ThP - Cours - Acquisition et développement du langage

Télécharger au format pdf ou txt
Télécharger au format pdf ou txt
Vous êtes sur la page 1sur 48

FoaD – LILA : Acquisition & développement du langage chez l’enfant.

« Parler, c’est beaucoup plus que parler. »

DU LANGAGE CHEZ L’ENFANT

Thierry PONCHON
Maître de conférences HDR en sciences du langage
Université de Reims Champagne Ardenne – ESPE
CNRS EA 4509 STIH, Université Paris-Sorbonne
Université Tourgueniev d’Orel (Russie)
thierry.ponchon@univ-reims.fr

© Th. Ponchon – p. 1 / 48
FoaD – LILA : Acquisition & développement du langage chez l’enfant.

0. Introduction
• Les recherches systématiques sur les processus d’acquisition du langage chez
l’enfant sont encore récentes. Certes, les acquisitions les plus importantes se font au
cours des premières années, néanmoins il faut attendre l’adolescence pour que la langue
soit totalement maîtrisée. C’est dire que pour vraiment comprendre la manière dont
s’établit la communication chez un élève de dernière année de cycle III, on doit être en
mesure de situer cette communication dans un ensemble. Cela suppose une bonne
connaissance de l’évolution du système linguistique permettant de pallier de nombreuses
difficultés d’apprentissage rencontrées par certains élèves.
• Il convient de considérer le langage comme la « capacité observée chez tous les
hommes d’exprimer une pensée et de communiquer au moyen d’un système de signes
qui peuvent être vocaux, graphiques et/ou kinésiques ». De fait, la communication est
nécessaire et fondamentale. En effet, elle justifie en partie l’existence du langage et
contribue au développement de l’enfant ; développement intellectuel (raisonnement,
cognition) et affectif. En fait, « parler, c’est beaucoup plus que simplement parler ». Par
ailleurs, non seulement la stimulation s’avère nécessaire pour parler1, mais l’imitation

1 V. par ex. « l’enfant sauvage », qui isolé tout jeune de tout milieu humain, ne s’exprima que lorsqu’il
fut “socialement” stimulé. De même, beaucoup de retards de langage sont dûs à l’insuffisance d’échanges
avec l’entourage : certaines mères, croyant que l’acquisition du langage est naturel, ne parlent pas
suffisamment à leur bébé pour l’aider à parler.
Par ailleurs, lors d’un Colloque du CAFOC et de l’IUFM de Reims, A. Bentolila a montré combien la
« carence langagière » était liée a un sentiment ressenti par l’enfant de déficit du médiateur linguistique.
Partant de ses propos, il semble possible de construire une figure mettant en avant ce que l’on peut nommer
un « seuil catastrophique » de la maîtrise du langage ; reprenant en cela le concept de la théorie des
catastrophes de R. Thom (Paraboles et catastrophes, Paris, Flammarion, 1983, ch. II, pp. 59-113). Cette
figure met en place deux mouvements partant de la prime enfance pour aboutir à la prime adolescence. Le
premier vecteur représente le médiateur humain (l’enseignant étant un médiateur privilégié) dont
l’accompagnement langagier va en s’amenuisant au cours de la vie (et au fil de la scolarité), le second
symbolise l’acquisition du langage par l’enfant jusqu’à sa maîtrise :

connivence
+ (in præsentia)

médiateur prime adolescence


humain

distance +
(in absentia) maîtrise
seuil
– –
catastrophique

prime enfance acquisition


du langage déficit du
médiateur
linguistique échec
– –

© Th. Ponchon – p. 2 / 48
FoaD – LILA : Acquisition & développement du langage chez l’enfant.

est importante, tout particulièrement au moment de l’apprentissage des premiers mots ;


de sorte que l’enfant va passer petit à petit d’une phase de duplication pure et simple
(« isomorphisme ») à une phase de reproduction intellectualisée des structures
langagières (« mimétisme structural ») :

isomorphisme langagier primaire



mimétisme structural évolué

On partira enfin du postulat que la parole a une structure sensori-motrice qui s’édifie
dès la première année dans les émissions vocales (cris, gazouillis), qui sont les prémices
constitutives du langage ; même si pour H. Wallon, le langage, relevant de la fonction
symbolique, n’apparaît qu’en deuxième année avec l’imitation différée et les jeux du
« faire semblant », qui traduisent, selon lui, l’événement de la capacité de symbolisation.
• On peut dès lors admettre que l’acquisition et le développement du langage sont
soumis à trois sortes de détermination. (1) Le fonctionnement des organes cérébraux,
sensoriels (audition) et phonatoires nécessaires à sa réalisation. (2) La relation de l'enfant
avec son entourage. Cette relation est affective : l'enfant doit découvrir la possibilité de
communiquer avec son entourage et recevoir de cette communication des satisfactions
avant de s'intéresser au langage ; ce qui montre l’importance de la richesse linguistique
du milieu social. (3) L’organisation même de la langue, c’est-à-dire les lois linguistiques.
Par ailleurs, comparativement aux autres systèmes de communication naturelle comme la
mimique, la gestuelle, le langage se caractérise par une double articulation :
l’articulation des sons du langage (phonèmes) entre eux (niveau phonologique) et
l’articulation des mots entre eux à l'intérieur de la phrase (niveau grammatical). Outre
ces deux aspects, la langue comporte un aspect lexical : l'apprentissage et l'usage des
mots (niveau sémantique).

Ainsi, si dans le cadre de l’acquisition du langage, la médiation est trop rapidement interrompue ou
ressentie comme telle par l’enfant, apparaît une plus grande probabilité d’échec dans la maîtrise du langage
(compréhension et emploi). Cependant, il est difficile de situer exactement le “seuil catastrophique”. Il
semblerait qu’il se soit déplacé au-delà de la deuxième année du cycle II, à moins que la mise en place des
cycles n’ait fait que révéler ce problème de manière plus aiguë. En effet, auparavant les élèves inaptes à
maîtriser le langage redoublaient, puis étaient peu ou prou exclus du système scolaire. Actuellement, l’école
fait face à une réalité qui la contraint à traiter ce problème majeur aussi bien en aval (école pré-élémentaire)
qu’en amont (jusqu’en seconde !).

© Th. Ponchon – p. 3 / 48
FoaD – LILA : Acquisition & développement du langage chez l’enfant.

1. Théories d’acquisition
Il existe plusieurs théories concernant l’acquisition du langage chez l’enfant. On
peut en fait les regrouper en deux grands courants fondés sur deux postulats
fondamentaux : l’inné et l’acquis. On voit ainsi resurgir logiquement des concepts clés
déjà évoqués en théorie linguistique à propos de la nature même du langage.

1.1. Théorie béhavioriste


Les explications de type béhavioriste ou comportementaliste reposent sur l’idée
selon laquelle le langage se développerait chez l’enfant selon un simple processus
d’imitation des adultes. Pendant les années cinquante, cette théorie du
conditionnement a fortement influencé les chercheurs. Notamment à la suite
d’expériences réalisées par Pavlov en 1932, puis par Skinner2. Ces psychologues ont
pensé pouvoir affirmer que la plupart des activités animales et humaines constituaient
une réponse à une stimulation. Pour eux, le langage, bien qu’activité supérieure,
n’échappe pas à la loi et se trouve être un comportement que l’enfant apprend peu à
peu, en se constituant un système d’habitudes au moyen du renforcement. Cette
dernière notion est fondamentale pour le bien-fondé de la théorie du conditionnement.
En effet, pour que s’établisse la liaison entre le stimulus et la réponse et pour qu’elle
persiste, la bonne réponse doit être renforcée. C’est ce qu’a montré Skinner au cours de
ses expériences sur le rat blanc face à ses mangeoires. Voici comment G.A. Miller
explique, dans Language and Communication, le processus d’acquisition du langage
chez l’enfant :

« Le comportement verbal est une forme de comportement social. Le comportement


social se développe nécessairement à partir des associations stimulus-réponse qui
dépendent d’un autre organisme pour leur renforcement. […] Si un enfant dit [mi]
(pour milk, ‘lait’) et qu’aucun adulte n’y prête attention, la réponse n’est pas
renforcée. Si l’adulte lui prodigue lait et louanges pour renforcer la réponse, elle tend
à se répéter chaque fois que l’enfant veut du lait et qu’il est en présence d’un adulte.
L’adulte, de manière purement arbitraire, a choisi lui-même la réponse [mi] ;
n’importe quelle autre réponse conviendrait tout aussi bien. Ce qui importe, c’est que
ces réponses ne comportent de récompense qu’avec la coopération d’une autre
personne. »

2 → v. introduction dans Cours “Linguistique générale”.

© Th. Ponchon – p. 4 / 48
FoaD – LILA : Acquisition & développement du langage chez l’enfant.

On s’aperçoit que, selon G.A. Miller, l’enfant apprend sa langue par les renforcements
positifs ou négatifs que lui prodigue son entourage. Si l’on admet cette démarche
théorique, l’enfant affinera son système au moyen d’un protocole que l’on retrouve
notamment – toute proportion gardée – en didactique des sciences : l’essai-erreur.
Ainsi, pour les béhavioristes, les capacités linguistiques de l’être humain sont donc
surtout le résultat d’un dressage3.

1.2. Théorie innéiste


Ces conceptions ont été violemment critiquées. Dans un article consacré à réfuter
les théories de Skinner sur le comportement verbal, N. Chomsky démontre que
l’acquisition de la langue maternelle est autre chose que le résultat d’un quelconque
dressage, si minutieux et pointilliste soit-il :

« Il est tout simplement faux de dire que l’enfant ne peut apprendre la langue que
grâce à un « soin méticuleux » des adultes qui modèlent son répertoire verbal par un
renforcement différentiel méticuleux, bien que ce « soin » soit souvent de rigueur dans
les familles universitaires. On a souvent remarqué que le jeune enfant de parents
immigrants peut apprendre une seconde langue dans une rue au contact des autres
enfants avec une rapidité surprenante et qu’il peut la parler couramment et sans la
moindre faute, alors que les subtilités qui deviennent chez lui une seconde nature
peuvent échapper à ses parents en dépit d’une motivation très forte et d’une pratique
ininterrompue. L’enfant peut acquérir une grande partie de son vocabulaire et de son
« intuition » des structures de phrases, en regardant la télévision, en lisant, en
écoutant les adultes, etc. Même le très jeune enfant qui n’a pas encore acquis un
répertoire minimal lui permettant de former des énoncés nouveaux, peut spontané-
ment imiter un mot, en un essai précoce et sans intervention de la part de ses
parents. » 4

Par ailleurs, la notion même de renforcement de la réponse reste très floue du point
de vue psycholinguistique. En effet, on peut raisonnablement se demander à quel
moment apparaît le renforcement positif. Si l’enfant demande, par exemple, [o], [ba] ou
[bwa], pour avoir un verre d’eau, sa demande a toutes les chances d’être comprise par
l’adulte, surtout si l’enfant accompagne sa production verbale d’un geste dirigé vers le
verre d’eau, le robinet ou la bouteille. Dans le cas où l’adulte accepterait de satisfaire le

3 On retrouve ces conceptions dans les théories actuelles de la PNL.


4 Les psycholinguistes piagétiens font les mêmes remarques.

© Th. Ponchon – p. 5 / 48
FoaD – LILA : Acquisition & développement du langage chez l’enfant.

désir de l’enfant en lui donnant à boire, on peut alors parler d’un renforcement positif.
Mais, dans la mesure où la demande est comprise et le besoin satisfait, comment
expliquer alors que le système de l’enfant continue à se développer pour aboutir
quelques années plus tard à des énoncés complexes (comme : « Est-ce que tu me donnes
de l’eau ? » ou « Peux-tu me donner (de l’eau) à boire ? »).

1.3. Conception actuelle


Le langage et l’être humain sont indissociables. En effet, tout être humain possède
en naissant cette capacité caractéristique de l’espèce qui est d’acquérir un langage ; et
ce, quelle que soit la forme de société ou de civilisation. Toutes les enquêtes
ethnologiques prouvent qu’il n’existe pas de groupe humain sans langage.
Il semble bien que ce dispositif de communication complexe soit en partie inné,
c’est-à-dire qu’il y ait dans le cerveau un début d’organisation spécifique qui permet à
l’enfant d’acquérir les mécanismes d’une « grammaire », en traitant et organisant les
données de la langue parlée dans sa communauté. Cependant, on ne peut nier
l’importance de l’environnement de l’enfant dans son acquisition, son développement
et sa maîtrise du langage : un bébé vivant dans une communauté s’exprimant en français
va acquérir les mécanismes de la langue française, quelles que soient son ethnie et sa
nationalité d’origine.
Des raisons linguistiques prouvent, par ailleurs, qu’il n’est pas possible de donner
une place primordiale à l’imitation ; dans la mesure où les langues humaines ne sont ni
des répertoires, ni des nomenclatures. Par exemple, dès que nous voulons apprendre une
langue étrangère, nous nous apercevons qu’il ne s’agit pas de retenir seulement une
nouvelle nomenclature semblable à celle du français. Ainsi, pour les principaux sens du
mot bois en français, l’espagnol distingue entre bosque, madera, leña. Et il en va de
même de la neige en inuit, des chevaux en argentin, … En somme, comme le dit
Martinet, « à chaque langue correspond une organisation particulière des données
de l’expérience »5.
Les langues ne sont pas non plus des listes d’énoncés, ce qui contraindrait l’enfant
(mais aussi tout apprenant face à une langue nouvelle) à apprendre « par cœur » la liste
de tous les énoncés composant cette langue. En réalité, il n’en est rien. L’enfant a une
aptitude remarquable face au langage qu’il est en train d’acquérir. Non seulement il le
structure en se structurant, mais en plus il le systématise (au début de manière
implicite6). Il est évident que le rôle conscientisé de l’enseignant n’est pas négligeable.

5 → v. introduction dans Cours “Linguistique générale”.


6 → v. la notion de grammaire implicite dans Cours “Didactique de la grammaire”.

© Th. Ponchon – p. 6 / 48
FoaD – LILA : Acquisition & développement du langage chez l’enfant.

Sans interférer pour autant sur la construction grammaticale implicite de l’enfant (du
moins avant l’apprentissage de la lecture), il lui permet d’accélérer son processus de
systématisation.
Un élève de 4 ans et 2 mois visite un zoo avec sa classe maternelle. La classe s’arrête devant les
porcs-épics qu’il n’avait jamais vus auparavant et dont il ignorait même l’existence.
[iz~⊃pl~εdpiksyldo] « I zont plein dʼpiques suʼl dos. »
L’enseignant répond :
« Ce sont des porcs-épics. Ils ont plein de piquants sur le dos. Regarde. Ils vont voir le
gardien qui leur apporte à manger. »
L’enfant reste un instant à regarder le repas des porcs-épics. Puis il dit :
[setusalpatεR][if~⊃t~⊃bedeply∫] « Cʼest tout salʼpaʼterre. I font tomber des pluches. »
L’enfant est fasciné par la scène. Quelques minutes après, il ajoute :
[lepti p…Rtepik seply3ãtiklegRo] « Les pʼtits portépics cʼest plus gentil quʼles gros. »

De retour à l’école, il s’adresse à une dame de service et dit (un peu à brûle-pourpoint) :
[lekat p…Rtepik izavεmã3e] « Les quatʼportépics i zʼavaient mangé. »

Cette saynète permet de voir et comprendre le processus d’assimilation langagier de


l’enfant. Au début, on se rend compte que l’enfant ne connaissait ni le mot ‘porc-épic’,
ni l’animal que ce nom désigne. En somme, il n’avait ni signifié ni signifiant à sa
disposition dans son bagage linguistique. En revanche, il manipulait, depuis quelque
temps semble-t-il, la classe des substantifs, puisqu’il est capable de se saisir d’un
nouveau nom (même si la prononciation n’est pas parfaite) pour l’utiliser correctement
dans des syntagmes nominaux du type : D + Aq + N (« les petits porcs-épics »). On
s’aperçoit même qu’il sait utiliser sans hésitation le nouveau substantif, qu’il se l’est
approprié, puisqu’il le réemploie dans d’autres syntagmes nominaux comme : D + Dc +
N (« les quatre porcs-épics »). À partir du moment où il est capable d’intégrer cette
donnée dans son système, il n’a pas besoin d’avoir entendu ces phrases pour les
produire.

2. Ordre des acquisitions


À sa naissance, l’enfant a la possibilité d’apprendre n’importe quel système
linguistique. Ainsi, le nourrisson, au cours de ses premiers mois, émet-il des sons très
éloignés de ceux utilisés dans la phonologie de sa propre langue ; à un tel point que
certains d’entre eux qui n’appartiennent pas au système de sa langue maternelle (mais
que l’on trouve en revanche dans certaines langues amérindiennes ou africaines, comme
les clicks, les inspirations, …) ne peuvent être reproduits par les parents. Néanmoins,

→ v. morphologie verbale des temps composés dans Cours “Didactique de la conjugaison”.

© Th. Ponchon – p. 7 / 48
FoaD – LILA : Acquisition & développement du langage chez l’enfant.

l’appropriation par l’enfant du système linguistique de la communauté dans laquelle il se


trouve commence très tôt. On peut voir qu’au-delà de la grande variété de ses produc-
tions premières, l’enfant utilise très rapidement dans son babillage (dès l’âge de 6 mois
d’après R. Weir, 1966) les intonations phrastiques et les accentuations propres à sa
langue maternelle.
Le langage ne peut être conçu comme le résultat d’une série d’habitudes renforcées
par le milieu, dans la mesure où de nombreuses enquêtes ont montré que grosso modo
l’ordre des acquisitions est similaire quelle que soit la langue maternelle. L’acquisition
de la négation est un exemple remarquable. On trouve ainsi toujours les trois premières
phases (avec quelques nuances cependant, étant donné la diversité des langues) ; la
dernière est, quant à elle, propre au français :

ex. en français emplois de l’opérateur de négation


[nn’] [pp’] négation d’une situation au moyen d’un terme
vers 1 [n~⊃] utilisé isolément
an [pa] opérateur générique de négation employé
seul
(non ± phrastique) (pas ± syntagmatique)
↓ ↓
[bwa’n~⊃] négation de l’ensemble d’un énoncé pris dans
vers 2 [pabobo] son intégrité
ans [pafobyve] extraposition de l’opérateur générique de
négation
(non ± postposé) (pas ± antéposé)
↓ ↓
[mineepadãmez~⊃] intégration de l’opérateur générique
vers 3 * « Minet é pas dans maison » syntagmatique de négation choisi dans une
ans (‘Minet n’est pas dans la liste réduite (pas [pa], plus [py])
maison.’)
(emploi du forclusif comme signifié continu de
*négation)
↓ ↓
à partir intégration de l’opérateur générique
de « Le chat n’est pas ici. » syntagmatique de négation en tant que
6 ans signifié discontinu
(emploi du discordantiel et d’un forclusif dans
une liste finie)

Ce simple exemple montre que l’enfant n’imite pas simplement et purement l’adulte. En
effet, bien que l’enfant entende régulièrement son entourage adulte prononcer [fopabwaR],
[ifopabwaR], [ilfopabwaR], [iln∂fopabwaR] (« Il ne faut pas boire. »), il commence néanmoins
par dire [pafobuve] (« *Pas faut buver. »). Il réorganise donc les données de son
expérience en fonction de son propre système.

© Th. Ponchon – p. 8 / 48
FoaD – LILA : Acquisition & développement du langage chez l’enfant.

3. Traitement des données de l’expérience


La fréquence d’apparition d’une unité n’explique cependant pas tout. En effet,
certains enfants ne saisissent pas une expression donnée même si elle est prononcée et
répétée très souvent. En revanche, un mot entendu une seule fois peut apparaître
soudain dans le langage de l’enfant. Ce mot peut d’ailleurs faire partie d’un lexique
complexe, comme ‘pyramide’ chez un enfant de 2 ans et demi pendant qu’il joue au

Lego®, …, et ne plus apparaître pendant longtemps, sans pour autant avoir disparu de la

conscience langagière et référentielle de l’enfant7.


En fait, l’acquisition du langage est liée non seulement à la mémorisation mise en
place mais aussi à l’organisation du souvenir chez l’enfant. C’est-à-dire que langage et
cognition sont étroitement conjoints.

3.1. Organisation du souvenir


J. Piaget a montré que la mémorisation d’une situation n’est aucunement un simple
enregistrement passif d’une donnée, mais que le souvenir se constitue selon la
compréhension que l’enfant (et tout être humain en général) a eue de la situation
initiale. L’exemple du souvenir des niveaux horizontaux permet de mieux déceler ce
phénomène :

Si la notion d’horizontalité n’est acquise que vers 9 ans, la perception de


l’horizontalité se construit plus précocement. En effet, dès l’âge de 5 ans, un enfant
arrive à décrire une situation qu’il a sous ses yeux sans commettre d’erreur. Dès lors,
on peut se demander ce que devient le souvenir de l’horizontalité. On va voir, à partir
d’une expérience simple, combien la représentation altère la réalité physique tout en
traduisant la réalité mémorielle de l’enfant. L’expérience consiste à présenter à
l’enfant une série de dessins (ici trois bouteilles d’eau), en lui donnant comme
consigne de décrire ce qu’il voit et de bien le retenir pour pouvoir le dessiner plus
tard :

7 Ce problème est à rapprocher des “différentes mémoires” telles qu’elles sont développées plus
particuliè-rement en psychologie cognitive.

© Th. Ponchon – p. 9 / 48
FoaD – LILA : Acquisition & développement du langage chez l’enfant.

Si environ une heure après, l’enfant est convié à dessiner ce qu’il a vu, il n’est pas
rare de voir apparaître chez des 5 / 7 ans des bouteilles droites avec l’eau à la
verticale, des bouteilles remplies entièrement d’eau, voire des bouteilles renversées
avec l’eau suspendue en haut ; soit8 :

Ce qui est sûr c’est que d’une part, jamais ne figure la ligne horizontale, d’autre part,
les enfants sont sincèrement persuadés d’avoir reproduit ce qui leur a été montré.
Enfin, ils ne jugent en rien ces positions irréalistes.

3.2. Acquisition du langage et mémorisation


Il en va de même au niveau du langage. Pour illustrer ce phénomène de décalage
entre réalité langagière et reproduction de l’enfant, on peut partir de deux exemples
symptomatiques : l’article défini contracté ‘des’ et la quatrième personne de
l’indicatif présent des verbes ‘faire’ et ‘dire’.
L’enfant jusqu’à 6 ans a des difficultés à construire l’article défini contracté ‘des’,
issu de la suite préposition + article défini pluriel (‘*de + les’). La production de
l’ensemble désagrégé traduit toutefois la réorganisation des données de l’adulte qu’il est
en mesure de faire :

8 Il est évident que la réalité des productions des enfants est moins nette. Les dessins – plus maladroits
(?) – sont plus arrondis. Ils sont très souvent en diagonale, plus rarement à l’horizontal ou à la verticale.

© Th. Ponchon – p. 10 / 48
FoaD – LILA : Acquisition & développement du langage chez l’enfant.

Un enfant d’environ 5 ans et demi s’amuse avec des figurines représentant des
animaux de la ferme (vaches, moutons, chèvres) :
[japl~εdva∫isi][if~⊃taktakavεksaleva∫][tj~εotak] « Y’a plein d’vaches ici. I font ‘tac, tac’ avec
ça les vaches. Tiens. Oh ! tac ! »
S’ensuit un dialogue entre l’élève et l’enseignant :
– « Avec quoi font-elles ‘tac, tac’ ? »
– « Avec ça. » (L’enfant montre les cornes.)
– « Qu’est-ce que c’est ? »
– [b~εselek⊃Rn d∂le va∫tj~ε] [iz~⊃degRosk⊃Rnk⊃msaleva∫] « Ben …, c’est les cornes de les

vaches, tiens. I z’ont des grosses cornes comme ça les vaches. »

– « Elles ont des grosses cornes. Les cornes des vaches sont grosses. Mais les cornes

des chèvres, comment sont-elles ? »

– [vui] [az~⊃degRosk⊃Rn] [ef~⊃k⊃msa] […] [oletit∫εvRsepapaRεj] [Is~⊃plyptitlek⊃Rn d∂le


ptit∫εvR] « Voui. A z’ont des grosses cornes. E font comme ça … Oh les tites chèvres,
c’est pas pareil. I sont plus p’tites les cornes de les p’tites chèvres. »
Dans l’énoncé de l’enseignant, deux formes utilisées par l’enfant sont rectifiées :

– le pronom personnel féminin de 6e personne (‘elles’), substitut de ‘les vaches’ :


*i font ‘tac, tac’ avec ça les vaches ® « Avec quoi font-elles ‘tac, tac’ ? »
*i z’ont des grosses cornes ® « Elles ont des grosses cornes. […] »
– et l’article défini contracté ‘des’ :
*les cornes de les vaches ® « […] les cornes des vaches […] »
*les cornes de les p’tites chèvres ® « […] les cornes des chèvres […] »
L’énoncé de l’enfant montre qu’il intègre dans sa réponse la forme de pronom personnel

féminin de 6e personne (‘elles’), substitut de ‘les vaches’ (« Voui. A z’ont des grosses
cornes. E font comme ça … »). On peut admettre que dans son système, l’opposition
masculin / féminin existe pour ces pronoms en fonction sujet. Cependant, cette
distinction ne semble pas être employée encore systématiquement, dans la mesure où
une forme neutre, morphologiquement masculine, est reprise par la suite (« I sont plus
p’tites les cornes de les p’tites chèvres. »). Cette distinction est donc en cours
d’intégration. Ce qui signifie bien que l’enfant est en train de construire son système, en
vue d’une adéquation globale ultérieure au système effectif du langage ou d’une
(re)correction progressive dudit système. La seconde donnée fournie par l’enseignant (i.e.
la contraction de la forme * de + les (préposition + déterminant article défini pluriel) en

© Th. Ponchon – p. 11 / 48
FoaD – LILA : Acquisition & développement du langage chez l’enfant.

des) n’est reprise à aucun moment par l’enfant9. Cet exemple montre qu’il faut admettre
qu’à son stade d’évolution du langage cet enfant n’a pas encore remarqué que l’énoncé
de l’enseignant différait du sien, et/ou, se situant exclusivement dans la sphère du sens,
il n’a pas su concevoir que son dit puisse différer du message apporté.
Le second exemple corrobore les remarques précédentes. Il n’est pas une classe de
cycle II dans laquelle l’enseignant n’ait pas à rectifier plusieurs fois durant l’année le
traditionnel *faisez ou *disez. Et malgré toute l’attention qu’il va faire apporter à sa
rectification, malgré toute sa patience à répéter sans relâche les formes idoines, il ne

pourra que constater à son grand dam que réapparaissent toujours *faisez et *disez10 .
Tandis qu’il souhaite s’absenter un instant pour assouvir un besoin naturel qui va le
soulager, un enfant de 8 ans s’adresse ainsi à ses camarades dans la cour de
récréation :
– [ f∂ze gafam~⊃sak] « Faisez gaffe à mon sac. »

Ayant parfaitement bien compris le message, ceux-ci s’apprêtent à veiller sur ses
affaires le temps nécessaire. L’enseignant de surveillance surprend les propos – un
enseignant est toujours attentif par nature – et les « orrige » en accentuant sur le
verbe :
– « FAITES attention à mon sac. »
Et l’enfant de répondre, comme pour acquiescer, mais en regardant ses camarades :
– [welega] [ f∂ze gaf] « Ouais les gars, faisez gaffe. »

La seconde intervention de l’enfant montre qu’il n’est pas en mesure de saisir la

dynamique diachronique abstraite du système linguistique11 . (Qui pourrait le lui

9 Il convient de remarquer que l’intégration de la préposition est une difficulté et ne se fait que
relativement tardivement (souvent fin de cycle II, début cycle III).
10 Pour ce dernier, l’emploi est tout de même moins fréquent. Mais cela est dû plus vraisemblablement à
la fréquence réelle du verbe qu’à une quelconque meilleure aptitude à le systématiser (→ v. tableau des
fréquences des verbes dans Cours “Didactique de la conjugaison”). D’ailleurs, il n’y aurait alors aucune
logique à considérer qu’un enfant serait apte à assimiler une structure systématique pour un verbe plutôt
qu’un autre.
11 Toute langue doit être considérée comme un système de systèmes (F. de Saussure) (G. Guillaume parle
plus volontiers de micro-systèmes) toujours en évolution, selon un principe correspondant de mieux en
mieux à la Loi d’économie (principe d’efficacité du langage). C’est ce qui expliquerait – mais d’autres
phénomènes plus complexes interviennent aussi – pourquoi nous sommes passés d’une langue à six cas
(latin) à une langue sans cas (français depuis la fin du XVe siècle), en passant par une langue à deux cas sujet
et régime (ancien français). On pourrait aussi donner des exemples pour le français contemporain :
généralisation “forcée” du verbe ‘avoir’ comme auxiliaire temporel, emploi de plus en plus fréquent du verbe
‘aller’ comme auxiliaire pour l’expression du futur (cf. ‘shall’ et ‘will’ en anglais ou ‘werden’ en allemand)
jusqu’à son intégration dans les tableaux de conjugaison de certains manuels scolaires, invariabilité du
participe passé employé avec l’auxiliaire ‘avoir’, emploi quasi constant du subjonctif après ‘après que’, …
Pour ‘faire’ et ‘dire’, on se rappellera le principe saussurien de la “quatrième proportionnelle” non
respectée :

sous sur faire dire contrefaire contredire

© Th. Ponchon – p. 12 / 48
FoaD – LILA : Acquisition & développement du langage chez l’enfant.

reprocher d’ailleurs ?) Cependant, cette réplique s’avère être un bon révélateur du


processus cognitif de l’enfant. En effet, on peut raisonnablement admettre qu’il a saisi,

intuitivement ou expérimentalement, qu’à la 4e personne (ou seconde du plurielle)


apparaissait régulièrement une forme en -ez adjointe à la base lexicale du verbe (du type
: *march-ez, *part-ez, *all-ez, *av-ez, …). Il ne fait dès lors que générer implicitement

cette fréquence en système12 . En cela, on se doit de considérer (la production de) cette

forme comme une erreur (et non comme une « faute »)13 , et donc, sinon l’encourager,
du moins en montrer toute « l’intelligence ».

3.3. Reproduction d’un énoncé par l’enfant


Il existe bien des cas où l’enfant reproduit des énoncés qu’il ne comprend pas, mais
leurs formes ne sont jamais réutilisées dans le propre discours de l’enfant. Cette
production d’énoncés incompris sous forme d’hapax entre dans le cadre de ce que l’on
nomme « la répétition perroquet » et disparaît totalement vers 6 ans. En fait, des études
ont montré que l’enfant ne sait reproduire que des énoncés qu’il peut lui-même
produire spontanément ou qu’il est sur le point de produire. La transformation

passive14 est un exemple vraiment caractéristique de ce phénomène :


Lors du séquence de langage en cycle II, l’enseignant a demandé de répéter immédia-
tement après lui la phrase suivante :
« Alice est suivie par le chien. »
Parmi toutes les réponses relevées, certains élèves ont énoncé les phrases ci-dessous :
[alisgil∂∫i~e] « Alice suit le chien. »
[alis] […] [l∂∫i~esgialis] « Alice … Le chien suit Alice. »
[alis] [l∂∫i~elasgi] « Alice, le chien la suit. »
[alismaR∫el∂∫i~elasgi] « Alice marche et le chien la suit. »
Il est évident qu’il ne s’agit ici que de « reproductions » exemplaires parmi d’autres, et
que dans la classe témoin un grand nombre d’enfants a su reprendre la phrase initiale.

dessous *dessur *faisez *disez *contrefaisez contredisez


dessus faites dites contrefaites *contredites
(<sus)

12 Il reste néanmoins que la forme en -tes n’est pas du seul apanage des verbes ‘faire’ et ‘dire’. Il faut
leur adjoindre le verbe ‘être’, qui inciterait à moduler ces propos. Toutefois il est bien rare d’entendre ou de
voir écrit la forme *étez, peut-être simplement parce que les désinences de ce verbe à l’indicatif présent sont
toutes très atypiques, que sa fréquence d’emploi est très importante ainsi que sa polysémie et qu’il est
systématiquement appris en priorité dès le CE.1. (Ces arguments peuvent toutefois être discutables.)
13 → v., pour le statut de l’erreur, évaluation de l’orthographe, dans Cours “Didactique de l’orthographe :
Évaluation – Dictée(s)”.
14 → v., pour le principe transformationnel de la transformation passive, –[Passivation]→, dans Cours
“Linguistique générale : GGT.”.

© Th. Ponchon – p. 13 / 48
FoaD – LILA : Acquisition & développement du langage chez l’enfant.

Néanmoins, ces phrases-là montrent bien que les enfants concernés n’ont pas été
capables de reproduire spontanément l’énoncé initial, et qu’en somme, l’enfant ramène

les phrases de l’adulte à son propre système15. On peut donc affirmer que l’imitation
d’un modèle ne joue pas un rôle primordial dans l’acquisition du langage.

4. Conséquences pédagogiques
L’affirmation précédente entraîne des conséquences indéniables pour la pédagogie
de la langue maternelle. En effet, il est désormais certain que considérer le langage
comme le résultat d’un dressage ou d’un système d’habitudes ne peut conduire
l’enseignant (et certains parents) qu’à vouloir à tout prix renvoyer constamment la «
bonne phrase » à l’enfant, alors même qu’il ne peut et ne sait la réutiliser, sous prétexte
qu’il serait dangereux, ou tout le moins dommageable, de laisser s’établir ou perdurer un

parler « bébé »16 . On omet trop souvent que l’enfant entend les adultes, même quand
ceux-ci ne s’adressent pas à lui. Dès lors, il faut s’interroger sur cette propension qu’a
l’enseignant (et le parent) à vouloir faire adhérer le langage de l’enfant à celui de l’adulte
; d’autant plus qu’elle apparaît a priori comme louable, puisqu’elle part d’une bonne

intention17. Il s’avère en fait pédagogiquement peu raisonnable et peu fructueux de


renvoyer systématiquement une « meilleure phrase » à l’enfant, car son expression ne
s’en trouve pas forcément enrichie.
Le processus d’amélioration de l’expression langagière de l’enfant est plus
complexe. D’après des études américaines (de Brown et Cazden), y interviendraient
plusieurs facteurs :
– extensions sémantiques dans les réponses données par un adulte à la question d’un
enfant. L’adulte ici admet l’expression de l’enfant. Il institue une sorte de parité.
Mais aussi il en complète l’idée et amène l’enfant à poursuivre par le biais du
dialogue.
Ainsi, lorsqu’un enfant dit dans une sorte de dialogue instauré entre lui et un adulte
(plus généralement dans ce cas un de ses parents) une phrase du genre :
[titytyR] « Tit’tuture. »
L’adulte éprouve souvent le besoin de produire un énoncé différent et donne alors une
idée nouvelle, comme :
« Ah ! Alors tu l’as retrouvée. Où était-elle ? »

15 Le phénomène est identique dans les autre exemples donnés précédemment.


16 Il est cependant évident qu’il y a danger à ne s’adresser à l’enfant qu’avec des phrases reprenant les
expres-sions enfantines, du type : “Pati (la) toto. Caca la lolo. Miamiam la poupoune. …”
17 L’objectif pédagogique ici en jeu est une meilleure socialisation.

© Th. Ponchon – p. 14 / 48
FoaD – LILA : Acquisition & développement du langage chez l’enfant.

– restructuration syntaxique des propos tenus par l’enfant. Dans ce cas, l’adulte renvoie
une phrase plus complète, en reprenant les différents termes utilisés par l’enfant et
en lui fournissant un modèle grammaticalement plus élaboré. Il s’agit ici
d’interventions touchant l’axe syntagmatique de la phrase, mais aussi les types

énonciatifs de la phrase18 .
Toujours face à la même phrase :
[titytyR] « Tit’tuture. »
La réponse de l’adulte sera plutôt du genre :
« Ah oui, c’est bien ta petite voiture. »
Il semble donc que l’intensité et la variété des communications adultes-enfants
soient le facteur le plus important. Si l’on reprend un des exemples donnés au début (§
1.3., celui des « porcs-épics »), et que l’on examine attentivement la réponse apportée
par l’enseignant, on verra sans conteste combien celui-ci a su prendre en compte ces
facteurs. En effet, pour permettre à l’enfant d’utiliser sans hésitation le nouveau
substantif (« porcs-épics ») et de le réemployer dans d’autres syntagmes nominaux,
l’intervention de l’enseignant affecte toutes les dominantes. Ainsi, par rapport à
l’assertion de l’enfant : [iz~Épl~edpiksyldo], l’enseignant reformule (dominante
phonologique), restructure (dominante morpho-syntaxique), enrichit (dominante lexicale)
et [complète] (dominante énonciative) :
« Ce sont des porcs-épics. Ils ont plein de piquants sur le dos. [Regarde. ] [Ils vont voir le

gardien qui leur apporte à manger.] »19


Dès lors, on peut affirmer que la phrase énoncée en réponse à celle de l’élève n’est en
aucun point anodine, ni due au fruit d’un hasard conversationnel. Bien au contraire. Sans
prétendre que l’enseignant ait pensé à tout, force est de constater que sa reprise intègre
bien toutes les principales dominantes linguistiques, que l’on retrouve autant dans les

compétences disciplinaires (français) que transversales20.

5. Établissement du système au cours des premières années


La question se pose de savoir l’ordre exact dans lequel se fait l’acquisition du
langage chez l’enfant, de savoir même s’il existe un ordre immuable. De nombreuses

recherches (notamment celles du CRESAS. et de l’EPHE. VIe section) permettent

18 Les réponses de cette sorte sont souvent fournies aux élèves du CP. par des enseignants désireux de
les aider à “faire des phrases”.
19 Une analyse plus fine permettrait de voir davantage encore.
20 Il est évident que cette prise de conscience, si elle est nécessairement réfléchie et explicite au début,
devient spontanée et implicite au cours des années d’enseignement, mais doit toujours demeurer clairement
explicable.

© Th. Ponchon – p. 15 / 48
FoaD – LILA : Acquisition & développement du langage chez l’enfant.

néanmoins de connaître grosso modo la façon dont se déroule cette progression. Il est
important de prendre en compte la relativité qui existe dans la chronologie d’acquisition.

L’âge auquel se manifeste un phénomène ne peut être considéré comme immuable21 .

5.1. Activité vocale et communication différenciée


L'enfant apprend avec l'adulte les premiers mécanismes de communication qui ne
se font pas au niveau verbal mais sur le plan des postures. Il passe progressivement
d'une phase globale de communication qui utilise le corps entier à une communication
différenciée qui fait de plus en plus appel à une activité vocale allant des pleurs, aux sons
indifférenciés jusqu'au babillage :
• si les cris et les pleurs sont les formes primaires d’activité vocale, ils ne mettent
cependant pas en jeu d’activité articulatoire différenciée (hormis l’ouverture et la

fermeture de la bouche)22 . Ces cris / pleurs sont plus particulièrement produits dans des
états de malaise et de souffrance. Naturellement le parent cherche à en supprimer la
cause et, par là, en donne une signification ; de sorte qu’il transforme le cri ou les pleurs

en moyen d’expression23. On peut donc admettre que l’expression et la communication


affectives précèdent l’apparition de la fonction symbolique du langage (et donc du
langage ?).
• par opposition aux cris et pleurs, les gazouillis et le babillage sont produits dans
des moments de contentement. Ils se présentent comme un jeu dans la fonction
phonatoire. On peut admettre que des émissions sonores entendues (comme un concerto
de W.A. Mozart in utero, par ex.) et/ou produites par l’enfant ont frappé et frappent ses
oreilles et que les impressions agréables résultantes entraînent leur réponse en chaîne. Si
les gazouillis sont très variés, avec une grande richesse de modulations et d’intonations,

21 C’est dire qu’il faut se garder de la tentation de “classer” les enfants dans des catégories telles que “à
l’heure”, “en avance” ou “en retard”. D’une part, parce que ces classifications ont été remises en question par
la psychologie (tout particulièrement depuis le développement de la psychologie cognitive), d’autre part,
parce qu’elles sont encore moins efficaces et utilisables en psycholinguistique, pour ce qui est de
l’acquisition de la langue maternelle. Ainsi donc, tous les points de repère qui vont être donnés ne
concernent que la manière dont évolue le système, l’ordre selon lequel s’effectue l’acquisition. (Tous les
enfants n’apprennent pas à marcher au même moment, cependant tous y parviennent. Et la maîtrise de cette
activité motrice leur permet ensuite de courir, sauter, etc. Personne n’a encore vu un enfant se mettre à
courir avant de savoir marcher, quoi qu’en dise l’aphorisme.) En somme, il faut conserver en l’esprit que si
l’ordre d’acquisition est le même pour tous, chacun reste maître de sa progression et progresse à son propre
rythme. Ce qui renvient à réaffirmer que si l’enseignant doit connaître les grandes étapes de l’acquisition de
la langue maternelle, il doit aussi respecter le développement individuel de chaque enfant.
22 Ces formes sont persistantes jusque chez l’adulte, avec néanmoins une modification du timbre qui
apparaît au cours de l’enfance et à la puberté (masculine notamment).
23 Par ailleurs, la “parole” du parent (ainsi que les regards, les mimiques, les sourires, …) devient vite
pour le bébé un système de signaux : l’enfant se calme en l’entendant et en distingue vite les différentes
intonations. (Étant donné que l’enfant à cet âge ne vit que dans la sphère maternelle, en symbiose, il est
naturel qu’ici c’est essentiellement la mère qui est concernée. Mais je défends l’idée que la parole du père a
son importance.)

© Th. Ponchon – p. 16 / 48
FoaD – LILA : Acquisition & développement du langage chez l’enfant.

on a constaté que le babillage spontané reproduit d’abord les contours généraux de la


phrase, c’est-à-dire les traits suprasegmentaires correspondant à des accentuations et
des intonations. Puis, l’entourage humain va petit à petit façonner ce babillage ; de sorte
que dans le répertoire spontané de l’enfant vont se renforcer et se sélectionner des sons
de plus en plus conformes aux exigences phonétiques du milieu. Pendant cette période,
si le bébé n’est pas apte à produire tous les sons de toutes les langues, il est néanmoins
apte à produire des sons impossibles pour l’adulte (v. L. Lentin). Il a en fait le potentiel
pour exprimer tous les sons et pour articuler tous les phonèmes, mais son
environnement ne lui en fera retenir qu’un nombre restreint.
• les vocalisations sont des éléments constitutifs et fondamentaux pour
l’expression du babillage. Elles apparaissent dès la fin du deuxième mois. Il y a une
coïncidence chronologique entre les vocalisations et le sourire, qui a un rôle capital, à
l’origine de la socialisation de l’individu (cf. l’autisme). L’apparition des vocalisations est
donc une étape essentielle dans le développement du langage de l’enfant, car de celles-
ci émergent les phonèmes. Les premières vocalisations sont spontanées, des ébauches
d’émissions vocaliques (d’une durée de 0,5’’). La différenciation des phonèmes
spécifiques de la langue se fait progressivement. Elle est relativement très rapide entre 9
et 18 mois, bien qu’imparfaite (erreurs, lacunes, …). Mais le système phonétique complet
n’est véritablement maîtrisé que vers 5 / 6 ans.
Enfin, avant d’aborder plus précisément la phonation de 0 à 1 an, il convient d’avoir
à l’esprit que s’instaure progressivement chez l’enfant un système d’oppositions : non
seulement un double axe d’oppositions aigu / grave et diffus / compact, mais aussi
postérieurement des oppositions « simples » vélaire / palatale, antérieure / postérieure,
aperture ouverte / fermée. Ce système d’oppositions lui permet ainsi de différencier les
voyelles ([a] compacte / [u] diffuse grave / [i] diffuse aiguë) et les consonnes ([k]
compacte / [p] [t] diffuses). En somme, le système phonologique apparaît bien comme
dépendant de l’usage général du langage, dans la mesure où les distinctions phonétiques
n’ont de valeur fonctionnelle que lorsqu’elles servent de support à des distinctions de
sens. On peut alors établir « la construction évolutive » suivante :

© Th. Ponchon – p. 17 / 48
FoaD – LILA : Acquisition & développement du langage chez l’enfant.

discours apports structures langagières


cri
en “endosmose” mécanistes motivées
(tourné vers l'ego) signification

signal

en “exosmose” communication
(tourné vers l'alter)
raisonnées arbitraires
signe

5.2. La Phonation de 0 à 1 an et les premiers échanges avec l’entourage


Pendant cette phase d’activité vocale, l'enfant s'exerce donc à prononcer des sons
qui n'ont pas toujours un rôle de communication. Cependant, le développement
phonatoire s’inscrit dans les échanges avec l’entourage. Durant la période qui s’étend de
0 à 1 an, on constate généralement et plus précisément l’évolution suivante :
• vers 3 mois, l’enfant produit un petit nombre de sons, toujours sur le modèle
suivant : [∂R∂] [awa] [aR∂]. Ces sons sont composés d’une succession de voyelle et d’une
consonne n’exigeant pas de position spécifique des organes, souvent produits dans un
mouvement apparenté à la succion.
• de 4 à 7 mois, apparaissent généralement la voyelle antérieure [u], les consonnes
[m] et [p] (plus exactement [p’] aspiré) ; ce qui permet à l’enfant de produire des chaînes
du genre [wu] [ma], etc. C’est à la fin de cette période que les productions phoniques des
enfants se différencient et s’individualisent. Cependant, dans l’ensemble, ce sont les
productions proches du système adulte qui prédominent, autant du point de vue des
consonnes que des voyelles. Ces dernières tendent vers l’avant et la fermeture, le
positionnement est donc moins aléatoire, ce qui témoigne d’un début de maîtrise des
organes de la parole. Du point de vue consonantique, le système est alors le suivant :
∏√
[h] (fricative laryngale) [g]
[?] (coup de glotte) [b]
[w] [m]
[l] ou [v]

• vers l’âge de 9 mois, la production des consonnes s’est très enrichie. Quasiment
toutes les consonnes sont produites, de même que de nombreux groupes

© Th. Ponchon – p. 18 / 48
FoaD – LILA : Acquisition & développement du langage chez l’enfant.

consonantiques. Il en va de même pour les voyelles, sans pour autant atteindre le degré
de diversité des consonnes.
• à 1 an, le système commun se caractérise par une maîtrise générale des labiales
et des vélaires : [?], [h], [p], [b], [d], [g], [m], [j], [w], auxquelles s’ajoutent deux autres
consonnes parmi les suivantes : [n], [ñ], [t], [k], [l], [v]. L’enfant est ainsi prêt à articuler la
plupart des phonèmes, à l’exception cependant de la région des sifflantes. Par ailleurs,
l’enfant maîtrise globalement le système des voyelles, hormis le cas des voyelles
centrales fermées [ø], [∂] et ouvertes arrières [⊃].

5.3. Maturation et/ou imitation


Il est difficile de faire la part entre la maturation et l’imitation. Il est certain
cependant que l’apparition et la maîtrise du système des sifflantes et des chuintantes est
tardif chez l’enfant français. Il en va de même pour l’articulation de certains groupes
consonantiques.
Cette « chronologie » d’acquisition confirme la réalité d’une progression nécessaire
dans l’aisance motrice ; chronologie entérinée par l’existence d’une régression du babil
chez l’enfant sourd (qui ne peut ni recevoir des sons, ni les modifier spontanément et
individuellement).Ce qui montre qu’il n’est pas probant de vouloir séparer maturation et

imitation. On notera, en revanche, avec J. Piaget24 que :


– dès l’âge de 2 mois, l’enfant est apte à imiter, notamment les sons produits par
l’adulte, dans la mesure où ils appartiennent à son stock de productions
spontanées ;
– vers 5 mois, se développent, aussi bien sur le plan visuo-moteur que sur celui
de la coordination audio-vocale, les premières réactions nynégocentriques,
comme : jouer à attraper son pied, répéter les mêmes sons, … ;
– vers 8 mois, l’enfant se sert des mécanismes déjà assimilés pour imiter des
sons antérieurement non spontanés.

Il est impossible dès lors de présenter les choses comme le fit R. Jakobson25 ,
quand il considéra le babillage comme le jeu de l’enfant qui émet toutes les articulations
possibles, une infinité de sons, et le passage au phonème comme une brusque réduction
du stock desdits sons émis, structurée par des lois absolument fixes de développement
du système phonologique. On peut se représenter l’hypothèse aujourd’hui erronée de R.
Jakobson :

24 J. Piaget, La formation du symbole chez l’enfant, Paris-Neuchâtel, Delachaux & Niestlé, 1945.
25 V. Langage enfantin et aphasie et Les lois phonétiques du langage enfantin …

© Th. Ponchon – p. 19 / 48
FoaD – LILA : Acquisition & développement du langage chez l’enfant.

multiplicité infinie des sons développement du système


sans ordre régulier d'apparition phonologique selon des lois fixes

babillage phonème
α ω

Cette conception est essentiellement erronée du fait que le babillage de l’enfant ne com-
porte pas tous les sons possibles, c’est-à-dire qu’il serait faux de considérer le
gazouillement comme pouvant exprimer une quantité de sons étrangers même au
langage des parents, voire tous les sons de toutes les langues les plus variées. En fait, il
convient de classer les sons – du point de vue du développement phonologique de
l’enfant – en trois groupes :
– ceux qui appartiennent au système phonologique du français ;
– ceux qui ne se trouvent que dans d’autres langues (leß ou le ch allemand, la jota,
des groupes comme [n͡g] africain, [x] arabe, [k͡t] grec, [ʃƫʄ] [ʧj] russe, les clicks des
buchmen, …) ;
– ceux qui ne sont pas utilisés dans les systèmes linguistiques (comme les trilles,
…).
En ce qui concerne le babil, il apparaît plus vraisemblable de considérer que :
– ses formes prédominantes, à ses origines, sont constituées par des sons
physiologi-quement déterminés, à savoir, consonnes arrières ou labiales, plus
souvent constrictives, et voyelles centrales ;
– son développement se caractérise par des successions alternées de consonnes et
de voyelles ; forme dominante du système phonologique de l’enfant.

© Th. Ponchon – p. 20 / 48
FoaD – LILA : Acquisition & développement du langage chez l’enfant.

5.4. Les premiers mots


Le premier mot apparaît, en moyenne, vers 10 mois. Le répertoire lexical, ainsi que
l'ont montré depuis longtemps les inventaires statistiques (Smith, 1926) s'accroît
lentement pour atteindre une vingtaine de mots au milieu de la seconde année. On
assiste alors à une brusque extension du vocabulaire qui passe à plus d'une centaine de
mots vers 20 mois, pour atteindre près de trois cents mots à deux ans, non loin de mille
à 3 ans :

âge mots
± 10 mois 1
± 18 mois 20
± 20 mois 100
± 24 mois 300
± 36 mois 1000

1000
900
800
700
600
500
mots

400
300
200
100
0
± 10 mois ± 18 mois ± 20 mois ± 24 mois ± 36 mois

Le brusque accroissement qui apparaît à partir de ± 20 mois peut être la marque d’une
étape maturationnelle. Cependant on ne sait pas si elle concerne une subite amélioration
des coordi-nations auditivo-vocales, permettant ainsi à l'enfant de discerner et de
reproduire un nombre croissant de mots et/ou une capacité cognitive sousjacente,

donnant alors son essor à la fonction référentielle du langage26.

26 À l'appui de cette dernière hypothèse, qui n'entre d'ailleurs pas en conflit avec la première, on
remarque que c'est aussi au même moment que l'enfant assiège l'adulte de questions relatives à l'identité des
objets.

© Th. Ponchon – p. 21 / 48
FoaD – LILA : Acquisition & développement du langage chez l’enfant.

Une estimation quantitative du vocabulaire à ce stade est loin d’être suffisante. Elle ne
donne qu'une image lacunaire du développement verbal. En effet, si les unités identifiées
comme des mots chez l'enfant peuvent être rapprochées d'unités existant dans le
langage de l'adulte, tant sur le plan du signifiant que sur celui du signifié, elles en
diffèrent pourtant par leurs caractéristiques et leur statut :
– La forme phonique n’est le plus souvent qu’une approximation du signitiant
adulte, parce que le système phonologique n'est pas encore entièrement mis en
place.
– Le référent ne recouvre pas toujours le signifié adulte. La sur-inclusion et la sous-
inclusion sémantiques sont des phénomènes fréquents. Ainsi ‘papa’ peut aussi bien
désigner le père que toute personne adulte masculine (sur-inclusion), alors que
‘bébé’ peut représenter parfois un enfant que l’énonciateur considère comme plus
petit, mais désigne plus généralement une poupée (sous-inclusion).
– Le signifiant comme le signifié sont instables : [lolo] peut signifier aussi bien ‘lait’
que ‘eau’. Pour parler d’une voiture, un enfant peut très bien dire, à quelques
secondes d’inter-valle, [tyty], [toto], [vrum], … Sous l'étiquette d'un signifant
déterminé, l'enfant catégorise les objets en fonction de leurs propriétés affectives,
fonctionnelles et perceptives. La signification des unités apparaît donc comme
floue27. Il en résulte que le mot n'est interprétable que grâce au contexte
situationnel dans lequel il est émis (Vigotsky, 1934 ; Luria, 1975).
– Les unités ne sont pas catégorisées grammaticalement : l’étiquetage en substantifs,
verbes, adjectifs, …, ne se fait que par référence à leur statut dans la langue de
l'adulte. Dans celle de l'enfant, un mot renvoie plus à une situation qu’à un objet ou
une action.
– Chaque mot est utilisé seul, d'où le terme holophrase employé pour ces énoncés.
Pendant cette période, l’enfant n’utilise que des unités isolées : c’est la période
holophrastique où le système est constitué par ce que l’on nomme des mots-
phrases.
Cependant cette étiquette pose problème. Certains auteurs soutiennent que les
holophrases sont des phrases effectives, exprimant des relations syntaxiques ou
sémantiques comparables à celles de l'adulte (Greentield et Smith, 1976 ; Rodgon et
al., 1977). Ainsi, quand un enfant dit [t>2E] « train », chaque fois qu'un train s'arrête,

son énoncé impliquerait une relation de sujet à verbe ; de même, quand il prononce
[papa], en regardant le pantalon de son père, on considérera que son énoncé

© Th. Ponchon – p. 22 / 48
FoaD – LILA : Acquisition & développement du langage chez l’enfant.

exprime une relation possession-possesseur. Mais parler de relation suppose au


moins deux éléments. Attribuer à un mot un rôle de sujet ou d'actant suppose qu'il
y a aussi un verbe ou une action. Or, dans les énoncés de l'enfant, on n'observe
qu'un seul mot. En fait, le second mot est toujours reconstruit plus ou moins
approximativement par l’adulte sur la base d'une reformulation de l'énoncé enfantin
dans la langue adulte. Il est induit, autant que faire se peut, du contexte
extralinguistique. Même lorsque cette induction semble évidente, des problèmes
d’ordre cognitif et linguistique persistent. Ainsi, le fait que l'enfant établisse une
relation entre son père et le pantalon peut être tenu pour une étape dans son
développement cognitif. Mais il n’y a rien de suffisamment précis pour déterminer
qu’il s’agit bien effectivement de relation possession-possesseur. Du point de vue
linguistique, il semble précipité de postuler que c'est cette relation précise que
l'enfant exprime. Son intention significative pourrait être autre :
« Ça, c'est le pantalon de papa. »,
« Papa a sali son pantalon. »,
« Papa sera content de retrouver son pantalon propre. », etc.
De même, rien ne dit que l'enfant maîtrise les moyens linguistiques relatifs à
l'expression de la possession.
Par ailleurs, dans cette phase holoprastique, comment analyser la sélection qu'opère
l'enfant dans son répertoire ? Ainsi, lorsque le vocabulaire de l’enfant comporte
aussi bien le terme ‘chat’ que le terme ‘parti’, il est difficile de déterminer lequel de
ces deux mots il utilisera lors de l'éloignement d'un chat. S’il semble que l'enfant

privilégie l'encodage de l'élément neuf ou saillant de la situation28 , cette hypothèse


soulève néanmoins une difficulté d'ordre théorique et méthodologique : le risque de
circularité ; à savoir, que seul l'élément d'information encodé par l'enfant dans une
situation déterminée soit estimé saillant. De plus, ni le rôle de l'interaction avec
l'adulte ni la part que joue l'imitation des propos de l’adulte par l’enfant ne sont
alors pris en compte (Greenfeld, 1980).

27 D'autant que certains emplois, privilégiés à certaines périodes, peuvent disparaître totalement du
lexique de l'enfant pendant plusieurs semaines.
28 L’enfant dirait plus volontiers ‘parti’ dans un contexte situationnel où l'événement le plus notable
serait le départ du chat et plus volontiers ‘chat’ s'il avait au préalable assisté à l'éloignement de divers autres
êtres ou objets.

© Th. Ponchon – p. 23 / 48
FoaD – LILA : Acquisition & développement du langage chez l’enfant.

5.5. Les premières constructions lexico-syntaxiques


À partir de la deuxième année, l’enfant construit des énoncés de deux mots et plus.
Il reste à rendre compte de l’organisation du système, c’est-à-dire déterminer des

régularités dans les énoncés émis29 .


Cependant, l'enfant ne passe pas brusquement de la période holophrastique à la
production de phrases à deux mots, prosodiquement et sémantiquement structurées. Il
existe en fait des mécanismes transitionnels entre ces deux phases. Tout d'abord,
l'enfant va combiner, dans un même schéma intonatoire, un mot et une unité vide de
signification (Bloom, 1973). Puis, on voit apparaître des énoncés contenant deux ou
plusieurs mots, prononcés l'un à la suite de l'autre, de manière relativement autonome
du point de vue de l’intonation. Ceci traduit une relative indépendance du développement
sémantique et du développement formel. Ainsi, l’enfant serait, du point de vue cognitif,
apte à capter différents éléments d'une situation, mais ne saurait pas encore leur donner
une expression linguistique. L’ensemble de ces « protostructures » (Halliday, 1975) se
présentent donc sous la forme d’une combinaison d'un mot avec une intonation, d'un
mot avec un geste, puis d'un mot avec un autre mot utilisé seul auparavant. Dans un
stade ultérieur, les mots se combinent de façon plus libre, mais chaque unité a encore

son contour prosodique propre30 .


Les énoncés où l'enfant associe deux mots apparaissent, avec d'importantes

variations individuelles, entre 18 et 24 mois31 ; ce qui correspond au stade culminant


pour Piaget de la période sensori-motrice. Trois sortes d’analyse ont vu le jour : le style
télégraphique, la grammaire à pivots et l’interprétation « riche ». Même si la dernière
s’avère la plus performante, il convient de revenir sur les précédentes, dans la mesure où

29 Il n’ y a pas, à ma connaissance, d’ouvrages récents disponibles d’abord aisé, même si les recherches
en psycholinguistique génétique font florès sur ce sujet. (Les études les plus symptomatiques émanent de
psycho-linguistes étrangers. Elles concernent donc plutôt l’anglo-américain (avec Brown et Fraser) ou le
russe (avec Gvozdev).) Il est possible de se reporter néanmoins à un article de M. Coyaud, “Le problème des
grammaires du langage enfantin”, La Linguistique, 1967–2.
30 Ainsi, lorsque l’on veut analyser les productions de l'enfant, il ne suffit pas de relever les séquences
corres-pondant aux unités significatives de la langue adulte, il faut être aussi attentif à l'intonation, aux
répétitions, aux marques d'hésitation, aux unités vides de sens ; tous phénomènes non linguistiques
(mimiques, gestes ou attitudes) qui ont chez l'enfant une fonction communicative que le langage ne peut
encore exercer.
31 Sachs et Truswell (1978) ont soumis à des enfants dont le langage ne comportait encore que des
holophrases, des impératives composées d'un verbe et d'un objet. Le matériel linguistique était établi en
sorte que chaque verbe fût associé à deux objets différents et chaque objet à deux verbes, en sorte aussi que
les actions à exécuter fussent plus ou moins habituelles. Les sujets devaient ainsi “embrasser le canard”,
“embrasser la voiture”, “frapper le canard”, “frapper la voiture”. Sur les 12 enfants étudiés, 10 réagirent
correctement à au moins un ensemble de 4 phrases contrastées, et 11 d'entre eux répondirent adéquatement
à au moins un ordre peu habituel, tel que “Embrasse la voiture.” ou “Chatouille la bouteille.”. Ces résultats
attestent clairement une avance de la compré-hension sur la production : le décodage des phrases
présentées s'appuie bien, chez la plupart des enfants examinés, sur une analyse des deux segments qui la
composent.

© Th. Ponchon – p. 24 / 48
FoaD – LILA : Acquisition & développement du langage chez l’enfant.

elles ont été – et parfois sont encore – au fonde-ment théorique de nombreux travaux

d’analyse32 :
– Style télégraphique (Brown et Fraser, 1963) : les phrases à deux mots, comme les
constructions qui les suivent, ne font pas de place aux marques grammaticales.
Dans ce cas, il n’y a pas d'inflexion (désinences temporelles pour le verbe, marques
du genre et du nombre pour le nom et l'adjectit), et les mots fonctionnels (articles,
prépositions, pronoms, par exemple) y sont rares. Les énoncés de ce stade ne

retiennent que les mots chargés sémantiquement33.


– Grammaire à pivots (Braine, 1963) : l’analyse précédente des énoncés à deux termes
s’avérant insuffisante, une démarche plus ambitieuse a été élaborée dont le principe

d’analyse reposait sur la grammaire distributionnelle34 . On parle alors de «


grammaires à pivots ». À partir d'un corpus de productions enfantines, la fréquence
de chaque mot est déterminée, ainsi que la position qu'il occupe dans les combinai-
sons. On s’intéresse aussi avec quels autres mots il s'associe. Deux catégories de
mots ont assez rapidement émergé : les pivots (P) et les mots de la classe
ouverte (O). Les premiers (P) se caractérisent par leur fréquence élevée, leur
accroissement numérique lent, leur position fixe à l'intérieur des combinaisons. Ils
n'apparaissent pas seuls et ne se combinent pas entre eux. Les mots de la classe
ouverte (O) présentent les traits inverses.
Cependant, ces essais de formalisation sont critiquables :
– Se voulant des modèles de la compétence enfantine, ces grammaires se
définissent comme prédictives. Elles assignent un statut de grammaticalité ou
de non-grammaticalité à des énoncés autres que ceux sur lesquels l'analyse a
porté. Or, on ne dispose d'aucun moyen pour définir les limites de la
grammaticalité, notamment dans le cadre du langage enfantin.
– La catégorisation des mots se fonde sur des caractéristiques distributionnelles
somme toute fluctuantes, puisque la position des pivots n'est pas vraiment

32 Il convient ici de prendre en compte le fait que beaucoup d’ouvrages dont disposent les bibliothèques
des Instituts font référence, parce qu’ils datent un peu, au second type d’analyse (la grammaire à pivots) ;
analyse aujourd’hui dépassée. Par ailleurs, certains linguistes, trop éloignés peut-être de la
psycholinguistique et/ou de la psychologie génétique et cognitive, fondent encore leurs études de cas sur les
principes de la grammaire à pivots.
33 Cependant, certains mots fonctionnels peuvent quelquefois apparaître dès la phrase à deux mots.
L'utilisation ou la non-utilisation de ces mots dépendrait de leur fréquence, de leur saillance et/ou de
certaines relations sémantiques. Bien que ce problème très complexe mériterait d’être plus amplement
détaillé, on considérera ces emplois comme exceptionnels et négligeables, dans le cadre de cette approche
de l’acquisition du langage chez l’enfant.
34 → v. postulats et démarche dans Cours “Linguistique générale : Grammaire distributionnelle”.

© Th. Ponchon – p. 25 / 48
FoaD – LILA : Acquisition & développement du langage chez l’enfant.

rigide. D’ailleurs, la distinction entre la classe des pivots et la classe ouverte


n’est pas nette.
– Le champ d'application de la grammaire à pivots est rigoureusement limité aux
énoncés à deux mots. Elle n’envisage pas le développement ultérieur, c’est-à-
dire comment d'une grammaire à pivots, l'enfant passera à des combinaisons
plus élaborée.
– Enfin, les grammaires à pivots ont tendance à sous-représenter les capacités lin-
guistiques de l'enfant. Elles se fondent exclusivement sur les données for-
melles des énoncés, elles en négligent le contenu (Bloom, 1970) ; c’est-à-dire
qu’elles ne tiennent pas compte du fait que l’on peut, à partir d’un même
énoncé d’enfant, donner des interprétations différentes en fonction du
contexte situationnel. Ainsi, alors qu’un énoncé comme [[p>ati][tyty(1)]]

[[p’ati][tyty(R)]] peut aussi bien vouloir dire, selon le contexte dans lequel il se
trouve, « Papa vient de partir en voiture. » que « La voiture de papa est partie. »
ou encore « Il n’y a plus de voiture devant la porte. » ; une analyse en grammaire
à pivots n’y voit que P + O.
– Interprétation « riche » : l'approche formelle des grammaires à pivots est délaissée
actuellement au profit de l’interprétation. Cette analyse-ci permet, en effet, de
rendre compte des phrases à deux mots, mais aussi des étapes ultérieures du
développement. C’est donc plutôt cette analyse qu’il faut privilégier. Différentes
grilles ont été proposées, que l’on peut catégoriser en syntaxiques (Bloom, 1970) et
sémantiques (Brown, 1973 ; Braine, 1976 ; F. François, 1977).
Si on se situe dans une perspective syntaxique, un énoncé ambigu comme
[[mama][sosEt]] sera traité comme comportant un déterminant, [sosEt], et un
déterminé, [mama], dans le cas où l’énoncé signifiera « Ce sont les chaussettes de

maman. », comme une séquence sujet-objet dans le cas où il signifiera « Maman,

mets tes chaussettes. » ou « Maman, mets-moi mes chaussettes. »35 . D’un point de
vue sémantique, la première occurrence de [[mama][sosEt]] se situe dans le groupe

des séquences possesseur-possession, cependant que les deux autres se catégo-


risent comme une relation agent-patient. Ce dernier point de vue apparaît comme
le plus riche et a actuellement la préférence des chercheurs. En effet, il est peu
plausible que l’enfant, au stade de la phrase à deux mots, dispose de catégories
aussi abstraites que celle du nom ou du sujet, par exemple.

35 Est considérée aussi comme syntaxique la démarche qui analyse les énoncés enfantins en termes de
noms, verbes, adjectifs, etc.

© Th. Ponchon – p. 26 / 48
FoaD – LILA : Acquisition & développement du langage chez l’enfant.

Il est possible, dans cette perspective, de délimiter huit relations pour les phrases à

deux mots (Brown, 1973)36 :

agent-action agent-objet
entité-locatif entité-attribut
action-objet action-locatif
possesseur-possession démonstratif-entité

Ainsi, sous l'étiquette « entité-attribut » (« attribution » dans la typologie de Bloom),


on peut ranger des énoncés tels que « chien gros », avec un attribut relatif à la
taille, « bébé beau », qui comporte une appréciation, et « chat blanc », où figure la

dénomination d'une couleur37 .

S’il est donc désormais plus probant que les énoncés où l'enfant associe deux mots
soient envisagés sous l’angle de l’interprétation « riche » sémantique, il reste à

déterminer s’il existe un ordre dans lequel les catégories repérées émergent38 . Toutes
les études qui ont porté sur cette problématique (Brown, 1973 ; Wells, 1974 ; …) ont
montré une grande stabilité générale dans l'ordre d'émergence des premières relations

sémantiques39 . Néanmoins, il existe des différences entre les enfants, certains ne


suivent pas cet ordre. On constate simplement qu’arrivé à certain degré de maturité lin-
guistique et cognitive, tous ont respecté un ordre englobant toutes les catégories
repérées, la plupart ayant suivi les mêmes stades de développement linguistique. Ce fait

36 D’autres grilles, plus complexes, existent. Pour information ,voici celle de Bloom (1975) :

pour les termes pour les termes


à fonction verbale à fonction non verbale
action possession
action avec locatif existence
état (simple) négation
état avec locatif récurrence
appel de l’attention attribution
intention questions (avec marqueur)
causalité bénéficiaire d'une action
instrument
lieu

37 Cependant, certains ne postulent l’existence d'une catégorie sémantique donnée chez l'enfant que s'il
adopte toujours pour les mots de cette catégorie une position fixe dans la combinaison (Braine, 1976) ; ce
qui a tendance a reporter cette phase vers 24 à 36 mois.
38 On n’évoquera pas ici le problème de l’universalité des catégories repérées qui renvoie notamment à
l’innéisme chomskyen. (→ v., pour cette notion, introduction et GGT., dans Cours “Linguistique générale”.) Il
faut aussi se rappeler l’aphorisme de Popper (1934) : on ne peut prouver que les hypothèses à caractère
général soient vraies, on peut seulement prouver qu’elles sont fausses.

© Th. Ponchon – p. 27 / 48
FoaD – LILA : Acquisition & développement du langage chez l’enfant.

confirme que l'apprentissage du langage n'emprunte pas toujours le même itinéraire, que
l'enfant constitue peu à peu, de façon autonome et individuel, son stock de relations
syntaxiques associées à des relations sémantiques, que la variété de celles-ci et le «
libre-arbitre » de l’enfant (influencé par l’environnemental) expliquent la diversité des
cheminements. Par ailleurs, l’interprétation des énoncés enfantins par son entourage
contribue sans aucun doute au maintien, à la modification ou à l'abandon par l'enfant de
certains mécanismes linguistiques. En somme, il existe bien un ordre d’émergence, mais
qui peut être relativisé.
Lorsque l’on se situe dans le cadre de l’interprétation « riche » sémantique, on ne se
trouve pas loin du cognitif. On a déjà précisé que les phrases à deux mots apparaissaient
précisément vers 18 mois, stade culminant pour Piaget de la période sensori-motrice. II
serait étonnant que l'acquisition du langage et le développement cognitif se fassent de
manière tout à fait indépendante. Cependant, on ne peut pas assimiler purement et
simplement relations sémantiques et relations cognitives. En effet, si une phrase comme
« chat miaule », du point de vue linguistique, peut aussi bien être catégorisée dans la
rubrique agent + action, qu'analyser comme une séquence agent animé + action
dépourvue de patient ou animal agent + production spécifique de l'agent, rien, en
revanche, ne permet de décider laquelle de ces relations fonctionne au niveau cognitif
chez l'enfant. Il s’avère dès lors difficile d'englober le modèle linguistique dans un
ensemble théorique plus vaste.
Il reste que les grammaires interprétatives sont étroitement dépendantes de
l'interprétation que fait l'adulte des énoncés produits par l'enfant. D'une part, les
catégories proposées sont celles de l'adulte, et peut-être pas celles de l'enfant :
Si l’on demande à des adultes « Avec quoi mangez-vous ? », généralement les réponses sont
catégorisables en instruments (« – Avec ma bouche. », « – Avec une fourchette. ») ; celles
mentionnant l'objet de l'action (« – Avec du pain. ») sont rares. À la même question, les enfants
répondent plus souvent par un terme relatif à la nourriture que par un mot désignant un couvert. Les
rapports de fréquence sont inversés. On est bien en présence, chez l'enfant, de catégories qui ne
recouvrent pas celles de l'adulte.
Par ailleurs, la catégorisation est effectuée par l'adulte et risque de comporter une large
part d'arbitraire. La grammaire proposée alors pour rendre compte du langage enfantin
peut n’être qu’une grammaire des interprétations fournies par l'adulte (Sourdot, 1977) :
Ainsi, la relation exprimée par l'enfant, lorsqu’il énonce « Parti, papa. », peut être décrite comme
une relation d'action à agent (« Papa s'en est allé. »), de lieu à entité (« Papa est ailleurs qu'ici.

39 Seul Braine (1976) a observé des différences considérables d'un enfant à l'autre ; différences dues
essentiel-lement à des divergences dans les critères choisis. (v. note précédente.)

© Th. Ponchon – p. 28 / 48
FoaD – LILA : Acquisition & développement du langage chez l’enfant.

») ou de négation à entité (« Il y a absence de Papa. »). Sur quoi fonder le classement de la phrase
dans une catégorie plutôt qu'une autre ?

Si, en conséquence, les interprétations « riches » (sémantiques) ne fournissent


peut-être pas une description exacte de la grammaire de l'enfant, elles en sont
néanmoins les plus proches et les plus productives d’un point de vue pédagogique.
Notamment, elles suggèrent comment l'enseignant doit analyser et façonner
l'apprentissage du langage par l'enfant, elles lui sont une aide précieuse quant à
l’acquisition du langage chez l’enfant.
À ce stade de l’étude, il est possible de présenter un tableau synthétique :

âge phrase Remarques :


stade culminant de la période
< 2 ans 1 mot (holophrase)
piagétienne sensori-motrice
analyse par grammaire à pivots (P + O)
> 2 ans 2 mots (et plus)
ou analyse par interprétation « riche »

Ce tableau, forcément parcellaire et réducteur, offre cependant la possibilité d’aborder


une troisième étape fondamentale, celle des constructions morpho-syntaxiques.

6. Les constructions morpho-syntaxiques


Ces constructions apparaissent à partir de la troisième année. Elles entrent donc en
plein dans les centres d’intérêt didactique et pédagogique des enseignants. Plusieurs
domaines sont a analyser particulièrement : les oppositions en genre et en nombre,
l’emploi des déterminants articles, la morphologie des verbes conjugués, les problèmes
morphologiques et énonciatifs des pronoms personnels, la préposition et la structure des
énoncés (transformations et subordination).

6.1. Oppositions en genre et en nombre et emploi des déterminants articles


6.1.1. Genre / nombre
C’est à cette époque de la vie de l’enfant qu’apparaissent les distinctions entre
masculin / féminin et singulier / pluriel. De même, on constate que l’emploi des
déterminants (articles, personnels (adjectifs possessifs) et démonstratifs) est plus
fréquent. En fait, le système ne fait que de se mettre en place, avec des variations
chronologiques, suivant les enfants.
Ainsi, dans une. de Maternelle, on a relevé les syntagmes (phrastiques ?) suivants, énoncés par le
même enfant :
1. [labotit’pupe] « la beau tite poupée »

© Th. Ponchon – p. 29 / 48
FoaD – LILA : Acquisition & développement du langage chez l’enfant.

2. [labelzimas] « la belle zimasse (image) »


3. [lebotit’m~ε] « les beaux tites mains »
4. [le3ãtilekun] « l’est zentil les couns (clowns) »
5. [l∂botit’pul] « le beau tite poule »
6. [les’odlabwat] « lʼest saude la boîte »
Si l’on centre l’analyse de ce mini corpus sur les accords, on obtient le résultat
suivant :

Nom D Aq g N/D n N/D g N/Aq n N/Aq


1. FS F S M S 1 1 0 1
2. FS F S F S 1 1 1 1
3. FP - P M P - 1 0 1
4. MP - P M (S) - 1 1 (0)
5. FS M S M S 0 1 0 1
6. FS F S F S 1 1 1 1

On peut alors constater que chez cet enfant – mais l’observation vaut globalement
pour tous – l’accord en nombre est (presque) totalement appliqué, autant pour le
déterminant article que pour l’adjectif qualificatif. En revanche, l’accord en genre est
moins sûr. Par ailleurs, si l’accord du déterminant se fait de façon généralement
correcte (dans 5 syntagmes sur 6), celui de l’adjectif qualificatif est beaucoup moins
constant (dans 3 syntagmes sur 6 seulement). Le système se met donc bien en place
peu à peu. Éventuellement, on peut expliquer les erreurs de cet enfant par le fait qu’il
ne reconnaît pas le genre des substantifs ‘poupée’, ‘mains’ et ‘poule’ ; cependant, ils
appartiennent à un lexique basique.

6.1.2. Emploi de l’article
Pendant toute une période, l’emploi de l’article n’est pas systématique. Beaucoup d’enfants de trois
ans l’omettent au début40. On relève fréquemment des phrases du genre : [d⊃nãk⊃Rjo] « Donne
encorʼieau. » (‘Donne-moi encore de l’eau.’), [[bεlt’itpusεt][t’if’εRamwa]] « Belle tite poussette, tit f’ère à
moi. » (‘C’est la belle petite poussette de mon petit frère.’). Rapidement ensuite l’article prend des formes
phoniques très diverses. Sa présence peut n’être parfois indiquée que par une sorte de temps d’arrêt avant le
nom ou par l’articulation assez indistincte, souvent un [n], [a] ou [e] : [[jepamesã][as’j~ε]] « Y’est pas
messant a s’ien. » (‘Il n’est pas méchant le chien.’). Il ne s’agit pas pour autant d’une difficulté de
prononciation gênant l’enfant, mais bien d’une utilisation incomplètement établie du déterminant.

40 Si globalement l’apparition de un se fait à partir de 30 mois et celle de des entre 40 et 50 mois, il faut
atten-dre l’âge de 5 / 6 ans pour constater un emploi correct de tous les déterminants articles.

© Th. Ponchon – p. 30 / 48
FoaD – LILA : Acquisition & développement du langage chez l’enfant.

Pour preuve, on peut comparer ces deux énoncés, produits par le même enfant à quelques instants
d’intervalle :
[[jepamesã][as’j~ε] « Yʼest pas messant a sʼien. » (‘Il n’est pas méchant le chien.’)
[[jepabεl][adamla] « Yʼest pas belle a dame là » (‘Elle n’est pas belle la dame là.’)
Ils permettent de voir que le [la] du second énoncé, dont la fonction n’est pas déterminative mais
adverbiale, est parfaitement prononcé, au contraire des déterminants qui n’ont qu’une forme
phonique réduite [a].

6.1.3. Valeur de l’article


Contrairement à ce que l’on pourrait croire, l’opposition défini / indéfini de l’article est très longue à
se mettre en place. C’est entre 4 et 5 ans que le groupe nominal41 se stucture selon la règle GN → D + N42.
À partir de cet âge, l’enfant n’omet plus l’article. Mais si la morpho-logie de l’article est en place, son
emploi, son fonctionnement réel, n’est pas encore maîtrisé dans certains cas. Il faudra attendre plutôt l’âge
de 6 ans, voire davantage, pour que l’enfant soit en mesure de saisir la valeur réelle de l’article.
Pour bien préciser le problème que rencontrent certains enfants de maternelle quant à la valeur de l’article, il
convient d’avoir à l’esprit l’analyse linguistique de l’article faite par G. Guillaume. L’article s’inscrit en
français sur un « tenseur binaire radical » partant du général au particulier (emploi de « le »), puis du
particulier au général (emploi de « un ») :

Général Général

Particulier

LE UN

Aux deux extrêmes se situent les emplois de l’article à valeur de ‘tout / tous’ (« Lʼhomme est mortel. » «
Un chat est un félin. »), le point de divergence représente la valeur d’unité (« le », dans « Le cheval entra.
» (Il a déjà été nommé, on le connaît donc, il n’y en a qu’un.), « un » au sens de ‘un seul’ (cf. anglais « one
», allemand « eins »). Par opposition à « un », au sens de ‘n’importe lequel’ (cf. anglais « a », allemand « ein
»). Le contexte et le pré-texte ont ici tout particulièrement leur importance en français, puisque dans une
phrase comme « Je veux un stylo. », « un » peut avoir l’une ou l’autre valeur, suivant que l’on veut dire «
Donnez-moi un stylo et un seul. » ou « Pourvu que jʼai un stylo, nʼimporte lequel. »)43 D’une manière
succincte, on peut figurer ces emplois par des « saisies » sur le tenseur précédent44 :

41 → v., pour la différence entre syntagme nominal (SN) et groupe nominal (GN), GGT.-TSÉ., dans Cours
“Linguistique générale”.
42 → v., pour les codages, Grammaire distributionnelle et GGT., dans Cours “Linguistique générale”.
43 Dans le premier cas, cependant, l’intonation sera plus accentuée, voire accompagnée d’un geste. Par
ailleurs, la marque de pluralité ne présente pas un cas particulier, mais un trait spécifique, commun à une
majorité de langues, qui extériorise certaines valeurs et s’inscrit dans ce tenseur. (Certaines langues ont

© Th. Ponchon – p. 31 / 48
FoaD – LILA : Acquisition & développement du langage chez l’enfant.

LE UN

'tous' 'n'importe 'le 'un 'n'importe 'tous'


lequel' seul' seul lequel'

Qu’en est-il de l’enfant face à ce système de l’article ? De simples expériences permettent de montrer que
certaines saisies ne sont pas encore définies comme telles chez certains enfants, ou que les valeurs sont bien
perçues, mais qu’elles sont conçues comme étant l’axe de détermi-nation sur lequel peuvent alterner, plus ou
moins indifféremment, les articles « le » et « un » :
Des enfants de GS. de maternelle sont interrogés dans une situation ludique avec des figurines
animales. Dans un premier temps, l’enseignant fait décrire à l’enfant ce qu’il y a sur la table :
« Il y a des chèvres, des cochons, une vache, des moutons. »
Ensuite, l’enseignant prend trois figurines représentant des moutons parmi les six se trouvant sur le «
pré » et les met dans la « ferme ». Il demande alors à l’enfant ce qu’il reste dans le « pré » :
– « Les moutons. »
– « Et dans la ferme, qu’est-ce qu’il y a ? »
– « Les moutons. »
Après un lapse de temps assez bref de réflexion, l’enfant ajoute :
« Les moutons sont partis mais pas tous. »
Cet exemple (pouvant s’inscrire dans le cadre d’une évaluation diagnostique ou formative) renforce bien
l’idée que l’utilisation adéquate de certaines formes linguistiques n’est pas indépendante du développement
cognitif de l’enfant.

même (eu) un duel (sanskrit, grec ancien, hongrois, …). C’est la pluralité de deux, qui se réalise sous la
forme “les” en français, comme dans “les yeux, …”, sous le forme Ø en anglais, comme dans “trousers, …”. Il
existe même des langues ayant ou ayant eu un triel (sanskrit, hongrois, …). C’est la pluralité de trois ;
pluralité qui n’a pas été conçue psychiquement dans les langues romanes.)
44 V., pour un étude plus détaillée, G. Guillaume, Le problème de l’article …, Paris, Nizet et, d’un abord
plus facile, O. Soutet, “Syntaxe du français”, Que-sais-je ?, PUF.

© Th. Ponchon – p. 32 / 48
FoaD – LILA : Acquisition & développement du langage chez l’enfant.

6.2. Morphologie des verbes conjugués


La distinction qui vient d’être établie entre l’aptitude de l’enfant à appliquer certaines règles
morphologiques et ses capacités à réaliser l’existence d’un micro-système et à en maîtriser les règles
d’utilisation est encore plus criant lorsque l’on aborde la question de la conjugaison.
Au début, les premiers énoncés ne contiennent bien souvent que des infinitifs ou des formes
conjuguées isolées. Pour ces dernières, on voit surtout apparaître une forme phonologi-quement réduite de
présent d’énonciation, puis de passé composé45.
Ainsi, on peut relever, en Maternelle, les expressions caractéristiques suivantes :

± 12 [kuw’i] « Couwi. » ‘Courir’ / ‘Je cours.’


mois
[fedodo] « Fé dodo. » ‘Je fais dodo.’
[epœ’] « É peur. » ‘J’ai peur.’
↓ [e∫’⊃nakl⊃s] « É chonne a closs(e). » ‘Elle sonne la cloche.’
[afesãb’ã] « A fait semb’ant. » ‘Je fais semblant.’ / ‘J’ai fait
semblant.’
[atubyapupe] « A tout bu a poupée. » ‘Elle a tout bu la poupée.’
± 36 [esj~eamã3esu « E sien a mangé ‘Le chien a mangé la/sa soupe.’
mois p] soup(e). »

Par ailleurs, les enfants ont tendance à aligner toutes les formes sur des formes régulières. En effet, la
conjugaison en français est rendue difficile du fait des nombreuses formes irrégulières du système ; ce qui
pousse parfois l’enseignant à parler alors d’ « exceptions »46. L’enfant construit pendant très longtemps
toutes les formes verbales sur le modèle des verbes du premier ou deuxième (plus rarement) groupe47.
L’enseignant remarque aisément qu’un grand nombre de formes utilisées de façon isolée par le très jeune
enfant sont souvent plus conformes que celles qu’il produit par la suite. On voit apparaître alors des formes
comme « *boivons, *prendu, *morder, … ». Cet état ne doit pas désappointer, car il ne s’agit en aucun de
régression, bien au contraire. Comme le soulignait déjà G. Guillaume en 1927 dans Le problème de l’article
…, c’est « lʼindice du début des construc-tions personnelles [et] cʼest seulement alors que
commence, au point de vue psychologique, la véritable conjugaison. »

45 Il convient de se rappeler que ce “temps” est morphologiquement construit sur un auxiliaire au présent
(“J’ai marché.”). L’enfant ne sort donc pas d’une certaine manière du présent. Il ne conçoit la passé qu’étant
nécessairement en relation étroite avec son présent.
46 Mais les exceptions sont si nombreuses qu’il s’avère pédagogiquement et étymologiquement
exagéréd’user de ce terme. Il est préférable d’employer les termes de “particularité(s)” ou “cas particulier(s)”
(littéralement : “forme(s) ne s’inscrivant pas dans la logique du système morphologique verbal”).
47 C’est d’ailleurs une tendance généralisée en français populaire et un des facteurs d’évolution de la
langue. (On retrouve le même phénomène en anglais et en anglo-américain par exemple, où la forme
régulière du prétérit -ed est de plus en plus employée pour des verbes à flexion irrégulière comme *I
learned. qui se substitue à I learnt. et où la forme (périphrastique) du futur a “évolué” de façon spectaculaire
en 30 ans, passant de I shall + V / you will + V, à I will + V / you will + V, puis de nos jours à I’ll + V / you’ll
+ V.)

© Th. Ponchon – p. 33 / 48
FoaD – LILA : Acquisition & développement du langage chez l’enfant.

Ainsi, peut-on encore noter, vers l’âge de 4 ans, âge où généralement les enfants commencent à
manipuler le futur, des formes analogiques de troisième personne sur le modèle « marcher / marchera
»:
« Il sʼen allʼra. » (‘Il s’en ira.’)
« Il doʼrra. » (‘Il dormira.’)
« Il sortra pas. » (‘Il ne sortira pas.’)
Certaines formes peuvent même perdurer jusqu’à 6 ans, sur le même modèle-type :
« Il sʼen allʼra. » (‘Il s’en ira.’)
« Il mourira. » (‘Il mourra.’)
ou plus rarement à partir de formes analogiques de première personne construites plutôt sur le
modèle « finir / finirai » :
« Je la tenirai. » (‘Je la tiendrai.’)
La conséquence pédagogique qui découle de ce constat est alors de moins axer le travail d’apprentissage sur
des récitations de formes verbales – ce qui ne veut pas dire pour autant de l’abandonner totalement – et de
plus centrer l’enfant sur la construction du système et l’emploi, c’est-à-dire les valeurs, des temps dans le
discours48.

6.3. Problèmes morphologiques et énonciatifs des pronoms personnels


Dans la mesure où conjugaison et emploi des pronoms personnels sont liés, les difficultés rencontrées
pour la conjugaison se retrouvent aussi dans l’emploi de ces pronoms.

6.3.1. Accords
L’accord entre la désinence et la personne du pronom et l’accord en genre (et parfois en nombre) avec
son référent, généralement substantival, dont il est le substitut ne s’établissent que peu à peu chez l’enfant49.
Ces problèmes se rencontrent jusque vers l’âge de 7 ans.
Voici un petit dialogue surpris entre une enfant de 2 ans et demi et son grand-père. Alors qu’elle joue
à pousser une balancelle, la petite fille tombe sur les fesses. Elle se précipite alors auprès de son
grand-père, en criant :
– [emal] « E mal. » (‘J’ai mal.’)
– C’est la fesse droite ou la fesse gauche ?
Elle montre précisément la fesse gauche, la plus éloignée du regard du grand-père :
– [is∂lγila] « I celui-là. » (‘C’est celle-là.’)
Il n’est pas rare , par ailleurs, de relever jusque vers 4 / 5 ans les formes suivantes :
« Je fera. »
« Je boira. »
« Jʼécrira tout seul. »

48 → v., (de la magnificence du) système morphologique des temps simples et composés, dans Cours
“Didac-tique de la conjugaison”.
49 On rencontre là aussi des formes de français parlé adulte qui omettent ces accords, voire des “fossiles
dialectaux” comme “*Il chantont bien.” en Champagne (St. Martin d’Ablois, près Épernay, vers 1970).

© Th. Ponchon – p. 34 / 48
FoaD – LILA : Acquisition & développement du langage chez l’enfant.

Tandis que vers 5 / 6 ans (parfois 7 ans), des formes plurielles comme « ils », « ceux » peuvent être
employées comme des collectifs neutres, alors qu’au singulier la distinction est effective et semble être
définitivement acquise plus tôt :
« Maguy et Chris, où quʼi sont ? » (GS., pendant le « petit train »)
« Sʼki sont froides tes mains. » (6e, en récréation)
« Je mets les miennes avec ceux de Johan. » (GS., séq. d’Arts Plastiques)
cf.
« Elle est froide, lʼio (lʼeau). » (début de MS.)
« La maîtresse, elle est partie au téléphone. » (MS., réponse à un enseignant)
« Pourquoi que ma feuille, elle est pas avec celle de Magali ? » (GS., question à la maîtresse)

6.3.2. Apparition et emploi des pronoms personnels


Le cas le plus symptomatique reste néanmoins celui de l’apparition et de l’emploi du pronom
personnel de première personne. L’apparition du pronom je, par lequel le locuteur se désigne lui-même
comme sujet de l’énonciation, est souvent tardive. En effet, on constate fré-quemment qu’alors que l’enfant
construit déjà de nombreuses phrases de trois ou quatre unités, il peut continuer à se nommer par son
prénom50. À écouter l’enfant, on se rend bien compte des différentes phases dans la construction du
système.
Jusque vers l’âge de 2 ans environ, soit l’enfant ne produit aucune marque d’auto-référence, soit il en
présente une forme phonique rudimentaire dans ses énoncés :
[[vasεRselesu][eR∂vj~ε][~ε]] « Va sercher les sous, et reviens, hein ? » (‘Je vais chercher les /
mes sous et je reviens. Tu m’attends, n’est-ce-pas ?’)
[a’sεRsesu] « A sercher sous. » (‘Je vais chercher des / mes sous.’)
Vers 2 ans et demi, il y a une tendance à utiliser, en postposition, la forme tonique du pronom
personnel de première personne, avec ou sans une forme phonique rudimentaire d’auto-référence
actante ([e], [a], …) :
[papasemwa] « Pas passer, moi. » (‘Je ne peux pas passer.’)
[apafepipimwa] « A pas fait pipi, moi. » (‘Moi, je n’ai pas fait pipi.’)51

50 Il s’agit ici de la deuxième phase du “psyché”. Si l’on met un enfant face à un miroir, il considère dans
un premier temps, que celui qu’il voit est une personne étrangère et désigne l’image soit au moyen d’un
syntagme nominal (“le t’it garçon / la t’ite fille”), soit au moyen d’un pronom de troisième personne (“il /
elle”). Dans un deuxième temps, il reconnaît l’image comme identique à lui, il l’identifie comme étant lui-
même sans pour autant pouvoir s’y substituer. Il reste en quelque sorte extérieur, le miroir fait écran. Il
utilise donc son prénom pour ce qu’il considère être lui. Ce n’est que dans une troisième phase que l’enfant
change son point de vue. La focalisation se fait alors de lui vers sa propre image que renvoie le miroir. Il a
accédé alors au stade du je, du locuteur. Les stades de l’énonciateur, du narrateur et de l’auteur peuvent
alors se mettre en place, mais ils ne seseront effectifs que bien plus tard (début de Collège, parfois même
après). Ce n’est qu’au Lycée, à travers les textes autobiographiques et poétiques notamment que les
problèmes énonciatifs complexes pourront être définitivement assis (v. les célèbres “Je est un autre.” de A.
Rimbaud et “Ceci n’est pas une pipe.” de R. Magritte.).
51 Habituellement, cette forme se trouve en fonction complément indirect. Cet emploi enfantin
s’apparente vraisemblablement à des emplois adultes (fréquents) dans des énoncés à modalité d’énonciation
emphatique du genre : “Moi, je ne passe pas. / Moi, passer par ici ? Jamais.”

© Th. Ponchon – p. 35 / 48
FoaD – LILA : Acquisition & développement du langage chez l’enfant.

À cette même époque, l’enfant commence à introduire un semblant de pronom personnel il / elle, mais
celui-ci a toujours une fonction de sujet, se présente sous la forme phonétique [i] et est toujours
accompagné du thème lexical (sujet sémantique ou « réel ») en antéposition ou postposition. En fait, il
semble bien que l’enfant conçoive d’abord ce pronom comme un pronom « personnel » sujet de
rappel :
[itu’nmul~εmãmã] « I tourne moulin, manman. » (‘Il tourne le moulin, maman.’)52
À partir de ± 3 ans, on voit apparaître dans les énoncés la construction prénom + il / elle :
[e3ãtij(j)aja] « Est zenti(lle) Yaya. » (‘Elle est gentille, Clélia.’)

[ebwatut’sœlais] « E boit toutʼ seule Aïs. » (‘Elle boit toute seule, Alaïs.’)
Cependant, on trouve chez les mêmes enfants des phrases construites avec prénom + il / elle et des
phrases avec je :
[laikaemãz] « Laïka [la chienne], elle mange. » (‘Laïka est en train de manger.’)
[zetubyl∂tete] « Zʼai tout bu le tété. » (‘J’ai bu tout le biberon.’)
Enfin, quand le pronom personnel se trouve en position de complément, ou qu’il s’agit du pronom en
emploi réfléchi, la forme tonique précédente (‘moi’) est souvent employée à la place du pronom
personnel atone (‘me’) :
[pas’atujemwa] « Pas satouiller moi. » (‘Ne me chatouille pas.’)
[ij~ε∫ytemwa] « Iyen chuter moi. » (Guilhem me dit « chut ». / Guilhem dit de me taire.’)
[s∂lavmwa] « Se lave moi. » (‘Je me lave.’)
L’apparition du je se fait donc globalement vers l’âge de 3 ans. On admet généralement que l’emploi de je
se construit par opposition au tu, au moment de ce que nomme H. Wallon la « crise d’opposition ». Dire « je
», c’est prendre conscience de soi en tant qu’individu distinct des autres, en tant que partie intégrante mais
exceptionnelle du monde. L’apparition du je est tardive. Plusieurs phénomènes sont la cause du fait que
l’enfant mette du temps à les enregistrer, à en saisir la valeur de référentialité. D’abord, l’enfant n’entend pas
fréquemment des pronoms. Non seulement, l’emploi d’une forme pronominale est phonétiquement difficile
à percevoir, mais en plus, l’adulte a tendance à lui adresser la parole en usant de l’impératif, mode du
discours apronominal. Par ailleurs, les pronoms personnels font partie d’une catégorie gramma-ticale
hétérogène : alors que 3 ne pallie qu’une disconvenance stylistique (et revêt donc d’un point de vue
linguistique un caractère facultatif), 1 et 2 pallient une inaptitude du substantif ; or, tant que l’enfant ne
conçoit pas cette inaptitude, il n’éprouve pas la nécessité d’employer ces pronoms substituts. Enfin, nous
l’avons vu dans les exemples précédents, l’enfant utilise au départ des formes prédicatives, c’est-à-dire des

52 [i], forme phonétique rudimentaire du pronom personnel ‘il’, constitue un élément grammatical du
prédicat ou rhème (R) “Il tourne”. “Moulin” est le thème du propos (Q) et en représente la dominante lexicale.
D’un autre point de vue, “moulin” est le sujet sémantique (improprement nommé sujet réel ou logique) et “il”
est le sujet syntaxique (improprement nommé apparent ou grammatical). On s’aperçoit donc que,
contrairement aux idées générativistes (→ v., pour la phrase neutre, GGT., dans Cours “Linguistique
générale” et § 5.6.5.), chez de nombreux enfants, la phrase de base (neutre ?) est une phrase thématisée :
“Le chien, mon père, il l’a mordu.”
Q1 + Q2
Q + R
dominante dominante
lexicale grammaticale
Ce constat amène à penser que paradoxalement, d’un point de vue pédagogique, il s’avère nécessaire de
familiariser l’enfant à la phrase type (neutre) : SVO.

© Th. Ponchon – p. 36 / 48
FoaD – LILA : Acquisition & développement du langage chez l’enfant.

formes qui ne quittent pas le plan spatial (plan nominal)53, comme moi, toi, …, qu’il joint à des substantifs
allocutaires :

présence absence

MOI HORS-MOI
Niveau I
(spatial) moi toi lui / elle

Niveau II
(temporel) JE TU IL / ELLE

interlocution délocution

Grâce à ce tableau-ci, on se rend bien compte que les formes que l’enfant emploie avant 3 ans (« moi » et/ou
son prénom en tant que locuteur, « papa », « maman » et/ou le prénom des parents, du maître, etc. en tant
qu’allocutaire) se définissent dans l’espace (niveau I). Les substantifs (*prénom du locuteur, « papa », «
maman », *prénom du maître) sont dans la langue des personnes appartenant à la délocution (3), mais en
discours, *prénom du locuteur devient locuteur et « papa », « maman », *prénom du maître, des allocutaires.
Il constituent l’interlocution54. La chronologie d’acquisition et d’emploi se fait généralement ainsi :

53 Le psychologue R. Zazzo considère que moi, en tant que pronom personnel, ne quitte pas le plan
nominal, c’est-à-dire le plan de l’espace, et fonctionne comme un substantif. Sa conception est somme toute
très proche de celle du linguiste G. Guillaume.
54 Ce phénomène s’appelle un “shifting” : ces termes changent de personne en entrant dans le circuit
inter-locutif et, dans la mesure où l’enfant ne maîtrise pas encore le système de la personne et des pronoms,
il a recours aux substantifs équivalents connus de lui.

© Th. Ponchon – p. 37 / 48
FoaD – LILA : Acquisition & développement du langage chez l’enfant.

présence absence
(à la conversation) (de la conversation)
personnes de l'interlocution personnes de la délocution

productrice réceptrice hors de tout


du discours du discours discours
sujet
É m R
du discours

JE TU IL / ELLE
*loc. JE
moi
1 *dél. IL
lui
3
axe chronologique
d'acquisition
*all. TU
toi
et d'emploi
2

En résumé, on peut dire qu’avant que ne s’établisse le rapport entre le substantif et le pronom
référentiel, apparaît une succession d’étapes. L’enfant part du hors-moi parce qu’il s’impose massivement à
sa perception. Le futur je est d’abord un autre, un être extérieur au moi, un délocuté, non encore
psychiquement construit. C’est pourquoi, il emploie avant tout son prénom pour s’auto désigner. Par la suite,
il commence à se désigner par « moi ». Linguis-tiquement, moi est le « nom » de je. Pour que soit acquise la
notion de première personne, il faut que l’enfant prenne conscience du temps, « lieu dans lequel il inscrira
l’image de son corps, sa finitude spatiale » (R. Zazzo). En somme, l’emploi de moi correspond au sentiment
qu’a l’enfant de son identité corporelle. En dernier lieu apparaît le je, lorsqu’à sa conscience de soi dans
l’espace vient s’ajouter la conscience d’exister dans le temps. C’est la prise de conscience de l’actuel, du
présent d’actualité ou d’énonciation. Ainsi, le point de départ de l’enfant est plus vraisemblablement la
personne délocutée. Pour la construction de sa propre personne, il prend appui sur son expérience de la
troisième personne (v. rôles et personnages joués, inventés, animés, …). C’est dire que l’enfant édifie sa per-
sonne en jouant des rôles, en fabriquant et animant des personnages, comme le confirme R. Zazzo : «
L’image de soi exige, pour se former, une image d’autrui qui lui soit contrastée, qui soit différente. » Mais,
dans le système des pronoms personnels de l’enfant de 3 ans, les pronoms pluriels (nous, vous, ils / elles)
sont tous absents de son registre55. Le fait que son langage soit nynégocentrique permet d’en expliquer
aisément les raisons. Enfin, dans la mesure où la notion d’espace préexiste à celle de temps dans l’esprit de
l’enfant, dans l’ordre d’acquisition du langage, logiquement, la « personne d’espace » précède la « personne
de temps ».

6.3.3. Fonctions grammaticales

55 ‘Nous’ apparaît néanmoins quelque temps après.

© Th. Ponchon – p. 38 / 48
FoaD – LILA : Acquisition & développement du langage chez l’enfant.

L’observation des énoncés produits spontanément par l’enfant ne permet pas toujours de savoir si les
fonctions grammaticales des temps et des modes sont effectivement assimilées. On remarque simplement
que le présent d’énonciation s’acquiert rapidement après un emploi, parfois assez long, d’un infinitif
(structurellement atemporel) considéré par l’enfant comme la marque d’un présent large (présent à valeur de
passé récent et de futur proche, v. certains exemples donnés ci-dessus). Viennent ensuite, semble-t-il, le
passé composé et le futur (« synthé-tique », ‘marchera’). L’emploi spontané et répété des autres temps de
l’indicatif (d’abord simples, puis composés)56 ne se produit que plus tard, grâce notamment à des travaux
d’observation et de structuration faits en classe, surtout à partir de la seconde année de cycle II. Quant à
l’emploi du présent du subjonctif, qui apparaît plus ou moins à la même période, il ne se fait que par réfé-
rence au présent de l’indicatif ; ce qui est somme toute à peu près conforme historiquement à sa construction
morphologique. Pour être plus précis, il est presque sûr que l’enfant de Maternelle comme d’Élémentaire ne
saisit pas encore la notion de virtuel qui carac-térise l’emploi de ce mode, pas plus que la différence entre
actuel et virtuel. Cognitivement, il ne sait se situer et situer ses énoncés (et ceux de ses interlocuteurs) que
par rapport à l’actualité de parole.
Il n’est donc pas impossible d’entendre dans la bouche d’un enfant des énoncés dont le caractère du
temps employé est inadéquat avec la réalité qu’il veut décrire. J’ai pu relever, chez un enfant de plus
de 3 ans, dans une classe de PS. à Troyes, le matin d’un jeudi du mois de mars (mois de la fête
foraine) :
« Ze mʼen allʼra au manèze, hier. » (‘Hier, je suis allé à la foire faire des tours de manège.’)
et lors d’une converstion avec un enfant de 4 ans et demi :
« Mémé, elle a donné à moi un poisson demain. » (‘Mémé me donnera un poisson demain.’)

6.4. La préposition ∏

7. Relations spatio-temporelles
Il est facile de constater que les prépositions comme ‘dans’, ‘avant / après’, ‘dessous / dessus’, ‘devant
/ derrière’, … ne sont correctement employées qu’après que l’enfant a maîtrisé les notions correspondantes.
Tant qu’un enfant n’est pas en mesure de faire la distinction entre ‘passé – présent – futur’, il est illusoire de
prétendre lui faire apprendre les termes indiquant les relations temporelles corrspondantes. La plupart des
enfants, jusque vers la fin de la troisième année, partagent l’axe temporel entre ‘ce qui existe’ (actuel) et ‘ce
qui n’existe pas dans l’instant de l’énonciation’ (virtuel). C’est durant la Maternelle que s’élabore l’axe
temporel tripartite qui sera achevé structurellement que vers la fin de la 5e, première année du cycle central
du Collège, au mieux. Dans une deuxième phase, l’enfant conçoit le potentiel existentiel du futur (d’où,
peut-être, sa faculté de construire morphologiquement ce temps assez rapidement, à moins que ce ne soit
l’inverse), mais n’élabore l’axe, d’un point de vue psychique, que par rapport au présent, c’est-à-dire à lui-
même en tant qu’énonciateur unique de référence. Le temps psycho-logique est encore scindé entre le virtuel
(ce qui est hors du présent) et l’actuel (le strict présent d’énonciation). La notion de passé existe, mais reste
floue. On peut considérer qu’il en prend vraiment conscience, quand il saisit les liens généalogiques (d’où
l’importance des séquences pédagogiques ayant cet objectif d’acquisition). Enfin, dans une troisième phase,

56 Il convient d’inclure dans l’indicatif, ce que l’on nomme habituellement par tradition et facilité
pédagogique, le “mode conditionnel”. (→ v., pour ce “problème”, (de la magnificence du) système

© Th. Ponchon – p. 39 / 48
FoaD – LILA : Acquisition & développement du langage chez l’enfant.

fondamentale mais complexe, donc (très) tardive, l’enfant va scinder le temps psychique et le temps morpho-
syntaxique. Le premier sera marqué par l’opposition ‘actuel-existant’ / ‘virtuel-pouvant exister’, par une
orientation Futur (α) → Présent → Passé (ω) et par une image du Présent comme étant du futur devenant
passé en permanence et en instantané. La conception de futurs potentiels se résolvant en un seul futur effectif
à l’instant présent, de même que celle de passés (le passé événementiel effectif et celui ou ceux retenu(s) par
déformation du temps du souvenir) ne se feront que bien plus tard57. Enfin, la prise de conscience d’un
temps morpho-syntaxique différent du temps psychique sera effective lorsque l’enfant aura saisi combien la
terminologie adoptée est inappropriée et conventionnelle (le ‘passé composé’ est en fait un présent composé
en lien avec lui, le ‘participe passé’ n’exprime pas du passé mais de l’accompli, …). Ici aussi, on voit
combien il est important d’aborder l’expression du temps sous l’angle de la morphologie verbale, de sa
systématique, et sous l’angle de ses valeurs en langue et de ses emplois en discours. L’ensemble de cette
analyse rapide peut se schématiser ainsi :

Virtuel

Actuel

1
Présent

Inexistant Inexistant
Existant

Virtuel

Actuel

2 Passé Futur
Présent

Inexistant Pouvant exister


Existant

Actuel Virtuel

ω α
3 Passé(s) Futurs
Présent

Existant Pouvant exister

morphologique des temps simples et composés, dans Cours “Didac-tique de la conjugaison”.)


57 Ils peuvent même ne jamais l’être réellement et explicitement.

© Th. Ponchon – p. 40 / 48
FoaD – LILA : Acquisition & développement du langage chez l’enfant.

Mais dans les problèmes liés aux relations spatio-temporelles, l’axe temporel n’est pas seulement en
jeu, il y a aussi l’emploi de certains adverbes. En fait, dans le discours de l’enfant les deux éléments sont
conjoints. C’est lors de la première phase, qui se situe généralement pendant la scolarité maternelle,
qu’apparaissent le plus sur ce point les discordances avec le langage adulte. Si au temps présent, en tant
essentiellement qu’expression de l’existant, se rencontrent fréquemment des adverbes comme ‘aujourd’hui’,
‘maintenant’ ; en revanche, certains adverbes, comme ‘hier’ ou ‘demain’, peuvent être employés à la fois
avec des verbes au passé et au futur. Cette inadéquation se rencontre surtout en début de Maternelle, jusque
vers l’âge de 4 ans. Il n’est donc pas exclu d’entendre alors des phrases du genre : [[ilfeRadodobebe]
[bebedãl∂lijεR]] « Il faira dodo bébé, bébé dans le lit hier. » (‘Le bébé fera dodo dans le lit demain.’)
Cela s’explique aisément par le fait que l’enfant ne se représente le temps que comme une oppo-sition entre
présent-existant-actuel et non-présent-inexistant-virtuel (v. tab. ci-dessus, phase 1).

8. Problèmes à dominante lexico-syntaxique


8.1. Structure des énoncés (transformations et subordination)
Les premiers énoncés sont, pour la plupart, des phrases affirmatives actives de type déclaratif ou
jussif58. La majorité des exemples précédents le confirment. Cependant, l’enfant est tout à fait capable de
produire des énoncés négatifs, mais comme nous l’avons déjà vu, il utilise au début pour exprimer ses refus
les formes ‘non’ ou ‘pas’ suivies ou précédées de V ou GN. Le problème qui vient alors à l’esprit est de
savoir si l’on peut déterminer un ordre dans l’acquisition des différentes modalités d’énonciation.

8.1.1. Modalités d’énonciation


Si l’on a constaté depuis longtemps que toutes les modalités n’étaient pas acquises au même moment,
on s’est aussi aperçu que la différence opérée dans la GGT., et répercutées depuis en pédagogie59, entre
types (exclusifs) et formes (alternatives binaires) ne semblaient pas exister avec la même acuité chez les
enfants. En fait, les processus psychologiques utilisés dans la mémorisation font intervenir le nombre de
transformations opéré ou à opérer. Ainsi, moins il y aura de transformations plus la mémorisation et la
production seront faciles. De sorte qu’un enfant éprouvera beaucoup plus de difficultés à concevoir,
mémoriser et énoncer correctement une phrase interro-négative qu’une phrase déclarative affirmative
passive ou active. L’ordre de mémorisation (et au-delà de production) semble être le suivant :

58 → v., pour les types et formes de phrases, modalités d’énonciation, dans Cours “Didactique de la
Grammaire”.
59 Depuis quelque temps cependant, des linguistes mettent en doute les séparations traditionnelles entre
les 4 types et les 5 x 2 formes de phrases. Ils considèrent 2 types de phrases : les types obligatoires
(‘déclaratif’, ‘interro-gatif’et ‘jussif’– ie. impératif ou injonctif) et un type superfétatoire – ie. facultatif ou
supplémentaire (‘exclamatif’). De plus, ils ne se sont plus d’accord sur les catégories à retenir pour les
formes : beaucoup n’envisagent que les oppositions ‘affirmatif / négatif’, ‘actif / passif’et ‘neutre /
emphatique’. C’est cette position qui est défendue dans la dernière grammaire scolaire de R. Tomassone,
ainsi que dans le Cours “Didactique de la Grammaire”

© Th. Ponchon – p. 41 / 48
FoaD – LILA : Acquisition & développement du langage chez l’enfant.

Difficulté de Nombre de Structure


mémorisation transformations des phrases
facile 0 Décl. / Aff. / Act.
Int? / Aff. / Act.
↓ 1 Décl. / Nég. / Act.
Décl. / Aff. / Pas.
Int? / Nég. / Act.
↓ 2 Int? / Aff / Pas.
Décl. / Nég. / Pas.
difficile 3 Int? / Nég. / Pas.

Toutes les expériences menées depuis les années soixante confirment cet ordre de mémorisation qui laisse
entendre que l’être humain encode en mémoire quelque chose de beaucoup plus abstrait que des
groupements de mots. Il semble qu’il y ait un encodage identique pour les phra-ses ‘Décl. / Aff.’, avec une
note ‘Pas.’ losque la phrase est à la voix passive ; ce qui donne :
« La tempête arrache lʼarbre. » + Pas. → « Lʼarbre est arraché par la tempête. »60
Cela confirme l’existence d’une phrase neutre ou noyau (telle qu’elle a été définie par la GGT.) et justifie le
fait qu’une phrase comportant deux, voire trois, transformations soit psycho-logiquement plus difficile
qu’une simple phrase déclarative affirmative active. Dès lors, il est donc nécessaire que l’enseignant tienne
compte, dans sa pédagogie, de cet ordre d’acquisition qui suit l’ordre des difficultés des transformations. Les
IO. sont d’ailleurs là pour le lui rappeler.

8.1.2. Subordination
Le passage des énoncés simples à la subordination présente, pour l’enfant, des difficultés d’ordre
cognitif et linguistique. On constate que toutes les phrases complexes n’apparaissent pas en même temps61.
La complexité syntaxique des énoncés enfantins se caractérise par l’usage qu’ils font de certains
‘introducteurs de complexité’.
On relève en Maternelle essentiellement les introducteurs suivants :
- extracteurs : présentatif (singulier) + pronom relatif sujet ou objet direct (+ V)
‘c’est Ssmq. qui / que + V …’ (« C’est Pierre qui vient. »)
‘voilà Ssmq. qui / que + V …’ (« Voilà Pierre qui vient. »)
N thématisé + pronom personnel de rappel (+ V)
‘Ssmq. , Ssxq. + V …’ (« Pierre, il vient. »)
- ‘il y a … qui / que …’
- ‘il faut que …’
- ‘qui’ (relatif)
- ‘que’ (conjonctif)
- ‘quand / lorsque’
- ‘parce que’, …
Mais on repère aussi cette complexité par la ‘profondeur’ de la phrase, c’est-à-dire le nombre de niveaux
hiérarchisés contenus dans l’énoncé. L’enfant, avant 4 ans, a tendance à utiliser des phrases simples

60 → v., pour certains problèmes morpho-syntaxiques et sémantiques liés à ce concept, critiques de


l’analyse générative transformationnelle, dans Cours “Linguistique générale : GGT.-TSÉ.”

© Th. Ponchon – p. 42 / 48
FoaD – LILA : Acquisition & développement du langage chez l’enfant.

multiples juxtaposées, puis coordonnées ou connectées par ‘et’, ‘puis’, ‘alors’, … Après 4 ans, le
pourcentage des phrases complexes à subordination s’élève sensiblement.
On peut ainsi déjà relever en MS. de Maternelle des phrases à deux niveaux hiérar-chisés et en GS.
des phrases à trois niveaux hiérarchisés, comme :
- [[zepamimesãdal]« Zé pas mis mes sandales,
[paskiplø]] pasquʼi pleut. »
(‘Je n’ai pas mis mes sandales parce qu’il pleut.’)
- [[mwazmesad∂⊃R] « Moi zʼmets ça dehors,
[pask∂zmelatab’d∂⊃R] pasque zʼmets la tabʼ dehors,
[puRk∂tul’m~⊃d’mãz(∂)d∂⊃R]] pour que tout lʼmondʼ manze dehors. »
(‘Moi, je mets ça dehors, parce que je mets la table dehors, pour que tout le monde mange dehors.’)

8.2. Phrase passive


L’acquisition de certains points du système relève souvent de difficultés d’ordre lexico-syntaxique.
L’ordre général d’acquisition des types de phrases (qui suit de près la compréhen-sion) a déjà été évoqué
précédemment ; cependant, un regard plus particulier sur le passif permet de bien saisir le décalage qui
existe entre compréhension et intégration, c’est-à-dire systéma-tisation.
Si l’apparition du passif se fait à partir de 3 ans, le système de la transformation passive et la maîtrise
des formes au passif ne se font dans leur totalité que vers l’âge de 8 ans (E. Ferreiro). La première difficulté
rencontrée dans le passage de la phrase active à la phrase passive, concerne l’ordre des mots62.
Si l’on part d’une phrase comme « La voiture est poussée par la poupée. » et que l’on demande à
des enfants (entre 3 ans et demi et 7 ans et demi) ce qu’ils comprennent et comment ils le comprennent
(expérience de H. Sinclair et E. Ferreiro), on s’aperçoit que la conduite des enfants interprétant cette
phrase est triple :
1. L’enfant peut décoder l’énoncé en se laissant guider exclusivement par l’ordre des mots. Ainsi,
la phrase modèle donne la suite ‘voiture-pousser-poupée’ et l’enfant présente une action où la voiture
pousse la poupée ; c’est-à-dire l’inverse de l’action indiquée dans la phrase proposée. L’enfant
applique le schéma qu’il utilise pour décoder les phrases actives. On peut considérer qu’à ce stade, il
fait une collusion entre ‘actant-sujet’ et ‘patient-objet’. Ce type de conduite se trouve à tous les âges,
mais il décroît nettement vers 6 ans, d’autant plus sensiblement quand la situation est moins probable
(type intermé-diaire) ou impossible (type non renversable) 63, ou lorsque le sémantisme du verbe
fournit une indication susceptible d’influer nettement le sens de compréhension de l’enfant (comme
‘laver’ dans « La voiture est lavée par Pierre. »).

61 Ce sont H. Ferreiro et L. Lentin qui se sont plus particulièrement intéressés à ce problème.


62 → v., sur ce point, –[Passivation]`, dans Cours “Linguistique générale : GGT.-TSÉ.”
63 On parle de phrase renversable quand, en opérant une permutation des actant et patient, la phrase
nouvel-lement produite est sémantiquement acceptable. Ainsi, (1) “Le garçon pousse la fille.” et (2) “Le
garçon est poussé par la fille.” sont des phrases renversables, car (1’) “La fille pousse le garçon.” et (2’) “La
fille est poussée par le garçon.” sont sémantiquement acceptables. En revanche, (3) “Le garçon lave la
voiture.” et (4) “La voiture est lavée par le garçon.” sont des phrases non renversables, puisque (3’) “*La
voiture lave le garçon.” et (4’) “*Le garçon est lavé par la voiture.” sont sémantiquement inacceptables. On

© Th. Ponchon – p. 43 / 48
FoaD – LILA : Acquisition & développement du langage chez l’enfant.

2. Le décodage se fait en transformant la phrase passive en action réciproque. L’enfant effectue


plusieurs actions successivement au cours desquelles les poupées, les voitures se poussent, se
renversent. Il fait donc plusieurs tentatives pour aboutir après tatonnement à une action conforme à
l’énoncé de l’adulte et, par là, à une compréhension juste.
3. L’enfant effectue directement l’action adéquate. Il arrive cependant que certains marquent un
temps de réflexion plus ou moins long avant d’agir et de fournir la réponse adéquate. On remarque
aussi que vers l’âge de 6-7 ans beaucoup d’enfants optent pour la structure en « se faire + V-inf. +
par » ; ce qui est une façon d’exprimer le passif maintenant néanmoins un lien plus étroit avec l’actif :
« La voiture se fait pousser par la poupée. »
À cet obstacle, s’ajoutent des problèmes particuliers liés au type de verbe employé, aux substantifs
utilisés, selon que les traits qui les affectent sont ± animés, ± humains. Dans le maniement du passif, il existe
des différences de difficulté entre les phrases ‘renversables’ et celles ‘non renversables’. Les énoncés
comportant des verbes faisant intervenir les traits ‘actant-animé’ / ‘patient-inanimé’ (comme ‘casser’), c’est-
à-dire des phrases non renversables, sont réussis dès 3 ans. Les phrases les moins facilement comprises et
produites sont celles où les deux GN sont porteurs du trait ‘+ animé’ et où le verbe indique une action dont
le résultat ne modifie pas essentiellement la situation de départ, comme dans « Le garçon est poussé par
la fille. » Environ un tiers des enfants de 5 ans est seulement capable de comprendre le sens à donner à ces
phrases et surtout est apte à produire ce type d’énoncé. Il faut attendre 8 ans pour que ce problème soit
définitivement résolu :

GN1 GN2 âge acquisition


animé inanimé ± 3 ans
± 5 ans
animé animé ± 7 ans
± 8 ans

En effet, un enfant de moins de 8 ans a des difficultés à décrire une action en se centrant sur le patient sans
pour autant exclure l’actant. Il ne parvient à décrire la situation qu’en indiquant le résultat de l’action sur le
patient (« Il est poussé. »). Il lui faut un temps de maturité (ou maturation) cognitive pour dépasser le stade
de la description où seule l’action est évoquée et où actant et patient sont indifférenciés.
Ces remarques et analyses permettent bien d’éclairer l’enseignant sur les moyens utilisés par l’enfant
dans son processus de décodage. L’exemple de la passivation confirme ainsi qu’une structure grammaticale
s’installe progressivement et que deux phrases de complexité syntaxique analogue ne sont pas comprises à la
même époque et ne peuvent pas être produites en même temps. Ainsi, dans le cas du passif, la gradation des
difficultés est due à la nature de la situation exprimée par le verbe. Dès lors, dire qu’un enfant sait ou ne sait
pas produire telle transfor-mation n’a guère de sens ni d’intérêt, si l’on ne se situe pas par rapport au
développement cognitif d’icelui.

8.3. Relatives

parle de phrase ‘intermédiaire’, quand la permutation donne une phrase impro-bable mais non inacceptable
sémantiquement, comme : (5) “Le garçon lave le chien.” → (5’) “?Le chien lave le garçon.”.

© Th. Ponchon – p. 44 / 48
FoaD – LILA : Acquisition & développement du langage chez l’enfant.

Il en va de même pour les relatives. Le maniement de ces propositions ne présente pas le même degré
de difficultés selon qu’il s’agit d’une relative à pronom sujet (‘qui’) et d’une relative à pronom objet (‘que’).
Il semble établi (d’après F. Platone) que le système de la relative en ‘qui’ est acquis dès l’âge de 3-4
ans, alors que les mécanismes de la relative en ‘que’ mettent beaucoup plus de temps à s’installer. En effet,
les opérations à effectuer pour passer de deux phrases simples à une phrase complexe à subordination
relative ne sont pas les mêmes selon que le pronom se référe au sujet ou à l’objet de la première phrase.
Dans la transformation relative en ‘qui’, l’ordre des mots reste inchangé ; il n’y a que le remplacement d’un
syntagme par le pronom substitut :

P1 “Je veux le camion.”⎫⎬


P2 “Le camion tourne.” ⎭ → P3 « Je veux le camion qui tourne. »

Dans le cas de la relative en ‘que’, l’opération est beaucoup plus complexe, dans la mesure où l’ordre des
mots n’est pas conservé :

P1 “Je veux le camion.” ⎫


⎬
P2 “La maîtresse lave le camion .”⎭ → P3 « Je veux le camion que la maîtresse lave. »

Il se peut même qu’il y ait, dans l’usage, antéposition du verbe de la subordonnée : P3’ « Je veux le
camion quʼa Marie. » ; ce qui, bien évidemment ne fait qu’accroître la difficulté de compré-hension et de
production. Cependant, dès 3-4 ans, l’enfant commence à percevoir l’existence de la relative en ‘que’.
Néanmoins, la totalité du système n’est vraiment maîtrisée qu’au cours du cycle II.

8.4. Indicateurs temporels


L’organisation des événements selon différents points de départ temporels et le rapport des différentes
actions entre elles présentent des difficultés importantes pour l’enfant. Le niveau de maîtrise des relations
temporelles en langue orale fournit ici de précieux renseignements. L’ex-pression de la succession
temporelle se fait au moyen d’indicateurs temporels que l’on peut ranger en trois catégories :
• 1–L’ordre d’émission des propositions composant l’énoncé suit l’ordre chronologique événe-mentiel. Dans
ce cas, l’ordre d’énonciation n’est pas autonome par rapport à la chronologie des événements. Des
syntagmes ont tendance à se répéter et les connecteurs temporels utilisés sont soit Ø (propositions
juxtaposées), soit ‘et’ (propositions coordonnées par concaténation)64.
Un élève de CP. résume ainsi une histoire qu’il vient de lire :
« Superman, il est venu. (Ø) Il a vu le monstre aux fusils. (Ø) Les fusils, ils étaient chargés.
Et Superman, il a été blessé et il a tué le monstre. Et le monstre, il est mort. »
• 2–L’ordre d’émission des propositions ne suit plus nécessairement l’ordre chronologique. L’ordre
d’énonciation devient ici autonome par rapport à la chronologie événementielle. Des syntagmes ont
parfois encore tendance à se répéter (± cycle I). Les indicateurs temporels sont alors spécifiés par des

64 Le principe sous jacent fonctionne ± sous la forme implicite ‘… / cause → conséquence / cause →
conséquence / …’ ; la conséquence devenant une cause entraînant une conséquence, etc.

© Th. Ponchon – p. 45 / 48
FoaD – LILA : Acquisition & développement du langage chez l’enfant.

connecteurs simples : coordonnants, adverbes, ou par des connecteurs multiples : coordonnants et


adverbes.
On peut donc rencontrer des propositions connectées qui suivent la chronologie (type αω), comme
dans cette conversation, à la sortie de l’école, entre un élève de CE.2 (début d’année) et sa mère, qui
s’étonne de voir son fils avec un pansement sur un genou :
– « Quʼest-ce que tu as fait ? »
– « On a été dans la cour pour la gym. Et la maîtresse a dit de mettre les patins. Et puis on a
joué. Et puis jʼai tombé. Je mʼai fait mal, car je mʼai grafigné et je saignais. Et puis après la
maîtresse, elle a arrêté. Et alors elle a mis un pansement. (Il le montre.) Mais ça va, jʼai plus
mal. »
Mais on peut aussi rencontrer des propositions connectées dont la première émise est une anticipation
sur un événement inscrit dans la suivante (type ωα), comme dans cette narration d’un enfant de
dernière année de cycle II :
« Le clown est parti. Avant, il a fait plein de tours de magie. Et, cʼétait drôle. »
• 3–Enfin, les indicateurs temporels peuvent être des temps verbaux. Ici l’ordre d’émission des propositions
peut ou non suivre l’ordre chronologique. L’ordre d’énonciation devient autonome par rapport à la
chronologie événementielle. Si l’opposition des temps n’est pas nécessaire lorsque l’ordre des
propositions est de type αω, elle s’avère obligatoire quand l’ordre n’est pas chronologique (type ωα).
Il est évident que d’une part, l’usage correct des oppositions de temps est plus tardif (passés / présent, passés
de temps simples entre eux, passés temps simples / temps composés, …)65, d’autre part, les indicateurs
temporels vont se combiner au fur et à mesure de la maîtrise de la langue. On verra donc apparaître
progressivement dans les récits (oraux et écrits) des coordon-nants, des adverbes et des oppositions de
temps.
Ainsi, l’évolution de la maîtrise de la description se fait en quatre phases :
• 1–Vers ± 4/5 ans. Les propositions sont juxtaposées ou coordonnées par concaténation (‘et’). Il y a soit
une utilisation d’adverbes ou de locutions adverbiales non relationnelles : des adverbes comme
‘maintenant’ ou ‘(tout) de suite’ sont beaucoup plus fréquents que ‘avant’ et ‘après’, soit une
utilisation inadéquate d’averbes relationnels (‘avant’ pour ‘après’) qui traduisent alors plus une simple
coordination d’événements qu’une organisation tempo-relle. Les verbes au passé et les adverbes
restent indépendants. De plus, l’enfant n’hésite pas à permuter les deux propositions, car il ne relie pas
encore temporellement les deux actions. Cette phase correspond à celle de l’absence de notion de
conservation dans la théorie piagétienne du niveau opératoire.
• 2–Vers ± 5/6 ans. Cette phase est marquée par le début du lien qu’établit l’enfant entre l’ordre des énoncés
et l’ordre des événements et donc par le début d’une prise en compte par l’enfant d’une possibilité
d’inadéquation entre son dire et la réalité qu’il veut décrire. Il devient capable de permuter
correctement les propositions, mais la description de la seconde action reste souvent incomplète, car il
ne parvient pas encore à achever sa description dès que le second événement a pris dans l’énoncé la
place réservée au premier.

65 Ce bon usage des oppositions temporelles est lié aussi à la maîtrise de la morphologie verbale.

© Th. Ponchon – p. 46 / 48
FoaD – LILA : Acquisition & développement du langage chez l’enfant.

• 3–Vers ± 6/7 ans. À ce stade, on remarque que l’enfant respecte scrupuleusement l’ordre αω. Mais il y a
une nette évolution par rapport à la phase 1, car l’enfant veut signifier la liaison temporelle entre α et
ω. Il utilise des moyens linguistiques multiples, mais il ne les maîtrise pas totalement. C’est pourquoi,
les énoncés sont encore très confus : phrases tronquées, hésitations sur les temps verbaux, sur l’ordre
des mots, sur les connecteurs adéquats. Cependant, cette confusion est l’indice d’une nette évolution
du système. En effet, dans les productions de l’enfant, on trouve alors à la fois des formes appartenant
à la phase précédente et des éléments annonçant l’étape suivante66.
• 4–Vers ± 7/8 ans. C’est le niveau où la description du réel ne pose plus de difficultés pour l’enfant. Il est
devenu conscient du problème, comme dans la phase 3, mais il possède maintenant tous (ou presque)
les moyens de le résoudre : il sait désormais parfaitement bien différencier la chronologie des actions
successives, l’ordre des énoncés et l’ordre des événements. Il a atteint la phase correspondant à celle
de la conservation opératoire dans la théorie piagétienne.

7. Conclusion à l’orée du cognitivisme


Il est présomptueux de prétendre conclure sur l’acquisition et le développement du langage chez
l’enfant. Ce papier n’a fait qu’aborder quelques-uns des problèmes, et essentiellement sous l’angle de la
linguistique. Il est évident que d’autres facteurs, tout aussi importants, interviennent dans cet apprentissage ;
facteurs biologiques, psychomoteurs, affectifs, sociaux, cognitifs, …
L’ordre suivi dans l’acquisition, sensiblement le même pour tous les enfants, comme nous avons pu le
voir, permet de s’interroger sur les rapports qui existent entre l’acquisition du langage et le développement
cognitif général de l’enfant. Même si la « dimension » linguistique a été nécessairement privilégiée ici, il est
évident qu’on ne peut se passer, pour les problèmes qui en émergent, du cognitif. En fait, les deux sont liées,
l’acquisition du langage dépend tout autant des facultés cognitives que l’aptitude à se représenter et à
conceptualiser le monde dépend de l’acquisition du langage ; de sorte que le développement de la pensée et
celui des structures du langage sont interdépendants : on ne peut penser sans langage, on ne peut s’exprimer
sans penser. Néanmoins, la maîtrise des notions semble toutefois être un préalable à leur utilisation
correcte67 :

66 Comme on peut s’en rendre compte, l’enfant de CP. se trouve être en cours d’élaboration du système.
De ce fait, il ne faut surtout pas se borner à faire produire des énoncés réducteurs du genre sujet-verbe-
objet, sous prétexte qu’il ne sait pas encore énoncer correctement des phrases complexes.
67 Cette remarque a des conséquences majeures dans le cadre de la didactique et de la pédagogique
générales. Deux ‘écoles’ s’opposent sur ce point : soit l’on considère que l’on ne peut enseigner que ce que
l’on maîtrise parfaitement au préalable (“théorie universitaire”), soit que l’on n’acquiert la parfaite maîtrise
d’un objet d’ensei-gnement qu’en l’enseignant (“théorie normalienne”). Comme pour tout, les conceptions
exclusives sont trop extrêmes. D’une part, s’il est évident que ne rien connaître sur un point à enseigner ne
peut être envisageable, en existe-t-il seulement un qui n’ait jamais été abordé ? Il y a toujours un point de
référence, une grammaire implicite, qui d’ailleurs peut poser problème parce que cela risque d’engluer dans
une pédagogie désuette. D’autre part, qui peut prétendre avoir la maîtrise globale d’une notion ? Tout le
monde sait que plus on apprend et plus on a de choses à apprendre. (Selon le concept philosophique
platonicien, plus on sait et moins on sait.) Certes, très bien maîtriser une notion ne peut que procurer une
aisance pédagogique et permettre d’opter pour la démarche d’acqui-sition appropriée ; mais la prise de
conscience d’une carence ou d’une approximation dans un savoir savant, pendant la préparation et/ou
l’exécution d’une séquence, amène indubitablement à se remettre en cause et à améliorer son savoir et,
conséquentiellement, sa pratique enseignante.

© Th. Ponchon – p. 47 / 48
FoaD – LILA : Acquisition & développement du langage chez l’enfant.

Pensée
notion

Langue

Langage +

Discours

Ainsi, la plupart des psycholinguistes pensent aujourd’hui que la formation d’un concept et
l’acquisition des moyens verbaux nécessaires à son expression sont étroitement liés. En effet, un enfant ne
pourra faire la différence entre « Tous les livres doivent être rangés dans la bibliothèque. » et «
Certains (ou plusieurs) livres ne sont pas rangés. » tant qu’il n’aura pas acquis, au niveau cognitif, la
notion d’inclusion d’une classe dans une sous-classe. C’est dire qu’il faut surtout avoir constamment à
l’esprit que l’acquisition et le développement du langage appartiennent a priori à l’enfant, c’est-à-dire que le
rythme de l’enfant doit toujours être pris en compte avant toute considération d’âge. Ce sera à l’enseignant
de gérer au mieux ce développement du langage par des actions pédagogiques conformes à la maturité
cognitive et linguistique de l’enfant, en vue de l’écarter de l’échec scolaire et d’en faire un citoyen.

© Th. Ponchon
URCA-ESPE

COMPLÉMENTS BIBLIOGRAPHIQUES

***, « L’apprentissage du français, langue maternelle », dans Langue française, 6-1970.


***, « Recherches sur l’acquisition du langage », dans Enfance, 5-1972.
Ferreiro, E., Les relations temporelles dans le langage de l’enfant, Genève, Droz.
François, F., La syntaxe de l’enfant avant cinq ans, Paris, Larousse.
Frankel, J-J., « Psycholinguistique et enseignement du français à l’école primaire », dans Langue
française, 22-1974.
Jakobson, R., Langage enfantin et aphasie, Paris, Minuit.
– Les lois phonétiques du langage enfantin et leur place dans la phonologie générale,
Paris, 1949.
Lentin, L., Apprendre à parler à l’enfant de moins de six ans, Paris, ÉSF.
Piaget, J., La formation du symbole chez l’enfant, Paris-Neuchâtel, Delachaux.
Richelle, M., L’acquisition du langage, Bruxelles, Dessart.
Sinclair de Zwart, E., Acquisition du langage et développement de la pensée, Paris, Dunot.

© Th. Ponchon – p. 48 / 48

Vous aimerez peut-être aussi