Art_et_technique_2023 1

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Art et technique 2023

INTRODUCTION :

La notion d’art telle qu’elle existe aujourd’hui résulte d’une dissociation du religieux qui se
fait progressivement depuis la Renaissance jusqu’à l’époque moderne (XVIIème).
Avant cette période, le mot « art » désigne indifféremment l’œuvre produite par l’artiste ou
par l’artisan ; ce sens est hérité des Grecs et correspond à la « technè » qui définit tout ce
que l’homme ajoute à la nature.
Ainsi la notion d’art, au sens où nous l’entendons maintenant, est une création moderne. Elle
pose d’abord un problème de définition et de délimitation par rapport à d’autres
productions, naturelles ou techniques. Elle peut, de plus, être envisagée de deux points de
vue : celui de la production ou de la création et celui de la réception ou contemplation de
l’œuvre.
Comment la création artistique se distingue-t-elle de la production naturelle, de l’objet
technique ou encore artisanal. Qu’est-ce qui caractérise spécifiquement l’œuvre d’art et
celui qui en est l’auteur ? Quel rapport l’artiste entretient-il avec le réel ? Enfin, comment est
reçue l’œuvre d’art, comment le spectateur la juge-t-elle ? Le jugement esthétique peut-il
être réduit à l’expression de jugements strictement subjectifs ? Ne requiert-il pas au
contraire que l’homme dépasse ce qui lui est simplement particulier et mette par et pour lui-
même à l’épreuve la validité de son propre jugement ?

I. QU’EST-CE QU’UNE CREATION ARTISTIQUE ?


1) Art et technique : genre commun : productions de l’homme
Le mot « art », au sens générique désigne tout ce qui relève de la technè c'est-à-dire tout ce
que l’homme produit et ajoute à la nature, ce qui ne pourrait exister sans lui.
Est objet de l’art ce qui trouve en l’homme son principe.
C’est ce que nous explique Aristote dans le livre II de la Physique où il distingue ce qui est
produit par la nature (physis) et les objets produits par d’autres causes.
Le principe de la production naturelle est immanent, par exemple la rose est contenue dans
le bourgeon alors que le principe de la production de l’art est extérieur, c’est l’artisan ou
l’artiste qui est au principe de l’objet par exemple une table ou un tableau ne naissent pas
d’eux-mêmes mais nécessitent une cause extérieure : l’artisan ou l’artiste.
Ainsi, en tant que productions humaines, l’artisanat et l’œuvre d’art ont pour point commun
de se distinguer de la « création naturelle ».
Pourtant, suffit-il de distinguer les productions humaines des créations de la nature pour
qualifier l’œuvre d’art ?
Le travail de l’ouvrier, de l’artisan et de l’artiste sont-ils similaires et leurs productions du
même ordre ? N’est-il pas nécessaire d’opérer des distinctions entre elles ?

2) Différence spécifique : l’art trouve en lui-même sa propre fin: finalité interne.


La production artisanale est une production utile, consommable ou échangeable mais
aussi l’expression d’une individualité qui a laissé sa marque propre, dans la mesure où
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l’artisan en contrôle la production de bout en bout, il se distingue du produit manufacturé
donc du mode de production industriel :

*→ l’artisan conçoit son œuvre avant de la faire, c’est donc une production consciente qui
nécessite l’usage de règles techniques mais qui ne peut être réduite à leur simple application
mécanique. Elle exige une habileté particulière, une capacité d’adaptation qui implique la
présence de l’artisan et un savoir faire qui ne se suffit pas de l’apprentissage d’un savoir
théorique. L’artisan doit user de sa tête et de ses mains.

* → l’ouvrier », au contraire s’efface derrière les machines et se sépare d’une partie de lui-
même, seules ses mains lui sont utiles.
Il semble alors que le travail artisanal se rapproche de celui de l’artiste. Pourtant sont-ils de
même nature, ne se distinguent-ils pas par leurs finalités ? Ne sont-elles pas d’un ordre
différent ?
L’artisanat est « mercenaire », l’art est « libéral », ce qui signifie que l’un a sa fin en dehors
de lui alors que l’autre trouve en lui-même sa propre fin, l’un vise l’utilité l’autre est
désintéressé, on parlera de « gratuité ».
L’objet a été fabriqué en vue de répondre à une fin, il est donc un moyen et sa finalité est
externe. Il doit servir à quelque chose et a été conçu dans un but précis. Il doit donc pouvoir
répondre à une fonction déterminée avant sa production qui fixe des critères, des règles
auxquels l’artisan doit obéir et qui le lient à un certain nombre de contraintes. L’objet se doit
avant tout d’être efficace. En effet, l'artisan ajoute à la nature, des objets, visant à répondre
à des besoins matériels. Il a donc à penser sa production et les moyens dont il aura besoin
pour la concrétiser mais reste assujetti par la fonction même de l'objet. Tout son art consiste
à ajuster au mieux des règles générales à un cas particulier. En effet, l'artisan modifie les
règles jusqu'à trouver la règle des règles. Il ne travaille donc pas comme l’ouvrier, il évolue,
se perfectionne mais reste limité par l'usage de l'objet fabriqué. Celui-ci doit servir à quelque
chose, il doit être efficace et n'a de sens que s'il répond à ce pour quoi il a été conçu. Il sera
donc jugé sur ce critère. L'artisan pourrait alors être reconnu comme celui qui possède l'art
de son art mais reste déterminé par la finalité même de cet art. En ce sens, nous explique
Alain (XXème) dans Le Système des Beaux-Arts « l'artisan trouve mieux qu'il avait pensé dès
qu'il essaie ; en cela il est artiste mais par éclairs », parce qu'il sera toujours limité par la
fonction de l'objet qui reste le principe et le sens même de sa production.
C’est de ce point de vue que Kant distingue l’artisanat de l’art : « le métier est dit mercenaire,
l’art est dit libéral ». On considère le premier comme un travail, c’est-à-dire comme une
activité, qui n’est attirante que par son effet et qui par conséquent peut être imposée de
manière contraignante et le second comme une activité en elle-même agréable § 43 CFJ
Kant.
Il pourrait alors sembler que l’artiste serait celui qui crée en dehors de toutes règles, ce qui
nous amènerait à croire naïvement que « nous sommes tous des artistes ». Pourtant ne
serait-ce pas alors confondre l’originalité et l’extravagance ? N’est-il pas alors nécessaire de
réfléchir aux rapports que « le génie » entretient avec les règles ?

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3) Le génie : celui qui donne à l’art ses règles
C'est d'abord grâce à l'opposition entre production technique et création artistique que l’on
peut penser les beaux-arts comme "les arts du génie".
"Là où il suffit, pour pouvoir, de savoir ce qu'il faut faire, pourvu seulement qu'on connaisse
de façon satisfaisante les actions requises, on ne peut parler d'art" affirme Kant dans la CFJ,
mais seulement de technique. La création du génie ne dépend pas uniquement d'un savoir
ou d’une quelconque méthode. Le génie fut à l’école d’autres maîtres mais ceux-ci lui
permettent seulement d’éveiller sa propre puissance créatrice, le génie n’imite pas et jamais
ne reproduit. Les procédés ne valent que s’ils sont l’expression adéquate du monde intérieur
de l’artiste et il n’y a alors aucun sens à se contenter de les reproduire. Ingres que cite
Baudelaire ne respectait pas les proportions naturelles des corps de ses modèles et
pratiquait l’anamorphose pour affirmer le dessin et donner plus de style à ses compositions ;
ces déformations, volontaires chez le maître, étaient devenues monstrueuses et ridicules
chez ses élèves qui recopiaient mécaniquement le procédé sans esprit. L’imitation « devient
singerie si l’élève imite tout, même les difformités que le génie a dû tolérer, parce qu’il ne
pouvait les éliminer sans affaiblir l’Idée. » (§49).
L’œuvre d’art géniale est donc celle où les procédés techniques sont entièrement
subordonnés à l’expression du monde intérieur de l’artiste.
L’œuvre est alors davantage "sentie" que pensée. Le génie c'est le talent de créer en créant
des règles. Il est celui qui "donne ses règles à l'art", ce qui suppose qu'au moment de la
création il ne les connaît pas encore lui-même. Ainsi l’œuvre d’art est d’abord originale. Dans
le sens d’originaire, « à l’origine de… » mais aussi première. Le grand artiste est celui qui
produit hors des normes esthétiques conventionnelles et c’est pourquoi il y a souvent
quelque chose « d’irrégulier, » de « déréglé », « d’étrange » dans sa production (Baudelaire
dit que le « Beau est bizarre ») mais qui ne peut pourtant être confondue avec l’extravagance
de celui qui produit sans règles. Son œuvre en effet, se doit d’être exemplaire : d’elle seront
tirées des règles. L’artiste génial sera un modèle, à l’origine de mouvements, d’écoles, mais
son oeuvre « ne laisse rien paraître de scolaire » (Kant, ibidem, §45). Jamais celui qui
contemple son œuvre ne ressentira la difficulté, le travail, la pénibilité. L’œuvre du génie est
une production intentionnelle, mais qui semble naturelle, « […] les beaux-arts doivent avoir
l’apparence de la nature, bien que l’on ait conscience qu’il s’agit d’art. » CFJ, §45. « Le génie
est la disposition innée de l’esprit par laquelle la nature donne ses règles à l’art. » Ici, la
nature représente l'esprit de celui qui est capable sans suivre aucune règle préétablie de
provoquer chez le spectateur un plaisir esthétique.
L'artiste n'obéit pas à des règles, au sens où il n'existe pas une règle obligatoire et définie à
laquelle il devrait absolument se soumettre mais « le goût lui rogne les ailes, le civilise, le
polit ». Ainsi, ne pas se conformer à des règles n’est pas créer sans règles mais bien créer des
règles. Le génie est celui qui produit au fur et à mesure de sa création les règles que d'autres
imiteront. Par le biais du concept de « génie », Kant parvient à montrer que, certes, le génie
ne crée pas sans règles, mais que ces règles ont ceci de particulier qu’elles ne préexistent pas
à l’œuvre. « Le génie est la disposition innée de l’esprit (ingénium) par le truchement de
laquelle la nature donne à l’art ses règles » (ibid.). L’art devient beau lorsqu’il paraît être
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naturel alors même que l’on a conscience que c’est une production humaine. L’œuvre d’art
géniale semble réunir les contraires : l’inspiration et le travail, la libre expression de soi et la
tradition. Cependant, cet héritage n’emprisonne pas le grand artiste. Le grand art n’est pas
ignorant de tout code ; c’est une production consciente où les normes esthétiques, les règles
ne sont pas pour l’artiste génial des obstacles à sa création, car il sait, si besoin est, les
détourner ou en inventer d’autres, elle donne forme et force à ses intuitions (par exemple
les règles de la métrique et de la versification sont pour le poète une occasion de trouver
une manière de dire plus juste, plus concise, plus expressive), cf CFJ § 43
Par conséquent, l’imagination apparaît comme l’élément constitutif d’une œuvre d’art ; c’est
le pouvoir créatif lui-même, le « principe de vie » (§49) qui donne à l’œuvre son souffle, son
âme. Mais l’entendement est aussi nécessaire pour agencer dans l’unité d’une production la
diversité des éléments imaginaires. Pour Kant, l’union de ces facultés n’est possible que si
l’artiste fait preuve de goût cf § 50.
Dès lors, l’artiste ne doit pas seulement être perçu comme un créateur d’œuvre. Il doit aussi
et surtout être perçu comme un donateur de sens. Il est celui qui, par son travail de la
matière, révèle, dans les choses naturelles, une beauté que, sans lui, on ne soupçonnerait
même pas. Ainsi, l’artiste devient un éducateur du regard : il est celui qui nous apprend à
percevoir la réalité.
Cette conception de l’art nous force alors à admettre que notre vision du monde est
prédéterminée, conditionnée par notre culture. Ainsi, notre perception de la nature est loin
d’être neutre, et l’art, au sein de la société, s’avère être un vecteur de sens essentiel.
Mais, si l’art influence notre perception, ne faut-il pas admettre qu’il entretient alors, sans
doute un rapport étroit avec la question de la vérité ?
II les rapports entre l’art, le vrai et le réel:
Le vrai témoigne d’un jugement en correspondance avec le réel. Dès lors, pour que l’art
nous conduise au vrai, il faudrait, d’une part, le considérer comme un langage, et, d’autre
part, que l’œuvre dise quelque chose du réel qui lui corresponde. L’art trouverait-il alors
dans le réel un simple modèle à copier ? L’artiste aurait-il pour rôle de d’imiter le réel ? Mais
alors, pourquoi nous fier davantage à une copie du réel qu’au réel lui-même ?
C’est le problème soulevé par cette interrogation qui a poussé Platon à bannir l’art imitatif
de la cité idéale qu’il a construit dans la République.
Au début du livre X, il insiste sur le sort qui doit être réservé aux artistes dans cette cité : ils
doivent, purement et simplement, en être chassés, justement parce qu’ils éloigneraient les
hommes de la vérité, faussant leurs jugements sur le réel. Platon illustre son argumentation
à l’aide de l’exemple des « 3 lits » :
- D’abord, il y a l’Idée de lit : c’est le principe intelligible auquel tous les lits existants se
rattachent. Puis, il y a le lit de l’artisan, celui du menuisier qui est une première copie, celle
de l’Idée de lit et enfin vient le lit du peintre qui n’est qu’une copie de copie. Son modèle
n’est pas l’Idée de lit mais le lit de l’artisan, et encore, il ne le copie pas tel qu’il est, mais
seulement tel qu’il lui apparaît, en ne représentant qu’un seul de ses aspects (de face, de
côté…).

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Ainsi, pour Platon, l’art du peintre, en tant qu’il n’est qu’un art d’imitation, ne peut que nous
éloigner de la vérité parce qu’il nous détourne de l’être, en nous faisant prendre le paraître
pour l’être. En ce sens, le peintre nous ramène au fond de la caverne, puisqu’il ne nous laisse
voir que les images des objets. Il ne vaut pas mieux que les sophistes et les rhéteurs,
capables de parler de tout sans rien connaître. De la même façon, l’artiste qui imite le réel ne
connaît pas son objet puisqu’il n’a pas besoin de remonter jusqu’à l’Idée pour lui donner
naissance. En revanche, il peut imiter n’importe quoi. C’est ce qui pousse Platon à affirmer
que « l’imitation est un jeu puéril, pas une chose sérieuse ».
Comme le sophiste, l’artiste n’est qu’un flatteur qui prétend dévoiler l’essence des choses
alors qu’il ne fait qu’en effleurer l’apparence. Il n’est qu’un illusionniste. Or, la cité idéale,
celle des philosophes-rois, doit proposer une éducation susceptible de nous faire sortir de
l’illusion dans laquelle nous étions retenus au fond de la caverne. Elle doit donc
impérativement chasser les artistes qui ne pourraient que nous y enfermer à nouveau. L’art
nous trompe, il nous éloigne du réel et ne peut donc nous dire le vrai à son sujet. Une
légende illustre cette notion, celle de Zeuxis rapportée par Pline l’Ancien, auteur romain du
1er siècle après JC, dans son Histoire naturelle :
« Le peintre Zeuxis d’Héraclès avait pour rival le peintre Parrhasios. Lors d’un concours,
Zeuxis peignit des raisins avec tant de ressemblance, que des oiseaux vinrent les becqueter ;
tandis que Parrhasios représenta un rideau si fidèlement au modèle, que Zeuxis, tout fier
d’avoir piégé les oiseaux, « demanda qu’on tirât enfin le rideau, pour faire voir le tableau.
Alors, reconnaissant son illusion, il s’avoua vaincu avec une franchise modeste, attendu que
lui n’avait trompé que des oiseaux, mais que Parrhasios avait trompé un artiste, qui était
Zeuxis. »
En fait, ce que reproche Platon aux artistes c’est d’utiliser, pour produire leur effet, une
faiblesse de notre âme. C’est le propre des illusions d’optique suscitées par l’art du trompe-
l’œil, par exemple. Les artistes exploitent ici une sensibilité de l’âme humaine, et c’est ce qui
pousse Platon à assimiler ces pratiques artistiques à de la « sorcellerie ». Mais l’artiste ne
propose-t-il qu’une imitation du réel ? Ne peut-il pas, au contraire, nous révéler quelque
chose du réel qui, sans lui, se déroberait au regard de la plupart des hommes ?

Qu'est-ce que l'artiste ? C'est un homme qui voit mieux que les autres, car il regarde la
réalité nue et sans voiles. Voir avec des yeux de peintre, c'est voir mieux que le commun
des mortels. Lorsque nous regardons un objet, d'habitude, nous ne le voyons pas : parce
que ce que nous voyons, ce sont des conventions interposées entre l'objet et nous ; ce que
nous voyons, ce sont des signes conventionnels qui nous permettent de reconnaître l'objet
et de le distinguer pratiquement d'un autre, pour la commodité de la vie. Mais celui qui
mettra le feu à toutes ces conventions, celui qui méprisera l'usage pratique et les
commodités de la vie et s'efforcera de voir directement la réalité même, sans rien
interposer entre elle et lui, celui-là sera un artiste.
BERGSON « Conférence de Madrid sur l’âme humaine », 2 mai 1916

Analyse des termes essentiels :


*voir
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• Reconnaître par la vue un objet : regarder un objet : concerne la perception sensible. Si
on s’arrête à cette définition, on ne peut pas comprendre le sens du texte car l’individu voit
aussi bien que l’artiste.
• = aussi la vision au sens de compréhension, souligne ici le rôle de l’esprit. L’artiste
ne serait pas seulement celui qui voit mais aussi celui qui comprend la réalité. Il commence à
se distinguer de l’homme ordinaire. Il nous OUVRIRAIT l’esprit.
→ Voir=capacité à se représenter mentalement quelque chose
= former une image mentale de quelque chose
= artiste aurait une vision du réel différente de la notre.
// Avec le chercheur qui ne s’en tient pas aux faits, il cherche derrière les faits. L’artiste
permettrait une représentation de la réalité au-delà des représentations courantes.

*réalité :
• Ce qui apparaît objectivement, ce qui nous entoure + les objets : elle est la même
pour tous. Réalité=ce qui est.
• ≠ Point de vue sur la réalité : rapport que j’entretiens avec la réalité.
D’où : l’artiste exprime-t-il simplement une réalité extérieure ?
Imite-t-il la réalité ?
→ Artiste=imitateur
Ou bien :
L’œuvre exprime-t-elle la réalité intérieure de l’artiste ?
La vision qui a animé l’artiste
→ Artiste=explorateur : « chercheur d’or : réalité précieuse.
PB : Si art=expression de la réalité : quelle réalité transmet l’art aux hommes ?
Artiste technicien ? Observateur : explorateur=une autre perception du monde.

*convention :
• Règle créée, adoptée par un groupe
• Elle a quelque chose d’arbitraire
• Elle a une dimension sociale.
Différence de perception entre l’homme ordinaire et l’artiste qui ferait que l’artiste ne serait
pas un homme comme les autres. Sur quoi repose alors cette différence ?
Thèse du texte : l’artiste se définit par son regard
Il y aurait un regard ordinaire sur la réalité et un regard plus pertinent.
Regard ordinaire :
• Celui déterminé par les conventions
• Regard pragmatique sur les choses
• Regarder un objet en fonction de son utilité.

Regard nouveau :
Celui qui se débarrasse des étiquettes
Des pré-jugés : le fait que l’objet soit appréhendé par une contre image, « un arrière
plan : le besoin, l’utilité.
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Formulation de la thèse : il y a une différence de degré entre l’artiste et l’homme commun :
l’artiste est un « mieux voyant », → il voit la réalité « directement », l’homme du commun :
un « malvoyant ».
Mouvement du texte : il existe une différence de degré entre la vision de l’homme et celle de
l’artiste : origine de cette différence :
Vision intéressée : celle du commun par différence avec l’artiste, étranger à la vision
quotidienne.
En quoi la vision de la réalité par l’artiste diffère-t-elle de la notre ?
2 Expressions : « il voit mieux », « il voit sans voile » = s’il voit mieux c’est qu’il voit sans voile.
«
« Sans voile » = donc cause= ce qui fait qu’il voit mieux=
*voir sans obstacle
* voir au-delà des apparences
* ne pas être victime d’illusions
= voir vraiment
Remarque : Bergson fait une critique de l’illusion, celle dans laquelle se trouve l’homme
ordinaire, qui à la fois le rapproche et l’éloigne de Platon.
Rapprochement : critique du monde de l’illusion qui provient des sens.
Pourtant, pour Platon : l’artiste= menteur, faiseur d’illusions, produit des apparences,
éloigne de la réalité en propageant des illusions.
Rupture avec Platon : Pour Bergson, nous sommes victimes d’illusions, nous interposons
un voile entre nous et les choses, on se rapporte aux objets en les liant à une fonction et
c’est :
L’ARTISTE qui rejette ce voile, ce n’est pas un menteur, l’artiste est clairvoyant :
*il regarde l’objet en l’arrachant à son quotidien
*il ôte le voile : décroche les choses de leur fonction
*il les arrache à leur nécessité
*il ne les regarde pas en fonction de ses besoins.
CF Rimbaud, lettre du voyant « Le poète se fait voyant par un long, immense et
raisonné dérèglement de tous les sens. Toutes les formes d'amour, de souffrance, de folie ; il
cherche lui-même, il épuise en lui tous les poisons, pour n'en garder que les quintessences…
il devient entre tous le grand malade, le grand criminel, le grand maudit, et le suprême
Savant ! »

« Voir mieux » cf. expérience de la peinture prise par Bergson :


Les yeux du peintre ne copient pas la réalité
Il retranscrit sa vision nouvelle de la réalité
Il initie une vision nouvelle
Il retranscrit la réalité qu’il voit « suprême savant », il est capable de vérité par excès, savoir
extatique (transporté hors de lui-même).
L’artiste ré-anchante le monde, le sauve des a priori par lesquels on le perçoit
→ Nouveau sens du mot réalité : il voit une autre réalité invisible à l’homme commun cf
Alèthéia : vérité au sens de dévoilement : mieux voir=dévoiler l’essence de la réalité

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Transition : raison de cette différence de perception
Pourquoi interposons-nous un voile entre nous et la réalité ?
Pourquoi banalisons-nous la réalité au point de ne plus la voir ?

2ème partie du texte :


Point de départ : « reconnaître » dans le texte=connaître à nouveau= rapporter l’objet à du
déjà connu. Déjà connu= sa fonction, son utilité, l’intérêt qu’il a pour nous.
Pour Bergson : reconnaître = en réalité MECONNAITRE car je reconnais par rapport à
plusieurs critères :
→ « Signes conventionnels » = dénomination : les mots me permettent d’appréhender les
objets : imposés par la société : les mots ne donnent pas accès aux choses.
On méconnaît parce qu’on colle des étiquettes : l’urinoir s’appelle un urinoir : le mot sert à
identifier la chose et à la classer.
→ On reconnaît les objets par « commodité de la vie » :
On ne voit pas l’être véritable mais sa fonction
Peu importe sa couleur, forme, seule compte son efficacité.
RECONNATRE= vouloir distinguer pratiquement un objet d’un autre. De deux objets, on
préfèrera celui qui fonctionne.
► Notre regard est orienté vers l’action
► L’artiste contemple : regard désintéressé, proprement humain.
CONTEMPLER= mettre le feu au voile.
Capacité de l’artiste de passer du langage de l’utilité à une représentation. EXPLE : passer du
récit de la guerre d’Espagne à Guernica, d’urinoir à Fontaine (Duchamp).

L’artiste est donc un homme à part, il voit la réalité mieux que tout autre, il voit ce « qui se
cache derrière » → visionnaire : il perçoit un au-delà.
C’est pour cela qu’il est pris pour un fou. Ceci est fort gênant : celui qui voit le mieux n’est
pas toujours reconnu et entendu.
Pour répondre à cette vision négative de l’artiste, on peut rapprocher le regard de l’artiste à
celui du philosophe et du savant. Socrate+l’artiste+le savant=accoucheurs de vérité, ils
rééduquent notre perception du monde.
Le savant dépasse les faits, le philosophe dépasse les opinions et l’artiste les conventions.

L’art permet donc à l’homme de porter un nouveau regard sur le monde. Mais est-il toujours
prêt à recevoir cette nouveauté, peut-il se détacher spontanément de sa vision première des
choses, et accepter celle que lui en donne l’artiste ?

III LA CONTEMPLATION ESTHETIQUE :


1) L’idée de beauté : de l’opinion commune au jugement esthétique :
Nous sommes attachés à une conception réaliste de l’art, et nous éprouvons du plaisir
lorsque l’on reconnaît dans une œuvre une réalité que l’on connaît déjà. Celui qui imite avec
le plus de précision, le plus habile, le meilleur technicien semble alors le plus talentueux.
Cette vision commune oublie une des caractéristiques essentielles de l’art, l’originalité, qui
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n’est certes pas assimilable à l’extravagance, à l’absence de règles, de technique, mais qui ne
pourrait être si l’artiste se contentait d’en faire usage pour reproduire le réel. Son œuvre
perdrait alors toute raison d’être. L’œuvre qui se détache du réel, qui change nos repères ne
devrait donc pas susciter mépris et indignation de la part du spectateur mais devrait éveiller
sa curiosité. Plutôt que de refuser de donner du sens à ce qu’il ne comprend pas
immédiatement et qui ne peut pour lui être de l’art, il devrait chercher le sens, chercher
l’idée au-delà de la forme, et ouvrir son esprit. Chacun se prétend apte à juger d’une œuvre,
sans pour autant avoir la moindre culture esthétique, comme si en matière d’art tous les
jugements pouvaient être équivalents. Cette opinion repose sur l’idée légitime mais
détournée de son sens que le jugement de goût est libre. Pourtant juger d’après des
préjugés est-ce juger librement ? Porter un jugement est-ce être assuré d’avoir bien jugé ?
Le problème du jugement de goût est qu’il n’est pas un jugement de connaissance, et ceci
conforte le spectateur dans l’idée que rien ne peut lui prouver que le jugement qu’il porte
n’est pas celui qu’il devrait porter. Si le jugement de goût était un jugement de
connaissance, il serait possible de définir une règle objective du beau à laquelle les hommes
pourraient se référer pour accorder leurs jugements. Ainsi, de même que chacun forme son
jugement logique à l’aide de règles objectives, il formerait son jugement esthétique. Cet
apprentissage serait légitime puisque loin de contrarier la liberté, il contribuerait à la
développer. Il ne s’agirait alors pas en effet d’imposer une façon arbitraire de juger mais de
montrer comment bien juger et ceci d’après des règles universelles, par exemple, règles de
calculs. Mais, cette méthode n’est pas applicable en matière de goût. Comment alors
éduquer le goût sans étouffer le jugement ? L’éducation consiste à développer l’homme
dans l’enfant, en l’éveillant à sa propre humanité. La discussion est alors facteur de
développement du goût, elle permet de dépasser un point de vue étroitement personnel et
d’envisager l’œuvre du point de vue de tout spectateur. C’est parce que l’homme se place
au-dessus de ce qui lui est particulier que son jugement a une portée universelle, c’est ce qui
lui permet légitimement de penser que le plaisir esthétique qu’il éprouve pourrait être
éprouvé par tout homme. Comment alors sortir définitivement du préjugé selon lequel en
matière d’art tous les goûts se valent ?

2) Le jugement de goût esthétique :


L’opinion commune affirme que le jugement de goût est relatif et face à deux opinions
contradictoires sur une œuvre considère que tous les goûts sont permis, et qu’après tout à
chacun son goût.
Or, celui qui prononce un jugement de goût esthétique ne prononce pas un jugement
d’agrément.
Le jugement esthétique se rapporte au sujet qui ressent la beauté en lui et éprouve un
sentiment de satisfaction. Mais ce jugement est épuré de ce qui simplement m’agrée
subjectivement. Dans ce jugement écrit Kant « est beau ce qui est reconnu comme objet
d’une satisfaction nécessaire » ce pourquoi ce plaisir devrait être partagé par tous.

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Le jugement d’agrément est subjectif, j’admets sans problème qu’autrui ne partage pas le
même goût que mes sens qui me fait trouver agréable le chocolat…alors que l’affirmation
qu’une œuvre est belle répugne à la clause restrictive « pour moi ». Lorsque je dis « c’est
beau » cela implique que quiconque juge de façon purement esthétique devrait faire le
même jugement que moi. Je peux certes savoir que d’autres personnes portent un jugement
contraire au mien et l’admettre, je ne peux pourtant le comprendre, et ne pourrais
m’empêcher de penser que celui qui ne le partage pas manque de goût, voire qu’il a mauvais
goût.
Le jugement esthétique dépasse la constitution individuelle de chacun, il s’agit d’un
jugement désintéressé, d’un jugement qui a une exigence d’universalité. Or, le problème
vient du fait qu’il n’y a pas de définition du beau à laquelle nous pourrions nous référer et
sur laquelle nous pourrions accorder nos jugements. En effet, la beauté dont on juge est
toujours beauté d’une chose singulière, unique. Il n’y a donc pas de règle déterminée pour
en juger. On ne peut donc démontrer qu’une œuvre est belle. Le beau s’éprouve mais ne se
prouve pas. Il est reconnu par le plaisir qui résulte du jeu harmonieux des facultés que sont
l’imagination et l’entendement. Or si tous les hommes possèdent les mêmes facultés, tous
les hommes peuvent éprouver le même plaisir. Le désaccord entraîne alors la discussion, ce
qui permet à chacun de cultiver son goût.

Si l’on parle de mauvais goût, c’est bien parce que l’on présuppose l’existence du bon goût,
de même que si on refuse la relativité du jugement de goût c’est bien parce que l’on
comprend que l’accepter détruirait le jugement de goût et la notion même d’art.
La leçon philosophique de l’analyse du jugement de beau apparaît comme la mise en
évidence de la possibilité pour l’homme de ressentir
1 : un libre plaisir, un plaisir pris à la pure contemplation de la chose jugée belle, nous
libérant ainsi de la sphère de nos seuls intérêts.
2 : Il est aussi important se souligner la possibilité, pour tout homme, de rendre ce libre
plaisir partageable, comme si la chose jugée belle nous invitait à faire cercle, ou mieux peut-
être, à faire monde autour d’elle. Mais l’expérience d’un monde commun que la chose jugée
belle nous invite à penser reste, de part en part, une expérience esthétique dont chacun doit
faire l’expérience personnelle et par laquelle il doit mettre pour lui-même à l’épreuve la
validité de son propre jugement, de beau. L’universalité du jugement esthétique demeure
donc une universalité subjectivement ressentie, de sorte que chacun ne peut que postuler
cette expérience partageable : postuler, c’est-à-dire exiger de soi comme de chacun qu’il
soumette librement son jugement à cette idée de l’universalité de son jugement esthétique,
et qu’il s’en serve par conséquent comme d’une règle pour toute prétention à évaluer
esthétiquement une chose ou sa représentation.
Ainsi postuler n’est pas soumettre mais c’est exiger de chacun et d’abord de soi que l’on
soumette son jugement à la validité d’une règle universelle « réfléchis pour savoir si le plaisir
que te procure la chose est suffisamment délivré en toi de tout intérêt qui t’attacherait
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davantage à l’existence de la chose qu’à sa seule représentation ; auquel cas la chose jugée
belle par toi doit pouvoir apparaître ainsi aux yeux et à l’esprit de tous ».
Ce qui n’est pas un ordre du type : « tu dois impérativement soumettre ton jugement au
mien ».
3 : L’analyse du jugement esthétique vient ainsi confirmer une idée essentielle à toute
réflexion sur la liberté humaine : la liberté personnelle, loin d’être celle d’un individu isolé et
en quelque sorte retranché sur lui-même, postule la liberté de tous ; sur ce plan esthétique,
la liberté ne commande pas, mais se recommande à chacun, ne serait-ce déjà que pour nous
rendre capable de goûter à une valeur aussi libre que celle de la beauté.
Compléments : EXTRAITS DU CHEF-D’ŒUVRE INCONNU- BALZAC + sujet de dissertation
traité par une élève et corrigé par le professeur
Le Chef-d'œuvre inconnu met en scène trois personnages, le jeune Nicolas Poussin, le
peintre Porbus et son maître, un vieillard énigmatique et fantasque, Maître Frenhofer.
Le premier épisode raconte la rencontre accidentelle chez Porbus des trois protagonistes
de la nouvelle. Le jeune Poussin assiste, complètement déconcerté, à une magistrale
leçon de peinture que le vieillard administre, non sans arrogance, au pauvre Porbus, en
retouchant « au pied levé » la dernière œuvre de son élève. Puis Frenhofer évoque un
chef-d'œuvre mystérieux et sublime auquel il travaille depuis plus de dix ans (la Belle-
Noiseuse). Pour achever son tableau, Frenhofer doit rencontrer une femme en chair et en
os qui soit susceptible de rivaliser en beauté avec sa « créature ». Poussin parvient (2e
acte) à convaincre sa maîtresse, Gillette, une radieuse et innocente beauté, de poser nue
devant Frenhofer qui accepterait, en échange, de dévoiler son chef-d'œuvre. Dans un
premier temps, Frenhofer refuse le marché (1er texte). Après avoir vu Gillette, il finit par
céder. Finalement, on assiste à un véritable échange des deux « maîtresses ». Echange
tragique tant pour Gillette qui se croit « prostituée » que pour le mystique et génial
vieillard. En révélant son œuvre il perd et ses illusions et sa vie (2e texte).

Premier extrait
Le jeune Poussin est aimé par une femme dont l’incomparable beauté se trouve sans
imperfection aucune. Mais, mon cher maître, s'il consent à vous la prêter, au moins
faudra-t-il nous laisser voir votre toile.
Le vieillard resta debout, immobile, dans un état de stupidité parfaite. — Comment !
s’écria-t-il enfin douloureusement, montrer ma créature, mon épouse ? Déchirer le voile
sous lequel j'ai chastement couvert mon bonheur ? Mais ce serait une horrible
prostitution ! Voilà dix ans que je vis avec cette femme, elle est à moi, à moi seul, elle
m'aime. Ne m'a-t-elle pas souri à chaque coup de pinceau que je lui ai donné ? Elle a une
âme, l'âme dont je l'ai douée. Elle rougirait si d'autres yeux que les miens s'arrêtaient sur
elle. La faire voir ! Mais quel est le mari, l'amant assez vil pour conduire sa femme au
déshonneur ? Quand tu fais un tableau pour la cour, tu n'y mets pas toute ton âme, tu ne
vends aux courtisans que des mannequins coloriés. Ma peinture n'est pas une peinture,
c'est un sentiment, une passion ! Née dans mon atelier, elle doit y rester vierge, et n'en
peut sortir que vêtue. La poésie et les femmes ne se livrent nues qu'à leurs amants !
Possédons-nous le modèle de Raphaël, l'Angélique de l'Arioste, la Béatrix du Dante ? Non
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! Nous n'en voyons que les Formes. Eh bien, l'œuvre que je tiens là-haut sous mes verrous
est une exception dans notre art. Ce n'est pas une toile, c'est une femme ! Une femme
avec laquelle je pleure, je ris, je cause et pense. Veux-tu que tout à coup je quitte un
bonheur de dix années comme on jette un manteau ? Que tout à coup je cesse d'être
père, amant et Dieu. Cette femme n'est pas une créature, c'est une création. Vienne ton
jeune homme, je lui donnerai mes trésors, je lui donnerai des tableaux du Corrège, de
Michel-Ange, du Titien, je baiserai la marque de ses pas dans la poussière : mais en faire
mon rival ? Honte à moi ! Ha ! Ha ! Je suis plus amant encore que je ne suis peintre. Oui,
j'aurais la force de brûler ma Belle-Noiseuse à mon dernier soupir ; mais lui faire
supporter le regard d'un homme, d'un jeune homme, d'un peintre ? Non, non ! Je tuerais
le lendemain celui qui l'aurait souillée d'un regard ! Je te tuerais à l'instant, toi, mon ami,
si tu ne la saluais pas à genoux ! Veux-tu maintenant que je soumette mon idole aux
froids regards et aux stupides critiques des imbéciles ? Ah! L’amour est un mystère, il n'a
de vie qu'au fond des cœurs, et tout est perdu quand un homme dit même à son ami:
Voilà celle que j'aime ! ».
Deuxième extrait
En proie à une vive curiosité, Porbus et Poussin coururent au milieu d'un vaste atelier
couvert de poussière, où tout était désordre, où ils virent ça et là des tableaux accrochés
aux murs. Ils s'arrêtèrent tout d'abord devant une figure de grandeur naturelle, demi nue,
et pour laquelle ils furent saisis d'admiration.
— Oh ne vous occupez pas de cela, dit Frenhofer, c'est une toile que j'ai barbouillée
pour étudier une pose, ce tableau ne vaut rien. Voila mes erreurs, reprit-il en leur
montrant de ravissantes compositions suspendues aux murs, autour d'eux.
A ces mots, Porbus et Poussin, stupéfaits de ce dédain pour de telles œuvres, cherchèrent
le portrait annoncé, sans réussir à l'apercevoir.
Eh ! bien, le voilà ! Leur dit le vieillard dont les cheveux étaient en désordre, dont
le visage était enflammé par une exaltation surnaturelle, dont les yeux pétillaient,
et qui haletait comme un jeune homme ivre d'amour. — Ah ! Ah ! s'écria-t-il, vous
ne vous attendiez pas à tant de perfection ! Vous êtes devant une femme et vous
cherchez un tableau. Il y a tant de profondeur sur cette toile, l'air y est si vrai, que
vous ne pouvez plus le distinguer de l'air qui nous environne. Où est l'art ? Perdu,
disparu ! Voilà les formes mêmes d'une jeune fille. N'ai-je pas bien saisi la couleur,
le vif de la ligne qui paraît terminer le corps ? N'est-ce pas le même phénomène
que nous présentent les objets qui sont dans l'atmosphère comme les poissons dans
l'eau ? Ne semble-t-il pas que vous puissiez passer la main sur le dos ? Aussi, pendant
sept années, ai-je étudié les effets de l'accouplement du jour et des objets. Et ces
cheveux, la lumière ne les inonde-t-elle pas?... Mais elle a respiré, je crois !... Ce
sein, voyez ? Ah ! Qui ne voudrait l'adorer à genoux ? Les chairs palpitent. Elle va
se lever, attendez.
Apercevez-vous quelque chose ? demande Poussin à Porbus.
Non. Et vous ?

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- Rien.
Les deux peintres laissèrent le vieillard à son extase, regardèrent si la lumière, en tombant
d'aplomb sur la toile qu'il leur montrait, n'en neutralisait pas tous les effets. Ils
examinèrent alors la peinture en se mettant à droite, à gauche, en se baissant et se levant
tour à tour.
— Oui, oui, c'est bien une toile, leur disait Frenhofer en se méprenant sur le but
de cet examen scrupuleux. Tenez, voilà le châssis, le chevalet, enfin voici mes couleurs,
mes pinceaux.
Et il s'empara d'une brosse qu'il leur présenta par un mouvement naïf.
Le vieux lansquenet se joue de nous, dit Poussin en revenant devant ce prétendu
tableau. Je ne vois là que des couleurs confusément amassées et contenues par
une multitude de lignes bizarres qui forment une muraille de peinture.
Nous nous trompons, voyez ?... reprit Porbus.
En s'approchant, ils aperçurent dans un coin de la toile le bout d'un pied nu qui sortait de
ce chaos de couleurs, de tons, de nuances indécises, espèce de brouillard sans forme ;
mais un pied délicieux, un pied vivant ! Ils restèrent pétrifiés d'admiration devant ce
fragment échappé à une incroyable, à une lente et progressive destruction. Ce pied
apparaissait là comme le torse de quelque Vénus en marbre de Paros qui surgirait parmi
les décombres d'une ville incendiée.
— Il y a une femme là-dessous, s'écria Porbus en faisant remarquer à Poussin les
couches de couleurs que le vieux peintre avait successivement superposées en croyant
perfectionner sa peinture.
Les deux peintres se tournèrent spontanément vers Frenhofer, en commençant à
s'expliquer, mais vaguement, l'extase dans laquelle il vivait.
— Il est de bonne foi, dit Porbus.
— Oui, mon ami, répondit le vieillard en se réveillant, il faut de la foi, de la foi dans l'art,
et vivre pendant longtemps avec son œuvre pour produire une semblable création.
Quelques-unes de ces ombres m'ont coûté bien des travaux. Tenez, il y a là sur la joue,
au-dessous des yeux, une légère pénombre qui, si vous l'observez dans la nature, vous
paraîtra presque intraduisible. Eh ! bien, croyez-vous que cet effet ne m'ait pas coûté des
peines inouïes à reproduire ? Mais aussi, mon cher Porbus, regarde attentivement mon
travail, et tu comprendras mieux ce que je te disais sur la manière de traiter le modèle et
les contours. Regarde la lumière du sein, et vois comme, par une suite de touches et de
rehauts fortement empâtés, je suis parvenu à accrocher la véritable lumière et à la
combiner avec la blancheur luisante des tons éclairés ; et comme, par un travail contraire,
en effaçant les saillies et le grain de la pâte, j'ai pu, à force de caresser le contour de ma
figure, noyé dans la demi-teinte, ôter jusqu'à l'idée de dessin et de moyens artificiels, et
lui donner l'aspect et la rondeur même de la nature. Approchez, vous verrez mieux ce

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travail. De loin, il disparaît. Tenez ? Là, il est, je crois, très remarquable. Et du bout de sa
brosse, il désignait aux deux peintres un pâté de couleur claire. Porbus frappa sur
l'épaule du vieillard en se tournant vers Poussin : — Savez-vous que nous voyons en lui un
bien grand peintre ? dit-il.
— Il est encore plus poète que peintre, répondit gravement Poussin.
Là, reprit Porbus en touchant la toile, finit notre art sur terre.
Et, de là, il va se perdre dans les cieux, dit Poussin.
Combien de jouissances sur ce morceau de toile ! s'écria Porbus.
Le vieillard absorbé ne les écoutait pas, et souriait à cette femme imaginaire.
—Mais, tôt ou tard, il s'apercevra qu'il n'y a rien sur sa toile, s'écria Poussin.
Rien sur ma toile, dit Frenhofer en regardant tour à tour les deux peintres et
son prétendu tableau.
Qu'avez-vous fait ? répondit Porbus à Poussin.
Le vieillard saisit avec force le bras du jeune homme et lui dit : — Tu ne vois rien, manant
! Maheustre ! Bélître ! Bardache ! Pourquoi donc es-tu monté ici ?
—Mon bon Porbus, reprit-il en se tournant vers le peintre, est-ce que, vous aussi,
vous vous joueriez de moi ? Répondez ? Je suis votre ami, dites, aurais-je donc gâté
mon tableau ?
Porbus, indécis, n'osa rien dire ; mais l'anxiété peinte sur la physionomie blanche du
vieillard était si cruelle, qu'il montra la toile en disant : — Voyez ! Frenhofer contempla
son tableau pendant un moment et chancela.
Rien, rien ! Et avoir travaillé dix ans !
Il s'assit et pleura.
Je suis donc un imbécile, un fou ! Je n'ai donc ni talent, ni capacité, je ne suis
plus qu'un homme riche qui, en marchant, ne fait que marcher ! Je n'aurai donc
rien produit !
Il contempla sa toile à travers ses larmes, il se releva tout à coup avec fierté, et jeta sur les
deux peintres un regard étincelant.
— Par le sang, par le corps, par la tête du Christ, vous êtes des jaloux qui voulaient
me faire croire qu'elle est gâtée pour me la voler ! Moi, je la vois ! Cria-t-il, elle est
merveilleusement belle.
En ce moment, Poussin entendit les pleurs de Gillette, oubliée dans un coin.
— Qu'as-tu, mon ange ? Lui demanda le peintre redevenu subitement amoureux.

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Tue-moi ! dit-elle. Je serais une infâme de t'aimer encore, car je te méprise. Je
t'admire, et tu me fais horreur. Je t'aime et je crois que je te hais déjà.
Pendant que Poussin écoutait Gillette, Frenhofer recouvrait sa Catherine, avec la sérieuse
tranquillité d'un joaillier qui ferme ses tiroirs en se croyant
en compagnie d'adroits larrons. Il jeta sur les deux peintres un regard profondément
sournois, plein de mépris et de soupçon, les mit silencieusement à la porte de son
atelier, avec une promptitude convulsive. Puis, il leur dit sur le seuil de son logis :
Adieu, mes petits amis.
Cet adieu glaça les deux peintres. Le lendemain, Porbus, inquiet revint voir Frenhofer, et
apprit qu'il était mort dans la nuit, après avoir brûlé ses toiles. H. de Balzac, le Chef-
d'œuvre inconnu (1831)

Sujet : L'artiste est-il un simple artisan ?


L'artiste est celui qui “exerce un savoir-faire, un art ou une technique appartenant aux
beaux arts“, l'artisan quant à lui, est celui “qui exerce un savoir-faire, un art, un métier
manuel qui exige une certaine qualification professionnelle. A travers ces deux
définitions, nous retrouvons la nécessité d'un savoir-faire, d'une“technè“, qui dépasse le
donné naturel et qui trouve son principe dans l'esprit de celui qui produit. Ainsi, l'artiste
et l'artisan parfont la nature en lui ajoutant ce qui n'existerait pas sans leur travail. Un
savoir-faire théorique leur est donc commun ainsi qu'une puissance pratique, qu'Aristote
appelle “poièsis“, et qui désigne la capacité de l'homme à produire des objets dont il est
le principe. Il s'agirait alors d'une „disposition acquise“qui permettrait à l'homme de
produire “ avec excellence“, avec art. L'artiste et l'artisan seraient donc maîtres de leur
projet au travers duquel ils pourraient se reconnaître et qui témoignerait du fruit de leur
esprit et de leur travail.
L'artiste et l'artisan auraient donc pour tâche commune de compléter grâce à leur „art“ la
nature. Visent-ils pour autant les mêmes fins ? Si l'artisan ajuste et modifie les règles de
son art n'est-ce pas dans le seul but de rendre l'objet conforme à l’usage prédéterminé
par sa fonction ? En ce sens n'est-il pas seulement préoccupé par l'aspect pratique de
l'objet qu'il fabrique et dont seule l’efficacité déterminera la valeur ? La création
artistique ne se libère- t-elle pas quant à elle de cette dimension d'utilité à laquelle est
asservi l’artisan ? Est-ce alors à dire que l'artiste ne vise aucune fin ou bien que l'art
trouve en lui-même sa propre fin ? L'artiste ne nous éveille-t-il pas alors à notre humanité
en nous apprenant à „voir“ autrement ?

Au premier abord, nous pouvons constater que le travail de l'artiste et de l'artisan ont des
points communs. En effet, au sens générique „art „ renvoie à " technè " qui désigne une
habileté, un savoir-faire qui permettrait à l'homme de créer des objets utiles à ses
besoins, ses désirs en ajoutant ses productions à la nature. En ce sens l'art serait
proprement humain, puisque seul un être doué de raison aurait la capacité de produire
de lui-même ce que la nature ne lui donne pas. Pour ajouter des choses à la nature,
l'artiste, comme l'artisan, doit nécessairement se représenter une fin de sorte que la

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production réponde au mieux à ses attentes ; il devra également penser les moyens dont
il se servira pour réaliser son projet. L'art au sens de la technè demande donc à l'homme
d'utiliser sa capacité d'adaptation pour mettre en place ce dont il a besoin pour mener à
bien son dessein mais également sa capacité d'innovation pour faire face aux éventuelles
difficultés qu'il va rencontrer. Il s'agit donc ici de maîtriser des connaissances théoriques
solides mais aussi de pouvoir les appliquer de sorte à donner vie à une puissance pratique
(qu’Aristote appelle poièsis) qui nous rend capable de concrétiser les objets dont nous
sommes le principe. En sens, il est essentiel de distinguer une simple capacité naturelle
d'une réelle disposition, „une excellence“acquise par la pratique et qui est devenue un
art. Ainsi, le véritable artisan comme le véritable artiste possèdent cette vertu et donnent
à leur puissance de production une qualité exceptionnelle. Ils ajoutent donc des règles
aux règles ou plutôt apprennent à régler les règles. L'artiste et l'artisan usent donc de
règles mais ont la capacité de les adapter, les ajuster, les compléter et c'est en ce sens
qu'ils possèdent l'art de l'art.
Ils sont d'autre part tous deux au principe de ce qu'ils produisent et ce parce qu'ils l'ont
tout d'abord imaginé, remodelé, façonné en idée. Ils se mettent ensuite à penser les
moyens par lesquels le fruit de leur gymnastique de l'esprit va se concrétiser. Grâce à un
savoir-faire authentique, un apprentissage solide, à force d'exercices et de travail, ils
deviennent maîtres d'une production singulière qu'ils dirigent du début à la fin. En effet,
leur travail n'est pas prédéterminé, ils ne se contentent pas d'appliquer des règles
mécaniquement sans réfléchir. Au contraire, ils possèdent l'art et la manière de repenser
les règles de leur travail, ils font donc sans cesse appelle à leur capacité d'adaptation et à
leur réflexion et parviennent donc à se reconnaître et à s'épanouir dans un travail qui leur
est propre. L'artiste et l'artisan apparaissent alors comme le contraire de l'ouvrier,
vendant sa force de travail et perdant sa dignité contre de l'argent, il fait de lui-même un
automate en exerçant un travail abrutissant et répétitif. Loin d'être irremplaçable,
l'ouvrier s'exécute rapidement, mécaniquement, et ne se révèle certainement pas dans
un travail qui pourrait être fait par tous. De plus, il n'est pas le maître de sa production, sa
contribution étant trop infime pour cela, et ne se reconnaît pas non plus à travers elle
puisqu'elle n'est pas le fruit de sa pensée. L'ouvrier, contrairement à l'artiste et l'artisan,
ne possède ni savoir-faire ni compétence et n'en a pas besoin.
Cependant malgré ces points communs, ne peut-on pas différencier l'artiste de l'artisan ?
Leur art ne visent-ils pas deux finalités complètement différentes ? Si l'art de l'artisan a
pour finalité l'utile, l'art de l'artiste ne pose-t-il pas le beau comme finalité ? Est-ce alors là
que se joue la distinction ultime ?

En effet, l'artisan ajoute par son art, à la nature, des objets, visant à répondre à des
besoins matériels. Il a donc à penser sa production et les moyens dont il aura besoin pour
la concrétiser mais reste contraint par la fonction même de l'objet. Tout son art consiste à
ajuster au mieux des règles générales à un cas particulier. En effet, l'artisan modifie les
règles jusqu'à trouver la règle des règles. Il ne travaille donc pas de manière figée, il
évolue, se perfectionne mais reste limité par l'usage de l'objet fabriqué. Celui-ci doit
servir à quelque chose, il doit être efficace et n'a de sens que s'il répond à ce pour quoi il

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a été conçu. Il sera donc uniquement jugé sur ce critère. L'artisan pourrait alors être
reconnu comme celui qui possède l'art de son art mais reste déterminé par la finalité
même de cet art. En ce sens, nous explique Alain dans Le Système des Beaux Arts
“l'artisan trouve mieux qu'il avait pensé dès qu'il essaie ; en cela il est artiste mais par
éclairs“, parce qu'il sera toujours limité par la fonction de l'objet qui reste le principe et le
sens même de sa production.
Et c'est là que se joue la distinction entre l'artiste et l'artisan. Le véritable artiste ne
procède pas de la même façon que l'artisan, car son idée “lui vient à mesure qu'il fait“.
C'est à dire que l'artiste ne part pas avec une production préalablement déterminée, au
moment où il s'apprête à peindre par exemple, il n'a pas encore en tête ce qu'il va faire.
Est-ce alors à dire comme l'affirme Platon dans Ion, que lorsqu'il crée, l'artiste est
dépossédé de lui-même, et inspiré par les dieux dont il ne serait que le porte-parole ? Si
l'artiste est un homme hors du commun, c'est qu'il semble être lui-même dépassé par ce
qu'il crée, comme si le processus créateur lui-même lui échappait. Ainsi lorsqu'il peint
l'artiste se laisse guider par un élan, une spontanéité et une totale indétermination “il est
spectateur de son oeuvre en train de naître“
Il semblerait qu'ici il ne soit plus question d'usage, l’“art“ de l'artiste n'aurait donc plus
rien à voir avec celui de l'artisan. Quelle serait alors la finalité de l'oeuvre d’art ?
L'artiste contrairement à l'artisan ne cherche pas à satisfaire les besoins pratiques de
l'homme et ne sait pas quels chemins il va emprunter pour faire naître chez le spectateur
ce plaisir esthétique qui lui fera dire que l'oeuvre est „belle“. Comment produire ce
sentiment alors qu'aucune règle, ni méthode n'existe pour le créer ? Il n'y a pas de
concept de la beauté, donc ni règle pour la produire, ni règle pour en juger. A la question
qu'est-ce que le beau, ne sommes nous pas tous des „Hippias“ qui déconcertés par cette
interrogation, ne parvenons qu'à donner des exemples de beautés et confondons „ce qui
est beau“et ce „qu'est le beau“ ?
Ainsi, le beau est ce qui plait mais de façon détachée, désintéressée. Et, c'est ici que
réside toute la spécificité de la création de l'artiste, son oeuvre doit pouvoir éveiller
l'imagination et l'entendement du sujet et provoquer en lui le plaisir esthétique. Ce
plaisir, bien que subjectif exige pourtant d'être partagé. En effet, ce plaisir n'est pas un
plaisir sensoriel mais un plaisir spirituel qui en ce sens peut en droit être éprouvé par tout
homme. Chaque être humain peut éprouver la beauté en contemplant une oeuvre
puisque nous sommes tous dotés des mêmes facultés.
Comment l'artiste procède-t-il alors pour faire naître en l'homme ce sentiment ? Faut-il
alors penser l'artiste comme un être à part, un être possédant un don particulier qui
libérerait notre regard, et nous ferait découvrir un plaisir différent de tous ceux que nous
connaissons, un plaisir désintéressé, lié à une nouvelle perception du réel ? Est-ce alors à
dire que l'artiste nous éloigne de la réalité ou qu'il nous y conduit par un autre chemin ?

L'art de l'artiste est celui des “beaux arts“et cette façon d'embellir le réel ne serait pour
Platon qu'une manoeuvre pour nous en détourner. Comment d'ailleurs l'artiste pourrait-il
éclairer l'ignorant alors même qu'il ne dispose d'aucune connaissance ? Ainsi, pour lui, les
artistes ne sont que des rhéteurs qui utilisent un autre langage que les mots mais qui au

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fond visent la même finalité. Ils ensorcellent, ils émeuvent, ils captivent et finissent par
capturer. Ils doivent donc être bannis de la cité. Il illustre son point de vue dans la
République, avec l'exemple des trois lits : le lit du peintre n'est qu'une copie de la copie
car il prend pour modèle le lit de l'artisan qui n'est déjà qu'une copie de l'Idée du lit. De ce
fait, il ne peut que voiler le réel, l'obscurcir et consolider encore les chaînes « des
prisonniers » en les maintenant dans l'illusion. Seul, celui qui sait peut éclairer l'ignorant,
et le libérer et tel est le rôle du philosophe. Si le peintre se joue de la crédulité des
hommes, il faut l'empêcher de nuire. La légende de Zeuxis dans Histoire Naturelle de
Pline l'ancien montre que l'artiste utilise les faiblesses de notre âme pour produire l'effet
de son art, c'est ainsi que fonctionnent les trompe-l'oeil. Platon compare alors ces
méthodes artistiques à de la sorcellerie et condamne sans appel l'art imitatif.
Cependant, il reconnaît que le Beau, même s'il ne se trouve pas dans l'art mais dans les
choses elle-même, a une dimension privilégiée ; il pense en effet qu'il serait un médiateur
capable de nous élever du sensible à l'intelligible : en appréciant les beaux corps, nous
apprécierions les belles âmes pour enfin apprécier le Beau lui-même. Il s'agit alors d'un
beau intelligible et non sensible. Ainsi, l'artiste ne peut-il être celui qui nous apprend à
voir autrement, à dépasser une vision simplement sensorielle ?
Le menuisier a certes la connaissance nécessaire à la fabrication du lit, dont ne dispose
pas le peintre qui ne fait alors qu'imiter le lit qu'il voit. Mais le voit-il seulement comme
un lit, c'est-à-dire uniquement comme l'objet nécessaire pour permettre au corps de
s'allonger et de se reposer? L'artisan, qui fabrique le lit sait quel sera son usage, il lui suffit
donc de mettre en pratique un savoir théorique et d'ajuster ce savoir, pourtant, “là où il
suffit, pour pouvoir, de savoir ce qu'il faut faire, pourvu seulement qu'on connaisse de
façon satisfaisante les acquisitions requises, on ne peut parler d'art“, écrit Kant dans la
Critique de la Faculté de Juger. L'artiste ne se contente pas de mettre en pratique un
savoir théorique, il n'a pas „une préformation intellectuelle“de sa création comme
l'artisan mais est comme investie par une idée, qu'il sent en lui plus qu'il ne la comprend
lui-même. Le génie serait ce don qu'a l'artiste de créer “ce pour quoi ne peut se donner
aucune règle. “ Aucune méthode n'est imposée à l'artiste, à tel point qu'au moment où il
crée, l'artiste ne connaît pas encore les règles de son art, il les crée en créant. Le rôle de
l'artiste n'est pas à prendre à la légère puisque les règles qu'ils inventent lorsqu'il crée
seront reprises par d'autres, il enseigne par le biais de son travail. Les règles de l'art ne
sont donc pas préalablement fixées mais elles apparaissent au fur et à mesure que
l'artiste crée. Selon Kant qui pense que la nature ne fait rien en vain, “ le génie est la
disposition de l'esprit par le truchement de laquelle la nature donne ses règles à l'art“
ainsi ce serait la nature, utilisant l'artiste, qui produirait les règles de l'art. L'artiste serait
le „favori de la nature“et se distinguerait de l'artisan. Kant ajoute que l'artiste n'imite pas
la nature dans le sens où il reproduit ce qu'elle produit, mais dans le sens où il crée, tout
comme elle “ l'art ne peut être qualifié de beau que lorsque nous avons conscience qu'il
est art cependant qu'il a l'air d'être nature“ (Critique de la Faculté de Juger). Comme la
Nature, l'art semble ne pas avoir de règles. L'artiste, par son travail, nous donne
l'impression d'avoir créé sans règles, il possède donc cette puissance de création, ce génie
qui lui permet de donner vie à des oeuvres d'art qui semble naître de nulle part.

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Au delà de cette disposition incroyable, l'artiste doit aussi être perçu comme celui qui
donne du sens à la réalité ; il révèle à travers son travail une beauté que l'homme
ordinaire ne voit pas, quel est alors la spécificité du regard de l’artiste ?
L'artiste est un „homme hors du commun“, qui possède une vision “purifiée“ de tous
préjugés comme l'explique Bergson dans sa Conférence de Madrid sur l'âme humaine.
L'artiste “regarde la réalité nue et sans voile“, et c'est ce point de vue sur la réalité qui
nous est étranger. Ainsi l'artiste aurait une vision plus pure et plus pertinente que la notre
teintée par les conventions. Le regard de l'artiste est nouveau, il se débarrasse des
étiquettes comme le fait Marcel Duchamp avec son oeuvre Fountain, lorsque nous
percevons un urinoir, lui perçoit une fontaine. L'artiste voit vraiment les choses, il perçoit
sans voiles ; il regarde l'objet, l'arrache à son quotidien, à la réalité et aux besoins de
l'homme. En effet, les hommes regardent les choses selon leur fonction, leur utilité, ce
qui compte c'est leur efficacité ; ce qui renvoie au travail de l'artisan. Notre regard est
donc orienté, celui de l'artiste est, quant à lui, désintéressé, il contemple réellement les
choses, sans tenir compte des conventions “celui qui mettra le feu à toutes ces
conventions, celui qui méprisera l'usage pratique et les commodités de la vie, et
s'efforcera de voir directement la réalité même, sans rien interposer entre elle et lui,
celui-là sera un artiste. “ Ainsi, selon Bergson, l'artiste retranscrit une vision nouvelle, et
réeanchante le monde ; en libérant l'homme de ses préjugés et il apparaît ainsi comme le
suprême savant. Freud partage son avis, en effet il pense que l'art est une activité qui
libère l'homme, dans Ma vie et la psychanalyse, il compare l'artiste au névropathe“
l'artiste, comme le névropathe, s'était retiré loin de la réalité insatisfaisante dans ce
monde imaginaire“ mais l'artiste ne séjourne que temporairement dans ce monde
imaginaire et cette coupure avec le monde réel lui permet de se débarrasser des
préjugés, des conventions afin de reprendre contact avec la réalité et de la percevoir telle
qu'elle est réellement. L'artiste serait ici perçu comme un donateur de sens, celui qui
détient un regard pur de la réalité et qui à travers son art, libère l'homme. En effet, celui
qui contemple son oeuvre, parviendrait à identifier ses désirs refoulés, ses préjugés ; l'art
de l'artiste entretiendrait donc un lien très étroit avec la liberté.

Au premier abord nous pouvons constater que l'art de l'artiste et de l'artisan


correspondent à la technè, puisqu'ils ajoutent tous deux des choses à la nature ; par leur
travail, leurs connaissances théoriques et la pratique, ils se rendent maîtres d'une oeuvre
singulière qui leur est propre.
Cependant leur “art“ ne possèdent pas les mêmes finalités. Quand bien même l'artisan
exercerait son travail avec art c'est-à-dire avec excellence, la finalité de son projet reste
l'utile, ainsi il reste contraint, et lié aux règles déterminées par la fonction même de
l'objet.
L’artiste, trouve dans l'inutilité pratique de sa production une liberté que n'aura jamais
l'artisan. Partant, l'opinion commune ne verra en l'artiste qu'un „parasite“ qui ne produit
rien d'utile et valorisera à contrario le travail de l'artisan dans lequel il voit
immédiatement le sens. En effet, pour lui n'a de sens que ce qui est utile, que ce qui est
efficace. Or à quoi peut bien être utile l’art ?

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Le problème ne se dénoue que par la prise de conscience de ce qui distingue l'artiste de
l’artisan : leur point de vue sur le monde. Nous empruntons alors facilement celui de
l'artisan car nous en voyons immédiatement le sens et méprisons celui de l'artiste.
L'artiste, en effet est un „homme hors du commun“, il ne voit pas le monde comme
l'homme ordinaire. Tout comme le philosophe, l'artiste remet en cause la vision
commune et cherche à conduire les hommes vers la liberté.

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