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La rencontre fulgurante d’Antonin Artaud


avec Vincent Van Gogh
Van Gogh / Artaud, Le suicidé de la société. Musée d’Orsay, 1 rue de la
Légion d’Honneur, 75007 Paris. Rens : www.musee-orsay.fr. Ouvert tous
les jours sauf le lundi de 9 h 30 à 18 h (jeudi de 9 h 30 à 21 h 45) • Jusqu’au
6 juillet

Voici une exposition où les émotions se bousculent, où l’esprit est


débordé par les légendes, où il est difficile de distinguer le perçu de l’appris
par ouï-dire, par lecture ou par contagion. Le musée d’Orsay présente qua-
rante-cinq tableaux de Vincent Van Gogh (1853-1890), une performance
tant il est difficile d’obtenir des prêts et de faire voyager ces œuvres. Il en
possède vingt-quatre – la troisième collection du monde après le musée
Van Gogh d’Amsterdam, et le Kröller-Müller d’Otterlo qui en ont confié
plusieurs à l’institution parisienne. Pas un seul de ces tableaux n’est infé-
rieur aux autres, pas même cette toile minuscule, Branche d’acacia en fleurs,
peinte quelques semaines avant le suicide de l’artiste à Auvers-sur-Oise,
une explosion de lueurs claires sur un fond bleu sombre.
Van Gogh est là, en résumé compact d’une vie brève et féconde, plus
de deux mille toiles et dessins en moins de dix ans, la majorité en moins
de cinq. Des autoportraits, quatre sur une paroi, qui ne peuvent être com-
parés qu’à ceux de Rembrandt car ils donnent le sentiment d’effleurer le
fonds secret des existences. Des choses lestées du poids de leur histoire,
de la vie qui les a faites, une paire de chaussures sombres et usées, le
fauteuil de Gauguin à Arles avec une chandelle et des livres sur la paille
esquissée de l’assise. Des choses presque mortes, pour ne pas dire des
natures mortes, tournesols séchés, figues dans un panier, harengs saurs,
bouquets dans des vases, l’épreuve proche de la peinture, saisir ce qui est
sous les yeux, près de soi parce que cela fait partie du jour après jour. Des
portraits de personnages qui étaient là, amicaux, qui voulaient bien être
peints, par bienveillance et par estime, des gens simples. Et des paysages,
les incroyables paysages de Van Gogh, à la fois tout petits et immenses.
Van Gogh suffirait. Mais c’est Van Gogh. Et, bien que sa vie ait été
solitude, il n’est, depuis, jamais seul, toujours accompagné de ses légendes.
Et ici du plus légendaire, l’auteur du texte qui fixe toutes les contradictions
de ce que Van Gogh est devenu à nos yeux, Antonin Artaud (1896-1948).
L’exposition du musée d’Orsay s’appelle Van Gogh / Artaud, Le suicidé
de la société, en raison des pages terribles rédigées au début de l’année
1947. « C’est ainsi que la société a fait étrangler dans ses asiles tous ceux
dont elle a voulu se débarrasser ou se défendre, comme ayant refusé de
se rendre avec elle complices de certaines hautes saletés », écrit Antonin
Artaud. Il ajoute : « Car un aliéné est aussi un homme que la société n’a
pas voulu entendre et qu’elle a voulu empêcher d’émettre d’insupportables
vérités. » Il est question de la folie assignée au peintre et aussi à Artaud,

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de l’éclat brûlant des toiles dans l’esprit de celui qui les voit. Mais qui les
voit ainsi ? Et comment montrer en même temps la peinture et la parole
foudroyée qu’elle a provoquée ?
Un peu de scénographie, un accrochage dont les sections sont intro-
duites par des extraits de Van Gogh, Le suicidé de la société. Les mots sont
là, sur les murs. Dans une petite salle obscure, l’image en haute définition
de Champ de blé aux corbeaux, qui était encore considéré en 1947 comme le
dernier tableau de Van Gogh et qui bouleversait Artaud, est projeté sur un
écran car le musée d’Amsterdam n’a pas voulu le prêter. Une voix forte de
comédien, Alain Cuny, déclame. Le jeudi, jour de nocturne, un acteur vient
en chair et en os. Les tableaux restent impavides. Lire, entendre, voir, est-ce
possible en même temps ? Comment ne pas se dire que cette rencontre Van
Gogh / Artaud dans les salles d’un musée n’est qu’une occasion d’organiser
une exposition à succès ? Pourtant la rencontre a eu lieu.
En décembre 1946, Antonin Artaud a quitté depuis quelques mois
l’hôpital psychiatrique de Rodez où il était interné. Il vit à Ivry dans la
banlieue parisienne. Le galeriste Pierre Loeb l’incite à écrire un texte sur
Vincent Van Gogh. Artaud n’en fait rien. Il s’occupe de la publication
de ses œuvres chez Gallimard. Le 13 janvier 1947, il est sur la scène du
théâtre du Vieux-Colombier pour prononcer une conférence devant le
Paris culturel au complet ; il ne dira pas un mot. Une exposition Van
Gogh va bientôt ouvrir à l’Orangerie des Tuileries. Pierre Loeb y voit
une occasion de relancer l’écrivain. Il lui envoie les extraits d’un livre de
François-Joachim Beer parus dans le journal Arts. Beer est psychiatre et
essaie de dresser un diagnostic clinique de Van Gogh et de son œuvre.
Antonin Artaud entre dans une colère noire et commence à jeter ses mots.
Il a déjà écrit sur des peintres. Il connaît peu Van Gogh. Mais le
dimanche 2 février, il est à l’Orangerie et traverse l’exposition au pas de
course. Peu après, avec l’appui de Pierre Loeb, il signe un contrat avec un
éditeur. Son livre paraît quelques mois plus tard, couronné par le Prix
Sainte-Beuve. Sa mort survient le 4 mars 1948. De celle de Van Gogh, il
dit : « Si Van Gogh n’était pas mort à 37 ans je n’en appellerais pas à la
Grande Pleureuse pour me dire de quels suprêmes chefs-d’œuvre la pein-
ture eût été enrichie, car je ne peux pas, après les Corbeaux, me résoudre
à croire que Van Gogh eût peint un tableau de plus. Je pense qu’il est mort
à 37 ans parce qu’il était, hélas, arrivé au bout de sa funèbre et révoltante
histoire de garrotté d’un mauvais esprit. »
Car Antonin Artaud accuse. Les psychiatres, dont il a fait l’expérience,
les médecins et surtout le docteur Gachet qui s’est occupé de Van Gogh
à Auvers-sur-Oise, qui l’a envoyé peindre dans les champs le jour où il
s’est suicidé, « et qui fut la cause directe, efficace et suffisante de sa mort ».
Artaud dénonce un complot contre l’être, contre l’art.
Bien sûr, c’est Artaud se regardant dans le miroir d’une mort et d’une
œuvre. Mais ce n’est pas que ça. C’est l’acmé d’une vision de l’art et de
l’artiste – née au XIXe siècle – par celui qui l’a vécue au plus profond de lui.

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Celle du visionnaire, de l’ultrasensible, du génie insurgé contre un monde
hostile, aveugle et policé, torturant ses sujets égarés. C’est la révolte contre
la pseudo-compréhension de la science médicale, de ses traitements et de
ses classements ; de ses « tout s’explique par tel trouble mental » (comme
pour Van Gogh), « par tel trouble visuel » (comme pour Degas) ; de cette
raison fonctionnaliste qui a pris maintenant des proportions phéno-
ménales avec les répertoires médicaux de l’OMS s’imposant au monde
entier et la résolution des énigmes culturelles grâce à la connaissance des
enzymes secrétées dans les cellules du cerveau.
Vu ce qui se passe aujourd’hui, la vision et les mots d’Antonin Artaud
ont quelque chose de désuet. Les artistes les plus prisés délivrent leurs mes-
sages comme des experts en communication ; ils se comportent comme
des entrepreneurs et connaissent parfaitement le marché même s’ils
portent, souvent, des tenues de rapins customisées. Quant à la science des
corps et des âmes, rien ne semble résister à ses prétentions de laboratoire.
Les Van Gogh et les Artaud auraient-ils perdu la bataille ? Savaient-ils que
c’était une bataille perdue ? L’exposition du musée d’Orsay ne fournit pas
la réponse. Elle offre de belles peintures, de belles paroles, qui permettent
de s’extasier avant de s’en aller pour s’occuper des affaires courantes,
heureux d’avoir brièvement côtoyé le drame et de pouvoir s’en détacher.

Laurent Wolf
■■

Francisco de Zurbarán, maître des ombres


et défenseur de la foi
Zurbarán. Maître de l’âge d’or espagnol. Palais des Beaux-Arts, rue
Ravenstein 23, Bruxelles. Rens. www.bozar.be. Tous les jours sauf lundi de
10 h à 18 h (jeudi de 10 h à 21 h) • Jusqu’au 25 mai

En 1630, la corporation des peintres de Séville ordonne à Francisco de


Zurbarán (1598-1664) de se présenter devant ses juges et de se soumettre
aux examens qui doivent lui permettre d’exercer son métier dans la cité
en obtenant le grade de maître. Zurbarán refuse. Une douzaine d’années
plus tôt, il a quitté l’atelier du Sévillan Villanueva après y avoir fait son
apprentissage sans passer les épreuves qui lui vaudraient la maîtrise. Il
s’est établi à Llerena, où il a déjà peint pour les communautés et les ordres.
Il est à Séville depuis peu car il y a reçu des commandes. Il a de solides
soutiens. À 32 ans, il est suffisamment connu pour devenir maître sans
passer sous les fourches caudines. Il le sera.
Cette passe d’armes est le signe des rivalités entre artistes dans la pre-
mière moitié du siècle d’or espagnol, des jeux d’influence et des batailles
pour figurer aux murs des églises et des couvents les plus prestigieux.
Séville est la porte de l’Amérique, ce continent qui fait la richesse du
royaume d’Espagne. Après un détour à la cour de Madrid pour décorer

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le palais du Buen Retiro, Zurbarán s’installe dans cette ville où l’argent


circule. Il devient l’un des plus grands représentants de la peinture catho-
lique de la Contre-Réforme.
Malgré ce statut dans son siècle, ses rétrospectives sont rares. C’est
pourquoi l’exposition que lui consacre la Palais des Beaux-Arts de
Bruxelles est une occasion exceptionnelle d’en prendre toute la mesure,
une cinquantaine de tableaux qui retracent l’ensemble de sa carrière
consacrée à la défense de la foi catholique et à la peinture de dévotion.
L’un de ces tableaux résume à lui seul la situation de l’art en Espagne
au XVIIe siècle, Christ en croix contemplé par un peintre, que Zurbarán
aurait exécuté pendant les années 1650. En bas, un homme chauve et
barbu, vêtu sobrement, la main droite sur le cœur, tient dans l’autre main
une palette. Il a les yeux dirigés vers le Christ qui occupe toute la partie
gauche de la toile. Le fond est sombre, sans aucun décor. Les tracés de
composition forment une figure géométrique si simple qu’il est possible
d’en tirer les lignes. La lumière tombe sur les personnages et les éclaire
d’une manière qui a fait qualifier Zurbarán de « Caravage espagnol ».
Mais qui est ce peintre en contemplation ? Est-ce Zurbarán, qui
aurait fait son autoportrait, comme l’affirment certains historiens d’art
– hypothèse invérifiable puisqu’aucune image du visage de l’artiste n’est
parvenue jusqu’à nous ? Est-ce saint Luc, le patron des peintres, dont ce
serait la seule représentation de cette sorte car il est généralement figuré
peignant la Vierge Marie ? Est-ce un peintre, un autre ou tous les autres
de manière générique, dont ce tableau nous dirait quels sont leur devoir
et leur tâche au milieu du XVIIe siècle ?
Et quel est ce Christ ? Est-ce Lui devant qui l’artiste se tient, non pas
peignant, mais regardant puisqu’il n’a pas de pinceau à la main ? Où est-ce
une image, un tableau, que l’artiste contemplerait, qu’il a peint, qu’il est
en train de peindre (il va s’y remettre le temps de retrouver son pinceau)
ou qu’il a l’intention de peindre ? De toute façon, c’est un tableau, c’est
une image, qui parle à la fois de la chose à peindre, du réel qui est derrière
la peinture, et de la réalité de l’image elle-même, de sa légitimité en tant
qu’objet de contemplation.
Quelques années plus tôt, en 1644, un autre artiste sévillan est mort,
Francisco Pacheco, le maître de Diego Vélasquez. Son livre L’Art de la
peinture est publié à titre posthume. Il y énonce les principes qui doivent
régir l’art au service de la foi après les décisions du concile de Trente.
Le concile a siégé régulièrement entre 1542 et 1563. À la fin, il édicte
un Décret sur l’invocation, la vénération et les reliques des saints et sur
les saintes images qui est capital pour la suite de l’histoire de l’art et qui
confirme les décisions prises au Deuxième concile de Nicée (787) après
la querelle de l’iconoclasme. Le concile de Nicée récuse le caractère païen
des images saintes et de leur dévotion, car, dit-il, « l’honneur rendu à une
image remonte à l’original ». Le texte du décret de 1563 est très détaillé.
Il affirme la nécessité d’installer des images dans les églises pour l’ensei-

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gnement de la foi, mais aussi celle de supprimer les superstitions et de
n’exposer « aucune image porteuse d’une fausse doctrine et pouvant être
l’occasion d’une erreur dangereuse pour les gens simples ».
La retenue, la modestie, l’exemplarité et l’émotion contenue, voilà qui
peut décrire à la fois le Christ en croix contemplé par un peintre et l’art
de Zurbarán, exécutant fidèle du programme de Trente sous le contrôle
d’une Église omniprésente. À la différence de certains artistes de la géné-
ration précédente, comme El Greco, qui donnent aux images religieuses
la puissance d’une armée en campagne précédée d’une fanfare, Zurbarán
semble s’arrêter au seuil de ses tableaux, ce qui explique peut-être pour-
quoi il a aussi fait des bodegones, des natures mortes, et plusieurs voiles
de Véronique où le visage du Christ est peint en tant qu’image et non en
tant que réalité, fût-elle exemplaire. Ce qui explique aussi la difficulté qui
saisit le spectateur, pris entre la rigueur du programme iconographique
et la suavité ténue des sentiments qui parviennent à faire surface.
À partir des années 1640, l’atelier de Francisco de Zurbarán tourne à
plein régime. Il a de nombreux assistants qui travaillent à partir de modèles
et produisent en série. Il répond, quelques fois avec désinvolture, à des
commandes d’outre-Atlantique pour lesquelles il s’adapte au goût local.
En dehors, l’orage gronde. L’Espagne est en guerre. Sa puissance diminue.
Une crise économique frappe Séville et l’argent se fait plus rare, alors qu’un
nouveau venu, Murillo, fait de l’ombre à Zurbarán et que la concurrence lui
dispute un marché plus étroit. En 1658, il s’installe à Madrid. Il travaille à
la cour et devient « peintre du roi ». Son style est moins programmatique
et sa palette s’adoucit. On dirait que le vieil homme lâche prise.
Zurbarán est parfois déconcertant par quelques maladresses, dont
sa difficulté à disposer les pieds des personnages sur le sol au point qu’il
est souvent contraint de les dissimuler. Il est parfois stupéfiant de force
quand il maîtrise la géométrie des ombres et des espaces presque mono-
chromes, comme dans un Saint François (vers 1636) dont le corps visible
se résume à un pied et deux mains tenant une tête de mort.
Notre œil a de la peine à lui rendre justice. Il se raccroche à la splen-
deur d’un tissu, à la justesse d’un liquide dans une tasse, à l’éclat d’un
clair-obscur, à quelques envolées baroques, à la beauté fragile d’un Agneau
de Dieu ou d’une sainte enfant endormie, à quelques moments d’une
grâce qui n’est pas seulement mystique. Peu de maîtres anciens obligent
à ce point au regard raisonné, à l’oubli volontaire du discours sous-jacent,
à faire la part entre peinture et message, à trouver sous l’injonction les
moyens qui lui donnent forme. Cet inconfort est ce qui le rend proche
de nous et de l’art d’aujourd’hui, envahi de paroles, de moralisme (posi-
tif ou négatif), de recherche du bien pour les autres, d’intentions ou de
promesses difficiles à tenir. Rien ne dit à coup sûr qu’il est pour nous le
génie qu’il était en son temps. Et rien ne dit qu’il ne l’est pas.

■■Laurent Wolf

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