7 Article Toury
7 Article Toury
Mamoutou TOURE
tourema@yahoo.fr
Maître de conférences
Université Félix Houphouët-Boigny, Abidjan - Côte d’Ivoire
RÉSUMÉ
Les sociétés de base de la Région des Grands Ponts, sur le littoral ivoirien à proximité de la ville d’Abidjan, sont
insérées dans le commerce international à travers une économie agro-exportatrice centrée sur le port d’Abidjan, porte
atlantique de la Côte d›Ivoire. Plus d’un demi-siècle plus tard, l’analyse rétrospective et l’audit territorial de la région
renvoient l’image d’un territoire de l’ombre. Certes, les écosystèmes et les terroirs laissent progressivement place à des
plantations de rente de palmiers, de cocotiers d’hévéas, d’ananas et de bananes, des agro-industries, des villes et des
routes, gages de croissance, d’accumulation et de modernisation. A l’ombre de la métropole abidjanaise, les politiques
publiques ont façonné une région dynamique et prospère qui tire fruit de l’économie de marché. Mais les crises suc-
cessives, survenues dans le pays depuis les années 1980, mettent la région face à de nombreuses déséconomies, en
particulier la crise de l’économie agricole, l’insuffisance des équipements d’intérêt collectif, l’érosion côtière, la pollution et
la destruction de l’environnement. Si les capacités résilientes des politiques publiques maintiennent le système régional
dans un niveau de fonctionnement acceptable, la région doit se tourner vers le soleil pour laisser l’ombre derrière elle,
et réinventer un nouveau modèle de développement endogène, compétitif et durable.
Mots-clés : Côte d’Ivoire, politiques publiques, développement, région des Grands Ponts
ABSTRACT
The basic populations of the Great Bridges region, on the Ivorian coast near the city of Abidjan, are integrated into
international trade through an agro-exporting economy centered on the port of Abidjan, the Atlantic gateway to Côte
d’Ivoire. More than half a century later, retrospective analysis and territorial audit of the region reflect the image of a
shadowy territory. Ecosystems and terroirs are gradually being replaced by commercial plantations of palms, rubber
coconuts, pineapples and bananas, agribusiness units, cities and roads, guarantees of growth, accumulation and moder-
nization. In the shadow of the metropolis of Abidjan, public policies have shaped a dynamic and prosperous region that
benefits from the market economy. But successive crises in the country since the 1980s have put the region facing many
diseconomies, in particular the crisis of the agricultural economy, the lack of equipment of collective interest, coastal
erosion, pollution and environmental destruction. If the resilient capacities of public policies keep the regional system
in an acceptable level of functioning, the region must turn to the sun to cast the shadow behind it, and reinvent a new
model of endogenous, competitive and sustainable development.
Keywords : Côte d’Ivoire, public policy, development, Great Bridges region
1-MÉTHODES ET MATÉRIELS
La contribution exploite les premières informations collectées dans le cadre de l’élaboration du Plan
Stratégique de Développement de la région des Grands Ponts située sur le littoral atlantique de la Côte
d’Ivoire (fig. 1).
Cette étude, menée de janvier à novembre 2017, est conduite par l’équipe de recherche du Laboratoire
Espace-Système et prospective (LARESP) au sein de l’Institut de Géographie Tropicale. Conduite selon une
démarche prospective, elle visait à proposer au Conseil régional les axes stratégiques et cheminements pour
atteindre les objectifs d’une planification réussie de la région. La contribution exploite surtout les informations
tirées de l’analyse rétrospective des politiques publiques et de l’audit territorial.
Ces informations ont été complétées par des données collectées dans la région du 23 au 30 juillet 2020.
Cette mission a permis d’actualiser certaines données dans la région, en particulier dans le département
de Jacqueville soumis à des dynamiques démographiques, économiques et spatiales depuis l’ouverture du
pont Philippe Grégoire YACÉ en mars 2015.
1.2-L’ANALYSE DOCUMENTAIRE
L’objectif de la revue documentaire était de collecter et d’analyser une documentation structurée sur le
système régional des Grands Ponts dans le contexte global du développement ivoirien. Elle devait permettre
de comprendre les conditions générales du développement de la région, la mobilisation des ressources
naturelles et humaines dans les systèmes productifs successifs et les résultats atteints en termes de déve-
loppement socio-économique. L’analyse a donc porté sur les écosystèmes naturels, les systèmes productifs,
les politiques publiques et leurs impacts dans la Côte d’Ivoire coloniale et indépendante.
La rétrospective et l’audit ont porté sur les informations suivantes : les potentialités physiques et touris-
tiques ainsi que les contraintes qui pèsent sur les écosystèmes, l’économie, la société (éducation, santé,
emploi), la démographie, l’urbanisation et les migrations, l’évolution du niveau d’équipement, l’impact actuel
de la décentralisation. Les informations collectées ont permis de se faire une image actualisée du système
régional des Grands Ponts.
La Région des Grands Ponts appartient au littoral atlantique qui constitue avec les « hautes terres des
savanes du nord » et « la forêt des glacis méridionaux » les trois grands domaines naturels caractéristiques
de la Côte d’Ivoire. Elle se développe sur une plaine littorale plane, 10 mètres en moyenne, dominée par
des sols ferralitiques qui couvrent 90% de la région et propices à l’agriculture.
Cette terre s’unit à l’eau autour de deux rivages : un cordon lagunaire intérieur composé de deux grandes
lagunes, Grand-Lahou et Ebrié, couvrant une superficie de 756 km2 (fig. 2), dont la faune piscicole est riche.
Une centaine d’espèces de poissons sont identifiées ainsi que des variétés de crustacés, notamment les crabes
et les crevettes ; et un littoral maritime, « fenêtre ouverte sur le monde atlantique » (P. Kipré, 1985, p. 33).
La région des Grands Ponts se trouve dans un climat équatorial de transition à 4 saisons (2 sèches et
2 humides). C’est un climat à pluviométrie abondante (autour de 2000 millimètres annuellement), favorable
à la croissance de forêts denses humides et de marécages. A cause de sa situation et de son climat, ce
complexe fluvio-lagunaire est abondamment arrosé par de nombreux cours d’eau qui constituent autant de
voies naturelles de navigation (fig. 3).
La région est traversée par le Bandama, l’un des quatre fleuves les plus importants de la Côte d›Ivoire,
le Bandama (950 km). Ce fleuve prend sa source dans les plateaux du Nord, traverse la zone de savane
avant d’atteindre la forêt, puis la mer. La période des hautes eaux va d’avril à fin novembre, soit à cause
des affluents de la zone forestière (mars-juillet et octobre) soit du fait de l’arrivée des pluies dans le Nord
(juillet-octobre).
Si au niveau de Tiassalé, le Bandama est encombré par d’amoncellement rocheux, au niveau de la
région, ces barrages naturels deviennent rares. Le dernier véritable obstacle est une ligne rocheuse de 50
m de large à Gbrugbru. En saison sèche, ces ruptures de pente empêchent une circulation normale sur le
fleuve (J. Gaston, 1917, cité par P. Kipré, 1985, p. 44).
Les petits fleuves côtiers y sont très nombreux. Ils prennent leurs sources dans la zone forestière qui
jouxte la plaine littorale et ne parcourent pas plus d’une centaine de kilomètres. Les rivières côtières sont
encombrées régulièrement et sont peu navigables. Les cours d’eau intérieurs permettent une navigation aisée
et favorise un commerce lagunaire entre les premiers négociants européens et les populations autochtones.
Des comptoirs équipés de wharfs (Jacqueville, Grand-Lahou, Dabou, Mopoyem, Toupah, Cosrou) ou
de quais (Grand-Lahou : Braffèdon- Kpanda, N’zida-Braffèdon ; quai de Dabou-Jacqueville ; quai de Cos-
rou-Dabou) sont desservis par des embarcations légères, en l’occurrence des pirogues et favorisent un
commerce intérieur.
La principale ressource minière de la région est localisée dans le département de Grand-Lahou. C’est un
gisement de manganèse dont les réserves sont estimées à 1,4 million de tonnes. Mais l’industrie autochtone
se résume à l’extraction du sel, à la préparation du poisson fumé, de l’industrie de l’huile de palme et des
amandes de palme, du tissage artisanal, et de l’extraction artisanale des différents minerais de fer ou de
l’or (J. Gaston, 1944, p. 84).
Ces terres sont initialement peuplées par les Odjoukrou, Ahizi, Alladian et Avikam qui appartiennent aux
« ethnies composites du sud côtier » (Kake I. B., H. iabaté 1987, pp. 102-110). Ces peuples autochtones
s’y sont installés entre le XVIIe et le XVIIIe siècle. Ils sont organisés sous l’autorité de structures politiques
et villageoises avec des différences dans leurs modes de vie et leurs attitudes culturelles.
Les villages Odjoukrou sont essaimés dans l’interfluve Agnéby-Yra et le pays abidji au nord et occupent
les sous-préfectures de Dabou, Lopou et Toupah. Leurs institutions sont fondées sur la hiérarchie des
groupements d’âges que marquent des étapes d’initiation.
Le peuplement des Ahizi se caractérise par son éclatement en petits villages dans l’espace Odjoukrou
(sous-préfecture de Dabou) et dans l’espace Alladian (sous-préfecture de Jacqueville) où ils vivent en par-
faite harmonie avec leurs voisins. Ils fondent dans la région de Dabou, le village lacustre de Tiagba construit
sur un système de pilotis.
Les sociétés de base vivent de l’agriculture d’autoconsommation à l’instar des peuples ivoiriens. Ils
cultivent ou cueillent les légumes, condiments et fruits indispensables à leur besoin alimentaire : manioc,
taro, igname, banane, riz, piment, ananas, etc.
Ils se servaient d’un outillage rudimentaire, notamment la daba et le coupe-coupe. Ils cueillaient les
régimes de palmiers à huile où ils trouvaient les matières grasses de la nourriture. Ils pêchaient le poisson
et préparaient le poisson fumé, pratiquaient l’élevage domestique, chassaient au fusil à pierre, à l’arc et au
piège (J. Gaston, 1944, pp. 135-136).
En tout état de cause, les systèmes productifs visaient avant tout à assurer la pérennité des groupes
sociaux en exploitant les ressources de la nature. L’audit territorial laissé par le Gouverneur Reste (1933)
sur cette région dans les années trente traduit bien cette relation étroite entre les populations présentes et
le niveau de modernisation du territoire :
« Une nature indomptée. Pas de routes, pas de moyens de communication, des sentiers se développant à
l’infini dans les plaines, au milieu des hautes herbes. Des pistes se perdant dans la forêt, à travers les dédales
de grands arbres, des lianes et des palmiers… Pas de ponts, des lianes tressées enchevêtrées permettant
seules, à défaut d’embarcations, le passage des cours d’eau tumultueux. Pas de cités, au sens que nous
donnons à ce mot, des villages perdus à l’orée de la forêt…. Pas d’industries. Pas d’écoles. Pas d’hôpitaux ».
L’administration coloniale engage ces sociétés dans une logique économique fondée sur la valorisation
des potentialités naturelles dans le cadre de la mise en valeur de la colonie de Côte d’Ivoire.
L’administration coloniale structure le territoire ivoirien à partir de trois actions majeures qui redessinent
physiquement, humainement et économiquement toutes les régions du pays : l’appropriation physique et
la réalisation des grands travaux ; la promotion de l’agriculture de rente ; et l’ouverture du pays sur le com-
merce international à partir du port d’Abidjan (M. Touré, 2016, pp. 196-201). Dans la Région des Grands
Ponts, l’appropriation du territoire se traduit par la réorganisation des populations souches dans de nouveaux
découpages administratifs d’inspiration européenne. La région comprend alors deux Cercles, celui de Lahou
et de Lagune Bingerville, au sein desquels sont installés des postes (fig. 4).
Ces postes font partie des postes de première génération de la colonie installés sur le littoral ivoirien de
Tabou à Assinie. Il s’agit des postes de Jacqueville et Grand-Lahou en 1890, Petit-Lahou et Dabou en 1891.
Le poste de Toupah est créé n 1904 après la création officielle de la Côte d’Ivoire en 1893. L’installation des
postes est allée de pair avec les grands travaux de désenclavement et d’équipement qui s’accélèrent à la
fin de la « pacification » en 1920, menée par le gouverneur Angoulvant.
Dans la Région des Grands Ponts, plusieurs travaux sont réalisés dans le complexe fluvio-lagunaire et le
long du front lagunaire de 300 km. Le pont sur l’Agnéby (Dabou) est construit en 1932.Des canaux artificiels
sont aménagés pour interconnecter les principales lagunes et les terres qu’elles séparent. Le canal d’Aza-
gny, creusé entre 1917-1923, relie sur 17 km la lagune Ebrié à celle de Grand-Lahou ainsi que les lagunes
de Fresco et Grand-Lahou à la lagune Ebrié. Il traverse une zone marécageuse et sert à l’acheminement
vers Abidjan du minerai de manganèse des carrières de Mokta. Le Canal d’Assinie est aussi réalisé en1957
pour connecter la lagune Ebrié aux lagunes Aby, Ehy, et Tendo.
Par aileurs, des comptoirs équipés de wharfs (Jacqueville, Grand-Lahou, Dabou, Mopoyem, Toupah,
Cosrou) ou de quais (Grand-Lahou : Braffèdon- Kpanda, N’zida-Braffèdon ; quai de Dabou-Jacqueville ; quai
de Cosrou-Dabou) sont desservis par des bacs à treuil ou à moteur et favorisent un commerce intérieur.
L’époque coloniale est marquée par la création d’autres équipements à caractère social et économique,
notamment l’ouverture des premiers dispensaires, des premières écoles, des premiers marchés localisés
dans les chefs-lieux de Cercles et de subdivision (Grand-Lahou, Dabou et Jacqueville). En ce qui concerne
la formation des enseignants, l’école normale des instituteurs créée en 1936 à Dabou avec une vocation
régionale au niveau de l’AOF. Le premier instituteur de la Côte d’Ivoire, Loa Beurré, est originaire de Grand-
Lahou et a enseigné Félix Houphouët-Boigny en 1915 à l’Ecole Primaire Supérieure (EPS) de Bingerville.
La promotion de l’agriculture de rente dans la Région des Grands Ponts est étroitement liée à « l’action
économique » de l’administration coloniale en Côte d’Ivoire. Celle-ci a spécialisé la Côte d’Ivoire dans l’agro-
exportation, reflet des avantages comparatifs des ressources naturelles variées du pays, le palmier à huile,
la coupe de bois, le café, le cacao, le sisal, le ricin, le coton, etc. En zone de forêt, les autochtones sont cir-
conspects devant les premiers essais de plantations de cacaoyers, caféiers, de bananes, de palmiers à huile
et de cocotiers à Prolo, entrepris par certains colons. Mais à partir de 1908 l’arboriculture forestière coloniale
connait « un vif engouement » pour les colons et beaucoup plus pour les autochtones. Ils « sollicitent des
concessions » pour créer des plantations industrielles ou villageoises et « ouvrent la Côte d’Ivoire à l’ère des
cultures pour l’exportation » avec la multiplication des « plantations commerciales » (J. Gaston, pp. 135-151).
La « production en relais de produits tropicaux d’exportation » pour les Cercles de Grand-Lahou et Lagune-
Bingerville, région actuelle des Grands Ponts, est marquée par la culture du palmier. En effet, le commerce de
l’huile de palme et des palmistes représente la première apparition de l’agriculture d’exportation à autour de
Grand-Bassam, Abidjan, Jacqueville, Dabou, Grand-Lahou, Tabou et Drewin. Dans les années quarante, 42
millions de palmiers à huile couvrent environ 700.000 hectares. Entre 1902 et 1940, le tonnage à l’exportation
de l’huile de palme a varié entre 2.400 et 6.300 tonnes et celui des amandes de palmistes entre 3.400 et
12.700 tonnes (J. Gaston, p. 138). Ce qui vaut pour le palmier à huile vaut pour les autres cultures de rente.
Avec l’avènement de la « plantation commerciale », gage d’enrichissement, l’économie de subsistance
autochtone laisse la place progressivement à une économie d’échange de profit autour de produits manufac-
turés proposés par des maisons de commerce (J. Gaston, pp. 172-177). Dans la Région des Grands Ponts,
plusieurs compagnies se succèdent suivant les époques. Des compagnies hollandaises et britanniques sont
déjà en activité avant 1893. Il s’agit de « Holding Lever Brothers and Unilever Ltd », de « Lever Brothers and
Unilever N. V. », de « R. W. King » (Bristol), de « Riderson Cie », de « Walter and Woodin Cie » (Liverpool).
Après la création officielle de la colonie de Côte d’Ivoire (1893), la plupart de ces compagnies se relo-
calisent dans les territoires occupés par leurs pays d’origine afin de bénéficier de plus d’assurance et de
protection. C’est ainsi qu’elles sont remplacées par les compagnies françaises telles que : CFAO, CFK, SCOA
(créateur de Chaîne Avion), CFCI, Dutheil de la Rochère, Lucas et Cie, l’Africaine Française, Maison Gauvin.
Ainsi Grand-Lahou, Dabou et Jacqueville recevaient des produits importés venant d’Europe et des pro-
duits venant des campagnes qui étaient débarqués au niveau des wharfs de Grand-Lahou et de Port-Bouët.
La dynamique commerciale de la région ira ainsi croissante jusqu’à la création en eau profonde du Port
d’Abidjan à Vridi en 1950. Des établissements financiers s’installent également. La Bank of British West
Africa qui installe de 1906 à 1918 une succursale à Grand-Bassam et des guichets saisonniers à Assinie,
Grand-Lahou, Sassandra et Abidjan. En 1906, la Banque de l’Afrique Occidentale (BAO) s’installe à Grand-
Bassam et ouvre des guichets périodiques à Assinie et à Grand-Lahou. L’agence d’Abidjan ouvre en 1934.
Dans le domaine de l’industrialisation locale, les efforts conjugués des actions publique et privée donnent
de « nouveaux éléments de prospérité à la colonie comme à la métropole » (J. Gaston, pp. 155). L’activité
industrielle répond à la fois aux besoins locaux de produits manufacturés et aux besoins des industries de
la colonie en matières premières.
Au plan local, plusieurs usines fonctionnent dans divers domaines, à savoir : les industries de fournitures
dont certaines sont exploitées par l’administration (postes et télégraphes, garages et ateliers de réparation,
imprimeries, usines de traitement des eaux, de glace et d’électricité) ; d’autres transforment sur place la matière
première ou les denrées à exporter dont une partie est consommée par la population locale. C’est le cas des
scieries installées à Bassam, Abidjan, Lahou, et le long de la route d’Agboville ; des plantations de caféiers, de
cacaoyers et de bananes qui disposent de chaînes de fermentation, de séchage, de traitement de la pulpe et
Les dirigeants ivoiriens reconduisent en 1960 le modèle agricole colonial, fondé sur l’agro-exportation
de produits de rente (palmiers à huile, bois, café, cacao, sisal, ricin, coton, etc.). En effet, ils vont le choix
d›une politique de développement agricole forte, tirant fruit des avantages comparatifs des régions du pays
composé à 80% de ruraux. Les ressources naturelles se prêtent bien à une agriculture variée et à l’exploi-
tation forestière. La stratégie de l›Etat a été de bâtir les fondements d’une croissance économique forte en
diversifiant les ressources agricoles déjà valorisées.
La « reproduction corrigée » du modèle agro-exportateur colonial a permis à la Côte d’Ivoire d’atteindre des
résultats spectaculaires entre 1960 et 1980 justifiés par le concept du miracle économique ivoirien. A partir de
1978, la Côte d’Ivoire est le premier producteur mondial de cacao avec des rangs honorables pour la production
de café, d’huile de palme, de coton, et même de riz. L’industrialisation soutenue par la politique de substitution
aux importations et par celle de la production d’une valeur ajoutée aux produits agricoles d’exportation consacre
l’émergence d’un secteur secondaire moderne dans la fonction de production de la richesse nationale qui est
allée croissant. Le taux de croissance industrielle a été de 13% entre 1960 et 1980. Le développement accéléré
du secteur tertiaire consacre avec les résultats du secteur secondaire, une forte part prise par les centres urbains
dans la formation de la richesse nationale respectivement 30% et 24% du PIB en 1990.
Cette insertion réussie de la Côte d’Ivoire dans le commerce international, est allée de pair avec celle
de la Région des Grands Ponts. La région tire fruit dès les années 1900 de la conjoncture économique
favorable créée par l’économie de la « plantation commerciale », en particulier le palmier à huile et le coprah.
Le commerce florissant dans la région avant et après 1893, marqué par la présence d’établissements com-
merciaux et financiers hollandais, britanniques et français dans la région, en témoigne. Cette dynamique
commerciale ira croissante après la création en eau profonde du Port d’Abidjan à Vridi en 1950, qui engage
véritablement la Côte d’Ivoire dans le commerce international autour de l’agro-exportation.
Pendant près de 20 ans la balance commerciale est restée fortement excédentaire allouant à l’Etat
d’importantes ressources en devises qui lui ont assuré une crédibilité auprès de bailleurs de fonds. Les
résultats impressionnants de la politique du développement du gouvernement ivoirien sont dans l’ensemble
traduits par un taux de croissance moyenne annuel de 11% de 1965 à 1979 et par la croissance du Produit
National Brut passé de 450 dollars US en 1960 à 850 US dollars en 1980. L’une des performances réalisées
par les stratégies de la croissance a été d’impulser une forte prise de participation des villes à la production
de la richesse nationale à partir de fondements économiques agricoles. Par la suite la Côte d’Ivoire est
confrontée à 14 ans d’une sévère crise économique qui se traduit par une baisse drastique des finances
publiques et un plan de relance de l’économie du pays (Encadré 1).
Source : Extrait du Rapport National de la Côte d’Ivoire Habitat II, mars 1996, pp. 24-25.
La crise socio-économique est avant tout urbaine et métropolitaine. En effet, la crise et les programmes
d’ajustement structurel ont affecté durement l’ensemble de la société ivoirienne mais plus fortement les
villes, positionnées par les politiques publiques comme des points d’appui des dynamismes agricoles et de
création d’un marché intérieur.
Au plan national, les dépenses de l’ensemble des ménages ivoiriens sont tombées de 986 US$ en 1987
a 735 US$ en 1988 soit un ratio mensuel moyen variant entre 62 et 82 US$. Les villes sont cependant les
plus touchées. L’écart entre les revenus urbains et ruraux est fortement resserré car la moyenne par habitant
des deux milieux est passée de 2,9 en 1979 à 2,4 en 1988.
Dans la métropole, la crise s’est manifestée par la montée du chômage due à la déflation du personnel de
l’administration, aux compressions dans les entreprises d’Etat privatisées, et à la fermeture de nombreuses
entreprises privées. Le taux de chômage de la population métropolitaine a connu une progression qui a
touché plus sensiblement les femmes, 17,8% que les hommes 15,3%. Ces éléments ont accru la pauvreté
urbaine. On considère que la proportion de ménages métropolitains vivant au-dessous du seuil de pauvreté
absolue est de 36,5%. Des difficultés plus apparentes se sont présentées pour l’absorption des actifs et des
jeunes déscolarisés dans les structures de l’emploi. La société urbaine dans les villes secondaires d’importance
et surtout dans la métropole est devenue plus sensible à l’insécurité, à la délinquance juvénile et à la violence
Dans ce cadre sont élaborées les nouvelles politiques de la promotion de l’économie urbaine, de l’habitat,
de l’aménagement foncier, de l’environnement urbain, et des ressources humaines. Cette politique s’est avé-
rée une stratégie efficace. Elle consolide la formation d’une société urbaine qui compte depuis 2014 plus de
52% de la population du pays ; elle réduit les dégradations entropiques importants (pauvreté, équipements
de base, exclusions des jeunes et des femmes) et permet aux villes et territoires du pays de traverser la crise.
Désormais insérée dans l’économie de marché, c’est dans ce contexte de crise et de décentralisation
inachevée que la Région des Grands Ponts fait face à l’économie de marché. Sa trajectoire de la Région
des Grands Ponts se traduit par des dynamismes démographique, spatial, et économique sur fond de crise.
Le désenclavement récent de Jacqueville en mars 2015 avec la construction du pont Yacé Grégoire est
illustratif de ces dynamismes en cours dans la région.
La population urbaine de Jacqueville a connu une baisse avec la fermeture de la SICOR le 30 juin 2005,
marquée par la perte d’emplois de 800 usiniers et 1500 travailleurs dans les plantations, mais globalement
l’urbanisation est un germe de changement dans la région (fig. 6).
Figure 6 : La population des Grands Ponts selon le milieu de résidence entre 1988 et 2014
Source : Institut National de la Statistique, 2014
Pour autant, la population régionale est à dominante rurale (fig. 8). Le recensement général de la popu-
lation et de l’habitat de 2014 a permis de dénombrer 356 495 habitants dans la Région des Grands Ponts.
Elle est composée de 241 612 nationaux et de 114858 non nationaux. Le département de Grand-Lahou
est le plus peuplé (151 289 hbts) suivi de celui de Dabou (148 773 hbts) et de Jacqueville (56 308 hbts).
Dans sa structure socio-démographique actuelle, la Région des Grands Ponts est plus allochtone (autres
ivoiriens) et allogène (étrangers) qu’autochtone. Les populations de 26 ethnies ivoiriennes sont présentes
dans la région. Les plus importantes sont : les Baoulé (12%), les Mandé du nord (22 477), les Sénoufo
(18 636), les Agni (13 949), les Bété (4 937) et les Abidji (4 405). Les étrangers avaient quasiment le même
poids démographique que les autochtones à Grand-Lahou au recensement de 1998 et dominaient celui des
autochtones à Jacqueville. Ces deux départements ont un front maritime où les non Ivoiriens contrôlent le
secteur de la pêche. Entre 1998 et 2014, la population totale ne s’est accrue que de 6,3% alors que celle
des non Ivoiriens est passée de 26 à 32%. La population autochtone (Adioukrou, Ahizi, Alladian, Avikam)
ne représente que 24,6% du peuplement de la région dont plus de la moitié composée d’Adioukrou. Les
autres Ivoiriens consolident la majorité de la population d’origine nationale dans la région.
Les villes de la région ont certes permis d’amortir la crise ; mais le rapprochement de l’Etat des populations
locales à travers la décentralisation a un pouvoir d’action limité en matière d’aménagement et l’équipement
de l’espace des villes, en raison de l’inefficacité des compétences transférées et du manque de ressources.
Les moyens publics alloués aux dépenses des collectivités sur le budget de l’Etat entre 1996 et 2002 sont
en Côte d’Ivoire de 13% et la part moyenne des gouvernements locaux dans la dépense publique est de
3%. En conséquence, le processus d’urbanisation est encore relativement peu maîtrisé dans le pays. Tous
« les indicateurs de la qualité de l’urbanisation sont au rouge » : sur une échelle de 1, le coefficient de Gini a
dépassé la ligne d’alerte internationale (0,4) et se situe autour de 0,54 ; les gestionnaires urbains gèrent des
villes injustes, inéquitables, exclusives et fragmentées. L’informalité est la norme dans les villes ivoiriennes
et les investissements dans les équipements structurants ne sont pas inscrits dans la durée (Ministère de la
ville, 2019, pp. 26-28).
Le second germe de changement dans la Région des Grands Ponts face à l’économie de marché, est la
formalisation de son identité agricole. La Région des Grands a pris une part active au succès agricole de la
Côte d’Ivoire, à travers la production et la commercialisation de certaines productions de rente (tableau IV).
La région est l’une des régions les plus importantes du pays sur le plan de l’agriculture. Elle produit les
principales cultures pérennes du pays avec une prépondérance du palmier à huile, le coprah et l’hévéa qui
occupent respectivement 18%, 17% et 12% des surfaces cultivées à l’échelle nationale. Les plantations
de ces spéculations se développent autour de complexes agro-industriels représentés par des blocs de
cultures villageoises, de plantations industrielles et d’usines gérés par l’Etat et le secteur privé. Les pôles
agro-industriels sont localisés autour de Yassap (Dabou), de Cosrou (Dabou) pour la PHCI ; Irobo et Tamabo
(Grand-Lahou) et Mopoyem (IRHO) pour le palmier. Pour le cocotier, les complexes de la SICOR à Jacqueville
et Groguida à Grand-Lahou. Les complexes de l’hévéaculture se concentrent autour de Toupah, Ousrou et
Pakidié dans le département de Dabou. La conjoncture de l’arboriculture a amélioré la qualité de vie dans
la région, dont témoigne les équipements d’électrification et d’eau potable qui marquent le paysage actuel,
malgré les disparités entre les départements (fig. 7 et fig. 8).
Tableau IV: Superficies des cultures de rentes (en ha) dans la Région des Grands Ponts en 2014
Superficie en hectares
Types de cultures % Grands Ponts au niveau national
Grands Ponts Côte d’Ivoire
Cacao 36 783 2 256 285 1,63
Palmier à huile 44 165 243 298 18,15
La région des Grands Ponts compte 88 localités électrifiées avec un taux de couverture de 65% supérieur
au taux national (34%). Le taux de couverture du département de Dabou est de 95% et 86% des ménages
disposent d’électricité. Ces taux sont de 31% et 41% à Grand-Lahou, 69% et 70% à Jacqueville (CIE 2014
et INS 2014). L’accès à l’eau potable est assuré dans la région par trois types de systèmes hydrauliques,
en l’occurrence l’hydraulique urbaine, l’hydraulique villageoise améliorée et l’hydraulique villageoise.
Figure 8 : Taux de couverture de la Région des Grands Ponts en eau potable en 2014
Les ménages ayant accès à l’eau potable dans la Région sont de 72% dans la région contre 59% au
niveau national. Cette couverture est plus élevée dans le département de Dabou avec 88% des localités
éligibles en hydraulique urbaine. Au niveau de l’hydraulique villageoise améliorée, le taux de couverture est
de 24% contre 12,5% au niveau national.
Le troisième fait marquant du face-à-face entre la Région des Grands Ponts et l’économie de marché, est sans
doute la proximité avec la ville d’Abidjan, la porte d’entrée principale de la Côte d’Ivoire dans la mondialisation. La
région évolue à l’ombre de la métropole abidjanaise, au sens des opportunités et menaces liées à cette position.
La ville d’Abidjan a constitué la porte atlantique de l’insertion de la Côte d’Ivoire dans le commerce inter-
national avec l’ouverture en 1950 du port. A ce titre, elle a bénéficié de nombreux équipements et devient
une ville hégémonique face à de gros bourgs agricoles de province, rouages du système de traite et de
contrôle du pouvoir d’État mais aussi pourvoyeuses des productions agricoles et de main-d’œuvre. Les liens
fonctionnels entre la ville d’Abidjan et celles de l’intérieur, excluant toute concurrence, Abidjan prend alors
la tête de pont d’un réseau urbain, calqué sur le semis colonial, et devient le lieu privilégié de la croissance
économique du pays. En conséquence, la ville portuaire accueille 90% des moyens de production, l’essentiel
des services publics et 50% de la population urbaine du pays (M. Touré, 2016).
La proximité de la Région des Grands Ponts avec ce grand port, « poumon de l’économie ivoirienne »
depuis 1950 est assurément une chance pour la Région des Grands Ponts. Elle continue de bénéficier des
externalités positives créées par le dynamisme de la ville portuaire.
Le premier effet externe positif. La ville millionnaire d’Abidjan est un marché important pour les produc-
teurs locaux. A l’instar des villes ivoiriennes, les villes de la région des Grands Ponts, Dabou, Grand-La-
hou, Jacqueville, sont des relais de la ville portuaire pour la commercialisation des produits de rente des
campagnes. La proximité de la ville d’Abidjan a justifié l’installation de plusieurs agro-industries de palmiers
(Yassap, Cosrou, Irobo, Tamabo, Mopoyem) et de coprah (Jacqueville et Groguida). Toutes ces productions
sont principalement destinées au marché abidjanais et génèrent de nombreux emplois dans les usines et
les plantations, exercés à plus de 90% par la main-d’œuvre étrangère.
Face à la forte demande du marché abidjanais, les produits vivriers dont le manioc (attiéké entre autres)
et de pêche sont devenus bien plus que des produits de subsistance. Toutes les ethnies ont pour aliment de
base « l’attiéké », semoule de base cuite à la vapeur prisée par les autres Ivoiriens et exportée dans le monde
entier. Ils sont maintenant directement vendus sur les marchés abidjanais et internationaux au détriment du
marché local, ravitaillé paradoxalement par les marchés abidjanais. En conséquence, les vivres sont onéreux
dans la région et la dépendance se renforce vis-à-vis d’Abidjan à la fois marché principal et gage de revenus
substantiels pour les producteurs locaux (Atta et al., 2014).
Le second effet externe positif. Abidjan constitue à la fois un bassin d’emplois. Les populations de la région
considèrent la ville d’Abidjan comme un lieu de création de richesse et non de résidence. Les nombreux cadres
de la région travaillant à Abidjan investissent ainsi de façon préférentielle dans leurs départements d’origine.
RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
JOSEPH Gaston, 1944, Côte d’Ivoire, Paris, Librairie Arthème Fayard, 231 p.
HAUHOUT Asseypo. 2002, Développement, aménagement, régionalisation en Côte d’Ivoire, Abidjan, EDUCI, 359 p.
INS, 2015, Répertoire des localités de la Région des Grands Ponts, Abidjan, 30 p.
KIPRE Pierre, 1985, Villes de Côte d’Ivoire, 1843-1940, Abidjan, Dakar, Lomé, Nouvelles Editions Africaines, tome 1, 298 p.
LOUCOU Jean-Noel., 1984, Histoire de la Côte d’Ivoire : la formation des peuples, CEDA, Abidjan, 195 p.
LOBA Akou Don Franck., 2009, Dynamique de développement des villes côtières, Université de Cocody, Thèse unique
de géographie, 388 p.
KAKE Ibrahim Baba., DIABATE Henriette, 1987, Mémorial de la Côte d’Ivoire, Presse de la Gedit de Tournai (Belgique),2e
édition, tome 1, 290 p.
MINISTERE DU LOGEMENT, DU CADRE DE VIE ET DE L’ENVIRONNEMENT, mars 1996, Côte d’Ivoire : Rapport
National Habitat II, en prélude à la conférence des Nations Unies sur les établissements humains à Istanbul en juin
1996, Abidjan, Cellule urbaine de l’Institut de Géographie Tropicale, 50 p. et annexes.