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YAO KOBENAN

Université Félix Houphouët‐Boigny

Noces sacrées de Seydou Badian :


quand le roman traduit la décolonialité

Introduction
Le vent du colonialisme n’a pas laissé intact le réper‐
toire socio‐culturel des pays dits du ers monde. Dans sa
volonté d’imposer sa vision unique du monde à ces « bar‐
bares », le colon a procédé par un formatage spirituel qui
a abou à la défigura on de leur passé, à l’évanescence de
leurs histoires originelles. Devant ce e situa on d’assu‐
je ssement, des romanciers africains comme Ferdinand
Oyono1, optèrent pour une écriture dénonciatrice des
vicissitudes du colonisateur. Après les indépendances, cer‐
tains, à l’image de Mohamed‐Alioum Fantouré2, cri que‐
ront la ges on poli que des dirigeants néocolonialistes,
quand d’autres adoptent une écriture frontalière qui ne
s’inscrit dans aucune de ces deux logiques. Pour ces der‐
niers, il n’y a pas meilleur engagement que celui de redon‐
ner aux valeurs socioculturelles africaines ce qui leur a été
oblitéré. Ce qui par ailleurs remet en cause les connota‐
ons déprécia ves que l’occident a octroyées à la culture
africaine.
Seydou Badian Kouyaté s’inscrit justement dans ce e
logique. En effet, l’écrivain malien s’est toujours penché
sur l’Afrique et ses réalités. Dans le roman in tulé Sous

1 F. Oyono, Le vieux nègre et la médaille, Paris, Juliard, 1956.


2 M.‐A. Fantouré, Le récit du cirque, Paris, Duchet‐Chastel, 1975.
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l’orage3, il parle d’un confit culturel entre généra ons


à une période où l’Afrique noire était à la croisée des che‐
mins. Dans Noces sacrées4, non seulement Badian valorise
les valeurs tradi onnelles africaines à travers l’espace
culturel bambara, mais il remet en cause le regard dévalo‐
risant que certains s’étaient fait de ces valeurs.
C’est ce qui mo ve ce e contribu on in tulée Noces
sacrées de Seydou Badian : quand le roman traduit la
décolonialité. La probléma que essen elle qui sous‐tend
mon travail est : comment la décolonialité se manifeste‐t‐
elle dans ce roman ? Mon objec f est de montrer que le
romancier adopte une écriture purement décoloniale dans
ce e œuvre. L’hypothèse est que par un jumelage harmo‐
nieux entre forme et fond, Badian a su produire une écri‐
ture véritablement novatrice. L’analyse s’appuiera d’abord
sur les traces de la décolonialité dans l’œuvre et ensuite,
sur les enjeux de la technique d’écriture adoptée par le
romancier.

Décolonialité et création romanesque


Le concept de la « décolonialité » a vu le jour à la
conférence de Bandung, en 1955, où des pays du ers
monde se réunissaient dans l’objec f de définir une op‐
on commune qui se démarque du capitalisme et du com‐
munisme. Pour Walter Mignolo « la pensée décoloniale
est originaire du ers monde, dans la diversité de ses his‐
toires locales et de ses époques. Elle met en évidence la
dimension raciste et culturellement infériorisante de la
domina on coloniale et s’ouvre à des modes de vie et de
pensée disqualifiés depuis le début de la modernité capi‐
taliste/coloniale »5.

3 S.
Badian, Sous l’orage, Paris, Présence Africaine, 1957.
4 S.
Badian, Noces sacrées, Paris, Présence Africaine, 1977.
5 W. Mignolo, « Géopoli que de la connaissance, colonialité du pouvoir

et différence coloniale », [dans :] Mul tudes, 2001, no 6, p. 56, h ps :


www.cairn.info/revue‐mul tudes‐2001‐3‐page‐56 htm.
Noces sacrées de Seydou Badian : quand le roman traduit la décolonialité 29

Le décolonial prône l’égalité au sens d’une jus ce éco‐


nomique entre tous les peuples. Il se veut une pensée aux
fron ères des pensées occidentales qui ont subalternisé
les races supposées inférieures par la langue et par la cou‐
leur de peau. Anibal Quijano dit à cet effet : « De la fin du
XVe au début du XVIe siècle, au début donc de la forma on
de l’Amérique et du capitalisme, la race a été imposée
par la domina on coloniale européenne. Elle a été définie
comme critère essen el de classifica on sociale univer‐
selle de la popula on mondiale. […] C’est à par r du XVIIe
siècle que l’idée de couleur se construira entre britan‐
niques‐américains, avec l’expansion de l’esclavage des
Africains en Amérique du Nord et dans les An lles britan‐
niques »6.
Au nom de ce e théorie raciale, et par le biais de la
traite négrière, les puissances impérialistes vont spolier les
pays du ers monde et principalement ceux du con nent
africain en leur imposant leur philosophie cartésienne. Par
ailleurs, la colonialité du pouvoir a influencé la forma on
intellectuelle du sujet dominé. Toutefois, pour l’auteur de
Noces sacrées, il ne s’agit pas de rejeter l’écriture en tant
qu’ins tu on, mais de l’adapter aux réalités endogènes.

De la nécessité du respect réciproque des valeurs


culturelles et religieuses
Chaque culture incarne une valeur, si bien que lorsque
Soret adore son Dieu N’Tomo7, il le fait dans l’ordre socio‐
culturel normal des choses. Mais pour Bellard, ce e ado‐
ra on était de l’idolâtrie. Aussi sollicita‐t‐il l’aide de son

6 A. Quijano, « Race et colonialité du pouvoir », [dans :] Mouvements,


2007, no 51, p. 111, h ps : //www. Cairn. Info/revue‐mouvements‐2007‐
3‐page‐111.htm.
7 Le narrateur précise que le Dieu N’Tomo appar ent à la jeunesse. Il n’est

ni Dieu de haine, ni Dieu de sang. Par certains côtés, il rappelle Dionysos.


Les garçons le fêtent à la maison. Les filles n’osent ni l’approcher ni s’en
éloigner.
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ami André Besnier, un Blanc, afin de « désintoxiquer » ce


« malade » de Soret. Besnier qui y trouvait l’occasion de
démys fier ces « Dieux de bois », se procura une statue e
iden que à celle de N’Tomo qu’il alla présenter à Soret.
Celui‐ci le prévint :
André, tu ne seras plus jamais l’homme que tu as été. Tu ne seras plus ja‐
mais l’homme que tu es. Tu ne seras plus jamais celui que tu ambi onnes
d’être. Pas un des projets que tu nourris ne verras le jour. […] Tu seras le
véritable jouet d’un des n capricieux, déroutant et cruel. Tu porteras
dans ton esprit une poignée de fourmis et de termites. (NS, 14)

Par la désacralisa on du Dieu N’Tomo, André Besnier


venait de poser inconsciemment un acte blasphématoire
aux conséquences incommensurables. Ce e a tude dé‐
coule de la différence coloniale qui le place dans une pos‐
ture hégémonique en tant qu’Occidental. De ce piédestal,
aucun paradigme rela f au monde nègre n’a d’importance
à ses yeux. En effet, son acte déprécia f à l’égard de la
culture indigène est gravissime. Aussi lorsque André Bes‐
nier exposa son « N’Tomo » au salon, la réac on de son
boy ne se fit‐elle pas a endre :
Le ma n, mon boy Touka, un garçon docile, plein de dévouement, arriva
comme d’habitude en chantonnant […]. Mais dès qu’il eut franchi le seuil
du salon, il s’arrêta net (N’Tomo lui faisait face). Je l’observais. Il me cher‐
cha du regard. Et sans même l’habituel « bonjour, monsieur », il me dit
d’un ton triste et dur : « Pas bon, pas bon […]. Non, monsieur, je m’en vais ».
(NS, 15)

Après le départ de Touka, Samba, son cuisinier, se sé‐


para également de lui. En abandonnant leur Maître, ils en‐
tamaient ainsi une véritable désobéissance épistémique
pour dénoncer son mépris vis‐à‐vis de leur tradi on, de
leur essence. Quelques jours après, André Besnier ne
connut plus la tranquillité. Des événements insolites se
produisaient de nuit comme de jour, dans sa maison :
Ce e même nuit, j’entendis des gémissements qui paraissaient venir du
salon. Je m’y rendis par deux fois, rien. Pas une âme qui vive. Je décidai
que mon boy ou quelqu’autre garnement me faisait une farce. Je me mis
au lit. Infernal bruit de vaisselle. Je ne me dérangeai pas. Le lendemain,
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au retour du bureau, je constatai que le masque n’était plus dans la posi‐


on où je l’avais laissé. Il était bien sur le piano, mais le biais. Cela m’intri‐
gua. La porte était bien verrouillée. Il n’y avait aucun autre accès. (NS, 14‐15)

Envoûté par N’Tomo, Besnier retourna en Occident.


Mais là‐bas encore, la présence imaginaire de N’Tomo le
tourmentait sans cesse. Toutefois, son comportement pa‐
rut paradoxal, voire étrange puisqu’il avoue :
L’Afrique me manquait. J’éprouvais un certain malaise dans les rues. Ce e
foule européenne me semblait sans âme. Je cherchais en vain les cou‐
leurs palpitantes sous le soleil, que j’avais connues. Ce e vie aux milles
voix : exclama ons aigues, rires sonores, libres, sourires lumineux qui
créent en vous, passant non concerné, un besoin irrésis ble de communi‐
quer, de par ciper, de vous insérer au mouvement qui entraîne ces
hommes, ces femmes. Les tam‐tams (Oh que ce mot est dérisoire !), je les
cherchais et ne les trouvais que dans ma mémoire. Le son grave, majes‐
tueux du « Bara » […]. La frénésie des « Mandjani » […]. L’Afrique me
manquait jusqu’aux orages dont la violence démontre la toute puissance
et aussi la générosité des forces primordiales. (NS, 9)

Badian se sert ici du regard d’un Blanc (qui s’était affi‐


ché au départ comme le pourfendeur de la tradi on bam‐
bara) pour magnifier le patrimoine culturel africain. C’est
d’ailleurs le caractère ina endu, voire extraordinaire de la
métamorphose de Besnier qui jus fie la réac on des étu‐
diants africains qu’il voulut rencontrer au quar er La n
dans l’espoir de communiquer avec eux : « À peine parlais‐
je de l’Afrique, qu’ils se hérissaient. Certains me traitèrent
de colonialiste, d’exploiteur […] » (NS, 31). Ce e a tude
des étudiants, que l’on pourrait qualifier de colonialitaire8,
est consécu ve à l’image d’oppresseur que le Blanc a lais‐
sé dans le subconscient du colonisé.

8 Dans un commentaire de son ar cle in tulé : « Mondialisa on : pour‐


quoi la décolonialité cache la colonialité » qui, selon elle, devrait paraître
en Janvier 2018, Joelle Palmieri affirmait le 11 Mai 2017 que cet adjec f
désigne tout ce qui se rapporte à la colonialité et non à une situa on
coloniale spécifique. Elle qualifie les héritages et reproduc ons contem‐
porains des histoires coloniales, qui ne sont pas directement le produit
du mode de produc on capitaliste mais le nourrissent. Disponible sur :
h ps://joellepalmieri.wordpress.com/2017/05/11/mondialisa on‐pourquoi‐
la‐décolonialité‐cache‐la‐colonialité/.
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Par la reconsidéra on de la culture nègre, Besnier


pose ici un acte purement décolonial. Malheureusement,
malgré sa « reconversion », il tomba malade et depuis, il
ne retrouve ni la santé ni la pleine mémoire. Aussi, en vue
de trouver une solu on à sa situa on qui devenait de
plus en plus inquiétante, M. Mornet, son supérieur hiérar‐
chique raconta‐t‐il l’histoire d’un de ses amis qui connut le
même sort :
Il avait acquis la statue e d’une reine bambara qui avait été décapitée
pour sacrilège. Longtemps après sa mort, on se rendit compte que la
pauvre avait été vic me d’une machina on. Ses sujets, pour apaiser son
esprit, lui firent une statue e à laquelle les offrandes étaient faites. Eh
bien, durant les huit mois que mon ami garda ce e statue e, il souffrit de
douleurs cervicales dont aucun médecin ne put le soulager. Un de nos an‐
ciens, plus versé dans les affaires africaines, lui conseilla de se débarras‐
ser de la statue e. Il en rit d’abord. Mais il finit par céder et l’offrit à un
de ses médecins. Ce médecin, un mois plus tard, accusait les mêmes
maux. Instruit par ses rela ons, il remit la statue e à notre ami. Les dou‐
leurs que celui‐ci ne connaissait plus revinrent. Notre « ancien » qui
l’avait conseillé de se débarrasser de la statue e avait insisté auprès de
lui pour qu’il ne soit pas tenté une seconde fois de la détruire. Mon ami
fit le voyage en Afrique, rendit la statue e à ses gens. Il se trouva du
même coup débarrassé de ce mal contre lequel la médecine moderne
s’était avérée inopérante. (NS, 37)

L’incapacité de la médecine occidentale à guérir le mal


ne suppose en aucun cas son infériorité vis‐à‐vis de la
science africaine. Il s’agit de deux territoires épistémiques
bien départagés. Le mal dont souffre Besnier est dû à la
viola on du patrimoine africain. Il faut tout simplement
réparer le tort afin que l’ordre puisse se rétablir. La pensée
décoloniale préconise le respect mutuel des visions et non
leur démarca on en termes de supériorité ou d’infériorité.
Par ailleurs, toujours face à la dégrada on de l’état de san‐
té de Besnier, M. Mornet conclut :
À mon avis, la science n’est pas tout, ou, si vous aimez mieux, il n’existe
pas qu’une science, la nôtre. Nous avons beaucoup à gagner en laissant
aux autres la possibilité de nous instruire, car il est difficile que tout un
monde, ayant vécu des siècles durant isolé, coupé du courant des échanges
universels, n’ait pas quelques vérités à proposer. (NS, 40)
Noces sacrées de Seydou Badian : quand le roman traduit la décolonialité 33

En suggérant la prise en compte des valeurs cultu‐


relles africaines, Mornet se met également dans une réelle
posture décoloniale. Laquelle est appuyée par le Père Du‐
frane à travers la narra on qui suit :
– Tu vois ces graines ? Je suis leur prisonnier. Elles m’ont asservi. Rhuma ‐
sant depuis dix ans, j’ai subi toutes sortes de traitements […]. Un de mes
fidèles se proposa de me conduire auprès de son père. Je me suis laissé
faire, ce ne fut pas long.
– Avec ces graines dans ta poche, ton mal disparaîtra, mais gare à toi si tu
les perds. Tu dois les garder à jamais, tu ne dois pas t’en séparer, sinon tu
connaîtras le feu dans tes os.
Et c’est ainsi : tant que je les ai, aucun problème. Mais une minute sans
elles, oh. (NS, 45)

Par la déprise des préjugés colonialitaires, le prêtre


blanc a cru en la science nègre qui a remédié à ses dou‐
leurs ar culaires. La rencontre des visions peut être béné‐
fique pour toute l’humanité. Et la valorisa on de celle de
l’autre implique parallèlement la magnificence de la nôtre.
Ce e a tude décoloniale de cet homme censé apporter
la civilisa on au Noir par le biais de la parole chré enne,
est d’ailleurs le résultat d’un acte qu’il raconte ici :
Un jour, après avoir pourchassé en vain des hypotragues, nous aperçûmes
un cobe de lassa couché dans une vaste plaine à termi ère. Ayant soup‐
çonné notre présence, il se redressa vivement et essaya de s’enfuir. Mais
sa course était difficile. Il était blessé. Nous l’achevâmes. Lorsque nous ar‐
rivâmes à la voiture avec notre gibier nous y trouvâmes deux chasseurs
autochtones qui nous a endaient. L’un d’eux nous réclama la queue de
l’animal.
– C’est moi qui l’ai blessé. L’ayant vu le premier et lui ayant porté le coup
qui le priva de ses moyens, une par e me revient conformément à la tra‐
di on.
Une discussion s’engagea. L’Administrateur intransigeant finit par heurter
les villageois. Ils s’en allèrent mécontents persuadés de leur bon droit. Le
lendemain soir, le Conseil des chasseurs demandait audience à l’Adminis‐
trateur. Il menaça et les congédia. Sur le pas de la porte, leur guide nous
lança :
– Vous ne tuerez plus rien. Rien, tant que vous n’aurez pas donné la
queue. (NS, 45‐46)

Après cet événement, le Prêtre et l’Administrateur ne


revinrent plus d’une par e de chasse avec le moindre gi‐
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bier. Deux visions peuvent cohabiter pourvu que l’une ne


veuille pas supplanter l’autre. Et le père Dufrane le recon‐
nait en ces termes :
Dans le cadre de l’organisa on religieuse tradi onnelle ou animiste, le vil‐
lage choisit par nos fidèles faisait par e du secteur placé sous l’autorité
de Fo gui. C’était le maître du Komo, (le Dieu Komo est au‐dessus du
Dieu NTomo) l’ini ateur des cérémonies, le seul habilité à communiquer
avec les esprits qui l’éclairaient et le guidaient dans ses actes quo diens.
Fo gui résidait dans la capitale religieuse, ceinture du grand bois sacré
plusieurs fois centenaire et abritant l’an que sanctuaire, demeure des
masques, statue es et reliques, patrimoine commun à la zone […]. Fo ‐
gui n’était pas opposé à la pénétra on du chris anisme dans son fief,
à condi on que les futurs chré ens demeurent sous la loi de Komo, ce
que je ne pouvais accepter. Pour nous, il n’y a pas de partage possible.
Dieu a créé l’homme dans l’amour, il lui a tout donné, pourquoi faut‐il
qu’en retour l’homme place des idoles sur le même pied que son sei‐
gneur ?
Il me regardait, amusé : « Komo n’est pas une idole ». (NS, 50‐51)

Le choc entre les deux concep ons religieuses et


idéologiques naît plus du fait que le Père Dufrane voie en
son Dieu une vérité absolue que de ce que chacun des
deux défenseurs veuille défendre le sien. Toutefois, son
a tude se comprend en ce sens qu’il a pour mission de
faire triompher ce e vérité occidentale. Néanmoins, il re‐
connaît à juste tre la force et la science de son protago‐
niste, puisqu’il affirme :
Fo gui est à la fois homme de science et de religion. Il était porteur de
semences que la vie et les anciens ont fécondées. Les Dieux l’ont choisi
pour interprète. Il traduit leurs volontés et prévient leurs désirs. Il est in‐
ves de pouvoirs surnaturels. C’est un élu. Ce qu’il dit vient des Dieux. Il
voit avec leurs yeux, agit avec leurs bras. C’est un Prophète. Pour le com‐
mun des Occidentaux, c’est un « charlatan », un « sorcier », un point c’est
tout. Mais moi que l’Afrique a instruit, je sais qu’il n’est rien de tout cela.
(NS, 55)

Toutes les cultures méritent le même respect car elles


s’équivalent et sont appelées à coexister. Vouloir faire pré‐
valoir sa seule vision au reste du monde est une ma‐
nœuvre obsessionnelle et utopique. C’est d’ailleurs dans le
respect mutuel des religions que la veille du nouvel an,
« Fo gui et quelques notables accompagnés du chef du
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village assistèrent à la messe du début jusqu’à la fin »


(NS, 62). Cela est la preuve manifeste de ce que le monde
peut être homogène avec des sensibilités hétérogènes.
Sensiblement, la culture africaine ent compte de cer‐
taines réalités quelquefois méconnues ou négligées par la
pensée cartésienne. Ainsi, lorsque l’Administra on colo‐
niale a remis en cause le verdict dicté par la jus ce tradi‐
onnelle à propos d’un li ge foncier, les conséquences se
sont révélées impardonnables, comme le souligne le Père
Dufrane :
Au seuil de la campagne agricole, les gagnants, (reconnus par l’Adminis‐
tra on) perdirent coup sur coup, le chef de famille et son fils aîné. Les
suivants, deux gaillards, se préparaient à me re le lopin de terre en va‐
leur. Mais le second fils mourut à son tour […]. Les parents, la vieille mère
en tête, vinrent trouver le magistrat pour lui dire qu’ils renonçaient au
champ li gieux. (NS, 72)

Pour certains, ce fait serait de la pure supers on ou


une simple coïncidence. Cependant, ne serait‐il pas néces‐
saire de chercher à pénétrer ce phénomène plutôt que de
le négliger ? Ce e probléma que semble préoccuper Mlle
Baune, la sœur d’André Besnier qui dit : « un peuple quel
qu’il soit, ne peut vivre des siècles sur “rien” » (NS, 74). En
revanche, face à ce e réac on de la jeune Demoiselle
blanche, Monsieur l’Administrateur central maugréa :
« Comment vous laissez envisager une seconde que ceux
commis à la conversion des primi fs au ra onnel, à leur
invita on au monde cartésien soient acquis à ces choses !
Qu’en diraient ceux de là‐haut ? » (NS, 75).
Évidemment, la mission civilisatrice ne saurait ad‐
me re l’idée d’une quelconque capacité cogni ve de la
part du Nègre. C’est pourquoi le Père Dufrane s’abs nt
d’avouer publiquement les qualités d’homme de science
de Fo gui. Auquel cas, cela légi merait des vérités qui
contrediraient celles qu’il avait pour mission de faire
triompher.
À par r de la page 124, par le biais d’une transmuta‐
on, le personnage Fo gui devient Tiémoko‐Massa, un
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homme mys que qui dompte la nature ainsi que tous les
animaux sauvages à l’aide de paroles incantatoires. Parlant
de lui, le père Dufrane avoua : « Tiémoko‐Massa ? Au fond
j’aurais dû m’en douter. Il ne s’agit pas d’un nom, mais
d’un tre qui signifie « Maître puissant » (NS, 125).
D’ailleurs, Au cours d’un entre en, ce vieillard à la science
infuse fit remarquer au docteur :
Les Blancs !… les Blancs !… Pourquoi croient‐ils que l’homme est grand
quand il sait maîtriser la pierre, le fer et le feu ? […] L’homme est surtout
entente avec l’invisible. Vivre avec l’invisible est la voie de la vie […]. Pos‐
séder le visible ne rend ni grand ni heureux […]. La maladie a deux
sources : le visible et l’invisible. Chaque fois que l’homme entre en conflit
avec le monde visible, la maladie le pénètre. Ce e maladie‐là peut être
vaincue par le visible : les plantes, les animaux. Lorsque l’homme entre
en conflit avec l’invisible, la maladie s’installe en lui. Mais ce e maladie‐là
ne peut être vaincue que par l’invisible. (NS, 126)

Les croyances sont liées intrinsèquement à des forma‐


ons ini a ques qui ouvrent l’esprit aux choses cachées,
au monde de l’invisible. La guérison d’André Besnier doit
venir du monde invisible avec lequel il était entré en
conflit, ce qui passe nécessairement par la répara on du
tort commis. La situa on qu’il vit répond à la mise en
garde de Soret à savoir que la malédic on ne le qui erait
plus. Aussi, même après répara on, les conséquences de
cet acte sur sa personne demeureront‐elles indélébiles.

De la nécessité d’une déprise scripturale


Badian adopte souvent une écriture qui s’affranchit
des normes syntaxiques et gramma cales dans le but de
traduire avec efficacité et vivacité l’esprit et l’ac on qu’in‐
carne le phonème. Ainsi, pour montrer la hargne et la dé‐
vo on qui inspirent le Père Dufrane quand il parle de son
Dieu, l’auteur emploie une technique d’écriture peu ordi‐
naire que l’on peut découvrir à travers le passage suivant :
« J’étais sa chair, au milieu de ces pauvres gens, qui ne
voyaient que Lui et vivaient ces heures dans l’immense
bonheur de Le magnifier, de Lui rendre grâce de tout ce
Noces sacrées de Seydou Badian : quand le roman traduit la décolonialité 37

qu’Il avait été et qu’Il demeurera pour l’homme » (NS, 59).


Normalement, la majuscule se place en début de
phrase. Mais ici, l’auteur outrepasse ce e règle gramma ‐
cale élémentaire en la plaçant en milieu de phrase. Toute‐
fois, il faut souligner que cela ne concerne que les
pronoms personnels sujets et compléments d’objet qui in‐
diquent le Dieu du père Dufrane. C’est une manière pour
l’auteur de traduire toute la grandeur et la magnificence
de ce Dieu occidental aux yeux du Prêtre. Ce e transgres‐
sion des règles scripturales permet à Badian de mieux tra‐
duire l’idée que cache le mot.

Quand le décloisonnement générique traduit le bras­


sage des civilisations
Badian intègre dans sa narra on, de la prose poé que
à travers la voix de la femme :
Fils du crépuscule, fils de l’immense nuit parée de tous les astres. Toi qui
n’adores pas le soleil. Toi qui ne crains pas le soleil. Toi qui a dans tes
fibres le feu et la puissance du soleil. Toi qui refuses la tutelle du temps.
Toi qui côtoies le temps, l’enjambe et sais le dompter par le rythme de ta
vie, par ta musique et par ton rire. Toi qui sais refuser une vie absente de
rêve. Toi qui demain deviendras le rêve de tous. Les chants sont pour toi,
les danses sont pour toi. (NS, 147)

Ensuite, par le biais de celle de l’homme :


La musique appelle ceux que la grande vérité a liés. Les pas des danseurs
rythment la musique des temps. Que l’aurore et le crépuscule s’unissent
pour la gloire du plus grand jour. Que le soleil et la nuit fusionnent pour le
rêve de l’éternel ma n. (NS,147)

Puis, à travers le chœur des jeunes garçons :


Accorde‐nous la vertu de la liane qui unit et apporte à la brousse l’im‐
mense harmonie du fleuve.
Accorde‐nous l’audace du torrent,
L’audace du refus,
Ferme‐nous à la médiocrité des pourvus,
À l’opulence du désœuvrement,
Fais de nous les guerriers de l’Empire du Silence,
Les obs nés bâ sseurs de la case intérieur,
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Comme les Astres, enrichis‐nous pour toutes les cases,


Pour tous les villages, pour toutes les terres. (NS, 150)

Ce dernier passage poé que est l’expression profonde


de l’univers tradi onnel africain qui se mythifie davantage
par la fusion entre les éléments naturels organiques, les
éléments astraux ainsi que l’homme qui a besoin d’être
pénétré par leur connaissance et leur respect. En outre,
Badian allie à son œuvre, une dose de dramaturgie à tra‐
vers le passage suivant :
Le silence revint, brutal, total, absolu. Le docteur et Mlle Baune se regar‐
dèrent longuement, curieusement. Soudain, une voix hurla :
« Tout doit s’accomplir ! »
D’autres voix reprirent :
« Tout doit s’accomplir ! »
Dans la cour, dans la rue, mille voix :
« Tout doit s’accomplir ! » (NS, 148)

Les interven ons du narrateur sont considérées ici


comme des didascalies qui donnent des indica ons sur les
espaces et les personnages. C’est une forme de drama sa‐
on qui s’immisce dans le champ romanesque. Ce décloi‐
sonnement générique est à l’image d’un monde favorable
au brassage culturel, idéologique, religieux et sociolo‐
gique. Ce qui se formalise à la fin du roman par la célébra‐
on des noces d’André Besnier (un Blanc) et la danseuse
noire, puis de celles du docteur (un Noir) et Mlle Baune
(une Banche). Avec ces unions qui, a priori, semblent an ‐
thé ques, « tout doit accomplir » pour un monde mul co‐
lore où le respect des convic ons de chaque peuple devra
désormais compter. De là découle tout le caractère sacré
de ces noces.

Conclusion
Dans leur logique de colonisa on des peuples dits in‐
férieurs, les na ons impérialistes ont construit un en‐
semble de clichés déprécia fs qu’elles leur ont assigné. Il
fallait les formater afin de faire d’eux des êtres aptes à in‐
Noces sacrées de Seydou Badian : quand le roman traduit la décolonialité 39

tégrer le cercle restreint des humains dits normaux. Par ce


lavage à la fois spirituel et culturel, elles ont ainsi foulé aux
pieds l’organisa on sociale et religieuse de ces peuples sub‐
alternisés. Toutefois, si certains romanciers pensent qu’il
faille dénoncer avec véhémence les vicissitudes du colon,
Seydou Badian es me qu’il faut plutôt magnifier ce qui
a été tronqué ou simplement balayé du revers de la main.
Dans Noces Sacrées, il fait découvrir ce terreau intaris‐
sable de mystères qu’est la tradi on africaine et notam‐
ment bambara, via le regard de personnages africains
mais aussi de certains occidentaux. La posture décoloniale
de ce roman découle d’une part, de son écriture hybride
et révolu onnaire faite de récits enchâssés, de pluralité de
voix et de mélange des genres. D’autre part, il préconise
non seulement le respect mutuel de chaque culture, mais
mieux, appelle à leur brassage.
Date de récep on de l’ar cle : 30.03.2019.
Date d’accepta on de l’ar cle : 23.01.2020.
40 YAO KOBENAN

bibliographie
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abstract
Sacred weddings of Seydou Badian: when the novel
translates decoloniality
In the name of a certain theory of race inferiority, the imperialist powers
have ins tuted the slave trade which will annihilate the countries of the
Third World, and mainly those of the African con nent. They will impose
their vision of the world through the universaliza on of a Cartesian philo‐
sophy which has considerably encroached on the local histories of subor‐
dinate peoples. Even today, categories of people con nue to suffer from
the deprecia ve stereotypes constructed by the se ler. For African novel‐
ists, the historical truth must be recognized. They therefore write with the
aim of restoring the authen c values of these peoples. It is in this per‐
spec ve that Seydou Badian inscribes his work en tled Sacred Weddings
where he magnifies an African tradi on which only asks to be recognized
as an absolute and autonomous value, through a decolonial wri ng.

keywords
imperial powers, slave trade, subordinate peoples,
decolonialist writing , African tradition

mots-clés
puissances impérialistes, traite négrière, peuples
subalternisés, écriture décoloniale, tradition afri‐
caine
Noces sacrées de Seydou Badian : quand le roman traduit la décolonialité 41

yao kobenan
Yao Kobenan est Professeur de Lycée (Le res Modernes) et Doctorant
à l’Université Félix Houphouët‐Boigny (Abidjan, Côte d’Ivoire). Membre
du GRATEL (Groupe de Recherche en Analyse et en Théorie Li éraire),
il travaille sous la direc on du Professeur Philip Amangoua Atcha, sur
le thème : La créa on romanesque de Mamadou Mahmoud N’Dongo :
une poli que d’écriture novatrice.
ORCID : h ps://orcid.org/0000‐0003‐0682‐6156

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