trop curieuse des choses du Ciel, il la fait rentrer
dans son devoir de femme, lui fait prendre garde au Ciel et l’engage à employer ses capa-
cités au filage. Ainsi vivent-ils paisiblement et agréablement sous son autorité, modèle très
approprié pour ceux qui confient soit tout, soit rien du tout à leurs épouses. Qui a une
Stagirienne ne croit rien de Dieu si la femme ne l’approuve ; et il jure de ses balivernes
comme des choses les plus vraies. Qui a une Athénienne ne tolère aucune interruption.
Quelle absurdité on commet dans les Etats, parce qu’on ne sait ni ose demander pour-
quoi ? Le monde ne croit-il pas ceux qui n’ont pas la Foi, ne se laisse-t-il pas conduire par
des aveugles, ne redoute-t-il pas les faibles, ne nourrit-il pas les paresseux, et n’admet-il
pas toutes les extravagances ? Ainsi donc, il ne s’irrite pas de celui qui le raille ; il aime
bien au contraire ces contes puérils qui le font aller ici ou là et permet même qu’ils le
questionnent cruellement. On ne regrette jamais d’être poussés à passer des ténèbres à la
lumière, de la servitude à la liberté.
La Mesure
L’un de ces deux triumvirs est assisté par Achitob, économe public de la Cité, dont la
fonction est de rassembler les revenus publics afin d’approvisionner en abondance les
magasins, et de les répartir entre les particuliers, sans que chacun n’en reçoive en partage
une part égale. Ce qui est ici d’autant plus facile qu’on le pense. En effet, comme per-
sonne n’influence ou ne réclame pour lui-même le partage des vivres, ou un plus grand
nombre de plateaux de mets, que le permettent la saison et la coutume de la Cité, mais
qu’ils veillent à ce que tout soit également réparti à chacun, la distribution est prompte-
ment réglée en fonction du nombre ; cuisiner proprement et convenablement est confié
aux dons et aux soins des femmes, qui ont aussi à rechercher et préparer les aliments qui
conviennent le mieux aux malades. Architob calcule avec une si grande habileté que la
production de l’année est répartie entre les citoyens de manière à ce qu’ils ne soient jamais
affamés, que jamais l’esprit ne devienne esclave de la graisse. C’est vraiment le choix du
meilleur arrangement, qui s’oppose à ce qui se passe là où, quand certains sont accablés
par la faim, d’autres sont à grand-peine rassasiés d’un garde-manger complet, et ne mesu-
rent pas les dons divins à leur satiété, mais au superflu et aux vomissements. Aussi sont-ils
indignes de vivre, ceux qui s’occupent en premier de la table et du ventre pour lui-même,
et retardent pour rien le festin céleste. Mais ils sont pleins d’aliments terrestres, et pen-
dant que les serviteurs de Dieu maigres s’élèvent en volant vers le Ciel, le poids de leur
estomac les enfonce vers les Enfers. La nature se satisfait de peu : ni la terre, ni la mer,
ni l’air, ne suffisent à la gloutonnerie d’un seul homme, jusqu’à ce qu’enfin il soit torturé
dans le feu sans fin et sans mesure.
Le Savant
Le troisième des Triumvirs, Abida, dirige le domaine de la science humaine. Contre mon
attente, je ne trouvais en lui aucune arrogance ou avidité. Tout en cet homme était bien-
veillance, rien n’était humeur chagrine. On pourrait presque croire qu’il n’y a rien qu’il ne
sache; et cependant il reconnaissait hautement avec la plus grande modestie être ignorant
de tout. Les ornements des titres n’étaient pas grand-chose pour lui, contrairement à ses
confrères. Il affirmait clairement comprendre en tant que disciple du Saint-Esprit. Quand
je lui demandais quel était le contenu de toute sa Science, il nomma le Christ, et le Cruci-
fié, en qui tout était visible. Mais en outre, immédiatement après, il me parut ici mépriser
la terre et regarder avec admiration le Ciel, et de là regarder la terre avec admiration et
mépriser le Ciel. Il démontrait en effet que l’étude approfondie de la terre mène à l’appré-
ciation de la valeur du Ciel, que retrouver la valeur du Ciel amène au mépris de la terre.
Mais en même temps, il désapprouvait cette érudition qui ne rapproche pas du Christ ;
si elle en éloigne, il la maudit. Il consacrait tout en faveur de l’Eglise, qui flotte depuis
tant de milliers d’années dans l’océan du monde : on lui doit toutes les langues, toute
l’histoire, tous les raisonnements, tous les caractères de la nature, toute la connaissance
du Ciel, que soit enfin réservé le don de la béatitude éternelle. Seuls les Chrétiens savent,
mais à partir de Dieu ; le reste, qui est hors de lui, n’est que bagatelles. Je suis frappé de
stupeur à entendre abaisser ce qui est ailleurs hautement loué par d’autres. Je suis enfin
convaincu, quand cela me vient à l’esprit, de la raison pour laquelle nous sommes nés en
ce monde : assurément par la nécessité de jouir de l’usage inévitable, ineffable, du Christ.
Mais s’il nous plait de disparaitre, ah ! Que nous sommes malheureux de cette érudition
qui nous a enfumés en si peu de jours ! Oh ! Que naisse la science sacrée, qui nous ex-
plique Christ, que nous n’apprenons ici rien de ce qu’il faut désapprendre, mais ce qui
s’accroît et se renforce pendant tous les siècles !
La Vérité
Je dois à la meilleure des épouses, sa femme, telle qu’elle est, ceci dit en passant, d’avoir
été reçu avec bienveillance. En elle, rien n’est apprêté, tout est très simple et clair. Elle
n’approuve rien de cc qu’elle voit être contraire ou à la divinité ou à l’humanité. Mais elle
attaque avec chaleur et piquant : elle est également opposée à l’hypocrisie et à la sophis-
tique, et bien au contraire regarde le fond en toute chose, et ce qu’elle découvre, elle le
dévoile à son époux. Elle n’apprécie pas le bavardage de la chair, mais se réjouit du silence
de l’esprit. Si un conflit s’élève entre les femmes, nul n’est plus apte à les réconcilier. Sa pa-
role est brève et exhale le parfum du Christ, de telle sorte qu’elle a en elle-même sa preuve
et convainc les adversaires sans mouvement. Elle maintient son honneur intact, alors
qu’un certain nombre de philosophes l’aimèrent éperdument pour la grâce de son visage.
Qu’il est heureux ce mariage, et combien préférable aux terribles mariages du monde,
qui touchent ceux qui sont conjoints par l’opinion, la basse adulation et les flétrissures
du mensonge ! Quand ils sont ainsi trompés, ils se plaisent à s’en plaindre, et préfèrent
entendre des fables monstrueuses que l’harmonieuse histoire de leur cœur. Ah ! Quel
aveuglement naturel, quelle folie volontaire ! Ils rêvent d’immortalité parmi des cadavres,
de claire lumière dans l’ombre, de vie droite parmi des scélérats, d’ailes parmi les entravés,
et pourquoi pas ? Le nombre des insensés n’est jamais plus grand et insupportable que là
où ils proclament leur sagesse. Elle me paraît très digne d’éloges, cette femme qui se dis-
tingue par ses bienfaits, aussi naturels que nombreux, et me rappelle beaucoup de fautes
dont je ne savais rien auparavant.
La Langue
Le gardien que j’ai déjà mentionné était proche ; il voulait être appelé interprète du Christ.
Sa valeur est grande alors que dans les mauvais Etats, elle est très mauvaise, et qu’il est en
crédit dans les bons. Ils se jouent de nous, ceux qui croient de lui qu’il parle différemment
de ce qu’on entend ; je le trouvais sincère, peut-être même prudent. C’est pourquoi il
évite la démesure. Il a assurément épousé la mesure, et guide du meilleur conseil, qui est
très respecté, comme d’un silence sacré, qu’il applique dans tous ses propos dans un très
heureux mélange. Il parle de Dieu en tremblant, du Christ avec joie, du Saint-Esprit avec
animation, des hommes avec douleur, de la nature avec prudence, de Satan avec dégoût,
du monde avec honte, de la mort avec le sourire, du Ciel avec admiration. Jamais il ne
paraît moins travailler que lorsqu’il parle du quotidien, allant jusqu’à penser que nous
nous attardons à des bagatelles. Il ne mesure pas le temps d’après la première minute,
mais d’après les sixième et septième minutes, sans avoir jamais besoin de clepsydre. On ne
pèse nulle part la monnaie avec autant de soin qu’il pèse les mots, et rien ne lui échappe
par négligence ou par erreur. Ainsi Dieu fait-il en tous lieux retentir la parole de Jésus,
le souffle de l’Esprit redresse l’homme, commande à la nature, Satan grince des dents, le
monde rit, la mort s’adoucit, le Ciel s’ouvre. C’est en tout cas un admirable instrument
de Dieu, qui protège les droits et les qualités des hommes, et rivalise avec le Verbe éternel.
En effet, ce que le Christ est pour l’Univers, il est ici l’interprète de la société chrétienne,
devant laquelle il dévoile tout ce qui est caché, révèle les lointains secrets. Il loue celui
qui est favorable à Dieu, celui qui examine le péché et l’avoue, intercède pour celui qui
s’emporte, accepte le tourment de la croix, lutte pour celui contre lequel Satan se dresse,
il plaint celui que la chair presse, avertit celui qui soustrait des victuailles. Quelle œuvre
unique est-ce ? Tout ce qui plaît au Créateur et convient à la créature, il essaye d’en faire
son modèle, il l’accomplit avec une très grande obéissance. Tandis que pendant ce temps,
les hommes de chair tournent avec des flambeaux brûlants dans la bouche, que Dieu, les
hommes, le monde, et eux-mêmes, enflamment, et se consument enfin dans des flammes
inextinguibles.
La Bibliothèque
Après avoir ainsi salué les principaux citoyens, on me montra les salles du château : 12
étaient affectées aux personnes chargées de résoudre les problèmes des affaires publiques ;
elles étaient toutes voûtées, larges de 33 pas, longues de 33 pas, et n’avaient pas moins de
12 pieds de hauteur. Dans la première était conservée une bibliothèque d’une imposante
immensité, héritage d’innombrables têtes érudites, distribuée en classes et en matières. A
ma grande stupeur, était présent ici à peu près tout ce que nous croyons détruit. Il n’est
nulle langue de la terre qui n’y ait contribué de quelque manière, nulle intelligence qui
n’y ait apporté sa contribution. Il me sembla cependant que les citoyens ne font pas grand
cas de son usage, et se satisfont de livres très peu nombreux, mais puissants. D’autre part,
la littérature sacrée, ou plutôt la totalité de l’ouvrage divin, représente pour eux l’autorité,
avec les prières, qui rappellent aux hommes que Dieu leur a donné de s’unir à lui, et ils
en reconnaissent les inépuisables mystères. Ils tiennent presque tout le reste pour des ba-
gatelles. Ils font cependant de nombreuses lectures, se prémunissant ainsi par ce remède
d’admirer aucun bavardage humain. Et ils écrivent eux-mêmes des livres, non par fin de
gloire, mais pour propager partout où ils le peuvent la cause du Christianisme, railler le
monde, dénigrer Satan. Ici, tout leur vœu est de savoir, quand nous ne connaissons pas,
et, de là, d’aspirer à la véritable Science, dédaigneux du vain verbiage de l’intelligence des
hommes. Mais encore très nombreux sont en cette vie ceux auxquels il convient d’ignorer
où se trouve, dans la bibliothèque, la sainte simplicité. D’autres disent qu’il leur suffit
de lire dans le livre de l’Univers, qu’ils lisent. Un très grand nombre affirme découvrir
les sources des arts, davantage en cherchant en eux-mêmes que dans un amoncellement
de livres entiers. C’est pourquoi ils font ici bon marché de ceux qui, à la manière de ce
monde, n’ont rien de divin, qui accumulent d’une façon ridicule ce qui provient du cer-
veau humain, dont ils démontrent ici l’inanité. Hors donc ces livres, si nous les suivons !
Que vive en notre vie le Christ, dans lequel nous puisons tout avec facilité, certitude et
assurance.
L’Arsenal
Ils ont une opinion encore plus sévère au sujet de l’Arsenal, qui est situé dans un autre
endroit. Car alors que le monde tire une grande gloire de ses machines de guerre à lancer
des traits, de ses balistes et autres machines, et instruments de guerre, ils les considè-
rent comme funestes pour tout le peuple, et ont rassemblé une incroyable quantité de
ce matériel meurtrier, qu’ils regardent eux-mêmes avec horreur, et qu’ils ne montrent
pas sans leur reprocher leur cruauté mortelle. Bien entendu, l’homme cherche tellement
avec ardeur la mort pour lui-même ou pour l’infliger, alors qu’elle est proche de nous et
que nous la portons en nous, il désire tellement infliger à son prochain et frère ce qui le
fait lui-même trembler, il est tellement négligent du danger, pour le bénéfice douteux et
souvent incertain de quelque monnaie, enfin, tant de cruauté et de violence sont mon-
trées pour l’obtention de choses sans aucune valeur, alors que Satan menace le monde,
et même nous, du plus grand et pernicieux des dangers. Mais ils portent cependant les
armes pour leur défense, quoiqu’à contre cœur, et les distribuent à tous les citoyens, qui
les conservent en leurs maisons, en cas de besoin inattendu. Entre temps, ils enseignent
cependant sérieusement les armes de l’esprit, de ne jamais exposer à Satan leur corps nu
et désarmé de leur vertu, de ne jamais oublier de veiller, dans l’ivresse et la servitude du
ventre, mais d’être ardent et courageux à leur poste, de se jouer des embûches de l’en-
nemi, et de repousser ses attaques, fortifiés par l’Esprit de Dieu.
Les Annales
La pièce contiguë à la bibliothèque est destinée à la conservation des annales, lois et actes
publics de la Cité. On peut y voir les annales de nombreux lustres, et contempler en ce lieu
les dits et les faits les plus grands, et les comparer aux problèmes, ou aux exploits, ou aux
affaires, du temps présent. Qui voit des hauts faits courageux et vertueux y verra exposé au
regard du public exemple et stimulant ; dans le cas contraire, ils ont de quoi les amender
et se censurer eux-mêmes ainsi. Il n’est permis à personne d’être ignorant de l’histoire de
sa Patrie, mais elle retentit en tous temps autour d’eux, afin qu’en n’importe quel temps
on y voit le modèle de la destinée. Ceux qui se distinguèrent par leurs mérites envers la
Patrie jouissent d’une grande renommée, mais n’en jouissent pas moins ceux qui s’illus-
trèrent par leur piété envers Dieu, leur sagesse dans la Cité, leur vaillance contre l’ennemi,
leur talent dans les arts. Ceux qui ne s’en soucient pas ne sont pas sans culpabilité. N’est-il
pas, bien sûr, ne serait-ce qu’un petit peu supérieur, celui qui connaît les mouvements,
les conseils et les raisonnements, ou la simple description de la vie au grand jour de nos
aïeux ? Pendant ce temps-là, nous rêvons tous qu’ils étaient des demi-dieux, et nous ne
supportons pas qu’ils aient commis quelque faute ; que personne ne décrive la véritable
histoire du monde, si ce n’est avec adulation, est la plus grande injustice à l’égard de la
postérité. Il aime se farder et se réjouit d’en imposer à ses enfants, alors qu’ils s’en accusent
toujours mutuellement, alors qu’ils vivent réellement honteusement, que leurs idées de la
vertu soient à l’image de celle d’un membre de la secte de Gnathon. C’est pourquoi une
grande majorité en arrive à mettre en doute la renommée des prédécesseurs, quand ils
voient qu’elle ne repose que sur l’inconstance du scribe. Seule la sincérité d’un Thuanus a
mérité l’approbation publique, mais on aime à la louer, à peine l’imiter. Qui le tenterait
parmi les siens serait étrillé. Les mortels sont tellement indécents qu’ils ne supportent pas
que la vie qu’ils mènent sous le regard de Dieu soit exposée à leur descendance.
L’Imprimerie
A proximité est située l’imprimerie, invention également convenable et fâcheuse pour
notre siècle, elle est ici certainement inoffensive. En effet, à l’exception des livres sacrés
et de ceux qui instruisent la jeunesse et servent à la dévotion des citoyens, rares sont les
autres opuscules qu’ils impriment. En fait, ce sont des Bibles en langue vernaculaire, que
possède chaque famille, ce sont d’importantes professions de foi, des livres d’hymnes et
de prières, ainsi que d’autres ouvrages qui exercent la piété. Ensuite, ils en impriment un
grand nombre, qui conviennent aux besoins de l’école, afin d’être mis au service de l’en-
fance chrétienne. Il n’est pas permis ici de disséminer ce qui doute de Dieu, corrompt les
mœurs, en impose à l’intelligence. En effet, tout ce qu’ailleurs on excuse de mettre sous
presse est pour eux tout à fait mal, si cela satisfait la curiosité étrangère, l’ambition person-
nelle et le profit de l’opérateur, et n’a nullement souci de Dieu et d’offenser son prochain.
Quelle immense vanité, que ces volumes dans lesquels sont accumulés si exagérément
deux fois l’an des masses de mensonges et de sophismes, qu’il est admirable qu’il y ait
des hommes qui puisse même en lire les titres ? C’est un fait certain que la moisson de ce
siècle, qui se vante d’être érudit, est que savants et ignorants sont à égalité pour le public,
et que tant de sornettes sont multipliées par le papier, que sont seuls arbitres de la culture
et de la Chrétienté ceux dont l’énumération des noms apparait sur le marché. Il ne petit
être aucun amoncellement très impudent, aucune Invention très fantaisiste, aucune des-
cription très négligente, aucune production très inutile, dont ne s’empare une librairie.
Le Trésor Public
L’Arsenal est contigu au Trésor, qui n’est d’aucune utilité chez les citoyens, mais qu’on ne
peut tenir pour méprisable à l’étranger. Personne ne croirait quelle somme de monnaies
d’or et d’argent est contenue ici, avec laquelle ils s’acquittent du tribut dû à César, et aux
soldats qu’ils recrutent au-dehors si nécessaire, et quand ils s’adonnent au commerce à
l’étranger et aux voyages, et entretiennent des ambassades. Ils pensent que cc qui s’achète
avec de l’argent est bon marché, avec du sang, très cher. Les pièces portent, des inscrip-
tions, l’une : « Si Dieu est avec nous, qui est contre nous ? » L’autre : « La Parole de Dieu
persiste dans l’Éternité. » Sur l’une des faces est représentée un aigle traversé par une
croix, sur l’autre une ville reposant sur un livre. Ainsi l’argent, qui accable la totalité de
l’univers, est-il tenu ici comme méprisable, et ne jouit d’aucune estime autre que de son
usage. Il n’est pas non plus nécessaire ici de beaucoup le protéger, car personne ne peut en
faire un usage privé utile dans l’Etat. Ainsi, sert-il les hommes sans dommage, alors qu’il
est ailleurs indomptable, plus pernicieux que tous les dragons et serpents venimeux. Lui
sont dus les massacres publics, l’offre de vente du Ciel, l’emprisonnement de l’âme, l’alié-
nation du corps, la condamnation aux Enfers. Tout péché est imputé à l’argent : mais sans
injustice quand les hommes s’accusent en premier d’erre soumis a un très vil objet. Oh
vénal genre humain, qui a vendu la liberté chrétienne à l’Antéchrist, la liberté naturelle à
la tyrannie, la liberté humaine à la sophistique, et s’est abandonné pour quelques oboles
au service de la superstition, de l’esclavage et de l’ignorance.
Le Laboratoire
Derrière la Chambre du Trésor est situé le Laboratoire, consacré aux subtilités de la
Chimie, très pourvu en fours très ingénieux, et en instruments pour associer et dissocier
les choses. Personne n’a à craindre ici La légèreté des fraudeurs, les mensonges et la men-
dicité, mais y voit au contraire les accoucheurs les plus précis de la nature. Ici, en outre,
les métaux, les minéraux, les végétaux, les animaux, sont examinés, purifiés, combinés
par les hommes pour être utiles au genre humain et au profit de la santé. Le ciel est ici
marié à la terre, et même les divins mystères dont la terre est imprégnée sont retrouvés ;
on se voue à maîtriser le feu, employer l’air, estimer l’eau, éprouver la terre. L’imitateur
de la nature a ici de quoi s’amuser et reproduire les principes, et en suivant les traces de la
grande machine, d’en produire une passablement plus petite, avec une très grande déli-
catesse. Tour ce que l’activité des anciens a pu extraire et arracher à la nature est examiné
ici, afin que nous sachions si la nature s’est découverte à nous avec justesse et fidélité. Par
Pollux ! Que tous les hommes approuvent avec raison une audace humaine et de bonne
race ! D’autres, beaucoup trop dissipés, ou si vous préférez, tout à fait infortunés, rejet-
tent avec un orgueil déplacé et irritant de scruter la nature avec attention et de suivre la
raison humaine, sont satisfaits de leur propre sagesse, s’ils recherchent avidement avec un
savoir faire ingénieux une baliverne ou une autre, et ils ne remarquent pas qu’ils croient
et admettent pour leur honte sans limite tant de prédictions et de remarques qu’ils font
eux-mêmes, qu’ils foulent aux pieds avec nonchalance les bienfaits et les remèdes de la na-
ture, très présents sous leurs yeux, et se couvrent cependant de ridicule avec des fables de
thériaque et de mercure. Mon opinion est qu’ils se trompent avec beaucoup de morgue et
beaucoup de jugements anticipés, mais j’espère qu’ils me pardonneront, s’ils m’entendent
dire que je ne pratique pas cet art, mais l’examine, et comme je suis affable, je l’ai expliqué
avec amitié et bienveillance.
La Pharmacie
La porte qui suit est maintenant celle de la Pharmacie, telle qu’on en trouve difficilement
de meilleur choix sur toute la surface de la terre. Comme, en effet, les citoyens ont un
très grand penchant pour la Physique, leur boutique d’apothicaire est pour ainsi dire un
abrégé de la nature tout entière. Quelque soit ce que les éléments offrent, quelque soit ce
que l’art perfectionne, quelque soit tout ce que les créatures fournissent en abondance,
se trouve ici, moins pour le soin de la santé que, bien plus, pour l’instruction de l’intelli-
gence. De fait, qui est capable de comprendre plus facilement la distribution des choses
de l’homme que la où on les regarde attentivement, divisées en classes avec la plus grande
ingéniosité, sous la plus grande variété d’aspects ? C’est, si vous le préférez, tout à fait à
l’encontre de l’école livresque, et inséparable de la culture. En vérité, la science humaine
est si étroite, que, alors qu’elle se promène comme un étranger dans ce qui est salu-
taire pour les créatures, alors qu’elle ignore si ceci ou cela voile ce qui est approprié aux
hommes, et pendant ce temps erre désagréablement devant les crécelles de l’abstraction
et de l’intellectualisation, ne se vante-t-elle pas moins de sa science comme de la chose
la plus honorable ? On se préoccupe ici de préférence, si on avance quelque spéculation,
de l’éprouver par la pratique chez l’homme, et après l’avoir placé dans la nomenclature
des choses, on reconnaît la chose elle-même. Est-il possible que l’on prenne sur soi de
ne vérifier par aucun métier l’enseignement de l’art, et même d’en faire soi-même décla-
ration publique aux savants, et de consulter les ignorants ? Mais au contraire, si elle est
dépensée avec modération, notre vie suffit à obtenir bien plus facilement les choses les
meilleures, que les plus mauvaises. Les hommes s’usent davantage par le contenu de ces
sottises enchevêtrées et laborieuses que par ce qui les élève, et pourrait leur permettre la
contemplation de la terre qui est nôtre. Ainsi elle tourne, et les autres tournent dans le
vertige perpétuel, d’une honte indélébile.
L’Anatomie
Ils ont encore un lieu particulier affecté à l’Anatomie, ou pour mieux dire, à la dissection
des animaux, car rien n’est si proche de ce miracle qu’est le corps de l’être vivant que
l’homme est avant tout, œuvre d’art dont ils disent qu’il est la copie en petit et l’abrégé du
monde. Personne ne désire de soi-même être ignorant comme les barbares, ou peut nier
ce dont l’utilité est de découvrir la formation et la position des membres dans le but de
seconder la lutte avec la nature. Il en est cependant, et même au nombre des savants, qui
ne savent pas où ils vivent, où ils sentent, où ils respirent, où ils digèrent, où ils éliminent,
mais pensent seulement que quelque chose se produit sous la peau. Droite et gauche, haut
et bas, présentent pour eux peu de différence. Ceux d’ici montrent aux jeunes, à partir
des parties des êtres vivants, les activités de la vie et la variété des organes, et ils ont de
nombreux squelettes, et même d’espèces variées, avec lesquels ils montrent le merveilleux
assemblage des os. Parfois même, ils montrent l’anatomie d’un corps humain, mais ra-
rement, car l’esprit éprouve de l’horreur et doit faire effort à la vue de notre misère. Gé-
missons ! La demeure de l’âme est cultivée avec beaucoup d’application, et sauvée d’un
grand nombre de dangers insidieux, et pourtant l’âme délicate ne l’est que rarement, et
est laissée à sa fétidité et à son épouvante. Mais comme l’origine de la naissance fait rougir
de honte, la violence du mourir comporte en soi avec raison un sentiment de pudeur.
Dans l’intervalle, à peine pouvons-nous découvrir le nombre de nos maladies. Et même,
nous comptons rarement toutes les afflictions d’une seule des parties de notre corps. C’est
pourquoi nous adorons notre Christ qui, vêtu de la même chair que nous, obtint pour
nous que nous triomphions à nouveau, et que la purulence de notre corps soit changée
en transparence et parfaite simplicité. Dans cette unique considération, nous supportons
facilement les peines et le fardeau de la chair, et quoi qu’il trouve bon, nous remettons à
Dieu la totalité de notre corps, prêts et diligents, nous nous consacrons à son service, et
lui rendons volontiers ce qui est réclamé.
L’Amphithéâtre de la Nature
Suit aussitôt après l’Amphithéâtre de la Nature, dont la finesse ne peut être égalée. On
y voit en effet, peinte avec le plus grand art sur les parois, toute l’histoire de la Nature :
les apparences du ciel, le visage de la terre sous divers climats, les différences entre les
hommes, les images des animaux, les formes qui croissent, les espèces de pierres et de
gemmes, ne sont pas seulement tous présents et nommés, mais ils enseignent aussi et
révèlent les forces de la Nature. On y voit sympathie et antipathie naturelles des choses
entre elles, on y voit poisons et antidotes. On y voit ce qui est profitable ou bien fâcheux
pour chaque partie du corps humain. Tout ce que je dis ici n’est rien si on ne le voit pas
directement ; de fait, si je voulais seulement énumérer sans arrêt les étuis qui renferment
tout ce que la nature compte de rare, de monstrueux, d’insolite, je n’en viendrais pas à
bout. La connaissance des choses de la nature n’est-elle pas facile si on s’en approche avec
un guide soigneux, et quelque secours pour la mémoire ? En effet, l’enseignement pénètre
plus facilement par les yeux que par les oreilles, et sous une forme agréable que dans la
crasse. Ils se trompent, ceux qui considèrent que rien ne peut être enseigné, si ce n’est dans
des cavernes et avec des visages sévères. Une intelligence noble n’est jamais plus alerte que
lorsqu’elle a des relations familières avec son maître. Vraiment, à quelle raison pouvons
nous imputer de voir de nombreux professeurs de sciences naturelles hésiter quand se pré-
sente quelque petite herbe ? Si ce n’est en soupçonnant qu’ils ne furent jamais admis à cet
agréable spectacle de la nature, et que s’ils entendaient les citoyens d’ici en parler, ils ver-
raient que bien au contraire, les enfants peuvent et distinguer, et nommer pour le plaisir
de l’émulation quelques milliers de plantes, et examiner leurs signes caractéristiques, ou
si vous préférez, leurs signatures, les appliquer aux problèmes des maladies, il se pourrait
qu’ils en rougissent de honte ou, ce qui serait plus réfléchi, ils n’abandonneraient jamais
l’auditorium avant de s’être surpassés, munis d’une connaissance plus grande des choses
de la Nature.
La Peinture
En face de l’apothicaire se trouve l’atelier très spacieux de l’art de la Peinture, qui est
pour ces habitants une grande source de plaisir. De fait, bien que toute la ville soit ornée
de peintures qui reproduisent les origines du monde, elles sont encore plus nombreuses
dans les établissements d’enseignement de la jeunesse, où elles sont employées à la com-
préhension des élèves. Ils ont dans chacune de leurs chambres des tableaux appropriés
qui leurs rappellent les choses pertinentes. De plus, des portraits et des statues d’hommes
illustres par leurs actions viriles ou par leur intelligence sont partout exposés aux regards
du public, stimulation non négligeable pour que la jeunesse cherche à atteindre la vertu.
Ils désirent d’ailleurs sérieusement préserver en tous lieux la pudeur, quand, ailleurs, à
mon avis, peut-être à cause de l’irréflexion du monde, les yeux innocents sont corrompus
par des tableaux lascifs. Dans cette partie se trouvent aussi bien ses compagnons, l’archi-
tecture, l’optique, les méthodes de construction et de défense des camps, et même des
esquisses de machines mobiles et fixes. Tout ce que les jeux ou, ce qui est tout à fait sem-
blable, la lecture, peut apporter à l’esprit, s’offre ici à la vue, à la disposition de l’étude. Et
ce temps qu’ils consacrent à ces jeux savants, d’autres le perdent complètement aux dés,
ou aux échecs, ou à d’autres jeux ineptes, dont ils tirent l’honorable utilité d’être inaptes
à connaître ces choses et à exprimer les autres, de ne rien savoir sur tout, mais d’être
frappés de stupeur dans une admiration inutile. Qu’ils sont heureux, ceux qui ne laissent
pas en repos leurs pinceaux, afin de porter partout des imitations manuelles appropriées
à des yeux pénétrants, d’être pour ainsi dire, à l’affut et, ce qui est un point important,
déjà même préparés au discernement par des choses semblables qui ne sont pas basses et
stériles. Oui, en même temps, la beauté de ces formes leur plaît tant qu’elle est elle-même
la représentation intime d’une vertu, et que toute l’âme embrasse la pureté de la vie chré-
tienne.
Les Mathématiques
L’atelier attenant, voûté, est consacré aux instruments Mathématiques, témoins de la
finesse d’esprit de l’homme, de l’effort pour échapper à nos entraves. En vérité, nous
sommes séparés du ciel par une grande distance, et qui plus est, nous avons laissé échap-
per les perfections de nos ailes d’autrefois, et pourtant, nous ne voulons pas que quelque
chose en ce lieu se meuve à notre insu. Nous apprenons en ce lieu les voyages des astres
avec divers instruments et les notons, afin de voir, si les hommes ont assez de patience et
d’obstination, si on peu accéder par là à quelque hypothèse. Je ne recense pas ici ces ins-
truments, puisque la description du très généreux Tycho Brahé les porta à la connaissance
de tous. On n’en citera qu’un petit nombre parmi d’autres, parmi lesquels le très raffiné
télescope nouvellement inventé. Il y aussi des instruments qui servent à Ia Géométrie, et
même un grand nombre d’instruments banals, qui viennent en aide aux essais des jeunes.
Mais je raconte cela comme si je ne savais pas combien ces instruments ingénieux sont
méprisables pour la foule qui se pique de ne pouvoir absolument pas employer l’instru-
ment mathématique. Elle montre même uniquement que les gens dissipent la moitié de
la science, et se rendent inutiles a développer la science pour les hommes. C’est pourquoi
jusqu’au moment ou l’action d’apprendre reviendra en grâce, chez ceux qui font profes-
sion d’être savants, sans qu’ils fassent effort pour apprendre, à moins qu’ils reconnaissent
hautement qu’ils ne sont pas des savants, mais des semi-doctes, en se portant témoignage
contre eux-mêmes, on ne peut croire qu’ils seront conduits au forum des sciences des
hommes. Quand ils reconnaîtront le gain provenant des instruments et de la raison pour
les Arts libéraux, et les appliqueront adroitement aux choses, ils seront honorés. Mais
si, comme des inconnus en terre étrangère, ils n’ont apporté aux problèmes des mortels
aucune aide, aucun conseil, aucun discernement ou manière d’agir, ils seront méprisés et
relégués par jugement à la garde des moutons, des bœufs et des porcs.
Les Auditoriums
Lorsqu’on me fit descendre de ce point élevé, je vis une école plus grande et plus belle
qu’on ne peut le croire, divisée en huit auditoriums, dans lesquels la jeunesse, dépôt le
plus précieux d’un Etat, est calmée et formée à réfléchir sur Dieu, la nature, la raison et le
bien public. S’il est en effet enjoint à chacun d’éduquer les enfants au bien, pourquoi ne
le feraient-ils pas ici pour le bien commun, ne seraient-ils pas élevés en quelque endroit et
mis ensemble en chemin ? Ils attribuèrent ces lieux très choisis à ceux pour lesquels la plus
grande affaire est de donner l’impulsion, afin de témoigner de l’espoir le meilleur qu’ils
placent dans leurs descendants, par leur amour et leur sollicitude, et même pour ainsi
dire, de leur promettre la félicité dans le futur. Par Pollux ! Non pas à l’exemple infâme
du monde, qui paraît aimer beaucoup ses enfants, mais les enferme en quelque endroit
obscur et fréquemment insalubre, et même dans de très impures prisons d’esclaves, où ils
s’imprègnent de puanteur et s’habituent â supporter le cachot. Tout est ici ouvert, clair,
joyeux, afin si tu veux, que par la seule vue de ce tableau, ils attirent l’enfance, forment la
jeunesse, éclairent l’adolescence. Ici, ils ne sont pas tentés de remonter le cours de la vie,
ni ne sont formés au froid de l’hiver, ni ne sont troublés par le vacarme, ni ne craignent
la solitude. Ce qui est accordé au luxe du rideau d’un théâtre et au loisir est offert ici à
leurs honnêtes récréations et à leurs activités. Il n’est jamais de dépenses plus heureuses et
même de plus grand bénéfice, car, de même qu’une terre bien cultivée rend avec intérêt
ce qu’elle reçut, cette jeunesse abreuvée du suc du bien public et dont l’esprit est formé
dans la joie répand en tout de plus grandes moissons. Le faîte du bonheur est toutefois
de pouvoir par un seul effort étendre sans dommage le bien public et en même temps
s’appliquer à la vie future, afin que les enfants que nous engendrons ici soient nés pour
éprouver dans la joie plus que la terre, le ciel.
Les Educateurs
Les éducateurs ne proviennent pas de la lie des hommes, ni d’autres nuisibles, mais ce
sont des citoyens très choisis, qui sont remarquablement utiles pour la société, qui ont
même très fréquemment accès aux plus hauts postes de l’Etat, car c’est un fait qu’il n’est
personne qui puisse bien s’occuper de la jeunesse qui ne puisse aussi veiller au bien public,
et qui fait ses preuves auprès des jeunes se révèle dès lors acceptable pour l’Etat. Ce sont
des hommes mûrs, dignes, et dotés de ces quatre remarquables vertus : autorité, intégrité,
zèle et générosité. En effet, s’ils ne sont pas supérieurs à leurs élèves et à leurs auditeurs,
et ne sont pas honorés de l’estime du public, s’ils ne se distinguent pas des autres par la
dévotion envers Dieu, la loyauté envers leur prochain, le courage et la tempérance, et ne
se montrent pas vertueux, sils n’appliquent pas à l’instruction et à l’éducation adresse, sa-
gacité, éminent jugement, et distinction d’un esprit vif, s’ils ne veulent pas stimuler leurs
enfants comme des hommes libres, davantage par l’emploi de la douceur, de l’affabilité,
de la générosité, et moins par les verges et des dehors sévères, ils ne sont pas jugés dignes
d’être de ceux qui façonnent un Etat, petit, mais auquel un grand succédera, de ceux
auquel ils confient l’essentiel, le salut futur. Ainsi leur est-il accordé la chance de main-
tenir dans la Cité l’égalité, la régularité et qu’elle soit toujours entièrement semblable à
elle-même, et de pouvoir rappeler à juste titre aux autres qu’ils ne doivent pas confier les
généreux surgeons et l’esprit de la jeunesse à des hommes très vils, très tarés, très sots et
très durs, et à qui pour cette raison ils proposent moindre salaire, jusqu’à ,ce qu’ils soient
eux-mêmes pères de fils de même qualité, qui jettent ensuite leurs biens, non par bois-
seaux, mais par greniers entiers, avant que ne leur viennent d’aventure, ensuite, d’autres
fils encore pire.
Les Elèves
Je trouve bon de dire de mémoire qui sont les élèves, et ce qu’ils sont. Tous les enfants
des citoyens, des deux sexes, sont éduqués ensemble. Leurs parents les confient, non sans
prières et vœux fervents, quand ils ont achevé leur sixième année. A partir de là, ils sont
divisés en trois classes, les enfants, les adolescents, et ceux qui ont atteint la maturité ; tous
prennent ici leur nourriture, leur sommeil, y cultivent leur corps et leur âme. Plus leur
postérité est nombreuse, plus ils sont heureux, car il n’est rien qui puisse leur manquer ;
ainsi peut-on estimer comment vivent les enfants des citoyens. Aucun parent ne prend
soin de ses enfants avec plus d’assurance et de sûreté que ne le font ici ceux qu’ils mettent
à leur tête ; tous sont très honorables, aussi bien les hommes que les femmes. Mais ils peu-
vent les visiter aussi souvent qu’ils le veulent, en étant ou non visibles d’eux. Et puisque
c’est un bien du domaine public, il est administré par tous avec autant de bonheur que
cela peut se faire. On a soin d’y exiger que la nourriture soit savoureuse et saine, les lits
propres, les chambres bien nettoyées, les vêtements bien tenus et tout le corps propre. Ils
se lavent fréquemment avec de l’eau, s’essuient avec des linges. Ils se peignent aussi, pour
qu’aucune crasse ne s’incruste. Si quelque maladie infeste leur peau ou leur corps, ils la
soignent à temps et isolent le malade pour que d’autres ne soient pas infectés. Ici, ils font
cela aussi attentivement que nous sommes très négligents dans notre monde. En réalité,
mon travail n’est de rapporter combien le maître d’école est négligé, combien nourriture
et chambres sont malpropres, combien leurs éducateurs sont grossiers ! Ils attestent avoir
enduré cela moins par des cris et des imprécations que par leur corps lui-même, languis-
sant pendant toute leur vie à cause de cela.
La Forme de l’Education
Leur premier et plus éminent travail est d’honorer Dieu d’un esprit pur et dévot, le
deuxième, d’adopter les mœurs les meilleures et les plus chastes, le troisième, de former
l’intelligence, ordre inversé dans le monde, même si beaucoup placent la raison auprès
de Dieu. Mais dans notre monde, ils croient être dévots en Dieu par loi de naissance,
par transmission parentale. Ils ne commencent pas les études en mettant à bas ce qui est
absurde, c’est-à-dire ce qui prélude aux folies, mais par de graves prières. A partir de là, ils
continuent en constituant des degrés de débutants, avancés et parfaits, ou du moins qui
en portent le titre ; mais en mûrissant, ils oublient facilement d’en faire cas. Appartenir à
ces degrés les aiguillonne beaucoup, car un esprit généreux est élevé par la louange stimulé
par la honte. Mais cette répartition est une tâche qui demande de l’intégrité, afin qu’ils ne
s’en amusent pas ni ne se jouent de la jeunesse. C’est sur ce point qu’ailleurs on commet
l’erreur, ce qui ne se fait pas profit et dommages, ce qui est évident. En réalité, je ne sais
pas s’il est équitable de recevoir de l’argent et de vendre l’intérêt public à des ignorants.
Les punitions sont l’abstinence et le travail, si l’affaire l’exige, les verges, et aussi, quoique
rarement, le cachot. Mais les garçons ont leurs heures d’étude le matin, les filles l’après-
midi, car les dames qui enseignent, ne sont pas moins instruites que les hommes. Et puis,
je ne pourquoi ce sexe, qui n’est pas plus rebelle à l’instruction, est exclu ailleurs de la
culture. Le reste du temps est consacré aux arts mécaniques et aux talents des femmes, où
est assigné à chacun son occupation, selon l’inclination de sa nature. Ils emploient tout
leur temps libre très honnêtement au verger ou au champ. S’ils sont en âge, il leur est per-
mis de se mesurer à la course ou à la lutte, ou de jouer à la balle, ou même de s’exercer aux
armes, ou de dresser des chevaux. Tout est estimable, si l’on fait attention de s’y appliquer
avec mesure et sous surveillance.
La Rhétorique
On explique aux adultes la Rhétorique dans le même auditorium, où ils apprennent à
développer les formes du discours conformément aux préceptes de cet art, et à les orner
des fleurs de l’élégance. On doit beaucoup au naturel, moins à l’art, c’est pourquoi celui
qui y pourvoit le mieux est celui qui peut assister le naturel. Sans naturel, l’art est maigre
et a en lui davantage d’étroitesse que de génie. D’où vient que la plupart des rhétoriciens
sont de mauvais rhétoriciens parce qu’ils ont le défaut de talent de vouloir être trop pro-
lixes. C’est pourquoi si le discours porte la marque de la pensée il est facilement limpide,
pourquoi de temps en temps la langue flotte au hasard. Il en est cependant qui veulent
émerger par l’imitation, hommes le plus souvent insipides. Car jusqu’au moment, où
ils se perdent sans pouvoir rivaliser avec les autres, rien d’autre ne peut être donné que
bâillement, irritation et mollesse. On doit employer son esprit, et même le cultiver, à ce
que Dieu nous a accordé en propre. En effet, il n’y a pas de maître de l’éloquence plus
partait qui celui qui a créé le langage. Un exemple admirable en est le Livre sacré, qui ne
retentit pas aux oreilles des hommes, mais pénètre dans le cœur même. Rien ici qui n’aille
au delà de la pensée, ou d’une surabondance étrangère, païenne. Si tu parles vrai, avec
modération, sagement, tu te montres par la parole supérieur à Cicéron. Pour l’exprimer
pleinement en quelques mots, ce que l’esprit inspire ébranle, tout ce qui exhale l’odeur
du monde est dépourvu d’énergie. Ce qui a la saveur de Dieu est utile à beaucoup. En
réalité, ce que les sots pensent être de la naïveté n’en est pas moins de la sagesse. Dès que
les orateurs du monde se taisent, le vain bruit s’envole à l’instant, et l’esprit baille devant
la parole arrangée avec élégance. Quand la vérité divine nous appelle, le cœur s’enflamme,
l’esprit agit, on est entièrement remué. Il y a ceux qui sont trop satisfaits d’eux-mêmes,
qui proclament qu’ils parlent à chaque fois sans Dieu, même, au contraire avec l’aide des
dieux, pour lesquels Christ est tellement méprisable que dans leurs propos, ils préfèrent
n’importe quelle idole, n’importe quel démon aux mystères sacro-saints du Christianisme.
Pendant ce temps-là ils revendiquent pour eux-mêmes le bon goût, assurément satisfaits
de leur bavardage si le monde le veut. Mais il est à craindre qu’ils seront muets devant le
Tribunal de Christ.
La Métaphysique
D’autres apprennent en ce lieu la Métaphysique, science qui se détache de la masse de
toutes les autres et s’élève en volant vers le premier Etre, en tout cas tout-à-fait digne d’un
homme dont l’intelligence est née de lui, et qui se soustrait aux choses terrestres. On
y contemple le Vrai, le Bon, le Beau, l’Un, l’Ordre, et d’autres choses semblables, avec
d’autant plus de bonheur que s’ajoute la Lumière divine. Où les philosophes sont dans
les ténèbres, il fait plaisir d’examiner le Soleil divin et de s’élever vers la connaissance de
Dieu, qui est inconnu des païens. Il est d’autre part étonnant que l’esprit de l’homme
courre ça-et-là, de telle sorte qu’il regarde les choses séparées de l’Etre, pour revenir si
honteusement à son corps, et à cause de cela pour se rouler dans les immondices. Ou bien
que celui qui contemple les idées du Vrai, du Bon et du Beau soit si facilement saisi ou
abusé par le mensonge, le mal et le laid. Mais il semble rechercher les écueils, se charger
de ce qui est en tout point extérieur à l’homme, et se laisser tomber en chancelant. C’est
pourquoi celui qui s’arrête le plus fermement au Dieu Un, Vrai et Bon, maintient l’esprit
éloigné des inclinations charnelles. Il y entend parler de l’inénarrable, et de l’universalité
du monde, tel qu’il est placé au centre même, regardant le Ciel non recouvert, non co-
loré, mais parfaitement clair comme le cristal. Cette véritable beauté encore ignorée d’un
grand nombre fait naître son dégoût de ce monde, le désagrément de la laideur pour lui-
même du corps, et il abandonne le trop accablant fardeau de la terre. C’est pourquoi les
Christianopolitains sont nombreux et consciencieux dans cette école, afin de pouvoir se
détacher d’eux-mêmes, et apprendre à se détourner des choses de la terre, et recevoir en
retour avec bénéfice, les choses de loin les plus nobles.
La Théosophie
Ce même Auditorium est mis au service d’une contemplation encore supérieure. Cette
Théosophie ne doit rien à l’invention et à la recherche humaine, tout à Dieu. Elle com-
mence là où cesse la nature, entièrement instruite des volontés d’en haut, et elle observe
pieusement leurs mystères. Il est peu d’hommes, même de ceux qui sont plongés dans la
dévotion, à bénéficier par Dieu seul ou de la Lumière ou de la croix. Longtemps dissimulé
dans son sanctuaire, Dieu se manifeste en un instant, toujours très bon, rarement visibles.
Cependant, des choses infinies leur sont révélées, dont n’importe laquelle est le délice du
vrai Chrétien. Nous, les irréfléchis, préférons Aristote, et nous n’entourons pas d’admi-
ration Dieu, mais notre pauvre petit homme, et ils nous font honte. Il ne pouvait ni ne
voulait croire au FIAT de Dieu, ni au service de l’ange, au souffle du feu, à la condensa-
tion de l’eau, à l’abaissement de l’air, à l’élévation de la terre, à l’infinité de l’homme, au
langage des animaux, à l’éloignement du soleil, aux bornes du monde, qui sont pour nous
des certitudes. Si nous écoutons Dieu, nous recevons de Lui beaucoup plus encore. Pour-
quoi n’entendrions-nous pas celui dont un seul acte, fut-il le plus petit, gagne la Foi de
tous et même triomphe auprès de nous ? Si nous croyons un seul miracle, il faut croire à
tout ce qu’il nous montre. En effet, comment pouvons-nous établir des distinctions entre
les œuvres de sa Toute-Puissance ? C’est pourquoi cette école est une école d’humilité,
et même une école d’obéissance, où la jeunesse apprend à soumettre l’intelligence, à la
parole de Dieu, et à l’appliquer en secret plutôt dans un silence pieux, qu’avec curiosité.
La Philosophie est embarrassée, la Théosophie rassérène ; celle-ci objecte, celle-là soutient
la grâce ; celle-ci s’arrête, celle-là s’étend tranquillement aux pieds de Christ. Bienheureux
l’homme qui se dresse au premier appel de la voix de Dieu ! Très heureux celui qui le suit !
Plus heureux encore celui qui jamais ne regarde en arrière, qui toujours va plus loin ! Mais
ce qui ne repose que sur les vœux et les désirs des hommes pieux est bien, si Dieu donne
son assentiment ; si au contraire il veut tourmenter, ruiner par la fragilité de la chair, que
la volonté du Seigneur soit faite !
La Géométrie
Lui succèdent les études de Géométrie, sœur de l’Arithmétique, et qui exprime par des
lignes parallèles ce qu’elle exprime par des nombres. De ce fait, elle s’adapte davantage à
son emploi par les hommes et applique à leurs problèmes avec une admirable efficacité ses
propositions les plus profondes et ses théorèmes. En effet, on ne mesure pas tant ce qui
est proche que ce qui est plus haut ou plus bas, ni ce qui est régulier, mais elle pénètre,
transpose, nivelle, transcrit et unit toutes les formes, et s’applique avec la plus élégante des
vigueurs à tous les labeurs humains. Si on aime à spéculer, rien n’est plus pénétrant ; si on
l’emploie dans la pratique, rien n’est plus commode et plus facile. Si tu lui confies ton in-
telligence, elle te le rend prestement et se plie à tout. De là vient que le plus grand nombre
des Christianopolitains lui accordent d’être considérée comme aucun autre art, car elle ne
les rend pas seulement plus facile, elle rend l’homme plus habile à les mettre en œuvre.
Et cependant, de la même manière, elle est estimée par les sots d’aussi peu de valeur que
le reste des connaissances. Ils l’expient au vu et au su de tout le monde par ce châtiment
de devoir s’appliquer plus durement à leurs travaux, ou de voir avec des yeux embués que
d’autres ont le bénéfice de la raison. Mais est-il étonnant que la Géométrie soit négligée,
quand l’ambition, l’avarice, la gloutonnerie, le désir, la colère, mais aussi la stupidité et
même l’irréflexion non seulement sont sans mesure, mais mènent l’homme ? Pendant
que ceux d’ici l’estiment différemment, se donnent du mal pour d’abord tout mesurer
et peser et estiment à partir de là la clémence divine. Et ce n’est pas tant qu’elle soit utile
pour connaître l’étendue de nos petits champs, ni nos chétifs corpuscules, l’étroitesse
de la tombe, la méprisable balle qu’est la totalité de notre globe terrestre. Ainsi la gran-
deur démesurée de nos cerveaux se réduit-elle aisément, et la bouffissure de nos cœurs
s’affaisse, et l’homme reçoit en retour de ne pas faire cas de lui-même, de supporter les
autres, d’apprécier Dieu, de se souvenir des morts et du futur, car nous préférons devenir
quelqu’un à partir de rien, plutôt que d’être réduits à rien à partir de notre petitesse par
la colère de Dieu.
Les Nombres Secrets
Mais ceux qui sont plus chargés d’années montent encore plus haut. Dieu a en effet ses
Nombres et Mesures, qu’il convient à l’homme de contempler. Assurément, l’Architecte
suprême ne fit pas cette machine démesurée au hasard, mais l’exécuta très sagement avec
Mesure, Nombre et Proportions et ajouta l’admirable harmonie de la division du Temps.
Surtout, il nous confia ses secrets dans ses travaux et dans des arrangements typiques, afin
que nous amenions au jour avec la clef de David la longueur, la largeur et la profondeur
divines, et en outre que nous reconnaissions que le Messie s’étend au-dessus de tout, que
nous découvrions que tout est lié ensemble avec une ineffable harmonie, que tout se meut
puissamment et raisonnablement, et que l’adoration du nom de Jésus fasse nos délices.
Ceci n’est cependant compris dans aucun Art, mais repose sur la Révélation et est com-
muniqué par les fidèles entre eux. De là on s’engage dans les labyrinthes, on emprunte
n’importe quel compas ou perche d’arpenteur à la philosophie humaine, pour mesurer la
Nouvelle Jérusalem, et de même soumettre au calcul ses jour fastes et sacrés, et la fortifier
contre ses ennemis. Que nous suffise tout ce que le Christ nous expliqua à tous, que cela
produise une vie réformée et patiente ; nous ne pouvons tous nous emparer de ce qui est
illuminé, à moins que la gloire du Christ ne guide et n’appelle à ses secrets cachés. Cette
confiance se joue d’autant plus de quelques hommes qu’ils ne sont pas sans se voir eux-
mêmes parler avec l’esprit. Il faut être circonspects à l’égard de cette Kabbale et mesurés
dans les conjectures. Quand nous travaillons sur le présent, le passé est pour nous enve-
loppé de brouillard, et, en vérité, Dieu se réserve à lui seul le futur, communiqué seule-
ment à un très petit nombre, à de grands intervalles. Mais que nous aimerions que soient
dévoilés les secrets de Dieu, et qu’ils ne soient pas éloignés de nous comme du vulgaire, et
aussi supérieures à nous qu’elles soient, nous mettons au même niveau les choses divines
et les choses humaines. Car Dieu est bon en tout et même vraiment admirable en soi.
Le Chœur
Ils emploient aussi la musique solennelle pour contribuer autant qu’ils le peuvent à la
piété publique. Le chœur est dirigé dans la ville une seule fois par semaine, à l’exception
des jours de fête. Tous ceux qui sont à l’école y vont deux par deux, les garçons d’un côté,
les filles de l’autre, et ils circulent dans la ville en se promenant dans un ordre convenable,
et ils célèbrent Dieu autant par la voix vive qu’avec différents instruments. Les classes
d’âge sont équilibrées, de façon à ce que les voix soient justement réparties et à former
par des exercices l’inexpérience de la jeunesse. Pendant que j’étais là, on chanta le Psaume
127 confiant les citoyens à la sollicitude de Dieu. Jamais auparavant je n’avais entendu des
sonorités ou des accords comme ceux que j’entendis quand ils passaient à pas lents sous
les voûtes des péristyles. Pendant ce temps, un grand silence régnait sur la ville, et tous se
recueillaient dans la dévotion. Yeux et oreilles se délectaient, et je souhaitais que ces psal-
modies sacrées puissent toujours être présentes. Ils les exécutent à l’imitation du chœur
des anges dont les chants de joie témoignent de Dieu en personne. Comme ils attachent
une grande importance à respecter en toutes circonstances son ministère, sa garde et son
conseil, et mêmes s’efforcent d’en être le plus proche, ils n’espèrent que chanter encore
avec lui d’une voix non discordante. Qui ne croira que les esprits les plus purs trouvent
davantage de charme à l’allégresse publique, mais spirituelle, qu’au vacarme des villes qui
bruissent de l’empire du monde ? Ou qui doutera que leurs âmes soient en très grand
nombre élevées vers Dieu par cette pure joie, alors qu’elles sont attristées et déprimées
sous les tourments des vanités ? Et ils ajoutent même, et je les crus, ne jamais revenir d’un
chœur sans un esprit affermi et imprégné d’un souffle quasi divin, n’avoir jamais senti la
protection des anges plus remarquable et plus présente que quand ils s’abandonnent sans
retenue à Dieu en totale allégresse : Dieu est loué, l’âme élevée, la chair calmée, le monde
évité, Satan mis en fuite. Qu’en est-il en ce monde ? Pendant qu’il se débauche, qu’il dort
profondément, qu’il ronfle, qu’il perd son temps et sa peine, le fiancé céleste a pénétré et
refermé la porte derrière lui.
L’Astrologie
On expose au même endroit l’Astrologie, appréciée pour beaucoup de raisons. On y
met en effet à l’épreuve ce que la terre doit au ciel, ce que le ciel partage avec la terre, ce
qui est permis de part et d’autre. Le Très Sage Créateur les lia ensemble dans son œuvre
colossale, afin de les commander en personne et d’en être obéi en tout. On y note l’in-
fluence des astres, qui suscite une plus grande admiration pour la curiosité humaine que
de sûreté : l’expérience conduit à la conviction, la raison au doute, et on reconnaît entre
les deux la subordination de la terre au ciel. Les grandes influences du soleil et de la lune
sur les hommes sont évidentes ; ceux qui cultivent cet art affirment avec force qu’il en va
juste autant pour les autres astres. Je ne pus saisir à quoi les Christianopolitains sont le
plus enclins quand nous discutâmes ensemble de ce sujet. Quoi qu’il en soit, l’esprit est
assurément enclos dans la prison du corps, et ils ne sont assujettis à personne, si ce n’est
à Dieu, et à Dieu seul. Il est hasardeux d’admettre l’opinion que dès le début, l’être, et
même sa vie et sa mort, repose sur le moment et le lieu de la naissance. Par conséquent, ils
s’appliquent, plutôt qu’à être dominé par les astres, si cela est, à en secouer le joug grâce
à la Foi. Ils reconnaissent là un nouveau ciel, d’autres astres, des mouvements autres, dus
au premier moteur, Christ. Ils brisent grâce à sa faveur tout ce qui est mauvais, tout ce
qui s’oppose, ce qui est faible, étranger. L’horoscope le plus heureux est celui de l’adoption
comme fils de Dieu, car le Père ne laisse presque rien sans réponse à qui le prie, ne refuse
presque rien à qui l’implore, et est loin de le livrer à la merci du parcours des astres. Le
voyageur dans le monde le reconnaît et, à l’ombre de Dieu, ne craint aucune tempête du
ciel. Ceux qui connaissent le plus sont ceux qui se connaissent eux-mêmes. Mais nous
n’excusons pas la stupidité de ceux qui croient pouvoir tout fouler aux pieds, rejettent le
ciel avec le mépris le plus impertinent, les hommes qui sont tantôt esclaves du calendrier,
tantôt indociles, aujourd’hui frappés de stupeur, demain moqueurs, jamais justes, tou-
jours barbares. En effet, celui qui ignore l’utilité de l’Astrologie dans les choses humaines,
ou qui la nie impudemment, devra cultiver la terre et jardiner bien longtemps, s’il n’a
l’aide du ciel.
L’Histoire
La Physique accompagne l’Histoire, ou, si l’on veut, le récit de la tragédie humaine. Tous
les mots sont insuffisants pour en faire l’éloge. Et cependant c’est à peine si elle se montre
aux mortels sans être corrompue, tellement les replis du cœur humain sont profonds, nos
estimations généreuses, nos jugements des autres téméraires, nos justifications des erreurs
humaines hasardeuses. Les Christianopolitains s’en tiennent obstinément à la vérité, et
la préfèrent accompagnée de sentiment de honte au mensonge accompagné de louanges.
C’est pourquoi ils veulent que tout soit très librement écrit, et reconnaissent avec ingé-
nuité même leurs taches, afin que la postérité connaisse les actes sans le silence dû au
fard du temps. Le plus affligeant est de voir sous Satan tant de millénaires de tyrannie,
l’augmentation des péchés, la monstruosité des hommes, l’horreur des guerres, la crainte
des fléaux, l’étalage des vanités, la cruauté des riches, la confusion des règles, le mystère
du malheur. Tout cela s’admet dans le monde, revient toujours et ravage périodiquement
l’univers. Qu’il est agréable par contre de contempler les champions de Dieu, les germes
des vertus, le faîte de l’esprit, l’opulence de la paix, le silence du repos, la confession des
imperfections, la plénitude de la foi, la diversité des dons, l’invincible solidité de la piété !
Il est cependant des savants qui désirent ignorer cela et se payer de fables, très dignes de
devenir la fable du vulgaire. Pendant ce temps, il apparaît clairement que les hommes qui
sont ignorants du passé sont inaptes au présent, surpris par l’avenir, et d’ailleurs arrogants
et téméraires. En effet, l’histoire humaine adoucit l’homme, le rend humble et prudent :
de mime que l’ignorance de soi et des autres maintient sa fierté, sa morgue, et qu’il se
précipite de lui-même dans le mal.
L’Histoire de l’Eglise
Puisque les Christianopolitains de ce globe accordent tout à l’Eglise, ils s’occupent plus de
son histoire que de tout autre. Car comme elle est en effet cette unique arche qui renferme
en soi le salut, ils préfèrent avoir soin d’elle, plutôt que du flot du déluge universel. Par
conséquent ils se souviennent de l’infinie bonté avec laquelle elle unit à Dieu ce minus-
cule troupeau, admis dans son alliance, modelé par la foi, fortifié par la parole. Avec quels
faibles instruments elle est propagée, attaquée par les machines les plus fortes, défendue
par une aide manifeste. Sur combien de sang et combien de prières de salut elle repose,
comment l’étendard de la Croix triompha des grondements de Satan, combien l’ivraie
croît facilement, combien de fois sa Lumière fut repoussée à l’étroit, combien d’éclipses,
quand elle passa sous le très grand et très compact règne de l’Antéchrist, de quelle manière
elle émergea en ce temps, sous notre grand Luther de situations quelquefois désespérés,
comment elle est éclaboussée fréquemment d’immondices et de souillures, quand elle a
affaire à la chair. Il y en a un grand nombre d’autres qui sont tels, mais il y a nombre de
révolutions périodiques et d’échanges harmonieux dans lesquels la jeunesse s’est appli-
quée avec empressement, afin d’apprendre à croire en Dieu avec confiance, à se défier
de la chair, à éloigner les menaces du monde, à supporter ce siècle de ténèbres. Et il est
aussi sain que très bon que, dans l’Histoire de l’Eglise, ils ne dissimulent rien de son lais-
ser-aller car en effet où que ce soit, on exige trop peu la Lumière, au profit de tel ou tel
petit syllogisme, dont il n’y a pas lieu de parler davantage en ce lieu. Et c’est un artifice
de Satan, qui soustrait à nos yeux en les passant sous silence les combats des dévots et les
fouets de l’hérésie, si l’Église préfère s’abandonner au brouillard, plutôt qu’à la Lumière
sereine et certaine, jusqu’à ce que nous nous habituions par quelque moyen à la supers-
tition mauresque ou à l’impiété. Oh ! Si nous considérions de temps en temps la gravité
de notre Réforme, les plaisanteries de la simonie ne nous seraient pas tant imposées, mais
nous conserverions avec une âme tranquille la gravité de cette Religion qui s’éloigne avec
effroi non pas tant de la doctrine romaine que de ses mœurs ! Cependant, les Christia-
nopolitains se souviennent très fréquemment non pas tant de la grande Eglise, mais de
la petite, qui est dans leur cœur, et qui est agissante en eux, pour l’esprit contre la chair,
pour le ciel contre l’enfer, ils sentent chaque fois la présence divine, ils la connaissent et
par conséquent alors, ils croient, ils savent, qu’ils sont les élus et les aimés de Dieu.
Le Septième Auditorium, d’Ethique
L’Ethique a la préséance dans le septième auditorium : maîtresse de toutes les vertus de
l’homme, Prudence, Justice, Tempérance, Courage, et des autres vertus associées. Ils ne
veulent pas tant appliquer des préceptes et des règles qu’attirer les regards sur cette grande
chose par des exemples quotidiens. Il est ridicule d’exhorter les autres à ce qui est en
contradiction avec ce que la vie montre. Ceux qui invoquent le ciel à voix haute n’exha-
lent rien de-terrestre ; ceux qui inculquent la justice ne sont injustes envers personne ;
ceux qui conseillent la Tempérance ne sont pas luxurieux ; ceux qui vantent le Courage
jamais n’abandonnent. Si ceux qui précèdent, ne s’écartent pas du droit chemin, ceux qui
suivent sont très souvent à leur exemple. Tel est le prix de leur œuvre ! Car ils rejettent
tout rôle du hasard dans la société des Bons. Ils disent que c’est une fiction qui repose sur
notre opinion. Nous convoitons ou fuyons en effet ce que nous estimons bien ou mal ; et
comme s’il était en notre pouvoir que tout soit toujours bien et satisfaisant, notre convic-
tion est que ce que nous avons est mal et ce qui nous manque est nécessaire. Toujours
privés, si nous convoitons ce que nous ne pouvons commander, toujours abondamment
pourvus si nous possédons seulement ce que personne ne peut nous enlever. Tout est
ainsi : rien d’autre que notre faute n’est responsable de nos malheurs, car chacun de nous
veut pour lui seul ce qui devrait être mis en commun, et nous nous jetons même les uns
sur les autres comme des étrangers, nous avons toujours quelqu’un à combattre, et il y a
toujours quelqu’un qui nous vainc et nous étouffe, ou si personne d’autre ne nous torture,
nous ne sommes assurément jamais satisfaits. Comme les citoyens de cette excellente ville
l’ont parfaitement compris, ils ne veulent pas que le bien le plus grand réside ailleurs que
dans leur cœur. Comme ils ne veulent pas qu’il soit imaginaire, ils croient et reconnais-
sent que ce bien est Christ, dont l’amour scelle la parfaite amitié qui les réunit, forme
la vérité parfaite, est maître de la politique parfaite, comble d’une parfaite générosité, et
pour tout dire, fait connaître à l’humanité la perfection. Comme j’aimerais, j’apprécierais,
que nous les imitions, nous qui remplissons le monde des mœurs les plus corrompues et
des habitudes les plus trompeuses. Je prie de toute mon âme Dieu, garant, protecteur et
récompense de la vie morale et ordonnée.
La Politique
Plus subtile est la Politique, qui régit les hommes et contribue à complètement conserver
les dispositions naturelles de la multitude des hommes par son architecture. J’ai déjà dit
que l’aristocratie est préférable aux autres formes, qu’elle convient le mieux à la société
chrétienne. En elles sont étayés trois biens humains, l’équité, le dévouement à l’égard de
la paix, le mépris des richesses, dont les contraires affligent le plus le monde. Ils ont en-
core élevé et montré au public la culture de l’esprit, afin que chacun le reconnaisse aussi
pour soi-même. Ce qui est le plus important, pour eux, est que les Chrétiens doivent se
différencier universellement du monde par la Religion, et ainsi, par les mœurs. Aussi ne
leur est-il pas permis de faire ce que les autres se permettent, de tolérer ce que les autres
tolèrent L’Evangile veut une autre politique que celle du monde, et la Religion chrétienne
est l’arbitre des choses. C’est pourquoi, ils reprochent au monde de permettre l’orgueil
des grands, le manque de vigueur des cérémonies, les malversations des préfets, le dérègle-
ment des citoyens, les écarts de tous, sous l’unique prétexte que ce sont des hommes. Ils
affirment instituer un Etat juste, entreprise qui manque bien sûr de sérieux, car l’homme
n’est pas un animal complètement indomptable. Après qu’ils aient ouvert la porte du
gymnase il serait étonnant qu’à l’instant l’homme puisse se tenir éloigné du mal. Bien
plus, le plus grand nombre considère ce qui est mauvais et nocif comme bon et digne
d’éloges, et pour cette raison n’admet aucun reproche. Exposer aux regards du public l’ap-
parence des lois les meilleures, quelles qu’elles soient, serait être ridicule. On ne voit pas la
Cité formée à l’exemple du Christ, là où l’on se soucie moins de Dieu que des hommes,
moins de l’âme que du corps, moins du corps que du pouvoir, où les vices des riches ne
sont pas criminels, où les vertus des pauvres ne sont pas louées, où le corrupteur est ré-
compensé et le corrompu mis à mort, où l’on vend l’âme des hommes à n’importe quel
prix. Je ne pus répondre à tout ce qui m’était demandé. Et j’en appelai ainsi aux politiques
de notre temps, qui, s’ils ne savaient pas ce qui est le plus avantageux dans les affaires des
mortels, ne nous représenteraient pas le monde dans de si nombreux volumes. Je pense
cependant qu’il ne serait pas injuste d’en dire beaucoup contre les mœurs du siècle, qui
pourraient être corrigées sans grandes difficultés, alors que le monde s’y tient solidement.
Nous voyons en effet qu’il est possible de défendre ainsi notre cause contre l’injustice, en
défendant avec respect la cause divine et le sacro-saint Nom, par tous les moyens, alors
qu’on dit que d’autres les respectent par superstition, d’autres fanatiquement, et seuls les
Chrétiens n’ont pas honte, malgré leur vantardise, de compter ceci parmi les impossibi-
lités.
La Pauvreté Chrétienne
Il ne suffit pas aux Chrétiens d’être bons selon quelques prescriptions éthiques et poli-
tiques, mais d’adopter celles du Christ lui-même, sublime souverain. Lui, qui est l’image
la plus accomplie des plus hautes vertus, est bien digne d’être imité. Elles l’emportent
cependant sur les vertus humaines, qu’elles laissent derrière elles, et sont assemblées sous
l’unique signe sacré de la Croix. Les hommes qui s’y appliquèrent le plus l’appelèrent la
pauvreté chrétienne, par laquelle nous renonçons même à ce qui est licite en ce monde,
afin que nous possédions uniquement Christ. Quiconque entre dans cette école désap-
prend tout, abandonne tout, supporte tout. On place la simplicité avant la prudence,
l’ignorance avant la science, le silence avant l’éloquence, l’humilité avant la dignité, la
crédulité avant la sagacité, le jeûne avant la satiété, l’étude avant l’instruction, la passion
avant l’action, et ils revendiquent pour eux tout ce qui est bas sur cette terre, si l’inno-
cence l’assiste. Ne crois pas qu’ils sont des Frères Minimes romains très astucieusement
avides des plus grandes choses de cette terre, mais non pour leur esprit, et qui n’ont que
mépris pour les secrets sacrés. Il est heureux pour le genre humain que ceux qui ambition-
nent d’être sans bagages sur cette terre, qui possèdent les dons de Dieu, les répartissent en
commun et n’en conservent pour ainsi dire rien pour eux-mêmes. Ils ne sont pas irrités
par l’injustice, exaltés par la renommée, attirés par la richesse, abattus par la disette, admi-
ratifs des subtilités, dédaigneux des plus humbles, torturés par les menaces du siècle, saisis
par l’opinion publique du temps présent, troublés par le tumulte, rendus violents par la
séparation, affligés par la vie, ils ne craignent pas la mort. Ils sont très peu nombreux, et
ce n’est pas facile pour les autres, ceux qui se frayent maintenant un chemin dans toutes
choses, auxquels se manifeste clairement en pleine transparence la science humaine, qui
ont pour seul vœu la certitude du ciel après les erreurs de la terre. Personne ne déraisonne
plus volontiers que celui qui trébuche sur le glacis de la prudence, ou n’ignore davantage
que celui qui erre dans les labyrinthes de la science, ou n’est plus facilement privé que
celui qui a le fardeau de la possession, ou n’est plus facilement esclave que celui qui a
l’expérience des dangers du pouvoir. C’est pourquoi ceux qui ont l’habitude de rire ou de
blâmer de telles personnes témoignent par cela même qu’elles n’ont aucune connaissance
des choses humaines, mais qu’ils se roulent dans cette boue même d’où émergeront ceux
auxquels Dieu pardonne.
La Pratique Théologique
Ils s’arment ici de la pratique de la Théologie pour la plus grande dévotion ; elle enseigne
à prier, méditer et mettre à l’épreuve. Elle est cette Sagesse dont nous empreint l’Ecriture
Sainte et transporte en nous les mystères de Dieu afin que nous nous y référions. On
exige moins l’approbation de cette Parole divine qu’un accord et une harmonie. En effet,
comme l’accomplissement de toutes les choses secrètes est dans le Christ, commence, et
même presse ainsi en nous la régénération nouvelle d’une autre enfance, d’une autre jeu-
nesse, et même d’un nouvel âge d’homme qui est conforme non à Adam, mais au Christ,
livre de notre vie. Ceux qui fixent des règles à l’art de la Théologie ne comprennent pas
cela. En effet, l’ouvrage est corrosif et répand à l’intérieur une liqueur amère qui ruine et
affaiblit ces structures ingénieuses. A moins que nous cessions Christ ne commence pas ;
à moins que nous laissions faire, Dieu ne parle pas ; à moins que nous taisions, L’Esprit
n’agit pas. C’est ce Sabbat qui rend ridicule tous les dévots de tous les siècles du monde.
C’est par folie à l’égard du Christ qu’ils ne croient pas autant à la Croix, mais qu’ils
veulent être eux-mêmes crucifiés. La stupidité de l’Evangile de Paul est de ne se glorifier
d’aucune autre chose qui de son imbécillité. Ici cependant est habituellement l’immense
danger de Satan qui est toujours mauvais, mais ici très pervers, et qui entraîne l’homme
vers la perte de Dieu par les merveilleux sorts qu’il jette. De là beaucoup de colère fu-
rieuses, de rêves, de délires, et d’autres mensonges qui sont des caprices qui nt sont pas
provoqués, mais qui s’élèvent spontanément. C’est pourquoi les Christianopolitains ont
l’habitude de rappeler avec force aux leurs et aux autres de ne rien demander étourdiment
à Dieu ou rechercher eux-mêmes qui soit au-dessus de la simplicité chrétienne. Car nous
ne sommes pas capables d’être emportés avec Paul au troisième ciel ; mais nous sommes
capables de nous former à l’image du Christ. Si nous nous préparons selon l’Evangile,
selon les Apôtres, c’est une solide Théologie qui suffit, sans que nous ayons besoin d’une
révélation, ou d’être harangués autrement par les anges. C’est pourquoi la Théologie ne
permet, pas aux Chrétiens, fermement, ce qui est grossier et matériel, ni ce qui est trop
subtil, et reconnaît la faiblesse des esprits purs. La plus juste mesure est celle de la Croix,
qui place dans les deux plateaux de la balance du Christ tous les fils de Dieu et des poids
conformes, et les éprouve séparément afin qu’ils reçoivent de Dieu l’aide qu’ils implorent.
Les Prophéties
Si cependant le Père le plus clément accorde à un homme d’aller plus loin, ils ne le re-
jettent pas à la légère, mais mettent son esprit à l’épreuve. C’est pourquoi ils ont cette
école prophétique, assurément non pour mettre en évidence cet art de parler comme un
homme inspiré, qui en a trompé beaucoup, mais pour rechercher attentivement l’harmo-
nie et la vérité de l’esprit de la prophétie. Comme il n’est pas possible qu’elle advienne
sans suggestion divine, ils en délibèrent dans la crainte du Seigneur, s’ils croient qu’échoit
à quelqu’un davantage de lumière. En effet, parmi tous ceux à qui la Foi est accordée, il
est exceptionnel de pouvoir en tout se préparer et imiter les personnages de l’Ecriture,
tirer ses prophéties du plus profond de l’Ecriture, se référer aux pratiques religieuses de
Moïse et du Christ, ou se consacrer à des choses semblables, capable de faire comprendre
à partir de l’Ancien Testament même les arguments de Christ et des Apôtres. Il est malaisé
pour beaucoup de ne pas énoncer à la légère telle ou telle chose. Ainsi reconnaissent-ils
ne pas encore comprendre autant que d’autres dans les paroles du Saint-Esprit la connais-
sance préalable de l’avenir, ou bien ce qu’il importe d’attacher au passé, sans cependant
moins trouver le calme de l’âme dans les révélations divines, sur lesquelles repose le Salut
éternel. Mais ils prient Dieu qu’il veuille avec la plus grande indulgence leur révéler tout
sous sa dictée, la profonde sagesse que la Parole cache dans ses abîmes, et montrer son fils
à l’Univers dans chacune de ses pages sacrées. Mais ils ne m’ont pas révélé ce qu’ils ob-
tiennent par ces pieuses prières. Ainsi ai-je exposé dans mon style brut tout ce qui me fut
montré dans les auditoriums chrétiens. Fasse le ciel que cet exposé n’ait rien de mes bal-
butiements, de mes hésitations et de mes oublis ! Je voudrais espérer en tout cas qu’il sera
agréable, sinon à tous mais, au moins par quelques endroits, à quelque lecteur pieux et
chrétien, ou qu’il lui sera donné la volonté de faire l’exacte et précise expérience de Chris-
tianopolis. S’il en fait l’expérience avec la même bonne foi et la même liberté que moi,
ce qui sera communiqué en cet endroit ne rendra assurément pas service seulement à lui,
mais aussi à moi, et l’assistera et le réformera, ce qui mérite la plus grande des gratitudes.
La Médecine
Il y a en outre à cet étage quatre salles qu’il convient aussi de regarder attentivement,
parmi lesquelles deux sont consacrées à la Médecine, deux au Droit. Nous parlerons
d’abord de la première des deux, quelque soit ce que nous devons particulièrement au
Droit. Personne ne peut expliquer facilement la subtilité de la Médecine, sa méthode, ce
qu’elle doit à la raison. Il faut reconnaître qu’elle est un remarquable présent de Dieu,
concédé à l’attention et à l’intelligence de l’homme, auquel, à cause de cela, nous n’ajou-
tons rien, sinon qu’elle repose sur la Physique, la Chimie, l’Anatomie et surtout sur la
Pharmacie, et est digne des plus grandes louanges. Elle a cependant ici sa place à part,
où elle apprend à connaître les maladies et concevoir des remèdes, où elle enseigne éga-
lement ce qui se passe hors de l’Auditorium. Il est certain qu’il vaut mieux que chacun
prenne soin de son corps afin qu’il soit apte à remplir les fonctions humaines plutôt que
de traîner un corps languissant et une âme pesante. C’est pourquoi les médecins prescri-
vent très fréquemment à leurs citoyens la tempérance et l’exercice comme étant propres à
conserver la santé. Dans l’autre salle se trouve la Chirurgie, qui ne prend pas tant soin du
corps humain par des conseils que par la main. Nous sommes misérables à un point tel
que nous sommes oints d’onguents, taillés par des bistouris, sondés, brûlés et purgés, sans
qu’une parcelle du corps soit suffisamment assurée contre des dangers nombreux ! Aussi
l’œuvre de diverses applications et même de divers instruments est-elle de prévenir ces
incommodités et réparer ces défauts. Mais ces tourments du corps humain doivent plutôt
nous rappeler nos imperfections et notre châtiment, nous faire déposer plus facilement le
panache des vanités. A partir de là, avoir recours au médecin pour lequel il est très facile
non pas tant de guérir et extirper les maladies que d’animer les morts et d’assembler à
nouveau ce qui est tombé en la plus fine des poussières. Mais nous honorons la Médecine
non parce qu’elle peut obtenir une longévité hors mesure, ou s’oppose à la mort, mais
parce que le Créateur voulut que nous ayons le meilleur usage des bienfaits des Créatures
et de la Création.
Le Temple
On ouvrit enfin pour moi le Temple situé au milieu de la Cité, ouvrage d’une magni-
ficence royale, où rivalisent ensemble la richesse et l’art, ce qu’on ne peut absolument
pas désapprouver, car dans cet Etat, personne n’est dans la détresse Il a !a forme d’un
cercle de 316 pieds de circonférence et haut de 70 pieds. Dans une moitié, où le peuple
se rassemble, les sièges sont découpés et creusés dans la terre, afin que la construction
s’élève moins, et que les oreilles de tous soient également distantes de la bouche des
orateurs. L’autre moitié est destinée à l’administration des Sacrements et à la Musique.
Les Sénateurs et les personnes les plus importantes ont ici leurs places séparées, non loin
de la chaire, comme nous l’avons montré dans le dessin. Mais ils l’affectent aussi à des
représentations sacrées et aux comédies qu’ils aiment le plus, et ils s’y amusent tous les
trois mois, afin que l’histoire des choses divines s’attache fermement à l’esprit des jeunes,
et qu’en retour leurs esprits eux-mêmes soient agiles et habiles à traiter de ces choses. Je
ne pouvais trop m’émerveiller de ces artistes d’ici, comme si je voyais la représentation
en présence du peuple du Jeremias de Naogeorgus. La circonférence du mur d’enceinte,
est pleine de fenêtres, afin d’admettre partout la lumière. Sur les parois qui restent sont
reproduites des peintures, ou d’élégantes représentations de l’histoire biblique. Je ne vis
aucun simulacre, si ce n’est un Christ en croix, réalisé avec un tel art qu’il aurait pu émou-
voir l’âme la plus endurcie. Il n’est pas facile de décrire le reste des décorations, si ce n’est
dire que j’aimerais les voir enseignées en acte. C’est un art assurément admirable, et je
ne puis assez dire sa beauté, surtout en me souvenant de ceux qui pillent les Eglises sous
le prétexte de la Religion, et de la désolation qui atteint le Temple, sans toutefois qu’ils
oublient le luxe des maisons. Sans doute des consciences évangéliques, dont le moyen
d’expiation est la simplicité antique du trésor du Temple, ailleurs que dans leurs propres
édifices ! Des réformateurs religieux, qui vident les sanctuaires pour s’accommoder dans
leurs propres maisons d’inutiles et pompeux apparats ! Ceux qui veulent encore interdire
d’orner le tabernacle de Dieu, ou qui en ces choses sont tellement parcimonieux qu’ils
jugent gaspillage ce qu’ils ont ailleurs, auraient à apprendre ici. Mais en vérité, il ne me
revient pas d’enseigner ce qu’ils voient, mais de raconter ce que je vis de convenable.
La Vocation
Tous ceux qui sont tout à fait dévoués à l’Eglise ne tiennent aucune vocation pour plus
importante ou supérieure. C’est leur assurance, leur bouclier, leur couronne. Les parents
en font vœux et le souhaitent dans leurs ferventes prières, ils n’en font pas un marché, ni
ne l’obtiennent par habitude, afin d’engendrer un jour un interprète ou un serviteur de
Dieu, ce qu’ils savent être le faîte de la dignité humaine. De même que les trésors de Dieu
et la familiarité avec le Saint-Esprit sont manifestes, quand une vie est pour ainsi dire
troublée parla méditation sur le ciel, quand survient chez une personne, même contre son
gré, l’accord avec quelque mystère, en même temps qu’un appel céleste, et même chré-
tien, quand correspond le mouvement interne du cœur et qu’il engendre l’assurance des
services spirituels. Ainsi que lorsque des prières publiques et solennelles et l’imposition
des mains soutiennent une grâce manifestement venue d’en haut, et qu’elle transforme
un homme déjà bon en un homme encore meilleur. J’ai remarqué que dans le peuple, la
vocation est estimée et efficace, qu’elle est chez un ecclésiastique la marque distinctive de
la faveur du ciel, et que lorsqu’il entre dans l’alliance sacrée avec Dieu, il est secondé et
instruit par lui, qu’il ne lui tait même rien de vrai et de sain, n’accorde rien aux choses hu-
maines, et qu’il offre au troupeau de Dieu sa vie, et même son sang, si cela est nécessaire.
Il renonce en même temps à tous les privilèges terrestres, et exprime ainsi le bien qui lui
est dicté par le Saint-Esprit lui-même. Bienheureuse ! Ô bienheureuse Eglise à laquelle
ses serviteurs ne furent pas destinés pour la sécurité de leur subsistance, condamnés par
une intelligence obtuse, admis à cause de l’usage des lettres, introduits grâce aux géné-
reuses libéralités de leurs parents, élevés au prix du sang, promus par curiosité, seulement
pour qu’ils puissent faire l’essai de ce qui est pour ou contre l’esprit ! Bienheureuse ! Ô
bienheureuse l’Eglise dont les serviteurs bornent leur honneur à la parole de Dieu, leur
œuvre à l’accroissement de l’Eglise, leur science à la fuite des démons, leur plaisir à la ré-
pression de la chair, leur renommée, au témoignage en faveur des pauvres, et leur fin à la
couronne de la Foi ! Bien-heureuse ! Ô bienheureuse l’Eglise dans laquelle Dieu appelle,
l’homme se soumet, l’ange aide, le magistrat consent, le peuple obéit, la jeunesse croît !
Mais malheur à ceux qui répondent le plus souvent à l’appel de Dieu à leur sollicitude
et à leur courage par la crainte pour leur esprit, qui tendent leur cou aux impostures de
l’Antéchrist, quand ils défigurent les vocations par leur facilité et négligence !
Les Prêches
Nous avons parlé plus haut des prêches qui ont lieu dans le Temple. Le prêtre et le diacre
les prononcent. Et celui-là expose l’Ecriture sainte, celui-ci les points importants de la
Religion. D’autres leur sont subordonnés, qui leur succéderont même après leur mort :
en effet, il n’est pas permis ici de souffrir de la mort. Au commencement et à la fin s’élè-
vent des prières et des chants sacrés. Je ne vis rien ici d’étranger à notre Confession, qu’ils
appellent Confession d’Augsburg, car en effet ils ne désapprouvent pas notre Religion,
mais nos mœurs. Lorsqu’ils prient ou écoutent la Parole de Dieu, ils se jettent à genoux
et élèvent les mains, et, de plus, ils se frappent la poitrine pour réveiller leur âme. Il est
indigne de plaisanter ou de dormir dans le temple. Il y a chaque jour des lectures d’ensei-
gnements sacrés et pieux, auxquelles ils n’assistent pas en foule moins nombreuse. Car ils
jugent que la meilleure occupation est celle qui soutient la piété. Ils vont jusqu’à consi-
dérer qu’il n’est qu’équitable d’y consacrer même la moitié de leur vie. Je suis admiratif
du mouvement des hommes dont l’esprit est parfois transporté d’allégresse, que l’on voit
très souvent fondre en larmes : ils ne lisent pas en effet froidement les bienfaits du Christ
ni les péchés des hommes. Ainsi la vie du Christ est-elle répartie sur l’année entière, afin
que tous gardent en mémoire chacun de ses actes admirables, et même leurs jeûnes sont
répartis dans le temps sans affectation ni par fantaisie. Leurs cérémonies n’ont rien de
tragique ou de théâtral : ils ne veulent pas en effet étonner les hommes, mais les rendre
meilleurs. Leur vêtement est avant tout décent, ainsi la Religion n’a-t-elle rien d’insolite.
La couleur appropriée à la Religion est le blanc, le rouge au gouvernement, le bleu à la
science, le vert à l’alimentation. Les Chrétiens n’estiment pas qu’il soit aussi important
d’être ainsi distingués par les couleurs, que de différer par leurs vertus ou leurs vices, ou
que les cérémonies les relèvent indifféremment de tout scrupule, de toute réflexion, de
tout débat sur ce qui est sacré. Les vices des hommes ne sont-ils pas trop puissants pour
que nous nous y exposions, que nous coupions en quatre des fétus de paille, que nous
entourions des mouches d’égards, sans rien en faire ? Ceux-là, qui plantent les vertus,
arrachent les vices ne trient la poussière et ne s’attachent à des bagatelles que quand ils
n’ont vraiment rien à faire.
Les Sacrements
Les sacrements sont administrés selon leur institution par le Christ et selon le rite de
l’Eglise primitive, fréquemment, en raison de leur ineffable utilité, respectueusement, en
raison de la valeur qu’ils voient en eux. Les enfants, quand ils sont purifiés au non de la
Sainte Trinité, ont des témoins de leur Foi et de leurs obligations, d’abord le parrain, puis
un couple des plus dignes de considération, et d’autres amis qui en ont été priés, même
en leur absence, pour attester de l’acte et de la Foi, et prendre soin d’eux. Ils doivent en
effet, avoir des parrains, car ils leur accordent, à la place des parents, de rendre raison à
Dieu de la vie spirituelle des enfants. La surveillance d’un gardien ne doit pas être plus
diligente que celle d’un parrain, dont l’amour est peut-être d’autant plus grand que les
liens entre eux sont renforcés par le Christ. Ceux qui recherchent ici l’or commettent un
crime ; ceux qui demandent dans leurs prières pour leurs enfants les meilleurs gardiens et
exemples de la vertu sont de meilleur conseil. La Sainte Cène leur est offerte chaque jour,
afin qu’ainsi elle les invite tous à participer au festin, afin que tous témoignent ainsi de
leur concorde, excepté quand quelqu’un en est empêché par la nécessité. Ils partagent sur
l’autel le mystère du pain azyme et du vin sacré, et aucun ne s’en enorgueillit à la légère.
Tous ceux qui s’avancent présentent un cœur contrit, une âme fidèle, un corps prêt à se
corriger, et ils montrent même peu après que pour eux, promettre, c’est tenir. C’est pour
eux célébrer de la manière la plus heureuse qu’ils éloignent et font disparaître les fautes.
Car l’Etat a une sainte horreur et ne tolère nullement celui qui peut s’emporter contre ses
frères, ne pas consentir à Dieu ou ne pas l’admettre. Certains se présentent ici qui, après
avoir succombé aux tromperies du diable, se sont à nouveau réconciliés avec l’Église, et ils
les félicitent de tout leur cœur de leurs salut et résipiscence, comme ils s’affligèrent de leur
chute. Ils attachent la plus grande importance à ce qu’aucun forfait ne soit commis, ou
contre l’Église, ou contre l’Etat, mais qu’eux-mêmes et les autres soient délivrés et même
purifiés par la pénitence chrétienne. Ceux qui la négligent sont accablés par leurs fautes et
celles des autres. Il en fut cependant, qui sollicitèrent auprès de l’Église la remise de leurs
péchés ; maintenant, il en va autrement, et l’on considère que c’est mal. Et le monde se
fait cependant gloire que rien ne soit plus sévère, plus convenable, que son éducation ;
nos ancêtres méritent cette louange, mais ce que nous faisons, notre descendance, s’il en
est une, le dira un jour.
L’Absolution et l’Excommunication
Ils conservent très religieusement la clef d’alliance et de libération que le Christ leur confia,
tandis que parmi les autres, les uns la dissimulent et les autres la réduisent tellement que
certains disent qu’elle est perdue ou usée. Chacun en particulier avoue la totalité de ses
propres péchés, beaucoup même leurs idées, soit à l’oreille d’un ami (car personne ici ne
manque d’un ami intime), soit à celle d’un ecclésiastique, et ils affirment être pleinement
réconfortés par leur sincérité. La Clémence du Christ est offerte par son serviteur à la pé-
nitence sérieuse, la Foi ardente et à la correction appliquée, mais il menace le simulateur
de la justice de son Tribunal. Il n’y a pas à craindre que quiconque soit exposé à l’igno-
rance de la Religion chrétienne, car elle est soigneusement enseignée dans les écoles avec
sollicitude. En outre, afin que les consciences soient scrupuleusement soignées, parmi les
religieux, beaucoup sont destinés à cette activité salutaire, mais ils sont choisis pour leur
vie irréprochable et la ferveur de leur âme. Si quelqu’un se défie d’un homme, on ne peut
le presser de rapporter à personne ce qu’il a de plus intime, mais d’abandonner à Dieu
de sonder son cœur. Quant aux récidivistes, ou aux hommes à la tête dure, qui, après les
vains avertissements de leurs frères, de leurs pères, et des magistrats, s’exposent à la colère
de Dieu, au mépris de l’Eglise, au dégoût de l’Etat et jusqu’à l’aversion des meilleurs, il
est manifeste que cette autorité leur ferme en même temps l’univers et toutes les créatures
de Dieu, Ils estiment cela comme plus sévère que la mort, et ils s’accordent à faire le plus
grand effort afin de lui rendre sa place d’homme ; enfin, ils chassent de la Cité celui qui
résiste et s’obstine. Avant que ceci arrive, ils le contraignent à des travaux particulièrement
durs et sales ou même au fouet, par lesquels ils préfèrent punir les fautes, plutôt que de
répandre le sang (si cela est permis). Le monde ne profite assurément pas beaucoup quand
il châtie volontiers les malfaiteurs par l’argent, ou la honte, ou la mort, mais ne chasse
pas la léthargie de la conscience qui seule pousse au précipice, et même ne dompte leur
insolence ni par la faim, ni par aucun travail, afin de les amener à résipiscence ou de les
maîtriser. Il est mauvais, le médecin plus prêt à brûler et couper qu’à nettoyer et réconfor-
ter. Il ne se trouve nulle part un Etat plus heureux que celui qui sert un très grand nombre
de citoyens, n’en perd que très peu ; dont le premier soutien est, si le respect de Dieu est
inculqué et la fétidité du péché exposée, que nous apprenions d’abord à ne pas vouloir le
péché, plutôt que de ne pas l’oser ; si malgré tout nous l’osons, qu’il ne soit pas possible
que nous passions de force sans, ensuite, l’expier et subir le châtiment.
Le Mariage
Ils considèrent le mariage avec une très grande dévotion, s’en approchent avec grande
prudence, le protègent avec grande humanité, ont pour lui de grands Egards ; oui, il n’est
nulle part plus assuré. En effet, comme ils sont bien éloignés de l’étrangeté de la dot et du
souci du pain quotidien, n’est à prendre en considération que la vertu, parfois encore la
beauté. Il est permis à un jeune homme de vingt-quatre ans d’épouser une jeune fille de
dix-huit, mais non sans l’accord des parents, le conseil de la famille, la confirmation par la
loi, la bénédiction de Dieu. Ils ont ici la plus grande considération pour les liens du sang.
Les unissent la plupart du temps la conformité de l’esprit, l’agrément des mœurs, mais
aussi, ce qui est rare ailleurs, la recommandation de la piété. L’impureté est la faute la plus
grande, et la loi est ici la plus sévère. Mais il est facile d’éviter la faute quand l’occasion
est écartée. Les noces n’entraînent jamais aucune dépense, aucun bruit ; ni les inepties
mondaines ou la folie auxquelles nous nous attendons. Les jeunés gens conduisent le pro-
mis, les jeunes filles la promise, et ils applaudissent l’union sacrée par le cœur et la prière.
Les parents des deux côtés et même les proches se réunissent alors, joignent leurs mains,
et rappellent en outre aux nouveaux époux la concorde, le travail, la tempérance, mais
surtout la dévotion et la patience. Ainsi sont-ils mariés sans que l’ébriété, qui est partout
ailleurs habituelle, s’introduise dans ce sacrement, mais non sans de véritables hymnes et
des félicitations chrétiennes. Il n’est fait absolument aucun cadeau, si ce n’est la promesse
de Dieu, l’exemple des parents, le savoir-faire et la connaissance de tous deux, et la joie de
la concorde ; on leur donne sur le bien public des ustensiles de ménage et on leur attribue
un logement. Et en outre, ils font ainsi l’économie de notre croix, de notre supplice, de
notre torture, de notre purgatoire, et ils leur donnent en tout à la place de ce que nous
blâmons sous le nom funeste de mariage l’abri le plus sûr et le plus aisé. S’il se présente
par hasard quelque aspérité, elle est limée et polie par toute l’expérience de l’amitié, tant
que ne se rencontre aucune infidélité, pour laquelle ils encourent de graves peines. Car
en effet Dieu ne met pas à l’épreuve sa justice et son amour dans la douleur qui le touche
quand notre abandon expose à l’oubli de l’amour parental et conjugal, et qu’en même
temps nous nous détournons et nous punissons de notre ingratitude et de notre perfidie.
Comme le monde a tourné en divertissement ces deux irrégularités, il y a toujours des
vauriens qui tirent parti du mal, qui, toujours, placent des illusions sur ce qui est sérieux.
De là tant de maux de l’impureté, qui répand les vices, dénature les présents, propage
les maladies, laisse jaillir les malédictions, étend l’infamie, jette à terre la conscience, fait
naître la satiété, souille d’ordures, gaspille les richesses, rejette les menaces du Seigneur,
inspire le désespoir, amène le châtiment.
Des Femmes
Et ainsi, celles des femmes qui sont déjà mariées montrent l’habileté qu’elles ont acquise
au collège. L’objet de l’art des femmes est en effet de parfaire tout ce qui peut se faire
à partir de la soie, de la laine ou du lin. Par conséquent elles apprennent à filer, tisser,
coudre, broder, et comme les Spartes à orner de différentes manières. Confectionner des
tapisseries est leur chef-d’œuvre, des vêtements leur ouvrage, laver est leur devoir. Il leur
reste encore à s’occuper de la maison et de la cuisine et à les tenir propres. Quelles que
soient les connaissances, qu’elles ont obtenues et leurs capacités naturelles, elles travaillent
ainsi avec un soin méticuleux, non pas seulement parce qu’elles le savent, mais pour pou-
voir un jour l’enseigner. Elles doivent se taire d’elles-mêmes à l’Eglise et au Conseil, mais
n’en expriment pas moins ce qui est conforme à la piété et à la morale, et n’en resplen-
dissent pas moins des dons du ciel. S’il est pieux, Dieu n’a rien refusé à ce sexe, auquel il
a donné pour l’éternité le très glorieux exemple de la bienheureuse Marie. Nous appre-
nons de l’histoire qu’aucune vertu ne fut inaccessible aux femmes, qu’elles excellèrent en
toutes : pour le reste beaucoup n’atteignent qu’avec peine la vertu de la discrétion. Nous
en avons cependant que nous plaçons avant les hommes, telles que Monique, dévouées à
l’Eglise, reconnaissantes envers leurs parents, en accord avec leurs époux, respectueuse du
veuvage, bienfaitrices pour les enfants, obligeantes envers leurs amis, utiles aux indigents,
bienveillantes envers tous ; je compte parmi elles ma mère, comme m’y contraint mon
affection respectueuse. Si de nombreuses autres sont autoritaires, la faute en revient à ceux
qui amenèrent les mâles à s’efféminer. Rien n’est plus dangereux que quand les femmes
dirigent en secret, que les hommes le supportent ouvertement ; par contre, rien n’est plus
avisé que de les laisser à leurs affaires quand et comme elles le veulent. Il est très rare, si
elle n’est criminelle, qu’un homme fouette son épouse. Une épouse qui est battue est pour
eux sans valeur : il est fait étalage de la plus grande harmonie. C’est une monstruosité
d’unir les corps et de séparer les esprits. Les femmes n’ont aucun bijou autre que ceux de
Pierre 3:3, ne possèdent rien, excepté les ustensiles de ménage, et n’ont aucune servante
si ce n’est quand une maladie ou quelque autre chose l’exige. Aucune n’a honte des de-
voirs féminins ou ne se lasse de servir son mari. Ainsi personne ne refuse d’offrir à un
homme un labeur honnête. En effet, savoir et œuvrer ne sont pas contraire. Si la mesure
est respectée, rien n’est aussi raisonnable que de participer également au bien public par
le conseil et par le travail.
L’Enfantement
La fécondité couronne les femmes, qui l’emportent par elle sur tous les athlètes de la
terre ; si ce n’est que l’on considère plus grand d’anéantir un homme que de le mettre au
monde. Il n’y a pas de chose plus merveilleuse que de voir la femme supporter tant de
douleurs et l’enfant triompher de tant de périls. A la naissance d’un enfant, les amis se
félicitent, car il est l’espoir de la cité céleste, et en même temps compatissent, à cause de la
misère future. Mais ce qui l’emporte tout à fait est que nous sommes nés à nouveau par la
Nativité du Christ, nous qui étions destinés à la mort. Il n’y a aucun festin natal : comme
je l’ai en effet déjà dit, ils ne veulent pas, comme cela se fait ailleurs, mêler le vin à leurs
actions, saintes et solennelles. Le travail de sage-femme est très digne de considération, et
seules les plus expérimentées y sont admises. Plus une femme est pieuse, plus elle est apte
à cet office ; sans qu’elle renonce pour cela à la connaissance de la nature. Ils ne font pas
appel à une nourrice si le cas ne l’impose pas ; ils veulent en effet que l’entant soit nourri
du lait de sa mère. Pour prendre soin de l’accouchée et de l’enfant, ils placent auprès d’eux
des femmes, généralement des veuves, dont c’est l’occupation favorite ; mais des jeunes
sont aussi mises au service des enfants. Le baptême est conféré en présence de l’assemblée
des fidèles, excepté si l’enfant est dangereusement affaibli. Sans tout à fait l’abandonner,
ils savent que le germe de la Foi est la purification par le Sang du Christ, et même espèrent
le meilleur. La durée du post-partum est de 42 jours, après lesquels ils rendent solennel-
lement grâce à Dieu. Une nourriture convenable et délicate est donnée sur le bien pu-
blic. De fait, l’art et de la femme et de la médecine est rarement malheureux. Pendant ce
temps-là, s’ils le veulent, les hommes peuvent vivre ailleurs ; s’ils ne le veulent pas, ils ne
sont pas chassés. Ils sont très attachés à la chasteté conjugale, y attachent même un grand
prix, et ne se laissent pas briser et énerver par les plaisir. La propagation de la lignée est
leur gloire ; ils blâment le feu du désir. Les autres cohabitent comme du bétail, quoiqu’il
y ait des bêtes qui s’éloignent et cachent leur amour mutuel et à l’inverse, ils se soucient
en premier de l’aide du ciel, puis de la terre : c’est pourquoi ils croient la débauche et la
souillure possibles même dans le mariage. Oh ! Hommes de chair ! Qui ne péchez pas
tant par les choses illicites que par celles qui sont licites, s’il n’est pas de pudeur ! Mais que
faire, quand l’abondance et la séduction préparent le lit, quand le jeûne, la continence, la
veille, et jusqu’au nom du travail nous sont suspects et odieux ? Ainsi advient-il que nous
rêvions que tout nous est permis, que tout est bon et salutaire, que nous n’aimions pas ce
qui est pur et vierge.
Le Veuvage
Comme aucun lien ne résiste à la mort, même les liens conjugaux les plus étroits se dis-
solvent. Si le mari meurt, l’épouse cède sa demeure et se rend à la résidence des veuves,
où elle sert l’Etat par un autre travail et se couvre de voiles, et si elle le désire, elle peut se
remarier, mais pas avant un an, par respect pour l’amour précédent. Si la femme meurt,
le veuf prend ses repas chez des voisins, ou se nourrit avec d’autres en public, jusqu’à ce
que, peut-être, après une année, il épouse une autre femme. L’enfant mineur ne court
absolument aucun danger, car il est pris soin également de tous au collège. En effet, dans
cet Etat, l’enfant n’est pas seulement l’enfant de ses parents, mais celui de l’Etat lui-même.
Le respect du veuvage provient de la dévotion, de la continence et de l’activité. Comme
les matrones sont respectées, elles sont employées à l’éducation des jeunes. Il convient en
effet que celles qui ont l’expérience de la vanité de ce monde avertissent, contiennent et
réforment les imprudents. En effet, jamais Satan ne creuse plus facilement en nous ses
sapes que lorsqu’il promet des purs délices, alors que le plaisir est moindre, les douleurs
et l’aversion les plus grandes. Ainsi pensons-nous que tous ceux qui jouissent de la chair
ou, si l’on veut, célèbrent les mérites de l’animalité, ou n’ont pas fait leurs preuves, ou ont
un esprit totalement dément. Priser la connaissance du monde est une extravagance de
l’esprit ; convoiter ce qu’on ignore est une simplicité. La fonction des veufs est en outre
de minorer pour ceux qui manquent d’expérience l’appel et la renommée de la chair, de
réprimander l’élan de ceux qui prisent ce qui est impur. Ils rappellent par leur exemple
qu’il n’est pas nécessaire d’obéir toujours à la chair, mais bien au contraire, de s’abstenir
d’un usage démesuré pour lui préférer un emploi sacré et citoyen. Ainsi que nous nous
échauffons, sans que l’esprit soit tout en feu, nous nous apaisons, sans éteindre l’esprit,
nous avons froid, sans que le corps gèle. C’est ainsi que nous nous réchauffons sans em-
braser notre corps. La luxure déplaît à Dieu, le mariage lui plaît, il estime le veuvage, qui
est pour lui honorable, la virginité fait ses délices. La délicatesse vertueuse des hommes
est la plus grande, leur excellence est la plus grande, là où le Christ est reconnu comme le
fiancé le plus ardent.
La Salle de Séances
Au-dessus du Temple se trouve le Prytanée, lieu destiné aux assemblées les plus solen-
nelles, très rares, mais ainsi les plus augustes. Les magistrats les plus élevés y sont élus et
prennent des engagements mutuels de fidélité en présence du peuple. On y lit à haute
voix les décrets de l’Etat. On y donne audience aux ambassadeurs étrangers. Il est d’une
extrême splendeur, servant soit la majesté de l’Etat, soit à enseigner aussi les grands par
la vue. En effet, afin qu’ils resplendissent dans l’histoire du monde, ceux qui ont le plus
grandement mérité pour le bien des mortels sont mis le plus en évidence. Je vis, parmi ces
héros Jean-Frédéric, électeur de Saxe, et parmi les miens Christophe, duc de Württem-
berg, père très chrétien, et d’autres dont les vertus ne sont pas moindres. Y sont exposés
les avantages et les inconvénients de l’empire des vertus ou des vices : ici les germes de la
vigilance, la stupidité de la jalousie, la lumière de l’humilité, le vertige de l’ambition ; là
la force de l’amour, l’inconstance de la tyrannie, la conséquence de l’exemple, le chaos né
de la faiblesse ; ailleurs, la simplicité de la vérité, le bruit de la sophistique, l’élégance du
poli, le fracas de la barbarie ; et ici sont représentés les aspects des empires divin, chrétien,
humain et satanique ; de la consonance et de la dissonance des lois et de la raison, et
jusqu’à ce qui est propre à la joie ou à la tristesse. On y montrait le tableau du jugement
dernier, aussi joyeux que terrible, dans lequel étaient montrés avec le plus grand art la ré-
compense de la vertu et le châtiment du vice. Qu’en dire ? Que je n’ai nulle part constaté
à l’inspection d’un microcosme que l’on n’ait pas craint des dépenses aussi prodigues,
mais frais entièrement consacrés à la formation des hommes. Comment rapprochons-
nous de nous ou le ciel des dieux, ou la terre des satyres, ou la mer de Neptune, ou les
enfers de Pluton, alors que nous avons froid, qu’on se rie de nous, qui ne faisons avancer
l’esprit des hommes, n’exposons une affaire qu’avec des fables et les folies des rêves, sans
cependant vouloir moins sauvegarder le culte divin, l’amour de la patrie, l’habile science
de l’opinion, et en outre notre réputation dans le peuple !
Des Sénateurs
Les Sénateurs, au nombre de vingt-quatre, sont choisis à égalité dans les trois ordres de la
cité ; ils sont des plus distingués, pieux, intègres, remarqués par leurs activités et confirmés
par une expérience durable, et ils sont autant respectés qu’aimés par les citoyens qui ont
pour eux une affection particulière, en raison de l’intérêt qu’ils portent au bien public.
Les citoyens les élevèrent non pour les dispenser de toutes les vertus, mais afin qu’ils en
présentent à tous, pour ainsi dire, la lumière. De ce fait, ils montrent à tous leur zèle pour
la Religion, la Paix et la Science, d’où provient l’abondance de toutes les bonnes choses.
Les sénateurs ne prennent pas plaisir à se promener devant les autres, ou à en extraire le
suc, ou à s’engraisser tranquillement, mais, comme le soleil brille, ils les éclairent tous,
les rassemblent tous, travaillent pour tous. S’il arrive quelque chose de grave, ils implo-
rent eux-mêmes Dieu avec ferveur et demandent au peuple de prier. Ils observent avec
attention les louables traces des anciens, et les transmettent sans tache à la postérité. Nulle
part je n’ai vu une recherche plus attentive du passé, nulle part prendre soin de l’avenir
avec une plus grande sollicitude. Ils examinent souvent le présent selon cette règle, et l’y
ramènent s’il en dévie de la moindre parcelle. S’il est possible de tout achever de manière
encore meilleure, ils se réjouissent instamment de laisser à la postérité un témoignage de
ce pour quoi ils vécurent. Ils pensent toutefois que le devoir le plus louable d’une vie est
de servir la prospérité et le salut de l’Etat. Personne ne renonce à la voie que suivait la vie
d’autrefois, car il semble que les hommes ne sont pas autrement faits, mais ils doivent
être reconnus pour l’habileté qu’ils reçurent en don propre. Ainsi regardent-ils le travail
comme une occupation honorable ou un honneur. Ils respectent beaucoup ceux qui sont
usés, aussi les accablent-ils moins, et les plus jeunes les soutiennent : c’est pourquoi ils ont
douze substituts à titre extraordinaire. Si l’un fait une faute énorme, ce qui, ajoutent-ils,
ne peut être qu’exceptionnel, on le relève de sa charge, et il est très sévèrement blâmé.
Toute leur récompense est une conscience bonne, dont ils se réjouissent, d’avoir pu avec
l’aide divine propager l’Evangile, soutenir leurs subordonnés, former la Jeunesse, orner la
terre, augmenter le nombre des citoyens du Ciel.
Les Jardins
Autour du Collège s’étend une double rangée de jardins, dont l’une est indistincte, l’autre
partagée entre les demeures des citoyens, et toutes deux sont décorées de plus de mille
espèces de végétaux, en sorte qu’elles ont l’aspect d’un herbier vivant. Mais il n’est pas
permis de troubler l’ordre de la répartition établie par l’industrie des jardiniers en fonc-
tion du ciel, et de la merveilleuse harmonie des couleurs, et qui reproduit presque un
tableau peint. Parmi les animaux, les oiseaux ont ici leurs cages, et les abeilles un grand
nombre des ruches dont ils prennent soin avec précaution. Ont aussi ici leur place les
choses utiles à la médecine, à la cuisine, ou pour faire des couronnes. Ils ont ici ce qui
sert à des usages multiples et au plaisir, des odeurs suaves, un air amélioré, du miel, des
médications, des concerts d’oiseaux, et de quoi les instruire. L.’approvisionnement en
eau est satisfaisant, car ils arrosent avec des tuyaux ingénieux, et même la musique n’est
pas incompatible avec l’eau ; mais ils évitent ces grandes dépenses. Ils ont à l’extérieur
des murailles des jardins très spacieux qui produisent leur nourriture. En effet, les jardins
intérieurs sont davantage plantés pour l’ornement. Mais ils apprennent ici à juger de la
beauté de l’homme, dont la vie est comme le florilège d’une seule année : nous naissons,
croissons, nous épanouissons, nous fanons, nous desséchons. De notre mort, nous nais-
sons à nouveau, et croissons. Ô ! Heureux sont ceux qui même par les herbes salutaires
apprennent à mettre leur confiance en Dieu, qui nourrit et vêt les fleurs sans qu’elles en
aient Cure ! Qui apprennent ici à remarquer la variété et la différence de ses dons, et à se
relier à Dieu par la grâce de leur parfum ! Et pourquoi est-il nécessaire d’énumérer ce que
l’homme apprend des créatures de Dieu, alors que la plus petite feuille contient la leçon
entière ? On peut plutôt s’étonner que ceux qui aiment le plus la terre, pour lesquels la
terre, et son emploi, sont le meilleur, négligent cette très délicate peinture, et ne veulent
cependant pas voir qu’ils sont le fardeau de la terre qu’ils ne font que fouler aux pieds,
comme des barbares. Gémissons sur le Paradis perdu et désirons son rétablissement. Car
comme nous voyons les choses naturelles sous une lumière défectueuse, leur vue nous sera
rendue un jour grâce au bois de la Croix, et nous contemplerons tout non par la surface,
mais de l’intérieur.
L’Eau
Les Christianopolitains n’ont pas moins d’eau que de terres favorables. Je ne dirai main-
tenant rien de la navigation vers un autre lieu à ceux qui, à l’instar de champignons ne
changent pas de place, mais j’en ferai petit-être un jour une lecture intégrale. On peut
noter maintenant qu’elle sert chez eux à la boisson et aux ablutions. Considérant l’abon-
dance en sources comme une richesse, ils ont introduit en ville l’eau la plus limpide par
des fontaines, d’abord aux carrefours, puis, ils la distribuent dans les maisons, afin que
l’on puisse en avoir partout à proximité en abondance. Puis ils conduisent l’eau sale par
des caniveaux et des canaux cachés jusqu’à des réservoirs, afin d’évacuer les immondices
des maisons chaque jour. Je ne connais rien qui convienne mieux à la santé publique.
C’est pourquoi sont tout à fait à mon goût ceux que l’on voit non pas vouloir envelop-
per la pudeur des hommes de coiffures panaches et accoutrements, mais qui, quand ils
rougissent entre-eux de leur nudité veulent seconder les choses nécessaires à l’homme
en lui donnant l’aspect d’un homme libre. Ils le reprochent en effet à ceux d’entre nous
qui s’écartent de la puanteur de la boue par l’image d’un souffle léger. Ils nous engagent
ainsi en même temps à faire demeurer moins souvent notre raison dans la boue. Ils ont
ici des bains dont ils se servent à tout âge ; mais ils veulent qu’ils soient pris individuelle-
ment, fréquemment, qu’aucun ne soit public, excepté ceux des jeunes, car ils craignent la
nudité de la chair. Ils ont pour cela des sanitaires utiles à la santé du corps et de l’esprit,
et au lavage de ce vêtement qu’un homme souille de diverses manières, pour faire place
à un autre homme. Oh corps ! Comme tu es sale ! Comme tu pues ! Comme tu coules !
Comme tu transpires ! Comme tu te négliges ! Comme tu pourris ! Et pourtant tu plais à
l’âme, tu commandes à l’âme, tu harasses l’âme, tu déprimes l’âme ! Ayez pitié ! Ô source
de vie, lave ces humeurs et ce pus qui sont nôtres, ce sang impur de Ton Sang qui coule,
très pur et lustral, afin qu’on nous redonne pour vêtement, à nous qui sommes abomi-
nables à cause de notre impureté la longer robe de ton innocence, afin que nous soyons
agréables au regard de Dieu sans que nous rougissions de honte quand tu donneras à
chacun selon ses œuvres !
Des Vieillards
Ils ont la plus grande estime pour les anciens des deux sexes et en prennent soin, afin qu’au-
cune inquiétude ne les affecte, car le grand âge lui-même est une maladie. Par conséquent
il y a des gens qui les entourent de prévenances, les distraient, les honorent et veillent sur
eux. Car lorsque la force du corps et de l’esprit les abandonne, ils sont toujours soutenus.
Quand ils sont affaiblis par le dégoût de la vie huitaine et d’un aussi grand nombre de
calamités, et quand leurs erreurs de mémoire les affaiblissent, ils sont soutenus par la viva-
cité de la jeunesse. Lorsqu’ils ont accompli les plus grands travaux et ont mérité de l’Etat,
jusqu’à ce que leur corps éprouvé soit plié, aucun honneur et aucun respect ne suffisent à
remercier leur loyauté et leur empressement. Lorsque, enfin, ils possèdent la grandeur de
la vie humaine, non par les finesses de la théorie, mais par l’expérience de la rudesse de la
pratique et des ambiguïtés terrestres, on ne peut rien imaginer de si pénétrant et rapide
pour renoncer à beaucoup d’opinions et se préparer à sa condition de mortel que de se
frotter aux écueils.de la vieillesse. Si un jeune savait avec combien d’erreurs, de sueur, de
pudeur, de dangers et de blessures, les anciens établirent ces propositions évidentes qui
sont maintenant complètement ensevelies en eux, et qu’ils résument uniquement par :
« Prends garde ! », il ne serait jamais assez irréfléchi pour se rire des conseils des vieillards
et admirer les siens. Mais, et à cause de cela, les anciens enseignent qu’une grande foule
de personnes qu’ils connaissaient les précédèrent dans la paix, qu’ils reconnurent en fin
de compte avoir vu les bons émerger et les méchants être occis en grand nombre, qu’ils
virent le gouvernail de Dieu et la nef de l’Eglise poursuivre jusqu’à son terme et surmon-
ter en luttant les insultes et les embrouilles de Satan, qu’ils constatèrent que repoussent
les rejetons de la vertu et la propagation de la piété, et qu’en outre ils s’approchent ainsi
volontiers de l’aboutissement de la vie, ils font valoir que toutes les morts sont conve-
nables et conformes à la nature humaine, et vont familièrement au devant de la mort. De
fait, toute notre étude et toute notre sagesse, ne sont rien d’autre qu’une méditation sur
la mort. On doit admettre que ceux qui y employèrent la plupart de leur temps ont une
plus grande connaissance de la mort que la plupart des mortels.
Les Malades
Ainsi qu’il est plusieurs sortes de maladies, notre respectueuse affection doit être variable.
Ce que les Christianopolitains observent en premier, quand ils apprennent à soigner
et à réconforter les âmes, les esprits et les corps affligés. Les choses avec lesquelles ils
peuvent, et doivent, rendre service à eux-mêmes et aux autres sont à la charge de tous.
Médecine, chirurgie et cuisine sont dues également aux malades, et chacun y concourt
promptement. Ici, on ne vide pas les pharmacies pour les supérieurs, on ne laisse pas les
inférieurs se tordre de douleur sans soulagement : il n’y a pas une foule de médecins pour
les grands, la solitude pour les petits. Quoique partout dans le monde les riches sont plus
nombreux que les pauvres à être expédiés par les médecins. C’est à cela que les femmes
et les veuves, auxquelles l’Etat recommande de soigner ceux qui sont faibles avec beau-
coup d’obligeance sont de beaucoup les plus utiles, et même les plus habiles ; il y a aussi
des logements destinés à cette fin. Mais elles ont l’habitude, avant une autre médecine,
de stimuler l’esprit des malades et de leur rappeler leur vigueur d’autrefois, afin que ne
manque pas la vaillance chrétienne. Ensuite elles leur rappellent d’avoir l’habitude de la
tempérance et de n’être pas trop indulgents pour l’agitation du corps ; après cela, d’être
par obéissance à l’écoute des médecins, afin qu’ils n’aient pas de répugnance pour les
traitements désagréables. Ils accueillent, mettent sur leurs épaules, souffrent sainement
la Croix du Christ. Quand la peste fait rage, on dit avec étonnement qu’ils ne la fuient
pas, mais qu’ils attendent la main de Dieu. Qui croit en effet que sa propre volonté est
limitée par Dieu, ne pensera jamais à s’y soustraire ou a s’y dérober. Ils admettent entre
eux quelqu’un dont l’esprit est ébranlé ou altéré, s’ils peuvent le supporter ; dans le cas
contraire, ils le surveillent humainement. On se comporte de même lorsque quelqu’un a
une énorme monstruosité ; la raison le commande, bien sûr, car la société humaine doit
être plus bienveillante envers celui pour qui la nature fut plus injuste et, en vérité, Dieu
nous supporte non tels qu’il nous veut, mais tels que nous sommes, dans son infinie man-
suétude, et nous soutient patiemment.
La Mort
Qui dirait que les Christianopolitains, alors qu’ils vivent bien, mourraient mal ? Et bien
au contraire, qui douterait que ceux qui vont toujours mourant vivraient un jour ? Cet
Etat ignore la mort, et elle leur est cependant familière. Quand ils s’abandonnent au som-
meil, qu’ils appellent la mort, ils s’en approchent avec sang-froid. Ils témoignent de leur
Religion, et ils ont Christ pour gage de la Foi. Ils témoignent de leur amour pour la patrie
et le scellent par des vœux respectueux. Ils abandonnent le reste à Dieu. Un testament ne
leur est nullement nécessaire. Si cependant ils veulent que quelque chose survienne, ils en
font part à leurs amis. S’il lutte contre la mort, ils lui confient par des prières publiques
la victoire de l’athlète chrétien. Quand l’âme est angoissée, des témoins et des interprètes
des vérités divines sont présents, qui confirment La bienveillance de Dieu pour tous les
Chrétiens. Si le corps est tourmenté, ils lui opposent la consolation et la santé futures,
et l’assurance de la gloire perpétuelle. Bref, pourquoi expliqué-je cela ? Ils montrent ce
qu’ils doivent à chacun en particulier. Beaucoup sont habituellement présents auprès des
mourants pour contempler le mouvement de conversion de la vie humaine et chrétienne.
Ce qu’en vérité nous ne pouvons chercher à obtenir par aucun précepte, un seul exemple
en triomphe. Quoiqu’ils n’aient pas leur pair en humilité et en équanimité, la mort les
entraîne. Cependant notre propre corps est, trop pour nous, pour que nous en soyons
chassés sans trembler, aussi grossier que soit ce que nous abandonnons derrière nous.
Les défunts sont désormais placés devant un Dieu qui leur est favorable, et ils prient de
toute leur âme, et au lieu d’inutiles lamentations, recommandent leur petite âme par des
hymnes appropriés. Enfin, ils font vœu, quand il plaira à Dieu, de s’endormir, le cœur
contrit, le cœur fidèle, le cœur affermi dans la joie de Christ.
La Sépulture
Ils revêtent le corps privé de vie d’une longue robe blanche et le transportent le lende-
main, le visage découvert, et ils l’accompagnent en grand nombre. La jeunesse entonne
des hymnes de Prudentius et d’autres chants pieux. Les proches parents le suivent avec
le plus souvent un visage serein, sans aucun changement de vêtements. Ils disent en effet
que le Chrétien doit se féliciter, non s’affliger, car ces pompes déployées ailleurs ne font
que nous affaiblir. Quand il est porté dans la tombe et recouvert de sa mère, la terre, ils
écoutent la parole de Dieu, qui anime la mort et dispose à la vie éternelle. Ils ne rappellent
presque jamais la mémoire du bienheureux, car ils disent qu’il n’est guère possible de ne
pas l’altérer. Car quoi qu’elle ait été, Dieu la connaît, et ses descendants en parlent. C’est
plus sûr qu’un éloge acheté ou extorqué, assurément forgé. La renommée de ceux qui
sont dignes de louanges est maintenue par des fêtes, et on en parle spontanément ça et là,
alors que chez nous elle est suspecte et accordée à un grand nombre de tombes de héros
et à la multitude. Le cimetière est très vaste et beau entre tous ; mais il est à l’extérieur de
la ville, qu’ils estiment destinée aux vivants. Je vis sur les murs, tout autour, peinte avec
art et beaucoup d’invention, une danse en chœur des morts, emmenés tous ensemble au
tombeau sous l’apparence de la chair. Sur la tombe, il n’y a rien, si ce n’est une croix de fer
sur laquelle est gravé le nom du disparu ; ainsi les descendants comptent-ils les anciens.
Quand elle est usée, ils l’enlèvent et inscrivent le nom dans un livre des morts, dans lequel
ils pourront facilement le rechercher. Il n’est pas étonnant qu’ils se montrent négligents,
car ils estiment moins cette vie-ci qu’ils n’aspirent à celle-là. C’est pourquoi en ce lieu ils
ne doivent voir ni dans celle-ci, ni celle-là, les diverses absurdités que nous y voyons. Car
c’est un fait tout-à-fait bien établi que celui qui désire la vie heureuse qui vient ensuite
doit y croire comme nous, mais vivre tout autrement et, en vérité, selon, le ciel.
Le Retour
Voilà, lecteur Chrétien, ce que je vis et entendis dans cette heureuse cité que Dieu me
montra, et que je reconnais ouvertement avoir appris en homme libre. Je souffre beau-
coup ici que ni ma mémoire ne suffise à un aussi grand nombre de choses diverses, ni
avoir assez d’éloquence pour exprimer ce que j’ai retenu, et qu’il apparaisse facilement
que je ne fus jamais un historien. Mais je voudrais maintenant avoir le style de ceux qui
en disent plus qu’ils n’en virent : j’avoue qu’il ne m’est possible que de moins en rappor-
ter. Si même je n’ai pas appris suffisamment la droiture de leur esprit et les raisons de leurs
institutions, il faut déplorer mon ignorance et exhorter mes lecteurs à ne pas l’imputer
aux Christianopolitains, mais à moi. Il pourrait se faire, ce que je crains, que j’aie estimé
des choses mineures, négligé des plus importantes, de les avoir énumérées en les interver-
tissant, de les avoir mélangées par admiration, et de n’avoir permis que très peu l’accès au
cœur du gouvernement Que voulez-vous d’autre de ma part ? Je suis un homme jeune,
qui ne comprend pas encore les secrets de l’Etat ; mais je reconnais seulement l’harmonie
de l’extérieur. S’il m’était donné un jour de le pénétrer, je ne manquerai pas de le commu-
niquer par n’importe quel moyen, en homme libre. Reste à apprendre de quelle manière
je repartis de là. Si Dieu ne l’avait pas permis, jamais je n’aurais supporté de me séparer de
cette République ! D’ailleurs, quand j’eus tout examiné, je fus ramené chez le Chancelier,
afin d’expliquer quelle impression les citoyens avaient alors laissé dans mon esprit. « As-tu
vu, dit-il, hôte et ami, comment et où nous vivons ? Comme toutes les choses humaines
sont imparfaites, nous ne pouvions rien montrer qui soit au-dessus de notre sort. Mais
nous adoucissons, nous l’espérons, le fardeau de notre qualité de mortel, de cette manière,
comme nous te l’avons montré. Elle nous plaît, non qu’elle soit plus parfaite que toutes
les autres, mais pour être peut-être plus facile. La vigilance de l’administration atténue les
inconvénients qui lui sont associés. Si le but de la vie est d’honorer Dieu et d’aimer nos
frères, les bagatelles humaines n’ont pas assez de prix pour que les Chrétiens s’en inquiè-
tent et en soient accablés. Toi, quand tu seras de retour chez les tiens, explique tout avec
beaucoup d’indulgence et de mesure. Nous ne recherchons aucune louange, nous nous
écartons de la jalousie ou, s’il n’est pas possible de la fléchir par la prière, nous la tolérons.
Ceux-là se consacrent à leurs palais, nous à nos chaumières. Quand ils se mettent tout-
à-fait en rage, nous prions pour que la mer ne les fasse pas traverser jusqu’à nous. Nous
honorons leur Dieu, nous reconnaissons hautement leur Religion ; si nous différons par
les mœurs, on ne doit pas nous en accabler comme d’une fraude, car nous demeurons
sous un autre ciel. Nous n’imposons assurément pas nos mœurs aux autres, ni ne les com-
battons tous jusqu’au feu. Que les bons nous distinguent, nous instruisent, nous blâment,
ils verront que nous ne sommes pas moins dociles que patients. Quand ceux-là justifient
toutes les leurs, nous nous accusons même des nôtres et en demandons avec insistance de
meilleures. Pendant ce temps, qu’ils tolèrent les paradoxes de cette unique et minuscule
île. Nous te prions d’être vraiment des nôtres ici ou bien ailleurs ». Je ne pus retenir mes
larmes, en comparant cette bienveillance à la rigidité des autres, et d’une voix tremblante :
« Je serai des vôtres », dis-je, « quel que soit ce qu’ils disent de moi. Voici mon corps
que je vous dédie, car il ne reste aucun autre lieu où l’esprit soit plus libre. Qu’il me soit
permis cependant de retourner près des miens, pour demander un congé honorable, et
ne pas entendre dire que je suis un déserteur » . Le Chanceliet rit : « Oh ! Comme tu es
soumis au passé et craintif de l’avenir ! » dit-il, « Mais, mon ami, va en quelque endroit
que tu veuilles, et compare notre République avec les meilleures des autres, afin de nous
rapporter où on en voit de bonnes et convenables. Nous ne voulons pas en effet être
choisis d’avance, mais comparés aux autres. Personne ne sera aussi bienveillant que celui
qui s’attachera à se rapprocher du Royaume des Cieux, qui s’éloignera le plus de la terre.
C’est pourquoi, il y a quelque temps déjà, nous choisîmes cet emplacement, placé ainsi
sous le Ciel, mais au-dessus de la confusion de ce monde connu ». Alors moi : « Ou tout
me trompe » dis-je, « ou je prendrai auprès de vous mon dernier repos. Si par hasard la
terre a quelque chose de mieux, je ne suis pas digne de jouir du meilleur. J’abandonne
à cette République qui est vôtre mon travail, mon ardeur, mes vœux, mes prières. Je me
place sous votre autorité, à vous qui avez appris à commander aux autres, manger, boire,
dormir, veiller, parler, me taire, à votre signe. Adorer Dieu et l’honorer avec vous. Je vous
pose maintenant une seule question : M’est-il permis d’en appeler aussi aux amis que j’ai,
les meilleurs des hommes, dispersés dans toutes les régions de la terre ? » « Tout-à-fait,
répondit le Chancelier, car en effet nous ne vivons pas si à l’étroit que nous ne puissions
offrir l’hospitalité à une entière trirème d’hommes bons ». Tandis qu’il parlait ainsi, les
douze heures de midi sonnèrent, et on entendit le doux chant d’un carillon, qui est le
rappel de la prière solennelle. Et ainsi en prenant congé, il m’invita à aller vers le Seigneur,
et à revenir sauf, sous la conduite de Dieu, avec autant de compagnons que possible. Et
il étendit la main droite comme signe de l’amour de Christ : « Va, mon frère, dit-il, Ne
t’abandonne pas au monde, ne te détourne pas de nous ». Alors moi, du fond du cœur
« Où tu iras, dis-je, J’irai. Toi et moi avons le peuple en commun, Dieu en commun. Où
tu mourras, je mourrai, et là nous serons ensevelis. Et que Jéhovah m’accorde cette grâce,
que seule la mort me sépare de toi ! » A ce moment, je reçus sa bénédiction avec le bai-
ser de paix, et je m’en allai, et je me promène maintenant parmi vous, afin que, si cette
République vous plaît, ce culte de Dieu, la conversation de ces hommes, la formation de
leur esprit, vous trouviez bon d’aller avec moi là-bas, un jour prochain; avec le Dieu bon.
Salut, et allez, avec Christ.
FIN