L'acte Perdu

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1.

L’acte perdu

Que fait-il, Averroès ?


Que fait-il, le coude sur un livre et le menton dans la main ?
Il cogite.
Si un Latin parlait, c’est ainsi qu’il dirait : hic homo cogitat. On
voudrait comprendre ce que cela signifie, et recèle.
La modernité l’ignore, l’a oublié, peut-être l’a recouvert. Sauf en
quelques formules, des idiotismes, de l’argot, un peu de poésie, elle n’a
depuis longtemps plus qu’un mot, celui de pensée. Cogito ergo sum ? Je
pense, donc je suis. Que suis-je ? Une res cogitans, une chose qui pense.
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On le répète, mais c’est flou, et trompeur aussi . Car on pourrait fondre
cette pensée dans la conception et l’y réduire. L’homme sent, puis imagine,
et à titre d’homme enfin « pense » ou conçoit, c’est-à-dire produit et
combine des notions générales, des concepts. Or cela, ce n’est pas
« cogiter ».
Qu’on suive ici les nuances scolastiques. Quand il leur faut désigner
l’acte de l’intellect, qui constitue chez l’homme la faculté suprême des
principes et des idéalités, le verbe qu’utilisent les médiévaux est intelligere,
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qu’on doit rendre à la lettre par « intelliger ». L’homme intellige, a une
intellectio, lorsque par son intellect « séparé », sans organe, il appréhende
un universel, non plus singulièrement ceci ou cela – ce qu’induit la
matérialité de son être percevant –, mais l’essence même d’une réalité, sa
nature commune, dépouillée d’accidents, valable pour tous de la même
façon et tout le temps.
Cogitare, c’est autre chose. Et c’est une grande leçon. Première thèse :
la cogitatio n’est pas le fait de l’intellect, même si c’est en sa présence,
comme chapeautée par lui, qu’elle aura de s’effectuer. La cogitation est un
acte psychique infra-rationnel de l’homme rationnel, c’est-à-dire une
opération de l’âme en son corps. Quelle est son assise ? Le crâne, et dans le
crâne, le cerveau. Rien certes n’a lieu dans l’organisme qui ne dépende
originairement du cœur, de sa chaleur et de son premier souffle (spiritus),
mais le cogiter, mû d’une « spiritualité » sienne, sera d’abord, entre
l’intellect détaché, atopique, et la vie inférieure, une affaire cérébrale.
Deuxièmement, la cogitation n’a pas pour objet, comme l’intellection,
des notions universelles. Si elle procède d’une puissance organique, en
situation, c’est à du particulier seulement qu’elle accède : telle chose, telle
autre, placée dans tel contexte, vêtue de ces déterminations-là. Mais quelles
choses ? Non pas directement les êtres concrets du monde externe, dont
l’appréhension relève du sentir, mais ce qui, dans le corps animé, résulte de
la sensation de ces êtres, leurs traces, leurs empreintes stockées, autrement
dit des images, ou mieux : des fantasmes.
C’est cela qu’on doit faire saillir. La cogitation n’est pas l’effet terminal
de l’intellect, mais un produit de l’imagination sous-jacente, un acte
subjectif du pouvoir des imagines ou, pris comme synonymes, des
phantasmata. Elle ne consiste pas à concevoir, ni à « penser », vaguement.
L’équation médiévale à raviver est autrement précise, et en un sens,
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spectaculaire. Je cogite veut dire : je fantasme .
Qui l’a posé ?
En premier, les maîtres de la philosophie arabe, héritiers de la dianoia
grecque et théoriciens d’un psychisme nouveau où le cerveau, sans être lui-
même, en son centre, le lieu de l’intelligence ou de la raison proprement
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dite (comme chez Galien ), devenait via les images le substrat-agent de tout
acte mental antérieur à l’intellectualité.
Les Arabes, qui parlent de fikr, puis les Latins, en ont affiné les
fonctions, les possibilités, les vertus, comme si la vie réelle se jouait là,
dans ce royaume intermédiaire inédit, ce tiers état composé de
représentations flottantes, à mi-chemin, ni senties ni conçues, et que
l’homme, avant que d’être raisonnable, était par ses fantasmes l’animal
cogitant.
Cette cogitation, de fait, ils la repèrent partout.
Le philosophe pensif, qui médite, qui réfléchit ? Il cogite. Le rêvasseur,
qui songe ? Il cogite. Le prophète, l’amoureux, le mélancolique, le fou ? Ils
cogitent aussi. L’homme prudent, celui qui juge, le prince, l’imam, le
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prêtre ? Même chose .
Les médiévaux la retrouvent partout, mais quant à sa valeur, ils hésitent.
Ainsi fait Avicenne. Citant le Coran, il soutient de ce cogiter qu’il n’est en
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soi « ni de l’Est, ni de l’Ouest », et que l’individu qui l’opère est un
passeur entre deux rives : celle où la lumière de la rationalité pointe,
s’épand, puis celle, opposée, où elle sombre et s’éteint.
Cogito ergo… ? La conclusion est tremblante, fatalement. Si tout se
joue là, dans une manière de fantasmer, la cogitation est équivoque, en
balance, comme la puissance de la marche dans le pied de l’enfant, le feu
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doux en deçà de brûler, ou l’œil fermé du dormeur .
De tous, Averroès (Ibn Rušd) est celui qui l’aura approché le mieux et y
a mis le plus de poids. Cela tient à la jointure qu’il établit entre
l’imagination et sa doctrine « maudite » de l’intellect. Chez lui, la
cogitation a sa faculté nodale, la cogitative (al-quwwa al-mufakkira; virtus
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cogitativa ), qui manœuvre dans un va-et-vient constant entre les images
brutes et la mémoire. Mais ce pouvoir des fantasmes s’ordonne à un
intellect que distinguent quatre traits extrêmes : sa séparation substantielle
d’avec les corps, son unicité absolue, son éternité, la vacuité native de sa
nature, enfin, puisqu’il est au départ potentialité pure. C’est dans l’espace
ouvert par cette puissance mentale décentrée, unique et omnitemporelle
qu’Averroès situe l’œuvre de médiation de la cogitation.
Si l’averroïsme côtoie la psychanalyse dans sa théorisation de
l’intellect, il l’avoisine en amont par sa doctrine de la cogitation, lorsqu’il
postule dans l’être humain (qui ne vit jamais seul) une béance qu’elle est
appelée à combler, au risque du gâchis, de la maladie, voire de la
démolition interne. Cette informité est un espace potentiel, analogue au lieu
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psychique de l’expérience des choses culturelles que D. W. Winnicott
tâchait d’assigner dans une topique de l’esprit enrichie, postfreudienne,
pour comprendre en ses diverses polarités le mûrissement de l’enfant puis la
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vie de l’adulte .
Que fait-il, Averroès ? Ou plutôt, d’une question typiquement
médiévale : où est-il ? Où est l’individu quand il cogite ses fantasmes ? On
essaiera cette réponse : au point d’instabilité d’un vertige au moins double,
là où en l’homme la communauté première de l’intelligence s’individualise
et se partage, tandis que poussent au dépassement les forces propres de son
corps sentant.
L’Europe a fait d’Averroès l’ennemi du cogito, saisi comme principe de
la rationalité. Sans doute fut-il en vérité le penseur génial de la cogitation,
conçue, dans un chiasme entre phylogenèse et ontogenèse, comme le terrain
même de recouvrement du général et du singulier, du dehors et du dedans,
de l’atemporel et de l’historique, des signes et de la langue, de l’ici et du là.
Voilà peut-être ce que la peinture révèle, ce qu’exhibe Andrea di
Bonaiuto dans cet Averroès saturnien, qui ment, échappe au « triomphe de
saint Thomas d’Aquin », et fascine, demande qu’on s’avance : la
fantasmatique incertaine mais vibrante de nos corps cogitants.
2. Métaphysique moderne ou sujet mouvant

La modernité a son verbe : cogitare. C’est la leçon de Heidegger dans


son Nietzsche, lorsqu’il commente Descartes. La cogitatio, au sens où
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Descartes l’entend, viendrait fonder l’humanisme des Temps modernes .
La thèse est rebattue. Cogitare n’est pas un mot banal de la psychologie
pour décrire certaines manières de se rapporter à des contenus mentaux,
mais un terme d’instauration indiquant une position inédite de l’homme, un
autre rapport métaphysique de l’homme à l’étant, à la vérité de l’étant dans
sa totalité, en même temps qu’une nouvelle détermination « de l’essence
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même de cette vérité ».
Ce cogitare, en effet, a deux composantes. Cogiter veut dire re-
présenter une chose, la poser devant soi, de sorte que cette représentation
par et pour l’homme soit une saisie certaine; mais cette assurance, comme
en un premier temps, reposerait elle-même sur la certitude réflexive du moi
représentant. De là vient le bouleversement. L’être de l’étant ne tiendrait
plus comme au Moyen Âge dans son être-créé par Dieu, mais dans
l’objectivité constituée par et pour l’homme qui, désormais souverain, en

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