Vieira Biographie Caractère Éloquence [...]Cabral Luiz

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Vieira : biographie, caractère,

éloquence / par le P. Luiz


Cabral,...

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Cabral, Luiz (Le P.). Auteur du texte. Vieira : biographie, caractère,
éloquence / par le P. Luiz Cabral,.... 1900.

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UNE GRANDK FIGURE DK PIWRE

VIEIRA
BIOGRAPHIE - CARACTÈRE ELOQUENCE

v\n
Le Père LUIZ CABRAL, S. J.

PARIS
Y1CTOH ItKTAUX. UBItAIRK-fiDITKUK
82, Hl'K ItO.VM'.VUTK, 8-2

| i» 0 0
Tous droit* réservé*
Victor RRÏAUX, Libraire Kditeur
8-2, m i; r.ox.u'.virn;, r.wus

I.A

.
LOI DE CAÏN
Par SUT H
-
l'n volume hi-lcS jt'sus, ... 1 IV. 50
Voici un livre prophétique : prophète de malheur, mais aussi de
vérité, hélas ! si Vaecompiii le- nouvel attentat contre no» libertés.
La Loi do Caïn, — ou t'a deviné — est celle qui, sous le masque
de stay scolaire, veut arracher les Ames des jeunes croyant-! à la
direction «le leur* parents cour essayer de leur ravir U foi.
l/auteur suppose la loi perpétrée et nous transporte au lende-
main du vote, dans ce douloureux et menaçant avenir. Un gracieux
et brillant adolescent, lits aîné d'une chrétienne famille, se vo.t
forcé d'entier interne au lycé»*, afin d'être admis à concourir pour
l'KcoIe Polytechnique. Périlleuse épreuve que celle-là! et à latju-ite
no résisteront pleinement que les caractères fortement trempés.
Malheureusement, ce n'est pas ici lo cas. L'énergie du jeun s
homme n'est pas proportionnée à son intelligence. Après des
scènes tristement vécues dans leur poignante sincérité, ou le voit
peu à peu perdre sa foi, sa vertu; puis s'éloigner dessiens dont les
croyances ot I* vie lui deviennent un reproche; enfin mourir pré-
maturément de la plus triste des morts.
Tel est le plan, bien simple assurément; mais l'exécution le
tiansforme. Quelle finesse d'analyse psychologique dans les descrip.
lions de ce caractère ondoyant, qui cèJe et se reprend tour à tour,
jusqu'à l'abandon final et l'enlurcissement. A côté de lui, apparaît
nue délicieuse flgiue de mère, douce et douloureuse comme une
Vierge de Carlo Dolci, dont le coeur est brisé par la ruine morale
de son enfuit et dont la raison chancelle sous l'impression de'sa fin
tragique. Il faut lire, surtout, le chapitre intitulé « Pauvre mère! ».
Il est écrit avec des larmes et en fera sans doute couler plus d'une.
Kspérons qu'il inspirera aux mères chrétiennes la résolution
indomptable de lutter avec l'énergie de l'amour, afin d'empêcher
ou de-faire rapporter la loi maudite qui s'en prend à l'àme de leurs
enfints.

l'Mllh tut IN, IMPKIMI-KIK |.K f A'".NV (S.-l.TM.


VIEIRA
ANTONIO YIEIRA
D'après un ancien tableau coiiservé au Collège de Campolide.
UNE GRANDE FIGURE DE PRÊTRE

VIEIRA
BIOGRAPHIE - CARACTÈRE
- ÉLOQUENCE

v.Le Père LUIZ CABRAL, S, J.

PARIS
VICTOR RETAUX, LIBRAIRE-ÉDITEUR
82, RUE BONAPARTE, 82

1900
Tous droits réservés
INTRODUCTION
VIEIRA

INTRODUCTION

A voir l'intérêt qu'excitent si généralement


aujourd'hui les études historiques, le grand
nombre d'hommes de valeur qui se consacrent à
la reconstruction d'une époque ou d'un siècle, et
les recherches qui se font dans les archives de
tous les pays, ne semblerait-il pas que nos con-
temporains veulent se réfugier dans le passé
pour se consoler des misères du présent ! Il est
certain que jamais peut-ôtre les vivants ne s'oc-
cupèrent autant des morts, — pour les élever ou
les abaisser trop souvent au gré de l'opinion
courante ; —jamais les sentiments de nationalité
ne s'affirmèrent avec un luxe pareil de cente-
1
H INTRODUCTION

naires et de statues ; et il n'y aura bientôt pas


un événement de quelque importance, un ministre
de taille dépassant la moyenne, un colonisateur
de quelque talent, un écrivain ou un politicien,
qui n'ait un bronze, un monument, ou une fête
commémorative. Il est vrai que certains événe-
<
ments et certains hommes méritent des honneurs
particuliers ; et il est des noms qu'onsalue avec
respect, à quelque pays qu'on appartienne, parce
qu'ils résument une existence toute faite d'hé-
roïsme, de sacrifice et de services rendus. .
Au mois de juillet 1897, le Portugal célébrait
le deuxième centenaire d'un de ses plus grands
écrivains, Antonio Vieira, qui fut en même temps
un homme d'État et un orateur des plus célè-
bres du dix-septième siècle. Missionnaire, con-
seiller des rois, diplomate, sociologue, défenseur
par-dessus tout des esclaves et des opprimés, il
avait, pour être honoré, des titres qui ne con-
naissent pas de frontières. Mais le Portugal cé-
lébrait en lui le premier de ses écrivains, et c'é-
tait là une gloire qui touchait plus particulière-
ment les pays de langue portugaise.
Les sociétés scientifiques et littéraires, le gou-
vernement, le roi lui-rrçême, étaient représentés
INTRODUCTION III

aux cérémonies religieuses de l'Église patriar-


cale ; et ce n'est pas seulement à Lisbonne, mais
dans beaucoup d'autres villes du Portugal et du
Brésil qu'on a multiplié les séances solennelles,
les conférences et les monuments commémora-
tifs. /
Toutes ces fêtes ont été pour les compatriotes
de Vieira plus que le payement d'une dette de
reconnaissance ; elles servirent de réparation à
de grandes injustices.
Le marquis de Pombal, dont la haine contre
les Jésuites fut le principal mér ite auprès des
« philosophes », ne borna pas* ses exploits au
plus connu de tous : le supplice de Malagrida,
un vieillard vénérable, qu'il fit brûler vif après
l'avoir accusé de conspiration et d'hérésie (1).
Il ordonna l'arrestation et l'emprisonnement
de tous les jésuites portugais, en fit déporter le
plus grand nombre sans formalité ni jugement ;
et les autres, il les entassa par troupes dans les
étroits cabanons de la tour Saint-Julien, à l'em-
bouchure du Tage. J'ai visité les souterrains de
cette tour lugubre, et ce n'est pas sans horreur

(1) Cf. Histoire de Gabriel Malagrida, par le P. Paul Mury,


S. J. (Paris, Douniol.j
IV INTRODUCTION

que j'ai pu me rappeler les souffrances des mal-


heureuses victimes du ministre, privées d'air, de
lumière, dé pain et d'eau, pourrissant dans l'in-
fection et la vermine, obligées parfois de vivre à
côté de cadavres longtemps privés de sépul-
ture (1). Ce n'était cependant pas assez pour Sé-
bastien-Joseph de Carvalho d'avoir exécuté les
vivants ; il se retourna contre les morts.
Des manuscrits du grand collège de Coîmbre,
des trésors littéraires accumulés depuis deux siè-
cles, furent solennellement livrés au feu, et un
immense autô-da-fé détruisit le travail et les
oeuvres de dix générations. Les oeuvres de
Vieira, répandues dans toute l'Europe, ne pou-
vaient pas être supprimées d'une aussi'preste
façon; des copies de ses manuscrits existaient un
peu partout. Pombal fit réunir ce qui restait du
grand homme, enferma les précieux manuscrits,
qui avaient échappé au bûcher, dans les archives
de Lisbonne, et les affubla de l'étiquette plus
drôle que méchante : Machinations du jésuite
Antonio Vieira.
Après Pombal, l'auteur de la Deducçào Chrù-

(1) Cf. Carayon, Documents inédit*. (Paris, Oudin.)


INTRODUCTION V

nologica (1), vaste compilation de lieux com-


muns à l'usage des jacobins de Portugal, refusait
à Vieira le génie, le patriotisme, le biffait
presque de l'histoire portugaise ; mais il lui lais-
sait ce qu'il ne pouvait lui enlever : son nom et
ses oeuvres. Je ne parle pas des petits roquets de
la fin du dix-huitième siècle, qui aboyèrent après
le grand homme, pseudo-critiques qui ne virent
dans ses oeuvres que des subtHités, des exagé-
rations, et surtout du « fanatisme ».
Quelques voix s'élevèrent en faveur du bon
goût et de la saine raison ; mais avec quelle
prudence ! Dom Francisco-Alexandre Lobo,

(I) Ce livre a paru sous le nom de SeabradaSilva: mais le


P. Francisco Romano, un des exilés de Pombal, dans une
note de son ouvrage italien sur l'expulsion des Jésuites du
Portugal, rapporte ce mot de Seabra lui-même : « La Deducçâo
n'a de mien que le nom. » Christophe de Murr, dans son journa|
(t. XI, p. 222/, semble ne pas ajouter foi à cette déclaration.
« Scito, dit-il, quod fallax ille tir neget et perneget se aucto'
rem esse illius opefis, ïolens ut credamus illud a Pombath
factum et sttb stto tanlmn nomine édition fuisse. • Malgré l'o-
pinion de Murr, il ne semble point douteux que la Deducçâo
soit véritablement l'oeuvre de Pombal lui-même. Le ms. au-
tographe conservé à Lisbonne est rempli de corrections et de
notes de la main du marquis. Ajoutons que l'oratorien Pereira
de Figueiredo, créature de Pombal. qui l'a traduit en latin dé-
clare expressément dans une de ses lettres que « la Deducçâo
est parmi tous les écrits du ministre celui qui doit être consi-
déré comme son chef-d'oeuvre. »
VI INTRODUCTION

évoque de Vizeu, publia en 1823 son « Discours


critique et historique », dont il faut lui savoir
gré, parce qu'il témoigne d'une^ bonne volonté
réelle et d'un véritable courage. On était en plein
sous la censure des Arcades, pour qui rien de ce
qui était vraiment national n'avait de valeur; la
basse rhétorique des « Traducteurs » de 1800
régentait encore les esprits. L'auteur du « Dis-
cours », pour faire accepter quelques éloges sur
le grand orateur portugais, ne lui ménage pas les
sévères critiques. Il lui reproche ses façons d'ar-
gumenter, les interprétations trop peu littérales
de la Bible, le manque de sensibilité,-, le bel
esprit, que sais-je? mais au-dessus de cette sévé-
rité, c'est une timide réhabilitation qui surnage. Si
Vieira n'est pas replacé sur le piédestal d'où les
« philosophes » l'ont renversé, on voit cependant
que la statue est belle, qu'elle n'a rien de brisé,
et qu'avec' du temps et des efforts on pourra la
relever.
C'est pourtant à la même époque que l'on voit
se dresser, à côté de la discrète apologie de ré-
voque de Vizeu, une des plus haineuses diatribes
contre l'orateur portugais. Joseph-Augustin de
Macedo, celui qui voulait faire oublier les Lu-
INTRODUCTION VII
siadesde Camoé'nsparsonpoèmedel' «Oriente»,
un pathos sans verve ni originalité, crut aussi
pouvoir remplacer les sermons de Vieira par ses
prétendus « triomphes de l'éloquence chré-
tienne (1) ». L'avenir confirma une fois de plus la
parole de Montaigne : « Le temps est le grand
justicier du passé. » Tandis que les petits vo-
lumes de Macedo dorment dans la poussière des
bibliothèques et des greniers, les oeuvres du jé-
suite, recherchées, traduites en plusieurs lan-
gues, sont étudiées de plus en plus. Parmi les
résolutions votées et mises à exécution par le
Comité du Centenaire on doit signaler au pre-
mier rang la diffusion des écrits de Vieira, et, à
l'heure présente, on publie en Portugal une sédi-
tion populaire qui fera encore mieux connaître, et
apprécier le grand écrivain (2). On a fait précé-

appellation, si modeste, est de Macedo lui-même.


(1} Cette
« Ce discours, disait-il à la fin d'un de ses exordes, sera peut-
être un des plus grands triomphes de l'éloquence chrétienne. »
— Ce n'est plus de l'orgueil, c'est de la sottise t
• (2) Les OEuvres complètes de Vieira (26 vol. grand in-8 de
l'édit. de 1854-1858) renferment environ 200 serinons, plus de
500 lettres, bon nombre de mémoires politiques, les opuscules
sur Ylnquisition, des études sociologiques, historiques et litté~
mires, etc. Cette édition, malgré son titre, est loin d être com-
plète. De nombreux manuscrits, tels que ceux du British Mu-
séum et de la Bibliothèque nationale de Paris, manquent à la
VIII INTRODUCTION
der cette édition d'un gracieux in-12 de Mor-
ceaux choisis que les membres du comité ont eu
i heureuse inspiration de confier à M. Joseph-
Ferdinand de Sousa, lieutenant-colonel du génie.
On s'est plu en Portugal à comparer M. de Sousa
à Louis Veuille!. Le rapprochement ne manque
pas de justesse. Chez les deux écrivains, en
effet, la foi du chrétien et là verve du journaliste
sont merveilleusement fondues. M. de Sousa,
sous le pseudonyme de Nemo, qui permit
quelque temps à sa modestie de se cacher, révèle
dans ses écrits une remarquable étendue de con-
naissances. Sa plume s'est exercée dans l'apolo-
t

gétique, dans lés sciences politiques et sociales,


et partout il garde une largeur de vues, une sû-
reté de coup d'oeil et une courtoisie qu'on serait
heureux de retrouver chez tous les publicistes ca-
tholiques.
Dans Yétude biographique qui précède les

collection. Parmi les Mss inédits se trouve le célèbre ouvrage


De regno Chrisli in terra consummato, seu Clavis Prophetarum •
Les traductions des OEuvres oratoires sont très nombreuses en
espagnol, italien et allemand. On n'en possède en France que
6 volumes in-12 (Bar-le-Duc.1866; Lyon, 1869;. Encore faut-il
remarquer que le proverbe italien tradutlore traditore ne s'y
vérifie que trop. (Cf. Sommervogel, Bibliothèquede la Compa-
gnie de Jésus, t. VIII, Vieira.)
INTRODUCTION IX

Trechos Selectos, la physionomie aussi sympa-


thique qu'originale du P. Vieira est mise en
pleine lumière. Elle nous apparaît dégagée des
faux ornements dont l'avait chargée la rhétorique
vieillie du P. de Barros, et pleinement lavée
aussi des taches dont une jalousie mesquine et
des préjugés haineux avaient essayé de la ternir.
Bien des préjugés étaient d'ailleurs tombés de-
puis longtemps ; bon nombre d'adversaires
étaient rentrés dans l'ombre, cédant à la crainte
du ridicule, qui est le commencement de la sa-
gesse, et tout ce qu'il y a d'esprits éclairés en
Portugal s'associe au mouvement actuel, qui est
le retour de la justice et du bon sens.
Mais en France, dira-t-on, quel intérêt peut-il
y avoir à connaître cet homme et son oeuvre ?
Eh ! mon Dieu, tout d'abord l'intérêt qu'il y a à
connaître un homme de génie. Dans son His-
toire des Confesseurs des roist le fameux Gré-
goire mêle à beaucoup d'erreurs et à ses tirades
dans le goût de la Révolution quelques observa-
tions très justes sur l'écrivain portugais ; il dit
entre autres choses : « Vieira si peu connu en
France, et pourtant si digne de l'être. » La re-
marque reste exacte encore à peu près.
1.
X INTRODUCTION
En 1878, il y a eu une soutenance à la Sor-
bonne sur la vie et les oeuvres de Vieira. La
thèse de M. Carel, intéressante, quoique trop in-
complète à plus d'un point de vue, est à ma con-
naissance le seul travail français qui se puisse
lire avec fruit, et j'y renverrai encore mes lec-
teurs (1).
La France ne possède pas même une
bonne traduction des oeuvres de Vieira, tandis
que les pays voisins, l'Allemagne, l'Autriche,
l'Italie et l'Espagne en ont depuis longtemps.
L'abbé Poiret a bien commencé, en 1866, une
publication ayant pour titre : Sermons du
R. P. Antoine Vieyra. jésuite portugais. Mais
il a si mal compris le texte original, que la pen-
sée en est souvent défigurée. Si du moins il s'é-
tait contenté du rôle de traducteur, dans les pas-
sages dont le sens lui était connu et n'était pas
trop difficile à rendre, on n'aurait pas l'étonne-
ment de constater des coupures, des transposi-
tions arbitraires, le mélange dé morceaux appar-
tenant à divers discours, pour ne rien dire des
interpolations de sa fabrique et des sermons

(1) Carel, Vieira, sa vie et ses oeuvres. (Paris, Gaume.)


INTRODUCTION XI
étrangers dont il a cru devoir grossir sa collée-
tion(l).
Rien d'étonnant si Vieira est peu ou mal connu
en France. Sans doute, le français de son traduc-
teur n'a pas toujours réussi à lui ôter la force et
l'éclat des pensées, le coloris, l'originalité; en
un mot, c'est de l'or trop fin pour perdre tout son
prix, même sous la gangue qui le couvre ; mais
il me semble que ce serait rendre service à la
littérature française que de lui donner une bonne
traduction d'un des plus grands génies des litté-
ratures du Midi. La France accueille avec curio-
sité les produits littéraires du Nord, les moins
faits cependant pour son goût naturel : les ro-
mans norvégiens, suédois, russes ou valaques.
Si Vieira lui était présenté, je crois qu'elle l'ac-
cueillerait avec faveur.
C'est un travail digne d'un professeur de ces
universités qui ont élevé des chaires aux littéra-
tures méridionales.
H est pourtant un but plus élevé auquel je vise
en écrivant ces pages. Depuis longtemps, en

(!) (Test ainsi qu'il a introduit dans le premier volume


(p. 249) un petit sermon pour NoOl, extrait des oeuvres de
l'oràtorien Manuel Bcrnardes.
XII INTRODUCTION

France comme ailleurs, on se plaint du petit


nombre de vocations sacerdotales et religieuses
surtout dans les hautes classes do la société.
« Le reorutement de son clergé, disait naguère
un orateur fort goûté au Congrès national catho-
lique, est une nécessité vitale pour toute religion,
et particulièrement pour la nôtre ; le catholi-
cisme, au contraire de la plupart des sectes chré-
tiennes séparées, exigeant essentiellement des
médiateurs entre l'homme et DIEU, no se con-
çoit donc pas sans sacerdoce.
*
» Ce sacerdoce, le
comment recruter
.
? i
|
» Il y faut, sans doute, des ressources maté-
rielles... il y faut aussi et surtout des dévoue-
ments personnels. Il faut des candidats au sacer-
doce, et il en faut beaucoup, pour atténuer, pour
supprimer, s'il était possible, cette inquiétante
disproportion, trop évidente à l'heure actuelle,
entre le nombre de nos prêtres et la multiplicité
des besoins qui réclament leur ministère (1). »
Or, pour exciter ces dévouements, rien n'est
efficace comme la révélation d'une de ces grandes
i -
(1) P. J. Delbrel, Le recrutement du clergé dans les classes
supérieures de la société, rapport présenté au Congrès le
29 novembre 1898. (Paris, Métaux.)
INTRODUCTION XIII
figures de prêtre qui ont vite fait de gagner les
sympathies et l'admiration.
L'exemple, on l'a dit souvent, est bien plus
entraînant que la parole ; et nulle réponse n'est
plus triomphante contre certains préjugés malheu-
reusement trop répandus de nos jours, que de
montrer dans un personnage historique tout ce
que la carrière du prêtre renferme do noblesse et
de grandeur.
Tel est le but que je me suis proposé en écri-
vant les pages qu'on va lire.
Étranger à la France non poiut par le coeur,

certes, mais par la naissance et par la langue —-
j'ai cru faire oeuvre utile en y rendant plus con-
nue une des plus belles physionomies religieuses
de mon pays.
En parcourant la vie d'Antonio Vieira, on ne
peut s'empêcher d'éprouver un sentiment d'en-
thousiasme à la vue de cette carrière si bien
remplie. Ce prêtre, qui a si bien mérité de la
religion et de son pays, est un modèle admirable-
ment opportun à notre époque, où tant d'ennemis
semblent avoir décidé la ruine de la foi et du
patriotisme.
En étudiant son caractère, on se prend à re-
XIV INTRODUCTION

gretter davantage l'amoindrissementdes volontés


à notre époque et l'exemple de cet esprit vigou-
reux et fier fait germer de généraux sentiments
d'émulation.
Enfin l'étonnante puissance de la pnrole de
Vieira fait toucher du doigt jusqu'où peut aller
j'influence du prêtre au milieu de la société, lors-
qu'il dispose d'une arme aussi fortement trem-
pée que l'était son éloquence.
En faut-il davantage pour faire vibrer plus
d'un coeur jeune et ardent ?
f
Une vie féconde en services de toutes sortes ;
Un caractère à la fois vigoureux et aimable î
Une parole douée de toutes les qualités qui
peuvent subjuguer l'intelligence, piquer la curio-
sité, ravir l'imagination et triompher des coeurs;
en voilà assez pour mériter d'être connu ; en
voilà assez pour susciter de nobles dévoue-
ments ; pour créer, peut-être, des copies nom-
breuses de cette
,

GRANDE FIGURE DE PRÊTRE

que je vais essayer d'csqu: <?er âmes lecteurs.


L. DE G. C, s. J.
I

BIOGRAPHIE
1608-1641
PREMIÈRES ANNÉES

Vieira naquit à Lisbonne, le6 février 1608.


Amené au Brésil, dès l'âge de huit ans, par sa
famille qui allait s'établir dans cette lointaine co-
lonie, il fut mis au collège des Jésuites de Bahia.
Il y fut médiocre élève, et à l'exemple de tant de
gens d'esprit, il commença par être parmi les
derniers de sa classe. Preuve de plus, qu'il ne
faut pas absolument désespérer des collégiens
les moins brillants, et que certains se font un
nom sans avoir été des prodiges à leur dixième
année. Au cours des études, il s'opéra dans l'es-
prit du jeune écolier un changement que les lus.
toriens s'accordent à attribuer à l'intervention
surnaturelle de la Mère de Dieu. Vieira parut,
18 VIEIRA

en effet, subitement transformé ; l'élève d'esprit


timide et borné devint d'une pénétration, d'une
vivacité et d'une sûreté d'intelligence qui exci-
tèrent l'étonnement et l'admiration générale.
Sa formation littéraire achevée, il entra au no-
viciat des Jésuites, à l'âge de quinze ans, et,
après les deux années d'épreuves réglemen*
taires, il fut admis à prononcer ses voeus de reli-
gion; en 1625. Peu après, il enseigna la rhéto-
rique et composait dans ses loisits des « Com-
mentaires » sur les métamorphoses d'Ovide et
les tragédies de Sénèque. A vingt ans, il avait
composé d'autres Commentaires sur les livres
historiques de la Bible et le « Cantique des can-
tiques ». La supériorité de son esprit était, assez
reconnue par ses collègues et ses maîtres, pour
qu'on le dispensât d'assister aux cours des pro-
fesseurs lorsqu'il étudia la théologie ; et les trai-
tés qu'il rédigea pour son usage personnel paru-
rent tellement remarquables, qu'il fut chargé du
cours de dogmatique aussitôt après son ordina-
tion à la prêtrise : il avait vingt-cinq ans à
peine. Mais sa (carrière ne devait pas être celle
d'un professeur, et il devait connaître d'autres
luttes que celles des idées.
BIOGRAPHIE 10

1641

PRÉDICATEUR ET CONSEILLER DE JEAN IV

Le 1er décembre 1640, fut proclamée l'indé-


pendance du Portugal, qui C Jt soumis à la do-
mination espagnole depuis près de soixante ans.
La nouvelle arriva au Brésil au commencement
de l'année 1641 et y excita un enthousiasme in-
descriptible. Le vice-roi, Dom Jorge de Masca-
renhas, fit partir pour Lisbonne, à la fin de
février, son fils, pour reconnaître le nouveau roi
de Portugal, Jean IV, et lui prêter serment au
nom de la colonie. Les PP. jésuites Simon de
Vasconcellos (1) et Antoine Vieira faisaient partie
de l'ambassade.
Les voyageurs abordèrent à Lisbonne à la fin
du mois d'avril. Jean IV eut vite deviné la valeur
du P. Vieira. Il lui fallait un orateur pour relever
l'esprit public,' un diplomate pour soutenir la
cause de l'affranchissement auprès des cabinets
de l'Europe. Il fit appel au patriotisme du jésuite

(1) Ce P. de Vasconcellos est l'auteur de VUistoire de la


Coépagnie de Jésus dans la Province du Brésil.
20 VIEIRA
et, en même temps qu'il le nommait son prédica-
teur, il lui imposa d'entrer au Conseil de la Cou-
ronne.
La besogne ne manquait pas. La législation,
l'administration intérieure étaient'à réformer, ou
à créer ; il fallait veiller à la défense et au déve-
loppement des colonies, soutenir la guerre contre
l'Espagne, apaiser les discordes civiles. Le jeune
professeur de trente-deux ans se fit tour à tour
légiste et financier, quelque peu marin et mili-
taire ; et son bon sens ferme et pratique, sa sou-
plesse d'esprit et sa prodigieuse facilité,d'assir
milation ne sont pas moins admirables que son
absolu dévouement aux intérêts du pays.
La confiscation était inscrite alors dans tous
les codes. Afin de laisser au commerce la sécurité
qui lui est indispensable, Vieira fit décréter que
les biens meubles des marchands ne pourraient
être confisqués. Avec la noblesse, gens d'église
et gens d'épée se partageaient tous les honneurs,
tandis que le négoce était regardé comme une
déchéance. Vieira eut à coeur de relever cette
dernière profession, en facilitant l'anoblissement
des marchands ou armateurs. Il fit décider l'éta-
blissement d'une Banque nationale sur le modèle
LisuoNNK. — Place de l'ancien Palais royal.
BIOGRAPHIE 23
de celle d'Amsterdam, et la création, bien avant
Colbert, d'une grande Compagnie de commerce
pour la colonie du Brésil. Il voulait une autre
Compagnie pour les colonies des Indes Ï si on
avait suivi ses conseils, le Portugal aurait-il si
vite perdu ces immenses possessions ?

A l'intérieur, le gâchis et la misère étaient à


leur comble. On manquait de ressources pour la
guerre contre l'Espagne ; les impôts mal répartis
rentraient difficilement et diminués de moitié. Le
jeune conseiller s'efforça d'introduire un peu
d'ordre dans les finances et réclama victorieuse-
ment l'égalité de tous devant l'impôt. Aux repré-
sentants de diverses classes du royaume, ' il
disait, dans un discours d'ouverture des Cortès :
« Les impôts sont le sang et la chair du peuple...
Il faut qu'ils se répartissent entre tous. Quand
tout le monde paye, quel scandale que les nobles
ne payent pas! Et des ecclésiastiques, que di-
rons-nous? Eh, mon Dieul la guerre que nous
avons à soutenir nous place en des circonstances
anormales, et en face de si pressants besoins de
l'État la libéralité devient justice. » Ne croi-

rait-6n pas entendre un « démocrate » de nos
24 VIPIRA
jours ? Ainsi les mesures, que des nécessités
croissantes et l'esprit égalitaire devaient généra-
liser dans toute l'Europe deux siècles plus tard,
un jésuite, inspiré par son patriotisme, en pres-
sait dès lors l'adoption dans sa patrie.
Des divisions religieuses profondes subsis-
taient entre vieux et nouveaux chrétiens. Les fils
de juifs convertis, les «nouveaux chrétiens »,
étaient en butte aux calomnies et aux mauvais
traitements des fanatiques—il s'en trouve dans
tous les temps —et aux injustices des politiques.
Aussi les voyait-on s'expatrier en grand nombre
pour fuir la mort ou pour ne pas vivre RU milieu
de craintes et:d'alarmes continuelles. Vieira tra-
vailla à l'abolition de cette distinction odieuse
de chrétiens vieux et nouveaux; il mit fin à bien
des injustices, à bien des tracasseries. Consta-
tant la sincérité de beaucoup de ces néophytes
et ne permettant pas aux autres d'en douter, il
exigea de tous et pour tous, quelle que fût la
date de leur inscription dans la foi, la tolérance,
la justice et le respect des droits acquis. Tout
en surveillant les convertis de fraîche date, pour
leur rendre impossible la trahison, il combattait
les excès de l'Inquisition portugaise avec une
BIOGRAPHIE 35
indépendance, une largeur de vues et un sens
politique assurément fort méritoires pour l'é-
poque.
Dans la première fièvre de la délivrance, bien
des Portugais voulaient envahir la Castille.
Vieira s'y opposa de toutes ses forces, recom-
manda la défensive, et le plan de campagne qu'il
rédigea, avec les considérations qui l'accompa-
gnent, est digne d'être signé par le plus habile
général, au jugement de M. le colonel do Sousa
et de la Revue militaire de Lisbonne. C'est bien
d'ailleurs au système exposé dans ces pages que
le Portugal fut redevable des victoires d'Elvas,
d'Ameixial, de Castello-Rodrigo et de Montes-
*
Claros.
En 1642 il fut chargé de faire aux députés le
sermon de la rentrée des Chambres. Rien de
vague ou de creux dans ce discours ; pas de mots
à effet, comme il en faut dans les parlements
contemporains. Il disait à ses auditeurs de tra.
vailler au salut du pays, s'ils voulaient sauver
leur âme ; leur recommandait de ne pas servir
les intérêts de leurs parents, de leurs amis, de
ceux qui leur donnaient de l'argent ; il les péné-
trait de cette vérité que tous les malheurs arri"
2
26 VIEIRA

vent à un peuple quand les gouvernementsaccor-


dent les places aux candidats des députés ; que
les dignités et les fonctions doivent aller cher-
cher les hommes, et non pas les hommes cher-
cher les fonctions et les dignités.
Qu'on imagine les ministres d'aujourd'hui
tenant pareil langage du haut de la tribune ! Tou-
tefois, on pense bien que l'éloquence du jésuite
ne convertit pas tout le monde du premier coup ;
et il dut s'élever à plusieurs reprises contre l'im-
moralité des intrigues et la corruption adminis-
trative, i

1645-1659

VOYAGES DIPLOMATIQUES

Ayant pu voir de près, pendant quatre ans,


l'intelligence, le dévouement de son conseiller,
Jean IV l'envoya en mission secrète à Paris et à
la Haye. Il fallait se rendre compte et accélérer
la marche vraiment désespérante des négocia-
tions entreprises pour la reconnaissance du nou-
veau royaume de Portugal ; il fallait faire pro-
duire des fruits à l'alliance française conclue avec
BIOGRAPHIE 27
Richelieu (1er juin 1641), mais qui ne donnait
guère de résultats tangibles avec le cardinal
Mazarin, dont la politique ondoyante et caute-
leuse, pleine de compromissions et de petites
lâchetés, tranchait si fort sur celle de Richelieu.
Mazarin avait sans doute accepté le programme
et l'héritage de son illustre prédécesseur pour la
politique étrangère ; mais les velléités de sympa-
thie qu'il témoignait au Portugal n'étaient pas fort
durables, et il ne les manifestait qu'autant qu'il
le croyait utile à ses combinaisons. Le congrès
de Munster, subissant la pression de l'Espagne,
refusait d'admettre les plénipotentiaires portu-
gais ; la Hollande venait de violer à Pernambouc
le traité du 12 juin 1641. Graves affaires, pour
Vieira 1

Quels furent au juste les négociations enta-


mées, les projets discutés, les résultats de sa
mission ? Vieira n'a pas jugé à propos de nous
en découvrir le mystère ; il a dit que « ses né-
gociations ne sont pas du domaine de l'histoire ».
La correspondance de Mazarin publiée ne nous
renseigne guère davantage ; mais les archives
<le Paris recèlent peut-être encore des documents
qui satisferaient notre curiosité. Celles de Lon*
28 VIEIRA
dres pourraient nous révéler les motifs des deux
voyages que Vieira dut faire en Angleterre, au
cours de ces négociations.
En 1648, tandis que Vieira était à la Haye,
i

étudiant les ressources de la Hollande, cherchant


à déjouer sa politique de rapine et d'astuce, il
reçut du roi Jean IV un pli à son adresse. L'am-
bassadeur en titre, François de Sousa Coutinho,
s'alarma de cet envoi direct. 11 y avait de quoi :
c'était la nomination officielle de Vieira au poste
d'ambassadeur. Vieira dissimula le contenu de la
lettre royale, calma les inquiétudes de Coutinho:
« Rien de grave, lui dit-il, le roi me rappelle en
Portugal. » Il partit le soir même, et, arrivé à
Lisbonne, se présenta devant le roi : « J,'ai dé-
sobéi, Sire : vous pouvez me punir ; mais la situa-
tion que vous m'offriez est contraire à ma pro-
fession de religieux. » Jean IV admira cette
fidélité du jésuite à ses règles et l'appela de nou-
veau dans son Conseil.
Peu de temps après, une scène curieuse se
passait au palais. La France venait de reprendre
Dunkerque, et, Jean IV faisait chanter un Te
Deum à sa chapelle en l'honneur du succès de
ses alliés. Les ministres, les courtisans, admis,
BIOGRAPHIE 29
après la cérémonie, au baisement de main, féli-
citaient le roi. Vieira se présente à son tour et,
au lieu de félicitations, offrit des condoléances.
« Pourquoi cela ? interroge le roi. — Les Hollan-
dais, Sire, répondit le hardi conseiller, entrete-
naient jusqu'ici une flotte en face de Dunkerque,
pour assurer à leurs vaisseaux le passage de la
Manche. Maintenant qu'ils sont alliés des Fran-
çais, cette flotte est disponible et ils l'emploieront
sans doute contre nous Quand je suis parti
d'Amsterdam, j'ai remarqué qu'ils en avaient
grande envie. Leur commandant fera à Pernam-
bouc tout ce qu'il a promis du temps d'Oliveira :
sans verser une goutte de sang, il empêchera
notre ravitaillement. — Que faire ? reprend
Jean IV. — Acheter 15 frégates de 30 pièces de
canon, au prix de 20,000 cruzades (1) chacune ;
les 300,000 cruzades qu'il faut, pour cet achat,
Votre Majesté les aura facilement en frappant
d'un léger impôt la cargaison de 40,000 caisses
de sucre qui viennent d'arriver. »
Le roi approuva, mais les ministres trouvèrent
le moyen impraticable. Quelque six mois après,

(1) Le cruzado valait alors 3 fr. 30.


30 VIEIRA

une caravelle, arrivant deBahia, apporte la nou-


velle que le Hollandais Sigismond est fortifié à
Tamarica. Le Conseil des ministres, réuni aus-
sitôt, est d'avis qu'il faut immédiatement envoyer
des secours à Bahia ; mais 300,000 cruzades sont
indispensables, et le Trésor est à sec. Vieira
apprend de la bouche du roi que les ministres
reculent et désespèrent de trouver des ressources:
« Quoi ! s'écrie-t-il indigné, les ministres osent
dire que Votre Majesté ne trouvera pas 300,000
cruzades pour secourir le Brésil, notre meilleure
colonie ! Eh bien, moi, avec ce manteau tout
rapiécé, je vais chercher cette somme. » Il cou-
rut chez des marchands, et le soir il remettait au.
roi les 300,000 cruzades.
En 1650, il quitta de nouveau son pays, chargé
d'une mission à Rome. Il devait négocier le ma-
riage du prince Théodose de Bragance avec l'in-
fante d'Espagne, Marie-Thérèse, celle qui devint
quelques années plus tardla femme de Louis XIV.
L'affaire de la révolte de Naples et de son an-
nexion au Portugal lui était également recom-
mandée; mais la mort de Masaniello et l'em-
prisonnement du duc de Guise arrêtèrent les né-
gociations. Pour le mariage du prince Théodose,
BIOGRAPHIE 31
il semble que Vieira ait été quelque peu séduit
par le rêve d'hégémonie portugaise dans la pé-
ninsule ibérique. Toujours est-il que ces illu-
sions ne durèrent pas longtemps, puisqu'on
1675 il disait à Pierre II, à propos d'un projet
analogue : « Pourquoi, Sire, le Portugal donne-
rait-il sa princesse et sa couronne pour acheter
l'ancienne servitude ?»

Pendant les dix années de ses voyages diplo-


matiques, Vieira ne cessa pas un jour de lire et
d'étudier. « Quand j'étais en Portugal, dit-il
lui-même (1), je n'ai jamais interrompu mes
études, et on se plaisait à m'appeler l'habitant
de la bibliothèque (omorador da Iiurarîa).Dans
mes courses en Hollande, en France, en An-
gleterre et en Italie, j'ai eu l'avantage de visiter
les premières bibliothèques du monde, de traiter
avec les hommes les plus savants, de les consul-
ter, de discuter leurs opinions. J'ai fait de la
controverse, non pas à ma table, dans le repos de
la cellule, mais en pleine mêlée, les armes à la
main. »
En effet, ses disputes avec les rabbins d'Ams-
(1) Dans son Apologie au Saint-Office de Coïmhre.
32 VIEIRA
terdam,avec les protestants de Londres et d'Al-
lemagne, portèrent la lumière dans beaucoup
d'esprits, et surtout — chose bien rare — lui
gagnèrent beaucoup de coeurs. Il y gagna un tel
renom de science et de charité que le Souverain
Pontife le chargea de composer un grand ou-
vrage de controverse, d'après l'expérience qu'il
venait d'acquérir en ces pays. L'ouvrage ne fut
malheureusement jamais composé, — l'action,
décidément, prenant toute la vie de cet homme
infatigable ; — mais le seul fait qu'on lui ait de-
mandé un travail de ce genre montre en quelle
estime on tenait à Rome le controversiste vigou-
reux et courtois.
En Portugal, comme dans ses missions à l'é-
tranger, dans toutes les villes où les Jésuites
avaient une maison ou un collège, Vieira vivait
au milieu de ses frères en religion, menant le train
ordinaire', faisant peu de bruit, prenant les ré-
créations communes, qu'il égayait par ses bons
mots et ses piquants récits, qu'il dominait aussi
par son esprit étincelant et sa verve intarissable ;
à part cela, ne se distinguant pas des autres, si
ce n'est par une plus grande piété et une plus
exacte fidélité à la règle.
BIOGRAPHIE 33

1652

MISSIONS

Au début de sa vie religieuse, Antonio Vieira


s'était engagé par voeu à évangéli séries sauvages
duMaragnon. Longtemps ses supérieurs crurent
devoir le laisser à la disposition de Jean IV. Ce
n'était pas toujours sans un certain regret. Les
emplois dont l'avait honoré la confiance du sou-
verain se rapportaient plus ou moins directement
aux affaires d'État, dont la Compagnie de Jésus,
quoi qu'on ait prétendu, a toujours éloigné le
plus possible ses religieux. Pour Vieira lui-
même, ces fonctions furent l'occasion de bien des
souffrances morales, et plus d'une fois il eut la
douleur de se voir mal compris par ses propres
frères en religion. Mais les circonstances avaient
pour ainsi dire rendu nécessaire cette condes-
cendance aux volontés de Jean IV. Cependant
le zélé Jésuite continuait à insister, et les supé-
rieurs se rendirent enfin à ses prières. En 1652,
Vieira s'embarquait de nouveau pour les mis-
sions du Brésil.
34 VIEIRA
Il n'y resta pas longtemps. Dès son arrivée
dans la colonie, il put considérer de près les hor-
reurs de la traite des nègres et de l'esclavage
des Indiens. Les colons portugais faisaient venir
d'Afrique des cargaisons d' « ébène », et Dieu
sait les traitements que subissaient ces pauvres
malheureux. Qu'on se rappelle les récits du car-
dinal Lavigerie sur la chasse et la vente des
nègres des Grands Lacs; la cruauté n'était guère
moindre, au dix-septième siècle, chez les trai-
tants de couleur blanche, que chez les Arabes
actuels. «Les Israélites, disait Vieira aux coloris
du Brésil, dans un discours poignant d'émotion,
traversèrent la mer Rouge et passèrent de l'Afri-
que en Asie pour fuir la captivité. Vos esclaves
traversent l'Océan dans sa plus grande largeur
et passent de l'Afrique en Amérique pour y vivre
et mourir captifs. Les autres hommes naissent
pour vivre'; ceux-ci pour être esclaves ! Dans les
autres contrées, la matière du commerce est ce
que cultivent les hommes, ce que tissent les fem-
mes; ici, ce que les pères engendrent, ce que les
mers allaitent, voilà ce qui se vend et ce qui s'a-
chète! O commerce diabolique, où le bénéfice
s'acquiert aux dépens de l'âme du prochain et
BIOGRAPHIE 35
par la perte de l'âme du marchand lui-même ! »
Si la traite des nègres arrachait à Vieira des
discours indignés, l'esclavage des Indiens ne lui
laissa pas un instant de repos. Un décret royal
venait d'arriver au Brésil, imposant l'accomplis-
sement de la loi de 1609 en faveur des indigènes.
Vieira s'en fit le défenseur d'autant plus enthou-
siaste qu'il aimait davantage ses chers néophytes.
Il n'en fallait pas davantage pour provoquer une
révolution. Colons et fonctionnaires se soulevè-
rent, en réclamant le retrait du décret. La po-
pulace, ameutée, se porta sur la maison des Jé-
suites, et ce ne fut pas sans peine que Vieira
échappa à la mort.
»

Le gouverneur dut faire intervenir les troupes


pour disperser les émeutiers, arrêter le désordre
et empêcher de plus grands malheurs. C'était un
politique, partisan des demi-mesures, et voulant
à tout prix garder la paix ; il fit venir Vieira,
lui donna des conseils de prudence ; mais Vieira
lui répondit par ces fermes paroles : « Si aujour-
d'hui, pour plaire au peuple, nous approuvions
l'injustice,demain ce même peuple, àla réflexion,
nous réputerait indignes de notre ministère. »
Cependant le gouverneur, que plusieurs histo-
36 VIEIRA
riens nous représentent comme un homme de
coeur, capable d'entendre la vérité ; que d'autres,
mieux renseignés peut-être, considèrent comme
un hypocrite toujours prêt à jouer le rôle le plus
utile ; le gouverneur invita Vieira à exposer en
public les raisons qu'il lui avait données dans
un entretien particulier et à prêcher pendant le
carême sur la question de l'esclavage.
Pour accepter, presqu'au sortir d'un soulève-
ment général, il fallait un grand courage. C'était
une hardiesse que le succès devait récompenser ;
mais, quand le résultat était si incertain, ne;
fallait-il pas que l'orateur, confiant dans la jus-
tice de sa cause, élevât son âme au-dessus de la
crainte qu'excitent chez les plus vaillants les pas-
sions d'une foule en délire ?
Le premier dimanche du Carême, une multi-
tude immense se pressait dans l'église princi-
pale (matriz)de la ville de Saint-Louis, inquiète,
émue, mais attentive et malléable heureusement.
Deux grands intérêts entraient en lutte : d'un
côté, la fortune de plusieurs centaines de famil-
les, propriétaires d'esclaves; de l'autre, la li-
berté de plusieurs milliers d'hommes.
Vieira prit texte de ces paroles de saint Ma-
BIOGRAPHIE 37
thieu, qu'il venait de lire à l'évangile de la messe :
Haec omnia tibi dabo, si cadens adoraveris
me (1). Il annonce qu'il ne parlera pas de la pre-
mière tentation de Jésus-Christ, quand le démon
conseille au Sauveur de transformer les pierres
en pain ; ni de la seconde, quand il lui demande
de se jeter du haut du temple ; mais de la troi-
sième, la tentation des richesses du monde,
parce qu'elle est la plus forte, la plus puissante
et surtout la plus fréquente au M arag non. C'était
dire tout de suite qu'il ne reculerait pas devant la
question brûlante. Développant la scène évangé-
lique, il montre la valeur d'une âme par les ef-
forts que fait le démon pour s'en emparer, surtout
par le prix qu'il en offre. Ici quelques longueurs,
des considérations qui alourdissent et retardent
la marche du discours ; mais l'orateur se re-
prend, et l'apostrophe suivante éclate comme la
foudre : « Entre les promesses que Satan fit
autrefois pour avoir une seule âme, et le prix
dont il en paye des masses aujourd'hui, quelle
différence ! Il n'y a pas un pays au monde où il
les obtienne plus au rabais que parmi vous 1 II

(I) Malh.,iv,9.
38 VIEIRA
n'a pas besoin de vous offrir; des royaumes,
des villes, ni même des hameaux : il lui suffit de
vous montrer un ou deux esclaves, et aussitôt il
vous voit tomber en adoration à ses pieds. Pour
un nègre, votre âme ! Ce nègre sera ton esclave
pendant cette vie ; mais, en retour, ton âme sera
mon esclave pendant l'éternité : tel est le pacte
que le démon a fait avec chacun de vous. »
Puis, comme pour adoucir la dureté de ces
paroles, l'orateur communique à son auditoire
les anxiétés de son âme ! — « Monter en chaire
pour n'avoir à dire que des choses pénibles, pé
n'est pas mon goût, vous le savez ; à plus forte
raison quand il s'agit de personnes auxquelles je
souhaite tout le bonheur possible. D'un autre
côté, monter en chaire et ne pas dire la vérité,
c'est contre le devoir et contre la conscience ;
surtout chez moi, qui ai dit tant de dures vérités
avec tant de franchise et devant des auditeurs
qui, étant plus illustres, n'en étaient que plus
redoutables. Pour tous ces motifs, j'avais pris
le parti d'aller dans les campagnes catéchiser
les Indiens. » Des personnes recommandables
par leur vertu, et respectées de tout le mondef
l'ont engagé à [parler. Il n'aurait peut-être pa3
BIOGRAPHIE 39
accepté. Mais le vendredi matin, tandis qu'il
célébrait la messe, il a cru sentir une inspiration
de Dieu, comme un appel de l'Esprit-Saint,
qu'il ne croyait pas pouvoir négliger sans man-
quer à sa conscience. En lisant les paroles de
l'épître, tirées du prophète Isaïe : Glamat ne
cesses... et annuntia populo meo scelcra
eorum (1), il a comme entendu la voix de Dieu
qui lui commandait de dire au peuple la vérité.
Et voici cette vérité, qui sur des âmes croyantes
devait produire d'autant plus d'effet qu'elle était
annoncée par un missionnaire ayant le prestige
de l'éloquence, de la sainteté et d'une haute
position généreusement sacrifiée : « Tous, vous
êtes en état de péché mortel ; tous, vous vivez et
mourez en état de damnation ; tous, vous allez
droiten enfer ?... En enfer?... Beaucoup des vôtres
y sont déjà, et vous ne tarderez pas à les y re-
joindre, si vous ne changez pas de conduite. Quoi ?
grand Dieu ? un peuple entier en péché mortel ! un
peuple entier dans le chemin de l'enfer ! Oui ! et
s'en étonner, c'est ne pas savoir ce qu'est l'es-
clavage injuste. »

(1) /saie, LVIII.


m VÎURA

Les souvenirs bibliques lui reviennent en


foule ; c'est la captivité d'Israël dans la terre
d'Egypte qui lui fournit les pjus vigoureux rap-
prochements : « Le Pharaon refusa la liberté
au* fils des Hébreux; aussitôt sur lui et son
royaume fondirent les fléaux que vous savez. Ne
doutez pus que ce qui attire le malheur sur cette
terre, ce ne §©U l'esclavage injuste. D'où vous
vient la plaie des Hollandais, la fièvre jaune, la
sécheresse, la famine ? De l'esclavage injuste ! »
Et pour que les âmes n'essaient pas de Se
tromper par de captieux raisonnements,^! donne
aussitôt, comme les considérants juridiques, les
motifs des anathèmes qu'il vient de prononcer :
« Quiconque doit au prochain des salaires, ou,
qui plus est, la liberté, et pouvant acquitter sa
dette ne le fait pas, est en état de damnation.
Or, en notre Maragnon, tous les propriétaires,
ou presque tous, doivent à leur prochain soit dés
salaires, soit la liberté, et, pouvant payer cette
dette, ils ne la payent pas ; donc tous, ou presque
tous, sont en état de damnation !... Parmi vous,
y en a-t-il un qui doute de la vérité que je viens
de vous rappeler ? Il y a des lois et des savants ;
qu'il les interroge. En ce pays, vous avez trois
BIOGRAPHIE 41
ordres religieux, dont chacun abonde en sujets
éminents par la science et la vertu ; cherchez,
interrogez, informez-vous. Mais, qu'est-il besoin
d'aller frapper aux portes des monastères ? Allez
en Turquie ! allez en enfer ! il ne saurait y avoir
de Turc en Turquie, ni de démon en enfer, qui
ne dise que c'est chose damnable de priver un
homme de sa liberté ! Le simple bon sens ne vous
le dit-il pas ? »
On le voit, le raisonnement est rigoureux, et
les autorités irrécusables. Puis, il va au-devant
des difficultés misérables qu'opposent ces tempé-
raments amollis : « Qui ira nous chercher notre
provision d'eau et de bois ? Qui nous préparera
notre manioc ? Sera-ce nos femmes ; sera-ce nos
enfants qu'il faudra assujettir à de si rudes cor-
vées ? » Mon intention, comme vous le verrez
tout à l'heure, n'est pas qu'on en vienne à de
telles extrémités ; mais fallût-il en venir là, si la
justice, si la conscience l'exigeait, je dis qu'il n'y
aurait pas à hésiter. Que vous-même, que vos
femmes et vos enfants, que nous tous, nous
fussions obligés de travailler pour vivre,
quel si grand mal y aurait-il à cela ? Ne vaut-il
pas mieux se nourrir au prix de sa propre sueur
42 VIEIRA

que du sang des malheureux ? Ah ! richesses !


ah ! opulence du Maragnon ! ces beaux man-
teaux, ces belles mantilles, si on les pressait, si
on les tordait, que de sang n'en ferait-on pas
sortir!..; Lequel vaut mieux pour vos femmes,
de porter leur vase à la fontaine et d'aller au
ciel comme la Samaritaine, ou de se faire servir
comme des reines et d'aller en enfer comme
Jézabel ? »
Pour rassurercependant les intérêts légitimes,
après avoir terrifié les consciences, ij discute
comme un homme d'affaires ; il prouve que les
sacrifices demandés ne sont pas aussi considé-
rables qu'on le craint ; bien plus, que la réforme
doit assurer pour l'avenir de réels avantages.
,
La fin du discours est comme traversée par
un souffle de confiance ; l'orateur sent que les
volontés ont été retournées, qu'il a gagné sa
cause ; c'est un chant de victoire qu'il entonne :
« Donnons au ciel ce triomphe, à l'enfer cette
humiliation, à notre pays ce remède ; donnons
cet honneur à la nation portugaise, cet exemple
à la chrétienté ; donnons-nous à nous-mêmes
cette gloire aux yeux de l'univers ; sache le
monde, sachent ;les hérétiques et les païens que
BIOGRAPHIE 43
Dieu ne s'est pas trompé quand il a choisi les
Portugais pour être les conquérants et les prédi-
cateurs de celte partie de l'univers; sache le
monde qu'il y a encore la vérité, encore la crainte
de Dieu, qu'il y a encore l'âme, la conscience et
le salut ! »
Avant de descendre de chaire, il avait convo-
qué pour le soir même, dans celte même église,
une réunion des notables de la ville; et là il
aplanissait, par une inspiration de bon sens,
les difficultés qui s'élevaient dans cette assem-
blée et menaçaient d'emporter les résolutions
prises.

On conçoit qu'une résolution aussi importante


que la suppression de l'esclavage ne put être
mise à exécution sans crise ou débats orageux,
malgré la bonne volonté générale. Vieira fit
élire un tribunal qui examinait les réclamations
des propriétaires et des esclaves, et rendait
des jugements sans appel. Tous les Indiens cap-
turés dans une guerre injuste, tous ceux qu'on
avait achetés sur les marchés, tous ceux que les
familles se transmettaient par héritage furent
déclarés libres de s'en aller comme colons dans
44 VIEIRA
les domaines royaux, ou de rester avec leurs
maîtres.
Vieira ne défendait pas d'acheter et de retenir
en service les indigènes délivrés de la main des
cannibales, ou faits prisonniers dans une guerre
juste: « L'esclavage est en effet, disait-il, un
adoucissement à leur sort, et un tel rachat est
une vraie rédemption, puisqu'on aurait pu les
laisser périr de la main des ennemis, ou les
mettre à mort dans une juste guerre. » Ces con-
cessions, bien que conciliâmes avec la morale/
nous paraissent aujourd'hui peu admissibles."
Vieira lui-même espérait que le progrès des
sentiments d'humanité ne tarderait pas à les
rendre inutiles. Pour les apprécier, il convient
de se reporter aux idées de l'époque, et de se
rappeler ce qu'il a fallu de temps et de luttes,
jusqu'en notre dix-neuvième siècle, pour amener
les nations civilisées à réaliser l'affranchisse-
ment complet, qui était le voeu de Vieira.
La délivrance de plusieurs milliers d'esclaves
fut le résultat du discours que nous venons d'a-
nalyser. Ce résultat ne coûta pas une larme, ni
une goutte de sang : ce n'est pas ainsi que
l'émancipation des noirs s'est faite de nos jours.
BIOGRAPHIE 45
Une victoire pareille suffirait pour l'honneur
d'une vie. Nous ne parlons pas maintenant du
mérite littéraire de l'orateur qui remportait ce
triomphe ; nous comptons dire plus tard notre
avis sur le genre, les qualités et les défauts de
son éloquence. Le goût français ne s'accommo-
derait pas, semble-t-il, de la multiplicité des
citations bibliques, de certains rapprochements
plus ingénieux que naturels, de quelques lon-
gueurs, de certaines disgressions, qui étaient
peut-être une habileté devant un auditoire pré-
venu. Plus d'un critique, habitué aux oeuvres de
Bossuet, aurait désiré chez Vieira la calme séré-
nité que l'on admire dans les discours de l'évêque
de Meaux ; mais il y trouverait la même élévation
de pensée, les mêmes éclairs de génie. D'autres
auraient peut-être voulu retrouver chez le Jésuite
portugais la méthode rigoureuse et transparente
de Bourdaloue. Ils y trouveront du moins le zèle
ardent et sincère, et cette finesse d'analyse
psychologique qui font l'orateur moraliste.
Et puis, quelle fougue ! quelle passion ! quelles
habiles voltes-faces ! Vieira avait le tempéra-
ment de nos plus grands orateurs politiques
contemporains, et, en le lisant, on le croirait
3.
46 VIEIRA
plus de notre temps que du siècle où il vécut. Le
courage, la charité chrétienne que Vieira déploya
en cette occasion doivent le rendre sympathique
à tous ceux qui portent un coeur dans leur poi-
trine d'homme,
A cette même époque se rattachent plusieurs
de ses excursions apostoliques à travers les im-
menses forêts qui bordaient le fleuve des Ama-
zones L'indifférence du gouvernement, les abus
commis dans les expéditions militaires, qui de-
venaient de plus en plus, malgré la loi et,lés en-
gagements pris, de véritables chasses d'escla-,
ves, lui causèrent un cruel désenchantement. Il
comprit que rien de sérieux ne serait fait pour la
liberté des indigènes et le bien de la religion,
s'il n'allait pas chercher à Lisbonne de nouvelles
et plus puissantes garanties. Il résolut de s'em-
barquer ; mais auparavant il épancha la tristesse
et l'amertume qui remplissaient son coeur dans
un discours dont l'élévation n'est pas moins re-
marquable que l'originalité.
C'était le jour de la fête de saint Antoine de
Padoue, le saint portugais par excellence et le
plus populaire dans sa patrie. Vieira annonce
qu'il va prêcher comme le saint, au lieu de le prê-
BIOGRAPHIE 47
cher lui-même. Souvent il a parlé dans cette
église de Saint-Louis et en d'autres, matin et
soir, jour et nuit ; toujours, il a enseigné une
doctrine solide, claire et propre à réprimer les
vices qui corrompent cette contrée qui lui est si
chère. S'il en reste du fruit, tout le monde le
sait ; lui, en a l'âme remplie de douleur. Puisque
saint Antoine, voyant que les hommes ne vou-
laient point l'écouter, s'adressa aux poissons qui
accoururent pour l'entendre, Vieira prêchera lui
aussi aux poissons de la mer qui mugit à quelques
pas. Que les hommes sortent ou se bouchent les
oreilles, s'ils le veulent : il ne parle pas pour
eux.
« Poissons, mes frères, s'écrie-t-il, velus ne
sauriez vous convertir ; mais pour moi cette
peine est si ordinaire, quand je parle à un au-
ditoire d'hommes, que je finis par m'y habituer.
Je ne vous parlerai ni du ciel, ni de l'enfer ; aussi
mes paroles vous causeront-elles moins d'ennui
qu'elles n'en causent aux hommes à qui je rap-
pelle sans cesse ces deux fins dernières. »
Ensuite, continuant à parler aux poissons, il
stigmatise la cruauté, les rapines, les injustices
dont il est témoin. Dans un curieux parallèle
48 VIEIRA

entre saint Antoine et le poisson, que le jeune


Tobie retira du Tigre, il montre que le saint ne
chercha que deux choses dans sa vie : guérir les
âmes de leur aveuglement et les délivrer du dé-
mon. « Mais entre saint Antoine elle poisson de
Tobie il y avait une grande différence : c'est que
le poisson ouvrait la bouche contre Tobie qui se
lavait, tandis que le saint ouvrait la sienne contre
ceux qui ne voulaient pas se purifier. » Et faisant
un retour sur lui-même, un cri lui jaillit du
coeur : « Habitants du Maragnon ! que ne, pour-
rai-je vous dire, moi, sur ce sujet ? Ouvrez, ou-
vrez mes entrailles ! voyez, voyez mon coeur!...
Mais, je m'oubliais; ce n'est pas à vous que je
parle, c'est aux poissons. »
Le lendemain,il s'embarquait secrètement pour
Lisbonne.

' 1644-1655

RETOUR EN EUROPE

V
La traversée fut des plus dangereuses. Une
affreuse tempête assaillit le vaisseau en vue des
îles Açores, le jeta sur la côte, où il resta couché
BIOGRAPHIE 49
sur le flanc pendant plus d'un quart d'heure, ris-
quant cent fois d'être brisé par la furie des va-
gues ou englouti par l'eau qui le remplissait de
toutes parts. Tous les passagers s'attendaient à
périr, se cramponnaient aux cordages et pous-
saient des cris de détresse, quand .une vague
plus forte que les autres remit le navire à flot et
le repoussa vers la haute mer. Des corsaires re-
cueillirent les naufragés et les débarquèrent à
l'Ile de San Miguel, où le lendemain Vieira, tout
plein encore des pensées que lui avait suggérées
la catastrophe de la veille, donna le panégyrique
de sainte Thérèse. Il rappela son naufrage et la
prière qu'il avait faite au milieu du danger, au
sein même de la mort : « Anges gardiens des
âmes du Maragnon, s'éteit-il écrié en se voyant
sur le point d'être englouti dans la mer, sou-
venez-vous que ce vaisseau fait voile dans l'in-
térêt de leur salut. Maintenant, ce que vous pou-
vez et ce que vous devez, faites-le, non pour
nous, qui ne' le méritons pas, mais pour ces
pauvres âmes, qui sont à votre charge. Voyez!
toutes, elles vont périr ici avec nous ! » — Tous
les passagers ont entendu cette prière,que je fis
à haute voix ; et grâce à son objet, dit-il hum-
50 VIEIRA
blement, cette prière ne s'est pas ressentie de
l'indignité de celui qui la faisait. Les anges sont
intervenus. »
Ce ne fut qu'au bout de quatre mois de navi-
gation, le 24 octobre, que Vieira put toucher la
terre de sa patrie. Jean IV, aussitôt qu'il eut ap-
pris l'arrivée du missionnaire, le manda au pa-
lais, et nous connaissons par le P. de Barros les
détails de l'entrevue. C'était une véritable amitié
qui liait le roi et Vieira, et celui-ci put parler
comme un sujet ne parlerait pas au souverain.
Il dit que l'amour de Dieu lui avait fait sacrifier
l'affection du roi et la bienveillance de la reine,
pour affronter les tempêtes de l'Océan, les flè-
ches des sauvages, ou la mort au milieu des pri-
vations. Or, qu'avait-il trouvé au Brésil ? La per-
sécution pour les missionnaires, les entraves
pour la foi, le mépris de toutes les lois divines et
humaines. Sa Majesté pouvait se faire là-bas un
vaste empire, compter les sujets par millions ;
mais la cupidité et l'injustice, pour capturer un
esclave, mettait en fuite des milliers d'Indiens,
qui mouraient dans leurs superstitions. Que le
roi délivrât ces infortunés de la tyrannie des
colons : ils le béniraient comme leur sauveur, et
LISHONNE. — Vue d'une* partie du port.
BIOGRAPUIB 53
il deviendrait le maître des plus beaux États du
monde. Jean IV convoqua une junte% où siégè-
rent des jurisconsultes, des théologiens et les
chefs des ordres religieux établis en Portugal.
Vieira y fut l'avocat des Indiens, exposa les
cruautés, les dénis de justice dont ils étaient
les victimes, les réformes urgentes que toutes
ces abominations rendaient indispensables ; et
l'assemblée, après lui avoir voté des éloges et
des remerciements, adopta tous ses projets, qui
furent aussitôt approuvés par le roi. Entre
temps, il avait prêché à la cour le carême
de 1655.

1655-1661

TROISIÈME SÉJOUR AU BRESIL

Le 16 avril de cette année, il repartit pour le


Brésil, où, cette fois du moins, il allait trouver
un coopérateur digne de lui, dans la personne
du gouverneur, André Vidal de Negreiros. En
six ans, il établit sur plus de six cents lieues de
pays des « réductions » semblables à celles du
Paraguay. Les peuplades indiennes, jusqu'alors
54 VIEIRA
nomades et vivant exclusivement de la chasse ou
de la pêche, furent fixées au sol qu'elles appri-
rent à cultiver. C'était un monde qui naissait à
la civilisation européenne, et parmi les néo-
phytes on voyait pratiquer les vertus héroïques
des premiers chrétiens.
En 1659,les Hollandais, qui faisaient la guerre
au Portugal, menaçaient de mettre tout le Brésil
en feu, grâce aux intelligences secrètes qu'ils
s'étaient créées avec la nation des Nhéengaïbas.
Une insurrection sur les derrières de l'armée por-
tugaise pouvaitamener d'incalculables malheurs.
Le Conseil du gouvernement était d'avis qu'il
fallait porter immédiatement la guerre sur le ter-
ritoire des Indiens, et détruire ces derniers avant
d'attaquer les Hollandais. Vieira proposa son in-
tervention auprès des Nhéengaïbas et se rendit
chez les ennemis (1). Environ cent mille sau-
vages se réunirent à sa voix dans une immense
forêt du sertao. Le prédicateur des rois de Por-

leur avait député à l'avance plusieurs chefs con-


(1) Vieira
vertis pour leur parler de paix et leur faire part des lois que
lui-même avait obtenues de Jean IV en faveur des Indiens.
Les Nhéengaïbas ne furent point sourds à ces avances, et, à
deux reprises, ils se firent représenter à Uélem auprès du
Grande Padre. [
BIOGRAPHIE 55
tugal fit élever un autel de pierres et de bran-
chages, et célébra la messe au milieu des bar-
bares silencieux. Puis il leur parla, et il sut si
bien trouver le chemin de ces coeurs révoltés,
que les chefs vinrent, au nom de leurs tribus,
déposer leurs arcs et leurs flèches aux pieds du
Grande Padre. La parole et le savoir-faire d'un
seul homme avaient étouffé dans l'oeuf une insur-
rection formidable, qui pouvait devenir fatale au
christianisme, aussi bien qu'à l'influence portu-
gaise.

Il semble que la reconnaissance de la colonie


aurait dû être en proportion de pareils services.
Il n'en fut rien. Les colons s'habituaient à ne
voir en Vieira que le défenseur des Indiens et
l'adversaire de l'esclavage. Jusqu'en 1661, ce
furent des luttes continuelles et pénibles entre la
mauvaise foi et la cupidité d'un côté, la charité
chrétienne de l'autre.
Au mois de mai de cette année 1661, une se-
conde émeute éclata dans la ville de Saint-Louis,
et bientôt après à Bélem, capitale du Para, contre
le courageux missionnaire et ses confrères. La
maison des Jésuites fut de nouveau investie à
56 VIEIRA
main armée, les Jésuites mis en prison et Vieira
séquestré. Ils furent, après plusieurs mois d'une
cruelle détention, tous jetés sur un vaisseau qui
devait les ramener en Europe et, selon l'expres-
sion pittoresque de Vieira lui même, exilés dans
leur pàtrie, sous prétexte de haute trahison et
d'intelligence avec les Hollandais hérétiques. Ils
arrivèrent à Lisbonne à là fin de décembre.

1662-1669
TROISIÈME SÉJOUR EN PORTUGAL
j

Jean IV était mort, et sous la minorité de son


triste successeur, Alphonse VI, un enfant de
treize ans, qui manifestait déjà les inclinations
les plus basses, on pouvait douter que justice fût
rendue aux exilés, quoiqu'ils eussent travaillé
pour le bien de leur patrie autant que pour la
diffusion de l'Évangile. Heureusement Al-
phonse: VI ne gouvernait pas encore de fait, et
la veuve de. Jean IV, régente du royaume, avait
hérité des sentiments du feu roi envers Antonio
Vieira. Celui-ci résolut donc de recourir à son
arme ordinaire, la parole.
LISBONNE. — Pavillon occupant la
place de l'ancien Palais (la Ribeîra.
Les sermons de Vieira dits « de la chapelle royale » ont été prononcés ici.
BIOGRAPHIE 59
Invité à prêcher dans la chapelle royale, le
6 janvier 1692, quelques jours à peine après son
débarquement, il racontales persécutionsinouïes
infligées aux missionnaires, leurs travaux pour
apprendre les langues des sauvages, les dangers
auxquels ils s'étaient exposés, les privations
qu'ils avaient subies pour amener à là foi ces
peuples innombrables ; et quelle récompense
avaient-ils obtenue ? On les avait traités comme
les pirates d'Alger traitaient leurs prison-
niers.
« Dans un piquant parallèle, écrit M. Carel,
aux religieux et chevaleresques Portugais d'au-
trefois, l'orateur oppose ces Portugais dégé-
nérés qui prennent les armes contre les prédi-
cateurs de l'Évangile et chassent les prêtres de
leurs Églises: « Autrefois, s'écrie Vieira, nos
vaisseaux sortaient par la barre de Lisbonne,
chargés de prédicateurs qui s'expatriaient volon-
tairement pour porter dans nos conquêtes la loi
du Christ : aujourd'hui ces vaisseaux rentrent
par la même barre, ramenant les mêmes prédica-
teurs expulsés violemment pour le seul crime de
défendre dans les colonies la loi de Jésus-Christ.
Que la barre d'Alger n'ait plus de honte de
60 VIEIRA
donner entrée à tant de prêtres de Jésus-Christ
captifs et prisonniers : la même chose s'est vue
de nos jours à la barre de Lisbonne ! Certes, le
Tage devrait revenir en arrière par un nouveau
prodige et nous pourrions lui crier comme au
fleuve et à la mer de la Terre-Sainte : Quid est
tibi mare quod fugistit et tu Jordanis quia
conversus es retrorsum ? Qu'as-tu donc à fuir,
ô mer, et toi Jourdain, pourquoi reviens-tu sur
tes pas ? Il se faisait gloire, le Tage, quand sur
ses rives se construisaient et que sur ses vagues"
sortaient les armées conquérantes de l'einpire dû
Christ; il se faisait gloire, dis-je, d'être ce fleuve
fameux célébré dans les chants de David : Domi-
nabitur a mari usque ad mare, et a flumine
usque ad, twminos orbis terrarum. Mais au-
jourd'hui, tout confus d'un si triste changement,
il devait refluer et se cacher dans les grottes
profondes de ses sources, à moins de courir à là
mer d'une course précipitée pour s'y plonger et
s'ensevelir au plus profond de ses abîmes. Oh !
que Lisbonne se désabuse ! non, non, elle n'est
plus la même ! et cet océan, dont les vagues écu-
mantes de colère viennent battre sa plage, sem-
ble lui jeter à la face l'horreur d'un tel scandale
BIOGRAPHIE 61
et lui reprocher sa honte, comme jadis à Sidon :
Erubesce, Sidon, ait mare. »
Dans cet éloquent plaidoyer, l'orateur s'appli-
que à montrer les vrais motifs de la haine dont les
colons poursuivaient les missionnaires : c'est
qu'ils avaient fait leur devoir de pasteurs, en
défendant le corps et l'âme des Indiens contre la
férocité des loups ravisseurs.
L'effet de ce discours fut prodigieux. La ré-
gente indignée des scandales qu'elle venait d'en-
tendre dénoncer, émue des souffrances des mis-
sionnaires, dit en sortant de la chapelle : « Grâce
au Père Vieira, les missions du Maragnon vont
refleurir. » Elle révoqua le gouverneur de cette
province, fit commencer une instructionjudiciaire
contre les coupables, et il fallut l'intervention et
les prières de Vieira pour les sauver de plus
sévères châtiments.

Cependant une des plus douloureuses époques


de la vie du grand homme allait bientôt s'ouvrir.
Le roi Alphonse VI, associé à quelques mauvais
sujets de son âge, s'abandonnait aux instincts les
plus crapuleux. Ses désordres furent tels et. le
scandale si criant, que les grands corps de
• 4
62 VIEIRA
l'État, les tribunaux et la cour elle-même se
virent obligés de lui faire de vives remontrances.
Vieira fut chargé de rédiger la plainte, qui fut
lue et remise au jeune prince. Un moment on
put espérer ,un changement de conduite; quel-
ques-uns des compagnons les plus débauchés du
roi furent éloignés et envoyés au Brésil ; mais
cette amélioration ne dura pas.
Alphonse VI rappela ses favoris, qui n'eurent
rien de plus pressé que de multiplier les sen-
tences d'exil contré ceux qui avaient concouru à
leur disgrâce cent fois méritée. Vieira fut en
butte des premiers à une haine qui l'honorait, et
exilé d'abord à Porto, quelques mois après à
Coïmbre.
Il n'y fut pas longtemps en paix. Ses ennemis,
pour le perdre, dénoncèrent à l'Inquisition des
propositions hasardées qu'il aurait formulées en
chaire, et surtout quelques lettres où il avait cité
les prophéties d'un Nostradamus portugais, un
nommé Bandarra. Ce Bandarra, savetier et
poète, avait prédit qu'un prince allait venir, qui
inaugurerait pour l'Église et le Portugal une ère
de prospérité merveilleuse. Les esprits les plus
fermes ajoutaient foi à ces rêves chimériques, et
Église et Collège des Jésuites.
PORTO. — A. Ancienne
Vieira y séjourna pendant son premier exil sous Alphonse VI.
BIOGRAPHIE 65
Vieira n'était pas des moins ardents, ni des
moins convaincus. Ces espérances inoffensives,
il les avait traduites dans une série de manus-
crits dont le plus important était la Clavis Pro-
phetarum, seu deregno Chrisli in terris con-
summato. Dans ce volumineux ouvrage, qu'il
laissa inachevé etdontles copies sont aujourd'hui
très rares, il commentait les prophètes et l'Apo-
calypse de saint Jean, non pas avec la même
confiance de tant d'autres hallucinés, mais pour-
tant dans le sens de ses rêves. A côté de pages
brillantes et profondes où la théologie, l'exégèse,
l'histoire et l'éloquence font jaillir du texte sacré
des flots de lumière, Vieira développe les rai-
sons, plus ingénieuses que solides, qui lui parais-
sent justifier l'attente d'un cinquième grand
empire et d'un état de choses prodigieusement
prospère pour l'Église. Le Portugal devait
anéantir la puissance ottomane, qui faisait alors
la préoccupation et l'effroi de l'Europe chré-
tienne ; il devait recouvrer la Terre sainte et
servir d'instrument à la conversion des Juifs et
des Gentils.
Cette illusion d'un grand homme n'était guère
dangereuse, on le voit, et en tout cas n'avait
4.
66 VIEIRA
rien à démêler avec l'hérésie ou avec l'Inquisi-
tion. Ce fut pourtant ce qui valut à Vieira d'être
cité devant ce tribunal redoutable. Il entra dans
les cachots du Santo Officio de Coimbra, le
2 octobre 1665, et y resta jusqu'au 24 décembre
1667. Pendant ce temps, on avait annoncé en
Espagne — où d'ailleurs il était cordialement
détesté à cause de son patriotisme — qu'il avait
été brûlé vif sur une place dé Lisbonne. La vé-
rité est que la condamnation de Vieira est. un
-
exemple frappant de l'influence qu'exerçait la

politique dans le Saint-Office en Portugal. '

Le roi Alphonse VI ayant été déposé pour ses


excès, Pierre II, son frère, prit en main la ré-
gence, et l'Inquisition, docile instrument du
pouvoir, se hâta de se déjuger. Elle oublia la
sentence qu'elle venait de rendre, avec la même
soumission et le même empressement qu'elle '
avait apportés à la condamnation, et elle entoura
l'illustre vieillard de prévenances et d'égards.
Elle accorda Vimprimatur — et sans exiger là
moindre correction — aux mêmes sermons
qu'elle avait solennellement réprouvés dans le
jugement de Coïmbre, et il devint évident pour
tous que cette triste affaire n'avait été qu'une
BIOGRAPHIE 67

vengeance de parti, fomentée peut-être par les


jalousies de certains prédicateurs plus avides de
renommée qu'heureux à l'obtenir.

Après l'avènement de Pierre II, Vieira recom-


mença ses prédications à la cour et y donna le
carême de 1669. Cette même année, il fut envoyé
à Rome comme promoteur de la cause de béa-
tification du P. Ignace de Azevedo et de ses
trente-neuf compagnons, martyrisés par les cal-
vinistes de la Rochelle, le 15 juillet 1570.

1669-1674

ROME

Il devait rester six ans dans cette ville. Ce


fut peut-être la période la plus brillante de son
éloquence. II prêcha d'abord en portugais à
l'église de Saint-Antoine ; puis en italien, à
Saint-Laurent, au Gesù, à Saint-Pierre. L'indé-
pendance de son langage n'était pas moindre à
Rome, en face du pape et des congrégations,
qu'à la cour de Lisbonne ou au milieu des
colons brésiliens et des pauvres peuplades du
68 VIEIRA
Sertao. On garda longtemps le souvenir d'un
sermon sur l'ambition cléricale, qu'il prêcha
devant un immense auditoire d'ecclésiastiques ;
et d'un autre ou tt exposa devant le Sacré Collège,
lors d'une promotion de cardinaux, les motifs
qui devaient déterminer le choix du Souverain
Pontife,
Chaque fois qu'il s'adressait au peuple, il y
avait foule à l'église ; il fallait retenir les places
plusieurs heures à l'avance ; un service d'ordre
spécial devait être organisé, et on vit jusqu'à
dix-huit cardinaux, les membres de la noblesse
romaine, les étrangers de distinction, obligés
d'envoyer des soldats pour se frayer un passage
jusqu'aux sièges qui leur étaient réservés.
Le pape Clément X le consultait souvent sur
les affaires politiques et religieuses de Portugal ;
il lui demanda de rédiger des projets de réforme
de l'Inquisition portugaise, pour mettre fin aux
injustices et aux abus malheureusement trop fré-
quents do ce tribunal. Ces projets aboutirent
en 1618 à la suspension de l'Inquisition en Por-
tugal.
La îfeine Christine de Suède se trouvait alors
à Home. Curieuse de voir et d'entendre tous les
BIOGRAPHIE 69
hommes célèbres de son temps, elle invita Vieira
aux conférences savantes qui se tenaient dans
son palais, fut des plus assidues à ses prédica-
tions, le fit nommer son prédicateur ordinaire
et voulut même en faire son confesseur.
Le général des Jésuites, le P. Oliva, dont les
sermons jouissaient d'une grande vogué et qui,
en sa qualité de prédicateur ordinaire du pape,
savait un peu les secrets de la cour pontificale,
avait été prévenu que le Souverain Pontife désirait
vivement voir paraître Vieira dans la chaire de
sa chapelle ; il songea donc à retenir à Rome le
jésuite portugais, avec le titre d'assistant pour
les provinces relevant du Portugal. Mais Vieira
aspirait à tout autre chose qu'à confesser une
reine ou à prêcher devant le pape. C'étaient les
sauvages du Maragnon qui lui tenaient au coeur
plus que la brillante société de la Ville éter-
nelle; c'étaient leurs forêts et leurs chapelles de
chaume qu'il préférait aux basiliques et aux
palais ; il ne pouvait oublier ces grands enfants
de la savane, qui lui étaient devenus d'autant
plus chers qu'il avait souffert davantage pour
eux. Depuis longtemps il insistait auprès du
P. Oliva, pour qu'il lui fût permis d'aller Ira-
70 VIEIRA
vailler et mourir dans sa mission. Il obtint, à
force de prières, l'autorisation désirée, et, le
27 janvier 1681, il s'embarquaitde nouveau pour
le Brésil, à l'âge de soixante-onze ans.

1681-1697

DERNIÈRES ANNÉES

Il venait à peine de quitter l'Europe, pour n'y


plus revenir, que le gouvernement portugais ""
remuait ciel et terre afin d'obtenir le rétablisse- '
ment de l'Inquisition. L'ambassadeur de Por-
tugal ne cessait de fatiguer le Pape de ses récla-
mations. Il obtint finalement gain de cause et
l'Inquisition portugaise, que Vieira souhaitait
de voir se conformer aux usages de celle de
Rome, se trouvait rétablie sur l'ancien pied, à
force d'instances de la part du pouvoir civil. La
réouverture du célèbre tribunal ne pouvait se
faire sans manifestations populaires, dans ce
pays où le caractère méridional est peut-être plus
accentué que partout ailleurs. La populace de
Coïmbre, pour fêter le retour d'une institution
qui ne la gênait guère et qui lui procurait parfois
BIOGRAPHIE 71
le spectacle d'un auto-da-fé, promena, en la
conspuant, à travers les rues de la ville, l'image
de Vieira, et brûla le missionnaire en effigie
dans la grande cour de l'Université. C'était une
manière de célébrer la défaite de celui qui avait
contribué plus que tout autre à la suppression
de ce tribunal, si éloigné de la modération et de
l'équité de l'Inquisition romaine.
La nouvelle de cette insulte parvint au vieil-
lard dans sa mission du Brésil ; ce lui fut un
coup pénible, d'autant plus que l'Université de
Mexico, ayant examiné toutes ses oeuvres, venait
de les approuver dans une délibération publique,
et que des docteurs célèbres, avant de soutenir
leurs thèses, venaient de lui en faire hommage.
« A l'Université de Mexico, écrivait-il au marquis
de Gouveia, on vient de me dédier des thèses
solennelles sur toute la théologie ; et, quoique
je ne fasse aucun cas des emblèmes qui s'y
trouvent, des phénix, des palmes et trompettes,
car tout cela n'est que fumée, je ne puis ne pas
souffrir en voyant une université de Portugais
insulter ma mémoire et mon image, tandis qu'une
université de Castillans imprime mon portrait. »
Il n'était pas au bout de ses douleurs. Son
72 VIBIRA
frère, Bernard Vieira, un vieillard qui avait fait
sa carrière dans la magistrature, et qui était en
ce moment secrétaire d'État à Bahia, fut accusé
par le gouverneur d'avoir fait assassiner un fonc-
tionnaire, et fut jeté précipitamment en prison,
sans que les juges daignassent examiner la vrai-
semblance de l'accusation. Vieira, désolé, se
présenta au palais du gouverneur pour justifier
son frère, mais le gouverneur le chassa honteu-
sement et aggrava même l'affront, en insinuant
que l'assassinat aurait été comploté dans une
réunion présidée par Antonio Vieira lui-même.
Le fils de l'accusé, Gonçalo Ravasco, partit pour
Lisbonne afin d'obtenir justice, mais les ennemis
de la famille l'y avaient précédé, et quand il
obtint une audience de Pierre II, il entendit
ces cruelles paroles : « C'est fort mal à votre
oncle Antonio Vieira de donner ainsi des em-
barras à mes gouverneurs ! » Pendant ce temps,
les tribunaux de Bahia reconnaissaient l'inno-
cence de Bernard et le réintégraient dans ses
fonctions. Le gouverneur fut révoqué et remplacé
par le marquis das Minas. Mais la blessure avait
été cruelle pour Vieira ; il en fut frappé à mort :
depuis ce temps, il ne fit plus que languir. « J'ai
BIOGRAPHIE 73
traversé bien d'autres épreuves sans être ébranlé,
écrivait-il ; celle-ci a été au-dessus de mes
forces. »
Il revit ses manuscrits et en fit imprimer un
bon nombre au profit des Indiens, voulant leur
être utile en quelque façon, puisque son grand
âge et ses infirmités lui interdisaient d'aller les
évangéliser dans leurs grands bois.
La dernière année de sa vie, il devint presque
aveugle; finalement, une épreuve plus humiliante
et plus intime que les autres l'acheva.

Les Jésuites du Brésil étaient réunis en congré-


gation provinciale dans leur maison de Bahia, au
mois de mai 1697. Ils devaient choisir un repré-
sentant, chargé d'aller à Rome pour exposer au
général les voeux et les besoins de la Province.
Vieira se permit de nommer, dans une conver-
sation privée, celui qui lui paraissait le plus
digne de remplir cette mission. C'était une im-
prudence motivée par le zèle et l'amour de sa
province; ce n'était pas d'ailleurs la première
fois qu'une franchise trop prompte à se déclarer
lui était nuisible. Ses supérieurs, au Brésil,
jugeant qu'il y avait brigue, alors que la règle
5
74 VIEIRA
,
défendait sagement de solliciter les suffrages,
crurent devoir priver Vieira de voix active
et passive. Le vieillard se soumit, tout en faisant
appel au général, car il avait à coeur de laisser
un nom intact. Le général, après avoir fait juger
l'affaire à Rome, cassa la sentence rendue au
Brésil. La déclaration justifiant Vieira arriva
trop tard pour qu'il pût s'en réjouir ici-bas. Les
supérieurs la firent pourtant lire publiquement
dans toutes les maisons de la Compagnie au
Brésil.
Le P. Antoine Vieira n'avait survécu que deux 1

mois à cette dernière épreuve. La Providence


avait voulu lui en laisser tout le mérite. Pendant
cinq jours il lutta dans une douloureuse agonie,
gardant, avec la pleine lucidité de son esprit,
une résignation admirable. « Dieu est le maître,
disait-il ; qu'il fasse de moi ce qui Lui paraît le
meilleur. » Il reçut les derniers sacrements avec
l'humilité et la ferveur d'un saint, et, le 18 juil-
let 1697, il rendit le dernier soupir. Il était dans
sa quatre-vingt-dixième année.

Ce qui frappe surtout dans une vie si occupée,


c'est l'ardeur au travail de cet homme infati-
BIOGRAPHIE 75
gable, qui passa des affaires à l'étude, de la pré-
dication devant les plus beaux auditoires de
l'Europe à l'évangélisation des sauvages du
Brésil, sans jamais perdre un instant. La devise
qui lui conviendrait le mieux serait, me semble-
t-il,le mot de l'empereur mourant : « Laboremus,
travaillons ! » 11 fut mêlé aux grandes affaires
politiques du dix-septième siècle, et par son cou-
rage, son habileté, ne contribua pas pour une
mince part à consolider le nouveau royaume de
Portugal, que le patriotisme de ses habitants ve-
nait de ramener à la vie.
Mais la gloire de l'homme d'État n'était pas
celle que recherchait l'humble religieux. Ce qu'il
aima par-dessus tout, ce fut l'Église et Jésus-
Christ.
Pour l'honneur de l'Église il entreprit des
voyages, des controverses ; il combattit les
abus de l'Inquisition dans son pays, il guida le
choix des évêques des colonies ; il ne cessa de
procurer, dans la mesure de ses forces, la régu-
larité, et quand besoin était, la réforme des
ordres religieux.
Pour la gloire de Jésus-Christ, et pour lui
gagner des âmes, il se dévoua aux pénibles mis-
76 VIEIRA
sions de l'Amérique, au milieu de ces peuplades
qu'il aimait, qu'il défendait au besoin contre la
tyrannie, et où le missionnaire pouvait à chaque
pas trouver lé martyre.
Et puisqu'il faut, dit-on, qu'un grand amour
anime l'existence d'un grand homme, l'amour
qui remplit le coeur de Vieira, ce fut l'amour de
Dieu, qu'il ne sépara jamais de l'amour de sa
patrie, ni de l'amour de l'humanité, en particu-
lier des pauvres et des petits.
II
CARACTÈRE
Chez les hommes vraiment éloquents, on ne
peut séparer la parole de la pensée, ni la pensée
de l'âme. Étudier Vieira dans son âme et tâcher
de déterminer les éléments de son caractère, ce
sera donc remonter jusqu'à la source d'où jaillit
son ardente parole et pressentir déjà les traits
distinctifs de son éloquence.

L'homme se révèle dans sa physionomie, on


l'a dit souvent ; et c'est vrai aussi de Vieira. Les
portraits de l'orateur portugais sont nombreux.
Nous avons les anciennes gravures de Rome et
d'Amsterdam, les tableaux de VImprensa natio-
nal et de la Bibliothèque de Lisbonne. Ce qui
80 VIEIRA
frappe d'abord, et dans tous, c'est l'énergie et la
force. La taille est élevée, le front large et haut,
le nez aquilin, le regard vif et pénétrant; dans
toute sa personne il y a je ne sais quoi de ma-
jestueux qui révèle l'homme né pour commander.
Certes, quand on ne considère que la vie publi-
que de Vieira, quand on le voit, dans les fonc-
tions les plus sublimes du ministère sacré, ou
dans les délicates missions que lui valut la con-
fiance de Jean IV, aux prises avec des ennemis
puissants et implacables, souvent persécuté, mais
toujours plus grand que ses revers, vivant au
milieu d'une société dont il jugé et parfois con-
damne les idées avec cette impartialité sereine
que donne une haute raison soutenue par une foi
inébranlable et éclairée, on ne peut méconnaître
ce qu'il y a de ferme et de fier dans son carac-
tère. — Peutrêtre est-on tenté d'exagérer. —
Tous les historiens de Vieira n'ont pas su éviter
cet écueil. Nous voudrions, nous, lui restituer
sa vraie physionomie, et montrer qu'il savait al-
lier la force à la douceur, et tempérer sa fierté
par une humilité toute religieuse.

11 avait une âme naturellement fière, où rien


CARACTÈRE 81
de bas ne pouvait trouver accès. A Lisbonne, on
lui fit demander son appui auprès du roi pour une
affaire importante et, comme prix de ses servi-
ces, on lui offrait, dans une bourse de velours,
6,000 pièces d'or. Le visage de Vieira se rem-
brunit soudain, et il répondit sèchement : « J'ac-
cueille la demande; votre maître peut compter
sur moi. Quant aux pièces d'or, je l'en remer-
cie, et pour lui témoigner ma reconnaissance, je
vous laisse descendre paisiblement l'escalier, au
lieu de vous faire passer.par la fenêtre, comme
le mériterait votre proposition insolente. »
Dans ses missions secrètes en Hollande, en
France et en Italie, Jean IV lui confia des som-
mes considérables, en lui laissant la liberté d'en
disposer à son gré pour son usage personnel. Il
apprit bientôt, à sa grande surprise, que Vieira
n'avait rien gardé pour lui-même, et que tout ce
qui lui restait, après avoir soldé les frais de ses
voyages, avait été fidèlement remis au Trésor.
Ne sachant comment reconnaître ses services,
il lui fit offrir par le marquis de Niza de quoi re-
nouveler ou compléter sa bibliothèque : « Je n'ai
besoin de rien, répondit doucement le religieux ;
mes bréviaires ne sont pas encore hors d'usage. »
5.
83 VIEIRA
Ce n'était pas, on le voit, une parole vaine que
cello qu'il avait coutume de répéter dans les
courses qu'il entreprit pour son roi. « Je sors
non pays, je ne le fuis pas servir à mon inté-
rêt. »
Ces traits ne sont pas rares dans la vio de
Vieira, et ils donnent un caractère d'austère
grandeur à toute sa carrière politique. On serait
heureux et quelque peu surpris, si tous les hom-
mes d'État de cette fin de siècle, dans leur pas-
sage parfois si rapideaux affaires, pouvaientnous
en offrir de pareils. j
Il y eut pourtant des circonstances où ce dé-
sintéressement, dont il ne se départait jamais,
dut paraître très dur à son coeur d'apôtre. Pen-
dant que le Portugal était en guerre avec l'Es-
pagne, la reine Louise de Gusmà*o lui fit savoir
qu'elle était prête à lui fournir tout ce qui lui
était nécessaire pour la mission du Maragnon
dont il était le supérieur. — « Dans un temps,
lui répondit Vieira, où tous les Portugais doivent
vous donner leur sang, je ne puis me résoudre
à vous demander des subsides. J'attendrai la fin
de la guerre et la conclusion de la paix. » Quand
on connaît la pauvreté et même la misère contre
CARACTERE. 83
laquolle se débattaient à cette époque les mis»
sionnaires du Maragnon, on comprend ce qu'il y
avait d'héroïque dans ce refus, et en même temps
tout ce qu'il y a d'injuste et d'odieux dans ce re-
proche si souvent adressé à la Compagnie d'é-
touffer dans le coeur de ses fils tou^ sentiment
naturel et tout amour de la patrie.
Ce mépris pour les richesses révèle sans doute
la tendance d'un coeur naturellement haut, mais
aussi et surtout la fidélité du religieux qui, par
un libre choix, s'est voué à la pauvreté. Dans
l'accomplissement de ses voeux, Vieira apportait
une rigidité scrupuleuse, Grâce à sos lettres,
nous pouvons pénétrer dans son intimité et con-
naître le menu de ses maigres repas et toutes les
pièces de sa garde-robe. Voici ce qu'il écrivait à
un ami: « J'ai deux soutanes : l'une que j'ai portée
de Rome, j'ignore son âge ; l'autre avait doux
ans quand voilà déjà deux lustres elle quitta
Lisbonne en ma compagnie. C'est aussi de Lis-
bonne que viennent mes souliers quatre fois res-
semelés. Quant à mon régime, régime de conva-
lescent, puisque je ne puis descendre au réfec-
toire, à cause d'une chute que j'ai faite, c'est
celui de la communauté, même quand on lui sert
84 VIEIRA
de la morue. En place du petit pain, on me donne
pourtant de la farine sèche, dont mon estomac
se trouve mieux, »

II

Ce détachement, Vieira le portait partout, et


sans effort apparent il se trouvait supérieur à
toute ambition. Quand il quitta Rome précipi-
tamment, en 1675, ce n'était pas seulement ppur
échapper à la malaria ; mais il avait appris qu'on
songeait à lui pour là pourpre, et il voulait se
mettre à l'abri de toute sollicitation trop pres-
sante. Il n'en était pas à son premier refus : il
avait déjà décliné les offres de Jean IV, qui, dans
le but avoué de rendre possible sa nomination à
la charge de premier ministre, lui avait offert la
mitre et le gallium. Toutes les instances avaient
échoué contre l'inébranlable attachement du
jésuite à sa vocation. Les paroles de Vieira en
cette occasion ont été souvent rapportées ; on les
relit toujours avec une nouvelle émotion: « Sire,
dit le religieux, dans tout son royaume, Votre
Majesté n'a pas assez de mitres pour me faire
CARACTERE 85
renoncer à mu pauvre soutano de jésuite, et si
j'avais lo malheur d'être exclu do la Cor;pagnie,
je ne cesserais de frapper à sa porte, jusqu'à ce
qu'elle me fût rouverte, dussô-jo n'être désormais
que le serviteur des religieux. Que si l'on me
refusait même cet humble poste, j'attendrais
obstinément, sans autre nourriture que mes
larmes, que la mort vînt mo frapper sur le seuil
de cette demeure chérie, d'où mon coeur ne pour-
rait sortir. »
Détachement des honneurs, estime et amour
delà vocation, tout cela n'était que le fruit na-
turel d'une profonde humilité. Au Saint-Office
de Coïmbre, tant que durèrent les débats, Vieira
crut do son dovoir de prendre en main sa propre
défense. N'y allait-il pas de l'honneur de la reli-
gion et de la réputation de son ordre ? Mais dès
que la sentence fut rendue, tout en se réservant
l'appel au pape, il se soumit sans réplique. Un
tribunal légitime avait clos les débats ; il n'avait
qu'à obéir ; et son humilité y trouvait merveil-
leusement son compte. « La sentence fut rendue
le 23 décembre 1667, dit M. Carel ; la lecture
dura deux heures et quart. Le noble accusé l'en-
tendit debout, les yeux fixés sur le crucifix, dans
86 VIEIRA
l'attitudo calme et immobile qui convenait à sa
situation (1), »
Dans l'une des nombreuses accusations qui
furent porléos contre lui auprès du général, lo
P. Sébastien d'Abreu prit son parti, et pour mieux
oxposer sa défense il lo pria do lui donner lui-
même quelques éclaircissements par écrit. Vieira
s'engagea à les fournir. Plusieurs jours après,
rien encore n'était fait. Abreuva le voir. — « Eh
bien ? nurioz-vous changé d'avis ? — En entrant
dans ma chambre, répondit Vieira, mes yeux
sont tombés sur mon crucifix, et voyant mon
maître garder le silence, j'ai résolu de mo taire ;
s'il lo juge opportun, lui-même parlera pour moi. »
C'était une conduite bien conformo aux parolos
éloquentes que quelque temps auparavant il jetait
du haut de la chaire. Parlant de Madeleine et des
trois circonstances où elle s'était laissé «juger
et condamner par des hommes sans mot dire » :
— « Avez-vous remarqué, disait-il, que chaque
fois Madeleine était aux pieds de Jésus ? Oh •
quelle force on trouve à ces pieds pour subir sans
se plaindre toutes les condamnations des liom-

(l) Vieira, sa. vie cl ses oeuvres, p. 307.


I.ISUU.NM-:. — <Juarli<T Saini-Julicii.
Vieira prêcha dans l'église Paroissiale.
CARACTÈRE 89
mes ! Et s'il en est ainsi aux pieds de Jésus vi-
vant, que sera-ce aux pieds do Jésus mort, et
mort sur la croix ! Est-il possible, Seigneur, que
vous, l'innocence même, soye* Jugé, condamné,
et que moi qui suis un pécheur, je no puisse le
souffrir ? Quand je me prosterne devant vous, ce
sont les opprobres et les injures que j'adore, et
moi je les repousse. Ah! ce n'est point là ce que
vous m'enseignez du haut de la croix (1) ! »

Pas .plus que les honneurs, les applaudisse-


ments et la renommée n'avaient prise sur son
âmé.:rr-.«.Vous me direz, observait-il dans u»;
sermon, vous me direz — ce qu'on m'a déjà dit
et 'ce que du reste mon expérience m'apprend —
ri"
que nous no serons point goûtés, que nous se-
rons peut-être tournés en ridicule. Oh ! la belle
raison pour un serviteur de Jésus-Christ ! Qu'on
nous dédaigne, qu'on nous méprise — qu'im-
porte? — pourvu que nous fassions notre devoir,
per infamiamet bonam famam, comme dit
l'apôtre. Prêcher pour se faire un nom, c'est
l'esprit du monde ; mais n'hésiter jamais à dire

(1) Sermon pour le V dimanche de TA vent (1641,.


90 VIEIRA

ce qu'on doit, fût-ce au péril de sa réputation,


voilà lo véritable esprit do Jésus-Christ. Que les
auditeurs ne nous goûtent pas,' cela n'est pas
notre affaire. Le médecin s'inquiètc-t-il du goût
de son malade quand il veut lo guérir? Qu'ils no
nous goûtent pas, mais qu'ils guérissent ; que nos
paroles leur soient amères, mais qu'elles les sau-
vent. C'est pour cela seulement que nous som-
mes médecins des âmes (l). »
Le mépris du succès est un des points sur les-
quels Vieira revient le plus souvent. « Et si nous
passons, écrit-il ailleurs, de ceux qui sont* les
esclaves de la vanité à ceux qui professent la
vertu, combien n'en a-t-on pas vus qui passent
pour des saints et qui, après avoir vaincu les
autres vices, ont péri misérablement ensevelis
dans leur triomphe! Après avoir mis le monde
sous les pieds, ils ont succombé à la gloire de
l'avoir ainsi foulé. Tels ceux qui s'enivrent en
buvant le vin sorti de la vendange qu'ils vien-
nent de presser sous leurs pieds (2). »
On pourrait encore citer des passages d'une
(1) Sermon sur là Parole de Dieu (dimanche de la Sexagé-
sirae 1655 .
(2) Sermon de saint François Xavier (édit. port., t. XIII,
p. 332;. j
CARACTÈRE 91
ôloquenco impôtuouse, où l'on sent frémir l'indi-
gnation qu'excitaient en lui les désordres qui
pénètrent môme dans les âmes religieuses par
« ces doux portes : succès et échec (1). »

III

Armé de ce tranquille dédain contre tout ce


qui peut séduire des natures vulgaires, Vieira
— qui pourrait s'en étonner ? —- sut toujours
maintenir intacte la franchise de sa parole et lui
garder une liberté d'allures qui ne connaissait
pas d'entraves.
L'indépendance en face des grands est un
des traits les plus caractéristiques de sa physio-
nomie oratoire. De lui aussi on peut dire qu'il
« frappe comme un sourd ». La prédication
n'était pas à ses yeux une parade frivole, mais
un devoir sacré, et il se regardait comme investi
du rôle de réformateur. Dans un sermon prêché
à la cour, après avoir dénoncé la cruauté et l'ad-
ministration scandaleuse dont les colonies d'outre-

(l) Exhortation pour la fête de la Circoncision vt. IX, p. 73..


92 VIEIRA

mer étaient souvent le théâtre, il dit : « Je veux


faire connaître la vérité à ceux qui peuvent porter
remède à tant de maux; et dussent-ils, ce que je
ne puis croire, manquer à leur obligation, ce ne
serait pas une, raison pour moi de manquer à la
mienne (1). » Aussi, en parcourant les sermons
de Vieira, on se prend à regretter ce temps, où
la foi du peuple laissait à l'apôtre de telles li-
bertés.
On y trouve des peintures des moeurs et de
la vie des grands vraiment prises sur le vif et
d'une hardiesse qui étonne, surtout quand j on
songe que c'est devant la cour, les ministres et
autres dignitaires du gouvernement que ces ser-
mons étaient prononcés. C'était le temps où le
Portugal, délivré du joug de l'Espagne, venait
de retrouver sa puissance et de rajeunir sa gloire ;
où ses rois, pour prix des services rendus, don-
naient, non pas seulement des honneurs, mais
des gouvernements qui valaient des empires.
Pour des charges si hautes, si richement dotées
et, à cause de l'éloignement, si indépendantes,
comme on peut le penser, les prétendants ne

(1) Sermon de l'Epiphanie (1662;.


.
CARACTÈRE 93
manquaient pas, Us étaient tous là, au pied de
la chaire, ces gouverneurs de demain ; ils y cou-
doyaient les gouverneurs d'hier, qui s'étaient
retirés trop souvent gorgés et repus, ou qu'une
juste sentence du roi avait brusquement fait
rentrer dans la vie privée. C'est devant eux que
parle Vieira, avec cette indépendance que rien
ne saurait faire fléchir. Il dévoile leurs intrigues
pour arriver au pouvoir, étale leur incapaoité,
flétrit leurs dilapidations, leurs vols ou, pour
mieux dire, leurs brigandages.
Pour attiror les regards du roi ou de ses mi-
nistres, pour obtenir une de ces grosses pré-
bendes, qu'un trait de plume peut octroyer, que
faut-il?Un nom, «un de ces noms sonores en
Portugal dont l'écho répète toujours : Où le met-
tra-t-on? » La pauvreté est un mérite. «On ne
peut laisser végéter dans l'indigence et la mi-
sère les descendants d'une race illustre. » Si tout
fait défaut, le talent aussi bien que le nom, tout
espoir n'est pas perdu. Le paralytique de l'Évan-
gile parvint auprès de Jésus porté sur une ci-
vière. L'appui des hommes puissants et bien en
cour peut de même pousser des incapables aux
dignités et les y maintenir. Plus promptement
94 VIEIRA

encore et plus sûrement peut-être « la faveur


d'une Dalila » leur ouvrira la voie des honneurs
et de la fortune.
Sont-ils à la hauteur de ces positions ? C'est
un point de médiocre importance qui no sau-
rait obtenir de leur part môme un instant d'exa-
men. Ils sont prêts, et se trouvent aptes à tous
les emplois. Que veut-on leur confier ? Une pro-
vince à gouverner ? une armée à pousser vive-
ment contre l'ennemi ? une flotte à conduire ? Les
voilà ; ils no demandent qu'à partir. Un seul de
ces emplois serait déjà trop lourd pourf un
homme médiocre ; eux, non pas médiocres mais
incapables, en sollicitent plusieurs ; ils prennent
de toutes mains et, s'ils le pouvaient,ils accumu-
leraient sur leurs tètes toutes les fonctions du
royaume. — Que pourraient-ils faire pourtant,
s'écrie Vieirad'unton de dédaigneuxpersiflage, à
la tête d'iine armée, d'une flotte, d'une province
lointaine, « ces hommes qui n'ont YU la mer que
dans le Tage, le monde que sur la carte, la
guerre que sur les tapisseries de Flandre » ?
Quand ils ne sont qu'incapables, c'est encore
un bonheur. Mais « ce capitaine qui volait sur les
approvisionnements de l'armée, en Portugal, à
CARACTÈRE 95
Lisbonne, sous les yeux mêmes du roi, que fera-
t-il quand il sera hors de surveillance, sur les
côtes d'Afrique »? — « Et ce docteur qui, dans
l'Alemtejo ou la Beïra, où il n'y a pourtant ni
diamants ni rubis, n'a pas su garder ses mains
nettes, qu'attendre de lui quand il sera nommé
gouverneur de Goa (1) ? »
Ceux qui sollicitent ainsi sont méprisables ;
ceux qui cèdent à ces sollicitations le sont plus
encore. Ce sont des malfaiteurs publics ; il faut
flétrir ces complaisances coupables. Les suites on
sont désastreuses :

Si vous en doutez, ouvrez les yeux ; voyez les lois


divines et humaines foulées aux pieds, les peuples
rançonnés, pressurés, réduits à la misère ; des mil-
liers d'hommes mourant pendant la guerre, faute
d'une bonne administration; pendant la paix, faute
de justice ; dans les hôpitaux, faute de soins. Voyez
surtout la colère de Dieu provoquée, sa patience
lassée ; voyez les provinces, le royaume, la nation
tout entière exposée à une ruine extrême, qui —
n'étaient les prières de quelques justes — serait
déjà complète. Encore ne sommes-nous pas au

(i) Cf. Sermon du Bon Larron, du 3' dimanche de Carême


(1655) et passim, Sermons pour l'A vent et lc_Caréuic à la Cha-
pelle royale de Lisbonne.
96 VIEIRA

terme des châtiments ! Et sur qui retombe le poids


de toutes ces conséquences? Sur ceux qui en sont
les auteurs : ego feci, ego feram: c'est vous qui avez
fait celui-ci, vous payerez pour lui. Et dire qu'avec
une telle cltargo sur les épaules, il en est qui se sen-
tent très légers, très agiles ! Enriôrc du moins si ce
poids se faisait sentir à leur conscience, s'ils en
i
éprouvaient quelque scrupule dans l'âme l Mais ils
n'en sont pas inquiétés; le compte qu'ils auront à
rendre ne les effraie pas. Et ces gens sont chrétiens,
et ils se confessent !... (1).

Au lieu de plier sous le faix, ces ministres re-


lèvent la tète, s'enveloppentde majesté; ce sont
des dieux mortels, invisibles et cachés :

La place, le porche, la cour, tout regorge de


monde; et le ministre? 11 est invisible; nul ne sait
s'il est dans sa maison, si même il est dans le monde,
cl ce n'est que par protection qu'on peut obtenir de
quelque laquais la révélation du mystère. Les uns
frappent; à la porte, les autres n'osent se permettre '
de frapper, tous attendent, tous se désespèrent {todos
a esperar e todos a desesperar). Mais voici que quatre
heures après le soleil le ministre se montre enfin ;
il apparaît et... disparaît presque aussitôt. Les sol-
liciteurs lèvent les yeux au ciel,se regardent les uns

(1) Sermon sur la Confession (carême de 1635).


CARACTÈRE 97
les autres, et peu à peu on voit s'écouler cette multi-
tude qui s'était inutilement entassée (1)...

Ailleurs, la satire de la vanité et de l'orgueil


se fait jour à travers le commentaire d'un texte
biblique :
I
J'en viens à la seconde réponse de saint Jean-
Baptiste. Comme la première elle va nous fournir des
enseignements qui vous seront utiles. Tu qui es?
Qui éles-vous? ZMas es tu? Étes-vous Élie? La ré-
ponse du saint Précurseur ne se fait pas attendre :
Non sum : Je ne suis pas Élie. — Eh ! mon Dieu t ce
que c'est que de chercher les personnes là où elles
ne sont pas. Le texte dit : I/aee factasunltransJor-
danem : «Ceci arriva au delà du Jourdain. » Si ces
ambassadeurs étaient venus en deçà du Tage,ils au-
raient eu bientôt fait de trouver Élie. — Elias es
lu? Seriez vous par hasard Élie?... — Par hasard?
Comme si on en pouvait douter ! Mais qui peut être
Élie si ce n'est moi ? Mon zèle pour le bien public,
mon zèle pour la foi, mon zèle pour la religion, mon
zèle pour le service du roi, mon zèle pour la gloire
de la patrie... si cela est être Élie, qui peut l'être au.
tant que moi ? —Pour la présomption, je vous l'ac-
corde ; mais vous n'avez d'Élie qu'une chose : c'est
/$" %\
de croire être le sent^Jjavbir du zèle. Élie disait au-

(l)Serm.. citai. N( l) |{' i^J


98 VIEIRA

tréfois : Zelo zelalus sumpro Domino Deo exercituum


et dercliclus sum ego solus : Je brûlé décèle pour
l'honneur du Dieu des armées ; tous les autres sont
idolâtres, le Seigneur, n'a que moi en ce monde. A
peine avait il ainsi parlé que Dieu lui en montre,
dans sa patrie, sept mille qui n'avaient pas plié le
genou devant Baal. Ainsi pendant qu'Élie croit être
seul fidèle à Dieu en ce monde, il se trouve qu'il y en
a pour le moins sept mille. Ainsi de vous. Vous
croyez être un homme unique : il y en a des mil-
liers comme vous, et peut-être meilleurs (1).

Puis l'orateur entre dans les applications les


plus pratiques, et il fait voir la différence idu vé- <

ritable zèle d'Élie et de ce que, sur de fausses


apparences, on décore de ce beau nom.
Parfois l'ironie cède la place à une de ces
apostrophes foudroyantes, si familières aux an-
ciens prophètes. Vieira aime alors à s'emparer de
la parole de Dieu, en fondantintimement son style
avec celui de nos saints Livres :

Vous princes, vous ministres, qui commandez aux


multitudes, vous à qui Dieu a donné la puissance,
praebele aurem : prêtez l'oreille. Et que vont-ils en-
tendre de Dieu, ceux qui écoutent si mal les hom-
(1) Sermon pour le 3* dimanche de l'Avent (t$44).
OoïMitui-:. — A. Aiu-ieu
Collée d»>s J«'suites.
Vieira y demeura de 1CC3 à 100.*».
CARACTERE 101
mes? Ils vont entendre une annonce du jugement,
plus terrible que celle qui y appellera un jour tous
les morts : « Ceux qui commandent,ditle Seigneur,
seront jugés avec une extrême rigueur : on pardon-
nera facilement aux petits; mais les puissants se-
ront puissamment tourmentés : polentes polenter
tormenta patienlut: » Ah ! les puissants ici-bas ne
redoutent rien, parce qu'ils peuvent tout; mais
quand viendra le jugement très rigoureux : judicium
durissimum, alors ils verront s'il n'y a pas quelqu'un
plus puissant qu'eux (1) !

On peut se demander si Vieira n'est pas allé


trop loin dans sa critique des défauts des grands.
La liberté de sa parole, dont il avait raison d'être
jaloux, a-t-il su la contenir toujours dans les li-
mites tracées par la prudence ? Je n'oserais l'af-
firmer. Ce qui est certain, c'est que plus d'une
fois il eut à subir les tracasseries et même les
persécutions de ceux dont il avait humilié l'or-
gueil. 11 avoue' lui-même, dans ses lettres, que
son sermon sur la Parole de Dieu suscita bien
des colères et lui valut des ennemis obs-
tinés.

(i) Sermon sur le Jugement dernier (1652).


6.
102 VIEIRA

IV

Dans cette âme si ardente, si haute, si fière,


il y a —^ et c'est ce qu'on ne saurait assez ad-
mirer — des trésors de douceur et de bonté.
« Aucun philanthrope moderne, dit le P. Bruc-
kerj n'a égalé Antonio Vieira, par le zèle et
l'éloquence en faveur des races inférieures (1).»
II éprouvait, en effet, dans son coeur des attrac-
tions ineffables pour les pauvres, pour les! fai-
bles, pour les délaissés du monde. « Dans la
pauvreté, dit-il, Jésus-Christ a institué comme
un nouveau sacrement; il se substitue aux pau-
vres, les transformant pour ainsi dire en lui par
une sorte de consécration. »
Aussi faiit-il voir comment il parle de l'au-
mône, et quelles pages sublimes la charité lui ins-
pire.

Tout ce que nous donnons aux pauvres, c'est à


Dieu que nous le donnons. Voulez-vous que vos

(1) Dictionnaire apologétique de Jaugey, article : La liberté


des indigènes de VAmérique et les Missionnaires, p. 21-25.
CARACTÈRE 103
biens se multiplient? Partagez-les avec les pauvres.
Dans le monde, il y a deux manières d'accroître
son patrimoine : l'agriculture et le négoce. Cultivez-
vous la terre ? Pour un boisseau de blé que vous se-
mez,vous en retirez deux cents et même plus. L'au-
mône vous fournit les mêmes avantages. Donner
l'aumône, en effet, c'est semer, c'est négocier, mais
d'une manière plus avantageuse encore. Polir semer,
il n'est point de meilleure terre que la main du pau-
vre ; pour négocier, il n'est point meilleur corres-
pondant que Dieu (1) !

Chez Vieira les actes étaient d'accord avec les


paroles. Pauvre volontaire lui-même, il trouvait
cependant de quoi faire des aumônes : « Père
Joseph, disait-il parfois à son ami, le P. J. Soa-
res, compagnon de ses dernières années au Bré-
sil, Père Joseph, nous allons faire aujourd'hui
une bonne affaire : envoyons ce soir notre souper
à Jésus-Christ,qui a faim. » Et, après les rudes
labeurs d'une journée consacrée à la gloire de
Dieu et au salut des âmes, les deux religieux al-
laient prendre leur repos sans avoir rien mangé
depuis midi.
De son dévouement pour les malades, que

(i) Sermon pour le 4* dimanche de Carême (1657).


104 VIEIRA
d'exemples dans sa vie ! Au Maragnon, les lits
venant à manquer à l'hôpital, Vieira donna le
sien. Son exemple fut suivi, et de longtemps
les missionnaires n'eurent que la planche nue
pour lit.
En revenant de Hollande, Vieira apprend qu'un
des mousses de la flotte, âgé de seize ans, se
mourait. Il demande à se rendre auprès de lui. Le
navire qui portait le malade était vieux et déla-
bré. On essaya de dissuader Vieira. Mais toutes
les instances furent inutiles. Vingt jours durant,
il ne quitta ni jour ni nuit le pauvre mousse. Une
violente tempête, qui survint, ne parvint pas à le
lui faire abandonner. Il l'instruisit, le confessa,
lui rendit les plus humbles services, et ne le
quitta qu'après l'avoir vu expirer dans les senti-
ments de la foi la plus vive et de la piété la plus
fervente.
Et que dire des esclaves ? La parole de Vieira,
naturellement forte et incisive devant les puis-
sants du monde, prend des accents maternels
quand il s'adresse à ces malheureux. De ses
trente sermons sur le Rosaire, il en a consacré
trois à instruire et à consoler « ses frères les
noirs ». On voudrait citer en entier le sermon
CARACTÈRE 105

sur la véritable Liberté dans l'esclavage ; mais


il faut se borner : je me contente de quelques ex-
traits, que je résume, en essayant de leur con-
server, autant que possible, l'énergie de l'ori-
ginal.
Sachez, vous tous qui êtes esclaves, que tout en
vous n'est pas esclave. Vos corps sont assujettis et
captifs, c'est vrai. Aussi, je vous plains parce que je
vous aime, et en même temps je vous porte envie :
car, si vous savez profiter de votre humiliation, au
ciel, je devrai élever très haut mes regards pour
atteindre jusqu'à vous. Mais l'âme, la meilleure par-
tie de vous-même, oh ! mes chers enfants, celle-là
est libre! Ni vos maîtres, ni les rois de la terre ne
sauraient la réduire en servitude... Il est pourtant
quelqu'un qui peut la rendre esclave. Connaissez-
vous ce quelqu'un ? Vous regardez autour de vous,
pauvres enfants? Oh! non, non ; fixez vos regards
sur vous-mêmes. C'est vous, vous seuls, qui pouvez
rendre votre âme esclave. Et la chaîne qui vous sert
à la lier, c'est le péché. Oh ! le terrible esclavage que
celui du péché l Pour racheter de l'esclavage du
corps, il suffit de donner, en or ou en argent, ce qu'a
coûté l'esclave vendu. Mais, pour racheter de l'es-
clavage de l'âme, que ne faudra-t-i! pas? Sera-ce
assez d'un million? de deux millions? Tout Torde
Sofala, tout l'argent du Potosi, sera-ce assez ? Quand
toute la mer seraitchangée en argent, et la terre en-
106 VIEIRA
tière en or; quand Dieu créerait un nouveau monde
et mille autres encore d'une matière plus précieuse
que l'or et les plus purs diamants, tout ce prix ne
suffirait pas pour affranchir un instant une seule de
vos âmes de l'esclavage du démon. Voilà pourquoi
il a fallu que le Fils de Dieu prit notre nature et
mourût sur la croix, pour que le prix infini de son
sang pût racheter nos âmes.
Ailleurs, pour leur apprendre comment leur
condition misérable, s'ils savaient la supporter,
pouvait leur valoir une place très élevée dans le
ciel, il leur cite la parole de l'apôtre i Quodcùm-
que facitisexanimooperamini sicut Domino
et non hominibus ; puis, avec une charmante
simplicité, il compare leur état à celui des reli-
gieux les plus parfaits :

Votre pauvreté est plus pauvre que celle des


Frères Mineurs; votre obéissance est plus stricte
que celle îjue nous professons nous-mêmes. Quant
aux abstinences, ce n'est pas seulement le jeûne,
mais les tortures de la faim que vous subissez; vous
ne veillez pas seulement une heure après minuit,
mais souvent la nuit tout entière. Votre règle est
une et multiple, parce que c'est la volonté.ou les vo-
lontés, de vos maîtres. Je ne dirai rien des noms que
l'on vous donne : il est bien question pour vous de
CARACTÈRE 107
.
révérence et de charité ; vous n'avez à attendre qu'af-
fronts et que mépris. Enfin toute religion a une fin,
une vocation et une grâce particulière. La grâce
spéciale de votre ordre, ce sont les châtiments : Usée
est gratta apudDeum ; votre vocation, l'imitation de
la patience du Christ : In hoc vocati eslis quia et
Chrislus passus est ; votre fin... ah ! que les malheu-
reux prêtent ici l'oreille, et ceux aussi qui se croient
heureux ; votre fin, c'est l'héritage éternel comme
récompense de votre humilité et de votre soumission.
Oh ! quel renversement de fortune, et dans le lieu
où les conditions sont à jamais fixées! Pauvre es-
clave, qui gémis sur ton sort, lève la tête, regarde-
moi avec confiance ; je le parle en ce moment au nom
de Dieu. Que penserais-tu de ton sort, si toi, qui sers
ton maître en ce monde pendant quelques années,
tu devais être servi par lui au ciel pendant toute l'é-
ternité? Eh bien, ce serait trop peu. Ce ne seront
pas vos maîtres qui vous serviront au banquet éter-
nel; beaucoup d'entre eux n'y seront peut-être pas
admis. C'est Dieu, Dieu qui a promis avec serment
de vous servir lui-même : Amen dico vobis quod
proecinget se et fàciet illos discumbere et transiens
ministrabil illis. II vous fera asseoir à sa table, vous
pauvres esclaves, et lui, prenant le tablier, vous ser-
vira comme vous serviez ici-bas vos maîtres ! (1) »

(1) Cf. Sermons du 1" dimanche de Carême et 27* du Ro-


saire, passim; et en d'autres endroits des sermons prêches au
Maragnon.
108 VIEIRA
Quelle passion éloquente, mais aussi quels ac-
cents de tendresse !

Vieira portait dans son coeur tous les malheu-


reux ; mais il avait une prédilection pour les pau-
vres sauvages. C'était vers eux qu'il s'était
tourné dès les premiers jours de sa jeunesse re-
ligieuse. Aussi rien ne lui coûtait-il pour gagner.,
ces peuplades au christianisme et à la civilisa-
tion. « Les conquêtes apostoliques, écrit un de!
ses biographes, ou même ses seules courses sur
terre et sur mer, ses traversées alors si lentes de
l'Océan, ses visites onze fois répétéesde toutes
les missions du Maragnon, ses vingt-deux na-
vigations sur des fleuves aussi longs que des
mers, et qu'il fallait, durant des mois entiers, re-
monter à force de rames; enfin, ses quinze mille
lieues, à pied parmi les déserts, et les limites de
la civilisation humaine et du royaume de Jésus-
Christ portées à plus de six cents lieues par delà
les conquêtes de ses glorieux devanciers, jettent
l'esprit dans la stupeur et laissent à peine ima-
CARACTERE 109
giner un seul jour libre pour l'étude ou pour le
repos (1). »
ici, nous devrions reproduire en entier le cé-
lèbre sermon de l'Epiphanie, dont nous avons
parlé plus haut. Citons seulement ces quelques
lignes, où Vieira répond aux colons, qui ac-
cusaient les missionnaires de travailler par in-
térêt :

Si en construisant avec eux leurs églises, dont les


murs sont de la terre, les colonnes des troncs d'ar-
bres, les voûtes des feuilles de palmier, si, dis-je,
nous nous faisons maîtres et ouvriers de celle ar-
chitecture, en leur apprenant nous-mêmes à manier
la scie, le rabot et tous les autres instruments, en
cela, les Indiens travaillent pour Dieu et pour eux ;
mais non, certes, eux pour nous. S'ils nous vien-
nent chercher en canota notre résidence, comme ce
n'est jamais que pour aller, ou catéchiser les fidè-
les, ou administrer les malades, à toute heure du
jour ou.de la nuit, et à des distances de dix, vingt,
trente lieues et plus; en cela, dira-t-on qu'ils nous
rendent service, etquc ce n'est pas nous qui leur ren-
dons service à eux-mêmes? Si nous partons en
grande mission pour la conquête des âmes, que

(1) De Guilhermy, Ménologe de la Compagnie de Jésus, As*


sist. de Port., t. 11, p. 49-50.
7
.
110 VIEIRA

nous fassions roule à pied ou en des embarcations,


nous sommes suivis par de grandes foules en allant,
par de plus grandes encore en revenant; eux et nous,
tous enfin, nous marchons au service delà religion
et de la patrie, pour que l'Église ait plus d'enfants
et la couronne plus de sujets, Or, en pareil cas, ni
ceux que nous amenons, ni ceux que nousrame-
nons, ne nous servent, mais c'est bien nous qui ser-
vons les uns et les autres; et, tous ensemble, nous
travaillons pour les intérêts du roi et ceux de Jésus-
Christ. Et, parce que, dans les villages comme dans
la plaine, on nous voit souvent entourés d'Indiens,
on s'en fait une si fausse idée, qu'au lieu q> con-'
dure que nous leur sommes utiles, on publie que ce
sont eux qui, nous servent (1)... »
Quant aux intérêts matériels, inutile que j'en
parle, puisque tout notre avoir est entre les mains
de nos adversaires. Qu'ils disent eux-mêmes ce qu'ils
ont trouvé dans nos chaumières. Ils y trouvèrent de
l'or et de l'argent, mais seulement l'or et l'argent des
calices cl des ciboires ; ils trouvèrent sur les autels'
des reliquaires,des images; dans les sacristies, des
ornements, non riches et précieux, mais propres et
décents ; dans les cellules, quelques livres, des ca-
téchismes, des bréviaires et des instruments de pé-
nitence; puis, quelques planches en guise de lit; et
dans nos vestiaires, s'il y avait des soutanes et des

(1) Sermon de l'Epiphanie, 2< part et passim.


»
CABACTÈRK 111
manteaux rapiécés, ces vêtements étaient d'un ca-
melot grossier, tels que ceux que vous voyez sur
nous (l),

Parmi les difficultés que trouvait le zèle de


Vieira dans l'évangélisation des Indiens du
Brésil, l'étude des langues barbares était sans
contredit une des plus considérables. Vieira re-
vient très souvent sur ce point. Il nous est resté
de lui deux sermons où ce sujet est longuement
traité, et dans ses oeuvres il y fait fréquemment
allusion. « Il m'est arrivé souvent, écrit-il, d'être
entre un indigène et un interprète, appliquant
l'oreille tantôt à la bouche de l'un, tantôt à la
bouche de l'autre, sans pouvoir distinguer les
voyelles des consonnes : c'est un pêle-mêle de
syllabes, les unes stridentes et sifflantes, les
autres gutturales et dures, celles-ci brèves et
rapides, celles-là longues et bruyantes, n'offrant
toutes à l'oreille qu'une horrible confusion
Si saint Augustin recula devant l'étude du grec,
malgré toutes les facilités offertes par les voca-
bulaires et les règles grammaticales, que sera-ce
d'apprendre le nheengaïba, le juruuna, le ta-

(1) Loco cilato.


ilS YIBIRA

pajo, le teremombêt le maimyanâ, et tant


d'autres langues, dont les noms seuls font
peur(l)!»
Or, malgré ces difficultés, Vieira fil si bien
qu'il composa lui-mômo des catéchismes en six
do ces langues, qui, de son aveu, étaient causai
différentes l'une do l'autre que le portugais l'est
du grec (2)». Lezèlo et l'amour grandissaient
son courage, et les épreuves ne lui étaient rien
quand il s'agissait do faire du bien à ces chères
âmes. .

VI

On ne s'étonnera pas que ce coeur si ouvert et


si tendre ait eu, en amitié, des délicatesses
exquises. Les amis de Vieira ! Quel délicieux
chapitre de la biographie du grand orateur !
En tête il faudrait placer le général de son
ordre, Je.n-Paul Oliva. « Ces deux hommes
illustres, dit M. Carel, étaient bien faits pour se
comprendre. Il semblait qu'ils voulussent jus-

(1) Sermon,du Saint-Esprit (Pentecôte 1656).


(2) Cf. Apologia ao Sancto Officio de Coimbra.
CARACTERE 113
tifier à l'envi l'un de l'autre les nobles paroles
que Vieira avait prononcées en 1655 : « Seuls les
» grands hommes savent estimer et rechercher
» les grands hommes, loin d'en concevoir de
» l'ombrage (l). »
On a souvent cité le mot d'Oliva à propos du
panégyrique do saint Stanislas, quo Vieira
prêcha à Rome, le matin de la fèto, dans l'église
Saint-André du Quirinal. On demandait au
général de la Compagnie s'il fallait imprimer
son sermon du soir avec celui de Vieira : « Sans
doute, répondit-il ; il est bon que mon discours
serve d'ombre à un tel tableau ; il faut qu'on
sache qu'il y a ici un fils plus grand quo son
père. »
C'est le môme sentiment, qui lui faisait écrire
les lignes suivantes dans une lettre adressée à
Vieira lui-même : « Mon fils, si j'avais un re-
proche à vous faire, ce serait de vous montrer
si avare envers vos lecteurs, vous si riche do
grandes et de belles pensées ; ils dévorent tout
ce que vous publiez, et gémissent de co que
vous gardez pour vous seul la plus grosse part...

(I) Corel, op. cit., p. 321.


114 VIBIRA

Tous ici me pressent de faire violence à votre


humilité... Faites donc en sorte quo je ne sois
plus harcelé de telles sollicitations, et donnez au
public toutes vos oeuvres, les moindres comme
les plus considérables ; car il n'en est aucune, où
l'on ne rencontre de ces idées ingénieuse, do ces
pensées fortes et sublimes, qui ne poussent que
dans votre champ (1). »

On ne peut parler des amis de Vieira sans


nommer Jean IY do Portugal : « Je ne dois pas
seulement à la mémoire de Sa Majesté, disait
Vieira lui-môme dans l'éloge funèbre du prince,
ce que tout sujet doit à son Roi ; je lui dois beau-
coup plus, car il a eu pour moi toutes les ten-
dresses d'un père. »
Et dans la suite du discours, il cite des traits
qui montrent jusqu'où, dans ses relations avec
lui, son royal ami portait la familiarité et l'aban-
don. Il laissa en mourant, comme une dernière
marque de sa tendresse et de son admiration
pour Jean IV, cette épitaphe, que le P. de Barros
a retrouvée dans ses papiers :

(!) Barros, Vida, I. l{.


POnTnXÏT-*DE JEAX IV
D'après une gravure de l'époque.
CARACTÈRE il7
POST.ASSEBTAM.PATRI.S.MBERTATEI*
MAlOHI.FFLUITATKAN.KORTlTVrHNK.lN'CKFtTVM
AVITO.SCKI'TRO.LinKIUS.RKUCTO
IOANNES.QVARTVS
lUC.VlCTOH.QVIKSCIT
VIXIT.IN.IMPERÏO.ANNOS.SEXDECW
SIBl SATIS IlOSTIBVS.JilMlVX.NOBIS.PARVM (i)
f

Après l'affection, vraiment paternelle, que


Jean IV témoigna toujours envers le P. Vieira,
on est moins étonné que celui-ci ait été si sen-
sible à l'antipathie de la cour d'Alphonse VI et
et à la froideur du frère de ce dernier monarque,
le roi Pierre II.
Je ne puis parler ici de tous les amis de
Vieira, la liste en serait trop longue, Mais com-
ment ne rien dire du P. Joseph Soares, son
admirateur enthousiaste et son compagnon as-
sidu ? Il ne pouvait consentir à se séparer de lui
et avait obtenu la permission de le suivre par-
tout. « On raconte qu'oubliant ses infirmités, il
veillait sur son maître bien-aimé avec une filiale
(1) « Après avoir reconquis l'indépendance de la patrie, par'
son courage autant que par son bonheur, et laissé le sceptre
de ses ancêtres à ses enfants, Jean IV repose ici victorieux.
Il vécut sur le Irône seize ans : assez pour sa gloire, trop
longtemps pour ses ennemis, bien peu pour nous. •
7.
118 V1B1RA

sollicitude, allant jusqu'à le visiter la nuit et à


lui rendre les plus humbles services (1). » Mal-
gré son^ Age avancé, il remplit auprès de lui
pendant plusieurs années le rôle de secrétaire,

\
et c'est lui qui écrivit la plupart des sermons que
Vieira publia de son vivant.

VII

Pour bien montrer tout ce qu'il y avait de ten-


dresse dans l'âme de Vieira, il resterait à dire
quelques mots de sa piété fervente.
Il aimait à passer de longues heures en ado-
ration devant lé Saint-Sacrement, et pendant sa
dernière maladie, alors qu'il no pouvait sortir
de sa chambre, il répétait souvent qu'il ne re-
grettait que deux choses : le petit livre et le
petit càin (o livrinho e o cantinho) : les livres
qu'il aima toujours et la place qu'il avait choisie
près du saint tabernacle dans l'ombre de la
grande église. La nuit qui suivit le prononcé de
.
la sentence de VInquisitioh de Coïmbre, il là

(t* Carel, Préface, p. vj.


CARACTKRE 119

passa tout entière à genoux devant le Saint-


Sacrement. Le P. Oliva aimait à répéter que
c'était dans lo tabernacle que Vieira puisait ses
plus belles inspirations oratoires.
Pendant qu'il dictait ses ouvrages, il avait
l'habitude d'interrompre son travail chaque fois
que l'horloge sonnait, pour donner quelques mo-
ments à la prière. « Parfois môme, cessant tout
à fait de dicter, il se retirait dans sa cellule, qui
était voisine.
« Un jour lo P. Soares, dans un mouvement
de naïve curiosité, le suivit doucement, et il le
vit prosterné devant son crucifix. »
De son amour de la sainte Vierge il nous a
laissé un magnifiquo témoignage dans ses
oeuvres. Les trente sermons sur le Rosaire sont
le fruit d'un voeu fait pendant un naufrage ; mais
ce n'est pas là le seul tribut de sa piété envers
la Reine du ciel. Dans chacun de ses quinze
volumes de sermons, on en trouve plusieurs en
son honneur.

Telle était cette nature ardente si vivement


éprise de tout ce qui est noble et grand ; et en
même temps, si soumise dans l'humiliation et
120 VIBJrU
les revers, si passionnément attachée à la croix.

Nous avons raconté la vie d'Antonio Vieira et


fait connaître son caractère.
Dans une troisième et dernière partie, nous
essaierons de dire quel grand orateuHl fut, et
de démêler les traits caractéristiques de son élo-
quence.
III
ÉLOQUENCE
Un des plus remarquables théoriciens de la
chaire au commencement du dix-huitième siècle,
le P. Biaise Gisbert, reprochait aux prédicateurs
de son temps de n'être pas populaires. « Je parle
des plus distingués et des plus en réputation
dans le monde, dit-il ; ils ont toutes les autres
qualités de l'orateur à la popularité près. Ils di-
sent des choses toujours raisonnables, toujours
chrétiennes, et ils les disent d'une manière pure,
noble, élevée. Que leur manque-t-il?—De les
dire populairement (1). »
C'est un reproche qu'aucun critique n'a fait à
Vieira. On a regretté avec raison qu'il n'ait pas
pu se débarrasser entièrement du goût de son
époque ; on a relevé çà et là dans ses sermons
des interprétations subtiles, parfois môme arbi-

(1) h Éloquence chrétienne dans ta théorie et dans ta prati-


que, Lyon 1715, p. 167.
124 VIEIRA
traires, des textes bibliques ; on a< toujours re-
connu qu'il était un orateur éminemment popu-
laire.
Telle est, en effet, la qualité maîtresse de son
génie oratoire ; qualité essentielle et fondamen-
tale, s'il est vrai, commeon n'en peut douter, que
les sermons ne sont que des « conversations plus
relevées », pour me servir d'une expression de
Vieira lui-même. C'est pour cela que les Pères
grecs les nommaient 6juXf« et les Latins ser-
mones. • •

Cette qualité d'ailleurs en suppose bien d'au-


1
(

très. Nul n'est vraiment populaire s'il n'est tout


à la fois clair et original, si son style, incisif et
coloré, n'est animé de cette chaleur communica*
tive qui met immédiatement en contact l'orateur
et l'auditoire, et enfin, si on ne sent en lui le souci
d'être utile et pratique, souci qui n'abandonne
jamais le véritable apôtre.

Vieira mettait la clarté au-dessus de tout.


« Le soin que j'ai (eu, dit-il, de ne m'en jamais
SAINT-HOCII. Ancienne Maison Professe.

(Vieira y donna plusieurs sermons.)
ÉLOQUENCE 127
départir, m'a rendu les plus grands services. Si
l'on se mit à m'écouter, c'est surtout parce que
l'on comprenait tout ce que je disais. « Nul au-
teur, dit le savant évoque de Viseu, Alexandre
Lobo, n'a possédé à un plus haut degré le don de
se faire comprendre de tous. Ceux-là mêmes qui
se sont élevés avec le plus de passion contre la
réputation de Vieira ont été forcés d'admirer sa
lucidité constante, soit dans le style, soit dans la
marche de ses discours (1). »
Aussi n'esl-il pas étonnant qu'il se soit si fort
indigné contre le style adopté par les prédica-
teurs de son temps.
f
Le style de la prédication doit être très distinct et
très clair. Ne craignez point pour cela qu'il paraisse
bas. Les étoiles sont très distinctes et très claires ;
elles n'en sont pas pour cela moins élevées... Elles
fournissent des indications au paysan pour sa cul-
ture, au marin pour ses voyages; elles sont pour
l'astronome un sujet d'étude et d'observation. Ceux-
là les comprennent sans savoir lire ni écrire ; celui-
ci, malgré toute sa science, y trouve toujours beau-
coup à apprendre. Tels doivent être nos sermons :
étoiles, que tous voient et que bien peu savent me-

(!) Alexandre Lobo, Discurso historico a crilico.


128 VIEIRA

surer. — Soit, direz-vous; mais un.tel style ne


saurait être le style élégant. — Eh, mon Peu !
quelle perte serait-ce de ne plus rencontrer ce style
malencontreux si usité aujourd'hui, ce style que Ton
trouve éléganj, que j'appelle obscur, qui mériterait
pis encore? Est-ce possible ! Nous sommes Portugais»
nous allons entendre un prédicateur portugais elnous
ne pouvons comprendre ce qu'il dit. 11 y a un lexique
pour le grec, un vocabulaire pour le latin; il en fau-
drait bientôt un aussi pour la chaire. Pour ma part,
j'en ai besoin pour les noms propres. Nos élégants ont
si bien débaptisé les saints qu'ils ne peuvent plus les
citer sans nous proposer une énigme. Le Sceptrèpéni-
lent, YÉvangélisle Apelle, YAigle d'Afrique, YAbeille
deClairvauxAà Pourpre de ffelhléemAa Bouche d'or...
Quels noms étranges! Le « Sceptre pénitent», disent-
ils, est David ; comme si tous les sceptres n'étaient
pas des pénilences ; 1' « Évangélistc Àpelle, » saint
Luc; l1 « Abeille de Clair vaux, » saint Bernard; la
« Pourpre de Bethléem », saint Jérôme; 1' « Aigle
d'Afrique», saint Augustin. Et que répondraient-ils
à qui prétendrait que la Pourpre de Bethléem est
Hérode, que l'Aigle d'Afrique est Scipion ? Si un
avocat citait ainsi les Bartholo et les Baldi, lui con-
fierez^vous votre.procès ? Si un homme parlait ainsi
dans la conversation, ne le tiendriez-vous pas pour
un insensé? Eh bien, ce qui est ridicule dans la con-
versation, ne peut être de mise dans la chaire (1).
ii) Sermon sur la parole de Dieu.
ÉLOQUENCE 129
Clair dans son langage et dans son style,
Vieira ne l'était pas moins dans sa composition.
Il sait bien où il veut aller. Son sermon est une
idée en marche; point d'arrêt, jamais de recul.
Dès l'abord, il marque son but, et il s'avance
vers lui d'un pas ferme et toujours plus rapide.
Le sermon sur la pénitence nous fournit un mer-
veilleux exemple de cette marche lumineuse et
progressive.
On était au quatrième dimanche de l'Avent.
Les trois dimanches précédents, Vieira avait
parlé du jugement de Dieu, du jugement des
hommes et du jugement de chacun sur soi-
même. Le quatrième sermon débute par ces
paroles : « Sans que je le dise, il est bien
entendu que nous allons avoir aujourd'hui un
quatrième jugement. » Puis l'orateur déclare
qu'il parlera du jugement de la pénitence. « De-
vant ce jugement, dit-il, le jugement de soi-
même est redressé, le jugement des hommes
méprisé, le jugement de Dieu révoqué (1). » Le
sujet fixé, Vieira, avec une incomparable éner-
gie, sans le perdre de vue un instant, va, gagnant

(1) Sermon pour te 4* dimanche de l'Avent (1614.)


130 VIEIRA
toujours du terrain jusqu'à la péroraison, où,
avec une vigueur tout apostolique, il serre de si
près l'auditoire, qu'il le force à-se rendre. La
lecture de ces-pages émeut encore et produit
même aujourd'hui des conversions.
Dès l'exorde, on sent qu'il veut faire^violence
au ciel et qu'il ne doute pas d'en obtenir la con-
version des âmes. « C'est aux coeurs, dit-il,
c'est aux coeurs bien plus qu'aux intelligences
que j'en veux aujourd'hui. » Puis, se tournant
vers Notre-Seigneur, il le supplie, il le conjure
de lui accorder une abondante moisson d'âmes.
C'est au dernier sermon que les semeurs de
l'Évangile recueillent la moisson, c'est leur
mois d'août. Faudra-t-il se retirer, les mains
vides? Le prédicateur peut-il se contenter de
quelques fleurs de mai ? Non ; ce sont des fruits
qu'il demande. Dieu ne peut pas refuser de
l'entendre! « Oui, Seigneur, j'ai foi en vous ;
ici comme ailleurs, aujourd'hui comme jadis,
nous verrons les effets de votre grâce. »
Armé de cette confiance, l'orateur marche à la
conquête de la place dont il veut s'emparer et
qu'il vise uniquement : le coeur. D'abord le
jugement de la pénitence nous fait corriger le
ÉLOQUENCE 131
jugement que nous portons sur nous-même.
Pourquoi ? Parce qu'il nou? arrache le bandeau
des yeux et qu'il nous met en face de nous-
même : statuant te contra faciem tuam. Rien
n'est plus puissant pour faire changer les juge-
ments que la vanité nous suggère que la con-
naissance de nos propres péchés. :

Dar rf cette première attaquej l'orateur a déjà


entamé les murs de la citadelle, en se servant
des secours que les assiégés eux-mêmes lui
fournissent. C'est par la vue de leurs propres
péchés, en effet, que les pécheurs sont ébranlés.
Us se défendent pourtant : « S'ils changeaient,
que dirait-on ? » Le respect humain est le bou-
clier qui arrête les coups des apôtres de Dieu, et
de Dieu lui-même, car on repousse Dieu comme
s'il était un ennemi.
Mais l'orateur poursuit. Quand on se connaît
bien soi-même et qu'on sait ce qu'on vaut,
quelle valeur peuvent avoir les jugements des
hommes et quel cas en peut-on faire? « Celui
qui songe sérieusement à satisfaire pour ses
péchés et à mériter de Dieu un jugement favo -
rable, que lui importe le jugement des hommes? »
Si on le condamne, il s'en réjouit, puisque par
132 VIEIRA.

là il peut expier ses fautes : -— Lorsque David


était poursuivi par Séméï, « il donna ordre de
ne pas l'inquiéter et de le laisser continuer ses
propos injurieux. Les injures sont la musique
des pénitents ». Pour prouver cette vérité, les
exemples abondent dans l'Écriture, et Vieira les
cite avec son ingéniosité habituelle.
Les raisons se présentent aussi sur ses lèvres
si fortes et si nombreuses, qu'il ne peut se
donner le temps de les développer.- C'est une
charge impétueuse à laquelle rien ne peut ré-
sister. - »
J '

Voici enfin l'assaut définitif. — A quoi bon


corriger le jugement que je porte s\ir moi-même
et mépriser celui des autres, s'il reste encore le
jugement de Dieu, qui pour mes crimes passés
me condamne? Le tribunal de Dieu est le tri-
bunal suprême au-dessus duquel il n'y en a pas
d'autre où je puisse faire appel. — Ici Vieira se
surpasse lui-même, et il est peu de pages plus
sublimes que celles où il nous dépeint le pécheur
en appelant du tribunal de Dieu au tribunal de
la pénitence, ou, mieux encore, de la justice de
Dieu à sa miséricorde. — Le prophète Jonas par-
court les rues de Ninive, pour lui annoncer de
LISBONNE.
— Eglise Saint-Yinccnl.
(Vieira y prêcha plusieurs fois.)
ÉLOQUENCE 135
la part de Dieu sa destruction prochaine. Sur
ses pas suit l'envoyé du roi, en habits de deuil,
levant les mains au ciel et demandant à Dieu
pitié et miséricorde pour le peuple. Dans cette
lutte, c'est le roi qui l'emporte. Les Ninivites en
ont appelé de Dieu à eux-mêmes, de ses menaces
à leur pénitence, et la miséricorde triomphe de
la justice.
Après ces trois assauts, il ne reste qu'à ouvrir
.
la brèche, et à emporter la place. C'est ce que
fait Vieira dans sa péroraison, véritable chef-
d'oeuvre d'éloquence apostolique. Il y développe
avec une insistance saintement importune le
mot d'Augustin : « Si aliquando, cur pion
modo; si une fois, pourquoi pas tout de
suite ? »
Le zèle du prédicateur porta ses fruits ; l'his-
toire nous a conservé le souvenir des nombreux
retours et du renouvellement de ferveur reli-
gieuse, auxquels ce sermon donna lieu. Aujour-
d'hui encore cette éloquence claire, mâle, inci-
sive, nous émeut. Elle a dans son allure quelque
chose de rapide et de triomphant qui entraine le
lecteur et le pousse en avant sans un instant de
relâche.
136 VIEIRA
Telle est au fond la méthode de Vieira et son
genre de composition. Son discours est une idée
qui se développe d'une manière progressive et
en quelque sorte organique. Le sermon, que
nous venons d'analyser, est divisé en trois par-
ties bien distinctes. C'est l'exception dans les
sermons de l'orateur portugais. Il ne développe
habituellement qu'une idée, mais sa marche est
si claire et si logique qu'on le suit sans effort.
Tout cela parait coulé d'un seul jet. De là cette
unité rigoureuse' et forte, qui n'exclut ni la
variété ni l'abondance, et qui donne vraiment
l'impression de la vie :

L'arbre, dit Vieira, a des racines, un trOnc, des


branches, des feuilles, des tiges, des fleurs, des
fruits. Ainsi en doit-il être du sermon ; il doit avoir
des racines profondes, parce qu'il doit être fondé
sur l'Évangile ; il doit avoir un tronc, c'est-à-dire ne
traiter qu'un seul sujet; de ce tronc doivent naitre
diverses branches, c'est-à-dire les diverses divi-
sions du même sujet; et ces branches doivent être
non dénudées, mais ornées de feuilles, qui sont les
paroles ; il faut qu'il y ait des tiges, ce sont les verges
qui frappent les vices ; il faut qu'il y ait des Heurs,
à savoir, des pensées neuves et délicates; enfin il
faut qu'il y ait du fruit,! car le fruit est le but de tout
ÉLOQUENCE 137

le sermon... Ainsi, en un tel arbre, qu'à bon droit


nous pourrions appeler l'arbre de vie, il doit y avoir
l'utilité du fruit, la beauté des fleurs, la vigueur des
verges, l'ornement du feuillage, la nervure des bran-
ches ; mais le tout naissant d'un seul tronc, et encore
celui-ci ayant ses racines non en l'air mais dans la
profondeur de l'Évangile. Voilà ce que doivent être
nos sermons ; voilà ce qu'ils ne sont pas ; aussi n'est-
il pas étonnant qu'ils ne portent pas de fruits (1).

Vieille théorie, dira-t-on, et banale. Elle est


vieille, en effet, comme la raison, et banale
comme elle. Mais toute banale qu'elle est, cette
théorie a fait de Vieira le plus personnel, le plus
original, le plus savoureux de nos orateurs.

Le prédicateur, dit-il, doit tout d'abord se bien


saisir du sujet ; il doit le définir afin qu'on le con-
naisse, le diviser pour qu'on le distingue; il doit le
prouver par l'Écriture, le développer par la raison,
l'appuyer par des exemples, l'éclairer par des consi-
dérations tirées des causes, des effets, des conve-
nances. 11 faut ensuite réfuter les objections, se résu-
mer, conclure, persuader, finir. Voilà ce que c'est
qu'un sermon ; voilà ce que c'est que prêcher. Faire
autrement ce n'est que parler d'un lieu plus élevé (2)*
(I) Sermon sur la parole de Dieu.
(2)JA/rf.

. 8.
i38 VIF4BA

Et c'est i'oralour le plus ennemi des procédés


gçoiastiques on chaire qui a écrit ces lignes!
Ç^eâi tjtie ces règles ne sauraient vieillir î les
oublier ç'esj ïGiiOiiçer à l'ampleur, et celle-ci est
Une condition indispensable de la clarté. On ne
saurait être vraiment compris des autres, si l'on
no vise à bieit achever sa pensée ; voulez-vous
être lucide? soyez complet.

II
1
'
A ta clarté, Vfë'ra savait joindre une origina-
lité de bon aloi. Cette seconde qualité n'est pas
moins nécessaire à l'orateur que la première. Si
par la clarté il se fait entendre, c'est par l'origi-
nalité qu'il se fait écouter. C'est par là que
Vieira tenait son auditoire sans cesse en éveil.
« Vieira, écrit M. Carel, posséda au plus haut
degré le don d'être soi. Ouvrez ses oeuvres au
premier endroit venu, il n'est guère possible
d'en lire quelques lignes sans se sentir aussitôt
captivé, tant l'écrivain y a laissé son empreinte.
Peu d'orateurs sont aussi capables de développer
le talent et l'originalité. De notre grand évêque
ÉLOQUENCE 139
il a la force, la hardiesse et la profondeur, et ce
coup d'oeil du génie qui trace dans les Écritures
un profond sillon de lumière (i). » Pour se con-
vaincre que cette appréciation est juste, il suffit
de jeter un coup d'oeil sur les sujets de ses
sermons.
En 1647, il prêche pour la fête annuelle de la
Confrérie de la Miséricorde à l'église de l'hô-
pital de Lisbonne. Le Très Saint-Sacrement est
exposé. L'Evangile du jour lui fournit les paroles
de son texte : Beati pauperes, béait miséri-
cordes. 11 fait voir à ses auditeurs la présence
de Jésus-Christ dans la personne du pauvre,
comme en une seconde Eucharistie, instituée dans
dans le but de béatifier la pauvreté par le soula-
gement de ses souffrances : beati paupcrcs, et
de béatifier la miséricorde par l'exercice de la
charité : beati miséricordes.
Un jour, on l'invite à prêcher sur le Saint
Sacrement dans l'église de l'Espérance :
i
Que la foi se sent heureuse aujourd'hui, s'écrie
l'orateur; qu'elle se sent heureuse, la charité I La foi
est appelée à croire le plus sublime, le plus profond,

(1) Carel, Vieira, sa vie et ses oeuvres, chap. v, p. 74.


140 VIEIRA

le plus caché des mystères, et la charité à s'unir à


Dieu de l'union la plus intime et la plus aimante.
L'espérance seule semble ne pouvoir être heureuse,
parce que l'Eucharistie lui cache ce qu'elle désire,
lui retire ce qu'elle poursuit et dans la présence même
semble lui rendre absent celui qu'elle espère. Eh
bien, ces plaintes amoureuses de l'espérance fe-
ront le sujet de notre discours, et nous verrons, pour
la gloire de Jésus-Uostie que ce divin Sacrement
n'est pas moins le mystère de l'espérance que celui
de la foi et de la charité !

Une autre fois, il prêche la fête du Cprpus'


Christi au couvent de l'Incarnation. Voici son
sujet : « Comme par l'Incarnation, la divinité se
dépouilla pour ainsi dire des attributs de Dieu,
pour revêtir des propriétés d'un corps ; ainsi,
dans l'Eucharistie, le corps lui-même de Jésus-
Christ se dépouilla des propriétés de corps et se
revêtit des attributs de Dieu. » /
On voit, sans que nous ayons besoin d'y
insister, l'originalité puissante de ces larges
aperçus. C'est pour cela, sans doute, que Vieira
est si fécond. Chacun de ses discours est si
nourri qu'il parait épuiser la matière. Il peut
pourtant le recommencer indéfiniment sans se
MSltOWE
Portail de l'ancienne Eglise île l'Hôpital de la Miséricorde.
BLC^UENCB 143
répéter jamais. Il a trente sermons sur le Rosaire,
dix-huit sur saint François Xavier, quatorze sur
la Sainte Eucharistie, huit sur le Lavement
des Pieds, quatre sur les Tentations au dé-
sert, etc., etc.
i
Mais, bien mieux encore que dans le plan, c'est
dans les applications et le détail que l'originalité
de Vieira se donne libre carrière. Les pensées
les plus connues reprennent chez lui un air de
nouveauté.

Lorsque je considère ce qui se pratique commu-


nément, je ne puis assez m'étonner de l'horreur
qu'ont les hommes pour la mort temporelle et du
peu de crainte qu'ils semblent avoir de la mort éter-
nelle... O morts! ô morts! venez désabuser ces
vivants. Dites-nous quelles pensées, quels sentiments
étaient les vôtres lorsque vous êtes entrés et sortis
par les portes de la mort... La mort a deux portes :
qui exaltas me de portis morlis : l'une de verre par
laquelle on sort de la vie ; l'autre de diamant par
laquelle on entre dans l'éternité. Entre ces deux
portes se trouve subitement l'homme au moment de
la mort, ne pouvant revenir sur ses pas, ni s'arrêter
ni fuir, mais n'ayant plus qu'à entrer, où? il ne le
sait... Oh! le pas redoutable ! le moment terrible !...
U* VIBIRA
Mais ce qui est si terrible dans la mojrt, ce n'est point
la fin de la vie, mais le commencement de l'éternité ;
ce n'est point la porte par où l'on sort, c'est celle par
où l'on entre : au-dessus de soi le ciel, au dessous de
de soi l'enfer, et au dedans de soi — quelle alter-
native (1).

Cette originalité se. fait sentir aussi dans les


remarques inattendues et pleines d'à*propos que
lui suggèrent les paraphrases bibliques :

David pécha avec Bethsabée ; peu de temps aprèsV


vint le prophète Nathan, qui lui mit devant, les yeux ,
le grand mal qu'il avait fait. David reconnut sa fauté
et dit : Peecaoi : « J'ai péché » ; et, au même moment
de la part de Dieu, le prophète lui donna l'absolution
de son péché: Domimts quoque translulit peccalum
iuum (If. Reg., xu, 13). Saiil pécha par désobéis-
sance, en ne sacrifiant pas toutes les dépouilles ;
vint aussi un prophète, Samuel, qui l'avertit que sa
faute avait grandement déplu à Dieu; Saiil se recon-
nut, et dit: Peccavi : « J'ai péché » ; mais, ni le pro-
phète ne lui répond qu'il était pardonné, ni, de fait,
Dieu ne luipardonna. Ce sont là, dans la sainte Écri-
ture, deux faits bien frappants, à raison de la diffé-
rence des suites '• David était roi, Saul aussi était
roi ; David pécha, Saiil pécha ; David est averti par

(1) Sermon pour l£ Mercredi des Gendres (Rome, 1610).


ÉLOQUENCE i45
un prophète, Saul est averti par un prophète; David
dit : Peecaoi: « J'ai péché » ; Saul dit : Peecaoi : « J'ai
péché ». Or, entre les deux cas, telle étant la ressem-
blance, pourquoi donc Dieu pardonne t-il à David,
et pas à Saiil? Si un peccavi suffît à David, pourquoi
un peccavi m suffit-il pas à Saiil ? La raison litté-
rale que donnent les docteurs, c'est que h peecaoi de
David fut dit du fond du coeur, tandis que le peccavi
de Saiil fut dit seulement de la bouche ; la pénitence
de David était une pénitence sincère, et la pénitence
de Saiil une pénitence fausse... Très bien dit ; mais
comment le prouve-t-on ? D'où conclure que la péni-
tence de Saiil fut fausse? D'où conclure que son pee-
caoi fut dit de bouche et non du fond du coeur? C'est
ce que ne disent pas les docteurs; mais moi je le
dirai, ou plutôt le texte lui-même le dira. Lorsque
David eut dit: Peecaoi, il ajouta ces paroles: Sed
honora me coram senioribus populi mei : « J'ai péché,
c'est vrai, mais vous, Samuel, prenez garde de com-
promettre ma réputation devant les anciens de mon
peuple. » Ah oui! Saiil et vous-mêmes qui m'écoutez,
après avoir dit: Peecaoi, vous en êtes donc encore à
songer à votre réputation, et à faire cas de ce que
les hommes diront pu ne diront pas de vous? C'est
signe que votre pénitence n'est pas une vraie péni-
tence, que ce peecaoi est sorti de la bouche et non du
coeur (1).

(1) Sermon sur la Pénitence (chapelle royale, 1641).


• 9
14d VIEIRA.

A rechercher ainsi le détail curieux, on risque


d'en rencontrer d'étranges, et à fuir toujours les
sentiers battus on s'expose à s'égarer. L'écueil
de l'originalité, c'est la recherche et le mauvais
goût. Vieira-n'a pas toujours su l'éviter. Il n'est
jamais banal, mais il ne sait pas rester toujours
simple et naturel. Il vivait à l'époque où le gon-
gorisme régnait en Portugal. Il faut avoir par-
couru les collections de sermonnaires du temps
pour comprendre dans quels excès on était
tombé.
Vieira combattit avec son énergie et sa vivacité
habituelles cette dépravation du goût, qui, trop
souvent, compromettait la dignité de la parole
divine. Sous la sévérité du critique et du lettré,
on sent frémir l'indignation de l'apôtre. — « On
fait un mérite à notre pays et à notre siècle
d'avoir banni la comédie ; c'est à tort, car, en
vérité, 'elle n'a pas disparu, elle n'a fait que'
changer de place : du théâtre elle est montée
dans la chaire ! » Et ailleurs : « De la bouche de
cet homme au costume austère voici qu'on
entend sortir une voix mielleuse et affectée, qui,
s'accompagnant de gracieux sourires, com-
mence... à quoi faire ? A réclamerl'indulgence, à
ÉLOQUENCE 147

provoquer des encouragements, à multiplier à


l'adresse de son auditoire les paroles flatteuses ;
puis à faire briller des aurores, à creuser de
sombres vallons, à dresser de vertes collines
qu'il émaille de fleurs et sur lesquelles il fait
passer des senteurs pénétrantes... et mille autres
indignités de ce genre!... Puisque nous sommes
décidés à transformer la chaire en théâtre, ne
pouvons-nous du moins y bien jouer notre rôle ?
Au théâtre, le roi s'habille en roi et il parle en
roi ; le paysan s'habille en paysan et il parle en
paysan, mais un prédicateur, être habillé en reli-
gieux, et parler comme... je ne dirai pas le mot
par respect pour le lieu saint ! » — Puis, sou-
venir bien propre à impressionnerl'auditoire, se
reportant à ses prédécesseurs, il s'écrie : « En
cette chaire, où je me trouve maintenant, a
prêché saint François Xavier ; en cette chaire a
prêché saint François de Borgia ; je porte leur
habit ; quoique leur sainteté me manque, pour-
quoi n'enseignerais-je pas leur doctrine (1) ? »

Ces lignes nous font entrevoir quel était au

(1) Sein.on sur ta parole de Dieu.


148 VIEIRA
dix-septième siècle en Portugal le langage et le
ton des prédicateurs. Les défauts qu'il poursui-
vait de ses critiques indignées, Vieira sans doute
a su les éviter. Il est trop véritablement apôtre
et trop soucieux du salut des âmes pour y tomber.
Mais le besoin même de s'accommoder à un audi-
toire, dont il fallait gagner la bienveillance et
retenir l'attention, lui a fait faire des sacrifices
qui devaient lui coûter. Il le déclare lui-même en
plusieursendroits de sa correspondance. Quelque
ingéniosité qu'il y déploie et même quelque talent
qu'il y mette, nous ne pouvons nous empèchW de
trouver singulier le sermon qu'il adresse aux
poissons et les remontrances dont il accable la
mère des apôtres Jacques et Jean. Cela lui
fournit sans doute l'occasion et lui donne la li-
berté de démasquer les solliciteurs qui se pres-
saient au pied de sa chaire et de les flageller de
dures vérités; mais si le procédé est commode et
même habile, il faut bien reconnaître qu'il n'est
pas du meilleur goût.
Église de la Compagnie à Sanlarem.
Vieira y prêcha pour la prise de possession du Collège.
KLOQUENCB 151

111

Est-il bien nécessaire dédire qu'un des carac-


tères de l'éloquence de Vieira était une variété
merveilleuse. La monotonie est une marque d'in-
digence, et Vieira était d'une richesse et d'une
fécondité qui dépassent toute imagination.
Voyez ses exordes. Tantôt il aborde son sujet
avec une brusquerie qui donne à son sermon les
allures d'une harangue militaire :

Du temps, dit-il, où les cours étaient plus chré-


tiennes, où les prédicateurs moins hommes de cour;
du temps où l'on faisait moins de cas des bonnes
grâces des auditeurs, pour qu'eux-mêmes fissent
plus de cas de la grâce de Dieu ; du temps où l'en-
seignement qu'on tirait de l'Évangile était un en-
semble de vérités solides et non un amas de vaines
subtilités; du temps enfin où les précurseurs de
Jésus-Christ appelaientles pêcheurs sur les bords du
Jourdain et les conduisaient aux fontaines des Sa-
crements ; le sujet auquel donnaient lieu les paroles
de mon texte, c'était la confession. Ce vieil usage,
je veux aujourd'hui le ressusciter. Demandons à
152 VIEIRA
Marie pour vous tous la patience, pour moi le cou-
rage qu'exige une pareille matière. Ave Maria (1) !

Voilà bien un exorde à la Spartiate.


Tantôt, au contraire, sa phrase ample et
colorée se déroule avec une majesté incompa-
rable, comme dans le discours qu'il prononça
pour détourner les Romains des folies du car-
naval.

7entât vos Dominus Deus vester uipalam fiât utrum


diligatis eum an non. Aujourd'hui,.ô Tibre,sur tes
rives si fières des palais qui les couvrent, lu vois un ^
spectacle plus grand que celui que vit autrefois le
Jourdain dans les solitudes de son désert, lorsque le
démon tenta le Christ. Là Dieu est tenté; ici Dieu est
tentateur: Tentai vos Dominus Deus vester. Aujour-
d'hui, ô Rome, sur tes places publiques et dans tes
temples, tu vois un spectacle plus grand que celui
que voyait autrefois ton barbare amphithéâtre, lors-
que les fils aînés du Christianisme étaient jetés aux'
bêtes. Là, au milieu de tous les genres de supplices
et de mort se déclarait la foi; ici, au milieu de toutes
sortes de jeux et de divertissements se déclare l'a-
mour : Ul palam fiai utrum diligatis eum an non. Le
démon, le monde, la chair, en ces jours nous ten-

(1) Sermon pour le 3* dimanche de Carême (chapelle royale,


j
1655).
ÉLOQUENCE 153
tent plus que jamais. Dieu aussi veut nous tenter.
Pourquoi sort-il de ses tabernacles? Pourquoi s'ex-
pose-t-il en public, si ce n'est pour tenter publique-
ment lui aussi, en ces jours de tentations publiques,
et faire connaître ses vrais amis ? Mais, ô faiblesse
de notre foi? ô lâcheté de nos coeurs! Cette année
ressemblera-t-elle à celles qui l'ont précédée? Une
fois encore sera-ce vous, Seigneur, le délaissé, tan-
dis que le monde est recherché ? Une fois encore, ô
Jésus, resterez-vous presque seul tandis que Rome
entière sera au Corso et aux théâtres (1)?

Les théâtres et le Corso cette fois demeurèrent


presque déserts. La foule se porta dans les églises
pour y faire amende honorable au Très Saint-
Sacrement et l'aftluence fut telle autour de la
chaire de Vieira qu'elle envahit toutes les parties
•de la Basilique et ses alentours. L'orateur étran-
ger compta dans son aud!l.ûre jusqu'à dix-neuf
cardinaux.

La variété surprenante dont nous venons de


parler se reflète dans tout le style de Vieira.
Tantôt il est majestueux et grave, comme la
pensée qu'il exprime ; tantôt rapide et alerte,

(1) Sermon de la Quinquagésime (Rome, 1674).


9.
154 VIEIRA
mélancolique ou gracieux, impétueùxou calme ;
souvent coupé et sentencieux à la manière des
Tacite, plus souvent encore simple et familier
avec tout l'abandon d'une causerie. Cette variété
dans la formé du discours était du reste imposée
à Vieira par la variété même de ses auditoires.
« Nul orateur, dit l'Italien Bonucci, n'a mérité
plus que Vieira le titre de prédicateur de circons-
tance (i). »
Prédicateur des rois et des papes, commepère
de ces pauvres gisant dans l'indigence et la
misère, près desquels, malgré ses talents, il
passa une partie de sa vie, il trouve tout natu-
rellement le ton qui convient à tous. A Rome,
aux monsignori et autres prélats et ecclésias-
tiques, il parle sur l'ambition cléricale. Aux car-
dinaux, àl'occasiond'une promotion de nouveaux
membres .pour le Sacré-Collège, le jour où se
célèbre la fête de saint Barthélémy, il rappelle
l'élection des apôtres et il indique les motifs qui
doiventdéterminerle choixdesprincesde l'Église.
Le sermon sur saint Pierre fut adressé à une
assemblée exclusivement composée de prêtres.

(1) Bonucci, Histoire d'Alphonse I".


ÉLOQUENCE 155
Il leur montre le prêtre enquelque sorte divinisé,
recevant de chacune des Personnes de la sainte
Trinité la participation de ses attributs per-
sonnels. Les Carmes, les Trinitaires, les Cister-
ciens, entendent tour à tour le prédicateur jésuite
célébrerles louanges de leurs familles religieuses
et stimuler au besoin leur ferveur.
Aux religieuses du Couvent royald'Odivellas,
il prêche pour le troisième dimanche de Carême,
connu en Portugal sous le nom de Dimanche
du démon muet, à cause de l'évangile du jour.
Vieira se demande quel peut être pour les reli-
gieuses le véritable démon muet. — « Beaucoup
d'entre vous, dit-il, vous l'avez laissé dans vos
cellules en venant ici, et vous l'y retrouverez au
retour. » Le sermon tout entier, — fine étude
de psychologie, qui aujourd'hui serait heureuse-
ment moins nécessaire devant un pareil audi-
toire mais qui était alors, parait-il, d'une
,
actualité irrécusable, —le sermon tout entier
traite de ce tentateur muet de la vanité féminine
qui s'appelle le miroir.
Au Brésil, une nouvelle dévotion s'était in-
troduite parmi les dames de la haute société
portugaise. C'était la récitation du Bréviaire.
156, VIEIRA
Bien des pratiques de dévotion, le Rosaire entre
autres, en souffraient. Vieira prit la défense du
Rosaire «récité en bon portugais intelligible »,
contre ces « longues prières mal prononcées et
encore plus mal comprises ». La vanité y trouve
peut-être son compte, mais la vraie dévotion n'a
qu'à y perdre.
Au scolasticat des Jésuites, à Bahia, il an-
noncé la permissionaccordée parleR. P. Général
de sacrifier les brillantes études du long cours
théologique, pour aller plus vite se dévouer à
l'évangélisation des Indiens. Ce sermon renferme
de très belles pages sur le zèle et l'humilité. —
Une autre fois, c'est l'étude des langues qui lui
inspire un nouveau discours prononcé devant la
même communauté pour la fête de la Pentecôte.,
— Le jourde Sainte-Barbe, c'est un panégyrique
tout militaire qu'il adresse aux soldats d'artil-
lerie. — Dans le discours qu'il prononce, devant
les médecins de Lisbonne, pour la fête de saint
Luc, leur patron, il n'est question que de remèdes
et guérisons, et il émeut si fortement leur cons-
cience qu'il fait bienvoir que, malgré son âge peu
avancé, (1) il est déjà un grand médecin des âmes.
(1) Vieira n'était alori âgé que de trente-six ans.
ÉLOQUENCE 157
Je serais infini si je voulais seulement énu-
mérer tous les groupes sociaux qui écoutèrent sa
parole.

IV

A la variété s'ajoute le coloris. Vieira avait


dans le tour d'esprit quelque chose de biblique.
Ses sermons abondent en images pittoresques
ou hardies. Plus d'une fois le lecteur éprouve je
ne sais quel sentiment de surprise, « comme le
voyageur, dit M. Carel, en présence de Saint-
Marc, de Venise. Est-il en Orient? Est-il en
Occident ? Il est souvent dans les deux pays à
la fois, tant les genres et les styles se rappro-
chent et se mêlent (1) ».
L'allégorie et l'apologue sont familiers à
Vieira, et il les manie avec une élégance que La
Fontaine ne dédaignerait pas. Un jour il parlait
contre ceux qui ne sont jamais contents de leur
position et qui aspirent sans cesse à monter.

(I) Op. cit., p 92.


158 VIEIRA.

Eh l mon Dieu! s'écrie l'orateur, que d'hommes se


sentiraient heureux s'ils savaient chercher dans leur
sphère les termes de comparaison.! Vherbe géante
(c'est le nom portugais du tournesol) est si recon-
naissante envers le soleil, que du matin au soir elle
le regarde, l'accompagne, le salue. Pourquoi tous ces
remerciements? N'ya-t-il pas des arbres, et en grand
nombre, qui reçoivent du soleil bien plus que toi?
— C'est que je sais rester dans ma sphère. Les arbres
sont plus grands que moi ; maisje suis herbe, et nulle
n'est plus redevable que moi au soleil, parce qu'il me
fit la géante des herbes. — Elle est bien frappante,
la mélancolie du cyprès, triste malgré sa grandeur.
Si du haut de sa cime il voyait à ses pieds le peuple
des plantes et même l'aristocratie des arbres qui
sont loin de l'atteindre, il semble qu'il devrait en
concevoir de la joie et de l'orgueil. Mais on dirait
que de là-haut il découvre les cèdres du Liban, et,
comme il voit que la nature les a faits tours, il vit
mécontent de n'être que pyramide (1).

Si l'on excepte l'allusion finale, un peu trop


recherchée, ces images nous paraissent, à nous
Portugais, tout à la fois belles et frappantes ; à
des lecteurs français, leur étrangeté même leur

(1) Sermon pour le 3* dimanche de l'Àvent (1644).


ELOQUENCE 159
donnera peut-être de la saveur. Il y a là comm e
un ressouvenir de l'Orient et de la Bible.

Vieira est vraiment biblique par la vigueur de


sa pensée et la brièveté lumineuse de ses raison-
nements. — « Hérode sur le trône et Jean-Bap-
tiste dans les fers? Donc, messieurs, il y a une
autre vie! » Et ailleurs : « O grandeur, ô subli-
mité du pauvre ! plus il est nu, plus Dieu le revêt
de sa divinité! »
Il a avec Dieu des audaces de langage et des
familiarités saintes qui rappellent les patriarches
et les voyants d'Israël. Bahia était assiégée par
les Hollandais, et depuis longtemps dans cette
ville on multipliait les prières. Le siège se pro-
longeait toujours. C'est alors que Vieira, qui
avait prêché plusieurs fois sur la pénitence, dé-
clare que désormais il ne veut plus s'adresser
qu'à Dieu. C'est lui qu'il veut convertir et con-
traindre à venir au secours de son peuple. Il
lutte corps à corps avec le Tout-Puissant, comme
un autre Jacob ; il gourmande le Seigneur et lui
arrache la foudre des mains. On voudrait citer
en entier cette pièce sans pareille. Contentons-
nous d'un passage.
160 VIEIRA
Cur Domine irascilur furor luus contra populum
luum? Et pourquoi, Seigneur, cette indisposition
contre votre peuple? vous dirai-je avec Moïse. Ah!
je le sais. De même que pour Israël, il ne manque
pas dans nos crimes de motifs à votre colère. Mais
ne pourrons-nous pas dire, comme Moïse, pour dé-
sarmer votre courroux : iVe, quaeso,dicant,/Egyplii :
Callide eduxit eos ut interficeret in monlibus et dele-
ret a terra? Je ne vous dirai pas, Seigneur : iVe,
quaeso, dicant ; je vous dirai : Écoutez ce qu'ils di-
sent déjà. L'hérétique a déjà déclaré bien ..jûit que
c'est à la fausseté de noire culte qu'il doit votre pro-
tection et ses victoires. Est-il possible que nos châ-
timents soient l'occasion de blasphèmes contre! votre
saint Nom? Que deviendront les Indiens récemment
convertis ? Qu'en penseront les païens qui nous en-
tendent encore? Ces peuples sont-ils capables de
sonder la profondeur de vos jugements? Cur iras-
citur furor luus?... Ne pouvons-nous pas nous écrier
avec Josué : Ifeu, Domine Deus! quid voluisli tradu-
cere populum istum Jordanemut traderestn manus
Amorrhdei? Pourquoi nous avez-vous appelés dans
ces contrées, où depuis tant d'années le Portugal fait
bénir et adorer votre nom? Ëtait-ce pour préparer
les voies aux Hollandais? L'hérétique vous a-t-il donc
rendu de si grands services?Vous ne nous avez donc
tirés de nos contrées que pour être ses défricheurs,
pour lui bâtir des villes, pour l'enrichir de nos tra-
vaux? Utinam remqnsissemus trans Jordanem /...
ELOQUENCE 161
Mais enfin, Seigneur, si vous avez décidé notre perte,
embrasez, détruisez, réduisez-nous tous en pous-
sière! Mais, le Portugal ainsi abattu ne pourra-t-il
pas vous dire, commejadis votre serviteur Job: Ecce
nunc inpuloere dormiam et si mane me quaesieris non
subsistant? Nous voici ensevelis dans le tombeau et
réduits en poussière. Mais, si un jour vous plongez
votre regard dans les forêts du Brésil pour chercher
vos Portugais, où seront-ils alors? La Hollande,
sans doute, vous donnera des conquérants aposto-
liques qui portent par toute la terre, au péril de leur
vie, l'étendard de la croix ! La Hollande vous four-
nira un séminaire de prédicateurs, qui courront ar-
roser de leur sang les contrées barbares pour les
intérêts de la foi ! La Hollande vous bâtira des tem-
ples! La Hollande vous élèvera des autels! La Hol-
lande consacrera des prêtres et offrira le sacrifice
de votre- corps sacré!... Si mane me quaesieris non
subsistam !
Mais ce n'est pas tout. Rien n'est caché à votre
science infinie ; vous voyez aussi bien ce qui est et
ce qui fut, que ce qui sera ou serait peut-être. Eh
bien! regardez, Seigneur, ce qui se passerait si
Bahîa tombait entre les mains des Hollandais. Les
voilà qui entrent dans celte ville avec la fureur des
•conquérants, avec la rage des hérétiques. Entendez
les gémissements et les pleurs des vieillards, des
femmes, des enfants ! Seriez-vous sourd aux cris de
l'innocence? Ne voyez-vous pas le sang de vos reli-
162 VIEIRA

gieuxetde vos prêtres rougissantles autels où ils se


sont réfugiés? Mais ce n'est point là, ô mon Dieu, ce
qu'il y a de plus douloureux pour nos coeurs! Ceque
notre piété rie peut prévoir sans déchirements, c'est
que vous même n'échapperez pas à leurs violences.
L'hérétique forcera les portes de cette église, il ar-
rachera de l'autel cette custode, où nos regards ai-
maient à vous contempler, où nos coeurs aimaient à
vous adorer. Les hosties seront foulées aux pieds ;
les vases sacrés, que votre sang a remplis, serviront
à leurs orgies ; vos autels seront renversés et les
statues de vos saints seront insultées, brisées, mises
au feu! Des mains sacrilèges se porteront sur votre
Mère!... puis... l'herbe croîtra sur le pavé de 'vbs
églises. Noël arrivera, et Ton oubliera votre nais-
sance ; le Carême, la Semaine sainte viendront... et
qui méditera les mystères de votre Passion? Les
pierres de nos rues gémiront en se voyant désertes
aux anniversaires de nos grands pèlerinages de
piété : Viae Sion lugenl eo quod non sint qui veniant
ad solomni{alem. Plus de prêtres, plus de sacrifices,
plus de sacrements. Au lieu de saint Jérôme ou saint
Augustin, on entendra citer, du haut de cette chaire,
les noms infâmes de Luther et de Calvin ; et l'on en-
seignera la fausse doctrine aux fils innocents et
malheureux des rares Portugais qui survivront à ces
désastres. Un jour, quand on demandera aux en-
fants de ceux qui m'écoutent : Petits garçons, de
quelle religion êtes vous? Ils répondront : Nous
ELOQUENCE 163

sommes calvinistes. — Et vous, petites filles? —


Nous sommes luthériennes! — Eh bien, Seigneur,
est-ce pour l'hérésie que nous formons ces jeunes
âmes (1)?

Quelle grandeur et quelle puissance ! Cela ne


relève plus d'aucun art. C'est vraiment le souffle
divin qui soulève et emporte l'âme de l'ora-
teur.

Il ne reste pas toujours sur ces sommets. Il sait


descendre, et c'est heureux. Si les grands mou-
vements sont nécessaires à l'orateur pour en-
traîner et passionner son auditoire, la familiarité
lui est indispensable pour se mettre en commu-
nication avec lui.
Pour Vieira, on le sent, les auditeurs ne sont
pas des étrangers ; ce sont des amis, des confi-
dents. Il leur fait part de tout ce qui l'intéresse
et de tout ce qui émeut son âme. Sa vie pourrait

(i) Sermon pour le succès des armes portugaises (Bahîa


1610).
164 VIEIRA

presque s'écrire d'après ses sermons. Il aborde


aux Açores, après un terrible naufrage. C'est la
fête de sainte Thérèse. « Ce qui m'a jeté sur
cette île, dit l'orateur, ce qui m'a amené au mi-
lieu de vous,' n'allez pas croire que ce fut seule-
ment la violence des vents et des tempêtes. Dieu
n'est-il pas le Maître absolu de tout? Et qui l'em-
pêcherait donc de faire servir les révolutions de
la nature aux triomphes de la grâce?» Alors
l'apôtre révèle les secrets désirs de son coeur ! Que
d'âmes n'y aura-t-il pas à convertir parmi, ceux
qui l'écoutent ! Mais il a confiance ; il ne se re-
tirera pas les mains vides; il ne sera pas dit
que Dieu l'a envoyé en vain dans ces pa-
rages. *

La communication de Vieira avec ses auditeurs


se fait sentir à travers toute là trame de ses ser-
mons. Rien n'y est plus fréquent que ces dia-
logues d'une naïveté charr<kanto, qui nous rap-
pellent le style dramatique det homélies de saint
Jean Chrysostome :

Manquer le devoir pour la dévotion, dit-il, c'est


mériter le reproche et le châtiment. Dieu ne veut pas
que nous le servions^n l'offensant. Et que cette en-
LISUON.NK.
— Colline de Penh.*» de França.
Vieira prôcha dans l'église du Pèlerinage.
ÉLOQUENCE 167

geance pullule aujourd'hui ! Celui ci dépense cinq


cents cruzades pour la fête d'un saint, et il n'ac-
quitte pas ses dettes ; il ne paie même pas les ou-
vriers qui ont décoré l'église ! Est-ce là le service de
Dieu? Payez donc vos dettes, c'est votre devoir; vous
fêterez ensuite les saints,ce qui n'est que dévotion.
Voici une dévote qui vient se confesser. — Accom-
plissez-vous le précepte du jeûne? — Non, mon
Père. — Avez-vous des raisons pour vous en dis-
penser? — Faiblesse, fatigue, maladie et le reste.
— C'est bien ; travaillez à vous conserver en la
grâce de Noire-Seigneur, et, dans ce but priez bien
la sainte Vierge.— Oh! la Vierge Mère de Dieu! je
ne manque jamais de jeûner son samedi! — Com-
ment? Je m'attendais bien à quelque chose comme
cela. Donc, vous ne jeûnez pas les Vigiles de saint
Mathias et de saint Thomas, et vous jeûnez les sa-
medis? Oh! la belle dévotion, qui manque à ses
devoirs pour satisfaire ses caprices! Savez-vous,
mes frères, pourquoi nous préférons la dévotion à
l'obligation? C'est qu'en celle-ci nous faisons la vo-
lonté de Dieu et en celle-là nous faisons notre propre
volonté (1).

Nous sommes bien loin de l'éloquence affectée


et pompeuse des prédicateurs portugais du dix-

(1) Sermon pour le dimanche de Pâques. (Para, 1658).


168 VIEIRA
septième siècle. Vieira ne voulait pas de cette
éloquence méticuleuse qui croit se rabaisser si
elle emploie un mot d'usage domestique, qui fait
consister la dignité et la noblesse de la parole di-
vine en je ne sais quelle façon abstraite, ou tout
au moins académique, à la portée de quelques
intelligences d'élite, mais incapable de se faire
entendre du peuple. Il maintenait en cela les
vraies traditions oratoires, et c'était pour lui une
grande règle d'éloquence que cette parole de
Cicéron : Id enim summi oratoris est sum-
mum oratorem populo videri. « La marque du
grand orateur est de paraître grand orateur au
peuple ».

Mais que parlons-nous de règles d'éloquence


et de traditions oratoires ? Le grand secret pour
entrer rapidement en contact avec son auditoire,
c'est de j l'aimer; et Vieira avait au coeur pour
tous les chrétiens, surtout pour les plus pauvres,
les plus misérables, un amour passionné. Quelle
n'était pas sa tendresse pour les esclaves ? On l'a
vu dans le magnifique passage que nous avons
cité plus haut. C'est toujours avec le même
accent qu'il s'adresse aux pauvres. 11 y a un
ÉLOQUENCE 169
sentiment d'allégresse et de triomphe dans sa
parole, quand il leur annonce les compensations
que Dieu leur a préparées, et comme les re-
vanches futures de leur misère.

Hommes de basse extraction, s'écrie l'orateur dans


f un sermon sur le Jugement dernier, hommes obs-
\ curs de la foule, bonne nouvelle ! Si la nature, si la
?
fortune vous fut avare à la naissance, sachez qu'il
vous reste une autre naissance aussi noble que vous
le voudrez. Cette seconde naissance est la résurrec-
tion. O changements! 6 vengeances ineffables du
dernier jour ! Alors on verra l'ame d'un grand de la
;
terre et celle d'un homme du peuple chercher leurs
corps dans des tombeaux presque voisins, peut-être
dans la même église. Et qu'arrivera-t-il la plupart
du temps? L'homme du peuple trouvera ses osse-
ments dans une fosse sans pierre et il ressuscitera
brillant comme les astres. C'est dans un tombeau de
porphyre reposant sur des lions ou des éléphants de
marbre et orné de superbes inscriptions que le
grand de la terre retrouvera son corps embaumé,
et il ressusciteraplus misérable quela misère même !
Jugez si le Seigneur réparera l'inégalité de notre
première naissance! La naissance, vanité qui passe
avec la vie, Dieu ne Ta pas mise entre nos mains;
mais la résurrection, cette noblesse qui doit durer
toute l'éternité, Dieu l'a laissée au gré de chacun.
tu
170 VIEIRA
Nous sommes les fils, en la naissance, de nos pères;
en la résurrection, de nos oeuvres (1).

Cette parole; éloquente et familière allait droit


au coeur. Les conversions se multipliaient sur
les pas de Vieira et venaient consoler son coeur
d'apôtre. Il n'aurait pas voulu d'un succès qui
n'aurait été que le succès de sa personne ; ce
qu'il demandait c'était le changement des âmes
et des vies ; et c'est pour cela qu'il était si pres-
sant, si persuasif, si promptement en communi-
cation avec son auditoire. Les sermons sur les
vérités éternelles et ceux qu'il prêcha, deux
années de suite, à Rome le mercredi des Cendres,
produisirent des effets extraordinaires. Le ser-
mon sur les avantages de la solitude, prêché à
la chapelle royale, retira du monde, pour les
mener dans le cloître, plusieurs dames de la
cour. Les sermons sur le Jugement dernier, sur
la foi pratique, et tant d'autres peuplèrent les
monastères de Lisbonne et amenèrent autour
des confessionnaux une foule innombrable de pé-
nitents et de convertis. En tête du sermon sur le

(1) Sermon pour le 1" dimanche de l'Avent (chapelle royale,


1641). (
ÉLOQUENCE 171
délai de la conversion, Vieira lui-même, si sobre
de notes dans ses ouvrages, a mis ces lignes
significatives: « L'auteur demande instamment
à tous ceux entre les mains desquels ce livre tom-
bera, que, pour l'amour de Dieu et de leurs âmes,
ils lisent ce sermon du pécheur résolu à ne plus
pécher, avec l'attention et la patience que le
sujet réclame. »
Si l'on se souvient enfin des sermons sur
VÈpiphanie et sur l'esclavage injuste, les deux
plus brillants triomphes de sa carrière oratoire,
— nous en avons déjà parlé plus haut, — on
n'aura pas de peine à comprendre l'admiration
que le3 contemporains de Vieira avaient pour
son génie et plus encore pour l'ardeur infatigable
de son zèle apostolique.

VI

Sa renommée d'ailleurs n'a rien à redouter du


temps. Il possède à un degré rare le don qui
donne l'immortalité aux ouvrages de l'esprit, le
don du style. C'est un de nos plus grands écri-
172 VIEIRA
vains et peut-être le plus grand. Nul, même
parmi ceux qui, de parti pris et par haine sec-
taire, dédaignent et dénigrent tout ce qui vient
des religieux et des prêtres, n'oserait au-
jourd'hui éditer un recueil de morceaux choisis,
où la part ne serait pas faite très large à Vieira.
Sa langue est admirable, en effet. Tout à la fois
simple et nerveuse, elle ne flotte pas à longs plis
autour de la pensée ;: elle la serre, au contraire,
de très près et en dessine avec précision les con-
tours. Il rencontre, en se jouant, ce qui échappe
souvent aux recherches laborieuses de nos raf-
finés d'aujourd'hui : il a vraiment « l'expression
artiste ». Les termes techniques de chaque pro-
fession et de chaque art lui sont familiers, et no-
tamment il parle de guerre et de marine, en
homme du métier, ce Si notre langue venait à se
perdre, écrit A. Lobo, et avec elle tous nos ou-
vrages, a l'exception des Lusiades et des OEu-
vres de Vieira, la prose, et la poésie portu-
gaises revivraient dans toute leur pureté native,
dans toute la fraîcheur dé leur riche abon-
dance (1).» ' '

(1) D. Francisco Alexandre Loboi Discurso critico


CATHÉDRALE DE LISBONNE.
— Ancienne mosquée «tes Maures.
On y célébra la cérémonie religieuse «lu Cenlenaire «le Vieira.

10.
ÉLOQUENCE 175
Nous avons déjà fait remarquerdans no tre pre-
mier article l'heureuse influence que Vieira exerça
sur les affairespubliques. Son influence fut encore
plus décisive sur la langue et sur la littérature. Il
réagit heureusement contre la tendance fâcheuse
qu'avaient imprimée à la littérature portugaise
soixante ans de domination espagnole. C'est
une gloire que partagèrent presque exclusive-
ment avec lui Frei Luiz de Sousa et Jacintho
Freire d'Andrade. On nous pardonnera de faire
remarquer que tous les trois étaient prêtres et
que deux étaient religieux (1). Or, parmi ces
trois écrivains, qui ont si bien mérité des lettres
portugaises, c'est à Vieira que, récemment
encore, Mgr Nunes, archevêque d'Evora, et un
de nos orateurs les plus en vue, assignait la pre-
mière place. « Luiz de Sousa, dit-il, m'apparait
avec le dessin correct et les teintes nuancées de
Raphaël Sanzio; Jacintho Freire a l'éclatant
coloris de Rubens ; Vieira unit la vigueur à la
grâce, la hardiesse de la conception et la correc-

(i) Le P. Luiz de Sousa appartenait à l'ordre de Saint-Do-


minique. Entre autres ouvrages, c'est à lui qu'on doit la plus
belle vie du vénérable archevêque de Braga : Barthélémy des
Martyrs.
176 VIEIRA
tion du dessin à la puissante originalité de
Michel-Ange. Sousa a le charme, Freire l'abon-
dance aisée, Vieira est sublime-. Je sais l'abus
qu'on a fait de ce mot, mais je n'en connais pas
de plus juste (1). »

(I) O Padre Antonio Vieira, Discurso proferidô por occasiào

prbneiro orador sagrado de Portugal. >


l H \
do Te Deum celebrado em Commemoraçao do_6icentenqriodo
/^
TABLE DES MATIÈRES

INTRODUCTION' 1
i .
Biographie 15
Caractère
• • j
^
Éloquence y<^T7~^42l

EMILE COLI.V, IMPRIMERIE !>» LA(,NV (S.-LT-i;.,

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