sociologie du droit notes du cours

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Faculté de Droit, Université de LUBUMBASHI

INTRODUCTION A LA SOCIOLOGIE DU DROIT


Cours destiné aux Etudiants de Première Licence en Droit LMD.
Professeur Jean Salem marcel KAPYA KABESA ( Mwalimu Wa Katanga).

Téléphone : 243997123885
Email : kabesacaelo@gmail.com
COLLABORATEURS :
CT MUSENU NGAZA André, CT KYUNGU NSENGA Justin, CT
KYEMBE MULUMBWA Albert, CT Olivier MUTOMBO , ASS .
KALOBWA MULOMBO. , ASS MUSHOTA MWEWA Jonathan etc.

ANNEE ACADEMIQUE : 2022-2023


2:
INTRODUCTION
1. PRESENTATION DU COURS

La sociologie du droit (ou sociologie juridique) est une sous-discipline qui,


en sociologie, étudie les phénomènes juridiques à l’appui des pratiques des
acteurs de la sphère juridique.
Ce cours propose un cheminement à travers les principaux développements
contemporains de cette démarche sociologique.
Lorsque les sciences sociales ont fait du droit et de la justice en Afrique
noire un de leurs objets d'étude, elles ont été souvent marquées par la
circonscription de tels objets aux définitions normatives et aux appareils
formels créés par les États, à l'exception notable des travaux de certains
anthropologues et ethnographes. Ce réductionnisme semble, à première vue,
renforcer l'idée qu'en dehors des mécanismes étatiques, formels et officiels
de contrôle social et de résolution de conflits, il n'y a pas autre chose.
Cela pose un problème épistémologique considérable - le droit, la loi, le
crime et la justice étant soumis à des interminables débats depuis plus d'un
siècle - puisqu'une société ne saurait se réduire à l'État ou aux institutions
émanant d'une autorité politique centrale, présentée comme unique, au-dessus
des citoyens et des autres institutions ou corps sociaux. S'il en était ainsi, nous
ferions alors face à l'existence d'un seul ordre, exclusif, auquel tous les autres
seraient redevables et réductibles : Quand donc y a-t-il droit, institution, ordre
juridique? Dans " tout être ou corps social ". . . Et donc non pas seulement
dans l'État, considéré depuis l'apparition de l'État moderne comme un corps
social privilégié jusqu'à la sublimation. Fini donc l'exclusivisme étatique.
L’État a la totalité du phénomène juridique et même plus spécialement
l'ensemble des normes juridiques n'est en substance qu'une fiction, qu'une
clôture délibérée du champ d'observation1 ».
Les étudiants y développeront des compétences pour « regarder le droit »
comme phénomène social, suivre l’évolution de son rôle dans la régulation
sociale, observer les interactions réciproques entre cultures, valeurs, normes et
changement social à la fois dans le développement du droit et dans sa mise en
œuvre.

Les réflexions qui s’engageront dans ce cours permettront de travailler sur les
rapports entre le droit et la société, aussi bien du point de vue des conditions de
production des normes et des règles de vie en société (distinguer entre le
juridique et le non-juridique, critères de juridicité, construction des normes,
internormativité), que de celui des effets sociaux de celles-ci (judiciarisation et
juridicisation, critique du droit, la mobilisation des droits).

1
Ph. Francescakis dans Santi Romano L’ordre juridique, Paris, Dalloz, 1946/1975, p. VIII
3:
Le Droit n'existe comme phénomène normatif que dans la mesure où il
est reconnu à ce titre par les citoyens. Trouver des moyens de concilier les
conflits normatifs dans notre propre vie est le premier pas pour trouver des moyens
de concilier les conflits normatifs dans un pays comme le nôtre où la société est
encore plurielle et diversifiée.
En Afrique Noire le culte, la tradition, et la gouvernance sont intimement
liés. La royauté traditionnelle africaine se perd avec la venue des religions
ternaires. En effet avec l'Islam et le christianisme, le rôle du roi devient désuet, il
n'est plus le prédicateur, les traditions deviennent obsolètes. L'Islam effacera avec
minuties et violences toutes traces de ce qui fut avant son arrivé, l'organisation
sociale coutumière est renversée. Le monde du Droit et plus encore celui de la
justice lui apparaissent donc comme hostiles autant que mystérieux. La loi
inconnue n‘est pas respectée. Cet état de choses engendre au niveau de l‘opinion
une méconnaissance du progrès accompli.

Partant de la perspective de Romano2, le droit est plus qu'un ensemble de


normes, ses références étant les notions d'organisation et de structure. Il est donc
institution, c'est-à-dire ordre juridique. Et puisqu'il « habite » tout corps
social, l'ordre juridique étatique n'est qu'une entité parmi d'autres ?
Dans le cas des sociétés de l'Afrique noire, même si on doit y noter des
nuances et des différences locales propres à la diversité historique du continent, les
ordres extra étatiques se présentent de telle façon qu'il n'est pas possible de les
ignorer. Évidemment, il est plus facile et simple d'avoir un modèle théorique, sorte
de « prêt-à-porter », que l'on pose comme étant seul et vrai, quitte précisément à
effacer la multiplicité des ordres juridiques et les reléguer à un rôle secondaire,
ou à imposer un ordre juridique étatique comme hégémonique alors que ses
assises sociales sont faibles. Cela serait dû particulièrement aux problèmes que
soulève la formation d'un État moderne » africain depuis les indépendances, au
poids de l'héritage colonial et au manque d'articulation entre les différents ordres
juridiques.
Lorsqu’une démarche qui ignore ce que Romano nomme la relevance, à
savoir si un ordre tient ou non compte de l'existence d'un autre, aboutit aux
applications politiques, elle engendre une fausse idée d'homogénéisation et
d'uniformisation comme conditions de la stabilité et de l'harmonie autant des États
que des sociétés2.
Or la pluralité culturelle, la diversité ethnique, c’est-à-dire de nations,
ainsi que le pluralisme des ordres juridiques des sociétés africaines actuelles
ne sont pas disparues, ni avec les modèles coloniaux de domination ni avec
ceux de la formation d'un État « moderne », soit-il celui d'un État nation africain
ou d'un État « comprador ».
4:
Tous ces trois modèles ont en commun le fait qu'ils se réfèrent à la
constitution d'un ordre dominant et hégémonique – l'État – et à la soumission,
l’assujettissement ou la disparition des ordres extra étatiques.
La réception du droit et des systèmes judiciaires européens, héritage
historique incontestable de la période coloniale et impliquant son acceptation ou
son refus; l'intégration ou la marginalisation des droits coutumiers, des droits
populaires ou traditionnels africains; la création et le maintien de systèmes
juridiques et judiciaires parallèles; la tentative d'institutionnalisation de
l'hégémonie d'un droit étatique ou encore la subordination des autres à celui-
ci. En voilà quelques-unes des questions qui doivent interpeller la façon dont les
formations sociales africaines ont été envisagées dans le passé, et nous encourager
à jeter un regard nouveau sur les sociétés et sur l'État africain3.
La contribution des chercheurs occidentaux, en particulier Européens (ne
serait-ce que par le fait colonial), à la connaissance et à la compréhension des
droits africains ou des ordres juridiques africains, n'est pas négligeable. Bien
sûr, ces recherches ont souvent été entachées par une perspective
ethnocentrique. D'autres fois elles obéissaient à des besoins pratiques ou à des
exigences politiques et administratives coloniales. Cependant, ces travaux ont
aussi été pendant longtemps les seuls qui nous permettaient de débattre sur
l'existence d'ordres juridiques autres que celui étatique, sur le pluralisme juridique
et social, et surtout de remettre en cause une tendance impériale à
l'homogénéisation et à l'uniformisation du monde sous prétexte de rationalisation et
d'universalité.

Le débat qui fait rage aujourd'hui entre universalistes et relativistes n'est pas
nouveau. Toutefois, on n'y gagne pas grande chose si l'on se fige sur des positions
extrêmes, l’égalitarisme absolu par rapport au nihilisme outrageant. Plus on
s'enfonce dans la logique du mouvement de la mondialisation/globalisation, plus
ces positions se radicalisent.
D'une part on cherche à tout prix à imposer un « modèle » comme
unique et vrai, fondé sur l'État (démocratie représentative), le marché libre
(suppression des contrôles) et les droits de la personne (normatifs et formels).
D'autre part, les sociétés civiles réagissent localement, non pas uniquement par
un repli vers le « traditionnel » mais aussi par la quête de valeurs de partage, de
solidarité et identitaires, leur permettant de bâtir des institutions qui
correspondent mieux à leurs besoins.
En ce qui concerne l'Afrique noire, nous prétendons que cette dernière
réaction vers le local sera d'autant plus forte que « l'État africain » se révèle
indépendant », qui remonte aux temps précoloniaux et non pas une fiction post-
moderne. Tant et aussi longtemps que les « élites dirigeantes » africaines
5:
auront le dos tourné à leurs sociétés civiles, la synthèse de l'articulation des
ordres hérités des périodes précoloniales et coloniale, si nécessaire à la
concrétisation de formations sociales plus ou moins achevées, n'aura pas
lieu. Elle est encore plus nécessaire lorsqu'on se penche sur le niveau de
développement de l'Afrique – pas la croissance économique mais la production
de la richesse sociale et sa répartition – à une époque où l'on constate «
l'expansion globale du pouvoir judiciaire » de l'État et son intervention accrue
dans le domaine du politique.4
De nos jours, les sciences sociales font face, en Afrique noire, à un défi de
taille, celui de réussir à construire une approche conceptuelle, épistémologique
et théorique, méthodologique et appliquée, capable de réaliser cette synthèse
historique.
En vue de cette tâche, il nous semble important d'aborder la formation des
États africains non pas comme s'ils étaient ou devraient être la reproduction des
Etats nations occidentaux, mais plutôt comme des corps sociaux concrets, des
institutions historiquement et socialement constituées, fondées sur des ordres
juridiques propres à leurs sociétés. Cela est aussi, croyons-nous, la condition de
dépassement d'un État africain tronqué ou extérieur, au moment même où l'on
doute sérieusement qu'il existe, tant ses fondements sociaux locaux sont
fragiles.
Le droit africain ne peut plus être « traditionnel » ni « moderne ». Il
est droit africain tout simplement. Et puisque tout corps social « est
porteur de droit », il ne se réduit pas à un ordre juridique, mais se réfère à
un ensemble de rapports entre les ordres juridiques, la relevance selon
Santi Romano, comprenant des principes, des directives, des normes et des
sanctions. Il faut néanmoins remarquer, même si on y trouve généralement ces
deux dernières catégories, que l'existence de normes et de sanctions ne constitue
pas un mode exclusif de reconnaissance d'un ordre juridique. Certaines
directives ou normes ne sont pas accompagnées de sanctions.
Face à l'absence de Normes, les décisions des cours, en tant que pouvoir et
entité, assument ce rôle de création. Dans le passé, la plupart des chercheurs,
qui ont étudié le droit et les structures juridiques en Afrique noire, ont mené
leurs recherches dans une perspective ethnocentrique, en utilisant un
vocabulaire et une terminologie propres à leurs cultures et à leurs expériences
de vie.
Cette attitude a souvent limité la portée de ces travaux et de leurs résultats
aussi bien que la compréhension des objets étudiés. Ainsi va-t-il de certaines
pratiques et de rapports sociaux africains, différents, qualifiés de « primitifs »
ou de « sauvages » travers une nouvelle lecture de l'histoire de l'Afrique noire,
on peut se rendre compte de l'existence d'institutions locales qui traversent
des périodes successives, généralement transmises au moyen des traditions
orales et des coutumes, avec des caractéristiques et des dimensions
particulières qui en font des ensembles de dispositions sociales cohérentes,
6:
servant de guide aux rapports sociaux. Ajoutons que ces dispositions –
principes, règles, directives, assemblées - ne sont pas forcément édictées par une
autorité politique. Et ceci est aussi valable lorsqu'elles revêtent un caractère
juridique.

« Malgré le fait que cette réalité soit arrivée à notre époque, et que
personne n'ose nier qu'elle est concrète, les chercheurs et les politiciens autant à
l'extérieur qu'en Afrique même semblent obstinés à l'ignorer ou du moins à
l'attribuer une place très secondaire. Rarement ces réalités dépassent la curiosité
muséologique ou folklorique pour être intégrées à l'étude et à l'analyse
prospective sur la condition actuelle des « États » africains et sur l'avenir de ces
sociétés.
Selon la tradition paradigmatique positiviste légaliste, le droit (lawyers law)
se limite aux normes, aux procédures et aux institutions qui interagissent à
l'intérieur d'un espace sociopolitique déterminé et légitimé par l'État, ses
appareils et ses représentants. Le droit n'existe que lorsque légitimé par des
normes juridiques étatiques. C'est cette perspective, et le modèle qui en
dérive, que les États d'Afrique noire issus de la décolonisation se sont
empressés d'adopter. À première vue, il s'agissait d'une étape importante de leur
émergence, mais surtout de leur reconnaissance par la communauté des États,
ce qui n'est pas sans poser des problèmes fondamentaux quant à sa légitimité,
celle-ci se situant alors à l'extérieur des sociétés africaines.
Dans le contexte de la conjoncture mondiale, un tel choix signifie que les
groupes dirigeants africains ont opté pour la continuité de la dualité juridique
coloniale et pour le maintien de ses bras armés, comme moyen d'assurer leur
pouvoir sur l'ensemble de leurs sociétés. Il faut toutefois ajouter que le
pouvoir politique n'est pas fort parce qu'un État existe - sous-entendu
comme force - mais plutôt parce que la source de sa légitimité se trouve
dans la constitution d'assises sociales internes. Comme contrepartie à la
reconnaissance officielle d'ordres juridiques extra étatiques, par exemple la
justice et le droit coutumiers, le système dualiste servait un propos et un dessein
colonial qui exigeaient que ces ordres juridiques se soumettent à l'hégémonie de
l’ordre de l'État.

Toutes les idéologies qui ont marqué l'accès aux indépendances en


Afrique noire avaient en commun la place et le rôle attribué à l'État : acteur
principal et central de la création de la richesse et de sa répartition, et outil de
l'émancipation sociale et politique des peuples africains. Elles concevaient ainsi
l'État comme le moyen et le médiateur des transformations sociales, alors qu'il
s'affirmait comme l'instrument du parti unique, seul garant de la raison, fut-elle
révolutionnaire ou néocoloniale, et du droit.
De nos jours, les « élites » politiques africaines ont rarement un projet social
que faire de leur société? - ou national - qu'est-ce que la nation en Afrique? Au
7:
mieux, elles bâtissent un État « comprador ». Au pire elles cherchent, dans la
légitimation extérieure mais aussi dans le pillage des ressources et dans les rouages
de la mondialisation, à garantir les moyens de leur reproduction et à assurer les
mécanismes de leur domination et de leur protection locale. Leur finalité n'est pas
la recherche du bien commun, le développement des sociétés africaines ni le bien-
être des citoyens, car elles existent pour et par le pouvoir, touchées, dans les dires
du prix Nobel de Littérature, Wole Soyinka, par le « syndrome du pouvoir, qui
détruit le continent, un pays après l'autre », et qui, s'entre-déchirant, « entraînent
leurs peuples dans l'abîme en tentant d'asseoir leur domination ».7

Quarante ans séparent le rêve de la réalité et marquent un processus de


dégradation sûr et, hélas, à un tel point monstrueux, que l'on est en droit de se
demander s'il ne s'agit pas de la pire tragédie du XXe siècle, quoiqu'en dise les
experts des deux guerres mondiales. Les explications de la catastrophe »
africaine ne font pas l'unanimité et encore moins les solutions prônées. À titre
d'exemple, référons-nous à deux auteurs fort différents, mais dont les propos
nous intéressent particulièrement.
D'une part, Si on fait l'histoire des batailles, le colonialisme a échoué. Il
suffit de faire l'histoire des mentalités pour s'apercevoir qu'il est la plus grande
réussite de tous les temps. Le plus beau fleuron du colonialisme, c'est la farce
de la décolonisation...Les Blancs sont passés en coulisses, mais ils restent les
producteurs du spectacle.8
D'autre part, il faut néanmoins remarquer que : Dès la fin des années quatre-
vingt, le débat sur l'État en Afrique rejoignait...une réflexion plus générale sur la
relation entre la guerre et la formation de l'État, et sur le rapport entre les activités
économiques illicites et l'accumulation primitive capitaliste....ces questions se
posent avec plus d'acuité. Aujourd’hui, d'une part en raison des opportunités que
la mondialisation offre au crime organisé, d'autre part en fonction de la
prééminence des pouvoirs militaires sur les autres forces sociales dans la plupart
des anciens pays colonisés.9
Aujourd’hui, la mondialisation a changé la donne. Les années 1950-1960
sont déjà loin et le monde n'est plus le même. Ce qui est important de relever,
c'est le fait que le colonialisme était une étape historique importante du
mouvement vers la mondialisation et que le principal héritage qu'il a légué à
l'Afrique noire - une certaine structure mentale dominante et un ensemble
d'entités et d’institutions - est plus résistant qu'on a voulu le croire.
Sa durée est intimement liée à la faiblesse du processus de formation de
l'État africain, en grande partie à cause de son incapacité à asseoir sa légitimité
à l'intérieur de la société africaine et à intégrer les ordres extra étatiques,
particulièrement et singulièrement la justice et le droit coutumiers.
Une deuxième remarque s'impose. La criminalisation de l'État africain,
aujourd'hui à la mode, soulève plus de problèmes qu'elle en résout. Car il ne
suffit pas de constater que la classe dirigeante est corrompue, qu'elle plonge
8:
continuellement dans des affaires illégales, pour définir l'État qu'elle contrôle
comme criminel. Celui-ci peut ne pas être légitime, mais son hégémonie ou
quasi-monopole du droit et de la justice positive le place dans une position
unique, c’est-à-dire celle de « posséder » la légalité et la violence, et donc la
décision de poursuivre quelqu'un.
D'autre part, la thèse de Charles Tilly10 à laquelle se réfère J.F. Bayart,
avait pour objet particulier les sociétés européennes et le Japon, à partir du
XVIIe siècle. L'appliquer au cas de l'Afrique noire aujourd’hui demande une
certaine prudence, car la possibilité de reproduire à l'infini un schéma ou une
structure mentale dont on cherche à se libérer est trop considérable. On demeure
de pleins pieds dans le cadre de l’hégémonie étatique. Non seulement faut-il
chercher une réponse à la question comment exiger à l'État de respecter son
propre droit et de réprimer sa propre délinquance, mais on risque aussi de
justifier la situation actuelle africaine comme une phase normale de la
formation de l'État, oubliant les spécificités de l’histoire de l’Afrique, puisque «
nous aussi, nous sommes déjà passés par là ».
Hart11 considère que jusqu'à ce que les normes soient appliquées sur des
cas spécifiques, elles demeurent des coutumes. Celles-ci ne deviennent lois que
lorsqu'un ensemble cohérent et particulier de coutumes est reconnu comme tel
par un système juridique déterminé, c'est-à-dire étatique.
La reconnaissance formelle ou tacite d'une coutume par une cour ou un
tribunal ne peut pas se fonder que sur un critère mettant en évidence son
caractère ou sa nature « raisonnable ». Toujours selon Hart, un « ordre tacite »
existe au moment où aucune action de l'autorité, l'État ou ses représentants,
n’empêche une action par un subordonné, citoyen ou entité. Il sera alors
considéré au même titre que la loi, en tant que norme juridique d'État.
Toutefois, le silence du droit étatique ne signifie pas la délégation tacite
de l'autorité légale vers d'autres ordres (marchés, corporations, églises,
entreprises, familles). La formalisation et l'institutionnalisation des structures
étatiques de contrôle social, en ne reconnaissant pas les coutumes ou les normes
extra étatiques comme « raisonnables », peuvent faire obstacle à l'existence et
au fonctionnement des formes de contrôle social et aux pratiques qui lui sont
associées, simplement parce qu'elles se situent en dehors de l'espace juridique et
judiciaire de l'État.
La domination hégémonique des formes dites étatiques rend ainsi
difficile la survie à long terme des formes extra étatiques, mais aussi leur
transformation et leur épanouissement. Au lieu d'établir des ponts et des
modes cohérents d'articulation des différents ordres juridiques, la relation
actuelle entre ces deux « mondes » gaspille les possibilités de collaboration
entre leurs opérateurs et leurs acteurs sociaux. Ce qui n'est pas sans
conséquences sur la reconnaissance et la légitimité de l'ordre étatique, mais
certainement aussi sur la prolifération des différends12 et des litiges entre
ces ordres. Si, pour Hart, la coutume n'est pas si importante puisqu'elle n'est
9:
rien d'autre qu'une source secondaire du droit dans les sociétés modernes, son
opinion n'est, toutefois, pas partagée par tout le monde. Roderick MacDonald13,
entre autres, affirme que tous les ordres normatifs ne sont pas implicitement
soumis à la régulation légale, à la reconnaissance par le droit et les institutions
de la justice étatiques. Ils peuvent très bien exister et fonctionner sans cette
reconnaissance et avoir une incidence certaine sur les rapports sociaux concrets.
Les politiques d'assimilation culturelle des régimes coloniaux en Afrique
noire - il faudra cependant distinguer particulièrement entre les Britanniques et
les autres, surtout les Français et les Portugais - n'ont pas réussi à intégrer les
pratiques et les mécanismes africains de résolution des conflits aux systèmes
juridiques européens.
Le but de l'articulation opérée par ces régimes était d'aboutir non pas à un
métissage des cultures mais à la reproduction de deux mondes distincts et
séparés, tout en préservant la suprématie des valeurs de la puissance
conquérante. Celles-ci étaient toujours déterminantes en dernière instance et
définissaient le cadre ainsi que les limites des pratiques et de l'action des
institutions africaines.
Les nouvelles tentatives « timidement » réalisées par un nombre réduit
d'États africains après les indépendances, depuis les références faites au droit et
à la justice coutumière dans les Constitutions jusqu'à leur codification, n'ont pas
eu comme résultat l'intégration, même partielle, de l'immensité et de la diversité
des pratiques et des institutions fragmentaires et locales dans un système qui se
veut national et universel.
Ce mouvement vers la codification des coutumes, bien que louable dans
ses intentions pures, devient de plus en plus une sorte de transposition et
modification parcellaire des ordres juridiques coutumiers, de tradition orale et
parfois spontanés et subjectifs, en un droit à l'image de l'ordre juridique
étatique, écrit, positif et objectif. En fait, ce mouvement fini par dépouiller les
ordres juridiques de leur essence historique et sociale.
Selon la définition de Hart, l'incapacité de l'État « national » à
reconnaître légalement et concrètement l'importance de la coutume et des
pratiques juridiques qui en découlent, a conduit à un vide juridique caractérisé
par l'absence de liens véritables et réfléchis, c'est-à-dire selon des choix
sociétaux, entre des espaces politico-juridiques en apparence opposés.
La plupart des populations des pays africains concernés se réfèrent
davantage à la justice et au droit coutumier dans leur vie quotidienne. Les
sociétés civiles14 sont composées grossièrement à 60 % par des classes sociales
rurales ou des populations en transition de la vie rurale à la vie urbaine. De la
migration vers les villes, pour des raisons économiques et matérielles, au
déplacement forcé dont l'origine se trouve dans le degré de violence et dans la
constance cyclique des disputes pour le pouvoir, des conflits et des guerres, ce
mouvement de transition crée un espace social instable et incertain.
Cette instabilité est en grande partie due à son caractère hautement
10:
anomique, résultat probable d'une articulation des ordres juridiques qui fait
défaut. Il s'agit d'une masse de population qui devient chaque fois plus
considérable, autant en termes de volume que de densité sociale, et dont les
problèmes identitaires s'accumulent sans que les pouvoirs politiques y prêtent
une attention quelconque. D'un côté la modernité africaine tronquée », avec un
ordre juridique qui se veut unique, légal mais illégitime.
De l'autre côté une tradition plurielle bien enracinée d'ordres juridiques
légitimes mais « illégaux », et entre les deux une sorte de no man's land, où
règne la débrouillardise avec, pour conséquences immédiates, le discrédit et le
manque d'autorité de l'ordre juridique étatique et son incapacité à prétendre elle-
même respecter les règles qu'elle veut imposer.
A
« l'époque de la mondialisation et de la « deuxième » modernité, on pourra
difficilement limiter le pluralisme des ordres juridiques, étroitement lié au
développement de rapports sociaux multiples chaque fois plus rapide et élargi,
au multiculturalisme comme une spécificité africaine. Il nous paraît impossible
pour un État, quoiqu'il soit, de réguler, légiférer et contrôler tous les
comportements et toutes les rapports sociaux de ses citoyens, à tout moment et
dans n'importe quelles circonstances. Ce qui fait problème, ce n'est tant
l'existence d'un droit et d'une justice étatiques, mais son action et sa
prétention à tout vouloir réguler, légiférer et contrôler, alors qu'on sait et
on connaît d'autres formes de justice et de droit, créées en dehors de l'État,
Dont les décisions, bonnes ou mauvaises, sont bien réelles. Faute de
Reconnaissance « légale » par le droit étatique, elles deviennent secondaires
dans le meilleur des mondes.
Du monopole de la violence « légitime »15 au contrôle des instruments de
sa suprématie, l'État en action pousse la justice et le droit coutumiers à une plus
ou moins clandestinité, sauf lorsqu'il lui convient de faire autrement, par crainte
ou incapacité inavouées, ou quand il y trouve un avantage. Cela ne veut pas dire
que l'absence de reconnaissance légale empêche l'existence et le
fonctionnement des ordres extra étatiques ou le pouvoir des autorités dites
traditionnelles africaines de mettre en pratique leurs décisions. L'État moderne »
africain agit souvent et au mieux de la même manière que les États coloniaux
avant lui. Surtout pour des raisons politiques ou économiques, cet État «
consent » à l'existence de la justice et du droit coutumier.
Dans un tel contexte, le Droit est non seulement une entité comprenant un
ensemble de régulations, de normes procédurales et de stratégies
institutionnelles étatiques, mais aussi un espace public ouvert englobant les
ordres, les procédures, les coutumes, les traditions et les mœurs situées en
dehors de l'ordre juridique de l'État, et auxquels les individus et les groupes
sociaux se réfèrent pour déterminer leurs comportements, leurs rapports et
satisfaire des intérêts communs ou particuliers. En tant qu’espace public il est
aussi un lieu de production, de gestion et d’accumulation de savoirs spécifiques
11:
et multiples, qui orientent l’action des acteurs sociaux et les débats entre eux
que ces actions suscitent.
Chaque ordre juridique a un but spécifique, mais le Droit ainsi défini
doit se fixer un objectif plus large, celui de permettre à la société
d'atteindre la plus grande et la plus équitable harmonie possible de son
ordre social. Pour cela, on doit commencer par se convaincre qu'il n'est pas
éternellement juste ou encore le meilleur possible. L'État et son ordre
juridique ne sont qu'un des nombreux moyens dont on dispose pour réaliser cet
objectif. Selon les conjonctures et les périodes historiques, selon les acteurs
sociaux et leurs intérêts et selon les rapports de forces dans les sociétés, on
arrive à des compromis meilleurs ou pires qui déterminent les formes
(contenants), les moyens et les résultats (contenu) de l'articulation des différents
ordres.
Les « consensus » à réaliser ont du sens seulement lorsque les valeurs et
les intérêts manifestés individuellement et collectivement se fixent comme
objectif commun d'atteindre une justice juste - combien difficile, nous en
convenons - c'est-à-dire fondée sur le civisme, la tolérance et la solidarité. Ces
trois axes de la justice « utopique » sont étroitement liés au désir et à la quête
d'un monde meilleur », un espace et un temps d'espérance, comme l'entendait
Bloch.16
Or, les possibilités qu'ils créent impliquent la révision de la notion de
citoyenneté et de son statut, le refus de la suprématie d'un ordre juridique sur les
autres, et la croissance de la capacité à améliorer continuellement l'articulation
possible entre les différents ordres juridiques. Cela suppose le réaménagement
constant des rapports entre les ordres, en vue de nous rapprocher un peu plus et
à chaque instant d'une justice dont la tâche première serait de réaliser le «
Maximin des situations matérielles »17 : Ce qui rend une société juste,..., c'est
que grâce à ses institutions la situation des plus défavorisés parmi ses membres
y est (durablement) meilleure qu'elle ne le serait si d'autres Institutions
(satisfaisant également les conditions éventuellement imposées) avaient été
choisies18.
En Afrique noire nous nous trouvons face à des sociétés multiculturelles,
multiethniques et multinationales, qui sont marquées forcément par des
rencontres avec d'autres cultures, d'autres ethnies et d'autres nations, et qui
portent l'empreinte de la résistance, de l'assimilation culturelle, de la domination
économique et de la soumission politique. Ne pas tenir compte des résultats
possibles et réels de ces moments historiques, c'est adopter une perspective qui
se prétend « unique », celle de l'universalisme homogénéisant régnant. Mais se
réfugier dans le passé, et revendiquer le droit à une différence outrancière, c'est
aussi nier la réalité de ces rencontres, de la présence et des réalisations de l' «
autre ». On versera alors facilement dans la construction de mythes guérisseurs
de maux infligés par la nostalgie, mais en accumulant des obstacles qui rendront
la synthèse nécessaire au compromis plus difficile et lente.
12:
Qu'il s'agisse de l'ordre juridique étatique, coutumier ou un autre, aucun
n'échappe au lien que les individus et les groupes font entre ces entités et
leurs valeurs politiques, économiques, morales, éthiques, esthétiques, etc.,
respectives. Le Droit fait alors face, sous le sceau d'un relativisme de bon
aloi, au rapport espace-temps et aux accouplements contradictoires qu'il crée
et qu'il prétend séparer, l'ordre et le désordre, le juste et l'injuste, le bien et le
mal, le bon et le mauvais, le beau et le laid.
Une démarche, parmi plusieurs autres, nous semble intéressante et
possible pour arriver à une synthèse compréhensible de la formation de l'État
africain et de son rapport aux ordres juridiques. Je fais ici référence aux
travaux multidisciplinaires entamés par une série de chercheurs qui
définissent le métissage19 au-delà de la biologie, et le situe plutôt dans la
culture au sens large : Le métissage n'est jamais seulement biologique. Il
n'existe que par rapport aux discours tenus sur cette notion même et face aux
valeurs hégémoniques dominantes d'identité, de stabilité et d'antériorité...le
métissage contredit précisément la polarité homogène/hétérogène. Il s'offre
comme une troisième voie entre la fusion20 totalisante de l'homogène et la
fragmentation différentialiste de l'hétérogène.21
Nous croyons que cette approche pourra nous aider, à l'époque actuelle,
à résoudre le difficile problème de la construction d'une synthèse capable
d'établir un équilibre entre les exigences de l'universalisme de la
mondialisation (du droit international) et le relativisme requis par le respect
des besoins et des réalités locales.

2. APPROCHE PEDAGOGIQUE

Chaque séance sera introduite par un exposé magistral du professeur,


destiné à ouvrir une discussion avec les étudiants à partir des textes du codex (il
sera disponible la première semaine de cours). Les textes indiqués en lecture
pour chaque séance sont choisis pour permettre d’alimenter ces débats. Ils
doivent en conséquence obligatoirement être lus par TOUS les participants.
Les débats contradictoires et les discussions critiques des textes sont des
éléments essentiels du séminaire qui comptent pour l’évaluation. Le support
pédagogique principal reste le recueil de textes en lecture obligatoire pour
chacune des séances. Ils peuvent, à l’occasion, être complétés par des documents
audiovisuels que nous visionnerons ensemble.
13:
3. LES OBJECTIFS DU COURS

L’objectif général de ce cours est triple :

Vous familiariser avec une approche qui prend de la distance, du recul avec
les objets juridiques et judiciaires pour en faire des objets d’analyse

- vous permettre d’assimiler quelques-unes des grandes approches qui


balisent la réflexion en sociologie du droit et de la justice

- vous donnez un aperçu de ce que les travaux de recherche actuels qui


portent sur des questions de sociologie du droit et de la justice apportent à la
compréhension de la société.

3. LA STRUCTURATION DU COURS
Le cours est structuré autour de deux temps.
Un premier temps est introductif. Il vise à poser les bases
indispensables pour comprendre la suite (séance introductive ; séance sur le
droit dans la régulation sociale ; séance sur les cultures juridiques et
systèmes judiciaires).
Un deuxième temps du cours sera consacré à analyser quatre grandes
façons de penser le rôle du droit dans la société à travers quelques grands
auteurs et mouvements qui ont marqué la sociologie du droit.
4. L’EVALUATION
Le cours fait l’objet d’une évaluation en fin de période. Il s’agit d’une
épreuve écrite en temps limité (2 h). Le sujet est constitué de 4 courtes
questions de réflexion qui, sans porter sur une question de cours stricto
sensu, porteront sur les thèmes abordés dans le cours. Exemples de
questions : « Le droit est-il seulement une technique ? » ; « Les magistrats
peuvent-ils être militants ? » ; « L’Etat, une construction forcément juridique
? » ; « la loi, moyen de la domination ? », etc.

CHAPITRE I. LA SOCIOLOGIE DU DROIT ET DE LA JUSTICE


14:
SECTION 1. PRELIMINAIRES A LA SOCIOLOGIE DU DROIT

§1. LE POINT DE DEPART : LE DROIT EST OMNIPRESENT


ET POLYMORPHE
« Rien de ce qui est humain n’est a priori étranger au droit. Il n’est
point d’activité sociale qui ne ressortisse plus ou moins directement d’un
cadre juridique ». Cette citation de Louis Assier-Andrieu (1996, p. 29),
anthropologue du droit, rappelle l’omniprésence du droit dans la vie sociale,
en particulier pourrait-on ajouter dans des sociétés modernes où la
domination est fondée sur un modèle légal-rationnel.

Le droit est présent à travers une pluralité de manifestations


sociales, qui prennent la forme d’idées, de personnes, d’objets que nous
côtoyons ou sommes amenés à côtoyer dans nos vies. Le droit ce sont à
la fois des textes (un texte de loi, une décision de jurisprudence, une
convention collective...), des professionnels (magistrats, avocats…), mais
aussi des bâtiments (un palais de justice, un cabinet d’avocat, un
établissement pénitentiaire…), des objets matériels (un feu rouge, le
tampon d’une mairie, un uniforme…), ou encore des cadres de pensées,
représentations cognitives susceptibles de devenir des arguments (« j’ai
le droit » / « il n’a pas le droit »).

Le droit est donc partout mais il est lui-même polymorphe : c’est à


la fois une dimension essentielle du monopole de la contrainte légitime
que détient l’Etat, avec son cortège de professionnels spécialisés
(militaires, policiers, magistrats, surveillants de prison, notaires,
huissiers…), mais ce peut aussi être une arme mobilisée dans des luttes
individuelles ou collectives, que déploient des individus, des syndicats, ou
des associations qui défendent telle ou telle cause. Le droit fournit en effet
des ressources, l’action en justice et le procès peuvent être des scènes où
donner de la publicité à une revendication sociale.

La vie sociale et politique fourmille d’exemples de cette


omniprésence du droit et de la justice : il suffit d’ouvrir le journal pour
s’en rendre compte. Mais une des spécificités du droit tient à ce qu’il est
un savoir technique, spécialisé, comportant son propre vocabulaire, sa
propre logique de mise en ordre du monde. Il n’est pas toujours facile par
conséquent d’en saisir les tenants et les aboutissants lorsque l’on n’est pas
soi-même juriste.

SECTION 2. LA SOCIOLOGIE DU DROIT


15:
Selon Alfred Espinas, qui a écrit, au dire d’Émile Durkheim, le « premier
chapitre de la sociologie », les sociétés humaines doivent se comprendre
comme des organismes vivants, comme des réalités collectives complexes et
non comme de simples juxtapositions d’individus4. Plus tard, Max Weber a
défini la sociologie en tant que « science qui se propose de comprendre par
interprétation l’activité sociale, et par là d’expliquer causalement son
déroulement et ses effets »5.
Et Durkheim de préciser le domaine de la sociologie : « Le fait social
[qui] se reconnaît au pouvoir de coercition externe qu’il exerce ou est
susceptible d’exercer sur les individus ; et la présence de ce pouvoir se
reconnaît à son tour soit à l’existence de quelque sanction déterminée, soit à
la résistance que le fait oppose à toute entreprise individuelle qui tend à lui
faire violence »6. La sociologie est donc, pour reprendre Auguste Comte qui
avait annoncé sa naissance dans la 47e leçon de son Cours de philosophie
positive, une « science positive des faits sociaux »7, parmi lesquels se trouvent
des institutions i.e. des « croyances et modes de conduite institués par la
collectivité »8, des représentations et des comportements humains, si bien que la
sociologie est encore la « science des institutions, de leur genèse et de leur
fonctionnement »9.

§1. DES RELATIONS ETROITES ENTRE SOCIOLOGIE ET


DROIT

Sociologie et juriologie (science du droit), toutes deux branches des


sciences humaines et sociales10, entretiennent nécessairement certaines
4
A. ESPINAS, Des sociétés animales, 2e éd., Germer Baillère, 1878 (cité par P. ROSANVALLON, «
La démocratie : esquisse d’une théorie générale – Cours au Collège de France (3/10) », L’Éloge du
savoir, France culture, 11 avr. 2013).
5
M. WEBER, Économie et société, t. I (1922), Plon, 1971, p. 23.
6
É. DURKHEIM, Les règles de la méthode sociologique, 2e éd. (1937), Puf, coll. Bibliothèque de
philosophie contemporaine, 1973, p. 11. Durkheim ajoutait qu’ « est fait social toute manière de faire
ou de penser, fixée ou non, susceptible d’exercer sur l’individu une contrainte extérieure ; ou bien
encore qui est générale dans l’étendue d’une société donnée tout en ayant une existence propre,
indépendante de ses manifestations individuelles » (ibid., p. 14).
7
A. COMTE, Cours de philosophie positive, t. I, Bachelier, 1830 (cité par G. GURVITCH, Éléments
de sociologie juridique, Aubier, 1940, p. 10).
8
É. DURKHEIM, Les règles de la méthode sociologique, 2e éd. (1937), Puf, coll. Bibliothèque de
philosophie contemporaine, 1973, p. XXII.
9
Ibid.
10
L. M. FRIEDMAN, « La sociologie du droit est-elle vraiment une science ? », Dr. et société 1986, p.
114. Il n’est donc pas possible de retenir que, « avant 1940, on ne peut discerner chez les spécialistes
des sciences sociales un intérêt scientifique pour l’étude du droit » (J.-G. BELLEY, « L’État et la
régulation juridique des sociétés globales – Pour une problématique du pluralisme juridique »,
Sociologie et sociétés 1986, n° 18, p. 22) puisqu’il existait depuis longtemps des juristes intéressés par
16:
affinités1 dès lors que l’objet d’étude de l’un est une partie de celui de
l’autre2 et que certains auteurs on cite, par exemple, Emmanuel Lévy11
paraissent ne pas appartenir ou avoir appartenu à une discipline plus qu’à
l’autre. Notamment, toutes deux entendent être « objective[s], spécifique[s],
méthodique[s] »12, indépendantes de toute métaphysique et de toute politique13,
afin de ne pas se voir traitées comme des « branche[s] de la philosophie générale
»14 ce qui n’interdit pas que, peut-être, l’une y parvienne mieux que l’autre15 .

De plus, à en croire Durkheim, la sociologie se concentre sur le problème


de la contrainte sociale, alors que la contrainte juridique, qui est une forme
particulière de contrainte sociale, se présente tel un élément décisif pour le
phénomène juridique que Kelsen rattachait très directement à l’idée de «
contrainte sociale organisée »16. Cependant, il semble fort qu’il y ait autant
d’éléments qui opposent sociologie et juriologie que d’éléments qui les
rapprochent ; et l’idée d’une « sociologie du droit » ou « sociologie juridique »
ne peut ou, du moins, n’a pu qu’interroger.

§2. LA SITUATION PRECAIRE DE LA SOCIOLOGIE DU


DROIT PARMI LES DISCIPLINES ACADEMIQUES
La sociologie n’a été réellement institutionnalisée, en France, que
tardivement, si bien que, dans les années 1960, les universités ne délivraient
encore qu’un certificat apparenté à la licence de philosophie et il n’existait nul
cursus propre1 ; cela même si la discipline existait depuis le début du siècle et si
Durkheim et d’autres avaient depuis longtemps affirmé que « la sociologie n’est
l’annexe d’aucune autre science ; elle est elle-même une science distincte et
autonome »2, le sociologue bordelais ayant fondé L’Année sociologique en 1896.
La situation de la sociologie du droit n’a pu qu’être encore plus précaire et,
aujourd’hui toujours, elle ne paraît pas véritablement institutionnalisée17, de telle
le droit. De même, il n’est pas possible d’opposer « les juristes, d’une part, et les spécialistes des
sciences sociales, d’autre part » (ibid., p. 18). Cf., également, É. SERVERIN, Sociologie du droit, La
découverte, coll. Repères, 2000.
11
F. AUDREN, B. KARSENTI, « Emmanuel Lévy (1871-1944) : juriste, socialiste et sociologue », Dr.
et société 2004, p. 75 s.
12
É. DURKHEIM, Les règles de la méthode sociologique, 2e éd. (1937), Puf, coll. Bibliothèque de
philosophie contemporaine, 1973, p. XII. Cf., également, Dr. et société 2008, n° 69-70, « Quelles
méthodes pour la sociologie du droit et de la justice ? ».
13
Ibid., p. 141.
14
Ibid., p. XII (« la sociologie n’est pas condamnée à rester une branche de la philosophie générale »).
15
Cf. R. HUBERT, « Science du droit, sociologie juridique et philosophie du droit », Arch. phil. droit
1931, p. 55 s. ; D. TOURET, Introduction à la sociologie et à la philosophie du droit : la bio-logique
du droit, Litec, 1995.
16
H. KELSEN, Théorie pure du droit, 2e éd., trad. Ch. Eisenmann, Dalloz, 1962, p. 73.
17
Cf., bien que ces études soient maintenant datées, A.-J. ARNAUD, « Une enquête sur l’état actuel de
la sociologie juridique », RTD civ. 1976, p. 492 s. ; F. TERRÉ, « Un bilan de la sociologie juridique »,
JCP 1966, I, n° 2015. Bien évidemment, cela se discute et on peut soutenir que la sociologie juridique
17:
sorte que sa place dans le champ des savoirs ne manque pas de poser question et
qu’il semble excessif de parler, à son égard, de « succès »18. Par exemple, on fait
parfois de la théorie réaliste de l’interprétation le fondement de toute sociologie
du droit19, alors que, si les réalistes américains recourent abondamment à des
considérations sociologiques lorsqu’il s’agit de comprendre les choix des juges20
, théorie réaliste du droit et sociologie du droit n’ont ni la même ambition ni les
mêmes outils ; et un sociologue comme Gurvitch était sans doute plus proche du
jusnaturalisme que du réalisme21.

se serait vue institutionnalisée « durant la période 1940-1980 » (J.-G. BELLEY, « L’État et la


régulation juridique des sociétés globales – Pour une problématique du pluralisme juridique »,
Sociologie et sociétés 1986, n° 18, p. 18). Tout dépend des critères de l’institutionnalisation retenus.
Par rapport à la science juridique, à la sociologie et à beaucoup de matières désormais parfaitement
installées dans le paysage disciplinaire français, il semble que la sociologie du droit, pour l’heure, ne
soit guère institutionnalisée. Peut-être estelle « semi-institutionnalisée » ou « en voie
d’institutionnalisation ». Le même auteur qui évoque l’institutionnalisation aboutie de la sociologie du
droit ajoute d’ailleurs que celle-ci reste marquée par des « problèmes d’identité » (ibid.). Un autre
qualifie la sociologie du droit de « jeune branche des sciences sociales » (Th. RAISER, « Les relations
entre la sociologie du droit et les sciences juridiques », Dr. et société 1989, p. 131).
18
J.-C. MARCEL, « Georges Gurvitch : les raisons d’un succès », Cahiers internationaux de
sociologie 2001, n° 110, p. 97 s.
19
M. TROPER, Pour une théorie juridique de l’État, Puf, coll. Léviathan, 1994, p. 99.
20
Par exemple, R. B. M. COTTERRELL, The Sociology of Law – An Introduction, 2e éd.,
Butterworths (Londres), 1992 ; R. TOMASIC, The Sociology of Law, Sage Publications (Londres),
1985.
21
Par exemple, le sociologue soutenait qu’un fait peut être « normatif » à condition d’être « pénétré de
valeurs juridiques et morales » (G. GURVITCH, Le temps présent et l’idée du droit social, Vrin, 1932,
p. 129). Mais Carbonnier, à la vue des écrits de Gurvitch, de commenter : « La sociologie juridique
était mise en péril de philosophie du droit. […] Le fait est que, s’il fallait une sociologie du droit qui
fût une vraie science, elle aurait bien dû se montrer plus matérialiste, plus résolument agnostique en
faits d’essences » (J. CARBONNIER, Sociologie juridique, Puf, coll. Quadrige, 1994). Cf., également,
D. TOURET, Introduction à la sociologie et à la philosophie du droit : la bio-logique du droit, Litec,
1995.
18:
Il faut néanmoins réserver un sort particulier au CNRS (Centre national de
la recherche scientifique), dont la devise est significativement « dépasser les
frontières », puisque la sociologie du droit y est autrement acceptée et
développée que parmi les facultés de droit. Ainsi sa section est-elle intitulée «
sociologie et sciences du droit ». Les intrications entre sociologie et juriologie
connaissent de ce fait une consécration institutionnelle. Reste que,
globalement, la situation est bien celle d’une précarité universitaire de la
sociologie du droit22.

SECTION 3.L’ANCIENNETE DE LA SOCIOLOGIE DU DROIT

Cette précarité ne s’explique pas par un éventuel caractère récent de la


discipline puisque les premiers sociologues du droit étaient quasiment
contemporains des premiers sociologues les uns se confondant d’ailleurs avec
les autres et puisque l’emploi de l’expression « sociologie du droit » est attesté
dès 189223. Certes, le positivisme d’inspiration comtienne s’est peu intéressé
au droit, privilégiant l’étude des liens sociaux effectifs et voyant dans les
juristes des « conservateurs à la pensée rigide »24 ; « tout se passait alors
comme si le droit était au fait social ce que la métaphysique est au
positivisme »25 et Auguste Comte, faisant du droit un « vestige
métaphysique, absurde autant qu’immoral », proposait de « faire disparaître
irrévocablement l’idée de droit »26. De plus, Comte s’opposait à toute division
de la sociologie en sous-branches distinctes27.
Il n’en demeure pas moins que, historiquement, Durkheim réservait une place
importante au droit public1 et que les premiers sociologues du droit2 au nombre

22
É. DURKHEIM, Les règles de la méthode sociologique, 2e éd. (1937), Puf, coll. Bibliothèque de
philosophie contemporaine, 1973, p. 143.
23
Le juriste italien Dionisio Anzilotti aurait été le premier, en 1892, à utiliser ladite expression (A.J.
ARNAUD, Critique de la raison juridique – 1. Où va la sociologie du droit ?, LGDJ, 1981). On fait
également d’Eugen Ehrlich l’auteur de la première formulation explicite de la « sociologie juridique »,
en 1913 (E. EHRLICH, Grundlegung der Soziologie der Rechts [Principes fondamentaux de la
sociologie du droit], 1913 (cité par J. COMMAILLE, « Sociologie juridique », in D. ALLAND, S.
RIALS, dir., Dictionnaire de la culture juridique, Lamy-Puf, coll. Quadrige-dicos poche, 2003, p.
1423)).
24
J.-G. BELLEY, « L’État et la régulation juridique des sociétés globales – Pour une problématique du
pluralisme juridique », Sociologie et sociétés 1986, n° 18, p. 22.
25
É. MAULIN, « Positivisme », in D. ALLAND, S. RIALS, dir., Dictionnaire de la culture juridique,
LamyPuf, coll. Quadrige-dicos poche, 2003, p. 1173.
26
Cité par G. GURVITCH, Éléments de sociologie juridique, Aubier, 1940, p. 11. Auguste Comte
imaginait que la société serait fondée sur une harmonie préalable excluant toute antinomie, tout
conflit, qui exigeraient pour être tranchés des garanties formelles caractéristiques de la règlementation
juridique
(ibid.).
27
J. CARBONNIER, Théorie sociologique des sources du droit, Association corporative des étudiants
en droit de l’Université Panthéon-Sorbonne, 1961, p. 20.
19:
desquels figuraient certainement l’universitaire bordelais28, qui voyait dans le
droit le « document le plus précieux »29, Karl Marx30 ou encore Max Weber31
(qui avaient reçu Le sociologue bordelais expliquait ainsi : « Quand on veut
connaître la façon dont une société est divisée politiquement, dont ces
divisions sont composées, la fusion plus ou moins complète qui existe entre
elles, ce n’est pas à l’aide d’une inspection matérielle et par des
observations géographiques qu’on peut y parvenir ; car ces divisions sont
morales alors même qu’elles ont quelque base dans la nature physique.
C’est seulement à travers le droit public qu’il est possible d’étudier cette
organisation, car c’est ce droit qui la détermine, tout comme il détermine nos
relations domestiques et civiles »32 .
En outre, Durkheim observait que, alors que dans beaucoup de phénomènes
sociaux la psychologie joue un grand rôle, le phénomène juridique est plus
objectif parce qu’il se matérialise dans des écrits qui peuvent être étudiés comme
des choses. Et, parmi tous les phénomènes sociaux, le juridique est celui qui
accuse avec le plus de relief l’idée de contrainte sociale.
Il ne paraît pas pertinent de reprendre l’affirmation de Carbonnier selon

28
É. DURKHEIM, De la division du travail social (1893), Puf, coll. Quadrige, 1998 ; S. LUKES, A.
SCULL, Durkheim and the Law, Blackwell (Oxford), 1983; F. CHAZEL, « Émile Durkheim et
l’élaboration d’un
“programme de recherche” en sociologie du droit », in F. CHAZEL, J. COMMAILLE, dir., Normes
juridiques et régulation sociale, LGDJ, coll. Droit et société, 1991. Dans De la division du travail
social, le sociologue distinguait « solidarité mécanique » et « solidarité organique » et insistait sur le
lien de chacune avec des types de droit : le droit répressif pour la solidarité mécanique et le droit «
coopératif » ou « restitutif », reposant sur le contrat, pour la solidarité organique. Par ailleurs, selon
Gurvitch, Durkheim a favorisé le développement de la sociologie du droit en distinguant trois sous
matières dans la sociologie générique : « La morphologie sociale (étude de la surface matérielle de la
société, chiffrable et mesurable), la phisiologie sociale (étude des institutions, symboles, valeurs, idées
collectives… dont fait partie la sociologie juridique) et la sociologie générale » (G. GURVITCH,
Éléments de sociologie juridique, Aubier, 1940, p. 14-15).
29
Cité par M. GRAWITZ, Méthodes des sciences sociales, 11e éd., Dalloz, coll. Précis, 2001, p. 155.
30
Marx peut sans doute être envisagé en tant que sociologue du droit dès lors qu’il recherchait de
quelle manière « le droit est l’expression exclusive de la domination d’une classe — classe capitaliste
ou classe ouvrière, selon les époques de l’histoire — » (J. CARBONNIER, Sociologie juridique, Puf,
coll. Quadrige, 1994, p. 125). Cf., également, J. MICHEL, Marx et la société juridique, Publisud,
1983.
31
M. WEBER, Sociologie du droit (1922), trad. J. Grosclaude, Puf, coll. Recherche politique, 1986 ; J.
P. HEURTIN, N. MOLFESSIS, dir., La sociologie du droit de Max Weber, Dalloz, coll. L’esprit du
droit, 2006 ; P. LASCOUMES, dir., Actualités de Max Weber pour la sociologie du droit, LGDJ, 1995
; Dr. et société 1988, n° 9, « Max Weber » ; M. COUTU, Max Weber et les rationalités du droit,
LGDJ-Presses de l’Université Laval (Paris-Québec), 1995 ; J. FREUND, Sociologie de Max Weber,
Puf, coll. Sup-Le sociologue, 1966 ; Ph. RAYNAUD, Max Weber et les dilemmes de la raison
moderne, Puf, coll. Recherches politiques, 1987 ; Th. RAISER, « Les relations entre la sociologie du
droit et les sciences juridiques », Dr. et société 1989, p. 126-128.
32
É. DURKHEIM, Les règles de la méthode sociologique, 2e éd. (1937), Puf, coll. Bibliothèque de
philosophie contemporaine, 1973, p. 13). Concernant le droit privé, cf. J. CARBONNIER, « Droit
privé et sociologie », in Centre international de synthèse, Le droit, les sciences humaines et la
philosophie, Vrin, 1973, p. 35 s
20:
laquelle L’Esprit des lois de Montesquieu aurait été le premier ouvrage de
sociologie juridique en ce que le philosophe s’y adonnait à une « typologie des
gouvernements à des fins comparatives » et recherchait les causes déterminantes
de l’apparition, du développement et de la disparition des lois et règles de droit33
.
Une formation juridique) écrivaient au début du XXe s.1. Néanmoins, il est
vrai que les recherches en sociologie du droit se sont surtout développées après
la Seconde Guerre mondiale, en particulier sous l’égide de Georges Gurvitch, qu
qui s’est lancé dans une véritable théorisation de la discipline34, et d’Henri Lévy-
Bruhl35.

§1. L’APPROCHE A PRIORI NEGATIVE DE LA SOCIOLOGIE


DU DROIT PAR LES SOCIOLOGUES ET PAR LES JURISTES
Le « retard »36 de la sociologie du droit s’explique surtout par le peu
d’attrait manifesté à son égard par les sociologues et, plus encore, par les
juristes, qui, aujourd’hui autant qu’hier, « s’unissent pour nier son
opportunité »37. Certainement les sociologues comme les sociologues du droit
ignorent-ils la dimension normative du droit, les relations juridiques n’étant
comprises qu’en tant qu’expression institutionnelle des relations effectives entre
les individus ou entre les groupes38, mais c’est là la logique immanente à toute
approche sociologique des phénomènes juridiques39.

33
J. CARBONNIER, Théorie sociologique des sources du droit, Association corporative des étudiants
en droit de l’Université Panthéon-Sorbonne, 1961, p. 12
343434
Gurvitch entendait, non pas poursuivre l’œuvre entamée par Durkheim, par les juristes-
sociologues de Bordeaux ou de Toulouse et par les tenants de la Sociological Jurisprudence
américaine, mais poser de nouvelles bases pour la sociologie du droit (cf. G. GURVITCH, «
Problèmes de sociologie du droit », in Traité de sociologie, t. II, Puf, 1968, p. 173 s.). Il proposait ainsi
de distinguer différentes sous-disciplines tout à fait originales : « sociologie juridique systématique ou
microphysique », « sociologie juridique typologique ou différentielle » et « sociologie juridique
génétique » (G. GURVITCH, Éléments de sociologie juridique, Aubier, 1940, p. 24 s.). Partant, il
pouvait affirmer, par exemple, que son champ d’étude correspond aux « problèmes de sociologie
juridique génétique, analysés par la macrosociologie dynamique du droit, étudiant les régularités
tendancielles, les facteurs de transformations, de développement et de décadence du droit à l’intérieur
d’un type particulier de la société » (ibid., p. 26). Carbonnier pouvait sans doute dire à juste titre que la
doctrine de Gurvitch « reposait sur une vision trop partielle et un peu imaginative de son objet » (J.
CARBONNIER, « Gurvitch et les juristes », Dr. et société 1986, p. 429). Cf., également, G.
BALANDIER, Gurvitch, Puf, 1972 ; R. TOULEMONT, Sociologie et pluralisme dialectique –
Introduction à l’œuvre de Georges Gurvitch, Nauwelaerts (Louvain), 1955 ; Dr. et société 1986, n° 4,
« Georges Gurvitch –Sociologies empiriques du droit ».
35
H. LÉVY-BRUHL, Aspects sociologiques du droit, Marcel Rivière, 1955 ; H. LÉVY-BRUHL,
Sociologie du droit, 6e éd., Puf, coll. Que sais-je ?, 1981.
36
G. GURVITCH, Éléments de sociologie juridique, Aubier, 1940, p. 1.
37
Ibid.
38
É. MAULIN, « Positivisme », in D. ALLAND, S. RIALS, dir., Dictionnaire de la culture juridique,
LamyPuf, coll. Quadrige-dicos poche, 2003, p. 1173.
39
Cf. R. TREVES, dir., La Sociologia del diritto, Edizioni di Comunità (Milan), coll. Diritto et cultura
moderna, 1966.
21:
Aussi n’est-il guère étonnant que, ainsi que le relevait Gurvitch lui-même,
« la sociologie et le droit ne paraissent pas pouvoir faire bon ménage, les juristes
se bornant à la question de quid juris et les sociologues interprétant le quid facti
»40. Outre la « querelle des frontières » entre sociologie et juriologie41, Ehrlich,
par exemple, disait des juristes que, souvent, ils s’adonnent à de « ridicules
enfantillages avec leurs concepts et constructions abstraites »42. Du point de vue
des sociologues, la sociologie serait une véritable science et la « science »
juridique ne pourrait pas prétendre à ce statut43. Et on écrit que la sociologie
du droit est l’ « authentique science juridique »44, ce que nombre de juristes ne
peuvent que contester radicalement, faisant de ladite sociologie, au mieux, une
science annexe ou accessoire pour le droit45.

§2. LA SOCIOLOGIE DU DROIT, ETUDE DU DROIT COMME


ENSEMBLE DE FAITS SOCIAUX
La définition de la sociologie du droit est difficile d’accès pour un juriste,
ce qui témoigne de sa complète appartenance à la sociologie. Il s’agit, selon son
principal architecte, de « l’étude de la plénitude de la réalité sociale du
droit, qui met les genres, les ordonnancements et les systèmes de droit, ainsi
que ses formes de constatation et d’expression, en corrélations
fonctionnelles avec les types de cadres sociaux appropriés ; elle recherche en
même temps les variations de l’importance du droit, les fluctuations de ses
techniques et doctrines, le rôle diversifié des groupes de juristes, enfin les
régularités tendancielles de la genèse du droit et des facteurs de celle-ci à
l’intérieur des structures sociales globales et partielles »46.
Sans doute est-il suffisant, en ces lignes, de retenir que la sociologie du
droit est une sous-discipline à l’intérieur de la sociologie qui se propose de «
décrire les fonctions sociales du droit, les causes de sa genèse et de ses
transformations […] et les différentes manifestations de la vie du droit »47 ; ou «
la partie de la sociologie […] qui étudie la réalité sociale pleine du droit, en
partant de ses expressions sensibles et extérieurement observables, dans des
conduites collectives effectives »48 ; ou, plus simplement encore, la sous-
40
G. GURVITCH, « Éléments de sociologie juridique (extraits) » (1940), Dr. et société 1986, p. 423.
41
M. GRAWITZ, Méthodes des sciences sociales, 11e éd., Dalloz, coll. Précis, 2001, p. 157.
42
E. EHRLICH, Grundlegung der Soziologie der Rechts, 1913 (cité par Th. RAISER, « Les relations
entre la sociologie du droit et les sciences juridiques », Dr. et société 1989, p. 125).
43
Th. RAISER, « Les relations entre la sociologie du droit et les sciences juridiques », Dr. et
société 1989, p. 125.
44
A. JEAMMAUD, É. SERVERIN, « Évaluer le droit », D. 1992, p. 263.
45
Par exemple, R. SALEILLES, « Rapports de la sociologie avec le droit », Revue internationale de
sociologie 1904, p. 229 s.
46
G. GURVITCH, « Problèmes de sociologie du droit », in Traité de sociologie, t. II, Puf, 1968, p.
191.
47
G. GURVITCH, L’expérience juridique et la philosophie pluraliste du droit, Pedone, 1935, p. 16.
22:
discipline qui étudie les influences et les rapports entre les données sociales non
juridiques et les données sociales juridiques ce qui implique qu’elle doit être en
mesure, en théorie, de distinguer le social juridique et le social non juridique 1.
Par suite, elle se distingue de la science du droit positif en ce qu’elle se
demande, ainsi que l’expliquait justement Max Weber, « ce qu’il advient en fait
du droit dans la communauté », tandis que les juristes se demandent « quelle est
la signification, autrement dit le sens normatif, qu’il faut attribuer logiquement à
une certaine construction de langage donnée comme norme de droit »2.
La science du droit positif étudie le droit compris comme droit ; la
sociologie du droit étudie le droit compris comme fait. Où se voit confirmé
le caractère sociologique et non juridique de la sociologie du droit. Si la
sociologie est la « science positive des faits sociaux »3, la sociologie du droit
devrait être une science positive des faits juridiques, les faits juridiques
étant une partie des faits sociaux. La réalité sociale doit être distinguée de la
réalité juridique, ce qui n’empêche pas d’étudier la réalité sociale de la réalité
juridique ou, plus exactement, la réalité sociale induite par ou induisant la réalité
juridique. La différence est palpable par rapport à la science du droit positif,
notamment en ce que la sociologie du droit s’intéresse, sous un angle explicatif,
à des faits et à des relations de causalité4, tandis que la science du droit positif
porte sur des normes et, dans son pan kelsénien en tout cas, sur des relations
d’imputation.

§ 3. LA PROBLEMATIQUE DU COURS : PRENDRE LE DROIT


POUR OBJET
Ce cours spécialisé vise justement à vous donner les moyens de
mieux comprendre ce qui se joue dans les interactions entre droit et
société et plus largement dans la régulation politique. Pour ce faire,
porter un regard de sciences sociales sur les phénomènes juridiques et
judiciaires est utile. Il s’agit de prendre le droit et ses manifestations
comme des objets d’analyse. Cette perspective s’appuie certes
principalement sur la sociologie mais puise aussi aux connaissances
produites par l’histoire, la science politique, l’anthropologie. Ce cours
comporte donc une dimension pluridisciplinaire.

48
G. GURVITCH, « Éléments de sociologie juridique (extraits) » (1940), Dr. et société 1986, p. 427 ;
également, L. M. FRIEDMAN, « La sociologie du droit est-elle vraiment une science ? », Dr. et
société 1986, p. 121. Carbonnier, pour sa part, proposait la définition suivante de la sociologie du droit
: « Discipline qui recherche les causes sociales qui ont déterminé l’apparition des règles, qui recherche
leur degré d’application effective et leurs incidences sociales. Son but premier est de connaître et
d’expliquer les phénomènes juridiques, de les coordonner en lois scientifiques. […] Elle étudie les
phénomènes juridiques primaires : la règle de droit et le jugement ; et les phénomènes juridiques
secondaires : diverses institutions concrètes du droit positif, contrat et responsabilité par exemple » (J.
CARBONNIER, Théorie
23:
En revanche, ce n’est pas un cours de droit. Il ne nécessite pas de
connaissances spécifiquement juridiques ou relatives aux systèmes
judiciaires. Non pas que celles-ci soient superflues. On n’analyse bien,
en effet, que ce que l’on connaît. Mais ce cours est pensé comme une
introduction à l’analyse sociologique du droit et de la justice. Il intègre par
conséquent plusieurs séances qui visent à vous donner les éléments de base
qui permettront d’avoir un bagage solide autour duquel organiser la
réflexion.

Il s’agit donc de s’appuyer sur les acquis de la sociologie du droit


pour cerner ce qu’est le droit, comment on peut le distinguer par
rapport à d’autres normes sociales, comprendre quel rôle il joue dans la
régulation sociale, comment ce rôle a évolué, saisir les enjeux et les
effets sociaux des phénomènes juridiques et judiciaires, en s’intéressant
à la fois à la production du droit (la production de la loi par exemple) et
à sa mise en œuvre (à travers l’activité de professionnels du droit ou
d’autres acteurs sociaux qui sont des intermédiaires du droit), y
compris dans certains des espaces qui sont dévolus à l’application de la
loi et à la gestion des conflits – par exemple les tribunaux.

La vie en société appelle nécessairement une réglementation et une


régulation. Il se constitue donc dans tout groupe humain un mécanisme
d’encadrement des rapports entre les individus lié à la culture que l’on
nomme : droit. C’est dire que le droit est un paramètre indéniable de la
culture. On peut aussi affirmer que c’est l’un de ses éléments les plus
dynamiques. Car le droit est aussi déterminant pour la culture qu’il en est
une manifestation caractéristique. On relève ainsi une interaction qui rend le
droit indissociable de la culture…

Lorsque l’on pose la thématique de la renaissance africaine, le droit y


trouve nécessairement sa place comme révélateur et moteur de culture.
De là à avancer le postulat suivant lequel la renaissance africaine
suppose l’émergence de systèmes juridiques en phase avec les cultures
de l’Afrique, il y a une distance qu’il faut franchir résolument. De fait,
le droit étant avant tout un phénomène humain, tout groupe sécrète son
propre droit, ses codes de conduite, ses modes de solidarité et cela se vérifie
en Afrique.

; « La coutume, produit naturel et immédiat de rapports sociaux,


est l’expression unanime de la volonté des populations, de leur volonté vraie et
profonde, celle qui se manifeste par des actes répétés. Elle est le suffrage
universel des actes sociaux ; grâce à elle, Les incidences du pluralisme
24:
judiciaire sont multiples et variées avec comme conséquence immédiate la
rupture avec la réalité ; on en arrive à des formes de pluralisme qui se
prêtent à des dégradés, à des imitations, des analogies, des approximations
donnant lieu à un système qui n’est plus vraiment juridique pour devenir
infra-juridique. les intéressés se font eux-mêmes leur Droit49. »

Fort de ce constat, la réalité montre que le fait de l’existence


dans un même espace géographique, de plusieurs normes, de natures et de
valeurs différentes, est susceptible de produire et de développer des
antagonismes actifs qui peuvent se manifester dans de véritables « guerre
des Droits », ou, si l’on veut ,un état chaotique de pluralisme juridique. Il
faut également prendre conscience que la fonction propre de la science du Droit
est d’imaginer les hypothèses où telle règle, tel principe, aboutiraient à des
solutions injustes et de construire une « théorie rivale ». Au civil, le Droit
vulgaire tente de braver le Droit écrit ; la « bureaugamie50 » par exemple, relève
assurément du Droit vulgaire. Elle contrarie le Droit écrit qui la met hors-loi du
fait de l’option monogamique prise par le Code de la famille qui, du reste le
combat au moyen de l’incrimination de la bigamie, de la polygamie et de
l’adultère. Mais le Droit écrit a su, en même temps, lui ménager quelques plages
de quiétude, ce que l’on peut lire notamment dans la Loi n° 16/008 du 15
juillet 2016 modifiant et complétant la loi n°87-010 du 1er aout 1987 portant
code de la famille en ses dispositions suivantes en ces termes (innovations) :

- En refusant d’ignorer un enfant qu’il soit né dans ou en dehors du


mariage (article 591) ;
- En refusant de considérer comme élément constitutif de la bigamie le
mariage célébré en famille et non enregistré (article 408) ;
- En permettant l’introduction dans le foyer conjugal de l’enfant
produit de l’adultère de l’un de conjoints, si l’époux victime
l’autorise ;
- En faisant obstacle à la pression de l’adultère du mari lorsque l’acte
considéré n’est pas entouré de circonstances de nature à lui imprimer
le caractère injurieux ;( article 467 ) ;
- En s’interdisant de sanctionner quiconque aura enlevé, détourné,
caché ou garé, même avec son consentement, un homme marié dans
le but de lui faciliter des rapports adultérins (article 472);
- En laissant à l’époux (ou à l’épouse) offensé (e) la maîtrise totale de
l’action pénale jusqu’à l’abandon des effets de la condamnation à la

49
PONTY cité par VANDERLINDEN, J., « Justice et Droits : quels Droits appliquer ? Le juge et la
coutume en Afrique aujourd’hui », In Afrique contemporaine, numéro spécial 156 sur la justice en
Afrique ,4ème trimestre 1990, pp.233-235
50
Le fait pour un homme de se marier illégalement à deux ou trois femmes installées dans une
même ville, à des endroits différents.
25:
servitude pénale s’il (ou elle) consent à rependre la vie commune,
sans préjudice pour lui (ou elle) de réclamer une réparation en nature
sous forme d’objets désignés particulièrement par la coutume à cet
effet (article 408) ;
- En soumettant les époux au mariage à l’application de la coutume de
la femme en cas de conflits des coutumes et en rendant le mariage
célébré en famille même en l’absence de l’enregistrement (article
379) etc.
- Aux dires de Pierre ADAU AKELE51 , il s’agit du Droit des amis et
le Droit des adversaires ou la guerre des « droits clientélistes » ; car
ajoute-t-il, c’est un Droit inégalitaire et scélérat ; celui qui, loin de
réduire les conflits, les suscite, exacerbe les convoitises et les
frustrations, entrave la liberté et la créativité, finalement confine dans
la médiocrité, pousse à la rébellion et au désordre.

Et E. LEROY52 voit là l’émergence d’un Droit qu’il désigne sous le terme


« Droit de la pratique ». Il souligne que c’est un Droit pragmatique qui n’est pas
le fruit d’une élaboration doctrinale. « Ce Droit de la pratique est le continuateur
direct de la coutume, et non un Droit coutumier. Mais c’est une coutume
renouvelée […]. Toutes les africaines comme tous les africains, dans leur vie
privée comme dans leur vie professionnelle, dans leurs déplacements ou au
marché doivent passer par un Droit de la pratique, d’autant plus facilement que
c’est « un Droit sans peine », qui s’exerce facilement et où la sanction reposant
sur la pression sociale semble moins contraignante. »

§4. LA SOCIOLOGIE DU DROIT, BRANCHE DE LA


SOCIOLOGIE
La sociologie du droit fait partie des sciences du droit puisqu’il s’agit d’une
approche scientifique des normes et des institutions juridiques, mais elle est
extérieure au droit compris comme science juridique du droit. Elle est
nécessairement une branche de la sociologie, à l’instar de la sociologie du
travail, de la sociologie des médias ou de la sociologie de la famille.
Gurvitch qualifié de « pape de la sociologie française du XXe s. »53 la
plaçait au carrefour de la sociologie et de la juriologie, à mi-distance de l’une et
de l’autre54. Pourtant, il parlait bien de « sociologie du droit » et non de «
sociologie-juriologie » ou de « jurissociologie »55 et apposait un regard
51
AKELE ADAU et SITA-AKELE MUILA, des lois indispensables pour l’application de la constitution du
18 février 2006 de la RDC, éd CEPAS, Kinshasa, 2006, p.194
52
VAN DE KERCHOVE, M., Droit négocié, Droit imposé?, Bruxelles, FUSL, 1996, p.67.
53
J. LE GOFF, « La pensée de Georges Gurvitch », Le bien commun, France culture, 26 avr. 2012.
Néanmoins, Gurvitch demeure peu connu des juristes, si bien qu’on a pu le qualifier de philosophe et
non de sociologue (O. BEAUD, La puissance de l’État, Puf, coll. Léviathan, 1994, p. 50).
54
G. GURVITCH, « Éléments de sociologie juridique (extraits) » (1940), Dr. et société 1986, p. 424.
26:
sociologique sur le droit sans jamais apposer un regard juridique sur la société.
Et Gurvitch de regretter que «
L’impossibilité de la sociologie juridique n’était que le résultat de
l’étroitesse et de l’aberration dans la conception de l’objet et de la méthode de
ces deux sciences : sociologie et droit »56. Cette assertion paraît inexacte car il
n’appartient qu’à la sociologie de décider de la pertinence et des moyens d’une
sociologie du droit, la juriologie étant parfaitement extérieure à ces
problématiques.
En revanche, le sociologue affirmait à raison que « la sociologie juridique
est une branche essentielle de la sociologie »57, le droit étant un élément
essentiel de la société. Par suite, si « seule une culture spécialement sociologique
peut préparer à l’intelligence des faits sociaux »58, est à parier que « seule une
culture spécialement juridique peut préparer à l’intelligence des faits juridiques
».
Or les sociologues du droit, bien qu’un certain nombre d’entre eux
possèdent une formation juridique, semblent pécher souvent par une certaine
méconnaissance de leur objet d’étude et, en particulier, de l’autonomie
ontologique du droit. D’aucuns séparent d’ailleurs la « sociologie du droit des
sociologues » et la « sociologie du droit des juristes »59 et soulignent qu’entre les
uns et les autres se trouve une « césure majeure »60.
Que les juristes ignorent les causes et les conséquences sociales du droit est
évidemment, à première vue, pour le moins étrange ; d’ailleurs, ils les ignorent
beaucoup plus en théorie qu’en pratique. De même, le juriste tend à n’observer
que les seules sources formelles et apparences formelles du droit quand le
sociologue se concentre tout autant sur ses sources matérielles et sur son contenu
substantiel.
Si la sociologie du droit est une « science empirique » et la science

55
A. JEAMMAUD, É. SERVERIN, « Évaluer le droit », D. 1992, p. 263.
56
G. GURVITCH, « Éléments de sociologie juridique (extraits) » (1940), Dr. et société 1986, p. 424.
57
G. GURVITCH, Éléments de sociologie juridique, Aubier, 1940, p. 1.
58
É. DURKHEIM, Les règles de la méthode sociologique, 2e éd. (1937), Puf, coll. Bibliothèque de
philosophie contemporaine, 1973, p. 143.
59
J.-G. BELLEY, « Les sociologues, les juristes et la sociologie du droit », Recherches
sociographiques 1983, p. 263 s. ; J. CARBONNIER, « Gurvitch et les juristes », Dr. et société 1986, p.
432.
60
M. GRAWITZ, Méthodes des sciences sociales, 11e éd., Dalloz, coll. Précis, 2001, p. 153. L’auteur
observe que, aujourd’hui encore, les manuels de sociologie générale ignorent les noms et travaux des
juristes sociologues du droit et que cette situation est le produit d’une histoire marquée par la défiance
réciproque entre les deux groupes professionnels. Et de préciser, en outre, que Duguit, en 1889,
déplorait que le cours de sociologie de Durkheim n’était pas rattaché à la faculté de droit et que
beaucoup d’autres juristes de droit public Hauriou en premier lieu se montraient sensibles aux
objectifs et aux méthodes de la sociologie. Mais il n’en allait pas de même pour les juristes de droit
privé, attachés à comprendre les rapports droit/société à travers l’étude du droit seul, et plus
précisément à travers l’étude de la jurisprudence (ibid.).
27:
juridique ?une « science dogmatique »61, peut-être l’intérêt de la première
est-il, concernant le droit appliqué tout du moins, supérieur à celui de la
seconde. Nul doute que la science juridique gagnerait à davantage regarder
le « droit en activité »62, soit la pratique, l’effectivité1 et l’efficacité des règles
de droit63, à approcher le droit aussi comme un « fait dynamique » soumis à
la pression des circonstances et des « forces sociales vives »64, à délaisser de
temps à autre la « validité idéale » au profit de la « validité empirique »65.
Pourraient ainsi, plus justement et promptement, être mises en exergue les
mutations plus ou moins profondes du phénomène juridique66. Tout cela justifie
incontestablement une sociologie du droit67.
Il n’est pas vain de rappeler que « le droit ne domine pas la société, il
l’exprime », ou que « le centre de gravité du droit ne se situe pas dans la
législation ou dans la jurisprudence, mais dans la société elle-même »68. La
sociologie du droit, plus « progressiste » que la science « pure » du droit69,
doit donc être, dans une version instrumentale et technicienne70, non une forme
de connaissance sur le droit mais une forme de connaissance du social au service
du droit, très utile dans le cadre d’une « libre contre, si l’observateur est

61
Ph. RAYNAUD, « Weber Max », in O. CAYLA, J.-L. HALPÉRIN, dir.,Dictionnaire des grandes
œuvres juridiques, Dalloz, 2008, p. 596.
62
P. LASCOUMES, É. SERVERIN, « Le droit comme activité sociale : pour une approche webérienne
des activités juridiques », in P. LASCOUMES, dir., Actualités de Max Weber pour la sociologie du
droit, LGDJ, 1995, p. 165. Les auteurs empruntent à Max Weber l’image d’une partie de cartes : « Si
l’observateur est juriste, il s’intéressera aux règles du jeu abstraites, aux parties telles qu’elles
devraient se dérouler. Par
63
P. CORNIOU, Introduction générale au droit, 9e éd., Dalloz, coll. Mémentos, 2005, p. 8 ; J.-F.
PERRIN,
« Définir le droit… selon une pluralité de perspectives », Droits 1989, n° 10, p. 65 ; É. MILLARD,
Théorie générale du droit, Dalloz, coll. Connaissance du droit, 2006, p. 54. Ce dernier auteur invite à
davantage prendre en compte dans l’étude du droit « les savoirs pouvant éclairer la dimension socio-
psychologique de la réception des normes ou des textes » (ibid.).
64
A.-J. ARNAUD, Critique de la raison juridique – 1. Où va la sociologie du droit ?, LGDJ, 1981.
65
M. WEBER, Wirtschaft und Gesellschaft, 1922, p. 181 (cité par N. BOBBIO, Essais de théorie du
droit, trad. Ch. Agostini, M. Guéret, LGDJ-Bruylant (Paris-Bruxelles), coll. La pensée juridique, 1998,
p. 261) ; également, W. SCHLUCHTER, « La sociologie du droit comme théorie de la validité », in J.-
P. HEURTIN, N. MOLFESSIS, dir., La sociologie du droit de Max Weber, Dalloz, coll. L’esprit du
droit, 2006, p. 3 s.
66
Par exemple, F. CHAZEL, J. COMMAILLE, dir., Normes juridiques et régulation sociale, LGDJ,
1991.
67
N. LUHMANN, « La restitution du douzième chameau : du sens d’une analyse sociologique
du droit », Dr. et société 2001, p. 15.
68
E. EHRLICH, Grundlegung der Soziologie der Rechts, 1913 (cité par J. COMMAILLE, «
Sociologie juridique », in D. ALLAND, S. RIALS, dir., Dictionnaire de la culture juridique,
Lamy-Puf, coll. Quadrigedicos poche, 2003, p. 1423).
69
Th. RAISER, « Les relations entre la sociologie du droit et les sciences juridiques », Dr. et
société 1989, p. 126.
70
F. OST, M. VAN DE KERCHOVE,De la pyramide au réseau ? – Pour une théorie dialectique du
droit, Publications des Facultés universitaires Saint-Louis (Bruxelles), 2002, p. 472.
28:
sociologue, il s’intéressera […] au jeu hic et nunc, aux parties telles qu’elles
s’accomplissent. […] L’accent est ainsi mis sur les conduites en situation » (ibid.
).
Parmi les différents faits sur lesquels se concentrent la sociologie du droit,
ceux qui permettent de se prononcer quant à l’effectivité des règles sont sans
doute les plus importants.
L’effectivité peut se comprendre comme le « principe de réalisation
sociale du droit »71. Elle « suggère la comparaison entre un modèle normatif
de comportement et les conduites réelles de ses destinataires, c’est-à-dire
l’étude de la correspondance entre les règles de droit et les comportements »
72
. En outre, « poser la question de l’effectivité, c’est se préoccuper de son
adéquation avec les comportements sociaux et des écarts éventuels
(ineffectivité) entre les normes juridiques et la réalité sociale qu’elles sont
censées régir, entre le droit et l’expérience » de la recherche scientifique »73 ou
dans le cadre de la légistique.
La sociologie du droit est formidablement pertinente et utile lorsqu’elle
permet de souligner combien le respect de la norme juridique est davantage
le fait de croyances et d’une pression sociale que le fait d’une validité
théorique74 ou lorsqu’elle oppose au « droit des livres » des juristes
dogmatiques le « droit de la pratique »75. On en fait même une solution
première face à la « crise du droit, des institutions et de la justice »76. Peut-être
tout jurislateur devrait-il être au moins autant sociologue du droit, attaché aux «
usages sociaux du droit »77, que juriste et plus sociologue du droit que «
politicien »78.

1. LES FAIBLESSES THEORIQUES DES CONCEPTIONS DU


DROIT DES SOCIOLOGUES DU DROIT

71
P. LASCOUMES, É. SERVERIN, « Théories et pratiques de l’effectivité du droit », Dr. et Société
1986, p.139
72
J. COMMAILLE, « Effectivité », in D. ALLAND, S. RIALS, dir., Dictionnaire de la culture
juridique, Lamy-Puf, coll. Quadrige-dicos poche, 2003, p. 583
73
F. GÉNY, Méthode d’interprétation et sources en droit privé positif, LGDJ, 1919.
74
Par exemple, V. DEMERS, Le contrôle des fumeurs – Une étude d’effectivité du droit, Thémis
(Montréal), 1996 ; Ch. KOURILSKY-AUGEVEN, Socialisation juridique et conscience du droit –
Attitudes individuelles, modèles culturels et changement social, LGDJ, 1997. Cf., toutefois, W.
SCHLUCHTER, « La sociologie du droit comme théorie de la validité », in J.-P. HEURTIN, N.
MOLFESSIS, dir., La sociologie du droit de Max Weber, Dalloz, coll. L’esprit du droit, 2006, p. 3 s.
75
A.-J. ARNAUD, Critique de la raison juridique – 2. Gouvernants sans frontières – Entre
mondialisation et post-mondialisation, LGDJ, coll. Droit et société, 2003, p. 86.
76
A.-J. ARNAUD, Les juristes face à la société du XIXe siècle à nos jours, Puf, coll. Sup, 1975.
77
CURAPP, Les usages sociaux du droit, Puf, 1989.
78
Par exemple, L. MADER, L’évaluation législative – Pour une étude empirique des effets de la
législation, Payot (Lausanne), 1985.
29:
En revanche, du point de vue de la théorie du droit, il semble que les approches
de ce qu’est l’être juridique propres aux sociologues du droit soient par trop
marquées par l’inconséquence et, plus précisément, par la méconnaissance de
l’autonomie du droit au sein du social, ce qui apparaît terrible aux yeux de
juristes qui ont œuvré à spécifier précisément celle-ci, spécialement en recourant
au critère de l’étaticité.

Si le juriste apprécie le droit de l’intérieur et le sociologue de


l’extérieur1, il devrait être tout aussi judicieux et porteur de le définir d’un
point de vue que de 79l’autre. Néanmoins, la sociologie du droit elle-même
concède ses « hésitations » dès lors qu’il s’agit de définir le droit80.
Le droit, sans aucun doute, est intimement lié à la société ; plus
encore, les phénomènes juridiques forment une partie des phénomènes
sociaux, si bien que construire une science juridique parfaitement
autonome par rapport à la sociologie n’est peut-être pas la manière la plus
pertinente d’aborder cet objet d’étude qui est avant tout une pratique, des
représentations et des comportements. Sur ce point, il n’est pas possible de
s’opposer à Max Weber81.
Mais tout ce qui est social n’est pas juridique, ou alors la science
juridique autant que la sociologie du droit devraient disparaître et laisser
place à la simple sociologie générale. La plupart des théoriciens du droit
critiquent donc l’approche de la notion de droit des sociologues pour des raisons
épistémologiques82 même si, évidemment, toutes les sociologies du droit ne
présentent pas les mêmes manques et défauts de ce point de vue83 .
Outre la confusion de l’être et du devoir-être84, les sociologues du droit
79
Carbonnier notait que « la fonction scientifique de la sociologie juridique est déjà de décrire du
dehors le phénomène juridique » (J. CARBONNIER, Théorie sociologique des sources du droit,
Association corporative des étudiants en droit de l’Université Panthéon-Sorbonne, 1961, p. 34).
80
J. COMMAILLE, « La sociologie et les sens du droit », Droits 1989, n° 10, p. 23.
81
P. LASCOUMES, É. SERVERIN, « Le droit comme activité sociale : pour une approche webérienne
des activités juridiques », Dr. et société 1988, p. 171 s.
82
Une telle critique se retrouve, par exemple, dans l’un des premiers écrits de Duguit (L. DUGUIT, «
Le droit constitutionnel et la sociologie », Revue internationale de l’enseignement 1889, p. 484 s.). Cf.,
également, J. VAN HOUTTE, « La sociologie du droit ou les limites d’une science », Dr. et société
1986, p. 217 s.
83
Nul doute que la sociologie du droit de Jean Carbonnier figure en bonne place parmi celles qui sont
peu critiquables sous l’angle de la théorie du droit (J. COMMAILLE, « La construction d’une
sociologie juridique spécialisée – Le savoir sociologique et la sociologie juridique de Jean Carbonnier
», L’Année sociologique 2007, p. 275 s.).
30:
succombent, plus ou moins volontairement, à la tentation du panjuridisme ; et il
ne suffit pas de dire qu’ils étudient le « droit au sens large »85 pour résoudre la
difficulté. Ils en viennent ainsi à tenir des positions telles que : « Le droit
étatique n’est qu’un îlot dans un vaste océan d’ordres de droit de différents
genres »86 ; ou : « La source des sources de la validité, c’est-à-dire de la
positivité de tout droit, [réside dans] les “faits normatifs” spontanés
[engendrés par] des croyances et intellections collectives »87 ; ou encore : «
Toute forme de sociabilité active qui réalise une valeur positive est
productrice de droit, est “fait normatif”, [et] la microsociologie juridique doit
distinguer autant d’espèces de droit que de formes de cette sociabilité »88.
Aussi la sociologie du droit est-elle très intimement liée au pluralisme
juridique ; et vice-versa. Si, en manque d’institutionnalisation et de leader
charismatique, elle se conjugue au pluriel89, reste que la plupart des
sociologues du droit ont en commun la conviction certes plus ou moins
profonde et consciente que le droit se caractériserait par un « pluralisme
fondamental »90.
Pour les sociologues du droit, l’être juridique n’est pas un « objet d’étude
» mais un « champ d’étude »91. Pareille variation lexicale traduit parfaitement
combien c’est à une approche large et inclusive, dans une certaine mesure
évasive et floue, loin de toute rigueur jus-théorique, qu’ils s’adonnent. Cela
conduit à confirmer que la sociologie du droit est de la sociologie plus que
du droit ; elle connaît la société mieux que le droit. Peu ou prou un même
constat peut être dressé à l’endroit de l’anthropologie du droit, autre science du
droit qui partage beaucoup de points communs avec la sociologie du droit.

SECTION 2. QUELQUES JALONS DE LA SOCIOLOGIE DU


DROIT
La sociologie juridique étudie le droit comme une chose, un objet,
objectivement du dehors. Sans doute on a pu critiquer l'assertion durkheimienne,

84
La sociologie du « droit », comme toute sociologie, étudie des faits, si bien qu’une sociologie du
droit serait impossible (J.-F. PERRIN, « Définir le droit… selon une pluralité de perspectives », Droits
1989, n° 10, p. 66). En tout cas les sociologues du droit peuvent-ils avancer, par exemple, que « les
faits révèlent le pluralisme » (A.-J. ARNAUD, Critique de la raison juridique – 2. Gouvernants sans
frontières – Entre mondialisation et post-mondialisation, LGDJ, coll. Droit et société, 2003, p. 50).
85
J.-L. BERGEL, Théorie générale du droit, 5e éd., Dalloz, coll. Méthodes du droit, 2012, p. 194.
86
G. GURVITCH, Éléments de sociologie juridique, Aubier, 1940, p. 161.
87
G. GURVITCH, « Éléments de sociologie juridique (extraits) » (1940), Dr. et société 1986, p. 424.
88
G. GURVITCH, Éléments de sociologie juridique, Aubier, 1940, p. 156.
89
J. COMMAILLE, « Esquisse d’une analyse des rapports entre droit et sociologie Les sociologies
juridiques », RIEJ 1982, n° 8, p. 9 s.
90
F. AUDREN, « Gurvitch Georges », in O. CAYLA, J.-L. HALPÉRIN, dir.,Dictionnaire des grandes
œuvres juridiques, Dalloz, 2008, p. 226.
91
A.-J. ARNAUD, Critique de la raison juridique – 2. Gouvernants sans frontières – Entre
mondialisation et post-mondialisation, LGDJ, coll. Droit et société, 2003, p. 87.
31:
et il convient de ne pas l'entendre comme une assimilation scientiste de la
sociologie juridique à la physique ou à la chimie. Dire que la sociologie
juridique étudie le droit comme des choses, ne signifie pas comme des
choses inertes, mortes. Un système juridique est un devenir de vies
humaines, non un ensemble de corps morts. Mais, ce qui reste inattaquable
dans l'affirmation durkheimienne, c'est le principe d'objectivité.

La véritable différence est donc une différence de point de vue, une


différence de position entre le juriste et le sociologue du droit. Le juriste est dans
le système juridique, il y participe, il l'influence, toute opinion tend à devenir du
droit (rôle de la doctrine, de la coutume, de la jurisprudence). Il y a quelque
chose d'irréductiblement original dans les sciences traditionnelles du droit : le
savant ne s'y sépare pas de l'objet de la science.
Le sociologue, lui, est en dehors du système juridique. Il l'observe de
l'extérieur. Son opinion ne doit pas influencer son observation et ne peut
pas influencer le système juridique. Il y a séparation radicale. Séparation qui
est propre aux sciences dites expérimentales - entre l'observateur et la matière
observée.
Telle est la différence qu'il convient de mettre dès le départ entre le droit
dogmatique et la sociologie juridique et la notion générale qu'il convient de
retenir de celle-ci. Sans doute, sur de nombreux points, les frontières restent-
elles imprécises : du côté du droit comparé ou de l'histoire du droit - du côté de
l'anthropologie juridique aussi, ou encore de l'ethnologie juridique, il pourrait
être utile d'essayer de tracer les limites. Mais les sciences nouvelles ne doivent
pas perdre leur temps en procès de bornage.

§1. VALEUR DE LA SOCIOLOGIE JURIDIQUE


Comme toutes choses humaines, la sociologie juridique est un mélange
d'avantages et d'inconvénients, de bien et de mal, d'intérêts et de dangers. Je
voudrais, dans ce paragraphe, essayer de donner un aperçu rapide des intérêts et
des dangers de la sociologie juridique.

A. INTERETS DE LA SOCIOLOGIE JURIDIQUE


C'est aussi bien son intérêt scientifique que son intérêt pratique.

1) Intérêt scientifique.
Cet intérêt scientifique est important. Par vos études de droit dogmatique,
vous avez acquis, le maniement d'un certain nombre d'outils techniques. La
sociologie juridique doit, normalement, vous mettre à même de comprendre ce
que sont ces outils, vous en donner la compréhension. La sociologie juridique
est, essentiellement, une explication du droit. Cette explication du droit, la
32:
sociologie juridique ne l'opère pas, nécessairement, en établissant des lois
causales, des lois au sens scientifique du terme, qui présideraient à l'apparition
ou à la disparition des phénomènes juridiques.
Du reste, d'une façon générale, dans les sciences humaines, à notre époque,
en ce déclin du XXe siècle, on doute, beaucoup plus qu'au début du siècle, de la
possibilité de découvrir des lois causales en matière humaine; les sciences
humaines paraissent regimber devant le déterminisme et, du même coup, se
prêter mal à l'établissement de lois causales. Sur ce point, il est certain que la
sociologie d'aujourd'hui, sociologie juridique aussi bien que sociologie
générale, ne professe pas les mêmes positions que l'école durkheimienne,
par exemple, au début de ce siècle. Pour l'école durkheimienne, il n'y avait pas
de question : la sociologie pouvait, un jour, espérer établir des lois causales, de
véritables lois scientifiques. Aujourd'hui, cela paraît beaucoup plus douteux.
Cependant, tout le monde convient que la sociologie juridique est capable, a
priori, de projeter des lumières sur le droit, sur ce droit dont vous êtes appelés,
en tant que juristes, à vous servir.

La sociologie est, je le répète, une compréhension du droit, et, ce terme


"compréhension", je ne l'emploie pas au hasard. Il y a toute une sociologie
(orientée vers la sociologie juridique) que l'on appelle la "sociologie
compréhensive" : c'est celle du sociologue allemand, Max WEBER. Il est
malaisé, sans doute, de préciser ce que Max WEBER entendait par
"compréhension" en matière sociologique; on peut dire semble-t-il, que, pour
lui, il s'agissait, par-là, de saisir des relations, ce qu'il appelait des "relations
significatives", par exemple la relation entre le motif et l'acte, la relation entre le
but et le moyen. Par la compréhension, au sens wébérien du terme, nous avons
l'impression de pouvoir reproduire en nous-mêmes le déroulement de conscience
que nous devinons chez les autres. Voilà ce que la sociologie juridique peut
espérer apporter aux juristes : une compréhension des institutions juridiques qui
leur sont familières.

- Mais dira-t-on, est-ce-que, d'ores et déjà, elle peut faire état, dans cet
ordre d'idées, de résultats acquis ?... A défaut de lois causales, qu'elle paraît
avoir renoncé à établir, la sociologie juridique peut se targuer d'avoir
apporté certaines explications utiles à des mécanismes juridiques. J'en citerai
quelques exemples : Il n'est pas indifférent de savoir que cette institution, que
vous avez appris à connaître en 1ère année de licence, l'institution de l'action en
recherche de paternité naturelle, fondée, en droit français, sur l'article 340 du
Code Civil, qui a été établie par une loi de 1 9 1 2 , n'a pas l'importance
statistique à laquelle laisseraient croire les développements que nous lui
consacrons dans nos cours de droit dogmatique.

En tant que juristes, nous avons été portés à nous faire une vue
33:
certainement exagérée de l'importance sociale de l'action en recherche de
paternité naturelle. A nous en croire, il semblerait que ce soit là une institution
qui a une très grande fréquence d'application dans la société française. Il n'est
qu'à voir la place qu'elle tient dans les recueils de jurisprudence et, également,
dans les traités et les exposés de droit civil. Or, la sociologie juridique, ici, nous
a apporté un moyen de contrôle : c'est la statistique .Celle-ci démontre que, dans
l'année 1 9 5 9 (la dernière qui ait donné lieu à une statistique officielle), il n'y a
eu que 500 procès environ en recherche de paternité naturelle.

C'est très peu si l'on songe que, la même année, il est né environ 40.000
enfants naturels. Voici encore un autre résultat : Les juristes se sont beaucoup
étonnés de constater, à travers les recueils de jurisprudence, - qui sont leur
miroir du fait, leur miroir de la réalité sociale, miroir dont la sociologie juridique
apprend, précisément, à se méfier - de constater un renouveau, à notre époque,
de l'institution du retrait successoral. Devant la Cour de Cassation, cette
institution est venue, dans ces dernières années, se manifester à maintes reprises.
Comment l'expliquer ? Par la psychologie des héritiers ? Par on ne sait trop quel
phénomène économique ?

La sociologie juridique, ici, peut nous donner une information Une étude
sociologique de jurisprudence amène à constater qu'en réalité ces arrêts relatifs
au retrait successoral, pour l'immense majorité des cas, avaient leur point de
départ en Algérie. C'étaient des autochtones algériens qui utilisaient cette
institution française du retrait successoral pour essayer de tourner une
disposition des lois algériennes leur interdisant de recourir au droit de retrait
musulman, au droit de chef, en ce qui concerne les terres dites "francisées". Si
bien que c'était une particularité de la société algérienne qui expliquait cette
prétendue renaissance du retrait successoral, que l'on imputait à l'ensemble de la
société française, et pour laquelle on recherchait des causes dans l'ensemble de
la société française.
Ici encore, c'est une technique de sociologie juridique, une étude
sociologique de cas, qui a permis une meilleure compréhension du phénomène
proprement juridique.
La sociologie juridique a permis également de comprendre des
contradictions que l'on avait aperçues dans certaines institutions de notre
droit dogmatique. Par exemple, en matière de vente des juristes ont été frappés
par la contradiction entre deux mouvements qu'ils apercevaient dans la pratique
contemporaine du droit.
2) Intérêt pratique
Les juristes sont des pragmatiques et ils sont soupçonneux à l'égard d'une
science qui ne pourrait pas servir en vue de l'action. Nous sommes, par notre
formation, des praticiens, même quand nous nous voulons théoriciens et, par
34:
conséquent, il faut pour que la sociologie se justifie à nos yeux, qu'elle nous
découvre ses intérêts pratiques. Y a-t-il des applications possibles de la
sociologie juridique? Nous rencontrons ici la distinction, que l'on trouve pour
bien d'autres sciences, entre science pure et science appliquée. La sociologie
juridique n'est - elle qu'une science pure ou bien peut-il y avoir des applications
de cette discipline ?...
Il y a, d'ores et déjà, des applications de la sociologie générale. Le fait est,
que les entreprises privées ou publiques embauchent des sociologues ou, tout au
moins, des psychosociologues; c'est la meilleure preuve que la sociologie, la
psychosociologie en général, ont une utilité.
On embauche des sociologues, par exemple, dans les grandes entreprises,
pour exercer dans les services de relations publiques dans les services de
relations avec les clients ou avec les salariés; pour procéder à des études de
marché, qui ne sont pas exclusivement l'oeuvre d'économistes, mais requièrent
la collaboration de sociologues. Bref, il y a des débouchés pour les
psychosociologues formés par la sociologie générale. De même, dans les
entreprises publiques qui s'occupent des questions d'urbanisme, on fait appel à
des experts sociologues. Voilà encore une fonction pratique de la sociologie
générale.
- Mais la sociologie juridique peut-elle servir à quelque chose ?
Ce qui limite, chez nous, les débouchés - dans la mesure où les juristes
sociologues ne peuvent pas justifier d'une formation de sociologie générale -
c'est que les fonctions pratiques auxquelles la sociologie juridique semble
pouvoir servir, paraissent assez limitées. La sociologie juridique pourrait
trouver son emploi, ses applications, soit dans la législation, soit dans
l'interprétation au niveau surtout du juge. Il pourrait y avoir deux fonctions
pratiques de la sociologie juridique : la législation et l'interprétation
sociologiques.

De telles fonctions sont-elles réalisées dans les faits ?...

Le débat, sur ce point, est un débat philosophique et, comme tel, on peut dire
qu'il n'a pas de conclusion. On signale le terrain limité sur lequel il existe une
convergence. Aussi bien chez les sociologues que chez les juristes, on est
d'accord pour admettre que, même si elle n'est pas justifiée à élaborer des lois
à partir des seules constatations de fait qu'elle a pu réunir, la sociologie
juridique peut avoir tout de même une fonction documentaire, une fonction
de simple information aux côtés du législateur, le postulat, réclamé par les
juristes, ou par certains sociologues, étant que le législateur conservera
toujours sa liberté de décision.
35:
Au contraire, - c'est, en quelque manière - la preuve négative - on peut
regretter, qu'en France, la réforme des régimes matrimoniaux ait été entreprise
dans ces dernières années sans qu'il y ait eu d'enquête sociologique menée sur
les aspirations des futurs époux. La sociologie juridique aurait certainement
pu remplir une fonction pratique, sans que cela mît en cause aucun principe
philosophique.

Les applications que l'on avait fondées hâtivement sur cette


anthropologie criminelle se révèlent donc, rétrospectivement, comme des
applications qui, scientifiquement, n'étaient pas fondées. Il n'est pas certain
que l'on puisse encore relever en sociologie criminelle, certaines
précipitations contestables au point de vie scientifique.

Les fonctions pratiques de la sociologie juridique sont, en l'état actuel


des choses, très délicates à manier. Une double source d'erreur les menace :
D'abord, une source d'erreur qui tient à l'insuffisance des informations. Le
matériel de fait, n'est pas très important en sociologie juridique.
Il est un axiome de la sociologie juridique qu'il faut garder constamment
présent à l'esprit : le droit, la réalité juridique est infiniment plus grande que
le contentieux. Il faut affirmer avec force cet axiome, parce qu'il est
nécessaire, pour redresser notre propre tendance de juristes, qui est de
réduire la réalité juridique, et même, la réalité sociale tout entière, au seul
contentieux dont nous sommes professionnellement saisis.
Pour avoir véritablement une vision sociologique globale des éléments de
décision mis en cause par le problème de l'adoption, il faudrait avoir la
patience d'attendre que les successions, - dans lesquelles des enfants adoptifs
seront appelés, les successeurs des parents adoptifs - soient ouvertes.

§2. DANGERS DE LA SOCIOLOGIE JURIDIQUE


On fait grief à la sociologie juridique, d'être à la fois trop révolutionnaire et
tres conservatrice. Les deux ordres de reproche semblent devoir s'annuler, nais,
en réalité, ils peuvent se cumuler s'ils s'adressent à des variétés différentes de
sociologues ou à des secteurs différents de la sociologie juridique.

Reprenons ces deux griefs :

a) Le premier grief est que la sociologie juridique serait trop


révolutionnaire.
Ce sont les juristes dogmatiques qui expriment le plus volontiers cette sorte
de reproche :
36:
La sociologie juridique, disent-ils, risque de corroder le respect qui est dû
aux institutions juridiques. En découvrant l'origine des institutions
juridiques, on affaiblit leur force dans la société.

Le droit naturel, au moins sous sa forme la plus classique, présente les


institutions juridiques comme des institutions éternelles. La sociologie
juridique, au contraire, montrant ou cherchant à montrer l'origine des
institutions, laisse croire que ces institutions auront une fin.

CHAPITRE II.. LES DISCIPILNES AYANT POUR OBJET LE


DROIT

SECTION 1. L’OUVERTURE DU DROIT COMME SCIENCE


INTERDISCIPLINAIRE

§1. LE PREMIER CERCLE : LE DROIT EN TANT QU’OBJET D’ETUDE


DE LA DOCTRINE
Le droit est particulièrement difficile à définir parce que les normes qui
déterminent la création, l’application et l’interprétation du droit font elles-
mêmes partie du droit. C’est le phénomène de « l’auto-interprétation », véritable
clé de compréhension de la réalité juridique, comme l’avait bien vu Hans Kelsen
92
.
La distinction entre le droit et le non-droit peut donc se révéler elle-
même ardue parce que toutes les règles de droit sont sujettes à
interprétation, y compris les règles de reconnaissance93 qui sont censées
fournir les critères de distinction entre le droit et le non-droit, c’est-à-dire
entre les normes qui appartiennent à un système juridique et celles qui lui
sont étrangères94.
Conforme à la théorie du pluralisme juridique, cette définition
permet de reconnaître l’existence, à côté du système juridique étatique,
d’ordres juridiques non étatiques. Néanmoins, nous privilégierons dans la
suite de notre raisonnement les caractéristiques des droits étatiques, des
droits formés par les États comme le droit international et le droit

92
Hans KELSEN, Théorie pure du droit, trad. Henri Thévenaz, Neuchatel : Baconnière, 2e éd., 1988.
93
Celles-ci sont en partie fournies dans la Constitution qui se prête elle-même à un grand dynamisme
interprétatif, compte tenu de ses particularités : cf. Hugues DUMONT, « Les spécificités de
l’interprétation constitutionnelle au seuil du XXIe siècle », dans En hommage à Francis Delpérée.
Itinéraires d’un constitutionnaliste, Bruxelles : Bruylant, Paris : LGDJ, 2007, p. 477-500.
94
Sur cette notion de système juridique et sur l’environnement (non juridique) qui l’entoure, cf.
Michel VAN DE KERCHOVE et François OST, Le système juridique entre ordre et désordre, Paris :
PUF, 1988.
37:
européen, et des activités cognitives appliquées à ces droits.

§2. LE DEUXIEME CERCLE : LA DOCTRINE JURIDIQUE


La doctrine a pour mission de décrire le système juridique plus ou moins
cohérent formé par l’ensemble des règles du droit en vigueur, telles qu’elles sont
énoncées par les organes de création95 du droit et interprétées ou évaluées et
mises en œuvre par les organes d’application du droit, dans un domaine plus ou
moins large. Il lui appartient aussi de fournir les explications et les évaluations
juridiques qui lui permettent de justifier ou de critiquer les interprétations et les
évaluations produites par les organes de création ou d’application du droit.
En principe, l’explication juridique consiste dans le développement du
raisonnement qui conduit à la solution sans faire intervenir aucune norme qui
serait étrangère au système juridique en cause.

S’il est tout à fait honnête, il ne devrait toutefois pas occulter cette marge de
manœuvre, à la différence du juge qui d’ordinaire présente sa motivation
comme s’il n’y avait qu’une seule bonne réponse possible.

§3. LE TROISIEME CERCLE : LA SCIENCE


INTERDISCIPLINAIRE ET CRITIQUE DU DROIT
La science du droit devrait idéalement décrire et expliquer le système
juridique tel qu’il résulte des activités de création, d’application et
d’interprétation, y compris doctrinale, du droit, d’un point de vue externe, à la
différence de la doctrine qui est encore essentiellement immergée dans le point
de vue interne au droit, en recourant aux explications extra-juridiques qui
relèvent des sciences humaines comme la sociologie politique du droit, mais en
tenant dûment compte du point de vue interne qui est celui des organes de
création et d’application du droit et de la doctrine96.
Par ailleurs, la science du droit doit aussi rendre compte des enjeux
axiologiques en présence dans les parties du système juridique qu’elle

95
Qui sont aussi (cf. supra) des organes d’application du droit, sauf théoriquement le pouvoir
constituant originaire
96
Sur la portée épistémologique de ce « point de vue externe modéré », voyez plus précisément
François OST et Michel VAN DE KERCHOVE, De la pyramide au réseau ?, op. cit., p. 449 et suiv. Voyez
aussi dans une perspective assez proche les conceptions du travail scientifique solidement défendues
par Bastien FRANÇOIS « Le juge, le droit et la politique : éléments d’une analyse politiste », op. cit., p.
49-69 ; ID., « Une théorie des contraintes juridiques peut-elle n’être que juridique ? », in Michel
TROPER, Véronique CHAMPEIL-DESPLATS et Christophe GRZEGORCZYK (dir.),Théorie des contraintes
juridiques, op. cit., p. 169-176 et Jacques CHEVALLIER,
38:
étudie en recourant aux ressources de la philosophie politique. Reprenons
ces deux objectifs en mesurant d’abord la nette distanciation qu’ils
prennent par rapport au positivisme ambiant.
Que « les règles du droit positif, quel que soit leur contenu, sont justes
et doivent être obéies [...] non parce qu’elles sont justes, mais parce qu’elles
sont le droit ». Et que « les valeurs ne peuvent faire l’objet de connaissance,
mais correspondent seulement à nos émotions ; d’où il découle que toutes les
valeurs sont également respectables et que le meilleur système politique est celui
qui respecte le pluralisme97 ».
Pour mener à bien une approche scientifique du droit réellement externe,
tout étant avertie du point de vue interne, il faut être un théoricien du droit
professionnel capable de jongler aussi bien avec la doctrine juridique qu’avec
au moins certains des paradigmes de la sociologie, de la science politique et
de la philosophie. Le juriste auquel nous nous adressons et que nous sommes
nous-mêmes ne présente pas ce profil. Il ne peut donc prétendre contribuer à
la construction de cette science d
u droit que par des ouvertures limitées vers les sciences sociales, au départ de
son approche qui sera d’abord et principalement d’ordre juridique, c’est-à-dire
menée du point de vue interne à celui-ci.
On se limitera ici à quelques applications parmi beaucoup d’autres pour
suggérer l’intérêt que cette théorie peut présenter à la fois pour les juristes et
pour les politologues. Quand les élites de mouvements sociaux puissants
conviennent par des accords dûment négociés de respecter certaines règles
de conduite bien précises, elles manifestent leur appartenance à une «
société » apte à produire des normes, voire un ordre juridique.

Ces règles para-légales tirent une part essentielle de leur force


précisément de leur caractère négocié. C’est parce qu’elles bénéficient du
consensus d’acteurs sociaux puissants qu’elles sont à même de vaincre les
obstacles que leur opposent les règles unilatérales du droit étatique.

Par-delà ce registre purement descriptif, l’on notera que la figure de la


traduction est porteuse d’une véritable « plus-value analytique » en ce qu’elle
conduit à opérer des distinctions entre des phénomènes qui, observés aux
frontières des ordres juridiques, ne suscitent d’ordinaire que l’attention
distraite de la communauté des juristes.

97
Michel TROPER, « V° Positivisme », in André-Jean ARNAUD (dir.), Dictionnaire encyclopédique de
théorie et de sociologie du droit, Paris : LGDJ, 2e éd., 1993, p. 461.
39:
. La traduction est ici active, délibérée. L’Europe du droit se cherche des
matériaux dans les systèmes – juridiques, politiques, philosophiques – qui
l’environnent. Issu de la doctrine catholique, relayé par des théoriciens du
politique, récupéré par des droits constitutionnels nationaux, le principe de
subsidiarité offre un exemple très parlant de ces traductions en cascade qui
finissent par prendre place dans l’édifice du droit européen.

SECTION 2. LES BRANCHES AYANT POUR OBJET LE DROIT

§1. PRELIMINAIRES
Les quatorze branches de la recherche juridique identifiées sont les
suivantes : - la théorie du droit ; - la philosophie du droit , - la science du droit
positif ; - l’histoire du droit ; - le droit comparé ; - la sociologie du droit ; -
l’anthropologie du droit ;l’analyse économique du droit ; - la linguistique
juridique ; - la méthodologie juridique ; - l’épistémologie juridique ; - la
science politique ; - la légistique ; - la politique juridique. ,,
Les branches de la recherche juridique ne doivent pas être
confondues avec les branches du droit positif. L’identification des branches de
la recherche juridique amène à étudier les activités de ceux qui observent et
analysent le droit ; elle repose sur la particularisation de leurs intentions,
méthodes et objets d’étude.
La géographie juridique ne paraît pas être, pour l’heure,
suffisamment développée pour justifier de considérer qu’elle constituerait,
autant que l’histoire du droit ou que l’analyse économique du droit, une
branche de la recherche juridique98.

§2. LES DISCIPLINES AYANT POUR OBJET LE DROIT


1. LA THEORIE DU DROIT.
Elle peut être définie comme l’analyse des instruments logiques dont se
sert le raisonnement juridique ; ou, de manière plus large, comme la « branche
de la science du droit qui a pour objet l’analyse critique de cette discipline à
partir d’une perspective interdisciplinaire des divers aspects du droit et des
phénomènes juridiques.

1. LA PHILOSOPHIE DU DROIT

98
En ce sens, F. AUDREN, « Une entreprise sans postérité : la géo-histoire du droit d’Henri Klimrath
», conférence donnée dans le cadre du séminaire « Formation et usages de la cartographie dans le
champ des sciences – XVIIIe-XXe siècles », EHESS, 1er juin 2006
40:
Son objet est de répondre aux grandes questions sur le droit comme
ensemble de normes, du type « qu’est-ce que le droit ? » (Ontologie juridique),
quelle est la place de la justice dans le droit ? », « D’où vient la force du
droit ? » Etc. Les auteurs ne sont pas tous d’accord sur sa délimitation et en
particulier sur ses frontières avec la théorie du droit, la méthodologie juridique
et l’épistémologie juridique. Pour certains auteurs, la philosophie du droit inclut
ces dernières disciplines, pour d’autres, il est préférable de les distinguer.

°La philosophie du droit : de la philosophie plus que du droit Les


rapports entre le droit et la morale constituent l’un des problèmes
fondateurs de la philosophie du droit99.

La philosophie du droit peut alors être présentée comme une branche


particulière de la philosophie générale quand la théorie du droit peut être
désignée en tant que branche particulière de la science juridique générale.

1. L’HISTOIRE DU DROIT
Elle permet d’expliquer la formation des règles de droit et est souvent
indispensable pour comprendre leur Etat actuel.
°Une branche de la recherche juridique très scientifique
L’histoire est la connaissance et la compréhension du passé, ce qui la
distingue de l’étude de l’actualité et de la prédiction du futur. Partant, l’histoire
du droit est la connaissance et la compréhension du passé du droit, ce qui la
distingue de l’étude de l’actualité du droit et de la prédiction du futur du droit.

1. LE DROIT COMPARE
Son objet est de comparer les systèmes juridiques et les règles de droit
des différents pays, dans une finalité théorique, pour mieux les comprendre,
et/ou dans une finalité pratique, par exemple pour suggérer des réformes.

1. LA SOCIOLOGIE DU DROIT
Fondée par Durkheim, dont les travaux ont eu une grande influence sur
Duguit, elle doit beaucoup à Max Weber. Son objet de l’étude des relations entre
les faits sociaux et les règles de droit. Elle donne lieu à des définitions et à des
règles de droit. Elle donne lieu à des définitions et à des approches variables, on
peut retenir notamment celle de Geiger : « Etude de la manière dont la société

99
O. PFERSMANN, « Morale et droit », in D. ALLAND, S. RIALS, dir., Dictionnaire de la culture
juridique, Lamy-Puf, coll. Quadrige-dicos poche, 2003, p. 1040
41:
conditionne et crée le droit (sociologie du droit matérielle et culturelle) ; à
distinguer de l’étude de la manière dont la vie sociale fait l’objet d’une
régulation par le moyen du droit (sociologie du droit formelle). Elle permet
notamment d’analyser les questions relatives à la genèse des règles de droit, ou à
leur effectivité.

Rien ne peut interdire à la sociologie de s’intéresser au droit ; mais tout


semble interdire aux juristes de s’intéresser à la sociologie du droit. Si la
sociologie du droit est une « science empirique » et la science juridique une
« science dogmatique »100, peut-être l’intérêt de la première est-il,
concernant le droit appliqué tout du moins, supérieur à celui de la seconde.

1. L’ANTHROPOLOGIE DU DROIT
On peut considérer que c’est comme la discipline ayant pour
objet l’étude de l’homme par référence à son milieu social et culturel ; pour fin,
la connaissance des formes de civilisation sans écriture existant actuellement, de
leur pensée et de leur activité juridique ; pour méthodes, celles, conjointes, de
l’ethnologie et du droit comparé (cette définition peut s’étendre aux civilisations
connaissant l’écrit, et à « l’étude des fondements et des caractères de la juridicité
selon les différentes traditions culturelles ».

Elle est une science du droit mais pas une science juridique. Toutefois,
la dénomination « anthropologie juridique » est d’usage très courant quand
la dénomination « anthropologie du droit » est rarement usitée. Il n’est
évidemment pas lieu de considérer que l’anthropologie juridique serait
différente de l’anthropologie du droit. Il s’agit d’une seule et même discipline
qui s’inscrit parmi les branches de la recherche juridique.
À l’instar de la sociologie du droit, l’anthropologie juridique interroge le
« droit vivant »101, le droit « tel qu’il émane des rapports concrets entre les
hommes, de leurs usages, par-delà les solennités institutionnelles, les prétoires et
les volumes reliés où s’expriment le plus visiblement la loi et la jurisprudence »
102
.
Et elle critique les penseurs du droit selon lesquels, à côté du droit, il
se trouverait du « non-droit », du « sous-droit » ou du « droit officieux »

100
Ph. RAYNAUD, « Weber Max », in O. CAYLA, J.-L. HALPÉRIN, dir., Dictionnaire des grandes
œuvres juridiques, Dalloz, 2008, p. 596.
101
L. NADER, The Life of the Law – Anthropological Projects, University of California Press
(Oakland), 2002
102
L. ASSIER-ANDRIEU, « Coutumes et usages », in D. ALLAND, S. RIALS, dir., Dictionnaire de la
culture juridique, Lamy-Puf, coll. Quadrige-dicos poche, 2003, p. 317
42:
opposé au « droit officiel » ; pour elle, tout est « Droit »103.
1. L’ANALYSE ECONOMIQUE DU DROIT
°Une science du droit jeune et mal établie
L’analyse économique du droit, plus rarement appelée « économie du
droit », est peut-être la dernière apparue des quatorze branches de la recherche
104

juridique. Sa place parmi elles n’en est pas moins devenue incontestable105 et, si
le nombre de chercheurs concernés demeure relativement marginal, il l’est
chaque jour un peu moins tant de plus en plus de travaux innovants, notamment
des thèses de doctorat106, s’inscrivent dans le cadre particulier de l’analyse
économique du droit.
On va même jusqu’à considérer qu’il sera bientôt impossible,
parmi les facultés de droit, d’échapper à l’analyse économique du droit107,
ce qui est loin d’être certain tant celle-ci demeure, pour l’heure, une «
science approximative »108, tant du point de vue des ses fins que du point de
vue de ses moyens.

. On écrit que « le droit économique constitue une appropriation de


109

l’économie par le juriste », quand l’analyse économique du droit est


davantage une appropriation du droit par l’économiste. Néanmoins, le droit
économique, plus qu’une branche de la recherche juridique, semble être
une branche du droit : celle comprenant l’ensemble des règles de droit
encadrant les relations économiques110.

103
5 J. VANDERLINDEN, « Vers une nouvelle conception du pluralisme juridique », RRJ 1993, p.
574.
104
G. ROYER, L’efficience en droit pénal économique – Étude de droit positif à la lumière de
l’analyse économique du droit, LGDJ, coll. Droit et économie, 2009 ; G. MAITRE, La responsabilité
civile à l’épreuve de l’analyse économique du droit, LGDJ, coll. Droit et économie, 2005 ; Th. KIRAT,
Économie du droit, La découverte, coll. Repères, 2012 ; M. FAURE, A. OGUS, Économie du droit : le
cas français, Éditions Panthéon-Assas, 2002
105
M.-A. FRISON-ROCHE, « La recherche juridique en matière économique », in Y. AGUILA et alii,
Quelles perspectives pour la recherche juridique ?, Puf, coll. Droit et justice, 2007, p. 93 s. ; B.
DEFFAINS, « L’économie comme instrument de la recherche juridique », in Y. AGUILA et alii,
Quelles perspectives pour la recherche juridique ?, Puf, coll. Droit et justice, 2007, p. 85 s.
106
V. VALENTIN, Les conceptions néolibérales du droit, Economica, 2002 ; T. SACHS, La raison
économique en droit du travail – Contribution à l’étude des rapports entre le droit et l’économie,
LGDJ, coll. Bibliothèque de droit social, 2013
107
H. MUIR WATT, « Les forces de résistance à l’analyse économique du droit dans le droit civil », in
B. DEFFAINS, dir., L’analyse économique du droit dans les pays de droit civil, Cujas, 2002, p. 37
108
A. BERNARD, « Law and Economics : une science idiote ? », D. 2008, p. 2806
109
Contra, J.-J. SUEUR, « L’évolution récente du droit économique français, le côté du droit public »,
RIDE 1996, p.207 s. ; J.-J. SUEUR, « La “main invisible” ou le droit économique – Retour sur Adam
Smith et certaines de ses institutions », RIDE 2013, p. 491 s.
110
Cf. G. FARJAT, « La notion de droit économique », Arch. phil. droit 1992, p. 27 s. ; C.
CHAMPAUD, « Contribution à la définition du droit économique », D. 1967, p. 215 s.
43:
2. LA LINGUISTIQUE JURIDIQUE
°La linguistique juridique possiblement au service du droit et au service de
« droit » .
La linguistique juridique ne saurait être isolée au sein de la recherche
juridique, comme peut l’être, en particulier, la philosophie du droit. Elle se doit
d’être au service des autres branches de la recherche juridique, de la science du
droit positif à l’épistémologie juridique. Lorsqu’elle devient lexicologie, elle
peut aller jusqu’à être utile à la théorie du droit, en l’aidant à identifier le(s)
signifié(s) associé(s) aux signifiants « droit » et « juridique » .111
». Or il semble que cette partie de la linguistique juridique, d’une
part, ne soit pas de la linguistique au sens le plus strict et, d’autre part,
corresponde à une portion importante de la méthodologie juridique. Cette
dernière se définit, en un mot, comme l’étude des savoir-faire des juristes.
A. LA METHODOLOGIE JURIDIQUE

Cette discipline ayant pour objet l’étude des méthodes d’analyse du droit-
dans les divers sens évoqués plus haut, et selon des approches variables selon la
conception du droit proposé n’est guère développé en France, alors qu’elle fait
l’objet d’enseignements substantiels dans d’autres pays tels que l’Allemagne ou
l’Italie. Les publications françaises en la manière restent rares et généralement
superficielles, à l’exception notable de l’ouvrage de F. Müller.

Le droit reste fondamentalement une science humaine, et la


connaissance de l’être humain est nécessaire à sa bonne compréhension. Or
la littérature et les arts restent indispensables pour connaitre l’être humain.
La méthodologie ne doit pas être confondue avec la méthode et les
dictionnaires de la langue française définissent cette première en tant qu’ «
étude systématique, par observation de la pratique, des principes qui la
fondent et des méthodes utilisées »112, tandis qu’ils voient dans la méthode
un « ensemble ordonné de principes, de règles, d’étapes, qui constitue un
moyen pour parvenir à un résultat »113, ou encore un « ensemble de règles
qui permettent l’apprentissage d’une technique, d’une science »114.
La méthodologie juridique a pour objet d’étudier ces moyens
qu’utilisent les juristes afin de faire vivre concrètement et quotidiennement
le droit. Elle est donc « la science des méthodes du droit »115 ou « l’étude des
111
2 Cf. B. BARRAUD, Théories du droit et pluralisme juridique – t. II : La théorie syncrétique du
droit et la possibilité du pluralisme juridique, PUAM (Aix-en-Provence), coll. Inter-normes, 2017
112
V° « Méthodologie », in Le petit Larousse illustré 2011, Larousse, 2010.
113
Id.
114
ibid
44:
savoir-faire des juristes » ; et elle n’est possible qu’à la condition que le droit
ne soit pas irrationnel ni improvisé, ce qu’il n’est pas116.
La méthodologie juridique a pour objet d’étudier ces moyens
qu’utilisent les juristes afin de faire vivre concrètement et quotidiennement
le droit. Elle est donc « la science des méthodes du droit »117 ou « l’étude des
savoir-faire des juristes » ; et elle n’est possible qu’à la condition que le droit
ne soit pas irrationnel ni improvisé, ce qu’il n’est pas118.
Le droit positif, sommairement résumé, correspond à la loi et à la
jurisprudence ; les commentaires de la loi et de la jurisprudence ne s’y
réduisent jamais ; ils sont une autre dimension du monde juridique qui peut
toujours être étudiée en soi ou en rapport avec le droit positif.
La séparation est d’ordre intellectuel et académique plus que d’ordre
social et institutionnel. En d’autres termes, un juriste « réaliste », qui aborde
les règles et les institutions en tant que faits, qui appose sur elles un regard
pragmatique, peut parfaitement réaliser une étude de science politique
A. LA LEGISTIQUE
La légistique connaît un sens étroit et un sens large. Au sens étroit,
elle désigne « l’étude des modes de rédaction et de formulation des lois119 ».
C’est là le sens que retiennent différents professeurs120. Au sens large, qui
correspond à la branche de la recherche juridique définie en ce chapitre, la
légistique est l’analyse et la réflexion relatives aux modes de création et
d’application du droit. Elle est alors triplement plus large : en ce qu’elle ne se
borne pas à l’étude mais amène à faire aussi œuvre propositionnelle, œuvre
prescriptive, œuvre prospective ; en ce qu’elle inclut dans son objet non
seulement la rédaction des textes mais aussi tous les autres éléments qui
participent de la création du droit ; en ce qu’elle s’intéresse, au-delà de la
création de la loi, à toute la création et à toute l’application du droit 121.
B. LA POLITIQUE JURIDIQUE.

115
J.-L. BERGEL, « Méthodologie juridique », in D. ALLAND, S. RIALS, dir., Dictionnaire de la
culture juridique, Lamy-Puf, coll. Quadrige-dicos poche, 2003, p. 1021. 4
116
Id.
117
J.-L. BERGEL, « Méthodologie juridique », in D. ALLAND, S. RIALS, dir., Dictionnaire de la
culture juridique, Lamy-Puf, coll. Quadrige-dicos poche, 2003, p. 1021. 4
118
Id.
119
A.-M. LEROYER, « Légistique », in D. ALLAND, S. RIALS, dir., Dictionnaire de la culture
juridique, Lamy-Puf, coll. Quadrige-dicos poche, 2003, p. 922.
120
J.-L. BERGEL, « Méthodologie juridique », in D. ALLAND, S. RIALS, dir., Dictionnaire de la
culture juridique, Lamy-Puf, coll. Quadrige-dicos poche, 2003, p. 1024. Pour le professeur Jean-Louis
Bergel, la légistique serait ainsi la partie de la « science de la législation » consacrée à la rédaction des
lois.
121
En ce sens, Le courrier juridique des finances et de l’industrie juin 2008, « La légistique ou l’art de
rédiger le droit ».
45:
°La politique juridique opposée à la science juridique
On avance parfois que la poésie serait née dans le droit et à cause du droit
122
; et on a pu proposer de « remplacer les Écoles de Droit par des Écoles de
Musique123 ». Sans doute le droit est-il « un art, l’art de structurer la vie sociale,
l’art d’assurer l’ordre et la paix, d’énoncer ce qui est à chacun, d’assurer
l’équilibre social124 ». Cependant, cela vaut quant au droit comme produit d’une
action politique mais non quant au droit en tant que discipline académique.
La politique juridique consiste à affirmer, subjectivement, ce que
devraient être les normes constitutives du droit ou, du moins, constitutives
d’un régime juridique donné.

CHAPITRE III. DROIT, HISTOIRE ET SOCIOLOGIE

SECTION 1. QUE SERAIT UNE SOCIO-HISTOIRE DU DROIT ET


DE LA JUSTICE ?

§1. CONTEXTE HISTORIQUE

Peut-on parler d’une socio-histoire du droit et de la justice, et à quoi cela


correspond-il ? Quels sont les apports de l’approche historique pour le droit et
pour la sociologie du droit ?
Mon papier se fonde peu sur les outils, les matériaux, les manières de
faire, les méthodes qui sont celles de la socio-histoire (même si j’y viendrais
rapidement en fin d’article), mais se situe dans un parti-pris, une approche en
termes de regards disciplinaires et de poids des disciplines, de leur rôle dans
cette construction, où deux entités qui ont leur autonomie, leur histoire, vont à
un moment se rencontrer.

§2. LE DROIT, « OBJET INTOUCHABLE »

122
En effet, on a pu soutenir que la poésie aurait le droit pour origine : « On ne savait point encore
écrire et on voulut que certaines lois en petit nombre, et fort essentielles à la société, fussent gravées
dans la mémoire des hommes, et d’une manière uniforme et invariable : pour cela, on s’avisa de ne les
exprimer que par des mots assujettis à de certains retours réglés, à de certains nombres de syllabes »
(B. DE FONTENELLE, « Sur la poésie en général », in Œuvres de Fontenelle, Salmon-Peytieux,
1825, p. 13 (cité par A. LECA, La lyre de Thémis ou la poésie du droit, PUAM (Aix-en-Provence),
2011, p. 23)). La part de poésie du droit, « science littéraire », ne fait aucun doute : « Le droit dans son
Olympe est nourri d’ambroisie / Il vit de fictions comme la poésie » (C. THURIET, Proverbes
judiciaires, Lechevalier, s. d., p. 2 (cité par A. LECA, La lyre de Thémis ou la poésie du droit, PUAM
(Aix-en-Provence), 2011, p. 19)).
123
J. DE DIEU D’OLIVIER, L’Esprit d’Orphée, ou des influences respectives de la musique, de la
morale et de la législation, Pougens, 1804, p. 60 (cité par A. LECA, La lyre de Thémis ou la poésie du
droit, PUAM (Aix-en-Provence), 2011, p. 59).
124
M. VILLEY, Critique de la pensée juridique moderne, Dalloz, 1976, p. 64.
46:
Le droit peut être pris comme un objet (qui recouvre des phénomènes
multiples, divers) s’appuyant sur des matériaux distincts, d’où un traitement
méthodologique approprié125. Mais le droit est aussi une discipline, et cet
élément est primordial dans le traitement réalisé sur cet objet en
général, en particulier le traitement historique. Aujourd’hui se dégage
l'idée de la force du droit126, de son pouvoir127. 128. Mais cette approche
sociologique ou politique du droit129 n’est pas ou peu reconnue dans
l’univers juridique ; l’idée est surtout de mettre l’accent sur le point de
vue des juristes et de porter attention aux normes juridiques et non pas
sur des faits du monde extérieur.
Le droit, objet disciplinaire, discipliné, a très longtemps répondu à des
règles implicites, explicites de respect des traditions disciplinaires du droit. Le
droit se veut une science des normes, une norme se définissant par le fait de
prescrire un certain nombre d'obligations et d'attributions qui demeurent
valables, même si le sujet les viole ou n'en fait pas usage, une science
autonome qui, par ses méthodes, se distingue des autres sciences humaines
et sociales.
Pour comprendre ce que serait une socio-histoire du droit et ses apports,
j’ai recréée de manière artificielle et cavalière des étapes, des plans
séquences qui ne sont pas forcément linéaires comme pourrait le suggérer la
présentation, mais qui décrivent une évolution, une « émancipation » de
l’objet droit par rapport à son histoire, à son traitement par l’histoire.

SECTION 2 . QUELQUES EXEMPLES

§1. ARRET SUR IMAGE

Dans ce galop un peu brutal on peut s’arrêter sur un ouvrage qui m’a
semblé assez singulier dans cette production, celui de Jean Gaudemet, intitulé
Sociologie Historique du droit publié en 2000.

L’étude du droit est l’étude de la réalité sociale, non seulement dans sa

125
Yann Thomas, « Droit », in André Burguière, (dir.), Dictionnaire des sciences historiques, Paris,
PUF, 2006, p.
126
Pierre Bourdieu, « La force du droit. Eléments pour une sociologie du champ juridique », ARSS,
64, 1986
127
Pierre Bouretz , « La force du droit”, Panorama des débats contemporains », Esprit, 1991
128
Pierre Lascoumes, « Le droit comme science sociale », in François Chazel, Jacques Commaille
(dir.), Normes juridiques et régulation sociale, Paris, LGDJ,1991, p. 39-49.
129
François Chazel, « Émile Durkheim et l’élaboration d’un programme de recherche en sociologie du
droit », in François Chazel, Jacques Commaille (dir.) Normes juridiques et régulation sociale, Paris,
LGDJ, 1991, p. 27-38
47:
conformité aux règles, l’étude des institutions et des structures juridiques,
mais aussi, et tout autant l’étude des déviations de la règle, des résistances
mises à son application, de son inobservation.
Dans cette dynamique, l’histoire du droit pourrait prendre une autre
dimension où les hommes, les événements, les temporalités prennent une
part active à la compréhension même de ce que sont les règles, les structures
de la société.
Dans tous les cas, cette approche cherche à se distancer d’une approche qui
restituerait une évolution par trop linéaire du droit et les travaux insistent sur
l’aspect vivant dynamique, processuel des évolutions constatées sur la longue
durée.

§2. POINTS DE CONVERGENCE


Le point de convergence peut alors se réaliser sur la méthode et la
démarche. Les approches sociologiques, les analyse en termes de réseaux, les
plongées prosopogr aphiques, les précautions méthodologiques et le regard
réflexif de l’enquêteur sur son terrain sont débattus et bien souvent partagés par
les chercheurs en sciences sociales que leur terrain soit historique ou
contemporain. Que peut donner à voir l’approche socio historique confronté au
droit dans toutes ses expressions ?

Par ailleurs, l’approche sociohistorique possède des frontières


communes avec beaucoup de disciplines et permet de mettre réellement en
œuvre une pluridisciplinarité qui n'apparaît pas seulement comme un vain
mot, mais se manifeste, riche d'un héritage et de traditions, et parallèlement
porteuse d'une grande liberté, par rapport aux découpages disciplinaires,
aux périodes et périodisations convenues, par rapport aux choix
problématiques. Il ne suffit pas de rapprocher, d’inviter plusieurs disciplines
dans un programme d’études pour produire, de ce seul fait, un savoir
interdisciplinaire.
L’objet juridique, a tout intérêt à se confronter à des méthodes, des
approches, des regards distincts, croisés, complémentaires pour arriver à un
dialogue argumenté où s’engage une recherche collective de la vérité
acceptant la diversité des opinions et assumant l’incertitude du résultat. Ce
qui amène à s’interroger sur l’ambivalence de l’histoire. pour qui « la place
qu’elle taille au passé est également une manière de faire place à un avenir.
Comme elle vacille entre l’exotisme et la critique au titre d’une mise en
scène de l’autre, elle oscille entre le conservatisme et l’utopisme de par sa
fonction de signifier un manque. Sous ses formes extrêmes, elle devient, dans
le premier cas, légendaire ou polémique, dans le second, réactionnaire ou
48:
révolutionnaire. Mais ces excès ne sauraient faire oublier ce qui est inscrit dans
sa pratique la plus rigoureuse, celle de symboliser la limite et par là de rendre
possible un dépassement. « 130
S’attachant aux différentes strates qui construisent l’objet et
constituent sa réalité, c’est aussi une approche qui témoigne non seulement
que l’objet a une histoire mais également une mémoire qui l’imprègne
discrètement et durablement et avec laquelle il faut compter.

En d’autres termes, on se rapproche des propos d’Alain Garrigou qui, du


point de vue du politologue, s’interroge sur la contribution de l’enquête
historique pour la science politique et sur le statut de cette contribution. Il insiste
sur la dimension historique comme une forme de comparatisme. Il faut tenir
compte de l’historicisation des objets. Idée forte qu'on trouve chez Karl
Popper42 ou que Charles Tilly défend. Il s’agit donc d’historiciser les objets du
droit ou plutôt de rompre avec l’historicité de ces objets étudiés.
L'approche choisie s'efforce d'appréhender les acteurs au plus près de
leurs activités et de leurs interactions. Les interrogations sur le droit, les règles
de droit, les procédures, l’application de celles-ci, les juristes et leurs
engagements sont aussi des interrogations sur l'Etat et sur le pouvoir politique.
Il s'agit bien de se servir des façons dont le droit est produit comme un
extraordinaire révélateur des conditions sociales, culturelles, économiques et
politiques propres au contexte historique dans lequel il est produit, comme un
indicateur privilégié du travail de légitimation au sein d'une société donnée, et
de l'économie des rapports entre légalité et légitimité. C’est lorsque le droit est
confronté à des processus de changement qu’il révèle sa nature profonde, les
fonctions qu’il remplit dans la vie sociale, les usages qu’en font les divers
acteurs sociaux.
Cette stratégie contextualise et relativise la fonction des normes, elles ne
valent que parce qu'elles sont situées et, inversement, que parce qu'elles situent
les territoires de l'action publique et de la régulation politique. C'est donc la
situation qui leur donne sens qu'il faut analyser. Le dossier, Avocats, pouvoirs
contre-pouvoirs en 2001, réalisé sous la direction d’Anne Boigeol s’inscrit dans
ce registre. Composé des profils plus mélangés, dans la formation, (sociologues,
politistes,).des problématiques très spécifiques sont abordés sur les
professionnels du droit et leur rapport au pouvoir, dans une dimension
comparative prononcée.
L’Espagne au XIXéme siècle, Israël, la Palestine, la France en guerre,
l’Inde sont les terrains, les laboratoires qui fondent ces études. Ce dossier est
particulièrement riche et aborde aussi bien les avocats barcelonais à la fin des
années 1830, élite conservatrice et de son rapport particulier au libéralisme que

130
Michel De Certeau,, op.cit,.p.59
49:
le cas des citoyens arabes palestiniens d’Israël à partir de deux décisions de la
Cour suprême israélienne où sont affirmés des droits constitutionnels de la
minorité palestinienne, tout en reproduisant le statut inférieur des Palestiniens.
On y retrouve l'étude de la résistance dans les milieux judiciaires et la
manière dont l'activité résistante d'un nombre restreint de juristes pendant la
Seconde Guerre mondiale éclaire sur le rapport au politique des professionnels
du droit ainsi que sur les formes spécifiques de leurs mobilisations.
C’est aussi la proposition d’une histoire du barreau indien qui illustre les
déterminants sociaux d'une étroite imbrication entre droit et politique mais aussi
ses aléas avec la mobilisation du barreau contre l'état d'urgence instauré par
Indira Gandhi et une Cour suprême qui s’impose comme l'arbitre des joutes
politiciennes et l’histoire du mouvement Law and society, des formes
particulières de la sociologie du droit américaine et de son échec à refonder le
cursus des Law schools.
Par ailleurs, l’approche sociohistorique possède des frontières
communes avec beaucoup de disciplines et permet de mettre réellement en
œuvre une pluridisciplinarité qui n'apparaît pas seulement comme un vain
mot, mais se manifeste, riche d'un héritage et de traditions, et parallèlement
porteuse d'une grande liberté, par rapport aux découpages disciplinaires,
aux périodes et périodisations convenues, par rapport aux choix
problématiques. Il ne suffit pas de rapprocher, d’inviter plusieurs disciplines
dans un programme d’études pour produire, de ce seul fait, un savoir
interdisciplinaire.
Le dossier Histoire économique et règles de droit en mars 2003 dirigé par
Alessandro Stanziani. mêle ainsi les formations, les thématiques et introduit à
l’histoire économique. On part à Rome au XVIIe siècle étudié comme un
marché baroque où les mécanismes économiques diffèrent non seulement de
ceux de l'économie de marché mais aussi de ceux de l'économie féodale et
offrent les caractéristiques d’une économie " baroque".
On se retrouve dans la Russie rurale des années 1905-1917 où les litiges
civils et leur rapport à la société sont analysés à partir des comptes rendus
d’audience des tribunaux ruraux russe au début du XXe siècle, qui révèlent le
large usage que les paysans faisaient des tribunaux locaux afin de résoudre des
disputes concernant le travail, les ressources, les produits et les obligations
familiales.

L’approche socio-historique produit des travaux singuliers et ce savoir


produit à un caractère probabiliste et surtout bien souvent fragmentaire.
L’enquêteur peine à passer des fragments aux modèles, de cas singuliers à des
lois générales. Est ce là un défaut ? le modèle est-il le cœur du savoir
scientifique ? Ce savoir hypothétique n’est pas propre à l’approche socio-
50:
historique, mais il le caractérise. Le matériau historique induit des réflexions qui
peuvent être autant de nouvelles questions ou de questions distinctes à poser à
l’objet étudié.
L’archive n’existe que par le regard qui y est posé, les questions qui lui
sont soumises, l’intérêt des questionnements, la nouveauté des problématiques
n’oblitèrent pas le fait de les fonder sur une argumentation rigoureuse. L'objectif
est de mettre en relief les processus, mécanismes, les paradoxes de l’action
politique (au sens large) et d'éclairer une histoire sociale du politique capable
d’établir les logiques sociales à l’œuvre dans la vie politique, d'établir les
affinités qui existent entre les systèmes politiques, d'apprécier le degré
d’autonomie ou de dépendance du politique et du social comme une articulation
complexe et dynamique.
Le dossier Sujets d’Empire sous la direction d’Isabelle Merle en
décembre 2003 rassemble toutes ces préoccupations. Il travaille en profondeur le
rapport entre droit, politique et citoyenneté. On aborde dans ce numéro les
usages du droit en situation coloniale et ce que les catégories les plus
essentielles de l’ordre politique colonial, celles de "citoyens" et d’"indigènes ",
doivent aux constructions juridiques. On y voit que le pluralisme juridique mis
en place progressivement dans l’Empire français implique de normes
spécifiques pour chacune des populations et qu’il a été l’instrument privilégié de
la ségrégation coloniale et du maintien des appartenances collectives .
On s’intéresse au rôle du droit dans le monde moderne. Comment celui-ci
se diffuse dans le corps social ? Quand, comment est-il devenu un moyen
étatique de colonisation du monde vécu , pour reprendre l’expression de
J.Habermas, c’est à- dire un instrument efficace, touchant tous les individus,
d’inculcation/intériorisation des normes du pouvoir ? Le travail socio historique,
dans tous ces cas a permis d’enrichir les connaissances, de complexifier les
images « attendues » sur les modes de fonctionnement du politique, les
communautés professionnelles, de mettre dans un temps long un objet, un
processus. C’est un travail qui privilégie le contexte, acteur en soi.
L’Histoire incite à réfléchir sur le droit dans ses dimensions sociales et
politiques, ses modes d’élaboration et de finalisation. L’histoire est bien sûr, une
discipline, une méthode, une approche, mais aussi une culture qui permet de
relativiser les interrogations, de produire plus de connexions 50 entre les
différentes manières d'aborder l'objet juridique.

L'histoire ne se répétant jamais, cette curiosité se confie à un


raisonnement sociologique fait du constant va-et-vient entre contextualisation
historique et raisonnement expérimental131. Ces deux pôles résument bien le

131
Jean-Claude Passeron, Raisonnement sociologique. L’espace non popperien du raisonnement
naturel, Nathan, Paris, Nathan, 1991
51:
domaine de la sociologie historique. qui permet d’historiciser les raisonnements,
réintroduire l'historicité et privilégie une. contextualisation systématique des
catégories d'analyse. Parler aujourd’hui de méthodes et de données, c’est
s’interroger sur leurs usages, leurs choix, cerner les recherches qui y sont liées,
et par là même s’attaquer, s’attacher à l’essence de la recherche initiée et
produite.
Parler aujourd’hui de méthodes et de données, c’est s’interroger sur la
recherche en oeuvre et tout autant sur le métier, ce qui fait son unité, c’est-à-dire
l’ensemble des compétences partagées par tous et l’éthique du chercheur.
L’objet juridique, a tout intérêt à se confronter à des méthodes, des
approches, des regards distincts, croisés, complémentaires pour arriver à un
dialogue argumenté où s’engage une recherche collective de la vérité
acceptant la diversité des opinions et assumant l’incertitude du résultat.
L’idée est de favoriser une circulation de schémas intellectuels construits
à partir de sa propre discipline et où ils sont questionnés, contestés, confrontés,
et finalement enrichis par des concepts, des théories, des observations
empiriques produits par d'autres disciplines dont les visions du monde sont
souvent différentes.
Plus que jamais, la réflexion socio-historique est une contribution
importante aux analyses sur les phénomènes politiques, juridiques, sur le droit
et ses usages socio-politiques. Méthode, approche, culture, la démarche socio-
historique introduit la mise à distance nécessaire, distille la précision, la «
justesse » dans le souci de compréhension des processus de plus en plus
complexes de recours au droit et du rôle du droit dans les sociétés.
L’histoire non pas comme maître à penser, donneur de leçons, ou tuteur moral
car « avant de savoir ce que l’histoire dit d’une société, il importe donc
d’analyser comment elle y fonctionne. Cette institution s’inscrit dans un
complexe qui lui permet seulement un type de productions et lui en interdit
d’autres »132.
Ce qui amène à s’interroger sur l’ambivalence de l’histoire. pour qui
« la place qu’elle taille au passé est également une manière de faire place à
un avenir. Comme elle vacille entre l’exotisme et la critique au titre d’une
mise en scène de l’autre, elle oscille entre le conservatisme et l’utopisme de
par sa fonction de signifier un manque. Sous ses formes extrêmes, elle
devient, dans le premier cas, légendaire ou polémique, dans le second,
réactionnaire ou révolutionnaire. Mais ces excès ne sauraient faire oublier ce qui
est inscrit dans sa pratique la plus rigoureuse, celle de symboliser la limite et par
là de rendre possible un dépassement. « 133
S’attachant aux différentes strates qui construisent l’objet et

132
Michel De Certeau,, « L'opération historique », in Jacques Le Goff, Pierre Nora, (dir.) Faire de
l'Histoire, Nouveaux problèmes, Paris, Gallimard, Folio Histoire, 1974.p.35
133
Michel De Certeau,, op.cit,.p.59
52:
constituent sa réalité, c’est aussi une approche qui témoigne non seulement
que l’objet a une histoire mais également une mémoire qui l’imprègne
discrètement et durablement et avec laquelle il faut compter.
Une approche socio-historique, consciente de ses limites134, de son
ambivalence, qui fait sortir les différences, a une « pure curiosité pour le
spécifique » ou l’intrigue a sa propre pratique, et se veut garante d’une
compréhension fine de phénomènes politique et sociaux inscrits dans une
temporalité longue, dont le droit, est totalement partie prenante.

CHAPITRE IV. APPROCHE ANTHROPOLOGIQUE DE LA


JUSTICE SOCIALE

SECTION 1. APPROCHE SOCIALE DE LA JUSTICE


"La justice est la première vertu des institutions sociales comme la
vérité est celle des systèmes de pensée. Si élégante et économique que soit
une théorie, elle doit être rejetée ou révisée si elle n'est pas vraie ; de même,
si efficaces et bien organisées que soient des institutions et des lois, elles
doivent être réformées ou abolies si elles sont injustes".
La justice est aussi un critère d'organisation (en théorie, du moins) des
relations et échanges internationaux. Enfin, elle constitue un critère pertinent
pour évaluer l'organisation politique des institutions puisque, si l'on suit Michael
Walzer (1983), l'appartenance (la citoyenneté) et le pouvoir politique
constituent les plus fondamentales des ressources à répartir au sein de la
communauté.
Il reste que l'on peut être d'accord avec ce qui précède et rester circonspect
devant l'intitulé du cours : « Approche sociologique de la justice sociale ». La
justice n'est-elle pas inévitablement "sociale" ? Par ailleurs, la justice sociale est
une question abondamment discutée par les philosophes, les économistes et les
théoriciens politiques. Quel peut être l'apport spécifique de la sociologie ?

§1. PRINCIPE VERSUS INSTITUTION

Eliminons d'emblée une possible confusion : le mot "justice", employé


sans qualificatif, peut se référer à deux types de réalités très différentes : d'une
part, il peut faire référence à un principe ou une valeur, en vertu desquels on
évalue un comportement ou une situation ; par exemple, un étudiant peut dire
que telle ou telle de ses cotes constitue une "injustice", parce qu'il estime n'avoir
pas été évalué selon des critères adéquats ; ou encore, on peut s'exclamer "il n'y
a pas de justice" si l'on apprend qu'un milliardaire a emporté le gros lot au
dernier tirage de la loterie nationale ; plus globalement, on peut trouver que la

134
Michel De Certeau,, op.cit,.p.51
53:
distribution générale des ressources disponibles dans une société donnée est plus
ou moins juste.

§2. APPROCHE NORMATIVE VERSUS APPROCHE


EMPIRIQUE
Une fois levé ce premier malentendu possible, il apparaît rapidement que
les termes "juste" et "justice" sont particulièrement difficiles à définir parce
qu'ils se réfèrent de manière essentielle à des jugements de valeur. On peut en
donner d'innombrables exemples.
- Est-il "juste", par exemple, que les plus cotés des boxeurs ou des
pilotes de Formule Un puissent gagner en une seule saison cinq ou dix
fois autant qu'un chercheur universitaire durant toute sa vie ?
- Est-il juste de payer le travailleur salarié en fonction de sa
productivité marginale ?
- Est-il juste que des sauveteurs de montagne risquent leur vie à cause
des imprudences des promeneurs ?
- Est-il juste d'octroyer une pension plus élevée à celui qui a déjà
bénéficié d'un salaire élevé durant toute sa vie active ?
- Est-il plus juste de coter les étudiants en fonction de leurs résultats ou
en fonction de leurs efforts ?

SECTION 2. ORGANISATIONS VERSUS INDIVIDUS.

Nous allons donc aborder les conceptions du juste telles qu'on les
observe chez "l'homme de la rue". Mais ce n'est pas le seul sujet susceptible
d'intéresser le sociologue. Ainsi, il peut s’avérer fort important d'étudier les
critères de justice qui guident le comportement d'institutions ou d'organismes,
dès lors que ceux-ci disposent d'une marge de manoeuvre dans l’attribution de
ressources.

§1. Micro-social versus macro-social.

Les problèmes de justice peuvent se poser dans le contexte de groupes


restreints ou dans le contexte de la société globale. La formulation des
problèmes et la définition des méthodes pertinentes peuvent différer selon le
niveau auquel on se place.

§2. ATTITUDES VERSUS COMPORTEMENTS.

Dans les principales synthèses de la littérature (en particulier :Miller,1991;


Elster, 1995b), l'étude empirique de la justice et divisée en deux grandes
54:
logiques selon qu'elle prend pour objet les attitudes ou les comportements. Cette
distinction appelle quelques commentaires.

SECTION 2. LES PRINCIPALES NORMES DE JUSTICE


DISTRIBUTIVE

Pour terminer ce chapitre conceptuel, il reste à présenter brièvement ce que


l'on peut considérer comme les principales normes de justice distributive. Il
convient de dire "les principales" parce que les études empiriques montrent que
l'imagination humaine est, en ce domaine, presque inépuisable. La liste qui suit
n'a d'autre objet que d'illustrer cette diversité et les problèmes qu'elle pose. Dans
la suite, on reviendra dans une perspective empirique sur certaines de ces
normes.
a) L'égalité
L'égalité est un concept aux multiples facettes, dont le sens est à peu près
inépuisable. A ce propos, Sidney Verba et Gary Orren (1985) racontent une
anecdote savoureuse : un groupe de socialistes anglais décide un jour d'inviter
pour une conférence l'auteur d'un ouvrage intitulé "inequalities".
L'égalité complexe signifie tout autre chose : elle désigne une société
dans laquelle les différents types de biens sont distribués chacun selon leur
logique propre. Qu'est-ce que cela veut dire ?
a) Le besoin
Le besoin est souvent cité, aussi bien par les théoriciens que par "les gens
dans la rue" comme un critère possible de justice distributive. C'est ce que nous
dit, par exemple, la célèbre formule de Marx : "De chacun selon ses capacités, à
chacun selon ses besoins", sensée définir pour lui la société communiste.
Mais qu'est-ce qu'un besoin ? D'un côté, il y a une étroite parenté entre le
concept de besoin et le concept de désir. Les deux idées font référence à un
"manque". Pourtant, personne n 'a jamais suggéré comme critère de justice «à
chacun selon ses désirs ». C'est que tout désir n'est pas un besoin. Mais
comment distinguer les uns et les autres ?

§1. BESOINS ET DESIRS


Il me semble qu’on peut construire cette distinction en s’appuyant sur trois
éléments principaux : la nature du désir, l'intensité de ce désir et la responsabilité
de l'acteur dans son émergence.
La nature même du désir est le sujet sur lequel, sans doute, la contingence
est la plus grande. Certes, il y a des désirs dont la légitimité est incontestable : le
désir de vivre sera toujours considéré comme définissant un besoin. A l'inverse,
55:
les désirs "de luxe" seront rarement pris en considération.

SECTION 3. APPROCHE EMPIRIQUE DE LA JUSTICE


SOCIALE

§1. EXPLIQUER LES CONCEPTIONS DU JUSTE.

Expliquer les représentations de la justice sociale, c'est fondamentalement,


mettre en évidence les mécanismes qui font que tel acteur ou catégorie d’acteurs
choisira préférentiellement telle norme de justice sociale dans tel type de
situation. La notion de «mécanisme » peut ne pas paraître évidente. Elle est
préférée ici à celle, plus classique, de «déterminants » pour deux raisons
principales :
°d'abord, parce qu'il semble plus adéquat de voir les croyances comme le
résultat de processus complexes et se déroulant simultanément à plusieurs
niveaux, plutôt que de «causes » univoques.
1. La nature des acteurs
Jean Kellerhals et al. (1993) ont étudié à partir d'une méthode de
scénarios la manière dont la «morale du contrat» s'inscrit dans les opinions
populaires sur la justice. Ils ont ainsi mis en évidence trois «figures» ou
conceptions du contrat :
°le «providentialisme» met surtout l'accent sur la protection
inconditionnelle de la partie contractante la plus faible ; » se centre sur
l'évaluation des conséquences réelles du contrat pour les deux parties et fait
en quelque sorte primer la valeur réelle des choses échangées sur la volonté
formelle des contractants.
°Enfin, la dernière figure, le «volontarisme» accorde la primauté à la
libre volonté des parties sur toute considération de conséquences. Dans cette
conception, la convention prime le fait, pourrait-on dire.
Dans la première partie de l'étude, les personnes interrogées devaient
simplement exprimer l'intensité de leur réprobation. Si l'approbation du vol
est virtuellement nulle quelle que soit la victime, en revanche, léser les petits
commerçants apparaît en moyenne comme plus condamnable que voler les
grandes entreprises ou le gouvernement (1956 : 322).
Dans une deuxième condition, il s'agissait de mettre les sujets de
l'enquête dans une situation de choix forcé : s'ils étaient contraints de voler,
quelle victime choisiraient-ils préférentiellement? Pour 212 interviewés135,
les «victimes préférentielles » se répartissent comme suit : 102 «préfèrent »

135
Trois refusent de répondre et 30 refusent toute idée de vol, quelle que soit la victime.
56:
voler les grandes entreprises, 53, le gouvernement et 10, les petits
commerçants.

1. Les finalités du groupe


Les théories parentes de celles qui viennent d'être évoquées mettent en
évidence d'autres aspects de la relation entre les acteurs. Morton Deutsch (1975,
1985) insiste fortement sur le rapport entre la norme de justice apparaissant
comme «saillante » et les finalités du groupe ou de l'interaction à l'intérieur
desquels est défini le problème distributif.
3. Les «domaines de la vie»
Jennifer Hochschild (1981) nous fait faire un pas de plus, puisqu'elle s'intéresse
à une gamme de contextes qui va de la famille à la société globale. La thèse
centrale de l'auteur, c'est que le choix d'une norme distributive dans un contexte
donné dépend fondamentalement du «domaine de la vie » auquel appartient le
contexte.

Pour éviter de s'embarquer dans des discussions philosophiques difficiles, on


pourrait reformuler la distinction comme suit : l'approche normative et l'approche
empirique ont toutes les deux comme objet les conceptions du juste telles qu'on les
trouve dans une population donnée, mais la première est centrée sur une préoccupation
de justification et la deuxième sur un souci d'explication. Ou, pour dire les choses
encore autrement, là où le philosophe (approche normative), s'efforcera de développer
une conception "défendable" (valide, correcte, acceptable...) de la justice, le
sociologue s'efforcera surtout "d'identifier les perceptions de la justice auxquels les
acteurs sociaux adhèrent ou à partir desquelles ils agissent" (Elster, 1995b : 81).
Pour bien comprendre ce qui précède, il faut garder à l'esprit que les conceptions
de la justice, comme d'ailleurs toutes les croyances en général, présentent une double
face :
- d'une part, ce sont des valeurs et des arguments, dont on peut apprécier la
validité ;
- d'autre part, ce sont des faits sociaux, susceptibles d'être étudiés en tant que tels
par le sociologue.
Dans un but d'illustration, imaginons un moment une analogie possible avec
l'astronomie. Avant Copernic et Galilée, les savants avaient construit une
57:
représentation de l'univers qui faisait de la terre le centre du monde. Ce géocentrisme
avait été codifié vers le quatrième siècle de notre ère par Ptolémée. Plus aucun
astronome aujourd'hui ne pense qu'il s'agit là d'une représentation valide de l'univers.
Mais l'histoire ou la sociologie des sciences peuvent se demander pourquoi une
telle théorie a duré aussi longtemps, à la suite de quels processus elle a fini par être
discréditée, qui a résisté le plus longtemps aux idées de Copernic et Galilée, etc. Dans
ce cas, on étudie la conception de Ptolémée non plus d'un point de vue normatif (est-ce
que c'est une conception scientifiquement correcte) mais d'un point de vue empirique
(comment et pourquoi la conception ptoléméenne s'est-elle développée à un moment,
donné, comment et pourquoi a-t-elle été progressivement abandonnée un millénaire
plus tard).
Le sociologue allemand Max Weber (1992 : 420), qui écrivait au tout début du
siècle, exprimait cela d'une manière très parlante : "Quand une chose normativement
valable devient l'objet d'une recherche empirique, elle perd en devenant un tel objet
son caractère de norme : on la traite alors comme de "l'étant" et non comme du
"valable". Weber utilise l'exemple d'un sociologue qui voudrait établir une statistique
des fautes de calcul chez les comptables.
Une telle étude suppose que le chercheur mette d'une certaine façon "entre
parenthèses" ce qu'il sait des règles d'arithmétique : "Dès l'instant ou l'application des
opérations arithmétiques devient "l'objet" d'une recherche, le fait qu'elles "valent"
normativement ou encore qu'elles sont "justes" n'entre pas en ligne de compte dans la
discussion et cela demeure même parfaitement indifférent du point de vue logique. (...)
Là où les opérations arithmétiques deviennent objet d'une recherche, elles ne sont
jamais du point de vue de l'étude empirique, historique ou sociologique, qu'une
maxime ayant une validité conventionnelle au sein d'un groupe d'hommes déterminé,
qui les adoptent plus ou moins approximativement dans leur comportement pratique,
et elles ne sont rien d'autre" (ibidem : 421).
Cela étant, distinguer démarche normative et démarche empirique ne signifie pas
qu'il n'y a aucun lien entre les deux :
- en premier lieu, la position de Weber - que je fais mienne ici - ne fait l'unanimité
ni chez les sociologues, ni chez les philosophes ; certains (Boudon, par exemple),
58:
pensent que la distinction entre le normatif et l'empirique ou, pour le dire
autrement, entre jugements de réalité et jugements de valeur est trop tranchée et
que les deux types de jugement sont fondamentalement de même nature ; d'autres
(Raymond Aron, entre autres) estiment qu'il y a bien une distinction, mais que le
sociologue ne peut se dispenser des jugements de valeurs ;
- en second lieu, les deux démarches peuvent s'épauler mutuellement : d'une part,
le sociologue peut difficilement se passer du travail conceptuel mené depuis près
de deux mille cinq cents ans par la théorie normative de la justice ; d'autre part, le
philosophe, dans son souci d'élaborer une conception valide de la justice, ne peut
être indifférente aux idées de ses concitoyens, telles que les décrit et les analyse le
travail sociologique.
Après avoir soigneusement distingué, d'un point de vue analytique, démarche
normative et démarche empirique, il conviendrait donc de voir comment elles peuvent
s'articuler de manière féconde. C’est pourquoi la première partie du cours et du
syllabus est consacrée à des questions conceptuelles et normatives : il s’agira de
comprendre les principales notions théoriques développées au long de la réflexion sur
la justice sociale telle qu’elle se mène depuis environ deux mille cinq cents ans dans
nos sociétés. Bien entendu, ces notions ne se retrouvent pas sous une forme explicite
dans les conceptions, les attitudes ou les discours de «l’homme de la rue ». Mais leur
maîtrise peut aider considérablement le sociologue à décrire et expliquer ces
conceptions populaires.
Par ailleurs, la simple tentative de construire une « carte conceptuelle » oblige
déjà à s’interroger sur toutes les circonstances sociales au sein desquels les différents
concepts prennent leur sens. Ainsi, par exemple, il est difficile de s’interroger sur les
notions comme la « rareté », sans se demander ce qu’elle signifie encore dans une
société qui, au cours du dernier demi-siècle, a considérablement accru ses capacités de
production et le bien-être matériel de ceux qui y vivent. De la même façon, l’idée
(normative) qu’il faut étendre la justice aux générations futures se nourrit de toute la
réflexion sur les « sous-produits » du progrès techniques : l’épuisement des ressources
naturelles, la production de déchets, etc. Dès lors, même lorsque nous aborderons,
dans la première partie du cours, les éléments conceptuels des théories de la justice,
59:
nous serons déjà de plain pied dans la sociologie.
b) L'égalité
L'égalité est un concept aux multiples facettes, dont le sens est à peu près
inépuisable. A ce propos, Sidney Verba et Gary Orren (1985) racontent une
anecdote savoureuse : un groupe de socialistes anglais décide un jour d'inviter
pour une conférence l'auteur d'un ouvrage intitulé "inequalities". Celui-ci
commence son exposé en couvrant le tableau d'équations : ce n'était pas un
sociologue ou un économiste, comme l'avaient cru à tort les auteurs de
l'invitation, mais un mathématicien.
Dans le seul cadre de la théorie de la justice, on peut donner de l'égalité
une définition tellement large qu'on finit par la confondre avec la justice elle-
même. Ainsi, Aristote suggérait que le juste consistait à "traiter également les
égaux et inégalement les inégaux". C'est un peu la même idée que l'on retrouve
derrière la formule "suum cuique tribuere" (accorder à chacun ce qui lui revient)
de Tertullien. Si l'on veut préciser un peu la notion, on en arrivera vite à la
distinction classique entre égalité des chances et égalité des résultats. L'égalité
des chances est aujourd'hui un concept fort prisé.
Mais sa signification réelle n'a finalement qu'un lointain rapport avec
l’égalité des résultats : égaliser les chances, cela veut dire organiser la libre
compétition pour des biens rares. Si les chances sont égales au départ, au bout
du processus, certains se retrouveront quand même avec beaucoup
(éventuellement, tout) et d'autres avec peu (éventuellement, rien).
De plus, qu'est-ce que des chances égales ? La réponse à cette question est
tout sauf évidente. On peut approcher la difficulté par un exemple concret :
l'éducation. Comment donner à de jeunes enfants des chances égales de réussir
l'enseignement secondaire ? La première chose à faire est sans doute de
promouvoir la gratuité de l'enseignement, ce qui est (relativement) le cas dans le
secondaire. Ainsi, des enfants issus d'une famille pauvre ne seront, à tout le
moins, pas arrêtés par des barrières financières directes.
Par contre, on sait que les différences culturelles héritées des parents
joueront un rôle essentiel dans la réussite des uns et des autres. Comment
"compenser" ces différences ? Faut-il soustraire dès la naissance tous les enfants
à leur milieu familial, de façon à ce qu'ils reçoivent la même socialisation de
base ? Supposons qu'on le fasse. Il reste que certains sont biologiquement moins
doués que d'autres, que certains ont un «tempérament » moins décidé, que
certains mûrissent plus tardivement.
Ceux-là ont-ils réellement des chances "égales" ? Sont-ils responsables de
leur talent, de leur caractère, de leur rythme de maturation ? Inutile de pousser
la discussion : on aura compris que la notion «d’égalité des chances » est
difficile à cerner et, si on la conçoit de manière exigeante, difficile à mettre en
oeuvre. Fixons-nous un moment sur l'égalité des résultats. On peut décider
qu'une société juste sera celle qui accorde la même chose à tout le monde. Mais
60:
qu'estce que «la même chose » ? Autrement dit, que faut-il égaliser ? )
Faut-il donner à chacun exactement les mêmes quantités de chaque bien ?
Cela peut paraître absurde : les gens ont des désirs tout à fait différents. Certains
seraient prêts à sacrifier presque tout pour la voiture de leurs rêves. D'autres
préféreront se contenter d'une voiture modeste pour pouvoir partir en vacances
ou aller plus souvent au spectacle, etc. Il faut beaucoup d'imagination pour
considérer comme "juste" une société qui donnerait exactement les mêmes
choses à tout le monde, sans se soucier du fait que les préférences sont
différentes.
Faut-il alors égaliser le revenu ? Celui-ci a le mérite d'être un bien
"liquide" : il peut se transformer aisément en autre chose. On peut donc, avec un
même revenu, satisfaire des préférences différentes. Mais, même ainsi, des
inégalités majeures apparaîtront parce que les gens n'ont pas les mêmes besoins.
Avec un revenu donné, par exemple, une personne en bonne santé pourra faire
beaucoup plus de choses qu'une personne souffrant d'un handicap ou d'une
maladie chronique... L'idée même d'égalité nous amène donc d'emblée à un autre
critère : le besoin, sur lequel on reviendra plus bas.
On peut alors penser à égaliser l'utilité. Le concept d'utilité a été inventé
par l'économie classique pour tenter de trouver un "étalon" de mesure commun
aux désirs d'individus différents. Mais toute la difficulté consiste à comparer les
utilités entre personnes différentes. On peut comparer, certes, la manière dont
sont ordonnées nos préférences.
Ainsi, si je préfère le gâteau au chocolat aux profiteroles et que c'est
l'inverse pour vous, on sait que nous serons tous les deux plus heureux si je
reçois le premier et vous les secondes. Mais comment savoir si j'aime le gâteau
au chocolat autant que vous aimez les profiteroles ? Autrement dire comment
ordonner les préférences de manière inter- personnelle ? Il n'est pas du tout
certain que cette question puisse recevoir une réponse convaincante : les
économistes en débattent toujours136.
On voit que l'égalité des résultats n'est pas nécessairement ni plus facile à
concevoir, ni plus facile à définir que l'égalité des chances. Ce critère laisse en
fait beaucoup de philosophes insatisfaits. D'où les tentatives de redéfinir
radicalement l'égalité, comme par exemple chez Michael Walzer, que j'ai déjà
souvent cité.
Walzer oppose "l'égalité simple" à "l'égalité complexe". L'égalité simple
se confond avec l'égalité des résultats : elle prévaut pour un bien donné lorsque

C’est la question de la comparaison inter-personnelle des utilités : les économistes ont


136

abandonné l’idée d’une utilité « cardinale » (mesurable comme une quantité) pour celle de
d’utilité « ordinale » (ont sait ordonner des préférences). Mais si l’on peut raisonnablement
supposer que chaque individu est capable d’ordonner ses préférences, on a du mal à construire
une échelle qui permette de comparer les préférences de plusieurs individus.
61:
nous disposons tous de quantités égales de ce bien. L'égalité complexe signifie
tout autre chose : elle désigne une société dans laquelle les différents types de
biens sont distribués chacun selon leur logique propre. Qu'est-ce que cela veut
dire ?
Pour Walzer, chaque société est caractérisée par une certaine
"compréhension partagée" de la manière dont les différents types de biens
doivent être distribués. Chaque type de biens appartient à une "sphère
distributive" spécifique.137 Et à chaque sphère correspond un critère distributif.
Les marchandises, par exemple, s'échangent librement sur le marché en fonction
des désirs (et des revenus !) des uns et des autres.
Qu'il y ait de grandes inégalités dans la possession des marchandises n'est
pas en soi gênant : Cela n'a tout simplement pas d'importance, du point de vue
de l'égalité complexe, que vous ayez un yacht et que je n'en aie pas ou que le
système acoustique de la chaîne hi-fi d'un tel soit considérablement supérieur à
celui d'un autre ou encore que nous achetions nos tapis à Sears Roebuck et que
vous fassiez venir les vôtres du Moyen Orient. Certains se focaliseront sur de
telles questions et d'autres, non : c'est une question de culture, pas de justice
distributive. Aussi longtemps que les yachts, les chaînes hi-fi et les tapis ont
simplement une valeur d'usage et une valeur symbolique personnelle, leur
inégale distribution n'a pas d'importance" (1983 : 107-108).
L'important, dit Walzer, n'est pas que nous ayons la même chose, vous et
moi. L'important, c'est que les choses qui doivent être distribuées selon un
critère donné ne puissent pas être distribuées selon un autre. Ainsi, par exemple,
le pouvoir n'est pas une marchandise. Il ne peut pas s'acheter ou se vendre, il
doit s'obtenir par le consentement légitime de ceux sur qui il s'exerce.
Dès lors, celui qui achète une entreprise ne peut acheter en même temps
le pouvoir de diriger les salariés qui la composent. Et Walzer propose que les
travailleurs aient le droit de décider eux-mêmes qui va les diriger. De la même
façon, dit-il, la santé n'est pas une marchandise. Elle doit être distribuée selon un
critère spécifique : le besoin. La société doit donc organiser un accès de tous aux
services de santé, en fonction des besoins de chacun.
On voit bien l'intuition de base qui sous-tend le raisonnement de Walzer :
dans une société où les "sphères distributives" sont bien séparées, l'accumulation
des inégalités au profit de quelques-uns est plus difficile. Dans une société de ce
type, nous dit-il, "bien qu'il y ait de multiples petites inégalités, l'inégalité ne
sera pas multipliée par le processus de conversion138. Elle ne sera pas non plus
137
D'où le titre de son ouvrage fondamental : "Spheres of justice".

138
La conversion, pour Walzer, c’est précisément le processus par lequel la ressource d’une
sphère donnée permet d’obtenir des ressources appartenant à d’autres sphères. La corruption,
par exemple est un phénomène de conversion puisqu’elle permet à des individus fortunés pour
acheter des biens (le pouvoir politique, des « passedroits ») qui relèvent d’une autre sphère
62:
additionnée à travers les différents biens parce que l'autonomie des distributions
tendra à produire une grande variété de monopoles locaux, détenus par
différents groupes d'hommes et de femmes" (1983 : 17).
Walzer plaide donc pour une société où de multiples inégalités coexistent,
mais pas toujours en faveur des mêmes : certains seront plus riches, mais cela ne
leur donnera pas le droit de diriger les autres, ni d'obtenir de meilleurs soins de
santé ou une meilleure éducation. Certains "commanderont", mais cela ne leur
donnera pas un accès plus facile à la richesse, à la santé, à la culture, à la
reconnaissance sociale, etc.
Certains seront plus éduqués, mais cela ne leur donnera pas le droit
d'échapper aux tâches collectives (par exemple le service militaire, etc.). Dans
une société comme celle-là, il restera sans doute des inégalités importantes entre
les citoyens, mais elles seront plus acceptables, parce qu'elles ne se cumuleront
pas.
Pour parvenir à l'égalité complexe, l'essentiel, pour Walzer, est donc de
"bloquer" les transferts de ressources d'une sphère à l'autre ; d'empêcher les plus
riches d'acheter ce qui ne peut s'acheter ou les plus puissants d'obtenir par la
force ce à quoi ils n'ont pas droit.
Et c'est pour cela précisément que Walzer estime la société américaine
injuste (il utilise plutôt le mot "tyrannique") : parce que le pouvoir de l'argent y
est trop puissant et qu'il a tendance à tout envahir : "La dominance du capital
au-delà du marché rend le capitalisme injuste" (1983 : 315). On peut discuter à
l'infini sur la pertinence de la conception de Walzer : on trouvera des arguments
en sa faveur et des arguments en sa défaveur. Ce qui est frappant, c'est qu'en
définissant de cette façon "l'égalité complexe", il nous donne un concept
d'égalité qui est totalement éloigné de ce que l'on met derrière ce mot.
En définitive, dès que l'on s'intéresse d'un peu plus près à l'égalité - comme
d'ailleurs à la plupart des critères de justice distributive - on voit que le concept
est polysémique, qu'il recouvre de facto un vaste champ de questions et de
problèmes.
b) Le besoin
Le besoin est souvent cité, aussi bien par les théoriciens que par "les gens
dans la rue" comme un critère possible de justice distributive. C'est ce que nous
dit, par exemple, la célèbre formule de Marx : "De chacun selon ses capacités, à
chacun selon ses besoins", sensée définir pour lui la société communiste.
Mais qu'est-ce qu'un besoin ? D'un côté, il y a une étroite parenté entre le
concept de besoin et le concept de désir. Les deux idées font référence à un
"manque". Pourtant, personne n'a jamais suggéré comme critère de justice «à

distributive. Le propre d’une société capitaliste est que l’argent y est fortement convertible :
celui qui a de l’argent peut s’acheter à peu près ce qu’il veut, au mépris des règles spécifiques
des différentes sphères. Dans les sociétés d’Ancien Régime, on aurait pu dire, sans doute, que
le pouvoir politique constituait une ressource convertible.
63:
chacun selon ses désirs ». C'est que tout désir n'est pas un besoin. Mais
comment distinguer les uns et les autres ?
§1. BESOINS ET DESIRS
Il me semble qu’on peut construire cette distinction en s’appuyant sur trois
éléments principaux : la nature du désir, l'intensité de ce désir et la responsabilité
de l'acteur dans son émergence.
La nature même du désir est le sujet sur lequel, sans doute, la contingence
est la plus grande. Certes, il y a des désirs dont la légitimité est incontestable : le
désir de vivre sera toujours considéré comme définissant un besoin. A l'inverse,
les désirs "de luxe" seront rarement pris en considération.
Le besoin implique l'idée de nécessité : un désir n'apparaîtra comme une
source légitime pour une revendication de justice que s'il porte sur une chose
jugée nécessaire. Mais nécessaire à quoi ? A la simple survie ? Ou à une vie
"décente" ? Et puis les critères de la survie ou de la vie décente peuvent-ils être
définis dans l'absolu, ou bien doivent-ils inévitablement être rapportés au
contexte dans lequel vit la personne considérée ? Ce qui apparaît nécessaire dans
une société donnée peut ne pas l'être dans une autre. En ce sens, on peut dire que
la notion de besoin est relative plutôt qu'absolue. Mais cette idée est complexe et
je propose d'en reporter l'examen au paragraphe suivant.
L'intensité du désir est certainement un facteur de légitimation dans
certaines circonstances. La meilleure preuve est l'importance que joue la notion
dans une théorie de la justice aussi élaborée et «respectable » que l'utilitarisme.
D'un point de vue utilitariste, l'intensité des préférences constitue bien
évidemment un élément pertinent, puisque le critère décisif de la justice est la
maximisation de l'utilité totale (Van Parijs, 1991).
Mais, pour la plupart des gens, la force avec laquelle nous désirons quelque
chose n'est pas, en soi, un critère pertinent de besoin. Si je meurs d'envie de
devenir un pianiste virtuose, malgré mon absence totale de talent, et que cette
envie m'envahit au point de m'obséder, est-ce que cela devient un «besoin » ? Si
j'ai passé mon enfance dans un château et qu'après la ruine de ma famille, je
rentre dans une dépression profonde à l'idée de vivre le reste de mes jours dans
un appartement, dira-t-on que j'ai "besoin" d'un château ?
Pourtant, la question n'est pas si simple : on ne peut pas dire que l'intensité
des désirs n'apparaisse jamais comme un critère pertinent du besoin. Supposons,
par exemple, que vous soyez père ou mère et que vous ayez les moyens
d'acheter une seule bicyclette pour vos deux enfants. Laurie adore le vélo et
Cédric est parfaitement indifférent. Mais, par principe, Cédric exige une
utilisation également partagée du nouveau jouet. N'allez-vous pas donner la
priorité à Laurie ? Dans le même ordre d'idées, le Roi Salomon est-il injuste en
donnant l'enfant à celle qui le désire le plus, même s'il n'est pas sûr que c'est la
mère véritable ?
On pourrait donc dire que, pour qu'une chose soit un besoin, il ne suffit pas
64:
de la désirer fortement. Mais l'intensité du désir, toutes autres choses égales,
peut apparaître comme un des critères pertinents.
La responsabilité de l'acteur constitue, elle, un facteur dont l'effet est à la
fois plus univoque et mieux connu. De manière générale, «les besoins dont la
personne est responsable, soit par son comportement, soit en raison d'un défaut
de caractère, ne sont pas perçus comme injustes » (Greenberg, 1982 : 132).
Cette liaison entre besoin et responsabilité s'appuie sur une logique que l'on peut
juger raisonnable : l'absence de cette liaison serait une incitation permanente à se
comporter sans souci des conséquences.
La connexion (négative) entre «responsabilité » et «besoin légitime » est
cependant plus problématique qu'il n'y paraît au premier abord. En premier lieu,
dans une société qui a choisi un système de forte socialisation des risques, cette
connexion peut entraîner des conséquences importantes : « Les gens qui fument
et pourraient s'arrêter, ceux qui boivent trop et refusent le traitement, ceux qui
choisissent volontairement de grimper des montagnes, de faire du deltaplane, du
surf en chute libre ou de la moto, et qui en conséquence souffrent de maladies
potentiellement mortelles sont exactement dans le même besoin que les gens
semblables à eux qui évitent ces risques pour leur santé. Est-il injuste de limiter
l'accès aux soins médicaux en le rendant plus coûteux pour les gens qui
prennent des risques non nécessaires envers leur santé ? » (Gutman, 1995 : 112-
113).
La question d'Amy Gutman paraît pour le moins mériter d'être prise en
considération. Pourtant, on imagine mal, dans notre société, en tout cas, un
médecin refusant le traitement d'un cancéreux parce qu'il a été fumeur toute sa
vie, ou une équipe de sauveteurs de montagne abandonnant à leur sort des
touristes imprudents.
De même, un navire marchand qui refuserait de se dérouter pour porter
secours à un navigateur solitaire susciterait sans doute une réprobation générale
en dépit du fait qu'il n'y a pas beaucoup d'entreprises plus hasardeuses ni de
sauvetages plus coûteux. Il me semble que les pays d'Europe occidentale, à tout
le moins, sont imprégnés d'une culture pour laquelle certains besoins vitaux
doivent être pris en considération en dépit de toute question de responsabilité
personnelle de ceux qui sont "dans le besoin".
Cette logique semble clairement menacée à terme, pour une raison simple,
déjà évoquée plus haut : le décalage s'accroît entre la possibilité technique de
satisfaire certains besoins ponctuels et la possibilité économique d'y répondre de
manière égale pour tous ceux qui sont concernés.
C'est particulièrement vrai, sans doute, dans le domaine des ressources
médicales, dont la question du rationnement a déjà fait l'objet d'une forte
médiatisation à travers quelques cas "typiques" et quelques déclarations
fracassantes. Le vieillissement de la population pourrait également contribuer à
rendre ces questions plus aiguës. Dès lors, le problème de la relation entre
65:
responsabilité et légitimité des besoins se fera sans doute, lui aussi, plus acéré.
En synthèse, on pourrait définir le besoin comme un désir socialement
légitimé, cette légitimation s’appuyant largement, dans notre société, sur les
critères de la nature du besoin, de son intensité et de la responsabilité de l’acteur.
Dans le cadre de cette définition, si tous les désirs ne sont pas des besoins, à tout
le moins, tous les besoins sont des désirs. Mais cette définition est sans doute
trop restrictive par rapport à l’usage courant du mot : elle ne prend pas en
compte l’idée d’un besoin «objectif » qui ne serait pas subjectivement ressenti.
Ainsi, par exemple, on admettra dans nos sociétés qu’un toxicomane a «besoin »
d’une cure, même s’il ne la souhaite pas. Ce qui fait de la notion de besoin un
concept essentiellement normatif, au sens où le concept lui-même n’est pas
définissable indépendamment d’une norme sociale.

§3. APPROCHES PSYCHO-SOCIOLOGIQUES


L'idée que l'explication des représentations de la justice s'appuie sur une
série de processus cognitifs et motivationnels est bien évidemment
complémentaire et non concurrente des précédentes : la prise en compte du
contexte autant que l'influence des caractéristiques spécifiques des individus
sont «médiatisées » par des processus de cognition, à travers lesquels nous
percevons et évaluons notre environnement et ces processus peuvent eux-mêmes
être affectés par certains éléments de motivations (désirs, besoins, pulsions,
etc.).
1. Intérêt et justice
La pertinence d'une sociologie des normes de justice dépend du poids
respectif de nos intérêts et de nos conceptions du juste dans la détermination de
nos choix. Si les arguments de justice ne sont qu'une rhétorique et que les choix
des individus s'expliquent fondamentalement par leurs intérêts (conception de
«l'homo oeconomicus»), alors, la justice n'est au mieux qu'un «épiphénomène».

SECTION 3. APPROCHE EMPIRIQUE DE LA JUSTICE


SOCIALE

§1. EXPLIQUER LES CONCEPTIONS DU JUSTE.

Expliquer les représentations de la justice sociale, c'est fondamentalement,


mettre en évidence les mécanismes qui font que tel acteur ou catégorie d’acteurs
choisira préférentiellement telle norme de justice sociale dans tel type de
situation. La notion de «mécanisme » peut ne pas paraître évidente. Elle est
66:
préférée ici à celle, plus classique, de «déterminants » pour deux raisons
principales :
°d'abord, parce qu'il semble plus adéquat de voir les croyances comme le
résultat de processus complexes et se déroulant simultanément à plusieurs
niveaux, plutôt que de «causes » univoques.
ensuite, parce que la notion de «cause » est explicitement récusée par
certains auteurs (le plus caractéristique étant Boudon), qui considèrent que la
préférence pour un critère de justice donné doit s’apparenter à une forme de
choix rationnel. Dans cette optique, on parlera des «raisons » en vertu desquelles
les individus sont amenés à préférer telle ou telle norme.
Le terme de mécanisme présente l’avantage de ne pas préjuger de cette
opposition entre causes et raisons (que je n’aborderai pas ici). C'est chez Jon
Elster (1995 : 85-88) que l'on trouve le recensement le plus exhaustif des
différents types d'explications présents dans la littérature. Il distingue six
approches :
1. La conception selon laquelle les normes de justice dépendent du
contexte dans lequel elles doivent être appliquées.
2. L'insistance sur le type de biens qu'il s'agit de distribuer.
3. La relation entre normes de justice et propriétés des individus.
4. La façon dont la problématique est formulée : les effets de
«framing».
5. L'explication des préférences normatives en termes d'intérêts
personnels (self-interest).
6. Enfin, l'explication en termes d'avantages reproductifs (genetic
fitness).
De son côté, Kjell Törnblom (1992) propose aussi une typologie en six
catégories, mais qui ne recouvre que très approximativement la précédente :
1. Les caractéristiques des acteurs.
2. Les caractéristiques des contributions.
3. Les caractéristiques de la relation sociale.
4. Les caractéristiques du contexte social, culturel et historique.
5. Les caractéristiques des biens à allouer.
6. Les caractéristiques de la procédure d'allocation.
Dans les deux typologies, la «mise en ordre » n'est que partielle et provisoire.
C'est que, suggère Törnblom, la reconnaissance - contre, notamment, la «théorie
de l'équité » - du caractère inévitablement «contextuel » (et donc pluriel) des
conceptions de la justice est un résultat récent : « Au stade actuel, il semble que
la plupart d'entre nous soient encore occupés à se reposer sur nos lauriers après
la «découverte » que le choix et l'évaluation d'un principe de justice sont
spécifiques au contexte » (1992 : 203).
Dans ce chapitre, on se proposera donc de faire un pas supplémentaire à partir
de ce constat de la variabilité des critères du juste et de dégager les mécanismes
67:
explicatifs de cette variabilité. Pour ce faire, je vais m'inspirer des listes
précédentes mais en les synthétisant. Je proposerai ainsi quatre grands types
d'explication comme grille de lecture pour aborder la littérature empirique :
°La première met précisément en évidence la nature du problème posé. Les
recherches de ce type montrent comment lepréférences normatives varient en
fonction de diverses caractéristiques de la situation : le «type » d'acteurs
impliqués (Smigel, 1956) ; le type de relations entre acteurs ou de finalités du
groupe ; le «domaine de la vie » où se pose le problème (Hochschild, 1981) ; la
nature des biens à distribuer (Walzer, 1983 ; Törnblom et Foa, 1983 ; Törnblom,
1992). On insiste ici sur le rôle du contexte en un sens «local ».

La deuxième perspective insiste sur l'importance des mécanismes


psychosociologiques. On peut ranger dans cette voie de recherche les types
d'explication 4 et 5 d'Elster : explication de nos préférences normatives par
l'influence des intérêts personnels et explication par la perspective sous laquelle
les problèmes sont appréhendés (framing). Il ne s'agit pas là, bien sûr, d'un
recensement exhaustif de l'intervention de mécanismes cognitifs et
motivationnels. Mais les deux types d'explication permettent un «balisage large
» de l'ensemble de cette logique de recherche.
2. La troisième voie de recherche met plus classiquement l'accent sur les
caractéristiques des individus eux-mêmes, à savoir les «variables
socio-démographiques » : le sexe, l'âge, le statut social, la nationalité,
les affiliations diverses (religieuses, politiques...). Ainsi, on a étudié
l'évolution des conceptions de la justice en fonction du
développement du processus de socialisation chez les adolescents
(voir Kellerhals et al. , 1988, pour une synthèse). Une série d'auteurs
ont discuté l'idée que les hommes et les femmes différeraient
globalement quant à leurs conceptions de la justice sociale. Enfin, il
est certain que la position sociale des individus (en termes culturels,
socio-professionnels ou politiques) détermine des évaluations
sensiblement différentes.
3. A l'autre extrémité du spectre explicatif, une quatrième approche met
l'accent sur les différences idéologiques. La variable indépendante est
ici, à nouveau, le «contexte » mais entendu comme contexte «global »
: on met en avant les caractéristiques historico-culturelles de la
société au sein de laquelle sont posés et non plus les caractéristiques
spécifiques de la situation en cause. Prenons quelques exemples :

- on peut montrer comment la structure des croyances est congruente


avec le fonctionnement global du système social ;
- comment, au sein d'une même société, la structure des croyances
évolue historiquement en fonction des événements et transformations
68:
sociales ;
- comment, enfin, la structure des croyances diffère d'une société à
l'autre en fonction des caractéristiques de ces sociétés.
Cette division en quatre grandes logiques de recherche peut aider à mettre
de l'ordre dans le foisonnement de la littérature. Mais ce ne sont pas
encore des ébauches de «paradigmes » ou de «programmes de recherche
».
- D'abord, parce qu'à l'intérieur même de chaque problématique, les
mécanismes explicatifs concrets restent d'une grande diversité.
- Ensuite, parce que le recensement des divers mécanismes reste
largement exemplatif et non exhaustif : dans le point 2, on pourrait
insister bien davantage, par exemple, sur la comparaison sociale ou
les phénomènes d'attribution causale, qui ne seront mentionnés ici
«qu’en passant ».
- Enfin et surtout, il me paraît essentiel de concevoir ces logiques
davantage comme complémentaires que concurrentes : une théorie
«complète » des préférences normatives – pour autant que ce projet
ait un sens – serait celle qui intégrerait à la fois le système global de
valeurs propre à une société donnée (approche idéologique), les
positions sociales des individus (approche sociodémographique), les
éléments pertinents de la situation ou du problème (approche
contextuelle) et les mécanismes cognitifs ou socio-cognitifs au moyen
desquels ces éléments sont rendus plus ou moins «saillants » pour les
acteurs (approche psycho-sociologique).

- En l'état actuel de la question, une telle intégration théorique semble


globalement hors de portée. Mais il n'est pas exclu de la voir
s'esquisser à l'occasion de questions spécifiques.J’espère, à travers les
éléments aui suivent, rendre plausible l'idée d'un authentique
programme de recherches.

CONCLUSION

Une sociologie rigoureuse du droit se distingue de ce que l'on appelle


d'ordinaire la «science juridique» en ce qu'elle prend cette dernière pour
objet. S'arrachant à l'alternative du formalisme, qui affirme l'autonomie
absolue de la forme juridique par rapport au monde social, et de
l'instrumentalisme, qui conçoit le droit comme un reflet ou un outil au
service des dominants, elle fait apparaître ce que ces deux visions
antagonistes, internaliste et externaliste, ont en commun d'ignorer, à savoir
l'existence d'un univers social relativement indépendant par rapport aux
demandes externes, à l'intérieur duquel se produit et s'exerce l'autorité
69:
juridique, forme par excellence de la violence symbolique légitime dont le
monopole appartient à l'État.

Le contenu pratique de la loi qui se révèle dans le verdict est


l'aboutissement d'une lutte symbolique entre des professionnels dotés de
compétences inégales. La constitution d'une compétence proprement
juridique, (inséparablement technique et sociale), entraîne la disqualification
du sens de l'équité des non-spécialistes. Ce décalage entre la vision vulgaire
du justiciable, c'est-à-dire du client, et la vision savante de l'expert, juge,
avocat, conseiller juridique, etc., est constitutif d'un monopole.

Il résulte de la structure et du fonctionnement même du champ où


s'impose un système d'exigences spécifiques dont le cœur est l'adoption
d'une posture globale, visible notamment en matière de langage. Le droit est
sans doute la forme par excellence du pouvoir symbolique de nomination et
de classement qui crée les choses nommées et en particulier les groupes. Il
n'est pas trop de dire qu'il fait le monde social, mais à condition de ne pas
oublier qu'il est fait par lui.

BIBLIOGRAPHIE

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45. André-Jean ARNAUD, « Droit et Société. Un carrefour
interdisciplinaire », Revue interdisciplinaire d’études juridiques, 21,
1988, p. 7-32.
46. Olivier BEAUD, « La souveraineté dans la “Contribution à la théorie
générale de l’État” de Carré de Malberg », Revue du droit public,
1994, p. 1253

ANNEXES ; TRAVAUX PRATIQUES EN GROUPE ET


PERSONNEL
Ces travaux seront de deux ordres d’abord en groupe et défendable et
personnel en dégageant un thème personnel à développer en 25 pages à
domicile. Remise du travail personnel un mois à dater de la fin du
Cours.

1. La sociologie du droit au miroir de L’anthropologie


2. Le droit dans la régulation sociale
3. Les cultures juridiques et systèmes judiciaires
4. Le droit comme outil d’intégration sociale
5. Le droit comme outil de la domination
6. Le droit comme activité sociale
7. Le droit comme élément de maillage des sociétés
8. Qui est le « législateur » ? Les processus de production de la loi
9. Les professionnels du droit et de la justice : de la technicité
juridique au militantisme judiciaire
10. Justice et politique : la justice entre encastrement et autonomie
11. Des politiques pénales aux politiques de justice
12. Technologies et justice
13. Sociologie du droit, droit et sociologie (les fondamentaux II)
14. Le droit, la sociologie, l’anthropologie : regards disciplinés? (les
fondamentaux III)
15. Juger la guerre, juger l’histoire (attention, séance de 4 heures)
16. Le ‘Cause lawyering’. Droit et mobilisation : problématiques
militantes et perspectives engagées.
17. Le pluralisme juridique en question : conflits de normes, inter
73:
normativité
18. Droit, justice et questions identitaires
19. Négocier ses droits
20. La lutte contre les discriminations : produire l’égalité par le droit?
21. Sociétés plurielles, droits pluriels : quelles limites? Droit, morale et
société (attention, séance de 4 heures)
22. La société comme réalité objective
23. La société comme réalité subjective
24. Comment la sociologie peut déplier le Droit
25. Le droit et les libertés de la personne

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