sociologie du droit notes du cours
sociologie du droit notes du cours
sociologie du droit notes du cours
Téléphone : 243997123885
Email : kabesacaelo@gmail.com
COLLABORATEURS :
CT MUSENU NGAZA André, CT KYUNGU NSENGA Justin, CT
KYEMBE MULUMBWA Albert, CT Olivier MUTOMBO , ASS .
KALOBWA MULOMBO. , ASS MUSHOTA MWEWA Jonathan etc.
Les réflexions qui s’engageront dans ce cours permettront de travailler sur les
rapports entre le droit et la société, aussi bien du point de vue des conditions de
production des normes et des règles de vie en société (distinguer entre le
juridique et le non-juridique, critères de juridicité, construction des normes,
internormativité), que de celui des effets sociaux de celles-ci (judiciarisation et
juridicisation, critique du droit, la mobilisation des droits).
1
Ph. Francescakis dans Santi Romano L’ordre juridique, Paris, Dalloz, 1946/1975, p. VIII
3:
Le Droit n'existe comme phénomène normatif que dans la mesure où il
est reconnu à ce titre par les citoyens. Trouver des moyens de concilier les
conflits normatifs dans notre propre vie est le premier pas pour trouver des moyens
de concilier les conflits normatifs dans un pays comme le nôtre où la société est
encore plurielle et diversifiée.
En Afrique Noire le culte, la tradition, et la gouvernance sont intimement
liés. La royauté traditionnelle africaine se perd avec la venue des religions
ternaires. En effet avec l'Islam et le christianisme, le rôle du roi devient désuet, il
n'est plus le prédicateur, les traditions deviennent obsolètes. L'Islam effacera avec
minuties et violences toutes traces de ce qui fut avant son arrivé, l'organisation
sociale coutumière est renversée. Le monde du Droit et plus encore celui de la
justice lui apparaissent donc comme hostiles autant que mystérieux. La loi
inconnue n‘est pas respectée. Cet état de choses engendre au niveau de l‘opinion
une méconnaissance du progrès accompli.
Le débat qui fait rage aujourd'hui entre universalistes et relativistes n'est pas
nouveau. Toutefois, on n'y gagne pas grande chose si l'on se fige sur des positions
extrêmes, l’égalitarisme absolu par rapport au nihilisme outrageant. Plus on
s'enfonce dans la logique du mouvement de la mondialisation/globalisation, plus
ces positions se radicalisent.
D'une part on cherche à tout prix à imposer un « modèle » comme
unique et vrai, fondé sur l'État (démocratie représentative), le marché libre
(suppression des contrôles) et les droits de la personne (normatifs et formels).
D'autre part, les sociétés civiles réagissent localement, non pas uniquement par
un repli vers le « traditionnel » mais aussi par la quête de valeurs de partage, de
solidarité et identitaires, leur permettant de bâtir des institutions qui
correspondent mieux à leurs besoins.
En ce qui concerne l'Afrique noire, nous prétendons que cette dernière
réaction vers le local sera d'autant plus forte que « l'État africain » se révèle
indépendant », qui remonte aux temps précoloniaux et non pas une fiction post-
moderne. Tant et aussi longtemps que les « élites dirigeantes » africaines
5:
auront le dos tourné à leurs sociétés civiles, la synthèse de l'articulation des
ordres hérités des périodes précoloniales et coloniale, si nécessaire à la
concrétisation de formations sociales plus ou moins achevées, n'aura pas
lieu. Elle est encore plus nécessaire lorsqu'on se penche sur le niveau de
développement de l'Afrique – pas la croissance économique mais la production
de la richesse sociale et sa répartition – à une époque où l'on constate «
l'expansion globale du pouvoir judiciaire » de l'État et son intervention accrue
dans le domaine du politique.4
De nos jours, les sciences sociales font face, en Afrique noire, à un défi de
taille, celui de réussir à construire une approche conceptuelle, épistémologique
et théorique, méthodologique et appliquée, capable de réaliser cette synthèse
historique.
En vue de cette tâche, il nous semble important d'aborder la formation des
États africains non pas comme s'ils étaient ou devraient être la reproduction des
Etats nations occidentaux, mais plutôt comme des corps sociaux concrets, des
institutions historiquement et socialement constituées, fondées sur des ordres
juridiques propres à leurs sociétés. Cela est aussi, croyons-nous, la condition de
dépassement d'un État africain tronqué ou extérieur, au moment même où l'on
doute sérieusement qu'il existe, tant ses fondements sociaux locaux sont
fragiles.
Le droit africain ne peut plus être « traditionnel » ni « moderne ». Il
est droit africain tout simplement. Et puisque tout corps social « est
porteur de droit », il ne se réduit pas à un ordre juridique, mais se réfère à
un ensemble de rapports entre les ordres juridiques, la relevance selon
Santi Romano, comprenant des principes, des directives, des normes et des
sanctions. Il faut néanmoins remarquer, même si on y trouve généralement ces
deux dernières catégories, que l'existence de normes et de sanctions ne constitue
pas un mode exclusif de reconnaissance d'un ordre juridique. Certaines
directives ou normes ne sont pas accompagnées de sanctions.
Face à l'absence de Normes, les décisions des cours, en tant que pouvoir et
entité, assument ce rôle de création. Dans le passé, la plupart des chercheurs,
qui ont étudié le droit et les structures juridiques en Afrique noire, ont mené
leurs recherches dans une perspective ethnocentrique, en utilisant un
vocabulaire et une terminologie propres à leurs cultures et à leurs expériences
de vie.
Cette attitude a souvent limité la portée de ces travaux et de leurs résultats
aussi bien que la compréhension des objets étudiés. Ainsi va-t-il de certaines
pratiques et de rapports sociaux africains, différents, qualifiés de « primitifs »
ou de « sauvages » travers une nouvelle lecture de l'histoire de l'Afrique noire,
on peut se rendre compte de l'existence d'institutions locales qui traversent
des périodes successives, généralement transmises au moyen des traditions
orales et des coutumes, avec des caractéristiques et des dimensions
particulières qui en font des ensembles de dispositions sociales cohérentes,
6:
servant de guide aux rapports sociaux. Ajoutons que ces dispositions –
principes, règles, directives, assemblées - ne sont pas forcément édictées par une
autorité politique. Et ceci est aussi valable lorsqu'elles revêtent un caractère
juridique.
« Malgré le fait que cette réalité soit arrivée à notre époque, et que
personne n'ose nier qu'elle est concrète, les chercheurs et les politiciens autant à
l'extérieur qu'en Afrique même semblent obstinés à l'ignorer ou du moins à
l'attribuer une place très secondaire. Rarement ces réalités dépassent la curiosité
muséologique ou folklorique pour être intégrées à l'étude et à l'analyse
prospective sur la condition actuelle des « États » africains et sur l'avenir de ces
sociétés.
Selon la tradition paradigmatique positiviste légaliste, le droit (lawyers law)
se limite aux normes, aux procédures et aux institutions qui interagissent à
l'intérieur d'un espace sociopolitique déterminé et légitimé par l'État, ses
appareils et ses représentants. Le droit n'existe que lorsque légitimé par des
normes juridiques étatiques. C'est cette perspective, et le modèle qui en
dérive, que les États d'Afrique noire issus de la décolonisation se sont
empressés d'adopter. À première vue, il s'agissait d'une étape importante de leur
émergence, mais surtout de leur reconnaissance par la communauté des États,
ce qui n'est pas sans poser des problèmes fondamentaux quant à sa légitimité,
celle-ci se situant alors à l'extérieur des sociétés africaines.
Dans le contexte de la conjoncture mondiale, un tel choix signifie que les
groupes dirigeants africains ont opté pour la continuité de la dualité juridique
coloniale et pour le maintien de ses bras armés, comme moyen d'assurer leur
pouvoir sur l'ensemble de leurs sociétés. Il faut toutefois ajouter que le
pouvoir politique n'est pas fort parce qu'un État existe - sous-entendu
comme force - mais plutôt parce que la source de sa légitimité se trouve
dans la constitution d'assises sociales internes. Comme contrepartie à la
reconnaissance officielle d'ordres juridiques extra étatiques, par exemple la
justice et le droit coutumiers, le système dualiste servait un propos et un dessein
colonial qui exigeaient que ces ordres juridiques se soumettent à l'hégémonie de
l’ordre de l'État.
2. APPROCHE PEDAGOGIQUE
Vous familiariser avec une approche qui prend de la distance, du recul avec
les objets juridiques et judiciaires pour en faire des objets d’analyse
3. LA STRUCTURATION DU COURS
Le cours est structuré autour de deux temps.
Un premier temps est introductif. Il vise à poser les bases
indispensables pour comprendre la suite (séance introductive ; séance sur le
droit dans la régulation sociale ; séance sur les cultures juridiques et
systèmes judiciaires).
Un deuxième temps du cours sera consacré à analyser quatre grandes
façons de penser le rôle du droit dans la société à travers quelques grands
auteurs et mouvements qui ont marqué la sociologie du droit.
4. L’EVALUATION
Le cours fait l’objet d’une évaluation en fin de période. Il s’agit d’une
épreuve écrite en temps limité (2 h). Le sujet est constitué de 4 courtes
questions de réflexion qui, sans porter sur une question de cours stricto
sensu, porteront sur les thèmes abordés dans le cours. Exemples de
questions : « Le droit est-il seulement une technique ? » ; « Les magistrats
peuvent-ils être militants ? » ; « L’Etat, une construction forcément juridique
? » ; « la loi, moyen de la domination ? », etc.
22
É. DURKHEIM, Les règles de la méthode sociologique, 2e éd. (1937), Puf, coll. Bibliothèque de
philosophie contemporaine, 1973, p. 143.
23
Le juriste italien Dionisio Anzilotti aurait été le premier, en 1892, à utiliser ladite expression (A.J.
ARNAUD, Critique de la raison juridique – 1. Où va la sociologie du droit ?, LGDJ, 1981). On fait
également d’Eugen Ehrlich l’auteur de la première formulation explicite de la « sociologie juridique »,
en 1913 (E. EHRLICH, Grundlegung der Soziologie der Rechts [Principes fondamentaux de la
sociologie du droit], 1913 (cité par J. COMMAILLE, « Sociologie juridique », in D. ALLAND, S.
RIALS, dir., Dictionnaire de la culture juridique, Lamy-Puf, coll. Quadrige-dicos poche, 2003, p.
1423)).
24
J.-G. BELLEY, « L’État et la régulation juridique des sociétés globales – Pour une problématique du
pluralisme juridique », Sociologie et sociétés 1986, n° 18, p. 22.
25
É. MAULIN, « Positivisme », in D. ALLAND, S. RIALS, dir., Dictionnaire de la culture juridique,
LamyPuf, coll. Quadrige-dicos poche, 2003, p. 1173.
26
Cité par G. GURVITCH, Éléments de sociologie juridique, Aubier, 1940, p. 11. Auguste Comte
imaginait que la société serait fondée sur une harmonie préalable excluant toute antinomie, tout
conflit, qui exigeraient pour être tranchés des garanties formelles caractéristiques de la règlementation
juridique
(ibid.).
27
J. CARBONNIER, Théorie sociologique des sources du droit, Association corporative des étudiants
en droit de l’Université Panthéon-Sorbonne, 1961, p. 20.
19:
desquels figuraient certainement l’universitaire bordelais28, qui voyait dans le
droit le « document le plus précieux »29, Karl Marx30 ou encore Max Weber31
(qui avaient reçu Le sociologue bordelais expliquait ainsi : « Quand on veut
connaître la façon dont une société est divisée politiquement, dont ces
divisions sont composées, la fusion plus ou moins complète qui existe entre
elles, ce n’est pas à l’aide d’une inspection matérielle et par des
observations géographiques qu’on peut y parvenir ; car ces divisions sont
morales alors même qu’elles ont quelque base dans la nature physique.
C’est seulement à travers le droit public qu’il est possible d’étudier cette
organisation, car c’est ce droit qui la détermine, tout comme il détermine nos
relations domestiques et civiles »32 .
En outre, Durkheim observait que, alors que dans beaucoup de phénomènes
sociaux la psychologie joue un grand rôle, le phénomène juridique est plus
objectif parce qu’il se matérialise dans des écrits qui peuvent être étudiés comme
des choses. Et, parmi tous les phénomènes sociaux, le juridique est celui qui
accuse avec le plus de relief l’idée de contrainte sociale.
Il ne paraît pas pertinent de reprendre l’affirmation de Carbonnier selon
28
É. DURKHEIM, De la division du travail social (1893), Puf, coll. Quadrige, 1998 ; S. LUKES, A.
SCULL, Durkheim and the Law, Blackwell (Oxford), 1983; F. CHAZEL, « Émile Durkheim et
l’élaboration d’un
“programme de recherche” en sociologie du droit », in F. CHAZEL, J. COMMAILLE, dir., Normes
juridiques et régulation sociale, LGDJ, coll. Droit et société, 1991. Dans De la division du travail
social, le sociologue distinguait « solidarité mécanique » et « solidarité organique » et insistait sur le
lien de chacune avec des types de droit : le droit répressif pour la solidarité mécanique et le droit «
coopératif » ou « restitutif », reposant sur le contrat, pour la solidarité organique. Par ailleurs, selon
Gurvitch, Durkheim a favorisé le développement de la sociologie du droit en distinguant trois sous
matières dans la sociologie générique : « La morphologie sociale (étude de la surface matérielle de la
société, chiffrable et mesurable), la phisiologie sociale (étude des institutions, symboles, valeurs, idées
collectives… dont fait partie la sociologie juridique) et la sociologie générale » (G. GURVITCH,
Éléments de sociologie juridique, Aubier, 1940, p. 14-15).
29
Cité par M. GRAWITZ, Méthodes des sciences sociales, 11e éd., Dalloz, coll. Précis, 2001, p. 155.
30
Marx peut sans doute être envisagé en tant que sociologue du droit dès lors qu’il recherchait de
quelle manière « le droit est l’expression exclusive de la domination d’une classe — classe capitaliste
ou classe ouvrière, selon les époques de l’histoire — » (J. CARBONNIER, Sociologie juridique, Puf,
coll. Quadrige, 1994, p. 125). Cf., également, J. MICHEL, Marx et la société juridique, Publisud,
1983.
31
M. WEBER, Sociologie du droit (1922), trad. J. Grosclaude, Puf, coll. Recherche politique, 1986 ; J.
P. HEURTIN, N. MOLFESSIS, dir., La sociologie du droit de Max Weber, Dalloz, coll. L’esprit du
droit, 2006 ; P. LASCOUMES, dir., Actualités de Max Weber pour la sociologie du droit, LGDJ, 1995
; Dr. et société 1988, n° 9, « Max Weber » ; M. COUTU, Max Weber et les rationalités du droit,
LGDJ-Presses de l’Université Laval (Paris-Québec), 1995 ; J. FREUND, Sociologie de Max Weber,
Puf, coll. Sup-Le sociologue, 1966 ; Ph. RAYNAUD, Max Weber et les dilemmes de la raison
moderne, Puf, coll. Recherches politiques, 1987 ; Th. RAISER, « Les relations entre la sociologie du
droit et les sciences juridiques », Dr. et société 1989, p. 126-128.
32
É. DURKHEIM, Les règles de la méthode sociologique, 2e éd. (1937), Puf, coll. Bibliothèque de
philosophie contemporaine, 1973, p. 13). Concernant le droit privé, cf. J. CARBONNIER, « Droit
privé et sociologie », in Centre international de synthèse, Le droit, les sciences humaines et la
philosophie, Vrin, 1973, p. 35 s
20:
laquelle L’Esprit des lois de Montesquieu aurait été le premier ouvrage de
sociologie juridique en ce que le philosophe s’y adonnait à une « typologie des
gouvernements à des fins comparatives » et recherchait les causes déterminantes
de l’apparition, du développement et de la disparition des lois et règles de droit33
.
Une formation juridique) écrivaient au début du XXe s.1. Néanmoins, il est
vrai que les recherches en sociologie du droit se sont surtout développées après
la Seconde Guerre mondiale, en particulier sous l’égide de Georges Gurvitch, qu
qui s’est lancé dans une véritable théorisation de la discipline34, et d’Henri Lévy-
Bruhl35.
33
J. CARBONNIER, Théorie sociologique des sources du droit, Association corporative des étudiants
en droit de l’Université Panthéon-Sorbonne, 1961, p. 12
343434
Gurvitch entendait, non pas poursuivre l’œuvre entamée par Durkheim, par les juristes-
sociologues de Bordeaux ou de Toulouse et par les tenants de la Sociological Jurisprudence
américaine, mais poser de nouvelles bases pour la sociologie du droit (cf. G. GURVITCH, «
Problèmes de sociologie du droit », in Traité de sociologie, t. II, Puf, 1968, p. 173 s.). Il proposait ainsi
de distinguer différentes sous-disciplines tout à fait originales : « sociologie juridique systématique ou
microphysique », « sociologie juridique typologique ou différentielle » et « sociologie juridique
génétique » (G. GURVITCH, Éléments de sociologie juridique, Aubier, 1940, p. 24 s.). Partant, il
pouvait affirmer, par exemple, que son champ d’étude correspond aux « problèmes de sociologie
juridique génétique, analysés par la macrosociologie dynamique du droit, étudiant les régularités
tendancielles, les facteurs de transformations, de développement et de décadence du droit à l’intérieur
d’un type particulier de la société » (ibid., p. 26). Carbonnier pouvait sans doute dire à juste titre que la
doctrine de Gurvitch « reposait sur une vision trop partielle et un peu imaginative de son objet » (J.
CARBONNIER, « Gurvitch et les juristes », Dr. et société 1986, p. 429). Cf., également, G.
BALANDIER, Gurvitch, Puf, 1972 ; R. TOULEMONT, Sociologie et pluralisme dialectique –
Introduction à l’œuvre de Georges Gurvitch, Nauwelaerts (Louvain), 1955 ; Dr. et société 1986, n° 4,
« Georges Gurvitch –Sociologies empiriques du droit ».
35
H. LÉVY-BRUHL, Aspects sociologiques du droit, Marcel Rivière, 1955 ; H. LÉVY-BRUHL,
Sociologie du droit, 6e éd., Puf, coll. Que sais-je ?, 1981.
36
G. GURVITCH, Éléments de sociologie juridique, Aubier, 1940, p. 1.
37
Ibid.
38
É. MAULIN, « Positivisme », in D. ALLAND, S. RIALS, dir., Dictionnaire de la culture juridique,
LamyPuf, coll. Quadrige-dicos poche, 2003, p. 1173.
39
Cf. R. TREVES, dir., La Sociologia del diritto, Edizioni di Comunità (Milan), coll. Diritto et cultura
moderna, 1966.
21:
Aussi n’est-il guère étonnant que, ainsi que le relevait Gurvitch lui-même,
« la sociologie et le droit ne paraissent pas pouvoir faire bon ménage, les juristes
se bornant à la question de quid juris et les sociologues interprétant le quid facti
»40. Outre la « querelle des frontières » entre sociologie et juriologie41, Ehrlich,
par exemple, disait des juristes que, souvent, ils s’adonnent à de « ridicules
enfantillages avec leurs concepts et constructions abstraites »42. Du point de vue
des sociologues, la sociologie serait une véritable science et la « science »
juridique ne pourrait pas prétendre à ce statut43. Et on écrit que la sociologie
du droit est l’ « authentique science juridique »44, ce que nombre de juristes ne
peuvent que contester radicalement, faisant de ladite sociologie, au mieux, une
science annexe ou accessoire pour le droit45.
48
G. GURVITCH, « Éléments de sociologie juridique (extraits) » (1940), Dr. et société 1986, p. 427 ;
également, L. M. FRIEDMAN, « La sociologie du droit est-elle vraiment une science ? », Dr. et
société 1986, p. 121. Carbonnier, pour sa part, proposait la définition suivante de la sociologie du droit
: « Discipline qui recherche les causes sociales qui ont déterminé l’apparition des règles, qui recherche
leur degré d’application effective et leurs incidences sociales. Son but premier est de connaître et
d’expliquer les phénomènes juridiques, de les coordonner en lois scientifiques. […] Elle étudie les
phénomènes juridiques primaires : la règle de droit et le jugement ; et les phénomènes juridiques
secondaires : diverses institutions concrètes du droit positif, contrat et responsabilité par exemple » (J.
CARBONNIER, Théorie
23:
En revanche, ce n’est pas un cours de droit. Il ne nécessite pas de
connaissances spécifiquement juridiques ou relatives aux systèmes
judiciaires. Non pas que celles-ci soient superflues. On n’analyse bien,
en effet, que ce que l’on connaît. Mais ce cours est pensé comme une
introduction à l’analyse sociologique du droit et de la justice. Il intègre par
conséquent plusieurs séances qui visent à vous donner les éléments de base
qui permettront d’avoir un bagage solide autour duquel organiser la
réflexion.
49
PONTY cité par VANDERLINDEN, J., « Justice et Droits : quels Droits appliquer ? Le juge et la
coutume en Afrique aujourd’hui », In Afrique contemporaine, numéro spécial 156 sur la justice en
Afrique ,4ème trimestre 1990, pp.233-235
50
Le fait pour un homme de se marier illégalement à deux ou trois femmes installées dans une
même ville, à des endroits différents.
25:
servitude pénale s’il (ou elle) consent à rependre la vie commune,
sans préjudice pour lui (ou elle) de réclamer une réparation en nature
sous forme d’objets désignés particulièrement par la coutume à cet
effet (article 408) ;
- En soumettant les époux au mariage à l’application de la coutume de
la femme en cas de conflits des coutumes et en rendant le mariage
célébré en famille même en l’absence de l’enregistrement (article
379) etc.
- Aux dires de Pierre ADAU AKELE51 , il s’agit du Droit des amis et
le Droit des adversaires ou la guerre des « droits clientélistes » ; car
ajoute-t-il, c’est un Droit inégalitaire et scélérat ; celui qui, loin de
réduire les conflits, les suscite, exacerbe les convoitises et les
frustrations, entrave la liberté et la créativité, finalement confine dans
la médiocrité, pousse à la rébellion et au désordre.
55
A. JEAMMAUD, É. SERVERIN, « Évaluer le droit », D. 1992, p. 263.
56
G. GURVITCH, « Éléments de sociologie juridique (extraits) » (1940), Dr. et société 1986, p. 424.
57
G. GURVITCH, Éléments de sociologie juridique, Aubier, 1940, p. 1.
58
É. DURKHEIM, Les règles de la méthode sociologique, 2e éd. (1937), Puf, coll. Bibliothèque de
philosophie contemporaine, 1973, p. 143.
59
J.-G. BELLEY, « Les sociologues, les juristes et la sociologie du droit », Recherches
sociographiques 1983, p. 263 s. ; J. CARBONNIER, « Gurvitch et les juristes », Dr. et société 1986, p.
432.
60
M. GRAWITZ, Méthodes des sciences sociales, 11e éd., Dalloz, coll. Précis, 2001, p. 153. L’auteur
observe que, aujourd’hui encore, les manuels de sociologie générale ignorent les noms et travaux des
juristes sociologues du droit et que cette situation est le produit d’une histoire marquée par la défiance
réciproque entre les deux groupes professionnels. Et de préciser, en outre, que Duguit, en 1889,
déplorait que le cours de sociologie de Durkheim n’était pas rattaché à la faculté de droit et que
beaucoup d’autres juristes de droit public Hauriou en premier lieu se montraient sensibles aux
objectifs et aux méthodes de la sociologie. Mais il n’en allait pas de même pour les juristes de droit
privé, attachés à comprendre les rapports droit/société à travers l’étude du droit seul, et plus
précisément à travers l’étude de la jurisprudence (ibid.).
27:
juridique ?une « science dogmatique »61, peut-être l’intérêt de la première
est-il, concernant le droit appliqué tout du moins, supérieur à celui de la
seconde. Nul doute que la science juridique gagnerait à davantage regarder
le « droit en activité »62, soit la pratique, l’effectivité1 et l’efficacité des règles
de droit63, à approcher le droit aussi comme un « fait dynamique » soumis à
la pression des circonstances et des « forces sociales vives »64, à délaisser de
temps à autre la « validité idéale » au profit de la « validité empirique »65.
Pourraient ainsi, plus justement et promptement, être mises en exergue les
mutations plus ou moins profondes du phénomène juridique66. Tout cela justifie
incontestablement une sociologie du droit67.
Il n’est pas vain de rappeler que « le droit ne domine pas la société, il
l’exprime », ou que « le centre de gravité du droit ne se situe pas dans la
législation ou dans la jurisprudence, mais dans la société elle-même »68. La
sociologie du droit, plus « progressiste » que la science « pure » du droit69,
doit donc être, dans une version instrumentale et technicienne70, non une forme
de connaissance sur le droit mais une forme de connaissance du social au service
du droit, très utile dans le cadre d’une « libre contre, si l’observateur est
61
Ph. RAYNAUD, « Weber Max », in O. CAYLA, J.-L. HALPÉRIN, dir.,Dictionnaire des grandes
œuvres juridiques, Dalloz, 2008, p. 596.
62
P. LASCOUMES, É. SERVERIN, « Le droit comme activité sociale : pour une approche webérienne
des activités juridiques », in P. LASCOUMES, dir., Actualités de Max Weber pour la sociologie du
droit, LGDJ, 1995, p. 165. Les auteurs empruntent à Max Weber l’image d’une partie de cartes : « Si
l’observateur est juriste, il s’intéressera aux règles du jeu abstraites, aux parties telles qu’elles
devraient se dérouler. Par
63
P. CORNIOU, Introduction générale au droit, 9e éd., Dalloz, coll. Mémentos, 2005, p. 8 ; J.-F.
PERRIN,
« Définir le droit… selon une pluralité de perspectives », Droits 1989, n° 10, p. 65 ; É. MILLARD,
Théorie générale du droit, Dalloz, coll. Connaissance du droit, 2006, p. 54. Ce dernier auteur invite à
davantage prendre en compte dans l’étude du droit « les savoirs pouvant éclairer la dimension socio-
psychologique de la réception des normes ou des textes » (ibid.).
64
A.-J. ARNAUD, Critique de la raison juridique – 1. Où va la sociologie du droit ?, LGDJ, 1981.
65
M. WEBER, Wirtschaft und Gesellschaft, 1922, p. 181 (cité par N. BOBBIO, Essais de théorie du
droit, trad. Ch. Agostini, M. Guéret, LGDJ-Bruylant (Paris-Bruxelles), coll. La pensée juridique, 1998,
p. 261) ; également, W. SCHLUCHTER, « La sociologie du droit comme théorie de la validité », in J.-
P. HEURTIN, N. MOLFESSIS, dir., La sociologie du droit de Max Weber, Dalloz, coll. L’esprit du
droit, 2006, p. 3 s.
66
Par exemple, F. CHAZEL, J. COMMAILLE, dir., Normes juridiques et régulation sociale, LGDJ,
1991.
67
N. LUHMANN, « La restitution du douzième chameau : du sens d’une analyse sociologique
du droit », Dr. et société 2001, p. 15.
68
E. EHRLICH, Grundlegung der Soziologie der Rechts, 1913 (cité par J. COMMAILLE, «
Sociologie juridique », in D. ALLAND, S. RIALS, dir., Dictionnaire de la culture juridique,
Lamy-Puf, coll. Quadrigedicos poche, 2003, p. 1423).
69
Th. RAISER, « Les relations entre la sociologie du droit et les sciences juridiques », Dr. et
société 1989, p. 126.
70
F. OST, M. VAN DE KERCHOVE,De la pyramide au réseau ? – Pour une théorie dialectique du
droit, Publications des Facultés universitaires Saint-Louis (Bruxelles), 2002, p. 472.
28:
sociologue, il s’intéressera […] au jeu hic et nunc, aux parties telles qu’elles
s’accomplissent. […] L’accent est ainsi mis sur les conduites en situation » (ibid.
).
Parmi les différents faits sur lesquels se concentrent la sociologie du droit,
ceux qui permettent de se prononcer quant à l’effectivité des règles sont sans
doute les plus importants.
L’effectivité peut se comprendre comme le « principe de réalisation
sociale du droit »71. Elle « suggère la comparaison entre un modèle normatif
de comportement et les conduites réelles de ses destinataires, c’est-à-dire
l’étude de la correspondance entre les règles de droit et les comportements »
72
. En outre, « poser la question de l’effectivité, c’est se préoccuper de son
adéquation avec les comportements sociaux et des écarts éventuels
(ineffectivité) entre les normes juridiques et la réalité sociale qu’elles sont
censées régir, entre le droit et l’expérience » de la recherche scientifique »73 ou
dans le cadre de la légistique.
La sociologie du droit est formidablement pertinente et utile lorsqu’elle
permet de souligner combien le respect de la norme juridique est davantage
le fait de croyances et d’une pression sociale que le fait d’une validité
théorique74 ou lorsqu’elle oppose au « droit des livres » des juristes
dogmatiques le « droit de la pratique »75. On en fait même une solution
première face à la « crise du droit, des institutions et de la justice »76. Peut-être
tout jurislateur devrait-il être au moins autant sociologue du droit, attaché aux «
usages sociaux du droit »77, que juriste et plus sociologue du droit que «
politicien »78.
71
P. LASCOUMES, É. SERVERIN, « Théories et pratiques de l’effectivité du droit », Dr. et Société
1986, p.139
72
J. COMMAILLE, « Effectivité », in D. ALLAND, S. RIALS, dir., Dictionnaire de la culture
juridique, Lamy-Puf, coll. Quadrige-dicos poche, 2003, p. 583
73
F. GÉNY, Méthode d’interprétation et sources en droit privé positif, LGDJ, 1919.
74
Par exemple, V. DEMERS, Le contrôle des fumeurs – Une étude d’effectivité du droit, Thémis
(Montréal), 1996 ; Ch. KOURILSKY-AUGEVEN, Socialisation juridique et conscience du droit –
Attitudes individuelles, modèles culturels et changement social, LGDJ, 1997. Cf., toutefois, W.
SCHLUCHTER, « La sociologie du droit comme théorie de la validité », in J.-P. HEURTIN, N.
MOLFESSIS, dir., La sociologie du droit de Max Weber, Dalloz, coll. L’esprit du droit, 2006, p. 3 s.
75
A.-J. ARNAUD, Critique de la raison juridique – 2. Gouvernants sans frontières – Entre
mondialisation et post-mondialisation, LGDJ, coll. Droit et société, 2003, p. 86.
76
A.-J. ARNAUD, Les juristes face à la société du XIXe siècle à nos jours, Puf, coll. Sup, 1975.
77
CURAPP, Les usages sociaux du droit, Puf, 1989.
78
Par exemple, L. MADER, L’évaluation législative – Pour une étude empirique des effets de la
législation, Payot (Lausanne), 1985.
29:
En revanche, du point de vue de la théorie du droit, il semble que les approches
de ce qu’est l’être juridique propres aux sociologues du droit soient par trop
marquées par l’inconséquence et, plus précisément, par la méconnaissance de
l’autonomie du droit au sein du social, ce qui apparaît terrible aux yeux de
juristes qui ont œuvré à spécifier précisément celle-ci, spécialement en recourant
au critère de l’étaticité.
84
La sociologie du « droit », comme toute sociologie, étudie des faits, si bien qu’une sociologie du
droit serait impossible (J.-F. PERRIN, « Définir le droit… selon une pluralité de perspectives », Droits
1989, n° 10, p. 66). En tout cas les sociologues du droit peuvent-ils avancer, par exemple, que « les
faits révèlent le pluralisme » (A.-J. ARNAUD, Critique de la raison juridique – 2. Gouvernants sans
frontières – Entre mondialisation et post-mondialisation, LGDJ, coll. Droit et société, 2003, p. 50).
85
J.-L. BERGEL, Théorie générale du droit, 5e éd., Dalloz, coll. Méthodes du droit, 2012, p. 194.
86
G. GURVITCH, Éléments de sociologie juridique, Aubier, 1940, p. 161.
87
G. GURVITCH, « Éléments de sociologie juridique (extraits) » (1940), Dr. et société 1986, p. 424.
88
G. GURVITCH, Éléments de sociologie juridique, Aubier, 1940, p. 156.
89
J. COMMAILLE, « Esquisse d’une analyse des rapports entre droit et sociologie Les sociologies
juridiques », RIEJ 1982, n° 8, p. 9 s.
90
F. AUDREN, « Gurvitch Georges », in O. CAYLA, J.-L. HALPÉRIN, dir.,Dictionnaire des grandes
œuvres juridiques, Dalloz, 2008, p. 226.
91
A.-J. ARNAUD, Critique de la raison juridique – 2. Gouvernants sans frontières – Entre
mondialisation et post-mondialisation, LGDJ, coll. Droit et société, 2003, p. 87.
31:
et il convient de ne pas l'entendre comme une assimilation scientiste de la
sociologie juridique à la physique ou à la chimie. Dire que la sociologie
juridique étudie le droit comme des choses, ne signifie pas comme des
choses inertes, mortes. Un système juridique est un devenir de vies
humaines, non un ensemble de corps morts. Mais, ce qui reste inattaquable
dans l'affirmation durkheimienne, c'est le principe d'objectivité.
1) Intérêt scientifique.
Cet intérêt scientifique est important. Par vos études de droit dogmatique,
vous avez acquis, le maniement d'un certain nombre d'outils techniques. La
sociologie juridique doit, normalement, vous mettre à même de comprendre ce
que sont ces outils, vous en donner la compréhension. La sociologie juridique
est, essentiellement, une explication du droit. Cette explication du droit, la
32:
sociologie juridique ne l'opère pas, nécessairement, en établissant des lois
causales, des lois au sens scientifique du terme, qui présideraient à l'apparition
ou à la disparition des phénomènes juridiques.
Du reste, d'une façon générale, dans les sciences humaines, à notre époque,
en ce déclin du XXe siècle, on doute, beaucoup plus qu'au début du siècle, de la
possibilité de découvrir des lois causales en matière humaine; les sciences
humaines paraissent regimber devant le déterminisme et, du même coup, se
prêter mal à l'établissement de lois causales. Sur ce point, il est certain que la
sociologie d'aujourd'hui, sociologie juridique aussi bien que sociologie
générale, ne professe pas les mêmes positions que l'école durkheimienne,
par exemple, au début de ce siècle. Pour l'école durkheimienne, il n'y avait pas
de question : la sociologie pouvait, un jour, espérer établir des lois causales, de
véritables lois scientifiques. Aujourd'hui, cela paraît beaucoup plus douteux.
Cependant, tout le monde convient que la sociologie juridique est capable, a
priori, de projeter des lumières sur le droit, sur ce droit dont vous êtes appelés,
en tant que juristes, à vous servir.
- Mais dira-t-on, est-ce-que, d'ores et déjà, elle peut faire état, dans cet
ordre d'idées, de résultats acquis ?... A défaut de lois causales, qu'elle paraît
avoir renoncé à établir, la sociologie juridique peut se targuer d'avoir
apporté certaines explications utiles à des mécanismes juridiques. J'en citerai
quelques exemples : Il n'est pas indifférent de savoir que cette institution, que
vous avez appris à connaître en 1ère année de licence, l'institution de l'action en
recherche de paternité naturelle, fondée, en droit français, sur l'article 340 du
Code Civil, qui a été établie par une loi de 1 9 1 2 , n'a pas l'importance
statistique à laquelle laisseraient croire les développements que nous lui
consacrons dans nos cours de droit dogmatique.
En tant que juristes, nous avons été portés à nous faire une vue
33:
certainement exagérée de l'importance sociale de l'action en recherche de
paternité naturelle. A nous en croire, il semblerait que ce soit là une institution
qui a une très grande fréquence d'application dans la société française. Il n'est
qu'à voir la place qu'elle tient dans les recueils de jurisprudence et, également,
dans les traités et les exposés de droit civil. Or, la sociologie juridique, ici, nous
a apporté un moyen de contrôle : c'est la statistique .Celle-ci démontre que, dans
l'année 1 9 5 9 (la dernière qui ait donné lieu à une statistique officielle), il n'y a
eu que 500 procès environ en recherche de paternité naturelle.
C'est très peu si l'on songe que, la même année, il est né environ 40.000
enfants naturels. Voici encore un autre résultat : Les juristes se sont beaucoup
étonnés de constater, à travers les recueils de jurisprudence, - qui sont leur
miroir du fait, leur miroir de la réalité sociale, miroir dont la sociologie juridique
apprend, précisément, à se méfier - de constater un renouveau, à notre époque,
de l'institution du retrait successoral. Devant la Cour de Cassation, cette
institution est venue, dans ces dernières années, se manifester à maintes reprises.
Comment l'expliquer ? Par la psychologie des héritiers ? Par on ne sait trop quel
phénomène économique ?
La sociologie juridique, ici, peut nous donner une information Une étude
sociologique de jurisprudence amène à constater qu'en réalité ces arrêts relatifs
au retrait successoral, pour l'immense majorité des cas, avaient leur point de
départ en Algérie. C'étaient des autochtones algériens qui utilisaient cette
institution française du retrait successoral pour essayer de tourner une
disposition des lois algériennes leur interdisant de recourir au droit de retrait
musulman, au droit de chef, en ce qui concerne les terres dites "francisées". Si
bien que c'était une particularité de la société algérienne qui expliquait cette
prétendue renaissance du retrait successoral, que l'on imputait à l'ensemble de la
société française, et pour laquelle on recherchait des causes dans l'ensemble de
la société française.
Ici encore, c'est une technique de sociologie juridique, une étude
sociologique de cas, qui a permis une meilleure compréhension du phénomène
proprement juridique.
La sociologie juridique a permis également de comprendre des
contradictions que l'on avait aperçues dans certaines institutions de notre
droit dogmatique. Par exemple, en matière de vente des juristes ont été frappés
par la contradiction entre deux mouvements qu'ils apercevaient dans la pratique
contemporaine du droit.
2) Intérêt pratique
Les juristes sont des pragmatiques et ils sont soupçonneux à l'égard d'une
science qui ne pourrait pas servir en vue de l'action. Nous sommes, par notre
formation, des praticiens, même quand nous nous voulons théoriciens et, par
34:
conséquent, il faut pour que la sociologie se justifie à nos yeux, qu'elle nous
découvre ses intérêts pratiques. Y a-t-il des applications possibles de la
sociologie juridique? Nous rencontrons ici la distinction, que l'on trouve pour
bien d'autres sciences, entre science pure et science appliquée. La sociologie
juridique n'est - elle qu'une science pure ou bien peut-il y avoir des applications
de cette discipline ?...
Il y a, d'ores et déjà, des applications de la sociologie générale. Le fait est,
que les entreprises privées ou publiques embauchent des sociologues ou, tout au
moins, des psychosociologues; c'est la meilleure preuve que la sociologie, la
psychosociologie en général, ont une utilité.
On embauche des sociologues, par exemple, dans les grandes entreprises,
pour exercer dans les services de relations publiques dans les services de
relations avec les clients ou avec les salariés; pour procéder à des études de
marché, qui ne sont pas exclusivement l'oeuvre d'économistes, mais requièrent
la collaboration de sociologues. Bref, il y a des débouchés pour les
psychosociologues formés par la sociologie générale. De même, dans les
entreprises publiques qui s'occupent des questions d'urbanisme, on fait appel à
des experts sociologues. Voilà encore une fonction pratique de la sociologie
générale.
- Mais la sociologie juridique peut-elle servir à quelque chose ?
Ce qui limite, chez nous, les débouchés - dans la mesure où les juristes
sociologues ne peuvent pas justifier d'une formation de sociologie générale -
c'est que les fonctions pratiques auxquelles la sociologie juridique semble
pouvoir servir, paraissent assez limitées. La sociologie juridique pourrait
trouver son emploi, ses applications, soit dans la législation, soit dans
l'interprétation au niveau surtout du juge. Il pourrait y avoir deux fonctions
pratiques de la sociologie juridique : la législation et l'interprétation
sociologiques.
Le débat, sur ce point, est un débat philosophique et, comme tel, on peut dire
qu'il n'a pas de conclusion. On signale le terrain limité sur lequel il existe une
convergence. Aussi bien chez les sociologues que chez les juristes, on est
d'accord pour admettre que, même si elle n'est pas justifiée à élaborer des lois
à partir des seules constatations de fait qu'elle a pu réunir, la sociologie
juridique peut avoir tout de même une fonction documentaire, une fonction
de simple information aux côtés du législateur, le postulat, réclamé par les
juristes, ou par certains sociologues, étant que le législateur conservera
toujours sa liberté de décision.
35:
Au contraire, - c'est, en quelque manière - la preuve négative - on peut
regretter, qu'en France, la réforme des régimes matrimoniaux ait été entreprise
dans ces dernières années sans qu'il y ait eu d'enquête sociologique menée sur
les aspirations des futurs époux. La sociologie juridique aurait certainement
pu remplir une fonction pratique, sans que cela mît en cause aucun principe
philosophique.
92
Hans KELSEN, Théorie pure du droit, trad. Henri Thévenaz, Neuchatel : Baconnière, 2e éd., 1988.
93
Celles-ci sont en partie fournies dans la Constitution qui se prête elle-même à un grand dynamisme
interprétatif, compte tenu de ses particularités : cf. Hugues DUMONT, « Les spécificités de
l’interprétation constitutionnelle au seuil du XXIe siècle », dans En hommage à Francis Delpérée.
Itinéraires d’un constitutionnaliste, Bruxelles : Bruylant, Paris : LGDJ, 2007, p. 477-500.
94
Sur cette notion de système juridique et sur l’environnement (non juridique) qui l’entoure, cf.
Michel VAN DE KERCHOVE et François OST, Le système juridique entre ordre et désordre, Paris :
PUF, 1988.
37:
européen, et des activités cognitives appliquées à ces droits.
S’il est tout à fait honnête, il ne devrait toutefois pas occulter cette marge de
manœuvre, à la différence du juge qui d’ordinaire présente sa motivation
comme s’il n’y avait qu’une seule bonne réponse possible.
95
Qui sont aussi (cf. supra) des organes d’application du droit, sauf théoriquement le pouvoir
constituant originaire
96
Sur la portée épistémologique de ce « point de vue externe modéré », voyez plus précisément
François OST et Michel VAN DE KERCHOVE, De la pyramide au réseau ?, op. cit., p. 449 et suiv. Voyez
aussi dans une perspective assez proche les conceptions du travail scientifique solidement défendues
par Bastien FRANÇOIS « Le juge, le droit et la politique : éléments d’une analyse politiste », op. cit., p.
49-69 ; ID., « Une théorie des contraintes juridiques peut-elle n’être que juridique ? », in Michel
TROPER, Véronique CHAMPEIL-DESPLATS et Christophe GRZEGORCZYK (dir.),Théorie des contraintes
juridiques, op. cit., p. 169-176 et Jacques CHEVALLIER,
38:
étudie en recourant aux ressources de la philosophie politique. Reprenons
ces deux objectifs en mesurant d’abord la nette distanciation qu’ils
prennent par rapport au positivisme ambiant.
Que « les règles du droit positif, quel que soit leur contenu, sont justes
et doivent être obéies [...] non parce qu’elles sont justes, mais parce qu’elles
sont le droit ». Et que « les valeurs ne peuvent faire l’objet de connaissance,
mais correspondent seulement à nos émotions ; d’où il découle que toutes les
valeurs sont également respectables et que le meilleur système politique est celui
qui respecte le pluralisme97 ».
Pour mener à bien une approche scientifique du droit réellement externe,
tout étant avertie du point de vue interne, il faut être un théoricien du droit
professionnel capable de jongler aussi bien avec la doctrine juridique qu’avec
au moins certains des paradigmes de la sociologie, de la science politique et
de la philosophie. Le juriste auquel nous nous adressons et que nous sommes
nous-mêmes ne présente pas ce profil. Il ne peut donc prétendre contribuer à
la construction de cette science d
u droit que par des ouvertures limitées vers les sciences sociales, au départ de
son approche qui sera d’abord et principalement d’ordre juridique, c’est-à-dire
menée du point de vue interne à celui-ci.
On se limitera ici à quelques applications parmi beaucoup d’autres pour
suggérer l’intérêt que cette théorie peut présenter à la fois pour les juristes et
pour les politologues. Quand les élites de mouvements sociaux puissants
conviennent par des accords dûment négociés de respecter certaines règles
de conduite bien précises, elles manifestent leur appartenance à une «
société » apte à produire des normes, voire un ordre juridique.
97
Michel TROPER, « V° Positivisme », in André-Jean ARNAUD (dir.), Dictionnaire encyclopédique de
théorie et de sociologie du droit, Paris : LGDJ, 2e éd., 1993, p. 461.
39:
. La traduction est ici active, délibérée. L’Europe du droit se cherche des
matériaux dans les systèmes – juridiques, politiques, philosophiques – qui
l’environnent. Issu de la doctrine catholique, relayé par des théoriciens du
politique, récupéré par des droits constitutionnels nationaux, le principe de
subsidiarité offre un exemple très parlant de ces traductions en cascade qui
finissent par prendre place dans l’édifice du droit européen.
§1. PRELIMINAIRES
Les quatorze branches de la recherche juridique identifiées sont les
suivantes : - la théorie du droit ; - la philosophie du droit , - la science du droit
positif ; - l’histoire du droit ; - le droit comparé ; - la sociologie du droit ; -
l’anthropologie du droit ;l’analyse économique du droit ; - la linguistique
juridique ; - la méthodologie juridique ; - l’épistémologie juridique ; - la
science politique ; - la légistique ; - la politique juridique. ,,
Les branches de la recherche juridique ne doivent pas être
confondues avec les branches du droit positif. L’identification des branches de
la recherche juridique amène à étudier les activités de ceux qui observent et
analysent le droit ; elle repose sur la particularisation de leurs intentions,
méthodes et objets d’étude.
La géographie juridique ne paraît pas être, pour l’heure,
suffisamment développée pour justifier de considérer qu’elle constituerait,
autant que l’histoire du droit ou que l’analyse économique du droit, une
branche de la recherche juridique98.
1. LA PHILOSOPHIE DU DROIT
98
En ce sens, F. AUDREN, « Une entreprise sans postérité : la géo-histoire du droit d’Henri Klimrath
», conférence donnée dans le cadre du séminaire « Formation et usages de la cartographie dans le
champ des sciences – XVIIIe-XXe siècles », EHESS, 1er juin 2006
40:
Son objet est de répondre aux grandes questions sur le droit comme
ensemble de normes, du type « qu’est-ce que le droit ? » (Ontologie juridique),
quelle est la place de la justice dans le droit ? », « D’où vient la force du
droit ? » Etc. Les auteurs ne sont pas tous d’accord sur sa délimitation et en
particulier sur ses frontières avec la théorie du droit, la méthodologie juridique
et l’épistémologie juridique. Pour certains auteurs, la philosophie du droit inclut
ces dernières disciplines, pour d’autres, il est préférable de les distinguer.
1. L’HISTOIRE DU DROIT
Elle permet d’expliquer la formation des règles de droit et est souvent
indispensable pour comprendre leur Etat actuel.
°Une branche de la recherche juridique très scientifique
L’histoire est la connaissance et la compréhension du passé, ce qui la
distingue de l’étude de l’actualité et de la prédiction du futur. Partant, l’histoire
du droit est la connaissance et la compréhension du passé du droit, ce qui la
distingue de l’étude de l’actualité du droit et de la prédiction du futur du droit.
1. LE DROIT COMPARE
Son objet est de comparer les systèmes juridiques et les règles de droit
des différents pays, dans une finalité théorique, pour mieux les comprendre,
et/ou dans une finalité pratique, par exemple pour suggérer des réformes.
1. LA SOCIOLOGIE DU DROIT
Fondée par Durkheim, dont les travaux ont eu une grande influence sur
Duguit, elle doit beaucoup à Max Weber. Son objet de l’étude des relations entre
les faits sociaux et les règles de droit. Elle donne lieu à des définitions et à des
règles de droit. Elle donne lieu à des définitions et à des approches variables, on
peut retenir notamment celle de Geiger : « Etude de la manière dont la société
99
O. PFERSMANN, « Morale et droit », in D. ALLAND, S. RIALS, dir., Dictionnaire de la culture
juridique, Lamy-Puf, coll. Quadrige-dicos poche, 2003, p. 1040
41:
conditionne et crée le droit (sociologie du droit matérielle et culturelle) ; à
distinguer de l’étude de la manière dont la vie sociale fait l’objet d’une
régulation par le moyen du droit (sociologie du droit formelle). Elle permet
notamment d’analyser les questions relatives à la genèse des règles de droit, ou à
leur effectivité.
1. L’ANTHROPOLOGIE DU DROIT
On peut considérer que c’est comme la discipline ayant pour
objet l’étude de l’homme par référence à son milieu social et culturel ; pour fin,
la connaissance des formes de civilisation sans écriture existant actuellement, de
leur pensée et de leur activité juridique ; pour méthodes, celles, conjointes, de
l’ethnologie et du droit comparé (cette définition peut s’étendre aux civilisations
connaissant l’écrit, et à « l’étude des fondements et des caractères de la juridicité
selon les différentes traditions culturelles ».
Elle est une science du droit mais pas une science juridique. Toutefois,
la dénomination « anthropologie juridique » est d’usage très courant quand
la dénomination « anthropologie du droit » est rarement usitée. Il n’est
évidemment pas lieu de considérer que l’anthropologie juridique serait
différente de l’anthropologie du droit. Il s’agit d’une seule et même discipline
qui s’inscrit parmi les branches de la recherche juridique.
À l’instar de la sociologie du droit, l’anthropologie juridique interroge le
« droit vivant »101, le droit « tel qu’il émane des rapports concrets entre les
hommes, de leurs usages, par-delà les solennités institutionnelles, les prétoires et
les volumes reliés où s’expriment le plus visiblement la loi et la jurisprudence »
102
.
Et elle critique les penseurs du droit selon lesquels, à côté du droit, il
se trouverait du « non-droit », du « sous-droit » ou du « droit officieux »
100
Ph. RAYNAUD, « Weber Max », in O. CAYLA, J.-L. HALPÉRIN, dir., Dictionnaire des grandes
œuvres juridiques, Dalloz, 2008, p. 596.
101
L. NADER, The Life of the Law – Anthropological Projects, University of California Press
(Oakland), 2002
102
L. ASSIER-ANDRIEU, « Coutumes et usages », in D. ALLAND, S. RIALS, dir., Dictionnaire de la
culture juridique, Lamy-Puf, coll. Quadrige-dicos poche, 2003, p. 317
42:
opposé au « droit officiel » ; pour elle, tout est « Droit »103.
1. L’ANALYSE ECONOMIQUE DU DROIT
°Une science du droit jeune et mal établie
L’analyse économique du droit, plus rarement appelée « économie du
droit », est peut-être la dernière apparue des quatorze branches de la recherche
104
juridique. Sa place parmi elles n’en est pas moins devenue incontestable105 et, si
le nombre de chercheurs concernés demeure relativement marginal, il l’est
chaque jour un peu moins tant de plus en plus de travaux innovants, notamment
des thèses de doctorat106, s’inscrivent dans le cadre particulier de l’analyse
économique du droit.
On va même jusqu’à considérer qu’il sera bientôt impossible,
parmi les facultés de droit, d’échapper à l’analyse économique du droit107,
ce qui est loin d’être certain tant celle-ci demeure, pour l’heure, une «
science approximative »108, tant du point de vue des ses fins que du point de
vue de ses moyens.
103
5 J. VANDERLINDEN, « Vers une nouvelle conception du pluralisme juridique », RRJ 1993, p.
574.
104
G. ROYER, L’efficience en droit pénal économique – Étude de droit positif à la lumière de
l’analyse économique du droit, LGDJ, coll. Droit et économie, 2009 ; G. MAITRE, La responsabilité
civile à l’épreuve de l’analyse économique du droit, LGDJ, coll. Droit et économie, 2005 ; Th. KIRAT,
Économie du droit, La découverte, coll. Repères, 2012 ; M. FAURE, A. OGUS, Économie du droit : le
cas français, Éditions Panthéon-Assas, 2002
105
M.-A. FRISON-ROCHE, « La recherche juridique en matière économique », in Y. AGUILA et alii,
Quelles perspectives pour la recherche juridique ?, Puf, coll. Droit et justice, 2007, p. 93 s. ; B.
DEFFAINS, « L’économie comme instrument de la recherche juridique », in Y. AGUILA et alii,
Quelles perspectives pour la recherche juridique ?, Puf, coll. Droit et justice, 2007, p. 85 s.
106
V. VALENTIN, Les conceptions néolibérales du droit, Economica, 2002 ; T. SACHS, La raison
économique en droit du travail – Contribution à l’étude des rapports entre le droit et l’économie,
LGDJ, coll. Bibliothèque de droit social, 2013
107
H. MUIR WATT, « Les forces de résistance à l’analyse économique du droit dans le droit civil », in
B. DEFFAINS, dir., L’analyse économique du droit dans les pays de droit civil, Cujas, 2002, p. 37
108
A. BERNARD, « Law and Economics : une science idiote ? », D. 2008, p. 2806
109
Contra, J.-J. SUEUR, « L’évolution récente du droit économique français, le côté du droit public »,
RIDE 1996, p.207 s. ; J.-J. SUEUR, « La “main invisible” ou le droit économique – Retour sur Adam
Smith et certaines de ses institutions », RIDE 2013, p. 491 s.
110
Cf. G. FARJAT, « La notion de droit économique », Arch. phil. droit 1992, p. 27 s. ; C.
CHAMPAUD, « Contribution à la définition du droit économique », D. 1967, p. 215 s.
43:
2. LA LINGUISTIQUE JURIDIQUE
°La linguistique juridique possiblement au service du droit et au service de
« droit » .
La linguistique juridique ne saurait être isolée au sein de la recherche
juridique, comme peut l’être, en particulier, la philosophie du droit. Elle se doit
d’être au service des autres branches de la recherche juridique, de la science du
droit positif à l’épistémologie juridique. Lorsqu’elle devient lexicologie, elle
peut aller jusqu’à être utile à la théorie du droit, en l’aidant à identifier le(s)
signifié(s) associé(s) aux signifiants « droit » et « juridique » .111
». Or il semble que cette partie de la linguistique juridique, d’une
part, ne soit pas de la linguistique au sens le plus strict et, d’autre part,
corresponde à une portion importante de la méthodologie juridique. Cette
dernière se définit, en un mot, comme l’étude des savoir-faire des juristes.
A. LA METHODOLOGIE JURIDIQUE
Cette discipline ayant pour objet l’étude des méthodes d’analyse du droit-
dans les divers sens évoqués plus haut, et selon des approches variables selon la
conception du droit proposé n’est guère développé en France, alors qu’elle fait
l’objet d’enseignements substantiels dans d’autres pays tels que l’Allemagne ou
l’Italie. Les publications françaises en la manière restent rares et généralement
superficielles, à l’exception notable de l’ouvrage de F. Müller.
115
J.-L. BERGEL, « Méthodologie juridique », in D. ALLAND, S. RIALS, dir., Dictionnaire de la
culture juridique, Lamy-Puf, coll. Quadrige-dicos poche, 2003, p. 1021. 4
116
Id.
117
J.-L. BERGEL, « Méthodologie juridique », in D. ALLAND, S. RIALS, dir., Dictionnaire de la
culture juridique, Lamy-Puf, coll. Quadrige-dicos poche, 2003, p. 1021. 4
118
Id.
119
A.-M. LEROYER, « Légistique », in D. ALLAND, S. RIALS, dir., Dictionnaire de la culture
juridique, Lamy-Puf, coll. Quadrige-dicos poche, 2003, p. 922.
120
J.-L. BERGEL, « Méthodologie juridique », in D. ALLAND, S. RIALS, dir., Dictionnaire de la
culture juridique, Lamy-Puf, coll. Quadrige-dicos poche, 2003, p. 1024. Pour le professeur Jean-Louis
Bergel, la légistique serait ainsi la partie de la « science de la législation » consacrée à la rédaction des
lois.
121
En ce sens, Le courrier juridique des finances et de l’industrie juin 2008, « La légistique ou l’art de
rédiger le droit ».
45:
°La politique juridique opposée à la science juridique
On avance parfois que la poésie serait née dans le droit et à cause du droit
122
; et on a pu proposer de « remplacer les Écoles de Droit par des Écoles de
Musique123 ». Sans doute le droit est-il « un art, l’art de structurer la vie sociale,
l’art d’assurer l’ordre et la paix, d’énoncer ce qui est à chacun, d’assurer
l’équilibre social124 ». Cependant, cela vaut quant au droit comme produit d’une
action politique mais non quant au droit en tant que discipline académique.
La politique juridique consiste à affirmer, subjectivement, ce que
devraient être les normes constitutives du droit ou, du moins, constitutives
d’un régime juridique donné.
122
En effet, on a pu soutenir que la poésie aurait le droit pour origine : « On ne savait point encore
écrire et on voulut que certaines lois en petit nombre, et fort essentielles à la société, fussent gravées
dans la mémoire des hommes, et d’une manière uniforme et invariable : pour cela, on s’avisa de ne les
exprimer que par des mots assujettis à de certains retours réglés, à de certains nombres de syllabes »
(B. DE FONTENELLE, « Sur la poésie en général », in Œuvres de Fontenelle, Salmon-Peytieux,
1825, p. 13 (cité par A. LECA, La lyre de Thémis ou la poésie du droit, PUAM (Aix-en-Provence),
2011, p. 23)). La part de poésie du droit, « science littéraire », ne fait aucun doute : « Le droit dans son
Olympe est nourri d’ambroisie / Il vit de fictions comme la poésie » (C. THURIET, Proverbes
judiciaires, Lechevalier, s. d., p. 2 (cité par A. LECA, La lyre de Thémis ou la poésie du droit, PUAM
(Aix-en-Provence), 2011, p. 19)).
123
J. DE DIEU D’OLIVIER, L’Esprit d’Orphée, ou des influences respectives de la musique, de la
morale et de la législation, Pougens, 1804, p. 60 (cité par A. LECA, La lyre de Thémis ou la poésie du
droit, PUAM (Aix-en-Provence), 2011, p. 59).
124
M. VILLEY, Critique de la pensée juridique moderne, Dalloz, 1976, p. 64.
46:
Le droit peut être pris comme un objet (qui recouvre des phénomènes
multiples, divers) s’appuyant sur des matériaux distincts, d’où un traitement
méthodologique approprié125. Mais le droit est aussi une discipline, et cet
élément est primordial dans le traitement réalisé sur cet objet en
général, en particulier le traitement historique. Aujourd’hui se dégage
l'idée de la force du droit126, de son pouvoir127. 128. Mais cette approche
sociologique ou politique du droit129 n’est pas ou peu reconnue dans
l’univers juridique ; l’idée est surtout de mettre l’accent sur le point de
vue des juristes et de porter attention aux normes juridiques et non pas
sur des faits du monde extérieur.
Le droit, objet disciplinaire, discipliné, a très longtemps répondu à des
règles implicites, explicites de respect des traditions disciplinaires du droit. Le
droit se veut une science des normes, une norme se définissant par le fait de
prescrire un certain nombre d'obligations et d'attributions qui demeurent
valables, même si le sujet les viole ou n'en fait pas usage, une science
autonome qui, par ses méthodes, se distingue des autres sciences humaines
et sociales.
Pour comprendre ce que serait une socio-histoire du droit et ses apports,
j’ai recréée de manière artificielle et cavalière des étapes, des plans
séquences qui ne sont pas forcément linéaires comme pourrait le suggérer la
présentation, mais qui décrivent une évolution, une « émancipation » de
l’objet droit par rapport à son histoire, à son traitement par l’histoire.
Dans ce galop un peu brutal on peut s’arrêter sur un ouvrage qui m’a
semblé assez singulier dans cette production, celui de Jean Gaudemet, intitulé
Sociologie Historique du droit publié en 2000.
125
Yann Thomas, « Droit », in André Burguière, (dir.), Dictionnaire des sciences historiques, Paris,
PUF, 2006, p.
126
Pierre Bourdieu, « La force du droit. Eléments pour une sociologie du champ juridique », ARSS,
64, 1986
127
Pierre Bouretz , « La force du droit”, Panorama des débats contemporains », Esprit, 1991
128
Pierre Lascoumes, « Le droit comme science sociale », in François Chazel, Jacques Commaille
(dir.), Normes juridiques et régulation sociale, Paris, LGDJ,1991, p. 39-49.
129
François Chazel, « Émile Durkheim et l’élaboration d’un programme de recherche en sociologie du
droit », in François Chazel, Jacques Commaille (dir.) Normes juridiques et régulation sociale, Paris,
LGDJ, 1991, p. 27-38
47:
conformité aux règles, l’étude des institutions et des structures juridiques,
mais aussi, et tout autant l’étude des déviations de la règle, des résistances
mises à son application, de son inobservation.
Dans cette dynamique, l’histoire du droit pourrait prendre une autre
dimension où les hommes, les événements, les temporalités prennent une
part active à la compréhension même de ce que sont les règles, les structures
de la société.
Dans tous les cas, cette approche cherche à se distancer d’une approche qui
restituerait une évolution par trop linéaire du droit et les travaux insistent sur
l’aspect vivant dynamique, processuel des évolutions constatées sur la longue
durée.
130
Michel De Certeau,, op.cit,.p.59
49:
le cas des citoyens arabes palestiniens d’Israël à partir de deux décisions de la
Cour suprême israélienne où sont affirmés des droits constitutionnels de la
minorité palestinienne, tout en reproduisant le statut inférieur des Palestiniens.
On y retrouve l'étude de la résistance dans les milieux judiciaires et la
manière dont l'activité résistante d'un nombre restreint de juristes pendant la
Seconde Guerre mondiale éclaire sur le rapport au politique des professionnels
du droit ainsi que sur les formes spécifiques de leurs mobilisations.
C’est aussi la proposition d’une histoire du barreau indien qui illustre les
déterminants sociaux d'une étroite imbrication entre droit et politique mais aussi
ses aléas avec la mobilisation du barreau contre l'état d'urgence instauré par
Indira Gandhi et une Cour suprême qui s’impose comme l'arbitre des joutes
politiciennes et l’histoire du mouvement Law and society, des formes
particulières de la sociologie du droit américaine et de son échec à refonder le
cursus des Law schools.
Par ailleurs, l’approche sociohistorique possède des frontières
communes avec beaucoup de disciplines et permet de mettre réellement en
œuvre une pluridisciplinarité qui n'apparaît pas seulement comme un vain
mot, mais se manifeste, riche d'un héritage et de traditions, et parallèlement
porteuse d'une grande liberté, par rapport aux découpages disciplinaires,
aux périodes et périodisations convenues, par rapport aux choix
problématiques. Il ne suffit pas de rapprocher, d’inviter plusieurs disciplines
dans un programme d’études pour produire, de ce seul fait, un savoir
interdisciplinaire.
Le dossier Histoire économique et règles de droit en mars 2003 dirigé par
Alessandro Stanziani. mêle ainsi les formations, les thématiques et introduit à
l’histoire économique. On part à Rome au XVIIe siècle étudié comme un
marché baroque où les mécanismes économiques diffèrent non seulement de
ceux de l'économie de marché mais aussi de ceux de l'économie féodale et
offrent les caractéristiques d’une économie " baroque".
On se retrouve dans la Russie rurale des années 1905-1917 où les litiges
civils et leur rapport à la société sont analysés à partir des comptes rendus
d’audience des tribunaux ruraux russe au début du XXe siècle, qui révèlent le
large usage que les paysans faisaient des tribunaux locaux afin de résoudre des
disputes concernant le travail, les ressources, les produits et les obligations
familiales.
131
Jean-Claude Passeron, Raisonnement sociologique. L’espace non popperien du raisonnement
naturel, Nathan, Paris, Nathan, 1991
51:
domaine de la sociologie historique. qui permet d’historiciser les raisonnements,
réintroduire l'historicité et privilégie une. contextualisation systématique des
catégories d'analyse. Parler aujourd’hui de méthodes et de données, c’est
s’interroger sur leurs usages, leurs choix, cerner les recherches qui y sont liées,
et par là même s’attaquer, s’attacher à l’essence de la recherche initiée et
produite.
Parler aujourd’hui de méthodes et de données, c’est s’interroger sur la
recherche en oeuvre et tout autant sur le métier, ce qui fait son unité, c’est-à-dire
l’ensemble des compétences partagées par tous et l’éthique du chercheur.
L’objet juridique, a tout intérêt à se confronter à des méthodes, des
approches, des regards distincts, croisés, complémentaires pour arriver à un
dialogue argumenté où s’engage une recherche collective de la vérité
acceptant la diversité des opinions et assumant l’incertitude du résultat.
L’idée est de favoriser une circulation de schémas intellectuels construits
à partir de sa propre discipline et où ils sont questionnés, contestés, confrontés,
et finalement enrichis par des concepts, des théories, des observations
empiriques produits par d'autres disciplines dont les visions du monde sont
souvent différentes.
Plus que jamais, la réflexion socio-historique est une contribution
importante aux analyses sur les phénomènes politiques, juridiques, sur le droit
et ses usages socio-politiques. Méthode, approche, culture, la démarche socio-
historique introduit la mise à distance nécessaire, distille la précision, la «
justesse » dans le souci de compréhension des processus de plus en plus
complexes de recours au droit et du rôle du droit dans les sociétés.
L’histoire non pas comme maître à penser, donneur de leçons, ou tuteur moral
car « avant de savoir ce que l’histoire dit d’une société, il importe donc
d’analyser comment elle y fonctionne. Cette institution s’inscrit dans un
complexe qui lui permet seulement un type de productions et lui en interdit
d’autres »132.
Ce qui amène à s’interroger sur l’ambivalence de l’histoire. pour qui
« la place qu’elle taille au passé est également une manière de faire place à
un avenir. Comme elle vacille entre l’exotisme et la critique au titre d’une
mise en scène de l’autre, elle oscille entre le conservatisme et l’utopisme de
par sa fonction de signifier un manque. Sous ses formes extrêmes, elle
devient, dans le premier cas, légendaire ou polémique, dans le second,
réactionnaire ou révolutionnaire. Mais ces excès ne sauraient faire oublier ce qui
est inscrit dans sa pratique la plus rigoureuse, celle de symboliser la limite et par
là de rendre possible un dépassement. « 133
S’attachant aux différentes strates qui construisent l’objet et
132
Michel De Certeau,, « L'opération historique », in Jacques Le Goff, Pierre Nora, (dir.) Faire de
l'Histoire, Nouveaux problèmes, Paris, Gallimard, Folio Histoire, 1974.p.35
133
Michel De Certeau,, op.cit,.p.59
52:
constituent sa réalité, c’est aussi une approche qui témoigne non seulement
que l’objet a une histoire mais également une mémoire qui l’imprègne
discrètement et durablement et avec laquelle il faut compter.
Une approche socio-historique, consciente de ses limites134, de son
ambivalence, qui fait sortir les différences, a une « pure curiosité pour le
spécifique » ou l’intrigue a sa propre pratique, et se veut garante d’une
compréhension fine de phénomènes politique et sociaux inscrits dans une
temporalité longue, dont le droit, est totalement partie prenante.
134
Michel De Certeau,, op.cit,.p.51
53:
distribution générale des ressources disponibles dans une société donnée est plus
ou moins juste.
Nous allons donc aborder les conceptions du juste telles qu'on les
observe chez "l'homme de la rue". Mais ce n'est pas le seul sujet susceptible
d'intéresser le sociologue. Ainsi, il peut s’avérer fort important d'étudier les
critères de justice qui guident le comportement d'institutions ou d'organismes,
dès lors que ceux-ci disposent d'une marge de manoeuvre dans l’attribution de
ressources.
135
Trois refusent de répondre et 30 refusent toute idée de vol, quelle que soit la victime.
56:
voler les grandes entreprises, 53, le gouvernement et 10, les petits
commerçants.
abandonné l’idée d’une utilité « cardinale » (mesurable comme une quantité) pour celle de
d’utilité « ordinale » (ont sait ordonner des préférences). Mais si l’on peut raisonnablement
supposer que chaque individu est capable d’ordonner ses préférences, on a du mal à construire
une échelle qui permette de comparer les préférences de plusieurs individus.
61:
nous disposons tous de quantités égales de ce bien. L'égalité complexe signifie
tout autre chose : elle désigne une société dans laquelle les différents types de
biens sont distribués chacun selon leur logique propre. Qu'est-ce que cela veut
dire ?
Pour Walzer, chaque société est caractérisée par une certaine
"compréhension partagée" de la manière dont les différents types de biens
doivent être distribués. Chaque type de biens appartient à une "sphère
distributive" spécifique.137 Et à chaque sphère correspond un critère distributif.
Les marchandises, par exemple, s'échangent librement sur le marché en fonction
des désirs (et des revenus !) des uns et des autres.
Qu'il y ait de grandes inégalités dans la possession des marchandises n'est
pas en soi gênant : Cela n'a tout simplement pas d'importance, du point de vue
de l'égalité complexe, que vous ayez un yacht et que je n'en aie pas ou que le
système acoustique de la chaîne hi-fi d'un tel soit considérablement supérieur à
celui d'un autre ou encore que nous achetions nos tapis à Sears Roebuck et que
vous fassiez venir les vôtres du Moyen Orient. Certains se focaliseront sur de
telles questions et d'autres, non : c'est une question de culture, pas de justice
distributive. Aussi longtemps que les yachts, les chaînes hi-fi et les tapis ont
simplement une valeur d'usage et une valeur symbolique personnelle, leur
inégale distribution n'a pas d'importance" (1983 : 107-108).
L'important, dit Walzer, n'est pas que nous ayons la même chose, vous et
moi. L'important, c'est que les choses qui doivent être distribuées selon un
critère donné ne puissent pas être distribuées selon un autre. Ainsi, par exemple,
le pouvoir n'est pas une marchandise. Il ne peut pas s'acheter ou se vendre, il
doit s'obtenir par le consentement légitime de ceux sur qui il s'exerce.
Dès lors, celui qui achète une entreprise ne peut acheter en même temps
le pouvoir de diriger les salariés qui la composent. Et Walzer propose que les
travailleurs aient le droit de décider eux-mêmes qui va les diriger. De la même
façon, dit-il, la santé n'est pas une marchandise. Elle doit être distribuée selon un
critère spécifique : le besoin. La société doit donc organiser un accès de tous aux
services de santé, en fonction des besoins de chacun.
On voit bien l'intuition de base qui sous-tend le raisonnement de Walzer :
dans une société où les "sphères distributives" sont bien séparées, l'accumulation
des inégalités au profit de quelques-uns est plus difficile. Dans une société de ce
type, nous dit-il, "bien qu'il y ait de multiples petites inégalités, l'inégalité ne
sera pas multipliée par le processus de conversion138. Elle ne sera pas non plus
137
D'où le titre de son ouvrage fondamental : "Spheres of justice".
138
La conversion, pour Walzer, c’est précisément le processus par lequel la ressource d’une
sphère donnée permet d’obtenir des ressources appartenant à d’autres sphères. La corruption,
par exemple est un phénomène de conversion puisqu’elle permet à des individus fortunés pour
acheter des biens (le pouvoir politique, des « passedroits ») qui relèvent d’une autre sphère
62:
additionnée à travers les différents biens parce que l'autonomie des distributions
tendra à produire une grande variété de monopoles locaux, détenus par
différents groupes d'hommes et de femmes" (1983 : 17).
Walzer plaide donc pour une société où de multiples inégalités coexistent,
mais pas toujours en faveur des mêmes : certains seront plus riches, mais cela ne
leur donnera pas le droit de diriger les autres, ni d'obtenir de meilleurs soins de
santé ou une meilleure éducation. Certains "commanderont", mais cela ne leur
donnera pas un accès plus facile à la richesse, à la santé, à la culture, à la
reconnaissance sociale, etc.
Certains seront plus éduqués, mais cela ne leur donnera pas le droit
d'échapper aux tâches collectives (par exemple le service militaire, etc.). Dans
une société comme celle-là, il restera sans doute des inégalités importantes entre
les citoyens, mais elles seront plus acceptables, parce qu'elles ne se cumuleront
pas.
Pour parvenir à l'égalité complexe, l'essentiel, pour Walzer, est donc de
"bloquer" les transferts de ressources d'une sphère à l'autre ; d'empêcher les plus
riches d'acheter ce qui ne peut s'acheter ou les plus puissants d'obtenir par la
force ce à quoi ils n'ont pas droit.
Et c'est pour cela précisément que Walzer estime la société américaine
injuste (il utilise plutôt le mot "tyrannique") : parce que le pouvoir de l'argent y
est trop puissant et qu'il a tendance à tout envahir : "La dominance du capital
au-delà du marché rend le capitalisme injuste" (1983 : 315). On peut discuter à
l'infini sur la pertinence de la conception de Walzer : on trouvera des arguments
en sa faveur et des arguments en sa défaveur. Ce qui est frappant, c'est qu'en
définissant de cette façon "l'égalité complexe", il nous donne un concept
d'égalité qui est totalement éloigné de ce que l'on met derrière ce mot.
En définitive, dès que l'on s'intéresse d'un peu plus près à l'égalité - comme
d'ailleurs à la plupart des critères de justice distributive - on voit que le concept
est polysémique, qu'il recouvre de facto un vaste champ de questions et de
problèmes.
b) Le besoin
Le besoin est souvent cité, aussi bien par les théoriciens que par "les gens
dans la rue" comme un critère possible de justice distributive. C'est ce que nous
dit, par exemple, la célèbre formule de Marx : "De chacun selon ses capacités, à
chacun selon ses besoins", sensée définir pour lui la société communiste.
Mais qu'est-ce qu'un besoin ? D'un côté, il y a une étroite parenté entre le
concept de besoin et le concept de désir. Les deux idées font référence à un
"manque". Pourtant, personne n'a jamais suggéré comme critère de justice «à
distributive. Le propre d’une société capitaliste est que l’argent y est fortement convertible :
celui qui a de l’argent peut s’acheter à peu près ce qu’il veut, au mépris des règles spécifiques
des différentes sphères. Dans les sociétés d’Ancien Régime, on aurait pu dire, sans doute, que
le pouvoir politique constituait une ressource convertible.
63:
chacun selon ses désirs ». C'est que tout désir n'est pas un besoin. Mais
comment distinguer les uns et les autres ?
§1. BESOINS ET DESIRS
Il me semble qu’on peut construire cette distinction en s’appuyant sur trois
éléments principaux : la nature du désir, l'intensité de ce désir et la responsabilité
de l'acteur dans son émergence.
La nature même du désir est le sujet sur lequel, sans doute, la contingence
est la plus grande. Certes, il y a des désirs dont la légitimité est incontestable : le
désir de vivre sera toujours considéré comme définissant un besoin. A l'inverse,
les désirs "de luxe" seront rarement pris en considération.
Le besoin implique l'idée de nécessité : un désir n'apparaîtra comme une
source légitime pour une revendication de justice que s'il porte sur une chose
jugée nécessaire. Mais nécessaire à quoi ? A la simple survie ? Ou à une vie
"décente" ? Et puis les critères de la survie ou de la vie décente peuvent-ils être
définis dans l'absolu, ou bien doivent-ils inévitablement être rapportés au
contexte dans lequel vit la personne considérée ? Ce qui apparaît nécessaire dans
une société donnée peut ne pas l'être dans une autre. En ce sens, on peut dire que
la notion de besoin est relative plutôt qu'absolue. Mais cette idée est complexe et
je propose d'en reporter l'examen au paragraphe suivant.
L'intensité du désir est certainement un facteur de légitimation dans
certaines circonstances. La meilleure preuve est l'importance que joue la notion
dans une théorie de la justice aussi élaborée et «respectable » que l'utilitarisme.
D'un point de vue utilitariste, l'intensité des préférences constitue bien
évidemment un élément pertinent, puisque le critère décisif de la justice est la
maximisation de l'utilité totale (Van Parijs, 1991).
Mais, pour la plupart des gens, la force avec laquelle nous désirons quelque
chose n'est pas, en soi, un critère pertinent de besoin. Si je meurs d'envie de
devenir un pianiste virtuose, malgré mon absence totale de talent, et que cette
envie m'envahit au point de m'obséder, est-ce que cela devient un «besoin » ? Si
j'ai passé mon enfance dans un château et qu'après la ruine de ma famille, je
rentre dans une dépression profonde à l'idée de vivre le reste de mes jours dans
un appartement, dira-t-on que j'ai "besoin" d'un château ?
Pourtant, la question n'est pas si simple : on ne peut pas dire que l'intensité
des désirs n'apparaisse jamais comme un critère pertinent du besoin. Supposons,
par exemple, que vous soyez père ou mère et que vous ayez les moyens
d'acheter une seule bicyclette pour vos deux enfants. Laurie adore le vélo et
Cédric est parfaitement indifférent. Mais, par principe, Cédric exige une
utilisation également partagée du nouveau jouet. N'allez-vous pas donner la
priorité à Laurie ? Dans le même ordre d'idées, le Roi Salomon est-il injuste en
donnant l'enfant à celle qui le désire le plus, même s'il n'est pas sûr que c'est la
mère véritable ?
On pourrait donc dire que, pour qu'une chose soit un besoin, il ne suffit pas
64:
de la désirer fortement. Mais l'intensité du désir, toutes autres choses égales,
peut apparaître comme un des critères pertinents.
La responsabilité de l'acteur constitue, elle, un facteur dont l'effet est à la
fois plus univoque et mieux connu. De manière générale, «les besoins dont la
personne est responsable, soit par son comportement, soit en raison d'un défaut
de caractère, ne sont pas perçus comme injustes » (Greenberg, 1982 : 132).
Cette liaison entre besoin et responsabilité s'appuie sur une logique que l'on peut
juger raisonnable : l'absence de cette liaison serait une incitation permanente à se
comporter sans souci des conséquences.
La connexion (négative) entre «responsabilité » et «besoin légitime » est
cependant plus problématique qu'il n'y paraît au premier abord. En premier lieu,
dans une société qui a choisi un système de forte socialisation des risques, cette
connexion peut entraîner des conséquences importantes : « Les gens qui fument
et pourraient s'arrêter, ceux qui boivent trop et refusent le traitement, ceux qui
choisissent volontairement de grimper des montagnes, de faire du deltaplane, du
surf en chute libre ou de la moto, et qui en conséquence souffrent de maladies
potentiellement mortelles sont exactement dans le même besoin que les gens
semblables à eux qui évitent ces risques pour leur santé. Est-il injuste de limiter
l'accès aux soins médicaux en le rendant plus coûteux pour les gens qui
prennent des risques non nécessaires envers leur santé ? » (Gutman, 1995 : 112-
113).
La question d'Amy Gutman paraît pour le moins mériter d'être prise en
considération. Pourtant, on imagine mal, dans notre société, en tout cas, un
médecin refusant le traitement d'un cancéreux parce qu'il a été fumeur toute sa
vie, ou une équipe de sauveteurs de montagne abandonnant à leur sort des
touristes imprudents.
De même, un navire marchand qui refuserait de se dérouter pour porter
secours à un navigateur solitaire susciterait sans doute une réprobation générale
en dépit du fait qu'il n'y a pas beaucoup d'entreprises plus hasardeuses ni de
sauvetages plus coûteux. Il me semble que les pays d'Europe occidentale, à tout
le moins, sont imprégnés d'une culture pour laquelle certains besoins vitaux
doivent être pris en considération en dépit de toute question de responsabilité
personnelle de ceux qui sont "dans le besoin".
Cette logique semble clairement menacée à terme, pour une raison simple,
déjà évoquée plus haut : le décalage s'accroît entre la possibilité technique de
satisfaire certains besoins ponctuels et la possibilité économique d'y répondre de
manière égale pour tous ceux qui sont concernés.
C'est particulièrement vrai, sans doute, dans le domaine des ressources
médicales, dont la question du rationnement a déjà fait l'objet d'une forte
médiatisation à travers quelques cas "typiques" et quelques déclarations
fracassantes. Le vieillissement de la population pourrait également contribuer à
rendre ces questions plus aiguës. Dès lors, le problème de la relation entre
65:
responsabilité et légitimité des besoins se fera sans doute, lui aussi, plus acéré.
En synthèse, on pourrait définir le besoin comme un désir socialement
légitimé, cette légitimation s’appuyant largement, dans notre société, sur les
critères de la nature du besoin, de son intensité et de la responsabilité de l’acteur.
Dans le cadre de cette définition, si tous les désirs ne sont pas des besoins, à tout
le moins, tous les besoins sont des désirs. Mais cette définition est sans doute
trop restrictive par rapport à l’usage courant du mot : elle ne prend pas en
compte l’idée d’un besoin «objectif » qui ne serait pas subjectivement ressenti.
Ainsi, par exemple, on admettra dans nos sociétés qu’un toxicomane a «besoin »
d’une cure, même s’il ne la souhaite pas. Ce qui fait de la notion de besoin un
concept essentiellement normatif, au sens où le concept lui-même n’est pas
définissable indépendamment d’une norme sociale.
CONCLUSION
BIBLIOGRAPHIE