Heidegger Vs Schapiro PDF
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À côté de ces pompes :
Heidegger vs Schapiro
En 1950 paraît, à Francfort, Der Ursprung des Kunstwerkes, intégré au recueil Holzwege,
et issu d’un cycle de conférences dont la première fut prononcée quinze ans plus tôt. Le
texte est réimprimé en ouvrage séparé en 1962. C’est à cette date qu’est publiée
L’origine de l’œuvre d’art, première traduction en français de l’essai de Martin Heidegger,
au sein de l’ensemble intitulé Chemins qui ne mènent nulle part. En 1968 paraît, à New
York, The Still Life as a Personal Object. A Note on Heidegger and Van Gogh. L’essai de
Meyer Schapiro est traduit et publié dans la revue Macula en 1978 sous le titre L’objet
personnel, sujet de nature morte. À propos d’une notation de Heidegger sur Van Gogh. La
correspondance, par texte interposé, entre le philosophe et l’historien de l’art, va donner
lieu à une controverse désormais célèbre et par la suite souvent commentée, dont une
toile de Van Gogh, vraisemblablement une Paire de chaussures peinte en 1886, va en
quelque sorte assumer le rôle de témoin involontaire.
Le projet de Heidegger est annoncé dès les premières pages de son essai :
« Pour découvrir l’essence de l’art résidant réellement dans l’œuvre, nous allons chercher l’œuvre
réelle et l’interroger sur son être.1 »
il faut noter en outre que pour Heidegger une telle recherche s’inscrit simultanément
dans une quête de l’origine ; le titre du texte est d’ailleurs explicite à ce sujet. Cette
orientation répond directement à la possibilité (ou à l’exigence) d’entreprendre la
pensée de l’œuvre comme instauration et comme fondement :
« Origine signifie ici ce à partir de quoi et ce par où la chose est ce qu’elle est, et comment elle l’est.
(…) La question de l’origine de l’œuvre d’art pose celle de sa provenance essentielle.2 »
On peut suggérer que la question initiale de l’origine peut n’apparaître pas forcément
comme la première ; celle de l’essence de l’art, de sa définition (ou de son impossibilité)
ont occupé par exemple de nombreux philosophes analytiques après‐guerre. Mais pour
Heidegger, dans la mesure où il va s’agir de « laisser parler » l’œuvre elle‐même, origine
et essence sont liées l’une à l’autre (c’est d’ailleurs un des thèmes de la pensée du
philosophe caractéristique, selon Jean‐Marie Schaeffer, d’un « pessimisme culturel »
post‐romantique dont il lui fera grief3).
Comment Heidegger aborde‐t‐il la question de l’œuvre d’art et part‐il à la recherche de
son essence ? En interrogeant la chose à partir de laquelle l’œuvre semble a priori se
donner comme telle :
« Il semble presque que la choséité soit, dans l’œuvre, comme le support sur lequel l’autre — c’est‐
à‐dire le propre de l’œuvre — est bâti. (…) Il nous faut donc considérer d’abord le côté chose de
l’œuvre. Pour cela, il est nécessaire de savoir d’une façon suffisamment claire ce qu’est une chose.4 »
Poursuivant le mouvement rétrograde de son enquête, Heidegger met au jour
successivement plusieurs déterminations de la choséité de la chose pour en mesurer
1
MARTIN HEIDEGGER, L’Origine de l’œuvre d’art, in Chemins qui ne mènent nulle part, trad. fr. Wolfgang
Brokmeier, Paris, Gallimard, coll. Tel, 1980, p. 15.
2
Op. cit., p. 13.
3
« L’hypostase de l’origine (…) est l’autre face du pessimisme culturel. » JEAN‐MARIE SCHAEFFER, L’Art de
l’âge moderne. L’esthétique et la philosophie de l’art du XVIIIe siècle à nos jours, Paris, Gallimard, coll. NRF
Essais, 1992, p. 305.
4
M. HEIDEGGER, op. cit., p. 17.
2
l’efficacité opératoire quant à la détermination de l’œuvre. En premier lieu, héritant de la
pensée latine, la chose peut être comprise comme une substance pourvue d’accidents5.
Mais à y regarder de près, subjectum / substantia et accidens, s’ils traduisent
ὑποκείμενον / ὑπόστασις et συμϐεϐηκός, n’en conservent pas l’expérience originaire,
de sorte que plutôt que d’atteindre à la « présence immédiate » de la chose à partir de
laquelle le vocable grec était bâti, une telle représentation est avant tout conçue à partir
de la structure logique qui lie un prédicat à un sujet, et masque la choséité propre de la
chose ; elle l’« insulte ». La seconde détermination possible de la choséité, à savoir,
puisque la chose se donne dans la perception sensible, l’unité d’une multiplicité sensible
donnée, ne peut pas davantage être retenue, car « jamais, dans l’apparition des choses,
nous ne percevons d’abord et proprement, comme le postule ce concept, une pure
affluence de sensations6 ». Le couple matière‐forme, en revanche, semble bien plus
adapté. Il opère une synthèse qui décrit aussi bien la chose de la nature, celle de l’usage
que l’œuvre d’art : « le côté chose de l’œuvre, c’est manifestement la matière en laquelle
elle consiste7 » à laquelle l’œuvre, précisément, donne forme. D’ailleurs, « la distinction
entre matière et forme sert même, et dans toute sa variété, de schéma conceptuel par
excellence pour toute théorie de l’art et toute esthétique8 », ce qui laisse supposer que
cette détermination de la chose provient des œuvres elles‐mêmes. Mais Heidegger
précise que le complexe forme‐matière, où la première détermine l’ordonnance de la
seconde, n’est pas tant l’apanage de la chose que du produit :
« (…) l’étant soumis [au règne du complexe forme‐matière] est toujours le produit d’une
fabrication. (…) Matière et forme, en tant que déterminations de l’étant, demeurent à l’intérieur de
l’essence du produit. (…) Matière et forme ne sont nullement des déterminations originelles de la
choséité de la simple chose9 »
Cette irruption du concept de produit dans le raisonnement de Heidegger n’est pas
fortuite10 ; c’est à partir de ce moment que la détermination de la chose va
progressivement être remplacée par l’étude de celle du produit, dont la position
intermédiaire entre la chose et l’œuvre en favorise le choix pour interroger l’une et
l’autre :
« (…) cherchons d’abord ce qu’il y a de proprement produit dans le produit. Peut‐être qu’à partir de
là nous apprendrons quelque chose sur le caractère de chose de la chose et le caractère d’œuvre de
l’œuvre.11 »
Pour mener cette recherche, Heidegger va faire appel à un exemple, afin de « faciliter la
vision sensible » : une paire de souliers de paysan. Mais, curieusement, au lieu de choisir
de réels souliers, issus justement d’un processus de production, il annonce :
5
« Il semble que la détermination de la choséité de la chose comme substance ayant des accidents
corresponde à la vue naturelle que nous avons des choses. » M. HEIDEGGER, op. cit., p. 21.
6
« Nous entendons claquer la porte de la maison, et n’entendons jamais des sensations acoustiques ou
même des bruits purs. » Op. cit., p. 24. Le concept d’intentionnalité phénoménologique trouve ici,
implicitement, une parfaite illustration.
7
Op. cit., p. 25.
8
Op. cit., p. 26. Heidegger souligne.
9
Op. cit., p. 27.
10
Ni, sans doute, l’exemple qu’il en donne, immédiatement après : « le produit, par exemple le produit
“chaussures”, repose en lui‐même comme la chose pure et simple… », p. 27‐28.
11
Op. cit., p. 32.
3
« Pour les décrire, point n’est besoin de les avoir sous les yeux. (…) Nous choisissons à cet effet un
célèbre tableau de Van Gogh, qui a souvent peint de telles chaussures.12 »
Il va s’agir, dès lors, par le truchement du tableau, de montrer comment, « au long du
processus de l’usage du produit, le côté véritablement produit du produit doit
réellement venir à notre rencontre13 ». Les propos qui suivent sont ceux qui vont
cristalliser et alimenter la controverse évoquée en introduction. À tel point que
Schapiro, Schaeffer ou Derrida, pour illustrer leurs commentaires respectifs, le citent
chacun in extenso :
« D’après la toile de Van Gogh, nous ne pouvons même pas établir où se trouvent ces souliers.
Autour de cette paire de souliers de paysan, il n’y a rigoureusement rien où ils puissent prendre
place : rien qu’un espace vague. Même pas une motte de terre provenant du champ ou du sentier, ce
qui pourrait au moins indiquer leur usage. Une paire de souliers de paysan, et rien de plus. Et
pourtant…
Dans l’obscure intimité du creux de la chaussure est inscrite la fatique des pas du labeur. Dans la
rude et solide pesanteur du soulier est affermie la lente et opiniâtre foulée à travers champs, le long
des sillons toujours semblables, s’étendant au loin sous la bise. Le cuir est marqué par la terre
grasse et humide. Par‐dessous les semelles s’étend la solitude du chemin de campagne qui se perd
dans le soir. À travers ces chaussures passe l’appel silencieux de la terre, son don tacite du grain
mûrissant, son secret refus d’elle‐même dans l’aride jachère du champ hivernal. À travers ce
produit repasse la muette inquiétude pour la sûreté du pain, la joie silencieuse de survivre à
nouveau au besoin, l’angoisse de la naissance imminente, le frémissement sous la mort qui menace.
Ce produit appartient à la terre, il est à l’abri dans le monde de la paysanne. Au sein de cette
appartenance protégée, le produit repose en lui‐même.
(…) Le repos du produit reposant en lui‐même réside en sa solidité. C’est elle qui nous révèle ce
qu’est en vérité le produit.
(…) L’être‐produit du produit a été trouvé. Mais de quelle manière ? (…) Nous n’avons rien fait que
nous mettre en présence du tableau de Van Gogh. C’est lui qui a parlé.
(…) Ce serait la pire des illusions que de croire que c’est notre description, en tant qu’activité
subjective, qui a tout dépeint ainsi pour l’introduire ensuite dans le tableau. (…) L’œuvre n’a
nullement servi, comme il pourrait sembler d’abord, à mieux illustrer ce qu’est un produit. C’est
bien plus l’être‐produit du produit qui arrive, seulement par l’œuvre et seulement dans l’œuvre, à
son paraître.
(…) La toile de Van Gogh est l’ouverture de ce que le produit, la paire de souliers de paysan, est en
vérité. Cet étant fait apparition dans l’éclosion de son être.
(…) L’essence de l’art serait donc : le se mettre en œuvre de la vérité.14 »
À partir de quoi le tableau, pour Heidegger, va bien vite laisser la place à d’autres
références, le temple et le poème, qu’il va traiter dans les parties suivantes,
respectivement L’Œuvre et la vérité et La Vérité et l’art. Mais la remarque qu’il fait au
préalable, en l’occurrence : « le chemin vers une définition de la réalité chosique de
l’œuvre ne conduit pas de la chose à l’œuvre mais de l’œuvre à la chose15 » semblera,
pour le tableau pris en exemple, n’avoir pas été respectée ; il ne sera désormais plus
question des Souliers de Van Gogh.
Dix‐huit ans plus tard, Meyer Schapiro revient sur L’Origine de l’œuvre d’art dont il
propose une lecture critique. Son propos s’attache spécifiquement à une notation de
Heidegger sur Van Gogh, c’est‐à‐dire à la description que fait Heidegger des Souliers et
donne, dans un premier temps, le sentiment que l’historien fait plus de place au tableau,
12
M. HEIDEGGER, op. cit., p. 32.
13
Ibid.
14
Op. cit., pp. 33‐37. Heidegger souligne.
15
Op. cit., p. 41.
4
à ce tableau‐ci, à l’œuvre singulière que le philosophe. Schapiro présente brièvement
l’essai de Heidegger et cite le fameux passage (cf. supra), censé illustrer « l’être
instrumental de l’objet utilisé », dont il va contester l’essentiel. C’est sans doute à cette
dispute qu’on doit la célébrité des deux textes, leur « interminable surenchère16 », mais
aussi le fait que les paragraphes incriminés aient quelque peu « aspiré » l’ensemble de
l’essai de Heidegger.
Quels sont les reproches de Schapiro ? Il commence par regretter que l’auteur de Sein
und Zeit ne donne aucune indication précise quant à la toile qu’il prend comme référence
ce qui, a contrario, aurait permis de l’identifier. Ce manque de rigueur est d’autant plus
préjudiciable à l’analyse que Van Gogh a peint plusieurs tableaux sur ce thème, que
l’historien recense minutieusement. La réponse que Heidegger adresse à Schapiro suite
à une lettre par laquelle ce dernier, par probité scientifique, lui demande des précisions
à ce sujet, permet d’établir qu’il s’agit probablement du tableau n° 255 du catalogue de
La Faille17. Pour autant, cette « souveraine désinvolture18 », de la part du philosophe, a
deux conséquences : elle fait « comme si les différentes versions étaient
interchangeables et nous présentaient une identique vérité ». Mais, surtout, elle rend
l’attribution de ces souliers à une paysanne douteuse, voire carrément fausse. Les seules
chaussures de paysan que l’enquête empirico‐historique peut retenir sont des
chaussures propres ou des sabots neufs et ne correspondent en rien à la description de
Heidegger. Schapiro, ayant fait par ailleurs appel à la correspondance de Vincent et de
Théo, émet bien plutôt l’hypothèse que les chaussures en question sont celles de Van
Gogh lui‐même. Pour l’historien, la thèse de la vérité de l’être vacille :
« (…) l’aspect [d’aucune des toiles sujettes à identification] ne saurait nous permettre de dire qu’un
tableau où Van Gogh a peint des souliers exprime l’être ou l’essence de la paire de chaussures d’une
paysanne, ainsi que le rapport de celle‐ci avec la nature et avec son travail. Il s’agit des chaussures
de l’artiste, d’un homme qui, à cette période, résidait dans la ville, d’un citadin.19 »
D’où la conclusion sans appel de Schapiro, que validera Schaeffer :
« Le philosophe s’est malheureusement illusionné lui‐même : de sa rencontre avec la toile de Van
Gogh, il a tiré une émouvante série d’images, associant le paysan à la terre, mais il est évident que
celles‐ci n’expriment pas le sentiment intime extériorisé par le tableau, mais proviennent d’une
projection perceptive de Heidegger et qui lui est propre, où s’exprime sa sensibilisation à ce qui ce
rattache à la glèbe (…). En fait, c’est lui qui “a tout dépeint ainsi, pour l’introduire dans le
tableau”.20 »
L’objection, fondée sur un rappel des faits historiquement bien plus rigoureux que
l’évocation négligente de Heidegger, à laquelle se substitue le pathétique21 d’une
description, remet‐elle en cause les thèses avancées par le philosophe ? Cela ne fait
aucun doute pour Schapiro, et pour une raison majeure, qu’il développe jusqu’à la fin de
16
JACQUES DERRIDA, Restitutions, de la vérité en pointure, in La Vérité en peinture, Paris, Flammarion, coll.
Champs, 1978, p. 321.
17
Intitulé Schoenen met veters (1886) dans le catalogue du Musée national Vincent Van Gogh
d’Amsterdam.
18
JACQUES DARRIULAT, Cours rédigé en 2000 pour des étudiants de Licence (troisième année) de Paris IV :
Notes de lecture, consultable sur http://www.jdarriulat.net/Auteurs/Heidegger/HeideggerIndex.html.
19
MEYER SCHAPIRO, L’Objet personnel, sujet de nature morte. À propos d’une notation de Heidegger sur Van
Gogh, in Style, artiste et société, Paris, Gallimard, coll. Tel, 1982, p. 353.
20
Op. cit., pp. 353‐354. Confirmation par J.‐M. Schaeffer op. cit., p. 314.
21
« (…) cette sphère de l’être qu’il a décrite avec un tel pathétique (…) », Op. cit., p. 354.
5
son article, mais qui semble de fait prêter le flanc aux mêmes griefs que ceux qu’il
adresse à Heidegger : en l’occurrence, l’auteur avance qu’il est indispensable de « tenir
compte d’un aspect important du tableau : la présence de l’artiste dans son œuvre22 » :
« (…) [la] description évocatrice [par Heidegger] du sujet ne fait pas mention de tout ce qu’il y a de
typiquement personnel et physionomique dans ces chaussures, ce qui, au regard de l’artiste, en
faisait un sujet si attachant — et sans parler de l’accord intime des tonalités, des formes, du rendu
du pinceau dans l’œuvre d’art elle‐même.23 »
Le manque de rigueur historique de la part de Heidegger est difficilement contestable.
Mais de telles allégations, au‐delà de leur formalisme conventionnel et par là même
assez opposées, dans leur méthode, à la démonstration d’une identité particulière, d’une
« personnalité typique », procèdent plutôt d’un mariage arbitraire et peu scrupuleux
entre picturalité et psychologie. En outre, l’évidence, pour Schapiro, que la « série
d’images » proposée par Heidegger « n’exprime pas le sentiment intime extériorisé par
le tableau » présuppose acquis le fait qu’un tableau, par principe, extériorise un
sentiment intime, ce qui, n’en déplaise à Benedetto Croce, est loin d’aller de soi. Schapiro
poursuit :
« Quand Van Gogh peint les sabots de bois d’un paysan, il les présente à l’état neuf, sous la même
forme lisse et nette que les autres objets, déposés auprès d’eux sur la même table, en nature morte
(…). Ses propres chaussures, il nous les montre seules, posées sur le sol, nous faisant face, et d’un
aspect si personnalisé et si déformé par l’usage que nous pouvons y découvrir l’image véridique de
souliers au derniers stades de l’usure.24 »
L’usure des souliers est effectivement patente (faisant ainsi écho à la thématique de
l’utilité du produit chez Heidegger), mais leur conférer une « personnalité » est aller un
peu vite en besogne. Schapiro décrit ce qui peut faire penser à une habitude, voire à une
discipline propre au peintre dont rien ne dit qu’elle soit assumée comme telle ; et si elle
surdétermine la thématique des chaussures, elle ne le fait pas pour Van Gogh, dont
d’autres tableaux aux souliers jumeaux présentent d’autres caractéristiques, mais pour
Schapiro lui‐même. Et ne montre pas, quoi qu’il en soit, ni ne rend plus ou moins visible
la « présence de l’artiste dans son œuvre » qu’en n’importe quel autre tableau — ou
alors dans le sens anecdotique de la présence d’objets ayant appartenu à Van Gogh,
auquel cas il faudrait convenir que l’artiste n’est pas présent dans les paysages d’Auvers‐
sur‐Oise. De même, la mobilisation d’un extrait de La Faim de Knut Hamsun :
« Comme si je n’avais encore jamais vu mes souliers, je me suis mis à étudier leur aspect, leur
mimique quand je remuais le pied, leur forme et leurs tiges usées, et je découvris que leurs rides et
leurs coutures blanchies leur donnaient une expression, leur communiquaient une physionomie.
Quelque chose de mon être avait passé dans ces souliers, ils me faisaient l’effet d’une haleine qui
montait vers mon “moi”, d’une partie repirante de moi‐même…25 »
compense, il est vrai, le pathétique de la description heideggerienne, mais n’appuie la
thèse de Schapiro que pour celui auquel elle est déjà acquise. Mais elle ne peut
décemment permettre d’affirmer, sans faire appel à un quelconque pouvoir spiritiste
supplémentaire que « nous touchons de plus près au sentiment qu’éprouvait Van Gogh à
22
M. SCHAPIRO, op. cit., p. 355.
23
Ibid.
24
Ibid.
25
Op. cit., p. 356. Cité d’après La Faim, Club Français du Livre, 1950, trad. fr. G. Sautreau.
6
l’égard de cette paire de chaussures26 ». Et quand bien même Van Gogh eût éprouvé un
tel sentiment, cela invaliderait‐il l’analyse de Heidegger quant à la capacité du tableau de
mettre au jour l’être‐produit comme tel ?
Le commentaire et les objections de Schapiro souffrent de ne considérer que la
description des Souliers (en lui accordant sans doute plus d’importance qu’elle ne le
mérite), et implicitement d’y réduire la thèse de Heidegger27 (qui aurait, quant à lui, été
mieux avisé de choisir un autre exemple, ou de s’informer davantage sur celui‐ci).
Schapiro affirme que « le philosophe voit, dans cette paire de souliers, une évocation
véridique du monde vécu par le paysan en dehors de toute réflexion [tandis que]
Hamsun voit les chaussures réelles telles que les ressent ou les subit , à demi
consciemment, le porteur qui les contemple28 ». Or la condition paysanne n’est pas, en
dernière instance, ce que le tableau révèle pour Heidegger. Ce à quoi l’œuvre ouvre, c’est
à la vérité du produit, l’être‐produit du produit (sa solidité, sa constance ‐
Verlässlichkeit), que l’usage, justement, fait disparaître ; donc aussi bien les « chaussures
réelles » telles que Schapiro les décrit. La plus grande proximité de condition sociale de
Hamsun et Van Gogh, à cette époque, que celle de Van Gogh et d’un paysan n’est
assurément pas déterminante pour la question du dévoilement de l’être‐produit, ni pour
sa légitimité.
Paradoxalement, si l’on relit les lignes de Schapiro qui lui permettent de conclure que
« tel est le sens que nous révèle le sujet de la toile de Van Gogh29 », on trouve des propos
dont la nature et le ton se rapprochent de ceux qu’il discrédite, et avec lesquels ils
résonnent inopinément :
« (…) [Van Gogh] sait transposer sur la toile, avec une force singulière, les formes et les qualités
d’être des choses (…) cette part d’un accoutrement avec laquelle nous foulons la terre, et en laquelle
nous retrouvons la tension du mouvement, les impressions de fatigue, de hâte et de pesanteur : le
poids du corps debout, touchant le sol pour son assise. Les chaussures portent cette marque
inéluctable de notre position sur terre30 »
en même temps qu’ils s’accompagnent d’affirmations relatives à la psychologie du
peintre qui, outre qu’elles procèdent elles aussi d’une « émouvante série d’images » et de
thèses non démontrées (ni démontrables, dans la mesure où, précisément, elles ne
ressortissent pas de la démonstration, mais de l’interprétation ou de la pure conjecture),
sont loin d’être « quelque chose que seule la vue de la peinture pourrait nous permettre
de percevoir31 » ou d’attester :
« (…) certaines choses le touchent profondément, telles, en ce cas, les chaussures — choses qui font
corps avec lui‐même et qui sont propres à faire surgir la conscience de sa condition. Van Gogh les a
vues chargées de ses sentiments et de ses rêveries personnelles, mais elles n’en sont pas moins
26
M. SCHAPIRO, ibid.
27
« Si Schapiro a raison de reprocher à Heidegger d’être si peu attentif au contexte interne et externe du
tableau (…), il aurait dû lui‐même éviter une précipitation rigoureusement correspondante, symétrique,
analogue : découper sans autre précaution une vingtaine de lignes dans le long essai de Heidegger, les
arracher brutalement à leur cadre (…), en arrêter le mouvement puis les interpréter avec une tranquillité
égale à celle de Heidegger faisant parler les “chaussures de paysan”. » J. DERRIDA, op. cit., pp. 325.
28
Ibid.
29
Op. cit., p. 357.
30
Ibid.
31
Op. cit., p. 354.
7
objectivement rendues. En isolant sur la toile cette paire de chaussures, il en fait une part d’un
autoportrait (…). Et, quand un peintre prend pour sujet de tableau sa paire de souliers usagés, il
entend exprimer ainsi son appréhension en face du sort fatal qu’il subit dans la société.32 »
La référence à Gauguin est elle aussi ambiguë, où plusieurs des propos rapportés dans
l’essai peuvent être lus à l’aune de la position de Schapiro comme à celle de Heidegger33.
Idem encore pour le postscriptum que l’historien ajoute à l’édition de 1981 : la
description du condisciple de Van Gogh peut tout à fait être versée au dossier de la
manifestation de l’être‐produit et de la mise au jour de son utilité, comme à celui d’un
fétichisme personnel modéré34.
La thèse de l’objet personnel s’inscrit par ailleurs dans une logique picturale qui est celle
de la représentation ; laquelle n’est certes pas illégitime mais n’est pas non plus remise
en cause par Schapiro, puisque c’est elle qui lui permet d’identifier le tableau aux
chaussures peintes, les chaussures peintes aux chaussures réelles, les chaussures réelles
à son propriétaire, son propriétaire au peintre Van Gogh, le peintre Van Gogh à l’homme
social, et de revenir du dernier terme au premier comme s’ils étaient absoluments
équivalents. Un tel raccourci ne dit pas quoi le fait que Van Gogh réside à Paris devrait
lui interdire de peindre ses souliers comme des souliers de paysan35. Mais, surtout, cette
logique fait défaut à l’analyse de Heidegger ; c’est pourquoi Derrida fait à ce sujet les
remarques suivantes :
« Schapiro (…) méconnait un argument heideggerien qui devrait ruiner d’avance sa propre
restitution des chaussures à Van Gogh : l’art comme “mise en œuvre de la vérité” n’est ni une
“imitation”, ni une “description” copiant le “réel”, ni une “reproduction”, qu’elle représente une
chose singulière ou une essence générale. En revanche, tout le procès de Schapiro en appelle aux
32
Op. cit., p. 357.
33
« Dans l’atelier, une paire de gros souliers ferrés, tout usés, maculés de boue ; il en fit une singulière
nature morte. Je ne sais pourquoi, je flairais une histoire attachée à cette vieille relique, et je me hasardai
un jour à lui demander s’il avait une raison pour conserver avec respect ce qu’on jette ordinairement à la
hotte du chiffonnier.
— Mon père, dit‐il, était pasteur, et je fis mes études théologiques pour suivre la vocation que, sur ses
instances, je devais avoir. Jeune pasteur, je partis un beau matin, sans prévenir ma famille, pour aller en
Belgique dans les usines prêcher l’Évangile (…). Ces chaussures, comme vous le voyez, ont bravement
supporté les fatigues du voyage. » cité d’après J. de Rotonchamp, Paul Gauguin, 18481903, Paris, Crès,
1925, p. 53‐54, ibid.
Si l’on retient l’aventure biographique, les souliers comme trace symbolique, on retrouve Schapiro ; si l’on
s’attache à « ce qu’on jette ordinairement », à la fatigue et à la solidité, on retrouve Heidegger.
Jacques Darriulat, de son côté, commente ainsi : « en ce sens, l’œuvre de Van Gogh ne renvoie nullement à
une prétendue matinale clarté de l’Être, mais au contraire au sujet lui‐même qui exprime ce qu’il y a de
pathétique dans son existence en représentant ses vieilles chaussures usées. » J. DARRIULAT, Op. cit. Encore
une fois, une telle lecture postule une continuité transparente et réciproque du sujet, de l’expression, de la
représentation et du tableau que rien n’assure, sinon la tranquille évidence d’une convention. Et n’évite
pas le reproche, formulé dans L’Origine de l’œuvre d’art, du tableau réduit à « un objet suceptible de
provoquer en nous Dieu sait quels “états d’âme“ » M. HEIDEGGER, op. cit., p. 78.
34
« Au marché aux puces, il avait acheté une paire de vieux souliers lourds, épais, des souliers de
charretier, mais propres et cirés de frais. C’étaient de riches croquenots qui manquaient de fantaisie. Il les
chaussa un après‐midi qu’il pleuvait et partit en promenade le long des fortifications. Maculés de boue, ils
devenaient intéressants », cité d’après François Gauzi, Lautrec et son temps, Perret, 1954, p. 31, op. cit., pp.
359‐360 ; « devenaient intéressants », c’est‐à‐dire devenaient personnels ou transfiguraient leur
perception commune ?
35
Il ne s’agit pas, bien sûr, de faire ici droit à la description toujours discutable de Heidegger, encore moins
de prétendre porter la parole de Van Gogh, mais seulement de signaler les présupposés et les lacunes du
raisonnement de Schapiro.
8
chaussures réelles : le tableau est censé les imiter, représenter, reproduire. Il faut alors en
déterminer l’appartenance à un sujet‐réel ou prétendu tel.36 »
Pourtant, avant de développer, sur plusieurs pages, l’argument de l’objet personnel en sa
valeur herméneutique, Schapiro fait, en quelques lignes auxquelles il ne donne pas suite,
une remarque immédiatement pertinente et véritablement problématique :
« Dans la description imaginative que fait Heidegger des souliers de Van Gogh, je ne vois rien qui
n’aurait pu lui être suggéré par la vue d’une véritable paire de souliers de paysan.37 »
L’attention et la méthode phénoménologiques du philosophe auraient pu effectivement
se satisfaire de « chaussures réelles », les isoler par réduction de leur contexte d’usage et
en faire surgir l’être‐produit comme tel. Et même si le tableau de Van Gogh y parvient
aussi bien, voire d’autant mieux qu’il exclut d’emblée l’usage du produit (le tableau n’est
pas « chaussable ») et que grâce à lui la visibilité du produit et de son mode d’être
propre n’en est que plus directe, pour ainsi dire simplifiée, il n’en reste pas moins qu’il
semble encore annexé au procès de la pensée qui ne le vise donc pas en tant que tel.
« Mais alors, demande Derrida, pourquoi avoir choisi une peinture38 » ? Car dans ces
conditions, ce n’est pas le tableau qui « a parlé », mais la pensée qui a parlé à sa place,
assumant prioritairement le dévoilement de la vérité. Contradiction avec l’ouverture
inaugurale de l’œuvre, dont il s’ensuit que, de l’être‐produit du produit à l’être‐œuvre de
l’œuvre, le saut n’emporte pas la conviction sans réserve.
L’argument est relayé par Jean‐Marie Schaeffer, qui rejoint par ailleurs la conclusion de
Schapiro sur ce point, mais qui répond à Heidegger non sur le terrain de l’histoire de
l’art, mais sur celui de la philosophie. En premier lieu, il fait grief au philosophe de sa
méthode, qu’il dénonce comme une « démarche en boucle » :
« Essayons de décrire de manière plus précise le lieu privilégié occupé par l’œuvre : il s’agit d’un
lieu qui a la capacité de révéler l’être, de nommer l’être des étants. [En l’occurrence, dans le tableau
des souliers, l’être‐produit du produit qu’ils sont.] Dans le vocabulaire heideggerien : l’étant œuvre
fait advenir la vérité de l’être des étants, y compris la sienne propre. (…) Il commence par dire que
pour comprendre l’être‐œuvre de cet étant qu’est l’œuvre, (…) il nous faut d’abord penser l’être de
l’étant. (…) Mais l’analyse entreprise dans la deuxième partie de L’Origine de l’œuvre d’art montre
que cette pensée de l’être n’est elle‐même possible que dans l’horizon de l’œuvre d’art, puisque
seule l’œuvre d’art fait paraître le produit dans sa vérité.39 »
Schaeffer y voit une contradiction logique doublée d’un présupposé implicite : la pensée
de l’être, qui sous‐tend, permet et détermine la prise en vue de l’œuvre d’art chez
Heidegger, est une pensée qui ne dit pas son nom d’emblée et qui attribue, comme par
36
J. DERRIDA, op. cit., p. 356. À rapprocher des précisions de Heidegger : « dans la peinture de Van Gogh, la
vérité advient. Cela ne veut pas dire qu’un étant quelconque y est dépeint avec exactitude, mais que, dans
le devenir‐manifeste de l’être‐produit des souliers, l’étant dans sa totalité, monde et terre en leur jeu
réciproque, parviennent à l’éclosion. » M. HEIDEGGER, op. cit., p. 61.
37
M. SCHAPIRO, op. cit., p. 354.
38
« Ayant sous les yeux, pour soutenir l’attention et faciliter l’intuition, l’image d’un paire de chaussures,
quelle qu’elle soit, de paysan ou non, peinte ou non, on pourrait y relever les mêmes traits : l’être‐produit,
l’utilité, l’appartenance à un mode et à la terre, au sens très déterminé que Heidegger reconnaît à ces deux
mots qui n’intéressent pas Schapiro (…). Mais alors, pourquoi avoir choisi une peinture ? Pourquoi avoir
explicité si lourdement ce qui tient à l’identification problématique de ces chaussures comme chaussures
de paysan ? (…) Des chaussures vaguement dessinées à la craie au tableau auraient rendu le même
service. » J. DERRIDA, op. cit., pp. 354‐355.
39
J.‐M. SCHAEFFER, op. cit., p. 310.
9
magie, cette possibilité à l’œuvre elle‐même comme sa caractéristique fondamentale.
Pour Schaeffer, il s’agit avant tout d’une « manœuvre » qui vise à rendre toute critique
impossible et à faire oublier l’aspect doctrinaire de l’exposé. « Il est difficile, selon lui,
d’être plus péremptoire que ce texte dans la mise en avant d’affirmations définitives
concernant l’essence de l’art40 ». En même temps, on peut faire droit au raisonnement
inverse : si l’œuvre d’art est le lieu privilégié du dévoilement de l’être, il est légitime que
le philosophe s’y réfère comme à une origine, puisque c’est à partir d’elle que, l’être de
l’étant y apparaissant comme tel, pour ainsi dire la première fois et avant toute autre
chose, la pensée de l’être trouve sa raison (d’être). Rappelons à cette occasion que Hans
Georg Gadamer, qui fut le témoin des conférences données à Francfort en 1936 (dont
L’Origine de l’œuvre d’art est la transcription), remarque qu’à partir de cette époque la
question de l’œuvre d’art, associée à l’antagonisme du monde et de la terre, devient
centrale dans la pensée de Heidegger :
« L’inconscient, le nombre, le rêve, le règne de la nature, la merveille de l’art, tout cela semblait ne
se trouver qu’en marge du Dasein (…). Ce fut donc une surprise lorsque Heidegger traita de l’origine
de l’œuvre d’art dans ses conférences de 1936.41 »
Christian Dubois à son tour insiste sur le caractère inattendu et majeur de cette volte‐
face :
« Le § 34 de Être et Temps (…) était la seule mention de la poésie ou de l’art dans tout l’ouvrage, où
rien ne laissait entendre qu’une œuvre d’art puisse servir de fil conducteur à à la question du sens
de l’être. (…) Rien ne laissait supposer la force contraignante qu’allaient représenter pour la pensée
de Heidegger, à partir de 1934, la rencontre de la poésie et la question de l’être‐œuvre. (…) L’art et,
plus encore, la poésie seront devenus, à partir de 1934, la ressource essentielle de la pensée de
Heidegger.42 »
Ces considérations, qui tendent à suggérer l’inverse, suffisent‐elles à contredire
l’arraisonnement de l’œuvre par la pensée de Heidegger ? Ce n’est pas certain.
Rappelons également, à la suite de Dubois, que l’interlocutrice de cette pensée reste
prioritairement l’œuvre de Hölderlin, donc tout aussi bien la langue (allemande en
particulier) et le poème. Heidegger y consacre exclusivement, après de longs
développements sur la figure du temple, la dernière partie de L’Origine de l’œuvre d’art.
Sur le reproche d’une « démarche en boucle », rappelons enfin que Heidegger y répond
par anticipation dans son essai :
« Ce qu’est l’art, il nous faut le saisir à partir de l’œuvre. Ce qu’est l’œuvre, nous ne le recueillerons
que par la compréhension de l’essence de l’art. N’est‐il pas clair que nous tombons dans un cercle
vicieux ? (…) Pas plus que le cumul d’indices empiriques, la déduction à partir de concepts
supérieurs n’est capable de nous donner l’essence de l’art : car cette déduction à son tour vise a
priori les déterminations qui suffisent à faire se manifester comme tel ce que nous prenons
d’avance pour une œuvre d’art. (…) Il nous faut ainsi résolument parcourir le cercle. Ce n’est ni un
pis aller, ni une indigence. (…) Chaque démarche que nous allons tenter circulera dans ce cercle.43 »
On peut comprendre ces propos de deux manières : ou bien y reconnaître l’attention et
la fidélité d’une pensée à un objet qu’elle « laisse advenir » dans son « éclosion », ou bien
40
J.‐M. SCHAEFFER, op. cit., note 35, p. 426.
41
HANS GEORG GADAMER, Les Chemins de Heidegger, Vrin, coll. Textes philosophiques, trad. fr. Jean Grondin,
2002, p. 100.
42
CHRISTIAN DUBOIS, Heidegger. Introduction à une lecture, Seuil, coll. Points essais, 2000, pp. 251 et 253.
43
M. HEIDEGGER, op. cit., pp. 14‐15.
10
y dénoncer l’empire d’une pensée (celle de du dévoilement de l’être) qui annexe, sans
autre forme de procès, l’œuvre d’art comme son objet et l’y réduit. Sans vouloir résoudre
ce dilemme (qui résume sans doute l’essentiel de la fortune critique de L’Origine), on
peut au contraire s’étonner que la boucle ne soit pas bouclée. Pourquoi ? parce que si,
comme le note Schaeffer, « l’étant œuvre fait advenir la vérité de l’être des étants », à
savoir en premier lieu l’être‐produit du produit « chaussures », il révèle tout aussi bien
« la sienne propre », l’être‐œuvre de l’œuvre, et, sur ce point, l’analyse de Heidegger
achoppe. Le retour à l’(étant‐)œuvre, qu’il annonce plusieurs fois dans son texte, semble
n’être jamais vraiment accompli. Bien qu’à plusieurs reprises la question de la chose
revienne (mais que Heidegger s’emploie à toujours distinguer davantage de celle de
l’œuvre, afin d’établir que la seconde fonde la première ‐ cf. infra, note 48), l’œuvre,
c’est‐à‐dire le tableau de Van Gogh, semble avoir disparu. Si bien qu’à ce point on est
tenté de choisir : ou bien les conclusions déjà avancées par Jean‐Marie Schaeffer, qui
soutient que la pensée de Heidegger procède d’une « logique qui ne peut que neutraliser
la spécificité artistique et esthétique des œuvres qu’elle analyse : (…) la peinture est la
grande absente de son analyse de Van Gogh. Si les arts sont réductibles à l’Art, (…) l’Art
finit par digérer les arts, et la théorie spéculative [cheval de bataille de l’auteur, et dont
Heidegger incarne le parfait accomplissement], devenue spéculaire, ne réfléchit plus
qu’elle‐même dans un face‐à‐face stérile44 ». Ou bien les réserves de Martineau,
remontant à l’origine de L’Origine, pour qui la choséité même est sujette à caution : « nul
ne prétendra que les développements de 1936 sur la choséité de l’œuvre étaient déjà
“virtuellement” présents dans la version de 1935. On peut certes soutenir que celle‐ci les
requérait — mais c’est à condition de le montrer de façon proprement
phénoménologique, ce qui, à mon gré, ne va point de soi45 ».
Lorsque Schaeffer insiste sur le fait que, hormis quelques détails des Souliers, « la lecture
de Heidegger n’est guère fondée sur des traits picturaux », que ses développements « ne
s’appuient en rien sur les propriétés picturales du tableau46 », on ne peut pas lui donner
tout à fait tort. Derrida le premier, qui avait déjà marqué ce point :
« Tout ce qui s’énonce dans les trois premiers paragraphes (…) ne prétend rien dire du tableau lui‐
même. Seul objet visé, cette paire de souliers de paysan dont il avait été question plus haut. Aucun
trait propre au tableau. (…) Un tableau seulement évoqué et dans lequel ni le regard ni le discours
n’ont encore pénétré, qu’ils n’ont pas même abordé ou effleuré d’une description.
(…) Tous les traits (…) qui marquent le contour des souliers délacés dans le tableau, ceux qui
délimitent le tableau lui‐même, sont effacés dans l’appartenance de cette Verlässlichkeit et dans ces
noces avec la terre. Si bien que l’instance ou plutôt la restance picturale paraît omise, secondarisée,
instrumentalisée à son tour. On oublie la peinture.47 »
Mais peut‐être peut‐on lui opposer que, compte tenu de la thèse de Heidegger, rien ne
serait moins problématique, ou contradictoire, puisque c’est l’être‐œuvre, auquel
revient l’initiative d’une manifestation originaire, qui doit les fonder, les faire apparaître
et permettre, donc, de les décrire comme tels48. Sans oublier de lui accorder, en retour,
44
J.‐M. SCHAEFFER, op. cit., p. 339.
45
M. HEIDEGGER, De l’origine de l’œuvre d’art, conférence de 1935, trad. fr. Emmanuel Martineau (hors
commerce), Paris, Authentica, 1987, p. 59, note 7. Martineau souligne. Il faut noter que dans cette toute
première version, la référence à Van Gogh et aux Souliers est totalement absente.
46
J.‐M. SCHAEFFER, op. cit., p. 313.
47
J. DERRIDA, op. cit., respectivement p. 365 et pp. 404‐405.
48
Malheureusement, c’est l’exemple du temple qui fait office de référence, n’induisant par ailleurs aucune
description : « l’œuvre‐temple, en installant un monde, loin de laisser disparaître la matière, la fait bien
plutôt ressortir : à savoir dans l’ouvert du monde de l’œuvre. Le roc supporte le temple et repose en lui‐
11
que, de fait, ils ne le sont jamais, et que par conséquent le tableau semble rester toujours
le « relais évanescent d’une analyse49 » et en fin de compte disparaître du texte. Les deux
dernières parties de L’Origine de l’œuvre d’art tendraient à confirmer cette inclination,
où le tableau fait place au temple et au poème, lesquels cèdent à leur tour la vedette à la
« terre » et au « monde » dans leur relation réciproque (retrait et manifestation), que
Heidegger présente comme fondamentalement historiale50.
La lecture critique que livre Derrida se distingue de celles ici mentionnées par plusieurs
aspects. D’abord, elle s’articule strictement, même si le champ couvert par son
commentaire l’excède, à la controverse Heidegger‐Schapiro au sujet du tableau de Van
Gogh. Elle y consacre, ensuite, près de cent cinquante pages, ajointant remarques,
commentaires et réflexions apparemment désordonnés qui tâchent progressivement de
cerner le différend qui oppose le philosophe et l’historien et d’en préciser les enjeux.
Enfin et surtout, elle se garde d’être définitive, « toute réponse ne [gardant] sa force de
réponse qu’aussi longtemps qu’elle reste enracinée dans le questionnement51 ».
Dans son étude, Derrida commence par noter, de la part de Heidegger, l’absence totale
de doute quant à l’attribution paysanne des chaussures que (re)présente le tableau :
« Heidegger n’a aucun doute à ce sujet, c’est une paire‐de‐chaussures‐de‐paysan. (…) Heidegger ne
répond pas ainsi à une question, il est sûr de la chose avant toute autre question.52 »
Il admet également, en dépit de la contiguïté de sa pensée avec celle de Heidegger,
l’excès rhétorique, pour ne pas dire plus, de la description des chaussures :
« J’ai toujours été convaincu de la forte nécessité du questionnement heideggerien. (…) Mais j’ai
chaque fois perçu le passage sur “un célèbre tableau de Van Gogh” comme un moment
d’effondrement pathétique, dérisoire.
(…) On n’est pas seulement déçu par la précipitation consommatrice vers le contenu d’une
représentation, par la lourdeur du pathos, par la trivialité codée de cette description, à la fois
surchargée et indigente, dont on ne sait jamais si elle s’affaire autour d’un tableau, des souliers
“réels” ou des souliers imaginaires mais hors peinture, par la grossièreté du cadrage, l’arbitraire ou
la barbarie du découpage, l’assurance massive de l’identification : “une paire de souliers de
paysans”, comme ça ! où a‐t‐il pris ça ? où s’en explique‐t‐il ? (…) On suit pas à pas le cheminement
d’un “grand‐penseur”, il fait retour à l’origine de l’œuvre d’art et de la vérité en traversant toute
l’histoire de l’Occident et voilà que tout à coup, au détour d’un couloir, on se retrouve en pleine
visite organisée, écoliers ou touristes.53 »
Du côté de Schapiro, Derrida remarque que le thème de l’objet personnel n’est pas
nouveau, et qu’il se substitue déjà à l’auteur en personne54.
même et c’est ainsi seulement qu’il devient roc. » M. HEIDEGGER, L’Origine de l’œuvre d’art, trad. fr.
Wolfgang Brokmeier, p. 49.
49
J.‐M. SCHAEFFER, ibid.
50
« L’art est Histoire en ce sens essentiel qu’il fonde l’Histoire » M. HEIDEGGER, op. cit., p. 88. Sur
l’historialité de l’art (et donc le dialogue avec Hegel dans la Postface de l’essai) qu’il ne saurait être
question de traiter ici, voir par exemple la synthèse de C. Dubois, op. cit., pp. 267‐269, et les critiques de J.‐
M. Schaeffer (L’art comme fondement historial et comme écart extatique), op. cit., pp. 315‐320.
51
M. HEIDEGGER, op. cit., p. 80.
52
J. DERRIDA, op. cit., p. 296.
53
J. DERRIDA, op. cit., p. 334.
54
Derrida (op. cit., p. 307) cite la note que Schapiro adjoint à la Nature morte aux oranges et gants bleus
dans son ouvrage Van Gogh, Abrams, 1968, où l’on peut reconnaître, d’après lui, rien moins que l’esprit de
Van Gogh dans le choix des objets lui appartenant (gants, pipe, blague à tabac…).
12
Il insiste en outre, à plusieurs reprises, sur la question de savoir si, dans le tableau aux
souliers, il s’agit bien d’une paire, dans la mesure où lui‐même distingue (ou croit
distinguer) deux pieds gauches. Que cette incertitude ne soit pas évoquée ni sans doute
vue par Heidegger ni Schapiro lui paraît déterminant, et trahit chez chacun la nécessité
d’une logique d’attribution à un sujet :
« (…) même si ce “sujet” n’est pas le même pour l’un et pour l’autre, ils sont d’accord, c’est le contrat
de cette institution tacite, pour en chercher un, tous deux étant assurés d’avance de l’avoir trouvé.
Puisque c’est une paire, d’abord, et aucun d’eux n’en doute, il doit y avoir un sujet.55 »
Remarque a priori anecdotique (Schaeffer reproche à Derrida de « noyer le poisson »),
mais qui le conduit à marquer la possible confusion, ou au moins l’ambiguïté, dans le
tableau et les discours, entre tous les sujets possibles (peinture, tableau, chaussures
peintes, réelles et imaginaires, propriétaire des chaussures, peintre, etc…) :
« (…) À quel sujet, donc, cette correpondance ? Au sujet du sujet de rattachement (…) Et la
correspondance a lieu au sujet du vrai sujet du sujet d’un “célèbre tableau”. Non seulement au sujet
du sujet du tableau, comme on dit, mais du sujet (porteur ou porté) des chaussures qui semblent
former le sujet capital du tableau, des pieds du sujet dont les pieds, ces chaussures puis ce tableau
lui‐même semblent ici détachés et comme en dérive. (…) La structure du détachement — et donc de
la subjectivité des différents sujets — diffère dans chaque cas. Et il faut bien dire que la
correspondance qui nous intéresse a pour dessein l’effacement de toutes ces différences.56 »
Derrida s’intéresse, par ailleurs, aux conditions dans lesquelles Schapiro a pris
connaissance de L’Origine de l’œuvre d’art. En l’occurrence, comme l’historien le rappelle
lui‐même, il doit la découverte du texte de Heidegger à Kurt Goldstein, dont il fut
confrère à l’université de Columbia et à la mémoire duquel The Reach of Mind, ouvrage
dans lequel figure L’Objet personnel, sujet de nature morte, est dédié. Goldstein y
enseigna à partir de 1936 (années des conférences de Heidegger sur l’œuvre d’art),
après avoir été emprisonné puis chassé d’Allemagne par le régime nazi. À partir de cette
information, Derrida propose une interprétation parallèle supplémentaire, plausible
mais néanmoins audacieuse :
« Schapiro s’acquitte, d’une certaine façon, d’une dette et d’un devoir d’amitié en dédiant sa “Nature
morte…” à son ami mort. (…) Tout se passe comme si Schapiro (…) les disputait, ces chaussures, à
Heidegger, les reprenait pour les restituer (…) à Van Gogh mais du même coup à Goldstein qui avait
attiré son attention sur le détournement heideggerien. Et Heidegger les retient. (…) Qui croira que
cet épisode est seulement une dispute théorique ou philosophique pour l’interprétation d’une
œuvre ou de L’œuvre d’art ? (…) Il y a beaucoup à acquitter, à rendre, à restituer, sinon à expier
dans tout cela.57 »
On ne peut contester à cette lecture périphérique le mérite d’un utile éclairage
contextuel, mais à condition de lui conserver le statut d’hypothèse ; le considérer comme
acquis (pas que Darriulat n’hésite pas à franchir) transformerait cette lecture en procès
d’intention et relèverait d’une « projection perceptive » du même ordre que celle que
Schapiro dénonce.
Derrida revient également de manière circonstanciée sur le fameux débat de
« l’identification des souliers comme souliers de paysanne et de l’idéologie personnelle
55
J. DERRIDA, op. cit., p. 322.
56
J. DERRIDA, op. cit., p. 324.
57
J. DERRIDA, op. cit., pp. 309‐310. Derrida souligne.
13
de Heidegger58 » ou de son attribution à Van Gogh citadin. Si l’on y voit l’occasion, pour
Derrida, de produire des circonstances atténuantes en faveur de Heidegger (ce dont il ne
se défend d’ailleurs pas), il faut aussi au moins autant y reconnaître l’interjection d’un
appel ouvrant droit à un complément d’enquête. Notamment :
« Ce migrant [i.e. Van Gogh] n’a cessé de tenir le discours de l’idéologie terrienne, artisane et
paysanne.59 » (Notons toutefois que Derrida n’indique aucune référence précise, sinon les lettres à
Théo dans leur ensemble.)
« Celui auquel on [i.e. Schapiro] rend son bien doit aussi être “homme des villes et de la grande
ville”. Cela doit, à un moment donné, le fixer dans son essence, car, autrement, pourquoi n’aurait‐il
pas fait du paysan alors qu’il était en ville ? Comme si Van Gogh (…) ne pouvait peindre des souliers
de paysan alors qu’il portait des souliers de ville !60 » (Ajoutons : comme s’il ne pouvait peindre ses
propres souliers de ville comme (il aurait peint) des souliers de paysan.)
Pour Heidegger, tel que Derrida le relit, la paire de chaussures est un paradigme
préalable à l’introduction du tableau de Van Gogh
« Au cours de cette interrogation sur le produit comme matière informée, l’exemple de la paire de
chaussures survient au moins trois fois avant et sans la moindre référence à une œuvre d’art, qu’elle
soit picturale ou autre.
(…) En tous les cas cet exemple se passe très bien, pendant de longues pages, de toute référence
esthétique ou picturale. (…) Pour l’instant, la paire de chaussures est un paradigme.
(…) Au point où Heidegger propose de se tourner vers le tableau, il ne s’intéresse donc pas à
l’œuvre, seulement à l’être‐produit dont des chaussures — n’importe lesquelles — fournissent un
exemple. (…) On ne peut [donc] attendre de lui une description du tableau pour luimême ni par
conséquent en critiquer l’impertinence.
(…) Ce n’est pas en tant que chaussures‐depaysan, mais en tant que produit ou en tant que
chaussures comme produit que l’être‐produit s’est manifesté.61 »
Cela peut être entendu. Mais alors comment l’œuvre, le tableau peuvent‐ils disparaître
(du discours, de la pensée, du champ de vision) si l’on admet aussi que :
« “c’est bien plus l’être‐produit du produit qui arrive, proprement et seulement par l’œuvre, à son
paraître“, [et que] ce paraître de l’être‐produit n’aurait pas lieu dans un ailleurs que l’œuvre d’art
pourrait, en y renvoyant, illustrer, [qu’]il a lieu proprement (et seulement) en elle.62 »
L’absence définitive du tableau, non pas son annexion par la pensée mais son défaut en
elle, ne serait‐elle pas pas à prendre comme la marque d’une impossibilité qui seule en
respecte la singularité, qu’elle prémunit l’un (le tableau) et l’autre (la pensée) de toute
58
J.‐M. SCHAEFFER, op. cit., p. 313.
59
J. DERRIDA, op. cit., pp. 311‐312.
60
J. DERRIDA, op. cit., pp. 417‐418. Voir également le « rapport d’instruction » derridien (pp. 413‐414), qui
reprend et met en cause « l’évidence manifeste [qui] sonne comme un décret » dans la démonstration de
Schapiro, ainsi que ses remarques sur l’identification non résolue du tableau (dont la responsabilité
incombe à la seule désinvolture de Heidegger) qui modèrent cette évidence qui veut « dénier l’obscurité
intrinsèque de la chose, (…) faire croire que c’est manifeste tout simplement parce que la preuve fera
toujours défaut » et qui surtout concluent que « même si ces références étaient superposables et ne
laissaient aucun doute quant à ce tableau (de la Faille n° 255), encore faudrait‐il prouver 1. que toute
paysannerie (si quelque chose de tel existait en matière de chaussures semblables) en était exclue, 2. que
ces souliers étaient ceux de Van Gogh » (pp. 416‐417). Le second point nous paraît moins déterminant et
problématique que le premier.
61
J. DERRIDA, op. cit., respectivement pp. 338, 339, 342, 337. Derrida souligne.
62
J. DERRIDA (citant Heidegger), op. cit., p. 337. Nous soulignons.
14
prétention d’interversion, de traduction de l’un par l’autre (cf. Schaeffer63), les préserve
et en préserve l’irremplaçable, donc la singularité propre ? Cela reste une question, qui
finalement n’affecte pas encore les Souliers : « l’ironie de leur patience est infinie64 ».
Bibliographie
• JACQUES DARRIULAT, Cours rédigé en 2000 pour des étudiants de Licence (troisième
année) de Paris IV : Notes de lecture, consultable sur
http://www.jdarriulat.net/Auteurs/Heidegger/HeideggerIndex.html.
• JACQUES DERRIDA, Restitutions, de la vérité en pointure, in La Vérité en peinture, Paris,
Flammarion, coll. Champs, 1978.
• CHRISTIAN DUBOIS, Heidegger. Introduction à une lecture, Paris, Seuil, coll. Points essais,
2000.
• HANS GEORG GADAMER, Les Chemins de Heidegger, trad. fr. Jean Grondin, Paris, Vrin,
coll. Textes philosophiques, 2002.
• MARTIN HEIDEGGER, L’Origine de l’œuvre d’art, in Chemins qui ne mènent nulle part,
trad. fr. Wolfgang Brokmeier, Paris, Gallimard, coll. Tel, 1980.
• JEANMARIE SCHAEFFER, L’Art de l’âge moderne. L’esthétique et la philosophie de l’art du
XVIIIe siècle à nos jours, Paris, Gallimard, coll. NRF Essais, 1992.
• MEYER SCHAPIRO, L’Objet personnel, sujet de nature morte. À propos d’une notation de
Heidegger sur Van Gogh, tr. fr. Guy Durand, in Style, artiste et société, Paris, Gallimard,
coll. Tel, 1982.
63
J.‐M. SCHAEFFER, op. cit., p. 330 et note 75.
64
J. DERRIDA, op. cit., p. 321.
15