BoutonderoseouLacanavecOrsonWelles

Télécharger au format pdf ou txt
Télécharger au format pdf ou txt
Vous êtes sur la page 1sur 7

See discussions, stats, and author profiles for this publication at: https://www.researchgate.

net/publication/324978117

"Bouton de rose", ou : Lacan avec Orson Welles

Preprint · May 2018


DOI: 10.13140/RG.2.2.27051.95520

CITATIONS READS

0 556

1 author:

Jean-Jacques Pinto
Aix-Marseille Université
94 PUBLICATIONS 37 CITATIONS

SEE PROFILE

All content following this page was uploaded by Jean-Jacques Pinto on 06 May 2018.

The user has requested enhancement of the downloaded file.


“Bouton de rose”,
ou : Lacan avec Orson Welles
Ce texte est la reprise et le développement d’un argument amorcé il y a quelques
années dans un des groupes de travail que j’anime. Le thème abordé était “Art et
psychanalyse”.

Une participante à ce groupe : « Il se vend au prix fort des boîtes d'un “artiste”
italien, Piero Manzoni, portant la mention “Merde d'artiste”... »
« Merde d'artiste (ou en italien Merda d’artista) est une œuvre de l’artiste italien Piero Manzoni
infuencée par les ready-mades de Marcel Duchamp. L'œuvre réalisée en 1961 se compose de 90
boîtes de conserve cylindriques en métal (4,8 × 6 cm), hermétiquement fermées, prétendues
contenir les excréments de l'artiste, étiquetées, numérotées et signées.
Manzoni avait initialement fxé le prix de ces boîtes de 30 grammes d'excréments à celui de 30
grammes d'or au cours du jour

La cote des boîtes est montée dans les années 1960, des années après la mort de l'artiste, grâce à
d'avisés marchands italiens, parisiens puis américains. Certaines ont atteint le prix de 3 000
grammes d'or, et les boîtes dont on riait ont commencé à circuler sur le marché de l'art.

Aujourd’hui, un grand nombre d'entre elles ont été vendues (la famille Manzoni en possédant
encore 5) et se retrouvent dans diverses collections d’art contemporain dans le monde entier.

Le 16 octobre 2015 une boîte a été adjugée pour 182 500 £ (soit environ 202 980 €) lors d'une vente
aux enchères chez Christie's à Londres. Le 28 octobre 2014 une boîte avait été adjugée 129 000 €
(soit en incluant les frais d'enchères 160 920 €) lors d'une vente effectuée par l'étude Cornette de
Saint Cyr à Paris.»
(Source : Wikipédia,“Merde d'artiste”)
(J’irai un pas plus loin que Wikipédia en déclarant ici que ce “cher” (!) Piero
Manzoni a bel et bien inventé les READY-MERDES...)

... J’avais à l’époque répondu à cette participante :

« Peut-être cette “merde” fonctionne-t-elle comme une métaphore de l'objet du


désir vu par la psychanalyse moderne (un “déchet” *), constitué après l'interdit de
l'inceste de restes insignifants de l'image verbale de la mère (par synecdoque ou
métonymie)... cf à la fn de Citizen Kane la luge “Rosebud” (“bouton de rose”),
suprême trésor d'enfance de Kane, jeté aux fammes comme une merde... ».

Reprenons tout cela point par point :


Dans le flm Citizen Kane d'Orson Welles, où Kane mourant prononce, en
rendant le dernier soupir, ce mot "Rosebud", le personnage de Thompson énonce :

« Mr. Kane was a man who got everything he wanted, and then lost it. Maybe
Rosebud was something he couldn't get, or something he lost. (...) I guess Rosebud is just a
piece in a jigsaw puzzle... a missing piece. »

(« Mr. Kane était un homme qui a eu tout ce qu'il voulait, puis l'a perdu. Peut-être
que Rosebud était quelque chose qu'il ne pouvait pas avoir, ou quelque chose qu'il a perdu.
(...) Je suppose que Rosebud est juste une pièce dans un puzzle, une pièce manquante) ».
Source : https://www.quotes.net/mquote/18101

« ... quelque chose qu'il ne pouvait pas avoir, ou quelque chose qu'il a perdu. » : voilà
qui fait écho aux énoncés de Lacan ci-dessous :
● « C'est de sa nature que l'objet est perdu comme tel. Il ne sera jamais retrouvé. »
(1959/60 - Séminaire L'éthique de la psychanalyse)
● « La gravitation de notre inconscient se rapporte à un objet perdu qui n'est jamais
que retrouvé, c'est-à-dire jamais vraiment retrouvé. L'objet n'est jamais que signifé.
» (1960/61 - Séminaire Le transfert)
● « (L’objet) a symbolise, ce qui, dans la sphère du signifant, est toujours ce qui se
présente toujours comme perdu, comme ce qui se perd à la signifcantisation. »
(1962/63 - Séminaire L'angoisse)
● « Partout la cause et sa fonction s'avère irréfutable même si elle est irréductible,
presque insaisissable à la critique. - C'est ce morceau charnel (...), cette part de
nous-mêmes prise dans la machine, à jamais irrécupérable, cet objet comme perdu. »
(Ibidem)

... Résumé synthétique dans ces phrases de l'Encyclopaedia Universalis :

« Le sujet barré, effet du signifant, rencontre comme objet ce que l'Autre produit :
son reste, son *déchet, l'objet a. C'est un objet impossible à avoir, car c'est un objet
perdu. Il n'est pas l'objet du désir, mais sa cause. Un désir irréductible, absolu,
inéducable et inadaptable, sans objet qui puisse le saturer. » (Ibidem) (Article
LACAN JACQUES (1901-1981) - L'objet (a) et la cure)

L'objet a est commun -à la pulsion, -au désir, et -au fantasme (qui est le “soutien du
désir”, et s’écrit $ ◊ a : $ujet de l’inconscient - poinç◊n de la métaphore - objet a). Notre
tableau “pédagogique” à double entrée sur l’objet (ici prendre “pulsion” au sens de
Freud seulement), qui utilise les catégories modales du nécessaire et du contingent, sera
commenté et complexifé dans un futur article sur la pulsion. Le voici :

Ce qui tient lieu d’objet potentiel du désir après l’intériorisation de l'interdit de


l'inceste au sens large (« Tu ne désireras pas celle qui a été ton premier objet d’amour »)
est constitué de restes insignifants, de “déchets” issus de l'image verbale de la mère par
synecdoque ou métonymie.

En effet, alors que le fonctionnement de la pulsion fait appel à la métaphore (thème de


notre futur article avec un/une co-auteur(e)...) le désir fait appel à une autre “fgure”, la
métonymie au sens large, qui peut être de deux sortes :

La métonymie proprement dite : substitution d’un mot à un autre sur l’axe


syntagmatique (axe de la syntaxe, donc “horizontal”) : mots en rapport de voisinage, de
contiguïté, de proximité, fgurant régulièrement dans le même contexte.
Les types en sont très variés, en voici quelques uns :

– Contenant / contenu :"boire un verre"


– Auteur / œuvre : "j'ai lu tout Baudelaire", "j'ai acheté un Picasso"
– Lieu de production / produit : "boire du champagne", "manger du roquefort"
– Organe / fonction : "c’est un cerveau", "il a bon cœur"
– Insigne / fonction: "le sabre et le goupillon", "la robe", "la calotte"

La synecdoque, souvent confondue avec la précédente, même parfois par Lacan,


et qui repose sur une relation d'inclusion.
Trois types :

– (Inclusion physique) Partie / tout et l'inverse : "je vois à l'horizon une voile, une
coque, un trois-mâts"
– (Inclusion logique) Genre / espèce ou l'inverse, le plus pour le moins ou l'inverse :
Chat → félin, animal ; Réfrigérateur → frigidaire (marque particulière), canot
pneumatique → Zodiac
– (Inclusion numérique) Singulier / pluriel ou l'inverse : le Français est buveur",
l'Allemand aime l'ordre", etc.

Pourquoi le désir fait-il appel à la métonymie et à la synecdoque ?

Pour l'enfant le premier objet d'amour est la mère (objet nécessaire et univoque, aussi
irremplaçable et inconditionnel que l'objet du besoin, cf. l'angoisse du huitième mois décrite
par René Spitz (De la naissance à la parole, Paris, Puf, 1993).

Or il doit s'en détacher par suite de l’interdit de l’inceste sus-mentionné : il doit la


perdre pour pouvoir (grâce à la fonction du Nom-du-Père qui « est d’unir un désir à la
Loi », nous dit Lacan) retrouver de multiples objets de désir (personnes, objets, activités,
idées) :

« Une de perdue, dix de retrouvées »

L'objet du désir, venant virtuellement combler le manque d'un objet d’amour précis,
n’a lui-même aucune spécifcité. Il est éminemment changeant et insaisissable, à l'opposé
de l'objet du besoin ; il est contingent et plurivoque, remplaçable et conditionnel :

« Il (le désir) renverse l’inconditionnel de la demande d’amour, où le sujet reste


dans la sujétion de l’Autre, pour le porter à la puissance de la condition absolue (où
l’absolu veut dire aussi détachement). »
(Lacan, Subversion du sujet et dialectique du désir, Écrits, 1966)

Il s’agit de substituer à une jouissance imaginée totale et permanente un plaisir partiel


e t transitoire, renouvelable et changeant, parfois masqué dans ces aspects par l’illusion
amoureuse grâce à la “fonction imaginaire de la castration”, détaillée dans notre article : La
Réalité psychique dans le schéma R de Lacan + annexes

Chez l'homme, tout peut devenir objet du désir, puisque les restes insignifants de
l’image verbale de la mère entrent dans l’infnie combinatoire propre au langage : de
nouveaux désirs (et non des besoins !!!) sont créés sans cesse par la publicité (confort,
musique, mode, loisirs, voyage), endossés illico par les fashion victims : « c'est nouveau,
ça vient de sortir »...
L’adage présente une subtilité : il dit bien « une de perdue, dix de RE-trouvées » :
Dans la coulisse inconsciente, il s'agit de transgresser l'interdit “sans en avoir l'air”, en
retrouvant un ou plusieurs traits de l'ancien objet d’amour (signifants qu’on pourrait
rebaptiser “atomes crochus”) dans les nouveaux objets de désir, d’où une satisfaction
“incestueuse” (avec la mère) camoufée : « C'est Elle et pas Elle en même temps ».

Comment passe-t-on de la mère à d'autres objet de désir par la métonymie ou


la synecdoque ?

La synecdoque : il se crée un nouvel objet du désir (un tout) avec une partie des
caractéristiques concrètes ou abstraite de la mère : la partie vaut pour le tout.
– Sexe féminin pour le garçon (pour la flle c'est plus compliqué...) ;
– Couleur des yeux des cheveux, gestes, attitudes, son de la voix ;
– Mots la caractérisant : son prénom (Lacan : « on tombe amoureux d’un
prénom »), les expressions qu’elle emploie, sa profession, ses activités, les
traits de son caractère, etc.
– La différence d'âge avec elle : cf. « il a épousé sa mère »...

La métonymie proprement dite : toute caractéristique associée lors de


circonstances accidentelles (“tuchè”) à la présence de la mère ou à un geste d'amour de
sa part (lieu de vacances sans le père, climat, morceau de musique, vêtements,
événements) peut se retrouver impliquée dorénavant (“automaton”) dans la recherche
de l'objet désiré.

(De même chez l'adulte, après une rupture avec un grand amour, on en fait le
deuil en recherchant des objets ou activités l'évoquant par métonymie : paysage,
musique, mets, pays visités, etc. (Eddie Mitchell chantait : « Il y a toujours un coin qui
me rappelle »).

Ce que nous avons dit du désir (attirance) fonctionne aussi pour la répulsion et l'angoisse :
la phobie est d’origine verbale (les phobies disparaissent en analyse quand il y a eu verbalisation
“perlaborée dans le transfert” des signifants qui en constituent l’étayage contextuel), d'où son
aspect “irraisonné” et paniquant, contrairement à la peur qui est justifée et aide à se mettre hors
de danger (le phobique des serpents a tout aussi peur d'inoffensives couleuvres).

Revenons à présent à Citizen Kane et à notre “bouton de rose”


(“Rosebud”).
« Peut-être cette “merde” fonctionne-t-elle comme une métaphore de l'objet du désir
vu par la psychanalyse moderne (un “déchet”), constitué après l'interdit de l'inceste de
restes insignifants de l'image verbale de la mère (par synecdoque ou métonymie)... cf à
la fn de Citizen Kane la luge “Rosebud” (“bouton de rose”), suprême trésor d'enfance de
Kane, jeté aux fammes comme une merde... », avais-je répondu à la participante à mon
groupe.

« J'imagine que Rosebud est une pièce manquante d'un puzzle », disait Thompson...

La solution est donnée à la fn du flm :

Dernière réplique (La dernière scène est ici : cliquer et aller à 1 minute 40 secondes)
Cette réplique est ainsi commentée dans l’article suivant (cliquer) :
«... “Throw that junk”, traduit en français par Jette ce machin (ou mieux : cette vieillerie,
ce déchet), constitue l'ultime réplique du flm. Elle survient lors de la séquence fnale de
l'inventaire dans le château de Kane, lorsque le majordome Raymond (interprété par
Paul Stewart) passe devant une luge d'enfant et s'écrie ces mots “Throw that junk”. On
jette la luge dans un brasier, puis la caméra sur la musique de Bernard Herrmann
s'avance lentement en travelling, et le mot gravé sur le bois noirci par le feu apparaît
soudain : "Rosebud", révélant peut-être que la seule chose à laquelle Kane restait encore
attaché à la toute fn de sa vie était la luge avec laquelle il aimait à jouer lors des hivers
neigeux de son enfance. »

La scène est ici (cliquer)

Et la signifcation toute “lacanienne” qu’Orson Welles lui-même donne de


“Rosebud” dans le scénario qu’il a écrit est la suivante :

ORSON WELLES explains the meaning of Rosebud in CITIZEN KANE (cliquer)

“Rosebud” is the trade name of a cheap little sled on which Kane was playing on the day he
was taken away from his home and his mother. In his subconscious it represented the simplicity,
the comfort, above all the lack of responsibility in his home, and also it stood for his mother’s love
which Kane never lost.

"Bouton de rose" est le nom commercial d'un petit traîneau bon marché sur lequel
Kane jouait le jour où il a été emmené loin de sa maison et de sa mère.
Dans son subconscient ce traîneau a représenté la simplicité, le confort, et par-
dessus tout l’absence de responsabilité dans sa maison, et aussi il a été le tenant-lieu*
de l'amour de sa mère que Kane n'a jamais perdu.
* terme par lequel j’ai délibérément traduit le “it stood for” d’Orson Welles.

Jean-Jacques Pinto, 26 avril 2018

View publication stats

Vous aimerez peut-être aussi