Georges Ifrah

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Bulletin de l'APMEP n°399 - Juin 1995

Histoire des mathématiques

La Mésopotamie
et Monsieur Ifrah
James RITTER

La premi~rc rfaction devant ('ouvrage de Georges Urah. Histoire


UJlivuse/le des chiffres, es t principalemen t de perplexité : le but avoué. com-
muniquer au grand public l'hIStoire Fascinante des nu mérations en les situant
dans leurs contextes culturels, est cenes louable (et pac; aussi nouveau que
l'auteur le dit ou le croit), Encore faut-il connaltre (un peu) ces contextes cu l-
tl.lre ls cl celte histoire: sjnon cc ne sont guère que tes pr~J u g6 de l'auteur qui
sont communiqués.
e serait une tâche impossihle de relever touteS l c.~ erreurs dans la section
du livre qui traite de 1. CI,'ilisation mésopotamienne ; elles apparaissent à
chaqu~ page. Mw, si le èrreurs sOnt légions , les typrs d'erreurs SOnt plus
restreints; ils sont d'autant plus uliles à repérer que ce sont presque toujours
les mêmes qui intervicnnent dans les ouvrages de cette sone. Je les cxphquc·
ra i sur que lques exemples.

Nombres oraux et origine de la base soixante.

Pourquoi comptait-on en base 60 en Mésopolaraie? M. [frah a là-dessus


une théorte se lon laquelle le nom des nombres en langue sumértenne Joue un
rô le important. Il donne une liste des nombres sumériens (p . 2(0) d'où il tire
deux conclusions:
. l'idenUlé des noms d" 1 et de 60 démontrerait l'existence d'une base 60 dans
la numération orale ~umérienne avant l'in venùon de l'écriture ~
. le nom" pour le nombre 10 est le mot pour «doigts •. ce qui révèlernit l'IIn-
ponancc d'un complage sur les dojgL.~ pour Je devenir du système numéral
(p. 226 el 230)
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Malheureusemenl, les deux conclusions sonl faus,es. Le pri ncipal problè-


me est la !abricatifm erronée de sor4rces : la fameuse liste est un amalgame
artificiel créé par M.lfrnh il partir de noms venus de IOules les époques - et
pour les grands nombres, principalement d'une période tardive, lorsque le
.suméncn était devenu une langue morte -. Or. les rapports enl(C les noms de
nombres onl changé en plus de deu" mille 3ns . Pui squ'il s'agit de comprendet
l'o rigine du syslème de base 60, seuls doivenl évidemment compter les textes
les plus anciens , avan t la m ise en place de cc système (fin du 3'" mi llénai-
et) ' Ils ,Onl très rarts, mais parfailement clairs.
Le nombre 1 et le nombre 60 n'étaient p as prononcés de la même
manièr~ ; si [gesl est bien ln prononciation de soixante " le nombre 1 était
prononcé lasJ. De même, la prononciation ancienne du nombre la n'était
poin t lu i (<<doigts») mais quelque chose comme [baw] ou [hawinJ'.
Pour l'origine de la basè 60 cllc-mème, M. Ifrah nou; propose comme
hypothèse " plausible. (p,227) qu'elle vient de la combtnruson d'un peuple , e
.crvanl d'une bille 5 (les Suméroens) ct d'un .utre (supposé peuple autochto-
ne) qui aurait compté par 12 : LOUS les deux , uulisan t deux manières dis -
tinctes de compt.er sur les doigts. auraient combiné leurs forces en créant un
système qui serait le ppcm de leurs deux bases. TOUl cela n'aurait laissé aucu -
ne lrace 6cnlc. comme M. Urah l'admctlui-même. Pourquoi ne pas suggérer
deux peuples uLilisant les bases 10 et 6 respectivement pour faire bonne
mesure ?
Plus sérieusement. s'il n'y a pas de trace de ces peuples à comptabili té
variable, il y • d'autres renseignements que M. Ifrah, par contre, ne prend pas
n considéraLion~
- En particuUer, il se ganlc bien d'expliquer à son public l'imponance d'u n
rau q u'il admet hrièvement et vaguement (p.25): 11 n'y a pas un seul systt-
me de nombres écnts en suméflens li la fin du [V< et au début du m' millé -
naires, mais au moins six. (ct même plus si l'on compte les varian tes) . Et
J PlOtf STIilflOK.Ell..ER , c.:AlIeged GUR D A .:: ugula-Bés-da and the Re.ndmg of lhe
umenan NumcrnJ 60., ûlIschriftftlr M.t)'nologie 69 (1979) p. 176-187.
1: 1. M. D IAKONOFF• ..-.Some Ret1ecllons on Numerale; ln SumerianYo , Journal of th~
American Orie.tal &m<l)' t03 (1983) p. 83-93, ,unout p.8S et n. 12.
, DIez OltO Edza/d.• Sumensch 1 bis 10 in Ebl •• , S,udia Ebl"'la 1 (1980) p. l 21 -127
.. L'évidence es.t développée dans Peter DAMER OW ct Roberl ENOLUND, «Dje
Zahlscichcns.ysleme der archaischen Teltle» in M. GREEN & H. N[s~, ZLicll~nlisl~
der orcllolSchen T~X1~ QuS Uruk, Gebr. Mann Verlag, Berlin (1987) p. 117· 166. Une
bonne introduction se l rou'tlc dans Hans NI.SSEN . Pete.r DAMJ;.RQW & Robert E.....Gl..UND,
Archafc BoolcJc~ep"ngt Wn ling and T~chllique$ 0/ ft'onomie Admifli.uralron in th~
Ancient N~ar Easl, UruvcfSity of Chicago Press. Chicago (1994)

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ces syslèmes contiennent tOute une gamme d'autres rclauon.s entre les suc-
cessifs signes num~riques. non pas sim plement 6 ct 10 (a rom on 5 ou 12)
mais aw.,i 2. 3. 4. 5.
- Qui plus est, les signes numériques eux lnêmes n'ont pas la même valeur
a

dans chacun dos systèmes et leurs valeurs relauves diffèrent. Par ..emple:
un pet it rond vaut dix petlles encoches dans le système qu i compte les
objets discrets, mais six lorsqu'on mesure le grain .
C'est la rationalisation de ccs différents systèmes lors de la centralisation
adm inistrative du lOt millénaire. simpli ficHt..IOn don t On peUl suivre la pro-
gression qui aboutit au système unique de base 60 (voir RrrrER 1993).
L'«abaque sumérienne>to
Dan, la secti on sur l'inventjon et la déve loppement de l'abaque ('1) en
Mésopotamie, nous somméS confrontés à un autre problème d'utili sai ion des
sources : une suggestion faite avec de nombreuses résen'es deVient une
«preuve» chez M. Hrah. Des spéculations propres à cet auteur ~ on( mélan-
gées avec une 'xposition du travru l (sérieux) d' un aUlne (ce qui semble don-
ncr une cauLÎon sclcntifique à l'ensemble).
Après une présentation fantais iste sur les "calculistes" et les abncisles
(p. 289·308), los pages 308-314 reprennent, d'une manière abusive, que lques
pages, tirées de leur contexte . d'un anic\e de l'A.syriologue Step hen
LIJ!BERMA~~ qui prouverait l'existcnce d'un mot pour «abaques») et «abacis·
le» dans les textes mésopotamiens. Une suggesûon faîte avec de nombreuses
réserves. el marquée par de nombreux points d'interrogation par Liebennan~ .
Elle est annoncée par M. U'rah comme une .confirmati on» (p. J08), ne lais-
sant place à «uucun dou(c» (p. 3 14). 011 nOie un glissemenl de ton entre Je.s
phrases mesurées de Lieberman el les certitudes de M. !fraI>- Le «our surmi-

, A savoir, p. 345-351 de "Of Cla~ Pebble,. Hollow C l a~ Bali, and Wriling : •


Sumerian VICW". Ammcan Joumal of Archœology 84 (1980) p_ 339-358_
tb Ajoutons que ces lectures mêmes sanl controversées. EUes n'ont pas été accc:ptées
par tous les as:,yriologues; les é.chtions des listes lexicalè~ (MSl..) nc le SUiven t pas et
les grands dîctionnam;:s SOnt soit en désaccord avec ses jnierpr~lInlons (Ali ...') sou
soul.Jgncnl la nature hypothétique de ces lectures (CAD). Liebcnnan :&e base S.ur trOiS
copies paJéobabyloniennes d'une partie d'une liste lexicaJc. Tous les termes en disl;us-
!)ion (sauf no ou na· = " plerre") sont des mOIs qui sont absents. de tout texte en dehors
de la trodirion dc~ listes tCXICaJe.s utllisées dam, les 6.:oles. 0e5 inslruments si uni ver-
:,cllernent utilués (si nous en tïOyOns Ifrnh) que hbaque el les calr::uli ~I!ra ; en l pa.ssé~
SOuS un suenee complet da.ns les centaine:, de milliers de. comptes, tex..les malhéma-
uques, Jeures etc. que 13 cll'tlisallOn mésOjlOlamiennc nous 3 léguées sur lois mi lié·
n31res !
BuBetin APMSF' rf 399 · Juin r99S

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sc as lO ils (lm-na) meaningl> (p. 346) devient «une très nelle référence au
système des calcu li ("traduite" en akkadJen par lfrah comme obI/a, propre-
ment "pierre", Jamais "argile") (p, 310), Semblabltment le fai t de 1. uaduc-
lion de ces termes '\<attested only in lexical texts, , is lcss than certain»
(p.347) dlsparaîl du rom'n de M. Iftah, qui, non seulemenl donne, sans les
points d'inlerrogation de L iebcnnan. "abaque"J "abacistc" et "ca lculislc",
mais présenle ,on prop'" rêve (sans mentionner que cec i n'npparaît nulle part
dan s Lieberm,n) sous forme. d'une exégèse des sens "étymologiques" des
IW{JllX sumériens dab.-dlm (p. 312) eI511- me-gt (p, 3 12-313).
Pour fnire bonne mesure, M, Ifrab Y mêle des conclusions sur 1. forme e l
le sens des slsoes protosumérlens qui son t exclu sivement les siennes rnru.s
sans indiquer àu lecteur qui eSl l'auteur de quoi. Faisons celle dl:itlnclÎon ,
Les "argumen"" sur la forme du signe sm (p_ 309) sont d'lfrah ct son t
sÎnlplemem faux; le sens de "comptcr" D'est pas attesté pour ce s igne 5
l'époque archaïque (deu< prcmiers cas du signe dans le tableau p.309) où il
représenle beaucoup plus probablement le titre sa/lga (chef admlOistratif d'un
temple) ou, à la li mite IImbis(jg (scribe)'. La descriplion du signe comme
«une main affairée ... » est, bien sûr. complètement fantaisiste. La polysémie
des signe s cunéiformes eSl bien connue aujourd'hui de lout assyriologue :
mais elle l'é tai t bIen avant ce la puisque, par exemple, l'apprenti scribe de
l'époque paJéobabylonienne lUI-même devait apprendre tÔI dans sa carrière
onze prononciations et sens différent· pour ce seul signe'.
Quant au ,igne NIGIN (p.3ID), Il n'apparait à l'époque archaïque que
dan~ l'entrée lexicale sidim~n;g;m" une sorte de fonctionnaire de consLructÎon.
jamais alors avec le sens de " lOl3I" ,
Les nombres Prol()-Elamiles
Dernier problème. malheureusement un des plmi fréquents : l'ignorance
pure et ;omple. L'auleur se vante de son uaviUl de "déchiffrement" (p. 263-
288) su r les systèmes numériques proto-élamites - un systèm e d'écnture
développé dans l'Irun ancIen vers la tin du troisième millénaire, Indépendant
de celw de la Mésopotamie mrus partageant un certain nomb re de traits com-
muns -,
Ma.lheureusement, tout cc travail de l'auteur sur les deux systèmes numé-
riques proto-élumites (en rait, il y en a au moins trois) - et dont les conclu-

i Roben ENGLUNO & lIans NISSEN, Die Je~ilwljsdu!n d~r arclwisdren Tl!:r:u~ aus
Un ... Gobr M""n, BerUn (1993).
8 "Prolo-EIl" : M. CIVIL el ilJ" EA A is naqu ... (Matcnw, for lile Sumenan Le"ieon
14), Pontitieio lnstiluto Blbliro, Rome (1979) p, 54.
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sions sont rigoureusement identiques à celles de sa première édition - est


quelque peu superflu: tout ""la était connu des assyriologues avanl la publI-
cation même de la première édition du livre de M. lfrah. grâce aux travaux
de JOran FJUBERG, Peter DAME~OW el Bob ENGLUNO'. Plus généralemen t, M.
lfrab ignore tout le travail fait dans ce domaine, depuis les années cinquante.
En particulier, il semble ne pas elre au courant de tout le renouveau des 15
dernières années - sunout les travaux du "groupe de Berlin", Peter DE:MEROW,
Bob ENGLUND, Jora n FRIllERG, Hans NISS EN et d'autres - qui ont rendu
caduques beaucoup d'écrits antérieurs sur les textes arch:ùques et mathéma-
tiques. Lorsqu'il connaît des sources, M. lfrab les utili se mal, de toute façon,
connaissant trop peu les sociétés sumériennes et akkadiennes pour avoi r une
chance de délerminer ce qui est vraisemb lable de ce qui ne l'est pas .
M . Urab se garde d'indiquer clairement dans son texte, comme le voudrrut
le respect du public el la déonto logie professionnelle, le' différences enlre
d'une part les connrussances établies sur des sources précises et admises par
l'ensemble des assyri ologues, d'autre part les hypothèses Sur lesquelles l'ap-
préciation des spécialistes est partagée, et qu i auendent d'être infirmées ou
confumées par d'autres recherches et enfin les spéCLllaLions qui n'engagent
que l'auteur et qui ne son t même pas assez précises poUl faite l'objet d 'une
confinnation ou d1un rejet par exemple. le peuple mystérieu~ sans écriture,
mais avec base 12).
Tout ceci rend, b61as, le livre inuLilisable; quand les erreurs - de fait, d'in-
terprétation, d'appréciation - sont tellemen t répandues, le lecteur non spécia-
liste ne peut distinguer ce qUI est vrai de ee qUI est possible et faux.

Pour eo savoir plus :


Deux catalogues d'exposition et un article :
Hans NISSEN, Peter DAMEROW & Robert ENGLUNO, Archaic Bookkuping,
Universi ty ofCrucago Press, Chicago (1994).
[Bé.trice ANDRe & Christian Z IEGLER (eds.)]. Naissance de l'écri/ure.
Cwu!iJionnes./ Hieroglyphes, Réunion des musées naLionaux, Paris (1982).
Jarne. Ritter, «Mésopotamie : une é nigme résolue 7-, Courrier de l'UNESCO
(novembre 1993) p. 14- 17.

9l Oran Friberg. Th~ Third Millrn;um RoolS el 8abylo"ian Malht'matrcs J· lI.


Universi té de Gôteborg, Suède (1978-1979); Poter Damerow ct Rebcn Englund, Tile
Proto·E/cm'fe Texl$ [rom Tepe Yan)'o , Peabody Museum, Harvard University ,
Cambridge [MA. USA) (1989). 'urtoul p. 22-28.
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