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LA RÉGION DES GRANDS PONTS, UN TERRITOIRE DE L’OMBRE

THE GREAT BRIDGES REGION, A TERRITORY OF THE SHADOWS

Mamoutou TOURE
tourema@yahoo.fr
Maître de conférences
Université Félix Houphouët-Boigny, Abidjan - Côte d’Ivoire

RÉSUMÉ
Les sociétés de base de la Région des Grands Ponts, sur le littoral ivoirien à proximité de la ville d’Abidjan, sont
insérées dans le commerce international à travers une économie agro-exportatrice centrée sur le port d’Abidjan, porte
atlantique de la Côte d›Ivoire. Plus d’un demi-siècle plus tard, l’analyse rétrospective et l’audit territorial de la région
renvoient l’image d’un territoire de l’ombre. Certes, les écosystèmes et les terroirs laissent progressivement place à des
plantations de rente de palmiers, de cocotiers d’hévéas, d’ananas et de bananes, des agro-industries, des villes et des
routes, gages de croissance, d’accumulation et de modernisation. A l’ombre de la métropole abidjanaise, les politiques
publiques ont façonné une région dynamique et prospère qui tire fruit de l’économie de marché. Mais les crises suc-
cessives, survenues dans le pays depuis les années 1980, mettent la région face à de nombreuses déséconomies, en
particulier la crise de l’économie agricole, l’insuffisance des équipements d’intérêt collectif, l’érosion côtière, la pollution et
la destruction de l’environnement. Si les capacités résilientes des politiques publiques maintiennent le système régional
dans un niveau de fonctionnement acceptable, la région doit se tourner vers le soleil pour laisser l’ombre derrière elle,
et réinventer un nouveau modèle de développement endogène, compétitif et durable.
Mots-clés : Côte d’Ivoire, politiques publiques, développement, région des Grands Ponts

ABSTRACT
The basic populations of the Great Bridges region, on the Ivorian coast near the city of Abidjan, are integrated into
international trade through an agro-exporting economy centered on the port of Abidjan, the Atlantic gateway to Côte
d’Ivoire. More than half a century later, retrospective analysis and territorial audit of the region reflect the image of a
shadowy territory. Ecosystems and terroirs are gradually being replaced by commercial plantations of palms, rubber
coconuts, pineapples and bananas, agribusiness units, cities and roads, guarantees of growth, accumulation and moder-
nization. In the shadow of the metropolis of Abidjan, public policies have shaped a dynamic and prosperous region that
benefits from the market economy. But successive crises in the country since the 1980s have put the region facing many
diseconomies, in particular the crisis of the agricultural economy, the lack of equipment of collective interest, coastal
erosion, pollution and environmental destruction. If the resilient capacities of public policies keep the regional system
in an acceptable level of functioning, the region must turn to the sun to cast the shadow behind it, and reinvent a new
model of endogenous, competitive and sustainable development.
Keywords : Côte d’Ivoire, public policy, development, Great Bridges region

© (EDUCI) 2020 Revue de Géographie Tropicale et d’Environnement, n°2, 2020 83


INTRODUCTION
La trajectoire du développement de la Région des Grands Ponts, à l’instar des autres régions du pays,
s’inscrit dans le processus d’insertion de la Côte d’Ivoire dans le commerce international par l’administration
coloniale (M. Touré, 2016). Les politiques publiques ont bouleversé la physionomie des régions du pays,
engendrant de grandes modifications sociales et spatiales depuis cette période (A. Hauhouot, 2002). Les
germes de changements introduits dans les « espaces ethnoculturels » de la Région des Grands Ponts,
continuent encore à façonner l’identité de cette région. Les signes les plus visibles des changements
intervenus dans la Région des Grands Ponts, sont entre autres, la présence de blocs agro-industriels en
milieu rural (C. Cauvin, 1979), trois grandes villes (Dabou, Jacqueville et Grand-Lahou) accueillant plus de
356.500 citadins (INS, 2015), le désenclavement des zones rurales par la construction de ponts en béton.
Mais bien plus que ces signes observables, se construit une identité régionale dont les traits caractéris-
tiques sont peu connus, ce qui justifie la question qui sous-tend cette contribution : quelle identité régionale
les interactions dynamiques des forces politiques, économiques, sociales et culturelles concourent à forger
depuis la période coloniale ? C’est à cette question que répond cette contribution qui vise à cerner les traits
caractéristiques du développement socio-économique de la région à partir de l’analyse des systèmes pro-
ductifs qui se succèdent dans l’exploitation des ressources naturelles et leurs impacts sur l’identité actuelle
de la Région des Grands Ponts.
Notre parti-pris est le suivant : les politiques publiques ont fait de la Région des Grands Ponts « un territoire
de l’ombre », c’est-à-dire une région dont le développement repose sur une économie de plantation agro-
exportatrice, base de l’accumulation et de modernisation de la région, mais fragile et en crise de croissance.
Pour défendre ce parti pris, une première partie analyse les conditions générales de développement de
- la région à travers le processus d’appropriation des écosystèmes naturels par les sociétés de base ; une
seconde s’intéresse aux effets induits de l’insertion de la région dans le commerce international lors de la
mise en valeur de la colonie de de Côte d’Ivoire ; et une troisième partie analyse la dynamique d’évolution
de la région dans l’économie de marché.

1-MÉTHODES ET MATÉRIELS

1.1-LA DÉMARCHE GÉNÉRALE

La contribution exploite les premières informations collectées dans le cadre de l’élaboration du Plan
Stratégique de Développement de la région des Grands Ponts située sur le littoral atlantique de la Côte
d’Ivoire (fig. 1).

Mamoutou TOURE : La région des Grands Ponts, un territoire de l’ombre.


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Figure 1 : La région des Grands Ponts dans l’ensemble ivoirien

Cette étude, menée de janvier à novembre 2017, est conduite par l’équipe de recherche du Laboratoire
Espace-Système et prospective (LARESP) au sein de l’Institut de Géographie Tropicale. Conduite selon une
démarche prospective, elle visait à proposer au Conseil régional les axes stratégiques et cheminements pour
atteindre les objectifs d’une planification réussie de la région. La contribution exploite surtout les informations
tirées de l’analyse rétrospective des politiques publiques et de l’audit territorial.
Ces informations ont été complétées par des données collectées dans la région du 23 au 30 juillet 2020.
Cette mission a permis d’actualiser certaines données dans la région, en particulier dans le département
de Jacqueville soumis à des dynamiques démographiques, économiques et spatiales depuis l’ouverture du
pont Philippe Grégoire YACÉ en mars 2015.

1.2-L’ANALYSE DOCUMENTAIRE

L’objectif de la revue documentaire était de collecter et d’analyser une documentation structurée sur le
système régional des Grands Ponts dans le contexte global du développement ivoirien. Elle devait permettre
de comprendre les conditions générales du développement de la région, la mobilisation des ressources
naturelles et humaines dans les systèmes productifs successifs et les résultats atteints en termes de déve-
loppement socio-économique. L’analyse a donc porté sur les écosystèmes naturels, les systèmes productifs,
les politiques publiques et leurs impacts dans la Côte d’Ivoire coloniale et indépendante.
La rétrospective et l’audit ont porté sur les informations suivantes : les potentialités physiques et touris-
tiques ainsi que les contraintes qui pèsent sur les écosystèmes, l’économie, la société (éducation, santé,
emploi), la démographie, l’urbanisation et les migrations, l’évolution du niveau d’équipement, l’impact actuel
de la décentralisation. Les informations collectées ont permis de se faire une image actualisée du système
régional des Grands Ponts.

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2. LES CONDITIONS GÉNÉRALES DE DÉVELOPPEMENT DE LA RÉGION DES
GRANDS PONTS

2.1. UN TERRITOIRE AUX RICHES POTENTIALITÉS NATURELLES SUR LE LITTORAL


ATLANTIQUE

La Région des Grands Ponts appartient au littoral atlantique qui constitue avec les « hautes terres des
savanes du nord » et « la forêt des glacis méridionaux » les trois grands domaines naturels caractéristiques
de la Côte d’Ivoire. Elle se développe sur une plaine littorale plane, 10 mètres en moyenne, dominée par
des sols ferralitiques qui couvrent 90% de la région et propices à l’agriculture.

Figure 2 : La Région des Grands Ponts sur le littoral atlantique ivoirien

Cette terre s’unit à l’eau autour de deux rivages : un cordon lagunaire intérieur composé de deux grandes
lagunes, Grand-Lahou et Ebrié, couvrant une superficie de 756 km2 (fig. 2), dont la faune piscicole est riche.
Une centaine d’espèces de poissons sont identifiées ainsi que des variétés de crustacés, notamment les crabes
et les crevettes ; et un littoral maritime, « fenêtre ouverte sur le monde atlantique » (P. Kipré, 1985, p. 33).
La région des Grands Ponts se trouve dans un climat équatorial de transition à 4 saisons (2 sèches et
2 humides). C’est un climat à pluviométrie abondante (autour de 2000 millimètres annuellement), favorable
à la croissance de forêts denses humides et de marécages. A cause de sa situation et de son climat, ce
complexe fluvio-lagunaire est abondamment arrosé par de nombreux cours d’eau qui constituent autant de
voies naturelles de navigation (fig. 3).
La région est traversée par le Bandama, l’un des quatre fleuves les plus importants de la Côte d›Ivoire,
le Bandama (950 km). Ce fleuve prend sa source dans les plateaux du Nord, traverse la zone de savane
avant d’atteindre la forêt, puis la mer. La période des hautes eaux va d’avril à fin novembre, soit à cause
des affluents de la zone forestière (mars-juillet et octobre) soit du fait de l’arrivée des pluies dans le Nord
(juillet-octobre).
Si au niveau de Tiassalé, le Bandama est encombré par d’amoncellement rocheux, au niveau de la
région, ces barrages naturels deviennent rares. Le dernier véritable obstacle est une ligne rocheuse de 50
m de large à Gbrugbru. En saison sèche, ces ruptures de pente empêchent une circulation normale sur le
fleuve (J. Gaston, 1917, cité par P. Kipré, 1985, p. 44).

Mamoutou TOURE : La région des Grands Ponts, un territoire de l’ombre.


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Figure 3 : Le réseau hydrographique de la Région des Grands Ponts

Les petits fleuves côtiers y sont très nombreux. Ils prennent leurs sources dans la zone forestière qui
jouxte la plaine littorale et ne parcourent pas plus d’une centaine de kilomètres. Les rivières côtières sont
encombrées régulièrement et sont peu navigables. Les cours d’eau intérieurs permettent une navigation aisée
et favorise un commerce lagunaire entre les premiers négociants européens et les populations autochtones.
Des comptoirs équipés de wharfs (Jacqueville, Grand-Lahou, Dabou, Mopoyem, Toupah, Cosrou) ou
de quais (Grand-Lahou : Braffèdon- Kpanda, N’zida-Braffèdon ; quai de Dabou-Jacqueville ; quai de Cos-
rou-Dabou) sont desservis par des embarcations légères, en l’occurrence des pirogues et favorisent un
commerce intérieur.
La principale ressource minière de la région est localisée dans le département de Grand-Lahou. C’est un
gisement de manganèse dont les réserves sont estimées à 1,4 million de tonnes. Mais l’industrie autochtone
se résume à l’extraction du sel, à la préparation du poisson fumé, de l’industrie de l’huile de palme et des
amandes de palme, du tissage artisanal, et de l’extraction artisanale des différents minerais de fer ou de
l’or (J. Gaston, 1944, p. 84).

2.2. UN PEUPLEMENT COSMOPOLITE SUR FOND DE COEXISTENCE PACIFIQUE

Ces terres sont initialement peuplées par les Odjoukrou, Ahizi, Alladian et Avikam qui appartiennent aux
« ethnies composites du sud côtier » (Kake I. B., H. iabaté 1987, pp. 102-110). Ces peuples autochtones
s’y sont installés entre le XVIIe et le XVIIIe siècle. Ils sont organisés sous l’autorité de structures politiques
et villageoises avec des différences dans leurs modes de vie et leurs attitudes culturelles.
Les villages Odjoukrou sont essaimés dans l’interfluve Agnéby-Yra et le pays abidji au nord et occupent
les sous-préfectures de Dabou, Lopou et Toupah. Leurs institutions sont fondées sur la hiérarchie des
groupements d’âges que marquent des étapes d’initiation.
Le peuplement des Ahizi se caractérise par son éclatement en petits villages dans l’espace Odjoukrou
(sous-préfecture de Dabou) et dans l’espace Alladian (sous-préfecture de Jacqueville) où ils vivent en par-
faite harmonie avec leurs voisins. Ils fondent dans la région de Dabou, le village lacustre de Tiagba construit
sur un système de pilotis.

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Les Alladian surnommés « Jack-Jack » par les anciens navigateurs, ont élu domicile sur le terrain
sablonneux entre la mer et la lagune Ebrié, allant de Krafi à l’ouest, jusqu’au village de Petit-Bassam, à
l’est. Malgré sa relative faiblesse numérique, ce groupe a su élaborer des structures sociales dotées d’une
puissante chefferie qui s’appuie sur de très vieilles traditions.
Les Avikam appelés aussi «Gbanda» ou «Brinian», occupent principalement la sous-préfecture de Grand-
Lahou, entre le front maritime, les eaux saumâtres des lagunes et les bas plateaux coulés dans les sables ter-
tiaires du continental terminal. Ils parlent une langue de type kwa-kwa, Zéhiri, Dida, Elomoen et par conséquent
appartiennent à la même vague famille linguistique des «lagunaires» que leurs voisins les Alladian, les Ebrié,
les Abidji, les Attié, les Abè, les Abouré les Mékibo et les Gbato à l’exception des Odjoukrou classés à part.

2.3. UNE ÉCONOMIE DE SUBSISTANCE POUR RÉPONDRE AUX BESOINS ALIMENTAIRES

Les sociétés de base vivent de l’agriculture d’autoconsommation à l’instar des peuples ivoiriens. Ils
cultivent ou cueillent les légumes, condiments et fruits indispensables à leur besoin alimentaire : manioc,
taro, igname, banane, riz, piment, ananas, etc.
Ils se servaient d’un outillage rudimentaire, notamment la daba et le coupe-coupe. Ils cueillaient les
régimes de palmiers à huile où ils trouvaient les matières grasses de la nourriture. Ils pêchaient le poisson
et préparaient le poisson fumé, pratiquaient l’élevage domestique, chassaient au fusil à pierre, à l’arc et au
piège (J. Gaston, 1944, pp. 135-136).
En tout état de cause, les systèmes productifs visaient avant tout à assurer la pérennité des groupes
sociaux en exploitant les ressources de la nature. L’audit territorial laissé par le Gouverneur Reste (1933)
sur cette région dans les années trente traduit bien cette relation étroite entre les populations présentes et
le niveau de modernisation du territoire :
« Une nature indomptée. Pas de routes, pas de moyens de communication, des sentiers se développant à
l’infini dans les plaines, au milieu des hautes herbes. Des pistes se perdant dans la forêt, à travers les dédales
de grands arbres, des lianes et des palmiers… Pas de ponts, des lianes tressées enchevêtrées permettant
seules, à défaut d’embarcations, le passage des cours d’eau tumultueux. Pas de cités, au sens que nous
donnons à ce mot, des villages perdus à l’orée de la forêt…. Pas d’industries. Pas d’écoles. Pas d’hôpitaux ».
L’administration coloniale engage ces sociétés dans une logique économique fondée sur la valorisation
des potentialités naturelles dans le cadre de la mise en valeur de la colonie de Côte d’Ivoire.

3. LA RÉGION DES GRANDS PONTS DANS LE PROCESSUS D’INSERTION DE LA


CÔTE D’IVOIRE DANS LE COMMERCE INTERNATIONAL

3.1. LES PREMIERS ÉQUIPEMENTS D’INTÉRÊT PUBLIC ET SOCIO-ÉCONOMIQUES

L’administration coloniale structure le territoire ivoirien à partir de trois actions majeures qui redessinent
physiquement, humainement et économiquement toutes les régions du pays : l’appropriation physique et
la réalisation des grands travaux ; la promotion de l’agriculture de rente ; et l’ouverture du pays sur le com-
merce international à partir du port d’Abidjan (M. Touré, 2016, pp. 196-201). Dans la Région des Grands
Ponts, l’appropriation du territoire se traduit par la réorganisation des populations souches dans de nouveaux
découpages administratifs d’inspiration européenne. La région comprend alors deux Cercles, celui de Lahou
et de Lagune Bingerville, au sein desquels sont installés des postes (fig. 4).

Mamoutou TOURE : La région des Grands Ponts, un territoire de l’ombre.


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Figure 4 : La diffusion des postes militaires français en Côte d’Ivoire entre 1843 et 1933

Ces postes font partie des postes de première génération de la colonie installés sur le littoral ivoirien de
Tabou à Assinie. Il s’agit des postes de Jacqueville et Grand-Lahou en 1890, Petit-Lahou et Dabou en 1891.
Le poste de Toupah est créé n 1904 après la création officielle de la Côte d’Ivoire en 1893. L’installation des
postes est allée de pair avec les grands travaux de désenclavement et d’équipement qui s’accélèrent à la
fin de la « pacification » en 1920, menée par le gouverneur Angoulvant.
Dans la Région des Grands Ponts, plusieurs travaux sont réalisés dans le complexe fluvio-lagunaire et le
long du front lagunaire de 300 km. Le pont sur l’Agnéby (Dabou) est construit en 1932.Des canaux artificiels
sont aménagés pour interconnecter les principales lagunes et les terres qu’elles séparent. Le canal d’Aza-
gny, creusé entre 1917-1923, relie sur 17 km la lagune Ebrié à celle de Grand-Lahou ainsi que les lagunes
de Fresco et Grand-Lahou à la lagune Ebrié. Il traverse une zone marécageuse et sert à l’acheminement
vers Abidjan du minerai de manganèse des carrières de Mokta. Le Canal d’Assinie est aussi réalisé en1957
pour connecter la lagune Ebrié aux lagunes Aby, Ehy, et Tendo.
Par aileurs, des comptoirs équipés de wharfs (Jacqueville, Grand-Lahou, Dabou, Mopoyem, Toupah,
Cosrou) ou de quais (Grand-Lahou : Braffèdon- Kpanda, N’zida-Braffèdon ; quai de Dabou-Jacqueville ; quai
de Cosrou-Dabou) sont desservis par des bacs à treuil ou à moteur et favorisent un commerce intérieur.
L’époque coloniale est marquée par la création d’autres équipements à caractère social et économique,
notamment l’ouverture des premiers dispensaires, des premières écoles, des premiers marchés localisés
dans les chefs-lieux de Cercles et de subdivision (Grand-Lahou, Dabou et Jacqueville). En ce qui concerne
la formation des enseignants, l’école normale des instituteurs créée en 1936 à Dabou avec une vocation
régionale au niveau de l’AOF. Le premier instituteur de la Côte d’Ivoire, Loa Beurré, est originaire de Grand-
Lahou et a enseigné Félix Houphouët-Boigny en 1915 à l’Ecole Primaire Supérieure (EPS) de Bingerville.

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3.2. UNE RÉGION SPÉCIALISÉE DANS L’ARBORICULTURE FORESTIÈRE COMMERCIALE…

La promotion de l’agriculture de rente dans la Région des Grands Ponts est étroitement liée à « l’action
économique » de l’administration coloniale en Côte d’Ivoire. Celle-ci a spécialisé la Côte d’Ivoire dans l’agro-
exportation, reflet des avantages comparatifs des ressources naturelles variées du pays, le palmier à huile,
la coupe de bois, le café, le cacao, le sisal, le ricin, le coton, etc. En zone de forêt, les autochtones sont cir-
conspects devant les premiers essais de plantations de cacaoyers, caféiers, de bananes, de palmiers à huile
et de cocotiers à Prolo, entrepris par certains colons. Mais à partir de 1908 l’arboriculture forestière coloniale
connait « un vif engouement » pour les colons et beaucoup plus pour les autochtones. Ils « sollicitent des
concessions » pour créer des plantations industrielles ou villageoises et « ouvrent la Côte d’Ivoire à l’ère des
cultures pour l’exportation » avec la multiplication des « plantations commerciales » (J. Gaston, pp. 135-151).
La « production en relais de produits tropicaux d’exportation » pour les Cercles de Grand-Lahou et Lagune-
Bingerville, région actuelle des Grands Ponts, est marquée par la culture du palmier. En effet, le commerce de
l’huile de palme et des palmistes représente la première apparition de l’agriculture d’exportation à autour de
Grand-Bassam, Abidjan, Jacqueville, Dabou, Grand-Lahou, Tabou et Drewin. Dans les années quarante, 42
millions de palmiers à huile couvrent environ 700.000 hectares. Entre 1902 et 1940, le tonnage à l’exportation
de l’huile de palme a varié entre 2.400 et 6.300 tonnes et celui des amandes de palmistes entre 3.400 et
12.700 tonnes (J. Gaston, p. 138). Ce qui vaut pour le palmier à huile vaut pour les autres cultures de rente.
Avec l’avènement de la « plantation commerciale », gage d’enrichissement, l’économie de subsistance
autochtone laisse la place progressivement à une économie d’échange de profit autour de produits manufac-
turés proposés par des maisons de commerce (J. Gaston, pp. 172-177). Dans la Région des Grands Ponts,
plusieurs compagnies se succèdent suivant les époques. Des compagnies hollandaises et britanniques sont
déjà en activité avant 1893. Il s’agit de « Holding Lever Brothers and Unilever Ltd », de « Lever Brothers and
Unilever N. V. », de « R. W. King » (Bristol), de « Riderson Cie », de « Walter and Woodin Cie » (Liverpool).
Après la création officielle de la colonie de Côte d’Ivoire (1893), la plupart de ces compagnies se relo-
calisent dans les territoires occupés par leurs pays d’origine afin de bénéficier de plus d’assurance et de
protection. C’est ainsi qu’elles sont remplacées par les compagnies françaises telles que : CFAO, CFK, SCOA
(créateur de Chaîne Avion), CFCI, Dutheil de la Rochère, Lucas et Cie, l’Africaine Française, Maison Gauvin.
Ainsi Grand-Lahou, Dabou et Jacqueville recevaient des produits importés venant d’Europe et des pro-
duits venant des campagnes qui étaient débarqués au niveau des wharfs de Grand-Lahou et de Port-Bouët.
La dynamique commerciale de la région ira ainsi croissante jusqu’à la création en eau profonde du Port
d’Abidjan à Vridi en 1950. Des établissements financiers s’installent également. La Bank of British West
Africa qui installe de 1906 à 1918 une succursale à Grand-Bassam et des guichets saisonniers à Assinie,
Grand-Lahou, Sassandra et Abidjan. En 1906, la Banque de l’Afrique Occidentale (BAO) s’installe à Grand-
Bassam et ouvre des guichets périodiques à Assinie et à Grand-Lahou. L’agence d’Abidjan ouvre en 1934.
Dans le domaine de l’industrialisation locale, les efforts conjugués des actions publique et privée donnent
de « nouveaux éléments de prospérité à la colonie comme à la métropole » (J. Gaston, pp. 155). L’activité
industrielle répond à la fois aux besoins locaux de produits manufacturés et aux besoins des industries de
la colonie en matières premières.
Au plan local, plusieurs usines fonctionnent dans divers domaines, à savoir : les industries de fournitures
dont certaines sont exploitées par l’administration (postes et télégraphes, garages et ateliers de réparation,
imprimeries, usines de traitement des eaux, de glace et d’électricité) ; d’autres transforment sur place la matière
première ou les denrées à exporter dont une partie est consommée par la population locale. C’est le cas des
scieries installées à Bassam, Abidjan, Lahou, et le long de la route d’Agboville ; des plantations de caféiers, de
cacaoyers et de bananes qui disposent de chaînes de fermentation, de séchage, de traitement de la pulpe et

Mamoutou TOURE : La région des Grands Ponts, un territoire de l’ombre.


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de téguments ou de fours de séchage dans les bananeraies ; des huileries, savonneries et des concasseurs de
noix (manuels ou à moteurs) qui traitent sur le littoral et à Drewin des fruits du palmier à huile ; une briqueterie
dotée d’une machine à vapeur est installée à Moossou en 1920 employait en 1920 plus de cent ouvriers et
fabriquait par an jusqu’à 600.000 briques et 150.000 tuiles pour répondre aux commandes de l’administra-
tion et des particuliers. L’exploitation de l’or par les Européens a donné lieu à des importations de matériels
d’extraction alluvionnaire et filonienne dans le Bandama et au Sanwi. Le service des mines a construit une
usine qui traite par an 6.000 tonnes de sables et de calcaires bitumeux dans la région d’Eboinda (lagune Aby).
En revanche, les industries d’exportation ou utiles aux besoins de la colonie ne sont qu’à leur début.
Elles nécessitent des études et des garanties pour que les capitaux investis soient judicieusement placés et
attirent d’autres. Plusieurs études sont envisageables dans la sidérurgie, la prospection des ressources du
sous-sol, la pêche, la papeterie, fibre de remplacement du jute, carburants, etc. Certaines ont été réalisées,
notamment la possibilité de création d’une fabrique de pâte à papier avec l’exploitation des essences comme
le parasolier riche en cellulose. Mais les difficultés liées à la réfrigération et à l’absence de d’homogénéité
des peuplements forestiers ont freiné la finalisation du projet.
Dans ce contexte, la loi du 6 décembre 1940, fait obligation aux entreprises coloniales de s’organiser en
« groupements professionnels » qui constituent les principaux groupes des branches d’activité de « l’économie
locale » naissante : produits agricoles et forestières (bois, café, cacao, élevages, pêcheries, etc.), productions
industrielles (alimentation, distilleries, eau, électricité, bâtiment, etc.), mines, commerce, transport maritime, cré-
dits. La Région des Grands Ponts va bénéficier de la construction des grands axes de circulation entre 1933 et
1958 qui visent relier les zones de production intérieures au port d’Abidjan, déjà tête de pont du chemin de fer
Abidjan-Ouagadougou. Le système routes-rail constitue alors un dispositif de communication, consolidé par le
Gouverneur Angoulvant en 1915, pour drainer les productions intérieures vers le port d’Abidjan, exutoire maritime.
A cette époque déjà, la région est desservie par les grands axes de circulation construits, dont la réalisa-
tion s’accélère avec le Plan de 1947 qui consacre 85% des 7,7 milliards de francs du budget de la colonie
à la réalisation du port d’Abidjan, à l’amélioration des anciennes et la construction de nouvelles routes pour
compléter le chemin de fer Abidjan-Ouagadougou, épine dorsale de l’ouverture internationale de la colonie.
Elle est traversée par la route côtière sur le littoral reliant Tabou à Assinie, et par les routes de l’Est reliant
le littoral sud-est à Bobo-Dioulasso et l’axe central Abidjan-Sikasso (fig. 5).

3.3. L’INSERTION DE LA RÉGION DES GRANDS PONTS DANS LE COMMERCE INTERNATIONAL :


DE LA CROISSANCE À LA CRISE

Les dirigeants ivoiriens reconduisent en 1960 le modèle agricole colonial, fondé sur l’agro-exportation
de produits de rente (palmiers à huile, bois, café, cacao, sisal, ricin, coton, etc.). En effet, ils vont le choix
d›une politique de développement agricole forte, tirant fruit des avantages comparatifs des régions du pays
composé à 80% de ruraux. Les ressources naturelles se prêtent bien à une agriculture variée et à l’exploi-
tation forestière. La stratégie de l›Etat a été de bâtir les fondements d’une croissance économique forte en
diversifiant les ressources agricoles déjà valorisées.
La « reproduction corrigée » du modèle agro-exportateur colonial a permis à la Côte d’Ivoire d’atteindre des
résultats spectaculaires entre 1960 et 1980 justifiés par le concept du miracle économique ivoirien. A partir de
1978, la Côte d’Ivoire est le premier producteur mondial de cacao avec des rangs honorables pour la production
de café, d’huile de palme, de coton, et même de riz. L’industrialisation soutenue par la politique de substitution
aux importations et par celle de la production d’une valeur ajoutée aux produits agricoles d’exportation consacre
l’émergence d’un secteur secondaire moderne dans la fonction de production de la richesse nationale qui est
allée croissant. Le taux de croissance industrielle a été de 13% entre 1960 et 1980. Le développement accéléré
du secteur tertiaire consacre avec les résultats du secteur secondaire, une forte part prise par les centres urbains
dans la formation de la richesse nationale respectivement 30% et 24% du PIB en 1990.

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Figure 5 : La Région des Grands Ponts dans les grands axes
de circulations en 1915

Cette insertion réussie de la Côte d’Ivoire dans le commerce international, est allée de pair avec celle
de la Région des Grands Ponts. La région tire fruit dès les années 1900 de la conjoncture économique
favorable créée par l’économie de la « plantation commerciale », en particulier le palmier à huile et le coprah.
Le commerce florissant dans la région avant et après 1893, marqué par la présence d’établissements com-
merciaux et financiers hollandais, britanniques et français dans la région, en témoigne. Cette dynamique
commerciale ira croissante après la création en eau profonde du Port d’Abidjan à Vridi en 1950, qui engage
véritablement la Côte d’Ivoire dans le commerce international autour de l’agro-exportation.
Pendant près de 20 ans la balance commerciale est restée fortement excédentaire allouant à l’Etat
d’importantes ressources en devises qui lui ont assuré une crédibilité auprès de bailleurs de fonds. Les
résultats impressionnants de la politique du développement du gouvernement ivoirien sont dans l’ensemble
traduits par un taux de croissance moyenne annuel de 11% de 1965 à 1979 et par la croissance du Produit
National Brut passé de 450 dollars US en 1960 à 850 US dollars en 1980. L’une des performances réalisées
par les stratégies de la croissance a été d’impulser une forte prise de participation des villes à la production
de la richesse nationale à partir de fondements économiques agricoles. Par la suite la Côte d’Ivoire est
confrontée à 14 ans d’une sévère crise économique qui se traduit par une baisse drastique des finances
publiques et un plan de relance de l’économie du pays (Encadré 1).

Mamoutou TOURE : La région des Grands Ponts, un territoire de l’ombre.


92
Encadré n°1 : Les indicateurs de la crise économique ivoirienne et les plans de relance
La crise économique de la Côte d’Ivoire qui se traduit par :
 une chute brutale des prix de tous les produits agricoles d’exportation qui conduit à une perte
nette de 300 milliards de FCFA par an de 1980 à 1993 ;
 un assèchement drastique des finances publiques qui enregistrent le déficit avant service de la dette
de 200 milliards de FCFA en 1981 et le déficit budgétaire de 2,9% en 1986 atteint 16% en 1989 ;
 le taux de croissance réelle reste entièrement bas, autour de 1,2% entre 1980 et 1989 ;
 le passage de la croissance agricole de 10% l’an entre 1960 et 1978 à 2% en 1986 ;
 l’incapacité de faire face au service de la dette qui conduit à son rééchelonnement à partir de 1982 ;
 la baisse du Produit Intérieur Brut a pris des allures catastrophiques. Le PIB est en effet passé de
3136,8 milliards de FCA en 1985 à son niveau le plus bas de 2680,9 milliards en 1990.
Pour sortir de la crise, le gouvernement ivoirien fait appel en 1980 au FMI et à la Banque mondiale qui
entreprennent des politiques d’ajustement structurel de l’économie concourant à deux objectifs complé-
mentaires : juguler la crise et restaurer la compétitivité de l’économie. Cela conduit au programme suivant :
 un programme d’ajustement financier de 1978 à 1979.
 un PAS en 1981 cible sur le redressement de la gestion macroéconomique la réforme administra-
tive, et la réforme des société d’Etat,
 un PAS en 1981, attache à la privatisation des entreprises publiques et à la formulation de IA poli-
tique industrielle,
 un PAS en 1986 axe sur la privatisation, la réforme de l’agriculture, la restructuration des banques,
et la politique industrielle.

Source : Extrait du Rapport National de la Côte d’Ivoire Habitat II, mars 1996, pp. 24-25.

La crise socio-économique est avant tout urbaine et métropolitaine. En effet, la crise et les programmes
d’ajustement structurel ont affecté durement l’ensemble de la société ivoirienne mais plus fortement les
villes, positionnées par les politiques publiques comme des points d’appui des dynamismes agricoles et de
création d’un marché intérieur.
Au plan national, les dépenses de l’ensemble des ménages ivoiriens sont tombées de 986 US$ en 1987
a 735 US$ en 1988 soit un ratio mensuel moyen variant entre 62 et 82 US$. Les villes sont cependant les
plus touchées. L’écart entre les revenus urbains et ruraux est fortement resserré car la moyenne par habitant
des deux milieux est passée de 2,9 en 1979 à 2,4 en 1988.
Dans la métropole, la crise s’est manifestée par la montée du chômage due à la déflation du personnel de
l’administration, aux compressions dans les entreprises d’Etat privatisées, et à la fermeture de nombreuses
entreprises privées. Le taux de chômage de la population métropolitaine a connu une progression qui a
touché plus sensiblement les femmes, 17,8% que les hommes 15,3%. Ces éléments ont accru la pauvreté
urbaine. On considère que la proportion de ménages métropolitains vivant au-dessous du seuil de pauvreté
absolue est de 36,5%. Des difficultés plus apparentes se sont présentées pour l’absorption des actifs et des
jeunes déscolarisés dans les structures de l’emploi. La société urbaine dans les villes secondaires d’importance
et surtout dans la métropole est devenue plus sensible à l’insécurité, à la délinquance juvénile et à la violence

© (EDUCI) 2020 Revue de Géographie Tropicale et d’Environnement, n°2, 2020 93


urbaine. Le taux de criminalité pour la métropole est de l’ordre de 0,09%. Ces données de l’environnement
social rendent l’Etat très sensible aux nouveaux problèmes de la cohésion de la société urbaine.
Pour amortir les effets pervers de la crise, qui touchent l’appareil agricole et les villes, l’Etat ivoirien met
en œuvre, entre 1980 et 1994, une politique de développement urbain qui tranche d’avec la conception de la
ville comme auxiliaire de la croissance agricole des deux décennies antérieures. En effet, l’Etat providence
privatise une partie de l’appareil de production et implémente le modèle décentralisé pour impliquer les collec-
tivités territoriales au développement local. A ces deux axes l’Etat apporte son soutien sous forme d’activités
de planification à très court terme, de mise en place d’un cadre réglementaire de l’action privée et communale,
de subvention aux nouveaux acteurs municipaux et privés (Encadré n°2).
Encadré n°2 : Cadre réglementaire de la décentralisation en Côte d’Ivoire
La loi n° 80-1180 du 17 octobre 1980 relative à l’organisation municipale ;
La loi n°2001-476 du 9 août 2001 relative à l’orientation sur l’organisation générale de l’administration
territoriale.
La loi n° 2003-208 du 7 juillet 2003 portant transfert et répartition de compétences de l’Etat aux col-
lectivités territoriales : elle transfère d’importantes compétences aux entités territoriales décentralisées
notamment, l’aménagement du territoire, la planification du développement, l’urbanisme et l’habitat.
Toutefois, l’ordonnance n°2011-262 portant orientation de l’organisation générale de l’Administration
territoriale de l’Etat est revenue à une structure plus simple avec la commune et la région comme entités
décentralisées. Le département, le district et la ville ont été supprimés.
L’ordonnance de 2011 est abrogée par la loi d’orientation n°2014-451 du 5 août 2014, dont le principal
apport a été la création du district autonome, comme entité territoriale particulière, à la fois décentralisée
et déconcentrée.
Cette nouvelle entité territoriale ne compte, à ce jour, que deux unités, Abidjan et Yamoussoukro.
La structure de l’administration territoriale décentralisée comprend aujourd’hui 201 communes et 31 régions.
Source : Extrait du Rapport Général du séminaire de formulation de la Politique Nationale de la Ville
en Côte d’Ivoire, mars 2019, pp. 27-28.

Dans ce cadre sont élaborées les nouvelles politiques de la promotion de l’économie urbaine, de l’habitat,
de l’aménagement foncier, de l’environnement urbain, et des ressources humaines. Cette politique s’est avé-
rée une stratégie efficace. Elle consolide la formation d’une société urbaine qui compte depuis 2014 plus de
52% de la population du pays ; elle réduit les dégradations entropiques importants (pauvreté, équipements
de base, exclusions des jeunes et des femmes) et permet aux villes et territoires du pays de traverser la crise.
Désormais insérée dans l’économie de marché, c’est dans ce contexte de crise et de décentralisation
inachevée que la Région des Grands Ponts fait face à l’économie de marché. Sa trajectoire de la Région
des Grands Ponts se traduit par des dynamismes démographique, spatial, et économique sur fond de crise.
Le désenclavement récent de Jacqueville en mars 2015 avec la construction du pont Yacé Grégoire est
illustratif de ces dynamismes en cours dans la région.

4. LA RÉGION DES GRANDS PONTS DANS L’ÉCONOMIE DE MARCHÉ : DYNAMISMES


DÉMOGRAPHIQUE, URBAIN ET ÉCONOMIQUE SUR FOND DE CRISES LARVÉES

4.1. UNE URBANISATION SUR FOND DE RURALITÉ

Mamoutou TOURE : La région des Grands Ponts, un territoire de l’ombre.


94
Le premier germe de changement se traduit par une urbanisation dont le taux régional est estimé à 84% en
1998. L’administration territoriale décentralisée (Conseils régionaux et communes) est organisée aujourd’hui
de trois villes capitales de départements (Dabou, Jacqueville et Grand-Lahou), elles-mêmes subdivisées en
sous-préfectures et villages sur une superficie de 4 445 km2, soit environ 1,7% du territoire national (Tableau II).
4Ces trois villes ont connu depuis les années cinquante une croissance urbaine continue en fonction de
diverses conjonctures économiques. L’urbanisation de la région commence entre 1960 et 1975, et croit régu-
lièrement depuis 1980, avec l’arrivée des industries en milieu rural attirant des populations d’origine diverse.
Tableau II : Superficie des localités de la Région des Grands Ponts
Départements Superficie (Km2) Sous-préfectures Nombre de village Superficie (Km2)
Dabou 470
Dabou 1460 Lopou 41 560
Toupah 430
Ahouanou 574
Bacanda 379
Grand-Lahou 2283 Ebonou 54 327
Grand-Lahou 980
Toukouzou 23
Attoutoua 423
Jacqueville 702 39
Jacqueville 279
Total Grands Ponts 134 4 445
Source : Ministère d’Etat, Ministère du plan et de développement, novembre 2015

La population urbaine de Jacqueville a connu une baisse avec la fermeture de la SICOR le 30 juin 2005,
marquée par la perte d’emplois de 800 usiniers et 1500 travailleurs dans les plantations, mais globalement
l’urbanisation est un germe de changement dans la région (fig. 6).

Figure 6 : La population des Grands Ponts selon le milieu de résidence entre 1988 et 2014
Source : Institut National de la Statistique, 2014

Pour autant, la population régionale est à dominante rurale (fig. 8). Le recensement général de la popu-
lation et de l’habitat de 2014 a permis de dénombrer 356 495 habitants dans la Région des Grands Ponts.
Elle est composée de 241 612 nationaux et de 114858 non nationaux. Le département de Grand-Lahou
est le plus peuplé (151 289 hbts) suivi de celui de Dabou (148 773 hbts) et de Jacqueville (56 308 hbts).

© (EDUCI) 2020 Revue de Géographie Tropicale et d’Environnement, n°2, 2020 95


Mais dans les trois départements, la population rurale est majoritaire. Il n’existe pas encore une transition
démographique car la population régionale vit en grande dans les campagnes : chefs-lieux de sous-préfec-
tures rurales, villages noyaux et campements ou hameaux.
Le peuplement autochtone est en recomposition avec l’arrivée d’autres populations. Le poids grandis-
sant de l’immigration a transformé le milieu humain originel en une entité cosmopolite. Les populations des
cinq grands groupes ethniques sont présentes dans la région. Le remodelage est profond et bouleverse les
données démographiques (tableau III).
Tableau III : Le paysage humain de la Région de l’ex Régions des Lagunes en 1998
Mandé Mandé Voltaïque Total Non % non
DEPARTEMENTS Akan Krou
Nord Sud ou Gür Résidents Ivoiriens Ivoiriens
ABIDJAN 1 014 941 36 7928 44 5262 161 257 205 714 3125 898 930 796 29,99
Gd-LAHOU 35 450 3 488 3 896 1495 3 959 85 982 37 434 43,54
TIASSALE 92 985 5 515 6 566 3 745 6 187 17 6047 5 9818 33,98
ALEPE 56 859 1335 2483 1792 2953 9 6221 2 9034 30,17
DABOU 114 683 8 148 10 467 4 654 6 219 19 6406 5 1071 26,00
JACQUE-VILLE 25 641 2 211 1 076 1 158 812 52 671 21 849 41,33
TOTAL REGION 1 340 559 388 625 469 750 17 4111 22 5844 373 3425 1 105 525 29,61
TOTAL CI 4 782 586 1 447 064 1 872 699 1 142 127 2 001 637 15 366 672 4 000 047 26,03

Source : INS/RGPH 1998

Dans sa structure socio-démographique actuelle, la Région des Grands Ponts est plus allochtone (autres
ivoiriens) et allogène (étrangers) qu’autochtone. Les populations de 26 ethnies ivoiriennes sont présentes
dans la région. Les plus importantes sont : les Baoulé (12%), les Mandé du nord (22 477), les Sénoufo
(18 636), les Agni (13 949), les Bété (4 937) et les Abidji (4 405). Les étrangers avaient quasiment le même
poids démographique que les autochtones à Grand-Lahou au recensement de 1998 et dominaient celui des
autochtones à Jacqueville. Ces deux départements ont un front maritime où les non Ivoiriens contrôlent le
secteur de la pêche. Entre 1998 et 2014, la population totale ne s’est accrue que de 6,3% alors que celle
des non Ivoiriens est passée de 26 à 32%. La population autochtone (Adioukrou, Ahizi, Alladian, Avikam)
ne représente que 24,6% du peuplement de la région dont plus de la moitié composée d’Adioukrou. Les
autres Ivoiriens consolident la majorité de la population d’origine nationale dans la région.
Les villes de la région ont certes permis d’amortir la crise ; mais le rapprochement de l’Etat des populations
locales à travers la décentralisation a un pouvoir d’action limité en matière d’aménagement et l’équipement
de l’espace des villes, en raison de l’inefficacité des compétences transférées et du manque de ressources.
Les moyens publics alloués aux dépenses des collectivités sur le budget de l’Etat entre 1996 et 2002 sont
en Côte d’Ivoire de 13% et la part moyenne des gouvernements locaux dans la dépense publique est de
3%. En conséquence, le processus d’urbanisation est encore relativement peu maîtrisé dans le pays. Tous
« les indicateurs de la qualité de l’urbanisation sont au rouge » : sur une échelle de 1, le coefficient de Gini a
dépassé la ligne d’alerte internationale (0,4) et se situe autour de 0,54 ; les gestionnaires urbains gèrent des
villes injustes, inéquitables, exclusives et fragmentées. L’informalité est la norme dans les villes ivoiriennes
et les investissements dans les équipements structurants ne sont pas inscrits dans la durée (Ministère de la
ville, 2019, pp. 26-28).

Mamoutou TOURE : La région des Grands Ponts, un territoire de l’ombre.


96
4.2. UNE RÉGION VOCATION AGRICOLE FORTEMENT DÉPENDANTE DE L’EXTÉRIEUR

Le second germe de changement dans la Région des Grands Ponts face à l’économie de marché, est la
formalisation de son identité agricole. La Région des Grands a pris une part active au succès agricole de la
Côte d’Ivoire, à travers la production et la commercialisation de certaines productions de rente (tableau IV).
La région est l’une des régions les plus importantes du pays sur le plan de l’agriculture. Elle produit les
principales cultures pérennes du pays avec une prépondérance du palmier à huile, le coprah et l’hévéa qui
occupent respectivement 18%, 17% et 12% des surfaces cultivées à l’échelle nationale. Les plantations
de ces spéculations se développent autour de complexes agro-industriels représentés par des blocs de
cultures villageoises, de plantations industrielles et d’usines gérés par l’Etat et le secteur privé. Les pôles
agro-industriels sont localisés autour de Yassap (Dabou), de Cosrou (Dabou) pour la PHCI ; Irobo et Tamabo
(Grand-Lahou) et Mopoyem (IRHO) pour le palmier. Pour le cocotier, les complexes de la SICOR à Jacqueville
et Groguida à Grand-Lahou. Les complexes de l’hévéaculture se concentrent autour de Toupah, Ousrou et
Pakidié dans le département de Dabou. La conjoncture de l’arboriculture a amélioré la qualité de vie dans
la région, dont témoigne les équipements d’électrification et d’eau potable qui marquent le paysage actuel,
malgré les disparités entre les départements (fig. 7 et fig. 8).

Tableau IV: Superficies des cultures de rentes (en ha) dans la Région des Grands Ponts en 2014

Superficie en hectares
Types de cultures % Grands Ponts au niveau national
Grands Ponts Côte d’Ivoire
Cacao 36 783 2 256 285 1,63
Palmier à huile 44 165 243 298 18,15

Hévéa 29 858 176 552 16,91

Café 4 428 384 226 1,15

Coco 6 244 53 460 11,68


Agrumes à essence 2 121 37 061 5,72

Fruit de la passion 233 34 432 0,68


Total 123 834 3 185 314 3,89
Sources : Ministère de l’agriculture, Statistiques départementales, 2014

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Figure 7 : Infrastructure de production électrique et des raccordements de la CIE en 2014

La région des Grands Ponts compte 88 localités électrifiées avec un taux de couverture de 65% supérieur
au taux national (34%). Le taux de couverture du département de Dabou est de 95% et 86% des ménages
disposent d’électricité. Ces taux sont de 31% et 41% à Grand-Lahou, 69% et 70% à Jacqueville (CIE 2014
et INS 2014). L’accès à l’eau potable est assuré dans la région par trois types de systèmes hydrauliques,
en l’occurrence l’hydraulique urbaine, l’hydraulique villageoise améliorée et l’hydraulique villageoise.

Figure 8 : Taux de couverture de la Région des Grands Ponts en eau potable en 2014

Les ménages ayant accès à l’eau potable dans la Région sont de 72% dans la région contre 59% au
niveau national. Cette couverture est plus élevée dans le département de Dabou avec 88% des localités
éligibles en hydraulique urbaine. Au niveau de l’hydraulique villageoise améliorée, le taux de couverture est
de 24% contre 12,5% au niveau national.

Mamoutou TOURE : La région des Grands Ponts, un territoire de l’ombre.


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Ce taux présente des disparités avec 38% dans le département de Jacqueville contre 20% à Dabou et 14%
à Grand-Lahou. En ce qui concerne l’hydraulique villageoise le taux de couverture est de 84% contre 69,7 au
plan national. Globalement, la demande en eau potable est satisfaite dans les principaux centres de produc-
tion. Le déficit est estimé à 1581 m3 pour une exploitation de 1936 m3 (Ministère du Plan et Uemoa, 2015).
Parmi les nombreuses activités socio-économiques locales, l’industrie touristique est sans doute la plus
prometteuse dans cette région où « l’eau s’unit partout à la terre ». L’intérêt pour le tourisme est marqué par
la présence de quelques établissements hôteliers de moyens standing avec de faibles capacités d’accueil à
Dabou, Grand-Lahou et Jacqueville. Dans cette dernière ville, les réceptifs hôteliers ont doublé depuis 2015
passant de 12 avant la construction du pont, à 26 établissements hôteliers après la mise en exploitation du
pont. Mais, l’économie touristique n’exploite pas encore tous les attraits de la région, notamment la frange
lagunaire, les nombreuses îles et les atouts culturels.

4.3. UNE RÉGION À L’OMBRE DE LA MÉTROPOLE ABIDJANAISE

Le troisième fait marquant du face-à-face entre la Région des Grands Ponts et l’économie de marché, est sans
doute la proximité avec la ville d’Abidjan, la porte d’entrée principale de la Côte d’Ivoire dans la mondialisation. La
région évolue à l’ombre de la métropole abidjanaise, au sens des opportunités et menaces liées à cette position.
La ville d’Abidjan a constitué la porte atlantique de l’insertion de la Côte d’Ivoire dans le commerce inter-
national avec l’ouverture en 1950 du port. A ce titre, elle a bénéficié de nombreux équipements et devient
une ville hégémonique face à de gros bourgs agricoles de province, rouages du système de traite et de
contrôle du pouvoir d’État mais aussi pourvoyeuses des productions agricoles et de main-d’œuvre. Les liens
fonctionnels entre la ville d’Abidjan et celles de l’intérieur, excluant toute concurrence, Abidjan prend alors
la tête de pont d’un réseau urbain, calqué sur le semis colonial, et devient le lieu privilégié de la croissance
économique du pays. En conséquence, la ville portuaire accueille 90% des moyens de production, l’essentiel
des services publics et 50% de la population urbaine du pays (M. Touré, 2016).
La proximité de la Région des Grands Ponts avec ce grand port, « poumon de l’économie ivoirienne »
depuis 1950 est assurément une chance pour la Région des Grands Ponts. Elle continue de bénéficier des
externalités positives créées par le dynamisme de la ville portuaire.
Le premier effet externe positif. La ville millionnaire d’Abidjan est un marché important pour les produc-
teurs locaux. A l’instar des villes ivoiriennes, les villes de la région des Grands Ponts, Dabou, Grand-La-
hou, Jacqueville, sont des relais de la ville portuaire pour la commercialisation des produits de rente des
campagnes. La proximité de la ville d’Abidjan a justifié l’installation de plusieurs agro-industries de palmiers
(Yassap, Cosrou, Irobo, Tamabo, Mopoyem) et de coprah (Jacqueville et Groguida). Toutes ces productions
sont principalement destinées au marché abidjanais et génèrent de nombreux emplois dans les usines et
les plantations, exercés à plus de 90% par la main-d’œuvre étrangère.
Face à la forte demande du marché abidjanais, les produits vivriers dont le manioc (attiéké entre autres)
et de pêche sont devenus bien plus que des produits de subsistance. Toutes les ethnies ont pour aliment de
base « l’attiéké », semoule de base cuite à la vapeur prisée par les autres Ivoiriens et exportée dans le monde
entier. Ils sont maintenant directement vendus sur les marchés abidjanais et internationaux au détriment du
marché local, ravitaillé paradoxalement par les marchés abidjanais. En conséquence, les vivres sont onéreux
dans la région et la dépendance se renforce vis-à-vis d’Abidjan à la fois marché principal et gage de revenus
substantiels pour les producteurs locaux (Atta et al., 2014).
Le second effet externe positif. Abidjan constitue à la fois un bassin d’emplois. Les populations de la région
considèrent la ville d’Abidjan comme un lieu de création de richesse et non de résidence. Les nombreux cadres
de la région travaillant à Abidjan investissent ainsi de façon préférentielle dans leurs départements d’origine.

© (EDUCI) 2020 Revue de Géographie Tropicale et d’Environnement, n°2, 2020 99


Le troisième effet externe positif. La région bénéficie de tous les services administratifs et socio-économiques
de la métropole abidjanaise ainsi que des mouvements pendulaires de week-end sur les côtes de la région.
Mais la proximité de ce puissant protecteur comporte aussi des risques. L’ouverture du port d’Abidjan
avait donné le ton au cours des années cinquante lorsque les travaux d’aménagement du canal du port
avaient isolé le département de Jacqueville. C’est après plus de soixante ans d’isolement que la construc-
tion et l’ouverture du pont Philippe Grégoire YACÉ (2009-mars 2015) ouvre de nouvelles perspectives pour
le développement de la commune, qui peut désormais tirer pleinement profit de ses écosystèmes marin et
lagunaire et de ses richesses culturelles.
L’explosion démographique d’Abidjan s’accompagne d’une explosion spatiale. En doublant en moyenne
sa population depuis quarante ans, Abidjan s’étend très vite dans ses périphéries. La surface urbanisée
est successivement passée de 1 350 ha en 1955, à 8 000 ha en 1975 et 58 080 ha en 1980 (Dubresson,
1989, p. 248). Après Bingerville, Grand-Bassam, la ville d’Abidjan se rapproche inéluctablement de la région
et elle se trouve aujourd’hui à ses portes. Le district d’Abidjan englobe la commune de Songon mitoyenne
(frontière occidentale) à la Région des Grands Ponts.
Or, le bilan des rapports entre la ville d’Abidjan et ses périphéries (Dabou Bingerville notamment) démontre
que ces villes sont incapables de créer de la richesse locale et d’asseoir les bases d’une urbanisation viable.
La proximité d’Abidjan y maintient des actifs agricoles importants, source potentielle de blocage de leur
dynamisme et de leur développement (Loba, 2009).
En outre, la ville d’Abidjan engendre une pression démographique sur ses périphéries qui est à la base
de l’élévation du niveau de vie, la recrudescence de l’insécurité, l’accroissement de la crise locative, l’urba-
nisation accélérée et agressive. La question qui se pose est de savoir si la région des Grands Ponts est un
pôle autonome face à l’avancée irréversible de la métropole ivoirienne ?

CONCLUSION : LA RÉGION DES GRANDS PONTS, UN TERRITOIRE DE L’OMBRE ?


L’objectif de contribution était de cerner l’identité actuelle de la Région des Grands Ponts, en l’occurrence
l’impact des politiques publiques sur le développement de la région. Nous pensions alors que le dévelop-
pement actuel de la région s’apparentait à « un territoire de l’ombre », en équilibre entre une économie
de plantation agro-exportatrice, base de création de la richesse régionale, et une croissance fragile face à
l’économie de marché dont la ville d’Abidjan symbolise la porte d’entrée. Au bout du compte, l’étude rétros-
pective et l’audit territorial nous permettent d’entériner cette hypothèse de départ.
La Région des Grands Ponts présente de grandes virtualités de croissance et durables, en raison de ses
potentialités naturelles et humaines. L’espace éco-social est différent de celui du référent précolonial, qualifié
par le gouverneur Reste dans les années trente de « nature indomptée ». Les populations vivaient dans des
cadres de vie à dominante écologique dans le respect des équilibres naturels. L’économie était basée sur
l’agriculture, la chasse et la pêche. Elle visait avant tout à assurer la pérennité des groupes sociaux dans
les limites des aires culturelles. L’administration, les routes, les écoles, les centres de santé, les villes au
sens moderne des termes étaient inexistants.
La rupture dans les continuités traditionnelles intervient avec l’insertion des sociétés de base, lors de la
mise en valeur de la colonie de Côte d’Ivoire, dans une économie de marché dynamique, basée sur l’arbo-
riculture forestière de rente de palmiers à huile, de cocotiers, d’hévéas et le commerce. Entre 1960 et 1980,
les plans de souveraineté consolident ces acquis, autour de deux options stratégiques (agro-exportation et
politique urbaine), gages de dynamismes socio-économiques et d’accumulation.

Mamoutou TOURE : La région des Grands Ponts, un territoire de l’ombre.


100
La « reproduction corrigée » du modèle colonial permet de consolider son identité agricole, de désenclaver
et d’équiper la région. Le peuplement est devenu cosmopolite. Les autochtones, devenus minoritaires, partagent
désormais leur espace de vie avec les autres ivoiriens et les immigrés dans une tradition multiséculaire de
coexistence pacifique. Sa position sur les grands axes de circulation des hommes et des biens vers l’intérieur
du pays est un autre atout. Elle est entrée très tôt dans la modernité avec une suprématie de Grand-Lahou
qui a commencé à décliner depuis la perte de la fonction portuaire avec la fermeture de son wharf en 1958. A
l’ombre de la ville de la ville d’Abidjan, le territoire des Grands Ponts bénéficie des externalités positives liées à
la proximité de la ville portuaire depuis l’insertion de la Côte d’Ivoire dans le commerce international. Si l’’histoire
en a fait une région dynamique et prospère au début de l’indépendance, face à l’usure du temps et aux crises
successives survenues dans le pays depuis les années 1980, des problèmes de résilience lui sont posés.
Le dynamisme régional a été contrarié par les crises économique, politique et militaire du pays depuis
1999. L’implémentation du modèle décentralisé a permis de traverser la crise, mais faute de moyens, les
investissements publics sont partiels et n’accompagnent pas efficacement le dynamisme urbain. L’absence
d’initiatives locales de grande envergure dans le secteur industriel et le secteur tertiaire s’est traduite par
une stagnation de l’économie régionale qui est demeurée au stade où l’Etat l’a laissée depuis 1980 en se
désengageant du système productif. L’agriculture et un secteur informel hypertrophié demeurent ainsi des
piliers fragiles d’une économie régionale incapable de créer des emplois modernes et largement dépendant
du marché abidjanais du fait du transfert des productions agricoles qu’elles soient industrielles ou vivrières.
La mise en valeur des potentialités des milieux marins et lagunaires, énergétiques et minières n’est
pas optimale. Par ailleurs, les conditions techniques d’exploitation du potentiel naturel, notamment dans
l’agriculture et la pêche, fragilisent l’environnement avec l’accroissement de la pression humaine interne
du système territorial des Grands Ponts et celui de la mégapole abidjanaise. Le territoire des Grands Ponts
est marqué par ailleurs par de fortes disparités internes dans la distribution des équipements de base et
des infrastructures socio-économiques au détriment du département de Grand-Lahou. Au plan de la qualité
de vie, les questions de fourniture en eau potable courante, de surconsommation de bois-énergie par les
ménages nuisibles à la couverture forestière dense réduite en jachères, du mode de gestion des déchets
ménagers directement déversés dans la nature etc., renvoient globalement à la problématique d’une gou-
vernance territoriale devant promouvoir un développement durable.
Ce bilan fait de la région un territoire de l’ombre appelée à dépasser l’économie agricole extravertie en
crise pour devenir un modèle de développement durable, compétitif, dans une Côte d’Ivoire qui retrouve
sa vitalité économique.

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
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Mamoutou TOURE : La région des Grands Ponts, un territoire de l’ombre.


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